Chapitre 1 OÙ IL EST QUESTION DU PROGRÈS ET DE LA FAMILLE SMALLWAYS

1.

– Leur Progrès, comme ils disent, ça marche, – déclara M. Tom Smallways, – ça marche, et l’on se demande comment ça peut toujours marcher.

M. Smallways faisait cette remarque longtemps avant le début de la guerre dans les airs, accoté contre la palissade, au bout de son jardin, et, d’un regard qui n’exprimait ni louange ni blâme, il contemplait la vaste usine à gaz de Bun Hill. Au-dessus des gazomètres pressés les uns contre les autres, trois formes étranges apparurent, grandes vessies flasques qui se balançaient lourdement, devenaient plus rondes et plus énormes – des ballons que l’on gonflait pour les ascensions hebdomadaires de l’Aéro-Club.

– C’est comme ça tous les samedis, – précisa le voisin M. Stringer, le laitier. – Pas plus tard qu’hier, tout le monde se serait précipité pour voir un ballon partir, et maintenant il n’y a pas un trou à la campagne qui n’ait son départ de ballon tous les dimanches… Heureusement pour les compagnies du gaz !

– Samedi dernier, – répliqua M. Smallways, – j’ai été obligé de ramasser trois brouettées de gravier dans mes pommes de terre… trois brouettées de lest qu’ils nous ont versées sur la tête. Ils m’ont écrasé les touffes qui n’étaient pas enterrées.

– Il y a des dames, parait-il, qui montent là-dedans…

– Si on peut appeler ça des dames… En tout cas, ce n’est pas l’idée que je me fais d’une dame… Grimper en l’air et jeter des tas de sable sur le monde, ce n’est pas cela qu’on m’a enseigné à considérer comme une occupation pour des dames.

M. Stringer approuva de la tête, et les deux voisins continuèrent à surveiller les masses boursouflées, avec une expression qui avait passé de l’indifférence à la désapprobation.

M. Tom Smallways était fruitier de son état et jardinier par vocation, et Jessica, sa modeste épouse, vaquait aux soins de la boutique. Le ciel avait destiné M. Smallways à vivre dans un monde paisible, mais il avait oublié de créer un monde paisible pour M. Smallways. Le pauvre homme vivotait dans un chaos d’innovations continuelles et acharnées, en un endroit précisément ou ces innovations s’effectuaient ostensiblement et impitoyablement. Les vicissitudes, eût-on pu dire, croissaient sur le sol même qu’il labourait ; son jardin, loué à l’année, était ombragé d’une immense palissade de planches, qui proclamait que ce lopin de terre constituait un très enviable site pour des constructions. À l’ombre de cette menace perpétuelle de congé, M. Smallways se livrait à l’horticulture, sur ce dernier bout de terrain investi de jour en jour plus étroitement par les accaparements urbains. Il s’en consolait de son mieux en s’imaginant que ça ne pouvait pas durer.

– Faudra bien que ça s’arrête ! – répétait-il.

Son vieux père se souvenait du Bun Hill comme d’un idyllique village. Jusqu’à cinquante ans, le vieillard avait conduit les chevaux de Sir Peter Bone ; puis, comme il s’était mis à boire, on lui avait confié l’omnibus de la gare, ce qui le mena jusqu’à soixante-dix-huit ans, âge auquel il prit sa retraite. Tout le jour, rabougri, bourré de réminiscences qu’il déchargeait, dès la première approche, sur l’imprudent qui s’aventurait dans son voisinage, il demeurait assis près de l’âtre. Il vous décrivait le domaine de Sir Peter Bone, qu’on avait morcelé par lotissements ; il vous disait comment le noble seigneur régentait le pays quand il y avait encore des bois et des champs, des chasses à tir et à courre, quand les pataches et les diligences parcouraient la grand’route, quand des terrains de jeux s’étendaient à l’endroit qu’occupe l’usine à gaz, et qu’on bâtissait le Palais de Cristal. Puis ç’avait été le chemin de fer, des villas et encore des villas, les usines à gaz, et les réservoirs de la Compagnie des Eaux, au milieu d’un océan hideux de logements ouvriers ; ensuite, la captation des sources et l’assèchement de la petite rivière dont le lit n’était plus qu’une rigole fétide ; et enfin une seconde ligne de chemin de fer et une seconde station, et des maisons, encore des maisons et des boutiques, une concurrence insoutenable, des magasins à grandes vitrines, des écoles, des impôts nouveaux, des omnibus, des tramways à traction mécanique, qui allaient jusqu’au cœur de Londres, des bicyclettes, des automobiles en nombre toujours croissant, une bibliothèque publique payée par M. Carnegie…

– Faudra bien que ça s’arrête ! répétait M. Tom Smallways, dont les jours s’écoulaient au milieu de ces merveilles.

Mais ça ne s’arrêtait pas. La fruiterie, située dans une des plus petites et des plus vieilles maisons du village, sur la Grand’Rue, avait un air submergé, l’air de se cacher de quelque ennemi qui serait à sa recherche. Quand on refit la chaussée, on la surhaussa à ce point, pour la niveler, qu’il fallait maintenant descendre trois marches pour entrer dans la boutique. Tom s’efforçait de vendre uniquement la récolte de son jardin, produits excellents assurément, mais de variété limitée. Et le Progrès vint, qui l’obligea à mettre dans son étalage des artichauts et des aubergines de France, des pommes étrangères, des pommes de l’État de New York, de Californie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, – « des fruits qui ont un bel aspect, mais qui ne valent pas nos bonnes pommes d’Angleterre » – des bananes, des noix aux formes insolites, des « grappes fruits » et des mangues…

Les automobiles qui montaient ou descendaient la Grand’Rue devenaient de plus en plus énormes et puissantes, passaient en ronflant à des vitesses toujours plus grandes et répandaient des odeurs toujours plus infectes. On vit même de gros camions assourdissants, qui remplaçaient les voitures de livraisons pour la distribution des sacs de charbon, caisses, ballots, paquets, colis de tous genres. Des omnibus automobiles détrônèrent les omnibus à chevaux, et les fraises du Kent elles-mêmes adoptèrent la traction mécanique pour se rendre à Londres, la nuit, et ajoutèrent à leur saveur naturelle les parfums du Progrès.

Enfin, le jeune Bert Smallways acheta une motocyclette.

La Guerre dans les airs

2.

Bert, il est nécessaire de l’expliquer, était un Smallways à idées progressives.

Rien n’exprime avec plus d’éloquence l’impitoyable acharnement du Progrès, que le fait qu’il s’inocula dans le sang même des Smallways. Déjà alors qu’il était bambin en culottes courtes, le jeune Smallways avait en lui quelque chose d’avancé et d’entreprenant. À l’âge de cinq ans, il disparut pendant une journée entière, et, au cours de sa septième année, il manqua de se noyer dans le réservoir de la Compagnie des Eaux. À dix ans, il se fit confisquer un vrai revolver par un vrai sergent de ville. Il apprit à fumer, non pas avec de vieilles pipes bourrées de papier gris et de rognures de roseau, comme Tom l’avait fait jadis, mais avec de véritables cigarettes achetées sou par sou chez un marchand de véritable tabac. Il n’avait pas douze ans que son langage imagé ahurissait son père. Vers cet âge, il se faisait par semaine trois shillings et plus en portant les bagages des voyageurs à la station et en vendant la gazette hebdomadaire de la localité. Il dépensait cet argent en achats de journaux comiques illustrés, de cigarettes et de tout ce qui est indispensable à une vie adonnée au plaisir et à la culture intellectuelle : tout cela ne l’empêcha pas de terminer ses études classiques à un âge exceptionnellement précoce.

Nantis de ces détails, vous voilà fixés à présent sur le genre de personnage qu’était Bert Smallways, de six ans le cadet de Tom. Pendant un temps, on avait essayé de l’employer dans la fruiterie, – lorsque Tom, à vingt et un ans, avait épousé Jessica qui en avait trente et qui lui apportait ses économies de domestique. Mais ce n’était pas la vocation de Bert d’être employé. Il éprouvait une particulière aversion pour la bêche, et, quand on le chargeait de livrer un panier de légumes, un instinct nomade s’éveillait irrésistible en lui ; désormais le panier lui appartenait : il ne se souciait ni du poids ni de la destination des légumes, aussi longtemps que rien ne l’obligeait à les porter à leur adresse. Pour lui, un charme magique imprégnait l’univers, et il se lançait à la poursuite de ce charme, oubliant panier et le reste. Aussi, Tom se décida-t-il à s’occuper lui-même de ses livraisons et à se mettre en quête, pour Bert, de patrons qui ignoreraient le penchant poétique de son frère. Bert effleura successivement un bon nombre de métiers : il fut groom dans un magasin de nouveautés et chez un médecin, garçon de pharmacie, apprenti plombier, griffonneur d’adresses, garçon laitier, « golf caddie », et enfin aide-mécanicien chez un loueur et réparateur de bicyclettes. En ce dernier avatar, il trouva apparemment les débouchés que sa nature progressive exigeait. Son patron, dénommé Grubb, était un jeune homme à l’âme de pirate et à la figure noire, qui passait ses soirées au café-concert et rêvait d’inventer une mirifique chaîne de transmission. Bert voyait en lui le modèle du parfait gentleman. Grubb donnait en location les bicyclettes les plus sales et les plus dangereuses de tout le sud de l’Angleterre, et il conduisait, avec une verve déconcertante, les discussions qui s’ensuivaient. Bert et lui s’entendirent à merveille. Bert devint presque un cycliste acrobate, capable de franchir de nombreux kilomètres sur des machines qui se seraient immédiatement démolies sous vous ou moi ; il prit l’habitude de se débarbouiller après le travail et parfois même de laver son cou. Avec le surplus de ses gains, il achetait des cigarettes, des cols et des cravates sensationnels, et se payait des cours de sténographie à l’Institut Philotechnique de Bun Hill.

De temps à autre, il entrait chez son frère : alors Tom, qui avait un penchant naturel à témoigner du respect à n’importe qui et à n’importe quoi, s’émerveillait de son élégance et de sa conversation.

– C’est un garçon qui va de l’avant, ce Bert – disait-il. – Il sait pas mal de choses.

– Espérons qu’il n’en sait pas trop, – répondait Jessica – qui avait le sens de la mesure.

– À notre époque, il faut aller de l’avant – affirmait Tom. – Les pommes de terre nouvelles, et bien anglaises, nous les aurons en mars, si ça continue de ce train-là. Je n’ai jamais vu une époque pareille… As-tu remarqué sa cravate, hier soir ?

– Elle ne lui allait pas, Tom. C’est une cravate de beau monsieur, mal assortie avec le reste… Ça ne lui va pas, ce genre-là.

Bientôt, Bert fit l’emplette d’un complet de cycliste, avec la casquette, l’insigne et tous les accessoires. Et à le voir, le dos arrondi, la tête baissée sur le guidon très bas, pédaler en compagnie de Grubb, jusqu’à Brighton, on avait la révélation miraculeuse de ce que promettait la race des Smallways.

On va de l’avant à notre époque !

Le vieux Smallways, assis au coin du feu, bredouillant entre ses dents, célébrait la grandeur des temps passés : il parlait du vieux sir Peter qui menait lui-même son « coach » à Brighton – aller et retour en vingt-huit heures, – des chapeaux hauts de forme blancs du vieux sir Peter, de lady Bone qui ne mit jamais le pied à terre sinon pour se promener dans son jardin, et des grands combats de boxe à Crawley. Il parlait de culottes de peau couleur saumon, de chasses au renard à Ring’s Bottom, où s’élève maintenant un asile d’aliénés pour les indigents de Londres, des robes de soie et des crinolines de lady Bone… Mais personne ne l’écoutait. Le monde avait impatronisé un type de gentleman absolument nouveau, dont l’énergie et l’activité n’avaient rien de celle du gentleman d’autrefois, un personnage enveloppé d’imperméables poudreux, le visage caché sous des lunettes monstrueuses, et surmonté d’une coiffure baroque, un gentleman fabricant de puanteurs nauséabondes, et qui, à toute vitesse, sur les routes, fuyait devant la poussière et devant les fumées infectes qu’il dégageait. Sa compagne, d’après ce qu’on en pouvait voir des fenêtres de la Grand’Rue de Bun Hill, était une déesse du plein air et du plein vent, aussi affranchie des soucis du confort qu’une bohémienne de grands chemins, et moins habillée qu’empaquetée pour se faire transporter à destination à une allure vertigineuse.

Bert grandit ainsi avec un idéal de mobilité et de vastes entreprises. Il devint, autant du moins qu’il pouvait devenir quelque chose, un mécanicien cycliste du genre écorneur d’émail et forceur d’écrous. Sa bicyclette de course, qui développait au moins neuf mètres de multiplication, n’arrivait pas à le satisfaire, et longtemps il s’acharna à pédaler à une vitesse de trente kilomètres à l’heure sur des routes sans cesse plus poussiéreuses qu’encombrait une circulation de véhicules mécaniques toujours plus nombreux. Mais enfin ses économies accumulées lui offrirent la chance impatiemment attendue. Le système d’achat par paiements mensuels lui permit d’obvier à l’insuffisance de ses ressources et, par une matinée de dimanche, mémorable et ensoleillée, il sortit de la boutique sa nouvelle acquisition. Avec l’aide et les conseils de Grubb, il se mit en selle, et, dans les détonations assourdissantes du moteur, il se lança à travers l’épais brouillard poussiéreux de la grand’route, pour s’ajouter volontairement, comme un danger public de plus, aux charmes champêtres de l’Angleterre méridionale.

– Parti pour Brighton ! – bredouilla le vieux Smallways qui observait son fils avec un sentiment mêlé d’orgueil et de réprobation. Et il ajouta : – À son âge, je n’avais jamais été à Londres… jamais été nulle part où mes jambes ne pouvaient me porter. Et tout le monde en était là… à moins qu’on ne fût de la haute… Maintenant tout un chacun s’en va partout. C’est à se demander comment ils reviennent. Parti pour Brighton, ah ! oui… qui est-ce qui voudrait acheter des chevaux, à présent ?

– Vous ne pouvez pas dire que je sois allé à Brighton, moi, – fit remarquer Tom.

– Ni qu’il ait même envie d’y aller pour perdre son temps et dépenser son argent – insista sèchement Jessica.

La Guerre dans les airs

3.

Pendant toute une période, la motocyclette accapara à tel point l’esprit de Bert qu’il resta indifférent au nouveau genre d’exercice et de délassement que recherchait l’impatience humaine.

Il ne s’aperçut pas que le type de l’automobile, comme celui de la bicyclette, se fixait, en perdant ses caractéristiques aventureuses. À vrai dire, – fait exact autant qu’inattendu, – ce fut Tom qui constata le premier la manifestation nouvelle de l’esprit inquiet de l’homme. Les soins de son jardin le rendaient attentif à surveiller le ciel ; la proximité de l’usine à gaz et du Palais de Cristal, où avaient lieu de continuelles ascensions, et aussi les avalanches de lest dans ses carrés de pommes de terre, conspirèrent pour révéler à son esprit récalcitrant que la Déesse de l’Innovation tournait vers les cieux sa fantaisie perturbatrice. L’engouement pour l’aéronautique commençait.

Grubb et Bert en entendirent parler d’abord dans un music-hall ; puis le cinématographe confirma la rumeur ; enfin l’imagination de Bert fut stimulée par la lecture d’une édition populaire des Pirates aériens. Au début, la preuve la plus ostensible de cette nouvelle vogue fut la multiplication des ballons. Le ciel, au-dessus de Bun Hill, en fut véritablement infesté. Pendant les après-midi du mercredi et du samedi, en particulier, on ne pouvait lever les yeux sans à tout moment apercevoir un ballon. Un beau jour, Bert, qui roulait vers Croydon, fut arrêté par la soudaine apparition, au-dessus du parc du Palais de Cristal, d’un monstre énorme en forme de traversin. Il freina, coupa l’allumage, mit pied à terre et regarda. C’était un traversin au nez cassé, pour ainsi dire, avec, au-dessous, et relativement exiguë, une carcasse rigide portant un homme et un moteur ; à l’avant, une hélice tournait en ronflant, et une sorte de gouvernail en toile s’agitait à l’arrière. La nacelle avait l’air de traîner le cylindre récalcitrant, à la façon dont un vaillant petit terrier remorquerait un timide éléphant. À n’en pas douter, ce couple monstrueux gouvernait à son gré tous ses mouvements. Il s’éleva à la hauteur de plus de trois cents mètres, mit le cap vers le sud, disparut derrière les collines, reparut très loin dans l’est, comme une petite silhouette bleue, poussée à toute vitesse par une brise du sud-ouest, revint au-dessus des tours du Palais de Cristal, décrivit quelques cercles, choisit un lieu propice pour descendre et sombra hors de vue.

Bert soupira profondément, et enfourcha sa motocyclette.

Ce ne fut que le commencement d’une succession d’étranges phénomènes dans le ciel : cylindres, cônes, monstres en forme de poire, et même à la fin un appareil en aluminium qui scintillait d’éblouissante façon, et que Grubb, par une analogie avec les armures du moyen âge inclinait à prendre pour une machine de guerre. Et bientôt, on parvint réellement à voler.

Cependant, rien de ces expériences n’était visible de Bun Hill. Elles se poursuivaient dans des enclos réservés et sous des conditions spéciales, de sorte que Grubb et Bert Smallways ne furent renseignés que par la page illustrée de leur journal à un sou, et par le cinématographe. De tous côtés, ils en entendaient parler, et chaque fois que, dans un lieu public, quelqu’un déclarait à haute voix, d’un ton assuré et confiant : « C’est forcé qu’ils y arrivent ! » il y avait dix chances contre une qu’il s’agit de vol aérien. Un beau jour, Bert transforma un couvercle de caisse en un écriteau que Grubb accrocha à la devanture, avec cette inscription :

« Construction et Réparation d’Aéroplanes. »

Tom en fut bouleversé ; il lui sembla que c’était un manque de respect, mais la plupart des voisins et tous ceux qu’intéressait le sport approuvèrent cette idée, qu’ils jugeaient excellente.

On ne parlait que de s’élancer dans les airs et tout le monde affirmait : « C’est forcé qu’on y vienne ! » mais on n’y venait pas sans anicroches. On volait certes, et dans des machines plus lourdes que l’air, mais il y avait aussi les chutes où parfois le moteur se brisait et parfois l’aéronaute, souvent les deux à la fois. Les appareils s’élevaient assez bien et volaient pendant quelques kilomètres, mais ils reprenaient rarement terre sans qu’une partie quelconque se disloquât. Il ne semblait guère possible de s’y fier entièrement. Un vent trop fort ou un tourbillon près du sol risquait de tout culbuter, quand ce n’était pas une seconde de distraction de la part de l’aviateur. Et les engins chaviraient aussi, tout simplement, sans raison apparente.

– C’est du côté de la stabilité que ça pèche ! – certifiait Grubb, répétant son journal. – Ils piquent du nez jusqu’à ce qu’ils se le cassent.

Les expériences se poursuivaient avec des alternatives de triomphe et de désastre. Après chaque insuccès, le public et les journaux se lassaient des coûteuses reproductions photographiques et des rapports exagérément optimistes. On se désintéressa quelque peu de l’aviation et l’on pratiqua moins les ascensions en sphériques. Pourtant ce sport n’était pas complètement délaissé et on continuait à emporter des provisions de sable pour les déverser sur les pelouses et les plates-bandes des paisibles citoyens. Tom se rassura tout au moins en ce qui concernait l’aéroplane. Il est vrai qu’à ce moment les applications du monorail se multipliaient, et l’anxiété de Tom n’était détournée des hauteurs de l’empyrée que par des menaces plus immédiates et des symptômes d’innovations plus rapprochées du sol.

Depuis plusieurs années, il avait beaucoup été question du monorail. Mais le mal commença vraiment lorsque Brennan présenta aux divers corps savants d’Europe son monorail à wagon gyroscopique. Ce fut la grande vogue de 1907, et la salle de démonstration de la Société Royale fut trop petite pour le nombre des curieux. Des soldats glorieux, des sionistes fameux, des romanciers illustres, et de fort nobles dames, s’étouffaient dans l’étroit couloir, enfonçaient des coudes distingués dans des côtes que l’univers eût été désolé de savoir broyées ; et tout ce monde s’estimait favorisé s’il apercevait « juste un petit bout de rail ». D’une voix imperceptible, mais persuasive, le grand inventeur exposait sa découverte, et il lançait son obéissant modèle réduit des trains de l’avenir sur des rampes, des courbes, et des affaissements arqués. Le wagon, simple et pratique, courait sur son unique rail ; il s’arrêtait, faisait marche arrière, restait sur place, avec un équilibre parfait et stupéfiant, qu’il conservait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements. La foule se dispersait enfin, chacun discutant jusqu’à quel point on aimerait traverser un abîme sur un câble d’acier.

– Supposez que le gyroscope s’arrête !

Bien peu soupçonnaient ce que le monorail de Brennan allait faire pour la sécurité des transports et jusqu’à quel point il allait métamorphoser la face du monde.

Quelques années plus tard, on fut à même de mieux s’en rendre compte. Bientôt, personne ne s’effraya plus de traverser un abîme sur un câble ; le monorail remplaça les lignes de tramways ou de chemins de fer et toutes les formes de voies pour locomotion mécanique. Quand le prix du terrain le permettait, on posait le rail sur le sol, autrement on l’élevait sur des armatures de fer ; les wagons, rapides et commodes, sillonnaient le pays en tous sens et rendaient les mêmes services que les moyens de transport de jadis.

Quand le vieux Smallways mourut, Tom ne trouva rien de plus caractéristique, en guise d’oraison funèbre, que ces mots :

– Au temps où il était enfant, rien ne dépassait la hauteur de nos cheminées ; on ne voyait ni un rail ni un câble dans le ciel !

Le vieux Smallways roula jusqu’à sa dernière demeure sous un réseau complexe de fils et de câbles, car Bun Hill à présent était non seulement un centre de distribution d’énergie motrice, – avec une station génératrice et des transformateurs tout auprès de l’ancienne usine à gaz, – mais aussi un important point de jonction du réseau monorail suburbain. En outre, le téléphone était installé chez tous les commerçants et même dans presque toutes les maisons.

Les hautes armatures des câbles du monorail devinrent un des traits caractéristiques du paysage urbain. Ces puissantes constructions de fer, peintes en vert bleuté brillant, ressemblaient à d’immenses tréteaux effilés en pyramide. L’un de ces tréteaux enjambait la maison de Tom, et, sous cette immensité, elle prenait un air encore plus humble et penaud ; un autre géant se dressait dans un coin du jardin, sur lequel n’existait jusqu’à présent aucune bâtisse, et ou rien n’était changé, sinon qu’on avait ajouté deux écriteaux réclames, dont l’un recommandait une montre à 3, 95 F et l’autre un tonique pour le système nerveux. Ces deux écriteaux étaient placés sur un plan horizontal, de façon à frapper la vue des voyageurs du monorail aérien, et ils servaient de toit pour un hangar à outils et pour une serre à champignons. Jour et nuit, sur les lignes de Brighton et de Hastings, passaient en bourdonnant des wagons longs, larges, confortables, éclairés brillamment dès le coucher du soleil. De la rue, en bas, avec leurs fugaces clartés et leurs grondements, on eût dit un orage d’été accompagné d’éclairs et de coups de tonnerre incessants.

Bientôt, un pont fut jeté sur le Pas-de-Calais, composé d’une série de piliers semblables à autant de tours Eiffel et supportant des câbles de monorails à cent cinquante pieds au-dessus de l’eau ; vers le milieu, ils s’élevaient plus haut encore, pour permettre le passage des grands navires de Londres et d’Anvers et des transatlantiques de Brême et de Hambourg.

Puis, les lourdes automobiles se mirent à rouler sur une couple de roues placées l’une derrière l’autre. Quand il eut vu filer devant sa boutique le premier véhicule de ce genre, Tom en fut si terriblement bouleversé qu’il en demeura sombre et taciturne pendant plusieurs jours.

Toutes ces applications du gyroscope et du monorail absorbaient naturellement l’attention publique. À ce moment, toutefois, une énorme surexcitation se produisit. Une prospectrice sous-marine, Miss Patricia Giddy, qui avait pris ses diplômes de sciences naturelles à l’Université de Londres, découvrit des gisements d’or au large d’Anglesea. Après de brèves vacances consacrées à la propagande en faveur du suffrage des femmes, elle travaillait sur les rocs aurifères du Pays de Galles, et l’idée la frappa que ces bancs de roches pouvaient bien reparaître plus loin sous les flots. Elle décida de vérifier cette hypothèse au moyen de la drague inventée par le docteur Alberto Cassimi. Grâce à l’heureuse combinaison du raisonnement et de l’intuition particulière à son sexe, elle trouva de l’or à sa première descente, et, après trois heures de recherches, elle émergea avec une centaine de kilos d’un minerai qui contenait de l’or dans la proportion inouïe de dix-sept onces à la tonne. Mais si passionnante que soit l’histoire de cette prospection sous-marine, on la relatera une autre fois. Il suffira de noter ici que le renouveau d’intérêt pour l’aéronautique eut lieu au moment où, en conséquence de la découverte de miss Giddy, une surélévation des prix s’était produite, en même temps qu’une augmentation de la confiance générale et de l’esprit d’entreprise.

La Guerre dans les airs

4.

Tout à coup, on ne s’occupa plus que d’aérostation, de vol plané, du plus lourd que l’air ! Ce fut comme une brise qui se lève par un jour calme : rien ne la fait présager, elle survient et passe. On se mit à parler d’aéronautique, comme si jamais on n’avait abandonné un seul instant ce sujet. Les journaux reproduisirent des types de machines et des portraits d’aviateurs en plein essor ; les articles et les allusions au vol dans les airs se multiplièrent dans les graves revues. Dans les trains monorails, on se demandait : « Va-t-on bientôt voler ? » En une nuit ou deux, comme des champignons, on vit surgir une multitude d’inventeurs. L’Aéro-Club lança le projet d’une vaste Exposition sur un emplacement rendu utilisable par la démolition de tout un coin immonde de Whitechapel.

La vague montante eut tôt fait de provoquer une ondulation sympathique jusque dans la boutique de Bun Hill. Grubb exhuma son vieux modèle de machine volante, l’essaya dans la courette, réussit par miracle à en obtenir une envolée, et l’appareil alla choir dans un jardin proche, sur une serre où il brisa dix-sept vitres et neuf pots de fleurs.

Alors, jaillissant on ne sait d’où, soutenue on ne sait comment, la rumeur persistante et troublante se répandit que le problème était résolu, que le secret était connu. Bert en entendit parler un après-midi, alors qu’il se rafraîchissait dans une auberge près de Nutfield où sa moto l’avait emmené. Là, un personnage vêtu d’un uniforme kaki, un soldat du génie, fumait méditativement ; il témoigna soudain d’un certain intérêt pour la machine de Bert : c’était un solide morceau de machine âgée de huit ans, qui avait acquis déjà une sorte de valeur documentaire à notre époque de perfectionnements ultra-rapides. Ses qualités dûment discutées, le soldat aborda un nouveau sujet en remarquant :

– Ma prochaine machine, autant que je puisse le prévoir, sera un aéroplane. J’en ai assez de rouler sur les routes.

– On en parle, – répliqua Bert.

– On en parle et on le fait… ça vient !

– Ça y met le temps ; je le croirai quand je le verrai. Ce ne sera pas long.

La conversation dégénérait en un duel aimable de contestations.

– Je vous dis que maintenant on vole… Je l’ai vu moi-même, – insistait le soldat.

– Bah ! nous l’avons tous vu.

– Je ne parle pas des essais d’une envolée avec une chute au bout, et l’appareil endommagé… On vole dans les airs, je vous le répète, un vol réel, sans danger régulier, contrôlé, contre le vent favorable ou non.

– Vous n’avez pas vu ça !

– Je l’ai vu ! Au camp d’Aldershot. Ils gardent la chose secrète. Et ils ont raison, c’est un succès… Vous pensez bien que notre administration n’a pas envie qu’on se paye encore sa tête.

L’incrédulité de Bert était ébranlée. Il posait des questions, et le soldat y répondait complaisamment.

– Je vous dis qu’ils ont enclos un espace de plus de quinze cents mètres de côté, avec des ronces artificielles et des fils de fer barbelés, jusqu’à trois mètres de hauteur… Mais nous, dans le camp, on jette de temps en temps un coup d’œil… Et ce n’est pas seulement nous autres, les Anglais, qui sommes sur la piste : Il y a les Japonais, et ceux-là pas de doute… ils ont mis la main dessus… Et les Allemands !… Et les Français, qui ne sont jamais restés en arrière dans ce genre d’inventions… ce n’est pas leur habitude. Ils ont été les premiers à faire des cuirassés, des sous-marins, des ballons dirigeables, et il est probable qu’ils ne seront pas les derniers cette fois-ci non plus.

Planté sur ses jambes écartées, le soldat bourrait pensivement une seconde pipe. Bert était assis sur le parapet, contre lequel il avait appuyé sa moto.

– Ce sera drôle, la guerre avec ça, – assura-t-il.

– On se lancera à travers les airs un de ces quatre matins, – reprit le soldat. – Quand on y sera, quand le rideau se lèvera, je vous promets que vous trouverez tout le monde en scène, et à la besogne… Vous ne lisez pas ce qu’on dit dans les journaux, là-dessus ?

– Mais si, un peu.

Eh ! bien, avez-vous fait cette surprenante observation qu’on escamote les inventeurs ? Un inventeur arrive avec tout le tam-tam de la publicité, il opère quelques expériences qui réussissent et puis… pft !… ni vu, ni connu.

– Je n’ai pas remarqué ça.

– Eh ! bien, je l’ai remarqué, moi. Surveillez le premier quidam qui fait un joli coup dans ce genre-là, et je vous promets que vous ne tarderez pas à le perdre de vue… Il disparaît tout tranquillement, sans tambour ni trompette, et vous n’entendez plus jamais parler de lui. Vous comprenez ?… Il s’éclipse. Parti, sans adresse… Au début… c’est déjà de l’histoire ancienne… il y avait les frères Wright… qui volaient pendant des heures… et puis, crac, bonsoir, les voilà filés. Ça devait être en dix-neuf cent et quelques… Après eux, il y eut ces aviateurs, vous savez bien, en Irlande… Ma foi, j’ai oublié leur nom. Ils volaient eux aussi, à ce qu’on prétend, et ils ont plié bagage. On n’a pas annoncé leur mort, que je sache, mais, s’ils sont vivants, on ne s’occupe guère d’eux. Ensuite il y eut celui qui fit le tour de Paris avec son appareil et qui chavira dans la Seine. Ça, c’était voler pour de bon, malgré la culbute ; mais où est-il maintenant ? Il ne s’était pas blessé dans l’accident. Et cependant, c’est comme s’il était tombé dans le troisième dessous.

L’orateur se disposa à allumer sa pipe.

– On dirait qu’une société secrète les subtilise les uns après les autres, – opina Bert.

– Une société secrète ! Ah ! bien ! – l’allumette craqua et le fumeur tira quelques bouffées. – Une société secrète ! – répéta-t-il, la pipe entre les dents et l’allumette flambant toujours. – L’Administration de la guerre, c’est tout aussi secret ! – Il jeta l’allumette et fit quelques pas. – C’est comme je vous le dis, – certifia-t-il, – il n’y a pas une puissance importante en Europe, ou en Asie, ou en Amérique, ou en Afrique, qui n’ait au moins deux ou trois machines volantes dans son sac, à l’heure actuelle, de vraies machines volantes bien maniables… Et l’espionnage et les ruses pour surprendre ce que les autres ont trouvé ! Voyez-vous, pas un étranger, pas même un de nos compatriotes, s’il n’est accrédité, ne peut approcher à plus de cinq kilomètres des terrains d’expérience.

– Pourtant – fit Bert – j’aimerais bien en voir un… rien que pour pouvoir y croire quand je l’aurais vu.

– Vous le verrez avant qu’il soit longtemps, promit le soldat, qui prit sa motocyclette et la poussa sur la route.

Bert resta assis sur son parapet, grave et pensif, la casquette rejetée en arrière et une cigarette à demi éteinte au coin de la bouche.

– Si ce qu’il dit est vrai – marmonna-t-il – moi et Grubb nous sommes en train de perdre notre temps… sans parler de ce que va coûter la réparation de la serre.

La Guerre dans les airs

5.

Pendant que sa mystérieuse conversation avec le soldat tourmentait l’imagination de Bert Smallways, se produisit le fait le plus stupéfiant de tout le chapitre dramatique de l’histoire humaine qui relate la rapide conquête de l’air. On parle volontiers d’événements qui font époque, – celui-là en fut un : l’envolée inattendue de M. Alfred Butteridge, qui, partant du Palais de Cristal, fit le trajet Glasgow, et retour ; dans un petit appareil plus lourd que l’air, d’aspect fort pratique, une machine parfaitement maniable et dirigeable, qui volait aussi bien qu’un pigeon.

On avait l’impression très nette que ce n’était pas seulement un pas en avant vers la conquête définitive de l’air, une enjambée de géant, un bond colossal. M. Butteridge navigua dans les airs pendant neuf heures et, durant ce temps, il évolua avec l’aisance et l’assurance d’un oiseau. Sa machine, cependant, n’avait l’aspect ni d’un oiseau, ni d’un papillon, non plus que l’extension latérale de l’aéroplane ordinaire. Elle suggérait plutôt à l’observateur l’idée d’une abeille ou d’une guêpe. Certaines parties tournaient avec une vitesse extrême et produisaient l’effet d’ailes transparentes, et d’autres parties, y compris deux élytres d’une courbe particulière, restaient tendues et immobiles. Au milieu se trouvait un corps de forme arrondie et allongée, comme le corps d’une phalène, sur lequel M. Butteridge se tenait installé à califourchon. L’analogie augmentait de ce fait que l’appareil volait avec un bourdonnement sourd, comme celui d’une guêpe contre une fenêtre.

M. Butteridge prit le monde par surprise. C’était un de ces inconnus que le Destin réussit à produire encore pour stimuler l’humanité. Il venait, affirmait-on avec une égale assurance, d’Australie, d’Amérique, de Gascogne. On prétendait, sans la moindre trace de vérité, qu’il était fils d’un industriel qui avait amassé une fortune considérable à fabriquer des becs de plume en or et les stylographes Butteridge. En réalité, il n’y avait aucune parenté entre les deux Butteridge. Depuis quelques années, en dépit de sa voix tonitruante, de sa vaste corpulence et de ses airs importants, agressifs et féroces, le nôtre n’était qu’un membre insignifiant de la plupart des sociétés aéronautiques existantes alors. Un jour, il adressa une lettre circulaire à toute la presse londonienne pour annoncer qu’il avait organisé, au Palais de Cristal, une expérience probante, au cours de laquelle une machine volante s’enlèverait et démontrerait péremptoirement que les difficultés qui avaient entravé jusqu’alors le vol mécanique dans les airs étaient définitivement vaincues. Rares furent les journaux qui insérèrent sa lettre, et plus rares encore les lecteurs qui ajoutèrent la moindre créance à son information. Personne même ne se tourmenta, lorsque, à la suite d’une querelle pour des motifs personnels, il cravacha la figure d’un célèbre virtuose allemand sur le perron d’un grand hôtel de Piccadilly. Sa tentative fut retardée par cette altercation qu’on rapporta très inexactement en orthographiant son nom Betteridge et Betridge. Jusqu’à sa première envolée, il n’avait su, par aucun moyen, s’imposer à l’attention publique. Une trentaine de curieux à peine, en dépit de sa réclame, étaient présents, quand, vers six heures, par un beau matin d’été, il ouvrit les portes du vaste hangar dans lequel il avait procédé au montage de son appareil et que son insecte géant se mit à bourdonner aux oreilles d’un monde insouciant et incrédule.

Mais, avant qu’il eût tourné deux fois au-dessus du Palais de Cristal, la Renommée avait embouché sa trompette, et elle en tirait déjà de longs appels quand les vagabonds endormis sur les bancs de Trafalgar Square, éveillés en sursaut, aperçurent Butteridge virant autour de la colonne de Nelson. Vers dix heures et demie, comme il passait au-dessus de Birmingham, la Renommée continuait à faire retentir les échos britanniques de son assourdissante fanfare. L’exploit dont on désespérait était accompli ! Un homme voyageait dans les airs, à son gré et en toute sécurité !

L’Écosse l’attendait bouche bée. Il arriva à Glasgow vers une heure, et l’on raconte que le travail ne fut pas repris avant deux heures et demie dans les docks et les manufactures de cette ruche industrielle. L’imagination publique était juste assez instruite des choses de l’aviation pour apprécier M. Butteridge à sa réelle valeur. Il contourna les bâtiments de l’Université et piqua vers une moindre altitude, pour être à portée de voix de la foule assemblée dans le West End Park et sur la pente de Gilmour Hill. L’appareil décrivait, à une vitesse de cinq kilomètres à l’heure, un large cercle, avec un bourdonnement sourd qui aurait complètement dominé la voix claironnante de M. Butteridge, s’il n’avait eu la précaution de se munir d’un mégaphone. Avec une aisance parfaite, l’aviateur évitait les clochers, les tourelles, les câbles du monorail, tout en riant à tue-tête :

– Mon nom est Butteridge ! – Et il épelait : – B-UT-T-ER-I-D-G-E. Vous y êtes ? Ma mère était écossaise !

S’étant assuré qu’on l’avait compris, il s’éleva à nouveau au milieu des hourras, des cris et des acclamations patriotiques, et il s’élança à toute vitesse et comme en se jouant vers le sud-est, montant et descendant, glissant en longues ondulations, d’une manière qui ressemblait extraordinairement au vol de la guêpe.

En route, il alla évoluer au-dessus de Liverpool, de Manchester et d’Oxford, épelant son nom dans chaque ville, et son retour à Londres provoqua une surexcitation sans précédent. Tout le monde levait la tête vers le ciel. En ce seul jour, le nombre des gens écrasés dans la rue fut plus élevé qu’au cours des trois derniers mois, et un bateau à vapeur du service municipal de la Tamise heurta si violemment le ponton de Westminster qu’il n’échappa au naufrage qu’en allant s’enliser sur la rive opposée, dans la vase découverte par la marée basse.

Butteridge revint au Palais de Cristal, point de départ classique des aventures aéronautiques, à l’heure où le soleil se couchait, et il réintégra sans encombre son hangar, dont il fit immédiatement fermer les portes au nez des photographes et des journalistes.

Dites donc, vous autres, – les apostropha-t-il, pendant que son aide poussait les portes, – je meurs de fatigue, et je ne me tiens plus sur les jambes d’avoir été si longtemps en selle. Impossible de vous accorder une seule seconde d’entretien, je suis fourbu, esquinté. Mon nom est Butteridge. B-U-T-T-E-R-I-D-G-E. Compris ? Je suis citoyen de l’Empire britannique. Pour le reste, à demain.

De confus instantanés ont survécu pour rappeler cet incident. L’aide tient tête à un flot envahissant de jeunes gens résolus, en chapeaux melons et cravates conquérantes, qui brandissent des carnets de notes ou soulèvent des appareils photographiques. L’aviateur, dans l’embrasure des portes, les domine de sa haute taille ; sa bouche, éloquente cavité sous une grosse moustache noire, est distendue par les vociférations qu’il s’époumone à lancer vers ces intrépides serviteurs de la Renommée. Il est là, dressé de toute sa taille, l’homme le plus fameux du moment. Symboliquement presque, il gesticule avec son mégaphone qu’il tient dans la main gauche.

La Guerre dans les airs

6.

Tom et Bert Smallways assistèrent tous deux à ce retour, de la crête de Bun Hill, d’où ils avaient si souvent contemplé les feux d’artifice du Palais de Cristal. Bert était surexcité, Tom restait calme et inerte, mais ni l’un ni l’autre ne se rendaient compte du bouleversement qu’allaient apporter à leurs existences les conséquences de ce début.

– Peut-être que Grubb s’occupera davantage de sa boutique, à présent, – observa Tom, – et qu’il jettera au feu son satané modèle. Non pas que ça puisse nous tirer d’affaire, tant que ne sera pas réglé le compte en retard avec Steinhart…

Bert était suffisamment clairvoyant et assez au courant des problèmes de l’aéronautique pour comprendre que cette gigantesque imitation d’une abeille allait, pour employer son expression, « flanquer des convulsions aux journaux ». Il fut évident le lendemain que, conformément aux prévisions de Bert, l’accès avait été sérieux : en des pages noircies de clichés hâtifs, la prose des comptes rendus trépidait, et le haut des colonnes écumait de titres délirants. Le surlendemain, ce fut pire, et, avant la fin de la semaine, les journaux ne furent pas tant mis en vente que jetés à travers les rues, avec des vociférations. Dans ce tumulte, dominait seule l’exceptionnelle personnalité de M. Butteridge, avec les conditions extraordinaires qu’il exigeait pour livrer le secret de son invention.

Car c’était un secret, qu’il gardait impénétrable par les moyens les plus astucieux. Dans la tranquille retraite des grands hangars du Palais de Cristal, il avait construit son appareil avec le concours d’ouvriers indifférents et inattentifs. Le lendemain de son voyage dans les airs, il démonta tout seul la machine, et fit empaqueter certaines parties par des aides trop bornés pour être capables de le trahir ; lui-même se chargea d’emballer avec un soin particulier le moteur et les autres pièces mécaniques. Les caisses dûment scellées furent expédiées dans toutes les directions à divers garde-meubles. Il devint évident que ces précautions n’avaient rien d’excessif, quand on vit M. Butteridge violemment assailli de demandes de photographies et de renseignements au sujet de sa machine. Mais, satisfait d’avoir une fois mené à bien sa démonstration, l’aviateur prétendait garder son secret contre tout danger de fuite. Il faisait face au public, à présent, avec cette unique question : voulait-on, oui ou non, ce secret ? Citoyen de l’Empire britannique, répétait-il à satiété, son premier et son dernier désir était de voir son invention devenir le privilège et le monopole de l’Empire ; cependant…

C’est là que commençait la difficulté.

On ne pouvait en douter, M. Butteridge était un homme singulièrement affranchi de toute fausse modestie, et même, à vrai dire, de toute modestie, quel qu’en fût le genre. Il accueillait volontiers les interviewers, répondait à leurs questions sur tous les sujets autres que l’aéronautique, prodiguait les opinions, les critiques, les détails biographiques, distribuait les portraits et documents iconographiques concernant son individu, et usait de tous les moyens pour projeter sa personnalité sur l’horizon terrestre. Les effigies qu’on publia de lui soulignaient d’abord une immense moustache noire et, en second lieu, derrière la moustache, un air farouchement irascible. Pourtant, dans le public, on avait l’impression que Butteridge était un homme de peu de poids. Personne de vraiment grand, sentait-on, n’aurait eu une expression si virulente et si agressive, bien qu’en réalité Butteridge eût une taille de six pieds deux pouces (1, 88 m) et un poids exactement proportionnel. En outre, il était engagé dans une histoire d’amour de dimensions extravagantes et inaccoutumées et de conditions irrégulières, et le public britannique, encore fort attaché au souci du décorum, apprit avec alarme et répugnance que l’inventeur imposait comme une condition sine qua non à l’acquisition exclusive de l’inestimable secret de la stabilité aérienne, une intervention officielle en faveur de la solution de cette affaire.

Les détails précis relatifs à cette liaison ne furent jamais révélés au grand jour ; on sut que la dame, apparemment par une magnanime inadvertance, avait perpétré la cérémonie du mariage avec « un putois abject », pour citer une expression inédite de M. Butteridge, et cette aberration zoologique avait d’une manière vexatoire et légale ruiné ses chances sociales de bonheur. M. Butteridge s’obstinait à pérorer sur ce sujet, et, à la clarté de telles complications, à dépeindre les splendeurs morales et physiques de la dame. Quel embarras, pour une presse qui a toujours possédé un penchant considérable à la réticence et qui tenait, bien entendu, selon les usages modernes, à obtenir le plus possible de détails, à condition qu’ils ne fussent pas immodérément personnels ! Quel embarras, certes, de se heurter inexorablement au vaste cœur de M. Butteridge, de le voir ouvert grâce à cette impitoyable autovivisection, et d’apercevoir ses fragments tressautants, ornés d’étiquettes emphatiques comme des oriflammes.

On s’y heurtait, et il n’y avait pas moyen d’éviter l’obstacle. M. Butteridge faisait battre et palpiter son terrifiant viscère devant les journalistes épouvantés. Jamais aucun oncle n’astreignit aussi implacablement ses petits-neveux à écouter le tic-tac de sa grosse montre. Il triomphait de toutes leurs échappatoires et « se glorifiait de son amour », affirmait-il, en les obligeant à le noter dans leurs carnets.

– Il s’agit là d’une affaire privée, monsieur Butteridge, – objectaient-ils.

– Mais l’injustice, monsieur, est publique. Peu m’importe de m’attaquer à des institutions ou à des individus, de m’en prendre même à tout l’univers ! Je plaide la cause d’une femme, d’une femme que j’aime, monsieur… une noble femme incomprise et outragée ! Je la défends, monsieur, et je la vengerai, contre les quatre vents du ciel ! – menaçait-il avec véhémence.

D’autres fois, il clamait à pleine voix : – J’aime l’Angleterre, mais le puritanisme, voyez-vous, je l’abhorre, il me donne la nausée, il me soulève le cœur. Prenez mon cas, par exemple…

Il se remettait à étaler impitoyablement son cœur, et cela jusque sur les secondes épreuves de ses interviews. Si les rédacteurs n’avaient pas suffisamment noté ses beuglements et ses gesticulations, il les insérait en marge, de sa grosse écriture écrasée, et en ajoutait beaucoup plus qu’ils n’en avaient omis.

La chose devenait étrangement délicate pour un journaliste britannique. Jamais il n’y eut problème à la fois aussi notoire et aussi dénué d’intérêt. Jamais le monde n’avait écouté avec moins d’appétit et de sympathie l’histoire d’un amour malheureux. D’autre part, la curiosité était extrême concernant l’invention de M. Butteridge. Mais quand on pouvait faire dévier un instant l’aviateur de la cause féminine dont il s’instituait le champion, il discourait le plus souvent avec des sanglots de tendresse dans la voix, sur sa mère et sur son enfance ; – sa mère qui couronnait une encyclopédie complète de vertus par cette particularité d’avoir été « en grande partie écossaise » ; elle n’était pas de race pure, mais presque.

– Tout ce qui est en moi, je le dois à ma mère, tout ! – proclamait-il. – Demandez-le à tous ceux qui ont accompli quelque chose, vous entendrez la même antienne tout ce que nous possédons, nous le devons à la femme. C’est elle qui est la race, monsieur ! L’homme, peuh !… un rêve, une illusion. Il arrive et il passe ! C’est l’âme de la femme qui nous entraîne toujours plus loin et toujours plus haut !

Et il phrasait sans cesse sur ce ton-là.

On ne savait guère ce qu’il demandait au gouvernement pour son secret, ni ce qu’en dehors d’un paiement en argent il pensait obtenir d’un État moderne pour son affaire de cœur. Les observateurs judicieux en concluaient qu’il ne proposait aucun marché, mais qu’il profitait d’une occasion sans précédent pour brailler et parader devant un public attentif. Des rumeurs coururent à propos de son passé. On raconta qu’il avait tenu une sorte d’hôtel borgne à Cape Town, où il avait eu pour locataire un inventeur nommé Palliser, jeune homme fort timide et sans amis. Il avait assisté aux expériences de cet ingénieur qui, venu d’Angleterre dans un état avancé de tuberculose, mourut bientôt, fournissant ainsi l’occasion à l’hôtelier de s’approprier les papiers et les plans que personne ne réclamait. Ce fut là, tout au moins, l’allégation émise par les journaux américains les plus audacieux ; mais le public ne vit paraître à ce sujet ni preuve ni réfutation.

En outre, M. Butteridge s’engagea avec ardeur dans un enchevêtrement de réclamations concernant un grand nombre de prix en argent. Ces prix, dont quelques-uns remontaient à 1906, avaient été offerts pour récompenser les succès du vol mécanique. À l’époque où M. Butteridge allait accomplir son exploit, quantité de journaux, voyant le peu de risque couru par leurs confrères qui déjà s’étaient aventurés dans ces promesses, avaient offert de payer en certains cas des sommes absolument ruineuses ; par exemple, au premier aviateur qui irait de Manchester à Glasgow, ou de Londres à Manchester, au premier qui franchirait en Angleterre une distance de cent ou de deux cents milles, etc. La plupart avaient hérissé leur donation de conditions ambiguës, et à présent ils cherchaient à biaiser et refusaient de s’exécuter. Un ou deux seulement payèrent sans discussion et appelèrent avec frénésie l’attention publique sur leur générosité. M. Butteridge se lança dans des polémiques et des litiges avec les récalcitrants, tout en entretenant une vigoureuse agitation et d’actifs pourparlers, afin de décider le Gouvernement à lui acheter son invention.

Pendant que tout ce bruit s’amplifiait, un fait, toutefois, demeurait fixe derrière les absurdes amours de Butteridge, derrière ses opinions politiques, sa personnalité, ses clameurs et ses vantardises, et ce fait, c’est que, pour la masse du public, il restait l’unique possesseur du secret qui permettrait de construire l’aéroplane pratique, et probablement donnerait à son acquéreur l’empire du monde. Bientôt, à la vive consternation de la multitude, y compris entre autres M. Bert Smallways, il devint apparent que, de quelque façon qu’eussent été entamées les négociations pour l’acquisition de ce précieux secret par le gouvernement anglais, il y avait des chances pour qu’elles n’aboutissent jamais. Un grand quotidien de Londres jeta l’alarme en publiant une interview sous ce titre terrifiant : « M. Butteridge dit ce qu’il pense ! » À la suite de quoi l’inventeur, ou le prétendu tel, déversait sa rancœur.

– Je suis venu du bout de la terre (ce qui semblait confirmer l’histoire de l’hôtel mal famé de Cape-Town) pour apporter à ma patrie le secret qui lui assurera la suprématie universelle. Et qu’est-ce que j’obtiens en retour ? – une pause. – Je suis bafoué par de vieux bonzes, par des mandarins périmés !… Et la femme que j’aime est traitée comme une pestiférée !… Je suis citoyen de l’Empire Britannique ! – poursuivait-il en un splendide transport, rétabli de sa main sur l’épreuve de l’article. – Mais la patience humaine a des limites. Il y a des nations plus jeunes, des nations vivantes, des nations qui ne se contentent pas de ronfler et de glousser apathiquement, en des paroxysmes de pléthore, sur des lits de formalités et de bureaucratie. Il y a des nations où les gens ne seront pas assez présomptueux pour dédaigner l’empire du monde, dans le seul but de berner un inconnu et d’insulter une noble femme dont ils ne sont pas dignes de délacer les souliers. Il y a des nations qui ne restent pas aveugles devant la science, qui ne sont pas livrées pieds et poings liés à une snobocratie efféminée et à des décadents dégénérés ! Bref, notez bien mes paroles : il y a d’autres nations !

C’est ce discours qui avait particulièrement impressionné Bert Smallways.

– Si les Allemands ou les Américains mettent le grappin là-dessus, – déclara-t-il d’un ton pénétré à son frère – l’Angleterre est fichue ! C’est réglé ! Le pavillon de l’empire des mers ne sera plus qu’une loque, une chiffe inutile !

Pourriez-vous nous donner un coup de main, ce matin ? – s’enquit Jessica pendant le silence solennel qui suivit. – On dirait que tout le monde, à Bun Hill, a besoin de pommes de terre nouvelles en même temps. Tom ne pourra pas faire la moitié des livraisons.

– Nous vivons sur un volcan ! – reprit Bert, sans paraître avoir entendu. – À tout moment, la guerre peut éclater…, et quelle guerre !

Il hocha la tête avec une moue de mauvais augure.

– Il vaudrait mieux aller porter ce paquet-ci d’abord, Tom, – indiqua Jessica. Puis, se tournant résolument vers Bert : – Vous nous donnerez votre matinée, n’est-ce pas ?

Rien ne m’en empêche, – convint Bert – Ça va tout doucement à la boutique, ces jours-ci. Pourtant, tous ces dangers qui menacent l’Empire me tourmentent d’une manière effrayante !

– Ça se dissipera en travaillant, – fit Jessica.

Bientôt, Bert, ployé sous le fardeau des pommes de terre et des périls de l’Empire, se promena par un monde de changements et de merveilles, et son malaise se transforma rapidement en une irritation très nette contre le poids et l’inélégance du sac de pommes de terre, et en une conception fort précise du caractère de sa belle-sœur, qu’il jugeait parfaitement détestable.

La Guerre dans les airs

Chapitre 2 OÙ BERT SMALLWAYS EST ASSAILLI DE DIFFICULTÉS

1.

Il ne vint à l’idée ni de Tom ni de Bert Smallways que le remarquable exploit aérien de M. Butteridge pût en aucune manière affecter leur existence, ni qu’il en résultât pour eux d’être distingués parmi les millions d’individus qui les entouraient. Quand, du haut de Bun Hill, ils eurent vu la guêpe mécanique, avec ses plans rotateurs dorés par le couchant, rejoindre en bourdonnant l’abri du hangar, ils reprirent le chemin de la fruiterie, en contrebas sous le grand pilier de fer de la ligne du monorail allant de Londres à Brighton, et aussitôt ils recommencèrent la discussion qu’ils avaient entamée avant que le miraculeux Butteridge eût surgi des brumes londoniennes.

C’était une discussion difficile et sans issue. Ils se criaient les phrases dans l’oreille, à cause du mugissement et du ronflement des wagons gyroscopiques qui traversaient la Grand’Rue. Le sujet du débat était litigieux et confidentiel. Les affaires de Grubb paraissaient en fâcheuse posture. Or dans un moment d’enthousiasme financier, il avait associé Bert pour moitié à son entreprise, ce qui le dispensait de lui payer aucun salaire.

Bert s’efforçait de faire entrer dans la tête de Tom que la nouvelle firme « Grubb et Smallways » offrait des avantages sans précédents et sans comparaison pour le petit capitaliste possédant des fonds disponibles. Et Bert en arrivait à constater, comme si c’eût été un fait extraordinaire, que Tom restait absolument bouché à toute idée. À la fin, il laissa de côté les considérations financières, et, faisant exclusivement appel à l’affection fraternelle, il réussit à emprunter à Tom un souverain, en échange de sa parole d’honneur comme garantie du remboursement.

La firme « Grubb et Smallways », anciennement « Grubb », avait en réalité joué de malheur depuis quelque temps. Au cours des dernières années, les affaires avaient marché cahin-caha, avec une prédisposition romanesque à l’insécurité, dans une petite échoppe délabrée ouvrant sur la Grand’Rue. Les murs du magasin étaient ornés d’affiches brillamment coloriées, envoyées par des fabriques de cycles, et de tout un assortiment de grelots et de timbres, de pinces à pantalon, de burettes à huile, de valves, de clefs anglaises, de sacoches, et autres accessoires. Des écriteaux et des pancartes annonçaient « Bicyclettes à louer », « Réparations », « Gonflement gratuit de pneus », « Huiles et essences » et toutes attractions similaires. La firme représentait diverses marques obscures de bicyclettes, deux machines neuves constituant le fonds en magasin. À l’occasion, une vente s’opérait, mais le plus clair des bénéfices des deux associés, quand la chance, qui n’était pas toujours de leur côté, les favorisait, provenait de menus travaux nécessités par des crevaisons de pneus et par d’autres accidents. Ils plaçaient aussi des phonographes à bon marché et tiraient quelques profits de la vente des boîtes à musique. Leur activité se donnait surtout libre cours dans la location des bicyclettes. C’était là un singulier commerce que ne régissait aucun principe commercial ou économique connu, que ne régissait, à vrai dire, aucun principe. Le stock de location consistait en une quantité de bicyclettes d’hommes et de dames, dans un état de dislocation qui défiait toute description et toute tentative de réparation. Ces instruments étaient loués à des individus téméraires et peu exigeants, inexperts aux choses de ce monde. Le tarif nominal s’élevait à un shilling pour la première heure et à six pence pour les heures suivantes. Mais, en réalité, il n’existait aucun prix fixe, et d’avisés gamins, en insistant assez, pouvaient s’offrir une course à bicyclette et le frisson du danger pour le prix réduit de trois pence à l’heure, s’ils prouvaient que c’était là toute leur fortune. Pour les transactions régulières, on exigeait des arrhes, excepté avec les clients habituels la selle et le guidon rapidement mis à hauteur convenable, les engrenages et les moyeux huilés, l’aventureux cycliste se lançait dans la carrière. Il finissait presque toujours par revenir, mais parfois, en cas d’accident sérieux, Bert ou Grubb devaient aller rechercher la machine. La location comptait jusqu’au moment du retour à la boutique, et le prix en était déduit du montant des arrhes. Rarement une machine sortait de leurs mains en état de rouler sans accrocs. Les plus fantaisistes possibilités de pannes se nichaient dans tous les organes : dans le pas de vis usé de l’écrou qui maintenait la selle, dans les pédales branlantes, dans la chaîne détendue, dans le guidon vacillant, et surtout dans les freins et les pneus. Des clappements, des crissements et d’étranges grincements rythmiques s’éveillaient, aussitôt que l’intrépide pédaleur avait fait quelques tours de roue. Ensuite, il arrivait que le ressort du timbre ou du frein refusait de fonctionner devant un obstacle ; la douille du tube droit d’arrière se desserrait et la selle s’enfonçait brusquement avec un rebondissement déconcertant ; la chaîne cliquetante sautait soudain hors des dents d’un des pignons, au milieu d’une descente, bloquant la machine et l’obligeant à une halte aussi brusque que désastreuse, mais sans arrêter en même temps l’élan acquis du cycliste ; ou bien enfin un pneu éclatait ou soupirait silencieusement, abandonnait la lutte, et s’affalait dans la poussière.

Quand le cycliste revenait, pédestrement, haletant et fourbu, Grubb n’écoutait aucune récrimination. Il examinait gravement la machine :

– Vous l’avez rudement malmenée, cette bécane, – commençait-il, invariablement.

Et il devenait sur-le-champ la calme incarnation de l’esprit de controverse.

– Vous ne voulez pourtant pas que la bicyclette vous prenne dans ses bras et vous porte, – argumentait-il. – C’est à vous de faire preuve d’intelligence. Après tout, ça n’est qu’une machine.

Parfois la liquidation des comptes frisait les moyens violents. C’était toujours un démêlé fort prolixe et souvent pénible, mais à notre époque de progrès on ne gagne pas sa vie sans batailler. Malgré tous ces soucis, là location demeura une source assez régulière de bénéfices jusqu’au jour où toutes les vitres de la devanture furent brisées, et le stock de la vitrine grandement endommagé, par deux clients grincheux qui ne témoignaient d’aucun goût pour la controverse illogique. C’étaient deux vigoureux et grossiers chauffeurs employés aux usines de Gravesend ; l’un manifestait son mécontentement parce que sa pédale gauche s’était détachée et l’autre parce que son pneumatique s’était dégonflé – menus accidents, négligeables, d’après la coutume acceptée à Bun Hill, et dus certainement à un usage par trop brutal de ces délicates machines : mais cette méthode d’argumentation ne parvint pas à persuader aux deux clients qu’ils avaient tort. Toutefois, c’est un fâcheux moyen de démontrer à un homme qu’il vous a loué des machines défectueuses que de lancer sa pompe à pied au milieu de la boutique et de sortir son assortiment de trompes pour les faire rentrer à travers la vitrine. Le procédé ne réussit à convaincre ni l’un ni l’autre des deux associés, mais les vexa seulement et les irrita. Une querelle en engendre une autre et ce désagrément amena entre Grubb et son propriétaire une violente dispute sur les garanties morales et les responsabilités légales impliquées dans le remplacement des vitres. Le conflit atteignit son maximum à la veille des vacances de la Pentecôte.

Finalement, Grubb et Smallways n’eurent d’autre ressource que la stratégie d’un déménagement nocturne.

Ils guignaient depuis longtemps, pour leur nouvelle installation, au brusque tournant de la route, dans le bas de Bun Hill, une petite boutique, en forme de hangar, avec une vitrine d’une seule glace et une unique pièce sur le derrière. C’est là qu’ils soutinrent bravement le combat pour l’existence, en dépit des importunités persistantes de leur ancien propriétaire, avec l’espoir de certaines éventualités que semblait promettre la situation particulière de leur magasin. Mais là aussi ils étaient condamnés à la déconvenue.

La route de Londres à Brighton, qui traverse Bun Hill, ressemblait à l’Empire britannique et à la Constitution anglaise, en ce sens qu’elle avait acquis peu à peu son actuelle importance. À l’encontre des autres routes d’Europe, celles du Royaume Uni n’avaient jamais été soumises à aucun essai organisé de redressement et d’aplanissement, et c’est à cela sans doute qu’il faut attribuer leur caractère pittoresque. L’antique Grand’Rue de Bun Hill dégringole, au bout de l’agglomération des maisons, pendant huit ou neuf cents pieds, à une inclinaison de dix pour cent, puis elle tourne à angle droit sur la gauche, décrit une courbe d’une trentaine de mètres jusqu’à un pont de briques franchissant un ravin desséché qui fut autrefois le lit de l’Otterbourne, – et enfin elle fait un coude brusque autour d’un épais taillis d’arbres, avant de continuer à courir droite, simple, paisible. Il y avait eu là plusieurs accidents de voitures et de bicyclettes, avant que fût construite la boutique qu’occupaient Grubb et Smallways, et, à parler franchement, la possibilité de nouveaux accidents les avait surtout attirés.

Cette perspective s’était offerte à eux sous un jour humoristique.

– Voilà un chic endroit où l’on pourrait gagner sa vie rien qu’à élever des poules, – avait remarqué Grubb.

– On ne gagne pas sa vie à élever des poules, – contredit Bert.

– On les élève pour les automobiles, et celui qui les écrase les paie, – expliqua Grubb.

Quand ils furent emménagés, ils se souvinrent de cette conversation. Toutefois, il ne pouvait être question de poules ; pas un coin pour le plus petit poulailler, à moins de l’installer sous l’établi où il aurait été sans doute déplacé.

– Tôt ou tard, – fit Bert, en indiquant la glace de la vitrine, – nous verrons bien une auto entrer par là.

– Ce serait parfait, et j’aime mieux plus tôt que plus tard, même si le choc m’ébranle les nerfs, – répliqua Grubb.

– Et en attendant, – reprit Bert, avec un air matois, – je vais m’acheter un chien.

Il en acheta successivement trois. Les autorités de l’Asile des chiens de Battersea furent fort surprises quand il leur demanda un épagneul sourd et refusa tous les candidats qui dressaient l’oreille.

– Je veux un bon chien, tranquille et sourd, insistait-il, – un chien qui ne se trémousse pas pour rien.

Les gens de l’Asile manifestèrent une curiosité gênante et déclarèrent que les chiens sourds étaient très rares.

– Les chiens ne sont pas naturellement sourds, comprenez-vous ? – dirent-ils.

– Il faut que le mien le soit, – répétait Bert, sans en démordre. – J’en ai eu, des chiens qui n’étaient pas sourds. C’est du joli ! Je vends des phonographes, et, pour décider le client, il faut que je les fasse fonctionner un peu, cela va de soi. Alors un chien qui n’est pas sourd s’impatiente, gronde, aboie. Ça bouleverse l’acheteur, n’est-ce pas ? Et puis un chien qui entend se paie toute sorte de fantaisies ; il prend le premier passant venu pour un cambrioleur, ou il se lance après toutes les automobiles qui font un peu de bruit. Tout ça, c’est très bien quand on a besoin de distraction, mais nous en avons suffisamment eu là où nous sommes, je ne veux pas un chien de cette espèce-là. Je veux un chien de tout repos.

Finalement, il en obtint ainsi trois tour à tour, mais ils tournèrent mal. Le premier prit la fuite à toutes jambes, sans se soucier des appels de son nouveau maître. Le second passa, pendant la nuit, sous les roues d’un camion à fruits qui se mit hors d’atteinte avant que Grubb eût pu sortir pour le poursuivre. Le troisième s’embarrassa dans la roue d’avant d’un cycliste qui fut lancé contre la vitrine qu’il brisa. C’était un acteur sans emploi et sans un sou, qui exigea des dommages-intérêts pour une prétendue blessure, sans vouloir rien entendre au sujet du précieux chien qu’il avait tué et de la glace qu’il avait fracassée. Avec un entêtement dont rien ne vint à bout, il obligea Grubb à redresser sa roue d’avant tordue, et son homme de loi harcela les malheureux mécaniciens de lettres rédigées en un style biscornu. Grubb y répondit sur un ton… cinglant, et se mit ainsi, de l’avis de Bert, dans une mauvaise posture.

Au milieu de ces déboires, les affaires étaient devenues de plus en plus exaspérantes et malaisées. Le volet ne quittait plus la devanture, et une désagréable altercation qu’ils eurent avec leur nouveau propriétaire, un boucher de Bun Hill, personnage braillard et tenace, au sujet du retard apporté au remplacement de la glace, ne servit qu’à leur rappeler les tracas dont ils avaient souffert dans l’ancienne boutique. Les choses en étaient à ce point quand Bert songea à créer, pour leur affaire, un capital d’apport et à en faire bénéficier Tom. Mais, comme on l’a vu, celui-ci ne possédait pas le moindre esprit d’entreprise. Sa seule idée comme placement de fonds était le bas de laine avec quelques écus comptant, il se débarrassa de son frère pour ne plus entendre parler du projet.

La malchance livra un dernier assaut à leur branlant négoce, qui s’écroula irrémédiablement.

La Guerre dans les airs

2.

Il faudrait avoir le cœur bien endurci pour renoncer à toute distraction en ce monde. La Pentecôte arrivait comme une agréable éclaircie dans les complications commerciales de Grubb et de Smallways. Encouragés par le résultat pratique des négociations de Bert avec son frère, et par le fait que la moitié des machines de louage étaient sorties jusqu’au lundi, ils décidèrent de sacrifier les quelques locations possibles du dimanche et de consacrer cette journée au délassement dont ils avaient tant besoin, de s’offrir, en un mot, une partie de plaisir où l’on ne se refuserait rien. Ils reviendraient frais et dispos pour s’attaquer de nouveau au tracas des affaires et aux réparations du lundi : car on ne fait rien de bon si l’on est éreinté et déprimé. Comme ils avaient dans leurs connaissances deux jeunes personnes, Miss Flossie Bright et Miss Edna Bunthorne, demoiselles de magasin à Clapham, il fut convenu qu’ils feraient à quatre une joyeuse partie de campagne, et qu’après un pique-nique on passerait indolemment l’après-midi sous les arbres et dans les fougères des bois situés entre Ashford et Maidstone.

Miss Bright savait monter à bicyclette et on lui trouva une machine, non pas dans le stock de louage, mais en lui adjugeant le modèle exposé pour la vente. Miss Bunthorne, que Bert affectionnait particulièrement, ne connaissait rien au sport cycliste ; aussi, et non sans difficulté, Bert s’arrangea-t-il pour louer une voiturette d’osier dans une importante maison de Clapham. Sur leur trente et un et la cigarette aux lèvres, les jeunes gens partirent pour le lieu du rendez-vous, Grubb guidant d’une main experte la bicyclette de sa dame, et Bert roulant sur sa moto, tous deux donnant l’exemple de la façon dont une indomptable crânerie peut triompher d’une réputation d’insolvabilité. Comme ils passaient, leur propriétaire, le boucher, s’exclama : « Sapristi ! » et d’une voix furibonde, il leur lança dans le dos cette menace :

– Je vous rattraperai bien !

Ils s’en moquaient !

Le temps était beau, et, bien qu’ils fussent partis avant neuf heures, il y avait déjà sur les routes une circulation intense. Ces journées de vacances font toujours sortir les gens et les véhicules les plus baroques : jeunes hommes et jeunes femmes sur bécanes et motocyclettes, tricars, coupés électriques, automobiles de course délabrées et montées sur d’énormes pneumatiques, automobiles gyroscopiques courant sur deux roues, à la façon d’une bicyclette, au milieu des voitures démodées à quatre roues. Une fois même, on rencontra une charrette attelée d’un cheval et une autre fois un adolescent à califourchon sur un destrier noir, en butte aux lazzis des passants. Dans les airs, on apercevait plusieurs dirigeables, et aussi des sphériques. Après les mornes anxiétés de la boutique, ce spectacle était extrêmement intéressant et divertissant. Edna portait un chapeau de paille brune orné de coquelicots, qui lui allait admirablement, et elle trônait comme une reine dans la voiturette que la moto, vieille de huit ans, remorquait aussi allègrement qu’une machine dernier cri.

Peu importaient à M. Bert Smallways les affiches que placardaient les journaux :

L’ALLEMAGNE DÉNONCE LA DOCTRINE DE MONROE

ATTITUDE AMBIGUË DU JAPON

QUE FERA L’ANGLETERRE ?

EST-CE LA GUERRE ?

Ce genre d’information devenait chose courante et, les jours de vacances, il était courant aussi de n’en faire aucun cas. En semaine, à l’heure qui suit le repas de midi, peut-être consentait-on à s’intéresser au sort de l’Empire et à la politique internationale. Mais, par un dimanche ensoleillé, en compagnie d’une jolie fille, et poursuivi par des cyclistes envieux s’efforçant de vous dépasser, comment s’occuperait-on d’un journal ? Nos jeunes gens n’attachèrent non plus aucune importance aux indices d’activité militaire qu’ils surprenaient de temps en temps. Près de Maidstone, ils tombèrent sur une rangée de onze canons automobiles de construction spéciale, autour desquels des artilleurs affairés surveillaient avec des jumelles une sorte de retranchement qu’on établissait sur la crête de la colline. Bert n’y prêta aucune attention.

– Qu’est-ce qui se passe ? questionna Edna.

– Oh !… des manœuvres.

– Mais je croyais qu’on les faisait à Pâques, observa Edna sans se tourmenter davantage.

La dernière grande guerre qu’avait soutenue l’Angleterre, la guerre contre les Boers, était oubliée, et le public avait perdu l’habitude de la critique militaire experte.

Nos quatre jeunes gens firent joyeusement honneur au pique-nique, et ils furent heureux à la manière dont on connaissait déjà le bonheur au temps de Ninive. Tous avaient le teint animé et les yeux brillants, Grubb sut être amusant et presque spirituel et Bert s’essaya à l’épigramme ; les haies étaient couvertes de chèvrefeuille et d’églantine, et là, au milieu des bois, les lointains coups de trompe et le brouhaha des véhicules de tous genres qui passaient dans un nuage de poussière sur la grande route ne semblaient pas plus réels probablement que les appels du cor au pays des elfes. Les deux couples riaient, bavardaient, cueillaient des fleurs, se cajolaient et se mignotaient, luttaient et se roulaient sur l’herbe, et les jeunes filles fumèrent des cigarettes. Entre autres sujets, ils abordèrent l’aéronautique, et décidèrent qu’ils reviendraient tous, avant dix ans, dans la machine volante de Bert, faire un pique-nique. Le monde apparaissait plein d’amusantes perspectives, cet après-midi-là. Ils se demandèrent ce que leurs grands-parents auraient pensé de l’aviation.

Le soir, vers sept heures, on songea au retour, sans prévoir aucun désastre ; mais, sur le haut de la colline, entre Wrotham et Kingsdown, le désastre survint.

Ils avaient monté la côte dans le demi-jour, car Bert désirait aller aussi loin que possible avant d’allumer ses lanternes ou d’essayer de les allumer, car le résultat semblait douteux. Aussi, ils « grillèrent » un grand nombre de cyclistes et une automobile à quatre roues, ancien modèle, immobilisée par un pneu dégonflé. La poussière avait envahi la trompe de Bert, de sorte que ses appels avaient un son baroque et fort amusant. Pour le plaisir, et pour la gloire, il le produisait, ce son, à tout instant, et chaque fois Edna éclatait de rire dans la voiturette. L’allégresse qu’ils semaient le long de la route affectait diversement, et selon leurs tempéraments, les autres excursionnistes.

Edna remarqua bientôt un nuage de fumée bleuâtre et infecte qui s’échappait d’entre les pieds de Bert, mais elle pensa que c’était un des symptômes concomitants de la traction mécanique et ne s’en tourmenta pas ; mais tout à coup il jaillit une petite flamme à langue jaune.

– Bert ! – appela-t-elle, en un cri de terreur.

Bert avait serré les freins avec une telle soudaineté que la jeune fille se trouva lancée entre ses jambes au moment où il mettait pied à terre. Elle alla se garer sur le bord de la route, tout en rajustant hâtivement son chapeau qui avait quelque peu souffert dans la collision.

– Pfu-u-u-itt, – siffla Bert entre ses dents.

Pendant quelques fatales secondes, il demeura là à regarder l’essence tomber goutte à goutte et s’enflammer en dégageant une odeur de vernis qui brûle ; la flamme gagnait en force et en étendue. L’idée principale de Bert en cet instant était le regret de n’avoir pas, depuis au moins un an, vendu d’occasion sa machine, alors que tout le lui conseillait : idée excellente en son genre, mais qui ne lui offrait aucun secours immédiat. Il se tourna vivement vers Edna.

– Du sable mouillé, vite !

En même temps, il poussait la machine vers le bas-côté, la couchait à terre et cherchait des yeux un tas de sable mouillé. Les flammes, croyant à une obligeante attention, s’empressèrent de profiter de l’intermède.

Leur lueur devint plus éclatante et le crépuscule s’obscurcit autour d’elles.

La route, dans ce pays crayeux, était empierrée de silex, et assez mal pourvue de sable.

Edna accosta un cycliste corpulent et court.

– Il nous faut du sable, – supplia-t-elle, et elle ajouta : – Notre moto est en feu.

Le cycliste corpulent la regarda un instant d’un air ahuri, puis, poussant une exclamation encourageante, il se mit à ramasser la poussière de la route. Bert et Edna l’imitèrent aussitôt. D’autres cyclistes arrivèrent, descendirent de machine, firent cercle, et leurs figures, éclairées par la clarté dansante des flammes, exprimaient la satisfaction, l’intérêt, la curiosité.

– Du sable mouillé ! – répétait le gros cycliste en grattant à deux mains la route.

Un spectateur l’imita. Ils jetèrent quelques poignées de mouture de route sur les flammes, qui acceptèrent cet aliment avec enthousiasme.

Grubb survint, pédalant à toute force, et braillant des mots incompréhensibles. Il sauta à terre et lança sa bicyclette contre la haie :

– Ne jetez pas d’eau, – criait-il, – ne jetez pas d’eau !

Pour l’occasion, il s’improvisa capitaine. Les autres avec joie répétaient ce qu’il disait et imitaient ses actes.

– Ne jetez pas d’eau ! – s’égosillaient-ils en chœur, bien qu’il n’y eût pas trace d’eau dans les environs.

– Mais tapez donc dessus, tas de maladroits ! – commanda Grubb.

Prêchant d’exemple, il saisit la couverture de la voiturette (la couverture de laine à rayures criardes qui préservait Bert du froid en hiver) et se mit à taper à tour de bras sur le pétrole enflammé. Pendant une merveilleuse minute, il parut réussir. Il éparpillait sur la route de petites mares d’essence qui brûlaient, et quelques spectateurs, gagnés par son ardeur, se joignirent à lui. Bert empoigna le coussin de la voiturette et tapa à son tour ; d’autres s’emparèrent du second coussin et de la seconde couverture – un tapis de sable – et tapèrent. Un jeune héros tira son veston et en flagella vigoureusement les flammes. Les cris et les paroles firent place à d’énergiques ahans accompagnant les coups qui s’abattaient sur la machine. Derrière le rassemblement, la retardataire Flossie, apercevant le spectacle, s’écria, en éclatant en sanglots :

– Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Au secours ! Au feu !

L’automobile boiteuse les rejoignit et s’arrêta, consternée. Un homme de haute taille, à cheveux gris, qui conduisait, en descendit, et, avec une intonation distinguée et une prononciation soignée et claire, s’enquit :

– Pouvons-nous vous être de quelque secours ?

Il devenait évident que la couverture, le tapis de table, les coussins et le veston s’imbibaient complètement de pétrole et prenaient feu. Le coussin, que brandissait Bert, tout à coup rendit l’âme, et l’air fut plein de plumes voltigeantes, comme une tourmente de neige dans le calme du crépuscule.

Bert, qui s’agitait tout en sueur et couvert de poussière, fut désespéré de voir se briser son arme au moment où il croyait à la victoire. Les flammes agonisaient sur le sol, avec des soubresauts épuisés, chaque fois que s’abattait sur elles un coup de massue. Mais Grubb s’était interrompu pour éteindre, en la trépignant, la couverture qui brûlait, et les autres ralentissaient la lutte. Quelqu’un partit dans la direction de l’automobile.

– Hé là ! Hé là ! continuez donc ! – criait Bert. Lançant de côté ce qui restait du coussin, il retira prestement son veston, et bondit à nouveau sur l’incendie en poussant un hurlement. Il trépigna si bien les décombres que bientôt des flammèches grimpèrent au long de ses bottines. Edna en le voyant ainsi, comme un héros surgissant de la fournaise, pensa que le sort de l’homme était vraiment enviable !

Un spectateur reçut en pleine figure un sou brûlant échappé du veston. Alors Bert pensa aux papiers de ses poches et recula pour éteindre le vêtement. Un monsieur d’un certain âge, en redingote et chapeau haut de forme, s’approcha. Indignée par son aspect tranquille, Edna l’apostropha vivement :

– Voyons ! aidez donc ce jeune homme, au lieu de rester là à bâiller.

Un cri retentit : – La bâche !

Un cycliste vêtu d’un complet gris clair se dirigea délibérément vers l’automobile et, s’adressant au chauffeur :

– Vous avez une bâche ? – demanda-t-il.

– Ou…i, – répondit le monsieur distingué. Oui, nous avons une bâche.

– Parfait ! donnez-la-moi vite ! – dit le cycliste en élevant la voix.

L’automobiliste, avec des gestes hésitants, à la manière d’une personne hypnotisée, atteignit une excellente et vaste bâche.

– Voilà ! – cria le cycliste à Grubb. – Attrapez-en un bout.

Tout le monde comprit qu’on allait essayer d’une nouvelle méthode. Des mains empressées s’emparèrent de la bâche de l’élégant automobiliste. Les spectateurs s’écartèrent avec des murmures approbateurs. On étendit la toile comme un dais au-dessus de la motocyclette, puis on l’abaissa.

Nous aurions dû faire cela tout de suite, expliqua Grubb, haletant.

Ce fut un instant de triomphe. Les flammes disparurent. Tous ceux qui avaient réussi à se caser autour aplatissaient contre terre les bords de la bâche. Bert maintenait un des coins avec ses deux mains et un pied. Mais les transports de joie diminuèrent quand on vit la toile se gonfler. Comme incapable de soutenir la mystification plus longtemps, la bâche se fendit au beau milieu, en un joli sourire rouge, tout à fait comme s’ouvre une bouche. Elle éclata de rire en lançant une bouffée de flammes dont les lueurs se reflétèrent dans les verres de lunettes de son distingué propriétaire. Tout le monde recula.

– Sauvez la voiturette, – cria quelqu’un, et ce fut la dernière phase de la lutte.

Mais il fut impossible de détacher la voiturette. Le siège d’osier avait pris feu et le tout fut bien vite consumé. Un silence consterné s’abattit sur l’attroupement. Quelques traînées de pétrole flambaient encore et la voiture d’osier rôtissait en crépitant. La foule se divisa d’elle-même en un cercle extérieur de critiques, de conseilleurs et de figurants qui n’avaient joué dans l’affaire que des rôles insignifiants ou pas de rôle du tout, – et en un groupe central de protagonistes agités et désolés.

Un jeune homme à l’esprit inquisiteur, et possédant une connaissance approfondie des motocyclettes, se cramponna à Grubb et commença à soutenir avec force arguments que l’accident n’aurait pas dû se produire. Comme Grubb ne lui accordait qu’une attention distraite et ne lui répondait que par monosyllabes, le jeune homme regagna les derniers rangs de la foule et se mit en devoir de démontrer au bénévole vieux monsieur en chapeau haut de forme que les individus qui étaient assez fous pour monter des machines dont ils ne connaissaient pas le maniement ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes quand les accidents leur arrivaient.

Le vieux monsieur le laissa parler pendant un moment, puis déclara sur un ton de joie extasiée :

– Je suis un peu sourd ! … Quelles abominables inventions !

Un petit homme au teint rose, et coiffé d’un chapeau de paille, réclama l’attention générale :

– Moi, j’ai sauvé la roue de devant ! Le pneu aurait brûlé, si je ne l’avais pas fait tourner sans arrêt.

C’était vrai. La roue de devant, munie encore de son pneumatique, restait intacte et continuait à tourner lentement parmi les ruines noircies et tordues de la motocyclette. Elle avait quelque chose de cet air de vertu consciente, d’impeccable respectabilité qui distingue un gérant d’immeubles dans un quartier pauvre.

– Cette roue vaut bien encore une livre sterling. Je l’ai fait tourner sans arrêt, répétait l’homme au teint rose.

Indiscontinûment, de nouveaux spectateurs survenaient avec une même question, qui agaçait spécialement Grubb :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Pourtant des gens se détachaient de l’attroupement, remontaient sur des machines roulantes, de toutes formes et de tous modèles, et repartaient dans la direction de Londres, avec l’air satisfait de curieux qui n’ont rien perdu d’un beau spectacle. On entendait leurs voix s’éloigner dans le crépuscule, avec, de temps en temps, un éclat de rire au souvenir de quelque incident particulièrement saillant.

– Je crains bien que ma bâche ne soit hors d’usage à présent, – opina l’automobiliste.

Grubb avoua que le propriétaire de ladite bâche était placé mieux que personne pour en juger.

– Ne puis-je rien faire d’autre pour vous ? – insista l’automobiliste, non sans une pointe d’ironie, parut-il.

Bert reconquit toute son énergie.

– Ma foi, si ! – dit-il. – Voilà une jeune dame qui trouvera la porte fermée, si elle n’est pas rentrée à dix heures. Vous comprenez ? Tout mon argent était dans la poche de mon veston, qui est enfoui dans les décombres…, trop chaud pour qu’on y touche… Est-ce que Clapham est sur votre route ?

– Tous les chemins mènent à Londres, – répondit l’élégant automobiliste, en se tournant vers Edna. Tout à fait charmé, madame, si vous nous faites l’honneur d’accepter une place dans la voiture. Nous sommes déjà bien en retard pour le dîner, aussi la différence ne sera-t-elle pas grande de rentrer par Clapham. D’une façon ou de l’autre, il nous faut regagner Surbiton. Mais vous jugerez, je crois, notre allure un peu lente.

– Qu’est-ce que Bert va devenir, alors ? – s’inquiéta Edna.

– Je ne vois guère le moyen d’installer aussi M. Bert, malgré tout mon désir de vous être agréable, s’excusa le distingué personnage.

– Vous ne pourriez pas prendre toute la ferraille ? demanda Bert, indiquant de la main les ruines de sa moto.

– J’en suis désolé, mais je ne le puis guère. Tout à fait désolé, croyez-moi.

– Alors, je reste là, – décida Bert. – Partez sans moi, Edna.

– C’est bien triste de vous laisser seul, Bert.

– Pas moyen de faire autrement, Edna.

– Du courage, Bert, et à bientôt, – fit Edna d’un ton enjoué, qui sonnait faux.

– À bientôt, Edna.

– On se verra demain.

– Demain, – acquiesça Bert, qui, en réalité, avant de revoir Edna, allait contempler une bonne part du globe habité.

Au dernier regard qu’elle put lui lancer, Edna vit Bert debout, dans le crépuscule, en bras de chemise noircis et roussis. Figure mélancolique, il méditait profondément devant le monceau de ferraille et de cendres qui représentait sa défunte motocyclette. Son nombreux entourage était réduit à une demi-douzaine de curieux obstinés. Flossie et Grubb se préparaient, eux aussi, à l’abandonner.

Bert se mit à enflammer des allumettes, sur une boite empruntée à un spectateur, pour retrouver dans les décombres une pièce d’une demi-couronne qui persistait à se cacher. Sa face était grave et sombre.

– Je donnerais je ne sais quoi pour que ce ne soit pas arrivé, – dit Flossie, en s’élançant derrière Grubb.

Enfin, Bert demeura seul, Prométhée triste et déçu, victime d’un feu qu’il n’avait pas dérobé. De confuses idées s’agitaient dans son esprit : il songeait à louer une charrette pour s’y jucher avec les restes de sa machine, à procéder à de miraculeuses réparations, à arracher encore quelques fragments utilisables à ce qui avait été le plus précieux de ses liens. Mais, dans les ténèbres qui s’épaississaient, il voyait vite la vanité de ces belles intentions. La réalité s’imposait, inexorable et glaciale.

Empoignant le guidon, il redressa la machine et essaya de la faire rouler. La roue d’arrière, sans pneumatique, était irrémédiablement faussée. Pendant quelques minutes, il resta là, immobile et désespéré, maintenant droite la motocyclette. Puis, d’un grand effort, il poussa cette ruine sur le bord du fossé, lui assena un coup de pied, et se mit résolument en route, pédestrement, dans la direction de Londres.

Pas une fois il ne tourna la tête.

– C’est la fin de l’histoire, – marmonnait-il. – Plus de teuf-teuf pour au moins deux ans, mon vieux Bert. Adieu, les balades !… Et dire qu’il y a trois ans j’ai refusé une occasion superbe de vendre la maudite carcasse !

La Guerre dans les airs

3.

Le lendemain matin, la firme Grubb et Smallways était dans un état de profond découragement. Peu importaient aux associés les placards aux titres sensationnels collés sur la vitrine du marchand de journaux d’en face. Les uns proclamaient :

ON PARLE D’UN ULTIMATUM DE L’AMÉRIQUE

LA GUERRE INÉVITABLE POUR L’ANGLETERRE

LE MINISTÈRE DE LA GUERRE CONTINUE À BERNER L’INVENTEUR BUTTERIGDE

IMMENSE CATASTROPHE SUR LE MONORAIL DE TOMBOUCTOU

Un autre journal annonçait plus brièvement

LA GUERRE N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES

NEW-YORK EST CALME

L’EFFERVESCENCE RÈGNE À BERLIN

Non moins prévenante, une feuille étalait à son tour ses en-têtes d’articles

WASHINGTON RESTE MUET.

QUE FERA-T-ON À PARIS ?

LA PANIQUE À LA BOURSE

LES TOUAREGS MASQUÉS À LA GARDEN PARTY DU ROI

M. BUTTERIGDE FAIT UNE NOUVELLE OFFRE

RÉSULTAT DES COURSES DE TÉHÉRAN

Enfin, sur une quatrième affiche, on lisait

LES ÉTATS-UNIS DÉCLARERONT-ILS LA GUERRE ?

ÉMEUTES ANTIALLEMANDES À BAGDAD

LES SCANDALES MUNICIPAUX DE DAMAS

L’INVENTION DE M. BUTTERIGDE VENDUE À L’AMÉRIQUE

D’un œil vague, Bert entrevoyait ces phrases, par un intervalle vide, dans le carreau de la porte, au-dessus d’une carte sur laquelle étaient fixées des valves neuves. Il était vêtu des restes de son complet des dimanches, et d’une chemise de flanelle noirâtre. La boutique obscure aux volets fermés engendrait une inexprimable sensation de détresse. Les quelques machines de location n’avaient jamais paru aussi lamentables. Il songea au nouveau propriétaire et à l’ancien, aux termes en retard et aux traites impayées. Pour la première fois, la vie se présentait à lui comme une lutte sans espoir contre le destin.

– Dis donc, Grubb, mon vieux, j’en suis dégoûté, de cette boutique, – déclara-t-il, distillant la quintessence de ses réflexions.

– Moi aussi, – avoua Grubb.

Ça ne me dit plus rien du tout, je n’ai plus envie d’adresser la parole à un client.

– Il y a la voiturette, – observa Grubb, après un silence.

– Au diable, la voiturette ! – riposta Bert. En tout cas, je n’ai pas laissé d’arrhes en la prenant… Pas de danger… Cependant… Vois-tu, – ajouta-t-il, en se tournant vers son compère, – il n’y a rien à fricoter ici.

– Nous avons perdu de l’argent à pleines mains. La situation est bouclée de tous les côtés… Que faire ?

– Se défiler ! Bazarder ce que nous pourrons pour la somme qu’on en donnera, et décamper ! Comprends-tu ? À quoi bon s’obstiner à trimer pour manger de l’argent ? Ça serait idiot !

– C’est très bien, tout cela, c’est très bien, – objecta Grubb, – mais ça n’est pas ton capital, à toi, qui coule à fond.

– Pas besoin de couler à fond avec notre capital, – répliqua Bert, sans se soucier de la distinction soulignée par son associé.

– En tout cas, je ne suis pas responsable de la voiturette. Ça n’est pas mon affaire.

– Personne ne te demande de t’en occuper. Si tu tiens à rester là, tu es libre. Moi, je déguerpis. Je t’aiderai jusqu’à ce soir pour la rentrée des machines, et après… la fille de l’air. C’est compris ?

– Tu me plaques…

– Je te plaque, si tu ne viens pas.

Grubb jeta un regard circulaire dans la boutique. Elle lui était devenue infiniment antipathique. Jadis, elle avait resplendi des espoirs du début et des attentes du crédit. Maintenant, c’était la déconfiture, sous la poussière. Fort probablement, le propriétaire allait reparaître pour se chamailler avec eux à propos de la devanture…

– Où vas-tu aller, Bert ? – s’enquit Grubb.

– J’y ai bien réfléchi, hier soir, pendant que je revenais à pied, et dans mon lit aussi, parce que je n’ai pas fermé l’œil.

– À quoi as-tu réfléchi ?…

– À des projets.

– Quels projets ?

– Est-ce que tu as vraiment l’intention de moisir ici ?

– Non, si quelque chose de mieux se présente.

– C’est seulement une idée que j’ai…

– Dis-la.

– Tu as tant fait rire nos petites amies, hier, avec ta chansonnette…

– Ça semble bien loin maintenant, – observa Grubb, avec une grimace d’amertume.

– Et quand j’ai chanté la mienne, Edna était prête à pleurer.

– Pas étonnant, elle avait un moucheron dans l’œil… Je l’ai vu… Mais qu’est-ce que tout cela vient faire dans nos projets ?

– C’est l’essentiel, – répondit Bert.

– Comment ?

– Tu ne vois pas ?

– Chanter dans les rues ?

– Dans les rues ! Pas de danger ! Mais qu’est-ce que tu dirais d’une tournée sur les plages et dans les villes d’eaux ? Avec des chansons… Des jeunes gens de famille en partie de plaisir… Tu n’as pas une vilaine voix et la mienne est très bien. De tous les chanteurs de plages que j’ai entendus, il n’y en a pas un seul que je n’aurais dégoté facilement. Et tous les deux, nous savons comment on se grime… Eh bien ! la voilà, mon idée. Nous nous mettons en route, on fera pour gagner sa vie ce qu’on faisait hier pour s’amuser. C’est comme ça que l’idée m’en est venue. Pas difficile de se monter un répertoire… Six chansons de choix, un ou deux couplets pour les bis et les rappels… Pas difficile !

Grubb inspectait du regard sa boutique obscure et démoralisante. Il pensa à son ancien propriétaire et à l’actuel, et aux mécomptes inévitables des affaires dans un âge où les Gros écrasent les Petits ; puis il lui sembla entendre dans le lointain le tintement d’un banjo et la voix d’une sirène échouée sur le sable et qui chantait. En une image très vive et nette, il vit le chaud soleil sur la plage, les enfants de baigneurs opulents, – opulents pour quelques jours du moins, – groupés en cercle autour d’eux, des murmures admiratifs et des « ce sont vraiment des jeunes gens de très bonne famille », et enfin l’averse des pièces de cuivre ou même d’argent dans le chapeau tendu. Tout était bénéfice dans l’affaire ; pas de frais ni de mise de fonds.

– J’en suis !

– Il y a du bon ! – s’écria Bert. – Et ça ne va pas traîner !

– Il serait plus prudent, tout de même, de ne pas s’embarquer sans capital, – dit Grubb. – Si nous menons les moins mauvaises de nos machines au Marché des Bicyclettes d’occasion à Finsbury, nous en tirerons bien six ou sept livres sterling. Nous pourrions facilement faire ce sacrifice-là demain matin avant qu’il y ait trop de voisins par les rues.

Ça me console de penser à la tête que fera le vieux Fressure de Veau quand il viendra, avec son tablier de boucher tout sale, pour nous chercher noise, et qu’il trouvera une pancarte. « Fermé pour cause de réparations ! »

– Il faut faire ça ! – approuva Grubb avec enthousiasme. – Il faut faire ce coup-là, et nous mettrons une autre pancarte indiquant aux clients de s’adresser chez lui pour tous renseignements. Tu saisis ? Comme ça, ils sauront à quoi s’en tenir.

Dès l’après-midi, les plans furent établis par le menu. D’abord ils avaient décidé de s’intituler « les Chanteurs de la Mer », ce qui plagiait un peu grossièrement des prédécesseurs bien connus. Bert voulait un uniforme de serge bleue, couvert de galons, de broderies d’or et de passementerie, dans le genre de l’uniforme des officiers de marine, mais plus galonné. Cette idée dut être abandonnée comme impraticable : il aurait fallu trop de temps et d’argent. Ils se rendirent compte que leurs ressources leur permettaient seulement des costumes moins chers et moins longs à confectionner : Grubb en revint aux dominos blancs. Ils complotèrent aussi de choisir les deux moins bonnes machines de leur stock, de les vernir en rouge cramoisi, et de remplacer les grelots par les plus bruyantes trompes d’auto. Chacune de leurs représentations commencerait et se terminerait pas des exercices de haute école. Ils doutèrent pourtant de la sagesse de ce plan.

– Il y a certainement des gens, – dit Bert, qui, s’ils ne nous reconnaissent pas, reconnaîtront les machines au premier coup d’œil, et il est inutile de se fourvoyer dans de vieilles histoires. Il faut que nous fassions peau neuve.

– Absolument, – approuva Grubb.

– Il nous faut oublier le passé et rompre entièrement avec tous ces maudits tracas qui nous découragent.

Néanmoins, ils résolurent de courir le risque des bicyclettes. Leur costume se composerait de sandales, de bas bruns, de blouses faites d’un drap écru, avec un trou au milieu pour y passer la tête, de perruques et de fausses barbes en étoupe. Ainsi affublés, ils se dénommeraient « les Derviches du Désert », et les principaux morceaux de leur répertoire seraient pris parmi les scies en vogue.

Ils commenceraient par des plages modestes et, graduellement, à mesure qu’ils gagneraient de l’assurance, ils s’attaqueraient à des centres plus importants. Pour débuter, ils choisirent, à cause de l’humilité de son nom, Littlestone, sur la côte du Kent. Ainsi ils échafaudaient leurs projets, et il leur était indifférent que, pendant qu’ils discutaient, les gouvernements de plus de la moitié du monde se laissassent entraîner à la guerre. Vers midi, le premier placard de journal du soir, qu’afficha le marchand de journaux d’en face, leur cria à travers la rue :

LES MENACES DE GUERRE S’AGGRAVENT

Rien de plus.

– Ce ne sont que des histoires de guerre à présent, – remarqua Bert, – ça leur tombera sur le dos pour de bon un de ces jours s’ils n’y prennent pas sérieusement garde.

La Guerre dans les airs

4.

Vous comprendrez à présent pourquoi la soudaine apparition de deux cyclistes, un beau matin, surprit plutôt qu’enchanta la paisible simplicité de la plage de Dymchurch.

Dymchurch fut une des dernières localités d’Angleterre qu’envahit le monorail, de sorte que sa spacieuse plage de sable, à l’époque de notre histoire, demeurait encore une retraite secrète et délicieuse pour un petit nombre de familles, qui fuyaient les vulgarités et les extravagances et se contentaient de se baigner, de s’asseoir à l’ombre, de converser et de jouer avec leurs enfants. Les Derviches du Désert n’avaient rien pour séduire de telles gens.

Les deux formes blanches juchées sur des roues cramoisies vinrent par la route de Littlestone, grandissant à mesure qu’elles avançaient et s’annonçant à grands coups de trompe, émettant une variété de cris sauvages et faisant prévoir un remue-ménage du type le plus agressif.

– Miséricorde ! – s’écrièrent les baigneurs de Dymchurch. – Qu’est-ce qui nous arrive là ?

Alors nos jeunes gens, selon leur plan prémédité, se rejoignirent, roulèrent de front, mirent pied à terre et rectifièrent la position.

– Mesdames et Messieurs, – débitèrent-ils, – accordez-nous la permission de nous présenter nous-mêmes. Vous voyez devant vous les Derviches du Désert !

Et ils s’inclinèrent profondément.

Les quelques groupes épars sur la grève les considérèrent pour la plupart avec une sorte d’horreur ; mais des enfants et plusieurs jeunes garçons parurent intéressés et s’approchèrent.

– Pas un sou à faire ici, – grommela à mi-voix Grubb.

Les Derviches du Désert appuyèrent lune contre l’autre leurs machines, avec un empressement comique qui fit rire un petit garçon ingénu. Puis, aspirant une longue bouffée d’air, ils entonnèrent leur chanson la plus guillerette. Grubb détaillait les couplets, et Bert faisait de son mieux pour rendre le refrain aussi entraînant que possible. Entre chaque couplet, pinçant les plis de leur blouse, ils esquissaient divers pas de danse qu’ils avaient soigneusement répétés d’ensemble.

Ils chantèrent et dansèrent sur la plage ensoleillée de Dymchurch ; les enfants faisaient cercle, émerveillés et perplexes devant une conduite aussi singulière de la part d’êtres apparemment humains. Les adultes prenaient un air froid et hostile.

Tout au long des côtes de l’Europe, ce matin-là, les cordes des banjos résonnaient, des voix chantaient, des enfants jouaient au soleil, les barques de promeneurs se balançaient de-ci de-là ; la vie multiple et facile de l’époque, sans soupçonner les dangers qui se rassemblaient contre elle, poursuivait son cours folâtre et satisfait. Dans les villes, des hommes déployaient mille activités, vaquant à leurs affaires, courant à leurs rendez-vous. Les placards de journaux avaient trop souvent crié « Au loup ! » ; à présent, ils le criaient en vain.

La Guerre dans les airs

5.

À l’instant où Bert et Grubb allaient entonner leur refrain pour la troisième fois, ils aperçurent, très bas contre le ciel, dans le nord-ouest, un énorme ballon jaune doré qui s’avançait rapidement dans leur direction.

– Sapristi ! – maugréa Grubb. – Juste au moment où nous commencions à empaumer le public, voilà une autre attraction. Tant pis ! Allons-y d’attaque.

Aux premières mesures du refrain, le globe doré descendit hors de vue.

– Ça y est ! Il est tombé, Dieu merci ! – soupira Grubb.

D’un grand bond, le ballon reparut.

– Bigre ! – pesta Grubb. – Vas-y du rigodon, Bert, qu’ils ne regardent pas de l’autre côté.

À la fin de la danse, les deux artistes interrompirent la représentation pour contempler franchement le ballon.

– Il y a quelque chose qui ne va pas, – remarqua Bert.

Tout le monde à présent suivait des yeux l’aérostat qui s’approchait à vive allure, poussé par une fraîche brise du nord-ouest. Les chants et les danses restèrent en panne : nul n’y songeait plus. Bert et Grubb eux-mêmes les avaient oubliés, comme le reste du programme. Le ballon avançait par sauts, comme si ceux qui le montaient s’efforçaient d’atterrir. Il descendait lentement, touchait le sol et rebondissait instantanément à cinquante pieds dans les airs, pour se remettre aussitôt à descendre. La nacelle heurta un bouquet d’arbres, et la silhouette noire qu’on voyait s’affairer dans les cordages retomba ou chavira en arrière. L’aérostat, de plus en plus proche, apparaissait aussi gros qu’une maison, et il arrivait tout droit sur la plage. Une longue corde pendait de la nacelle, d’où un homme lançait des appels tonitruants. Tout à coup, on eût dit que l’aéronaute retirait ses vêtements, tout en penchant la tête par-dessus bord.

– Attrapez la corde ! – entendirent distinctement les spectateurs.

– Un sauvetage, Bert ! – s’écria Grubb, en courant après le cordage.

Bert le suivit, et faillit culbuter en entrant en collision avec un pêcheur qui galopait vers le même but. Une femme, qui portait un bébé dans ses bras, deux garçonnets armés de pelles en bois, un gros monsieur en complet de flanelle atteignirent ensemble la corde, et se mirent à danser comme des kangourous, dans leurs efforts pour s’en saisir. Bert survenant réussit à poser le pied sur ce serpent frétillant et fugitif, se précipita dessus à plat ventre et l’empoigna ferme. En une demi-douzaine de secondes, toute la population éparse sur la plage se fut pour ainsi dire cristallisée contre la corde, sur laquelle tout le monde tirait, obéissant aux ordres véhéments et stimulants de l’aéronaute.

– Tirez ! – criait l’homme. – Allez-y ! Tirez ferme !

Le ballon, poussé par le vent, entraînait vers la mer sa grappe d’êtres humains. Il s’inclina, toucha l’eau en un éclaboussement argenté et se releva vivement, comme on enlève son doigt quand, par inadvertance, on a frôlé quelque chose de brûlant.

– Tirez ferme, amenez toujours ! – continuait à crier l’aéronaute, – elle s est évanouie !

Il paraissait se démener autour d’un objet invisible, pendant que les sauveteurs amenaient la corde. Bert, en tête, aiguillonné par la curiosité qui lui inspirait un beau zèle, trébuchait continuellement dans l’ampleur de son costume de derviche… Il ne s’était pas imaginé qu’un ballon pût être une chose aussi volumineuse, aussi légère, aussi instable. La nacelle, relativement petite, se composait de panneaux en gros osier tressé. À quatre ou cinq pieds au-dessus, était fixée, à un cercle d’aspect solide, la corde sur laquelle on tirait. À chaque effort des sauveteurs, Bert amenait un mètre de corde, ce qui faisait descendre d’autant la nacelle d’où sortaient des rugissements furieux.

– Elle s’est évanouie !… C’est son cœur !… Son cœur s’est rompu après tout ce qu’elle a enduré !

Le ballon cessa toute résistance, et descendit presque d’un seul coup. Bert, lâchant la corde, se précipita pour le maintenir dune autre façon et empoigna le rebord de la nacelle.

– Tenez bon ! – fit l’aéronaute dont la figure se releva tout contre celle de Bert.

C’était une figure bien connue, avec ses gros sourcils, son nez aplati, son énorme moustache noire. L’homme avait enlevé son veston et son gilet dans l’idée probablement d’avoir à se jeter à l’eau, et sa chevelure noire était extraordinairement en désordre.

– Que tout le monde se cramponne après la nacelle ! – ordonna-t-il. – J’ai avec moi une dame qui s’est évanouie…, ou son cœur a cessé de battre… Mon nom est Butteridge… Butteridge, voilà mon nom… Tout le monde à la nacelle… Dans un ballon ! C’est bien la dernière fois que je me confie à un de ces appareils paléolithiques…, la corde de dégonflement n’a pas fonctionné et la soupape ne marche pas. Si jamais je mets la main sur la crapule qui aurait dû s’assurer !…

Il passa brusquement la tête entre les cordes et demanda sur un ton suppliant :

– Vite, que quelqu’un aille chercher du cognac… du bon cognac !

Quelqu’un se détacha et partit en courant.

Dans la nacelle, sur une sorte de couchette, en une attitude savamment abandonnée, était étendue une dame grande, blonde, enveloppée dans un manteau de fourrure et coiffée d’un vaste chapeau surchargé de fleurs. Sa tête se balançait contre le rebord capitonné, ses yeux étaient fermés et sa bouche entrouverte.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – cria M. Butteridge, d’une grosse voix à l’accent vulgaire.

La dame ne bougea pas.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – répéta M. Butteridge sur un ton plus élevé encore.

La dame demeurait impassible.

Alors M. Butteridge révéla toute la fureur dont son âme était pleine.

– Si elle est morte, – tonitrua-t-il, en levant lentement son poing vers le ballon, au-dessus de sa tête, si elle est morte, je déchir-r-r-r-rerai les cieux comme une loque !… Il faut que je la sorte d’ici. Je ne veux pas la laisser mourir dans un panier d’osier de neuf pieds carrés… elle qui est faite pour des palais princiers ! Tenez bon ! Y a-t-il parmi vous un homme solide à qui je puisse la passer ?

D’un effort puissant, il prit la dame dans ses bras et la souleva.

– Empêchez la nacelle de basculer, – fit-il à ceux qui l’entouraient. – Pesez de tout votre poids… cette dame n’est pas légère et, quand je vous l’aurai passée, le ballon sera allégé d’autant.

D’un bond agile, Bert s’installa sur le rebord. Les autres empoignèrent plus fortement les cordages et le cercle.

– Êtes-vous prêts ? – demanda M. Butteridge.

Il monta sur la couchette, tout en soulevant soigneusement la dame. Puis il s’assit sur le bord opposé, en face de Bert, et passa une jambe à l’extérieur. Les cordages semblèrent le gêner.

– Quelqu’un veut-il m’aider ? Si l’un de vous veut recevoir madame ?

À ce moment précis, alors que M. Butteridge se maintenait d’aplomb avec son fardeau, en un équilibre essentiellement instable, la dame revint de sa défaillance. Ce fut très prompt et très violent.

Alfred ! sauve-moi ! – fit-elle en un cri déchirant. Elle agita ses bras, cherchant un point d’appui, et étreignit M. Butteridge convulsivement.

Bert sentit la nacelle qui ballottait, sursautait et le désarçonnait. Il aperçut aussi les bottines de la dame et la jambe droite de l’aéronaute, qui décrivaient un arc de cercle avant de disparaître en dehors. Ses sensations furent complexes, et comportèrent la certitude de ce fait, qu’il avait perdu l’équilibre et qu’il roulait la tête en bas et les jambes en l’air, à l’intérieur du panier d’osier. Il étendit les bras pour s’agripper à quelque chose. En effet, il se trouvait à peu près debout sur sa tête ; sa fausse barbe lui bâillonnait la bouche, sa joue glissa contre le capitonnage, son nez alla fouiller dans un sac de sable. La nacelle fit un violent écart et ne bougea plus.

– Quelle maudite affaire ! – grommela-t-il.

Il se crut à moitié assommé, à cause d’un bourdonnement subit dans ses oreilles, et parce que les voix des gens lui arrivaient diminuées et lointaines, comme des cris d’elfes dans l’intérieur dune colline.

Il éprouva une certaine difficulté à se remettre sur ses pieds. Ses membres s’enchevêtraient dans les vêtements dont M. Butteridge s’était débarrassé pour être prêt à plonger dans les flots. Sur un ton mi-fâché, mi-plaintif, Bert grogna :

– Vous auriez pu prévenir, avant de basculer le panier.

S’agrippant aux cordages, il se redressa tout étourdi. Au-dessous de lui, bien loin, les eaux bleues de la Manche étincelaient. Presque à l’horizon, minuscule et ensoleillé, se rapetissant comme si quelqu’un le tirait par les deux bouts, s’arrondissait le rivage, avec le groupe irrégulier de chalets qui constituaient Dymchurch. Il apercevait encore la petite troupe de gens à qui il avait brusquement faussé compagnie. Grubb, dans son accoutrement de Derviche du Désert, galopait au long de la mer, et M. Butteridge, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, semblait pousser des appels formidables. La dame, accroupie sur le sable, avec sa coiffure florifère sur les genoux, était indignement délaissée. À l’est et à l’ouest, la plage se parsemait de petits personnages qui, les yeux au ciel, paraissaient n’avoir qu’une tête et des pieds.

Le ballon, allégé de cent soixante kilos, poids de M. Butteridge et de sa compagne, s’élevait dans les airs à la vitesse d’une automobile de course.

– Pour un sale coup, c’est un sale coup ! – opina Bert.

Avec une expression d’inquiétude, il contempla la plage fuyante, et se fit cette réflexion, qu’il ne se sentait pas pris de vertige. Ensuite, avec une vague idée d’essayer quelque chose, il examina superficiellement les cordages qui pendaient autour de lui. Mais, s’asseyant sur la couchette, il exprima à haute voix sa décision :

– Je ne vais pas me risquer à manipuler ces machines-là… Je ne touche à rien… Pourtant, j’aimerais bien savoir ce qu’on fait en pareil cas.

Bientôt, il se mit debout et parcourut du regard le monde qui s’enfonçait sous lui, les falaises crayeuses à l’est et le pays plat à l’ouest, des villes et des ports, des rivières et des routes, et de nombreux navires avec leurs ponts et leurs cheminées de plus en plus petits, sur la mer toujours plus vaste, et le grand viaduc du monorail qui franchissait le détroit de Folkestone à Boulogne, jusqu’à ce qu’enfin des nuages floconneux se fussent rassemblés en un voile opaque pour lui cacher la perspective. Il n’était ni effrayé, ni incommodé de vertige, mais seulement dans un état de profonde consternation.

La Guerre dans les airs

Chapitre 3 LE BALLON

1.

Bert Smallways était une petite créature vulgaire, de cette espèce bornée et impertinente que l’ancienne civilisation du XXe siècle produisait par millions dans tous les pays du monde. Il avait passé toute sa vie dans des rues étroites, entre de sordides maisons par-dessus lesquelles il ne pouvait voir, enfermé dans un cercle exigu d’idées dont il ne pouvait sortir. Pour lui, l’unique devoir de l’homme était de se montrer plus adroit, plus malin que son prochain, de se planter les poings sur les hanches et de se payer du bon temps. En somme, il appartenait à la race qui avait fait l’Angleterre et l’Amérique ce qu’elles étaient. Jusqu’ici la chance avait été contre lui, mais il ne fallait voir là qu’une anicroche : sa personne constituait simplement un individu agressif, doué d’un sens aigu de l’appropriation, sans aucun sentiment de la cohésion de l’État, sans loyauté, sans dévouement, sans code d’honneur et même sans code de courage. Par un curieux accident, il se trouvait soulevé hors de son merveilleux monde moderne, hors de la portée de tout appel, à l’abri de toute poursuite, flottant dans l’air, telle une chose morte et désincorporée, comme si le ciel, le prenant pour sujet d’expérience, avait choisi en lui le spécimen de ses millions de compatriotes, pour l’étudier de près et voir ce que devenait l’âme humaine. Mais ce que le ciel eût pu faire de lui en ce cas, je ne prétends pas l’imaginer, car j’ai depuis longtemps abandonné toutes théories concernant les idées et les intentions célestes.

Être seul dans un ballon, à une altitude de quatorze à quinze mille pieds – altitude à laquelle parvint bientôt Bert Smallways – est une aventure à nulle autre pareille. C’est l’une des audaces suprêmes permises à l’homme. Jamais aucune machine volante ne fera mieux. S’élever à de telles hauteurs, c’est passer au-delà des choses humaines ; c’est être à un rare degré plongé dans le calme et la solitude – la solitude sans la moindre menace d’intrusion, le calme sans un seul murmure… C’est voir le ciel.

Aucun écho du tumulte et du vacarme humains n’arrive jusqu’à vous, l’air est limpide et pur au-delà de toute possibilité de souillure. Nul insecte, nul oiseau ne se risquent aussi haut. Aucun vent ne souffle, aucune brise ne vous frôle, car l’aérostat se meut avec le vent et devient partie de l’atmosphère : une fois en route, il ne tangue ni ne roule ; vous ne sentez même pas s’il monte ou s’il descend.

Bert éprouvait une sensation de froid vif, mais restait indemne du mal des hauteurs. Il endossa le veston et la pelisse de Butteridge par-dessus la défroque qui recouvrait son complet du dimanche et transformait M. Smallways en Derviche du Désert ; il enfila les gros gants de l’aéronaute, et demeura assis très longtemps sans bouger, intimidé par la quiétude immense de l’univers. Au-dessus de sa tête, le grand globe, léger et translucide, de soie imperméable, brillait sous les rayons éclatants du soleil, au centre du dôme profond du firmament bleu. Au-dessous, très loin au-dessous, s’étalait un rideau déchiqueté de nuages ensoleillés, lacéré d’énormes déchirures, à travers lesquelles Bert entrevoyait les flots.

À l’observer d’en dessous, on aurait aperçu sa tête, petite boule noire penchée d’abord d’un côté de la nacelle, puis disparaissant pour reparaître bientôt d’un autre côté. Il ne ressentait ni nausées ni frayeur. Il songeait que, puisque cette machine ingouvernable l’avait emporté dans le ciel, elle l’en redescendrait sans doute tôt ou tard ; mais cette considération ne le tourmenta pas beaucoup. Son état était essentiellement un état d’ébahissement. Il n’y a ni inquiétude ni crainte possibles dans un ballon…, jusqu’au moment de la descente.

– Saperlipopette ! – s’exclama-t-il, éprouvant le besoin de parler, – ça vaut mieux qu’une moto… Tout va bien… Je suppose qu’on télégraphie de tous les côtés à mon sujet.

Au bout dune heure, il se mit à examiner avec un soin méticuleux l’équipement de la nacelle. Au-dessus de lui pendait la manche d’appendice, sa coulisse nouée, mais laissant une ouverture libre, à travers laquelle l’œil de Bert plongeait dans une vaste cavité vide et tranquille, et d’où sortaient deux fines cordes d’usage inconnu, l’une blanche, l’autre cramoisie, fixées à des goussets au-dessous du cercle de suspension. Le filet qui recouvrait le ballon se terminait par des cordes attachées au cercle, sorte de grand cerceau de bois doublé d’acier, auquel des suspentes reliaient la nacelle. À celle-ci pendaient le guiderope et les grappins, et, sur le bord, à l’extérieur, étaient accrochés un certain nombre de sacs de toile que Bert reconnut pour contenir le lest qu’il fallait « lâcher », si le ballon tombait.

– Et il n’a pas l’air de tomber pour l’instant, – se dit-il à haute voix.

Le cercle de suspension portait un baromètre anéroïde et un instrument en forme de boite ronde, avec un cadran d’ivoire, sur lequel on lisait l’indication statoscope avec d’autres termes français : une aiguille oscillait entre les deux mots : montée et descente, en français aussi.

– C’est parfait, – pensa Bert, se rappelant les éléments de français qu’on lui avait enseignés en classe, – on sait comme cela si on grimpe ou si on dégringole.

Sur la couchette au capitonnage écarlate, il y avait deux couvertures et un kodak, et, dans un coin, au fond de la nacelle, un gobelet et une bouteille de champagne vide.

– Les rafraîchissements, – fit Bert pensivement, en ramassant la bouteille.

Il eut alors une brillante inspiration. Sous les couchettes, il remarqua des caisses dans lesquelles il trouva le complément d’agrès que M. Butteridge avait jugé indispensable à son ascension : deux paniers qui contenaient un pâté de gibier, un pâté de viande, un poulet froid, des tomates, des laitues, des sandwiches au jambon et aux crevettes, une énorme brioche, des couteaux, des fourchettes, des assiettes en papier, des flacons de café et de cacao, du pain, du beurre, de la marmelade d’orange, plusieurs bouteilles de champagne soigneusement empaquetées, des bouteilles d’eau de Perrier, une bonbonne d’eau pour les soins de toilette, un portefeuille, des cartes, un compas, un sac à main renfermant de multiples objets : fers à friser, épingles à cheveux ; une casquette à rabats… et ainsi de suite.

– Tout le confort des grands hôtels ! approuva Bert, qui avait pris possession de la casquette et en attachait les rabats sous son menton.

Il pencha la tête hors de la nacelle. Au-dessous, les nuages resplendissaient et s’étaient épaissis jusqu’à masquer entièrement le paysage terrestre. Vers le sud, ils s’entassaient en grandes piles neigeuses que Bert était enclin à prendre pour des montagnes. Au nord et à l’est, ils s’étendaient en longues ondulations qui renvoyaient le soleil en reflets aveuglants.

– Je me demande combien de temps un ballon peut rester en l’air, – marmotta Bert.

Il ne parvenait pas à s’imaginer qu’il avançât, tant le ballon voguait insensiblement dans le vent.

– D’ailleurs il vaut mieux ne pas descendre avant d’avoir tâté d’un brin de voyage – réfléchit-il.

L’idée lui vint de consulter le statoscope.

– Toujours montée, – dit-il. – Qu’est-ce qui se passerait si je tirais une corde ?… Non… Je ne vais pas me risquer à manipuler ces histoires-là.

Un peu plus tard, cependant, il tira sur les cordes qui commandaient la soupape et le panneau de déchirure, mais, comme M. Butteridge l’avait déjà constaté, elles ne fonctionnaient pas. Rien ne se passa, par conséquent. Sans cette anicroche, le ballon se serait déchiré, comme pourfendu par un grand coup d’épée, et M. Smallways se serait abîmé dans l’éternité, à la vitesse de quelques milliers de pieds à la seconde.

– Ça ne marche pas, – fit-il, en se penchant encore une fois aux cordages.

Après quoi, il s’inquiéta du déjeuner. Il prit une bouteille de champagne, mais, aussitôt qu’il eut coupé les fils de fer, le bouchon sauta avec une incroyable violence et la plus grande partie du liquide le suivit dans l’espace. Bert en recueillit à peine un gobelet.

– Pression atmosphérique, – observa-t-il, trouvant enfin une application aux connaissances qu’il avait acquises aux cours de physique élémentaire de son école. – Il faudra que je sois plus prudent la prochaine fois… Inutile de gâcher la boisson.

Quand il eut fini de déjeuner, il chercha partout des allumettes afin d’utiliser un des cigares de M. Butteridge. Mais ici encore, la bonne chance se rangeait de son parti, car il ne trouva rien qui pût enflammer la masse de gaz qui l’emportait. Autrement, il aurait sauté dans l’espace, salué par l’éclat d’une bombe d’artifice splendide, mais transitoire.

– Imbécile de Grubb, – maugréait-il, fouillant en vain ses poches. – Il avait bien besoin de garder ma boite…, avec sa maudite habitude de vous « faire » vos allumettes.

Il s’allongea sur une couchette et se reposa quelque temps. Puis, il se releva, remua divers objets, arrangea les sacs de lest, contempla les nuages un instant et déplia les cartes sur le coffre. Bert avait un faible pour les cartes, et il s’obstina à en chercher une de la France et du détroit. Mais toutes étaient des cartes d’état-major des comtés d’Angleterre. Enfin, il songea à se distraire par la lecture des lettres de M. Butteridge et par l’examen du contenu de son portefeuille. De cette façon, s’écoula pour lui l’après-midi.

La Guerre dans les airs

2.

L’air, bien que calme, était singulièrement vif et froid. Assis sur le coffre et déjà emmitouflé dans la pelisse de M. Butteridge, Bert avait drapé autour de son buste le vaste manteau de dame, et enroulé autour de ses jambes une épaisse couverture. Ses pieds se réchauffaient dans d’immenses pantoufles fourrées. Dans la nacelle, de dimensions réduites, tout était confortable et neuf, quelques sacs de sable constituant le bagage moins élégant. Bert avait même découvert une petite table pliante qu’il installa sous ses coudes avec un verre de champagne devant lui. Tout alentour, dessus et dessous, c’était l’espace vide et silencieux, que seul l’aéronaute connaît.

Bert ignorait vers quel but il dérivait et quels événements l’attendaient. La sérénité avec laquelle il acceptait cet état de choses faisait honneur au courage des Smallways, car on aurait pu s’attendre à trouver ce courage d’une qualité plus dégénérée et plus méprisable certainement. Au milieu de toutes ces impressions, un espoir subsistait : il finirait fatalement par descendre quelque part, et alors, s’il ne s’écrasait pas dans la dégringolade, quelqu’un ou quelque société peut-être le réexpédierait, lui et le ballon, en Angleterre : sinon, il demanderait fermement le consul britannique.

– Le consuelo britannique, – décida-t-il, se préparant à toute éventualité. – Apportez-moi à le consuelo britannique, s’il vous plaît, – disait-il, car il n’ignorait rien des difficultés de la langue française.

Entre-temps, l’étude des secrets intimes de M. Butteridge lui parut pleine d’intérêt. Il trouva des papiers d’un caractère absolument privé, et, entre autres, d’ardentes lettres d’amour tracées d’une grande écriture féminine. Mais ce sont là des affaires qui ne nous regardent pas et il nous suffira de marquer notre regret que Bert ait été si indiscret. Quand il eut achevé cette lecture, il ne put s’empêcher de s’écrier, d’un ton stupéfait :

– Sapristi ! – Et après un long intervalle, il ajouta : – Je me demande si ça vient d’elle… Quel tempérament !

Après avoir médité quelque peu sur ce sujet, il reprit l’exploration des poches de M. Butteridge. Elles contenaient des coupures de journaux, plusieurs lettres en allemand et quelques autres de la même écriture, mais en anglais.

– Tiens, tiens ! – fit Bert.

L’une de ces dernières débutait par des excuses de ce qu’on n’avait pas osé encore écrire en anglais, malgré les ennuis et les retards qui avaient dû en résulter. Ensuite venaient certains passages que Bert trouva intéressants au suprême degré : « Nous comprenons parfaitement les difficultés de votre position et nous concevons volontiers que, dans les circonstances actuelles, vous êtes probablement surveillé. Mais, monsieur, il est peu vraisemblable qu’on songe à vous opposer des obstacles sérieux si vous désirez vraiment vous expatrier et venir nous rejoindre, avec vos plans, par les routes coutumières : Ostende, Calais, Boulogne ou Dieppe. Il nous est difficile d’admettre que vous ayez à craindre un danger de mort à cause du secret de votre précieuse invention. »

– C’est drôle, – observa Bert, qui se plongea dans de profondes réflexions.

Il parcourut les autres lettres.

– Ils ont l’air de vouloir qu’il vienne, – se dit-il mais ils ne paraissent pas se donner grand mal pour l’attirer… ou bien peut-être font-ils les dédaigneux pour qu’il baisse ses prix… Ça ne semble pas être le gouvernement, du reste, – remarqua-t-il au bout d’un moment. – On dirait plutôt du papier à en-tête de commerce. Drachen flieger. Drachenballons. Ballonstoffe. Kugelballons. Tout ça, c’est du grec pour moi…

Mais il essayait de vendre son bienheureux secret à l’étranger. Voilà qui est clair. Pas de grec là-dedans. Sapristi ! Le voilà bien, le vrai secret !

Il quitta son siège, souleva le couvercle du coffre, en tira le portefeuille qu’il ouvrit devant lui sur la table pliante. Le portefeuille était plein de dessins exécutés dans le style adopté par les ingénieurs et avec leurs couleurs conventionnelles. En outre, il s’y trouvait quelques photographies assez mal tirées, évidemment l’œuvre d’un amateur pris de court, et représentant la machine Butteridge dans son hangar près du Palais de Cristal.

Bert s’aperçut que ses mains tremblaient.

– Bigre ! me voilà avec ce miraculeux secret, et je suis à une hauteur trop grande pour pouvoir même le crier sur les toits. Voyons un peu !

Il se mit à étudier les dessins et à les comparer avec les photographies. Les uns et les autres le laissaient perplexe. Il semblait qu’il en manquât la moitié. Bert essayait de deviner comment les diverses pièces s’adaptaient entre elles, mais il dut s’avouer que l’effort était excessif pour ses facultés.

– Ça n’est pas commode ! Dommage que je n’aie pas étudié la mécanique. Si j’étais capable seulement de comprendre l’agencement de tout cela !

Il s’appuya sur le bord de la nacelle et resta ainsi à fixer sans le voir un énorme amas de nuages épais, sommets de montagnes qui se dissolvaient doucement sous l’éclat du soleil. Soudain son attention fut attirée par une étrange tache noire qui évoluait sur ces blancheurs. Il s’en alarma. Cette forme sombre avançait en même temps que lui, le suivait infatigablement au fond de l’abîme, escaladant les cimes nuageuses. Pourquoi diable le suivait-elle ? Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?…

Il eut une inspiration.

– Parbleu ! – s’écria-t-il.

C’était l’ombre du ballon, mais il l’épia encore un long moment d’un œil soupçonneux. Les plans étalés sur la table le réclamèrent à nouveau et l’après-midi se partagea entre ses luttes pour les comprendre et des périodes de méditation. Il prépara les phrases qu’il débiterait en prenant terre. « Voici, Mossieu, je souis un inventeur anglais. Mon nom est Butteridge. Je donne l’épellement : Bé-ou-té tè-hè-arr-hi-dè-ghè-hè. J’avais veniou ici pour vendre le secret de le flying machine. Comprenez ? Vendre pour l’argent tout suite, l’argent en main. Comprenez ? C’est le machine à jouer dans l’air. Comprenez ? C’est le machine à faire l’oiseau. Comprenez ? Balancer ? Oui, exactement ! surpasser l’oiseau avec son moyen. Je désire de vendre ceci à votre governement national. Voulez-vous me directer là ? »

Un peu décousu, je suppose, au point de vue de la grammaire. Bah ! ils seront assez malins pour comprendre le sens, – opina Bert. – Oui, mais… si on me demande d’expliquer le truc ? – De plus en plus tracassé, il se remit à étudier les plans. – À coup sûr, ils ne sont pas tous là !… – grommela-t-il bientôt.

Le problème de savoir ce qu’il ferait de sa miraculeuse trouvaille l’horripilait péniblement, pendant qu’il voguait au milieu des nuages.

J’ai là une occasion qu’on ne trouve qu’une fois dans sa vie.

Mais, en y réfléchissant, il acquérait de plus en plus la conviction que l’occasion lui échapperait pour mille bonnes raisons.

– Aussitôt que je serai descendu, on télégraphiera partout… Les journaux parleront de mon atterrissage… Butteridge sera informé…, et il ne tardera pas à me tomber sur le dos.

Butteridge était un personnage beaucoup trop terrible pour qu’on envisageât de gaieté de cœur la possibilité de sa chute sur votre dos. Bert évoqua l’image de la grosse moustache noire, du nez triangulaire, de la voix tonitruante et du regard furibond. Son rêve de vendre pour un prix fabuleux le grand secret de Butteridge s’écroula, s’aplatit et s’évanouit. Il s’éveilla à la saine réalité.

– Non, ça ne marche pas. À quoi bon y songer ?

Sans aucun empressement, avec une lenteur qui en disait gros sur ses regrets, il procéda à la remise en place des papiers de M. Butteridge, dans les poches du portefeuille où il les avait trouvés. Bientôt, il remarqua sur le ballon, au-dessus de lui, un splendide reflet doré, et il sentit qu’une nouvelle chaleur réchauffait le dôme bleu du ciel. Il se leva et aperçut le soleil, immense boule d’or aveuglante, qui s’enfonçait dans une mer tumultueuse de nuages pourpres bordés d’or ; spectacle étrange et prodigieux au-delà de toute imagination. Vers l’est, l’océan nuageux s’étendait bleu sombre à perte de vue, et Bert crut qu’il contemplait l’hémisphère entier du monde.

Alors, tout au loin, par-dessus l’immensité bleue, il distingua trois longues formes grises, comme des marsouins, se poursuivant à la file. On eût dit vraiment des poissons, avec des queues ; mais, dans cette lumière, l’impression était trompeuse. Il cligna des yeux, les écarquilla… Il n’y avait plus rien. Longtemps, il scruta les lointains espaces sans plus rien discerner.

– Je me demande maintenant si j’ai vraiment vu quelque chose, – fit-il. – Du reste, il n’existe rien de semblable…

Le soleil s’enfonçait, non pas tout droit, mais en plongeant vers le nord, et soudain la clarté du jour et sa chaleur disparurent. Par petites oscillations, l’aiguille du statoscope pivota vers la descente.

La Guerre dans les airs

3.

– Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? – bégaya Bert.

La grise et froide solitude nuageuse montait vers lui à une allure large et lente. Les nuages cessaient de ressembler à des cimes neigeuses ; ils devenaient immatériels et révélaient dans leur contexture un tourbillonnement immense et silencieux. Quand il atteignit leurs masses ténébreuses, sa descente fut arrêtée un instant. Puis soudain le ciel se cacha, les derniers vestiges de clarté disparurent. Bert s’enfonça rapidement, dans une obscurité crépusculaire, à travers une trombe de fins flocons de neige, qui passaient devant ses yeux en se dirigeant vers le zénith, venaient se poser en fondant autour de lui, effleuraient sa figure comme des doigts fantomatiques. Il frissonna. Son haleine sortait en vapeur de ses lèvres, l’humidité détrempait tout.

Il eut l’impression d’une tourmente de neige qui, avec une furie démesurée et sans cesse croissante, monterait vers le ciel ; mais il comprit bientôt qu’il tombait avec une vitesse qui s’accélérait à chaque seconde.

À peine perceptible au début, un son bourdonna à ses oreilles. Le silence colossal de l’univers avait pris fin. Qu’était-ce que ce bruit confus ? Inquiet, perplexe, il allongea la tête en dehors de la nacelle.

D’abord, il ne distingua rien. Puis très nettement il discerna de petites bandes d’écume qui se poursuivaient, dans le bouillonnement des flots, au-dessous de lui. Au loin, il entrevit un bateau-pilote avec sa grande voile barrée d’énormes lettres noires, et une petite lumière d’un rouge jaunâtre qui dansait en tous sens, roulait et tanguait dans la rafale, alors qu’il ne sentait lui-même aucun souffle de vent. Bientôt le tumulte des eaux se rapprocha et devint assourdissant. Il tombait, il tombait dans la mer ! Il fut pris d’une activité trépidante.

– Du lest ! – cria-t-il, et, saisissant un sac, il le hissa par-dessus bord. Sans attendre l’effet, il en jeta un second, et se pencha juste à temps pour apercevoir un minuscule éclaboussement blanchâtre à la surface sombre des vagues. L’instant d’après, il était à nouveau dans les nuages et la neige.

Sans la moindre nécessité, il se débarrassa d’un troisième, puis d’un quatrième sac, et, à son immense satisfaction, il émergea des régions humides et glaciales dans l’atmosphère supérieure, claire et froide, où s’attardaient les dernières lueurs du couchant.

– Dieu merci ! – balbutia-t-il tout ému.

Quelques étoiles à présent perçaient la voûte bleue, et dans l’est le disque de la lune apparut.

La Guerre dans les airs

4.

Ce premier plongeon laissa à Bert l’impression qu’une immensité liquide s’étendait au-dessous de lui. La courte nuit d’été lui parut cependant interminablement longue. Il éprouvait une sensation désagréable d’insécurité et il s’imaginait, sans la moindre raison, que le jour la dissiperait. En outre il avait grand-faim. Il tâtonna dans le coffre, plongea ses doigts dans un pâté, choisit quelques sandwiches et réussit à ouvrir une demi-bouteille de champagne. Réchauffé et restauré, il exhala sa rancune contre Grubb qui, en lui chipant ses allumettes, l’empêchait de goûter un bon cigare, s’enveloppa dans les pelisses, s’installa confortablement sur la couchette et sommeilla quelque temps. Une fois ou deux il se leva pour s’assurer qu’il restait à une distance prudente des flots. La première fois, les nuages qu’éclairait la lune étaient blancs et denses et l’ombre allongée du ballon se promenait sur eux, comme un chien suit son maître. Par la suite, ils s’éclaircirent. Tandis qu’il demeurait couché sur le dos, il fit une découverte. Dans son gilet, ou plutôt dans le gilet de M. Butteridge, il entendait un frou-frou, à chaque aspiration. Le vêtement renfermait des papiers dans la doublure. Mais, quelle que fût sa curiosité, l’obscurité était trop profonde pour qu’il les sortît de leur cachette et les examinât.

Le chant des coqs, l’aboiement des chiens, les appels des oiseaux l’éveillèrent. Le ballon avançait lentement à très faible hauteur, au-dessus d’une vaste contrée baignée d’or par le soleil qui se levait dans un ciel pur. Bert contempla des champs bien cultivés, sans haies ni clôtures, coupés seulement de routes que bordaient des poteaux soutenant des câbles métalliques. Le ballon venait de passer au-dessus d’un village qui, autour d’une église à haute tour, serrait ses maisons blanchies à la chaux, avec des toits à pente raide couverts de tuile rouge. Des paysans portant des blouses luisantes et des chaussures énormes, s’arrêtaient pour le regarder en se rendant aux champs. L’aérostat était descendu si bas que le guiderope traînait à terre. Bert considéra ces êtres avec ébahissement.

– Faut-il atterrir ?… Il serait temps, je suppose, – se disait-il.

Le ballon s’avançait contre une ligne de monorail et pour la franchir sans encombre, Bert jeta prestement plusieurs poignées de lest.

– Voyons. Réfléchissons. Je pourrais crier à ces gens : Attrapez !… Si seulement je connaissais une bonne expression française pour leur demander de prendre la corde… Ça doit être la France, je pense.

Il examina la contrée à nouveau.

– Ça pourrait bien être la Hollande…, ou le Luxembourg…, ou bien l’Alsace-Lorraine, autant que je sache. Qu’est-ce que c’est que ces grands bâtiments là-bas ?… Ces fours à plâtre ?… Le pays a l’air prospère…

L’aspect respectable de la région ranima en lui aussi des préoccupations de respectabilité.

– Il serait temps de faire un brin de toilette.

Il résolut de procéder à un lever en règle, et, pour opérer à son aise, il lança par-dessus bord un sac de sable. Son étonnement fut grand de constater qu’il gagnait de nouveau avec une extrême vitesse les hautes régions.

Sapristi ! – s’écria M. Smallways. – Faut pas abuser du lest… Quand vais-je redescendre, à présent ?… Va falloir déjeuner à bord…

L’air s’était réchauffé, et il ôta sa casquette. Il fit de même pour sa perruque d’étoupe qui lui tenait trop chaud à la tête, mais, cédant à une impulsion imprudente, il la lança dans le vide. Le statoscope répondit par une vigoureuse oscillation vers la « montée ».

– Ce maudit ballon ! – grogna Bert. – Il suffit de jeter un coup d’œil par-dessus bord pour qu’il monte.

Bert s’attaqua au coffre : il y trouva plusieurs boîtes de cacao liquide, accompagnées d’instructions explicites auxquelles il se conforma avec un soin minutieux. Avec une clef fixée au couvercle, il pratiqua des trous dans le fond de la boîte, dont la paroi s’échauffa au point de lui brûler les doigts. Il l’ouvrit alors et, sans allumette ni flamme d’aucune sorte, il eut son cacao fumant. C’était une vieille invention, mais nouvelle pour Bert. Avec du pain, du jambon et de la marmelade, il fit un déjeuner fort convenable.

Le soleil devenait plus chaud et Bert enleva sa pelisse, ce qui le fit penser au frou-frou qu’il avait surpris dans la nuit. Il retira alors le gilet et l’examina.

– Le père Butteridge ne sera peut-être pas content si je lui détériore ses frusques.

Après un moment d’hésitation, il se décida à découdre le gilet. Il trouva dans la doublure les dessins des plans rotateurs latéraux dont dépendait la stabilité de toute la machine volante.

Un ange curieux, qui aurait observé Bert, l’aurait vu assis dans la nacelle, plongé dans une profonde méditation. Finalement, avec un air inspiré, il se leva, empoigna le gilet éventré, déchiqueté, saccagé, et le précipita hors de la nacelle : le vêtement descendit en voltigeant pour se poser avec un flop satisfait sur la figure d’un touriste allemand qui dormait paisiblement auprès du Hâlette, non loin de Wildenvey. Allégé ainsi, le ballon monta plus haut encore, en une position plus favorable aux observations de notre ange imaginaire qui aurait surpris M. Smallways en train de déboutonner son veston, son gilet, son faux col, sa chemise, de plonger sa main dans sa poitrine et s’en arracher le cœur, ou du moins, sinon son cœur, un objet rouge vif. Si l’observateur, surmontant un frisson de répugnance céleste, avait scruté de plus près cet objet rouge vif, il eût mis à nu l’un des secrets les plus chéris de Bert, l’une de ses faiblesses essentielles. C’était un plastron en flanelle rouge, l’un de ces talismans quasi hygiéniques qui, avec les pilules et les spécialités pharmaceutiques, remplacent, chez les peuples protestants de la chrétienté, les images et les reliques miraculeuses. Bert portait toujours ce plastron ; c’était sa chimère favorite, créée par une somnambule extralucide qui avait déclaré au jeune homme qu’il avait les poumons faibles.

Ayant ôté son fétiche, il l’attaqua avec un canif et, écartant les deux morceaux d’étoffe qui formaient le pan de devant, il se mit en devoir d’y insérer les plans nouvellement découverts. Ceci accompli, il installa en bonne place le miroir de M. Butteridge et la cuvette de toile pliante ; puis, il rajusta son costume avec la gravité d’un homme qui a pris une décision irrévocable, boutonna son veston, posa sur le rebord la défroque du derviche, se lava modestement la figure, se rasa, replaça sur sa tête la casquette à rabats, endossa la pelisse, et enfin, rafraîchi et délassé par ces exercices, il surveilla la contrée au-dessus de laquelle il planait.

Le spectacle était vraiment d’une magnificence incroyable. Ni aussi étrange ni aussi grandiose, peut-être, que la mer de nuages ensoleillés, il offrait certes infiniment plus d’intérêt. L’air avait une limpidité incomparable, et, sauf vers le sud et le sud-ouest, pas un nuage ne tachait le ciel. La région était montueuse, avec des bois de sapins et des plateaux dénudés. Des fermes nombreuses parsemaient les pentes ; les collines étaient profondément tranchées par des gorges où coulaient plusieurs rivières sinueuses, au cours interrompu par les barrages des usines électriques. Des villages aux toits en pente abrupte, pimpants et gais, s’éparpillaient partout, avec des églises aux clochers variés auprès des mâts du télégraphe sans fil. Ici et là de vastes châteaux, des parcs spacieux, des routes blanches et des chemins bordés de poteaux rouges ou gris attiraient le regard dans le paysage. On voyait des jardins clos de murs, des rangées de meules de foin, d’énormes toits de granges et des laiteries mécaniques mues par l’électricité. Sur les hauteurs, s’étageaient des troupeaux de bétail. Par endroits, Bert apercevait les voies des anciens chemins de fer, convertis maintenant en monorails, qui disparaissaient sous des tunnels, franchissaient des tranchées et des remblais, et parfois un bourdonnement rapide marquait le passage d’un train. Tout le détail se détachait avec une netteté et une minutie extraordinaires. Une fois ou deux, il distingua des soldats et des canons qui lui rappelèrent les préparatifs militaires du lundi de la Pentecôte à Maidstone. Mais rien ne lui indiquait que ces préparatifs pussent avoir quelque chose d’anormal ; rien ne lui expliquait le bruit irrégulier des tirs, qui montait parfois jusqu’à lui.

Je voudrais bien connaître le moyen de descendre, – se disait Bert, – à plus de dix mille pieds au-dessus de tout cela, et il tirait inutilement sur les cordes rouge et blanche tour à tour. Plus tard, il fit un inventaire de ses provisions. La vie dans les régions supérieures lui donnait un appétit redoutable et il lui parut sage en l’occurrence de partager ses vivres en rations précises. Rien ne lui garantissait qu’il ne passerait pas huit jours dans les airs.

D’abord le vaste panorama qui se déroulait au-dessous de lui avait été aussi silencieux qu’un décor peint. Mais à mesure que la journée s’avança et que la déperdition du gaz s’accentua en ramenant le ballon plus près de terre, les détails se précisèrent, les personnages devinrent plus visibles, et Bert entendit mieux les coups de sifflet et les ronflements des trains, les mugissements du bétail, les appels des trompettes et des tambours, et bientôt même la voix des hommes. Son guiderope traîna de nouveau sur le sol et il envisagea la possibilité de tenter un atterrissage. À plusieurs reprises, quand la corde entra en contact avec des câbles de transport d’électricité, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; une fois même une décharge plus forte lui donna une secousse violente, et des étincelles jaillirent de divers côtés dans la nacelle.

Il accepta ces vicissitudes comme les aléas du voyage. Une idée unique envahissait à présent son esprit : saisir l’occasion de détacher son grappin du cercle de suspension.

L’essai d’atterrissage fut dès le début malheureux parce que, sans doute, l’endroit était mal choisi. D’ordinaire un ballon doit se poser dans un espace libre, et Bert se trouvait au-dessus d’une foule. Sa décision fut prise subitement sans réflexion suffisante. Dans la direction qu’il suivait, il aperçut la plus attrayante petite ville du monde, tout un bouquet de tourelles et de pignons pointus, dominé par un haut clocher d’église, au milieu de la verdure des jardins. Une antique muraille encerclait la cité, livrant passage, par une vaste et belle porte fortifiée, à une grand’route bordée d’arbres. Tous les fils et câbles électriques des environs, comme des invités à une fête, accouraient vers la ville qui donnait une impression de confort familial et cossu et qu’égayaient encore des pavoisements à profusion. Au long des chemins, les gens de la campagne, à pied ou dans des carrioles à deux roues, arrivaient ou repartaient, dépassés de temps à autre par un wagon monorail. Près de l’embranchement, hors les murs, sous les ombrages d’un quinconce, une petite foire animée avait dressé ses tentes et ses baraques. Le site parut à Bert tout à fait séduisant. Il se tint prêt à lancer son grappin et à s’ancrer au milieu de tout cela, pour débarquer, ainsi que son imagination le lui figurait, tel un hôte intéressant, intéressé, et bienvenu.

Il se voyait déjà au centre d’un cercle d’admirateurs rustiques, accomplissant, de la parole et du geste, des prouesses linguistiques.

C’est à ce moment que commence le chapitre des accidents adverses.

Longtemps avant que la foule fût avertie de la venue de Bert au-dessus des arbres, le guiderope s’était rendu impopulaire. Coiffé d’un chapeau noir luisant et portant sous le bras un vaste parapluie, un vieux paysan, apparemment pris de boisson, fut le premier à apercevoir ce reptile qui rampait sur le sol, et l’ambition présomptueuse de le mettre à mort s’empara du brave homme. Avec des cris farouches il se jeta impétueusement sur le monstre qui traversa de biais la route, barbota dans une jarre de lait sur un tréteau, vint secouer sa queue laiteuse au milieu d’un char à bancs automobile où des filles de fabrique en excursion poussèrent des hurlements perçants. Les spectateurs alors levèrent la tête et ils virent Bert s’escrimant à faire des saluts aimables que la foule, indignée par les piaillements des femmes, considéra comme des gestes insultants. Puis la nacelle heurta adroitement le toit de la porte fortifiée, brisa quelques hampes de drapeaux, joua un air sur une portée de fils télégraphiques, et envoya l’un des fils rompus provoquer, comme une mèche de fouet, sa part d’impopularité. Bert n’évita d’être précipité par-dessus bord qu’en se cramponnant énergiquement aux suspentes. Deux jeunes soldats et plusieurs paysans, vociférant et lui tendant le poing, se lancèrent à sa poursuite au moment où il franchissait le mur de la ville. De rustiques admirateurs, oui vraiment !

À la manière des aérostats soulagés d’une partie de leur poids par un contact quelconque, le ballon avait bondi avec une sorte d’impertinence, et Bert se trouva soudain au-dessus d’une rue encombrée qui débouchait sur une place de marché fort animée. Le flot d’hostilité l’accompagna.

Le grappin ! – se dit Bert et, après une seconde de réflexion, il interpella la foule. – Gare têtes ! Là Hé ! Hé ! Vous autres têtes ! Sapristi !

Le grappin dégringola sur un toit en pente rapide, tomba avec une avalanche de tuiles cassées dans la rue, au milieu des cris de terreur et d’épouvante, et rebondit dans la glace d’une devanture qui, sous le choc, se brisa avec un tintement infernal. Le ballon roula de très écœurante façon, la nacelle éprouva une secousse violente, mais le grappin n’avait pas tenu. Il émergea de nouveau, portant sur une de ses oreilles, avec un air narquois de sélection délicate, un petit fauteuil d’enfant que poursuivait un boutiquier affolé il souleva sa pêche, la balança avec toute l’apparence d’une pénible indécision devant le rugissement de fureur poussé par la foule, et finalement, comme par une inspiration, la laissa tomber adroitement sur la tête d’une paysanne entourée d’un étalage de choux.

Tout le monde à présent était informé de la présence de l’aérostat, car tous étaient occupés, soit à éviter le grappin, soit à saisir le guiderope. Avec un balancement de pendule, qui dispersait les gens à droite et à gauche, le facétieux grappin reprit contact avec le sol, visa et manqua de peu un gros monsieur en complet bleu et en chapeau de paille. Il arracha un des tréteaux qui soutenaient un étal de mercerie, fit bondir comme un chamois un soldat cycliste en culotte courte, et enfin s’aventura irrésolument entre les jambes de derrière d’un mouton qui fit des efforts convulsifs et disgracieux pour se délivrer et qui resta perché dans une situation de tout repos, sur une croix de pierre, au milieu de la place. À cet instant, le ballon fit mine de s’élancer vers les hauteurs, mais une vingtaine de paires de mains le halaient vers le sol, et Bert constatait aussitôt qu’une fraîche brise soufflait autour de lui.

Pendant quelques secondes, il chancela au milieu de la nacelle, qui à présent se balançait de façon à soulever le cœur. Puis il contempla la cohue gesticulante, et essaya de rassembler ses esprits. Il s’étonnait extraordinairement de cette série de mésaventures. Est-ce que, réellement, ces gens étaient à ce point surexcités ? Ils semblaient furieux contre lui et nul ne se montrait intéressé ou amusé par son apparition. Une proportion excessive de ces clameurs avaient le ton de l’imprécation, et même, à n’en pas douter, un singulier accent de menace. Plusieurs personnes en grand uniforme et coiffées de tricornes s’efforçaient en vain de maintenir la foule. On agitait des poings et des gourdins. Et quand Bert aperçut un des figurants qui se détachait du gros de la troupe et courait à une charrette de foin pour saisir une fourche aux dents aiguës, puis un soldat en uniforme bleu qui débouclait son ceinturon, il n’eut plus alors aucun doute sur la question de savoir s’il devait oui, ou non, atterrir là.

Il s’était forgé cette illusion qu’on allait faire de lui un héros et se rendait compte à présent de sa méprise.

Dix pieds à peine le séparaient des forcenés lorsqu’il se décida. Sa paralysie cessa d’emblée ; il bondit sur le coffre et, au risque de culbuter, il détacha le grappin de son cabillot, puis courut au guiderope et fit de même. Une rauque clameur de dépit accueillit la descente de ces engins ; un projectile, qu’il reconnut par la suite pour un navet, siffla à ses oreilles. L’aérostat fit un saut prodigieux dans les airs, tandis que les têtes grouillantes semblaient s’enfoncer dans un abîme ; au début de ce bond, avec un froissement horrifiant, l’enveloppe effleura un support de fils téléphoniques, et, pendant un instant d’angoisse, Bert s’attendit à une explosion, à une déchirure de la soie caoutchoutée, ou aux deux catastrophes à la fois. Mais la fortune le favorisait.

Pendant que le ballon, allégé du poids énorme du guiderope et du grappin, filait à nouveau, comme une flèche, dans l’empyrée, Bert s’affalait au fond de la nacelle. Lorsqu’il mit enfin le nez au-dessus du bord, la petite ville n’était plus qu’un point menu qui tournait, avec le reste de la basse Allemagne, en une orbite circulaire tout autour de la nacelle – tel était du moins son mouvement apparent.

Quand il y fut habitué, cette rotation du ballon parut à Bert plutôt commode ; elle lui épargnait la peine de se transporter d’un bord à l’autre de la nacelle.

La Guerre dans les airs

5.

À la fin de l’après-midi d’un beau jour d’été de l’année 19…, si l’on me permet d’emprunter le style cher au feuilletonniste, un aéronaute solitaire – pour remplacer le cavalier du roman de cape et d’épée – poursuivait sa route à travers la Franconie, dans la direction du nord-est, à une hauteur d’environ onze mille pieds au-dessus du sol. Le ballon tournait lentement sur lui-même. L’aéronaute penchait la tête par dessus bord et surveillait la terre avec une expression de perplexité profonde. De temps à autre, ses lèvres émettaient des phrases sans suite :

– Tirer sur les gens, comme cela ! – entendait-on, par exemple, ou bien : – Descendre ! Descendre ! C’est commode à dire. Je ne serais pas long à dégringoler si j’en connaissais le moyen.

En dehors de la nacelle, appel propitiatoire et drapeau blanc sans effet, pendait la robe du Derviche du Désert.

Bert se rendait parfaitement compte à présent que le monde au-dessous de lui, – bien loin d’être l’idyllique campagne de ses rêves du matin ou l’agreste contrée somnolente que sa descente emplirait d’ahurissement et de respect, – se montrait au contraire extrêmement irrité de sa présence et particulièrement surexcité par l’itinéraire qu’il suivait.

– Ce n’est pas moi, pourtant, – songeait l’aéronaute, – qui choisis cet itinéraire, mais je ne peux rien contre mes maîtres, les vents du ciel !

Des voix mystérieuses articulaient à son oreille des mots incompréhensibles, mots lancés jusqu’à lui au moyen de mégaphones, sur des tons effrayants et dans une grande variété de dialectes. Des personnages d’aspect officiel lui avaient fait des signaux avec les bras et avec des drapeaux variés. Somme toute, les phrases qui assaillaient le ballon ne différaient que par l’accent guttural :

– Tescendez ou l’on fous tire dessus.

– C’est fort bien de descendre, – se disait Bert, – mais COMMENT ?

En suite de quoi, un projectile alla se perdre sur sa droite. On lui tira dessus six ou sept fois de différents endroits. Une fois même le projectile avait disparu avec un bruit si caractéristique de soie qu’on déchire que Bert se résigna à la perspective d’une chute à toute vitesse. Mais, ou bien on ne le visait pas directement ou bien on le manquait ; jusqu’ici il n’y avait de déchiré que l’air ambiant… et son âme anxieuse.

Pour le présent, il jouissait d’un répit dans ces attentions, mais il savait que ce n’était au mieux qu’un interlude, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour se rendre un compte exact de sa situation. Incidemment, et peu soucieux d’un service raffiné, il s’administrait une tranche de pâté arrosée de café chaud, sans cesser de plonger des regards inquiets par-dessus la nacelle. D’abord il avait attribué l’intérêt croissant qu’on lui témoignait à sa tentative malheureuse d’atterrissage dans la jolie petite ville aux vieux murs. Maintenant, il commençait à comprendre que l’élément militaire plutôt que le civil se tourmentait à son propos.

Il jouait bien involontairement un rôle sinistre et mystérieux – le rôle d’espion international. Il surprenait des secrets ; il menaçait, en fait, les projets d’une puissance non moindre que l’Empire Germanique ; il se jetait étourdiment dans le foyer ardent de la WeltPolitik. À son insu et malgré lui, il voltigeait dans la direction du grand dessein impérial, de l’immense parc aéronautique improvisé en Franconie, où, sans bruit, sur une échelle colossale, on appliquait et développait rapidement les découvertes de Hunstedt et de Stossel, qui doteraient l’Allemagne, avant toutes les autres nations, d’une flotte aérienne, et lui assureraient l’empire de l’air et la suprématie mondiale.

Un peu plus tard, avant qu’on le jetât bas, Bert contempla cet immense chantier d’activité trépidante, baigné par les chaudes lueurs du soir – un vaste chantier, sur un plateau, où les navires aériens étaient parqués comme un troupeau de monstres au pâturage. Ce parc aéronautique s’étendait vers le nord, aussi loin que Bert pouvait voir, méthodiquement aménagé, avec ses hangars numérotés, ses gazomètres, ses campements, ses magasins, le tout entrelacé par les lignes omniprésentes du monorail, et sans aucun fil ni câble aérien. Partout flottaient au vent les couleurs de la Germanie Impériale : blanc, noir et jaune ; partout les aigles noirs déployaient leurs ailes. Même à défaut de ces indications, un ordre rigoureux et précis aurait révélé partout la marque allemande. Des multitudes d’hommes allaient et venaient ; la plupart, en treillis, travaillaient aux aérostats ; d’autres en uniforme brun faisaient l’exercice. Ici et là, les dorures d’un officier en grande tenue scintillaient.

Bert concentra son attention sur les aérostats, et il reconnut aussitôt que c’était trois d’entre eux qu’il avait aperçus la nuit précédente, au moment où ils profitaient de l’écran des nuages pour manœuvrer sans être vus.

Tous ces ballons avaient la forme de poissons. Car les grands vaisseaux aériens, avec lesquels l’Allemagne attaqua les États-unis dans son dernier et gigantesque effort pour conquérir la suprématie mondiale, – avant que l’humanité se pût rendre compte que cette suprématie était un leurre, – descendaient directement du premier colosse de Zeppelin, qui avait évolué au-dessus du lac de Constance en 1906, et des dirigeables Lebaudy, qui avaient fait leurs mémorables excursions au-dessus de Paris en 1907 et 1908.

Ces immenses aéronefs allemands étaient formés d’un squelette à côtes d’acier et d’aluminium, recouvert d’une enveloppe extérieure, résistante et non élastique, qui abritait à l’intérieur un ballon à gaz en tissu caoutchouté imperméable, coupé en compartiments dont le nombre variait de cinquante à cent. Chacune de ces alvéoles, remplie d’hydrogène, offrait une imperméabilité absolue. On maintenait l’aérostat à une hauteur voulue par le moyen d’un long ballonnet intérieur, de toile de soie renforcée, dans lequel on comprimait de l’air et d’où on l’expulsait, suivant le cas. L’aérostat pouvait être ainsi rendu plus lourd ou plus léger que l’air ; les pertes de poids provenant de l’usure du combustible, du lancement des bombes, et d’autres causes, étaient aussi compensées par l’admission d’air dans les sections du grand ballon. Cela constituait finalement un mélange explosible dangereux, mais, avec tous ces engins, il y a des risques à prévoir. La rigidité de l’énorme machine était assurée encore par un axe d’acier, une poutre armée, qui portait à l’une de ses extrémités l’appareil propulseur et à l’autre l’équipage et les munitions, répartis dans une série de cabines aménagées sous la proue. Le moteur, extraordinairement puissant, était du type Pforzheim, ce triomphe suprême des inventions allemandes ; sa marche se réglait par des commandes électriques disposées dans un des compartiments de la proue, qui formait en réalité la seule partie habitable du vaisseau aérien. Si quelque panne survenait, les mécaniciens se rendaient à l’arrière par une échelle de cordes ou par un passage ménagé dans les chambres à gaz. La tendance au roulis se corrigeait en partie par des ailerons horizontaux latéraux, et la direction s’effectuait par deux ailettes verticales qui, normalement, se repliaient comme des ouïes contre chaque côté de la proue. Somme toute, on avait là l’adaptation la plus complète de la forme du poisson aux conditions du vol aérien, avec cette différence, toutefois, que la vessie natatoire, les yeux et le cerveau se trouvaient au-dessous au lieu d’être au-dessus. Une particularité qui n’avait rien d’aquatique, était l’appareil de télégraphie sans fil qui se balançait sous la cabine d’avant, c’est-à-dire sous le menton même du poisson.

Ces monstres, par temps calme, atteignaient des vitesses de quatre-vingt-dix milles, ou cent cinquante kilomètres, à l’heure, de sorte qu’ils pouvaient avancer contre n’importe quel vent, excepté un ouragan furieux. Leur longueur variait de huit cents à deux mille pieds et leur force ascensionnelle allait de soixante-dix à deux cents tonnes. L’histoire n’a pas enregistré combien de ces aéronats possédait l’Allemagne ; mais, au cours de sa brève inspection, Bert compta jusqu’à quatre-vingts de ces énormes masses, en une interminable perspective qui s’allongeait sur plusieurs rangs. Telles étaient les armes sur lesquelles l’Allemagne comptait s’appuyer pour répudier la Doctrine de Monroe et réclamer hardiment sa part de l’empire du Nouveau-Monde. En outre, elle pouvait recourir aux Drachenflieger, de valeur encore inconnue, et qui, montés par un seul homme, servaient à lancer des bombes.

Mais ces Drachenflieger étaient centralisés dans un autre grand parc aéronautique, situé à l’est de Hambourg, et Bert Smallways n’en vit aucun dans l’examen à vol d’oiseau qu’il fit de l’établissement de Franconie, avant qu’on l’eût jeté bas, lui et son ballon. Car on le jeta bas fort proprement. Les Allemands se servirent pour cela des nouveaux projectiles à traîne d’acier, que Wolffe d’Engelberg avait inventés pour la guerre aérienne. Le projectile effleura Bert, et alla, avec sa traîne métallique déchirer l’enveloppe. Un soupir, un froissement d’étoffe, et le sphérique commença un mouvement régulier de descente. Et quand, dans la confusion du premier moment, Bert se débarrassa d’un sac de lest, les Allemands, très poliment mais fermement, domptèrent ses hésitations en logeant deux autres projectiles dans son ballon.

La Guerre dans les airs

Chapitre 4 LA FLOTTE AÉRIENNE ALLEMANDE

1.

De toutes les productions de l’imagination humaine, qui rendaient merveilleux le monde confus dans lequel vivait M. Bert Smallways, aucune était aussi étrange, aussi aveugle, aussi inquiétante, aussi fanatique, aussi bruyante, aussi dangereuse que la modernisation du patriotisme, amenée par la politique impérialiste et internationaliste. Au fond de l’âme de tout homme se niche une affection particulière pour ceux de sa race, un orgueil du milieu où il vit, une tendresse pour sa langue maternelle et la contrée où il a grandi. Avant l’Age Scientifique, ce groupe d’émotions douces et nobles avait été un facteur excellent dans l’éducation de tout être humain digne de ce nom, – facteur qui prenait son aspect moins aimable sous la forme d’une hostilité habituellement inoffensive envers les étrangers, et d’un dénigrement non moins innocent des autres nations. Mais, avec le flot impétueux de transformations qui bouleversa, – dans leur cellule, leurs matériaux, leurs proportions et leur portée, – les possibilités de la vie humaine, les anciennes frontières, les antiques répartitions et démarcations furent violemment sapées. Toutes les habitudes mentales et les traditions fixées depuis des siècles se trouvèrent face à face avec non seulement des conditions nouvelles mais des conditions constamment transformées et renouvelées, auxquelles elles n’avaient aucune chance de pouvoir s’adapter. Elles étaient annihilées, dénaturées ou envenimées au-delà de toute vraisemblance.

Au temps où Bun Hill était un village soumis à l’autorité de l’auteur des jours de sir Peter Bone, le grand-père de Bert Smallways « savait qui il était », même quand il s’agissait des plus minimes détails. Il saluait chapeau bas tous ceux qui appartenaient à une classe sociale supérieure à la sienne, il traitait avec mépris ou condescendance ses inférieurs, et, du berceau jusqu’à la tombe, il ne changea pas une seule des idées qu’on lui avait inculquées. Il était anglais, du comté de Kent, et cela impliquait les houblonnières, les églantines dans les haies, la bière et la clarté du soleil, toutes choses qui n’avaient pas leurs pareilles au monde. Les journaux, la politique et les visites à Londres n’étaient pas pour « les gens comme lui ». Puis vint le changement…

On a vu jusqu’ici ce qui se passa au village de Bun Hill, et comment le déluge des innovations submergea sa pieuse rusticité. Bert Smallways était un individu comme il y en avait d’innombrables millions en Europe, en Amérique et en Asie, qui, au lieu de naître enracinés dans un sol, naquirent au milieu d’un torrent dans lequel ils se débattaient sans y rien comprendre. Toutes les croyances ancestrales avaient été attaquées par surprise et précipitées dans les formes et les réactions les plus étranges. En particulier, la belle tradition du patriotisme fut dénaturée et disloquée dans la charge à fond des temps nouveaux. Au lieu de demeurer solidement planté dans les préjugés de son grand-père, Bert eut le cerveau ravagé par de successives irruptions d’idées violentes au sujet de la concurrence allemande, du péril jaune, du péril noir, du fardeau de l’homme blanc : c’était là l’absurde prétention qu’émettaient tous les Bert possibles d’avoir le privilège d’embrouiller davantage les desseins politiques naturellement très embrouillés, d’identiques petits dadais (à part la nuance un peu plus foncée) qui fumaient des cigarettes et roulaient à bicyclette à Buluwayo, à la Jamaïque ou à Bombay. Ces petits dadais étaient pour Bert les races sujettes, et il se sentait prêt à mourir – par procuration délivrée à quiconque voulait bien s’enrôler – pour soutenir son privilège : la pensée qu’il pourrait lui être dérobé le tenait éveillé la nuit.

Le fait essentiel de la politique, à l’époque où vivait Bert Smallways, – l’époque qui déchaîna si étourdiment l’épouvantable catastrophe de la guerre dans les airs, – eût été fort simple, si les gens avaient eu l’intelligence de l’envisager simplement. Le développement de la science avait modifié toutes proportions dans les affaires humaines. Par la traction mécanique rapide, il avait rapproché les hommes, il les avait, aux points de vue physique, économique et social, amenés si près les uns des autres que les anciennes distributions en nations et royaumes n’étaient plus possibles et qu’une synthèse plus neuve, plus spacieuse, était non seulement nécessaire, mais impérieusement réclamée. De même que les duchés de France, jadis indépendants, durent se fusionner en une nation, de même à présent les nations auraient dû s’adapter à une fusion plus vaste, garder ce qui demeurait précieux et pratique et concéder ce qui était suranné et dangereux. Un monde plus sain d’esprit aurait reconnu ce besoin patent d’une synthèse raisonnable et se serait mis en mesure d’organiser la grande manifestation réalisable pour l’humanité. Le monde de Bert Smallways ne fit rien de pareil. Ses gouvernements nationaux, ses intérêts nationaux ne voulurent rien entendre d’aussi évident ; ils nourrissaient trop de suspicions les uns à l’égard des autres, et ils manquaient trop d’imagination généreuse. Ils commencèrent à se conduire comme des gens mal élevés dans un wagon complet, se pressant les uns contre les autres, se donnant des coups de coude, se poussant, se disputant et se querellant. Inutile de leur expliquer qu’ils n’avaient qu’à se bien caler à leur place pour se sentir à l’aise. Partout, dans l’univers entier, l’histoire du XXe siècle retrace le même phénomène : le tourbillon des affaires humaines inextricablement embrouillées par les antiques divisions territoriales, les antiques préjugés et une sorte de stupidité irascible. Partout des nations, étouffant dans les espaces insuffisants, déversaient leur population et leurs produits les unes dans les autres, se tarabustaient à coups de tarifs douaniers, avec toutes les vexations commerciales imaginables, et se menaçaient avec des armées et des flottes chaque jour plus monstrueuses.

Il n’est pas possible d’estimer la quantité d’énergie intellectuelle et physique que l’on gâchait en préparatifs militaires. La Grande-Bretagne dépensait, pour son armée et sa marine, des sommes et des capacités qui, canalisées vers le développement de la culture physique et de l’éducation, auraient fait du peuple britannique l’aristocratie du monde. S’ils avaient consacré à « faire des hommes » les ressources qu’ils gaspillaient en matériel de guerre, les gouvernements anglais auraient pu instruire et exercer la population tout entière jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et tous les Bert Smallways du Royaume-Uni seraient devenus des êtres intelligents et robustes. Au lieu de quoi, on leur agitait des drapeaux sous le nez, jusqu’à l’âge de quatorze ans, en les incitant à pousser des acclamations patriotiques ; et enfin on les jugeait capables de quitter l’école pour entreprendre, par exemple, la carrière privée que nous avons brièvement esquissée.

La France opérait de similaires imbécillités, l’Allemagne était pire, si possible, et la Russie, avec les charges et les dilapidations du militarisme, courait à la débâcle et à la ruine. Toute l’Europe s’occupait à produire d’énormes canons et d’innombrables ribambelles de petits Bert Smallways. Par mesure de précaution, les Asiatiques avaient été obligés de détourner dans le même sens les forces nouvelles que la science leur apportait. À la veille de la guerre, il existait au monde six grandes puissances et un essaim de plus petites, chacune s’efforçant par tous les moyens de prendre le pas sur les autres pour l’efficacité des engins destructeurs et pour l’organisation militaire.

Les grandes puissances se composaient d’abord des États-unis, nation adonnée au commerce, mais lancée dans les frénésies militaires par les tentatives de l’Allemagne pour s’implanter dans l’Amérique du Sud, et par les conséquences naturelles des imprudentes annexions de pays arrachés aux griffes mêmes du Japon. Ils entretenaient deux immenses flottes, à l’est et à l’ouest, et, à l’intérieur, ils étaient agités par un violent conflit entre le gouvernement fédéral et les législatures d’États sur la question du service obligatoire dans la milice défensive. Ensuite, venait l’alliance de l’Asie extrême-orientale, l’étroite coalition du Japon et de la Chine, qui, chaque année, s’avançait à pas de géant vers la prédominance dans les affaires mondiales. Enfin restait l’alliance germanique, qui luttait encore pour parfaire son rêve d’expansion impériale et pour imposer la langue allemande à une Europe forcément confédérée. C’étaient là les trois puissances les plus ardentes et les plus agressives.

Beaucoup plus pacifique se montrait l’Empire britannique, périlleusement éparpillé sur le globe et harcelé maintenant par des mouvements insurrectionnels en Irlande et parmi les Races Sujettes. L’Empire avait donné, à ces races sujettes, les cigarettes, les chaussures, le chapeau melon, le cricket, les champs de course, les revolvers à bon marché, le pétrole, le travail d’usine, les journaux à un demi-penny en anglais et dans le dialecte local, les diplômes universitaires peu coûteux, la motocyclette et le tramway électrique. Il avait produit une masse considérable de littérature exprimant un mépris souverain pour les Races Sujettes, qui, d’ailleurs, avait libre accès à ces élucubrations, et il se contentait de croire que rien ne résulterait de ces stimulants, parce que quelqu’un avait parlé jadis de « l’Orient Immémorial », et que Kipling avait proféré ces mots inspirés :

L’Est est l’Est, et l’Ouest est l’Ouest,

Et jamais ils ne se joindront.

Au lieu de quoi, l’Égypte, l’Inde et les contrées sujettes en général avaient enfanté des générations nouvelles qui vivaient dans un état d’indignation passionnée et faisaient preuve d’une énergie extrême, d’une activité toute moderne.

Plus pacifique encore que l’Empire britannique étaient la France et ses alliées, les nations latines, États puissamment armés, certes, mais belliqueux à regret, d’autant plus que, socialement et politiquement, ils étaient à la tête de la civilisation occidentale. La Russie demeurait par force une puissance pacifique, divisée au-dedans, déchirée entre les révolutionnaires et les réactionnaires également incapables de reconstruction sociale, et elle s’enlisait dans un désordre tragique de vendetta politique à retours chroniques. Coincés parmi ces colosses qui les régentaient et les menaçaient, les États moindres conservaient une indépendance précaire, au prix d’un armement défensif aussi redoutable que le permettaient les sacrifices qu’ils pouvaient s’imposer.

Il advint ainsi que, dans chaque contrée, une proportion énorme et sans cesse croissante d’hommes énergiques et inventifs travaillèrent, dans un but offensif et défensif, à élaborer un formidable matériel de guerre, jusqu’à ce que les tensions accumulées eussent atteint le point de rupture. Chaque puissance cherchait à garder secrets ses préparatifs, à tenir de nouveaux engins en réserve, à surprendre ce que faisaient ses rivales et à les devancer. Le sentiment de danger qu’engendraient ces découvertes affectait l’imagination patriotique de tous les peuples du monde. Tantôt le bruit courait que les Anglais avaient un canon irrésistible, tantôt que les Français fabriquaient un fusil invincible, tantôt que les Japonais expérimentaient un explosif formidable, ou que les Américains construisaient un sous-marin qui coulerait bas tous les cuirassés. Et chaque fois il en résultait une panique.

L’activité et l’âme des nations étaient accaparées par la pensée d’une conflagration universelle ; pourtant la masse des citoyens formait une démocratie fourmillante, aussi insoucieuse de se battre qu’elle en était mentalement, moralement et physiquement incapable. C’était là le paradoxe de l’époque, de cette période absolument unique dans l’histoire du monde. Un immense matériel, avec l’art et les méthodes stratégiques, se transformait entièrement tous les douze ans, marchant, un fabuleux progrès, vers la perfection, et cela, alors que les peuples devenaient de moins en moins belliqueux et qu’il n’y avait plus de guerre.

Cependant, il en vint une, à la fin. Elle fut une surprise, parce que les motifs réels en restaient cachés. Les rapports s’étaient tendus entre les États-unis et l’Allemagne, à cause de l’intense exaspération provoquée par un conflit de tarifs douaniers et par l’attitude ambiguë de la puissance européenne vis-à-vis de la doctrine de Monroe. Les rapports s’étaient tendus aussi entre les États-unis et le Japon, à cause de l’éternelle question de la naturalisation des Jaunes. Mais, dans l’un et l’autre cas, il ne faut voir là que des prétextes. La véritable cause efficiente, et ignorée, était le perfectionnement, par l’Allemagne, du moteur Pforzheim, qui rendait facile la construction d’aéronats rapides et parfaitement dirigeables.

À cette époque, l’Allemagne se trouvait de beaucoup dans les meilleures conditions possibles : mieux organisée pour agir vite et en secret, mieux pourvue des ressources de la science moderne, elle avait un personnel officiel et administratif plus expérimenté et plus instruit. Elle le savait, et elle exagérait à ce point cette certitude qu’elle en méprisait les plans secrets de ses voisins. Peut-être aussi que, s’habituant à un excès de confiance en soi, elle laissa se relâcher son service d’espionnage. En outre, il était dans sa tradition d’agir sans scrupules et en dehors de toute considération sentimentale, ce qui pouvait vicier profondément sa politique internationale. Quand elle se vit seule capable de construire de ces engins nouveaux, son intelligence collective frémit en pensant que maintenant l’heure était venue. Une fois de plus, dans l’histoire du progrès, il semblait qu’elle tînt l’arme décisive. Maintenant, elle pourrait frapper et vaincre, – pendant que les autres tâtonnaient encore en des expériences décevantes.

Avant tout, il fallait attaquer promptement les États-unis, parce que là, plutôt qu’ailleurs, était la menace d’un rival aérien. On savait que les États-unis possédaient une machine volante d’une valeur pratique considérable, dérivée du modèle Wright ; mais rien n’indiquait que l’administration de la guerre, à Washington, eût fait aucune tentative importante pour créer une forme militaire aérienne, et il était indispensable de porter le premier coup.

La France disposait d’une flotte aérienne composée de dirigeables dont la construction, pour plusieurs remontait à 1908, mais leur vitesse était trop réduite pour qu’ils pussent lutter avec le nouveau type. Créés dans le seul but de surveiller la frontière de l’Est, ils étaient presque tous trop petits pour transporter un poids supérieur à celui d’une trentaine d’hommes sans armes ni provisions, et aucun ne pouvait franchir plus de quarante milles à l’heure. La Grande-Bretagne prise, semblait-il, d’un accès de lésinerie, tergiversait et discutait avec l’impérial Butteridge pour l’acquisition de son secret. Encore cet appareil ne pouvait-il être fabriqué en nombre avant plusieurs mois. D’Asie ne venait aucun signe d’activité, ce que les Allemands expliquaient en affirmant que les peuples jaunes étaient dénués d’esprit d’invention. Aucun autre compétiteur à redouter.

Maintenant ou jamais ! – se disaient les Allemands. – C’est le moment de nous emparer de l’air comme jadis les Anglais se sont emparés des mers. À l’œuvre, avant que les autres soient prêts !

Leur plan fut excellemment coordonné et ensuite appliqué avec rapidité et en secret. D’après leurs informations, l’Amérique seule avait quelque chance de les distancer, l’Amérique devenue le grand rival commercial de l’Allemagne et l’un des principaux obstacles à l’expansion de son impérialisme. Aussi la frapperait-on d’abord. On lancerait à travers l’Atlantique une force colossale et on écraserait les États-unis pris au dépourvu.

C’était, somme toute, une entreprise audacieuse, bien imaginée, et qui promettait de réussir, si l’on s’en tient aux renseignements dont le gouvernement allemand disposait. Tout indiquait que la surprise offrait les plus grandes certitudes de succès. Un aéronat ou une machine volante sont tout autre chose qu’un cuirassé qu’on ne peut guère construire en moins de deux ans. Étant donné, en quantité suffisante, des matériaux et des ouvriers, on pouvait lancer un nombre illimité de vaisseaux aériens en quelques semaines. Les fonderies, usines et parcs nécessaires une fois organisés, il était facile d’inonder les airs de dirigeables et de Drachenflieger. Et, en effet, quand l’heure fut venue, ces engins envahirent le ciel « comme des mouches qui se lèvent d’un monceau d’ordures », selon l’expression d’un satiriste.

L’attaque contre les États-unis devait marquer le premier coup dans cette gigantesque partie. Puis, aussitôt que la flotte destinée à cette attaque laisserait la place libre, les parcs aéronautiques commenceraient immédiatement le montage et le gonflement d’une seconde flotte ayant pour mission de tenir l’Europe en respect et de manœuvrer de façon significative au-dessus de Paris, de Londres, de Rome, de Saint-Pétersbourg, partout où l’effet moral de sa présence deviendrait nécessaire. Ce serait la surprise mondiale, rien de moins que la conquête de l’univers ! Et le fait merveilleux, c’est qu’il s’en soit fallu de si peu que les esprits calmement aventureux qui l’échafaudèrent ne réussissent dans leur projet colossal.

Von Sternberg était le de Moltke de cette guerre dans les airs, mais ce fut le romanesque, bizarre et cruel prince Karl Albert qui décida l’empereur hésitant à approuver ce grand dessein. Favori de l’esprit impérialiste allemand, il représentait l’idéal du nouveau sentiment aristocratique, – la chevalerie nouvelle, disait-on, – qui régna après que le socialisme, affaibli par ses divisions intestines et son manque de discipline, fut anéanti, et que la richesse se fut concentrée entre les mains de quelques familles. D’obséquieux flatteurs le comparaient au prince Noir, à Alcibiade, à César. Grand, blond, viril et splendidement amoral, il semblait à beaucoup l’incarnation du Surhomme annoncé par Nietzsche. La première de ses équipées, qui étonna l’Europe et déchaîna presque une nouvelle guerre de Troie, fut l’enlèvement de la princesse Hélène de Norvège et son refus formel de l’épouser. Puis vint son mariage avec Gretchen Krass, une jeune Suissesse d’une beauté incomparable ; puis encore le téméraire sauvetage, où il faillit laisser sa vie, de trois tailleurs dont le bateau avait chaviré et qui se noyaient près d’Héligoland. Pour cet exploit et pour le récompenser d’avoir enlevé au yacht américain Defender, C.C.I., la coupe internationale, l’empereur lui avait pardonné et l’avait placé à la tête des forces aéronautiques de l’armée allemande. Le Prince les développa avec une énergie et une habileté merveilleuses, résolu, disait-il, à donner à l’Allemagne l’empire du ciel, des mers et de la terre. La passion nationale pour l’agression trouvait en lui son exposant suprême, comme elle trouva, grâce à lui, l’occasion de se révéler pleinement dans cette guerre stupéfiante. Mais la fascination qu’il exerçait était plus que nationale. Partout, sa ténacité barbare dominait les esprits, comme autrefois la légende napoléonienne. Des Anglais, dégoûtés des méthodes lentes, complexes et civilisées de la politique britannique, se tournaient vers cette figure puissante et opiniâtre. Des Français croyaient en lui. On lui dédiait des odes en Amérique !

Il élabora et provoqua la guerre.

Tout autant que le reste du monde, l’ensemble de la population allemande fut pris à l’improviste par la soudaine décision du gouvernement impérial. Cependant, l’imagination germaine était en partie préparée à une telle éventualité par toute une littérature de prévisions militaires, qui commence dès 1906, avec Rudolf Martin, auteur non seulement d’un brillant volume d’anticipations, mais aussi de la phrase fameuse ; « L’avenir de l’Allemagne est dans les airs !

La Guerre dans les airs

2.

Bert Smallways ignorait tout de ces forces mondiales et de ces desseins gigantesques. Soudain, il se trouva transporté au centre même du remue-ménage, et, du haut de sa nacelle, il écarquillait les yeux, ahuri par le spectacle de ce troupeau d’aéronats géants. Chacun d’eux semblait aussi long que le Strand et aussi large que Trafalgar Square. Certains même devaient avoir un tiers de mille de longueur. Jamais encore il n’avait rien vu de si vaste et de si discipliné que ce parc fantastique. Pour la première fois de sa vie, il eut vraiment un soupçon des choses extraordinaires et tout à fait importantes dont un contemporain peut rester ignorant. Il s’en était toujours tenu à cette idée que les Allemands étaient des individus stupides et gras, qui fumaient dans des pipes en porcelaine, passaient leur vie sur des grimoires, et se nourrissaient de viande de cheval, de choucroute et en général de toute sorte d’aliments indigestes.

Son coup d’œil fut très court. Au premier projectile, il n’osa plus pencher la tête par-dessus bord. Dès que le ballon commença à descendre, Bert s’affola, se demandant comment il expliquerait son personnage, et s’il devait ou non prétendre être Butteridge.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! – bredouillait-il, dans une agonie d’indécision.

Ses yeux se portèrent sur ses sandales et il éprouva un spasme de dégoût pour lui-même.

– Ils vont me prendre pour un imbécile ! – songea-t-il.

Et c’est alors que, dans un effort désespéré, il trouva le courage de se lever et de lancer par-dessus bord le sac de lest qui provoqua le second et le troisième projectiles.

Blotti de nouveau au fond de la nacelle, cette idée lui traversa l’esprit qu’il s’éviterait sans doute toute sorte d’explications désagréables et compliquées en simulant la folie. C’est la dernière pensée qu’il eut, à la seconde où les aéronats semblèrent se dresser autour de lui comme pour l’épier dans sa cachette et où la nacelle heurta le sol, rebondit, et le déversa violemment la tête en avant…

Au réveil, il était devenu un homme fameux. Une voix gutturale répétait :

– Bouteraidge ! Ya, ya, Herr Bouteraidge ! Selbst !

Il était étendu sur un talus de gazon, au bord de l’une des principales avenues du parc aéronautique. Les dirigeables reculaient dans une perspective immense, et, sur chacune de ces masses, un aigle noir d’une centaine de pieds d’envergure ouvrait ses ailes. Par-delà l’autre côté de l’avenue, se rangeait une série de générateurs de gaz, et d’immenses tuyaux traînaient à terre, dans tous les sens. Tout auprès, contrastant avec l’énorme volume du dirigeable le plus proche, le sphérique aux trois quarts dégonflé, avec sa nacelle minuscule, paraissait n’être qu’une bulle flasque, un jouet brisé. Autour de Bert, se pressait une troupe de gens surexcités, pour la plupart vêtus d’uniformes collants. Tous parlaient allemand, et plusieurs même à très haute voix. Bert ne s’y trompa point, parce que ces hommes sifflaient et aspiraient les sons comme font les petits chats surpris. Il ne reconnaissait, répété à toute minute, que ce nom : Herr Bouteraidge !

– Ça y est ! – se dit Bert. – Ils ont mis le doigt dessus.

Besser ! – prononça quelqu’un, et un rapide colloque s’ensuivit.

Il aperçut non loin un officier de haute taille, en uniforme bleu, qui parlait dans un téléphone portatif, et, à côté, un second officier tenait le portefeuille renfermant les dessins et les photographies. Ils se retournèrent vers lui.

– Parlez-fous allemand, Herr Bouteraidge ?

Bert décida qu’il était préférable de jouer l’inconscience, et il fit de son mieux pour paraître hébété.

– Où suis-je ? – balbutia-t-il.

Mais le colloque se poursuivait avec volubilité. On mentionna Der Prinz. Au loin un appel de clairon résonna, qui fut repris à une distance plus rapprochée, puis tout près. À ce signal, la surexcitation s’accrut. Un wagon de monorail passa à toute vitesse. La sonnerie du téléphone retentit impérieusement, et l’officier bleu engagea un dialogue animé. Ensuite, il se dirigea vers le groupe qui entourait Bert, en criant une phrase d’où se détacha le mot mitbringen.

Un homme à moustache blanche, aux traits émaciés et au regard ardent, interpella Bert.

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ.

– Où suis-je ? – répéta Bert.

Quelqu’un le secoua par l’épaule.

– Êtes-vous Herr Bouteraidge ?

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ, – répéta l’homme à la moustache blanche, et il ajouta :

– À quoi bon ?… Qu’est-ce qu’on fera de lui ?

L’officier au téléphone débita derechef son Der Prinz et son mitbringen. L’homme à la moustache blanche regarda Bert un moment sans rien dire, puis, saisi d’une activité soudaine, il brailla des ordres à des subalternes invisibles. Des questions furent posées au docteur qui tâtait le pouls du blessé. Il répondit par plusieurs ya, ya affirmatifs et une courte phrase où il était question de Kopf. Sans la moindre cérémonie, il obligea Bert à se mettre debout. Deux vigoureux soldats s’avancèrent et prirent Bert chacun par un bras.

– Hé là ! – s’écria le faux Butteridge, effrayé… Qu’est-ce qu’il y a ?

– Ce n’est rien, – expliqua le docteur, – ils vont vous porter.

– Où ?

– Passez vos bras sur leurs épaules.

– Oui. Mais où me… ?

– Tenez bon.

Avant que Bert eût pu ajouter un mot, il fut soulevé brusquement par les soldats qui avaient joint leurs mains pour lui faire un siège.

Vorwärts !

Quelqu’un marchait devant avec le portefeuille, et, au long de l’avenue qui séparait les générateurs et les aérostats, Bert fut emporté rapidement et sans secousse : une fois seulement ses deux porteurs trébuchèrent sur des tuyaux de gonflement et manquèrent le lâcher.

Il était coiffé de la petite casquette de M. Butteridge ; la pelisse de M. Butteridge couvrait ses épaules étroites ; il avait répondu au nom de M. Butteridge…

Partout régnait une précipitation endiablée. Pour quel motif ? Dans ce demi-jour crépusculaire, Bert écarquillait les yeux, abasourdi, éberlué, perplexe.

Le fractionnement systématique de vastes surfaces libres, la quantité de soldats affairés en tous sens, les entassements de matériel neuf, les lignes de l’omniprésent monorail, les coques immenses qui surplombaient de tous côtés lui rappelaient les impressions d’une visite qu’il avait faite étant enfant à l’arsenal de Woolwich. Du camp tout entier irradiait la puissance colossale de la science moderne qui l’avait créé. Un aspect particulièrement étrange résultait du système d’éclairage : les lampes électriques, posées sur le sol, projetaient en l’air toutes les ombres, et traçaient sur le flanc des colosses la silhouette grotesque de Bert et de ses porteurs, les fondant en un seul animal monstrueux aux jambes courtes, avec un immense tronc bossu en éventail. Cette disposition de l’éclairage avait été adoptée parce qu’il avait fallu, autant que possible, éviter les poteaux et les pylônes, qui auraient pu provoquer des embarras et des complications pour la mise en route des aéronats.

Le crépuscule s’assombrissait dans le soir tranquille, sous un ciel bleu profond. Hors des flaques de lumière, tous les objets se dressaient en formes confuses et translucides. Dans la cavité des ballons, de petites lampes d’inspection brillaient comme des étoiles voilées de nuages transparents, et donnaient à ces énormes masses un aspect immatériel. Chaque vaisseau aérien portait, à bâbord et à tribord, son nom en lettres noires sur fond blanc, et à l’avant l’aigle menaçant déployait ses ailes sinistres. Des appels de clairon éclataient ; sur le monorail, des trains de soldats paisibles glissaient en ronflant. Sous la proue des dirigeables, les cabines s’allumaient, et leurs portes ouvertes révélaient des cloisons capitonnées. De temps à autre, une voix intimait des ordres à des ouvriers qu’on n’apercevait qu’indistinctement.

Des sentinelles, des passerelles, un long couloir étroit, un désordre de bagages qu’on enjambe, et Bert se trouva posé à terre, debout sur le seuil d’une spacieuse cabine, de dix pieds carrés sur huit de haut. Au moment où Bert entrait, un grand jeune homme à tête d’oiseau, avec un nez allongé et des cheveux très pâles, les mains pleines d’objets tels que cuirs de rasoir, tire-bottes, brosses à cheveux et autres accessoires de toilette, proférait diverses aménités, dans lesquelles il impliquait Dieu, le tonnerre et Dummer Bouteraidge : évidemment un occupant évincé. Enfin, il disparut, et Bert fut étendu sur un coffre, dans un coin, avec un oreiller sous la tête. On ferma la porte sur lui : il restait seul. Tout le monde s’était éclipsé avec une rapidité surprenante.

–Et puis quoi encore ? – se demanda Bert, en inspectant du regard la cabine. – Butteridge ?… Faut-il ou faut-il pas marcher ? – la pièce et son ameublement le rendaient perplexe : – Ce n’est pas une prison et ce n’est pas un bureau. – Repris de son inquiétude première, il grommela encore d’un ton dolent : – Je donnerais gros pour avoir aux pieds autre chose que ces maudites sandales de cycliste… Pour sûr qu’elles vont vendre la mèche.

La Guerre dans les airs

3.

La porte s’ouvrit brusquement, et un solide jeune homme en uniforme apparut, apportant le miroir à barbe, la couverture et le portefeuille de M. Butteridge.

– Eh ! bien, c’est assez inattendu de vous voir, monsieur Butteridge, – fit-il avec un parfait accent anglais.

Sa figure était rayonnante, et il avait une chevelure d’un blond tirant sur le rose.

– Une demi-heure de plus et nous étions partis. Vous avez failli arriver trop tard, – continua-t-il en examinant curieusement Bert, et arrêtant son regard sur les sandales. – Vous auriez dû venir sur votre machine volante, monsieur Butteridge. – Et sans attendre de réponse, il reprit : – Le Prince m’a chargé de m’occuper de vous. Il ne peut naturellement vous recevoir en ce moment, mais il juge que votre venue est providentielle. Une dernière grâce du ciel, un heureux présage. Eh ! mais…

Il demeura immobile, l’oreille tendue.

Au-dehors, ce fut un trépignement précipité, des appels de clairons lointains et proches ; des hommes lançaient à pleine voix des ordres brefs auxquels on répondait de loin. Une cloche retentit et des pas coururent dans le corridor. Puis, ce fut un silence plus alarmant que le vacarme, rompu soudain par un gargouillement d’eau qui tombe en rejaillissant. Le jeune homme souleva ses sourcils, hésita une seconde, et bondit au-dehors. Presque aussitôt, comme pour mêler ces rumeurs confuses, une détonation formidable éclata, qui fut suivie d’acclamations assourdies. L’officier reparut.

– On expulse l’eau du ballonnet.

– Quelle eau ? – demanda Bert.

– L’eau qui nous maintenait à l’ancre… Ingénieux, hein ?

Bert s’efforça de comprendre.

– C’est juste, vous ne saisissez pas bien, – dit le jeune homme, tandis que Bert sentait un frisson d’angoisse le glacer des pieds à la tête. – Voilà le moteur en marche, maintenant ça ne va pas tarder.

Pendant un bon moment, ils demeurèrent aux écoutes. Tout à coup, la cabine fut soulevée.

– Sapristi ! Nous partons déjà ! Nous sommes en route.

– En route ?… Pour où ? – cria Bert en se dressant sur sa couchette.

Mais l’officier n’était déjà plus là. Dans le couloir, il y eut des échanges de phrases en allemand et d’autres bruits tout aussi énervants.

Le balancement de la cabine s’accentua. Le jeune homme rentra.

– Ça y est. Nous filons, sans anicroche.

– Dites donc, où filons-nous ? Je voudrais bien que vous vous expliquiez ? Quel est cet endroit ? Je n’y comprends rien.

– Comment ? Vous n’y comprenez rien ?

– Ma foi non ! Je suis encore tout étourdi de ma culbute sur la caboche. Où sommes-nous ? Pour quel endroit partons-nous ?

– Vous ne savez pas où vous êtes ? Ni ce que c’est que ceci ?

– Pas le moins du monde ! Qu’est-ce que ce boucan et ce balancement ?

– Quelle bonne farce ! Par exemple, c’est une merveilleuse farce ! Vous ne savez pas où nous allons ? Nous partons pour l’Amérique, et vous avez bien failli rater le départ. Vous êtes à bord du vaisseau amiral, avec le Prince. Soyez tranquille, vous assisterez à tout. Quoi qu’il se passe, vous pouvez parier à coup sûr que le Vaterland y sera !

– Comment ! nous partons pour l’Amérique ? Comme vous le dites.

– Dans un ballon dirigeable ?

– Et dans quoi voudriez-vous… ?

– Oh !… moi ! En Amérique, dans un dirigeable !… Après ce maudit ballon !… Mais, pas du tout ! Je ne veux pas partir. J’en ai assez, je veux marcher sur mes jambes ! Laissez-moi sortir !

Et il fit mine de courir vers la porte. L’officier l’arrêta d’un geste, saisit une bride, souleva un panneau dans la paroi capitonnée, et découvrit une fenêtre :

– Voyez !

Côte à côte, ils regardèrent au-dehors.

– Cristi ! Nous montons ! – s’écria Bert.

– Nous montons… et à toute vitesse.

Doucement, sans secousse, ils s’élevaient dans l’air et avançaient obliquement au-dessus du parc aéronautique qui se découpait en bas, vaguement géométrique, pailleté à intervalles réguliers de lignes lumineuses, comme des vers luisants. Dans la longue suite de dirigeables gris, un, trou noir marquait la place que venait de quitter le Vaterland. Tout auprès un second monstre commença de s’élever doucement à son tour, libre de tous liens ; puis un troisième et un quatrième, avec une exactitude merveilleuse.

– Trop tard, monsieur Butteridge ! – remarqua narquoisement l’officier. – Nous sommes en route. Je conviens que la surprise n’a rien de très agréable pour vous, mais que voulez-vous ? Le Prince a commandé qu’on vous emmène.

– Voyons, – fit Bert, – est-ce que je deviendrais fou ? Qu’est-ce qui se passe et où allons-nous ?

– Il se passe, monsieur Butteridge, – articula lentement son interlocuteur, soucieux d’être explicite, – que vous êtes dans un dirigeable portant le pavillon du prince Karl Albert, commandant en chef de la flotte aérienne allemande qui part pour l’Amérique, afin de porter à ce peuple fougueux quelques arguments probants. Notre seule inquiétude, c’était votre invention. Mais vous voici des nôtres, à présent.

– Heu !… Êtes-vous allemand ? – questionna Bert.

– Lieutenant Kurt, luft-lieutenant Kurt, à votre service.

– Mais vous parlez parfaitement anglais.

– Ma mère était anglaise, j’ai été au collège en Angleterre, j’avais obtenu une bourse Cecil Rhodes pour étudier à vos universités, mais Allemand absolument, malgré cela, et attaché, pour l’instant, monsieur Butteridge, à votre personne. Vous êtes encore tout étourdi de votre chute… Ce ne sera rien, vraiment. On va vous acheter votre machine. Asseyez-vous et prenez la chose paisiblement. Vous saurez bientôt où vous en êtes.

La Guerre dans les airs

4.

Bert s’assit sur le coffre et s’efforça de rassembler ses idées, tandis que, avec beaucoup de tact et des manières aisées et naturelles, le jeune homme l’entretenait des détails du dirigeable.

– Je suppose que tout ceci est nouveau pour vous. C’est différent de votre genre de machine, et ces cabines, à bord, sont aussi confortables que possible.

Il se leva et parcourut la pièce, indiquant les aménagements principaux.

– Voici le lit, – dit-il, abattant une couchette dont la tête était fixée par des charnières à la paroi, et la faisant remonter avec un déclic. – Voici la toilette, – et il ouvrit un meuble élégamment arrangé. – Pas d’excès d’ablutions ; il n’y a d’eau que ce qu’il en faut pour boire. On ne prendra de bain qu’une fois arrivés en Amérique. D’ici là, il faudra se contenter de frictions sèches, et d’un gobelet d’eau chaude pour la barbe c’est tout. Dans le coffre, il y a des couvertures. On en aura besoin avant peu. Le froid est à redouter, paraît-il. Je n’en sais rien… Jamais fait d’ascension encore… Jamais monté en l’air, excepté quelques essais avec des planeurs, ce qui est plutôt descendre… Les trois quarts de nos équipages sont dans le même cas… Voici un siège pliant et une table, derrière la porte… Solides, n’est-ce pas ?

Il souleva le siège et le tint en équilibre sur son petit doigt.

– C’est assez léger, hein ? Alliage d’aluminium et de magnésium, et on a fait le vide à l’intérieur. Tous ces coussins sont gonflés d’hydrogène… Ingénieux et astucieux… Tout l’aéronat est comme cela. Et, dans la flotte entière, pas un homme ne pèse plus de soixante-dix kilos, excepté le Prince et quelques autres personnages. Pas moyen de faire maigrir le Prince, vous comprenez… Demain, nous visiterons le ballon en détail. Tout cela me passionne, voyez-vous.

Rayonnant, il se tourna vers Bert.

– Vous avez l’air jeune. J’avais toujours cru que vous étiez un vieillard avec une grande barbe… une sorte de philosophe. Je ne sais pas pourquoi on se figure toujours que les savants fameux doivent être vieux.

Ce n’est pas sans embarras que Bert éluda ce compliment, et le lieutenant continua en exprimant sa surprise que M. Butteridge ne fût pas venu dans sa machine volante.

– C’est une longue histoire, – répondit Bert, d’un ton évasif. – À propos, – fit-il, brusquement, – ne pourriez-vous pas me prêter une paire de pantoufles ? Ces escarpins-là me dégoûtent, ils sont infects. C’est un ami qui me les a prêtés.

– Très bien.

L’ex-boursier Cecil Rhodes quitta un moment la cabine et revint chargé d’un choix considérable de chaussures, souliers de bal, babouches, espadrilles de bain, mules, et une paire de pantoufles rouge pourpre ornées de tournesols brodés en or.

Mais il se reprocha d’avoir apporté ces dernières.

– Je ne les mets jamais moi-même… Je les ai prises par excès de zèle, – fit-il, avec un petit rire confidentiel. – Elles ne m’ont pas quitté depuis Oxford… C’est un camarade qui me les a confectionnées, je les emporte partout avec moi.

Bert choisit donc les souliers de bal, tandis que le lieutenant repartait à rire.

– Nous sommes ici, – dit-il, – en train d’essayer des pantoufles, et le monde se déroule au-dessous de nous comme un panorama. N’est-ce pas épatant, hein ? Voyez.

Bert regarda aussi par le vasistas, qui séparait de l’immensité ténébreuse la cabine rouge et argent, luxueuse et brillante. À part le reflet d’un lac, la contrée était indistincte et noire, et l’on n’apercevait pas les autres dirigeables.

– Nous verrons mieux du dehors, – remarqua le lieutenant. – Sortons. Il y a une petite balustrade…

Il passa le premier dans le long corridor qu’éclairait une seule petite lampe électrique, sous laquelle étaient placées plusieurs pancartes rédigées en allemand, et, par une échelle légère, il amena Bert sur un balcon que bordait une rampe de treillis métallique. De là on surplombait l’espace vide. Bert suivit son compagnon avec lenteur et prudence. Du balcon, il put contempler le merveilleux spectacle de la première flotte aérienne naviguant dans la nuit. Les dirigeables avançaient formés en V, le Vaterland en tête et à une altitude plus élevée, les autres, à droite et à gauche, visibles jusqu’au fond du ciel. Ils volaient en longues ondulations régulières, colosses sombres en forme de poisson, ne laissant voir que de rares points de lumière, et le ronflement des moteurs s’entendait nettement de la galerie. Ils avaient gagné une altitude de cinq ou six mille pieds, et ils montaient encore. Au-dessous, le pays s’étendait, immobile et muet, dans une obscurité que pointillaient et pailletaient des groupes de hauts fourneaux et les rues lumineuses des grandes villes. On eût dit que le monde était dégringolé au fond d’un bol. La masse surplombante du dirigeable cachait les régions supérieures du ciel. Ils examinèrent un moment le paysage.

– Ça doit être amusant, d’inventer des choses, – dit soudain le lieutenant. – Comment êtes-vous arrivé à imaginer votre machine ?

– J’y ai réfléchi longtemps, – répondit Bert après un silence. – J’y pensais nuit et jour.

– Chez nous, on était anxieux à votre sujet. On croyait que les Anglais vous avaient acheté… Ils n’y tenaient donc pas ?

– Si, en un sens… mais c’est une longue histoire.

– Ça doit être épatant, d’inventer… Je serais, moi, incapable d’inventer quoi que ce soit, même quand ce serait pour sauver ma vie.

Ils se turent, observant le monde ténébreux, et suivant leurs pensées, jusqu’à ce qu’un coup de clairon les eût appelés à un dîner tardif. Bert s’alarma soudain.

– Ne faut-il pas se mettre en habit ? – demanda t-il. – J’ai toujours été trop absorbé par la science et le reste pour fréquenter beaucoup la société.

– Ne craignez rien, – assura Kurt. – Nul d’entre nous n’a d’autres vêtements que ceux qu’il porte. Nous voyageons avec un minimum de bagages. Mais peut-être pourriez-vous retirer votre pelisse… Il y a un radiateur électrique à chaque bout du réfectoire.

Ainsi Bert se trouva bientôt assis à table en présence de l’ « Alexandre allemand », le grand et puissant prince Karl Albert, Seigneur de la guerre, héros des deux hémisphères. C’était un homme de belle prestance, blond, l’œil profondément enfoncé sous l’arcade, le nez camard, les pointes de la moustache relevées à angle droit, et de longues mains blanches. Son siège, plus haut que celui des convives, était placé sous une aigle noire éployée, encadrée de drapeaux allemands. Le Prince trônait, pour ainsi dire, et Bert fut grandement frappé de ce fait qu’en mangeant le héros ne fixait les yeux sur personne ; son regard planait au-dessus des têtes, comme quelqu’un absorbé par des visions. Il y avait autour de la table vingt officiers de divers rangs, et Bert. Tous paraissaient extrêmement curieux de connaître le fameux Butteridge, et ils dissimulaient mal leur étonnement à son aspect. Le Prince lui fit un majestueux salut, auquel, par une heureuse inspiration, il répondit en s’inclinant. À la droite du prince, se tenait un personnage ridé et tanné, avec des lunettes d’argent et des favoris floconneux et gris terre, qui dévisageait Bert avec une insistance déconcertante. Les convives s’assirent après des cérémonies que Bert ne comprit pas. À l’autre bout de la table avait pris place l’officier à profil d’oiseau que Bert avait dépossédé de sa cabine et qui, d’un air hostile, murmurait à son voisin des remarques qui concernaient évidemment le soi-disant Butteridge. Deux soldats faisaient le service.

Le dîner fut très simple : une soupe, du mouton, du fromage, et… très peu de conversation.

À vrai dire, une curieuse solennité paralysait chacun, – réaction inévitable, sans doute, après une période de travail acharné, et après la surexcitation contenue du départ, – et peut-être aussi le pressentiment accablant d’expériences nouvelles et imprévues, d’aventures prodigieuses, de risques inconnus et troublants. Le Prince était perdu dans ses méditations. Il les interrompit cependant pour boire à l’Empereur, en levant une coupe de champagne. Tout le monde cria Hoch ! comme on dit les répons à l’église.

L’interdiction de fumer ne souffrait aucune exception, mais quelques officiers sortirent dans la galerie pour y chiquer à leur aise. En réalité, toute lumière offrait un danger dans cette accumulation d’objets inflammables. Bert se prit à frissonner et à bâiller. Parmi ces colosses de l’air et ces hauts personnages, il se sentait écrasé par la certitude de son insignifiance ; la vie était trop vaste pour lui, elle le dépassait de partout.

Il marmonna quelque chose à Kurt au sujet de sa tête ; puis, par l’échelle roide et la petite galerie branlante, il regagna sa cabine et se fourra au lit, comme dans un refuge inviolable.

La Guerre dans les airs

5.

Le sommeil de Bert fut bientôt entremêlé de rêves. Dans la plupart, il fuyait d’informes épouvantails au long de l’interminable corridor d’un aéronef, un corridor dont le plancher tantôt était armé de trappes voraces, et tantôt consistait en une toile, à claire-voie fixée de la façon la plus insouciante.

– Cristi ! – fit Bert en se retournant après sa septième chute dans l’espace infini.

Il se mit sur son séant et frictionna ses genoux. La marche du dirigeable n’était pas aussi douce que celle du ballon ; il constatait un balancement régulier, un mouvement de montée suivi d’un mouvement de descente, avec la trépidation et le halètement des moteurs.

Soudain, les souvenirs affluèrent, à toute minute plus nombreux, et, avec eux, comme un nageur qui lutte dans des eaux tourbillonnantes, revenait cette inquiétante question : « Que vais-je faire demain ? »

Demain, d’après ce que lui avait dit Kurt, le secrétaire du Prince, le Graf von Winterfeld, viendrait discuter avec lui au sujet de sa machine, après quoi, on le mènerait au Prince. Il fallait bien, maintenant, qu’il prétendît obstinément être Butteridge et qu’il vendît la fameuse invention. Mais si on découvrait l’imposture ? Devant ses yeux passa la vision de Butteridge furieux… À supposer, après tout, qu’il avouât ! Il soutiendrait que le malentendu ne venait pas de lui. Et il commença à imaginer des expédients pour vendre le secret et frustrer impunément Butteridge.

Quelle somme demanderait-il ? Vingt mille livres sterling lui parurent une exigence raisonnable…

Il tomba dans cet abattement qui vous guette au petit jour. Il avait sur les bras une grosse affaire, une trop grosse affaire… Des objections importunes faisaient chavirer ses plans.

– Où étais-je hier à cette heure-ci ?

Paresseusement et presque amèrement, il se remémora ses dernières soirées. La veille, il voyageait au milieu des nuages dans le ballon de Butteridge. Il revécut l’instant où, après sa rapide descente à travers les nuées, il avait aperçu, tout près, au-dessous de lui, les crêtes des vagues argentées par le crépuscule. Il se rappelait cet incident désagréable avec toute la netteté d’un cauchemar. L’avant-veille, Grubb et lui étaient à la recherche d’un lit à bon compte dans le village de Littlestone. Combien lointain tout cela paraissait à présent, plusieurs années, peut-être. Pour la première fois, il songea à son confrère, le second Derviche du Désert, abandonné sur les sables de Dymchurch avec deux bicyclettes aux cadres et aux jantes peints en rouge.

– Il ne pourra pas faire grand’chose sans moi. En tout cas, c’est lui qui détenait le coffre-fort dans sa poche, avec la recette.

Avant cela, c’était le lundi de la Pentecôte, et ils avaient veillé assez tard, discutant leur équipée de chanteurs ambulants, combinant un programme et répétant des danses. Et le soir précédent était celui de la Pentecôte…

– Bigre, j’en ai eu, du tintouin, avec la moto ! se dit Bert en songeant aux coups de coussin éventré et à sa lutte impuissante contre les flammes qui renaissaient sans cesse. Des images confuses s’évoquaient avec ces lueurs tragiques, une petite figure émergeait nette et claire, et singulièrement séduisante, la figure d’Edna lançant son « À demain ! » du marchepied de l’automobile. D’autres souvenirs d’Edna se rassemblèrent autour de cette impression. Ils amenèrent peu à peu l’esprit de Bert à un agréable état qui trouva à se formuler en ces termes :

– Je l’épouserai, si ça continue !

Tout aussitôt, la soudaine révélation se fit que, s’il vendait le secret de Butteridge, il serait en situation de se marier. À supposer qu’il obtînt vingt mille livres sterling, – on a vu payer de plus grosses sommes pour moins, – avec cela il pourrait acheter une maison et un jardin, des vêtements neufs autant qu’il en voudrait, une automobile… Il pourrait voyager, s’offrir à lui-même et à Edna tous les plaisirs de la vie civilisée telle qu’il la connaissait. Sans doute, il y avait des risques à courir…

– J’aurai le vieux Butteridge sur le dos… Ça ne manquera pas.

À force de méditer sur ce point, il retomba dans l’accablement. Il n’était encore qu’au début de l’aventure : il lui faudrait d’abord livrer la marchandise et encaisser la somme. Mais avant cela… En ce moment, il ne prenait pas précisément le chemin de la maison. Il s’envolait vers l’Amérique pour y déchaîner la guerre…

– Pas beaucoup de batailles rangées… d’en haut, on tape où l’on veut… Pourtant, si un obus atteignait le Vaterland par-dessous !… Il serait peut-être temps de faire mon testament.

Il s’allongea de nouveau, s’ingéniant à rédiger des clauses testamentaires en faveur d’Edna, pour la plupart, – il s’était décidé à présent pour vingt mille livres, – et à stipuler divers menus legs, avec des codicilles de plus en plus fantasques et extravagants…

Puis, il s’éveilla à la huitième répétition de son cauchemar, une huitième chute à travers l’espace.

– Cette façon de voyager fatigue les nerfs, remarqua-t-il.

Le mouvement du ballon, son trajet sinueux, ses plongeons et ses remontées, étaient nettement perceptibles, et l’incessante trépidation des moteurs semblait se ralentir et s’accélérer tour à tour.

Bientôt, il se leva tout à fait, endossa la pelisse de M. Butteridge, s’enveloppa dans toutes les couvertures, car l’air devenait piquant ; il souleva le vasistas et aperçut une aube grise qui commençait à teinter les nuages. Ensuite, il mit le verrou à sa porte, s’installa devant la table et ouvrit son plastron de flanelle. Il retira les plans et les défroissa en les lissant avec la main. Puis, il prit les autres dessins dans le portefeuille. Vingt mille livres sterling ! S’il menait l’affaire à bonne fin… En tout cas, ça valait la peine d’essayer, et il alla chercher du papier et « de quoi écrire » dans le tiroir où Kurt les lui avait montrés.

Bert Smallways n’était pas un être absolument stupide, et, sur certaines matières, il possédait quelques utiles rudiments. À l’école, on lui avait enseigné, avec le calcul, les éléments du dessin, et il en savait assez pour se débrouiller en géométrie. Certes, il trouvait ardu le problème de la machine volante de Butteridge. Mais l’expérience qu’il avait de la motocyclette, les infructueux essais d’aéroplane tentés par Grubb, et les cours de « dessin mécanique » qu’il avait suivis jadis lui furent d’un grand secours. En outre, l’auteur de ces plans, quel qu’il fût, s’était préoccupé surtout d’être simple et de rendre évidentes ses intentions. Sur du papier pelure, Bert calqua les épures, prit des notes, exécuta une copie passable des esquisses et se plongea dans une profonde méditation.

Puis, avec un gros soupir, il replia les originaux, les serra dans la poche de côté de son veston et, très soigneusement, les remplaça dans le portefeuille par les copies qu’il avait faites. C’est sans aucune idée préconçue qu’il procéda à cette substitution, tout simplement parce qu’il lui était désagréable de se séparer de son secret. Il se remit à méditer longuement, hochant de temps en temps la tête. Enfin il s’allongea de nouveau sur sa couchette, tourna le commutateur et s’endormit, lassé de combinaisons et de projets.

La Guerre dans les airs

6.

Cette nuit-là, le Hochgeborene Graf von Winterfeld fut tourmenté, lui aussi, par l’insomnie. Du reste, il était coutumier du fait, et, comme les gens qui dorment peu, il s’amusait, pour passer le temps, à résoudre mentalement des problèmes d’échecs ; celui qu’il avait à résoudre pour l’instant était particulièrement difficile, encore qu’il ne s’agît pas d’échecs.

Malgré l’aveuglante clarté du soleil reflété d’en bas par la mer du Nord, Bert était encore au lit, absorbant placidement le café et les petits pains qu’un soldat lui avait apportés, quand von Winterfeld entra chez lui, un vaste portefeuille sous le bras. Dans la lumière matinale, sa tête grise et ses lunettes massives à branches d’argent lui donnaient un air presque bienveillant. Il parlait couramment anglais, mais avec un fort accent tudesque, qu’on remarquait spécialement dans la prononciation des lettres v et b ; il adoucissait ses th jusqu’à faire entendre le son dz très doux, et il articulait le nom supposé de Bert avec un bruit de détonation : Pouteraidge. Après avoir débuté par quelques civilités indistinctes, il prit derrière la porte la table et le siège pliants, les approcha du lit de Bert, s’assit, et, avec une petite toux sèche, ouvrit son portefeuille. Puis, posant ses coudes sur la table, il pinça entre le pouce et l’index sa lèvre inférieure, et, avec ses yeux tranquilles, dévisagea Bert de façon inquiétante.

– Fous êtes fenu nous retroufer malgré fous, Herr Pouteraidge, – dit-il enfin.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? – demanda Bert après quelques secondes d’étonnement.

– À chuger par les cartes tans fotre nacelle. Cartes anglaises toutes… at aussi fos profisions… pour un técheuner… Aussi, fos cortages, ils étaient emmêlés. Fous afez tiré dessus… mais en fain. Fous pouffez plus manœuvrer le pallon et c’est une folonté plus puissante que la fôtre qui fous a amené à nous. N’est-ce pas ?

Bert réfléchissait.

– Et la tame ? – reprit Winterfeld.

– Quoi ?… Quelle dame ?

– Fous êtes parti avec une tame. C’est éfident. Fous êtes parti pour une petite excursion… une partie de plaicir… Un homme de fotre tempérament… il tevait emmener sûrement une tame. Elle n’était pas avec fous tans le pallon quand fous êtes tescendu à Dornhof. Non… seulement la chaquette… C’est fotre affaire… Pourtant, che suis curieux.

– Comment savez-vous tout cela ? – questionna Bert, perplexe.

– À chuger par la nature de fos diverses profisions. Je ne puis pas expliquer, monsieur Pouteraidge, pour la tame… ce que fous avez fait d’elle. Je ne puis pas dire non plus pourquoi fous portiez des santales et un complet pleu de si mauvaise qualité. C’est en tehors de mes instructions. Pagatelles, sans doute… Officiellement, nous tevons les ignorer. Les tames… on les prend, on les laisse… Che suis un gentleman. Chai connu des hommes remarquaples qui portaient des santales et même qui pratiquaient des habitudes véchétariennes… Chai connu des hommes… des chimistes, au moins, qui ne fumaient pas. Fous afez propablement déposé la tame quelque part. C’est pien ! Fenons à notre affaire. Une folonté toute-puissante, – commença-t-il sur un ton pathétique, pendant que ses yeux écarquillés semblaient se dilater encore, – une folonté toute-puissante fous a amené avec fotre secret jusqu’à nous. Parfait. Ainsi soit-il. – Et il courba la tête. – C’est la destinée de l’Allemagne et de mon Prince. Je constate que fous portez touchours fotre secret avec fous. Vous afez peur des espions et des foleurs. C’est pour cela qu’il est ici avec fous. Monsieur Pouteraidge, l’Allemagne fous l’achète ! …

– Vraiment ?

– Oui, – répondit le secrétaire, les yeux fixés sur les sandales abandonnées par Bert dans le coin du coffre-couchette.

Puis, von Winterfeld consulta un instant quelques notes, tandis que Bert scrutait avec angoisse et terreur cette face tannée et ridée.

– Che suis autorisé à fous informer, – reprit le secrétaire, sans quitter ses notes étalées sur la table, que l’Allemagne a touchours souhaité d’acheter fotre secret. Nous afons été fort désireux de l’acquérir, extrêmement désireux, et seule la crainte que fous agissiez de connifence, pour des raisons batriotiques, avec le goufernement anglais, nous imposait la discrétion d’avoir recours à des intermédiaires pour fous transmettre nos offres d’achat. Nous n’afons plus maintenant la moindre hésitation à fous accorder les cent mille livres sterling que fous temandiez.

– Cristi !

– Plait-il ?

– Ce n’est rien… Un élancement, – expliqua Bert en portant la main au pansement qui lui enserrait la tête.

– Ah ! Che suis autorisé aussi à fous tire qu’en ce qui concerne la noble tame inchustement accusée dont fous avez pris la défense contre l’intolérance et l’hypocrisie pritannique, toute l’Allemagne chevaleresque a pris son parti.

– La dame ? – répéta lentement Bert, qui se rappela soudain le fameux grand amour de M. Butteridge. – Ah ! oui, ça va bien là-dessus. Je n’avais pas de doutes à ce sujet. Je…

Il s’interrompit en remarquant l’air ahuri du secrétaire qui le fixait avec obstination, et qui reprit, au bout d’un long moment :

– Pour la tame, c’est comme il fous plaira. Elle est fotre affaire. Che m’acquitte des instructions reçues… Et le titre de paron, ça aussi, il est possible. Tout ça, il est possible, Herr Pouteraidge.

Il tambourina sur la table pendant quelques secondes avant de poursuivre.

– Chai à fous dire aussi que fous fenez à un moment te crise dans le… dans la… Welt-Politik. Il n’y a aucun mal à présent que je fous tise nos plans. Afant que fous tébarquiez d’ici, ils seront manifestes pour le monde entier. La guerre est peut-être déchà déclarée. Nous allons…, en Amérique. Notre flotte tescendra du haut des airs sur les États-unis… C’est un pays entièrement pas préparé à la guerre nulle part… nulle part. Ils ont toujours compté sur l’Atlantique et sur leur flotte. Nous afons choisi un certain point…, nous nous en emparerons, et alors nous y établirons un dépôt… un arsenal… une sorte de Gibraltar dans l’intérieur des terres. Ce sera… comme fous dites… un nid d’aigles. Là, nos dirigeables se rassempleront pour se rafitailler et se réparer, et, de là, ils rayonneront en tous sens sur les États-Unis, terrorisant les villes, tominant Washington, imposant toutes les réquisitions nécessaires, jusqu’à ce qu’on accepte les termes que nous dicterons. Fous me suifez pien ?

– Continuez, – fit Bert.

– Nous comptions être fictorieux avec les Luftschiffe et les Drachenflieger que nous possédons, mais l’acquisition de fotre machine rend notre prochet complet, en nous donnant non seulement un meilleur Drachenflieger mais en nous enlevant notre dernière inquiétude à propos de la Grande-Pretagne. Sans vous, monsieur Pouteraidge, la Grande-Pretagne, le pays que vous aimiez tant et qui vous en a si mal récompensé, ce pays de pharisiens et de reptiles, sans vous, il ne peut rien faire, rien du tout. Fous foyez, che suis parfaitement franc avec fous. D’après les instructions que ch’ai reçues, l’Allemagne reconnaît tout cela. Nous foulons que vous vous mettiez à notre disposition. Nous foulons que fous teveniez notre ingénieur en chef des constructions des machines folantes militaires. Nous foulons que vous équipiez tout un essaim de frelons. Fous tirigerez l’organisation de ces forces, et c’est à notre dépôt en Amérique que nous afons pesoin de vous. Aussi nous fous accordons simplement et sans parguigner les conditions mêmes que fous afez posées, il y a quelques semaines… Cent mille livres sterling comptant, des appointements de trois mille livres par an, et ensuite une pension de mille livres par an, et le titre de paron. Voilà les instructions que j’ai reçues.

Et il se remit à scruter le visage de Bert.

– C’est parfait comme ça, naturellement, – approuva Bert, un peu estomaqué, mais cependant calme et résolu, et il lui parut que l’occasion était bonne de placer ici la proposition qui résultait de ses spéculations nocturnes.

Le secrétaire examinait le faux col de Bert avec une attention soutenue. Une seule fois, son regard s’en détourna pour se porter sur les sandales.

– Permettez-moi de réfléchir une minute, – reprit Bert, décontenancé de se sentir observé avec tant d’insistance. – Voilà ! – fit-il soudain, avec l’air de vouloir tout expliquer, – je détiens le secret, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mais je désire que le nom de Butteridge ne soit pas mentionné, vous comprenez ?… J’y ai bien réfléchi.

– Par délicatesse ?

– Justement !… Vous achetez le secret… ou du moins je vous le cède, et vous le payez au porteur… vous y êtes ?

L’assurance de sa voix s’altéra quelque peu sous le regard fixe de Winterfeld.

– Je veux faire la chose anonymement, comprenez-vous ?

Le secrétaire, muet, continuait à le fixer. Et Bert poursuivit, comme un nageur entraîné par le courant :

– Le fait est que je vais dorénavant adopter le nom de Smallways. Je ne tiens plus au titre de baron… j’ai changé d’idée, et je veux l’argent sans fracas. Les cent mille livres sterling seront versées dans des banques, de la façon suivante : trente mille à la succursale de la Banque de Londres et du Comté, à Bun Hill, aussitôt que j’aurai remis les plans ; vingt mille à la Banque d’Angleterre ; la moitié du reste à la Banque de France, et l’autre moitié à la Banque nationale allemande. C’est là que les versements seront faits, vous comprenez, mais pas au nom de Butteridge, au nom d’Albert Peter Smallways ; c’est le nom que j’adopte… Voilà pour la première condition.

– Allez, allez ! – fit le secrétaire.

– La seconde condition, – reprit Bert, – c’est que vous ne fassiez aucune enquête sur mes droits de propriété…, c’est-à-dire que ça se passe comme en Angleterre, entre gentlemen, quand on achète ou qu’on loue un terrain ou une maison. Vous comprenez ? Pas à vous inquiéter de cela. Je suis ici, je vous livre la marchandise, c’est tout et c’est parfait… Il y a des gens qui ont le toupet de prétendre que l’invention n’est pas de moi ! … Mais vous savez bien le contraire et il est inutile de chercher plus loin… Tout cela, je voudrais que ce soit nettement spécifié dans un traité en bonne et due forme… Compris ?

Son « Compris » se perdit dans un profond silence.

À la fin, le secrétaire soupira, se renversa sur son siège, sortit de son gousset un cure-dent et s’en servit pour accompagner sa méditation sur le cas de Bert.

– Voulez-vous répéter ce nom ? Il faut que je l’écrive, – dit-il, en replaçant le cure-dents dans sa poche.

– Albert Peter Smallways, – articula Bert timidement.

Le secrétaire le transcrivit en l’épelant, non sans difficulté, à cause de la prononciation différente des lettres dans les alphabets des deux langues ; puis, se renversant à nouveau sur son siège et regardant Bert bien en face :

– Et maintenant, monsieur Schmallways, racontez-moi donc comment fous fous êtes emparé du pallon de M. Pouteraidge ?

La Guerre dans les airs

7.

Herr Graf von Winterfeld laissa Bert dans un état fort aplati ou fort dégonflé, pourrait-on dire, et il lui avait tiré tous les détails de sa petite histoire.

Bert, anxieux de se soulager, avait fait les aveux les plus complets ; il avait expliqué le costume bleu, les sandales, les Derviches du Désert, tout ! La question des plans resta en suspens. Le secrétaire s’amusa même à des considérations sur les premiers occupants du ballon.

– Che suppose, – dit-il, – que la tame était la fameuse personne… Mais ce n’est pas notre affaire… C’est très curieux et amusant, oui… mais je crains que le Prince soit ennuyé. Il a agi avec sa promptitude habituelle. Il prend touchours ses décisions avec promptitude, comme Napoléon. Aussitôt qu’on l’eut informé de fotre descente dans le camp de Dornhof, il a dit : « Emmenez-le. Emmenez-le. C’est mon étoile ! » L’étoile de son destin… Fous comprenez, il sera contrarié. Il fous a donné l’ordre de venir parce qu’il croyait que fous étiez Herr Pouteraidge, et fous ne l’étiez pas… Fous avez essayé de chouer le rôle, c’est bien certain, mais ce fut un essai malheureux. Ses chugements des hommes sont équitables et droits et il faut mieux pour les hommes s’y conformer, complètement. Spécialement à présent… Particulièrement à présent.

Il reprit son attitude familière, sa lèvre inférieure serrée entre le pouce et l’index, et il parla sur un ton presque confidentiel :

– C’est bien tésagréable. J’avais émis un doute sur fotre identité, mais le Prince ne m’écouta pas… il n’écoute rien… À cette altitude, à présent, il est impatient, nerveux, surexcité. Peut-être va-t-il penser que son étoile s’est moquée de lui, ou que c’est moi qui l’ai rendu ridicule.

Il plissa le front et pinça les coins de sa bouche.

– Mais j’ai les plans, – dit Bert.

– Oui, il y a cela, évidemment. Mais fous comprenez que le Prince s’intéressait à Herr Pouteraidge à cause de son histoire romanesque. Herr Pouteraidge était tellement plus… pittoresque ! Je crains bien que fous ne soyez pas de force à diriger la construction des machines volantes à notre parc aéronautique, comme il désirait que le fît Herr Pouteraidge. Il s’était promis de lui donner ce poste… Et il y a aussi le prestige… le prestige mondial d’avoir Herr Pouteraidge avec nous… Enfin, nous verrons ce que nous pouvons faire… Tonnez-moi les plans, – conclut-il en tendant la main.

Un frisson terrible secoua M. Bert Smallways des pieds à la tête. Il n’a jamais su dire s’il avait oui ou non pleuré, mais il avait certainement des sanglots dans la voix, en protestant :

– Mais, dites donc… est-ce que je n’aurai rien… pour les plans ?

Le secrétaire le contempla avec une expression indulgente.

– Vous ne méritez rien du tout, – déclara-t-il.

– J’aurais pu les déchirer.

– Ils ne sont pas à vous.

– Ils n’étaient probablement pas à lui, non plus.

– Pas besoin de fous payer quoi que ce soit.

Bert parut sur le point de commettre des actes désespérés.

– Ah ! vraiment, pas besoin de me rien payer ? – proféra-t-il, contenant mal sa colère.

– Soyez calme, et écoutez-moi. Fous aurez cinq cents livres, je fous en donne la promesse. J’obtiendrai cela pour fous, et c’est tout ce que je puis faire. Je fous les remettrai moi-même, ou plutôt répétez-moi le nom de cette banque, écrivez-le… Là !… Je fous disais que le Prince n’est pas… une bête, et je ne crois pas que fotre aspect l’ait séduit, hier soir, non, je n’en répondrais pas. Il voulait Pouteraidge et fous lui gâtez son plaisir… Je ne comprends pas bien pourquoi… mais le Prince est dans un étrange état. C’est la surexcitation du départ, sans doute, et cet envol dans les airs. Je ne puis me porter garant de ce qu’il fera. Mais, si tout va bien, et j’y veillerai, fous aurez cinq cents livres. Ça suffira… Allons, donnez-moi les plans.

– Vieux rapiat ! – s’écria Bert, au moment où le secrétaire refermait la porte en s’en allant. – Quel sale vieux rapiat !

Il s’assit sur la chaise pliante et se mit à siffloter tout bas, pendant un bon moment.

– Quel fameux tour je lui jouais, si je les avais déchirés, comme ça m’était facile. – Il se frotta le nez pensivement. – Suis-je assez idiot d’avoir vendu la mèche !… Si je n’avais pas parlé de rester anonyme, ça collait !… Trop pressé, mon garçon, trop pressé, et tu mériterais une bonne volée, pour ta peine… Peuh ! je n’aurais pas pu jouer le rôle jusqu’au bout… Après tout, ça n’est pas si mal, cinq cents livres…, car enfin ce n’est pas mon secret, c’est une trouvaille, sur la route… Cinq cents livres… Je me demande quel est le prix de la traversée pour revenir d’Amérique…

La Guerre dans les airs

8.

Un peu plus tard, ce même jour, Bert Smallways, déconfit et penaud, comparut devant le prince Karl Albert.

Les débats eurent lieu en allemand, dans la cabine du Prince, garnie d’un mobilier d’osier et éclairée par une fenêtre s’ouvrant sur toute la largeur de l’extrémité avant du dirigeable. Karl Albert était assis devant une table pliante recouverte d’un tapis vert, en compagnie de von Winterfeld et de deux officiers. Sous leurs yeux, s’étalaient des cartes des États-unis, les lettres de Butteridge et tout ce qu’on avait encore trouvé dans le portefeuille. Bert, qu’on n’invita pas à s’asseoir, dut demeurer debout jusqu’à la fin de l’entrevue. Von Winterfeld fit son rapport, et de temps à autre les mots « pallon » et « Pouteraidge » frappaient les oreilles de Bert. Le visage du Prince conservait une sévérité de mauvais augure ; les deux officiers l’observaient du coin de l’œil ou jetaient un bref regard sur Bert. Il y avait quelque chose d’un peu étrange, comme de la curiosité et de l’appréhension, dans la façon dont ils reluquaient de côté leur chef. Tout à coup, une discussion générale s’engagea sur les plans, et, au bout d’un moment, le Prince, s’adressant à Bert en anglais, lui demanda brusquement :

– Avez-vous vu évoluer cette machine dans les airs ?

Bert tressaillit.

– Je l’ai vue du haut de Bun Hill, Votre Altesse Royale.

Winterfeld se lança dans des explications.

– À quelle vitesse marchait-elle ? – interrogea encore le Prince.

– Je ne puis pas préciser, Votre Altesse Royale ; les journaux ont parlé de quatre-vingts milles à l’heure.

La conversation reprit en allemand. Puis, de nouveau, le Prince questionna :

– Pouvait-elle s’arrêter, rester en l’air, sans que les hélices tournent ?

– Elle pouvait planer, Votre Altesse Royale, elle voletait comme une guêpe.

Viel besser, nicht wahr ? – fit le Prince en se tournant vers Winterfeld, et la discussion se poursuivit en allemand.

Bientôt tout le monde se tut, et les deux officiers fixèrent leurs regards sur Bert. Sur un appel de sonnette, une ordonnance entra, à qui on remit le portefeuille avec un ordre verbal. Ensuite, il parut à Bert qu’on examinait son cas particulier, et que très évidemment le Prince était enclin à se montrer sévère à son endroit. Von Winterfeld intercédait. Des considérations apparemment théologiques intervinrent, car, à plusieurs reprises, le mot Gott fut prononcé avec emphase. Enfin, tout cela aboutit à des conclusions que von Winterfeld eut mission de transmettre à Bert.

– Monsieur Schmallways, fous afez optenu passage dans ce tirigeaple par des mensonges honteux et systématiques.

– Pas systématiques du tout… – protesta Bert.

Le Prince, d’un geste, lui imposa silence.

– Et il serait au pouvoir de Son Altesse de fous traiter comme un espion.

– Pas du tout ! Je suis venu pour vendre…

– Chut ! – fit l’un des deux officiers.

– Quoi qu’il en soit, en considération de l’heureuse chance qui fous a fait, grâce à Dieu, l’instrument par lequel la machine volante de ce Pouteraidge est arrivée entre les mains de Son Altesse, fous serez épargné. Oui… Parce que fous avez été le messager de bonne nouvelle, on fous gardera à bord de ce tirigeable jusqu’à ce qu’on soit en mesure de fous débarquer. Comprenez-fous ?

– Nous le gardons, – confirma le Prince, et il ajouta, sur un ton et avec des yeux terribles : – als Ballast !

– Fous nous accompagnez, – expliqua Winterfeld, – comme… ballast, comme lest. Comprenez-fous ?

Bert allait ouvrir la bouche pour s’enquérir de ses cinq cents livres, mais une sage inspiration lui conseilla de se taire. Son regard croisa celui de von Winterfeld, et il crut surprendre un hochement significatif de la part du secrétaire.

– Allez ! – fit le Prince, en tendant son long bras vers la porte.

Bert déguerpit, comme une feuille morte balayée par la rafale.

La Guerre dans les airs

9.

Dans l’intervalle, entre son entrevue avec Herr Graf von Winterfeld et la redoutable conférence avec le Prince, Bert avait exploré le Vaterland de bout en bout, et, en dépit de ses graves préoccupations, il y avait pris beaucoup d’intérêt. Avec une ardeur, et un empressement juvéniles, Kurt le promena partout, tel un enfant qui montre à tout venant son jouet pour avoir le plaisir de l’admirer encore. Comme la plupart de ceux qui formaient les équipages de la flotte aérienne, lui-même ne connaissait à peu près rien de l’aéronautique avant d’être nommé à un commandement sur le dirigeable du Prince. Mais il était tout feu tout flamme sur le sujet de cet engin merveilleux, dont l’Allemagne s’était emparée si soudainement et si dramatiquement. Il insista sur la légèreté de tous les objets, l’usage des tubes d’aluminium, les coussins à ressort gonflés d’hydrogène comprimé. Les cloisons creuses, recouvertes d’une imitation de cuir ultra-légère, renfermaient aussi de l’hydrogène. Toute la vaisselle, en biscuit fin verni dans le vide, ne pesait presque rien. Pour les pièces soumises à un grand travail, on avait employé ce nouvel alliage de Charlottenburg, l’acier allemand, comme on l’appelait, le métal le plus compact et le plus résistant qu’on connût.

L’intérieur de l’aérostat offrait une vaste étendue, nul besoin de s’inquiéter à ce propos, aussi longtemps que le poids n’augmentait pas. La partie habitable mesurait deux cent cinquante pieds de long, et comprenait deux rangées de cabines superposées. De là, par de doubles portes imperméables à l’air, on grimpait dans le ballon par de petites tourelles de métal blanc, où de larges vitrages permettaient d’inspecter les vastes cavités des compartiments à gaz. Bert aperçut ainsi, très haut au-dessus de lui, la carcasse de l’appareil, et toute sa charpente intérieure, « semblable aux réseaux vasculaire et neurotique du corps humain, » ajouta Kurt, qui s’était occupé d’histologie.

– Ma foi, oui ! – approuva Bert, qui n’avait pas la moindre idée de ce que ces savantes expressions voulaient dire.

– Si dans la nuit, quelque chose se décroche, on peut, de place en place, installer des lampes électriques, et des échelles joignent les traverses entre elles.

– Mais s’ils sont pleins de gaz irrespirable, ces compartiments-là, – fit Bert, – comment y rentrez-vous ?

Le lieutenant ouvrit, dans un panneau, la porte d’un placard et indiqua un scaphandre de soie caoutchoutée, dont le casque et le réservoir à air comprimé étaient fabriqués avec un alliage d’aluminium et de métaux légers.

– Avec ça, on peut se promener dans toute la cavité pour boucher les fuites ou les trous que feraient les projectiles, – expliqua-t-il. – Intérieurement et extérieurement, un réseau de mince cordage enveloppe le ballon, et le filet extérieur est une échelle de corde sans fin, pour ainsi dire.

À la suite de la partie habitable de l’aéronat, et s’avançant jusqu’à la moitié de sa longueur, se trouvait le magasin aux explosifs : bombes de types variés et la plupart en verre. Aucun dirigeable de la flotte allemande ne portait d’artillerie, à l’exception d’une petite pièce placée dans la galerie d’avant, contre le bouclier qui protégeait le cœur de l’aigle. Depuis le magasin, une galerie close à plancher d’aluminium, avec une rampe de corde, allait jusqu’à la chambre des machines, à l’extrême poupe. Mais Bert n’y fut jamais conduit et il ne vit pas une fois les moteurs. Pourtant, par un escalier ménagé dans une sorte de boyau qui traversait la grande alvéole de l’avant, il monta jusqu’à la plate-forme d’observation où était installé le canon-revolver avec son caisson à obus, à côté d’un appareil téléphonique.

Au-dessous, à quatre mille pieds plus bas, peut-être, s’étendait l’Angleterre, toute rapetissée dans le soleil matinal. En apprenant que la contrée qu’il contemplait était son pays, Bert ressentit des remords soudains et inattendus. Il éprouva une componction patriotique, et il pensa qu’il aurait dû déchirer les plans de Butteridge et les semer au vent. Qu’avait-il à redouter de ces gens ? Et même s’ils s’étaient vengés, est-ce qu’on ne doit pas sacrifier sa vie pour sa patrie ? Cette idée-là avait été jusqu’ici quelque peu étouffée chez lui sous les tracas et les complications de l’existence civilisée. Déprimé tout à coup par la conscience de son acte, il se reprocha de n’avoir pas envisagé les choses à ce point de vue… Somme toute, n’était-il pas une sorte de traître ?

Il se demanda, par diversion, quel effet produisait la flotte aérienne, vue d’en bas. Un effet colossal, sans doute, car les dimensions des aéronefs devaient écraser les édifices. Kurt l’informa qu’ils passaient entre Manchester et Liverpool. Bert, qui était un Méridional, fut grandement surpris par la multitude d’usines et de manufactures, par les anciens viaducs de chemins de fer, le réseau des monorails, les entrepôts de marchandises, les stations électriques et les immenses espaces aux maisons sordides, coupés de rues étroites. Ici et là, on apercevait, comme pris au filet, quelques champs et des terrains cultivés. Des musées, des hôtels de ville, même des églises, marquaient, dans cette confusion, des centres théoriques d’organisation municipale et religieuse, mais Bert ne pouvait distinguer aucun détail. Sur le paysage de civilisation industrielle glissaient les ombres des vaisseaux aériens allemands, comme des bancs de poissons filant à toute allure.

Kurt et Bert s’entretinrent de tactique aérienne, tout en se dirigeant vers la galerie inférieure, à l’arrière, pour voir les Drachenflieger que les aéronats de l’aile droite s’étaient adjoints, la veille, et qu’ils remorquaient au nombre de trois ou quatre. Ces immenses cerfs-volants biplans, aux formes démesurées, voguaient à la suite d’invisibles cordes, avec de longs avants carrés, des queues aplaties et des propulseurs latéraux.

– Il faut être très habile pour les manœuvrer – dit Kurt, – très habile…

– Assurément.

Les deux hommes se turent.

– Votre machine est différente, monsieur Butteridge ?

– Tout à fait différente… Elle ressemble plus à un insecte et moins à un oiseau ; elle ne dérive pas comme cela et elle bourdonne. Qu’est-ce que vous ferez de ces aéroplanes-là ?

Kurt ne fut pas très clair sur ce point, et il pataugeait dans ses explications, quand on vint chercher le faux Butteridge pour le conduire devant le Prince.

Après sa comparution, Bert se trouva dépouillé des derniers vestiges de son déguisement imposteur. Pour tout le monde à bord, il devint Albert Smallways. Les soldats cessèrent de le saluer, les officiers ne parurent plus s’apercevoir de son existence, à l’exception du lieutenant Kurt. On l’expulsa de sa jolie cabine, dont le personnage à tête d’oiseau reprit possession, jurant entre ses dents et ré emménageant ses cuirs à rasoir, ses tire-bottes d’aluminium, ses brosses, ses miroirs et ses pots de pommade. Bert fut logé, avec ses nippes, dans la cabine du lieutenant Kurt, le plus jeune officier du bord, parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit où l’installer avec sa tête enveloppée de pansements, mais il dut prendre ses repas avec les hommes.

Campé sur ses jambes écartées, Kurt dévisagea son compagnon, assis piteusement dans un coin de la cabine.

– Quel est votre vrai nom, alors ? – s’enquit-il, imparfaitement au courant de ce qui s’était passé.

– Smallways.

– Je me doutais bien d’une supercherie, alors même que rien ne me permettait de supposer que vous ne fussiez pas Butteridge. Vous avez joliment de la chance que le Prince ait pris la chose calmement. Il n’est pas commode quand il se met en colère et il n’hésiterait pas un instant à faire flanquer par-dessus bord un personnage de votre trempe… Sûrement non ! On vous a remisé ici, mais n’oubliez pas que c’est ma cabine.

– Je ne l’oublierai pas, – répondit Bert.

Sur cette promesse, le lieutenant le laissa, et quand Bert., un peu rassuré, examina la pièce, la première chose qu’il vit, fixée sur la paroi capitonnée, fut une reproduction du « Dieu de la guerre », l’œuvre de Siegfried Schmalz, une figure imposante et terrible coiffée du heaume du Viking et avançant le manteau écarlate aux épaules, l’épée à la main, à travers la ruine et la dévastation. Ce Dieu avait une ressemblance frappante avec le prince Karl Albert, à qui l’artiste avait voulu plaire en peignant ce tableau.

La Guerre dans les airs

Chapitre 5 LA BATAILLE DE L’ATLANTIQUE

1.

Le Prince avait produit sur Bert une impression profonde. Il était le plus terrifiant individu que le jeune homme eût jamais rencontré, et le plus capable de remplir d’une antipathie et d’une épouvante sans bornes une âme du type Smallways. Longtemps, Bert resta assis, seul dans un coin de la cabine de Kurt, ne bougeant pas, ne s’aventurant même pas à ouvrir la porte, de crainte de se trouver ainsi rapproché de l’odieux personnage.

C’est pour cette raison probablement qu’il fut le dernier à apprendre la nouvelle, apportée par la télégraphie sans fil, qu’une grande bataille navale se livrait au milieu de l’Atlantique. Finalement, il en fut informé par Kurt, qui entra avec l’air d’ignorer Bert, mais en marmottant des mots anglais :

– Étonnant !… Stupéfiant !… Prodigieux !… Hé ! dites donc… Ôtez-vous de là et ouvrez ce coffre.

Kurt tira du coffre deux volumes et des cartes, qu’il posa sur la table pliante. Pendant un moment, la morgue germanique lutta en lui avec la simplicité anglaise, et aussi avec sa bienveillance naturelle et sa loquacité, et elle eut le dessous.

– Ça y est, Smallways, on a commencé, – dit-il.

– Commencé quoi, monsieur ? – demanda Bert, penaud et respectueux.

– À se battre ! L’escadre américaine de l’Atlantique est aux prises avec presque toutes nos forces navales. Notre Eisernes Kreuz est atteint et sombre ; – leurs Miles Standish, un des cuirassés les plus formidables, a coulé à pic avec tout son équipage… torpillé, sans doute. Il était bien plus grand que notre Karl der Grosse, mais plus vieux de cinq ou six ans… J’aurais donné gros pour assister au combat, Smallways, une bataille en règle sur les flots bleus, avec l’artillerie seule, et tous les bâtiments luttant de vitesse.

Il déplia ses cartes, tourmenté du besoin de parler, et fit ainsi à Bert une véritable conférence.

C’est ici que ça se passe, 30° 50’ de latitude nord, 30° 50’ de longitude ouest… à une journée de distance pour nous, et ils filent sud sud-ouest à toute vapeur. À ce train-là nous ne verrons rien, pas une seule bouffée de la fumée des canons !

La Guerre dans les airs

2.

À cette époque, la situation navale dans l’Atlantique du Nord présentait un aspect particulier. La majeure partie de la flotte des États-unis, la puissance la plus forte sur mer, naviguait dans l’Océan Pacifique. On avait redouté un conflit du côté de l’Asie surtout, car les relations entre les Asiatiques et les Blancs étaient devenues violentes et extrêmement dangereuses, et le gouvernement japonais se montrait depuis quelque temps plus susceptible et plus exigeant. Au moment où l’Allemagne déclarait la guerre, la moitié des forces navales américaines faisaient relâche à Manille, et ce qu’on appelait la seconde flotte traversait l’Océan Pacifique, communiquant par la télégraphie sans fil avec la station asiatique et avec San Francisco. L’escadre de l’Atlantique, la seule capable de protéger les côtes de l’Est, revenait d’une visite amicale en France et en Espagne. Des transports spéciaux la ravitaillaient de combustible au milieu de l’océan, car la plupart de ses navires étaient encore mus par la vapeur. Cette flotte comprenait quatre cuirassés et cinq croiseurs cuirassés presque aussi puissants, tous construits depuis 1913. Les Américains s’étaient tellement accoutumés à l’idée qu’on pouvait compter sur l’Angleterre pour maintenir la paix dans l’Atlantique qu’une attaque de leurs côtes orientales les trouva, même en imagination, absolument dépourvus. Mais, bien avant l’ouverture des hostilités – à vrai dire, le lundi de la Pentecôte, – toute la flotte allemande, – composée de dix-huit cuirassés, accompagnés d’une flottille de transports pour le combustible et de transatlantiques convertis en magasins d’approvisionnement destinés à la flotte aérienne, – avait franchi le Pas de Calais et mis hardiment le cap sur New York. Non seulement les cuirassés allemands dépassaient en nombre les Américains dans la proportion de deux contre un, mais ils étaient plus puissamment armés et de construction plus récente : – sept d’entre eux disposaient de formidables moteurs à explosion en acier de Charlottenburg, et toute leur artillerie était de ce même métal.

Les flottes ennemies entrèrent en contact le mercredi, avant toute déclaration de guerre. Les Américains s’étaient espacés, selon la mode nouvelle, à des distances de trente milles, et naviguaient de manière à couper à l’ennemi la route des États de l’est et celle de Panama. En effet, si essentiel qu’il fût de défendre les villes de la côte, et particulièrement New York, il était plus essentiel encore de protéger le canal contre toute agression qui aurait pu empêcher le retour de la flotte principale. Sans doute, expliquait Kurt, cette flotte traverse l’Océan Pacifique à toute allure « à moins que les Japonais n’aient eu la même idée que nous ». De toute évidence, il était humainement impossible que l’escadre américaine de l’Atlantique pût vaincre les Allemands ; mais, d’autre part, on espérait qu’avec de la chance elle pourrait retarder leur marche et leur infliger des pertes assez sérieuses pour affaiblir grandement leur attaque contre les positions fortifiées de la côte. Son devoir, donc, n’était pas de vaincre, mais de se sacrifier, le plus sévère devoir au monde. Pendant ce temps, on s’occuperait de vérifier les défenses sous-marines de New York, de Panama et des autres points vulnérables.

Telle apparaissait la position navale, en effet, et, jusqu’au mercredi qui suivit la Pentecôte, les Américains n’en surent pas davantage. Mais alors, ils entendirent pour la première fois parler des véritables dimensions du parc aéronautique de Dornhof et de la possibilité d’être assaillis non seulement par mer, mais aussi par les airs. Pourtant, la presse s’était à ce point discréditée qu’une énorme majorité de New-Yorkais, par exemple, refusèrent d’ajouter le moindre crédit aux rapports circonstanciés et aux copieuses descriptions de la flotte aérienne allemande, tant qu’elle ne fut pas en vue.

Kurt continuait à soliloquer. Penché sur la carte, il s’inclinait au balancement du ballon, parlant de tonnage, d’armement, de canons, pérorant sur les vaisseaux, leur construction, leur force motrice, leur vitesse, indiquant des points stratégiques et des bases d’opération. La timidité qui le réduisait au rôle d’auditeur à la table des officiers ne le retenait plus.

Debout à côté de lui, et ouvrant rarement la bouche, Bert suivait sur la carte le mouvement du doigt de Kurt.

– Il y a longtemps qu’on parlait de ça dans les journaux, – remarqua-t-il. – C’est curieux que ça se réalise à présent.

Kurt possédait une connaissance détaillée du Miles Standish :

– Il avait la meilleure artillerie et les meilleurs pointeurs… Je voudrais bien être là-bas et savoir lequel de nos vaisseaux l’a mis hors de combat… Peut-être les machines ont-elles été atteintes… Entre les deux flottes, c’est une lutte de vitesse…

Après un instant de silence, il reprit :

– Et que fait le Barbarossa ?… C’est mon ancien bateau… pas le plus parfait, mais dans les bons. Si le vieux Schneider est en forme, je parierais bien qu’il a logé en bonne place deux ou trois de ses projectiles. Songez donc ! Ils sont là à aboyer les uns après les autres, on tire les énormes canons des tourelles, les obus éclatent, les soutes font explosion, les fragments de blindages d’acier volent comme de la paille au vent… Enfin, tout ce qu’on a rêvé depuis tant d’années ! Je suppose que nous allons voguer droit sur New York… tout comme s’il ne s’était rien passé… On n’a probablement pas besoin de nous pour corser la bataille, qu’on n’a livrée, d’ailleurs, que pour couvrir notre flanc, pour laisser la route libre aux transports et aux transatlantiques qui filent au sud-ouest vers New York où ils constitueront notre dépôt de ravitaillement. Vous comprenez ? – fit-il, en posant son index sur la carte. – Nous sommes ici. Notre convoi de transports passe là, et nos cuirassés refoulent les Américains hors de notre route…

Quand Bert descendit à la cantine pour y chercher sa ration du soir, on ne fit pas attention à lui, sinon d’abord pour le montrer du doigt. Tout le monde parlait de la bataille navale, émettant des avis, discutant et contredisant, et parfois la rumeur des voix s’enflait à tel point que les sous-officiers étaient obligés de réclamer le silence. Un nouveau bulletin fut communiqué, auquel Bert ne comprit rien, sinon qu’on y mentionnait le Barbarossa. Quelques soldats le regardaient de temps à autre, et il entendit plusieurs fois prononcer le nom de Butteridge. Mais personne ne le molesta, et sans aucune difficulté on lui remit son pain et sa soupe, quand son tour vint, le dernier à la queue. Il avait craint qu’il ne restât plus de portion pour lui, auquel cas il eût été bien embarrassé.

Après avoir mangé, il s’aventura sur la petite galerie surplombante que gardait une sentinelle solitaire. Le ciel demeurait beau, mais le vent fraîchissait et le roulis de l’aéronat s’accentuait. Bert se cramponnait à la balustrade, se sentant pris de vertige. On n’apercevait plus la terre dans aucune direction, et ils avançaient au-dessus des flots bleus qui s’élevaient et retombaient en masses énormes. Le seul bateau en vue était un vieux brigantin battant pavillon anglais, qui bondissait à la crête des grandes vagues et plongeait dans leur creux.

La Guerre dans les airs

3.

Vers le soir, le vent se déchaîna et l’aérostat se mit à tanguer et à rouler terriblement. Kurt assura qu’un certain nombre de soldats étaient malades de nausées. Mais Bert ne fut aucunement incommodé, ayant la chance de posséder cette mystérieuse disposition gastrique qui vous affranchit du mal de mer. Il dormit bien, mais l’aube l’éveilla, et il vit Kurt qui, trébuchant et chancelant, cherchait quelque chose dans la cabine. C’était un compas qu’il fit manœuvrer sur sa carte.

– Nous avons changé de direction, – dit-il, – et nous allons contre le vent. Je n’y comprends rien. Nous laissons New York à l’ouest pour descendre vers le sud… comme si nous allions prendre part… Il continua à monologuer un bon moment.

Le jour vint, un jour de pluie et de vent. La fenêtre, embuée à l’extérieur, ne permettait de rien distinguer au-dehors. Il faisait aussi très froid, et Bert décida de rester roulé dans ses couvertures, sur sa couchette, tant que le clairon ne l’appellerait pas au repas du matin.

Quand il eut déjeuné, il sortit sur la petite galerie, mais il n’entrevit que des tourbillons de nuages qui dépassaient le ballon, et quelques silhouettes des dirigeables les plus proches. À de rares intervalles seulement, il aperçut la surface grise et tourmentée de la mer.

Bert avait regagné la cabine, quand il remarqua que la buée s’effaçait sur les vitres qu’illumina soudain le radieux éclat du soleil. Il s’approcha, et, une fois de plus, il contempla cet immense plancher de nuages ensoleillés qu’il avait admiré, quelques jours auparavant, et d’où sortaient un par un, comme des poissons montant des eaux profondes, les aéronefs de la flotte allemande. Pour mieux voir, il courut à la galerie. Au-dessous, la tempête bouleversait les nuées, les culbutait dans une galopade folle, alors qu’autour de lui l’atmosphère était claire, froide et sereine, à part quelques légers souffles de brise glaciale, et de rares flocons de neige. Les moteurs ronflaient indiscontinument. L’immense troupeau des dirigeables, auquel d’instant en instant s’ajoutait un nouvel aéronat, donnait l’impression de monstres effroyables faisant irruption dans un monde étrange…

On n’eut aucune nouvelle du combat naval, ce matin-là, ou bien le Prince garda pour lui les radiogrammes qui parvinrent. Un peu après midi, les bulletins commencèrent à se succéder, et l’un d’eux affola le lieutenant, qui entra, gesticulant et surexcité :

– Le Barbarossa désemparé coule à pic, – s’exclamait-il, – Gott in Himmel ! Der alte Barbarossa ! Aber welch ein braver Krieger !

Il arpentait la cabine, ne cessant de grommeler en allemand. Tout à coup, il s’adressa à Bert en anglais :

– Songez donc, Smallways ! Notre vieux bateau, que nous tenions si propre, si astiqué. Tout est fracassé, mis en pièces, et les camarades aussi sont réduits en miettes ! … Gott !… Des jets de vapeur qui sifflent partout, les flammes qui se tordent en tous sens… le fracas des canons et des projectiles qui éclatent, et vous écrabouillent, quand on est auprès… Tout se disloque et saute… Rien ne résiste ! Et moi qui suis ici, dans les airs !… Si près et si loin ! Der Alte Barbarossa !

– Et les autres ? – questionna Smallways.

Gott !… Ah ! oui… Nous avons perdu le Karl der Grosse, le plus grand et le meilleur de nos vaisseaux… Un transatlantique anglais s’est jeté au milieu de la bataille, qu’il voulait pourtant éviter, et une collision s’ensuivit avec le Karl der Grosse qui est sérieusement endommagé ; il a son avant brisé et il sombre lentement… On se bat dans la tempête. On n’a jamais vu pareille mêlée… D’excellents navires et d’excellents soldats de chaque côté… Dans la tempête, dans la nuit, à toute vitesse sur les flots en fureur… Pas moyen de se servir des sous-marins, pas de coups de poignard en dessous… Rien que les canons !… Nous sommes sans nouvelles de la moitié de nos vaisseaux, parce que les mâts sont coupés par les obus. Latitude 30° 38’ nord, longitude 40° 31’ ouest… Où ça se trouve-t-il ?

Il déplia davantage sa carte et l’examina avec des yeux qui ne voyaient rien.

Der alte Barbarossa ! Je ne puis penser à autre chose… des obus dans ses machines, les flammes refoulées hors des foyers, les chauffeurs et les mécaniciens brûlés, carbonisés… Des camarades, des amis… c’est le dernier jour !… Pas eu de veine… Désemparé Coulé à fond ! Tout le monde ne peut avoir le dessus dans la bataille, c’est certain ! Pauvre vieux Schneider Je parie bien qu’il leur en a envoyé plus qu’il n’en a reçu.

Les nouvelles arrivèrent ainsi par fragments toute la matinée. Les Américains perdirent un second bâtiment dont on n’eut pas le nom. Le Hermann fut endommagé en couvrant le Barbarossa. Kurt s’agitait comme un animal emprisonné, montant à la plate-forme d’avant, sous l’aigle, courant à la galerie d’arrière, revenant à ses cartes, parcourant tout l’aéronat. Il communiquait à Bert le sentiment de l’actualité immédiate de cette lutte.

Mais quand Bert descendit à son tour à la galerie, tout était vide et calme ; au-dessus, s’étendait un ciel clair d’un bleu noirâtre, et au-dessous, à travers un voile plissé de cirrus ensoleillés et diaphanes, on entrevoyait le vaste train des nuages galopants, qui cachaient l’océan.

Les moteurs ronflaient et crépitaient, et les deux longues lignes de dirigeables suivaient l’aéronat du Prince, tel un vol de cygnes derrière son guide. À part le bourdonnement trépidant des moteurs, tout était silencieux comme un rêve. Et en bas, quelque part dans le vent et la pluie, les canons rugissaient, les obus mutilaient, fracassaient, émiettaient, et, selon l’antique loi de la guerre, des hommes s’agitaient, s’exaspéraient, souffraient et… mouraient.

La Guerre dans les airs

4.

À mesure que la journée s’avançait, la tempête diminuait de violence, et la mer redevenait visible par intermittence. La flotte aérienne gagna les couches inférieures de l’atmosphère, et, au coucher du soleil, l’équipage du Vaterland aperçut, très loin dans l’est, le Barbarossa désemparé. En entendant les hommes se précipiter dans le passage, Bert sortit sur la galerie, où s’étaient rassemblés une douzaine d’officiers qui, au moyen de jumelles, examinaient l’horizon. Deux navires, l’un, un pétrolier vide, très élevé au-dessus de l’eau, l’autre, un transatlantique converti en transport, dansaient sur les flots non loin de l’épave.

Kurt se tenait un peu à l’écart.

Gott ! – fit-il, en abaissant ses jumelles marines.

– C’est comme si l’on voyait un vieil ami qui aurait le nez coupé et qui attendrait qu’on l’achève ! … Der Barbarossa !

Par une soudaine impulsion, il tendit les jumelles à Bert, qui essayait de distinguer le malheureux cuirassé en abritant ses yeux sous sa main.

Jamais Bert n’avait vu spectacle pareil. Ce n’était pas seulement un navire démantelé qui flottait à la dérive, mais une carcasse mutilée, déchiquetée. Ses puissantes machines avaient causé sa ruine. En donnant la chasse à la flotte américaine au cours de la nuit, il avait pris une grande avance sur ses conserves et se trouva seul entre le Susquehanna et le KansasCity. Ceux-ci, s’apercevant de son approche, ralentirent de façon à l’avoir de flanc et prévinrent par signaux le Theodore-Roosevelt et le Monitor. À l’aube, le Barbarossa était enfermé. Le combat n’avait pas duré cinq minutes qu’apparaissaient, à l’est, le Hermann, et, à l’ouest, le Fürst-Bismarck, qui obligèrent les Américains à fuir, non sans qu’ils eussent eu le temps de lacérer et de disloquer leur ennemi ; ils avaient passé sur lui toute la colère accumulée pendant leur pénible retraite. Bert ne vit plus qu’un amas fantastique de métal désarticulé, déchiré, émietté, sans qu’il pût reconnaître aucune des parties du navire, sinon par leur position.

Gott ! – gronda Kurt, reprenant les jumelles que Bert lui tendait. – Gott ! Da waren Albrecht…, der gute Albrecht und der alte Zimmermann… und von Rosen.

Longtemps après que le Barbarossa eut été englouti dans la brume, le lieutenant demeura sur la galerie, les jumelles aux yeux, et, quand il revint à sa cabine, il était pensif et taciturne.

– C’est un rude jeu, Smallways ! – dit-il enfin. Oui, cette guerre est un rude jeu. On voit les choses sous un jour différent, après le spectacle de tout à l’heure. Il a fallu bien des hommes pour construire le Barbarossa et bien des hommes pour le monter…, des hommes comme on n’en rencontre pas de pareils tous les jours… Albrecht… il y en avait un qui s’appelait Albrecht… il jouait de la cithare et il improvisait… Où est-il à présent ?… Lui et moi, nous étions des amis intimes, à la manière allemande…

La Guerre dans les airs

5.

La nuit suivante, Smallways se réveilla dans les ténèbres. Un courant d’air glaçait la cabine, et Kurt monologuait en allemand. Bert distingua sa silhouette contre la fenêtre ouverte.

– Qu’est-ce qu’il y a ? – demanda-t-il.

– Taisez-vous donc ! fit le lieutenant. – N’entendez-vous pas ?

Dans le silence monta le fracas d’un coup de canon, auquel trois autres répondirent bientôt en rapide succession.

– Le canon ! s’écria Bert, qui fut tout de suite aux côtés du lieutenant.

Le dirigeable naviguait encore à une très grande hauteur et la mer était masquée par un léger voile de nuages. Le vent ne soufflait plus, et Bert, dans la direction qu’indiquait le doigt de Kurt, entrevit vaguement, derrière le voile incolore, trois soudaines lueurs rouges, à quelque distance les unes des autres. Ce fut chaque fois un éclat muet que suivit, alors qu’on ne l’attendait plus, une sourde détonation. Kurt ne cessait de maugréer dans sa langue.

Un appel de clairon sonna. L’officier se redressa, en poussant une exclamation, et courut à la porte.

– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? – interrogea Bert.

Le lieutenant s’arrêta un instant, éclairé de derrière par la lumière du corridor.

– Restez où vous êtes, Smallways. Restez et ne bougez pas. La bataille va s’engager, – expliqua-t-il, et il disparut.

Le cœur de Bert se mit à battre précipitamment. Il sentit que le dirigeable s’arrêtait au-dessus des navires combattants. Allait-il fondre dessus, comme un faucon sur un passereau ?

De nouvelles détonations retentirent. Par la fenêtre, il surveilla les lueurs rouges qui ripostaient. Dans le Vaterland, un silence soudain s’était fait, dont Bert fut tout d’abord surpris ; puis il se rendit compte que les moteurs avaient ralenti leur marche et qu’on ne les entendait presque plus. Il se pencha hors de la fenêtre et il aperçut, dans l’aube glaciale, les autres dirigeables qui avaient aussi ralenti leur allure.

Une soudaine sonnerie de clairon éclata, répétée tour à tour par chaque aéronat. Toutes les lumières s’éteignirent. La flotte aérienne devint une série de masses sombres contre le ciel d’un bleu intense où s’attardaient quelques étoiles. Longtemps, un temps interminable, sembla-t-il, l’aéronat demeura immobile. Enfin Bert discerna le sifflement de l’air que l’on pompait dans les ballonnets, et lentement le Vaterland descendit.

Bert tendit la tête au-dehors tant qu’il put, sans réussir à voir si le reste de la flotte les suivait. Le renflement des compartiments à gaz obstruait le champ visuel. Quelque chose dans cette descente furtive surexcitait l’imagination de Bert. L’obscurité s’épaissit, la dernière étoile disparut à l’horizon : le ballon atteignait la couche des nuages. Au-dessous, les contours se précisèrent, les reflets devinrent des flammes ; le Vaterland fit halte, observant sans être observé, immobile, au-dessous d’un plafond de nuées, à une hauteur d’un millier de pieds environ.

Pendant la nuit, la bataille navale et la poursuite étaient entrées dans une phase nouvelle. Très habilement, les Américains avaient rapproché les extrémités de leur ligne de marche et s’étaient formés en colonne, au sud de la flotte dispersée des Allemands. Puis, avant le jour, ils avaient viré de bord et mis le cap, en ordre serré, sur le nord, avec l’idée de passer à travers la ligne de bataille allemande et de tomber sur le convoi de ravitaillement qui se dirigeait vers New York. La situation avait changé, depuis que les adversaires étaient entrés en contact. À présent, l’amiral américain O’Connor était informé de l’existence des dirigeables, et il ne s’inquiétait plus de Panama, d’où on l’avait prévenu que la flottille de sous-marins était arrivée et que le Delaware et l’Abraham Lincoln, deux des plus récents et des plus puissants cuirassés, étaient signalés à Rio Grande, sur la côte du Pacifique, à l’extrémité du canal. Cependant, sa manœuvre fut retardée par une explosion de chaudières à bord du Susquehanna. À l’aube, ce bâtiment se trouva en vue, et bientôt si près du Bremen et du Weimar que l’action s’engagea instantanément, et que, devant l’alternative de laisser le navire soutenir seul la lutte ou de risquer une attaque générale, O’Connor prit ce dernier parti. Ce n’était pas, à coup sûr, une résolution désespérée. Bien que plus nombreux et plus puissants, les Allemands s’échelonnaient sur une distance de plus de quarante-cinq milles : avant qu’ils pussent se rassembler, la colonne compacte des sept vaisseaux américains avait des chances pour les mettre un à un hors de combat.

Le jour se leva, gris et nuageux, et ni le Bremen ni le Weimar s’étaient rendu compte qu’ils avaient à affronter d’autres cuirassés que le Susquehanna, quand, tout à coup, l’escadre entière surgit à une distance d’un mille et fonça sur eux. Telle était la situation, lorsque le Vaterland apparut dans le ciel. Les lueurs rouges que Bert avait entrevues provenaient de l’infortuné Susquehanna, que l’incendie dévorait à l’avant et à l’arrière, mais qui se défendait encore avec deux de ses canons, en naviguant lentement vers le sud. Le Bremen et le Weimar, tous deux atteints en divers endroits, s’éloignaient dans la direction du sud-ouest. Guidée par le Theodore-Roosevelt, la flotte américaine passa derrière eux, chaque unité leur envoyant successivement quelques projectiles, et les séparant du Fürst-Bismark, qui avançait à toute vitesse, venant de l’ouest.

Bert ignorait les noms de ces navires, et, longtemps, à vrai dire, trompé par les évolutions des combattants, il prit les Américains pour les Allemands et vice versa. Il observa une colonne de six vaisseaux de guerre lancés à la poursuite de trois autres, au secours desquels un nouveau venu accourait, mais le fait que le Bremen et le Weimar se mirent à tirer sur le Susquehanna bouleversa toutes ses supputations. Puis, un bon moment, il fut absolument désorienté. Le fracas des canons le déroutait aussi ; ils ne semblaient plus détoner avec un éclat assourdissant ; c’était une explosion nette, sèche et, à chaque jet de flammes, Bert sentait son cœur bondir dans l’attente du choc imminent. De plus, il voyait ces cuirassés, non plus de profil comme sur les images, mais de plan et curieusement aplatis et raccourcis. Sur la plupart, les ponts étaient déserts, mais par endroits de petits groupes d’hommes s’abritaient derrière des bastingages d’acier. Les longs nez agités des grands canons lançaient des éclairs transparents, et, sur les flancs, l’activité des pièces à tir rapide retenait surtout l’attention. Les bâtiments américains, mus par des turbines à vapeur, avaient de deux à quatre cheminées ; les bâtiments allemands, munis de moteurs à explosion qui faisaient un ronflement extraordinaire, flottaient beaucoup plus affaissés, sur l’eau. Les bateaux américains, à cause de leur système de propulsion, étaient plus larges et d’un contour plus gracieux.

Ces navires aplatis combattaient avec toute leur artillerie, secoués par d’immenses vagues basses, sous la clarté froide et nette de l’aube. Et le spectacle se déplaçait selon le large balancement rythmique du dirigeable.

De toute la flotte aérienne, seul le Vaterland entra en scène. Il plana au-dessus du Theodore-Roosevelt, réglant sa vitesse sur celle du cuirassé, dont toutes les machines donnaient à pleine puissance et dont l’équipage pouvait par intermittence entrevoir l’ennemi à travers le voile mouvant des nuages. Le reste des aéronefs allemands demeurait au-dessus de la couche opaque, à une hauteur de six à sept mille pieds, communiquant avec l’aéronat de l’état-major au moyen de la télégraphie sans fil, mais évitant de s’exposer à l’artillerie navale.

On ignore exactement à quel moment les infortunés Américains constatèrent la présence de cet élément nouveau dans la lutte. Aucun récit de cet épisode n’a survécu. Nous ne pouvons que nous imaginer du mieux que nous pourrons quelle dut être l’impression du marin tout absorbé par la bataille lorsque, levant soudain les yeux, il découvrit au-dessus de sa tête cette gigantesque forme muette, de dimensions plus vastes que celles d’aucun cuirassé, avec en poupe un immense pavillon allemand. Bientôt, à mesure que le ciel s’éclaircit, des monstres identiques apparurent de plus en plus nombreux, et, dédaigneux de toute artillerie et de tout blindage, accordèrent leur allure pour suivre les navires qui combattaient.

Pas une fois on ne tira le canon contre le Vaterland, mais on essaya de quelques coups de fusil, et c’est seulement par un hasard malchanceux qu’un homme fut mortellement atteint à bord du dirigeable, qui, du reste, ne prit de part directe au combat que vers la fin. Le Vaterland planait au-dessus de la flotte américaine, destinée à périr, tandis que le Prince dirigeait par la télégraphie sans fil les mouvements de ses conserves. Pendant ce temps, le Vogeistern et le Preussen, remorquant chacun une demi-douzaine de Drachenflieger, voguaient à toute vitesse et descendaient, à travers les nuées, à cinq milles en avant des premiers vaisseaux américains. Immédiatement, le Theodore-Roosevelt pointa sur eux les gros canons de sa tourelle d’avant, mais les obus éclatèrent bien au-dessous du Vogeistern. Aussitôt une douzaine de Drachenflieger se détachèrent des dirigeables et partirent à l’attaque.

Bert, le buste à demi sorti de la fenêtre de sa cabine, assista à cette première rencontre de l’aéroplane et du cuirassé. Les bizarres Drachenflieger allemands, avec leur unique pilote, leurs grandes ailes plates, leur tête carrée, leur carcasse munie de roues, avaient pris leur essor comme un vol d’oiseaux.

– Nom de nom ! – s’écria Bert.

Vers la droite, l’un des aéroplanes piqua follement du nez, se redressa presque perpendiculairement, explosa avec un bruit énorme et s’abîma en flammes dans la mer. Un autre descendit plonger obliquement dans les flots et se brisa en mille morceaux au moment où il frappa la surface. Au-dessous, sur le pont du Theodore-Roosevelt, des êtres humains minuscules, raccourcis au point qu’on ne distinguait que leur tête et leurs pieds, se précipitaient en tous sens et épaulaient des armes pour tirer sur les assaillants. Le Drachenflieger le plus rapide passa au-dessus du cuirassé américain et laissa tomber sur la tourelle d’avant une bombe qui éclata avec un fracas terrible auquel répliqua une volée de coups de fusil. Les pièces à tir rapide se mirent de la partie, et au même instant le cuirassé allemand Fürst-Bismarck logeait un obus dans les blindages de son adversaire. Un second et un troisième aéroplane glissèrent au-dessus du vaisseau américain en lui jetant des bombes ; un quatrième, dont le pilote avait été atteint par une balle, culbuta et s’abattit entre les cheminées déchiquetées du navire et les arracha en sautant lui-même. Bert eut le temps d’entrevoir la petite forme noire du pilote lancé hors de sa machine démolie, et retombant comme un paquet flasque, anéanti aussitôt dans le flamboiement furieux de l’explosion.

Une autre explosion se produisait au même instant à l’avant du vaisseau amiral américain ; un énorme fragment de métal s’en détachait, allait s’engloutir dans les flots en projetant des hommes de tous côtés et laissant une cavité béante dans laquelle un aéroplane fit choir promptement une bombe enflammée.

Alors, avec une cruelle netteté, dans l’impitoyable clarté du jour qui grandissait, Bert aperçut une multitude de menus animalcules convulsivement actifs dans le sillage écumant du Theodore-Roosevelt. Qu’était-ce ? Des hommes ? Impossible !… Ces petites créatures mutilées se débattant dans les remous déchiraient de leurs doigts crispés l’âme de Bert.

– Mon Dieu !… mon Dieu !… – pleurnichait-il.

Bientôt il n’y eut plus rien, et la proue noire de l’Andrew-Jackson, défiguré par la dernière bordée du Bremen qui sombrait, sépara en deux longues vagues symétriques les eaux qui avaient englouti les naufragés. Haletant d’horreur, Bert, un instant aveuglé par les larmes, ne discerna plus rien de cette désolation.

Tout à coup, avec un fracas formidable, dans lequel, pour ainsi dire, se confondit un éparpillement de détonations moindres, le Susquehanna, dérivant à trois milles vers l’est, sauta et disparut brusquement dans un bouillonnement de flots en furie. Pendant un moment, ce ne fut qu’un chaos liquide qui éructait, en un tumulte ininterrompu, de la vapeur, de l’air, du pétrole, des morceaux de métal et de bois, et aussi des hommes.

La catastrophe produisit comme un arrêt dans la bataille, et l’arrêt sembla fort long à Bert. Il chercha des yeux les Drachenflieger. Les débris de l’un d’eux flottaient par le travers du Monitor ; plusieurs avaient disparu, lançant au passage des bombes sur la colonne des cuirassés américains : d’autres, apparemment indemnes, étaient tombés à l’eau ; trois ou quatre évoluaient encore dans les airs, décrivant à présent de vastes cercles pour regagner leur dirigeable. Les cuirassés américains n’étaient plus en formation de colonne ; le Theodore-Roosevelt, très endommagé, filait vers le sud-est, et l’Andrew-Jackson, fortement délabré, sans cependant qu’eussent souffert ses organes essentiels, se risquait entre le vaisseau amiral et le Fürst-Bismark pour intercepter le feu de ce cuirassé ennemi encore intact. Vers l’ouest, l’Hermann et le Germanicus s’approchaient, prêts à prendre part au combat.

Après le désastre du Susquehanna, Bert perçut un bruit semblable au grincement d’une porte mal huilée : c’était les acclamations répétées de l’équipage du Fürst-Bismarck.

Semblant répondre à ces clameurs, le soleil apparut, les eaux sombres devinrent lumineusement bleues et un torrent de clarté dorée inonda le monde, – ce fut un sourire soudain dans une scène de carnage et d’horreur. Comme par magie, le voile des nuages s’était évanoui, et le ciel révélait toute la flotte aérienne allemande, qui s’abattait de conserve sur sa proie.

Les canons se remirent à tonner, mais les cuirassés n’étaient pas construits pour résister à des assaillants tombant du zénith. Les volées de mousqueterie dirigées sur les aéronats demeurèrent sans effet, à part quelques balles qui tuèrent ou blessèrent par hasard une douzaine d’hommes. L’escadre américaine était dispersée : le Susquehanna avait coulé ; le Theodore-Roosevelt, épave surchargée de décombres, son artillerie hors de combat, ne gouvernait plus, et le Monitor était visiblement démantelé. Ces deux derniers avaient cessé le feu, de même que le Bremen et le Weimar, de sorte que les quatre vaisseaux restaient à portée de canon les uns des autres, en une trêve involontaire, avec chacun son pavillon hissé à l’arrière. Seuls, maintenant, quatre cuirassés américains, l’Andrew-Jackson en tête, cinglaient à toute vapeur vers le sud-est. Le Fürst-Bismarck, l’Hermann et le Germanicus leur donnaient parallèlement la chasse, les criblant d’obus. À ce moment, le Vaterland s’éleva lentement dans les airs, préparant le dénouement du drame.

Rangés en file, une douzaine de dirigeables se lancèrent sans hâte, mais de toute la puissance de leurs moteurs, à la poursuite de la flotte ennemie. Jusqu’à ce qu’ils l’eussent rattrapée, ils planèrent à une hauteur de deux mille pieds. Alors, descendant rapidement et prenant une vitesse un peu plus grande que celle des navires, le premier aéronat déversa sur le pont légèrement blindé du dernier cuirassé une pluie de bombes qui le transforma en un foyer crépitant. Ainsi les monstres volants passèrent l’un après l’autre au-dessus de leurs cibles échelonnées, et chacun d’eux aggrava les dégâts qu’avait causés son prédécesseur. Les artilleurs américains se turent, à part quelques héroïques obstinés, et les bâtiments continuèrent à naviguer à toute allure, tenaces, sanglants, déchiquetés, indomptables, crachant des volées de balles contre leurs assaillants aériens, et canonnés sans pitié par les cuirassés allemands. Mais Bert n’entrevoyait plus l’escadre des États-unis que par intermittence, entre les masses énormes des dirigeables qui s’acharnaient sur elle.

Soudain, il remarqua que, la bataille reculant dans le lointain, les proportions des combattants diminuaient et le vacarme s’assourdissait : le Vaterland s’élevait dans les airs, sans bruit et régulièrement. Bientôt, la déflagration des canons cessa de se répercuter dans sa poitrine et ne parvint plus à son oreille qu’atténuée par la distance ; les quatre vaisseaux muets n’étaient plus, à l’est, que de gros points sombres… mais étaient-ils bien quatre ? Bert parcourut l’horizon et ne discerna plus, dans une traînée de soleil, que trois de ces épaves fumantes. Le Bremen avait mis à l’eau deux embarcations. Le Theodore-Roosevelt descendait aussi des canots, où de minuscules objets, ballottés par les larges vagues de l’océan, essayaient de grimper.

Tout ce tumulte impétueux dérivait vers le sud-est, de plus en plus réduit pour la vue et pour l’ouïe. L’un des aéronats, incendié, reposait sur les flots, monstrueuse fournaise de flammes, et, à l’horizon, au sud-ouest, surgirent l’un après l’autre trois cuirassés allemands, accourant de toute la puissance de leurs machines pour renforcer la première escadre.

La Guerre dans les airs

6.

Lentement et sûrement, le Vaterland reprit son vol, et, à sa suite, la flotte aérienne vira de bord pour cingler vers New York. La bataille devint, dans le lointain, une menue péripétie, un épisode avant le dénouement, un cordon de formes noires rapetissées, une lueur jaune et fumeuse, qui ne fut plus, sur le vaste horizon lumineux, qu’une moucheture bientôt imperceptible.

C’est ainsi que Bert Smallways assista au premier combat que livrèrent les aéronefs, et à la dernière lutte des monstres les plus étranges dont les annales de la guerre enregistrent la création, – à la dernière rencontre des vaisseaux cuirassés, dont la carrière débuta pendant la guerre de Crimée, avec les batteries flottantes des Français. Pendant soixante-dix ans, avec une dépense énorme d’énergie et de ressources humaines, le monde construisit plus de douze mille cinq cents de ces monstres, par types et par séries, chacun plus vaste, plus lourd et plus formidablement armé que ses prédécesseurs. Chacun, à son tour, était proclamé la dernière merveille du moment, et presque tous, à leur tour aussi, furent vendus à la vieille ferraille. À peine cinq pour cent d’entre eux purent être utilisés jamais dans une véritable bataille. Quelques-uns sombrèrent, d’autres se jetèrent à la côte et se disloquèrent, plusieurs furent éperonnés accidentellement et coulèrent bas. Des hommes, en quantité innombrable, passèrent leur vie au service de ces divinités voraces qui absorbèrent, au-delà de toute évaluation, le génie et la patience de milliers d’ingénieurs et d’inventeurs, des matériaux et des richesses inestimables. Il faut porter à leur compte des multitudes d’existences amoindries et faméliques, des millions d’enfants occupés trop jeunes à des travaux épuisants, tout un inconcevable gaspillage au détriment d’un emploi meilleur des énergies. Il fallait à tout prix trouver de l’argent pour construire ces colosses, – telle était l’inéluctable nécessité d’où dépendait, à cette étrange époque, l’autonomie des nations. Dans toute l’histoire des inventions mécaniques, rien, d’aussi monstrueux ne causa autant de misère, de désastres, de gâchis.

Et il suffit d’engins bien moins coûteux, légèrement charpentés et gonflés de gaz, pour détruire entièrement ces géants, pour les anéantir du haut du ciel.

Jamais Bert Smallways n’avait été le témoin d’une scène d’aussi facile destruction ; jamais il ne s’était représenté le malheur et la ruine que pouvait amener la guerre. En son esprit bouleversé, cette conception se fit jour : c’est une image de la vie. Ballottée dans tout ce torrent furieux de sensations, une impression surnagea et devint capitale : l’impression laissée par le spectacle des marins du Theodore-Roosevelt, qui se débattaient dans les flots après l’explosion de la première bombe.

– Sapristi ! – s’écria-t-il à ce souvenir. – Ça aurait aussi bien pu être moi et Grubb… On doit barboter et gesticuler… et l’eau vous rentre dans la bouche… Il est probable que ça ne dure pas longtemps…

Il eût voulu savoir quel effet tout cela avait produit sur Kurt, et en même temps il constata qu’il avait faim. Il se dirigea craintivement vers la porte de la cabine et jeta un coup d’œil dans le passage. À l’avant, près de la passerelle qui menait au réfectoire des hommes, un groupe de matelots aériens contemplaient quelque chose que Bert n’arrivait pas à apercevoir. L’un d’eux était revêtu du scaphandre spécial, avec lequel on explorait les compartiments intérieurs. Bert s’avança jusqu’au scaphandrier pour examiner de près son costume et le casque qu’il portait sous le bras. Mais il oublia l’objet de sa curiosité quand il fut plus près : sur le plancher gisait le corps d’un soldat qu’une balle du Theodore-Roosevelt avait atteint.

À aucun moment, Bert n’avait remarqué que les balles parvenaient jusqu’au Vaterland, et il ne s’était nullement cru exposé au feu des marins américains. Il ne comprit pas tout d’abord comment le malheureux avait été tué, et personne ne le renseigna.

On avait laissé l’homme dans la position même où il était tombé. Sous la tunique déchiquetée, tout le flanc gauche du cadavre paraissait ouvert et déchiré, et l’omoplate brisée perçait la peau. Le sang avait coulé en abondance. Les soldats écoutaient le scaphandrier qui donnait des explications, indiquait le trou fait par le projectile dans le plancher et l’éraflure de la cloison contre laquelle la balle était allée épuiser le restant de sa force. Tous les visages étaient graves, – visages blonds d’hommes calmes habitués à l’obéissance et à la discipline et que la vue de cette loque humaine, sanglante, inutile, qui avait été leur camarade, impressionnait autant que Bert.

Un éclat de rire retentit soudain dans le passage, du côté de la petite galerie, et l’on entendit quelqu’un parler – ou plutôt crier – en allemand, avec une gaieté exultante.

Des voix répondaient sur un ton plus contenu, plus respectueux.

Un murmure courut dans le groupe où se trouvait Bert.

Der Prinz ! Et aussitôt les hommes rectifièrent la position.

Les officiers approchaient, précédés de Kurt, portant une liasse de papiers.

Le lieutenant s’arrêta brusquement en apercevant le cadavre, et sa figure rubiconde blêmit.

So ! – fit-il, stupéfait.

Le Prince marchait derrière lui, tout en s’entretenant avec von Winterfeld et le Kapitan.

– Eh ? – dit-il, s’interrompant soudain et suivant de l’œil le geste de Kurt. Il regarda un moment le mort et parut réfléchir.

Puis il étendit vaguement la main vers le cadavre et s’adressa au Herr Kapitan :

– Enlevez ça, – ordonna-t-il, et il passa, reprenant sa conversation avec Winterfeld, du même ton enjoué dont il l’avait commencée.

La Guerre dans les airs

7.

L’impression profonde que le spectacle des naufragés inéluctablement engloutis avait laissée à Bert, se mêlait au souvenir de l’altière figure du prince Karl Albert, ordonnant laconiquement de débarrasser le Vaterland du cadavre. Jusqu’ici, il se représentait volontiers la guerre comme un exercice amusant et surexcitant, quelque chose comme un pugilat de gens en goguette, sur une plus grande échelle, mais, somme toute, agréable et divertissant. À présent, il avait changé d’avis.

À sa croissante désillusion s’ajouta, le lendemain, l’écœurement, causé par un incident sans importance, à vrai dire, une simple nécessité quotidienne en temps de guerre, mais cruellement déprimante pour une imagination « urbanisée », si l’on emploie ce terme pour exprimer la paisible sécurité dans laquelle on vivait à cette époque. À l’encontre exactement de ce qui s’était passé à tous les âges précédents, les citadins d’alors n’étaient jamais les témoins d’aucun meurtre, ils n’avaient jamais vu tuer sous leurs yeux ; ils n’avaient jamais rencontré, sauf par l’intermédiaire atténuant du livre ou de l’image, la violence meurtrière qui est à la base de toute vie. Trois fois seulement dans son existence, Bert s’était trouvé en face d’un être humain décédé, et il n’avait jamais assisté qu’à la mise à mort de chats nouveau-nés.

Son écœurement fut donc produit par l’exécution d’un matelot de l’équipage de l’Adler, condamné à mort pour avoir été trouvé porteur d’une boite d’allumettes. Le cas était flagrant. En montant à bord, l’homme avait oublié qu’il détenait cet objet prohibé. Dans tous les dirigeables de la flotte, de nombreux écriteaux signalaient la gravité de cette infraction. Pour sa défense, le soldat invoqua cette excuse, qu’il était uniquement préoccupé de sa besogne et qu’il s’était si bien habitué à ces avertissements que l’idée ne lui était pas venue de se les appliquer à lui-même ; c’était vouloir se disculper par l’inadvertance, crime non moins sérieux, selon le code militaire. Son capitaine prononça contre lui la sentence encourue, et, par la télégraphie sans fil, le Prince confirma le verdict. Il fut décidé que ce châtiment serait donné en exemple à toute la flotte.

– Les Allemands, – déclara le Prince – ne se sont pas risqués à traverser l’Atlantique pour s’exposer aux conséquences de pareilles étourderies.

Afin que tous pussent assister à cette leçon de discipline, on renonça à électrocuter le coupable ou à le précipiter par-dessus bord, et on eut recours à la pendaison.

En conséquence, la flotte aérienne se groupa autour du dirigeable-amiral, comme des carpes dans un étang à l’heure du repas. L’Adler vint se ranger au long du Vaterland, dont l’équipage s’assembla sur les galeries extérieures. Les équipages des autres dirigeables, qui planaient au-dessous des deux précédents, montèrent dans les réseaux d’attache, jusque sur la partie supérieure de chaque aéronat. Les officiers s’installèrent sur la plate-forme d’avant.

De la place qu’il occupait, Bert contemplait la flotte entière, et le spectacle lui parut prodigieux. Tout au fond, sur l’océan ridé de flots bleus, deux paquebots, l’un battant pavillon anglais et l’autre américain, semblaient minuscules et indiquaient l’échelle de proportion. Malgré sa vive curiosité de voir l’exécution, Bert éprouvait une certaine angoisse, à cause de la présence, à dix pas de lui, du terrible Prince blond, debout, les talons rapprochés, les bras croisés et les sourcils menaçants.

La pendaison eut lieu à bord de l’Adler. On disposa soixante pieds de corde, pour que l’homme pût se balancer à la vue de tous ceux qui cacheraient des allumettes dans leurs poches ou comploteraient quelque méfait du même genre. Bert distingua le condamné sur la galerie inférieure de l’Adler, distant d’une centaine de mètres : bien que, sans doute, torturé d’angoisse et de révolte au fond du cœur, le malheureux eut une attitude courageuse et résignée.

On le précipita par-dessus bord…

Il tomba, les bras étendus, les jambes écartées, jusqu’à ce que la corde fût déroulée. Il aurait dû alors mourir et se balancer d’édifiante façon : mais une chose horrible arriva : la corde se tendit avec un soubresaut ; la tête de l’homme se détacha et se lança à la poursuite du corps qui, fantastique et grotesque, dégringolait vers les flots en tournant sur lui-même.

Brrr ! fit Bert, en se cramponnant à la balustrade, et quelques soldats auprès de lui firent entendre un murmure d’horreur.

So ! – articula rageusement le Prince ; puis, raide et courroucé, il jeta du côté de Bert un regard sévère et se dirigea vers la passerelle.

Longtemps Bert demeura cramponné à la balustrade, écœuré physiquement presque par l’horreur de cet incident, qui lui parut infiniment plus épouvantable que la bataille. Bert était vraiment un individu dégénéré et abâtardi par la civilisation.

En entrant dans sa cabine, plus tard, Kurt le trouva installé sur la couchette, blême et l’air misérable. L’officier avait, lui aussi, perdu quelque peu de ses fraîches couleurs.

– La nausée ? – demanda-t-il.

– Non.

– Nous serons à New York ce soir, sans doute. Une bonne brise se lève pour nous pousser vent arrière… Nous en verrons de belles, alors !

Bert ne répondit rien.

Kurt fit basculer la chaise et la table pliante, et compulsa un instant ses cartes. Puis, il tomba dans une sombre méditation, d’où il sortit soudain pour questionner son compagnon :

– Qu’avez-vous ?

– Rien.

Kurt dévisagea Bert, avec un air irrité. Voulez-vous me dire ce que vous avez, oui ou non ?

– J’ai vu l’exécution de ce malheureux, j’ai vu le pilote de l’aéroplane s’écraser entre les cheminées du cuirassé, j’ai vu le cadavre du soldat tué dans la galerie, j’ai vu trop de destruction et de massacre aujourd’hui… Et je n’aime pas ça. Voilà ce que j’ai !… Je ne savais pas que la guerre était quelque chose de ce genre-là. Je suis un civil, moi, et je n’aime pas ça.

– Moi non plus, je n’aime pas ça – murmura Kurt.

– Sapristi, non !

– J’ai lu des récits de toutes sortes sur la guerre, mais quand on y assiste, c’est une autre affaire. J’en ai le vertige, oui, j’en ai le vertige. Ça ne me faisait rien, d’abord, de voyager en ballon, mais à force de regarder en bas, de flotter au-dessus de tout et d’exterminer des gens, ça me porte sur les nerfs. Vous comprenez ?

– Il faudra bien que ça vous passe… Vous n’êtes pas le seul, – répondit Kurt. – Tout le monde éprouve la même chose à naviguer dans les airs. Naturellement, les premières fois, on a la tête qui tourne… Quant au massacre, c’est inévitable… Rien à y faire. Nous sommes des civilisés, des apprivoisés, tout à coup obligés de s’entre-tuer… Et il n’y a pas une douzaine d’hommes à bord qui sachent vraiment ce que c’est que répandre le sang… Tous sont des Allemands tranquilles, des citoyens policés, pacifiques, jusqu’ici, et les y voilà… bien forcés de marcher !… Ils ont peut-être des mines dégoûtées à présent, mais attendez qu’ils aient mis la main à la pâte !… L’ennui, c’est que les nerfs sont un peu trop tendus, pour l’instant…

Il s’absorba de nouveau sur ses cartes. Bert, apparemment indifférent à la présence de l’officier, demeura ratatiné dans son coin. Tous deux gardaient le silence.

Tout à coup Bert interrogea :

– Pourquoi le Prince tenait-il tant que ça à faire pendre ce pauvre bougre ?

– C’est parfait, c’est parfait… – déclara Kurt, absolument parfait. Les ordres étaient affichés partout, aussi visibles que le nez au milieu du visage, et cet imbécile se promenait avec des allumettes dans sa poche !…

– Je ne suis pas près d’en faire autant ! – ricana Bert.

Kurt dédaigna de répondre. Il mesurait la distance qu’ils avaient à franchir avant d’arriver à New York.

– Je voudrais bien savoir comment sont les aéroplanes américains ? – dit-il, tout à coup. – Dans le genre de nos Drachenflieger, peut-être ?… Nous le saurons vers cette heure-ci, demain… Qu’allons-nous voir ?… Je me le demande… Supposons, après tout, qu’ils nous livrent bataille… Singulière bataille !…

Il sifflota entre ses dents et se plongea dans une vague rêverie. Puis, pris soudain d’un besoin d’activité, il fit quelques tours dans la cabine et sortit. Bert le suivit un peu plus tard et le trouva, appuyé sur la balustrade, les regards perdus au large, et méditant sans doute sur ce que le lendemain leur tenait en réserve. Bientôt des nuages voilèrent à nouveau l’océan, et la double ligne des dirigeables semblait un vol d’oiseaux monstrueux dans un chaos sans terres ni mers, fait seulement de brouillard et de nuées.

La Guerre dans les airs

Chapitre 6 LES HOSTILITÉS À NEW YORK

1.

À l’époque où les Allemands l’attaquèrent, New York était la plus riche et, sous bien des rapports, la plus splendide et la plus corrompue des cités qui aient jamais existé en ce monde, – type suprême de la cité de l’âge scientifique et commercial. Elle manifestait d’une façon absolue sa grandeur, sa puissance, son activité anarchique et barbare, et sa désorganisation sociale aussi. Depuis longtemps elle avait détrôné Londres, lui avait ravi sa gloriole d’être la moderne Babylone ; elle était devenue le centre mondial de la finance, du commerce et du plaisir. On la comparait aux cités apocalyptiques des anciens prophètes. Elle s’enivrait de l’opulence d’un continent, comme Rome autrefois buvait les ressources de la Méditerranée et Babylone celles de l’Orient. On rencontrait dans ses rues les extrêmes de la magnificence et de la misère, de la civilisation et du désordre. Dans tel quartier, des palais de marbre, enguirlandés et couronnés de fleurs et de lumières, s’érigeaient en des crépuscules d’une beauté merveilleuse et indescriptible. Dans tel autre quartier, une population polyglotte, noire et sinistre, étouffait dans des taudis et des excavations que la municipalité ignorait ou ne pouvait nettoyer. Ses vices, ses crimes, comme ses lois, s’inspiraient d’une énergie fixe et terrible, et, de même que dans les grandes cités de l’Italie médiévale, certaines de ses voies et de ses rues étaient sombres, ensanglantées par des échauffourées et des rixes incessantes.

La forme particulière de l’île de Manhattan, resserrée entre deux bras de mer et incapable de s’étendre à l’aise, sauf sur une zone étroite au nord, dirigea les architectes new-yorkais vers les dimensions verticales extrêmes. Ils eurent à profusion tous les moyens de réalisation : l’argent, les matériaux, la main-d’œuvre. D’abord, ils construisirent haut par force ; mais, ce faisant, ils découvrirent tout un monde nouveau de beauté architecturale, de lignes ascendantes exquises, et, longtemps après que l’agglomération fut décongestionnée par ses tunnels sous la mer, par quatre ponts gigantesques sur l’East River et une douzaine de câbles à monorails à l’est et à l’ouest, les édifices continuèrent à s’élever en hauteur. De cent façons, New York et sa somptueuse ploutocratie répétaient Venise : dans la magnificence de son architecture, de ses arts, de ses édifices, dans le farouche acharnement de ses luttes politiques, dans sa suprématie commerciale et maritime. Mais New York ne copiait aucun peuple pour le désordre et le gâchis de son administration intérieure, un désarroi, grâce auquel des quartiers entiers échappaient à toute loi, devenaient impénétrables aussitôt que des batailles et des tueries de rue à rue y éclataient. Des repaires dangereux existaient où la police n’osait s’aventurer. C’était un tohu-bohu ethnique. Dans le port flottaient les pavillons de toutes les nations, et plus de deux millions d’êtres humains s’y embarquaient annuellement. Pour l’Europe, New York représentait l’Amérique ; pour l’Amérique, elle était le portail de la terre. Mais, pour narrer l’histoire de la Ville, il faudrait écrire l’histoire sociale du monde : des saints et des martyrs, des rêveurs et des chenapans, les traditions de mille races et de mille religions contribuaient à la former et se coudoyaient dans ses rues. Et par-dessus cette confusion torrentielle d’hommes et d’idées, battait ce pavillon étrange, le pavillon étoilé, qui signifiait à la fois la chose la plus noble et la plus ignoble de la vie, c’est-à-dire la liberté d’une part, et, de l’autre, la basse jalousie de l’égoïsme individuel dressé contre l’intérêt général de l’État.

Depuis maintes générations, New York ne s’était plus tourmentée de la guerre ; elle n’y voyait qu’une série d’événements qui se déroulaient au loin, avec une répercussion sur le cours des valeurs et des denrées, et qui alimentaient les journaux de copie et d’illustrations sensationnelles. Avec plus de certitude encore que les Anglais, les New-Yorkais étaient persuadés que les hostilités ne seraient jamais transportées sur leur territoire, et l’Amérique du Nord tout entière partageait cette illusion. Ils se sentaient en sécurité comme les spectateurs d’une course de taureaux : ils risquaient peut-être leur argent sur le résultat, mais c’était tout. La généralité des Américains s’imaginaient la guerre d’après les campagnes limitées, avantageuses et pittoresques, qui avaient eu lieu autrefois. Ils la voyaient comme ils voyaient l’histoire, à travers une brume iridescente, désodorisée, parfumée même, qui en dissimulait discrètement les cruautés essentielles. Ils étaient enclins aussi à la regretter, comme un exercice ennoblissant, à déplorer qu’il ne fût plus possible d’en expérimenter les émotions. Ils lisaient avec intérêt, sinon avec avidité, ce qu’on écrivait sur les nouveaux canons, sur les cuirassés aux dimensions toujours plus formidables, sur les explosifs aux effets fabuleux ; mais il ne leur entra jamais dans la tête que ces fantastiques engins de destruction pussent menacer leurs existences personnelles. Autant qu’on en peut juger d’après leur littérature d’alors, ils n’auguraient aucun péril pour eux-mêmes, et ils se figuraient que l’Amérique était à l’abri de tout risque au milieu de ses entassements de bombes. Par habitude et par tradition, ils acclamaient le drapeau, ils méprisaient les autres nations, et, chaque fois que s’élevait une difficulté internationale, ils manifestaient un patriotisme intense, c’est-à-dire qu’ils témoignaient d’une ardente animosité contre tout politicien qui n’était pas disposé à prendre immédiatement avec l’antagoniste un ton comminatoire et intransigeant. L’antagoniste, c’était l’Asie, c’était l’Allemagne, et, dans leur fougue, les États-unis s’en prenaient même à la Grande-Bretagne, si bien que l’attitude réciproque de ces deux contrées de même langue était constamment comparée, par la caricature contemporaine, à celle d’un mari obéissant envers une jeune épouse capricieuse.

Pour le reste, les New-Yorkais vaquaient à leurs affaires et à leurs plaisirs, comme si la guerre avait disparu du globe terrestre en même temps que le diplodocus…

Et tout à coup, dans un univers paisiblement occupé à augmenter ses armements et à perfectionner ses explosifs, la guerre éclata, et l’humanité eut la surprise de constater que les canons tonnaient, que les masses de matières inflammables accumulées de par le monde s’embrasaient enfin.

La Guerre dans les airs

2.

La soudaine irruption d’un ennemi prêt à l’offensive n’eut d’autre effet immédiat sur New York que d’accroître sa véhémence habituelle.

Les journaux et les magazines qui alimentaient les cerveaux américains (car les livres, sur ce continent impatient, n’intéressaient plus que les collectionneurs) devinrent instantanément un feu d’artifice où les illustrations et les titres de colonnes s’enlevaient comme des fusées et éclataient comme des bombes. À la suractivité ordinaire des rues de New York s’ajouta une fièvre belliqueuse. Les foules s’assemblaient, vers l’heure du dîner, dans Madison Square, autour du monument Farragut, pour applaudir des discours enflammés ; une véritable épidémie de petits drapeaux et d’insignes pour boutonnières s’abattit sur les torrents de jeunesse laborieuse et pressée que les tramways, les monorails, les métropolitains et les lignes de chemin de fer déversaient chaque matin dans New York, pour les ramener après le labeur, entre cinq et sept heures. Il était dangereux de ne pas avoir d’insignes patriotiques au revers de l’habit. Les magnifiques music-halls terminaient chaque numéro du programme par un couplet chauvin qui soulevait des scènes d’enthousiasme éperdu ; des hommes mûrs pleuraient à la vue du drapeau étoilé soutenu par tout le corps de ballet noyé sous les clartés des projecteurs. À un diapason plus grave et dans une mesure plus lente, les églises retentissaient des échos de l’exaltation martiale, et les préparatifs aériens et navals, sur l’East River, étaient grandement incommodés par la multitude des vapeurs pleins d’excursionnistes qui apportaient le secours de leurs acclamations. La vente des armes portatives augmenta dans des proportions énormes, et les citoyens fatigués trouvaient encore, après une journée de besogne, le temps de soulager leurs transports en allumant dans les rues des pétards d’un caractère plus ou moins héroïque, national et dangereux. Les petits ballons dernier modèle, que les enfants promenaient attachés à une ficelle, devinrent un sérieux embarras pour les piétons du Central Park. Enfin, au milieu d’une émotion indescriptible, la législature d’Albany, en session permanente, et par une généreuse suspension des règlements et des précédents, vota, dans l’une et l’autre Chambres, le projet de loi si longtemps repoussé, qui établissait dans l’État de New York le service militaire obligatoire.

Ceux qui critiquent le caractère américain sont disposés à croire que, jusqu’à l’instant précis où se produisit l’attaque allemande, le peuple de New York se comporta par trop, vis-à-vis de la guerre, comme s’il se fût agi seulement d’une démonstration politique. Quel mal, interrogent-ils, firent aux forces allemandes et japonaises ces insignes arborés, ces drapeaux agités, ces pétards et ces chansons ? Ils oublient que, dans les conditions créées par un siècle de découvertes scientifiques, la portion non militaire de la population ne pouvait causer aucun dommage sérieux à l’ennemi, et qu’il n’y avait par conséquent aucune raison de l’empêcher de se comporter comme elle le fit. La balance de l’efficacité militaire penchait vers le petit nombre, passait du collectif au particulier. Le temps où l’infanterie décidait des batailles était révolu. La guerre se transformait en une question de matériel, d’entraînement et de connaissances spéciales très compliquées. Elle avait cessé d’être démocratique. Quelle qu’ait été l’importance pratique de la surexcitation populaire, il est indéniable que le gouvernement des États-Unis a agi avec vigueur, avec science et intelligence en face de cette invasion tout à fait inattendue. La diplomatie n’avait rien prévu, et les chantiers américains, aménagés pour la construction des dirigeables et des aéroplanes, étaient minuscules en comparaison des immenses parcs allemands. Toutefois l’administration de la Guerre se mit immédiatement à l’œuvre, pour prouver au monde que l’esprit d’entreprise, qui avait créé le Monitor et les sous-marins de 1864, n’était pas assoupi. L’établissement aéronautique militaire de West Point était dirigé par Cabot-Sinclair, qui, dans le concert universel de rodomontades populaires, ne se permit de donner sa note qu’un instant. À un reporter qui l’interrogeait, il déclara :

– Nous avons choisi notre épitaphe, et la voici : Ils ont fait ce qu’ils ont pu !… Et maintenant décampez !

Un fait curieux, c’est que chacun fit tout ce qu’il put, sans exception, avec, pour seul défaut, un manque de cohésion.

Ce qui indique bien que les méthodes de guerre et leur responsabilité n’avaient plus besoin de l’assentiment et de l’appui de l’opinion démocratique, c’est que les autorités de Washington observèrent le secret absolu au sujet de leur flotte aérienne. Elles ne prirent point la peine de confier au public le moindre détail concernant les préparatifs ; elles ne condescendirent même pas à en entretenir le Congrès et réprimèrent les tentatives qui furent faites pour obtenir ces renseignements. Tout fut mené d’une manière absolument autocratique par le Président et les secrétaires d’État. La seule publicité qu’ils recherchèrent eut pour but d’aller au-devant de l’agitation sur des points particuliers. Ils comprirent que, dans ces circonstances, le principal danger viendrait d’une population excitable et intelligente, qui réclamerait pour chaque ville des vaisseaux aériens destinés à protéger les intérêts locaux. Vu les ressources disponibles, ces exigences auraient amené une division fatale des forces nationales. Les gouvernants, en outre, redoutaient surtout d’être contraints à des hostilités prématurées pour défendre New York. Avec une parfaite lucidité, ils se rendaient compte que les Allemands chercheraient tout d’abord à marquer l’avantage que leur donnait l’offensive. Aussi s’efforcèrent-ils de diriger les préoccupations publiques vers l’artillerie défensive et à les détourner de toute pensée de bataille aérienne. Ils masquèrent ainsi, sous une activité ostensible, tout le principal de leurs préparatifs. Il y avait à Washington une énorme réserve de canons de marine, qu’on distribua aux villes de l’État, rapidement et bruyamment, avec grand renfort de communiqués à la presse. Cette artillerie fut mise en batterie sur des hauteurs et des crêtes, autour des centres menacés. Les pièces furent montées sur des affûts à pivots, qui leur donnaient un angle maximum de portée verticale. Mais quand la flotte aérienne allemande apparut au-dessus de New York, la plupart n’avaient pas encore leurs affûts et bien peu possédaient des tabliers de protection.

Cependant, par les rues grouillantes, les lecteurs de journaux se délectaient de merveilleux récits merveilleusement illustrés, sur des propos tels que :

LE SECRET DU TONNERRE

UN SAVANT PERFECTIONNE LE CANON ÉLECTRIQUE POUR ÉLECTROCUTER À COUPS D’ÉCLAIRS LES ÉQUIPAGES DES DIRIGEABLES ENNEMIS

LE GOUVERNEMENT EN COMMANDE CINQ CENTS

Le ministre de la Guerre est enchanté. Il déclare que ces engins ramèneront les Allemands à des sentiments plus terre à terre. Le Président applaudit publiquement cette boutade.

La Guerre dans les airs

3.

L’arrivée de la flotte aérienne allemande précéda la nouvelle du désastre naval subi par les Américains. Tard dans l’après-midi, les guetteurs d’Ocean Grove et de Long Branch aperçurent les dirigeables qui émergeaient des flots, vers le sud, et prenaient la direction du nord-ouest. Le vaisseau amiral monta presque verticalement au-dessus de Sandy Hook, assez haut pour franchir impunément le poste d’observation, et, en quelques minutes, tout New York vibra aux détonations de l’artillerie de Staten Island.

Plusieurs pièces, principalement celles de Giffords et de Beacon Hill, au-delà de Matawan, étaient remarquablement bien servies. L’une, à une distance de cinq milles et avec une élévation de six mille pieds, envoya au Vaterland un obus qui éclata si près du but qu’une vitre d’une fenêtre de l’appartement du Prince fut brisée par un fragment. À cette explosion soudaine, Bert rentra sa tête avec la célérité d’une tortue effrayée. Toute la flotte aérienne s’éleva, presque sur place, à une hauteur d’environ douze mille pieds et put évoluer sans danger au-dessus des canons inoffensifs. Les dirigeables se formèrent en une double ligne horizontale représentant les branches d’un V resserré, la pointe vers la cité, avec, en tête, le vaisseau amiral. Les extrémités de chaque branche passèrent respectivement sur Plumfield et Jamaica Bay, et le Prince continua sa course un peu à l’est des Narrows, franchit l’Upper Bay, et vint s’arrêter au-dessus de Jersey City, en une position qui dominait tout le bas de New York. Là les monstres firent halte, immenses et prodigieux dans le demi-jour crépusculaire, et sereinement indifférents aux fusées et aux obus qui venaient éclater au-dessous d’eux.

Ce fut une pause destinée à permettre une inspection mutuelle. Pendant un moment, la naïve humanité fit trêve aux rigueurs de la guerre, et de part et d’autre, pour les millions d’en bas comme pour les milliers d’en haut, on s’intéressa au spectacle. La soirée était superbe : quelques minces bandes de nuages, à six ou sept mille pieds, troublaient la lumineuse profondeur du ciel. Le vent ne soufflait plus : l’atmosphère restait infiniment paisible et calme. Les lourdes détonations des canons lointains et les innocentes pyrotechnies qui grimpaient jusqu’aux nuées ne semblaient pas plus se rapporter au massacre et à la violence, à la terreur et à la capitulation que des saluts pendant une revue navale. Dans la ville, des spectateurs se pressaient sur tous les points élevés ; les toits des maisons, les squares, les carrefours et les ferry-boats, les pontons, étaient couverts de monde ; dans le Battery Park, un grouillement noir rassemblait toute la population des quartiers de l’est ; dans le Central Park et au long de Riverside Drive, tous les endroits favorables fourmillaient d’une cohue particulière et caractéristique, accourue des voies adjacentes. Les passages réservés aux piétons, sur les grands ponts qui traversaient l’East River, étaient aussi bloqués et encombrés par les curieux. Partout, les boutiquiers avaient quitté leur comptoir, les ouvriers leur atelier, les femmes et les enfants leur logis, pour venir contempler la merveille.

– C’est plus épatant que ce que racontaient les journaux, – déclarait-on.

Les équipages des dirigeables satisfaisaient une égale curiosité. Nulle cité au monde ne fut jamais aussi superbement située que New York, aussi bien tranchée et divisée par ses fleuves, bras de mer, baies et promontoires, aussi admirablement disposée pour faire valoir la hauteur des édifices, la complexe immensité des ponts et des viaducs, et les autres exploits audacieux des ingénieurs. À côté d’elle, Londres, Paris, Berlin étaient des agglomérations informes et ratatinées. Son port s’avançait jusqu’au cœur de la ville, comme à Venise, et, comme Venise, la cité de New York était fastueuse, tragique et arrogante. D’en haut, on apercevait l’enchevêtrement des tramways et des trains rampants et, en mille endroits, les lumières tremblantes qui illuminaient cette confusion. Ce soir là, New York se montrait en beauté, dans toute son éblouissante splendeur.

– Bigre ! Quelle ville ! – s’écria Bert.

Elle était si vaste, en effet, et, dans son ensemble, si pacifiquement magnifique, qu’y déchaîner la guerre paraissait une absurdité sans nom, un acte aussi incongru que de mettre le siège devant un musée ou d’attaquer à coups de hache et de massue des gens respectables dans une salle à manger d’hôtel. Détruire cet ensemble si vaste et si délicatement complexe eût été aussi inepte que de fausser les rouages d’une horloge en les obstruant avec une tringle de fer. Les dirigeables qui planaient dans les rayons du soir et remplissaient le ciel semblaient également éloignés des hideuses violences de la guerre. Kurt, Smallways et une quantité d’autres, parmi ceux qui montaient les vaisseaux aériens, perçurent distinctement ces contradictions. Mais le prince Karl Albert avait l’esprit grisé des vapeurs du romanesque : il était le Conquérant et ne voyait là que la ville forte de l’adversaire : plus grande la cité, plus complet le triomphe. Sans aucun doute, il éprouva ce soir-là une exultation prodigieuse et goûta au-delà de tout précédent l’enivrement du pouvoir.

Cette trêve, enfin, s’acheva. Les pourparlers entamés par la télégraphie sans fil ne purent se terminer d’une façon satisfaisante : la flotte et la cité se souvinrent qu’elles étaient des puissances ennemies.

– Voyez ! Voyez ! – cria la multitude. – Quoi ? Que font-ils ?

Dans le crépuscule, cinq dirigeables descendaient à l’attaque : l’un au-dessus de l’arsenal naval de l’East River, un second au-dessus de l’Hôtel de Ville, deux autres au-dessus des grands établissements financiers et commerciaux de Wall Street et de Lower Broadway, et le dernier au-dessus du pont de Brooklyn. Ils franchirent doucement et rapidement la zone dangereuse que menaçaient les lointains canons, et planèrent en sécurité, à proximité des quartiers les plus denses de la ville. À l’instant où ce mouvement se dessina, tous les tramways s’arrêtèrent avec une tragique soudaineté, toutes les lumières qui s’étaient allumées dans les rues et dans les maisons s’éteignirent. Car l’Hôtel de Ville s’éveillait, conférait téléphoniquement avec l’autorité fédérale et prenait des mesures défensives ; il réclamait des vaisseaux aériens, refusant de se rendre, comme le conseillait le gouvernement, et devenait un centre d’émotion intense, de fiévreuse activité. Partout, en hâte, la police dispersait les foules assemblées.

– Rentrez chez vous, ça va se gâter ! – disaient les agents, et la phrase était répétée de bouche en bouche.

Un frémissement de terreur parcourut la cité. Des gens qui voulaient traverser City Hall Park et Union Square, plongés dans une ombre insolite, se heurtaient à des soldats et à des canons et devaient rebrousser chemin. En une demi-heure, New York avait passé du crépuscule serein et de la contemplation admirative à des ténèbres troublées et grosses de menaces. Plusieurs personnes même trouvèrent la mort dans la panique du pont de Brooklyn, lorsque le dirigeable allemand s’en approcha.

Avec la cessation de tout mouvement et de tout trafic, un calme inquiétant envahit les rues, rendant de plus en plus distinctes les détonations de l’artillerie qui s’efforçait futilement de défendre la ville. Bientôt ce bruit cessa aussi. Une nouvelle pause intervint pour permettre de reprendre les négociations. Les habitants, dans l’obscurité, essayaient de se renseigner au moyen des téléphones qui restaient muets. Puis, dans le silence attentif, le pont de Brooklyn s’effondra avec un craquement formidable, que suivit la fusillade de l’arsenal et l’éclatement des bombes lancées sur Wall Street, et l’Hôtel de Ville. Sans pouvoir rien faire ni rien comprendre, New York écouta ce tumulte et ce fracas, qui s’apaisèrent bientôt aussi brusquement qu’ils avaient commencé.

– Que se passe-t-il ? – se demandait-on en vain.

Une longue période vague intervint, et les gens qui, aux étages supérieurs des maisons, regardaient par les fenêtres, distinguèrent les coques des vaisseaux aériens allemands qui glissaient lentement et sans bruit presque au-dessus des toits. Puis, les lumières électriques s’allumèrent de nouveau et les clameurs des crieurs de journaux retentirent par les voies publiques.

Chaque individu de cette population immense et variée acheta sa feuille et apprit les événements ; un combat avait eu lieu et New York arborait le drapeau blanc…

La Guerre dans les airs

4.

Maintenant qu’on peut les envisager rétrospectivement, les lamentables incidents qui suivirent la reddition de New York apparaissent comme la conséquence nécessaire et inévitable du conflit existant entre d’un côté les applications de la science moderne aux conditions sociales et de l’autre la tradition d’un patriotisme brutal et romanesque. D’abord, le peuple accueillit le fait avec un détachement flegmatique, comme on accueille le ralentissement du train dans lequel on voyage ou l’érection d’un monument public par la municipalité.

– Nous nous sommes rendus ?… Ah ! vraiment ? Telle fut l’attitude adoptée généralement quand la nouvelle fut publique. Les New-Yorkais prenaient la chose dans le même esprit de curiosité qu’ils avaient manifesté à l’apparition de la flotte aérienne. Ce n’est que lentement que l’idée de la capitulation fit naître chez eux le sentiment d’une humiliation patriotique, dont après réflexion chacun prit sa part.

– Nous avons capitulé, et, avec nous, l’Amérique est vaincue ! – se dirent-ils, et ils en éprouvèrent des lancinements cuisants.

Les journaux qui parurent vers une heure du matin ne publiaient aucun renseignement sur les conditions auxquelles New York avait cédé, et ils ne contenaient aucun détail sur le genre de combat qui avait précédé la capitulation. Les éditions suivantes comblèrent ces lacunes et publièrent les clauses du traité. La ville devait ravitailler les dirigeables, remplacer les explosifs employés pendant le dernier combat et pendant la destruction de la flotte de l’Atlantique, payer une contribution de guerre de quarante millions de dollars, et livrer la flottille mouillée dans l’East River. Les journaux décrivaient longuement le bombardement qui avait démoli l’Hôtel de Ville et dévasté l’arsenal de la marine, et les New-Yorkais commencèrent à comprendre ce que signifiaient le fracas et les explosions qu’ils avaient entendus, pendant quelques minutes. C’étaient des récits de créatures réduites en miettes, de soldats impuissants qui luttaient contre tout espoir dans cette bataille localisée au milieu d’un effondrement indescriptible, de drapeaux amenés par des hommes en pleurs. Ces étranges éditions nocturnes donnaient aussi les premiers câblogrammes venus d’Europe et qui annonçaient brièvement le désastre de la flotte, de cette escadre de l’Atlantique pour laquelle New York avait toujours éprouvé une sollicitude et un orgueil particuliers. Seulement, heure par heure, la conscience collective s’éveillait, le sentiment de l’humiliation patriotique montait comme une marée. L’Amérique se heurtait à la défaite : avec une stupéfaction qui laissa place bientôt à une fureur inexprimable, New York découvrit soudain qu’elle était une cité conquise, à la merci du conquérant.

À mesure que ce fait s’imposait à l’esprit public, de frémissantes dénégations jaillissaient, comme les flammes d’un incendie qui commence.

– Non ! – s’écriait New York, sortant de son apathie, à l’aurore. – Non, je ne suis pas vaincue ! Tout ceci n’est qu’un rêve.

Avant le jour, la colère secouait toute la population, la prompte colère américaine se propageait par contagion dans ces millions d’âmes. Elle n’avait pas encore pris forme, elle n’avait encore inspiré aucun acte, que déjà l’ennemi, dans les dirigeables, sentait croître ce gigantesque soulèvement d’émotion, comme le bétail et les créatures primitives sentent, dit-on, les approches d’un tremblement de terre. Les journaux du groupe Knype furent les premiers à donner une formule à la révolte. « Nous avons été trahis, déclaraient-ils simplement, et nous n’acceptons pas la capitulation. » De toutes parts, on s’empara de cette formule, on se la passa de bouche en bouche ; â chaque coin de rue, sous les pâles lumières de l’aube, des orateurs surgissaient, qui, sans que la police intervînt, adjuraient l’esprit de l’Amérique de s’insurger et imputaient comme une réalité personnelle à chaque auditeur la honte de ces revers. Pour Bert, qui écoutait à cinq cents pieds au-dessus, il semblait que la vaste agglomération, qui n’avait d’abord produit que des bruits confus, bourdonnait à présent comme une ruche d’abeilles singulièrement courroucées.

Après l’écroulement de l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel des Postes, le drapeau blanc avait été hissé à l’une des tours du vieil édifice de Park Row. C’est là que le maire O’Hagen, harcelé par les propriétaires affolés du bas New York, s’était rendu pour négocier la capitulation avec von Winterfeld. Le Vaterland, après avoir déposé le secrétaire du Prince au sommet de la tour, se mit à évoluer à l’entour de City Hall Park, tandis que le Helmholz, qui avait procédé au bombardement, remontait à une hauteur de deux mille pieds. Grâce à la position de l’aéronef amiral, Bert put voir de près ce qui se passait au cœur de la cité. L’Hôtel de Ville, la Court House, l’Hôtel des Postes ne formaient plus qu’un amas de ruines fumantes, et une quantité d’autres monuments situés au long du côté ouest de Broadway paraissaient sérieusement endommagés. Peu de gens avaient péri, mais une multitude d’employés, des femmes dans une large proportion, avaient été surpris par la destruction de l’Hôtel des Postes. Partout les pompes dirigeaient des trombes d’eau sur les décombres : les tuyaux d’alimentation traversaient le square, et de longs cordons de police contenaient la foule qui se massait autour de ces sinistres. Toute une armée de sauveteurs volontaires, portant un insigne blanc, entraient derrière les pompiers et rapportaient des corps parfois vivants, mais le plus souvent horriblement carbonisés.

Formant un contraste extraordinaire et violent avec cette scène de dévastation, se dressaient tout près, dans Park Row, les immenses bureaux et imprimeries des journaux. Sous l’éblouissante clarté des lampes, tout y fonctionnait, car les immeubles n’avaient pas été abandonnés, même pendant le bombardement, et à présent le personnel et les presses manifestaient une activité véhémente, rassemblant les détails des événements épouvantables de la soirée, les commentant et, dans la plupart des cas, préconisant la résistance, sous le nez même des vainqueurs.

Au-delà des immeubles de la presse, et en partie caché par les arches de l’ancien Elevated Railway depuis longtemps converti en monorail, un autre cordon d’agents, qui protégeait une sorte de campement d’ambulances improvisées, où des médecins s’affairaient autour des morts et des blessés transportés là après la panique de Brooklyn Bridge.

Bert contemplait tout cela avec les perspectives du vol d’oiseau, comme au fond d’un gouffre irrégulier. Il voyait en enfilade toute la longueur de Broadway, où deux rangées de bâtisses gigantesques formaient une sorte de canon, entre les parois duquel, par intervalles, des cohues se pressaient autour d’orateurs surexcités. Et partout c’étaient les cheminées, les supports des fils et des câbles, et les innombrables toits de New York où s’entassaient des gens qui épiaient la flotte aérienne et discutaient les événements.

Partout aussi se dressaient des hampes sans drapeaux. Sur les bâtiments de Park Row, claquait et retombait tour à tour un pavillon blanc. Les lueurs lugubres des foyers d’incendie et les ombres intenses de cet étrange et grouillant spectacle commençaient à se fondre sous la clarté de l’aube impartiale et froide.

Pour Bert Smallways, tout cela s’encadrait dans le vasistas ouvert de sa cabine. Durant la nuit il était resté cramponné au rebord, sursautant et tremblant aux explosions. Au cours des évolutions du ballon, il s’était trouvé à des hauteurs diverses, tantôt hors de portée de tout bruit, tantôt naviguant au milieu des clameurs et des voix et dans le fracas des écroulements. Il avait vu des dirigeables volant vite et bas, au-dessus des rues obscures et tumultueuses ; il avait observé des monuments qui s’illuminaient soudain dans les ténèbres et s’effondraient sous les bombes, et contemplé pour la première fois de sa vie les brusques et fantasques poussées des embrasements. De tout cela, il se sentait entièrement séparé, absolument disjoint : le Vaterland n’avait pas jeté une seule bombe ; il se contentait de surveiller et de diriger. Puis, quand l’aéronat descendit planer au-dessus de City Hall Park, Bert, glacé de terreur, avait démêlé que ces masses flamboyantes logeaient d’immenses administrations, et que les spectres minuscules et imprécis, qui s’agitaient de tous côtés, s’efforçaient d’enrayer le sinistre et de lui arracher ses victimes. À mesure que le jour grandit, il comprit mieux ce qu’étaient, dans cette dévastation, de petites formes noires gisant à terre en des attitudes tourmentées…

Depuis des heures, depuis l’instant où, la veille, New York avait surgi des profondeurs bleues de l’horizon, Bert n’avait pas quitté son poste d’observation, et, avec l’aurore, il éprouvait à présent une fatigue intolérable.

Il leva vers les lueurs roses du ciel des yeux las, bâilla éperdument, et, tout en murmurant des phrases incohérentes, regagna sa couchette. Il s’y laissa tomber plutôt qu’il ne s’y allongea et s’endormit aussitôt profondément. C’est là que, plusieurs heures après, Kurt le trouva ronflant à poings fermés, étalé sur le dos, la bouche ouverte, image même de l’esprit démocratique en face des problèmes d’une époque trop complexe pour cette intelligence.

Kurt le reluqua un moment avec une grimace de dégoût ; puis il le secoua par la jambe.

– Hé là ! Réveillez-vous, et prenez une posture convenable !

Bert s’assit sur son séant, ahuri, et se frotta les yeux.

– Est-ce qu’on se bat encore ? – demanda-t-il.

– Non ! – répondit Kurt, qui, l’air éreinté, s’effondra sur un siège. – Gott ! s’écria-t-il bientôt, promenant ses mains sur son visage, – je prendrais volontiers un bon bain froid. Toute la nuit j’ai inspecté les compartiments intérieurs, pour le cas où des balles égarées y auraient pénétré… J’ai sommeil, il faut que je dorme, – ajouta-t-il en bâillant. – Vous ferez bien de sortir, Smallways. Je ne puis vous tolérer ici, ce matin… Vous êtes trop infernalement laid et inutile. Avez-vous reçu votre ration ?… Non ?… Allez la chercher et ne revenez pas. Vous camperez dans la galerie…

La Guerre dans les airs

5.

Ragaillardi par quelques heures de sommeil et par sa ration de café, Bert reprit son involontaire coopération à la guerre dans les airs. Comme le lieutenant le lui avait ordonné, il se rendit sur la galerie et s’accota solidement contre la balustrade, à l’extrême bout, plus loin que l’homme de vigie, s’efforçant de paraître aussi peu encombrant que possible et de passer inaperçu.

Un vent du sud-ouest se mit à souffler, obligeant le Vaterland à mettre le cap dans cette direction, et lui imprimant un roulis assez fort pendant qu’il louvoyait au-dessus de l’île de Manhattan. Au loin, dans le nord-ouest, des nuages s’amoncelaient. L’hélice tournait plus lentement, pour maintenir seulement l’aéronat contre la brise, et son ronflement était beaucoup plus perceptible que lorsqu’elle était lancée à toute vitesse. La friction du vent sous l’enveloppe produisait une série intermittente de rides et de petits claquements : on eût cru, en moins fort, le bruit du sillage à l’avant d’un bateau. Le dirigeable ne s’éloignait pas des alentours du bâtiment de Park Row, où s’était assemblée la municipalité, et il descendait de temps à autre pour se remettre en communication avec le maire et l’administration fédérale de Washington. Mais la nervosité du Prince ne lui permit pas de rester longtemps au même endroit : il alla faire une excursion au-dessus de l’Hudson et de l’East River ; il s’éleva à plusieurs reprises, comme pour voir par-delà les lointains bleus. Une fois même, il bondit si haut et avec une telle rapidité qu’il fut, avec tout l’équipage, pris du mal des montagnes et contraint de redescendre. Bert n’échappa ni au vertige ni à la nausée.

Le spectacle se diversifiait avec ces changements d’altitude. Tantôt ils planaient à une centaine de mètres, et Bert distinguait, dans cette perspective insolite et à pic, des fenêtres, des portes, des rues, des enseignes, des gens, avec le plus menu détail, et il épiait les faits et gestes énigmatiques des foules dans la rue et des groupes de curieux juchés sur les toits ; puis, à mesure que l’aéronef montait, les détails devenaient imprécis ; les avenues se rétrécissaient ; le panorama s’étendait, et les gens cessaient d’être distincts. À une très grande hauteur, on eût dit une carte en relief concave. Bert apercevait le sol, sombre et grouillant, entrecoupé partout par des canaux brillants ; le fleuve Hudson s’étalait comme une lance d’argent, et le détroit de Lower Island comme un bouclier. Même pour l’esprit peu philosophique de Bert, le contraste était frappant entre la cité et la flotte aérienne : d’un côté le caractère et la tradition de l’Américain aventureux, et de l’autre l’ordre et la discipline germaniques. Au-dessous, les immenses gratte-ciel, si beaux et imposants qu’ils fussent, avaient l’air d’arbres géants luttant pour la vie dans la jungle ; leur magnificence pittoresque semblait aussi confuse que les cimes et les brèches des montagnes, dans le tohu-bohu qu’augmentaient la fumée et les ruines des incendies. Dans le ciel, les dirigeables planaient, comme des êtres appartenant à un monde différent et infiniment plus ordonné ; ils s’orientaient tous selon un même angle, identiques de forme et d’aspect, évoluant d’un seul accord comme une harde de loups, et distribués en vue de la coopération la plus précise et la plus efficace.

Bert ne voyait plus qu’un tiers à peine de la flotte ; le reste était parti pour il ne savait quelles expéditions, par-delà l’immense cercle que bornait l’horizon. Il aurait voulu se renseigner à ce sujet, mais il n’y avait là personne à qui poser des questions. Plus tard, une douzaine d’aéronats revinrent après s’être ravitaillés au convoi naval, et remorquant des aéroplanes. Dans l’après-midi, le ciel se chargea, des nuages s’assemblèrent qui parurent en engendrer une infinité d’autres et le vent s’éleva avec plus de force. Vers le soir, il souffla en tempête, secouant les dirigeables qui luttaient pour ne pas être entraînés.

Toute la journée, le Prince négocia avec Washington, tandis que les aéronats envoyés en reconnaissance fouillaient les États de l’Est pour découvrir les parcs aéronautiques dont on soupçonnait l’existence. Une escadre de vingt unités, détachée la nuit précédente, avait investi le Niagara et tenait en son pouvoir la ville et les stations électriques.

Pendant ce temps, dans la cité géante, le mouvement insurrectionnel échappait à tout contrôle. En dépit des cinq foyers d’incendie qui dévoraient déjà plusieurs quartiers et s’étendaient malgré tous les efforts, New York se refusait à admettre sa défaite.

Au début, la rébellion ne se manifesta que par des vociférations isolées, des harangues sur les places et des excitations dans la presse. Puis elle trouva une expression plus définie avec l’apparition, au soleil matinal, de drapeaux américains arborés tour à tour sur les falaises architecturales de la cité. Il est possible que, dans bien des cas, cet audacieux déploiement d’étendards, par une ville qui avait déjà capitulé, ne fût que le résultat du sans-gêne national, mais il est indéniable aussi que, pour une bonne part, ce fut l’indication volontaire que la population se montrait rétive.

Cette manifestation choqua profondément le sentiment de la correction chez les Allemands. Herr Graf von Winterfeld se mit en communication immédiate avec le maire et protesta contre cette irrégularité ; les postes vigies des pompiers reçurent des instructions à cet égard, la police fut aussitôt mise en campagne, et un absurde conflit éclata bientôt entre des citoyens révoltés fermement résolus à déployer leurs étendards et les fonctionnaires, irrités et anxieux, qui avaient reçu l’ordre de les faire enlever.

Le conflit devint aigu aux environs de l’Université Columbia. Le commandant du dirigeable qui surveillait ce quartier essaya de faire arracher au lasso le drapeau hissé sur Morgan Hall. Au même moment une volée de coups de fusil et de revolver partit des fenêtres supérieures de l’immense maison qui s’élève entre l’Université et la Riverside Drive.

Cette fusillade n’eut guère d’effet ; deux ou trois balles perforèrent les compartiments à gaz et une autre fracassa le bras d’un soldat de planton sur la plateforme d’avant. La sentinelle de la galerie inférieure riposta instantanément, et le canon-revolver, en batterie sous le bouclier de l’aigle, eut tôt fait d’imposer silence aux tireurs. L’aéronat gagna une altitude plus élevée et signala le fait au vaisseau amiral et à la municipalité. On s’empressa d’envoyer sur les lieux un détachement de la milice, accompagné d’agents, et l’incident fut clos.

Mais à peine en avait-on fini de ce côté que survint une tentative désespérée. Quelques jeunes clubmen, dont l’imagination aventureuse s’était enflammée de patriotisme, s’entassèrent dans cinq ou six automobiles et partirent clandestinement pour Beacon Hill. Avec une vigueur remarquable, ils se mirent à improviser un blockhaus autour du canon à pivot et à longue portée qu’on avait placé là. Les artilleurs, qui, à la capitulation, avaient reçu l’ordre de cesser le feu, n’avaient pas quitté leur poste, et il fut facile aux clubmen d’inspirer à ces hommes dépités l’ardeur qui les animait. Les soldats déclarèrent qu’ils n’avaient pas eu une seule occasion de tirer, et ils brûlaient du désir de montrer ce qu’ils savaient faire. Dirigés par les jeunes gens, ils creusèrent une tranchée, élevèrent un talus autour de la pièce, et se construisirent de frêles abris avec des tôles ondulées.

Ils étaient occupés à charger le canon, quand ils furent aperçus par le dirigeable Preussen, et l’obus qu’ils réussirent à envoyer, avant que les bombes de l’aéronef ne les eussent anéantis avec leurs chétives défenses, vint éclater au-dessus des compartiments centraux du Bingen qui, gravement atteint, dégringola sur Staten Island, et, aux trois quarts dégonflé, resta accroché dans les arbres d’où ses toiles pendaient en festons. Aucun incendie ne s’étant déclaré, l’équipage s’occupa en toute hâte de réparer le dommage. Les Allemands agirent avec un sans-gêne qui frisait la provocation. Tandis que leurs camarades recousaient les déchirures des diverses membranes, une demi-douzaine d’hommes se dirigèrent vers la voie la plus proche, à la recherche d’une conduite de gaz, et se trouvèrent bientôt entourés d’une foule hostile. Les habitants des villas et des pavillons environnants passèrent rapidement de la curiosité malveillante à l’agression. À cette époque, la surveillance que la police exerçait sur la vaste population polyglotte de Staten Island s’était beaucoup relâchée, et presque chaque maison possédait, pour sa défense, un fusil, des revolvers et des munitions. On eut tôt fait de s’en armer et, après quelques coups de feu mal visés, un soldat fut atteint au pied. Aussitôt, les Allemands occupés au raccommodage vinrent à la rescousse, s’abritèrent dans les branches des arbres et ripostèrent.

Le crépitement de la fusillade amena rapidement sur les lieux le Preussen et le Kiel, qui, avec quelques grenades à main, détruisirent toutes les habitations dans un rayon d’un mille. Un grand nombre de non combattants, hommes, femmes et enfants, furent tués et les assaillants définitivement repoussés. Les réparations furent reprises tranquillement, sous la protection des deux aéronats, mais, dès que ceux-ci regagnèrent leur poste de surveillance, des escarmouches éclatèrent autour du Bingen désemparé et se continuèrent tout l’après-midi. Elles se confondirent finalement dans le combat général de la soirée : vers huit heures, le ballon désemparé fut attaqué par une populace armée, et tous ceux qui le montaient furent massacrés après une lutte acharnée et féroce.

L’impossibilité de débarquer le moindre contingent présentait pour les Allemands une difficulté grave. Les dirigeables n’étaient pas faits pour transporter un corps d’occupation, et leurs équipages suffisaient juste à la manœuvre et au lancement des bombes. D’en haut, la flotte aérienne pouvait causer d’immenses ravages ; elle pouvait, dans le plus bref espace de temps, contraindre à capituler tout gouvernement organisé ; mais elle était incapable de désarmer l’ennemi et encore moins d’occuper les contrées vaincues. Elle n’avait pour toute ressource que la pression exercée sur les pouvoirs publics par la menace d’une reprise du bombardement. Sans doute, avec un gouvernement solidement organisé et un peuple homogène et bien discipliné, la soumission eût été aisément imposée ; mais ce n’était pas le cas pour l’Amérique. Non seulement la municipalité de New York était faible et disposait d’une police insuffisante, mais la destruction de l’Hôtel de Ville, de l’Hôtel des Postes et d’autres ganglions centraux avait irrémédiablement compromis toute coopération entre les divers organes de l’État. Les Allemands avaient frappé à la tête, et la tête était assommée et conquise, mais sans autre résultat que de permettre au corps d’échapper à sa direction. New York, monstre sans tête, était devenue incapable d’une soumission collective. Partout des soubresauts de révolte la secouaient, partout les autorités, les fonctionnaires, la force armée, abandonnés à leur propre initiative, se joignaient à l’insurrection.

La Guerre dans les airs

6.

Cette trêve boiteuse fut définitivement rompue par l’assassinat (car il n’y a pas d’autre mot pour un tel acte) du Wetterhorn, au-dessus de Union Square et à moins d’un mille des ruines de l’Hôtel de Ville. L’épisode se place assez tard dans l’après-midi, entre cinq et six heures. Le temps s’était gâté tout à fait, et les dirigeables, gênés par la nécessité de tenir tête au vent, manœuvraient malaisément. Les rafales, accompagnées de grêle et de tonnerre, se succédaient, accourant du sud sud-est, et, pour les éviter en partie, la flotte aérienne descendit très bas près des gratte-ciel, diminuant par là son champ d’observation et s’exposant à la fusillade.

Dans la soirée précédente, une pièce d’artillerie avait été amenée dans Union Square, sans qu’elle eût servi, sans même qu’elle eût été montée ; on profita de la nuit, après la capitulation, pour la ranger avec ses caissons sous les colonnades du gigantesque immeuble Dexter. Quelques patriotes la découvrirent dans la matinée, et ils décidèrent de grimper au dernier étage de la maison. Ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et, abrités par les stores des bureaux, ils installèrent une sorte de batterie masquée. Puis, tout aussi surexcités que des enfants, ils restèrent aux aguets jusqu’à ce qu’enfin parût la proue de l’infortuné Wetterhorn, qui tanguait et roulait, à vitesse réduite, au-dessus du belvédère de Tiffany. La batterie à pièce unique fut promptement démasquée. La vigie du dirigeable dut voir le dixième étage de l’immeuble Dexter se crevasser et s’effondrer dans la rue avant qu’elle eût aperçu la gueule noire du canon l’épiant dans l’ombre. Mais peut-être aussi le projectile l’atteignit-il d’abord.

La pièce lança deux obus avant que la carcasse de l’immeuble se disloquât, et chacun d’eux parcourut le Wetterhorn de bout en bout, le délabrant complètement. Le ballon s’aplatit comme un bidon frappé d’un violent coup de botte. Son avant s’abattit dans le square, et le reste, au milieu du fracas des charpentes qui se rompaient et se tordaient, demeura perché sur Tammany Hall et en travers des rues perpendiculaires à la deuxième avenue. L’air comprimé des ballonnets de compensation s’échappa dans les compartiments à gaz, et l’explosion eut lieu avec un bruit épouvantable.

À ce moment, le Vaterland remontait des ruines du pont de Brooklyn vers celles de l’Hôtel de Ville. Le premier coup de canon, suivi de l’effondrement de l’immeuble Dexter, amena Kurt et Bert à la lucarne. Ils y arrivèrent à temps pour voir la lueur du second obus. Puis ils furent rejetés à l’intérieur et culbutés sur le plancher de la cabine par la vague d’air que déplaça l’explosion. Le Vaterland bondit comme un ballon de football lancé par un formidable coup de pied, et lorsque Bert eut regagné le vasistas, Union Square et ses environs, minuscules et lointains, étaient bouleversés comme si quelque géant cosmique s’était roulé dessus. Du côté est, les maisons commençaient à brûler sur une douzaine de points, incendiées par les fragments enflammés du squelette tordu qui les recouvrait ; les toits et les murs tout de guingois s’écroulaient.

– Nom de nom ! jura Bert. – Qu’est-ce qui s’est passé ? Voyez donc ces gens.

Mais avant que Kurt eût pu fournir une explication, les sonneries aiguës du branle-bas appelèrent chacun à son poste, et l’officier s’éloigna. Après quelques hésitations, Bert décida de sortir aussi. En débouchant sur le passage il jeta un regard du côté de la fenêtre, mais il fut immédiatement renversé les quatre fers en l’air par le Prince, qui courait de son appartement au magasin central.

Blême de rage, bouillonnant d’une indescriptible colère, il brandissait son poing énorme.

Blut und Eisen ! – proférait-il sur un ton d’exaspération. – Oh ! Blut und Eisen !

Quelqu’un culbuta par-dessus Smallways, qui crut reconnaître von Winterfeld à la manière dont l’homme tomba. Quelqu’un d’autre gratifia méchamment Bert de plusieurs solides coups de pied. Enfin, ayant réussi à se mettre sur son séant, le malheureux frotta sa joue contusionnée et rajusta le pansement qui lui enveloppait encore la tête.

– C’est un Prince, ça ? – cria-t-il, inexprimablement indigné. – Il n’est même pas aussi poli qu’un chien !

Debout à nouveau, il rassembla ses esprits et se dirigea vers la galerie. Mais, au même instant, des éclats de voix lui firent deviner le retour du Prince.

Comme un lapin dans son terrier, il se précipita dans sa cabine, juste à temps pour éviter le terrifiant et vociférant personnage.

Il ferma la porte, attendit que tout bruit eût cessé, puis alla au vasistas et regarda au-dehors. Un voile de nuages embrumait la perspective des rues et des squares, et le roulis de l’aéronef balançait le spectacle. À part quelques personnes, qui galopaient de-ci de-là, tout le quartier était désert. Les rues semblèrent s’élargir démesurément et les gens grossir, à mesure que le Vaterland descendait ; il s’arrêta à l’extrémité de Broadway. Les petites taches noires en raccourci restaient immobiles à présent. Elles regardaient en l’air, mais tout à coup, elles détalèrent à toutes jambes.

De l’aéronef quelque chose était tombé, un objet peu volumineux et sans consistance. Il heurta le pavé près d’une énorme arcade, juste au-dessous de Bert. À cinq ou six mètres, un homme courait au long du trottoir, tandis que trois autres, avec une femme, traversaient rapidement la chaussée. Quelles bizarres petites formes, avec leur tête si minuscule, leurs coudes et leurs jambes si merveilleusement actifs ! C’était vraiment drôle de voir remuer ces jambes. L’humanité en raccourci manque réellement de dignité.

Sur le trottoir, l’un des hommes fit un saut fort comique, un saut de terreur sans doute, au moment où la bombe tomba devant lui.

Alors des flammes aveuglantes jaillirent dans toutes les directions autour du point où le projectile toucha terre, et l’homme qui avait sauté devint, pendant quelques secondes, un éclat de feu et disparut…, entièrement. Les gens qui traversaient la rue firent quelques enjambées excessives et grotesques, puis s’affalèrent sur le sol où ils ne bougèrent plus, pendant que leurs vêtements déchiquetés brûlaient. Des fragments de l’arcade commencèrent à tomber et la maçonnerie inférieure des maisons s’éboula avec le bruit du charbon qu’on déverse dans une soute. Des cris aigus parvinrent jusqu’à Bert et une foule de gens se précipitèrent dans la rue, parmi lesquels un homme qui boitait et gesticulait gauchement. Il s’arrêta et retourna sur ses pas ; un amas de briques se détacha d’une façade et l’étendit à terre où il ne remua plus. L’air s’emplit de nuages de poussière et de fumée noire d’où bientôt s’élancèrent des flammèches rouges.

C’est ainsi que commença le saccagement de New York, qui fut la première des grandes cités de l’Age scientifique à souffrir de la puissance énorme et des incroyables imperfections de la guerre aérienne. On la dévasta, comme, au siècle précédent, on avait bombardé d’immenses agglomérations barbares, et parce qu’elle était à la fois trop forte pour être occupée par le vainqueur et trop indisciplinée, trop orgueilleuse pour se rendre dans le but d’échapper à la destruction. Étant donné les circonstances, cette destruction s’imposait. Il était impossible pour le Prince de renoncer au bénéfice de son succès et d’accepter le rôle de vaincu, et il paraissait d’autre part impossible de réduire la cité autrement qu’en l’anéantissant. La catastrophe devenait le résultat logique de la situation créée par l’application de la science aux nécessités de la guerre. Bien qu’exaspéré par ce dilemme, le Prince s’efforça d’observer une réelle modération, même dans le massacre. Il voulut infliger une leçon sévère, en sacrifiant le minimum d’existences et en dépensant le minimum d’explosifs, et, pour l’instant, il se proposa seulement la destruction de Broadway. D’après ses ordres, la flotte aérienne se forma en colonne à la suite du Vaterland, pour parcourir la grande voie new-yorkaise, et jeter des bombes au passage. Notre Bert Smallways participa de cette façon à l’un des plus impitoyables carnages qu’enregistre l’histoire du monde, une boucherie où des hommes qui n’étaient ni surexcités par la lutte, ni en danger, à part l’improbable hasard d’une balle égarée, déversèrent la mort et la ruine sur la foule et les maisons qu’ils dominaient.

Il se cramponna au rebord du vasistas, pendant que l’aéronat roulait et tanguait, et, à travers la pluie fine que chassait le vent, il épia les rues obscures, observa les gens qui se précipitaient dehors, les édifices qui s’écroulaient et les brasiers qui flamboyaient. Les dirigeables en ligne dévastaient la cité, comme un enfant démolit ses châteaux de bois ou de cartes. Ils semaient la désolation et l’incendie et entassaient les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, comme si ce n’eût été que des Maures, des Zoulous ou des Chinois. La partie basse de New York ne fut bientôt plus qu’une fournaise d’où nul n’avait chance d’échapper. Les tramways, les chemins de fer, les bacs à vapeur avaient cessé de circuler, et seule la lumière des flammes éclairait la route des fugitifs affolés dans cette ténébreuse confusion.

Bert put se faire une idée de ce que devaient souffrir ceux qui se trouvaient au milieu du cataclysme, en bas…

Et ce fut pour lui tout à coup une découverte incroyable ; il comprit qu’un pareil désastre était possible non seulement dans cette étrange et gigantesque New York, mais aussi à Londres… à Bun Hill ! … que l’immunité de l’île Britannique enserrée dans ses flots d’argent avait pris fin, et que nulle part au monde il ne restait d’endroit où un Smallways pourrait orgueilleusement lever la tête, voter pour la guerre ou pour une politique étrangère énergique et intransigeante, et demeurer en sécurité, loin de ces atroces conséquences de son vote.

La Guerre dans les airs

Chapitre 7 LE « VATERLAND » EST DÉSEMPARÉ

1.

Alors, au-dessus des flammes de Manhattan, une bataille se livra, la première bataille dans les airs. Les Américains s’étaient rendu compte du prix que leur coûteraient leurs tergiversations, et ils voulurent frapper un grand coup, de toutes leurs forces, dans l’espoir peut-être d’arracher encore New York des mains de ce prince insensé, de ce fou sanguinaire, et de sauver la ville de l’incendie et de la mort.

Ils s’élancèrent au crépuscule, sur les ailes d’un ouragan, au milieu du tonnerre et de la pluie. Ils arrivèrent en deux escadres, des chantiers de Washington et de Philadelphie, et ils auraient complètement surpris le Prince, s’ils n’avaient rencontré auprès de Trenton un de ses dirigeables placé là en sentinelle.

Écœurés par leur œuvre de destruction et à demi dépourvus de munitions, les Allemands faisaient face à la tempête, quand ils furent prévenus de cette attaque. Ils avaient laissé derrière eux, vers le sud-est, New York coupée d’une hideuse balafre de flammes. Les aéronats roulaient, tanguaient, dérivaient ; des rafales de grêle les rabattaient vers la terre et les forçaient à regagner sans cesse les hauteurs, où l’air était âprement froid. Le Prince se disposait à donner l’ordre de descendre vers le sol pour laisser traîner les chaînes de cuivre destinées à agir comme paratonnerres, quand on l’avertit de l’approche des assaillants. Il forma sa flotte en ligne de front, la proue au sud ; il fit monter les pilotes à bord des Drachenflieger qu’on tint prêts pour le lâcher, et il commanda une montée générale vers la clarté glaciale, au-dessus de la pluie et des ténèbres.

Bert ne démêla que lentement les pronostics de ce qui se préparait. L’équipage en fut informé au réfectoire, où on servait les rations du soir. Bert avait repris possession des gants et de la pelisse de Butteridge et il s’était, en outre, enveloppé dans une couverture. Il trempait son pain dans sa soupe et il en mordait d’énormes bouchées, tout en se maintenant debout, les jambes écartées, appuyé contre la cloison, pour conserver son équilibre au milieu des oscillations de l’aéronef. Autour de lui, les hommes avaient un air fatigué et déprimé. Quelques-uns parlaient, mais la plupart restaient pensifs et moroses ; plusieurs souffraient de nausées. Après les massacres de la soirée, tous semblaient partager ce sentiment particulier aux réprouvés : ils ressentaient l’impression qu’il existait au-dessous d’eux une contrée et une humanité outragées qui leur étaient plus hostiles que l’océan.

C’est à ce moment que survinrent les nouvelles. Un soldat trapu, avec des cils blancs dans sa figure rubiconde coupée d’une balafre, apparut sur le seuil et cria en allemand quelque chose qui fit tressaillir tout le monde. Bien qu’il n’eût pu comprendre un seul mot de ce qui avait été dit, Bert éprouva un choc en remarquant le ton qu’avait pris l’homme. Un silence suivit, que rompit soudain une avalanche de questions et d’avis. Même ceux qu’incommodait la nausée s’animèrent et parlèrent. Pendant quelques minutes, le réfectoire parut une assemblée de déments ; puis, comme une confirmation de la nouvelle, la sonnerie aiguë des timbres électriques retentit, appelant chacun à son poste.

Avec la rapidité d’une pantomime, Bert se trouva seul.

– Que se passe-t-il ?

Il devinait vaguement la réponse. S’empressant d’avaler le reste de sa soupe, il se précipita dans le passage, et, en se cramponnant aux rampes, il gagna par l’échelle la petite galerie. Le froid le piquait comme un jet d’eau glacée. Il serra davantage sa couverture autour de lui. Le dirigeable commençait à se livrer à des exploits de jiu-jitsu atmosphérique, et Bert se trouva ballotté dans une obscurité pluvieuse où il ne distinguait autre chose qu’un brouillard qui se déversait tout autour de lui. La partie habitable de l’aéronef était éclairée et retentissait du va-et-vient de l’équipage obéissant au branle-bas. Puis, brusquement, les lumières s’éteignirent, et, avec des bonds, des secousses et d’étranges tortillements, le Vaterland se mit à lutter contre la tempête pour se réfugier à une altitude moins tourmentée.

Un coup de roulis du Vaterland lui permit d’entrevoir non loin, au-dessous, quelques monumentales bâtisses qui brûlaient en une gerbe immense de flammes ; puis, un autre dirigeable, pareil à un énorme marsouin, s’évertua à monter à travers la galopée des nuages, qui l’engloutirent un instant ; il reparut plus loin, dans la débandade de la tourmente. L’air s’emplissait de claquements et de sifflements, de fracas intermittents et de clameurs stridentes. Bert en était abasourdi : de temps à autre, son attention se raidissait, pour ainsi dire, et, comme aveugle et sourd, il se cramponnait à la balustrade pendant les plus violents balancements.

Quelque chose surgit des ténèbres, glissa devant lui en une course oblique, et s’évanouit dans le tumulte d’en dessous. C’était un DrachenfIieger allemand. La machine passa si vite qu’il ne put qu’apercevoir la forme noire de l’aviateur ramassé derrière son volant. Ce pouvait être une manœuvre, mais ça ressemblait fort à une catastrophe.

– Bigre ! – s’exclama Bert.

En avant, quelque part dans la nuit, un canon retentit, et tout à coup le Vaterland tangua d’effroyable manière ; pour éviter d’être précipité par-dessus bord, Bert et la sentinelle durent s’accrocher aux montants de la galerie.

Une assourdissante détonation partit du zénith, et l’aéronat décrivit une terrible embardée.

Tout alentour, le chaos de nuages s’illumina de lueurs livides qui révélèrent des gouffres immenses. La balustrade sembla passer par-dessus la tête de Bert qui demeura suspendu en l’air et pendant un moment ne se préoccupa que de serrer la rampe de toutes ses forces.

– Je vais rentrer dans la cabine, – marmonna-t-il, tandis que l’aéronef reprenait sa position normale et ramenait le plancher sous les pieds de Bert. Avec une prudence extrême, il se dirigea vers l’échelle.

– Hé ! ho ! – fit-il, comme la galerie se dressait en avant pour replonger ensuite à la manière d’un cheval qui se cabre et lance une ruade.

Crac ! Bang ! Bang ! Bang !

Tout un crépitement de coups de feu et d’éclatements de projectiles commença, et Bert vit autour de lui, l’enveloppant, l’engloutissant, le submergeant, une immense fulguration blanche accompagnée d’un coup de tonnerre semblable à l’explosion d’un monde. Pendant la seconde qui sépara l’éclair de l’explosion, l’univers, eût-on cru, s’immobilisa dans cette clarté sans ombre.

C’est alors que Bert aperçut l’aéroplane américain ; il le vit à la lueur de l’éclair, comme un objet immobile. L’hélice même paraissait inerte, et les hommes avaient l’air de mannequins rigides, car l’appareil, qui piquait du nez et donnait à la bande, était si proche qu’on distinguait très nettement ceux qui le montaient. C’était un aéroplane du modèle Colt Coburn Langley, aux doubles ailes relevées, avec l’hélice en tête, et les hommes installés dans une coque pareille à celle d’une barque. De cette longue coque en treillis léger, des canons-revolvers projetaient de chaque côté leur museau. Chose extraordinaire et stupéfiante, l’aile supérieure gauche brûlait avec une flamme fumeuse et rougeâtre attirée vers en bas. Mais le phénomène le plus bizarre, dans cette apparition, c’est que l’aéroplane et un dirigeable allemand, visible à cinq cents mètres plus bas, semblaient enfilés de part en part sur une fulguration de la foudre qui s’était, eût-on cru, dérangée de son chemin pour les embrocher au passage. Toutes les extrémités de l’aéroplane et les pointes de ses ailes étaient garnies d’épines fulgurantes.

Bert entrevit tout cela dans une sorte d’instantané, un peu voilé par les brumes que déchiquetait le vent.

Le fracas du tonnerre avait suivi de si près l’éclair que Bert n’eût pu dire s’il était plus aveuglé qu’assourdi. Puis ce fut l’obscurité impénétrable, avec une énorme détonation et un petit bruit de voix humaines qui s’enfonçait comme une longue plainte dans l’abîme.

La Guerre dans les airs

2.

Le dirigeable alors oscilla sans discontinuer, et Bert se disposa à regagner sa cabine. Il était trempé, glacé, affaibli par d’atroces nausées et terrifié autant qu’on peut l’être. Ses genoux et ses mains avaient perdu toute force et ses pieds ne savaient plus se tenir sur le plancher de métal : une mince couche de verglas avait recouvert la galerie.

Il ne sut jamais combien de temps il lui fallut pour gravir l’échelle, mais quand, plus tard, il y pensa, il lui parut que son ascension avait duré deux heures. Partout, au-dessus, au-dessous, autour de lui, béaient des gouffres monstrueux où le vent hurlait, et où tourbillonnaient des rafales de neige. Et il n’était séparé de cet enfer que par un faible plancher et une légère balustrade, qu’on eût dit pris de fureur contre lui et s’acharnant à l’arracher à son point d’appui pour le précipiter dans l’espace.

Une fois, il crut qu’une balle sifflait à son oreille et que les nuées de neige s’éclairaient d’une lueur subite ; mais il ne tourna même pas la tête pour voir quel nouvel assaillant survenait. Il n’avait plus qu’un but, un but unique ; regagner sa cabine ! … Le bras avec lequel il se cramponnait céderait-il, se briserait-il ? Une poignée de grêlons lui flagella la face et il resta un moment à bout de souffle et presque sans connaissance.

Tiens bon, Bert ! – se disait-il. Et il redoubla d’efforts.

Avec une sensation d’immense soulagement, il se trouva dans le passage, à l’abri enfin ! Mais le passage se comportait comme un cornet à dés, avec l’évidente préoccupation de le secouer tout à son aise avant de le lancer au-dehors. Bert, avec l’obstination convulsive de l’instinct, s’étaya contre les parois, jusqu’à ce que le ballon piquât du nez. Alors, il fit deux ou trois pas précipités, et s’amarra de nouveau quand la proue se releva.

Enfin, une dernière secousse le jeta dans la cabine.

Il n’était plus qu’une loque humaine anéantie par la nausée. Il ne pensait qu’à se fixer en un lieu stable, où il n’aurait plus à se cramponner à quoi que ce soit. Ouvrant le coffre, il se laissa choir au milieu d’objets disparates, sur lesquels il resta vautré, comme une chose sans consistance, et, à chaque balancement de l’aéronat, sa tête heurtait alternativement les parois. Le couvercle se referma brusquement sur lui. Il n’en eut cure et ne se soucia plus aucunement de ce qui se passait : peu lui importaient la bataille, les attaques et les ripostes, les projectiles qui pouvaient l’atteindre et le réduire en miettes. Une rage et un désespoir inarticulés, seuls, le soutenaient faiblement.

– C’est idiot ! – bredouillait-il, en guise de commentaire définitif sur l’ambition humaine, sur l’esprit d’aventure et de conquête, sur l’enchevêtrement de circonstances dans lequel il s’était trouvé pris. – C’est idiot ! – répétait-il, entre deux hoquets, comprenant l’univers entier dans cette condamnation générale, et il souhaitait d’être mort.

Quand bientôt le Vaterland s’élança hors du tumulte de l’ouragan, Bert ne vit pas les étoiles qui constellaient le ciel ; pas plus qu’il n’avait été le témoin du duel soutenu par l’aéronef contre les deux aéroplanes qui avaient éventré les compartiments d’arrière, ni de la façon dont les agresseurs furent repoussés sous une grêle d’explosifs, tandis que le vaisseau aérien virait de bord pour fuir.

Le spectacle de ces deux admirables oiseaux de nuit fondant avec un héroïsme désespéré sur l’aéronat fut perdu pour Bert. Défoncé par le choc, le Vaterland se vit à deux doigts de sa perte ; il dégringola impétueusement, emportant avec lui, accroché dans son hélice brisée, l’aéroplane ennemi dont les pilotes tentaient l’abordage. Tout cela ne signifiait rien pour Bert, affalé dans son coffre, sinon un redoublement de roulis et de tangage.

– C’est idiot !

Quand l’aéroplane américain se détacha enfin, après que ceux qui le montaient eurent été tués ou précipités dans le vide, Bert n’apprécia le fait que parce que le Vaterland fit dans les airs un bond prodigieux, cause d’un nouveau vertige.

Enfin, ce fut un soulagement immense, une délivrance incroyable ! Le roulis, le tangage, les secousses, tout avait cessé brusquement et absolument. Le Vaterland ne luttait plus dans la tempête. Ses moteurs disloqués et fracassés ne ronflaient plus ; le dirigeable était désemparé et fuyait devant la rafale, aussi mollement qu’un ballon ; il voguait comme une énorme épave, comme une immense loque déchiquetée.

Ce calme soudain ne fut pour Bert que la fin d’une série de sensations désagréables. Il ne désirait pas savoir ce qui était arrivé à l’aéronef, ni ce qu’il était advenu de la bataille. Longtemps il demeura étendu, appréhendant à toute minute de sentir recommencer les balancements du vaisseau et ses propres nausées. C’est avec cette angoisse qu’enfermé dans son coffre il finit par s’endormir.

La Guerre dans les airs

3.

Bert se réveilla paisiblement, mais à demi asphyxié, glacé jusqu’aux os et parfaitement incapable de se rappeler où il était. Il avait vaguement rêvé d’Edna, de Derviches du Désert, de course à bicyclette sur une piste extrêmement périlleuse, disposée à une hauteur vertigineuse, au milieu de flammes de Bengale et de feux d’artifice, et à la grande colère d’un personnage composite fait d’une mixture du Prince et de M. Butteridge. Puis, pour une raison imprécise, Edna et lui commencèrent à s’apitoyer l’un sur l’autre, et c’est alors qu’il s’éveilla, les yeux trempés, dans l’obscurité suffocante du coffre. Il ne verrait plus Edna, jamais plus…

Il pensa qu’il était de retour et couché dans l’arrière-boutique du magasin de cycles, au bas de la côte de Bun Hill, et il fut persuadé que la vision qu’il avait eue de la destruction, au moyen de bombes, d’une cité magnifique, d’une cité incroyablement vaste et splendide, n’était rien de plus qu’un cauchemar particulièrement précis.

– Grubb ! – appela-t-il, désireux de raconter ce rêve à son camarade.

L’absence de réponse et la résonance assourdie du coffre fermé, jointes à la suffocation qu’il éprouvait, lancèrent ses idées sur une nouvelle voie. Il leva les bras et les jambes et se heurta à une résistance inflexible. Il était dans un cercueil, songea-t-il, on l’avait enterré vivant…, et il s’abandonna aussitôt à une panique affolée.

– Au secours ! – hurla-t-il. – Au secours ! – Et il se débattit, donnant de grands coups de pied dans sa prison. – Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !

Il lutta un instant, torturé par cette atroce conviction. Soudain le flanc de son imaginaire cercueil céda et Bert fut déversé à la clarté du jour : il roula, sur une surface qui lui parut être un plancher capitonné, en compagnie de Kurt, qui lui flanquait des bourrades en jurant avec pétulance.

Enfin, il put se mettre sur son séant. Son pansement s’était desserré et lui recouvrait un œil : il l’arracha tout à fait. Kurt, aussi rose que jamais, était, lui aussi, sur son séant, à un mètre de Bert ; enveloppé dans ses couvertures, un casque d’aluminium sur un genou, et caressant d’une main son menton hérissé de poils courts, il dévisageait Bert avec une expression sévère. Tous deux se trouvaient sur le capitonnage cramoisi d’un plancher en pente, et au-dessus de leur tête s’ouvrait une sorte de longue trappe que, par un louable effort cérébral, Bert reconnut pour la porte de la cabine dans une position renversée. La cabine tout entière avait chaviré.

– Que diable vous prend-il, Smallways, de sortir ainsi à l’improviste de ce coffre, quand j’étais certain que vous aviez sauté par-dessus bord avec les autres ? Comment se fait-il que vous soyez là ?

– Qu’est-ce qu’il y a ? – bredouilla Bert.

– Il y a que cette extrémité du ballon lève le nez et que la plus grande partie du reste est en bas.

– Mais on s’est battu ?

– En effet !

– Qui a gagné ?

Je n’ai pas encore vu les journaux, Smallways. Nous sommes partis avant la fin, désemparés et dans l’impossibilité de gouverner… Nos collègues… nos conserves, je veux dire, étaient bien trop occupés pour se tourmenter de nous, et le vent nous pousse… Ma foi ! du diable si je sais où le vent nous emmène ! En tout cas, il nous a entraînés loin de la bataille, à la vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Gott ! C’en était, un vent ! Et quelle bataille ! Enfin, nous voilà ici.

– Où donc ?

– Dans les airs, Smallways, dans les airs. Quand nous serons redescendus sur le sol, nous ne saurons plus nous servir de nos jambes.

– Mais qu’est-ce qu’il y a en dessous de nous ?

– Le Canada… autant que je sache… et ça m’a l’air d’un joli pays, désert, glacé, inhospitalier…

– Mais pourquoi ne sommes-nous pas d’aplomb ?

Kurt se dispensa de répondre tout de suite.

– Ce dont je me souviens en dernier, – reprit Bert, – c’est d’une sorte de machine volante, dans un éclair et un coup de tonnerre. Bigre ! c’était épouvantable !… Les canons qui tiraient… Les obus qui éclataient. Des nuages et de la grêle… Du roulis et du tangage, des secousses dans tous les sens… J’étais malade, terrifié, désespéré… oh ! ces nausées l… Et vous ne savez pas comment s’est terminée la bataille ?

– Pas le moins du monde. J’étais avec mon escouade, tous revêtus de scaphandres, dans l’intérieur des compartiments, avec de la toile pour calfater. Pas moyen de rien distinguer à l’extérieur, à part les éclairs, et je n’ai pas même entrevu l’un de ces aéroplanes américains. J’apercevais seulement la lueur des coups de fusil et j’envoyais mes hommes aux déchirures… Nous avons même pris feu, un moment… oh ! pas grand’chose… La pluie avait tout trempé, et les flammes s’éteignaient avant qu’une explosion fût possible. C’est alors qu’une de leurs infernales machines nous tomba dessus et nous défonça. Avez-vous senti le choc ?

– J’ai tout senti, mais je n’ai pas remarqué de choc particulier.

– S’ils l’ont fait exprès, c’est vraiment qu’ils étaient résolus à tout. Dans leur chute, ils nous déchirèrent aussi bien qu’avec un couteau. Ils éventrèrent les compartiments d’arrière comme un hareng saur, cassèrent l’hélice, défoncèrent les moteurs, dont les organes dégringolèrent par-dessus bord quand l’aéroplane se détacha de nous… À la suite de ça, nous avons levé le nez en l’air et nous restons dans cette position. Onze hommes ont basculé dans le vide et le pauvre vieux Winterfeld fut lancé, à travers la porte de la cabine du Prince, jusque dans le cabinet des cartes, et se brisa la cheville. En outre, notre batterie électrique a été démolie et emportée on ne sait où par un projectile. Voilà la situation, Smallways. Nous flottons dans les airs, comme le plus ordinaire des aérostats, à la merci des éléments, et dans la direction du nord… Qui sait ? On ira peut-être jusqu’au Pôle ! Nous ignorons le nombre d’aéroplanes que possèdent les Américains… Sans rien pouvoir affirmer, il est très probable que nous leur avons donné le coup de grâce. L’un nous a abordés, un autre a été atteint par la foudre, quelques-uns ont fait la culbute… Ils ne se ménageaient pas, en tout cas !… Nous-mêmes, nous avons perdu la plupart de nos Drachenflieger ; ils se sont envolés, éclipsés dans la nuit, sans tambour ni trompette… c’est la stabilité qui leur manquait, voilà tout ! Est-on vainqueur ou vaincu ? Sommes-nous en guerre ou en paix avec l’Empire britannique ? Nous n’en savons rien, et, en conséquence, nous n’osons pas atterrir. Nous ignorons ce qui nous attend et ce que nous devons faire. Notre Napoléon médite, seul à l’avant, et je suppose qu’il se préoccupe de combiner de nouveaux plans. Nous verrons bien si New York sera notre Moscou… Quoi qu’il arrive, nous avons eu des journées mouvementées et nous avons massacré une multitude incalculable de nos semblables… Quelle guerre ! Quelle noble guerre !… Ça me soulève le cœur, ce matin. J’aime me trouver dans des appartements qui tiennent d’aplomb et non pas sur des plafonds en pente. Je suis un être civilisé, après tout !… Et je ne puis m’empêcher de penser à mon pauvre vieil Albrecht et au Barbarossa… J’éprouve le besoin de me laver, d’entendre des paroles affectueuses, de me sentir dans un logis confortable… Et quand je vous regarde, ma conviction se renforce que j’ai besoin d’un bain. Gott ! – fit-il en étouffant un bâillement, – vous avez l’air d’un véritable Apache.

– Est-ce qu’on aura du fricot ? – s’enquit Bert.

– C’est le secret de la Providence ! – répondit Kurt, qui médita un moment. – Autant que je puis le présumer, Smallways, – reprit-il, – le Prince jugera peut-être nécessaire de vous envoyer par-dessus bord, la prochaine fois qu’il songera à vous… S’il vous aperçoit, ça ne ratera pas… Et après tout, n’est-ce pas, VOUS êtes prévenu…, on vous a pris comme lest. Or, avant peu, il faudra alléger à tout prix notre véhicule. À moins que je me trompe, le Prince ne va plus tarder à se mettre en mouvement et à exécuter ses desseins avec une énergie implacable… Ma foi, vous m’inspirez quelque chose comme de la sympathie, à cause sans doute de mes origines mi-anglaises. Vous n’êtes pas un mauvais type, et ça me ferait de la peine de vous voir descendre la tête la première dans le vide… Le mieux que vous ayez à faire, Smallways, c’est de vous rendre utile, et je vais vous réquisitionner pour mon escouade. Il s’agit de travailler, comprenez-vous, et de donner des preuves de savoir-faire et d’intelligence, de se débrouiller, de s’habituer à aller et venir dans une espèce de maison à l’envers : c’est la seule chance de salut pour vous. Il est peu probable que nous transportions des passagers plus loin, à ce voyage-ci… Impossible de garder le moindre brin de lest, si nous ne voulons pas toucher terre tout de suite et être faits prisonniers de guerre. Le Prince ne s’y résoudra à aucun prix, et il ira jusqu’au bout, coûte que coûte.

La Guerre dans les airs

4.

Au moyen d’un siège pliant, Kurt et Bert parvinrent à se hisser chacun à leur tour jusqu’au vasistas, d’où ils contemplèrent une contrée parsemée de menus bouquets d’arbres, sans chemins de fer ni routes, et avec de rares vestiges d’habitations. Bientôt un clairon lança une brève note, que Kurt interpréta comme un appel au repas. Non sans difficulté, ils grimpèrent jusqu’au passage, presque vertical à présent, et avancèrent en se cramponnant désespérément des pieds et des mains aux ouvertures perforées dans le plancher. Les cuisiniers avaient retrouvé intacts leurs appareils de chauffage sans feu et ils avaient préparé du cacao pour les officiers et de la soupe pour les hommes.

L’étrangeté de la situation frappa Bert à ce point que tout sujet d’appréhension en fut écarté pour lui. À vrai dire, il était à présent beaucoup plus intéressé qu’effrayé, et l’on eût dit que, la veille, il avait atteint les limites de la terreur et du désespoir. Il s’accoutumait à l’idée qu’il serait probablement tué avant peu, et que ce singulier voyage dans les airs était, selon toute vraisemblance, une course à la mort. Aucun être humain ne peut supporter une terreur continuelle : la peur se retire finalement au second plan de l’esprit ; on l’accepte, on la met en, place et on n’en veut plus entendre parler. Bert s’accroupit de son mieux, trempa son biscuit dans sa soupe et observa ses camarades. Tous avaient des mines blêmes et sales, avec des barbes de quatre jours, et ils se groupaient malgré eux à la façon lasse des naufragés sur une épave. Ils parlaient peu. Leur position les rendait si perplexes qu’aucun n’était capable de suggérer la moindre idée. Trois d’entre eux s’étaient blessés en tombant, quand le dirigeable avait si brutalement levé le nez, et un autre avait reçu un coup de feu. Comment croire que cette petite troupe d’hommes avait commis des meurtres et des massacres dans des proportions sans précédent ? Aucun de ceux qui se tenaient là, le bol de soupe à la main, affalés sur cette cloison inclinée, transformée en plancher, ne paraissait coupable d’un acte pareil, ne paraissait même capable de faire volontairement du mal à un chien. Tous étaient manifestement créés pour habiter de rustiques chalets sur les pentes boisées des montagnes, pour labourer des champs fertiles, pour vivre auprès de leurs épouses blondes et se divertir aux fêtes villageoises. L’homme aux cils blancs dans sa face rubiconde avait déjà avalé sa pitance et, avec une sollicitude maternelle, il rajustait le pansement d’un tout jeune soldat dont le bras était démis.

Bert morcelait le reste de son biscuit dans son reste de soupe, s’y attardant le plus possible, lorsque soudain il remarqua que tous avaient les yeux tournés vers une paire de bottes qui se balançait par l’ouverture de la porte. Le corps entier passa : c’était Kurt. Par un mystérieux tour de force, il avait réussi à se raser et à lisser ses cheveux dorés. Son visage était tout à fait séraphique.

Der Prinz ! – annonça-t-il.

On eut le spectacle d’une seconde paire de bottes, gesticulant majestueusement, à la recherche d’un point d’appui. Kurt les guida jusqu’à la paroi, et le Prince apparut, rasé, peigné, la moustache cirée, énorme et terrible. Les hommes et Bert se levèrent et saluèrent.

Le Prince les inspecta, comme s’il eût passé une revue, à cheval sur un fringant coursier. Pendant ce temps, Herr Kapitan prenait place à côté de lui.

Bert alors éprouva un moment d’angoisse. L’œil bleu du Prince se fixa sur lui, un long doigt se leva dans sa direction, et une question fut posée. Kurt intervint et fournit de brèves explications.

So ! – fit laconiquement le Prince, et le sort de Bert fut décidé.

Alors, le chef adressa à l’équipage des phrases courtes et héroïques, s’appuyant d’une main contre une cloison et agitant l’autre en des gestes éloquemment variés. Bert ne comprenait rien à cette harangue, mais il constata que l’attitude des hommes changeait et qu’ils redressaient leur taille. Des hourras ponctuèrent le discours du Prince, qui, à la fin, entonna une hymne que tous les hommes reprirent avec lui : « Ein fester Burg ist unser Gott ! C’est un rempart que notre Dieu ! »

Les hommes chantaient d’une voix forte et profonde et ces graves accents raffermissaient les cœurs. Ce cantique triomphal était manifestement déplacé, psalmodié ainsi dans un dirigeable délabré, à demi chaviré, désemparé et entraîné à la dérive, après qu’il avait infligé à une ville civilisée le plus cruel bombardement qu’enregistre l’histoire : mais c’était néanmoins très poignant, et Bert se sentait profondément remué. Il ne savait aucune des paroles du grand choral de Luther, mais il ouvrait toute grande sa bouche et émettait des sons vastes, graves et partiellement harmonieux…

Cette psalmodie parvint aux oreilles d’un petit campement, de métis convertis, qui abattaient du bois. Ils étaient sous leur tente à prendre leur repas, mais ils sortirent tout joyeux, s’attendant à un second Avent. Les yeux écarquillés, ils contemplaient l’épave du Vaterland, chassée par le vent. Ils demeuraient bouche bée, ahuris ; cela s’accordait, à tant d’égards, avec leur idée de l’Avent, et à tant d’autres égards, c’en était différent ! Ils restaient là, frappés de terreur et incapables de prononcer une syllabe.

L’hymne cessa. Puis, une voix descendit du ciel :

– Comment s’appelle ce pays ?

Ils ne surent que répondre, car, à vrai dire, ils ne comprirent rien à la question, bien qu’elle eût été répétée.

Le monstre disparut finalement vers le nord, derrière une crête plantée de sapins, et ils ne le virent plus… Ils entamèrent alors une discussion animée et interminable…

Quand l’hymne fut terminé, le Prince se hissa jusqu’à l’ouverture, et ses jambes dansèrent de nouveau dans le vide… Les hommes à présent étaient prêts aux efforts héroïques et aux actes triomphants.

– Smallways ! – appela Kurt. – Venez ici.

La Guerre dans les airs

5.

Alors, sous la direction de Kurt, Bert débuta dans ses fonctions d’aérostier.

La tâche immédiate qui s’offrait au capitaine du Vaterland était très simple : il fallait flotter à tout prix. Bien qu’il eût perdu de sa première violence, le vent soufflait encore assez fort pour rendre très dangereux l’atterrissage d’une masse aussi malaisément maniable, au cas même où il aurait été avantageux pour le Prince d’atterrir dans une contrée inhabitée, pour risquer finalement d’être fait prisonnier. Il était donc de toute nécessité de maintenir le dirigeable dans l’air, jusqu’à la prochaine accalmie, et de descendre alors dans quelque district désert du territoire canadien, où l’on aurait la chance peut-être de procéder en paix à des réparations de fortune ou bien de pouvoir attendre qu’un autre aéronat vînt recueillir les naufragés. Dans ce but, il fallait se débarrasser de tout poids inutile. Avec une douzaine d’hommes, Kurt fut désigné pour aller dans la partie défoncée du dirigeable, où il devait tailler et dépecer, bribes par bribes, à mesure que l’aéronef s’approchait du sol, tout ce qui était inutilisable. Ainsi, Bert se trouva, armé d’un coutelas, grimpant de-ci de-là dans le filet du ballon, à quatre mille pieds au-dessus du sol, s’efforçant de comprendre Kurt quand l’officier s’exprimait en anglais et de le deviner quand il parlait allemand.

C’était un exercice à donner le vertige, mais pas autant certainement que se l’imagine le lecteur confortablement assis dans une chambre bien chaude, les pieds au feu et le ventre plein. Bert pouvait, sans être incommodé, regarder au-dessous de lui et contempler le paysage arctique où, à présent, n’apparaissait plus la moindre trace d’habitation : c’étaient de hautes falaises rocheuses, des cascades et de larges fleuves bouillonnants et désolés, des bouquets d’arbres et des fourrés de plus en plus rabougris. Et, sur les pentes, de temps à autre, des vallonnements pleins de neige. Pendant que cette morne contrée se déroulait sous lui, Bert, solidement cramponné au filet, tailladait la toile résistante et glissante. Bientôt, ses compagnons et lui parvinrent à disjoindre de la carcasse un enchevêtrement de tiges et de tringles tordues, qu’ils jetèrent à bas, en même temps qu’un gros fragment du ballonnet compensateur. Ce fut un instant critique : allégé de cette pesante entrave, le dirigeable fit dans les airs un bond soudain ; on eût pu croire à bord que le Canada tout entier tombait du même coup. L’encombrant paquet de débris s’étala en dégringolant et alla de nouveau s’entortiller inextricablement sur le bord d’une gorge abrupte. Comme un singe transi de froid, Bert s’agrippa aux cordages, et, pendant cinq bonnes minutes, pas un de ses muscles ne bougea.

Ce dangereux travail lui offrait une réelle distraction : par-dessus tout, il ne se sentait plus l’étranger isolé et dont on se méfie ; il poursuivait maintenant avec les autres un but commun, et il rivalisait amicalement avec eux pour achever sa tâche le premier. Le respect et l’affection qu’il avait éprouvés à l’égard de Kurt d’une façon latente seulement croissaient et grandissaient. Avec une corvée à commander, Kurt devenait admirable : prompt, attentif, indulgent, fécond en ressources et toujours prêt à mettre lui-même la main à l’ouvrage, on le voyait partout à la fois. On oubliait son teint trop rose, ses airs légers et persifleurs ; dès qu’un des hommes se trouvait embarrassé, il survenait avec des conseils pratiques et sûrs il leur apparaissait comme un frère aîné.

L’escouade du lieutenant détacha encore trois énormes morceaux de carcasse, après quoi Bert fut fort heureux de regrimper dans les cabines et de laisser la place à une autre escouade. En rentrant de corvée, les aérostiers reçurent une ration de café chaud, car, malgré leurs vêtements et leurs gants épais, ils étaient glacés. Ils s’assirent pour boire, se contemplant les uns les autres avec satisfaction. Un de ses voisins adressa à Bert, sur un ton aimable, quelques mots en allemand, auxquels l’Anglais répondit par un hochement de tête et un sourire. Grâce à l’entremise de Kurt, Bert, qui avait les chevilles à moitié gelées, réussit à obtenir une paire de bottes que lui prêta l’un des blessés.

Dans l’après-midi, le vent perdit beaucoup de sa force, et de temps en temps des flocons voltigèrent. Au-dessous, les surfaces neigeuses devenaient aussi de plus en plus fréquentes et étendues, et les seules traces de végétation consistaient en bouquets de pins et de sapins dans les vallées basses. Kurt, accompagné de trois hommes, pénétra dans les compartiments encore intacts, en fit s’échapper une certaine quantité de gaz, et vérifia une série de panneaux de déchirure pour la descente. Tout ce qui restait de bombes et d’explosifs dans les soutes fut lancé par-dessus bord, et le désert retentit de formidables détonations. Vers quatre heures après midi, sur une vaste plaine rocheuse, en vue de falaises couronnées de neige, l’aéronat atterrit.

Ce fut nécessairement une opération difficile et violente, car le Vaterland n’avait pas été construit en vue des manœuvres de sphérique. Le capitaine fit déchirer un panneau trop tôt et les autres pas assez tôt. La masse s’abattit lourdement sur le sol et rebondit de guingois ; la galerie extérieure s’enfonça dans le carré des officiers, blessant mortellement von Winterfeld ; puis, après avoir traîné à terre un bon moment, le Vaterland s’effondra définitivement. Le bouclier de proue et le canon-revolver culbutèrent sur les cabines, deux hommes furent grièvement meurtris par des montants et des fils de fer rompus, et Bert demeura quelque temps immobilisé sous une traverse. Quand enfin il put se dégager et envisager la position, le grand aigle noir qui avait si magnifiquement pris son essor en Franconie, six jours auparavant, était affalé lamentablement sur les rochers de cette région désolée ; il avait l’air ainsi d’un volatile fort misérable, que quelqu’un aurait jeté de côté après lui avoir tordu le cou. Debout et muets, plusieurs aérostiers contemplaient tour à tour l’épave et la contrée déserte où ils étaient venus s’échouer. D’autres travaillaient déjà sous la tente improvisée que formait déjà la toile du ballon. Le Prince avait fait quelques pas à l’écart et scrutait les crêtes lointaines au moyen de ses jumelles. Ces crêtes barrant l’horizon ressemblaient à d’anciennes falaises marines ; en deux endroits tombaient de hautes cascades, et ailleurs de petits bouquets de conifères tranchaient sur le roc. Plus près, le sol était recouvert de roches arrondies, entre lesquelles poussait une végétation rabougrie, arbustes sans ramifications et fleurs sans tiges. On n’apercevait nulle part de cours d’eau, mais l’air était sonore du fracas d’un torrent proche. Un vent glacial et mordant soufflait. De temps à autre, un flocon de neige voltigeait. Après le dirigeable léger et rapide, le sol gelé de cette terre sans printemps paraissait, sous les pieds de Bert, singulièrement mort et pesant.

La Guerre dans les airs

6.

C’est ainsi que le grand et puissant prince Karl Albert fut momentanément chassé du prodigieux conflit dont il avait été un des instruments les plus actifs. Les hasards combinés de la guerre et des intempéries avaient conspiré pour le déporter au milieu du Labrador, où il se morfondit pendant six longs jours, tandis que des événements atroces et stupéfiants bouleversaient le monde. Les nations se levèrent les unes contre les autres ; les flottes aériennes en vinrent aux prises ; des villes entières furent la proie des flammes, et les hommes moururent par multitudes. Mais, au cœur du Labrador, on aurait pu rêver, n’eût été le bruit intermittent des coups de marteau, que l’univers était plongé dans un silence profond.

Le campement, vu d’un peu loin, avec les cabines recouvertes par la toile du ballon, ressemblait à un campement de romanichels, possesseurs d’une tente de dimensions exceptionnelles. Tous les bras disponibles travaillaient à la confection d’un mât, auquel les électriciens du Vaterland accrocheraient les longues antennes de l’appareil de télégraphie sans fil qui devait enfin relier le Prince au monde extérieur. On prenait, pour cet ouvrage, les montants d’acier qui formaient la carcasse du ballon, et il semblait parfois qu’on ne viendrait jamais à bout de gréer ce mât.

Les naufragés durent, dès le début, se soumettre à des privations. Les vivres n’abondaient pas et on réduisit les rations ; en outre, malgré leurs vêtements épais, officiers et soldats étaient mal protégés contre le vent et le froid pénétrant de ce désert inhospitalier. Il fallut passer la première nuit sans feu et sans lumière. Les moteurs qui alimentaient les dynamos avaient été mis en pièces, et personne ne possédait d’allumettes ; tout détenteur d’allumettes, sur l’aéronat, eût encouru la mort. Les explosifs avaient été lancés par-dessus bord, et ce fut vers le matin seulement que l’officier à profil d’oiseau, dont Bert avait occupé la cabine au début du voyage, avoua qu’il avait dans son bagage une paire de pistolets de duel et des cartouches qui pouvaient servir à allumer du feu. Peu après, on retrouva aussi un reste de munitions dans les caissons du canon-revolver.

La nuit fut déprimante et parut interminable. Personne ne dormit. Il y avait là sept blessés, et von Winterfeld, qui, avec sa fracture du crâne, délirait, se débattait et articulait des phrases incohérentes dans lesquelles il était question de l’incendie de New York. Les hommes, enveloppés dans tout ce qu’ils avaient trouvé d’utilisable, s’étaient rassemblés au réfectoire, et, serrés les uns contre les autres, dans les ténèbres, ils écoutaient les cris de von Winterfeld.

Au matin, le Prince les harangua, parlant de la destinée, du Dieu de ses pères, de la joie et de la gloire de sacrifier sa vie pour la dynastie impériale, et d’un certain nombre de considérations similaires, que ses auditeurs auraient été facilement enclins à oublier sous cette latitude glaciale. L’équipage l’acclama sans enthousiasme, et au loin un loup hurla.

On se mit à l’ouvrage, et il fallut plusieurs jours pour dresser le mât d’acier et y suspendre un réseau de fils de cuivre de deux cents pieds de long sur douze de large. Pendant tout ce temps, il ne fut question que de travailler, de travailler sans arrêt, péniblement, au milieu de privations cruelles, de difficultés incessantes, et ce qui sauvait du désespoir, c’était seulement la farouche splendeur des aubes et des couchants, des torrents tourbillonnants, de la cavalcade des nuages, et de l’infinie solitude. Ils allumèrent des feux qu’ils entretinrent nuit et jour, et les hommes qu’on envoyait à la corvée du bois aux environs devaient tenir les loups en respect. Des abris furent disposés devant les brasiers et on y installa les couchettes des blessés qui souffraient par trop du froid dans les cabines. Le vieux von Winterfeld entra bientôt dans le coma ; parmi les blessés, trois se rétablissaient assez rapidement, alors que l’état des autres empirait, par suite du manque de bonne nourriture. Mais tous ces incidents n’étaient qu’accessoires ; des faits s’imposaient à l’esprit avec plus de force. D’abord, le labeur incessant ; il fallait soulever, maintenir et transporter des masses pesantes et encombrantes, dévider et polir les fils de cuivre, et, en second lieu, le Prince, courroucé et menaçant, chaque fois qu’un homme fléchissait. Il se plantait debout à côté d’eux, et, par-dessus leurs têtes, il tendait le doigt vers le ciel vide, dans la direction du sud :

– Le monde nous attend là-bas, – disait-il, – pour le dénouement qu’ont préparé cinquante siècles !

Bert ne comprenait rien à ces paroles, mais il interprétait aisément la mimique. Le Prince eut plusieurs accès de colère : il s’emporta violemment contre un aérostier qui travaillait avec lenteur et il le mit à une tâche plus pénible ; et, surprenant un homme qui volait la ration d’un camarade, il l’invectiva et le frappa à la face. Lui-même ne travaillait pas. Il y avait, autour des feux, un espace libre qu’il arpentait en tous sens, pendant des heures parfois, les bras croisés, parlant à mi-voix de patience et apostrophant sa destinée.

Souvent, ces murmures se transformaient en déclamations, ponctuées de grands gestes ; les hommes interrompaient alors leur tâche pour l’écouter, jusqu’à ce qu’ils s’aperçussent que le regard de ses yeux bleus était fixe et que sa main s’agitait obstinément dans la direction des collines du sud.

Le dimanche, le travail fut suspendu pendant une demi-heure, et le Prince prêcha sur la foi et sur l’affection que Dieu témoigna à David ; et quand il eut fini, l’auditoire entonna l’hymne Ein fester Burg ist unser Gott.

Un matin, dans sa hutte improvisée, von Winterfeld se remit à délirer, prononçant des phrases ronflantes sur la grandeur de l’Allemagne.

Blut und Eisen ! – criait-il, puis, dans un ricanement, il reprenait : – Welt-Politik ! Ha !… ha !… ha ! …

Ou bien, d’une voix astucieuse et basse, il expliquait à des auditeurs imaginaires des questions abstruses de politique. Les autres malades l’écoutaient en silence, et Bert, qui se laissait distraire, s’entendit rappeler à sa tâche par Kurt.

Lentement, péniblement, le mât fut mis en place et gréé. Les électriciens, pendant ce temps, empruntant la force au torrent proche, actionnaient la petite dynamo à turbines du type Mulhausen qu’employaient les télégraphistes. Le sixième jour, au soir, l’appareil fut prêt à fonctionner et le Prince se mit à appeler sa flotte aérienne à travers l’espace. Pendant plusieurs heures ses appels restèrent sans réponse.

Le souvenir de cette soirée hanta longtemps la mémoire de Bert. Un feu rougeâtre flambait et pétillait non loin des électriciens à l’ouvrage, des reflets sinistres couraient au long des mâts et s’accrochaient aux fils de cuivre des antennes. Assis sur une roche, le menton dans ses mains, le Prince attendait. À quelques centaines de pas, au nord, se dressait le monticule de pierres entassées sur la tombe qui renfermait la dépouille de von Winterfeld : une croix d’acier le surmontait. Et au-delà encore, dans un éboulis de roches, les yeux d’un loup brillaient de lueurs rouges. Ici gisait la carcasse démantelée du grand dirigeable, et les hommes bivouaquaient autour d’un second feu. Presque tous demeuraient immobiles et muets, comme s’ils s’apprêtaient à entendre les nouvelles qu’allait enregistrer le télégraphe. Ceux qui parlaient n’élevaient pas la voix. De temps en temps, dans la distance, un oiseau lançait un cri aigu, et une fois un loup hurla. Tout cela s’encadrait dans la solitude immense et glaciale.

Au loin, très loin, par-delà des centaines de milles de contrée désolée, d’autres mâts se dressaient, d’autres appareils cliquetaient, en réponse aux vibrations mystérieuses. Mais peut-être aussi qu’aucun appel ne leur parvenait, peut-être que ces vibrations lancées à travers l’éther se perdaient sur un univers inattentif.

Enfin, tard dans la nuit, le télégraphiste exténué obtint une réponse à ses appels : les messages arrivaient clairs et distincts. Et quelles nouvelles ils annonçaient !

Pendant le déjeuner matinal, au milieu de la rumeur confuse des voix, Bert s’adressa à l’aérostier linguiste :

– Dites donc, renseignez-moi un peu.

– Tout le monte, il est en guerre ! – proclama le linguiste, en agitant sa tasse de cacao de façon significative. – Tout le monte, il fait le guerre.

Bert promena ses regards vers le sud que teintait l’aurore. On n’aurait pas cru, vraiment, que le monde entier fût à feu et à sang.

– Tous les nations, ils ont déclaré le guerre ! – continua l’homme. – Ils ont prûlé Berlin, ils ont prûlé Londres, ils ont prûlé Hambourg et Paris. Le Chapon il a prûlé San Francisco. Nous afons fait un camp à Niagara. C’est ça que le télégraphe il annonce. Le Chine il a des DrachenfIieger et des Lusftschiffe qu’on peut pas les compter. Tout le monte, il est en guerre.

– Fichtre ! – fit Bert.

– Oui, – approuva le linguiste, en plongeant le nez dans sa tasse.

– Vous dites qu’on a brûlé Londres, comme nous avons brûlé New York ?

– C’était un pompartement.

– Est-ce qu’on parle d’un endroit qui s’appelle Clapham ?… et de Bun Hill ?

– Ch’en ai pas rien entendu.

Ce fut tout ce que Bert put obtenir pour l’instant. Autour de lui, la surexcitation des hommes devenait contagieuse. Bientôt, il aperçut Kurt, qui, seul, à l’écart, les mains derrière le dos, contemplait fixement l’une des lointaines cascades. Il alla à lui et le salua militairement.

– Je vous demande pardon, mon lieutenant…

Kurt tourna vers lui un visage singulièrement grave, et murmura :

– Je pensais que j’aimerais voir de près cette cascade. Ça me rappelle… Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je ne débrouille rien dans tout ce qu’on me raconte… Auriez-vous l’obligeance de me mettre au courant de ce qui se passe ?

– Au diable tout ce qui se passe ! – répliqua Kurt. – Vous le saurez, et du reste, avant que la journée s’achève… C’est la fin du monde. On envoie à notre secours le Graf Zeppelin…, il arrivera demain matin et nous serons transportés à Niagara… ou anéantis pour de bon… dans les quarante-huit heures… Je veux aller voir cette cascade. Venez avec moi. Avez-vous reçu votre ration ?

– Oui, mon lieutenant.

– Très bien. En route.

Plongé dans une profonde méditation, Kurt se dirigea, à travers les roches, vers la lointaine falaise. Bert l’escortait, mais, à une certaine distance du campement, Kurt ralentit le pas, pour que son compagnon le rejoignît.

– Dans deux jours, – commença-t-il – nous serons de retour au beau milieu du grabuge… et c’est une fichue guerre. Voilà les nouvelles !… Le monde est devenu fou… Le soir où nous avons été désemparés, notre flotte aérienne a battu les Américains, c’est clair. Nous avons perdu onze aéronefs, et tous leurs aéroplanes ont été brisés. Mais ce n’était là que le commencement. Notre initiative a mis le feu aux poudres. Toutes les nations fabriquaient en cachette des machines volantes. Et l’on se bat dans les airs, d’un bout à l’autre de l’Europe, d’un bout à l’autre du globe. Les Japonais et les Chinois se sont mis de la partie. Voilà le grand fait, le fait suprême ! Ils ont sauté au milieu de nos petites querelles… Le Péril Jaune était bien un péril, après tout. Les Jaunes ont des escadres aériennes comprenant des milliers d’unités. Ils ont envahi toute la terre. Nous avons bombardé Londres et Paris, et les Français et les Anglais ont bombardé Berlin… Maintenant l’Asie s’en mêle et nous tombe sur le dos à tous… C’est de la démence ! Et personne ne sait où cela s’arrêtera. Il n’y a plus de limites : c’est la débâcle, c’est le chaos… On incendie les capitales, on saccage les chantiers et les usines, on anéantit les mines et les flottes…

– A-t-on fait beaucoup de mal à Londres ?

– Qui peut le savoir ?…

Et Kurt n’en dit pas davantage pour l’instant.

– Ce Labrador me paraît un endroit bien tranquille, – reprit-il. – J’y resterais volontiers… Mais pas possible. Non, il faut que j’aille jusqu’au bout à présent, jusqu’au bout, et vous aussi… tout le monde… Et pourquoi ?… Je vous le répète, le monde s’écroule. Pas moyen d’y échapper, pas moyen de retourner sur nos pas. Nous sommes dans le tourbillon, comme des souris enfermées dans une maison qui flambe, comme du bétail entouré de toutes parts par l’inondation… Bientôt on va venir nous chercher pour nous replonger dans la mêlée… Nous allons tuer, brûler, détruire, massacrer, et nous serons peut-être détruits et massacrés nous-mêmes. Nous aurons à combattre cette fois une flotte sino-japonaise, et les chances sont contre nous. Notre tour va venir. Je ne sais pas ce qui vous attend dans tout cela, mais, pour ce qui est de moi, je le sais fort bien : je serai tué.

– Mais non, vous vous en tirerez sain et sauf, – répliqua Bert, après un silence embarrassé.

– Non, non, je serai tué, – insista Kurt. Je l’ignorais jusqu’à présent, mais ce matin, à l’aube, je l’ai su, comme si quelqu’un me l’avait dit.

– Comment cela ?

– Je vous affirme que je le sais.

– Mais comment pouvez-vous le savoir ?

– Je le sais.

– Comme si quelqu’un vous l’avait dit ?

– Comme quelqu’un qui en est certain… Oui, j’en suis sûr, – répéta-t-il, et, pendant un moment, ils avancèrent en silence vers la cascade.

Absorbé dans ses pensées, Kurt marchait, sans voir où il posait ses pieds. Au bout d’un moment il recommença.

– Je m’étais toujours senti jeune, jusqu’à présent, Smallways ; mais ce matin, je me suis senti vieux, très vieux. Oh ! si vieux…, bien plus près de la mort que les vieillards ne s’y croient. J’avais toujours pensé que la vie était une partie de plaisir, somme toute… Quelle illusion ! … Ça s’est toujours passé comme ça, je suppose, les guerres, les tremblements de terre, tout ce qui bouscule ce que notre monde offre d’agréable… C’est comme si je me réveillais, et voyais cela pour la première fois. Chaque nuit, depuis que nous avons attaqué New York, j’en ai rêvé… Ça a toujours été ainsi…, c’est la vie. On vous arrache à ceux qui vous aiment, on dévaste votre foyer… des êtres pleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables, sont mutilés, écharpés, carbonisés, quand ils ne meurent pas de faim et de privations… Londres ! Berlin ! San Francisco ! Songez à toutes les existences humaines auxquelles nous avons brusquement mis fin, à New York. Et les autres reprennent la danse et continuent, comme si toutes ces atrocités ne comptaient pas. Ils continuent, comme j’ai continué, comme des animaux, comme des brutes !

Il ne souffla plus mot de quelque temps, et n’interrompit son silence que pour déclarer brièvement :

– Le Prince est un fou.

Ils parvinrent à un banc de roches à pic, qu’il leur fallut escalader, et ils poursuivirent leur route au long d’un petit cours d’eau, dans un sol marécageux. Autour d’eux, de délicates petites fleurs roses émaillaient l’herbe et attirèrent l’attention de Bert.

– Par exemple ! Dans un endroit pareil ! – s’écria t-il, en se baissant pour en cueillir une.

Kurt fit halte et tourna la tête. Son visage tressaillit d’une grimace amère.

– Je n’ai jamais vu de fleurs de cette espèce. Comme elles sont jolies, – s’exclamait Bert.

– Faites-en un bouquet, si le cœur vous en dit.

Et, sous le regard rêveur de Kurt, Bert rassembla une gerbe.

– C’est curieux, – remarqua-t-il, – ça fait toujours plaisir de cueillir des fleurs.

Kurt ne trouvait rien à ajouter à cette réflexion. Ils se remirent en route, sans plus desserrer les dents. À la fin, ils arrivèrent sur un monticule rocheux d’où la vue s’étendait sans obstacle sur la cascade. Kurt s’arrêta et s’assit.

– Je n’en veux pas voir davantage, – déclara-t-il. – Ça n’est pas tout à fait ça, mais ça y ressemble.

– Ça ressemble à quoi ?

– À une autre cascade que je connais… – Et il ajouta brusquement – Vous avez une bonne amie, Smallways ?

– C’est drôle, – fit Bert. – À cause des fleurs, sans doute… je pensais justement à elle.

– Moi aussi.

– Quoi ? À Edna ?

– Non. Je pensais à mon Edna à moi. Nous avons tous, je suppose, des Ednas, autour desquelles jouent nos imaginations. J’ai la mienne… une jeune fille… Mais tout cela est fini, bien fini ! C’est dur de songer que je ne la reverrai plus jamais… pas même une minute pour lui dire que je pense à elle.

– Il est bien probable, – intervint Bert, – que vous la reverrez sous peu.

Non, – répliqua Kurt, inexorablement, je sais le contraire. Je l’ai connue, – poursuivit-il, dans un endroit comme celui-ci, dans les Alpes, Engstlen Alp. Une cascade, qui ressemble à celle-ci, mais plus large, dégringole vers Innertkirchen. Voilà pourquoi je suis venu ici ce matin… Nous avions pu nous échapper et passer une demi-journée ensemble… Nous cueillîmes des fleurs, comme celles que vous avez cueillies tout à l’heure, de la même espèce, autant que je me souvienne… et des gentianes, aussi.

– Ah ! oui, – dit Bert à son tour, – Edna et moi nous avons souvent fait cela, cueilli des fleurs, et tout le reste… On croirait qu’il y a des années d’écoulées, à présent…

– Elle était belle, résolue et timide, à la fois. Mein Gott !… Je ne me contiens plus, du désir de la revoir et d’entendre encore sa voix avant de mourir. Où est-elle ?… Écoutez, Smallways, je vais écrire une lettre… et son portrait est là, fit-il en touchant sa poitrine.

– À quoi bon, puisque vous la reverrez ? – insista Bert.

– Non ! Je ne la reverrai jamais… Je ne comprends pas pourquoi les gens se rencontrent pour être séparés tout aussitôt. Mais je sais bien qu’elle et moi nous ne nous rencontrerons plus jamais. J’en suis convaincu, comme je suis sûr que le soleil se lèvera et que cette cascade éclaboussera les rocs de la même façon, lorsque je serai mort. Il n’y a que sottise, violence, cruauté, stupidité, haine et ambition mesquine dans tout ce que l’homme a fait et dans tout ce qu’il fera. Gott ! Quelle anarchie, quel fouillis la vie a toujours été… rien autre chose que batailles, massacres, désastres, haines, discordes, meurtres, lynchages, vols, tromperies, oppression, exploitation… Aujourd’hui, je suis las de toute cette misère, comme si je m’en apercevais pour la première fois ; je vois clair à présent. Quand un homme est las de l’existence, c’est l’heure pour lui de mourir, je suppose. Je n’ai plus de courage, et la mort rôde autour de moi. Elle est toute proche, et je n’en ai plus pour longtemps… Et songez à tous les espoirs dont je bouillonnais, il y a si peu de temps encore, aux perspectives qui s’ouvraient devant moi… Tout cela était factice, illusoire : il n’y avait pas de perspectives. Nous sommes comme des fourmis dans des fourmilières, au milieu d’un univers qui n’a pas d’importance, qui poursuit sa route et culbute dans le néant. New York… la destruction de New York ne me semble même plus horrible. Ce ne fut pas autre chose qu’une fourmilière ravagée par un fou. Quand on y réfléchit, Smallways… la guerre partout ! Les hommes anéantissent leur civilisation avant de l’avoir achevée. Partout ils se battent et s’exterminent, partout ! Jusque dans l’Amérique du Sud, on s’entre-tue. Il n’y a pas un endroit au monde où l’on soit en sécurité, pas un lieu où une mère et sa fille puissent se cacher en paix. La guerre sillonne les nuées, les bombes tombent du ciel, dans la nuit. Les gens qui sortent le matin de leur demeure voient passer au-dessus de leur tête des flottes aériennes qui déversent la mort… qui font pleuvoir la ruine et la mort !

La Guerre dans les airs

Chapitre 8 LA GUERRE MONDIALE

1.

Cette idée que le monde entier était en guerre n’entra que lentement dans le cerveau de Bert. Son imagination fut lente aussi à se représenter les contrées riches et populeuses, loin des solitudes arctiques, affolées d’épouvante en voyant glisser dans le ciel, comme un fléau nouveau, les armées aériennes. Il n’était pas accoutumé à penser au monde comme à un ensemble ; il ne le voyait que comme un espace sans limites, où se produisaient des événements en dehors de sa vision immédiate. La guerre pour lui était une source de nouvelles sensationnelles, quelque chose qui se passait dans une région restreinte, appelée « le théâtre de la guerre », et tout pays étranger était, à ses yeux, une arène de combat. Les nations avaient tellement rivalisé d’ardeur dans le domaine des recherches et de l’invention, leurs plans et leurs acquisitions avaient été si secrets et en même temps si parallèles que, quelques heures après que la flotte germanique eut quitté la Franconie, une Armada asiatique prit son essor vers l’ouest, au-dessus des multitudes émerveillées de la plaine du Gange. Mais la Confédération de l’Asie orientale avait conçu ses préparatifs sur une échelle infiniment plus colossale que ne s’y étaient risqués les Allemands.

– Du coup, – déclara Tan Ting-siang, – nous rattrapons et dépassons l’Occident. Nous rétablissons la paix du monde, que ces barbares ont ébranlée.

La multiplicité des inventions asiatiques, la promptitude et le mystère avec lesquels on les avait mises en œuvre avaient de beaucoup surpassé l’énergie teutonne. Là où les Allemands employaient cent hommes, les Asiatiques en avaient dix mille à la besogne. Les monorails qui parcouraient alors en tous sens la surface de la Chine amenaient aux gigantesques parcs aéronautiques de Chinsi fou et de Tsingyen, une inépuisable quantité d’ouvriers habiles dont les capacités et le rendement industriel étaient fort au-dessus de la moyenne européenne. La nouvelle de l’initiative inattendue de l’Allemagne ne fit qu’accélérer les efforts des Jaunes. Au moment du bombardement de New York, les Allemands disposaient à peine de trois cents navires évoluant dans les airs. Le total des unités qui composaient les flottes asiatiques parties vers l’est, l’ouest et le sud, devait se monter à plusieurs milliers. En outre les Asiatiques possédaient une réelle machine volante de combat, appelée le Niaio, engin léger et efficace, infiniment supérieur aux Drachenflieger. C’était, comme ces derniers, une machine montée par un seul homme, mais construite très légèrement d’acier, de bambou et de soie chimique, avec un moteur transversal et des ailes latérales battantes. L’aéronaute emportait un canon qui lançait des projectiles explosifs chargés d’oxygène, et, conformément à la tradition japonaise, il était armé d’un sabre. Ces aviateurs étaient tous japonais et c’est un fait caractéristique qu’on avait imposé à chacun d’eux d’être un expert à l’arme blanche. Les ailes de ces aéroplanes se terminaient, comme celles des chauves-souris, par des crampons, grâce auxquels ils s’accrochaient aux dirigeables ennemis qu’ils assaillaient. Ces légers engins étaient transportés par les escadres aériennes et expédiés, par terre ou par mer, sur le théâtre de la guerre. Selon le vent, ils franchissaient d’une traite des distances de deux à cinq cents milles.

Dès que fut connu le but de l’expédition que commandait le prince Karl Albert, les essaims asiatiques prirent l’atmosphère. Aussitôt, chaque puissance commença frénétiquement à construire des dirigeables et tous les genres approximatifs de machines volantes que les inventeurs présentèrent. Ce n’était plus l’heure d’être diplomate. Les injonctions et les ultimatums furent télégraphiés en tous sens, et, en quelques heures, le monde entier, affolé par la panique universelle, fut ouvertement en guerre, une guerre des plus compliquées. L’Angleterre, la France et l’Italie avaient ouvert les hostilités contre l’Allemagne et violé la neutralité suisse. À la vue des aéronefs asiatiques, une insurrection hindoustane avait éclaté au Bengale, en même temps qu’une contre-révolte mahométane gagnait les provinces du nord-ouest et s’étendait du désert de Gobi à la Côte de Guinée. La Confédération de l’Asie orientale s’empara des sources de pétrole de la Birmanie et attaqua indistinctement l’Amérique et l’Allemagne. En moins d’une semaine, elle installa des chantiers de construction d’aéronefs à Damas, au Caire, à Johannesburg. L’Australie et la Nouvelle Zélande se hâtaient fébrilement de se pourvoir d’engins aériens. Cette véhémente activité offrait un aspect unique et terrifiant : la rapidité avec laquelle on pouvait produire ces monstres. Alors qu’il fallait de deux à quatre ans pour acheter un cuirassé, deux ou trois semaines suffisaient pour un dirigeable. De plus, comparé même à un torpilleur, l’aéronat était remarquablement simple à établir : dès qu’on disposait des matériaux nécessaires aux compartiments qui renfermaient le gaz, dès qu’on possédait les moteurs, les appareils de production du gaz et les plans, le montage était infiniment moins compliqué et beaucoup plus facile que l’assemblage des parties d’un vaisseau de bois cent ans auparavant. Or, à présent, du Cap Horn à la Nouvelle Zambie, et de Canton à Canton par le tour du monde, on trouvait en tous lieux des usines, des manufactures, des ressources industrielles infinies.

Les dirigeables allemands étaient à peine en vue des flots de l’Atlantique, et la première flotte asiatique était à peine annoncée dans la Haute Birmanie, que le fantastique édifice du crédit et de la finance, qui avait soutenu économiquement le monde depuis un siècle, branla sur ses bases et s’écroula. Dans toutes les Bourses de la terre, ce fut une avalanche de titres que les porteurs voulaient vendre ; les banques suspendirent leurs paiements, les affaires furent paralysées et cessèrent ; par une sorte d’élan acquis, les manufactures demeurèrent actives, achevant les commandes de clients en déconfiture ou massacrés déjà. Cette cité de New York, que Bert admira, se débattait, malgré toute la splendeur de ses lumières et de son mouvement, dans un krach économique et financier, sans exemple dans l’histoire. Le torrent des approvisionnements diminuait et, avant que la guerre mondiale eût duré quinze jours (vers le temps à peu près où le mât de fortune fut planté dans le désert du Labrador), il n’existait plus une ville au monde, en dehors de la Chine, où le gouvernement et les autorités locales n’eussent adopté des mesures de circonstance pour obvier au manque de nourriture et à l’encombrement des gens sans emploi.

La guerre aérienne, une fois déchaînée, devait presque fatalement entraîner la désorganisation sociale. Les Allemands furent les premiers à discerner cette conséquence, lors de leur attaque contre New York ; ils constatèrent qu’un aéronat possède un énorme pouvoir de destruction sur tout ce qui s’étend au-dessous de lui, mais qu’il est à peu près incapable d’occuper et de maintenir en état de soumission une position qui s’est rendue. En face de populations citadines souffrant de la débâcle économique, exaspérées par la famine, cette impuissance relative des flottes aériennes permit nécessairement des collisions violentes et funestes ; de sorte que, sous la menace même des aéronats évoluant inactifs dans les airs, des troubles sanglants éclataient et la guerre civile régnait. Jamais encore on n’avait enregistré une pareille perturbation, à moins qu’on n’en prenne comme une image réduite l’attaque de quelque vaste agglomération sauvage ou barbare par un navire de guerre au XIXe siècle, ou l’un de ces bombardements navals qui déparent l’histoire de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Ce furent alors des destructions et des massacres qui laissaient vaguement prévoir les atrocités de la lutte aérienne. De plus, avant le XXe siècle, on n’avait eu qu’un exemple, et relativement sommaire, avec l’insurrection de la Commune de Paris, en 1871, de ce dont était capable une population urbaine moderne en temps de conflit armé.

Les mêlées aériennes révélèrent une autre particularité qui eut son contrecoup sur le bouleversement social. Les aéronats militaires ne pouvaient à peu près rien les uns contre les autres. Il leur était facile de lancer, avec les effets les plus meurtriers, une pluie d’explosifs sur tout ce qui se trouvait au-dessous d’eux. Les villes et les campagnes, les forts et les navires étaient à leur merci ; mais, à moins qu’ils fussent disposés à un abordage qui devenait un suicide, ils étaient complètement impuissants à se causer mutuellement d’importants dommages. Le seul armement des énormes dirigeables allemands, aussi gigantesques que les plus grands transatlantiques, consistait en un canon-revolver qu’on aurait pu aisément, avec tous ses accessoires, charger sur deux mules. En outre, quand il devint évident que la domination de l’air ne s’obtiendrait pas sans combat, les soldats aéronautes et aérostiers furent pourvus de petites carabines à balles explosibles chargées d’oxygène et de substances inflammables. Mais, somme toute, les dirigeables n’étaient pas mieux fournis, en fait de cuirassement et d’armement, que la plus petite canonnière. En conséquence, lorsque ces monstres devaient en venir aux prises, ou bien ils manœuvraient pour s’élever et pour dominer l’adversaire, ou bien ils s’abordaient comme des jonques, et leurs équipages combattaient en se lançant des bombes, en luttant corps à corps, tout comme au moyen âge. Les risques de chavirer et de choir sur le sol équilibraient, pour l’assaillant, les chances de victoire. Aussi remarque-t-on, chez les amiraux aériens, après leurs premières expériences, une tendance croissante à éviter la défensive et à chercher plutôt l’avantage moral d’une contre-attaque.

Si, en vue des résultats immédiatement décisifs, les dirigeables se montraient insuffisants, les aéroplanes apparaissaient aussi ou trop instables, comme ceux des Allemands, ou trop légers comme ceux des Japonais. Plus tard, il est vrai, les Brésiliens firent usage de machines volantes de type et de dimensions tels qu’elles pouvaient attaquer les dirigeables, mais ils n’en construisirent qu’un petit nombre dont ils se servirent seulement chez eux, et on n’en retrouva plus trace par la suite.

Les luttes aériennes étaient donc extraordinairement dévastatrices, et demeuraient cependant tout à fait indécises. Ce genre d’hostilités offrait ce trait unique, de laisser chacun des belligérants exposé aux représailles de l’ennemi. Dans toutes les précédentes formes de guerre, sur terre ou sur mer, le vaincu était rapidement mis hors d’état d’envahir le territoire de son antagoniste et d’inquiéter ses communications. On combattait sur un front de bataille, et, derrière ce front, le vainqueur, ses approvisionnements et ses ressources, ses villes, ses manufactures, son capital, le pays entier, restaient en sécurité. Lors d’une campagne navale, quand il avait anéanti les escadres de l’adversaire, le vainqueur bloquait ses ports, s’emparait de ses stations de charbon et donnait la chasse à tous les navires qui menaçaient ses propres ports. Établir un blocus et investir des côtes demeure dans la limite des choses possibles, mais comment bloquer et cerner la surface entière d’un pays ? Il faut un long temps pour construire des croiseurs, armer des corsaires, et l’on ne peut les emballer et les transporter subrepticement d’un point à un autre. Dans la guerre aérienne, le vainqueur, même s’il annihilait la flotte antagoniste, était contraint de surveiller toute la contrée ennemie, de découvrir et de détruire tous les chantiers où il serait possible de construire des engins nouveaux et peut-être plus redoutables. La nécessité impérieuse s’imposait pour lui d’emplir le ciel de dirigeables, par conséquent de les construire par milliers et de former des aéronautes par centaines de milliers. Un aéronat dégonflé peut aisément se dissimuler sous un hangar, dans une rue de village, dans un bois ; un aéroplane démonté est encore moins encombrant.

Dans les airs, en outre, toutes les directions mènent partout. Il n’y a ni passages, ni défilés, ni détroits, où l’on puisse dire d’un adversaire : « Pour assiéger ma capitale, il faut qu’il débouche par ici. »

Ce n’était donc par aucune des méthodes établies qu’on pouvait mettre fin aux hostilités. La flotte du parti A, comprenant un millier de dirigeables, a défait la flotte du parti B, et, évoluant au-dessus de la capitale du vaincu, menace de la bombarder si B ne capitule. Par la télégraphie sans fil, B réplique qu’en ce moment même une de ses escadres aériennes, composée de trois aéronefs corsaires à grande vitesse, bombarde la principale ville manufacturière de A. Celui-ci dénonce comme pirates les aéronefs de B, bombarde sa capitale, se lance à la poursuite des corsaires, tandis que B, dans un état de surexcitation passionnée et d’héroïsme indomptable, se met à l’œuvre au milieu de ses ruines, fabrique de nouveaux vaisseaux aériens et des approvisionnements d’explosifs, qui, du reste, profitent à A. La guerre devient ainsi forcément une guérilla universelle, impliquant inévitablement l’élément civil et tout l’appareil de la vie sociale.

Le monde ne s’attendait pas à ces aspects de la lutte aérienne. Nulle sagacité clairvoyante n’avait déduit ces conséquences, qui, si on les avait présagées, auraient pu être réglées par la Conférence Universelle de la Paix dès 1900. Mais l’invention mécanique se développait avec une rapidité d’allure que ne parvenait pas à suivre l’organisation intellectuelle et sociale, et le monde, avec ses vieux drapeaux, son absurde tradition des nationalités, sa presse populaire, ses impérialismes et ses passions plus populaires encore, ses bas mobiles commerciaux, ses vulgarités et ses mensonges habituels, ses hypocrisies et ses conflits de race, fut surpris par la catastrophe. Une fois la guerre commencée, rien ne l’arrêta plus. Le fragile édifice du crédit, – qui avait des proportions que nul n’avait prévues, et qui avait tenu dans une dépendance réciproque des centaines de millions d’hommes, sans que personne s’en rendît clairement compte, – s’effondra dans la panique. Partout, dans l’atmosphère, les dirigeables évoluaient, faisant pleuvoir les bombes, détruisant tout espoir même de relèvement, et partout, sur terre, régnaient le cataclysme économique, l’émeute et le désordre social, la famine qui exaspérait les foules sans travail. Toutes les intelligences dirigeantes et créatrices qui guidaient les nations avaient été emportées dans le torrentueux écroulement. Les journaux et les documents historiques qui survivent de cette période répètent le même récit : les villes privées de leurs approvisionnements, les citoyens affamés et chômant, se pressant par les rues ; les administrations désorganisées, remplacées par l’état de siège ; des gouvernements provisoires et des comités de défense, et, dans le cas de l’Inde et de l’Égypte, des comités insurrectionnels se chargeant d’armer les populations, de distribuer l’artillerie aux révoltés, et de fabriquer précipitamment des dirigeables et des aéroplanes.

On entrevoit cet universel tohu-bohu, par intermittence, comme à travers un voile de nuages qui se déchire. C’est la dissolution d’une époque, l’anéantissement d’une civilisation qui s’était fiée au machinisme, et qui vit la machine devenir l’instrument de sa ruine.

Alors que l’effondrement des grandes civilisations précédentes, celle de Rome, par exemple, avait été l’œuvre de plusieurs siècles, s’était produit phase après phase, comme un homme vieillit et meurt, le cataclysme qui anéantit notre civilisation survint tout à coup, comme la locomotive ou l’auto qui écrase le piéton, et la destruction qu’il causa fut rapide et définitive.

La Guerre dans les airs

2.

Les premières rencontres de la guerre aérienne furent sans doute déterminées par le désir d’appliquer l’ancienne tactique navale, qui consistait à reconnaître les positions de la flotte ennemie et à l’anéantir. Il y eut ainsi, tout d’abord, la bataille de l’Oberland bernois ; les dirigeables italiens et français, en route pour prendre de flanc le parc aérostatique de Franconie, furent assaillis par l’escadre suisse d’expérimentation, au secours de laquelle arrivèrent, plus tard, dans la journée, les dirigeables germaniques. Puis ce fut la lutte rapide entre les aéroplanes anglais du type Winterhouse-Dunne et trois infortunés aéronats allemands. Ensuite se place, dans le nord de l’Inde, l’attaque de l’établissement aéronautique anglo-hindou, qui se défendit pendant trois jours contre des forces écrasantes, et fut finalement détruit de fond en comble.

Simultanément, commença la formidable lutte entre les Allemands et les Asiatiques, lutte connue sous le nom de Bataille du Niagara (à cause de l’objet qu’avaient en vue les Jaunes dans cette affaire) et qui se transforma en un conflit épars sur la surface d’un continent. Les aéronats allemands qui purent échapper atterrirent et se rendirent aux Américains, qui les garnirent d’un nouvel équipage. Finalement ce ne fut plus qu’une série d’engagements héroïques et impitoyables entre, d’une part les Américains sauvagement résolus à exterminer leurs ennemis, et, d’autre part, les envahisseurs jaunes campés sur le rivage du Pacifique et appuyés par une flotte navale immense qui les renforçait sans cesse. Dès le début, les hostilités furent menées avec une âpreté implacable : pas de quartier et pas de prisonniers. Avec une féroce et magnifique énergie, les Américains construisirent des aéronefs qu’ils lancèrent l’un après l’autre dans la lutte et qui périrent dans leur choc contre les multitudes asiatiques. Toute autre activité fut subordonnée à cette guerre et, par elle, bientôt la population entière vécut et mourut. Mais on verra que la race blanche ne tarda pas à trouver dans l’aéroplane de Butteridge un engin qui put se mesurer contre les machines volantes des Asiatiques.

L’invasion jaune effaça complètement le conflit germano-américain, qui, à ce moment, disparaît de l’histoire, après avoir été, à lui seul, suffisamment tragique. À la nouvelle de la destruction de New York, l’Amérique s’était levée d’un seul élan, résolue à endurer mille morts plutôt que de se soumettre à l’Allemagne. Obstinément décidés à briser toute résistance, et exécutant les plans conçus par le Prince, les Allemands s’étaient emparés de la ville de Niagara et de ses gigantesques stations d’énergie électrique, avaient chassé tous les habitants et fait le vide aux environs jusqu’à Buffalo. Aussitôt qu’ils furent informés de la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre, ils ravagèrent aussi le territoire canadien dans un rayon de plus de dix milles. Puis, en un va-et-vient continu, comme des abeilles quittant et rejoignant la ruche, ils transportèrent sur la côte de l’Est les hommes et le matériel, que leur flotte navale avait amenés d’Europe.

C’est alors que survinrent les forces asiatiques, et c’est dans cette attaque de la base allemande d’opérations que l’Orient et l’Occident se heurtèrent pour la première fois et qu’on put entrevoir l’issue finale.

Une des singularités nombreuses de cette lutte aérienne provenait du secret profond dans lequel les escadres d’aéronefs avaient été préparées. Chaque puissance n’avait eu vent que de la façon la plus vague des projets de ses rivales, et la nécessité du secret réduisait au strict minimum les manœuvres d’expérimentation. Les constructeurs de dirigeables et d’aéroplanes n’avaient jamais su clairement quels antagonistes leurs machines auraient à affronter, et la plupart n’avaient même pas imaginé qu’elles auraient jamais à combattre dans les airs : ils les aménageaient uniquement pour le lancement de bombes explosives sur le sol. Ainsi avaient procédé les Allemands, et la flotte de Franconie ne possédait comme arme offensive que son canon-revolver installé à la proue. Ce ne fut qu’après la bataille de New York qu’on distribua aux hommes de courtes carabines à balles explosives. Théoriquement, les DrachenfIieger constituaient la véritable arme offensive ; ils étaient, déclarait-on, les torpilleurs de l’air, et l’aéronaute avait pour tactique de fondre sur l’adversaire et de le cribler de bombes au passage. Mais, en pratique, ces appareils étaient d’une instabilité déplorable, et, dans les engagements qui eurent lieu, un tiers à peine réussirent à regagner le dirigeable auquel ils étaient attachés. Le reste fut démoli par les projectiles ennemis, ou alla s’abîmer à terre.

Dans la flotte alliée des Chinois et des Japonais, la même distinction était faite entre les dirigeables et les machines de combat plus lourdes que l’air ; les uns et les autres appartenaient à un type entièrement différent des modèles occidentaux, et presque tous les détails étaient dus à l’invention des ingénieurs asiatiques, – ce qui témoigne éloquemment de la vigueur avec laquelle ces grands peuples s’assimilèrent et perfectionnèrent les méthodes scientifiques européennes. Au nombre de ces ingénieurs, l’un des plus remarquables était Mohini K. Chatterjee, un condamné politique jadis attaché au parc aéronautique de Lahore.

Le dirigeable allemand avait la forme d’un poisson, avec un avant arrondi. L’aéronat asiatique avait aussi la forme d’un poisson, mais se rapprochant plutôt de la raie ou de la sole que de la morue ou du goujon ; le dessous en était large et plat, sans aucune fenêtre ni ouverture, excepté dans la ligne centrale. Les cabines occupaient l’axe, avec une sorte de pont-promenade au-dessus, et les alvéoles de gonflement et les ballonnets donnaient à l’appareil l’aspect d’une tente cerclée, comme celle des romanichels, mais plus écrasée. L’aéronat allemand était essentiellement un ballon dirigeable plus léger que l’air. L’aéronat asiatique, à peine plus léger que l’air, glissait à travers l’atmosphère avec une vélocité beaucoup plus grande, mais avec une stabilité infiniment moindre ; à la proue et à la poupe deux canons, – celui d’arrière de plus fort calibre, – lançaient des projectiles inflammables. En outre, de chaque côté, des sortes de casemates abritaient des fusiliers. Si réduit que fût cet armement en comparaison de celui de la plus petite canonnière, il était suffisant cependant pour donner à ces engins une réelle supériorité sur les dirigeables monstres des Allemands. Grâce à leur vitesse plus grande, ils manœuvraient de façon à se placer derrière leur adversaire ou au-dessus. Ils s’aventuraient même à passer impétueusement dessous, en évitant de se trouver immédiatement sous les soutes à munitions, puis, une fois cet exploit accompli, ils pointaient leur canon d’arrière sur l’ennemi et envoyaient dans ses compartiments à gaz des obus d’oxygène et des bombes enflammées.

La force des Asiatiques ne provenait pas tellement de leurs dirigeables que de leurs aéroplanes. À part la machine de Butteridge, ceux-ci furent à coup sûr les plus redoutables engins « plus lourds que l’air » qu’on ait jamais connus. Ils avaient été inventés par un artiste japonais, et différaient beaucoup du Drachenflieger allemand, qui procédait davantage du cerf-volant. Les aéroplanes asiatiques étaient munis d’ailes latérales flexibles curieusement incurvées, pareilles à celles du papillon, infléchies, faites d’une substance ressemblant à du celluloïd et recouvertes d’une soie aux couleurs brillantes. Ils se terminaient par une longue queue d’oiseau-mouche. Par les crampons qui garnissaient l’extrémité des ailes, comme des griffes de chauve-souris, la machine volante pouvait harponner et déchirer les parois des dirigeables. L’aviateur s’installait entre les ailes, au-dessus d’un moteur transversal à explosion, qui ne présentait aucune différence essentielle avec les moteurs employés à cette époque pour les motocyclettes légères. Au-dessous était adaptée une grande hélice. À cheval sur une selle, comme dans le monoplan Butteridge, le pilote portait, en plus de sa carabine à balles explosibles, un large sabre à double tranchant. Aucun de ces détails, aucune de ces disparités, n’étaient clairement connus de ceux qui se mesurèrent dans la monstrueuse bataille qui se livra au-dessus des grands lacs d’Amérique.

Chaque parti engagea la lutte contre il ne savait quoi, dans des conditions entièrement nouvelles et avec des appareils qui, même en restant sur la défensive, pouvaient provoquer les surprises les plus déconcertantes. Les plans d’actions combinées, les essais de manœuvres collectives étaient bouleversés dès le premier contact, comme cela s’était passé lors des rencontres de cuirassés au siècle précédent. Chaque capitaine reprenait alors son action individuelle et agissait selon ses propres inspirations ; l’un voyait le triomphe dans ce que l’autre estimait un motif de fuite et de désespoir.

La mêlée aérienne de Niagara fut une série de combats particuliers bien plutôt qu’une bataille régulière.

Pour le spectateur que fut Bert, elle se présenta comme un enchevêtrement d’incidents, quelques-uns formidables, d’autres secondaires. Il n’eut pas un instant l’impression d’une action d’ensemble, d’un résultat décisif.

La Guerre dans les airs

3.

Longtemps avant que le Zeppelin eût repéré la position de l’épave du Vaterland, le Prince, par le moyen de la télégraphie sans fil, avait repris le commandement des forces allemandes. Par ses ordres, la flotte, dont les éclaireurs étaient entrés en contact avec les Japonais vers les Montagnes Rocheuses, s’étaient concentrée autour de Niagara et attendait son retour.

Bert aperçut pour la première fois les gorges du Niagara au point du jour, alors qu’il prenait part à une manœuvre hors du compartiment central. Le Zeppelin filait à toute vitesse, à une très grande hauteur, et, dans le lointain, Bert discerna les eaux marbrées d’écume ; plus loin, dans la direction de l’ouest, le grand croissant de la chute canadienne scintillait, étincelait, écumait dans les rayons horizontaux du soleil et envoyait vers le ciel un grondement ininterrompu. La flotte aérienne, stationnaire, était déployée en un immense arc de cercle aux extrémités pointées vers le sud-ouest, formant une longue ligne de monstres luisants ; les hélices tournaient lentement et les étendards impériaux flottaient en poupe, en arrière des appareils Marconi.

Dans la ville de Niagara, la plupart des maisons et des édifices restaient encore debout, mais les rues étaient désertes. Les ponts n’avaient pas été endommagés ; sur les hôtels et les restaurants claquaient d’immenses oriflammes, et les usines électriques étaient encore en activité. Mais alentour, on eût dit que sur la contrée avait passé un colossal coup de balai. Tout ce qui pouvait fournir abri à une attaque contre la position allemande avait été nivelé impitoyablement. On avait fait sauter les constructions, incendié les bois, détruit les clôtures et les moissons. Les voies du monorail avaient été arrachées, et les routes débarrassées de tous les obstacles. D’en haut, l’effet de ce saccagement était fantastique. Les arbres des jeunes plantations, arrachés et brisés, gisaient à terre, comme du blé coupé par la faux. Les habitations semblaient écrasées, comme sous la pression d’un doigt gigantesque. De nombreux incendies brûlaient encore et de vastes espaces étaient couverts de cendres fumantes. Ici et là s’entassaient des débris de charrettes et de camions, des cadavres de fugitifs attardés et d’animaux ; les jets des conduites d’eau rompues inondaient les ruines et formaient des ruisseaux et des mares. Plus loin, dans des champs intacts et des prairies, des chevaux et du bétail broutaient paisiblement. Par-delà ces parages désolés, rien n’était changé dans la campagne, mais toute la population avait fui. La ville de Buffalo était presque entièrement la proie des flammes dont personne ne tentait d’enrayer les ravages.

Pendant ce temps, les Allemands s’efforçaient rapidement de transformer Niagara en un entrepôt militaire. Les dirigeables avaient amené là toute une armée de mécaniciens habiles, venus d’Europe sur les transports de la flotte navale, et ils étaient déjà à l’œuvre pour adapter tout le matériel industriel aux besoins d’un parc aéronautique. Au-dessus du funiculaire, à l’extrémité de la Chute américaine, ils avaient installé une station de recharge de gaz pour les dirigeables, et, dans la partie sud, on déblayait une aire plus vaste encore, dans ce même but. Enfin, sur toutes les usines, sur tous les hôtels, sur tous les points élevés, flottait le drapeau allemand.

Lentement, le Zeppelin parcourut deux fois le même cercle, au-dessus de cette scène, pour que le Prince, du haut de la galerie extérieure, pût se rendre compte de la situation. Le dirigeable ensuite s’éleva vers le centre du croissant et transféra le Prince et son état-major, y compris le lieutenant Kurt, sur le Hohenzollern, choisi pour porter le pavillon princier pendant la bataille prochaine. Le transfert se fit au moyen d’un câble qu’on descendit du Hohenzollern jusque sur la plateforme d’avant du Zeppelin dont l’équipage, installé dans le réseau extérieur de l’aéronat, salua ce départ de ses acclamations. Ensuite le Zeppelin vira de bord et, décrivant une vaste courbe, vint atterrir dans Prospect Park, pour débarquer les blessés et s’approvisionner d’explosifs. Pour son voyage du Labrador, incertain du fret qu’il aurait à ramener, l’aéronat avait vidé ses soutes. Il lui fallut aussi réparer et regonfler d’hydrogène un de ses compartiments d’avant qui fuyait.

Bert fut désigné comme brancardier, et il aida à transporter les blessés dans le plus proche des vastes hôtels qui faisaient face à la rive canadienne, et où n’étaient restés qu’un portier nègre, deux infirmières américaines et quatre ou cinq Allemands. Ensuite il accompagna le médecin du Zeppelin dans une rue voisine, et força la porte d’une pharmacie où le major choisit les médicaments dont il avait besoin. Au retour, ils rencontrèrent un officier et deux hommes qui procédaient à un inventaire sommaire des marchandises utilisables que contenaient les magasins. La grande avenue était complètement déserte : on avait accordé trois heures aux habitants pour vider les lieux, et tout le monde, semblait-il, s’était hâté d’en profiter. Au coin d’une voie transversale, le cadavre d’un homme tué d’un coup de feu était appuyé contre un mur, et de-ci de-là on entrevoyait des chiens errants qui s’esquivaient. À l’extrémité de la rue, vers le fleuve, le passage inattendu d’une série de voitures monorail rompit tout à coup la stagnation et le silence ambiants. Elles étaient chargées de tubes et de tuyaux qu’on amenait aux équipes qui transformaient Prospect Park en un arsenal aéronautique.

Ayant réquisitionné une bicyclette dans une boutique abandonnée, Bert l’enfourcha, et, maintenant en équilibre son chargement pharmaceutique, il revint à l’hôtel-hôpital. De là, on le renvoya aider à l’emmagasinage des bombes dans les soutes du Zeppelin, besogne qui exigeait un soin minutieux. Il fut interrompu dans cette corvée par le commandant de l’aéronat, qui le chargea, le téléphone de campagne ne fonctionnant pas encore, de remettre un pli à l’officier qui avait pris la direction des usines de la Compagnie électrique. Bert devina plutôt qu’il ne comprit ces ordres donnés en allemand, mais, ne se souciant pas de trahir son ignorance, il salua et partit avec l’air de savoir parfaitement où il allait. Il s’engagea dans diverses voies et, au moment où il se demandait comment il accomplirait sa mission, son attention fut appelée vers les hauteurs de l’atmosphère par la détonation d’un coup de canon que venait de tirer le Hohenzollern et qu’accompagnaient de célestes acclamations.

La vue étant obstruée de chaque côté par les hautes façades, il céda à la curiosité, après un moment d’hésitation, et revint vers les quais. Là encore la perspective était masquée par des arbres ; toutefois ce ne fut pas sans stupéfaction qu’il aperçut au-dessus de Goat Island le Zeppelin, qui, quelques instants auparavant, avait encore un quart de ses soutes à remplir. Le dirigeable était parti sans compléter ses approvisionnements. Bert devina tout à coup qu’on l’avait oublié et alla se réfugier sous le couvert des feuillages, pour éviter qu’en l’apercevant le capitaine du Zeppelin n’éprouvât des remords et ne revînt le chercher. Mais le désir de savoir contre quel ennemi la flotte prenait sa formation de combat fut la plus forte, et il s’avança jusque vers le milieu du pont de Goat Island, d’où son regard commandait tout un hémisphère de ciel. Pardessus le tumulte scintillant de la cataracte, il discerna très bas sur l’horizon les premiers aéronats asiatiques.

Leur aspect était beaucoup moins impressionnant que celui des aéronefs du Prince. De plus, ils avançaient de côté, comme pour dissimuler leur véritable envergure, et Bert était incapable d’estimer à quelle distance ils se trouvaient.

Debout au milieu de la travée, à un endroit d’habitude encombré par la cohue incessante des excursionnistes, Bert, seul dans ce désert, écarquillait les yeux. Au-dessus de lui, les flottes aériennes manœuvraient pour se gagner de hauteur ; au-dessous, les eaux bouillonnaient entre les rives.

Étrange spectateur du drame, Bert demeura là longtemps, dans sa défroque hétéroclite. Les jambes de son pantalon de serge bleue étaient enfoncées dans des bottes caoutchoutées et, sur sa tête, il portait une casquette blanche d’aérostier, trop grande pour lui : il la rejeta en arrière, pour dégager sa petite figure de faubourien ahuri, au front coupé d’une cicatrice.

– Bigre ! – s’exclamait-il par intervalles.

Bert braquait les regards de tous côtés, avec force gesticulations. Deux ou trois fois, il poussa des acclamations et applaudit. Puis, à un certain moment, la terreur s’empara de lui, et, dans un galop effréné, il s’enfuit du côté de Goat Island.

La Guerre dans les airs

4.

Parvenues à proximité l’une de l’autre, les flottes aériennes, pendant un certain temps, ne cherchèrent pas à s’attaquer. Les soixante-sept aéronefs allemands se maintenaient à une hauteur de près de quatre mille pieds, formés en croissant. Ils conservaient entre eux une distance d’une longueur et demie environ, de sorte qu’une cinquantaine de kilomètres séparaient les extrémités. Les dirigeables placés à chaque bout de la courbe remorquaient une trentaine de Drachenflieger, avec leur pilote à bord, mais, de si loin, Bert ne pouvait les distinguer.

Tout d’abord, il n’aperçut que la première escadre des Asiatiques, appelée l’escadre méridionale. Elle comptait quarante aéronats qui transportaient, suspendues à leurs flancs, près de quatre cents machines volantes. Elle louvoya lentement à une vingtaine de kilomètres des Allemands, par le travers de leur front est. Ce ne fut pas sans peine que Bert discerna les aéroplanes, multitude de très petits objets, voltigeant au-dessous des volumineux dirigeables, comme des fétus dans le soleil. Quant à la seconde flotte asiatique, elle restait encore cachée pour lui, bien qu’elle fût probablement visible déjà pour les Allemands, vers le nord-ouest.

Dans l’atmosphère absolument calme et sans un nuage, l’escadre allemande était montée à une hauteur immense, où les dimensions des colosses paraissaient infiniment réduites. Le croissant se détachait nettement, et, dans son mouvement vers le sud, il passa lentement devant le soleil. Chaque unité ne fut plus alors qu’une silhouette noire, et les Drachenflieger de petites taches sombres sur chaque aile de l’Armada aérienne.

Les adversaires ne semblaient nullement pressés d’engager la lutte. Les Asiatiques s’avancèrent très loin dans l’est, accélérant leur marche et augmentant leur altitude. Ils se formèrent alors en une longue colonne et, virant de bord, revinrent, en s’élevant, sur la gauche des Allemands. Ceux-ci firent face aussitôt à cette attaque de flanc, et tout à coup de faibles lueurs indiquèrent qu’ils avaient ouvert le feu, sans aucun effet apparent, du reste. Puis, comme une poignée de flocons de neige, les Drachenflieger prirent leur vol, tandis qu’une quantité de minuscules points rouges se ruaient à leur rencontre. Tout cela semblait à Bert, non seulement infiniment lointain, mais singulièrement fantastique. Moins de quatre heures auparavant, il était à bord d’un de ces dirigeables, et ils lui paraissaient maintenant non pas des véhicules portant des hommes, mais des créatures sensibles qui évoluaient et agissaient avec un but bien défini.

Le double essor des aéroplanes se rejoignit et descendit vers le sol, comme une poignée de pétales de roses, – blancs et rouges, – lancés d’une haute fenêtre. Ils devinrent de plus en plus gros, et Bert en vit plusieurs qui, chavirés, tourbillonnaient en tombant, et disparurent derrière les énormes nuages de fumée noire qui s’étendaient dans la direction de Buffalo. Un instant, tous furent cachés dans la fumée, puis deux ou trois appareils blancs et une quantité de rouges reparurent dans le ciel clair, comme un essaim de grands papillons ; ils combattaient en décrivant de larges cercles, et ils furent bientôt hors de vue, vers l’est.

Une violente détonation ramena l’attention de Bert vers le zénith : le bel arroi du croissant était bouleversé et ce n’était plus à présent qu’un long nuage tumultueux. L’un des monstres, en flammes à chaque extrémité, dégringola brusquement à mi-hauteur du sol ; puis il culbuta, tournant plusieurs fois sur lui-même, et s’engloutit dans le chaos de fumée de Buffalo.

Effaré par ce spectacle, Bert, bouche bée, se cramponna plus fort au garde-fou. Pendant quelques moments – qui parurent interminables – les deux flottes, sans modification nouvelle, s’avancèrent obliquement l’une vers l’autre, avec un bruit qui parvenait aux oreilles de Bert comme un bourdonnement de moustique. Soudain, des deux côtés, plusieurs dirigeables, frappés par des projectiles dont on ne voyait aucune trace, rompirent l’alignement. La colonne des aéronefs asiatiques fit demi-tour et chargea les forces allemandes, sans que d’en bas on pût se rendre compte si l’attaque avait lieu à altitude égale ou supérieure. Toutefois la ligne allemande sembla s’ouvrir pour laisser passage aux Jaunes, et des manœuvres se dessinèrent dont Bert ne comprit pas l’objet. L’aile gauche de la bataille devint une danse confuse. Pendant quelques minutes, les deux lignes entrecroisées parurent si voisines qu’on eût dit, dans le ciel, un engagement corps à corps. Puis la lutte se fragmenta par groupes et par duels. Les dirigeables allemands commencèrent à dériver plus nombreux dans les couches inférieures de l’atmosphère. L’un d’eux fut soudain enveloppé de flammes et s’enfuit à toute vitesse vers le nord ; deux autres se laissèrent choir avec des soubresauts et des tortillements bizarres. En un conflit tourbillonnant, un groupe d’antagonistes – un allemand contre deux asiatiques bientôt suivis d’un troisième, – tomba en zigzaguant vers l’est, pendant que de nouveaux assaillants jaunes abandonnaient la mêlée pour venir à la rescousse. Un des aéronats aplatis éperonna, ou peut-être heurta par hasard, un gigantesque cylindrique et tous les deux pirouettèrent pour aller s’écraser du même coup sur le sol.

L’escadre asiatique du Nord se joignit à la bataille sans que Bert la vît arriver ; il remarqua seulement que le nombre des combattants augmentait d’inexplicable façon. Ce fut bientôt une confusion indescriptible, que le vent poussait vers le sud-ouest, et qui se divisait de plus en plus en une série d’épisodes. Ici, un colosse allemand incendié descendait peu à peu, entouré d’une douzaine d’aéronats asiatiques qui rendaient inutiles ses tentatives désespérées pour échapper au désastre. Là, un autre était immobilisé et son équipage se défendait contre un essaim de guerriers jaunes en monoplans. Plus loin, un dirigeable plat, que les flammes dévoraient à chaque bout, se détachait de la masse grouillante et coulait à pic.

Dans le vaste ciel clair, ces incidents retenaient tour à tour l’attention de Bert, que les culbutes et les désastres successifs impressionnaient surtout, et, au milieu de tant d’épisodes saisissants, ce ne fut que très lentement qu’il devina un plan concerté dans ces évolutions confuses.

Les dirigeables qui tourbillonnaient à une immense hauteur n’étaient pour la plupart ni assaillis ni assaillants ; ils décrivaient à toute vitesse des cercles pour gagner une altitude supérieure, en échangeant parfois des projectiles peu efficaces. Après la chute tragique des combattants qui avaient cherché à s’éperonner, on renonça de part et d’autre à cette dangereuse offensive, et Bert ne distingua plus aucune tentative d’abordage. Toutefois, des deux côtés on s’efforçait d’isoler l’antagoniste et de l’accabler, ce qui causait un enchevêtrement continuel. Comme les Asiatiques étaient en plus grand nombre et qu’ils évoluaient avec beaucoup plus de rapidité, ils donnaient l’impression d’attaquer sans répit leurs ennemis.

Un groupe de biplans allemands, dans le but de dominer les cataractes et les usines, essayait de se maintenir au zénith en une phalange serrée que les Jaunes s’acharnaient à vouloir disperser. Bert, qui comparait leurs allées et venues à celles de carpes se disputant des morceaux de pain dans un étang, apercevait de menues bouffées de fumée sans qu’aucun bruit lui parvînt jamais.

Une ombre, bientôt suivie d’une autre, glissa entre Bert et le soleil. Un bourdonnement de moteur le fit tressauter et il oublia instantanément ce qui se passait au zénith.

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries, les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l’inspiratrice, les Japonais s’avançaient sur leurs monoplans rouges. Les ailes battaient par saccades et l’appareil montait ; elles s’arrêtaient et il descendait en planant. Ils s’approchèrent si près qu’on put les entendre s’interpeller, et l’un après l’autre, en une longue ligne, ils abordèrent dans l’espace libre qui précédait l’hôtel-hôpital. Mais Bert n’attendit pas plus longtemps. Au passage, un Japonais à face jaune s’était penché de son côté, et leurs regards s’étaient croisés une seconde.

Bert se jugea alors par trop en danger au milieu du pont et il prit la fuite à toutes jambes dans la direction de Goat Island. De là, caché dans les fourrés, et non sans un certain sentiment d’insécurité, il épia la fin de la bataille.

La Guerre dans les airs

5.

Quand il fut persuadé qu’aucun péril ne le menaçait plus, Bert se risqua davantage à découvert, et il constata qu’un vif engagement se poursuivait entre les aéronautes asiatiques et les soldats du génie allemand qui avaient pris possession de la cité. Pour la première fois, au cours de cette guerre, il assista à un combat tel qu’il se le représentait d’après les journaux illustrés de sa jeunesse. Il lui sembla que les choses redevenaient normales, lorsqu’il vit les combattants, le fusil en main, courir d’un abri à un autre. La première troupe d’aéronautes s’était attendue vraisemblablement à trouver la ville déserte. Ils avaient atterri dans un endroit exposé et ils se dirigeaient vers les usines électriques de force motrice, quand une soudaine volée de balles les désillusionna. Trop éloignés de leurs machines, ils s’éparpillèrent sur la berge en contrebas, d’où ils déchargèrent leurs mousquets contre les hôtels et les ateliers voisins.

Une seconde file d’aéroplanes rouges surgit, au-dessus des toits et hors de la brume, dans la direction de l’est, et s’avança en une longue courbe, comme pour observer la position. La fusillade des Allemands devint assourdissante : l’un des appareils se cabra violemment et alla s’écraser sur les maisons. Les autres, planant comme de grands oiseaux, se posèrent sur la terrasse de l’usine et, de chacun, s’élança une agile petite forme qui bondit vers le parapet.

D’autres oiseaux aux ailes battantes, que Bert n’avait pas vus arriver, fondirent du ciel dans la mêlée. Le crépitement des coups de fusil lui remémora les manœuvres d’armée, les descriptions de batailles dans les journaux, tout ce qui s’adaptait correctement à sa conception de la guerre.

Un essaim d’Allemands se replia à toutes jambes. Deux tombèrent, l’un qui demeura immobile, l’autre qui s’agita dans des contorsions convulsives. Sur l’hôtel, où Bert avait aidé à transporter les blessés du Zeppelin, fut hissé soudain le drapeau de la Croix-Rouge.

Évidemment, malgré son apparence paisible, la ville recélait une multitude d’Allemands, qui se concentraient autour de l’usine centrale. De quelle quantité de munitions disposaient-ils ? se demanda Bert. Les aéroplanes asiatiques accouraient de plus en plus nombreux à la rescousse : ayant achevé d’anéantir les infortunés Drachenflieger, ils cherchaient à s’emparer du parc aéronautique ébauché par les Allemands et à se rendre maîtres de leur base stratégique, autour des stations électriques et des générateurs à gaz. Une partie d’entre eux atterrissaient : les aviateurs alors se transformaient en redoutables fantassins et se joignaient à la ligne des tirailleurs, d’autres planaient au-dessus du combat et massacraient au passage les ennemis qui s’exposaient à leur tir. La fusillade s’exaspérait par intermittence : après une accalmie, les salves éclataient en un grondement croissant qui s’apaisait vite. Deux ou trois monoplans, décrivant, par circonspection, un cercle plus élargi, vinrent passer au-dessus de l’île, et Bert, blotti dans son fourré, trembla de tous ses membres.

De temps à autre, une assourdissante détonation se mêlait au fracas de la mousqueterie, pour rappeler à Bert que la lutte se poursuivait entre les dirigeables, mais le combat plus proche accaparait toute son attention.

Tout à coup quelque chose dégringola du zénith, quelque chose qui ressemblait à un baril ou à un énorme ballon de football. Cela s’écrasa, avec une explosion formidable, au milieu des aéroplanes asiatiques abandonnés sur le gazon auprès du fleuve. Les débris des appareils furent projetés en tous sens au milieu de branches d’arbres, de tourbillons de gravier et de masses de terre. Les aéronautes, dissimulés contre la berge, furent renversés, et une trombe d’air vint agiter la surface de l’eau.

Les fenêtres de l’hôtel-hôpital, qui, l’instant d’avant, reflétaient le ciel bleu sillonné d’aéronats, ne furent plus que des trous noirs.

Bang !… Une seconde chute !… Bert leva la tête et il eut l’impression qu’une infinité de monstres descendaient, comme un vol de vastes couvertures que le vent gonfle, comme un tas d’énormes couvercles plats. L’enchevêtrement de la mêlée aérienne s’abaissait en tournant, comme pour se mettre en contact avec la bataille qui se livrait à terre. Les dirigeables firent alors un effet tout nouveau : ces gigantesques masses glissaient obliquement vers l’île, augmentant de volume à chaque instant, jusqu’à faire paraître petites les maisons de la rive, étroites les cataractes, insignifiant le pont et minuscules les combattants. En même temps, ce fut un tumulte d’appels, de cris, de craquements, de chocs, de ronflements et de détonations. L’on aurait aisément pu s’imaginer que ce que l’on voyait s’envoler dans les airs étaient des touffes de plumes arrachées aux aigles noirs qui ornaient la proue des aéronats du Prince.

Quelques-uns des cylindriques approchèrent jusqu’à moins de cinq cents pieds du sol. Bert distingua facilement, sur les galeries, des soldats allemands qui épaulaient leurs carabines, et des Asiatiques cramponnés aux suspentes ; un aéronaute revêtu du costume d’aluminium des scaphandriers tomba, la tête la première, dans le fleuve.

Pour la première fois aussi, Bert voyait de près les dirigeables asiatiques. Vus d’en bas, ils lui rappelaient, plus qu’autre chose, de gigantesques raquettes avec des hachures en blanc et noir. Ils n’avaient pas de galeries extérieures, mais, par de petites ouvertures, sur la ligne médiane, on apercevait des têtes d’hommes et des canons de fusils. Ces monstres combattaient évoluant en de longues courbes ascendantes et descendantes. On eût dit des nuages qui luttaient, d’immenses baudruches qui essayaient de s’assassiner, en se poursuivant et en tournant les unes autour des autres ; un instant la scène fut plongée dans une demi obscurité fumeuse, à travers laquelle passaient des faisceaux de rayons solaires. Les aéronats s’éparpillaient et se rapprochaient, s’écartaient encore et s’élançaient à l’attaque, en virant au-dessus des rapides, en s’éloignant vers le territoire canadien, et en revenant au-dessus des cataractes. Un colosse germanique prit feu et la masse des autres s’écarta de lui et se dispersa pour le laisser aller choir sur la rive canadienne, où il fit explosion en touchant terre. Puis le tumulte recommença et la lutte reprit. À un moment, un bruit d’acclamations lointaines s’éleva de la cité. Un second dirigeable allemand était en flammes, et un troisième, grièvement endommagé par la proue d’un antagoniste, partit à la dérive dans la direction du sud.

De toute évidence, les Allemands avaient le dessous dans cette lutte inégale ; de plus en plus harcelés, ils semblaient combattre à présent dans le seul but d’assurer leur fuite. Les Asiatiques voltigeaient autour et au-dessus d’eux, éventraient les compartiments, incendiaient les enveloppes, abattaient un à un les hommes qui luttaient contre les flammes ou qui tentaient de réparer les déchirures. La bataille recula peu à peu jusqu’au-dessus de la ville, et soudain, comme à un signal donné, les Allemands, qui ne ripostaient plus utilement, se dispersèrent dans toutes les directions. Aussitôt les Jaunes gagnèrent une altitude plus élevée et se lancèrent à leur poursuite. Seul, un groupe resta aux prises avec une douzaine d’aéronats japonais acharnés après le Hohenzollern qui, sous les ordres du Prince, s’obstinait à défendre la position conquise.

De nouveau, le combat dériva vers la rive canadienne, par-dessus l’étendue du fleuve, et s’éloigna vers l’est, jusqu’à devenir confus. Puis, il vira de bord, et, avec de grands bonds précipités, il revint vers Bert tout ahuri.

Se détachant en noir contre le soleil, au-dessus du gouffre aveuglant des Upper Rapids, il alla, une fois de plus, comme un nuage orageux, obscurcir le ciel. Les dirigeables asiatiques, larges et plats, se maintenaient au-dessus et en arrière de l’ennemi et lançaient dans ses compartiments et sur ses flancs d’incessantes volées de projectiles qui ne provoquaient aucune riposte. Comme un essaim de guêpes furieuses, les aéroplanes japonais accablaient les vaincus. Barrant l’horizon, les adversaires s’approchaient de plus en plus, et soudain deux allemands opérèrent une brusque glissade inclinée, puis remontèrent promptement. Mais le Hohenzollern avait trop souffert pour se risquer à en faire autant. Il leva faiblement le nez et pivota subitement comme pour quitter la mêlée ; des flammes surgirent à l’avant et à l’arrière, et il descendit se poser obliquement sur le fleuve ; il rebondit et retomba à plusieurs reprises avec d’énormes éclaboussements, se couchant tantôt sur un côté tantôt sur l’autre, et suivit le courant : il roulait, clapotait, barbotait comme un monstre vivant, s’arrêtait, repartait, avec son hélice tordue qui continuait à tourner dans l’air. Aux jets de flammes se mêlèrent des nuages de vapeur : le désastre avait des proportions gigantesques. Comme une île aux falaises escarpées, le dirigeable, entouré de fumée, se disloquant, se fripant, se dégonflant, avançait, à travers les rapides, vers le fourré où Bert se tenait caché. Un aéronat asiatique, que, d’en bas, Bert put comparer à trois cents mètres carrés de carrelage, tourna plusieurs fois en circuit au-dessus de la colossale épave, et cinq ou six aéroplanes cramoisis, dansant comme de grands moucherons au soleil, vinrent constater le naufrage, avant de rejoindre le gros de l’escadre qui, toujours combattant, s’élevait au-dessus de l’île, dans un crescendo affolant de détonations, de clameurs et de craquements. La vue était obstruée par les feuillages ; quelque chose s’abattit bruyamment au milieu des arbres, derrière Bert, qui oublia bientôt la suite de la bataille pour observer l’approche du dirigeable vaincu.

Il parut un moment qu’à la pointe où les eaux se séparent, le Hohenzollern allait se rompre en deux ; mais alors l’arrière s’abaissa et l’hélice, dont l’extrémité des branches à présent frappait l’eau, envoya l’épave vers la rive américaine. Le courant torrentueux qui se précipitait en écumant vers la cataracte l’entraîna, et, une minute après, l’immense débris, d’où des flammes jaillirent encore en trois nouveaux endroits, s’écrasait contre le pont reliant Goat Island à la ville de Niagara, et brandissait, pour ainsi dire, un bras fracassé sous la travée centrale. Les compartiments médians de l’aéronat firent explosion, le pont sauta, et la masse naufragée, comme un grotesque estropié en haillons, chancela sur la crête de la chute, hésita devant le suicide, et disparut dans un saut désespéré.

Son avant détaché resta coincé contre la petite île qui forme comme un marchepied entre la berge opposée et les bois de Goat Island.

Bert avait suivi les péripéties de la catastrophe, depuis la séparation des eaux jusqu’à la culée du pont. Puis, sans se soucier de l’aéronat asiatique, qui planait comme un immense toit sans murs au-dessus du pont suspendu, il partit à toutes jambes vers la rive nord de l’île et déboucha en face de Luna Island, sur le promontoire rocheux qui commande la cataracte américaine. Hors d’haleine, il demeura debout devant l’éternel et assourdissant tumulte.

Tout en bas, il distingua une sorte d’immense sac vide qui tourbillonnait dans les remous, en descendant rapidement la gorge. Et cela représentait, pour lui, la flotte aérienne allemande, Kurt, le Prince, l’Europe, toutes les choses stables et familières, les forces qui l’avaient entraîné, les forces qui lui avaient semblé indiscutablement devoir être victorieuses. Le sac vide s’abîmait dans les rapides, en abandonnant le monde à l’Asie, aux peuples jaunes, à tout ce qui était terrible et étrange.

Loin, très loin, au-dessus du territoire canadien, le reste de la mêlée reculait, et fut bientôt hors de vue…

La Guerre dans les airs

Chapitre 9 DANS L’ÎLE DE LA CHÈVRE

1.

Le choc d’une balle sur le roc, à côté de lui, rappela à Bert qu’il était un objet visible et revêtu, en partie au moins, d’un uniforme allemand. Il se réfugia de nouveau dans le sous-bois et, pendant quelque temps, il avança en se dissimulant d’arbre en arbre, à la façon d’un poulet qui cherche à échapper, dans les roseaux, à des éperviers imaginaires.

– Battus ! Vaincus ! Anéantis ! – murmurait-il. – Par les Chinois…, les sauvages jaunes qui les pourchassent !

Finalement, il s’arrêta dans une touffe d’arbustes, auprès d’un kiosque de rafraîchissements, fermé et abandonné, en vue de la rive américaine. Le fourré, sous les branches qui se rejoignaient et s’enchevêtraient, formait une sorte de bauge. Gîté là, Bert épiait ce qui se passait dans la ville, de l’autre côté des rapides : mais la fusillade avait cessé à présent et tout paraissait tranquille. L’aéronat asiatique avait abandonné sa position au-dessus du pont suspendu, et planait immobile sur la cité, couvrant de son ombre les alentours de l’usine où s’était livré le combat. Le monstre avait un air de suprématie calme et sûre, et à sa proue pendait, en longs plis ondulants, altier et ornemental, le pavillon, rouge, noir et jaune, de la grande alliance : le Soleil Levant et le Dragon ! Au-delà, vers l’est, mais à une altitude supérieure, planait un second aéronat ; et Bert, reprenant bientôt courage, glissa la tête entre les branches, tendit le cou, et aperçut, contre le soleil couchant, un troisième vaisseau aérien.

– Sapristi !… Vaincus et pourchassés !… Qu’est-ce que ça va devenir ?

Il sembla d’abord que toute lutte fût terminée, bien qu’un drapeau allemand flottât encore sur un édifice démantelé. De même l’étendard blanc, hissé sur l’usine, y demeura pendant tous les événements qui se déroulèrent ensuite.

Un crépitement de coups de feu retentit. Des soldats allemands arrivèrent en courant, et disparurent parmi les maisons ; puis ce furent deux mécaniciens en costume bleu, poursuivis par trois guerriers japonais. Le premier des fuyards était svelte et grand, et galopait légèrement et vite ; le second, court et trapu, détalait comiquement par sauts et par bonds, ses petits bras ronds repliés à ses côtés, et la tête rejetée en arrière. Les Japonais filaient bon train, bien que gênés par leur uniforme et leur casque de cuir et de métal.

Le petit homme trébucha : Bert haleta, devinant une nouvelle atrocité. Celui des Japonais qui suivait le fuyard de plus près gagna trois pas sur lui et se trouva à portée pour lancer un coup de sabre, que l’Allemand évita par un bond en avant.

La poursuite continua sur une douzaine de mètres ; le Japonais leva son arme encore et l’abattit, et Bert, à travers le fleuve, entendit un bruit semblable à un mugissement, au moment où le fuyard tomba. Le sabre se releva une fois, deux fois, sur le malheureux qui se tordait à terre en essayant en vain de se préserver avec ses mains tendues.

– Oh ! c’est trop ! – s’écria Bert, pleurnichant presque.

Le Japonais frappa une quatrième fois et reprit sa course lorsque ses deux camarades le rejoignirent. Mais l’un d’eux s’arrêta, et, ayant sans doute perçu quelque mouvement, il frappa aussi l’Allemand de plusieurs coups de sabre.

– Oh ! oh ! – gémissait Bert, chaque fois que l’arme s’abaissait.

Il s’enfonça davantage dans le buisson et demeura immobile. Bientôt, la fusillade éclata de nouveau, puis tout, même l’hôpital, redevint calme.

Des Asiatiques sortirent des maisons, remettant les sabres au fourreau, et se dirigèrent vers les débris des aéroplanes. D’autres parurent, roulant des appareils indemnes, à la manière de bicyclettes ; ils sautèrent en selle, les ailes battirent, et ils s’envolèrent. À l’horizon, vers l’est, trois aéronats s’élevèrent, montant vers le zénith, tandis que celui qui planait au-dessus de la ville déroulait sur l’usine une longue échelle de corde où grimpèrent quelques hommes.

Longtemps, comme un lapin qui, de son terrier, contemple un rendez-vous de chasse, Bert observa ce qui se passait sur l’autre rive : des Asiatiques pénétraient dans les habitations qu’ils incendiaient l’une après l’autre, comme il s’en rendit compte presque aussitôt. Dans les usines, de sourdes détonations éclataient. Pendant ce temps, les dirigeables et les aéroplanes arrivaient de toutes parts ; un tiers de la flotte des Jaunes fut bientôt réuni au-dessus du Niagara. Immobile, engourdi même, sous l’abri du fourré, Bert les épiait : ils évoluaient, se rangeaient, échangeaient des signaux, et reprenaient à bord les troupes débarquées. Enfin ils se remirent en route dans la direction du soleil flamboyant à l’ouest, vers le quartier général, au-dessus des puits de pétrole de Cleveland. Ils diminuèrent peu à peu dans la distance et disparurent, le laissant seul, autant qu’il pouvait le supposer, – le seul être vivant dans un monde de ruines indescriptibles. Bert, après que le ciel fut vide, resta longtemps bouche bée et les yeux écarquillés.

– Ouf ! – fit-il enfin, comme s’éveillant d’un mauvais rêve.

Le sentiment de désolation et de malheur qui l’emplissait dépassait les limites de sa personne. Il lui semblait que le crépuscule de sa race commençait.

La Guerre dans les airs

2.

Bert, tout d’abord, n’envisagea pas sa situation d’une façon précise et définitive. Il avait, en un temps si court, assisté à tant d’événements, où ses propres efforts avaient compté pour si peu, qu’il était devenu passif et résigné. Le dernier projet laissé à son initiative avait été de parcourir les plages anglaises en costume de soi-disant derviche, pour dispenser à ses contemporains des distractions raffinées. Le destin, annulant sa décision, avait jugé bon de l’expédier dans d’autres directions, l’avait ballotté de lieu en lieu, pour le lâcher soudain sur ce roc, entre les cataractes. Il ne vint pas immédiatement à l’esprit de Bert que c’était son tour de jouer, à présent ; une impression bizarre l’égarait, l’impression que cette fantasmagorie s’achèverait comme un cauchemar, que bientôt, à coup sûr, il se retrouverait dans l’atmosphère quotidienne de Bun Hill, avec Edna et Grubb ; que le rugissement et le scintillement de l’eau courante allaient s’effacer, comme sur un rideau, après la représentation cinématographique, et que les choses coutumières et familières reprendraient leur cours. Comme ce serait intéressant de raconter dans quelles circonstances il avait vu le Niagara !

Les paroles de Kurt lui revinrent en mémoire ; « Des êtres arrachés à ceux qui les aiment… Les foyers dévastés…, des êtres pleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables, mourant de faim, écharpés, anéantis… »

Il se demanda, incrédule, si tout cela était vrai, tant il éprouvait de difficulté à y croire. Là-bas, tout là-bas, était-il possible que Tom et Jessica fussent dans une aussi terrible extrémité, que la petite boutique de fruiterie ne fût pas ouverte, avec Jessica servant respectueusement les clients, stimulant Tom en de brefs apartés, et veillant au départ ponctuel des livraisons ?

Quel jour de la semaine était-ce ? Il ne le savait plus. Peut-être dimanche ? Alors, ils devaient être à l’église… à moins qu’ils ne fussent cachés aussi dans des fossés. Qu’était-il arrivé au propriétaire, le boucher ? Et à Butteridge, et aux baigneurs de la plage de Dymchurch ? À Londres, également, des événements inouïs s’étaient accomplis, comme il l’avait appris de Kurt… Un bombardement ! Mais qui avait bombardé la ville ? Tom et Jessica étaient-ils traqués, eux aussi, par d’étranges guerriers jaunes aux yeux mauvais, brandissant de grands sabres nus ? Il voulut se représenter tous les aspects possibles du désastre, mais un seul s’offrait, qui éclipsait les autres. Avaient-ils à manger ? Cette question le hantait, l’obsédait.

– Si l’on a très faim, peut-on manger des rats ?

L’accablement particulier qui l’oppressait ne provenait pas tant d’une anxiété patriotique que de la faim ; évidemment, il se sentait très affamé.

Après un instant de réflexion, il se dirigea vers le kiosque situé non loin du pont écroulé.

Il doit bien s’y trouver quelques vivres…

Il en fit le tour deux fois, et s’attaqua aux volets, avec son couteau de poche d’abord, et ensuite avec un solide piquet de bois. Finalement, un des volets céda ; il acheva de l’arracher et passa sa tête à l’intérieur.

– Bon, il y a de la boustifaille !

Après avoir fait sauter le crochet du second volet, il entra et se mit en devoir d’explorer l’établissement. Il y découvrit plusieurs flacons de lait stérilisé, des bouteilles d’eau minérale, deux énormes boites de biscuits, un grand bocal de gâteaux éventés, des cigarettes en quantité mais trop sèches, quelques boîtes de viande et de fruits conservés, et des assiettes, des couteaux, des fourchettes, des verres pour plus de cinquante personnes. Il y avait aussi un buffet en zinc, mais il ne sut en ouvrir le cadenas.

– En tout cas, je ne mourrai pas de faim avant quelque temps, – se dit-il, et, assis sur le siège du comptoir, il se régala de biscuits et de lait. Après quoi, il ressentit une béatitude parfaite.

– Ça fait plaisir, après tout ce que je viens de passer ! – murmura-t-il, sans cesser de mâcher, et en reluquant tous les coins de la salle. – Sapristi ! quelle journée !

Avec ses souvenirs récents, une sorte d’ahurissement l’envahit.

– Nom d’un chien ! Quelle bataille ! Quel massacre !… Les pauvres diables ! Pas un d’épargné !… Les dirigeables, les aéroplanes et tout le reste ! Qu’est devenu le Zeppelin ?… Et le malheureux Kurt ?… C’était un bon type !

Un vague souci des destinées de l’Empire britannique lui traversa l’esprit.

– Qu’est-ce qui se passe aux Indes, en ce moment ? Puis, ce fut le tour d’une préoccupation d’ordre plus pratique.

– Est-ce que je trouverai ici un instrument pour ouvrir ces boites de conserve ?

La Guerre dans les airs

3.

Après avoir festoyé, Bert alluma une cigarette, et médita.

– Je me demande où sont passés Grubb et les autres ; oui, je me le demande, – fit-il tout haut. Et je me demande aussi s’ils s’inquiètent de moi.

Il en revint à sa propre situation.

– Je vais être obligé sans doute de faire un petit stage ici.

Il essaya de se persuader qu’il était à l’aise et en sécurité ; mais bientôt, l’indéfinissable inquiétude de l’animal sociable, abandonné dans la solitude, le tourmenta. Il éprouvait le besoin de regarder par-dessus son épaule, et, pour échapper à cet énervement, il décida d’explorer le reste de l’île.

Ce n’est que très lentement qu’il se remit compte des particularités de sa position, et comprit que la chute de l’arche qui reliait l’île à la rive le séparait complètement du reste du monde. Il ne constata le fait que lorsqu’il se retrouva à l’endroit où la proue du Hohenzollern était échouée, et qu’il revit le pont délabré. Même alors, son esprit n’en fut pas autrement frappé. Ce n’était qu’un fait de plus au milieu d’une innombrable quantité de faits extraordinaires et inévitables. Il contempla un long moment les cabines démantelées du dirigeable et ses toiles déchiquetées, sans que l’idée lui vînt qu’il pût s’y trouver des créatures vivantes, tant l’épave était tordue, brisée et chavirée. Puis ses regards parcoururent l’étendue du ciel : un nuage de brume enveloppait l’horizon ; pas un aéronat n’était en vue ; une hirondelle fit un brusque crochet dans son vol pour happer une invisible victime.

– C’est comme un rêve, – répétait Bert.

Le spectacle des rapides captiva ensuite son attention.

– Quel boucan ! Ça gronde, ça roule, ça éclabousse, toujours, toujours… Ça ne cesse jamais…

Là-dessus ses préoccupations prirent un tour plus personnel.

– Dans la circonstance, qu’est-ce que je dois faire ?… Pas la moindre idée…

Il pensait surtout que, quinze jours auparavant, il était encore à Bun Hill, sans projeter le plus petit voyage, et qu’à présent il se voyait là, entre les cataractes du Niagara, au milieu de la dévastation et des ruines causées par la plus grande bataille aérienne du monde ; il songeait que, dans l’intervalle, il avait passé par-dessus la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Irlande, par-dessus des terres et des mers… C’était une réflexion intéressante, précieuse comme sujet de conversation, mais sans grande utilité pratique.

– Comment diable décamper d’ici ?… Où est la sortie ?… S’il n’y en a pas, sale histoire !… Je crois bien, fit-il, après quelques minutes de méditation, – que je me suis fourré dans un joli guêpier en franchissant ce pont… En tout cas, ça m’a évité de tomber sous la patte de ces satanés Japonais… Ils n’auraient pas fait de cérémonie pour me couper la gorge, à coup sûr ! Pourtant…

Il résolut de retourner à la pointe de Luna Island. De là, immobile, il surveilla la rive canadienne, les décombres des hôtels et des maisons, les arbres abattus du Victoria Park, qui se détachaient à présent sur les teintes roses du couchant. Pas un être humain n’était visible dans ce tableau d’aveugle destruction. Il revint de l’autre côté, face à la rive américaine, passa devant l’épave du Hohenzollern, entra dans le Green Islet, observa l’irréparable brèche du second pont et les torrents d’eau qui bouillonnaient au-dessous.

Vers Buffalo, la fumée montait encore, épaisse, et, aux environs de la gare de Niagara, les bâtiments flambaient violemment. Tout était désert, tout était calme. Dans une allée de l’avenue, sur la chaussée, gisait un morceau d’étoffe d’où sortaient des bras et des jambes…

Un coup d’œil aux alentours, maintenant dit Bert, et, prenant un sentier qui suivait le milieu de l’île, il découvrit bientôt la carcasse de l’un des monoplans asiatiques qui avaient chaviré pendant la lutte où le Hohenzollern succomba.

La machine avait évidemment opéré une chute verticale et elle était demeurée à demi suspendue dans un groupe d’arbres ; ses ailes tordues et rompues, ses étais disjoints s’enchevêtraient dans les branchages fracassés, et la pointe avant était fichée dans le sol. À quelques pas de là, dans les feuillages, l’aviateur se balançait lugubrement, la tête en bas, mais Bert le remarqua seulement en se remettant en marche. Le soleil venait de se coucher, le vent soufflait à peine, et, dans l’obscurité et le silence crépusculaires, cette face jaune à l’envers n’était guère une découverte tranquillisante. Une branche cassée avait transpercé le thorax de l’homme, et il était resté accroché ainsi, les membres tendus vers la terre, en des contorsions grotesques. Dans sa main il serrait, avec l’étreinte de la mort, une carabine courte et fine.

Bert demeura cloué sur place, les yeux fixes. Puis, secouant sa stupeur, il s’éloigna, jetant de fréquents regards en arrière. Bientôt, parvenu à une clairière, il s’arrêta.

– Nom d’un chien ! – marmonna-t-il. – Je n’ai aucune sympathie pour les cadavres… J’aimerais mieux, ma foi, que l’individu fût vivant.

Il n’avait pas voulu s’engager dans le sentier où pendait l’Asiatique, et maintenant il aurait préféré ne plus avoir d’arbres autour de lui ; il se serait senti plus à l’aise auprès du grondement sociable et des éclaboussements des rapides.

Sur le bord du fleuve, dans un espace libre couvert de gazon, il rencontra un autre aéroplane qui lui parut à peine endommagé. On eût dit que le grand oiseau était descendu doucement se poster là, légèrement penché, avec une aile en l’air. Aucun aviateur, mort ou vivant, ne se trouvait auprès. Il reposait là, abandonné, et l’eau clapotait sur l’extrémité de sa longue queue.

Bert, à l’écart, scruta longuement les ombres sous les arbres, s’attendant à voir l’aéronaute ou son cadavre. Avec circonspection, il s’approcha, examina les ailes étendues, le large volant de direction et la selle vide, mais il n’osa pas y toucher.

– Personne, ici… Dommage que l’autre ne soit pas tombé ailleurs, – fit-il.

Dans un remous auprès d’une roche, il aperçut quelque chose qui surnageait, et il se sentit attiré par une curiosité involontaire. Qu’était-ce ?

– Sapristi ! encore un ? – cria-t-il.

Fasciné malgré lui, il se dit que ce devait être le second aéronaute, atteint d’une balle pendant la bataille et dégringolé de sa selle avant d’avoir pu atterrir. Il fit un effort pour s’en aller, mais il remarqua soudain qu’avec une branche il pourrait repousser dans le courant cet objet désagréable. Il ne resterait plus qu’un seul cadavre pour le tourmenter, et peut-être parviendrait-il à s’en accommoder. Il hésita, puis, avec un certain émoi, il se força à mettre son projet à exécution. Il coupa une gaule dans les buissons, revint vers les rochers et grimpa sur une pointe, à portée du remous. L’obscurité s’épaississait, les chauves-souris commençaient à voleter, et il était trempé de sueur.

Avec sa gaule, il essaya de harponner l’uniforme bleu, manqua son coup, essaya encore, quand le tourbillon ramena le cadavre, et il réussit à le pousser vers le large. À ce moment, le corps se retourna, une tête blond doré apparut… c’était Kurt !

C’était Kurt, mort, le visage livide et calme. Impossible de se méprendre. Il y avait encore assez de lumière pour permettre de le reconnaître. Le courant s’empara de lui, et, dans cette rapide emprise, Kurt parut s’allonger paisiblement, comme on s’étend pour se reposer. Un sentiment d’infinie détresse accabla Bert quand le corps disparut vers la cataracte.

– Kurt ! – appela-t-il. – Kurt ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Je ne savais pas que c’était vous ! Kurt ! ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

Écrasé par la solitude et la désolation, il ne résista plus. Debout sur la roche, dans l’ombre épaissie du soir, il pleura et gémit passionnément, comme un enfant. L’anneau de la chaîne qui le retenait au monde de par-delà les rives semblait s’être rompu. Comme un enfant dans une chambre obscure, il avait peur, et, sans honte, il cédait à son effroi.

Les premières ténèbres l’enserraient. Le sous-bois était plein maintenant d’ombres inquiétantes. Toutes choses autour de lui devinrent étranges et insolites, avec cette touche subtile de fantasque qu’on observe parfois dans les rêves.

– Bon Dieu ! – fit-il. – C’est plus que je n’en puis supporter !

Il quitta les rocs de la berge et s’assit sur le gazon ; soudain un chagrin immense de la mort de Kurt, de Kurt le bon, s’ajouta à son affliction, et ses gémissements se changèrent en sanglots éperdus. Il se coucha de tout son long et serra ses poings impuissants.

– Oh ! cette guerre ! – grondait-il. – Quelle infecte abomination ! Oh ! Kurt, lieutenant Kurt !… J’en ai assez, j’en ai assez, j’en ai eu mon compte, et plus qu’il ne m’en faut… Il n’y a pas de bon sens au monde, tout ça est idiot… La nuit arrive. Il va me hanter !… Oh ! non, il ne peut venir me hanter… Il ne peut pas !… Ou bien, s’il vient, je me jette à l’eau.

Bientôt, il se reprit à parler à mi-voix.

– Il n’y a pas de motif d’avoir peur, réellement… rien que l’imagination. Pauvre Kurt… il se doutait bien qu’il n’y couperait pas… un pressentiment… Il ne m’a pas donné sa lettre, ni le nom de la dame… C’est bien ce qu’il disait : des gens séparés de ceux qui les aiment, partout… Tout juste ce qu’il disait… Et moi, je suis ici, abandonné, à des milliers de lieues de Grubb, d’Edna, de ceux que je connais, comme une plante arrachée avec ses racines… Et toutes les guerres ont toujours été comme ça, seulement, je n’avais pas la jugeote de m’en rendre compte… toujours comme ça… Des malheureux qui vont mourir n’importe où… Et personne n’a le bon sens de le comprendre, de s’en émouvoir et de l’empêcher… Et moi qui me figurais que la guerre était une chose magnifique ! Bon Dieu !… Et ma pauvre Edna, c’était une bonne fille, certes ! Je me souviens d’une partie de bateau avec elle, à Kingstown… Eh bien ! malgré tout, je parie que je la reverrai…, et ce ne sera pas ma faute, si je n’y réussis pas.

La Guerre dans les airs

4.

Tout à coup, au moment où il formulait cette héroïque résolution, Bert resta pétrifié de terreur. Dans l’herbe, quelque chose rampait vers lui. Quelque chose rampait, s’arrêtait, repartait, invisible dans l’herbe épaisse. La nuit était toute frissonnante d’horreur… Pendant un long moment, rien ne bougea. Bert n’osait même pas respirer… Mais pourquoi aurait-il peur ? Ce ne pouvait être dangereux… pas assez gros…

Soudain, d’un seul élan, cela se précipita sur lui, avec un miaulement plaintif et la queue droite. C’était un jeune chat, menu et décharné, qui frottait sa tête contre les jambes de Bert, en ronronnant.

Sapristi, minet, tu m’as fait une rude peur, – dit Bert, sur le front de qui ruisselait une sueur froide.

La Guerre dans les airs

5.

Bert passa la nuit assis, le dos contre un arbre, et le chat dans ses bras. Il était incapable de penser ou de parler de façon cohérente, tant il se sentait l’esprit harassé. Vers l’aube, il céda au sommeil.

Il se réveilla tout engourdi, mais quelque peu ragaillardi. Sous sa veste, le chat dormait, tranquille et rassurant ; aucune terreur ne hantait plus les arbres.

Il caressa l’animal qui dressa la tête avec un ronron.

– Tu veux du lait, une bonne assiettée de lait, hein ? – fit Bert. – Et ma foi, moi aussi, je casserais bien une croûte.

S’étirant et bâillant, il se releva, le chat sur son épaule, et, du regard, il scruta les alentours, tandis qu’il se remémorait les événements de la veille.

– Va falloir se débrouiller, – opina-t-il.

En allant vers les arbres, il se trouva en face du cadavre de l’aéronaute. Le spectacle était loin d’être aussi horrifiant que la veille, au crépuscule. Les membres avaient perdu leur raideur, et le fusil avait glissé jusqu’à terre. Cramponné à l’épaule de Bert, le chat se frottait contre sa joue.

– Le mieux que nous ayons à faire, minet, c’est d’enterrer l’épouvantail, – dit Bert, qui regarda autour de lui le sol rocailleux. – Nous n’avons pas besoin de sa compagnie.

Il hésita à se diriger vers le kiosque.

Le chat continuait à lui frotter affectueusement la joue avec son petit museau, et bientôt il lui mordilla l’oreille.

– Allons d’abord déjeuner, – décida Bert, en caressant l’animal, et en tournant le dos au cadavre.

Il fut surpris de trouver la porte du kiosque ouverte, bien qu’il eût la certitude de l’avoir close au loquet. Il remarqua aussi, sur la table, quelques assiettes salies qui n’y étaient pas la veille. Les charnières du couvercle qui fermait le coffre de fer-blanc étaient dévissées.

– Suis-je bête ! Je m’escrimais après le cadenas, sans savoir que le couvercle ne tenait pas !

Le coffre évidemment servait jadis de glacière ; mais il ne contenait plus que les restes de cinq ou six poulets rôtis, et aussi une substance indéfinissable qui avait dû être du beurre et qui exhalait une odeur singulièrement répugnante. Bert rabaissa très soigneusement le couvercle.

Il versa un peu de lait dans une soucoupe et s’assit pour regarder la petite langue rose du chat qui lapait activement le liquide. Puis, il procéda à l’inventaire exact de ses provisions. Il disposait de six flacons de lait pleins et un entamé, soixante bouteilles d’eau minérale, une grande quantité de sirops, environ deux mille cigarettes et plus de cent cigares, neuf oranges, dix boites de bœuf conservé, dont une entamée, deux caisses de biscuits, onze gâteaux au raisin, six quarterons de noix, cinq pots de compote de pêches conservées. Il inscrivit tout cela sur une feuille de papier.

– Pas des tas de mangeaille solide, – observa-t-il, – mais bah ! il y en aura bien pour une quinzaine, et on ne sait pas ce qui peut arriver en quinze jours.

Il remplit une seconde fois la soucoupe du chat, lui donna une tranche de bœuf, puis, avec l’animal bondissant autour de lui, la queue droite, il partit pour revoir le Hohenzollern. Dans la nuit, l’épave avait changé de place et paraissait à présent plus inextricablement échouée contre les rochers de file Verte.

Bert examina un moment l’arche rompue du pont, puis, par-delà le fleuve, son regard contempla la désolation de la ville saccagée. Rien n’y semblait vivant qu’une bande de corbeaux, affairés autour du mécanicien massacré par les Asiatiques. Plus loin, sans qu’ils les aperçût, des chiens hurlèrent.

– Mon vieux minou, faut absolument trouver le moyen de décamper de ce sale trou. Au train dont tu vas, notre provision de lait ne durera pas longtemps… En tout cas, il y a de l’eau, et ce n’est pas de soif que nous mourrons, – fit-il, regardant l’avalanche liquide.

Il commença une exploration méthodique de l’île, et arriva bientôt devant une barrière fermée à clef. Il l’escalada et descendit un vieil escalier de bois construit au flanc de la falaise. À chaque marche le grondement des eaux devenait plus formidable. Au bas, Bert, avec un tressaillement d’espoir, découvrit un sentier qui menait, parmi les rocs, au pied de la gigantesque Cascade Centrale. Peut-être était-ce là l’issue ?

Mais le sentier aboutissait seulement à la Cave des Vents. Après avoir passé un quart d’heure dans cette atmosphère étouffante et assourdissante, aplati contre la paroi rocheuse, devant la masse presque solide de la chute, Bert, à demi stupéfié et déçu, revint sur ses pas. En remontant le vieil escalier de bois, il entendit comme un bruit de bottes sur les graviers au-dessus de lui. Ce ne devait être qu’un écho, pensa-t-il, et, en effet, quand il atteignit le haut, l’endroit était absolument désert.

Accompagné du chat qui gambadait près de lui, il se remit en route et parvint à un autre escalier qui grimpait contre un rocher surplombant, d’où la vue s’étendait en enfilade sur l’immense majesté verte de la Chute du Fer à cheval. Il demeura là quelque temps en silence.

– On ne s’imagine pas qu’il puisse y avoir tant d’eau… Tout ce boucan, ça vous porte sur les nerfs, à la fin !… On dirait une foule qui crie…, on dirait des gens qui trépignent… Ça ressemble à tout ce qu’on veut bien se figurer, – grogna-t-il, en s’éloignant. – Il va falloir tourner dans cette île maudite, tourner, tourner, tourner… sans en sortir, – murmura-t-il, lugubrement.

Bientôt, Bert se retrouva devant le moins endommagé des aéroplanes asiatiques. Il s’arrêta, et le chat flaira l’engin.

– C’est la panne !

Il leva soudain la tête, avec un sursaut convulsif.

Deux personnages de haute taille s’avançaient lentement vers lui, du milieu des arbres. Ils étaient couverts de loques roussies et souillées. L’un boitait et avait la tête entourée de bandages. L’autre, qui marchait un peu en avant, conservait l’altière attitude qui convient à un prince, malgré son bras en écharpe et un côté de la face dévoré par une brûlure à vif. C’était le prince Karl Albert, l’Alexandre allemand, le Paladin de la guerre. L’homme qui l’accompagnait était l’officier à tête d’oiseau, dont Bert avait un moment usurpé la cabine à bord du Vaterland.

La Guerre dans les airs

6.

Avec cette apparition commença pour Bert une nouvelle existence. Il cessa d’être le représentant solitaire de l’humanité, dans un univers vaste, violent et incompréhensible, et il devint une fois de plus une créature sociable, un homme dans un monde qui contenait d’autres hommes. D’abord, les deux nouveaux venus parurent terribles, puis ils furent agréables et désirables comme des frères. Ils étaient dans le même cas que lui, aussi embarrassés, et abandonnés sans ressources dans l’île. Qu’importait que l’un fût un prince et tous deux des soldats étrangers, et même qu’ils fussent l’un et l’autre incapables de parler couramment l’anglais ? Chez Bert le sentiment naturel de la liberté l’empêchait généreusement de songer à tout cela, et assurément les flottes asiatiques avaient fait table rase de toutes ces triviales différences.

– Eh bien ! Pas possible ! Comment diable vous trouvez-vous ici ? – s’écria-t-il, bon enfant.

– C’est l’Anglais qui nous a apporté la machine Butteridge, – expliqua l’officier au profil d’oiseau, et, sur un ton horrifié, en voyant s’avancer Bert : Saluez ! – commanda-t-il, et, plus fort encore, il répéta : – Saluez !

– Oh ! là ! là ! – fit Bert, qui s’arrêta, en prononçant, à mi-voix, un commentaire plus énergique.

Les yeux fixes, il salua avec gaucherie, et fut immédiatement transformé en un être masqué et sur la défensive, avec qui toute coopération devenait du coup impossible.

Pendant un instant, les deux aristocrates modernes et perfectionnés considérèrent ce difficile problème qu’est le citoyen anglo-saxon, ce citoyen ambigu qui, obéissant à quelque loi mystérieuse de son être, refuse de s’enrégimenter et de se démocratiser. Bert n’était en aucun sens un objet esthétique, mais, chose inexplicable, il avait un aspect solide. Le complet de serge laissait voir maintes traces d’usure, et les entournures trop larges faisaient paraître l’homme plus robuste qu’il n’était en réalité. Sur la tête, il avait une casquette blanche de soldat allemand, beaucoup trop grande pour lui. Son pantalon faisait la vis autour de ses jambes, et il en avait enfoncé le bas dans les courtes bottes de caoutchouc, héritées de l’aéronaute blessé. De pied en cap, il avait l’air d’un inférieur – encore que d’un inférieur peu commode, et instinctivement ils le haïssaient.

Le Prince indiqua du doigt la machine volante et prononça, en mauvais anglais, quelques mots que Bert prit pour de l’allemand.

Il le donna à entendre.

Dummer Kerl ! Stupide imbécile ! – énonça l’officier au profil d’oiseau, du milieu de ses bandages.

Pour la seconde fois, le Prince tendit vers l’appareil sa main valide.

Fous comprenez cette Drachenflieger ?

Bert parut se mettre à la hauteur de la situation.

Il se tourna vers la machine. Les habitudes de Bun Hill reprirent le dessus.

– C’est une fabrication étrangère, – expliqua-t-il évasivement.

Les deux Allemands se concertèrent.

– Fous êtes un… expert ? – questionna le Prince.

– On fait la réparation, – répondit Bert, avec exactement le même accent que Grubb.

Le Prince fouilla son vocabulaire :

– Ça, c’est bon pour foler ? – demanda-t-il encore.

Bert se mit à réfléchir en se grattant le menton.

– Faudrait voir, – fit-il prudemment. – On l’a plutôt malmené.

Il eut entre les dents un sifflement, imité aussi de Grubb, plongea ses mains dans les poches de son pantalon et s’approcha de l’appareil. Grubb mâchonnait toujours une chique, mais Bert ne chiquait qu’en imagination.

– Il y a trois jours d’ouvrage là-dessus, – rumina t-il.

L’idée lui vint alors qu’il y avait peut-être quelque chose à tirer de cette machine. Sans doute, l’aile qui portait sur le sol était hors d’usage : les trois traverses qui la maintenaient rigide s’étaient brisées en heurtant l’arête du rocher, et l’on pouvait supposer aussi que le moteur avait quelques graves avaries. Le crochet de l’aile endommagée était tordu. À part ces anicroches, on ne découvrait pas de dégâts irréparables. Bert se gratta à nouveau la joue, puis son regard parcourut l’étendue ensoleillée des Upper Rapids.

– Réparation à forfait… Je m’en charge, – conclut-il.

De nouveau, tandis que le Prince et l’officier l’observaient avec gravité, il examina attentivement la machine. À Bun Hill, Bert et Grubb avaient pratiqué, sur une vaste échelle, une ingénieuse méthode de réparations, pour leur stock de machines de louage. Ils procédaient par substitution. Une bicyclette trop visiblement disloquée pour être offerte en location constituait encore un capital précieux. Elle se transformait en une sorte de carrière d’où l’on extrayait, suivant les besoins, des vis, des écrous, des billes, des jantes, des tubes de cadre, des rayons, des chaînes, des pédales, bref, tout un stock de « pièces détachées » qui remplaçaient plutôt mal que bien les pièces usées des machines capables encore de rouler… Et là, derrière, il y avait un second aéroplane asiatique.

Le chat se frottait contre les bottes de Bert, qui ne s’occupait plus de lui.

– Raccommodez cette Drachenflieger, – ordonna le`Prince.

– Si je la rafistole, – répliqua Bert, frappé d’une idée soudaine, – ce n’est ni vous autres ni moi qui saurons la faire marcher.

– Si, moi, che fole dedans, – assura le Prince.

– Oui, pour finir de vous ébrécher le portrait, – plaisanta Bert, après un silence.

Le Prince ne comprit rien à ce langage imagé et dédaigna de faire répéter la phrase. Le doigt tendu vers le monoplan, il adressa à l’officier une remarque en allemand. L’officier répondit brièvement, puis, après un grand geste qui parcourut tout le ciel, le Prince se mit à discourir fort éloquemment, semblait-il. Bert le reluquait du coin de l’œil, devinant le sens de ces déclamations.

– S’il monte là-dedans, il achèvera sûrement de se casser la binette… Moi, ça m’est égal, allons-y !

Il fouilla sous la selle et autour du moteur pour découvrir la trousse aux outils. En outre, il lui fallait, pour ses mains et son visage, une substance grasse noirâtre. Car le principe fondamental de l’art de la réparation, tel que le connaissait le personnel de la firme Grubb et Smallways, consistait en un barbouillage complet et définitif de toutes les surfaces de peau visibles sur le corps de l’opérateur. Il retira ensuite son veston et son gilet et repoussa sa casquette sur le derrière de son crâne pour se gratter plus facilement.

Le Prince et l’officier se montraient enclins à surveiller la besogne, mais Bert réussit à leur faire comprendre que leur présence le gênait et que, du reste, avant de commencer le travail, il avait besoin de réfléchir. Les deux Allemands se demandaient s’il parlait sérieusement, mais sa longue pratique de loueur et de réparateur avait donné à Bert, en des cas semblables, la manière assurée de l’expert vis-à-vis des profanes, et finalement ils obtempérèrent. Dès qu’ils furent partis, il alla tout droit à l’autre aéroplane, ramassa le fusil et la cartouchière de l’aviateur et les cacha non loin, dans un bouquet d’orties.

– Comme ça, ils ne me le chiperont pas.

Il se livra à une inspection en règle des débris de l’appareil accroché aux arbres, et retourna au premier appareil pour procéder à une indispensable comparaison. La méthode par substitution paraissait parfaitement praticable, s’il n’y avait, dans le moteur, rien d’irréparable ni de trop compliqué.

Quand ils revinrent, peu de temps après, les Allemands trouvèrent Bert déjà généreusement barbouillé de cambouis, manipulant et vérifiant des écrous, des manivelles, des leviers, des soupapes, avec un air de sagacité profonde. L’officier au profil d’oiseau lui adressa une remarque, mais Bert le rabroua sans ménagements.

– Comprends pas. Fermez ça, fichez-moi la paix.

Puis, il eut une idée :

– Il y a un macchabée, là, derrière. Faudrait voir à l’enterrer, dit-il, avec un geste du pouce par-dessus son épaule.

La Guerre dans les airs

7.

La présence de ces deux hommes transformait réellement le petit univers de Bert. Un rideau était abaissé devant l’immense et terrible désolation dont le spectacle l’avait accablé. Son monde se composait de trois habitants, un monde minuscule qui suffisait à lui emplir la tête de plans, de spéculations et de combinaisons astucieuses. Que complotaient ces deux personnages ? Que pensaient-ils de lui ? Quelles machinations projetaient-ils ? Cent questions de ce genre s’enchevêtraient dans son esprit, pendant qu’il se démenait laborieusement autour de l’aéroplane asiatique. Les idées lui montaient au cerveau, comme des bulles dans un verre d’eau de Seltz.

– Ah ! là là ! – fit-il soudain.

Il venait de songer, comme à un aspect spécial de l’injustice irrationnelle du destin, que ces deux hommes vivaient, alors que Kurt était mort. Tout l’équipage du Hohenzollern avait péri, et ces deux-là, réfugiés dans la cabine d’avant, avaient échappé aux coups de feu et à la noyade.

– Il prétend sans doute qu’il doit ça à sa fameuse étoile, – marmonna Bert, envahi d’une irrésistible exaspération.

Il se releva et fit face aux deux hommes, qui, debout, côte à côte, le regardaient.

– C’est pas la peine de me surveiller comme ça. Vous me gênez.

Constatant qu’ils ne bougeaient pas, il fit deux pas vers eux, tenant à la main une forte clef à dévisser. À ce moment, il remarqua que le Prince était réellement un quidam formidablement découplé et d’aspect suprêmement impassible. Mais néanmoins, il répéta, en indiquant les arbres :

– Il y a un type mort, là.

L’officier au profil d’oiseau intervint avec quelques mots en allemand.

– Un mort, là, – insista Bert, s’adressant à lui.

Ce ne fut pas sans difficulté qu’il leur persuada d’aller voir le cadavre du Chinois, et encore lui fallut-il les y conduire. Alors Bert comprit très clairement qu’ils entendaient que lui, simple mortel, au-dessous du rang d’officier, eût seul le privilège indivis de faire disparaître le cadavre en le traînant jusqu’au fleuve. Finalement, après une gesticulation courroucée, l’Allemand au profil d’oiseau condescendit à accorder son aide. À eux deux, ils traînèrent, sous les arbres, le cadavre boursouflé de l’Asiatique, et, après quelques haltes, – car il glissait mal sur le sol raboteux, – ils le jetèrent dans le courant.

Bert, les bras endoloris, et dans un état de sourde rébellion, vint reprendre ses savantes investigations autour de l’aéroplane.

– Quel toupet infernal ! On croirait que je suis un de leurs stupides esclaves prussiens !… Imbéciles bouffis d’orgueil !

Ayant suffisamment pesté, il spécula sur ce qui adviendrait, lorsque la machine volante serait réparée, si elle était réparable.

Les deux Allemands s’éloignèrent. Comme résultat de sa méditation, Bert réendossa gilet et veston, dévissa plusieurs écrous, qu’il empocha avec les outils ; il se rendit auprès du monoplan brisé, subtilisa la trousse et la cacha dans une cépée.

– Comme ça, je suis tranquille, – dit-il, ces précautions prises.

Comme il rejoignait la machine, au bord de l’eau, le Prince et son compagnon reparurent. Après un coup d’œil à Bert, qui affectait d’être fort absorbé par son ouvrage, le Prince se dirigea vers la pointe de l’île, et, les bras croisés, il se tint sur le promontoire, contemplant le torrent des eaux et méditant profondément.

L’officier au profil d’oiseau revint vers Bert.

– Partez mancher ! – ordonna-t-il avec un geste significatif.

Bert partit manger, en effet, et quand il arriva au kiosque, il constata que toutes les provisions avaient disparu, sauf une ration de bœuf conservé et trois biscuits. Il demeura bouche bée. Avec un ronron caressant, le petit chat surgit de derrière le comptoir.

– Tiens ! te voilà, minou ! En bien ! où est ton lait ?

Une véritable fureur s’empara de Bert. Prenant l’assiette d’une main et les biscuits de l’autre, il se mit à la recherche du Prince, proférant, les dents serrées, des phrases furibondes à propos des victuailles, et de son propre tube digestif. Il approcha sans saluer.

– Dites donc ? – interpella-t-il, indigné. – Qu’est-ce que ça signifie, cette histoire-là ?

Une fâcheuse altercation s’ensuivit. Bert exposa en anglais la théorie de Bun Hill concernant les rapports entre la nourriture et le travail ; l’officier répliqua par des considérations sur l’idée de la discipline chez certaines nations. Le Prince, jugeant exactement de l’humeur de Bert et de son physique, se décida tout à coup pour la manière forte. Il empoigna Bert par l’épaule, et le secoua vigoureusement, accompagnant ses gourmades d’objurgations irritées et le repoussant avec violence en arrière. Dans les poches de Bert, les écrous et les outils s’entrechoquèrent bruyamment. Le Prince le houspillait comme un simple soldat allemand. Bert recula, blême et décontenancé, mais résolu à toutes les conséquences. D’après son code d’honneur faubourien, un devoir s’imposait, inéluctable : faire le coup de poing avec son adversaire.

– J’aurai ta peau ! – grommela-t-il, haletant, et boutonnant son veston.

– Eh ! bien ! foulez-fous filer, maintenant ? cria le Prince, mais, apercevant l’étincelle héroïque du regard de Bert, il tira son épée.

L’officier au profil d’oiseau s’interposa, et, montrant le ciel, il adressa au Prince quelques brèves phrases en allemand.

Tout au loin, dans le sud-ouest, un dirigeable japonais apparut, volant droit sur eux. Le conflit prit fin. Le Prince fut le premier à saisir le danger de la situation et à battre en retraite. Tous les trois se faufilèrent, comme des lapins, parmi les arbres, cherchant un abri propice, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus dans un creux plein de hautes herbes que surplombait une roche. Ils s’y accroupirent à quelques pas les uns des autres. Ils y demeurèrent longtemps, enfoncés jusqu’au cou dans l’herbe et épiant, entre les branches, la marche du dirigeable. Bert avait laissé tomber sa ration de bœuf, mais il retrouva les biscuits dans sa main et les mangea tranquillement. Le monstrueux vaisseau aérien passa presque au-dessus de leur tête, continua sa course vers la ville et disparut derrière les usines. Pendant que l’ennemi était proche, nul n’avait soufflé mot, mais ils reprirent bientôt leur dispute qui ne dégénéra pas immédiatement en violences, grâce à ce fait qu’aucun des deux partis ne démêlait ce que disait l’autre.

C’est Bert qui réentama la controverse, et il la continua sans se soucier de ce que ses auditeurs comprenaient ou ne comprenaient pas. Mais le ton de sa voix devait exprimer suffisamment ses intentions désobligeantes.

– Si vous voulez que je répare la machine, – débuta-t-il, – vous ferez bien d’y regarder à deux fois avant de me toucher.

Ils affectèrent de ne pas entendre. Il répéta. Alors, il développa son idée et le feu de l’éloquence l’embrasa.

– Si vous vous imaginez que je suis un type qui se laissera étriller sans rien dire, comme vos conscrits, vous vous fourrez joliment le doigt dans l’œil, messeigneurs… Ah ! mais, je commence à en avoir assez, de vous autres et de vos simagrées. Je sais ce que vous valez, à présent, vous tous, et votre guerre, et votre Empire, et votre trompe-l’œil… De la camelote, tout ça, du chiqué ! C’est vous autres, les Allemands, qui êtes cause de tout le gâchis, en Europe, et tout ça pourquoi ? Pour vos singeries stupides ! Tout simplement parce que vous avez de beaux uniformes et des drapeaux !… Et moi ? Croyez-vous que je tenais beaucoup à entrer en relations avec vous ? Je me moquais pas mal de vos projets !… Vous me mettez la main dessus ; VOUS me séquestrez, pas autre chose, et me voilà à je ne sais combien de lieues de chez moi et de tout… Votre maudite flotte est mise en pièces… Et vous avez le toupet de continuer vos grimaces… À d’autres ! avec moi, ça ne prendra pas !… Regardez donc tout le mal que vous avez fait… Rappelez-vous comme vous avez saccagé New York… les gens que vous avez massacrés, toutes les richesses que vous avez gâchées… Ça ne vous suffit donc pas ?

Dummer Kerl ! – fit tout à coup l’officier au bec d’oiseau, sur un ton de colère contenue et avec un éclair mauvais dans le regard. – Esel ! Âne bâté !

– Des injures ? Ça ne me surprend pas ! Mais lequel des deux, de lui ou de moi, est l’âne bâté ? Quand j’étais gosse, je lisais des récits d’aventures et je voulais devenir un grand capitaine et je rêvais d’un tas de balivernes du même acabit. Mais lui, qu’est-ce qu’il a dans sa caboche ?… Des balivernes sur Napoléon, sur Alexandre, sur sa glorieuse dynastie, sur Son Altesse, sur Dieu, sur le roi David et tout le tralala ! N’importe qui, à la place de votre âne bâté de Prince fagoté d’oripeaux, aurait pu prévoir ce qui est arrivé.

L’officier à profil d’oiseau lui cria de se taire, et entama une conversation avec le Prince.

– Je suis citoyen britannique ! – continua Bert, obstiné. – Vous n’êtes pas obligés d’écouter, mais rien ne me force à me taire.

Et il poursuivit sa dissertation sur l’impérialisme, le militarisme et la politique internationale. Mais la façon dont ils conversaient entre eux, sans se soucier de lui, le déconcerta quelque peu, et il se contenta bientôt de répéter des épithètes injurieuses, anciennes et nouvelles. Puis, soudain, il se souvint de son grief essentiel.

– En tout cas, dites donc, hé là ! C’est pas tout ça, mais où avez-vous fourré les victuailles qui étaient dans le kiosque ?… Voilà où je voulais en venir et ce que je veux savoir. Où les avez-vous fourrées ?

Il se tut. Les autres devisaient toujours paisiblement. Il répéta sa question. Ils s’obstinaient à ne point faire la moindre attention à lui. Pour la troisième fois, et sur un ton intolérablement agressif, il réitéra son insolente question. Un silence gros de danger suivit. Pendant quelques secondes, les trois hommes s’observèrent, les sourcils froncés. Le Prince fixa sur Bert son regard altier et Bert détourna la tête. Lentement, alors, le Prince se dressa sur ses jambes ; l’officier au profil d’oiseau se remit malaisément sur pied. Bert resta accroupi.

– Fous, maintenant, soyez calme, – ordonna le Prince.

Bert comprit que ce n’était plus le moment d’être éloquent. Les deux Allemands le tenaient sous la menace de leurs yeux haineux. Pendant un moment Bert vit la mort proche.

Puis, le prince tourna les talons, et les deux hommes partirent dans la direction de l’aéroplane.

– Sapristi ! – fit Bert, en ajoutant tout bas une expression plus énergique. Il demeura immobile trois ou quatre minutes encore, puis, se relevant d’un bond, il alla prendre, dans les orties, où il l’avait caché, le fusil de l’aviateur chinois.

Dès cet instant, il ne fallut plus prétendre que Bert fût aux ordres du Prince ni qu’il eût l’intention d’achever la réparation de l’aéroplane. Les deux Allemands prirent possession de l’appareil et se mirent à l’œuvre. Avec son arme nouvelle, Bert s’éloigna du voisinage, et, dans un endroit qu’il jugea propice, il s’installa pour en étudier le maniement. C’était une carabine courte, à grosses cartouches, et il n’en manquait qu’une ou deux dans le magasin. Bert retira soigneusement celles qui restaient, manœuvra la détente et tout le mécanisme, jusqu’à ce qu’il fût sûr de savoir s’en servir. Avec le même soin, il remit les cartouches en place. Cela fait, il se souvint qu’il avait faim et, le fusil sous le bras, il partit en reconnaissance du côté du kiosque.

Il eut assez de bon sens pour se rendre compte qu’il ne devait pas se montrer avec le fusil au Prince et à son compagnon. Tant qu’ils le croiraient sans armes, ils le laisseraient tranquille, mais on ne pouvait présumer de ce que ferait le personnage napoléonien s’il le voyait armé. Il n’alla pas non plus de leur côté, parce qu’il sentait bouillonner au-dedans de lui un trop-plein de rage et d’appréhension, et qu’il éprouvait le besoin de tirer sur ces deux hommes. Il voulait tirer dessus, et se disait en même temps que les tuer ainsi serait une action horrible. Les deux aspects incompatibles du primitif et de l’homme civilisé luttaient en lui.

Près du kiosque, le petit chat reparut, réclamant, de toute évidence, sa ration de lait. Ce miaulement aggrava considérablement la colère d’homme affamé de Bert, qui se mit à fouiller dans tous les coins du kiosque, tout en parlant seul à haute voix. Bientôt, il s’arrêta et déclama de véhémentes injures. Il discourut sur la guerre, sur l’orgueil, sur l’impérialisme.

– Tout autre Prince que lui aurait voulu périr avec ses hommes et son navire ! – criait-il.

Les deux Allemands, de temps à autre, percevaient ces éclats de voix, au milieu du grondement des eaux. Leurs regards se croisaient, et ils souriaient.

Bert songea un instant à s’asseoir dans le kiosque pour les attendre, mais il réfléchit que ce serait les avoir trop près. Si bien qu’il décida de se rendre à la pointe de Luna Island, afin d’y examiner en paix la situation.

Cette situation, tout d’abord, lui avait paru relativement simple, mais à mesure qu’il la retournait dans son esprit, elle offrait des éventualités multiples.

Chacun de ces deux hommes portait une épée… Avaient-ils aussi des revolvers ?

S’il les tuait tous les deux, il ne découvrirait peut-être jamais l’endroit où ils avaient caché les vivres.

Jusqu’ici, il s’était promené avec son fusil sous le bras, plein d’un sentiment d’altière sécurité, mais qu’arriverait-il s’ils voyaient l’arme et décidaient de lui tendre des embûches. L’île de la Chèvre n’était que roches, fourrés, buissons, monticules et ravins… Pourquoi n’irait-il pas les tuer tout de suite ?

– Ah non, je ne peux pas ! – dit Bert, écartant cette idée. – Sur le moment de la colère, oui !… Mais pas de sang-froid.

C’était une faute de rester éloigné d’eux, comme il le comprit soudain. Il fallait ne pas les perdre de vue, les épier à leur insu et les suivre. De cette façon, il serait au courant de leurs faits et gestes, il saurait s’ils avaient chacun un revolver et en quel endroit ils cachaient les vivres, enfin il serait mieux à même de déterminer leurs intentions à son égard. S’il ne les espionnait pas, c’est eux bientôt qui se mettraient à sa recherche. Cette conclusion lui parut si éminemment raisonnable qu’il se décida d’emblée à agir en conséquence.

Pensant à son accoutrement, il se défit de son faux col et de sa casquette blanche d’aéronaute, qui pouvaient le trahir, et les jeta dans le fleuve, puis il releva le col de son veston pour qu’on ne pût apercevoir le moindre fragment de sa chemise sale. Dans ses poches, les outils et les écrous avaient tendance à s’entrechoquer fâcheusement, mais il les disposa dans un autre ordre et les enveloppa dans des lettres et dans son mouchoir. Enfin, avec la plus extrême circonspection et sans bruit, il se mit en route, restant à chaque pas aux aguets et aux écoutes.

À mesure qu’il approchait de ses antagonistes, des craquements, des soupirs et des han ! l’aidaient à se diriger. Enfin, il les découvrit, occupés à livrer une sorte de match de lutte avec l’aéroplane asiatique. Ils avaient retiré leur tunique, posé leur épée à terre, et ils s’acharnaient superbement à la besogne, s’efforçant apparemment de tourner le monoplan en sens contraire ; mais la longue queue prise dans les arbustes leur donnait d’extrêmes difficultés.

En les apercevant, Bert s’aplatit sur le sol, rampa jusqu’à un creux propice et demeura étendu là à contempler leurs efforts. De temps à autre, pour passer le temps, il les visait tour à tour avec son arme. Le spectacle l’intéressait énormément, à tel point même que parfois il fut sur le point de leur crier d’utiles conseils.

– Dès qu’ils auront achevé de tourner l’appareil, – se dit-il, – ils verront que les écrous et les outils manquent, et ils se mettront à ma recherche, car ils en viendront tout naturellement à cette conclusion, que nul autre que moi ne peut les avoir subtilisés.

Fallait-il cacher le fusil et essayer une transaction, en échangeant les outils contre de la nourriture ? Mais il comprit qu’il serait incapable, à présent qu’il avait goûté à cette rassurante compagnie, de se séparer de son arme. Le petit chat surgit tout à coup, lui prodigua mille caresses, lui léchant la figure et lui mordillant l’oreille.

Au cours de la matinée, Bert observa, très loin dans le sud, un aéronat asiatique, se dirigeant vers l’est, mais les Allemands ne le remarquèrent pas.

Le soleil arrivait au zénith. Enfin, la machine volante fut entièrement tournée, bien en équilibre sur ses roues, et son avant face aux rapides. Les deux travailleurs essuyèrent leurs visages trempés, réendossèrent leurs tuniques, bouclèrent leurs ceinturons, puis se parlèrent et se comportèrent comme des hommes qui se congratulent d’une matinée bien employée. Ensuite, le Prince en tête, ils partirent d’un bon pas dans la direction du kiosque. Bert se hâta de les suivre, mais il lui fut impossible d’avancer assez vite et assez subrepticement pour surprendre en quel endroit ils avaient caché les vivres. Quand il fut assez près, il les vit assis, le dos appuyé contre le kiosque, une assiette sur les genoux, avec, entre eux, une boîte de bœuf conservé et une platée de biscuits. Ils paraissaient de fort belle humeur, et une fois même le Prince éclata de rire.

À cette vision de leur repas, Bert oublia tous ses plans. La faim l’emporta. Il se dressa tout à coup devant eux, à une distance d’environ trente pas, le fusil en arrêt.

– Les mains en l’air ! – cria-t-il, d’une voix rauque et féroce.

Après une courte hésitation, deux paires de bras se levèrent. Les Allemands ne s’attendaient certes pas à l’intervention d’un fusil.

– Debout ! – commanda Bert. – Jetez les fourchettes !

Ils obéirent.

– Et maintenant ? se demanda Bert. Il n’y a plus qu’à les faire décamper, et il reprit, à haute voix : – Par file à droite, marche !

Le Prince obéit avec une remarquable alacrité.

Parvenu à l’extrémité de la clairière, il prononça quelques mots rapides, et, avec un manque absolu de dignité, son aide de camp et lui déguerpirent à toutes jambes.

Une soudaine arrière-pensée exaspéra Bert contre lui-même.

– Bigre ! – s’écria-t-il, avec un sentiment d’infinie vexation. – Quel idiot je suis ! J’aurais dû leur faire rendre leurs épées… Hé ! là-bas ! demi-tour !

Mais les Allemands étaient déjà hors de vue, et s’abritaient sans doute derrière les arbres. Bert n’eut d’autre consolation que de s’invectiver et de s’abandonner aux plus énergiques imprécations. Puis, il marcha jusqu’au kiosque, examinant superficiellement la possibilité d’être attaqué de flanc. Après avoir placé son fusil à portée de sa main, il se mit en devoir de vider l’assiette abandonnée par le Prince, restant quelques secondes aux écoutes entre chaque bouchée. Cette première ration achevée, il en donna les débris au chat ronronnant, et il entamait la seconde ration, quand l’assiette se brisa dans sa main ! Il demeura stupéfait, tandis que lentement, dans son esprit, il rapprochait de ce miracle le fait qu’il avait entendu au même moment une brève détonation dans le fourré. Il bondit sur ses jambes, empoigna son fusil d’une main et la boite de bœuf conservé de l’autre et, en contournant le kiosque, il s’enfuit à l’autre extrémité de la clairière. Au même instant, un bruit sec crépita dans le fourré, et pfuitt ! quelque chose siffla à son oreille. Il n’arrêta sa course éperdue que lorsqu’il se jugea dans une forte position de défense, près de Luna Island, où, pantelant, il se terra, farouchement en alerte.

– Ils ont un revolver, après tout, – bredouillait-il, haletant. – En ont-ils chacun un ? Dans ce cas-là, sacrebleu, je serais flambé… Et le minet, où est-il ?… Il se régale des restes de bœuf, le petit brigand !

La Guerre dans les airs

8.

C’est ainsi que les hostilités débutèrent dans l’île de la Chèvre. Elles durèrent une nuit et un jour, le plus long jour et la plus longue nuit de toute l’existence de Bert. Pendant tout ce temps, il lui fallut rester à l’affût, aux aguets, et en outre décider quel plan il adopterait. L’alternative se précisait à présent : ou bien il tuerait ces hommes ou eux le tueraient. Le prix réservé au vainqueur consistait dans les vivres, d’abord, puis dans la machine volante et le douteux privilège de se risquer à s’en servir. Si l’on échouait dans la tentative de s’envoler, c’était la mort certaine ; si l’on réussissait, on irait aborder quelque part, de l’autre côté… Et Bert essaya de s’imaginer en quel état il trouverait le monde, de l’autre côté. Toutes les éventualités se présentèrent : le désert sans ressources, des Américains exaspérés, des Japonais, des Chinois, peut-être des Peaux-Rouges ! … Y avait-il encore des Peaux-Rouges ?

– Faudra prendre les choses comme elles viendront, – se résigna-t-il. – Pas moyen de sortir d’ici par un autre chemin.

Mais… N’entendait-il pas des voix ?… Il s’aperçut que son attention s’égarait. Tous ses sens furent en alerte. Le grondement des chutes déformait et confondait tous les bruits… bruits de pas précipités et ralentis, bruits de voix qui deviennent des cris et des vociférations.

– Imbécile de cataracte ! – maugréa Bert. – Y a-t-il rien de plus bête que de tomber comme ça tout le temps.

– Bah ! à quoi bon s’en préoccuper ? Que faisaient les Allemands ? Étaient-ils retournés à l’aéroplane ?

Ils ne pouvaient rien en faire, puisqu’il avait dans sa poche des écrous indispensables, la clef à dévisser et d’autres outils. Oui, mais s’ils mettaient la main sur la seconde trousse dans la cépée ? Bien sûr, il l’avait soigneusement dissimulée, mais s’ils la trouvaient par hasard… On n’était jamais sûr. Il essaya de se rappeler exactement comment il avait caché les outils, de se persuader qu’ils étaient introuvables, mais sa mémoire commença à lui jouer des tours.

– N’avait-il pas laissé dépasser le manche de la clef anglaise, qui scintillerait entre les troncs ?…

– Chut !… Qu’était-ce ? Quelqu’un remuait dans les fourrés ? Le canon du fusil se dressa… Rien !… Qu’était devenu le petit chat ?… Non, rien, pas même le petit chat… Des fantaisies de l’imagination.

Les Allemands s’apercevraient évidemment de l’absence des pièces et des outils et ils les chercheraient, c’était clair. Ne les trouvant pas, ils en concluraient qu’il les avait gardés et ils le pourchasseraient. Il n’avait donc qu’à rester tranquillement à l’affût… Est-ce que rien ne clochait dans ce plan ? À leur tour, ne subtiliseraient-ils pas certaines pièces détachables et ne lui tendraient-ils pas un piège ? Non, ils ne feraient pas cela, parce qu’ils étaient deux contre un. Ils ne redoutaient certainement pas de le voir s’échapper en aéroplane ; ils n’avaient non plus aucune bonne raison de supposer qu’il s’approcherait de l’appareil, et par conséquent ils ne feraient rien pour l’endommager et le mettre hors d’usage. Tout cela, conclut-il, était certain. Mais s’ils l’attendaient à l’affût aux alentours du kiosque, quand il viendrait aux approvisionnements ? C’était peu probable : ils savaient en effet qu’il avait emporté avec lui cette grande boite de bœuf conservé, qui lui durerait bien plusieurs jours s’il en usait avec modération… Autre chose : au lieu de l’attaquer, ils n’avaient qu’à compter sur la fatigue…

Il se dressa en sursaut, apercevant pour la première fois le danger de sa situation : il pourrait s’endormir !

Dix minutes de la suggestion que comportait cette idée, et il se rendit compte qu’il s’assoupissait.

Il se frotta les yeux, manipula son arme… Jamais encore, il n’avait remarqué l’effet soporifique que produisait le soleil et l’air d’Amérique, ni combien endormant et berceur était le ronflement assourdissant du Niagara… Jusqu’ici, pourtant, tout cela avait paru fort stimulant.

Si seulement il n’avait pas mangé autant et aussi vite, il ne se sentirait pas si alourdi… Les végétariens éprouvent-ils ces lourdeurs ?…

Il dut à nouveau secouer sa torpeur croissante.

S’il ne faisait pas immédiatement quelque chose, il s’endormirait, et, s’il dormait, il y avait dix à parier contre un qu’ils le découvriraient en train de ronfler et en finiraient aussitôt avec lui. À rester immobile et muet, il dormirait, il dormirait immanquablement ; mieux valait donc courir tout de suite les risques de l’attaque… Quoi qu’il fît, c’est finalement le sommeil qui l’emporterait, puisque, sur ce point, ses ennemis avaient l’avantage : quand l’un d’eux reposerait, l’autre ferait le guet ; quand l’un se livrerait à certaines manœuvres, l’autre resterait à l’affût, prêt à tirer.

Là-dessus, il songea aux embuscades et aux subterfuges possibles. Quel idiot il avait été de jeter sa casquette, alors qu’elle lui aurait été si précieuse, accrochée sur un bâton, spécialement la nuit !

Il éprouva une grande soif, qu’il calma en suçant un petit caillou. Puis ce fut le besoin de sommeil qui revint…

De toute évidence, il lui fallait attaquer.

Comme beaucoup d’illustres généraux avant lui, il constata que ses bagages – c’est-à-dire la boite de fer-blanc qui contenait le bœuf conservé – constituaient un sérieux obstacle à la mobilité de ses mouvements. Il décida finalement de fourrer le contenu à même dans sa poche et de se débarrasser du contenant. Ce n’était peut-être pas un arrangement idéal, mais en campagne il faut savoir faire des sacrifices. Il se mit en marche et franchit presque en rampant une dizaine de mètres…

L’après-midi était parfaitement calme, et le mugissement de la cataracte faisait ressortir comme en relief cette immense paix. Et Bert s’efforçait de comploter la mort de deux êtres humains qui valaient mieux que lui, pendant qu’eux-mêmes combinaient un semblable projet à son égard. Que machinaient-ils, derrière ce silence ?

S’il se trouvait soudain face à face avec eux ? S’il tirait et les manquait ?…

La Guerre dans les airs

9.

Courbé sur son arme, Bert, à tout moment, s’arrêtait pour écouter, repartait, et sans nul doute l’Alexandre teuton et son lieutenant faisaient de même. Si, sur une carte à échelle, on avait tracé en lignes rouges et bleues ces mouvements stratégiques, on aurait pu constater de nombreux croisements. Cela dura jusqu’au soir, et, au long de cette interminable journée d’affût, pas une fois les deux partis ne s’aperçurent, pas un instant ils ne surent s’ils étaient proches ou éloignés l’un de l’autre. À la nuit, Bert se trouva près de la chute américaine ; il n’avait plus sommeil, mais il ressentait une soif violente. L’idée lui vint alors que ses adversaires pouvaient s’être réfugiés dans l’épave du Hohenzollern, échouée à la pointe de l’île Verte. Soudain, plein d’audace, il renonça à se dissimuler et traversa la passerelle… Il n’y avait personne. C’était sa première visite à ces immenses fragments du dirigeable, et il les explora curieusement, dans leur demi-obscurité. La cabine d’avant paraissait presque intacte, avec son plancher en pente, dont un coin était submergé. Il se glissa à l’intérieur, étancha sa soif, et fut frappé par cette brillante idée qu’il pourrait là passer confortablement la nuit.

Mais à présent le sommeil se refusait à venir.

Vers le matin, pourtant, Bert s’assoupit, et quand il s’éveilla il faisait grand jour. Il déjeuna de conserve de bœuf et de quelques gorgées d’eau, après quoi il médita longtemps sur la sécurité qu’offrait son refuge. Enfin, il se sentit hardi et résolu. D’une façon ou d’une autre, il voulait mettre un terme à cette situation ; il en avait assez de ramper et de se cacher. La carabine à la main, ne prenant même plus la peine d’amortir ses pas, il sortit au plein soleil, et gagna le kiosque sans rencontrer personne. De là, il se dirigea vers l’aéroplane, et soudain il découvrit l’officier au profil d’oiseau, assis par terre, le dos contre un arbre, endormi, la tête penchée sur ses bras croisés, et son pansement déplacé lui recouvrant presque un œil.

Bert s’arrêta instantanément, à une quinzaine de mètres, l’arme prête… Où était le Prince ? Alors, il distingua derrière un arbre voisin une épaule qui dépassait. Prudemment, il fit cinq pas de côté. Le fameux personnage devint visible, appuyé contre le tronc, le revolver dans une main et l’épée dans l’autre, et bâillant, bâillant…

– On ne peut tout de même pas tirer sur un homme qui bâille, – observa Bert.

L’arme en joue, il avança sur son antagoniste, avec, dans l’esprit, la sotte fantaisie de crier un « haut les mains ! » magnanime. Mais le Prince le vit : la bouche qui bâillait se ferma comme une trappe, et l’homme se dressa, immobile. Bert, muet, ne bougea pas. Un instant les deux ennemis s’épièrent…

Il eût été sage, de la part du Prince, de se dissimuler derrière l’arbre. Au lieu de cela, il poussa un cri, et leva son revolver et son épée. À ce geste, comme un automate, Bert appuya sur la détente.

C’était la première fois qu’il se servait d’une arme à balle d’oxygène. Une grande flamme aveuglante jaillit du buste du Prince, accompagnée d’une détonation assourdie. Quelque chose de chaud et d’humide vint frapper Bert au visage. Puis, dans un tourbillon de fumée, des membres et des fragments humains retombèrent en s’éparpillant sur le sol.

Bert fut si surpris qu’il resta sur place, la bouche ouverte, et l’officier à profil d’oiseau aurait pu le pourfendre à coups de sabre, sans qu’il songeât à se défendre. Mais l’Allemand s’enfuyait par le sous-bois, se dissimulant derrière les troncs. Reprenant ses esprits, Bert s’élança à sa poursuite, mais il y renonça bientôt, car il ne se sentait pas le cœur de continuer le massacre. Il revint vers les débris mutilés, les restes épars de ce qui avait été si récemment encore le grand et fameux prince Karl Albert, et il inspecta même les végétations d’alentour hachées par l’explosion et éclaboussées de sang. Après des essais infructueux d’identification, il se risqua à ramasser le revolver encore chaud, mais le barillet avait éclaté.

À ce moment, il constata la présence amicale et réconfortante du chat, et il fut grandement choqué qu’un être si jeune fût le témoin d’une aussi horrible scène.

– En route, minet, ça n’est pas ta place ici.

En trois enjambées, il eut rattrapé et capturé l’animal, et il se dirigea vers le kiosque, avec la bête ronronnant sur son épaule.

– Ça n’a pas l’air de t’émouvoir beaucoup, ces carnages, – dit-il.

Ses perquisitions méthodiques lui firent découvrir les provisions cachées dans le toit. Tout en versant une soucoupe de lait à son chat, il remarqua à haute voix :

– C’est dur tout de même de penser que trois hommes dans une pareille impasse ne puissent pas s’entendre… Mais Son Altesse nous la faisait un peu trop à la pose… Sapristi ! – continua-t-il, assis sur le comptoir et mâchonnant : – Quelle drôle de chose que la vie ! Ainsi, moi, j’avais vu son portrait, je connaissais son nom quand j’étais à peine un gosse en culottes courtes… Le prince Karl Albert !… Si quelqu’un m’avait prédit que je le ferais éclater en morceaux… Ah ! non ! Ça, mon vieux minou, je ne l’aurais pas cru !… La somnambule aurait dû me prévenir, au lieu de me dire que j’avais la poitrine faible, ce qui n’est pas difficile à voir, parbleu !… L’autre type, qui a pris la poudre d’escampette, ne peut pas faire grand’chose… Je me demande comment je vais me débarrasser de lui…

Son œil bleu surveillait la bordure d’arbres de la clairière, et il caressait le fusil sur ses genoux.

– Je n’aime pas beaucoup toutes ces tueries, vois-tu, minet, – reprit-il. – Comme disait Kurt, on patauge trop dans le sang, et tu y patauges un peu jeune, toi… Si ce Prince était venu à moi la main tendue, je lui aurais tendu la mienne, sûrement !… Et maintenant, reste l’autre, qui se niche dans les fourrés… avec sa tête entamée et une patte qui boite… Sapristi, il y a à peine trois semaines que je l’ai vu pour la première fois… Il était chic et pomponné, avec les mains pleines de brosses, de peignes et d’objets de toilette, et il pestait contre moi… un vrai gentleman, quoi ! À présent, il est retombé presque à l’état sauvage… Qu’est-ce que je vais faire de lui ?… Oui, que diable vais-je faire de lui ? Je ne vais bien sûr pas lui laisser l’aéroplane… Ça serait d’une bonté un peu excessive, et, si je ne le tue pas, il va errer dans l’île et mourir de faim… Il est vrai qu’il a un sabre.

Il alluma une cigarette et se lança de nouveau dans ses réflexions philosophiques.

– La guerre, vois-tu, minet, c’est un sale jeu ! oui, un sale jeu ! Et nous autres, les gens du peuple, nous sommes des imbéciles. On se figurait que les personnages de la haute savaient où ils voulaient en venir, et ils ne savaient rien du tout. Cette espèce de Prince, par exemple : il avait toute l’Allemagne derrière lui, et à quoi ça lui a-t-il servi ?… À des tueries, des ravages, des désastres, et le voilà maintenant dans un bel état, un fouillis de membres, de sang, de bottes, un horrible gâchis !… Son Altesse Impériale le prince Karl Albert !… Toute l’armée qu’il emmena, et ses dirigeables, ses Drachenflieger, tout est dispersé comme des fétus de paille, entre ce trou et l’Allemagne. Et la guerre, qu’il a mise en branle, continue, avec des carnages, des incendies, une guerre sans fin, d’un bout à l’autre du monde… Je suppose qu’il faudra bien que je massacre aussi celui qui reste… Faudra que j’en vienne là… Mais ça n’est pas ce genre de corvée-là qui me plaît, vois-tu, minet.

Bert parcourut l’île en tous sens, au milieu du tumulte des chutes, pour tâcher de découvrir l’officier blessé. À la fin, il le fit débusquer de quelques buissons épais ; mais, quand il vit s’enfuir devant lui, en boitant, l’homme courbé et enveloppé de bandages sanglants, sa pitié l’emporta.

– Je ne peux pas… c’est clair que je ne peux pas tirer dessus… Qu’il s’en aille !

Et il alla retrouver l’aéroplane.

Il ne revit pas l’éclopé et il n’en aperçut même aucune trace. Vers le soir, il craignit à nouveau une embuscade et se mit en chasse vigoureusement, pendant deux heures environ, mais en vain. Il s’installa pour dormir, dans une bonne position de défense, à l’extrémité de la pointe rocheuse qui s’avance vers la cascade canadienne. Dans la nuit, il s’éveilla, en proie à une terreur panique, et il déchargea son fusil au hasard. Après ce cauchemar, il ne put se rendormir. Au matin, il éprouva un vif intérêt pour le disparu et il le chercha comme un frère égaré.

– Si je savais quelques mots d’allemand, – se dit-il, – je l’appellerais… C’est là le hic, de ne pas parler la même langue, on ne peut pas s’expliquer.

Plus tard, il découvrit les vestiges d’une tentative qu’avait dû faire le malheureux pour franchir la brèche du pont. Une corde, munie d’une sorte de ralingue, avait été lancée par-dessus le vide et s’était accrochée à un fragment de garde-fou. L’extrémité de cette corde traînait dans le courant bouillonnant…

Mais l’officier à profil d’oiseau coudoyait déjà à cette heure des corps inertes qui avaient été le lieutenant Kurt, l’aéronaute chinois, et une vache noyée, en compagnie d’autres déchets de fort peu agréable compagnie, dans un des remous qui se formaient à quatre kilomètres de là. Jamais cet immense dépotoir, ce tournoiement incessant et sans objet, n’avait été pareillement encombré d’étranges et lamentables épaves.

Tout ce ramas tournait et tournait, et chaque tour lui apportait de nouveaux appoints, cadavres d’animaux, fragments d’aéronats et d’embarcations, cadavres innombrables d’habitants des villes qui bordaient les rives des lacs d’amont. Il en vint en quantités énormes de Cleveland. Tout se rassemblait là, et tourbillonnait indéfiniment, et, au-dessus, tournoyaient des vols, chaque jour accrus, de grands oiseaux de proie.

La Guerre dans les airs

Chapitre 10 LE MONDE PENDANT LA GUERRE

1.

Bert vécut deux jours encore dans l’île de la Chèvre, et il épuisa ses provisions, sauf les cigarettes et l’eau minérale, avant de se décider à essayer la machine volante asiatique.

À la fin même, ce n’est pas lui qui partit dessus, mais plutôt l’engin qui l’emporta. Deux heures à peine lui avaient suffi pour substituer aux traverses rompues les traverses intactes de l’aéroplane disloqué et pour replacer les écrous qu’il avait enlevés. Le moteur n’avait aucune avarie, et il ne différait que par des détails très simples et aisément compréhensibles du moteur habituel des motocyclettes. Le reste du temps se passa en hésitations et en tâtonnements dilatoires. Une appréhension le poursuivait surtout : il se voyait barbotant dans les rapides, cramponné au monoplan, et tournoyant dans le courant qui l’entraînait vers la chute ; et il se voyait aussi, avançant à toute vitesse dans les airs, et incapable d’atterrir. Son esprit était trop accaparé par l’inquiétude de son prochain vol, pour qu’il se tourmentât beaucoup de l’accueil réservé à un faubourien anglais, aux idées peu précises, qui débarquerait d’un aéroplane asiatique, et sans lettres de créance, au milieu d’une population surexcitée par la guerre.

Un reste de sollicitude pour l’officier au profil d’oiseau le lui représentait gisant, immobilisé par ses blessures, dans quelque caverne ou crevasse. Ce ne fut donc qu’après avoir fouillé tous les coins de l’île qu’il renonça à cette préoccupation importune.

– Si je le trouvais, – raisonnait-il, tout en cherchant, – qu’est-ce que je ferais de lui ? On ne casse pas la tête des gens quand ils ne peuvent bouger… Et je ne vois pas quel autre service je pourrais lui rendre.

Son sens hautement développé de la responsabilité sociale fut obsédé par le sort du chat :

– Si je le laisse ici, il mourra de faim… à moins qu’il n’attrape des souris pour se nourrir… Mais y a-t-il des souris ?… Des oiseaux, peut-être ?… Trop jeune, pour cela… Il est comme moi… un peu trop civilisé.

Finalement, il le logea dans une des vastes poches de sa vareuse, où l’animal s’intéressa vivement aux vestiges de bœuf conservé qu’il y découvrit.

Avec la petite bête ainsi casée, il se percha sur la selle de la machine volante. Cette grande chose volumineuse, encombrante, ne ressemblait pas du tout à une bicyclette. Pourtant, la manœuvre en paraissait assez facile. On mettait le moteur en marche comme ça ; on embrayait le gyroscope comme ça… puis on poussait ce levier comme ça… Il était plutôt serré, le levier, mais soudain il céda…

Les grandes ailes incurvées se mirent à battre de façon déconcertante : clic-clos, clic-cloc, clitta-cloc.

Stop ! La machine filait droit vers le fleuve, sa roue d’avant entrait dans l’eau. Bert, le cœur serré, eut un grognement rauque et tira sur le levier pour le ramener à sa position première… Clic-cloc, clic-doc… Il s’enlevait ! La machine sortit du courant sa roue trempée… Bert montait dans les airs. Inutile de stopper maintenant ; rigide et cramponné au volant, les yeux fixes et la face pâle comme la mort, Bert s’envolait au-dessus des rapides, tressautant à chaque coup d’ailes et montant, montant, montant…

Entre un aéroplane et un ballon, aucune comparaison n’est possible pour la sérénité et le confort. Excepté dans la descente, le ballon est un véhicule d’une urbanité impeccable ; l’engin asiatique faisait des sauts, comme une mule qui se cabre, sans redescendre jamais.

Clic-cloc, clic-cloc ; à chaque battement des ailes si étrangement façonnées, la machine lançait Bert en l’air et le rattrapait, une demi-seconde plus tard, en l’asseyant sur la selle. Et, tandis qu’en ballon on ne sent aucun souffle, puisque l’aérostat est entraîné à la même vitesse que le vent, le vol en aéroplane est une folle et perpétuelle création de vent, contre quoi on avance. Ces remous de l’air semblaient vouloir aveugler Bert, le contraignaient à fermer les yeux. Bientôt, pour éviter d’être finalement ouvert en deux par les secousses sur la selle, il serra les genoux et croisa les jambes autour de la tige de support. Pendant ce temps, il continuait de monter, à cent, deux cents, trois cents mètres, par-dessus le désert bouillonnant des rapides. C’était fort bien, mais comment prendre une direction horizontale ? Il essaya de se remémorer s’il avait vu ces monoplans horizontalement. Non, leur ascension s’effectuait à coups d’ailes, et ils descendaient en planant selon une légère inclinaison. Il décida de monter encore. Des larmes gonflaient ses paupières, et, pour les essuyer, il s’aventura témérairement à lâcher d’une main le volant.

Valait-il mieux risquer une chute par terre, ou sur l’eau ? Sur de pareilles eaux ?

Il montait par-dessus des Upper Rapids, dans la direction de Buffalo, et il éprouvait un certain soulagement à penser que les Chutes et le furieux tourbillon des eaux étaient maintenant derrière lui. Il observa qu’il s’élevait en droite ligne.

Comment virait-on ?

Bientôt, tout son sang-froid lui revint : ses yeux s’habituaient au vent, et il montait toujours, très haut, très haut… Il pencha la tête en avant et promena des regards clignotants sur la contrée… Trois grandes balafres de ruines noires et fumantes sabraient la cité de Buffalo ; plus loin, des collines et des plaines. Il se demanda s’il était à un kilomètre de hauteur, ou plus ?

Près de la station située entre Niagara et Buffalo, il aperçut des gens qui entraient dans les maisons et en sortaient, comme des fourmis. Deux automobiles glissaient sur la route vers Niagara City. Tout au loin, vers le sud, il distingua un immense dirigeable asiatique qui filait vers l’est.

À cette vue, il s’occupa sérieusement du moyen de changer de direction. Mais l’aéronat ne parut pas se préoccuper de lui et Bert continua à monter par bonds successifs. Le monde s’étendait sous ses yeux comme une carte toujours plus vaste. Clic-cloc, clic-doc. Au-dessus de lui, toute proche maintenant, s’éployait un voile transparent de nuages.

Le moment était venu, songea-t-il, de débrayer la commande des ailes. Le levier opposa quelque résistance ; quand il eut cédé, la queue de la machine se redressa et les ailes s’allongèrent, rigides. Aussitôt, tout fut silencieux, doux et rapide. Les paupières aux trois quarts closes, Bert opérait une descente inclinée contre une violente rafale de vent.

Un petit levier, qui jusqu’ici s’obstinait à ne pas fonctionner, était devenu mobile. Il le poussa doucement vers la droite : l’aile gauche modifia mystérieusement sa bordure extrême, et la descente se poursuivit en une spirale qui s’enroulait vers la droite. Pendant quelques secondes, Bert connut les sensations désespérées que donne une catastrophe inévitable. Non sans difficulté, il replaça le levier à sa position première, et la bordure de l’aile obéit à la manœuvre.

Presque aussitôt il poussa le levier vers la gauche, et crut faire un tête-à-queue.

– Pas si fort ! – balbutia-t-il, terrifié, en s’apercevant qu’il dégringolait à toute vitesse sur une voie ferrée et quelques bâtiments d’usines qui semblaient l’attirer pour le happer. Un instant, il se vit aussi impuissant qu’un cycliste emballé dans une côte ; par surprise, il était descendu jusqu’au sol.

– Hé là ! – s’écria-t-il, et, d’un effort de tout son être, il embraya le mouvement des ailes. L’appareil releva le nez, et reprit sa montée tressautante.

Bert gagna une grande hauteur, et la partie pittoresque et montagneuse de l’État de New York s’étala sous ses yeux. À la descente qui suivit, il découvrit une longue côte, et, à la montée, il en entrevit une autre encore. Un peu plus tard, comme il passait en planant à une faible hauteur au-dessus d’un village, il distingua des gens qui couraient en tous sens, qui s’enfuyaient, épouvantés sans doute par sa venue inopinée. Il se figura même qu’on avait tiré sur lui.

– Montons, – se dit-il.

Il empoigna la manette d’embrayage, qui obéit avec une remarquable docilité, et soudain les ailes parurent céder vers le milieu… Le moteur était muet ; il ne marchait plus ! Par instinct plutôt que par réflexion, Bert débraya. Que faire ?

Le reste du voyage dura quelques secondes, mais l’esprit de Bert fut animé d’une activité prodigieuse ; il ne pouvait plus monter, il descendait… irrémédiablement il y aurait un choc inévitable.

L’appareil glissait à une vitesse de peut-être cinquante kilomètres à l’heure… Cette plantation de mélèzes, là-bas, promettait un moelleux atterrissage – un lit de mousse presque !

Irait-il jusque-là ? Il s’occupa uniquement de son volant de direction, le tourna un peu à droite, puis en plein à gauche…

Brrrr ! crac ! Il arrivait sur les cimes des arbres, dans lesquelles l’appareil se creusa un profond sillon, pour chavirer finalement au milieu d’un nuage d’aiguilles vertes et de branchages noirs. Il y eut un craquement sec, et Bert, désarçonné, partit en avant, en brisant quelques branches dont les rameaux lui fouettèrent le visage.

Il se retrouva entre la selle et un tronc d’arbre, une jambe par-dessus le levier de direction, et, autant qu’il pouvait s’en rendre compte, indemne. Comme il cherchait à se dégager, il perdit l’équilibre et tout céda sous lui. Quand il put se raccrocher, il était perché dans les branches basses de l’arbre, sous l’aéroplane ; une agréable odeur résineuse embaumait l’air. Sans se risquer à bouger, il envisagea sa position, puis, avec mille précautions, il descendit, branche par branche, jusque sur le sol tapissé d’une épaisse couche d’aiguilles sèches.

– Bonne affaire ! – se dit-il, en levant la tête vers le grand cerf-volant disloqué. – Presque aussi doux qu’en ascenseur.

Sa main caressait doucement son menton.

– Dans mon malheur, j’ai tout de même un peu de chance – remarqua-t-il méditativement, en examinant le sol tacheté de soleil, sous les arbres.

Un violent tumulte attira son attention vers sa poche, d’où il finit par extraire le petit chat.

– Pauvre minet ! Tu dois être à moitié asphyxié !

L’animal, tout ébouriffé, paraissait fort joyeux de revoir la lumière, et le bout de sa petite langue rose passait entre ses dents. Bert le posa à terre ; la bête menue se mit à courir, se secoua, fit le gros dos, s’assit et commença à se lécher.

– Et à présent ? – fit Bert, en regardant autour de lui. Et soudain, avec un geste de dépit : – Sapristi ! j’aurais dû apporter le fusil !

Il l’avait, par une fâcheuse précaution, appuyé contre un arbre, avant de s’installer sur la selle de l’aéroplane. L’immense paix qui l’entourait le déconcerta, et il s’aperçut qu’il n’avait plus dans les oreilles le mugissement de la cataracte.

La Guerre dans les airs

2.

Bert n’avait pas une idée bien claire du genre de population qu’il allait trouver dans la contrée. Il savait qu’il était en Amérique, une grande et puissante nation, dont les citoyens avaient des manières sèches et humoristiques, se servaient à tout propos de revolvers et de couteaux à virole, et employaient dans la conversation des mots insolites. Il s’imaginait aussi que tous étaient millionnaires, se balançaient dans des rocking-chairs, plaçaient leurs pieds à des altitudes extravagantes, chiquaient infatigablement du tabac, des gommes et autres substances. À ces baroques personnages, se mêlaient des cow-boys, des Peaux-Rouges, et des nègres comiques et obséquieux. Ces connaissances provenaient de lectures fournies par la bibliothèque publique, et Bert n’en avait guère appris davantage. Aussi n’éprouva-t-il un peu plus tard aucune surprise quand il rencontra des gens armés.

Une fois descendu de son perchoir, l’aviateur improvisé avait décidé d’abandonner sa machine endommagée. Après avoir erré un certain temps sous bois, il déboucha sur une route qui parut, à ses yeux de citadin anglais, remarquablement large, mais un peu sommairement construite. Ni haie, ni fossé, ni trottoir distinct ne la séparaient du fourré, et elle décrivait une vaste courbe, avec cette aisance des grands chemins d’un continent neuf. À quelque distance, Bert vit un individu portant un fusil sous le bras, coiffé d’un chapeau noir mou, et d’une blouse bleue : sa grosse face ronde n’était ornée d’aucune touffe de barbe, ni du « bouc » qui caractérisait alors toutes les caricatures de l’Américain. L’homme reluqua Bert avec une certaine méfiance, et il tressaillit quand il l’entendit parler.

– Pouvez-vous me dire en quel endroit je suis ? – s’enquérait Bert.

Le personnage le toisa des pieds à la tête et lorgna de soupçonneuse manière les bottes de caoutchouc.

Enfin, il se décida à répondre en un dialecte inconnu, qui se trouvait être le tchèque.

Devant l’air ahuri de Bert, il s’interrompit soudain et articula de son mieux :

– Moi, pas parler anglais.

– Oh ! – fit Bert, qui réfléchit gravement et poursuivit sa route.

Presque aussitôt, il se retourna pour lancer un merci aimable. Le Tchèque, resté sur place, contempla le dos de Bert qui s’éloignait, parut frappé d’une idée, fit un geste inachevé, soupira, haussa les épaules et s’éloigna à son tour d’une allure exténuée.

Bert arriva bientôt près d’une grande cabane campée de guingois au milieu des arbres – une simple boite dénudée, une caisse grossière, aux yeux de Bert, sans plantes grimpantes, sans haie, ni mur, ni clôture d’aucune sorte pour la séparer des bois environnants. Il fit halte devant les marches qui menaient à une porte, éloignée d’une trentaine de mètres. L’habitation semblait déserte, et Bert se disposait à aller frapper à l’huis, mais soudain un grand chien noir apparut qui le dévisagea fixement. C’était un chien aux mâchoires énormes, d’une race bizarre, et il avait au cou un collier garni de pointes. La bête n’aboya pas, ne fit même pas mine d’avancer, mais elle hérissa paisiblement son poil, et émit un grognement unique, comme une toux brève et profonde.

Bert hésita, et passa son chemin.

À trente pas de là, il s’arrêta, regardant autour de lui, sous la futaie.

– Allons, bon ! J’ai laissé le minet là-bas.

Un remords aigu le tortura un instant. Le molosse surgit entre les troncs, pour mieux voir le passant, peut-être, et émit à nouveau sa toux discrète. Bert reprit sa marche.

– Il se tirera d’affaire sans peine, le minet… Il attrapera des choses… oh ! oui, il s’en tirera très bien, – répéta-t-il, sans conviction.

N’eût été le chien noir, il serait retourné sur ses pas.

Quand il fut hors de vue de la cabane et du mâtin, il entra dans le bois, d’où il ressortit un peu après, écorçant avec son couteau une trique de grosseur assez respectable. Puis, apercevant, sur le sentier du bas-côté, un caillou dont l’aspect lui convint, il le ramassa et le mit dans sa poche. Il déboucha bientôt devant plusieurs chalets, construits en planches comme le dernier, avec chacun une sorte de véranda mal peinte en blanc, et tous plantés sur le sol, dans le même désarroi. Derrière, auprès des étables à porcs, entourée d’une portée grouillante, une truie noire fouillait la terre.

Une femme à l’aspect farouche, avec des yeux noirs et une tête brune échevelée, était assise sur les marches, dorlotant un bébé ; mais à la vue du passant, elle se leva, rentra, et poussa le verrou.

Vers les étables, un gamin apparut, mais il feignit de ne pas entendre l’appel de Bert.

– Ils sont tous comme ça, je suppose, en Amérique, – observa Bert.

Les maisons devinrent de plus en plus fréquentes et il croisa deux hommes à l’air hagard et très sales, qu’il n’osa pas interpeller. L’un portait un fusil et l’autre une hachette, et ils l’examinèrent, lui et sa trique, avec une expression fort dédaigneuse.

Une route que bordait un monorail traversait celle qu’il suivait, et, à l’un des coins du carrefour, se dressait un écriteau avec cette inscription : « Attendre ici les trains. »

– Ça, c’est parfait, mais je me demande s’il va falloir attendre longtemps ! – se dit Bert.

L’idée lui vint alors que, dans l’état de bouleversement du pays, le service était certainement interrompu. Aussi, comme les habitations semblaient plus nombreuses sur la droite que sur la gauche, il tourna à droite. Un vieux nègre passa.

– Bonjour, – fit Bert.

– Bonjou, mousseu, – répondit le nègre d’une voix chantante.

– Comment s’appelle ce village ?

– Tanouda, mousseu.

Je vous remercie.

– Méci, mousseu, – insista le nègre.

En approchant, Bert constata que les maisons étaient du même type en bois, détachées les unes des autres et sans clôture, et elles s’ornaient d’enseignes de tôle émaillée avec des indications en anglais. Il se dirigea vers l’une des cahutes qu’il jugea devoir être une boutique d’épicerie.

C’était la première demeure qui offrit l’invite hospitalière d’une porte ouverte, et de l’intérieur sortait un bruit étrangement familier.

– Diable ! – s’écria Bert tout à coup, en fouillant Ses poches. – Voilà des semaines que je n’ai eu besoin d’argent… Je me demande si… C’est Grubb qui tenait la caisse… ah !

Il tira une poignée de monnaie et l’examina : trois pennies, une pièce de six pence et une d’un shilling.

– C’est parfait ! – prononça-t-il.

Au moment où il obliquait vers le seuil, un homme, en manches de chemise, à tête grise et de solide carrure, apparut et le dévisagea.

– …njour, – salua Bert. – Est-ce que je pourrais manger quelque chose dans votre établissement ?

L’homme répliqua, Dieu merci, en bon et clair dialecte américain :

– Ce n’est pas un établissement ici, monsieur, c’est un magasin.

– Très bien, – acquiesça Bert, – pourvu que je puisse manger quelque chose.

– C’est facile, – déclara l’Américain sur un ton encourageant, et il recula en invitant Bert à entrer.

D’après les éléments de comparaison que lui fournissaient ses souvenirs de Bun Hill, Bert estima que le « magasin » était extrêmement spacieux, très clair et fort peu encombré. Sur la gauche, se dressait un comptoir très long, derrière lequel s’étageaient des tiroirs, des rayons et divers autres aménagements ; sur la droite, étaient rangés un certain nombre de chaises, plusieurs tables et deux crachoirs ; dans le fond, s’entassaient des futailles, des fromages et des quartiers de porc fumé ; en face, une vaste ouverture en forme d’arche menait à une autre salle. Autour d’une table, un groupe d’hommes étaient rassemblés, et une femme de trente à trente-cinq ans s’accoudait sur le comptoir. Tous les hommes, armés de fusils, écoutaient nonchalamment, sans y prêter grande attention, un mauvais phonographe, aux accents métalliques. Du pavillon sonore sortaient des paroles qui serrèrent le cœur de Bert d’une angoisse nostalgique et lui remémorèrent une plage ensoleillée, un attroupement d’enfants, des bicyclettes émaillées en rouge, la dégaine de Grubb et un ballon à ras de terre. Le phonographe nasillait une chanson du répertoire des Derviches du Désert !…

Un individu au cou épais, coiffé d’un chapeau de paille et mâchonnant une chique, arrêta la mécanique, et tous les yeux – des yeux aux regards fatigués – se tournèrent vers Bert.

– Peut-on donner quelque chose à manger à ce monsieur, la mère ? – interrogea le propriétaire.

– On lui donnera ce qu’il voudra, – assura, sans bouger, la femme accoudée sur le comptoir, – depuis un biscuit sec jusqu’à un repas complet.

Elle étouffa un bâillement, à la manière de quelqu’un qui n’aurait pas dormi de la nuit.

– Je voudrais un repas, – expliqua Bert, – mais je n’ai pas beaucoup d’argent et je ne voudrais pas payer plus d’un shilling.

Plus d’un quoi ?

– Plus d’un shilling, – répéta Bert, qui comprit tout à coup que sa monnaie n’avait peut-être pas cours.

– J’entends bien, – répliqua le propriétaire, qui perdit un moment sa solennité. – Mais que diable voulez-vous dire en parlant de shilling ?

Bert, s’efforçant de dissimuler sa consternation, produisit la pièce d’argent :

– Voilà un shilling.

– Il appelle un magasin un établissement, – reprit le négociant, – il veut un repas pour un shilling !… Puis-je vous demander, monsieur, de quelle partie de l’Amérique vous arrivez ?

– De Niagara, – précisa Bert, en remettant le shilling dans sa poche.

– Et depuis quand avez-vous quitté Niagara ?

– Depuis environ une heure.

– Vraiment ! fit le propriétaire, en se tournant avec un sourire incrédule vers les autres. Ah vraiment !

Plusieurs questions simultanées furent posées au nouveau venu. Bert en choisit une pour y répondre.

– J’étais avec la flotte aérienne allemande. Ils m’avaient fait prisonnier, pour ainsi dire, et ils m’ont amené ici.

– D’Angleterre ?

– Oui… d’Angleterre, en passant par l’Allemagne. J’ai assisté à une grande bataille avec les Asiatiques et j’ai été abandonné dans une petite île, entre les cataractes…

– L’île de la Chèvre ?

– J’ignore le nom. Mais, en tout cas, j’y ai trouvé une machine volante, je suis monté dessus et me voici.

Deux hommes se levèrent, en examinant Bert d’un œil méfiant.

– Où est-elle, cette machine volante ? Dehors ? – questionna l’un.

– Elle est là-bas, dans le bois, à un kilomètre d’ici.

– Est-ce qu’elle est en bon état ? – s’enquit un personnage lippu, dont le visage portait une cicatrice.

– J’ai atterri un peu brutalement…

Ils l’entourèrent, discourant tous à la fois et voulant, comprit-il, qu’il les menât immédiatement à l’endroit où il avait laissé l’aéroplane.

– Dites donc, – leur fit observer Bert, je veux bien vous y mener, mais depuis hier je n’ai pris qu’un peu d’eau minérale…

Un jeune homme mince, d’aspect militaire, avec de longues jambes maigres enfermées dans des guêtres, et portant en bandoulière une cartouchière garnie, intervint alors en faveur de Bert, sur un ton d’autorité manifeste :

– Ça va bien. Donnez-lui à manger à mon compte, M. Logan. Je tiens à ce qu’il me raconte son histoire plus en détail. Nous verrons la machine ensuite. Selon moi, j’ose dire que c’est un hasard remarquablement intéressant qui a débarqué ici ce monsieur… Si sa machine volante est là, nous allons la réquisitionner pour notre défense locale.

La Guerre dans les airs

3.

Bert se retrouvait donc d’aplomb sur ses pieds. Tout en se régalant de viande froide, de bon pain et de moutarde, arrosés d’excellente bière, il narra, en une esquisse sommaire et avec les omissions et les inexactitudes naturelles à son genre de mentalité, la série de ses aventures. Il raconta qu’en compagnie d’un de ses amis il séjournait, pour cause de santé, au bord de la mer, qu’un jour un « type » arriva dans un ballon, que lui, Bert, était tombé à l’intérieur de la nacelle au moment même où le « type » culbutait à l’extérieur, que les vents l’avaient poussé jusqu’en Franconie, que les Allemands, le prenant sans doute pour quelqu’un d’autre, l’avaient fait prisonnier et emmené à New York, – enfin il expliqua de quelle façon il avait été au Labrador et en était revenu, et comment il était resté seul dans l’île de la Chèvre.

Il évita de mentionner l’affaire des papiers Butteridge et celle de la mort du Prince, non pas à cause d’une insidieuse fourberie, mais parce qu’il sentait l’insuffisance de ses talents de narrateur. Il voulait avant tout que son histoire parût plausible, naturelle et correcte, et il tenait à se présenter comme un citoyen anglais digne de confiance et véridique, bien que de rang modeste, à qui on pouvait sans méfiance faire crédit de la nourriture et du logement.

Quand son récit fragmentaire en arriva à New York et à la bataille de Niagara, ses auditeurs s’emparèrent soudain des journaux épars sur les tables, et, à l’aide des véhéments comptes rendus de ces feuilles, ils l’assaillirent de questions. Évidemment, pensa-t-il, son arrivée ranimait une discussion entamée depuis longtemps, qui s’était interrompue pendant la diversion du phonographe, parce que tous les arguments étaient épuisés. C’est cette discussion, l’unique et suprême sujet de conversation du monde entier – la guerre et ses méthodes – qui avait rassemblé ces hommes, carabine en main. Tout l’intérêt se concentrait à présent sur les aéronats asiatiques qui parcouraient le ciel, accomplissant de mystérieuses missions, et sur les guerriers-aéronautes, en uniforme cramoisi et armés de sabres, qui atterrissaient pour exiger des vivres, de l’essence et des nouvelles.

À l’unisson de tout le continent, les hommes réunis dans ce magasin se demandaient : Que faire ? Que tenter ? Comment lutter contre l’envahisseur ?

Relégué à l’arrière-plan, comme un personnage très secondaire, Bert cessa, même dans ses propres pensées, d’être un individu central et indépendant.

Après qu’il eut bu et mangé son content, qu’il eut soupiré à l’aise, se fut étiré et leur eut exprimé tout le plaisir qu’il avait pris à se restaurer, il alluma une cigarette qu’on lui offrit, et, prenant la tête du cortège, il partit, non sans de vagues appréhensions, à la recherche de la machine volante.

Le grand jeune homme dégingandé, qui s’appelait Laurier, s’était apparemment institué chef en raison de sa position sociale et de ses aptitudes naturelles. Il connaissait le nom, le caractère et les capacités de chacun de ceux qui l’accompagnaient, et il mit immédiatement tout son monde à l’œuvre, avec vigueur pour prendre possession du précieux instrument de guerre qui leur tombait du ciel. Ils amenèrent l’aéroplane à terre, avec soin et précaution, en abattant deux arbres qui les gênaient, et, l’abritèrent sous une charpente improvisée, couverte de branchages, de crainte qu’il ne fût aperçu par quelque aéronaute asiatique. Avant le soir, ils avaient fait venir de la ville voisine un mécanicien qui commença aussitôt les réparations, et ils tirèrent au sort qui serait le premier à essayer l’appareil. Bert retrouva son petit chat, qu’il rapporta au magasin, où, avec les plus chaleureuses recommandations, il le confia à Nine Logan. Il fut bientôt assuré que tous deux s’entendraient à ravir.

Laurier n’était pas seulement, et à la fois, un dictateur par tempérament, un riche propriétaire foncier et un puissant industriel (président, apprit Bert, avec une crainte respectueuse, de la Tanooda Canning Corporation), mais c’était aussi un personnage populaire, fort habile à cultiver l’art de la popularité. Autour de lui, dans le magasin Logan, tous les hommes valides de la localité se réunirent, cette même soirée, pour s’entretenir du monoplan et de la guerre qui bouleversait le monde entier.

Un cycliste survint, apportant une sorte de journal mal imprimé, sur une seule page, et qui produisit sur l’assemblée l’effet de l’huile qu’on jette sur le feu.

L’usage des anciens câbles télégraphiques était abandonné depuis plusieurs années et les stations de télégraphie sans fil, établies le long des côtes de l’Atlantique, avaient fourni des points d’attaque particulièrement tentants : aussi la feuille ne contenait-elle guère que des nouvelles relatives aux États-unis, mais quelles nouvelles !

Bert, assis à l’écart, bornait son rôle à celui d’auditeur, car ces hommes, à présent, avaient à peu près jaugé la valeur personnelle du nouveau venu. Au fur et à mesure de la conversation, devant son esprit chancelant passaient d’étranges et vastes images d’événements, énormes dans leurs conséquences, de nations tumultueusement soulevées, de continents bouleversés, de famines et de ravages incalculables. De temps à autre, malgré ses efforts pour les chasser, certains souvenirs intimes traversaient cette confusion tourbillonnante : le prince Karl Albert déchiqueté, l’aviateur chinois suspendu la tête en bas, l’officier à la tête bandée se sauvant misérablement avec sa jambe boiteuse…

Ici, les gens parlaient d’incendies et de massacres, de cruautés et de représailles, du meurtre d’inoffensifs Asiatiques par des tourbes que déchaînait la haine de race, de villes mises à sac et complètement brûlées, de lignes de chemins de fer et de ponts détruits, de populations entières qui se cachaient ou qui fuyaient…

Tous les vaisseaux dont les Jaunes disposent sont en route pour traverser le Pacifique ! s’écria quelqu’un.

Depuis le commencement de la guerre, ils n’ont pas débarqué moins d’un million d’hommes sur la côte Ouest, – assurait un autre. – Ils ont envahi les États-unis avec l’intention d’y rester… et ils y resteront, morts ou vivants !

Lentement, irrésistiblement, avec ampleur, Bert se rendit compte de l’immense tragédie qui ébranlait l’humanité, et au milieu de laquelle s’écoulait sa petite existence ; il comprit qu’arrivait une époque où l’univers se désorganisait effroyablement, où c’en était fini de la sécurité, de l’ordre, de l’habitude… Le monde entier prenait part aux hostilités, sans pouvoir envisager la possibilité d’une paix prochaine, sans même l’espoir de recouvrer jamais la paix.

Bert s’était imaginé que les spectacles auxquels il avait assisté seraient définitifs et concluants, que la bataille de l’Atlantique et le siège de New York étaient des événements qui feraient époque avant une nouvelle période de calme. Et ce n’avait été que les premiers chocs avertisseurs du cataclysme universel. Chaque jour les proportions du désastre s’accroissaient, les motifs de haine, les fissures s’élargissaient d’homme à homme, des tours et des pignons nouveaux s’écroulaient dans l’édifice social. À terre, les armées s’augmentaient et les populations périssaient ; dans les airs, dirigeables et aéroplanes combattaient, faisant pleuvoir la destruction.

L’effondrement de la civilisation scientifique était inconcevable pour ceux qui vécurent à cette époque, qui furent entraînés par la débâcle. Le progrès avait parcouru la terre à une allure invincible, croyait-on, pour ne jamais plus à présent trouver le repos. Pendant plus de trois siècles, la longue diastole, régulièrement accélérée, de la civilisation occidentale s’était étendue de toutes parts à travers le globe : des villes immenses se fondaient, les populations se multipliaient, les valeurs s’accroissaient, des contrées nouvelles s’exploitaient, les facultés humaines se développaient. Et il semblait, comme conséquence inséparable, que, d’année en année, des engins destructeurs toujours plus redoutables fussent construits en quantités toujours plus grandes, que l’entretien des armées et la production des explosifs finissent par absorber la majeure partie de l’énergie universelle.

Trois cents ans de diastole, puis, comme un poing qui se ferme, la systole immédiate, inattendue.

Personne ne comprit que c’était une systole ; on n’y voulut voir qu’un accroc, qu’un soubresaut, qu’une oscillation accidentelle indiquant la rapidité d’allure du progrès. L’effondrement, bien qu’il se produisît de toutes parts, demeurait inimaginable, incroyable. De temps à autre, une masse, dans sa chute, écrasait quelques témoins, où le sol s’ouvrait sous leurs pas : ils demeuraient incrédules…

Sous cette immense voûte de désastres, les hommes assemblés dans le magasin formaient un groupe infime et lointain. Ils envisageaient tour à tour de menus aspects des événements, et se préoccupaient surtout des moyens de se protéger contre les éclaireurs asiatiques qui fondaient sur eux pour exiger de l’essence ou pour détruire les armes ou les communications. Partout, des corps francs s’organisaient dans cette région pour défendre les voies ferrées et le matériel roulant, dans l’espoir que le service serait promptement rétabli. Les hostilités se passaient à une si grande distance…

Un des assistants, doué d’une voix sourde, se faisait remarquer par ses discours pleins d’astuce et de réel savoir. Avec une assurance indémontable, il révélait les défauts des Drachenflieger allemands, des aéroplanes américains, et les avantages des monoplans asiatiques.

Il se lança dans une description romanesque de la machine Butteridge, ce qui fit ouvrir les oreilles à Bert.

– Moi, je l’ai vue, – hasarda-t-il même, au milieu du brouhaha des voix, mais, frappé du danger de cette allégation, il préféra en rester là et s’estima heureux de n’avoir pas été entendu.

L’homme à la voix sourde insistait sur ce qu’avait d’étrangement ironique la mort de Butteridge. La nouvelle causa quelque soulagement à Bert : tout au moins, il ne rencontrerait plus jamais Butteridge. Le terrible personnage était mort subitement, parait-il.

– Et son secret a péri avec lui ! – pérorait l’orateur.

Quand on chercha les pièces de sa machine, on ne découvrit rien. Personne ne put mettre la main dessus. Il les avait trop bien cachées.

– Mais – objecta l’individu au chapeau de paille est-il décédé si subitement qu’il n’ait pu fournir le moindre renseignement ?

– Abattu d’un seul coup, par la fureur et l’apoplexie, dans un endroit appelé Dymchurch, en Angleterre.

– C’est vrai, – ratifia Laurier. – Je me rappelle les articles dans les journaux. On raconta même alors que son ballon lui avait été volé par des espions allemands.

– Eh bien ! – reprit l’homme à la voix sourde – cette attaque d’apoplexie fut la pire chose qui pût arriver à l’humanité. Car si M. Butteridge n’avait pas si brusquement trépassé…

– Personne ne sait son secret ?

– Pas une âme ! Son secret est enseveli avec lui à tout jamais. Son ballon, parait-il, s’est perdu en mer, avec tous les plans. Il a coulé à fond, et les plans avec !

Un silence général fut le seul commentaire de ces paroles.

Avec des machines comme la sienne, nous pourrions lutter contre ces aéroplanes asiatiques plus qu’à égalité. On surpasserait de vitesse et l’on jetterait bas ces bourdonnants insectes rouges partout où ils se montreraient. Mais le secret est perdu et on n’a plus le temps de le réinventer. Il nous faut combattre avec les armes que nous avons, et les chances sont contre nous… Cela ne nous empêchera pas de nous défendre, assurément non… Mais, pensez donc, si on avait cette machine !

Bert tremblait violemment. Il éclaircit sa gorge enrouée.

– Mais, dites donc, je… je… – bégaya-t-il.

Personne ne faisait attention à lui, l’homme à la voix sourde abordait un autre aspect du sujet.

La surexcitation de Bert s’aggravait. Il se leva, faisant avec ses doigts une mimique simiesque.

– Écoutez, monsieur Laurier, – cria-t-il. – Écoutez !… Je voudrais… À propos de la machine Butteridge…

M. Laurier, assis sur une table voisine, interrompit d’un geste majestueux le discours de l’orateur.

– Écoutons ce qu’il a à dire, – ordonna-t-il.

L’assemblée tout entière comprit que quelque chose arrivait à Bert : ou il étouffait, ou il devenait fou.

– Attendez un peu, – bredouilla-t-il, tremblant, et il se déboutonnait, convulsivement.

Il défit son faux col, ouvrit sa vareuse et sa chemise. Puis il plongea la main dans sa poitrine, et parut un moment vouloir s’arracher le foie. Pendant qu’il était aux prises avec des boutonnières, sur son épaule, on aperçut une étoffe peu ragoûtante qui était un plastron de flanelle rouge terriblement sale. Presque aussitôt, en un décolletage inélégant, Bert se penchait au-dessus de la table, sur laquelle il étalait une liasse de plans.

– Les voilà, – balbutiait-il – les voilà, les plans ! Vous savez, les plans de M. Butteridge, de sa machine… Comment, mort ? C’est moi qui me suis envolé avec son ballon.

Pendant quelques secondes, les assistants restèrent silencieux. Leurs regards allaient des papiers à la face pâle de Bert et à ses yeux étincelants. Personne ne bougeait.

L’homme à la voix sourde fut le premier à prononcer une parole :

– L’ironie, la voilà, – fit-il sur un ton satisfait… l’ironie pure et simple. Les plans arrivent quand il est trop tard pour s’en servir !

La Guerre dans les airs

4.

Sans doute, à ce moment, tous étaient disposés à entendre de nouveau le récit de Bert, mais, en cette circonstance, Laurier affirma l’autorité de sa situation.

– Non, monsieur, il n’est pas trop tard, – répliqua t-il, en quittant la table qui le portait.

D’un tour de main, il rassembla les papiers épars, les sauvant, du même coup, des marques qu’allaient y poser les doigts de l’homme à la voix sourde. Il les tendit à Bert.

– Remettez-les à la place où vous les teniez. Nous allons avoir du chemin à faire.

– Où allez-vous ? – questionna l’individu au chapeau de paille.

– Nous partons, mon cher monsieur, retrouver le Président de ces États et déposer les plans entre ses mains. Je refuse d’admettre qu’il soit trop tard !

– Où est le Président ? – demanda timidement Bert, pendant le silence qui suivit.

– Logan, – fit Laurier, dédaignant de répondre, il faut que vous nous aidiez.

Quelques minutes plus tard, Bert, en compagnie du commerçant et de Laurier, examinait des bicyclettes rangées dans la salle du fond. Les jantes étaient en bois, et l’expérience qu’il en avait faite sous le climat anglais avait enseigné à Bert leurs détestables inconvénients. Néanmoins, cette objection, et deux ou trois autres, émises contre un départ trop immédiat, furent écartées par Laurier.

– Mais où se trouve le Président ? – répétait Bert, derrière le dos de Logan, tout en gonflant un pneu.

Laurier daigna abaisser ses regards.

– On dit qu’il est dans les environs d’Albany, là-bas, du côté des collines. Il se transporte de lieu en lieu, organisant la défense, autant que cela lui est possible, par télégraphe et par téléphone. La flotte asiatique cherche à localiser l’endroit de sa retraite. Quand les Jaunes croient avoir découvert le siège du gouvernement, ils lancent dessus des bombes. Cette tactique gêne le Président, mais, jusqu’ici, ils ne l’ont pas approché de plus d’une quinzaine de kilomètres. Les forces aériennes des envahisseurs sont à présent éparpillées au-dessus des États de l’Est, détruisant les usines à gaz et tout ce qui peut apparemment abriter la construction d’aéronats ou dissimuler le transport des troupes. Nos représailles sont impuissantes à l’extrême. Mais, avec les machines dont nous avons les plans, mon cher monsieur !… Notre randonnée à bicyclette comptera parmi les entreprises historiques de ce monde.

Il fut sur le point de prendre une attitude héroïque.

– Est-ce que nous le rejoindrons ce soir ! – s’enquit Bert.

– Non, monsieur ! – répondit Laurier. – Il nous faudra pédaler pendant plusieurs jours, tout au moins.

– Et il n’y a pas moyen de faire un bout de route en chemin de fer, ou dans un véhicule quelconque ?

– Assurément non ! Voilà trois jours qu’il n’a pas passé un train, ici. Inutile d’attendre. Nous nous transporterons du mieux que nous pourrons.

– On part tout de suite ?

– Tout de suite.

– Mais comment ?… Nous n’irons pas loin ce soir.

– Nous pédalerons jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, et on dormira après. Ça sera autant de gagné. Nous prendrons la direction de l’est.

– Il est certain… – commença Bert, avec des souvenirs de la matinée passée dans l’île de la Chèvre ; mais il n’acheva pas sa pensée.

Il apporta toute son attention à l’empaquetage plus soigné de son plastron, car plusieurs papiers dépassaient le col de sa veste.

Pendant une semaine, l’existence de Bert fut pimentée de sensations mêlées, parmi lesquelles la fatigue de ses jambes prédomina. Presque sans cesse il fut en selle, pédalant derrière Laurier inexorablement en tête, à travers une contrée plus grande que l’Angleterre, avec des collines plus hautes et des vallées plus vastes, des champs plus étendus, des routes plus larges, rarement bordées de haies, et des maisons de bois précédées de cours spacieuses. Bert pédalait. Laurier s’enquérait de l’itinéraire, Laurier choisissait les tournants, Laurier hésitait, Laurier décidait. Parfois ils étaient sur le point de communiquer téléphoniquement avec le Président, puis quelque chose survenait qui les séparait brusquement. Il fallait sans cesse repartir et aller de l’avant, et sans cesse Bert pédalait. Un pneu se dégonfla. Il roula sans s’en inquiéter. Il s’endommagea le séant à ce contact prolongé avec la selle. Laurier déclara que ça n’avait pas d’importance. Des aéronats asiatiques évoluèrent dans le ciel : les deux cyclistes se mirent à l’abri jusqu’à ce que le ciel fût clair. Une fois, pendant plus d’un mille, un aéroplane rouge sembla les poursuivre et descendit si bas qu’ils distinguèrent la tête de l’aéronaute.

Tantôt ils traversaient des régions où régnait la panique, tantôt des régions aux trois quarts détruites. Ici des gens se battaient pour s’arracher des vivres, là c’est à peine si leur routine quotidienne était troublée.

Bert et Laurier passèrent une journée dans la ville d’Albany déserte et en ruine. Les Asiatiques y avaient coupé tous les fils de transmission électrique et incendié la gare d’embranchement.

Les cyclistes continuèrent dans la direction de l’est, rencontrèrent mille aventures et anicroches qui ne les arrêtèrent pas, et sans cesse Bert pédalait derrière le dos inexorable de Laurier.

Des incidents frappaient l’attention de Bert et le rendaient perplexe, mais il roulait toujours, et ses questions sans réponse s’effaçaient avec sa curiosité.

Sur un flanc de colline, vers la droite, une vaste demeure flambait, et personne n’y prenait garde…

Ils franchirent un étroit pont de chemin de fer, et rejoignirent bientôt une voiture du monorail, immobile en pleine voie, campée sur ses pieds de secours. C’était un wagon remarquablement somptueux, le dernier mot du luxe pour les parcours transcontinentaux ; les voyageurs jouaient aux cartes, dormaient ou préparaient un pique-nique sur une pente gazonnée toute voisine. Il y avait six jours qu’ils attendaient là ! …

À un endroit, aux arbres qui bordaient la route, dix individus de couleur se balançaient en file au bout d’une corde. Bert se demanda pourquoi…

Dans un village d’aspect paisible, où ils s’arrêtèrent pour faire réparer le pneu crevé et déjeuner de bière et de biscuits, un gamin extraordinairement sale et les pieds nus les aborda et, sans préambule, leur annonça ce qu’il savait des événements :

– On a pendu un Chinois, dans les bois, là-bas.

– Pendu un Chinois ? – répéta interrogativement Laurier.

– Pour sûr ! On l’a surpris en train de voler dans les magasins de la voie.

– Ah !

– Il cherchait des cartouches de dynamite… On l’a pendu et on a tiré sur ses jambes. On en fait autant à tous les Chinois qu’on peut chiper… On ne les rate pas… tous les Chinois qu’on peut chiper…

Ni Bert ni Laurier ne répliquèrent.

Bientôt, après une expectoration savamment lancée à distance, le jeune gentleman s’éloigna en se dandinant et appela soudain, d’un cri sauvage, quelques-uns de ses congénères qui surgissaient plus loin…

Au sortir d’Albany, cet après-midi-là, ils trébuchèrent presque sur le corps d’un homme qu’une balle avait traversé de part en part : le cadavre à demi décomposé devait être resté depuis plusieurs jours au beau milieu de la route…

Ils rattrapèrent une automobile dont un pneumatique avait éclaté. Sur le siège de devant, une jeune femme demeurait absolument passive. Un vieillard, le corps à demi engagé sous la voiture, essayait d’effectuer d’impossibles réparations.

Non loin de là, tournant le dos à l’automobile, et les regards fixés sur la forêt, un jeune homme était assis, tenant un fusil sur ses genoux.

À leur approche, le vieillard se dégagea, et, toujours à quatre pattes, interpella les cyclistes. L’auto était en panne depuis la veille, et le vieillard avoua qu’il n’y comprenait rien, mais qu’il vérifiait chaque organe du reste, ni lui ni son gendre ne possédaient d’aptitudes mécaniques. On leur avait garanti que cette auto était à l’épreuve de tout… En outre, ils couraient un grand danger en s’arrêtant en cet endroit. Déjà, ils avaient été attaqués par des vagabonds…, on savait qu’ils avaient des provisions… Pour se présenter, il prononça un nom fameux dans le monde de la finance, et pria Bert et Laurier de lui prêter assistance. D’abord, il émit sa prière sur le ton de l’espoir ; il la réitéra avec insistance, et enfin avec des supplications et des larmes de terreur.

– Non ! – refusa Laurier inexorablement. Il nous faut continuer notre route. Nous avons autre chose qu’une femme à sauver…, nous avons à sauver l’Amérique !

Dans l’auto, la jeune femme ne bougeait pas…

Une autre fois, ils croisèrent un fou qui chantait à tue-tête…

Finalement, ils découvrirent le Président, caché dans une petite auberge, sur les confins d’un bourg appelé Pinkerville, au bord de l’Hudson, et ils remirent entre ses mains les plans de l’aéroplane de Butteridge.

La Guerre dans les airs

Chapitre 11 L’EFFONDREMENT

1.

L’édifice entier de la civilisation se lézardait, croulait et s’anéantissait dans la fournaise de la guerre.

Les phases de l’effondrement universel où sombra la civilisation scientifique et financière du XXe siècle se succédèrent très rapidement, – si rapidement que, sur le raccourci de l’histoire, elles paraissent se chevaucher.

Tout d’abord, le monde semble avoir atteint son maximum de richesse et de prospérité, ce qui équivalait, pour ses habitants, à un maximum de sécurité. Quand d’un coup d’œil rétrospectif, l’observateur réfléchi envisage l’activité intellectuelle de cette époque abolie, – quand il lit les fragments survivants de sa littérature, ses bribes d’éloquence politique, quand il entend les quelques menues voix que le hasard désigna, parmi des centaines de millions de discoureurs et de hâbleurs, comme prophètes des menaces prochaines, – le trait le plus singulier, dans cet enchevêtrement de sagesse et d’erreur, est assurément cette hallucination de la sécurité. Rien ne paraît à présent si précaire, si étourdiment dangereux que l’ordre social dont se contentèrent les hommes du XXe siècle. Il semble qu’alors les institutions et les rapports sociaux soient le fruit du hasard, de la tradition et des coups du sort, que les lois soient faites pour des occasions isolées et sans aucune relation avec des besoins futurs, que les coutumes soient dénuées de logique et l’éducation reste incohérente et stérile. Les méthodes d’exploitation économique forment le désarroi le plus insensé, le plus désastreux qu’il soit possible de concevoir ; le système monétaire et le système du crédit reposent sur une vaine tradition de la valeur de l’or et offrent une instabilité presque fantastique. On s’entasse dans des agglomérations établies sans le moindre plan et pour la plupart dangereusement encombrées ; les routes, les voies ferrées et la population sont réparties sur la terre selon une confusion créée par des milliers de considérations dues au caprice. Cependant, on admet volontiers que c’est là un système progressif, sûr et permanent, et, sous le prétexte que le progrès a depuis trois cents ans poursuivi malgré tout sa route hasardeuse et irrégulière, on répond à qui doute : « Bah ! les choses ont toujours bien marché finalement. On s’en tirera comme on pourra.»

Mais quand on compare l’état de l’homme au début du XXe siècle avec sa condition à toute autre période, on arrive à comprendre les motifs de cette confiance aveugle. Ce n’était pas tant une confiance raisonnée que l’inévitable conséquence du succès persistant. D’après l’idéal accepté, les choses s’étaient toujours fort bien passées. Il n’y a aucune exagération à alléguer que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les populations se trouvaient approvisionnées plus qu’à leur suffisance, et les statistiques de l’époque révèlent, dans les conditions hygiéniques, une amélioration rapide, au-delà de tout précédent, et un vaste développement d’intelligence et de capacité dans tous les arts qui rendent la vie bonne et saine. L’éducation moyenne atteignait un niveau extraordinaire, et, à l’aube du XXe siècle, on trouvait relativement peu de gens, dans l’Europe occidentale, qui ne sussent lire et écrire. Jamais encore on n’avait vu de pareilles masses d’hommes capables de lire.

Une immense sécurité sociale existait. Un individu quelconque pouvait parcourir sain et sauf les trois quarts du globe habitable et faire le tour du monde, pour un prix moindre que le salaire annuel d’un habile artisan. Comparé à la libéralité et au confort de la vie ordinaire de l’époque, l’ordre de l’Empire romain, sous les Antonins, apparaît local et limité. Chaque année, chaque mois, ajoutait quelque chose aux conquêtes humaines : de nouvelles contrées s’ouvraient, de nouvelles mines étaient exploitées, de nouvelles découvertes enrichissaient les sciences, des machines nouvelles collaboraient à l’activité de l’homme.

Pendant trois siècles, ce mouvement en avant parut profitable à l’humanité. Certains affirmaient, pourtant, que l’organisation morale n’allait pas de pair avec le progrès matériel, mais peu de gens attachaient une signification à ces phrases. Pendant un temps, les forces de construction et de consolidation contrebalancèrent les impulsions contraires du hasard et aussi l’ignorance naturelle, les préjugés, les passions et l’égoïsme dissipateur de l’humanité.

L’équilibre accidentel en faveur du progrès était de beaucoup plus précaire et infiniment plus complexe et délicat que les gens de cette époque ne le soupçonnaient. Mais le fait n’en restait pas moins que c’était un équilibre effectif. On ne se rendait pas compte que cet âge de relative prospérité offrait, pour la race, des chances énormes mais temporaires. On en concluait à une évolution fatale, envers laquelle on n’avait pas de responsabilité morale. On ne comprenait pas que cette sécurité pouvait encore se consolider ou se perdre, et que le moment opportun de la consolider s’échappait. Chacun vaquait énergiquement à ses affaires, avec pourtant une curieuse indolence envers les dangers menaçants, – les dangers réels dont personne ne se préoccupait. Les armées et les marines devenaient plus formidables ; les cuirassés, vers la fin, coûtaient à eux seuls autant que le budget annuel consacré à l’éducation supérieure ; les explosifs et les engins de destruction s’accumulaient ; les jalousies et les traditions nationales s’aggravaient. La haine de race croissait à mesure que les peuples se rapprochaient sans intérêts communs et sans compréhension réciproque ; on tolérait le développement d’une presse malveillante, mercenaire et sans scrupules, incapable d’aucun bien, puissante pour le mal, et sur laquelle l’État n’exerçait pratiquement aucun contrôle. On laissait négligemment traîner ces amorces autour des magasins à munitions que la moindre étincelle pouvait embraser.

Tous les précédents de l’histoire relataient de même manière l’effondrement des civilisations, et les périls connus se manifestaient à cette époque. Comment croire que personne ne prévoyait le résultat ?

L’humanité avait-elle les moyens de prévenir ce désastre de la guerre dans les airs ? Question oiseuse, aussi oiseuse que de demander si elle aurait pu empêcher la décadence qui transforma l’Assyrie et Babylone en des déserts arides, ou le lent déclin, la désorganisation graduelle, qui, phase après phase, a délabré l’Empire occidental. C’était impossible, puisqu’on ne l’a pas fait, et nul n’avait la volonté d’enrayer la chute. Supputer ce qui eût été accompli, avec une volonté différente, est une spéculation aussi vaine que magnifique. Et ce ne fut pas une lente décadence qui surprit le monde européanisé ; les civilisations antiques pourrirent et s’effritèrent ; la civilisation européanisée sauta d’un coup, pour ainsi dire. En l’espace de cinq ans, elle fut entièrement ébranlée et détruite. Jusqu’à la veille même de la guerre dans les airs, on assiste au spectacle grandiose d’une incessante marche en avant, d’une sécurité mondiale, d’étendues énormes de pays couvertes de populations sédentaires qu’employaient des industries hautement organisées, de cités gigantesques s’agrandissant prodigieusement, d’océans et de mers parsemés de vaisseaux, de continents découpés par des réseaux de routes et de voies ferrées.

Puis, tout à coup, les flottes aériennes allemandes surgissent dans le ciel, et l’on contemple le commencement de la fin.

La Guerre dans les airs

2.

Après le départ de la première flotte, qui détruisit New York, les Allemands en équipèrent immédiatement une seconde. C’est alors que l’Angleterre, la France, l’Espagne et l’Italie se mirent de la partie. Aucun de ces pays ne s’était préparé à la guerre aérienne sur une aussi vaste échelle que l’Allemagne, mais chacun, cependant, avait gardé ses secrets, chacun, dans une certaine mesure, avait pris ses précautions, car une crainte commune de la brutalité germanique et de ses tendances agressives, qu’incarnait le prince Karl Albert, avait rapproché ces nations dans l’appréhension inavouée d’une offensive. Il leur fut donc aisé de coopérer promptement.

Les Anglais, inquiets de leur Empire asiatique, et comprenant l’immense effet moral qu’exerceraient les aéronefs sur des populations encore ignorantes, avaient établi leurs parcs aéronautiques dans le nord de l’Inde, de sorte qu’ils ne jouèrent qu’un rôle secondaire dans le conflit européen. Pourtant, ils possédaient, dans les îles Britanniques, neuf ou dix grands dirigeables, une trentaine de moindres et une variété d’aéroplanes d’expérimentation. Avant que le prince Karl Albert eût passé au-dessus de l’Angleterre, – alors que Bert contemplait à vol d’oiseau le district de Manchester – les pourparlers diplomatiques étaient engagés qui aboutirent à une attaque contre l’Allemagne. Une flotte hétéroclite, comprenant des unités de tous types et de toutes dimensions, se rassembla au-dessus de l’Oberland bernois, défit et incendia vingt-cinq aéronats suisses qui voulurent inopinément s’opposer à cette concentration ; puis, abandonnant dans les glaciers alpestres ces étranges épaves, les alliés se divisèrent en deux escadres, avec le dessein de terroriser Berlin et de détruire le parc de Franconie, avant que la seconde flotte allemande fût prête.

Les assaillants, amplement pourvus d’explosifs, causèrent, tant à Berlin qu’en Franconie, des dommages énormes. Mais douze aéronats géants, et cinq autres partiellement gonflés seulement, aidés d’une flottille de Drachenflieger venus de Hambourg, purent à la fin tenir tête à l’ennemi, lui infliger une défaite, le disperser et secourir Berlin. Les Allemands multipliaient de surhumains efforts pour mettre en action une Armada écrasante, et ils investissaient déjà Paris et Londres, quand les escadres envoyées en avant-garde par les Asiatiques furent signalées aux Indes et en Arménie, comme un facteur nouveau dans le conflit.

À ce moment déjà, la charpente financière du monde tremblait sur ses bases. Avec la destruction des forces navales américaines de l’Atlantique, avec le désastre qui annihila les prétentions allemandes dans la mer du Nord, avec la mise à sac et l’anéantissement de richesses incalculables dans les quatre plus grandes cités du monde, on connut, pour la première fois et avec la brutalité d’un coup de poing en plein visage, le prix de revient de la guerre. Le crédit s’effondra dans un tourbillon affolé d’ordres de vente. Partout un phénomène se produisit qui s’était déjà, à un degré moindre, manifesté en des périodes précédentes de panique : le désir de posséder et d’entasser de l’or, avant que les cours fussent complètement tombés. Le mouvement se répandit comme une traînée de poudre et devint universel. Dans les airs, c’était la guerre visible et la destruction ; en bas, un cataclysme infiniment plus désastreux et irréparable pour le fragile édifice de la finance et du commercialisme, dans lequel les hommes avaient si aveuglément mis leur confiance. À mesure que les aéronats se battaient, l’approvisionnement d’or s’évanouissait. Une épidémie d’accaparement privé et de méfiance universelle s’abattit sur le monde entier. En quelques semaines, la monnaie, à part le papier déprécié, disparut dans des caves, dans des trous, dans des murs, dans des millions de cachettes. La monnaie disparut, et, avec sa disparition, ce fut la fin du commerce et de l’industrie. Le monde économique chancela et s’affaissa, tel un homme vigoureux succombe sous le coup de quelque maladie subite. Comme le liquide qui transporte les globules du sang se tarit dans les veines et les artères d’une créature vivante, ce fut une soudaine et universelle coagulation de tout négoce.

Pendant que le système du crédit, qui avait été la forteresse imprenable de la civilisation scientifique, vacillait et s’écrasait sur les millions d’êtres dont il avait assuré les relations économiques, pendant que les peuples perplexes, défiants et désemparés, contemplaient cette merveille complètement détruite, – les aéronats de l’Asie, innombrables et implacables, se déversaient à travers les cieux, s’envolaient à l’est vers l’Amérique, à l’ouest vers l’Europe.

Cette page de l’histoire est un long crescendo de batailles.

Les Allemands subirent un désastre à la grande bataille des Carpates.

Le gros des forces aériennes indo-britanniques périt dans la Birmanie sur un bûcher d’antagonistes embrasés. La vaste péninsule des Indes fut d’un bout à l’autre livrée à l’insurrection et à la guerre civile, et, du désert de Gobi au Maroc, se levèrent les étendards de la Guerre Sainte, du Djehad.

Pendant quelques semaines d’hostilités et de dévastation, on eût pu croire que la Confédération de l’Asie orientale allait conquérir le monde. Mais alors, le hâtif échafaudage de la civilisation moderne de la Chine céda aussi sous l’effort trop grand. La paisible et pullulante population de l’Asie orientale ne s’était « occidentalisée » qu’avec la plus extrême répugnance, au début du XXe siècle. Sous l’influence européenne et japonaise, elle avait été contrainte d’accepter les méthodes sanitaires, les contrôles de police, le service militaire et tout un système général d’exploitation contre lequel ses traditions se révoltaient. Pendant la guerre, la patience de ces populations atteignit ses limites. Toute la Chine se souleva en une anarchique rébellion, qui devint irréductible, grâce à la destruction du gouvernement central de Pékin par une poignée d’aéronats anglais et français, survivants des grandes batailles. À Yokohama, on vit des barricades, le drapeau noir et la révolution. Dès lors le monde entier ne fut plus qu’un abîme de guerre et de massacre.

Comme une sorte de conséquence logique, un effondrement social universel suivit de près le conflit mondial. Partout où les populations étaient agglomérées, des masses énormes de gens se trouvèrent sans travail, sans argent et sans nourriture. Moins de trois semaines après le commencement des hostilités, la famine régnait dans les classes ouvrières. Un mois ne s’était pas écoulé, qu’il ne restait plus nulle part une ville où l’ordinaire fonctionnement de la loi n’eût fait place à quelque forme de gouvernement provisoire, qui recourait à l’emploi des armes à feu et aux exécutions militaires dans d’autres buts que de maintenir l’ordre et de réprimer les violences.

Et chaque jour, dans les quartiers de misère, dans les districts populeux et parmi les classes même qui avaient été riches, la famine étendait ses ravages.

La Guerre dans les airs

3.

La phase que les historiens ont dénommée « la Période des gouvernements provisoires » succéda à la phase de l’effondrement social. Ensuite vint une période de conflit véhément et ardent pour résister à l’anarchie croissante : en tous lieux la lutte se poursuivit pour enrayer les hostilités et maintenir l’ordre.

Simultanément, la guerre changea de caractère, lorsque les machines volantes remplacèrent les immenses dirigeables gonflés de gaz. Aussitôt que les grandes rencontres de flottes furent devenues impossibles, les Asiatiques s’efforcèrent d’établir, à proximité des points vulnérables dans les contrées envahies, des centres fortifiés d’où les machines volantes pouvaient aisément rayonner. Pendant un certain temps, personne ne vint troubler les incursions dévastatrices de leurs aéroplanes ; mais quand le secret de la machine Butteridge fut retrouvé, la lutte reprit dans des conditions plus égales et moins concluantes que jamais. Car ces petits engins, inefficaces pour de longues expéditions ou des combats décisifs, s’adaptaient parfaitement à la guérilla.

Les plans de la machine Butteridge, – construite en peu de temps et à bon compte, maniée sans difficulté et facilement cachée, – avaient été copiés, reproduits et répandus en hâte à d’innombrables exemplaires aux États-unis et en Europe, avec des instructions exhortant les villes, les corps constitués et les individus à s’en servir. En quelques semaines, des aéroplanes Butteridge furent créés non seulement par les gouvernements et les autorités locales, mais par des bandes de détrousseurs, des comités insurrectionnels et par toutes sortes d’initiatives privées. L’absolue simplicité de la machine Butteridge constituait son danger au point de vue social. Elle n’était pas plus compliquée qu’une motocyclette. La guerre perdit avec elle ce qu’avait eu de général et d’universel sa phase première. L’antagonisme entre les nations, les empires et les races disparut en une confusion de menus conflits. D’une unité et d’une simplicité plus larges que celles de l’Empire romain, le monde passa, d’un seul coup, à une fragmentation aussi complète que celle du moyen âge, à la période des seigneurs féodaux, brigands et pillards. Mais cette fois, au lieu d’une longue descente graduelle vers la dislocation, ce fut une chute subite, comme du haut d’une falaise. De toutes parts les humains, effrayés du sort qui les menaçait, se cramponnaient désespérément aux aspérités de la falaise, pour ne pas dégringoler plus bas.

Une quatrième phase suivit. Au milieu de la lutte contre le chaos, dans le sillage de la famine, survint un autre vieil ennemi de l’humanité : la peste, la Mort Pourpre. Mais rien n’interrompit les hostilités ; les drapeaux claquaient au vent, les flottes aériennes prenaient leur vol, et, sous leurs évolutions meurtrières, le monde s’assombrit…

Il incombe à l’historien de raconter comment la guerre dans les airs se poursuivit par cette seule raison que les autorités étaient dans l’absolue incapacité de se réunir et de se concerter pour y mettre fin ; et bientôt tous les gouvernements organisés furent démembrés et disjoints, brisés et rompus, comme des tessons de porcelaine écrasés à coups de pilon. De semaine en semaine, pendant ces terribles années, l’histoire s’embrouille et se morcelle, devient inextricable et incertaine…

Mais la civilisation ne sombra pas sans de colossales et d’héroïques résistances. Du bouleversement social, surgirent des ligues patriotiques, des groupements de citoyens intègres, des comités improvisés, des individus, princes ou édiles, qui s’efforcèrent de maintenir l’ordre sur terre, et d’écarter toute menace du ciel. Mais ce double effort leur fut fatal et, au moment où l’épuisement des ressources mécaniques de la civilisation libère les cieux de toute trace d’aéronats, l’Anarchie, la Famine et la Peste triomphent sur la terre.

Les grandes nations et les empires ne sont plus que des noms sur les lèvres des hommes. Partout, des ruines, des morts sans sépulture, des survivants amaigris, blêmes, et dans une mortelle apathie. Des troupes de voleurs, des comités de vigilance, des bandes de guérillas exercent le pouvoir sur telle partie de territoire ; d’étranges fédérations et associations se forment et se dissolvent ; des fanatismes religieux, que suscite le désespoir, étincellent dans les yeux fiévreux des affamés.

C’est une dissolution universelle.

Comme une vessie qui éclate, le bel ordre et le bien-être se sont évanouis de ce monde. En cinq courtes années, la terre entière et toute la vie humaine ont subi un changement rétrogressif aussi profond que celui qui sépare la période des Antonins et l’Europe du IXe siècle…

La Guerre dans les airs

4.

Sur ce sombre tableau de désastre, se détache un personnage menu et insignifiant, pour qui les lecteurs éprouvent peut-être quelque sollicitude. Il nous reste à relater, à son propos, un seul événement, presque miraculeux. À travers un monde bouleversé et chaotique, à travers une civilisation secouée par les derniers tressauta de l’agonie, notre faubourien de Londres retrouva son Edna. Oui, il retrouva son Edna !

Il traversa l’Atlantique, en partie grâce à sa bonne chance. Il se fit admettre à bord d’un brick qui partait de Boston sans son fret habituel de bois, et dont le capitaine se proposait de « rentrer chez lui », à South Shields. Bert réussit à se faire engager, parce que ses bottes de caoutchouc lui donnaient un vague aspect marin. Le voyage fut long et mouvementé. Ils furent chassés, ou s’imaginèrent l’être, pendant une demi-journée, par un cuirassé asiatique que bientôt attaqua un croiseur anglais. Les deux vaisseaux combattirent trois heures durant, décrivant des cercles et dérivant vers le sud, jusqu’à ce que le crépuscule et aussi les nuages poussés par un vent de rafale les eussent dérobés à la vue. Quelques jours après, le brick perdit son grand mât et son gouvernail pendant un grain. Les provisions s’épuisèrent et l’équipage s’alimenta du produit de sa pêche. Ils virent d’étranges aéronats qui volaient vers l’est, dans la direction des Açores. À Ténériffe, le brick aborda pour se ravitailler et réparer son gouvernail. La ville était détruite et deux grands transatlantiques avaient sombré dans le port encore plein de cadavres.

L’équipage s’approvisionna de conserves prises à bord des navires et trouva des matériaux pour procéder à ses réparations, malgré l’hostilité d’une bande d’individus maîtres des bâtiments coulés.

À Mogador, nouvelle relâche, mais la barque envoyée à terre pour rapporter de l’eau fraîche faillit être capturée par les Arabes. C’est là qu’ils embarquèrent la Mort Pourpre, et ils remirent à la voile en emportant les germes pestilentiels. Le cuisinier fut le premier atteint ; bientôt tous tombèrent malades et trois hommes moururent.

Le temps était calme et le navire dériva vers l’Équateur, sans que l’équipage se souciât de son sort. Le capitaine traitait tout son monde avec du rhum. Neuf matelots moururent en tout, et, des quatre survivants, aucun ne connaissait la manœuvre. Finalement, ils trouvèrent assez de courage pour manier une voile, et reprirent la route du nord ; ils étaient sur le point de manquer à nouveau de vivres, quand ils furent rencontrés par un navire, allant de Rio de Janeiro à Cardiff, et qui, à court de personnel, par suite des décès causés par la peste, fut heureux de les prendre à bord. Enfin, après un an de voyage, Bert arriva en Angleterre, par un beau matin de juin. La Mort Pourpre y commençait à peine ses ravages.

À Cardiff, la population était dans un état de panique, et la plupart des habitants avaient fui sur les collines environnantes. Aussitôt que le navire entra dans le port, il fut accosté par les représentants d’un soi-disant Comité provisoire, qui mit l’embargo sur le reste des provisions.

De Cardiff à Londres, Bert eut à traverser une contrée sans vivres, désorganisée par l’épidémie, où toutes les bases de l’ordre immémorial étaient ébranlées. Maintes fois, Bert fut sur le point de succomber de mort violente ou d’inanition, et il dut se mêler à des scènes de violence qui menacèrent de mettre fin à sa carrière.

Mais le Bert qui, à pied, reprenait le chemin « du pays », le Bert qui voulait rejoindre Edna, seule forme tangible de ses possessions terrestres, était fort différent du « Derviche du Désert » qui, un an auparavant, avait été arraché au sol de l’Angleterre par le ballon de M. Butteridge. Ce nouveau Bert avait le teint bruni, le regard assuré, le corps maigre mais assoupli, endurci, et vacciné contre la peste, et sa bouche, autrefois presque toujours entrouverte, se fermait à présent comme un couvercle d’acier. Une cicatrice lui barrait le front, reste d’un combat à bord du brick.

Avant de quitter Cardiff, il avait senti le besoin de se procurer des vêtements et une arme, et, par des moyens qu’il aurait sévèrement réprouvés naguère, il s’appropria, dans le magasin abandonné d’un prêteur sur gages, une chemise de flanelle, un complet de velours, un revolver et cinquante cartouches. Muni même d’un pain de savon, il prit, sur le bord d’un cours d’eau, hors la ville, son premier bain depuis seize mois.

Les patrouilles de surveillance qui, d’abord, avaient impitoyablement fusillé les maraudeurs et les pillards, étaient maintenant dispersées par l’épidémie ou se relayaient entre la ville et le cimetière en un vain effort pour suffire à la tâche. Pendant plusieurs jours, Bert rôda, à demi-mort de faim, dans les faubourgs ; puis, il finit par s’enrôler dans le corps des brancardiers, afin de se fortifier par quelques copieux repas avant de continuer son voyage.

Le paysage gallois et anglais présentait à cette époque un tableau où, de la plus étrange façon, se mêlait, à l’impression de sécurité et de richesse commune au XXe siècle, un médiévalisme à la Durer. Les maisons, les fermes et leurs clôtures, les monorails, les câbles électriques, les routes, les poteaux indicateurs, les tableaux-réclames de l’ancien ordre des choses, étaient, pour la plupart, intacts. Les banqueroutes, l’effondrement social, la famine, l’épidémie n’avaient en rien endommagé ces signes extérieurs. La destruction n’avait véritablement atteint que les grandes capitales, les centres ganglionnaires de l’État, pour ainsi dire. Transporté soudain au milieu de la campagne, un spectateur n’y eût constaté que très peu de différence. Il aurait remarqué, sans doute, que les haies n’avaient pas été tondues, que l’herbe croissait épaisse et haute sur les bas-côtés des chemins, que les chaussées étaient en mauvais état et surtout ravinées par la pluie ; il aurait vu les chaumières presque toutes closes, les fils téléphoniques rompus ici et là, les charrettes abandonnées sur le bord de la route. Par contre, sa faim eût été aiguisée par la radieuse affirmation que les « pêches conservées » par quelque usinier fameux étaient excellentes, et qu’il n’y avait rien de meilleur pour la table que les « saucisses fumées » de telle fabrique. Et soudain, les traits à la Durer apparaissaient : un squelette de cheval, une masse confuse de haillons dans un fossé, d’où sortaient des pieds raidis, et une face jaune à la peau marbrée de taches violettes, – ou moins encore, les restes décharnés d’un visage. Là, un champ labouré n’avait pas été ensemencé ; ici, une pièce de blé était trépignée par les bêtes ; ailleurs, un fragment de clôture avait été traîné sur la route pour alimenter un feu.

Un homme, une femme passaient, blêmes, les vêtements en désordre, une arme au poing, à la recherche de quelque nourriture. Ces gens avaient le teint, les yeux, l’expression de vagabonds et de criminels, et, parfois, ils portaient encore leur défroque de bourgeois prospères ou de riches oisifs. La plupart se montraient avides de nouvelles, en retour desquelles ils donnaient volontiers leur aumône : des débris de viandes bizarres, ou des croûtes de pain gris et pâteux. Ils écoutaient anxieusement les histoires de Bert et essayaient de le retenir avec eux pour un jour ou deux. La cessation de tout service postal, l’arrêt total de la publication des journaux avaient laissé un vide immense et angoissant dans la vie cérébrale de l’époque. Les hommes avaient soudain perdu de vue les contrées proches ou lointaines dont ils n’apprenaient plus rien, et ils ne savaient plus, comme au moyen âge, se transmettre les rumeurs, de bouche en bouche. Leurs regards, leurs attitudes, leur conversation révélaient l’égarement de leur âme désorientée.

À mesure que Bert avançait de paroisse en paroisse, de district en district, évitant autant que possible les grandes villes, centres envenimés de violence et de désespoir, il observait des variations notables dans l’état des choses. Ici, il trouvait les maisons importantes incendiées, le presbytère saccagé, témoins évidents d’une lutte pour mettre la main sur des réserves, parfois imaginaires, de vivres ; des morts gisaient partout, et le mécanisme administratif ne fonctionnait plus. Là, il rencontrait des forces d’organisation énergiquement à l’œuvre ; de grands écriteaux récemment peints invitaient les vagabonds à s’éloigner. Un groupe de notables et de fermiers, aidés du médecin, exerçaient l’autorité sur une parcelle de territoire, faisaient surveiller, par des hommes armés, les routes et les champs cultivés et garder les troupeaux de bestiaux et de moutons, prenaient des mesures contre l’épidémie, soignaient les malades, distribuaient sagement les approvisionnements, – c’était, en fait, le retour à la communauté autonome du XVe siècle. Mais, à tout moment, ces villages mêmes étaient exposés à l’attaque d’Asiatiques, d’Africains, ou d’autres pirates des airs, qui exigeaient de l’essence, de l’alcool, des vivres. Dans de tels cas l’ordre n’était maintenu qu’au prix d’une vigilance et d’une tension presque intolérables.

L’approche d’une agglomération plus importante de population, avec ses difficultés confuses, et ses conflits plus complexes, s’annonçait par des avis grossièrement peints ordonnant une « quarantaine » ou prévenant que tout étranger serait fusillé, et par des grappes de pillards pendus aux poteaux télégraphiques du bord de la route.

Aux environs d’Oxford, d’énormes pancartes étaient disposées sur le toit des maisons, avertissant les vagabonds de l’air qu’il y avait là des « fusils ».

Bravant tous ces risques, des cyclistes circulaient, et deux ou trois fois, au cours de son trajet, Bert croisa de puissantes automobiles portant des voyageurs au visage dissimulé sous d’énormes lunettes. Rares étaient les représentants de la force publique, mais de temps en temps des escouades de soldats cyclistes, maigres et en loques, surgissaient, et ces rencontres devinrent plus fréquentes quand Bert eut quitté le territoire du pays de Galles pour fouler le sol de l’Angleterre. La campagne militaire semblait se poursuivre au milieu des ruines.

Bert avait pensé qu’il trouverait dans les asiles un abri pour la nuit et l’aubaine d’un repas, si la faim le pressait par trop ; mais les uns étaient fermés, les autres convertis en hôpitaux ; l’un d’eux, cependant, à l’entrée d’un village du Gloucestershire, avait toutes ses portes et ses fenêtres ouvertes, et paraissait, dans le crépuscule, silencieux comme un tombeau ; il y pénétra, mais, à son épouvante, il trébuchait, à chaque pas, au long des corridors empuantis, sur des cadavres abandonnés.

De là, Bert prit la direction du nord pour se rendre au parc aéronautique et s’y faire embaucher. Aux environs de Birmingham, les membres du gouvernement anglais, ou du moins les autorités militaires, s’étaient rassemblés au milieu de la débâcle, pour maintenir haut et ferme le drapeau britannique, stimuler l’activité des maires et des magistrats et recréer une organisation. Ces chefs avaient réuni autour d’eux les meilleurs des artisans survivants de cette région ; ils avaient approvisionné le parc en vue d’un siège et ils construisaient hâtivement un type agrandi de la machine de Butteridge. Mais Bert, insuffisamment expérimenté, ne put obtenir un emploi durable, et il était redescendu jusqu’à Oxford, quand la grande bataille eut lieu, pendant laquelle les chantiers de construction furent totalement détruits. Il n’entrevit, d’un endroit appelé Boar Hill, qu’un épisode de la bataille : une escadre asiatique monta par-dessus les collines du sud-ouest et disparut à l’horizon opposé. Plus tard, l’un de ces dirigeables reparut, décrivant de vastes cercles, et poursuivi par deux aéroplanes qui le rejoignirent, le culbutèrent et l’incendièrent finalement, à Edge Hill.

Mais il ne sut jamais le résultat définitif de la bataille.

Il traversa la Tamise, d’Eton à Windsor, et, par le sud de Londres, gagna Bun Hill. Son frère Tom, à peine guéri d’une attaque de la peste, avait l’air, dans sa vieille boutique, de quelque sombre animal sur la défensive. Jessica, couchée, malade, délirait, parlait de commandes et de clients, grondait Tom perpétuellement, dans la crainte qu’il fût en retard pour livrer les pommes de terre de celui-ci et les choux-fleurs de celle-là. Pourtant tout commerce avait cessé depuis longtemps et Tom avait acquis une remarquable habileté dans l’art de capturer les rats et les moineaux, et de celer en d’introuvables cachettes des réserves de céréales et de biscuits provenant du pillage des épiceries.

Tom fit à son frère un accueil chaleureux, mais réservé.

– Pas possible ! – s’écria-t-il. – C’est Bert ! Je savais bien que tu reviendrais un jour ! Et je suis bien aise de te voir…, mais je ne puis rien t’offrir…, parce que je n’ai rien à manger… Et qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps-là, Bert ?

Bert rassura son frère en sortant de sa poche un navet à demi rongé, et commença le récit de ses aventures, fragmenté d’innombrables parenthèses. Tout en parlant, il aperçut soudain, fixée au mur, derrière le comptoir, une enveloppe jaunie portant son adresse.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? – fit-il en s’emparant du papier.

C’était une lettre laissée par Edna un an auparavant.

– Elle est venue, – expliqua Tom, se remémorant le fait comme une chose sans importance, – elle est venue demander après toi… Elle voulait qu’on la prenne avec nous. C’était après la bataille et les incendies de Clapham Rise… Moi, je voulais bien la prendre, mais Jessica n’entendait pas de cette oreille là… Alors, Edna m’emprunta cinq shillings en cachette, et nous quitta… Je suppose qu’elle t’en parle.

Edna en parlait en effet, informant Bert, en outre, qu’elle allait se rendre chez un oncle et une tante qui exploitaient une petite briqueterie près de Horsham. Et c’est là, enfin, après un voyage mouvementé, qui dura une quinzaine de jours, que Bert la retrouva.

La Guerre dans les airs

5.

Quand Bert et Edna furent face à face, ils se contemplèrent avec ahurissement, en riant d’un rire niais, tant était grande leur surprise à se voir si changés, si hérissés, si déguenillés. Puis, tous deux se mirent à pleurer.

– Oh ! Bertie, te voilà revenu, te voilà revenu ! – S’écria-t-elle, se jetant tout en larmes à son cou. – Je le lui disais bien !… mais il menaçait de me tuer si je ne lui cédais pas.

Pourtant Edna n’avait pas cédé, et quand Bert put tirer d’elle des propos cohérents, elle lui expliqua la tâche qui lui incombait dès son retour.

Ce coin de campagne agricole était tombé au pouvoir d’une bande de malandrins que commandait un certain Bill Gore, qui avait débuté dans la vie comme garçon boucher, pour devenir ensuite boxeur professionnel. Ces malandrins avaient été réunis par un seigneur local, fameux autrefois sur les champs de course, mais qui avait disparu soudain, sans qu’on sût comment, et Bill Gore lui avait succédé comme potentat de ce territoire, poussant les méthodes de son prédécesseur à leurs conséquences extrêmes. Le seigneur avait, semble-t-il, professé une sorte de philosophie avancée, qui l’amenait à se préoccuper de « l’amélioration de la race » jusqu’à la production du Surhomme, et consistant, dans la pratique, pour lui et ceux de sa bande, à contracter de fréquents et peu légitimes mariages. Cette doctrine philosophique avait particulièrement séduit Bill Gore, et il la développa avec un enthousiasme qui finit par nuire à sa popularité auprès de ses acolytes.

Un beau jour, il surprit Edna occupée à soigner ses cochons, et il se mit immédiatement à lui faire une cour pressante, au milieu des auges graisseuses. Edna avait opposé une vaillante résistance, mais il continuait ses vigoureuses insistances et se montrait extraordinairement impatient.

– Il peut venir à tout moment, – dit-elle, en regardant Bert dans les yeux.

On était retourné à l’âge barbare où l’homme devait conquérir sa compagne par la force.

Il faut, ici, déplorer que la vérité soit en conflit avec la tradition chevaleresque. On aimerait à montrer Bert s’élançant aussitôt pour défier son rival ; puis, au milieu de l’arène entourée de spectateurs, une rencontre acharnée se livre, et le champion de la bonne cause, par quelque miracle d’audace, d’amour et de bonne chance, reste finalement vainqueur.

Mais rien de la sorte n’arriva : Bert chargea soigneusement son revolver, puis il s’installa dans la grande salle du cottage, à l’entrée de la briqueterie abandonnée, et, l’air anxieux et perplexe, il écouta tout ce qu’on lui raconta sur les faits et gestes et sur la personne de Bill, se plongeant parfois dans de longues méditations.

Tout à coup, la tante d’Edna, avec un trémolo dans la voix, annonça l’apparition du personnage. En compagnie de deux chenapans de son espèce, il franchissait la barrière du jardin. Bert se leva, écarta du geste les deux femmes et regarda à travers la vitre.

Les nouveaux venus offraient un remarquable spectacle. Ils portaient une sorte d’uniforme composé d’une veste rouge et d’un jersey de laine blanche, comme en mettent les joueurs de golf, et d’une culotte, de bas et de chaussures comme les joueurs de football. Pour la coiffure, chacun d’eux s’abandonnait à sa fantaisie personnelle. Bill arborait quelque chose comme un chapeau de femme couvert de plumes de coq, et les autres avaient de grands feutres mous à large bord.

Bert soupira, profondément pensif, et Edna, quelque peu inquiète, l’épiait du coin de l’œil. Ni sa tante ni elle n’osaient bouger. Bert s’éloigna de la fenêtre, gagna lentement le corridor, et, avec l’expression soucieuse d’un homme dont l’esprit est préoccupé par un problème complexe et indécis, il appela Edna. Quand elle l’eut rejoint, il ouvrit la porte d’entrée.

– C’est lui ?… Sûr ? – demanda-t-il simplement, en indiquant du doigt le premier des trois individus.

Sur la réponse affirmative d’Edna, il tira immédiatement sur son rival et l’abattit d’une balle en pleine poitrine. Un second projectile cassa la tête du lieutenant de Bill, et un troisième blessa le dernier qui prit la fuite en hurlant avec des tortillements comiques.

Puis, le revolver à la main et indifférent à la présence des deux femmes terrifiées derrière lui, Bert demeura immobile, absorbé dans ses pensées.

Jusqu’ici les choses avaient bien tourné.

Bert comprit, de toute évidence, que, s’il ne se lançait pas immédiatement dans la politique, il risquait fort d’être pendu comme assassin, et, en conséquence, sans dire une seule parole aux deux femmes, il descendit à l’auberge du village, devant laquelle il était passé peu de temps auparavant. Il y pénétra par l’arrière et se trouva en face d’une bande de quidams douteux qui buvaient en discutant de questions matrimoniales et des amours de Bill, sur un ton facétieux sous lequel perçait néanmoins leur envie. Bert tenait négligemment à la main son revolver minutieusement rechargé, et il invita l’honorable assemblée à se joindre à ce qu’il eut l’audace d’appeler un « Comité de vigilance » placé sous sa direction.

– Le besoin s’en fait sentir dans la région, et nous sommes quelques-uns qui y avons pensé, – ajouta-t-il.

Il se présenta hardiment comme ayant des amis dans le voisinage, alors que, somme toute, il n’avait, à part son frère, Edna et sa tante, que deux vieilles cousines dont il ignorait le sort actuel.

La situation fut débattue rapidement, mais avec beaucoup d’égards. Les malandrins le prenaient pour un fou qui arrivait dans la localité sans avoir entendu parler de Bill, et ils désiraient gagner du temps jusqu’à ce que leur chef revînt et disposât de l’intrus. Quelqu’un mentionna le nom de Bill.

– Bill est mort, – déclara laconiquement Bert. – Je viens de lui envoyer une balle dans la peau… Inutile de nous préoccuper de lui pour l’instant. Il a son compte, et le rouquin qui louchait a son compte aussi… On n’entendra plus parler de Bill, plus jamais. Il avait des idées saugrenues sur le mariage, et ce sont les types comme lui qu’il va falloir mettre à la raison.

Ce discours souleva l’enthousiasme.

Bill fut sommairement enfoui, et le Comité de vigilance institué par Bert régna à la place du pugiliste.

Nous laissons maintenant Bert et Edna se faire une place au soleil, parmi les bois de chênes de la Weald, et loin du courant des événements. Désormais, la vie n’est pour eux qu’une succession d’échauffourées entre paysans, la routine quotidienne au milieu des poules, des cochons, des enfants, des menues choses et des mesquines économies, et bientôt Clapham et Bun Hill et l’existence au siècle de la science triomphante furent pour Bert le souvenir affaibli d’un rêve. Il ne sut jamais de quelle façon se poursuivit la guerre dans les airs, ni si elle se poursuivit. Des rumeurs lui parvinrent que les flottes aériennes parcouraient toujours le monde, et que des événements considérables se passaient du côté de Londres. Plusieurs fois même l’ombre des dirigeables lui fit redresser son dos courbé sur le sol, mais il n’aurait su dire ni où allaient ni d’où venaient ces monstres il n’éprouvait même plus le désir de le savoir. Parfois, il fallut repousser des malfaiteurs et des pillards ; parfois, des maladies s’abattirent sur les animaux, et la nourriture fut rare. Il aida à pourchasser et à détruire une meute de chiens courants qui désolèrent le pays. Il eut ainsi des aventures disparates et bizarres et il survécut à toutes.

Maintes fois la mort menaça de près Edna et Bert, sans les atteindre. Ils s’aimèrent, souffrirent ensemble et furent heureux, et elle lui donna beaucoup d’enfants, onze, en fait, dont quatre seulement succombèrent aux inévitables privations de cette vie primitive. Les deux époux vécurent et moururent bien, comme on entendait ce terme en ce temps-là, et leur sort fut le sort commun.

La Guerre dans les airs

Chapitre 12 EPILOGUE

Par un beau matin d’été, trente ans exactement après que les Allemands eurent lancé sur le monde leur première flotte aérienne, un vieillard, à la recherche d’une poule qui manquait à sa basse-cour, emmena un jeune garçon à travers les ruines de Bun Hill, vers les tours déchiquetées du Palais de Cristal. À vrai dire, le vieillard n’avait pas atteint la décrépitude, – il allait avoir soixante-trois ans dans quelques semaines, – mais, à se baisser constamment sur la bêche et sur la fourche, à demeurer exposé aux intempéries sans jamais changer de vêtements, il était resté courbé en deux comme une faux. En outre, la perte de ses dents, en lui rendant la digestion difficile, avait affecté son teint en même temps que son humeur. Par les traits et l’expression du visage, il ressemblait étrangement au vieux Thomas Smallways, jadis cocher de sir Peter Bone ; il n’y avait à cela rien de surprenant, car le vieillard était Tom Smallways, le fils, établi autrefois dans une petite boutique de fruiterie, sous l’armature de fer qui soutenait le viaduc du monorail, au-dessus de la grande rue de Bun Hill.

À présent, il n’y avait plus de boutique de fruitier, et Tom vivait dans une des villas abandonnées, près des terrains à bâtir qui avaient été et étaient encore le site de ses travaux agricoles. Sa femme et lui occupaient les chambres du premier étage ; dans la salle à manger et le salon, dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur la pelouse, et dans les autres pièces du rez-de-chaussée, Jessica, – à présent une vieille femme, maigre, ridée et chauve, mais encore énergique et pratique, – gardait ses trois vaches et une multitude de poules dégingandées.

Tom et Jessica appartenaient à une petite communauté de citadins errants et fugitifs qui, au nombre de cent cinquante environ, s’étaient finalement fixés là, en s’adaptant aux conditions nouvelles d’existence qu’avaient créées la panique, la famine et la peste venues dans le sillage de la guerre. Ils étaient sortis de cachettes et de refuges étranges pour camper à nouveau dans des maisons familières, et commencer cette âpre lutte contre la nature, cette conquête quotidienne de la pitance, qui formait à présent l’intérêt principal de leur vie. Cette préoccupation unique fit d’eux un peuple paisible, surtout après que Wilkes, le gérant d’immeubles, tourmenté des droits surannés de propriétaires disparus et s’enquérant des titres de chacun à s’installer dans les maisons abandonnées, eut été noyé dans le réservoir de l’usine à gaz en ruine. Non pas qu’on l’eût délibérément supprimé, mais ses voisins avaient prolongé de dix minutes au-delà des limites salutaires le bain forcé qu’ils voulaient lui infliger pour le punir de ses curiosités indiscrètes.

De ses habitudes originelles de parasitisme suburbain, cette petite communauté était revenue à ce qui sans doute, avait été la vie normale de l’humanité depuis des temps immémoriaux, – une vie de soucis domestiques, dans le contact le plus intime avec le bétail, la volaille et les champs, une vie qui exhale un relent de fumier, et dont le besoin de stimulants est satisfait par le travail des bactéries et des vermines qu’elle engendre. Telle avait été l’existence du paysan européen, depuis l’aube de l’histoire jusqu’au début de l’ère scientifique, et c’est ainsi qu’avait toujours vécu la grande majorité des peuples de l’Afrique et de l’Asie.

Pendant un temps, il avait semblé que, par la vertu des machines et de la civilisation scientifique, l’Europe était arrachée à cette perpétuelle routine du labeur animal, et que l’Amérique y échapperait en grande partie dès le commencement. Mais, avec l’effondrement du splendide et vertigineux édifice de la civilisation mécanique, l’homme revenait à la terre, retournait à son fumier.

De petites communautés, hantées encore par mille souvenirs de leur état antérieur, se groupèrent et, presque tacitement, élaborèrent une sorte de droit coutumier sous la suprématie d’un médecin ou d’un prêtre. Le monde redécouvrit la religion, avec le besoin de quelque chose qui maintînt assemblées ces communautés. À Bun Hill, l’autorité fut confiée à un vieux pasteur baptiste, qui enseigna une doctrine très simple, mais s’adaptant exactement aux gens et aux circonstances. D’après lui, un bon principe, dénommé le Verbe, luttait perpétuellement contre une influence femelle diabolique appelée la Femme Rouge, et un être mauvais désigné sous le nom d’Alcool. Depuis longtemps, cet Alcool n’était plus qu’une conception purement spiritualisée et privée de tout élément d’application matérielle. Il n’avait plus aucun rapport avec les trouvailles inopinées de vin et de whisky, dans les caves de Londres, occasion pour Bun Hill d’une fraternelle réjouissance. Le pasteur enseignait sa doctrine le dimanche, et, pendant la semaine, il devenait un vieillard affable et bienveillant, que distinguait une curieuse propension à se laver tous les jours les mains, et, si possible, la figure, et un talent remarquable pour saigner et ouvrir les cochons.

Les services religieux avaient lieu dans la vieille église de la Beckenham Road, et, pour l’office, les gens sortaient les plus curieux vestiges de l’élégance urbaine du temps d’Édouard VII. Sans exception, les hommes portaient des redingotes, des chapeaux hauts de forme, encore que la plupart n’eussent pas de chaussures. Tom, ces jours-là, se différenciait de ses congénères en se coiffant d’un tube orné d’un galon d’or et en endossant une tunique et un pantalon verts qu’il avait trouvés sur un squelette, dans les sous-sols de la succursale d’une banque. Les femmes, même Jessica, arboraient des jaquettes et d’immenses chapeaux parés avec extravagance de fleurs artificielles et de plumes d’oiseaux exotiques, dont il existait d’abondantes réserves dans les magasins. Les enfants (peu nombreux, parce qu’une énorme proportion de nouveau-nés mouraient, en quelques jours, de maladies inexplicables), les enfants étaient revêtus de costumes du même genre, rafistolés à leur taille. Le petit-fils de l’ancien crémier portait déjà, à l’âge de quatre ans, un formidable haut-de-forme. Ces endimanchements étaient une curieuse survivance des traditions bourgeoises de l’âge scientifique.

La semaine, les gens s’accoutraient de guenilles, – restants d’étoffes d’ameublement, flanelle rouge, toile à sacs, stores, tapis ; ils allaient pieds nus ou se servaient de sandales de bois. C’était là une population urbaine retournée à un état rustique barbare, et ne possédant plus la ressource des arts simples que pratique une peuplade rustique, même barbare. Aucun membre de ces groupements n’avait l’idée de produire des matières textiles, et, même quand ils en avaient des pièces et des morceaux, ils savaient à peine les coudre ensemble pour en tirer parti. Ils étaient donc forcés de piller les stocks de vêtements que renfermaient encore les ruines.

Ils avaient désappris tout l’ingénieux savoir-faire acquis dans l’ordre de choses précédent, et, n’ayant plus à leur facile disposition les canalisations d’eau et les magasins d’approvisionnement d’objets tout faits, leurs méthodes civilisées ne leur étaient d’aucun secours. Leur cuisine se réduisait à quelque chose de pire que le primitif : des aliments chauffaient sur des feux de bois, dans les cheminées rouillées des salons, car les fourneaux de cuisine consommaient trop de combustible. Personne n’avait plus l’idée de faire du pain, de brasser de la bière, ou de travailler les métaux.

L’emploi de nippes épaisses et grossières pour le vêtement de travail, l’habitude de le garnir de paille à l’intérieur pour le rendre plus chaud, et de nouer le tout avec des ficelles, donnaient à ces gens l’apparence d’être empaquetés, emballés pour l’expédition.

C’est un jour de semaine que Tom se fit accompagner de son jeune neveu pour aller rechercher sa poule égarée, et tous deux, l’oncle et l’enfant, étaient affublés de même.

– Alors, comme ça, te voilà tout de même arrivé à Bun Hill, Teddy, – commença le vieux en ralentissant le pas, aussitôt qu’ils furent hors de vue et hors de portée de voix de Jessica. – Des enfants à Bert, il n’y a que toi que j’avais pas vu… Walter, je l’ai vu, le jeune Bert, je l’ai vu, et puis Sissie et Matt, et Tom, qui est baptisé d’après moi, et Peter. Les voyageurs t’ont bien amené, hein ?

– Je m’en suis tiré facilement, – assura Teddy.

– Ils n’ont pas voulu te manger en route ?

– Ils ont été convenables, et, près de Leatherhead, nous avons vu un homme à bicyclette.

– Ma parole ! – s’écria Tom. – C’est qu’on n’en voit pas des masses par le temps qui court. Où allait-il ?

– Il a dit qu’il allait jusqu’à Dorking, si la grand’route n’était pas trop mauvaise. Mais je ne crois pas qu’il ait pu aller jusque-là. Aux environs de Burford, la rivière est débordée. Nous sommes venus par la colline, par la vieille route romaine, qui est sur la hauteur et à l’abri de l’eau.

– Connais pas, – répliqua le vieux Tom – Mais… Mais… une bicyclette ! Tu es sûr que c’était une bicyclette ? Elle avait deux roues ?

– Bien sûr que c’était une bicyclette.

– Pas possible ! Je me souviens d’un temps, Teddy, où il y avait des bécanes à n’en plus finir. La route était lisse comme une planche rabotée, en ce temps-là, et, d’où tu es, on en voyait vingt ou trente ensemble dans les deux sens, des bécanes, des motos, des autos et toute sorte de véhicules…

– Allons donc ! – fit Teddy.

– Certainement ! Et il en passait comme ça toute la journée, des centaines et des centaines.

– Mais où donc qu’ils allaient tous, comme ça ?

– Ils filaient sur Brighton. Tu n’y as jamais été, à Brighton, je suppose… C’était là-bas, au bord de la mer, un endroit épatant.

– Pourquoi y allaient-ils ?

– Ils y allaient.

– Mais pourquoi ?

– Est-ce que je sais ? En tout cas, ils y allaient. Et puis, tu vois cette chose en fer, comme un grand clou rouillé, plus haut que toutes les maisons, et celle-là là-bas, et l’autre plus loin encore, et le câble cassé qui tombe sur les toits : c’était le monorail. Il allait à Brighton aussi, et, nuit et jour, il transportait des tas de gens, dans des wagons grands comme des maisons.

L’enfant contempla les vestiges rouillés, par-delà le fossé boueux, plein de bouses de vache, qui avait été la grande rue. Il paraissait enclin à l’incrédulité, mais les colonnes en ruine se dressaient là, lui suggérant des idées qui dépassaient son imagination.

– Qu’est-ce qu’ils allaient faire là-bas ? – demanda-t-il.

– Ils y allaient pour se déplacer… Il fallait que tout se déplace en ce temps-là.

– Oui, mais d’où venaient-ils ?

– Tout alentour d’ici, Teddy, il y avait des gens qui vivaient dans ces maisons, et, tout le long de la route, il y avait des maisons et des gens. Tu ne me crois peut-être pas, Teddy, mais c’est parole d’Évangile. Tu peux aller par là, et marcher tout le temps, et tu trouveras des maisons, des maisons et toujours des maisons. Ça n’en finissait pas et elles étaient toujours plus grandes.

Il baissa la voix, comme pour prononcer un nom étrange.

– C’est Londres, par là. Et maintenant tout ça est vide et désert. On n’y rencontre pas un homme. Il n’y a que des chiens et des chats qui chassent les rats. Et quand on en sort, par Bromley et Beckenham, on trouve les gens du Kent qui gardent leurs cochons, et c’est de fameuses brutes, ces gens-là. Et tant que le soleil brille, tout ça est aussi triste qu’un tombeau. J’y suis allé bien souvent, dans le jour… Toutes les maisons et les rues étaient pleines de gens, autrefois, avant la Guerre dans les Airs et la Famine et la Mort Pourpre… pleines de gens, Teddy, et ensuite ce fut plein de cadavres, dont l’odeur chassait ceux qui s’y aventuraient. C’est la Mort Pourpre qui a tué tout le monde. Les chats, les chiens, les poules et la vermine l’attrapaient aussi. Il n’y en a que quelques-uns qui en réchappèrent. Je m’en suis tiré, moi, et ta tante aussi, mais elle y a perdu ses cheveux… On trouve encore des squelettes dans les maisons. De ce côté-ci, nous sommes entrés partout, on a pris ce qu’il nous fallait et on a enterré la plupart des gens. Mais par là, du côté de Norwood, il y a encore des maisons avec les vitres aux fenêtres, et les mobiliers qui tombent en morceaux, et les squelettes des habitants, dans leurs lits, ou par terre dans les chambres, là où la Mort Pourpre les a surpris, il y a vingt-cinq ans. Nous sommes entrés dans une de ces maisons-là, l’année dernière, moi et le vieux Higgins, et il y avait une pièce pleine de livres… Tu sais ce que c’est que des livres, Teddy ?

– J’en ai vu… avec des images.

– Eh bien ! une pièce avec des livres tout autour, Teddy, des centaines de livres, sans rime ni raison, comme on dit, moisis et secs. Moi, je ne voulais pas y toucher, je n’ai jamais été fort sur la lecture, mais le vieux Higgins, il a fallu qu’il en touche un. « Je crois que je saurais encore lire », qu’il dit. « Penses-tu ! » que je lui dis. « Bien sûr », qu’il dit, et il en prend un et il l’ouvre. Je regarde et je vois une image, une belle image qui représentait une femme et des serpents dans un jardin. Je n’avais jamais rien vu d’aussi joli. « Ça me va, ce bouquin-là », que dit le vieux Higgins, et alors, par manière d’amitié, il donne une tape sur le livre…

Le vieux Tom Smallways s’interrompit, en un silence impressionnant.

– Et alors ? – interrogea Teddy.

– Alors, le livre est tombé en poussière, en poussière blanche…

Il reprit, sur un ton plus impressionnant encore :

– Nous n’avons plus touché à un seul bouquin, ce jour-là. Non, pas après ça.

L’oncle et le neveu restèrent longtemps bouche close. Puis Tom, reprenant un sujet qui avait pour lui une sorte d’attrait fascinant, répéta :

– Tant que le soleil brille, tous les morts sont comme dans un tombeau.

Teddy lui donna enfin la réplique attendue :

– Et la nuit, alors, ils ne restent donc pas dans leur tombeau ?

Le vieux Tom hocha plusieurs fois la tête.

– On ne sait pas, mon garçon, on ne sait pas.

– Mais qu’est-ce qu’ils pourraient faire ?

– On ne sait pas. Personne n’y est allé voir, pour le raconter, personne.

– Personne ?

– Il y en a qui racontent des histoires, – avoua le vieux, – des histoires qui ne sont pas à croire. Moi, je rentre au coucher du soleil, et je reste chez moi, de sorte que je ne peux rien dire, n’est-ce pas ? Mais il y en a qui croient certaines choses, et il y en a qui en croient d’autres. J’ai entendu dire que ça porte malheur de prendre les vêtements de ceux qui n’ont pas encore les os blancs. Il y a des histoires…

L’enfant jeta un rapide coup d’œil à son oncle.

– Quelles histoires ? – questionna-t-il.

– Des histoires de choses qui se promènent, la nuit, à la clarté de la lune. Mais je ne prends pas ça pour argent comptant ; moi, je reste au lit. S’il fallait croire toutes les histoires qu’on raconte, ah ! Seigneur, on finirait par avoir peur de soi-même, dans un champ, en plein midi.

Teddy promena des regards craintifs autour de lui et cessa un instant ses questions.

– On raconte, – reprit le vieux, – qu’un porcher de Beckenham est resté dans Londres trois jours et trois nuits. Il avait bu du whisky et s’aventura jusqu’à Cheapside ; pendant trois jours et trois nuits, il perdit son chemin, rôdant par tant de rues qu’il ne savait plus s’y reconnaître pour revenir. S’il ne s’était pas souvenu de quelques paroles de la Bible, il y serait peut-être encore. Il marchait jour et nuit. Pendant le jour, tout était tranquille, aussi calme et tranquille que la mort… Au coucher du soleil, quand le crépuscule tombait, alors des bruissements commençaient, et des murmures, et une rumeur sourde, et des bruits de pas, comme des gens qui marchent vite…

Il se tut.

– Alors ? – fit, haletant, le jeune garçon. – Continuez, après ?

– Un bruit de voitures et de chevaux, un bruit de cabs et d’omnibus, et des sifflements, des coups de sifflet aigus lui glaçaient les moelles. Et en même temps que les coups de sifflet, des choses commençaient à se faire voir, des gens se pressaient dans les rues, entraient dans les maisons et dans les boutiques, des autos roulaient ; aux fenêtres et aux réverbères, il y avait une espèce de lumière de lune… Je dis des gens dans les rues, Teddy, mais ce n’étaient pas des hommes… C’étaient leurs fantômes, les fantômes de ceux qui avaient habité la ville. Et ils le croisaient, sans faire attention à lui et ils passaient à travers lui, comme des brouillards et des vapeurs, Teddy. Des fois, ils étaient gais et contents, d’autres fois, horribles, horribles à ne pas dire… Une fois, il se trouva sur une place appelée Piccadilly, et il y avait des lumières brillantes comme le jour, et des gentlemen et des belles dames, avec des toilettes superbes, sur le trottoir, et des taxi-cabs qui se suivaient sur la chaussée… Pendant qu’il les regardait, les voilà qui prennent un air mauvais, des figures mauvaises, Teddy. Et tout à coup, il s’aperçoit qu’ils l’ont vu, et les femmes commencent à le reluquer et à lui dire des choses vilaines, des choses affreuses. Et une s’approcha de lui, se planta devant lui, Teddy, et elle le regarda de tout près. Et elle n’avait pas de visage ni d’yeux, rien qu’un crâne fardé, et alors, il vit qu’ils avaient tous des crânes fardés. Et les uns après les autres, ils s’approchaient et l’entouraient, en lui disant des abominations, en le tirant, en le menaçant ou en le cajolant, si bien qu’il en était presque mort de peur.

– Ah ! – soupira Teddy, pendant une intolérable pause.

C’est à ce moment-là qu’il se rappela les paroles de l’Écriture, ce qui lui sauva la vie. « Dieu est mon aide, qu’il dit, par conséquent je ne craindrai rien », et il n’avait pas plus tôt achevé que le coq se mit à chanter, et la rue se vida d’un bout à l’autre. Et après cela, le Seigneur se montra miséricordieux pour lui et le guida sans qu’il se perde.

Teddy demeura bouche bée ; il risqua pourtant une autre question.

– Mais qui étaient les gens qui vivaient dans toutes ces maisons ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

– Des gens qui étaient dans les affaires, des gens qui avaient de la monnaie, du moins on croyait que c’était de la monnaie, jusqu’à ce que tout ait craqué, et alors on a vu que ce n’était que du papier… du papier de toute sorte… Il y en avait des centaines de mille comme ça, des millions ! Cette Grand’Rue ici, je l’ai vue, moi, qu’on ne pouvait pas marcher sur les trottoirs, tant il y avait des femmes et des gens qui se bousculaient à l’entrée des boutiques.

– Mais où donc qu’ils prenaient leur nourriture et le reste ?

– Ils les achetaient dans des boutiques comme celle que j’avais. Je te montrerai la place, Teddy, quand nous reviendrons. Les gens d’à présent, ils n’ont pas l’idée d’une boutique, pas une idée. Les devantures d’une seule glace, c’est comme du grec pour eux. Pense donc ! J’ai eu à manipuler des fois d’un seul coup dix à douze quintaux de pommes de terre. Tu en écarquillerais, des yeux, si tu voyais là tout ce que j’avais dans ma boutique ! Des grandes mannes de légumes, de fruits… des poires, des pommes, et des grosses noix délicieuses, et des bananes, et des oranges, – énumérait l’oncle d’une voix pleine de gourmandise rétrospective.

– Qu’est-ce que c’est que ça, des bananes et des oranges ? – demanda l’enfant.

– C’étaient des fruits, savoureux, sucrés, juteux, des fruits étrangers. On les apportait d’Espagne, d’Amérique et d’ailleurs, dans des navires. On m’en apportait de tous les coins du monde, et je les vendais dans ma boutique, oui, moi, je les vendais, Teddy, moi qui me promène ici avec toi, habillé avec des vieux sacs et cherchant des poules égarées. Et des clients venaient dans ma boutique, de grandes belles dames comme tu ne peux même plus t’en figurer à présent, habillées comme des princesses, et qui disaient : « Eh ! bien, monsieur Smallways, qu’est-ce que vous avez de bon, ce matin ? » Et je répondais : « Eh ! bien, madame, j’ai reçu de la belle reinette du Canada, ou bien des courges. » Tu comprends ? Et elles en achetaient, et tout de suite elles disaient : « Envoyez-m’en ! » Bon Dieu ! quelle vie c’était ! les affaires, le remue-ménage, l’élégance qu’on voyait, les automobiles, les voitures, les promeneurs, les orgues de Barbarie et les orchestres ambulants. Toujours quelque chose qui passait, toujours. Et si ça n’était pas ces maisons vides, on croirait que tout cela fut un rêve.

– Mais qu’est-ce qui a tué tous ces gens, mon oncle ? – s’enquit Teddy.

– C’est l’effondrement, – répondit le vieux Tom. – Tout marchait bien jusqu’à ce qu’ils aient commencé la guerre. Tout marchait comme une horloge. Tout le monde travaillait, tout le monde était heureux et tout le monde avait ses bons repas chaque jour.

L’enfant eut un regard sceptique.

– Oui, tout le monde ! – affirma le vieillard. Quand on ne pouvait pas avoir son repas ailleurs, on en avait toujours à l’hospice, ou dans les asiles, ou les œuvres charitables… un bon bol de soupe et du pain meilleur que personne ne sait le faire maintenant, du vrai pain blanc, le pain du gouvernement !

Teddy, émerveillé, restait muet. Il sentait monter en lui des désirs qu’il jugea plus sage de refréner. Le vieillard lui-même se résigna au seul plaisir des réminiscences gustatives. Ses lèvres remuaient.

– Du saumon fumé avec des pickles, – murmurait il, – du fromage de Hollande, de la bière, et une pipe de tabac.

– Mais de quelle façon les gens ont-ils été tués ? insista bientôt Teddy.

– Il y eut la guerre. Ça commença par la guerre… La guerre fit beaucoup de tapage, beaucoup de destruction et d’incendies, mais elle n’a réellement pas tué beaucoup de gens. Elle a tout bouleversé, voilà. Ils sont venus, ils ont mis le feu à Londres ; ils ont fait sauter et sombrer tous les navires dans la Tamise ; on a vu la fumée et la vapeur pendant des semaines. Ils ont jeté une bombe dans le Palais de Cristal pour le faire crouler ; ils ont fait sauter les voies de chemins de fer, et toutes sortes de choses de ce genre-là. Mais quant à tuer des gens, c’était seulement par accident. Ils se tuaient bien davantage entre eux. Un jour, il y a eu une grande bataille ici et aux alentours, dans les airs. Des machines plus grandes que cinquante maisons, plus grandes que le Palais de Cristal, plus grandes… plus grandes que n’importe quoi ; elles volaient dans l’air et elles se cognaient, et des cadavres dégringolaient. Épouvantable !… Ce n’est pas tant les gens qu’ils tuaient que les affaires qu’ils paralysaient. Il n’y avait plus moyen de faire des affaires, Teddy, plus moyen… Il n’y avait plus d’argent, et plus rien à acheter, si on en avait.

– Mais comment les gens ont-ils été tués ? répéta l’enfant.

– Je suis en train de te le dire, Teddy. Après la guerre, c’est les affaires qui n’ont plus marché. Tout d’un coup, on ne sait comment, on s’aperçut qu’il n’y avait plus d’argent. On avait bien les chèques, les papiers sur lesquels on inscrivait des sommes, et c’était aussi bon que de l’argent, à condition qu’on les reçoive de clients qu’on connaissait. En un clin d’œil, ils ne valurent plus rien. Il m’en est resté trois sans être encaissés, et deux sur lesquels j’avais rendu de l’argent. Ensuite, c’est les billets de banque qui n’eurent plus de valeur, et la monnaie d’argent disparut aussi. De l’or, on ne pouvait plus en avoir à aucun prix. Les banques à Londres l’avaient accaparé et les banques avaient été détruites. Tout le monde fit banqueroute. Personne ne travailla plus, personne !

Il se tut, et dévisagea son auditeur. L’intelligente figure du petit bonhomme exprimait une perplexité profonde.

– Voilà comme c’est arrivé, – continua le vieux Tom, cherchant une image capable de rendre sa pensée. – C’est comme si on avait arrêté une pendule. Ce fut un calme absolu, pendant un certain temps, un calme de mort, à part les dirigeables qui se battaient dans le ciel… Puis les gens commencèrent à se fâcher… Je me souviens de mon dernier client, le dernier des clients qui soient entrés dans ma boutique. C’était M. Moïse Gluckstein, un gentleman de la Cité, très gentil, qui aimait beaucoup les asperges et les artichauts. Il entra… Il n’était pas venu un client depuis plusieurs jours… Et il se mit à parler très vite, offrant de m’acheter tout ce que je pouvais avoir, des pommes de terre, n’importe quoi, au poids de l’or. Il disait que c’était une petite spéculation qu’il voulait essayer… comme une sorte de pari, et qu’il avait plus de chances de perdre que de gagner, mais que ça ne lui faisait rien, qu’il voulait essayer tout de même, qu’il avait toujours eu la passion du jeu… Il disait que je n’avais qu’à peser ce que j’avais et qu’il me paierait comptant avec un chèque. Ma foi, sa proposition souleva une petite discussion, parfaitement respectueuse, du reste, sur le point de savoir si son chèque avait encore quelque valeur… Mais, pendant qu’il me donnait des explications, voilà qu’il arrive une bande de sans-travail, autour d’une grande bannière avec cette inscription « Nous voulons manger. » Trois ou quatre de la bande entrent dans la boutique :

– Vous avez quelque chose à manger ? – questionna l’un.

– Non, rien du tout. Je le regrette. D’ailleurs si j’avais quelque chose, je ne pourrais pas vous le donner : voilà ce monsieur qui m’en a offert…

– M. Gluckstein essaya de m’interrompre, mais c’était trop tard.

– Qu’est-ce qu’il vous a offert ? – me demanda un grand diable armé d’une hachette. – Qu’est-ce qu’il vous a offert ?

– Il fallut bien le dire.

– Camarades ! – s’écrie le grand diable. – Voilà encore un de ces sales financiers !

– Ils l’empoignèrent, l’emmenèrent et le pendirent à un réverbère au coin de la rue. Il se laissa faire sans résistance, sans prononcer un seul mot.

Le vieux se tut et demeura un moment méditatif.

– C’est la première personne que j’ai vu pendre, – observa-t-il.

– Quel âge aviez-vous ? – demanda Teddy.

– Une trentaine d’années, – dit Tom.

– Eh ! bien, moi, je n’avais que six ans quand j’ai vu pendre trois voleurs de cochons, – riposta Teddy. – Papa m’a emmené les voir, parce que c’était le jour de mon anniversaire. Il voulait m’aguerrir…

– Oui, mais tu n’as jamais vu un homme tué par une auto, en tout cas, – reprit Tom, – et tu n’as jamais vu amener des blessés et des morts dans une pharmacie.

Le triomphant Teddy baissa l’oreille.

– Non, je n’ai pas vu ça, – avoua-t-il.

– Et tu ne le verras pas, tu ne le verras jamais… Tu ne verras jamais les choses que j’ai vues, jamais, même si tu vivais jusqu’à cent ans !… Eh ! bien, comme je te le disais, voilà comment la famine et la guerre civile ont commencé. Ensuite, il y eut les grèves et le socialisme, des histoires que je n’ai jamais gobées, et ça alla de mal en pis. On se battait à coups de fusil, on mettait le feu partout et on pillait les maisons. Les insurgés forcèrent les banques de Londres et s’emparèrent de l’or qu’elles contenaient. Mais ils ne pouvaient pas le manger, leur or !… Comment on vivait ? Eh ! bien, on ne bougeait pas. Ta tante et moi, nous ne nous mêlions pas des affaires des autres et personne ne se mêlait des nôtres. Nous avions quelques pommes de terre en réserve, mais surtout on se nourrissait de rats. Nous habitions dans une vieille maison, pleine de rats, et la famine ne semblait pas les gêner beaucoup. Souvent, j’en attrapais, des rats, souvent. Mais la plupart des gens des alentours avaient l’estomac trop délicat pour se nourrir de rats. Ça ne leur convenait pas. Ils étaient habitués à toutes sortes de cuisines et ils ne se mirent à une nourriture honnête que lorsqu’il fut trop tard. Ils préféraient mourir de faim.

« C’est la famine qui commença à tuer les gens pour de bon. Avant que la Mort Pourpre fît son apparition, ils mouraient comme des mouches à la fin de l’été. Je m’en souviens bien ! J’ai été un des premiers à l’avoir. J’étais dans le jardin, pour voir s’il n’y avait pas moyen de prendre un chat ou autre chose au piège, et regarder aussi si des navets que j’avais oubliés étaient assez gros pour être cueillis, et ça m’a pris là, d’une manière terrible. Tu n’as pas idée de la douleur que je ressentais, Teddy ; ça me coupait en deux. Je me couchai par terre où je me trouvais, et ta tante vint voir ce que je devenais et m’a tiré comme un sac jusqu’à la maison. Je ne m’en serais jamais remis, sans ta tante. « Tom ! – qu’elle me disait, – il faut absolument guérir. » Et il a bien fallu ! Alors, ce fut son tour ; elle fut très, très malade, mais c’est un vrai trompe-la-mort, ta tante : – « Eh bien ! ça ferait du joli, si je te laissais là tout seul », qu’elle répétait tout le temps. C’est qu’elle a une bonne langue, ta tante. Elle en revint, mais y laissa ses cheveux, et j’ai eu beau le lui demander sur tous les tons, elle n’a jamais voulu mettre la perruque de la vieille dame qu’on a trouvée morte dans le jardin du presbytère.

« C’est la Mort Pourpre qui balayait les gens par tas. On ne parvenait plus à les enterrer. Et les chiens et les chats aussi, et les rats et les chevaux y passèrent. À la fin, toutes les maisons et les jardins étaient pleins de cadavres. On ne pouvait pas se risquer du côté de Londres à cause de la puanteur, et il nous fallut même quitter notre vieille baraque de la Grand’Rue pour venir nous installer dans la villa où nous sommes encore maintenant. Avec ça, on n’avait plus d’eau, les canalisations s’étaient vidées dans les galeries souterraines des métros… D’où diable venait la Mort Pourpre ? Les uns disent une chose et les autres une autre ; les uns prétendent que ça venait de ce qu’on mangeait des rats, les autres de ce qu’on ne mangeait rien du tout. Il y en a qui racontent que ce sont les Asiatiques qui l’ont apportée avec eux, des montagnes du Tibet, je crois, où elle règne sans faire de mal à personne. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est arrivée après la Famine, et la Famine est venue après la Panique, et la Panique après la Guerre.

Teddy réfléchissait.

– Qui est-ce qui a fait la Mort Pourpre ? – questionna-t-il.

– Mais je viens de te le dire !

– Pourquoi les gens ont-il eu une panique ?

– Ils l’ont eue.

– Pourquoi ont-ils commencé la Guerre ?

– Ils ne pouvaient pas s’empêcher de la faire. Quand ils ont eu des dirigeables, ils ont voulu s’en servir.

– Et comment a fini la Guerre ?

– Qui sait si seulement elle est finie, mon garçon ? – s’écria le vieux. – Qui sait si elle est finie ? De temps en temps, des voyageurs passent par ici… Il y a deux étés, il en est passé un… et il a dit que ça continue. Il a dit qu’il y a des bandes de gens, par là-bas, dans le nord, qui s’obstinent à se battre avec d’autres gens, en Allemagne, en Chine, en Amérique, et ailleurs. Ils ont encore, paraît-il, des machines volantes, des usines à gaz et toutes sortes d’accessoires. Mais, depuis sept ans, nous n’avons rien aperçu dans les airs… Ils ne sont sans doute pas venus de notre côté. En dernier, nous avons vu une espèce de dirigeable ratatiné qui s’en allait, par là… Il n’était pas très grand et il penchait tout d’un côté, comme s’il avait une avarie.

Tom Smallways indiqua du doigt la direction qu’avait prise l’aéronat, et il s’arrêta devant une brèche dans la clôture, les vestiges de la vieille clôture d’où, en compagnie de son voisin Stringer, le laitier, il contemplait jadis les départs de ballons de l’Aéro-Club d’Angleterre. De vagues souvenirs d’un après-midi particulier lui revinrent.

– Là, en bas, où il y a tous ces grands machins rouillés, c’était l’usine à gaz.

– Quel gaz ? – demanda l’enfant.

– Ah ! une espèce de chose de rien qu’on mettait dans les ballons pour les faire s’enlever. Et on s’éclairait avec, avant qu’on installe l’électricité.

Le bambin essayait vainement de se représenter, au moyen de ces indications, ce que pouvait être le gaz. Puis, ses pensées revinrent à un autre sujet.

– Mais pourquoi n’a-t-on pas mis fin à la Guerre ?

– L’obstination. Tout le monde trinquait, en faisant trinquer les autres, et tout le monde était plein d’ardeur et de patriotisme ; et, au lieu de s’arrêter on détruisait tout. On s’entêtait à tout détruire. Si bien que, finalement, ce fut un massacre sauvage et désespéré.

– Ça aurait dû finir, – déclara l’enfant.

– Ça n’aurait pas dû commencer, – dit le vieux Tom. – Mais les gens étaient orgueilleux. Oui, les gens étaient arrogants, et vaniteux, et matamores. Trop bien nourris, aussi, à manger et à boire tout leur saoul. Céder ?… Ah ! non, à d’autres ! Et, au bout de peu de temps, personne ne parla plus de céder, personne…

Il suça méditativement ses vieilles gencives édentées, et son regard se porta, par-dessus la vallée, vers l’endroit où les ruines du Palais de Cristal scintillaient au soleil. L’idée vague le hantait, que cette dévastation était sans but et stérile, qu’elle avait irrévocablement détruit des possibilités inconnues. Comme conclusion péremptoire, obstinément et lentement, il répéta son jugement définitif, son opinion finale sur la matière :

– On dira tout ce qu’on voudra, ça n’aurait jamais dû commencer.

Il proféra cette phrase simplement, avec l’absolue conviction que, quelque part, quelqu’un aurait dû mettre un terme à quelque chose… Mais qui, comment et pourquoi, voilà qui dépassait de beaucoup sa portée.