Je vis un homme à cheveux blancs, image même de l'extrême vieillesse, assis devant un pupitre, et qui écrivait.
Ce devait être dans quelque appartement d'une tour très élevée, car, par la haute fenêtre, à droite, on n'apercevait que des lointains : un horizon de mer, un promontoire, et cette buée lumineuse du soleil couchant qui signale la présence d'une ville. Tous les aménagements de la pièce respiraient l'ordre et la beauté, – et je ne sais quoi de subtil, et de mal défini, l’inattendu de tel détail, me donnait une sensation de nouveau et d'étrange. Je ne reconnaissais aucun style spécial, et le costume simple de l'homme assis ne suggérait l'idée d'aucune époque ni d'aucun pays. Peut-être, pensai-je, suis-je au pays de l'« heureux avenir, au pays d'Utopie » ou des « rêves simples » ? Une phrase d'Henry James : « Le lieu du grand repos », me traversa la mémoire, glissa comme une lueur sur mon esprit, et s'éteignit sans m'éclairer.
L'homme écrivait avec un stylet assez semblable à notre porte-plume réservoir, et ce détail bien moderne m’interdisait toute pensée rétrospective. De temps à autre, il ajoutait la feuille qu'il venait de couvrir d'une écriture courante et facile à des feuilles entassées sur une gracieuse petite table, placée devant la fenêtre, à portée de sa main. Les derniers feuillets gisaient épars, recouvrant à demi les autres réunis en fascicules par des attaches.
Évidemment, il était inconscient de ma présence, et je restai là à attendre que l'écrivain s'interrompît ; tout vieux qu'il fût, il traçait les signes d'une main ferme.
Je m'aperçus qu'un miroir concave, légèrement penché, était suspendu au-dessus de sa tête ; un mouvement de cet appareil fixa vivement mon attention, et, en levant les yeux, je vis, déformée et fantastique mais lumineuse et admirable de coloris, l'image magnifiée, reflétée et atténuée d'un palais, d'une terrasse, avec la perspective d'une vaste avenue fourmillante de passants, grandis, rendus bizarres par la concavité du miroir, dans leur va-et-vient continu. Je détournai vivement mon regard pour voir tout cela plus distinctement à travers la fenêtre derrière moi, mais elle était trop haute pour que je pusse distinguer l'horizon, et j'en revins au miroir déformateur.
Cependant l'écrivain, adossé dans son fauteuil, posa son stylet et poussa un soupir de regret.
– Ah ! ce travail ! – murmura-t-il, de la voix de tout homme qui vient d'écrire pour son plaisir,
– Quelle satisfaction, mais quelle fatigue aussi !
– Quel est cet endroit ? – demandai-je, – et qui êtes vous ?
Il se tourna vers moi dans un vif mouvement de surprise.
– Quel est cet endroit, – repris-je, – et pourquoi y suis-je ?
Il me fixa pendant un instant, sous le froncement de son front ridé, et puis sa physionomie s'adoucit jusqu'au sourire ; du doigt, il m'indiqua un siège près de la table.
– J'écris, – dit-il.
– Sur quel sujet ?
– Sur le Changement.
Je m'assis ; le siège était confortable et bien placé par rapport à la lumière de la fenêtre.
– Si vous voulez lire, – proposa-t-il.
Je fis un geste vers le manuscrit.
– Ceci m'expliquera ?… – questionnai-je.
– Ceci vous expliquera, – répondit-il.
Il déposa devant lui une nouvelle feuille de papier tout en me regardant. Je parcourus des yeux son appartement, et revins à la petite table ; un fascicule marqué très distinctement du chiffre un attira mon attention ; je le pris, et je souris en réponse au regard amical du vieillard.
– Très bien, – dis-je, soudain mis à mon aise.
Il fit un signe de la tête et se reprit à écrire, cependant que moi, dans un état d’âme où la confiance se mêlait à la curiosité, je commençais à lire.
Voici l'histoire que ce vieillard à l'air actif et heureux avait écrite en ce lieu agréable.