Le testament d’un blagueur a d’abord paru en feuilleton en 1869 dans La Parodie. Il constitue la première ébauche de L’enfant, roman autobiographique de Jules Vallès, premier d’une trilogie, se continuant avec le Bachelier et l’Insurgé.

Letestamentd'unblagueur

 

 

 

 

 

Le testament d’un blagueur

Letestamentd'unblagueur

 

 

Un matin, on vint me dire dans un café : « Vous savez, le blagueur s’est tué. »

C’était un blagueur de la grande espèce, de ceux que le succès n’éblouit point et que le péril n’effraie pas.

On l’appelait « blagueur, » parce qu’il riait de tout et ne ménageait rien. Comme on avait peur de lui, on avait essayé d’appliquer à son ironie un mot qui en diminuât la hauteur et pût en voiler la portée. Il l’avait bien compris, mais il n’en avait ressenti qu’un peu plus d’orgueil et de mépris, orgueil de lui-même, mépris des autres.

Je ne fus ni bien surpris, ni trop affligé de la nouvelle. S’il avait chassé loin de lui la vie, c’est qu’il en avait épuisé la curiosité. J’étais sûr qu’il n’avait pas succombé à un accès de découragement, ni plié sous le poids bête d’un malheur.

Je me rappelais, en me dirigeant vers la maison où était déposé son cadavre, qu’il m’avait plus d’une fois réveillé le soir pour me prier, à travers la porte, de lui garder jusqu’au lendemain un pistolet chargé ; il voulait toujours avoir son arme pour se défendre, mais il en avait peur dans les nuits qui suivaient les jours néfastes, quand la fatalité lui avait imposé une humiliation ou escamoté quelque triomphe.

Pourquoi, cette fois, avait-il posé la gueule du canon sur son front et lâché la détente ?

Depuis longtemps déjà il avait échappé à la misère, il était riche, possédait une santé de fer, et il semblait que pas une émotion ne pouvait désormais égratigner son coeur de bronze.

Nous eûmes l’explication de son suicide quand nous eûmes lu son testament. Il avait déposé là ses souvenirs par tranches et miettes dans quelques bouts de papier froissés. Je les ai déchiffrés comme j’ai pu. Ce sont des pages curieuses, comme toutes les pages des Mémoires où l’homme a noté les minutes décisives de sa vie, minutes joyeuses, minutes tristes, moments solennels ou bizarres.

Ce sont surtout les moments bizarres que celui-là avait notés, et c’est dans un journal de caricature et de pamphlet qu’il faut encadrer le testament de cet aimable suicidé.

Ce testament était ainsi conçu :

 

Aux petites nièces

             de

mademoiselle Balandreau

 

Je lègue tout ce que j’ai.

 

À condition que

 

Elles serviront à mon oncle Joseph Pitou, une rente suffisante pour entretenir ses goûts d’ivrognerie.

Letestamentd'unblagueur

 

 

1839...

 

J’ai six ans, et le derrière tout pelé.

Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.

Mlle Balandreau m’y met du suif.

C’est une bonne vieille fille qui n’a qu’une dent. Elle demeure au-dessous de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin ! vlan ! zon ! zon ! – voilà le petit chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café au lait. »

Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu ; mon derrière lui a fait pitié !

Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour ; mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le sauver, et elle a préféré le graisser avec une chandelle des six.

Elle a trouvé un autre moyen. Quelquefois elle dit à ma mère, quand elle l’entend dire : « Ernest, je vas te fouetter ! »

« Madame Pitou, ne vous donnez pas la peine ; je vais faire ça pour vous.

– Vous êtes trop bonne. »

Mlle Balandreau m’emmène ; mais au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi, je crie. Ma mère remercie le soir Mlle Balandreau.

« À votre service », répond la brave fille en me glissant un bonbon en cachette.

Mlle Balandreau m’a sauvé de la coxalgie. Mon Dieu, mon Dieu, faites que je ne sois pas infirme !

 

1841 (Petit-Collège)

 

J’ai huit ans. – On m’a mis au collège, pensionnaire. Le costume est un habit noir avec un chapeau haut-de-forme. J’ai l’air d’un poêle.

Je me traîne écrasé et invisible derrière les divisions, les jours de promenade. On ne voit que le bout de mon petit nez toujours un peu morveux, parce que mes manches m’empêchent de me moucher. Dans la ville on m’accuse de malpropreté.

Notre professeur s’appelle Sommer, il a un gros chien noir. Quand il dort, son chien mord ceux qui se lèvent et qui font du bruit.

Je suis toujours battu, parce que je bois toujours de l’encre : je ne peux pas m’en empêcher !

 

Pâques...

 

J’ai le prix d’excellence à Pâques. Le proviseur m’embrasse, il sent l’ail ; je le dis, je suis chassé.

Je rends, à mon père son chapeau et son habit noir, mon derrière à ma mère, elle s’en empare. Mlle Balandreau, le soir, est obligée de l’emmailloter.

 

Dans ma culotte jaune...

 

La croûte tombe, je rentre au collège externe. Je suis vêtu de peau de vache.

Comme on dit que j’use beaucoup, on m’a acheté, dans la campagne, une étoffe jaune et à poils, dont je suis enveloppé. J’ai l’air d’un ambassadeur lapon. Les étrangers me saluent ; les savants me regardent.

Je suis de nouveau menacé d’être infirme !

L’étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se sèche et se racornit, m’écorche et m’ensanglante, et je suis obligé d’employer les chandelles de six qui restaient sur la planche, à assouplir le drap.

Mais, un jour, on me mène au bain ; je fais horreur à mes parents ! On gratte le suif avec un fouet et l’on me condamne à reprendre ma culotte de Déjanire. Désespéré, je vole le pantalon de soirée de mon père, que je mets comme un caleçon, un pantalon de casimir velouté et doux !

Qu’ai-je fait ! je vais non plus vivre, mais me traîner. Tous les jeux de mon âge me sont interdits. Je ne puis jouer aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomnié des uns, plaint par les autres, inutile ! Et il m’est donné, au sein même de ma ville natale, à douze ans, de connaître les douleurs sourdes de l’exil !

 

On découvre un jour la supercherie. C’est dans une promenade. J’allais m’accroupir au coin d’un mur, ma mère voit de loin tomber la culotte jaune, et aperçoit mes jambes noires. « Mon fils est-il devenu nègre ? » Elle s’approche inquiète, contenant mal les battements de son coeur !

Tout se sait ! – Scène horrible ! Mes parents se consultent. Il est décidé que j’entrerai le lendemain en apprentissage.

 

Au cachot...

 

Je voulais être savetier.

Il y en a un au coin de la rue Saint-Louis, le père Bachon, qu’on entend toujours chanter et rire, et je m’amuserai mieux dans son échoppe qu’au collège : il laisse faire à son fils ce qu’il veut, quand on a fermé la boutique, et le petit Bachon a toujours de beaux habits le dimanche.

J’ai dit à ma mère que je ne demandais pas mieux que d’entrer en apprentissage chez le vieux gnaf.

Quand je saurai mon état, j’achèterai, avec l’argent de mes ressemelages, des culottes comme je les aime et qui ne m’écorcheront pas les cuisses, puis, si le patron veut me battre, comme il n’est pas mon père, je lui donnerai des coups de tranchet.

Mon père, qui a entendu, a pris une cravache et m’a fait bien mal, puis il m’a conduit en pleine rue, en me montrant à tout le monde, jusqu’au collège.

C’était au moment de la classe.

Tous les élèves me voyaient ; il me donnait des soufflets et des coups de pied ; il m’avait déjà, à la maison, donné des coups de règle sur les mains ; elles étaient toutes rouges et je ne pouvais pas fermer les doigts.

Il m’appelait tout le long du chemin : « Enfant ingrat ! mauvais fils ! »

On m’a enfermé dans le cachot qui est près de la salle de dessin. Je resterai là jusqu’à ce que je sois corrigé, jusqu’à ce que ma mère soit guérie !

Il paraît qu’en me donnant un dernier coup quand je sortais, ma mère s’est foulé un muscle, et l’on a dit au proviseur que c’était moi qui l’avais battue.

Ils ont menti.

 

Je suis resté une semaine, nuit et jour, dans ce cachot plein de rats ; on m’en a retiré tout pâle.

La pauvre Mlle Balandreau pleurait comme une fontaine, et se mordait la lèvre avec sa dent pour étouffer les sanglots.

 

Ma mère est meilleure pour moi. On ne me bat plus qu’une fois par semaine. C’est généralement le dimanche.

On trouve que je n’ai pas l’air assez content quand on me dit : « Ernest, habille-toi ; nous allons faire un tour de promenade. »

Je n’aime pas faire un tour de promenade.

Je suis très mal mis. Ma mère me fait des vestes avec ses caracos, des pantalons blancs en été avec les caleçons de mon père. J’ai des casquettes de soie voyantes ! On sort pour me voir ; les femmes braquent leurs lorgnettes sur moi. Je suis l’objet d’une curiosité malsaine que ma mère prend pour de l’admiration.

Un jour un homme qui voyageait m’a pris pour une curiosité du pays, et m’ayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval. Son étonnement a été extrême quand il a reconnu que j’étais vivant. Il a mis pied à terre, et s’adressant à ma mère, lui a demandé respectueusement si elle voulait bien lui indiquer l’adresse du tailleur qui avait combiné ce vêtement !

« C’est moi », a-t-elle répondu, rougissant d’orgueil.

Le cavalier est reparti et on ne l’a plus revu.

Ma mère m’a parlé souvent de cette apparition, de cet homme qui se détournait de son chemin pour savoir qui m’habillait.

Oh ! cet homme, cet homme ! Quelque chose me dit qu’il se moquait de ma famille !

On me force donc à sortir, et je grogne tout le long du chemin parce que ça ne m’amuse pas de me fatiguer pour rien, de marcher à dix pas devant eux, et de regarder les champs pleins d’herbe et de fleurs sans pouvoir y courir et m’y rouler ; et ils me défendent de m’écarter !

Je ne m’échappe que pour raison de santé, encore me surveille-t-on, et je ne puis voler une minute – « Ernest, Ernest, tu dois avoir fini ! »

Tout n’est dans ma vie que routine pesante ou précipitation douloureuse !

 

Au bal...

 

Je suis laid : il paraît que je suis très laid. J’en souffre beaucoup. Quand je me trouve dans un endroit où il y a des demoiselles, je dis toujours que j’ai mal aux dents ou un clou sur le nez, pour pouvoir mettre mon mouchoir sur ma figure, dérober ce que je puis aux regards des femmes.

Un hasard douloureux n’a pas peu contribué à accroître ma timidité : on m’avait invité, pendant le carnaval, à un bal d’enfants. Ma mère m’a habillé en charbonnier. Au moment de me conduire, elle a été forcée d’aller ailleurs ; mais elle m’a menée jusqu’à la porte de M. Puysaigon, chez qui se donnait le bal. Je ne savais pas bien le chemin, et je me suis perdu dans le jardin ; j’ai appelé. Une servante est venue et m’a dit : « C’est vous le petit Uchefol, qui venez pour aider à la cuisine. »

Je n’ai pas osé dire que non, et on m’a fait laver la vaisselle toute la nuit. Quand ma mère est venue me chercher le matin, j’achevais de rincer les verres, on lui a dit qu’on ne m’avait pas vu, on a fouillé partout.

Je suis entré dans la salle du bal pour me jeter dans ses bras : mais à ma vue, les petites filles ont poussé des cris, des femmes se sont évanouies ; l’apparition de ce nain horrible, noir et gluant, qui roulait à travers ces robes fraîches, a inspiré le dégoût à tout le monde. Ma mère ne voulait plus me reconnaître ; je commençais à croire que j’étais orphelin. Je n’avais qu’à l’entraîner et à lui montrer dans un coin mon derrière couturé et violacé, pour qu’elle criât à l’instant : « C’est mon fils ! » Un reste de pudeur me retenait. Je me contentai de faire des signes, et je parvins à me faire comprendre !

On m’emporta dans un torchon.

 

Ma mère m’a dit que si j’avais des prix, j’irais en vacances chez la tatan Marion.

Tatan Marion ! Tante Marie !

C’est la mère de la Polonie, ils ont appelé comme cela leur fille, ces paysans !

Chère cousine ! avec des yeux bleus de pervenche, de longs cheveux châtains, le sourire tendre et la voix traînante, un cou blanc comme du lait que coupe de sa noirceur luisante un velours qui tient une croix d’or, des épaules de neige ; devenant rose dès qu’elle rit, rouge dès qu’on la regarde ; grande et lente. Je la dévore des yeux, je ne sais pas pourquoi, quand elle s’habille, les fois où elle couche dans la petite chambre, pour être au marché la première, avec ses blocs de beurre fermes et blancs comme les moules de chair qu’elle a sur la poitrine. – On s’arrache le beurre de la Polonie ! – Moi, je me sens tout chose en la regardant retenir avec ses dents, le menton, baisser ou relever d’une main, sur son épaule ronde, sa chemise qui dégringole.

 

Elle vient quelquefois m’agacer le cou ou me menacer les côtes de ses doigts longs. Elle rit, me caresse et m’embrasse ; je la serre en me défendant, et je l’ai mordue une fois : je ne voulais pas la mordre mais je ne pouvais pas m’empêcher de serrer les dents, comme sa chair avait une odeur de framboise... Elle m’a crié : « Petit méchant ! » en me donnant une tape sur la joue un peu fort ; j’ai cru que j’allais m’évanouir, et j’ai soupiré en lui répondant ; je me sentais la poitrine serrée et l’oeil plus doux. Elle m’a quitté pour se rejeter dans son lit, en disant qu’elle avait attrapé froid. Elle ressemble par-derrière au poulain blanc que monte le petit du préfet. J’ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes devoirs.

Je la verrai tous les jours, la Polonie, maintenant – si j’ai des prix !

 

Mardi, après la classe...

 

... J’ai envie de le dire à Rouliot. Si je le contais à mon père ? il ne comprendrait pas... non, c’est à M. Montagne que je l’avouerai !

– Les hommes ne font pas ça, et j’ai déjà douze ans ! Qu’est-ce qui m’a donc pris ! – Ô ma cousine Polonie, c’est vous qui en êtes cause !

Je voulais être premier, pour avoir le prix et aller à Sénillac.

On composait en récitation, Rouliot ne faisait pas de fautes, je l’ai tiré par-derrière pendant qu’il récitait, pour le troubler... il a eu deux hésitations. Comment les hommes appellent-ils ce que j’ai fait ? C’est une trahison, je suis donc lâche ! J’ai envie de me tuer.

 

J’ai trouvé un moyen de me punir. J’ai sept points d’avance sur Rouliot pour le thème. À la composition des prix je ferai des fautes exprès, un gros barbarisme, avec un solécisme s’il le faut, et il aura le prix.

 

Composition des prix...

 

Je viens de composer.

Il y avait dans le thème : Ô toi, qui veilles sur nous, Dieu puissant ! J’ai traduit Ô tectum ! et j’ai mis « Dee » au vocatif. Je sais bien qu’il faut Ô tu, et que Deus ne change pas avant le génitif. Mais j’ai le prix de récitation sans l’avoir mérité ; j’ai volé Rouliot, et je lui donne mon prix de thème en échange. Il n’a pas à se plaindre, je crois ! Le censeur a dit dans son discours, l’autre année, que le thème était la..., le... – Comment a-t-il dit ça ? – était le criterium de l’élève.

Rouliot, j’ai bien mal agi avec toi, mais on dira que tu as un criterium et on ne saura pas que c’est moi qui te l’ai donné.

 

11 août...

 

Je n’ai eu que deux prix ; prix de récitation, prix de version ; j’ai eu le second accessit de thème.

Mon père est allé aux renseignements ! Que s’était-il passé ?

Il était sûr de son Ernest pour le thème ; il y avait là-dessous sans doute quelque injustice. On l’a entendu murmurer :

« C’est parce que Rouliot est neveu d’un curé de Paris et qu’Ernest Pitou, mon fils, est boursier... On donne le prix au neveu du calotin ! »

 

Interne ! pendant les vacances !

Oui, ils ont obtenu du proviseur que je serais interne pendant les vacances, pour rien. C’est le proviseur qui a manigancé ça avec l’économe ; cet économe a un enfant de cinq ans, bossu, dont on m’a nommé le précepteur.

« Tu dois être fier, dit ma mère ; précepteur ! à ton âge ! »

Fier de quoi ? d’avoir à apprendre à lire à un enfant qui a une boule dans le dos !

 

Fier ou non, j’ai fait mon paquet.

On a retiré du fond d’une armoire mes hardes.

L’opération était interrompue de soupirs ; des mots solennels tombaient avec des boutons décousus, s’échappaient comme les pans de mes chemises mûres ! Oh ! les enfants ! – Voilà la cravate des dimanches. – Tuez-vous donc pour eux ! – Il faudra mettre une pièce dans l’entre-jambe ! – Tu feras mourir ton père de chagrin. – Passe-moi ta culotte bleue ! – Voilà comment ils vous récompensent. – C’est ça ta redingote neuve !

 

Ma redingote neuve

 

« Ô mon Dieu, “Deus, et non Dee ! mon Dieu qui voyez tout, vous savez ce qu’était cette redingote, et si elle était neuve ! Ils l’avaient faite un dimanche qu’il tonnait !... la carcasse avec un tronc d’habit noir, les manches avec les jambes d’un pantalon ! oui, les jambes d’un pantalon ! Il y a encore la marque des sous-pieds. »

 

Lycée, cour des moyens

 

On s’est moqué de moi quand je suis entré dans la cour. J’avais la redingote à jambes !

Il y avait cinq ou six élèves, trois créoles, un petit qu’on appelle le bâtard : personne ne vient jamais le voir. On dit que sa mère est actrice à Paris. Il y a encore Truchelu, qui potasse pour la navale, et Lebretot, que sa famille ne veut pas garder chez elle, parce qu’il se soûle, puis il bat le concierge. Il a pris l’habitude de boire avec son cousin, qui est venu comme pion de Paris, et qui avait toujours une petite bouteille d’absinthe dans son pupitre. Lebretot est le plus fort de la cour, et il a eu le prix de trapèze : il a renversé une fois le dépensier qui l’avait surpris en train de voler des pruneaux. Les maîtres d’études ont peur de lui. On ne le renvoie pas, parce qu’il a sauvé le petit du maire qui se noyait, un jour, en promenade.

 

Bataille

 

Quand il m’a vu, il m’a poussé ; j’ai ri, il m’a poussé encore ; je lui ai défendu de me toucher ; il m’a répondu qu’il allait rabattre les coutures de ma tunique et m’a assommé de coups de poing.

Je l’ai appelé : – Grand lâche !

Mais comme il a recommencé à me frapper, j’ai tiré mon couteau. Il a voulu me retenir le bras, et s’est haché la main sur la lame. Ça ne m’a rien fait de voir son sang couler. Le maître d’études m’a empoigné par le milieu du corps, et on m’a emmené au cachot.

Le proviseur, qui était à déjeuner, est arrivé avec le garçon criant que j’étais un assassin : « J’aurais pu tuer Lebretot. »

J’ai mis ma main sur la table, et j’ai fendu la peau avec la lame ; le sang a coulé dans la paume, qui faisait le creux ; il y en avait bien une chopine ; je l’ai épongé avec mon mouchoir, en disant au proviseur : « Lebretot n’a pas plus de mal que ça ! Vous voyez qu’on n’en meurt pas ! »

 

Un petit brûlot

 

Je suis sorti le lendemain. J’ai retrouvé Lebretot à l’infirmerie ; il avait les mains emmaillotées, moi aussi. Il avait chipé du vin au réfectoire, il m’a invité à boire dans l’armoire aux médicaments. Nous avons fait un petit punch. Nous entendions la soeur qui disait : Ça sent le brûlé !

Elle est allée avertir le dépensier, et nous nous sommes vite recouchés dans nos lits. Je suis content de mes coups de couteau. Lebretot ne m’embêtera plus.

Letestamentd'unblagueur

 

Je monte à l’arbre.

 

C’est moi le preu à saute-mouton. Je force le onze. À bras-le-corps, il n’y a que Lebretot qui me renverse, encore quand il peut me prendre. Je ne savais pas que j’étais fort et que je courais bien ; aux barres, c’est toujours moi qui délivre.

Quand nous allons en promenade, je passe les grands fossés avec élan ; j’ai, l’autre jour, grimpé jusqu’en haut d’un noyer. On avait peur que je me tue. Moi, j’avais peur seulement que Lebretot en fit autant.

J’avais la tête qui tournait, mon coeur qui battait et mes doigts qui brûlaient, mais j’étais content d’être tout seul à avoir osé monter si haut ! J’ai vu un nid, et j’ai voulu le prendre ; la branche a cassé, et j’ai glissé en m’écorchant.

Mais je me suis mis à rire. J’avais bien mal tout de même, et ça m’a cuit pendant huit jours !

Comme je suis plus heureux que chez mes parents ! Ils me disaient toujours que j’étais laid, on m’appelait quelquefois Tortillard ; dans la cour, on m’appelle d’Artagnan ! Je n’osais pas me tenir droit, lever les yeux, crier. Je crie tout le temps de la récréation, je joue, je cours. Je n’ai pas peur d’être battu, c’est moi qui bats les autres.

M. Pitel nous a donné, en classe, une narration. Histoire d’un mousse ! J’ai été premier.

Personne n’a été jaloux. En récréation, on m’a dit : « Jouons au marin, tu seras capitaine. » On a fait un abordage. Lebretot et moi, nous avons défendu le navire ! Nous sommes restés maîtres, mais je suis tombé en voulant reprendre le drapeau – un bout de bois avec du papier tricolore – et j’ai déchiré ma culotte au genou !

 

Parloir

 

Ma mère est venue à ce moment me demander, et je suis allé au parloir. En voyant la déchirure, elle a crié, et a dit au maître d’étude qu’elle se plaindrait au proviseur, qu’il ne devrait pas laisser les enfants jouer à s’estropier.

Elle se moque de l’estropiage, mais elle est furieuse de l’accroc ! Le pion, qui est mal avec le proviseur, balbutiait. Ce n’est pas la faute à ce pauvre homme ! on va lui faire perdre son pain parce qu’il me laisse jouer ! – Je ne jouerai plus !

Mais pourquoi ma mère vient-elle me voir ? Ah ! le petit bâtard est bien heureux ! On le punit, mais personne ne le gronde ; il peut se faire mal, si ça l’amuse ! Oui, il est heureux ! Puis il a des semaines de vingt sous ! Moi, j’ai deux sous tous les dimanches.

 

La première pipe

 

Deux sous ! quand on arrive à une ferme, et qu’il y vient des paysannes avec du pain bis et du lait, je dis que je n’aime pas le pain bis ! Je mens ! Oh ! la bonne odeur, et comme la croûte craquerait ! Je fais aussi celui qui crache sur le lait ! J’ai inventé ça pour ne pas faire savoir que je n’ai que mes deux sous, et pour qu’on ne m’en offre pas, puisque je ne pourrais rien rendre ! Je dis que mon tabac me prend tout mon argent.

Nous avons des pipes, que nous allons fumer dans les lieux. J’y reste plus longtemps que les autres, pour faire croire que je fume davantage, et que « j’en grille pour dix sous ». Pour dire la vérité, la tête me tourne dès que j’ai tiré quatre bouffées, et j’ai mal au coeur. J’avais mangé du boudin l’autre jour, il me semble bien que j’ai rendu tout un cochon, depuis les pieds jusqu’à la tête.

 

Le soir, à travers les vitres de l’étude, je vois le soleil qui se couche, et je regarde les nuages qui roulent, et, quand il fait du vent, les arbres qui se penchent, et, devant, des hommes qui fuient ; jamais je n’avais eu le temps de regarder le ciel, ni d’écouter le feuillage pleurer !

Quand je levais les yeux ou que j’essayais d’entendre : Eh ! que fais-tu donc, nigaud ?

Elle me donnait quelquefois une poussée ou une gifle, en m’appelant nigaud, et j’aurais voulu même que les larmes m’auraient empêché de voir !

 

*

 

C’est dans deux jours la rentrée.

Le père Giraud vient à l’étude du matin me demander. On m’attend dans le corridor. Ce n’est pas ma mère.

« C’est moi, dit la Polonie ! Ton papa et ta maman sont en voyage, je viens te chercher pour t’emmener chez nous ! si tu veux venir... »

Elle m’embrasse et je frotte mon museau contre ses joues roses, et je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner sur la gorge veinée de bleu ! Toujours cette odeur de framboise. Elle me renvoie, et je cours au dortoir ramasser mes hardes ! et changer de chemise ! Je mets une cravate verte, et je vole à Truchelu sa pommade dans son sac, pour sentir bon, moi aussi, et pour qu’elle mette sa tête sur mes cheveux ! Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté : mais, je me trouve tout laid en me regardant dans le miroir, et je m’ébouriffe, je tasse ma cravate au fond de ma poche, et, le col ouvert et la casquette tombante, je cours auprès de la Polonie. Elle m’a embrassé sur le front et le cou : ça me chatouillait, je ne lui disais pas.

 

En route

 

Le garçon d’écurie a donné une tape sur la croupe du cheval, un cheval jaune, avec des touffes de poil près du sabot ; c’est celui de ma tante Marion, qu’on selle quand il y a trop de beurre à porter, ou des fromages bleus à vendre. La bête va l’amble ta ta ta ta ta ta ! toute roide ; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière, couleur de mousse, roule en flots troublés sur ses gros yeux qui ressemblent à des coeurs de mouton. La tante ou la cousine montent dessus, comme des hommes ; les mollets de ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de ma cousine paraissent gras et doux, dans les bas de laine blanche.

 

Plus d’une fois quand elle montait, au moment où elle attrapait d’une main la crinière et de l’autre le dos de la selle, j’ai vu sa jarretière, une jarretière bleue, que son prétendu lui a achetée au Reinage. Je le trouve laid, son prétendu : il a des taches de rousseur sur la figure et des anneaux d’or aux oreilles, puis un gros bouton de cuivre qui tient le pont de sa culotte ; mais on dit qu’il a du bien, le fils Florimond, et que s’il prend en mariage la Polonie, ils pourront affermer un beau domaine...

Si j’étais grand, je demanderais la Polonie en mariage, et quand elle serait ma femme, je ne la laisserais embrasser par personne.

Hue donc. Ho, ho !

C’est Jean qui tire et fait virer le cheval, il a eu son picotin d’avoine et il hennit en retroussant les lèvres et montrant ses dents jaunes.

Le voilà sellé.

« Passez-moi Ernestou ! »

La Polonie, qui est parvenue à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s’est installée à pleine chair sur le cuir luisant de la selle, m’aide à m’asseoir sur la croupe.

J’y suis.

Mais on s’aperçoit que j’ai oublié mes habits roulés dans un torchon sur la table d’auberge, pleine de ronds de vin cernés par les mouches. On les apporte.

« Jean, attachez-les. Mon petit Ernestou, passe tes bras autour de ma taille, serre-moi bien ! »

 

En croupe

 

Le pauvre cheval va l’amble. Il a le tricotement sec et les os durs ; mais je m’aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu’on nous fait réciter est vrai : Dieu fait bien ce qu’il fait. Entre la croupe du cheval et la mienne je sens le doigt de la Providence, je bénis la main de ma mère ! Elle m’a, en me fouettant, tanné la peau comme un caleçon d’équitation.

La Polonie me dit : « Serre-moi plus fort ! » Et je la serre ; sous son fichu, peint avec de petites fleurs comme des hannetons d’or, je sens la tiédeur de sa peau, je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair se raffermit sous mes doigts qui s’appuient, et tout à l’heure, quand elle m’a regardé en tournant la tête, les lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m’est monté au crâne, a grillé mes cheveux.

 

J’ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C’est par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas. J’étais tout fier. Je me figurais qu’on me regardait, et je faisais celui qui sait monter. Je me retournais sur la croupe en m’appuyant du plat de la main, je donnais des coups de talon dans les cuisses et je disais hue ! comme un maquignon.

Oh ! la bonne odeur de fumier ! il y a aussi une odeur de tan ; puis on sent le lait ; derrière les vaches qui rentrent, j’ouvre à pleines narines mon nez retroussé !

 

Dans le faubourg

 

Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier bourrelier. – Quelle belle boutique avec les harnais, les grelots, les houppes bleues, les plumets rouges et les brides neuves et fraîches couleur de seigle cuit ! Il vend aussi des cravaches avec une tête de chien, et des fouets longs et fins comme des épis d’avoine !

 

Ô ma cousine !

 

Nous sommes à Expailly !

Plus de maisons ! excepté dans les champs quelques-unes, avec des bonnets de tuile rouge, et des chignons de lierre vert, des fleurs qui grimpent contre les murs comme des boutons de rose le long d’une robe blanche ; un coteau de vignes et la rivière au bas, qui s’étire comme un serpent sous les arbres et qui écume dans le courant autour des pierres, bordée d’une bande de sable jaune, fin comme de la crème et piqué de cailloux qui flambent comme des diamants.

Là-bas, des dos de montagnes, on dirait des rhinocéros ou des éléphants accroupis et dormant. Ils coupent de leur échine noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages traînent en flocons de soie ; un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donné un coup d’aile, il pendait dans l’air comme un boulet au bout du fil.

Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière frissonnante, l’air doux, et le grand aigle. J’avais oublié que j’étais à cheval, le coeur battant contre le dos de la Polonie.

Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à rien, je ne me souviens avoir entendu que le pas du cheval et le beuglement d’une vache.

Letestamentd'unblagueur

 

Adieu !

 

Ma mère est venue me rechercher à Soules, au bout de huit jours ! – Oh ! ces huit jours ! Je ne veux pas en parler, le conter à personne, même à mon papier blanc.

Si je suis malheureux, quand je serai grand, je fermerai les yeux, et je regarderai passer ces huit jours-là !

Adieu cousine !

 

Fruor, frueris

 

Les affaires de la maison vont bien. J’entends dire de mon père dans le quartier, quand je descends : « Il ne se les ferait pas couper pour six mille francs par an. »

J’ai demandé au professeur qui m’a pris en amitié et m’explique les tropes que je ne comprends pas, ce que signifiait cette locution « se les faire couper » ; il m’a répondu qu’il devait attendre pour me l’expliquer que j’eusse atteint la puberté, pubertas, pubertatis, mais il m’a dit que cela pouvait se traduire ainsi : « Votre père jouit d’une honnête aisance. » – Il a ajouté : « Jouit dans le sens de fruor, point dans un autre, mon enfant ! Fruor, frueris. – Vous savez quelle conjugaison. – M’sieu, c’est un déponent. »

 

Le gigot

 

Je profite de la fortune de la maison.

Ma mère, quand il y a un poulet, me donne les pattes et me laisse sucer la ficelle, la ficelle qui retenait le cou sous l’aile et les lardons sur les flancs, la ficelle ! J’ai calomnié ma mère quand j’ai cru qu’elle ne m’aimait pas. Pardon, ma mère !

Mais si je suis heureux avec la volaille, je souffre beaucoup avec la viande de boucherie, surtout quand on achète un gigot. Le premier jour, passe ! mais le soir du second jour, ma mère me dit :

« Ernest, comme tu as été bien sage cette semaine, nous te donnons le gigot à finir. Je sais que tu l’aimes. »

J’ai élevé une fois des doutes. Elle m’a fixé et elle a dit d’une voix sévère :

« Ta mère en a donc menti ! »

J’ai pris d’une main résignée le manche fatal ! Et les étrangers croient que je l’aime ! Si j’ai plus tard un ennemi, je sais bien quel supplice je lui infligerai ! Je lui donnerai des ficelles de poulet à voir, des gigots à finir ! Ficelles de Tantale, gigots de Prométhée ! et je serai cruellement vengé.

 

Lepsomaï

 

Mes études suivent leur cours. Mes succès sont grands. Je connais déjà l’histoire de Lucrèce et je sais le futur de lepsomaï[1]. Lorsque j’en parle à mes cousines le dimanche, elles disent que l’epsomaille doit être une maladie, et me demandent tout bas si je sais ce que c’est que Tarquin a fait à Lucrèce[2]. J’en ai parlé au professeur, qui m’a répondu : Fave lingua ![3]Claudite jam rivos, a-t-il repris. Et comme je revenais à la charge, il a dit : Sat prata biberunt[4]. Je n’avais plus qu’à me retirer ! J’en ai fait part à mes cousines, qui se sont mises à rire, et qui ont l’air plus instruites que moi. Je sais pourtant encore bien des choses ! Ti-ty-re-tu, pa-lu-lae recu-bans-suh !...[5] O muthos deloye ôti ![6] Il n’est pas possible que je n’aie pas une belle position dans le monde, avec de pareilles connaissances.

 

Polu-Flosboïo...

 

J’ai fait un pas dans la vie ! La robe prétexte tient à peine par son agrafe à mon épaule.

Je comprends tout ce que veut dire Polu-floshoïo ![7]

Le professeur est venu en prévenir ma mère.

« C’est une date, madame, c’est une date ! Quand un enfant sait ce que polu-flosboïo signifie, quand il comprend bien tout ce qu’il y a d’harmonie et de profondeur, de clair, et si l’on veut aussi de ténébreux dans ce mot, où tient tout le génie d’Homère, cet enfant en est aux Colonnes d’Hercule ! de la grammaire, oui, madame, aux Colonnes d’Hercule ! et ce n’est pas seulement un écolier qui connaît sa route, c’est une âme qui parle, c’est un coeur qui s’éveille...

– Quelle profession peut-on bien embrasser, quand on sait ce que poilu-fosses-boyaux veut dire, a demandé ma mère, n’y tenant plus.

– Toutes, sur les deux joues », a riposté avec un sourire fin le professeur.

On l’a invité à dîner. Il y a eu un peu de solennité.

Ma mère m’a traité comme un grand garçon. Quand elle a distribué le poulet, j’ai eu un moment d’émotion profonde ; elle a laissé la cuisse au bout de la patte. Au dessert, on m’a fait réciter une fable d’Ésope. Personne n’y a rien compris, tous les voisins étaient jaloux. Ma mère se penchait amoureusement vers mon père. La nuit, j’ai entendu dans la chambre à coucher qu’on en parlait encore.

Polu flox goyo !... Ernest est sauvé !... Oui... on peut lui donner un frère !

 

J’en crève.

 

Ma mère ne me bat plus. J’ai les os trop durs, et elle s’est fait mal la dernière fois qu’elle m’a cogné. C’est mon père qui me flanque des coups de canne. Il s’ennuie dans la ville, cet homme : il a demandé son changement, et ne reçoit pas de nouvelles. Quand il a compté sur le facteur et que le facteur n’apporte rien, il m’administre une volée et est d’une humeur charmante toute la journée. Dans la ville, il a la réputation d’être rigolo, on le trouve espiègle. Il me rosse chaque fois qu’on me met à la porte de la classe. Delarend m’y fait mettre tous les jours. Cet animal de Delarend ! il me regarde en faisant des grimaces, tire la langue, tord son nez et fait l’idiot, le paralytique, contrefait le père Javenah, le professeur d’anglais ! je me tords, j’en crève, j’en pète ! On me chasse.

Il paraît que quand on pète de rire, c’est mauvais signe. On me dit, chaque fois que ça m’arrive, que je mourrai sur l’échafaud. Dois-je le dire, j’ai plusieurs fois mérité la mort !

 

Celui de Vendôme

 

Hier, mon père a été plus espiègle que d’ordinaire, il avait des bottes neuves, et il les a assouplies sur mes reins. Ce n’est plus Delarend, c’est un nouveau qui m’avait fait rire : un de Vendôme.

 

Le matin déjà, on lui avait demandé sa leçon ; il s’était levé, avait regardé le professeur.

« Votre leçon ? »

Silence de l’élève.

« Votre leçon ! »

Le Vendômois restait muet, le professeur insistait, et lui redemandant s’il ne la savait pas.

« Non... je veux être épicier. »

À la classe du soir, on lui redemande sa leçon. Il s’enlève. Ces lèvres ont bougé et deux mots, les mêmes, y sont venus mourir !... Être épicier !

Mon fou rire m’a pris, plus je me tenais les flancs, et plus ils se soulevaient. Le professeur m’a remis à la porte par les oreilles, confié au père Giraud qui m’a conduit au proviseur, lequel m’a renvoyé droit à mon père, qui attendait le facteur. Quelle roulée !

 

Distribution des prix

 

Je quitte le collège aujourd’hui.

Dans quelques minutes, la distribution de prix ; les filles du proviseur viennent de passer dans la cour, en grande toilette, les pions se sont mis sur leur trente et un, quelques mères d’élèves traversent les corridors, revenant de chez l’économe. Au bas de l’escalier, des grands, chargés de placer les dames, commencent leur service, et le surveillant général nous envoie, dans notre coin, où nous faisons du bruit, un chut que nous écoutons mieux que nous ne l’avons fait jamais.

On va se quitter, échapper à la discipline, redevenir soi, il n’y a plus ni maîtres, ni élèves. Il y a dans les coeurs à cette heure, la joie du départ pour les uns, la mélancolie de l’inconnu pour les autres.

 

Embrassades

 

La distribution commence. Tous les singes sont sur l’estrade. On lit les prix. Je suis couronné trois fois et embrassé par l’archevêque. Il sent bon, le maire empoisonne le vin.

 

Le soir

 

Ma mère et mon père m’appellent le soir dans le salon.

« Ernest, voici le moment de songer à une carrière. Nous nous sommes saignés, tu sais, aux quatre veines pour te faire donner de l’éducation. »

J’ai eu envie de les interrompre et de leur dire qu’on n’a pas payé un sou pour moi pendant mes dix ans de collège, que c’était la Ville qui soldait ma pension quand j’étais interne, et que je leur ai épargné un domestique quand j’étais externe.

Mais ma mère a l’air si émue et mon père si grave !

« Ernest, tu ne réponds rien ? »

J’ai demandé à mes parents jusqu’au lendemain, pour interroger la vocation. Je passe la nuit en méditation, et je ne trouve rien.

 

Je m’aperçois que dans tous les livres qu’on m’a fait lire, réciter, traduire, il n’a jamais été question de payer son terme ni d’acquitter la note du boulanger. On ne m’a pas appris le prix du beurre, combien coûte un bas morceau pour le pot-au-feu. M’a-t-on indiqué comment se gagne l’argent qui paye le garni, le coche, et fait bouillir la marmite ?

Je ne sais rien, rien. Je me trompe : je sais ce que c’est qu’une catachrèse et une synecdoche ; je sais comment on scande des vers et ce qu’on appelle un anapeste ou un trochée ; je sais encore si c’est sur la pénultième ou l’antépénultième qu’il faut, en grec, placer le baryton ou le périspomène. Question grave !

 

Il est cinq heures ; le soleil se lève ! À neuf heures il faut rendre réponse à ma mère !

Quel état prendre ? Aveugle, comme Homère ou Oedipe ? mais je n’ai pas de caniche, ni même un accordéon !

Conspirateur, comme Épaminondas ? Il faut être deux au moins pour conspirer. Où est l’autre ? D’ailleurs on mange, même quand on conspire, et avant d’être pris on a le temps de crever dix fois de faim.

Héros ? – Mais les héros de l’Antiquité se promenaient coiffés d’un casque et vêtus d’une feuille de vigne. Notre époque bégueule exige de ses héros des feuilles de vigne plus larges et qu’on ne cueille pas dans les champs. – Héros ? dis tueur d’hommes. – Les tueurs d’hommes, on les envoie à Bicêtre ou à la guillotine. Si je veux tuer, je n’ai qu’à me faire soldat ! Je n’ai appris qu’à être mendiant, domestique ou assassin !

Que disaient-ils donc pourtant dans leurs distributions de prix ? Que la vie de collège était l’image de la vraie vie, et que tel qui remportait des palmes comme écolier remportait des triomphes dans le monde, patati, patata !

Imbécile que j’étais ! je ne remarquais pas que celui qui nous parlait ainsi avait eu justement tous les prix dans son temps, et qu’il n’en était pas moins resté gueux. Sa femme portait en hiver des robes d’indienne, et toute l’année un petit châle noir croisé sur ses seins maigres. Les enfants étaient vêtus de pièces et de morceaux ; leur tournure à tous puait la misère et criait la faim.

On m’a menti dix ans, et je ne vois plus comment gagner mon pain.

Je n’ai su que dire à ma mère quand elle m’a demandé ce que j’avais à proposer.

« C’était bien la peine de te faire donner de l’éducation. »

Ma mère, je ne vous en demandais pas, et je voulais être savetier.

La vie est terrible à la maison ; on me reproche le pain que je mange.

J’ai demandé à mon père son consentement pour m’engager ou m’embarquer, pour être soldat ou matelot. Il a refusé, me menaçant de me faire arrêter par les gendarmes.

J’ai cherché des leçons, je n’en ai pas trouvé.

J’ai cru deux ou trois fois tenir une place de pion dans une pension ; un jour, de précepteur dans une famille. Mais ma mère a eu connaissance de mes démarches, et est allée voir les gens :

« Monsieur, je vous remercie bien du service que vous nous rendez en prenant notre fils. Ernest n’a pas mauvais coeur, mais il est fainéant, entêté, gourmand et libertin... »

Quand j’arrivais dans la maison, on me faisait chasser par les domestiques.

Le soir lorsque j’apprenais à ma mère l’insuccès de la démarche :

« Il a fallu que tu fusses bien bête, après la visite que j’avais faite et où j’avais tout préparé. »

Je souriais ; mon père disait : « Malheureux, tu insultes les êtres qui t’ont donné le jour ! »

Il ne fallait pas me le donner.

 

L’autre jour, au déjeuner, la scène a été violente. On a voulu me faire finir encore un gigot, et comme je soupirais, mon père a pris le gigot par le manche et l’a brandi sur ma tête, le jus me tombait dans les cheveux ! Je lui ai arraché le gigot qu’il a défendu avec énergie, et je l’ai jeté par la fenêtre.

« Va le rejoindre », a crié mon père.

Je suis allé rejoindre le gigot, en fermant derrière moi la porte après avoir eu un moment envie de passer par la fenêtre.

Mais le soir même je suis revenu. Je me promenais au bas de la maison devant une boîte de décrotteur ; quand j’ai vu mon père entrer, j’ai poussé la sellette à ses pieds :

« Cirer vos bottes, mon père, cirer vos bottes ? »

Il s’est jeté tête baissée dans la maison et m’a envoyé un moment après ma mère en parlementaire.

Il a été décidé ce soir, que je partirais demain pour Paris.

Paris ?

Quoi ! je serai à Paris demain !

Qu’y ferai-je ?

J’ai examiné tous les métiers que je ne pouvais entreprendre, aveugle, héros, tribun... Il en reste un. Je vais me faire poète.

En seconde, un jour qu’on m’avait mis au cachot, j’ai rimaillé contre le censeur des vers que le professeur a trouvés jolis. J’ai traduit en strophes, une fois, L’Amour mouillé, d’Anacréon.

Enfin n’ai-je pas dans un coin l’élégie que m’inspira la mort de Casimir Delavigne !

 

Te voilà mort, Casimir !

Ici-bas il faut mourir,

Mais de toi l’on pourra dire :

Il employait bien sa lyre.

De nos braves grenadiers

Il chanta les verts lauriers,

Et quand ils tombèrent du faîte

Il célébra leur défaite.

Oui,

Il célébra leur défaite !

 

Suis-je poète ! je me le demande !

Poète ou non, je descends sur Paris.

Ma mère m’a serré dans ses bras en me recommandant bien de rester honnête et de retrousser toujours mon pantalon quand il pleuvrait ; elle a tiré son mouchoir pour essuyer une larme. « Bon, a-t-elle dit tremblante d’émotion, il n’est pas marqué. »

Mon père m’a tendu la main – froide comme celle d’un serpent.

La cloche du bateau sonne ! Embarquez ! Un tour de roue, au large !

 

Paris ! Paris !

Nous sommes venus en diligence.

.........................La grosse diligence,

Avec sa robe jaune et son capuchon noir,

Qu’emportaient au galop, sur les routes de France,

Les chevaux qui fumaient dans les brumes du soir !

 

Paris ! Personne ne relève la tête pour nous voir passer, les femmes ne se mettent pas aux fenêtres, malgré les coups de fouet du postillon et les coups de trompe du conducteur.

Ta ra ra, ta ta ; Ra ra, Rara !

C’était un événement chez nous quand la diligence arrivait, les enfants l’annonçaient de loin, couraient le long des roues, les ménagères sortaient sur le pas des portes qui tressaillaient au soulèvement sourd des pavés, et il y avait des vieux qui, tous les soirs, venaient attendre la voiture. Quand un des septuagénaires manquait, c’est qu’il était mort ou allait mourir et les autres préparaient leurs habits d’enterrement.

On se connaissait tous à Vendôme ! les bourgeois se promenaient par petits tas le long des trottoirs et, sur la place, on causait les jambes écartées, les mains au fond des poches devant les boutiques, et on se faisait décrotter ensemble par Bibi le commissionnaire, devant la porte du Café du Commerce.

Il n’y avait que les jeunes qui couraient ! Ici, je les vois tous qui se heurtent et vont vite ! Les vieux, les jeunes, les têtes blanches et les têtes blondes, les gros ventrus comme les grands secs, ceux en redingote et ceux en blouse ! On dirait qu’il n’y en a pas un seul de retiré et qui ait des rentes ; qu’ils ont tous besoin de gagner leur vie. J’en ai vu passer un en habit noir et en cheveux longs qui mangeait une saucisse dans un petit pain ! Il avait l’air d’avoir bien faim.

La troupe se tait, la voiture s’arrête : nous sommes dans la cour des Messageries. Je peigne dans mes doigts fiévreux mes cheveux emmêlés, j’étire mes jambes, comme un évadé qui regarderait par la fente d’un mur et chercherait sa route !

C’est le premier pas que je fais sur ce sol qui s’entrouvre pour livrer les faibles, je vais fouler ce pavé de Paris ! Il me prend presque envie de n’y pas poser les pieds et de m’enfermer dans la voiture ! J’irai attendre dans le hangar qu’on rattelle, et elle me ramènera au pays ! Il me semble que je respire une sorte de danger !...

Allons donc ! Pose le pied, dresse la tête !

J’ai levé mon front dans l’air humide, le chapeau à la main, tête découverte, oeil tendre, comme si je saluais un ennemi.

 

Il soufflait un vent aigre et un soleil louche se reflétait dans des flaques de pluie, des nuages gris couraient dans le ciel sale ! Qui sait ! si le ciel eût été gris-bleu cet après-midi et le vent tiède, ma vie aurait été moins glacée et moins noire. J’en eus le coeur serré, et il resta crispé quinze ans !

J’ai débarqué chez un compatriote qui m’a mal reçu !

Il n’a pas vu M. Pitou père depuis dix ans, et est fort étonné du sans-gêne avec lequel on dispose de lui, pour nourrir et loger pendant deux jours M. Pitou fils.

Il ne m’a pas mis à la porte cependant, et m’a laissé entrer chez lui.

Je croyais être reçu à bras ouverts et j’ai fait apporter ma malle. Elle est en bas, et excite même la curiosité de la foule.

C’est une malle recouverte d’une peau de cochon, mais une peau malade, chauve par places, avec des ronds blancs et obscènes. Elle fait horreur aux pudibonds et pitié aux bienveillants.

Il a bien fallu m’inviter à déjeuner.

Mais on a retranché un plat. J’ai entendu la femme dire dans la cuisine :

« Rosalie, vous ne servirez pas le poulet ! Je n’ai pas acheté une volaille, au prix où elle est, pour la faire manger par M. Pitou fils ! »

On a servi une vinaigrette de boeuf nerveux, luisant, qu’attendrit mal une huile insolemment épargnée ! – Je sens le parfum du poulet qui perce la casserole !

Après quelques coups de fourchette, Mme Bonabon se lève, plie sa serviette, nettoie sa place, et regarde son mari.

Par un geste de pudeur, l’excellent Bonabon fait celui qui ne comprend pas, et reste encore un moment avec moi !

Mais sa femme revient.

« Monsieur Bonabon, quand tu auras fini ! »

Bonabon sort. Je reste.

La porte se rouvre ; c’est la bonne qui entre sans rien dire, dessert la table, enlève tout et se retire après avoir fermé le buffet à clef.

On me laisse seul dans la chambre. Il est une heure de l’après-midi, deux heures sonnent, trois heures. J’ai voulu sortir, la porte est fermée en dehors. J’appelle faiblement : on ne me répond pas ; plus fort, personne ne vient. À quatre heures la bonne rentre, je suis libre.

Je fais un saut dans l’escalier, dégringole dans la boutique, saute au comptoir, et vlan, vlan ! deux gifles sur les deux joues de Bonabon !

Je suis au poste. Les Bonabon ont trouvé que j’avais une singulière façon de concevoir l’hospitalité et ils voulaient me renvoyer en morceaux dans une malle à peau de cochon !

On m’aurait relâché, mais, dans la lutte, j’ai laissé, entre les mains ou les dents de Mme Bonabon, large comme un masque antique de ma culotte de voyage !

Est-ce un sort ? l’Ananké[8] des anciens ? Je remarque que c’est toujours une culotte qui est le réservoir de mes malheurs ! Le ridicule plane au-dessus de ma tête, et je ne puis voir le péril en face ! Pour lutter contre cette chance il me faudra l’âme d’un saint et le coeur d’un héros !

 

On m’a envoyé à Paris en qualité de bête à concours.

J’aurais pu venir par le train des bestiaux.

Bête à concours ! Il faudra qu’aux comices universitaires j’aie une prime comme un cochon gras. On me mettra une couronne de chêne sur la tête comme on leur plante un brin de laurier sous la queue...

Le vétérinaire qui m’a tâté a déclaré que je devrais être engraissé pour le vers latin ! À ton auge, vers latin !

Je vais mâcher et remâcher, broyer, digérer, sécréter l’hexamètre, toute la saison. On ramassera mon fumier, et l’on recueillera mes rejets comme ceux d’un empoisonné : je les ravalerai par un trou de ma mémoire et le jour du grand concours, un matin de juillet, je recracherai le tout sur le papier, comme un nègre rend, derrière un buisson, le diamant qu’il a volé !

 

Le vétérinaire qui m’a classé s’appelle Botal.

C’est le professeur de troisième de Vendôme : un chafouin, à voix aigrelette, petites jambes, petite tête, un fuseau de bras ; nez pointu, lunettes minces, moustaches rares, propret, sautillant, trottineur perfide.

Il se moque avec les élèves des maîtres qui ne savent pas tenir leur classe. Il nous faisait rire toujours avec M. Lardery, le professeur de mathématiques que nous rendions si malheureux.

Ce pauvre M. Lardery !

On lui collait des chardons dans le dos, et on glissait des omelettes dans son chapeau. Il se mouchait toujours dans le torchon !

Nous l’avons tué !

Un jour qu’on avait fait plus de bouzin, le pauvre homme éclata en sanglots, et nous l’entendions qui disait, le front dans ses mains : « Ma pauvre femme, mes enfants ! »

Un oeuf jeté par Delarud lui boucha l’oeil au moment où il relevait la tête, et englua les larmes sur son nez.

M. Lardery s’essuya la face, se leva et sortit.

Le soir, au moment où nous rentrions au collège, on réunit les élèves dans la cour, c’était une nouvelle batterie de tambour : deux coups tristes et qui glaçaient l’âme.

Le proviseur dit : que la troisième avance ! et il nous fit mettre autour de lui en avant de toutes les divisions !

Nous tremblions de tous nos membres !

« Messieurs, dit-il, très pâle et la voix émue, M. Lardery ne vous fera plus la classe ! Il est mort ! » On l’avait trouvé pendu à un clou du vestiaire, dans sa robe d’agrégé. Il avait, avant de mourir, accroché avec une épingle sa palme retirée du fond de l’étui ! Pauvre homme !

C’est Botal qui avait prononcé le discours sur la tombe !

 

Il est de Paris ce petit Botal, et il y a épousé la soeur d’un camarade, le fort en thème Legnagna qui fonda, l’an passé, un bahut avec ses économies de latiniste.

C’est à Legnagna qu’on m’adresse. C’est dans la maison de Legnagna que je vais être enterré – comme une charogne, pour donner des vers.

Mais Legnagna est allé aux eaux et ne revient que demain. Voilà pourquoi mon père, qui avait retenu une place et ne voulait pas perdre les arrhes, m’avait envoyé pour deux jours chez Bonabon.

 

Bureau du commissaire

 

Je suis depuis une heure au poste. On me mène chez le commissaire.

Tous les Bonabon sont là.

Je reconnais sur la joue de l’homme, dans la main de la femme, sur le dos de la bonne, la marque du soumet, le fond de ma culotte, la peau de ma malle.

 

Les Bonabon ont été larges. Ils n’ont rien demandé, que le droit de rompre avec moi immédiatement, et ils m’ont rendu la peau de la malle, le fond de la culotte ; Bonabon a gardé le soufflet.

Quel soufflet !

Le coup avait porté sur le nez et fait enfler le morceau. Bonabon se le prenait à deux mains et tirait dessus comme s’il eût voulu l’arracher.

« Comme il gonfle ! » murmurait-il d’une voix qui trahissait un douloureux étonnement. « Oh ! qu’il pèse ! » ajouta-t-il tout d’un coup.

Il ne semblait pas me haïr. Il dirigeait parfois son oeil sur moi, mais son regard ne dépassait pas le bourrelet de chair, qui gonflait toujours. Je ne sais point aujourd’hui encore ce qui se passait dans l’âme de ce négociant inopinément souffleté. Je n’ai rien pu lire dans sa prunelle cachée par les désastres de l’injure, rien ! Quand nous nous séparâmes, la tête de Bonabon ressemblait à une éponge tombée dans du vernis, et la tumeur envahissait la face d’un pas mou, mais sûr. Qu’est-il devenu ? Je l’ignore. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui ; on m’a assuré qu’il avait quitté la France.

 

Faubourg Saint-Honoré

 

On m’a relâché, et je me retrouve dans la rue, avec ma malle à peau de cochon.

Une voiture passe, je l’arrête, grimpe dedans, et donne l’adresse de Legnagna. Nous arrivons faubourg Saint-Honoré. Le concierge du bahut reçoit ma malle, prend mon nom et me dit que Legnagna arrive le soir,

Il est une heure : j’ai sept heures à moi.

Je rôde, et je m’égare le long de l’Élysée.

Voici la place de la Concorde, pleine de soleil ! L’eau des fontaines écume, les tritons verts reluisent, il court dans l’espace un vent frais qui secoue les feuilles et les dentelles.

Les gâteaux de Nanterre – tout chauds, tout chauds ! – fument devant le tablier blanc des marchandes à coiffe étrange, et les vendeurs de coco ont des bouquets de fleurs à leurs chapeaux.

Il passe à chaque instant des gens en uniforme, et l’on entend des sonneries de trompette, les couleurs flambent sur les cuisses et le dos des volontaires de la République : gardes républicains à poitrine rouge, gardes marines en chemise bleue, mobiles aux épaulettes vertes, soldats plaqués de laine et officiers encroûtés d’or.

Des plumets, des panaches, des dolmans et des sabretaches, schakos, képis, casques, tricornes, guêtres de toile, bottes de tôle, plastrons de cuivre, bonnets d’acier !

Il y en a en tuniques à collets verts, ce sont les normaliens ; ils ont sur le crâne et au flanc un claque et une épée ! Une épée ! non, c’est sans doute dans ce fourreau de cuir qu’on place une plume d’oie à la barbe triste et au bec sale, la plume des cuistres ! Pourquoi une épée ? En voici un dans cet uniforme qui est cagneux, boiteux et tire la patte. Donnez-lui donc des béquilles plutôt !

 

Chambre des représentants

 

J’étais à la porte du Corps législatif. J’ai osé parler à l’huissier pour lui remettre cette lettre :

 

Monsieur P... représentant du peuple

Monsieur,

Je suis un ancien élève du lycée de Vendôme, qui ai eu l’honneur d’être plusieurs fois couronné par vous. Je vous serais bien reconnaissant si vous pouviez me faire entrer pour un moment dans cette assemblée dont vous êtes pour toujours une des gloires.

Agréez, etc.

Ernest Pitou

 

Cette lettre bête est arrivée à M. F...

Je suis entré. L’huissier est revenu avec un billet qui était vert – ou bleu – ou rose, et m’a conduit à une tribune du haut de laquelle je vois les représentants.

On se les montre : Pagnerre avec sa face de Kalmouk, Crémieux et sa tête de singe, Senart, mine de loup ; Baune et sa moustache, la barbe de Ronjat, la huppe de Ferdinand Favre ; la visière verte de Lasteyrie, le ventre d’Antony Thouret, la tête blonde de Falloux, le genou de Berryer, la tignasse de Pierre Leroux...

Un bruit se fait dans notre tribune. C’est un garçon à large encolure, gras et rouge, pommadé, luisant, qui introduit une dame à anglaises blondes. C’est le bel Avond.

Un autre représentant amène un ouvrier en veste de velours, quelque chauffeur. Ce représentant s’appelle Pelletier du Rhône.

Celui-là là-bas qui se démène à l’extrême gauche cheveux noirs en coups de vent, nez busqué, face pâle, vêtu d’une longue redingote blanchâtre, enfoncé dans une culotte noire collante, c’est le combattant de Lyon, le condamné d’avril, celui qui a tiré le coup de pistolet des Capucines, c’est le démon de l’insurrection, c’est Lagrange !

Cet autre ? chapeau d’Auvergnat, tournure de paysan, canne en bois blanc, souliers lacés ; une redingote verte à boutons ronds, des gants de fil, des lunettes d’or ; l’air d’un bourgmestre ou d’un père noble.

Il s’appelle Proudhon. – Proudhon l’infâme ? – Oui, Proudhon le voleur, Proudhon l’assassin, Proudhon du Bagne, c’est Proudhon !

 

Portez armes !

 

On entend des roulements de tambour ; un homme de grand air arrive, tête nue.

C’est le président Marrast ; il monte au fauteuil, la sonnette tinte.

Merlin, prépare-toi, la séance est ouverte.

 

À la Chambre

 

Quoi ! les voilà ! les fils de Robespierre et de Jean-Jacques, de Desmoulins et de Danton, ces épiciers à face ronde et à bedon pointu !

Leur parlement est agité comme une halle, triste comme un bout d’enterrement.

Je sors de là, moi, garçon de seize ans, plein de colère et de pitié.

Allons, Pitou, il faut aller trouver les conspirateurs, faire de la poudre, fondre des balles, puis tu viendras à la tête de quelques déguenillés les empoigner sur leurs bancs. S’ils ne veulent pas filer par la porte, tu les hisseras par les oreilles jusqu’aux fenêtres, et tu les tiendras suspendus au-dessus de la Seine par leur caleçon.

Nous ne garderons que Proudhon, Pyat et Lagrange, et nous irons reprendre, à Vincennes, Raspail, Barbès et Blanqui. Tu porteras le drapeau rouge.

Demain, nous dresserons les tables de proscription ; non, les listes de mort.

 

Sur les pavés sanglants plantons la guillotine,

La déportation n’est qu’une girondine.

 

J’ai fait ces vers le surlendemain de février, en sortant d’un club.

J’étais monté à la tribune. On cria :

« À bas le moutard ! »

Je répondis :

« J’ai l’âge de Barra et de Viala[9], j’ai lu Jean-Jacques, et je veux mourir comme Saint-Just. »

Je donnai un coup de poing sur la tribune, et je secouai mes cheveux.

Quand on secoue ses cheveux et qu’on donne un coup de poing, tout va bien.

Je fus acclamé et porté en triomphe.

Je rentrai, le feu au cerveau, la fièvre aux membres, je passai la nuit à rôder autour de mon lit, et je vomis des « pavés sanglants ».

 

Je suis peut-être un monstre !

Le professeur d’histoire, pour nous prouver la férocité de Domitien, nous disait que cet empereur s’amusait à tuer des mouches avec un poinçon d’or.

J’ai tué des mouches, et même j’ai ridiculisé parfois leur agonie. Je leur mettais un papier au derrière ; c’était pour elles, sous une forme enfantine,

 

C’était le supplice du pal,

Qui commence si bien, et qui finit si mal !

 

Delarend me disait bien que c’était M. Civieux, notre professeur, qui les assommait en respirant. C’est possible.

Je suis peut-être un monstre, mais j’ai peut-être aussi l’étoffe d’un héros.

Je me sens le courage de tuer comme Aristogiton[10], de lever la main sur César comme Brutus.

Mes professeurs m’ont montré la vertu au bout des poignards républicains. Leurs bouquins de classe, leurs livres de prix me crient par toutes leurs pages retentissantes et guerrières, que la gloire consiste à verser le sang – le sang des autres – à condition qu’on soit prêt à verser le sien. – J’y suis prêt.

La vue de la chair fendue, d’une veine ouverte, me fait mal, et je me suis évanoui un jour que la Polonie s’était coupée. Mais je surmontai ma lâcheté.

Dans une Histoire de la Révolution, que le censeur m’a prêtée, j’ai vu que les conventionnels s’immortalisèrent en ayant le courage de guillotiner. J’aurai ce courage.

Ils montèrent sur l’échafaud, j’y monterai en chantant les vers d’Hégésippe :

 

Semblables au Mogol pourvoyeur de vautours,

Qui de crânes humains édifiait des tours ;

Au Dieu qu’ils confessaient votant d’horribles fêtes,

Pour lui bâtir un temple, ils entassaient des têtes,

Et quand il le fallait, résignés au malheur,

Couronnaient l’édifice en y portant la leur !

 

J’ai parlé quelquefois à mon père de cela !

Un jour, il m’a mis en joue avec son fusil chargé ; mais je n’ai pas bougé. S’il m’avait tué, on en aurait parlé dans les journaux, et il y aurait eu du monde à mon enterrement ! Une autre fois, on parlait de la tyrannie de famille, et je relevai la tête, au lieu de montrer mon derrière. Je fus frappé au visage ! Je ne puis pas rendre ce soufflet ni casser les dents à cet homme, parce que c’est mon père.

Je me rappelle toutes les petites douleurs de mon enfance, comment on m’a humilié, battu. Je sens encore, après dix ans, comme une jarretière aux cuisses, les trois coups de cravache que je reçus de mon père, pour avoir battu le fils de son chef de bureau, qui se moquait de mon habit.

« Tu veux me faire destituer, gredin ! » et il me cingla comme un cheval.

Je me rappelle bien autre chose. Mon Dieu ! je me rappelle tout ! et, à mesure que je grandis, dans ma poitrine plus large la blessure s’élargit aussi : je saigne en dedans.

 

Ma mère est religieuse.

Elle m’envoyait, le dimanche, à vêpres, tous les dimanches !

Que c’était triste !

J’ai entendu dire que même ceux qui ne croyaient pas en Dieu aimaient ces pompes et cette musique.

Quelles pompes ? ces promenades de prêtres roses ou blêmes, qui marchent comme des aveugles, glapissant du latin, murmurant des patenôtres ! les chantres avec leur nez praliné et leurs joues bleues, dont la culotte se voit sous la soutane et tirebouchonne sur les souliers ! Des vierges niaises, au nez bouffi, aux yeux cernés, quelques vieilles femmes à tête de pomme cuite ou de potiron lisse, suivant les dais, derrière des bannières dont le manche meurtrit les poitrines en sueur des congréganistes ou crève le ventre des sacristains ! Je les trouve mal mis, laids, l’air limace, et le donneur d’eau bénite pue bigrement !

Ils m’ont fait, quand j’étais petit, des peurs affreuses : les pénitents blancs, avec leur masque percé de deux trous noirs, portant sur leurs épaules une croix de bois, chantant d’une voix lente la chanson des morts, s’arrêtaient un moment devant notre porte, parce qu’un curé demeurait dans la maison. J’en tremblais un an à l’avance, et j’allais me cacher dans la cave. Je les entendais tout de même qui criaient : De profundis.

Ce curé, qui demeurait dans notre maison, me faisait peur aussi : il était boiteux, avait un gros ventre, la bouche en croupion, le nez en tomate, et des yeux tout verts qui luisaient comme ceux d’un chat.

Il avait une gouvernante, Mlle Marguerite, qui était toujours bien propre ; elle portait un chapeau de paysanne coquet, un fichu frais qu’elle croisait avec des épingles pour sortir ; mais quand elle rentrait elle l’ôtait, et on voyait un gros coeur de chair blanche.

Je me faisais quelquefois attacher ma cravate par Mlle Marguerite, pour être près de ce coeur-là, et je restais le plus longtemps possible ; mais M. Jibon (c’était le nom du curé) rentrait tout à coup. Mlle Marguerite ne remettait pas le fichu, au contraire, il y avait presque toujours au creux du corsage, à la pointe du V, une épingle qui sautait, ou un bouton de chemisette qui roulait. Elle se rengorgeait comme pour voir, et tâtait, en élargissant la robe du bout des doigts.

À ces moments-là, le regard de M. Jibon flamboyait et il me mettait à la porte, d’une voix tremblante, avec un filet de bave aux lèvres...

 

L’Enfer...

 

On me menaçait de l’enfer, quand je faisais mal, et l’on avait même acheté à mon usage un petit livre jaune, où étaient représentés sur du papier à chandelle, dans des gravures sur suif, les supplices infligés aux damnés.

J’en eus la venette longtemps ; mais je fus guéri, du jour où ma mère, pour me faire haïr le péché davantage, me montra des damnés qui rissolaient, plus embrochés que d’autres, parce qu’ils avaient, ceux-là, hurlé contre le diable, mordu ses jambes, et voulu lui scier la queue. Il peut me faire rôtir tant qu’il voudra, c’est moi qui lui scierai la queue, et je lui cracherai mon jus au visage !

J’aime mieux l’enfer que le paradis, tirer la queue du diable que regarder le nombril du bon Dieu.

 

Je ne crois donc pas beaucoup au bon Dieu, aux joies de la famille, et meurs d’envie d’être guillotiné.

J’ai eu trente martinets usés sur moi, des fouets à chien mangés jusqu’à la mèche, pour ce qui est des joies de la famille !

J’ai de la méfiance. – Oh ! je ne m’en cache pas, j’ai de la méfiance !

Puis M. Grelu est si cocu ! il n’y a personne d’aussi cocu que M. Grelu. M. Grelu est notre voisin à Vendôme ; un bûcheur honnête, rangé, pas trop laid ; il travaille comme quatre, il est cocu comme cinq. Il y a M. Boucher au troisième qui ne fait rien, il est au café tout le jour à prendre des cruches, et, le soir, il retourne jouer la poule ; sa femme l’adore.

M. Grelu, cocu, a deux enfants, heureux comme tout, qui ont toujours des bonbons dans leur poche, des tas d’étrennes au jour de l’an. C’est gai chez eux.

Chez nous, c’est triste à en crever ! Ma mère, un dragon de vertu, me fouaille et me refouaille. On se dispute toujours. M. Grelu est heureux, mon père s’ennuie. Moi, j’aimerais bien être le fils Grelu.

 

J’entendais dire souvent dans le quartier, quand j’étais à Vendôme :

« Les Pitou, c’est l’honnêteté même. »

L’honnêteté, c’est bien dur pour les pauvres !

 

Comme j’ai souffert à voir ma mère mesurer les morceaux à la bonne, chercher le mauvais de la viande, offrir le pain rongé !

Quand il venait des ouvriers pour quelque réparation, au fort du travail ils avaient soif.

Ma mère avait en réserve du vin aigri ou du cidre sur qu’elle leur versait. J’aurais donné un doigt de ma main pour lui éviter cette vilenie et leur épargner cette humiliation.

On prenait quelquefois une voiture. Le cocher demandait son pourboire.

Ma mère répondait :

« Toujours pour boire, jamais pour manger ! »

Elle disait cela avec un rire jaune, un regard louche, une voix affreuse, et ne donnait rien, ou tendait deux sous comme à un mendiant.

L’honnêteté, c’est bien dur pour les pauvres !

Tous ces souvenirs de gamin engagent ma vie d’homme, je serai un révolutionnaire.

Allons, Pitou, va trouver les conspirateurs ! Mais, entends-tu ! c’est le canon qui roule...

 

C’est un escadron d’artillerie qui passe, sur le quai, avec les chargeurs plantés sur les chariots.

Les chevaux, menés par les servants le fouet au poing, tirent lents et lourds les canons qui semblent las. Ils dorment sur leur affût, comme des chiens, le nez dans les cendres chaudes, après la chasse.

Oui ! Ils sont las : ils ont hurlé quatre jours en juin, la mèche au dos, les roues dans le sang ! Il y en a qui ont encore la gueule malade et les pattes raccommodées ; il a fallu mettre des emplâtres de bronze.

On mène ces blessés aux bois : il leur faut l’air des grands quartiers.

Les canons toussent dans les faubourgs, et vont en convalescents aux Tuileries.

Je m’étais perdu dans les Champs-Élysées, j’avais assisté à une bataille, derrière le Sanglier ; on a assommé deux gardes mobiles derrière le Sanglier.

Je suis arrivé au moment où un ouvrier en bourgeron bleu criait, campé devant les deux soldats.

« Graine d’assassins ! Jeanne, range-toi que je le juge !... »

Un des mobiles avait insulté Jeanne à son bras.

Le sang sortait par les yeux de cet homme, c’était le sang de son père fusillé.

Il contait cela en déboutonnant sa veste pour se mettre en ligne.

« Ils l’ont tué près de Charonne... parce qu’il sentait la poudre... C’est leur régiment, peut-être, à ces deux-là... Allons, y es-tu que je te mange ton épaulette ! »

Il allait taper dessus, les mobiles ont tiré leur sabre.

Mais il y avait là deux jeunes gens en redingote, qui semblaient des fils de bourgeois malheureux, qui ont sauté sur les mobiles avec l’ouvrier en bourgeron.

Les moutards s’y sont mis aussi, des moutards qui jouaient aux barres. « À bas les épaulettes vertes ! »

Mais les gardiens voyant ce rassemblement, entendant des cris, accoururent du fond du jardin.

« File en avant, Jeanne, moi, je pars par là ! Je vas lui cracher encore à la figure ! »

Il est revenu vers les mobiles qui se redressaient abasourdis... Les gardiens étaient à vingt pas, il a craché et il a fui : les deux jeunes gens ont fui de même, ils ne se sont arrêtés qu’à deux cents pas plus loin, derrière un fardier qui passait.

Ils ont repris haleine et se sont mis à redescendre lentement, en guettant, le long du quai, si rien ne venait ! Ce n’était plus les gardiens qu’ils craignaient, qu’attendaient-ils ? Tout d’un coup, il s’est fait du bruit : ce bruit venait du quai. « Les voici », ont-ils dit en même temps, et ils se sont précipités à l’entrée du pont.

C’était un troupeau d’hommes entre des soldats ; on ne voyait d’abord que des guenilles. De ce tas de haillons venait une odeur de fièvre et d’ordure.

On entendait le grouillement des pieds dans la poussière qui devenait boue sous leurs pas.

Ils allaient vite.

Ils allaient par bande de huit en ligne, les mains basses. Je vis que ces hommes avaient les poignets liés, pris dans un bracelet de cordes, une corde d’un sou, avec un soldat, le fusil chargé, à chaque bout de la ficelle.

On ne les craignait plus, on les avait renversés en juin, à coups de canon, on les attachait maintenant par la patte. C’était une bande de transporté, un convoi en route pour les pontons.

Il y en avait en paletot et en blouse, blouse en lambeaux, paletot troué, quelques guenilles de drap et de coton pourri qui pendaient sur les torses gras de boue ou de sang caillé. Ils sortaient des casemates de Bicêtre ou du caveau des Tuileries, où ils avaient leurs excréments pour litière et des cadavres pour oreiller.

Mais il aurait fallu autant d’eau qu’on avait pris de sang ; à quelques-uns, il restait le caillot des blessures, la vermine du lit, l’odeur des frères morts !

Des femmes couraient sur le flanc du troupeau.

L’une d’elles, un enfant de six mois dans les bras, la mamelle au vent, s’était jetée dans le milieu, on lui marchait sur les pieds, on lui écrasait les seins.

« Jacques, Jacques... ! Embrasse la petite avant de partir ? »

Elle cherchait son mari pour lui donner le front de leur fille à baiser.

Elle ne le trouvait pas.

La vit-il ?

J’aperçus dans la foule des transportés une tête qui se levait, et il y eut un remous d’hommes de ce côté.

Mais un officier cria : « Piquez les flancs ! »

Les soldats harcelèrent le bataillon en lambeaux qui tourna le pont. La tête redescendit et les transportés disparurent.

« L’as-tu vu ? »

C’était un des jeunes gens de tout à l’heure qui demanda cela à son camarade, quand ce fumier de vaincus eut passé.

« Non. »

« Non. »

Des yeux de celui qui avait parlé le premier partit un ruisseau de larmes. L’autre aussi éclata en sanglots, et, à voir leur poitrine que les sanglots crevaient, je crus que mon coeur allait se briser dans la mienne. Les pleurs, à moi-même, me sautèrent des yeux. Mon mouchoir en est chaud encore.

Je pleurais de les voir pleurer, car je n’ai jamais su qui ils étaient, pourquoi ils avaient voulu assassiner les mobiles, qui ils regrettaient dans ce tas de faubouriens et de déclassés.

Sans doute un des leurs, père ou frère, avait disparu dans l’horrible bataille, et ne l’ayant pas trouvé parmi les morts, ils cherchaient parmi les transportés. Mais la Seine charria, cette année-là, bien des cadavres défigurés ; dans les cimetières on enterra des fusillés que nul n’aurait pu reconnaître ! paquets d’os cassés ! dentelles de chair rouge !

 

Je suis depuis deux jours chez Legnagna : je meurs de faim.

Je regrette la ficelle du poulet, le manche du gigot et la graisse des côtelettes ; j’avais cela au moins à la maison.

J’achèterai demain pour deux sous de fromage d’Italie en revenant du collège. J’ai vu un charcutier qui fait le coin ; il y a même une charcutière... qui a un bien bel estomac !

 

Je l’étendrai sur mon pain.

On en donne beaucoup pour deux sous à Paris, et il est plus gras qu’en province. Pendant trois jours, je n’ai eu qu’à frotter mon pain contre ma poche pour qu’il eût goût de lard.

Chambouilly avait acheté de la couenne.

J’aime Chambouilly. Il est toujours le dernier dans toutes les classes. Il dit qu’il ne veut pas travailler, parce que ça lui fausserait le jugement.

C’est un grand garçon à cheveux roux, l’air d’un gars de campagne ; de gros poignets tout rouges, qui sortent comme un cou de dinde de ses manches trop courtes, des souliers à lacet de cuir, des bas de laine à côtes, une cravate verte, la voix traînante, la bouche grande, le rire enroué, des taches de rousseur plein la peau, l’oeil vert, le nez pointu. Atterm, le loustic du bahut, veut lui acheter des boucles d’oreilles pour ses étrennes !

On ne dit pas qu’il est bête ! Legnagna dit qu’il est toqué.

Son père est un meunier normand ; Chambouilly veut être meunier aussi, et il prétend qu’il n’a pas besoin de savoir ce que les Grecs et les Romains ont fait, pour lâcher la roue de son moulin et mettre un sac de blé sur le cul de son âne.

« Mais mon pauvre garçon, dit Pedreloup, vous ne saurez rien.

– Oh ! mon Dieu, m’sieu, je ne suis pas curieux. »

 

Il a du fumier dans son pupitre.

 

Il veut avoir des cerises et faire pousser des melons dans le petit jardin qu’il aura derrière le moulin, et il apprend comment le melon se plante et comment les cerisiers poussent. Il a mis une graine et un noyau dans son fumier et ajoute un peu de crottin : il le ramasse par petites pelotes vertes et fumantes quand il revient du collège, et il a toujours des brins de paille qui marinent dans un petit pot : son pupitre a l’air d’une écurie.

 

Il m’a blagué dès qu’il m’a entendu dire que je me préparais à la Normale.

« Il faut bien faire quelque chose !

– Je te donnerai du blé à moudre dans mon moulin. »

 

Il m’embarrasse et il me trouble avec ses mots de paysan, ce Chambouilly.

J’ai passé toute l’étude du soir à rêver du métier de meunier !

J’entendais chanter la rivière, et, sous le vent, frissonner les arbres. J’aime le vert des feuilles et la farine blanche comme la soie.

J’irais à califourchon derrière les grands sacs, sur l’âne gris, tout le long, le long de la route, lentement, les jambes ballantes plongeant dans les collerettes des paysannes, et m’arrêtant devant l’auberge pour boire les grands coups de vin blanc.

Au moulin, dur à l’ouvrage, je me sens fort. Il me faut la fatigue des travaux honnêtes ; j’ai les reins et le coeur d’un plébéien ! Puis je voudrais voir sous mon effort, parce que ma main l’aurait voulu, un morceau de matière, grain ou bûche, naître ou changer. J’ai des envies de créer et d’agir.

Chambouilly m’a mis le dégoût de la Normale au coeur ! Tout mon tempérament se révolte décidément contre ce travail de cuistre qu’on fait assis, qui vous remplit les boyaux de bile, et le cerveau de vent ! Mon coeur se soulève aussi à l’idée que je devrai, à mon tour, punir, condamner les moutards à la retenue, les priver d’air et de soleil !

J’ai peur de devenir méchant et d’oublier que j’ai souffert.

J’ai écrit à mon père une lettre où je lui disais : «Vous n’avez pas voulu que je fusse savetier, voulez-vous que je sois meunier ? Tous les livres m’ennuient, le métier de professeur m’effraie ! »

Il m’a répondu que je voulais sans doute me moquer de lui, et ma mère écrit une lettre à part : « Tu veux faire mourir ton père de chagrin. »

Mourir de chagrin ! parce que je veux travailler et gagner mon pain ! parce que j’aime mieux manier un outil, tourner une roue, broyer du grain, curer un âne que lire et vomir du latin ! Est-ce que cela m’empêchera de penser, d’aimer, et l’horizon des moulins n’est-il pas aussi large que celui des collèges ?

C’est votre orgueil qui se révolte ? mais c’est mon bonheur que vous tuez !

Je suis trop robuste, mon corps me le dit, mon sang le crie, pour vivre la vie des pupitres, et je me sens trop amoureux de ma liberté – peut-être parce que vous l’avez trop meurtrie – pour en faire d’avance le sacrifice !

J’ai écrit une fois encore. – On a répondu à Legnagna, non à moi ; Legnagna est venu à l’étude, et devant les élèves :

« Monsieur Pitou, vous me faites l’effet d’un mauvais sujet. Mais votre père m’a chargé de vous mener comme on mène les chevaux qui ruent. – J’y veillerai. – Je vais désormais vous sangler, entendez-vous ! »

Il enflait sa voix : je crois qu’il pensait me faire peur !

L’envie m’a pris d’aller à lui, et de le reconduire par le bout de son gros nez, jusqu’à la porte de l’étude, pauvre homme ! il a la tête d’un sot et d’un lâche. Je lui aurais troué les narines, rien qu’à serrer ! J’ai préféré me taire ; je l’ai regardé : son oeil bouffi a fui le mien, il a marmotté encore quelques mots, mais en baissant la voix, et s’est en allé grommelant, louche et vil comme un chien à qui on montre les cornes !

Il ne me pardonnera pas mon silence, mon regard clair ; il va essayer, ce misérable, de m’humilier, et je vais passer une année toute d’ennuis, de dégoût et de haine !

 

À Bonaparte

 

La pension mène à Bonaparte ; il y a des élèves que les professeurs choient ; on me montre un de Goncourt[11] qui a eu le prix d’histoire au concours général, l’an passé ; un petit bonhomme à grand nez de perroquet, bouche minaudière, tête d’oiseau, c’est Prévost-Paradol, premier Discours français ; un autre à petite mine chiffonnée et blême, sans ton et sans sourcils, espèce de plâtre gris échappé d’un moule, celui-là s’appelle Levasseur : on m’en signale quelques autres encore.

Sous les arcades, Chambouilly me montre un jeune homme à face longue, peau échauffée, taches de brique aux joues, des lunettes sombres, un front jaune, des cheveux noirs tombant comme ceux d’un séminariste.

Il y a de la force muette du prêtre dans ce jeune homme aux yeux voilés de bleu, que rougit et ronge la fièvre de l’ambition. Il se promène bras dessus, bras dessous avec Paradol, leurs deux têtes remuent toujours, l’une se balance, l’autre vire, ils rient tous deux, mais l’un d’un rire muet, l’autre faisant grimaces et tapage, ils marchent côte à côte, mais l’un scande et l’autre frétille, l’un a plutôt un museau de cheval – de ces chevaux qui tournent une roue les yeux bandés –, l’autre un bec d’oiseau, qui picote et mord.

 

Paradol demande des nouvelles d’About[12].

 

About c’est l’enfant chéri des cancres !

Letestamentd'unblagueur

 

 

 

 

Cet ouvrage est le 137ème publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

 

 

 



[1] Transcription de la forme du futur du verbe prendre, en grec ancien.

[2] Allusion à l’histoire du viol de Lucrèce par Sextus Tarquin, fils du septième et dernier roi de Rome.

[3] « Fave lingua », expression latine utilisée pour inciter au silence le spectateur lors d’un spectacle.

[4] « Claudite jam rivos, sat prata biberunt », vers de Virgile des Bucoliques. « Fermez les canaux maintenant, les prés ont assez bu. »

[5] « Tityre, tu patulae recu-bans sub... », autre vers fameux de Virgile.

[6] Formule par laquelle commencent les fables d’Ésope.

[7] « Polu-phlosboïo », adjectif employé par Homère, signifie « aux grondements profonds ».

[8] Le destin, le sort, en grec ancien.

[9] Joseph Barra et Joseph Viala sont deux figures héroïques de la Révolution française, tombées à quatorze et treize ans pour la République. Leurs cendres sont au Panthéon.

[10] Aristogiton, meurtrier du tyran athénien Hipparque, au VIe siècle avant J.-C.

[11] Jules de Goncourt.

[12] Edmond About, alors normanlien, de la promotion de 1848.