Le Rose et le Vert

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I

 

Ce fut vers la fin de 183* que le général major comte von Landek revint à Koenigsberg sa patrie ; depuis bien des années il était employé dans la diplomatie prussienne. En ce moment, il arrivait de Paris. C’était un assez bon homme qui autrefois, à la guerre, avait montré de la bravoure ; maintenant il avait peur à peu près constamment ; il craignait de n’être pas possesseur de tout l’esprit que communément l’on croit nécessaire au rôle d’ambassadeur, – M. de Talleyrand a gâté le métier, – et de plus il s’imaginait faire preuve d’esprit en parlant sans cesse. Le général von Landek avait un second moyen de se distinguer, c’était le patriotisme ; par exemple, il devenait rouge de colère toutes les fois qu’il rencontrait le souvenir d’Iéna. Dernièrement, à son retour à Koenigsberg, il avait fait un détour de plus de trente lieues pour éviter Breslau, petite ville où un corps d’armée prussien avait mis bas les armes devant quelques détachements de l’armée française, jadis, à l’époque d’Iéna.

Pour ce brave général, possesseur légitime de sept croix et de deux crachats, l’amour de la patrie ne consistait point à chercher à rendre la Prusse heureuse et libre, mais bien à la venger une seconde fois de la déroute fatale que déjà nous avons nommée.

Les récits infinis du général eurent un succès rapide dans la société de Koenigsberg. Tout le monde voulait l’entendre raconter Paris. C’est une ville d’esprit que Koenigsberg ; je la proclamerais volontiers la capitale de la pensée en Allemagne ; les Français n’y sont point aimés, mais si on nous fait l’honneur de nous haïr, en revanche on méprise souverainement tous les autres peuples de l’Europe, et de préférence, à ce que j’ai remarqué, ceux dont les qualités se rapprochent des bonnes qualités des Allemands. Personne n’eût écouté un voyageur arrivant de Vienne ou de Madrid et l’on accablait de questions le trop heureux bavard von Landek. Les plus jolies femmes, et il y en a de charmantes en ce pays-là, voulaient savoir comment était fait le boulevard des Italiens, ce centre du monde ; de quelle façon les Tuileries regardent le palais du Louvre ; si la Seine porte des bâtiments à voiles, comme la Vistule, et, surtout, si pour aller faire une visite le soir, à une femme, il faut absolument avoir reçu d’elle le matin une petite carte annonçant qu’elle sera chez elle ce soir-là.

Le général, quoique parlant sans cesse, ne mentait point, c’était un bavard à l’allemande. Il ne cherchait pas tant à faire effet sur ses auditeurs qu’à se donner le plaisir poétique de se souvenir avec éloquence des belles choses qu’il avait vues autrefois dans ses voyages. Cette habitude de ne jamais mentir pour faire effet préservait ses récits de la monotonie si souvent reprochée à nos gens d’esprit, et lui donnait un genre d’esprit.

Il était trois heures du matin. Le bal du banquier Pierre Wanghen, le plus riche de la ville, était encombré par une foule énorme. Il n’y avait aucune place pour danser, et cependant trois cents personnes au moins valsaient en même temps. La vaste salle, éclairée de mille bougies et ornée de deux cents petits miroirs, présentait partout l’image d’une gaieté franche et bonne. Ces gens-là étaient heureux, et pour le moment, ne songeaient pas uniquement, comme chez nous, à l’effet qu’ils produisaient sur les autres. Il est vrai que les plaisirs de la musique se mêlaient à l’entraînement de la danse : le fameux Hartberg, la première clarinette du monde, avait consenti à jouer quelques valses. Ce grand artiste daignait descendre des hauteurs sublimes du concerto ennuyeux. Pierre Wanghen avait presque promis, à l’intercession de sa fille Mina, de lui prêter les cent louis nécessaires pour aller à Paris se faire une réputation, car dans les arts on peut bien avoir du mérite ailleurs, mais ce n’est qu’à Paris qu’on se fait de la gloire.

Mina Wanghen, l’unique héritière de Pierre et la plus jolie fille de Koenigsberg, comme lui en était le plus riche banquier, avait été priée à danser par huit ou dix jeunes gens d’une tournure parfaite, à l’allemande s’entend, c’est-à-dire avec de grands cheveux blonds, trop longs, et un regard attendri ou terrible. Mina écoutait les récits du général. Elle laissa passer le petit avertissement de l’orchestre ; Hartberg commençait sa seconde valse qui était ravissante. Mina n’y faisait aucune attention. Le jeune homme qui avait obtenu sa promesse se tenait à deux pas d’elle, tout étonné. Enfin, elle se souvint de lui et un petit signe de la main l’avertit de ne pas interrompre ; le général décrivait le magnifique jet d’eau de Saint-Cloud qui s’élance jusqu’au ciel, la chute vers le vallon de la Seine de ces charmants coteaux ombragés de grands arbres, site délicieux et qui n’est qu’à une petite heure du théâtre de l’Opera Buffa. Oserons-nous le dire, c’était cette dernière image qui faisait tout oublier à Mina. En Prusse, on a bien de vastes forêts, forêts très belles et fort pittoresques, mais à une lieue de ces forêts-là, il y a de la barbarie, de la misère, de la prudence indispensable, sous peine de destruction. Toutes choses tristes, grossières, inguérissables, et qui donnent l’amour des salons dorés.

Le second valseur arriva bientôt tout rouge de bonheur : il avait vu passer tous les couples, Mina ne dansait pas ; quelque chose s’était opposé à ce qu’elle donnât la main à son premier partner ; il avait quelque espoir de danser avec elle, il était ivre de joie. Mina lui apprit par quelques paroles brèves et distraites qu’elle était fatiguée et ne danserait plus. Dans ce moment, le général disait beaucoup de mal de la société française composée d’êtres secs chez lesquels le plaisir de montrer de l’ironie étouffe le bonheur d’avoir de l’enthousiasme et qui ont bien osé faire une bouffonnerie du sublime roman de Werther, le chef-d’œuvre allemand du XVIIIe siècle. En prononçant ces paroles le général relevait la tête fièrement. « Ces Français, ajoutait-il, ne sortent jamais d’une ironie dégradante pour un homme d’honneur. Ces gens-là ne sont pas nés pour les beaux sentiments qui électrisent l’âme : par exemple, dès qu’ils parlent de notre Allemagne, c’est pour la gâter. Toute supériorité au lieu d’exalter leur âme par la sympathie les irrite par sa présence intuitive. Enfin, imaginez-vous que parmi eux un officier qui par sa naissance est comte ne peut pas placer ce titre avant sa signature officielle tant qu’il n’est pas colonel ! Peuple de jacobins ! »

– Ainsi parmi ces êtres sanguinaires on se moque de tout ! s’écria le second valseur de Mina, qui avait pris la liberté de rester à deux pas d’elle.

Le général le regarda. Il ne savait pas trop si cette remarque profonde n’était pas elle-même entachée de jacobinisme. Le jeune homme, tout tremblant auprès de Mina, soutint sans sourciller le regard sévère du diplomate. Il était amoureux et croyait avoir deviné la pensée de Mina.

Le général, pressé de questions sur cette manie satanique qui distingue les Français, ne pensa plus au jeune homme. « Ces gens légers, reprit-il, ne veulent pas croire, par impuissance sans doute, aux sentiments sublimes éprouvés par un cœur vraiment amoureux de la mélancolie, surtout quand ce cœur, par son orgueil bien permis, les raconte et s’en fait une auréole. » Le général donnait mille preuves de ce manque du sixième sens, comme l’appelle le divin Goethe, chez les Français. Ils ne voient point ce qui est sublime. Ils ne sentent point les douceurs de l’amitié. « Par exemple, ajoutait-il, je n’ai pu parvenir à me lier d’amitié avec aucun Français, moi qui ai parlé intimement à des milliers. Un seul fait exception, un certain comte de Claix, dont le rôle ou l’individualité, comme ils disent, est de briller par ses chevaux de voiture. Je lui avais fait venir de Mecklembourg un superbe attelage de grands chevaux café au lait à crinière noire, dont le comte était fou. Après le dernier Longchamp il a obtenu pour eux un article dans tous les journaux. Il était heureux, quand, tout à coup, il les joue contre quinze cents louis ; à la vérité, il gagne. Mais enfin ces chevaux qu’il aimait tant, dans l’écurie desquels il allait déjeuner presque tous les matins, il aurait pu les perdre ! »

Il paraît qu’à la suite de cette belle partie, le comte de Claix s’était déclaré l’ami intime du général von Landek ; en punition de quoi celui-ci lui ouvrait son cœur sur le grand Frédéric, sur Rossbach, sur l’éternel Iéna.

– Mais que diable, mon cher comte, s’écriait M. de Claix, nous avons été chez vous après Iéna, vous êtes venu chez nous après Waterloo, ce me semble, partant quitte. N’allons plus les uns chez les autres. Je ne vois qu’un homme chez vous qui ait intérêt à vous jeter dans la colère et dans la guerre pour vous empêcher de songer à imprimer un Charivari à Berlin. Montrez que vous êtes gens d’esprit en ne vous laissant pas effaroucher. Croyez-moi, tous les patriotes qui vous parlent tant honneur national sont bien payés pour cela.

M. le président de la Chambre de Koenigsberg (le préfet du pays), assis gravement à deux pas du général, fronça le sourcil à ce discours qu’il eût été plus discret et diplomatique de ne pas répéter si clairement.

– Voilà un grand philosophe ! s’écria Mina, sans s’apercevoir qu’elle pensait tout haut.

Les quinze ou vingt personnes qui formaient cercle autour du général la regardèrent. Le président de la Chambre prit de l’humeur, le général lui-même parut étonné. Mina fut un peu interdite, mais, en un clin d’œil, elle se remit, elle commença par regarder d’un air naturel, mais pas du tout timide, les jeunes filles ses voisines qui, bien moins jolies qu’elle, s’étaient récriées. Puis elle demanda au général, d’une voix très lente, quel était le nom de ce grand philosophe auquel il avait fait venir des chevaux isabelle ?

– Hé, c’est toujours le comte de Claix, et c’est, ma foi, le seul Français auquel je puisse écrire après dix ans de séjour à Paris. Voyez quelle sensibilité ont ces gens-là ! Ma liaison avec les autres est toujours allée dégringolando après les premiers jours. C’est ce qui nous arrive à tous, nous autres étrangers.

Mina sacrifia toutes les valses de Hartberg au plaisir de faire des questions au général. Celui-ci était ravi : il captivait l’attention de la plus jolie fille de Koenigsberg, et qui passait pour fort dédaigneuse. À quarante-cinq ans sonnés, il l’emportait non seulement sur tel ou tel danseur, mais sur le bal. Le bon général allait jusqu’à se dire qu’il triomphait individuellement de toute cette belle jeunesse aux mouvements si souples. « Ce que c’est que d’avoir voyagé et de ne pas manquer d’un certain aplomb ! se disait-il. Quel dommage qu’une personne si charmante soit de sang bourgeois ! »

Mina était folle de la France et ne songeait pas au général qu’elle trouvait ridicule avec ses croix. « Chacune, se disait-elle, obtenue sans doute par une bassesse » (on voit qu’elle était libérale). Le lendemain, elle envoya prendre chez le grand libraire Denner la collection des chefs-d’œuvre de la littérature française en deux cents volumes, dorés sur tranches. Elle avait déjà tous ces ouvrages, mais, en les relisant dans une nouvelle édition, ils lui semblaient avoir quelque chose de nouveau. Il faut savoir que Mina était l’élève favorite de l’homme de Koenigsberg qui a peut-être le plus d’esprit, M. le professeur et conseiller spécial Eberhart, maintenant en prison dans une forteresse de Silésie comme partisan du gouvernement à bon marché.

Ce fut cette éducation singulière pour une fille jeune qui causa sans doute tous ses malheurs. Élevée au Sacré-Cœur du pays et en adoration perpétuelle devant les croix conférées à un brave diplomate par des souverains protecteurs de l’ordre, elle eût sans doute été fort heureuse, car elle était destinée à être fort riche.

Six semaines après le bal, Pierre Wanghen, à peine âgé de cinquante ans, mourut subitement, laissant à sa fille unique deux millions de thalers (à peu près sept millions et demi de francs). La douleur de Mina passa toute expression, elle adorait son père dont elle était l’orgueil et qui réellement avait fait pour elle des choses montrant une affection romanesque. Il faut savoir qu’en Allemagne le culte de l’argent n’ossifie pas tout à fait le cœur. Toutes les pensées de Mina furent bouleversées par cet événement cruel. Elle avait toujours compté que son père serait son ferme appui et son ami pendant toute sa vie. Sa mère, fort jeune et fort jolie, lui semblait presque une sœur. Qu’allaient-elles devenir, faibles femmes, exposées à toutes les embûches des hommes ? La fortune considérable pour Koenigsberg dont elles se trouvèrent tout à coup encombrées n’allait-elle pas augmenter les chances défavorables d’une vie isolée et sans protecteurs ?

Ce sentiment fut le seul qui survécut chez Mina au profond désespoir où l’avait jetée la perte de son père. Par sa tristesse, il fut introduit dans son cœur et s’en empara sans que sa douleur en sentît de remords. N’était-ce pas une façon de pleurer son père ?

Quelques mois après la mort de M. Wanghen, tous les jeunes négociants un peu bien tournés du Nord de l’Allemagne semblèrent s’être donné rendez-vous à Koenigsberg. La plupart étaient recommandés à la maison Wanghen, qui était continuée par Wilhelm Wanghen, neveu de Pierre, et par suite avaient été nommés devant Mina ; tous professaient une amitié fort tendre pour cet heureux neveu.

L’empressement un peu trop marqué de cette foule de jeunes gens, loin de flatter la vanité de Mina, la jeta dans des réflexions amères et profondes. Sa délicatesse de femme non moins que sa douleur furent profondément blessées des attentions fort mesurées pourtant dont elle était l’objet. Par exemple, elle ne savait plus où aller prendre l’air. Elle était obligée de se faire conduire à deux lieues de Koenigsberg et de changer chaque jour de but de promenade si elle ne voulait s’exposer à être saluée par cinq ou six beaux jeunes gens à cheval.

– Mais, est-ce chez moi un excès de vanité bien ridicule et surtout bien déplaisant, disait Mina à sa mère, les larmes aux yeux, lorsqu’elles rencontraient ces jeunes gens, si je me figure que c’est pour nous que ces messieurs se lancent à une distance aussi singulière de Koenigsberg ?

– Ne nous exagérons rien, ma chère amie, disait Mme Wanghen, le hasard peut être l’unique cause de ces rencontres. Choisissons les buts de promenade les moins pittoresques et les plus paisibles et ne croyons jamais qu’à la dernière extrémité que quelque chose d’extraordinaire a eu lieu en notre honneur.

Mais c’était en vain que ces dames choisissaient les steppes les plus nues de la plage du Friesches-Haff (bras de mer voisin de Koenigsberg) : toujours, elles étaient contre-passées par de brillantes cavalcades de jeunes gens qui même avaient mis à la mode la couleur noire qui était celle du deuil de Mina. Ces messieurs s’entendaient avec le cocher de Mme Wanghen qui les faisait avertir de l’heure et de la direction de la promenade du jour.

 

 

II

 

Mina finit par sortir moins souvent. Elle errait dans ce magnifique appartement, chef-d’œuvre de la magnificence de son père, autrefois rendez-vous de la société la plus brillante et maintenant si solitaire. Le superbe hôtel bâti par Pierre Wanghen occupe l’extrémité nord de Frederic-Gasse, la belle rue de Koenigsberg, si remarquable aux yeux des étrangers par ce grand nombre de petits perrons de sept à huit marches faisant saillie sur la rue et qui conduisent aux portes d’entrée des maisons. Les rampes de ces petits escaliers, d’une propreté brillante, sont en fer coulé de Berlin, je crois, et étalent toute la richesse un peu bizarre du dessin allemand. Au total, ces ornements contournés ne déplaisent pas, ils ont l’avantage de la nouveauté et se marient fort bien à ceux des fenêtres de l’appartement noble qui, à Koenigsberg, est à ce rez-de-chaussée élevé de quatre à cinq pieds au-dessus du niveau de la rue. Les fenêtres sont garnies dans leurs parties inférieures de châssis mobiles qui portent des toiles métalliques d’un effet assez singulier. Ces tissus brillants, fort commodes pour la curiosité des dames, sont impénétrables pour l’œil du passant ébloui par les petites étincelles qui s’élancent du tissu métallique. Les messieurs ne voient nullement l’intérieur des appartements, tandis que les dames qui travaillent près des fenêtres voient parfaitement les passants.

Ce genre de plaisir et de promenade sédentaires, si l’on veut permettre cette expression hasardée, forme un des traits marquants de la vie sociale en Prusse. De midi à quatre heures, si l’on veut se promener à cheval et faire faire un peu de bruit à son cheval, on est sûr de voir toutes les jolies femmes d’une ville travaillant tout contre le carreau de vitre inférieur de leur croisée. Il y a même un genre de toilette, qui a un nom particulier et qui est indiqué par la mode, pour paraître ainsi derrière ce carreau qui, dans les maisons un peu bien tenues, est une glace fort transparente.

La curiosité des dames est aidée par une ressource accessoire : dans toutes les maisons distinguées l’on voit, aux deux côtés des fenêtres de ce rez-de-chaussée élevé de quatre pieds au-dessus de la rue, des miroirs d’un pied de haut, portés sur un petit bras de fer et un peu inclinés en dedans. Par l’effet de ces miroirs inclinés, les dames voient les passants qui arrivent du bout de la rue, tandis que, comme nous l’avons dit, l’œil curieux de ces messieurs ne peut pénétrer dans l’appartement, au travers des toiles métalliques qui aveuglent le bas des fenêtres. Mais, s’ils ne voient pas, ils savent qu’on les voit et cette certitude donne une rapidité particulière à tous les petits romans qui animent la société de Berlin et de Koenigsberg. Un homme est sûr d’être vu tous les matins, et plusieurs fois, par la femme qu’il préfère ; même, il n’est pas absolument impossible que le châssis de toile métallique ne soit quelquefois dérangé par un pur effet du hasard et ne permette pas au promeneur d’apercevoir la jolie main de la dame qui cherche à le remettre en place. On va même jusqu’à dire que la position de ces châssis peut avoir un langage. Qui pourrait le comprendre ou s’en offenser ?

C’était donc dans le plus bel appartement de la ville arrangé ainsi, comme tous les autres, que Mina passait sa vie travaillant à côté de sa mère et de leur cousine, Mme de Strombeck, jeune veuve fort piquante qui venait tous les jours passer plusieurs heures avec ces dames.

Mina recevait quelquefois le matin quelques-unes de ses amies intimes. Ces jeunes filles lui apprirent en riant et comme un nouveau triomphe sur cette terrible espèce masculine que la mode du noir pour les jeunes gommeux, en son honneur et comme pour porter ses couleurs, avait pris depuis quelques jours un nom particulier et que les redingotes noires et si serrées de ces messieurs s’appelaient des redingotes de Frederic-Gasse du nom de la rue dans laquelle on venait les étaler.

Cette circonstance qu’il fallait ignorer fut prise en très mauvaise part par Mina.

Mme Wanghen remarqua que depuis quelque temps Mina, contre l’ordinaire de toutes les dames de Koenigsberg, ne regardait jamais dans la rue les passants à travers les petites toiles métalliques. Elle lui en fit la guerre.

Le ton de la plus parfaite égalité régnait entre cette fille et cette mère encore jeune. Cette habitude nous semblerait peu convenable en France, mais, en revanche, Mina n’avait pas de meilleure amie que sa mère ; mais aussi, dès sa première enfance, elle était accoutumée à disposer de son temps dans l’intérieur de la maison absolument comme il lui convenait. Dans les pays allemands une jeune fille perd de sa liberté en se mariant.

Mme Wanghen, voyant que Mina ne lui répondait point clairement sur l’éloignement qu’elle avait pris tout à coup pour la vue magnifique qui s’étend sur Frederic-Gasse et, au delà, sur le superbe jardin anglais nommé Amalienruhe, cessa de lui en parler.

Mais un jour, vers les trois heures après midi, pour jouir d’un beau soleil d’hiver, tout ce qu’il y avait d’aimable et de beau parmi les jeunes gens de Koenigsberg se promenait à la Frederic-Gasse dans un négligé savant qui va fort bien à la toilette allemande, Mina prit évidemment de l’humeur.

– Voudrais-tu, maman, dit-elle tout à coup, venir travailler dans le petit salon bleu ?

– Mais, ma chère amie, le salon bleu n’est agréable que le soir, il donne sur la cour et rien de plus triste un jour d’hiver. Quoi, tu veux quitter ce beau soleil de printemps pour aller nous établir dans cette cave ! Tu étais folle de ce salon-ci il y a un an, quand ton père le fit arranger sur les dessins de notre pauvre prisonnier, le conseiller spécial Eberhart.

Mina rougit et ne répondit pas.

– Je parie, dit sa mère, après un moment de silence, que tu es en délicatesse avec quelqu’un de ces beaux jeunes gens si serrés dans leur redingote, qui passent et repassent sous nos fenêtres et me semblent même élever un peu la voix quand ils arrivent sur le beau trottoir de granit qui borde la maison. Plusieurs d’entre eux, si je ne me trompe, ont dansé avec toi au dernier bal que nous donnâmes avant nos malheurs. Quelqu’un d’eux se sera mal conduit depuis ce grand jour ?

Je vois que le lecteur est scandalisé, mais, à mon grand péril, j’ai pris le parti d’être vrai ; oui, il y a des pays où l’on a le malheur de ne pas agir exactement comme en France. Oui, il y a des pays où une mère, parfaitement sûre d’ailleurs de la sagesse de sa fille, plaisante avec elle sur l’homme que celle-ci pourra désirer pour époux. Aussi, chose scandaleuse, presque tous les mariages s’y font par amour. Et pendant des années entières ces demoiselles font la conversation dans un coin du salon à trois pas de leur mère avec l’homme qui espère les épouser. Et si cet homme, chose inusitée, venait à cesser ses visites, il serait complètement déshonoré. Au reste, ce temps est peut-être le plus aimable de la vie pour l’un comme pour l’autre.

Une conséquence terrible de cette honnête liberté, c’est que fort souvent un jeune homme riche épouse une fille pauvre sous le vain prétexte qu’elle est jolie et qu’il en est amoureux fou, ce qui porte un notable préjudice à la classe respectable des demoiselles maussades dépourvues d’esprit et de beauté. Tandis qu’en France la base de toute notre législation non écrite relativement au mariage, c’est de protéger les demoiselles laides et riches. À prendre les choses philosophiquement, si ce n’était le tort fait à MM. les notaires chargés parmi nous de former les liens de l’hyménée entre gens riches, et qui ne se sont jamais vus, j’aimerais assez ces deux ou trois ans de bonheur un peu niais et d’illusions charmantes que les usages de son pays donnent à un jeune Allemand. Il rencontre ce bonheur précisément à ce moment si maussade parmi nous où la voix terrible de la nécessité se fait entendre pour la première fois. Il faut prendre un état, dit-elle, et le pauvre jeune homme s’en va travailler comme surnuméraire dans quelque sombre bureau pour arriver à avoir un jour un état. Le jeune Allemand, en allant à ce bureau, si maussade, passe deux fois par jour sous les fenêtres garnies de toiles métalliques de la jeune fille qu’il aime et qui travaille là à côté de sa mère. Il s’estime parfaitement heureux si elle lui permet de passer dans sa rue trois fois au lieu de deux, et, si elle apprend sur son compte quelque chose qui lui fasse ombrage, elle sait fort bien le prier à la première rencontre de choisir pour aller à ses affaires une autre rue que la sienne.

Quelquefois aussi on se parle sous les yeux des parents, assis tous les deux au bout d’une de ces tables de bois peintes en vert qui garnissent le Chasseur Vert (grün Jager), jardin anglais, situé à un quart de lieue de Koenigsberg, célèbre par ses vieux ormeaux et dépendant autrefois de l’antique abbaye de Quedlimbourg.

C’est là que, deux ou trois fois la semaine, sur les cinq heures du soir en été, tout ce qu’il y a dans la ville de jeunes filles et de jeunes femmes se donnent rendez-vous pour prendre du café au lait en plein air. Il y a toujours quelque troupe de musiciens bohémiens qui donne du cor à quelque distance, cachée sous de grands ormeaux contemporains des derniers grands maîtres de l’Ordre Teutonique. La petite tasse d’argent avec laquelle la jeune femme jouant de la harpe et suivant la troupe des musiciens vient faire la cueillette, ne recevrait pas un seul gutegroschen (pièce de trois sous et demi) si ces musiciens bohémiens avaient l’impertinence de jouer la musique composée par eux. Ce sont toujours des morceaux choisis de Beethoven, de Weber, de Mozart et d’autres auteurs encore plus anciens, tels que Bach, ou Haendel.

Les cœurs faits pour la musique et l’amour trouvent délicieuses ces harmonies de cor jouées sur une mesure un peu lente. Les cœurs les plus secs : les marchands avares, les vieux juges dévoués à la cour, les journalistes qui font l’éloge de l’alliance russe n’en sont pas trop choqués. Cette musique est assez éloignée pour qu’absolument parlant, on puisse ne pas l’écouter si l’on n’est pas disposé à la goûter ; en un mot, cette musique douce et mélancolique n’a rien de l’effronterie d’une chanteuse française conduite par un homme à gants jaunes et venant s’asseoir à côté d’un piano.

Mais, dira le lecteur, est-ce un voyage en Allemagne ou une simple nouvelle que vous prétendez me faire lire ? Peut-être ni l’un ni l’autre ; il est possible qu’il ne s’agisse de rien moins que d’un traité de métaphysique transcendantale d’après les principes de l’illustre Schelling que, de peur de l’ironie française, on fera exposer dans un dialogue savant et gracieux à la fois qui aura lieu au Chasseur Vert entre l’héroïne de la nouvelle Mina Wanghen, et un de ces jeunes gens si serré dans leur redingote, que garnissent si joliment des découpures de velours noir. Quand il deviendra trop savant, le dialogue aura lieu entre Mina Wanghen et son illustre maître, le professeur et conseiller spécial Eberhart, maintenant retenu pour son bien à Schweidnitz, l’une des plus belles forteresses prussiennes de la Silésie.

Pour le moment toutefois le dialogue n’aura lieu qu’entre Mina Wanghen et sa mère et nous ne sommes pas encore arrivés aux parties sublimes du livre.

Mina rougit beaucoup à l’observation que lui fit sa mère, puis se jeta au cou de sa mère et fondit en larmes.

– Eh bien, dit Mme Wanghen en souriant, voilà ma pauvre Mina qui aura perdu ce beau surnom de la dédaigneuse que lui avaient donné ses amies les jeunes filles de Koenigsberg, et je n’en suis pas fâchée : ton pauvre père désirait tant trouver à te marier avant que tu eusses vingt ans !

Mais Mina ne souriait point. Mme Wanghen ajouta d’un air plus sérieux :

– On t’aimait, on ne t’aime plus ; ou, plutôt, tu auras effrayé par quelqu’une de ces idées singulières qui grâce au ciel ne te manquent point, et l’on t’aime moins ?

– Tu vas te moquer de moi, chère maman, et m’appeler encore bizarre, c’est pourquoi je n’ose presque parler, mais ces jeunes gens me font horreur.

– Comment horreur ! dit Mme Wanghen en riant ; c’est-à-dire que l’un d’eux t’inspire des sentiments de colère, peut-être a-t-il un ami qui lui a donné de mauvais conseils ?

– J’ai honte de te dire ce que je pense, dit Mina, animée par le sentiment de courage satisfait que lui donnait la hardiesse d’avoir enfin osé rompre la glace sur cet étrange sujet. Non, chère maman, ce sont tous ces jeunes gens, pris en masse, qui me font horreur : j’ai lieu de croire par leurs mines, par leurs petits bouquets tous composés de lilas qu’ils auront su par mes amies être ma couleur favorite, et enfin par mille petites choses, qu’ils viennent se promener ici sous nos fenêtres précisément à cause de moi. Voudrais-tu, maman, faire le bonheur de ma vie ?

– Et comment, ma fille ? dit Mme Wanghen, un peu effrayée de l’extrême sérieux avec lequel cette question était faite.

– Ce serait de nous mettre d’accord avec mon cousin Wilhelm et de publier que nous sommes toutes les deux entièrement ruinées.

– Que dis-tu, chère amie ? dit Mme Wanghen, croyant avoir mal compris.

– Que tous ces jeunes gens, réunis là, dans le vil motif de gagner les millions de ma dot, et dans ce but affectant tous les dehors d’un sentiment tendre, me font horreur. Aucun d’eux n’a garde d’être jaloux de son voisin, et qui sait ? peut-être quand je regarde par hasard dans la rue, suivant mon ancienne habitude, celui sur lequel le hasard a fait tomber mon regard s’en vante avec ses amis et pour ce jour-là passe pour le préféré.

– Ah ! nous y voilà enfin. Tu avais un jour distingué un de ces jeunes gens qui n’a répondu à tant de bonheur que par l’indifférence ? Le monstre !

– Jamais je ne serai indifférente, moi, pour aucun d’eux, dit Mina avec le regard tranquille de la naïveté ; tous me révoltent également. N’est-il pas vrai que depuis un mois une quantité étonnante de jeunes négociants du nord de l’Allemagne se sont donné comme rendez-vous à Koenigsberg et surtout qu’[ils] se sont fait tous recommander à Wilhelm ? Le général von Landek me l’a fait remarquer.

– C’est que, sans vanité, ou avec vanité, notre maison passe pour la première de Koenigsberg.

– Eh bien ! la réunion de ces jeunes gens me fait horreur. Je ne sais comment t’expliquer le genre et l’excès de mon horreur, et c’est pourquoi depuis huit ou dix jours je te fais un secret de ce sentiment-là. Depuis j’ai été conduite à des réflexions bien tristes pour l’avenir et qui me font revenir avec plus d’amertume encore sur la perte que nous avons faite. Mon père de son vivant ne m’aurait donné qu’une dot modérée ; je ne serais point une héritière célèbre. Ainsi, chère maman, dit Mina en rougissant beaucoup, je ne pourrai jamais, comme toutes les jeunes filles mes amies, me flatter d’inspirer un sentiment tendre... Enfin tu me rendrais bien heureuse, chère maman, si tu voulais permettre de publier que nous sommes ruinées.

– Ma fille, un mensonge aussi grave est absolument défendu par la religion, reprit Mme Wanghen d’un ton fort sérieux.

– Mais, maman, à qui fait-il tort ce mensonge ?

– Dès qu’on se permet une mauvaise action en la justifiant par le motif, il n’y a pas de raison pour s’arrêter et l’on peut arriver ainsi aux choses les plus horribles.

– Maman, dit à son tour Mina d’un air fort sérieux, le bonheur de toute ma vie est attaché à ce mensonge. À cause de ces millions jamais je ne pourrai croire qu’on m’aime. Ainsi je suis plus malheureuse que si j’étais bossue : une malheureuse jeune fille avec ce défaut peut espérer que son bon caractère, que sa patience toucheront quelqu’un, mais je suis marquée de ce sceau fatal par le destin, jamais je ne pourrai croire que je suis l’objet d’une préférence réelle, etc., etc.

Mme Wanghen avait l’air fort étonné ; Wilhelm Wanghen, le chef actuel de la maison, vint voir ces dames le soir, comme c’était son habitude. Mina lui demanda un moment d’entretien et passa dans un salon voisin. Là elle lui fit la proposition de la faire passer pour entièrement ruinée.

Ce sage banquier d’abord ne comprit pas, puis fut tout scandalisé.

– Folie ! folie ! s’écriait-il par moments, durant la harangue de Mina. Quoi, ma chère cousine, s’écria-t-il enfin, quand Mina lui donna le temps de parler, vous permettriez que le mot ruine fût accolé au beau nom de Wanghen, sans tache jusqu’ici ? Vous manqueriez à ce point, permettez-moi d’aller jusqu’à cette extrémité, à ce que vous devez à votre mémorable père ?

Wilhelm finit par refuser absolument.

– Eh bien, en ce cas, dit Mina en colère, votre prétendue reconnaissance pour votre bienfaiteur ira-t-elle jusqu’à trahir sa fille ? Si ma mère, par pure bonté pour moi, me permettait de nous faire passer pour ruinées, nous trahiriez-vous ? Répondez, Wilhelm !

Le négociant, un peu ému par ce mot de manque de reconnaissance, demanda vingt-quatre heures pour réfléchir à une proposition si étrange.

– Demandez-moi, ma cousine, un quart de ma fortune. Elle n’est pas bien considérable cette fortune ; eh bien, je vous donne plutôt ce quart. Vous verrez alors si je mérite ce mot cruel : manque de reconnaissance envers la famille de Pierre Wanghen.

Le soir, et ce fut pour la première fois de leur vie, il y eut du froid entre la mère et la fille. Celle-ci demanda la permission de se coucher de bonne heure. Mme Wanghen soupa seule, fort affligée, et écrivit à Wilhelm pour le prier de passer chez elle le lendemain matin à six heures avant que Mina fut levée.

Ces deux bons cœurs allemands réunis le lendemain déplorèrent à l’envi la folie de Mina. Wilhelm démontra sans peine à Mme Wanghen que, quand bien même leur intérêt lui permettrait de se résoudre à une telle imposture, la chose était impossible à exécuter. Comment faire disparaître une fortune de plus de deux millions et demi de thalers ! Et supposez qu’on pût trouver un roman quelconque plus ou moins probable, la justice ne trouverait-elle pas un moyen légal de demander communication des pièces ? Quoi ! peu de mois après la mort du célèbre banquier Pierre Wanghen, connu de toute l’Allemagne, sa fille unique, encore mineure, était réduite à la pauvreté ou du moins à une aisance ordinaire

– Mais, ma chère et vénérée dame, s’écriait le neveu, je fais injure à votre bon sens non moins qu’à votre conscience en discutant un seul moment un projet aussi fou. Songez donc qu’il s’agit d’une mineure ! impossible, impossible et avant tout criminel !

Mme Wanghen ne se figurait nullement avoir une supériorité quelconque sur sa fille. Je pense bien que, poussée à bout et dans les grandes occasions, elle aurait essayé de se prévaloir du titre de mère, mais ce qui l’emportait de bien loin sur tout, c’était l’amitié passionnée et nécessaire à sa vie qu’elle avait pour sa fille. Ce refus qu’elle lui avait opposé la veille l’avait empêchée de fermer l’œil, elle avait passé la nuit à chercher s’il n’y avait pas un moyen légitime de satisfaire l’étrange résolution de Mina. « La richesse ou la pauvreté n’est après tout, se disait-elle, qu’une condition secondaire de la vie. Supposons que mon mari se fût ruiné les dernières années de sa vie et nous eût laissées avec mille thalers de rente, en aimerais-je moins ma fille ? En serions-nous moins unies ? »

Mais le neveu de Pierre Wanghen était fort insensible à ces sortes de raisonnements ; il y voyait une folie pure. Mme Wanghen, voyant que le temps s’écoulait rapidement, finit par dire à son neveu :

– Allez, de grâce, mon cher neveu, chez le fameux avocat Willibald, suppliez-le de venir à l’instant chez moi pour une consultation, obtenez sa parole d’honneur qu’il ne communiquera jamais à personne au monde la question que l’on va lui soumettre. Je veux le faire déjeuner avec ma pauvre Mina ce matin. Je ne puis pas rester en froid avec elle. Son père du haut du ciel me le pardonnerait-il ? Je mourrais trop heureuse si je puis prouver à Mina que, quand même j’y consentirais, la chose est physiquement impossible.

– Je dirai un mot à l’avocat.

– Gardez-vous en bien, mon cher ami, ne lui dites rien, je vous en prie, qui puisse lui faire croire qu’il m’obligera en donnant telle réponse plutôt que telle autre. D’abord je répugne à ce moyen et ensuite Mina lirait dans ses yeux qu’il a été prévenu et, au lieu de jeter l’odieux de la chose sur l’impossibilité matérielle, j’en prendrais encore une bien plus grande partie. Moi, suborner un avocat appelé en consultation !

– Vous avez raison sur tout, Mina devinerait tout ce que nous aurions fait. Tenez, voulez-vous que je vous le dise ? Elle a trop d’esprit. Et ce fut une erreur de mon excellent oncle d’aller lui chercher pour répétiteur d’histoire ce fou d’Eberhart. Autre faute, complément de la première, d’aller promettre à ce diable de métaphysicien une rente viagère de mille thalers (3 370 francs) si, arrivée à l’âge de seize ans, Mina obtenait dans Koenigsberg la réputation d’une fille d’esprit. Eh bien, elle jouit de cette réputation ; elle est plus souvent citée pour son esprit que pour sa beauté, vous voyez ce qui en arrive. Qu’est-ce que cet esprit produit pour son bonheur réel ? Comme si d’être la plus jolie fille de la ville ne suffisait déjà pas. D’après ce que je vois, cet avantage poussé à ce point n’est pas même à désirer.

L’avocat Willibald arriva en habit noir et en grande tenue dès neuf heures du matin. Les gens qui le rencontrèrent dans la rue ne doutèrent pas qu’il ne fût appelé par S.E.M. le président de la Chambre (le préfet).

Mina fut admirable dans sa discussion avec l’avocat Willibald. Dans sa discussion avec sa mère le respect avait voilé l’énergie, la verdeur de ses répliques. L’avocat eut l’imprudence de ne pas se renfermer dans l’impossibilité matérielle de la chose ; adorant l’emphase comme tous les avocats du monde, il eut la maladresse de prétendre que le projet en question était illégitime.

– Et à qui peut-il nuire ? dit Mina.

– À vous, mademoiselle.

– Et ne suis-je pas juge de ce qui convient à mon bonheur ?

– Mais, mademoiselle, les lois n’ont jamais parlé d’une telle action

– Et que me font les lois ? D’ailleurs même d’après vos propres maximes tout ce qu’elles ne défendent pas est permis.

La discussion fut chaude. Plus l’avocat s’embrouillait, plus ses répliques étaient longues. Willibald finit par s’en aller sous le prétexte que le courrier de Berlin le pressait.

– Savez-vous, mademoiselle, que vous m’ôtez presque les moyens de répliquer, à moi qui plaide depuis vingt-sept ans et avec quelque succès ? Eh bien, prenez toute votre fortune, en diamants ou en billets de la Banque d’Angleterre, allez en pleine mer et là, devant témoins, jetez cette fortune à la mer. Votre nom retentira dans tous les journaux de l’Europe. Les gens d’esprit de tous les pays vous diront ce que jadis un homme d’esprit d’Athènes disait à Diogène : « Diogène, à travers les trous de ton manteau j’aperçois ta vanité ! » Vous passerez pour la personne la plus belle, mais la plus vaniteuse de l’Europe. Or la vanité est un vilain défaut. Quoi, avoir besoin de l’assentiment des autres pour savoir si l’on est heureux !...

Et l’avocat parla longtemps.

– Eh bien ! que diriez-vous, monsieur, de la possibilité de changer de nom, et d’état : Mademoiselle Smith, avec mille thalers de rente.

– Rien qu’un mot : toute demoiselle jeune et jolie qui change de nom est supposée (avec la permission de madame je parle en juriste, dit l’avocat en saluant Mme Wanghen) est supposée avoir eu le malheur de devenir mère avant d’être épouse. Il faudrait donc par une préparation chimique (du nitrate d’argent) vous étendre une grande tache rougeâtre sur la figure en forme et simulation d’une affection cutanée. Encore, mademoiselle, par malheur il y a tant de souplesse dans votre taille, tant de jeunesse dans votre démarche que si quelqu’un de nos jeunes négociants du commerce allemand vous rencontrait à Naples, ou à Paris, ou à New York, – et où ne pénètrent pas nos jeunes Allemands ? – [il] finirait par reconnaître mademoiselle Wanghen.

Quatre heures sonnaient. L’avocat était pâle de fatigue. Mme Wanghen le prit à part, le paya richement et lui demanda le secret. Ce que l’avocat Willibald promit avec dignité et il tint sa promesse.

– Eh bien, ma fille ? dit Mme Wanghen en rentrant au salon.

– Eh bien, maman, je serai profondément malheureuse, mais j’ai acquis ce que je croyais impossible, de nouvelles raisons pour t’aimer, et elle se jeta dans les bras de sa mère.

Ces dames firent la conversation sans aucune réticence sur les projets de Mina, chose rare selon moi, même dans les familles les plus unies, et assez fréquente néanmoins en Allemagne : par un effet de la sympathie chacun de ces deux êtres trouvait réellement son bonheur dans le bonheur de l’autre.

– Mais, maman, dit un jour Mina à sa mère, m’accorderais-tu d’aller passer trois mois à Paris dans une sorte d’incognito ? Je serais délivrée de la vue de tous ces beaux jeunes gens allemands qui, je l’avoue, devient intolérable pour moi. À Paris, nous ferions une dépense très modérée, et...

– Nous partirons quand tu voudras, ma fille, et je prendrai sur moi le singulier de cette résolution... Je me ferai ordonner les eaux de Pilnitz en Bohême, où notre roi va tous les ans. Ah ! ma chère Mina, que je suis heureuse de faire quelque chose pour te plaire !

 

 

III

 

Un jour que Mme Wanghen prenait du thé chez son neveu Wilhelm, c’était la seule maison où le deuil de ces dames leur permît de paraître, elle dit que sa santé l’obligeait à prendre les eaux de Cheltenham en Angleterre. On fut peu étonné de cette résolution. Pierre Wanghen était à la veille de faire le voyage d’Angleterre avec sa femme et sa fille, lorsqu’il avait été enlevé par une mort prématurée.

Mme Wanghen ajouta qu’après un séjour de quelques mois en ce pays elle songerait à revenir à Koenigsberg, peut-être en passant par Paris. Les jeunes beaux et le général von Landek parurent atterrés de cette phrase qui avait tout l’air d’une déclaration officielle. Deux des plus hardis osèrent bien dire qu’eux aussi devaient aller en Angleterre pour voir les courses et acheter des chevaux.

Quelques jours après, Mina et sa mère partirent pour Londres, mais, arrivées à Hambourg, elles trouvèrent qu’un si long trajet de mer était impossible et prirent bravement la poste pour Calais, c’est-à-dire pour Paris.

Le banquier hambourgeois, correspondant de la maison Wanghen, avait la plus haute considération pour la veuve de Pierre Wanghen et surtout pour une fille dont la dot montait à sept millions. Voyant les dames Wanghen déterminées à aller passer trois mois à Paris, il leur procura d’excellentes lettres de recommandation. M. le chargé d’affaires de France à Berlin, fort lié avec le banquier de Hambourg, recommanda ces dames à sa famille et même au ministre des affaires étrangères.

Pour débuter sur un bon pied auprès de la Banque de Paris, Mme Wanghen prit un crédit de cent mille francs par mois. C’était bien l’Allemande la plus gaie et la meilleure, mais elle savait l’art de se faire bien venir.

– Nous allons donc voir cette jolie France, maman, s’écriait Mina, ivre de joie. À Paris, nous serons comme tout le monde, en Prusse nous n’aurions jamais été que des êtres inférieurs : la femme et la fille d’un marchand !

– Mais, chère Mina, tu calomnies un peu ton pays, répondait Mme Wanghen. Tu sais bien que le comte von Landek se porte pour amoureux de toi, qu’un autre comte de Berlin fort riche et plus jeune nous a fait faire des propositions honorables.

– Oui, ce jeune comte qui veut devenir ministre ! J’entendrais plaindre mon mari d’avoir été réduit par ses projets de haute ambition à épouser une petite bourgeoise. Il faudrait rougir à chaque instant et je ne sais pas si mon futur mari n’entreprendrait pas de te marier aussi, toi, ma chère maman, à quelque noble, afin de n’entendre pas ce simple nom de madame Wanghen répété sans cesse par ses laquais à ton entrée dans nos salons. Cette idée ferait peut-être de moi une mauvaise femme, je verrais un rival dans mon mari, mais très certainement elle me rendrait malheureuse, et par conséquent tu le serais aussi, maman.

– Je ne pense jamais à l’orgueil, ma chère amie, et je ne fais attention qu’aux positions réelles ; d’ailleurs, je suis tout accoutumée à n’être qu’une riche bourgeoise, et pendant dix ans, quand ton père a commencé, je n’étais même qu’une bourgeoise tout simplement.

– Dans ces temps-là, la guerre n’était pas déclarée entre la noblesse et le tiers état.

– Quel drôle de mot, s’écria Mme Wanghen, le tiers état ! Tu vas bientôt oublier ta bonne langue allemande. Les récits du général t’ont ensorcelée.

– C’est une faiblesse, je l’avoue, mais je suis choquée des façons de parler de nos Prussiens. Quand je parle français il me semble que je me soustrais au poids de ce monde allemand qui m’étouffe. Les récits du général m’ont fait penser qu’à Paris une jeune fille qui sait trois ou quatre langues et qui peut offrir autant de millions à son mari n’est inférieure à personne.

– Conviens que ce pauvre conseiller spécial Eberhart t’a donné un peu de ses préjugés en faveur de la France.

– Depuis quarante ans les Français pensent et agissent pour tous les peuples de l’Europe. La haine qu’on leur porte prouverait à elle seule leur supériorité. Allons voir ce grand peuple chez lui.

– Tu es bien jolie, ma bonne Mina ; notre départ aura fait le bonheur de toutes les jeunes filles à marier de la Prusse orientale ; tu es savante, tu as de l’esprit à ravir, tu as cinq millions de leurs francs comptant, et deux dont j’ai la jouissance, mais je suis effrayée de ton esprit et, ce qui comble mon effroi, c’est que jamais je n’aurai le courage de te résister en rien. Par exemple, cette idée de nous transplanter à Paris sans en dire un mot à personne ! Et nous arriverons dans un pays où nous ne connaissons âme qui vive ! Qu’allons-nous devenir ?

Mina triompha dans la réponse à cette objection. Les libraires qui font des collections des chefs-d’œuvre de la langue française, pour ne pas payer de droits d’auteur ou pour d’autres raisons, n’admettent dans leurs collections que des ouvrages d’auteurs morts depuis longtemps. Et Mina se faisait une image charmante de la société française. Les comédies de Marivaux surtout lui avaient semblé d’une grâce parfaite. Ces comédies devaient représenter la France au naturel. Il n’y avait point surtout de ces marchands grossiers et raisonnables qui remplissent les comédies allemandes.

– Que va-t-on dire de nous ? reprenait Mme Wanghen.

– D’abord qu’aura-t-on à dire de nous ? Qui s’intéressera assez à nous pour en dire du mal ? Dans cette heureuse ville nous vivrons libres comme l’air.

– C’est encore là ce qui m’effraie. Te voyant libre comme l’air, tu seras plus singulière que jamais.

– Le général ne nous disait-il pas qu’on ne peut espérer de réussir un peu, parmi ces aimables Français, qu’autant qu’on parvient à les étonner un peu ? Et pour frapper ces imaginations ironiques ne faut-il pas qu’un étranger soit un peu différent de ce qu’ils s’attendent à le trouver ? Certes, comme je te l’ai promis, je chercherai à cacher ce qu’il peut y avoir de singulier dans ma façon de penser ; mais d’abord ce que nous appelons singulier doit être tout naturel en ce pays-là, et ensuite si, malgré moi, on s’apercevait de quelque chose, ce sera une distinction et non pas un désavantage.

– Mais alors pourquoi refuser la première des distinctions ? Tu sais que le général von Landek nous a répété plusieurs fois que dès qu’un Français devient riche il adopte un second nom, moins vulgaire que le premier. Pourquoi ne serais-tu pas mademoiselle Wanghen de Diepholtz ? Tu sais que cette terre est la plus belle de toute la Prusse orientale, elle rapporte quarante mille thalers et ton père l’a achetée en ton nom il y a dix-huit ans le jour de ton baptême.

– Oui, ma mère, mais un jour arrivera à Paris quelque bon négociant prussien qui dira que jamais à Koenigsberg on n’a entendu parler de mademoiselle de Diepholtz et, vois-tu, si j’avais à craindre de rougir de quelque chose, il me semble que je resterais muette. Je trouve impertinents les privilèges de la noblesse. Je quitte une patrie où ces privilèges m’offensent, et ce serait être encore sous leur empire que de profiter du changement de pays pour donner à mon nom les apparences de la noblesse. Nous arrivons dans une ville où un seul quartier, dit-on, le faubourg Saint-Germain, songe au manque de naissance. Eh bien ! ne nous logeons pas dans ce quartier. J’espère bien être l’égale de tout le monde.

– Oserais-tu bien faire serment que tu n’espères pas être supérieure ? reprit Mme Wanghen en riant.

Tels furent pendant le rapide voyage les entretiens de Mina et de sa mère.

Mme Wanghen, à peine âgée de quarante-six ans, avait encore toutes les apparences de la jeunesse, de sa vie elle n’avait voulu de mal à personne, ce qui lui donnait un certain air de bonté qui cachait un peu son esprit. Elle en avait infiniment cependant, et surtout une loyauté parfaite qui lui montrait fort nettement les motifs des actions des hommes. Dans son inquiétude d’arriver sans connaissance à Paris, elle se faisait suivre par six domestiques fort dévoués et par une nombreuse argenterie.

Malgré sa raison, Mme Wanghen elle-même commençait à s’accoutumer à l’idée agréable d’arriver dans un pays où, à l’église, au spectacle, dans les lieux publics, elle n’aurait à souffrir de l’insolence officielle de personne.

– C’est que cette révolution que tout le monde désire passionnément chez nous, disait Mina, est déjà faite en France. À Koenigsberg, au moment d’entrer dans un salon, que de fois n’avons-nous pas été obligées de nous retirer rapidement, et de faire une révérence respectueuse à quelque dame noble qui se présentait à la porte du salon en même temps que nous. Ni toi ni moi nous ne pouvons nous trouver dans un salon où il y a une Altesse ; s’il en survient quelqu’une, il faut disparaître à l’instant.

– Mais y a-t-il beaucoup d’Altesses à Paris ? disait la bonne Mme Wanghen.

On vit enfin ce Paris tant souhaité, on y arriva par une belle soirée du mois d’avril. Après la visite de la barrière, la voiture de ces dames alla passer à la porte de leur banquier M. le baron de Vintimille. Un commis les attendait et conduisit ces dames à l’un des plus beaux hôtels de la rue de Rivoli dont l’appartement le plus cher était retenu pour elles.

Mina fut ravie de l’aspect des Tuileries et de leur verdure naissante. Elle allait sortir pour se promener sous ces arbres magnifiques, parmi ces statues, chefs-d’œuvre des plus grands artistes. On sent qu’elle voyait tout en beau, elle avait dix-huit ans et le plaisir si doux de faire sa volonté.

– Mais es-tu bien sûre de n’être pas fatiguée ? disait Mme Wanghen.

Mina prenait son chapeau.

– Mais ce chapeau fort à la mode à Hambourg sera peut-être extraordinaire à Paris, on se moque de tout ici.

– C’est précisément à cause de leurs blâmes impertinents que j’aime ces aimables Parisiens ; notre froide raison à Koenigsberg ne ferait aucune attention au chapeau d’une étrangère.

Comme on discutait en riant sur le chapeau, M. le baron de Vintimille fit demander si ces dames étaient visibles. Ces dames se gardèrent bien d’être fatiguées : il y a un naturel et une bonhomie charmante en Allemagne et en Italie dont nous ne nous doutons pas. Donc le baron entra ; c’était un assez bel homme de cinquante à cinquante-cinq ans, il avait une taille élégante, de grands traits et pas du tout la physionomie basse et inquiète d’un homme qui compte des écus. Il était fort bien mis sans recherche. Cependant, après quelques minutes, Mme Wanghen trouva qu’il avait quelque chose d’inquiet et même de fou dans les yeux. Il parlait beaucoup et bien. Mina l’accablait de questions, il y répondait avec plaisir.

Mme Wanghen lui demandait trois ou quatre domestiques de bonne tenue, point bruyants et auxquels on pût se fier, il se chargeait de les trouver.

Voici quel était ce banquier dont l’obligeance vous surprend sans doute. D’abord, il était allemand ; autrefois il était protestant de religion et se nommait Isaac Wentig, maintenant il se faisait appeler le baron de Vintimille et il en avait bien le droit. Le roi de ***, dont il venait de faciliter le dernier emprunt, lui avait fait remettre par son ambassadeur à Paris un brevet signé, contresigné, scellé, parfaitement en règle et l’on n’avait laissé en blanc que le titre octroyé par Sa Majesté à l’heureux banquier. Un savant qui dînait chez M. Isaac Wentig lui dit que la maison de Vintimille était éteinte, que d’ailleurs il était mieux de prendre un titre un peu étranger à la France.

– Eh bien, il faut qu’une maison qui commence soit modeste, dit le banquier, je ne serai que baron ; et il pria l’ambassadeur d’écrire de sa main sur le parchemin royal le simple nom de baron de Vintimille.

Le nouveau baron dit à l’ambassadeur en le reconduisant : « Monsieur le comte, Votre Excellence ne sera pas surprise si pendant une année à compter de ce jour la maison Vintimille ne prend aucune commission sur les traites tirées ou encaissées par vous. »

Je vois que le lecteur qui sait vivre trouve ce trait absolument hors nature. À quoi bon faire une dépense pour un bienfait accompli et que l’on ne peut ni révoquer ni augmenter ? Mais le nouveau baron n’avait été homme d’argent que de nom, il avait presque autant de vanité qu’un Français, aussi n’était-il qu’au cinq ou sixième rang pour les millions. Mais nul homme n’était plus content d’être baron, et, en véritable Allemand, croyant se faire bien venir des barons ses nouveaux collègues, huit jours après son élévation à l’ordre équestre, comme il disait, il abjura le protestantisme, ainsi que madame la baronne, mesdemoiselles leurs filles et deux ou trois cousins travaillant dans la banque, et de protestant assez froid devint un excellent catholique. Il pensa bien que ce trait diminuerait fort son crédit parmi ses anciens coreligionnaires. Mais il avait plusieurs millions, il voulait acheter des terres, bâtir un château, faire de nouvelles connaissances et enfin se retirer peu à peu des affaires et devenir pair de France. Le fait est qu’il avait été personnellement piqué de l’immense supériorité que le fameux N..., banquier régnant alors, affectait sur tous ses confrères.

Le baron de Vintimille n’était presque plus un homme à argent ; on ne sera donc pas surpris de ses procédés presque délicats envers les dames Wanghen : il cherchait réellement à leur rendre Paris agréable.

– Je vous conseille, mesdames, de n’avoir jamais qu’une cinquantaine de louis dans votre bureau. Je ferai pour vous ce que je ne fais pour personne, je paierai vos dépenses envoyées chez moi avec un petit bon de votre main. Je vous enverrai un certain papier azuré que je fais fabriquer à Londres pour l’usage de ma maison, on ne saurait l’imiter à Paris. Sur ce papier, écrivez vos bons. Par ce moyen fort simple, n’ayant jamais d’argent chez vous, vous serez à l’abri des vols sérieux. Quant aux friponneries de détail, ce peuple aimable vous enlèvera deux cents francs par mois en pièces de vingt sous. Mais, mesdames, si vous voulez m’en croire, ne prenez jamais d’humeur pour si peu. Portez d’avance cette petite somme dans votre budget, les Français subalternes vous volent avec une grâce et un respect parfaits, tout à fait convenables. Ces gens-là ne sont même parfaitement comme il convient avec nous autres qu’au moment où ils nous volent.

– Mais, monsieur, y a-t-il opéra ce soir ? dit Mina.

– C’est vendredi, sans doute opéra français.

– Quoi, tu veux aller à l’Opéra ? dit Mme Wanghen.

– Si tu me le permets, ce sera un grand plaisir pour moi. M. le baron, qui a des bontés vraiment fraternelles pour de pauvres étrangères qui débutent, enverra un de ses gens louer une loge...

On fit tout cela, le baron trouvait admirable l’enfantillage de Mina. « Que d’esprit ! disait-il. Elle n’est jamais ridicule et toujours si près de l’être ! » Car il ne doutait pas un instant que toute cette amabilité ne fût une comédie.

« Elle doit être bien fatiguée le soir. » Et le baron triomphait de la finesse de ses conjectures lorsqu’il vit Mina s’endormir profondément en admirant la troisième scène de la Juive.

 

 

Les premiers quinze jours passés à Paris furent exactement comme la première soirée. Mina déclara à sa mère qu’elle passerait sa vie à Paris. Mme Wanghen n’était pas tout à fait du même avis ; ce n’était point un esprit brillant, mais elle avait une sagacité singulière, elle voyait tout et il eût été difficile de lui rien cacher.

Mina était folle du Théâtre-Français et ne concevait pas pourquoi il n’y avait pas foule tous les soirs. Le baron de Vintimille commençait à n’être plus si sûr de son admiration pour la jeune lady, comme il l’appelait. Il trouvait qu’il y avait de grandes fautes de calcul dans la comédie si agréable d’ailleurs qu’elle jouait avec tant d’aisance.

– Elle ne produira pas tout l’effet auquel elle s’attend, disait-il finement à sa femme.

– Je n’ai jamais partagé votre admiration, répondait la baronne. Sa conduite n’est pas bien calculée, c’est une tête bizarre. Quelle est cette manie de ne vouloir jamais être mise avec tout le luxe qui est d’étroite convenance pour une personne si riche ? Elle est au-dessous de la position où le ciel l’a placée. Je suppose qu’elle vient ici dans le dessein d’épouser quelque duc français. Eh bien ! quel est le jeune homme qui se respecte un peu et qui voudrait cet éternel négligé et de ces courses continuelles et horriblement fatigantes ?

– Ces dames n’ont rien dit à notre ami Bonnevin, le notaire, que j’avais introduit exprès dans leur intimité. Il en a été pour sa course à Chantilly qui a duré deux grands jours. Ces dames y allant, il a supposé une affaire importante à examiner dans les environs. Il a fait tout au monde pour se faire parler mariage ; ces dames ne lui ont parlé que du grand Condé.

– Mais vos lettres de Koenigsberg sont-elles toujours sur le même ton ?

– Toujours, pas la moindre faute d’orthographe dans la conduite de la mère ou de la fille. La fortune est même plus considérable que ce qu’elles disent et il n’est aucun jeune homme de ce pays-là qui ne fût ravi d’être choisi par mademoiselle Wanghen.

– Mais alors, elle est éprise de quelque être inférieur et qu’elle ne peut pas épouser.

– C’est possible, il faut bien qu’il y ait un pourquoi à cette conduite, mais enfin, s’il faut tout dire, je ne devine point cette raison secrète.

– Ces dames ont-elles encore refusé notre dîner de mardi ?

– Non, madame Wanghen a voulu accepter.

– Nous verrons comment la superbe Mina sera mise.

Le baron ne voulant pas compromettre la sûreté de son coup d’œil ne fit point dîner les dames Wanghen avec ses nouveaux amis de la bonne compagnie. Il comprit bien qu’il faudrait leur expliquer Mina et il trouvait trop simple et voisine du ridicule la seule réponse qu’il eût à faire et qui mettait en fureur sa femme, la baronne de Vintimille : « Elle est ce qu’elle paraît : gaie, fort instruite et folle de Paris. »

Le dîner auquel il l’avait invitée n’était qu’un dîner de gens à argent.

La plupart étaient nés pauvres, quelques-uns simples ouvriers, et, comme le disait M. de Vintimille, ce n’en était pas moins un dîner de vingt millions. En fait de gens insignifiants, c’est-à-dire ne comptant point dans les millions, il y avait un neveu du maître de la maison, chef d’escadron dans un régiment de lanciers, un chef de division au ministère de l’Intérieur et un écrivain peu connu qui, en cette qualité, voulait entrer à l’Académie française. Lorsque M. de Vintimille entendit la voiture des dames Wanghen, il rappela à ses hôtes qu’il allait avoir l’honneur de leur présenter une dot de sept millions et une jolie figure, et courut recevoir ces dames au haut de l’escalier.

– Dites-moi les noms et, de grâce, faites-moi un peu de description, dit Mina, afin que je puisse comprendre quelque chose aux discours.

– Le gros homme à lunettes et à cheveux plats, qui sera à droite de la baronne de Vintimille, a refusé un ministère il y a six semaines, il est député, riche fabricant et sera ministre un jour.

Un homme, qui a une physionomie pétillante d’esprit, sera à la gauche de madame de Vintimille. Par malheur, sa physionomie est une menteuse. Il ne sait pas dire un mot qui vaille, il fait des spéculations peu brillantes, mais sûres, et je l’évalue bien à trois millions. Je placerai auprès de vous, mesdames, monsieur de Derneville, écrivain célèbre ; ordinairement il parle beaucoup, mais il y a une place vacante à l’Académie, il craindra de se compromettre par des épigrammes sur des gens connus et probablement ne dira rien. Il a une superbe épingle de diamants à son jabot. Vous remarquerez, mesdames, un homme qui, à côté du nez le plus ridiculement petit, a des yeux bleus également singuliers par leur grandeur. Il était simple ouvrier chez Richard Lenoir, il y a vingt ans. Il a quatre millions aujourd’hui, c’est le plus riche fabricant de... en son genre. C’est un homme de la première ligne.

– Présentez-moi à lui particulièrement, dit Mina, je veux en être connue. C’est un homme comme mon père.

« Quelle affectation ! dit le baron, son père a-t-il jamais été simple ouvrier ? »

– Mais je vous retiens, mesdames.

– De grâce, encore quelques mots, s’écria Mina.

– Un monsieur de très bonne compagnie, qui a plusieurs croix et ne dira mot, c’est le général de Varces qui a une fort belle terre à vendre. Un monsieur qui a aussi cinq ou six croix, mais qui parle toujours, c’est monsieur Rotal, l’un des plus brillants et des plus zélés capitaines de la garde nationale de Paris ; il est fabricant de... Le gouvernement le protège dans toutes ses entreprises et il est en train de doubler sa fortune actuelle qui est bien de deux millions.

Vous serez frappée, mademoiselle, de la figure d’un homme encore jeune qui a une tête ronde et des cheveux extrêmement noirs. C’est un être fort vain, un beau diseur, s’écoutant parler et qui a l’air de dire aux malheureux qui essuient ses phrases vides : « Que vous êtes heureux, mon cher, d’être en rapport avec un homme de ma sorte ! » Ce monsieur n’est rien moins que le baron Faneau, ancien chargé d’affaires ou ambassadeur auprès d’une petite cour d’Allemagne. Il a trois millions, mais il est au désespoir de ne plus avoir sa place. Il a été trop faux, assure-t-on, même pour un diplomate. On l’a remercié comme gâtant le métier. Maintenant il se jette dans l’industrie et achète des actions dans toutes les entreprises. Il nous donne des nouvelles et sait tout ce qui se passe et se dit dans les ministères. J’oubliais monsieur Pomar, c’est le plus riche propriétaire de la Bourgogne, il paie cinquante-quatre mille francs d’imposition. Tous les dimanches il va à la messe avec sa mère, il lui emprunte deux sous pour payer sa chaise à l’église et je suis sûr qu’il ne les lui rend jamais. Celui-là, à franchement parler, c’est un vilain homme et qui porte son caractère sur sa figure. Nous faisons beaucoup d’affaires ensemble. Je lui disais un jour, il y a deux ans, que je voulais acheter une certaine forêt dans les environs de Paray ; il ne connaissait pas cette affaire qui était bonne en elle-même et qui me convenait beaucoup parce que j’ai une usine de fer dans les environs ; il partit en poste dans la nuit et alla acheter cette forêt.

– Comment, et vous voyez un tel homme ? dit Mina.

– Sans doute, c’est moi qui suis un sot d’avoir parlé. Je lui ai donné un château de vingt mille francs et il m’a rendu ma forêt.

Le lecteur a peut-être trouvé cette liste bien longue. Mina, bien différente du lecteur, en était amusée, plusieurs fois [elle] avait retenu par ses questions M. le baron de Vintimille qui voulait donner la main à madame Wanghen et entrer au salon. Elles y furent reçues avec des compliments infinis par Mme et Mlles de Vintimille. On annonça bientôt le dîner. Le riche fabricant de tapis, futur ministre, donna la main à Mina qui lui trouva l’air fort raisonnable.

On se mit à table. Sur-le-champ la conversation générale commença par une discussion serrée et chaudement conduite sur le caractère politique du célèbre M. N... qui la veille avait parlé à la Chambre avec un succès immense. Le capitaine de la garde nationale porta aux nues l’ancien ministre.

– Parlez de son éloquence, mais non de la fermeté de son système politique.

Le capitaine répliqua chaudement.

– Nous ne pouvons être d’accord, lui cria M. Pomar. Vous parlez comme un homme qui fait des entreprises ; quant à moi je ne tiens au gouvernement que par les impôts que je lui paie.

Mina trouva que la conversation commençait d’une manière cruellement grossière ; elle n’avait jamais vu rien de semblable dans les comédies de Marivaux. Bientôt on se dit des choses bien autrement fortes ; on eût dit que ces messieurs étaient sûrs de ne pouvoir jamais s’offenser ; et les physionomies étaient encore pires que les paroles. Le chef d’escadron de lanciers, neveu du baron, dit à Mme Wanghen, sa voisine :

– Ceci devient trop chaud, ces messieurs oublient qu’ils parlent devant de belles étrangères, il faut que je dise quelque bêtise dont je vous demande pardon.

Il raconta une histoire qui débutait bien et qui finit tout à coup par un mot qui était une grosse bouffonnerie et par un calembour.

À l’instant tous les invités déclarèrent, en parlant à la fois, que c’était un genre d’esprit pitoyable que le calembour. Chacun s’était mis à raconter avec l’empressement le plus marqué les calembours nouveaux que l’on pouvait espérer être écoutés par le voisin. Mina remarqua que deux ou trois calembours, que réellement personne ne savait, amenèrent un moment de silence complet : l’assemblée était occupée à les deviner avec une anxiété visible.

Le maître de la maison ne voulut pas qu’on parlât politique devant le riche fabricant, futur ministre, auquel à ce titre une telle conversation ne pouvait pas convenir. Il coupa un commencement de politique en demandant au capitaine de la garde nationale qui arrivait du Havre comment cette ville se tirait de la crise commerciale de l’Amérique.

– On y vend tout à vil prix pour sauver les cotons.

– Mais, c’est Paris qui souffrira.

– Savez-vous que la maison Wolf, Tiger et Cie a déclaré qu’elle n’accepterait aucune traite d’Amérique à compter d’hier lundi ?

À ce moment six personnes parlaient à la fois. Il faut rendre justice à ces messieurs, ils ne criaient pas, mais chacun parlait en appuyant sur les mots et en faisant remarquer qu’il était parfaitement sûr des choses qu’il avançait. Cette façon de converser dura bien dix minutes. Mina fronçait le sourcil.

– Tu as peur ? lui dit Mme Wanghen en allemand.

– Il est vrai, je n’ai jamais vu d’êtres si grossiers.

– Et le plaisant, dit Mme Wanghen, c’est que c’est nous, Allemands, qu’ils accusent de grossièreté. Jamais chez ton père, où il y avait aussi des dîners de vingt millions, as-tu vu des hommes se parler de cet air méchant et grossier ?

– Voilà qu’ils en sont presque aux démentis, dit Mina un instant après.

En effet chacun de ces honorables capitalistes prétendait savoir mieux que son voisin ce qui se passait à Londres et surtout à New York, alors en pleine crise commerciale.

– Je suis d’un avis directement contraire, disait M. Pomar. Je vous dis que les retours de la Nouvelle Orléans se font en caissettes de piastres ; on se garde bien de prendre des traites qui coûteraient sept à huit pour cent.

Ce dîner jeta Mina dans une profonde rêverie. Mme Wanghen remarqua même que cette disposition au silence et à la réflexion n’était point altérée par la brillante soirée qui suivit le dîner du baron de Vintimille.

Le dîner avait été composé presque uniquement de gens à argent. La soirée réunit toutes les jeunes femmes de la connaissance du riche banquier. Elles n’avaient garde d’oublier un des plus magnifiques salons de Paris et surtout un des mieux peuplés. Ces dames arrivèrent presque toutes à la fois de neuf heures et demie à dix heures. Elles se placèrent des deux côtés de la cheminée. Les dames Wanghen remarquèrent à leur grande satisfaction que l’on ne formait point un cercle régulier comme à la Bourse. À mesure des arrivées des conversations particulières s’établirent. Plus de cent cinquante hommes parurent successivement : les députés les plus jeunes et les plus influents, quelques généraux, des médecins, quelques écrivains cherchant comme ceux-ci à se faire connaître en promenant leur figure comme un prospectus, passèrent successivement. Par malheur pour la curiosité des deux étrangères, on n’annonçait point chez Mme de Vintimille et Mmes Wanghen ne surent que plus tard les noms célèbres dont elles avaient vu la figure sans pouvoir la marier avec leurs noms. Très peu de ces messieurs parlèrent aux femmes, ce n’était pas assurément faute de loisirs, car plusieurs erraient dans l’appartement et regardaient les tableaux.

À l’occasion de son nouveau titre, le baron craignait mortellement les plaisanteries des petits journaux. C’est pour parer à cet inconvénient qu’il avait fait venir son neveu, le chef d’escadron que madame la baronne de Vintimille n’aimait guère. Cette mesure toute belliqueuse était de lui. M. de Miossince, un grand personnage, qu’il considérait beaucoup lui avait dit : « L’exposition des tableaux est contemporaine de votre nouveau titre, achetez les tableaux dont les auteurs ont du crédit dans les journaux et que vous y verrez louer. »

M. de Vintimille avait saisi cette idée et il était partant un protecteur éclairé des arts.

Mme Wanghen demanda les noms de certains jeunes gens fort bruyants et assez connus dans le monde, leur amabilité étant fort marquée envers Mina. Seule, parmi les femmes, elle fut honorée de leur attention. Mais rien ne put la faire sortir d’un sérieux profond tout à fait étranger à son caractère. Elle voulut rentrer à onze heures, elle qui ne trouvait jamais que les soirées se prolongeaient assez tard.

– Qu’as-tu donc, ma chère amie ? dit Mme Wanghen en montant en voiture.

– La grossièreté de ces gens-là, répondit Mina avec un soupir. Me suis-je donc trompée ? continua-t-elle d’une voix lente et pensive. Sont-ce là ces aimables Français ? La société aimable que j’ai rêvée existe-t-elle sur la terre ?

– Quoi ! ma chère Mina, tu n’es pas malade ? Rien ne t’a blessée en particulier à ce dîner ?

– Rien absolument.

– Ah ! tu m’ôtes un grand poids de dessus le cœur. Je craignais que tu n’eusses pris une passion soudaine pour ce riche monsieur ou pour son aimable antagoniste le beau monsieur ***.

– Quelle grossièreté ! Ah ! maman, ne revoyons jamais ces gens-là.

– Mais sois juste, mon enfant. N’avons-nous pas obtenu les avantages matériels et positifs que nous refuse la société allemande ? Est-ce qu’un futur ministre t’aurait parlé à Koenigsberg ? Est-ce que [nous] nous trouvions à table avec des gens aussi considérables en Prusse que des députés à cent mille livres de rente ? En intriguant le soir en France, nous aurions occupé, toi et moi, les places d’honneur. Évidemment, ce soir la société ne considérait aucune de ces belles dames qui sont venues plus tard comme valant mieux que nous par le rang.

– Eh, maman, en Prusse je n’ai jamais eu le cœur navré comme je l’ai en ce moment. Dieu ! Quels êtres ! Si j’étais ma maîtresse, je crois que je repartirais à l’instant pour Koenigsberg.

– Mais, chère Mina, quelqu’un de ces gens-là a-t-il manqué de politesse à ton égard ? Je ne t’ai jamais vue dans un état aussi violent.

À ce mot Mina partit d’un éclat de larmes.

– Il vaut mieux se livrer à ces petits enfantillages, dit-elle à sa mère, en s’efforçant de sourire au milieu de ses larmes ; cela passera plus vite. Plût à Dieu que j’eusse à me plaindre de quelqu’un en particulier... Ces gens-là me font horreur, dit-elle en redoublant de larmes et cachant sa figure sur l’épaule de sa mère.

Mme Wanghen vit qu’il fallait causer avec sa fille et que cette crise nerveuse passerait plus tôt.

– Je t’ai vue pâlir à table tout à coup, mais la salle à manger était vaste et bien aérée, il ne faisait point trop chaud ; pour moi, j’admirais ces colonnes élégantes et ces petites fenêtres au-dessus des colonnes, c’est comme au palais du roi à Berlin.

– Hé, maman, que me font toutes ces choses physiques ? La grossièreté de ces hommes !...

– J’ai eu aussi cette idée-là en te voyant pâlir, mais ils n’élevaient point trop la voix en parlant ; même les tournures de leurs phrases étaient assez polies.

– Plût à Dieu qu’ils se fussent emportés ! Ils auraient une excuse, on en verrait moins le fond de ces âmes grossières. Ah ! maman, as-tu vu leur physionomie ? La profonde grossièreté de ces âmes contentes d’avoir de l’argent ? Dieu ! que doivent être ces gens-là dans l’intérieur de leurs familles et lorsque rien ne les gêne ? Ah, maman, dit Mina, en redoublant de larmes, chez quel peuple sommes-nous venues ?

– Tu vas donc une fois être juste pour notre pauvre Koenigsberg, dit Mme Wanghen. Tu as vu dîner chez moi, le jour de la fête de ton père, les Jacobsen, les Wolfrath, les Stenneberg, les Emperios, tout ce qu’il y a de mieux parmi les gens à argent de la Prusse orientale. Certainement ces gens-là, même sans y comprendre ton père, possédaient bien au moins vingt millions de leurs francs comme les gens d’aujourd’hui. Avaient-ils cette aigreur, avaient-ils ce ton profondément impoli au fond ? Au milieu de la forte passion qui les possède et dans leur ardeur de persuader à tous leurs voisins qu’ils sont des gens considérables, les gens d’aujourd’hui n’avaient [-ils] pas l’air capables de tout faire ?

– Voilà le mot, chère maman, c’est toi qui l’as trouvé ! Et la politesse que ces gens à argent français étalent sur ce fond abominable ne les rend que plus hideux. Non, dans quelque position que par l’imagination on essaie de placer ces gens-là, on les voit toujours agissant suivant les règles strictes d’un égoïsme abominable. Ils veulent avant tout et à quelque prix que ce soit persuader à tout ce qui les écoute, primo qu’ils ont beaucoup d’argent, secundo qu’ils jouissent de la plus haute considération, tertio qu’ils ont beaucoup d’esprit.

– Te rappelles-tu la douce gaieté et la véritable bonhomie de monsieur Stenneberg, de monsieur Wolfrath, même du bon Jacobsen, quand ils étaient à table chez leur ami Pierre Wanghen ?

– On peut dire que ceux-ci forment un contraste parfait avec nos bons Allemands, répondit Mina.

Elle ne continua pas sa pensée : il faut donc retourner à Koenigsberg et renoncer à trouver rien de mieux. Sans doute elle estimait les Stenneberg, les Wolfrath, les Jacobsen, mais elle les trouvait si ennuyeux, si soumis de cœur à tous les préjugés !

– Et, par malheur, ce ne sont pas seulement là les hommes à argent de ce beau pays. Tu as vu à la fin, quand on est venu à parler de la question des sucres, que sept de ces messieurs sont députés et, comme tu sais, cet homme aux cheveux noirs et si courts, pour une Allemande, qui était à la droite de madame de Vintimille, a refusé le ministère.

– Hé, je ne désire point voir des gens de la Chambre, dit Mina avec un peu d’humeur.

– En ce cas tu verras des gens du faubourg Saint-Germain pour lesquels tu ne seras qu’une bourgeoise.

– Pardon, chère maman, dit Mina en se jetant dans les bras de sa mère, je crois que j’ai eu un peu d’humeur. Il faut avouer que ces Français-là sont un peu différents de ceux que j’ai connus.

– Dis de ceux que tu as vus agir dans les livres, car, avouons-le...

 

 

Ce monsieur de K., attaché à la légation de Paris, avait dissipé sa fortune en cherchant à faire effet et n’eût pas été fâché d’épouser les millions de Mina. Il avait rendu plusieurs petits services à ces dames avant de faire des visites. Tout content il avait enfin obtenu la permission de les voir. Sur les motifs des visites, rien n’est moins difficile que la bonhomie allemande.

Après M. de K., ces dames n’avaient point d’autre connaissance que M. de Miossince : c’était un homme grave d’une cinquantaine d’années.

Le lendemain du fameux dîner avec les hommes à argent, M. de Miossince vint justement voir ces dames. Cette visite fut la première consolation réelle que reçut le cœur ulcéré de Mina. Mina fût morte de douleur plutôt que de dire un mot de ses douleurs de la veille à un autre être que sa mère. Ainsi M. de Miossince n’obtint aucune confidence à cet égard, mais son esprit pénétrant avait soupçonné la vérité et sa visite, faite à une heure de l’après-midi, c’est-à-dire aussi tôt après le dîner de la veille que les convenances le permettaient, n’avait d’autre but que de s’assurer de la vérité.

Mina trouvait un plaisir intense à faire parler M. de Miossince. À chaque mot qu’il disait, ce digne homme prouvait à Mina apparemment que tous les Français n’étaient pas faits comme ceux de la veille.

L’être qui eût démontré cette vérité à Mina l’eût rendue bien heureuse. Or, c’est ce qu’après un quart d’heure de conversation, M. de Miossince lut dans son cœur. Il n’eut pas besoin d’une pénétration extraordinaire pour en venir à bout. Le cœur d’une jeune fille allemande est transparent pour ainsi dire ; rien de plus facile pour l’homme habile appartenant à la civilisation française que de lire ce qui s’y passe. Mais aussi cet homme habile est souvent bien étonné de ne pouvoir deviner ses mouvements à venir. La véritable candeur échappe à l’esprit trop fin, appartenant à une civilisation trop raffinée.

M. de Miossince était connu dans le monde pour avoir refusé l’évêché de Meaux que le duc de Montenotte, son ami intime, avait demandé pour lui à Louis XVIII et obtenu. Il avait converti M. le baron de Vintimille et sa famille, il aspirait à convertir Mina. M. l’abbé de Miossince était honnête homme, sans doute, mais, avant d’être honnête homme, il désirait les succès de sa robe. Après une jeunesse dont l’histoire était parfaitement inconnue, l’abbé de Miossince avait débuté dans le monde avec six mille livres de rente et s’était promis de remettre publiquement à l’administration laïque d’un hospice tout ce que le hasard pourrait jamais lui donner d’argent au delà de ces six mille francs. Cette âme patiente, tranquille, immuable dans ses projets, n’avait qu’une ambition, qu’un plaisir au monde : celui de lutter avec ses simples forces contre l’irréligion et l’indifférence répandues en France.

M. de Miossince était un homme fort bien fait, [il] avait une taille gracieuse et fort bien prise, ses cheveux blonds très agréablement arrangés commençaient à être mêlés de blanc ; il aurait eu une figure expressive si elle n’avait été cruellement maltraitée par la petite vérole. La couleur générale de sa conversation, toujours pleine de mesure, était celle d’un homme d’infiniment d’esprit qui, pour certaines raisons, ne dit pas tout ce qu’il sait.

Beaucoup de prêtres le blâmaient de ne pas paraître assez prêtre, mais il prenait en pitié ces propos subalternes. Convaincu que rien de grand ne s’opère sans l’union des efforts, rempli d’une soumission profonde envers Rome, le centre d’unité, muni de la haute approbation de ses chefs, rien ne lui était plus indifférent que les criailleries et les petits mauvais procédés du vulgaire de ses collègues.

C’était lui qui avait fait baron le riche banquier protestant Isaac Wentig ; il avait correspondu à ce sujet avec le confesseur du roi de ***. M. de Miossince était effrayé des bienfaits que répand à Paris le corps des banquiers protestants. « Là, se disait-il, il n’y a pas indifférence », et il avait peur.

La conversion des Vintimille ne lui avait coûté qu’un mot : avec huit ou dix ans de procédés adroits, et avec deux cent mille francs de charités habiles, on pouvait se faire souffrir de la noblesse française, mais tout ce qui était âgé et riche parmi cette noblesse était dirigé par des prêtres catholiques qui, dans ces temps de combat, étaient obligés en conscience [à s’opposer] à toute importance que pourrait acquérir une famille protestante.

M. de Miossince espérait un peu que Mina et sa mère séduites par les agréments de Paris s’y fixeraient ; en ce cas Mina voudrait épouser un duc, et M. de Miossince avait deux ou trois ducs assez indifférents en matière de religion qu’il n’eût pas été fâché d’enchaîner en leur disant nettement un beau jour : « La religion catholique et romaine vous donne une dot de sept millions et une fille charmante et pure, à ce prix voulez-vous être son homme ? Je vous demande, croyant ou non, votre parole d’honneur à cet égard. »

Cette visite donna à l’abbé la crainte profonde que Mina ne voulût retourner en Prusse. Il croyait voir en Mme Wanghen la mère ordinaire d’une fille fort riche, à ce titre menée par des intrigues, ayant envers sa fille une politique profonde et commençant toujours par être d’une fausseté parfaite à son égard. Il ne doutait pas que Mme Wanghen ne voulût avant tout retourner à Koenigsberg. L’abbé ne comprenait pas le moindre mot à l’âme parfaitement pure de la mère et de la fille.

L’abbé vit avec tout l’étonnement d’une âme raisonnable et calme l’éloignement passionné pour la France que la soirée de la veille avait jeté dans l’âme de Mina. Ce qu’il voyait était si étrange qu’il craignit de se tromper. Il conseilla fort à ces dames de prendre une demi-loge à l’Opéra, une autre demi-loge aux Français et leur fit espérer une loge pour les représentations qui restaient de la saison des Bouffes.

Le baron de Vintimille avait présenté M. de Miossince aux dames Wanghen comme un ecclésiastique homme du monde, aimable et d’un commerce parfaitement sûr ; c’était, comme on le pense bien, M. de Miossince lui-même qui avait dicté les paroles de cette présentation.

Comme il sortait de chez ces dames, entra chez elles un homme bien moins recommandé, mais bien autrement honnête : c’était un simple maître de littérature, le vénérable M. Hiéky. Il eût été difficile d’avoir plus d’esprit et de résignation à son sort modeste que ce petit homme à la mine chétive et qui par choix faisait le métier de courir le cachet. On lui donnait dix francs par heure, et il lisait avec Mina les Caractères de La Bruyère. Il savait un peu d’allemand et s’assura à diverses reprises si Mina comprenait la malice souvent cachée des phrases du fameux prosateur français. À son grand étonnement, il s’assura que Mina comprenait ce qu’elle lisait. « Génie étrange, se dit à lui-même le vieux maître de littérature, elle se lève doucement pour aller observer deux moineaux qui viennent manger sur le balcon les miettes de pain qu’elle y a placées et elle comprend La Bruyère. »

Le professeur Hiéky trouva Mina fort triste ce matin-là. Elle ne s’était pas levée encore une fois depuis trois quarts d’heure que durait la leçon pour aller observer les moineaux qui volaient sur ses fenêtres des grands arbres des Tuileries, lorsque dans ses explications de La Bruyère, il arriva au maître de dire : « Dans cette ville de Paris qui avait cinq cent mille habitants du temps de Napoléon et qui en a onze cent mille aujourd’hui, il se trouve de toute espèce de gens : ce qu’il y a de pis et ce qu’il y a de mieux. Percez par la pensée le mur du salon d’une maison, vous trouverez dans la pièce correspondante au même étage, de l’autre côté du mur, des gens d’un caractère parfaitement opposé à celui des gens réunis dans le premier salon. »

– Vous croyez ? dit Mina en changeant de couleur.

– Sans doute, reprit le professeur. Ce qui fait du Paris actuel une ville unique au monde, c’est qu’il renferme ce qu’il y a de mieux et de pire en tous genres. Les gens médiocres, plats et sages, sont les seuls qui n’aient pas d’attrait pour Paris.

– Mais dites-nous, monsieur, parce que tel salon renferme ce qu’il y a au monde de plus grossier, de plus vulgaire, de plus dégoûtant, [si] ce n’est pas une probabilité pour trouver pareille population dans le salon voisin ?

– Mais, mademoiselle, ou vous avez joué de malheur, ou bien vous n’avez pas daigné donner toute votre attention : ces gens vulgaires, grossiers, etc., etc., étaient remarquables par quelque supériorité.

– Bravo, monsieur le professeur, s’écria Mme Wanghen, vous battez ma fille !

– Maman a raison, monsieur, dit Mina. Ces gens avaient la supériorité de la richesse.

– Hé, mademoiselle, ce sont ceux-là qui me font vivre et qui m’impatientent. Sans cette classe, mes leçons seraient encore à trois francs comme du temps de l’Empire. Paris fourmille de gens riches qui à toute force veulent comprendre La Bruyère et assister aux premières représentations de M. Scribe, mais ils ne peuvent pas. Leur attention à vingt ans était ailleurs, et l’homme n’est jamais pendant toute sa vie que le développement de ce qu’il était à vingt ans. Je vais m’exposer à un ridicule, le plus plat de tous, celui du professeur qui flatte son élève, mais la vérité pure c’est qu’aucun de mes élèves ne comprend La Bruyère comme vous, mademoiselle, et comme vous n’avez pas vingt ans, j’ose espérer que vous serez une femme d’esprit toute votre vie.

Mme Wanghen eût embrassé M. Hiéky si elle l’eût osé, elle admirait sa petite perruque brillante de propreté et serrée sur sa tête.

– Puisque vous avez de la bonté pour moi, monsieur, dit Mina, expliquez-moi bien cette variété des salons de Paris.

– Pour qui a des yeux à la tête, rien ne se ressemble davantage que les passions ou plutôt que la passion unique qui fait mouvoir tous ces cœurs parisiens : c’est l’envie de paraître justement un peu plus que ce qu’ils sont ; la très bonne compagnie se distingue par cela qu’elle veut toujours paraître mais seulement paraître ce qu’elle est. Mais cette vanité, cette unique passion, s’appliquant à toutes les positions de la vie, amène les effets les plus contraires. Dans le salon dont vous parlez, mademoiselle, et qui ne semble pas vous avoir enthousiasmée, il paraît qu’on voulait paraître riche. Hé bien, pendant assez longtemps après la révolution de 1830, dans les salons de la meilleure compagnie de France on a cherché à paraître pauvre, ruiné, abîmé. C’était bien toujours la volonté de paraître, mais ces salons étaient absolument contraires à celui qui, si vous me permettez de le deviner, semble avoir si fortement choqué mademoiselle Wanghen.

Le maître prit congé modestement, son heure était passée.

– Voilà un homme qui vient de nous sauver une soirée bien sombre, n’est-ce pas, Mina, dit Mme Wanghen en riant. Crois-tu qu’ailleurs qu’à Paris on pût trouver une telle conversation après un mois de séjour seulement, et pour dix francs ? Un tel homme à Koenigsberg serait le roi de nos professeurs d’esthétique.

– Il serait Hofrath et bientôt prendrait le ton grave, n’oserait plus parler de certaines choses et tomberait tout simplement dans le genre ennuyeux. Allons, je le vois, dit Mina gaiement, mon Paris vaut encore quelque chose.

L’ambassadeur de Prusse présenta Mmes Wanghen au roi et à la reine et au ministre des affaires étrangères. Les personnes pour lesquelles ces dames avaient des lettres de recommandation les recevant avec grâce, les engagèrent à dîner ; ces dames rendirent leurs visites dans les délais convenables.

– Sais-tu, Mina, disait un jour Mme Wanghen en sortant de chez Mme la présidente B***, une des maisons de la robe où l’on recevait le mieux, sais-tu que, quoique nous nous croyions et, je pense, avec raison fort supérieures au général von Landek, nous commençons à partager son sort, nous allons dégringolando. Assurément nous ne saurions sur quoi faire des plaintes, rien ne manque à la politesse parfaite de ces aimables Français.

– Tu as raison, maman, nous serions bien peu dignes de vivre avec des gens d’autant d’esprit si nous ne nous rendions pas justice : notre présence gêne et jette du froid.

Ces dames firent leur examen de conscience et cherchèrent si elles n’avaient point à se reprocher quelque blâme imprudent des usages français.

– Les Français sont trop frivoles en ce genre pour s’offenser de quelque blâme de leurs usages, comme ce monsieur arrivant d’Italie, racontant l’autre jour [ce] qu’il lui est arrivé à Venise. D’ailleurs nous allons dans huit maisons et l’effet est général partout.

Ces dames consultèrent M. le baron de Vintimille, mais avec tous les ménagements possibles. La baronne de Vintimille était une des femmes auprès desquelles leur chute était le plus visible, et elles n’eussent pas voulu pour tout au monde avoir l’air de lui faire des plaintes.

Ce fut aussi avec des ménagements infinis et une politesse bien supérieure à ses façons d’agir ordinaires que le baron fit entendre que, concentré absolument dans la grande affaire de transformer la fortune et la position d’un banquier en celles d’un grand propriétaire, il n’oserait donner à ces dames un conseil qui pourrait avoir les suites les plus graves. Il devait se borner à une tâche qui aurait toujours ses premiers soins, celle d’arranger leurs intérêts d’argent de façon : 1° à ce qu’elles perdissent le moins possible sur le change entre Koenigsberg et Paris, et 2° à ce qu’à Paris même elles fussent trompées le moins possible.

Le banquier abrégea sa visite d’une façon significative.

– Hé bien, maman, dit Mina quand il fut sorti, c’est clair : nous avons la peste, cela rend notre position piquante. Jouissons de la demi-loge que nous avons eu le bonheur d’obtenir au Théâtre Italien de l’obligeance de monsieur Robert, allons quelquefois à ces cours particuliers de chimie et d’astronomie, auxquels l’obligeance du correspondant de notre célèbre Gauss nous a fait admettre ; en un mot, jouissons des plaisirs qui à Paris sont accessibles à tout le monde, et voyons venir.

– Notre prudence saura bien, ajouta Mme Wanghen, diminuer peu à peu la fréquence de nos visites et découdre sans déchirer, comme disait hier le bon monsieur Hiéky en te donnant une leçon sur les proverbes français.

M. l’abbé de Miossince avait fait entendre à ces dames, avec une adresse infinie, et peut-être trop remarquable car elle fut remarquée par Mina, qu’elles seraient peut-être exposées à un genre de monomanie qui devient fréquent à Paris, à mesure que l’on s’aperçoit en Europe que Paris est encore la ville qui est le moins gâtée par les aigreurs de la politique. L’adroit abbé voulait parler du gentilhomme ruiné et dont le talent suprême est de savoir dépenser avec grâce une grande fortune qu’il n’a plus. Ce genre d’hommes qui possède dans un degré idéal le talent du majordome allait bientôt tomber de toutes parts sous les pas de Mme Wanghen et de sa fille.

– Eh bien, monsieur l’abbé, nous verrons leur adresse, dit Mina qui n’était pas fâchée de dérouter un peu les idées de M. de Miossince qui lui semblait avoir mis trop d’adresse à cette communication diplomatique. Mme Wanghen regarda sa fille. Elle savait qu’elle avait une horreur qui allait jusqu’à la monomanie pour l’idée qu’on lui faisait la cour à cause de ses millions.

– Inconnues comme nous le sommes en France, maman et moi, continuait Mina, nous devons nous attendre à un peu d’abandon, à voir un peu de solitude autour de nous. Si, dans les commencements, des gens dignes d’être appréciés nous recherchent à cause des millions (c’était la phrase de Mina en parlant de sa fortune), je pense que maman et moi nous ne nous apercevrons pas de ce genre de succès peu flatteurs, il est vrai, pour nos qualités personnelles, mais enfin qui nous sauveront de la solitude tant qu’on n’aura pas la gaucherie de nous y rendre attentives, de nous en faire apercevoir malgré nous-mêmes.

L’abbé de Miossince était étonné, et bientôt mit un terme à sa visite : c’était l’habitude de cet homme sage et parfaitement conséquent dans sa politique toutes les fois que quelque chose d’imprévu se présentait à lui.

– Hé bien, ma fille, il me semble que tu as pris tout à coup des sentiments bien vulgaires.

– J’ai cru m’apercevoir que M. l’abbé avait des projets ; j’aime autant qu’il ne voie pas aussi clair dans les nôtres.

– Mais nous disions un jour chez madame de Vintimille que nos projets étaient de ne pas choisir un mari pour toi avant que tu n’eusses atteint ta vingtième année, tu sembles dire le contraire aujourd’hui.

– Peut-être M. de Miossince n’a pas eu connaissance de notre mot de l’autre jour ; peut-être, si on le lui a rapporté, y aura-t-il vu une précaution destinée à diminuer l’anxiété un peu trop visible de madame de Vintimille qui, ce jour-là, avait presque l’air de dire que ma présence allait dérober à ses filles les époux qui pourraient leur échoir.

 

Dans une de ses visites M. l’abbé de Miossince fit entendre à Mme Wanghen que, puisque la question d’argent n’en était pas une pour elle, il serait bien, ayant une fille si jeune et surtout douée de tant d’agréments extérieurs, de s’adjoindre une dame de compagnie ; mais il ne faudrait point une personne payée : il serait à désirer que l’on pût trouver une parente éloignée, ou du moins une personne décente que l’on pût présenter au monde comme une parente.

Mme Wanghen ne répondit point à cette ouverture ; elle eut l’air de n’y voir qu’un propos ordinaire, et bientôt l’on parla d’autre chose ; mais, à peine M. de Miossince fut-il sorti, qu’elle tint conseil avec Mina.

– L’idée est sage et bonne. Appelons notre cousine de Strombeck, elle nous aime comme nous l’aimons ; elle est sage et prudente, peut-être est-elle encore un peu jeune, elle n’a pas trente ans, mais les longs malheurs, suite de son mariage avec un seigneur de la cour, lui ont valu une connaissance du monde bien supérieure à son âge. Où pourrions-nous trouver un cœur de femme qui nous aime comme celui-là ? Nous pourrons penser tout haut avec elle.

– Elle qui s’est si mal trouvée d’un époux grand seigneur, ajouta Mina, elle pourra nous donner des idées dans l’art de repousser honnêtement tous ces secrétaires d’ambassade qui se présentent à cause des millions.

Justement, ce soir-là le ministre de Prusse avait fait annoncer à ces dames que dans la nuit un courrier extraordinaire partirait pour Berlin. Mme de Strombeck reçut avec une joie folle l’invitation de ses riches cousines. Elle avait à peine trois ou quatre mille livres de rente, unique reste des huit cent mille francs de dot qu’elle avait apportés à M. de Strombeck, un des seigneurs de la cour de Berlin qui à trente-six ans était mort d’épuisement et tout à fait ruiné. Il sembla à Mme de Strombeck être encore dans ses jours de fortune. Elle prit la poste de Koenigsberg à Hambourg et en dix jours arriva à Paris par le bateau à vapeur du Havre.

 

 

M. l’abbé de Miossince fut bien surpris à sa première visite après celle où il avait jeté la proposition d’une dame de compagnie de trouver ces dames dans la joie de l’arrivée de leur cousine de Strombeck. L’abbé fut très contrarié. L’existence de ce personnage rendait impossible l’introduction d’une certaine Mme d’Arblay, personne admirable par la prudence savante et la douceur engageante de ses manières et qui avait déjà aidé l’abbé à convertir une riche famille protestante fort attachée à son erreur.

Ces deux échecs, ou du moins ces deux surprises, arrivées coup sur coup, étonnèrent le génie de l’abbé. « On donne de la simplicité au caractère allemand, se dit-il, mais il jette dans l’erreur précisément par son innocence, par sa candeur, par cette absence complète de l’idée de tromper. Liés comme nous le sommes, qui n’aurait pas supposé que ces dames me feraient confidence de l’idée de faire venir de si loin cette fatale cousine ? Si réellement j’aspire au bonheur de faire rentrer dans le giron de l’Église ces consciences égarées, il faut redoubler de soins et placer cette affaire au rang des plus importantes. J’ai péché par un défaut qui n’est plus de mon âge, ajouta l’abbé de Miossince avec componction (en sentant profondément tous ses torts), par excès de confiance. Peut-être aurais-je dû proposer plus clairement Mme d’Arblay. Elle a la connaissance parfaite des usages français ; c’était un avantage à faire valoir et qui peut-être eût été décisif aux yeux de ces dames. Mmes Wanghen ont trop d’esprit pour ne pas voir que leur naïveté, que leur confiance dans la parfaite simplicité et innocence de tout le monde, les entraîne quelquefois à revêtir les apparences d’une conduite bizarre et qui pourrait être mal interprétée... Il devient nécessaire d’étudier le caractère de cette grande dame déchue et trompée par son mari qui va nous arriver. Cet événement complique la question ; tel motif de conduite qui pouvait être considéré comme d’un effet probable et bastant pour déterminer l’esprit de la mère et de la fille peut manquer totalement de son effet, sur celui de cette troisième personne qui a vécu à la cour de Berlin. J’ai perdu un temps. Il faut moins de prudence ; la différence des usages de Koenigsberg à ceux de Paris sauvera ce qu’il y aurait de trop cru dans mes démarches si j’agissais avec des Françaises. Pourquoi avec un cœur de dix-huit ans, et surtout avec un cœur allemand, me priver des chances de l’amour ? Pourquoi ne pas produire mon petit jeune homme ?... Le difficile sera de l’y déterminer lui-même ; son habitude est d’agir avant de penser. »

Une heure après l’abbé était à cheval. Nous avons dit, ce me semble, que c’était un homme d’esprit ; aussi ses supérieurs le traitaient-ils comme tel ; ils savaient bien que l’abbé leur était soumis comme un bâton dans les mains de l’aveugle. Ne vous étonnez donc point de voir M. l’abbé de Miossince à cheval dans les allées du bois de Boulogne : il voulait rencontrer le jeune duc de Montenotte et ne pas avoir l’air de le chercher.

Bientôt il l’aperçut de fort loin, sur un de ses plus jolis chevaux ; le duc montait admirablement bien, c’était là jusqu’ici son seul talent réel. Du reste, même dans cette action si simple, son caractère de froideur et d’indifférence pour tout était visible. On concevait à peine comment un être si glacial pouvait être le fils de ce fameux général Malin-La-Rivoire, l’un des plus illustres compagnons de Napoléon dans son immortelle campagne de 1796 en Italie.

Ce fils de général, devenu duc et maréchal quand son maître se fut fait empereur, avait à peine vingt-deux ans. Il sortait de l’École polytechnique et était lieutenant d’artillerie. Quoiqu’il ne fût pas très grand, il pouvait passer pour un fort joli homme ; il n’avait d’autre tort que de porter les cheveux arrangés d’une façon singulière, coupés carrément à la hauteur des oreilles, presque à l’allemande. Il avait un fort beau teint, mais les yeux un peu rouges.

Malgré son extrême froideur pour toutes choses, en y regardant de bien près, et l’abbé le savait bien, on eût peut-être pu trouver en lui un peu d’affectation de simplicité. Par exemple, il venait de faire meubler le premier étage de son hôtel que sa mère l’avait forcé de prendre et tout son mobilier, du reste magnifique, était en bois de chêne, ce qui avait semblé atroce à sa mère, duchesse jusqu’au bout des ongles et qui le persécutait pour le marier.

Son père était mort jeune encore et Léon avait été duc à l’âge de cinq ans. À vingt-deux, en arrivant à la vie réelle, il était un peu embarrassé du rôle auquel ce titre semblait le forcer. Sans doute, il eût eu une affaire avec l’indiscret qui se fût permis de lui faire entendre qu’il devinait cette situation de son âme, mais le fait est que, pour son malheur, il n’était pas complètement dupe de son titre. Il n’y croyait pas comme pourrait le faire un duc véritable doué de peu d’esprit.

Dans de certains moments où il voyait la vie en beau, Napoléon Malin-La-Rivoire était bien aise d’être duc. Quand il entendait parler autour de lui de l’embarras mortel qui à dix-sept ans vient saisir la vie d’un pauvre jeune homme et gâter par ce mot si triste : il faut prendre un état, les illusions si riantes de la première jeunesse et ses joies si vives, Léon se disait : « Hé bien, moi, je suis au-dessus de ces choses-là, j’ai un bon majorat solidement placé en belles terres, dans le département du Nord, et je suis duc. » Mais c’était sa paresse qui parlait ainsi ; au fond, dans les moments sérieux, il n’était pas bien sûr de n’être pas un abus. Voilà l’effet de ces maudits petits journaux tels que le Charivari.

« Est-il convenable pour le bonheur de la France, se disait-il, qu’il y ait des ducs ? » Les jours où il était disposé à voir les choses en noir, et c’était pour le moins cinq jours de la semaine, la réponse à cette question lui semblait plus que douteuse. Ces jours-là, il se sentait disposé à s’offenser de tout. C’était en vain qu’il essayait de s’étourdir par cette maxime qu’il se rappelait avoir lue dans Duclos : « Je n’ai pas fait l’abus, il était avant moi ; ne pas en profiter quand il m’est favorable, ce serait montrer un cœur pusillanime. »

Mais il était trop honnête homme ou trop pensif, ou, si l’on veut, trop triste, pour s’endormir sur cet oreiller. Au travers de toutes les velléités et de toutes les vanités de son âge, il commençait à avoir besoin de sa propre estime, celle des autres ne lui suffisait plus. C’était pour échapper à tout cet embarras de raisonnements et aussi pour imiter un peu l’activité de son père qu’il aimait tant à agir : c’était le premier escrimeur, le premier tireur, le premier sauteur de son temps.

Pendant un an ou deux, à la fin de son séjour à l’École polytechnique, il s’était figuré qu’il trouverait le bonheur en Angleterre quand il pourrait aller y acheter lui-même trois chevaux pur sang. En Angleterre, où il avait passé huit mois, il avait appris à être un homme du turf et à se connaître parfaitement en chevaux. Il en avait acheté cinq au lieu de trois ; ils étaient magnifiques et chacun avait ses qualités particulières : la force, la légèreté, etc.

Plus tard, ne se trouvant pas beaucoup plus heureux avec ses cinq chevaux anglais, il avait eu le projet d’aller en Syrie et sur les bords de l’Arabie acheter des juments arabes. Mais comment faire consentir sa mère, qui avait la fureur de le marier, à un aussi long voyage ? Au moment où la présente histoire le saisit, il commençait à se dire que c’était employer bien du temps et des soins pour avoir des chevaux. Et que pourrait-il faire après tout avec ces chevaux arabes, disait le parti du dégoût, qu’il ne fit déjà avec ses cinq chevaux anglais ? Il ne savait quoi répondre.

En vain s’était-il dit après quelques jours pour donner une sorte de raison plausible à la chose : « J’irai voir en Égypte les champs de bataille où mon père a versé son sang. » Cette raison avait semblé suffisante à ses moments pensifs pendant huit jours, puis il était arrivé à cette réflexion terrible : « Mon père à mon âge eût bien ri de la proposition de s’occuper à aller voir l’endroit où son père s’était illustré. Mais est-ce ma faute à moi, se dit-il indigné, si le gouvernement ne fournit plus à personne l’occasion de s’illustrer ?... Par bonheur pour la France, elle n’a plus besoin de ces hommes sublimes qu’elle récompensa par une gloire immortelle et faute desquels elle fût devenue en 93 une province de la Prusse ou de l’Autriche. »

Le jour même où M. de Miossince rencontra le jeune duc au bois de Boulogne, l’idée suivante le rendait rêveur et en faisait un compagnon peu agréable pour les amis avec lesquels il montait à cheval : « Quand je maudis le gouvernement de Louis-Philippe, je suis aussi ridicule qu’un médecin de campagne qui chercherait querelle à son village parce que personne n’y a la fièvre jaune. »

Tout en rêvant, il n’était point silencieux, au contraire ; seulement, s’il était une minute ou deux sans être obligé de parler, il se disait : « Si tu veux que ton pays te récompense par une grande gloire, cherche ses besoins actuels et satisfais à ces besoins. Mais, ajoutait la voix intérieure, si mon pays a besoin d’un préfet qui ne soit pas à genoux devant un caprice ministériel ou d’un ministre qui deux heures par jour se donne la peine de songer sérieusement à l’amélioration de la chose qui donne le nom à son ministère, au lieu de penser uniquement à conserver son portefeuille et à plaire à la cour sans déplaire à la Chambre, que gagnerais-je même en étant ce préfet honorable qui cherche le bien et ne tremble ni devant son évêque ni devant la peur d’être dénoncé pour un gain de cent louis, – ce ministre d’un mérite si original ? De la gloire ? J’aurais de la considération ? À peine. Qui parlera de moi deux ans après ma mort, et même de mon vivant qui sera sûr de mon mérite ? Qui diable se donne la peine de rechercher si réellement en 1834 tel préfet qui persécutait les pauvres Polonais voulait étouffer le mauvais exemple de la révolte ou faire la cour au ministre intimidant et conserver sa place ? »

Dans ce moment, le duc eût désiré avoir une barrière difficile à sauter. Au milieu de la conversation sur les dernières courses de Chantilly, le pauvre jeune homme était combattu par ce grand mot qu’il sentait vivement : noblesse oblige, et l’exposé de ses idées.

Il n’avait aucun ami, aucun confident. Une fois ou deux il avait essayé d’effleurer ces grandes questions en parlant à un de ses compagnons de plaisir. On lui avait répondu : « Oui », en bâillant à ces mots si profondément sentis et qui devaient laisser toute son âme trop heureuse de n’être pas accusée de vouloir faire l’homme profond. Un seul sentiment pouvait le distraire un peu, il aimait sa mère, mais à une chasse au cerf à laquelle dernièrement il était allé assister en Belgique chez un grand seigneur de ce pays-là, son intime ami par les chevaux, une idée l’avait tout à coup saisi en voyant le pauvre cerf suivi et harassé par les chiens : « Si je pouvais avoir cet excès de vanité, s’était-il dit en souriant mélancoliquement, que de me comparer à cette noble bête, voilà comment je suis poursuivi par les mariages. Ma mère d’un côté, parlant au nom de ce que je dois à mon illustre père, à ma famille et à ma dynastie qui n’existe pas, – et de l’autre, comme tous ces roquets de village qui se joignent pour un instant à nos nobles chiens de meute, toutes les mères de la société de Paris qui ont des filles à marier. »

Cet être si respectable aux yeux de la morale des livres, une mère riche ayant des filles à marier, était la bête noire du pauvre Léon. Il voyait d’une lieue les diverses ruses de la mère et des filles, les baisers attendris et enthousiastes que dans les moments décisifs, lorsqu’on était regardé, la mère donnait aux filles ou les filles à la mère, suivant les circonstances. À tous ces spectacles si touchants, le dirai-je, il préférait de beaucoup la société de ces pauvres petites danseuses de l’Opéra qui gagnent 7 fr. 50 centimes toutes les fois qu’elles paraissent dans un ballet. « Le rôle de celles-ci, se disait-il, est du moins franc et sincère, sans arrière-pensée, et d’ailleurs il est fondé en raison. Elles ont un besoin réel de la très petite somme que leur offre leur amant ou plutôt leur ami, car les sentiments qu’on a pour elles ne vont guère au delà d’un peu d’amitié et encore fondée sur la pitié, sur la vue des mille choses qui leur manquent pour pouvoir vivre. »

Au milieu de tous ces doutes ce jeune duc, possesseur dans le moment de cinq chevaux magnifiques (trois mois auparavant il avait eu le malheur de perdre la célèbre Alida, jument admirable), ne savait pas ce qu’il était au fond ; personne ne savait ce qu’il serait. Son opinion sur lui-même était qu’il ne s’amusait pas assez pour un jeune homme. Il y avait cent à parier contre un qu’il finirait par être un pair de France fort raisonnable, fort sérieux, fort soigneux, habitant sa belle terre de Cossey huit mois de l’année et assez triste les jours de pluie, et même souvent les jours de beau soleil. Il se disait en soupirant : « Je ne trouve pas à agir. Heureux les pauvres, heureux les riches qui veulent devenir barons ! »

Il avait déjà eu quelques maîtresses dans les salons, qu’il avait trouvées infiniment plus hypocrites, plus tracassières, plus tenaces quand on voulait les quitter, et plus insupportables après trois mois que ces pauvres petites filles de l’Opéra auxquelles il donnait à souper quelquefois. Comme il n’avait de principes arrêtés sur rien, il ne s’était pas dit encore bien résolument que ces petites filles valent infiniment mieux que les comédiennes qui jouent dans les salons et brodent en laine un tapis de pied pour leur amant. « Au moins, ajoutait-il avec un soupir profond, du temps de la madame d’Épinay de J.-J. Rousseau et de Grimm, ces comédiennes avaient de l’esprit amusant, et on trouvait autour d’elles des Diderot, des Rousseau, des Grimm, des Duclos, avec qui on pouvait parler, c’était amusant. »

On voit que, sans s’en rendre compte en aucune façon, le duc aimait l’esprit. Il était encore à dix ou vingt années de l’expérience, de pouvoir se dire pourquoi il aimait l’esprit, et que, comme le courage au feu, c’est la seule denrée qui ne puisse pas être remplacée intégralement par l’hypocrisie.

M. l’abbé de Miossince rêvait à toutes ces qualités du jeune duc, de lui bien connues, en cherchant à s’en faire accoster. Il revenait souvent sur une chose qui l’étonnait, et lui faisait craindre de ne pas mener ce jeune homme aussi facilement qu’il l’eût voulu. Cette chose surprendra bien les jeunes gens dont le bonheur suprême consiste à monter au bois de Boulogne un beau cheval de louage ou à recevoir une invitation pour le bal du vendredi. La plupart du temps Léon eût été plus heureux en arrivant dans un salon de s’entendre annoncer par le simple nom de Malin-La-Rivoire que son père avait illustré suffisamment que par celui de duc de Montenotte, [par le nom] que son père avait porté les trois quarts de sa glorieuse vie que par le titre pompeux dont après sa mort il avait hérité et qui semblait le forcer à avoir certaines opinions, et à s’offenser de certaines plaisanteries.

« De plus, se disait l’abbé, il est féroce comme son père quand on le serre de trop près. Ce manque de civilisation devient bien incommode chez ces jeunes gens de race nouvelle que la politesse de cour n’a pas encore eu le loisir d’assouplir. »

 

 

Comme l’abbé se livrait à ce dernier regret bien désintéressé, il se montra un instant au duc au bout d’une allée, puis disparut. Léon, qui ne tenait guère aux amis avec lesquels il se promenait, lança son cheval dans l’allée au fond de laquelle il avait vu disparaître l’abbé. Le duc était guidé par le plaisir de passer un quart d’heure avec un homme réellement différent de ceux qu’il quittait. « M. de Miossince mourrait plutôt que d’acquérir dix mille francs par l’intrigue, se disait Léon, et mes amis que je quitte ne parlent que d’argent, adorent l’argent, ne voient qu’un moyen de supériorité au monde : l’argent, et au fond sont disposés à faire bien des choses pour gagner dix mille francs. »

– Comment, monsieur le duc, lui dit l’abbé qui avait ralenti son cheval en le voyant accourir, vous quittez des jeunes gens brillants pour un vieillard qui assez tristement fait de l’exercice pour sa santé !

– Ces jeunes gens sont mes amis et de plus on peut les compter, ce me semble, parmi ce qu’il y a de mieux à Paris, mais ils cherchent à être brillants. Au bout d’une heure, cet effort qu’on sent chez eux fatigue le spectateur, et la compagnie de monsieur de Miossince n’a jamais fatigué personne, et moi m’a souvent éclairé.

Ceci fut dit d’un ton mathématique et presque morose.

L’abbé avait pour principe de ne jamais diriger la conversation ; c’était en répondant qu’il avait de l’esprit et arrivait à ses fins. Le jeune duc, comme un homme ennuyé, en un quart d’heure parla de tout au monde. Parmi ses autres propos, se trouva celui-ci : « Le gouvernement devrait bien jeter quatre-vingt mille hommes en Espagne, cela assouplirait l’armée qui ressemble assez à une meute qui n’aime que le chasseur qui la fait courir. Tous les vieux officiers prendraient leur retraite, les sous-officiers arriveraient aux épaulettes et moi je tâcherais non pas d’imiter mon père, mais enfin je me donnerais le baptême de sang qui convient à mon nom, et ensuite peut-être je pourrais en conscience planter tout là.

– Rien de plus sage après madame la duchesse, mais abandonner les affaires et le monde de son vivant ce serait lui donner le coup de la mort. Ce que je vous dis [n’est] nullement pour vous donner un conseil, monsieur le duc. Dans ce cas, j’irais passer six mois de l’année à Cossey avec madame la duchesse pour adoucir ce moment terrible.

– Vous êtes parfait, monsieur l’abbé, et c’est ce qui augmente ma mauvaise humeur contre moi-même. Si vous, qui ne devez rien à ma mère, vous faites le sacrifice de vous éloigner six mois de Paris et de la lutte contre l’impiété dans laquelle vous avez le bonheur d’être engagé avec passion, que ne dois-je pas faire, moi, fils aîné de cette femme excellente ? En vérité, je me sens au-dessous de tous mes devoirs. Vous savez qu’avant-hier il était encore question d’un mariage. Croiriez-vous, monsieur, qu’il y a des jours où je serais tenté de passer le majorat et le titre à mon second frère et de me faire appeler tout simplement M. Malin-La-Rivoire, lieutenant d’artillerie. Je serais confondu dans la foule et ma mère porterait ses projets d’établissement sur mon frère.

– Deux erreurs capitales et dans la bouche d’un mathématicien encore ! Ô d’Alembert, ô La Grange ! d’abord vous seriez un homme bien autrement extraordinaire et célèbre pour avoir quitté le duché, en supposant la chose faisable. À votre entrée dans un salon, bien des gens de mon âge ne cherchent pas des yeux un jeune duc qu’annonce le valet de chambre, ils s’attendent tout simplement à une nuance plus ou moins marquée de simplicité et d’affectation noble. Mais je vous avoue que je regarderais, et très attentivement, un jeune homme qui aurait quitté un duché. Est-ce un républicain sincère, me dirais-je ? Est-ce un hypocrite du républicanisme, ce qui est plus probable ; serait-ce plutôt un hypocrite de simplicité ? Les suppositions n’en finiraient pas. Et le monde, après avoir balancé un peu entre tant de suppositions, finirait par quelque chose que je ne veux pas nommer.

– Je le dirai, moi, monsieur l’abbé ; je ne suis pas douillet : le monde finirait par le mépris. Je me le suis dit, je serais en petit, en très petit, comme le fils méprisé et trois fois méprisable d’Olivier Cromwell, le pauvre Richard dont le nom me fait pitié.

– On pourrait aller en Amérique, ou faire un voyage de trois ans autour du monde.

– J’y ai pensé. Que deviendrais-je si au retour je trouvais ma mère morte de chagrin ? Et le front du jeune duc se contracta vivement.

– Que voulez-vous, monsieur le duc, reprit l’abbé après un moment de silence, chacun de nous, s’il est honnête homme, a un fardeau à porter ici-bas. Et l’homme qui n’est pas honnête a un fardeau bien plus grand, bien plus poignant, celui d’une mauvaise conscience.

Il y eut un grand silence. L’abbé aurait voulu que le pas suivant du raisonnement fût fait par le jeune duc, et il estimait assez son esprit pour l’espérer un peu.

Mais, chose singulière et triste effet de la morosité du XIXe siècle, ce jeune homme, beau, riche, distingué déjà à son âge, et qui était entré le premier à l’École polytechnique, au lieu de songer au remords, n’occupait son esprit qu’à sentir et se détailler son malheur. « Quelle différence avec son père ! se disait l’abbé. Mais aussi le père à son âge n’avait pas cette charmante tournure. »

– Mais, dit tout à coup l’abbé comme frappé d’une idée imprévue, j’étais hier dans une maison dont vos raisonnements sur votre position me rappellent tout à coup le souvenir. J’aperçois une ressource. Puisque nous ne pouvons pas penser à autre chose, dans ce moment, autant vaut livrer bataille à la mélancolie. Madame la duchesse aime en vous un fils aimable...

– Aimable, c’est le mot, dit le duc avec un sourire amer.

– Aimable du moins à ses yeux et aux miens, et surtout digne d’être aimé. Mais madame la duchesse aime aussi beaucoup et trop peut-être la grandeur de sa maison. Elle regarde cette passion comme un reste de ce qu’elle doit à son mari. Mariez-vous à une fille fort riche, ayez un fils (ou plus d’un peut-être, c’est l’affaire d’un an ou dix-huit mois) et madame de Montenotte vous accordera sans chagrin la permission d’aller pour trois ans à cinq cents lieues de Paris. Au bout de trois ans, vous ne serez plus si jeune, vous serez oublié...

M. de Miossince eût pu parler longtemps, le duc le regardait avec des yeux très ouverts, et un sourire de bonheur, chose si rare chez lui, se dessinait presque à l’angle de sa bouche.

– Monsieur, je vous remercie du fond du cœur, vous avez bien voulu penser à ma situation et à la chose que je redoutais le plus au monde : faire sortir ma renommée. Mais, monsieur, cette jeune épouse qui adorera la simplicité et la solitude, comme elles disent toutes, elle m’épouse pour que je lui fasse mener une vie de duchesse. L’opéra-buffa, les bals, la cour, s’il y a une cour, ou tout au moins une bouderie savante et les sermons de M. l’abbé Bon, et enfin, sous un nom ou sous un autre, pour que je lui donne une vie brillante dans le plus brillant des mondes. Serai-je un fripon, monsieur l’abbé ? et la figure de Léon devint expressive et éloquente.

« Bon, se dit l’abbé, il va être indiscret et sincère. »

– Serai-je un fripon ? Au lieu de cette vie de duchesse que cette jeune fille est en droit d’attendre de moi, ferai-je, comme lord Byron à sa femme, l’affront d’une vie singulière, obscure, sans laquais chamarrés et sans belles voitures bien vernissées ? Elle fera un éclat et me plantera là, sa mère criera comme une hyène dans la société que je suis un monstre. Mais non, elle et sa mère seront des anges de douceur et d’abnégation, elles m’accepteront comme un malheur nécessaire, inévitable ; mais moi, monsieur, que ne me dirai-je pas ? Si aujourd’hui je ne suis pas un exemple de gaieté folle, que serai-je marié, vexé par une femme qui voudra jouer à la duchesse, et avec un remords de plus si je fais comme lord Byron ?

– Je connais depuis huit jours une jeune fille, reprit l’abbé d’un sang-froid parfait qui faisait un beau contraste avec l’air passionné qui brillait dans les yeux de son jeune interlocuteur, je connais une jeune fille riche, mais dont l’unique passion est de paraître pauvre. Ses biens sont à quatre cents lieues de Paris, et un mari est toujours le maître de faire des réparations importantes aux biens de sa femme. Madame la duchesse sera la première à comprendre cette nécessité, elle qui place en réparations à votre terre les trois quarts de son revenu.

– Vous êtes miraculeux, dit le duc ébahi, mais tout ceci n’est-il point un apologue, une fiction ?

– C’est une idée qui vient de me venir tout à coup, reprit l’abbé avec innocence, en vous entendant dire cette chose si sensée, quelques phrases que l’on peut faire sur ses compagnons, la simplicité et notre niaiserie à la mode, – vous promettez avant tout à votre femme de lui donner le genre de vie qui dans deux ans sera à la mode pour les duchesses. Et où est l’astrologue qui peut prévoir la mode qui régnera dans deux ans ? Hé bien, cette jeune fille a des terres sur la Vistule. Entendez-vous ce mot ? Y eut-il jamais fleuve plus aimable ? Vous ferez si vous voulez une légende contre ce fleuve qui envahit votre château. Ce me semble tout simplement de l’idéal pour vous, mon cher duc. Le drawback* c’est que je ne connais ces dames que depuis huit jours, que je ne sais rien de leurs projets, que peut-être la main de la jeune fille est promise, etc., etc. En un mot ce n’est rien de plus qu’une aventure à tenter, c’est une campagne à faire, c’est une bataille à donner. Je ne puis vous offrir qu’une idée, et une idée qui vient de m’apparaître toute crue il y a dix minutes.

Le duc rougit de bonheur à l’idée de campagne à faire, de but d’action à avoir. L’abbé s’arrêta pour voir ce bonheur s’établir, durer, donner conscience de soi au jeune homme. Puis il ajouta en pesant tous les mots

– Avoir une affaire essentiellement raisonnable à quatre cents lieues de Paris et au delà de la Vistule, c’est en effet avoir la liberté. Il y a une condition assez singulière, il est vrai, mais dont je serai l’unique gardien, moi que vous estimez...

– Je vous estime, il est vrai, monsieur, reprit le jeune duc presque attendri, et, je me permettrai de le dire, dans ce moment la reconnaissance la plus vive se joint à l’estime la plus sincère. Quel engagement faut-il prendre ?

– Celui de vous conduire toujours comme un bon et fidèle catholique romain.

– Ah ! j’entends ! interrompit le jeune duc, et toute l’animation de sa figure tomba, ses traits se flétrirent et, en un clin d’œil, l’apparence de l’ennui remplaça le regard de l’espérance. La jeune femme est une catholique exaltée, ce qu’on appelle un ange de vertu ; ce sera comme Mme de Bérulle : je serais accablé d’offices, je me vois déjà logé vis-à-vis de Saint-Thomas d’Aquin.

– Et quand il serait vrai ? reprit l’abbé avec les regards de la haine. Le duc venait de le blesser profondément. Et quand il serait vrai ? Si la femme est parfaitement estimable ? Si à ce prix, à la naissance du premier fils, vous ac-qué-rez la-li-ber-té, dit-il en pesant étrangement sur les mots. Je dirai plus, ajouta l’abbé et son œil reprit toute la douceur, tout le velouté de la civilisation. Il avait des remords, son âme venait de se montrer, chose si rare chez lui. Cette femme qui vous donnerait la liberté est encore protestante et sa famille songe seulement à la convertir au catholicisme, en vous demandant : 1° de contribuer à cette conversion ; 2° comme je l’ai dit, de vous conduire en tout comme un bon et fidèle catholique romain.

– Ah, monsieur de Miossince ! s’écria le jeune homme en ce moment d’une pâleur mortelle, lui qui avait naturellement le teint animé d’une florissante santé de vingt ans. Il succombait sous son bonheur.

– L’unique condition, reprit l’abbé triomphant et appuyant sur chaque mot, serait une parole d’honneur donnée entre mes mains et ainsi conçue : « Tant que je tirerai quelque avantage direct ou indirect de mon mariage avec mademoiselle M. je me conduirai en bon et fidèle catholique romain et jamais je ne me séparerai de Rome. »

– Hé ! que diable me fait Rome à moi ! s’écria le jeune homme avec impétuosité.

Il tenait cette férocité de son père. L’abbé connaissait cette qualité de famille et n’en fut point chagrin. Il fallait un vice de sang pour faire oublier en ce moment au jeune duc la politesse parfaite dont l’abbé de Miossince lui donnait un si beau modèle. Mais le duc venait d’être sublimement heureux, depuis [plus] d’un an peut-être il n’avait pas trouvé un tel moment...

– Pardon, monsieur, dit-il tout à coup en rougissant et en approchant son cheval de celui de l’abbé, j’ai besoin que vous me donniez votre main. Je réponds par ma brusquerie à l’homme qui tente généreusement de m’ôter de dessus le cœur un poids qui m’étouffe. En vérité, monsieur, j’ai un bien maudit caractère, je retrouve en moi toute la rudesse qu’on reprochait, dit-on, à mon père et, lui, avait gagné des batailles. Vous devez connaître cette rudesse, vous avez souvent rendu service au père comme au fils. Me pardonnez-vous, monsieur ?

– Ce n’est rien, j’ai cru voir le général, reprit l’abbé de l’air le plus paterne, et la reconnaissance du jeune duc fut au comble. Il prit la main de l’abbé et la serra avec enthousiasme. L’abbé laissa ce sentiment s’établir pendant quelques secondes, puis il ajouta savamment :

– Votre âme est belle, Léon, et votre père en serait content. Mais il s’agissait d’un engagement d’honneur.

– Mais, monsieur, que puis-je faire pour la religion de Rome ?

– Mon jeune ami, dites la religion, sans rien ajouter, tel est son titre vénérable. Un jour vous serez pair, un jour peut-être vous serez général, car il faudra tôt ou tard que la monarchie renonce à mettre le premier venu à la tête de la force qui, comme un baril de poudre, peut tout renverser dans l’État. Cet avenir, probable à mes yeux, se réalisera ; vous pourrez à l’aide de la fortune qui suivrait ce mariage devenir grand propriétaire et acquérir dans quelque département une influence décisive sur une quantité de notaires, de médecins de campagne, de riches agriculteurs. Vous pourriez ainsi envoyer ou contribuer à envoyer à la Chambre des députés des hommes favorables à la sainte cause de la civilisation visible, c’est-à-dire à la cause de Rome. Hé bien ! vous voyez maintenant l’étendue et la force de l’engagement que je vous propose.

– Je sais que vous avez autrefois dû lutter contre l’impiété.

– C’est, en effet, l’affaire unique de ma vie, mais il faut avant tout ne pas augmenter l’irritation des esprits et je vous demande de ne jamais parler de moi en bien ni en mal. Revenons à notre discours. Ce mariage est bien loin d’être une affaire faite, je ne dispose malheureusement de la volonté de la jeune personne, ni de celle de sa mère, ni de celle d’une cousine. C’est une idée qui n’a qu’une demi-heure d’existence. Il n’y a du reste que ces trois volontés à conquérir. Il n’y a pas de père, pas de frère, pas d’hommes dans la famille.

– Avantage immense, dit Léon (il se faisait ainsi appeler : il trouvait qu’il y avait blasphème à mêler à toutes les petites circonstances de la vie le grand nom de Napoléon qui était le sien, l’empereur ayant été son parrain). Avantage immense, monsieur ; il n’y aura personne pour me faire rougir par des actions utiles, peut-être même basses.

– Hé bien, dit l’abbé, la réponse demain ici. Pas un mot à qui que ce soit. Je ne suis point maître de l’affaire ; vous serez même étonné du peu d’influence que j’aurai à vous offrir. C’est une simple possibilité qui par un hasard incroyable est venue traverser mon esprit. Mais aussi je ne vous demande la parole d’honneur dont nous avons parlé que dans le cas où cette idée hasardée peut-être conduirait à quelque chose.

– Succès ou non, monsieur, dit Léon d’un air fort sérieux, je vous aurai, ce me semble, une obligation du premier ordre. À demain ici, à six heures.

– Convenu et silence absolu même avec madame la duchesse.

– Quoi ! vous ne lui avez rien dit, dit Léon, étonné et charmé.

– Ni ne lui dirai rien avant votre réponse. C’est une idée imprévue, souvenez-vous-en.

– Ah ! monsieur l’abbé, que ne vous dois-je pas ! dit Léon avec sentiment.

« Voici mon petit jeune homme assez bien préparé, se dit l’abbé... J’ai reconnu la fureur de Malin-La-Rivoire, comme nous disions, mais au lieu d’aller rêver ou je ne sais quoi faire d’inutile, il serait parti au galop pour agir à tort et à travers, chercher à louer un appartement dans la maison de la demoiselle, en un mot agir. Cette génération est, on dirait, d’une autre race !

« Mais plût à Dieu, ajouta l’abbé, sa pensée revenant à son affaire, que je fusse aussi avancé aux yeux de la petite demoiselle... Réellement je la connais beaucoup moins que Léon... Oh ! Léon est à moi, je lui ai donné tout un moment de bonheur qu’il n’oubliera de longtemps... Mais quelle horreur subite et sincère chez cette génération d’impies pour un appartement à côté de Saint Thomas d’Aquin ! Ah ! ajouta l’abbé avec un soupir, il y a beaucoup à faire ! »

Le jeune duc tourna rapidement son cheval et alla au grand galop rejoindre son groom qui suivait à cinq cents pas. Il lui remit un mot pour sa mère, annonçant qu’il dînait à la campagne. Délivré de cet homme, le duc reprit le galop et poussa son cheval comme un fou. Avant de se livrer au bonheur délicieux de réfléchir sur l’idée de l’abbé, il voulait être bien sûr de n’être pas interrompu par aucun importun. Malheureusement il avait beaucoup d’amis.

Enfin, il arrêta son cheval au bourg de Jouy par delà Meudon. Là il plaça son cheval dans une bonne écurie et enfin alla se promener à pied dans les bois après avoir caché sa croix, et fort résolu à ne reconnaître personne si quelqu’un l’abordait.

« Quoi, je pouvais voyager, s’écria-t-il enfin avec un gros soupir dès qu’il se vit dans une allée bien sombre, voyager sans manquer à ce que je dois à ma mère ! Je pouvais être fixé avant un an ! Loin de Paris... Faire ce qui me plaira, répétait-il à haute voix en se promenant dans les bois. Je pouvais être un an, deux ans, trois ans, absent de Paris ! Et tout cela sous l’unique obligation de me conduire en bon et fidèle catholique ! Et que le diable emporte les catholiques ! Et que m’importe à moi ! Je suis pair, mais je n’ai point voix délibérative, peut-être ne l’aurai-je jamais ! D’ailleurs je constaterai bien clairement mon droit de voyager pendant dix ans, que dis-je dix ans, pendant toute ma vie s’il me plaît ! Au fait, si ma mère est heureuse, qu’ai-je à ménager dans le monde ? D’ailleurs cet abbé est d’une finesse profonde, il aime en moi le fils de l’homme qui a voulu le faire évêque, il ne dit que des choses qu’il sait être possibles et ne pas offenser le bonheur de ma mère ! »

 

À cette idée le duc sauta de joie pour la première fois de sa vie, et il avait vingt-deux ans. Léon était trop heureux pour ne pas fuir la société. Le soir, il alla se cacher aux quatrièmes loges du Théâtre Italien, à l’amphithéâtre. Là, pendant toute la soirée, la musique lui fit faire des châteaux en Espagne infinis sur le bonheur annoncé par l’abbé. Il allait donc agir, avoir un but d’action dans la vie, mais il ne s’expliquait pas aussi clairement sa position. Malgré ses mathématiques c’était un homme qui sentait plus qu’il ne réfléchissait. Il n’était pas du tout philosophe.

Mais, puisque la mère de Léon, la duchesse douairière de Montenotte, doit jouer un rôle dans la vie de son fils, il vaut autant dire ce qu’elle était.

Quinze jours avant la promenade de l’abbé de Miossince au bois de Boulogne, Mme la duchesse de Montenotte se trouvait avec la comtesse Dalvel son amie dans un salon où se trouvait également la duchesse de Rufec. La comtesse Dalvel, femme d’infiniment d’esprit, faisait la joie de ce salon assez sérieux ; un mauvais calcul y avait réuni tous les beaux jeunes gens de la cour du Premier Consul en 1800, maintenant en 1837 d’assez tristes vieillards.

Autrefois, à la cour de l’Empereur, cour de parvenus, et où le maître voulait marquer les rangs d’une façon incompatible avec la gaieté et presque même avec l’esprit, Mme Dalvel, femme d’un simple lieutenant général, n’eût eu garde de parler avec familiarité à la femme d’un maréchal comme était la duchesse de Montenotte.

Maintenant la comtesse Dalvel avait eu l’esprit de se faire dévote célèbre, le maréchal était mort depuis longtemps, les rangs s’étaient rapprochés.

– Quoi, dit la duchesse de Montenotte à la comtesse Dalvel, vous osez parler ainsi... familièrement à une duchesse véritable ?

– Ah ! ma chère maréchale, répondit en riant la comtesse, nous ne sommes plus aux Tuileries avec l’Empereur. La duchesse véritable ne pense qu’à s’amuser et à plaire, et, si elle avait d’autres prétentions sur moi, je ne lui adresserais pas la parole deux fois dans toute la saison.

La duchesse de Montenotte resta stupéfaite, et n’a peut-être pas encore digéré ce mot de Mme Dalvel.

Voilà quelle était la mère à laquelle le jeune duc voulait plaire et qu’il aimait comme le seul devoir qu’il eût sur la terre. Le père de la duchesse avait été marchand de bois à Clamecy. C’était là son grand chagrin. Du reste, à sa faiblesse près pour son titre, elle avait du bon sens, de l’esprit même dans les grandes circonstances. Elle aimait beaucoup ses fils et passionnément Léon, le fils aîné, qui réellement était le moins aimable et le plus triste de tous, mais il était duc, et, pour parler comme madame de Montenotte qui revenait d’Angleterre où elle était allée étudier les vrais airs de duchesse, il était le second duc de Montenotte.

En cette qualité, quoiqu’il fût riche, sa mère, qui l’était davantage et qui passait pour s’être emparée d’un portefeuille énorme à la mort du duc, lui envoyait tous les premiers jours de l’an un petit album magnifiquement relié avec les armes de la famille frappées avec des fers froids sur les deux côtés de la couverture et contenant en guise de dessins vingt-cinq billets de mille francs. Ce cadeau périodique, qui pendant deux mois faisait l’entretien de tous les petits marchands de la rue, ne faisait pas un extrême plaisir au second duc de Montenotte, mais, en revanche, mettait en fureur les frères cadets, la plupart criblés de dettes.

Le lendemain, à cinq heures, Léon était au bois de Boulogne. Depuis son entrée à l’École polytechnique il n’avait peut-être pas trouvé, sur la triste route de la vie telle que nos prétentions ou nos mœurs l’ont faite pour un jeune duc, vingt-quatre heures comparables à celles qui venaient de s’écouler. Toutes ses idées avaient été nouvelles, aucune ne lui avait inspiré le dégoût et la satiété.

L’abbé parut. Le duc lui adressa quelques phrases d’une politesse un peu étudiée, puis ajouta en s’écoutant parler :

– On dit que le feu duc de Montmorency, mort en odeur de sainteté un vendredi saint à Saint Thomas d’Aquin ou à Saint-Valéry, était un galant homme et même ne manquait point d’esprit. On ajoute, et je suis bien loin, monsieur, de vous demander aucun éclaircissement à cet égard, que lors de la discussion de la loi du sacrilège à la Chambre des pairs, le respectable duc montait en voiture dès sept heures du matin et allait solliciter chez ses nobles collègues le poing coupé. Il voulait obtenir qu’on coupât le poing sur l’échafaud aux condamnés pour sacrilège avant de les exécuter à mort ; la loi devait être amendée ainsi...

Les yeux de l’abbé ordinairement immobiles et parfaitement prudents prirent une expression singulière.

– Je ne vous demande aucune explication sur cette anecdote, reprit le duc avec une sorte de vivacité ; peu m’importe qu’elle soit vraie ou fausse ; je ne l’emploie que comme exemple et pour dire clairement que je ne ferai jamais une telle chose. À cela près je donnerai la parole d’honneur dont vous avez bien voulu me parler hier.

L’abbé était pâle et ne répondit point. D’abord son ambition faisait terriblement pâlir l’amour-propre d’un des hommes les plus irascibles de France et qui avait le plus d’esprit quand il était en colère. Tout à coup il eut peur que ce silence ne vint donner un poids étrange dans l’esprit du jeune duc à l’objection qu’il venait d’énoncer.

– Il me serait facile de vous expliquer, mon cher duc, la discussion célèbre à laquelle vous faites allusion, et alors tout changerait d’aspect à vos yeux, etc., etc.

Le duc remarqua que l’abbé, d’ordinaire si impassible, parlait avec beaucoup plus d’accent et d’énergie que d’habitude, mais comme il désirait essayer ce mariage, il se garda bien d’envenimer la discussion. L’abbé, tout en disant qu’il ne voulait point revenir sur la discussion du poing coupé, lui apprit qu’il y avait un engagement du roi Louis XVIII de faire toujours grâce de cette partie de la peine, qui ne devenait donc dans la loi qu’une simple menace comminatoire destinée à effrayer les voleurs des vases sacrés et par là à prévenir nombre de crimes. « Il faut savoir, ajouta-t-il, et c’est ce que les impies se gardent bien de dire, que l’excellent duc de Montmorency était porteur de l’engagement par écrit de Louis XVIII de faire toujours grâce. »

L’abbé, voyant que le jeune duc avait la prudence de ne pas insister, se hasarda à dire qu’il n’y avait de la Restauration que des histoires écrites par l’esprit de parti éhonté et que sans doute le duc avait lu une de ces histoires.

Ce mot fit plaisir au duc et par son absurdité évidente facilita beaucoup la négociation. Le jeune duc venait d’être fort heureux : pour la première fois de sa vie il sentit un peu de supériorité sur l’abbé, et résolut bien de ne pas être exigeant dans le reste de la négociation. « Peut-être bien qu’après tout, se disait-il, il est d’accord avec ma mère, quoiqu’il m’ait donné sa parole d’honneur du contraire. Après tout on n’est pas prêtre pour rien », termina la justification bénigne du poing coupé.

Après ce moment scabreux, qui engagea l’abbé à parler seul un gros quart d’heure, la négociation marcha comme sur des roulettes. Le duc donna la parole d’honneur demandée la veille et en ajoutant ces seuls mots : en choses faisables, après l’engagement de se conduire en bon et véritable catholique. L’abbé ajouta que pour l’exécution de cette parole le duc ne serait jamais en rapport qu’avec une seule personne : après l’éloignement ou la mort de lui, abbé de Miossince, le duc aurait à faire à une seconde personne désignée par l’abbé.

Le cœur de Léon battait un peu, il attendait le nom de la personne à épouser. Il frémissait à l’idée de la fille d’un hobereau de province croyant s’amoindrir en s’alliant au fils d’un jeune avocat devenu duc et maréchal. Le duc fut bien étonné et bien charmé quand, après la parole donnée, M. de Miossince lui nomma Mina Wanghen, une fille protestante, la fille d’un banquier étranger. Léon s’attendait à quelque famille de robe ; je ne sais pourquoi, il s’était figuré avec l’absurdité complète d’un jeune homme ombrageux que cette famille serait de Toulouse et aurait marqué dans le procès des Calas. Il était jeune et transporté de bonheur, il eut la faiblesse d’exprimer cette idée et l’abbé lui prouva que Calas avait été justement condamné.

– Vous voyez, lui dit l’abbé, que l’idée de cette affaire m’est venue hier impromptu comme vous parliez du désir de voyager. Je ne suis chargé de rien par ces dames, à peine si je les connais. Notre connaissance n’est basée que sur le vif désir que j’ai de les ramener au giron de l’Église ainsi que j’ai eu le bonheur de ramener la famille du banquier Isaac Wentig, maintenant baron de Vintimille. Vous sentez que cette conversion de la jeune Mina est mon premier devoir et mon premier mobile dans toute cette affaire, et que votre future influence sur la jeune duchesse sera un de mes grands moyens.

Comme Léon devenait fort sérieux à l’énoncé de cette condition, M. de Miossince lui rappela fort à propos que les terres de la future duchesse étaient situées dans les environs de Koenigsberg, qu’il y aurait probablement des ventes considérables à exécuter, que ces ventes exigeraient sa présence dans ce pays-là...

– Et ma mère qui est la raison même approuverait mon absence... Maintenant, mon cher bienfaiteur, ajouta le jeune duc avec la physionomie de la gaieté, on peut nous objecter que nous vendons la peau de l’ours.

– À quoi je répondrai, reprit l’abbé souriant aussi, que tout enjeu que nous avons mis dans cette affaire se réduit à deux promenades au bois de Boulogne fort agréables, pour moi du moins, qui me figure que si Malin-La-Rivoire nous voit, il est content de son ancien ami. Maintenant si le duc était avec nous il nous dirait, je crois l’entendre : Assez parlé comme cela, maintenant aux moyens d’exécution. Mon jeune ami, allez-vous à l’ambassade d’Angleterre ?

– Oui, fort rarement.

– Hé bien, allez-y tous les lundis. Probablement les dames Wanghen y seront, si ce n’est ce premier lundi, ce sera l’autre. Quoique ma place ne soit pas trop dans ces lieux-là, je ferai le sacrifice d’y paraître.

Ce mot fut dit pour raccommoder la dissertation un peu longue sur le poing coupé et la reprise sur les Calas que l’abbé commençait à trouver maladroite ; le silence de Léon lui était suspect, il ne s’était pas assez souvenu que Léon avait eu un fort bon maître d’histoire moderne.

– Vous reconnaîtrez parfaitement mademoiselle Wanghen, continua l’abbé, elle est grande et fort bien faite. Elle a la figure ronde et les cheveux châtains ; cette figure a une expression remarquable de naïveté et de bonté. Mais si l’on dit un mot qui excite son imagination, à l’instant tout cela est remplacé par un air d’esprit et même de malice. Sans être précisément jolie cette figure est pleine d’agrément.

– Et le caractère, monsieur l’abbé ?

– Très romanesque, romanesque à l’allemande, c’est-à-dire au suprême degré, négligeant tout à fait la réalité pour courir après des chimères de perfection : mais enfin vous n’êtes pas comme un petit marchand dont la femme doit tenir le comptoir. Que vous fait que votre femme extravague un peu, pourvu qu’elle ne soit pas ennuyeuse ? Je n’ai vu mademoiselle Wanghen que vingt fois peut-être, mais je serai bien surpris si elle ennuie l’homme qui cherchera à lui plaire.

– Madame Wanghen ?

Elle a presque l’air de la sœur aînée de sa fille, elle a la taille un peu forte et les plus belles couleurs. Elle a de grands yeux noirs beaucoup plus beaux que ceux de sa fille qui s’appelle Mina. Madame Wanghen pourrait encore être appelée une jolie femme, mais elle a des dents un peu en désordre. Une jeune femme qui a plus d’usage du grand monde que madame Wanghen sera peut-être avec elle, c’est une cousine, une madame de Strombeck, veuve ruinée d’un seigneur de la cour de Berlin. Elle est un peu trop marquée de la petite vérole, mais jeune encore, assez jolie et piquante. Ces dames, malgré la différence de position, ont entre elles le ton de trois sœurs, on devinerait difficilement à voir les deux plus jeunes que l’une a sept millions et l’autre peut-être pas sept cents francs de rente.

– Ceci fait leur éloge.

– Ce qui est plus positif, reprit l’abbé, c’est que des lettres de Koenigsberg, écrites par des personnes dont je réponds, portent la fortune de mademoiselle Mina Wanghen à sept millions de francs au moins dont quatre millions en fonds de terre, et le reste dans une banque fort prudente et fort accréditée, et de laquelle en moins d’une année on pourrait retirer tout cet argent-là. La mère a la jouissance seulement de deux millions. Ainsi, mon cher Léon, soyez constant aux soirées d’Angleterre. Je pourrais fort bien vous mener chez le baron de Vintimille, mais il y a là deux grandes demoiselles et, qui plus est, une mère bourgeoise en diable et ne rêvant que de maris pour ses filles. Elle ne manquerait pas de rêver sur-le-champ au titre de duchesse.

– Ces mères et ces filles-là sont ma bête noire, s’écria Léon, je les trouve odieuses.

– Quand vous serez en Angleterre tâchez de danser avec mademoiselle Wanghen. Si j’y suis je tirerai parti des circonstances pour vous présenter à ces dames le plus simplement que je pourrai. En ce cas, une demi-heure après la présentation vous disparaîtriez. Ces femmes-là, je vous en avertis, monsieur le jeune homme, ne se laissent point prendre à vos propos français. Elles aiment Paris, mais n’admirent point à l’aveugle tout ce qui s’y fait. Je vous avertis que vous les trouverez fort clairvoyantes. Et, avec cela, quelquefois elles disent des naïvetés et font des questions à mourir de rire.

– Pourvu que leurs ridicules ne ressemblent pas à ceux de la province en France et aux façons des mères parisiennes qui racontent à propos de bottes des anecdotes sans intérêt pour faire briller leurs filles, je leur pardonne.

– Vous trouverez, bourdonnant autour de ces dames, un général diplomate, monsieur de Landek, et une quantité de seigneurs allemands ruinés qui, je pense, ont été avertis par leurs correspondants de la dot de sept millions. Et si nous ne réussissons pas, mon cher duc, votre fortune n’est pas tellement inférieure, quoique moins considérable [elle] ne fait pas disparate avec les sept millions de Koenigsberg ; ces dames pourraient difficilement trouver mieux que vous en France. Ce n’est point le vil désir des millions qui vous engage à agir. Et, enfin, ne disons mot de ceci à personne, je ne vois pas ce que nous pourrons perdre si le hasard nous refuse le succès.

 

 

En quittant l’abbé le jeune duc était amoureux de Koenigsberg. II courut tous les libraires pour trouver un voyage en Prusse, qu’il ne trouva point, et enfin, ce soir-là, fut obligé de se contenter de l’article d’un dictionnaire de géographie. Il monta à son cercle et s’établit devant la carte de Prusse.

De toute la soirée il ne dit mot, et de tout ce qu’on lui dit un seul mot l’intéressa :

– Votre père, mon cher duc, lui dit un général membre du cercle en le trouvant placé devant cette carte de Prusse, fit une charge superbe à la bataille de Heilsberg dans cet angle formé par la [ ][1] et pendant huit jours l’Empereur ne parla que de lui.

« J’irai voir ce champ de bataille, se dit Léon, si notre affaire si romanesque jusqu’ici vient à bien et, si je vends une terre, ce sera pour en acheter une autre sur ce champ de bataille de Heilsberg. J’y ferai bâtir une tour de deux cents pieds de haut, sans inscription, le gouverneur du pays ne le souffrirait pas. Mais je dirai le fin mot à ma mère et elle sera charmée. »

Le jour du bal de M. l’ambassadeur d’Angleterre, Mina Wanghen fut sans cesse entourée de huit ou dix de ses compatriotes, tous disant du mal de la France, tous parlant en allemand à l’envi, tous parlant sensibilité profonde et sentiments intimes. Plusieurs atteignaient à ce degré extrême du ridicule de faire des allusions assez claires à de grandes peines qu’ils auraient éprouvées.

– Ces messieurs, dit Mina à sa mère, n’ont même pas appris que la sensibilité a sa pudeur.

– Tout homme qui raconte son amour, dit Mme de Strombeck, par cela même prouve qu’il ne sent pas l’amour et n’est mû que par la vanité.

– N’est-il pas singulier, dit Mme Wanghen, que nous parlions français entre nous ? Serait-ce aussi de la vanité ?

– Non, dit Mina, c’est le dégoût de l’allemand et de la sensibilité brûlante de ces messieurs.

– Ingrate ! dit Mme de Strombeck, c’est cependant pour vous que tous ces dandys, qui au fond aiment Paris puisqu’ils font des dettes usuraires en Prusse pour y passer six mois de l’année, se sont mis ce soir à vanter la patrie allemande.

– En ce cas, dit Mina, c’est celui qui a été le plus ridicule et le plus emphatique qui m’aime le mieux, et c’est celui-là que je choisirai pour danser avec lui. Le comte de Rechberg n’est-il pas le plus désireux, le plus emphatique, le plus ennuyeux, Strombeck ?

– Sans doute.

– Hé bien, je vais lui dire que la chaleur excessive de la salle a cessé de me faire mal à la tête.

Un instant après Mina figurait à une contredanse avec le beau comte de Rechberg. Il était grand, fort bien fait, fort bien mis, mais, suivant Mina, il avait quelque chose de grossier dans le contour de la bouche et dans la démarche. « Il devrait être capitaine de grenadiers, disait-elle à sa mère à quelques pas de qui elle dansait, et solliciter un coup de sabre au front, peut-être alors il serait mieux. »

En dansant avec le comte, Mina remarqua M. de Miossince, elle eut de la joie : « Voilà enfin un homme de bon sens, pensa-t-elle, qui nous dira quelque chose de vrai, de réel, de non exagéré. Et d’ailleurs j’ai deux ou trois questions à lui adresser. Voilà cependant un abbé au bal ; on disait que les prêtres français n’y paraissent jamais. C’est que celui-ci est un homme de sens qui n’a d’exagération pour rien. » Un instant après, en cherchant des yeux M. de Miossince, elle le vit donnant le bras à un jeune homme qui avait une cravate noire fort peu haute et de beaux cheveux coupés simplement.

« Serait-ce un Allemand ? » pensa-t-elle. Plus tard elle vit danser ce jeune homme, il ne faisait point de sauts, ses mouvements n’étaient point exagérés. « Ce n’est pas un Allemand », dit-elle.

Mina dansa beaucoup. Une heure après, faisant un tour dans la salle avec sa mère, Mina rencontra M. de Miossince qui parlait au jeune homme aux cheveux singuliers. M. de Miossince aborda ces dames, et comme son jeune homme restait isolé et silencieux, il eut l’idée subite de présenter à ces dames monsieur de Montenotte. L’abbé eut le bon goût de ne faire aucune mention du titre.

« Après tout ce n’est pas un Français, pensa Mina, le nom est italien. » Le nouveau présenté l’engagea à danser et en dansant parla assez, contre son habitude ordinaire. Il raconta que M. de Miossince avait été l’ami intime de son père.

En dansant, Mina rencontra les demoiselles de Vintimille qui depuis quelques jours seulement avaient l’honneur d’être engagées aux bals d’Angleterre. Mina trouva que ces demoiselles la regardaient d’un air singulier. À peine fut-elle de retour auprès de sa mère que parurent les demoiselles de Vintimille guidées par la leur.

– Hé ! ma chère, dirent ces demoiselles en parlant à la fois, comment se fait-il que vous connaissiez le duc de Montenotte ?

– Je ne connais aucun duc.

– Quelle affectation, reprit l’aînée des demoiselles de Vintimille, mais ce jeune homme avec lequel vous dansiez et qui vous parlait beaucoup, c’est le jeune duc de Montenotte, le fils aîné du maréchal Malin-La-Rivoire, ce fameux général si ami de l’Empereur.

« Il a l’air bien glacial, pensa Mina, pour le fils d’un guerrier si célèbre. Je ne croyais pas que les Français eussent l’air si froid, il a l’air glacé et raisonnable de ceux des commis que mon père avait coutume de nous vanter comme de bonnes têtes. »

Les dames de Vintimille continuaient à parler beaucoup et les mots duc, duchesse, duché revenaient à chaque moment. Enfin elles se levèrent et continuèrent leur tour de bal.

– Nous voilà informées à un millier de francs près, dit Mme de Strombeck, de la fortune de ce jeune duc, de ce qu’il a actuellement, de ce qu’il aura après la mort de la duchesse sa mère qui n’a guère que cinquante-cinq ans, et qui d’ailleurs n’est que la fille d’un riche marchand de bois de Clamecy. Dieu ! quelles petites gens que ces baronnes de Vintimille !

– C’est exactement, dit Mina, une conversation de femme de chambre.

– Mais pourquoi monsieur de Miossince, en nous présentant ce jeune homme, n’a-t-il pas fait mention de son titre ?

– Grand Dieu ! serait-ce encore un épouseur ! dit Mina.

– Il me semble que, dans ce cas, on exagère les titres au lieu de les dissimuler, dit Mme de Strombeck. Voyez plutôt tous ces comtes allemands : chacun d’eux fait expliquer par quelque ami officieux l’antique origine de son titre.

– Notre excellent ami, monsieur de Miossince, m’a l’air d’un homme excessivement fin, dit Mme Wanghen. Je ne connais pas encore assez les usages français pour savoir si l’omission du titre de ce jeune homme est une affectation. Mais si c’est une affectation elle a certainement un pourquoi fort savant.

– Dans tous les cas, pour faire la folie de me donner un maître avant vingt ans, il faudrait que je fusse enthousiasmée du mérite de ce maître futur et je ne sens rien de pareil pour ce beau jeune homme. Il ressemble au jeune Buhl, dit-elle à sa mère (c’était un sous-caissier favori de son père).

– Ah ! ma chère, tu es injuste. Buhl a l’air d’un lourdaud et celui-ci a l’air tout au plus d’un être que rien n’anime. Au reste, il reparaîtra, se laissera revoir, je pense, avant la fin du bal.

C’est ce qui n’arriva pas, le duc était sorti à l’instant où il eut fini de danser avec Mina. Il était fort pensif. « On dit que la première impression est toujours la plus sûre, se disait-il. Hé bien, cette belle demoiselle sera une femme impérieuse. » Il éclata de rire tout à coup, se moquant de soi-même. « Et la terre que j’achèterai à Heilsberg et la tour... »

Le duc n’acheva pas aussi distinctement le reste de sa pensée par respect pour sa mère, mais cette pensée ou plutôt ce sentiment était : « Et j’ai assez de la société des femmes impérieuses. » Le fait est que la supériorité d’esprit de Mina réunie à sa parfaite indifférence pour toutes choses donnaient à toutes ses déterminations une extrême décision, ce qui lui donnait souvent l’apparence, les gestes et le regard d’une princesse accoutumée à être comprise et obéie en un clin d’œil. Toutes les choses vulgaires de la vie étaient indifférentes pour cette âme élevée et à laquelle jusqu’ici rien n’avait donné d’émotion profonde.

À vrai dire, ni elle ni personne ne savait ce qu’elle pourrait être un jour si enfin elle arrivait à désirer ou à craindre quelque chose. Jusqu’ici son âme ne daignait pas s’occuper des événements communs de la journée. (Elle suivait toujours et sans discussion ce qui lui semblait juste.) Par habitude déférente, tendre amitié, elle en laissait la direction à sa mère ou même à sa cousine de Strombeck. Cette âme élevée ne prenait point ombrage de l’autorité de sa mère.

« Un jour, oui, je serai esclave et ce sera quand j’aurai choisi un mari. Combien il est cruel pour moi d’avoir perdu mon père, cet homme si sage. D’abord j’aurais été moins riche, en second lieu son autorité eût servi de contrepoids à celle d’un mari. Quelle ne sera pas l’influence de celui-ci sur deux femmes faibles et dont probablement l’une l’aimera d’amour ! »

Jusqu’ici, excepté la mort de son père et son amitié passionnée pour sa mère, son âme n’avait réellement senti, éprouvé de sensation profonde que par suite des événements que lui figurait son imagination.

 

Plans

 

18 mai 1837.

Application de la règle de 1798**.

Recherche du plan et avant tout de la passion.

Quels liens a Mina ? Elle est fille, elle est un peu croyante, elle a naturellement l’honneur de la femme, elle redoute d’avance un maître dans son maria.

Quelle passion a-t-elle ?

1° Jouir du spectacle de la société française et de la France.

Si je disais que par testament son père l’a obligée à se marier dans deux ans ou déshéritée ?

Cela est bien baroque, mais il me faut une passion.

Je crois que je lui ai trouvé une passion : elle a horreur d’être épousée pour son argent. Donc :

1° Elle pense à faire l’aveu confidentiel : Je suis pauvre. Elle trouve cela impossibleb. Elle fait la confidence du fils de Duncan (dans Macbeth) : J’ai tous les vices.

Voyant que jamais elle ne pourra se guérir de cette fatale crainte d’être épousée pour son argent, elle (quel bémol accidentel, grand Dieu !) prend la résolution de vivre avec un homme marié qu’elle enlèvera à sa femme. Cet homme est faible ; elle l’en aime davantage.

Il veut revenir à sa femme. Elle prie le jeune duc son ami de sortir à minuit de la fenêtre de cette femme aux bains d’Aix. (Savoie)a.

 

18 mai 1837.

Et si c’était le même homme ?

Si Mina faisait la confidence Duncan à Vermond ? Il ne s’éloigne pas. Elle le chasse. Il se marie. Elle l’enlève à sa femme. Elle se fait pardonner cette mauvaise action en se faisant catholique.

Elle fait devant lui la scène d’Ariodant à Aix. Quel caractère doit avoir Vermont pour développer le plus possible celui de Mina ?

Pour la vraisemblance : caractère faible, aimé par un caractère fort.

Mais pour développer Mina il faut peut-être autre chose.

Si c’était le duc de Montenotte, elle lui donnerait le courage d’oser être lui-même en hasardant ferme ; elle lui donnerait cette ardeur qui manque à M. de Kas.

Il l’aimerait davantage pour avoir changé son caractère.

N’est-ce point la paresse qui l’emporte (aujourd’hui 18 mai) parce que la présentation est dessinée d’hier ?

Le duc lui plaît à la seconde visite en ne voulant pas l’épouser. Cascade qui fait naître la cristallisation. Mina lui disait :

– Je suis venue en France pour être en société avec d’aimables Français, et, quand vous êtes auprès de moi, raisonnable, taciturne, je crois être encore dans le salon de mon père à Koenigsberg le jour de la fête du commerce, le ***, quand il faisait dîner avec lui et nous ce que vous appelleriez les chefs et les sous-chefs de ses bureaux.

(Chose dure qui réveille le duc).

 

18 mai [1837], à 6 heures. Plan.

Dans son orgueil et non pas dans son bon sens, Pierre Wanghen donne pour précepteur, professeur, maître d’histoire à sa fille le fameux professeur et conseiller spécial Eberhart, l’homme de Prusse qui a le plus d’esprit. Eberhart lui donne trop d’esprit. Il émoustille trop ce génie naturellement vif, lui fait lire, suivant ses forces du moment, tous les bons livres, et, en même temps, lui infuse la logique dont elle est susceptible, préférant constamment, comme Shakespeare, un jeu de mot gai, un calembour, à la plus haute réflexion.

Tout cela découle de l’orgueil un peu bête de Pierre Wanghen (sorte de Laffitte).

Le jeune duc, comme je l’ai fait hier, a beaucoup du caractère morose, sérieux, intérieur, de Philibert. Si j’en fais l’amant de Mina, il faut qu’elle le fasse homme aimable, causeur.

Où trouver l’homme aimable dans la réalité ? Cercle maussade, n° 12, hier soir, 18 mai. Jocelyn* récité.

 

20 mai 1837.

Grandeur ou plutôt grosseur of this book : 2 volumes de 450 pages = 900.

Trente lignes ou deux pages de ce manuscrit égalent, je suppose, les 25 lignes de la page imprimée.

Donc 1 800 pages du manuscrit du copiste.

J’estime qu’en dictant ce qui est écrit par D[omini]que [...] made = 200 pages ou le 1/9 du total

 

21 mai [1837]. Plan.

Le général von Landek, apprenant que ces dames sont à Paris, y accourt. Il apprend au public qui fréquente les bals diplomatiques que Mmes Wanghen sont énormément riches.

Petites aff[aires] à l’arrivée.

Chapeau de Hambourg.

– Eh bien ! dit Mina, en sautant de joie, j’irai aux Tuileries comme une fille pauvre que je suis maintenant.

 

21 mai [1837]. Plan. Amour.

Avec les ménagements féminins convenables, Mina dit au duc :

– Tenez, qu’il ne soit jamais question d’amour ni de mariage entre nous et je me sens disposée à être votre amie.

Le duc trouve cela piquant. En venant souvent chez Mina il cessera d’être persécuté par sa mère (qui songe beaucoup aux sept millions de Mina). (Dans la scène avec l’abbé :

– Voilà quatre mariages que ma mère manque, j’en suis excédé, s’il faut parler net.)

Il vient chez Mina. Elle lui dit :

– Vous gardez trop le silence dès qu’il y a quatre personnes dans le salon. Parlez d’abord ab hoc et ab hac.

Elle pique Léon en lui disant :

– Les momies d’Égypte ont une enveloppe de bois de figuier épaisse de deux pouces. Tel est le duché pour vous, et peu à peu l’enveloppe s’est unie à la chair et votre cœur commence à être lignifié.

Le duc se met à parler, d’abord mal, puis bien, puis très bien... Se trouvant ainsi élevé hors de son horizon de duc, son œil charmé découvre un horizon immense, gai, nouveau. Sa joie. Il devient un autre être.

– Vous avez fait ma métamorphose, dit-il à Mina.

Il l’aime.

Elle l’aime.

Mina devient triste, une aventure de la société la porte à penser : « Ceci tend à me séduire, qui sait s’il m’aime. »

Malheureusement Léon dans sa nouvelle éloquence cite un jour ce vers (d’Ovide, je pense) :

Si vis amari, ama*.

Ce vers achève Mina. Mina le prend pour un séducteur. Elle lui donne un écritoire.

– Je le veux magnifique, superbe, dit Mina à l’orfèvre.

– Mon intérêt est de le faire magnifique, comme pour un prince, en argent, en or, si vous voulez ; mais, s’il est aussi précieux, on le volera et le fondra ; il durera moins que s’il est simplement de bronze.

Mina le fait faire de bronze avec un petit double fond. Dans ce double fond elle écrit sur le verso d’une lettre de Léon à elle : « Excusez mon mensonge. Je vais vous dire une odieuse fausseté, mais ce terrible spectre de mon imagination : être épousée pour les millions me poursuit, etc. (L’aveu de Malcolm). J’ai un enfant, etc. »

Mina donne l’écritoire à Léon. Comme elle en parle à Mme de Strombeck, celle-ci dit :

– Un incendie.

Mina prie Léon, avec un fond de tristesse inexplicable, de cacher l’écritoire dans un mur épais élevé sous ses yeux dans une cour. Léon, frappé, fait murer, etc.

Combat dans le cœur de Léon. Il lui déclare qu’il l’épousera malgré cela. Désespoir de Mina : elle s’est promis de se brouiller avec lui s’il ne la refusait pas*.

Elle renonce à la promesse qu’elle s’est faite ; elle veut être avec Léon comme à l’ordinaire. Tout est empoisonné. Dans une boutade le caractère ferme de Mina l’emporte sur l’amour. Elle donne congé à Léon qu’elle adore.

Il le prend par pique d’amour-propre. Il consent à effectuer un cinquième mariage que la duchesse sa mère avait arrangé. (Arranger les choses suivantes féminement et suivant les convenances). Mina revoit Léon. Lui, ne peut vivre sans elle ; il meurt d’ennui. Il a tout son ancien caractère auprès de sa femme.

– Je me croyais de l’esprit ; je n’en ai point ; c’est que tout simplement je vous aimais et, loin de vous, la vie n’est qu’un supplice pour moi.

Il voit Mina en cachette. Elle a une consolation bien douce au milieu de ses chagrins ; elle est bien sûre maintenant de n’être pas épousée pour les millions.

– Comment avez-vous pu vouloir épouser une fille qui avait manqué à ses devoirs ?

– Plût à Dieu qu’elle fût ma femme ! Moi qui juge si mal moi et les autres, j’avais pourtant deviné ceci ; même avec ce grand défaut, la mère de cet enfant était pourtant encore la seule femme existante au monde.

– Eh bien ! lui dit Mina ivre de bonheur, cherchez l’écritoire que je vous ai donnée il y a trois mois. Vous y trouverez un petit double fond. Dans ce double fond une de vos lettes à moi et, enfin, sur le blanc de cette lettre quelque chose d’écrit.

À l’instant, le duc lui-même va déterrer ***. Deux heures après il revient ivre de bonheur dans la rue solitaire de Mina.

Mina se donne à lui. La chose éclate dans le monde, c’est-à-dire est fort soupçonnée. La baronne de Vintimille veut faire une scène, une insulte à Mina, insulte fort contenue, mais fort significative.

M. de Miossince l’apprend à Mina. Il n’y a qu’un remède. Elle abjure.

Que devient Mme Wanghen ?

Une fois tombé dans le crime, il n’y a plus de retenue. Ou plutôt le malheur est si grand pour une âme pure qu’il faut un nouveau crime.

Elle paie tout ce qui entoure la nouvelle duchesse de Montenotte, qui a donné un fils à son mari.

Ce qui suit est-il horrible ?

Enfin, la duchesse, cruellement négligée par son mari, prend un amant. Elle va aux eaux d’Aix (en Savoie) pour avoir un peu plus de liberté, Mme et Mlle Wanghen y vont aussi. Le duc va en Suisse. Il meurt d’ennui. Il vient passer trois jours à Aix. Mina paie l’amant de la duchesse, un fat vaniteux et ruiné (dans la réalité le Saint-Maurice de Mme Fauchet). Il se laisse voir sortant de chez la duchesse à minuit, par une galerie sur le jardin (comme aux Échelles, maison of my zio).

Mina a amené le duc sur la digue du Guiers. Il veut faire une scène à l’amant.

– Quoi ! déshonorer votre femme ! lui dit Mina. Quelle sottise ! Promettez-moi de ne rien faire avant trois mois. J’espère qu’alors vous aurez assez de raison pour dire comme le duc de Richelieu : « Eh ! Madame, si ça avait été un autre ! »

Le duc y consent.

Quoi après ? (Alors continuer le plan. Faire en voyage les chapitres avec exemples de l’idée de 1798).

 

23 mai [1837]. Plan. M. Fior[e]* propose :

1) que la fortune de Mina soit comme celle de M. Luteroth : 1° en portefeuille, 5 millions ; 2° en vaisseaux, 2 1/2 millions. P. Wanghen n’assurait pas ses vaisseaux, il se les assurait à soi-même.

Mina dit au jeune duc qu’elle est ruinée en grande partie ; des tempêtes ont fait périr ses vaisseaux ; des banqueroutes ont beaucoup réduit son portefeuille ; enfin, certains États, l’Espagne, par exemple, ne paient pas ses rentes. Le duc le croit quelque temps, et dit :

– Je n’en aurai que plus de plaisir à vous épouser.

Puis, Mme de Strombeck, par instinct de bavardage, dit au duc, un jour qu’elle se trouve seule avec lui, qu’il n’en est rien.

Mina sait cela plus tard, mais croit que le duc a su que la confidence était fausse dès le moment qu’elle a été faite : son épreuve a donc manqué.

Si j’ai besoin de chose vraie, naturelle, laide, etc. : Mme de Strombeck rêve la possibilité de devenir duchesse en épousant Léon et cherche à le brouiller avec Mina.

 

23 mai [1837]. M. Fior[e]. Plan de la fin.

M. de Saint-Maurice, bel homme du monde de quarante ans, était depuis longtemps l’amant de Mme Fauchet. Il sait que M. Fauchet désire se séparer de sa femme ; il va lui offrir de lui livrer pour 20 000 francs toutes les lettres d’amour que cette malheureuse femme lui a écrites. Ce qui fut fait, et M. Fauchet (l’ancien préfet de Florence) peut se séparer de sa femme.

Mina peut offrir 100 000 francs au fat ruiné (sans aucun mérite que de bien mettre sa cravate comme Lassiena de La Margie) qui a pris Mme la duchesse de Montenotte, pour qu’il se laisse surprendre dans les bras de ma duchesse ; la duchesse, bonne femme, le défend et demande grâce pour lui à son mari.

Dans la fausse confidence Mina dit au duc que son maître à danser lui a fait un enfant, et qu’elle adore cet enfant qui est nourri à Diephortz.

 

2 juin [1837], 9 heures du soir.

Nantes, j’espère, me sera comme Marseille for the Rouge.

2 juin 1837, une heure avant d’arriver, me trouvant vis-à-vis le G.C.D.P., je pense que les projets de l’abbé de Miossince sur Mina font souffrir sa vanité par deux scènes :

1° pour ménager le général von Landek, il est obligé de louer M. Bastant (sorte de [...] de Léon, plutôt ce que Léon voudrait être que ce qu’il est devant le général von Landeck ;

2° pour persuader à [...] qu’il est l’ami de Bastant, il est obligé de se laisser plaisanter par lui [...] en présence des meilleurs juges.

Miossince n’est point un grand homme ; il est vaniteux en diable et souffre horriblement [de] chaque coup de E...] de Bastant.

Il ne se montre grand homme, id est obstiné dans ses desseins, qu’en ne se souvenant plus de ce malheur ou plutôt en ne souffrant pas que ses plans soient changés au bout de trois jours.

Ces scènes sont prises de l’ancien Letellier, cahier de Moscou.

 

Nantes, 4 juin [1837].

Je ne devine pas la mode, par la même raison que l’orthographe si irraisonnable. Mauprat ne révolte pas en 1837 en prêtant un rôle atroce à deux prêtres. Le [...] Mauprat est le prieur, donc l’abbé de Miossince ne nous révoltera pas.

Je blâme for me le morceau d’ampliation à la La Bruyère intercalé entre les couplets du dialogue dans la dernière partie de Mauprat [...].

4 juin, Nantes.

 

Nantes, 5 juin [1837].

La Rose du Nord (Titre prétentieux et plat qui me semblait bon hier). To take perhaps tout simplement Mina ou Mina Wanghen.

Plan.

Exposition, le général von Landek, bal, mort de Pierre Wanghen.

Horreur de la cagna in calore. Grande conversation de Mina avec sa mère, de Mina avec l’avocat Willibad.

Ces dames viennent à Paris, conversation durant le voyage (à abréger probablement d’après la raison cagna in calore).

Le banquier Vintimille et sa baronnie. Dîner.

M. Vintimille nomme les dîneurs à Mina ; le dîner en lui-même ; tristesse de Mina.

Scènes de l’histoire.

1. Le bal et le bavard von Landek.

2. Grande conversation de la mère avec la fille, de la fille avec l’avocat ; cagna in calore.

3. Dîner du mardi chez le baron de Vintimille.

4. Conversation de M. de Mio[ssince] avec le jeune duc.

Cagna in calore.

À Koenigsberg, la maison de M. Wanghen est située dans la Grande-Rue (avec petits escaliers extérieurs) ; elle voit parader tous ces beaux à travers sa jalousie. Elle pense qu’ils sont là surtout pour elle ; cela choque sa pudeur et la met en fureur (cagna in calore).

 

Nantes, 5 juin [1837].

M. de Miossince n’était point un grand homme. Il n’en avait pas le tempérament, mais, à force d’esprit, de soins, de combinaisons, en subjuguant, au bout de quelques jours, sa vanité qui pâtissait étrangement, il parvenait à faire de grandes choses. Il était fort éloquent et avait beaucoup de succès dans la chaire. Il est vrai que le siècle qui s’ennuie n’est pas difficile en ce genre : blâmer un prédicateur est souverainement de mauvais goût. L’abbé de Miossince prêchait dans le genre de Fénelon ; à force d’esprit il en contrefaisait la douceur, la suavité et même la candeur.

To ask to Bau. if abbots present themselves at the bal*.

 

Nantes, 6 juin [1837].

Peut-être le duc qui adore Mina. Alors Mina revient à M. de Miossince.

– Dirigez ma vie. Soyez toujours parfaitement convenable.

Mina épouse un duc véritable assez riche ; elle en a eu un enfant. Elle jouit de la plus haute considération. Elle prend la direction de ses propriétés. Le duc son mari ayant perdu 14 000 francs à la Bourse, Mina lui remet 20 000 francs par mois.

C’est une des maisons les plus admirées de Paris. Elle en est à son second amant.

Le duc de Montenotte fait de l’agriculture près de Nantes où il a acheté une terre magnifique et donné des prés considérables aux paysans qui prouvent qu’ils ont labouré dix arpents avec la charrue Grangé. Mais il y a des paris que la duchesse de Tencin et lui se reprendront (car il n’aime pas à parler ; il ne peut avoir de l’esprit que lorsqu’il est dans le même salon que sa Mina).

 

21 mars 1842. Plan. La Juive.

Rabbi, petit juif portugais, avec une forêt de cheveux noirs fixés, s’est transporté de bonne heure à Koenigsberg auprès de Mlle de Vanghen, sachant qu’elle était à la tête d’une grosse fortune. Il a tenté de séduire la mère et a été éconduit.

Il vient à Paris avec Mlle de Vanghen ; il perd sa fortune, deux millions, dans les entreprises industrielles.

Il se convertit au judaïsme et abandonne la religion chrétienne qu’il a embrassée en venant en France.

Il désire Mlle Vanghen [...] et abandonne l’idée de la [...]à 20 000.

Il a les ridicules des Français qu’il trahit depuis qu’il a perdu ses deux millions.

Il dit les remarques sur les ridicules de D[omini]que.

LeRoseetleVertetautreshistoires

 

 

 

 

 

Le juif (Filippo Ebreo)[2]

LeRoseetleVertetautreshistoires

 

 

– J’étais alors un fort bel homme[3]...

– Mais vous êtes encore remarquablement bien.

– Quelle différence ! J’ai quarante-cinq ans : alors je n’en avais que trente ; c’était en 1814. Je n’avais pour moi qu’une taille avantageuse et une rare beauté. D’ailleurs, j’étais juif, méprisé de vous autres chrétiens, et même des juifs, car j’avais été longtemps excessivement pauvre.

– On a le plus grand tort de mépriser...

– Ne vous mettez pas en frais de phrases polies : je me sens ce soir disposé à parler, et, pour moi, je ne parle pas ou je suis sincère. Notre vaisseau chemine bien, la brise est charmante ; demain matin nous serons à Venise... Mais, pour revenir à l’histoire de la malédiction dont nous parlions et de mon voyage en France, j’aimais bien l’argent en 1814 ; c’est la seule passion que je me sois jamais connue.

Je passais toute la journée dans les rues de Venise, avec une petite cassette sur laquelle étaient étalés des bijoux d’or ; mais, dans un tiroir secret, j’avais des bas de coton, des mouchoirs et autres marchandises anglaises de contrebande. Un de mes oncles, à la mort de mon père et après l’enterrement, dit qu’à chacun de nous, nous étions trois, il ne restait qu’un capital de cinq francs ; ce bon oncle me gratifia d’un napoléon (vingt francs). Dans la nuit, ma mère décampa en emportant vingt et un francs ; il ne me restait que quatre francs. Je volai à une de mes voisines un étui de violon que je savais qu’elle avait mis au galetas ; j’allai acheter huit mouchoirs de toile rouge. Ils me coûtaient dix sous, je les revendais onze sous. Le premier jour, je vendis quatre fois tout mon fonds de boutique. Je débitais mes mouchoirs à des matelots du côté de l’arsenal. Le marchand, étonné de mon activité, me demanda pourquoi je n’achetais pas une douzaine de mouchoirs à la fois : il y avait une bonne demi-lieue de sa boutique à l’arsenal. Je lui avouai que je n’avais que quatre francs au monde, que ma mère m’avait volé vingt et un francs... Il me donna un fort grand coup de pied, qui me jeta hors de sa boutique.

Le lendemain, à huit heures, je n’en étais pas moins chez lui : j’avais déjà vendu les huit mouchoirs de la veille au soir. Comme il faisait chaud, j’avais couché sous les procuraties ; j’avais vécu, j’avais bu du vin de Chio et j’avais cinq sous d’économie sur le commerce de la veille... Voilà la vie que j’ai menée de 1800 à 1814. Je semblais avoir une bénédiction de Dieu.

Et le juif se découvrit avec un respect tendre.

– Le commerce me favorisait à tel point que je suis arrivé plusieurs fois à doubler mon capital dans une seule journée. Souvent je prenais une gondole et j’allais vendre des bas aux marins embarqués. Mais, dès que j’avais amassé un petit pécule, ma mère ou ma sœur trouvaient un prétexte pour se réconcilier avec moi et me le dérober. Une fois elles me conduisirent dans une boutique d’orfèvrerie, prirent des boucles d’oreilles et un collier, sortirent comme pour un instant et ne revinrent plus, me laissant en gage. L’orfèvre me demandait cinquante francs ; je me mis à pleurer, je n’avais sur moi que quatorze francs ; je lui indiquai le lieu où était ma cassette : il y envoya ; mais pendant que je perdais du temps chez l’orfèvre, ma mère m’avait aussi enlevé ma cassette... L’orfèvre me rossa d’importance.

Quand il fut las de me battre, je lui expliquai que, s’il voulait me laisser mes quatorze francs et me prêter un petit tiroir de table dans lequel je pratiquerais un double fond, je me ferais fort de lui payer dix sous par jour : c’est à quoi je ne manquai pas. L’orfèvre finit par me confier des pendants d’oreilles qui valaient jusqu’à vingt francs ; mais il ne me permettait de gagner que cinq sous sur chaque pièce.

En 1805, j’avais un capital de mille francs. Alors je considérai que notre loi nous ordonne de nous marier ; je songeai à accomplir ce devoir. J’eus le malheur de devenir amoureux d’une fille de ma nation nommé Stella. Elle avait deux frères qui étaient, l’un fourrier dans les troupes françaises, et l’autre garçon de caisse chez un payeur. Souvent la nuit ils la mettaient dehors d’une chambre qu’ils occupaient en commun et au rez-de-chaussée, du côté de San Paolo. Je la trouvai un soir qui pleurait. Je la pris pour une fille, elle me sembla jolie ; je lui offris de lui payer pour dix sous de vin de Chio. Ses larmes redoublèrent ; je lui dis qu’elle était une sotte, et passai.

Mais elle m’avait semblé bien jolie ! Le lendemain, à la même heure, dix heures du soir, mes ventes à la place Saint-Marc étant finies, je repassai au lieu où je l’avais rencontré la veille : elle n’y était pas. Trois jours après je fus plus heureux ; je lui parlai longtemps : elle me repoussa avec horreur.

Elle m’aura vu passer avec ma cassette remplie de bijoux d’or, pensai-je ; elle veut que je lui fasse cadeau d’un de mes colliers, et, parbleu ! c’est ce que je ne ferai pas. Je m’imposai de ne plus passer dans cette rue mais, malgré moi et presque sans me l’avouer, je me mis à ne plus boire de vin, et chaque jour je faisais bourse à part de cette économie. J’eus la folie bien plus grande de ne pas faire commerce avec ce fonds. Dans ce temps-là, monsieur, mes fonds triplaient chaque semaine.

Quand j’eus économisé douze francs, c’était le prix de mes colliers d’or les plus communs, je passai plusieurs fois dans la rue de Stella. Enfin, je la rencontrai ; elle rejeta mes propos galants avec horreur. Mais j’étais le plus joli garçon de Venise. Dans la conversation, je lui dis que depuis trois mois je me privais de vin pour économiser la valeur d’un de mes colliers, et pouvoir le lui offrir. Elle ne répondit pas, mais me consulta sur le malheur qui lui était survenu depuis qu’elle ne m’avait vu.

Ses frères se réunissaient pour rogner les espèces d’or qu’ils pouvaient se procurer. Ils plongeaient les sequins et les napoléons dans un bain d’eau-forte. Le fourrier avait été mis en prison, et, de peur d’inspirer des soupçons, celui qui était garçon de caisse chez le pagatore ne voulait faire aucune démarche en sa faveur. Stella ne me demandait pas d’aller à la citadelle ; de mon côté je ne prononçai pas ce nom, mais je la priai de m’attendre le lendemain soir...

– Mais nous voici bien loin, dis-je, de la malédiction dont vous avez été victime en France.

– Vous avez raison, dit le juif ; mais, si vous ne voulez pas que j’achève en peu de mots, je vous le promets, l’histoire de mon mariage, je me tairai ; je ne sais pourquoi, aujourd’hui j’aime à parler de Stella.

À force de peines, je fis évader son frère le fourrier. Ils m’accordèrent la main de leur sœur, et firent venir leur père, pauvre juif d’Innsbruck. J’avais loué un appartement heureusement payé d’avance ; j’y avais réuni quelques meubles. Mon beau-père alla chez tous ses parents à Venise et leur annonça qu’il mariait sa fille... Enfin, mais après une année de soins, la veille du mariage, il décampa avec plus de six cents francs, qu’il avait ramassés chez ses parents. Nous étions allés, sa fille, lui et moi manger une salade à Murano ; ce fut là qu’il disparut. Pendant ce temps, mes deux beaux-frères volaient tous les meubles rassemblés dans ma chambre, et malheureusement ils n’étaient pas entièrement payés.

Mon crédit était ruiné ; mes beaux-frères, qu’on voyait toujours avec moi, depuis un an, étaient allés raconter à mes marchands fournisseurs que j’étais à Chiazzia, où je vendais ce que je voulais ; que de là je les envoyais faire une levée de marchandises... En un mot, au moyen de toute espèce de tromperies, ils avaient volé pour plus de deux cents francs. Je vis qu’il fallait me sauver de Venise ; je plaçai Stella comme bonne d’enfants chez cet orfèvre qui me confiait des colliers à vendre.

Le lendemain, de bonne heure, ayant terminé mes affaires, je donnai vingt francs à Stella, n’en gardant que six pour moi, et je pris la fuite. Jamais je n’avais été plus ruiné, puis je passais pour un voleur. Heureusement, dans mon désespoir, j’eus l’idée, en arrivant à Padoue, d’écrire la vérité aux marchands de Venise, chez lesquels mes beaux-frères avaient pris des marchandises. Je sus le lendemain qu’il y avait ordre de m’arrêter, et la gendarmerie du royaume d’Italie ne badinait pas.

Un fameux avocat de Padoue était devenu aveugle : il avait besoin d’un domestique pour le conduire ; mais son malheur le rendait si méchant qu’il en changeait chaque mois.

« Et je parie, me dis-je en moi-même, que moi il ne me chassera pas. »

J’entrai à son service, et, dès le lendemain, comme il s’ennuyait, personne n’étant venu le voir, je lui racontai toute mon histoire.

– Si vous ne me sauvez pas, lui dis-je, je serai arrêté un de ces jours.

– Arrêter un domestique à moi ! dit-il : c’est ce que je saurai bien empêcher.

Enfin, monsieur, je gagnai sa faveur. Il se couchait de bonne heure ; j’obtins, avec le temps, la permission d’aller faire un peu de commerce dans les cafés de Padoue, depuis huit heures qu’il se couchait jusqu’à deux heures du matin, que les gens riches quittent le café.

Je ramassai deux cents francs en dix-huit mois. Je demandai mon congé : il me répondit que dans son testament il me laisserait un capital considérable, mais que jamais je ne sortirais de chez lui.

« En ce cas, pensai-je, pourquoi m’as-tu laissé faire le commerce ? »

Je décampai ; je payai mes créanciers à Venise, ce qui me fit beaucoup d’honneur ; j’épousai Stella ; je lui appris à faire le commerce : maintenant, elle sait mieux vendre que moi.

– Comme c’est votre femme, c’est madame Filippo, dirent tous ceux qui l’écoutaient.

– Oui, messieurs, et enfin voici venir l’histoire de mes voyages, et, après, la malédiction.

J’avais plus de cent louis de capital. Je vais conter l’histoire d’une nouvelle réconciliation avec ma mère, qui me vola encore, puis me fit voler par ma sœur. J’avais quitté Venise, voyant bien que, tant que j’y serais, je ne pourrais qu’être dupe de ma famille ; je m’étais établi à Zara, où je faisais merveille.

Un capitaine de Croates, auquel j’avais fourni une partie de l’habillement de sa compagnie, me dit un jour :

– Filippo, voulez-vous faire fortune ? Nous partons pour la France. Apprenez une chose : c’est que, sans qu’il y paraisse, je suis ami du baron Bradal, le colonel du régiment. Venez avec nous comme cantinier. Vous gagnerez beaucoup ; mais ce métier ne sera qu’un prétexte ; le colonel, avec lequel je suis brouillé en apparence, me fait charger de toutes les fournitures du régiment ; j’ai besoin d’un homme intelligent, vous serez mon homme.

Que voulez-vous, messieurs, je n’aimais plus ma femme.

– Quoi ! dis-je, cette pauvre Stella, qui vous avait été si fidèle ?

– Le fait est, messieurs, que je n’aimais plus que l’argent. Ah ! je l’aimais bien !

Tout le monde se mit à rire, tant il y avait de vraie passion dans cette exclamation du juif.

– Je fus nommé cantinier ; je quittai Zara.

Au bout de quarante-huit jours de marche, nous arrivâmes au Simplon. Les cinq cents francs que j’avais pris avec moi à Zara étaient devenus quinze cents francs, et, de plus, j’avais une jolie charrette couverte et deux chevaux. Au Simplon, commencèrent les misères : je faillis perdre la vie, je passai plus de vingt-deux nuits dormant en plein air par le froid.

– Ah ! dis-je, vous fûtes obligé de bivaquer.

– Je gagnais chaque jour cinquante ou soixante francs ; mais, chaque nuit, par la rigueur du froid, j’étais exposé à périr. Enfin, l’armée passa cette effroyable montagne ; nous arrivâmes à Lausanne ; là, je m’associai avec Monsieur Perrin. Ah ! le brave homme ! Il était marchand d’eau-de-vie. Moi, je sais vendre en six langues différentes ; lui était bon pour acheter. Ah ! l’excellent homme ! Seulement il était trop violent ; quand un Cosaque ne voulait pas payer sa consommation, s’il se trouvait seul dans la boutique, monsieur Perrin le rossait jusqu’à le mettre tout en sang.

– Mais, monsieur Perrin, mon ami, lui disais-je, nous gagnons cent francs par jour ; que nous importe qu’un ivrogne nous fasse tort de deux ou trois francs ?

– Que voulez-vous, c’est plus fort que moi ! répondait-il, je n’aime pas les Cosaques.

– Vous nous ferez assassiner. Alors, monsieur Perrin, mon ami, pourquoi le terme de notre société n’est-il pas arrivé ?

Les vivandiers français n’osaient pas revenir au camp, car on ne les payait jamais ; nous faisions de superbes affaires ; à notre arrivée à Lyon, nous avions quatorze mille francs dans notre caisse. Là, par pitié pour de pauvres marchands français, je fis la contrebande. Ils avaient beaucoup de tabac hors de la porte de Saint-Clair ; ils vinrent me prier de l’introduire en ville ; je leur dis de patienter quarante-huit heures, jusqu’à ce que le colonel, mon ami, eût le commandement. Alors, pendant cinq jours de suite, je remplis de tabac ma charrette couverte. À la porte, les employés français grondaient, mais n’osaient m’arrêter. Le cinquième jour, l’un d’eux, qui était ivre, me battit ; je fouettais mon cheval et voulais continuer, mais les autres employés, me voyant rosser, m’arrêtèrent. J’étais tout en sang, je demandai qu’on me menât devant le commandant du corps de garde voisin ; il était bien du régiment, mais ne voulut pas me reconnaître et m’envoya en prison.

Ma voiture va être pillée et les pauvres marchands sacrifiés, me dis-je aussitôt. En allant en prison, je donnai deux gros écus à mon escorte, pour obtenir d’être mené devant mon colonel ; en présence des soldats il me traita fort durement, y ajoutant la menace de me faire pendre.

Dès que nous fûmes seuls, il me dit :

– Bon courage ! demain je mettrai un autre capitaine au corps de garde près de la porte de Saint-Clair ; au lieu d’une charrette, mènes-en deux. Mais je ne voulus pas. Je lui donnai deux cents sequins pour sa part.

– Quoi ! me dit-il, tu te donnes tant de peine pour si peu !

– Il faut bien avoir pitié de ces pauvres marchands, lui répondis-je.

Nos affaires, à M. Perrin et à moi, allèrent admirablement jusqu’à Dijon. Là, monsieur, en une nuit, nous perdîmes plus de douze mille francs. La vente du jour avait été superbe ; il y avait eu grande revue et nous seuls de vivandiers ; nous avions de gain net plus de mille francs. Ce jour-là même, à minuit, quand tout dormait, un maudit Croate voulut s’en aller sans payer. Monsieur Perrin, le voyant seul, lui sauta dessus, l’accabla de coups et le mit tout en sang.

– Tu es fou, monsieur Perrin, lui disais-je ; cet homme a bu pour six francs, c’est vrai ; mais, s’il a la force de crier, nous allons avoir du tapage.

M. Perrin avait jeté le Croate comme mort à la porte de notre boutique, mais il n’était qu’étourdi ; il se mit à crier ; les soldats des bivacs voisins l’entendirent ; ils vinrent à lui, et, le trouvant couvert de sang, enfoncèrent notre porte ; M. Perrin, qui voulut se défendre, reçut huit coups de sabre.

Je dis aux soldats : « Ce n’est pas moi qui suis coupable, c’est lui ; menez-moi devant le colonel du régiment de Croates. »

– Nous n’irons pas réveiller pour toi le colonel, dit un des soldats.

J’avais beau les intercéder, notre malheureuse boutique fut bientôt assaillie par trois ou quatre mille soldats. Les officiers, qui étaient en dehors de cette foule, ne pouvaient pénétrer pour interposer leur autorité. Je croyais M. Perrin mort ; moi, j’étais en pitoyable état. Enfin, monsieur, on nous pilla pour plus de douze mille francs de vin ou d’eau-de-vie.

À la pointe du jour, je parvins à m’échapper ; mon colonel me donna quatre homme pour délivrer M. Perrin, s’il était encore en vie. Je le trouvai dans un corps de garde, et l’amenai chez un chirurgien.

– Il faut nous séparer, monsieur Perrin, mon ami, lui dis-je ; tu finirais par me faire tuer.

Il me reprocha beaucoup de l’avoir abandonné et d’avoir dit aux assaillants de la boutique qu’il était seul coupable. Cependant, à mon avis, c’était le seul moyen d’arrêter le pillage.

Enfin M. Perrin insista tant que nous commençâmes une seconde société ; nous payâmes des soldats pour garder le cabaret. En deux mois nous eûmes gagné douze mille francs chacun ; malheureusement M. Perrin tua en duel un des soldats qui nous gardaient depuis le renouvellement de notre société.

– Tu me feras tuer, lui répétai-je et je le quittai, ce pauvre M. Perrin. Plus tard je vous conterai sa mort.

Je vins à Lyon, où j’achetai des montres et des diamants, alors à fort bon compte ; car, moi, je me connais en toutes sortes de marchandises. Si vous me mettez dans quelque pays que ce soit, avec cinquante francs seulement dans ma poche, au bout de six mois j’aurai vécu et triplé mon capital.

Je cachai mes diamants dans un secret que je fis faire à ma charrette. Le régiment était parti pour Valence et Avignon, je le suivis après m’être arrêté trois jours à Lyon.

Mais, monsieur, un soir j’arrive à Valence à huit heures, il était nuit et il pleuvait : je frappe à la porte d’une auberge : on ne répond pas ; je frappe plus fort ; on me dit qu’il n’y a pas de logement pour un Cosaque ; je frappe encore, on me jette des pierres du second étage. « C’est clair, me dis-je, je vais mourir cette nuit dans cette maudite ville. » Je ne savais où était le commandant de la place ; personne ne voulait me répondre ; personne ne voulait me servir de guide. « Le commandant sera couché, me disais-je, et ne voudra pas me recevoir. »

Plutôt que de mourir, je vis qu’il fallait sacrifier de la marchandise ; je donnai un verre d’eau-de-vie à la sentinelle ; c’était un Hongrois. M’entendant parler hongrois, il eut pitié de moi, et me dit d’attendre qu’on le relevât. Je mourais de froid ; on vint enfin le relever. Je donnai à boire au caporal, ensuite à tout le corps de garde. Enfin, le sergent me conduisit chez le commandant. Ah ! quel brave homme, monsieur ! Je ne le connaissais pas, il me fit entrer tout de suite. Je lui expliquai que, par haine pour le king, aucun aubergiste ne voulait me donner à coucher, en payant.

– Eh bien, ils vous logeront gratis ! s’écria-t-il.

Il me fit donner un beau billet de logement pour deux nuits, et quatre hommes me furent donnés pour m’accompagner.

Je revins à cette auberge de la grande place, d’où l’on m’avait jeté des pierres ; je frappai par deux fois ; je dis en français, que je parle fort bien, que j’avais quatre hommes et que, si on ne m’ouvrait pas, j’allais enfoncer la porte : pas de réponse. Alors nous allâmes chercher une grande pièce de bois, et nous nous mîmes à ébranler la porte. Elle était plus qu’à moitié enfoncée, quand un homme l’ouvrit vivement. C’était un grand drôle de six pieds ; il avait le sabre d’une main et une chandelle allumée de l’autre. « Il va y avoir du tapage, et on me pillera ma charrette », pensai-je. Quoique j’eusse un bon billet de logement gratis, je criai :

– Monsieur, je vais vous payer d’avance, si vous voulez.

– Ah ! c’est toi, Philippe ! s’écria l’homme en baissant son sabre et me sautant au cou. Quoi ! cher Philippe, c’est toi, ne reconnais-tu pas Bonnard, le caporal du 20e régiment ?

À ce nom, je l’embrassai et je renvoyai les soldats. Bonnard avait logé pendant six mois chez mon père à Vicence.

– Je vais te donner mon lit, me dit-il.

– Je meurs de faim, lui répondis-je ; il y a trois heures que je bats le pavé de Valence.

– Je vais faire lever ma servante, et tu auras bientôt un bon souper.

Et il m’embrassait, ne pouvant se lasser de me regarder et de me questionner. J’allai avec lui à la cave, d’où il rapporta d’excellent vin pris sous une couche de sable. Comme nous buvions, en attendant le souper, arriva une grande belle fille de dix-huit ans.

– Ah ! tu t’es levée ! dit Bonnard ; tant mieux. Mon ami, c’est ma sœur ; là, il faut que tu l’épouses ; tu es gentil garçon, je la dote de six cents francs.

– Mais je suis marié, lui dis-je.

– Marié ! Je n’en crois rien, répondit-il ; et d’abord, où est ta femme ?

– Elle est à Zara, où elle fait le commerce.

– Laisse-la au diable avec sa marchandise ; fixe-toi en France, tu épouseras ma sœur, la plus jolie fille du pays.

Catherine était réellement bien jolie ; elle me regardait avec de grands yeux.

– Monsieur est officier ? me dit-elle enfin, trompée par une belle pelisse achetée à la revue de Dijon.

– Non, mademoiselle, je suis vivandier du quartier général, et j’ai à moi deux cents louis ; je vous certifie qu’il n’y a pas beaucoup de nos officiers qui puissent en dire autant. J’avais plus de six cents louis, mais il faut être prudent.

Enfin, que vous dirai-je, monsieur ? Bonnard m’empêcha d’aller plus loin ; il me loua une petite boutique à côté du corps de garde, près de la porte, où je vendais à nos soldats ; et, quoiqu’en ne suivant plus l’armée, il y avait des jours où je gagnais encore mes huit ou dix francs. Bonnard me disait toujours : « Tu épouseras ma sœur. » Peu à peu, Catherine avait pris l’habitude de venir à ma petite boutique ; elle y passait des trois ou quatre heures. Enfin, monsieur, j’en devins amoureux fou. Elle était encore plus amoureuse de moi ; mais Dieu nous fit la grâce de ne pas cesser d’être sages.

– Comment veux-tu que je t’épouse ? lui disais-je. Je suis marié.

– N’as-tu pas laissé à ta femme de Zara toutes tes marchandises ; qu’elle vive, elle, à Zara, et toi reste avec nous. Associe-toi avec mon frère, ou garde ton commerce à part ; tu fais de bonnes affaires, tu en feras de meilleures.

Il faut vous dire, monsieur, que je faisais la banque à Valence, et, en achetant de bonnes lettres de change sur Lyon, signées par des propriétaires que Bonnard connaissait, rien qu’en affaires de banque, je gagnais quelquefois cent ou cent vingt francs par semaine.

Je restai ainsi à Valence jusqu’à l’automne. Je ne savais que devenir ; je mourais d’envie d’épouser Catherine ; à compte, je lui avais donné une robe et un chapeau venus de Lyon. Quand nous allions à la promenade, son frère, elle et moi, tout le monde avait les yeux sur Catherine ; c’était réellement la plus belle fille que j’aie vue de ma vie.

– Si tu ne veux pas de moi pour ta femme, me disait-elle souvent, je resterai avec toi comme servante ; seulement, ne me quitte jamais.

Elle allait avant moi à ma boutique, pour m’épargner la peine de l’ouvrir. Enfin, monsieur, j’étais absolument fou d’amour et elle dans un état semblable, mais nous étions toujours sages.

À la fin de l’automne (de 1814), les alliés quittèrent Valence.

– Les cabaretiers de cette ville pourraient bien m’assassiner, dis-je à Bonnard ; ils savent que j’ai fait de l’argent ici.

– Pars si tu veux, répondit Bonnard en soupirant ; nous ne voulons forcer personne ; mais, si tu veux rester avec nous et épouser ma sœur, je lui donnerai la moitié de mon bien ; et, si quelqu’un te dit plus haut que ton nom, laisse faire à moi.

Je retardai trois fois le jour de mon départ. Enfin, les dernières troupes de l’arrière-garde étaient déjà à Lyon quand je me résolus à partir. Nous passâmes la nuit à pleurer, Catherine, son frère et moi. Que voulez-vous, monsieur ? je manquais mon bonheur de ne pas rester avec cette famille ; Dieu ne voulait pas que je fusse heureux.

Enfin, je partis le 7 novembre 1814. Je n’oublierai jamais ce jour-là ; je ne pouvais pas conduire ma charrette ; je fus obligé de prendre un homme à moitié chemin de Valence à Vienne.

Le surlendemain du départ, comme j’attelais mon cheval à Vienne, qui vois-je arriver dans l’auberge ? Catherine. Elle me sauta au cou tout de suite. Elle était connue dans l’auberge ; elle venait, soi-disant, pour voir une tante qu’elle avait à Vienne.

– Je veux être ta servante, me répétait-elle en pleurant à chaudes larmes ; mais, si tu ne veux pas de moi, je me jetterai dans le Rhône, sans aller chez ma tante.

Toute l’auberge se rassembla autour de nous. Elle qui était si réservée et qui, d’ordinaire, devant le monde, ne me disait jamais rien, elle parlait et pleurait sans nulle retenue, m’embrassant devant tout le monde. Je la fis bien vite monter sur ma charrette, et nous partîmes. À un quart de lieue de la ville, j’arrêtai.

– Il faut ici nous dire adieu, lui dis-je. Elle ne disait plus rien, elle me serrait la tête dans ses mains, avec des mouvements convulsifs. Je pris peur ; je vis qu’elle allait se jeter dans le Rhône si je la renvoyais.

– Mais je suis marié, lui répétai-je, marié devant Dieu.

– Eh bien, je le sais : je serai ta servante.

J’arrêtai peut-être dix fois ma voiture de Vienne à Lyon : jamais elle ne put consentir à me quitter. « Si je passe le pont du Rhône avec elle, me dis-je à moi-même, c’est un signe de la volonté de Dieu. »

Enfin, monsieur, sans que je m’en aperçusse, pour vrai dire, nous traversâmes le pont de la Guillotière et arrivâmes à Lyon. À l’auberge, on nous prit pour mari et femme, on ne nous donna qu’une chambre.

À Lyon, un trop grand nombre de cabaretiers se disputaient les chalands ; je me mis à faire le commerce des montres et des diamants ; je gagnai dix francs par jour, et, grâce à l’admirable économie de Catherine, nous n’en dépensions pas quatre. J’avais pris un logement que nous avions bien meublé. Je possédais alors treize mille francs qui, dans le commerce de banque, me rapportaient de quinze à dix-huit cents francs. Jamais je n’ai été plus riche que pendant les dix-huit mois passés avec Catherine. J’étais si riche que j’avais acheté une petite voiture de luxe, et, tous les dimanches, nous allions faire des promenades hors de la ville.

Un juif de ma connaissance vint un jour me voir et m’engagea à prendre ma voiture et à l’accompagner à deux lieues de Lyon. Là, il me dit tout à coup :

– Philippe, vous avez une femme et un fils ; ils sont malheureux... Puis il me donna une lettre de ma femme et disparut. Je revins seul à Lyon.

Ces deux lieues me semblaient éternelles. La lettre de ma femme était remplie de reproches qui me touchaient beaucoup moins que l’idée de mon fils que j’abandonnais ! Je voyais, par la lettre de ma femme, que les affaires de mon commerce à Zara allaient assez bien... Mais mon fils abandonné par moi !... Cette idée me tuait.

Je ne pus parler ce soir-là ; Catherine le remarqua. Mais elle avait le cœur si bon et si délicat... Il se passa trois semaines sans qu’elle me demandât la cause de mon chagrin ; je la lui dis, d’abord, quand elle m’interrogea :

– J’ai un fils.

– J’avais deviné. Partons, me dit-elle ; je serai ta servante à Zara.

– Impossible : ma femme sait tout, vois sa lettre.

Catherine rougit beaucoup des injures que ma femme lui adressait, du ton de mépris avec lequel, sans la connaître, ma femme parlait d’elle. Je l’embrassais, je la consolais de mon mieux. Mais, que voulez-vous, monsieur, depuis cette fatale lettre, les trois mois que je passai encore à Lyon furent un enfer ; je ne pouvais prendre un parti.

Une nuit : « Si je partais tout de suite ? » me dis-je. Catherine dormait profondément à mes côtés. Une fois que j’eus eu cette idée, je sentis comme un baume se répandre dans mon âme. « Il faut que ce soit une inspiration de Dieu ! » me dis-je. Comme je regardais Catherine, je commençai à me dire : « Quelle folie ! Il ne faut pas faire cela. »

Aussitôt la grâce de Dieu m’abandonna ; je retombai dans tout mon amer chagrin. Sans savoir ce que je ferais, je me mis à m’habiller doucement, toujours les yeux fixés sur Catherine.

Je n’osai jamais ouvrir le bureau ; tout mon avoir était caché dans le lit ; il y avait cinq cents francs dans la commode, pour un payement qu’elle devait faire le lendemain en mon absence. Je pris cet argent ; je descendis ; j’allai à la remise où était ma charrette, je louai un cheval et partis.

À chaque instant je tournais la tête. « Catherine va me courir après, me disais-je ; si je la vois, je suis perdu. »

Pour avoir un peu de paix, à deux lieues de Lyon, je pris la poste. Dans mon trouble, je m’arrangeai avec un roulier pour qu’il m’amenât ma charrette à

Chambéry ; je n’en avais évidemment aucun besoin ; je ne me souviens plus de ce qui me détermina. En arrivant à Chambéry, je sentais toute l’amertume de ma perte. J’allai chez un notaire, et je fis une donation de tout ce que je possédais à Lyon à Madame Catherine Bonnard, ma femme ; je pensais à son honneur et à nos voisins.

Quand le notaire fut payé et moi dehors avec mon acte, jamais je ne me sentis la force d’écrire à Catherine. Je rentrai chez le notaire, qui écrivit en mon nom à Catherine ; un de ses clercs vint avec moi à la poste et chargea le paquet devant moi. Dans un cabaret noir je fis encore écrire une lettre à Bonnard, à Valence. On l’avertissait en mon nom de la donation, qui montait à quatorze mille francs au moins. On ajoutait que sa sœur était fort malade à Lyon et l’y attendait. J’affranchis moi-même cette seconde lettre. Jamais depuis je n’ai entendu parler d’eux.

Je trouvai ma charrette au pied du Mont Cenis. Je ne puis me rappeler pourquoi je tenais à cette voiture, qui fut la cause immédiate de mes malheurs, comme vous allez le voir.

La vraie cause était, sans doute, quelque terrible malédiction que Catherine avait lancée contre moi. Vive et passionnée comme elle l’était, jeune (elle avait alors juste vingt ans), belle, innocente, car elle n’avait eu de faiblesse que pour moi, qu’elle voulait servir et honorer comme son mari, sa voix trouva probablement accès auprès de Dieu, et elle le pria de me punir sévèrement.

J’achetai un passeport et un cheval. Je ne sais comment je vins à penser au pied du Mont Cenis que c’était là une frontière ; j’eus l’idée, avec mes cinq cents francs, de faire un peu de contrebande ; j’achetai des montres, que je plaçai dans le secret. Je passais fièrement devant le corps de garde des douaniers ; ils me crièrent d’arrêter mon cheval ; moi qui avais fait tant de contrebande dans ma vie, j’entrai la tête haute au corps de garde ; les douaniers allèrent droit à ma charrette ; probablement j’avais été vendu par l’horloger ; ils me prirent mes montres ; j’encourais en outre une amende de cent écus ; je leur donnai cinquante francs, ils me laissèrent aller ; je n’avais plus que cent francs.

Ce malheur me réveilla. « Comment, me disais-je, en un jour, en un moment, être réduit de cinq cents francs à cent francs ! Je vendrais bien le cheval et la charrette, mais il y a loin d’ici à Zara ! »

Comme j’étais bourrelé par cette pensée sinistre, un douanier qui me courait après, en criant, me joignit.

– Il faut que tu me donnes vingt francs, chien de juif ; les autres là-haut m’ont trompé ; je n’ai eu que cinq francs au lieu de dix, et j’ai eu la peine de te courir après.

Il était presque nuit ; cet homme était ivre et me disait des injures. « Quoi, me dis-je, je vais encore diminuer imprudemment ma pauvre petite somme de cent francs ! »

Le douanier me prit au collet, le démon me tenta, je lui donnai un coup de couteau et le jetai dans le torrent, à quinze ou vingt pieds au-dessous de la route ; ce fut le premier crime de ma vie. « Je suis perdu ! » me dis-je.

En approchant de Suse, j’entendis du bruit derrière moi ; je mis mon cheval au galop ; il s’emporta, je ne pus plus le retenir, la voiture versa, et je me cassai la jambe. « Catherine m’a maudit, pensai-je ; le ciel est juste, je vais être reconnu et pendu dans deux mois. »

Rien de tout cela n’arriva.

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Francesca Polo

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À Madame C..., à Paris,

Paris, le 9 février 1830.

 

Vous sentez, ma chère amie, l’attrait dramatique que l’ancienne Venise a pour moi ; une anecdote fort piquante, portrait de mœurs très émouvant, m’a été contée un de ces soirs par le charmant C..., qui l’avait lue dans un vieux manuscrit de famille. Mon imagination s’est échauffée ; lisez cette ébauche, et que votre jugement de femme décide si je dois continuer ou en rester là.

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Venise. – Un petit passage derrière une église,

à droite le canal. Vue de nuit.

Francesca Polo. – Polo, son mari.

– Fabio Cercara, son amant.

Le provéditeur Cercara, frère de Fabio et son rival.

 

Fabio. – Voilà le jour, adieu.

Francesca. – Reste encore un moment ; la nuit est si obscure que personne ne te verra sortir ; et, quand on te verrait près de cette maison, que m’importe ? N’est-ce pas pour la dernière fois que je t’embrasse ?

Fabio. – Ce soir je quitte Venise, mais sous peu de jours je te ferai savoir l’endroit que j’aurai choisi pour ma retraite.

Francesca. – Ah ! n’est-ce pas à Turin que l’on t’exile ? à cent lieues d’ici ?

Fabio. – Oui, l’arrêt du Sénat porte Turin ; mais mon frère est provéditeur, il peut tout dans Venise.

Francesca. – Méfie-toi de ton frère.

Fabio. – Que tu es injuste ! Il m’aime comme un père. Je lui ai dit que je partais pour Turin ; je compte y être dans trois jours ; je me fais voir à l’ambassadeur de Venise, et je reviens m’établir dans quelque village, sur le bord des lagunes. Quelquefois, du moins, je pourrai voir de loin la maison que tu habites. Je t’écrirai.

Francesca. – Hélas comment tes lettres pourraient-elles m’arriver ? As-tu donc oublié la jalousie de mon mari ? Sa vanité n’ouvre la porte de son palais qu’aux premiers personnages de l’État.

Fabio. – (Quatre heures sonnent.) Grand Dieu ! voilà quatre heures ! Je veux prendre une mèche de tes cheveux. (Il la coupe et la prend.)

Francesca. – Âme de ma vie, souviens-toi que je t’aime ; surtout plus de soupçons ; je mourrai plutôt mille fois que de t’être infidèle.

Fabio. – Aie confiance dans l’homme qui te parlera de cette mèche de tes beaux cheveux et de quatre heures du matin. (Francesca rentre chez elle.)

Fabio. – Je ne suis plus un homme ; à mon âge pleurer !... Quitter Venise est au-dessus de mon courage. Ô ma belle patrie ! Sera-ce vivre que de vivre loin de toi ?... J’en veux presque à mon frère de m’avoir fait sortir de prison ; du moins, j’étais à Venise, j’entendais le son des horloges, Francesca m’écrivait, son sot mari venait me voir... Oui, mais cette prison pouvait finir par le supplice. Mon frère est provéditeur, mais il n’y a que huit jours que Badoer est mort ; sa famille est puissante. Aussi pourquoi se vantait-il d’avoir été aimé de Francesca ?... (Cette pensée le met en colère.) Je le tuerais de nouveau.

Cercara. – Comment cet homme est-il ici ? – Sortirait-il de chez la Polo ? Il n’a pu venir que par la petite rue que je suivais moi-même, et il n’y a pas de barque sur le canal... (Il regarde le canal.) Grand Dieu ! aurait-elle un amant ? (Cercara s’approche de Fabio et le reconnaît.) Quoi ! mon frère !... Vous voulez donc vous faire assassiner ? Comment, j’ai mis sur pied la moitié des agents secrets du Conseil des Dix pour vous garder des assassins, et vous venez vous y exposer follement ! Ô jeune homme, que je m’en veux de vous aimer ! J’aurais dû vous laisser deux ou trois mois en prison, cette tête folle se serait refroidie...

Fabio. – Mon frère, je le jure par le saint nom de Dieu, il n’y a pas dans la belle Venise un fils qui aime son père comme je vous aime ; vous m’aviez conseillé de ne pas sortir de notre palais ; mais, puisque je pars dans quelques heures, je puis vous avouer la cause de toutes mes folies : j’aime. Ce n’est pas un goût léger que je me permettrais d’avouer à un frère si respectable par son âge, par ses dignités, par ses grandes actions. Il y a deux ans que j’aime la femme de Venise la mieux gardée ; c’est pour elle que je ne vous ai pas suivi à votre campagne de Candie. Enfin (il pleure) ne vous attendez à rien de raisonnable de moi aujourd’hui. Quitter Venise est une action au-dessus de mes forces ; l’âme ne doit pas souffrir davantage à se séparer du corps.

Cercara, à part. – Grand Dieu ! aimerait-il Francesca ? (Haut.) C’est par miracle que j’ai pu obtenir ton élargissement de prison à un aussi faible prix ; deux ans d’exil sont bientôt passés.

Fabio. – Vous êtes heureux, mon frère ! Vous ne connaissez pas l’amour, vous ! Vous êtes un grand général, un homme ferme, vous vous moquerez de moi, mais ma douleur est la plus forte... Avec tout autre, je ne saurais pas sortir du silence, mais, avec vous, que j’aime tant, je ne puis me taire. – Ne me méprisez pas trop, ô mon frère ! Un jour, peut-être, combattant à vos côtés, je saurai faire couler le sang ennemi et vous faire oublier mes larmes d’aujourd’hui. Oserais-je vous parler ? Ah, si vous aviez aimé !

Cercara. – Sois content, mon ami ; parle en liberté ; l’amour m’a rendu aussi fou que toi. Mais, à ce qu’il paraît, tu es heureux ?... Rentrons au palais.

Fabio. – Non, les murs des palais, à Venise, ont des oreilles ; j’aime mieux ce lieu solitaire. Vous avez quinze ans de plus que moi, et je vous ai toujours regardé comme un père (il lui prend la main qu’il baise) ; l’aveu que vous venez de me faire me donne la hardiesse de vous dire quelle est ma plus grande peine en quittant Venise. Que je sois jaloux, et jusqu’à la folie, c’est ce que prouve la mort de Badoer.

Cercara. – Oui, je l’avoue, ta folie est grande.

Fabio. – Eh bien, jugez de mon supplice ! Parmi les jeunes gens de mon âge, il n’en est aucun que j’estime assez pour lui confier le nom de la femme que j’aime. Vous savez comme moi à quel point nos serviteurs sont corrompus. Si je demande un service à un homme de cette classe, mon secret appartient au premier noble qui lui jettera une bourse de sequins. Voulez-vous oublier votre âge, vos dignités et me rendre un service que vous seul pouvez me rendre ?

Cercara. – Parle.

Fabio. – Il ne s’agit de rien moins que de remettre vous-même, vous, provéditeur de Saint-Marc, des lettres d’amour à une jeune femme.

Cercara. – Je suis ton frère et non pas ton père ; je serais un sot si je ne faisais pas une folie pour le meilleur ami que j’aie au monde.

Fabio. – Connaissez-vous le sénateur Polo, notre cousin ?

Cercara, changeant de couleur. – Grand Dieu ! (À part.) Le mari de la femme que j’aime !

Fabio. – Cela vous étonne ; jamais on ne m’a vu chez lui qu’une fois tous les ans pour quelques devoirs de famille.

Cercara. – Eh bien ?

Fabio. – Si vous daignez me rendre ce service, je vais vous mener au couvent des franciscains ; le portier de ce couvent m’a introduit dans le jardin ; je monte dans un bâtiment abandonné au fond de ce jardin ; la petite rue qui sépare ce bâtiment du palais Polo n’a que six pieds de large ; je monte au quatrième étage, je place une échelle qui fait pont sur la rue.

Cercara, faisant un effort sur lui-même. – Et Francesca vous reçoit ?

Fabio. – Vous ferez un signal, vous ne lui parlerez point, c’est ce qu’elle a exigé de moi...

Cercara. – Quoi ! m’avez-vous nommé ?

Fabio. – Certainement non, vous frappez deux clefs l’une contre l’autre, la fenêtre vis-à-vis devra s’ouvrir, vous ne verrez personne et jetterez la lettre ; comme il n’y a que six pieds de distance, rien de plus facile. – Mais, vous semblez atterré ?

Cercara. – Je vous servirai, j’exécuterai toutes vos commissions ; mais il fait grand jour ; il ne faut pas qu’on nous voie ; allez m’attendre au palais. (Fabio sort.)

Cercara, seul. – Est-il bien possible, grand Dieu ! La femme que j’aime depuis si longtemps, qui, enfin, m’accordait de l’amitié ! – Hélas ! je croyais que ce nom d’amitié se changerait en amour... Elle en aime un autre... avec passion... et depuis deux ans !... J’ai abrégé la guerre de Candie, je suis revenu avant le temps marqué par mon devoir !... Enfin, elle en aimait un autre ! Ô douleur ! Ce que n’ont pu m’apprendre tous mes espions ! Ô douleur ! Mais je veux les voir ensemble. Je conduirai Fabio chez elle... Et cet imbécile de mari, si jaloux, et dont la jalousie ne semblait s’oublier que pour moi seul ! Grand Dieu, que je suis malheureux !... Les plus grands malheurs d’une vie agitée ; le jour même où, de général en chef, on me fit passer à la place de podestat d’un bourg !... Non, rien n’est comparable à la douleur qui m’ôte toute force !

 

Le palais Cercara

Cercera, Fabio.

Cercara. – Écoute : on ne sait ni qui meurt ni qui vit ; je vais te faire une donation de tous mes biens.

Fabio. – Vous, mon frère ! qui passez pour si ambitieux !... à peine âgé de trente-cinq ans, quand les plus beaux mariages...

Cercara, s’emportant. – Ne me parle jamais de mariage... Une fille qui m’était promise m’a fait déclarer, lorsque tu as tué Badoer, qu’elle renonçait à mon alliance.

Fabio. – Quoi ! je vous aurais nui !

Cercara. – Oui, beaucoup ; mais tais-toi, ou je me fâche. Il se peut que je passe à notre armée de Dalmatie... Je puis mourir... Enfin, ce que tu as fait contre moi sans t’en douter, en tuant Badoer, ne doit pas changer mes projets. Allons chez le notaire, nous signerons l’acte qui est dressé... Quant à la commission à l’égard de Francesca Polo, j’étais préoccupé quand tu m’en as parlé ; explique-moi tout.

Fabio. – J’ai honte d’occuper de tels détails un grave provéditeur... Vous avez vu la fenêtre et combien il est facile de jeter les lettres.

Cercara. – Tu passais par cette fenêtre ; mais elle ne pouvait te recevoir que la nuit ; et avec un mari qui passait pour jaloux, où te recevait-elle ?

Fabio. – Dans le chambre même où dormait ce mari si jaloux.

Cercara. – Mais s’il se fût éveillé ?

Fabio. – Que nous importait notre vie ! il n’y avait que ce moyen de nous voir ; elle m’aime autant que je l’aime.

Cercara. – Que me font ces détails de sentiment ! Et tu y allais souvent ?

Fabio. – Pas dans les commencements ; mais, depuis six mois, presque toutes les nuits.

Cercara. – Et cet imbécile de mari, dont la jalousie est célèbre dans Venise...

Fabio. – Jamais il n’a eu le moindre soupçon ; mais il m’a fallu renoncer au bonheur de voir Francesca chez elle... Dans les lieux publics mêmes je n’ose la regarder.

Cercara. – Il est vrai, moi l’ami du mari, je ne t’ai jamais vu, jamais il ne m’a parlé de toi. Et cette femme si grave et si réservée en apparence...

Fabio. – Comme on la connaît mal ! Son caractère est gai et folâtre comme celui d’un enfant ; quand vous la voyez si grave et si sérieuse, elle songeait aux contrariétés que nous causaient les espions que son mari place partout... Mais quels sont ces hommes ?

Cercara. – Ce sont de braves Esclavons, qui ont servi sous mes ordres et qui accompagneront ma barque lorsque je te conduirai à la terre ferme... Mais il faut que tu viennes avec moi prendre congé de Polo.

 

Le palais Polo

Cercara, Fabio, Polo.

Polo. – Mon noble cousin, vous voulez plaisanter... Moi, le protecteur de votre famille et de ce beau jeune homme ! Ce n’est que de votre crédit et de votre protection que j’attends les emplois qui manquent encore à mon illustration. C’est vous qui m’avez donné l’état qu’on me voit dans Venise.

Francesca, entrant (à part.) – Ô ciel ! Fabio !

Polo. – Mais voilà notre épouse qui, peut-être, ne se souvient pas trop de notre jeune cousin. (À Francesca.) Un hasard, que je regrette, a toujours éloigné de mon palais ce brave jeune homme... un peu trop impétueux seulement. Pour je ne sais quelle dispute, il a eu un duel avec Loredano Badoer, et notre sage République ne reconnaît pas de duel entre ses nobles ; elle laisse cet usage à nos voisins les Allemands et aux peuples barbares. Pour nous, à Venise, tout duel n’est qu’une tentative d’assassinat...

Francesca. – Qui ne connaît la bravoure de notre jeune parent ? Badoer était un soldat renommé... Je suis heureuse de vous voir, Fabio ; je ne m’attendais pas à ce bonheur.

Cercara, avec ironie. – Il y a trois mois, peut-être, que vous n’avez vu ce jeune cousin ?

Polo. – Il y a plus, peut-être. Moi-même je ne lui ai pas parlé depuis la fête du Bucentaure.

Francesca. – J’espère bien n’être pas trois mois sans le revoir. Cercara.) Il ne faut pas souffrir que cet exil se prolonge ; ces lois sévères sont-elles faites pour le frère du provéditeur Cercara, pour le seul héritier de la plus noble famille de Venise ?

Cercara. – Pour moi, je conseille à Fabio de profiter de l’occasion pour visiter l’Europe ; nos banquiers tiendront des fonds à sa disposition à Paris, à Madrid et même à Londres.

Fabio. – Je profiterai de votre générosité (regardant Francesca) et je ne serai que peu de jours à Turin.

Cercara, à part. – Francesca a l’air joyeux. Cette annonce d’une longue absence ne l’afflige point. Auraient-ils le projet de se rejoindre ? Quelle audace chez une femme aussi jeune !

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Le Chevalier de Saint-Ismier

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C’était en 1640 ; Richelieu régnait sur la France, plus terrible que jamais. Sa volonté de fer et ses caprices de grand homme essayaient de courber ces esprits turbulents qui faisaient la guerre et l’amour avec passion. La galanterie n’était point née. Les guerres de religion et les factions soudoyées par l’or des trésors du sombre Philippe II avaient déposé dans les cœurs un feu qui ne s’était point encore éteint à l’aspect des têtes que Richelieu faisait tomber. Alors, on trouvait chez le paysan, chez le noble, chez le bourgeois, une énergie que l’on ne connut plus en France après les soixante-douze ans du règne de Louis XIV. En 1640, le caractère français osait encore désirer des choses énergiques, mais les plus braves avaient peur du Cardinal ; ils savaient bien que si après l’avoir offensé on avait l’imprudence de rester en France, on ne pouvait lui échapper.

C’est à quoi réfléchissait profondément le chevalier de Saint-Ismier, jeune officier appartenant à l’une des plus nobles et des plus riches familles du Dauphiné. Par une des plus belles soirées du mois de juin, il suivait tout pensif la rive droite de la Dordogne vis-à-vis du bourg de Moulon ; il était à cheval, suivi d’un seul domestique. Il se trouvait alors tout près du joli village du Moulon. Il ne savait s’il devait hasarder d’entrer dans Bordeaux, on lui avait dit que le capitaine Rochegude y avait la principale autorité. Or ce capitaine était une âme damnée du Cardinal, et Saint-Ismier était connu de la terrible Éminence. Quoiqu’à peine âgé de vingt-cinq ans, ce jeune gentilhomme s’était extrêmement distingué dans les guerres d’Allemagne. Mais en dernier lieu, se trouvant à Rouen dans l’hôtel d’une grand-tante qui lui destinait un héritage considérable, il s’était pris de querelle dans un bal avec le comte de Claix, parent d’un président au parlement de Normandie tout dévoué au Cardinal, et qui intriguait dans ce corps pour le compte de Son Éminence. Tout le monde à Rouen connaissait cette vérité, c’est pourquoi ce président y était plus puissant que le gouverneur ; c’est pourquoi aussi Saint-Ismier, ayant tué le comte sous un réverbère à onze heures du soir, s’était hâté de sortir de la ville sans même se donner le temps de rentrer chez sa tante.

Arrivé au haut de la montagne de Sainte-Catherine, il s’était caché dans le bois qui alors le couronnait. Il avait envoyé avertir son domestique par un paysan qui passait sur la grande route. Ce domestique n’avait eu que le temps de lui amener ses chevaux et d’avertir sa tante qu’il allait se cacher chez un gentilhomme de ses amis qui habitait une terre dans les environs d’Orléans. Il y était à peine depuis deux jours lorsqu’un capucin, protégé par le fameux père Joseph et ami de ce gentilhomme, lui envoya un domestique qui vint de Paris en toute hâte et crevant les chevaux de poste. Ce domestique était porteur d’une lettre qui ne contenait que ces mots :

« Je ne saurais croire ce qu’on dit de vous. Vos ennemis prétendent que vous donnez asile à un rebelle contre Son Éminence. »

Le pauvre Saint-Ismier dut s’enfuir de la terre près d’Orléans, comme il s’était enfui de Rouen, c’est-à-dire que le gentilhomme son ami étant venu le joindre à la chasse, où il était de l’autre côté de la Loire, pour lui communiquer la terrible lettre qu’il recevait, le chevalier, après l’avoir embrassé tendrement, s’approcha du fleuve dans l’espoir de trouver quelque petit bateau ; il eut le bonheur de voir près du bord un pêcheur qui, monté dans la plus exiguë des nacelles, retirait son filet. Il appela cet homme :

– Je suis poursuivi par mes créanciers ; il y aura un demi-louis pour toi, si tu rames toute la nuit. Il faudra me déposer près de ma maison à une demi-lieue avant Blois.

Saint-Ismier suivit la Loire jusqu’à ***, faisant le tour des villes à pied pendant la nuit, et le jour se faisant conduire par quelque petit bateau de pêcheur. Il ne fut rejoint par son domestique et ses chevaux qu’à ***, petit village voisin de ***. De là, suivant la mer à cheval, et à une lieue de distance, et laissant entendre, lorsqu’on le pressait de questions, qu’il était un gentilhomme protestant, parent des d’Aubigné et comme tel un peu persécuté, il eut le bonheur de gagner sans encombre les rives de la Dordogne. Des intérêts assez puissants l’appelaient à Bordeaux, mais comme nous l’avons dit, il craignait fort que le capitaine Rochegude n’eût déjà reçu l’ordre de l’arrêter.

« Le Cardinal tire beaucoup d’argent de la province de Normandie, l’une de celles qui ont été le moins épuisées par nos troubles. Le président Lepoitevin est le principal instrument qui favorise toutes ses levées de deniers ; il se moquera bien de la vie d’un pauvre gentilhomme tel que moi, au prix de la raison d’État qui lui crie : « De l’argent avant tout ! » C’est précisément parce que le Cardinal me connaît que je suis plus malheureux : je n’ai pas de chance d’être oublié. »

Cependant, les raisons qui faisaient désirer à Saint-Ismier d’entrer à Bordeaux étaient tellement puissantes qu’ayant continué à suivre la rive droite de la Dordogne après sa réunion avec la Garonne, il arriva à la nuit noire à ***. Un batelier le transporta, lui, ses chevaux et son domestique sur la rive gauche. Là, il eut le bonheur de rencontrer des marchands de vins qui avaient acheté précisément du capitaine Rochegude un permis d’entrer à Bordeaux de nuit avec leurs vins que la grande chaleur du soleil, pendant la journée, pouvait gâter. Le chevalier mit son épée sur une de leurs charrettes et entra dans Bordeaux, comme minuit sonnait, un fouet à la main et s’entretenant avec un des marchands. Un instant après, ayant glissé un écu dans la poche de cet homme et repris lestement son épée, il disparut, sans dire mot, à un tournant de la rue. Le chevalier parvint jusqu’au porche de Saint-Michel ; là il s’assit.

« Me voici dans Bordeaux. Que répondrai-je, se dit-il, si le guet vient à m’interroger ? Pour peu que ces gens-là soient moins pris de vin qu’à l’ordinaire, il n’y a pas d’apparence de leur dire que je suis un marchand de vins ; cette réponse pouvait passer tout au plus dans le voisinage des charrettes chargées de barriques. J’aurais dû, avant de quitter mes chevaux, prendre un des habits de mon domestique ; mais ainsi vêtu je ne puis pas être autre chose qu’un gentilhomme ; et si je suis un gentilhomme, j’attire l’attention de Rochegude qui me fourre au château Trompette, et sous deux mois ma tête tombe en place publique, ici ou à Rouen. Mon cousin, le marquis de Miossens, qui est si prudent voudra-t-il me recevoir ? S’il ne sait pas mon duel de Rouen, il voudra donner des fêtes pour célébrer ma bienvenue ; il dira à tous ces Gascons que je suis un favori du Cardinal. S’il sait que j’ai pu déplaire, il n’aura de paix avec lui-même que lorsqu’il aura envoyé son secrétaire me dénoncer au Rochegude. Il faudrait pouvoir parvenir à la bonne marquise à l’insu de son mari ; mais elle a des amants, et il est jaloux au point d’avoir, dit-on, fait venir des duègnes d’Espagne à Paris. Nous le plaisantions sur ce que sa maison de Bordeaux était gardée comme un château fort. D’ailleurs, comment arriver à cet hôtel, magnifique dit-on, moi qui de la vie ne fus en cette ville ? Comment dire à un passant : “Enseignez-moi l’hôtel de Miossens, mais donnez-moi le moyen d’y entrer à l’insu du marquis ?” Réellement, cette idée n’a pas le sens commun. Il est clair aussi que tant que je resterai au milieu des pauvres maisons qui entourent cette église, je n’ai aucune chance de rencontrer l’hôtel de mon cousin que l’on dit fort beau. »

Le beffroi de l’église sonna une heure.

« Je n’ai pas de temps à perdre, se dit le chevalier. Si j’attends le jour pour entrer dans une maison quelconque, le Rochegude le saura. Tout le monde se connaît dans ces villes de province, surtout parmi les gens d’une certaine sorte. »

Le pauvre chevalier se mit donc à errer, fort embarrassé de sa personne et ne sachant trop quel parti prendre. Un silence profond régnait dans toutes les rues qu’il parcourait. L’obscurité aussi était profonde. « Jamais je ne me tirerai de ce cas-ci, se disait le chevalier. Demain soir, je me vois au château Trompette ; il n’y a pas moyen d’échapper. »

Il aperçut de loin une maison où il y avait de la lumière.

« Quand ce serait le diable, se dit-il, il faut que je lui parle. »

Comme il s’approchait, il entendit un grand bruit. Il écoutait fort attentivement, cherchant à deviner ce que ce pouvait être, lorsqu’une petite porte s’ouvrit. Une grande lumière fit irruption dans la rue ; il vit un fort beau jeune homme, mis avec une magnificence qui approchait de la recherche. Ce beau jeune homme avait l’épée à la main ; il se fâchait, mais n’avait pas l’air en colère, ou du moins c’était une colère de fatuité. Les gens qui l’entouraient avaient l’air de subalternes et semblaient chercher à l’apaiser. En approchant de la porte le chevalier entendit que ce jeune homme si bien mis se fâchait, les autres cherchaient à l’apaiser et l’appelaient monsieur le comte.

Saint-Ismier était encore à quinze ou vingt pas de cette porte qui était si vivement éclairée, lorsque ce beau jeune homme, qui depuis une demi-minute était sur le pas de la porte, en sortit vivement, criant toujours comme un homme qui se fâche pour être admiré, et agitant follement son épée, qu’il avait toujours à la main ; il était suivi d’un autre homme presque aussi bien vêtu que lui. Saint-Ismier regardait ces deux hommes lorsqu’il fut aperçu par le premier, celui qu’il avait entendu appeler le comte. Aussitôt ce comte courut sur lui en jurant, l’épée à la main, et voulut lui en donner un grand coup au travers de la figure. Saint-Ismier, bien loin de s’attendre à cette attaque, méditait un compliment qu’il comptait adresser à ce jeune homme bien mis, pour lui demander où était l’hôtel de Miossens. Saint-Ismier, qui était fort gai, donnait déjà à son corps le balancement d’un homme qui a fait une connaissance trop intime avec les bons vins du pays. Il trouvait à la fois plus gai et plus sûr d’aborder ce gentilhomme comme s’il eût été à demi ivre. Pendant qu’il riait déjà des grâces qu’il cherchait à se donner, il fut sur le point de recevoir au travers de la figure le fort grand coup d’épée que le comte lui destinait ; il en sentit toute la lourdeur sur le bras droit, avec lequel il couvrit son visage.

Il fit un saut en arrière.

– Je suis battu, dit-il.

Il tira son épée, rouge de colère, et attaqua cet insolent.

– Ah ! tu en veux, s’écria le comte. C’est tout ce que je demandais. Tu en auras.

Et il attaqua Saint-Ismier avec une ardeur et une audace incroyables.

« Dieu me pardonne, il veut me tuer, se dit Saint-Ismier. Ici, il faut du sang-froid. »

Saint-Ismier rompit à plusieurs reprises, parce que le gentilhomme qui suivait le comte avait tiré son épée, et s’était placé à sa droite et cherchait aussi à piquer le chevalier.

« Décidément, ils vont me tuer », se disait celui-ci en rompant encore une fois, lorsqu’il profita de l’imprudence du comte qui se jetait sur lui, pour lui lancer un coup d’épée dans la poitrine. Le comte para le coup en relevant l’épée du chevalier qui lui entra dans l’œil droit, pénétra de six pouces ; et le chevalier sentit son fer arrêté par quelque chose de dur ; c’était l’os de l’intérieur du crâne. Le comte tomba mort.

Comme le chevalier, fort étonné de ce résultat, tarda un peu à retirer son épée, l’homme qui était derrière le comte lui donna un grand coup d’épée dans le bras, et à l’instant le chevalier sentit une quantité de sang chaud qui lui coulait le long du bras. Depuis un quart de minute, cet homme, qui venait de blesser le chevalier, criait au secours de toutes ses forces. Huit ou dix personnes sortirent de l’auberge, car c’était une auberge et la première de Bordeaux. Saint-Ismier remarqua fort bien que quatre ou cinq de ces personnes étaient armées. Il se mit à fuir de toutes ses forces.

« J’ai tué un homme, se disait-il, me voilà plus que vengé d’un coup d’épée que j’ai reçu sur le bras. Et d’ailleurs, être pris ou être tué, pour moi c’est la même chose. Seulement si j’arrive à Rochegude, au lieu de périr en brave homme au coin d’une rue, j’éprouverai la vilenie d’avoir la tête coupée en place publique. »

Notre héros se mit donc à se sauver de toutes ses forces. Il repassa devant l’église, puis arriva à une rue fort large et, à ce qu’il lui parut, fort longue. Lorsque les gens qui le poursuivaient eurent fait deux ou trois cents pas dans cette rue, ils s’arrêtèrent. Il était temps pour le pauvre chevalier qui était tout essoufflé. Il s’arrêta aussi à une centaine de pas des gens qui le poursuivaient ; il se baissa beaucoup et se fit petit, se cachant derrière le poteau d’un garde-fou, qui se trouvait dans la rue à huit ou dix pas des maisons. Les gens qui l’avaient poursuivi ayant fait un mouvement il se mit à fuir de plus belle, et fit bien ainsi cinq ou six cents pas le long de cette grande rue ; mais il entendit un bruit de pas mesurés, il s’arrêta sur-le-champ.

« Voilà que j’ai affaire au guet », se dit-il.

Aussitôt, il se jeta en courant de toutes ses forces dans une rue fort étroite qui donnait dans la grande ; il tourna par plusieurs petites rues, s’arrêtant pour prêter l’oreille toutes les demi-minutes ; il ne trouva d’abord que des chats auxquels il faisait peur ; mais comme il tournait dans une toute petite rue, il entendit venir à lui quatre ou cinq hommes parlant d’une voix grave et fort posée.

« Voici encore le guet, se dit-il, ou le diable m’emporte. »

Il se trouvait alors vis-à-vis une porte fort grande et fort chargée de grosses moulures en bois, mais à dix pas plus loin il y avait une toute petite porte qu’il poussa. Il se hâta d’entrer et se tint derrière, retenant sa respiration. Il pensait que les hommes à la voix grave qui venaient à lui avaient bien pu le voir entrer et qu’ils pourraient pousser la porte et entrer après lui, auquel cas il voulait se cacher derrière la porte, ressortir, dès que ces hommes seraient entrés de quelques pas dans une sorte de jardin planté de grands arbres, sur lequel s’ouvrait cette porte, et reprendre sa course. Les hommes, qui revenaient de souper, s’arrêtèrent pour bavarder devant la petite porte, mais ne la poussèrent point. Saint-Ismier qui avait peur s’avança dans cette sorte de jardin ; il arriva à une grande cour, puis à une plus petite qui lui sembla pavée en carreaux de marbre. Il regardait de tous les côtés pour voir s’il ne trouverait personne à qui parler.

« Ceci est une maison riche, se disait-il. C’est tout ce qui peut m’arriver de plus heureux ; si je trouve un domestique de bonne maison il sera sensible à l’écu que je lui offrirai et me conduira à l’hôtel de Miossens. Qui sait même si, en lui donnant deux écus, il ne consentira pas à me cacher un jour ou deux dans sa chambre, et même, qui sait, à devenir pour un temps mon domestique ? Ce serait assurément ce qui pourrait m’arriver de plus heureux. »

Dans cet espoir, Saint-Ismier trouva un escalier qu’il monta. Cet escalier s’arrêtait au premier étage vis-à-vis une grande fenêtre qui était ouverte sur un balcon. Il était sur ce balcon, regardant de tous les côtés, lorsqu’il crut entendre quelque bruit dans l’escalier. Il n’hésita pas à passer en dehors du balcon sur une corniche en se retenant au volet de bois de la première fenêtre. Il parvint à un second balcon, qui n’était qu’à quelques pieds du premier. La fenêtre était ouverte, il entra. Il trouva un petit escalier qui lui sembla de marbre blanc et d’une grande magnificence. Arrivé au second étage il trouva une portière, laquelle lui sembla garnie de clous dorés. Il vit comme un peu de lumière au bas de cette portière, il la tira à lui tout doucement et se trouva vis-à-vis d’une porte garnie d’ornements en cuivre ou en argent, car malgré l’obscurité profonde ils lui semblaient briller.

Mais ce qui était bien plus important pour le pauvre chevalier, il aperçut un peu de lumière par le trou de la serrure. Il en approcha l’œil ; il ne put rien voir ; il crut distinguer qu’à l’intérieur il y avait une draperie.

« C’est sans doute quelque appartement fort riche », se dit-il. Son premier mouvement fut de chercher à ne faire aucun bruit. « Mais enfin, se dit-il, il faut bien que je finisse par parler à quelqu’un, et seul comme je suis, perdu dans un vaste hôtel, au milieu de la nuit, il vaut mieux que je parle à un maître qu’à un domestique. Le maître pourra comprendre facilement que je ne suis pas un voleur. » Retenant la portière de la main gauche, de la droite il prit la poignée de cette porte qu’il ouvrit doucement en disant de la voix la plus aimable qu’il put faire :

– Monsieur le comte, permettez-moi d’entrer.

Personne ne répondit. Il resta quelque temps dans cette position, ayant son épée couchée à terre entre ses deux pieds, de façon à pouvoir la saisir fort rapidement s’il en avait besoin. Il répéta une seconde fois le joli compliment qu’il avait inventé :

– Monsieur le comte, voulez-vous me permettre d’entrer ?

Personne ne répondit. Il remarqua que la chambre était ornée avec la dernière magnificence. Les murs étaient recouverts de cuirs dorés relevés en bosse. Vis-à-vis de la porte, il y avait une magnifique armoire d’ébène avec une quantité de petites colonnes, dont les chapiteaux étaient de nacre de perles. Le lit était un peu sur la droite, les rideaux de damas rouge lui semblaient tirés. Il ne pouvait voir dans le lit. Celle des quatre colonnes qu’il apercevait était dorée ; deux génies, qui lui semblèrent en bronze doré, soutenaient de leurs bras élevés une petite table de jaune antique sur laquelle étaient deux chandeliers dorés, dans l’un desquels brûlait une bougie ; et ce qui ne laissa pas d’inquiéter beaucoup notre héros, c’était qu’auprès de cette bougie il aperçut distinctement cinq ou six bagues en diamant. Il avança, en répétant les plus beaux compliments ; il vit une cheminée ornée d’une magnifique glace de Venise, puis une table qui supportait une superbe toilette de tapis vert. Sur cette toilette il y avait encore des bagues et une montre enrichie de pierreries, et dont le mouvement était le seul bruit qui s’entendait dans l’appartement.

« Dieu sait les cris que va pousser le maître de toutes ces choses précieuses, lorsqu’il va se réveiller en sursaut et m’apercevoir ; mais il faut en finir, se dit-il. Voilà plus d’un quart d’heure que je perds en vains ménagements et dans le fol espoir de n’être pas pris pour un voleur. »

Résolu à s’avancer, il lâcha la porte qu’il retenait toujours de la main gauche. Elle roula sur ses gonds et se referma avec un petit bruit.

« Me voici prisonnier », se dit le fugitif.

Par un mouvement instinctif, il s’approcha de la porte : il était impossible de l’ouvrir d’en dedans. Fort piqué de cette circonstance, il avança résolument vers le lit. Les rideaux étaient entièrement fermés. Il les ouvrit en faisant toutes sortes d’excuses ridicules au personnage qu’il ne trouva point, car le lit était vide, mais dans un assez grand désordre qui montrait qu’il avait été récemment occupé. Les draps, d’une toile admirable, étaient bordés de dentelles. Le chevalier prit la bougie, pour mieux y voir ; il mit la main dans le lit : il conservait encore quelque chaleur. Le chevalier fit rapidement le tour de la chambre, et à son inexprimable chagrin reconnut qu’il était à peu près impossible de se sauver. Il n’avait d’autre ressource que celle de déchirer les draps et de chercher à en faire une sorte de corde à l’aide de laquelle il pourrait essayer de descendre dans un lieu fort obscur, qui était à plus de quarante pieds au-dessous de la fenêtre. Il fit de vains efforts pour distinguer si c’était une cour ou un toit.

« Et puis, quand j’arriverai là-bas sain et sauf, je serai peut-être tout aussi en prison qu’ici ? »

Une idée illumina tout à coup le chevalier :

« Il n’y a point d’épée dans cette chambre. Les valets de chambre auront sans doute emporté les vêtements du noble personnage qui l’habite. Mais enfin, ils ont dû lui laisser son épée. Peut-être qu’il a été surpris par des voleurs, et il sera sorti sur eux, l’épée à la main. Mais toujours est-il bien singulier qu’il n’ait qu’une épée. »

Alors le chevalier se mit à examiner la chambre avec un soin extrême. Il finit par trouver sur le tapis, tout près du lit, deux petits souliers de satin blanc et des bas de soie excessivement étroits.

– Parbleu, je suis un grand nigaud ! s’écria-t-il, je suis chez une femme !

Un instant après, il trouva des jarretières garnies de dentelles d’argent. Il trouva sur un fauteuil une petite jupe de satin rose.

– C’est une jeune femme, s’écria-t-il avec transport, et sa curiosité fut si vivement excitée qu’il oublia tout à fait la crainte de finir par la prison, c’est-à-dire par la mort, qui était son sentiment dominant depuis qu’il avait tué ce jeune homme au milieu de la rue. Dans sa curiosité, le chevalier oublia tout à fait la crainte d’être pris pour un voleur. Il s’en allait, la bougie à la main, et son épée nue sur le bras gauche, ouvrant tous les tiroirs de la toilette. Il y trouvait un grand nombre de bijoux fort riches et de fort bon goût ; plusieurs cassettes fort élégantes avaient des inscriptions en langue italienne. « La maîtresse de cette chambre aura été à la cour », se dit-il. Il trouva des gants excessivement petits, et qui avaient été portés. « Elle a des mains charmantes », se dit-il. Mais quelle ne fut pas sa joie lorsqu’il trouva une lettre.

« Ainsi cette chambre est occupée par une femme apparemment jeune et jolie. Un homme lui fait la cour, et ses hommages ne sont pas agréés. »

À peine notre héros ne fut-il plus animé par la curiosité qu’il se sentit horriblement fatigué. Afin de se donner le temps de voir la personne qui entrerait, il alla s’asseoir dans la ruelle de l’alcôve. Il comptait bien attendre en veillant la fin d’une aventure qui pouvait tourner fort mal pour lui, mais il s’endormit bien vite.

Il fut réveillé par la porte qu’ouvrait avec bruit la femme de chambre de la dame qui habitait en ce lieu.

– Allez vous coucher, dit-elle, je n’ai besoin de rien, mais je vous recommande par-dessus tout de venir me réveiller à l’instant si ma mère se trouve encore indisposée.

Saint-Ismier, réveillé en sursaut, eut à peine le temps de comprendre ces paroles. Le rideau de l’alcôve s’ouvrit ; une jeune fille parut, tenant à la main la bougie qui éclairait la chambre. Une extrême épouvante se peignit dans ses traits lorsqu’elle aperçut un homme couvert de sang couché dans sa ruelle. Elle jeta un petit cri, s’appuya sur le lit, et comme Saint-Ismier se relevait précipitamment pour venir à son secours, sa terreur fut augmentée. Elle jeta un second cri plus vif, tomba tout à fait évanouie, la bougie tomba aussi et s’éteignit. L’étonnement qu’elle eut de voir un homme étendu sur le plancher avec des habits tout souillés de sang fut si violent, ainsi que notre héros l’apprit par la suite, qu’elle s’évanouit, tombant d’abord sur le lit, puis sur le plancher. Dans ce désordre, la bougie s’éteignit. Le bruit et le mouvement éveillèrent Saint-Ismier, mais quoiqu’il eût fait quatre ou cinq campagnes et vu d’étranges accidents dans les guerres d’Allemagne, envenimées par le fanatisme, jamais il ne s’était trouvé dans un cas aussi embarrassant. D’abord en se réveillant en sursaut, il ne savait où il était, à peine revenu à lui-même. Il saisit vivement son épée, il écouta ; tout était dans un profond silence. Il toucha ce qui lui était tombé sur la jambe, il trouva une personne qu’il crut morte ; il trouva une main dont la petitesse et la peau fort douce lui firent penser que c’était une femme que quelque jaloux avait tuée.

« Il faut la secourir », se dit-il.

Dès ce moment, il retrouva tout son sang-froid.

La tête de cette femme était sur son genou. Il retira la jambe le plus doucement qu’il put, releva la tête de ce corps et l’appuya sur un carreau. Il trouva tant de chaleur sous les bras en soulevant le corps qu’il pensa que peut-être cette personne n’était qu’évanouie par suite de quelque grande blessure.

« Il faut faire tout au monde pour sortir d’ici, se dit-il. Il n’y a pas à espérer de faire entendre raison au mari jaloux ou au père furieux qui a tué cette femme. Il est impossible qu’il ne revienne pas bientôt pour voir si sa vengeance est accomplie ou pour faire enlever le cadavre ; et s’il me trouve dans cette chambre tout couvert de sang et ne pouvant dire comment j’y suis venu, pour peu que cet assassin ait envie de se justifier, il dira que c’est moi qui ai tué cette femme, et il me sera impossible de rien répondre qui ait l’apparence de la raison. »

Notre héros se releva, cherchant avec beaucoup de soin à ne pas blesser la personne qui était presque couchée sur lui dans cette ruelle si étroite. Mais il donna un fort grand coup de pied dans le flambeau qui roula au loin et fit beaucoup de bruit. Notre héros s’arrêta, profondément immobile, et serrant la garde de son épée. Mais aucun bruit ne suivit ce grand bruit. Alors il se mit à tâter avec la pointe de son épée tout le tour de la chambre. Ce fut en vain ; il ne trouva aucune issue. Il était également impossible d’ouvrir la porte et de l’ébranler. Il ouvrit de nouveau la fenêtre, il n’y avait ni balcon, ni corniche qui permît de tenter une évasion.

« Ma foi, je n’aurai aucun reproche à me faire, si cet accident me conduit à l’échafaud en voulant fuir la prison : je me suis mis moi-même en prison. »

Comme il prêtait l’oreille avec une profonde attention, il entendit un mouvement du côté du lit. Il y courut, c’était la jeune femme qu’il croyait blessée et qui avait été réveillée de son évanouissement par le bruit qu’il avait fait en cherchant à ébranler la porte. Il prit le bras à cette femme et la peur acheva de la tirer de son évanouissement. Tout à coup, cette femme retira brusquement le bras, et poussant le chevalier avec quelque violence :

– Vous êtes un monstre, s’écria-t-elle. Votre procédé est abominable. Vous voulez ternir mon honneur et me forcer ainsi à vous accorder ma main. Mais je saurai frustrer tous vos desseins. Si vous parvenez à me déshonorer aux yeux du monde, j’irai finir ma vie dans un couvent plutôt que de me voir jamais la marquise de Buch.

Le chevalier s’éloigna de quelques pas et passa de l’autre côté du lit.

– Pardonnez-moi, madame, toute la peur que je vous donne. Je vous annoncerai d’abord une excellente nouvelle : je ne suis pas le marquis de Buch, je suis le chevalier de Saint-Ismier, capitaine au régiment de Royal-Cravate, dont je pense que jamais vous n’avez entendu parler. Je suis arrivé à Bordeaux à neuf heures du soir, et comme je cherchais l’hôtel de Miossens, un homme fort bien vêtu est tombé sur moi dans la rue, l’épée haute. Nous nous sommes battus et je l’ai tué. On m’a poursuivi longtemps. J’ai trouvé ouverte une petite porte : c’était celle de votre jardin. J’ai monté un escalier, et comme il me semblait que l’on me poursuivait toujours, j’ai passé du balcon de l’escalier à celui de votre antichambre. Voyant de la lumière ici, je me suis avancé en adressant toutes sortes d’excuses au gentilhomme que je troublais, et lui racontant assez ridiculement mon histoire à haute voix, ainsi que je le fais en ce moment. Je mourais de peur d’être pris pour un voleur. Toutes ces politesses ont fait que je ne me suis aperçu qu’après un gros quart d’heure que ce lit n’était point occupé. Il paraît que je me suis endormi. J’ai été réveillé par le corps d’une personne tuée qui tombait sur moi. J’ai trouvé une charmante petite main de femme, je suis ici dans la chambre nuptiale de quelque grand seigneur jaloux, car j’avais tout le loisir d’admirer la magnificence et le bon goût de l’ameublement. Je me suis dit : ce jaloux dira que c’est moi qui ai tué sa femme. Alors, madame, j’ai déposé votre tête sur un carreau le plus doucement que j’ai pu, et je viens de tenter les derniers efforts pour sortir de cette chambre. Je vous le répète, madame, je me crois un fort galant homme, et ce soir, à neuf heures, pour la première fois de ma vie je suis entré dans Bordeaux. Ainsi, madame, je ne vous ai jamais vue, je ne sais pas même votre nom, je suis au désespoir de l’embarras que je vous cause. Mais du moins vous n’avez rien à craindre de moi.

– Je fais mon possible pour me rassurer, répondit la dame après un instant. Elle s’appelait Marguerite ; elle était fille de la princesse de Foix, et ses deux frères ayant été tués trois ans auparavant à la bataille de ***, elle était restée l’unique héritière des biens et des titres de cette grande maison, ce qui l’avait exposée à une infinité d’importunités et même de mauvais procédés de la part d’une foule de gentilshommes qui prétendaient l’épouser.

– Je crois tout ce que vous me dites, monsieur, mais cependant le hasard cruel, dont vous me racontez les circonstances, peut me perdre d’honneur. Je suis seule avec vous dans ma chambre, sans lumière, et il est trois heures du matin ; il convient que j’appelle au plus tôt une femme de chambre.

– Pardon, madame, si je vous parle encore de moi. Le capitaine Rochegude est mon ennemi, et quand je suis entré à Bordeaux, je fuyais, car je suis poursuivi pour un autre duel, que j’ai eu le malheur d’avoir il y a quelque temps. Une parole de vous, madame, peut m’envoyer au château Trompette, et comme l’homme que j’ai tué est fort protégé, je n’en sortirai que pour marcher à l’échafaud.

– Je serai prudente, dit la dame, mais laissez-moi sortir.

Elle courut à la porte qu’elle ouvrit avec un secret et referma aussitôt avec un grand bruit, et notre héros se trouva encore une fois seul, sans lumière et en prison.

« Si cette femme est laide, et par conséquent méchante, se dit le chevalier, je suis un homme perdu. Cependant, sa voix était douce. Dans tous les cas je vais être attaqué par des domestiques. Il n’y a pas à marchander ; je vais tuer le premier qui se présentera. Cela peut créer un moment de trouble et de confusion, pendant lequel je pourrai peut-être descendre l’escalier et regagner la rue.

Il entendit parler dans l’escalier.

« Tout va se décider », se dit-il.

De la main gauche, il saisit un carreau qu’il prétendait jeter aux yeux de l’homme qui l’attaquerait, et alla se placer derrière le rideau de l’alcôve.

La porte s’ouvrit. Il vit entrer une fille assez belle qui tenait une bougie d’une main et qui de l’autre retenait la porte. Elle jeta d’abord les yeux partout et, n’ayant point vu l’étranger, elle se mit à dire :

– Je m’imaginais bien que ce n’était qu’une plaisanterie, et que vous vouliez seulement m’empêcher de dormir par une histoire si étrange.

Comme elle disait ces mots, le chevalier vit entrer une jeune personne de dix-huit ou vingt ans et d’une admirable beauté, mais fort sérieuse et même un peu inquiète. C’était Marguerite de Foix. Elle poussa la porte qui se referma, sans répondre à la demoiselle de compagnie qui était entrée la première, et d’un air tout pensif lui fit signe qu’elle s’avançât vers l’alcôve.

Le chevalier, voyant deux femmes seules, en sortit, tenant son épée par la pointe. Mais cette épée nue et les taches de sang, dont il était encore couvert, produisirent leur effet sur la camériste qui devint excessivement pâle et se retira vers une des fenêtres. Le chevalier ne songea plus à la prison, ni à ses duels ; il admira la rare beauté de la jeune personne qui était devant lui debout et un peu interdite. Elle rougit beaucoup cependant, elle regardait le chevalier avec une extrême curiosité.

« On dirait qu’elle me reconnaît », pensa-t-il. Puis il se dit : « Mes habits ne sont pas surchargés d’ornements, comme ceux de ce beau jeune homme que j’ai tué, ils sont à la dernière mode de Paris. Peut-être qu’elle a bon goût et que leur élégance simple lui plaît. »

Le chevalier se sentait pénétré de respect.

– Madame, les ténèbres m’étaient favorables. Elles me laissaient tout mon sang-froid. Permettez, cependant, que je renouvelle ici toutes mes excuses pour l’embarras abominable où mes malheurs vous jettent.

– Permettez-vous, monsieur, que les choses qui vous concernent soient connues d’Alix ? C’est une personne de beaucoup de bon sens, qui jouit de toute la confiance de ma mère, et dont les conseils pourront nous être utiles.

Alix s’approcha après avoir allumé plusieurs bougies et approché, sur un signe de Marguerite, un second fauteuil de celui où elle s’était placée en entrant.

Marguerite, qui semblait perdre de sa méfiance et de son inquiétude, engagea la conversation de façon que le chevalier recommença son histoire.

« Apparemment, se disait le chevalier, que cette demoiselle Alix a grand crédit sur l’esprit de la mère de la jeune personne, qui voudrait que sa mère apprît par Alix tout le détail de l’événement singulier de cette nuit. »

Mais une chose ne laissait pas que d’inquiéter notre héros : cette fille si belle semblait faire des signes à sa suivante Alix.

« Serait-il bien possible, se dit le chevalier, que ces femmes me trahissent, et que, tandis qu’elles me retiennent ici occupé à leur raconter mon histoire, elles eussent envoyé chercher main-forte pour m’arrêter ? Ma foi, il en sera ce qu’il pourra ; je crois que de ma vie je n’ai vu une personne aussi belle et qui ait une physionomie aussi imposante. »

Les soupçons du chevalier redoublèrent, lorsque la jeune personne lui dit avec un certain sourire inexplicable :

– Voudriez-vous, monsieur, nous suivre jusque dans une galerie voisine ?

« Dieu sait, pensa le chevalier, la compagnie que nous allons trouver dans cette galerie ! Ce serait bien le cas, pensa-t-il, de lui rappeler dans quel effroyable danger je tombe si l’on me met en prison. »

Mais cette remarque prudente ne peut venir qu’à un homme qui a grand peur ; et il ne put se résoudre à encourir le mépris d’une personne qui avait une mine si haute.

Alix ouvrit la porte, le chevalier offrit son bras à cette jeune personne si belle et si imposante, dont il ne savait pas même le nom. On traversa le palier du petit escalier de marbre. Alix poussa un bouton caché au fond d’une moulure, et l’on entra par une porte dérobée dans une vaste galerie de tableaux.

Nous avouerons que le chevalier, en y entrant, serrait fortement la poignée de son épée.

– C’est ici, monsieur, dit Marguerite, que je vous proposerai de vous cacher jusqu’à ce que ma mère ait pu être informée des événements étranges qui, cette nuit, vous ont amené chez elle. Il est juste de vous informer, monsieur, que vous êtes chez la princesse de Foix. Les gardes de monsieur Rochegude n’oseraient pénétrer dans cet hôtel.

– Mademoiselle, répliqua Alix, il me semble impossible que monsieur habite la même maison que vous. Si une telle chose se savait, on ne pourrait pas la nier. Au premier abord, il faudrait une explication, et toute explication est mortelle pour la réputation d’une jeune fille, surtout quand cette fille se trouve la plus riche héritière de la province.

– Il y a trois ans, monsieur, dit Marguerite à notre héros, qu’à la funeste bataille de *** j’ai eu le malheur de perdre mes deux frères. Depuis cette époque, ma mère est sujette à des évanouissements subits et fort alarmants. C’est un de ces évanouissements qui l’a saisie cette nuit ; j’ai couru auprès d’elle, et c’est pendant ce temps que vous avez pu pénétrer dans mon appartement d’une façon si bizarre. Mais, monsieur, cette galerie ne laisse pas que de renfermer quelques peintures assez curieuses. Je vous engagerai, s’il vous plaît, à jeter un coup d’œil sur quelques-unes.

Le chevalier la regarda.

« Ah, elle est folle, pensa-t-il. C’est dommage. »

Tout en faisant cette réflexion, il avait fait quelques pas avec elle.

– Voici un jeune guerrier couvert d’une armure qui n’est plus en usage, celle des anciens chevaliers ; mais toutefois la peinture est estimée.

Le chevalier restait pétrifié d’étonnement : il reconnaissait son propre portrait. Il regardait Marguerite dont le grand sérieux et l’air noble ne se démentaient point.

– Je pense, dit enfin notre héros, que je vois ici une ressemblance fortuite.

– Je ne sais, dit Marguerite, mais ce portrait est celui de Raymond de Saint-Ismier, cornette au régiment des Gardes lorsqu’il y a quatre ans, mon pauvre frère aîné, le duc de Candale, voulut réunir les portraits de tous ceux de nos parents qui existaient à cette époque. Ainsi vous voyez bien, mademoiselle, dit Marguerite à Alix, qu’il est possible que ma mère offre un asile à un de nos parents, monsieur de Saint-Ismier, poursuivi pour un crime irrémissible, un duel.

En disant ces mots, Marguerite sourit pour la première fois et avec une grâce charmante.

– Il en sera tout ce que mademoiselle voudra. Certainement il n’est pas convenable d’aller réveiller madame la princesse après la nuit affreuse qu’elle a passée. Je supplie mademoiselle de me donner des ordres, mais de ne pas me demander de conseils.

– Et je me gâterais le bonheur extrême que je dois à ce portrait, dit notre héros, si je souffrais que ce que mademoiselle croit devoir à une parenté malheureusement fort éloignée, la portât à quelque démarche désapprouvée par mademoiselle Alix.

– Eh bien, si vous voulez partir, reprit Marguerite avec une grâce charmante, je suis en vérité fort en peine du moyen. Cet hôtel a un concierge, ancien militaire, qui porte le nom pompeux de gouverneur et qui, tous les soirs, doit placer sur son chevet la clé de toutes les portes extérieures ; et surtout, à l’heure qu’il est, la petite porte du jardin, que vous avez trouvée seulement poussée, est fermée. La maison proprement dite a un portier, et hier soir sur le minuit je le vis apporter toutes les clés à ma mère, qui les mit sur une petite table de marbre à côté de sa cheminée. Alix veut-elle aller chercher sur cette table la clé nécessaire pour vous faire sortir ?

– Quatre ou cinq femmes veillent autour du lit de madame la princesse, dit Alix, et ce serait là l’action la plus imprudente et la moins secrète au monde.

– Eh bien, cherchez donc un moyen pour faire sortir de l’hôtel notre parent, monsieur de Saint-Ismier, ici présent.

On chercha longtemps sans trouver. Alix, poussée à bout par les objections de sa maîtresse, finit par commettre une imprudence.

– Vous savez, madame, que l’on n’a pas touché à l’appartement de monsieur le duc de Candale. Or, à côté de son lit, il y a une échelle de soie avec des échelons en bois, qui me semble avoir une quarantaine de pieds de longueur. Elle est fort légère et un homme peut fort bien s’en charger. À l’aide de cette échelle, monsieur descendra dans le jardin. Une fois dans le jardin, si on le trouve la chose est déjà beaucoup moins compromettante pour vous ; il y a tant de femmes dans cette maison ! En second lieu, tout à l’extrémité du jardin, du côté de la petite église du Verbe Incarné, il y a un petit endroit où le mur n’a pas plus de huit pieds de haut ; il y a des échelles de toutes les espèces dans le jardin : monsieur pourra monter facilement à ce mur, et s’il veut, pour descendre il pourra couper un morceau de l’échelle de soie.

À ce point du plan de campagne de la savante Alix, Marguerite partit d’un grand éclat de rire.

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Philibert Lescale

 

Esquisse de la vie d’un jeune homme riche à Paris

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Je connaissais un peu ce grand M. Lescale qui avait six pieds de haut, c’était un des plus riches négociants de Paris : il avait un comptoir à Marseille et plusieurs navires en mer. Il vient de mourir. Cet homme n’était point triste, mais s’il lui arrivait de dire dix paroles en un jour, on pouvait crier au miracle. Cependant il aimait la gaieté et faisait tout au monde pour se faire prier à des soupers que nous avions établis pour le samedi et que nous tenions fort secrets. Il avait de l’instinct commercial, et je l’aurais consulté dans une affaire douteuse.

En mourant, il me fit l’honneur de m’écrire une lettre de trois lignes. Il s’agissait d’un jeune homme auquel il s’intéressait, mais qui ne portait pas son nom. Il l’appelait Philibert.

Son père lui avait dit : « Fais ce que tu voudras, peu m’importe : je serai mort quand tu feras des sottises. Tu as deux frères, je laisserai ma fortune au moins bête des trois, et aux deux autres cent louis de rente. » Philibert avait remporté tous les prix au collège ; le fait est qu’en sortant il ne savait rien. Depuis il a été trois ans hussard et a fait deux voyages en Amérique. À l’époque du dernier, il se prétendait amoureux d’une seconde chanteuse qui me semble une coquine fieffée, très propre à porter son amant à faire des dettes, puis des faux, et plus tard même quelque joli petit crime conduisant droit en cour d’assises ; ce que je dis au père.

M. Lescale fit appeler Philibert, qu’il n’avait pas vu depuis deux mois.

– Si tu veux quitter Paris et aller à la Nouvelle Orléans, lui dit-il, je te donne quinze mille francs, mais payables à bord, où tu seras subrécargue.

Le jeune homme partit, et l’on s’arrangea pour que de son plein gré son séjour en Amérique durât plus que sa zone de passion.

Il fut rappelé par la nouvelle de la mort de ce pauvre Lescale, qui se donnait soixante-cinq ans et en avait soixante-dix-neuf. Par son testament, il reconnaît son fils et lui laisse quarante mille livres de rente. De plus, lorsqu’il aura vendu toutes les propriétés et qu’il sera complètement ruiné, un des amis de Lescale lui comptera deux cents francs tous les premiers du mois, et trois cents francs s’il est en prison pour dettes.

Philibert vint me voir, il avait l’air fort touché, et comme il demandait conseil sérieusement, je lui dis :

– Restez à Paris, à la bonne heure ; mais c’est à condition que vous vous mettrez dans l’opposition légitimiste et que vous direz toujours du mal du gouvernement, quel qu’il soit. Prenez sous votre protection une demoiselle de l’Opéra et tâchez de ne vous ruiner qu’à moitié ; si vous faites tout cela, je continuerai à vous voir, et dans huit ans, quand vous en aurez trente-deux, vous serez sage.

– Je le suis dès aujourd’hui, du moins en un sens, me répondit-il. Je vous donne ma parole d’honneur de ne jamais dépenser plus de quarante mille francs par an. Mais pourquoi me mettre dans l’opposition ?

– Le rôle est plus brillant et d’ailleurs convient à qui n’a rien à solliciter.

Cette histoire n’est pas grand’chose, mais j’ai voulu la noter parce qu’elle est exactement vraie. Philibert a fait des folies, mais au fond a suivi mes conseils. Seulement, la première année, il a mangé soixante mille francs, mais il en est si honteux que je pense que, celle-ci, il n’arrive pas à deux mille francs de dépense par mois.

De lui-même, il s’est mis à réapprendre le latin et les mathématiques ; il prétend naviguer un jour sur un navire à lui appartenant, revoir l’Amérique, voir les Indes. En un mot, malgré la fortune imprévue, il peut devenir un homme fort distingué et fera une bonne mine en lisant ceci.

Je lui ai donné quelques petits conseils de détail qui ont réussi. Il loge dans une des rues les plus reculées du faubourg Saint-Germain et est fort estimé des portiers de son quartier. Il dépense cinquante louis en aumônes ; il n’a que trois chevaux, mais il est allé lui-même les chercher en Angleterre. Il n’est abonné à aucun cabinet littéraire et ne lit jamais un livre s’il ne lui appartient et n’est richement relié. Il n’a que deux domestiques, auxquels il ne parle jamais, mais leurs gages augmentent d’un quart tous les ans. On l’a déjà fait sonder trois ou quatre fois pour des mariages, sur quoi je lui ai déclaré que, s’il se mariait avant trente-six ans, il perdrait ma protection. J’espère toujours qu’il fera quelque sottise, j’ai peur de m’attacher à lui. Il est fort beau et fort silencieux. D’après mes avis il est toujours vêtu de noir, comme s’il était en deuil. J’ai dit sous le secret qu’il ne se consolait pas de la mort d’une dame du Bâton-Rouge, près de la Nouvelle-Orléans. Il voudrait bien ne plus avoir sa maîtresse de l’Opéra, mais je crains les passions, et je l’oblige à la garder.

Où il est bien plaisant, c’est dans une terre que je lui ai fait acheter à quatre lieues de Compiègne, sur la lisière de la forêt : ce qui m’a déterminé, c’est la bonne compagnie, c’est-à-dire le caractère honnête de huit ou dix propriétaires des châteaux voisins. Tous les fainéants du pays chantent les louanges de M. Lescale ; il fait beaucoup d’aumônes et a l’air constamment dupe de tout le monde. Il a eu des bonnes fortunes inconcevables ; mais au fond il ne peut aimer qu’une femme qu’il voit sur la scène deux fois la semaine. Il trouve que la comédie jouée par les autres femmes est à la fois sérieuse et vide.

Bref, Philibert Lescale est un homme bien élevé et ce qu’on appelle un aimable homme.

N. B. (Deux ans plus tard.) J’ai eu tort de forcer le pauvre Philibert à garder sa chanteuse, il vient d’avoir, à cause d’elle, un duel avec un prétendu prince russe qui lui a logé dans le front une balle dont il est mort.

Le prince russe, qui était endetté, et qui d’ailleurs n’était ni prince ni Russe, a saisi avec empressement cette occasion de quitter la France et son quart de loge à l’Opéra.

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Cet ouvrage est le 605e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

 

 



* [L’inconvénient]

[1] [Henri Martineau fait commencer ici un chapitre neuf.]

* [La poétique tirée du Génie du Christianisme de Chateaubriand, consignée par Stendhal dans ses cahiers en 1803.]

a Tout cela est faible et en fait un être commun. 18 mai 1837.

b Made.

a Non.

* [Poème de Lamartine (1836).]

* [« Si tu veux qu’on t’aime, commence par aimer. »]

* Mina est spectatrice du combat qui a lieu dans son cœur. Elle en est à demi séduite. Elle lui prescrit de ne venir qu’une fois la semaine et [...] mélancolie les jours qu’il ne vient pas. Modèle : Métil[de] loving D[omini]que. [Métil[de] désigne Matilde Dembowski née Visconti et D[omini]que Stendhal.]

* [Domenico Fiore, exilé napolitain, ami de Stendhal.]

* [Demander à [Bau] si les abbés vont au bal.]

[2] Rédigé en janvier 1831, le texte parut pour la première fois dans les Nouvelles inédites, en 1855.

[3] Annotation marginale de Stendhal : Aux curieux. – Trieste, les 14 et 15 janvier 1831. N’ayant rien à lire, j’écris. C’est le même genre de plaisir, mais avec plus d’intensité. – Le poêle me gêne beaucoup. Froid aux pieds et mal à la tête.

[Dans l’édition posthume des Nouvelles inédites parue en 1855, ces lignes précèdent le texte à la manière d’un avertissement. On peut estimer, avec Samuel de Sacy, qu’elles revêtent plutôt le caractère d’une annotation marginale].