Maurice Renard, Fantômes

Cet ouvrage est le 93e publié dans la collection Classiques du 20e siècle par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.

Chapitre 1 : Le lapidaire

Chapitre 2 : La félure

Chapitre 3 : Le bourreau de Dieu

Chapitre 4 : Le bourreau de Dieu (suite)

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Le lapidaire I Il y avait à Gênes, sous le dogat d’Uberto Lazario Catani, un lapidaire allemand fameux entre tous les marchands de pierreries. C’était une époque favorable aux célébrités pacifiques. La peste, dont la dernière épidémie avait fait des ravages très meurtriers, ne sévissait plus depuis deux ans. Entre Venise et sa rivale, la haine séculaire mourait dans une lassitude et un affaiblissement militaire simultanés. Enfin, Andrea Doria venait de délivrer sa patrie en chassant les Français, et dans Gênes indépendante il avait constitué un nouveau gouvernement républicain dont la force et l’harmonie promettaient une ère florissante de paix intérieure. Là était l’important ; car les Génois, prenant parti dans les querelles pontificales contre le pape ou contre l’empereur, entraînés dans les dissensions urbaines vers l’une ou l’autre des grandes familles ennemies, poussant au pouvoir telle classe de la population qu’il leur convenait, puis encore divisés sur le choix des prétendants, allumaient la guerre civile à propos de futilités, et jusqu’alors ce n’avait été que perpétuels combats entre Gibelins et Guelfes, Spinola et Grimaldi, noblesse et bourgeoisie, amis de Julio et partisans d’Alberto, discorde au sein des factions et bataille dans la bataille. Mais tout cela, disait-on, n’était plus qu’un passé regrettable. Sur l’ordre d’Andrea Doria, une fusion s’opérait : les patriciens adoptaient les bourgeois sans trop récriminer et l’on célébrait d’assez bonne grâce des mariages mixtes. Le calme régnait donc, et les citadins s’adonnaient au commerce avec une ardeur inusitée, heureux de ne plus voir dans les rues ni cadavres de pestiférés, ni matelots prêts à partir contre un Dandolo, ni gens d’armes de France, ni surtout ces horribles flaques de sang caillé, témoignages d’émeute ou de rixe, vestiges funèbres que d’ordinaire l’homme épouvanté rencontre si rarement et dont naguère les Génois se détournaient à chaque sortie sans y pouvoir accoutumer leur répulsion. De tout temps, les étrangers les moins proches s’étaient mis en route afin de visiter la Ville ; mais l’annonce de cette tranquillité inespérée avait multiplié leur nombre. Plus de cavaliers montés sur de robustes palefrois, à cheval entre la valise et le portemanteau, et suivis de leurs serviteurs, franchissaient les portes bastionnées des remparts ; et surtout, on voyait débarquer, à l’arrivée des nefs moins rares une recrudescence de passagers, le fait étant bien connu dans le monde que l’on devait atteindre Gênes par mer à cause du spectacle. Rien de plus exact ne fut jamais vérifié. Mais si le tableau se trouvait être véritablement grandiose, il semblait fort énigmatique à ceux qui l’admiraient pour la première fois. Aussi les voyageurs de l’Océan comme ceux de la terre, accostés dès l’arrivée – fussent-ils ruisselants à l’égal de tritons ou plus poussiéreux que meuniers – par les guides, dont la race est éternelle, se rendaient-ils en leur compagnie sur le môle, d’où l’on découvrait la même vue que du large en l’écoutant expliquer. Des quais, la Ville s’échelonnait sur une colline abrupte et la couvrait tout entière de toits pointus, de terrasses et de murs blancs. Elle paraissait bâtie afin que chaque maison pût voir la mer, et la cité maritime formait une tribune aux cent gradins, préparée, semble-t-il, pour quelque naumachie colossale. La crête d’une montagne aride découpait derrière elle un horizon très élevé, couronné de forteresses et de monastères qui se ressemblaient ; et Gênes profilait sur cet écran morose et menaçant la silhouette plus claire de son amphithéâtre. À voir cette disposition en escalier, on avait tout de suite l’idée que les différents ordres d’une population si partagée habitaient chacun le degré correspondant à la hauteur de sa condition sociale. On se trompait : la ville basse passait pour la plus riche, la proximité du port attirant de ce côté les marchands, et elle possédait, comme la ville supérieure, ses palais. Ils étaient visibles du môle – car la vue de cette cité presque verticale en donnait le plan – et les guides, esprits méthodiques, après avoir fait admirer la ceinture inexpugnable de Gênes entourée par l’eau de la mer et du Bisagno, par des citadelles et des fortifications – ce qui faisait sourire les sujets du feu roi Louis XII – désignaient les édifices : – San Lorenzo ! San Marco ! Le palais d’Andrea Doria ! – Où donc ? – Pas loin de la Lanterna... Tout près de la rive... Contre le mur d’enceinte et en dehors... au milieu de jardins, ce grand château... – Parfaitement. Doria, c’est le doge, n’est-ce pas ? – Non ! Il a refusé le bonnet. Le commandement de la flotte espagnole lui laisse peu de loisirs, et Doria persiste à servir l’empereur, disant ne pouvoir mieux obliger les siens qu’en leur conservant un allié si considérable. La guerre pourtant lui donne du répit ; le voilà parmi nous quelque temps jusqu’aux expéditions prochaines. Il est tout-puissant et le doge lui demande conseil. Les hommes de sa trempe ne devraient pas mourir, et ses cheveux sont blancs... Puis, le boniment, récité à la façon d’une confidence, accentué de mimiques affairées, larmoyant parfois, présomptueux souvent, emphatique toujours, se poursuivait à l’occasion d’autres castels : – Cette tour est celle de l’arsenal, effroyable magasin de la mort ! Au centre de la Ville, s’élève le palais ducal. Que Dieu protège le doge ! Voici, dans le quartier bas, N. Donna delle Grazie ; la terrasse de l’orfèvre Spirocelli, voisine de l’église, s’aperçoit fort nettement. Quel artiste !... Je vous conduirai chez lui ; vous achèterez là des bijoux délicieux, agencés selon les règles récentes de l’art... Et voyez-vous maintenant, à une portée d’arbalète de cette maison, celle dont la toiture bleue est percée de quatre fenêtres ? C’est la demeure d’Hermann Lebenstein, le beau-père de Spirocelli, le roi des lapidaires, une des gloires génoises ! Il possède une merveilleuse collection de pierres. Par la Sainte Madone ! on ne saurait tarder davantage à connaître un tel trésor, car il pourrait payer la rançon de toute la chrétienté, si les mécréants venaient à la capturer ! Alors, à travers le dédale des ruelles, les voyageurs accompagnaient leurs guides, et quand ils les questionnaient au sujet de ce lapidaire aussi renommé que San Lorenzo, l’arsenal ou Doria, les Italiens rusés faisaient mine de ne pas entendre et nommaient obséquieusement les passants de qualité : Marino, Garibaldi, Fiescho... II Dans la rue des Archers, étroite et montante, les étrangers, fort intrigués, s’arrêtaient devant une habitation de belle apparence dont la porte et les fenêtres aux croisillons de pierre étaient surmontées d’une accolade sculptée retombant à droite et à gauche des ouvertures en cordons rigides, fruités de raisins à leur extrémité. Le battant de chêne, poussé, donnait accès dans une salle lambrissée d’armoires où, derrière une table encombrée de balances, de pinces, de cuillers au manche perforé de trous ronds, un jeune garçon se tenait. – Ce n’est qu’un serviteur, disaient les guides. Ses petits yeux verts inspectaient les nouveaux venus à l’abri d’un front minuscule encore rétréci par une chevelure courte mais envahissante. Ayant jugé à quelle sorte de pratiques il avait affaire, le valet s’empressait d’aller quérir son maître, et bientôt un grand vieillard livide accueillait les étrangers d’un sourire souffrant. L’acier cliquetant d’un trousseau de clefs luisait à sa hanche, sur l’étoffe sombre du costume, et l’on se demandait de quel prisonnier ce grave personnage avait la garde. C’était Hermann. La bienvenue de cet homme trop pâle et de taille exagérée frappait toujours ses hôtes d’étonnement et les confirmait dans cette pensée émouvante que le logis d’un être aussi anormal devait, en vérité, tenir du phénomène. C’est pourquoi, tout en suivant le large dos parmi l’obscurité d’un couloir, ils ébauchaient, sans même le savoir, des récits merveilleux à l’usage du retour, et ces Ulysses espagnols ou allemands préparaient pour Burgos ou Aix-la-Chapelle la relation incroyable de leur visite au repaire d’un cyclope. Cependant, le futur Polyphème des fables internationales fouillait dans l’ombre une serrure familière ; il en faisait jouer les combinaisons et l’on entendait glisser avec soumission les leviers pesants de la fermeture compliquée ; une autre clef pénétrait une seconde mécanique ; la détente de ressorts lointains criait douloureusement, presque mélodieuse ; des engrenages grinçaient ; enfin, après un dernier bruit de verrous tirés, sur une protestation ultime de la machine aux rouages embrouillés, venue de Nuremberg, la porte épaisse s’ouvrait. Alors, toutes les paroles vantardes des guides tombaient dans l’oubli, les mots de collection, musée, galerie, trésor même, qui avaient attiré les curieux chez Hermann, eussent semblé d’une mesquinerie insultante à qui s’en fût souvenu ; mais personne n’avait d’idée, nul n’a pu dire jamais la forme de la salle, ses voûtes, ses fenêtres solidement grillées. Chacun, fasciné, vivait seulement par les yeux agrandis et regardait avec des frissons un spectacle sans pareil dont les histoires les plus invraisemblables n’auraient point augmenté la splendeur ; car le vieux geôlier gardait captive la nuit étincelante des étés d’Orient. Le premier regard, jeté du seuil, ne distinguait dans un demi-jour crépusculaire qu’une infinité de points incandescents ; et rien ne déconcertait comme cette multitude innombrable d’étoiles, si ce n’est le fait de les savoir chacune un joyau sans prix. Quelle fortune patiente et connaisseuse avait amoncelé une telle profusion de gemmes aussi parfaites ? Et quelle science avait su les disposer si habilement que, dans cet intérieur sombre, elles luisaient comme au soleil ? Cela déroutait l’habitude et la logique. Il fallait qu’Hermann fût prodigieusement riche, savant à l’excès ; et tous ces passants le vénéraient, depuis qu’ils avaient découvert en lui Aristote et surtout Crésus. Lui, les joues maintenant timbrées d’un petit cercle rose et maladif, demeurait taciturne. À ceux qui, s’étant approchés des vitrines, avaient remarqué certains arrangements des pierres par groupes, par catégories, et lui demandaient la raison de cet ordre, l’esprit de cette classification, Hermann murmurait des réponses d’un laconisme évasif, et les fâcheux ne se risquaient plus à fatiguer de questions ce spectre aux gestes harassés, dont la voix tremblait. Parfois il se trouvait parmi les curieux quelque orfèvre pour renseigner ses compagnons ; ces jours-là, Hermann souriait davantage et se taisait tout à fait. Mais, c’étaient d’habitude les guides qui, verbeux et importants, faisaient les honneurs du magique firmament et enseignaient à leurs clients d’un jour les erreurs les plus pittoresques. L’empereur d’Allemagne, le roi de France étaient venus ; mais Charles Quint n’avait rien appris de son hôte impénétrable, et François Ier s’en fût allé de même, sans l’heureuse présence du joaillier de la cour. Encore, un pli moqueur aux lèvres d’Hermann ne cessa-t-il de railler le docte artisan, comme si sa harangue n’eût été que menteries ou balourdises. Certaine journée, pourtant, un visiteur solitaire s’étant nommé avec le léger accent de Toscane, le lapidaire le conduisit à la célèbre chambre et l’entretint longuement, accordant à cet unique auditeur la grâce qu’il avait refusée aux peuples de la terre, comme à ses monarques. Or, sa voix devint plus chaude et plus assurée à mesure qu’il parla. Il dit : – Seigneur Benvenuto Cellini, voici mes gemmes les plus précieuses, celles que je ne vends pas, afin de m’en réjouir les yeux et aussi de peur de ruiner les nations. « Toutes les espèces sont là dans toutes leurs variétés, rangées selon les liens divers, véritables ou supposés, que les lois de la nature ou le caprice des hommes ont mis entre elles. « Voilà le coin des origines. « Regardez cette motte d’argile d’un gris sale à côté de cette boule grossière de silex ; que je les nomme seulement et vous frémirez, car la motte est une gangue et la boule une géode. Je ne les ai pas fait ouvrir ; elles cachent peut-être des pierres miraculeusement limpides ; mais, plus loin, des choses similaires sont coupées en deux morceaux pour montrer le diamant brut, encore terne, gisant au fond de l’une et la paroi de l’autre tapissée magnifiquement d’améthyste. « Sectionnez maintenant par la pensée tous ces cailloux quelconques apportés de Perse, de Boukharie, de Hongrie, et dont les nuances éteintes sont verdâtres, bleutées ou fadement polychromes ; examinez alors dans la case voisine leurs tranches sciées et polies : ce sont des turquoises, des lapis-lazuli, des opales... « Au fond de ce bassin que vous voyez là, où des miroirs versent une resplendissante lumière, des huîtres de Polynésie élaborent lentement leur bijou morbide, et ce banc de moules continue de sécréter ici des perles roses commencées sous les flots de l’océan Indien. Cette autre cuve recèle un buisson de corail chaque jour plus fleuri, les rameaux en sont blancs, teinte inestimable... Mais, pardon, ces commentaires sont superflus et vous connaissez mieux que moi les nids des cristaux, la gestation des grains nacrés et les pépinières sous-marines. « J’espère vous surprendre tout à l’heure par de moindres vulgarités. – Détrompez-vous, repartit Benvenuto, il est toujours sain d’entendre les gens éclairés redire les vérités que l’on sait ; car les imbéciles les répètent parfois, et la parole d’un érudit, venant à les confirmer de nouveau, leur rend la pureté primitive et la certitude. Aussi bien, n’ai-je point ouï disserter des pierreries devant des modèles aussi rares que ceux-là ni disposés si raisonnablement ; et je ne m’attendais guère à contempler dans votre maison des coquilles perlières en exercice, non plus que des bosquets de pierre pleins de vie... Mais Hermann l’entraîna vers un large panneau couvrant tout le mur principal, face à l’entrée, sur lequel des centaines de tisons semblaient se consumer et, groupés dans des cadres sculptés, formaient des rangs et des colonnes, alignements incompréhensibles qui décelaient un plan mystérieux. – Ces douze gemmes, reprit Hermann, sont les symboles des douze mois chez les Slaves, et voici le calendrier des Latins. Différence de races : il n’existe pas de concordance entre ces deux fantaisies ; l’attribut d’avril, par exemple, est ici le diamant, et là c’est le saphir... – La saison printanière, fit Cellini, a la couleur des yeux qu’on aime ; c’est folie de la vouloir fixer à jamais et pour tous... Mais voilà des années aussi précieuses que le temps lui-même ! Que veulent dire ces assemblages nouveaux ? – Ce sont, reprit le lapidaire, les groupes des vertus, des fétiches, des médicaments, et des saints. « Les vertus se succèdent de haut en bas, par ordre d’excellence. – La sardoine qui brille au sommet signifie donc la qualité que vous prisez par-dessus toutes ? – Oui, c’est l’emblème de la pudeur. – Peuh ! fit Benvenuto. Alors, cette opale, la dernière, représente probablement le pouvoir de charmer ? – Vous l’avez dit. – Mais, reprit l’illustre ciseleur, ces pierres rendent-elles vertueux qui les porte sur soi, ou bien... – Elles ne sont que des images, fit Hermann. Voici les fétiches, au contraire, qui sont des porte-bonheur, des alliés, écartent les cauchemars et désignent les filons d’or, comme la topaze ; la calcédoine met en fuite les fantômes et rien ne vaut l’améthyste pour chasser l’ivresse. – Je savais cette propriété, dit Benvenuto, aussi ne m’a-t-on jamais vu paré d’améthystes. Je me plais à mettre l’ivresse au rang des bienfaits les plus respectables et je plains de tout cœur les prélats de ce que l’anneau pastoral enchâsse un joyau si funeste... Après tout, c’est une commodité de le porter non à l’encolure, mais au doigt ; on se dévêt plus secrètement d’une bague que d’un collier. Mais, poursuivons. Voici, m’avez-vous dit, la pharmacie minérale ? Hermann eut un petit rire, puis, reprenant son visage sévère : – Ces drogues-là guérissent, répondit-il. Elles rendent la santé à ceux qui croient en elles. La foi remue de même paralytiques et montagnes, et j’ai accompli beaucoup de cures étonnantes, parce que le nombre des malades est moins grand que celui des crédules. – J’admire ces objets inertes qui exécutent de grandes choses sans force, murmura Benvenuto. – Ils possèdent en tout cas la puissance qu’on leur prête, la plus formidable de toutes, puisqu’elle est à la mesure sans borne de l’imagination ; et puis, que sait-on... peut-être les créatures, rochers, bêtes et plantes, sont-elles reliées par d’obscures affinités... – Oh !... – Comprenez-vous, dit Hermann en saisissant le bras de l’artiste, la matière universelle est la même sous des aspects multiples ; nous sommes de l’argile dont se composent loups, reptiles, mollusques, rosiers, mousses, coraux et granits. Insensiblement, par degrés imperceptibles, en pente douce, sans choc, la nature passe du caillou : ombre et stupidité, à Benvenuto Cellini : lumière et génie... Mais, au lieu de poursuivre sur ce ton, Hermann sembla se raviser et il ajouta seulement : – Or, certains végétaux sont des remèdes efficaces ; pourquoi refuser ce titre à des minéraux, à peine plus éloignés de nous dans l’échelle des êtres ? – Hum ! fit la lumière géniale, vous êtes un flatteur, maître Hermann, car cette escarboucle – un simple caillou cependant – jette des flammes que ma pauvre cervelle ne saurait jamais produire. – Elle guérit de l’ophtalmie, reprit Hermann tout à fait calmé, et sa voisine, l’onyx, arrête les hémorragies ; voici le jade encore, pierre néphrétique, et le rubis par quoi l’on traite la mélancolie... – Oh ! l’admirable pierre ! s’écria Benvenuto. – J’en ai de plus belles, dit fièrement Hermann. – En effet, voici une émeraude où paraît condensé l’infini glauque de l’océan. – Je ne voulais point parler de cette émeraude, dit Hermann. Elle resplendit au tableau des saints pour y figurer Jean l’Évangéliste, et voilà près d’elle saint Mathieu. – Encore une améthyste ! – C’est, en effet, la pierre des cultes religieux, et les anciens l’avaient consacrée à Vénus. – Cette religion est plaisante, dit l’incorrigible orfèvre, car les dogmes en sont indiscutables. Améthyste, sois absoute ! Je pardonne saint Mathieu en faveur de Cypris. Hermann désignait d’autres bataillons flamboyants : – On a formé des alphabets avec les lettres initiales du nom des pierreries. Puis, avec un sourire, il ajouta : – Voici de quoi écrire Vénus en dix langues. Nous commencerions par la vermeille, qui est ce corindon écarlate. En sanscrit, il faudrait le remplacer par le diamant : vajira... En hébreu... Mais Benvenuto contemplait déjà une vaste table scintillante. C’était un rendez-vous de toutes les familles de gemmes ; et chaque échantillon pouvait passer pour le plus beau du genre qu’il représentait. Du diamant au jais, l’arc-en-ciel avait répandu sur ces merveilles les mille gammes de son septuor. Les cristaux, d’un volume surnaturel, montraient une eau pure comme le vide, et l’orient des perles les faisait comparer à des rayons de lune roulés aux doigts des sirènes ; auprès de chacune gisait un petit morceau de racine de frêne pour leur conserver longue vie. Les facettes miroitantes de tous les joyaux dénotaient un art de magicien chez l’ouvrier qui les avait taillés ; du reste, Benvenuto s’aperçut bientôt qu’un seul diamantaire pouvait les avoir façonnés de cette manière savante et mystérieuse qui les allumait dans l’ombre. Hermann choisit au milieu de cette constellation un astre blond : – Qu’est cela ? dit-il. – Topaze, répondit Benvenuto. – Non pas : saphir. Et comment nommerez-vous ce brillant bleu ? – ... Diamant de Cypre, fit en hésitant Benvenuto qui n’osait pas prononcer : saphir. – Non, triompha Hermann, c’est un béryl, une émeraude ! – Mais, cependant... – Tout le prouve : les brisures des pierres cassées, leur densité, leur contexture, leur composition. – En vérité, avoua le Florentin, je n’aurais jamais supposé cela ; mais votre saphir et votre émeraude ne pourront manifester aux yeux du monde tous leurs mérites, puisque le plus intéressant est justement de paraître ce qu’ils ne sont pas... Il siérait aux Vénitiens, dans les mascarades du carnaval, d’en étaler de semblables : tout en eux serait déguisé, même la parure. – Si quelqu’un désirait se travestir, repartit Hermann, je pourrais lui prêter ce costume. Il est en soie brodée de bijoux ; douze gemmes forment le pectoral, traçant des colonnes mystiques, et, sur chacune, comme en un cartouche, des mots sont gravés : les noms des douze tribus d’Israël ; c’est la robe du grand prêtre Aaron et le rational des jugements tissé d’or et de lin tordus, sur l’injonction de Jéhovah. « À côté, reposent le collier de fiançailles donné par Joseph à la Vierge, le monocle vert de Néron ; enfin voilà des camées grecs, des intailles millénaires, des dieux chinois en porphyre, des scarabées de jade dont l’achèvement a rempli des existences d’Égyptiens ; tous bibelots vénérables par la pureté du travail, la vieillesse ou l’histoire ; ils racontent assez complètement les usages différents auxquels les générations et les peuples ont employé les pierreries, et prouvent en quelle estime ils ont toujours tenu ces sœurs lointaines. Benvenuto, ravi, maniait avec précaution les colliers naïfs des femmes primitives, égrenait les chapelets aux dizaines superbes ; des ferrets guillochés enrichis d’aigue-marine firent claquer dans ses mains leurs jointures exactes ; d’un coup d’œil amical, il salua certain pendant de cou finement ciselé : assemblage de chimères et de nymphes qu’un Apollon Citharède présidait parmi les volutes d’or et les gemmes ; un fil de perles soupesé bruit doucement ; et comme la clarté traversait le fond translucide et violet d’un camée au regard charmé de l’artiste, Hermann le tira de son extase. – Venez, dit-il, tout ceci n’est rien. Je vais vous montrer un spectacle vraiment digne de votre admiration. La lourde porte fit entendre en se fermant son bruit laborieux de ferrailles. Les deux hommes marchèrent un instant au sein des ténèbres, puis, Hermann ayant réveillé le même tintamarre aux profondeurs d’un autre battant, ouvrit, sur le côté du couloir, un cabinet. Ils entrèrent. Mais Benvenuto s’arrêta, stupéfait, à la vue d’un écrin de velours vert où des rubis, fabuleux de grosseur et d’éclat, dardaient comme autant de braises leurs rayons écarlates. Ils avaient l’air d’étincelles divines dérobées par quelque Prométhée au feu éternel de la Vie. Il y en avait neuf ; ils formaient un cercle éblouissant, rompu cependant par un vide : la place d’une pierre absente, semblait-il. – Cela est impossible, murmura Benvenuto, ces rubis reflètent une fournaise cachée ou tout au moins un morceau de drap cardinalice dérobé dans le couvercle de l’étui... Il en prit un, mais l’éblouissement rouge persistait, même dans ses mains jointes ; tant qu’un mince filet de lumière pouvait tomber sur une facette, le rubis tout entier irradiait, et l’orfèvre voyait le bord de ses doigts fermés s’illuminer de pourpre, comme si, au travers de cet écran, il avait regardé le soleil. Il replaça l’objet inquiétant sur le velours vert et demeura soucieux à regarder briller la couronne infatigable. Au bout d’un instant : – La dizaine de prodiges n’est pas complète, fit-il. – Non, répondit le lapidaire, mais elle le sera bientôt. – Vous êtes un homme surprenant. Chacun de vos rubis semble sans pareil ; or, vous en possédez neuf qu’il est impossible de différencier l’un avec l’autre tant ils sont identiques ; et voilà que vous affirmez sérieusement acquérir bientôt le dixième semblable aux autres en tous points !... De quel pays faites-vous donc venir ces corindons géants ? – Vous avez là une dague dont la poignée est remarquable, dit Hermann, la coquille de la garde est fouillée à ravir. En êtes-vous l’auteur ? Et Benvenuto, voyant que le vieillard se refusait poliment à répondre, prit congé de lui avec force civilités, et crut, en quittant cette maison, sortir d’une légende.

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La félure Puisque notre ami, le romancier Salvien Farges, vient de mourir à l’hospice des aliénés où nous l’avions mené secrètement, je ne vois pas pourquoi ces pages resteraient inédites. Ce sont les dernières d’une sorte de journal qu’il tenait fort irrégulièrement lors de sa lucidité, et l’intérêt en réside surtout dans la date : 16 octobre 1902. À cette époque précise, en effet, se manifestent les premières incohérences de Farges. S’il eût recouvré la raison et se fût remis à écrire, jamais ces feuillets n’auraient été divulgués, de peur qu’une telle confession ne nuisît au succès de son auteur ; car si le public lisant adore les folies, c’est à condition de les croire l’œuvre d’un sage. 16 octobre 1902. Je vais relater l’aventure d’hier au soir, d’abord à cause de son caractère surnaturel, et aussi parce que, en l’écrivant, je serai forcé d’en revoir méthodiquement les phases, ce qui m’aidera peut-être à la comprendre. Pour le moment, tous les menus faits de cette histoire sont comme les pavés d’une mosaïque disjointe et bouleversée ; il s’agit de la reconstituer. Je tiens à me rappeler la journée tout entière, pour chercher si le matin ou l’après-midi ne recèleraient pas l’explication logique du soir, une cause acceptable de cet... événement. Hier, après un repos bref, car j’avais travaillé fort avant dans la nuit, des coups frappés à la porte m’ont brutalement éveillé. La concierge me présenta une quittance de loyer : cent francs à payer pour avoir habité durant trois mois cette mauvaise chambre mansardée, à la crête de la rue Bonaparte. – C’est bien, dis-je, tantôt je vous réglerai cela... Eh ! dites-moi, criai-je à travers la porte déjà refermée sur le départ de la concierge, dites-moi, quelle heure est-il ? Elle me répondit : – Huit heures ! Et j’entendis son doigt sec tambouriner sa charge trimestrielle au long du couloir et le bruit des réceptions diverses que mes voisins lui faisaient. Je ne m’étais pas trouvé depuis longtemps réveillé si matin, et j’aurais bien voulu me rendormir, mais la fâcheuse situation de mes affaires m’apparut trop vivement pour me permettre de me replonger dans l’oubli du sommeil. Comment se faisait-il que mon oncle et conseil judiciaire ne m’eût pas apporté les deux cents francs de ma pension mensuelle ? C’était la veille que cette somme aurait dû m’être remise. Le plus grand besoin s’en faisait sentir : pour acquitter le terme, et puis... pour me nourrir. Les derniers dix louis m’étaient échus dans une période de cette paresse intermittente qui prouve l’artiste et lui est nécessaire car il s’y repose du labeur cérébral et couve à son insu des pensées nouvelles. Mais le sort a voulu que nous fussions plusieurs à subir en même temps la crise sacrée, circonstance qui la prolongea. Quelques jours de fête en compagnie de Filliot, de Blondard et d’Amolin sont peut-être la raison d’une statue, d’un tableau ou d’un opéra remarquables entre ceux de l’avenir, mais ils entamèrent grièvement ma fortune et je dus sans retard me remettre à la besogne. Je tenais un sujet original et ne doutais pas d’en faire une nouvelle que La Revue mauve accepterait d’emblée et paierait comptant. Hélas ! L’idée de ce conte n’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer les caractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres de mes personnages ; d’autres actions découlèrent tout naturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaient dans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, la semaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait sur mes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pour huit jours d’appétit. J’aurais pu bâcler un article de critique et foudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûment reconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode... Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plan complexe de mon œuvre improductive. Avant-hier, j’ai changé mes derniers sous contre un disque de saucisson : mon déjeuner. Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie, combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant les faits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient à Saint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoir achevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et à l’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner. Le souvenir d’un aussi beau détachement m’excita à le cultiver de nouveau et, tandis que la concierge descendait l’escalier avec un tintement de monnaies, j’allai prendre sur ma table les feuilles où l’esquisse de mon œuvre s’étalait en griffonnages, puis, m’étant recouché, j’abordai ma tâche. Il ne me restait plus qu’à écrire le développement du schéma, et, avant de l’entreprendre, je passai mes notes en revue pour m’assurer que la charpente était solide, bien équilibrée, capable de supporter sans fléchir toute une architecture. Je m’aperçus alors qu’un de mes types capitaux n’était pas mûr. Son rôle, je l’avais tracé, mais le caractère et l’aspect physique m’échappaient. Impossible de le décrire ; or, son portrait se place nécessairement aux premières lignes du roman. J’eus beau me torturer l’imagination, employer d’abord un système rationnel puis donner libre cours à la fantaisie, le bonhomme ne voulait pas éclore et je n’obtenais que des traits banals ou faux. L’énervement de cette recherche stérile dura – j’en suis certain – deux bonnes heures : je trépidais de colère contre moi-même, la sueur m’en venait sur tout le corps ; mon exaspération devint telle que bientôt, malgré tous mes efforts, mon esprit refusa de demeurer tendu plus longtemps vers le même but et je ne pus continuer mes tentatives de création. Je suis passablement sujet à ces accès de fièvre inféconde. Sitôt qu’ils se déclarent, je devrais couper court au vain essai de production, m’appliquer à des ouvrages faciles, des copies par exemple ; mais un orgueil hors de saison m’interdit d’avouer mon impuissance et je persévère à m’épuiser pour rien, à faire tourner à vide les rouages cérébraux jusqu’à l’arrêt fatal de la machine sans force. D’habitude, je me délasse longuement après un surmenage de la sorte : une promenade en flâneur réassouplit l’intelligence courbaturée, mais hier des crampes à l’épigastre me firent comprendre la nécessité de m’absorber dans n’importe quelle occupation : la faim et l’oisiveté font mauvais ménage. Nulle inquiétude, d’ailleurs, ne m’importunait, mon oncle ne pouvait pas ne pas venir le jour même. J’essuyai donc mon visage, réparai le désordre de mon lit, et j’écrivis avec assez de facilité le dénouement de l’ouvrage. C’est une partie qui m’a tout particulièrement séduit, elle était déjà toute terminée dans ma pensée et n’exigeait pas une connaissance totale du personnage tant cherché. Aussi bien, dans mes contes les mieux venus, la fin a-t-elle été composée avant le reste. Voici ce morceau, puisque je me suis promis de fouiller la journée d’hier dans tous ses détails, et voici d’abord le thème du roman dont l’obsession l’a remplie presque tout entière : Un banquier américain, un de ces hommes puissants qui utilisent leur pouvoir à multiplier autour d’eux les savantes amitiés et les dévouements influents, nourrit une haine implacable contre un jeune peintre au seuil de la gloire. Motif : passionnel. Pour assouvir sa vengeance, le millionnaire a préparé dans l’ombre toutes les calamités, déceptions et injustices que les administrations, le monde et les jurys peuvent infliger à qui tente leurs suffrages. La mine est prête à faire explosion. La victime subira le supplice raffiné d’échecs perpétuels, et même, il n’est pas jusqu’à son existence matérielle qui ne doive rencontrer chaque jour les pires obstacles. Le suicide du patient s’impose à bref délai. C’est donc une peine idéalement féroce et sans danger pour le bourreau. Mais les deux ennemis se rencontrent par hasard ; la jalousie s’empare violemment de l’homme riche, il oublie ses préparatifs monstrueux et, ne pouvant maîtriser la brute qui gronde en lui, poursuit son adversaire et l’assomme. La physionomie insaisissable était celle de l’assassin. Je copie maintenant la scène finale : « Monsieur Burton ne parlait plus. Il aspirait son cocktail d’une paille gourmande et regardait distraitement à travers les glaces du bar anglais l’inlassable croisement de la foule, dans l’ombre, sur le boulevard. Ses deux compagnons suivaient machinalement son regard et songeaient aux moyens d’exécuter ses ordres. Bendler, le paysagiste, devait à Burton sa décoration pour faits d’armes en 1870. Il n’était pas difficile d’empêcher Jacques Bernard d’obtenir la médaille au Salon prochain, et Bendler se réjouissait d’en être quitte à si bon compte et de se débarrasser par quelques démarches toutes simples d’une reconnaissance qui lui pesait. Pour Jephté, la tâche se trouvait moins compliquée encore. La consigne était de ne pas prononcer le nom de Bernard dans sa critique. Il cherchait seulement un prétexte à ce silence, désireux de garder sa place aussi bien au cénacle des censeurs impartiaux qu’à la table somptueuse de Burton. À l’idée que Jacques allait subir enfin son châtiment, Burton s’esclaffait. Il semblait complètement heureux depuis qu’il concertait sa revanche, et sa fureur paraissait dissipée devant l’expiation prochaine du criminel, comme il appelait son ennemi. Tout à coup, il fit un mouvement brusque et Bendler avec Jephté étouffèrent une exclamation. Ils avaient reconnu parmi les passants Jacques Bernard. Le banquier grogna une insulte ordurière. Un instant, on vit ses mains crispées sur sa canne, puis il se leva, et, sans un mot d’adieu, il se précipita dehors. Jacques revenait de Saint-Mandé. Une journée passée près de sa fiancée lui emplissait l’âme d’un charme tout nouveau, et il admirait avec quelle aisance l’ancien modèle portait maintenant ses toilettes de jeune fille bourgeoise et comme Madeleine entourait de soins délicats sa mère retrouvée. Il éprouva qu’il serait bon d’être un peu seul avec ces chers souvenirs et quitta le boulevard, son brouhaha et ses lumières pour les rues moins étourdissantes qui montent aux Batignolles. Il remarqua bientôt qu’on le suivait et s’arrêta devant l’étalage d’un épicier pour regarder l’homme sans en avoir l’air. Burton ! C’était Burton ! Que lui voulait-il donc ? N’avait-il pas renoncé ostensiblement à Madeleine ? Et Jacques sentit un grand frisson le parcourir. L’anxiété des pressentiments le fit trembler. Un but sinistre approchait, inévitable. Il reprit sa marche à pas saccadés, l’esprit troublé de raisonnements inconnus : Burton allait le tuer... Et n’était-ce pas son droit humain de supprimer le ravisseur de ses joies ? Jacques se mit à marcher plus vite. Mais Burton ne se laissa pas distancer. Que faire ? Implorer le secours d’un gardien de la paix ? Quel policier croirait à un crime non encore accompli ? Pour quel motif requérir l’arrestation du banquier ? L’attendre et se battre ? Jacques savait qu’il ne vaincrait pas. Comme ils étaient tout près de l’atelier, il se mit à fuir. La poursuite éperdue traversa les groupes, s’engouffra dans le vestibule et galopa dans l’escalier. Jacques perdit toute avance en ouvrant sa porte. La grande verrière de l’atelier éclaira d’un bleu lunaire les deux champions face à face. Nu-tête, son chapeau étant tombé au vent de la course, le peintre vit à Burton le visage d’un fou. Celui-ci, dans sa rage, avait perdu tout souvenir de ses machinations diaboliques. Il ne restait du potentat mondain qu’un mâle dupé, une brute exaspérée. Il leva sa lourde canne et, ayant visé soigneusement Jacques Bernard médusé, avec un han de bûcheron, il lui brisa le crâne. Bendler et Jephté, à la recherche de leur Mécène le trouvèrent sanglotant au clair de lune devant le portrait de Madeleine, la fameuse toile dite La Femme aux jacinthes, qui, au Salon dernier, cravatée d’un crêpe, valut la médaille d’or à son auteur défunt. » Mon travail relu ne m’a point satisfait. Je le jugeai trop court en proportion du tout, j’y voyais des lacunes, c’était maigre et superficiel. D’ailleurs, l’inanition clairsemait mes idées, les tableaux évoqués m’apparaissaient linéaires et incolores, sans modelé ni profondeur. Et si je ne m’étais pas surveillé, nul doute que je n’eusse décrit tous les gâteaux du bar, tous les comestibles de l’épicerie ; encore le genre de ce dernier magasin a-t-il échappé à mon attention. Un grand découragement, presque du désespoir, m’accabla, et je me mis à rêver tristement... Jean, le domestique de mon oncle, vint troubler ma méditation. Son maître souffrant l’avait chargé de me remettre cinq napoléons (car son maître professe le bonapartisme) et la quittance du loyer que Jean aurait préalablement soldé avant de monter. Je le priai de remercier mon oncle de la confiance qu’il voulait bien me témoigner, puis, l’ayant congédié, je me levai et m’habillai. Avant de sortir, je posai sur ma table mes notes et le manuscrit insuffisant en tête duquel je traçai au crayon bleu : À modifier. Au dehors, il faisait à peu près nuit ; c’était un tiède soir d’automne. Je me sentis, en remontant la rue Bonaparte vers le boulevard Saint-Michel, les jambes molles et la tête vide. Mon dessein était d’aller dîner tout de suite au prochain Duval, mais comme je passais devant le café du Faune, quelqu’un, à la terrasse, me héla ; Blondard, Amolin et Filliot, habitués impitoyables de l’établissement comme du reste le nommé Farges que j’ai la douleur de constituer, me firent asseoir près d’eux. L’absinthe opalisait leurs verres. – Garçon ! Un Pernod pour monsieur ! J’ajoutai : – Et un sandwich ! Pendant que je dévorais ce maigre repas, mes camarades continuaient leur entretien. C’était une suite de potins. Amolin répondait aux on-dit de l’École des beaux-arts par des cancans issus du Conservatoire. Lorsque j’eus englouti le petit pain fourré, nous parlâmes de tout un peu. Les seuls propos dont je me souvienne sont les derniers. Il y avait déjà quelque temps que nous étions là et nous savourions le quatrième verre d’absinthe, ma tournée. La conversation avait pris un tour plus sentencieux ; on discutait plus chaudement des opinions plus résolues, et chacun critiquait l’œuvre des amis avec une certitude d’autant plus manifeste que l’art du juge s’éloignait davantage de l’art du jugé. – Vous, mon cher, me dit Blondard, je subis toujours le charme de vos machines quand je réussis à vous oublier complètement ; et ceux qui ne vous connaissent pas – vous et votre milieu – doivent vous trouver épatant. – Tant mieux, répondis-je, car je fréquente peu le monde, mais pourquoi cette réticence à votre approbation ? – Parce que l’observateur domine en vous. On peut toujours affirmer à coup sûr de l’un de vos personnages – quand il n’est pas vous-même – qu’il existe quelque part ou qu’il est formé de deux ou trois citoyens de votre connaissance. Vous ne copiez pas toujours de la tête aux pieds monsieur Sinophe, mister Yellow ou mein Herr Roth, mais on les retrouve dans d’aimables Arlequins plus ou moins verts, jaunes ou rouges suivant la suprématie de l’un des trois éléments. – Fichtre, riposta Filliot, ce peintre a trempé sa langue dans un arc-en-ciel polyglotte ! Et Blondard continua : – Voyons, Farges, croyez-vous qu’un miroir ne se dresse pas devant mes yeux à la lecture des Théories de Raphaël Gouache ? – Mais, répondis-je surpris, c’est que vous dites vrai, mon cher Blondard ; je vous jure n’y avoir mis aucune malice, je m’en rends compte aujourd’hui seulement. – Parbleu ! Je vous pardonne de grand cœur. C’est de la suggestion, le phénomène est classé. Du reste, je suis en compagnie dans le corps de Gouache, car vous y avez fait entrer un peu de Filliot, et c’est ce qui me désole... – Comment ! Comment ? hurla le sculpteur. – Calme-toi et laisse-moi finir : ce qui me désole pour Farges, parce que les lettres, c’est comme la peinture... Amolin railla : – Gare aux Théories, Gouache ! – Eh, je veux justement parler d’un système que Farges a stupidement parodié dans son ignoble bouquin, le scélérat ! « Écoutez : je proscris toute prédominance de teinte dans une toile de jour... – Oui, interrompit Amolin, c’est pourquoi le Raphaël Gouache des Théories possède un pivot sur lequel il fait tourner ses tableaux. Il ne les signe que si la couleur générale de la toile tourbillonnant est le blanc ; car cela prouve que les sept couleurs s’y rencontrent dans les proportions du prisme et que l’éclairage est conforme à la nature. – Amolin, s’écria Blondard, vous êtes le plus bouché des contrapontistes ! Voilà ma véritable méthode... – Assez, mon bon ami, lui dis-je, vous avez peut-être raison ; je le vois bien, j’ai pris autour de moi pas mal de croquis pour mes ensembles, ceux-là n’en sont que plus vrais. Mais, je vous l’assure, tous mes bonshommes n’ont pas la même origine. Ce matin, par exemple, j’ai tenté d’en construire un, et l’imagination seule y travaillait, sans l’aide de la mémoire. – Vous l’avez cru. – Non, c’est une certitude. – Alors, vous avez échoué. Confondu par cette perspicacité, je ne voulus pas avouer. Je repartis : – Pas le moins du monde ; la créature est achevée et elle est bien mon ouvrage. Mentir m’est odieux. Le souvenir de mon impuissance augmenta ma gêne et, brusquement, je détournai la conversation. – À la santé des propriétaires, dis-je, c’est jour de terme. Et nous devisâmes, de logements, de concierges et de déménagements. Je fus amené de la sorte à conter mon évasion de l’hôtel de la Jeunesse, caravansérail qui m’abritait avant cette maison de la rue Bonaparte. Les pensionnaires en étaient assez contents, ils y prenaient gîte et repas pour une somme très minime dont je ne pus me rappeler le montant, en dépit de tous mes efforts. Le propriétaire était un athlète roux qui ne plaisantait pas sur les retards et, à la fin d’un mois, j’avais préféré la fuite à l’expulsion et au contact des huissiers, car M. Duchâtel n’hésitait pas à faire usage de ces pitoyables fonctionnaires. Il gardait même de ce fait la marque de l’inimitié de ses locataires, l’un d’eux lui avait démoli la mâchoire d’un coup de poing, au reçu de quelque protêt, et ses lèvres en étaient restées informes et pâles. Des aventures semblables furent relatées par mes camarades, puis les paroles devinrent banales et bientôt je n’écoutai plus. Aussi bien, une vie intense bouillonnait dans mon cerveau, mais je n’y distinguais pas bien nettement. Je crois que ma pensée s’attachait surtout à retrouver le chiffre exact de ma dette envers Duchâtel, encore n’en suis-je pas bien sûr. Nous réglâmes la dépense. Le garçon s’empara de mon billet de cent francs, et me rendit la monnaie. Je comptai : pourboire donné, il me restait 97,50 francs. – Venez-vous dîner, Farges, vil blagueur ? – Ma foi non, répondis-je à Blondard. Ma faim s’était tue, et tout à coup, par un hasard inexplicable, au moment où ces mots « vil blagueur » mêlaient à mon petit calcul le souvenir du roman, je venais d’entrevoir en moi-même l’objet de mon désir : parmi d’autres pensées confuses celle de Burton se dressait vigoureusement. Je voulais en parachever les moindres détails pendant que je la tenais. Demeuré seul au milieu de l’arrivée et du départ perpétuels des buveurs, le menton dans la main, l’œil fixe et sans regard, je donnai l’essor à ma rêverie. Burton y prit tout de suite un relief extraordinaire, je le voyais, comme dans le dernier chapitre, sirotant sa liqueur américaine en compagnie de ses deux acolytes. Mon caprice lui prêtait une allure bestiale et la force peu commune indispensable à l’accomplissement de son crime. Une barbe sans moustache, à la yankee, sertissait de cuivre sa face rougeaude, et il triturait sa canne entre des doigts énormes. Je composais là un être des plus repoussants. Toutefois, et je ne sais pourquoi – peut-être à cause de personnes qui s’installèrent à grand remue-ménage en face de moi-, je changeai subitement la position et le costume de mon traître. Ce fut sans doute une bonne inspiration car l’image m’apparut dès lors bien plus vigoureuse. En quelques minutes mon banquier se trouva totalement organisé, au physique comme au moral, seule, la bouche s’obstinait à rester quelconque, vague, à peine indiquée au fusain dans mon portrait achevé. Je ne m’acharnai point à la recherche d’une pareille vétille et, avant de prendre le chemin du restaurant, je fus un instant à regarder circuler la joyeuse cohue de sept heures. Mon esprit, enfin détendu, se reposait à ces jugements incertains et multiples qui constituent le minimum d’activité cérébrale. Je tournai la tête de tous côtés pour examiner mes voisins, et tout à coup, mon cœur se prit à battre sur une mesure désordonnée tandis qu’un froid glacial me pénétrait : Au premier rang de la terrasse, vers la droite, à la place exacte où ma vue s’était portée machinalement tout à l’heure durant mes réflexions, Burton, une paille dans sa bouche à peine indiquée, me regardait réellement de cet œil fauve que je lui avais imaginé. Quel prodige affolant était-ce là ? Je me l’expliquai sur-le-champ avec une perspicacité stupéfiante : Dans la nature, les choses perçues par la vue engendrent des pensées. Mon intelligence surmenée s’était sans doute détraquée, elle avait fonctionné à rebours, et l’idée, maintenant, avait fait naître un objet. Le terrible, c’est que ce produit fût un être vivant, séparé des rayons visuels générateurs, un homme à cette heure indépendant de l’intelligence créatrice, insoumis à ma volonté, et une brute. Je me maudissais d’avoir déchaîné parmi mes semblables une fiction aussi dangereuse qu’un monstre de roman, mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité, car les yeux de Burton luisaient furieusement et ne se détachaient pas des miens. Il me sembla qu’un péril depuis des mois menaçant fondait sur moi. Je ne vis de salut que dans la retraite, et pour échapper à l’étau du regard, je quittai le café. À la manière des bêtes traquées, je me dirigeai instinctivement vers ma demeure. Mais, je l’aurais parié, Burton me suivait. Son acte était inévitable. Il ne pouvait vivre que de l’existence dont je l’avais doué. Ma volonté actuelle ne pouvait plus rien contre ma volonté passée. Il accomplirait ponctuellement les actes imposés par mon bon plaisir à son personnage dans la partie presque définitive du roman. La scène finale m’apparut, dans toute son horreur... l’assassin brandissant au-dessus de sa victime paralysée le pesant gourdin, et puis !... C’en était trop. Je partis à toutes jambes vers la rue Bonaparte ; tout le sabbat dansait une ronde sous mon crâne. Burton courait sur mes talons. Mon chapeau s’envola... Est-ce que la fatalité s’abattait aussi sur moi ? M’étais-je donc photographié dans les traits du malheureux Jacques Bernard !... Que faire, mon Dieu ? Soudain, la possibilité d’une issue traversa comme un éclair le chaos de mon désarroi ; je me rappelle alors avoir éclaté de rire, tant j’avais la certitude de mon salut. J’entrai en coup de vent dans la maison. J’escaladai devant Burton mes six étages : la porte de ma chambre était restée ouverte, grand avantage sur Jacques Bernard, cette particularité me donnait le temps d’effectuer ma délivrance. À la clarté de la lune, je saisis le crayon bleu et biffai prestement la fin de mon travail, supprimant ce qui suivait l’arrivée du peintre dans son atelier, c’est-à-dire le meurtre... puis tranquillisé, curieux de savoir comment l’être chimérique se tirerait d’affaire, je me retournai. Burton fit irruption dans la chambre. Je le considérais sans frayeur. – Monsieur, balbutia-t-il d’une voix entrecoupée, haletante, monsieur, payez-moi tout de suite les 97,50 francs que vous me devez pour un mois de pension à l’hôtel de la Jeunesse... Démonté par cette injonction peu prévue, je tirai de ma poche le reste de mes ressources. Un instant l’or et l’argent s’allumèrent dans la paume musculeuse du fantôme, sous son regard calculateur, puis il s’en alla, placide et muet. Jouer le rôle de Duchâtel, c’est le piteux expédient qu’il avait trouvé pour se ménager une sortie honorable. Afin d’éviter le retour de pareille visite, j’ai, sans retard, remplacé les phrases rayées du roman. Dans la nouvelle version, Burton, ayant balbutié des paroles incohérentes, s’échappe de l’atelier sans avoir eu l’audace de perpétrer son forfait, et, ivre de désespoir, sentant sa douleur incurable, il se précipite dans la Seine. Le lendemain, à l’aube, des mariniers repêchent son cadavre. Je vais me rendre à la morgue afin de constater le décès de mon persécuteur.

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Le bourreau de Dieu À M. François Coppée. I Le jour de Saint-Christophe, un moine, de ceux qui faisaient profession de creuser leur tombe et de distiller le suc des plantes, revint de la cueillette quotidienne en portant d’un bras une belle gerbe de fleurs aromatiques, et de l’autre un tout petit enfant malingre. L’aventure tenait du prodige, car le couvent s’élevait à la cime de rochers presque inaccessibles, au milieu d’un pays sauvage, assurément plus propre à la naissance des herbes cordiales qu’à l’éclosion des petits enfants, si malingres qu’ils fussent. Ainsi pensa le prieur ; et le brave homme se dit aussi : – Certes, ce gamin-là nous est destiné car personne n’aurait pu le secourir hormis l’un de mes religieux. Le doigt de Dieu est là, puisqu’il se pose partout, et je l’y vois d’autant plus nettement que l’événement est moins compréhensible et s’éloigne donc des faits terrestres pour se rapprocher des actions divines... L’idée ne laisse pas d’en être pourtant singulière... le bon Dieu sait bien qu’il nous est interdit de prendre des pensionnaires... Après tout, il a le droit de susciter à notre règle des exceptions qui la puissent confirmer, et saint Bruno ne dérogera point s’il fait une fois par hasard le geste de saint Vincent de Paul... Et puis, l’histoire de Moïse voguant à la dérive sur le Nil n’est-elle pas plus bizarre encore que celle-ci ? En vérité, il serait beau de voir tout un monastère montrer moins de charité que la fille d’un pharaon mécréant !... Nous garderons l’enfant. Ayant pris cette audacieuse décision, le prieur tomba de nouveau dans la perplexité. Quel nom donner à son protégé ? Moïse le tenta. Mais il réfléchit : pour les esprits modernes, si superficiels, Moïse sentait son rabbin d’une lieue, Moïse évoquait un profil qu’on n’a pardonné qu’aux Bourbons ; enfin Moïse veut dire sauvé des eaux, et l’étymologie s’accordait mal avec les débuts d’un petit garçon trouvé sur une montagne. Il s’appellerait donc Christophe, comme le saint dont c’était la fête, saint du reste honorable entre tous et de qui le nom est à vénérer, car il signifie porte-Christ. Tout heureux d’appliquer ses connaissances de l’hébreu et du grec aux difficultés de la vie pratique, le prieur rompit solennellement le silence monacal et proclama sa volonté à ses fils en Dieu. Il leur fit part des pensées diverses qui l’avaient agité et parla longtemps sur l’amour du prochain, comme un orateur débordant de foi et condamné à un mutisme perpétuel. Sa péroraison développa une vérité trop ignorée qui frappa son auditoire d’admiration : – Il importe peu, dit-il en substance, que les hommes aient un nom rattaché à leur naissance, comme Désiré, Théodore, Dieudonné et tant d’autres. Ils ne sont pas responsables de la façon dont ils viennent au monde, mais il faut les appeler d’un mot qui soit un étendard pour le soldat, et pour le matelot un phare. Moïse n’avait que faire de se rappeler un incident de ses premiers jours, mais Christophe saura qu’il ne respire qu’afin de porter le Christ, c’est-à-dire contribuer à la plus grande gloire de Dieu. Heureuses les créatures qui répondent à de tels vocables, car ils sont des ordres, et ceux qui les exécutent s’assiéront à la droite du Père. « C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il. C’est pourquoi Christophe grandit dévotement parmi les doux Moines blancs et bruns qui creusaient des tombeaux et composaient un élixir. Vers l’âge de dix-neuf ans, ce fut un jeune homme sans beauté ni grâce, d’allure maladroite, empirée par la coupe ridicule de son habit : on l’avait taillé dans la bure des cloîtres, et c’était une veste à l’ampleur informe sur un pantalon trop court. Celui-ci montait inexorablement suivant la croissance de son propriétaire en sorte que l’usure blanche, œuvre pieuse des oraisons prosternées, s’étendait de plus en plus à mesure que les genoux calleux descendaient dans le pantalon. Christophe cachait sous des cheveux longs et raides l’âme étroite qu’on prête machinalement aux sacristains. Ses yeux myopes, à travers leurs grosses besicles rondes, ne voyaient pas le monde bien clairement, et il s’en faisait une conception tout ecclésiastique, n’envisageant de la vie que les phases solennisées par les sacrements. Sa première communion lui en paraissait le point culminant, et il attendait avec sainteté l’extrême-onction – le mariage étant pour lui un objet de terreur, un devoir religieux non seulement facultatif, mais encore institué par la mansuétude céleste pour excuser un dérèglement des sens indispensable au souffle des générations. Très croyant, et laissant aux autres le soin de perpétuer le genre humain, la pensée d’endosser le froc lui était venue naturellement : son esprit et son vêtement se ressemblaient, peu de chose leur manquait pour être ceux d’un moine, l’étoffe était déjà la bonne. Empêché par une timidité dominatrice de déclarer sa vocation, Christophe, à dix-neuf ans, attendait que l’audace lui vînt et, tout en implorant le Seigneur afin qu’il daignât hâter cette arrivée, il vaquait à diverses besognes domestiques et se mêlait aux moines occupés de leurs travaux funèbres ou industriels. Ce fut ce qui le perdit : car s’il est édifiant de voir les futurs trépassés approfondir leur fosse, la saveur et l’arôme d’une liqueur de luxe constituent des embûches pernicieuses. Le mépris de la mort envahit donc l’âme de Christophe, mais avec le goût funeste de cette boisson, d’émeraude ou de topaze, qui exaspérait son fanatisme jusqu’à la volupté, et lui donnerait, pensait-il, la force d’avouer ses chères présomptions. Le jour qu’il entra chez le prieur à cette fin, le postulant trébucha dès la porte et s’avança vers le vieillard en chancelant, puis il se mit à exposer sa demande, mais les syllabes s’embrouillaient sans merci, et ce bégaiement inextricable semblait sortir d’une bouteille d’élixir, tant il exhalait de parfums montagnards. Le malheur voulut que le prieur comprît tout de même le sens du discours. Il aurait peut-être pardonné l’ivresse, pour une fois, mais il n’admit pas qu’un tel vice s’attachât à profaner les sublimes pensées. Dans le langage de Christophe, il discerna une suite de blasphèmes suggérés par la démence et, sans dire un mot, il conduisit le pauvre saint ivrogne jusqu’à la porte du couvent paternel. Là, il lui donna une petite bourse, et, lui montrant d’un grand geste le désert superbe des forêts, des plateaux et des pics, il lui dit : – Allez, libertin ! Allez assouvir au sein des villes corrompues vos tristes appétits. Vous êtes indigne de votre nom. C’est Noé qu’il fallait vous baptiser ! Allez, je vous chasse !... Voilà ma punition d’avoir enfreint la Règle en vous accueillant ici ! Et il laissa Christophe, dégrisé, tout seul, au pied du monastère à jamais fermé. L’exilé regardait avec terreur l’étendue de sapins et de rochers. Bien souvent, au cours des moissons odorantes, il avait plongé son regard dans les vallées, mesuré de l’œil les montagnes lointaines. Il ne reconnaissait plus rien. Habitué à considérer ce paysage comme le décor immuable de ses sorties, comme la fresque peinte aux murs d’un promenoir, voilà qu’il était forcé de marcher parmi cette toile, de s’éloigner à travers ce tableau !... Était-ce possible ? Poussé par un sentiment nouveau, Christophe parcourut lentement les bois et les prés voisins du cloître, et il s’aperçut qu’il les aimait tendrement. Tout surpris de ses actes, les yeux humides, il embrassa des arbres fort communs et couvrit de baisers de petites fleurs très ordinaires. Le passé, jusqu’ici, n’avait pas existé pour lui, chacun de ses jours étant comme la veille ; et quelque chose d’infiniment doux : le souvenir, naissait dans son cœur. Il sentit l’angoisse des séparations gonfler sa gorge, se laissa tomber sur la mousse, et sanglota très longtemps, apitoyé de sa douleur et pleurant sur ses larmes. Quand il se releva, la nuit emplissait déjà les vallons et montait vers les cimes comme une marée de ténèbres. Une à une, les étoiles perlaient. Une cloche tinta le dîner des religieux. Christophe avait faim. Les paroles du prieur résonnèrent dans sa mémoire. Il frissonna à la pensée des villes corrompues où il devait maintenant satisfaire son appétit, mais la nécessité criait plus fort que la vertu, et Christophe, certain d’abandonner son Dieu, descendit, dans le noir, vers les hommes. II Dans la véhémence des adieux à la montagne, la bourse du prieur avait glissé et s’était perdue. Christophe mendia de village en village. Il allait, surpris que ses pareils eussent bâti leurs maisons au fond de trous, et non sur les hauteurs. Il marchait, vagabond grotesque avec ses lunettes rondes et ses nippes extraordinaires. Cet accoutrement augmentait son air faible et inoffensif, de sorte que les braves gens lui donnaient beaucoup, par compassion, et que les mauvaises, n’ayant rien à craindre de ce mendiant bonasse, lui refusaient tout. Par bonheur, la province était charitablement peuplée, et Christophe, au bout de trente lieues, put se procurer des outils à faire des sabots et du bois pour y tailler une paire de galoches. C’est lui qui naguère confectionnait à l’usage des moines ces chaussures d’hiver, et il ne put s’empêcher d’en modifier pieusement la forme, afin que les profanes n’eussent point aux pieds des galoches aussi pointues que celles des religieux. Ayant terminé son œuvre, il équarrit deux rognures d’érable inutilisées, les croisa, et cloua sur ce crucifix un autre morceau de bois dont mille coups de couteau avaient fait un petit avorton de bon Dieu, confus, déjeté, monstrueux ; et alors, il lui parut que le Seigneur venait le rejoindre parmi la dissolution des cités, car, depuis son bannissement, Christophe priait dans le vide, et son oraison, sans but, manquait de ferveur. Un marchand avait donc remplacé le mendiant. Il s’installait dans un bourg, prenait les commandes, les exécutait, puis repartait vers d’autres bourgs, plus riche de quelques sous à chaque nouveau départ. D’un naturel studieux, il employait ses repos à lire, au hasard de ses logements, les livres qu’il y rencontrait. Souvent, la nécessité l’obligeait de partir avant d’avoir achevé la lecture du volume, et son savoir était un mélange bizarre de souvenirs où s’emmêlaient des bribes du Parfait Vétérinaire, plusieurs chapitres de l’Histoire de la Révolution française, et tout le fatras cabalistique d’un Traité d’envoûtement. Pendant ses loisirs, il s’exerçait aussi à sculpter, dans les déchets de sabots, des christs moins grossiers que sa première œuvre, voulant retrouver le plaisir singulièrement délicat qu’il avait éprouvé lors de cette création. Il pénétrait dans toutes les chapelles du chemin et s’évertuait à copier de son mieux les modèles sans nombre qui les ornaient. Malheureusement, la méditation y perdait ce dont l’art profitait. Bientôt Christophe vendit autant de croix que de paires de sabots, mais il portait plus de christs sur le dos que dans le cœur et justifiait son beau nom tout de travers. Un soir, après bien des voyages, le sabotier arriva dans un hameau construit au flanc d’une haute montagne. C’étaient les dernières habitations que les bûcherons rencontraient en allant travailler, et, derrière elles, montaient à perte de vue les grandes forêts de pins. On découvrait de là un espace immense et imposant. D’abord, au pied du mont, une grande plaine s’étendait, elle était fertile et verte, un fleuve vigoureux y miroitait ; puis l’horizon se fermait par une succession de chaînes montagneuses, pareille à une suite formidable de vagues figées, les plus proches étaient noires et dentelées, et les dernières, très loin, se teignaient de bleu et offraient des contours adoucis. Christophe se les fit nommer. Il apprit qu’on désignait les sommets bleuâtres comme le monastère de sa jeunesse. C’était donc là-bas, dans un bois parfumé, que l’ange de son rêve gisait sur la mousse, parmi les fleurs, avec les ailes brisées... Et soudain une grande fatigue l’envahit, car il sentit, en face de cette ligne brumeuse, si pâle, si éloignée, que son esprit avait marché plus vite que son corps, et qu’il ne voyait plus du tout le Seigneur. On ne fait pas impunément tant de chemin. Christophe, possesseur d’un pécule rondelet, résolut de se reposer et de chercher désormais la joie dans sa besogne favorite, et non plus au sein de méditations impuissantes. L’endroit, élevé, lui plaisait. Mais il fuyait toujours la compagnie de ses pareils et il décida de s’édifier une cabane plus haute que le village, à l’entrée d’un défilé, sur le sentier conduisant à la cime. Un mois plus tard, les touristes rencontraient dans leur ascension un petit chalet tout neuf, adossé au roc, vitré du côté de la sente, où, au milieu d’un cadre de sabots et de crucifix, un homme grisonnant façonnait des morceaux de bois. Christophe était heureux. Assis devant son établi, il voyait devant lui, par une large baie, le rideau vert sombre de la forêt surgi d’un précipice et s’élevant avec majesté jusqu’aux rochers d’une crête. Celle-ci s’abaissait vers la gauche, dévalait brusquement, et le monde apparaissait au-delà, comme le fond d’une mer desséchée. Tous les dimanches, après la messe, le sabotier, épris de montagnes, se promenait au hasard sur la sienne, et, de temps en temps, lorsque après une pluie le ciel devenait limpide, il gravissait le cône glissant, couvert de gazon roux, qui dominait toute la contrée. Un vent violent soufflait sans trêve au faîte du mamelon. Quand des voyageurs ne s’y trouvaient pas, il y régnait un silence surnaturel, et la bise sifflait alors aux oreilles d’étranges histoires. Seules, les sauterelles rouges troublaient le calme en décrivant leurs paraboles stridentes ; et parfois, des aigles, en quête de proie, y tournoyaient. Christophe vénérait ce lieu, et si, par-delà l’espace sillonné de rivières argentées, gemmé de lacs bleus, tourmenté de croupes et de pics, il apercevait le géant de neige brillant au soleil, comme d’un or qui serait blanc, un émoi mystique le faisait encore tressaillir, et il croyait le ciel plus près de lui. Mais, revenu dans son atelier, toute velléité de foi s’évanouissait, et, en présence de tous ces christs semblables, il ne savait pas en élire un seul pour représenter le Créateur, il n’y voyait plus que les créatures d’un pauvre sculpteur, un peu plus difficiles à réussir que des galoches, et il s’endormait sans prière. Ce n’est pas cependant qu’il négligeât de confectionner des croix. Au contraire, les étrangers lui en achetaient comme souvenirs de leur excursion, et Christophe, reproduisant sans cesse le même sujet, était parvenu à ciseler des Jésus assez bien constitués et très reconnaissables. Il y peinait toute la journée sans ennui, mais parfois, un peu las, il demandait de nouvelles forces à une bouteille de cet élixir, origine de ses malheurs ; en vieillissant, le sabotier dut y puiser plus souvent, et il vint une époque désastreuse où l’on vit le père Christophe, manquant à tous les offices, ne plus descendre au village que pour se procurer de l’ardeur en flacon. Un seul buvait autant que lui, un chenapan redouté, capable de tous les crimes, Marcoux le contrebandier, Marcoux, le braconnier ; et on englobait dans le même mépris l’homme que tous fuyaient et celui qui s’écartait de tous. Ces deux êtres, qu’un vice honteux unissait pour le dédain public, se haïssaient, l’un convoitant les économies de l’autre, et Christophe ayant deviné les desseins de Marcoux. Or, cette inimitié s’accrût soudainement. L’Église, qui aime à endeuiller de Golgothas les pays accidentés, ordonna « qu’un simulacre du gibet sacré serait planté en pompe majeure au pinacle de la montagne ». Au jour dit, qui se trouva le plus chaud de l’année, une multitude de fidèles serpenta le long de l’interminable calvaire. L’évêque, les soies violettes relevées, chevauchait une mule sous un dais safran brodé d’or, et derrière lui s’échelonnaient, précédées de bannières à fanons ou de hautes enseignes enrubannées, parmi les lueurs des cierges : les communautés et les confréries. Un cantique essoufflé s’élevait des cagoules, des capuces et des cornettes. Cela faisait une longue et mince couleuvre, à tête éblouissante d’aubes et de chasubles, dont les anneaux bigarrés se déroulaient processionnellement à une allure noble et mesurée, réglée par la mule de Sa Grandeur. Arrivée au bas du cône suprême, la foule se dispersa pour l’escalade pénible de la pente. Monseigneur aidait sa monture en l’étayant de la crosse épiscopale, et les gonfaloniers transformèrent en alpenstock la hampe de leurs étendards. Enfin, l’étroite crête fut rapidement couverte de chrétiens ; mais la plus grande masse dut faire halte sur le versant peu confortable et glissant comme un toit de chaume. Marcoux, familier des forêts mystérieuses, vendait au poids de l’argent l’eau d’une source connue de lui seul. Tout à coup, au sommet, dans le nuage des encensoirs, une croix blanche et nue, démesurée, se dressa. Christophe, à l’écart selon sa coutume, regretta l’absence d’un crucifié divin. L’appareil semblait attendre le patient et n’était point parfait... Mais, un cri de foi poussé par trois mille gosiers convaincus lui prouva qu’il se trompait, et, navré d’être toujours en désaccord avec le plus grand nombre, il regagna son logis, tandis que là-haut, les discours enthousiastes, les clameurs d’approbation bourdonnaient, et couvraient le murmure de la brise et des sauterelles éperdues. Ce peuple descendit en désordre, ivre d’avoir assisté à la mémorable cérémonie. Tous cherchaient vainement à revoir la croix – la cime n’était visible qu’à une grande distance, et de là, le symbole diminué ne s’apercevait plus – mais son image sublime s’érigeait dans toutes les exaltations, et on se plut à retrouver dans la petite échoppe la réduction des solives rédemptrices. Quand la montagne reprit sa tranquillité, l’éventaire de Christophe était vide de crucifix, et des pièces d’argent et d’or s’y amoncelaient. Pendant que le sabotier les comptait, Marcoux passa ; et, comme l’objet de leur inimitié s’était amplifié, ils devinrent ennemis d’autant plus acharnés. III Il avait suffi de la fête catholique pour divulguer la beauté du paysage et l’habileté du sculpteur improvisé. Aussi, durant l’hiver, Christophe travaillait-il sans relâche, pour vendre aux nombreux visiteurs de la belle saison une grande quantité de christs. Il s’essayait maintenant à les faire de toutes grandeurs, et variait ainsi la monotonie de l’ouvrage, car il était incapable de modifier d’un seul détail le type adopté. Malgré cette répétition indéfinie des mêmes formes, rien ne lui causait plus de joie que sa tâche. Il en négligeait le dormir et le souper, et bien d’autres devoirs autrement nécessaires au salut des mortels. Si grand était l’oubli de ses croyances passées que, parfois, pour un méchant coup de ciseau maladroit, Christophe blasphémait son Dieu. Si quelque esprit de perdition l’en avait défié, il aurait bu à la santé de Lucifer sa fiole de liqueur à présent journalière. Devenu un peu vaniteux, il se mit en tête, « afin de couronner sa carrière », d’exécuter un Sauveur supplicié de proportions humaines, et il le tailla dans un tronc de sapin, car cette essence est la moins coûteuse, et Christophe à l’ivrognerie et à l’impiété joignait l’avarice. Comme il employait la journée aux productions lucratives, c’est le soir, à la chandelle, ou plus économiquement à la lueur du firmament constellé, qu’il cisela sa statue. De la sorte, il mit un an à la terminer. Or, il advint qu’elle fut complètement achevée dans la nuit du vendredi saint. Christophe, l’équilibre incertain et le regard trouble, la contemplait au clair de la lune. Elle était dressée en face de la baie, et semblait en extase devant l’immensité de la campagne où des brouillards simulaient un océan revenu. La seule clarté de l’astre mort prêtait au sapin une pâleur d’agonie, accusait la joue hâve, et creusait la misère des flancs. À terre, la croix s’étendait munie du repose-pieds, marquée des lettres I. N. R. I., toute prête. Le sabotier retoucha l’enflure d’un muscle, puis aiguisa une épine de la couronne. Il aggrava d’une entaille la tristesse du front, la souffrance au coin des yeux, enfin satisfait, il étreignit son œuvre au parfum de résine et coucha le condamné sur la croix. Trois grands clous neufs tintèrent dans sa main. À coups de marteau, les paumes du Dieu et ses pieds joints furent percés et rivés au gibet. L’homme pensa : On a vite crucifié son roi des juifs ! Après tout, c’était là l’instant le plus douloureux, bien court en vérité... L’humanité fut sauvée à bon compte ! Combien d’autres moururent ainsi, et plus humblement, avec moins de simagrées, sans même avoir de raison pour cela !... Alors, ayant péniblement relevé l’ensemble contre la muraille, et s’en écartant pour le mieux juger, Christophe s’aperçut que Jésus pleurait : deux larmes brillaient au coin des paupières, et son front laissait couler la sueur de l’angoisse... Bien sûr il souffrait... les affreux clous le torturaient !... Et le sabotier, ayant regardé les mains et les pieds, vit sur eux les blessures sacrées ruisseler. Et Christophe entendit parler le Sauveur : – Mon fils, voilà bientôt vingt siècles que je pleure, vingt siècles que je saigne. « Crois-tu donc que l’Éternité accomplisse des actes passagers, et que la douleur de l’Immortel puisse être une souffrance véritable si elle est fugitive ? « Depuis le jour de ma Passion, je me suis étendu sur toutes les croix que les hommes ont façonnées. J’ai frissonné de fièvre dans toutes les effigies. Nain de stuc ou géant de marbre, difforme presque toujours et parfois charmant, j’ai senti les clous me pénétrer sans cesse et mes plaies se rouvrir... « Poupées enluminées du touchant Moyen Âge : Jésus de bois en longue robe, hideux mannequins de plâtre colorié, minuscules figurines pendues aux chapelets... autant de moribonds impérissables, autant d’agonies sans nombre et sans fin... « Je meurs à travers les temps au faîte de l’église, au calvaire du chemin, dans le fond de l’alcôve... nimbé de l’auréole guillochée ou couronné du diadème de ronces, cloué de quatre ou de trois clous, les bras tournés tantôt vers l’horizon et tantôt vers le ciel, songeur sinistre ou résigné, selon votre caprice. « Vous n’en savez rien. À votre insu je descends dans vos œuvres pour une eucharistie cachée. Insouciants, vous percez ma chair révoltée, plus exaspérée d’être immobile, et je vous aime de le faire, car c’est ma volonté de supporter pour votre délivrance les affres d’un trépas éternel et multiple. – Seigneur ! Seigneur ! gémit Christophe prosterné, malheur sur moi ! Je vous ai fait tant de mal ! Hélas, j’ai ouvert votre flanc comme les soldats, j’ai blessé vos chères mains et vos pieds adorables comme ont fait les tourmenteurs !... Et Jésus répondit : – C’est moi qui l’ai voulu. D’ailleurs, ô mon ami, tu n’as que répété les coups les moins cruels... le baiser de Judas était plus douloureux. Christophe s’effondra, prostré dans l’adoration effrénée des repentis. L’aurore le tira d’une torpeur qu’il eût souhaitée infinie. Il se releva. Le grand christ de sapin, au jour brutal du matin, fixait un œil morne sur la nature ranimée. Avec une vénération infinie, le sabotier examina l’œuvre magique. Des gouttelettes de résine avaient suinté aux yeux, au front, des dernières retouches ; et, des crampons fraîchement enfoncés, la gomme odorante sourdait encore : L’aube prosaïque tentait d’expliquer le poème de la nuit. Christophe secoua la tête : Il croyait. Un par un, avec des soins de garde-malade, les Sauveurs furent décloués, et tout l’ouvrage d’un hiver, tout l’espoir d’un été furent sacrifiés. Un brasier consuma toutes les croix, et dans une armoire Christophe rangea douillettement les figures sur un lit de fins copeaux. Il glissa le christ qui avait parlé dans sa couchette, le borda dévotement, puis ayant baisé la main raide brandie hors des draps, il s’assit, et médita longtemps, les traits contractés, avec, parfois, de bizarres mouvements d’impatience ; enfin il sourit largement, tel celui qui trouve une solution difficile, et sortit de la masure en fermant soigneusement la porte. Il suivit le sentier plongeant vers le village, mais un de ses souliers vint à se délacer, et, comme il se baissait pour en renouer le cordon, terrassé d’insomnie et d’émotion, il s’endormit profondément.

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IV Au dire des villageois, le père Christophe tombait en enfance ; les preuves en abondaient. D’abord, il s’était refusé tout à coup à vendre aux touristes les crucifix que chacun lui réclamait sur la foi de sa renommée. Bien mieux, il n’en sculptait plus un seul. Ensuite, le vieux païen restait de longues heures à l’église, en adoration devant le tabernacle et les croix. Il frappait du front les marches dallées, et son visage extatique, baigné de pleurs, révélait un fanatisme si violent que bien souvent à l’heure de clore le temple, le marguillier effrayé n’osa point chasser Christophe et l’emprisonna. Enfin, le solitaire ne fuyait plus la compagnie de ses voisins et s’était lié d’une étrange amitié avec Marcoux, le bandit sanguinaire et cupide. On les voyait tous deux boire à la même table. C’était toujours le sabotier qui, plus sobre d’ailleurs qu’auparavant, soldait la dépense. Entre deux stations à l’église, il offrait ainsi au contrebandier de magnifiques saouleries, et vivait une vie fiévreuse, apparemment sacrilège, allant de l’autel de Dieu au comptoir du cabaretier. Marcoux paraissait heureux de cette affection subite, et l’on s’étonnait de le voir agir envers le vieillard avec une déférence qui ne se démentait jamais. Cependant l’automne s’effeuilla sur les fleurs, et la neige couvrit les feuilles, puis elle commença de fondre. Pâques s’en revenait. Au pied des crucifix vêtus de violet, Christophe priait sans relâche, et son nouvel ami, sans doute mécontent d’être délaissé, errait, farouche, au hasard. L’habitude de voir le sabotier avait atténué ses extravagances. Nul n’y trouvait à redire à présent, et l’on oubliait même que son entendement fût endommagé, tellement les hommes ont de peine à distinguer sans cesse la raison d’avec l’incohérence. Aussi les fidèles ne faisaient-ils pas plus attention à lui dans le chœur que les buveurs à l’auberge. Le jour du vendredi saint, on s’aperçut que le grand autel n’était pas complet. Quelque chose y manquait. Quoi donc ? Un candélabre ? Un vase ? C’était Christophe. Son absence gênait comme celle d’un doigt familier, et le recueillement des âmes venues, dans le silence des cloches, pour déplorer le martyre du Rédempteur, en fut troublé. L’aubergiste ne le vit pas davantage. Mais, circonstance grave, Marcoux, lui aussi, avait disparu. Les deux absents furent immédiatement nommés l’un victime et l’autre assassin, une effervescence bourdonna dans tout le village, et une troupe frémissante de curiosité prit le chemin de la maisonnette. Celle-ci avait été soigneusement vidée. Il n’y demeurait pas un escabeau. À la muraille, bien en évidence, une feuille manuscrite s’étalait. On lut : « Je lègue tout mon bien à Marcoux, Jean-Pierre-César, en remerciement du grand service qu’il a accepté de me rendre et pour lui exprimer ma reconnaissance de faciliter mon expiation. » Christophe. Chacun répéta le billet ambigu sans pouvoir en pénétrer le sens obscur. Le charron eut l’idée de le comparer aux reçus qu’il possédait du sabotier : l’écriture, identique, était de la même main. Quelqu’un, armé de pistolets cachés, se rendit chez Marcoux, mais le bandit avait déguerpi avec tout son misérable mobilier, et la campagne, fouillée pendant deux jours, ne décela rien qui pût éclaircir l’opinion au sujet de cette double disparition. Le lendemain de la troisième journée, bien que ce fût Pâques, une voiture débarqua les magistrats sur la place du village. Dès leur arrivée, ils demandèrent à être conduits à la maison de Christophe. M. le substitut, mis en verve par cette expédition, risqua que « cela montait vraiment beaucoup pour une descente de justice », mais M. le juge d’instruction, tout à la joie de retrouver les montagnes qu’il affectionnait, n’entendit pas. Ces messieurs constatèrent l’absence de tout indice révélateur, puis se disposèrent à regagner un niveau plus naturel à leur profession et plus favorable à leur appétit. Mais le juge d’instruction se déclara soudain envahi par un besoin irrésistible de plein air et d’escalades. « Puisque l’occasion s’offrait », il voulait « savourer cet avant-goût des congés et se payer une petite ascension ! ». Ayant dit, il retroussa le bas de son pantalon et s’éloigna, mesurant le sentier de la marche lente des montagnards, du pas retrouvé des bienheureuses vacances. Il montait. Une explosion harmonieuse atteignit sa rêverie : à l’issue des messes, toutes les cloches de la vallée sonnaient l’alléluia de résurrection, et, en vérité, avec son Artisan, l’Œuvre semblait revivre aux rayons d’avril. La sombre forêt de pins se mouchetait de pousses tendres et pâles, les champs reverdissaient, et quelques fleurettes de Pâques, quelques pâquerettes, évoquaient déjà, bien que frêles et timides, leurs sœurs plus effrontées et les papillons au retour béni. Plus haut, parmi le murmure affaibli des carillons, les premières sauterelles décrivaient leurs paraboles stridentes et pourprées. Le vent des cimes, joyeux de retrouver à qui parler, commença l’aigre gémissement de ses légendes. Du sommet encore blanc de neige, des aigles s’envolèrent lourdement à l’approche du promeneur. Enfin, il atteignit le terme de sa promenade et s’arrêta sur la crête. L’immensité fuyait sous la lumière d’or... Mais un claquement d’étoffe fit lever les yeux du juge vers la croix. Un squelette encore à demi musclé, repas inachevé des oiseaux rapaces, était crucifié sur la vaste charpente. Des loques brunes cachaient mal l’envergure des bras déchiquetés et le croisement étique des fémurs. Par les trous de la bure en haillons, les plaies horribles des becs et des serres rougeoyaient. C’était une hideuse rencontre. Cependant, la tête du cadavre, par un hasard singulier, se redressait sur les vertèbres. Du vide béant de ses orbites, elle regardait les monts bleuâtres de l’horizon, et la mort faisait sourire ce crâne au clair soleil de printemps.