Note sur cette édition électronique

 

La présente édition a été réalisée à partir de la traduction de Henri Albert. Le texte de Nietzsche ainsi que cette traduction appartiennent au domaine public.

Nous avons apporté à ce texte quelques corrections, essentiellement d'ordre linguistique, et avons reporté le texte original, corrigé, en notes de bas de pages.

Ce texte peut être modifié par quiconque en aurait envie (mais on ne voit guère pour quelles raisons...). Nous demandons cependant à ceux qui le feraient d'effacer alors les références à «Les Échos du Maquis» du nouveau texte qu'ils produiraient.

 

Les Échos du Maquis, janvier 2011.

 

2 Avant-propos de la deuxième édition (1887). | Le gai savoir (1887)

Avant-propos de la deuxième édition (1887).

 

1.

Ce livre aurait peut-être besoin d’autre chose que d’un avant-propos, car en fin de compte un doute continuerait à subsister malgré tout, savoir si l’on pourrait rendre sensible par des préfaces, à quelqu’un qui n’a pas vécu quelque chose d’analogue, ce qu’il y a d’aventure personnelle dans ce livre. Il semble être écrit dans le langage d’un vent de dégel; on y trouve de la pétulance, de l’inquiétude, des contradictions et un temps d’avril, ce qui fait songer sans cesse au voisinage de l’hiver, tout autant qu’à la victoire sur l’hiver, à la victoire qui arrive, qui doit arriver, qui est peut-être déjà arrivée… La reconnaissance rayonne sans cesse, comme si la chose la plus inattendue s’était réalisée, c’est la reconnaissance d’un convalescent, — car cette chose inattendue, ce fut la guérison. « Gai Savoir » : qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression, patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? Quoi d’étonnant si beaucoup de choses déraisonnables et folles sont amenées au jour, beaucoup de tendresse malicieuse gaspillée pour des problèmes hérissés d’aiguillons qui n’ont pas l’air de vouloir être caressés et attirés. C’est que ce livre tout entier n’est que fête après les privations et les faiblesses, il est la jubilation des forces renaissantes, la nouvelle foi en demain et en après-demain, le sentiment soudain et le pressentiment de l’avenir, des aventures prochaines et des mers nouvellement ouvertes, des buts permis de nouveau et auxquels il est de nouveau permis de croire. Et combien de choses avais-je derrière moi !… Cette espèce de désert d’épuisement, d’incrédulité, de congélation en pleine jeunesse, cette sénilité qui s’était introduite dans la vie, alors que je n’avais qu’en faire, cette tyrannie de la douleur, surpassée encore par la tyrannie de la fierté qui rejette les conséquences de la douleur — et c’est se consoler que de savoir accepter des conséquences, — cet isolement radical pour se garer contre un mépris des hommes, un mépris devenu clairvoyant jusqu’à la maladie, cette restriction par principe à tout ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de blessant, une restriction que prescrivait le dégoût né peu à peu d’une imprudente diète et d’une gâterie intellectuelles — on appelle cela du romantisme, — hélas ! qui donc pourrait sentir tout cela avec moi ! Mais celui qui le pourrait compterait certainement en ma faveur plus qu’un peu de folie, d’impétuosité et de « Gai Savoir », — il me compterait par exemple la poignée de chansons qui cette fois accompagneront le volume — des chansons où un poète se moque des poètes d’une façon difficilement pardonnable. Hélas ! ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs « beaux sentiments lyriques » que ce ressuscité doit déverser sa méchanceté : qui sait de quelle sorte est la victime qu’il se cherche, quel monstre de sujet parodique le charmera dans peu de temps ? « Incipit tragoedia » — est-il dit à la fin de ce livre d’une simplicité inquiétante : que l’on soit sur ses gardes ! Quelque chose d’essentiellement malicieux et méchant se prépare : incipit parodia, cela ne laisse aucun doute…

 

2.

— Mais laissons là M. Nietzsche : que nous importe que M. Nietzsche ait recouvré la santé ?… Un psychologue connaît peu de questions aussi attrayantes que celles du rapport de la santé avec la philosophie, et pour le cas où il tomberait lui-même malade, il apporterait à sa maladie toute sa curiosité scientifique. Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne : mais il existe là une différence sensible. Chez l’une ce sont les défauts qui font les raisonnements philosophiques, chez l’autre les richesses et les forces. Le premier a besoin de sa philosophie, soit comme soutien, tranquillisation, médicament, soit comme moyen de salut et d’édification, soit encore pour arriver à l’oubli de soi ; chez le second la philosophie n’est qu’un bel objet de luxe, dans le meilleur des cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui finit par éprouver le besoin de s’inscrire en majuscules cosmiques dans le ciel des idées. Mais dans l’autre cas, plus habituel, lorsque la détresse se met à philosopher, comme chez tous les penseurs malades — et peut-être les penseurs malades dominent-ils dans l’histoire de la philosophie — qu’adviendra-t-il de la pensée elle-même lorsqu’elle sera mise sous la pression de la maladie ? C’est là la question qui regarde le psychologue : et dans ce cas l’expérience est possible. Tout comme le voyageur qui se propose de s’éveiller à une heure déterminée, et qui s’abandonnera alors tranquillement au sommeil : nous autres philosophes, en admettant que nous tombions malades, nous nous résignons, pour un temps, corps et âme, à la maladie — nous fermons en quelque sorte les yeux devant nous-mêmes. Et comme le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de le réveiller, de même, nous aussi, nous savons que le moment décisif nous trouvera éveillés, — qu’alors quelque chose sortira de son repaire et surprendra l’esprit en flagrant délit, je veux dire en train de faiblir, ou bien de rétrograder, de se résigner, ou de s’endurcir, ou bien encore de s’épaissir, ou quelles que soient les maladies de l’esprit qui, pendant les jours de santé, ont contre elles la fierté de l’esprit (car ce dicton demeure vrai : « l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois animaux les plus fiers de la terre » —). Après une pareille interrogation de soi, une pareille tentation, on apprend à jeter un regard plus subtil vers tout ce qui a été jusqu’à présent philosophie ; on devine mieux qu’auparavant quels sont les détours involontaires, les rues détournées, les reposoirs, les places ensoleillées de l’idée où les penseurs souffrants, précisément parce qu’ils souffrent, sont conduits et transportés ; on sait maintenant où le corps malade et ses besoins poussent et attirent l’esprit — vers le soleil, le silence, la douceur, la patience, le remède, le cordial, sous quelque forme que ce soit. Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique avec une conception négative de l’idée de bonheur, toute métaphysique et physique qui connaît un final, un état définitif d’une espèce quelconque, toute aspiration, surtout esthétique ou religieuse, à un à-côté, un au-delà, un en-dehors, un au-dessus autorisent à s’informer si ce ne fut pas la maladie qui a inspiré le philosophe. L’inconscient déguisement des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de l’idéal, de l’idée pure va si loin que l’on pourrait s’en effrayer, — et je me suis assez souvent demandé si, d’une façon générale, la philosophie n’a pas été jusqu’à présent surtout une interprétation du corps, et un malentendu du corps. Derrière les plus hautes évaluations qui guidèrent jusqu’à présent l’histoire de la pensée se cachent des malentendus de conformation physique, soit d’individus, soit de castes, soit de races tout entières. On peut considérer toujours en première ligne toutes ces audacieuses folies de la métaphysique, surtout pour ce qui en est de la réponse à la question de la valeur de la vie, comme des symptômes de constitutions physiques déterminées ; et si de telles affirmations ou de telles négations de la vie n’ont, dans leur ensemble, pas la moindre importance au point de vue scientifique, elles n’en donnent pas moins à l’historien et au psychologue de précieux indices, étant des symptômes du corps, de sa réussite ou de sa non-réussite, de sa plénitude, de sa puissance, de sa souveraineté dans l’histoire, ou bien alors de ses arrêts, de ses fatigues, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de la fin. J’attends toujours encore qu’un médecin philosophe, au sens exceptionnel du mot, — un de ceux qui poursuivent le problème de la santé générale du peuple, de l’époque, de la race, de l’humanité — ait une fois le courage de pousser à sa conséquence extrême ce que je ne fais que soupçonner et de hasarder, cette idée : « Chez tous les philosophes, il ne s’est, jusqu’à présent, nullement agi de « vérité », mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… »

 

3.

— On devine que je ne voudrais pas prendre congé avec ingratitude de cette époque de malaise profond, dont l’avantage persiste pour moi aujourd’hui encore : tout comme j’ai très bien conscience des avantages que me procure, en général, ma santé chancelante, sur tous les gens à l’esprit trapu. Un philosophe qui a parcouru le chemin à travers plusieurs santés, et qui le parcourt encore, a aussi traversé tout autant de philosophies : car il ne peut faire autrement que de transposer chaque fois son état dans la forme lointaine la plus spirituelle, —— cet art de la transfiguration c’est précisément la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous autres philosophes, de séparer le corps de l’âme, comme fait le peuple, et nous sommes moins libres encore de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, — il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement. Et pour ce qui en est de la maladie, ne serions-nous pas tentés de demander si, d’une façon générale, nous pouvons nous en passer ? La grande douleur seule est la dernière libératrice de l’esprit, c’est elle qui enseigne le grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un X vrai et véritable, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Seule la grande douleur, cette longue et lente douleur qui prend son temps, où nous nous consumons en quelque sorte comme brûlés au bois vert, nous contraint, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières profondeurs et à nous débarrasser de tout bien-être, de toute demi-teinte, de toute douceur, de tout moyen terme, où nous avions peut-être mis précédemment notre humanité. Je doute fort qu’une pareille douleur rende « meilleur » ; — mais je sais qu’elle nous rend plus profonds. Soit donc que nous apprenions à lui opposer notre fierté, notre moquerie, notre force de volonté et que nous fassions comme le peau rouge qui, quoique horriblement torturé, s’indemnise de son bourreau par la méchanceté de sa langue, soit que nous nous retirions, devant la douleur, dans le néant oriental — on l’appelle Nirvana, — dans la résignation muette, rigide et sourde, dans l’oubli et l’effacement de soi : toujours on revient comme un autre homme de ces dangereux exercices dans la domination de soi, avec quelques points d’interrogation en plus, avant tout avec la volonté d’interroger dorénavant plus qu’il n’a été interrogé jusqu’à présent, avec plus de profondeur, de sévérité, de dureté, de méchanceté et de silence. C’en est fait de la confiance en la vie : la vie elle-même est devenue un problème. — Mais que l’on ne s’imagine pas que tout ceci vous a nécessairement rendu misanthrope ! L’amour de la vie est même possible encore, — si ce n’est que l’on aime autrement. Notre amour est comme l’amour pour une femme sur qui nous avons des soupçons… Cependant le charme de tout ce qui est problématique, la joie causée par l’X sont trop grands, chez ces hommes plus spiritualisés et plus intellectuels, pour que ce plaisir ne passe pas toujours de nouveau comme une flamme claire sur toutes les misères de ce qui est problématique, sur tous les dangers de l’incertitude, même sur la jalousie de l’amoureux. Nous connaissons un bonheur nouveau…

 

4.

Que je n’oublie pas, pour finir, de dire l’essentiel : on revient régénéré de pareils abîmes, de pareilles maladies graves, et aussi de la maladie du grave soupçon, on revient comme si l’on avait changé de peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus subtil pour la joie, avec une langue plus tendre pour toutes les choses bonnes, avec l’esprit plus gai, avec une seconde innocence, plus dangereuse, dans la joie ; on revient plus enfantin et, en même temps, cent fois plus raffiné qu’on ne le fut jamais auparavant. Ah ! combien la jouissance vous répugne maintenant, la jouissance grossière, sourde et grise comme l’entendent généralement les jouisseurs, nos gens « cultivés », nos riches et nos dirigeants ! Avec quelle malice nous écoutons maintenant le grand tintamarre de foire par lequel l’« homme instruit » des grandes villes se laisse imposer des jouissances spirituelles, par l’art, le livre et la musique, aidés de boissons spiritueuses ! Combien aujourd’hui le cri de passion du théâtre nous fait mal à l’oreille, combien est devenu étranger à notre goût tout ce désordre romantique, ce gâchis des sens qu’aime la populace cultivée, sans oublier ses aspirations au sublime, à l’élevé, au tortillé ! Non, s’il faut un art à nous autres convalescents, ce sera un art bien différent — un art malicieux, léger fluide, divinement artificiel, un art qui jaillit comme une flamme claire dans un ciel sans nuages ! Avant tout : un art pour les artistes, pour les artistes uniquement. Nous savons mieux à présent ce qui pour cela est nécessaire, [en première ligne la gaieté, toute espèce de gaieté, mes amis]1 ! Aussi en tant qu’artiste, je pourrais le démontrer. Il y a des choses que nous savons maintenant trop bien, nous, les initiés : il nous faut dès lors apprendre à bien oublier, à bien ignorer, en tant qu’artistes ! Et pour ce qui en est de notre avenir, on aura de la peine à nous retrouver sur les traces de ces jeunes Égyptiens qui la nuit rendent les temples peu sûrs, qui embrassent les statues et veulent absolument dévoiler, découvrir, mettre en pleine lumière ce qui, pour de bonnes raisons, est tenu caché. Non, nous ne trouvons plus de plaisir à cette chose de mauvais goût, la volonté de vérité, de la « vérité à tout prix », cette folie de jeune homme dans l’amour de la vérité : nous avons trop d’expérience pour cela, nous sommes trop sérieux, trop gais, trop éprouvés par le feu, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile ; nous avons assez vécu pour écrire cela. C’est aujourd’hui pour nous affaire de convenance de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas vouloir assister à toutes choses, de ne pas vouloir tout comprendre et « savoir ». « Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout, demanda une petite fille à sa mère, mais je trouve cela inconvenant. » — Une indication pour les philosophes ! On devrait honorer davantage la pudeur que met la nature à se cacher derrière des énigmes et de multiples incertitudes. Peut-être la vérité est-elle une femme qui a des raisons de ne pas vouloir montrer ses raisons ! Peut-être son nom est-il Baubô, pour parler grec !… Ah ! ces Grecs, ils s’entendaient à vivre : pour cela il importe de rester bravement à la surface, de s’en tenir à l’épiderme, d’adorer l’apparence, de croire à la forme, aux sons, aux paroles, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur ! Et n’y revenons-nous pas, nous autres casse-cous de l’esprit, qui avons gravi le sommet le plus élevé et le plus dangereux des idées actuelles, pour, de là, regarder alentour, regarder en bas ? Ne sommes-nous pas, précisément en cela — des Grecs ? Adorateurs des formes, des sons, des paroles ? Et à cause de cela des artistes ?

 

Ruta près de Gênes, automne 1886.

 

 

3 Plaisanterie, ruse et vengeance | Le gai savoir (1887)

Plaisanterie, ruse et vengeance

,,Scherz, List und Rache“

[Le traducteur avait choisi de laisser le texte original paraître en parallèle à la traduction.]

 

1. Invitation

Goûtez donc mes mets, mangeurs !

Demain vous les trouverez meilleurs,

Excellents après-demain !

S’il vous en faut davantage - alors

Sept choses anciennes, pour sept nouvelles,

Vous donneront le courage.

 

1. Einladung.

Wagt’s mit meiner Kost, ihr Esser!

Morgen schmeckt sie euch schon besser

Und schon übermorgen gut!

Wollt ihr dann noch mehr, - so machen

Meine alten sieben Sachen

Mir zu sieben neuen Muth.

 

2. Mon bonheur

Depuis que je suis fatigué de chercher

J’ai appris à trouver.

Depuis qu’un vent s’est opposé à moi

Je navigue avec tous les vents.

 

2. Mein Glück.

Seit ich des Suchens müde ward,

Erlernte ich das Finden.

Seit mir ein Wind hielt Widerpart,

Segl’ ich mit allen Winden.

 

3. Intrépidité

Où que tu sois, creuse profondément.

A tes pieds se trouve la source !

Laisse crier les obscurantistes :

« En bas est toujours - l’enfer ! »

 

3. Unverzagt.

Wo du stehst, grab tief hinein!

Drunten ist die Quelle!

Lass die dunklen Männer schrein:

"Stets ist drunten - Hölle!"

 

4. Colloque

A. Ai-je été malade ? suis-je guéri ?

Et qui donc fut mon médecin ?

Comment ai-je pu oublier tout cela !

B. Ce n’est que maintenant que je te crois

Car celui qui a oublié se porte bien.

 

4. Zwiegespräch.

War ich krank? Bin ich genesen?

Und wer ist mein Arzt gewesen?

Wie vergass ich alles Das!

Jetzt erst glaub ich dich genesen:

Denn gesund ist, wer vergass.

 

5. Aux vertueux

Nos vertus, elles aussi, doivent s’élever d’un pied léger :

Pareilles aux vers d’Homère, il faut qu’elles viennent et partent.

 

5. An die Tugendsamen.

Unseren Tugenden auch soll’n leicht die Füsse sich heben:

Gleich den Versen Homer’s müssen sie kommen und gehn!

 

6. Sagesse du monde

Ne reste pas sur terrain plat !

Ne monte pas trop haut !

Le monde est le plus beau,

Vu à mi-hauteur.

 

6. Welt-Klugheit.

Bleib nicht auf ebnem Feld!

Steig nicht zu hoch hinaus!

Am schönsten sieht die Welt

Von halber Höhe aus.

 

7. ''Vademecum - Vadetecum''

Mon allure et mon langage t’attirent,

Tu viens sur mes pas, tu veux me suivre ?

Suis-toi toi-même fidèlement : -

Et tu me suivras, moi ! - Tout doux ! Tout doux !

 

7. Vademecum-Vadetecum.

Es lockt dich meine Art und Sprach,

Du folgest mir, du gehst mir nach?

Geh nur dir selber treulich nach: -

So folgst du mir - gemach! gemach!

 

8. ''Lors du troisième changement de peau''

Déjà ma peau se craquelle et se gerce,

Déjà mon désir de serpent,

Malgré la terre absorbée,

Convoite de la terre nouvelle ;

Déjà je rampe, parmi les pierres et l’herbe,

Affamé, sur ma piste tortueuse,

Pour manger, ce que j’ai toujours mangé,

La nourriture du serpent, la terre !

 

8. Bei der dritten Häutung.

Schon krümmt und bricht sich mir die Haut,

Schon giert mit neuem Drange,

So viel sie Erde schon verdaut,

Nach Erd’ in mir die Schlange.

Schon kriech’ ich zwischen Stein und Gras

Hungrig auf krummer Fährte,

Zu essen Das, was stets ich ass,

Dich, Schlangenkost, dich, Erde!

 

9. Mes roses

Oui ! mon bonheur - veut rendre heureux !

Tout bonheur veut rendre heureux !

Voulez-vous cueillir mes roses ?

 

Il faut vous baisser, vous cacher,

Parmi les ronces, les rochers,

Souvent vous lécher les doigts !

 

Car mon bonheur est moqueur !

Car mon bonheur est perfide ! -

Voulez-vous cueillir mes roses ?

 

9. Meine Rosen.

Ja! Mein Glück - es will beglücken -,

Alles Glück will ja beglücken!

Wollt ihr meine Rosen pflücken?

Müsst euch bücken und verstecken

Zwischen Fels und Dornenhecken,

Oft die Fingerchen euch lecken!

Denn mein Glück - es liebt das Necken!

Denn mein Glück - es liebt die Tücken! -

Wollt ihr meine Rosen pflücken?

 

10. Le dédaigneux

Puisque je répands au hasard

Vous me traitez de dédaigneux.

Celui qui boit dans les gobelets trop pleins

Les laisse déborder au hasard -

Ne pensez pas plus mal du vin.

 

10. Der Verächter.

Vieles lass ich fall’n und rollen,

Und ihr nennt mich drum Verächter.

Wer da trinkt aus allzuvollen

Bechern, lässt viel fall’n und rollen -,

Denkt vom Weine drum nicht schlechter.

 

11. Le proverbe parle

Sévère et doux, grossier et fin

Familier et étrange, malpropre et pur,

Rendez-vous des fous et des sages :

Je suis, je veux être tout cela,

En même temps colombe, serpent et cochon.

 

11. Das Sprüchwort spricht.

Scharf und milde, grob und fein,

Vertraut und seltsam, schmutzig und rein,

Der Narren und Weisen Stelldichein:

Diess Alles bin ich, will ich sein,

Taube zugleich, Schlange und Schwein!

 

12. A un ami de la lumière

Si tu ne veux pas que tes yeux et tes sens faiblissent

Cours après le soleil - à l’ombre !

 

12. An einen Lichtfreund.

Willst du nicht Aug’ und Sinn ermatten,

Lauf’ auch der Sonne nach im Schatten!

 

13. Pour les danseurs

Glace lisse,

Un paradis,

Pour celui qui sait bien danser.

 

13. Für Tänzer.

Glattes Eis

Ein Paradeis

Für Den, der gut zu tanzen weiss.

 

14. Le brave

Plutôt une inimitié de bon bois,

Qu’une amitié faite de bois recollés !

 

14. Der Brave.

Lieber aus ganzem Holz eine Feindschaft,

Als eine geleimte Freundschaft!

 

15. Rouille

Il faut la rouille aussi : l’arme aiguë ne suffit pas !

Autrement on dira toujours de toi : « il est trop jeune » !

 

15. Rost.

Auch Rost thut Noth: Scharfsein ist nicht genung!

Sonst sagt man stets von dir: "er ist zu jung!"

 

16. Vers les hauteurs

« Comment gravirais-je le mieux la montagne ? »

Monte toujours et n’y pense pas !

 

16. Aufwärts.

"Wie komm ich am besten den Berg hinan?"

Steig nur hinauf und denk nicht dran!

 

17. Sentence de l’homme fort

Ne demande jamais ! A quoi bon gémir !

Prends, je t’en prie, prends toujours !

 

17. Spruch des Gewaltmenschen.

Bitte nie! Lass diess Gewimmer!

Nimm, ich bitte dich, nimm immer!

 

18. Ames étroites

Je hais les âmes étroites :

II n’y a là rien de bon et presque rien de mauvais

 

18. Schmale Seelen.

Schmale Seelen sind mir verhasst;

Da steht nichts Gutes, nichts Böses fast.

 

19. Le séducteur involontaire

Pour passer le temps, il a lancé en l’air une parole vide,

Et pourtant à cause d’elle une femme est tombée.

 

19. Der unfreiwillige Verführer.

Er schloss ein leeres Wort zum Zeitvertreib

In’s Blaue - und doch fiel darob ein Weib.

 

20. A considérer

Une double peine est plus facile à porter

Qu’une seule peine : veux-tu t’y hasarder ?

 

20. Zur Erwägung.

Zwiefacher Schmerz ist leichter zu tragen,

Als Ein Schmerz: willst du darauf es wagen?

 

21. Contre la vanité

Ne t’enfle pas, autrement

La moindre piqûre te fera crever.

 

21. Gegen die Hoffahrt.

Blas dich nicht auf: sonst bringet dich

Zum Platzen schon ein kleiner Stich.

 

22. Homme et femme

« Enlève la femme, celle pour qui bat ton coeur ! » -

Ainsi pense l’homme ; la femme n’enlève pas, elle vole.

 

22. Mann und Weib.

"Raub dir das Weib, für das dein Herze fühlt! " -

So denkt der Mann; das Weib raubt nicht, es stiehlt.

 

23. Interprétation

Si je vois clair en moi je me mets dedans,

Je ne puis pas être mon propre interprète.

Mais celui qui s’élève sur sa propre voie

Porte avec lui mon image à la lumière.

 

23. Interpretation.

Leg ich mich aus, so leg ich mich hinein:

Ich kann nicht selbst mein Interprete sein.

Doch wer nur steigt auf seiner eignen Bahn,

Trägt auch mein Bild zu hellerm Licht hinan.

 

24. Médicament pour le pessimiste

Tu te plains de ne rien trouver à ton goût ?

Alors, ce sont toujours tes vieilles lubies ?

Je t’entends jurer, tapager, cracher -

J’en perds patience, mon coeur se brise.

Écoute, mon ami, décide-toi librement,

D’avaler un petit crapaud gras,

Vite, et sans y jeter un regard ! -

C’est souverain contre la dyspepsie !

 

24. Pessimisten-Arznei.

Du klagst, dass Nichts dir schmackhaft sei?

Noch immer, Freund, die alten Mucken?

Ich hör dich lästern, lärmen, spucken -

Geduld und Herz bricht mir dabei.

Folg mir, mein Freund! Entschliess dich frei,

Ein fettes Krötchen zu verschlucken,

Geschwind und ohne hinzugucken! -

Das hilft dir von der Dyspepsei!

 

25. Prière

Je connais l’esprit de beaucoup d’hommes

Et ne sais pas qui je suis moi-même !

Mon oeil est bien trop près de moi -

Je ne suis pas ce que je contemple.

Je saurais m’être plus utile,

Si je me trouvais plus loin de moi.

Pas aussi loin, certes, que mon ennemi !

L’ami le plus proche est déjà trop loin -

Pourtant au milieu entre celui-ci et moi !

Devinez-vous ce que je demande ?

 

25. Bitte.

Ich kenne mancher Menschen Sinn

Und weiss nicht, wer ich selber bin!

Mein Auge ist mir viel zu nah -

Ich bin nicht, was ich seh und sah.

Ich wollte mir schon besser nützen,

Könnt’ ich mir selber ferner sitzen.

Zwar nicht so ferne wie mein Feind!

Zu fern sitzt schon der nächste Freund -

Doch zwischen dem und mir die Mitte!

Errathet ihr, um was ich bitte?

 

26. Ma dureté

Il faut que je passe sur cent degrés,

Il faut que je monte, je vous entends appeler :

« Tu es dur ! Sommes-nous donc de pierre ? »

II faut que je passe sur cent degrés,

Et personne ne voudrait me servir de degré.

 

26. Meine Härte.

Ich muss weg über hundert Stufen,

Ich muss empor und hör euch rufen:

"Hart bist du; Sind wir denn von Stein?" -

Ich muss weg über hundert Stufen,

Und Niemand möchte Stufe sein.

 

27. Le voyageur

« Plus de sentier ! Abîme alentour et silence de mort ! »

Tu l’as voulu ! Pourquoi quittais-tu le sentier ?

Hardi ! c’est le moment ! Le regard froid et clair !

Tu es perdu si tu crois au danger.

 

27. Der Wandrer.

"Kein Pfad mehr" Abgrund rings und Todtenstille!" -

So wolltest du’s! Vom Pfade wich dein Wille!

Nun, Wandrer, gilt’s! Nun blicke kalt und klar!

Verloren bist du, glaubst du - an Gefahr.

 

28. Consolation pour les débutants

Voyez l’enfant, les cochons grognent autour de lui,

Abandonné à lui-même, les orteils repliés !

Il ne sait que pleurer et pleurer encore -

Apprit-il jamais à se tenir droit et à marcher ?

Soyez sans crainte ! Bientôt, je pense,

Vous pourrez voir danser l’enfant !

Dès qu’il saura se tenir sur ses deux pieds

Vous le verrez se mettre sur la tête.

 

28. Trost für Anfänger.

Seht das Kind umgrunzt von Schweinen,

Hülflos, mit verkrümmten Zeh’n!

Weinen kann es, Nichts als weinen -

Lernt es jemals stehn und gehn?

Unverzagt! Bald, solle ich meinen,

Könnt das Kind ihr tanzen sehn!

Steht es erst auf beiden Beinen,

Wird’s auch auf dem Kopfe stehn.

 

29. Égoïsme des étoiles

Si je ne tournais sans cesse autour de moi-même,

Tel un tonneau qu’on roule,

Comment supporterais-je sans prendre feu

De courir après le brûlant soleil ?

 

29. Sternen-Egoismus.

Rollt’ ich mich rundes Rollefass

Nicht um mich selbst ohn’ Unterlass,

Wie hielt’ ich’s aus, ohne anzubrennen,

Der heissen Sonne nachzurennen?

 

30. Le prochain

Je n’aime pas que mon prochain soit auprès de moi :

Qu’il s’en aille au loin et dans les hauteurs !

Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile ?

 

30. Der Nächste.

Nah hab den Nächsten ich nicht gerne:

Fort mit ihm in die Höh und Ferne!

Wie würd’ er sonst zu meinem Sterne? –

 

31. Le saint masqué

Pour que ton bonheur ne nous oppresse pas,

Tu te voiles de l’astuce du diable,

De l’esprit du diable, du costume du diable.

Mais en vain ! De ton regard

S’échappe la sainteté.

 

31. Der verkappte Heilige.

Dass dein Glück uns nicht bedrücke,

Legst du um dich Teufelstücke,

Teufelswitz und Teufelskleid.

Doch umsonst’ Aus deinem Blicke

Blickt hervor die Heiligkeit!

 

32. L’assujetti

A. Il s’arrête et écoute : qu’est-ce qui a pu le tromper ?

Qu’a-t-il entendu bourdonner à ses oreilles ?

Qu’est-ce qui a bien pu l’abattre ainsi ?

B. Comme tous ceux qui ont porté des chaînes,

Les bruits de chaînes le poursuivent partout.

 

32. Der Unfreie.

Er steht und horcht: was konnt ihn irren?

Was hört er vor den Ohren schwirren?

Was war’s, das ihn darniederschlug?

Wie jeder, der einst Ketten trug,

Hört überall er - Kettenklirren.

 

33. Le solitaire

Je déteste autant de suivre que de conduire.

Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !

Celui qui n’est pas terrible pour lui, n’inspire la terreur à personne

Et celui seul qui inspire la terreur peut conduire les autres.

Je déteste déjà de me conduire moi-même !

J’aime, comme les animaux des forêts et des mers,

A me perdre pour un bon moment,

A m’accroupir, rêveur, dans des déserts charmants,

A me rappeler enfin, moi-même, du lointain,

A me séduire moi-même - vers moi-même.

 

33. Der Einsame.

Verhasst ist mir das Folgen und das Führen.

Gehorchen? Nein! Und aber nein - Regieren!

Wer sich nicht schrecklich ist, macht Niemand Schrecken:

Und nur wer Schrecken macht, kann Andre führen.

Verhasst ist mir’s schon, selber mich zu führen!

Ich liebe es, gleich Wald- und Meeresthieren,

Mich für ein gutes Weilchen zu verlieren,

In holder Irrniss grüblerisch zu hocken,

Von ferne her mich endlich heimzulocken,

Mich selber zu mir selber - zu verführen.

 

34. ''Seneca et hoc genus omne''

Ils écrivent et écrivent toujours leur insupportable

Et sage ''Larifari''

Comme s’il s’agissait de ''primum scribere'',

''Deinde philosophari''.

 

34. Seneca et hoc genus omne.

Das schreibt und schreibt sein unausstehlich weises Larifari,

Als gält es primum scribere,

Deinde philosophari.

 

35. Glace

Oui parfois je fais de la glace :

Elle est utile pour digérer !

Si tu avais beaucoup à digérer,

Ah ! comme tu aimerais ma glace !

 

35. Eis.

Ja! Mitunter mach’ ich Eis:

Nützlich ist Eis zum Verdauen!

Hättet ihr viel zu verdauen,

Oh wie liebtet ihr mein Eis!

 

36. Écrits de jeunesse

L'''alpha'' et l'''omega'' de ma sagesse

M’est apparu : qu’ai-je entendu ? …

Maintenant cela résonne tout autrement,

Je n’entends plus que Ah ! et Oh !

Vieilles scies de ma jeunesse.

 

36. Jugendschriften.

Meiner Weisheit A und O

Klang mir hier: was höre ich doch!

Jetzo klingt mir’s nicht mehr so,

Nur das ew’ge Ah! und oh!

Meiner Jugend hör ich noch.

 

37. Attention !

Il ne fait pas bon voyager maintenant dans cette contrée ;

Et si tu as de l’esprit sois doublement sur tes gardes !

On t’attire et on t’aime, jusqu’à ce que l’on te déchire.

Esprits exaltés - : ils manquent toujours d’esprit !

 

37. Vorsicht.

In jener Gegend reist man jetzt nicht gut;

Und hast du Geist, sei doppelt auf der Hut!

Man lockt und liebt dich, bis man dich zerreisst:

Schwarmgeister sind’s -: da fehlt es stets an Geist!

 

38. L’homme pieux parle

Dieu nous aime parce qu’il nous a créés ! -

« L’homme a créé Dieu ! »- C’est votre réponse subtile.

Et il n’aimerait pas ce qu’il a créé ?

''Parce qu’il l’a créé il devrait le nier ?

Ça boite, ça porte le sabot du diable.

 

38. Der Fromme spricht.

Gott liebt uns, weil er uns erschuf!-

"Der Mensch schuf Gott!" - sagt drauf ihr Feinen.

Und soll nicht lieben, was er schuf?

Soll’s gar, weil er es schuf, verneinen?

Das hinkt, das trägt des Teufels Huf.

 

39. En été

Nous devrons manger notre pain

A la sueur de notre front ?

Il vaut mieux ne rien manger lorsqu’on est en sueur,

D’après le sage conseil des médecins.

Sous la canicule, que nous manque-t-il ?

Que veut ce signe enflammé ?

A la sueur de notre front

Nous devons boire notre vin.

 

39. Im Sommer.

Im Schweisse unsres Angesichts

Soll’n unser Brod wir essen?

Im Schweisse isst man lieber Nichts,

Nach weiser Aerzte Ermessen.

Der Hundsstern winkt: woran gebricht’s?

Was will sein feurig Winken?

Im Schweisse unsres Angesichts

Soll’n unsren Wein wir trinken!

 

40. Sans envie

Son regard est sans envie et vous l’honorez pour cela ?

Il se soucie peu de vos honneurs ;

Il a l’œil de l’aigle pour le lointain,

Il ne vous voit pas ! - il ne voit que des étoiles !

 

40. Ohne Neid.

Ja, neidlos blickt er: und ihr ehrt ihn drum?

Er blickt sich nicht nach euren Ehren um;

Er hat des Adlers Auge für die Ferne,

Er sieht euch nicht! - er sieht nur Sterne, Sterne.

 

41. Héraclitisme

Tout bonheur sur la terre,

Amis, est dans la lutte !

Oui, pour devenir amis

Il faut la fumée de la poudre !

Trois fois les amis sont unis :

Frères devant la misère,

Égaux devant l’ennemi,

Libres - devant la mort !

 

41. Heraklitismus.

Alles Glück auf Erden,

Freunde, giebt der Kampf!

Ja, um Freund zu werden,

Braucht es Pulverdampf!

Eins in Drei’n sind Freunde:

Brüder vor der Noth,

Gleiche vor dem Feinde,

Freie - vor dem Tod!

 

42. Principe des trop subtils

Plutôt marcher sur la pointe des pieds

Qu’à quatre pattes !

Plutôt passer à travers le trou de la serrure,

Que par les portes ouvertes !

 

42. Grundsatz der Allzufeinen.

Lieber auf den Zehen noch,

Als auf allen Vieren!

Lieber durch ein Schlüsselloch,

Als durch offne Thüren!

 

43. Conseil

Tu aspires à la gloire ?

Écoute donc un conseil :

Renonce à temps, librement,

A l’honneur !

 

43. Zuspruch.

Auf Ruhm hast du den Sinn gericht?

Dann acht’ der Lehre:

Bei Zeiten leiste frei Verzicht

Auf Ehre!

 

44. A fond

Un chercheur, moi ! - Garde-toi de ce mot ! -

Je suis ''lourd'' seulement - de tant de livres !

Je ne fais que tomber sans cesse

Pour tomber, enfin, jusqu’au fond !

 

44. Der Gründliche.

Ein Forscher ich? Oh spart diess Wort! -

Ich bin nur schwer - so manche Pfund’!

Ich falle, falle immerfort

Und endlich auf den Grund!

 

45. Pour toujours

« Je viens aujourd’hui parce que cela me plaît » -

Ainsi pense chacun qui vient pour toujours.

Que lui importe ce que dit le monde :

« Tu viens trop tôt ! Tu viens trop tard ! »

 

45. Für immer.

"Heut komm’ ich, weil mir’s heute frommt" -

Denkt Jeder, der für immer kommt.

Was ficht ihn an der Welt Gered’:

"Du kommst zu früh! Du kommst zu spät!"

 

46. Jugements des hommes fatigués

Tous les épuisés maudissent le soleil :

Pour eux la valeur des arbres - c’est l’ombre !

 

46. Urtheile der Müden.

Der Sonne fluchen alle Matten;

Der Bäume Werth ist ihnen - Schatten!

 

47. Descente

« Il baisse, il tombe » - vous écriez-vous moqueurs ;

La vérité c’est qu’il descend vers vous !

Son trop grand bonheur a été son malheur,

Sa trop grande lumière suit votre obscurité.

 

47. Niedergang.

"Er sinkt, er fällt jetzt" - höhnt ihr hin und wieder;

Die Wahrheit ist: er steigt zu euch hernieder!

Sein Ueberglück ward ihm zum Ungemach,

Sein Ueberlicht geht eurem Dunkel nach.

 

48. Contre les lois

A partir d’aujourd’hui je suspens

A mon cou la montre qui marque les heures :

A partir d’aujourd’hui cessent le cours des étoiles,

Du soleil, le chant du coq, les ombres ;

Et tout ce que le temps a jamais proclamé,

Est maintenant muet, sourd et aveugle :

Pour moi toute nature se tait,

Au tic tac de la loi et de l’heure.

 

48. Gegen die Gesetze.

Von heut an hängt an härner Schnur

Um meinen Hals die Stunden-Uhr:

Von heut an hört der Sterne Lauf,

Sonn’, Hahnenschrei und Schatten auf,

Und was mir je die Zeit verkünd’t,

Das ist jetzt stumm und taub und blind: -

Es schweigt mir jegliche Natur

Beim Tiktak von Gesetz und Uhr.

 

49. Le sage parle

Étranger au peuple et pourtant utile au peuple,

Je suis mon chemin, tantôt soleil, tantôt nuage -

Et toujours au-dessus de ce peuple !

 

49. Der Weise spricht.

Dem Volke fremd und nützlich doch dem Volke,

Zieh ich des Weges, Sonne bald, bald Wolke -

Und immer über diesem Volke!

 

50. Avoir perdu la tête

Elle a de l’esprit maintenant - comment s’y est-elle pris ?

Par elle un homme vient de perdre la raison,

Son esprit était riche avant ce mauvais passe-temps :

Il s’en est allé au diable - non ! chez la femme !

 

50. Den Kopf verloren.

Sie hat jetzt Geist - wie kam’s, dass sie ihn fand?

Ein Mann verlor durch sie jüngst den Verstand,

Sein Kopf war reich vor diesem Zeitvertreibe:

Zum Teufel gieng sein Kopf - nein! nein! zum Weibe!

 

51. Pieux souhait

« Que toutes les clefs

Aillent donc vite se perdre,

Et que dans toutes les serrures

Tourne un passe-partout ! »

Ainsi pense, à tout instant,

Celui qui est lui-même - un passe-partout.

 

51. Fromme Wünsche.

"Mögen alle Schlüssel doch

Flugs verloren gehen,

Und in jedem Schlüsselloch

Sich der Dietrich drehen!"

Also denkt zu jeder Frist

Jeder, der - ein Dietrich ist.

 

52. Écrire avec le pied

Je n’écris pas qu’avec la main,

Le pied veut sans cesse écrire aussi.

Solide, libre et brave, il veut en être,

Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier.

 

52. Mit dem Fusse schreiben.

Ich schreib nicht mit der Hand allein:

Der Fuss will stets mit Schreiber sein.

Fest, frei und tapfer läuft er mir

Bald durch das Feld, bald durchs Papier.

 

53. « Humain, trop humain », un livre

Mélancolique, timide, tant que tu regardes en arrière,

Confiant en l’avenir, partout où tu as confiance en toi-même.

Oiseau, dois-je te compter parmi les aigles ?

Es-tu le favori de Minerve, hibou ?

 

53. Ein Buch.

Schwermüthig scheu, solang du rückwärts schaust,

Der Zukunft trauend, wo du selbst dir traust:

Oh Vogel, rechn’ ich dich den Adlern zu?

Bist du Minerva’s Liebling U-hu-hu?

 

54. A mon lecteur

Bonne mâchoire et bon estomac -

C’est ce que je te souhaite !

Et quand tu auras digéré mon livre,

Tu t’entendras certes avec moi !

 

54. Meinem Leser.

Ein gut Gebiss und einen guten Magen -

Diess wünsch’ ich dir!

Und hast du erst mein Buch vertragen,

Verträgst du dich gewiss mit mir!

 

55. Le peintre réaliste

« Fidèle à la nature et complet ! »- Comment s’y prend-il :

Depuis quand la nature se soumet-elle à un tableau ?

Infinie est la plus petite parcelle du monde ! -

Finalement il en peint ce qui lui plaît.

Et qu’est-ce qui lui plaît ? Ce qu’il sait peindre !

 

55. Der realistische Maler.

"Treu die Natur und ganz!" - Wie fängt er’s an:

Wann wäre je Natur im Bilde abgethan?

Unendlich ist das kleinste Stück der Welt! -

Er malt zuletzt davon, was ihm gefällt.

Und was gefällt ihm? Was er malen kann!

 

56. Vanité de poète

Donnez-moi de la colle, et je trouverai

Moi-même le bois à coller !

Mettre un sens dans quatre rimes insensées -

Ce n’est pas là petite fierté !

 

56. Dichter-Eitelkeit.

Gebt mir Leim nur: denn zum Leime

Find’ ich selber mir schon Holz!

Sinn in vier unsinn’ge Reime

Legen - ist kein kleiner Stolz!

 

57. Le goût qui choisit

Si l’on me laissait choisir librement

Je choisirais volontiers une petite place,

Pour moi, au milieu du paradis :

Et plus volontiers encore - devant sa porte !

 

57. Wählerischer Geschmack.

Wenn man frei mich wählen liesse,

Wählt’ ich gern ein Plätzchen mir

Mitten drin im Paradiese:

Gerner noch - vor seiner Thür!

 

58. Le nez crochu

Le nez s’avance insolent

Dans le monde. La narine se gonfle -

C’est pourquoi, rhinocéros sans corne,

Hautain bonhomme, tu tombes toujours en avant !

Et réunies toujours, on rencontre ces deux choses :

La fierté droite et le nez crochu.

 

58. Die krumme Nase.

Die Nase schauet trutziglich

In’s Land, der Nüster blähet sich -

Drum fällst du, Nashorn ohne Horn,

Mein stolzes Menschlein, stets nach vorn!

Und stets beisammen find’t sich das:

Gerader Stolz, gekrümmte Nas.

 

59. La plume gribouille

La plume gribouille : quel enfer !

Suis-je condamné à gribouiller ?

Mais bravement je saisis l’encrier,

Et j’écris à grands flots d’encre.

Quelles belles coulées larges et pleines !

Comme tout ce que je fais me réussit !

L’écriture, il est vrai, manque de clarté -

Qu’importe ! Qui donc lit ce que j’écris ?

 

59. Die Feder kritzelt.

Die Feder kritzelt: Hölle das!

Bin ich verdammt zum Kritzeln-Müssen? -

So greif’ ich kühn zum Tintenfass

Und schreib’ mit dicken Tintenflüssen.

Wie läuft das hin, so voll, so breit!

Wie glückt mir Alles, wie ich’s treibe!

Zwar fehlt der Schrift die Deutlichkeit -

Was thut’s? Wer liest denn, was ich schreibe?

 

60. Hommes supérieurs

Celui-ci s’élève - il faut le louer !

Mais celui-là vient toujours d’en haut !

II vit même au-dessus de la louange,

Il ''est'' d’en-haut !

 

60. Höhere Menschen.

Der steigt empor - ihn soll man loben!

Doch jener kommt allzeit von oben!

Der lebt dem Lobe selbst enthoben,

Der ist von Droben!

 

61. Le sceptique parle

La moitié de ta vie est passée,

L’aiguille tourne, ton âme frissonne !

Longtemps elle a erré déjà,

Elle cherche et n’a pas trouvé - et ici elle hésite ?

 

La moitié de ta vie est passée

Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !

Que cherches-tu encore ? Pourquoi ?

C’est ce que je cherche - la raison de ma recherche !

 

61. Der Skeptiker spricht.

Halb ist dein Leben um,

Der Zeiger rückt, die Seele schaudert dir!

Lang schweift sie schon herum

Und sucht und fand nicht - und sie zaudert hier?

Halb ist dein Leben um:

Schmerz war’s und Irrthum, Stund’ um Stund’ dahier!

Was suchst du noch? Warum? - -

Diess eben such’ ich - Grund um Grund dafür!

 

62. Ecce homo

Oui, je sais bien d’où je viens !

Inassouvi, comme la flamme,

J’arde pour me consumer.

Ce que je tiens devient lumière,

Charbon ce que je délaisse

Car je suis flamme assurément !

 

62. Ecce homo.

Ja! Ich weiss, woher ich stamme!

Ungesättigt gleich der Flamme

Glühe und verzehr’ ich mich.

Licht wird Alles, was ich fasse,

Kohle Alles, was ich lasse:

Flamme bin ich sicherlich.

 

63. Morale d’étoile

Prédestinée à ton orbite,

Que t’importe, étoile, l’obscurité ?

 

Roule, bienheureuse, à travers ce temps !

La misère te paraît étrangère et lointaine !

 

Au monde le plus éloigné tu destines ta clarté ;

La pitié doit être péché pour toi !

 

Tu n’admets qu’une seule loi : sois pur !

 

63. Sternen-Mora.

Vorausbestimmt zur Sternenbahn,

Was geht dich, Stern, das Dunkel an?

Roll’ selig hin durch diese Zeit!

Ihr Elend sei dir fremd und weit!

Der fernsten Welt gehört dein Schein:

Mitleid soll Sünde für dich sein!

Nur Ein Gebot gilt dir.- sei rein!

 

 

 

 

 


4 Livre Premier | Le gai savoir (1887)

Livre Premier

 

1. La doctrine du but de la vie.

J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct, - puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. Quoique l’on arrive assez rapidement, avec la vue basse dont on est coutumier, à séparer nettement, selon l’usage, à une distance de cinq pas, ses prochains en hommes utiles et nuisibles, bons et méchants, lorsque l’on fait un décompte général, en réfléchissant plus longuement sur l’ensemble, on finit par se méfier de cette épuration et de cette distinction et l’on y renonce complètement. L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l'humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. La haine, la joie méchante, le désir de rapine et de domination, et tout ce qui, pour le reste, s'appelle le mal cela fait partie de l'extraordinaire économie dans la conservation de l'espèce, une économie coûteuse, prodigue et, en somme, excessivement insensée : - mais qui, cela est prouvé, a conservé jusqu'à présent notre espèce. Je ne sais plus, mon cher frère en humanité, si, en somme, tu peux vivre au détriment de l'espèce, c'est-à-dire d'une façon « déraisonnable » et « mauvaise » ; ce qui aurait pu nuire à l'espèce s'est peut-être éteint déjà depuis des milliers d'années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. Suis tes meilleurs ou tes plus mauvais penchants et, avant tout, va à ta perte ! - dans les deux cas tu seras probablement encore, d'une façon ou d'une autre, le bienfaiteur qui encourage l'humanité, et, à cause de cela, tu pourras avoir tes louangeurs - et de même tes railleurs ! Mais tu ne trouveras jamais celui qui saurait te railler, toi l'individu, entièrement, même dans ce que tu as de meilleur, celui qui saurait te faire apercevoir, suffisamment pour répondre à la vérité, ton incommensurable pauvreté de mouche et de grenouille ! Pour rire sur soi-même, comme il conviendrait de rire - comme si la vérité partait du cœur - les meilleurs n'ont pas encore eu jusqu'à présent assez de véracité, les plus doués assez de génie ! Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque, la maxime « l'espèce est tout, l'individu n'est rien », se sera incorporée à l'humanité, et que chacun pourra, à chaque moment, pénétrer dans le domaine de cette délivrance dernière, de cette ultime irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le « Gai Savoir ». En attendant il en est tout autrement, la comédie de l'existence n'est pas encore « devenue consciente » à elle-même, c'est encore le temps de la tragédie, le temps des morales et des religions. Que signifie cette apparition toujours nouvelle de ces fondateurs de morales et de religions, de ces instigateurs à la lutte pour les évaluations morales, de ces maîtres du remords et des guerres de religion ? Que signifient ces héros sur de pareilles planches ? Car jusqu'à présent, ce furent bien des héros ; et tout le reste qui, par moments, était seul visible et très proche de nous, n'a jamais fait que servir à la préparation de ces héros, soit comme machinerie et comme coulisse, soit dans le rôle de confident et de valet. (Les poètes, par exemple, furent toujours les valets d'une morale quelconque.) Il va de soi que ces tragiques, eux aussi, travaillent dans l'intérêt de l'espèce, bien qu'ils s'imaginent peut-être travailler dans l'intérêt de Dieu et comme envoyés de Dieu. Eux aussi activent la vie de l'espèce, en activant la croyance en la vie. « Il vaut la peine de vivre - ainsi s'écrie chacun d'eux - la vie tire à conséquence, il y a quelque chose derrière et au-dessous d'elle, prenez garde ! » Cet instinct qui règne d'une façon égale chez les hommes supérieurs et vulgaires, l'instinct de conservation, se manifeste, de temps en temps, sous couleur de raison, ou de passion intellectuelle ; il se présente alors, entouré d'une suite nombreuse de brillants motifs, et veut, à toute force, faire oublier qu'il n'est au fond qu'impulsion, instinct, folie et manque de raisons. Il faut aimer la vie, car... ! Il faut que l'homme active sa vie et celle de son prochain, car... ! Et quels que soient encore tous ces « il faut » et ces « car », maintenant et dans l'avenir. Afin que tout ce qui arrive, nécessairement et toujours par soi-même, sans aucune fin, apparaisse dorénavant comme ayant été fait en vue d'un but, plausible à l'homme comme raison et loi dernière, - le maître de Morale s'impose comme maître du « but de la vie » ; il invente pour cela une seconde et autre vie, et, au moyen de sa nouvelle mécanique, il fait sortir notre vie, ancienne et ordinaire, de ses gonds, anciens et ordinaires. Oui, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l'existence, ni de nous-même - ni de lui. Pour lui l'être est toujours l'être, quelque chose de premier, de dernier et d'immense; pour lui il n'y a point d'espèce, de somme, de zéro. Ses inventions et ses appréciations auront beau être folles et fantasques, il aura beau méconnaître la marche de la nature et les conditions de la nature : - et toutes les éthiques furent jusqu'à présent insensées et contraires à la nature, au point que chacune d'elles aurait mené l'humanité à sa perte, si elle s'était emparée de l'humanité - quoi qu'il en soit, chaque fois que « le héros » montait sur les planches quelque chose de nouveau était atteint, l'opposé épouvantable du rire, cette profonde émotion de plusieurs à la pensée : « oui, il vaut la peine que je vive! oui, je suis digne de vivre! » - la vie, et moi et toi, et nous tous, tant que nous sommes, nous devînmes de nouveau intéressants pour nous. - Il ne faut pas nier qu'à la longue le rire, la raison et la nature ont fini par se rendre maîtres de chacun de ces grands maîtres en téléologie : la courte tragédie a toujours fini par revenir à l'éternelle comédie de l'existence, et la mer au « sourire innombrable » - pour parler avec Eschyle - finira par couvrir de ses flots la plus grande de ces tragédies. Mais malgré tout ce rire correcteur, somme toute, la nature humaine a été transformée par l'apparition toujours nouvelle de ces proclamateurs du but de la vie, - elle a maintenant un besoin de plus, précisément celui de voir apparaître toujours de nouveau de pareilles doctrines de la « fin ». L'homme est devenu peu à peu un animal fantasque qui aura à remplir une condition d'existence de plus que tout autre animale : il faut que, de temps en temps, l'homme se figure savoir pourquoi il existe, son espèce ne peut pas prospérer sans une confiance périodique en la vie! Sans la foi à la raison dans la vie. Et, toujours de nouveau, l'espèce humaine décrétera de temps en temps : « Il y a quelque chose sur quoi l'on n'a absolument pas le droit de rire! » Et le plus prévoyant des philanthropes ajoutera : « Non seulement le rire et la sagesse joyeuse, mais encore le tragique, avec toute sa sublime déraison, font partie des moyens et des nécessités pour conserver l'espèce! » - Et par conséquent! par conséquent! par conséquent! Me comprenez-vous, ô mes frères? Comprenez-vous cette nouvelle loi du flux et du reflux? Nous aussi nous aurons notre heure!

 

2. La conscience intellectuelle.

Je refais toujours à nouveau la même expérience, et, toujours à nouveau, je regimbe contre mon expérience; je ne veux pas y croire, malgré son évidence : la plupart des hommes manquent de conscience intellectuelle; il m'a même semblé parfois qu'avec les revendications d'une telle conscience on se trouvait solitaire, comme dans un désert, dans les villes les plus populeuses. Chacun te regarde avec des yeux étrangers et continue à manier sa balance, appelant telle chose bonne, telle autre mauvaise; personne ne rougit lorsque tu laisses entendre que les unités dont on se sert n'ont pas leur poids trébuchant, - on ne se révolte pas non plus contre toi : tout au plus rira-t-on de tes doutes. Je veux dire : la plupart des hommes ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et de vivre conformément à ces choses, sans avoir au préalable pris conscience des raisons dernières et certaines, pour ou contre elles, et sans même s'être donné la peine de trouver ces raisons; les hommes les plus doués et les femmes les plus nobles font encore partie de ce grand nombre. Mais que m'importent la bonté de cœur, la finesse et le génie, lorsque l'homme qui possède ces vertus tolère en lui des sentiments tièdes à l'égard de la foi et du jugement, si le besoin de certitude n'est pas en lui le désir le plus profond, la plus intime nécessité, - étant ce qui sépare les hommes supérieurs des hommes inférieurs! Chez certains hommes pieux j'ai trouvé une haine de la raison dont je leur ai été reconnaissant : ainsi se révélait du moins leur mauvaise conscience intellectuelle! Mais se trouver au milieu de cette rerum concordia discors et de toute cette merveilleuse incertitude, de cette multiplicité de la vie, et ne point interroger, ne point trembler du désir et de la joie de l'interrogation, ne pas même haïr l'interrogateur, peut-être même s'en amuser jusqu'à l'épuisement - c'est cela que je trouve méprisable, et c'est ce sentiment de mépris que je commence par chercher chez chacun : - et une folie quelconque finit toujours par me convaincre que chaque homme possède ce sentiment en tant qu'homme. C'est là de l'injustice à ma façon.

 

3. Noble et vulgaire.

Aux natures vulgaires tous les sentiments nobles et généreux paraissent impropres et, pour cela, le plus souvent invraisemblables : ils clignent de l'oeil quand ils en entendent parler, et semblent vouloir dire : « Il doit y avoir là un bon petit avantage, on ne peut pas regarder à travers tous les murs » : - ils se montrent envieux à l'égard de l'homme noble, comme s'il cherchait son avantage par des chemins détournés. S'ils sont convaincus avec trop de précision de l'absence d'intentions égoïstes et de gains personnels, l'homme noble devient pour eux une espèce de fou : ils le méprisent dans sa joie et se rient de ses yeux brillants. « Comment peut-on se réjouir du préjudice qui vous est causé, comment peut-on accepter un désavantage, avec les yeux ouverts ! L'affection noble doit se compliquer d'une maladie de la raison. » - Ainsi pensent-ils, et ils jettent un regard de mépris, le même qu'ils ont en voyant le plaisir que l'aliéné prend à son idée fixe. La nature vulgaire se distingue par le fait qu'elle garde sans cesse son avantage en vue et que cette préoccupation du but et de l'avantage est elle-même plus forte que l'instinct et le plus violent qu'elle a en elle : ne pas se laisser entraîner par son instinct à des actes qui ne répondent pas à un but - c'est là leur sagesse et le sentiment de leur dignité. Comparée à la nature vulgaire, la nature supérieure est la plus déraisonnable - car l'homme noble, généreux, celui qui se sacrifie, succombe en effet à ses instincts, et, dans ses meilleurs moments, sa raison fait une pause. Un animal qui protège ses petits au danger de sa vie, ou qui, lorsqu'il est en chaleur, suit la femelle jusqu'à la mort, ne songe pas au danger de la mort; sa raison, elle aussi, fait une pause, puisque le plaisir que lui procure sa couvée ou sa femelle et la crainte d'en être privé le dominent entièrement, il devient plus bête qu'il ne l'est généralement, tout comme l'homme noble et généreux. Celui-ci éprouve quelques sensations de plaisir ou de déplaisir avec tant d'intensité que l'intellect devra se taire ou se mettre au service de ces sensations : alors son cœur lui monte au cerveau et l'on parlera dorénavant de « passion ». (Çà et là on rencontre aussi l'opposé de ce phénomène, et, en quelque sorte, le « renversement de la passion », par exemple chez Fontenelle, à qui quelqu'un mit un jour la main sur le cœur, en disant :« Ce que vous avez là, mon cher, est aussi du cerveau. ») C'est la déraison, ou la fausse raison de la passion que le vulgaire méprise chez l'homme noble, surtout lorsque cette passion se concentre sur des objets dont la valeur lui paraît être tout à fait fantasque et arbitraire. Il s'irrite contre celui qui succombe à la passion du ventre, mais il comprend pourtant l'attrait qui exerce cette tyrannie; il ne s'explique pas, par contre, comment on peut, par exemple, pour l'amour d'une passion de la connaissance, mettre en jeu sa santé et son honneur. Le goût des natures supérieures se fixe sur les exceptions, sur les choses qui généralement laissent froid et ne semblent pas avoir de saveur; la nature supérieure a une façon d'apprécier qui lui est particulière. Avec cela, dans son idiosyncrasie du goût, elle s'imagine généralement ne pas avoir de façon d'apprécier à elle particulière, elle fixe au contraire ses valeurs et ses non-valeurs particulières comme des valeurs et des non-valeurs universelles, et tombe ainsi dans l'incompréhensible et l'irréalisable. Il est très rare qu'une nature supérieure conserve assez de raison pour comprendre et pour traiter les hommes ordinaires en tant qu'hommes ordinaires : généralement elle a foi en sa passion, comme si chez tous elle était la passion restée cachée, et justement dans cette idée elle est pleine d'ardeur et d'éloquence. Lorsque de tels hommes d'exception ne se considèrent pas eux-mêmes comme des exceptions, comment donc seraient-ils jamais capables de comprendre les natures vulgaires et d'évaluer la règle d'une façon équitable! - Et ainsi ils parlent, eux aussi, de la folie, de l'impropriété et de l'esprit fantasque de l'humanité, pleins d'étonnement sur la frénésie du monde qui ne veut pas reconnaître ce qui serait pour lui « la seule chose nécessaire ».- C'est là l'éternelle injustice des hommes nobles.

 

4. Ce qui conserve l'espèce.

Les esprits les plus forts et les plus méchants ont jusqu'à présent fait faire les plus grands progrès à l'humanité : ils allumèrent toujours à nouveau les passions qui s'endormaient - toute société organisée endort les passions, - ils éveillèrent toujours à nouveau le sens de la comparaison, de la contradiction, le plaisir de ce qui est neuf, osé, non éprouvé, ils forcèrent l'homme à opposer des opinions aux opinions, un type idéal à un type idéal. Par les armes, par le renversement des bornes frontières, par la violation de la piété, le plus souvent : mais aussi par de nouvelles religions et de nouvelles morales! La même « méchanceté » est dans l'âme de tous les maîtres et de tous les prédicateurs de ce qui est neuf, - cette méchanceté qui jette le discrédit sur un conquérant, même lorsqu'elle s'exprime d'une façon plus subtile, et ne met pas de suite les muscles en mouvement, ce qui d'ailleurs fait diminuer le discrédit! Ce qui est neuf, cependant, est de toute façon le mal, étant ce qui conquiert et veut renverser les vieilles bornes et les piétés anciennes; et ce n'est que ce qui est ancien qui puisse être le bien! Les hommes de bien de toutes les époques ont été ceux qui ont approfondi les vieilles idées pour leur faire porter des fruits, les cultivateurs de l'esprit. Mais toute terre finit par être épuisée et il faut que toujours revienne le soc de la charrue du mal. - Il y a maintenant une doctrine de la morale, foncièrement erronée, doctrine surtout très fêtée en Angleterre : d'après elle les jugements « bien » et « mal » traduisent l'accumulation des expériences sur ce qui est « opportun » et « inopportun »; d'après elle ce qui est appelé bien conserve l'espèce, ce qui est appelé mal est nuisible à l'espèce. Mais en réalité les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l'espèce et indispensables au même titre que les bons : - si ce n'est que leur fonction est différente.

 

5. Devoirs absolus.

Tous les hommes qui sentent qu'il leur faut les paroles et les intonations les plus violentes, les attitudes et les gestes les plus éloquents pour pouvoir agir, les politiciens révolutionnaires, les socialistes, les prédicateurs, avec ou sans christianisme, tous ceux qui veulent éviter les demi-succès : tous ceux-là parlent de « devoirs », et toujours de devoirs qui ont un caractère absolu - autrement ils n'auraient point droit à leur pathos démesuré : ils le savent fort bien. C'est pourquoi ils s'emparent avidement d'une philosophie de la morale qui prêche un impératif catégorique quelconque, ou bien ils s'assimilent un beau morceau de religion, comme fit par exemple Mazzini. Parce qu'ils désirent que l'on ait absolument confiance en eux, il faut qu'ils commencent par avoir en eux-mêmes une confiance absolue, en vertu d'un dernier commandement quelconque, indiscutable et sublime sans condition, d'un commandement dont ils se sentent les serviteurs et les instruments et voudraient se faire reconnaître comme tels. Nous trouvons là les adversaires les plus naturels et souvent très influents de l'émancipation morale et du scepticisme, mais ils sont rares. Il y a par contre une classe très nombreuse de ces adversaires, partout où l'intérêt enseigne la soumission, tandis que la réputation et l'honneur semblent l'interdire. Celui qui se sent déshonoré à la pensée qu'il est l'instrument d'un prince, d'un parti, d'une secte, ou même d'une puissance d'argent - par exemple en tant que descendant d'une famille ancienne et fière - mais qui veut justement être cet instrument ou bien est forcé de l'être, en face de lui-même et de l'opinion publique, celui-là aura besoin de principes pathétiques que l'on peut avoir sans cesse à la bouche ; - des principes d'une obligation absolue à qui l'on peut se soumettre et se montrer soumis sans honte. Toute servilité un peu subtile tient à l'impératif catégorique et se montre l'ennemie mortelle de tous ceux qui veulent enlever au devoir son caractère absolu : c'est pourquoi elle exige d'eux la convenance, et bien plus que la convenance.

 

6. Dignité perdue.

La méditation a perdu toute sa dignité de forme, on a tourné en ridicule le cérémonial et l'attitude solennelle de celui qui réfléchit et l'on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons trop vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu'il s'agit de penser aux choses les plus sérieuses; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : - c'est comme si nous portions dans notre tête une machine d'un mouvement incessant, qui continue à travailler même dans les conditions les plus défavorables. Autrefois on s'apercevait au visage de chacun qu'il voulait se mettre à penser - c'était là une chose exceptionnelle! - qu'il voulait devenir plus sage et se préparait à une idée : on contractait le visage comme pour une prière et l'on s'arrêtait de marcher; on se tenait même immobile pendant des heures dans la rue, lorsque la pensée « venait » - sur une ou sur deux jambes. C'est ainsi que cela « en valait la peine »!

 

7. Pour les hommes actifs.

Quiconque veut faire des choses de la morale l'objet de son étude s'ouvre un énorme champ de travail. Toutes les catégories de passions doivent être méditées séparément à travers les temps, les peuples, les individus grands et petits : il faut mettre en lumière toutes leurs raisons, toutes leurs appréciations, toutes leurs conceptions des choses! Jusqu'à présent, tout ce qui a donné de la couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire : où trouverait-on, par exemple, une histoire de l'amour, de l'avidité, de l'envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté? Nous manquons même complètement jusqu'à ce jour d'une histoire du droit, ou même seulement d'une histoire de la pénalité. A-t-on déjà pris pour objet d'étude la division multiple du temps, les suites d'une fixation régulière du travail, des fêtes et du repos? Connaît-on les effets normaux des aliments? Y a-t-il une philosophie de la nutrition? (L'agitation, que l'on recommence sans cesse, pour et contre le végétarisme prouve déjà qu'il n'existe pas de pareille philosophie!) A-t-on déjà recueilli des expériences sur la vie en commun, par exemple la vie claustrale? La dialectique du mariage et de l'amitié est-elle déjà exposée? Les mœurs des savants, des commerçants, des artistes, des artisans - ont-elles déjà trouvé leur penseur? Il reste tant de choses à penser en cette matière! Tout ce que les hommes ont considéré jusqu'à présent comme leurs « conditions d'existence », et toute raison, toute passion, toute superstition dans ces considérations, - a-t-on déjà étudié cela jusqu'au bout? Rien que l'observation des différents degrés de croissance que les instincts humains ont pris ou pourraient prendre, selon les différents climats, donnerait déjà trop à faire au plus actif; il faudrait des générations de savants, travaillant selon un plan commun, pour épuiser les différents points de vue et l'ensemble de la matière. Il en est de même pour la démonstration des motifs qui amenèrent la variété des climats moraux («pourquoi tel soleil d'un jugement fondamental et d'une évolution morale luit-il ici - et là tel autre?») Et c'est encore un travail nouveau qui détermine ce qu'il y a d'erroné dans tous ces motifs et qui établit toute l'essence des jugements moraux portés jusqu'à présent. En supposant que tous ces travaux fussent faits, ce serait alors au tour de la plus épineuse de toutes les questions de venir au premier plan : la question de savoir si la science est à même de donner des buts nouveaux à l'activité de l'homme, après avoir donné la preuve qu'elle peut en enlever et en détruire - alors commencerait une expérimentation qui pourrait satisfaire toute espèce d'héroïsme, une expérimentation de plusieurs siècles qui laisserait dans l'ombre tous les grands travaux et tous les grands sacrifices que l'histoire nous a fait connaître jusqu'à ce jour. Jusqu'à présent l'histoire n'a pas encore édifié ses constructions de cyclope; pour cela aussi le temps viendra.

 

8. Vertus inconscientes.

Toutes les qualités personnelles dont un homme a conscience - et surtout lorsqu'il suppose aussi leur visibilité et leur éloquence pour son entourage - sont soumises à de tout autres lois de développement que ces qualités à lui inconnues ou mal connues, qui savent se cacher même à l'oeil du plus subtil observateur, par leur finesse, comme derrière le néant. Il en est ainsi des fines sculptures sur les écailles des reptiles : ce serait une erreur de voir dans ces écailles un ornement ou bien un moyen de défense, - car on ne peut les voir qu'au microscope, c'est-à-dire avec un oeil rendu plus aigu par un moyen artificiel, tel que des animaux du même genre pour lesquels il aurait, à son tour, servi d'ornement ou de défense n'en possèdent pas! Nos qualités morales visibles, et surtout celles que l'on croit visibles, suivent leur voie, - et nos qualités invisibles aux dénominations identiques, qui, par rapports aux autres, ne peuvent nous servir ni d'ornement ni d'arme, suivent également leur voie : une voie bien différente probablement, avec des lignes, des finesses et des sculptures qui pourraient peut-être faire plaisir à un dieu muni d'un divin microscope. Nous possédons par exemple notre activité, notre ambition, notre perspicacité : tout le monde les connaît -, et en outre nous possédons probablement, encore une fois, notre activité, notre ambition, notre perspicacité; mais pour ces qualités qui sont nos écailles de reptiles à nous, le microscope n'a pas encore été inventé! - Et ici les amis de la moralité instinctive s'écrieront : « Bravo! Il admet du moins la possibilité de vertus inconscientes, - cela nous suffit! » - Oh! comme il vous suffit de peu de chose!

 

9. Nos éruptions.

Il y a une infinité de choses que l'humanité s'est appropriées pendant des stades antérieurs, mais d'une façon si faible et si embryonnaire que personne n'a pu en percevoir l'appropriation, des choses qui, beaucoup plus tard, peut-être après des siècles, jaillissent soudain à la lumière : elles sont devenues fortes et mûres dans l'intervalle. A certaines époques tel ou tel talent, telle ou telle vertu semblent faire complètement défaut, de même à certains hommes : mais on n'a qu'à attendre jusqu'aux enfants et petits-enfants, si l'on en a le temps, - ceux-ci apportent à la lumière l'âme de leurs grands-parents, cette âme dont les grands-parents eux-mêmes ne savaient rien encore. Souvent le fils déjà devient le révélateur de son père : celui-ci se comprend mieux lui-même depuis qu'il a un fils. Nous avons tous en nous des plantations et des jardins inconnus; et, pour me servir d'une autre image, nous sommes tous des volcans en travail qui auront leur heure d'éruption : il est vrai que personne ne sait si ce moment est proche ou lointain, Dieu lui-même l'ignore.

 

10. Une espèce d'atavisme.

J'interprète le plus volontiers les hommes exceptionnels d'une époque comme les pousses tardives, soudainement émergées, de cultures passées et des forces de ces cultures : en quelque sorte comme l'atavisme d'un peuple et de ses mœurs : - c'est ainsi seulement que l'on pourra trouver chez eux quelque chose à interpréter ! Maintenant ils apparaissent étranges, rares, extraordinaires : et celui qui sent en lui ces forces est obligé de les soigner, de les défendre contre un monde ennemi, de les vénérer et de veiller à leur croissance : et il devient ainsi soit un grand homme, soit un original et un fou, à moins qu'il ne périsse à temps. Autrefois ces qualités rares étaient habituelles et elles étaient, par conséquent, considérées comme vulgaires : elles ne distinguaient point. Peut-être étaient-elles exigées, posées comme condition; il était impossible de grandir avec elles, pour une raison déjà, c'est qu'il n'y avait pas de danger pour que l'on devienne, avec elles, fou et solitaire. C'est surtout dans les familles, et dans les castes conservatrices d'un peuple que se présentent de pareils contre-coups d'instincts anciens, tandis que l'apparition d'un tel atavisme n'est pas probable là où les races, les usages, les évaluations de valeurs alternent rapidement. Car, parmi les forces d'évolution chez les peuples, l'allure signifie autant qu'en musique; dans notre cas particulier, un andante de l'évolution est absolument nécessaire, car c'est là l'allure d'un esprit passionné et lent : et c'est de cette espèce qu'est l'esprit des familles conservatrices.

 

11. La conscience.

Le conscient est l'évolution dernière et tardive du système organique, et par conséquent aussi ce qu'il y a dans ce système de moins achevé et de moins fort. D'innombrables méprises ont leur origine dans le conscient, des méprises qui font périr un animal, un homme plus tôt qu'il ne serait nécessaire, « malgré le destin », comme dit Homère. Si le lien conservateur des instincts n'était pas infiniment plus puissant, s'il ne servait pas, dans l'ensemble, de régulateur : l'humanité périrait par ses jugements absurdes, par ses divagations avec les yeux ouverts, par ses jugements superficiels et sa crédulité, en un mot par sa conscience : ou plutôt sans celle-ci elle n'existerait plus depuis longtemps! Toute fonction, avant d'être développée et mûre, est un danger pour l'organisme : tant mieux si elle est bien tyrannisée pendant son développement. C'est ainsi que le conscient est tyrannisé et pas pour le moins par la fierté que l'on y met! On s'imagine que c'est là le noyau de l'être humain, ce qu'il a de durable, d'éternel, de primordial! On tient le conscient pour une quantité stable donnée! On nie sa croissance, son intermittence! On le considère comme l'« unité de l'organisme »! - Cette ridicule surestimation, cette méconnaissance de la conscience a eu ce résultat heureux d'empêcher le développement trop rapide de la conscience. Parce que les hommes croyaient déjà posséder le conscient, ils se sont donné peu de peine pour l'acquérir - et, maintenant encore, il n'en est pas autrement. Une tâche demeure toute nouvelle et à peine perceptible à l'oeil humain, à peine clairement reconnaissable, la tâche de s'incorporer le savoir et de le rendre instinctif. - Cette tâche ne peut être aperçue que par ceux qui ont compris que, jusqu'à présent, seules nos erreurs ont été incorporées et que toute notre conscience ne se rapporte qu'à des erreurs!

 

12. Du but de la science.

Comment ? - le dernier but de la science serait de créer à l'homme autant de plaisir et aussi peu de déplaisir que possible ? Mais comment, si le plaisir et le déplaisir étaient tellement solidement liés l'un à l'autre que celui qui voudrait goûter de l'un autant qu'il est possible, serait forcé de goûter aussi de l'autre autant qu'il est possible, - que celui qui voudrait apprendre à « jubiler jusqu'au ciel » devrait aussi se préparer à être « triste jusqu'à la mort » ? Et il en est peut-être ainsi! Les stoïciens du moins le croyaient, et ils étaient conséquents lorsqu'ils demandaient le moins de plaisir possible pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible (lorsque l'on prononce la sentence « le vertueux est le plus heureux » l'on présente en même temps l'enseigne de l'école aux masses et l'on donne une subtilité casuistique pour les gens les plus subtils). Aujourd'hui encore vous avez le choix : soit aussi peu de déplaisir que possible, bref, l'absence de douleur - et, en somme, les socialistes et les politiciens de tous les partis ne devraient, honnêtement, pas promettre davantage à leurs partisans - soit autant de déplaisir que possible, comme prix pour l'augmentation d'une foule de jouissances et de plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu'ici! Si vous vous décidez pour la première alternative, si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, en bien! il vous faudra diminuer et amoindrir aussi la capacité de joie. Il est certain qu'avec la science on peut favoriser l'un et l'autre but. Peut-être connaît-on maintenant la science plutôt à cause de sa faculté de priver les hommes de leur plaisir et de les rendre plus froids, plus insensibles, plus stoïques. Mais on pourrait aussi lui découvrir des facultés de grande dispensatrice des douleurs! - Et alors sa force contraire serait peut-être découverte en même temps, sa faculté immense de faire luire pour la joie un nouveau ciel étoilé!

 

13. Pour la doctrine du sentiment de puissance.

A faire du bien et à faire du mal on exerce sa puissance sur les autres - et l'on ne veut pas davantage! A faire du mal, sur ceux à qui nous sommes forcés de faire sentir notre puissance; car la douleur est pour cela un moyen beaucoup plus sensible que le plaisir : - la douleur s'informe toujours des causes, tandis que le plaisir est porté à s'en tenir à lui-même et à ne pas regarder en arrière. A faire le bien et à vouloir le bien sur ceux qui dépendent déjà de nous d'une façon ou d'une autre (c'est-à-dire qui sont habitués à penser à nous comme à leur cause); nous voulons augmenter leur puissance puisque de cette façon nous augmentons la nôtre, ou bien nous voulons leur montrer l'avantage qu'il y a à être sous notre domination, - ainsi ils se satisferont davantage de leur situation et seront plus hostiles et plus prêts à la lutte contre les ennemis de notre puissance. Que nous fassions des sacrifices soit à faire le bien, soit à faire le mal, cela ne change pas la valeur définitive de nos actes; même si nous y apportions notre vie comme fait le martyr en faveur de son église, ce serait un sacrifice apporté à notre besoin de puissance, ou bien en vue de conserver notre sentiment de puissance. Celui qui sent qu'il « est en possession de la vérité » combien d'autres possessions ne laisse-t-il pas échapper pour sauver ce sentiment! Que de choses ne jette-t-il par par-dessus bord pour se maintenir « en haut », - c'est-à-dire au-dessus de ceux qui sont privés de la vérité! Certainement la condition où nous nous trouvons pour faire le mal est rarement aussi infiniment agréable que celle où nous nous trouvons pour faire du bien, - c'est là un signe qu'il nous manque encore de la puissance, ou bien c'est la révélation de l'humeur que nous cause cette pauvreté, c'est l'annonce de nouveaux dangers et de nouvelles incertitudes pour notre capital de puissance et notre horizon est voilé par ces prévisions de vengeance, de raillerie, de punition, d'insuccès. Ce n'est que pour les hommes les plus irritables et les plus vides du sentiment de puissance qu'il peut être agréable d'imprimer au récalcitrant le sceau de la puissance, pour ceux qui ne voient qu'un fardeau et un ennui dans l'aspect des hommes déjà assujettis (ceux-ci étant l'objet de la bienveillance). Il s'agit de savoir comment on a l'habitude d'épicer sa vie; c'est une affaire de goût de préférer l'accroissement de puissance lent ou soudain, sûr ou dangereux et hardi, - on cherche toujours telle ou telle épice selon son tempérament. Un butin facile, pour les natures altières, est quelque chose de méprisable; un sentiment de bien-être ne leur vient [qu'à la vue d'hommes que rien n'a pu abattre et] qui pourraient devenir leurs ennemis2, et de même à [la vue]3 de toutes les possessions difficilement accessibles; ils sont souvent durs envers celui qui souffre, car ils ne le jugent pas digne de leur effort et de leur fierté, mais ils se montrent d'autant plus courtois envers leurs semblables, avec qui la lutte serait certainement honorable, si l'occasion devait s'en présenter. C'est sous l'effet du sentiment de bien-être que procure cette perspective que les hommes d'une caste chevaleresque se sont habitués à l'échange d'une politesse de choix. - La pitié est le sentiment le plus agréable chez ceux qui sont peu fiers et n'ont point l'espérance d'une grande conquête : pour eux, la proie facile - et tel est celui qui souffre - est quelque chose de ravissant. On vante la pitié, comme étant la vertu des filles de joie.

 

14. Tout ce que l'on appelle amour.

Avidité et amour : quels sentiments différents nous saisissent à chacun de ces mots! - et pourtant il se pourrait bien que cela fût le même instinct, dénommé deux fois; d'une part, il est dénigré du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui l'instinct de possession s'est déjà un peu calmé et qui craignent maintenant pour leurs « biens »; d'autre part il est glorifié du point de vue des insatisfaits et des avides qui le trouvent bon. Notre amour du prochain - n'est-il pas un désir impérieux de nouvelle propriété? Et n'en est-il pas de même de notre amour de la science, de la vérité, et, en général, de tout désir de nouveauté? Nous nous fatiguons peu à peu de ce qui est vieux, de ce que nous possédons avec certitude, et nous nous mettons à étendre de nouveau les mains; même le plus beau paysage où nous vivons depuis trois mois n'est plus certain de notre amour, et c'est un rivage lointain qui excite notre avidité. L'objet de la possession s'amoindrit généralement par le fait qu'il est possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut se maintenir en transformant en nous-mêmes quelque chose de toujours nouveau, - c'est là ce que l'on appelle posséder. Se lasser d'une possession, c'est se lasser de nous-mêmes. (On peut aussi souffrir d'une trop grande richesse, - le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s'attribuer le nom d'« amour ».) Lorsque nous voyons souffrir quelqu'un, nous saisissons volontiers l'occasion qui nous est offerte, pour nous emparer de lui; c'est ce qui crée par exemple l'homme charitable et apitoyé; lui aussi appelle « amour » le désir de possession nouvelle éveillé en lui, et il y prend son plaisir, comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe. Mais c'est l'amour des sexes qui se révèle de la façon la plus claire comme désir de propriété : celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu'il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l'autre âme, y dominer comme ce qu'il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l'on considère que cela ne signifie pas autre chose que d'exclure le monde entier d'un bien précieux, d'un bonheur et d'une jouissance : que celui qui aime vise à l'appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu'il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste de tous les conquérants et exploiteurs; si l'on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde semble indifférent, pâle, sans valeur et qu'il est prêt à apporter tous les sacrifices, à troubler toute espèce d'ordre, à mettre à l'arrière-plan tous les intérêts : on s'étonnera que cette sauvage avidité, cette injustice de l'amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques, oui, que, de cet amour, on ait fait ressortir l'idée d'amour, en opposition à l'égoïsme, tandis qu'il est peut-être précisément l'expression la plus naturelle de l'égoïsme. Ici ce furent apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder qui ont établi l'usage courant dans la langue - il y en eut probablement toujours de trop. Ceux qui, sur ce domaine, ont été favorisés par beaucoup de possession et de satiété, ont bien laissé échapper, de temps en temps, une invective contre le « démon furieux », comme disait cet Athénien, le plus aimable et le plus aimé de tous, Sophocle: mais Eros se mettait toujours à rire de pareils calomniateurs, - justement ses plus grands favoris. Il y a bien çà et là, sur la terre, une espèce de continuation de l'amour où ce désir avide que deux personnes ont l'une pour l'autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle avidité, à une soif commune, supérieure, d'un idéal placé au-dessus d'elles : mais qui connaît cet amour? Qui est-ce qui l'a vécu? Son véritable nom est amitié.

 

15. A distance.

Cette montagne rend la contrée qu'elle domine charmante et digne d'admiration à tout point de vue : après nous être dit cela pour la centième fois, nous nous trouvons, à son égard, dans un état d'esprit si déraisonnable et si plein de reconnaissance que nous nous imaginons qu'elle, la donatrice de tous ces charmes, doit être, elle-même, ce qu'il y a de plus charmant dans la contrée - et c'est pourquoi nous montons sur la montagne et nous voilà désillusionnés! Soudain la montagne elle-même, et tout le paysage qui l'entoure, se trouvent comme désensorcelés; nous avons oublié qu'il y a certaines grandeurs tout comme certaines bontés qui ne veulent être vues qu'à une certaine distance, et surtout d'en bas, à aucun prix d'en haut, - ce n'est qu'ainsi qu'elles font de l'effet. Peut-être connais-tu des hommes, dans ton entourage, qui ne doivent se regarder eux-mêmes qu'à une certaine distance pour se trouver supportables, séduisants et vivifiants; il faut leur déconseiller la connaissance de soi.

 

16. Sur le passage.

Dans les rapports avec les personnes qui ont de la pudeur à l'égard de leurs sentiments il faut savoir dissimuler; elles éprouvent une haine soudaine contre celui qui les prend sur le fait d'un sentiment tendre ou enthousiaste ou élevé, comme si l'on avait vu leurs pensées les plus secrètes. Si l'on veut leur faire du bien, en de pareils moments, il faut les faire rire ou bien leur glisser, en plaisantant, une froide méchanceté : - leur sentiment s'y glace et elles sont de nouveau maîtresses d'elles-mêmes. Mais je donne la morale avant l'histoire. - Nous avons une fois été si près l'un de l'autre, dans la vie, que rien ne semblait plus entraver notre amitié et notre fraternité et qu'il n'y avait plus entre nous qu'un petit passage. Au moment où tu voulus t'y engager, je t'ai demandé : « Veux-tu prendre le passage pour venir auprès de moi? » - Mais alors tu changeas d'avis et, lorsque je t'en ai prié encore une fois, tu ne me répondis rien. Depuis lors, des montagnes et des fleuves et tout ce qui peut séparer et rendre étranger s'est précipité entre nous, et, si nous voulions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus. Mais lorsque tu songes maintenant à ce petit passage, tu ne trouves plus de paroles, - il ne te vient que des sanglots et de l'étonnement.

 

17. Motiver sa pauvreté.

Il est vrai que par aucun artifice nous ne pouvons faire d'une pauvre vertu une vertu riche et abondante, mais nous pouvons enjoliver cette pauvreté et en faire une nécessité, en sorte que son aspect ne nous fait plus mal et qu'à cause d'elle nous ne jetons plus à la fatalité un regard de reproche. C'est ainsi que fait le jardinier avisé qui place le pauvre petit ruisseau de son jardin dans les bras d'une nymphe des sources et qui motive ainsi la pauvreté : - et qui n'aurait pas comme lui besoin des nymphes !

 

18. Fierté antique.

L'antique coloris de la distinction nous manque, parce que l'esclave antique manque à notre sentiment. Un Grec d'origine noble trouvait, entre sa supériorité et cette ultime bassesse, de si énormes échelons intermédiaires et un tel éloignement, qu'il pouvait à peine apercevoir distinctement l'esclave : Platon lui-même ne l'a pas vu entièrement. Il en est autrement de nous, habitués, comme nous le sommes, à la doctrine de l'égalité entre les hommes, si ce n'est à l'égalité elle-même. Un être qui n'aurait pas la libre disposition de soi et qui manquerait de loisirs, - à nos yeux, ce ne serait là nullement quelque chose de méprisable; car ce genre de servilité adhère encore trop à chacun de nous, selon les conditions de notre ordre et de notre activité sociales, qui sont foncièrement différentes de celles des Anciens. - Le philosophe grec traversait la vie avec le sentiment intime qu'il y avait beaucoup plus d'esclaves qu'on se le figurait - c'est-à-dire que chacun était esclave pour peu qu'il ne fût point philosophe; son orgueil débordait lorsqu'il considérait que, même les plus puissants de la terre, se trouvaient parmi ses esclaves. Cette fierté, elle aussi, est devenue, pour nous, étrangère et impossible; pas même en symbole le mot « esclave » ne possède pour nous toute son intensité.

 

19. Le mal.

Examinez la vie des hommes et des peuples, les meilleurs et les plus féconds, et demandez-vous si un arbre qui doit s'élever fièrement dans les airs peut se passer du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance du dehors, si toutes espèces de haine, d'envie, d'entêtement, de méfiance, de dureté, d'avidité, de violence ne font pas partie des circonstances favorisantes, sans lesquelles une grande croissance, même dans la vertu, serait à peine possible? Le poison qui fait périr la nature plus faible est un fortifiant pour le fort - aussi ne l'appelle-t-il pas poison.

 

20. Dignité de la folie.

Encore quelques milliers d'années sur la voie qui suivit le dernier siècle! - et dans tout ce que fait l'homme la plus haute sagesse sera visible : mais par cela justement la sagesse aura perdu toute sa dignité. Certes, il sera alors nécessaire d'être sage, mais ce sera aussi si vulgaire et si ordinaire qu'un esprit dégoûté pourra considérer cette nécessité comme une grossièreté. Et de même qu'une tyrannie de la vérité et de la science serait capable d'amener une hausse dans la valeur du mensonge, de même une tyrannie de la sagesse pourrait faire germer un nouveau genre de noblesse d'âme. Être noble - ce serait peut-être alors avoir des folies dans la tête.

 

21. A ceux qui enseignent le désintéressement.

On appelle bonnes les vertus d'un homme, non en regard des effets qu'elles ont pour lui-même, mais en regard des effets que nous leur supposons pour nous et pour la société : - dans l'éloge de la vertu on a été, de tous temps, très peu « désintéressé », très peu « non égoïste » ! Car autrement on aurait dû remarquer que les vertus (comme l'application, l'obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, étant des instincts qui règnent avec trop de violence et d'avidité, des instincts qui ne veulent à aucun prix se laisser tenir en équilibre par la raison, avec les autres instincts. Lorsque tu possèdes une vertu, une vertu véritable et entière (et non pas seulement le petit instinct d'une vertu) - tu es la victime de cette vertu! Mais c'est pour cela que ton voisin loue ta vertu. On loue le travailleur, bien que par son application il nuise à ses facultés visuelles, à l'originalité et à la fraîcheur de son esprit; on vénère et on plaint le jeune homme qui s'est « éreinté de travail » parce que l'on porte ce jugement : « Pour la société en bloc la perte du meilleur individu n'est qu'un petit sacrifice! Il est regrettable que ce sacrifice soit nécessaire! Mais il serait, certes, bien plus regrettable que l'individu pensât autrement et qu'il accordât plus d'importance à sa conservation et à son développement qu'à son travail au service de la société. » Et c'est pourquoi l'on ne plaint pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que, par cette mort, un instrument soumis et - ce que l'on appelle un « brave homme » - a été perdu pour la société désintéressée. Peut-être prend-on encore en considération le fait qu'il eût peut-être été plus utile à la société s'il avait travaillé avec plus d'égards envers lui-même et s'il s'était conservé plus longtemps. On s'avoue bien l'avantage qu'il y aurait eu, mais on estime supérieur et plus durable cet autre avantage qu'un sacrifice a été fait et que la mentalité de la bête de sacrifice a une nouvelle fois fois reçu une confirmation visible. C'est donc, d'une part, la nature d'instrument dans les vertus qui est proprement louée, lorsqu'on loue les vertus, et, d'autre part, l'instinct qui ne se laisse pas maintenir dans ses bornes par l'avantage général de l'individu - en un mot : la déraison dans la vertu, grâce à laquelle l'être individuel se laisse transformer en fonction de la collectivité. L'éloge de la vertu est l'éloge de quelque chose de nuisible dans le privé, l'éloge d'instincts qui enlèvent à l'homme son plus noble amour de soi et la force de la plus haute protection de soi-même. Il est vrai qu'en vue de l'éducation, et pour inculquer des habitudes vertueuses on fait ressortir une série d'effets de la vertu qui font paraître semblables la vertu et l'avantage privé, - et il existe, en effet, une pareille similitude! La ténacité aveugle, cette vertu typique des instruments, est représentée comme le chemin des richesses et des honneurs et comme le poison le plus salutaire contre l'ennui et les passions : mais on passe sous silence ce que cette ténacité a de dangereux, ce qui est son danger supérieur. L'éducation procède généralement ainsi : elle cherche à déterminer chez l'individu, par une série d'attractions et d'avantages, une façon de penser et d'agir qui, devenue habitude, instinct, passion, domine en lui et sur lui, contre son dernier avantage, mais « pour le bien général ». Combien souvent je m'aperçois que la ténacité aveugle procure, il est vrai, des richesses et des honneurs, mais enlève en même temps, aux organes, la finesse au moyen de quoi les richesses et les honneurs pourraient procurer une jouissance, et aussi que ces remèdes radicaux contre l'ennui et les passions émoussent en même temps les sens et les rendent récalcitrants à toute nouvelle excitation. (La plus active de toutes les époques - la nôtre - de tout son argent et de toute son activité, ne sait pas faire autre chose que d'accumuler toujours plus d'argent et toujours plus d'activité : c'est qu'il faut plus de génie pour dépenser que pour acquérir! - Soit! attendons nos « petits-fils ».) Si l'éducation réussit, toute vertu de l'individu deviendra une utilité publique et un désavantage privé, au sens du but privé supérieur, - ce sera probablement une espèce de dépérissement de l'esprit et des sens, ou même un déclin précoce : qu'on évalue, à ce point de vue, les unes après les autres, les vertus de l'obéissance, de la chasteté, de la piété, de la justice. L'éloge de l'altruiste, du vertueux, de celui qui se sacrifie - donc l'éloge de celui qui n'emploie pas toute sa force et toute sa raison à sa propre conservation, à son développement, son élévation, son avancement, à l'élargissement de sa puissance, mais qui, par rapport à sa personne, vit humble et irréfléchi, peut-être même indifférent et ironique, - cet éloge n'a certes pas jailli de l'esprit de désintéressement! Le « prochain » loue le désintéressement puisqu'il en retire des avantages! Si le prochain raisonnait lui-même d'une façon « désintéressée », il refuserait cette rupture de forces, ce dommage occasionné en sa faveur, il s'opposerait à la naissance de pareils penchants, et il affirmerait avant tout son désintéressement, en les désignant précisément comme mauvais! - Voici indiquée la contradiction fondamentale de cette morale, aujourd'hui tellement en honneur : les motifs de cette morale sont en contradiction avec son principe! Ce dont cette morale veut se servir pour faire sa démonstration est réfuté par son critérium de moralité. Le principe :« Tu dois renoncer à toi-même et t'offrir en sacrifice », pour ne point réfuter sa propre morale, ne devrait être décrété que par un être qui renoncerait par là lui-même à son avantage et qui amènerait peut-être, par ce sacrifice exigé des individus, sa propre chute. Mais dès que le prochain (ou bien la société) recommande l'altruisme à cause de son utilité, le principe contraire : « Tu dois chercher ton avantage, même au dépens de tout le reste », sera mis en pratique, et l'on prêchera d'une [même] haleine un « tu dois » et un « tu ne dois pas »!

 

22. L'ordre du jour pour le roi.

La journée commence : commençons, pour cette journée, à mettre en ordre les affaires et les plaisirs de notre très gracieux maître qui maintenant daigne encore se reposer. Sa Majesté a du mauvais temps aujourd'hui : nous nous garderons de l'appeler mauvais; on ne parlera pas du temps, - mais nous donnerons aujourd'hui aux affaires un tour plus solennel, aux fêtes quelque chose de plus pompeux qu'il ne serait autrement nécessaire. Sa Majesté sera peut-être malade : nous présenterons au déjeuner la dernière bonne nouvelle d'hier soir, l'arrivée de M. de Montaigne qui sait si agréablement plaisanter sa maladie, - il souffre de calculs. Nous recevrons quelques personnes. (Personnes! - que dirait cette vieille grenouille enflée qui se trouvera au milieu d'elles, si elle entendait ce mot! « Je ne suis pas une personne, dirait-elle, mais toujours la chose elle-même. ») - La réception durera plus longtemps qu'il ne sera agréable à chacun : cela sera une raison suffisante pour raconter l'anecdote de ce poète qui écrivit à sa porte : « Celui qui entre ici me fera honneur; celui qui n'entre pas me fera - plaisir. » - C'est là vraiment dire une impolitesse d'une façon polie! Et, peut-être ce poète, pour sa part, a-t-il tout à fait raison d'être impoli : on dit que ses vers sont meilleurs que ceux de tel faiseur. Qu'il en fasse donc encore beaucoup et qu'il se retire autant que possible du monde : et c'est bien là le sens de sa gentille petite méchanceté. Par contre un prince vaut toujours mieux que les vers qu'il fait, même si... - mais que faisons-nous? Nous causons et la cour tout entière croit que nous travaillons déjà et que nous nous cassons la tête : aucune lumière ne s'allume avant celle que l'on voit à notre fenêtre. - Écoutez! N'était-ce pas la sonnette? Au diable! Le jour et la danse commencent et nous ne savons pas nos tours! Il nous faudra donc improviser, - tout le monde improvise sa journée. Faisons aujourd'hui comme tout le monde! - Et ainsi s'est dissipé mon singulier rêve du matin, peut-être aux sons durs de l'horloge de la tour qui vient d'annoncer, avec la solennité qui lui est propre, la cinquième heure. Il me semble que cette fois-ci le dieu des rêves a voulu se moquer de mes habitudes, - c'est mon habitude de commencer ma journée en l'apprêtant de façon à la rendre tolérable pour moi et il est possible qu'il me soit arrivé souvent de le faire d'une façon trop cérémonieuse et princière.

 

23. Les symptômes de la corruption.

Prêtez votre attention aux symptômes de ces conditions de la société, nécessaires de temps en temps, et que l'on appelle « corruption ». Chaque fois que la corruption se manifeste quelque part une superstition multiple prend le dessus, et la croyance générale qu'un peuple a acceptée jusqu'alors devient pâle et impuissante : car la superstition est une libre pensée de second ordre, - celui qui s'y soumet choisit certaines formes et formules qui lui plaisent et se permet de choisir. Le superstitieux, comparé au croyant, est toujours plus « personnel » que lui; et une société superstitieuse sera celle où il y aura déjà beaucoup d'individus et du plaisir à tout ce qui est individuel. Considérée à ce point de vue, la superstition apparaît toujours comme un progrès par rapport à la foi et comme un signe annonçant que l'intellect devient plus indépendant et veut avoir ses droits. Les partisans de la vieille religion et de la vieille religiosité se plaignent alors de la corruption, - c'est aussi eux qui ont déterminé jusqu'ici l'usage dans la langue et qui ont fait à la superstition une mauvaise réputation, même auprès des esprits les plus libres. Apprenons donc qu'elle est un symptôme de l’émancipation. - En second lieu, on accuse de relâchement une société dont s'empare la corruption : il est visible en effet qu'alors la valeur de la guerre et de la joie de la guerre diminue et qu'on aspire aux agréments de la vie avec autant d'ardeur que l'on aspirait autrefois aux honneurs de la guerre et de la gymnastique. Mais on a l'habitude de passer sous silence que cette vieille énergie populaire, cette passion populaire, qui, par la guerre et les tournois, recevait une visibilité magnifique, s'est transformée maintenant en passion privée divisée infiniment et moins visible; il est même probable que, dans l'état de « corruption », la puissance et la force de l'énergie qu'un peuple dépense sont plus grandes que jamais, et l'individu en use avec beaucoup plus de prodigalité qu'il n'a pu le faire précédemment : - car alors il n'était pas encore assez riche pour cela! C'est donc précisément aux époques de « relâchement » que la tragédie court les maisons et les rues, que naissent le grand amour et la grande haine et que la flamme de la connaissance s'élève avec éclat vers le ciel. - On prétend, en troisième lieu, que, pour compenser en quelque sorte le reproche de superstition et de relâchement, aux époques de corruption, les mœurs sont plus douces et que, comparée aux époques anciennes, plus croyantes et plus fortes, la cruauté est maintenant en diminution. Mais je ne puis pas non plus accéder à cet éloge, tout aussi peu qu'au blâme qu'il contient : je ne reconnais qu'une chose, c'est que la cruauté s'affine maintenant et que les formes qu'elle revêtait anciennement lui sont dorénavant contraires : la blessure et le supplice, cependant, au moyen de la parole et du regard, atteignent, en temps de corruption, leur développement complet, - c'est maintenant seulement que la méchanceté se crée et la joie que procure la méchanceté. Les hommes de la corruption sont spirituels, et calomniateurs; ils savent qu'il y a encore d'autres façons d'assassinat que par le poignard et la surprise, - ils savent aussi que l'on croit tout ce qui est bien dit. - En quatrième lieu : lorsque « les mœurs se corrompent », ces êtres que l'on nomme tyrans commencent à surgir : ce sont les précurseurs et, en quelque sorte, les précoces avant-coureurs des individus. Encore un peu de patience : et ce fruit, qui est le fruit des fruits, sera suspendu, mûr et doré, à l'arbre d'un peuple, - et ce n'est qu'à cause de ces fruits que cet arbre existe! Lorsque la décomposition a atteint son apogée, de même que la lutte des tyrans de toute espèce, le César arrive toujours, le tyran définitif, qui met fin à ce combat épuisé à la conquête de la prépondérance, en faisant travailler pour lui la fatigue. A son époque, l'individu est généralement le plus mûr, et, par conséquent, la « culture » est la plus élevée et la plus féconde, non grâce au tyran, ni par lui : quoique ce soit le propre des hommes d'une culture supérieure de flatter leur César en se faisant passer pour son œuvre. La vérité est cependant qu'ils ont besoin de repos du dehors puisque l'inquiétude et le travail se trouvent en eux. En ces temps, la corruptibilité et la trahison sont les plus fréquentes : car l'amour de l'ego qui vient d'être découvert est maintenant beaucoup plus puissant que l'amour de la vieille patrie, usée et rabâchée; et le besoin de se mettre à l'abri d'une façon quelconque contre les terribles ballottements de la fortune, ouvre même les mains les plus nobles, dès qu'un homme riche et un puissant se montrent prêts à y jeter de l'or. L'avenir est alors si incertain qu'il faut vivre au jour le jour : un état d'âme qui donne jeu facile à tous les séducteurs, - car on ne se laisse séduire et corrompre que pour « un jour » et l'on se réserve l'avenir et la vertu! On sait que les individus, ces véritables hommes « en soi » et « pour soi » songent aux choses du moment, bien plus que leurs antipodes, les hommes de troupeau, parce qu'ils se tiennent eux-mêmes pour aussi imprévisibles que l'avenir; de même, ils aiment à s'attacher aux hommes de puissance, parce qu'ils se croient capables d'actions et d'investigations qui, auprès de la foule, ne peuvent obtenir ni compréhension ni grâce, - mais le tyran ou le César comprend le droit de l'individu, même dans ses transgressions, il a intérêt à favoriser une morale privée plus courageuse et même de lui prêter main-forte. Car il pense de lui-même et veut que l'on pense de lui-même ce que Napoléon a exprimé une fois avec le tour classique qui lui était particulier : « J'ai le droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel moi. Je suis à part de tout le monde, je n'accepte les conditions de personne. Vous devez vous soumettre à toutes mes fantaisies, et trouver tout simple que je me donne de pareilles distractions. » C'est ce que Napoléon dit un jour à son épouse, celle-ci ayant des raisons pour mettre en doute sa fidélité conjugale. - Les époques de corruption sont celles où les pommes tombent des arbres : je veux dire les individus, ceux qui portent la semence de l'avenir, les promoteurs de la colonisation intellectuelle et de la formation nouvelle des liens de l'État et de la société. Corruption - ce n'est là qu'un terme injurieux pour les temps d'automne d'un peuple.

 

24. Différents mécontentements.

Les mécontents faibles et en quelque sorte féminins sont les plus inventifs à rendre la vie plus belle et plus profonde; les mécontents forts - les hommes parmi les mécontents, pour rester dans l'image - sont les plus inventifs à améliorer et à étayer la vie. Les premiers montrent leur faiblesse et leur féminité en ceci qu'ils aiment à se laisser tromper, de temps en temps, et qu'ils se contentent parfois d'un peu d'ivresse et d'enthousiasme, mais qu'en général on ne peut pas les satisfaire et qu'ils souffrent de l'incurabilité de leur mécontentement; de plus ils encouragent tous ceux qui savent créer des consolations opiatives et narcotiques et en veulent, à cause de cela, à ceux qui placent le médecin plus haut que le pasteur, - c'est ainsi qu'ils entretiennent la continuité des détresses véritables! S'il n'y avait pas eu en Europe, depuis l'époque du Moyen Age, un grand nombre de mécontents de cette espèce, la célèbre faculté européenne d'évolution continuelle ne se serait peut-être pas du tout formée : car les prétentions des mécontents forts sont trop grossières et en somme trop modestes pour que l'on n'arrive pas à les faire se tenir tranquilles. La Chine donne l'exemple d'un pays où le mécontentement en grand et la faculté d'évolution ont disparu depuis plusieurs siècles; les socialistes et les idolâtres de l'Etat en Europe, avec leurs mesures pour l'amélioration et la sécurité de la vie, pourraient facilement amener l'Europe à des conditions chinoises et à un « bonheur » chinois, à condition qu'ils puissent extirper d'abord ce mécontentement et ce romantisme maladifs, tendres et féminins qui, pour le moment, existent encore en abondance. L'Europe est un malade qui doit la plus grande reconnaissance à son incurabilité et aux éternelles transformations de son mal : ces situations toujours nouvelles, ces dangers, ces douleurs, ces expédients, également toujours nouveaux, ont fini par engendrer une irritabilité intellectuelle qui équivaut presque au génie et certainement à la mère de tout génie.

 

25. Ne pas être prédestiné à la connaissance.

Il existe une humilité naïve, assez fréquente en somme, qui, lorsqu'on la possède, vous rend, une fois pour toutes, impropre à être disciple de la connaissance. Car, au moment où un homme de cette espèce aperçoit quelque chose qui le frappe, il se retourne en quelque sorte sur lui-même et se dit : « Tu t'es trompé! Où avais-tu tes sens! Cela ne peut pas être la vérité! » - Et alors, au lieu d'y regarder encore une fois de plus près, au lieu de prêter encore l'oreille, il s'enfuit intimidé et évite de rencontrer la chose frappante qu'il cherche à se sortir de la tête aussi vite que possible. Son canon intérieur dit : « Je ne veux rien voir qui soit en contradiction avec l'opinion courante sur les choses! Suis-je fait, moi, pour découvrir des vérités nouvelles? Il y en a déjà trop d'anciennes. »

 

26. Que signifie vivre.

Vivre, cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre, cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous. Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards? Etre sans cesse assassin? - Et pourtant le vieux Moïse a dit : « Tu ne tueras point!»

 

27. Le renonciateur.

Que fait celui qui renonce? Il aspire à un monde supérieur, il veut s'envoler plus loin et plus haut que tous les hommes de l'affirmation, - il jette loin de lui beaucoup de choses qui alourdiraient son vol, et parmi ces choses il y en a qui ont de la valeur et qu'il aime : il sacrifie tout cela à son désir des hauteurs. Or, c'est ce sacrifice et ce rejet qui sont seuls visibles en lui : c'est pour cela qu'on lui donne le nom de renonciateur, et c'est comme tel qu'il se dresse devant nous drapé dans son froc, et comme s'il était l'âme d'un cilice. Mais il est très satisfait de cette impression qu'il nous produit : il veut cacher à nos yeux son désir, sa fierté, son intention de s'élever dans les airs, au-dessus de nous. Oui! il est plus fin que nous ne le pensions, et si poli avec nous - cet affirmateur! Car il est cela tout comme nous, même dans sa renonciation.

 

28. Nuire avec ce que l'on a de meilleur.

Il arrive que nos forces nous poussent tellement en avant que nous ne pouvons plus supporter nos faiblesses et que nous périssons par elles : il nous arrive bien aussi de prévoir ce résultat, et pourtant nous ne voulons pas qu'il en soit autrement. Alors nous nous faisons durs à l'égard de ce qui devrait être ménagé en nous, et notre grandeur est aussi notre barbarie. Une telle catastrophe que nous finissons par payer de notre vie est un exemple de l'influence générale qu'exercent les grands hommes sur les autres et sur leur époque : - justement avec ce qu'ils ont de meilleur, avec ce qu'eux seuls savent faire, ils ruinent beaucoup d'êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir - et c'est par cela qu'ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu'ils ont de meilleur n'est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l'influence d'une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d'ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse.

 

29. Ceux qui ajoutent un mensonge.

Lorsqu'en France on commença à combattre les trois unités d'Aristote et, par conséquent, aussi à les défendre, on put voir de nouveau ce que l'on voit souvent, mais toujours avec beaucoup de déplaisir : - on se mentit à soi-même pour trouver les raisons qui font subsister ces lois, rien que pour ne pas avouer que l'on s'était habitué à leur domination et que l'on ne voulait plus entendre parler d'autre chose. Et c'est ainsi que l'on agit dans toute morale, dans toute religion régnantes, et l'on a toujours agi ainsi : les intentions que l'on met derrière l'habitude sont toujours ajoutées mensongèrement lorsque quelqu'un commence à nier l'habitude et à demander les raisons et les intentions. C'est là que se trouve la grande mauvaise foi des conservateurs de toutes les époques : - ils ajoutent des mensonges.

 

30. Comédie des hommes célèbres.

Les hommes célèbres qui ont besoin de leur gloire, comme par exemple tous les politiciens, ne choisissent plus leurs amis et leurs alliés sans arrière-pensée : de celui-ci ils veulent un peu de l'éclat et du reflet de sa vertu, de celui-là la crainte qu'inspirent certaines qualités douteuses que chacun lui connaît. A un autre ils volent sa réputation de paresseux, de fainéant, puisqu'il est utile à leur but de passer par moment pour inattentif et indolent : - ils cachent ainsi qu'ils sont aux aguets; tantôt ils ont besoin auprès d'eux du fantaisiste, tantôt du chercheur, tantôt du pédant, en quelque sorte comme la présence de leur propre personne, mais il arrive tout aussi souvent qu'ils n'ont plus besoin de tous ceux-là! Et ainsi dépérissent sans cesse leur entourage et leurs aspects extérieurs, tandis que tout semble vouloir se [presser vers] cet entourage et vouloir lui donner du « caractère »; en cela ils ressemblent aux grandes villes. Leur réputation se transforme sans cesse tout comme leur caractère, car leurs moyens changeants exigent ce changement et poussent en avant tantôt l'une tantôt l'autre de leurs qualités réelles ou supposées, pour les mettre en scène : leurs amis et leurs alliés font partie de ces qualités scéniques. Par contre il faut que ce qu'ils veulent demeure d'autant plus ferme, comme édifié en bronze et rayonnant au loin, - et cela aussi a parfois besoin de sa comédie et de son jeu de scène.

 

31. Commerce et noblesse.

La vente et l'achat paraissent maintenant vulgaires, tout comme l'art de lire et d'écrire; chacun y est exercé, même lorsqu'il n'est pas commerçant, et il s'exerce encore chaque jour dans cette matière : tout comme autrefois, à l'âge des hommes plus sauvages, chacun était chasseur et s'exerçait de jour en jour dans l'art de la chasse. A cette époque-là la chasse était vulgaire : mais tout comme celle-ci finit par devenir un privilège des puissants et des nobles et perdit ainsi son caractère journalier et vulgaire, par le fait qu'elle cessa d'être nécessaire pour se changer en objet de plaisir et de luxe : - il pourrait en advenir une fois de même de l'achat et de la vente. On peut imaginer des conditions de la société où l'on ne vendra ni n'achètera et où la nécessité de cet art se perdra peu à peu complètement; peut-être qu'alors il y aura des individus moins soumis aux lois de la condition générale qui se permettront l'achat et la vente comme un luxe de la sensibilité. Alors seulement le commerce prendrait de la distinction et les nobles s'en occuperaient peut-être tout aussi volontiers qu'ils s'occupent jusqu'à présent de guerre et de politique : tandis qu'au contraire il se pourrait que les évaluations de la politique fussent complètement transformées. Maintenant déjà la politique cesse d'être le métier du gentilhomme : et il serait possible qu'on la trouvât un jour tellement vulgaire qu'on la rangerait, comme toute littérature de partis et de journaux, sous la rubrique « prostitution de l'esprit ».

 

32. Disciples que l'on ne souhaitait point.

Que dois-je faire de ces deux jeunes gens, s'écria avec humeur un philosophe qui « corrompait » la jeunesse, comme Socrate l'avait corrompue autrefois. - Ce sont des disciples qui m'arrivent mal à propos. Celui-ci ne sait pas dire « non » et cet autre répond à toutes choses « entre les deux ». En admettant qu'ils saisissent ma doctrine, le premier souffrirait trop, car mes idées exigent une âme guerrière, un désir de faire mal, un plaisir de la négation, une enveloppe dure - il succomberait à ses plaies ouvertes et à ses plaies intérieures. Et l'autre, de toutes les causes qu'il défend, l'accommoderait en une partie moyenne pour en faire quelque chose de médiocre, - pareil disciple, je le souhaite à mon ennemi !

 

33. Au-dehors des salles de cours.

« Pour vous démontrer que l'homme fait au fond partie des animaux d'un bon naturel, je vous ferai souvenir de sa longue crédulité. Maintenant seulement, très tard et après une énorme victoire sur soi-même, il est devenu un animal méfiant, - oui! l'homme est maintenant plus méchant que jamais. » - Je ne comprends pas cela : pourquoi l'homme serait-il maintenant plus méfiant et plus méchant? - « Puisqu'il a maintenant une science, - puisqu'il a besoin d'une science! » -

 

34. Historia abscondita.

Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui toute l'histoire est remise sur la balance, et mille secrets du passé sortent de leur cachette - pour être éclairés par son soleil. Il n'est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l'histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives.

 

35. Hérésie et sorcellerie.

Penser autrement que ce n'est l'usage - c'est beaucoup moins l'effet d'une meilleure intelligence que l'effet de penchants forts et méchants, de penchants séparateurs, isolants, hautains, moqueurs, perfides. L'hérésie est la contrepartie de la sorcellerie, elle est tout aussi peu quelque chose d'innocent ou même de vénérable en soi. Les hérétiques et les sorciers sont deux catégories d'hommes méchants : ils ont ceci en commun que, non seulement ils sont méchants, mais qu'ils se sentent aussi méchants. Leur désir insurmontable c'est de causer un dommage à ce qui règne (hommes ou opinions). La Réforme, une espèce de redoublement de l'esprit du Moyen Age, à une époque où le Moyen Age n'avait plus pour lui la bonne conscience, les produisit tous deux en abondance.

 

36. Dernières paroles.

On se souvient peut-être que l'empereur Auguste, cet homme terrible qui se possédait et qui savait se taire, tout aussi bien qu'un sage comme Socrate, devint indiscret à l'égard de lui-même par ses dernières paroles : il laissa pour la première fois tomber son masque lorsqu'il donna à entendre qu'il avait porté un masque et joué la comédie, - il avait joué à la perfection le père de la patrie et la sagesse sur le trône, jusqu'à donner la complète illusion! Plaudite, amici, comoedia finita est ! - La pensée de Néron mourant : Qualis artifex pereo ! fut aussi la pensée d'Auguste mourant : Vanité d'histrion! Loquacité d'histrion! Et c'est bien la contrepartie de Socrate mourant! - Mais Tibère mourut en silence, lui qui fut le plus tourmenté de ceux qui se tourmentèrent eux-mêmes, - celui-ci fut vrai et ne fut point un comédien! Qu'est-ce qui a bien pu lui passer par la tête à sa dernière heure! Peut-être ceci : « La vie - c'est là une longue mort. Quel fou j'ai été de raccourcir tant d'existences! Etais-je fait, moi, pour être un bienfaiteur? J'aurais dû leur donner la vie éternelle : ainsi j'aurais pu les voir mourir éternellement. J'avais de si bons yeux pour cela : qualis spectator pereo! » Lorsque, après une longue agonie, il sembla reprendre des forces, on jugea bon de l'étouffer avec des oreillers, - il mourut ainsi d'une double mort.

 

37. De trois erreurs.

Dans les derniers siècles on a fait avancer la science, soit parce que, avec elle et par elle, on espérait mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu - le principal motif dans l'âme des grands Anglais (comme Newton) - soit parce que l'on croyait à l'utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur - principal motif dans l'âme des grands Français (comme Voltaire) -, soit parce que l'on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d'inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l'homme ne participent nullement - le motif principal dans l'âme de Spinoza, qui, en tant que connaisseur, se sentait divin : - donc pour trois erreurs!

 

38. Les explosifs.

Si l'on considère combien la force chez les jeunes gens est immobilisée dans son besoin d'explosion, on ne s'étonnera plus de voir combien ils manquent de finesse et de discernement pour se décider en faveur de telle ou telle cause : ce qui les attire, c'est le spectacle de l'ardeur qui entoure une cause et, en quelque sorte, le spectacle de la mèche allumée, - et non la cause en elle-même. C'est pourquoi les séducteurs les plus subtils s'entendent à leur faire espérer l'explosion plutôt qu'à les persuader par des raisons : ce n'est pas avec des arguments qu'on gagne ces vrais barils de poudre!

 

39. Goût changé.

Le changement du goût général est plus important que celui des opinions; les opinions, avec toutes les preuves, les réfutations et toute la mascarade intellectuelle ne sont que des symptômes d'un changement de goût et certainement pas, ce pour quoi on les tient encore généralement, les causes de ce changement. Comment se transforme le goût général? Par le fait que des individus puissants et influents prononcent sans honte leur hoc est ridiculum, hoc est absurdum, c'est-à-dire le jugement de leur goût et de leur dégoût, et qu'ils imposent ce jugement avec tyrannie : - ils imposent ainsi une contrainte à beaucoup de gens, une contrainte qui se change peu à peu en une habitude chez plusieurs et finalement en un besoin de tout le monde. Mais le fait que ces individus ont d'autres sensations et d'autres goûts a généralement sa raison dans la singularité de leur façon de vivre, de se nourrir et de digérer, il est peut-être dû à la présence d'une dose plus ou moins grande de sels inorganiques dans leur sang et dans leur cerveau, en un mot à la propriété de leur caractère physique; mais ils ont le courage d'avouer leurs habitudes physiques et d'en écouter les exigences dans les nuances les plus fines : leurs jugements esthétiques et moraux font partie de ces « fines nuances » du caractère physique.

 

40. De l'absence des formes nobles.

Les soldats et leurs chefs ont encore des rapports [réciproques] bien supérieurs à ceux des ouvriers et des patrons. Provisoirement du moins, toute civilisation à base militaire se trouve bien au-dessus de tout ce que l'on appelle civilisation industrielle : cette dernière, dans son état actuel, est la forme d'existence la plus basse qu'il y ait eu jusqu'à présent. Ce sont simplement les lois de la nécessité qui sont ici en vigueur : on veut vivre et l'on est forcé de se vendre, mais on méprise celui qui exploite cette nécessité et qui s'achète le travailleur. Il est singulier que la soumission à des personnes puissantes, qui inspirent la crainte et même la terreur, à des tyrans et des chefs d'armées produit une impression beaucoup moins pénible que la soumission à des personnes inconnues et sans intérêt, comme le sont toutes les illustrations de l'industrie : dans le patron, l'ouvrier ne voit généralement qu'un homme rusé et exploiteur, un chien qui spécule sur toutes les misères et dont le nom, l'allure, les mœurs, la réputation lui sont tout à fait indifférents. Les fabricants et les grands entrepreneurs du commerce ont probablement beaucoup trop manqué, jusqu'à présent, de toutes ces formes et de ces signes distinctifs de la race supérieure, qui sont nécessaires pour rendre des personnes intéressantes; s'ils avaient dans leur regard et dans leur geste la distinction de la noblesse héréditaire, il n'existerait peut-être pas de socialisme des masses. Car au fond les masses sont prêtes à l'esclavage sous toutes ses formes, pourvu que celui qui est au-dessus d'eux affirme sans cesse sa supériorité, qu'il légitime le fait qu'il est né pour commander - par la noblesse de la forme! L'homme le plus vulgaire sent que la noblesse ne s'improvise pas, et qu'il lui faut honorer en elle le fruit de longues périodes, - mais l'absence de formes supérieures et la fameuse vulgarité des fabricants, avec leurs mains rouges et grasses, éveille en l'homme vulgaire la pensée que ce n'est que le hasard et la chance qui ont élevé ici l'un au-dessus de l'autre : eh bien! décide-t-il à part soi, [tentons à notre tour le hasard et la chance !]4 Jetons les dés! - et le socialisme commence.

 

41. Contre le remords.

Le penseur voit dans ses propres actes des recherches et des interrogations pour obtenir des éclaircissements sur quelque chose : le succès ou l'insuccès sont pour lui avant tout des réponses. Cependant, se fâcher de ce que quelque chose ne réussisse pas, ou même éprouver des remords - il laisse cela à ceux qui n'agissent que parce qu'on le leur ordonne, et qui s'attendent à des coups si leur gracieux maître n'est pas satisfait du résultat.

 

42. Travail et ennui.

Dans les pays [civilisés]5 presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu'ils cherchent du travail à cause du salaire; - pour eux tous, le travail est un moyen et non le but lui-même; c'est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu'il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d'un gain abondant, lorsque le travail n'est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d'hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d'amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu'ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d'une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l'appauvrissement, le déshonneur, des dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l'ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d'ennui pour que leur propre travail puisse leur réussir. Pour le penseur et pour l'esprit inventif l'ennui est ce « calme plat » de l'âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux; il leur faut le supporter, en attendre l'effet à part eux : - c'est cela précisément que les natures moindres n'arrivent absolument pas à obtenir d'elles-mêmes! Chasser l'ennui de n'importe quelle façon est aussi vulgaire que travailler sans plaisir. Les Asiatiques se distinguent peut-être en cela des Européens qu'ils sont capables d'un repos plus long et plus profond que ceux-ci; leurs narcotiques même agissent plus lentement et exigent de la patience, à l'encontre de l'insupportable soudaineté de ce poison européen, l'alcool.

 

43. Ce que révèlent les lois.

On se méprend grossièrement en étudiant les lois pénales d'un peuple comme si elles étaient l'expression de son caractère; les lois ne révèlent pas ce qu'est un peuple, mais seulement ce qui lui paraît étrange, bizarre, monstrueux, étranger. La loi se rapporte aux exceptions de la moralité des mœurs; et les punitions les plus dures frappent ce qui est conforme aux mœurs du peuple voisin. C'est ainsi que, chez les Wahabis, il n'y a que deux péchés mortels : avoir un autre dieu que celui des Wahabis et - fumer (ils désignent cela comme « la plus honteuse manière de boire »). « Et qu'en est-il du meurtre et de l'adultère? » - interrogea avec étonnement l'Anglais à qui l'on rapportait ces choses. « Eh bien! Dieu est plein de grâce et de miséricorde! » - répondit le vieux chef. - De même il y avait chez les anciens Romains une croyance qu'une femme ne pouvait se rendre coupable d'un péché mortel que de deux façons : en commettant adultère et - en buvant du vin. Le vieux Caton prétendait que l'on n'avait créé l'usage de s'embrasser entre parents que pour contrôler les femmes sur ce point; un baiser signifiait : sent-elle le vin? Et l'on a véritablement puni de mort les femmes que l'on surprenait en train de boire du vin : et ce n'était certainement pas parce que les femmes, sous l'influence du vin, oubliaient parfois toute velléité de dire « non » ; les Romains craignaient surtout l'influence du souffle orgiaque et dionysiaque qui passait encore de temps en temps sur les femmes du Midi de l'Europe, alors que le vin était une nouveauté, comme une monstrueuse manifestation antinationale qui renversait la base du sentiment romain : c'était pour eux comme une trahison de Rome, comme une incursion de l'étranger.

 

44. Les motifs que l'on croit.

Malgré l'importance qu'il peut y avoir à connaître les vrais motifs qui ont guidé jusqu'à présent les actions humaines, peut-être est-il plus important encore, pour celui qui cherche la connaissance, de savoir quelle croyance s'est attachée à tel ou tel motif, je veux dire, de connaître ce que l'humanité a supposé et imaginé jusqu'à présent comme étant le véritable levier de ses actes. Car le bonheur et la misère intérieure des hommes leur sont échus en partage selon leur croyance en tel ou tel motif, - et non pas par ce qui fut le motif véritable! Ce dernier n'a qu'un intérêt secondaire.

 

45. Épicure.

Oui, je suis fier de voir le caractère d'Épicure d'une façon peut-être différente de celle de tout le monde, et de jouir de l'Antiquité, comme d'un bonheur vespéral, chaque fois que je lis ou entends quelque chose de lui; - je vois son oeil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s'ébattent sous ses rayons, sûrs et tranquilles comme cette clarté et ces yeux mêmes. Un pareil bonheur n'a pu être inventé que par quelqu'un qui souffrait sans cesse, c'est le bonheur d'un oeil qui a vu s'apaiser sous son regard la mer de l'existence, et qui maintenant ne peut pas se lasser de regarder la surface de cette mer, son épiderme multicolore, tendre et frissonnant : il n'y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté.

 

46. Notre étonnement.

Il y a un bonheur profond et radical dans le fait que la science découvre les choses qui tiennent bon et qui sont la cause de découvertes toujours nouvelles : - car, certes, il pourrait en être autrement. Nous sommes si intimement persuadés de l'incertitude et de la fantaisie de nos jugements et de l'éternelle transformation des lois et des idées humaines que notre étonnement est grand de voir combien les résultats de la science tiennent bon ! Autrefois on ne savait rien de cette instabilité de toutes choses humaines, la [coutume morale]6 maintenait la croyance que toute la vie intérieure de l'homme était fixée avec d'éternels crampons à la nécessité d'airain : - peut-être éprouvait-on alors une semblable volupté d'étonnement lorsqu'on se faisait raconter des fables et des histoires de fées. Le merveilleux faisait tant de bien à ces hommes qui devaient se fatiguer parfois de la règle et de l'éternité. Perdre une fois pied! Planer! Errer! Être fou! - cela faisait partie du paradis et des ivresses d'autrefois : tandis que notre béatitude ressemble à celle du naufragé qui est descendu à terre et qui se place avec les deux pieds sur la vieille terre ferme - étonné de ne pas la sentir vaciller.

 

47. De la répression des passions.

Si l'on s'interdit continûment l'expression des passions comme quelque chose qu'il faut laisser au « vulgaire », aux natures plus grossières, bourgeoises et paysannes, - si l'on veut donc, non réfréner les passions elles-mêmes, mais seulement leur langage et leurs gestes : on atteint néanmoins, en même temps, ce que l'on ne veut pas atteindre, la répression des passions elles-mêmes, du moins leur affaiblissement et leur transformation : - comme il en est advenu, exemple instructif, de la cour de Louis XIV et de tout ce qui en dépendait. L'époque suivante, élevée à mettre un frein aux formes extérieures, avait perdu les passions elles-mêmes et pris, par contre, une allure élégante, superficielle, badine, - époque tellement atteinte de l'incapacité d'être malhonnête, que même une offense n'était acceptée et rendue qu'avec des paroles courtoises. Peut-être notre époque offre-t-elle une singulière contrepartie de cela : je vois partout, dans la vie et au théâtre, et non pour le moins dans tout ce que l'on écrit, le sentiment du bien-être que causent toutes les irruptions grossières, tous les gestes vulgaires de la passion : on exige maintenant une certaine convention du caractère passionné - mais à aucun prix on ne voudrait la passion elle-même! Malgré cela on finira par l'atteindre et nos descendants posséderont une sauvagerie véritable, et non pas seulement la sauvagerie et la grossièreté des manières.

 

48. Connaissance de la misère.

Peut-être les hommes, tout aussi bien que les époques, ne sont-ils séparés les uns des autres par rien autant que par les degrés différents de connaissance qu'ils ont de la misère : misère de l'âme comme du corps. Pour ce qui est de cette dernière, nous autres hommes d'aujourd'hui, malgré nos faiblesses et nos infirmités, à cause de notre manque d'expériences sérieuses, sommes peut-être tous devenus des ignorants et des fantaisistes : en comparaison d'une époque de la crainte - l'époque la plus longue de l'humanité - où l'individu avait à se protéger lui-même de la violence, et était obligé, à cause de cela, d'être violent lui-même. Alors l'homme traversait une dure école de souffrances physiques et de privations, et trouvait, dans une certaine cruauté à l'égard de soi-même, dans un exercice volontaire de la douleur, un moyen nécessaire à sa conservation; alors on élevait son entourage à supporter la douleur, alors on aimait provoquer la douleur, et l'on voyait les autres frappés de ce qu'il y a de plus terrible dans ce genre, sans avoir d'autre sentiment que celui de sa propre sécurité. Mais pour ce qui est de la misère de l'âme, j'examine maintenant chaque homme pour [voir] s'il la connaît par expérience ou par description; s'il croit nécessaire de simuler cette connaissance, par exemple comme une marque de bonne éducation, ou bien si, au fond de son âme, il ne croit pas du tout aux grandes douleurs de l'âme et si, lorsqu'on les nomme en sa présence, il se passe en lui quelque chose d'analogue à ce qui arrive lorsque l'on parle de souffrances physiques - il pense alors de suite à ses maux de dents et d'estomac. Il me semble qu'il en est ainsi chez la plupart des gens. Or, de cet universel manque d'exercice dans la douleur sous les deux espèces, et de l'aspect peu fréquent d'un homme qui souffre, il résulte une conséquence importante : on déteste maintenant la douleur, bien plus que ne faisaient les hommes anciens, on dit d'elle plus de mal que jamais, on trouve même presque insupportable l'existence d'une douleur, ne fût-ce que comme idée, et à l'existence tout entière, on en fait une question de conscience et un reproche. La naissance de philosophies pessimistes n'est absolument pas l'indice de grandes et terribles misères; mais ces mises en question de la valeur de vie en général se produisent en des temps où l'affinement et l'allègement de l'existence trouvent déjà trop sanglantes et trop malignes les inévitables piqûres de mouches de l'âme et du corps, et voudraient faire apparaître, dans la pénurie de véritables expériences douloureuses, l'imagination du supplice comme une souffrance d'espèce supérieure. - Il y aurait bien un remède contre les philosophies pessimistes et la trop grande sensibilité qui me semble être la véritable « misère du présent » : - mais peut-être ce remède paraîtrait-il trop cruel et serait-il lui-même compté parmi les symptômes sur lesquels on se base pour prétendre maintenant que « l'existence est quelque chose de mauvais». Eh bien! le remède contre la « misère » s'appelle : misère.

 

49. La générosité et ce qui lui ressemble.

Les phénomènes paradoxaux, tels que la froideur soudaine dans l'attitude d'un homme sentimental; l'humour du mélancolique, surtout, la générosité, en tant que renoncement soudain à la vengeance ou à la satisfaction de l'envie - se présentent chez les hommes qui possèdent une puissante force centrifuge, chez les hommes qui sont pris d'une soudaine satiété et d'un dégoût subit. Leurs satisfactions sont si rapides et si violentes qu'elles sont immédiatement suivies d'antipathie, de répugnance et de fuite dans le goût opposé : dans ces contrastes se résolvent les crises du sentiment, chez l'un par une froideur subite, chez l'autre par un accès d'hilarité, chez un troisième par les larmes et le sacrifice de soi. L'homme généreux - du moins l'espèce d'hommes généreux qui a toujours fait le plus d'impression - me paraît être l'homme d'une extrême soif de vengeance qui voit, tout proche de lui, la possibilité d'un assouvissement et qui, vidant la coupe jusqu'à sa dernière goutte, se satisfait déjà en imagination, de sorte qu'un énorme et rapide dégoût suit cette débauche; - il s'élève alors « au-dessus de lui-même », comme on dit, il pardonne à son ennemi, il le bénit même et le vénère. Avec cette violation de son moi, avec cette raillerie de son instinct de vengeance, tout à l'heure encore si puissant, il ne fait que céder à un nouvel instinct qui vient de se manifester puissamment en lui (le dégoût), et cela avec la même débauche impatiente qu'il avait mise tout à l'heure à prélever dans son imagination, à épuiser, en quelque sorte, la joie de la vengeance. Il y a dans la générosité le même degré d'égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d'une autre qualité.

 

50. L'argument de l'isolement.

Le reproche de la conscience, même chez les plus consciencieux, est faible à côté du sentiment : « Telle et telle chose est contraire aux bonnes mœurs de ta société. » Un regard froid, une bouche crispée, chez ceux parmi lesquels et pour lesquels on a été élevé, inspirera la crainte même au plus fort. Que craint-on là en somme? L'isolement! car c'est là un argument qui détruit même les meilleurs arguments en faveur d'une personne ou d'une chose! - C'est ainsi que l'instinct du troupeau parle en nous.

 

51. Véracité.

Je loue toute espèce de scepticisme auquel il m'est permis de répondre : « Essayons toujours! » Mais je ne veux plus entendre parler de toutes les choses et de toutes les questions qui ne permettent pas l'expérience. Ce sont là les bornes de ma « véracité » : car ici la bravoure a perdu son droit.

 

52. Ce que les autres savent de nous.

Ce que nous savons de nous-mêmes et ce que nous avons gardé dans la mémoire, pour le bonheur de notre vie, n'est pas si décisif qu'on le croit. Il arrive un jour que ce que les autres savent sur nous (ou croient savoir) se jette sur nous - et dès lors nous reconnaissons que c'est là ce qu'il y a de plus puissant. On s'en tire mieux avec sa mauvaise conscience qu'avec sa mauvaise réputation.

 

53. Où le bien commence.

Où la faiblesse de l'oeil n'est plus en état de voir, à cause de son extrême finesse, comme tel le mauvais instinct, l'homme place le royaume du bien; et le sentiment d'avoir maintenant passé dans ce royaume provoque la vibration de tous les instincts qui étaient menacés et limités par les instincts mauvais, tels que le sentiment de sécurité, de bien-être, de bienveillance. Donc : plus l'oeil est obtus, plus est grand le domaine du bien! De là l'éternelle sérénité du peuple et des enfants! De là l'abattement des grands esprits, leur humeur noire, voisine de la mauvaise conscience!

 

54. La conscience de l'apparence.

Quelle place admirable j'occupe en face de l'existence tout entière, avec ma connaissance, comme cela me paraît nouveau et en même temps épouvantable et ironique! J'ai découvert pour moi que la vieille humanité, la vieille animalité, oui, même tous les temps primitifs et le passé de toute existence sensible, continuent à vivre en moi, à écrire, à aimer, à haïr, à conclure, - je me suis réveillé soudain au milieu de ce rêve, mais seulement pour avoir conscience que je rêvais tout à l'heure et qu'il faut que je continue à rêver, pour ne pas périr : tout comme il faut que le somnambule continue à rêver pour ne pas tomber. Qu'est désormais pour moi l'« apparence »? Ce n'est certainement pas l'opposé d'un « être » quelconque - que puis-je énoncer de cet être, si ce n'est les attributs de son apparence? Ce n'est certes pas un masque inanimé que l'on pourrait mettre, et peut-être même enlever, à un X inconnu! L'apparence est pour moi la vie et l'action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va jusqu'à me faire sentir qu'il y a là apparence et feu-follet et danse des elfes et rien de plus - que, parmi ces rêveurs, moi aussi, moi « qui cherche la connaissance », je danse le pas de tout le monde, que le « connaissant » est un moyen pour prolonger la danse terrestre, et qu'en raison de cela il fait partie des maîtres de cérémonie de la vie, et que la sublime conséquence et le lien de toutes les connaissances sont et seront peut-être le moyen suprême d'assurer l'universalité de la rêverie et l'entente de tous ces rêveurs entre eux et, par cela même, d'entretenir la durée du rêve.

 

55. La dernière noblesse de sentiment.

Qu'est-ce qui rend donc « noble » ? Ce n'est certainement pas de faire des sacrifices : même le débauché le plus furieux fait des sacrifices. Ce n'est certainement pas d'obéir à une passion; il y a des passions méprisables. Ce n'est certainement pas de faire quelque chose pour les autres, sans égoïsme; peut-être la conséquence de l'égoïsme est-elle la plus forte, justement chez les plus nobles. - Ce qui fait la noblesse d'un être, c'est que la passion qui s'empare de lui est une passion particulière, sans qu'il le sache; c'est l'emploi d'une mesure rare et singulière et presque une folie; c'est la sensation de chaleur dans les choses que d'autres sentent froides au toucher; c'est la divination de valeurs pour lesquelles une balance n'a pas encore été inventée; c'est le sacrifice sur des autels voués à des dieux inconnus; c'est la bravoure sans le désir des honneurs; c'est un contentement de soi qui déborde et qui prodigue son abondance aux hommes et aux choses. Jusqu'à présent, cela a donc été la rareté, et l'ignorance de cette rareté, qui rendait noble. Que l'on considère cependant que, par cette ligne de conduite, tout ce qui était ordinaire, prochain, indispensable, bref tout ce qui servait le plus à conserver l'espèce, en général la règle dans l'humanité jusqu'à présent, a été jugé avec injustice et calomnié dans son ensemble, en faveur de l'exception. Se faire l'avocat de la règle - cela pourrait peut-être devenir la forme et la finesse suprêmes, par quoi la noblesse de sentiment se manifeste sur la terre.

 

56. Le désir de souffrance.

Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu'il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l'ennui, pas plus qu'il ne se supporte soi-même, - je me rends compte qu'il doit y avoir en eux un désir de souffrir d'une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir. La détresse est nécessaire ! De là les criailleries des politiciens, de là les prétendues « crises sociales » de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l'aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c'est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste - non pas le bonheur - mais le malheur; et leur imagination s'occupe déjà d'avance à en faire un monstre, afin d'avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de faire du bien, en eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s'entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs sensations pourraient alors être plus subtiles, et leur satisfactions résonner comme une musique de qualité; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse! Ils ne savent rien faire d'eux-mêmes - c'est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres! Et toujours d'autres autres! - Pardonnez-moi, mes amis, j'ai osé crayonner au mur mon bonheur.

 

 

 


5 Livre Deuxième | Le gai savoir (1887)

Livre Deuxième

 

57. Pour les réalistes.

Ô hommes désenchantés, vous qui vous sentez cuirassés contre la passion et l’imagination et qui aimeriez bien faire de votre doctrine un objet d’orgueil et un ornement, vous vous appelez réalistes et vous donnez à entendre que le monde est réellement tel qu’il vous apparaît - devant vous seuls la vérité se trouverait dévoilée et c’est vous qui seriez peut-être la meilleure partie de cette vérité, - ô images bien-aimées de Saïs! Mais vous aussi, lorsque vous apparaissez sans voile, ne demeurez-vous pas des êtres très passionnés et obscurs, lorsque l’on vous compare aux poissons, des êtres qui ressemblent encore trop à des artistes amoureux! - et qu’est la « réalité » pour un artiste amoureux? Vous portez encore avec vous les façons d’apprécier qui ont leur origine dans les passions et les intrigues des siècles passés! Votre sobriété encore est pénétrée d’une secrète et indestructible ivresse! Votre amour de la « réalité » par exemple - c’est là un vieil et antique « amour » ! Dans chaque sentiment, dans chaque impression des sens, il y a quelque chose de ce vieil amour; et de même quelque jeu de l'imagination (un préjugé, une déraison, une ignorance, une crainte ou quoi que ce soit d'autre) y a travaillé et en a tissé les mailles. Voyez cette montagne! Voyez ce nuage! Qu'y a-t-il là de « réel »? Déduisez-en donc la fantasmagorie et tout ce que les hommes y ont ajouté, vous qui êtes hommes de sens rassis! Ah, si vous pouviez faire cela! Si vous pouviez oublier votre origine, votre passé, votre première éducation, - tout ce que vous avez en vous d'humain et d'animal! Il n'y a pour nous point de « réalité » - et il n'y en a pas non plus pour vous autres gens sobres - nous sommes beaucoup moins étrangers les uns aux autres que vous ne le croyez, et peut-être notre bonne volonté de dépasser l'ivresse est-elle tout aussi respectable que la croyance d'être en général incapable d'ivresse.

 

58. Comme créateurs seulement.

Il y a une chose qui m'a causé la plus grande difficulté et qui continue de m'en causer sans cesse : me rendre compte qu'il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu'elles sont. La réputation, le nom, l'aspect, l'importance, la mesure habituelle et le poids d'une chose - à l'origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface - par la croyance que l'on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s'est peu à peu attaché à la chose, s'y est identifié, pour devenir son propre corps; l'apparence primitive finit par devenir presque toujours l'essence, et fait l'effet d'être l'essence. Quel fou serait celui qui s'imaginerait qu'il suffit d'indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l'illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l'on dénomme « réalité »! Ce n'est que comme créateurs que nous pouvons détruire! - Mais n'oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles.

 

59. Nous autres artistes.

Lorsque nous aimons une femme il nous arrive parfois de haïr la nature en songeant à toutes les rebutantes fonctions naturelles à quoi toute femme est soumise; volontiers nous penserions à autre chose, mais si, par hasard, notre âme effleure ce sujet elle est prise d'un mouvement d'impatience et jette un regard de mépris sur la nature : - nous voilà offensés puisque la nature semble empiéter sur nos droits de propriété de la façon la plus profane. Et nous garons nos oreilles de toute physiologie, nous décrétons à part nous que nous voulons ignorer que l'homme est encore autre chose qu'âme et forme. Pour tous ceux qui aiment, « l'homme sous la peau » est une abomination, une monstruosité, un blasphème envers Dieu et l'amour. - Eh bien! ce sentiment de ceux qui aiment, à l'égard de la nature et des fonctions naturelles, était autrefois celui des adorateurs de Dieu et de sa « toute puissance » : dans tout ce que les astronomes, les géologues, les physiologistes, les médecins disaient de la nature, ces adorateurs voyaient un empiètement sur ce qu'ils avaient de plus sacré, donc une attaque, - et de plus la preuve de l'imprudence de celui qui attaquait! Les « lois de la nature » leur apparaissaient déjà comme une calomnie de Dieu; au fond ils n'auraient pas demandé mieux que de voir ramener toute mécanique à des actes de volonté et d'arbitraire moraux : - mais puisque personne ne pouvait leur rendre ce service, ils préféraient se cacher à eux-mêmes la nature et la mécanique, autant qu'ils le pouvaient, afin de vivre dans le rêve. Ah! ces hommes du temps passé s'entendaient à rêver, sans avoir besoin au préalable de s'endormir! - et nous-mêmes, nous autres hommes d'aujourd'hui, nous nous y entendons encore trop bien, malgré notre bonne volonté à être éveillés et à vivre dans la clarté du jour! Il nous suffit d'aimer, de haïr, de désirer, il suffit même simplement de sentir pour qu'immédiatement l'esprit et la force du rêve descendent sur nous; et, les yeux ouverts, insensibles à tout danger, nous gravissons le chemin le plus dangereux qui mène aux sommets et aux tours de l'imagination; le vertige ne nous atteint pas, nous qui sommes nés pour grimper, - somnambules en plein jour! Nous autres artistes! Nous autres dissimulateurs de la nature, lunatiques et ivres du divin! Voyageurs infatigables, silencieux comme la mort, nous passons sur les hauteurs, sans nous en apercevoir, croyant être en pleine, en pleine sécurité!

 

60. Les femmes et leurs effets à distance.

Ai-je encore des oreilles? Serais-je tout oreille, rien qu'oreille et plus autre chose! Me voici au milieu de l'incendie des vagues qui se brisent en flammes blanches et viennent lécher mes pieds : - de tous côtés j'entends la mer hurler, menacer, mugir, sa voix stridente monte jusqu'à moi, tandis que dans les dernières profondeurs l'antique ébranleur de la terre chante sa mélodie, sourde comme le mugissement d'un taureau; et il s'accompagne en mesure d'un tel piétinement que, dans les falaises qui s'effritent, le cœur du vieux démon des roches se met à en trembler. Alors soudain, comme surgissant du néant, apparaît à la porte de ce labyrinthe d'enfer, à quelques brasses seulement, - un grand bateau à voiles, glissant, silencieux comme un fantôme. Oh! l'apparition de cette beauté! Quel enchantement s'empare de moi! Comment? Tout le silence et tout le repos du monde se sont-ils embarqués ici? Mon bonheur lui-même s'est-il assis à cette place tranquille, mon moi plus heureux, mon second moi éternel? Ne serait-il pas encore mort et non plus vivant? Serait-ce un être intermédiaire, un esprit silencieux, contemplatif, glissant et flottant? Semblable au vaisseau qui de ses voiles blanches passe sur la mer obscure, comme un énorme papillon! Oui! Passer au-dessus de l'existence! C'est cela! C'est là ce qu'il faudrait! - Mais quoi! ce bruit aurait-il rendu mon imagination vagabonde? Tout grand bruit fait que nous plaçons le bonheur dans le silence et dans le lointain. Lorsqu'un homme se trouve au milieu de son agitation, exposé au ressac où jets et projets se mêlent, il lui arrive parfois de voir glisser auprès de lui des êtres dont il envie le bonheur et la retraite, - ce sont les femmes. Il s'imaginerait presque que là-bas, auprès des femmes, demeure son meilleur moi : qu'en ces endroits silencieux le bruit des vagues les plus formidables deviendrait silence de mort, et la vie elle-même un rêve sur la vie. Pourtant! Pourtant! Noble rêveur, sur les plus beaux bateaux à voiles il y a aussi beaucoup de bruits et de querelles, hélas! et des petites querelles si misérables! Le charme et l'effet le plus puissant de la femme, c'est, pour parler le langage des philosophes, leur action à distance : mais pour cela il faut d'abord et avant tout - de la distance!

 

61. A l'honneur de l'amitié.

Le fait que le sentiment de l'amitié était considéré par l'Antiquité comme le sentiment le plus élevé, supérieur même à la fierté la plus vantée des gens sobres et des sages, un sentiment qui serait l'unique rival de cette fierté, plus sacré encore : ce fait est très bien exprimé par l'histoire de ce roi macédonien qui avait fait hommage d'un talent à un philosophe d'Athènes, lequel, faisant profession de mépriser le monde, le lui avait rendu. « Comment? s'écria le roi, n'a-t-il donc pas d'ami? » Il voulait dire par là : « J'honore cette fierté du sage et de l'homme indépendant, mais j'honorerais davantage encore son humanité, si l'ami en lui avait remporté la victoire sur sa fierté. Le philosophe s'est amoindri devant moi en montrant qu'il ne connaissait pas l'un des deux sentiments, - et des deux le plus élevé! »

 

62. Amour.

L'amour pardonne à son objet même le désir.

 

63. La femme dans la musique.

D'où vient que les vents chauds et pluvieux amènent avec eux un état d'esprit qui dispose à la musique et au plaisir inventif de la mélodie? Ne sont-ce pas les mêmes vents qui emplissent les églises et qui donnent aux femmes des pensées amoureuses?

 

64. Femmes sceptiques.

Je crains que les femmes devenues vieilles, dans les plus intimes replis de leur cœur, soient plus sceptiques que tous les hommes : elles croient au côté superficiel de la vie comme s'il était l'essence même de la vie, et toute vertu, toute profondeur, n'est pour elles qu'une enveloppe qui cache cette « vérité », un voile très nécessaire jeté sur un pudendum, - donc une affaire de convenance et de pudeur, rien de plus!

 

65. Don de soi-même.

Il y a des femmes de sentiment noble avec une certaine pauvreté de l'esprit qui ne savent exprimer leur profond abandon de soi autrement qu'en offrant leur vertu et leur pudeur : c'est ce qu'elles ont de plus précieux. Et souvent on accepte ce cadeau sans que l'on s'engage aussi profondément que la donatrice ne le suppose, - c'est là une bien mélancolique histoire.

 

66. La force des faibles.

Toutes les femmes sont pleines de finesse lorsqu'il s'agit d'exagérer leur faiblesse, elles sont même pleines d'ingéniosité à inventer des faiblesses pour se donner l'apparence de fragiles ornements qu'un grain de poussière ferait souffrir. C'est ainsi qu'elles se défendent contre la vigueur et le « droit du plus fort ».

 

67. Simuler sa propre nature.

Maintenant elle l'aime et dès lors elle regarde devant elle avec une si tranquille confiance qu'elle fait songer à celle des vaches : mais malheur à elle! C'était là précisément son charme de paraître foncièrement changeante et insaisissable! Car il avait pour son compte déjà trop d'égalité d'humeur et de temps invariable. Ne ferait-elle pas mieux de simuler son ancien caractère? de simuler l'indifférence? Ne serait-ce pas l'amour même qui lui conseillerait d'agir ainsi? Vivat comoedia!

 

68. Volonté et soumission.

On amena un jeune homme chez un sage à qui l'on dit: « Regarde, voici quelqu'un qui est en train de se corrompre par les femmes! » Le sage secoua la tête et se mit à sourire! « Ce sont les hommes, s'écria-t-il, qui corrompent les femmes : et tout ce qui manque aux femmes doit être payé par les hommes et corrigé sur eux, - car c'est l'homme qui se crée l'image de la femme, et la femme qui se forme d'après cette image. » - « Tu marques trop de bienveillance envers les femmes, dit un de ceux qui se trouvaient là, tu ne les connais pas! » Le sage répondit : « Le caractère de l'homme, c'est la volonté, celui de la femme la soumission, - ceci est la loi des sexes, en vérité! une dure loi pour la femme. Tous les êtres humains sont innocents de leur existence, mais la femme est innocente au second degré : qui donc saurait avoir pour elle assez d'huile et de douceur? » - « Qu'importe l'huile! Qu'importe la douceur! répondit quelqu'un dans la foule : il faut mieux éduquer les femmes! » - « Il faut mieux éduquer les hommes », fut la réponse de l'homme sage, et il fit signe au jeune homme de le suivre. - Cependant le jeune homme ne le suivit point.

 

69. Faculté de vengeance.

Ne pas pouvoir se défendre et par conséquent ne pas vouloir se défendre, ce n'est pas encore là une honte à nos yeux : mais nous méprisons celui qui ne possède ni le pouvoir ni la volonté de se venger, - qu'importe s'il est homme ou femme. Une femme nous fixerait-elle (ou bien, comme on dit, nous tiendrait-elle dans ses « rets ») si nous ne la croyions pas capable de se servir, le cas échéant, du poignard (de toute espèce de poignards) contre nous? Ou bien contre elle-même, ce qui, dans des circonstances déterminées, serait la façon la plus sensible de se venger (la vengeance chinoise).

 

70. Les dominatrices des maîtres.

Une profonde et puissante voix d'alto, comme on les entend parfois au théâtre, écarte soudain pour nous le rideau devant des possibilités en quoi nous ne croyons pas généralement : soudain nous sommes convaincus qu'il peut exister quelque part dans le monde des femmes aux âmes sublimes, héroïques et royales, aptes et prêtes aux ripostes grandioses, aux décisions et aux sacrifices, capables de dominer les hommes et prêtes à le faire, parce que ce qu'il y a de meilleur dans l'homme semble devenu en elles, par-delà la différence des sexes, un idéal vivant. Il est vrai que, d'après les intentions du théâtre, ces voix ne doivent précisément pas donner l'idée de cette catégorie de femmes : généralement elles doivent représenter l'amant masculin idéal, par exemple un Roméo : mais, à juger d'après les expériences que j'ai faites, le théâtre et le musicien qui attendent de pareilles voix pareils effets se trompent régulièrement. On ne croit pas à un tel amant : ces voix d'alto contiennent toujours une nuance de quelque chose de maternel et de domestique, et d'autant plus, justement, qu'il y a de l'amour dans leur timbre.

 

71. De la chasteté féminine.

Il y a quelque chose de stupéfiant et de monstrueux dans l'éducation des femmes de la haute société, oui, peut-être n'y a-t-il même rien de plus paradoxal. Tout le monde est d'accord pour les élever dans une ignorance extrême des choses de l'amour, leur inculquer une pudeur profonde et leur mettre dans l'âme l'impatience et la crainte devant une simple allusion à ces sujets. C'est tout l'« honneur » de la femme qui est mis en jeu : autrement que ne leur pardonnerait-on pas! Mais en cela elles doivent demeurer ignorantes jusqu'au fond de l'âme; elles ne doivent avoir ni regards, ni oreilles, ni paroles, ni pensées pour ce qu'elles doivent considérer comme le « mal » : rien que de savoir est déjà un mal. Et maintenant! Être lancé comme par un horrible coup de foudre dans la réalité et la connaissance, par le mariage - et encore l'initiateur est-il celui qu'elles doivent le plus aimer et vénérer : surprendre l'amour et la honte en contradiction, devoir sentir en un seul objet le ravissement, le sacrifice, le devoir, la pitié et l'effroi, à cause du voisinage inattendu de Dieu et de la bête, et que sais-je encore! - On a créé là un enchevêtrement de l'âme qui chercherait son égal! Même la curiosité apitoyée du connaisseur d'âmes le plus sage ne suffit pas à deviner comment telle ou telle femme sait s'accommoder de cette solution de l'énigme, de cette énigme de solutions, quels épouvantables et multiples soupçons s'éveilleront forcément dans une pauvre âme sortie de ses gonds et comment enfin la dernière philosophie et l'ultime scepticisme de la femme jetteront leur ancre en ce point. - Après c'est le même profond silence qu'avant : et souvent un silence devant soi-même. - Les jeunes femmes tendent avec effort à paraître superficielles et étourdies; les plus fines d'entre elles simulent une sorte d'effronterie. - Les femmes considèrent volontiers leurs maris comme un point d'interrogation de leur honneur, et leurs enfants comme une apologie et une pénitence, - elles ont besoin des enfants et les souhaitent dans un tout autre sens que ne les souhaite un homme. - En un mot, on ne peut jamais être assez indulgent à l'égard des femmes.

 

72. Les mères.

Les animaux pensent autrement sur la femme que les hommes; pour eux la femelle est la créature productive. Chez eux il n'y a pas d'amour paternel, mais quelque chose comme de l'affection pour les enfants d'une maîtresse et l'habitude qu'on en prend. Pour les femelles les enfants satisfont un désir de dominer, ils sont pour elles une propriété, une occupation, quelque chose qu'elles comprennent entièrement et avec quoi on peut s'entretenir : tout cela réuni est de l'amour maternel, - il est comparable à l'amour de l'artiste pour son œuvre. La grossesse a rendu les femmes plus douces, plus patientes, plus craintives, plus soumises; de même la grossesse intellectuelle engendre le caractère des esprits contemplatifs, qui est parent du caractère féminin : - ceux-ci sont les mères masculines. - Chez les animaux, le sexe masculin est considéré comme le beau sexe.

 

73. Cruauté sacrée.

Un homme qui tenait dans ses mains un enfant nouveau-né s'approcha d'un saint. « Que dois-je faire de l'enfant? demanda-il, il est misérable, malvenu et n'a pas assez de vie pour mourir. » - « Tue-le! s'écria le saint d'une voix terrible, tue-le et garde-le pendant trois jours et trois nuits entre tes bras, afin de te créer une mémoire : - de la sorte jamais plus tu n'engendreras d'enfant, quand pour toi le moment d'engendrer ne sera pas venu. » - Lorsque l'homme eut entendu cela il s'en alla désappointé; et il y en eut beaucoup qui blâmèrent le saint parce qu'il avait conseillé une cruauté, car il avait conseillé de tuer l'enfant. « Mais n'est-il pas plus cruel de le laisser vivre? » répondit le saint.

 

74. Sans succès.

Elles n'ont jamais de succès, ces pauvres femmes qui, en présence de celui qu'elles aiment, deviennent inquiètes et incertaines, et parlent trop : car c'est une certaine tendresse discrète et flegmatique qui séduit le plus sûrement les hommes.

 

75. Le troisième sexe.

« Un homme petit est un paradoxe, mais du moins est-ce un homme, - pourtant une femme petite me semble être d'un autre sexe, quand on la compare aux femmes de haute taille. » - C'est ainsi que parlait un vieux maître à danser. Une femme petite n'est jamais belle, - disait le vieil Aristote .

 

76. Le plus grand danger.

S'il n'y avait pas eu de tous temps beaucoup d'hommes qui considéraient la discipline de leur esprit - leur « raison » - comme leur fierté, leur devoir, leur vertu, des hommes qui étaient offensés et humiliés par tout ce qui est fantaisie et excès de l'imagination, étant les amis du « bon sens », il y a longtemps que l'humanité aurait disparu. Au-dessus planait et plane sans cesse, comme son plus grand danger, la folie prête à éclater - ce qui est précisément l'irruption du bon plaisir dans le sentiment, la vue et l'ouïe, la jouissance dans les débauches de l'esprit, la joie que procure l'humaine déraison. Ni la vérité ni la certitude ne sont l'opposé du monde de la folie, mais la généralité et l'obligation pour tous d'une même croyance, en un mot l'exclusion du bon plaisir dans le jugement. Et le plus grand travail de l'humanité fut jusqu'à présent celui de s'accorder sur beaucoup de choses et de s'imposer une loi des conformités - quelle que soit la vérité ou la fausseté de ces choses. C'est là l'éducation du cerveau que l'homme a reçu; - mais les instincts contraires sont encore si puissants que l'on ne peut en somme parler de l'avenir de l'humanité qu'avec très peu de confiance. L'image des choses se recule et se déplace encore sans cesse, et peut-être qu'à partir de maintenant il en sera ainsi plus souvent encore, et plus rapidement que jamais; sans cesse les esprits justement les plus distingués se raidissent contre cette obligation universelle - et en tout premier lieu les explorateurs de la vérité! Sans cesse cette croyance, en tant que croyance de tout le monde, engendre, chez les esprits raffinés, un dégoût et une nouvelle concupiscence : et cette allure lente qu'elle exige pour tout processus intellectuel, cette imitation de la tortue qui fait autorité ici, à elle seule déjà convertit en déserteurs les artistes et les poètes; - c'est dans ces esprits impatients qu'éclate une véritable joie de la folie, puisque la folie a une allure si joyeuse! Il est donc besoin des intellects vertueux - hélas! je veux employer le mot qui prête le moins à l'équivoque - il est besoin de la bêtise vertueuse, d'inébranlables batteurs de mesure à l'esprit lent, pour que les croyants de la grande croyance générale demeurent ensemble et continuent à exécuter leur danse : c'est une nécessité de premier ordre qui commande et exige ici. Nous autres, nous sommes l'exception et le danger, - nous avons éternellement besoin de nous défendre! - Eh bien! il y a vraiment quelque chose à dire en faveur de l'exception, à condition qu'elle ne veuille jamais devenir la règle.

 

77. La bonne conscience animale.

Je ne me cache pas tout ce qu'il y a de vulgaire dans ce qui plaît dans le Midi de l'Europe - que ce soit l'Opéra italien (par exemple Rossini et Bellini) ou bien le roman d'aventure espagnol (le plus accessible pour nous dans le travesti français de Gil Blas) - mais je n'en suis point offensé, tout aussi peu que des vulgarités que l'on rencontre durant une promenade à travers Pompéi et en somme même à la lecture de tout livre ancien. D'où cela vient-il? Est-ce parce qu'ici la pudeur fait défaut et que tout ce qui est vulgaire se présente avec autant de certitude et de sûreté de soi que si c'était quelque chose de noble, d'agréable, de passionné, placé côte à côte dans le même genre de musique ou de roman? « L'animal a son bon droit, tout comme l'homme, qu'il se meuve donc librement, et toi, mon cher frère en humanité, tu es toi-même cet animal, malgré tout! » - voilà qui me semble être la morale de la question et la particularité de l'humanité méridionale. Le mauvais goût a son droit tout comme le bon, il a même un privilège sur le bon goût dans les cas où il est le grand besoin, la satisfaction certaine et en quelque sorte un langage général, une attitude et un masque immédiatement compréhensibles : le bon goût, le goût choisi, a par contre toujours quelque chose qui tient de la recherche et de la tentative, quelque chose qui n'est pas certain d'être compris, - il n'est et ne fut jamais populaire. Le masque seul est et demeure populaire. Va donc pour tout ce qui est mascarade dans les mélodies et les cadences, dans les sauts et les éclats de joie du rythme de ces opéras! Et la vie antique, que pourrait-on y comprendre si l'on ne comprend pas la joie du masque, la bonne conscience de tout ce qui ressemble au masque! C'est ici le bain de repos et le réconfort de l'esprit antique : - et peut-être ce bain était-il plus nécessaire encore aux natures rares et supérieures du monde antique qu'aux natures vulgaires. - Par contre, je suis indiciblement offensé pour une tournure vulgaire dans les œuvres du Nord, par exemple dans la musique allemande. Il s'y mêle de la honte, l'artiste s'est abaissé devant lui-même et n'a même pas pu éviter d'en rougir; nous avons honte avec lui et nous nous sentons si offensés parce que nous devinons qu'il croyait être obligé de s'abaisser à cause de nous.

 

78. Ce pour quoi nous devons être reconnaissants.

Ce sont les artistes et surtout ceux du théâtre qui, les premiers, ont donné aux hommes des yeux et des oreilles pour voir et entendre, avec un certain plaisir, ce que chacun est lui-même, ce que chacun a vécu et voulu; ce sont eux qui, les premiers, nous ont donné la mesure du héros qui est caché dans chacun de ces hommes ordinaires, eux qui ont enseigné l'art de se considérer soi-même comme héros, à distance et en quelque sorte simplifié et transfiguré, - l'art de « se mettre en scène » devant soi-même. Ce n'est que de cette façon que nous parvenons à nous mettre au-dessus de quelques détails bas qu'il y a en nous. Sans cet art nous vivrions tout en premier plan et entièrement sous le charme de cette optique qui fait paraître énorme le plus proche et le plus vulgaire, comme si c'était la vérité par excellence. - Peut-être y a-t-il un mérite de même espèce dans cette religion qui ordonnait de considérer l'état de péché de chacun avec un verre grossissant et qui faisait du pécheur un grand criminel immortel; en décrivant des perspectives éternelles autour de lui, elle apprenait à l'homme à se regarder de loin et comme quelque chose de passé.

 

79. Attrait de l'imperfection.

Je vois ici un poète qui, comme bien des hommes, exerce par ses imperfections un attrait supérieur à celui des choses qui s'achèvent et prennent une forme parfaite sous sa main, - il tient même l'avantage et la gloire bien plus de son impuissance finale que de sa force abondante. Son œuvre n'exprime jamais complètement ce qu'il voudrait exprimer au fond, ce qu'il voudrait avoir vu : il semble qu'il ait eu l'avant-goût d'une vision et jamais la vision elle-même: - mais un énorme désir de cette vision est demeuré dans son âme, et c'est de ce désir qu'il tire l'éloquence tout aussi énorme que lui donnent l'envie et la faim. Avec lui il élève celui qui l'écoute au-dessus de son œuvre et au-dessus de toutes les « œuvres », il lui donne des ailes pour monter plus haut que des auditeurs ne sont jamais montés; et, transformés ainsi eux-mêmes en poètes et en voyants, ils ont pour l'artisan de leur bonheur autant d'admiration que s'il les avait amenés immédiatement à la contemplation de ce qu'il a de plus saint et de plus caché, comme s'il avait atteint son but, comme s'il avait vraiment vu et communiqué sa vision. Sa gloire a profité de ce qu'il n'a pas véritablement atteint son but.

 

80. Art et nature.

Les Grecs (ou du moins les Athéniens) aimaient à entendre bien parler : c'était même une prédilection des plus violentes qui les distingue plus que toute autre chose des autres nations. Et ainsi ils exigeaient même de la passion sur la scène qu'elle parlât bien, et c'est avec ravissement qu'ils subissaient l'artificiel du vers dramatique : - dans la passion la nature est si économe de paroles! si muette et si embarrassée! Ou bien lorsqu'elle trouve ses mots elle est si confuse et si déraisonnable, elle a tellement honte d'elle-même! Maintenant, grâce aux Grecs, nous nous sommes tous habitués à cette dénaturation sur la scène, tout comme nous supportons, et supportons volontiers, grâce aux Italiens, cette autre dénaturation, la passion qui chante. - C'est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d'entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s'approche des gouffres et où l'homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme; c'est généralement à cause d'elle qu'il aime l'art, expression d'une anomalie et d'une convention supérieures et héroïques. On fait avec raison un reproche au poète dramatique lorsqu'il ne transforme pas tout en raison et en paroles et qu'il garde toujours un reste de silence : - de même que l'on est mécontent d'un musicien qui, dans un opéra, au moment du mouvement de passion le plus intense, ne sait pas trouver une mélodie, mais seulement un balbutiement « naturel », un cri plein d'expression. Car ici il faut contredire la nature! Ici il faut que l'attrait vulgaire de l'illusion cède la place à un attrait supérieur! Les Grecs vont très loin dans cette voie, loin - effroyablement loin! Tout comme ils construisent la scène aussi étroite que possible et s'interdisent tout effet par la profondeur des arrières-plans, tout comme ils rendent impossible à l'acteur le jeu muet et le mouvement léger, pour le transformer en un fantôme solennel, guindé et blafard, ils ont aussi pris à la passion elle-même son arrière-plan profond, pour lui dicter une règle de beau discours, oui, ils ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour aller contre l'effet élémentaire des images qui éveillent la crainte ou la pitié : car ils ne veulent pas la crainte et la pitié. Honneur à Aristote7, le plus grand honneur! mais il n'a certainement pas touché juste lorsqu'il a parlé de l'ultime but de la tragédie grecque. Que l'on étudie donc les poètes grecs de la tragédie, pour voir ce qui a le plus excité leur esprit d'application, leur esprit inventif, leur émulation, - ce ne fut certainement pas l'intention de subjuguer le spectateur par les passions! - L'Athénien allait au théâtre pour entendre de beaux discours! Et c'est de beaux discours que s'occupait Sophocle! - que l'on me pardonne cette hérésie. - Il en est tout autrement de l'opéra sérieux : tous ses grands maîtres prennent à coeur d'éviter que l'on comprenne leurs personnages. Un mot saisi au passage peut aider le spectateur inattentif : dans l'ensemble il faut que la situation s'explique par elle-même, - les discours n'ont aucune importance! - c'est ainsi qu'ils ont tous pensé et c'est ainsi qu'ils se sont tous amusés à faire leurs farces avec les mots. Peut-être ont-ils seulement manqué de courage pour exprimer entièrement leur dernier dédain des paroles : un peu plus d'insolence chez Rossini et il aurait fait chanter d'un bout à l'autre la-la-la-la... - il y aurait même eu quelque raison à cela! C'est que précisément il ne faut pas croire « sur parole » les personnages d'Opéra, mais « sur les sons » ! Voilà la différence, voilà la belle dénaturation à cause de quoi l'on va à l'Opéra! Le recitativo secco lui-même ne doit pas être écouté au fond en tant que texte et paroles : cette sorte de demi-musique doit au contraire accorder à l'oreille d'abord un peu de repos (le repos après la mélodie, la jouissance la plus sublime et par conséquent la plus fatigante de cet art), - mais bientôt autre chose : c'est-à-dire une impatience croissante, une résistance croissante, un nouveau désir de musique complète, de mélodie. - Qu'en est-il, à ce point de vue, de l'art de Richard Wagner? En serait-il peut-être de même? Peut-être autrement? Il m'a souvent semblé qu'il aurait fallu apprendre par cœur avant le spectacle les paroles et la musique de ses créations sous peine - c'est ce qui m'a semblé - de n'entendre ni les paroles, ni même la musique.

 

81. Goût grec.

« Qu'y a-t-il de beau à cela? - disait cet arpenteur après une représentation d'Iphigénie - on n'y démontre rien! » Les Grecs ont-ils été si loin de partager cette opinion? Chez Sophocle, du moins, « tout est démontré ».

 

82. L'« esprit » n'est pas grec.

Dans tous leurs modes de penser, les Grecs sont indiciblement logiques et simples; ils ne se sont point fatigués de ces modes, du moins pendant leur période la plus longue et la meilleure, comme il arrive souvent aux Français : lesquels aiment trop faire un petit bond dans l'opposé et ne supportent au fond l'esprit de logique que lorsqu'il révèle, par une foule de ces petits bonds dans l'opposé, sa gentille sociabilité et son abnégation sociale. La logique leur paraît aussi nécessaire que le pain et l'eau, mais aussi comme une espèce de nourriture de prisonniers, dès que l'on doit l'absorber seule et sans apprêt. Dans la bonne société il ne faut jamais prétendre avoir raison, complètement et seul, comme le veut la logique pure : de là la petite dose de déraison dans tout esprit français. - Le sens de la sociabilité était beaucoup moins développé chez les Grecs qu'il ne l'est et ne l'était chez les Français : de là si peu d'esprit chez leurs hommes les plus spirituels, de là aussi si peu de bons mots, même chez leurs farceurs, - de là - hélas... ! on ne croira déjà pas ces paroles, et combien d'autres de la même espèce ai-je encore sur le cœur! - Est res magna tacere - dit Martial avec tous les bavards.

 

83. Traductions.

On peut évaluer le sens historique que possède une époque à la façon dont cette époque traduit et cherche à s'assimiler les temps passés et les livres anciens. Les Français du temps de Corneille et encore ceux de la Révolution s'emparèrent de l'antiquité romaine avec des façons que nous n'aurions plus le courage d'avoir grâce à notre sens historique supérieur. Et l'antiquité romaine elle-même, de quelle façon violente et naïve tout a la fois fit-elle main basse sur tout ce qui est grand et bon dans la plus ancienne antiquité grecque! Comme ils transposaient alors dans le présent romain! Comme ils effaçaient, avec intention et sans souci, la poussière des ailes du papillon ! C'est ainsi qu'Horace traduisait çà et là Alcée ou Archiloque, ainsi Properce, Callimaque et Philetas (des poètes du même rang que Théocrite, si nous avons le droit de juger) : il leur importait peu que le véritable créateur eût vécu telle ou telle chose et en eût marqué les traces dans ses vers! - en tant que poètes, ils étaient mal disposés à l'égard de l'esprit fureteur archéologique qui précède le sens historique; en tant que poètes ils n'admettaient pas ces choses toutes personnelles, les noms, et tout ce qui était propre à une ville, à une côte, à un siècle, comme une mise et un masque, et ils s'empressaient de mettre en place ce qui était actuel et romain. Ils semblaient vouloir nous demander : « Ne devons-nous pas renouveler pour nous ce qui est ancien et nous accommoder à sa façon? Ne devons-nous pas avoir le droit d'insuffler notre âme à ce cadavre ? Car enfin il est mort et tout ce qui est mort est si laid! » - Ils ne connaissaient pas la jouissance du sens historique, le passé et l'étranger leur étaient pénibles, et pour eux, en tant que Romains, c'était là une incitation à une conquête romaine. En effet, traduire c'était alors conquérir, - non seulement en négligeant l'historique : bien plus, on ajoutait une allusion à un événement contemporain, et, avant tout, on effaçait le nom du poète pour y mettre le sien - on n'avait pas à cause de cela le sentiment du vol, on agissait, au contraire, avec la meilleure conscience de l'Imperium Romanum.

 

84. De l'origine de la poésie.

Les amateurs du fantastique chez l'homme, qui sont les mêmes à soutenir la doctrine de la moralité instinctive, raisonnent ainsi : « En admettant que l'on ait vénéré de tout temps ce qui est utile comme divinité supérieure, d'où a bien pu alors venir la poésie? - cette façon de rythmer le discours qui, loin de favoriser l'intelligibilité de la communication, en diminue plutôt la clarté et qui, malgré cela, comme une dérision à toute convenance utile, a levé et lève encore sa graine partout sur la terre! La sauvage et belle déraison vous réfute, oh! utilitaires! C'est précisément la volonté d'être une fois délivré de l'utilité qui a élevé l'homme, qui lui a inspiré la moralité et l'art ! » - Eh bien! dans ce cas particulier il me faut parler en faveur des utilitaires, - ils ont si rarement raison que c'est à faire pitié! C'est pourtant l'utilité, et une très grande utilité que l'on avait en vue, dans ces temps anciens qui donnèrent naissance à la poésie - alors qu'on laissa pénétrer dans le discours le rythme, cette force qui ordonne à nouveau tous les atomes de la phrase, qui enjoint de choisir les mots et qui colore à nouveau la pensée, la rendant plus obscure, plus étrange, plus lointaine : c'est là, il est vrai, une utilité superstitieuse. On voulut graver les désirs humains dans l'esprit des dieux au moyen du rythme, après que l'on eut remarqué qu'un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu'une phrase en prose, par la cadence rythmique on pensait aussi se faire entendre à de plus grandes distances; la prière rythmique semblait s'approcher davantage de l'oreille des dieux. Mais avant tout on voulait tirer parti de cette subjugation élémentaire qui saisit l'homme à l'audition de la musique; le rythme est une contrainte; il engendre un irrésistible désir de céder, de se mettre à l'unisson; non seulement les pas que l'on fait avec les pieds, mais encore ceux de l'âme suivant la mesure, - et il en sera probablement de même, ainsi raisonnait-on, de l'âme des dieux! On essaya donc de les forcer par le rythme et d'exercer une contrainte sur eux : on leur lança la poésie comme un lacet magique. Il existait encore une représentation plus singulière, et celle-ci a peut-être contribué le plus puissamment à la formation de la poésie. Chez les pythagoriciens, la poésie apparaît comme enseignement philosophique et comme procédé d'éducation : mais bien avant qu'il y eût des philosophes on accordait à la musique la force de décharger les passions, de purifier l'âme, d'adoucir la ferocia animi - et justement par ce qu'il y a de rythmique dans la musique. Lorsque la juste tension et l'harmonie de l'âme venaient à se perdre, il fallait se mettre à danser, - c'était la l'ordonnance de cette thérapeutique. Avec elle Terpandre apaisa une émeute, Empédocle adoucit un fou furieux, Damon purifia un jeune homme languissant d'amour; avec elle on mettait aussi en traitement les dieux sauvages, assoiffés de vengeance. D'abord, en portant à leur comble le délire et l'extravagance de leurs passions, on rendait donc l'enragé frénétique, l'assoiffé ivre de vengeance : - tous les cultes orgiaques veulent décharger en une seule fois la férocité d'une divinité et en faire une orgie pour qu'après cela elle se sente plus libre et plus tranquille et laisse l'homme en repos. Melos signifie, d'après sa racine, un moyen d'apaisement, non parce que le chant est doux par lui-même, mais parce que ses effets ultérieurs produisent la douceur. - Et l'on admet que, non seulement dans le chant religieux, mais encore dans le chant profane des temps les plus reculés, le rythme exerçait une puissance magique, par exemple lorsque l'on puisait de l'eau ou lorsque l'on ramait : le chant est un enchantement des démons que l'on imaginait actifs dès que l'on en usait, il les rend serviables, esclaves et instruments de l'homme. Et dès que l'on agit on tient un motif à chanter, - chaque action est rattachée au secours des esprits : les formules magiques et les enchantements semblent être les formes primitives de la poésie. Lorsque le vers était employé pour un oracle - les Grecs disaient que l'hexamètre avait été inventé à Delphes - le rythme devait là aussi exercer une contrainte. Se faire prophétiser cela signifie primitivement (d'après l'étymologie du mot grec qui me semble probable) : se faire déterminer quelque chose; on croit pouvoir contraindre l'avenir en gagnant Apollon à sa cause : lui qui, d'après la représentation ancienne, est bien plus qu'un dieu prévoyant l'avenir. Telle que la formule est exprimée, à la lettre et d'après son exactitude rythmique, telle elle lie l'avenir : mais la formule est de l'invention d'Apollon qui, en tant que dieu des rythmes, peut lier aussi les divinités du destin. - Dans l'ensemble, y eut-il en somme jamais, pour l'homme ancien et superstitieux, quelque chose de plus utile que le rythme? Par lui on pouvait tout faire : accélérer un travail d'une façon magique; forcer un dieu à apparaître, à être présent, à écouter; accommoder l'avenir d'après sa propre volonté; décharger sa propre âme d'un trop-plein quelconque (la peur, la manie, la pitié, la vengeance), et non seulement sa propre âme mais encore celle du plus méchant démon, - sans le vers on n'était rien, par le vers on devenait presque un dieu. Un pareil sentiment fondamental ne peut plus être entièrement extirpé, - et, maintenant encore, après un travail de milliers d'années pour combattre une telle superstition, le plus sage d'entre nous devient à l'occasion un insensé du rythme, ne fût-ce qu'en ceci qu'il sent une idée plus vraie lorsqu'elle prend une forme métrique et s'avance avec un tressaut divin! N'est-ce pas chose très plaisante que les philosophes les plus sérieux, malgré toute la sévérité qu'ils mettent d'autre part à manier les certitudes, s'appuient toujours encore sur des sentences de poètes pour donner à leurs idées de la force et de l'authenticité? - et pourtant il est plus dangereux pour une idée d'être approuvée par les poètes que d'être contredite par eux! Car, comme dit Homère : « Les poètes mentent beaucoup ! ».

 

85. Le bien et le beau.

Les artistes transfigurent sans cesse - ils ne font pas autre chose - : et notamment toutes les conditions et tous les objets qui ont la réputation de pousser l'homme à se sentir bon, ou grand, ou ivre, ou joyeux, ou bien portant et sage. Ces conditions et ces objets choisis dont la valeur, pour le bonheur humain, est considérée comme certaine et déterminée, sont l'objectif des artistes; ceux-ci sont sans cesse aux aguets pour découvrir de pareilles choses afin de les transporter dans le domaine de l'art. Je veux dire : sans être eux-mêmes les taxateurs du bonheur et des événements heureux, ils s'empressent toujours auprès de ces taxateurs, avec la plus grande curiosité et le désir de s'approprier immédiatement leurs évaluations. C'est pourquoi, puisque, en dehors de leur impatience, ils ont aussi la voix puissante des hérauts et les pieds des coureurs, ils seront toujours parmi les premiers à glorifier la nouvelle valeur, et paraîtront souvent être ceux qui, les premiers, appellent bonne cette valeur et la taxent comme telle. Mais ceci est, je le répète, une erreur : les poètes sont seulement plus rapides et plus bruyants que les véritables taxateurs. - Mais qui donc sont ceux-ci? - Ce sont les riches et les oisifs.

 

86. Au théâtre.

Aujourd'hui, j'ai de nouveau éprouvé des sentiments forts et élevés et si, pour finir la journée, je pouvais ce soir écouter de la musique, je sais fort bien de quel genre de musique je ne voudrais point, de celui qui cherche à enivrer ses auditeurs et les pousse avec violence, pour un instant, à des sentiments forts et élevés; - des hommes à l'âme quotidienne, ces auditeurs, qui le soir ne ressemblent pas à des vainqueurs sur des chars de triomphe, mais à des mulets fatigués que la vie a trop souvent fustigés de son fouet. Ces gens connaîtraient-ils seulement les « états d'âme supérieurs » s'il n'existait pas des remèdes enivrants et des coups de fouets idéalistes! - et c'est ainsi qu'ils ont leurs excitateurs à l'enthousiasme comme ils ont leurs vins. Mais que m'importe leur boisson et leur ivresse! Qu'importe à l'homme enthousiasmé le vin! Il regarde au contraire, avec une espèce de dégoût, le moyen et le réparateur qui doivent provoquer ici un effet sans cause suffisante, une singerie de la grande marée de l'âme! - Comment? on offre à la taupe des ailes et d'altières pensées, - avant qu'elle aille se coucher, avant qu'elle rentre se tapir dans son antre? On l'envoie au théâtre et on met de grosses lunettes devant ses yeux aveugles et fatigués? Des hommes dont la vie n'est point une « action », mais une affaire, sont assis devant la scène et contemplent des êtres étranges dont la vie est plus qu'une affaire? « Cela convient ainsi, dites-vous, cela est divertissant, c'est ainsi que le veut la culture! » - Eh bien! C'est peut-être parce que je manque trop souvent de culture, que ce spectacle me dégoûte trop souvent. Celui qui trouve en lui-même assez de tragédie et de comédie préférera rester loin du théâtre; exceptionnellement peut-être la représentation tout entière - y compris le théâtre, le public et le poète - deviendra pour lui le véritable spectacle tragique et comique, en regard de quoi la pièce représentée ne signifiera que peu de chose. Celui qui est lui-même quelque chose comme Faust et Manfred se souciera fort peu des Faust et des Manfred du théâtre ! - tandis que le fait que, d'une façon générale, l'on mette en scène de pareilles figures sera certainement pour lui matière à réflexions. Les pensées et les passions les plus fortes devant ceux qui ne sont pas capables de pensées et de passions - mais d'ivresse ! Et celles-là comme un moyen d'arriver à celle-ci. Le théâtre et la musique devenus la fumerie de haschich et le mâchage de bétel des Européens! Ah! qui donc nous racontera l'histoire entière des narcotiques? - C'est presque l'histoire de la « culture », de ce que l'on appelle la culture supérieure!

 

87. De la vanité des artistes.

Je crois que les artistes ignorent souvent leurs capacités parce qu'ils sont trop vaniteux et qu'ils ont dirigé leurs vues sur quelque chose de plus fier que ne semblent être ces petites plantes qui, neuves, rares et belles, savent croître sur leur sol avec une réelle perfection. Ils estiment superficiellement ce qu'il y a de vraiment bon dans leur propre jardin, dans leur propre vignoble, et leur amour n'est pas du même ordre que leur intelligence. Voici un musicien qui, plus que tout autre, est passé maître dans l'art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l'âme et aussi pour prêter un langage à la désolation muette. Il n'a pas d'égal pour rendre la coloration d'une fin d'automne, ce bonheur indiciblement touchant d'une dernière, bien dernière et bien courte jouissance, il connaît un accent pour ces minuits de l'âme, secrets et inquiétants, où cause et effet semblent se disjoindre, où, à chaque moment, quelque chose peut surgir du « néant ». Mieux que tout autre, il puise tout au fond du bonheur humain et, en quelque sorte, dans sa coupe déjà vidée, où les gouttes les plus amères finissent par se confondre avec les plus douces. Il connaît ces oscillations fatiguées de l'âme qui ne sait plus ni sauter ni voler, ni même se transporter; il a le regard craintif de la douleur cachée, de la compréhension qui ne console point, des adieux sans aveux; oui, même comme Orphée de toutes les misères intimes, il est plus grand que tout autre, et il a ajouté à l'art des choses qui, jusqu'ici, paraissaient inexprimables et même indignes de l'art, - et qui, surtout avec des paroles, ne pouvaient être que mises en fuite et non pas saisies, - de même tous ces infiniment petits de l'âme qui forment en quelque sorte les écailles de sa nature amphibie, - car dans l'art de l'infiniment petit il est passé maître. Mais il ne veut pas de cette maîtrise! Son caractère se plaît, tout au contraire, aux grands panneaux, à l'audacieuse peinture murale! Il ne comprend pas que son esprit a un autre goût et un autre penchant, qu'il préférerait se blottir tranquillement dans les recoins de maisons en ruines : - c'est là que caché, caché à lui-même, il compose ses vrais chefs-d'œuvre, qui tous sont très courts, souvent seulement longs d'une seule mesure, - alors seulement il est supérieur, absolument grand et parfait. - Mais il ne le sait pas! Il est trop vaniteux pour le savoir.

 

88. Prendre la vérité au sérieux.

Prendre la vérité au sérieux! De combien de façons différentes les hommes entendent ces paroles! Ce sont les mêmes opinions, les mêmes modes de démonstration et d'examen qu'un penseur considère comme une étourderie lorsqu'il les met lui-même en pratique - il y a succombé, à sa honte, dans une heure de faiblesse - ces mêmes opinions qui peuvent inspirer à un artiste, lorsqu'il s'y heurte et vit avec elles pendant un certain temps, la conscience d'avoir été saisi par la profonde gravité de la vérité, chose surprenante, d'avoir enfin montré, quoique artiste, le désir le plus sérieux de ce qui est opposé à l'apparence. Il arrive ainsi que quelqu'un révèle, précisément avec son allure de gravité, de quelle façon superficielle et frugale son esprit s'est mu jusqu'à présent dans le domaine de la connaissance. - Et ne sommes-nous pas trahis par tout ce à quoi nous attachons de l'importance? Nous montrons ainsi où se trouvent nos poids et pour quelles circonstances nous manquons de poids.

 

89. Maintenant et autrefois.

Qu'importe tout notre art dans les œuvres d'art, si l'art supérieur, qui est l'art des fêtes, se met à disparaître parmi nous! Autrefois toutes les œuvres d'art étaient exposées sur les grandes voies triomphales de l'humanité, comme des monuments, et en commémoration de moments supérieurs et bienheureux. Maintenant, avec les œuvres d'art, on veut éloigner les pauvres épuisés et les malades de la grande route de souffrance de l'humanité, pour leur procurer un petit moment d'ivresse et de folie.

 

90. Les lumières et les ombres.

Les livres et leur exécution sont différents chez différents penseurs : l'un a réuni dans un volume les clartés qu'il a su dérober à l'éclat d'une connaissance subite et emportée en hâte; l'autre ne donne que les ombres, les pastiches en gris et noir de ce qui, la veille, s'est édifié dans son âme.

 

91. Précaution.

Alfieri, on le sait, a beaucoup menti lorsqu'il raconta aux contemporains étonnés l'histoire de sa vie. C'est le despotisme à l'égard de lui-même qui l'a fait mentir, ce despotisme qu'il montra par exemple dans la façon dont il se créa sa propre langue, dont il se fit poète tyranniquement : - il avait enfin trouvé une forme sévère de supériorité à quoi il contraignit sa vie et sa mémoire, non sans avoir beaucoup souffert. - Je n'aurais pas non plus foi en une autobiographie de Platon; tout aussi peu qu'en les Confessions de Rousseau ou la Vita nuova du Dante.

 

92. Prose et poésie.

Il ne faut pas oublier que les grands maîtres de la prose ont presque toujours été poètes, soit publiquement, soit seulement en secret et pour l'intimité; et vraiment, ce n'est qu'en regard de la poésie que l'on écrit de bonne prose! Car celle-ci est une aimable guerre ininterrompue avec la poésie : tout son charme consiste à échapper sans cesse à la poésie et à y contredire; toute abstraction veut être débitée avec une voix moqueuse, comme une malice à l'endroit de la poésie; chaque sécheresse, chaque froideur doit pousser à un désespoir aimable l'aimable déesse; souvent il y a des rapprochements, des réconciliations momentanées, puis un recul soudain et un éclat de rire : souvent le rideau est levé pour laisser entrer une lumière crue, tandis que justement la déesse jouit de son crépuscule et de ses couleurs sombres; souvent on lui retourne les paroles dans la bouche et on les chante sur une mélodie qui lui fait de ses fines mains se boucher ses fines oreilles - et c'est ainsi qu'il y a mille plaisirs de la guerre, sans oublier les défaites, dont les gens dépourvus de poésie, ceux que l'on appelle les hommes prosaïques, ne savent rien du tout : - ce qui fait que ceux-ci n'écrivent et ne parlent qu'en mauvaise prose! La guerre est la mère de toutes les bonnes choses, la guerre est aussi la mère de toute bonne prose! - Il y eut dans ce siècle quatre hommes très rares et véritablement poètes qui ont touché à la maîtrise de la prose, à cette maîtrise pour quoi, d'autre part, ce siècle n'est point fait - à cause de son manque de poésie, comme je l'ai indiqué. Abstraction faite de Goethe que le siècle qui l'a produit revendique avec raison, je ne vois que Giacomo Léopardi, Prosper Mérimée, Ralph Waldo Emerson et Walter Savage Landor, l'auteur des Imaginary Conversations, qui fussent dignes d'être appelés maîtres de la prose.

 

93. Mais toi, pourquoi écris-tu donc?

A : Je ne suis pas de ceux qui pensent avec la plume mouillée à la main, et moins encore de ceux qui s'abandonnent à leurs passions devant l'encrier ouvert, assis sur leur chaise et fixant le papier. Je me fâche ou j'ai honte de tout écrit; écrire est pour moi une nécessité, - j'ai une répugnance à en parler même en symbole. - B : Mais pourquoi écris-tu alors? - A : Hélas! mon cher, soit dit entre nous, je n'ai pas encore trouvé jusqu'à présent d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées. - B : Et pourquoi veux-tu en être débarrassé? - A : Pourquoi je veux? Est-ce que je veux! J'y suis forcé. - B : Assez! Assez!

 

94. Croissance après la mort.

Ces petites paroles intrépides sur les choses morales que Fontenelle a jetées dans ses immortels Dialogues des Morts étaient regardées jadis comme des paradoxes et des jeux d'un esprit aventureux; même les juges suprêmes du goût et de l'esprit n'y voyaient pas davantage, - et peut-être Fontenelle lui non plus. Maintenant il se passe quelque chose d'incroyable : ces pensées deviennent des vérités! La science les démontre! Le jeu devient sérieux! Et nous lisons ces dialogues avec un autre sentiment que ne le firent Voltaire et Helvétius, et involontairement nous élevons leur auteur dans une autre classe d'esprit, une classe beaucoup plus haute que celle où le placèrent ceux-ci, - avec raison? ou bien à tort?

 

95. Chamfort.

Qu'un connaisseur de l'humanité et de la foule comme Chamfort se mît précisément du côté de la foule et ne se tînt pas à l'écart et sur la défensive, persévérant dans son renoncement philosophique, je ne puis me l'expliquer autrement que de la manière suivante : il y eut en lui un instinct plus fort que sa sagesse, qui ne fut jamais assouvi, la haine contre toute noblesse de race; peut-être la haine trop explicable de sa mère, que son amour pour elle lui avait rendue sacrée , - un instinct de haine qu'il avait conservé de ses années d'enfance et qui attendait l'heure de venger la mère. Et voici que la vie, et son génie et, hélas! le plus fortement peut-être le sang paternel qui coulait dans ses veines l'avaient induit à s'enrégimenter dans cette noblesse, à se sentir son égal - pendant de longues années! Mais il finit par ne plus pouvoir supporter son propre aspect, l'aspect du « vieil homme » sous l'Ancien Régime : il fut pris d'une passion violente de faire pénitence; cette passion lui fit revêtir le vêtement de la populace, comme une espèce de cilice [qui lui aurait été propre]8. Sa mauvaise conscience [lui] venait d'avoir manqué sa vengeance. - En admettant que Chamfort fût demeuré alors plus philosophe d'un degré, la Révolution eût été privée de son esprit le plus tragique et de son aiguillon le plus affilé : elle serait considérée comme un événement beaucoup plus bête et n'exercerait pas cette séduction sur les esprits. Mais la haine et la vengeance de Chamfort éduquèrent toute une génération : et les hommes les plus illustres traversèrent cette école. Que l'on considère donc que Mirabeau élevait son regard vers Chamfort, comme vers un moi supérieur et plus âgé, de qui il attendait et tolérait les impulsions, les avertissements et les sentences, - Mirabeau qui, comme homme, fait partie d'un ordre de supériorité bien différent de celui des premiers parmi les grands hommes d'État d'hier et d'aujourd'hui. - Il est singulier que, malgré un pareil ami et avocat - on possède les lettres de Mirabeau à Chamfort - le plus spirituel des moralistes soit resté étranger aux Français, de même que Stendhal qui, peut-être parmi tous les Français de ce siècle, a possédé les yeux et les oreilles les plus riches en pensées. Est-ce parce que ce dernier possédait quelque chose qui était trop d'un Allemand et d'un Anglais pour être encore tolérable pour les Parisiens? - tandis que Chamfort, homme riche en profondeurs et en tréfonds de l'âme, sombre, souffrant, ardent, - penseur qui jugea le rire nécessaire comme un remède contre la vie et qui se croyait presque perdu le jour où il n'avait pas ri - apparaît bien plutôt comme un Italien, proche parent du Dante et de Léopardi, que comme un Français. On connaît les dernières paroles de Chamfort : « Ah! mon ami, dit-il à Siéyès, je m'en vais enfin de ce monde, où il faut que le cœur se brise ou se bronze . » - Ce ne sont certes pas là les paroles d'un Français mourant.

 

96. Deux orateurs.

De ces deux orateurs l'un n'atteint toute la raison de sa cause que lorsqu'il s'abandonne à la passion : la passion seule lui fait monter assez de sang et de chaleur au cerveau pour forcer sa haute intelligence à se révéler. L'autre essaie bien de temps en temps la même chose : présenter sa cause à l'aide de la passion d'une façon sonore, violente et entraînante, - mais il y réussit généralement très mal. Il devient alors vite obscur et confus, il exagère, fait des omissions et suscite des méfiances à l'égard de la raison de sa cause; oui, lui-même éprouve alors cette méfiance et par là s'expliquent ces bonds soudains, ces intonations froides et repoussantes qui provoquent dans l'auditoire des doutes sur la sincérité de sa passion. Chez lui la passion submerge chaque fois l'esprit : peut-être parce qu'elle est plus forte que chez le premier. Mais il atteint toute la hauteur de sa force lorsqu'il résiste à l'impétueuse tempête de son sentiment, le narguant en quelque sorte : c'est alors seulement que son esprit sort entièrement de sa cachette, esprit logique, moqueur, qui se joue, et pourtant terrible.

 

97. De la loquacité des écrivains.

Il existe une loquacité de la colère, - souvent chez Luther et aussi chez Schopenhauer. Une loquacité qui provient d'une trop grande abondance de formules de concept, comme chez Kant. Une loquacité qui vient de la joie de tourner d'une façon toujours nouvelle la même chose : on la trouve chez Montaigne. Une loquacité d'une nature perfide : celui qui lit les écrits de notre temps se souviendra probablement, pour ce cas particulier, de deux écrivains. Une loquacité qui produit la joie des mots propres et des belles formes du discours : souvent dans la prose de Goethe. Une loquacité par pur plaisir du bruit et de la confusion des sentiments : par exemple chez Carlyle.

 

98. A la gloire de Shakespeare.

La plus belle chose que je puisse dire à la gloire de Shakespeare, de l'homme, est celle-ci : il a cru en Brutus sans jeter un grain de méfiance sur cette espèce de vertu ! C'est à lui qu'il a consacré sa meilleure tragédie - on la désigne toujours encore sous un titre inexact - à lui et au plus terrible résumé de la haute morale. Indépendance de l'âme! - c'est de cela qu'il s'agit ici! Aucun sacrifice ne peut être trop grand, il faut pouvoir sacrifier à cette indépendance son ami le plus cher, fût-il l'homme le plus superbe, l'ornement du monde, le génie sans égal, - je veux dire lorsque l'on aime la liberté, en tant que liberté des grandes âmes, et que par l'ami cette liberté est mise en danger : - c'est ainsi que Shakespeare a dû sentir! La hauteur où il place César est l'honneur le plus subtil qu'il pouvait rendre à Brutus : ainsi seulement il élève jusqu'à l'immense le problème intérieur de celui-ci, et de même la force de l'âme qui était capable de trancher ce nœud ! - Était-ce vraiment la liberté politique qui poussa ce poète à compatir avec Brutus, - à se faire le complice de Brutus? Ou bien la liberté politique n'était-elle que le langage symbolique pour quelque chose d'inexprimable? Nous trouvons-nous peut-être devant quelque événement de l'âme propre au poète, devant une aventure dont il ne voulait parler que par signes? Qu'est toute la mélancolie d'Hamlet à côté de celle de Brutus! - et peut-être Shakespeare connaissait-il l'une comme l'autre par expérience! Peut-être avait-il, lui aussi, ses heures sombres et son mauvais ange, comme Brutus! Mais quels qu'aient été les ressemblances et les rapports secrets, Shakespeare s'inclina devant le caractère et la vertu de Brutus, il se sentit indigne et lointain. - Il en a inscrit le témoignage dans sa tragédie. Deux fois il y a présenté un poète et deux fois il a déversé sur lui un tel mépris impatient et ultime que cela a presque l'air d'un cri, - d'un cri poussé par le mépris de soi. Brutus, Brutus lui-même, perd patience lorsque le poète apparaît, vaniteux, pathétique, importun, comme sont généralement les poètes, des êtres qui semblent être gonflés de possibilités de grandeur, même de grandeur morale et qui pourtant, dans la philosophie de l'action et de la vie, arrivent eux-mêmes rarement à la simple équité. « S'il connaît son heure, je connais ses humeurs - éloignez le pantin! -» s'écrie Brutus. Que l'on retraduise cela dans l'âme du poète qui l'imagina.

 

99. Les disciples de Schopenhauer.

Ce que l'on observe lors du contact entre peuples civilisés et barbares : que régulièrement la civilisation inférieure commence par adopter les vices, les faiblesses et les excès de la supérieure, puis, partant de là, tandis qu'elle en éprouve la séduction, finit par faire passer sur elle, au moyen des faiblesses et des vices acquis, quelque chose de la force que renferme la civilisation supérieure - on peut le constater aussi dans son entourage, et sans voyager parmi les peuples barbares; il est vrai que c'est mêlé d'un peu plus de finesse et de spiritualité et sans qu'il soit aussi facile de s'en rendre compte. Qu'est-ce que les disciples de Schopenhauer en Allemagne commencent donc d'abord à adopter de leur maître? - Disciples qui, en regard de sa culture supérieure, doivent se paraître à eux-mêmes suffisamment barbares pour commencer par être fascinés et séduits par lui d'une façon barbare. Est-ce par son dur sens des réalités, par sa bonne volonté d'arriver à la clarté et à la raison, qui souvent le font paraître si anglais et si peu allemand? Est-ce par la vigueur de sa conscience intellectuelle qui supporta, sa vie durant, une contradiction entre l'être et le vouloir, et qui le força à se contredire même dans ses œuvres, sans cesse et sur chaque point? Ou bien est-ce par sa propreté dans les choses de l'Église et du Dieu chrétien? - car en cela il était net comme pas un philosophe allemand jusqu'alors, de sorte qu'il vécut et mourut « en voltairien ». Ou bien encore par ses immortelles doctrines de l'intellectualité, de l'intuition, de l'apriorisme de la loi de causalité, de la nature instrumentale de l'intellect et de la non-liberté du vouloir? Non, tout cela ne séduit point et n'est pas ressenti comme séduction : mais l'embarras mystique et les faux-fuyants de Schopenhauer aux endroits où le penseur réaliste s'est laissé séduire et corrompre par la vaine aspiration à vouloir déchiffrer l'énigme du monde, mais l'indémontrable doctrine de la volonté unique (« toutes causes ne sont que causes occasionnelles de l'apparition de la volonté, en tel temps, en tel lieu », « la volonté de vie se trouve entière et indivise dans chaque être, même le plus misérable, aussi complète que dans la totalité de tous ceux qui furent, sont et seront »), mais la négation de l'individu (« tous les lions ne sont en somme qu'un seul lion », « la multiplicité des individus n'est qu'apparence », tout comme révolution n'est qu'apparence; - Schopenhauer appelle la pensée de Lamarck « une erreur géniale et absurde ») -, mais l'exaltation du génie (« dans la contemplation esthétique, l'individu n'est plus individu, mais pur sujet de la connaissance, sans volonté, sans douleur et hors du temps »; « le sujet, en s'absorbant complètement dans l'objet de la contemplation, se transforme en cet objet même »), mais encore le non-sens de la pitié et de la rupture rendue possible en elle du principe d'individuation, comme source de toute moralité, sans oublier enfin des affirmations telles que : « la mort est en somme le but de l'existence », « a priori on ne peut pas nier absolument la possibilité qu'une influence magique ne puisse partir d'un être défunt »; ces excès et ces vices du philosophe et d'autres semblables sont toujours adoptés, en première ligne, pour en faire des articles de foi : - car les vices et les excès sont toujours les plus faciles à imiter et n'ont pas besoin d'un long exercice préalable. Mais parlons du plus célèbre des schopenhaueriens actuellement en vie, de Richard Wagner. - Il lui en est advenu comme de bien des artistes déjà : il s'est mépris sur l'interprétation des personnages qu'il a créés et il a méconnu la philosophie inexprimée de son propre art. Richard Wagner, jusqu'au milieu de sa vie, s'est laissé égarer par Hegel; puis, encore une fois, par Schopenhauer, lorsqu'il crut voir dans ses propres personnages le reflet des doctrines du philosophe et qu'il se mit à se formuler lui-même par des termes comme « volonté », « génie » et « pitié ». Néanmoins il est certain que rien n'est plus contraire à l'esprit de Schopenhauer que ce qu'il y a de particulièrement wagnérien chez les héros de Wagner : je veux dire l'innocence du plus haut amour de soi, la foi en la grande passion comme le bien par excellence, en un mot ce qu'il y a de siegfriedien dans l'allure de ses héros. « Tout cela ressemble beaucoup plus à Spinoza qu'à moi », - dirait peut-être Schopenhauer. Quelles que soient les bonnes raisons qu'auraient eues Wagner de s'enquérir d'autres philosophes, plutôt que de Schopenhauer, le charme auquel il a succombé, pour ce qui en est de ce penseur, l'a rendu aveugle, non seulement à l'égard d'autres philosophes, mais encore à l'égard de la science elle-même; tout son art veut s'affirmer toujours davantage comme allant de pair avec la philosophie schopenhauerienne qu'il complète, et il renonce toujours plus expressément à l'orgueil supérieur qu'il y aurait à aller de pair avec la connaissance humaine et la science, pour les compléter. Et il y est non seulement poussé par toute la secrète splendeur de cette philosophie qui aurait aussi tenté un Cagliostro : les attitudes et les affectations particulières de philosophes ont, elles aussi, toujours exercé leur séduction! Schopenhauerien est par exemple l'emportement de Wagner contre la corruption de la langue allemande; mais si, dans ce cas particulier, on pourrait approuver l'imitation, il ne faut cependant pas oublier que le style de Wagner n'en souffre pas moins de toutes les tumeurs et ampoules qui rendaient Schopenhauer si furieux, et que pour ce qui en est des wagnériens qui écrivent en allemand, la wagnéromanie commence à se montrer aussi dangereuse que ne fut jamais toute espèce d'hégélomanie. Schopenhauerienne est la haine de Wagner contre les Juifs qu'il ne sait même pas apprécier à leur valeur dans leur acte le plus fameux : car les Juifs sont les inventeurs du christianisme! Schopenhauerienne est, chez Wagner, la tentative de considérer le christianisme comme une graine égarée du bouddhisme, et de préparer pour l'Europe une époque bouddhiste, en préconisant un rapprochement momentané avec des formules et des sentiments christiano-catholiques. Schopenhauerien est le prêche de Wagner en faveur de la pitié, dans les rapports avec les bêtes; on sait qu'en cette matière le précurseur de Wagner fut Voltaire qui, semblable en cela à ses successeurs, sut peut-être déjà travestir en pitié envers les animaux sa haine contre certaines choses et certaines gens. La haine de Wagner contre la science, cette haine qui parle dans son prêche, n'est du moins pas inspirée par l'esprit de charité et de bonté, cela est certain, - et encore moins, comme il va de soi, par l'esprit en général. - En fin de compte, la philosophie d'un artiste importe peu, dès lors qu'elle n'est qu'une philosophie ajoutée après coup, et ne porte pas préjudice à son art même. On ne peut pas assez se garder d'en vouloir à un artiste à cause d'une mascarade d'occasion, peut-être souvent très malheureuse et pleine de prétentions; n'oublions donc pas que ces chers artistes sont, sans exception, un peu comédiens, qu'ils doivent l'être, et qu'à la longue ils s'en tireraient difficilement sans comédie. Restons fidèles à Wagner pour ce qui est chez lui vrai et original, - et cela, en demeurant fidèles, nous qui sommes ses disciples, à ce qui chez nous est vrai et original. Laissons-lui ses mouvements d'humeur et ses crampes intellectuelles, considérons plutôt, avec équité, quels sont les nourritures et les besoins singuliers que son art a le droit d'avoir pour pouvoir vivre et grandir! Il n'importe pas que, comme penseur, il ait si souvent tort; la justice et la patience ne sont pas son affaire. Il suffit que sa vie ait raison devant elle-même et qu'elle garde raison : - cette vie qui s'adresse à chacun de nous pour s'écrier : « Sois un homme et ne me suis pas, - c'est toi-même qu'il faut suivre! toi-même !» Notre vie elle aussi doit garder raison devant nous-mêmes! Nous aussi, nous devons croître et nous épanouir librement et sans crainte, dans un innocent amour de nous-mêmes, par notre propre personnalité. Et ainsi, en contemplant un tel homme, aujourd'hui comme jadis, ces paroles résonnent encore à mon oreille : « Que la passion est meilleure que le stoïcisme et la simulation, qu'être sincère, même dans le mal, vaut mieux que de se perdre soi-même dans la moralité de la tradition, qu'un homme libre peut être bon autant que méchant, mais qu'un homme assujetti est une honte pour la nature et ne participe à aucune consolation, ni divine, ni terrestre; et enfin, que chacun de ceux qui veulent devenir libres ne pourra le devenir que par lui-même, et que la liberté ne tombe dans le sein de personne comme un présent miraculeux. » (Richard Wagner à Bayreuth).

 

100. Apprendre à rendre hommage.

Rendre hommage s'apprend autant que mépriser. Celui qui marche dans des voies nouvelles et qui a conduit beaucoup d'hommes dans des voies nouvelles découvre, avec surprise, combien maladroits et pauvres sont tous ces hommes dans l'expression de leur reconnaissance et même combien il est rare que cette reconnaissance parvienne seulement à se manifester. C'est comme si, chaque fois qu'elle veut parler, quelque chose lui entrait dans la gorge, en sorte qu'elle ne ferait que tousser, et s'abîmer dans la toux. La façon dont un penseur ressent l'effet de ses idées et de leur force qui transforme et ébranle est presque une comédie; quelquefois l'on dirait que ceux sur lesquels on a agi s'en trouvent offensés au fond, et ne savent plus faire autre chose que de manifester leur indépendance qu'ils croient menacée, par toute sorte de grossièreté. Il faut des générations tout entières pour inventer une convention courtoise de la reconnaissance; et ce n'est que très tard qu'arrive le moment où une sorte d'esprit et de génialité pénètre la reconnaissance. Alors il y a généralement quelqu'un qui est le grand réceptacle des remerciements, non seulement pour le bien qu'il a fait lui-même, mais généralement pour ce que ses prédécesseurs ont accumulé de trésors dans ce qu'il y a de plus haut et de meilleur.

 

101. Voltaire.

Partout où il y avait une cour, il y avait une règle de beau langage et, par cela même, aussi des règles du style pour tous ceux qui écrivaient. Mais le langage des cours est le langage du courtisan qui n'a pas de profession et qui, dans la conversation sur les choses de la science, s'interdit toute expression technique parce qu'elle sent le professionnel, c'est pourquoi l'expression technique et tout ce qui révèle le spécialiste est une tare du style dans les pays où régnait une culture de cour. Maintenant que toutes les cours sont devenues des caricatures de jadis et de naguère on est étonné de trouver Voltaire lui-même infiniment sec et pénible (par exemple dans son jugement sur des stylistes comme Fontenelle et Montesquieu), - c'est que nous voilà tous émancipés du goût des cours, tandis que Voltaire l'avait porté à la perfection !

 

102. Un mot pour les philologues.

Il y a des livres si précieux et si royaux que des générations entières de savants ont leur utilité si, grâce à leur labeur, ces livres sont conservés purs et intelligibles, - et la philologie existe pour affermir toujours cette croyance à nouveau. Elle suppose que ces hommes rares qui savent utiliser des livres aussi précieux existent (bien que l'on ne les voie pas) : - ce sont probablement ceux qui écrivent ou sont capables d'écrire de pareils livres. Je voulais dire que l'existence des philologues implique une noble croyance, - la croyance qu'au bénéfice de quelques rares hommes qui toujours « vont venir » et ne sont jamais là, un très gros morceau de besogne pénible et souvent malpropre doit être fait d'avance : tout cela est de la besogne in usum Delphinorum.

 

103. De la musique allemande.

La musique allemande est maintenant déjà, plus que toute autre, la musique européenne, parce qu'en elle seule, les changements que la Révolution a produits en Europe ont trouvé leur expression : c'est la musique allemande seulement qui s'entend à l'expression des masses populaires en mouvement, à ce formidable vacarme artificiel qui n'a même pas besoin de faire beaucoup de bruit pour faire son effet - tandis que par exemple l'opéra italien ne connaît que les chœurs de domestiques ou de soldats, mais pas de « peuple ». Il faut ajouter que, dans toute musique allemande, on perçoit une profonde jalousie bourgeoise de tout ce qui est noblesse, surtout de l'esprit et de l’élégance, en tant qu'expression d'une société de cour et de chevalerie, vieille et sûre d'elle-même. Ce n'est pas là de la musique comme celle du « Sänger » de Goethe, de cette musique chantée devant la porte qui plaît aussi « dans la salle » et surtout au roi : il n'y est plus question « des chevaliers qui regardaient avec courage » et des « belles qui baissaient les yeux. » La grâce même n'entre pas dans la musique allemande sans des velléités de remords; ce n'est que quand il arrive à la joliesse, cette sœur champêtre de la grâce, que l'Allemand commence à se sentir moralement à l'aise - et dès lors il s'élève toujours davantage jusqu'à cette « sublimité » enthousiaste, savante, souvent à patte d'ours, la sublimité d'un Beethoven. Si l'on veut s'imaginer l'homme de cette musique, eh bien! que l'on s'imagine donc Beethoven, tel qu'il apparut à côté de Goethe, par exemple à cette rencontre de Teplitz : comme la demi-barbarie à côté de la culture, comme le peuple à côté de la noblesse, comme l'homme bonasse à côté de l'homme bon, et plus encore que « bon », comme le fantaisiste à côté de l'artiste, comme celui qui a besoin de consolations à côté de celui qui est consolé, comme l'exagérateur et le défiant à côté de l'équitable, comme le quinteux et le martyr de soi-même, comme l'extatique insensé, le béatement malheureux, le candide démesuré, comme l'homme prétentieux et lourd - et en tout et pour tout comme l'homme « indompté » : ainsi l'a compris et désigné Goethe lui-même, Goethe l'Allemand d'exception pour qui une musique qui aille de pair avec lui n'a pas encore été trouvée! - Que l'on considère, pour finir, s'il ne faut pas entendre ce mépris toujours croissant de la mélodie et ce dépérissement du sens mélodique chez les Allemands comme une mauvaise manière démocratique et un effet ultérieur de la Révolution. Car la mélodie affirme une joie si ouverte de tout ce qui est règle et une telle répugnance du devenir, de l'informe, de l'arbitraire, qu'elle vous a un son qui vient de l'ancien ordre des choses européennes, et comme une séduction propre à nous y ramener.

 

104. De l'intonation de la langue allemande.

On sait d'où [procède] la langue allemande qui est depuis quelques siècles [l'allemand tel qu'on l'écrit]9. Les Allemands, avec leur respect de tout ce qui venait de la cour, ont pris à dessein les chancelleries comme modèles pour tout ce qu'ils avaient à écrire, donc surtout pour leurs lettres, actes officiels, testaments et autres. Écrire en style de chancellerie, c'était là écrire conformément à la cour et au gouvernement - c'était quelque chose de noble qui se distinguait de l'allemand de la ville où l'on vivait. Peu à peu l'on se mit à tirer des conclusions et à parler aussi comme l'on écrivait, - de cette façon l'on devenait plus noble encore dans la formation des mots, dans le choix des expressions et des tournures de phrases et finalement aussi dans le timbre de la voix : on affectait les intonations de la cour lorsque l'on parlait, et l'affectation finit par être une seconde nature. Peut-être une chose semblable ne s'est-elle passée nulle part ailleurs : la prépondérance du style littéraire sur le discours : les afféteries et l'affectation distinguée de tout un peuple, comme base d'une langue, commune à un peuple, qui ne serait plus du dialecte. Je crois que l'intonation de la langue allemande, pendant et surtout après le Moyen Age, fut foncièrement paysanne et vulgaire; elle s'est un peu amollie durant les derniers siècles, surtout parce que l'on se crut obligé d'imiter tant d'intonations françaises, italiennes et espagnoles, et ceci surtout dans les milieux de la noblesse allemande (et autrichienne) qui ne pouvaient absolument pas se satisfaire de la langue maternelle. Mais pour Montaigne et surtout pour Racine, malgré cet usage, l'allemand a dû avoir un timbre d'une vulgarité insupportable : et encore de nos jours, au milieu de la populace italienne, dans la bouche des voyageurs, la langue allemande garde toujours des sons durs et rogues qui ont l'air de sortir de la forêt ou de demeures enfumées dans des contrées sans politesse. - Eh bien! je remarque maintenant de nouveau que, parmi les antiques admirateurs des chancelleries, se propage un besoin analogue de noblesse dans les intonations, et que les Allemands commencent à se soumettre au « charme » d'un timbre tout particulier qui pourrait devenir à la longue un véritable danger pour la langue allemande, - car l'on chercherait en vain des intonations aussi horribles en Europe. Avoir quelque chose d'ironique, de froid, d'indifférent, de nonchalant dans la voix : c'est ce que les Allemands tiennent maintenant pour « distingué » - et je perçois la bonne volonté que l'on met à accueillir cette distinction dans le langage des jeunes fonctionnaires, des professeurs, des femmes, des commerçants; et les petites filles elles-mêmes imitent déjà cet allemand d'officier. Car c'est l'officier, l'officier prussien, qui est l'inventeur de ces intonations : ce même officier qui, en tant que militaire et homme du métier, possède cet admirable tact de modestie, sur quoi tous les Allemands (y compris le professeur et le musicien) pourraient prendre exemple. Mais dès qu'il se met à parler et à se mouvoir il devient la figure la plus immodeste, celle qui est du plus mauvais goût dans la vieille Europe - et cela certainement sans qu'il s'en doute! Et aussi sans que ces bons Allemands en aient conscience, ces bons Allemands qui admirent en lui l'homme de la meilleure société, de la société la plus distinguée, et qui aiment à se « faire donner le ton » par lui. C'est ce qu'il fait! - et en première ligne ce sont les sous-officiers, caporaux et sergents, qui imitent ce ton et le rendent encore plus grossier. Que l'on écoute les commandements dont les appels entourent de leurs hurlements les villes allemandes, maintenant que l'on fait l'exercice devant toutes les portes : quelle arrogance, quel furieux sentiment d'autorité, quelle froideur moqueuse résonne dans ces hurlements! Les Allemands seraient-ils vraiment un peuple musicien? - Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se militarisent maintenant dans les intonations de leur langue : il est probable qu'exercés comme ils le sont à parler militairement, ils finiront aussi par écrire militairement. Car l'habitude de certaines intonations s'enracine profondément dans le caractère : - on arrive vite aux mots et aux tournures de phrases, et finalement aussi aux idées qui s'accordent avec ces intonations! Sans doute écrit-on maintenant déjà "à l'officière"; je ne lis peut-être pas assez ce que l'on écrit actuellement en Allemagne pour le savoir. Mais il y a une chose que je sais avec d'autant plus de certitude : les manifestations publiques allemandes qui parviennent jusqu'à l'étranger ne s'inspirent pas de la musique allemande, mais de cette nouvelle allure d'une arrogance de mauvais goût. Dans presque chaque discours du premier homme d'État allemand, alors même qu'il se fait entendre par le porte-voix impérial, il y a un accent que l'oreille d'un étranger repousse avec répugnance; mais les Allemands le supportent, - ils se supportent eux-mêmes.

 

105. Les Allemands en tant qu'artistes.

S'il arrive par hasard à l'Allemand de se passionner véritablement (et non pas, comme cela est généralement le cas, d'avoir seulement la bonne volonté de la passion), il se comportera dans sa passion comme il devra se comporter et n'y songera pas autrement. La vérité cependant est qu'il sera alors très maladroit et laid, et comme s'il était sans mesure et sans mélodie, ce qui fait que les spectateurs seront péniblement impressionnés ou touchés jusqu'aux larmes, sans rien de plus : - à moins qu'il ne s'élève artificiellement au sublime et au ravissement dont certaines passions sont capables. Alors l'Allemand lui-même devient beau ! La prévision de la hauteur à partir de laquelle la beauté commence a répandre son charme, même sur les Allemands, pousse les artistes germaniques à s'élever et à se surélever, les pousse aux excès de la passion : c'est donc un désir profond et réel de dépasser, au moins du regard, les laideurs et les maladresses - pour atteindre un monde meilleur, plus léger, plus méridional, plus ensoleillé. Et c'est ainsi que leurs crampes ne sont souvent que des indices de leurs aspirations à la danse : pauvres ours dont l'âme est hantée par des nymphes et des sylvains cachés - et parfois aussi par des divinités plus hautes encore !

 

106. La musique qui intercède.

« Je suis avide de trouver un maître dans l'art des sons, dit un novateur à son disciple, un maître qui apprendrait chez moi les idées et qui les traduirait dorénavant dans son langage : c'est ainsi que j'arriverais mieux à l'oreille et au cœur des hommes. Avec les sons on parvient à séduire les hommes et à leur faire accepter toutes les erreurs et toutes les vérités : qui donc serait capable de réfuter un son? » - « Tu aimerais donc être considéré comme irréfutable? » interrogea le disciple. Le novateur répondit : « J'aimerais que le germe devînt arbre. Pour qu'une doctrine devienne arbre, il faut que l'on ait foi en elle pendant un certain temps : pour que l'on ait foi en elle, il faut qu'elle soit considérée comme irréfutable. L'arbre a besoin de tempêtes, de doutes, de vers rongeurs, de méchanceté, pour lui permettre de manifester l'espèce et la force de son germe; qu'il se brise s'il n'est pas assez fort. Mais un germe n'est toujours que détruit - et jamais réfuté! » - Lorsqu'il eut dit cela, son disciple s'écria avec impétuosité : « Mais moi, j'ai foi en ta cause et je la crois assez forte pour que je puisse dire contre elle tout, tout ce que j'ai sur le cœur. » - Le novateur se mit à rire à part soi, et le menaça du doigt. « Cette espèce d'adhésion, ajouta-t-il, est la meilleure, mais elle est dangereuse, et toute espèce de doctrine ne la supporte pas. »

 

107. Notre dernière reconnaissance envers l'art.

Si nous n'avions pas approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, la compréhension de l'universalité du non-vrai et du mensonge que nous procure maintenant la science - cette compréhension de l'illusion et de l'erreur comme conditions du monde intellectuel et sensible - ne serait absolument pas supportable. La probité aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Or, à notre probité, s'oppose une puissance contraire qui nous aide à échapper à de pareilles conséquences : l'art, en tant que consentement à l'illusion. Nous n'empêchons pas toujours notre regard d'arrondir et d'inventer une fin: alors ce n'est plus l'éternelle imperfection que nous portons sur le fleuve du devenir - alors nous nous imaginons porter une déesse, et ce service nous rend fiers et enfantins. En tant que phénomène esthétique, l'existence nous semble toujours supportable, et, au moyen de l'art, nous sont donnés l'œil et la main et avant tout la bonne conscience pour pouvoir créer, de par nous-mêmes, un pareil phénomène. Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l'art, pour rire, pour pleurer sur nous; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse. Et c'est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte : nous en avons besoin devant nous-mêmes - nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait un recul pour nous de tomber tout à fait dans la morale, précisément avec notre probité irritable, et, à cause des exigences trop sévères qu'en cela nous avons pour nous-mêmes, de finir par devenir nous-mêmes des monstres et des épouvantails de vertu. Nous devons aussi pouvoir nous placer au-dessus de la morale : et non seulement nous y placer, avec la raideur inquiète de quelqu'un qui craint à chaque moment de glisser et de tomber, mais aussi pouvoir planer et jouer au-dessus d'elle! Comment pourrions-nous pour cela nous passer de l'art, nous passer des fous? - et tant que vous aurez encore honte de vous-mêmes, en quoi que ce soit, vous ne pourrez pas être des nôtres!

 

 

6 Livre Troisième | Le gai savoir (1887)

Livre Troisième

 

108. Luttes nouvelles.

Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, — une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort  : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre.

 

109. Gardons-nous.

Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. Comment devrait-il se développer ? De quoi devrait-il se nourrir ? Comment ferait-il pour croître et s’augmenter ? Nous savons à peu près ce qu’est la matière organisée : et ce que nous percevons d’indiciblement dérivé, de tardif, de rare, de hasardé, sur la croûte de la terre, nous irions jusqu’à en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel, comme font ceux qui appellent l’univers un organisme ? Voilà qui m’inspire le dégoût. Gardons-nous déjà de croire que l'univers est une machine ; il n'a certainement pas été construit en vue d'un but, en employant le mot « machine » nous lui faisons un bien trop grand honneur. Gardons-nous d'admettre pour certain, partout et d'une façon générale, quelque chose de défini comme le mouvement cyclique de nos constellations voisines : un regard jeté sur la voie lactée évoque déjà des doutes, fait croire qu'il y a peut-être là des mouvements beaucoup plus grossiers et plus contradictoires, et aussi des étoiles précipitées comme dans une chute en ligne droite, etc. L'ordre astral où nous vivons est une exception ; cet ordre, de même que la durée passable qui en est la condition, a de son côté rendu possible l'exception des exceptions : la formation de ce qui est organique. La condition générale du monde est, par contre, de toute éternité, le chaos, non par l'absence d'une nécessité, mais au sens d'un manque d'ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quelles que soient nos humaines catégories esthétiques. Au jugement de notre raison les coups malheureux sont la règle générale, les exceptions ne sont pas le but secret et tout le mécanisme répète éternellement sa ritournelle qui jamais ne saurait mériter le nom de mélodie, — et finalement le mot « coup malheureux » lui-même comporte déjà une humanisation qui contient un blâme. Mais comment oserions-nous nous permettre de blâmer ou de louer l'univers ! Gardons-nous de lui reprocher de la dureté et de la déraison, ou bien le contraire. il n'est ni parfait, ni beau, ni noble et ne veut devenir rien de tout cela, il ne tend absolument pas à imiter l'homme ! Il n'est touché par aucun de nos jugements esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus d'instinct de conservation, et, d'une façon générale, pas d'instinct du tout ; il ignore aussi toutes les lois. Gardons-nous de dire qu'il y a des lois dans la nature. Il n'y a que des nécessités : il n'y a là personne qui commande, personne qui obéit, personne qui enfreint. Lorsque vous saurez qu'il n'y a point de fins, vous saurez aussi qu'il n'y a point de hasard : car ce n'est qu'à côté d'un monde de fins que le mot « hasard » a un sens. Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n'est qu'une variété de la mort et une variété très rare. — Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n'y a pas de substances éternellement durables ; la matière est une erreur pareille à celle du dieu des Eléates. Mais quand serons-nous au bout de nos soins et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ? Quand aurons-nous le droit, nous autres hommes, de nous rendre naturels, avec la nature pure, nouvellement trouvée, nouvellement délivrée ?

 

110. Origine de la connaissance.

Pendant d'énormes espaces de temps l'intellect n'a engendré que des erreurs ; quelques-unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles et conservatrices de l'espèce ; celui qui tomba sur elles ou bien les reçut par héritage accomplit la lutte pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a beaucoup de ces articles de foi erronés qui, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de fonds commun de l'espèce humaine, par exemple : qu'il existe des choses durables et identiques, qu'il existe des objets, des matières, des corps, qu'une chose est ce qu'elle paraître être, que notre volonté est libre, que ce qui est bien pour les uns est bon en soi. Ce n'est que fort tardivement que se présentèrent ceux qui niaient et mettaient en doute de pareilles propositions, — ce n'est que fort tardivement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. Il semblait que l'on ne pouvait pas vivre avec elle, notre organisme étant constitué pour la contredire ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions des sens et, d'une façon générale, toute espèce de sensation, travaillaient avec ces antiques erreurs fondamentales qu'elles s'étaient assimilées. Plus encore : ces propositions devinrent même, dans les bornes de la connaissance, des normes d'après lesquelles on évaluait le « vrai » et le « non-vrai » — jusque dans les domaines les plus éloignés de la logique pure. Donc : la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d'assimilation, son caractère en tant que condition vitale. Où ces deux choses, vivre et connaître, semblaient entrer en contradiction il n'y a jamais eu de lutte sérieuse : la négation et le doute passaient alors pour folie. Ces penseurs d'exception qui, comme les Eléates, établirent et maintinrent malgré cela les antinomies des erreurs naturelles, s'imaginèrent qu'il était aussi possible de vivre ces antinomies : ils inventèrent le sage, l'homme de l'immuabilité, de l'impersonnalité, de l'universalité de l'intuition, à la fois un et tout, avec une faculté propre pour cette connaissance à rebours : ils croyaient que leur connaissance était en même temps le principe de la vie. Cependant, pour pouvoir prétendre tout cela, il leur fallut se tromper sur leur propre état : ils durent s'attribuer de l'impersonnalité et de la durée sans changement, méconnaître l'essence de la connaissance, nier la puissance des instincts dans la connaissance et considérer, en général, la raison comme une activité absolument libre, sortie d'elle-même ; ils ne voulaient pas voir qu'eux aussi étaient arrivés à leurs principes, soit en contredisant les choses existantes, soit par besoin de repos, ou de possession, ou de domination. Le développement plus subtil de la probité et du scepticisme rendit enfin ces hommes également impossibles. Leur vie et leur jugement apparurent également comme dépendant des antiques instincts et erreurs fondamentales de toute vie sensible. Ce scepticisme et cette probité plus subtile se formèrent partout où deux principes opposés semblaient applicables à la vie, parce que tous deux s'accordaient avec les erreurs fondamentales, où l'on pouvait donc discuter sur le degré plus ou moins considérable d'utilité pour la vie ; de même, là où des principes nouveaux, s'ils ne se montraient pas favorables à la vie, ne lui étaient du moins pas nuisibles, étant plutôt les manifestations d'un instinct de jeu intellectuel, innocent et heureux comme tout ce qui est jeu. Peu à peu le cerveau humain s'emplit de pareils jugements et de semblables convictions et, dans cette agglomération, il se produisit une fermentation, une lutte et un désir de puissance. Non seulement l'utilité et le plaisir, mais encore toute espèce d'instinct prirent partie dans la lutte pour la «vérité» ; la lutte intellectuelle devint une occupation, un charme, une vocation, une dignité - : la connaissance et l'aspiration au vrai prirent place enfin comme un besoin, au milieu des autres besoins. Depuis lors, non seulement la foi et la conviction, mais encore l'examen, la négation, la méfiance, la contradiction devinrent une puissance, tous les « mauvais » instincts étaient sous-ordonnés à la connaissance, placés à son service, on leur prêta l'éclat de ce qui est permis, vénéré et utile, et finalement le regard et l'innocence du bien. La connaissance devint dès lors un morceau de la vie même, et, en tant que vie, une puissance toujours grandissante : jusqu'à ce qu'enfin la connaissance et ces antiques erreurs fondamentales se heurtassent réciproquement, les unes et les autres en tant que vie, que puissance au sein du même individu. Le penseur : voilà maintenant l'être où l'instinct de vérité et ces erreurs qui conservent la vie livrent leur premier combat, après que l'instinct de vérité, lui aussi, s'est affirmé comme une puissance qui conserve la vie. Par rapport à l'importance de cette lutte tout le reste est indifférent : la question dernière quant à la condition de la vie est ici posée et la première tentative est faite ici pour y répondre par l'expérience. Jusqu'à quel point la vérité supporte-t-elle l'assimilation ? — voilà la question, voilà l'expérience à faire.

 

111. Origine de la logique.

Comment la logique s'est-elle formée dans la tête de l'homme ? Certainement par l'illogisme dont, primitivement, le domaine a dû être immense. Mais une quantité innombrable d'êtres qui déduisaient autrement que nous ne déduisons maintenant a dû disparaître, cela semble de plus en plus vrai ! Celui qui par exemple ne parvenait pas à découvrir assez souvent les « similitudes », quant à la nourriture, ou encore quant aux animaux qui étaient ses ennemis, celui donc qui établissait trop lentement des catégories, ou qui était trop circonspect dans la subsomption diminuait ses chances de durée, plus que celui qui pour les choses semblables concluait immédiatement à l'identique. Pourtant c'est un penchant prédominant à traiter, dès l'abord, les choses semblables comme si elles étaient identiques - un penchant illogique, en somme, car en soi il n'y a rien d'identique - qui a le premier créé le fondement de la logique. De même il fallut, pour que se formât le concept de substance, indispensable pour la logique - bien qu'au sens strict rien de réel n'y correspondît - que, longtemps, ce qu'il y a de changeant aux choses ne fût ni vu ni senti ; les êtres qui ne voyaient pas très exactement avaient une avance sur ceux qui voyaient les « fluctuations » de toute chose. En soi toute extrême circonspection à conclure, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne se serait conservé si le penchant contraire d'affirmer plutôt que de suspendre son jugement, de se tromper et de broder plutôt que d'attendre, d'approuver plutôt que de nier, de juger plutôt que d'être juste, n'avait été développé d'une façon extrêmement intense. — La suite des pensées et des déductions logiques, dans notre cerveau actuel, correspond à un processus, à une lutte d'instincts, en soit fort illogiques et injustes ; nous ne percevons généralement que le résultat de la lutte, tant cet antique mécanisme fonctionne maintenant en nous [de manière] rapide et cachée.

 

112. Cause et effet.

Nous appelons « explication » ce qui nous distingue des degrés de connaissance et de science plus anciens, mais ceci n'est que « description ». Nous décrivons mieux, — nous expliquons tout aussi peu que tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions, là où l'homme naïf et le savant de cultures plus anciennes ne voyaient que deux choses : ainsi que l'on dit généralement, la « cause » et l' « effet » ; nous avons perfectionné l'image du devenir, mais nous n'avons pas dépassé l'image au-delà de l'image. La suite des « causes » se présente en tous les cas plus complète devant nous ; nous déduisons : il faut que telle ou telle chose ait précédé pour que telle autre suive, — mais par cela nous n'avons rien compris. La qualité par exemple, dans chaque phénomène chimique, apparaît, avant comme après, comme un « miracle », de même tout mouvement en avant ; personne n'a « expliqué » le choc. D'ailleurs, comment saurions-nous expliquer ! Nous ne faisons qu'opérer avec des choses qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, — comment une interprétation saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d'abord une image, notre image ? Il suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement, en décrivant les choses et leur succession. Cause et effet : voilà une dualité comme il n'en existe probablement jamais, — en réalité nous avons devant nous une continuité dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons donc pas, nous l'inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n'existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de phénomènes qui nous échappent. Un intellectuel qui verrait cause et effet comme une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui verrait le flot des événements, — nierait l'idée de cause et d'effet et de toute [conditionnalité]10.

 

113. Pour la science des poisons.

Il faut réunir tant de choses pour que naisse une pensée scientifique : et toutes les forces qui y sont nécessaires ont dû être inventées, exercées et entretenues séparément ! Mais dans leur isolement elles ont souvent produit un effet tout différent de celui qu'elles produisent maintenant, où elles se restreignent dans les limites de la pensée scientifique et se disciplinent réciproquement : elles ont agi comme des poisons. Voyez par exemple l'instinct du doute, l'instinct de négation, l'instinct temporisateur, l'instinct collectionneur, l'instinct dissolvant. Des hécatombes d'hommes ont été nécessaires avant que ces instincts aient appris à comprendre leur juxtaposition et à se sentir réunis, en tant que fonctions d'une seule force organique, dans un seul homme ! Et combien nous sommes encore éloignés de voir se joindre, à la pensée scientifique, les facultés artistiques et la sagesse pratique de la vie, de voir se former un système organique supérieur par rapport auquel le savant, le médecin, l'artiste et le législateur, tels que nous les connaissons maintenant, apparaîtraient comme d'insuffisantes antiquités !

 

114. Limites du domaine moral.

L'image que nous voyons pour la première fois, nous la construisons immédiatement à l'aide des vieilles expériences que nous avons faites, chaque fois, selon le degré de notre probité et de notre équité. Même dans le domaine de la perception des sens, il n'est d'autres expériences vécues que morales.

 

115. Les quatre erreurs.

L'homme a été éduqué par ses erreurs : en premier lieu il ne se vit toujours qu'incomplètement, en second lieu il s'attribua des qualités imaginaires, en troisième lieu il se sentit dans un rapport faux vis-à-vis des animaux et de la nature, en quatrième lieu il inventa des tables du bien toujours nouvelles, les considérant, pendant un certain temps, comme éternelles et absolues, en sorte que tantôt tel instinct humain, tantôt tel autre occupait la première place, anobli par suite de cette appréciation. Déduit-on l'effet de ces quatre erreurs, on soustraira en même temps les notions d'humanité, de sentiment humain et de « dignité humaine ».

 

116. Instinct de troupeau.

Partout où nous rencontrons une morale, nous rencontrons une évaluation et un classement des actions et des instincts humains. Ces évaluations et ces classements sont toujours l'expression des besoins d'une communauté ou d'un troupeau. Ce qui, en premier lieu, est utile au troupeau — et aussi en deuxième et en troisième lieu -, est aussi la mesure supérieure pour la valeur de tous les individus. Par la morale l'individu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s'attribuer de la valeur qu'en tant que fonction. Les conditions pour le maintien d'une communauté ayant été très différentes de ces conditions dans une autre communauté, il s'ensuivit qu'il y eut des morales très différentes ; et, en regard des transformations importantes des troupeaux et des communautés, des États et des Sociétés, que l'on peut prévoir, on peut prophétiser qu'il y aura encore des morales très divergentes. La moralité, c'est l'instinct du troupeau chez l'individu.

 

117. Remords de troupeau.

Dans les temps les plus reculés de l'humanité et pendant la période la plus longue, il y eut un remords bien différent de celui [que l'on voit] de nos jours. Aujourd'hui l'on ne se sent responsable que de ce que l'on veut et de ce que l'on fait, et la fierté ne vient que de ce que l'on a en soi : tous nos juristes partent de ce sentiment de dignité et de plaisir propre à l'individu, comme si de tous temps la source du droit en avait jailli. Mais, pendant la période la plus longue de l'humanité, il n'y eut rien de plus terrible que de se sentir isolé. Être seul, sentir [à sa propre manière]11, ni obéir ni dominer, [représenter]12 un individu — ce n'était point alors un plaisir mais une punition ; on était condamné à être « individu ». La liberté de penser était regardée comme le déplaisir par excellence. Tandis que nous ressentons la loi et l'ordonnance comme une contrainte et un dommage, on considérait autrefois l'égoïsme comme une chose pénible, comme un véritable mal. Etre soi-même, s'évaluer soi-même d'après ses propres mesures et ses propres poids — cela passait alors pour inconvenant. Un penchant que l'on aurait manifesté dans ce sens aurait passé pour de la folie : car toute misère et toute crainte était liée à la solitude. Alors le « libre arbitre » était voisin de la mauvaise conscience, et plus l'on agissait d'une façon dépendante, plus l'instinct de troupeau, et non le sens personnel, ressortait de l'action, plus on se considérait comme moral. Tout ce qui nuisait au troupeau, que l'individu l'eût voulu ou non, lui causait alors des remords — et non seulement à lui, mais encore à son voisin, oui même à tout le troupeau ! — C'est en cela que nous avons le plus changé notre façon de penser.

 

118. Bienveillance.

Cela est-il vertueux qu'une cellule se transforme jusqu'à remplacer ses fonctions par celles d'une cellule plus forte ? Il faut qu'elle le fasse. Et est-ce mal quand la cellule plus forte s'assimile la cellule plus faible ? Il faut également qu'elle le fasse ; cela lui est donc nécessaire, car elle aspire à un dédommagement abondant et elle veut se régénérer. On aura donc à distinguer dans la bienveillance : l'instinct d'assimilation et l'instinct de soumission, selon que le plus fort ou le plus faible marque de la bienveillance. Le plaisir et le désir d'accaparer se réunissent chez le plus fort qui veut transformer quelque chose en une de ses fonctions ; le plaisir et le désir d'être accaparé chez le plus faible qui aimerait devenir fonction. — La pitié est essentiellement la première chose, une émotion agréable de l'instinct d'assimilation à l'aspect du plus faible: il faut d'ailleurs songer que « fort » et « faible » sont des concepts relatifs.

 

119. Pas d'altruisme !

Je remarque chez beaucoup d'êtres un excédent de force et un plaisir à vouloir être fonction ; ils ont le flair le plus subtil pour les positions où c'est précisément eux qui peuvent être fonctions et ils s'empressent de les occuper. Certaines femmes font partie de ces êtres, ce sont celles qui s'identifient avec la fonction d'un homme, une fonction mal développée, et qui deviennent ainsi sa politique, sa bourse, ou sa sociabilité. De pareils êtres se conservent le mieux lorsqu'ils s'implantent dans un organisme étranger ; si cela ne leur réussit pas ils s'irritent, s'aigrissent et finissent par se dévorer eux-mêmes.

 

120. Santé de l'âme.

La célèbre formule de médecine morale (dont Ariston de Chios est l'auteur) : « La vertu est la santé de l'âme » devrait, pour que l'on puisse l'utiliser, être du moins transformée ainsi  : « Ta vertu est la santé de ton âme. » Car en soi il n'y a point de santé et toutes les tentatives pour donner ce nom à une chose ont misérablement avorté. Il importe de connaître ton but, ton horizon, tes forces, tes impulsions, tes erreurs et surtout l'idéal et les fantômes de ton âme pour déterminer ce que signifie la santé, même pour ton corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps ; et plus on permettra à l'individu particulier et incomparable de lever la tête, plus on désapprendra le dogme de « l'égalité des hommes », plus il faudra que nos médecins perdent la notion d'une santé normale, d'une diète normale, du cours normal de la maladie. Et, alors seulement, il sera peut-être temps de réfléchir à la santé et à la maladie de l'âme et de mettre la vertu particulière de chacun dans cette santé : il est vrai que la santé de l'âme pourrait ressembler chez l'un au contraire de la santé chez l'autre. Et finalement la grande question demeurerait ouverte : savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu, et si particulièrement notre soif de connaissance et de connaissance de soi n'a pas autant besoin de l'âme malade que de l'âme bien portante : en un mot si la seule volonté de santé n'est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l'esprit rétrograde.

 

121. La vie n'est pas un argument.

Nous avons apprêté à notre usage un monde où nous puissions vivre — en admettant l'existence de corps, de lignes, de surfaces, de causes et d'effets, du mouvement et du repos, de la forme et de son contenu : sans ces articles de foi personne ne supporterait de vivre ! Mais ce n'est pas là une preuve à l'appui de ces articles. La vie n'est pas un argument ; parmi les conditions de la vie pourrait se trouver l'erreur.

 

122. Le scepticisme moral dans le christianisme.

Le christianisme, lui aussi, a largement contribué à l'Aufklärung : il a enseigné le scepticisme moral d'une façon très énergique et pénétrante ; accusateur abreuvant d'amertume, mais avec une patience et une subtilité infatigables, il anéantit dans chaque individu la foi en sa « vertu » ; il fit disparaître à tout jamais de la terre ces grands vertueux qui abondaient dans l'Antiquité, ces hommes populaires qui se promenaient dans la foi en leur perfection avec une dignité de toréador. Si nous lisons maintenant, élevés comme nous le sommes dans cette école chrétienne du scepticisme, les livres de morale des Anciens, par exemple Sénèque et Épictète, nous éprouvons une plaisante supériorité, des vues et des compréhensions secrètes nous saisissent et nous croyons entendre parler un enfant devant un vieillard ou bien une jeune et belle enthousiaste devant La Rochefoucauld : nous connaissons mieux ce qui s'appelle la vertu ! Mais, en fin de compte, nous avons appliqué aussi ce même scepticisme aux états d'âme et aux phénomènes religieux comme le péché, le repentir, la grâce, la sanctification, et nous avons laissé ronger le ver si profondément que maintenant, à la lecture des livres chrétiens, nous éprouvons le même sentiment de fine supériorité et de connaissance de cause: — nous connaissons aussi mieux les sentiments religieux ! Et il est temps de les bien connaître et de les bien décrire, car les croyants de l'ancienne foi tendent eux aussi à disparaître: — sauvons du moins leur image et leur type pour la connaissance.

 

123. La connaissance est plus qu'un moyen.

Même sans cette nouvelle passion — j'entends la passion de la connaissance — la science progresserait : jusqu'à présent elle s'est accrue et est devenue grande sans celle-ci. La bonne foi en la science, le préjugé en sa faveur, dont nos États sont maintenant dominés (autrefois c'était même l'Église), repose au fond sur ce fait que très rarement ce penchant irrésistible s'est révélé en elle et qu'en somme la science n'est pas considéré comme une passion, mais bien plutôt comme une condition et un « ethos ». Oui, parfois suffit déjà l'amour-plaisir de la connaissance (curiosité), il suffit de l'amour-vanité, de l'habitude de la science avec l'arrière-pensée d'honneurs et de sécurité matérielle, il suffit même, pour beaucoup, qu'ils ne sachent pas que faire du temps qu'ils ont à perdre et qu'ils l'emploient à lire, à collectionner, à classer, à observer, à raconter ; leur « penchant scientifique » n'est pas autre chose que de l'ennui. Le pape Léon X avait une fois chanté les louanges de la science (dans le Bref à Béroalde) il la désignait comme le plus bel ornement et le plus grand orgueil de notre vie, comme une noble occupation, dans le bonheur et dans le malheur. « Sans elle, dit-il pour finir, toute entreprise humaine serait sans point d'appui, — et même avec elle tout cela demeure bien assez changeant et incertain ! » Mais ce pape, passablement sceptique, tait, comme tous les louangeurs ecclésiastiques, son dernier jugement sur la science. On remarquera peut-être, dans ces paroles, qu'il place la science au-dessus de l'art, ce qui est assez singulier pour un ami de l'art, mais ce n'est en somme qu'une amabilité s'il ne parle pas de ce que, lui aussi, place bien au-dessus de la science : de la « vérité révélée » et de l'« éternel salut de l'âme », — que lui sont, à côté de cela, les parures, les fiertés, les divertissements et les garanties de la vie ! « La science est une chose de deuxième rang, ce n'est pas une chose dernière, absolue, un objet digne de la passion », — ce jugement resta au fond de l'âme du pape Léon : c'est le véritable jugement chrétien sur la science ! Dans l'Antiquité la dignité et la légitimité de la science en étaient tellement amoindries que, même parmi ses disciples les plus fervents, l'aspiration à la vertu se trouvait au premier rang et que l'on croyait avoir décerné à la connaissance la plus haute louange en la glorifiant comme le meilleur chemin pour parvenir à la vertu. C'est une chose nouvelle dans l'histoire que la connaissance veuille être plus qu'un moyen.

 

124. Sur l'horizon de l'infini.

Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord ! Nous avons brisé le pont qui était derrière nous, — mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! A tes côtés il y a l'océan: il est vrai qu'il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s'étend comme de la soie et de l'or, une rêverie de bonté. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu'il est l'infini et qu'il n'y a rien de plus terrible que l'infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t'es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays, comme s'il y avait eu là-bas plus de liberté, — et maintenant il n'y a plus de « terre » !

 

125. L'insensé.

N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse: « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? demandait l'autre. Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n'y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » — Ici l'insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n'est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n'est pas encore parvenu jusqu'à l'oreille des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu'elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d'eux que l'astre le plus éloigné, — et pourtant c'est eux qui l'ont accompli ! » — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem œternam deo. Expulsé et interrogé il n'aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

 

126. Explications mystiques.

Les explications mystiques sont considérées comme profondes ; en réalité il s'en faut de beaucoup qu'elles soient même superficielles.

 

127. Effet de la plus ancienne religiosité.

L'homme irréfléchi se figure que seule la volonté est agissante ; vouloir serait selon lui quelque chose de simple, de prévu, d'indéductible, de compréhensible en soi. Il est convaincu, lorsqu'il fait quelque chose, par exemple lorsqu'il porte un coup, que c'est lui qui frappe, et qu'il frappe parce qu'il voulait frapper. Il ne remarque pas du tout qu'il y a là un problème, car la sensation de la volonté lui suffit, non seulement pour admettre la cause et l'effet, mais encore pour croire qu'il comprend leur rapport. Il ne sait rien du mécanisme de l'action et du centuple travail subtil qui doit s'accomplir pour qu'il en arrive à frapper, de même il ne sait rien de l'incapacité foncière de la volonté pour faire même la plus petite partie de ce travail. La volonté est pour lui une force qui agit d'une façon magique : une foi en la volonté, comme cause d'effets, est une foi en des forces agissant d'une façon magique. Or, primitivement, l'homme, partout où il voyait une action, imaginait une volonté comme cause, un être doué d'un vouloir personnel agissant à l'arrière-plan, — l'idée de mécanique était bien loin de lui. Mais puisque l'homme, durant de longs espaces de temps, n'a cru qu'en des personnes (et non à des matières, des forces, des objets, etc.), la croyance aux causes et aux effets est devenue pour lui croyance fondamentale, dont il se sert partout où quelque chose arrive, — et cela aujourd'hui encore, instinctivement, comme une sorte d'atavisme d'origine ancienne. Les principes « pas d'effet sans cause », « chaque effet est une nouvelle cause » apparaissent comme des généralisations de principes au sens plus restreint  : « où l'on a agi, on a voulu », « on ne peut agir que sur des êtres voulant », « il n'y a pas de subissement, pur et sans effet, d'une cause ; tout subissement est une excitation de la volonté » (de la volonté d'action, de défense, de vengeance, de représailles), — mais, dans les temps primitifs de l'humanité, ces principes étaient identiques, les premiers n'étaient pas les généralisations des seconds, mais les seconds des interprétations des premiers. - Schopenhauer, avec sa supposition que tout ce qui est est d'essence voulante, a élevé sur le trône une antique mythologie ; il ne semble jamais avoir tenté d'analyse de la volonté, puisqu'il croyait à la simplicité et à l'immédiateté du vouloir, comme tout le monde : — tandis que vouloir n'est qu'un mécanisme si bien mis en jeu qu'il échappe presque à l'oeil observateur. En opposition avec Schopenhauer, je pose ces principes : premièrement, pour qu'il y ait volonté, une représentation de plaisir et de déplaisir est nécessaire. En second lieu : qu'une violente irritation produise une sensation de plaisir ou de déplaisir, c'est affaire de l'intellect interprétateur ; une même irritation peut recevoir une interprétation de plaisir ou de déplaisir. En troisième lieu : il n'y a que chez les êtres intellectuels qu'il y a plaisir, déplaisir et volonté ; l'énorme majorité des organismes n'en éprouve rien.

 

128. Valeur de la prière.

La prière a été inventée pour les hommes qui, par eux-mêmes, n'ont jamais de pensées et qui ne connaissent pas ou laissent échapper sans s'en apercevoir l'élévation de l'âme : que doivent faire ceux-ci dans les lieux saints et dans toutes les situations importantes de la vie qui exigent la tranquillité et une espèce de dignité ? Pour que du moins ils ne gênent pas, la sagesse de tous les fondateurs de religions, des petits comme des grands, a recommandé la formule de la prière, tel un long travail mécanique des lèvres, allié à un effort de mémoire, avec une position uniformément déterminée des mains, des pieds et des yeux. Qu'ils ruminent donc, pareils aux habitants du Tibet, leur innombrable « om mane padme hum », ou qu'ils comptent sur leurs doigts, comme à Benarès, le nom du dieu Ram-Ram-Ram (et ainsi de suite, avec ou sans grâce), ou qu'ils vénèrent Vichnou avec [ses milliers de noms], Allah avec ses quatre-vingt-dix-neuf, ou qu'ils se servent de moulins à prière ou de rosaires, — l'essentiel c'est qu'avec ce travail ils soient immobilisés pendant un certain temps et offrent un aspect supportable : leur façon de prier a été inventée à l'avantage des gens pieux qui connaissent les pensées et les exaltations puisées en eux-mêmes. Et ceux-ci même ont leurs heures de fatigue où une série de paroles et de sons vénérables et une mécanique pieuse leur font du bien. Mais, en admettant que ces hommes rares - dans toutes les religions l'homme religieux est une exception - sachent s'aider par eux-mêmes, il reste que les pauvres d'esprit n'arrivent pas à se tirer d'affaire, et que leur défendre de marmotter des prières c'est leur prendre leur religion, comme le protestantisme réussit à le faire de plus en plus. La religion n'exige d'eux pas plus que de se tenir tranquilles, avec les yeux, les mains, les jambes et toute espèce d'organes, de cette façon ils sont momentanément embellis et — rendus plus humains.

 

129. Les conditions de Dieu.

« Dieu lui-même ne peut pas subsister sans les hommes sages », — a dit Luther, et à bon droit ; mais «Dieu peut encore moins subsister sans les insensés » — c'est ce que le bon Luther n'a pas dit !

 

130. Une résolution dangereuse.

La résolution chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais.

 

131. Le christianisme et le suicide.

Au temps de sa formation, le christianisme s'est servi de l'énorme désir de suicide pour en faire un levier de sa puissance : il ne garda que deux formes de suicide, les revêtit des plus hautes dignités et des plus hauts espoirs et défendit toutes les autres avec des menaces terribles. Mais le martyre et le lent anéantissement de l'ascétisme étaient permis.

 

132. Contre le christianisme.

Maintenant, c'est notre goût qui décide contre le christianisme, ce ne sont plus nos arguments.

 

133. Principe.

Une hypothèse inévitable, à laquelle l'humanité sera toujours forcée de revenir, finit par être à la longue plus puissante que la foi la plus vivace en quelque chose qui n'est pas vrai (par exemple la foi chrétienne). A la longue, cela veut dire sur un espace de cent mille années.

 

134. Les pessimistes comme victimes.

Partout où un profond déplaisir de vivre prend le dessus, se manifestent les effets ultérieurs d'un grand écart de régime dont un peuple s'est longtemps rendu coupable. Ainsi le développement du bouddhisme (non son origine) est dû en grande partie à l'abus d'une nourriture exclusivement composée de riz et à l'amollissement général qui en résulte. Peut-être le mécontentement des temps modernes en Europe vient-il de ce que nos ancêtres, à travers tout le Moyen Age, grâce à l'influence du goût germanique sur l'Europe, étaient adonnés à la boisson: Moyen Age, cela veut dire empoisonnement de l'Europe par l'alcool. — Le pessimisme allemand est essentiellement de la langueur hivernale sans oublier l'effet de l'air renfermé et du poison répandu par les poêles dans les habitations allemandes.

 

135. Origine du péché.

Le péché, tel qu'on le considère aujourd'hui, partout où le christianisme règne ou a jamais régné, le péché est un sentiment juif et une invention juive, et, par rapport à cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le christianisme a cherché en effet à judaïser le monde entier. On sent de la façon la plus fine jusqu'à quel point cela lui a réussi en Europe, au degré d'étrangeté que l'antiquité grecque — un monde dépourvu de sentiment du péché — garde toujours pour notre sensibilité, malgré toute la bonne volonté de rapprochement et d'assimilation dont des générations entières et beaucoup d'excellents individus n'ont pas manqué. « Ce n'est que si tu te repens que Dieu sera miséricordieux pour toi » — de telles paroles provoqueraient chez un Grec le rire et la colère ; il s'écrierait : « Voilà des sentiments d'esclaves ! » Ici l'on admet un Dieu puissant, d'une puissance suprême, et pourtant un Dieu vengeur. Sa puissance est si grande que l'on ne peut en général pas lui causer de dommage, sauf pour ce qui est de l'honneur. Tout péché est un manque de respect, un crimen lœsœ majestatis divinœ - et rien de plus ! Contrition, déshonneur, humiliation - voilà les premières et dernières conditions à quoi se rattache sa grâce ; il demande donc le rétablissement de son honneur divin ! Si d'autre part le péché cause un dommage, s'il implante avec lui un mal profond et grandissant qui saisit et étouffe un homme après l'autre, comme une maladie — cela préoccupe peu cet Oriental jaloux de son honneur, là-haut dans le ciel : le péché est un manquement envers lui et non envers l'humanité ! — A celui à qui il a accordé sa grâce il accorde aussi cette insouciance des suites naturelles du péché. Dieu et l'humanité sont imaginés ici si séparés, tellement en opposition l'un avec l'autre, qu'au fond il est tout à fait impossible de pécher contre cette dernière, — toute action ne doit être considérée qu'au point de vue de ses conséquences surnaturelles, sans se soucier des conséquences naturelles : ainsi le veut le sentiment juif pour lequel tout ce qui est naturel est indigne en soi. Les Grecs, par contre, admettaient volontiers l'idée que le sacrilège lui aussi pouvait avoir de la dignité — même le vol comme chez Prométhée, même le massacre du bétail, comme manifestation d'une jalousie insensée, comme chez Ajax : c'est dans leur besoin d'imaginer de la dignité pour le sacrilège et de l'y incorporer qu'ils ont inventé la tragédie, — un art et une joie qui, malgré les dons poétiques et le penchant vers le sublime, chez le Juif, lui sont demeurés profondément étrangers.

 

136. Le peuple élu.

Les Juifs qui ont le sentiment d'être le peuple élu parmi les peuples, et cela parce qu'ils sont le génie moral parmi les peuples (grâce à la faculté de mépriser l'homme en soi, faculté développée chez eux plus que chez aucun peuple) — les Juifs prennent à leur saint et divin monarque, un plaisir analogue à celui que prenait la noblesse française devant Louis XIV. Cette noblesse, s'étant laissé prendre toute sa puissance et sa souveraineté, était devenue méprisable : pour ne point sentir cela, pour pouvoir l'oublier, elle avait besoin d'une splendeur royale, d'une autorité royale, d'une plénitude sans égale dans la puissance, à quoi seule la noblesse avait accès. En s'élevant conformément à ce privilège à la hauteur de la cour d'où l'on considérait tout au-dessous de soi avec mépris on arrivait à passer sur l'irritabilité de la conscience. C'est ainsi qu'avec intention on édifiait la tour de la puissance royale, toujours plus dans les nuages, en y adossant les dernières pierres de sa propre puissance.

 

137. Pour parler en images.

Un Jésus-Christ ne pouvait être possible que dans un paysage judaïque — je veux dire dans un paysage sur lequel était toujours suspendue la sombre et sublime nuée d'orage de Jéhova en colère. Là seulement on pouvait considérer le passage rare et soudain d'un seul rayon de soleil à travers l'horrible et continuel ciel nocturne, comme un miracle de l'amour, comme un rayon de la « grâce » la plus imméritée. Là seulement le Christ pouvait rêver son arc-en-ciel et son échelle céleste sur laquelle Dieu descendait vers les hommes; partout ailleurs le beau temps et le soleil ne constituaient que trop la règle et la banalité quotidienne.

 

138. L'erreur du Christ.

Le fondateur du christianisme s'imaginait que rien ne faisait souffrir davantage les hommes que leurs péchés : — c'était une erreur, l'erreur de celui qui se sent sans péchés, qui en cela manquait d'expérience ! Ainsi son âme s'emplit de cette merveilleuse pitié qui allait à un mal dont son peuple lui-même, l'inventeur du péché, souffrait rarement comme d'un mal ! — Mais les chrétiens ont su donner raison à leur maître après coup, ils ont sanctifié son erreur pour en faire une « vérité ».

 

139. Couleur des passions.

Des natures comme celle de l'apôtre Paul ont le mauvais œil pour les passions ; ils n'apprennent à en connaître que ce qui est malpropre, que ce qui défigure et brise les cœurs, — leur aspiration idéale serait donc la destruction des passions : pour eux ce qui est divin en est complètement dépourvu. A l'inverse de Paul et des Juifs, les Grecs ont porté leur aspiration idéale précisément sur les passions, ils les ont aimées, élevées, dorées et divinisées ; il est clair que dans la passion ils se sentaient non seulement plus heureux, mais encore plus purs et plus divins qu'en temps ordinaire. — Et les chrétiens alors ? Voulaient-ils en cela devenir des Juifs ? Le seraient-ils peut-être devenus ?

 

140. Trop juif.

Si Dieu avait voulu devenir un objet d'amour, il aurait dû commencer par renoncer à rendre la justice : — un juge, et même un juge clément, n'est pas un objet d'amour. Pour comprendre cela le fondateur du christianisme n'avait pas le sens assez subtil, — il était Juif.

 

141. Trop oriental.

Comment ? Un Dieu qui n'aime les hommes qu'à condition qu'ils croient en lui, et qui lance des regards terribles et des menaces à celui qui n'a pas foi en cet amour ! Comment ? Un amour avec des clauses, tel serait le sentiment du Dieu tout-puissant ? Un amour qui ne s'est même pas rendu maître du point d'honneur et de la vengeance irritée ? Combien tout cela est oriental ! « Si je t'aime, est-ce que cela te regarde ? » — c'est déjà là une critique suffisante de tout le christianisme.

 

142. Fumigations.

Le Bouddha dit : « Ne flatte pas ton bienfaiteur ! » Que l'on répète ces paroles dans une église chrétienne ; — immédiatement elles nettoient l'air de tout ce qui est chrétien.

 

143. La plus grande utilité du polythéisme.

Que chaque individu puisse édifier son propre idéal pour en déduire sa loi, ses plaisirs et ses droits, c'est ce qui fut considéré, je crois, jusqu'à présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines, comme l'idolâtrie par excellence ; en effet, le petit nombre de ceux qui ont osé cela a toujours eu besoin d'une apologie devant soi-même, et c'était généralement celle-ci : « Non pas moi ! pas moi ! mais un dieu à travers moi ! » Ce fut dans un art merveilleux, dans la force de créer des dieux — le polythéisme — que cet instinct put se décharger, se purifier, se perfectionner, s'anoblir, car primitivement c'était là un instinct vulgaire, chétif, parent de l'entêtement, de la désobéissance et de l'envie. Combattre cet instinct d'un idéal personnel : ce fut autrefois le commandement de toute moralité. Il n'y avait alors qu'un seul modèle, « l'homme » — et chaque peuple croyait posséder ce seul et dernier modèle. Mais au-dessus de soi et en dehors de soi, dans un lointain monde supérieur, on pouvait voir un grand nombre de modèles : tel dieu n'était pas la négation et le blasphémateur de tel autre ! C'est là que l'on se permit pour la première fois [d'imaginer des existences individuelles]13, c'est là que fut honoré pour la première fois le droit des individus. L'invention de dieux, de héros, de surhumains de toutes espèces, ainsi que d'hommes conformés différemment et de soushumains, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables était l'inappréciable préparation à justifier l'égoïsme et la glorification de l'individu : la liberté que l'on accordait à un dieu à l'égard des autres dieux, on finit par se l'accorder à soi-même à l'égard des lois, des mœurs et des voisins. Le monothéisme, au contraire, cette conséquence rigide de la doctrine d'un homme normal — donc la foi en un dieu normal, à côté duquel il n'y a que des faux dieux mensongers — fut peut-être jusqu'à présent le plus grand danger de l'humanité ; c'est alors que l'humanité fut menacée de cet arrêt prématuré que la plupart des autres espèces animales, autant que nous pouvons en juger, ont atteint depuis longtemps ; ces espèces animales qui croient toutes à un animal normal, à un idéal de leur espèce, et qui se sont définitivement identifiées à la moralité des mœurs. Dans le polythéisme se trouvait l'image première de la libre pensée et de la pensée multiple de l'homme : la force de se créer des yeux nouveaux et personnels, des yeux toujours plus nouveaux et toujours plus personnels : en sorte que, pour l'homme seul, parmi tous les animaux, il n'y a pas d'horizons et de perspectives éternels.

 

144. Guerres de religion.

Le plus grand progrès des masses fut jusqu'à présent la guerre de religion, car elle est la preuve que la masse a commencé à traiter les idées avec respect. Les guerres de religion ne commencent que lorsque, par les subtiles disputes des sectes, la raison générale s'est affinée, en sorte que la populace elle-même devient pointilleuse, prend des petites choses au sérieux, et finit même par admettre que « l'éternel salut de l'âme » dépend de petites différences d'idées.

 

145. Danger des végétariens.

L'énorme prédominance du riz comme nourriture pousse à l'usage de l'opium et des narcotiques, de même que l'énorme prédominance des pommes de terre comme nourriture pousse à l'alcool : - mais par un contrecoup plus subtil, cette nourriture pousse aussi à des façons de penser et de sentir qui ont un effet narcotique. Dans le même ordre d'idées, les promoteurs des façons de penser et de sentir narcotiques, comme ces philosophes hindous, vantent précisément un régime dont ils voudraient faire une loi pour les masses, un régime qui est purement végétarien : ils veulent ainsi provoquer et augmenter le besoin qu'ils sont, eux, capables de satisfaire.

 

146. Espoirs allemands.

N'oublions donc pas que les noms des peuples sont généralement des noms injurieux. Les Tartares, par exemples, d'après leur nom, s'appellent « les chiens », c'est ainsi qu'ils furent baptisés par les Chinois. Les Allemands — « die Deutschen » — cela veut dire primitivement les « païens » : c'est ainsi que les Goths, après leur conversion, désignèrent la grande masse de leurs frères de même race qui n'étaient pas encore baptisés, d'après les instructions de leur traduction des Septante, où les païens étaient désignés par le mot qui signifie en grec « les peuples » ; que l'on consulte Ulfilas. — Il serait encore possible que les Allemands se fissent après coup un honneur d'un nom qui était une antique injure, en devenant le premier peuple non-chrétien de l'Europe : à quoi Schopenhauer leur imputait à honneur d'être doués au plus haut degré. Ainsi s'achèverait l'œuvre de Luther qui leur avait appris à être anti-romains et à dire  : « Me voici ! Je ne puis faire autrement ! »

 

147. Question et réponse.

Qu'est-ce que les peuplades sauvages empruntent maintenant en premier lieu aux Européens ? L'alcool et le christianisme, les narcotiques de l'Europe. — Et qu'est-ce qui les fait dépérir le plus rapidement ? — Les narcotiques de l'Europe.

 

148. Où naissent les réformes.

Du temps de la grande corruption de l'Église, c'était en Allemagne qu'elle était la moins corrompue : c'est pourquoi la Réforme naquit là, comme un signe que déjà les commencements de la corruption paraissaient insupportables. Car, sous certains rapports, aucun peuple n'a jamais été moins chrétien que les Allemands du temps de Luther : leur civilisation chrétienne était prête à s'épanouir dans la splendeur d'une floraison centuple, — il ne manquait plus qu'une seule nuit ; mais celle-ci apporta la tempête qui mit fin à tout cela.

 

149. Insuccès des réformes.

C'est à l'honneur de la culture supérieure des Grecs que, même en des temps assez reculés, les tentatives de fonder de nouvelles religions grecques aient plusieurs fois échoué ; cela fait croire qu'il y eut très anciennement en Grèce une foule d'individus différents dont les multiples misères ne s'abolissaient pas avec une unique ordonnance de foi et d'espérance. Pythagore et Platon, peut-être aussi Empédocle, et bien antérieurement les enthousiastes orphiques firent effort pour fonder de nouvelles religions ; et les deux premiers avaient si véritablement l'âme et le talent des fondateurs de religions que l'on ne peut pas assez s'étonner de leur insuccès ; mais ils n'arrivèrent que jusqu'à la secte. Chaque fois que la réforme de tout un peuple ne réussit pas et que ce sont seulement des sectes qui lèvent la tête, on peut conclure que le peuple a déjà des tendances très multiples et qu'il commence à se détacher des grossiers instincts de troupeau et de la moralité des mœurs : un grave état de suspens que l'on a l'habitude de décrier sous le nom de décadence des mœurs et de corruption, tandis qu'il annonce au contraire la maturité de l'œuf et le prochain brisement de la coquille. Le fait que la Réforme de Luther ait réussi dans le Nord est un indice que le Nord de l'Europe était resté en arrière sur le Midi et qu'il connaissait encore des besoins passablement uniformes et unicolores ; et il n'y aurait pas eu en général de christianisation de l'Europe si la culture de l'ancien monde méridional n'avait pas été barbarisée peu à peu par une excessive addition de sang germanique barbare et privée ainsi de sa prépondérance. Plus un individu ou plus les idées d'un individu peuvent agir d'une façon générale et absolue, plus il est nécessaire que la masse sur laquelle on agit soit composée d'éléments identiques et inférieurs ; tandis que les mouvements d'opposition révèlent toujours des besoins opposés qui veulent, eux aussi, se satisfaire et se faire valoir. D'autre part on peut toujours conclure à une véritable supériorité de culture, quand des natures puissantes et dominatrices ne parviennent qu'à une influence médiocre, limitée à des sectes : il en est ainsi pour les différents arts et les domaines de la connaissance. Où l'on domine il y a des masses : où il y a des masses il y a un besoin d'esclavage. Où il y a de l'esclavage les individus sont en petit nombre, et ils ont contre eux les instincts de troupeau et la conscience.

 

150. Pour la critique des saints.

Faut-il donc, pour avoir une vertu, vouloir la posséder justement sous sa forme la plus brutale ? — telle que la désiraient les saints chrétiens, telle qu'ils en avaient besoin. Ces saints ne supportaient la vie qu'avec la pensée que l'aspect de leur vertu remplirait chacun du mépris de soi-même. Mais j'appelle brutale une vertu avec de pareils effets.

 

151. De l'origine des religions.

Le besoin métaphysique n'est pas la source des religions, comme le prétend Schopenhauer, il n'en est que le rejet. Sous l'empire des idées religieuses on s'est habitué à la représentation d'un « autre monde » (d'un « arrière-monde », d'un « sur-monde » ou d'un « sous-monde ») et la destruction des illusions religieuses vous laisse l'impression d'un vide inquiétant et d'une privation. — Alors renaît, de ce sentiment, un « autre monde », mais loin d'être un monde religieux, ce n'est plus qu'un monde métaphysique. Or, ce qui dans les temps primitifs a conduit à admettre la réalité d'un « autre monde » ne fut cependant pas un instinct et un besoin, mais une erreur d'interprétation de certains phénomènes de la nature, un embarras de l'intelligence.

 

152. Le plus grand changement.

La lumière et les couleurs de toutes choses se sont transformées. Nous ne comprenons plus tout à fait comment les Anciens avaient la sensation du plus prochain et du plus fréquent, — par exemple du jour et des veilles : puisqu'ils croyaient aux rêves, la vie à l'état de veille s'éclairait d'autres lumières. Et de même toute la vie, avec la réfraction de la mort et de sa signification : notre « mort » est une toute autre mort. Tous les événements brillaient d'une autre couleur, car un dieu en rayonnait ; de même toutes les décisions et toutes les prévisions d'un lointain avenir : car l'on avait les oracles et les secrets avertissements et l'on croyait aux prédictions. La « vérité » était conçue différemment, car le dément pouvait autrefois passer pour son porte-parole - ce qui nous fait frissonner ou rire. Toute injustice produisait une autre impression sur le sentiment : car l'on craignait des représailles divines et non pas seulement le déshonneur et la pénalité civile. Qu'était la joie en un temps où l'on croyait au diable et au tentateur ? Qu'était la passion, lorsque l'on voyait, tout près, les démons aux aguets ? Qu'était la philosophie, quand le doute était considéré comme un péché de l'espèce la plus dangereuse et, en outre, comme un blasphème envers l'amour éternel, comme une défiance de tout ce qui était bon, élevé, pur et pitoyable ? — Nous avons donné aux choses une couleur nouvelle, et nous continuons sans cesse à les peindre autrement, — mais que pouvons-nous jusqu'à présent contre la splendeur du coloris de ce vieux maître ! - je veux dire l'ancienne humanité.

 

153. Homo poeta.

« Moi-même, qui ai fait de mes propres mains cette tragédie des tragédies, jusqu'au point où elle est terminée, moi qui ai été le premier à nouer dans l'existence le nœud de la morale et qui ai tiré si fort qu'un dieu seul pourrait le défaire — car ainsi le désirait Horace ! — moi-même j'ai maintenant tué tous les dieux au quatrième acte, — par moralité ! Que doit-il advenir maintenant du cinquième ? Où prendre le dénouement tragique du conflit ! — Faut-il que je commence à songer à un dénouement comique ? »

 

154. La vie plus ou moins dangereuse.

Vous ne savez pas du tout ce qui vous arrive, vous courez comme des gens ivres à travers la vie et vous tombez de temps en temps en bas d'un escalier. Mais grâce à votre ivresse vous ne vous cassez pas les membres : vos muscles sont trop fatigués et votre tête est trop obscure pour que vous trouviez les pierres de ces marches aussi dures que nous autres ! Pour nous la vie est un plus grand danger : nous sommes de verre — malheur à nous si nous nous heurtons ! Et tout est perdu si nous tombons.

 

155. Ce qui nous manque.

Nous aimons la grande nature et nous l'avons découverte : cela vient de ce que les grands hommes manquent dans notre tête. Inversement chez les Grecs : leur sentiment de la nature en est différent du nôtre.

 

156. Le plus influent.

Qu'un homme résiste à toute son époque, qu'il arrête cette époque à la porte pour lui faire rendre compte, forcément cela exercera de l'influence. Que cet homme le veuille, est indifférent ; qu'il le puisse, voilà le principal.

 

157. Mentiri.

Prends garde ! — il réfléchit : dans un instant son mensonge sera prêt. Voilà un degré de culture atteint par des peuples entiers. Que l'on songe donc à ce que les Romains exprimaient par « mentiri »  !

 

158. Qualité gênante.

Trouver toute chose profonde — c'est là une qualité gênante : elle fait que l'on force constamment sa vue et que l'on finit toujours par trouver plus qu'on avait désiré.

 

159. Chaque vertu a son temps.

A celui qui est maintenant inflexible, son honnêteté occasionne souvent des remords : car l'inflexibilité est une vertu d'un autre temps que l'honnêteté.

 

160. Dans les rapports avec les vertus.

A l'égard des vertus on peut aussi être flatteur et sans dignité.

 

161. Aux amoureux du temps.

Le prêtre défroqué et le forçat libéré se composent sans cesse un visage : ce qu'il leur faut, c'est un visage sans passé. — Mais avez-vous déjà vu des hommes qui savent que l'avenir se reflète sur leur visage et qui sont assez polis envers vous, qui êtes les amoureux du « temps présent », pour se composer un visage sans avenir?

 

162. Egoïsme.

L'égoïsme est la loi de la perspective dans le domaine du sentiment. D'après cette loi, les choses les plus proches paraissent grandes et lourdes, tandis qu'en s'éloignant tout décroît en dimension et en poids.

 

163. Après une grande victoire.

Ce qu'il y a de mieux dans une grande victoire, c'est qu'elle libère le vainqueur de la crainte de la défaite. « Pourquoi ne serais-je pas une fois vaincu ? — se dit-il : je suis maintenant assez riche pour cela. »

 

164. Ceux qui cherchent le repos.

Je reconnais les esprits qui cherchent le repos au grand nombre d'objets sombres qu'ils placent autour d'eux : celui qui veut dormir obscurcit sa chambre ou bien se blottit dans une caverne. — Une indication pour ceux qui ne savent pas ce qu'ils cherchent au fond le plus et qui aimeraient bien le savoir !

 

165. Bonheur du renoncement.

Celui qui se refuse une chose entièrement et pour longtemps croira presque l'avoir découverte lorsqu'il la rencontrera de nouveau par hasard, — et quel n'est pas le bonheur de celui qui découvre ! Soyons plus rusés que les serpents qui restent trop longtemps couchés sous le même soleil.

 

166. Toujours en notre société.

Tout ce qui est de mon espèce, dans la nature et dans la société, me parle, me loue, me pousse en avant, me console —  : le reste je ne l'entends pas, ou bien je m'empresse de l'oublier. Nous ne demeurons toujours qu'en notre société.

 

167. Misanthropie et amour.

On ne dit que l'on est rassasié des hommes que lorsque l'on ne peut plus les digérer et que pourtant on en a l'estomac plein. La misanthropie est la conséquence d'un trop avide amour de l'humanité, d'une sorte d'« anthropophagie », — mais qui donc t'a poussé à avaler des hommes comme les huîtres, mon prince Hamlet ?

 

168. A propos d'un malade.

« Il va mal ! — Qu'est-ce qui lui manque ? — Il souffre du désir d'être loué et son désir ne trouve pas de nourriture. — C'est incroyable, le monde entier lui fait fête, il est choyé et son nom est sur toutes les lèvres ! C'est qu'il a l'oreille dure pour les louanges. Si un ami le loue, il croit l'entendre se louer lui-même ; si un ennemi le loue, il croit que c'est pour qu'on le loue lui-même ; et enfin si c'est quelqu'un des autres — ils ne sont pas nombreux, tant il est célèbre ! — il est offensé de ce que l'on ne veuille l'avoir ni pour ami, ni pour ennemi ; il a l'habitude de dire : Que m'importe celui qui prétend faire l'équitable à mon égard ! »

 

169. Ennemis sincères.

La bravoure devant l'ennemi est une chose à part : avec cette bravoure on peut être un lâche ou bien un esprit brouillon et indécis. Tel était l'avis de Napoléon par rapport à « l'homme le plus brave » qu'il connaissait, Murât : — d'où il faut conclure que des ennemis sincères sont indispensables à certains hommes, au cas où ils devraient s'élever à leur vertu, leur virilité et leur sérénité.

 

170. Avec la foule.

Il marche jusqu'à présent avec la foule et il est le panégyriste de la foule, mais un jour il sera son adversaire ! Car il la suit en croyant que sa paresse y trouverait son compte : il n'a pas encore appris que la foule n'est pas assez paresseuse pour lui ! qu'elle pousse toujours en avant ! qu'elle ne permet à personne de demeurer stationnaire ! — Et il aime tant à rester stationnaire !

 

171. Gloire.

Lorsque la reconnaissance de beaucoup, à l'égard d'un seul, jette loin d'elle toute pudeur, la gloire commence à naître.

 

172. Le gâte-sauce.

A.: « Tu es un gâte-sauce, — c'est ce que l'on dit partout ! — B.: Certainement ! Je gâte à chacun le goût qu'il a pour son propre parti; — c'est ce qu'aucun parti ne pardonne. »

 

173. Être profond et sembler profond.

Celui qui se sait profond s'efforce d'être clair ; celui qui voudrait sembler profond à la foule s'efforce d'être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut pas voir le fond : elle est si craintive, elle a si peur de se noyer !

 

174. A l'écart.

Le parlementarisme, c'est-à-dire la permission publique de choisir parmi cinq opinions publiques fondamentales, s'insinue dans l'esprit de ces êtres très nombreux qui aimeraient bien paraître indépendants et individuels et lutter pour leur opinion. Mais, en définitive, il est indifférent de savoir si l'on impose une opinion au troupeau ou si on lui en permet cinq. — Celui qui diverge des cinq opinions publiques et se tient à l'écart a toujours tout le troupeau contre lui.

 

175. De l'éloquence.

Qui est-ce qui a possédé jusqu'à présent l'éloquence la plus convaincante ? — Le roulement du tambour : tant que les rois l'ont en leur pouvoir, ils demeurent les meilleurs orateurs et les meilleurs agitateurs populaires.

 

176. Compassion.

Ces pauvres princes régnants ! Tous leurs droits se changent maintenant, d'une façon inattendue, en prétentions, et toutes ces prétentions auront bientôt l'air d'être des empiétements. Et s'il leur arrive seulement de dire « nous » ou bien « mon peuple », cette méchante vieille Europe se met déjà à rire. Vraiment, un maître des cérémonies modernes ferait avec eux peu de cérémonies : peut-être décréterait-il : « Les souverains se rangent aux parvenus. »

 

177. Pour le « système d'éducation ».

En Allemagne les hommes supérieurs manquent d'un grand moyen d'éducation : le rire des hommes supérieurs ; ceux-ci ne rient pas en Allemagne.

 

178. Pour l'émancipation morale.

Il faut sortir de l'esprit des Allemands leur Méphistophélès, et aussi leur Faust. Ce sont là deux préjugés moraux contre la valeur de la connaissance.

 

179. Nos pensées.

Nos pensées sont les ombres de nos sentiments, — toujours plus obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci.

 

180. Le bon temps des esprits libres.

Les esprits libres prennent des libertés même à l'égard de la science — et provisoirement on leur accorde ces libertés — tant que l'Église subsiste encore ! — En cela ils ont maintenant leur bon temps.

 

181. Suivre et précéder.

A.: « L'un des deux suivra toujours, l'autre précédera, quelle que soit la route de la destinée. Et pourtant le premier est au-dessus du second par sa vertu et son esprit ! » — B.: «Et pourtant ? Et pourtant ? C'est là parler pour les autres, et non pour moi, et non pour nous ! — Fit secundum regulam. »

 

182. Dans la solitude.

Lorsque l'on vit seul, on ne parle pas trop haut, on n'écrit pas non plus trop haut : car on craint la résonance creuse — la critique de la nymphe Echo. — Et toutes les voix ont un autre timbre dans la solitude !

 

183. La musique du meilleur avenir.

Le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et qui ignorerait toute autre tristesse. Il n'y a pas eu jusqu'à présent de pareil musicien.

 

184. Justice.

Il vaut mieux se laisser voler que d'avoir autour de soi des épouvantails, — c'est du moins conforme à mon goût. Et, dans toutes les circonstances, c'est une affaire de goût — et pas autre chose !

 

185. Pauvre.

Aujourd'hui il est pauvre : mais ce n'est pas parce qu'on lui a tout pris, mais parce qu'il a tout jeté loin de lui  : — que lui importe ? Il est habitué à trouver. — Ce sont les pauvres qui comprennent mal sa pauvreté volontaire.

 

186. Mauvaise conscience.

Tout ce qu'il fait maintenant est sage et convenable — et pourtant sa conscience n'est pas tranquille. Car l'exceptionnel, voilà sa tâche.

 

187. Ce qu'il y a d'offensant dans le débit.

Cet artiste m'offense par la façon dont il débite ses saillies, ses excellentes saillies : avec tant de platitude et d'insistance,  avec des artifices de persuasion si grossiers qu'il a l'air de parler à la populace. Après avoir consacré un certain temps à son art, nous nous sentons toujours « en mauvaise compagnie ».

 

188. Travail.

Combien aujourd'hui, même le plus oisif d'entre nous, se trouve près du travail et de l'ouvrier ! La politesse royale qui se trouve dans les paroles : « Nous sommes tous des ouvriers ! » aurait paru, sous Louis XIV encore, du cynisme et de l'indécence.

 

189. Le penseur.

C'est un penseur : ce qui veut dire qu'il s'entend à prendre les choses d'une façon plus simple qu'elles ne le sont.

 

190. Contre les louangeurs.

A.: « On n'est loué que par ses pareils ! » — B.: « Oui ! Et celui qui te loue te dit: tu es de mes pareils ! »

 

191. Contre certains défenseurs.

La façon la plus perfide de nuire à une cause, c'est de la défendre, intentionnellement avec de mauvaises raisons.

 

192. Les bienveillants.

Qu'est-ce qui distingue des autres hommes ces êtres bienveillants dont la bienveillance rayonne sur le visage ? Ils se sentent à l'aise en présence d'une personne nouvelle et ils se toquent d'elle rapidement: c'est pourquoi ils lui veulent du bien. Le premier jugement qu'ils portent, c'est: « Elle me plaît. » Chez eux se succèdent rapidement : le désir de l'assimilation (ils se font peu de scrupules sur la valeur de l'autre), l'assimilation rapide, la joie de la possession et les actions en faveur de l'objet possédé.

 

193. Malice de Kant.

Kant voulait démontrer, d'une façon qui abasourdirait « tout le monde », que « tout le monde » avait raison — ce fut là la secrète malice de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé populaire, mais il écrivit pour les savants et non pas pour le peuple.

 

194. «A coeur ouvert ».

Cet homme obéit probablement toujours à des raisons inavouables : car toujours des raisons avouables lui viennent sur les lèvres, sa main s'ouvre presque pour nous les montrer.

 

195. A mourir de rire.

Voyez ! Voyez ! Il fuit les hommes — : mais ceux-ci le suivent, parce qu'il court devant eux, — tant ils sont troupeau !

 

196. Les bornes de notre faculté d'entendre.

On entend seulement les questions auxquelles on est capable de trouver une réponse.

 

197. Attention !

Il n'y a rien que nous aimions autant faire connaître aux autres que le sceau du secret — sans oublier ce qu'il y a dessous.

 

198. Dépit de la fierté.

La fierté est pleine de dépit, même contre ceux qui lui procurent de l'avancement ; elle regarde d'un mauvais œil les chevaux de son char.

 

199. Libéralité.

Chez les riches la libéralité n'est souvent qu'une espèce de timidité.

 

200. Rire.

Rire, c'est se réjouir d'un préjudice, mais avec bonne conscience.

 

201. Approbation.

Dans l'approbation il y a toujours une espèce de bruit : même dans l'approbation que nous nous accordons à nous-mêmes.

 

202. Un dissipateur.

Il n'a pas encore cette pauvreté du riche qui a déjà fait le compte de tout son trésor, — il prodigue son esprit avec la déraison de la nature dissipatrice.

 

203. Hic niger est.

A l'ordinaire, il est dépourvu de pensées, — mais dans les cas exceptionnels il a de mauvaises pensées.

 

204. Les mendiants et la politesse.

« On n'est pas impoli lorsque l'on frappe avec une pierre à une porte qui manque de cordon de sonnette », — ainsi pensent les mendiants et les nécessiteux de tout genre, mais personne ne leur donne raison.

 

205. Besoin.

Le besoin est regardé comme la cause de la formation : en réalité, il n'est souvent qu'un effet de ce qui s'est formé.

 

206. Pendant la pluie.

Il pleut et je pense aux pauvres gens qui se serrent maintenant les uns contre les autres avec leurs soucis nombreux, et sans l'habitude de cacher ces soucis, [c'est donc dire prêts et disposés]14 à faire mal à l'autre et à se créer, même pendant le mauvais temps, une misérable façon de bien-être. — Ceci, ceci seulement, est la pauvreté des pauvres !

 

207. L'envieux.

Celui-là est un envieux, il ne faut pas lui souhaiter d'enfants ; il leur porterait envie parce qu'il ne peut plus être enfant.

 

208. Grand homme.

Du fait que quelqu'un est « un grand homme » il ne faut pas conclure qu'il est un homme ; peut-être n'est-il qu'un enfant, ou bien un caméléon de tous les âges de la vie, ou bien encore une petite vieille ensorcelée.

 

209. Une façon de demander les raisons.

Il y a une façon de nous demander nos raisons qui nous fait non seulement oublier nos meilleures raisons, mais qui éveille encore en nous une opposition et une répugnance contre toute espèce de raisons: — c'est une façon d'interroger bien abêtissante, un vrai tour d'adresse des hommes tyranniques !

 

210. Mesure dans l'activité.

Il ne faut pas vouloir surpasser son père en activité — cela rend malade.

 

211. Ennemis secrets.

Pouvoir entretenir un ennemi secret, c'est là un luxe pour quoi la moralité des esprits même les plus nobles n'est généralement pas assez riche.

 

212. Ne pas se laisser tromper.

Son esprit a de mauvaises manières, il est précipité et ne fait que bégayer d'impatience : c'est pourquoi on se doute à peine de l'âme qui est la sienne, une âme à longue haleine et à large poitrine.

 

213. Le chemin du bonheur.

Un sage demandait à un fou quel était le chemin du bonheur. Celui-ci répondit sans retard, comme quelqu'un à qui l'on demande le chemin de la ville prochaine : « Admire-toi toi-même et vis dans la rue ! » — « Halte-là, s'écria le sage, tu en demandes trop, il suffit déjà de s'admirer soi-même ! » Le fou répondit : « Mais comment peut-on toujours admirer, sans toujours mépriser ? »

 

214. La foi qui sauve.

La vertu ne procure le bonheur et une espèce de béatitude qu'à ceux qui ont foi en leur vertu — et non à ces âmes subtiles dont la vertu consiste en une profonde méfiance à l'égard de soi-même et de toute vertu. En dernière instance, là aussi, c'est « la foi qui sauve » — et non la vertu, qu'on le sache bien.

 

215. Idéal et matière.

Tu as un idéal noble en vue ; mais es-tu fait d'une pierre assez noble pour que l'on puisse former de toi une telle image divine ? Et autrement — tout ton travail n'est-il pas une sculpture barbare ? Un blasphème de ton idéal ?

 

216. Danger dans la voix.

Avec une voix forte dans la gorge on est presque incapable de penser des choses subtiles.

 

217. Cause et effet.

Avant l'effet on croit à d'autres causes qu'après.

 

218. Mes antipodes.

Je n'aime pas les hommes qui, pour obtenir un effet, sont obligés d'éclater comme des bombes, les hommes dans le voisinage de qui on est toujours en danger de perdre l'ouïe — ou davantage encore.

 

219. But du châtiment.

Le châtiment a pour but de rendre meilleur celui qui châtie, — c'est là le dernier recours pour les défenseurs du châtiment.

 

220. Sacrifice.

Pour ce qui en est du sacrifice et de l'esprit du sacrifice, les victimes pensent autrement que les spectateurs ; mais de tous temps on ne les a pas laissées parler.

 

221. Ménagements.

Les pères et les fils se ménagent bien plus entre eux que ne font entre elles les mères et les filles.

 

222. Poète et menteur.

Le poète voit dans le menteur son frère de lait de qui il a volé le lait ; c'est pourquoi celui-ci est demeuré misérable et n'est même pas parvenu à avoir une bonne conscience.

 

223. Vicariat des sens.

« On a aussi des yeux pour écouter, — dit un vieux confesseur qui était devenu sourd, — et dans le royaume des aveugles est roi celui qui a les plus longues oreilles. »

 

224. Critique des animaux.

Je crains que les animaux ne considèrent l'homme comme un être de leur espèce qui, d'une façon fort dangereuse, a perdu son bon sens d'animal, — qu'ils ne le considèrent comme l'animal absurde, comme l'animal qui rit et qui pleure, comme l'animal néfaste.

 

225. Le naturel.

« Le mal a toujours eu pour lui le grand effet ! Et la nature est mauvaise. Soyons donc naturels. » - Ainsi concluent secrètement les grands chercheurs d'effet de l'humanité que l'on a trop souvent comptés parmi les grands hommes.

 

226. Les méfiants et le style.

Nous disons avec simplicité les choses les plus fortes, en admettant qu'il y ait autour de nous des hommes qui ont foi en notre force : — un tel entourage élève vers la « simplicité du style ». Les méfiants parlent emphatiquement ; les méfiants rendent emphatique.

 

227. Fausse conclusion.

Il ne sait pas se dominer, et cette femme en conclut qu'il sera facile de le dominer, elle jette sur lui ses filets ; — pauvre femme, en peu de temps elle sera son esclave.

 

228. Contre les médiateurs.

Celui qui veut servir de médiateur entre deux penseurs en reçoit la marque de la médiocrité ; il n'a pas d'œil pour voir ce qui est unique ; rapprochements et nivellement sont le propre des yeux faibles.

 

229. Entêtement et fidélité.

Il tient par entêtement à une chose dont il a vu le côté faible, — mais il appelle cela de la « fidélité ».

 

230. Manque de discrétion.

Son être tout entier ne convainc pas — cela vient de ce qu'il n'a jamais su taire une bonne action qu'il avait faite.

 

231. Les êtres « profonds ».

Les lambins de la connaissance se figurent que la lenteur lui est indispensable.

 

232. Rêver.

Ou bien on ne rêve pas du tout, ou bien on rêve d'une façon intéressante. Il faut apprendre à être éveillé de même  : — pas du tout, ou d'une façon intéressante.

 

233. Le point de vue le plus dangereux.

Ce que je fais ou ce que je ne fais pas maintenant est aussi important pour tout ce qui est à venir que les plus grands événements du passé ; sous cette énorme perspective de l'effet tous les actes sont également grands et petits.

 

234. Paroles consolatrices d'un musicien.

« Ta vie ne résonne pas dans l'oreille des gens : pour eux tu vis d'une vie muette et toutes les finesses de la mélodie, toute subtile révélation du passé et de l'avenir leur demeurent fermées. Il est vrai que tu ne te présentes pas sur une large route avec la musique militaire, mais ce n'est pas une raison pour que ces hommes bons puissent dire que ta vie manque de musique. Que celui qui a des oreilles entende. »

 

235. Esprit et caractère.

Il y en a qui atteignent leur sommet en tant que caractère, mais c'est précisément leur esprit qui n'est pas à la hauteur de ce sommet — il y en a d'autres chez qui c'est le contraire.

 

236. Pour remuer la foule.

Celui qui veut remuer la foule ne doit-il pas être le comédien de lui-même ? N'est-il pas forcé de se transposer lui-même dans le précis et le grotesque pour débiter toute sa personne et sa cause sous cette forme grossie et simplifiée ?

 

237. L'homme poli.

« Il est si poli ! » — Il a même toujours dans sa poche un gâteau pour Cerbère et il est si craintif qu'il prend tout le monde pour Cerbère, toi tout autant que moi, — voilà sa « politesse ».

 

238. Sans envie.

Il est tout à fait sans envie, mais il n'y a aucun mérite, car il veut conquérir un pays que jamais personne n'a possédé, à peine si quelqu'un l'a entrevu.

 

239. Sans joie.

Un seul homme sans joie suffit pour créer dans toute une maison l'humeur chagrine sous un ciel obscur ; et ce n'est que par miracle que cet homme parfois n'existe pas ! Le bonheur est loin d'être une maladie aussi contagieuse, — d'où cela vient-il ?

 

240. Au bord de la mer.

Je n'ai pas envie de me construire une maison (et cela contribue même à mon bonheur de ne pas être propriétaire !) Mais si j'y étais forcé je voudrais, pareil à certains Romains, la construire jusque dans la mer, — il me plairait d'avoir avec ce beau monstre quelques secrets en commun.

 

241. L'œuvre et l'artiste.

Cet artiste est ambitieux et rien de plus ; en fin de compte, son œuvre n'est qu'un verre grossissant qu'il offre à quiconque le considère.

 

242. Suum cuique.

Si grande que soit l'avidité de ma connaissance, je ne puis retirer des choses que ce qui m'appartient déjà, — tandis que le bien d'autrui y demeure. Comment est-il possible qu'un homme soit voleur ou brigand !

 

243. Origine du bon et du mauvais.

Seul inventera une amélioration celui qui sait se dire: « Ceci n'est pas bon. »

 

244. Pensées et paroles.

Les pensées, elles aussi, on ne peut pas les rendre tout à fait par des paroles.

 

245. Louanges dans le choix.

L'artiste choisit ses sujets : c'est là sa façon de louer.

 

246. Mathématique.

Nous voulons, autant que cela est possible, introduire dans toutes les sciences la finesse et la sévérité des mathématiques, sans nous imaginer que par là nous arriverons à connaître les choses, mais seulement pour déterminer nos relations humaines avec les choses. La mathématique n'est que le moyen de la science générale et dernière des hommes.

 

247. Habitude.

Toute habitude rend notre main plus ingénieuse et notre génie plus malhabile.

 

248. Livres.

Qu'importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres ?

 

249. Le soupir de celui qui cherche la connaissance.

« Oh ! maudite avidité ! Dans cette âme il n'y a point de désintéressement, — au contraire, un moi qui désire tout, qui, à travers beaucoup d'individus, voudrait voir comme de ses propres yeux, saisir de ses propres mains, un moi qui rattrape encore tout le passé, qui ne veut rien perdre de ce qui pourrait lui appartenir ! Maudite soit cette flamme de mon avidité ! Oh ! que je sois réincarné dans mille être différents ! » — Celui qui ne connaît pas ce soupir par expérience ne connaît pas non plus la passion de celui qui cherche la connaissance.

 

250. Culpabilité.

Quoique les juges les plus sagaces et même les sorcières elles-mêmes fussent persuadés de la culpabilité qu'il y avait à se livrer à la sorcellerie, cette culpabilité n'existait cependant pas. Il en est ainsi de toute culpabilité.

 

251. Souffrance méconnue.

Les natures grandioses souffrent autrement que leurs admirateurs ne se l'imaginent : elles souffrent le plus durement par les émotions vulgaires et mesquines de certains mauvais moments, en un mot par les doutes que leur inspire leur propre grandeur, — et non pas par les sacrifices et les martyres que leur tâche exige d'eux. Tant que Prométhée éprouve de la pitié pour les hommes et se sacrifie pour eux, il est heureux et grand par soi-même ; mais lorsqu'il devient jaloux de Zeus et des hommages que les mortels apportent à celui-ci, — c'est alors qu'il souffre !

 

252. Plutôt devoir.

« Plutôt continuer à devoir que de payer nos dettes avec une monnaie qui ne porte pas notre effigie ! » — C'est ainsi que le veut notre souveraineté.

 

253. Toujours chez soi.

Un jour nous arrivons à notre but — et dès lors nous indiquons avec fierté le long voyage que nous avons dû faire pour y parvenir. En réalité nous ne remarquions pas que nous voyagions. C'était au point qu'à chaque endroit nous avions l'illusion d'être chez nous.

 

254. Contre l'embarras.

Celui qui est toujours profondément occupé est au-dessus de tout embarras.

 

255. Imitateurs.

A.: « Comment ? Tu ne veux pas avoir d'imitateurs ? » — B.: Je ne veux pas que l'on imite quelque chose d'après moi, je veux que chacun se remontre quelque chose à lui-même: c'est ce que je fais. » — A.: « Donc... ? ».

 

256. A fleur de peau.

Tous les hommes des profondeurs mettent leur bonheur à ressembler une fois aux poissons volants et à se jouer sur les crêtes extrêmes des vagues ; ils estiment que ce que les choses ont de meilleur, c'est leur surface : ce qu'il y a à fleur de peau — sit venia verbo.

 

257. Par expérience.

Certains ne savent pas combien ils sont riches jusqu'à ce qu'ils apprennent que leur contact rend voleurs même des gens riches.

 

258. Les négateurs du hasard.

Nul vainqueur ne croit au hasard.

 

259. Entendu au paradis.

« Bien et mal sont les préjugés de Dieu », — dit le Serpent.

 

260. Une fois un.

Un seul a toujours tort : mais à deux commence la vérité. — Un seul ne peut se prouver mais quand ils sont deux on ne peut déjà plus les réfuter.

 

261. Originalité.

Qu'est-ce que l'originalité ? Voir quelque chose qui n'a pas encore de nom, ne peut pas encore être nommé, quoique cela se trouve devant tous les yeux. Tels sont les hommes habituellement que c'est seulement le nom des choses qui les leur rend visibles. — Les hommes originaux ont généralement aussi été ceux qui donnaient des noms aux choses.

 

262. Sub specie aeterni.

A.: « Tu t'éloignes toujours plus vite des vivants: bientôt ils vont te rayer de leurs listes ! » — B.: « C'est là le seul moyen de participer aux prérogatives des morts. » A.: « Quelles prérogatives ? » —B.: « Ne plus mourir. »

 

263. Sans vanité.

Lorsque nous aimons, nous voulons que nos défauts restent cachés, — non par vanité, mais parce que l'objet aimé ne doit pas souffrir. Oui, celui qui aime voudrait apparaître comme un dieu, — et cela non plus n'est pas par vanité.

 

264. Ce que nous faisons.

Ce que nous faisons n'est jamais compris, mais toujours seulement loué ou blâmé.

 

265. Dernier scepticisme.

Quelles sont en dernière analyse les vérités de l'homme ? — Ce sont ses erreurs irréfutables.

 

266. Où la cruauté est nécessaire.

Celui qui possède la grandeur est cruel envers ses vertus et ses considérations de second plan.

 

267. Avec un but élevé.

Avec un but plus élevé on est supérieur même à la justice, et non seulement à ses actions et à ses juges.

 

268. Qu'est-ce qui rend héroïque ?

Aller en même temps au-devant de ses plus grandes douleurs et de ses plus hauts espoirs.

 

269. En quoi as-tu foi ?

En ceci : qu'il faut que le poids de toutes choses soit à nouveau déterminé.

 

270. Que dit ta conscience ?

« Tu dois devenir celui que tu es. »

 

271. Où sont tes plus grands dangers ?

Dans la pitié.

 

272. Qu'aimes-tu chez les autres ?

Mes espoirs.

 

273. Qui appelles-tu mauvais ?

Celui qui veut toujours faire honte.

 

274. Que considères-tu comme ce qu'il y a de plus humain ?

Epargner la honte à quelqu'un.

 

275. Quel est le sceau de la liberté réalisée ?

Ne plus avoir honte devant soi-même.

 

 

7 Livre Quatrième | Le gai savoir (1887)

Livre Quatrième

 

 

SAINT JANVIER


Toi qui d’une lance de flamme
De mon âme as brisé la glace
Et qui la chasses maintenant vers la mer écumante
De ses plus hauts espoirs :
Toujours plus clair et mieux portant.
Libre dans une aimante contrainte :
Ainsi elle célèbre tes miracles.
Toi le plus beau mois de janvier!

 

Gênes, janvier 1882.

 

 

276. Pour la nouvelle année.

Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première - quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : - c'est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n'être [que pure adhésion]!15

 

277. Providence personnelle.

Il existe un certain point culminant de la vie : lorsque nous l'avons atteint, malgré notre liberté et quoi que nous déniions au beau chaos de l'existence toute raison providentielle et toute bonté, nous sommes encore une fois en grand danger de servitude intellectuelle et nous avons à faire nos preuves les plus difficiles. Car c'est maintenant seulement que notre esprit est violemment envahi par l'idée d'une providence personnelle, une idée qui a pour elle le meilleur avocat, l'apparence évidente, maintenant que nous pouvons constater que toutes, toutes choses qui nous frappent, tournent toujours à notre avantage. La vie de chaque jour et de chaque heure semble vouloir démontrer cela toujours à nouveau; que ce soit n'importe quoi, le beau comme le mauvais temps, la perte d'un ami, une maladie, une calomnie, la non-arrivée d'une lettre, un pied foulé, un regard jeté dans un magasin, un argument qu'on vous oppose, le fait d'ouvrir un livre, un rêve, une fraude : tout cela nous apparaît, immédiatement, ou peu de temps après, comme quelque chose qui « ne pouvait pas ne pas se produire », - quelque chose qui est plein de sens et d'une profonde utilité, précisément pour nous! Y a-t-il une plus dangereuse séduction que de retirer sa foi aux dieux d'Épicure, ces insouciants inconnus, pour croire à une divinité quelconque, soucieuse et mesquine, qui connaîtrait personnellement chaque petit cheveu sur notre tête et que les services les plus détestables ne dégoûte­raient point? Eh bien! - je veux dire : malgré tout cela, - laissons en repos les dieux et aussi les génies serviables, pour nous contenter d'admettre que maintenant notre habileté, pratique et théorique, à interpréter et à arranger les événements atteint son apogée. Ne pensons pas non plus trop de bien de cette dextérité de notre sagesse, si nous sommes parfois surpris de la merveilleuse harmonie que produit le jeu de notre instrument : une harmonie trop belle pour que nous osions nous l'attribuer à nous-mêmes. En effet, de-ci de-là, quelqu'un joue avec nous - le cher hasard : à l'occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre folle main.

 

278. La pensée de la mort.

J'éprouve un bonheur mélancolique à vivre au milieu de cette confusion de ruelles, de besoins et de voix : combien de jouissances, d'impatiences, de désir, combien de soif de la vie et d'ivresse de la vie, viennent ici au jour à chaque instant! Et bientôt cependant le silence se fera sur tous ces gens bruyants, vivants et joyeux de vivre! Derrière chacun, se dresse son ombre, obscure compagnon de route! Il en est toujours comme du dernier moment avant le départ d'un bateau d'émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l'océan et son morne silence attendent impatiemment derrière tout ce bruit, - si avides, si certains de leur proie! Et tous, tous s'imaginent que le passé n'est rien ou que le passé n'est que peu de chose et que l'avenir prochain est tout : de là cette hâte, ces cris, ce besoin de s'assourdir et de s'abuser! Chacun veut être le premier dans cet avenir, - et pourtant la mort et le silence de la mort sont les seules certitudes qu'ils aient tous en commun dans cet avenir! Comme il est étrange que cette seule certitude, cette seule communion soit presque impuissante à agir sur les hommes et qu'ils soient si loin de sentir cette fraternité de la mort! Je suis heureux de constater que les hommes se refusent absolument à concevoir l'idée de la mort et j'aimerais bien contribuer à leur rendre encore cent fois plus digne d'être pensée l'idée de la vie!

 

279. Amitié d'étoiles.

Nous étions amis et nous sommes devenus l'un pour l'autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous en taire ni nous en cacher, comme si nous devions en avoir honte. Tels deux vais­seaux dont chacun a son but et sa route tracée : nous pouvons nous croiser, peut-être, et célébrer des fêtes ensemble, comme nous l'avons déjà fait, - et ces braves vaisseaux étaient si tranquilles dans le même port, sous un même soleil, de sorte que déjà on pouvait les croire à leur but, croire qu'ils n'avaient eu qu'un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés, poussés dans des mers différentes, sous d'autres soleils, et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, - peut-être aussi nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : la séparation des mers et des soleils nous a transformés! Qu'il fallût que nous devenions étrangers, ainsi le voulait la loi au-dessus de nous et c'est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifié davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis! Il existe probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent inscrits comme de petites étapes, - élevons-nous à cette pensée! Mais notre vie est trop courte et notre vue trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité! - Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d'étoiles, dussions-nous être ennemis sur la terre.

 

280. Architecture pour ceux qui cherchent la connaissance.

Il faudra reconnaître un jour, et bientôt peut-être, ce qui manque à nos grandes villes : des endroits silencieux, spacieux et vastes pour la méditation, pourvus de hautes et longues galeries pour le mauvais temps et le temps trop ensoleillé, où le bruit des voitures et le cri des marchands ne pénétreraient pas, où une subtile convenance interdirait, même au prêtre, la prière à haute voix : des constructions et des promenades qui exprimeraient, par leur ensemble, ce que la méditation et l’éloignement du monde ont de sublime. Le temps est passé où l’Église possédait le monopole de la réflexion, où la vita contemplativa devait toujours être avant tout vita religiosa : et tout ce que l’Église a construit exprime cette pensée. Je ne sais pas comment nous pourrions nous contenter de ses monuments, même s’ils étaient dégagés de leur destination ecclésiastique : les monuments de l’Église parlent un langage beaucoup trop pathétique et trop étroit, ils sont trop les maisons de Dieu et les lieux d’apparat des relations supra-terrestres pour que, nous autres impies, nous puissions y méditer nos pensées. Nous voudrions nous voir traduits nous-mêmes en pierres et en plantes, nous promener en nous-mêmes, lorsque nous circulerions dans ces galeries et ces jardins.

 

281. Savoir trouver la fin.

Les maîtres de première qualité se reconnaissent en ceci que, pour ce qui est grand comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les musiciens de second ordre s'énervent toujours vers la fin et ne s'inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille comme par exemple la montagne près de Porto fino - là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie.

 

282. L'allure.

Il y a des manières de l'esprit par quoi même de grands esprits laissent deviner qu'ils sortent de la populace ou de la demi-populace : - c'est surtout l'allure et la marche de leurs pensées qui les trahit; ils ne savent pas marcher. C'est ainsi que Napoléon, lui aussi, à son profond déplaisir, ne sut pas se mettre au pas princier et « légitime », dans les occasions où l'on devrait s'y entendre, comme par exemple les grandes processions de couronnement et les cérémonies analogues : là aussi il fut toujours seulement le chef d'une colonne - tout à la fois fier et brusque et conscient de cela. - On ne manquera pas de rire en regardant ces écrivains qui font bruire autour d'eux les amples vêtements de la période : ils veulent cacher leurs pieds.

 

283. Les hommes qui préparent.

Je salue tous les indices de la venue d'une époque plus virile et plus guerrière qui mettra de nouveau en honneur la bravoure avant tout ! Car cette époque doit tracer le chemin d'une époque plus haute encore et rassembler la force dont celle-ci aura besoin un jour - pour introduire l'héroïsme dans la connaissance et faire la guerre pour l'amour de la pensée et de ses conséquences. Pour cela il faut maintenant des hommes vaillants qui préparent le terrain, des hommes qui ne pourront certes pas sortir du néant - et tout aussi peu du sable et de l'écume de la civilisation d'aujourd'hui et de l'éducation des grandes villes : des hommes qui, silencieux, solitaires et décidés, s'entendent à se contenter de l'activité invisible qu'ils poursuivent : des hommes qui, avec une propension à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu'il y a à surmonter en elles : des hommes qui ont en propre la sérénité, la patience, la simplicité et le mépris des grandes vanités tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l'indulgence à l'égard des petites vanités de tous les vaincus : des hommes qui ont un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part du hasard qu'il y a dans toute victoire et dans toute gloire : des hommes qui ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir, lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l'un et l'autre cas, comme s'ils suivaient leur propre cause, des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux! Car croyez-m'en! - le secret pour moissonner l'existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c'est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes au pied du Vésuve! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance! Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : - elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle!

 

284. La foi en soi-même.

Il y a en général peu d'hommes qui aient la foi en eux-mêmes; - et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit - (quel spectacle s'offrirait à eux s'ils pouvaient regarder au fond d'eux-mêmes!), les autres sont obligés de l'acquérir d'abord : tout ce qu'ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s'agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ce sont les grands insatisfaits d'eux-mêmes.

 

285. Excelsior!

« Tu ne prieras plus jamais, tu n'adoreras plus jamais, plus jamais tu ne te reposeras en une confiance illimitée - tu te refuseras à t'arrêter devant une dernière sagesse, une dernière bonté et une dernière puissance, et à déharnacher tes pensées - tu n'auras pas de gardien et d'ami de toute heure pour tes sept solitudes - tu vivras sans avoir une échappée sur cette montagne qui porte de la neige sur son sommet et des flammes dans son cœur - il n'y aura plus pour toi de rémunérateur, de correcteur de dernière main, - il n'y aura plus de raison dans ce qui se passe, plus d'amour dans ce qui t'arrivera - ton cœur n'aura plus d'asile, où il ne trouve que le repos, sans avoir rien à chercher. Tu te défendras contre une paix dernière, tu voudras l'éternel retour de la guerre et de la paix : - homme du renoncement, voudras-tu renoncer à tout cela? Qui t'en donnera la force? Personne encore n'a jamais eu cette force! » - Il existe un lac qui un jour se refusa à s'écouler, et qui projeta une digue à l'endroit où jusque-là il s'écoulait : depuis lors le niveau de ce lac s'élève toujours davantage. Peut-être ce renon­cement nous prêtera-t-il justement la force qui nous permettra de supporter le renoncement même; peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus dans le sein d'un Dieu.

 

286. Digression.

Voici des espoirs; mais que serez-vous capable d'en voir et d'en entendre si, dans votre âme, vous n'avez pas vécu la splendeur des flammes et de l'aurore? Je ne puis que faire souvenir - et pas davantage! Remuer des pierres, changer les animaux en hommes - est-ce cela que vous voulez de moi? Hélas! si vous êtes encore des pierres et des animaux, cherchez d'abord votre Orphée!

 

287. Joie de l'aveuglement.

« Mes pensées, dit le Voyageur à son ombre, doivent m'indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. J'aime l'ignorance de l'avenir et je ne veux pas périr à m'impatienter et à goûter par anticipation les choses promises. »

 

288. Etat d'âme élevé.

Il me semble que, d'une façon générale, les hommes ne croient pas à des états d'âmes élevés, si ce n'est pour des instants, tout au plus pour des quarts d'heure, - exception faite de quelques rares individus qui, par expérience, connaissent la durée dans les sentiments élevés. Mais être l'homme d'un seul sentiment élevé, l'incarnation d'un unique, grand état d'âme - cela n'a été jusqu'à présent qu'un rêve et une exaltante possibilité : l'histoire n'en donne pas encore d'exemple certain. Malgré cela il se pourrait qu'elle mît un jour au monde de tels hommes, - cela arrivera lorsque sera créée et fixée une série de conditions favorables, que maintenant le hasard le plus heureux ne saurait réunir. Peut-être que, chez ces âmes de l'avenir cet état exceptionnel qui nous saisit, çà et là en un frémissement, serait précisément l'état habituel : un continuel va-et-vient entre haut et bas, un sentiment de haut et de bas, de monter sans cesse des degrés et en même temps de planer sur des nuages.

 

289. Sur les vaisseaux!

Si l'on considère comment agit sur chaque individu la justification générale et philosophique de sa façon de vivre et de penser - c'est-à-dire comme un soleil qui brille exprès pour cet individu, un soleil qui réchauffe, bénit et féconde, combien cette justification rend indépendant des louanges et des blâmes, satisfait, riche, prodigue en bonheur et en bienveillance, combien elle transmue sans cesse le mal en bien, fait fleurir et mûrir toutes les forces et empêche de croître la petite et la grande mauvaise herbe de l'affliction et du mécontentement : - on finira par s'écrier sur un ton de prière : Oh! que beaucoup de ces nouveaux soleils soient encore créés! Les méchants, eux aussi, les malheureux, les hommes d'exception, doivent avoir leur philosophie, leur bon droit, leur rayon de soleil! Ce n'est pas la pitié pour eux qui est nécessaire! - il faut que nous désapprenions cette inspiration de l'orgueil en dépit de tout ce que l'humanité en a appris pour s'y être exercée depuis si longtemps - nous n'avons pas à instituer pour eux des confesseurs, des exorcistes et des donneurs d'absolution! C'est une nouvelle justice qui est nécessaire! Et une nouvelle sanction! Il est besoin de nouveaux philosophes! La terre morale, elle aussi, est ronde! La terre morale, elle aussi, a ses antipodes! Les antipodes, eux aussi, ont droit à l'existence! Il reste encore un autre monde à découvrir - et plus d'un! Sur les vaisseaux, vous autres philosophes!

 

290. Une seule chose est nécessaire.

« Donner du style » à son caractère - c'est là un art considérable qui se rencontre rarement! Celui-là l'exerce qui aperçoit dans son ensemble tout ce que sa nature offre de forces et de faiblesses pour l'adapter ensuite à un plan artistique, jusqu'à ce que chaque chose apparaisse dans son art et sa raison et que les faiblesses même ravissent l'œil. Ici une grande masse de seconde nature a été ajoutée, là un morceau de nature première a été supprimé : - dans les deux cas cela s'est fait avec une lente préparation et un travail quotidien. Ici le laid qui ne pouvait pas être éloigné a été masqué, là-bas il a été transformé en sublime. Beaucoup de choses vagues qui s'opposaient à prendre forme ont été réservées et utilisées pour la vision des lointains : - elles doivent faire de l'effet à distance, évoquer l'incommensurable. Enfin, lorsque l'œuvre est terminée, on reconnaîtra comment ce fut la contrainte d'un même goût qui, en grand et en petit, a dominé et façonné : la qualité du goût, s'il a été bon ou mauvais, importe beaucoup moins qu'on ne croit, - l'essentiel c'est que le goût soit un. Ce sont les natures fortes et dominatrices qui trouveront en une pareille contrainte, en un tel assujettissement et une telle perfection, sous une loi propre, leur joie la plus subtile; la passion de leur volonté puissante s'allège à l'aspect de toute nature stylée, de toute nature vaincue et assouvie; même lorsqu'elles ont des palais à construire et des jardins à planter elles répugnent à libérer la nature. - Par contre, ce sont les caractères faibles, incapables de se dominer soi-même qui haïssent l'assujettissement du style : ils sentent que si cette amère contrainte leur était imposée, sous elle ils deviendraient nécessairement vulgaires : esclaves dès qu'ils serviraient, ils ont horreur de servir. De pareils esprits - et ce peuvent être des esprits de premier ordre -s'appliquent toujours à se donner à eux-mêmes et à prêter à leur entourage la forme de nature libres - sauvages, arbitraires, fantasques, désordonnées, surprenantes - et à s'interpréter comme telles : et ils ont raison, car ce n'est qu'ainsi qu'ils se font du bien à eux-mêmes! Car une seule chose est nécessaire : que l'homme atteigne le contente­ment de lui-même - quel que soit le poème ou l'œuvre d'art dont il se serve : car alors seulement l'aspect de l'homme sera supportable! Celui qui est mécontent de soi-même est continuellement prêt à s'en venger : nous autres, nous serons ses victimes, ne fût-ce que pour devoir supporter son aspect répugnant! Car la vue de la laideur rend mauvais et sombre.

 

291. Gênes.

J'ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons de campagne et ses jardins d'agrément et le large cercle de ses collines et de ses pentes habitées; enfin je finis par me dire : je vois des visages de générations passées, - cette contrée est couverte par les images d'hommes intrépides et souverains. Ils ont vécu et ils ont voulu prolonger leur vie - c'est ce qu'ils me disent avec leurs maisons, construites et ornées pour des siècles, et non pour l'heure fugitive : ils aimèrent la vie, bien que souvent elle se fût montrée mauvaise à leur égard. J'ai toujours devant les yeux le constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur la ville, la mer et la ligne de la montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête. Il veut soumettre ces choses à son plan et finir par en faire sa propriété par le fait qu'il en devient lui-même une parcelle. Toute cette contrée est couverte des produits d'un superbe et insatiable égoïsme dans l'envie de possession et de butin; et, tout comme ces hommes ne reconnaissaient pas de frontières dans leurs expéditions lointaines, plaçant, dans leur soif de la nouveauté, un monde nouveau à côté d'un monde ancien, de même chez eux, dans leur petite patrie, chacun se révoltait contre chacun, chacun inventait une façon d'exprimer sa supériorité et de placer entre lui et son voisin son infini personnel. Chacun conquérait à nouveau sa patrie pour son compte particulier en la subjuguant de sa pensée architecturale, en la transformant en quelque sorte pour sa propre maison en un plaisir des yeux. Dans le Nord, c'est la loi et le plaisir causé par l'obéissance à la loi qui en imposent lorsque l'on regarde le système de construction des villes : on devine là cette propension à l'égalité et à la soumission qui doit avoir dominé l'âme de tous ceux qui construisaient. Mais ici vous trouvez à chaque coin de rue un homme à part qui connaît la mer, les aventures et l'Orient, un homme qui est mal disposé à l'égard de la loi et du voisin, comme si c'était là une espèce d'ennui, et qui mesure avec un regard d'envie tout ce qui est vieux et de fondation ancienne; avec une merveilleuse rouerie de l'imagination, il voudrait fonder tout cela à nouveau, du moins en pensée, y appliquer sa main, y mettre son interprétation - ne fût-ce que pour l'instant d'une après-midi de soleil, où son âme insatiable et mélancolique éprouve une fois de la satiété, et où son œil ne veut plus voir que des choses qui lui appartiennent et non plus des choses étrangères.

 

292. Aux prédicateurs de la morale.

Je ne veux pas faire de morale, mais à ceux qui en font je donne ce conseil : si vous voulez absolument faire perdre aux meilleures choses et aux meilleures conditions tout leur honneur et toute leur valeur, continuez, comme vous avez fait jusqu'à présent, à les avoir sans cesse à la bouche! Placez-les en tête de votre morale et parlez du matin au soir du bonheur de la vertu, du repos de l'âme, de la justice immanente et de l'équité : si vous en agissez ainsi, tout cela finira par avoir pour soi la popularité et le vacarme de la rue : mais alors, à force de manier toutes ces bonnes choses, l'or en sera usé, et plus encore : tout ce qu'elles contiennent d'or se sera transformé en plomb. Vraiment vous vous entendez à appliquer l'art contraire à celui des alchimistes, pour démonétiser ce qu'il y a de plus précieux! Servez-vous une fois, à titre d'essai, d'une autre recette pour ne pas réaliser l'opposé de ce que vous vouliez atteindre : niez ces bonnes choses, retirez-leur l'approbation de la foule et le cours facile, faites-en de nouveau les pudeurs cachées des âmes solitaires, dites : la morale est quelque chose d'interdit! Peut-être gagnerez-vous ainsi pour ces choses l'espèce d'hommes qui seule importe, je veux dire l'espèce héroïque. Mais alors il faudra qu'elles aient en elles de quoi éveiller la crainte, et non pas, comme jusqu'à présent, de quoi produire le dégoût! N'aurait-on pas envie de dire aujourd'hui, par rapport à la morale, comme Maître Eckhart : « Je prie Dieu qu'il me fasse quitte de Dieu ! »

 

293. Notre atmosphère.

Nous le savons fort bien : pour celui qui jette un regard sur la science, seulement en passant, à la façon des femmes et malheureusement aussi de beaucoup d'artistes, la sévérité qu'il faut mettre au service de la science, cette rigueur dans les petites comme dans les grandes choses, cette rapidité dans l'enquête, le jugement et la condamnation a quelque chose qui inspire la crainte et le vertige. Il sera surtout effrayé par la façon dont on exige ce qu'il y a de plus difficile, dont est exécuté ce qu'il y a de meilleur, sans la récompense de l'éloge ou de la distinction, alors que le plus souvent se font entendre, comme parmi les soldats, le blâme et la verte réprimande - car faire bien, c'est la règle, manquer en quelque chose, l'exception; et ici comme partout ailleurs, la règle est silencieuse. Il en est de cette « sévérité de la science » comme des formes de politesse dans la meilleure société : - elles effrayent celui qui n'est pas initié. Mais celui qui est habitué a elles n'aimerait pas vivre ailleurs que dans cette atmosphère claire, transparente, vigoureuse et fortement électrique, dans cette atmosphère virile. Partout ailleurs il ne trouve pas assez d'air et de propreté; il craint qu'ailleurs son meilleur art ne soit utile à personne et qu'il ne le réjouirait pas lui-même, que la moitié de sa vie lui passerait entre les doigts, perdue dans des malentendus, que partout il faudrait beaucoup de précautions, de secrets, de considérations personnelles, - et tout cela serait une grande et inutile perte de force. Mais dans cet élément sévère et clair il possède sa force tout entière : ici il est à même de voler! Pourquoi devrait-il redescendre dans ces eaux bourbeuses où il faut nager et patauger et tacher ses ailes! - Non, là il nous est trop difficile de vivre : est-ce de notre faute si nous sommes nés pour l'air pur, nous autres rivaux des rayons de lumière, qui aimerions mieux, pareils à ces rayons, chevaucher des parcelles d'éther, non pour quitter le soleil, mais pour aller vers lui! Nous ne le pouvons pas : - faisons donc ce qui est seul en notre pouvoir : apportons la lumière à la terre, soyons « la lumière de la terre » ! Et c'est pour cela que nous avons nos ailes, notre rapidité et notre sévérité, pour cela que nous sommes virils et mêmes terribles comme le feu. Que ceux-là nous craignent qui ne savent pas se chauffer et s'éclairer auprès de nous!

 

294. Contre les calomniateurs de la nature.

Quels gens désagréables que ceux chez qui tout penchant naturel devient immédiatement maladie, quelque chose qui altère, ou même quelque chose d'ignominieux, - ce sont eux qui nous ont induits à penser que les penchants et les instincts de l'homme sont mauvais, ils sont la cause de notre grande injustice à l'égard de notre nature, à l'égard de toute nature! Il y a suffisamment d'hommes qui peuvent s'abandonner à leurs penchants avec grâce et inconscience; mais ils ne le font pas, par crainte de ce « mauvais esprit » imaginaire de la nature! De là vient que l'on trouve si peu de noblesse parmi les hommes : car l'on reconnaîtra toujours la noblesse à l'absence de crainte devant soi-même, à l'incapacité de faire quelque chose de honteux, au besoin de s'élever dans les airs sans hésitation, de voler où nous sommes poussés, - nous autres oiseaux nés libres! Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous.

 

295. Courtes habitudes.

J'aime les courtes habitudes et je les tiens pour des moyens inappréciables d'apprendre à connaître beaucoup de choses et des conditions variées, jusqu'au fond de leur douceur et de leur amertume; ma nature est entièrement organisée pour les courtes habitudes, même dans les besoins de sa santé physique, et, en général, aussi loin que je puis voir : du plus bas au plus haut. Toujours je crois que ceci me satisfera d'une façon durable - la courte habitude, elle aussi, a cette foi de la passion, cette foi en l'éternité - je crois être enviable de l'avoir trouvé et reconnu : - et maintenant je m'en nourris; le soir comme le matin, un doux contentement m'entoure et me pénètre, en sorte que je n'ai pas envie d'autre chose, sans avoir besoin de comparer, de mépriser ou de haïr. Et un jour c'en est fait, la courte habitude a eu son temps : la bonne cause prend congé de moi, non pas comme quelque chose qui m'inspire maintenant du dégoût - mais paisiblement, rassasiée de moi, comme moi d'elle, et comme si nous devions être reconnaissants l'un à l'autre, nous serrant ainsi la main en guise d'adieu. Et déjà quelque chose de nouveau attend à la porte, comme aussi ma foi - l'indestructible folle, l'indestructible sagesse! - ma foi en cette chose nouvelle qui, maintenant, serait la vraie, la dernière vraie. Il en est ainsi pour moi des mets, des idées, des hommes, des villes, des poèmes, des musiques, des doctrines, des ordres du jour, des usages de la vie. - Par contre je hais les habitudes durables et je crois qu'un tyran s'est approché de moi, que mon atmosphère vitale s'est épaissie, dès que les événements tournent de façon à ce que des habitudes durables semblent nécessairement en sortir : par exemple par une fonction sociale, par la fréquentation constante des mêmes hommes, par une résidence fixe, par une espèce définie de santé. Au fond de mon âme j'éprouve même de la reconnaissance pour toute ma misère physique et ma maladie et tout ce que je puis avoir d'imparfait - puisque tout cela me laisse cent échappées par où je puis me dérober aux habitudes durables. - Pourtant ce qu'il y aurait de tout à fait insupportable, de véritable­ment terrible, ce serait une vie entièrement dépourvue d'habitudes, une vie qui exigerait sans cesse l'improvisation : - ce serait pour moi l'exil, ma Sibérie.

 

296. La réputation solide.

Une solide réputation était autrefois une chose d'extrême nécessité; et partout où la société est dominée par l'instinct de troupeau, pour chaque individu, donner son caractère et ses occupations comme invariables est maintenant encore ce qu'il a de plus opportun, même quand ils ne le sont pas. « On peut se fier à lui, il reste égal à lui-même » : - c'est dans toutes les situations dangereuses de la société l'éloge qui a la plus grande signification. La société sent avec satisfaction qu'elle possède un instrument sûr et prêt à tout moment, dans la vertu de l'un, dans l'ambition d'un autre, dans la réflexion et l'ardeur d'un troisième, - elle honore hautement ces natures d'instruments, cette fidélité à soi-même, cette inaltérabilité dans les opinions, les aspirations et même dans les vices. Une pareille appréciation qui fleurit et a fleuri partout en même temps que la moralité des mœurs produit des « caractères » et jette dans le discrédit tout changement, tout profit d'une expérience, toute transformation. Malgré tous les avantages que puisse présenter cette façon de penser, pour la connaissance elle est la plus dangereuse espèce de jugement général; car c'est précisément la bonne volonté de celui qui cherche la connaissance, sans se décourager d'être sans cesse forcé de se déclarer contre l'opinion qu'il professait jusqu'ici et de se méfier en général de tout ce qui menace de se fixer - qui est ici condamnée et décriée. Le sentiment de celui qui cherche la connaissance étant en contradiction avec la « réputation fixe » est considéré comme déshonnête, tan­dis que la pétrification des opinions a pour elle tous les honneurs : - c'est sous l'empire de pareilles règles qu'il nous faut exister aujourd'hui! Comme il est difficile de vivre lorsque l'on sent contre soi et autour de soi le jugement de plusieurs milliers d'années! Il est probable que, durant des milliers d'années, la connaissance ait été atteinte de mauvaise conscience et qu'il ait dû y avoir beaucoup de mépris de soi-même et de misères secrètes dans l'histoire des plus grands esprits.

 

297. Savoir contredire.

Chacun sait maintenant que c'est un signe de haute culture que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l'homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu'alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l'hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré, - c'est là, plus que le reste, ce que notre culture possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c'est le progrès par excellence de tous les esprits libérés : qui donc le sait?

 

298. Soupir.

J'ai saisi cette idée en passant, et vite j'ai pris les premiers mots venus pour la fixer, de crainte qu'elle ne s'envole de nouveau. Et maintenant elle est morte de ces mots stériles; elle est là suspendue, flasque sous ce lambeau verbal - et, en la regardant, je me rappelle à peine encore comment j'ai pu avoir un tel bonheur en attrapant cet oiseau.

 

299. Ce qu'il faut apprendre des artistes.

Quels moyens avons-nous de rendre pour nous les choses belles, attrayantes et désirables lorsqu'elles ne le sont pas? - et je crois que, par elles-mêmes, elles ne le sont jamais! Ici les médecins peuvent nous apprendre quelque chose quand par exemple ils atténuent l'amertume ou mettent du vin et du sucre dans leurs mélanges; mais plus encore les artistes qui s'appliquent en somme continuellement à faire de pareilles inventions et de pareils tours de force. S'éloigner des choses jusqu'à ce que nous ne les voyions plus qu'en partie et qu'il nous faille y ajouter beaucoup par nous-mêmes pour être à même de les voir encore - ou bien contempler les choses d'un angle, pour n'en plus voir qu'une coupe - ou bien encore les regarder à travers du verre colorié ou sous la lumière du couchant - ou bien enfin leur donner une surface et une peau qui n'a pas une transparence complète : tout cela il nous faut l'apprendre des artistes et, pour le reste, être plus sages qu'eux. Car chez eux cette force subtile qui leur est propre cesse généralement où cesse l'art et où commence la vie; nous cependant, nous voulons être les poètes de notre vie, et cela avant tout dans les plus petites choses quotidiennes!

 

300. Prélude de la science.

Croyez-vous donc que les sciences se seraient formées et seraient devenues grandes si les magiciens, les alchimistes, les astrologues et les sorciers ne les avaient pas précédées, eux qui durent créer tout d'abord, par leurs promesses et leurs engagements trompeurs, la soif, la faim et le goût des puissances cachées et défendues? Si l'on n'avait pas dû promettre infiniment plus qu'on ne pourra jamais tenir pour que quelque chose puisse s'accomplir dans le domaine de la connaissance? - Peut-être que de la même façon dont nous apparaissent ici les préludes et les premiers exercices de la science qui pourtant n'ont jamais été exécutés ni considérés comme tels, nous apparaîtront, en un temps lointain, toutes espèces de religions, c'est-à-dire comme des exercices et des préludes : peut-être pourraient-elles n'avoir été que le moyen singulier de permettre à quelques hommes de goûter toute la suffisance d'un dieu et toute la force qui lui est propre de se racheter soi-même. Et l'on pourrait se demander si vraiment, sans cette école et cette préparation religieuse, l'homme aurait appris à avoir faim et soif de son propre moi, à se rassasier et à se fortifier de lui-même. Ne fallut-il que Prométhée crût d'abord avoir volé la lumière et qu'il en pâtît - pour découvrir enfin qu'il avait lui créé la lumière, en désirant la lumière, et que non seulement l'homme, mais encore le dieu, avait été l'œuvre de ses mains, de l'argile dans ses mains? Ne seraient-ce là qu'images de l'imagier? - tout comme la folie, le vol, le Caucase, le vautour et toute la tragique Prometheia de tous ceux qui cherchent la connaissance?

 

301. Illusion des contemplatifs.

Les hommes supérieurs se distinguent des inférieurs par le fait qu'ils voient et entendent infiniment plus, et ils ne voient et n'entendent qu'en méditant - et cela précisément distingue l'homme de l'animal et l'animal supérieur de l'inférieur. Le monde s'emplit toujours davantage pour celui qui s'élève dans la hauteur de l'humanité, l'intérêt grandit autour de lui, et dans la même proportion ses catégories de plaisir et de déplaisir, - l'homme supérieur devient toujours en même temps plus heureux et plus malheureux. Mais en même temps une illusion l'accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en auditeur devant le grand spectacle et devant le grand concert qu'est la vie : il dit que sa nature est contemplative et ne s'aperçoit pas qu'il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie, - tout en se distinguant, il est vrai, de l'acteur de ce drame le soi-disant homme d'action mais bien davantage encore d'un simple spectateur, d'un invité placé devant la scène. Il a certainement en propre, étant poète, la vis contemplativa et le retour sur son œuvre, mais, en même temps, et avant tout, la vis creativa qui manque à l'homme qui agit, quoi qu'en disent l'évidence et la croyance reçue. Nous qui méditons et sentons, nous sommes ceux qui font réellement et sans cesse quelque chose qui n'existe pas encore : tout ce monde toujours grandissant d'appréciations, de couleurs, d'évaluations, de perspectives, de degrés, d'affirmations et de négations. Ce poème inventé par nous est sans cesse appris, exercé, répété, traduit en chair et en réalité, oui même en vie quotidienne, par nos propres acteurs, ceux que l'on appelle les hommes pratiques. Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel n'en a pas par soi-même, selon sa nature, - la nature est toujours sans valeur : - on lui a une fois donné et attribué une valeur, et c'est nous qui avons été les donateurs, les attributeurs! C'est seulement nous qui avons créé le monde qui intéresse l'homme! - Mais c'est précisément la notion qui nous manque, et si nous la saisissons un instant, aussitôt elle nous échappe l'instant d'après : nous méconnaissons notre meilleure force, et nous nous sous-estimons quelque peu, nous autres contemplatifs, - nous ne sommes ni aussi fiers, ni aussi heureux que nous pourrions l'être.

 

302. Danger des plus heureux.

Avoir des sens subtils et un goût raffiné; être habitué aux choses de l'esprit les plus choisies et les meilleures, comme à la nourriture la plus vraie et la plus naturelle; jouir d'une âme forte, intrépide et audacieuse; traverser la vie d'un œil tranquille et d'un pas ferme, être toujours prêt à l'extrême comme à une fête, plein du désir de mondes et de mers inexplorés, d'hommes et de dieux inconnus; écouter toute musique joyeuse, comme si, à l'entendre, des hommes braves, soldats et marins, se permettaient un court repos et une courte joie, et dans la profonde jouissance du moment seraient vaincus par les larmes, et par toute la pourpre mélancolie du bonheur, qui donc ne désirerait pas que tout ceci fût son partage, son état! Ce fut le bonheur d'Homère! L'état de celui qui a inventé pour les Grecs leurs dieux, - non, qui a inventé, pour lui-même, ses propres dieux ! Mais il ne faut pas s'en faire mystère, avec ce bonheur d'Homère dans l'âme, on est aussi la créature la plus capable de souffrir sous le soleil ! Et ce n'est qu'à ce prix que l'on achète le plus précieux coquillage que les vagues de l'univers aient jusqu'à présent jeté sur la grève. Possesseur de ce coquillage on devient de plus en plus subtil dans la douleur, et finalement trop subtil : un petit découragement, un petit dégoût a suffi pour faire perdre à Homère le goût de la vie. Il n'a pas su deviner une absurde petite énigme que de jeunes pêcheurs lui proposèrent. Oui, les plus petites énigmes sont le danger des plus heureux!

 

303. Deux hommes heureux.

Vraiment cet homme, malgré sa jeunesse, s'entend à l'improvisation de la vie et étonne même les observateurs les plus fins : - car il semble qu'il ne se méprenne jamais quoiqu'il joue sans cesse aux jeux dangereux. Il fait songer à ces maîtres improvisateurs de la musique auxquels le spectateur voudrait attribuer une divine infaillibilité de la main, quoiqu'ils touchent parfois à faux, puisque tout mortel peut se tromper. Mais ils sont habiles et inventifs et toujours prêts, dans le moment, à intégrer le son produit par le hasard de leur doigté ou par une fantaisie dans l'ensemble thématique et à animer l'imprévu d'une belle signification et d'une âme. - Voici un tout autre homme : il fait manquer en somme tout ce qu'il veut et entreprend. Ce à quoi il a mis son cœur, à l'occasion, l'a conduit plus d'une fois au bord du précipice et tout près de la chute; et s'il y échappe, ce n'est certes pas uniquement avec un « œil poché ». Croyez-vous qu'il en soit malheureux? Il y a longtemps qu'il a décidé à part soi de ne pas prendre tellement au sérieux désirs et projets personnels. « Si cette chose ne me réussit pas, se dit-il à lui-même, telle autre me réussira peut-être; et au fond je ne sais pas si je dois avoir plus de reconnaissance à l'égard de mes insuccès qu'à l'égard de n'importe quel de mes succès. Suis-je fait pour être entêté et pour porter les cornes du taureau? Ce qui fait pour moi la valeur et le résultat de la vie se trouve ailleurs; ma fierté ainsi que ma misère se trouvent ailleurs. Je connais davantage la vie parce que j'ai été si souvent sur le point de la perdre : et voilà pourquoi la vie m'a donné plus de joie qu'à vous tous! »

 

304. En agissant nous omettons.

Au fond je n'aime pas toutes ces morales qui disent : « Ne fais pas telle chose! Renonce! Surmonte-toi! » - J'aime par contre toutes ces autres morales qui me poussent à faire quelque chose, à le faire encore, et à en rêver du matin au soir et du soir au matin, à ne pas penser à autre chose qu'à : bien faire cela, aussi bien que moi seul je suis capable de le faire! Qui vit ainsi dépouille continuellement l'une après l'autre les choses qui ne font pas partie d'une pareille vie; sans haine et sans répugnance, il voit [telle chose prendre congé de lui aujourd'hui, et telle autre demain]16, semblable à une feuille jaunie que le moindre souffle détache de l'arbre : ou bien encore il ne s'aperçoit même pas qu'elle le quitte, tant son œil regarde sévèrement son but, en avant et non à côté, en arrière ou vers en bas. « Notre activité doit déterminer ce que nous omettons : en agissant nous omettons » - voilà qui me plaît, voilà mon placitum. Mais je ne veux pas tendre, les yeux ouverts, à mon appauvrissement, je n'aime pas toutes les vertus négatives, les vertus dont la négation et le renoncement sont l'essence.

 

305. L'empire sur soi-même.

Ces professeurs de morale qui recommandent, d'abord et avant tout, à l'homme de se posséder soi-même le gratifient ainsi d'une maladie singulière : je veux dire une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels et, en quelque sorte, une espèce de démangeaison. Quoi qu'il leur advienne du dehors ou du dedans, une pensée, une attraction, une incitation - toujours cet homme irritable s'imagine que maintenant son empire sur soi-même pour­rait être en danger : sans pouvoir se confier à aucun instinct, à aucun coup d'aile libre, il fait sans cesse un geste de défensive, armé contre lui-même, l'œil perçant et méfiant, lui qui s'est institué l'éternel gardien de sa tour. Oui, avec cela il peut être grandi. Mais combien il est devenu insupportable aux autres, difficile à porter pour lui-même, comme il s'est appauvri et isolé des plus beaux hasards de l'âme! et aussi de toutes les expériences futures! Car il faut savoir se perdre pour un temps si l'on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes.

 

306. Stoïcien et épicurien.

L'épicurien se choisit les situations, les personnes et même les événements qui cadrent avec sa constitution intellectuelle extrêmement irritable, il renonce à tout le reste - c'est-à-dire à la plupart des choses, - puisque ce serait là pour lui une nourriture trop forte et trop lourde. Le stoïcien, au contraire, s'exerce à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions, et cela sans en avoir le dégoût; son estomac doit finir par être indifférent à tout ce qu'offre le hasard de l'existence : - il rappelle cette secte arabe des Aïssaouas que l'on apprend à connaître en Algérie; et, pareil à ces insensibles, il aime à avoir un public d'invités au spectacle de son insensibilité, dont se passe volontiers l'épicurien : - Ce dernier n'a-t-il pas un «jardin»? Pour des hommes soumis aux improvisations du sort, pour ceux qui vivent en des temps de violence, et qui dépendent d'hommes brusques et variables, le stoïcisme peut être très opportun. Mais celui qui peut prévoir tant soit peu que la destinée lui permettra de filer un long fil fera bien de s'installer à la façon épicurienne; tous les hommes voués au travail cérébral l'ont fait jusqu'à présent! Car ce serait pour eux la perte des pertes d'être privés de leur fine irritabilité, pour recevoir en place le dur épiderme des stoïciens, hérissé de piquants.

 

307. En faveur de la critique.

Maintenant t'apparaît comme une erreur quelque chose que jadis tu as aimée comme une vérité ou du moins comme une probabilité : tu la repousses loin de toi et tu t'imagines que ta raison y a remporté une victoire. Mais peut-être qu'alors, quand tu étais encore un autre - tu es toujours un autre, - cette erreur t'était tout aussi nécessaire que toutes les « vérités » actuelles, en quelque sorte comme une peau qui te cachait et te voilait beaucoup de choses que tu ne devais pas voir encore. C'est ta vie nouvelle et non pas ta raison qui a tué pour toi cette opinion : tu n'en as plus besoin, et maintenant elle s'effondre sur elle-même, et la déraison en sort comme de la vermine. Lorsque nous exerçons notre esprit critique, ce n'est là rien d'arbitraire et d'impersonnel - c'est du moins très souvent une preuve qu'il y a en nous des forces vivantes et agissantes qui dépouillent une écorce. Nous nions, et il faut que nous niions puisque quelque chose en nous veut vivre et s'affirmer, quelque chose que nous ne connaissons, que nous ne voyons peut-être pas encore ! - Ceci en faveur de la critique.

 

308. L'histoire de chaque jour.

Qu'est-ce qui fait chez toi l'histoire de chaque jour? Vois tes habitudes qui composent cette histoire : sont-elles le produit d'innombrables petites lâchetés et petites paresses, ou bien celui de ta bravoure et de ta raison ingénieuse? Si différentes que soient ces deux éventualités, il serait possible que les hommes te comblent des mêmes louanges et que réellement, d'une façon ou d'une autre, tu leur sois de la même utilité. Mais il se peut que les louanges, l'utilité et la respectabilité suffisent à celui qui ne veut avoir qu'une bonne conscience, - elles ne te suffiront pas, à toi qui fouilles les entrailles, à toi qui possèdes la science de la conscience!

 

309. De la septième solitude.

Un jour, le voyageur ferma une porte derrière lui, s'arrêta et se mit à pleurer. Puis il dit : « Ce penchant au vrai, à la réalité, au non-apparent, à la certitude! combien je lui en veux! Pourquoi cette force agissante sombre et passionnée, me suit-elle, moi en particulier? Je voudrais me reposer, mais elle ne le permet pas. Combien y a-t-il de choses qui me persuadent de demeurer! Il y a partout pour moi des jardins d'Armide : et pour cela aussi toujours de nouveaux déchirements et de nouvelles amertumes du cœur! Il faut que je pose mon pied plus loin, ce pied fatigué et blessé : et, puisqu'il le faut, j'ai souvent, sur les plus belles choses qui ne surent pas me retenir, les retours les plus féroces, puisqu'elles, ne surent pas me retenir ! »

 

310. Volonté et vague.

Cette vague, avec quelle avidité elle s'approche comme s'il s'agissait d'atteindre quelque chose! Avec quelle hâte inquiétante elle se glisse dans les replis les plus cachés de la falaise! Elle a l'air de vouloir prévenir quelqu'un; il semble qu'il y ait là quelque chose de caché, quelque chose qui a de la valeur, une grande valeur. Et maintenant elle revient, un peu plus lente­ment, encore toute blanche d'émotion. - Est-elle déçue? A-t-elle trouvé ce qu'elle cherchait? - Simule-t-elle la déception? - Mais déjà s'approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme, elle aussi, semble pleine de mystère, pleine d'envie de chercher des trésors. C'est ainsi que vivent les vagues, - c'est ainsi que nous vivons, nous qui possédons la volonté! - je n'en dirai pas davantage. - Comment? Vous vous méfiez de moi? Vous m'en voulez, jolis monstres? Craignez-vous que je ne trahisse tout à fait votre secret? Eh bien! soyez fâchés, élevez vos corps verdâtres et dangereux aussi haut que vous le pouvez, dressez un mur entre moi et le soleil - comme maintenant ! En vérité, il ne reste plus rien de la terre qu'un crépuscule vert et de verts éclairs. [Faites comme bon vous semble, vagues impétueuses]17, hurlez de plaisir et de méchanceté - ou bien plongez à nouveau, versez vos émeraudes au fond du gouffre, jetez, par-dessus, vos blanches dentelles infinies de mousse et d'écume. - Je souscris à tout, car tout cela vous sied si bien, et je vous en sais infiniment gré : comment vous trahirais-je? Car, - écoutez bien! - je vous connais, je connais votre secret, je sais de quelle espèce vous êtes! Vous et moi, nous sommes d'une même espèce! - Vous et moi, nous avons un même secret!

 

311. Lumière brisée.

On n'est pas toujours brave et, lorsqu'on en vient à être fatigué, il arrive parfois qu'on se lamente ainsi : « Il est si pénible de faire mal aux hommes oh! pourquoi cela est-il nécessaire? Que sert-il de vivre caché si nous ne voulons pas garder pour nous ce qui cause scandale? Ne serait-il pas plus prudent de vivre dans la mêlée et de réparer, sur les individus, les péchés commis - qui doivent être commis - sur tous? Être insensé avec les insensés, vaniteux avec les vaniteux, enthousiaste avec les enthousiastes? Ne serait-ce pas équitable, puis­que nous dévions de l'ensemble avec une telle pétulance? Lorsque j'entends parler de la méchanceté des autres à mon égard, mon premier sentiment n'est-il pas celui de la satisfaction? C'est bien ainsi!, ai-je l'air de leur dire. Je m'accorde si mal avec vous et j'ai tant de vérité de mon côté : faites-vous donc du bon sang à mes dépens aussi souvent que vous le pourrez. Voici mes défauts et mes erreurs, voici ma folie, mon mauvais goût, ma confusion, mes larmes, ma vanité, mon obscurité de hibou, mes contradictions! Voici de quoi rire! Riez donc et réjouissez-vous! Je n'en veux pas à la loi et à la nature des choses qui veulent que les défauts et les erreurs fassent plaisir! Il est vrai qu'il y a eu des temps plus « beaux » où l'on pouvait se croire encore si indispensable, avec toute idée quelque peu nouvelle, que l'on descendait dans la rue pour crier à tous les passants: « Voici! le royaume de Dieu est proche! » - Je pourrais me passer de moi, si je n'existais pas. Nous tous, nous ne sommes pas indispensables! » - Mais, je l'ai déjà dit, nous ne pensons pas ainsi quand nous sommes braves; nous n'y pensons pas.

 

312. Ma chienne.

J'ai donné un nom à ma souffrance et je l'appelle « chienne », - elle est tout aussi fidèle, tout aussi importune et impudente, tout aussi divertissante, tout aussi avisée qu'une autre chienne - et je puis l'apostropher et passer sur elle mes mauvaises humeurs : comme font d'autres gens avec leurs chiens, leurs valets et leurs femmes.

 

313. Pas de tableau de martyr.

Je veux faire comme Raphaël et ne plus peindre de tableau de martyrs. Il y a assez de choses élevées pour qu'il ne faille pas chercher le sublime là où il s'unit à la cruauté; et de plus, mon amour-propre ne serait point satisfait si je voulais faire de moi un sublime bourreau.

 

314. Nouveaux animaux domestiques.

Je veux avoir mon lion et mon aigle autour de moi pour reconnaître toujours, par des indices et des symptômes, la grandeur et la petitesse de ma force. Faut-il qu'aujourd'hui j'abaisse mon regard vers eux pour les craindre? Et l'heure viendra-t-elle où ils élèveront vers moi leur regard, avec crainte?

 

315. De la dernière heure.

Les tempêtes sont un danger pour moi : aurai-je ma tempête qui me fera périr, comme Olivier Cromwell qui périt de sa tempête? Ou bien m'éteindrai-je comme un flambeau qui n'attend pas d'être soufflé par la tempête, mais qui est fatigué et rassasié de lui-même, - un flambeau consumé? Ou bien finirai-je par me souffler moi-même pour ne pas me consumer?

 

316. Hommes prophétiques.

Vous ne voulez pas comprendre que les hommes prophétiques sont des hommes qui souffrent beaucoup : vous pensez seulement qu'un beau « don » leur a été accordé, et vous voudriez bien l'avoir vous-mêmes, - mais je veux exprimer ma pensée par une parabole. Combien les animaux doivent souffrir par l'électricité de l'air et des nuages! Nous voyons que quelques-uns d'entre eux possèdent une faculté prophétique en ce qui concerne le temps, par exemple les singes (on peut même observer cela en Europe et non seulement dans les ménageries, mais à Gibraltar). Mais nous ne pensons pas que chez eux les prophètes ce sont leurs douleurs! Lorsqu'un fort courant d'électricité positive tourne soudain en électricité négative, sous l'influence d'un nuage qui s'approche sans être déjà visible, et qu'un changement de temps se prépare, ces animaux se com­portent de la même manière qu'à l'approche d'un ennemi; ils s'organisent pour la défense et la fuite, généralement ils se cachent, - ils ne voient pas, dans le mauvais temps, le mauvais temps, mais l'ennemi dont ils sentent déjà la main!

 

317. Regard en arrière.

Nous avons rarement conscience de ce que chaque période de souffrance de notre vie a de pathétique; tant que nous nous trouvons dans cette période, nous croyons au contraire que c'est là le seul état possible désormais, un ethos et non un pathos - pour parler et pour distinguer avec les Grecs. Quelques notes de musique me rappelèrent aujourd'hui à la mémoire un hiver, une maison et une vie essentiellement solitaire et en même temps le sentiment où je vivais alors : - je croyais pouvoir continuer à vivre éternellement ainsi. Mais maintenant je comprends que c'était là uniquement du pathos et de la passion, quelque chose de comparable à cette musique douloureusement courageuse et consolante, - on ne peut pas avoir de ces sensations durant des années, ou même durant des éternités : on en deviendrait trop « éthéré » pour cette planète.

 

318. Sagesse dans la douleur.

Dans la douleur il y a autant de sagesse que dans le plaisir : tous deux sont au premier chef des forces conservatrices de l'espèce. S'il n'en était pas ainsi de la douleur, il y a longtemps qu'elle aurait disparu; qu'elle fasse mal, ce n'est pas là un argument contre elle, c'est au contraire son essence. J'entends dans la douleur le commandement du capitaine de vaisseau : « Amenez les voiles! » L'intrépide navigateur « homme » doit s'être exercé à diriger les voiles de mille manières, autrement il en serait trop vite fait de lui, et l'océan bientôt l'engloutirait. Il faut aussi que nous sachions vivre avec une énergie réduite : aussitôt que la douleur donne son signal de sûreté, il est temps de la réduire, - quelque grand danger, une tempête se prépare et nous agissons prudemment en nous « gonflant » aussi peu que possible. - Il est vrai qu'il y a des hommes qui, à l'approche de la grande douleur, entendent le commande­ment contraire et qui n'ont jamais l'air plus fiers, plus belliqueux, plus heureux que lorsque la tempête s'élève; c'est même la douleur qui leur donne leurs instants sublimes! Ceux-là sont les hommes héroïques, les grands messagers de douleur de l'humanité : ces rares individus dont il faut faire la même apologie que pour la douleur en général, - et, en vérité! il ne faut pas la leur refuser. Ce sont des forces de premier ordre pour conserver et faire progresser l'espèce : ne fût-ce qu'en résistant au sentiment de bien-être et en ne cachant pas leur dégoût de cette espèce de bonheur.

 

319. Interprètes des événements de notre vie.

Une espèce de franchise a toujours manqué à tous les fondateurs de religion et à ceux qui leur ressemblent : - ils n'ont jamais fait des événements de leur vie une question de conscience pour la connaissance. « Que m'est-il arrivé, en somme? Que se passa-t-il alors en moi et autour de moi? Ma raison fut-elle assez claire? Ma volonté était-elle armée contre toutes les duperies des sens et brave dans sa résistance contre les duperies de l'imagination? » - Aucun d'eux ne s'est posé cette question et tous nos bons religieux ne se la posent pas non plus aujourd'hui : ils ont par contre une soif des choses qui sont contre la raison et ne veulent pas avoir trop de peine à la satisfaire, - c'est ainsi qu'il leur arrive des miracles et des « régénérescences », c'est ainsi qu'ils entendent la voix des anges ! Mais nous, nous autres qui avons soif de la raison, nous voulons examiner les événements de notre vie aussi sévèrement que s'ils étaient des expériences scientifiques, heure par heure, jour par jour! Nous-mêmes nous voulons être nos propres sujets d'essais et d'expériences.

 

320. En se revoyant.

A.: Est-ce que je t'entends bien? Tu cherches quelque chose? se trouvent, au milieu du monde réel d'aujourd'hui, ton domaine et ton étoile? Où peux-tu te coucher au soleil pour que toi aussi tu aies un excédent de bien-être et que ton existence se justifie? Que chacun agisse pour son compte, - sembles-tu me dire - et se sorte de la tête les généralités, le souci des autres et de la société! - B.: Je veux davantage, je ne suis pas de ceux qui cherchent. Je veux créer pour moi mon propre soleil.

 

321. Nouvelle précaution.

Ne pensons plus autant à punir, à blâmer et à vouloir rendre meilleur! Nous arriverons rarement à changer quelqu'un individuellement; et si nous y parvenions, peut-être sans nous en apercevoir, aurions-nous fait autre chose encore? - Nous aussi, nous aurons été changés par l'autre! Tâchons plutôt que notre influence sur ce qui est à venir contrebalance la sienne et l'emporte sur elle! Ne luttons pas en combat direct! - et toute punition, tout blâme, toute volonté de rendre meilleur est cela. Élevons-nous au contraire nous-mêmes d'autant plus haut! Donnons à notre exemple des couleurs toujours plus lumineuses! Obscurcissons l'autre par notre lumière! Non! A cause de lui nous ne voulons pas devenir plus obscurs nous-mêmes, comme tous ceux qui punis­sent, comme tous les mécontents. Mettons-nous plutôt à l'écart! Regardons ailleurs!

 

322. Parabole.

Les penseurs dont les étoiles suivent des routes cycliques ne sont pas les plus profonds; celui qui voit en lui comme dans un univers immense et qui porte en lui des voies lactées sait aussi combien toutes les voies lactées sont irrégulières; elles conduisent jusque dans le chaos et le labyrinthe de l'existence.

 

323. Bonheur dans la destinée.

La plus grande distinction que puisse nous réserver la destinée c'est de nous laisser combattre pendant un certain temps du côté de nos adversaires. C'est ainsi que nous sommes prédestinés à une grande victoire.

 

324. In media vita.

Non! La vie ne m'a pas déçu! Je la trouve au contraire d'année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, - depuis le jour où m'est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience pour qui cherche la connaissance - et non un devoir, non une fatalité, non une duperie! - Et la connaissance elle-même : que pour d'autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie, - pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie comme moyen de la connaissance » - avec ce principe au cœur on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre avec joie, rire de joie ! Et comment s'entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l'on ne s'entendait pas d'abord à la guerre et à la victoire?

 

325. Ce qui fait partie de la grandeur.

Qui donc atteindra quelque chose de grand s'il ne se sent pas la force et la volonté d'ajouter de grandes douleurs? C'est le moindre de savoir souffrir : les femmes faibles et même les esclaves y arrivent à la maîtrise. Mais ne pas périr de misère intérieure et d'incertitude lorsque l'on provoque la grande douleur et que l'on entend le cri de cette douleur - cela est grand - cela fait partie de la grandeur.

 

326. Les médecins de l'âme et la souffrance.

Tous les prédicateurs de morale, ainsi que les théologiens, ont un travers commun : ils cherchent tous à convaincre l'homme qu'il se sent très mal, qu'il a besoin d'une cure énergique radicale et dernière. Et puisque les hommes ont tous prêté l'oreille à ces maîtres, trop avidement et pendant des siècles, quelque chose de cette superstition qu'ils sont bien misérables a fini par passer réellement en eux : en sorte que les voici trop disposés à soupirer, à trouver la vie indigne d'être goûtée et à faire tous grise mine, comme si l'existence était trop difficile à supporter. En vérité, ils sont furieusement assurés de leur vie, ils en sont amoureux et, pleins de ruses et de subtilités, ils veulent briser les choses désagréables et arracher l'épine de la souffrance et du malheur. Il me semble que l'on a toujours parlé avec exagération de la douleur et du malheur comme s'il était de bon ton d'exagérer ici : on se tait par contre avec intention au sujet des innombrables moyens de soulager la douleur, comme par exemple les narcotiques, ou la hâte fiévreuse des pensées, ou bien une position tranquille, ou bien encore les bons et les mauvais souvenirs, les intentions, les espoirs et toute espèce de fiertés et de compassions qui produisent presque des effets anesthésiques; tandis qu'à un haut degré de souffrance l'évanouissement se produit de lui-même. Nous nous entendons fort bien à verser des douceurs sur nos amertumes, surtout sur l'amertume de l'âme; nous avons des ressources dans notre bravoure et dans notre élévation, ainsi que dans les nobles délires de la soumission et de la résignation. Un dommage est à peine un dommage pendant une heure : d'une façon ou d'une autre, un présent nous est en même temps tombé du ciel - par exemple une force nouvelle, ne fût-ce même qu'une nouvelle occasion de force! Les prédicateurs de morale, quels thèmes n'ont-ils pas brodés sur la « misère » intérieure des hommes méchants? Et quels mensonges nous ont-ils racontés sur le malheur des hommes passionnés! - oui, mensonges, c'est là le vrai mot : ils connaissaient fort bien l'extrême bonheur de cette espèce d'hommes, mais ils s'en sont tus parce qu'il était une réfutation de leur théorie, d'après quoi tout bonheur ne naît que de l'anéantissement de la passion et du silence de la volonté! Et pour ce qui en est enfin de la recette de tous ces médecins de l'âme et de leurs recommandations d'une cure radicale et rigoureuse, il sera permis de demander : notre vie est-elle vraiment assez douloureuse et assez odieuse pour l'échanger avec avantage contre le stoïcisme d'un genre de vie pétrifié? Nous ne nous sentons pas assez mal pour devoir nous sentir mal à la façon stoïque!

 

327. Prendre au sérieux.

L'intellect est chez presque tout le monde une machine pesante, obscure et gémissante qui est difficile à mettre en marche : ils appellent cela « prendre la chose au sérieux » quand ils veulent travailler et bien penser avec cette machine - oh! combien ce doit être pénible pour eux de « bien penser » ! La gracieuse bête humaine a l'air de perdre chaque fois sa bonne humeur quand elle se met à bien penser; elle devient « sérieuse » ! Et, « partout où il y a rires et joies, la pensée ne vaut rien » : c'est là le préjugé de cette bête sérieuse contre tout « gai savoir ». Eh bien! Montrons que c'est là un préjugé!

 

328. Nuire à la bêtise.

[Le caractère blâmable de l'égoïsme, cette croyance prêchée avec tant d'opiniâtreté et de conviction, a certainement nui à l'égoïsme]18 (au bénéfice des instincts de troupeau, comme je le répéterai mille fois!) surtout par le fait qu'elle lui a enlevé la bonne conscience, enseignant à chercher dans l'égoïsme la véritable source de tous les maux. « La recherche de ton propre intérêt est le malheur de ta vie » - voilà ce qui fut prêché pendant des milliers d'années : cela fit beaucoup de mal à l'égoïsme et lui prit beaucoup d'esprit, beaucoup de sérénité, beaucoup d'ingéniosité, beaucoup de beauté, il fut abêti, enlaidi, envenimé ! - L'Antiquité philosophique enseigna par contre une autre source principale du mal : depuis Socrate les penseurs ne se sont pas lassés de prêcher : « Votre étourderie et votre bêtise, la douceur de votre vie régulière, votre surbordination à l'opinion du voisin, voilà les raisons qui vous empêchent si souvent d'arriver au bonheur, - nous autres penseurs nous sommes les plus heureux parce que nous sommes des penseurs. » Ne décidons pas ici si ce sermon contre la bêtise a de meilleures raisons en sa faveur que cet autre sermon contre l'égoïsme; une seule chose est certaine, c'est qu'il a enlevé à la bêtise sa bonne conscience : - ces philosophes ont nui à la bêtise!

 

329. Loisirs et oisiveté.

Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l'or ; et leur hâte au travail qui va jusqu'à l'essoufflement - le véritable vice du nouveau monde - commence déjà, par contagion, à barbariser la vieille Europe et à propager chez elle un manque d'esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on dîne, les yeux fixés sur le courrier de la Bourse, - on vit comme quelqu'un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper » quelque chose. « Plutôt faire n'importe quoi que de ne rien faire » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d'œil dans cette hâte du travail, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l'oreille et l'œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde précision exigée maintenant partout, chaque fois que l'homme veut être loyal vis-à-vis de l'homme, dans ses rapports avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève, les guides et les princes, - on n'a plus ni le temps, ni la force pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de loyauté permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance; le style et l’esprit des lettres seront toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » - c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. - Eh bien! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : - le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la guerre il y a noblesse et honneur » : c'est ainsi que parlait la voix du préjugé antique!

 

330. Approbation.

Le penseur n'a pas besoin d'approbations et d'applaudissements, pourvu qu'il soit certain de ses propres applaudissements : car de ceux-là il ne peut se passer. Y a-t-il des hommes qui peuvent en être privés, et même être privés de toute espèce d'approbation? J'en doute fort. Même pour ce qui est des sages, Tacite, qui n'était pas un calomniateur de la sagesse, disait : quando etiam sapientibus gloriœ cupido novissima exuitur - ce qui veut dire chez lui : jamais.

 

331. Plutôt sourd qu'assourdi.

Autrefois on voulait se faire un bon renom : cela ne suffit plus, aujourd'hui que la place publique est devenue trop grande, - la renommée a besoin de cris. La conséquence en est que même les meilleurs gosiers se mettent à crier trop fort, et que les meilleures marchandises sont offertes par des voix enrouées; sans clameurs de place publique et sans enroue­ment il ne peut plus y avoir de génie de nos jours. - Et voilà vraiment une bien vilaine époque pour le penseur : il faut qu'il apprenne encore à trouver son silence entre deux bruits, et à faire le sourd jusqu'à ce qu'il le devienne. Tant qu'il n'aura pas appris cela, il restera certes en danger de périr d'impatience et de maux de tête.

 

332. La mauvaise heure.

Il doit y avoir eu pour chaque philosophe une mauvaise heure où il pensait : qu'importe de moi, si l'on ne croit pas à tous mes arguments, même aux plus mauvais ! - Et alors quelque oiseau moqueur, passant à côté de lui, se mettait à gazouiller : « Qu'importe de toi? Qu'importe de toi?»

 

333. Qu'est-ce que c'est que connaître?

Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere! dit Spinoza, avec cette simplicité et cette élévation qui lui sont propres. Cette intelligere qu'est-il en dernière instance, sinon la forme par quoi les trois autres nous deviennent sensibles d'un seul coup? Le résultat de différents instincts qui se contredisent, du désir de se moquer, de se plaindre ou de maudire? Avant que la connaissance soit possible, il fallut que chacun de ces instincts avançât son avis incomplet sur l'objet ou l'événement; alors commençait la lutte de ces jugements incomplets et le résultat était parfois un moyen terme, une pacification, une concession mutuelle entre les trois instincts, une espèce de justice et de contrat : car au moyen de la justice et du contrat tous ces instincts peuvent se conserver dans l'existence et garder raison en même temps. Nous qui ne trouvons dans notre conscience que les traces des dernières scènes de réconciliation, les définitifs règlements de comptes de ce long procès, nous nous figurons par conséquent qu'intelligere est quelque chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d'essentiellement opposé aux instincts; tandis que ce n'est en réalité qu'un certain rapport des instincts entre eux. Longtemps on a considéré la pensée consciente comme la pensée par excellence : maintenant seulement nous commençons à entrevoir la vérité, c'est-à-dire que la plus grande partie de notre activité intellectuelle s'effectue d'une façon inconsciente et sans que nous en ayons la sensation; mais je crois que ces instincts qui luttent entre eux s'entendront fort bien à se rendre perceptibles et à se faire mal réciproquement ; - il se peut que ce formidable et soudain épuisement dont tous les penseurs sont atteints ait ici son origine (c'est l'épuisement sur le champ de bataille). Oui, peut-être y a-t-il dans notre intérieur en lutte bien des héroïsmes cachés, mais certainement rien de divin, rien qui repose éternellement en soi-même, comme pensait Spinoza. La pensée consciente, et surtout celle des philosophes, est la moins violente et par conséquent aussi, relativement, la plus douce et la plus tranquille catégorie de la pensée : et c'est pourquoi il arrive le plus souvent au philosophe d'être trompé sur la nature de la connaissance.

 

334. Il faut apprendre à aimer.

Voilà ce qui nous arrive en musique : il faut d'abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le percevoir, le distinguer, l'isoler et le limiter en une vie propre; puis il faut un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté, pour exercer de la patience à l'égard de son aspect et de son expression, de la charité pour son étrangeté : - enfin arrive le moment où nous nous sommes habitués à lui, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'il nous manquerait s'il faisait défaut ; et maintenant il continue à exercer sa contrainte et son charme et ne cesse point que nous n'en soyons devenus les amants humbles et ravis, qui ne veulent rien de mieux au monde que ce motif et encore ce motif. - Mais il n'en est pas ainsi seulement de la musique : c'est exactement de la même façon que nous avons appris à aimer les choses que nous aimons, finalement nous sommes toujours récompensés de notre bonne volonté, de notre patience, de notre équité, de notre douceur à l'égard de l'étranger, lorsque pour nous l'étranger écarte lentement son voile et se présente comme une nouvelle, indicible beauté. De même celui qui s'aime soi-même aura appris à s'aimer sur cette voie-là : il n'y en a pas d'autre. L'amour aussi, il faut l'apprendre.

 

335. Vive la physique!

Combien y a-t-il d'hommes qui s'entendent à observer? Et parmi le petit nombre qui s'y entend, - combien y en a-t-il qui s'observent eux-mêmes? « Chacun est à soi-même le plus lointain » - C'est ce que savent, à leur plus grand déplaisir, tous ceux qui scrutent les âmes; et la maxime « connais-toi toi-même! », dans la bouche d'un dieu et adressée aux hommes, est presque une méchanceté. Mais pour démontrer combien l'observation de soi se trouve à un niveau désespéré, il n'y a rien de tel que la façon dont presque chacun parle de l'essence d'un acte moral, cette façon d'être prompte, empressée, convaincue, bavarde, avec son regard, son sourire, sa complaisance! On semble vouloir te dire : « Mais, mon cher ceci justement est mon affaire! Tu t'adresses avec ta question à celui qui a le droit de répondre : le hasard veut qu'en rien je ne sois aussi sage qu'en cela. Donc : lorsque l'homme décide que " cela est bien ainsi ", lorsqu'il conclut ensuite que " c'est pour cela qu'il faut que cela soit ", et lorsque, enfin il fait ce qu'il a ainsi reconnu juste et désigné comme nécessaire - alors l'essence de son acte est morale! » - Mais, mon ami, tu me parles là de trois actions au lieu d'une : car son jugement « cela est bien ainsi », par exemple, est aussi une action, - ne pouvait-on dès l'abord émettre un jugement moral ou immoral? Pourquoi considères-tu cela, et cela en particulier, comme juste? - «Parce que ma conscience me l'indique; la conscience ne parle jamais immoralement, car c'est elle qui détermine ce qui doit être moral ! » - Mais pourquoi écoutes-tu la voix de ta conscience? Et en quoi as-tu un droit à accepter comme vrai et infaillible un pareil jugement? Pour cette croyance, n'y a-t-il plus là de conscience? Ne sais-tu rien d'une conscience intellectuelle? D'une conscience derrière ta « conscience »? Ton jugement « cela est bien ainsi » a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences; il te faut demander : « Comment s'est-il formé là? » et encore après : « Qu'est-ce qui me pousse en somme à l'écouter? » Tu peux prêter l'oreille à son commandement, comme un brave soldat qui entend les ordres de son officier. Ou bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou bien comme un flatteur et un lâche qui a peur de son maître. Ou bien comme un sot qui obéit parce qu'il n'a rien à répliquer à l'ordre donné. Bref, tu peux obéir à ta conscience, de cent façons différentes. Mais si tu écoutes tel ou tel jugement, comme la voix de ta conscience, en sorte que tu considères quelque chose comme juste, c'est peut-être parce que tu n'as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as accepté aveuglément ce qui, depuis ton enfance, t'a été désigné comme juste, ou encore parce que le pain et les honneurs te sont venus jusqu'à présent avec ce que tu appelles ton devoir; - tu considères ce devoir comme « juste » puisqu'il te semble être ta « condition d'existence » (car ton droit à l'existence te paraît irréfutable). La fermeté de ton jugement moral pourrait encore être une preuve d'une pauvreté personnelle, d'un manque d'individualité, ta « force morale » pourrait avoir sa source dans ton entête­ment - ou dans ton incapacité de percevoir un idéal nouveau! En un mot : si tu avais pensé d'une façon plus subtile, mieux observé et appris davantage, à aucune condition tu n'appellerais plus devoir et conscience ce « devoir » et cette « conscience » que tu crois t'être personnels : ta religion serait éclairée sur la façon dont se sont toujours formés les jugements moraux, et elle te ferait perdre le goût pour ces termes pathétiques, - tout comme tu as déjà perdu le goût pour d'autres termes pathétiques, par exemple « le péché », « le salut de l'âme », « la rédemption ». - Et maintenant ne me parle pas de l'impératif catégorique, mon ami! - ce mot chatouille mon oreille et me fait rire malgré ta présence si sérieuse : il me fait songer au vieux Kant qui, comme punition pour s'être emparé subrepticement de la « chose en soi » - encore quelque chose de bien risible! - fut saisi subrepticement par l'« impératif catégorique » pour s'égarer de nouveau avec lui, au fond de son cœur, vers « Dieu », « l'âme », « la liberté » et « l'immortalité », pareil à un renard qui, croyant s'échapper, s'égare de nouveau dans sa cage; - et c'avait été sa force et sa sagesse qui avaient brisé les barreaux de cette cage! - Comment? Tu admires l'impératif catégorique en toi? Cette fermeté de ce que tu appelles ton jugement moral? Ce sentiment « absolu » que « tout le monde porte en ce cas le même jugement que toi » ? Admire plutôt ton égoïsme ! Et l'aveuglement, la petitesse et la modestie de ton égoïsme ! Car c'est de l'égoïsme de considérer son propre jugement comme une loi générale; un égoïsme aveugle, mesquin et modeste, d'autre part, puisqu'il révèle que tu ne t'es pas encore découvert toi-même, que tu n'as pas encore créé, à ton usage, un idéal propre, qui n'appartiendrait qu'à toi seul : - car cet idéal ne pourrait jamais être celui d'un autre, et, encore moins celui de tous ! — Celui qui juge encore : « Dans ce cas chacun devrait agir ainsi », n'est pas avancé de cinq pas dans la connaissance de soi : autrement il saurait qu'il n'y a pas d'actions semblables et qu'il ne peut pas y en avoir; - que toute action qui a été exécutée l'a été d'une façon tout à fait unique et irréparable, qu'il en sera ainsi de toute action future, et que tous les préceptes ne se rapportent qu'au grossier côté extérieur des actions (de même que les préceptes les plus ésotériques et les plus subtils de toutes les morales jusqu'à aujourd'hui), - qu'avec ces préceptes on peut atteindre, il est vrai, une apparence d'égalité, mais rien qu'une apparence - que toute action, par rapport à eux, est et demeure une chose impénétrable, - que nos opinions sur ce qui est « bon », « noble », « grand » ne peuvent jamais être démontrées par nos actes, puisque tout acte est inconnaissable, - que certainement nos opinions, nos appréciations et nos tables de valeurs, font partie des leviers les plus puissants dans les rouages de nos actions, mais que pour chaque action particulière la loi de leur mécanique est indémontrable. Restreignons-nous donc à l'épuration de nos opinions et de nos appréciations et à la création de nouvelles tables de valeurs qui nous soient propres : - mais nous ne voulons plus faire de réflexions minutieuses sur « la valeur de nos actions » ! Oui, mes amis, il est temps de montrer son dégoût pour ce qui concerne tout le bavardage moral des uns sur les autres. Rendre des sentences morales doit nous être contraire. Laissons ce bavardage et ce mauvais goût à ceux qui n'ont rien de mieux à faire qu'à traîner un peu plus loin le passé, à travers le temps, et qui ne représentent eux-mêmes jamais le présent, - à beaucoup donc, au plus grand nombre ! Mais nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes, - les hommes uniques, incomparables, ceux qui se donnent leurs propres lois, ceux qui se créent eux-mêmes ! Et, dans ce but, il faut que nous soyons de ceux qui apprennent et découvrent le mieux tout ce qui est loi et nécessité dans le monde : il faut que nous soyons physiciens, pour pouvoir être, en ce sens-là, des créateurs, - tandis que toute évaluation et tout idéal, jusqu'à ce jour, se fondaient sur une méconnaissance de la physique, en contradiction avec elle. C'est pourquoi : vive la physique! Et vive davantage encore ce qui nous contraint vers elle - notre probité !

 

336. Avarice de la nature.

Pourquoi la nature a-t-elle été si parcimonieuse à l'égard des hommes, qu'elle ne les a pas fait briller, l'un plus, l'autre moins, selon l'abondance de leur lumière? Pourquoi les grands hommes n'ont-ils pas, dans leur lever et dans leur déclin, une aussi belle visibilité que celle du soleil? Comme il y aurait moins d'équivoque à vivre parmi les hommes s'il en était ainsi!

 

337. L'« humanité » de l'avenir.

Lorsque je regarde, avec les yeux d'une époque lointaine, vers celle-ci, je ne puis rien trouver de plus singulier chez l'homme actuel que sa vertu et sa maladie particulière que l'on appelle le « sens historique ». Il y a là l'amorce de quelque chose de tout neuf et d'étranger dans l'histoire : que l'on donne à ce germe quelques siècles et davantage et il finira peut-être par en sortir une plante merveilleuse avec une odeur tout aussi merveilleuse, propre à rendre notre vieille terre plus agréable à habiter qu'elle ne l'a été jusqu'à présent. C'est que, nous autres hommes modernes, nous commençons à former la chaîne d'un sentiment que l'avenir montrera très puissante, chaînon par chaînon, - nous savons à peine ce que nous faisons. Il nous semble presque qu'il ne s'agit pas d'un sentiment nouveau, mais seulement de la diminution de tous les sentiments anciens : - le sens historique est encore quelque chose de si pauvre et de si froid, et il y a des hommes qui en deviennent glacés et plus pauvres et plus froids encore. Pour d'autres, il est l'indice de la vieillesse qui vient et notre planète leur apparaît comme un mélancolique malade qui, pour oublier le présent, se met à écrire l'histoire de sa jeunesse. En effet, c'est là un des côtés de ce sentiment nouveau : celui qui sait considérer l'histoire de l'homme, dans son ensemble, comme son histoire, celui-là ressent, en une énorme généralisation, toute l'affliction du malade qui songe à la santé, du vieillard qui songe au rêve de sa jeunesse, de l'amoureux privé de sa bien-aimée, du martyr dont l'idéal est détruit, du héros le soir d'une bataille dont le sort a été indécis et dont il garde pourtant des blessures et le regret de la mort d'un ami. - Mais porter cette somme énorme de misères de toute espèce, pouvoir la porter, et être quand même le héros qui salue, au second jour de la bataille, la venue de l'aurore, la venue du bonheur, puisque l'on est l'homme qui a, devant et derrière lui, un horizon de mille années, étant l'héritier de toute noblesse, de tout esprit du passé, héritier engagé, le plus noble parmi toutes les vieilles noblesses, et, en même temps, le premier d'une noblesse nouvelle, dont aucun temps n'a jamais vu ni rêvé rien d'égal : prendre tout cela sur son âme, le plus ancien et le plus nouveau, les pertes, les espoirs, les conquêtes, les victoires de l'humanité et réunir enfin tout cela en une seule âme, le résumer en un seul sentiment - ceci, certainement, devrait avoir pour résultat un bonheur que l'homme n'a pas encore connu jusqu'ici, - le bonheur d'un dieu, plein de puissance et d'amour, plein de larmes et de rires, un bonheur qui, pareil au soleil le soir, donnerait sans cesse de sa richesse inépuisable pour la verser dans la mer, et qui, comme le soleil, ne se sentirait le plus riche que lorsque le plus pauvre pêcheur ramerait avec des rames d'or. Ce bonheur divin s'appellerait alors - humanité !

 

338. La volonté de souffrance19 et les compatissants.

Est-il salutaire pour vous d'être avant tout des hommes compatissants? Est-il salutaire pour ceux qui souffrent que vous compatissiez? Laissons cependant pour un moment sans réponse ma première question. - Ce qui nous fait souffrir de la façon la plus profonde et la plus personnelle est presque incompréhensible et inaccessible à tous les autres; c'est en cela que nous demeurons cachés à notre prochain, quand même il mangerait avec nous dans la même assiette. Mais partout où l'on remarque que nous souffrons, notre souffrance est mal interprétée; c'est le propre de l'affection compatissante de dévêtir la souffrance étrangère de ce qu'elle a de vraiment personnel : - nos « bienfaiteurs », mieux que nos ennemis, diminuent notre valeur et notre volonté. Dans la plupart des bienfaits que l'on prodigue aux malheureux il y a quelque chose de révoltant, à cause de l'insouciance intellectuelle que le compatissant met à jouer à la destinée : il ne sait rien de toutes les conséquences et de toutes les complications intérieures qui, pour moi, ou bien pour toi s'appellent malheur! Toute l'économie de mon âme, son équilibre par le « malheur », les nouvelles sources et les besoins nouveaux qui éclatent, les vieilles blessures qui se ferment, les époques entières du passé qui sont refoulées - tout cela, tout ce qui peut être lié au malheur, ne préoccupe pas ce cher compatissant, il veut secourir et il ne pense pas qu'il existe une nécessité personnelle du malheur, que, toi et moi, nous avons autant besoin de la frayeur, des privations, de l'appauvrissement, des veilles, des aventures, des risques, des méprises que de leur contraire, et même, pour m'exprimer d'une façon mystique, que le sentier de notre propre ciel traverse toujours la volupté de notre propre enfer. Non, il ne sait rien de tout cela : la « religion de la pitié » ou bien « le cœur » ordonne de secourir, et l'on croit avoir le mieux aidé lorsque l'on a aidé vite! Si, vous autres partisans de cette religion, professez vraiment, à l'égard de vous-mêmes, un sentiment pareil à celui que vous avez à l'égard de votre prochain, si vous ne voulez pas garder sur vous-mêmes, pendant une heure, votre propre souffrance, prévenant toujours de loin tout malheur imaginable, si vous considérez en général la douleur et la misère comme mauvaises, haïssables, dignes d'être détruites, comme une tare de la vie, eh bien alors! outre votre religion de la pitié, vous avez encore au cœur une autre religion, et celle-ci est peut-être la mère de celle-là - la religion du bien-être. Hélas! combien peu vous connaissez le bonheur des hommes, êtres commodes et bonasses! - car le bonheur et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou bien qui, comme vous, restent petits ensemble ! Mais revenons à ma première question. - Comment est-il possible de rester sur son propre chemin ? Sans cesse un cri quelconque nous appelle à côté; rarement notre œil voit quelque [endroit]20 où il ne serait pas nécessaire de quitter nos propres affaires pour accourir. Je le sais : il y a cent manières honnêtes et louables pour m'égarer de mon chemin, et ce sont certes des manières très « morales » ! L'opinion des prédicateurs de la morale et de la pitié va même, de nos jours, jusqu'à prétendre que ceci, et ceci seul, est moral : - à savoir, se détourner de son chemin pour accourir au secours du prochain. Et je sais, avec autant de certitude, que je n'ai qu'à m'abandonner pendant un instant à une misère véritable pour être moi-même perdu! Et, si un ami souffrant me dit : « Voici, je vais mourir bientôt; promets-moi donc de mourir avec moi » - Je le lui promettrais, tout aussi bien que le spectacle d'un petit peuple de la montagne combattant pour sa liberté m'amènerait à lui offrir mon bras et ma vie : - pour ne choisir que des mauvais exemples de bonnes raisons. Certes, il y a une secrète séduction, même dans tous ces éveils de la pitié, dans tous ces appels au secours ; car notre « propre chemin » est précisément quelque chose de trop dur et de trop exigeant; quelque chose qui est trop loin de l'amour et de la reconnaissance des autres, - ce n'est pas sans plaisir que nous lui échappons, à lui et à notre conscience la plus individuelle, pour nous réfugier dans la conscience des autres et dans le temple charmant de la « religion de la pitié ». Chaque fois qu'éclate maintenant une guerre quelconque, éclate en même temps, parmi les hommes les plus nobles d'un peuple, une joie, tenue secrète il est vrai : ils se jettent avec ravissement au-devant du nouveau danger de la mort, parce qu'ils croient enfin avoir trouvé, dans le sacrifice pour la patrie, cette permission long­temps cherchée - la permission d'échapper à leur but : - la guerre est pour eux un détour vers le suicide, mais un détour avec bonne conscience. Et, tout en taisant ici certaines choses, je ne veux cependant pas taire ma morale qui me commande : vis caché pour que tu puisses vivre pour toi, vis ignorant de ce qui importe le plus à ton époque! Place, entre toi et aujourd'hui, au moins l'épaisseur de trois siècles! Et les clameurs du jour, le bruit des guerres et des révolutions ne doit te parvenir que comme un murmure! Et, toi aussi, tu voudras secourir, mais seulement ceux dont tu comprends entièrement la peine, puisqu'ils ont avec toi une joie, et un espoir en commun - tes amis : et seulement à la façon dont tu te prêtes secours à toi-même : - je veux les rendre plus courageux, plus endurants, plus simples et plus joyeux! Je veux leur apprendre ce qu'aujourd'hui si peu de gens comprennent, et ces prédicateurs de la compassion moins que personne : - non plus la peine commune, mais la joie commune!

 

339. Vita femina.

Voir la dernière beauté d'une œuvre - toute science et toute bonne volonté n'y suffisent pas; il faut les plus rares, les plus heureux hasards pour que les nuées s'écartent de ces sommets pour laisser briller le soleil. Il faut non seulement que nous nous trouvions exactement au bon endroit, mais encore que notre âme elle-même ait écarté les voiles de ses sommets et ressente le besoin d'une expression et d'un symbole extérieur, comme pour avoir un appui et se rendre maîtresse d'elle-même. Mais tout cela se trouve si rarement réuni que je serais prêt à croire que les plus hauts sommets de tout ce qui est bien, que ce soit l'œuvre, l'action, l'honneur, la nature, sont restés pour la plupart des hommes, même pour les meilleurs, quelque chose de caché et de voilé : - pourtant ce qui se dévoile à nous, ne se dévoile qu'une fois! - Il est vrai que les Grecs pouvaient prier : « Que tout ce qui est beau revienne deux ou trois fois! » - ils avaient, hélas! une bonne raison d'invoquer les dieux, car la réalité impie ne nous donne pas la beauté, et si elle nous la donne, ce n'est qu'une seule fois! Je veux dire que le monde est gorgé de belles choses, et, malgré cela, pauvre, très pauvre en beaux instants et en révélations de ces choses. Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie; elle porte sur elle, entrelacé d'or, un voile de belles possibilités, prometteuses, farouches, pudiques, moqueuses, apitoyées et séductrices. Oui, la vie est une femme!

 

340. Socrate mourant.

J'admire la bravoure et la sagesse de Socrate en tout ce qu'il a fait, en tout ce qu'il a dit - en tout ce qu'il n'a pas dit. Cet attrapeur de rats et ce lutin d'Athènes, moqueur et amoureux, qui faisait trembler et sangloter les pétulants jeunes gens d'Athènes, fut non seulement le plus sage de tous les bavards, il fut tout aussi grand dans le silence. Je désirerais qu'il se fût également tu dans les derniers moments de sa vie, - peut-être appartiendrait-il alors à un ordre des esprits encore plus élevé. Est-ce que ce fut la mort ou le poison, la piété ou la méchanceté? - quelque chose lui délia à ce moment la langue et il se mit à dire : « Oh! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie! » Est-ce possible! Un homme qui a été joyeux devant tous, comme un soldat, - un tel homme était pessimiste! C'est qu'au fond, durant toute sa vie, il n'avait fait que bonne mine à mauvais jeu et caché tout le temps son dernier jugement, son sentiment intérieur. Socrate, Socrate a souffert de la vie! Et il s'en est vengé - avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires! Un Socrate même eut-il encore besoin de se venger? Manquait-il un grain de générosité à sa vertu si riche? - Hélas! mes amis! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs!

 

341. Le poids formidable.

Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre - et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau - et toi avec lui, poussière des poussières! » - Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois? », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation!

 

342. Incipit tragœdia.

Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac Ourmi et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, - et un matin, se levant avec l'aurore, il s'avança devant le soleil et lui parla ainsi : « Ô grand astre! Quel serait ton bonheur, si tu n'avais pas ceux que tu éclaires! Depuis dix ans tu viens ici vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent; mais nous t'attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t'en bénissions. Voici! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l'abeille qui a recueilli trop de miel, j'ai besoin de mains qui se tendent. Je voudrais donner et distribuer jusqu'à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres heureux de leur richesse. Pour cela je dois descendre dans les profondeurs : comme tu fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse! - Je dois disparaître, ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre. Bénis-moi donc, œil tranquille, [moi] qui peux voir sans envie un bonheur même trop grand! Bénis la coupe qui veut déborder, que l'eau toute dorée en découle apportant partout le reflet de ta joie! Vois! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. » - Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.

 

 

8 Livre Cinquième | Le gai savoir (1887)

Livre Cinquième

 

Nous autres hommes sans crainte

 

«Carcasse, tu trembles? Tu tremblerais bien davantage, si tu savais où je te mène.»

Turenne.

 

 

343. Notre sérénité.

Le plus important des événements récents, - le fait « que Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien a été ébranlée - commence déjà à projeter sur l'Europe ses premières ombres. Du moins pour le petit nombre de ceux dont le regard, dont la méfiance du regard, sont assez aigus et assez fins pour ce spectacle, un soleil semble s'être couché, une vieille et profonde confiance s'être changée en doute : c'est à eux que notre vieux monde doit paraître tous les jours plus crépusculaire, plus suspect, plus étrange, plus « vieux ». On peut même dire, d'une façon générale, que l'événement est beaucoup trop grand, trop lointain, trop éloigné de la compréhension de tout le monde pour qu'il puisse être question du bruit qu'en a fait la nouvelle, et moins encore pour que la foule puisse déjà se rendre compte de ce qui s'est réellement passé - pour qu'elle puisse savoir ce qui s'effondrera, maintenant que cette foi a été minée, tout ce qui s'y dresse, s'y adosse et s'y vivifie : par exemple toute notre morale européenne. Cette longue suite de démolitions, de destructions, de ruines et de chutes que nous avons devant nous : qui donc aujourd'hui la devinerait assez pour être l'initiateur et le devin de cette énorme logique de terreur, le prophète d'un assombrissement et d'une obscurité qui n'eurent probablement jamais leurs pareils sur la terre? Nous-mêmes, nous autres devins de naissance, qui restons comme en attente sur les sommets, placés entre hier et demain, haussés parmi les contradictions d'hier et de demain, nous autres premiers-nés, nés trop tôt, du siècle à venir, nous qui devrions apercevoir déjà les ombres que l'Europe est en train de projeter : d'où cela vient-il donc que nous attendions nous-mêmes, sans un intérêt véritable, et avant tout sans souci ni crainte, la venue de cet obscurcissement? Nous trouvons-nous peut-être encore trop dominés par les premières conséquences de cet événement? - et ces premières conséquences, à l'encontre de ce que l'on pourrait peut-être attendre, ne nous apparaissent nullement tristes et assombrissantes, mais, au contraire, comme une espèce de lumière nouvelle, difficile à décrire, comme une espèce de bonheur, d'allégement, de sérénité, d'encouragement, d'aurore... En effet, nous autres philosophes et « esprits libres », à la nouvelle que « le Dieu ancien est mort », nous nous sentons illuminés d'une aurore nouvelle; notre cœur en déborde de reconnaissance, d'étonnement, d'appréhension et d'attente, - enfin l'horizon nous semble de nouveau libre, en admettant même qu'il ne soit pas clair, - enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile, voguer au-devant du danger, tous les coups de hasard de celui qui cherche la connaissance sont de nouveau permis; la mer, notre pleine mer, s'ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n'y eut-il jamais une mer aussi « pleine ».

 

344. De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux.

On dit, à bon droit, que, dans le domaine de la science, les convictions n'ont pas droit de cité : ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser à la modestie d'une hypothèse, d'un point de vue expérimental provisoire, d'un artifice de régulation, que l'on peut leur accorder l'entrée et même une certaine valeur dans le domaine de la connaissance, - à une condition encore, c'est qu'on les mette sous la surveillance de la police, de la police de la méfiance bien entendue. - Mais cela n'équivaut-il pas à dire : ce n'est que lorsque la conviction cesse d'être une conviction que l'on peut lui concéder l'entrée dans la science? La discipline de l'esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l'on ne se permet plus de convictions?... Il en est probablement ainsi. Or, il s'agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n'est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu'elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu'il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d'avance une réponse affirmative, mais l'affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, « rien n'est plus nécessaire que la vérité, et, par rapport à elle, tout le reste n'a qu'une valeur de deuxième ordre ». - Cette absolue volonté de vérité : qu'est-elle? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper! Est-ce la volonté de ne point tromper? Car la volonté de vérité pourrait aussi s'interpréter de cette dernière façon : en admettant que la généralisation « je ne veux pas tromper » comprenne aussi le cas particulier «je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper? Mais pourquoi ne pas se laisser tromper? - Il faut remarquer que les raisons de la première éventualité se trouvent sur un tout autre domaine que les raisons de la seconde. On ne veut pas se laisser tromper parce que l'on considère qu'il est nuisible, dangereux, néfaste d'être trompé, - à ce point de vue la science serait le résultat d'une longue ruse, d'une précaution, d'une utilité, à quoi l'on pourrait justement objecter : comment? le fait de ne pas vouloir se laisser tromper diminuerait vraiment les risques de rencontrer des choses nuisibles, dangereuses, néfastes? Que savez-vous de prime abord du caractère de l'existence pour pouvoir décider si le plus grand avantage est du côté de la méfiance absolue ou du côté de la confiance absolue?

Mais pour le cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance, d'où la science prendrait-elle alors sa foi absolue, cette conviction qui lui sert de base, que la vérité est plus importante que toute autre chose, et aussi plus importante que toute autre conviction? Cette conviction, précisément, n'aurait pas pu se former, si la vérité et la non-vérité n'affirmaient toutes deux, en même temps, leur utilité, cette utilité qui est un fait. Donc, la foi en la science, cette foi qui est incontestable, ne peut pas avoir tiré son origine d'un pareil calcul d'utilité, au contraire elle s'est formée malgré la démonstration constante de l'inutilité et du danger qui résident dans la « volonté de vérité », dans « la vérité à tout prix ». « A tout prix », hélas! nous savons trop bien ce que cela veut dire lorsque nous avons offert et sacrifié sur cet autel une croyance après l'autre! - Par conséquent « volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper », mais - et il n'y a pas de choix - « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : - et nous voici sur le terrain de la morale. Car on fera bien de s'interroger à fond : « Pourquoi ne veux-tu pas tromper? » surtout lors­qu'il pourrait y avoir apparence - et il y a apparence! - que la vie n'est faite qu'en vue de l'apparence, je veux dire en vue de l'erreur, de la duperie, de la dissimulation, de l'éblouissement, de l'aveuglement, et alors que, d'autre part, la grande forme de la vie s'est effectivement toujours montrée du côté des polutropoi21 les moins scrupuleux. Un pareil dessein pourrait peut-être ressembler, pour m'exprimer en douceur, à quelque donquichotterie, à une petite déraison enthousiaste, mais il pourrait être quelque chose de pire encore, je veux dire un principe destructeur qui met la vie en danger... « Volonté de vérité » - cela pourrait cacher une volonté de mort. - En sorte que la question : pourquoi la science? se réduit au problème moral : Pourquoi de toute façon la morale?, si la vie, la nature, l'histoire sont « immorales »? Il n'y a aucun doute, le véridique, au sens le plus hardi et le plus extrême, tel que le présuppose la foi en la science, affirme ainsi un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l'histoire; et, en tant qu'il affirme cet autre monde, ne lui faut-il pas, par cela même, nier son antipode, ce monde, notre monde?... Mais on aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c'est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science, - que nous aussi, nous qui cherchons aujourd'hui la connaissance, nous les impies et les anti­métaphysiques, nous empruntons encore notre feu à l'incendie qu'une foi vieille de mille années a allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon et qui admettait que Dieu est la vérité et que la vérité est divine... Mais que serait-ce si cela précisément devenait de plus en plus invraisemblable, si rien ne s'affirme plus comme divin si ce n'est l'erreur, l'aveuglement, le men­songe, - si Dieu lui-même s'affirmait comme notre plus long mensonge?

 

345. La morale en tant que problème.

Le manque [d'individualités]22 s'expie partout; une personnalité affaiblie, mince, éteinte, qui se nie et se renie elle-même, n'est plus bonne à rien, - et, moins qu'à toute autre chose, à faire de la philosophie. Le « désintéressement » n'a point de valeur au ciel ni sur la terre; les grands problèmes exigent tous le grand amour, et il n'y a que les esprits vigoureux, nets et sûrs qui en soient capables, les esprits à base solide. C'est une différence considérable si un penseur prend personnellement position en face de ses problèmes, de telle sorte qu'il trouve en eux sa destinée, sa peine et aussi son plus grand bonheur, ou s'il s'approche de ses problèmes d'une façon « impersonnelle » : c'est-à-dire s'il n'y touche et ne les saisit qu'avec des pensées de froide curiosité. Dans ce dernier cas il n'en résultera rien, car une chose est certaine, les grands problèmes, en admettant même qu'ils se laissent saisir, ne se laissent point garder par les êtres au sang de grenouille et par les débiles. Telle fut leur fantaisie de toute éternité, - une fantaisie qu'ils partagent d'ailleurs avec toutes les braves petites femmes. - Or, d'où vient que je n'aie encore rencontré personne, pas même dans les livres, personne qui se placerait devant la morale comme si elle était quelque chose d'individuel, qui ferait de la morale un problème et de ce problème sa peine, son tourment, sa volupté et sa passion individuelles? Il est évident que jusqu'à présent la morale n'a pas été un problème; elle a été, au contraire, le terrain neutre, où, après toutes les méfiances, les dissentiments et les contradictions, on finissait par tomber d'accord, le lieu sacré de la paix, où les penseurs se reposent d'eux-mêmes, où ils respirent et revivent. Je ne vois personne qui ait osé une critique des évaluations morales, je constate même, dans cette matière, l'absence des tentatives de la curiosité scientifique, de cette imagination délicate et hasardeuse des psychologues et des historiens qui anticipe souvent sur un problème, qui le saisit au vol sans savoir au juste ce qu'elle tient. A peine si j'ai découvert quelques rares essais de parvenir à une histoire des origines de ces sentiments et de ces appréciations (ce qui est toute autre chose qu'une critique et encore autre chose que l'histoire des systèmes éthiques) : dans un cas isolé, j'ai tout fait pour encourager un penchant et un talent portés vers ce genre d'histoire - je constate aujourd'hui que c'était en vain. Ces historiens de la morale (qui sont surtout des Anglais) sont de mince importance : ils se trouvent généralement encore, de façon ingénue, sous les ordres d'une morale définie; ils en sont, sans s'en douter, les porte-boucliers et l'escorte : ils suivent en cela ce préjugé populaire de l'Europe chrétienne, ce préjugé que l'on répète toujours avec tant de bonne foi et qui veut que les caractères essentiels de l'action morale soient l'altruisme, le renoncement, le sacrifice de soi-même, la pitié, la compassion. Leurs fautes habituelles, dans leurs hypothèses, c'est d'admettre une sorte de consentement entre les peuples, au moins entre les peuples domestiqués, au sujet de certains préceptes de la morale et d'en conclure à une obligation absolue, même pour les relations entre individus. Quand, au contraire, ils se sont rendu compte de cette vérité que, chez les différents peuples, les appréciations morales sont nécessairement différentes, ils veulent en conclure que toute morale est sans obligation. Les deux points de vue sont également enfantins. La faute des plus subtils d'entre eux c'est de découvrir et de critiquer les opinions, peut-être erronées, qu'un peuple pourrait avoir sur sa morale ou bien les hommes sur toute morale humaine, soit des opinions sur l'origine de la morale, la sanction religieuse, le préjugé du libre arbitre, etc., et de croire qu'ils ont, de ce fait, critiqué cette morale elle-même. Mais la valeur du précepte « tu dois » est profondément différente et indépendante de pareilles opinions sur ce précepte, et de l'ivraie d'erreurs dont il est peut-être couvert : de même l'efficacité d'un médicament sur un malade n'a aucun rapport avec les notions médicales de ce malade, qu'elles soient scientifiques ou qu'il pense comme une vieille femme. Une morale pourrait même avoir son origine dans une erreur : cette constatation ne ferait même pas toucher au problème de sa valeur. - La valeur de ce médicament, le plus célèbre de tous, de ce médicament que l'on appelle morale, n'a donc été examinée jusqu'à présent par personne : il faudrait, pour cela, avant toute autre chose, qu'elle fût mise en question. Eh bien! c'est précisément là notre œuvre.

 

346. Notre point d'interrogation.

Mais vous ne comprenez pas cela! En effet, on aura de la peine à nous comprendre. Nous cherchons les mots, peut-être cherchons-nous aussi les oreilles. Qui sommes-nous donc? Si, avec une expression ancienne, nous voulions simplement nous appeler impies ou incrédules, ou encore immoralistes, il s'en faudrait de beaucoup que par là nous nous croyions désignés : nous sommes ces trois choses dans une phase trop tardive pour que l'on comprenne, pour que vous puissiez comprendre, messieurs les indiscrets, dans quel état d'esprit nous nous trouvons. Non! nous ne sentons plus l'amertume et la passion de l'homme détaché qui se voit forcé d'apprêter son incrédulité à son propre usage, pour en faire une foi, un but, un martyre! Au prix de souffrances qui nous ont rendus froids et durs, nous avons acquis la conviction que les événements du monde n'ont rien de divin, ni même rien de raisonnable, selon les mesures humaines, rien de pitoyable et de juste ; nous le savons, le monde où nous vivons est sans Dieu, immoral, « inhumain », - trop longtemps nous lui avons donné une interprétation fausse et mensongère, apprêtée selon les désirs et la volonté de notre vénération, c'est-à-dire conformément à un besoin. Car l'homme est un animal qui vénère! Mais il est aussi un animal méfiant, et le monde ne vaut pas ce que nous nous sommes imaginés qu'il valait, c'est peut-être là la chose la plus certaine dont notre méfiance a fini par s'emparer. Autant de méfiance, autant de philosophie. Nous nous gardons bien de dire que le monde a moins de valeur : aujourd'hui cela nous paraîtrait même risible, si l'homme voulait avoir la prétention d'inventer des valeurs qui dépasseraient la valeur du monde véritable, - c'est de cela justement que nous sommes revenus, comme d'un lointain égarement de la vanité et de la déraison humaines, qui longtemps n'a pas été reconnu comme tel. Cet égarement a trouvé sa dernière expression dans le pessimisme moderne, une expression plus ancienne et plus forte dans la doctrine de Bouddha; mais le christianisme lui aussi en est plein; il se montre là d'une façon plus douteuse et plus équivoque, il est vrai, mais non moins séduisante à cause de cela. Toute cette attitude de « l'homme contre le monde », de l'homme principe « négateur du monde », de l'homme comme étalon des choses, comme juge de l'univers qui finit par mettre l'existence elle-même sur sa balance pour la trouver trop légère - le monstrueux mauvais goût de cette attitude s'est fait jour dans notre conscience et nous n'en ressentons que du dégoût, - nous nous mettons à rire rien qu'en trouvant « l'homme et le monde » placés l'un à côté de l'autre, séparés par la sublime présomption de la conjonction « et »! Comment donc? N'aurions-nous pas fait ainsi, rieurs que nous sommes, un pas de plus dans le mépris des hommes? Et, par conséquent aussi, un pas de plus dans le pessimisme, dans le mépris de l'existence, telle que nous la percevons? Ne serions-nous pas, par cela même, tombés dans le soupçon qu'occasionne ce contras­te, le contraste entre ce monde où, jusqu'à présent, nos vénérations avaient trouvé un refuge - ces vénérations à cause desquelles nous supportions peut-être de vivre - et un monde qui n'est autre que nous-mêmes : un soupçon implacable, foncier et radical à l'égard de nous-mêmes, qui s'empare toujours davantage de nous autres Européens, nous tient toujours plus dangereusement en sa puissance, et pourrait facilement placer les générations futures devant cette terrible alternative : « Supprimez ou vos vénérations, ou bien... vous-mêmes ! » Le dernier cas aboutirait au nihilisme; mais le premier n'aboutirait-il pas aussi au nihilisme? - C'est là notre point d'interrogation!

 

347. Les croyants et leur besoin de croyance.

On mesure le degré de force de notre foi (ou plus exactement le degré de sa faiblesse) au nombre de principes « solides » qu'il lui faut pour se développer, de ces principes que votre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu'ils lui servent de soutiens. Il me semble qu'aujourd'hui la plupart des gens en Europe ont encore besoin du christianisme, c'est pourquoi l'on continue à lui accorder créance. Car l'homme est ainsi fait : on pourrait lui réfuter mille fois un article de foi, - en admettant qu'il en ait besoin, il continuerait toujours à le tenir pour « vrai », - conformément à cette célèbre « épreuve de force » dont parle la Bible. Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique; mais cet impétueux désir de certitude qui se décharge, aujourd'hui encore, dans les masses compactes, avec des allures scientifiques et positivistes, ce désir d'avoir à tout prix quelque chose de solide (tandis que la chaleur de ce désir empêche d'accorder de l'importance aux arguments en faveur de la certitude), est, lui aussi, le désir d'un appui, d'un soutien, bref, cet instinct de faiblesse qui, s'il ne crée pas les religions, les métaphysiques et les principes de toute espèce, les conserve du moins. C'est un fait qu'au­tour de tous ces systèmes positivistes s'élève la fumée d'un certain assombrissement pessimiste, quelque chose comme la fatigue, le fatalisme, la déception ou la crainte d'une déception nouvelle - ou bien encore l'étalage du ressentiment, la mauvaise humeur, l'anarchisme exaspéré, ou quels que soient les symptômes ou les mascarades résultant du sentiment de faiblesse. La violence même que mettent certains de nos contemporains, les plus avisés, à se perdre dans de pitoyables réduits, dans de malheureuses impasses, par exemple dans le genre patriotard (c'est ainsi que j'appelle ce que l'on nomme en France chauvinisme , en Allemagne « deutsch »), ou bien dans une étroite profession de foi esthétique à la façon du naturalisme (ce naturalisme qui n'emprunte à la nature et qui n'y découvre que la partie qui éveille en même temps le dégoût et l'étonnement - on aime à appeler cette partie aujourd'hui la vérité vraie -), ou bien encore dans le nihilisme selon le modèle de Saint-Pétersbourg (c'est-à-dire dans la croyance à l'incroyance jusqu'au martyre), cette violence est toujours et avant tout une preuve d'un besoin de foi, d'appui, de soutien, de recours... La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté : car la volonté étant la passion du commandement, elle est le signe distinctif de la souveraineté et de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu'un sait commander, plus il aspire violemment à quelqu'un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un Etat, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti. D'où il faudrait peut-être conclure que les deux grandes religions du monde, le bouddhisme et le christianisme, pourraient bien avoir trouvé leur origine, et surtout leur développement soudain, dans un énorme accès de maladie de la volonté. Et il en a été véritablement ainsi. Les deux religions ont rencontré une aspiration tendue jusqu'à la folie par la maladie de la volonté, le besoin d'un « tu dois » poussé jusqu'au désespoir; toutes deux enseignaient le fatalisme à des époques d'affaiblissement de la volonté et offraient ainsi un appui à une foule innombrable, une nouvelle possibilité de vouloir, une jouissance de la volonté. Car le fanatisme est la seule, « force de volonté » où l'on puisse amener même les faibles et les incertains, comme une sorte d'hypnotisation de tout le système sensitif et intellectuel en faveur de l'hypertrophie d'un seul sentiment, d'un seul point de vue qui domine dès lors - le chrétien l'appelle sa foi. Dès qu'un homme arrive à la conviction fondamentale qu'il faut qu'il soit commandé, il devient « croyant » ; il y aurait lieu d'imaginer par contre une joie et une force de souveraineté individuelle, une liberté du vouloir, où l'esprit abandonnerait toute foi, tout désir de certitude, exercé comme il l'est à se tenir sur les cordes légères de toutes les possibilités, à danser même au bord de l'abîme. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence.

 

348. De l'origine du savant.

Le savant, en Europe, tire son origine de toutes espèces de classes et de conditions sociales, tel une plante qui n'a pas besoin d'un sol particulier; c'est pourquoi il prend place, essentiellement et involontairement, parmi les soutiens de la pensée démocratique. Mais cette origine se devine. Si l'on a un peu exercé son œil à découvrir et à prendre sur le fait, dans un ouvrage ou un traité scientifique, l'diosyncrasie du savant - chaque savant possède la sienne -, l'on reconnaîtra presque toujours, derrière cette idiosyncrasie, l'histoire primitive du savant, sa famille et particulière­ment le caractère professionnel et les métiers de sa famille. Lorsque le sentiment d'avoir « démontré » quel­que chose que l'on a « mené à bonne fin » trouve son expression, c'est généralement l'ancêtre dans le sang et dans l'instinct du savant qui, à son point de vue, approuve le « travail fait » ; - la croyance en une démonstration n'est que le symptôme qui indique ce que l'on considérait de tous temps, dans une famille laborieuse, comme « bon travail ». Un exemple : les fils de greffiers et de bureaucrates de toute espèce, dont la tâche principale a toujours consisté à classer des documents multiples, à les distribuer dans des casiers et, en général, à schématiser, montrent, pour le cas où ils deviennent des savants, une propension à considérer un problème comme résolu lors­qu'ils en ont établi le schéma. Il y a des philosophes qui ne sont au fond que des cerveaux schématiques - ce qu'il y avait d'extérieur dans la profession de leur père est devenu pour eux l'essence même des choses. Le talent à classifier, à établir les tables de catégories, révèle quelque chose; on n'est pas impunément l'enfant de ses parents. Le fils d'un avocat continuera à être avocat en tant qu'homme de science : il veut, en premier lieu, que sa cause garde raison, en deuxième lieu peut-être qu'elle ait raison. On reconnaît les fils de pasteurs protestants et d'instituteurs à la certitude naïve qu'ils mettent, en tant que savants, à considérer leurs affirmations comme démontrées lorsqu'ils viennent seulement de les exposer courageusement et avec chaleur : car ils ont l'habitude invétérée d'y voir ajouter foi, - chez leur père cela faisait partie du « métier ». Chez un Juif, au contraire, grâce à ses habitudes d'affaires et au passé de son peuple, se voir ajouter foi est ce qu'il y a de moins habituel : on peut vérifier ce fait chez les savants juifs, - ils ont tous une haute opinion de la logique c'est-à-dire de la force contraignante des arguments sur l'approbation ; ils savent que la logique leur procurera la victoire, même lorsqu'il y a contre eux une répugnance de race et de classe et qu'alors on les croira contre son gré. Car il n'y a rien de plus démocratique que la logique : elle ne connaît pas d'égards aux personnes et même les nez crochus lui paraissent droits. (L'Europe, soit dit en passant, doit avoir de la reconnaissance à l'égard des Juifs, pour ce qui en est de la logique et des habitudes de propreté intellectuelle ; et avant tout les Allemands, une race fâcheusement déraisonnable, à qui, aujourd'hui encore il faut toujours commencer par « laver la tête ». Partout où les Juifs ont eu de l'influence, ils ont enseigné à distinguer avec plus de sensibilité, à conclure avec plus de sagacité, à écrire avec plus de clarté et de netteté : cela a toujours été leur tâche d'amener un peuple « à la raison »).

 

349. Encore l'origine des savants.

Vouloir se conserver soi-même, c'est l'expression d'un état de détresse, une restriction du véritable instinct fondamental de la vie qui tend à l'élargissement de la puissance et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi. Il faut voir un symptôme dans le fait que certains philosophes, comme par exemple Spinoza, le poitrinaire, ont dû justement considérer ce que l'on appelle l'instinct de conservation comme cause déterminante : - c'est qu'ils étaient des hommes en plein état de détresse. Si nos sciences naturelles modernes se sont à un tel point engagées dans le dogme spinozien (en dernier lieu et de façon la plus grossière avec le darwinisme et sa doctrine incompréhensiblement unilatérale de la « lutte pour la vie » -) c'est probablement l'origine de la plupart des naturalistes qui en est cause : en cela ils appartiennent au « peuple », leurs ancêtres étaient de pauvres et petites gens qui connaissaient de trop près les difficultés qu'il y a à se tirer d'affaire. Le darwinisme anglais tout entier respire une atmosphère semblable à celle que produit l'excès de population des grandes villes anglaises, l'odeur des petites gens, misérablement à l'étroit. Mais lorsque l'on est naturaliste, on devrait sortir de son recoin humain, car dans la nature règne, non la détresse, mais l'abondance, et même le gaspillage jusqu'à la folie. La lutte pour la vie n'est qu'une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre; la grande et la petite lutte tournent partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement et de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément volonté de vie.

 

350. A l'honneur des homines religiosi.

La lutte contre l'Église est certainement aussi, entre autres - car elle signifie beaucoup de choses - la lutte des natures plus vulgaires, plus gaies, plus familières, plus superficielles contre la domination des hommes plus lourds, plus profonds, plus contemplatifs, c'est-à-dire plus méchants et plus ombrageux, qui ruminent longtemps les soupçons qui leur viennent sur la valeur de l'existence et aussi sur leur propre valeur : - l'instinct vulgaire du peuple, sa joie des sens, son « bon cœur » se révoltaient contre ces hommes. Toute l'Église romaine repose sur une défiance méridionale de la nature humaine, toujours mal comprise dans le Nord. Cette défiance, le Midi européen l'a héritée de l'Orient profond, de l'antique Asie mystérieuse et de son esprit contemplatif. Déjà le protestantisme est une révolte populaire en faveur des gens intègres, candides et superficiels (le Nord fut toujours plus doux et plus plat que le Midi); mais ce fut la Révolution française qui plaça définitivement et solennellement le sceptre dans la main du « brave homme » (du mouton, de l'âne, de l'oie, et de tout ce qui est incurablement plat et braillard, mûr pour la maison de fous des « idées modernes »).

 

351. A l'honneur des natures de prêtres.

Je pense que les philosophes se sont toujours tenus le plus éloignés de ce que le peuple entend par sagesse (et qui donc, aujourd'hui, ne fait pas partie du « peuple »? -), de cette prudente tranquillité d'âme avachie, de cette piété et de cette douceur de pasteur de campagne qui s'étend dans un pré et qui assiste au spectacle de la vie en ruminant d'un air sérieux; peut-être était-ce parce que les philosophes ne se sentaient pas assez peuple, pas assez pasteur de campagne. Aussi seront-ils peut-être les derniers à croire que le peuple puisse comprendre quelque chose qui est aussi éloigné de lui que la grande passion de celui qui cherche la connaissance, qui vit sans cesse dans les nuées orageuses des plus hauts problèmes et des plus dures responsabilités, qui est forcé d'y vivre (qui n'est donc nullement contemplatif, en dehors, indifférent, sûr, objectif...). Le peuple honore une tout autre catégorie d'hommes, lorsqu'il se fait, de son côté, un idéal du « sage », et il a mille fois raison de rendre hommage à ces hommes avec les paroles et les honneurs les plus choisis : ce sont les natures de prêtre, douces et sérieuses, simples et chastes, et tout ce qui est de leur espèce; - c'est à eux que vont les louanges que prodigue à la sagesse la vénération du peuple. Et envers qui le peuple aurait-il raison de se montrer plus reconnaissant, si ce n'est envers ces hommes qui sortent de lui et demeurent de son espèce, mais comme s'ils étaient sacrifiés et choisis, sacrifiés pour son bien - ils se croient eux-mêmes sacrifiés à Dieu - auprès de qui le peuple peut impunément verser son cœur, se débarrasser de ses secrets, de ses soucis et de choses pires encore (car l'homme qui « se confie » se débarrasse de lui-même, et celui qui a « avoué » oublie)? Or, il s'agit ici d'une impérieuse nécessité : car, pour les immondices de l'âme, il est aussi besoin de canaux d'écoulement et d'eaux propres qui purifient, il est besoin de rapides fleuves d'amour et de cœurs vaillants, humbles et purs qui se prêtent à un tel service sanitaire non public, qui se sacrifient - car c'est bien là un sacrifice, où le prêtre est et demeure la victime. Le peuple considère ces hommes sacrifiés et silencieux, ces hommes sérieux de la « foi », comme des sages, c'est-à-dire comme ceux qui ont gagné la science, comme des hommes « sûrs », par rapport à sa propre incertitude : qui donc voudrait lui enlever ce mot et cette vénération? - Mais inversement il est juste que, parmi les philosophes, le prêtre, lui aussi, soit encore considéré comme un homme du « peuple » et non comme un homme qui « sait », avant tout parce qu'il ne croit pas lui-même que l'on puisse « savoir », et parce que cette croyance négative et cette superstition [émettent un relent de]23 « populaire ». C'est la modestie qui s'inventa en Grèce le mot « philosophe », et qui laissa aux comédiens de l'esprit le superbe orgueil de s'appeler sages, - la modestie de pareils monstres de fierté et d'indépendance comme Pythagore et Platon -.

 

352. De quelle manière l'on peut à peine se passer de morale.

L'homme nu est généralement un honteux spectacle - je veux parler de nous autres Européens (et du tout des Européennes!) Supposons que les plus joyeux convives, par le tour de malice d'un magicien, se voient soudain dévoilés et déshabillés, je crois que du coup, non seulement leur bonne humeur disparaîtrait, mais encore l'appétit le plus féroce en serait découragé, - il paraît que nous autres Européens nous ne pouvons absolument pas nous passer de cette mascarade qui s'appelle habillement. Mais n'y aurait-il pas les mêmes bonnes raisons à préconiser le déguisement des « hommes moraux », à demander à ce qu'ils fussent enveloppés de formules morales et de notions de convenance, à ce que nos actes fussent bénévolement cachés sous les idées du devoir, de la vertu, de l'esprit civique, de l'honorabilité, du désintéressement? Ce n'est pas que je croie qu'il faille peut-être masquer ainsi la méchanceté et l'infamie humaine, bref la dangereuse bête sauvage qui est en nous; au contraire! c'est précisément en tant que bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons besoin d'un travestissement moral, - l'« homme intérieur » en Europe n'est pas assez inquiétant pour pouvoir se « faire voir » avec sa férocité (pour qu'elle le rende beau). L'Européen se travestit avec la morale parce qu'il est devenu un animal malade, infirme, estropié, qui a de bonnes raisons pour être « apprivoisé », puisqu'il est presque un avorton, quelque chose d'imparfait, de faible et de gauche... Ce n'est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d'un travestissement moral, mais la bête du troupeau, avec sa médiocrité profonde, la peur et l'ennui qu'elle se cause à elle-même. La morale attife l'Européen - avouons-le! - pour lui donner de la distinction, de l'importance, de l'apparence, pour le rendre « divin ».

 

353. De l'origine des religions.

Les véritables inventions des fondateurs de religion sont, d'une part : d'avoir fixé une façon de vivre déterminée, des mœurs de tous les jours, qui agissent comme une discipline de la volonté et suppriment en même temps l'ennui; et d'autre part : d'avoir donné justement à cette vie une interprétation au moyen de quoi elle semble enveloppée de l'auréole d'une valeur supérieure, en sorte qu'elle devient maintenant un bien pour lequel on lutte et sacrifie parfois sa vie. En réalité, de ces deux inventions, la seconde est la plus importante; la première, la façon de vivre, existait généralement déjà, mais à côté d'autres façons de vivre et sans qu'elle se rende compte de la valeur qu'elle avait. L'importance, l'originalité du fondateur de religion se manifeste généralement par le fait qu'il voit la façon de vivre, qu'il la choisit, que, pour la première fois, il devine à quoi elle peut servir, comment on peut l'interpréter. Jésus (ou saint Paul) par exemple, trouva autour de lui la vie des petites gens des provinces romaines : il l'interpréta, il y mit un sens supérieur - et par là même le courage de mépriser tout autre genre de vie, le tranquille fanatisme que reprirent plus tard les frères moraves, la secrète et souterraine confiance en soi qui grandit sans cesse jusqu'à être prête à « surmonter le monde » (c'est-à-dire Rome et les classes supérieures de tout l'Empire). Bouddha de même trouva cette espèce d'hommes disséminée dans toutes les classes sociales de son peuple, cette espèce d'hommes qui, par paresse, est bonne et bienveillante (avant tout inoffensive) et qui, également par paresse, vit dans l'abstinence et presque sans besoins : il s'entendit à attirer inévitablement une telle espèce d'homme, avec toute la vis inertiœ, dans une foi qui promettait d'éviter le retour des misères terrestres (c'est-à-dire du travail et de l'action en général), - entendre cela fut son trait de génie. Pour être fondateur de religion il faut de l'infaillibilité psychologique dans la découverte d'une catégorie d'âmes, déterminées et moyennes, d'âmes qui n'ont pas encore reconnu qu'elles sont de même espèce. C'est le fondateur de religion qui les réunit, c'est pourquoi la fondation d'une religion devient toujours une longue fête de reconnaissance.

 

354. Du «génie de l'espèce»

Le problème de la conscience (ou plus exactement : de la conscience de soi) ne se présente à nous que lorsque nous commençons à comprendre en quelle mesure nous pourrions nous passer de la conscience : la physiologie et la zoologie nous placent maintenant au début de cette compréhension (il a donc fallu deux siècles pour rattraper la précoce défiance de Leibniz). Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir, nous pourrions également agir dans toutes les acceptions du mot, sans qu'il soit nécessaire que nous « ayons conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible sans qu'elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme d'ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s'écoule chez nous sans qu'il y ait une pareille réflexion -, et de même la partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu'un philosophe ancien puisse trouver quelque chose d'offensant dans cette idée. Pourquoi donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est superflue! - Dès lors, si l'on veut écouter ma réponse à cette question et les suppositions, peut-être lointaines, qu'elle me suggère, la finesse et la force de la conscience me paraissent toujours être en rapport avec la faculté de communication d'un homme (ou d'un animal), et cette faculté, fonction du besoin de communiquer : mais il ne faut pas entendre ceci comme si l'individu qui serait justement maître dans l'art de communiquer et d'expliquer ses besoins devrait être lui-même réduit, plus que tout autre, à compter sur ses semblables. Il me semble en revanche qu'il en est ainsi pour des races tout entières et des générations successives : quand le besoin, la misère, ont longtemps forcé les hommes à se communiquer, à se comprendre réciproquement d'une façon rapide et subite, il finit par se former un excédent de cette force et de cet art de la communication, en quelque sorte une fortune qui s'est amassée peu à peu, et qui attend maintenant un héritier qui la dépense avec prodigalité (ceux que l'on appelle des artistes sont de ces héritiers, de même les orateurs, les prédicateurs, les écrivains : toujours des hommes qui arrivent au bout d'une longue chaîne, des hommes tardifs au meilleur sens du mot, et qui, de par leur nature, sont des dissipateurs). En admettant que cette observation soit juste, je puis continuer par cette supposition que la conscience s'est seulement développée sous la pression du besoin de communication, que, de prime abord, elle ne fut nécessaire et utile que dans les rapports d'homme à homme (surtout dans les rapports entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent) et qu'elle ne s'est développée qu'en regard de son degré d'utilité. La conscience n'est en somme qu'un réseau de communications d'homme à homme, - ce n'est que comme telle qu'elle a été forcée de se développer : l'homme solitaire et bête de proie aurait pu s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience - du moins en partie - est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible - et pour tout cela il lui fallait d'abord la « conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle; - car c'est cette pensée consciente seule­ment qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de communication, par quoi l'origine même de la conscience se révèle. En un mot, le développement du langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui devient consciente d'elle-même) se donnent la main. Il faut ajouter encore que ce n'est pas seulement le langage qui sert d'intermédiaire entre les hommes, mais encore le regard, la pression, le geste; la conscience des impressions de nos propres sens, la faculté de pouvoir les fixer et de les déterminer, en quelque sorte en dehors de nous-mêmes, ont augmenté dans la mesure où grandissait la nécessité de les communiquer à d'autres par des signes. L'homme inventeur de signes est en même temps l'homme qui prend conscience de lui-même d'une façon toujours plus aiguë; ce n'est que comme animal social que l'homme apprend à devenir conscient de lui-même, - il le fait encore, il le fait toujours davantage. - Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l'existence individuelle de l'homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau; que, par conséquent, la conscience n'est développée d'une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui - que notre pensée elle-même est sans cesse majorée en quelque sorte par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l'espèce » qui la commande - et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément personnels, il n'y a à cela aucun doute; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne paraît plus qu'il en soit ainsi... Ceci est le véritable phénoménalisme, le véritable perspectivisme tel que moi je l'entends : la nature de la conscience animale veut que le monde dont nous pouvons avoir conscience ne soit qu'un monde de surface et de signes, un monde généralisé et vulgarisé, que tout ce qui devient conscient devient par là plat, mince, relativement bête, devient généralisation, signe, marque du troupeau, que, dès que l'on prend conscience, il se produit une grande corruption foncière, une falsification, un aplatissement, une vulgarisation. En fin de compte, l'accroissement de la conscience est un danger et celui qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même que c'est là une maladie. On devine que ce n'est pas l'opposition entre le sujet et l'objet qui me préoccupe ici; je laisse cette distinction aux théoriciens de la connaissance qui sont restés accrochés dans les filets de la grammaire (la métaphysique du peuple). C'est moins encore l'opposition entre la « chose en soi » et l'apparence : car nous sommes loin de « connaître » assez pour pouvoir établir cette distinction. A vrai dire nous ne possédons absolument pas d'organe pour la connaissance, pour la « vérité » : nous « savons » (ou plutôt nous croyons savoir, nous nous figurons) justement autant qu'il est utile que nous sachions dans l'intérêt du troupeau humain, de l'espèce : et même ce qui est appelé ici « utilité » n'est, en fin de compte, qu'une croyance, un jouet de l'imagination et peut-être cette bêtise néfaste qui un jour nous fera périr.

 

355. L'origine de notre notion de la « connaissance ».

Je ramasse cette explication dans la rue; j'ai entendu quelqu'un parmi le peuple dire : « Il m'a reconnu » - : et je me demande ce que le peuple entend au fond par connaître. Que veut-il lorsqu'il veut la « connaissance »? Rien que cela : quelque chose d'étranger doit être ramené à quel­que chose de connu. Et nous autres philosophes - par « connaissance » voudrions-nous peut-être entendre davantage! Ce qui est connu, c'est-à-dire : ce à quoi nous sommes habitués, en sorte que nous ne nous en étonnons plus, notre besogne quotidienne, une règle quelconque qui nous tient, toute chose que nous savons nous être familière : - comment? notre besoin de connaissance n'est-il pas précisément notre besoin de quelque chose de connu? le désir de découvrir, parmi toutes les choses étrangères, inaccoutumées, incertaines, quelque chose qui ne nous inquiétât plus? Ne serait-ce pas l'instinct de crainte qui nous pousse à connaître? La jubilation du connaisseur ne serait-elle pas la jubilation de la sûreté reconquise?... Tel philosophe considéra le monde comme « connu » lorsqu'il l'eut ramené à l'« idée ». Hélas! n'en était-il pas ainsi parce que l'« idée » était pour lui chose connue, habituelle?, parce qu'il avait beaucoup moins peur de l'« idée »? - Honte à cette modération de ceux qui cherchent la connaissance! Examinez donc à ce point de vue leurs principes et leurs solutions des problèmes du monde! Lorsqu'ils retrouvent dans les choses, parmi les choses, derrière les choses, quoi que ce soit que nous connaissons malheureusement trop, comme par exemple notre table de multiplication, notre logique, nos volontés ou nos désirs, quels cris de joie ils se mettent à pousser! Car « ce qui est connu est reconnu » : en cela ils s'entendent. Même les plus circonspects parmi eux croient que ce qui est connu est pour le moins plus facile à reconnaître que ce qui est étranger; ils croient par exemple que, pour procéder méthodiquement, il faut partir du « monde intérieur », des « faits de la conscience », puisque ce serait là le monde que nous connaissons le mieux! Erreur des erreurs! Ce qui est connu c'est ce qu'il y a de plus habituel, et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à « reconnaître », c'est-à-dire le plus difficile à considérer comme problème, à voir par son côté étrange, lointain, « extérieur à nous-mêmes »... La grande supériorité des sciences « naturelles », comparées à la psychologie et à la critique des éléments de la conscience - on pourrait presque les appeler les sciences « non-naturelles » - consiste précisément en ceci qu'elles prennent pour objet des éléments étrangers, tandis que c'est presque une contradiction et une absurdité de vouloir prendre pour objet des éléments qui ne sont pas étrangers...

 

356. De quelle manière l'Europe deviendra de plus en plus « artistique ».

Le [souci de pourvoir aux nécessités vitales]24 impose aujourd'hui encore - en une époque transitoire où tant de choses cessent d'être imposées, - à presque tous les Européens, un rôle déterminé, ce que l'on appelle leur carrière; quelques-uns gardent la liberté, une liberté apparente, de choisir eux-mêmes ce rôle, mais pour la plupart ce sont les autres qui le choisissent. Le résultat est assez singulier : presque tous les Européens se confondent avec leur rôle lorsqu'ils avancent en âge, ils sont eux-mêmes les victimes de leur « bon jeu », ils ont oublié combien un hasard, un caprice, une fantaisie ont disposé d'eux lorsqu'ils se décidèrent pour une « carrière » - et combien ils auraient peut-être pu jouer d'autres rôles, pour lesquels il est trop tard maintenant. A y regarder de plus près, le rôle qu'ils jouent est véritablement devenu leur caractère propre, l'art s'est fait nature. Il y a eu des époques où l'on croyait, avec une assurance guindée, et même avec une certaine piété, à sa prédestination pour tel métier déterminé, tel gagne-pain, et où l'on ne voulait admettre à aucun prix le hasard, le rôle fortuit, l'arbitraire qui y avait présidé : les castes, les corporations, les privilèges héréditaires de certains métiers, grâce à cette croyance, sont parvenus à ériger ces monstres de vastes tours sociales qui distinguent le Moyen Age et chez lesquels on peut du moins louer une chose : la durabilité (et la durée est sur la terre une valeur de tout premier ordre). Mais il existe des époques contraires, les époques véritablement démocratiques, où l'on désapprend de plus en plus cette croyance et où une idée contraire, un point de vue téméraire, se place au premier plan, - cette croyance des Athéniens que l'on remarque pour la première fois à l'époque de Périclès, cette croyance des Américains d'aujourd'hui qui veut, de plus en plus, devenir aussi une croyance européenne : des époques où l'individu est persuadé qu'il est capable de faire à peu près toute chose, qu'il est à la hauteur de presque toutes les tâches, où chacun essaie avec soi-même, improvise, essaie à nouveau, essaie avec plaisir, où toute nature cesse et devient art... Ce ne fut que lorsque les Grecs furent entrés dans cette croyance au rôle - une croyance d'artiste si l'on veut - qu'ils traversèrent, comme l'on sait, degré par degré, une transformation singulière qui n'est pas digne d'imitation à tous les points de vue : ils devinrent véritablement des comédiens; comme tels ils fascinèrent, ils surmontèrent le monde entier et, pour finir même, la ville qui avait « vaincu le monde » (car c'est le grœculus histrio qui a vaincu Rome et non pas, comme les innocents ont l'habitude de le dire, la culture grecque...). Mais ce qui provoque ma crainte, ce que l'on peut déjà constater aujourd'hui, pour peu que l'on ait envie de le constater, c'est que nous autres, hommes modernes, nous nous trouvons déjà tout à fait sur la même voie; et chaque fois que l'homme commence à découvrir en quelle mesure il joue un rôle, en quelle mesure il peut être comédien, il devient comédien... Alors se développe une nouvelle flore et une nouvelle faune humaines qui, en des époques plus fixes et plus restreintes, ne peuvent pas croître - ou bien, du moins, demeurent « en bas », mises au ban de la société, en suspicion de déshonneur - c'est alors, dis-je, que paraissent les époques les plus intéressantes et les plus folles de l'histoire, où les « comédiens », toutes espèce de comédiens, sont les véritables maîtres. Par cela même une autre catégorie d'hommes se voit toujours davantage porter préjudice, jusqu'à ce qu'elle soit rendue complètement impossible, ce sont avant tout les grands « constructeurs » ; maintenant la force constructive est paralysée; le courage de tirer des plans à longue échéance se décourage ; les génies organisateurs commencent à manquer : - qui donc oserait encore entreprendre des œuvres pour l'achèvement des­quelles il faudrait pouvoir compter sur des milliers d'années? Car cette croyance fondamentale est en train de disparaître, cette croyance en raison de quoi quelqu'un ne peut compter, promettre, tirer des plans pour l'avenir, sacrifier à ses plans que dans la mesure où s'affirme le principe que l'homme n'a de valeur, de sens, qu'autant qu'il est une pierre dans un grand édifice : ce pour quoi il faut avant tout qu'il soit solide, qu'il soit « pierre »... Et avant tout qu'il ne soit pas - comédien! En un mot - hélas! on s'en taira trop longtemps - ce qui dorénavant ne sera plus construit, ne pourra plus être construit, c'est une société au sens ancien du mot; pour construire cet édifice tout nous manque, et, avant tout, les matériaux de construction. Nous tous, nous ne sommes plus des matériaux pour une société : c'est là une vérité qu'il est temps de dire. Il me semble indifférent que pour le moment l'espèce d'hommes la plus myope, peut-être la plus honnête et en tous les cas la plus bruyante qu'il y ait aujourd'hui, l'espèce que forment messieurs nos socialistes croit, espère, rêve et avant tout crie et écrit à peu près le contraire; car l'on peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l'avenir « société libre ». Société libre? Parfaitement! Mais je pense que vous savez, Messieurs, avec quoi on la construit? Avec du fer de bois! Le fameux fer de bois! Et pas même de bois...

 

357. Sur le vieux problème: «Qu'est-ce qui est allemand? »

Que l'on vérifie, à part soi, les véritables conquêtes de la pensée philosophique dues à des cerveaux allemands : faut-il en tenir compte, de quelque manière que ce soit, à la race tout entière? Pouvons-nous dire : elles sont aussi l'œuvre de l'« âme allemande » ou du moins le symbole de cette âme, à peu près dans le même sens où nous sommes habitués à considérer par exemple l'idéomanie de Platon, sa folie presque religieuse des formes, en même temps comme un événement et un témoignage de l'« âme grecque »? Ou bien le contraire serait-il vrai? Les conquêtes philosophiques allemandes seraient-elles quelque chose d'aussi individuel, d'aussi exceptionnel dans l'esprit de la race que l'est parmi les Allemands, par exemple, le paganisme de Goethe avec bonne conscience? Ou bien le machiavélisme de Bismarck, avec bonne conscience, ce qu'il appelait sa politique « réaliste »? Nos philosophes seraient-ils peut-être même contraires au besoin de l'« âme allemande »? Bref, les philosophes allemands ont-ils vraiment été - des Allemands philosophes? - Je rappelle trois cas. D'abord l'incomparable clairvoyance de Leibniz qui lui fit avoir raison, non seulement contre Descartes, mais encore contre toute philosophie venue avant lui, - lorsqu'il reconnut que la connaissance n'est qu'un accident de la représentation, et non un attribut nécessaire et essentiel de celle-ci, que, ce que nous appelons conscience, loin d'être la conscience elle-même, n'est donc qu'une condition de notre monde intellectuel et moral (peut-être une condition maladive). Appartient-il à cette pensée, dont la profondeur, aujourd'hui encore, n'est pas épuisée complètement, quelque chose qui soit allemand? Existe-t-il une raison pour supposer qu'un Latin ne serait pas arrivé facilement à ce renversement de l'évidence? Souvenons-nous, en second lieu, de l'énorme point d'interrogation que Kant plaça près de l'idée de « causalité », - non pas que, comme Hume, il ait en général douté du droit de celle-ci : il commença, au contraire, par délimiter, avec précaution, le domaine au milieu duquel cette idée a généralement un sens (aujourd'hui encore on n'en a pas fini de cette délimitation). Prenons en troisième lieu l'étonnante trouvaille de Hegel, qui passa délibérément à travers toutes les habitudes logiques, bonnes et mauvaises, lorsqu'il osa enseigner que les idées spécifiques se développent l'une de l'autre : un principe par quoi, en Europe, les esprits furent préparés au dernier grand mouvement philosophique, au darwinisme - car sans Hegel point de Darwin. Il y a-t-il quelque chose d'allemand dans cette innovation hégélienne qui fut la première à introduire dans la science l'idée d'« évolution »? - Certainement, sans aucun doute : dans ces trois cas nous sentons que quelque chose de nous-mêmes est « découvert » et deviné, nous en sommes reconnaissants et surpris tout à la fois. Chacun de ces trois principes est, pour l'âme allemande, une grave contribution à la connaissance de soi, une expérience et une définition personnelles. « Notre monde intérieur est beaucoup plus riche, plus étendu, plus caché » - c'est ainsi que nous sentons avec Leibniz; en tant qu'Allemands, nous doutons avec Kant de la valeur définitive des expériences scientifiques, et, en général, de tout ce qui ne peut être connu causaliter : le connaissable nous paraît être de valeur moindre, en tant que connaissable. Nous autres Allemands, nous serions hégéliens, même si Hegel n'avait jamais existé, dans la mesure où (en opposition avec tous les Latins) nous accordons instinctivement un sens plus profond, une valeur plus riche, au devenir, à l'évolution qu'à ce qui « est » - nous croyons à peine à la qualité du concept « être » -; de même, dans la mesure où nous ne sommes pas disposés à accorder à notre logique humaine qu'elle est la logique en soi, la seule espèce de logique possible (nous aimerions, au contraire, nous convaincre qu'elle n'est qu'un cas particulier, peut-être un des plus singuliers et des plus bêtes). Il y aurait encore une quatrième question : celle de savoir s'il était nécessaire que Schopenhauer avec son pessimisme, c'est-à-dire avec le problème de la valeur de la vie, fût justement un Allemand. Je ne le crois pas. L'événement qui devait accompagner ce problème avec certitude, en sorte qu'un astronome de l'âme aurait pu en calculer le jour et l'heure, l'événement que fut la décadence de la foi en le Dieu chrétien et la victoire de l'athéisme scientifique, est un événement universellement européen, auquel toutes les races doivent avoir leur part de mérite et d'honneurs. Par contre il faudrait imputer justement aux Allemands, à ces Allemands qui furent contemporains de Schopenhauer - d'avoir retardé le plus longtemps et le plus dangereusement cette victoire de l'athéisme; Hegel surtout fut un empêcheur par excellence grâce à la tentative grandiose qu'il fit pour nous convaincre encore, tout à fait en fin de compte, de la divinité de l'existence, à l'aide de notre sixième sens, le « sens historique ». Schopenhauer fut, en tant que philosophe le premier athée convaincu et inflexible que nous ayons eu, nous autres Allemands : c'est là le fond de son inimitié contre Hegel. Il considérait la non-divinité de l'existence comme quelque chose de donné, de palpable, d'indiscutable; il perdait chaque fois son sang-froid de philosophe et se mettait dans tous ses états lorsqu'il voyait quelqu'un hésiter ici et faire des périphrases. C'est sur ce point que repose toute sa droiture : car l'athéisme absolu et loyal est la condition première à la position de son problème, il est pour lui une victoire, définitive et difficilement remportée, de la conscience européenne, l'acte le plus fécond d'une éducation de deux mille ans dans le sens de la vérité, qui finalement s'interdit le mensonge de la foi en Dieu... On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c'est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c'est la conscience, chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s'est transformée jusqu'à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. Considérer la nature comme si elle était une preuve de la bonté et de la providence divines; interpréter l'histoire à l'honneur d'une raison divine, comme preuve constante d'un ordre moral de l'univers et de finalisme moral; interpréter notre propre destinée, ainsi que le firent si long­temps les hommes pieux, en y voyant partout la main de Dieu, qui dispense et dispose toute chose en vue du salut de notre âme : voilà des façons de penser qui sont aujourd'hui passées, qui ont contre elles la voix de notre conscience, qui, au jugement de toute conscience délicate, passent pour inconvenantes, déshonnêtes, pour mensonge, féminisme, lâcheté, - et cette sévérité, plus que toute autre chose, fait de nous de bons Européens, des héritiers de la plus longue et de la plus courageuse victoire sur soi-même qu'ait remportée l'Europe. Lors­que nous rejetons ainsi l'interprétation chrétienne, condamnant le « sens » qu'elle donne comme un faux monnayage, nous sommes saisis immédiatement et avec une insistance terrible, par la question schopenhauérienne : L'existence n'a-t-elle donc en général point de sens? - une question qui aura besoin de quelques siècles pour être comprise entièrement et dans toutes ses profondeurs. Ce que Schopenhauer a répondu lui-même à cette question fut - que l'on me pardonne - quelque chose de prématuré, de juvénile, un accommodement, un arrêt et un enlisement dans ces perspectives de la morale chrétienne ascétique, dont la croyance s'était précisément vue congédiée en même temps que la foi en Dieu... Mais il a posé la question - en bon Européen, comme je l'ai indiqué, non pas en Allemand. Ou bien les Allemands auraient-ils peut-être démontré, du moins par la façon dont ils se sont emparés de la question schopenhauérienne, leur lien intime, leur parenté avec son problème, leur préparation et le besoin qu'ils en avaient? Le fait qu'après Schopenhauer, même en Allemagne - d'ailleurs suffisamment tard! - l'on a pensé et écrit sur le problème posé par lui, ne suffit certainement pas pour décider en faveur de ce lien intime; on pourrait même faire valoir, par contre, la maladresse particulière de ce pessimisme post-schopenhauérien, - il est clair que les Allemands ne se comportaient pas comme s'ils étaient dans leur élément. Par là je ne veux nullement faire allusion à Edouard von Hartmann. Bien au contraire, je le soupçonne encore, tout comme autrefois, d'être trop habile pour nous, je veux dire qu'en vrai fourbe, il s'est non seulement moqué du pessimisme allemand, mais qu'il pourrait même finir par « léguer » aux Allemands, par testament, la façon dont, à l'époque des grandes entre­prises, on pouvait le mieux se payer leur tête. Mais je demande : doit-on peut-être considérer comme une gloire allemande ce vieux grognon de Bahnsen qui, à l'égal d'une toupie bourdonnante, a tourné, sa vie durant, avec volupté autour de sa misère réaliste et dialectique, autour de sa « malchance personnelle », - cela serait-il peut-être allemand? (Je recommande en passant ses écrits pour l'usage que j'en ai fait moi-même, comme nourriture anti­pessimiste, surtout à cause de ses elegantœ psychologicœ, avec quoi, il me semble, on pourrait s'attaquer même au corps et à l'esprit les plus bouchés.) Ou bien pourrait-on compter parmi les vrais Allemands un dilettante et une vieille fille comme Mainlânder, ce doucereux apôtre de la virginité? En fin de compte c'était probablement un Juif (tous les Juifs se font doucereux lorsqu'ils moralisent). Ni Bahnsen, ni Mainlânder, ni même Edouard von Hartmann ne donnent une indication précise sur la question de savoir si le pessimisme de Schopenhauer, le regard épouvanté qu'il jette dans un monde privé de Dieu, un monde devenu stupide, aveugle, insensé et problématique, son épouvante loyale... n'ont pas été seulement un cas exceptionnel parmi les Allemands mais un événement allemand : tandis que tout ce qui pour le reste se trouve au premier plan, notre vaillante politique, notre joyeux patriotisme qui considère résolument toute chose sous l'angle d'un principe peu philosophique («Deutschland, Deutschland über alles»), donc sub speciei, c'est-à-dire de l'espèce allemande, démontre très exactement le contraire. Non! Les Allemands d'aujourd'hui ne sont pas des pessimistes! Et Schopenhauer était pessimiste, encore une fois, en tant que bon Européen et non pas en tant qu'Allemand.

 

358. Le soulèvement des paysans dans le domaine de l'esprit.

Nous autres Européens, nous nous trouvons en face d'un énorme monde de décombres, où certaines choses s'élèvent encore très haut, d'autres sont d'aspect caduc et inquiétant, mais la plus grande partie jonche déjà le sol; cela est assez pittoresque - car où y eut-il jamais de plus belles ruines? - et recouvert de mauvaises herbes grandes et petites. Cette ville en décadence est l'Église : nous voyons la société religieuse du christianisme ébranlée jusqu'à ses fondements les plus profonds, la foi en Dieu est renversée, la foi en l'idéal chrétien ascétique lutte encore de son dernier combat. Un ouvrage bâti longtemps et solidement, tel que le christianisme - ce fut le dernier édifice romain ! - ne pouvait certes pas être détruit en une seule fois ; toute espèce de tremblement de terre a dû collaborer par ses secousses, toute espèce d'esprit qui saborde, creuse, ronge, amollit a dû aider à la destruction. Mais ce qu'il y a de plus singulier c'est que ceux qui s'efforcèrent le plus à tenir, à maintenir le christianisme sont ceux qui devinrent ses meilleurs destructeurs, - les Allemands. Il semble que les Allemands ne comprennent pas la nature d'une Eglise. Ne sont-ils pas assez intellectuels, pas assez méfiants pour cela? L'édifice de l'Église repose en tous les cas sur une liberté et une libéralité de l'esprit toutes méridionales et aussi sur une défiance méridionale de la nature, de l'homme et de l'esprit, - elle repose sur une tout autre connaissance des hommes, une tout autre expérience des hommes que n'en a eues le Nord. La réforme de Luther était, dans toute son étendue, l'indignation de la simplicité contre la « multiplicité », pour parler avec prudence, un malentendu grossier et honnête auquel on peut beaucoup pardonner. - On ne comprenait pas l'expression d'une Église victorieuse et l'on ne voyait que de la corruption; on se méprit sur le scepticisme distingué, ce luxe de scepticisme et de tolérance que se permet toute puissance victorieuse et sûre d'elle-même. On néglige aujourd'hui de s'apercevoir combien Luther avait la vue courte, combien il était mal doué, superficiel et imprudent, pour toutes les questions cardinales de la puissance, avant tout parce qu'il était homme du peuple, à qui tout l'héritage d'une caste régnante, tout instinct de puissance faisait défaut : en sorte que son œuvre, sa volonté de reconstitution de cette œuvre romaine, sans qu'il le voulût, sans qu'il le sût, ne fut que le commencement d'une œuvre de destruction. Il ébranla, il détruisit, avec une loyale colère, là où la vieille araignée avait tissé sa toile le plus longtemps et avec le plus de soin. Il livra à tout le monde les livres sacrés, de telle sorte qu'ils finirent par tomber entre les mains des philologues, c'est-à-dire des destructeurs de toute croyance qui repose sur des livres. Il détruisit l'idée d'« Eglise » en rejetant la foi en l'inspiration des conciles : car ce n'est qu'à condition que l'esprit inspirateur qui a fondé l'Eglise vive encore en elle, construise encore en elle, continuant à bâtir sa maison, que l'idée d'« Eglise » garde sa force. Il rendit au prêtre le rapport sexuel avec la femme, mais la vénération dont est capable le peuple, et avant tout la femme du peuple, repose aux trois quarts sur la croyance qu'un homme qui est exceptionnel sur ce point sera aussi une exception sur d'autres points,- c'est justement là que la croyance populaire en quelque chose de surhumain dans l'homme, au miracle, au Dieu sauveur dans l'homme, a son man­dataire le plus subtil et le plus insidieux. Luther, après avoir donné la femme au prêtre, a dû prendre à celui-ci la confession auriculaire, c'était psychologiquement logique : mais par là le prêtre chrétien lui-même était en somme supprimé, le prêtre dont ce fut toujours la plus profonde utilité d'être une oreille sacrée, une eau silencieuse, une tombe pour les secrets. « Chacun son propre prêtre » - derrière de pareilles formules et leur astuce paysanne, se cachait, chez Luther, la haine profonde pour « l'homme supérieur » et la domination de l'« homme supérieur », tel que l'a conçu l'Église : - il brisa un idéal qu'il ne sut pas atteindre, tandis qu'il paraissait combattre et détester la dégénérescence de cet idéal. En réalité il repoussa, lui, le moine impossible, la domination des homines religiosi; il fit donc, dans l'ordre ecclésiastique, la même chose qu'il combattit avec tant d'intolérance dans l'ordre social, - un « soulèvement de paysans ». Quant à tout ce qui plus tard sortit de sa Réforme, le bon et le mauvais, que l'on peut à peu près déterminer aujourd'hui, - qui donc serait assez naïf pour louer ou pour blâmer simplement Luther à cause de ces conséquences? Il était innocent de tout, il ne savait pas ce qu'il faisait. L'aplatissement de l'esprit européen, surtout dans le Nord, son adoucissement si l'on préfère l'entendre désigner par une expression morale, fit avec la Réforme de Luther un vigoureux pas en avant, il n'y a à cela aucun doute; et de même grandit, par la Réforme, la mobilité et l'inquiétude de l'esprit, sa soif d'indépendance, sa croyance en un droit à la liberté, son « naturel ». Si l'on veut enfin reconnaître à la Réforme le mérite d'avoir préparé et favorisé ce que nous vénérons aujourd'hui sous le nom de « science moderne », il faut ajouter, il est vrai, qu'elle a contribué à la dégénérescence du savant moderne, à son manque de vénération, de pudeur, de profondeur, à toute cette candeur naïve, cette lourde probité dans les choses de la connaissance, en un mot à ce plébéianisme de l'esprit qui est particulier aux deux derniers siècles et dont le pessimisme ne nous a jusqu'à présent encore nullement délivré, - l'« idée moderne », elle aussi, fait encore partie de ce soulève­ment des paysans dans le Nord contre l'esprit du Midi, plus froid, plus ambigu, plus défiant, qui s'est élevé dans l'Église chrétienne son plus sublime monument. N'oublions pas, pour finir, ce que c'est qu'une Église, en opposition avec toute espèce d'« État » : une Église est avant tout un édifice de domination qui assure aux hommes les plus intellectuels le rang supérieur et qui croit à la puissance de l'intellectualité jusqu'à s'interdire tous les moyens violents réputés grossiers, - par cela seul l'Église est de toute façon une institution plus noble que l'État.

 

359. La vengeance sur l'esprit et autres arrière-plans de la morale.

La morale, - où croyez-vous qu'elle puisse bien avoir ses avocats les plus dangereux et les plus rancuniers? Voilà un homme manqué qui ne possède pas assez d'esprit pour pouvoir s'en réjouir et juste assez de culture pour le savoir. Ennuyé, dégoûté, il n'a que du mépris pour lui-même; possédant un petit héritage, il est malheureusement privé de la dernière consolation, la « bénédiction du travail », l'oubli de soi dans la « tâche journalière »; un tel homme qui au fond a honte de son existence - peut-être héberge-t-il de plus quelques petits vices - et qui, d'autre part, ne peut pas s'empêcher de se corrompre toujours davantage, de devenir toujours plus vaniteux et irritable, par des livres auxquels il n'a pas droit, ou une société plus intellectuelle qu'il ne peut la digérer : un tel homme, empoisonné de part en part - car chez un pareil raté l'esprit devient poison, la culture devient poison, la propriété devient poison, la solitude devient poison - finit par tomber dans un état habituel de vengeance, de volonté de vengeance... De quoi croyez-vous qu'il puisse avoir besoin, absolument besoin, pour se donner, à part soi, l'apparence de la supériorité sur des hommes plus intellectuels, pour se créer la joie de la vengeance accomplie, au moins en imagination? Toujours la moralité, on peut en mettre la main au feu, toujours les grands mots de morale, toujours la grosse-caisse de la justice, de la sagesse, de la sainteté, de la vertu, toujours le stoïcisme de l'attitude (comme le stoïcisme cache bien ce que quelqu'un n'a pas!...) toujours le manteau du silence avisé, de l'affabilité, de la douceur et quels que soient les noms que l'on donne au manteau de l'idéal sous lequel se cachent les incurables contempteurs de soi, qui sont aussi les incurables vaniteux. Il ne faudrait pas que l'on me comprît mal : il arrive parfois que, de ces ennemis-nés de l'esprit, se développent ces rares exemples d'humanité que le peuple vénère sous le nom de saint et de sage; c'est de tels hommes que sortent ces monstres de morale qui font du bruit, qui font de l'histoire, - saint Augustin en fait partie. La crainte de l'esprit, la vengeance sur l'esprit - hélas! combien souvent ces vices qui ont une véritable puissance dynamique n'ont-ils pas donné naissance à la vertu ! Oui, à la vertu ! - Et, entre nous, la prétention des philosophes à la sagesse, cette prétention - la plus folle et la plus immodeste -, qui a été soulevée çà et là sur la terre, ne fut-elle pas toujours jusqu'à présent, aux Indes comme en Grèce, avant tout un refuge? Parfois peut-être du point de vue de l'éducation, qui sanctifie tant de mensonges, pour avoir de tendres égards avec des êtres qui se développent et qui croissent, avec des disciples, qu'il faut souvent, par la foi en la personne (par une erreur), défendre contre eux-mêmes... Mais dans les cas les plus fréquents un refuge où se retire le philosophe fatigué, refroidi par l'âge, endurci, parce qu'il a le sentiment de sa fin prochaine, la sagacité de cet instinct que les animaux ont avant la mort, - ils se mettent à l'écart, deviennent silencieux, choisissent la solitude, se réfugient dans des cavernes, deviennent sages... Comment? La sagesse serait un refuge du philosophe devant l'esprit?

 

360. Deux espèces de causes que l'on confond.

Ceci me paraît être un de mes pas en avant, un de mes progrès les plus importants : j'ai appris à distinguer la cause de l'action en général de la cause d'une action particulière, action dans tel ou tel sens, dans tel ou tel but. Sa première espèce de cause est une quantité de force accumulée qui attend d'être usée n'importe comment, à n'importe quoi; la seconde espèce, par contre, mesurée à l'étalon de cette première force, est quelque chose de tout à fait insignifiant, généralement un petit hasard, conformément à quoi cette quantité se « dégage » maintenant d'une façon unique et déterminée : c'est le rapport de l'allumette au baril de poudre. Je compte parmi ces petits hasards et ces allumettes tout ce que l'on nomme « causes » et davantage encore tout ce que l'on nomme « vocations » : elles sont relativement quelconques, arbitraires, presque indifférentes, comparées à cette énorme quantité de force qui tend, comme je l'ai indiqué, à être utilisée d'une façon quel­conque. On considère généralement la chose d'une autre façon : on est habitué à voir la force active dans le but (la fin, la vocation, etc.), conformément à une erreur ancienne, - mais le but n'est que la force dirigeante, on a confondu le pilote avec la vapeur. Et ce n'est quelquefois pas même la force dirigeante, le pilote... Le « but » et l'« intention » ne sont-ils pas très souvent des prétextes enjoliveurs, un aveuglement volontaire de la vanité qui ne veut pas admettre que le vaisseau suit le courant où il est entré par hasard? qu'il veut suivre telle direction parce qu'il faut qu'il la suive? qu'il a bien une direction, mais, en aucune façon, un pilote? - Il est encore besoin d'une critique de l'idée de « but ».

 

361. Le problème du comédien.

Le problème du comédien m'a le plus longtemps inquiété : j'étais dans l'incertitude (et je le suis parfois encore maintenant), au sujet de la voie qu'il faudrait suivre pour atteindre la conception dangereuse de 1'« artiste » - une conception traitée jus­qu'à présent avec une impardonnable naïveté - et je me demandais si ce problème du comédien ne me conduirait pas à mon but. La fausseté en bonne conscience; la joie de dissimuler, faisant irruption comme une force, repoussant ce que l'on appelle le « caractère », le submergeant parfois jusqu'à l'effacer; le désir intime de revêtir un rôle, un masque, une « apparence » ; un excédent de facultés d'assimilation de toutes espèces qui ne savent plus se satisfaire au service de l'utilité la plus proche et la plus étroite : tout cela n'appartient peut-être pas en propre uniquement au comédien... De tels instincts se seront peut-être développés le plus facilement dans des familles du bas peuple qui, sous l'empire du hasard, dans une dépendance étroite, traversèrent péniblement leur existence, furent forcées de s'accommoder de l'incommode, de se plier aux circonstances toujours nouvelles, de se montrer et de se présenter autrement qu'elles n'étaient et qui finissaient, peu à peu, par savoir « pendre le manteau au gré du vent », devenant ainsi presque identiques à ce manteau, étant passées maîtres dans l'art, assimilé et invétéré dès lors, d'un éternel jeu de cache-cache que l'on appelle mimétisme chez les animaux : jusqu'à ce que, pour finir, ce pouvoir, accumulé de génération en génération, devienne despotique, déraisonnable, indomptable, apprenne, en tant qu'instinct, à commander d'autres instincts, et engendre le comédien, l'« artiste » (d'abord le bouffon, le hâbleur, l'arlequin, le fou, le clown, et aussi le domestique classique, le Gil Blas: car de pareils types sont les précurseurs de l'artiste, et souvent même du « génie »). Dans des conditions sociales plus élevées sous une pression analogue, se développe également une espèce d'hommes analogue : mais alors les instincts de comédien sont le plus souvent contenus par un autre instinct, par exemple chez les « diplomates », - je serais d'ailleurs disposé à croire qu'un bon diplomate pourrait toujours encore devenir un bon acteur, en admettant, bien entendu, que sa dignité le lui permît. Mais pour ce qui en est des Juifs, ce peuple de l'assimilation par excellence, on serait disposé à voir en eux, conformément à cet ordre d'idées, en quelque sorte a priori, une institution historique pour dresser des comédiens, une véritable pépinière de comédiens; et, en effet, cette question est maintenant bien à l'ordre du jour : quel bon acteur n'est pas juif aujourd'hui? Le Juif en tant que littérateur né, en tant que dominateur effectif de la presse européenne, exerce, lui aussi, sa puissance, grâce à ses capacités de comédien; car le littérateur est essentiellement comédien - il joue « l'homme renseigné », le « spécialiste ». - Enfin les femmes : que l'on réfléchisse à toute l'histoire des femmes, - n'est-il pas nécessaire qu'elles soient avant tout et en premier lieu des comédiennes? Que l'on entende parler des médecins qui ont hypnotisé des filles : pour finir qu'on se mette à les aimer, - qu'on se laisse « hypnotiser » par elles! Qu'est-ce qui en résulte toujours? Qu'elles « se donnent pour », même quand elles... se donnent. La femme est tellement artiste...

 

362. Notre foi en une virilisation de l'Europe.

C'est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la « fraternité » entre les peuples et les universelles effusions fleuries) que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n'aura pas son égale dans l'histoire, en un mot, d'être entrés dans l'âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d'envie et de respect : - car le mouvement national dont sortira cette gloire guerrière n'est que le contrecoup de l'effort de Napoléon et n'existerait pas sans Napoléon. C'est donc à lui que reviendra un jour l'honneur d'avoir refait un monde dans lequel l'homme, le guerrier en Europe, l'emportera, une fois de plus, sur le commerçant et le « philistin » ; peut-être même sur la « femme » cajolée par le christianisme et l'esprit enthousiaste du XVIIIe siècle, plus encore par les « idées modernes ». Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme une ennemie personnel­le a prouvé, par cette hostilité, qu'il était un des principaux continuateurs de la Renaissance : il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l'héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s'il ne se fera pas nécessairement l'héritier et le continuateur, au sens positif, de Napoléon : - lui qui voulait, comme on sait, l'Europe unie pour qu'elle fût la maîtresse du monde.

 

363. Comment chacun des deux sexes a ses préjugés sur l'amour.

Malgré toutes les concessions que je suis prêt à faire aux préjugés monogames, je n'admettrai jamais que l'on puisse parler chez l'homme et chez la femme de droits égaux en amour : ces droits n'existent pas. C'est que, par amour, l'homme et la femme entendent chacun quelque chose de différent, - et c'est une des conditions de l'amour chez les deux sexes que l'un ne suppose pas chez l'autre le même sentiment. Ce que la femme entend par amour est assez clair : complet abandon de corps et d'âme (non seulement dévouement), sans égards ni restrictions. Elle songe, au contraire, avec honte et frayeur, à un abandon où se mêleraient des clauses et des restrictions. Dans cette absence de conditions son amour est une véritable foi, et la femme n'a point d'autre foi. -L'homme, lorsqu'il aime une femme, exige d'elle cet amour-là, il est donc, quant à lui-même, tout ce qu'il y a de plus éloigné des hypothèses de l'amour féminin; mais en admettant qu'il y ait aussi des hommes auxquels le besoin d'un abandon complet ne serait pas étranger, eh bien, ces hommes ne seraient pas - des hommes. Un homme qui aime comme une femme devient esclave; une femme, au contraire, qui aime comme une femme devient une femme plus accomplie... La passion de la femme, dans son absolu renoncement à ses droits propres, suppose précisément qu'il n'existe point, de l'autre côté, un sentiment semblable, un pareil besoin de renonciation : car, si tous deux renonçaient à eux-mêmes par amour, il en résulterait - je ne sais quoi, peut-être l'horreur du vide? - La femme veut être prise, acceptée comme propriété, elle veut se fondre dans l'idée de « propriété », de « possession » ; aussi désire-t-elle quelqu'un qui prend, qui ne se donne et ne s'abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son « moi » par une adjonction de force, de bonheur, de foi, par quoi la femme se donne elle-même. La femme se donne, l'homme prend, - je pense que l'on ne passera par-dessus ce contraste naturel ni par des contrats sociaux, ni même avec la meilleure volonté de justice : si désirable qu'il puisse être de ne pas toujours avoir devant les yeux ce qu'il y a de dur, de terrible, d'énigmatique et d'immoral dans cet antagonisme. Car l'amour, l'amour complet et grand, figuré dans toute sa plénitude, c'est de la nature et, en tant que nature, quelque chose « d'immoral » en toute éternité. - La fidélité est dès lors comprise dans l'amour de la femme, par définition, elle en est une conséquence; chez l'homme, l'amour peut parfois entraîner la fidélité, soit sous forme de reconnaissance ou comme idiosyncrasie du goût, ce qu'on a appelé « affinité élective », mais elle ne fait pas partie de la nature de son amour, - et cela si peu que l'on peut presque parler d'une antinomie naturelle entre l'amour et la fidélité chez l'homme : lequel amour est un désir de possession et nullement un renoncement et un abandon; or le désir de possession finit chaque fois qu'il y a possession... De fait, c'est le désir subtil et jaloux de l'homme, qui s'avoue rarement et de façon tardive cette « possession », qui fait durer encore son amour; dans ce cas, il est même possible que l'amour grandisse après l'abandon de soi -l'homme se refuse à avouer que la femme n'a plus rien à lui « abandonner ».

 

364. L'ermite parle.

L'art de fréquenter les hommes repose essentiellement sur l'habitude (qui suppose un long exercice) d'accepter, d'absorber un repas dans la préparation duquel on n'a pas confiance. En admettant que l'on vienne à table avec une faim d'ogre, tout ira facilement (« la plus mauvaise compagnie te permet de sentir - » comme dit Méphistophélès); mais on ne l'a pas, cette faim d'ogre, lorsqu'on en a besoin! Hélas! combien les prochains sont difficiles à digérer. Premier principe : prendre son courage à deux mains, comme quand il vous arrive un malheur, y aller hardiment, être plein d'admiration pour soi-même, serrer sa répugnance entre les dents, avaler son dégoût. Deuxième principe : rendre son prochain « meilleur », par exemple par une louange, pour qu'il se mette à suer de bonheur sur lui-même; ou bien prendre par un bout ses qualités bonnes et « intéressantes » et tirer dessus, jusqu'à ce que l'on ait fait sortir toute la vertu, et que l'on puisse draper le prochain dans ses plis. Troisième principe: l'autohypnotisation. Fixer l'objet de vos relations comme un bouton de verre jusqu'à ce que, cessant d'éprouver du plaisir ou du déplaisir, l'on se mette à dormir imperceptiblement, que l'on se raidisse, que l'on finisse par avoir du maintien : un moyen domestique emprunté au mariage et à l'amitié, abondamment expérimenté et vanté comme indispensable, mais non encore formulé scientifiquement. Le peuple l'appelle - patience.

 

365. L'ermite parle encore une fois.

Nous aussi, nous avons des rapports avec les « hommes », nous aussi nous revêtons humblement le vêtement que l'on sait être le nôtre, que l'on croit nous appartenir, sous lequel on nous vénère et on nous cherche, et nous nous rendons en société, c'est-à-dire parmi des gens déguisés qui ne veulent pas qu'on les dise déguisés; nous aussi, nous agissons comme tous les masques avisés et nous éconduisons d'une façon polie toute curiosité qui ne concerne pas notre « travestissement ». Mais il y a encore d'autres manières et d'autres trucs pour « hanter » les hommes : par exemple comme fantôme, - ce qui est très recommandable lorsque l'on veut s'en débarrasser rapidement et leur inspirer la terreur. Il n'y a qu'à essayer : on étend la main vers nous et l'on n'arrive pas à nous saisir. Cela effraye. Ou bien : nous entrons par une porte fermée. Ou bien : quand toutes les lumières sont éteintes. Ou bien encore : lorsque nous sommes déjà morts. Ce dernier procédé est l'artifice des hommes posthumes par excellence. (« Pensez-vous donc, s'écria un jour un de ceux-là avec impatience, que nous aurions envie de supporter cet éloignement, cette froideur, ce silence de mort qui règnent autour de nous, toute cette solitude souterraine, cachée, muette, inexplorée qui chez nous s'appelle vie et qui pourrait tout aussi bien s'appeler mort, si nous ne savions pas ce qui adviendra de nous, - et, qu'après la mort seulement nous réaliserons notre vie, nous nous mettrons à être vivants, très vivants! nous autres hommes posthumes! »)

 

366. En regard d'un livre savant.

Nous ne faisons pas partie de ceux qui n'ont de pensées que parmi les livres, sous l'impulsion des livres, - nous avons l'habitude de penser en plein air, en marchant, en sautant, en grimpant, en dansant, le plus volontiers sur les montagnes solitaires ou tout près de la mer, là-bas où les chemins même deviennent problématiques. Notre première question pour juger de la valeur d'un livre, d'un homme, d'un morceau de musique, c'est de savoir s'il y a là de la marche et, mieux encore, de la danse... Nous lisons rarement, nous n'en lisons pas plus mal, - oh ! combien nous devinons vite comment un auteur est arrivé à ses idées, si c'est assis devant son encrier, le ventre enfoncé, penché sur le papier : oh ! combien vite alors nous en avons fini de son livre! Les intestins comprimés se devinent, on pourrait en mettre la main au feu, tout comme se devinent l'atmosphère renfermée, le plafond, l'étroitesse de la chambre. - Ce furent là mes pensées en fermant tout à l'heure un brave livre savant, j'étais reconnaissant, très reconnaissant, mais soulagé aussi... Dans le livre d'un savant il y a presque toujours quelque chose d'oppressé qui oppresse : le « spécialiste » s'affirme toujours en quelque endroit, son zèle, son sérieux sa colère, sa présomption au sujet du recoin où il est assis à tisser sa toile, sa bosse, tout spécialiste a sa bosse. - Un livre savant reflète toujours aussi une âme qui se voûte : tout métier force son homme à se voûter. Que l'on revoie les amis avec qui on a été jeune après qu'ils ont pris possession de leur science : hélas! c'est toujours le contraire qui a eu lieu, hélas! c'est d'eux que, dès lors et pour toujours, la science a pris possession. Incrustés dans leur coin jusqu'à être méconnaissables, sans liberté, privés de leur équilibre, amaigris et anguleux partout, sauf à un seul endroit où ils sont excellement ronds, - l'on est ému et l'on se tait lorsqu'on les retrouve. Tout métier, en admettant même qu'il soit une mine d'or, a au-dessus de lui un ciel de plomb qui oppresse l'âme, qui presse sur elle jusqu'à ce qu'elle soit bizarrement écrasée et voûtée. Il n'y a rien à changer à cela. Que l'on ne se figure surtout pas qu'il est possible d'éviter la déformation par quelque artifice de l'éducation. Toute espèce de maîtrise se paye cher sur la terre, où tout se paye peut-être trop cher : on n'est l'homme de sa branche qu'au prix du sacrifice qu'on lui fait. Mais vous voulez qu'il en soit autrement - vous voulez payer « moins cher », vous voulez que ce soit plus facile - n'est-ce pas, Messieurs mes contemporains? Eh bien! allez-y! Mais alors de suite vous aurez autre chose, au lieu du métier et du maître vous aurez le littérateur, le littérateur habile et souple qui manque en effet de bosse - si l'on ne compte pas celle du gros dos qu'il fait devant vous, comme garçon de magasin de l'esprit et comme « représentant » de la culture -, le littérateur qui au fond n'est rien, mais qui « représente » presque tout, qui joue et « remplace » le connaisseur, qui, en toute humilité, se charge aussi de se faire payer, vénérer et célébrer à sa place. - Non, mes amis savants! Je vous bénis, même à cause de votre bosse. Et aussi parce que vous méprisez, comme moi, les littérateurs et les parasites de la culture! Et de ce que vous ne savez pas faire [commerce]25 de votre esprit! Et de ce que vous n'avez que des opinions qui ne peuvent s'exprimer en valeur d'argent ! Et de ce que vous ne représentez pas ce que vous n'êtes pas ! Parce que vous n'avez pas d'autre volonté que de devenir maîtres dans votre métier, en respect de toute espèce de maîtrise et d'excellence, et en aversion radicale de tout ce qui n'est qu'apparence, demi-vérité, clinquant, virtuosité, façons de démagogues et de comédiens in litteris et artibus - de tout ce qui ne peut pas se présenter devant vous avec une probité absolue dans sa préparation et ses moyens! (Le génie lui-même n'aide pas à passer sur de pareilles lacunes, bien qu'il s'entende à les faire oublier avec une habile tromperie : on comprendra cela lorsque l'on aura regardé de près nos peintres et nos musiciens les plus doués - ils savent tous, presque sans exception, par l'habile invention de manières et d'accessoires et même de principes, se donner, artificiellement et après coup, apparence de cette probité, de cette solidité d'école et de culture, sans réussir, il est vrai, à se tromper eux-mêmes, sans imposer définitivement silence à leur propre mauvaise conscience. Car, vous le savez bien, tous les grands artistes modernes souffrent de mauvaise conscience...)

 

367. Quelle est la première distinction à faire pour les œuvres d'art?

Tout ce qui est pensé, versifié, peint, composé, même construit et formé, appartient ou bien à l'art monologué, ou bien à l'art devant témoins. Il faut encore compter parmi ce dernier l'art qui n'est qu'en apparence un art monologué et qui renferme la foi en Dieu, tout le lyrisme de la prière : car pour un homme pieux il n'y a pas encore de solitude, - c'est nous qui avons été les premiers à inventer la solitude, nous autres impies. Je ne connais pas de différence plus profonde dans toute l'optique d'un artiste : savoir si c'est avec l'œil du témoin qu'il observe la genèse de son œuvre (qu'il s'observe « lui-même »), ou s'il a « oublié le monde », ce qui est l'essentiel dans tout art monologué, - art qui repose sur l'oubli, qui est la musique de l'oubli.

 

368. Le cynique parle.

Mes objections contre la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon les déguiser encore sous des formules esthétiques? Mon « fait » est que je respire difficilement quand cette musique commence à agir sur moi; qu'aussitôt mon pied se fâche et se révolte contre elle - mon pied a besoin de cadence, de danse et de marche, il demande à la musique, avant tout, les ravissements que procurent une bonne démarche, un pas, un saut, une pirouette. - Mais n'y a-t-il pas aussi mon estomac qui proteste? mon cœur? la circulation de mon sang? Mes entrailles ne s'attristent-elles point? Est-ce que je ne m'enroue pas insensiblement? - Et je me pose donc la question : mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique? Je crois qu'il demande un allégement : comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux; comme si la vie d'airain et de plomb devait perdre sa lourdeur, sous l'action de mélodies dorées, délicates et douces comme de l'huile. Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et dans les abîmes de la perfection : c'est pour cela que j'ai besoin de musique. Que m'importe le théâtre? Que m'importent les crampes de ses extases morales dont le « peuple » se satisfait! Que m'importent toutes les simagrées des comédiens!... On le devine, j'ai un naturel essentiellement antithéâtral, - mais Wagner, tout au contraire, était essentiellement homme de théâtre et comédien, le mimomane le plus enthousiaste qu'il y ait peut-être jamais eu, même en tant que musicien!... Et, soit dit en passant, si la théorie de Wagner a été : « le drame est le but, la musique n'est toujours que le moyen », - sa pratique a été au contraire, du commencement à la fin, « l'attitude est le but, le drame et même la musique n'en sont toujours que les moyens ». La musique sert à accentuer, à renforcer, à intérioriser le geste dramatique et l'extériorité du comédien, et le drame wagnérien n'est qu'un prétexte à de nombreuses attitudes dramatiques. Wagner avait, à côté de tous les autres instincts, les instincts de commandement d'un grand comédien, partout et toujours et, comme je l'ai indiqué, aussi comme musicien. - C'est ce que j'ai une fois démontré clairement, mais avec une certaine difficulté, à un brave wagnérien; et j'avais des raisons pour ajouter encore : « Soyez donc un peu honnête envers vous-même, nous ne sommes pas au théâtre! Au théâtre on n'est honnête qu'en tant que masse; en tant qu'individu on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi, lorsque l'on va au théâtre, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu'on la possède et l'exerce, entre quatre murs, envers Dieu et les hommes. Personne n'apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l'artiste qui travaille pour le théâtre; c'est là que l'on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, électeur, concitoyen, démocrate, prochain, c'est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c'est là que règne le « voisin », c'est là que l'on devient voisin... » (J'oubliais de raconter ce que mon wagnérien éclairé répondit à mes objections physiologiques : « Vous n'êtes donc, tout simplement, pas assez bien portant pour notre musique ! »)

 

369. Ce qui coexiste en nous.

Ne faut-il pas nous l'avouer à nous-mêmes, nous autres artistes, il y a en nous une inquiétante discordance; notre goût, d'une part, et notre force créatrice, d'autre part, sont séparés d'une façon singulière; ils demeurent séparés et ont une croissance particulière, - je veux dire qu'ils ont des degrés et des temps différents de vieillesse, de jeunesse, de maturité, de friabilité, de pourriture. En sorte que, par exemple, un musicien pourrait composer durant toute sa vie des choses qui seraient en opposition avec ce que son oreille d'auditeur exercé, son cœur d'auditeur apprécient, goûtent et préfèrent - il n'est même pas nécessaire qu'il connaisse cette contradiction. On peut, comme le démontre une expérience presque douloureusement régulière, dépasser facilement, avec son goût, le goût que l'on a dans sa force créatrice, sans même que cette force en soit paralysée et entravée dans sa production; mais il peut arriver le contraire - et c'est là-dessus que j'aimerais attirer l'attention de l'artiste. Un créateur continuel, une « mère » parmi les hommes, dans le sens supérieur du mot, quelqu'un qui ne sait et ne connaît plus autre chose que les grossesses et les enfantements de son esprit, qui n'a plus du tout le temps de réfléchir sur sa personne et sur son œuvre et de les comparer, qui n'a plus non plus l'intention d'exercer son goût, qui l'oublie simplement et le laisse aller au hasard, - un tel homme finira peut-être par produire des œuvres que sa capacité de jugement ne peut depuis longtemps plus atteindre : ce qui fait qu'il dira des bêtises sur elles et sur lui-même, - il en dira et il en pensera. Cela me semble être le rapport presque normal chez les artistes féconds, - personne ne connaît plus mal un enfant que ses parents. - Je dirai même qu'il en est ainsi, pour prendre un exemple énorme, du monde des poètes et des artistes grecs tout entier : il n'a jamais « su » ce qu'il a fait...

 

370. Qu'est-ce que le romantisme?

On se souvient peut-être, du moins parmi mes amis, que j'ai commencé par me jeter sur le monde moderne, avec quelques erreurs et quelques exagérations, et, en tous les cas, rempli d'espérances. Je considérais, - qui sait à la suite de quelles expériences personnelles? - le pessimisme philosophique du XIXe siècle comme le symptôme d'une force supérieure de la pensée, d'une bravoure plus téméraire, d'une plénitude de vie plus victorieuse que celles qui avaient été le propre du XVIIIe siècle, l'époque de Hume, de Kant, de Condillac et des sensualistes. Je pris la connaissance tragique comme le véritable luxe de notre civilisation, comme sa manière de prodiguer la plus précieuse, la plus noble, la plus dangereuse, mais pourtant, en raison de son opulence, comme un luxe qui lui était permis. De même, j'interprétais la musique allemande comme l'expression d'une puissance dionysienne de l'âme allemande : en elle, je croyais surprendre le grondement souterrain d'une force primordiale, comprimée depuis longtemps et qui enfin se fait jour - indifférente en face de l'idée que tout ce qui s'appelle aujourd'hui culture pourrait être ébranlé. On voit que je méconnaissais alors, tant dans le pessimisme philosophique que dans la musique allemande, ce qui lui donnait son véritable caractère - son romantisme. Qu'est-ce que c'est que le romantisme? Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes et des secours au service de la vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants, d'abord ceux qui souffrent de la surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision tragique de la vie intérieure et extérieure - et ensuite ceux qui souffrent d'un appauvrissement de la vie, qui demandent à l'art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l'ivresse, les convulsions, l'engourdissement, la folie. Au double besoin de ceux-ci répond tout romantisme en art et en philosophie, et aussi tant Schopenhauer que Wagner, pour nommer ces deux romantiques les plus célèbres et les plus expressifs, parmi ceux que j'interprétais mal alors - d'ailleurs en aucune façon à leur désavantage, on me l'accordera sans peine. L'être chez qui l'abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l'homme dionysien, se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l'inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation; la méchanceté, l'insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d'une surabondance qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile. C'est au contraire l'homme le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale, qui aurait le plus grand besoin de douceur, d'aménité, de bonté, en pensée aussi bien qu'en action, et, si possible, d'un Dieu qui serait tout particulièrement un Dieu de malades, un « Sauveur », il aurait aussi besoin de logique, d'intelligibilité abstraite de l'existence - car la logique tranquillise, donne de la confiance -, bref d'une certaine intimité étroite et chaude qui dissipe la crainte, et d'un emprisonnement dans des horizons optimistes. Ainsi j'ai appris peu à peu à comprendre Épicure, l'opposé d'un pessimiste dionysien, et aussi le « chrétien » qui, de fait, n'est qu'une façon d'épicurien et comme celui-ci essentiellement romantique, - et ainsi j'arrivais à une acuité toujours plus grande dans le maniement de l'induction, si difficile et si captieuse, où l'on commet le plus d'erreurs - celle qui de l'œuvre remonte au créateur, du fait à l'auteur, de l'idéal à celui pour qui il est une nécessité, de toute manière de penser et d'apprécier au besoin qui la commande. - A l'égard de toutes les valeurs esthétiques je me sers maintenant de cette distinction capitale: je demande dans chaque cas particulier : « Est-ce la faim ou bien l'abondance qui est devenue créatrice ? » A première vue une autre distinction semblerait se recommander davantage - elle saute beaucoup plus aux yeux -, je veux dire : savoir si c'est le désir de fixité, d'éternité, d'être qui est la cause créatrice, ou bien le désir de destruction, de changement, de nouveauté, d'avenir, de devenir. Les deux désirs cependant, à y regarder de plus près, paraissent encore ambigus, et on ne peut les interpréter que d'après le critérium indiqué plus haut, et préféré, à juste titre me semble-t-il. Le désir de destruction, de changement, de devenir peut être l'expression de la force surabondante, grosse de l'avenir (mon terme est pour cela, comme l'on sait, le mot « dionysien »), mais ce peut aussi être la haine de l'être manqué, nécessiteux, mal partagé qui détruit, qui est forcé de détruire, parce que l'état de chose existant, tout état de chose, tout être même, le révolte et l'irrite - pour comprendre cette passion il faut regarder de près nos anarchistes. La volonté d'éterniser a égale­ment besoin d'une interprétation double. Elle peut provenir d'une part de la reconnaissance et de l'amour : - un art qui a cette origine sera toujours un art d'apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, divinement moqueur avec Hafiz, clair et bienveillant avec Goethe, répandant sur toutes choses un rayon homérique de lumière et de gloire (dans ce cas je parle d'art apollinien). Mais elle peut être aussi cette volonté tyrannique d'un être qui souffre cruellement, qui lutte et qui est torturé, d'un être qui voudrait donner à ce qui lui est le plus personnel, le plus particulier, le plus proche, donner à la véritable idiosyncrasie de sa souffrance, le cachet d'une loi et d'une contrainte obligatoires, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant en caractères de feu, son image, l'image de sa torture. Ce dernier cas est le pessimisme romantique dans sa forme la plus expressive, soit comme philosophie schopenhauerienne de la volonté, soit comme musique wagnérienne. Le pessimisme romantique est le dernier grand événement dans la destinée de notre civilisation. (Qu'il puisse y avoir un tout autre pessimisme, un pessimisme classique - ce pressentiment et cette vision m'appartiennent, ils sont inséparables d'avec moi, étant mon proprium et mon ipsissimum: cependant mon oreille répugne au mot « classique », il est devenu beaucoup trop usé, trop arrondi, trop méconnaissable. J'appelle ce pessimisme de l'avenir - car il est en route! je le vois venir! - le pessimisme dionysien).

 

371. Nous qui sommes incompréhensibles.

Nous sommes-nous jamais plaints d'être mal compris, méconnus, con­fondus, calomniés, d'être mal entendus et de ne l'être point? Cela précisément sera notre destinée - hélas! longtemps encore, disons, pour être modestes, jusqu'en 1901 - c'est là aussi notre distinction; nous ne nous estimerions pas assez nous-mêmes si nous souhaitions qu'il en fût autrement. Nous prêtons à confusion - le fait est que nous grandissons nous-mêmes, nous changeons sans cesse, nous rejetons notre vieille écorce, nous faisons encore peau neuve à chaque printemps, nous devenons toujours plus jeunes, plus à venir, plus hauts et plus forts, nous enfonçons nos racines avec toujours plus de force dans les profondeurs - dans le Mal, - tandis qu'en même temps nous embrassons le ciel, avec plus d'amour, de nos bras toujours plus vastes, aspirant la lumière du ciel toujours plus avidement, avec toutes nos branches et toutes nos feuilles. Nous grandissons, comme les arbres - cela est difficile à comprendre, aussi difficile à comprendre que la vie! - nous grandissons, non à un seul endroit, mais partout, non dans une seule direction, mais autant par en haut que par en bas, à l'intérieur et à l'extérieur, - notre force pousse en même temps dans le tronc, les branches et les racines, nous ne sommes plus du tout libres de faire quelque chose séparément, d'être quelque chose séparément... Car tel est notre sort : nous grandis­sons en hauteur; en admettant que ce soit là notre destinée néfaste - car nous habitons toujours plus près de la foudre! - eh bien! nous n'en tenons pas moins en honneur cette destinée, elle demeure ce que nous ne saurions partager, communiquer, - la destinée de la hauteur, notre destinée...

 

372. Pourquoi nous ne sommes pas des idéalistes.

Autrefois les philosophes craignaient les sens: avons-nous peut-être trop désappris cette crainte? Nous sommes aujourd'hui tous des sensualistes, nous autres hommes d'aujourd'hui et hommes de l'avenir en philosophie, non selon la théorie, mais en pratique, pratiquement... Ceux-là, au contraire, croyaient être attirés par les sens, hors de leur monde, le froid royaume des « idées », dans une île dangereuse et plus méridionale, où ils craignaient de voir leurs vertus de philosophes fondre comme la neige au soleil. C'était alors presque une condition à être philosophe que d'avoir de la cire dans les oreilles; un véritable philosophe n'entendait plus la vie, pour autant que la vie est musique, il niait la musique de la vie, - c'est une vieille superstition de philosophe que de croire que toute musique est musique de sirène. - Or, nous serions tentés aujourd'hui de juger dans un sens opposé (ce qui pourrait être en soi tout aussi faux) : de croire que les idées sont d'une séduction plus dangereuse que les sens, avec leur aspect froid et anémique, et pas même malgré cet aspect, - les idées vécurent toujours du « sang » des philosophes, elles rongèrent toujours les sens des philosophes et même, si l'on veut nous croire, leur « cœur ». Ces philosophes anciens étaient sans cœur : c'était toujours une sorte de vampirisme que de philosopher. N'avez-vous pas, à l'aspect de figures comme celle de Spinoza, l'impression de quelque chose de profondément énigmatique et d'inquiétant? Ne voyez-vous pas le spectacle qui se joue ici, le spectacle de la pâleur qui augmente sans cesse, - de l'appauvrissement des sens, interprété d'une façon idéaliste? Ne vous doutez-vous pas de la présence, à l'arrière-plan, d'une sangsue demeurée longtemps cachée, qui commence par s'attaquer aux sens et qui finit par ne garder, par ne laisser que les ossements et leur cliquetis? - je veux dire des catégories, des formules, des mots (car, que l'on me pardonne, ce qui est resté de Spinoza, amor intellectualis dei, est un cliquetis et rien de plus! qu'est-ce qu'amor, qu'est-ce que deus, quand ils n'ont même pas une goutte de sang?) En somme : tout idéalisme philosophique fut jusqu'à présent quelque chose comme une maladie, partout où il ne fut pas, comme dans le cas de Platon, la précaution d'une santé trop riche et dangereuse, la crainte de sens prépondérants, la sagesse d'un sage disciple de Socrate. - Peut-être, nous autres hommes modernes, ne sommes-nous pas assez bien portants pour avoir besoin de l'idéalisme de Platon. Et nous ne craignons pas les sens, parce que...

 

373. La « science » en tant que préjugé.

C'est une conséquence des lois de la hiérarchie que les savants, en tant qu'ils appartiennent à la classe intellectuelle moyenne, n'ont pas du tout le droit d'apercevoir les questions et les problèmes véritablement grands : d'ailleurs leur courage et aussi leur regard ne suffisent pas pour aller jusque-là, - c'est avant tout le besoin qui fait d'eux des chercheurs, leur prévision et leur désir intérieur d'obtenir tel ou tel résultat. Leur crainte et leur espoir se reposent et se contentent trop tôt. Ce qui, par exemple, enthousiasme à sa façon ce pédantesque Anglais, Herbert Spencer, ce qui lui fait tracer une ligne d'espoir à l'horizon de ses désirs, cette tardive réconciliation entre « l'égoïsme et l'altruisme » dont il divague, nous inspire presque du dégoût, à nous autres : - une humanité avec de telles perspectives spencériennes, comme dernières perspectives, nous paraîtrait digne de mépris et de destruction! Mais le seul fait que quelque chose qu'il est forcé de considérer comme espérance supérieure, n'apparaît et ne peut apparaître à d'autres que comme une répugnante possibilité, ce fait présente un problème que Spencer n'aurait pas pu prévoir... Il en est de même de cette croyance dont se contentent maintenant tant de savants matérialistes, la croyance à un monde qui doit avoir son équivalent et sa mesure dans la pensée humaine, dans l'évaluation humaine, à un « monde de vérité » dont on pourrait approcher en dernière analyse, à l'aide de notre raison humaine petite et carrée. - Comment? voulons-nous vraiment laisser abaisser l'existence à un exercice de calcul, à une étude pour mathématiciens casaniers? Qu'on se garde, avant tout, de vouloir débarrasser l'existence de son caractère ambigu : c'est ce qu'exige le bon goût, Mes­sieurs, le goût du respect avant tout, - ce qui dépasse votre horizon. Que seule soit vraie une interprétation du monde où vous soyez dans le vrai, où l'on puisse faire des recherches scientifiques (vous voulez au fond dire mécaniques?) et continuer à travailler selon vos principes, une interprétation qui admet que l'on compte, que l'on calcule, que l'on pèse, que l'on regarde, que l'on touche, et pas autre chose, c'est là une balourdise et une naïveté, en admettant que ce ne soit pas de la démence et de l'idiotie. Ne semblerait-il pas, par contre, très probable que ce qu'il y a de plus superficiel et de plus extérieur à l'existence, - ce qu'il y a de plus apparent, sa croûte et sa matérialisation - pourrait être saisi en premier? peut-être même exclusivement? Une interprétation « scientifique » du monde, comme vous l'entendez, pourrait être par conséquent encore une des interprétations du monde les plus stupides, c'est-à-dire les plus pauvres de sens : ceci dit à l'oreille et mis sur la conscience de messieurs les mécanistes qui aujourd'hui aiment à se mêler aux philosophes, et qui s'imaginent absolument que la mécanique est la science des lois premières et dernières, sur lesquelles, comme sur un fondement, toute existence doit être édifiée. Cependant, un monde essentiellement mécanique serait essentiellement dépourvu de sens! En admettant que l'on évalue la valeur d'une musique d'après ce qu'elle est capable de compter, de calculer, de mettre en formules - combien absurde serait une telle évaluation, « scientifique », de la musique! Qu'y aurait-on saisi, com­pris, reconnu? Rien, littéralement rien, de ce qui chez elle est de la « musique »!...

 

374. Notre nouvel «infini».

Savoir jusqu'où va le caractère perspectiviste de l'existence, ou même savoir si l'existence possède encore un autre caractère, si une existence sans interprétation, sans « raison », ne devient pas de la « déraison », si, d'autre part, toute existence n'est pas essentiellement interprétative - c'est ce qui, comme de juste, ne peut pas être décidé par les analyses et les examens de l'intellect les plus assidus et les plus minutieusement scientifiques : l'esprit humain, durant cette analyse, ne pouvant faire autrement que de se voir sous ses formes perspectives et uniquement ainsi. Il nous est impossible de tourner l'angle de notre regard : il y a une curiosité sans espoir à vouloir connaître quelles autres espèces d'intellects et de perspectives il pourrait y avoir, par exemple, s'il y a des êtres qui peuvent concevoir le temps en arrière, ou tour à tour en avant et en arrière (par quoi on obtiendrait une autre direction de vie et une autre conception de la cause et de l'effet). J'espère, cependant, que nous sommes au moins, de nos jours, assez éloignés de ce ridicule man­que de modestie de vouloir décréter de notre angle que ce n'est que de cet angle que l'on a le droit d'avoir des perspectives. Le monde, au contraire, est redevenu pour nous « infini » : en tant que nous ne pouvons pas réfuter la possibilité qu'il contienne des interprétations à l'infini. Encore une fois le grand frisson nous prend : - mais qui donc aurait envie de diviniser de nouveau, immédiatement, à l'ancienne manière, ce monstre de monde inconnu? Adorer cet inconnu désormais comme le « dieu inconnu » ? Hélas, il y a trop de possibilités non divines d'interprétation qui font partie de cet inconnu, trop de diableries, de bêtises, de folies d'interprétation, - sans compter la nôtre, cette interprétation humaine, trop humaine que nous connaissons...

 

375. Pourquoi nous semblons être des épicuriens.

Nous sommes prudents nous autres hommes modernes, prudents à l'égard des dernières convictions; notre méfiance se tient aux aguets contre les ensorcellements et les duperies de conscience qu'il y a dans toute forte croyance, dans tout oui ou non absolu : comment expliquer cela? Peut-être faut-il y voir, pour une bonne part, la circonspection de l'enfant qui s'est brûlé, de l'idéaliste désabusé, mais pour une autre et meilleure part la curiosité, pleine d'allégresse, de celui qui autrefois collé à son coin jusqu'à en être exaspéré, s'enivre et s'exalte maintenant dans l'illimité, 1'« ouvert absolu ». Une tendance, presque épicurienne, de chercher la connaissance, se développe ainsi, une tendance qui ne laisse pas échapper facilement le caractère incertain des choses; de même une antipathie contre les grandes phrases et les attitudes morales, un goût qui refuse tous les contrastes lourds et grossiers et qui a conscience, avec fierté, de son habitude des réserves. Car c'est cela qui fait notre orgueil, cette légère tension des guides, tandis que notre impétueux besoin de certitude nous pousse en avant, l'empire que, dans ses courses les plus sauvages, le cavalier a sur lui-même : car, avant comme après, nous montons les bêtes les plus fougueuses, et si nous hésitons, c'est le danger moins que toute autre chose qui nous fait hésiter...

 

376. Les ralentissements de la vie.

Tel est le sentiment de tous les artistes, de tous les hommes qui créent des « œuvres », de l'espèce maternelle parmi les hommes : ils s'imaginent toujours, chaque fois qu'une période de leur vie est terminée - une période qui se clôt sur une œuvre -, qu'ils ont atteint le but lui-même. Toujours ils accepte­raient alors la mort avec patience en se disant : « Nous sommes mûrs pour elle. » Ce n'est pas là l'expression de la fatigue, mais bien plutôt d'une certaine douceur de l'automne ensoleillé que laisse chaque fois derrière elle, chez son auteur, l'œuvre elle-même, la maturité d'une œuvre. Alors l'allure de la vie se ralentit, elle devient épaisse et lourde de miel - jusqu'à de longs repos, jusqu'à la croyance au long repos...

 

377. Nous autres « sans-patrie ».

Parmi les Européens d'aujourd'hui il n'en manque pas qui ont un droit à s'appeler, dans un sens distinctif et qui leur fait honneur, des sans-patrie : c'est à eux, [plus particulièrement, que je confie]26 ma secrète sagesse, ma gaya scienza. Car leur sort est dur, leur espoir incertain, il faut un tour de force pour leur inventer une consolation - mais à quoi bon! Nous autres enfants de l'avenir, comment saurions-nous être chez nous dans cet aujourd'hui! Nous sommes hostiles à tout idéal qui pourrait encore trouver un refuge, un « chez soi », en ce temps de transition fragile et brisé; pour ce qui en est de la « réalité », de cet idéal, nous ne croyons pas à sa durée. La glace qui aujourd'hui peut encore supporter un poids s'est déjà fortement amincie : le vent du dégel souffle, nous-mêmes, nous autres sans-patrie, nous sommes quelque chose qui brise la glace et d'autres « réalités » trop minces... Nous ne « conservons » rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes absolument pas « libéraux », nous ne travaillons pas pour « le progrès », nous n'avons pas besoin de boucher nos oreilles pour ne point entendre les sirènes de l'avenir qui chantent sur la place publique. - Ce qu'elles chantent : « Droits égaux ! », « Société libre ! », « Ni maîtres ni serviteurs ! » - Cela ne nous attire point ! - en somme, nous ne trouvons pas désirable que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (puisque ce règne serait, en tous les cas, le règne de la médiocratie et de la chinoiserie), nous prenons plaisir à tous ceux qui, comme nous, ont le goût du danger, de la guerre et des aventures, ceux qui ne se laissent point accommoder et raccommoder, concilier et réconcilier, nous nous comptons nous-mêmes parmi les conquérants, nous réfléchis­sons à la nécessité d'un ordre nouveau, et aussi d'un nouvel esclavage - car pour tout renforcement, pour toute élévation du type « homme », il faut une nouvelle espèce d'asservissement - n'en est-il pas ainsi? Avec tout cela nous nous sentons mal à l'aise dans une époque qui aime à revendiquer l'honneur d'être la plus humaine, la plus charitable, la plus juste qu'il y ait eu sous le soleil. Il est assez triste que ces belles paroles suggèrent d'aussi laides arrière-pensées! que nous n'y voyions que l'expression - et aussi la mascarade - du plus profond affaiblissement, de la fatigue, de la vieillesse, de la diminution des forces ! En quoi cela peut-il nous intéresser de savoir de quels oripeaux un malade pare sa faiblesse! Qu'il en fasse parade comme de sa vertu - il n'y a pas de doute, en effet, la faiblesse rend doux, ah! si doux, si équitable, si inoffensif, si « humain » ! - La « religion de la pitié » à laquelle on voudrait nous convertir - ah! nous connaissons trop bien les petits jeunes gens et les petites femmes hystériques qui, aujourd'hui, ont besoin de s'en faire un voile et une parure! Nous ne sommes pas des humanitaires; nous ne nous permettrions jamais de parler de notre « amour pour l'humanité », - nous autres, nous ne sommes pas assez comédiens pour cela! Ou bien pas assez saint-simoniens, pas assez français. Il faut déjà être affligé d'une dose excessive, toute gauloise, d'irritabilité érotique et d'impatience amoureuse pour s'approcher même encore de l'humanité de façon loyale et avec ardeur... De l'humanité! Y eut-il jamais plus horrible vieille, parmi toutes les horribles vieilles? (à moins que ce ne soit peut-être la « vérité » : une question pour les philosophes...). Nous n'aimons pas l'humanité ; mais d'autre part nous sommes bien loin d'être assez « allemands » - tel qu'on emploie aujourd'hui le mot « allemand » - pour être les porte-paroles du nationalisme et de la haine des races, pour pouvoir nous réjouir des maux de cœur nationaux et de l'empoisonnement du sang, qui fond qu'en Europe un peuple se barricade contre l'autre comme si une quarantaine les séparait. Pour cela nous sommes trop libres de toute prévention, trop malicieux, trop délicats, nous avons aussi trop voyagé : nous préférons de beaucoup vivre dans les montagnes, à l'écart, « inactuels », dans des siècles passés ou futurs, ne fût-ce que pour nous épargner la rage silencieuse, à quoi nous condamnerait le spectacle d'une politique qui rend l'esprit allemand stérile, puisqu'elle le rend vaniteux, et qui est de plus une petite politique : - n'a-t-elle pas besoin, pour que sa propre création ne s'écroule pas aussitôt édifiée, de se dresser entre deux haines mortelles? n'est-elle pas forcée de vouloir éterniser le morcellement de l'Europe en petits États?... Nous autres sans-patrie, nous sommes trop multiples et trop mêlés, de race et d'origine, pour faire des « hommes modernes » et, par conséquent, peu tentés de participer à cette mensongère auto-idolâtrie raciale, à cette impudicité dont, aujourd'hui, l'on fait parade en Allemagne, en guise de cocarde du loyalisme germanique, et qui semblent doublement fausses et inconvenantes chez le peuple du « sens historique ». Nous sommes en un mot - et que ce soit notre mot d'ordre! - de bons Européens, les héritiers de l'Europe, les héritiers riches et comblés - mais riches aussi en obligations, héritiers de plusieurs milliers d'an­nées d'esprit européen, comme tels encore sortis du christianisme et mal disposés à son égard, et précisément parce que nous en sommes sortis, parce que nos ancêtres étaient des chrétiens d'une loyauté sans égale qui, pour leur roi, auraient sacrifié leur bien et leur sang, leur état et leur patrie. Nous, nous faisons de même. Mais pourquoi donc? Par irréligion personnelle? Par irréligion universelle? Non, vous savez cela beaucoup mieux, mes amis ! Le oui caché en vous est plus fort que tous les non et tous les peut-être dont vous êtes malades, avec votre époque : et s'il faut que vous alliez sur la mer, vous autres émigrants, évertuez-vous en vous-mêmes à avoir - une foi !...

 

378. Et nous redevenons clairs.

Nous qui sommes riches et prodigues en esprit, placés comme des puits ouverts au bord de la route, ne voulant interdire à personne de puiser chez nous, nous ne savons malheureusement pas nous garer, lorsque nous désirerions le faire, nous n'avons pas de moyen pour empêcher que l'on nous trouble, que l'on nous obscurcisse, - que l'époque où nous vivons jette au fond de nous-mêmes sa « contemporanéité », que les oiseaux malpropres de cette époque y jettent leurs immondices, les gamins leurs colifichets, et des voyageurs épuisés qui s'y reposent leurs petites et leurs grandes misères. Mais nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous entraînerons ce que l'on nous jette dans notre profondeur - car nous sommes profonds, nous n'oublions pas - et nous redevenons clairs...

 

379. Interruption du fou.

Ce n'est pas un misanthrope, celui qui a écrit ce livre : la haine des hommes se paye trop cher aujourd'hui. Pour pouvoir haïr comme autrefois l'on savait haïr l'homme, à la façon de Timon, en bloc, sans restriction, avec tout l'amour de la haine - pour cela il faudrait pouvoir renoncer au mépris, - et combien de joie subtile, combien de patience, combien de bonté même, devons-nous justement à notre mépris ! Avec notre mépris nous sommes de plus les « élus de Dieu » : le subtil mépris est à notre goût, il est notre privilège et notre art, peut-être notre vertu, à nous autres modernes parmi les modernes... La haine, par contre, vous égalise, vous place les uns en face des autres, dans la haine il y a de l'honneur, et enfin, dans la haine il y a de la crainte, une grande part de crainte. Mais, nous qui sommes sans crainte, nous les hommes plus intellectuels de cette époque, nous connaissons assez bien notre avantage, en tant qu'intellectuels supérieurs, pour vivre justement dans l'insouciance à l'égard de ce temps. Il ne me semble pas probable que l'on nous décapite, que l'on nous enferme, que l'on nous bannisse, nos livres ne seront même pas interdits et brûlés. L'époque aime l'esprit, elle nous aime et elle aurait besoin de nous, quand même nous lui donnerions à entendre que nous sommes des artistes dans le mépris, que tout rapport avec les hommes nous cause un léger effroi, que malgré notre douceur, notre patience, notre affabilité, notre politesse, nous ne pourrions persuader notre nez d'abandonner l'aversion qu'il a contre le voisinage des hommes, que, moins la nature est humaine, plus nous l'aimons, que nous aimons l'art quand il est la fuite de l'artiste devant l'homme, ou le persiflage de l'artiste sur l'homme, ou le persiflage de l'artiste sur lui-même...

 

380. Le «voyageur» parle.

Pour considérer une fois de loin notre moralité européenne, pour la mesurer à l'étalon d'autres moralités, plus anciennes ou futures, il faut agir comme fait le voyageur qui veut connaître la hauteur des tours d'une ville : pour cela il quitte la ville. Des « pensées sur les préjugés moraux », pour le cas où elles ne devraient pas être des préjugés sur les préjugés, supposent une position en dehors de la morale, quelque par-delà le bien et le mal vers quoi il faudrait monter, grimper, voler, - et, dans le cas donné, un par-delà notre bien et notre mal, une indépendance de toute « Europe », cette dernière entendue comme une somme de jugements évaluateurs qui nous commandent et qui sont entrés dans notre sang. Vouloir se placer en dehors et au-dessus, c'est peut-être là une petite témérité, un « tu dois » particulier et déraisonnable, car nous aussi, nous qui cherchons la connaissance, nous avons nos idiosyncrasies de la volonté « non affranchie » - la question est de savoir si l'on peut véritablement monter là-haut. Cela peut dépendre de conditions multiples. Dans l'ensemble il s'agit de savoir si nous sommes lourds ou légers, c'est le problème de notre « poids spécifique ». Il faut être très léger pour pousser sa volonté de la connaissance aussi loin et en quelque sorte au-delà de son temps, pour se créer des yeux qui puissent embrasser des milliers d'années et que ce soit le ciel clair qui se reflète dans ces yeux! Il faut s'être détaché de beaucoup de choses qui nous oppressent, nous entravent, nous tiennent baissés, nous alourdissent, nous autres Européens d'aujourd'hui. L'homme d'un pareil au-delà, qui veut embrasser lui-même les évaluations supérieures de son époque, a besoin d'abord de « surmonter » en lui-même cette époque - c'est là sa preuve de force - et, par conséquent, non seulement son époque, mais encore l'opposition qu'il ressentait jusqu'à présent contre cette époque, la contradiction, la souffrance que lui causait cette époque, son inactualité, son romantisme...

 

381. La question de la compréhension.

On tient non seulement à être compris lorsque l'on écrit, mais certainement aussi à ne pas l'être. Ce n'est nullement encore une objection contre un livre que quelqu'un le trouve incompréhensible : peut-être cela faisait-il partie des intentions de l'auteur de ne pas être compris par « n'im­porte qui ». Tout esprit distingué qui a un goût distingué choisit ainsi ses auditeurs lorsqu'il veut se communiquer; en les choisissant il se gare contre les « autres ». Toutes les règles subtiles d'un style ont là leur origine : elles éloignent en même temps, elles créent la distance, elles défendent « l'entrée », la compréhension, - tandis qu'elles ouvrent les oreilles de ceux qui nous sont parents par l'oreille. Et, pour le dire entre nous et dans mon cas particulier, - je ne veux me laisser empêcher ni par mon ignorance, ni par la vivacité de mon tempérament, de vous être compréhensible, mes amis : ni par la vivacité, ai-je dit, bien qu'elle me force, pour pouvoir m'approcher d'une chose, de m'en approcher rapidement. Car j'agis avec les problèmes profonds comme avec un bain froid - y entrer vite, en sortir vite. Croire que de cette façon on n'entre pas dans les profondeurs, on ne va pas assez au fond, c'est la superstition de ceux qui craignent l'eau, des ennemis de l'eau froide; ils parlent sans expérience. Ah! le grand froid rend prompt ! - Et, soit dit en passant, une chose demeure-t-elle vraiment incomprise et inconnue par le fait qu'elle n'est touchée qu'au vol, saisie d'un regard, en un éclair? Faut-il vraiment commencer par s'y asseoir solidement? l'avoir couvée comme un œuf? Diu noctuque incubando, comme disait Newton de lui-même? Il y a du moins des vérités d'une pudeur et d'une susceptibilité particulières dont on ne peut s'emparer que d'une façon imprévue, - qu'il faut surprendre ou laisser... Enfin, ma brièveté a une autre raison encore : parmi les questions qui me préoccupent, il y en a beaucoup qu'il faut que j'explique en peu de mots pour que l'on m'entende à mots couverts. Car il faut éviter, en tant qu'immoraliste, de pervertir l'innocence, je veux dire les ânes et les vieilles filles des deux sexes, qui n'ont d'autre profit de la vie que leur innocence; mieux encore, mes œuvres doivent les enthousiasmer, les élever et les entraîner à la vertu. Je ne connais rien sur la terre de plus plaisant que le spectacle de vieux ânes et de vieilles filles qu'agite le doux sentiment de la vertu : et « j'ai vu cela » - ainsi parlait Zarathoustra. Voilà pour ma brièveté; plus grave est mon ignorance, que je ne me dissimule pas à moi-même. Il y a des heures où j'en ai honte; il est vrai qu'il y a aussi des heures où j'ai honte de cette honte. Peut-être nous autres philosophes sommes-nous tous aujourd'hui en fâcheuse posture vis-à-vis du savoir humain : la science grandit, et les plus savants d'entre nous sont prêts à s'apercevoir qu'ils connaissent trop peu de choses. Il est vrai que ce serait bien pis encore s'il en était autrement, - s'ils savaient trop de choses. Notre devoir est avant tout de ne pas faire de confusion avec nous-mêmes. Nous sommes autre chose que des savants : bien qu'il soit inévitable que, entre autres, nous fussions aussi savants. Nous avons d'autres besoins, une autre croissance, une autre digestion : il nous faut davantage, il nous faut aussi moins. Il n'y a pas de formule pour définir la quantité de nourriture qu'il faut à un esprit; si pourtant son goût est prédisposé à l'indépendance, à une brusque venue, à un départ rapide, aux voyages, peut-être aux aventures qui seules sont de la force des plus rapides, il préférera vivre libre avec une nourriture frugale que gavé et dans la contrainte. Ce n'est pas la graisse, mais une plus grande souplesse et une plus grande vigueur que le bon danseur demande à sa nourriture, - et je ne saurais pas ce que l'esprit d'un philosophe pourrait désirer de meilleur que d'être un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art particulier, et finalement aussi sa seule piété, son « culte »...

 

382. La grande santé.

Nous autres hommes nouveaux, innommés, difficiles à comprendre, précurseurs d'un avenir encore incertain - nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d'un moyen nouveau, je veux dire d'une nouvelle santé, d'une santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne le fut jusqu'à présent toute santé. Celui dont l'âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu'à présent, de visiter toutes les côtes de cette « Méditerranée » idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d'un conquérant et d'un explorateur de l'idéal, et, de même, quels sont les sentiments d'un artiste, d'un saint, d'un législateur, d'un sage, d'un savant, d'un homme pieux, d'un devin, d'un divin solitaire d'autrefois : celui-là aura avant tout besoin d'une chose, de la grande santé - d'une santé que non seulement on possède mais qu'il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier!... Et maintenant, après avoir été ainsi longtemps en chemin, nous, les Argonautes de l'Idéal, plus courageux peut-être que ne l'exigerait la prudence, souvent naufragés et endoloris, mais mieux portants que l'on ne voudrait nous le permettre, dangereusement bien portants, bien portants toujours à nouveau, - il nous semble avoir devant nous, comme récompense, un pays inconnu, dont personne encore n'a vu les frontières, un au-delà de tous les pays, de tous les recoins de l'idéal connus jusqu'à ce jour, un monde si riche en choses belles, étranges, douteuses, terribles et divines, que notre curiosité, autant que notre soif de posséder sont sorties de leurs gonds, - hélas! que main­tenant rien n'arrive plus à nous rassasier! Comment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science, nous satisfaire encore des hommes actuels ? Ce qui est assez grave, mais inévitable, c'est que nous ne prêtions plus sérieusement attention à leurs buts et à leurs espoirs les plus dignes, et peut-être même que nous puissions plus leur prêter attention. Un autre idéal court devant nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu'à personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal : c'est l'idéal d'un esprit qui se joue naïvement, c'est-à-dire sans intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent, de tout ce qui jusqu'à présent s'est appelé sacré, bon, intangible, divin; pour qui les choses les plus hautes qui servent, avec raison, de mesure au peuple, signifieraient déjà quelque chose qui ressemble au danger, à la décomposition, à l'abaissement ou bien du moins à la convalescence, à l'aveuglement, à l'oubli momentané de soi; c'est l'idéal d'un bien-être et d'une bienveillance [à la fois humain et surhumain]27, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain, par exemple lorsqu'il se place à côté de tout ce qui jusqu'à présent a été sérieux, terrestre, à côté de toute espèce de solennité dans l'attitude, la parole, l'intonation, le regard, la morale, comme leur vivante parodie involontaire - et avec lequel, malgré tout cela, le grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable problème est peut-être seulement posé, la destinée de l'âme se retourne, l'aiguille marche, la tragédie commence...

 

383. Epilogue.

Mais en dessinant, pour finir, lentement, lentement, ce sombre point d'interrogation, ayant encore l'intention de rappeler au lecteur les vertus du véritable art de lire, - hélas! quelles vertus oubliées et inconnues ! - il m'arrive d'entendre résonner autour de moi un rire de farfadet, le plus méchant et le plus joyeux : les esprits de mon livre, eux-mêmes, se jettent sur moi, me tirent les oreilles et me rappellent à l'ordre. « Nous n'y tenons plus - ainsi m'interpellent-ils -; au diable avec cette musique sombre et noire comme la robe d'un corbeau. La clarté du matin ne brille-t-elle pas autour de nous? Ne sommes-nous pas entourés d'une verte et molle pelouse, le royaume de la danse? Y eut-il jamais une meilleure heure pour être joyeux? Qui veut entonner un chant, un chant du matin, tellement ensoleillé, tellement léger, si aérien qu'il ne chasse pas les idées noires, mais qu'il les invite à chanter avec lui, à danser avec lui? Nous aimons mieux encore la mélodie d'une stupide cornemuse paysanne que de tels sons mystérieux, de tels chants de crapauds sonnants, de telles voix des tombeaux, de tels sifflements de marmottes, par quoi vous nous avez régalés jusqu'à présent, dans votre sauvage solitude, monsieur l'ermite et musicien de l'avenir! Non! Ne venez pas avec de pareils sons! Entonnons des mélodies plus agréables plus entraînantes et plus joyeuses ! » - Êtes-vous satisfaits ainsi, mes impatients amis? Eh bien! Qui donc ne vous obéirait pas volontiers? Ma cornemuse est prête, ma gorge aussi - il en sortira peut-être des sons rudes, arrangez-vous-en! Nous sommes en montagne! Mais ce que je vous ferai entendre sera du moins nouveau; et, si vous ne le comprenez pas, si les paroles du chanteur vous sont inintelligibles, qu'importe ! C'est là la « malédiction du chanteur ». Vous entendrez d'autant plus distincte­ment sa musique et sa mélodie, vous danserez d'autant mieux au son de son pipeau. Le voulez-vous?...

 

 

9 Appendice | Le gai savoir (1887)

Appendice

 

Chansons du Prince hors-la-loi

 

 

À Goethe

L’impérissable

N’est que symbole!

Dieu l’insidieux

Imposture de poète...

La roue de l’univers

Roule de but en but

La haine l’appelle misère,

Le fou dit que c’est un jeu...

Le jeu du monde, impérieux,

Mêle l’être à l’apparence : -

L’éternelle Folie

Nous mélange à elle!...

 

 

La vocation du poète

Tout récemment j’étais assis,

Me reposant à l’ombre des arbres,

Lorsque j’entendis frapper des coups,

Doucement, comme en mesure.

Je voulus me fâcher, je fis la grimace, -

Enfin je finis par céder,

Jusqu’à ce qu’enfin, moi aussi, comme un poète,

Je me mis à parler en tic-tac.

 

Tandis que je faisais des vers, houpsa!

Syllabe par syllabe,

Je me mis soudain à rire,

Au moins durant un quart d’heure.

Toi poète? Toi un poète?

Ta tête est-elle donc dérangée?

- « Oui, Monsieur, vous êtes poète! »

Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 

Qui j’attends dans le buisson?

Brigand, qui veux-tu surprendre?

Est-ce une maxime, une image?

Et vite je mets la rime.

Tout ce qui rampe, ce qui sautille,

Le poète vite en fait un vers.

- « Oui, Monsieur, vous êtes poète! »

Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 

Les rimes, oui, sont comme des flèches,

Tout cela s’agite et tremble,

Lorsque la flèche pénètre

Dans le corps de la bête!

Vous en mourez, pauvre diable!

Hélas! si ce n’est d’ivresse.

- « Oui, Monsieur, vous êtes poète! »

Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 

Versets obliques, pleins de hâte,

Petits mots fous qui se pressent!

Jusqu’à ce que, ligne après ligne,

Tout soit pendu à la chaîne.

Et il y a des gens cruels

Que cela amuse? Poète sans coeur?

- « Oui, Monsieur, vous êtes poète! »

Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 

Railles-tu oiseau? Veux-tu rire!

As-tu la tête dérangée?

Mon coeur le serait-il davantage?

Gare, tu craindras ma colère!

Mais le poète tresse des rimes,

Même en colère, brèves et vraies.

- « Oui, Monsieur, vous êtes poète! »

Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 

 

Dans le Midi

A une branche torse, me voici suspendu,

Et je balance ma fatigue.

C’est d’un oiseau que je suis l’hôte,

Je repose en un nid d’oiseau.

Où suis-je donc? Loin! Hélas, loin!

 

La blanche mer est endormie,

A sa surface une voile de pourpre.

Une roche, un figuier, la tour et le port,

Des idylles à l’entour, des bêlements de moutons,

Innocence du Midi accueille-moi!

 

Aller au pas - quelle existence!

Cette allure-là rend allemand et lourd.

J’ai dit au vent de m’emmener,

L’oiseau m’a appris à planer.

Vers le midi, j’ai passé sur la mer.

 

Raison! Attristantes affaires!

Le but alors était trop près.

J’ai su, au vol, ce qui me bernait.

Je sens la sève qui monte et le courage

Pour une vie nouvelle et un jeu nouveau...

 

Penser seul c’est la sagesse,

Chanter seul serait stupide!

Voici un chant en votre honneur,

Asseyez-vous autour de moi,

En silence, oiseaux méchants!

 

Si jeune, si faux, si vagabonds,

Vous semblez être faits pour aimer,

Et pour tous les jolis passe-temps?

Dans le Nord, - j’hésite à l’avouer, -

J’ai aimé une femme, vieille à pleurer :

« Vérité » s’appelait cette vieille femme...

 

 

La pieuse Beppa

Tant que mon petit corps est joli,

C’est la peine d’être pieuse.

On sait que Dieu aime les femmes,

Les jolies avant tout.

Il pardonne, j’en suis sûre,

Facilement au petit moine

D’aimer, comme certain petit moine,

A être près de moi.

 

Ce n’est pas un père de l’Église!

Non, il est jeune et souvent rouge,

Malgré les sombres ivresses,

Plein de peine et de jalousie.

Je déteste tous les vieillards,

Je n’aime pas les vieilles gens;

Avec combien de sagesse,

Dieu, le père, y a pourvu!

 

L’Église s’entend à vivre,

Elle sonde les coeurs et les visages.

Elle veut toujours me pardonner -

Et qui donc ne me pardonne pas?

On murmure du bout des lèvres,

On s’incline et l’on s’en va,

Avec un petit péché neuf,

On efface vite l’ancien.

 

Béni soit Dieu sur la terre,

Qui aime les jolies filles,

Et se pardonne volontiers

Cette espèce de peine de coeur.

Tant que mon petit corps est joli,

C’est la peine d’être pieuse :

Quand je serai une vieille femme

Le diable viendra me chercher!

 

 

La barque mystérieuse

La nuit dernière, quand tout dormait,

Et que, dans la rue, on entendait à peine

Les soupirs incertains du vent,

Mes oreilles ne me donnaient pas le sommeil

Ni le pavot, ni ce qui fait encore

Dormir, - une bonne conscience.

 

Enfin, renonçant au sommeil,

Je courus vers la plage.

Il faisait clair de lune et doux - et, dans le sable chaud,

Je trouvai l’homme avec sa barque.

Tous deux sommeillaient, le berger et la brebis :

Sommeillante la barque quitta la rive.

 

Une heure se passa, peut-être deux,

Ou bien était-ce une année?

Quand soudain mes sens furent plongés

Dans une éternelle inconscience,

Et un gouffre s’ouvrit,

Sans borne : - c’était fini!

 

Le matin vint, sur de noires profondeurs

Une barque se repose et se repose encore

Qu’est-il arrivé? Un cri s’élève

Cent cris : qu’y a-t-il? Du sang? -

Rien n’est arrivé! Nous avons dormi,

Tous - hélas! c’était bon! si bon!

 

 

Déclaration d’amour (où le poète se fit éconduire)

Oh! merveille! Vole-t-il encore?

Il s’élève et ses ailes sont au repos?

Qu’est-ce qui le porte donc et l’élève?

Où est maintenant son but, son vol, son trait?

 

Comme l’étoile et l’éternité,

Il vit dans les hauteurs dont s’éloigne la vie,

Ayant pitié, même de l’envie - ;

Est monté bien haut qui le voit planer!

 

Oh! Albatros, oiseau!

Un désir éternel me pousse dans les hauteurs.

J’ai pensé à toi : alors une larme

Après l’autre, a coulé, - oui, je t’aime!

 

 

Chant d’un chevrier théocritien

Je suis couché malade,

Les punaises me dévorent

Elles troublent ma lumière!

J’entends qu’elles dansent...

 

Elle voulait, à cette heure,

Se glisser jusqu’à moi,

J’attends comme un chien

Et rien ne vient.

 

Ce signe de croix en promettant?

Comment mentirait-elle?

- Ou bien court-elle après chacun,

Comme mes chèvres?

 

D’où lui vient sa jupe de soie? -

Eh bien! la fière?

Il y a encore plus d’un bouc

Dans ce bois?

 

- Comme l’attente amoureuse

Rend trouble et venimeux!

Ainsi pousse dans la nuit humide

Le vénéneux champignon du jardin.

 

L’amour me ronge,

Comme les sept maux, -

Je n’ai plus d’appétit pour rien

Adieu, mes oignons!

 

La lune déjà s’est couchée dans la mer,

Lasses sont toutes les étoiles

Le jour se lève gris,

J’aimerais mourir.

 

 

Ces âmes incertaines…

Ces âmes incertaines,

Je leur en veux à mort.

Tout leur honneur est un supplice,

Leurs louanges couvrent de honte

Parce que, au bout de leur laisse,

Je ne traverse pas les temps,

Le poison de l’envie, doux et désespéré,

Dans leur regard me salue.

 

Qu’ils m’injurient avec courage

En me tournant le dos!

Ces yeux suppliants et égarés

Sans cesse se tromperont sur moi.

 

 

Un fou au désespoir

Hélas! ce que j’ai écrit sur la table et le mur

Avec mon coeur de fou et ma main de fou

Devrait orner pour moi la table et le mur...

 

Mais vous dites : « Les mains de fou gribouillent, -

Et il faut nettoyer la table et le mur

Jusqu’à ce que la dernière trace ait disparu! »

 

Permettez! Je vais vous donner un coup de main -,

J’ai appris à me servir de l’éponge et du balai,

Comme critique et comme homme de peine.

 

Mais lorsque le travail sera fini,

J’aimerais bien vous voir, grands sages que vous êtes,

Souiller de votre sagesse la table et le mur.

 

 

Rimus Remedium (ou: comment les poètes malades se consolent)

Sorcière du temps,

De ta bouche baveuse découle

Lentement une heure après l’autre.

En vain tout mon dégoût s’écrie :

« Malédiction au gouffre

De l’Éternité! »

 

Le monde - est d’airain :

Un taureau bouillant - est sourd aux cris.

Avec l’éclat d’un poignard ma douleur écrit

Dans mon cerveau :

« Le monde n’a pas de coeur

Et ce serait folie de lui en vouloir! »

Verse tous les pavots,

Verse la fièvre! le poison dans mon cerveau!

Depuis trop longtemps tu interroges ma main et mon front.

Que demandes-tu? Quoi? « A quel - prix? »

- Ah? Malédiction sur la fille

Et sa raillerie!

 

Non! Reviens!

Il fait froid dehors, j’entends la pluie -

Je devrais être plus tendre avec toi?

- Prends; Voici de l’or : comme la pièce brille! -

T’appeler « Bonheur »?

Te bénir, fièvre? -

 

La porte s’ouvre.

Il pleut à torrents jusqu’à mon lit!

Le vent éteint la lumière, - misère!

- Celui qui maintenant n’aurait pas cent rimes,

Je parie, je parie,

Qu’il y laisserait sa peau!

 

 

« Mon bonheur! »

Je revois les pigeons de Saint-Marc :

La place est silencieuse, le matin s’y repose.

Dans la douce fraîcheur indolemment j’envoie mes chants.

Comme un essaim de colombes dans l’azur

Et les rappelle des hauteurs,

Encore une rime que j’accroche au plumage

-mon bonheur! mon bonheur!

 

Calme voûte du ciel, bleu-clair et de soie,

Tu planes protectrice sur l’édifice multicolore

Que j’aime - que dis-je? - que je crains et envie...

Comme je serais heureux de lui vider son âme!

La rendrais-je jamais? -

Non, n’en parlons pas, pâture merveilleuse du regard!

-mon bonheur! mon bonheur!

 

Clocher sévère, avec quelle vigueur de lion

Tu t’élèves ici, victorieux, sans peine!

Tu couvres la place du son profond de tes cloches -:

Je dirais en français que tu es son accent aigu !

Si comme toi je restais ici

Je saurais par quelle contrainte, douce comme de la soie...

-mon bonheur! mon bonheur!

 

Éloigne-toi, musique! Laisse les ombres s’épaissir

Et croître jusqu’à la nuit brune et douce!

Il est trop tôt pour les harmonies, les ornements d’or

Ne scintillant pas encore dans leur splendeur de rose,

Il reste beaucoup de jour encore,

Beaucoup de jour les poètes, les fantômes et les solitaires.

- mon bonheur! mon bonheur!

 

 

Vers les Mers nouvelles

Là-bas - je veux aller, et j’ai dès lors

Confiance en moi et en mes talents de pilote,

La vaste nappe de la mer s’étend

Et mon vaisseau génois navigue vers l’azur.

 

Tout scintille pour moi, dans sa splendeur nouvelle,

Le midi sommeille sur l’espace et le temps -:

Et ton oeil seulement - monstrueux

Me fixe, ô infini!

 

 

Sils-Maria

J’étais assis là dans l’attente - dans l’attente de rien,

Par-delà le bien et le mal jouissant, tantôt

De la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné

A ce jour, au lac, au midi, au temps sans but.

 

Alors, ami, soudain un est devenu deux -

Et Zarathoustra passa auprès de moi...

 

 

Pour le mistral. (Chanson à danser)

Vent mistral, chasseur de nuages,

Tueur de mélancolie, balayeur du ciel,

Toi qui mugis, comme je t’aime!

Ne sommes-nous pas tous deux les prémices

D’une même origine, au même sort

Éternellement prédestinés?

 

Là, sur les glissants chemins de rochers,

J’accours en dansant à ta rencontre,

Dansant, selon que tu siffles et chantes :

Toi qui sans vaisseau et sans rames,

Libre frère de liberté,

T’élances sur les mers sauvages.

 

A peine éveillé, j’ai entendu ton appel,

J’ai accouru vers les falaises,

Vers les jaunes rochers au bord de la mer.

Salut! Déjà comme les clairs flots

D’un torrent diamantin, tu descendais

Victorieusement de la montagne.

 

Sous les airs unis du ciel,

J’ai vu galoper tes chevaux,

J’ai vu le carrosse qui te porte.

J’ai même vu le geste de la main

Qui, sur le dos des coursiers,

Comme l’éclair abat son fouet.

 

Je t’ai vu descendre du char,

Afin d’accélérer ta course,

Je t’ai vu court comme une flèche

Pousser droit dans la vallée, -

Comme un rayon d’or traverse

Les roses de la première aurore.

 

Danse maintenant sur mille dos,

Sur le dos des lames, des lames perfides

Salut à qui crée des danses nouvelles!

Dansons donc de mille manières,

Que notre art soit nommé - libre!

Qu’on appelle gai - notre savoir!

 

Arrachons à chaque plante

Une fleur à notre gloire,

Et deux feuilles pour une couronne!

Dansons comme des troubadours

Parmi les saints et putains,

La danse entre Dieu et le monde!

 

Celui qui, avec le vent,

Ne sait pas danser, qui s’enveloppe

De foulards, tel un vieillard,

Celui qui est hypocrite,

Glorieux et faux vertueux,

Qu’il quitte notre paradis.

 

Chassons la poussière des routes,

Au nez de tous les malades,

Épouvantons les débiles,

Purifions toute la côte

De l’haleine des poitrines sèches

Et des yeux sans courage!

 

Chassons qui trouble le ciel,

Noircit le monde, attire les nuages!

Éclairons le royaume des cieux!

Mugissons... toi le plus libre

De tous les esprits libres, avec toi

Mon bonheur mugit comme la tempête.

 

Et prends, pour que le souvenir

De ce bonheur soit éternel,

Prends l’héritage de cette couronne!

Jette-la là-haut, jette-la plus loin,

A l’assaut de l’échelle céleste,

Accroche-la - aux étoiles !

 

 

 

◊◊◊

 

Édition électronique (ePub) v.: 1,0 : Les Échos du Maquis, 2011.

Notes de bas de page

1 Le t. donnait: «...en première ligne la sérénité, toute espèce de sérénité...»


2 Le t. donnait: «... un sentiment de bien-être ne leur vient qu'à l'aspect d'hommes non abattus qui pourraient...»


3 Le t. donnait: «l'aspect».


4 Le t. donnait: «...essayons une fois, nous, du hasard et de la chance!».


5 Le t. donnait: «pays de civilisation».


6 Klossowski traduit de la sorte, ce qui est sûrement mieux que «moralité des moeurs», employé par Albert.


7 Il s'agit bien d'Aristote, et non d'«Aristophane», que l'on trouvait dans le texte.


8 Le t. donnait: «...comme une espèce de silice (sic) à lui.»


9 Le t. donnait: «On sait d'où vient la langue allemande qui est depuis quelques siècles la langue littéraire généralement en usage.»


10 Le t. donnait: «conditionnante».


11 Le t. donnait: «sentir d'une façon isolée».


12 Le t. donnait: «signifier».


13 Le t. donnait: «...pour la première fois les individus,»


14 Le t. donnait: «...prêt donc chacun et disposé à...»


15 Le t. donnait: «...n'être une fois qu'affirmateur.»


16 Le t. donnait: «...il voit comme aujourd'hui telle chose et demain telle autre prendre congé de lui...»


17 Le t. donnait: «Agissez-en comme vous voudrez, impétueuses,...»


18 Le t. donnait: «Certainement la réprobation de l'égoïsme, croyance prêchée avec tant d'opiniâtreté et de conviction, a en somme nui...»


19 Nous préférons ici Klossowski. Albert traduisait par «La volonté de vie et les compatissants».


20 Le t. donnait: «chose».


21 De plusieurs, de différentes manières.


22 Le t. donnait: «d'individus».


23 Le t. donnait: «...sentent leur "populaire".»


24 Le t. donnait: «La prévoyance vitale».


25 Le t. donnait: «marché».


26 Le t. donnait: «c'est à eux que je mets particulièrement sur le coeur...»


27 Le t. donnait: «...humains-surhumains...».