Prologue

 

Grampus Island

 

Il faut bien qu’il y ait un commencement à une histoire quelle qu’elle soit, comme il faut bien qu’il y ait un commencement à tout, quoiqu’il n’y ait de commencement à rien. Le commencement d’une histoire est simplement le moment à partir duquel on s’intéresse à ses héros. Du moins dans la plupart des cas, mais pas dans celui qui nous occupe...

On le verra.

Le 22 mars 1875, vers deux heures du matin, le brick américain Grampus, de Norfolk (Virginie), voguait allègrement, toutes ses voiles dessus, vers le sud-est.

Le point, calculé quelques heures auparavant par le capitaine Ellis, avait donné comme résultat 163° de longitude ouest et 18° 33’ de latitude nord, chiffres, d’ailleurs, sujets à caution, le capitaine Ellis s’entendant beaucoup plus à abattre un homme d’un coup de poing ou à lamper d’une haleine une pinte de whisky qu’à calculer correctement une droite de hauteur.

Peu importait. Le Grampus naviguait en plein Pacifique, loin de toute terre, et quelques milles d’erreur ne pouvaient nuire en rien.

Accoudé à la lisse, une pipe en bouche – un véritable brûle-gueule, dont le fourneau, vraiment, se trouvait à moins de trois centimètres de ses lèvres – le capitaine Ellis, un petit homme large et trapu, songeait mélancoliquement que, depuis dix-sept mois et demi que le Grampus avait quitté Norfolk pour la pêche à la baleine, il n’avait pas eu la chance de rencontrer un seul de ces cétacés. Non. Pas un seul.

Pour peu que cela continuât, il faudrait revenir et chanter comme le légendaire Cachalot : « Nous n’avons rencontré ni baleines ni baleineaux ; nous avons fait le tour du monde, notre cale est vide, et nous sommes sans un sou, mais nous avons eu un damné beau temps ! »

Pour l’instant, de l’espoir restait... Ellis comptait bien rencontrer des baleines dans les environs des îles Fanning. Mais il se méfiait, craignant que, s’il approchait trop de terre, son équipage, rassasié de coups et de morue salée, n’en profitât pour déserter...

– Oui, un damné bon voyage ! maugréa-t-il en incrustant ses dents petites et jaunes dans le tuyau de corne de sa courte pipe. Avec ces maudits gibiers que j’ai à bord, il faut que je...

– Land ! ho ! (Terre !) cria à ce moment l’homme de vigie perché dans les barres de perroquet.

– Tu es fou ou soûl, l’homme ? glapit Ellis en levant la tête vers le marin qui avait crié.

Car il savait qu’aucune terre, île ou atoll ou simple récif, n’existait à cent milles à la ronde.

– Terre droit devant, captain ! précisa l’homme de veille.

– Le porc doit être ivre, c’est certain ! murmura le capitaine du Grampus, oubliant que, depuis longtemps, il n’existait plus une goutte d’alcool à bord, sauf dans sa cabine, à lui.

Machinalement, pourtant, il regarda vers l’avant.

– Damn’d ! s’écria-t-il entre ses dents serrées.

Sa stupéfaction était si intense qu’il faillit lâcher sa pipe.

À moins de trois milles en avant du brick, un large îlot, de forme circulaire, émergeait de l’océan.

Qu’on se figure une lentille de pierre entourée d’une dentelle d’écume phosphorescente... Et, sur l’étrange îlot, pas une lumière, pas un arbre, du moins rien de visible pour l’instant.

– Damn’d ! répéta le capitaine Ellis en hochant la tête.

S’il n’était pas très bon calculateur, c’était un marin pratique et expérimenté. Il savait que, dans le Pacifique, de nombreux récifs ne sont pas portés sur les cartes, que des hauts-fonds sous-marins les entourent, et que le moindre heurt contre un bloc de corail eût suffi à perdre le Grampus.

– Paré à la manœuvre ! hurla-t-il, en se précipitant sur le pont où dormaient les matelots de quart.

Ceux que sa voix n’éveilla pas furent rappelés à la réalité par quelques solides coups de botte.

Moins de dix minutes plus tard, le Grampus, à sec de toile, se balança, immobile, sur les flots clapoteux.

Le capitaine Ellis avait décidé d’attendre le jour pour explorer l’îlot inconnu. Sa provision d’eau était maigre. Il comptait profiter de la circonstance pour se ravitailler – si possible – ce qui lui éviterait d’atterrir aux Fanning et de risquer de voir déserter ses marins. Dans cet îlot qui paraissait inhabité, les gaillards n’auraient aucune envie d’abandonner le Grampus.

Ayant donc laissé le quart à son premier officier, le capitaine Ellis descendit dans sa cabine et consulta la carte.

Aucune erreur n’était possible. À la place approximative occupée par l’îlot, la carte indiquait des fonds de plusieurs milliers de mètres, et cela sur une étendue de plusieurs dizaines de milles carrés...

« Une éruption volcanique, sans doute ? pensa Ellis. Pourvu qu’il y ait de l’eau ? On verra ! »

Sur quoi il tira de son armoire une bouteille de vin – car sa provision à lui n’était pas terminée – donna une longue accolade au récipient, se jeta dans sa couchette et s’endormit.

Au jour, il fut debout et s’embarqua avec huit hommes sûrs et une douzaine de barils vides dans une des chaloupes du brick.

L’îlot était encore éloigné de près de trois milles ; c’était à peine si le courant avait fait légèrement dériver le Grampus dans sa direction.

Sous les rayons du soleil qui se faisaient de plus en plus ardents à mesure que l’astre montait dans le ciel clair, les matelots du brick voguèrent...

L’îlot inconnu se rapprocha. Il était entouré d’une mince ligne de brisants au-dessus desquels la mer déferlait doucement. Ils furent facilement franchis, et l’embarcation vint s’échouer sur le rivage.

Un rivage étrange. De larges dalles de pierre grise, semblable à de la pierre ponce, mais d’une dureté que l’acier ne pouvait mordre, et jointes ensemble avec le fini d’un travail d’ébénisterie.

Pas de mortier. Pas de ciment. Elles étaient pour ainsi dire encastrées les unes dans les autres...

En silence, Ellis et ses hommes, laissant un mousse dans la chaloupe, prirent pied.

Ils purent aussitôt constater qu’en maints endroits des efflorescences de coraux étaient incrustées entre les étranges dalles. Des algues aux formes bizarres gisaient, desséchées, sur le sol. Des squelettes de poissons, d’êtres aux structures inconnues, étaient entassés, çà et là, dans les creux de la pierre...

Mais pas trace humaine. Rien que ce roc grisâtre à demi recouvert par les coraux et les débris d’algues et de poissons.

Ellis, sa carabine au poing – par prudence, il s’était armé et avait armé ses hommes – avança...

Il put bientôt reconnaître que des chemins avaient dû être tracés sur ce sol. Des chemins larges de cinquante à soixante mètres, lisses comme un billard, mais toujours encombrés de débris...

À deux cents mètres environ du rivage, Ellis s’arrêta net, devant ce qu’il avait cru être un bloc de rocher.

C’était une tête humaine, la tête d’une statue gigantesque. Une tête dont la merveilleuse beauté frappa l’inculte et fruste baleinier... Une tête mutilée, verdie par endroits, fêlée, lézardée, recouverte à demi par les coraux qui s’étaient incrustés dans ses fissures.

En quelques secondes, les marins du Grampus avaient rejoint leur chef et formé le cercle autour du gigantesque et étrange débris.

– Elle est plus grosse que le Sphinx, ma parole ! grommela enfin Ellis, sans exagérer.

Il regarda autour de lui, comme s’il espérait apercevoir les pyramides. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, rien que les dalles grisâtres. Pas d’autres débris.

– Go on ! (Allons !) murmura enfin le capitaine baleinier.

Suivi de ses marins, il se remit en marche...

Les rudes pêcheurs de baleines étaient silencieux, comme s’ils eussent été dans un cimetière.

Derrière leur capitaine, ils franchirent environ cinq cents mètres, et, ayant dépassé une sorte de faille, évidemment produite par une secousse sismique, débouchèrent soudain sur le sommet de l’îlot, c’est-à-dire au centre de la gigantesque lentille de roc.

De nouveau, Ellis s’arrêta. Autour de lui, des plaques de matière translucide d’un bleu vert, épaisses d’environ un centimètre, longues de vingt, larges de cinq, gisaient sur le sol... Il y en avait des milliers, toutes intactes.

S’étant baissé, Ellis constata qu’elles étaient munies sur leur tranche de deux protubérances cornues, qui auraient pu servir à les accrocher. Il en ramassa une et vit qu’elle était couverte de caractères bizarres, aux formes géométriques.

Il y avait des triangles équilatéraux, scalènes, rectangles, des cercles, des triangles sphériques, bref, presque toutes les figures de la géométrie, et même quelques-unes que le capitaine du Grampus ne sut identifier et qui se rapportaient à des problèmes qu’il n’avait jamais abordés.

Ces figures étaient reliées entre elles – si l’on peut dire – par des points formant des lignes courbes, droites, brisées, parallèles, se coupant... Les unes étaient simples, d’autres doubles, ou triples...

– C’est sûrement de l’écriture de sauvage ! grommela Ellis, sans y mettre malice. On dirait du verre !

Il leva la main, et, de toutes ses forces, projeta sur le sol la plaque qu’il avait ramassée. Une sorte de crépitement bref retentit, assez semblable à celui que produirait la déchirure brutale d’une grosse toile, cependant qu’une courte flamme violette, éblouissante, jaillissait.

– Damn’d ! articula Ellis en se rejetant vivement en arrière.

– C’est des choses du diable ! murmura un des marins.

James Ellis croyait peut-être au diable. En tout cas, il croyait sûrement aux jouissances que procure l’argent. En un éclair, il pensa que ces bizarres plaques pourraient peut-être se vendre, et à bon prix. S’il ne rapportait pas d’huile de baleine, peut-être pourrait-il s’en tirer en vendant ces pierres diaboliques.

– La paix ! déclara-t-il. Ces briques-là, ça vaut de l’argent !... Les savants nous les paieront cher... d’autant plus qu’il y a des « écrits » dessus... On a vendu gros des machins de ce genre-là qui venaient du Yucatan !... Du nerf, les garçons, et embarquons tout ça ! J’ai idée que nous n’aurons pas perdu notre temps, et que nous...

– Et ça, captain ! interrompit irrévérencieusement un des marins qui s’était écarté de quelques pas.

– Quoi, ça ? grogna Ellis.

Il devait être ému, car, en toute autre circonstance, son poing ou sa botte se fussent déjà abattus sur le fâcheux.

– Re... regardez ! hoqueta l’homme.

Ce fut dit d’une telle voix qu’Ellis bondit. Et il vit.

Au pied d’un bloc de pierre grise, une boule grosse comme une orange était posée. On eût dit un bloc d’améthyste, d’une améthyste traversée par des veines d’un rouge sombre, et dont le centre était formé d’un noyau absolument noir.

– Eh bien ? cria Ellis. Ramasse-la, et fais voir !

L’homme ne bougea pas. Ellis avança d’un pas et se trouva ainsi placé de façon que la mystérieuse sphère lui renvoyât dans les yeux les rayons du soleil...

– Oh ! Oh ! jeta-t-il. À moi !

Les marins accoururent. Le capitaine Ellis était aveugle... Il porta les mains à ses yeux, chancela et s’abattit sur le sol...

Un matelot se précipita vers la sphère. À ce moment, il se baissa, saisit la boule, sans en être incommodé.

– Oh ! c’est lourd ! maugréa-t-il.

Nul ne fit attention à ses paroles : les rudes matelots, oubliant les brutalités et les abus de leur capitaine, s’empressaient autour de lui. On le releva. On le fit asseoir. Proférant des blasphèmes furieux, il tourna la tête, cherchant instinctivement à retrouver la lumière...

– Là ! Là ! fit-il en dirigeant son regard mort vers la boule violette que le matelot avait enfin réussi à soulever et enserrait de ses grosses mains tatouées.

– Ça pèse plus que du plomb ! Vingt fois plus ! dit l’homme dont le visage était rouge et les veines des tempes gonflées par l’effort qu’il soutenait.

Il laissa retomber la mystérieuse sphère et poussa un soupir énorme.

– Plus de cent livres ! murmura-t-il en s’essuyant le front de la manche de sa vareuse.

– Là ! Là ! La boule ! répétait cependant l’aveugle en tendant les mains vers la sphère. Damn’d ! Reconduisez-moi à bord, garçons ! Je n’y vois plus ! Oh ! ma tête !

– Je vous le dis, moi, qu’il y a le diable dans cette damnée île ! gronda un matelot nègre.

– Ferme-la, Sam, brute idiote que tu es... Vous êtes tous des porcs et des bons à rien ! Reconduisez-moi à bord, ou je vous rosse !... Attendez un peu que mon étourdissement soit passé ! menaça le capitaine Ellis. Je vous trouverai la marche, moi !

Ces paroles, prononcées par un homme privé de la vue, étaient tout simplement grotesques. Mais les marins du Grampus étaient tellement habitués à trembler devant leur capitaine que pas un n’osa élever la voix.

– À bord ! répéta Ellis. Et vent arrière, hé ? Parker ! Arrive ! Je m’appuierai sur toi ! Et attention à me faire trébucher, si tu tiens à ta sale tête !

Parker, un colosse haut de six pieds, s’approcha du capitaine Ellis en se dandinant. Celui-ci lui saisit le bras :

– En route !

– Et la boule ? On l’emporte ? demanda l’homme qui avait soulevé la sphère violette.

– Emporte-la à ta grand-mère ! Je n’en veux pas à mon bord, entends-tu ! Laisse ça ! ordonna Ellis.

L’homme obéit par habitude : il laissa tomber la boule.

À la grande surprise de tous, il n’y eut qu’un choc sourd. Pas d’étincelle ni de crépitement. Mais la boule, en frappant une des dalles qui recouvraient le sol, la fit littéralement voler en éclats.

Une cavité ovoïde apparut, juste assez grande pour contenir un melon de moyenne taille. Elle était revêtue, à l’intérieur, d’un enduit rougeâtre, assez semblable à de la terre réfractaire.

– Eh bien ! allez-vous arriver ? aboya Ellis qui, se tenant d’une main au bras de Parker, frottait de l’autre ses yeux morts. Oh ! attendez que j’y voie de nouveau, je vais vous faire courir, mes gibiers ! Je voudrais que le diable vous emporte tous et vous étrangle avec vos tripes !... Entends-tu, Parker ? Marche, ou alors !...

Un concert d’exclamations poussées par les matelots du Grampus couvrit sa voix.

Ahuri, il se tut un instant et demanda :

– Qu’est-ce qu’ils ont encore, ces gabiers de poulaine ?

Si le capitaine Ellis avait pu encore se servir de ses yeux, il aurait instantanément satisfait sa curiosité : un des marins, en effet, s’étant penché sur la cavité creusée dans la dalle de pierre grise, en avait retiré un livre.

Un livre semblable à ceux employés par les Japonais et les Chinois, c’est-à-dire dont les feuillets sont pliés en accordéon et se lisent de gauche à droite, sur le même côté, puis sur le côté opposé.

Le bizarre volume était enfermé dans un étui de métal de couleur bronzée, tirant entre le vert et le brun, et de la dimension d’une boîte à cigares. Il était fait d’une substance plus mince que le papier, tout en étant à peu près indéchirable. De couleur jaune, ses pages étaient recouvertes de signes géométriques allant des plus simples jusqu’aux plus compliqués. Trois cercles entrelacés étaient gravés sur l’étui de métal.

Les marins du Grampus, se poussant, se bousculant pour mieux voir, avaient instantanément entouré leur camarade et, tout en contemplant l’extraordinaire trouvaille, échangeaient entre eux des réflexions plaisantes, saugrenues ou simplement étonnées.

– Faut-il que je vous envoie une balle dans la carcasse, rascals ? éclata le capitaine Ellis, en constatant qu’on ne lui répondait pas.

Les marins entendirent. Ils se retournèrent, et virent que leur capitaine avait lâché Parker et mis sa carabine en joue dans leur direction.

– C’est un livre, captain ! Un livre que Joyce vient de trouver dans un trou ! expliqua un des matelots.

– Au diable la boule, et vous tous ! À bord, par le diable, et de la route ! tonna Ellis d’une voix furieuse.

Cette fois, les marins obéirent. D’ailleurs, ils étaient tous en proie à un certain malaise. Les prodiges auxquels ils avaient assisté depuis leur débarquement sur l’îlot inconnu les emplissaient d’une sourde terreur.

En silence, ils revinrent vers leur chaloupe. Ils s’y rembarquèrent et embarquèrent avec eux la mystérieuse boule violette et l’étui de bronze contenant le livre...

 

... La suite du voyage du Grampus devait être plus favorisée. Huit mois plus tard, le brick, ses cales remplies d’huile de baleine, ses agrès ployant sous le poids des fanons qui y étaient accrochés pour s’y dessécher, entrait dans le port de San Francisco.

Le capitaine Ellis, qui n’avait pas recouvré la vue, et ne devait jamais la recouvrer, avait abandonné le commandement et laissé à son second la direction du navire.

Ce fut ce dernier qui débarqua la mystérieuse boule ainsi que le livre renfermé dans l’étui de métal. Le rapport de mer du capitaine du Grampus ne fit guère sensation.

Dans ce rapport, le capitaine Ellis racontait ce qui était advenu sur l’îlot inconnu, qu’il avait baptisé Grampus Island, en l’honneur de son brick.

– Grampus Island ? ricana l’employé de l’Amirauté américaine, à Washington, lorsque le rapport lui parvint. Ah ! ah ! Tous les mêmes, ces capitaines. Des calculateurs à l’envers ! Il aura fait équivoque et baptisé du nom de son navire un des nombreux récifs des Fanning !... Enfin, le prochain vaisseau hydrographe qui partira ira s’enquérir de cette Grampus Island et de ses dalles de pierre ponce et de ses briques de verre...

Il se trouva que le Dixie, croiseur de la marine américaine, allant de Seattle à Sydney, passa quelques mois plus tard aux environs du gisement prétendu de Grampus Island. Son capitaine voulut s’assurer de l’exactitude du rapport de James Ellis. Au point indiqué, il ne trouva rien. Il fit sonder. Sept cents brasses de fond. Pendant deux jours et une nuit, il explora les alentours. Rien. Des fonds oscillant entre six cents et mille brasses. Pas le moindre récif.

Grampus Island ne figura jamais sur les cartes américaines. Et à juste titre : nul ne devait jamais la retrouver.

Pendant ce temps, Mr Wilson Dills, le second capitaine du Grampus promu commandant à la suite de la cécité d’Ellis, s’était entendu avec ce dernier pour tirer le meilleur parti possible du livre et de la sphère d’améthyste.

Plusieurs brocanteurs et antiquaires auxquels il s’adressa offrirent des sommes dérisoires des deux objets.

Un chimiste assura que la boule était faite d’un minerai de plomb saturé de sels qui l’avaient rendu translucide. Quant au livre, un antiquaire déclara qu’il ne pouvait être que chinois ou japonais, et d’époque tout à fait moderne, c’est-à-dire sans valeur !

Un ingénieur, à qui Wilson Dills montra le bizarre volume, fut d’avis qu’il avait été écrit récemment par un éminent mathématicien, car certains signes qui y étaient tracés se rapportaient à des problèmes ardus qui n’avaient été abordés que très récemment par de rares savants, des problèmes ignorés d’Euclide, de Descartes et de Le Verrier.

Ce qui, d’ailleurs, ne donnait aucune valeur au livre en question...

L’équipage du Grampus, cependant, était resté à San Francisco. Les marins entendaient avoir leur part du prix de vente de la boule et du livre, et comptaient bien que ledit prix de vente serait considérable.

Peu à peu, ils abandonnèrent leurs prétentions. Aussi bien, leur argent diminuait. Ils allaient devoir se rembarquer, repartir.

Au cours d’une réunion qui eut lieu dans un bar de Barbary Coast, le quartier fréquenté par les marins, les matelots du Grampus autorisèrent le capitaine Wilson Dills à vendre les deux objets à n’importe quel prix, pourvu qu’il en tirât quelque chose.

Wilson Dills, de plus en plus embarrassé, d’autant plus que le capitaine Ellis, aigri par son malheur, ne cessait de le harceler, finit par proposer la boule violette et le livre inconnu à un médecin qui l’avait soigné quelques années auparavant, le Dr Akinson.

Celui-ci offrit cinquante dollars du tout. Ils furent acceptés. Ce qui fit cinq dollars pour le capitaine Ellis, trois pour Wilson Dills, et un dollar pour chacun des quarante-deux marins du Grampus...

Le capitaine Ellis mourut misérablement le 2 décembre 1876. Quant à Wilson Dills et aux marins du Grampus, ils se dispersèrent sur d’autres navires où ils racontèrent la tragique escale de Grampus Island... et on ne les crut pas.

Le Dr Akinson était un esprit curieux. Deux ans durant, il essaya de déterminer quelle était la substance véritable de la boule violâtre. Il la soumit à tous les réactifs connus : aucun ne put y mordre. Il la plongea dans l’acide sulfurique, sans résultat. Il la fit marteler par un marteau-pilon de cent tonnes, chez un métallurgiste de Pittsburgh. La boule résista à l’effroyable pression.

Les aciers les plus durs s’émoussèrent sur elle. Le diamant ne parvint pas à la rayer.

De guerre lasse, Akinson abandonna ses recherches. Ou plutôt, il les reporta sur le second objet, sur le livre mystérieux, en pensant que, s’il parvenait à en déchiffrer les signes, peut-être y trouverait-il la solution qu’il cherchait.

Le Dr Akinson possédait une petite aisance. Il pouvait se dispenser de « faire de la clientèle ».

Pendant des années, il travailla, s’acharna. Il se rendit en Europe, à Londres, à Berlin, à Paris, chez les plus éminents mathématiciens, à qui il soumit les assemblages de figures géométriques tracés sur le livre. Il ne reçut que des réponses évasives : oui, les signes mystérieux se rapportaient à des problèmes de géométrie transcendante, mais ils ne concluaient pas. Aucun problème n’était amené jusqu’à sa solution...

Akinson ne se découragea pas. Il consulta des cryptographes. Il étudia les milliers de systèmes d’écritures secrètes. Il fit venir à grands frais tous les ouvrages existant sur ce sujet.

Peu à peu, il abandonna ses occupations, il négligea ses amis. Ses ressources diminuèrent, par suite des énormes frais qu’il s’était imposés et qui l’avaient obligé à entamer son modeste capital. Les années passèrent. Toujours aucun résultat. Akinson continua ses recherches.

Vivant avec sa vieille servante Maria, à qui il ne payait plus de gages depuis des années, dans un modeste logement de trois pièces situé au treizième étage d’une maison ouvrière, le Dr Akinson, maigre, chauve, voûté, ne vécut plus que dans l’espoir de déchiffrer le mystérieux livre...

Trente ans s’écoulèrent.

Dans les derniers jours d’avril 1905, le Dr Akinson, âgé de soixante-dix-sept ans, parvint enfin au but.

Un matin, Maria, en revenant du marché, crut son maître devenu fou.

Il pleurait, il dansait, il riait aux éclats :

– Maria ! s’exclama-t-il. J’ai trouvé. C’est simple... simple ! Ah ! si tu savais ! La chose la plus merveilleuse et splendide qui ait jamais existé... La face du monde va être changée !... Tout le monde sera heureux...

» J’ai déjà traduit les premières pages... quel roman !... Et puis il explique les formules... Ah ! nous ne sommes que des enfants, des sauvages ! C’est sublime ! Quelle découverte ! Nous allons être heureux...

– Oui ?... En attendant, les choux ont encore augmenté de deux cents, mon maître, et je me demande, si cela continue, comment nous pourrons y arriver, avec ces voleurs de marchands ! maugréa la vieille servante qui, sans écouter les nouvelles exclamations du vieillard, alla s’enfermer dans sa cuisine.

Pendant les jours et les nuits qui suivirent, sans arrêt, sans dormir, le Dr Akinson, penché sur sa table de bois blanc, travailla avec acharnement.

– Je vais envoyer la première partie à Washington ! expliqua-t-il à la vieille servante, le 5 mai. C’est un roman merveilleux... fantastique !... Et je vais ensuite transcrire et mettre au point les formules de Xié ! Quel homme ! Un surhomme ! C’étaient tous des surhommes !...

Et, sans entendre les grommellements de sa servante, le Dr Akinson sortit, portant, dans une vieille serviette de maroquin élimé, les pages qui contenaient la traduction de la première partie du livre mystérieux...

Il revint vers onze heures du matin.

... Ayant ouvert la porte de la cuisine, il recula, les yeux arrondis par l’épouvante : du fourneau, une lueur violette, incandescente, insoutenable, cent et cent fois plus forte et plus ardente que celle des rayons solaires, jaillissait, emplissant la cuisine d’un halo fulgurant.

Atterrée, épouvantée, comme changée en statue de pierre, Maria, immobile, regardait.

– Malheureuse ! s’exclama le Dr Akinson. Tu...

– Oui ! j’ai jeté le livre au feu, et aussi la boule ! Vous devenez fou, mon maître, et vous...

Un claquement sec retentit, suivi d’un sifflement aigu, si aigu qu’il ne fut jamais perçu sans doute par des oreilles humaines, et, avec un effroyable fracas, le gigantesque immeuble s’écroula...

De proche en proche, les maisons voisines s’éboulèrent.

Avec un grondement sourd, la terre trembla, comme si elle eût dû se disloquer.

Et, ce 5 mai 1905, San Francisco, la reine du Pacifique, fut à demi anéantie...

 

Le manuscrit du Dr Akinson avait quitté la capitale de la Californie par le dernier train qui devait partir de San Francisco ce jour-là, quelques minutes seulement avant le terrible cataclysme.

Il était adressé à Mr Isambard Fullen, le fameux physiologiste de l’Université d’Harvard, qui, sa retraite prise, habitait aux environs de Washington.

Pendant longtemps, le Dr Akinson et Mr Isambard Fullen avaient entretenu des relations d’amitié, d’autant plus que Mr Fullen, maintenant âgé de quatre-vingt-neuf ans, avait été un des maîtres d’Akinson. Aussi était-ce à lui que le médecin avait voulu réserver la primeur de son extraordinaire traduction.

Le paquet arriva à bon port.

Mais, déjà, la mort avait touché Mr Fullen.

Il était dans son lit, lorsque son valet de chambre lui apporta l’envoi d’Akinson.

Mr Fullen l’ouvrit et murmura :

– Pauvre garçon ! Il est mort dans la catastrophe, comme tant d’autres !... Il aurait mieux fait de m’apporter cela lui-même !...

Et ce fut tout. Mr Fullen fit déposer le manuscrit dans sa bibliothèque et n’y pensa plus. Il y pensa d’autant moins qu’il s’éteignit quelques jours plus tard...

Ses héritières, deux jeunes nièces qui allaient se marier, firent vendre en bloc la bibliothèque du savant.

Le manuscrit du Dr Akinson fut adjugé, avec un fort lot de vieux papiers, à un brocanteur de Washington.

À la suite de quels avatars le manuscrit, à peu près intact, du Dr Akinson, parvint-il entre les mains d’un bouquiniste de la Bowery, à New York, c’est ce qu’il serait peut-être possible d’expliquer, mais cela ne présente aucun intérêt.

Toujours est-il que ce manuscrit, nous l’achetâmes... Et nous le publions tel quel.

Le Dr Akinson a-t-il traduit fidèlement le livre mystérieux ? Traduttore, traditore (traducteur, traître), assurent les Italiens...

Il est certain que le Dr Akinson, pour mieux se faire comprendre, a dû traduire par des expressions à peu près équivalentes les appareils bizarres et les détails étranges dont fourmille son manuscrit.

C’est ainsi qu’il se sert des mots mètres, litres, kilomètres et autres mots représentant des mesures modernes, pour désigner les mesures employées par le peuple disparu dont il est parlé...

Il se sert également d’expressions connues seulement depuis quelques années, telles que radium, rayons X, ondes hertziennes, dissociation de la matière. Sans doute, les Illiens désignaient autrement ces phénomènes dont ils avaient, il semble, éclairci la véritable origine.

Tout paraît démontrer, en effet, qu’ils avaient réussi, au moyen de l’électricité, à dissocier la matière à volonté et à libérer l’énergie immense qu’elle contient, et qu’ils avaient découvert aussi les principes de la vie...

... À quoi tiennent les destinées de l’humanité ! Le manuscrit de Xié contenait deux parties : l’une relatait son histoire, l’autre condensait en formules les extraordinaires découvertes de ce peuple unique.

C’est la première partie que traduisit le Dr Akinson... S’il eût traduit la seconde, la civilisation eût fait un pas de géant. Des découvertes, qui demanderont des milliers d’années de recherches pour être possibles, nous eussent été révélées, la durée moyenne de la vie humaine eût été considérablement augmentée, bien des maladies, sinon toutes, eussent disparu, des problèmes qui nous paraissent insolubles eussent été élucidés...

Mais le Dr Akinson ne traduisit que la première partie du manuscrit...

Ne regrettons rien. Les Illiens, malgré leur civilisation, auprès de laquelle la nôtre est barbarie, ne nous étaient en rien supérieurs : ils connaissaient la haine, la guerre ; ils n’avaient pu supprimer aucune des passions qui nous agitent...

Et, sans plus, publions l’extraordinaire manuscrit de Xié.

Lafind’Illa

 

 

Première partie

 

La guerre du sang

 

I

 

... Moi, Xié, fils de Kan, qui fut le plus grand des enfants d’Illa, voilà où j’en suis réduit... à noter les événements de ma vie, afin que, si je péris avant le terme naturel de mon existence – et il est loin, car je suis solide – l’on sache la vérité sur mes actes, et l’on sache aussi que ma mort ne peut être attribuée qu’à la fourberie de Rair l’infâme.

Je sais que, si cet écrit était trouvé maintenant, je périrais inévitablement... Mais, maintenant, peu importe.

Illa est puissante. C’est la reine du monde, et l’ignoble Rair la dirige.

Moi, Xié, j’ai vaincu les ennemis. Sans moi, Illa ne serait que cendres... C’est ma vaillance qui a tout sauvé... Oui, je sais ! Rair fait dire que ce sont ses machines qui nous ont valu la victoire. Mais que sont les machines lorsque les cœurs vaillants ne se trouvent pas pour les manœuvrer et les diriger !... C’est moi, moi, Xié, qui suis le véritable sauveur d’Illa. Et avec quel dédain je suis traité ! Je crache sur ce misérable Rair que je briserais d’un soufflet.

Qui lira ces Mémoires ? Personne, sans doute. Je vais les enterrer profondément, hors de toute atteinte, et il faudra que la terre s’entrouvre pour qu’ils revoient la lumière. Mais, si on les lit, on saura l’infamie de Rair et ma gloire !

Illa, qui court à sa ruine, n’existera plus...

Illa ! Le joyau du monde. Ceux qui ne l’auront pas connue ignoreront la douceur de vivre...

J’écris ces lignes en me servant de signes géométriques. Ils constituent la langue universelle. Tant que l’homme raisonnera sur la terre, il saura que deux angles droits sont égaux et que deux lignes parallèles ne peuvent se rencontrer... Si ce manuscrit est retrouvé, l’on cherchera et l’on déchiffrera mes Mémoires, car l’ingéniosité de l’homme est illimitée.

... Illa n’est qu’une ville. Elle se compose d’un mamelon affectant la forme d’un cercle parfait. Qu’on se figure un cylindre d’un diamètre de dix-sept kilomètres et d’une hauteur de sept cents mètres. Telle est Illa. Ce cylindre est creux. Il renferme les habitations, les monuments des Illiens.

Chaque habitation communique avec l’extérieur au moyen d’un puits vertical. Au-dessus de ce puits, des miroirs paraboliques, qui se déplacent automatiquement, au moyen de la force fournie par le sélénium, de façon à suivre le mouvement apparent du soleil dans le ciel et à diriger ses rayons caloriques et lumineux à l’intérieur des habitations, sont installés.

Le dessus de la ville forme une immense terrasse au centre de laquelle se dresse la pyramide de pierre dure où se tient le Conseil suprême. À la base de cette pyramide sont les casemates renfermant les machines à sang, les abattoirs, les étables des hommes-singes. Plus bas sont les ouvertures des puits du métal-par-excellence, autour desquels coulent les sources de l’Appa. Et, non loin des mines, les oubliettes, où l’on meurt lentement de faim...

Jusqu’en ces dernières années, Illa, maîtresse du monde, paraissait invulnérable. Les courants magnétiques émis par les pylônes dissimulés dans la pyramide de pierre dure suffisaient à protéger la ville, en rendant fous tous ceux qui s’approchaient dans un certain rayon. Mais les Nouriens ont réussi à neutraliser les vibrations magnétiques, et il a fallu trouver autre chose.

La vie, à Illa, est heureuse, mais monotone.

Moi, je n’aime que la guerre et les combats.

À Illa, tout est calme. Les Illiens n’ont aucun effort à faire. Le mélange de verre et de métaux dont sont faits les planchers des maisons produit des émanations magnétiques, dont la force est calculée pour contrebalancer les quatre-vingt dix-sept centièmes des effets de la gravitation. Ainsi, un homme pesant cent kilos n’en pèse plus que trois. Il peut ainsi se mouvoir avec un effort infime et se sent supporté par l’air comme un nageur par l’eau. Ses pas effleurent le sol.

Les accumulateurs de lumière font régner dans les cent et un étages dont se composent les maisons d’Illa une clarté constante.

À intervalles réguliers, les machines à sang irradient des courants osmotiques qui font passer dans les tissus des Illiens la nourriture nécessaire à l’entretien et à la prolifération des cellules, et cela sans qu’ils s’en rendent compte.

Les cimetières ont été supprimés depuis deux siècles. Les courants électriques désagrègent les corps, les dissocient, et la désagrégation de cette matière humaine dégage une énergie formidable qui sert à produire les courants magnétiques protecteurs d’Illa.

Et Rair règne. Rair, un cerveau, une machine à calculer, pas de cœur ni de nerfs.

C’est lui qui a imaginé les machines à sang, le chef-d’œuvre de la création, assure-t-il. Il vit seul, dans la salle des machines, dans la crypte située sous le sommet de la pyramide. Et le Conseil suprême lui obéit.

Son petit-fils, Toupahou, le fiancé de ma fille Silmée, est un brave, un garçon comme moi, qui aime les combats, les luttes, qui méprise les faiseurs d’équations. Son grand-père le sait et ne l’aime guère... Il est capable de tout, Rair, et son homme, Limm, est pire que lui.

... Pauvre Silmée !... Mais allez donc faire entendre raison aux jeunes gens !... Après tout, j’ai eu mon temps !...

Ce matin, il y a eu réunion du Grand Conseil suprême, dans la salle de bronze, au sommet de la pyramide. On m’avait convoqué.

Lorsque j’arrivai, Rair était déjà là, en compagnie d’Ilg, l’électricien, de Hielug, le chimiste, de Grosé, le chef de la milice, et de Fangar, l’aériste. Et, aussi, naturellement, de l’infâme Limm.

Limm ! Un grand gaillard brun, brave, oui. Et fainéant aussi. Prêt à tout, pourvu qu’il y ait un profit. Le bras droit de Rair.

Il me regarda en riant, je pense. Mais sans doute comprit-il que Rair l’observait et que, de mon côté, je ne supporterais pas un affront. Il me salua cérémonieusement. Et, de sa voix aimable et flatteuse, il m’invita à m’asseoir sur le siège des invités.

Car, moi, Xié, le chef de l’armée d’Illa, je ne suis admis au Grand Conseil que lorsqu’on m’y invite. Ces savants me méprisent. Je le leur rends bien !

Rair, comme toujours, était plongé dans ses réflexions. C’est à peine s’il me montra, par une légère inflexion des sourcils, qu’il avait remarqué mon entrée.

Hielug, Ilg et Grosé causaient à voix basse. Des mécaniques à formules, branchées sur des ambitieux aigris, ces trois personnages ! Hielug, un gros homme chauve, qui a continué à se gorger de nourritures immondes... On prétend qu’il descend dans les mines où travaillent les hommes-singes, pour pouvoir absorber en leur compagnie des viandes et des herbes, comme un animal. Rair le méprise, mais se sert de lui.

Ilg, l’électricien, est maigre et osseux. Il est souple et insinuant. Un habile technicien... J’avoue que ses bombes radiantes, qui suppriment toute vie dans un rayon de cent mètres et plus, ont rendu de grands services pendant la dernière guerre. Mais cela n’empêche pas Ilg d’être un lâche et un menteur.

Grosé vaut mieux que lui... Nous sommes assez amis. Mais c’est un ambitieux. Je me demande si l’on peut se fier à lui. Il a réussi à se faire admettre au Conseil, alors que, moi, je n’y suis pas admis. Encore une tactique de Rair, pour nous diviser.

Il ne se doute pas, Rair, que je le perce à jour. Fangar, le chef aériste, est un vieil ami. Nous nous sommes appréciés. Et c’est lui que j’aurais voulu pour gendre, si Silmée n’avait pas fixé son choix... Quand je pense que mon petit-fils sera aussi celui de Rair, et deviendra peut-être un de ces savants desséchés !...

J’étais ainsi perdu dans mes réflexions, lorsque la porte de bronze s’ouvrit et laissa passer les vieillards du Grand Conseil. Des vieux débris, parvenus à la fin de leur vie. L’un d’eux, Gadohr, est âgé de deux cent dix-sept ans !

Naturellement, ils agissent, pensent encore. Ils raisonnent, par la force de l’habitude. Mais Rair les mène et leur suggère les décisions qu’il attend d’eux. J’ai pu le remarquer encore une fois. Ils sont arrivés en silence... Grâce aux effluves qui neutralisent les effets de la gravitation, ils avançaient sans effort. Mais leurs visages ridés, leurs yeux éteints, l’affaissement de leurs traits disaient assez leur décrépitude.

– Voici la raison de cette séance, commença Rair, sans préambule. La guerre est inévitable. Oui. Les Nouriens ne nous menacent pas. Mais nous avons besoin d’eux. Et ils ne nous rendront jamais le service que nous attendons d’eux.

» Service indispensable. Les machines à sang, qui produisent les effluves psycho-physiologiques permettant à notre peuple de se nourrir et d’atteindre un âge moyen de cent soixante-sept ans – statistique des vingt et une dernières années – ne me satisfont plus.

» J’ai réfléchi, calculé, médité. Il résulte de mes calculs que nos organes peuvent durer deux fois plus. Seulement, il faut leur demander moins d’efforts. Pour absorber les effluves des machines à sang, notre corps est soumis à un travail intensif. Conséquence naturelle, ces effluves étant produits au moyen de sang de porcs et de singes.

» Pour alléger cet effort, pour réaliser la presque perfection, il faut employer du sang pareil à celui qui coule dans nos veines. Du sang humain. Le reste va de soi. J’ai calculé et établi quel était le changement exact nécessité par mes nouvelles formules. Les vibrations des machines devront être abaissées. J’en connais le nombre précis.

» Sept mille singes et quatre mille porcs étaient nécessaires annuellement. Maintenant, pour les remplacer, il nous faut huit mille quatre cents humains, adultes.

» Nous ne pouvons les demander à notre peuple. Reste les Nouriens. Ils devront nous livrer un nombre semblable d’hommes, bien constitués, choisis par nos physiologistes, et dont la force sera mesurée, ainsi d’ailleurs que la quantité exacte de globules de leur sang.

» Moyennant quoi, la durée de la vie, à Illa, sera portée à une moyenne de trois cent cinquante ans.

» Cela posé, rien ne peut nous empêcher, dans l’intérêt même de la civilisation, d’agir. Envoyer un ultimatum aux gens de Nour serait stupide. Ils demanderaient des explications, et, après s’être suffisamment préparés, décideraient la guerre. Il faut les surprendre. Faire le plus possible de prisonniers. On en trouvera l’emploi.

» ... Le Conseil a-t-il quelque observation à faire au sujet de cette décision ?

Un hochement de tête général répondit seul à cette question. Le Conseil approuvait. Il approuvait toujours.

Rair me lança un regard aigu.

– Vous avez entendu, Xié ! dit-il de sa voix sèche. Des explications seraient inutiles. Nous sommes, à partir de maintenant, en état de guerre avec Nour. Tous les moyens doivent être employés pour vaincre. Vous avez tous pouvoirs, et souvenez-vous que la guerre la plus féroce est la plus douce, car elle est la plus courte !

Tous les regards s’étaient tournés vers moi.

– Je suis à la disposition de ma patrie ! répondis-je, en frémissant intérieurement d’horreur.

Mais je n’osai pas regarder Rair, de peur qu’il ne devinât mes sentiments réels.

– Notre victoire est sûre, reprit Rair, de sa voix cassante. Nos soldats et nos aéristes emploieront la pierre-zéro qui, exposée à une certaine température, libère l’énergie contenue dans la matière et provoque des explosions qui anéantissent toute vie dans un rayon donné. Nous ne nous sommes pas encore servis de cette invention mienne. Pour des raisons aujourd’hui périmées ! De la sensiblerie ! Lorsque les gens de Nour aurons vu quelques milliers des leurs ainsi réduits en poussière, ils écouteront la voix de la raison. Ils se souviendront qu’ils sont tous mortels, et qu’en nous livrant un certain nombre des leurs, ils ne feront qu’avancer la mort de ces derniers et prolonger la vie du reste de leur population. C’est ainsi. Mais ce raisonnement si simple et si clair ne sera compris par eux qu’après l’extermination préalable d’une de leurs armées.

» Nous n’y pouvons rien.

» ... Passons à la seconde décision à prendre. Les délibérations du Grand Conseil me font perdre du temps. Mon temps est précieux. Chacun ici le sait. Évitons cette dilapidation. J’ai décidé, dans ce but, qu’à l’avenir je ferai savoir mes décisions en leur temps aux membres du Conseil. Tout le monde y gagnera. Je...

Rair n’alla pas plus loin. Un des vieillards, Foug, s’était dressé de son fauteuil.

– C’est la dictature, alors ! s’écria-t-il. Nous ne pouvons pas accepter cette...

– C’est le règne de la raison, et malheur à ceux qui ne le comprendraient pas ! répondit Rair en regardant fixement l’interrupteur.

– Moi. Je ne le comprends pas ! déclara Foug, nettement. La raison nous dit que la cervelle de l’homme est sujette à l’erreur, et qu’un seul individu ne peut avoir la prétention de l’infaillibilité.

» Les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de votre immense science, Rair, vous ont été transmis... C’est de la science accumulée par nos ancêtres. Vous n’en êtes pas l’unique dépositaire ! Si vous y avez ajouté quelque chose, ce qui est vrai et que nous ne contestons pas, vous n’avez fait que suivre l’exemple d’innombrables devanciers. Notre devoir, à nous, est de vous aider et de vous contrôler, comme vous nous contrôlez vous-même. Telle est la loi d’Illa !

Des murmures d’approbation accueillirent ces paroles sensées – mais imprudentes. Limm l’infâme lança un regard sinistre aux protestataires – dont j’étais.

Rair resta impassible. Mais je crus voir un coin de ses lèvres minces se soulever en signe de mépris. Je le reconnus, cet imperceptible rictus. Rair me l’avait déjà montré, le jour où il foudroya des délégués du peuple qui voulaient faire arrêter le mouvement des miroirs solaires pour jouir d’un peu d’obscurité.

Une fureur soudaine me saisit :

– Foug a raison ! m’écriai-je.

Ma voix résonna fortement dans le silence qui s’était fait.

Rair accentua son rictus.

– Les militaires sont faits pour se battre et non pour raisonner, Xié ! siffla-t-il. Et, au surplus, nul ne vous demande votre avis.

» La seconde résolution n’est pas adoptée. Elle sera représentée. L’état de guerre existe entre Illa et Nour.

» La séance est terminée.

Rair, sur ces mots, se leva et disparut par la petite porte faisant communiquer la salle du Grand Conseil avec son laboratoire. Limm le suivit.

Hielug et Ilg sortirent les premiers, ensemble. Puis les vieillards du Conseil quittèrent la salle. Je pus constater que Foug restait légèrement à l’écart, que ses collègues, craignant la haine de Rair, le désapprouvaient. Des lâches, ces misérables débris ! Ah ! Rair les connaissait ! Il n’avait pas daigné insister.

J’en entendis un qui murmurait :

– ... et, s’il est vrai que les nouvelles machines à sang peuvent allonger notre vie d’un siècle, Rair ne peut qu’être approuvé ! Nous sommes encore jeunes et nous pouvons...

Jeunes, ces vieilles ruines ! Quelle misère !

Je sortis moi-même derrière Grosé et Fangar : Grosé, je le vis bien, ne tenait pas à ce que je lui parlasse.

Fangar, moins couard, s’approcha de moi et me déclara qu’il était à ma disposition pour les opérations de guerre.

– Je vous verrai dans une heure ! répondis-je en le laissant.

J’avais hâte, en effet, d’être chez moi. On eût dit que j’avais le pressentiment des malheurs qui m’y attendaient !

 

 

II

 

Quatre hommes-singes muets gardaient la salle du Grand Conseil. Je pus constater qu’ils paraissaient plus fébriles que de coutume et que les grenades de gaz empoisonnés dont ils étaient armés tremblaient dans leurs mains velues. Ils me saluèrent. Je passai, vaguement inquiet.

Je n’ai jamais pu approuver cet emploi des hommes-singes. Ce sont des brutes, des descendants de nègres, que nos savants ont réussi à faire régresser vers le type primitif. Par des nourritures appropriées, par des exercices savamment dosés, nous avons réussi à atrophier le cerveau de ces anthropoïdes et à décupler la vigueur et l’endurance de leurs muscles. Un homme-singe peut soulever sept cents kilos et travailler cinq jours sans arrêt aux tâches les plus dures, sans pour cela atteindre la limite de ses forces.

Que l’on ait employé les hommes-singes dans les mines de métal-par-excellence, rien de plus juste. Leur force, leur endurance, leur docilité, leur stupidité y sont utiles. Mais que Rair, dans son astuce féroce, ait songé à s’en faire des gardes du corps, voilà ce qui m’enrage. Ces hommes-singes ont été soigneusement dressés par Limm, comme des chiens. Ils sont muets, ne connaissent que Limm et Rair, qui, seuls, savent s’en faire comprendre. Si Rair le voulait, tous les citoyens d’Illa seraient exterminés en quelques minutes par les grenades foudroyantes dont sont munies ces brutes. Voilà où nous en sommes. Et personne n’ose protester !

J’ai passé. J’ai suivi les couloirs aux murailles lumineuses et suis sorti de la pyramide par le puits N° 3.

Dans le couloir donnant sur la porte extérieure, plus de vingt hommes-singes veillaient. Je ne me suis pas attardé à essayer de savoir ce qu’ils faisaient. J’ai compris que Rair était prêt à tout. Je m’en doutais.

Une fois sur le glacis qui entoure la pyramide, je me suis dirigé vers le trois cent quarantième rayon, rangée quatorze.

C’est là où est ma demeure. Les maisons d’Illa se composent chacune de cent un étages et sont longues d’environ mille mètres. Chacune d’elles forme le rayon d’un cercle dont la pyramide occupe le centre. Des terrasses les surmontent. Ces terrasses sont percées de puits que dominent les miroirs distributeurs de chaleur et de lumière. Autour de ces puits sont les ascenseurs qui desservent les différents étages.

En quelques minutes, j’ai atteint l’ascenseur conduisant à mon foyer...

M’étant arrêté devant le balcon sur lequel donne la porte d’entrée de ma demeure, je vis que cette porte était restée entrouverte. Pourtant Silmée, lorsqu’elle est seule, s’enferme toujours, depuis la mort de sa pauvre mère. Pourquoi avait-elle laissé cette porte ouverte ?

Je me sentis pris d’une terrible inquiétude.

Silmée est la fiancée du petit-fils unique de Rair. Mais est-ce que cela compte pour ce cerveau ? Je me demande même s’il ne sacrifierait pas sa vie pour l’accomplissement de ses desseins ?

– Silmée ! m’écriai-je. Silmée !

– Elle est ici, seigneur Xié ! fit une voix que je reconnus, la voix de Toupahou.

Je me précipitai vers la salle de réception...

Silmée, ma pauvre Silmée, pâle, exsangue, était étendue sur un divan. Un pansement rouge enserrait sa frêle poitrine.

– Silmée ! m’écriai-je. Ma petite Silmée !

– Elle a été, je pense, poignardée par un homme-singe ! murmura Toupahou, en se précipitant à ma rencontre. J’étais allé, comme chaque jour, la chercher à l’École des hautes études féminines... Je la vis sortir avec ses compagnes...

» De derrière un des pylônes soutenant les miroirs paraboliques, un individu – c’était sûrement un homme-singe... mais il était masqué, et je n’ai pu voir ses traits – s’est jeté sur elle. J’ai entendu un cri. J’ai vu Silmée tomber. Et le meurtrier a fui ! Sans penser à le poursuivre, je me suis précipité vers ma fiancée... Elle avait un poignard enfoncé dans la poitrine.

» Et l’assassin, que personne n’avait pu reconnaître, a disparu en se laissant glisser le long des câbles d’un des puits.

»... J’ai transporté moi-même Silmée ici. Trois médecins sont venus. La blessure est grave – mais Silmée guérira. Son cœur a été recousu...

Je ne répondis pas. Ma pauvre Silmée ! Elle reposait. Je savais qu’en la réveillant, je risquais de provoquer sa mort. Je me retins.

Longuement, je regardai ma fille. Je me doutais d’où venait le coup. Mais je n’osai, malgré tout, dire à Toupahou que je tenais son grand-père pour un immonde assassin.

Deux minutes s’écoulèrent en silence. Aux battements plus forts de mes artères et à la légère congestion qui m’oppressait, je me rendis compte que c’était le moment du repas... Les effluves nourriciers produits par les machines à sang pénétraient à travers les pores de ma peau et me revivifiaient. Il fallait rester calme, sous peine de risquer une congestion.

– Si vous voulez m’accorder un entretien, seigneur Xié, dit enfin Toupahou, je me permettrai de vous exposer des choses de la plus haute importance – et qui ne doivent être connues que de moi et de vous, pour le moment !

Je regardai Toupahou. Quel brave garçon ! La loyauté et la franchise se lisaient dans ses yeux noirs, sur son front de vingt ans. Tout dans sa personne disait la droiture et le courage.

Pendant la durée d’un éclair, l’idée me vint que Toupahou, cédant aux ordres de son grand-père, allait m’annoncer qu’il renonçait à Silmée. J’en aurais été fort aise, après tout ; mais je savais que le chagrin eût tué ma fille.

Le cœur serré, je jetai un dernier regard à Silmée, et je fis signe à Toupahou de me suivre dans mon cabinet de travail.

– Nul ne peut nous entendre ? questionna-t-il à voix basse. Mon grand-père a fait installer dans la crypte de la pyramide des microphones sensibles aux vibrations les plus lentes, les plus courtes, et capables de différencier les voix humaines et tous les bruits...

– Je le sais ! répondis-je.

En effet, Fangar, l’aériste, m’avait averti de ce détail, et j’avais fait installer, depuis quelques jours, par un électricien de mon état-major, des appareils destinés à arrêter les ondes sonores produites dans mon cabinet de travail.

– Parlez sans crainte ! repris-je.

Toupahou se pencha vers moi, jusqu’à ce que ses lèvres touchassent presque mon oreille.

– Si Rair connaissait les paroles que je vais prononcer, me dit-il d’une voix que j’entendis à peine, ma mort serait inévitable. I-né-vi-ta-ble ! répéta-t-il en me regardant bien dans les yeux.

– Vous pouvez parler ! dis-je.

– Je me fie au père de Silmée ! Eh bien ! ce matin, Rair m’a expliqué que vous étiez son plus mortel ennemi, qu’il savait que vous le détestiez, et que vous étiez le seul obstacle entre lui et le pouvoir suprême.

» – Je vais tenter une dernière expérience, m’a-t-il déclaré. Je vais annoncer mes intentions de ne plus admettre la discussion de mes décisions. Je saurai ainsi, sans erreur possible, ce que pense Xié. S’il est mon ennemi, je l’anéantirai.

» Vous étiez au Conseil suprême, tout à l’heure ?

– J’en viens !

– Rair vous a exposé ses intentions...

– Oui et non. Mais il sait à quoi s’en tenir sur ce que je pense. Je ne le lui ai pas caché. J’ai eu tort. Mais, déjà, il avait fait assassiner ma fille !

– Silmée ne mourra pas, seigneur Xié !

– Peut-être pas cette fois-ci. Mais elle mourra sûrement si elle reste à Illa ! répondis-je.

Toupahou comprit que je disais la vérité. Autant que moi, il connaissait Rair.

– Il faut fuir Illa ! murmura-t-il, accablé.

– Et où aller ?

– À Nour !

Nour ! Oui, notre seul refuge était à Nour. Nour, dont l’empire, cinquante fois plus étendu que celui d’Illa, avait ses frontières à moins de six heures de vol de notre patrie.

Mais Toupahou ne savait pas encore la vérité. Je la lui appris :

– Suivant la décision du Grand Conseil suprême, je dois, sans aucun retard, tout préparer pour attaquer Nour ! répondis-je.

– Attaquer Nour ! Mais le roi Houno est un ami de Rair. Il lui a envoyé, il n’y a pas huit jours, plusieurs centaines de kilos de minerai de métal-par-excellence pour suppléer à l’insuffisance de l’extraction chez nous... à la suite de l’épidémie qui a atteint le personnel de nos mines. Nous...

– Je sais. Mais nous devons attaquer les Nouriens et en anéantir le plus possible. Telle est la décision de Rair et du Grand Conseil. Partir pour Nour, c’est déserter, et, peut-être, nous faire massacrer par les Nouriens... à moins qu’ils ne nous gardent comme otages et ne nous livrent à Rair.

Toupahou frissonna : il connaissait le caractère de son grand-père et savait que sa vengeance serait affreuse.

Une plainte légère nous fit pâlir. Silmée appelait. Nous bondîmes dans le salon. La blessée était toujours étendue sur le divan. Elle semblait dormir.

Nous attendîmes en silence. Silmée ne bougea pas, n’articula aucun son.

Nous regagnâmes mon cabinet de travail.

Nous nous regardâmes.

– Alors, nous sommes livrés à la férocité de Rair ! fit Toupahou, dont les yeux lançaient des éclairs. Puisque nous ne pouvons nous réfugier à Nour, il ne nous reste plus qu’à mourir. Car me soumettre, jamais ! Rair ne veut pas que j’épouse Silmée, et, sans elle, la vie m’est impossible !

– Il y a encore un moyen : nous emparer de Rair ! dis-je, mes yeux fixés sur ceux de Toupahou. Pour moi, j’y suis résolu. Le vieux Foug sera avec nous. Fangar, le chef des aéristes, ne nous refusera pas son concours, j’en suis sûr.

» Écoutez, Toupahou. Le génie du mal est en votre grand-père ! Rair a imaginé de nourrir les machines avec du sang humain pour remplacer le sang des animaux avec lequel elles fonctionnent actuellement. Pour se procurer ce sang d’homme, il compte vaincre les Nouriens et les obliger à lui livrer chaque année des milliers de victimes...

» Je vous le dis, moi, nous serons peut-être vainqueurs cette fois, mais nous ne le serons pas toujours. Et alors, qu’arrivera-t-il ? Le Conseil suprême est composé de vieillards qui aiment la vie... Les vieillards sont plus attachés à l’existence que les jeunes gens : l’on apprécie davantage ce que l’on craint de perdre ! Ils voudront vivre, prolonger leur existence. Les machines, une fois gorgées de sang humain, émettront des radiations qui, d’après Rair, prolongeront d’un siècle au moins la moyenne de l’existence. Il faudra qu’elles continuent à fonctionner. S’il n’y a pas de captifs pour les nourrir de leur sang, l’on prendra des gens d’Illa !... Ce sera le crime installé chez nous ! Chacun voudra vivre longtemps ; chacun tremblera de servir d’aliment aux machines à sang ! Et Illa finira dans le crime et l’assassinat !

» ... Pour empêcher cela, il faut nous emparer de Rair, lui faire livrer son secret maudit et l’anéantir !

J’avais prononcé tout d’une haleine ces quelques phrases.

Toupahou ne répondit pas. Il avait compris tout, et même ce que je n’avais pas dit. Il sentait que, non seulement le secret de Rair devrait être anéanti, mais que Rair lui-même devrait être réduit à l’impuissance. Et la seule façon de réduire un être comme Rair, c’était la mort. Et c’était son grand-père ! Le père de sa mère !

Il arrive souvent que nous ne nous rendons pas un compte exact, que nous ne réalisons pas certains événements avec leurs conséquences.

Moi-même, lors du Conseil suprême, je n’avais pas envisagé les effets horribles de la nouvelle invention de Rair. Sur le moment, j’avais surtout pensé à mes responsabilités de chef d’armée, et, ensuite, la proposition de Rair, tendant à le laisser seul maître des destinées d’Illa, m’avait indigné et m’avait empêché de réfléchir aux conséquences de son épouvantable trouvaille. Ce n’était qu’en parlant à Toupahou que, peu à peu, les résultats inévitables de l’invention de Rair m’étaient apparus...

– Je suis avec vous ! fit Toupahou, en me regardant bien en face. On pourrait, pour commencer, détruire les machines à sang...

– Et comment vivrions-nous ? Depuis plusieurs générations, notre estomac est atrophié... Nous ne pouvons plus nous nourrir que par les radiations des machines.

» Oui, je sais, on assure que Hielug descend souvent dans les mines pour se faire donner de la nourriture grossière des hommes-singes. Mais Hielug est une exception !... Et nous n’aboutirions, en cas de réussite, qu’à soulever contre nous tout le peuple d’Illa, et non seulement nous serions perdus, mais le pouvoir de Rair en serait encore augmenté.

» Il faut de la patience. Du temps ! Rair n’aurait qu’à annoncer aux Illiens qu’il va prolonger leur vie pour obtenir d’eux tous les pouvoirs. Le Conseil suprême serait balayé ! S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il veut éviter de donner l’alarme aux gens de Nour, qui comprendraient instantanément le sort que leur réserve la nouvelle invention. Mais, une fois la guerre déchaînée, Rair ne manquera pas de s’expliquer. C’est pour cela que, tout à l’heure, il n’a pas daigné insister pour obtenir les pouvoirs dictatoriaux qu’il sollicitait du Conseil ! Il sait qu’il les aura quand il le voudra !

– Alors, que pouvons-nous faire ? demanda Toupahou, frémissant.

– Nous emparer de Rair !

– Nous nous en emparerons, ou je périrai ! s’écria le jeune homme. Je suis prêt à tout !

– Doucement ! La moindre imprudence peut nous perdre. Par ses espions, Rair doit savoir que vous êtes venu ici, Toupahou, que c’est vous qui avez transporté Silmée chez moi !... Limm et sa police sont partout, et l’épouvantable génie de Rair a imaginé les appareils les plus extraordinaires pour épier, surveiller, enregistrer, surprendre... Nous en connaissons quelques-uns ; nous ne les connaissons pas tous !

» Mais nous vaincrons ! Notre principal atout, c’est vous-même, Toupahou, quoique Rair se méfie de vous. Il nous faudra surprendre les hommes-singes de sa garde, forcer les portes de la pyramide, des portes, nous le savons, dont les mécanismes renferment mille dangers de mort. Nous vaincrons !

» Je suis, en ce moment, en péril de mort. Rair veut ma perte. Sans doute attendra-t-il que les premières opérations de guerre contre les Nouriens aient commencé. C’est mon seul espoir. Au reste, je ne crains pas la mort !

» ... Maintenant, vous allez vous retirer. Vous pourrez revenir dans la journée. Rair trouvera naturel que vous veniez prendre des nouvelles de Silmée. Mais ne voyez personne ! Rair vous fait certainement épier par Limm. (Ce sera le premier à qui je réglerai son compte !) À bientôt !

Pauvre Toupahou ! Il me regarda. Je le compris : la pensée de se séparer de Silmée lui broyait le cœur.

Il le fallait.

– Allez, Toupahou ! dis-je.

Nous passâmes dans le salon.

Silmée continuait à reposer sous l’influence de l’anesthésique administré par les médecins qui l’avaient opérée.

Toupahou prit sa petite main blanche et, tendrement, l’appuya contre ses lèvres.

– À bientôt ! répéta-t-il avant de sortir.

Hélas, j’étais aussi angoissé que lui. Le chagrin que me causait l’état de ma pauvre enfant luttait dans mon cœur avec ma rage et ma haine contre l’infâme Rair.

Mais ma résolution était prise : aller jusqu’au bout. L’un de nous deux, Rair ou moi, devait périr.

Que ne savais-je ce que je devais savoir depuis !... D’épouvantables catastrophes eussent été évitées !

 

 

III

 

J’ai de nombreux défauts, comme tout le monde. Mais je me dois cette justice que je suis patient, obstiné et énergique. Mes ennemis le reconnaissent.

Une brève réflexion me convainquit qu’avant tout, si je voulais réussir, je devais faire en sorte que Rair ignorât mes projets. Pour cela, il me fallait agir comme si ces projets n’existaient pas.

Après avoir fait venir un médecin qui m’assura que Silmée ne courait aucun danger immédiat, et avoir laissé auprès de ma pauvre enfant deux femmes gardes-malades, je ressortis et m’en fus dans les galeries renfermant les arsenaux.

Elles étaient situées... elles le sont encore, mais pour si peu de temps... oui, elles étaient situées au vingt et unième étage au-dessous de la surface du sol, exactement sous le lit du fleuve Appa, qui, lui-même, passe sous la ville. Ainsi, en plus des épaisseurs des métaux anticonducteurs et des matières inertes impénétrables aux rayons X et en général à toutes les radiations quelles qu’elles soient, nos arsenaux étaient protégés par une couche d’eau épaisse de plusieurs mètres.

Rair aurait voulu placer les machines à sang à une aussi grande profondeur, mais des expériences ont prouvé que les radiations émises par ces machines pouvaient avoir une mauvaise influence sur certaines bombes à gaz hypnotiques. D’autre part, les porcs et les singes qui servent à alimenter les machines n’auraient pu vivre dans le voisinage des munitions qui, malgré toutes les précautions, dégagent des gaz délétères, à ce point qu’il faut porter des masques spéciaux pour pénétrer dans les cryptes qui les renferment. Et il y avait aussi la question des hommes-singes travaillant dans les mines, dont certains, les « mauvaises têtes », sont livrés aux machines à sang – ce qu’ils ignorent et qu’on doit leur laisser ignorer, car une révolte des hommes-singes serait terrible.

À part de rares exceptions, les Illiens sont faibles et chétifs ; ils ont des os menus, pas de muscles ou très peu. Quelques hommes-singes déterminés, s’ils s’emparaient des machines à sang et des munitions, seraient rapidement maîtres d’Illa.

Un ascenseur me conduisit au rez-de-chaussée, sur le sol même de la ville. De là, à travers les couloirs secrets dont les serrures, mues par des phonographes, ne s’ouvrent que sous l’action de certaines syllabes connues seulement des initiés, je gagnai l’un des trois tubes par lesquels l’on parvenait aux cryptes renfermant les munitions et les armes d’Illa.

J’y trouvai Grosé, le chef de la milice, Fangar, l’aériste, le chimiste Hielug et l’électricien Ilg. Ils discutaient avec animation. À ma vue, ils se turent, comme si ma présence les eût embarrassés.

– Limm vient de nous transmettre l’ordre du Conseil suprême, dit Fangar, en s’avançant vers moi. Mes obus volants seront prêts cette nuit. Je n’attends plus qu’un ordre de vous, seigneur Xié, pour connaître exactement les points de concentration et le nombre d’obus volants à affecter à chacun de ces points, ainsi qu’aux réserves. Je tiens les tableaux détaillés des appareils, avec détails, à votre disposition !

– Merci, dis-je.

Tout était prêt vraiment. Je le savais. Dans les vastes cryptes, hautes de près de quarante mètres et que soutenaient des piliers en acier dont les molécules avaient été rendues indéformables, des bombes à gaz asphyxiants voisinaient avec les grenades aux vapeurs invisibles et sans odeur, des vapeurs qui rendaient fous furieux ceux qui les respiraient. Les malheureux, devenus enragés, n’avaient plus qu’une idée en tête : détruire ; ils se ruaient sur leurs compagnons, les assaillaient, les tuaient, jusqu’à ce qu’ils s’entre-tuassent eux-mêmes ou qu’ils fussent achevés par leurs propres camarades. D’ailleurs, s’ils survivaient, ce n’était pas pour longtemps, deux ou trois jours à peine. C’étaient de ces grenades qu’étaient armés les hommes-singes préposés à la garde de Rair, dans la pyramide.

Dans une casemate triplement blindée, et dont les cinq serrures ne pouvaient s’ouvrir que si Rair le permettait et faisait agir un mécanisme spécial, des réserves de pierre-zéro étaient accumulées. Il y en avait un millier de kilogrammes.

La pierre-zéro ! Celle qui avait fait la puissance d’Illa et l’avait rendue, elle, une simple ville, indépendante et redoutée ! Depuis plusieurs siècles, les réserves dormaient là. On ne s’en servait que dans les cas désespérés, lorsque tout autre moyen avait échoué.

Car son usage impliquait des risques effroyables. La pierre-zéro, chauffée à une certaine température, provoquait la désintégration artificielle de la matière, c’est-à-dire la volatilisation des objets, vivants ou inanimés, existant dans un rayon donné.

C’est la science des Illiens qui a seule pu parvenir à ce résultat merveilleux...

Tout d’abord, on est parti de la désintégration naturelle des émanations du radium, désintégration qui donne naissance à une série de corps dont le dernier terme est l’hélium. On a essayé ensuite de désintégrer artificiellement les corps. On s’est attaqué à l’atome, lequel est composé d’électrons planétaires et de noyaux d’hydrogène chargés d’électricité positive. On a d’abord arraché les électrons à l’atome en employant la force formidable produite par le bombardement des particules alpha, atomes d’hélium électrisés voyageant à l’énorme vitesse de 20 000 kilomètres à la seconde .

Les premiers résultats ont été obtenus avec de l’azote, de l’aluminium, puis avec des éléments simples de faible poids atomique, tels que le bore, le fluor, le sodium, le phosphore... Et, peu à peu, l’on a pu parvenir à désintégrer n’importe quel atome... Et l’on a réussi à composer la pierre-zéro, qui est de l’hélium solidifié et dont la puissance est exactement un milliard de fois plus énergique que l’hélium primitif.

Porté à une certaine température, que je ne connais pas, l’hélium s’électrise et libère l’énergie qui est en lui. Énergie dont les effets n’ont pas encore été bien calculés – on n’en connaît pas exactement les manifestations, qui sont très irrégulières – et qu’on ne sait diriger qu’imparfaitement. Aussi, l’emploi de la pierre-zéro est-il resté très rare. Moi-même, je n’en ferais usage qu’à la dernière extrémité, et s’il m’était absolument impossible de l’éviter.

Aussi ne fis-je pas allusion à la pierre-zéro, et, m’adressant à Fangar, je lui ordonnai de me conduire devant ses obus volants. En effet, il m’avait semblé surprendre un coup d’œil lancé à mon adresse par le chef aériste.

– Je suis à vos ordres, seigneur Xié ! répondit Fangar.

Laissant Hielug, Ilg et Grosé, nous passâmes dans le hall où étaient réunis les obus volants.

C’était une vaste crypte circulaire, dont la voûte était trouée d’une ouverture ronde donnant sur un puits vertical, d’un diamètre de cinq mètres environ.

Sur le sol de métal, les obus volants étaient rangés, prêts à s’envoler.

Tous avaient la même forme : de vastes lentilles, d’un diamètre de quatre mètres, et dont la plus grande épaisseur atteignait à peine un mètre cinquante. Leurs parois, en métal extraléger, contenaient une hélice intérieure dont l’axe se confondait avec celui de la lentille. Cet axe, d’un diamètre de soixante-dix centimètres, était creux. Il renfermait, de bas en haut, les huit bombes destinées à être lancées par l’aériste.

Ces bombes, disposées obliquement en étoile, autour de l’entonnoir central, à travers lequel elles passaient, contenaient chacune suffisamment de gaz nocifs pour couvrir un hectare, sur une épaisseur de plusieurs mètres. Au-dessus de ces bombes, sur un grillage de métal, se trouvait le siège de l’aériste qui était ainsi placé de façon que l’hélice sustentatrice tournât autour de lui. Un simple poids mobile, suspendu à une tringle, servait à diriger l’appareil. Le changement de position de ce poids, en déplaçant le centre de gravité de la lentille, la faisait s’incliner dans la direction voulue, direction dans laquelle elle progressait à la façon d’un palet lancé dans les airs. La rotation plus ou moins rapide de l’hélice déterminait son ascension ou sa descente. Une petite coupole de métal surmontait l’axe creux dans lequel se tenait l’aériste et protégeait ce dernier du vent produit par le rapide déplacement de l’appareil.

Telle était la dernière invention de Rair. Jusqu’alors, les machines volantes construites à Illa étaient de dimensions beaucoup plus grandes et emportaient plusieurs aéristes. C’étaient ces grandes machines qui avaient servi dans la dernière guerre contre les Nouriens.

Je ne pus m’empêcher de faire observer à Fangar combien délicat me semblait le maniement de pareils engins : la plus petite fausse manœuvre, un retard d’une seconde à exécuter le geste nécessaire, et la frêle lentille irait s’écraser sur le sol.

– Nos aéristes ne montreront guère d’enthousiasme à se servir de ces obus volants ! dis-je en hochant la tête.

– Le seigneur Rair a tout prévu. Ce seront les hommes-singes qui monteront les obus volants. Déjà, deux cents d’entre eux, parmi les plus intelligents, ont été remontés des mines et s’entraînent à manier les obus volants... il y a bien eu quelques accidents, mais pas trop. Et la guerre n’est pas un jeu...

– Mais, si les hommes-singes, une fois en possession des obus volants, s’en servaient contre nous et se révoltaient ? Illa serait vouée à la destruction ! fis-je observer.

– Erreur, seigneur Xié ! Les moteurs dont sont munis les obus volants sont mus par les rayons électriques produits par notre centrale et lancés à travers les airs. Même au sein de l’atmosphère, les hommes-singes seront soumis à notre volonté... à la volonté du seigneur Rair, veux-je dire. Ils sont prévenus qu’ils ne devront en aucun cas s’approcher à plus de trois kilomètres des pylônes protecteurs qui entourent Illa. S’ils enfreignaient cette défense, le courant manquerait à leurs moteurs, et leurs machines s’écraseraient instantanément sur le sol !... Ah ! le seigneur Rair a tout prévu !

– Pourquoi ne pas m’avoir informé que l’armée d’Illa allait maintenant compter de viles brutes dans ses rangs ? m’écriai-je, en essayant vainement de dissimuler mon irritation.

– Ordre du seigneur Rair !

Je ne répondis pas et examinai les obus volants. Je pus ainsi constater que Rair n’avait rien oublié. Chaque engin était muni d’un léger réservoir pouvant produire d’épaisses vapeurs dans lesquelles il était loisible à l’obus volant de disparaître s’il était serré de près par l’ennemi.

J’interrogeai Fangar sur cette innovation, ou plutôt sur cette résurrection, car, depuis longtemps, l’on avait cessé d’employer des moyens aussi simples à Illa, et les précédents modèles d’appareils volants étaient construits avec un métal composé d’un alliage qui, en permettant aux rayons lumineux de le traverser, les rendait complètement invisibles.

– Vous ne pensez pas à tout, seigneur Xié ! me fit remarquer le chef aériste. Le seigneur Rair sait ce qu’il fait. Chaque obus volant peut se rendre invisible en s’entourant d’un nuage que nos projecteurs spéciaux traverseraient et dissiperaient sans peine. Tandis que, si les nouveaux engins étaient en métal invisible, rien n’empêcherait les hommes-singes de voler sur Illa sans que nous puissions les voir !

L’observation était juste. Je m’inclinai.

La vaste crypte était déserte. J’en fis le tour, toujours flanqué de Fangar.

Oui, il n’y avait personne dans la crypte. Je regardai sous les appareils. Je regardai autour de moi, au-dessus de moi. Personne.

– Ce soir, venez chez moi sans être vu. J’ai à vous parler ! dis-je à Fangar.

Le chef aériste me regarda dans les yeux.

Il comprit à ma physionomie que la situation était sérieuse.

– Entendu ! souffla-t-il. Comme vous le voyez, seigneur Xié, acheva-t-il à haute voix, les merveilleux appareils dus au génie de l’illustre Rair sont absolument au point et...

Pourquoi Fangar parlait-il ainsi ?

Je me retournai : Limm l’espion, l’âme damnée de Rair, était derrière nous. Comment était-il entré sans que nous l’eussions entendu ? Depuis combien de temps avait-il pénétré dans la crypte, c’est ce qu’il m’était impossible de deviner.

Il souriait, le bandit. Ses yeux noirs étaient pleins d’amabilité. Un léger vêtement en fibres bleuâtres moulait ses formes athlétiques. Vrai, c’était un beau gars. Et une fameuse canaille.

– Je vous salue, seigneur Xié ! dit-il en s’inclinant.

Je pâlis : collés sur sa joue gauche, non loin de son nez, je venais de distinguer trois poils roux, des poils semblables à ceux dont sont recouverts les hommes-singes. Or, c’était, croyait-on, un homme-singe qui avait poignardé ma petite Silmée ! Oh ! maintenant, j’étais sûr de tout ! C’était Limm, l’homme de Rair, qui avait assassiné mon enfant !

– Vous semblez souffrant, seigneur Xié ? remarqua Limm en me considérant d’un regard pénétrant.

– Oui... la fatigue, le surmenage... et aussi l’émotion, expliquai-je. Cette guerre inattendue dont j’ai la responsabilité glorieuse, et aussi l’état de ma pauvre Silmée, qui...

– Ah ! oui. L’on m’a dit que Mlle Silmée avait failli être victime d’un ignoble attentat... Permettez-moi, seigneur Xié, de vous adresser mes félicitations pour la façon pour ainsi dire miraculeuse dont Mlle Silmée a échappé à son assassin ! Il paraît que c’est le seigneur Toupahou, son fiancé, qui lui a sauvé la vie ! Le brave jeune homme... digne de son illustre famille !

– Je vous remercie ! dis-je.

Pendant quelques minutes, me contenant à peine, je dus subir la présence de cet être immonde. Enfin, je prétextai les devoirs de ma charge et le quittai après avoir échangé un dernier coup d’œil avec Fangar.

Trois heures durant, j’inspectai les magasins d’équipement.

Je donnai audience à mes principaux officiers – des savants élevés à l’école de Rair – compassés, raides, pédants, des individus enfin qui ressemblaient plus aux machines qu’ils étaient chargés de faire fonctionner qu’à des hommes... Ah ! s’il eût fallu se battre corps à corps !... La vue d’un insecte était capable de les épouvanter ! Je leur préférais encore les hommes-singes chargés par Rair de piloter les obus volants !

Ces devoirs remplis, je revins chez moi. Le soleil était à son déclin, mais, grâce aux accumulateurs de lumière, les miroirs paraboliques continuaient à envoyer dans les puits d’éclairage une lumière blanche et égale.

Sur les terrasses s’étendant autour de la pyramide, les Illiens se promenaient en devisant. Je pus voir que plusieurs me regardaient avec insistance. C’étaient des amis ou des parents des vieillards du Conseil suprême, et, sans aucun doute, étaient-ils plus ou moins au courant des événements qui se préparaient.

Je regagnai ma demeure et courus dans la chambre de Silmée.

Elle était vide ! Les deux femmes gardes-malades avaient disparu. Et pas de Silmée !

Je me sentis devenir fou.

J’errai à travers les chambres en appelant stupidement mon enfant... Rien ne me répondit !...

À quoi bon m’étendre sur mes angoisses ? Les heures passèrent avant que je comprisse la vérité : Silmée avait été enlevée.

Tout d’abord, je conçus un espoir fou : c’était peut-être Toupahou qui avait enlevé ma fille pour la soustraire aux machinations de Rair !

J’attendis... J’attendis encore !

Toupahou ne vint pas, ni aucun message de lui.

Ah ! malheureux père que j’étais !

Un timbre m’annonça que quelqu’un entrait chez moi. Je me précipitai.

C’était Fangar, le chef aériste. Malgré ma terrible émotion, je remarquai que mon visiteur était livide et agité.

 

 

IV

 

– Qu’arrive-t-il, Fangar ? m’écriai-je. Ma fille est...

Fangar était un homme hardi, mais rempli de sang-froid. Et, avec cela, strict sur la discipline.

Il avait, une nuit, heurté volontairement sa machine volante à celle d’un de ses subordonnés qui n’exécutait pas suffisamment vite un ordre donné. Les deux engins avaient été précipités sur le sol. Fangar s’en était tiré avec quelques contusions – après avoir risqué la mort pour châtier une désobéissance. Ceci pour expliquer combien il était partisan d’une discipline exacte.

Pourtant, il me coupa la parole, à moi, le chef suprême de l’armée d’Illa !

– Seigneur Xié ! articula-t-il d’une voix haletante. Tout à l’heure, dans la crypte, vous ne m’avez pas renseigné sur les concentrations d’obus volants... vous sembliez distrait, absent... Limm a tout observé !... Nous ne l’avons vu qu’ensuite... D’après ce que je sais, vous allez être arrêté pour impéritie et négligence !... Grosé vient d’en recevoir l’ordre. Il va être ici d’un moment à l’autre. Vous n’avez pas le temps de fuir... Si j’étais surpris ici, mon sort serait scellé.

» Je ne vous ai rien dit. Adieu !

Et, avant que j’aie pu demander d’autres explications, Fangar s’élança au-dehors. J’entendis un léger bourdonnement produit par une hélice.

Je bondis... J’eus le temps, arrivé devant un des puits d’aération, de voir une ombre monter vertigineusement vers le zénith. Je devinai plutôt que je ne reconnus un des obus volants à bord duquel le chef aériste était venu. Il avait fallu toute son habileté pour pouvoir passer dans le puits sans heurter les innombrables fils conducteurs ainsi que les arbres à cames qui en tapissaient les parois.

En quelques pas, je fus de nouveau chez moi.

Ma situation, si elle était terrible, avait au moins l’avantage d’être claire !

Avec son implacable génie, avec sa science extraordinaire de déduction, Rair avait deviné les sentiments que je nourrissais pour lui. Il avait, si l’on peut dire, flairé mes projets !... Peut-être avait-il surpris – par quel moyen ? – ma conversation avec Toupahou, son petit-fils. Tout paraissait l’indiquer. Toupahou avait disparu. Silmée aussi. Et, maintenant, j’allais être arrêté.

Il fallait fuir, c’était mon devoir, un devoir double. Silmée avait besoin de moi. Et Illa elle-même, que Rair conduisait à sa ruine, ne pouvait être sauvée que par moi. Du moins, je le croyais.

Fuir ? Un seul moyen existait de quitter Illa : s’emparer d’une machine volante et prendre les airs. Entreprise relativement facile. Les gardiens des machines ne pouvaient encore connaître les intentions de Rair à mon égard et me laisseraient respectueusement prendre un des engins.

Toutes ces réflexions, on le devine, je me les étais faites en moins d’une minute. Je m’élançai vers le puits faisant communiquer ma demeure avec les terrasses.

Je ne l’avais pas atteint que je m’arrêtai net en entendant le sifflement d’un des ascenseurs.

Je perçus un léger choc. Et, presque à la même seconde, Grosé, suivi de six miliciens, apparut. Tous portaient des vêtements antiradiants, faits d’un tissu composé de plomb et d’or. Deux miliciens, debout derrière Grosé, tenaient quelque chose dans leurs mains fermées.

– Seigneur Xié, fit Grosé d’une voix qui me parut mal assurée, nous sommes ici par ordre du Grand Conseil. Veuillez nous suivre !

– Vous suivre ? Et où ?

– Nous avons ordre de nous assurer de vous, seigneur Xié. Ne nous obligez pas à faire usage des bombes radiantes dont nous sommes munis. Nos ordres sont stricts !

Je compris. Ce que les miliciens tenaient dans leurs mains, c’étaient de petites bombes radiantes, qui, en éclatant, donnent naissance à des ondes comparables à celles des rayons X, mais plus courtes, et qui ont la propriété de supprimer toute vie sur une certaine étendue, des ondes si courtes qu’il en tient dix-sept millions dans un dixième de millimètre.

Le moindre geste de résistance, et j’étais anéanti.

Grosé et ses miliciens, grâce à leurs vêtements dont la matière était si serrée que ces ondes ne pouvaient les traverser, ne risquaient rien.

Je possédais bien un de ces vêtements, mais je n’avais pas pensé à l’endosser, ne pouvant prévoir quelles seraient les armes employées contre moi.

Je me raidis et réussis à rester calme.

– Je vous suis ! répondis-je à Grosé.

Celui-ci fit un signe. Prestement, un des miliciens me saisit les mains, cependant qu’un autre s’approchait avec des menottes. Se révolter eût été vain et peu digne de moi. Je me laissai faire.

Entouré de mes gardes du corps, je sortis de ma demeure.

Moi, Xié – le vainqueur des Nouriens, l’homme que le peuple entier d’Illa avait acclamé – je fus ramené sur les terrasses... Les femmes et les enfants, les hommes et les vieillards me virent passer, enchaîné comme un homme-singe qui s’évade des mines. Mais me reconnurent-ils seulement ?

Je sus bientôt où l’on me menait en arrivant devant l’ascenseur blindé, celui qui conduisait aux oubliettes. Nous y prîmes place avec Grosé et les miliciens. Je compris que Grosé avait des ordres – que tout avait été arrêté d’avance. À quoi bon me plaindre ? À quoi bon demander des explications ? Je sentais que tout serait inutile.

L’homme-singe chargé de manœuvrer l’ascenseur pressa une manette avec la main terminant sa jambe gauche. Car les hommes-singes, à la suite d’une longue sélection, possédaient quatre mains, comme les chimpanzés, ce qui permettait d’obtenir d’eux une plus grande somme de travail...

Assis sur une banquette, je regardais la brute. Un grossier caleçon de toile métallique lui ceignait les reins et constituait son unique vêtement.

Debout, légèrement courbé, il ricanait, une chique gonflant sa joue. Un jus noirâtre suintait entre ses lèvres lippues, et son petit œil jaune dardait une lueur maligne, accentuée encore par le ricanement de sa large bouche. Avec son front bas et aplati, ses oreilles écartées, larges et pointues, les épais poils roux lui recouvrant le corps, il représentait bien la force brutale. Sous la peau grenue de ses longs bras – des bras démesurés – le frémissement des muscles puissants se devinait...

Il était plus heureux que moi, celui-là. Il ne connaissait pas, il ne connaîtrait jamais mes angoisses. Ma pauvre Silmée ! Qu’était-elle devenue ?

L’ascenseur, avec une vertigineuse vitesse, glissa sans une secousse dans le long tube d’acier... Il passa à travers les innombrables étages d’Illa et, finalement, s’arrêta net, devant une galerie aux murailles lumineuses.

Mes gardiens m’entraînèrent. Une porte s’ouvrit devant moi. On me poussa dans l’ouverture. Je trébuchai, cependant que, derrière moi, le battant se refermait.

J’étais dans une des oubliettes d’Illa, une cellule affectant la forme exacte d’un cylindre, haut de deux mètres cinquante, d’un diamètre d’un mètre cinquante. On ne pouvait s’y tenir que debout ou assis. Impossible de s’y étendre. Une lumière violâtre suintait des murailles, du sol et du plafond. Pas d’autre ouverture que la porte, dont le battant se confondait avec la paroi dans laquelle elle était encastrée. Au centre du plafond, une lentille était fixée, large comme une assiette. Elle était entourée de petits trous destinés à permettre à l’air d’arriver.

Cette lentille, composée d’un alliage inconnu, dans lequel entrait une assez forte proportion de sélénium, permettait, au moyen d’appareils spéciaux, au Grand Conseil de voir tout ce que je faisais... Pas un de mes moindres mouvements ne pouvait échapper à mes bourreaux. Ils avaient tout loisir de surveiller mon agonie...

Je m’assis sur le sol de ma cellule.

Je connaissais mon sort : j’étais destiné à périr lentement d’inanition. Les effluves nourriciers des machines à sang n’arriveraient plus à moi qu’en nombre insuffisant – en nombre dosé par la loi, de façon à prolonger ma vie autant de jours que le déciderait le Grand Conseil – c’est-à-dire Rair.

Mais je ne pensais pas à cela. Je pensais à ma fille, à Silmée, qui, grièvement blessée, était certainement au pouvoir de Rair. Vivait-elle encore ?

Je me raidis. Je ne voulus pas qu’on vît Xié abattu.

Combien d’heures passèrent ?... Je ne pus m’en rendre compte.

Seul avec mes pensées, les membres tordus par les crampes, frémissant, fiévreux, inquiet, angoissé, je restai immobile dans le silence absolu. Des murailles, du sol, du plafond, la même lumière d’un rouge violet persistait, une lumière implacable. Il me semblait voir, par moments, des nuages de sang passer devant mes yeux. Et Silmée... Silmée, que devenait-elle ?...

La porte de mon cachot – porte invisible – ne devait se rouvrir, je le savais, que lorsque je serais mort, lorsque Rair, rassasié de vengeance, daignerait me laisser périr.

Peu à peu mes angoisses, mes tourments se calmèrent, c’est-à-dire devinrent moins violents... Je compris que je m’affaiblissais.

Pourtant, je n’avais encore ressenti aucun sentiment de faim : Rair, je le comprenais, avait donné des ordres pour que l’on continuât à me faire parvenir le même nombre d’effluves osmotiques qu’à l’ordinaire. Il voulait prolonger mon supplice. Mais mes tortures morales faisaient leur œuvre : lentement, je descendais vers la mort.

Je somnolais, à demi inconscient, lorsqu’un claquement sec me fit sursauter.

J’ouvris les yeux ; je crus rêver. La porte de mon cachot, arrachée de ses gonds, semblait prête à s’écrouler sur moi, et, par l’entrebâillement, entre le battant et le chambranle, Fangar, le chef des aéristes, la face couverte de sang, apparaissait.

Machinalement, je levai la tête vers la lentille de sélénium. Elle avait cessé de briller. Le courant dont elle était en quelque sorte imbibée avait dû être coupé.

– Venez ! Vite ! souffla Fangar.

Je voulus me lever, mais mes jambes, qui, depuis des jours et des jours, étaient repliées sur elles-mêmes, refusèrent de me porter. J’eus suffisamment de force pour me mettre debout, mais mes jarrets plièrent sous moi. Je retombai.

Une angoisse atroce crispa les traits de Fangar. Il franchit le seuil de la cellule, se baissa et, m’ayant saisi par les épaules, me souleva :

– Vite ! Il le faut... murmura-t-il. Essayez de marcher !... Nous avons deux ou trois minutes devant nous, et je suis trop faible pour vous porter !

J’appelai toutes mes forces à moi. Les dents si serrées qu’elles grincèrent, la sueur aux tempes, tous mes muscles raidis en un suprême effort, je réussis à sortir du cylindre de mort, et, appuyé sur l’épaule de Fangar, à faire deux ou trois pas.

Une crampe me saisit. Je dus me retenir au bras de mon sauveur, contre lequel je restai flasque et immobile comme une loque.

– Nous sommes perdus si nous restons ici ! murmura le chef des aéristes, en m’entraînant.

Haletant, hagard, j’avançai. À chaque pas, mes jarrets pliaient sous mon poids malgré tous mes efforts. Fangar me traînait presque. Nous franchîmes la longue galerie aboutissant au puits de l’ascenseur.

L’ascenseur était là, mais en miettes, un amas de plaques de tôle et de cornières parmi lesquelles se distinguait le cadavre écrasé, mutilé, véritable bouillie sanglante, de l’homme-singe chargé de manœuvrer l’appareil.

– Venez ! répéta Fangar dont les dents claquaient.

Il savait que, s’il était surpris, il serait soumis à d’atroces supplices.

Je ne pensai pas à lui demander d’explications et, à son exemple, m’agrippai aux débris de l’ascenseur que j’entrepris d’escalader...

Ce fut une lutte atroce. Vingt fois, je trébuchai ; je m’écorchai, me coupai, me meurtris contre les angles du métal et les débris des rivets brisés. Fangar m’aida, bien qu’il eût fort à faire pour se frayer lui-même un passage par cet amas de débris contournés et tordus.

À moins de deux mètres au-dessus de l’ascenseur, un obus volant était immobile, son hélice ronronnant imperceptiblement, mais j’étais tellement habitué au silence que je l’entendis avec netteté.

– Dépêchons ! murmura Fangar.

Il me saisit la main et m’aida à parvenir sous l’obus volant, dont il escalada le rebord en s’aidant d’un des montants de l’ascenseur.

Il dut toucher au moteur, car il me parut que le rythme de la turbine ralentit. L’obus volant s’abaissa légèrement, presque jusqu’à toucher les débris de l’ascenseur. Fangar me tendit sa main gauche, que je saisis. D’un effort violent, le chef aériste réussit à m’attirer jusqu’à lui.

– Dépêchons ! répéta-t-il, comme s’il n’eût su prononcer que ce mot.

J’atteignis l’axe creux de l’hélice, au centre de la lentille de métal.

Il y avait juste place pour un homme. Nous étions deux. Comment parvînmes-nous à tenir dans cet espace ? Mystère. Nous savions tous deux qu’il fallait absolument que nous y tinssions, sinon, c’était la mort. Et cela nous suffit.

Pressés, tassés l’un contre l’autre au point que nous ne pouvions faire le moindre mouvement et qu’il m’était très difficile de respirer, nous fûmes enfin installés.

Je me trouvais entre les jambes de Fangar, qui était presque assis sur moi. Et, sous mes reins, je sentais les bombes rangées autour du cône de déchargement, et qui ne constituaient pas précisément un confortable coussin.

Fangar, qui avait conservé ses bras libres, rabattit difficilement sur sa tête le capot de métal fermant la lentille.

Il appuya sur un levier. Le moteur ronfla sourdement. Avec une effroyable vitesse, l’obus s’éleva. Il monta verticalement dans le puits encombré par les guides et les tiges de commande de l’ascenseur.

Il fallut toute l’habileté de Fangar pour que la lentille n’accrochât point. Entre l’obus volant et les parois du puits, c’était à peine s’il y avait un espace de quelques centimètres !

Nous nous élevâmes pourtant, à plus de six cents kilomètres à l’heure !

Je n’eus le temps de rien voir... Brusquement, nous jaillîmes hors du puits !... Je distinguai, en un éclair, les clartés blêmes qui, dans la nuit, jaillissaient des puits servant à l’éclairage et au chauffage des maisons d’Illa. Il me sembla reconnaître la pyramide du Grand Conseil... Mais, à la seconde suivante, nous fûmes en plein ciel, parmi les nuées.

Je haletais. Mes jambes, déjà ankylosées par leur longue immobilité dans la cellule, me causaient d’intolérables douleurs. Il me semblait qu’un bourreau me tordait les muscles. Et, par suite de ma position, je respirais difficilement.

Je savais que je ne devais pas bouger : le moindre effort de ma part eût risqué de faire faire un faux mouvement à Fangar et de nous précipiter tous deux sur le sol, les obus volants, je ne l’ignorais pas, jouissant d’un équilibre très délicat et facile à rompre.

Quelques minutes s’écoulèrent. Le moteur ronflait avec régularité.

Soudain, je le sentis ralentir. L’obus volant s’inclina brusquement, si brusquement que ma tête heurta avec violence le grillage intérieur qui me séparait de l’axe tournoyant de l’hélice. Je sentis que nous tombions.

– Courant coupé ! eut le temps de m’expliquer Fangar.

Je compris : soit que notre fuite eût été découverte, soit pour toute autre cause, les ondes électriques faisant tourner le moteur de l’obus volant venaient d’être arrêtées.

Et l’engin, obéissant aux lois de la pesanteur, se rapprochait du sol avec une rapidité vertigineuse.

J’attendis la fin...

 

 

V

 

Ma faiblesse et ma désespérance m’avaient fait oublier la surhumaine habileté de Fangar. Le chef aériste connaissait l’atmosphère comme un poisson connaît l’eau. Utilisant alternativement ou simultanément la vitesse acquise qui était en nous et notre vitesse de chute, déplaçant au moment propice notre centre de gravité, il réussit ce qui, pour tout autre que lui, eût été impossible.

Il nous fit décrire plusieurs cercles concentriques d’un diamètre de plus en plus court, et parvint à prendre contact avec le sol sous un angle très réduit. Malgré cela, le choc fut encore d’une très grande violence. Les parois de la lentille de métal, déformées par la secousse, éclatèrent. Mais nous étions indemnes.

Fangar, non sans peine, se dégagea et m’aida à sortir de l’appareil. Mes membres étaient tellement ankylosés qu’il dut me soulever comme un enfant et me traîner en quelque sorte hors de l’engin.

C’était la nuit. Les étoiles scintillaient dans le ciel noir. Au loin, vers le nord, je distinguai la lueur blafarde qui enveloppait Illa d’une buée laiteuse et la silhouette, à la fois massive et aiguë, de la pyramide du Grand Conseil.

Nous devions être à environ cinquante kilomètres de la grande cité, mais encore en dedans des pylônes protecteurs.

– Nous ne sommes pas encore sauvés, dis-je à Fangar. Mais je ne vous en remercie pas moins de votre dévouement... Au moins, si je meurs, ce sera à l’air libre et sans avoir à supporter les horribles tourments qui sont ma vie depuis que Grosé est venu me prendre pour m’enfermer dans les oubliettes !

– Grosé est avec nous. C’est lui qui m’a révélé où vous étiez. Cette nuit, tout à l’heure, profitant de ce que le Grand Conseil était en séance, j’ai pris un obus volant et je me suis laissé tomber dans la cage de l’ascenseur conduisant aux oubliettes N° 3... car vous êtes... vous étiez dans les oubliettes réservées aux criminels qui doivent vivre... Rair devait avoir des raisons de vous ménager... Enfin, avec l’obus volant, j’ai écrasé l’ascenseur et l’homme-singe qui le manœuvrait, et, grâce à un chalumeau à oxygène, j’ai coupé les gonds de la porte de votre cachot... Voilà tout !

– Et Silmée ? ne pus-je m’empêcher de m’exclamer, sans penser à remercier mon sauveur. Ma fille ! En avez-vous des nouvelles ?

– Rien, seigneur Xié...

– Toupahou ?

– Nul ne sait où il est. Mais ne restons pas ici ! Nous n’allons pas tarder à être recherchés. D’un moment à l’autre vont apparaître d’autres obus volants... Dès que Rair aura fait rétablir les ondes... Il veut nous laisser le temps de nous écraser sur le sol. Venez !

– Où allons-nous ? murmurai-je, désemparé.

– Nous allons essayer de regagner Illa. Nous nous cacherons chez Houl, l’ingénieur chargé de la surveillance des machines à sang. Il est des nôtres. Grosé viendra nous y retrouver aussitôt qu’il le pourra !

Je ne répondis pas. Nous nous éloignâmes des débris de l’obus volant. Nous avancions à pas lents, car je pouvais à peine me soutenir et me traînais plutôt que je ne marchais. Sans Fangar, je serais tombé à chaque pas.

– Et la guerre contre Nour ? demandai-je.

– Les préparatifs continuent... Depuis quinze jours, Rair a pris le pouvoir absolu. Quatre membres du Grand Conseil ont été trouvés foudroyés, sans qu’on sache comment – mais tout le monde a deviné d’où venait le coup. La terreur règne. Personne n’ose bouger, d’autant plus que tout le monde se sent surveillé par la police de Limm... D’un moment à l’autre, nous allons fondre sur les Nouriens...

– Mais, interrompis-je, depuis combien de temps suis-je prisonnier ?

– Sept semaines exactement, seigneur Xié !

Je restai sans réponse. Sept semaines ! Presque deux mois ! Je ne m’étais pas rendu compte de la fuite du temps dans ma cellule. Je n’aurais pas été plus étonné si Fangar m’avait dit « sept ans » ou « sept jours »... Et Silmée ? Qu’était-elle devenue pendant ces sept semaines ? Morte ou vivante ? Fangar ne savait rien. Nul ne savait rien – nul, sauf Rair.

Nous continuâmes d’avancer en silence. Autour de nous, c’étaient des champs de cannes à sucre et de maïs. Pas une seule habitation humaine.

Nous marchions avec peine. Fangar non seulement devait me soutenir, mais, n’étant plus habitué à marcher sur un sol naturel, il peinait visiblement. Ici, où nous étions, les effets de la pesanteur se faisaient sentir sans nulle atténuation.

– Il faut supprimer Rair ! murmurai-je enfin. Il le faut ! Ou nous sommes tous perdus, et Illa est perdue avec nous !

– Grosé est de cet avis, et Houl aussi, et Foug également... Et il y a bien d’autres citoyens qui pensent comme nous, mais personne n’ose manifester ses sentiments. Chacun craint de ne pas se réveiller le lendemain. Les partisans de Limm et de Rair, seuls, haussent la voix, et ne trouvent pas de contradicteurs !

– Nous vaincrons ! Nous vaincrons ! répétai-je.

Fangar ne répondit pas.

Nous avançâmes. Peu à peu, ma robuste constitution aidant, je sentais mon sang circuler plus activement dans mes veines. Mes jarrets se raffermissaient. Bientôt, aidé d’une canne à sucre que Fangar coupa pour moi, je pus marcher sans m’appuyer sur le chef aériste.

Mais, brusquement, je perçus de faibles vibrations. Je levai la tête. Une douzaine d’obus volants, divisés en trois groupes, glissaient dans le ciel étoilé. Ils avançaient en traçant des lignes courbes, tantôt paraissant prêts à s’écraser sur le sol, puis, se redressant, piquant droit vers le zénith.

De la partie inférieure de chacun d’eux, un cône de lumière verte, éblouissante, jaillissait et formait sur le sol de larges ovales de clarté qui se déplaçaient avec une vitesse vertigineuse.

Sans avoir besoin de prononcer un mot, nous nous jetâmes sous les cannes à sucre à travers lesquelles nous marchions.

Immobiles, étendus sur le sol, dans les herbes, nous sentîmes se poser sur nous la nappe de lumière. Les aéristes ne nous virent pas. Ils passèrent. Mais, à moins d’un kilomètre en avant de nous, un des obus volants descendit et décrivit une courbe hardie qui le fit passer à moins de quinze mètres du sol : il rasa les cimes des cannes à sucre...

Enfin, le dernier des engins volants disparut. Nous nous relevâmes.

– Heureusement que ce sont des hommes-singes qui manœuvrent les obus. Des Illiens nous eussent découverts ! murmura Fangar. En tout cas, ils savent maintenant se servir admirablement de leurs appareils, ces brutes ! Ils vont certainement retrouver l’obus volant qui nous a servi à fuir... Pourvu qu’ils ne suivent pas notre piste...

– Allons ! dis-je.

Nous avançâmes en silence. Comme moi, Fangar craignait, malgré tout, que quelque obus volant ne fût monté par un aériste et ne contînt un microphone qui aurait pu enregistrer nos paroles.

Ce ne fut qu’après quelques minutes que nous recommençâmes à causer, ou plutôt à échanger quelques courtes phrases sur ce qui se passait à Illa.

J’appris ainsi que Rair avait caché mon emprisonnement et que très peu d’Illiens se doutaient de l’imminence de la guerre contre Nour.

Rair, avec son terrible génie, voulait avoir l’avantage de la surprise sur les Nouriens...

Jusqu’au matin, nous marchâmes. Au jour, nous nous cachâmes au bord d’une petite rivière, parmi les bambous. Quelques noix de coco, ramassées dans l’herbe, nous soutinrent. Et nous dormîmes chacun à notre tour jusqu’à la nuit.

À quoi bon m’étendre sur nos aventures ? Nous réussîmes à surprendre deux des miliciens chargés de la surveillance terrestre des pylônes entourant Illa. Nous les tuâmes, prîmes leurs uniformes et, à la faveur de la nuit, pûmes entrer en ville sans avoir été suspectés, ni reconnus. Cela nous fut d’autant plus facile que, depuis plus de trois ans, la paix régnait à Illa. Les Nouriens, après l’éclatante victoire que j’avais remportée sur eux, entretenaient avec nous d’excellentes relations. Et Rair avait tout fait pour faire régner, aussi bien à Illa que chez les autres nations, l’illusion que nous étions pacifiques.

Nous atteignîmes les terrasses vers onze heures du soir, alors qu’elles étaient à peu près désertes. Un ascenseur nous descendit au-dessous des fondations des maisons à cent un étages, devant une des trois galeries obliques conduisant aux machines à sang. Les deux factionnaires qui veillaient devant la porte ne nous reconnurent pas, car nous avions eu soin, à l’aide de fausses barbes et de perruques emportées par Fangar, de changer complètement notre physionomie...

– Conduisez-nous immédiatement à l’ingénieur Houl. Urgent ! ordonna Fangar à un des factionnaires.

L’uniforme de milicien dont, comme moi, le chef aériste était revêtu, et, surtout, le ton impératif avec lequel il parla convainquirent le factionnaire, qui appuya sur un bouton actionnant une sonnerie.

Nous connaissions, Fangar et moi, ce qui allait se passer. Nous savions qu’un des surveillants techniques des machines allait arriver et nous conduire devant l’ingénieur Houl.

Ce fut en effet ce qui advint.

Moins de cinq minutes plus tard, après avoir traversé une étroite galerie dont les murailles pouvaient, en cas de péril, se rejoindre instantanément et écraser les imprudents qui s’y seraient trouvés, nous passâmes dans trois salles différentes, des salles au plancher mobile, s’ouvrant, en cas de besoin, sur les cuves remplies d’acides rejetés par les machines à sang, et pénétrâmes dans le bureau de l’ingénieur Houl : une haute crypte, d’un diamètre de quatre mètres à peine, et dont la voûte était à une dizaine de mètres du plancher.

Contre les parois de marbre blanc, des niveaux de cristal étaient fixés, côte à côte avec des ampèremètres et d’autres appareils de mesure. De longues aiguilles, placées dans des cadrans à l’intérieur desquels régnait le vide absolu, tremblotaient précipitamment et incessamment : elles indiquaient le nombre de vibrations émises par les machines à sang. Dans un long tube vertical, en cristal bleuâtre, un étrange liquide d’un rose opalin bouillonnait sans cesse en dégageant une sorte de phosphorescence.

Au centre de la crypte, devant une petite table d’ébonite, l’ingénieur Houl, un petit homme chauve, au crâne pointu, au nez écrasé chaussé de lunettes rondes, était assis et compulsait des papiers.

Il leva la tête, nous vit et nous reconnut. Du geste, il congédia le surveillant qui nous avait accompagnés. Puis, se levant, il alla refermer lui-même la porte de la crypte.

Il s’approcha alors d’un des appareils fixés à la paroi et tourna légèrement une manette. Un léger crépitement, semblable à celui que produiraient une série de clapets précipitamment ouverts et refermés, retentit.

– Ce n’est rien ! expliqua Houl en se tournant vers nous. Les vibrations sont à zéro. Nul ne peut nous entendre.

– J’ai dû abandonner l’obus volant ! répondit Fangar. Mais nul ne se doute de notre présence à Illa. Les hommes-singes envoyés à notre poursuite sont passés au-dessus de nous sans nous voir. Tout est bien...

– La guerre est déclarée ? demandai-je à l’ingénieur.

– Oui. Demain, sept cents obus volants vont aller déverser chacun leurs bombes asphyxiantes sur Nour. Et, en même temps, d’autres machines, montées par des aéristes, détruiront une partie de Nour en y laissant tomber une parcelle de pierre-zéro... C’est Gadul qui conduira l’expédition, à la place de Fangar qui a été mis hors la loi.

– Et l’armée, qui la commande ? demandai-je.

– Vous, seigneur Xié. Du moins, Rair n’a pas encore fait connaître, ni que vous étiez destitué, ni le nom de votre successeur.

– Et Toupahou ? Et ma fille Silmée, avez-vous quelques nouvelles ?

– Aucune. Mais, ce que je sais, c’est que Rair est plus méfiant que jamais. Il ne communique plus avec le Conseil suprême que par téléphone magnétique. Nul ne peut plus pénétrer dans la pyramide centrale. Et Limm a quadruplé sa police, dont les membres ont reçu des instructions secrètes et implacables.

» Grosé, que j’ai vu ce soir, m’a expliqué que la milice reste à Illa et doit exécuter cette nuit un grand nombre de perquisitions sur les indications de Limm... Même ici, seigneur Xié, et vous, Fangar, vous n’êtes guère en sûreté. Il se peut que Limm vienne !

– Que faire alors ? demandai-je.

– Je ne vois qu’un moyen, si vous consentez à l’employer, seigneur Xié : vous cacher dans les étables. J’y ai fait pratiquer une sorte de niche, il y a un an, qui est connue de moi seul. Elle servait à entreposer certaines armes dont je m’étais muni... car, à cette époque, je craignais d’être mal en cour auprès de Rair... Il paraît que je m’étais trompé. Depuis, d’ailleurs, j’ai imaginé d’autres moyens de défense, et la cachette est vide !

– Allons ! dis-je.

Houl eut une petite inclinaison de tête. Il nous regarda tous deux, Fangar et moi, et, après un instant de silence, murmura :

– Venez !

Derrière lui, nous sortîmes du bureau et, par un long couloir, arrivâmes devant une porte basse, plus large que haute. Houl en ouvrit un des battants :

– Il y a cinq marches ! nous prévint-il.

À sa suite, nous pénétrâmes dans une immense salle oblongue où régnait une affreuse odeur de sang et d’acides.

Une centaine d’hommes-singes, revêtus d’un simple caleçon de grosse toile, s’agitaient, sous la direction de contremaîtres illiens, autour de machines compliquées.

Des sifflements, des claquements de clapets, des gargouillements, des glougloutements se mêlaient, formant un ensemble assez comparable au bruit de la mer.

Quatre tuyaux, d’un diamètre d’environ cinquante centimètres, étaient posés horizontalement sur des bâtis articulés. Ces tuyaux, à l’extrémité desquels aboutissaient les conduits amenant le sang des abattoirs, étaient animés d’un mouvement spasmodique de déglutition. Ils se contractaient, s’amincissaient, grossissaient, et l’on pouvait deviner en quelque sorte comment le sang les emplissant y circulait.

À l’extrémité opposée à celle par laquelle entrait le sang, les tuyaux se terminaient par une véritable forêt de conduits capillaires qui se perdaient dans d’énormes boules rouges percées de milliards de petits trous où une aiguille aurait eu de la peine à passer. Ces sphères, qui ressemblaient assez à des blocs d’éponge, étaient animées d’un lent mouvement de rotation. Autour d’elles, des cylindres tournaient en sens inverse en les frôlant. Et, des éponges rouges, un liquide semblable à de l’ambre, jaune et épais, coulait doucement et allait tomber sur des disques de verre et de cuivre tournant à toute vitesse, à plus de vingt mille tours à la minute.

De chaque côté de chacun de ces disques, des plaques de métal enduites de radium étaient disposées, de façon à les soumettre à un véritable bombardement atomique, qui désagrégeait les particules de sang et les désintégrait.

D’autres machines, composées de longs tubes d’une matière semblable au cristal, captaient les émanations ainsi produites et les envoyaient dans des condenseurs, situés à l’étage supérieur, d’où elles étaient distribuées aux Illiens, au moyen de courants physio-électriques.

Les hommes-singes, tous des colosses, ce qui se comprenait aisément, car, sans s’en douter, ils profitaient des effluves des mystérieuses machines, s’agitaient autour des tuyaux, des éponges, des condensateurs, ouvrant des robinets, manipulant des leviers, et tout cela dans un silence presque absolu. Leurs faces camuses exprimaient une tranquillité bestiale. Ils ne se retournèrent même pas à notre passage.

Je m’imaginai les mêmes machines gorgées de sang humain, et un hoquet d’horreur et de dégoût me souleva le cœur.

 

 

VI

 

Je regardai l’ingénieur Houl. Il était placide, et, comme s’il nous eût oubliés, adressait une observation à un des surveillants techniques.

– Attention aux radiations ! l’entendis-je dire. Les globules se désintègrent trop rapidement, il y a de la perte. Je reverrai vos diagrammes tout à l’heure !

Et, sans écouter les explications que l’homme tentait de lui fournir, il passa.

Arrivés à l’extrémité de la vaste salle, nous franchîmes une porte et pénétrâmes dans une pièce aux parois de plomb, où se tenaient une douzaine d’hommes-singes sous la direction d’un contremaître. Plusieurs grandes auges parallèles, recouvertes de capots de verre, y tenaient presque toute la place. Ces auges reliaient les abattoirs aux machines à sang. C’était dans ces conduits que passait le sang.

Une température de trente-sept degrés cinq dixièmes y était constamment maintenue au moyen de l’électricité, de façon que le sang conservât sa chaleur naturelle jusqu’à son arrivée dans les machines. Une surveillance de tous les instants était nécessaire pour empêcher le sang de s’échauffer ou de se refroidir. De plus, d’autres courants, dont le réglage était l’œuvre de savants du Conseil suprême, parcouraient les auges et empêchaient les globules rouges du sang de perdre leur vitalité. Il passait dans les auges, ce sang, à une vitesse vertigineuse, à la même vitesse que celle dont il était doué lorsqu’il circulait dans les veines et les artères des singes et des porcs auxquels il avait appartenu.

Nous passâmes et, par un long couloir, arrivâmes dans les étables où porcs et singes étaient parqués séparément.

Tous étaient en excellent état de santé. Des vétérinaires dosaient leur nourriture, leur boisson, leur repos. Chaque matin et chaque soir, les animaux qui avaient moins de quinze jours à vivre, c’est-à-dire, dont le sacrifice était décidé et fixé, étaient soigneusement visités et leur sang analysé. Le nombre de globules rouges qu’il devait contenir par centimètre cube était rigoureusement fixé suivant les saisons par les physiologistes et les biologistes du Conseil suprême...

Nous atteignîmes l’extrémité de l’étable et entrâmes dans une sorte de cellier rempli de fruits, légumes et autres végétaux en conserve, destinés à la consommation des animaux.

Houl, ayant refermé la porte pour être certain de ne pas être observé, déplaça une armoire et, au moyen d’une brique mobile encastrée dans la corniche, fit pivoter un pan de muraille, découvrant une vaste cavité, ou plutôt une véritable chambre carrée de trois mètres de côté et de deux de hauteur, juste de quoi se tenir debout. Mais l’on pouvait s’y étendre, et, pour moi, c’était le principal.

– Les courants osmotiques traversent les murailles. Vous ne risquez donc pas de périr d’inanition, nous expliqua Houl. Je vous apporterai des matelas dès que cela me sera possible. D’ailleurs, Grosé doit venir d’un moment à l’autre. Peut-être trouvera-t-il une combinaison pour avancer nos projets...

» ... Demain, tout le monde à Illa connaîtra l’état de guerre. Et je pense que Rair en profitera, afin d’exciter l’enthousiasme, pour annoncer son invention et faire savoir aux Illiens qu’il ne dépend que d’eux de voir leur existence prolongée d’un siècle... excepté, naturellement, ceux qui seront asphyxiés, foudroyés, tués, écrabouillés pendant cette guerre, mais cela, il n’est nul besoin de le dire, chacun espérera que c’est le voisin qui sera tué ! Ah ! ah !

Houl eut un ricanement sarcastique qui me fit froncer les sourcils. Encore un de ces savants confinés dans leur science, dépourvus d’idées générales... Il ne comprenait pas que toute grande œuvre, bonne ou mauvaise, exigeait des victimes. Tout en détestant et en exécrant l’infâme Rair, je ne l’oubliais pas, moi.

– Restez donc ici et ne faites pas de bruit, conclut l’ingénieur. Je vous quitte. Grosé peut venir d’un moment à l’autre.

Et, sans attendre de réponse, il sortit.

Le panneau de muraille reprit sa place. Nous étions prisonniers, prisonniers d’un ami, mais prisonniers quand même.

En tout cas, comme l’avait dit Houl, nous pouvions nous étendre.

Depuis des jours et des jours, j’avais gardé mes jambes repliées. Je me laissai presque tomber sur le dallage et, avec délices, allongeai mes jambes courbatues.

Fangar prit place à mes côtés.

Dans les ténèbres, nous causâmes à voix basse. J’exposai mes projets au chef aériste : quelles que fussent les nouvelles qu’allait nous apporter Grosé, j’étais bien décidé à entamer la lutte contre Rair, et sans attendre. Je sentais mon sang bouillonner à la pensée que le misérable vieillard tenait ma fille en son pouvoir, que peut-être il l’avait fait assassiner !

Mais la fatigue, l’épuisement sont plus forts que le chagrin et l’inquiétude. Sans m’en rendre compte, je m’endormis.

Une forte secousse me réveilla.

J’ouvris les yeux, je me dressai. L’ingénieur Houl, accompagné de Grosé, le chef de la milice, et du vieux Foug, le membre du Conseil suprême que j’avais vu tenir tête à Rair, étaient devant moi.

– Levez-vous, vite ! s’écria Grosé (c’était lui qui venait de me secouer). Rair veut vous voir !

– Rair ! m’écriai-je, stupéfait et me croyant trahi. C’est une plaisanterie, je pense ?

– Non ! intervint le vieux Foug. Rair vous fait rechercher, mais ce n’est pas pour vous faire du mal !... Ilg... vous savez, le chef des appareils électriques ?

– Oui...

– Il a déserté ! Il s’est emparé d’un obus volant et s’est rendu à Nour... Il emporte un fragment de pierre-zéro qu’il a réussi à se procurer. Il préparait son coup depuis longtemps !...

» Cette nuit ! Il a interrompu tous les courants, brouillé toutes les vibrations... Il a coupé et ouvert la porte triple du caveau où est enfermée la pierre-zéro... C’est Hielug qui s’en est aperçu. Il manque près d’un kilo de pierre-zéro... de quoi détruire Illa !

» Et Ilg est au courant de nos desseins sur les Nouriens... Il connaît l’invention de Rair. Il ne manquera pas de révéler aux Nouriens que nous comptons les obliger à nous livrer plusieurs milliers des leurs pour être sacrifiés... Houl sait comment !

Sobrement, Houl fit un petit geste de la tête.

– Et Ilg connaît le maniement de la pierre-zéro ? demandai-je.

– Non... certainement non ! assura le vieux Foug. Seul Rair connaît le nombre exact de calories nécessaires à désintégrer la pierre-zéro et à produire la dissociation de la matière environnante. Mais, avec des expériences, des recherches, les Nouriens trouveront !

– Oui... je comprends ! murmurai-je. Mais que puis-je à cela, et que me veut Rair ?

– Que vous preniez le commandement de l’armée et dirigiez les opérations, lesquelles devront être aussi rapides que possible, afin de ne pas laisser aux Nouriens le temps de découvrir le secret de la pierre-zéro !

Je ne répondis pas.

Successivement, je regardai les hommes qui m’entouraient. Je pouvais me fier au vieux Foug, à Grosé, à Houl...

Houl m’avait caché. Grosé avait aidé Fangar à me faire évader... Et puis, si ces hommes eussent voulu me trahir, ils n’auraient eu qu’à révéler ma cachette à Rair qui m’aurait facilement fait arrêter pendant mon sommeil.

– Je suis prêt à tout pour ma patrie ! dis-je. Mais il est entendu que Fangar ici présent ne pourra en rien être inquiété pour ses actes et restera à ma disposition. Il...

– Que Xié se présente à moi, je suis prêt à lui accorder tout ce qu’il demandera, à moins qu’il ne se rende compte lui-même que c’est impossible ! a dit Rair.

» Et je le crois sincère ! déclara Foug.

– Rair est sincère quand son intérêt le veut ! répondis-je. Quoi qu’il en soit, je suis prêt à me rendre chez lui !...

– Je vais vous guider, fit Foug, afin que l’on ne puisse savoir d’où vous venez !

– Fangar viendra avec moi !

– Comme vous voudrez ! Suivez-moi : le temps presse ! conclut le vieillard.

Je regardai Fangar, Houl et Grosé, et compris qu’ils étaient complètement d’accord avec Foug. Je m’inclinai et pris le bras de Fangar.

Guidés par Foug, qui connaissait les moindres détails de l’infrastructure d’Illa, nous franchîmes d’innombrables couloirs, nous passâmes à travers les anciennes mines de métal-par-excellence, aujourd’hui abandonnées parce que épuisées, et, finalement, nous débouchâmes sur les terrasses.

Limm, debout à quelques pas du puits contenant l’ascenseur qui venait de nous amener, s’inclina en ricanant devant nous :

– Ce n’était véritablement pas la peine, seigneur Foug, de vous fatiguer ainsi à excursionner dans les souterrains d’Illa avec le seigneur Xié, dit-il d’un ton à la fois moqueur et respectueux. Cela vous a fait perdre du temps et a obligé le Grand Rair à attendre. Vous venez des étables, et vous n’avez vraiment pas pris le chemin le plus court !

– Si c’est une leçon, maître Limm, gardez-la pour d’autres, nous n’avons que faire de vos phrases. Si le Grand Rair vous a ordonné de nous épier, nous le saurons. Sinon, nous demanderons un châtiment pour vos actes. Inutile de nous accompagner.

Limm, tranquillement, s’inclina. Il avait écouté sans broncher la diatribe du vieux Foug. Il resta immobile, cependant que, par les terrasses, nous nous dirigions vers la pyramide du Grand Conseil.

Il pouvait être midi. Les terrasses étaient désertes. De loin en loin, de larges coupoles de métal les bossuaient ; elles venaient d’être mises en place pour abriter des bombes aériennes les miroirs paraboliques chargés de capter chaleur et lumière solaire et de les envoyer aux condensateurs.

Nous pénétrâmes dans la pyramide.

Je remarquai que la garde d’hommes-singes avait été au moins doublée.

Arrivés au-dessus de la salle du Grand Conseil, nous pénétrâmes dans une chambre affectant la forme d’un cylindre haut de sept mètres et d’un diamètre de deux à peine.

Les deux policiers qui nous avaient guidés se retirèrent cependant que la porte du cylindre se refermait derrière eux.

Nous n’étions pas prisonniers. Car la moitié du plafond – un demi-cercle – descendit lentement vers nous. Nous n’eûmes que le temps de reculer sous la partie immobile.

Le demi-cercle, doucement, se posa sur le plancher ; c’était une plate-forme sur laquelle nous prîmes place.

À peine nous y étions-nous installés qu’elle commença à s’élever. Lorsqu’elle s’arrêta, nous nous trouvâmes au centre d’une petite crypte aux parois de métal lumineux, et dans laquelle quatre hommes-singes armés de bombes foudroyantes se tenaient.

Ils avaient des ordres. L’un d’eux appuya sur un bouton de métal encastré dans la paroi. Une porte s’ouvrit. Nous la franchîmes, traversâmes une petite antichambre vide, vîmes une autre porte s’entrouvrir devant nous, et arrivâmes enfin dans le cabinet de Rair.

C’était la première fois que je pénétrais dans le cabinet de travail du maître d’Illa.

Je ne sentais plus ma fatigue, d’abord parce que je m’étais reposé et aussi parce que, grâce aux planchers annihilateurs de la pesanteur, je n’avais eu que peu d’efforts à déployer pour marcher.

Sans bruit, la porte s’était refermée derrière nous.

Nous étions seuls avec Rair dans une sorte de casemate sans fenêtres, uniquement éclairée par les radiations de lumière froide émanant des murailles.

Rair était assis dans un petit fauteuil de métal, devant son bureau. Derrière lui, sur des rayons de pierre dure, d’innombrables dossiers reposaient. À ses côtés, sous des abris de cristal, de nombreux appareils enregistreurs étaient fixés.

Grâce à eux, Rair pouvait entendre ou voir ce qui se disait ou ce qui se passait dans une partie quelconque d’Illa, que ce fût dans les mines de métal-par-excellence, dans les habitations ou dans les salles des machines à sang. Des cadrans enregistreurs, placés derrière lui, le renseignaient sur le fonctionnement des innombrables machines assurant la vie à Illa et aux Illiens, que ce fussent les machines à sang ou les moteurs à radium. Sans bouger, il savait tout, était au courant de tout.

Rair nous regarda longuement, Fangar et moi.

– Je n’aime pas les traîtres ! dit-il à Fangar. Ne répondez pas. Vous étiez l’ami de Xié, mais vous étiez le chef des aéristes d’Illa. Et ceci passait avant cela. Passons.

» J’ai besoin de Xié, Illa a besoin de Xié. Foug vous a mis au courant, je présume. Très bien ! Illa peut-elle compter sur vous, Xié ? Un danger mortel la menace !

– Causé par vous ! ne pus-je m’empêcher de rétorquer.

Rair fronça imperceptiblement ses sourcils gris et touffus.

– Nous ne sommes pas ici pour régler nos affaires, ni exprimer nos sentiments et nos opinions. Illa a besoin de tous ses enfants. Et j’ai songé à vous, Xié. Voilà le fait. Répondez !

– Je me tiens à la disposition de ma patrie !

– Je ne vous demande que cela.

» Votre fille est vivante. Elle va vous être rendue. Elle est guérie et épousera Toupahou, mon petit-fils, dès la fin victorieuse des hostilités ! Ainsi vous aurez l’esprit libre !

Sans paraître voir mon émotion, Rair se retourna et fit pivoter un des rayons sur lesquels étaient entassés les dossiers.

En se retirant, le meuble démasqua une porte. Celle-ci s’ouvrit. Silmée se jeta dans mes bras...

Rair avait dit vrai. Ma fille adorée était guérie, mais le cerne de ses yeux, la pâleur de ses joues disaient assez les épouvantables angoisses qui avaient été siennes.

Toupahou se tenait derrière elle, un sourire un peu mélancolique aux lèvres.

– Pas de scène de famille ici, Xié ! Envoyez ces enfants chez vous ; vous les verrez tout à l’heure, et convenons du plan de campagne. Les minutes qui s’écoulent valent des siècles !

Malgré moi, j’admirai le sang-froid de Rair. Sans répondre, je serrai éperdument mon enfant contre ma poitrine.

... Enfin, Silmée et Toupahou sortirent.

– Êtes-vous calmé, et pouvons-nous commencer la discussion ? me demanda Rair.

– Oui, je pense...

– Très bien. Fangar, sortez, je vous ferai revenir au moment venu. Foug, je regrette, mais il me faut être seul pour causer avec Xié !

Les deux interpellés, sans mot dire, passèrent la porte qui s’était automatiquement ouverte devant eux.

Deux heures durant, nous conversâmes, Rair et moi.

Je ne peux dénier à cet infâme une clairvoyance et une lucidité dignes de l’enfer.

Je lui soumis mes plans. Il me fit des objections, la plupart justes. Il m’indiqua des modifications opportunes. Finalement, nous tombâmes d’accord.

Fangar et Foug furent rappelés. Rair leur exposa nos décisions, mais sans entrer dans les détails et en cachant certains projets dont nous attendions merveille.

Je me retirai peu après, afin de tout faire préparer pour une offensive foudroyante.

Dans les couloirs de la pyramide, je rencontrai Limm. L’espion de Rair me salua humblement. Il me sembla qu’il me lançait un regard moqueur...

Pendant tout le reste de la journée, je me multipliai, sans avoir un seul instant pour voir ma fille.

En compagnie de Fangar, je fis monter les obus volants sur les terrasses, cachés sous des tentes.

L’ingénieur Houl, conformément aux ordres de Rair, mit en marche les deux machines à sang de réserve, de façon à suralimenter les guerriers d’Illa. Les tablettes d’air respirable solidifié furent placées dans les bouilleurs, de façon que toutes les ouvertures pussent être bouchées, sans que, pour cela, les habitants d’Illa, enfermés dans les étages souterrains, en souffrissent.

Les grandes machines volantes, qui ne devaient agir qu’après le premier effet de surprise obtenu par les obus volants, furent apprêtées. Et je pus enfin rejoindre Silmée.

Je ne devais pas rester longtemps avec elle !

 

 

VII

 

Je trouvai mon enfant étendue sur un divan. Ses yeux rouges, ses joues pâles, le pli amer de ses lèvres décolorées me firent comprendre qu’un nouveau malheur venait de l’atteindre. Sans que j’eusse besoin de l’interroger, elle me renseigna :

– Toupahou ! murmura-t-elle. Il est parti... Il va essayer de retrouver Ilg chez les Nouriens, afin de le tuer et de lui enlever la pierre-zéro... Il ne reviendra plus ! Je le sens !

Je fronçai les sourcils. Et, tout en pressant contre ma poitrine la pauvre Silmée, je me demandai pourquoi Rair m’avait caché la mission donnée à son petit-fils.

Mais je ne pus me livrer à mes pensées : Silmée sanglotait violemment ; j’eus besoin de toute ma force de persuasion afin de la calmer un peu.

Mais je n’ai pas écrit ces Mémoires pour raconter mes affaires de famille !...

Ayant laissé Silmée en compagnie d’une des sœurs de sa mère, je m’efforçai d’oublier tous ces drames et ne pensai plus qu’à ma tâche.

Je me rendis au camp des hommes-singes chargés de la manœuvre des obus volants.

Ils étaient réunis sur les terrasses, à l’abri des tentes que Fangar avait fait édifier. Groupés par quatre ou cinq, ils se nourrissaient dégoûtamment comme le faisaient nos ancêtres, en s’introduisant dans la bouche toutes sortes de matières : de la chair de porc passée au feu, des plantes, du lait pourri... Et ils paraissaient goûter un grand plaisir à cette ingestion. Leurs yeux brillaient. Ils broyaient les ignobles choses enfermées dans leurs bouches de façon à en former une bouillie infecte qu’ils avalaient goulûment.

Des grognements, des gloussements de satisfaction retentissaient... Et penser que, quelques siècles seulement avant ma naissance, les Illiens, les hommes, conservaient leur vie par d’aussi répugnantes pratiques ! Grâce aux machines à sang, nous avions pu, heureusement, cesser ces usages de brutes qui nous ravalaient au rang des porcs...

Je trouvai Fangar entouré des principaux ingénieurs aéristes qui venaient d’examiner, un à un, les obus volants.

Tous étaient au point et capables de franchir plusieurs milliers de kilomètres sans qu’un seul écrou se desserrât. Les machines électriques chargées de leur envoyer les radiations actionnant leurs moteurs tournaient déjà. Il n’y avait qu’un commutateur à déplacer pour que l’énergie invisible dégagée par les détecteurs emplît les airs.

Hielug était là. Il me sembla voir des traces de graisse sur son gros visage. L’immonde personnage avait dû, comme on l’en soupçonnait, se faire donner de la nourriture réservée aux hommes-singes et en avait avalé une grande quantité.

Le sort en était jeté... Plus rien ne pouvait plus changer la destinée d’Illa !...

À trois heures du matin, cent cinquante obus volants s’élevèrent dans les airs. Ils emportaient chacun une bombe fracassante, capable à elle seule d’engloutir une ville.

Les terribles engins glissèrent sans un bruit dans le ciel étoilé, vers le nord – dans la direction de Nour.

Les hommes-singes qui les montaient étaient sacrifiés. Ils ne savaient pas que les bombes qu’ils étaient chargés de jeter sur Nour devaient exploser d’elles-mêmes, à la volonté de Rair, qui, lorsqu’il jugerait le moment venu, enverrait une décharge électrique qui provoquerait la déflagration des explosifs.

Rair, au moyen d’un enregistreur de vibrations, pouvait, en effet, savoir à tout moment la position exacte de la flottille d’obus volants. Lorsqu’elle serait au-dessus de Nour, il provoquerait l’explosion des bombes qu’elle emportait.

Pas un des obus volants ne devait revenir.

Pas un ne revint. Comme nous le sûmes ensuite, les calculs de Rair se trouvèrent exacts. Les obus volants, arrivés au-dessus de Nour, explosèrent ensemble. L’ébranlement de l’air fut tel que Nour fut entièrement détruite...

Mais elle était vide de ses habitants. Ilg avait eu le temps de prévenir Houno, le roi de Nour, qui avait fait évacuer la ville.

Nous attendîmes la riposte ; les escadrilles d’obus volants de réserve, les divisions de grands aérions se tinrent prêtes à s’élever.

Grâce à ses instruments enregistreurs, Rair connut aussitôt la destruction de Nour – ou plutôt de ses maisons.

Au cours de la matinée, la flotte aérienne des Nouriens fut signalée. Les obus volants furent envoyés à sa rencontre.

Les hommes-singes qui les montaient burent chacun, avant de prendre place dans leurs appareils, un liquide préparé par Hielug et qui devait, en les enivrant, leur enlever toute notion du péril.

Les Nouriens n’étaient plus qu’à quelques kilomètres d’Illa lorsque les obus prirent l’air.

Installé, avec Fangar, dans un abri blindé situé contre la base de la pyramide du Grand Conseil, j’aperçus les aérions de Nour.

C’étaient d’énormes sphères à peu près invisibles ; on les eût dites en cristal bleuâtre. Elles se confondaient presque avec le ciel blêmi par les premiers rayons du soleil encore au-dessous de l’horizon.

Mais ces sphères palpitaient en quelque sorte. Elles frissonnaient comme de la soie agitée par le vent. Les Nouriens avaient bien pu découvrir et fabriquer une matière perméable aux rayons lumineux ; ils n’avaient pu réussir à supprimer les vibrations qui agitaient leurs machines et qui, grâce à un phénomène de réfraction, les rendaient visibles.

Les obus volants, qui, suivant la position occupée par eux dans le ciel par rapport aux observateurs, ressemblaient tour à tour à des lentilles, à des fuseaux ou à des sphères, glissaient à une allure vertigineuse vers les machines des Nouriens. Ils avançaient en décrivant de longues lignes courbes, comme s’ils eussent été portés par la houle de l’océan...

Malgré le péril imminent, malgré les ordres stricts de Rair, la population d’Illa presque tout entière avait envahi les terrasses. Tous étaient persuadés que les machines des Nouriens seraient anéanties avant d’être assez rapprochées pour devenir dangereuses...

Une acclamation furieuse retentit : les obus volants avaient rejoint les machines de Nour...

Des explosions sourdes, à peine perceptibles, s’entendirent... Les obus volants éclataient au milieu des aérions des Nouriens !

Le soleil venait d’apparaître.

Ses rayons, en frappant les débris des machines nouriennes, faisaient naître des éclairs dans le ciel pâle... On eût dit qu’une pluie de gigantesques éclats de cristal s’abattait sur la terre. Et, parmi ces fragments lumineux, les débris des obus volants formaient des taches noirâtres... C’était comme un feu d’artifice tiré en plein jour... Et les machines des Nouriens continuaient à arriver, et les obus volants explosaient toujours.

Fangar, sur mon ordre, envoya une seconde escadrille de trois cents obus.

Les hommes-singes qui les manœuvraient étaient ivres, enragés. Leurs appareils tanguèrent, décrivirent de violents zigzags dans le ciel bleu. Mais, malgré leur ivresse, les hommes-singes conservaient assez de lucidité pour manœuvrer leurs engins.

Ils se ruaient instinctivement vers l’ennemi.

Rair les avait fait munir de lunettes qui décomposaient le prisme lumineux. Aussi apercevaient-ils nettement les aérions de Nour.

Les explosions se succédèrent... Nous ne les entendions pas, mais nous sentions le sol vibrer sous nous, et nos oreilles tintaient sans arrêt par suite de l’ébranlement de l’atmosphère.

Une demi-douzaine d’aérions échappèrent seuls... Ils se fondirent dans l’air clair et disparurent...

Et trois obus volants revinrent vers Illa. Les appareils chargés de les faire exploser n’avaient pas fonctionné. Les hommes-singes qui les montaient se précipitèrent hors des engins, fous furieux... Il fallut les foudroyer. Sur les terrasses d’Illa, l’enthousiasme était à son comble.

Ce fut bien mieux lorsque, au moyen d’un parleur électrique, Rair fit annoncer sa merveilleuse invention. Les Illiens connurent que les machines biologiques, désormais alimentées avec le sang des Nouriens, allaient allonger leur vie d’un siècle.

Des vieillards, oubliant la gravité de leur âge, des membres du Conseil suprême se mirent à danser... Des malheureux, borgnes ou aveugles, des malades atteints d’infirmités horribles chantèrent, s’embrassèrent... Ce fut comme si un vent de folie eût soufflé sur Illa.

Je vis des misérables rongés par des maux trop hideux pour être décrits, et que les médecins avaient abandonnés, des épaves humaines pour qui la vie n’était que souffrance et douleurs, rire, exulter... Je compris combien l’homme tient à la vie !...

Ils ne se doutaient pas, ces pauvres déments, que cette vie affreuse qu’ils espéraient conserver encore longtemps, grâce à Rair, allait leur être enlevée, et dans un laps de temps extrêmement court.

Rair, cependant, avait fait immédiatement assembler le Conseil suprême. J’y assistai. Je fus félicité... Mais le véritable triomphateur, ce fut Rair. Il écouta, impassible, les louanges exagérées des vieillards du Conseil... Ceux-ci, surtout, étaient heureux de la victoire, parce qu’ils espéraient bien que le sang des Nouriens allait prolonger leur existence...

Rair, après avoir écouté dédaigneusement – mais c’était peut-être une attitude – les discours de ses collègues du Conseil, annonça qu’il allait faire parvenir un ultimatum aux Nouriens afin de les sommer d’envoyer immédiatement cinq mille prisonniers comme otages.

– Nous commencerons par les sacrifier, expliqua-t-il, et, en même temps, nous infligerons une seconde défaite aux Nouriens... Lorsque ceux-ci seront suffisamment plongés dans le désespoir, nous leur ferons connaître la vérité...

– Je pense qu’Ilg a dû les renseigner déjà sur ce que nous attendons d’eux ! intervint le vieux Foug.

– Il se peut, fit Rair, dédaigneusement. Mais qu’est-ce qu’Ilg ? Un déserteur, un traître. On prendra ses paroles pour des exagérations. La vérité, pour être crue, doit être proclamée par certaines voix. Ce ne sera que quand, moi, Rair, j’annoncerai aux Nouriens le sort qui les attend, qu’ils comprendront que leur sort est scellé.

» Ils combattront avec acharnement. Mais la défaite qu’ils viennent d’essuyer, celles qui les attendent, ébranleront leur détermination. Je leur ferai entendre qu’il vaut mieux pour eux sacrifier quelques milliers d’hommes en s’arrangeant avec nous, plutôt que d’en sacrifier des dizaines de milliers sur le champ de bataille, voir leur nation presque détruite et être ensuite obligés de se soumettre.

» ... Déjà, Nour est en miettes. Nous allons maintenant nous attaquer aux autres villes, telles qu’Aslur et Kisor. Mais je ne pense pas qu’il sera nécessaire d’aller si loin.

» ... Entre-temps, vous, Xié, vous allez envoyer des hommes en nombre suffisant pour ramasser ce qui reste des Nouriens. Leur mort est récente. En usant de réactifs appropriés, sans doute pourrai-je me servir de leur sang pour alimenter une des machines. Ce sera un commencement.

» Faites partir la flotte des grandes machines pour détruire Aslur. Je vais, tout de suite, envoyer mon message à Houno, le roi de Nour...

La séance était terminée. J’exécutai les ordres de Rair.

Une centaine d’hommes, montés sur des machines volantes, se rendirent au-dessus du champ de bataille. Ils revinrent dans la soirée, rapportant quelques dizaines de cadavres et un tas de débris humains provenant des corps déchiquetés par les explosions et les chutes...

L’arrivée des machines volantes avec leur chargement sinistre provoqua un nouvel accès d’enthousiasme chez les Illiens... Je vis des jeunes filles, des femmes, s’approcher des aérions et contempler les cadavres sanglants, déchiquetés, déformés... les contempler avec satisfaction, avec délectation !... Oui. Cette chair humaine représentait des années d’existence. Mon cœur s’en soulève encore !

Ayant donné mes instructions détaillées à mes différents chefs, je rejoignis Silmée.

La pauvre enfant avait réussi à se dominer un peu. Mais je sentis bien que l’inquiétude et le désespoir se partageaient son âme. Je mentis pour la rassurer et lui déclarai que Toupahou ne risquait rien, qu’il avait été, en réalité, envoyé par Rair aux Nouriens, comme ambassadeur.

Silmée eut un sourire incrédule. Elle hocha la tête et m’embrassa tendrement. Et je sentis bien qu’elle ne me croyait pas.

Je la quittai. Je voulais prendre un peu de repos. Je n’avais pas demandé à Rair des nouvelles de Toupahou. Le misérable m’eût menti. Alors, à quoi bon ?

Vers neuf heures du soir, je sentis soudain que ma fatigue se dissipait rapidement ; c’était comme si de nouvelles forces m’eussent été insufflées. Je retrouvai ma vigueur de vingt ans. Lucide, joyeux, frais et dispos, je dus me retenir pour ne pas chanter. Mais un frisson me prit : je venais de me rappeler que c’était l’heure où les machines à sang lançaient leurs effluves nourriciers... Je compris. Ce bien-être, je le devais au sang des Nouriens, au sang de mes semblables, d’hommes comme moi ! Je fus dégoûté de moi...

À deux heures du matin, je devais lancer la seconde colonne d’obus volants. J’essayai de prendre un peu de repos, étendu sous ma tente, au pied de la pyramide du Grand Conseil. Les terrasses étaient désertes, Rair ayant donné l’ordre à la population de se retirer dans ses demeures. Le calme le plus complet régnait. Les hommes-singes dormaient. Seules veillaient les sentinelles postées devant les appareils avertisseurs...

Je commençais à somnoler, lorsque d’épouvantables hurlements retentirent. Par les ouvertures des coupoles de métal dont avaient été recouverts les puits conduisant aux maisons d’Illa, des centaines et des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, toute la population d’Illa se dégorgeait en clamant d’horreur et d’épouvante !...

Les misérables, qui paraissaient devenus fous, se précipitaient de tous côtés ; c’était une véritable fuite !

Je pus aussitôt les voir qui s’abattaient les uns après les autres sur les terrasses, qui s’y tordaient comme des vers, et, peu après, qui restaient immobiles, morts...

Les hommes-singes des obus volants, réveillés par les cris, mêlèrent bientôt leurs clameurs à celles de la foule... Et, des ouvertures des coupoles, d’innombrables fugitifs continuaient à jaillir... Il en venait des centaines et des centaines, des milliers et des milliers... Tous hurlaient, couraient, trébuchaient, se tordaient et expiraient...

Que se passait-il ?

Le ciel était pur. Les étoiles scintillaient. Rien en vue...

J’appelai Grosé, le chef de la milice, qui s’était installé sous une tente, non loin de la mienne. Il était réveillé : on l’eût été à moins !

Je le trouvai qui secouait un gros homme hurlant en lui demandant la cause de son épouvante.

Mais, comme j’allais interpeller Grosé, l’homme qu’il tenait se dégagea, cracha une insulte et s’abattit sur le sol. Il expira presque aussitôt.

– Vos miliciens ! Qu’on aille voir ce qui se passe et qu’on rétablisse l’ordre ! ordonnai-je à Grosé. Vite ! Si les Nouriens arrivaient, nous serions perdus !

– Oui... vous... avez raison ! balbutia le chef de la milice.

Je le laissai pour aller rassembler les aéristes campés derrière la grande pyramide.

Et, tandis que je courais, une terrible pensée m’envahissait : les Illiens avaient été rendus fous par les effluves de sang humain produits par les machines !

La vérité était pire !

 

 

VIII

 

J’étais encore à plus de cent mètres de la pyramide, lorsque, par un des puits qui débouchaient à sa base, je vis sortir une troupe d’hommes-singes précédés de Limm, l’espion de Rair.

Ils étaient armés de verges composées d’un alliage de cristal et de cuivre, terminées par une poignée isolante. Ces verges étaient de véritables accumulateurs. Les hommes-singes n’avaient qu’à en toucher ceux qu’ils étaient chargés de combattre. En même temps, ils pressaient sur un bouton dissimulé dans la poignée.

L’infortuné touché par le bâton de verre était instantanément traversé par un courant de plusieurs milliers de volts qui le foudroyait sur place.

Certes, il fallait que la situation fût grave pour que Rair – car Limm ne pouvait agir que sur l’ordre du savant – pour que Rair n’eût pas hésité à employer ce terrible moyen.

– Que se passe-t-il ? criai-je à Limm.

Il ne me répondit pas. Lui aussi était armé d’une verge électrique. Et je pouvais voir, dans la nuit, la faible lueur verdâtre qui en jaillissait.

Les hommes-singes, cependant, continuaient à arriver de la pyramide.

En quelques minutes, ils eurent occupé toutes les ouvertures des coupoles abritant les puits d’Illa.

Des officiers illiens – provenant de la milice – les commandaient. Ils canalisèrent les fugitifs qui continuaient à se ruer hors des puits. Les misérables, hurlant, titubant, affolés, reconnurent pourtant les terribles hommes-singes avec leurs verges électriques. Docilement, ils se laissèrent parquer par groupes sur les terrasses.

À ce moment, Grosé me rejoignit.

– Rair veut vous voir ! Venez !

Je ne demandai pas d’explications. Nous courûmes à travers les mourants et les morts.

Quelques instants plus tard, j’arrivai dans l’infirmerie des aéristes, une vaste crypte située dans la pyramide du Conseil, et à laquelle on accédait par un haut couloir voûté défendu par une porte de métal.

Rair était là. Autour de lui, sur des lits, dans des hamacs, sur le sol porcelanique, des centaines et des centaines d’Illiens – tout ce qu’Illa comptait de riche, de célèbre, de puissant – étaient étendus et râlaient. Du moins ceux qui n’étaient pas morts. Car des infirmiers n’en finissaient pas de vider les couchettes des cadavres qui y reposaient pour y placer d’autres misérables qui, presque aussitôt, expiraient...

Des médecins, affolés, couraient d’un lit à l’autre, ne sachant où donner de la tête, s’interpellant, répondant au hasard, criant des phrases rassurantes, que personne n’écoutait. Et la lueur grisâtre, émanée du plafond lumineux, ajoutait encore à l’horreur de cette scène.

J’arrivai devant Rair.

– Attaquez, tout de suite ! Et faites amener les perceuses électriques !... Il faut immédiatement creuser autour d’Illa une tranchée de sept à huit cents mètres de profondeur... L’eau de l’Appa la remplira !

– Mais enfin, que se passe-t-il ? demandai-je, énervé.

– Vous ne l’avez pas compris ? ricana Rair. Simple. Les Nouriens nous sont inférieurs dans les airs. Ils nous ont attaqués par-dessous terre.

» Plusieurs centaines de tarières d’acier nous encerclent... J’ai interrogé quelques survivants... Je suis informé. Ces tarières sont arrivées à la hauteur des étages inférieurs des maisons d’Illa.

» Nous devons cela au traître Ilg, qui a renseigné les Nouriens ! Et ils ont insufflé dans les maisons des gaz asphyxiants !

» Nos concitoyens, que vous avez vus fuir comme des rats, ont été asphyxiés dans leur sommeil, comme des rats.

» Il faut couper la route aux tarières, les empêcher de revenir en arrière. Pour cela, des tranchées sont nécessaires... Se hâter. Si les tarières arrivaient aux mines, Illa serait anéantie. Faites au mieux : vous avez tout pouvoir ! Allez, et de la rapidité !

Je m’inclinai mais, malgré mon patriotisme, je ne pus m’empêcher de penser à Silmée... Silmée ! Ma fille ! Peut-être gisait-elle, morte, étouffée, dans sa chambre... Et ne rien savoir ! Ne rien pouvoir savoir !

Je sortis comme un fou de la pyramide du Conseil.

Dans les couloirs, d’interminables cortèges d’agonisants et de morts continuaient à passer...

À presque chaque pas, je devais enjamber un cadavre. Les infirmiers, débordés, affolés, ne se donnaient plus la peine de sortir les corps ; aussi bien, ils n’en avaient pas le temps, et puis, on les appelait de tous côtés.

J’arrivai sur les terrasses.

Mon officier d’ordonnance, Killi, m’ayant apporté un téléphone portatif, je donnai mes ordres. Des chimistes, munis de masques étanches, descendirent dans les maisons. Ils revinrent, rapportant des échantillons du gaz asphyxiant des Nouriens. Lorsqu’on les débarrassa de leur masque, l’horreur était peinte sur leur visage. Nul ne leur demanda ce qu’ils avaient vu, on le comprenait !

Tandis qu’ils analysaient rapidement les échantillons de gaz, des machines étaient transportées en hâte à la périphérie des maisons d’Illa. Plusieurs centaines d’excavatrices, de perforeuses, furent mises en action. Des dragues remontèrent à mesure les débris. Une tranchée, large de trois cents mètres, fut creusée avec une effrayante rapidité. Toutes les dynamos disponibles avaient été mises en marche, produisant une énergie de plusieurs millions de kilowatts.

M’étant assuré que tout le monde était à son poste, que rien de mieux ne pouvait être fait pour activer les travaux, et ayant lancé Fangar, à la tête de sept cents aérions et de deux mille obus volants, à la recherche des Nouriens, je résolus de retrouver ma fille, si c’était encore possible. La tête enfermée dans un masque antiasphyxiant alimenté par des tablettes d’air solidifié, un autre masque suspendu sur mon dos (il devait servir à Silmée... si je la retrouvais), je pris place dans un des derniers ascenseurs encore intacts.

Presque tous, en effet avaient été détruits, mis hors de service par les misérables fuyards. Dans leur hâte de remonter sur les terrasses, d’échapper à l’asphyxie, ils avaient engagé entre eux, aux abords des puits et dans les ascenseurs, des combats féroces. Le véhicule dans lequel je pénétrai était ruisselant de sang. Des débris humains étaient accrochés aux câbles et aux manipulateurs.

Accompagné de quatre officiers dévoués, je descendis.

Nous passâmes lentement devant les étages les plus hauts, où habitaient les serviteurs. Au passage, nous distinguâmes les paliers, les couloirs encombrés de grappes de cadavres déchiquetés. Des femmes, des enfants, des hommes à demi nus, la face tordue par la rage et l’épouvante. Je reconnus des amis, des parents... Je distinguai le crâne ouvert d’un de mes cousins... Et les radiateurs de lumière solaire, qui n’avaient pas cessé de fonctionner, éclairaient d’une lueur livide ces scènes atroces.

Nous arrivâmes enfin devant la porte de ma demeure. Elle était fermée.

Je l’ouvris. Je parcourus les chambres, les salons, comme un fou, et arrivai dans la chambre de ma fille. Elle était vide. Mais le lit défait indiquait que Silmée avait fui... avait cherché à fuir... Sans doute gisait-elle écrasée, asphyxiée, méconnaissable, sous des monceaux de malheureux morts comme elle.

Imbéciles que nous sommes ! Je refis le tour de l’appartement, une fois, deux fois, dix fois... comme un animal traqué. Je savais que l’inévitable avait passé... Je ne voulais pas le savoir.

Deux de mes officiers m’entraînèrent vers l’ascenseur. Je me débattis, mais finis par les suivre, en me souvenant de mes devoirs envers la patrie.

Nous n’étions plus qu’à quelques mètres du palier, lorsque des grincements aigus nous firent nous retourner. Nous n’eûmes que le temps de nous rejeter en arrière pour éviter d’être écrasés par l’éboulement de la muraille...

Autour de nous, briques et pierrailles s’abattirent avec fracas. Par l’ouverture béante, le museau d’acier d’une tarière apparut, puis l’engin tout entier. Il avait la forme d’une courte torpille, longue de trois mètres, et d’un diamètre de deux. Un vilebrequin de métal en garnissait l’extrémité avant.

Il tournoyait à une vitesse folle, faisant voleter autour de lui les débris, cependant que la spire d’acier entourant la tarière tournait plus lentement, se vissant en quelque sorte dans les murailles comme l’hélice se visse dans l’eau. Son tranchant aigu luisait comme une faux sans fin.

Un jet de vapeur à peine perceptible fusa par la pointe creuse du vilebrequin : le gaz mortel.

Une lueur violacée, fulgurante, filtra à travers l’anneau transparent entourant le vilebrequin, et par lequel, ainsi que je le sus plus tard, les Nouriens manœuvrant l’appareil se dirigeaient.

L’énorme torpille terrestre, cependant, avançait toujours, se frayant un passage à travers les blocs de pierre que sa spire d’acier broyait.

Elle inclina soudain sur sa droite, vers nous. Nous avions été vus.

Du geste, j’ordonnai à mes hommes de se jeter sur le plancher.

Ma rage et ma fureur étaient à leur comble. Venger Silmée et périr !

J’avais emporté à tout hasard une bombe fracassante. Je me retournai vers la tarière et, de toutes mes forces, lançai mon engin.

Je fus soulevé comme un fétu par l’ébranlement causé par l’explosion, et lancé contre un débris de muraille. Le choc fut si violent que je perdis connaissance. Il me sembla que tout s’écroulait autour de moi, et ce fut tout...

Je repris mes sens presque aussitôt. Mon masque antiasphyxiant avait résisté, et m’avait protégé. À part quelques contusions, j’étais indemne. Mais mes officiers avaient disparu. J’aperçus les pieds de l’un d’eux qui dépassaient de dessous un pan de muraille. Je compris qu’ils avaient tous été écrasés.

Le plafond, en voûte, avait résisté. Par ses lézardes, les fils de cristal flexible distribuant la clarté s’apercevaient. Ils avaient tenu.

À leur lumière, j’aperçus la tarière renversée, ouverte en deux, fracassée. Dans l’intérieur, je distinguai d’énormes bielles, des cônes à friction, des engrenages, le tout en miettes et mélangé à d’informes débris humains.

Ironie du sort : je constatai que le centre de l’engin, à l’endroit le plus renflé de la torpille, avait résisté et que c’était lui qui avait soutenu la voûte ! Ainsi nos ennemis, en périssant, m’avaient pour ainsi dire sauvé !

Titubant, je me frayai un passage parmi les décombres et, sans bien savoir comment, atteignis la cage de l’ascenseur.

L’ascenseur lui-même était inutilisable. L’explosion avait tordu les guides d’acier. Impossible de remonter, sinon en essayant avec mes propres forces.

Or je me sentais d’une faiblesse extrême. Mon sang bourdonnait dans mes artères à ce point que je pensai que mon masque devait avoir une fissure. Mais je n’avais ni le temps, ni la force, ni la possibilité de m’en rendre compte. Aussi bien, je n’eusse pu réparer...

Pour m’alléger, je jetai le masque à air que j’avais emporté pour en munir Silmée... Puis, appelant à moi tout ce qui me restait de force, j’entrepris de revenir sur les terrasses.

Je m’agrippai le long des câbles de sûreté, j’utilisai les lézardes des parois du puits. Enfin, je réussis à m’élever de plusieurs étages et, arrivé à une douzaine de mètres de l’orifice du puits, je retirai mon masque et réussis à me faire entendre.

On m’envoya des cordes. Je m’y attachai. On me hissa sur la terrasse, où je restai atone, hagard, pendant quelques instants, sans reconnaître les êtres qui s’agitaient autour de moi. Enfin, je me redressai et me débarrassai de mon masque qui était resté suspendu sur ma poitrine.

Autour des terrasses, les travaux continuaient avec acharnement. Le grincement des engrenages, le sifflement des excavatrices, le grondement des dragues formaient un vacarme effroyable.

Je me fis conduire dans une des cabines régénératrices où je fus soumis à des courants concentrés qui me rendirent des forces. Malgré moi, je pensais que les effluves sauveurs provenaient maintenant du sang des Nouriens... du sang d’hommes comme moi !

Rair avait-il raison ? Je dus m’avouer qu’avec l’ancien système, avec le sang d’animaux, je n’aurais jamais été aussi vite réconforté...

Mais les machines à sang ne pouvaient rien pour mon esprit, si elles étaient capables de régénérer mes tissus. L’image de Silmée, de mon unique enfant, qui gisait, écrasée, en bouillie, dans les profondeurs de la terre, m’oppressait.

Je réussis à me dominer, à dissimuler les tortures morales qui me tenaillaient, et, par téléphone, rendis compte à Rair de ce que j’avais vu ; je lui donnai des détails sur la tarière que j’avais anéantie.

– Vous avez eu tort de descendre, Xié ! La place d’un chef n’est pas au péril. Chacun à sa place. Le cerveau réfléchit, coordonne, déduit, induit et commande – les bras agissent. Souvenez-vous-en !

Telle fut la réponse du dictateur. S’il eût été devant moi, je crois bien que je l’aurais écrasé !

Oui, lui était bien un cerveau. Mais pas un cœur ! Toupahou, son petit-fils, était peut-être mort, à l’heure qu’il était. Que lui importait ? Rien d’étonnant qu’il manifestât la même insensibilité pour les autres !

Je me fis amener un glisseur, un petit véhicule qui planait à deux ou trois mètres au-dessus du sol et pouvait ainsi réaliser de très grandes vitesses, tout en restant très manœuvrable.

Installé dans cet appareil, j’inspectai les tranchées.

Depuis que j’étais descendu sous les terrasses, le travail avait considérablement avancé. En certains endroits, le gigantesque fossé atteignait quatre-vingts mètres de profondeur. Grosé avait fait monter plusieurs milliers d’hommes-singes employés dans les mines. Ceux-ci rendaient de grands services en surveillant les machines excavatrices qu’ils étaient habitués à manier.

Vers cinq heures du matin, la profondeur de cent cinquante mètres fut atteinte.

Rair, au risque d’attirer sur nous l’ensemble des forces aériennes de Nour, avait fait placer sur les terrasses, de chaque côté de la tranchée, de puissants projecteurs dont la clarté éblouissante luttait avec les lueurs émises par les accumulateurs de lumière solaire. Je peux dire qu’il faisait plus jour qu’en plein jour.

Et les travailleurs entendaient sous eux, lorsque leurs machines ralentissaient, des grincements sourds, des explosions : c’étaient les tarières qui continuaient leur œuvre de ruine et de mort.

Mais qui s’en souciait ?

Les hommes-singes, stylés à coups de fouet et d’aiguillon, se démenaient furieusement. Les Illiens ne pensaient qu’à venger les leurs ensevelis sous eux. Certains se souvenaient que la victoire allait leur apporter un siècle d’existence en sus de leur vie normale. Nul d’entre eux ne songeait à maudire Rair, l’auteur de tous leurs maux.

Des timbres vibrèrent, dominant le fracas des machines. Le signal d’alarme. Tous les yeux se tournèrent vers le ciel noir.

La flotte d’Illa revenait.

Sept rangées de projecteurs, placés le long de la pyramide du Grand Conseil, scintillèrent, illuminant la voûte céleste.

Aux cris de douleur des hommes-singes fouaillés par les contremaîtres qui les rappelaient à leur tâche, se mêlèrent les clameurs désespérées des Illiens : c’était une flotte vaincue qui arrivait.

Aérions et obus volants glissaient sans ordre dans le ciel, titubant, tanguant, roulant, se balançant, virevoltant, comme des machines ivres.

Évidemment, elles étaient très atteintes, et leurs pilotes ne les contrôlaient qu’avec peine.

De mon glisseur, je rappelai à l’ordre quelques contremaîtres qui, de stupeur et d’épouvante, avaient cessé de surveiller leurs machines.

Mais le désespoir était en moi. Une fois de plus, je maudis le néfaste Rair.

 

 

IX

 

Sur les immenses terrasses, partout, les Illiens fuyaient. La clarté fulgurante des projecteurs placés sur les bords de l’immense tranchée éclairait violemment leur débandade tragique. Et leurs hurlements dominaient le fracas des puissantes machines.

Plusieurs centaines, les plus agiles, arrivèrent sur les bords de la tranchée. Rien ne put les retenir. Ils s’infiltrèrent entre les machines, déboulèrent le long des flancs de la colossale excavation, trébuchèrent, se poussèrent, et finalement allèrent s’écraser au fond de la tranchée où beaucoup périrent horriblement, broyés pêle-mêle avec la terre et le roc par les excavatrices.

Les débris de la flotte aérienne d’Illa continuaient à se rapprocher. On pouvait maintenant se rendre compte exactement de l’étendue du désastre. Les ailes des aérions étaient brisées, contournées, tordues... les quelques obus volants échappés à la catastrophe étaient cabossés, lézardés. Ils décrivaient des bonds grotesques dans le ciel noir.

Au loin, vers le nord, des disques translucides, comme faits de cristal, apparaissaient. On n’en distinguait que vaguement les contours, mais il était facile de les localiser, car la clarté des étoiles, en passant au travers, subissait une légère réfraction. Ces disques – ou plutôt ces sphères – c’étaient les aérions des Nouriens qui arrivaient. Le ciel, vers le septentrion, en fut bientôt complètement envahi sur un angle de près de quarante degrés. Il y en avait des milliers.

Les Nouriens, en dépit de nos espions qui n’avaient rien soupçonné, s’étaient secrètement préparés. Ils avaient compris, eux, que l’ambition insatiable de Rair, sa soif de domination, son génie calculateur amèneraient la guerre. Ils avaient été moins naïfs que les Illiens.

Sur les terrasses, cependant, l’affolement était à son comble.

Seuls mes guerriers y résistaient, restant à leur poste, attendant. Leurs officiers les tenaient encore en main, mais pour combien de temps ? La panique est contagieuse. D’un moment à l’autre, les soldats y céderaient et se mêleraient au torrent humain qui dévalait de tous côtés comme une marée.

Dans les chantiers, les machines fonctionnaient toujours, du moins la plupart d’entre elles. Car certaines avaient été arrêtées par des fuyards qui avaient tué leurs mécaniciens.

Que faisait donc Rair ?

J’allais lui téléphoner pour demander des ordres, lorsque, de la pyramide du Conseil suprême, des sifflements aigus, presque imperceptibles, retentirent. Des rangs entiers de fuyards, anéantis comme par une faux invisible, s’abattirent sur le sol, pour ne pas se relever.

Rair avait vu le péril et foudroyait les misérables.

Il ne fit qu’ajouter à la terreur et à l’épouvante. Les survivants se ruèrent, droit devant eux, fous, enragés, redevenus des bêtes sauvages.

Des hommes-singes se joignirent à eux. De tous côtés, des mêlées horribles s’engagèrent. Les infortunés ne savaient plus ce qu’ils faisaient. Ils s’écrasaient, se piétinaient, s’égorgeaient sur place. Ceux qui n’avaient pas d’armes combattaient avec leurs ongles. Les femmes criaient. Les premières, elles se turent, écrasées.

À ce moment, plusieurs obus volants s’abattirent sur les terrasses, écrasant des centaines de malheureux en train de se déchirer. Des aérions, qui avaient réussi à tenir l’air par des prodiges d’adresse, tombèrent eux aussi, augmentant l’épouvante et le carnage.

Et les rayons de mort qui jaillissaient de la grande pyramide continuaient à faucher pêle-mêle.

Grosé, blessé au front par un fuyard, me rejoignit.

– Nous sommes perdus... perdus !... gémit-il, presque aussi affolé que les misérables qui grouillaient autour de nous.

Je le regardai. Il comprit et se tut.

Jusqu’alors, je n’avais pas bougé de mon poste de commandement. Avec les quelques milliers de guerriers dont je disposais, j’étais impuissant. Mes hommes et moi eussions été submergés, engloutis par ces centaines de milliers de fuyards que la terreur rendait fous. Déjà, c’était miracle que nous n’eussions pas été attaqués. Mais, campés au pied de la grande pyramide, nous nous trouvions au centre des terrasses, et c’était vers la périphérie que fuyaient les victimes – oui, les victimes ! – de Rair.

Debout sur mon glisseur, je parcourus rapidement notre campement et m’assurai que les officiers continuaient à conserver leur calme et que les hommes n’avaient pas quitté leurs postes.

Ce fut à peine si j’eus à dissiper quelques groupes de mauvaises têtes, dont les meneurs furent immédiatement exécutés.

Satisfait, je laissai le commandement à Dari, le plus ancien des chefs de guerre, un homme calme et déterminé, et gagnai une des portes de la pyramide.

Ce fut difficilement que je parvins jusqu’à Rair. À plusieurs reprises, je faillis être tué par les nombreux hommes-singes qui veillaient sur le dictateur. Mon attitude déterminée en imposa à ces brutes.

J’arrivai enfin au sommet de la pyramide, dans le retrait de Rair.

L’infâme avait le visage rouge. Ses yeux étaient striés de sang. Assis devant un clavier placé au fond d’un coffre-fort ouvert, il tournait des commutateurs, poussait ou attirait à lui des manettes.

– Que faites-vous ? lui demandai-je brutalement.

Il se retourna et me lança un regard de fauve.

– J’écrase tous ces misérables, ces gueux, ces brutes ! Si Illa doit périr, je veux au moins le voir de mes yeux et que ce soit de ma main, plutôt que de celle de ces Nouriens maudits !

– Que vous avez provoqués ! grondai-je.

Et, d’une poussée, j’envoyai Rair rouler au milieu de la pièce. Il se releva, pour avertir ses sicaires ou pour me foudroyer à l’aide de quelqu’une de ses inventions d’enfer. Je ne lui en laissai pas le temps, et, d’un coup de poing – le plus fort que j’aie donné – je l’abattis sans vie à mes pieds.

J’étais le maître d’Illa.

Que ne sus-je en profiter !

Dans cette casemate étaient enfermés les appareils commandant à toute la vie d’Illa.

Il y avait là les commutateurs des projecteurs, les servomoteurs permettant de régler le fonctionnement des machines à sang. Le cerveau d’Illa était dans ce réduit.

Mais que m’importait ! Je n’avais plus ni ambition, ni haine. Je ne pensais qu’à sauver ma patrie.

Un téléphone haut-parleur retentit : c’était Foug qui, parlant au nom du Conseil suprême réuni, avertissait Rair que la situation empirait, et que, d’un moment à l’autre, Illa allait être anéantie par les aérions de Nour !

Le Grand Conseil suprême ! Ce ramassis de vieillards qui n’avaient su que ramper au pied de Rair et exécuter ses volontés ! Cette assemblée d’esclaves ! Encore maintenant, ils croyaient à la puissance de Rair, sans se douter que leur maître et seigneur gisait à mes pieds, comme un homme-singe châtié par son surveillant.

Et ces savants du Conseil, dans leur affolement, en arrivaient à oublier que Rair, c’est-à-dire moi, n’avait qu’à tourner un commutateur pour voir sur un miroir tout ce qui se passait autour de la grande pyramide ! Ils étaient si épouvantés, ces vieillards, qu’ils avaient choisi Foug, l’ennemi de Rair, pour parler au dictateur.

Je répondis à ces esclaves séniles, soi-disant sur l’ordre de Rair, et leur ordonnai de se tenir tranquilles, à leur poste.

Ah ! leur poste ! S’ils y restaient, c’était qu’ils se savaient en sûreté dans la grande pyramide ! Autrement, ils eussent fui aussi vite que leurs vieilles jambes le leur auraient permis.

Je crachai de mépris et atteignis les manettes commandant aux condensateurs d’énergie radioactive. Avec un peu de chance, j’avais encore la possibilité de changer la défaite en victoire.

Dans son affolement, Rair n’avait pas songé à cette ressource.

Je manœuvrai les appareils fermant les issues de la pyramide. Ainsi, nul ne pouvait plus y entrer ni en sortir. Et impossible à quiconque de pénétrer jusqu’à moi.

Cette précaution prise, j’agis.

Immobile devant le miroir cylindrique placé au centre de la pièce, et où venait se refléter en plus petit, mais dans ses moindres détails, tout ce qui se passait autour de la pyramide, j’attendis.

Il me fallut du courage, pour attendre.

J’assistai, minute par minute, au carnage immonde qui continuait sur les terrasses.

Rair, en me voyant, avait arrêté le courant des projecteurs, qui foudroyaient les fuyards, et ceux-ci, un peu moins épouvantés, n’en avaient profité que pour s’entre-tuer avec plus d’acharnement !

Les unes après les autres, les machines excavatrices et perforatrices creusant la tranchée s’arrêtaient. Les hommes-singes, libérés, se mêlaient aux Illiens et tuaient, tuaient et tuaient autour d’eux.

Aérions et obus volants, talonnés par la flotte de Nour, continuaient à arriver et à s’écraser sur les combattants des terrasses.

Et pis que tout, l’armée commençait à s’agiter. Je pouvais voir Dari qui, sur son glisseur, se multipliait, gourmandant les uns, menaçant les autres. Mais, derrière lui, les groupes se reformaient. Encore quelques minutes, et il n’y aurait plus d’armée, plus rien à Illa !

Au-dessous des maisons, sous les cent un étages, les usines continuaient à fonctionner ; les tarières ne les avaient pas encore atteintes, car une carapace blindée les enveloppait. Mais qu’une tarière réussît à la percer, et ce serait la fin. Les hommes-singes des mines se révolteraient. Et, si les munitions sautaient, rien ne subsisterait, pas même la pyramide.

Pourtant, il fallait attendre, attendre en me disant que les puissants appareils dont je disposais pouvaient, d’un moment à l’autre, n’être plus que des débris dérisoires.

Je regardai.

La flotte aérienne de Nour se rapprochait.

Les Nouriens, grâce à leurs appareils téléphotes , devaient, comme moi, distinguer nettement tout ce qui se passait. Sans doute pensaient-ils qu’il ne leur restait plus qu’à achever, qu’à donner le coup de grâce à ce qui avait été Illa, la ville puissante, le joyau de l’univers.

Mais il est plus difficile de supporter la victoire que la défaite. Ce que voyaient les Nouriens dépassait leurs plus folles espérances. Ils en oublièrent d’êtres prudents.

Leurs aérions sphériques se rapprochèrent les uns des autres, se concentrèrent de façon, je le compris, à arriver ensemble au-dessus des ruines d’Illa et d’y laisser tomber en même temps des tonnes d’explosifs, afin d’anéantir d’un coup la grande cité. J’eus un rire nerveux... un rire de fou. Mon image m’apparut, reflétée par un tube de mercure, et j’eus peur de moi-même.

Avec lenteur, les sphères transparentes des Nouriens procédaient à leur dernière concentration. Ils étaient arrivés au-dessus d’Illa. Machinalement, j’en évaluai le nombre : trois mille, peut-être.

Les lueurs blafardes des quelques condensateurs de lumière solaire encore intacts, les rayons fulgurants des projecteurs illiens les éclairaient par en dessous et produisaient à travers leur masse translucide d’étranges jeux de lumière.

Mais qui les voyait ? Aux abords des tranchées, sur une profondeur de plusieurs kilomètres, les combats fratricides continuaient furieusement.

Un dernier coup d’œil sur les télémètres, un rapide calcul mental, et je lançai dans les airs les vibrations radioactives.

Je sentis la pyramide trembler.

D’innombrables boules de feu, éblouissantes, accompagnées de lueurs fulgurantes passèrent dans le ciel étoilé, faisant pâlir les lumières d’Illa.

Un feu d’artifice de l’enfer.

Foudroyées, fracassées, liquéfiées, les machines volantes des Nouriens – ou plutôt leurs débris – tombèrent... Il me sembla voir des corps humains intacts s’abattre... mais est-ce une hallucination ? je ne le sais ! et les Illiens, se sentant soudain sauvés, s’immobilisèrent, hagards, leurs visages tournés vers le ciel...

Plusieurs milliers périrent ainsi, écrasés, broyés, brûlés par les débris incandescents des aérions de Nour. Ils moururent heureux, peut-être...

Cela dura un quart d’heure. Quinze minutes. Pendant chacune de ces neuf cents secondes, les atroces hécatombes ne cessèrent pas. Il le fallait.

Les Nouriens – je le sus ensuite – se crurent trahis. La rapidité, la soudaineté avec laquelle leurs machines furent anéanties les emplirent d’une épouvante sans nom.

S’ils eussent conservé leur calme, la moitié au moins de leur flotte aérienne eût pu s’échapper. Car les vibrations radioactives n’étaient efficaces que dans un rayon de deux kilomètres à peine. C’était pourquoi, je le sus ensuite, Rair n’avait pas songé à les utiliser. À aucun prix, il n’eût voulu courir le risque, en laissant les aérions de Nour se concentrer au-dessus d’Illa, de voir la ville anéantie. Moi, j’avais eu ce courage, et j’avais réussi.

Les Nouriens, surpris, affolés, s’étaient heurtés les uns aux autres, s’empêchant réciproquement de manœuvrer, détériorant leurs appareils et me donnant le temps de les anéantir tous. Non, pas tous ! Cinq d’entre eux, cinq sur trois mille cent, nombre exact, réussirent à s’éloigner et à revenir à Nour. Cinq, dont un s’écrasa sur le sol en arrivant.

Victoire chèrement achetée. Dans leur chute, les aérions de Nour écrasèrent, mutilèrent, blessèrent, brûlèrent plus de soixante mille victimes. On ne devait pas me le pardonner.

Le ciel débarrassé des sphères ennemies, j’interrompis le lancement des ondes. Je me retournai. Six hommes-singes se ruèrent sur moi. Je fus frappé, renversé, piétiné, frappé encore.

J’essayai de me défendre contre mes féroces agresseurs. Ils étaient trop. Roué de coups, réduit à l’impuissance, je fus chargé de chaînes qui m’empêchèrent de faire le moindre mouvement.

Au-dessus de moi, calme, froid, une lueur féroce dans son œil gris, je vis Rair.

– Misérable traître qui as voulu m’assassiner, grinça-t-il, tu as failli réussir et amener la ruine d’Illa ! Mais tu expieras tes forfaits comme ils le méritent !

Que répondre ? Rair avait raison. J’aurais dû le tuer.

Il avait repris connaissance pendant que je sauvais Illa. Il avait appelé les hommes-singes de sa garde, et moi, maintenant, je n’étais plus qu’un traître assassin...

Il m’est pénible de me souvenir de ce qui se passa ensuite. Traduit devant le Conseil suprême pour avoir voulu assassiner Rair tandis qu’il manœuvrait les projecteurs radioactifs qui avaient anéanti la flotte de Nour, convaincu d’avoir tenté, d’accord avec les Nouriens, de détruire Illa, je ne fus pas condamné à mort. Je fus condamné à perdre la raison et à être envoyé dans les mines, à travailler pour la vie, une vie prolongée par les machines à sang humain, avec les immondes hommes-singes.

C’était le châtiment le plus horrible prévu par les lois d’Illa. Un châtiment plus épouvantable que la mort elle-même.

Lafind’Illa

 

 

Deuxième partie

 

Les mines

 

I

 

Je fus conduit dans une des cellules réservées aux condamnés à mort.

Rien que le séjour dans un pareil lieu impliquait une angoisse atroce. Ces cellules affectaient la forme d’une sphère parfaite, une sphère dont les parois étaient faites de différents métaux. Au centre de cette boule creuse, une cage de bambou était suspendue par des haubans rigides qui la maintenaient de façon qu’elle ne pût bouger. Je fus placé dans cette cage, pieds et mains liés.

À l’ordinaire, les condamnés ne sortaient plus du réseau de bambou. Des rayons électriques, jaillis de tous les points de la sphère, dissociaient lentement leurs corps.

Pendant six à sept jours, ils souffraient des tourments sans nom. Rair seul avait pu assister jusqu’à la fin, sans être incommodé, au supplice d’un de ces malheureux. Il en avait même fait un rapport qui avait provoqué l’horreur des vieillards du Conseil suprême. Mais le supplice de la sphère – ai-je dit que Rair en était l’inventeur ? – avait été maintenu. Rair avait simplement fait remarquer son utilité. C’était grâce à l’énergie énorme produite par la dissociation de la matière vivante – du corps du condamné – que les machines électriques permettant d’obtenir la pierre-zéro pouvaient fonctionner. Et nul n’avait insisté.

Je me crois quelque courage. Pourtant, lorsque la calotte de la sphère se fut rabattue sur moi, que je fus seul dans cette boule aux parois phosphorescentes d’où il me semblait voir jaillir des lueurs violettes ou vertes, qui n’étaient produites que par les reflets des différents métaux les composant, je crus bien devenir fou...

Je savais que j’avais été condamné à perdre la raison. Je me demandai si je n’avais pas été placé dans cette cage afin que la démence s’emparât de moi. Puis une autre idée me vint : Rair s’était peut-être ravisé. Il avait pensé qu’il serait plus tranquille une fois que je serais mort. Et il allait envoyer les courants cathodiques devant ronger ma substance. J’avais entendu parler des affreuses souffrances qu’enduraient les condamnés... Un frisson me parcourut.

Autour de moi, les parois de métal continuaient à luire. Elles se réverbéraient les unes dans les autres, formaient d’étranges et sinistres jeux de lumière où je croyais apercevoir des visions d’enfer.

Et le silence. Un silence absolu, au point que je percevais nettement la vibration de mes artères.

Je restai ainsi trois jours, je le sus ensuite.

Un caprice de Rair, qui avait simplement voulu ajouter à mes angoisses !

La calotte de métal fermant ma prison s’ouvrit. Je n’étais pas encore fou, mais je n’avais certes plus ma raison entière. J’avais souffert, non, je ne peux me le rappeler ! Ces heures sont imprécises dans mon esprit, comme celles d’un cauchemar.

Par l’ouverture de la sphère, je vis le visage ricanant de Limm. Il ne m’adressa pas la parole.

Deux hommes-singes, attachés à des câbles, furent descendus jusqu’à moi. Ils m’attirèrent hors de la cage et me remontèrent avec eux.

Jusqu’alors, j’avais gardé mes vêtements. On m’en dépouilla et l’on me fit revêtir une sorte de maillot fait de poils tressés, et qui me donna vaguement l’aspect d’une des brutes travaillant dans les mines.

Ce furent deux miliciens qui m’habillèrent. J’avais, un an auparavant, sauvé la vie à l’un d’eux.

Au risque d’être surpris et horriblement supplicié, il consentit à répondre à mes questions.

Je sus ainsi, très succinctement, que les Nouriens, en réponse à un ultimatum de Rair, s’étaient soumis, qu’ils avaient accepté d’envoyer chaque année huit mille cinq cents jeunes gens devant servir à alimenter les machines à sang. Un comité de biologistes et de physiologistes illiens venait de partir pour Nour afin de choisir et de ramener – pour commencer – cinq cents sujets.

Déjà, les machines fonctionnaient avec du sang humain. Rair, férocement, avait fait ramasser pêle-mêle les morts illiens, les morts et les blessés de Nour, et le tout avait été descendu aux abattoirs...

Après l’anéantissement de la flotte aérienne de Nour, en effet, le creusement des tranchées avait repris et avait permis de capturer près de la moitié des tarières souterraines des Nouriens, dont l’équipage, fait prisonnier, avait, lui aussi, été envoyé aux abattoirs des machines à sang.

Rair était maintenant dictateur, maître absolu d’Illa, ou plutôt des ruines d’Illa.

Et mon nom à moi, Xié, était en exécration à tous. On m’accusait d’avoir facilité la fuite et la trahison d’Ilg, d’avoir fourni des renseignements sur le sous-sol d’Illa aux Nouriens, ce qui avait rendu possible l’œuvre néfaste des tarières... Et c’était moi, toujours moi, qui avais, soi-disant, annihilé l’action des courants magnétiques émis par les pylônes de la grande pyramide, et qui auraient dû rendre fous les Nouriens ! À la vérité, l’émission de ces courants avait été rendue impossible par Ilg, qui, avant sa fuite, avait provoqué des interférences... Le traître avait tout prévu. Ancien ennemi de Rair qui l’avait plusieurs fois humilié, il n’avait pas craint, pour se venger, d’attirer la ruine et la mort sur sa patrie.

Ses bombes radiantes n’avaient pu servir – comme je l’avais toujours pensé – car elles étaient aussi nuisibles à ceux qui les lançaient qu’à ceux contre qui elles étaient lancées. Seuls les obus volants avaient pu les utiliser.

Ironie du sort : Ilg, qui avait voulu se venger de Rair, n’avait réussi qu’à affermir sa puissance !

Rair, maintenant qu’il avait assuré aux Illiens que leur existence allait être prolongée d’un siècle, était presque un dieu pour eux. Malheur à qui eût osé discuter son pouvoir. Aucun de ces misérables n’avait gardé assez de jugement pour se rendre compte que Rair avait provoqué la ruine d’Illa, et que les Nouriens, tôt ou tard, chercheraient par tous les moyens à se soustraire à l’épouvantable tribut exigé d’eux !

De ma fille, de Toupahou, nul ne savait rien. Silmée était sûrement morte. Toupahou ?... Qui sait ?

J’appris encore que les Nouriens avaient refusé de livrer Ilg et le morceau de pierre-zéro enlevé par lui, en alléguant qu’ils ne savaient où était le traître. Toute l’insistance, toutes les menaces de Rair s’étaient brisées contre cette réponse.

Ce fut à peu près tout ce que je pus savoir. Je ne cherchai pas, d’ailleurs, à en connaître davantage. Ma curiosité elle-même était émoussée. J’étais dans un état d’hébétude complète, un être certainement au-dessous des hommes-singes auxquels j’allais être mêlé ! Rair avait voulu cela ! C’était à peine si un seul sentiment surnageait en moi : ma haine pour le sinistre vieillard.

Nanti de mon grotesque accoutrement, qui était collé à ma peau par une glu résineuse (car Rair voulait que je ressemblasse le plus possible aux êtres grossiers dont j’allais partager la vie), je fus descendu jusqu’aux ascenseurs conduisant aux mines.

En chemin, je pus me rendre compte des ruines causées par les tarières de Nour. Ce n’étaient qu’excavations, dans des murailles lézardées, trous, décombres, voûtes écroulées, cornières et longerons tordus, pulvérisés. Et de nombreux cadavres noircis, décomposés, d’innombrables débris humains restaient encore parmi ce chaos sans nom. Rair avait voulu cela.

Flanqué de Limm, de deux membres du Conseil suprême et de quatre officiers de la milice, j’arrivai devant les puits des mines. Ils étaient intacts. La profondeur à laquelle ils étaient situés les avait protégés, et les tarières des Nouriens n’avaient pas eu le temps d’arriver jusqu’à eux.

Ces puits, au nombre de trois, étaient formés par des tubes de métal, épais d’environ deux mètres, et d’un diamètre intérieur de trois. Ils étaient placés en triangle, au milieu du courant souterrain du fleuve Appa, qu’une voûte lumineuse, pratiquement indestructible, recouvrait.

Un simple commutateur, et les vannes percées dans les parois des puits s’ouvraient instantanément, provoquant le noyage des mines... et des hommes-singes qui y travaillaient.

Le personnel illien chargé de la surveillance et de la partie technique portait des uniformes munis de masques à air pouvant leur permettre de gagner des chambres de sûreté et d’y attendre, fût-ce un mois, qu’on vînt les délivrer. Des réservoirs d’air respirable solidifié y étaient placés.

Nous prîmes place dans l’ascenseur, un cylindre de métal étanche qui se manœuvrait de l’extérieur, soit d’en haut, soit d’en bas, dans les mines.

Lafind’Illa

 

II

 

Nous descendîmes en silence à une vitesse vertigineuse. De temps à autre, Limm me lançait un regard sarcastique. Sans les chaînes qui enserraient mes bras et mes chevilles, j’eusse sauté à la gorge du misérable espion, de l’homme qui avait tenté d’assassiner ma fille et qui, lâchement, vilement, insultait à ma misère.

Nous arrivâmes enfin. Je passai rapidement dans le bureau du directeur de la mine, un gros homme au teint blafard répondant au nom de Ghan. Il me considéra longuement, sans mot dire, et appuya sur le bouton d’une sonnerie.

Deux surveillants arrivèrent. Ils devaient attendre dans une pièce voisine. Deux colosses aux faces bestiales, aux corps revêtus d’une sorte de cotte de mailles. Ils portaient à la ceinture un fouet à court manche dont la mèche se terminait par un aiguillon.

– Prenez soin de ce traître ! fit Limm en les regardant fixement.

Les deux hommes s’inclinèrent. Ils s’approchèrent de moi et me poussèrent brutalement devant eux.

Ma rage, mon désespoir m’empêchèrent de bien me rendre compte de ce qui se passa ensuite. Je franchis plusieurs portes blindées qu’un mécanisme secret devait faire mouvoir, car elles s’ouvrirent et se refermèrent sans que mes gardes du corps y touchassent.

Et, enfin, je traversai une étroite galerie – un mètre de large, deux de haut – et débouchai dans une vaste crypte surbaissée, dont les parois, sur trois de ses quatre côtés, étaient formées par une cascade d’eau phosphorescente qui tombait verticalement dans une fissure du sol.

Je n’étais jamais descendu dans les mines de métal-par-excellence. Je savais qu’elles étaient situées à plus de neuf mille mètres au-dessous de la surface du sol et que les ingénieurs illiens, pour permettre aux ouvriers d’y vivre, y avaient amené l’eau d’un torrent souterrain, de l’eau artificiellement glacée et rendue phosphorescente, et qui combattait la chaleur dégagée par la croûte terrestre.

Sept tranchées parallèles étaient creusées dans le sol. Au fond de chacune d’elles, à une demi-douzaine de mètres de la surface de la crypte, des hommes-singes travaillaient, sous la surveillance des contremaîtres.

Ils peinaient sans relâche, arrachant le minerai de leurs pics maniés avec une vigueur formidable. En certains endroits, ils étaient obligés, pour suivre la veine de minerai, d’adopter des positions extrêmement pénibles qui les faisaient se contorsionner horriblement. Leurs grognements se mêlaient aux cris des surveillants et aux sifflements des fouets. Le grondement des trois cataractes ajoutait une sourdine à ce vacarme. Et la lumière verdâtre dégagée par l’eau phosphorescente éclairait cette horrible vision.

C’était ce minerai qui, après d’innombrables manipulations chimiques et électriques, devenait le métal souple et assimilateur des machines à sang. Mille kilos de minerai donnaient trois dixièmes de gramme de métal.

Mes deux gardiens me conduisirent à un surveillant, qui, après m’avoir longuement considéré, me coupa la figure d’un brutal coup de fouet, et, d’une poussée, m’envoya rouler au fond d’une tranchée. Je l’entendis qui grommelait je ne sais quelles paroles que je ne pus comprendre.

Je me relevai. Un des hommes-singes proche de moi me flaira, m’adressa quelques mots à peine articulés et me fit passer une pioche.

Je me mis au travail.

Un travail extrêmement pénible et épuisant, d’autant plus que je ne possédais pas le dixième de la vigueur des hommes-singes.

Fouaillé, menacé, insulté, je travaillai...

J’avais été condamné à perdre la raison. Combien de temps allais-je souffrir avant que cette sentence reçût son exécution ?

Ma fille était morte. Si je devenais fou, mes projets de vengeance contre Rair deviendraient vains, à jamais. Et mourir sans m’être vengé me semblait mourir deux fois.

M’évader ? Durant la première heure de ma descente dans la mine, j’y songeai. Ce fut pour me convaincre de l’imbécillité d’une pareille pensée. Seul de ma race, épié sans répit, affaibli, comment pourrais-je tromper la surveillance de mes gardiens, forcer les portes secrètes, trouver mon chemin à travers les galeries, faire fonctionner l’ascenseur... et, ensuite, revenir à la surface ?

Fangar était mort. Grosé ? Qui pouvait savoir ce qu’il était devenu. Et Rair était plus puissant que jamais !

Non. Il fallait abandonner toute pensée de fuite et de vengeance et se résigner à la folie ou à la mort. Pas d’autre alternative !

Je travaillai en ruminant ces désespérantes idées.

Enfin vint l’heure du repos.

Sous le fouet, je grimpai hors de la tranchée, et me mis en file avec les hommes-singes, comme moi chargés de chaînes que l’on vérifia, maillon par maillon. Et nous fûmes poussés comme du bétail dans nos dortoirs.

Ici, l’action de la pesanteur n’était pas équilibrée, comme à Illa, par des planchers antigravité. Tout au contraire, la profondeur où nous nous trouvions l’accentuait encore.

Déjà affaibli, je marchai avec peine et arrivai enfin dans le dortoir, ou plutôt l’écurie – une longue galerie jonchée de paille métallique – qui nous servait de logement.

Je dus, comme mes compagnons de misère, manger, absorber des mélanges dégoûtants, des herbes cuites, de la chair d’animaux – débris des porcs et des singes tués pour alimenter les machines à sang. Mon estomac, qui n’avait jamais absorbé que de l’eau pure depuis ma naissance, se révolta... ce qui fit ricaner mes grossiers compagnons.

Je finis par m’endormir.

Que dire de mon existence pendant les jours qui suivirent ? Je fus fouaillé, criblé de coups d’aiguillon par les surveillants. Mes compagnons de misère, les hommes-singes, loin de me plaindre, se divertirent de me voir frappé et maltraité. Plusieurs d’entre eux, même, une fois dans le dortoir – dans l’étable – prirent plaisir à m’empêcher d’approcher des baquets où nous nous repaissions. Car j’avais fini par manger, par avaler les immondes débris dont je devais me soutenir... Il le fallait ! Que je mangeasse ou non, je devais travailler.

Peu à peu, je prenais une mentalité de brute. Parfois, je me surprenais à attendre avec impatience l’heure de me repaître ! Moi qui avais méprisé Hielug !

Je travaillai, je courbai le dos sous les coups, je subis les brutalités de mes sauvages compagnons.

Je ne devins pas fou... Rair voulait faire durer ma misère !

De temps à autre – je ne saurais dire à quels intervalles, car il m’était impossible de mesurer le temps – Limm apparaissait dans la crypte.

Il venait me contempler ; il me considérait en ricanant. Il buvait sa joie de me voir ainsi abaissé, moi qui avais été son chef, moi qui l’avais méprisé avec juste raison et ne le lui avais pas caché, à cet espion !

Peu à peu, je m’endurcis. Mes muscles gonflèrent. Ma peau s’épaissit. Je souffris moins des coups de fouet et d’aiguillon. Un indéfinissable espoir s’infiltra dans mon cerveau affaibli.

Et, comme, au cours d’une période de repos, un de mes camarades de misère, un énorme homme-singe qui couchait à mon côté, et que l’on appelait Ouh, m’avait renversé dans l’étable pour s’amuser à mes dépens, j’appelai à moi toute mon ancienne fierté et, d’un formidable coup de poing au bon endroit, à la pointe du menton, l’étendis à mes pieds.

Poussant des grognements farouches, plusieurs de ses congénères firent mine de se ruer sur moi. Je me crus perdu.

Quels que fussent mes sentiments – et, en réalité, je n’étais guère rassuré – je ne les montrai pas ; la tête haute, je regardai mes ennemis bien en face. Pendant une longue seconde, ma volonté et celle des hommes-singes s’affrontèrent. Et les brutes, domptées, baissèrent les paupières. Des siècles d’asservissement les avaient habitués à l’obéissance. Ce n’était pas en vain que leurs pères et les pères de leurs pères avaient vécu comme des esclaves. Esclaves, ils l’étaient, d’âme et de corps.

Ouh se releva et, soumis, me prit la main dans les siennes et l’appuya contre son cœur qui battait tumultueusement. D’un petit coup sur l’épaule, je lui marquai que nous étions amis. Et nous le fûmes.

Ouh, patiemment, dévotieusement, m’apprit le langage secret des hommes-singes. Car ces brutes, à défaut d’intelligence, possédaient une dose incroyable d’astuce.

Leur terreur des surveillants était trop grande et leur habitude de se soumettre trop ancrée en eux pour qu’ils songeassent à la possibilité d’une révolte. Mais ils avaient créé une sorte de langage secret qui leur permettait de communiquer entre eux sans que les surveillants s’en aperçussent.

Ouh m’apprit à manier la pioche et le pic et les outils de toutes sortes employés pour arracher le minerai du sol. Il m’enseigna les ruses nécessaires pour éviter de se fatiguer. Il travailla à mes côtés, m’évita les tâches trop dures pour ma force et pour mon manque d’adresse.

Car les hommes-singes, grâce à la sélection opérée par les biologistes illiens, possédaient quatre mains et étaient doués – je l’ai déjà dit – d’une force comparable à celle de huit à dix hommes ordinaires.

Le temps passa.

Par l’entremise d’Ouh, je me fis d’autres amis, et, peu à peu, l’espoir revint en moi. J’osai envisager mon retour à l’air pur... sous le soleil brillant, dans le ciel bleu.

Entreprise difficile, mais non plus impossible. Pour l’accomplir, point n’était besoin de grande imagination. Il n’y avait qu’un moyen : se débarrasser des surveillants et des techniciens illiens. C’était faisable.

Les hommes-singes, je le savais maintenant, étaient des brutes, mais des brutes astucieuses, qui avaient créé un langage à eux et qui, par conséquent, étaient capables de raisonner et de garder un secret.

Je m’ouvris à Ouh de mes espoirs : massacrer les Illiens des mines, revenir à la surface et se rendre maître d’Illa. Après quoi, plus de travail forcé au sein de la terre, la vie libre sous le ciel...

Sous le ciel ? Illa ? En entendant prononcer ces paroles, Ouh me regarda avec un étonnement stupide. Il ne savait pas ce qu’était le ciel, ce qu’était le soleil, ce qu’était Illa. Comme ses congénères, il était né dans la mine. Son père, ses aïeux étaient nés dans la mine. Et il ne savait pas que d’autres êtres que les surveillants fouailleurs existaient.

J’eus beaucoup de peine à lui faire la description d’Illa, et encore simplifiai-je bien des détails... Les mots me manquaient pour me faire comprendre.

Je réussis pourtant à donner une vague idée à mon ami de ce qu’était le joyau du monde, Illa la Glorieuse. Naturellement, je me gardai bien de lui faire part des terribles moyens de défense et de destruction dont disposaient les Illiens. Ouh savait – je le lui avais dit – que j’avais été un des plus puissants chefs des hommes.

Il avait parfaitement compris que j’étais victime d’une vengeance : c’était un sentiment que les hommes-singes connaissaient, la vengeance.

J’avais un ennemi. Nous nous haïssions. Cet ennemi était plus puissant que moi. Il en avait profité. Ouh avait trouvé cela tout naturel. Il n’eût pas compris qu’on fût le plus fort et qu’on n’en profitât point. Sinon, à quoi bon être le plus fort ?

Il me fallut longtemps avant de convaincre Ouh, et surtout de lui faire comprendre le bonheur qui l’attendait s’il se libérait. Je ne sais pas s’il me comprit. Je crois qu’il pensa surtout à la possibilité de tuer un certain surveillant qui s’acharnait à le fouetter plus qu’il ne le fallait. De plus, il me fallut vaincre la superstitieuse terreur que le simple Ouh professait à l’égard des hommes. La pensée que moi, homme, serais avec lui, le rassura un peu.

Il fut enfin convaincu. Avec une astuce qui m’émerveilla, il mit ses congénères au courant de nos projets. Il employa peu d’arguments, toujours les mêmes. D’abord, on tuerait les surveillants, on ne travaillerait plus, on mangerait autant qu’on le voudrait. Et on irait dans un endroit merveilleux où les hommes-singes seraient les maîtres et, à leur tour, fouetteraient leurs surveillants.

C’était simple et facile à comprendre.

Et les brutes ne demandaient qu’à se laisser convaincre. Ils ignoraient – heureusement – qu’une révolte semblable, tentée deux siècles auparavant, avait misérablement échoué, et que les mutins avaient été suspendus tout vivants à des crocs de métal, comme des animaux de boucherie, au-dessus des tranchées de minerai, où ils étaient restés à agoniser, pour servir d’exemple à leurs congénères. Leurs cadavres, momifiés pour éviter une épidémie, avaient pendant longtemps orné la sinistre crypte. Tous les écoliers d’Illa savaient cela. Les hommes-singes, non. On avait jugé qu’il valait mieux qu’ils ne le sussent, afin d’éviter, malgré tout, qu’ils aient la pensée de recommencer la tentative.

Tandis que mon ami Ouh... mon ami, un homme-singe, à moi qui avais guidé les armées d’Illa, ô Rair !... oui, tandis que mon ami Ouh procédait à sa propagande, j’avais soigneusement, patiemment, élaboré un plan d’action. Les détails que je connaissais de longue date sur les mines d’Illa, joints à ce que j’avais observé depuis que j’étais ravalé au rang d’une brute, me servirent beaucoup.

Tout d’abord, les hommes-singes, sous ma direction, se fabriquèrent des limes pointues avec des débris d’outils. Ces limes devaient leur servir en même temps à couper leurs chaînes et à égorger leurs surveillants.

Ces derniers, recrutés parmi la plus basse plèbe d’Illa, avaient fini, depuis longtemps, par se croire parfaitement en sûreté. Leur autorité n’était pas contestée. Les hommes-singes leur obéissaient avec une servilité d’esclaves. Et jamais il ne fût venu à l’idée d’un de ces valets de bourreaux, abrutis par leur séjour au fond des mines, que les brutes qu’ils fouaillaient, et qui n’étaient guère plus brutes qu’eux-mêmes, pourraient songer à se révolter.

Aussi, la sévérité des consignes, qui avait été remise en vigueur lors de mon arrivée dans la mine, s’était-elle peu à peu relâchée comme elle l’avait toujours été.

Moi-même, j’étais docile, soumis. Je rampais, je contrefaisais la soumission et la terreur la plus abjecte, ce qui m’avait, d’ailleurs, concilié quelque bienveillance, les surveillants étant fiers d’humilier, de ravaler un homme qui avait été illustre entre les plus illustres des Illiens. Ils savaient que j’avais sauvé la patrie, quelques années auparavant, s’ils ignoraient que je venais encore de la sauver .

Le moment si longtemps attendu, le moment que j’avais cru ne jamais advenir, ce moment arriva.

Nous travaillions pendant environ six heures sans arrêt, et nous nous reposions quatre. Et cela sans jamais aucune interruption.

M’étant assuré que chacun des trois mille hommes-singes possédait sa lime-poignard, je fis circuler la nouvelle que ce serait pour le repos qui suivrait.

Et, pour la vingtième fois peut-être (je voulais éviter toute cause d’erreur ou de confusion), j’expliquai minutieusement à Ouh et à une douzaine d’autres hommes-singes, que j’avais jugés plus intelligents ou plus astucieux que les autres, les moindres détails de l’opération projetée.

Comment ne fus-je pas trahi ? Quand je pense que plus de trois mille êtres connurent mes projets ! Si ç’avaient été des hommes !... Mais ces brutes, si elles savaient peu de choses, les savaient bien. Leurs sentiments étaient simples. Tous haïssaient leurs bourreaux. Tous se réjouissaient à l’idée de les tuer. Ils ne voyaient pas plus loin.

Leurs chaînes étaient solides, ou l’avaient été.

Endormi, comme ses subordonnés, dans une sécurité stupide, et, de plus avare et avide, Ghan, le directeur de la mine, n’avait pas fait changer ces chaînes depuis longtemps, bien qu’il se fût fait payer le prix de nouvelles entraves par le trésorier du Conseil suprême. Aussi la plupart de ces chaînes étaient-elles oxydées par l’épaisse humidité qui régnait éternellement dans les profondeurs de la mine, et qui était produite par l’évaporation de l’eau des cascades, dont les ventilateurs ne parvenaient pas à expulser les vapeurs.

En un quart d’heure, peut-être, tout fut fini.

Leurs chaînes sciées, leurs quatre membres libres, les hommes-singes, rampant sans bruit sur leurs quatre mains, leurs yeux jaunes luisant comme des disques d’or, atteignirent les portes de leurs étables.

Elles étaient solides, ces portes. Mais, dans chaque étable-dortoir, un énorme bloc de minerai avait été secrètement introduit. Un bloc pesant un millier de kilos. Soulevé par deux hommes-singes, il fut projeté contre le panneau, qui s’effondra sous le choc.

Et les brutes, frémissantes, débouchèrent dans la crypte. À la clarté phosphorescente des trois larges cataractes d’eau glacée, j’assistai à un spectacle sans nom.

Les surveillants, réveillés en sursaut par le fracas des portes effondrées, accoururent, munis de bombes fracassantes qu’ils lancèrent dans les rangs serrés des hommes-singes.

Ce fut une terrible hécatombe. Des glapissements, des râles, des aboiements de rage et de souffrance dominèrent le mugissement des chutes. Plusieurs centaines d’hommes-singes avaient été anéantis.

Il en restait. Beaucoup. Ces survivants ne laissèrent pas le temps à leurs ennemis de lancer de nouveaux engins. Ils s’élancèrent vers eux, les rejoignirent... Ce qu’ils firent ensuite, je n’ai pas de mots pour le décrire. Des surveillants, en quelques secondes, il ne resta plus qu’une bouillie.

Je m’étais jeté à plat ventre sur le sol pour n’être pas atteint par les bombes.

La crypte vide de surveillants vivants, je me relevai, et, non sans peine, ralliai mes compagnons...

La porte de métal donnant sur la petite galerie par laquelle on accédait dans la crypte avait été fermée du dehors. Les hommes-singes, sur mes conseils, creusèrent rapidement une excavation sous le battant.

Ils la creusèrent avec leurs limes-poignards et aussi avec leurs ongles. Le carnage des Illiens les avait rendus comme fous ! Les bombes enlevées aux surveillants furent entassées dans le trou. Et l’une d’elles fut lancée sur les autres, dont elle provoqua l’explosion.

Un choc effroyable, suivi d’un grondement sourd. La porte n’existait plus, mais une partie de la crypte s’était effondrée, fracassant en même temps une des trois digues retenant l’eau des cataractes... Une gigantesque avalanche de liquide dévala dans la crypte.

Roulé, soulevé, submergé, culbuté, je réussis à nager, pourtant ! Autour de moi, j’entendis, je sentis grouiller les hommes-singes qui, épouvantés, nageaient éperdument, mus par le simple sentiment de la conservation.

À quelques mètres de moi, je distinguai la lézarde de la digue, à travers laquelle l’eau jaillissait avec un grondement d’ouragan. Je n’en pus voir plus, car je fus aussitôt entraîné par le courant. Une sorte de tourbillon m’aspira brutalement. Je sentis que je tombais avec une rapidité vertigineuse.

Dans ma chute, je me heurtai à de nombreux hommes-singes qui, affolés, essayèrent de s’agripper à moi. Je crois bien que je poignardai quelques-unes de ces brutes pour leur faire lâcher prise.

Je me heurtai douloureusement à des blocs de pierre, et, confus, sanglant, une épaule ouverte, plusieurs ongles arrachés, je me trouvai, sans savoir comment, dans ce que je crus être un lac souterrain, sous une haute voûte ; je pris pied sur la berge.

J’étais sous les puits des ascenseurs des mines.

Autour de moi, les hommes-singes abordaient les uns après les autres. Pas un Illien.

Au centre du lac, soutenues par d’énormes piliers de métal et de maçonnerie, trois énormes colonnes rondes montaient vers la voûte qu’elles semblaient soutenir. Ces colonnes, qu’une peinture au phosphore rendait faiblement lumineuses, étaient creuses et contenaient les cages des ascenseurs, ainsi que je devais m’en rendre compte.

En quelques instants, tous les hommes-singes survivants – un peu plus d’un millier – furent réunis autour de moi. Ils m’entourèrent, glapissant, criant, se pressant, se bousculant furieusement. Je ne vis pas Ouh.

Non sans peine, je réussis à obtenir un silence relatif qui me permit de me faire entendre.

J’expliquai tant bien que mal à ces brutes qu’ils devaient attendre et que j’allais faire le nécessaire pour regagner avec eux la surface du sol, l’endroit où ils seraient libres et heureux et mangeraient autant qu’ils le voudraient. On m’accorda ce répit.

J’étais terriblement embarrassé. Nous n’avions ni bombes, ni explosifs quelconques à notre disposition, et je me demandais comment je me tirerais de là... Je me voyais déjà la proie de la horde des hommes-singes affolés et désespérés, une terrible mort, plus terrible que Rair ne l’eût jamais imaginée !

Il fallait trouver quelque chose, et vite. Je sentais peser sur moi le regard ardent des prunelles jaunes des quadrumanes. J’affectai une assurance parfaite et me mis en devoir d’explorer rapidement la grotte où nous avions été « déversés ».

J’abandonnai la berge, et, à la nage, m’approchai d’une des trois énormes colonnes.

À ma grande surprise, j’aperçus, rivées dans la maçonnerie, une série de tringles de métal, disposées de façon à former les degrés d’une échelle. Je les gravis et, arrivé à la voûte, constatai qu’une trappe y était aménagée. Sans doute servait-elle au passage des ouvriers, lors des réparations ? Je la touchai. Elle était fermée et rendait un son mat qui décelait sa forte épaisseur.

Je frappai fortement sept fois, puis trois fois contre le panneau. C’était le signal employé pour se faire ouvrir, dans les couloirs de la pyramide du Conseil.

J’avais frappé au hasard, sans aucun espoir, pour répondre à une pensée qui venait d’éclore dans mon cerveau.

Presque instantanément, la trappe s’ouvrit. La face inquiète d’un officier de la milice apparut dans l’ouverture ronde.

Mes deux mains se refermèrent autour de son cou. Je serrai frénétiquement, avec tant de rage que mes pieds glissèrent de l’échelon de métal où j’étais perché et que je restai suspendu par les mains au cou de ma victime qui essayait en vain de me faire lâcher prise.

Je sentis le malheureux s’affaiblir. D’une secousse, je réussis à reprendre pied sur l’échelon, et, repoussant l’officier sans vie, franchis l’ouverture...

Une vive lumière m’aveugla. J’eus le temps de voir plusieurs ombres, des uniformes. Et je fus aussitôt saisi par dix poignes furieuses.

Ainsi que je devais le savoir par la suite, je me trouvais dans le corps de garde chargé de la surveillance des assises des ascenseurs des mines.

L’officier qui commandait le poste avait été avisé de la révolte des hommes-singes. En m’entendant frapper, il avait cru que c’était un des ingénieurs, les seuls qui connussent le signal réservé aux chefs, et, déjà ému par les nouvelles qui venaient de lui parvenir, avait instinctivement, impulsivement, ouvert.

Revenons-en à moi. Renversé par mes agresseurs, je tentai de me débattre, avec l’énergie du désespoir. En vain. Mes assaillants étaient trop et avaient trop d’intérêt à ma capture.

– C’est le traître Xié ! s’était exclamé l’un d’eux.

Je compris que j’étais perdu.

Lafind’Illa

 

III

 

Tandis que je me roulais sur le dallage, que je griffais, que je mordais désespérément mes assaillants, sans bien savoir ce que je faisais, j’entendis des cris qui me firent instinctivement tourner la tête.

Je vis – j’entrevis – deux des miliciens qui essayaient vainement de rabattre la trappe que l’on poussait du dehors.

Les hommes-singes, contrairement à ce que je pensais, avaient, en quelque sorte, flairé le danger que je courais... Ils m’avaient vu disparaître dans la trappe, et, tout aussitôt, s’étaient élancés pour me rejoindre.

L’un d’eux – je le sus ensuite – avait passé sa tête dans l’ouverture. Imprudence. Un milicien, l’ayant aperçu, lui avait fendu le crâne avec un outil. Et il avait voulu refermer la trappe.

Mais, derrière le quadrumane, des grappes d’hommes-singes étaient suspendues à l’échelle. Ceux qui étaient les plus proches du panneau avaient voulu s’infiltrer dans l’ouverture. Les Illiens qui n’étaient pas occupés à m’assaillir avaient tenté de rabattre la trappe. Trop tard.

Et, maintenant, une lutte terrible se livrait entre les hommes-singes et les Illiens. Ces derniers avaient l’avantage de la position. Mais les quadrumanes étaient plus vigoureux, plus nombreux surtout.

Je sentis soudain se relâcher l’étreinte qui m’enserrait : appelés par leurs camarades, presque tous les miliciens acharnés sur moi coururent unir leurs efforts à ceux des autres Illiens, afin d’empêcher les hommes-singes de pénétrer dans le corps de garde.

La pensée que tout n’était pas perdu, qu’au contraire je pouvais encore triompher, me rendit toutes mes forces.

Quatre Illiens étaient restés pour me maintenir. Chacun d’eux était agrippé à un de mes membres. L’un avait son genou sur mon épaule. Un autre appuyait ses deux mains sur ma poitrine et sur mon poignet. Le troisième et le quatrième immobilisaient mes jambes.

Je bandai mes muscles et, d’une furieuse secousse, je parvins à faire lâcher prise à ceux de mes ennemis qui me retenaient les bras. Ils roulèrent sur le sol. Mais les deux autres avaient tenu bon. Je ne pus me relever.

Un des Illiens que je venais de renverser tira un poignard de sa ceinture. Il leva son arme – je compris que, plutôt que de me voir lui échapper, il allait m’égorger. Je me raidis et tentai de me libérer. Un des miliciens qui m’enserraient les jambes glissa et tomba. L’autre resta cramponné à ma cuisse. J’étais perdu.

– Meurs, traître ! gronda l’homme en abaissant son poignard.

Je ne fus pas touché.

Une clameur épouvantable et assourdissante retentit : les hommes-singes faisaient irruption dans la pièce.

Les Illiens qui avaient essayé de maintenir la trappe furent submergés, mis en pièces... Ils disparurent littéralement, comme s’ils eussent été écrasés, engloutis sous une avalanche.

Comme en un rêve, je vis se redresser et tomber les miliciens qui, jusqu’alors, m’avaient retenu. Ils furent renversés, foulés, écrasés, étranglés, éventrés avec une animosité sauvage. Pendant quelques secondes, je pus entendre les ricanements, les glapissements horribles des quadrumanes qui vengeaient les infâmes traitements dont ils étaient les victimes depuis des siècles...

Ils se calmèrent enfin – lorsque leurs ennemis ne furent plus qu’une pulpe sans nom.

Pour la première fois depuis mon évasion, je me demandai si j’avais eu le droit de libérer ces brutes... À la vue des hommes-singes barbouillés de sang, leurs yeux jaunes hors de la tête, leur mufle plissé par une joie féroce, j’eus presque honte de moi qui avais trahi les hommes et m’étais allié avec ces brutes !

Comme je tournais la tête, mes regards tombèrent machinalement sur un ordre de service au bas duquel je lus le nom de Rair... Ce seul mot suffit pour balayer mes dernières hésitations et mes premiers regrets. « Périsse Illa, périsse la civilisation, pensai-je, pourvu que Rair meure ! »

Lorsque mes auxiliaires se furent un peu calmés, ce qui demanda un bon quart d’heure (et je ne pus rien faire, malgré mon impatience, pour abréger ce délai), je leur fis rechercher la clé de la porte blindée du corps de garde, clé qui était certainement en possession d’un des miliciens.

Les quadrumanes fouillèrent, pataugèrent dans la boue sanglante qui était tout ce qui restait des Illiens.

Les clés furent trouvées, la porte ouverte. Elle donnait sur la cage d’un des ascenseurs.

Les miliciens qui venaient d’être massacrés n’avaient pas pensé ou n’avaient pas eu le temps de faire connaître leur critique situation. L’ascenseur était arrêté, au ras du dallage. L’homme-singe préposé à sa manœuvre fut immédiatement entouré, submergé, anéanti... Pour ses congénères, c’était un traître. Les quadrumanes des mines nourrissaient une jalousie, une haine féroces pour ceux de leur race qui, plus heureux qu’eux, étaient employés ailleurs.

L’ascenseur pouvait contenir trente personnes, au plus. Nous étions douze cents...

J’obtins difficilement le silence et expliquai à mes alliés qu’il leur faudrait grimper en s’aidant des guides d’acier, des câbles, et des fils de toutes sortes fixés en dedans du conduit. Quant à moi, qui étais trop faible et trop épuisé pour les imiter, je m’installerais sur le dos de l’un d’eux.

J’aurais pu utiliser l’ascenseur, mais je comprenais que les quadrumanes se fussent méfiés, et il fallait à tout prix que je conservasse leur confiance. D’autre part, il se pouvait qu’une fois arrivé en haut, l’ascenseur fût cerné par des miliciens ou des soldats.

Ce fut une étrange ruée. Dans le conduit cylindrique dont les parois polies laissaient suinter une phosphorescence verdâtre, les hommes-singes, silencieux comme des fantômes, grimpèrent, laissant derrière eux des traces rouges.

Cramponné aux épaules de Torg, un gigantesque quadrumane qui ne semblait pas s’apercevoir de ma présence sur lui, heurté par les autres grimpeurs, secoué, balancé, bousculé avec une telle violence que, par moments, j’avais toutes les peines du monde à me retenir, je haletai et souffris atrocement de mes blessures.

Les hommes-singes grimpaient avec une rapidité vertigineuse. En moins d’une minute, nous dépassâmes les étages contenant les réserves de minerai, et ceux où étaient renfermés les stocks de munitions. Mais nulle ouverture ne permettait d’y accéder. Les ascenseurs qui y conduisaient étaient ailleurs.

Enfin, nous arrivâmes au niveau d’une porte, qui était fermée. Je la reconnus. C’était par cette porte que les porcs et les singes destinés aux machines à sang étaient amenés dans les étables.

À tout prix, il fallait se faire ouvrir. D’un moment à l’autre – je le savais, moi ! – Rair allait être informé – s’il ne l’était déjà ! – de la révolte. Peut-être étions-nous recherchés. Et rien n’était plus facile que de nous anéantir, entassés comme nous l’étions dans l’étroit conduit de l’ascenseur.

Les hommes-singes, sur mon ordre, s’arrêtèrent. Cinquante d’entre eux arrachèrent plusieurs tronçons des énormes rails ronds, en acier-nickel, servant de guides à l’ascenseur. Treize de ces tronçons furent réunis en faisceau à l’aide de fils conducteurs enlevés de la paroi, et constituèrent une sorte de bélier pesant au moins deux mille kilos.

Notre rudimentaire bélier fut lentement balancé, puis projeté contre la porte, laquelle, au premier choc, vola en éclats.

Par l’ouverture béante, les hommes-singes, hurlant comme des démons, se ruèrent droit devant eux, sans penser au péril, sans penser à rien. C’était une cataracte vivante, un flot dont on aurait rompu les digues. Je fus entraîné par le gigantesque Torg.

Nous traversâmes une grande salle où se tenaient quelques Illiens. Je ne les vis pas. Lorsque j’arrivai, ils étaient déjà réduits en bouillie.

Et, une seconde porte ayant été enfoncée, nous fûmes dans les étables.

Une salle ronde, d’environ cent mètres de diamètre et dont le sol était en forme d’entonnoir, à gradins . Sur ces gradins, que divisaient de hautes barrières de métal grillagé, des milliers de singes et de porcs étaient affalés. La plupart somnolaient, sous l’influence des soporifiques mélangés à leur nourriture.

Au centre de l’entonnoir, une ouverture ronde était béante. C’était dans cette ouverture que les bêtes destinées au sacrifice glissaient automatiquement. Des chemins roulants, formant en quelque sorte les rayons de l’immense circonférence, amenaient au trou les bêtes désignées par les biologistes, et sans que personne eût à intervenir.

Du plafond tombait une lueur crépusculaire qui, à travers des conduits de verre spécial, arrivait des condenseurs de lumière solaire. Une odeur chaude et âcre régnait.

Les hommes-singes, devant ce spectacle, s’étaient arrêtés, stupéfiés.

Leurs glapissements d’étonnement réveillèrent quelques porcs qui grognèrent. Ce fut le signal d’un massacre ignoble. Mais je ne pouvais rien.

En plus de la porte par laquelle nous venions de passer, l’étable n’avait d’autre ouverture que le trou rond placé au fond de l’entonnoir.

Non sans peine (j’étais descendu des épaules de Torg), je me frayai un passage jusqu’au bord de ce puits, lequel, je le savais, aboutissait aux abattoirs.

Je me laissai glisser dans l’ouverture et tombai sans me faire de mal dans une sorte d’auge. J’eus juste le temps de me jeter de côté, car les hommes-singes, me voyant disparaître, se ruèrent dans le puits... Ils tombèrent par grappes sanglantes en poussant de petits aboiements rauques.

La salle de l’abattoir était vide. Au-dessus de l’auge placée sous le puits, des tuyaux en métal-par-excellence, munis de ventouses, étaient suspendus au plafond. Et, rangées contre les murailles, se distinguaient les nombreuses machines auxiliaires : les presses, les coupoirs, les agglutineuses.

Les auges – il y en avait sept – traversaient la muraille et allaient aboutir dans la salle des machines à sang.

Du côté opposé, une porte était encastrée dans le mur. Je la fis enfoncer.

Je n’oublierai jamais, dussé-je vivre l’éternité, ce que je vis.

Étendus sur des claies, dans une salle oblongue, plusieurs milliers d’êtres humains dormaient... Je les reconnus à leurs costumes. Des Nouriens. Ils dormaient... oui, du sommeil hypnotique. Leurs traits étaient reposés, du moins ceux de la majorité d’entre eux. Certains, au contraire, avaient le visage contracté par d’affreuses grimaces... sans doute étaient-ils les jouets de songes atroces.

Je me penchai sur l’un d’eux, et distinguai, à la jonction du cou et de l’épaule, le point bleu d’une piqûre de seringue hypodermique.

Ces Nouriens, c’étaient les malheureuses victimes que Rair s’était fait livrer pour alimenter les machines à sang. Tous des jeunes gens, en bonne santé. Ils avaient été soigneusement choisis par la commission biologique d’Illa. Ces malheureux avaient des mères, des parents, des fiancées. Et ils allaient mourir ignoblement, sacrifiés comme du bétail !

Rair, dans sa prévoyance infâme, les avait fait endormir, afin que leurs angoisses et leurs tourments moraux ne nuisissent pas à leur santé. Ainsi, leur sang resterait pur, sans toxines, et ils seraient présentés en parfait état aux sinistres machines.

Les hommes-singes, muets, effarés, s’étaient arrêtés. La présence de ces milliers de morts – car les quadrumanes ne savaient pas distinguer entre le sommeil et la mort – les emplissait d’une sorte de terreur. La lueur bleuâtre filtrant du plafond, et qui donnait une teinte livide et blafarde aux corps inanimés étendus sur les claies, contribuait à entretenir leur illusion.

Je frissonnai violemment ; une telle horreur m’emplit que je craignis de perdre la raison. Je me raidis et fis appel à ma haine pour Rair afin de chasser tous les autres sentiments qui se disputaient mon cerveau.

Je traversai la salle. Comme j’allais atteindre la porte qui se trouvait au fond, celle-ci s’ouvrit. Une douzaine d’Illiens, parmi lesquels les biologistes et les physiologistes du Conseil suprême, apparurent. Virent-ils les hommes-singes ? En eurent-ils le temps ?

Ils furent entourés, poussés, renversés, anéantis.

Un rire nerveux, que je ne pus maîtriser, me secoua ; j’eus un élan de sympathie pour les hommes-singes qui, sans le savoir, venaient d’accomplir une œuvre de justice en exécutant les assassins devant leurs victimes.

Qu’ajouter encore ? Nous sortîmes du sinistre dortoir, antichambre de la mort. Nous parcourûmes des couloirs... Tous les Illiens que nous rencontrâmes périrent.

Et nous réussîmes à atteindre les réserves de munitions.

Telle avait été la rapidité de nos mouvements que les Illiens lancés à notre recherche ne devaient nous rejoindre que dans les caveaux des explosifs.

Je choisis des bombes fracassantes et les distribuai à mes auxiliaires – c’étaient les seules armes dont ils fussent capables de se servir avec efficacité. Je réussis assez facilement à leur en expliquer l’effet et à leur en enseigner le maniement.

Hors des cryptes, des miliciens, des guerriers nous attendaient au passage. Nous fûmes criblés de bombes magnétiques, de projectiles de toutes sortes, de grenades asphyxiantes.

Les hommes-singes, affolés, épouvantés, jetèrent au hasard leurs bombes fracassantes, se massacrant les uns les autres... Je réussis à en entraîner une centaine à ma suite. Nous fonçâmes dans les couloirs, à travers les Illiens épouvantés. Mais, à mesure que nous avancions, les rangs de ma petite troupe s’éclaircissaient terriblement. Les uns tombaient, d’autres étaient tués, de nombreux revenaient en arrière, affolés, et étaient aussitôt abattus par les Illiens qui se reformaient derrière nous.

Bientôt, je ne fus plus entouré que de dix à douze quadrumanes, dont la plupart étaient blessés et frappaient autour d’eux avec une rage aveugle, sans plus se rendre compte exactement de ce qu’ils faisaient.

J’étais perdu si plusieurs des miliciens qui nous combattaient ne m’eussent reconnu.

C’étaient d’anciens compagnons d’armes. Sous mes ordres, ils avaient combattu et vaincu les Nouriens. Je lus dans leurs yeux leurs sentiments.

Ils s’écartèrent pour me laisser passer. Tant que je vivrai, je n’oublierai jamais ces fidèles, ces vaillants qui risquèrent les supplices pour sauver leur chef fugitif !

Dans les couloirs déserts, je bondis. Tout mon calme m’était subitement revenu. Pour un peu, j’eusse cru que je venais d’être le jouet d’un cauchemar. Hélas ! je savais que, si j’étais surpris, ce serait la mort impitoyable !

Un officier de la milice surgit soudain devant moi, au détour d’une galerie. Ma lime-poignard s’incrusta instantanément dans sa gorge. Et, quelques instants plus tard, revêtu de l’uniforme de ma victime, je remontai sur les terrasses d’Illa.

C’était la nuit. Les ravages causés par les aérions de Nour étaient encore visibles. À quelques centaines de mètres de moi, j’aperçus l’immense tranchée qui avait permis de capturer et de détruire les tarières. Elle était encore béante.

 

 

IV

 

Les terrasses étaient désertes. Ordre de Rair, qui, redoutant de voir apparaître les hommes-singes en révolte, avait pris ses dispositions pour pouvoir les foudroyer s’ils se montraient, et cela sans craindre de massacrer les Illiens.

Les projecteurs de lumière solaire, dont la plupart, d’ailleurs, avaient été détruits par les Nouriens, ne fonctionnaient pas ou très peu.

Une lueur diffuse, crépusculaire, régnait sur les terrasses. C’était la première fois que je voyais Illa sous cet aspect. Les parois phosphorescentes de la gigantesque pyramide du Grand Conseil lui donnaient un aspect fluide et irréel. Un beau spectacle, vraiment, mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’au sommet de cette pyramide de rêve, Rair, le génie du mal, se tenait, prêt à achever son œuvre de ruine, de sang et de mort.

D’un moment à l’autre, un projecteur pouvait s’irradier et se poser sur moi. Je serais perdu.

Il fallait fuir... fuir... Mais où ? Comment ? Je pouvais entendre, dans l’immense tranchée entourant Illa, le grondement sourd des machines et les sifflets des contremaîtres et des ingénieurs.

Le travail de reconstruction et de comblement continuait jour et nuit. Il devait y avoir de nombreux miliciens aux abords des chantiers. Et je n’aurais pas deux fois la chance de rencontrer des cœurs magnanimes. Une fois arrêté, ce serait la mort.

Que faire ? Oui, que faire ?

Tandis que j’errais dans les galeries d’Illa, avant d’arriver sur les terrasses, je m’étais grandement réconforté. C’était l’heure à laquelle Rair faisait lancer les effluves nourriciers des machines à sang. J’en avais profité et, jamais, depuis que j’avais été envoyé aux mines, je ne m’étais senti si vigoureux et si dispos. Avec une honte rageuse, je m’avouai que l’invention de Rair était efficace. Féroce, mais bienfaisante. Ma force présente, pourtant, je la devais sans doute au sang d’un homme comme moi !... Cette pensée m’irrita.

Ce n’était pas le moment de philosopher, mais d’agir.

Immobile entre deux énormes blocs de maçonnerie soulevés par l’explosion d’une bombe aérienne, qui me dissimulaient entièrement, j’entrepris de mettre un peu d’ordre dans mes idées, d’envisager ma situation et surtout les moyens de la modifier.

Un léger grincement, derrière moi, me fit me retourner.

Un flot de sang monta à mes joues : d’un des puits voisins, un homme venait de surgir. Je ne pouvais voir son visage, car il était dans l’ombre, mais je reconnaissais sa silhouette, sa démarche.

Limm ! C’était Limm, l’espion de Rair, celui qui était venu insulter à ma détresse alors que j’étais ravalé au rang des brutes, celui qui m’avait longuement épié, j’en étais sûr, et qui avait, par jalousie, par basse envie, comploté ma perte.

J’oubliai tout, les périls que je courais, ma perte certaine si j’étais repris.

Frémissant, j’attendis. La direction que suivait Limm allait le faire passer à trois ou quatre pas à peine de ma cachette.

Je tirai mon poignard, une arme grossière qui me rappelait les plus tristes heures de mon existence. Et j’attendis.

Limm – c’était bien lui ! – se rapprocha.

Je n’attendis pas suffisamment. Mon impatience faillit me perdre. Comme un fou, je me ruai hors de ma cachette et bondis vers l’espion.

Limm, malgré mon uniforme de milicien, malgré la demi-obscurité régnant, me reconnut instantanément.

– Xié ! s’exclama-t-il en reculant d’un pas.

Il porta la main à sa ceinture, mais, déjà, j’étais sur lui. Mon poignard s’enfonça jusqu’au manche entre ses côtes. Il tomba en poussant un cri rauque.

– Je peux mourir, maintenant, grondai-je, puisque je t’ai eu, canaille maudite !

Une expression de raillerie et de rage contracta les traits de l’espion :

– Imbécile ! siffla-t-il.

Et, en même temps que cette suprême insulte, un jet de sang gicla entre ses lèvres. Il était mort.

Je dus me retenir – je l’avoue ! – pour ne pas m’acharner sur son cadavre, pour ne pas faire comme les hommes-singes dont j’avais si longtemps partagé la vie.

Un dernier reste d’humanité – ce n’était pas impunément que j’avais été ravalé au niveau de la brute ! – me retint.

Je fouillai l’espion et trouvai sur lui la petite plaque ronde, en illium , marquée du sceau de Rair, qui servait à faire reconnaître par le peuple les grands dignitaires d’Illa.

J’étais un des rares, en effet, qui connussent Limm. D’innombrables Illiens savaient son existence, mais ne l’avaient jamais vu, ou, du moins, ignoraient l’avoir vu. Il se montrait partout, mais sous des noms divers et des apparences différentes.

La plaque que je venais de lui enlever allait peut-être me sauver !

Depuis des mois que j’étais enfermé dans la mine, mon visage, mes traits avaient considérablement changé. Grâce à l’uniforme dont j’étais revêtu et à la plaque que je possédais, j’avais bien des chances de ne pas être reconnu...

Dans les vêtements de Limm, je trouvai encore un petit téléphone portatif qui lui servait à converser avec Rair, où qu’il se trouvât. Et puis, une petite boîte renfermant une paire de gants dont les trois doigts du milieu se terminaient par de courtes pointes – de véritables griffes – très acérées.

Or j’avais entendu parler de l’étrange pouvoir de Limm.

À plusieurs reprises, des bruits avaient circulé... Des gens avaient raconté que le simple attouchement de l’espion suffisait, lorsqu’il le voulait, à provoquer la mort. Trois membres du Grand Conseil suprême, qui s’étaient permis de critiquer Limm, avaient ainsi péri, sans que l’on devinât comment.

Je le savais, maintenant. Ce gant, ces griffes ! Elles étaient certainement enduites, ces pointes, d’un poison foudroyant. C’était pourquoi Limm tenait les gants enfermés dans une boîte de métal – par crainte de s’en blesser.

Je m’en emparai et les mis.

Puis, ayant tiré le cadavre du misérable bandit sous un des blocs de maçonnerie qui m’avaient servi d’abri, je résolus de payer d’audace et me dirigeai vers la coupole blindée abritant les petits aérions de la police.

Non seulement je pouvais espérer n’être pas reconnu, mais je possédais le moyen de foudroyer celui qui pourrait me reconnaître.

Je n’eus qu’à montrer la plaque d’illium au factionnaire placé devant la porte pour que l’homme me laissât passer sans rien me demander. Je pénétrai dans le corps de garde, et demandai à être conduit devant l’officier de service.

On m’introduisit immédiatement, et avec les plus serviles marques de respect, dans une petite pièce meublée d’une table, d’une chaise et d’un lit de camp.

L’officier, un nouveau promu, ne me reconnut pas – et, pourtant, moi, je l’identifiai. Il avait longtemps fait partie de ma garde particulière. Mais la plaque d’illium lui enlevait toute clairvoyance.

– Ordre de Rair ! fis-je, sans prendre la peine de déguiser ma voix. Faites sortir un aérion, avec un pilote expérimenté. J’ai une inspection à faire. Dépêchez !

L’homme s’empressa, tremblant que je ne fusse pas satisfait.

Moins de cinq minutes plus tard, je m’installai côte à côte avec un aériste, dans un appareil volant de petite dimension.

– À cinq cents mètres ! ordonnai-je.

Nous voguâmes dans le ciel étoilé.

Je savais à peu près manier les appareils de ce type. Mais j’avais oublié tant de choses, durant les mois qui venaient de s’écouler, que je crus nécessaire d’observer les gestes de mon compagnon. Je lui fis faire de nombreuses évolutions, aussi bien dans le sens de la hauteur que dans le sens horizontal. Il monta, il descendit, il plana, il ralentit, accéléra. Il dut, enfin, me croire fou.

L’ayant fait monter à un millier de mètres, j’allais lui enfoncer les griffes de mon gant dans l’épaule, lorsque je me sentis le besoin d’être renseigné.

Par d’adroites questions, j’essayai de savoir de lui ce qu’était devenu Fangar, son chef.

La plaque d’illium le rendait stupide. Il me répondit si idiotement que je n’insistai pas et m’enquis de Grosé, le chef de la milice.

– Il a été exécuté comme complice de l’ignoble traître Xié ! fit l’aériste. Ce fut le dernier à périr des sept cent soixante-trois conjurés ! Par neuf fois, son supplice fut interrompu, afin que le peuple pût venir le contempler dans la boule à désintégration !

» Je réussis à aller le voir trois fois de suite, grâce à ma sœur, qui est mariée à un cousin de la tante d’un membre du Grand Conseil ! Ce fut...

Des rais fulgurants de lumière violette zébrèrent le ciel. Des décharges électriques passèrent si près de nous que le moteur de l’aérion vibra.

... Par quel moyen ? Comment ? Je ne sais. Mais ma fuite venait d’être découverte !

J’enfonçai frénétiquement les trois griffes de mon gant dans l’épaule de l’aériste, qui, lâchant ses manettes, s’affaissa.

De mon poignard, que j’avais d’avance placé dans ma main gauche, je coupai la sangle retenant le cadavre à l’appareil et précipitai le corps dans le vide. Puis, ayant saisi les commandes, je piquai droit vers le nord, vers Nour.

Désormais, je n’avais plus de patrie.

L’aérion était neuf et rapide. L’indicateur de vitesse accusa presque aussitôt sept cents kilomètres à l’heure. Mais, m’étant retourné, je pus voir que plusieurs obus volants filaient déjà à ma poursuite.

Je pris de l’altitude. À dix mille mètres, je m’enfonçai dans d’épais nuages dont l’humidité glaciale me transperça.

Je respirais très difficilement.

Pendant les minutes qui suivirent, je fus dans un état presque inconscient. Le hasard ou bien quelque secret instinct me fit maintenir l’appareil dans la bonne direction.

Je traversai la zone des pylônes et faillis être foudroyé. Un violent orage, qui éclata à ce moment, me sauva en dérivant les courants électromagnétiques qui eussent dû m’anéantir.

Peu après, je faillis être précipité sur le sol, dont je m’approchai à moins de deux cents mètres. Je reconnus que j’avais quitté le territoire d’Illa. J’étais chez nos ennemis, les Nouriens.

Je ralentis la marche du moteur : aussi bien, les accumulateurs de puissance étaient presque vides.

Sous moi, j’apercevais un amas chaotique de collines rocheuses, que je connaissais bien : c’était parmi ces monticules que j’avais, quelques années auparavant, anéanti l’armée de Nour. Et telle était ma récompense : fugitif, exilé, après avoir partagé le sort des hommes-singes !... Ô Rair !

Je distinguai enfin une étroite vallée qui me parut propice à l’atterrissage. Non sans peine, à cause de l’obscurité, je descendis et réussis à prendre terre, un peu rudement, mais sans me faire de mal.

Mon indécision revint. Comment allais-je être accueilli par ces Nouriens que, par deux fois, j’avais vaincus ? Considéreraient-ils en moi la victime de Rair, ou, plus simplement, le bourreau de leur propre pays ?

Il se pouvait qu’ils me missent à mort, sans autre forme de procès. Ils devaient être exaspérés de leur défaite et de cette horrible obligation où ils étaient de laisser les Illiens choisir les plus beaux spécimens de leur jeunesse et de les emmener pour le sacrifice suprême...

La lutte que j’avais menée contre les éléments m’avait fatigué. Et puis, j’allais être obligé, tôt ou tard, de me procurer de la nourriture. Les Nouriens, en effet, ne connaissaient pas – pour leur bonheur ! – les horribles machines à sang servant à l’alimentation des Illiens. Ils se repaissaient comme des animaux, naturellement. Peut-être étaient-ils dans le vrai ! Depuis ma captivité dans les mines, bien de mes idées avaient changé sur la valeur de la civilisation !

Je poussai mon appareil dans un épais buisson de ronces où il disparut presque, et, m’étant repéré à l’aide de mes souvenirs de guerre, je me dirigeai vers une petite bourgade de bûcherons que je savais exister à quelques kilomètres dans le nord. (Mes guerriers l’avaient saccagée ; mais, peut-être, tant l’homme est obstiné et tient à rester sur les lieux qui l’ont vu naître, avait-elle été reconstruite ?...)

Je me mis en marche. L’action de la pesanteur, que je ressentais entièrement, m’obligeait, à chaque pas, à un effort nouveau. Mais je m’habituai assez vite, et bientôt avançai naturellement.

De temps à autre, je percevais des sifflements : c’étaient les innombrables serpents hantant cette région désolée qui manifestaient leur fureur à mon approche. Lors de ma campagne contre les Nouriens, un grand nombre de mes guerriers avaient été mordus et eussent péri sans les sérums dont nous les avions immunisés.

Armé d’une branchette qui me servait à éloigner les reptiles, j’avançai dans la nuit.

Je cheminais ainsi depuis une bonne demi-heure, lorsque, ayant dépassé un énorme bloc de roc recouvert de plantes grimpantes, je distinguai une lueur sur ma droite.

Or l’endroit, je le savais, était complètement désert ; le sol de sable ne produisait que des ronces... et des serpents.

Je voulus me renseigner.

Ganté du terrible étui à griffes enlevé à Limm, je me mis à plat ventre et rampai entre les petits buissons croissant autour de moi.

La lueur était toute proche. Bientôt, je reconnus qu’elle filtrait à travers la fissure d’un roc.

J’approchai jusqu’à toucher la pierre et collai mon œil contre la fente. Je distinguai trois branches d’arbre placées en faisceau et soutenant, au-dessus d’un feu de branches, un grossier récipient de terre sèche suspendu par des liens d’écorce tressée. Quelques peaux de panthère, mal tannées, étaient étendues sur le sol. Et, contre les parois du roc, d’où suintait une forte humidité, des pieux de bois étaient plantés et servaient à suspendre des quartiers de viande. La caverne – car c’était une caverne – pouvait avoir quinze à vingt mètres de longueur et quatre à cinq de largeur.

Mais où donc était son occupant ? J’essayai de le voir...

À ce moment, mes sens exacerbés perçurent un bruit de pas sur la mousse. Je me retournai, et n’eus que le temps de me jeter de côté pour n’avoir pas la tête écrasée par un énorme quartier de roc que me lança un être humain arrêté à trois pas de moi. Enragé par le péril, je me ruai sur l’inconnu. Je le rejoignis, et, écartant l’épieu de bois dont il essayait de me transpercer, je lui enfonçai, de toutes mes forces, les trois griffes du gant dans l’épaule. Il tomba en poussant une sourde exclamation.

Mon sang faillit s’arrêter dans mes veines : j’avais reconnu la voix de Fangar, le chef aériste, de Fangar, mon meilleur ami ! Je me jetai presque sur lui.

Déjà, il agonisait. Sa constitution exceptionnellement robuste lui avait permis de ne pas être foudroyé sur le coup, et puis le poison dont étaient imbibées les griffes du gant était sans doute resté en grande partie dans le corps de l’aériste que j’avais tué. Limm devait, après chaque assassinat, retremper les griffes de son gant dans le poison, du moins, je le suppose.

– Fangar ! m’écriai-je, dans un sanglot.

– Xié !... Ah !... murmura le mourant. Quel... malheur !... Je... je m’étais évadé... car les Nou... riens m’avaient fait pri... sonnier ! Écoutez !... Silmée vit... et puis Toupa... hou ! Ils sont... chez... Houno !... Et... Ilg... Ilg est caché... avec la... pierre... Ilg est chez le... grand sorcier Akash !... Je... Je...

Haletant, fou, la bouche ouverte, les yeux ronds, mes artères battant à se rompre, je fixai le mourant, n’osant l’interrompre, n’osant parler.

Fangar me lança un regard perçant qui me fit frissonner.

Il se redressa et, d’une voix changée, qui n’était plus la sienne, prononça distinctement ces mots :

– Je vous pardonne, Xié ! Illa est perdue ! Adieu !...

Ses yeux se ternirent. Un soupir siffla entre ses lèvres. Il retomba à jamais.

Lafind’Illa

 

V

 

Il me reste peu à dire, maintenant ; aussi bien, je vais mourir... Je l’ai voulu. Et, maintenant, les conséquences de ma détermination s’enchaînent. Un acte est comme une pierre qu’on lance – une fois échappée de votre main, elle poursuit sa trajectoire sans que vous puissiez rien pour la détourner ou la ralentir.

J’ai souffert toutes les douleurs, toutes les angoisses. Tout ce que l’on peut supporter sans mourir, je l’ai supporté. À présent, tout est fini. Dans quelques instants, d’Illa il ne restera rien. Rien... Ce manuscrit lui-même sera peut-être décomposé, quoique j’aie pris mes précautions pour qu’il survive.

Limm avait raison. Je suis un imbécile. Je ne suis pas satisfait encore de l’atroce injustice de mes contemporains à mon égard. Il faut encore que je me soumette au jugement de la postérité, de ceux qui trouveront ces lignes et qui, comme leurs ancêtres, comme mes contemporains, seront des hommes faibles, vains, avides, sans scrupule.

Reprenons ces Mémoires.

Après avoir assisté, impuissant, à la mort de Fangar, mon seul ami, tué par moi, tué par l’infernal Limm qui, même mort, a continué à faire du mal, je restai pendant un assez long temps immobile et, je dis le mot, n’en trouvant pas d’autre, abruti. Devenu semblable à une brute.

Je ne sais comment je me retins de m’enfoncer dans la chair les griffes de métal empoisonné avec lesquelles je venais d’assassiner Fangar. La pensée que Silmée, mon enfant, vivait encore n’aurait pas été suffisante pour me retenir, mais il me sembla voir Limm ricaner. Cette pensée qu’en me tuant j’assouvissais sur moi-même la vengeance de l’espion de Rair retint mon bras. Je me calmai.

Je traînai le corps de Fangar dans la grotte. Le chef aériste était vêtu de haillons cousus à des dépouilles d’animaux. Sa seule arme, un épieu. Dans la caverne, rien d’autre que ce que j’y avais vu à travers la fente du roc.

J’enterrai le malheureux Fangar – je ne pouvais plus que cela pour lui. Et, par raison, je mangeai, je dévorai le bouillon de viande de léopard qui cuisait dans le grossier récipient de terre.

J’étais comme ivre. La mort de Fangar m’avait atterré, et la pensée que Silmée vivait m’affolait... Silmée, mon unique enfant, que je croyais ensevelie dans les ruines causées par les tarières de Nour. Comment avait-elle survécu ? Qui l’avait sauvée ?

Et, surtout, vivait-elle encore ? Car Fangar ne m’avait pas dit depuis quand il avait vu mon enfant ! Il se pouvait que depuis... Je frissonnai.

Fangar m’avait assuré que Silmée et Toupahou étaient chez Houno... chez Houno, le roi de Nour. Sans doute étaient-ils mariés... Et, très probablement, Rair devait savoir cela.

Pourquoi tolérait-il qu’ils restassent à Nour, alors qu’il n’avait qu’un ordre à donner pour que Houno lui livrât les deux jeunes gens ? À quelle nouvelle infamie devais-je m’attendre ?

Je passai la nuit entière dans une méditation sinistre.

Au jour, je fouillai la grotte. J’étais persuadé que Fangar avait une cachette. Ce n’était pas avec un épieu qu’il avait tué les léopards dont les peaux jonchaient le sol de la caverne. Les ayant examinées, j’avais reconnu sur ces dépouilles des traces de fulguration, semblables à celles produites par les verges dont se servaient les miliciens d’Illa et dont j’ai déjà parlé. Je cherchai. Et je finis par découvrir, dissimulée dans une faille de la roche, une profonde et étroite fente au fond de laquelle non seulement je trouvai une verge électrique, dont les accumulateurs étaient vides, mais encore un fragment d’ardoise sur lequel des notes avaient été tracées.

Fangar, craignant sans doute de périr, avait voulu laisser ces renseignements à ceux qui trouveraient son cadavre.

Non sans peine, car ces notes étaient écrites en langage secret connu seulement des membres du Grand Conseil suprême et des principaux chefs d’Illa, je parvins à traduire ces quelques phrases :

Ilg vit chez le grand sorcier Akash, où nul ne connaît sa présence. Akash et Ilg cherchent le secret de la pierre-zéro, et tout fait croire que le grand sorcier tuera Ilg dès qu’il aura trouvé le secret. Toupahou et Silmée sont surveillés, Ilg connaît où ils sont. Akash le lui a révélé.

Les Nouriens préparent quelque chose contre Illa. Je n’ai pu savoir quoi. Mes armes sont vides, et je sais que, si je revenais à Illa, je serais immolé par Rair. Je lègue tous mes biens à mon seul ami Xié ou, s’il a péri, à sa fille ou aux enfants de cette dernière. Puisse Illa continuer ses destinées glorieuses. Je mourrai avec son nom dans le cœur.

C’était tout. Comment exprimer mon émotion en lisant ces lignes ?... Pauvre Fangar ! Ses suprêmes pensées avaient été pour moi... Et je l’avais tué !

Peu importe. Moi-même, je vais mourir.

À quoi bon m’étendre sur ce qui m’arriva ensuite ?

Je réussis à arriver à Nour. Je trouvai une ville dans le deuil. Pour subvenir à mes besoins, je dus – oui – je dus assassiner et voler plusieurs Nouriens. C’étaient des ennemis. Et je n’avais pas le choix... Avant d’avoir des devoirs envers eux, j’en avais envers Silmée, envers moi.

Et puis, maintenant, je vais mourir... Je ne sais pas, en écrivant, si chacune de mes phrases ne sera pas interrompue par la mort. Je serai franc jusqu’au bout.

Je m’introduisis une nuit chez le grand sorcier Akash.

Cet homme, le plus puissant des Nouriens, lesquels sont extrêmement superstitieux, habitait dans une misérable cabane accotée contre la muraille du temple du Soleil...

J’y pénétrai une nuit... La cabane était vide. J’y vis un grabat, quelques planches supportant une cruche et une galette noire. Dans un angle, un chat borgne, endormi. Sur le sol, une natte à demi pourrie... Et personne.

Pourtant, j’avais guetté Akash depuis des heures. Je l’avais vu entrer chez lui. Il n’en était pas ressorti.

Je tâtai les murailles. Pas trace de porte quelconque.

Un léger grincement me fit tressaillir. Je n’eus que le temps de me jeter sous le grabat. La natte recouvrant le sol se souleva, repoussée par une trappe encastrée dans la terre.

Akash, un vieillard maigre et osseux, dont le nez et le menton, aussi crochus l’un que l’autre, se rejoignaient presque, apparut. Il jeta autour de lui un regard soupçonneux, un simple regard instinctif, car il ne se doutait de rien, et, ayant refermé la trappe, sortit.

À peine la porte extérieure de la maisonnette se fut-elle refermée sur lui que je soulevai la trappe et m’introduisis dans l’ouverture.

Il y avait un puits éclairé par une lanterne fumeuse. Des échelons de bois étaient plantés dans la maçonnerie. Je les descendis rapidement, et embouchai une galerie horizontale, à environ huit mètres au-dessous de la surface du sol.

Presque aussitôt, à moins de dix pas de l’échelle, je distinguai, au-dessus de ma tête, l’ouverture d’un autre puits qui, d’après sa position, me parut déboucher dans le temple du Soleil. Je n’approfondis pas ce détail et continuai à avancer. J’arrivai ainsi devant une forte grille qui barrait la galerie dans toute sa largeur et dans toute sa hauteur. Les barreaux en étaient énormes et si serrés qu’il était impossible d’y passer le doigt.

La clé était restée dans l’énorme serrure. J’ouvris, attirai la grille à moi, et aperçus Ilg l’électricien, Ilg le traître. Il était debout devant un large fourneau sur lequel bouillonnaient des cornues. La clarté du foyer se réverbérait sur sa face maigre et lui donnait un aspect hideux.

Il était si occupé à sa tâche qu’il n’avait pas entendu la grille s’ouvrir. J’arrivai sur lui sans qu’il se fût aperçu de rien, et, d’un coup de poing sur la nuque, le fis rouler à mes pieds.

Après être resté étourdi pendant quelques secondes, il revint à lui et me reconnut.

– Arrive ! ordonnai-je. Ou meurs !

Je lui épargnai explications et questions en lui montrant le gant à griffes enlevé à Limm. Il le connaissait. Il pâlit.

– Le morceau de pierre-zéro ! dis-je.

Il frissonna et vit les griffes prêtes à s’enfoncer dans sa chair.

– Tout de suite ! balbutia-t-il.

La pierre-zéro était dans une petite boîte d’or qu’il tira de dessous le fourneau. Je m’en emparai après avoir vérifié que c’était bien elle, tandis que l’électricien, livide, me demandait la permission d’emporter quelques objets. J’acquiesçai en le prévenant que, si, entre-temps, le grand sorcier revenait, je commencerais par le tuer, lui, Ilg.

Il eut rapidement trouvé ce qu’il cherchait. Nous sortîmes dans la galerie.

Au moment où l’électricien, que j’avais fait passer devant moi, allait saisir les barreaux fixés à l’intérieur du puits de sortie, il recula précipitamment. Je compris, et, comme les pieds du grand sorcier apparaissaient, je lui enfonçai les griffes du gant dans la jambe. Il tomba en hurlant. D’un coup de talon qui lui écrasa la tête, Ilg l’acheva.

– Maintenant, nous voilà en sûreté ! ricana-t-il en me regardant d’un air satisfait. Nul, sauf moi, ne sait à Nour que la misérable cahute, qui sert soi-disant d’habitation à Akash, contient un souterrain...

Je haussai les épaules. Que m’importait ce détail ! Akash était mort, et on allait le rechercher. On découvrirait facilement la trappe et, si nous étions encore dans le souterrain, nous serions infailliblement pris. J’obligeai Ilg à me suivre au-dehors.

Une fois dans la carrière abandonnée qui me servait de cachette depuis que j’étais arrivé à Nour, j’interrogeai le traître et appris de lui que Toupahou et Silmée étaient prisonniers... Nul ne le savait à Nour, sauf Akash. C’était sur les instances d’Akash que Toupahou était retenu. Il avait déjà été, à plusieurs reprises, soumis à d’atroces tortures ayant pour but de lui faire révéler comment se désintégrait la pierre-zéro. Il avait toujours affirmé, même dans les plus horribles tourments, qu’il l’ignorait. Je savais, moi, que c’était un sublime mensonge, Toupahou ayant été initié par Rair, son grand-père, au terrible secret.

... Le temps presse. J’aurais trop de choses à écrire. Et la mort, le néant, est proche pour Illa, pour Rair, pour tous ceux que j’ai aimés et pour moi-même. Je l’ai voulu. Ce serait à refaire que je le referais...

Je délivrai Toupahou et Silmée. Ayant réussi à me procurer un uniforme de gardien de la prison, je réussis à m’introduire dans la sinistre geôle. Grâce au gant de Limm, je tuai successivement plusieurs surveillants... J’ouvris le cachot de Toupahou. Le malheureux n’avait plus de bras. On les lui avait lentement rongés dans les acides.

Par lui, je sus que Silmée occupait un cachot contigu au sien, afin qu’elle pût entendre ses cris de souffrance et l’exhorter à parler. Les Nouriens, pour la férocité, valaient les Illiens !... Mais la cause initiale de toutes ces horreurs, n’était-ce pas Rair ?

Notre émotion, en nous retrouvant, mon enfant et moi, faillit nous perdre... Pauvre Silmée ! Infortuné que je suis !

Nous réussîmes à sortir de la prison et à regagner la carrière qui me servait de retraite.

Ilg dormait. Pour notre sécurité à tous, je le tuai à l’insu de Toupahou et de Silmée.

J’appris de Toupahou que c’était lui qui, engagé dans les rangs des Nouriens et commandant une des terribles tarières, avait pénétré jusque dans ma demeure et avait enlevé Silmée. Mais Houno, le roi de Nour, égal en traîtrise et en astuce à Rair, avait fait emprisonner les deux fiancés dès leur arrivée dans ses États.

Le téléphone portatif que j’avais enlevé à Limm fonctionnait fort mal, et j’avais peur, en m’en servant, de faire connaître ma présence aux gens de Nour.

J’envoyai Toupahou à Illa, afin de négocier notre retour et de faire notre paix, si c’était possible, avec Rair.

Les adieux des deux fiancés furent déchirants. On eût dit qu’ils devinaient l’avenir.

Toupahou réussit à regagner Illa, où Rair le fit impitoyablement foudroyer, comme traître, au pied de la pyramide du Grand Conseil suprême.

La nouvelle en parvint jusqu’à Nour. Je l’appris et ne sus pas la cacher à Silmée. Le même jour, m’étant éloigné pour nous procurer quelque nourriture, je retrouvai mon enfant inanimée. Morte... Elle s’était enfoncé dans la poitrine les griffes du gant de Limm. Et, si affaibli que fût le poison restant, il avait suffi à tuer ma fille.

Je termine. Tout est fini, et je m’étonne de vivre encore.

Je revins à Illa par une nuit d’orage, sur l’aérion que j’avais enlevé. Ses accumulateurs renfermaient suffisamment d’énergie pour me faire franchir les frontières de ma patrie. En quelques jours de marche, j’atteignis les terrasses.

Tout était désordre et confusion.

Les condensateurs de lumière solaire ne fonctionnaient plus. Depuis longtemps, les tranchées ayant servi à capturer les tarières étaient comblées. Mais les machines qui avaient servi aux travaux étaient encore sur les chantiers. Les miroirs paraboliques installés au-dessus des puits distributeurs de chaleur et de lumière étaient ternis, encrassés, rayés.

De misérables Illiens, que j’interrogeai, ne me reconnurent pas et m’apprirent que l’extermination des hommes-singes avait presque arrêté l’extraction du minerai nécessaire aux machines à sang, lesquelles ne fonctionnaient plus guère. Il avait fallu nourrir la population avec les provisions des hommes-singes ! Rair avait pu pourtant conserver le pouvoir, grâce à la terreur qu’il inspirait. La disparition de Limm avait porté un nouveau coup à son pouvoir chancelant. Et l’on craignait une attaque des Nouriens, à tel point que la population avait voulu faire libérer les prisonniers. Rair, de rage, avait fait foudroyer ces derniers.

Illa croulait.

Je réussis à m’introduire dans les puits, tant la surveillance était relâchée. Je pus pénétrer dans les cryptes renfermant les munitions d’Illa. Elles étaient presque vides – mais que m’importait !

J’arrivai devant la triple casemate renfermant la pierre-zéro.

Toupahou, avant de partir pour Illa, pour la mort, m’avait révélé le secret du terrible alliage.

Je plaçai devant le blindage la boîte d’or renfermant le fragment de pierre enlevé à Ilg et déposai contre elle un petit réchaud électrique que je réglai de façon que, dans un très court délai, la pierre-zéro contenue dans la boîte fût suffisamment échauffée pour se désintégrer et provoquer, en même temps que la désintégration des centaines de kilogrammes de pierre-zéro entreposés derrière les blindages, la destruction complète d’Illa.

... J’ai terminé. Il est neuf heures du soir. Le soleil a disparu depuis longtemps derrière la pyramide du Grand Conseil. Les étoiles scintillent. C’est le dernier soir d’Illa.

Sa civilisation mériterait peut-être d’être sauvée. Je vais transcrire maintenant ce que je sais des principales découvertes de nos savants. Quelques formules suffiront. Et j’enfermerai mon manuscrit dans le récipient que j’ai préparé et qui échappera peut-être à la catastrophe.

Qu’importe !

Je vais mourir. Rair va mourir. Et aussi ce ramassis de lâches féroces qui se sont montrés prêts à tout pour prolonger leur ignoble existence. Que ne puis-je les voir tous pour leur rire à la face et leur montrer que leur ignominie a été vaine !

...............................................

 

Ainsi se terminait la partie traduite du manuscrit de Xié.

Tout porte à croire que le fragment de pierre violette jetée par la servante du Dr Akinson dans le fourneau de sa cuisine n’était autre qu’un morceau de pierre-zéro, échappé, par quel hasard ? à la destruction d’Illa.

Ce fragment de matière inconnue devait – tout semble le démontrer – provoquer, à plusieurs centaines de siècles de distance, de nouvelles ruines : la destruction de San Francisco...

Lafind’Illa

 

 

 

 

 

Cet ouvrage est le 80e publié

dans la collection Classiques du 20e siècle

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

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