La cité du gouffre

Lacitédugouffre

 

 

Il existe de nombreux cas, contrôlés, d’hallucinations collectives. Mais tout fait croire que ce qui s’est passé à bord du cargo-boat Ariadne, de Bordeaux, est réel.

Le capitaine Mercier, commandant ce navire, est un homme calme, pondéré, connu pour son sang-froid. Le lieutenant Mauris a été reçu capitaine au long cours le premier de sa promotion. Le chef mécanicien de l’Ariadne, Gérard Fouque, est un quinquagénaire placide ; le second capitaine, Jacques Michel, est connu pour certains travaux astronomiques qui lui ont valu les honneurs d’une communication à l’Académie des sciences.

Tous sont d’accord ; ils ont vu. Ils ont entendu. Et, au reste, le livre de bord, le rapport de mer du capitaine Mercier, signé par deux hommes de l’équipage, attestent qu’il s’agit d’un fait réel, indiscutable – mais que personne ne croira.

Il était cinq heures du soir. L’Ariadne, un cargo chargé de six mille tonnes de riz embarquées à Saigon à destination de Nantes, naviguait dans le golfe d’Aden, lorsque, deux heures après avoir doublé le sinistre cap Guardafui, où tant de navires ont trouvé leur perte, le lieutenant Mauris, qui était de quart, fit prévenir le capitaine Mercier qu’il venait d’apercevoir une mine flottante !

Une mine flottante, dans le golfe d’Aden ?

Le capitaine Mercier crut que son subordonné avait mal vu. Il le rejoignit sur la passerelle, et distingua, dans l’ouest, juste sur la route que suivait son bâtiment, une sphère rougeâtre qui se balançait sur les flots clapoteux.

Une mine, ou bien quelque bouée de port partie à la dérive ?

Le capitaine Mercier approcha son navire de l’étrange engin et constata qu’il s’agissait apparemment d’une mine flottante, d’une vieille mine dont les cornes étaient, pour la plupart, brisées, et qui devait sa couleur rouge à la rouille qui en rongeait les parois.

Comment n’avait-elle pas coulé ? Mystère !

Quoi qu’il en fût, elle constituait un terrible danger pour la navigation.

Le capitaine Mercier, avec cet altruisme des marins, ordonna au lieutenant Mauris d’essayer de couler l’engin à coups de fusil.

Mauris, un Parisien de vingt-cinq ans, frais émoulu de l’École d’hydrographie, était un bon tireur. Profitant de ce que l’Ariadne était à peine à cent cinquante mètres de la mystérieuse sphère, il lui envoya, coup sur coup, sans un raté, plusieurs projectiles.

Quatre en tout.

À l’étonnement de tous, les trois premiers s’écrasèrent sur l’engin, d’où jaillit, sous le choc, une poussière de débris blanchâtres. La bouée ou mine n’était-elle donc pas en fonte ? De loin, on eût dit du plâtre !

La quatrième balle produisit un effet encore plus inattendu : un claquement sec s’entendit, comparable à celui d’une marmite qui éclate, et la bouée, ou quelle qu’elle fût, vola en éclats, mais sans exploser !

Et des cris, poussés par les matelots de l’Ariadne massés sur le gaillard pour mieux assister à l’opération, retentirent : la bouée était creuse et contenait un être humain...

Tout le monde avait pu le voir, pendant une brève seconde : un être vêtu de haillons, qui avait porté les mains à son crâne ensanglanté. Et la mer, aussitôt, s’était refermée sur lui et sur les débris de l’étrange sphère...

– Le youyou à la mer ! ordonna le capitaine Mercier, en même temps qu’il transmettait à la machine l’ordre de stopper, puis de battre en arrière.

Jamais manœuvre ne fut plus rapidement exécutée !

En moins de deux minutes, le youyou, monté par le second capitaine de l’Ariadne, Jacques Michel, et quatre robustes matelots, fut amené, avant même que le cargo eût complètement stoppé, et vogua dans la direction approximative où avaient disparu les débris de la sphère rouge et l’homme qui était dedans.

Un léger remous, ourlé d’une dentelle d’écume, en indiquait encore l’emplacement.

– Là ! Là ! crièrent les matelots restés à bord de l’Ariadne, et qui, plus haut perchés que ceux du youyou, avaient un champ de vision plus ample.

» Sur votre gauche !... Comme ça !

La légère embarcation, enlevée par ses rameurs, fendait les flots clapoteux comme si elle eût disputé une course. À l’arrière, debout, manœuvrant la barre avec ses chevilles, Jacques Michel la dirigeait sur un point noir qu’il venait d’apercevoir, pour le perdre de vue aussitôt : la tête de l’inconnu, sans doute...

Il ne s’était pas trompé.

Presque aussitôt, l’homme émergea encore, se débattant convulsivement. Il allait redisparaître – et pour toujours ! – lorsqu’un des matelots du youyou réussit à le saisir par les cheveux.

L’homme, qui était inconscient, voulut se débattre. Le mathurin, d’un brutal coup de poing en pleine face, le calma, et, aidé de ses camarades, le souleva et le déposa dans l’embarcation.

L’infortuné était revêtu de haillons qui semblaient corrodés par quelque acide. Son pantalon et sa chemise, ses seuls vêtements, étaient en loques et avaient perdu toute couleur précise. Leur teinte allait du noir au gris, en passant par le vert sombre et le rouge brun.

L’inconnu était couvert d’ecchymoses ; des croûtes de sang noir adhéraient à ses oreilles, à ses yeux, aux commissures de ses lèvres : le bain qu’il venait de prendre n’avait pas eu le temps de les décoller.

Le second capitaine de l’Ariadne, écartant les matelots, se pencha sur le mystérieux individu :

– Il vit ! dit-il. C’est le principal ! Étendez-le à l’arrière... là ! Aidez-moi ! Très bien ! Et, maintenant, à vos avirons, tous, et nage à bord !

Très excités, les marins obéirent.

Jacques Michel, qui s’était rassis à côté du corps inerte du bizarre naufragé, dirigea le youyou vers l’Ariadne, distant d’environ un demi-mille, un petit kilomètre, lequel fut franchi par l’embarcation à une vitesse de record.

Le canot se rangea sous l’échelle de coupée du cargo, qui, entre-temps, avait été amenée.

Le capitaine Mercier, le chef mécanicien Fouque, le cuisinier, les chauffeurs et matelots, groupés devant la plate-forme supérieure de l’échelle, attendaient, en échangeant des remarques à mi-voix.

Le lieutenant Mauris, que son service retenait sur la passerelle, regardait, lui aussi...

Porté par deux des hommes du youyou, l’inconnu fut déposé sur le panneau de la cale arrière.

Le capitaine Mercier, qui était un peu médecin (très peu !), se pencha aussitôt sur lui, entrouvrit sa chemise, colla son oreille à sa poitrine, et écouta.

Un silence de mort s’était fait.

– Il vit ! grommela le commandant de l’Ariadne en se redressant. Mais son cœur est rudement irrégulier... on dirait un treuil qui manque de pression !

» Monsieur Michel, allez remettre en route, je vous prie, et faites venir de quatre ou cinq degrés au nord de la route indiquée... les courants sont traîtres, ici, et je ne tiens pas à me mettre au plein !

Le second capitaine, à qui s’adressaient ces paroles, grogna un « oui, cap’taine ! » sans conviction et se dirigea vers la passerelle. Il était furieux, car il aurait voulu rester, pour entendre ce que dirait le naufragé...

Le commandant Mercier fit aussitôt transporter l’inconnu dans le petit rouf érigé sur la dunette, qui servait de cabine à l’armateur, lorsque celui-ci voyageait à bord.

L’homme fut étendu sur le lit de cuivre ; le maître d’hôtel nègre, Capron, le déshabilla, lui lava la face et lui passa une chemise propre.

Après quoi, le capitaine Mercier entreprit de le faire revenir à lui.

Ce fut difficile.

Il lui plaça successivement un flacon d’éther, puis un de sels anglais, sous le nez.

Il lui fit couler dans le gosier quelques gouttes d’un certain tafia acheté à Singapour et plus corrosif que du vitriol. En vain !

Capron, un athlète formidable, le frotta, le massa, le secoua, sans aucun succès.

L’homme, cependant, n’était pas mort. Son cœur, par moments, semblait arrêté. Mercier ne l’entendait plus. À la seconde suivante, le viscère se remettait à battre avec une violence formidable, qui secouait la poitrine du pauvre hère. Mais le malheureux restait toujours inanimé.

Le capitaine Mercier, un Nantais de vieille souche, ne possédait pas, parmi ses nombreuses qualités, celles de la douceur ni de la sensibilité. Ni celle de la patience non plus.

– Mousse ! appela-t-il. Va me chercher du coton et la bouteille d’esprit-de-vin dans ma cabine !

Le mousse, ainsi interpellé, s’empressa et revint bientôt avec les objets demandés.

Mercier prit une touffe d’ouate, la plaça entre les doigts de la main gauche de l’inconnu, qu’il maintint serrés au moyen d’un brin de fil de caret, puis, ayant versé sur l’ouate la valeur d’un demi-verre à liqueur d’esprit-de-vin, il y mit le feu.

L’ouate flamba. La chair des doigts du naufragé grésilla.

L’homme eut un violent sursaut. Il ouvrit les yeux, se dressa sur son séant et lâcha un furieux :

– Tonnerre d’enfer !

– Ah ! il parle ! Ça va ! s’exclama Mercier, qui prit dans sa grosse main les doigts environnés de flammes du malheureux et étouffa le feu.

L’homme tremblait violemment.

Bouche ouverte, yeux ronds, sa physionomie exprimant une épouvante sans nom, il regarda autour de lui, comme s’il eût eu peine à se rendre compte de la réalité :

– J’ai rêvé ! murmura-t-il.

– Rêvé quoi ? questionna Mercier, étonné de ces paroles inattendues.

L’homme ne répondit pas. Ses sourcils froncés, la profonde ride barrant son front révélèrent qu’il réfléchissait intensément.

Mercier en profita pour l’examiner. C’était un individu paraissant une quarantaine d’années. Sa barbe et ses moustaches, qu’il devait raser habituellement, étaient longues d’environ un centimètre. Les cheveux, rares, grisonnaient. Le front était haut, les yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière. Le nez, un peu fort, était veiné de rouge. La bouche avait un pli cynique et désabusé. Au demeurant, une physionomie intelligente, mais peu sympathique.

« Toi, mon ami, tu dois aimer le tafia ! » pensa Mercier, qui tendit au mystérieux naufragé le verre d’alcool dont il lui avait déjà fait boire quelques gorgées.

L’homme le regarda, prit le verre, eut une brève hésitation, et, d’un trait, vida le récipient.

– Ça va mieux ? lui demanda Mercier.

L’inconnu, de nouveau, fronça les sourcils :

– Vous êtes Français ? articula-t-il d’une voix rauque.

– Comme vous le dites, mon garçon ! Et vous ? rétorqua rondement le capitaine de l’Ariadne. Vous allez nous dire ce que vous faisiez dans cette mine... dans cette bouée ?

– Quelle bouée ?

– La boule qui vous servait de coquille ! Le flotteur !

– Le flotteur ?

– Oui, le flotteur ! Une sphère rouge, que nous avons prise pour une mine flottante, et que nous avons démolie à coups de fusil... Vous étiez dedans !

L’homme, de nouveau, ne répondit pas. Un frisson le secoua. Ses yeux nagèrent dans leurs orbites. Il regarda Mercier, puis le second capitaine Jacques Michel qui venait d’entrer, puis le mousse :

– Alors... je n’ai pas rêvé ! murmura-t-il.

– Rêvé ? dit Mercier. Ah ! ça ! Il faudrait vous expliquer ! Voulez-vous encore un verre de tafia ? Ou bien manger ? Voulez-vous vous reposer ? Quand vous serez mieux, vous vous expliquerez ! Vous êtes ici en sûreté ! Calmez-vous !

L’homme ne répondit pas. Son cœur s’était remis à battre convulsivement, avec une telle violence que les palpitations de l’organe se distinguaient à travers la cage thoracique. Son gosier se contracta, sa pomme d’Adam se souleva, comme s’il avalait sa salive :

– À boire ! dit-il.

Mercier emplit le verre et le lui tendit. Il en avala gloutonnement le contenu. Ses pommettes rougirent. Le pli cynique de sa bouche s’accentua :

– Alors, dit-il, vous m’avez trouvé dans une boule... dans un flotteur ?

– Parfaitement ! précisa Mercier, qui, en quelques phrases, expliqua ce qui s’était passé depuis le moment où le lieutenant Mauris avait aperçu l’engin mystérieux.

L’homme eut un hochement de tête ; il comprima son cœur palpitant et murmura d’une voix entrecoupée :

– Je peux... aussi bien, tout vous dire... Je suis fini !... D’un moment à l’autre, la machine va craquer ! Après tout, cela vaudra mieux ainsi ; on ne meurt qu’une fois, et la vie ne vaut pas la peine qu’on la regrette !

L’inconnu s’interrompit. Il haletait.

– Je m’appelle Philippe Raquier... Ingénieur. Sorti le premier de sa promotion, de... Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?... La vie est une question de chance ou de malheur... Une promenade qui commence à la naissance et finit à la mort : on est heureux lorsqu’on rencontre des circonstances favorables, malheureux dans le cas contraire...

» ... Moi, j’ai d’abord eu de la chance. J’ai fait de bonnes études. Je suis devenu ingénieur. J’aimais la vie large. J’ai sollicité et obtenu une place dans les chemins de fer d’Éthiopie, puis en Amérique du Sud... Mais cela ne vous intéresserait pas.

» Enfin, je me suis mis à boire ! Pourquoi ? Parce que j’aime l’alcool ! Il y en a qui aiment les petits pois, d’autres les huîtres... Il n’y a pas d’explications à cela !

» Mais l’alcool est un terrible associé ! Pour obtenir la légère ivresse que je recherchais, je dus rapidement augmenter les doses... On s’en aperçut, bien que je fisse mon service sans défaillance. Je perdis successivement toutes mes places... des places de plus en plus minimes...

» ... Mais vous vous demandez ce que tout cela a à voir avec mon repêchage ? J’y viens.

» Je vous ai dit que j’avais successivement perdu tous mes emplois. Je finis par trouver, à Glasgow, une place de représentant d’appareils sanitaires. Mais, un jour que j’étais ivre, je me trompai dans une livraison. Enfin, je fus encore sur le pavé.

» Je tombai dans la misère la plus noire. Je couchai à l’asile de nuit... lorsqu’il y avait de la place. Quand on n’a plus de logis, quand on ne possède plus de vêtements présentables, il est impossible de remonter la pente !...

» Pour ne pas périr de misère, je fus heureux de trouver une place de graisseur dans les machines, à bord d’un vapeur anglais... Mais, à Melbourne, je m’enivrai à ma première descente à terre. On me donna mon sac.

» Ce fut une chance ! On construisait une ligne de chemin de fer entre Saint Kilda et Buxton, dans une plaine infestée de malaria. Les ingénieurs mouraient les uns après les autres. Et on ne leur trouvait pas de remplaçants. Je montrai mes diplômes. Je fus engagé à cinquante livres par mois. Une aubaine !

» Je gardai mes fonctions sept mois, jusqu’au moment où un Syrien vint installer sa cantine le long du tracé de la ligne. Il vendait un whisky infâme, qui empoisonnait les travailleurs. Mais, à moi, il me procura du cognac authentique, comme je n’en avais pas bu depuis des mois.

» Je fermai les yeux sur son trafic. Et je contentai ma passion pour l’alcool. Un inspecteur de la compagnie passa. J’étais ivre. Je fus renvoyé à Melbourne, où je me retrouvai sur le pavé avec trois cents livres en poche et une notoriété qui m’interdisait de chercher un autre poste dans toute l’Australie.

Philippe Raquier s’interrompit. Sa voix s’était affaiblie et enrouée davantage. Par moments, son cœur sautait dans sa poitrine. Son visage s’était durci, indiquant l’effroyable effort de volonté qu’il s’imposait pour parler encore.

Il poursuivit :

– Dans un bar de Pitt Street, je rencontrai un Irlandais, James O’Baldy, ivrogne comme moi, et que j’avais connu pendant que je faisais la queue devant l’asile de nuit de Glasgow... Nous bûmes. Nous causâmes. Pour être bref, je vous dirai qu’O’Baldy me raconta qu’il était garçon, garçon du purser du paquebot anglais Thames, lequel partait le lendemain pour l’Europe.

» Nous nous connaissions bien, O’Baldy et moi. C’est pourquoi il me confia sans hésiter ses regrets : le Thames emportait à son bord plusieurs caissettes de rubis et d’opales, pour plus de deux cent mille livres sterling !

» Ces pierres précieuses avaient été embarquées secrètement la veille, et enfermées dans la chambre forte du , un réduit aux parois blindées dans lequel on ne pouvait entrer qu’en passant par la chambre du purser.

» Deux cent mille livres de pierreries ! O’Baldy, à cette pensée, pâlissait. S’il avait eu un associé, un homme sûr, il se disait certain de s’emparer de cette fortune... Mais il lui fallait un aide, un aide pouvant, au besoin, fracturer la porte de la chambre forte...

» ... Je peux aussi bien vous dire, messieurs, que, pendant mon séjour de misère en Angleterre, j’avais, avec O’Baldy, opéré quelques misérables cambriolages... qui ne m’avaient rapporté que très peu...

» J’entendis ce que voulait me dire O’Baldy. L’affaire me parut intéressante. Par quelques questions, auxquelles l’Irlandais répondit nettement, je me rendis compte que le vol était faisable et que je pourrais facilement cacher le butin... Pour cela, il fallait que je m’embarquasse sur le Thames.

» C’est ce que je fis.

» Je renouvelai ma garde-robe, achetai quelques outils indispensables : pince-monseigneur en acier au manganèse, rossignols, fausses clés, et jusqu’à un petit chalumeau oxhydrique, et pris un billet de première classe pour Suez. C’était à Suez qu’il m’avait paru le plus facile de débarquer et de disparaître, une fois le coup fait.

» Le Thames partit... Il me restait deux livres sterling et quatre shillings en poche. Les deux livres sterling me servirent à conquérir l’estime de mon garçon de cabine, à qui je les donnai en arrivant à bord.

» Mauvaise traversée. Depuis Melbourne jusqu’à Colombo, le temps demeura exécrable. Entre Colombo et Aden, la mousson de sud-ouest continua à nous secouer pendant trois jours, puis s’apaisa. Les passagers, pour la première fois de la traversée, se montrèrent à table au complet... Le purser, d’accord avec le commandant du Thames, décida que le moment était venu de donner la fête traditionnelle de chaque voyage, au bénéfice des veuves des marins de la compagnie.

» O’Baldy et moi n’attendions que cela !

» Le purser allait être très occupé pendant toute la fête. Nous en profiterions pour « travailler » !

» Elle eut lieu, la fête, l’avant-veille de l’arrivée à Aden.

» À onze heures du soir, O’Baldy m’introduisit dans la cabine du purser. Sur le pont, un orchestre de bigophones et de mirlitons, accompagnés d’accordéons, faisait rage. Je crois que l’on était en train de danser une gigue...

» Au côté d’O’Baldy, je traversai le petit bureau du purser, puis sa cabine, et arrivai devant une étroite porte de tôle, qui donnait dans la chambre forte.

» O’Baldy ouvrit une des armoires de la cabine du purser : je devais m’y cacher, au cas où le purser, pour une cause ou l’autre, fût revenu dans sa cabine. O’Baldy alla prendre la faction dans la coursive, à quelque distance de la porte de la cabine du purser ; il devait m’avertir en laissant tomber un sucrier, qu’il tenait à la main, si le purser apparaissait.

» La porte de la chambre forte était munie de trois serrures de sûreté. Je n’eus besoin d’en forcer qu’une. Ayant compris leur mécanisme, j’ouvris facilement les deux autres.

» J’attirai le battant à moi, appuyai sur le bouton d’une petite torche électrique dont je m’étais muni, et pénétrai dans la chambre forte.

» C’était un réduit cubique, de deux mètres cinquante de côté, et dont les parois supportaient des planchettes de tôle. Elle formait en quelque sorte le prolongement de la cabine du commissaire. Ses cloisons avaient été blindées au moyen d’épaisses plaques de tôle d’acier maintenues par des arcs-boutants rivés aux barrots ; une solide croix de fer en défendait le hublot.

» Devant moi, sur les rayons, j’aperçus de petites boîtes de bois épais dont les côtés étaient scellés de larges cachets de cire rouge : elles étaient au nombre de treize, grandes chacune comme une boîte à dominos, et voisinaient avec des écrins, des cassettes confiés au purser par des passagers prudents.

» J’allongeai la main vers les boîtes.

» Derrière moi, j’entendis un bruit sec. C’était la porte qui venait de se refermer ! Je voulus l’ouvrir : j’entendis frapper deux coups contre le panneau : du moins, je crus entendre... Je devinai – je ne saurai jamais si je me suis trompé ! – que c’était O’Baldy qui avait refermé la porte en voyant arriver le purser... Mais, après tout, cela venait peut-être d’un fort coup de roulis, que j’avais parfaitement ressenti.

» Quoi qu’il en fût, je frissonnai... Représentez-vous ma situation : je risquais les travaux forcés, le hard labour, à perpétuité...

Philippe Raquier s’interrompit :

– À boire ! dit-il.

Le capitaine Mercier lui versa un verre plein de tafia. Il l’assécha d’une haleine :

– J’essayai d’envisager ma situation avec calme, oui, lorsqu’un formidable choc me fit rouler sur les tôles du parquet.

» Après quelques instants, car la commotion m’avait étourdi, j’essayai de me relever, et je sentis que le plancher décrivait un angle de plus de quarante-cinq degrés avec l’horizontale !... Le Thames était presque chaviré !

» Je pus me mettre debout, pourtant, et m’aperçus que le parquet s’enfonçait sous mes pieds, comme un ascenseur qui descend !

» Le Thames sombrait.

» Il s’enfonçait en zigzaguant, avec des mouvements onduleux, exécutant des glissades latérales, se redressant, piquant du nez...

» Autour de moi, j’entendais des chocs sourds qui faisaient vibrer les tôles ; je percevais des gargouillements formidables...

» J’avais repris tout mon sang-froid. Quand on a envisagé les travaux forcés à vie, l’on peut envisager la mort !

» Comprenant que, si je restais dans la chambre forte, j’allais y périr lentement d’asphyxie ou de noyade, je voulus en ouvrir la porte, pour essayer d’en sortir, de revenir à la surface. Mais j’en restai là. Je réalisai que, déjà, c’était impossible. La chambre du commissaire, son bureau, la coursive, que je devrais traverser avant d’atteindre le pont, étaient déjà pleins d’eau. Impossible de passer.

» La sueur perla le long de mon échine...

» Le navire continuait sa descente. À chacune de ses oscillations, les boîtes de pierreries, les écrins, glissaient sur le parquet et allaient frapper les cloisons... Mais j’avais oublié leur existence !

» Ma torche électrique, que j’avais lâchée, ne s’était pas éteinte. Je la ramassai et m’approchai du hublot.

» Je pus voir passer devant moi des stries d’écume livide, des ombres... Je me rendis compte, sans aucune erreur possible, que le paquebot continuait sa descente vers le gouffre.

» J’étais bien perdu. Aucune puissance ne pouvait me sauver. Et pourtant, je suis ici !...

» Je suis un homme pratique... Oui, pratique, quand je ne bois pas... Je n’avais pas bu, cette nuit-là ! Ayant donc compris que j’étais perdu, bien perdu, je m’assis, ou, plutôt, je me couchai sur le plancher qui oscillait sous moi...

» Les grondements continuaient. D’un moment à l’autre, les parois d’acier de la chambre forte allaient se disjoindre, éclater sous la formidable pression qu’elles supportaient. Et c’en serait fini de moi.

» J’éteignis ma torche électrique ; je la mis dans ma poche et j’attendis...

» Malgré moi, je fixai le hublot, en face duquel j’étais étendu.

» J’y voyais passer, par moments, des phosphorescences étranges, des bouillonnements...

» J’entendais des éclatements caverneux : les différentes parties du navire, sous l’effroyable pression de l’eau, se disjoignaient les unes après les autres...

» Je devais être le seul survivant, moi, le voleur, le cambrioleur... Hein ?... Et quelle agonie atroce allait être la mienne ! Si j’avais eu un revolver, seulement ! Ah ! J’enviais les autres, ceux qui étaient morts.

» Par moments, quand l’épave oscillait plus fortement, je sentais contre moi le choc des petites boîtes cachetées contenant rubis et opales. Dérision ! Cette fortune immense, quand allait venir le moment, ne prolongerait pas mon existence d’un seul centième de seconde ! Et c’était pour la voler que je m’étais embarqué sur le Thames !

» Je ressentis une secousse très douce, presque imperceptible, et l’épave ne bougea plus. Elle avait atteint le fond de la mer, où elle resterait jusqu’à la consommation des siècles !

» Le parquet de la chambre forte, maintenant, était à peu près horizontal. Je me mis debout. Je ressentais un léger mal de tête, mais c’était tout.

» J’allumai ma torche électrique. Les tôles de la chambre forte, il me sembla, s’étaient légèrement gondolées, mais avaient tenu bon. Je ne risquais pas, pour l’instant, de périr par la noyade. Mais il y avait l’asphyxie...

» J’éteignis ma torche. Je voulais en épargner le courant. Mourir dans l’obscurité me répugnait.

» Je vous prie de croire que j’étais très lucide, au point que, machinalement, j’essayai de calculer la profondeur à laquelle j’étais, en tenant compte du gondolement des tôles, de leur épaisseur et de la résistance de l’acier... Un calcul tout à fait imprécis, attendu que j’ignorais l’épaisseur exacte des tôles et leur degré de résistance au centimètre carré... « Je ferais mieux d’essayer de dormir », pensais-je.

» Je fis un mouvement pour m’étendre sur le parquet, me retournai et me trouvai en face du hublot.

» La surprise me figea. À travers l’épaisse vitre barrée de sa croix d’acier, je distinguai une lueur d’un rouge brun, du rouge d’un fer chaud. Infrarouge, enfin. Je crus, sur le moment, à quelque phénomène de phosphorescence. Mais j’aperçus des ombres qui se mouvaient ! Des poissons sans doute ?... Je regardai, intéressé et épouvanté à la fois, à la pensée que ces poissons, quels qu’ils fussent, étaient destinés à se repaître de mon corps quand les tôles de la chambre forte auraient cédé...

» Je regardai... Il me parut que les ombres, dont les contours étaient imprécis, changeaient lentement de couleur, passant du vert sombre au rouge brun, puis au noir, et disparaissaient.

» Mes yeux s’accoutumaient progressivement à ces demi-ténèbres.

» Je discernai, peu à peu, d’étranges édifices cylindriques, hérissés de pointes, d’ergots, grands comme des faux, et entre lesquels des entonnoirs horizontaux étaient percés. Au-dessus de ces cylindres, de gigantesques herses profilaient leur ombre d’un vert noir.

» Je me crus victime d’une illusion. Ce que je voyais, c’étaient des algues, sans doute, des coraux. Je regardai mieux. Je m’efforçai d’être calme, objectif.

» Non ! Ce n’étaient pas des coraux, ce n’étaient pas des algues ! C’étaient bien des édifices artificiels, construits par des êtres doués de raison. Les cylindres, les herses avaient des proportions régulières ; les entonnoirs étaient percés de façon à former des quinconces. Les herses décrivaient, par rapport les unes aux autres, des angles qui devaient mesurer exactement, je l’aurais juré, quarante-cinq degrés...

» Mes doutes, si j’en avais eu encore, se seraient évanouis, car je vis passer, entre les cylindres, entre les tours, pourrais-je dire, des carcasses oblongues, terminées en fuseaux, et sur lesquelles étaient posés d’étranges engins rappelant assez de gigantesques accordéons garnis de roues dentées ! Vous m’avez entendu ? Des roues dentées ! Autour de ces machines, des êtres extraordinaires grouillaient...

» Des êtres... Hauts de trois mètres... peut-être moins... Le verre du hublot était peut-être gondolé par l’effroyable pression qu’il subissait...

» Ces êtres se composaient d’un bulbe blanchâtre strié verticalement de vert sombre, et autour duquel trois rangées d’yeux ronds, couleur rouge cerise, étaient disposées.

» Sous ce bulbe, qui pouvait être haut de cinquante centimètres et mesurer quarante centimètres de diamètre, se mouvaient des tentacules, au nombre de sept – je les ai comptés – assez semblables à ceux des poulpes, mais de longueur inégale. Plusieurs de ces tentacules, trois exactement, étaient terminés par des ergots aigus qui me parurent être en métal.

» La tête – je veux dire l’étrange bulbe – des êtres était enserrée, au-dessus des trois rangées d’yeux, d’un cercle de métal. Et, au sommet du bulbe, un jet blanchâtre, irrégulier, jaillissait, tantôt épais, tantôt presque imperceptible.

» Les êtres entouraient un des engins-accordéons dont je vous ai parlé et semblaient le pousser ou le traîner...

» Derrière eux, d’autres êtres semblables, mais plus petits, et qui ne possédaient qu’une rangée d’yeux, avançaient. Leur bulbe n’était couronné d’aucun jet, ni orné du collier de métal. Ils n’avaient pas d’ergots au bout de leurs tentacules. Des esclaves, des ouvriers sans doute, j’emploie ce nom dans le sens que lui donnent les entomologistes en parlant des ouvrières abeilles ou fourmis.

» Je ne sais pourquoi ; ce fut plus fort que moi : je saisis ma torche électrique, d’un mouvement spontané, irréfléchi, inconscient pour ainsi dire, la haussai à la hauteur du hublot, et pressai sur le commutateur.

» Tout aussitôt, je vis un des êtres groupés autour de l’engin-accordéon s’approcher du hublot, cependant que le jet jailli de son bulbe grossissait considérablement.

» L’être se colla pour ainsi dire au verre du hublot. Je vis ses innombrables yeux rouges, les stries vert-noir de son bulbe. Un être hideux, mais un être doué d’intelligence ! Les trois rangées d’yeux rouges brillaient comme du métal en fusion. Les stries du bulbe semblaient s’animer, tourbillonner.

» J’avais, moi, mon plus parfait sang-froid, messieurs ! Je pensais à ma peau. Ces êtres, quels qu’ils fussent, pouvaient – peut-être – me sauver ! Quelqu’un qui se sait condamné à mort ne rejette aucun espoir, même le plus fou.

» J’agitai ma torche électrique. Je vis les stries du bulbe de l’être s’entrelacer, s’écarter, sinuer... Sans doute essayait-il de me faire comprendre quelque chose ?

» Il s’écarta. Plusieurs des petits êtres qui suivaient l’engin-accordéon s’approchèrent du hublot, entrelacèrent leurs tentacules et produisirent une lueur rouge, intense, qui éclaira presque la chambre forte.

» Ce n’était pas cela que je voulais ! C’était sortir ! Revenir à la surface !

» Je me contorsionnai ! Je ne sais plus ce que je fis ! J’essayai de me faire comprendre de ces êtres qui n’avaient rien de commun avec moi, qui devaient ignorer les hommes comme les hommes les ignoraient, qui ignoraient ce que c’était que l’atmosphère, la lumière du soleil... Des êtres aussi dissemblables de nous que peuvent être les habitants de la planète Mars, s’il y en a !

» ... L’air commençait à me manquer... La température de la chambre forte s’était considérablement abaissée : une véritable glacière. Je grelottais de froid autant que d’angoisse.

» Lorsque l’épave du paquebot s’était arrêtée au fond de la mer, j’avais fait le sacrifice de ma vie. Et voilà qu’un espoir nouveau me faisait reprendre courage... Il m’était dur de me résigner une seconde fois au grand voyage !...

» J’appelai toute ma raison, toute ma science à moi... Je tentai l’impossible.

» Je m’approchai du hublot, presque à le toucher, j’ouvris la bouche et exagérai mon halètement, pour essayer de leur faire comprendre que j’étouffais. Mais ils devaient sans doute ignorer tout de notre physiologie !

» Plusieurs d’entre eux s’étaient groupés autour du hublot et regardaient. J’observai que, par moments, leurs yeux changeaient de couleur et passaient du rouge sombre au rouge ardent.

» Que comprirent-ils ? Qui le saura ?

» Ils s’écartèrent soudain. Et je vis s’approcher, sans que je pusse deviner qui la mouvait, une sorte de cage qui avait grossièrement la forme d’un fuseau vertical. Au centre de ce fuseau, deux cônes aux sommets opposés dardaient un double rayon rouge qui se réverbérait sur les barreaux de la cage, barreaux qui semblaient être faits de jais.

» Le double rayon écarlate augmentait rapidement d’intensité. Il devint bientôt assez fort pour illuminer la chambre forte, qui fut entièrement baignée de ses rayons.

» ... De la lumière ! Ce n’était pas cela qui me manquait ! C’était de l’air ! J’étouffais... Combien de minutes s’étaient écoulées depuis que le Thames avait sombré ? Combien d’heures ? J’étais tellement intéressé par ce que je voyais que j’avais perdu la notion du temps...

» Mais mes poumons, eux, réclamaient de l’air...

» Je me rendis compte, peu à peu, que le froid qui me glaçait diminuait. L’étrange fuseau ne rayonnait pas seulement de la lumière, mais de la chaleur ; je me sentis mieux. Je cessai de grelotter.

» Je pus voir disparaître, les unes après les autres, les gouttelettes de condensation qui s’étaient formées contre les tôles. Mais j’entendis deux ou trois craquements sourds, qui m’avertirent que les parois de la chambre forte commençaient – comme moi – à donner des signes de fatigue... Je me remis à trembler en pensant à la mort qui me guettait ! Mourir était maintenant pour moi mourir deux fois ! Après ce que je venais de voir, ce que je voyais, je voulais vivre, pour faire connaître au monde mon extraordinaire découverte !

» Mais je comprenais que mon salut était impossible...

» Que je restasse dans la chambre forte, je périssais asphyxié, en admettant que ses parois résistassent. Si j’en sortais, c’était l’écrasement, la noyade.

» Je me contorsionnai éperdument, convulsivement, frénétiquement. De l’air ! Il me fallait de l’air ! Je montrai ma gorge... Je fis mine d’étouffer...

» Les êtres regardaient. Le changement de couleur de leurs trois rangées d’yeux, l’agitation des stries de leur bulbe me révélaient qu’ils pensaient, qu’ils raisonnaient. Peut-être étaient-ils émus ?... Sans doute avaient-ils vu d’autres hommes, mais morts !... Un extraordinaire hasard avait voulu que je fusse vivant ! Le dieu des cambrioleurs, peut-être...

Philippe Raquier eut un ricanement cynique. Sa voix s’affaiblissait. Mais ceux qui l’écoutaient étaient tellement intéressés qu’ils ne pensaient pas à lui conseiller de se reposer.

Il fit une pause de quelques secondes. Son cœur s’était calmé ; il parla de nouveau, d’un ton à peine perceptible :

– Les êtres s’écartèrent. Je crus qu’ils m’avaient abandonné. J’en vis passer d’autres, des petits, ceux que j’appelais des « esclaves ». Ils poussaient devant eux, posés sur des hémisphères qui glissaient avec rapidité, toutes sortes d’objets en qui je reconnus des débris du « Thames » : bossoirs tordus, cornières, plaques de chaudières, etc.

» Une intuition me traversa l’esprit : si c’étaient ces êtres qui avaient provoqué le naufrage du paquebot, pour s’emparer de ses dépouilles ?

» J’entendis, peu après, un grincement qui me fit frémir : je me demandai si ce n’étaient pas les tôles de la chambre forte qui cédaient. Il me sembla sentir une odeur de soufre... Et, soudain, je respirai mieux. Ma tête me sembla plus légère. J’éprouvai un sentiment de réconfort et de soulagement.

» J’essayai de comprendre. J’analysai mes sensations. Et je compris ! Oui. Je compris ! Les êtres m’envoyaient de l’oxygène, de l’oxygène pur !

» Je les vis qui s’étaient, de nouveau, approchés du hublot, et qui m’observaient. Moi, je haletais. Je respirais avec frénésie. Une surexcitation étrange me gagnait... J’étais comme ivre !

» Je crois qu’à ce moment je tins des propos incohérents. J’interpellai les êtres... Les effets de l’oxygène ! D’un violent effort, je parvins à me calmer un peu.

» Je respirais. C’était un résultat. Mais les tôles de la chambre forte, je le voyais sans pouvoir me leurrer, se gondolaient de plus en plus ; d’un moment à l’autre, elles allaient céder.

» Je ne sais pourquoi, une rage stupide me prit : je ramassai plusieurs des boîtes contenant opales et rubis et, de toutes mes forces, les lançai contre les parois, où elles se fracassèrent. Le parquet, en un instant, fut jonché de pierreries qui scintillèrent à la clarté écarlate du double rayon émis par la cage en forme de fuseau.

» Je pus constater que les êtres ne manifestaient aucune émotion, aucun sentiment, à la vue de ces richesses humaines.

» Mon cœur battait de plus en plus vite. Il me semblait que mes artères bouillonnaient. Une soif dévorante desséchait, brûlait mon palais. Ma langue, peu à peu, devenait dure...

» Je compris que c’était la fin.

» Comme un imbécile, je recommençai à gesticuler : je voulais sortir, remonter à la surface, revoir le soleil, vivre, vivre une heure seulement s’il le fallait... Mais revoir la lumière blanche, la vraie lumière, celle du jour : la lumière des hommes !

» Immobiles, les êtres continuaient à m’observer. Le jet de vapeur montait, tout droit, de leurs bulbes, et, derrière eux, je distinguais des fourmillements confus, que je n’avais plus assez de sang-froid pour analyser.

» Je haletais, comme un chien, ma langue sèche et dure dardée hors de ma bouche.

» La température, dans la chambre forte, était toujours aussi douce, tiède. Mais, de nouveau, l’eau suintait à travers les tôles.

» Alors, brusquement, je me résignai ! Vous comprenez ? J’acceptai l’inéluctable !

» Je regardai une dernière fois les êtres étranges qui n’avaient pu que prolonger mon agonie, puis je m’étendis sur le parquet d’acier que je sentis humide sous moi.

» L’acide carbonique qui, plus lourd que l’oxygène, stagnait à la partie inférieure de la cabine, me suffoqua. Il me sembla entendre des chocs, des grincements... Je crus que l’on me secouait.

» ... Et, plus rien. Je perdis connaissance !

Philippe Raquier s’interrompit. Le capitaine Mercier et Jacques Michel, bien que penchés sur lui, avaient à peine entendu la fin de son récit.

Croyant que le naufragé voulait reprendre des forces avant de terminer, ils attendirent :

– Et après ? demanda Mercier, après qu’une longue minute se fut écoulée.

– Comment, après ? murmura l’ingénieur, en le regardant. Après, monsieur, je ne sais plus rien !... Oui... D’après ce que vous m’avez dit, j’ai, sans doute, été enfermé dans cette boule où vous m’avez recueilli... Les êtres du gouffre ont eu pitié de moi et m’ont renvoyé à la surface... Donnez-moi à boire, je vous prie !

La bouteille de tafia était vide. Mercier regarda l’homme, puis, se tournant vers le second capitaine, il l’envoya chercher un autre flacon.

– Buvez, et essayez de dormir ! dit-il en tendant à Raquier un verre qu’il avait empli à demi.

Le naufragé but sans mot dire. Il assura sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux.

Mercier fit signe à son second de le suivre et sortit avec lui sur la dunette.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? questionna-t-il après avoir doucement refermé la porte. Un fumiste ou un fou, hein ?

– Mais qui l’aurait enfermé dans cette sphère, qui n’était pas en métal, puisqu’il a suffi de quelques balles pour la fracasser ? objecta Jacques Michel.

– Nous verrons cela ! Demain, lorsqu’il sera reposé, nous l’interrogerons soigneusement, de façon à nous rendre compte de la vérité ! Venez dîner ! Il est plus de huit heures, mon cher, et le pauvre Mauris doit commencer à trouver le temps long sur la passerelle !

................................................................

 

Le lendemain matin, le capitaine Mercier se rendit auprès du naufragé et constata qu’il était mort.

Ses haillons ne contenaient aucun papier d’identité. Il fut cousu dans un linceul de toile à voiles et immergé dans la matinée.

Le soir même, l’Ariadne mouilla en rade de Djibouti, où le capitaine Mercier déposa aussitôt son rapport de mer dans lequel il relatait comment il avait recueilli l’extraordinaire naufragé.

Il apprit que le Thames, courrier d’Australie, existait réellement, et était attendu vainement à Aden depuis quatre jours.

L’Ariadne repartit de Djibouti le jour suivant.

Une semaine plus tard, le canal de Suez traversé, elle arriva à Port-Saïd, où le capitaine Mercier connut que le Thames avait sombré dans les parages du cap Guardafui, sans qu’on en connût la cause.

Des pêcheurs arabes, qui avaient recueilli en mer et ramené à Aden quelques épaves provenant de l’infortuné paquebot, assurèrent qu’au moment présumé du sinistre, le temps était particulièrement beau dans les parages de Guardafui...

Deux autres navires, l’Ophir, de Londres, et le Général-Errazuriz, de Callao, qui naviguaient, pendant la nuit du naufrage du Thames, au large de Guardafui, confirmèrent ces déclarations.

Arrivé à Nantes, le capitaine Mercier, que le récit de Philippe Raquier avait fort impressionné, se renseigna et apprit facilement que le Thames avait embarqué à Melbourne, lors de son suprême voyage, une importante quantité de rubis et d’opales.

Philippe Raquier n’avait pas menti...

Existe-t-il donc au fond de la mer des êtres qui nous connaissent, et que nous ne connaissons pas, des êtres doués d’une civilisation avancée – et qui, peut-être, provoquent les naufrages de nos navires, pour s’approprier certains objets ?

Un fait est certain, c’est qu’au large du cap Guardafui, plus de cent navires se perdent chaque année : le Ghodoc, le Renard, l’Amiral-Gueydon y ont fini leur carrière – et bien d’autres...

Les courants ont été incriminés. Mais sont-ils les seuls coupables ?

Lacitédugouffre

 

 

 

 

 

Le messager de la planète

Lacitédugouffre

 

 

Emmitouflés d’épaisses fourrures, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, Ottar Wallens, le géologue, et Olaf Densmold, l’astronome, avançaient lentement sur le champ de glace.

Devant eux, à une cinquantaine de mètres, le traîneau conduit par Kobyak, un Indien de l’Alaska, glissait sur la plaine blanche.

Et puis, c’était le néant : neige gelée, blocs de glace, ciel gris, sans reflet.

Pas un souffle d’air, mais une température de 28 degrés au-dessous de zéro.

Les trois hommes – le géologue, l’astronome et l’Indien – avaient quitté, onze jours auparavant, leur navire, le trois-mâts Sirius, qui les avait emmenés depuis Bergen jusqu’à la Terre de Wilkes.

Le Sirius s’était avancé jusqu’au 70e parallèle et avait dû s’arrêter devant la banquise.

L’expédition n’avait pas strictement pour but d’atteindre le pôle Sud, mais de s’en rapprocher le plus possible et de compléter les observations faites par Amundsen et Shackleton, au point de vue météorologique, astronomique et géologique.

Comme le Sirius ne pouvait aller plus avant, les deux chefs de l’expédition avaient décidé de s’enfoncer à travers la banquise.

En plus de nombreux instruments scientifiques, comprenant un petit appareil de télégraphie sans fil, ils emportaient pour six semaines de vivres de toutes sortes, un matériel de campement léger et perfectionné, des armes, le tout bien arrimé sur un traîneau tiré par douze chiens de l’Alaska que dirigeait Kobyak, un gigantesque Peau-Rouge engagé à Nome, dans l’Alaska occidental.

Ottar Wallens – le géologue – était âgé de quarante-deux ans. C’était un fort gaillard légèrement voûté, au visage rond, au nez court supportant une paire de lunettes à monture d’écaille. Il était brusque et s’emportait facilement. Membre de l’Académie royale de Christiania et de nombreuses sociétés savantes, il avait composé plusieurs ouvrages sur la constitution des continents arctiques, qui faisaient autorité.

Son compagnon, Olaf Densmold, venait d’avoir cinquante et un ans. Il était maigre et osseux, avec un visage en proue de navire muni de petits yeux ronds, noirs et perçants. De caractère taciturne, il restait muet pendant des journées entières. Ses travaux sur les satellites de Jupiter, notamment, avaient eu un énorme retentissement. On le citait comme un des premiers mathématiciens vivants.

Au cours de la longue traversée accomplie sur le Sirius, entre Bergen et la Terre de Wilkes – près de deux mois – les savants, qui se connaissaient déjà, avaient achevé de sympathiser, ou plutôt, de s’habituer l’un à l’autre. Tous deux, d’ailleurs, étaient également intéressés au succès de l’expédition qui portait leurs noms...

Et maintenant, côte à côte, ils avançaient sur la morne banquise.

Ils parlaient peu. Depuis leur départ, ils avaient eu le temps de tout se dire, leur passé, leurs projets, leurs ambitions, leurs déceptions. Et aucun incident n’était survenu.

On était à la fin de septembre – au printemps antarctique. Pendant quelques heures, chaque jour, un pâle soleil apparaissait.

Olaf Densmold notait quelques observations astronomiques sans grand intérêt, puis l’on repartait. Marches, campement, repas, repos, la vie était toujours la même.

 Kobyak était aussi taciturne que Densmold ; s’il parlait, c’était à ses chiens, pour les encourager ou les menacer. Le claquement de la lanière de son fouet constituait, d’ailleurs, son principal discours...

Le traîneau avait déjà laissé derrière lui la région atteinte par les précédents explorateurs.

Il avançait maintenant dans l’inconnu. Un inconnu aussi monotone que morne. Aucune plante. Pas d’arbres. Rien. La glace. Par endroits, c’était une plaine unie ; plus loin, des blocs gigantesques, aux formes tourmentées, extraordinaires : des cubes parfaits, de véritables vagues figées, des dunes, des pyramides, et le tout coupé de précipices, de failles aux cassures nettes, comme taillées par une machine. Certains de ces précipices étaient larges de plusieurs mètres : il fallait les contourner. Leur profondeur variait de dix à cent mètres, et plus. Il en montait parfois de sourds gargouillements, décelant le travail de la fonte des eaux. Ailleurs, la glace cédait sous le poids des explorateurs, qui devaient apporter toute leur attention à bien suivre les traces du traîneau. Car l’instinct des chiens ne les trompait pas.

... Ce jour-là, il y avait déjà quatre heures qu’ils avançaient et l’étape apparaissait comme devant être satisfaisante, peu fatigante. Le calme de l’air rendait le froid très supportable. Et la surface de la glace était suffisamment lisse.

Cependant, depuis quelques instants, Kobyak, qui, d’habitude, marchait la tête basse, relevait le front vers le ciel pâle, tournait le visage à droite et à gauche, comme quelqu’un qui flaire le vent.

– Il a l’air drôle, le guide ? maugréa soudain Ottar Wallens, à l’adresse de son compagnon.

Densmold, en guise de réponse, eut un haussement d’épaules fataliste, comme pour indiquer que la contenance de Kobyak lui importait peu.

– Le baromètre est haut, pourtant ! reprit Wallens. Je ne pense pas qu’une tempête nous menace !

Nouveau haussement d’épaules de Densmold.

À ce moment précis, Kobyak fit entendre une sorte de sifflement qui arrêta net les chiens. Et l’Indien, se retournant, attendit que les deux savants le rejoignissent. Ce qu’ils firent.

– Eh bien ? demanda Wallens, bref.

– Camper ! Abri. Grand ouragan, grand ouragan venir ! fit Kobyak. Pas bon !

Sans mot dire, les deux Norvégiens s’approchèrent du traîneau et consultèrent le baromètre qui y était fixé.

Il marquait beau fixe. Mais l’alcool, dans son tube de verre, baissait avec une rapidité terrifiante.

Vraiment, il fallait camper.

Les trois hommes s’y employèrent.

En quelques instants, les chiens furent dételés et entravés, le traîneau placé dans un creux du sol. Puis, à l’aide de leurs couteaux, les explorateurs taillèrent des blocs de glace avec lesquels ils confectionnèrent une sorte de hutte conique devant leur servir d’abri.

Le ciel, cependant, s’était légèrement assombri. Les chiens, qui venaient d’achever leur ration de saumon fumé, distribuée par Kobyak, faisaient entendre de sourds grondements.

Dans la hutte, le réchaud à alcool avait été allumé. Une bouilloire, suspendue au-dessus, chantait doucement...

L’ouragan, soudain, se déchaîna avec une violence inouïe. En quelques secondes, des tourbillons de neige épaisse s’abattirent du ciel devenu noir, cependant que les hurlements sinistres des chiens se mêlaient aux sifflements de la bourrasque.

La hutte, bien construite, ne bougeait pas.

Une longue heure passa. Les trois hommes, leur repas terminé, avaient allumé leurs pipes et fumaient en silence.

Kobyak se leva soudain. En réponse à l’interrogation muette de Wallens, il désigna le trou, creusé au ras du sol, qui avait permis aux explorateurs de pénétrer dans la hutte de glace : la neige l’avait complètement obstrué.

Il fallait dégager l’ouverture, sinon, c’était l’asphyxie à brève échéance. L’Indien, avant les savants, l’avait compris !

Armé de son couteau à neige, il se fraya lentement un chemin à travers la paroi glacée. En quelques minutes, il eut creusé une sorte de tunnel dans lequel il disparut.

Enveloppés dans leurs épais sacs de couchage, Ottar Wallens et Olaf Densmold, étendus côte à côte, n’avaient pas échangé un mot. Ils ne pouvaient rien, sinon attendre.

Le formidable grondement de la tempête parvenait à leurs oreilles, non plus assourdi, mais distinct, tout proche.

Parmi les sifflements des rafales, d’épouvantables détonations retentissaient, couvrant l’aboi des misérables chiens qui hurlaient à la mort.

– Kobyak a dû complètement dégager l’ouverture ! fit Wallens.

Le tumulte de l’ouragan couvrit sa voix.

Un souffle glacé, pénétrant par le trou dans lequel avait disparu l’Indien, fit vaciller la flamme du réchaud.

Un frémissement bref, mais très net, ébranla la hutte. Et les détonations cessèrent de se faire entendre.

Les chiens aboyèrent plus fort.

Quelques minutes s’écoulèrent. Kobyak ne reparaissait pas.

Les deux savants étaient toujours muets. Ils pensaient que l’Indien devait travailler à dégager l’entrée de la hutte sur un large périmètre, pour ne pas être obligé de recommencer.

Mais une heure passa, deux... Ottar Wallens vit que Densmold s’était endormi. Il ronflait.

Le géologue consulta sa montre et vit qu’elle était arrêtée.

Il se sentit la gorge serrée par une angoisse étrange, si violente qu’il se tourna vers son compagnon et le réveilla d’une secousse.

– Eh bien ? demanda Densmold, en se redressant, sourcils froncés.

– Voilà plus de trois heures que Kobyak est sorti, et il n’a pas reparu !

– Trois heures ?

– Au moins ! Ma montre est arrêtée !

Instinctivement, Densmold tira la sienne :

– La mienne aussi ! constata-t-il, étonné. À deux heures onze...

– À deux heures onze, la mienne aussi ! fit Wallens, qui, le plus vite qu’il put, se coula hors de son sac de fourrure.

Le réchaud, presque vide, ne donnait plus qu’une flamme sans chaleur.

Ottar Wallens frissonna et but quelques gorgées du thé brûlant contenu dans la marmite suspendue au-dessus du réchaud.

Puis, ayant pris une torche électrique posée sur une caissette, il l’approcha du baromètre.

Il eut un sursaut d’effarement : la colonne d’alcool bouillonnait dans le tube de verre, s’abaissant, se relevant, marquant huit cents millimètres, sept cent cinquante, sept cents dans la même minute !

– Venez voir, Densmold ! cria Wallens, avec un son de voix tel que l’astronome, une seconde, le crut fou.

Lorsqu’il vit, lui aussi, l’étrange agitation de l’alcool, la stupeur le figea.

– Phénomène... tellurique... aurore boréale. Étonnant ! murmura-t-il.

– Il faudrait savoir ce que devient Kobyak ! observa Wallens.

L’astronome ne répondit pas, plongé qu’il était dans de profondes réflexions.

Wallens, sans insister, se coula dans la galerie creusée par l’Indien à travers la muraille de glace.

Rampant sur les mains et sur les genoux, il franchit un coude brusque, sur sa gauche, et déboucha, deux mètres plus loin, sous d’épaisses colonnes de neige fine et serrée que les rafales faisaient tournoyer diaboliquement.

Les ténèbres étaient complètes ; mais, vers le sud-est – direction approximative ! – Ottar Wallens crut distinguer une lueur diffuse, de teinte verdâtre, qui semblait sortir du sol.

Était-ce une illusion ? un mirage ? un phénomène nouveau de réfraction ? Le géologue, tête courbée sous la violence du vent, se le demanda.

La pensée de Kobyak l’arracha à ses suppositions. De toute sa voix, il appela l’Indien. Il ne vit rien bouger, n’entendit rien.

Les chiens n’aboyaient plus.

Un seul bruit persistait : le sifflement formidable des rafales...

– Kobyak ! Kobyak !

Rien.

L’inquiétude d’Ottar Wallens devenait peu à peu de l’anxiété, une anxiété voisine de la terreur, d’autant plus qu’il se sentait pris d’une sorte de malaise bizarre. Il lui semblait qu’une vibration puissante agitait le sol sous ses pieds et l’air qu’il respirait.

Il se raidit. Il appela encore.

Sans plus de succès.

Dans les ténèbres, il se dirigea vers le traîneau qui, à quelques pas de la hutte, formait sur le sol plat une énorme bosse blanche.

Il l’atteignit bientôt.

En passant devant les chiens, il entendit quelques faibles aboiements, qui le rassurèrent un peu.

Arrêté devant le traîneau, il renouvela ses appels. Ils furent aussi vains que les autres.

Les vibrations qu’il ressentait se faisaient de plus en plus intenses. Il lui semblait, à présent, qu’un véritable tremblement agitait son corps, le sol, la neige.

« Je suis fou ! » pensa-t-il.

Ayant fermé ses yeux, il les rouvrit et ne vit rien d’anormal, sauf, cependant, cette lueur verdâtre qui, vers le sud-est, semblait émaner du sol même.

– Kobyak ! Kobyak ! appela-t-il encore.

Les rafales lui répondirent seules.

Les chiens s’étaient tus.

Ottar Wallens, soudain, eut peur, une peur terrible, une peur panique, la peur de devenir fou dans ces ténèbres voilées de neige.

Il lui sembla que d’épouvantables périls le guettaient. Il appela à lui tout son sang-froid et, lentement, revint vers la hutte.

Non sans peine, il en retrouva l’ouverture, que la neige avait déjà commencé d’obstruer. Il la dégagea et, se coulant dans le conduit, se fraya un passage jusqu’à l’intérieur de la cabane.

Assis sur une caisse, les coudes sur les genoux, Olaf Densmold regardait un objet qu’il tenait à la main :

– Kobyak n’est pas revenu ? demanda assez stupidement le géologue, bien qu’il vît parfaitement que son collègue était seul dans la hutte.

– Non ! fit brièvement Densmold en relevant la tête. Mais ma boussole est affolée... Complètement. L’aiguille ne marque plus aucune direction... Elle pointe vers le sol, comme si nous étions au-dessus du pôle magnétique...

– Oui... oui... murmura Wallens, préoccupé.

– Quoi ? Vous voulez dire quelque chose ?

– Heu... non !... Mais j’ai perçu, tout à l’heure, certaines vibrations... et j’ai vu... une chose verte... une lueur verte, toute proche...

– Ah !

– Oui... Non loin du traîneau ! précisa Wallens.

– Et Kobyak ? demanda Densmold, après un instant de silence.

– Pas trace. Je l’ai appelé plusieurs fois... Je suis allé jusqu’au traîneau... J’ai passé devant les chiens... Il n’est pas là !

– Tombé dans la neige, sans doute, et recouvert ! grommela Densmold. Cette boussole m’inquiète... après le baromètre... qui bouillonne de plus en plus ! Étrange !

– Et nos montres arrêtées !... Vous n’avez pas senti cette vibration ? J’étais comme ivre, tout à l’heure !

– Peut-être... je ne saurais dire... murmura l’astronome.

Le vent devait avoir perdu de sa force, car ses mugissements s’entendaient à peine.

Ottar Wallens s’assit devant le réchaud :

– Le mieux est d’attendre le jour ! conclut-il. Il ne va pas tarder !

Densmold resta muet. Il continuait à observer la grosse boussole qu’il tenait à la main.

– Je me demande ce que cela veut dire ! murmura-t-il enfin. On dirait que la boussole se déplace alternativement de chaque côté de l’équateur magnétique... Regardez, Wallens !

» L’aiguille !... Elle pique tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest !... Curieux !

– Curieux ! répéta le géologue. Mais... Kobyak ? Croyez-vous qu’il soit mort ?

Sans répondre, Olaf Densmold eut un bref haussement d’épaules.

Ottar Wallens frissonna :

– Il fait froid ! murmura-t-il. Si Kobyak est mort, nous allons être plutôt embarrassés... pour le traîneau... et les chiens à soigner !

– La boussole m’embarrasse davantage ! Comment nous diriger ?...

– Nous avons des boussoles de rechange...

– Qui doivent être affolées comme celle-là !...

– Les étoiles...

– Oui, nous diriger sur elles ; mais, en cas de brume ?... Enfin, le phénomène n’est peut-être que passager ? Il sera intéressant d’en connaître la cause et de le décrire !...

– Attendons le jour ! conclut Wallens. Il ne va pas tarder !

Ce disant, le géologue s’introduisit dans son sac de couchage et essaya de dormir, sans y parvenir.

Densmold, toujours assis sur la caisse, continua d’observer sa boussole.

Wallens le vit soudain se mettre à genoux, s’introduire et disparaître dans le conduit faisant communiquer l’intérieur de la hutte avec le dehors.

Il revint moins de dix minutes plus tard :

– C’est le jour ! grommela-t-il. J’ai retrouvé Kobyak !

– Vous... Où est-il ?

– Mort. Dévoré par les chiens ! J’ai tué deux de ces bêtes, pour leur faire lâcher les débris... La colère m’a emporté ! J’ai eu tort ! Venez voir. La tempête a cessé !

Effaré, et toujours en proie à une sourde inquiétude, Ottar Wallens se glissa hors de son sac, resserra ses vêtements de fourrure, et, derrière l’astronome, sortit.

Au-dehors, c’était le calme absolu. Rien ne rappelait plus le formidable ouragan de la nuit. Un jour gris jaune, lugubre, éclairait la banquise.

En quelques pas, les deux hommes furent devant les chiens.

Sur le sol, parmi la neige souillée de sang, les restes informes de Kobyak se distinguaient.

Les chiens, assis sur leur arrière-train, immobiles, oreilles pointées, yeux injectés de sang, mufles palpitants, semblaient inquiets.

Ils ne bougèrent pas en voyant s’approcher les savants.

– La... la chose ! Vous avez vu ? demanda Wallens, en étendant le bras vers le sud-est.

Il venait de se rappeler la lueur verdâtre qu’il avait aperçue pendant la nuit. Elle avait disparu.

Olaf Densmold se retourna. Il tenait toujours sa boussole à la main :

– La chose ? répéta-t-il. Oui !... Elle repousse l’aiguille aimantée ! Venez !

Les deux hommes, laissant les chiens derrière eux, contournèrent le monticule blanc formé par le traîneau recouvert de neige et, guidés par l’aiguille aimantée, avancèrent à pas rapides. Ils franchirent environ un kilomètre, sans rien découvrir.

La chose, quelle qu’elle fût, était plus loin qu’ils ne l’avaient cru.

Ils commençaient à douter de son existence, lorsque, ayant gravi une élévation de la surface glacée, ils distinguèrent, à quelques mètres d’eux, une cavité ayant à peu près la forme d’un entonnoir d’environ quinze mètres de diamètre et d’une profondeur double.

Ils s’en approchèrent.

En ayant atteint les bords, ils reculèrent éblouis. Au fond de la cavité, une chose, qui avait l’apparence d’une énorme émeraude, gisait, une émeraude polyédrique, à multiples facettes, d’environ sept mètres de diamètre. Les facettes, de forme hexagonale, paraissaient avoir un peu moins de dix centimètres de diamètre. Une lueur verdâtre, diffuse, en jaillissait.

Olaf Densmold hocha la tête et regarda son compagnon, qui le regarda.

Tous deux, au risque de glisser dans l’entonnoir de glace, s’approchèrent encore un peu. Wallens faillit dégringoler, l’astronome n’eut que le temps de le retenir. Un fragment de glace, arraché par le mocassin de Wallens, roula dans l’entonnoir et alla heurter le polyèdre d’émeraude.

Une sorte de ronflement s’entendit, monta vers les hautes notes, devint un sifflement sec qui, peu à peu, s’intensifia, modulant une série de sons tour à tour très doux et très intenses.

Le polyèdre, cependant, changeait de forme.

Les deux savants, n’en croyant pas leurs yeux, virent les facettes disparaître, les parois de la chose devenir lisses comme celles d’un bloc de cristal, et la chose elle-même eut la forme d’une sphère parfaite. Une sphère d’émeraude !

– Je suis fou ! fit Ottar Wallens, en se frottant les yeux.

– Je suis fou ! répéta un écho, du fond de l’entonnoir.

– Taisez-vous ! grommela Densmold qui, lèvres pincées et yeux largement ouverts, regardait.

La sphère, lentement, changeait de forme !

Elle devint un cône, un cube, puis, successivement, un parallélépipède rectangle, une pyramide, un cylindre, les principales figures de la géométrie à trois dimensions.

Les sons continuaient à en jaillir. C’étaient des gammes chromatiques d’une infinie douceur, des notes brèves ou filées.

Les deux savants, immobiles comme des statues de la stupeur, regardaient, sans trouver un mot.

Et, soudain, les sons cessèrent de se faire entendre. La chose reprit la forme d’un polyèdre, celle qu’elle avait primitivement, et dont les facettes luirent.

– Ou nous sommes fous, ou nous avons devant nous la chose la plus merveilleuse qui ait jamais existé ! fit Ottar Wallens.

» Les hommes qui ont inventé cela et qui...

– Ce ne sont pas des hommes !

– Ce ne sont pas des hommes ?

– Non ! Ce... cet appareil n’a pu être transporté ici. Il doit peser plusieurs tonnes, et...

– Oh ! s’écria Wallens, vous pensez qu’il vient... d’une autre planète ?

– Je le pense !... Il est fait apparemment d’une matière qui n’existe pas sur Terre, d’un métal magnétique – ma boussole en est la preuve ! – et qui est malléable comme le mercure... C’est ce qui permet de lui faire changer de forme !...

» Il ne coule pas, étant attiré sans doute vers le centre de la chose par des appareils que nous ignorons ! Magnétisme ou gyroscope ?... Et la chose est habitée !...

» Ceux qui sont dedans ont voulu nous prouver leur science en mettant sous nos yeux les principales figures de la géométrie...

– Tout est possible, admit Ottar Wallens, qui se remettait peu à peu de sa stupeur. Quoique rien ne prouve que les habitants des autres planètes se servent de la même géométrie que nous ! Henri Poincaré a démontré que la géométrie euclidienne était la plus commode, mais qu’il pouvait en exister d’autres !

– Je sais. Mais vous n’ignorez pas que les planètes sont, comme la Terre, sphériques... qu’elles sont composées des mêmes éléments que notre globe... Pourquoi ne pas penser que les sciences, sur ces planètes, n’ont pas suivi les mêmes voies que les nôtres ?...

– Il faut descendre dans l’entonnoir et entrer en communication avec ces gens ! murmura Wallens.

» Ils doivent disposer de moyens que nous ignorons ! Ce sont eux qui, tout à l’heure, ont reproduit ma voix, quand j’ai dit que j’étais fou... Ils doivent nous entendre...

» Ah ! Densmold ! Nous avons fait une découverte qui vaut mille fois, un million de fois, celle des pôles ! Pensez que nous allons être les premiers hommes qui communiqueront avec nos frères des autres planètes et...

– Êtes-vous sûr que ce sont des êtres comme nous, Wallens ? coupa l’astronome en fixant son collègue.

Wallens eut un petit frisson :

– Je le crois ! dit-il.

– S’il en est ainsi, il faut tout craindre, mon cher ! L’homme est un loup pour l’homme ! S’ils allaient nous assassiner ?

– Ils sont venus en ambassadeurs et ne sont pas assez bêtes pour massacrer les premiers êtres qu’ils verront ! Et nous aurons l’honneur d’être ceux qui auront accueillis les...

– Doucement, Wallens ! Ces êtres, quels qu’ils soient, sont venus pour explorer la Terre ! Comment sauront-ils, en nous voyant, que nous sommes des hommes, c’est-à-dire que nous sommes les êtres les plus civilisés, les seuls raisonnables de la planète ? Admettez qu’ils aient, eux, l’apparence de chiens ? Ils croiront que ce sont les chiens les rois de la Terre et que nous, nous sommes...

– Mon cher Densmold, le mieux que nous puissions faire pour le savoir, c’est d’y aller voir ! observa Wallens. Vous faites du paradoxe !

– Allons ! conclut brièvement l’astronome.

Les flancs de l’entonnoir, tapissés d’une épaisse couche de neige, étaient, somme toute, assez faciles à descendre.

Les deux hommes, à plat ventre, se laissèrent glisser sur la surface blanche, en se retenant des coudes et des genoux. En quelques secondes, ils furent en bas, leurs pieds touchèrent la surface de la chose.

Ils se redressèrent et, presque aussitôt, se rendirent compte que le polyèdre dégageait une chaleur douce qui avait fait fondre la glace autour de lui et continuait à la faire fondre. Aussi la chose descendait-elle lentement, en se creusant dans la masse de glace ce que les marins appellent une « souille ».

Olaf Densmold, s’étant mis à genoux sur le polyèdre, retira ses gants et, de ses mains nues, tâta une des facettes. La surface en était douce et lisse comme du satin le plus fin. Une chaleur diffuse en émanait.

– Oh ! s’écria Wallens qui, debout, observait le polyèdre. Il y a quelqu’un... J’ai vu... une silhouette, comme celle d’un homme... un bipède... Ce sont des hommes... C’est un homme, Densmold ! J’avais...

Un sifflement bref s’entendit, et fut suivi de huit autres.

Instinctivement, les deux savants s’écartèrent. Ils avaient senti la chose vibrer sous eux.

Adossés à la glace, ils virent le polyèdre reprendre une forme sphérique.

À sa partie supérieure, une calotte, d’environ soixante-dix centimètres de diamètre, se souleva, poussée par quatre tiges rondes. La calotte s’arrêta à un peu plus d’un mètre au-dessus de la sphère.

Par l’ouverture, un être inimaginable apparut.

Il ressemblait assez à un homme de petite stature, mais à un homme n’ayant vraiment que la peau et les os. Une sorte de maillot, fait d’une matière grise ayant l’aspect du plomb, moulait son torse et ses membres.

De visage, point. À la place des yeux, de grosses lunettes garnies de lentilles à facettes. Nez et bouche étaient dissimulés sous un masque hérissé de poils hirsutes paraissant faits d’or rouge. Des hémisphères de métal gris, de la grosseur d’une demi-orange, recouvraient les oreilles. Le maillot enveloppait pieds et mains, qui, comme le reste du corps, paraissaient enduits d’une mince couche de plomb.

L’extraordinaire créature, avec des gestes lents, gauches, maladroits, presque grotesques, se mit debout, et, appuyée à la calotte d’émeraude, resta ainsi pendant quelques instants à considérer les deux savants qui, de leur côté, ne la quittaient pas des yeux.

Sans doute, l’être se rassura-t-il, car, doucement, il marcha vers eux. On eût dit que les plantes de ses pieds étaient munies de ventouses, comme des pattes de mouche, car il ne glissa pas une seule fois sur la surface unie et fuyante de la sphère.

– C’est un Martien ! fit Ottar Wallens.

– Ou un Vénusien ! observa Densmold.

Quel qu’il fût, l’être allait les rejoindre.

Étant arrivé entre eux, il étendit le bras, les toucha, les palpa. Ils tressaillirent : les mains de l’étrange individu étaient véritablement brûlantes ! À leur contact, les savants ressentaient une bizarre sensation de réconfort et de légèreté. On eût dit que ces mains produisaient un bienfaisant courant qui donnait force et vigueur !

Se retournant, l’être se baissa, et, sur la paroi de glace de l’entonnoir, dessina plusieurs figures géométriques, d’abord toutes simples, puis plus compliquées, des hélices, des ellipses, des courbes sinusoïdales... Il s’arrêta enfin et attendit.

Olaf Densmold, à l’aide de son couteau à glace, traça à son tour d’autres figures de géométrie transcendante.

L’être dut en comprendre fort bien le sens ; il en démontra aussitôt les rapports au moyen de nouvelles figures.

Et, content sans doute d’être ainsi entré en communication avec les deux Terriens, il leur fit signe de le suivre, gravit le flanc de son étrange appareil, et disparut à l’intérieur.

Ottar Wallens et Olaf Densmold, dont l’effarement croissait, constatèrent que la surface de la sphère était maintenant devenue rugueuse, ce qui leur permit de l’escalader très facilement.

L’astronome, le premier, s’introduisit dans l’ouverture. Il tomba, environ quatre mètres plus bas, sur un plancher élastique, qui amortit sa chute, et fut presque aussitôt rejoint par Wallens.

Les deux hommes virent qu’ils étaient dans un compartiment sphérique, d’environ quatre mètres, dont les parois produisaient une lueur phosphorescente, verdâtre, de même teinte que celle aperçue par Wallens la nuit précédente. Du geste, cependant, l’être bizarre indiqua à ses hôtes un globe immobile, qui flottait comme un ballon à égale distance entre le plancher et le plafond. Il était fait d’une matière noire et brillante ressemblant assez à de l’agate, et mesurait moins d’un mètre de diamètre.

L’être le toucha. Des points lumineux apparurent à sa surface, irrégulièrement disposés.

– Oh ! mais c’est une carte du ciel... vue... vue de Mercure ! s’écria Olaf Densmold, d’une voix étranglée.

– De Mercure ?

– Oui, de la planète la plus proche du soleil, qui en fait le tour en quatre-vingt-huit jours... et où doit régner une effroyable température !... Regardez ! Voilà le Soleil... et puis, de l’autre côté, Vénus, la Terre, Mars... Merveilleux !... Des satellites que nous ignorons... Oh !

Les points lumineux avaient brusquement disparu.

La petite sphère tout entière ne fut plus soudain qu’un bloc de lumière.

Des ombres y apparurent.

Les deux savants reconnurent peu à peu les continents terrestres : les deux Amériques, l’Ancien- Continent, l’Australie...

Mais une sorte de brouillard effaça tout, et, comme s’ils se fussent trouvés devant l’oculaire d’un télescope colossal, les deux hommes virent défiler devant leurs yeux des plaines, des océans, des villes, des villes dont les maisons, les unes après les autres, apparaissaient en grandeur naturelle !...

– New York !... articula Densmold, qui avait beaucoup voyagé. Voyez-vous Long Island ? Le Singer Building ?... Ah ! voilà une île tropicale... Un archipel !... Ce sont les Bermudes, sans doute !...

L’Europe... Londres...

Tout disparut.

La sphère noire fut de nouveau éclairée intérieurement.

Densmold et son compagnon, haletants, distinguèrent une planète où tout était rouge, et que des bancs de nuées couvraient...

– Mars ! C’est Mars ! expliqua Densmold.

Était-ce Mars ? Qui aurait pu le dire ? Des villes étranges apparurent, des architectures compliquées, parmi lesquelles des êtres qui ressemblaient à des hommes munis de pinces de crabes et dont les yeux saillaient circulaient en sautillant, accompagnés d’autres créatures de cauchemar.

Et, de nouveau, la sphère redevint noire.

Non loin d’elle, une sorte de grand entonnoir de matière grisâtre, rempli d’un liquide qui ressemblait assez à de l’or en fusion, était suspendu au-dessus d’un trépied. L’être étrange prit le couteau que Densmold avait à la ceinture et le jeta dans l’entonnoir.

Le manche de bois disparut aussitôt, comme rongé par un acide. La lame d’acier bouillonna, perdit sa forme, devint une sorte d’éponge, changea de couleur.

L’être retira de la cuve le fragment de métal et le tendit à l’astronome :

– Oh ! Mais... c’est de l’argent ! s’écria Densmold après l’avoir examiné.

Ottar Wallens le lui prit des mains et constata sans nul doute possible que la lame d’acier avait été changée en minerai argentifère !

L’extraordinaire individu, s’étant fait rendre ce fragment de minerai, le transmua successivement en plomb, en or, en platine...

– L’unité de la matière ! Ils connaissent l’unité de la matière ! murmura Densmold, presque hagard.

Mais l’être lui prit les mains et lui fit toucher deux boules, ressemblant assez à des diamants, fixés à la paroi.

Tout aussitôt, l’astronome sentit sa fatigue disparaître. Le sang afflua à son cerveau. Tout lui parut clair, naturel, ordonné. Il lui sembla qu’il était maintenant capable de résoudre les problèmes les plus transcendants.

Ottar Wallens, ayant touché les deux boules, ressentit à son tour la même impression de contentement physique.

... Ils n’avaient pas tout vu !

L’inconnu, au moyen d’un mécanisme invisible, fit se soulever une trappe encastrée dans le plancher. Par l’ouverture, les deux savants distinguèrent des bielles, des pistons, des rouages compliqués :

– Tout est brisé, là-dedans ! s’écria aussitôt Wallens, penché sur le trou. C’est pour cela... qu’il a dû atterrir !

Le géologue se releva.

Il se sentait comme rajeuni. Il avait retrouvé sa vigueur de vingt ans. Un large sourire épanouissait son visage renfrogné, et l’austère et taciturne Densmold était dans les mêmes dispositions d’esprit que lui.

L’être, de la main, montra aux savants un coffre posé sur le plancher. Il appuya légèrement sur un de ses angles, et un ronflement sourd s’entendit.

L’être, par gestes, essaya d’expliquer quelque chose, quelque chose qui devait être très important... Densmold et Wallens, leur cerveau tendu, se regardèrent : ils ne comprenaient pas, non, ils ne comprenaient pas !

L’être, sans se lasser, reprit sa démonstration, son explication.

Une musique douce, des gammes entremêlées, en tierce, retentit, des accords merveilleux comme jamais musicien terrestre n’en avait combinés !...

La boule où étaient apparues la carte du ciel, les cités terrestres et celles des planètes, s’illumina. Des faces décharnées apparurent, des crânes à peine recouverts d’une mince pellicule parcheminée, aux bouches sans dents, aux petits yeux perçants pareils à des boules d’émeraude... Ces yeux regardaient avec curiosité et angoisse ; les traits vibraient, grimaçaient...

C’étaient sans doute des habitants de Vénus ou de Mercure, qui, au moyen de la sphère mystérieuse, voyaient leur semblable, celui qu’ils avaient envoyé sur la Terre, et qui ne pouvaient rien pour lui !

Ottar Wallens et Olaf Densmold, le coeur serré par une anxiété, une sympathie douloureuse, virent l’être se retourner vers eux, et – sans doute – les fixer à travers ses étranges lunettes dont ils crurent voir les lentilles se ternir d’une légère buée.

– Il pleure ! murmura Wallens.

La boule d’agate redevint noire.

Pendant une dizaine de secondes, les savants et leur hôte restèrent immobiles. La lueur verdâtre émanée des parois les enveloppait d’un halo livide qui leur donnait un aspect fantomatique.

L’être continuait à fixer les deux hommes.

Il sembla enfin prendre une décision et se pencha sur le coffre qui, peu de minutes auparavant, avait produit l’extraordinaire musique. Des vibrations sèches en sortirent, séparées par des silences.

Ces vibrations étaient tantôt prolongées, tantôt brèves. Chaque série différait de la précédente, autant par son intensité sonore que par la rapidité avec laquelle étaient émis les sons :

– Ces vibrations, murmura Densmold, qui écoutait, elles représentent sans doute le rapport des choses, de toutes choses !...

» Le monde n’est qu’un ensemble de vibrations, Wallens, vous le savez ; les plus lentes sont sonores, puis lumineuses... Son, lumière, matière ne sont que des vibrations dont l’intensité seule diffère...

» Celles que nous entendons représentent – je le devine ! – tous les états de la matière, solide, liquide, gazeux, sonore, lumineux, électrique... Le grand secret est devant nous, et cet homme... cet être le connaît ! Regardez !...

Sur la boule noire, des ombres se distinguaient.

Un éclair violet, éblouissant, apparut :

– Vibrations lumineuses ! murmura l’astronome.

Une sorte de gong, semi-sphérique, se silhouetta : les deux savants le virent vibrer, cependant que les ondes sonores émises par le coffre retentissaient, plus lentes...

Il n’y avait pas à s’y tromper : l’être extraordinaire essayait de faire connaître aux hommes les différentes longueurs d’ondes lumineuses et sonores.

Il épiait sans doute sur leur visage l’effet de sa démonstration. Mais comprenait-il l’expression humaine ?

Qui le saura jamais ?

Il arrêta soudain sa fantastique expérimentation et, comme pris d’une idée nouvelle, se baissa. Par la trappe ouverte dans le plancher, il montra à ses hôtes les rouages désaxés, les bielles faussées du mécanisme mystérieux qu’ils avaient déjà vu :

– Le moteur qui a permis à cette machine d’arriver jusqu’ici est hors d’usage, murmura Wallens, en hochant la tête, et le pauvre Mercurien – si c’est un Mercurien ! – nous prend pour de misérables sauvages desquels il ne peut rien tirer !

» Notre science n’est rien en comparaison de la sienne !

» Il faudrait le ramener au Sirius et venir ensuite chercher l’appareil... ou, du moins, le démonter !

» Dans cette coquille sont renfermées les solutions des principaux problèmes scientifiques que l’on étudie depuis que le monde est monde !... Si l’on parvient à comprendre ce Mercurien et à s’en faire comprendre, la science humaine aura gagné dix siècles, peut-être ! Pensez que cet être connaît la vision à distance à travers l’éther, qu’il peut communiquer avec les planètes, qu’il...

– Oui, mais s’il meurt, ou que nous mourions, tout cela est perdu ! coupa Densmold.

Un sifflement léger s’entendit.

L’être, qui s’était placé au-dessous de l’ouverture de la sphère, s’éleva lentement, tout droit, comme entraîné par un ballon. Sous lui, les deux hommes crurent distinguer une ombre, l’ombre d’un cylindre sur lequel il se serait posé.

L’être, ayant atteint le rebord de l’ouverture, l’escalada maladroitement et disparut au-dehors.

Ses bras se montrèrent par le trou et firent comprendre aux deux hommes de se placer comme il venait de le faire, sous l’ouverture.

Wallens, dont l’esprit était plus vif que celui de son compagnon, devina le premier ce qui lui était demandé.

Il se sentit, immédiatement, soulevé, comme par le plancher d’un ascenseur.

Et, pourtant, ses pieds ne reposaient sur rien de visible.

Ayant escaladé le rebord de l’ouverture, il se mit debout sur la sphère, au côté de l’être mystérieux. Densmold le rejoignit peu après.

L’être, aussitôt, indiqua, de sa main étendue, les quatre points cardinaux. Il montra le Soleil, autour duquel sa main décrivit une sorte d’orbite.

Puis, toujours avec des mouvements maladroits, il descendit le long de la sphère et prit pied au fond de l’entonnoir de glace dont il entreprit de gravir la pente.

Les deux savants, se demandant ce qu’il voulait faire, le suivirent sans mot dire.

L’être atteignit la surface du champ de glace et se redressa.

Densmold et Wallens le virent soudain tressaillir et reculer, sous l’empire d’une épouvante terrible.

Deux des chiens faisant partie de l’attelage du traîneau venaient d’apparaître :

– En arrière, sales bêtes ! gronda Densmold.

Trop tard ! Les deux dogues, ensemble, avaient bondi à la gorge de l’être. Il referma les mains sur eux.

Un sifflement couvrit les aboiements des chiens, une bouffée de fumée verte jaillit. Et le groupe – être et chiens – s’affaissa sur la glace, foudroyé.

Figés, les deux savants regardaient. Ils ne comprenaient plus, ils ne savaient plus...

Les chiens avaient déjà les yeux vitreux. Ils étaient bien morts... Mais l’être mystérieux ?

Densmold, le premier, reprit un peu de sang-froid. Il s’approcha du corps inerte de l’extraordinaire individu et lui toucha le bras. Une faible secousse, pareille à celle produite par un courant électrique, le fit tressauter.

Il recula, livide.

L’être ne bougeait toujours pas.

– Mais... il brûle ! s’écria Wallens, d’une voix rauque.

Il disait vrai. Une buée montait du corps étendu sur la glace.

Les deux savants, qui se sentaient devenir fous, virent le maillot de métal gris se recroqueviller, s’ouvrir, éclater, découvrant une chair rouge et parcheminée ; ils entendirent des crissements : écoutoirs, lunettes, masque fondaient sous l’action d’une chaleur dont le foyer restait invisible. Et, autour du corps, la glace se liquéfiait, formant de petits ruisselets d’eau boueuse qui, à quelques mètres plus loin, se congelaient sous l’action de la rigoureuse température ambiante. Le poil des deux chiens roussissait, mêlant son odeur caractéristique à la senteur âcre et métallique dégagée par le cadavre de l’être sans nom.

En moins de quinze minutes, tout fut terminé. Il ne resta plus sur la glace que les corps, à demi rongés par le feu, des deux chiens, et quelques brindilles noircies, semblables à des débris de fer-blanc.

– Je me demande si je ne suis pas fou ! fit gravement Wallens.

– Nous ne sommes pas fous ! affirma Densmold.

» ... Laissons tout cela, nous le deviendrions !

» Nous allons faire le point et revenir à marches forcées vers le Sirius.

» Dans une dizaine de jours, nous pouvons y être...

– La boussole ?

– Ah ! oui ! Eh bien ! si nous ne pouvons nous en servir, des boussoles, nous appellerons les hommes à notre aide, par TSF, en leur indiquant notre position !

– Cela vaudra peut-être mieux ! opina Wallens.

Les deux hommes, sans plus parler, se dirigèrent vers le traîneau.

Pendant les heures qui suivirent, ils déblayèrent l’épaisse couche de neige qui le recouvrait.

Tâche ingrate et rude : le froid intense avait durci la neige, qui se laissait difficilement entamer.

Enfin le traîneau fut dégagé.

Les savants atteignirent l’appareil de TSF.

Sans prendre un moment de repos, sans même manger, ils dressèrent l’antenne démontable, faite de tubes de duralumin rentrant les uns dans les autres, qu’ils avaient emportée, et l’assujettirent au moyen de ses haubans.

Il faisait nuit, une nuit blafarde et brumeuse, lorsqu’ils eurent enfin terminé.

Ils firent rapidement chauffer un peu de thé et de pemmican dans la hutte où ils avaient passé la nuit précédente, avalèrent le tout et se remirent à l’ouvrage, à la clarté de leurs petites torches électriques.

Tous les efforts qu’ils venaient d’accomplir étaient vains !

Olaf Densmold reconnut que l’appareil ne fonctionnait plus. Les accumulateurs étaient déchargés. Des accumulateurs garantis, longuement expérimentés avant le départ !

Impossible de lancer le moindre message.

– Rien à faire ! murmura l’astronome, après avoir examiné et réexaminé les accumulateurs. La chose a dû provoquer la décharge de nos accumulateurs... Il ne nous reste qu’à regagner le Sirius !

Ottar Wallens ne répondit pas. Il regarda son collègue, et tous deux se comprirent. Ils pensaient aux boussoles affolées. Il faudrait se guider sur les étoiles. S’il n’y avait pas de brume, c’était possible, mais difficile. Car, faute de précision dans leurs calculs, les deux hommes risquaient fort d’errer longtemps à travers la banquise avant de rejoindre leur navire. Et leurs provisions n’étaient pas éternelles.

– Nous ferons le point le plus souvent possible ! déclara Densmold. Nous rectifierons notre direction autant de fois qu’il le faudra, mais nous arriverons ! C’est le destin de l’humanité que nous tenons entre nos mains !

– Oui... c’est vrai ! murmura le géologue.

Ils distribuèrent aux chiens une ration de saumon fumé, vérifièrent leurs liens, car seules les deux bêtes qui avaient péri avec l’être s’étaient échappées, et rentrèrent dans leur hutte de glace.

Pendant toute la nuit, ils causèrent, ne sentant ni le froid, ni la fatigue ; les merveilleuses possibilités offertes à la science par l’extraordinaire appareil venu du ciel occupaient leur esprit. D’innombrables problèmes biologiques, astronomiques, géologiques allaient être élucidés. Les mathématiques allaient progresser. On connaîtrait ce qu’était l’électricité, ce qu’était la matière, ce qu’était la vie elle-même !...

Et, tant qu’il existerait un homme sur la Terre, et même un être dans les planètes voisines, les noms d’Ottar Wallens et d’Olaf Densmold ne mourraient pas !

Quelle gloire ! Une gloire surhumaine, au-dessus de toutes les autres !

Au jour, les deux hommes avalèrent rapidement un peu de thé et de poudre d’œufs séchés.

Ils sortirent. Le temps restait beau.

Les deux savants, non sans quelque maladresse, réempaquetèrent le matériel de campement. Ils le chargèrent sur le traîneau, auquel ils attelèrent les chiens.

Et en route vers le nord, vers le Sirius.

Ils constatèrent rapidement qu’ils n’iraient pas aussi vite qu’ils le croyaient.

Les chiens, diminués de quatre et devinant, d’instinct, l’inexpérience de leurs guides, n’avançaient que lentement, s’arrêtant quand bon leur semblait et ne repartant qu’à leur guise.

Toutes les boussoles restaient affolées, et il fallait se guider sur le soleil.

À midi, Densmold ordonna la halte et fit le point. Il reconnut que le traîneau s’était rapproché du Sirius d’environ treize kilomètres. Le bilan d’une demi-étape !

Et plus de quatre cents kilomètres restaient à franchir avant d’atteindre le navire, quatre cents kilomètres en ligne droite, c’est-à-dire plus de six cents en réalité...

– Il faut se rationner ! déclara Wallens.

– Oui.

Les deux hommes mangèrent. Et l’on repartit, toujours aussi lentement...

Douze étapes furent franchies.

Douze étapes, moins de cent kilomètres ! Car, à plusieurs reprises, les explorateurs, enveloppés par la brume, s’égarèrent et revinrent sur leurs pas !

Les boussoles, maintenant, n’étaient plus affolées. Elles ne fonctionnaient plus du tout, l’aiguille ayant perdu – pour une cause ignorée – toutes ses propriétés magnétiques.

Mais les vivres pouvaient encore durer deux mois, en se rationnant...

Hélas ! une nuit, tandis que les deux savants, épuisés, dormaient, les chiens, ayant détaché leurs liens mal fixés, firent ripaille. Pemmican, farine, saumon, œufs desséchés, ils gâchèrent ce qu’ils ne dévorèrent pas.

Lorsqu’ils se réveillèrent, Densmold et son compagnon, au premier coup d’œil, virent le désastre. Les chiens s’étaient enfuis. Et, des provisions, il ne restait pour ainsi dire rien.

– C’est vous qui avez entravé les chiens, hier ! remarqua Densmold en fixant son collègue d’un œil froid.

– Je les avais bien attachés ! Je ne sais ce qui s’est passé ! protesta le géologue, en toute bonne foi...

– Ramassons ce qui peut être sauvé, fit Densmold, sans insister. C’est peu, mais nous n’en saurions porter davantage, et le traîneau est trop lourd pour songer à l’emmener !

Ce qui restait ? De quoi vivre à demi-ration pendant une huitaine, peut-être, et encore !

Sans échanger un mot, les deux hommes recueillirent les débris de toutes sortes épars sur la neige.

L’appétit des grands chiens de l’Alaska est formidable. Les bêtes n’avaient pas laissé grand-chose !

En une heure, tout fut terminé.

Les savants, ployant sous le poids de leur sac de couchage et leurs maigres provisions, se remirent en route sur l’interminable banquise.

Wallens portait le réchaud et la provision d’esprit-de-vin. Densmold s’était chargé du sextant, du chronomètre et des livres nécessaires à la confection du point.

Le temps, heureusement, restait beau.

Six étapes furent franchies.

Les vivres diminuaient avec rapidité. Pour pouvoir marcher, les malheureux devaient manger. Plus de brume. Ils avançaient maintenant dans la bonne direction !

– Plus que cent un kilomètres ! déclara un jour Densmold, après avoir fait le point. La banquise est plate, ici ; nous pouvons faire cela en trois jours...

Oui. Mais c’était à peine s’il restait une livre de pemmican !

Les deux hommes, ce jour-là, avalèrent chacun cinquante grammes de nourriture et, du reste de leur esprit-de-vin, se confectionnèrent une dernière tasse de thé.

Densmold, bien que le plus âgé, avait encore quelque force, mais Wallens semblait réduit aux dernières limites de la faiblesse.

Ils décidèrent de se reposer quelques heures avant de repartir.

Ventre vide, tempes battantes d’anémie, ils s’étendirent côte à côte dans leurs sacs de couchage.

Vers le milieu de la nuit, Wallens, qui ne dormait pas, vit soudain son compagnon se glisser hors de son sac, fourrer dans sa ceinture le petit paquet contenant le reste du pemmican, plier son sac et le fixer sur ses épaules.

Il comprit : Densmold, qui, à plusieurs reprises, lui avait reproché de le retarder, allait l’abandonner, afin d’aller plus vite et de garder pour lui seul les bribes de provisions qui constituaient leur dernière ressource.

– Densmold ! appela-t-il, comme malgré lui.

L’astronome se retourna :

– Ah ? vous êtes réveillé ? dit-il froidement. Eh bien ! oui, je vous laisse ! nous péririons tous deux si je vous attendais, et cela ne servirait à rien ! Je vais essayer, à marches forcées, d’arriver au Sirius.

» On ira vous rechercher !... Au revoir !

– Densmold ! Vous ne ferez pas cela ! Vous n’allez pas m’abandonner...

– Je le ferai ! déclara l’astronome, qui s’était arrêté. C’est mon devoir. La science avant tout ! Vous me retardez ! Si je restais avec vous, nous péririons tous deux !... Adieu !

Et il s’éloigna à pas rapides.

Ottar Wallens tâta sa ceinture. Malgré sa faiblesse, il avait conservé un pistolet automatique, pour s’en servir au cas où quelque gibier apparaîtrait. Il l’arma, leva le bras, visa, pressa la détente.

Une détonation, un cri.

Le crâne troué, Olaf Densmold s’affaissa sur la glace, où il ne bougea plus.

... Deux semaines plus tard, exactement, la petite expédition envoyée par le Sirius, à la recherche des deux savants qui ne revenaient pas, découvrit, étendu sur la glace, le cadavre de M. Olaf Densmold, avec une balle dans la tête.

Et Ottar Wallens ?

Mourut-il de faim ? de froid ? Fut-il englouti dans quelque crevasse, sous une tempête de neige ? On ne l’a jamais retrouvé.

... Et, quelque part, vers le pôle austral, l’engin sans nom, venu d’on ne sait où, continue, sous l’action de la pesanteur – mais y est-il soumis ? – à s’enfoncer dans la glace, engloutissant avec lui les secrets que l’homme cherche depuis des milliers de siècles et qu’il connaîtra, quand ?

Lacitédugouffre

 

 

 

 

 

Cet ouvrage est le 81e publié

dans la collection Classiques du 20e siècle

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

Commissaire.