Hector Malot, Sans famille

Cet ouvrage est le 9ème publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.

Première partie Chapitre 1 : À Lucie Malot

Chapitre 2 : Au village

Chapitre 3 Un père nourricier

Chapitre 4 : La troupe du signor Vitalis

Chapitre 5 : La maison maternelle

Chapitre 6 : En route

Chapitre 7 : Mes débuts

Chapitre 8 : J’apprends à lire

Chapitre 9 : Par monts et par vaux

Chapitre 10 : Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues

Chapitre 11 : Devant la justice

Chapitre 12 : En bateau

Chapitre 13 : Mon premier ami

Chapitre 14 : Enfant trouvé

Chapitre 15 : Neige et loup

Chapitre 16 : Monsieur Joli-Coeur

Chapitre 17 : Entrée à Paris

Chapitre 18 : Un padrone de la rue de Lourcine

Chapitre 19 : Les carrières de Gentilly

Chapitre 20 : Lise

Chapitre 21 : Jardinier

Chapitre 22 : Rouleur

Seconde Partie Chapitre 23 : En avan

Chapitre 24 : Une ville noire

Chapitre 25

Chapitre 26 : L’inondation

Chapitre 27 : Dans la remontée

Chapitre 28 : Sauvetage

Chapitre 29 : Une leçon de musique

Chapitre 30 : La vache du prince

Chapitre 31 : Mère Barberin

Chapitre 32 : L’ancienne et la nouvelle famille

Chapitre 33 : Barberin

Chapitre 34 : Recherches

Chapitre 35 : La famille Driscol

Chapitre 36 : Père et mère honoreras

Chapitre 37 : Capi perverti

Chapitre 38 : Les beaux langes ont menti

Chapitre 39 : Les nuits de Noël

Chapitre 40 : Bob

Chapitre 41 : Le Cygne

Chapitre 42 : Les beaux langes ont dit vrai

Chapitre 43 : En famille

1

À Lucie Malot. Pendant que j’ai écrit ce livre, j’ai constamment pensé à toi, mon enfant, et ton nom m’est venu à chaque instant sur les lèvres. – Lucie sentira-t-elle cela ? – Lucie prendra-t-elle intérêt à cela ? Lucie, toujours. Ton nom, prononcé si souvent, doit donc être inscrit en tête de ces pages : je ne sais la fortune qui leur est réservée, mais quelle qu’elle soit, elles m’auront donné des plaisirs qui valent tous les succès, – la satisfaction de penser que tu peux les lire, – la joie de te les offrir. Hector Malot.

2 Première partie

Première partie Au village Je suis un enfant trouvé. Mais, jusqu’à huit ans, j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car, lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler. Jamais je ne me couchais dans mon lit sans qu’une femme vint m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air et quelques paroles. Quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison. Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère. Voici comment j’appris qu’elle n’était que ma nourrice. Mon village, ou, pour parler plus justement, le village où j’ai été élevé, car je n’ai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance, pas plus que je n’ai eu de père et de mère, le village enfin où j’ai passé mon enfance se nomme Chavanon ; c’est l’un des plus pauvres du centre de la France. Cette pauvreté, il la doit non à l’apathie ou à la paresse de ses habitants, mais à sa situation même dans une contrée peu fertile. Le sol n’a pas de profondeur, et pour produire de bonnes récoltes il lui faudrait des engrais ou des amendements qui manquent dans le pays. Aussi ne rencontre-t-on (ou tout au moins ne rencontrait-on à l’époque dont je parle) que peu de champs cultivés. C’est dans un repli de terrain, sur les bords d’un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire, que se dresse la maison où j’ai passé mes premières années. Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vu d’homme dans cette maison ; cependant ma mère n’était pas veuve, mais son mari, qui était tailleur de pierre, comme un grand nombre d’autres ouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et il n’était pas revenu au pays depuis que j’étais en âge de voir ou de comprendre ce qui m’entourait. De temps en temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par un de ses camarades qui rentrait au village. « Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’a chargé de vous dire que l’ouvrage marche fort, et de vous remettre l’argent que voilà ; voulez-vous compter ? » Et c’était tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : son homme était en bonne santé ; l’ouvrage donnait ; il gagnait sa vie. De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, il ne faut pas croire qu’il était en mauvaise amitié avec sa femme. La question de désaccord n’était pour rien dans cette absence. Il demeurait à Paris parce que le travail l’y retenait ; voilà tout. Quand il serait vieux, il reviendrait vivre près de sa vieille femme, et avec l’argent qu’ils auraient amassé ils seraient à l’abri de la misère pour le temps où l’âge leur aurait enlevé la force et la santé. Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme, que je ne connaissais pas, s’arrêta devant notre barrière. J’étais sur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sans pousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, l’homme me demanda si ce n’était pas là que demeurait la mère Barberin. Je lui dis d’entrer. Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut et, au moment où il franchissait notre seuil, elle se trouva face à face avec lui. « J’apporte des nouvelles de Paris », dit-il. C’étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d’une fois avaient frappé nos oreilles ; mais le ton avec lequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnait les mots : « Votre homme va bien, l’ouvrage marche. » « Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en joignant les mains, un malheur est arrivé à Jérôme ! – Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade de peur ; votre homme a été blessé, voilà la vérité ; seulement il n’est pas mort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le moment il est à l’hôpital. J’ai été son voisin de lit, et, comme je rentrais au pays, il m’a demandé de vous dire la chose en passant. » Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long, pria l’homme de rester à souper. Il s’assit dans le coin de la cheminée et, tout en mangeant, il nous raconta comment le malheur était arrivé : Barberin avait été à moitié écrasé par des échafaudages qui s’étaient abattus, et comme on avait prouvé qu’il ne devait pas se trouver à la place où il avait été blessé, l’entrepreneur refusait de lui payer aucune indemnité. « Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné le conseil de faire un procès à l’entrepreneur. – Un procès, cela coûte gros. – Oui, mais quand on le gagne ! » Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, mais c’était une terrible affaire qu’un voyage si long et si coûteux. Le lendemain matin, nous descendîmes au village pour consulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Il écrivit à l’aumônier de l’hôpital où Barberin était soigné, et, quelques jours après, il reçut une réponse, disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route, mais qu’elle devait envoyer une certaine somme d’argent à son mari, parce que celui-ci allait faire un procès à l’entrepreneur chez lequel il avait été blessé. Les journées, les semaines s’écoulèrent, et de temps en temps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois d’argent ; la dernière, plus pressante que les autres, disait que, s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre la vache pour s’en procurer. Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans savent ce qu’il y a de détresses et de douleurs dans ces trois mots : « vendre la vache ». Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant ; pour le promeneur, c’est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu’elle lève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée ; pour l’enfant des villes, c’est la source du café au lait et du fromage à la crème ; mais pour le paysan, c’est bien plus et mieux encore. Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est assuré de ne pas souffrir de la faim tant qu’il y a une vache dans son étable. Avec une longe ou même avec une simple hart nouée autour des cornes, un enfant promène la vache le long des chemins herbus, là où la pâture n’appartient à personne, et le soir la famille entière a du beurre dans sa soupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre ; le père, la mère, les enfants, les grands comme les petits, tout le monde vit de la vache. Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, que jusqu’à ce moment je n’avais presque jamais mangé de viande. Mais ce n’était pas seulement notre nourrice qu’elle était, c’était encore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas s’imaginer que la vache est une bête stupide, c’est au contraire un animal plein d’intelligence et de qualités morales d’autant plus développées qu’on les aura cultivées par l’éducation. Nous caressions la nôtre, nous lui parlions, elle nous comprenait, et de son côté, avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savait très bien nous faire entendre ce qu’elle voulait ou ce qu’elle ressentait. Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire. Pourtant il fallut s’en séparer, car c’était seulement par « la vente de la vache » qu’on pouvait satisfaire Barberin. Il vint un marchand à la maison et, après avoir bien examiné la Roussette, après avoir dit et répété cent fois qu’elle ne lui convenait pas du tout, que c’était une vache de pauvres gens qu’il ne pourrait pas revendre, qu’elle n’avait pas de lait, qu’elle faisait du mauvais beurre, il avait fini par dire qu’il voulait bien la prendre, mais seulement par bonté d’âme et pour obliger mère Barberin qui était une brave femme. La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui se passait, avait refusé de sortir de son étable et elle s’était mise à meugler. « Passe derrière et chasse-la, m’avait dit le marchand en me tendant le fouet qu’il portait passé autour de son cou. – Pour ça non », avait dit mère Barberin. Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement. « Allons, ma belle, viens, viens. » Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivé sur la route, le marchand l’avait attachée derrière sa voiture, et il avait bien fallu qu’elle suivît le cheval. Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encore nous avions entendu ses beuglements. Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau de pain ; le soir des pommes de terre au sel. Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente de Roussette ; l’année précédente, pour le mardi gras, mère Barberin m’avait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; et j’en avais tant mangé, tant mangé, qu’elle en avait été tout heureuse. Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle. Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras ; c’était ce que je m’étais dit tristement. Mais mère Barberin m’avait fait une surprise ; bien qu’elle ne fût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à l’une de nos voisines, un morceau de beurre à une autre, et, quand j’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre. « Qu’est-ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant. – Du pain. – Et puis encore ? – De la bouillie. – Et puis encore ? – Dame... Je ne sais pas. – Si, tu sais bien. Mais, comme tu es un bon petit garçon, tu n’oses pas le dire. Tu sais que c’est aujourd’hui mardi gras, le jour des crêpes et des beignets. Mais, comme tu sais aussi que nous n’avons ni beurre, ni lait, tu n’oses pas en parler. C’est vrai ça ? – Oh ! mère Barberin. – Donne-moi les oeufs, me dit-elle, et, pendant que je les casse, pèle les pommes. » Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassa les oeufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus, de temps en temps, une cuillerée de lait. Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa la terrine sur les cendres chaudes, et il n’y eut plus qu’à attendre le soir, car c’était à notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets. « Casse de la bourrée, me dit-elle ; il nous faut un bon feu clair, sans fumée. » Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle à frire et la posa au-dessus de la flamme. « Donne-moi le beurre. » Elle en prit, au bout de son couteau, un morceau gros comme une petite noix, et le mit dans la poêle, où il fondit en grésillant. Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d’autant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne l’avions pas respirée. C’était aussi une joyeuse musique que celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre. Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour. Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute, pour nous demander du feu. Mais je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mère Barberin, qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine, venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâte blanche, et ce n’était pas le moment de se laisser aller aux distractions. Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s’ouvrit brusquement. « Qui est là ? » demanda mère Barberin sans se retourner. Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairé en plein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouse blanche et qu’il tenait à la main un gros bâton. « On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il d’un ton rude. – Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en posant vivement sa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ? » Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l’homme qui s’était arrêté sur le seuil : « C’est ton père. »

3

Un père nourricier Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais du bout de son bâton il m’arrêta : « Qu’est-ce que c’est que celui-là ? – C’est Rémi. – Tu m’avais dit... – Eh bien, oui, mais... ce n’était pas vrai, parce que... – Ah ! pas vrai, pas vrai. » Il fit quelques pas vers moi son bâton levé, et instinctivement je reculai. Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser ? Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé. « Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il ; ça se trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper ? – Je faisais des crêpes. – Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes. – C’est que je n’ai rien ; nous ne t’attendions pas. – Comment, rien ; rien à souper ? » Il regarda autour de lui. « Voilà du beurre. » Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide, et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d’ail et d’oignon. « Voilà de l’oignon, dit-il en faisant tomber une glane avec son bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre, et nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle. » Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien. Au contraire, elle s’empressa de faire ce que son homme demandait, tandis que celui-ci s’asseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée. Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avait amené, et appuyé contre la table, je le regardais. C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, au visage rude, à l’air dur ; il portait la tête inclinée sur l’épaule droite par suite de la blessure qu’il avait reçue, et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant. Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu. « Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe ? » dit-il. Alors, prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle. Plus de beurre, dès lors plus de crêpes. En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondément touché par cette catastrophe ; mais je ne pensais plus aux crêpes, ni aux beignets, et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père. « Mon père, mon père ! » C’était là le mot que je me répétais machinalement. Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix ; mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux. « Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table. » Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes. J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens. « Alors tu n’as pas faim ? me dit-il. – Non. – Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon, je me fâche. » Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien, qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge. Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire. On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille. Or, je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille. Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit. « Dors-tu ? » demanda une voix étouffée. Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « Je me fâche », retentissaient encore à mon oreille. « Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende. » Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osais point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute. « Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin. – Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien. » Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée. « Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ? – Parce que je n’ai pas pu. – Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ? – On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime. – Ce n’était pas ton enfant. – Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade. – Malade ? – Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer. – Et quand il a été guéri ? – C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le coeur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que, si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi. – Mais après ? – Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là, je pouvais bien attendre encore. – Quel âge a-t-il présentement ? – Huit ans. – Eh bien, il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable ; voilà ce qu’il y aura gagné. – Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça. – Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ? » Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer. Bientôt mère Barberin reprit : « Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d’aller à Paris. – Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vache est vendue. Faut-il que, quand nous n’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ? – C’est le mien. – Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes. – C’est le plus joli enfant du pays. – Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici. – Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’esprit comme un chat, et avec cela bon coeur. Il travaillera pour nous. – En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler. – Et si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ? – Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il en avait, ils l’auraient cherché, et, depuis huit ans, trouvé bien sûr. Ah ! j’ai fait une fameuse sottise de croire qu’il avait des parents qui le réclameraient un jour, et nous payeraient notre peine pour l’avoir élevé. Je n’ai été qu’un nigaud, qu’un imbécile. Parce qu’il était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles, cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, d’ailleurs. » La porte s’ouvrit et se referma. Il était parti. Alors, me redressant vivement, je me mis à appeler mère Barberin. « Ah ! maman. » Elle accourut près de mon lit : « Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement. – Ce n’est pas ma faute. – Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a dit Jérôme ? – Oui, tu n’es pas ma maman ; mais lui n’est pas mon père. » Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton, car, si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère, j’étais heureux, presque fier de savoir que lui n’était pas mon père. De là une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix. Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention. « J’aurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître la vérité ; mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvais pas te dire, sans raison, que je n’étais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvre petit, tu l’as entendu, on ne la connaît pas. Est-elle vivante, ne l’est-elle plus ? On n’en sait rien. Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail et qu’il passait dans une rue qu’on appelle l’avenue de Breteuil, qui est large et plantée d’arbres, il entendit les cris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasure d’une porte d’un jardin. C’était au mois de février ; il faisait petit jour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu’un, il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme s’était caché là pour voir si l’on trouverait l’enfant qu’il avait lui-même placé dans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé, car l’enfant criait de toutes ses forces, comme s’il avait compris qu’un secours lui était arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint par d’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfant chez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute il souffrait du froid. Mais, comme dans le bureau du commissaire il faisait très chaud, et que les cris continuaient, on pensa qu’il souffrait de la faim, et l’on alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on le déshabilla devant le feu. C’était un beau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu’il appartenait à des parents riches. C’était donc un enfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de l’enfant avec celle de ses langes qui n’étaient pas marqués, le commissaire dit qu’il allait l’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger ; c’était un bel enfant, sain, solide, qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents, qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulait bien s’en charger ; on le lui donna. J’avais justement un enfant du même âge ; mais ce n’était pas pour moi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins ta mère. – Oh ! maman. – Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors je m’attachai à toi davantage. J’oubliai que tu n’étais pas vraiment notre fils. Malheureusement Jérôme ne l’oublia pas, lui, et voyant au bout de trois ans que tes parents ne t’avaient pas cherché, au moins qu’ils ne t’avaient pas trouvé, il voulut te mettre à l’hospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi. – Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en me cramponnant à elle ; mère Barberin, pas à l’hospice, je t’en prie ! – Tu n’iras pas, mais à une condition, c’est que tu vas tout de suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu’il te trouve éveillé. » Et, après m’avoir embrassé, elle me tourna le nez contre la muraille. J’aurais voulu m’endormir ; mais j’avais été trop rudement ébranlé, trop profondément ému pour trouver à volonté le calme et le sommeil. Il y avait au village deux enfants qu’on appelait « les enfants de l’hospice » ; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; on se moquait d’eux ; on les battait. Les autres enfants avaient la méchanceté de les poursuivre souvent comme on poursuit un chien perdu pour s’amuser, et aussi parce qu’un chien perdu n’a personne pour le défendre. Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulais pas avoir un numéro au cou, je ne voulais pas qu’on courût après moi en criant : « À l’hospice ! à l’hospice ! » Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquer les dents. Et je ne dormais pas. Et Barberin allait rentrer. Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’il avait dit, et le sommeil arriva pour moi avant lui.

4

La troupe du signor Vitalis Sans doute je dormis toute la nuit sous l’impression du chagrin et de la crainte, car le lendemain matin en m’éveillant mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi, pour être certain qu’on ne m’avait pas emporté. Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençai à croire que le projet de m’envoyer à l’hospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l’avait décidé à me garder. Mais, comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre. Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorer son secours. Mais, à la dérobée, elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa main me rassura : il n’y avait rien à craindre. Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière Barberin. La distance est longue de notre maison au village ; il y en a bien pour une heure de marche. Cette heure s’écoula sans qu’il m’adressât une seule fois la parole. Il marchait devant, doucement, en clopinant, sans que sa tête fît un seul mouvement, et de temps en temps il se retournait tout d’une pièce pour voir si je le suivais. Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer. Celui-ci, me prenant par l’oreille, me fit passer devant lui, et, quand nous fûmes entrés, il referma la porte. Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoir près de la cheminée et regardai autour de moi. Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvait un grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel que je n’en avais jamais vu. Sur ses cheveux, qui tombaient en longues mèches sur ses épaules, était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumes vertes et rouges. Une peau de mouton, dont la laine était en dedans, le serrait à la taille. Cette peau n’avait pas de manches, et, par deux trous ouverts aux épaules, sortaient les bras vêtus d’une étoffe de velours qui autrefois avait dû être bleue. Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyé dans sa main droite ; son coude reposait sur son genou ployé. Jamais je n’avais vu une personne vivante dans une attitude si calme ; il ressemblait à l’un des saints en bois de notre église. Auprès de lui trois chiens, tassés sous sa chaise, se chauffaient sans remuer : un caniche blanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d’un vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir. Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix, et j’entendais qu’il était question de moi. Barberin racontait qu’il était venu au village pour me conduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder. C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari, et je compris tout de suite que, si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui, je n’avais plus rien à craindre. Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui se disait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi et, s’adressant à Barberin : « C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec un accent étranger. – Lui-même. – Et vous croyez que l’administration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice ? – Dame ! puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à ma charge, il faut bien que quelqu’un paie pour lui ; c’est juste, il me semble. – Je ne dis pas non ; mais croyez-vous que tout ce qui est juste peut toujours se faire ? – Pour ça non. – Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais la pension que vous demandez. – Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui me force à le garder dans ma maison, si je n’en veux pas. – Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était prendre l’engagement de le garder. – Eh bien, je ne le garderai pas, et, quand je devrais le mettre dans la rue, je m’en débarrasserai. – Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite, dit le vieillard après un moment de réflexion, et même de gagner à cela quelque chose. – Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paie une bouteille, et de bon coeur encore. – Commandez la bouteille, et votre affaire est faite. – Sûrement ? – Sûrement. » Le vieillard, quittant sa chaise, vint s’asseoir vis-à-vis de Barberin. Chose étrange, au moment où il se leva, sa peau de mouton fut soulevée par un mouvement que je ne m’expliquai pas ; c’était à croire qu’il avait un chien dans le bras gauche. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il se passer ? Je l’avais suivi des yeux avec une émotion cruelle. « Ce que vous voulez, n’est-ce pas, dit-il, c’est que cet enfant ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien, s’il continue à le manger, c’est qu’on vous le paie ? – Juste ; parce que... – Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je n’ai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vous ne voulez plus de l’enfant ; s’il en est ainsi, donnez-le-moi, je m’en charge. – Vous le donner ! – Dame ! ne voulez-vous pas vous en débarrasser ? – Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant, car il est bel enfant, regardez-le. – Je l’ai regardé. – Rémi ! viens ici. » Je m’approchai de la table en tremblant. « Allons, n’aie pas peur, petit, dit le vieillard. – Regardez, continua Barberin. – Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Si c’était un vilain enfant, je n’en voudrais pas ; les monstres, ce n’est pas mon affaire. – Il est bon pour travailler. – Il est bien faible. – Lui faible, allons donc ! il est fort comme un homme et solide et sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vu de plus droites ? » Barberin releva mon pantalon. « Trop minces, dit le vieillard. – Et ses bras ? continua Barberin. – Les bras sont comme les jambes ; ça peut aller ; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et à la misère. – Lui, ne pas résister ! mais tâtez donc, voyez, tâtez vous-même. » Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant, secouant la tête et faisant la moue. J’avais déjà assisté à une scène semblable quand le marchand était venu pour acheter notre vache. Lui aussi l’avait tâtée et palpée. Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue : ce n’était pas une bonne vache, il lui serait impossible de la revendre, et cependant il l’avait achetée, puis emmenée. Le vieillard allait-il m’acheter et m’emmener ? ah ! mère Barberin, mère Barberin ! Malheureusement elle n’était pas là pour me défendre. « Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est, je le prends. Seulement, bien entendu, je ne vous l’achète pas, je vous le loue. Je vous en donne vingt francs par an. – Vingt francs ! – C’est un bon prix et je paie d’avance ; vous touchez quatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l’enfant. » Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir dans laquelle il prit quatre pièces d’argent qu’il étala sur la table en les faisant sonner. « Pensez donc, s’écria Barberin, que cet enfant aura des parents un jour ou l’autre ! – Qu’importe ? – Il y aura du profit pour ceux qui l’auront élevé ; si je n’avais pas compté là-dessus, je ne m’en serais jamais chargé. » Ce mot de Barberin : « Si je n’avais pas compté sur ses parents, je ne me serais jamais chargé de lui », me fit le détester un peu plus encore. Quel méchant homme ! « Et c’est parce que vous ne comptez plus sur ses parents, dit le vieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin, à qui s’adresseront-ils, ces parents, si jamais ils paraissaient ? à vous, n’est-ce pas, et non à moi qu’ils ne connaissent pas ? – Et si c’est vous qui les retrouvez ? – Alors convenons que, s’il a des parents un jour, nous partagerons le profit, et je mets trente francs. – Mettez-en quarante. – Non ; pour les services qu’il me rendra, ce n’est pas possible. – Et quels services voulez-vous qu’il vous rende ? Pour de bonnes jambes, il a de bonnes jambes ; pour de bons bras, il a de bons bras ; je m’en tiens à ce que j’ai dit, mais enfin à quoi le trouvez-vous propre ? » Le vieillard regarda Barberin d’un air narquois, et, vidant son verre à petits coups : « À me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois, après une journée de fatigue, quand le temps est mauvais, j’ai des idées tristes ; il me distraira. – Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides. – Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puis marcher, et puis, après avoir marché, sauter encore ; enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis. – Et où est-elle, votre troupe ? – Le signor Vitalis, c’est moi, comme vous devez vous en douter, la troupe, je vais vous la montrer, puisque vous désirez faire sa connaissance. » Disant cela, il ouvrit sa peau de mouton et prit dans sa main un animal étrange qu’il tenait sous son bras gauche serré contre sa poitrine. Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarre que je voyais pour la première fois, et que je regardais avec stupéfaction. Elle était vêtue d’une blouse rouge bordée d’un galon doré ; mais les bras et les jambes étaient nus, car c’étaient bien des bras et des jambes qu’elle avait et non des pattes ; seulement ces bras et ces jambes étaient couverts d’une peau noire, et non blanche ou camée. « Ah ! le vilain singe ! » s’écria Barberin. Ce mot me tira de ma stupéfaction, car, si je n’avais jamais vu des singes, j’en avais au moins entendu parler ; ce n’était donc pas un enfant noir que j’avais devant moi, c’était un singe. « Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, c’est M. Joli-Coeur. Joli-Coeur, mon ami, saluez la société. » Joli-Coeur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya à tous un baiser. « Maintenant, continua Vitalis étendant sa main vers le caniche blanc, à un autre ; le signor Capi va avoir l’honneur de présenter ses amis à l’estimable société ici présente. » À ce commandement le caniche, qui jusque-là n’avait pas fait le plus petit mouvement, se leva vivement et, se dressant sur ses pattes de derrière, il croisa ses deux pattes de devant sur sa poitrine, puis il salua son maître si bas que son bonnet de police toucha le sol. Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses camarades, et d’une patte, tandis qu’il tenait toujours l’autre sur sa poitrine, il leur fit signe d’approcher. Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade, se dressèrent aussitôt, et, se donnant chacun une patte de devant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent gravement six pas en avant, puis après trois pas en arrière, et saluèrent la société. « Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis, autrement dit Capitano en italien, est le chef des chiens ; c’est lui qui, comme le plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noir est le signor Zerbino, ce qui signifie le galant, nom qu’il mérite à tous les égards. Quant à cette jeune personne à l’air modeste, c’est la signora Dolce, une charmante Anglaise qui n’a pas volé son nom de douce. C’est avec ces sujets remarquables à des titres différents que j’ai l’avantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plus ou moins bien, suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaise fortune. Capi ! » Le caniche croisa les pattes. « Capi, venez ici, mon ami, et soyez assez aimable, je vous prie – ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment –, soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon, qui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes, quelle heure il est. » Capi décroisa les pattes, s’approcha de son maître, écarta la peau de mouton, fouilla dans la poche du gilet, en tira une grosse montre en argent, regarda le cadran et jappa deux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bien accentués, d’une voix forte et nette, il en poussa trois autres plus faibles. Il était en effet deux heures et trois quarts. « C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie, signor Capi ; et, maintenant, je vous prie d’inviter la signora Dolce à nous faire le plaisir de danser un peu à la corde. » Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino, et celui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, et tous deux se mirent gravement à la faire tourner. Quand le mouvement fut régulier, Dolce s’élança dans le cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de son maître. « Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ; mais l’intelligence ne s’apprécie à toute sa valeur que par la comparaison. Voilà pourquoi j’engage ce garçon dans ma troupe ; il fera le rôle d’une bête, et l’esprit de mes élèves n’en sera que mieux apprécié. – Oh ! pour faire la bête... interrompit Barberin. – Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et je crois que ce garçon n’en manquera pas quand il aura pris quelques leçons. Au reste, nous verrons bien. Et pour commencer nous allons en avoir tout de suite une preuve. S’il est intelligent, il comprendra qu’avec le signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourir la France et dix autres pays, de mener une vie libre au lieu de rester derrière des boeufs, à marcher tous les jours dans le même champ, du matin au soir, tandis que, s’il n’est pas intelligent, il pleurera, il criera, et, comme le signor Vitalis n’aime pas les enfants méchants, il ne l’emmènera pas avec lui. Alors l’enfant méchant ira à l’hospice où il faut travailler dur et manger peu. » J’étais assez intelligent pour comprendre ces paroles ; mais de la compréhension à l’exécution, il y avait une terrible distance à franchir. Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles, bien amusants, et ce devait être bien amusant aussi de se promener toujours ; mais, pour les suivre et se promener avec eux, il fallait quitter mère Barberin. Il est vrai que, si je refusais, je ne resterais peut-être pas avec mère Barberin ; on m’enverrait à l’hospice. Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue. « Allons, dit-il, l’enfant comprend, puisqu’il ne crie pas ; la raison entrera dans cette petite tête, et demain... – Oh ! monsieur, m’écriai-je, laissez-moi à maman Barberin, je vous en prie ! » Mais avant d’en avoir dit davantage je fus interrompu par un formidable aboiement de Capi. En même temps le chien s’élança vers la table sur laquelle Joli-Coeur était resté assis. Celui-ci, profitant d’un moment où tout le monde était tourné vers moi, avait doucement pris le verre de son maître, qui était plein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi, qui faisait bonne garde, avait vu cette friponnerie du singe, et, en fidèle serviteur qu’il était, il avait voulu l’empêcher. « Monsieur Joli-Coeur, dit Vitalis d’une voix sévère, vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans le coin, le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, montez la garde devant lui ; s’il bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendez-moi la patte, que je vous la serre. » Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître. « Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Je vous donne donc trente francs. – Non, quarante. » Une discussion s’engagea, mais bientôt Vitalis l’interrompit : « Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit-il ; qu’il aille donc se promener dans la cour de l’auberge et s’amuser. » En même temps il fit un signe à Barberin. « Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais n’en bouge pas avant que je t’appelle, ou sinon je me fâche. » Je n’avais qu’à obéir, ce que je fis. J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas le coeur à m’amuser. Je m’assis sur une pierre et restai à réfléchir. C’était mon sort qui se décidait en ce moment même. Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisse me faisaient grelotter. La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps, car il s’écoula plus d’une heure avant que celui-ci vînt dans la cour. Enfin je le vis paraître ; il était seul. Venait-il me chercher pour me remettre aux mains de Vitalis ? « Allons, me dit-il, en route pour la maison. » La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ? J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas, car il paraissait de fort mauvaise humeur. La route se fit silencieusement. Mais, environ dix minutes avant d’arriver, Barberin, qui marchait devant, s’arrêta : « Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par l’oreille, que, si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourd’hui, tu le payeras cher ; ainsi, attention ! »

5

La maison maternelle « Eh bien, demanda mère Barberin quand nous rentrâmes, qu’a dit le maire ? – Nous ne l’avons pas vu. – Comment ! vous ne l’avez pas vu ? – Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame et, quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retournerons demain. » Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec l’homme aux chiens. En route je m’étais plus d’une fois demandé s’il n’y avait pas une ruse dans ce retour à la maison ; mais ces derniers mots chassèrent les doutes qui s’agitaient confusément dans mon esprit troublé. Puisque nous devions retourner le lendemain au village pour voir le maire, il était certain que Barberin n’avait pas accepté les propositions de Vitalis. Cependant, malgré ses menaces, j’aurais parlé de mes doutes à mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul un instant avec elle ; mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, et je me couchai sans avoir pu trouver l’occasion que j’attendais. Je m’endormis en me disant que ce serait pour le lendemain. Mais, le lendemain, quand je me levai, je n’aperçus point mère Barberin. « Maman ? – Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi. » Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle n’avait pas dit la veille qu’elle irait au village. Comment n’avait-elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ? Une crainte vague me serra le coeur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentiment d’un danger. Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pour me rassurer. Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin. Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes, d’herbes, de mousses arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres. Assurément ce n’était point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’il était il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir. Il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente, et, quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin ». J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait. Que me voulait-il ? Je me hâtai de rentrer à la maison. Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens ! Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi. Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que, le matin, Barberin l’avait envoyée au village. Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis : « Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas. » Et j’éclatai en sanglots. « Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi ; je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très amusants. Qu’as-tu à regretter ? – Mère Barberin ! mère Barberin ! – En tout cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin en me prenant rudement par l’oreille ; Monsieur ou l’hospice, choisis ! – Non ! mère Barberin ! – Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vais faire. – Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du coeur, c’est bon signe. – Si vous le plaignez, il va hurler plus fort. – Maintenant, aux affaires. » Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin, en un tour de main, fit disparaître dans sa poche. « Où est le paquet ? demanda Vitalis. – Le voilà », répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins. Vitalis défit ces noeuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile. « Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis ; vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles. – Il n’en a pas d’autres. – Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ? – Rémi. – Allons, Rémi, prends ton paquet, et passe devant Capi ; en avant, marche ! » Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin ; mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet. Il fallut marcher. Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau. Vivement je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour. Je me mis à appeler : « Maman ! mère Barberin ! » Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot. Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet. « Bon voyage ! » cria Barberin. Et il rentra dans la maison. Hélas ! c’était fini. « Allons, Rémi, marchons, mon enfant », dit Vitalis. Et sa main tira mon bras. Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien. Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que, quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais. Heureusement la montée était longue ; cependant, à force de marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet. « Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je. – Volontiers, mon garçon. » Et, pour la première fois, il desserra la main. Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit. Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi. Cette manoeuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes. J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près. Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin. Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé. Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous. Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver ; il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres, quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage. Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes, distinctes, diminuées, rapetissées seulement. Encore un pas sur la route, et à jamais tout cela disparaissait. Tout à coup, dans le chemin qui du village monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt. La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui, comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches. Mais il y a des moments où le coeur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais que c’était elle. « Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ? – Oh ! monsieur, je vous en prie... – C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées. » Mais je ne répondis pas, je regardais. C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c’était elle. Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison. Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement. Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi. Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir deçà et delà, dans la cour, les bras étendus. Elle me cherchait. Je me penchai en avant, et de toutes mes forces je me mis à crier : « Maman ! maman ! » Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air. « Qu’as-tu donc ? demanda Vitalis, deviens-tu fou ? » Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et elle ne pensa pas à lever la tête. Elle avait traversé la cour et, revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés. Je criai plus fort, mais, comme la première fois, inutilement. Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet. Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche. « Pauvre petit ! dit-il à mi-voix. – Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner. » Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route. « Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon. » Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement. « Capi, dit-il, Zerbino ! » Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbino devant. Il fallut suivre Vitalis. Au bout de quelques pas, je tournai la tête. Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison. Tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel ; mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.

6

En route Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en résulte pas nécessairement qu’on soit un ogre et qu’on fasse provision de chair fraîche afin de la manger. Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception rare chez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas un méchant homme. J’en eus bientôt la preuve. C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire et celui de la Dordogne qu’il m’avait repris le poignet, et, presque aussitôt, nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au midi. Après avoir marché environ un quart d’heure, il m’abandonna le bras. « Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ; mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbino t’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues. » Me sauver, je sentais que c’était maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter. Je poussai un soupir. « Tu as le coeur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement, si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été très probablement à l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu le crois. Il n’a pas de quoi vivre, il est estropié, il ne peut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut. » Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui, en ce moment, criait plus fort que toutes les paroles, – la séparation. Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé, celle que j’aimais, – ma mère. Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait. Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait de me dire. Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas mon père, il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi. Il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; si maintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il ne pouvait plus me garder. Ce n’était pas de la présente journée que je devais me souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans sa maison. « Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de temps en temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi. » Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étions arrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate et monotone à perte de vue. Pas de maisons, pas d’arbres. Un plateau couvert de bruyères rousses, avec çà et là de grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent. « Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu’il serait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino. » Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ? Chez qui ? Après tout, ce grand et beau vieillard à barbe blanche n’était peut-être pas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; et s’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable. Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, ne quittant les landes que pour trouver des champs de brandes, et n’apercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard s’étendait, que quelques collines arrondies aux sommets stériles. Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois, dans mes rêveries enfantines, j’avais quitté mon village, ç’avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait. C’était la première fois que je faisais une pareille marche d’une seule traite et sans me reposer. Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter. « Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je t’achèterai des souliers. – Ussel, c’est encore loin ? – Voilà un cri du coeur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien, je t’en promets avec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotte de velours, une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes, j’espère, et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent. » Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste ! un chapeau ! Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente, comme elle serait fière de moi ! Quel malheur qu’Ussel fût encore si loin ! Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout des six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin. Heureusement le temps vint à mon aide. Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s’emplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus. Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et il pouvait abriter Joli-Coeur qui, à la première goutte de pluie, était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi, qui n’avions rien pour nous couvrir, nous n’avions pas tardé à être mouillés jusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps en temps se secouer, tandis que, ce moyen naturel n’étant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids qui m’écrasait et me glaçait. « T’enrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître. – Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé. – Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais je ne veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons. » Mais il n’y avait pas d’auberge dans ce village, et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres. Enfin un paysan plus charitable que ses voisins voulut bien nous ouvrir la porte d’une grange. Nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps. Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’il portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu’il partagea en quatre morceaux. Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l’obéissance et la discipline dans sa troupe. Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n’avait dit qu’un mot : « À ce soir, Zerbino. » Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse. Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi, à côté l’un de l’autre, Joli-Coeur entre nous deux ; les trois chiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, les oreilles rasées. « Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voix de commandement, et qu’il aille dans un coin ; il se couchera sans souper. » Aussitôt Zerbino quitta sa place et, marchant en rampant, il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué. Il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmes plus ; mais nous l’entendions souffler plaintivement avec des petits cris étouffés. Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et, tout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées, entre Joli-Coeur, Capi et Dolce, les morceaux qui leur étaient destinés. Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès de mère Barberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude. Ah ! comme la soupe chaude, que mère Barberin nous faisait tous les soirs, m’eût paru bonne, même sans beurre ! Comme le coin du feu m’eût été agréable ! comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couvertures jusqu’à mon nez ! Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couvertures, et nous devions nous trouver encore bien heureux d’avoir un lit de fougère. Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi ? marcher sans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler de froid, n’avoir pour souper qu’un morceau de pain sec, personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barberin ! Comme je réfléchissais tristement, le coeur gros et les yeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage. J’étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi. Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement ; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux. Que voulait-il ? Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatement il se mit à me lécher la main. Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l’embrassai sur son nez froid. Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus. Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée se desserra, je respirai, je n’étais plus seul : j’avais un ami.

7

Mes débuts Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure. Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin, et les chiens gambadaient autour de nous. De temps en temps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière, et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très bien la signification. « Du courage, du courage ! » disaient-ils. Car c’était un chien fort intelligent, qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre. Bien souvent j’ai entendu dire qu’il ne lui manquait que la parole. Mais je n’ai jamais pensé ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus d’esprit et d’éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas la parole n’a jamais été utile entre lui et moi ; du premier jour nous nous sommes tout de suite compris. N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux de voir une ville. Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Ses vieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent. Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout au moins ne leur permettait de voir qu’une seule chose : une boutique de cordonnier. Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heure était venue de les chausser. Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ? Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’une boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on se trouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil n’avait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison. Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux ! Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant dans cette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots. La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là ; après les souliers, il m’acheta une veste de velours bleu, un pantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce qu’il m’avait promis. Du velours pour moi, qui n’avais jamais porté que de la toile ; des souliers ; un chapeau quand je n’avais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleur homme du monde, le plus généreux et le plus riche. Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçu de pluie et de poussière ; mais, ébloui par tant de splendeurs, j’étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat. J’avais hâte de revêtir ces beaux habits ; mais, avant de me les donner, Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux. En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux. Comme je le regardais avec des yeux effarés : « Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à tout le monde. Nous sommes en France, je t’habille en Italien ; si nous allons en Italie, ce qui est possible, je t’habillerai en Français. » Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua : « Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-ce pas ? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que, si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous regarder et à s’arrêter autour de nous ? Non, n’est-ce pas ? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable ; cela est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien. » Voilà comment, de français que j’étais le matin, je devins italien avant le soir. Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisa aussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquet de fleurs en laine. Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser de moi, mais, pour être sincère, je dois déclarer que je me trouvai superbe, et cela devait être, car mon ami Capi, après m’avoir longuement contemplé, me tendit la patte d’un air satisfait. L’approbation que Capi donnait à ma transformation me fut d’autant plus agréable que, pendant que j’endossais mes nouveaux vêtements, Joli-Coeur s’était campé devant moi et avait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il s’était posé les mains sur les hanches et, renversant sa tête en arrière, il s’était mis à rire en poussant des petits cris moqueurs. J’ai entendu dire que c’était une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre, qui n’ont jamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moi qui, pendant longtemps, ai vécu dans l’intimité de Joli-Coeur, je puis affirmer qu’il riait et souvent même d’une façon qui me mortifiait. Sans doute son rire n’était pas exactement semblable à celui de l’homme. Mais enfin, lorsqu’un sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière ; ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme de petits charbons sur lesquels on aurait soufflé. « Nous donnerons demain notre première représentation, dit Vitalis, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine. » Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas. « J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation. Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas assez riche pour cela. C’est pour que tu travailles. Et ton travail consistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Coeur. – Mais je ne sais pas jouer la comédie ! m’écriai-je effrayé. – C’est justement pour cela que je dois te l’apprendre. Tu penses bien que ce n’est pas naturellement que Capi marche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière, pas plus que ce n’est pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pour acquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent d’habiles comédiens. Eh bien, toi aussi, tu dois travailler pour apprendre les différents rôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous donc à l’ouvrage. » J’avais à cette époque des idées tout à fait primitives sur le travail. Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, ou fendre un arbre, ou tailler la pierre, et n’imaginais point autre chose. « La pièce que nous allons représenter, continua Vitalis, a pour titre Le Domestique de M. Joli-Coeur ou Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Voici le sujet : M. Joli-Coeur a eu jusqu’à ce jour un domestique dont il est très content, c’est Capi. Mais Capi devient vieux ; et, d’un autre côté, M. Joli-Coeur veut un nouveau domestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais ce ne sera pas un chien qu’il se donnera pour successeur, ce sera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi. – Comme moi ? – Non, pas comme toi, mais toi-même. Tu arrives de ton village pour entrer au service de Joli-Coeur. – Les singes n’ont pas de domestiques. – Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Coeur trouve que tu as l’air d’un imbécile. – Ce n’est pas amusant, cela. – Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pour rire ? D’ailleurs, figure-toi que tu arrives véritablement chez un monsieur pour être domestique et qu’on te dit, par exemple, de mettre la table. Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation. Avance et dispose le couvert. » Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteau, une fourchette et du linge blanc. Comment devait-on arranger tout cela ? Comme je me posais ces questions et restais les bras tendus, penché en avant, la bouche ouverte, ne sachant par où commencer, mon maître battit des mains en riant aux éclats. « Bravo, dit-il, bravo ! c’est parfait. Ton jeu de physionomie est excellent. Le garçon que j’avais avant toi prenait une mine futée et son air disait clairement : “Vous allez voir comme je fais bien la bête” ; tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable. – Je ne sais pas ce que je dois faire. – Et c’est par là précisément que tu es excellent. Demain, dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire. C’est alors qu’il faudra te rappeler l’embarras que tu éprouves présentement, et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu de physionomie et cette attitude, je te prédis le plus beau succès. Qu’est ton personnage dans ma comédie ? celui d’un jeune paysan qui n’a rien vu et qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe ; de là mon sous-titre : Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Plus bête que Joli-Coeur, voilà ton rôle ; pour le jouer dans la perfection, tu n’aurais qu’à rester ce que tu es en ce moment ; mais, comme cela est impossible, tu devras te rappeler ce que tu as été et devenir par effort d’art ce que tu ne seras plus naturellement. » Le Domestique de M. Joli-Coeur n’était pas une grande comédie, et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes. Mais notre répétition dura près de trois heures, Vitalis nous faisant recommencer deux fois, quatre fois, dix fois la même chose, aux chiens comme à moi. Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de leur rôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau. Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur de notre maître. Ce n’était point ainsi qu’on traitait les bêtes dans mon village, où les jurons et les coups étaient les seuls procédés d’éducation qu’on employât à leur égard. Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition, il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura. « Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quand ce qu’il avait demandé n’était pas réussi ; c’est mal, Capi ; vous ne faites pas attention, Joli-Coeur, vous serez grondé. » Et c’était tout ; mais cependant c’était assez. « Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée, crois-tu que tu t’habitueras à jouer la comédie ? – Je ne sais pas. – Cela t’ennuie-t-il ? – Non, cela m’amuse. – Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence et, ce qui est plus précieux encore peut-être, de l’attention ; avec de l’attention et de la docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les à Joli-Coeur. Joli-Coeur a peut-être plus de vivacité et d’intelligence, mais il n’a pas de docilité. Il apprend facilement ce qu’on lui enseigne, mais il l’oublie aussitôt. D’ailleurs ce n’est jamais avec plaisir qu’il fait ce qu’on lui demande ; volontiers il se révolterait, et toujours il est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe n’a pas, comme le chien, la conscience du devoir, et par là il lui est très inférieur. Comprends-tu cela ? – Il me semble. – Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de ton mieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là ! » Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que ce qui m’avait le plus étonné dans cette répétition, ç’avait été l’inaltérable patience dont il avait fait preuve, aussi bien avec Joli-Coeur et les chiens qu’avec moi. Il se mit alors à sourire doucement : « On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécu jusqu’à ce jour qu’avec des paysans durs aux bêtes et qui croient qu’on doit conduire celles-ci le bâton toujours levé. – Maman Barberin était très douce pour notre vache la Roussette, lui dis-je. – Elle avait raison, reprit-il. Tu me donnes une bonne idée de maman Barberin ; c’est qu’elle savait ce que les gens de campagne ignorent trop souvent, qu’on obtient peu de chose par la brutalité, tandis qu’on obtient beaucoup, pour ne pas dire tout, par la douceur. Pour moi, c’est en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j’ai fait d’elles ce qu’elles sont. Si je les avais battues, elles seraient craintives, et la crainte paralyse l’intelligence. Au reste, en me laissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ce que je suis, et je n’aurais pas acquis cette patience à toute épreuve qui m’a gagné ta confiance. C’est que qui instruit les autres s’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donné autant de leçons qu’ils en ont reçu de moi. J’ai développé leur intelligence, ils m’ont formé le caractère. » Ce que j’entendais me parut si étrange, que je me mis à rire. « Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas, qu’un chien puisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien n’est plus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subisse l’influence de son maître ? – Oh ! bien sûr. – Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veiller sur lui-même quand il entreprend l’éducation d’un chien. Ainsi suppose un moment qu’en instruisant Capi je me sois abandonné à l’emportement et à la colère. Qu’aura fait Capi ? il aura pris l’habitude de la colère et de l’emportement, c’est-à-dire qu’en se modelant sur mon exemple il se sera corrompu. Le chien est presque toujours le miroir de son maître, et qui voit l’un voit l’autre. Montre-moi ton chien, je dirai qui tu es. Le brigand a pour chien un gredin ; le voleur, un voleur ; le paysan sans intelligence, un chien grossier ; l’homme poli et affable, un chien aimable. » Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi le grand avantage d’être habitués à paraître en public, de sorte qu’ils virent arriver le lendemain sans crainte. Pour eux il s’agissait de faire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois, mille fois peut-être. Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque, le lendemain, nous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, où devait avoir lieu notre représentation. Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrine cambrée, et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valse sur un fifre en métal. Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassait M. Joli-Coeur, en costume de général anglais, habit et pantalon rouges galonnés d’or, avec un chapeau à claque surmonté d’un large plumet. Puis, à une distance respectueuse, s’avançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce. Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce à l’espacement indiqué par notre maître, tenait une certaine place dans la rue. Mais ce qui, mieux encore que la pompe de notre défilé, provoquait l’attention, c’étaient les sons perçants du fifre qui allaient jusqu’au fond des maisons éveiller la curiosité des habitants d’Ussel. On accourait sur les portes pour nous voir passer ; les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement. Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre ; des paysans ébahis s’étaient joints à eux, et, quand nous étions arrivés sur la place, nous avions derrière nous et autour de nous un véritable cortège. Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elle consistait en une corde attachée à quatre arbres, de manière à former un carré long, au milieu duquel nous nous plaçâmes. La première partie de la représentation consista en différents tours exécutés par les chiens ; mais ce que furent ces tours, je ne saurais le dire, occupé que j’étais à me répéter mon rôle et troublé par l’inquiétude. C’était à Joli-Coeur et à moi à entrer en scène. « Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant d’une main avec son archet et de l’autre avec son violon, nous allons continuer le spectacle par une charmante comédie intitulée : Le Domestique de M. Joli-Coeur ou le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Un homme comme moi ne s’abaisse pas à faire l’éloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc qu’une chose : écarquillez les yeux, ouvrez les oreilles et préparez vos mains pour applaudir. » Ce qu’il appelait « une charmante comédie » était en réalité une pantomime, c’est-à-dire une pièce jouée avec des gestes et non avec des paroles. Et cela devait être ainsi, par cette bonne raison que deux des principaux acteurs, Joli-Coeur et Capi, ne savaient pas parler, et que le troisième (qui était moi-même) aurait été parfaitement incapable de dire deux mots. Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plus facilement compréhensible, Vitalis l’accompagnait de quelques paroles qui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient. Ce fut ainsi que, jouant en sourdine un air guerrier, il annonça l’entrée de M. Joli-Coeur, général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à ce jour, M. Joli-Coeur n’avait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servir désormais par un homme, ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes, il était temps que cela changeât. En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Coeur se promenait en long et en large, et fumait son cigare. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public ! Il s’impatientait, le général, et il commençait à rouler de gros yeux comme quelqu’un qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied. Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amené par Capi. Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte et m’introduisit auprès du général. Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un air désolé. Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules. Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire : on avait compris qu’il me prenait pour un parfait imbécile, et c’était aussi le sentiment des spectateurs. La pièce était, bien entendue, bâtie pour montrer cette imbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Coeur, au contraire, devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse. Après m’avoir examiné longuement, le général, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner. « Le général croit que, quand ce garçon aura mangé, il sera moins bête, disait Vitalis ; nous allons voir cela. » Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis, une serviette posée sur mon assiette. Que faire de cette serviette ? Capi m’indiquait que je devais m’en servir. Mais comment ? Après avoir bien cherché, je fis le geste de me moucher dedans. Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatre pattes en l’air renversé par ma stupidité. Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau la serviette, me demandant comment l’employer. Enfin une idée m’arriva ; je roulai la serviette et m’en fis une cravate. Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi. Et ainsi de suite jusqu’au moment où le général exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assit à ma place et mangea le déjeuner qui m’était destiné. Ah ! il savait se servir d’une serviette, le général. Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l’étala sur ses genoux ! Avec quelle élégance il cassa son pain et vida son verre ! Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents. Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés, et la représentation s’acheva dans un triomphe. Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête ! En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compliment, et j’étais si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.

8

J’apprends à lire C’étaient assurément des comédiens du plus grand talent, que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis – je parle des chiens et du singe –, mais ce talent n’était pas très varié. Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter. De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans une même ville. Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettre en route. Où allions-nous ? Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question. « Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant. – Non. – Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ? – Pour savoir. – Savoir quoi ? » Je restai interloqué, regardant, sans trouver un mot, la route blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’un vallon boisé. « Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées, qu’est-ce que cela t’apprendra ? – Mais vous, vous connaissez donc le pays ? – Je n’y suis jamais venu. – Et pourtant vous savez où nous allons ? » Il me regarda encore longuement comme s’il cherchait quelque chose en moi. « Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il. – Non. – Sais-tu ce que c’est qu’un livre ? Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons, nous trouverons les noms et l’histoire des pays que nous traversons. Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays ont mis dans mon livre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays ; je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait. – C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis après avoir marché assez longtemps en réfléchissant. – C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la tête dure ? – Je ne sais pas, mais il me semble que, si vous vouliez m’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté. – Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devant nous. » Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière. « Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire », me dit-il. Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il ne se moquait pas de moi. Puis, comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivement sa trouvaille. Comment lire sur cette planche, et quoi lire ? « Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant. – Vous voulez vous moquer de moi ? – Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elle s’adresse à l’ignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui l’emploie. Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d’arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux t’enseigner la lecture avec ce morceau de bois. » Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et, nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Alors Vitalis, tirant son couteau de sa poche, essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis, cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d’égale grandeur. « Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres, et, quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre. » Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection de petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l’alphabet ; mais, pour savoir lire, ce fut une autre affaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire. Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre. En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ? Et nous avions pris nos leçons en commun ; j’étais devenu le camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien, comme on voudra. Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres qu’il voyait, puisqu’il n’avait pas la parole ; mais, lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait. Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides que lui, mais, si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus, et, comme il n’avait pas de distractions, il n’hésitait ou ne se trompait jamais. Alors, quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquait jamais de dire : « Capi saura lire avant Rémi. » Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d’un air de triomphe. « Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie, disait encore Vitalis, mais dans la réalité c’est honteux. » Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cour, et, tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de l’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre. « Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis, veux-tu apprendre à lire la musique ? – Est-ce que, quand je saurai la musique, je pourrai chanter comme vous ? » Vitalis chantait quelquefois, et sans qu’il s’en doutât c’était une fête pour moi de l’écouter. « Tu voudrais donc chanter comme moi ? – Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas possible, mais enfin chanter. – Tu as du plaisir à m’entendre chanter ? – Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ; le rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieux encore. Et puis ce n’est pas du tout la même chose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai envie de pleurer ou bien j’ai envie de rire, et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, c’est à elle que je pense, c’est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez, puisqu’elles sont italiennes. » Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux se mouiller ; alors je m’arrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi. « Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu ne me peines pas, bien au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, mon beau temps ; sois tranquille, je t’apprendrai à chanter, et, comme tu as du coeur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras... » Il s’arrêta tout à coup, et je crus comprendre qu’il ne voulait point se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient, je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que je les ai connues, beaucoup plus tard, et dans des circonstances douloureuses, terribles pour moi, que je raconterai lorsqu’elles se présenteront au cours de mon récit. Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique ce qu’il avait déjà fait pour la lecture, c’est-à-dire qu’il recommença à tailler des petits carrés de bois, qu’il grava avec la pointe de son couteau. Mais cette fois son travail fut plus considérable, car les divers signes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisons plus compliquées que l’alphabet. Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deux faces de ses carrés de bois, et, après les avoir rayées toutes deux de cinq lignes qui représentaient la portée, il inscrivit sur une face la clef de sol et sur l’autre la clef de fa. Puis, quand il eut tout préparé, les leçons commencèrent, et j’avoue qu’elles ne furent pas moins dures que ne l’avaient été celles de lecture. Plus d’une fois Vitalis, si patient avec ses chiens, s’exaspéra contre moi. « Avec une bête, s’écriait-il, on se contient parce qu’on sait que c’est une bête, mais toi tu me feras mourir ! » Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral, il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaient fortement. Joli-Coeur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu’il trouvait drôle, avait copié ce geste, et, comme il assistait presque toujours à mes leçons, j’avais le dépit, lorsque j’hésitais, de le voir lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses en les faisant claquer. « Joli-Coeur lui-même se moque de toi ! » s’écriait Vitalis. Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moins de peine, et j’eus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalis sur une feuille de papier. Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il me donna deux bonnes petites tapes amicales sur chaque joue, en déclarant que, si je continuais ainsi, je deviendrais certainement un grand chanteur. Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et, pendant des semaines, pendant des mois, mes poches furent constamment remplies de mes petits morceaux de bois. D’ailleurs, mon travail n’était pas régulier comme celui d’un enfant qui suit les classes d’une école, et c’était seulement à ses moments perdus que mon maître pouvait me donner mes leçons. Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui était plus ou moins long, selon que les villages étaient plus ou moins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentations partout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles aux chiens et à M. Joli-Coeur ; il fallait préparer nous-mêmes notre déjeuner ou notre dîner, et c’était seulement après tout cela qu’il était question de lecture ou de musique, le plus souvent dans une halte, au pied d’un arbre, ou bien sur un tas de cailloux, le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceaux de bois. Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tant d’enfants, qui n’ont qu’à travailler, et qui se plaignent pourtant de n’avoir pas le temps de faire les devoirs qu’on leur donne. Mais il faut bien dire qu’il y a quelque chose de plus important encore que le temps qu’on emploie au travail, c’est l’application qu’on y apporte ; ce n’est pas l’heure que nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire, c’est la volonté d’apprendre. Enfin j’appris quelque chose, et en même temps j’appris aussi à faire de longues marches qui ne furent pas moins utiles que les leçons de Vitalis. J’étais un enfant assez chétif quand je vivais avec mère Barberin, et la façon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville », avait dit Barberin, « avec des jambes et des bras trop minces », avait dit Vitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air, à la dure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons se développèrent, ma peau se cuirassa, et je devins capable de supporter, sans en souffrir, le froid comme le chaud, le soleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues. Et ce me fût un grand bonheur que cet apprentissage ; il me mit à même de résister aux coups qui plus d’une fois devaient s’abattre sur moi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse.

9

Nous avions parcouru une partie du Midi de la France : l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue, les Cévennes, le Languedoc. Notre façon de voyager était des plus simples : nous allions droit devant nous, au hasard, et, quand nous trouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nous nous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettant un emplâtre sur l’oeil de Capi pour qu’il pût jouer le rôle d’un vieux grognard ; enfin je forçais Joli-Coeur à endosser son habit de général. Mais c’était là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singe, qui savait très bien que cette toilette était le prélude d’un travail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, et inventait les tours les plus drôles pour m’empêcher de l’habiller. Alors j’appelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe. La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et, nous mettant en bel ordre, nous défilions par le village. Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant, nous donnions une représentation ; si, au contraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notre marche. Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, et alors, le matin, j’avais la liberté d’aller me promener où je voulais. Je prenais Capi avec moi –, Capi, simple chien, bien entendu, sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues. Vitalis, qui d’ordinaire me tenait étroitement près de lui, pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou. « Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à l’école ou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être ne pourrai-je pas toujours te répondre, car je n’ai pas la prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours été directeur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai appris autre chose que ce qui m’est en ce moment utile pour « présenter Capi ou M. Joli-Coeur devant l’honorable société ». – Quoi donc ? – Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sache seulement qu’un montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde. En même temps, comprends aussi que, si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de l’escalier de la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépend des circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère, avec émotion, avec reconnaissance, au pauvre musicien qui t’a fait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice ; j’ai dans l’idée que notre rencontre te sera heureuse. » Après avoir quitté les montagnes de l’Auvergne, nous étions arrivés dans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées, où l’on ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres taillis. Aucun pays n’est plus triste, plus pauvre. Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la grange d’une auberge. « C’est ici, me dit Vitalis en causant le soir avant de nous coucher, c’est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge, qu’est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui, ayant commencé la vie par être garçon d’écurie, est devenu prince et roi : il s’appelait Murat ; on en a fait un héros et l’on a donné son nom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent je me suis entretenu avec lui. » Malgré moi une interruption m’échappa. « Quand il était garçon d’écurie ? – Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C’est la première fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naples que je l’ai connu, au milieu de sa cour. – Vous avez connu un roi ! » Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps. « Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte l’histoire du roi Murat ? – Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie. » Alors il me raconta tout au long cette histoire, et, pendant plusieurs heures, nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant, moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière. Eh quoi, tout cela était possible ; non seulement possible, mais encore vrai ! Mon maître avait vu tant de choses ! Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ? Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ? Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.

10

Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses ; les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi. Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; – c’est le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne. Une ville en ruine avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là –, c’est Saint-Émilion. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitement abaissé devant nous. Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et, au-delà de cette rivière, les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais, se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles, leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. « C’est Bordeaux », me dit Vitalis. Pour un enfant élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’était féerique. « C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant, sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois, au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs. » Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles ! Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser. De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes. Nous avons quitté Bordeaux et, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nous avons abandonné la rivière à Langon et nous avons pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. « Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes. » C’était non seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le coeur, car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une insurmontable tristesse. L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré son habitude des longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route. Mais, au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine. J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué, et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir. « As-tu peur ? » demanda Vitalis. Ce mot me décida à ne pas insister, et je partis seul pour mon exploration ; je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur. Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait. Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges. Il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique. Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière. Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tout cas, je me sentais comme sous le coup d’un danger. À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps j’entendis comme un bruissement de branches qu’on frôlait. Quelqu’un ? Mais non, ce ne pouvait pas être un homme, ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères sur la pâleur du ciel. Ce qu’il y avait de certain, c’est que cette bête, montée sur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côté par des bonds précipités. Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elle accourait. Cette pensée me fit retrouver mes jambes, et, tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis. Mais, si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite que moi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos. Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix. Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement : « La bête, la bête ! – La bête, c’est toujours toi, disait-il en riant ; regarde donc un peu, si tu l’oses. » Son rire, plus encore que ses paroles, m’avait rappelé à la raison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main. L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenait immobile sur la route. Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes. Était-ce une bête ? Était-ce un homme ? De l’homme, elle avait le corps, la tête et les bras. De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres de cinq ou six pieds de haut sur lesquelles elle restait posée. Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la parole à mon apparition. « Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village ? » demanda-t-il. C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ? Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau. C’était donc un animal ? Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire ! Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ? « Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? me demanda Vitalis en marchant. – Oui, mais je ne sais pas ce que c’est : il y a donc des géants dans ce pays-ci ? – Oui, quand ils sont montés sur des échasses. » Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds. « Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux. »

11

Devant la justice De Pau il m’est resté un souvenir agréable ; dans cette ville, le vent ne souffle presque jamais. Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre. Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre très légitimement toute-puissante auprès de mon maître, – je veux dire l’abondance de nos recettes. En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose ! » C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Coeur et à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir. Nous reprîmes notre vie errante, à l’aventure, par les grands chemins. Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages. Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile. Les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée. Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps. Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut de chercher des endroits propices à nos représentations. Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le jardin des plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux. Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cette allée vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place. Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n’était pas à armes égales ; mais, par suite d’une disposition d’esprit qui n’était pas ordinaire à mon maître, presque toujours très patient, il n’en jugea pas ainsi. Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvre et vieux – au moins présentement –, il avait de la fierté ; de plus, il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou règlements de police. Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée. L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir. « Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis. – Museler mes chiens ! – Oui, muselez vos chiens, et plus vite que ça. – Museler Capi, Zerbino, Dolce ! s’écria Vitalis s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier, pourra-t-il administrer ses médicaments à son malade, si celui-ci porte au bout de son nez une muselière ? C’est par la bouche, signor, permettez-moi de vous le faire remarquer, que la médecine doit être prise pour opérer son effet. Le docteur Capi ne se serait jamais permis de lui indiquer une autre direction devant ce public distingué. » Sur ce mot, il y eut une explosion de fous rires. « Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela. – À demain, signor, dit Vitalis, à demain. » Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens, mais il n’en fit rien, et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police. Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même. « Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation, lui dis-je, il me semble qu’il serait bon de la lui mettre un peu à l’avance. En le surveillant, on pourrait peut-être l’y habituer. – Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ? – Dame ! il me semble que l’agent est disposé à vous tourmenter. – Sois tranquille, je m’arrangerai demain pour que l’agent ne puisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux. D’un autre côté, il est bon aussi que le public s’amuse un peu. Cet agent nous procurera plus d’une bonne recette ; il jouera, sans s’en douter, un rôle comique dans la pièce que je lui prépare ; cela donnera de la variété à notre répertoire et n’ira pas plus loin qu’il ne faut. Pour cela, tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Coeur ; tu tendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, et, quand tu auras autour de toi un public suffisant et que l’agent sera arrivé, je ferai mon entrée avec les chiens. C’est alors que la comédie commencera. » Je n’avais pas bonne idée de tout cela. Le lendemain je m’en allai à notre place ordinaire, et je tendis mes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures, qu’on accourut de tous côtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que je venais de tracer. En me voyant seul avec Joli-Coeur, plus d’un spectateur inquiet m’interrompait pour me demander si « l’Italien » ne viendrait pas. « Il va arriver bientôt. » Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de police. Joli-Coeur l’aperçut le premier, et aussitôt, se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promener autour de moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestance ridicule. Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises. La figure de l’agent n’était pas faite pour me donner bonne espérance ; il était vraiment furieux, exaspéré par la colère. Joli-Coeur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Il se promenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans, tandis que l’agent se promenait en dehors, et en passant devant moi il me regardait à son tour par-dessus son épaule avec une mine si drôle, que les rires du public redoublaient. Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent, que la colère aveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le singe, et vivement il enjamba la corde. En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversé par un soufflet. Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis, survenu, je ne sais comment, était placé entre moi et l’agent qu’il tenait par le poignet. « Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté. » L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra la sienne. Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent en face, les yeux dans les yeux. L’agent était fou de colère. Mon maître était magnifique de noblesse ; il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l’indignation et le commandement. Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allait rentrer sous terre, mais il n’en fut rien : d’un mouvement vigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité. Vitalis, indigné, se redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement le poignet de l’agent pour se dégager. « Que voulez-vous donc de nous ? demanda Vitalis. – Je veux vous arrêter ; suivez-moi au poste. – Pour arriver à vos fins, il n’était pas nécessaire de frapper cet enfant, répondit Vitalis. – Pas de paroles, suivez-moi ! » Vitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il ne répliqua pas, mais, se tournant vers moi : « Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te ferai parvenir des nouvelles. » Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna. Je rentrai à l’auberge fort affligé et très inquiet. Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de l’effroi. À vrai dire, ce temps n’avait duré que quelques heures. Assez rapidement, je m’étais attaché à lui d’une affection sincère, et cette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie, toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père n’a pas plus de soins pour son enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grand froid, il avait partagé avec moi ses couvertures ; par les fortes chaleurs, il m’avait toujours aidé à porter la part de bagages et d’objets dont j’étais chargé. À table, ou plus justement, dans nos repas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; au contraire, il nous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreilles et m’allongeait une taloche ; mais il n’y avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse qu’il m’avait donnés depuis que nous étions ensemble. Il m’aimait et je l’aimais. Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osant pas sortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Coeur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins. Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta une lettre de Vitalis. Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sous la prévention de résistance à un agent de l’autorité, et de voies de fait sur la personne de celui-ci. « En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’ai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Viens à l’audience ; tu y trouveras une leçon. » Ayant pris des renseignements, on me dit que l’audience de la police correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures, le samedi, j’allai m’adosser contre la porte et, le premier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu, la salle s’emplit, je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l’agent de police. Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux et la justice, mais d’instinct j’en avais une peur horrible ; il me semblait que, bien qu’il s’agit de mon maître et non de moi, j’étais en danger. J’allai me blottir derrière un gros poêle et, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussi petit que possible. Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce qu’il répondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pour entendre, ou tout au moins pour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas à écouter, je regardais. Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait. « Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à l’agent qui vous arrêtait ? – Non des coups, monsieur le président, mais un coup, et pour me dégager de son étreinte ; lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis l’agent donner un soufflet à l’enfant qui m’accompagnait. – Cet enfant n’est pas à vous ? – Non, monsieur le président, mais je l’aime comme s’il était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par la colère, je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchai de frapper de nouveau. – Nous allons entendre l’agent. » Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu. Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention, regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’il me cherchait. Alors, je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premier rang. Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentis qu’il était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s’emplirent de larmes. « C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président. – Pour moi, je n’aurais rien à ajouter, mais, pour l’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui, je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible. » Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté. Mais il n’en fut rien. Un autre magistrat parla pendant quelques minutes ; puis le président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu d’injures et de voies de fait envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs d’amende. Deux mois de prison ! À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma. Deux mois de séparation ! Où aller ?

12

En bateau Quand je rentrai à l’auberge, le coeur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement. J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta. « Eh bien, me dit-il, ton maître ? – Il est condamné. – À combien ? – À deux mois de prison. – Et à combien d’amende ? – Cent francs. – Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises. Je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici. – M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ? – Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ? – Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher. – Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner. » J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Coeur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge. Tout en marchant rapidement, les chiens levaient la tête vers moi et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim. Joli-Coeur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui ; alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens. Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Coeur me tirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort. Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain, si on me demandait de le faire, et j’entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai. Je demandai qu’on me servît une livre et demie de pain. « Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes ! » Le pain était alors à cinq sous la livre, et, si j’en prenais deux livres, elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous il ne m’en resterait qu’un seul. J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère, d’un air que je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre et demie de pain et que je la priais de ne pas m’en couper davantage. « C’est bon, c’est bon », répondit-elle. Et, autour d’un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup. « C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes. » Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir. J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait, disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, je n’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus ; cependant je n’osai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras. C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle. Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu d’adresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions. Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux. « Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Coeur, oui, mes chers camarades, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois. – Ouah ! cria Capi. – Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent. » Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’il faisait la quête dans les « rangs de l’honorable société ». « Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances, et qu’au lieu de me jouer de mauvais tours vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes. » Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notre maître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvèrent leur contentement par leur attention. Après quelques instants de repos, je donnai le signal du départ ; il nous fallait gagner notre coucher, en tout cas notre déjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions l’économie de coucher en plein air. « Nous allons coucher à la belle étoile ; n’importe où, sans souper. » Au mot souper, il y eut un grognement général. Je montrai mes trois sous. « Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pour déjeuner demain ; or, comme nous avons mangé aujourd’hui, je trouve qu’il est sage de penser au lendemain. » Et je remis mes trois sous dans ma poche. Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation ; mais Zerbino, qui n’avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand, continua de gronder. Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, je me tournai vers Capi : « Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pas vouloir comprendre, il faut nous priver d’un second repas aujourd’hui, si nous voulons en faire un seul demain. » Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade, et une discussion parut s’engager entre eux. Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique, alors qu’au jour naissant elles jacassent si vivement entre elles ; ce sont de vrais discours qu’elles tiennent, des affaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles de tendresse qu’elles échangent. Et les fourmis d’une même tribu, lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vous qu’elles fassent, si vous n’admettez pas qu’elles se communiquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens, non seulement ils savent parler, mais encore ils savent lire : voyez-les le nez en l’air, ou bien la tête basse flairant le sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ils s’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas. Ce que Capi dit à Zerbino, je ne l’entendis pas, car, si les chiens comprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait d’entendre raison et qu’il insistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs que Zerbino, qui n’était pas très brave, se résigna au silence. La question du souper étant ainsi réglée, il ne restait plus que celle du coucher. Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à la base et un toit à son sommet. Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais d’aiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait qu’un morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleurs le proverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dîne » ? Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder, et la bonne bête, au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri, postée en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nous approcherait sans que j’en fusse prévenu. Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m’endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Coeur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue. La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise : que serait celle du lendemain ? Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? Des muselières, une permission pour chanter, où voulait-on que j’en eusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d’un bois, sous un buisson ? Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis ! Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage. C’était Capi, qui m’avait entendu pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage. Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés, et il me sembla qu’il pleurait avec moi. Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et Capi, assis devant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin, tout au loin, une cloche sonnait l’Angélus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le coeur que pour le corps. Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et après nous verrions. En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; j’eus l’odorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud. Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre ne nous donnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, et notre déjeuner fut rapidement terminé. Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dire d’aviser aux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation, et aussi en examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner s’ils nous seraient amis ou ennemis. J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j’entendis crier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino m’avait abandonné, et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu’il emportait dans sa gueule. « Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-les tous ! » En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à courir aussi. Que répondre, si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas ? Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Coeur que je portais sur mon épaule m’empoignait par le cou pour ne pas tomber. Toujours courant à toutes jambes, nous fûmes bientôt en pleine campagne, c’est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres. Alors je me retournai, osant regarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, s’étant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande. Je l’appelai ; mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité une sévère correction, s’arrêta, puis, au lieu de venir à moi, il se sauva. J’eus recours à Capi. « Va me chercher Zerbino. » Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jeta avant de partir je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme. Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’un ni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse. « Où est Zerbino ? » Capi se coucha dans une attitude craintive ; alors, en le regardant, je m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée. Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance, et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissé battre. L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restait qu’une ressource, qui était d’attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant. Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade ; mais au bout d’une demi-heure, il revint seul et me fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé. Que faire ? Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître, si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais, ce coquin de Zerbino. Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire. Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalis m’avait dit qu’à la guerre, quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants les soldats oubliaient leurs fatigues. Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et, tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis, après, une valse. Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’enfant crier : « Bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement. Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le remorquaient avaient fait halte sur la rive opposée. C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encore vu de pareil : il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé au-dessus de l’eau était construite une sorte de galerie vitrée. À l’avant de cette galerie se trouvait une véranda ombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage, accroché çà et là aux découpures du toit, retombait par places en cascades vertes ; sous cette véranda j’aperçus deux personnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique, qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge, qui me parut couché. C’était cet enfant sans doute qui avait crié « Bravo ». Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait rien d’effrayant, je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui m’avait applaudi. « C’est pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda la dame, parlant avec un accent étranger. – C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi... pour me distraire. » L’enfant fit un signe, et la dame se pencha vers lui. « Voulez-vous jouer encore ? » me demanda la dame en relevant la tête. Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m’arrivait si à propos ! Je ne me fis pas prier. Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes, et ils se mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Coeur dansa un pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaient assurément compris qu’un dîner serait le paiement de leurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que je ne m’épargnais moi-même. Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je vis Zerbino sortir d’un buisson, et, quand ses camarades passèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieu d’eux et prit son rôle. Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais de temps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bien qu’il parût prendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeait pas ; il restait couché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que les deux mains pour nous applaudir. Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur une planche. Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais, et je voyais maintenant l’enfant comme si j’avais été sur le bateau même et près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse, avec quelque chose de maladif. « Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame. – On paie selon le plaisir qu’on a éprouvé. – Alors, maman, il faut payer très cher », dit l’enfant. Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas. « Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près », me dit la dame. Je fis un signe à Capi qui, prenant son élan, sauta dans le bateau. « Et les autres ? » cria Arthur. Zerbino et Dolce suivirent leur camarade. « Et le singe ! » Joli-Coeur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame. « Est-il méchant ? demanda-t-elle. – Non, madame, mais il n’est pas toujours obéissant, et j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement. – Eh bien, embarquez avec lui. » Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrière auprès du gouvernail ; et aussitôt cet homme, passant à l’avant, jeta une planche sur la berge. C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Coeur dans ma main. « Le singe ! le singe ! » s’écria Arthur. Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressait Joli-Coeur, je pus l’examiner à loisir. Chose surprenante ! il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord. « Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame. – Oui, mais je suis seul en ce moment. – Pour longtemps ? – Pour deux mois. – Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment, seul ainsi pour si longtemps, à votre âge ! – Il le faut bien, madame ! – Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d’argent au bout de ces deux mois ? – Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit. – Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ? » J’hésitai avant de répondre ; je n’avais jamais vu une dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire ? Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, et comment, depuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avais pas pu gagner un sou. Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens ; mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais. « Comme vous devez tous avoir faim ! » s’écria-t-il. À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer, et Joli-Coeur se frotta le ventre avec frénésie. « Oh ! maman », dit Arthur. La dame comprit cet appel ; elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entrebâillée, et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie. « Asseyez-vous, mon enfant », me dit la dame. Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi, et Joli-Coeur prit place sur mon genou. « Vos chiens mangent-ils du pain ? » me demanda Arthur. S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu’ils dévorèrent. « Et le singe ? » dit Arthur. Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Coeur, car, tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous la table. À mon tour, je pris une tranche de pain, et, si je ne m’étouffai pas comme Joli-Coeur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui. « Pauvre enfant ! » disait la dame en emplissant mon verre. Quant à Arthur, il ne disait rien ; mais il nous regardait, les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant avait dû se rassasier jusqu’à un certain point avec la viande qu’il avait volée. « Et où auriez-vous dîné ce soir, si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur. – Je crois bien que nous n’aurions pas dîné. – Et demain, où dînerez-vous ? – Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourd’hui. » Sans continuer de s’entretenir avec moi, Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avais déjà entendue ; il paraissait demander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections. Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corps ne bougeait pas. « Voulez-vous rester avec nous ? » dit-il. Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l’improviste. « Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous. – Sur ce bateau ! – Oui, sur ce bateau ; mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche, ainsi que vous le voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur, qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouver un public, ce qui, pour un enfant de votre âge, n’est pas toujours très facile. » Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me l’adressait. Je pris la main de la dame et la baisai. Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front. « Pauvre petit ! » dit-elle. Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on me montrait ; l’empressement était jusqu’à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance. Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant du bateau, puis je commençai à jouer. En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et en tira un son aigu. Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ? Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devina mon inquiétude. « Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche », dit-il. En effet, le bateau, qui s’était éloigné de la berge, commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par les chevaux ; l’eau clapotait contre la carène, et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous, éclairés par les rayons obliques du soleil couchant. « Voulez-vous jouer ? » demanda Arthur. Et, d’un signe de tête, appelant sa mère auprès de lui, il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que je jouai les divers morceaux que mon maître m’avait appris.

13

Mon premier ami La mère d’Arthur était anglaise, elle se nommait Mme Milligan. Elle était veuve, et je croyais qu’Arthur était son seul enfant ; – mais j’appris bientôt qu’elle avait eu un fils aîné, disparu dans des conditions mystérieuses. Jamais on n’avait pu retrouver ses traces. Au moment où cela était arrivé, M. Milligan était mourant, et Mme Milligan, très gravement malade, ne savait rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle était revenue à la vie, son mari était mort et son fils disparu. Les recherches avaient été dirigées par M. James Milligan, son beau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans ce choix, que M. James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa belle-soeur. En effet, son frère mort sans enfants, il devenait l’héritier de celui-ci. Cependant M. James Milligan n’hérita point de son frère, car, sept mois après la mort de son mari, Mme Milligan mit au monde un enfant, qui était le petit Arthur. Mais cet enfant, chétif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaient les médecins ; il devait mourir d’un moment à l’autre, et ce jour-là M. James Milligan devenait enfin l’héritier du titre et de la fortune de son frère aîné, car les lois de l’héritage ne sont pas les mêmes dans tous les pays, et, en Angleterre, elles permettent, dans certaines circonstances, que ce soit un oncle qui hérite au détriment d’une mère. Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent donc retardées par la naissance de son neveu ; elles ne furent pas détruites ; il n’avait qu’à attendre. Il attendit. Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point. Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas, ainsi qu’il avait été décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; c’est un miracle qui, Dieu merci ! se répète assez souvent. Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ; successivement, quelquefois même ensemble, il avait eu toutes les maladies qui peuvent s’abattre sur les enfants. En ces derniers temps s’était déclaré un mal terrible qu’on appelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses, et Mme Milligan était venue dans les Pyrénées. Mais, après avoir essayé des eaux inutilement, on avait conseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé, sans qu’il pût mettre le pied à terre. C’est alors que Mme Milligan avait fait construire à Bordeaux le bateau sur lequel je m’étais embarqué. Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans une maison, il y serait mort d’ennui ou de privation d’air ; Arthur ne pouvant plus marcher, la maison qu’il habiterait devait marcher pour lui. On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre, cuisine, salon et véranda. C’était dans ce salon ou sous cette véranda, selon les temps, qu’Arthur se tenait du matin au soir, avec sa mère à ses côtés, et les paysages défilaient devant lui, sans qu’il eût d’autre peine que d’ouvrir les yeux. Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et, après avoir remonté la Garonne, ils étaient entrés dans le canal du Midi ; par ce canal, ils devaient gagner les étangs et les canaux qui longent la Méditerranée, remonter ensuite le Rhône, puis la Saône, passer de cette rivière dans la Loire jusqu’à Briare, prendre là le canal de ce nom, arriver dans la Seine et suivre le cours de ce fleuve jusqu’à Rouen, où ils s’embarqueraient sur un grand navire pour rentrer en Angleterre. Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissance de la chambre que je devais occuper dans le bateau qui s’appelait Le Cygne. Bien qu’elle fût toute petite, cette chambre, deux mètres de long sur un mètre à peu près de large, c’était la plus charmante cabine, la plus étonnante que puisse rêver une imagination enfantine. Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode ; mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisable des physiciens qui renferme tant de choses. Au lieu d’être fixe, la tablette supérieure était mobile, et, quand on la relevait, on trouvait sous elle un lit complet, matelas, oreiller, couverture. Bien entendu, il n’était pas très large ce lit ; cependant il était assez grand pour qu’on y fût très bien couché. Sous ce lit était un tiroir garni de tous les objets nécessaires à la toilette. Et sous ce tiroir s’en trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments, dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements. Point de tables, point de sièges, au moins dans la forme habituelle, mais contre la cloison, du côté de la tête du lit, une planchette qui, en s’abaissant, formait table, et du côté des pieds, une autre qui formait chaise. Un petit hublot percé dans le bordage, et qu’on pouvait fermer avec un verre rond, servait à éclairer et à aérer cette chambre. Jamais je n’avais rien vu de si joli, ni de si propre ; tout était revêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancher était étendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs. Mais ce n’étaient pas seulement les yeux qui étaient charmés. Quand, après m’être déshabillé, je m’étendis dans le lit, j’éprouvai un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi. Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levai dès le point du jour, car j’avais l’inquiétude de savoir comment mes comédiens avaient passé la nuit. Je trouvai tout mon monde à la place où je l’avais installé la veille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuis plusieurs mois. Le marinier que j’avais vu la veille au gouvernail était déjà levé et il s’occupait à nettoyer le pont ; il voulut bien mettre la planche à terre, et je pus descendre dans la prairie avec ma troupe. En jouant avec les chiens et avec Joli-Coeur, en courant, en sautant les fossés, en grimpant aux arbres, le temps passe vite ; quand nous revînmes, les chevaux étaient attelés au bateau et attachés à un peuplier sur le chemin de halage : ils n’attendaient qu’un coup de fouet pour partir. J’embarquai vite ; quelques minutes après, l’amarre qui retenait le bateau à la rive fut larguée, le marinier prit place au gouvernail, le haleur enfourcha son cheval, la poulie dans laquelle passait la remorque grinça ; nous étions en route. Quel plaisir que le voyage en bateau ! J’étais absorbé dans ma contemplation, lorsque j’entendis prononcer mon nom derrière moi. Je me retournai vivement : c’était Arthur qu’on apportait sur sa planche ; sa mère était près de lui. « Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur, mieux que dans les champs ? » Je m’approchai et répondis en cherchant des paroles polies que j’adressai à la mère tout autant qu’à l’enfant. Mme Milligan avait installé son fils à l’abri des rayons du soleil, et elle s’était placée près de lui. « Voulez-vous emmener les chiens et le singe ? me dit-elle, nous avons à travailler. » Je fis ce qui m’était demandé, et je m’en allai avec ma troupe, tout à l’avant. À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre ? Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon, dont elle suivait le texte dans un livre ouvert. Étendu sur sa planche, Arthur répétait sans faire un mouvement. Ou, plus justement, il essayait de répéter, car il hésitait terriblement, et ne disait pas trois mots couramment ; encore bien souvent se trompait-il. Sa mère le reprenait avec douceur, mais en même temps avec fermeté. « Vous ne savez pas votre fable », dit-elle. Cela me parut étrange de l’entendre dire vous à son fils, car je ne savais pas alors que les Anglais ne se servent pas du tutoiement. « Pourquoi me désolez-vous en n’apprenant pas vos leçons ? – Je ne peux pas, maman, je vous assure que je ne peux pas. » Et Arthur se prit à pleurer. Mais Mme Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes, bien qu’elle parût touchée et même désolée, comme elle avait dit. « J’aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi et avec les chiens, continua-t-elle, mais vous ne jouerez que quand vous m’aurez répété votre fable sans faute. » Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas, comme pour rentrer dans l’intérieur du bateau, laissant son fils couché sur sa planche. Mais elle ne disparut pas ; au lieu d’entrer dans le bateau, elle revint vers son fils. « Voulez-vous que nous essayions de l’apprendre ensemble ? dit-elle. – Oh ! oui, maman, ensemble. » Alors elle s’assit près de lui, et, reprenant le livre, elle commença à lire doucement la fable, qui s’appelait : Le Loup et le Jeune Mouton ; après elle, Arthur répétait les mots et les phrases. Lorsqu’elle eut lu cette fable trois fois, elle donna le livre à Arthur, en lui disant d’apprendre maintenant tout seul, et elle rentra dans le bateau. Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et, de ma place où j’étais resté, je le vis remuer les lèvres. Il était évident qu’il travaillait et qu’il s’appliquait. Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôt il leva les yeux de dessus son livre, et ses lèvres remuèrent moins vite, puis tout à coup elles s’arrêtèrent complètement. Il ne lisait plus, et ne répétait plus. Ses yeux, qui erraient çà et là, rencontrèrent les miens. De la main je lui fis un signe pour l’engager à revenir à sa leçon. « Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien. » Je m’approchai. « Cette fable n’est pourtant pas bien difficile, lui dis-je. – Oh ! si, bien difficile, au contraire. – Elle m’a paru très facile ; et en écoutant votre maman la lire, il me semble que je l’ai retenue. » Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il n’eut à me reprendre que trois ou quatre fois. « Comment, vous la savez ! s’écria-t-il. – Pas très bien, mais maintenant je crois que je la dirais sans faute. – Comment avez-vous fait pour l’apprendre ? – J’ai écouté votre maman la lire, mais je l’ai écoutée avec attention, sans regarder ce qui se passait autour de nous. » En moins d’un quart d’heure il la sut parfaitement, et il était en train de la répéter sans faute lorsque sa mère survint derrière nous. Tout d’abord elle se fâcha de nous voir réunis, car elle crut que nous n’étions ensemble que pour jouer ; mais Arthur ne lui laissa pas dire deux paroles. « Je la sais, s’écria-t-il, et c’est lui qui me l’a apprise. » Mme Milligan me regardait toute surprise, et elle allait sûrement m’interroger, quand Arthur se mit, sans qu’elle le lui demandât, à répéter Le Loup et le Jeune Mouton. Il le fit d’un air de triomphe et de joie, sans hésitation et sans faute. Pendant ce temps, je regardais Mme Milligan. Je vis son beau visage s’éclairer d’un sourire, puis il me sembla que ses yeux se mouillèrent ; mais, comme à ce moment elle se pencha sur son fils pour l’embrasser tendrement en l’entourant de ses deux bras, je ne sais pas si elle pleurait. « Vous êtes un bon garçon », me dit-elle. Si j’ai raconté ce petit incident, c’est pour faire comprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dans ma position. La veille on m’avait pris comme montreur de bêtes pour amuser, moi, mes chiens et mon singe, un enfant malade ; mais cette leçon me sépara des chiens et du singe, je devins un camarade, presque un ami. Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau, auprès de Mme Milligan et d’Arthur, je trouve que ce sont les meilleurs de mon enfance. Arthur s’était pris pour moi d’une ardente amitié, et, de mon côté, je me laissais aller sans réfléchir et sous l’influence de la sympathie à le regarder comme un frère : pas une querelle entre nous ; chez lui pas la moindre marque de la supériorité que lui donnait sa position, et chez moi pas le plus léger embarras ; je n’avais même pas conscience que je pouvais être embarrassé. Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance des choses de la vie ; mais assurément cela tenait beaucoup encore à la délicatesse et à la bonté de Mme Milligan, qui bien souvent me parlait comme si j’avais été son enfant. Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement ; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; du matin au soir, toutes nos heures remplies. Depuis la construction des chemins de fer, on ne visite plus, on ne connaît même plus le canal du Midi, et cependant c’est une des curiosités de la France. De Villefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet, et d’Avignonnet aux pierres de Naurouse où s’élève le monument érigé à la gloire de Riquet, le constructeur du canal, à l’endroit même où se trouve la ligne de faîte entre les rivières qui vont se jeter dans l’Océan et celles qui descendent à la Méditerranée. Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins, Carcassonne, la cité du Moyen Âge, et par l’écluse de Fouserannes, si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descendus à Béziers. Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelques lieues dans la journée ; quand au contraire il était monotone, nous allions plus vite. Quand les soirées étaient belles, j’avais aussi un rôle actif ; alors je prenais ma harpe et, descendant à terre, j’allais à une certaine distance me placer derrière un arbre qui me cachait dans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, je jouais tous les airs que je savais. Pour Arthur, c’était un grand plaisir que d’entendre ainsi de la musique dans le calme de la nuit, sans voir celui qui la faisait ; souvent il me criait : « Encore ! » et je recommençais l’air que je venais de jouer. C’était là une vie douce et heureuse pour un enfant qui, comme moi, n’avait quitté la chaumière de mère Barberin que pour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis. Deux fois j’avais vu se briser ou se dénouer les liens qui m’attachaient à ceux que j’aimais : la première, lorsque j’avais été arraché d’auprès de mère Barberin ; la seconde, lorsque j’avais été séparé de Vitalis ; et ainsi deux fois je m’étais trouvé seul au monde, sans appui, sans soutien, n’ayant d’autres amis que mes bêtes. Et voilà que, dans mon isolement et dans ma détresse, j’avais trouvé quelqu’un qui m’avait témoigné de la tendresse, et que j’avais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affable et tendre, un enfant de mon âge qui me traitait comme si j’avais été son frère. Quelle joie, quel bonheur pour un coeur qui, comme le mien, avait tant besoin d’aimer ! Combien de fois, en regardant Arthur couché sur sa planche, pâle et dolent, je me prenais à envier son bonheur, moi, plein de santé et de force ! Ce n’était pas le bien-être qui l’entourait que j’enviais, ce n’étaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce n’était pas son bateau, c’était l’amour que sa mère lui témoignait. Comme il devait être heureux d’être ainsi aimé, d’être ainsi embrassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoir lui-même embrasser de tout son coeur cette belle dame, sa mère, dont j’osais à peine toucher la main lorsqu’elle me la tendait ! Et alors je me disais tristement que, moi, je n’aurais jamais une mère qui m’embrasserait et que j’embrasserais. Peut-être un jour je reverrais mère Barberin, et ce me serait une grande joie, mais enfin je ne pourrais plus maintenant lui dire comme autrefois : « Maman », puisqu’elle n’était pas ma mère. Seul, je serais toujours seul ! Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus d’intensité la joie que j’éprouvais à me sentir traiter tendrement par Mme Milligan et Arthur. Je ne devais pas me montrer trop exigeant pour ma part de bonheur en ce monde, et, puisque je n’aurais jamais ni mère, ni frère, ni famille, je devais me trouver heureux d’avoir des amis. Je devais être heureux et en réalité je l’étais pleinement. Cependant, si douces que me parussent ces nouvelles habitudes, il me fallut bientôt les interrompre pour revenir aux anciennes.

14

Enfant trouvé Le temps avait passé vite pendant ce voyage, et le moment approchait où mon maître allait sortir de prison. C’était à la fois pour moi une cause de joie et de trouble. À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette pensée m’avait de plus en plus vivement tourmenté. Un jour enfin, je me décidai à en faire part à Mme Milligan en lui demandant combien elle croyait qu’il me faudrait de temps pour retourner à Toulouse, car je voulais me trouver devant la porte de la prison juste au moment où mon maître la franchirait. En entendant parler de départ, Arthur poussa les hauts cris : « Je ne veux pas que Rémi parte ! » s’écria-t-il. Je répondis que je n’étais pas libre de ma personne, que j’appartenais à mon maître, à qui mes parents m’avaient loué, et que je devais reprendre mon service auprès de lui le jour où il aurait besoin de moi. Je parlai de mes parents sans dire qu’ils n’étaient pas réellement mes père et mère, car il aurait fallu avouer en même temps que je n’étais qu’un enfant trouvé. « Maman, il faut retenir Rémi », continua Arthur, qui, en dehors du travail, était le maître de sa mère, et faisait d’elle tout ce qu’il voulait. « Je serais très heureuse de garder Rémi, répondit Mme Milligan, vous l’avez pris en amitié, et moi-même j’ai pour lui beaucoup d’affection ; mais, pour le retenir près de nous, il faut la réunion de deux conditions dont ni vous ni moi ne pouvons décider. La première, c’est que Rémi veuille rester avec nous... – Ah ! Rémi voudra bien, interrompit Arthur ; n’est-ce pas, Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ? – La seconde, continua Mme Milligan sans attendre ma réponse, c’est que son maître consente à renoncer aux droits qu’il a sur lui. – Rémi, Rémi d’abord, interrompit Arthur poursuivant son idée. – Avant de répondre, continua Mme Milligan, Rémi doit réfléchir que ce n’est pas seulement une vie de plaisir et de promenade que je lui propose, mais encore une vie de travail ; il faudra étudier, prendre de la peine, rester penché sur les livres, suivre Arthur dans ses études ; il faut mettre cela en balance avec la liberté des grands chemins. – Il n’y a pas de balance, dis-je, et je vous assure, madame, que je sens tout le prix de votre proposition. – Là, voyez-vous, maman ! s’écria Arthur, Rémi veut bien. – Maintenant, poursuivit Mme Milligan, il nous reste à obtenir le consentement de son maître ; pour cela je vais lui écrire de venir nous trouver à Sète, car nous ne pouvons pas retourner à Toulouse. Je lui enverrai ses frais de voyage, et, après lui avoir fait comprendre les raisons qui nous empêchent de prendre le chemin de fer, j’espère qu’il voudra bien se rendre à mon invitation. S’il accepte mes propositions, il ne me restera plus qu’à m’entendre avec les parents de Rémi, car eux aussi doivent être consultés. » Consulter mes parents ! Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât caché. La vérité éclaterait. Enfant trouvé ! Alors ce serait Arthur, ce serait peut-être Mme Milligan, qui ne voudraient pas de moi. Je restai atterré. Et tel était mon effroi de cette vérité que je croyais si horrible, que j’en vins à souhaiter ardemment que Vitalis n’acceptât pas la proposition de Mme Milligan, et que rien ne pût s’arranger entre eux à mon sujet. Sans doute, il faudrait m’éloigner d’Arthur et de sa mère, renoncer à les revoir jamais peut-être ; mais au moins ils ne garderaient pas de moi un mauvais souvenir. Trois jours après avoir écrit à mon maître, Mme Milligan reçut une réponse. En quelques lignes Vitalis disait qu’il aurait l’honneur de se rendre à l’invitation de Mme Milligan et qu’il arriverait à Sète le samedi suivant par le train de deux heures. Je demandai à Mme Milligan la permission d’aller à la gare, et, prenant les chiens ainsi que Joli-Coeur avec moi, nous attendîmes l’arrivée de notre maître. Ce furent les chiens qui m’avertirent que le train était arrivé, et qu’ils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentis entraîné en avant, et, comme je n’étais pas sur mes gardes, les chiens m’échappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, et presque aussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui, dans son costume habituel, venait d’apparaître. Plus prompt, bien que moins souple que ses camarades, Capi s’était élancé dans les bras de son maître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaient à ses jambes. Je m’avançai à mon tour, et Vitalis, posant Capi à terre, me serra dans ses bras ; pour la première fois, il m’embrassa en me répétant à plusieurs reprises : « Buon di, povero caro ! » Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais n’avait jamais non plus été caressant, et je n’étais pas habitué à ces témoignages d’effusion ; cela m’attendrit, et me fit venir les larmes aux yeux, car j’étais dans des dispositions où le coeur se serre et s’ouvre vite. Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en prison ; sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli ; ses lèvres s’étaient décolorées. « Eh bien, tu me trouves changé, n’est-ce pas, mon garçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et l’ennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant. » Puis changeant de sujet : « Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tu connue ? » Alors je lui racontai comment j’avais rencontré Le Cygne, et comment depuis ce moment j’avais vécu auprès de Mme Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait. « Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nous entrâmes à l’hôtel. – Oui, je vais vous conduire à son appartement. – C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à m’attendre, avec les chiens et Joli-Coeur. » Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à son entretien avec Mme Milligan ? Ce fut ce que je me demandai, tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir. « Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t’attends ici ; nous partons dans dix minutes. » J’étais très hésitant, et cependant je fus renversé par le sens qu’avait pris cette décision. « Vous avez donc dit... demandai-je. – J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-même utile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé à céder les droits que j’avais sur toi ; marche et reviens. » Cela me rendit un peu de courage, car j’étais si complètement sous l’influence de mon idée fixe d’enfant trouvé, que je m’étais imaginé que, s’il fallait partir avant dix minutes, c’était parce que mon maître avait dit ce qu’il savait de ma naissance. En entrant dans l’appartement de Mme Milligan, je trouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler. « J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider. – C’est un méchant homme ! s’écria Arthur. – Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit Mme Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : « J’aime cet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils, il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’être le jouet de votre enfant malade, si doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je l’instruirai. » – Je ne veux pas que Rémi parte. – Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m’entendrai avec eux. – Oh ! non, m’écriai-je. – Comment, non ? – Oh ! non, je vous en prie ! – Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant. – Je vous en prie, n’est-ce pas ? » Il est à peu près certain que, si Mme Milligan n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître. « C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? » continua Mme Milligan. Alors je me relevai vivement et, courant à la porte : « Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais ! – Rémi ! Rémi ! » cria Arthur. Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avais refermé la porte. Une minute après, j’étais auprès de mon maître. « En route ! » me dit-il. Et nous sortîmes de Sète par la route de Frontignan. Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me trouvai lancé de nouveau dans des aventures qui m’auraient été épargnées, si, ne m’exagérant pas les conséquences d’un odieux préjugé, je ne m’étais pas laissé affoler par une sotte crainte.

15

Neige et loups Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue. Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser l’honorable société. La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur. J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde. Auprès de Mme Milligan, j’avais bien des fois pensé à Vitalis ; auprès de Vitalis, mon souvenir se reportait sur Mme Milligan. Heureusement, dans mon chagrin, qui était très vif et persistant, j’avais une consolation ; mon maître était beaucoup plus doux – beaucoup plus tendre même – si ce mot peut être juste, appliqué à Vitalis –, qu’il ne l’avait jamais été ! Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tant j’avais besoin d’épancher au-dehors les sentiments d’affection qui étaient en moi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pas un homme avec lequel on risquait des familiarités. Après être partis de Sète, nous étions restés plusieurs jours sans parler de Mme Milligan et de mon séjour sur Le Cygne ; mais peu à peu ce sujet s’était présenté dans nos entretiens, mon maître l’abordant toujours le premier, et bientôt il ne s’était guère passé de jour sans que le nom de Mme Milligan fût prononcé. « Tu l’aimais bien, cette dame ? me disait Vitalis ; oui, je comprends cela ; elle a été bonne, très bonne pour toi ; il ne faut penser à elle qu’avec reconnaissance. » Le Cygne devait remonter le Rhône, et nous, nous longions les rives de ce fleuve. Pourquoi ne le rencontrerions-nous pas ? Aussi, tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souvent vers l’eau que vers les collines et les plaines fertiles qui la bordent de chaque côté. Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon, Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visite était pour les quais et pour les ponts ; je cherchais Le Cygne, et quand j’apercevais de loin un bateau à demi noyé dans les brumes confuses, j’attendais qu’il grandît pour voir si ce n’était pas Le Cygne. Mais ce n’était pas lui. Quelquefois je m’enhardissais jusqu’à interroger les mariniers, et je leur décrivais le bateau que je cherchais ; ils ne l’avaient pas vu passer. Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le temps que j’eus à moi, je le passai sur les quais du Rhône et de la Saône ; je connais les ponts d’Ainay, de Tilsitt, de la Guillotière ou de l’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’un Lyonnais de naissance. Mais j’eus beau chercher, je ne trouvai pas Le Cygne. Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alors l’espérance de retrouver jamais Mme Milligan et Arthur commença à m’abandonner, car j’avais à Lyon étudié toutes les cartes de France que j’avais pu trouver aux étalages des bouquinistes, et je savais que le canal du Centre, que devait prendre Le Cygne pour gagner la Loire, se détache de la Saône à Chalon. Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoir vu Le Cygne ; c’en était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve. Ce ne fut pas sans un très vif chagrin. Justement, pour accroître mon désespoir, qui pourtant était déjà bien assez grand, le temps devint détestable ; la saison était avancée, l’hiver approchait, et les marches sous la pluie, dans la boue, devenaient de plus en plus pénibles. Quand nous arrivions le soir dans une mauvaise auberge ou dans une grange, harassés par la fatigue, mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’aux cheveux, je ne me couchais point avec des idées riantes. Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collines de la Côte-d’Or, nous fûmes pris par un froid humide qui nous glaçait jusqu’aux os, et Joli-Coeur devint plus triste et plus maussade que moi. Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, car, à Paris seulement, nous avions chance de pouvoir donner quelques représentations pendant l’hiver ; mais, soit que l’état de sa bourse ne lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit toute autre raison, c’était à pied que nous devions faire la route qui sépare Dijon de Paris. Quand le temps nous le permettait, nous donnions une courte représentation dans les villes et dans les villages que nous traversions, puis, après avoir ramassé une maigre recette, nous nous remettions en route. Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et de l’humidité ; mais, après avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord. Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu’il soit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleine figure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, que l’humidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines. Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel s’emplit de gros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt de la neige. Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être pris par la neige ; mais l’intention de mon maître était de gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvais temps nous obligeait à y séjourner. « Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonne heure ; je crains d’être surpris par la neige. » Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coin de l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Coeur qui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui n’avait cessé de gémir, bien que nous eussions pris soin de l’envelopper dans des couvertures. Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme il m’avait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblait qu’un grand couvercle sombre s’était abaissé sur la terre et allait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpre s’engouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui, la veille au soir, avaient été enfouis sous la cendre. « À votre place, dit l’aubergiste s’adressant à mon maître, je ne partirais pas ; la neige va tomber. – Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver à Troyes avant la neige. – Trente kilomètres ne se font pas en une heure. » Nous partîmes néanmoins. Vitalis tenait Joli-Coeur serré sous sa veste pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiens, joyeux de ce temps sec, couraient devant nous ; mon maître m’avait acheté à Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dessous ; je m’enveloppai dedans, et la bise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps. Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche ; nous marchâmes gardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas, autant pour nous presser que pour nous échauffer. Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis. Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre. Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au reste, cela m’inquiétait peu, et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid. Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête de neige. Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamais cette leçon. Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaient entrouverts, c’était la neige. Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une averse de neige qui nous enveloppa. En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car, poussée par le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle. L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait, elle glissait sur les surfaces rondes, mais, partout où se trouvait une fente, elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre. En quelques minutes la route fut couverte d’une épaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit. La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamais vu tomber la neige, alors même que j’étais derrière une vitre dans une chambre bien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse, et présentement je me disais que la chambre chauffée devait être bien loin encore. Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parce que nos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche de neige qui nous montait aux jambes, et parce que le poids qui chargeait nos chapeaux devenait de plus en plus lourd. Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la direction de la gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, et il me sembla apercevoir confusément dans la clairière une hutte en branchages recouverte de neige. Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquels avaient été disposés des branchages en forme de toit ; et ce toit était assez serré pour que la neige n’eût point passé à travers. C’était un abri qui valait une maison. « Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeune vente devait se trouver quelque part une cabane de bûcheron ; maintenant la neige peut tomber. – Oui, qu’elle tombe ! » répondis-je d’un air de défi. Et j’allai à la porte, ou, plus justement, à l’ouverture de la hutte, car elle n’avait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau, de manière à ne pas mouiller l’intérieur de notre appartement. Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi bien dans sa construction que dans son mobilier, qui consistait en un banc de terre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, était encore d’un plus grand prix pour nous, c’étaient cinq ou six briques posées de champ dans un coin et formant le foyer. Du feu ! nous pouvions faire du feu. Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu, les chiens s’étaient assis autour du foyer, et gravement sur leur derrière, le cou tendu, ils présentaient leur ventre mouillé et glacé au rayonnement de la flamme. Bientôt Joli-Coeur écarta la veste de son maître, et, mettant prudemment le bout du nez dehors, il regarda où il se trouvait ; rassuré par son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant la meilleure place devant le feu, il présenta à la flamme ses deux petites mains tremblotantes. Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid, mais la question de la faim n’était pas résolue. Il n’y avait dans cette cabane hospitalière ni huche à pain ni fourneau avec des casseroles chantantes. Heureusement, notre maître était homme de précaution et d’expérience ; le matin, avant que je fusse levé, il avait fait ses provisions de route : une miche de pain et un petit morceau de fromage ; mais ce n’était pas le moment de se montrer exigeant ou difficile : aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez nous tous un vif mouvement de satisfaction. Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et, pour mon compte, mon espérance fut désagréablement trompée ; au lieu de la miche entière, mon maître ne nous en donna que la moitié. « Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à l’interrogation de mon regard, et je ne sais pas si d’ici Troyes nous trouverons une auberge où manger. De plus, je ne connais pas non plus cette forêt. Je sais seulement que ce pays est très boisé, et que d’immenses forêts se joignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, de Rumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommes-nous à plusieurs lieues d’une habitation. Peut-être aussi allons-nous rester bloqués longtemps dans cette cabane. Il faut garder des provisions pour notre dîner. » C’était là des raisons que je devais comprendre, en me reportant par le souvenir à notre sortie de Toulouse, après l’emprisonnement de Vitalis ; mais elles ne touchèrent point les chiens qui, voyant serrer la miche dans le sac, alors qu’ils avaient à peine mangé, tendirent la patte à leur maître, lui grattèrent les genoux, et se livrèrent à une pantomime expressive pour faire ouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeux suppliants. Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s’ouvrit point. Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas, il nous avait réconfortés ; nous étions à l’abri, le feu nous pénétrait d’une douce chaleur ; nous pouvions attendre que la neige cessât de tomber. Par l’ouverture de notre hutte nous apercevions les flocons descendre rapides et serrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaient droit, les uns par-dessus les autres, sans interruption. On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu de descendre d’en haut, montait d’en bas, de la nappe éblouissante qui couvrait la terre. Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée, et s’étant tous les trois installés devant le feu, celui-ci couché en rond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient. L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étais levé de bonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans le pays des rêves, peut-être sur Le Cygne, que de regarder cette neige. Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je m’éveillai la neige avait cessé de tomber, je regardai au-dehors ; la couche qui s’était entassée devant notre hutte avait considérablement augmenté ; s’il fallait se remettre en route, j’en aurais plus haut que les genoux. Quelle heure était-il ? Je ne pouvais pas le demander au maître, car, en ces derniers mois, les recettes médiocres n’avaient pas remplacé l’argent que la prison et son procès lui avaient coûté, si bien qu’à Dijon, pour acheter ma peau de mouton et différents objets pour lui et pour moi, il avait dû vendre sa montre, la grosse montre en argent sur laquelle j’avais vu Capi dire l’heure, quand Vitalis m’avait engagé dans la troupe. C’était au jour de m’apprendre ce que je ne pouvais plus demander à notre bonne grosse montre. Mais rien au-dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur le sol, une ligne blanche éblouissante ; au-dessus et dans l’air un brouillard sombre ; au ciel une lueur confuse, avec çà et là des teintes d’un jaune sale. Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure de la journée nous étions. Comme je restais dans l’embrasure de la porte, émerveillé devant ce spectacle, je m’entendis interpeller par mon maître. « As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il. – Je ne sais pas, je n’ai aucune envie ; je ferai ce que vous voudrez que nous fassions. – Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au moins un abri et du feu. » Je pensai que nous n’avions guère de pain, mais je gardai ma réflexion pour moi. « Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Vitalis, il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelle distance nous sommes des habitations. La nuit ne serait pas douce au milieu de cette neige ; mieux vaut encore la passer ici, au moins nous aurons les pieds secs. » La question de nourriture mise de côté, cet arrangement n’avait rien pour me déplaire ; et d’ailleurs, en nous remettant en marche tout de suite, il n’était nullement certain que nous pussions, avant le soir, trouver une auberge où dîner, tandis qu’il n’était que trop évident que nous trouverions sur la route une couche de neige qui, n’ayant pas encore été foulée, serait pénible pour la marche. Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout. Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalis nous partagea entre six ce qui restait de la miche. Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié, bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible, afin de prolonger notre repas ! Lorsque notre pauvre dîner, si chétif et si court, fut terminé, je crus que les chiens allaient recommencer leur manège du déjeuner, car il était évident qu’ils avaient encore terriblement faim. Mais il n’en fut rien, et je vis une fois de plus combien vive était leur intelligence. La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujours avec la même persistance ; d’heure en heure on voyait la couche qu’elle formait sur le sol monter le long des jeunes cépées, dont les tiges seules émergeaient encore de la marée blanche, qui allait bientôt les engloutir. Mais, lorsque notre dîner fut terminé, on commença à ne plus voir que confusément ce qui se passait au-dehors de la hutte, car en cette sombre journée l’obscurité était vite venue. « Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudrai dormir à mon tour, car, bien que nous n’ayons rien à craindre des bêtes ou des gens dans cette cabane, il faut que l’un de nous veille pour entretenir le feu ; nous devons prendre nos précautions contre le froid qui peut devenir âpre, si la neige cesse. » Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois, et je m’endormis. Quand mon maître me réveilla, la nuit devait être déjà avancée ; au moins je me l’imaginai. La neige ne tombait plus ; notre feu brûlait toujours. « À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu n’auras qu’à mettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu vois que je t’ai fait ta provision. » En effet, un amas de fagots était entassé à portée de la main. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger que moi, n’avait pas voulu que je l’éveillasse en allant tirer un morceau de bois à notre muraille, chaque fois que j’en aurais besoin, et il m’avait préparé ce tas, dans lequel il n’y avait qu’à prendre sans bruit. C’était là sans doute une sage précaution ; mais elle n’eut pas, hélas ! les suites que Vitalis attendait. Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Coeur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient de belles flammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit, en jetant des étincelles pétillantes qui, seules troublaient le silence. Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder ces étincelles ; mais peu à peu la lassitude me prit et m’engourdit sans que j’en eusse conscience. Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux. Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et le feu s’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassent la hutte. Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce, ne répondaient à leur camarade. « Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, que se passe-t-il ? – Je ne sais pas. – Tu t’es endormi, et le feu s’éteint. » Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé. « Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ? » À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaient sortis pendant mon sommeil. Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que l’accent de mon maître, lorsqu’il avait demandé où ils étaient, avait trahi cette crainte. « Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours. » J’avais entendu raconter dans mon village d’effrayantes histoires de loups ; cependant je n’hésitai pas ; je m’armai d’un tison et suivis mon maître. Mais, lorsque nous fûmes dans la clairière, nous n’aperçûmes ni chiens, ni loups. On voyait seulement sur la neige les empreintes creusées par les deux chiens. « Cherche, cherche, Capi », disait mon maître, et en même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce. Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher comme on le lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant que brave. De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appela Zerbino et Dolce. Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus le coeur serré. Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce ! Vitalis précisa mes craintes. « S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ils sont... bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pour nous défendre. » C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvres chiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je n’avais pas dormi, ils ne seraient pas sortis. Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notre absence, les branches que j’avais entassées sur le feu s’étaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coins les plus sombres. Je ne vis point Joli-Coeur. Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate et le singe ne se trouvait pas dessous. Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montra pas. Qu’était-il devenu ? Vitalis me dit qu’en s’éveillant il l’avait senti près de lui, c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avait disparu ? Avait-il voulu nous suivre ? Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étais sincèrement désolé. Pauvre Joli-Coeur ! Comme je demandais à mon maître s’il pensait que les loups avaient pu aussi l’emporter : « Non, me dit-il ; les loups n’auraient pas osé entrer dans la cabane éclairée ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici. Il est probable que Joli-Coeur, épouvanté, se sera caché quelque part pendant que nous étions dehors ; et c’est là ce qui m’inquiète pour lui, car, par ce temps abominable, il va gagner froid, et pour lui le froid serait mortel. » Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains. Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu. De temps en temps il se levait pour aller jusqu’à la porte ; alors il regardait le ciel et se penchait pour écouter ; puis il revenait prendre sa place. Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il me grondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé. Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissons et aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis s’était armé d’un fort bâton, et j’en avais pris un pareillement. Capi ne paraissait plus être sous l’impression de frayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de son maître, il n’attendait qu’un signe pour s’élancer en avant. Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Coeur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiait que c’était en l’air qu’il fallait chercher et non à terre. En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une grosse branche penchée sur notre toit. Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un gros chêne, et, tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre. C’était Joli-Coeur, et ce qui s’était passé n’était pas difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Coeur, au lieu de rester près du feu, s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où, se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels. La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée. Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plus que s’il était mort. Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels ; Joli-Coeur ne donna pas signe de vie. J’avais à racheter ma négligence de la nuit. « Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher. – Tu vas te casser le cou. – Il n’y a pas de danger. » Le mot n’était pas très juste : il y avait danger, au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent. Heureusement j’avais appris de bonne heure à grimper aux arbres, et j’avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, et, bien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt, aidé de Vitalis, à la première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige. Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Coeur, qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants. J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche. Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, et même les gamins, sont très inférieurs aux singes pour courir dans les arbres. Aussi est-il bien probable que je n’aurais jamais pu atteindre Joli-Coeur si la neige n’avait pas couvert les branches ; mais, comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds, il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alors, dégringolant de branche en branche, il sauta d’un bond sur les épaules de son maître et se cacha sous la veste de celui-ci. C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Coeur, mais ce n’était pas tout ; il fallait maintenant chercher les chiens. Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée. Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui s’était passé ; la neige gardait imprimée en creux l’histoire de la mort des chiens. En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaient longé les fagots, et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres. Puis ces traces disparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyait d’autres empreintes : d’un côté celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre, celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés. De traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée rouge qui çà et là ensanglantait la neige. « Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis ! » C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos coeurs. Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants. Et j’étais coupable de leur mort. Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu. J’aurais voulu que Vitalis me grondât ; j’aurais presque demandé qu’il me battît. Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même presque pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer ; sans doute il songeait à ce que nous allions devenir sans les chiens. Comment donner nos représentations sans eux ? Comment vivre ?

16

Monsieur Joli-Coeur Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt, triste et livide la veille, était maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les yeux. De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Coeur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, et, lorsque je me penchais sur lui, je l’entendais grelotter. Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines. « Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Coeur va mourir ici ; heureux nous serons, s’il ne meurt pas en route. Partons. » La couverture bien chauffée, Joli-Coeur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine. Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers l’endroit où ses camarades avaient été surpris. Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avant une heure nous trouverions un village. Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neige dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps. De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Coeur, et il me répondait qu’il le sentait toujours grelotter contre lui. Enfin, au bas d’une côte, se montrèrent les toits blancs d’un gros village ; encore un effort et nous arrivions. Nous n’avions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles qui, par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entrée des villages ou dans les faubourgs des villes, choisissant quelque pauvre maison, d’où l’on ne nous repousserait pas, et où l’on ne viderait pas notre bourse. Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter à l’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une auberge devant laquelle se balançait une belle enseigne dorée ; par la porte de la cuisine, grande ouverte, on voyait une table chargée de viandes, et sur un large fourneau plusieurs casseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement, lançant au plafond de petits nuages de vapeur ; de la rue, on respirait une bonne odeur de soupe grasse qui chatouillait agréablement nos estomacs affamés. Mon maître, ayant pris ses airs « de monsieur », entra dans la cuisine, et, le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambre avec du feu. Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné de nous regarder ; mais les grands airs de mon maître lui imposèrent, et une fille de service reçut l’ordre de nous conduire. « Vite, couche-toi », me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu. Pendant que je restais immobile sous l’édredon, pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis, au grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre Joli-Coeur, comme s’il voulait le faire rôtir. « As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants. – J’étouffe. – C’est justement ce qu’il faut. » Et, venant à moi vivement, il mit Joli-Coeur dans mon lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine. \ La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’on lui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout. Elle se tenait collée contre moi, sans faire un mouvement ; elle n’avait plus froid, son corps était brûlant. Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt il remonta portant un bol de vin chaud et sucré. Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Coeur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents. Avec ses yeux brillants il nous regardait tristement, comme pour nous prier de ne pas le tourmenter. En même temps il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait. Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait à chaque instant quand Vitalis me l’expliqua. Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Coeur avait eu une fluxion de poitrine, et on l’avait saigné au bras ; en ce moment, se sentant de nouveau malade, il nous tendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérît comme on l’avait guéri la première fois. Non seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété. Il était évident que le pauvre Joli-Coeur était malade, et même il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant. « Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercher un médecin. » Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit, rouge comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi et, m’ayant posé la main sur le front : « Congestion », dit-il. Sans répondre je soulevai un peu la couverture, et, montrant Joli-Coeur qui avait posé son petit bras autour de mon cou : « C’est lui qui est malade », dis-je. Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis. « Un singe ! criait-il, comment, c’est pour un singe que vous m’avez dérangé, et par un temps pareil ! » Je crus qu’il allait sortir indigné. Mais c’était un habile homme que notre maître et qui ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nous avions été surpris par la neige, et comment, par la peur des loups, Joli-Coeur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avait glacé. Pendant que notre maître parlait, Joli-Coeur, qui avait sans doute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus de dix fois sorti son petit bras, pour l’offrir à la saignée. « Voyez comme ce singe est intelligent ; il sait que vous êtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls. » Cela acheva de décider le médecin. « Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux. » Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Coeur était menacé d’une fluxion de poitrine. Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent fut pris par le médecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussât le plus petit gémissement. Il savait que cela devait le guérir. Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les tisanes. J’étais devenu garde-malade sous la direction de Vitalis. Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j’étais resté auprès de Joli-Coeur que nous ne laissions pas seul, il m’apprit que l’aubergiste avait demandé le paiement de ce que nous devions, si bien qu’après ce paiement il ne lui restait plus que cinquante sous. Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était de donner une représentation le soir même. Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Coeur ! cela me paraissait impossible. Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions, s’occupa activement. Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacle dans les halles, car une représentation en plein air était impossible par le froid qu’il faisait. Il composa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensa ses cinquante sous à acheter des chandelles qu’il coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage. Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans la neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n’était pas sans angoisse que je me demandais quel serait le programme de cette représentation. Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coiffé d’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge et, après un magnifique roulement, donna lecture de ce programme. Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura que Vitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il était question d’« un artiste célèbre dans l’univers entier » – c’était Capi –, et d’« un jeune chanteur qui était un prodige » – le prodige, c’était moi. En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-Coeur s’était à demi soulevé, quoiqu’il fût très mal en ce moment ; tous deux, je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissait de notre représentation. Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me fut bientôt confirmée par la pantomime de Joli-Coeur : il voulut se lever, et je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costume de général anglais, l’habit et le pantalon rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avec son plumet. Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier. Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, il essaya de la colère, puis enfin des larmes. Il était certain que nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ. Malheureusement, quand Vitalis, qui ignorait ce qui s’était passé en son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation. L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Coeur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes. En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce qu’il attendait de moi. Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs. Quarante francs ! c’était bien là le terrible. Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s’agissait plus que d’allumer les chandelles ; mais c’était un luxe que nous ne devions nous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation. Enfin mon maître décida que nous devions commencer, bien que la salle fût loin d’être remplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terrible question des chandelles. Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et en m’accompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère, je dois déclarer que les applaudissements que je recueillis furent assez rares. Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieurs reprises, et à pleines mains. La représentation continua ; grâce à Capi, elle se termina au milieu des bravos ; non seulement on claquait des mains, mais encore on trépignait des pieds. Le moment décisif était arrivé. Pendant que, sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs de l’assemblée. Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la question qui me serrait le coeur, tandis que je souriais au public avec mes mines les plus agréables. Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quand Vitalis me fit signe de continuer. Je continuai et, me rapprochant de Capi, je vis que la sébile n’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup. À ce moment Vitalis, qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva : « Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuté notre programme ; cependant, comme nos chandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes qui n’avaient pas pu trouver l’ouverture de leur poche, à son premier passage, seront peut-être plus adroites cette fois ; je les avertis de se préparer à l’avance. » Bien que Vitalis eût été mon professeur, je ne l’avais jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là. Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que, moi, je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : « À peine au sortir de l’enfance », et celle de Richard Coeur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! » Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’on chantait bien ou mal, avec art ou sans art ; mais ce que je puis dire, c’est le sentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans le coin de la scène où je m’étais retiré, je fondis en larmes. À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis une jeune dame qui occupait le premier banc applaudir de toutes ses forces. Je l’avais déjà remarquée, car ce n’était point une paysanne, comme celles qui composaient le public : c’était une vraie dame, jeune, belle et que, à son manteau de fourrure, j’avais jugée être la plus riche du village ; elle avait près d’elle un enfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sans doute, car il avait une grande ressemblance avec elle. Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rien mis dans la sébile. Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fit un signe de main, et je m’approchai d’elle. « Je voudrais parler à votre maître », me dit-elle. Cela m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et, pendant ce temps, Capi revint près de nous. La seconde quête avait été encore moins productive que la première. « Que me veut cette dame ? demanda Vitalis. – Vous parler. – Je n’ai rien à lui dire. – Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant. – Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi. » Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui. Je les suivis. Pendant ce temps un domestique, portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant. Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement. « Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j’ai voulu vous féliciter. » Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot. « Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre. » Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes ! je restai stupéfait. « Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis. – Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame. – Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près un montreur de chiens ? – Émerveillée. – C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’ai été... oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout. » La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée. « Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de l’émotion que je viens de ressentir. » Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d’or. Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il n’en fit rien, et, quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens. « Mais elle a donné un louis à Capi », dis-je. Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée. « Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Coeur, je l’oubliais, allons le rejoindre. » Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à l’auberge. Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme. J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Coeur, surpris de ne pas l’entendre. Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir. Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller. Cette main était froide. À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre. Je me tournai vers lui. « Joli-Coeur est froid ! » Vitalis se pencha près de moi : « Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, je n’ai peut-être pas eu raison de t’enlever à Mme Milligan. C’est à croire que je suis puni comme d’une faute. Zerbino, Dolce... Aujourd’hui Joli-Coeur. Ce n’est pas la fin. »

17

Entrée à Paris Nous étions encore bien éloignés de Paris. Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts de neige et marcher du matin au soir, contre le vent du nord qui nous soufflait au visage. Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalis tenait la tête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mes talons. Nous avancions ainsi à la file, une file qui n’était pas longue, sans échanger un seul mot durant des heures, le visage bleui par la bise, les pieds mouillés, l’estomac vide ; et les gens que nous croisions s’arrêtaient pour nous regarder défiler. Les kilomètres s’ajoutèrent aux kilomètres, les étapes aux étapes ; nous approchâmes de Paris, et, quand même les bornes plantées le long de la route ne m’en auraient pas averti, je m’en serais aperçu à la circulation qui était devenue plus active, et aussi à la couleur de la neige couvrant le chemin, qui était beaucoup plus sale que dans les plaines de la Champagne. Qu’allions-nous faire à Paris et surtout dans l’état de misère où nous nous trouvions ? C’était la question que je me posais avec anxiété et qui bien souvent occupait mon esprit pendant ces longues marches. J’aurais bien voulu interroger Vitalis ; mais je n’osais pas, tant il se montrait sombre, et, dans ses communications, bref. Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et, à la façon dont il me regarda, je sentis que j’allais apprendre ce que j’avais tant de fois désiré connaître. C’était un matin, nous avions couché dans une ferme, à peu de distance d’un gros village, qui, disaient les plaques bleues de la route, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nous étions partis de bonne heure, c’est-à-dire à l’aube, et, après avoir longé les murs d’un parc et traversé dans sa longueur ce village de Boissy-Saint-Léger, nous avions, du haut d’une côte, aperçu devant nous un grand nuage de vapeurs noires qui planaient au-dessus d’une ville immense, dont on ne distinguait que quelques monuments élevés. J’ouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître au milieu de cette confusion de toits, de clochers, de tours, qui se perdaient dans des brumes et dans des fumées, quand Vitalis, ralentissant le pas, vint se placer près de moi. « Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme s’il continuait une conversation entamée depuis longtemps déjà ; dans quatre heures nous serons à Paris. – Ah ! c’est Paris qui s’étend là-bas ? – Mais sans doute. » Vitalis continua : « À Paris nous allons nous séparer. » Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me regarda, et la pâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres lui dirent ce qui se passait en moi. « Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi, je crois bien. – Nous séparer ! dis-je enfin après que le premier moment du saisissement fut passé. – Pauvre petit ! » Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firent monter les larmes aux yeux ; il y avait si longtemps que je n’avais entendu une parole de sympathie ! « Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pas m’abandonner dans Paris ? – Non, certes ; je ne veux pas t’abandonner, crois-le bien. Que ferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon ? Et puis, je n’ai pas le droit de t’abandonner, dis-toi bien cela. Le jour où je n’ai pas voulu te remettre aux soins de cette brave dame qui voulait se charger de toi et t’élever comme son fils, j’ai contracté l’obligation de t’élever moi-même de mon mieux. Par malheur, les circonstances me sont contraires. Je ne puis rien pour toi en ce moment, et voilà pourquoi je pense à nous séparer, non pour toujours, mais pour quelques mois, afin que nous puissions vivre chacun de notre côté pendant les derniers mois de la mauvaise saison. Nous allons arriver à Paris dans quelques heures. Que veux-tu que nous y fassions avec une troupe réduite au seul Capi ? » Vitalis s’arrêta un moment pour lui passer la main sur la tête. « Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien ; mais on ne vit pas de bonté dans le monde ; il en faut pour le bonheur de ceux qui nous entourent, mais il faut aussi autre chose, et cela nous ne l’avons point. Que veux-tu que nous fassions avec le seul Capi ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, que nous ne pouvons pas maintenant donner des représentations ? – Il est vrai. – Voici donc à quoi j’ai pensé, et ce que j’ai décidé. Je te donnerai jusqu’à la fin de l’hiver à un padrone qui t’enrôlera avec d’autres enfants pour jouer de la harpe. » Vitalis ne me laissa pas le temps d’interrompre. « Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des leçons de harpe, de pira, de violon, aux enfants italiens qui travaillent dans les rues de Paris. Je suis connu dans Paris où je suis resté plusieurs fois, et d’où je venais quand je suis arrivé dans ton village ; je n’ai qu’à demander des leçons pour en trouver plus que je n’en puis donner. Nous vivrons, mais chacun de notre côté. Puis, en même temps que je donnerai mes leçons, je m’occuperai à instruire deux chiens pour remplacer Zerbino et Dolce. Je pousserai leur éducation, et au printemps nous pourrons nous remettre en route tous les deux, mon petit Rémi, pour ne plus nous quitter, car la fortune n’est pas toujours mauvaise à ceux qui ont le courage de lutter. C’est justement du courage que je te demande en ce moment, et aussi de la résignation. Plus tard, les choses iront mieux ; ce n’est qu’un moment à passer. Au printemps nous reprendrons notre existence libre. Je te conduirai en Allemagne, en Angleterre. Voilà que tu deviens plus grand et que ton esprit s’ouvre. Je t’apprendrai bien des choses et je ferai de toi un homme. J’ai pris cet engagement devant Mme Milligan. Je le tiendrai. C’est en vue de ces voyages que j’ai déjà commencé à t’apprendre l’anglais, le français, l’italien ; c’est déjà quelque chose pour un enfant de ton âge, sans compter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petit Rémi, tu verras, tout n’est pas perdu. » Dans nos courses à travers les villages et les villes, j’en avais rencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent les enfants qu’ils ont engagés de-ci de-là, à coups de bâton. Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes, exigeants, ivrognes, l’injure et la grossièreté à la bouche, la main toujours levée. Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons. Et puis, quand même le hasard m’en donnerait un bon, c’était encore un changement. Après ma nourrice, Vitalis. Après Vitalis, un autre. Est-ce que ce serait toujours ainsi ? Est-ce que je trouverais jamais personne à aimer pour toujours ? Peu à peu j’en étais venu à m’attacher à Vitalis comme à un père. Je n’aurais donc jamais de père ; Jamais de famille ; Toujours seul au monde ; Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais me fixer nulle part ! J’aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles me montaient du coeur aux lèvres, mais je les refoulai. Mon maître m’avait demandé du courage et de la résignation. Je voulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin. Déjà, d’ailleurs, il n’était plus à mes côtés, et, comme s’il avait peur d’entendre ce qu’il prévoyait que j’allais répondre, il avait repris sa marche à quelques pas en avant. Bientôt la campagne cessa, et nous nous trouvâmes dans une rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaque côté, au loin, des maisons, mais pauvres, sales, et bien moins belles que celles de Bordeaux, de Toulouse et de Lyon. La neige avait été mise en tas de place en place, et, sur ces tas noirs et durs, on avait jeté des cendres, des légumes pourris, des ordures de toute sorte ; l’air était chargé d’odeurs fétides, les enfants qui jouaient devant les portes avaient la mine pâle ; à chaque instant passaient de lourdes voitures qu’ils évitaient avec beaucoup d’adresse et sans paraître en prendre souci. « Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis. – À Paris, mon garçon. – À Paris !... » Était-ce possible, c’était là Paris ! Était-ce là ce Paris que j’avais si vivement souhaité voir ? Hélas ! oui, et c’était là que j’allais passer l’hiver, séparé de Vitalis... et de Capi.

18

Une padrone de la rue de Lourcine Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible, j’ouvris les yeux et j’oubliai presque la gravité de ma situation pour regarder autour de moi. Plus nous avancions dans Paris, moins ce que j’apercevais répondait à mes rêveries enfantines et à mes espérances imaginatives : les ruisseaux restaient gelés ; la boue, mêlée de neige et de glaçons, était de plus en plus noire, et là où elle était liquide, elle sautait sous les roues des voitures en plaques épaisses, qui allaient se coller contre les devantures et les vitres des maisons occupées par des boutiques pauvres et malpropres. Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux. Après avoir marché assez longtemps dans une large rue moins misérable que celles que nous venions de traverser, et où les boutiques devenaient plus grandes et plus belles à mesure que nous descendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait misérable : les maisons hautes et noires semblaient se rejoindre par le haut ; le ruisseau non gelé coulait au milieu de la rue, et, sans souci des eaux puantes qu’il roulait, une foule compacte piétinait sur le pavé gras. Jamais je n’avais vu des figures aussi pâles que celles des gens qui composaient cette foule ; jamais non plus je n’avais vu hardiesse pareille à celle des enfants qui allaient et venaient au milieu des passants. Dans des cabarets, qui étaient nombreux, il y avait des hommes et des femmes qui buvaient debout devant des comptoirs d’étain en criant très fort. Au coin d’une maison je lus le nom de la rue de Lourcine. Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucement les groupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près. « Prends garde de me perdre », m’avait-il dit. Mais la recommandation était inutile, je marchais sur ses talons, et pour plus de sûreté je tenais dans ma main un des coins de sa veste. Après avoir traversé une grande cour et un passage, nous arrivâmes dans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurément le soleil n’avait jamais pénétré. Cela était encore plus laid et plus effrayant que tout ce que j’avais vu jusqu’alors. « Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme qui accrochait des chiffons contre la muraille, en s’éclairant d’une lanterne. – Je ne sais pas, montez voir vous-même ; vous savez où, au haut de l’escalier, la porte en face. – Garofoli est le padrone dont je t’ai parlé, me dit-il en montant l’escalier dont les marches couvertes d’une croûte de terre étaient glissantes comme si elles eussent été creusées dans une glaise humide ; c’est ici qu’il demeure. » La rue, la maison, l’escalier, n’étaient pas de nature à me remonter le coeur. Que serait le maître ? L’escalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper, poussa la porte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dans une large pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu, un grand espace vide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et le plafond étaient d’une couleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs, mais la fumée, la poussière et les saletés de toute sorte avaient noirci le plâtre qui, par places, était creusé ou troué ; à côté d’une tête dessinée au charbon on avait sculpté des fleurs et des oiseaux. « Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dans quelque coin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vous en prie ; c’est Vitalis qui vous parle. » En effet, la chambre paraissait déserte, autant qu’on en pouvait juger par la clarté d’un quinquet accroché à la muraille ; mais à la voix de mon maître une voix faible et dolente, une voix d’enfant, répondit : « Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dans deux heures. » En même temps celui qui nous avait répondu se montra : c’était un enfant d’une dizaine d’années ; il s’avança vers nous en se traînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange que je le vois encore devant moi : il n’avait pour ainsi dire pas de corps, et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatement posée sur ses jambes ; cette tête avait une expression profonde de douleur et de douceur, avec la résignation dans les yeux et la désespérance dans sa physionomie générale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas être beau ; cependant il attirait le regard et le retenait par la sympathie et un certain charme qui se dégageait de ses grands yeux mouillés, tendres comme ceux d’un chien, et de ses lèvres parlantes. « Es-tu bien certain qu’il reviendra dans deux heures ? demanda Vitalis. – Bien certain, signor ; c’est le moment du dîner, et jamais personne autre que lui ne sert le dîner. – Eh bien, s’il rentre avant, tu lui diras que Vitalis reviendra dans deux heures. – Dans deux heures, oui, signor. » Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci m’arrêta. « Reste ici, dit-il, tu te reposeras, je reviendrai. » Et comme j’avais fait un mouvement d’effroi : « Je t’assure que je reviendrai. » J’aurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis ; mais, quand il avait commandé, j’avais l’habitude d’obéir : je restai donc. Lorsqu’on n’entendit plus le bruit des pas lourds de mon maître dans l’escalier, l’enfant, qui avait écouté, l’oreille penchée vers la porte, se retourna vers moi. « Vous êtes du pays ? » me dit-il en italien. Depuis que j’étais avec Vitalis, j’avais appris assez d’italien pour comprendre à peu près tout ce qui se disait en cette langue ; mais je ne la parlais pas encore assez bien pour m’en servir volontiers. « Je suis Français. – Ah, tant mieux ! – Vous aimez mieux les Français que les Italiens ? – Non, et ce n’est pas pour moi que je dis tant mieux, c’est pour vous, parce que, si vous étiez italien, vous viendriez ici probablement pour être au service du signor Garofoli ; et l’on ne dit pas tant mieux à ceux qui entrent au service du signor padrone. » Ces paroles n’étaient pas de nature à me rassurer. « Il est méchant ? » L’enfant ne répondit pas à cette interrogation directe ; mais le regard qu’il fixa sur moi fut d’une effrayante éloquence. Puis, comme s’il ne voulait pas continuer une conversation sur ce sujet, il me tourna le dos et se dirigea vers une grande cheminée qui occupait l’extrémité de la pièce. Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cette cheminée, et devant ce feu bouillait une grande marmite en fonte. Je m’approchai alors de la cheminée pour me chauffer, et je remarquai que cette marmite avait quelque chose de particulier que tout d’abord je n’avais pas vu. Le couvercle, surmonté d’un tube étroit par lequel s’échappait la vapeur, était fixé à la marmite, d’un côté par une charnière, et d’un autre par un cadenas. « Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas ? – Pour que je ne puisse pas prendre une tasse de bouillon. C’est moi qui suis chargé de faire la soupe, mais le maître n’a pas confiance en moi. » Je ne pus m’empêcher de sourire. « Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous croyez que je suis gourmand. À ma place vous le seriez peut-être tout autant. Il est vrai que ce n’est pas gourmand que je suis, mais affamé, et l’odeur de la soupe qui s’échappe par ce tube rend ma faim plus cruelle encore. – Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ? – Si vous entrez ici, à son service, vous saurez qu’on ne meurt pas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout, parce que c’est une punition. – Une punition ! mourir de faim. – Oui ; au surplus, je peux vous conter ça ; si Garofoli devient votre maître, mon exemple pourra vous servir. Le signor Garofoli est mon oncle et il m’a pris avec lui par charité. Il faut vous dire que ma mère est veuve, et, comme vous pensez bien, elle n’est pas riche. Quand Garofoli vint au pays l’année dernière pour prendre des enfants, il proposa à ma mère de m’emmener. Ça lui coûtait à ma mère, de me laisser aller ; mais vous savez, quand il le faut ; et il le fallait, parce que nous étions six enfants à la maison et que j’étais l’aîné. J’étais tout seul avec Garofoli, en quittant la maison, mais, au bout de huit jours, nous étions une douzaine, et l’on se mit en route pour la France. À Paris on fit un choix parmi nous ; ceux qui étaient forts furent placés chez des fumistes ou des maîtres ramoneurs ; ceux qui n’étaient pas assez solides pour un métier allèrent chanter ou jouer de la vielle dans les rues. Bien entendu, je n’étais pas assez fort pour travailler, et il paraît que j’étais trop laid pour faire de bonnes journées en jouant de la vielle. Alors Garofoli me donna deux petites souris blanches que je devais montrer sous les portes, dans les passages, et il taxa ma journée à trente sous. « Autant de sous qui te manqueront le soir, me dit-il, autant de coups de bâton pour toi. » Trente sous, c’est dur à ramasser ; mais les coups de bâton, c’est dur aussi à recevoir, surtout quand c’est Garofoli qui les administre. Je faisais donc tout ce que je pouvais pour ramasser ma somme ; mais, malgré ma peine, je n’y parvenais pas souvent. Presque toujours mes camarades avaient leurs sous en rentrant ; moi, je ne les avais presque jamais. Garofoli, voyant que les coups n’y faisaient rien, employa un autre moyen. « Pour chaque sou qui te manquera, je te retiendrai une pomme de terre à ton souper, me dit-il. Puisque ta peau est dure aux coups, ton estomac sera peut-être tendre à la faim. » Après un mois ou six semaines de ce régime-là, je n’avais pas engraissé ; j’étais devenu pâle, si pâle, que souvent j’entendais dire autour de moi : « Voilà un enfant qui va mourir de faim. » Alors la souffrance fit ce que la beauté n’avait pas voulu faire : elle me rendit intéressant et me donna des yeux ; les gens du quartier me prirent en pitié, et, si je ne ramassais pas beaucoup plus de sous, je ramassai tantôt un morceau de pain, tantôt une soupe. Ce fut mon bon temps ; je n’avais plus de coups de bâton, et, si j’étais privé de pommes de terre au souper, cela m’importait peu quand j’avais eu quelque chose pour mon dîner. Mais un jour Garofoli me vit chez une fruitière mangeant une assiettée de soupe, et il comprit pourquoi je supportais sans me plaindre la privation des pommes de terre. Alors il décida que je ne sortirais plus et que je resterais à la chambrée pour préparer la soupe et faire le ménage. Mais, comme en préparant la soupe je pouvais en manger, il inventa cette marmite. Tous les matins, avant de sortir, il met dans la marmite la viande et des légumes, il ferme le couvercle au cadenas, et je n’ai plus qu’à faire bouillir le pot ; je sens l’odeur du bouillon, et c’est tout ; quant à en prendre, vous comprenez que, par ce petit tube si étroit, c’est impossible. C’est depuis que je suis à la cuisine que je suis devenu si pâle ; l’odeur du bouillon, ça ne nourrit pas, ça augmente la faim, voilà tout. Est-ce que je suis bien et il n’y a pas de miroir ici. » Je n’étais pas alors un esprit très expérimenté, cependant je savais qu’il ne faut pas effrayer ceux qui sont malades en leur disant qu’on les trouve malades. « Vous ne me paraissez pas plus pâle qu’un autre, répondis-je. – Je vois bien que vous me dites ça pour me rassurer ; mais cela me ferait plaisir d’être très pâle, parce que cela signifierait que je suis très malade, et je voudrais être tout à fait malade. » Je le regardai avec stupéfaction. « Vous ne me comprenez pas, dit-il avec un sourire, c’est pourtant bien simple. Quand on est très malade, on vous soigne ou on vous laisse mourir. Si on me laisse mourir, ça sera fini, je n’aurai plus faim, je n’aurai plus de coups ; et puis l’on dit que ceux qui sont morts vivent dans le ciel ; alors, de dedans le ciel, je verrais maman là-bas, au pays, et en parlant au Bon Dieu je pourrais peut-être empêcher ma soeur Cristina d’être malheureuse : en le priant bien. Si au contraire on me soigne, on m’enverra à l’hôpital, et je serais content d’aller à l’hôpital. » J’avais l’effroi instinctif de l’hôpital, et bien souvent en chemin, quand accablé de fatigue je m’étais senti du malaise, je n’avais eu qu’à penser à l’hôpital pour me retrouver aussitôt disposé à marcher ; je fus étonné d’entendre Mattia parler ainsi : « Si vous saviez comme on est bien à l’hôpital, dit-il en continuant ; j’y ai déjà été, à Sainte-Eugénie ; il y a là un médecin, un grand blond, qui a toujours du sucre d’orge dans sa poche, c’est du cassé, parce que le cassé coûte moins cher, mais il n’en est pas moins bon pour cela ; et puis les soeurs vous parlent doucement : « Fais cela, mon petit ; tire la langue, pauvre petit. » Moi j’aime qu’on me parle doucement, ça me donne envie de pleurer, ça me rend tout heureux. C’est bête, n’est-ce pas ? Mais maman me parlait toujours doucement. Les soeurs parlent comme parlait maman, et, si ce n’est pas les mêmes paroles, c’est la même musique. Et puis, quand on commence à être mieux, du bon bouillon, du vin. Voyons, là, franchement, est-ce que je suis bien pâle ? » Disant cela il vint se placer en face de moi et me regarda les yeux dans les yeux. Je n’avais plus les mêmes raisons pour me taire ; cependant je n’osais pas répondre sincèrement et lui dire quelle sensation effrayante me produisaient ses grands yeux brûlants, ses joues caves et ses lèvres décolorées. « Je crois que vous êtes assez malade pour entrer à l’hôpital. – Enfin ! » Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence. Mais presque aussitôt, se dirigeant vers la table, il commença à l’essuyer. « Assez causé, dit-il, Garofoli va rentrer et rien ne serait prêt ; puisque vous trouvez que j’ai ce qu’il me faut de coups pour entrer à l’hospice, ce n’est plus la peine d’en récolter de nouveaux : ceux-là seraient perdus ; et maintenant ceux que je reçois me paraissent plus durs que ceux que je recevais il y a quelques mois. Ils sont bons, n’est-ce pas, ceux qui disent qu’on s’habitue à tout ? » Tout en parlant il allait clopin-clopant autour de la table, mettant les assiettes et les couverts en place. Je comptai vingt assiettes : c’était donc vingt enfants que Garofoli avait sous sa direction ; comme je ne voyais que douze lits, on devait coucher deux ensemble. Quels lits ! pas de draps, mais des couvertures rousses qui devaient avoir été achetées dans une écurie, alors qu’elles n’étaient plus assez chaudes pour les chevaux. « Est-ce que c’est partout comme ici ? dis-je épouvanté. – Où, partout ? – Partout chez ceux qui ont des enfants. – Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ; seulement, vous, tâchez d’aller ailleurs. – Où cela ? – Je ne sais pas ; n’importe où, vous seriez mieux qu’ici. » N’importe où ; c’était vague, et dans tous les cas comment m’y prendre pour changer la décision de Vitalis ? Comme je réfléchissais, sans rien trouver, bien entendu, la porte s’ouvrit, et un enfant entra ; il tenait un violon sous son bras, et dans sa main libre il portait un gros morceau de bois de démolition. Ce morceau, pareil à ceux que j’avais vu mettre dans la cheminée, me fit comprendre où Garofoli prenait sa provision, et le prix qu’elle lui coûtait. « Donne-moi ton morceau de bois », dit Mattia en allant au-devant du nouveau venu. Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois à son camarade, le passa derrière son dos. « Ah ! mais non, dit-il. – Donne, la soupe sera meilleure. – Si tu crois que je l’ai apporté pour la soupe : je n’ai que trente-six sous, je compte sur lui pour que Garofoli ne me fasse pas payer trop cher les quatre sous qui me manquent. – Il n’y a pas de morceau qui tienne ; tu les paieras, va ; chacun son tour. » Mattia dit cela méchamment, comme s’il était heureux de la correction qui attendait son camarade. Je fus surpris de cet éclair de dureté dans une figure si douce ; c’est plus tard seulement que j’ai compris qu’à vivre avec les méchants on peut devenir méchant soi-même. C’était l’heure de la rentrée de tous les élèves de Garofoli ; après l’enfant au morceau de bois il en arriva un autre, puis après celui-là dix autres encore. Chacun en entrant allait accrocher son instrument à un clou au-dessus de son lit, celui-ci un violon, celui-là une harpe, un autre une flûte, ou une piva ; ceux qui n’étaient pas musiciens, mais simplement montreurs de bêtes, fourraient dans une cage leurs marmottes ou leurs cochons de Barbarie. Un pas plus lourd résonna dans l’escalier, je sentis que c’était Garofoli ; et je vis entrer un petit homme à figure fiévreuse, à démarche hésitante ; il ne portait point le costume italien, mais il était habillé d’un paletot gris. Son premier coup d’oeil fut pour moi, un coup d’oeil qui me fit froid au coeur. « Qu’est-ce que c’est que ce garçon ? » dit-il. Mattia lui répondit vivement et poliment en lui donnant les explications dont Vitalis l’avait chargé. « Ah ! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il ? – Je ne sais pas, répondit Mattia. – Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à ce garçon. – Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondre franchement ; il vous expliquera lui-même ce qu’il désire. – Voilà un petit qui connaît le prix des paroles ; tu n’es pas italien ? – Non, je suis français. » Deux enfants s’étaient approchés de Garofoli aussitôt qu’il était entré, et tous deux se tenaient près de lui attendant qu’il eût fini de parler. Que lui voulaient-ils ? J’eus bientôt réponse à cette question que je me posais avec curiosité L’un prit son feutre et alla le placer délicatement sur un lit, l’autre lui approcha aussitôt une chaise ; à la gravité, au respect avec lesquels ils accomplissaient ces actes si simples de la vie, on eût dit deux enfants de choeur s’empressant religieusement autour de l’officiant ; par là je vis à quel point Garofoli était craint, car assurément ce n’était pas la tendresse qui les faisait agir ainsi et s’empresser. Lorsque Garofoli fût assis, un autre enfant lui apporta vivement une pipe bourrée de tabac et en même temps un quatrième lui présenta une allumette allumée. « Maintenant, dit Garofoli lorsqu’il fut installé et que sa pipe commença à brûler, à nos comptes, mes petits anges ? Mattia, le livre ? » C’était vraiment grande bonté à Garofoli de daigner parler, car ses élèves épiaient si attentivement ses désirs ou ses intentions, qu’ils les devinaient avant que celui-ci les exprimât. Il n’avait pas demandé son livre de comptes que Mattia posait devant lui un petit registre crasseux. Garofoli fit un signe, et l’enfant qui lui avait présenté l’allumette s’approcha. « Tu me dois un sou d’hier, tu m’as promis de me le rendre aujourd’hui ; combien m’apportes-tu ? » L’enfant hésita longtemps avant de répondre ; il était pourpre. « Il me manque un sou. – Ah ! il te manque ton sou, et tu me dis cela tranquillement ! – Ce n’est pas le sou d’hier, c’est un sou pour aujourd’hui. – Alors c’est deux sous ? Tu sais que je n’ai jamais vu ton pareil. – Ce n’est pas ma faute. – Pas de niaiseries, tu connais la règle : défais ta veste, deux coups pour hier, deux coups pour aujourd’hui ; et en plus pas de pommes de terre pour ton audace ; Riccardo, mon mignon, tu as bien gagné cette récréation par ta gentillesse ; prends les lanières. » Riccardo décrocha de la muraille un fouet à manche court se terminant par deux lanières en cuir avec de gros noeuds. Pendant ce temps, celui auquel il manquait un sou défaisait sa veste et laissait tomber sa chemise de manière à être nu jusqu’à la ceinture. « Attends un peu, dit Garofoli avec un mauvais sourire, tu ne seras peut-être pas seul, et c’est toujours un plaisir d’avoir de la compagnie, et puis Riccardo n’aura pas besoin de s’y reprendre à plusieurs reprises. » Debout devant leur maître, les enfants se tenaient immobiles ; à cette plaisanterie cruelle, ils se mirent tous ensemble à rire d’un rire forcé. « Celui qui a ri le plus fort, dit Garofoli, est, j’en suis certain, celui auquel il manque le plus. Qui a ri fort ? » Tous désignèrent celui qui était arrivé le premier apportant un morceau de bois. « Allons, toi, combien te manque-t-il ? demanda Garofoli. – Ce n’est pas ma faute. – Désormais, celui qui répondra : « Ce n’est pas ma faute », recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû ; combien te manque-t-il ? – J’ai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là. – Ça, c’est quelque chose ; mais va chez le boulanger et demande-lui du pain en échange de ton morceau de bois, t’en donnera-t-il ? Combien te manque-t-il de sous ? voyons, parle donc ! – J’ai fait trente-six sous. – Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous ! et tu reparais devant moi ! Riccardo, tu es heureux coquin, mon mignon, tu vas bien t’amuser ; bas la veste ! – Mais le morceau de bois ? – Je te le donne pour dîner. » Cette stupide plaisanterie fit rire tous les enfants qui n’étaient pas condamnés. Pendant cet interrogatoire, il était survenu une dizaine d’enfants : tous vinrent, à tour de rôle, rendre leurs comptes ; avec deux déjà condamnés aux lanières, il s’en trouva trois autres qui n’avaient point leur chiffre. Riccardo se tenait le fouet à la main, et les cinq patients étaient rangés à côté de lui. « Tu sais, Riccardo, dit Garofoli, que je ne te regarde pas parce que ces corrections me font mal, mais je t’entends, et au bruit je jugerai bien la force des coups ; vas-y de tout coeur, mon mignon, c’est pour ton pain que tu travailles. » Et il se tourna le nez vers le feu, comme s’il lui était impossible de voir cette exécution. Pour moi, oublié dans un coin, je frémissais d’indignation et aussi de peur. C’était l’homme qui allait devenir mon maître ; si je ne rapportais pas les trente ou les quarante sous qu’il lui plairait d’exiger de moi, il me faudrait tendre le dos à Riccardo. Ah ! je comprenais maintenant comment Mattia pouvait parler de la mort si tranquillement et avec un sentiment d’espérance. Le premier claquement du fouet frappant sur la peau me fit jaillir les larmes des yeux. Comme je me croyais oublié, je ne me contraignis point ; mais je me trompais. Garofoli m’observait à la dérobée, j’en eus bientôt la preuve. « Voilà un enfant qui a bon coeur, dit-il en me désignant du doigt ; il n’est pas comme vous, brigands, qui riez du malheur de vos camarades et de mon chagrin ; que n’est-il de vos camarades, il vous servirait d’exemple ! » Ce mot me fit trembler de la tête aux pieds : leur camarade ! Au deuxième coup de fouet, le patient poussa un gémissement lamentable, au troisième un cri déchirant. Garofoli leva la main, Riccardo resta le fouet suspendu. Je crus qu’il voulait faire grâce ; mais ce n’était pas de grâce qu’il s’agissait. « Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofoli en s’adressant à sa victime, tu sais que, si le fouet te déchire la peau, tes cris me déchirent le coeur. Je te préviens donc que, pour chaque cri, tu auras un nouveau coup de fouet, et ce sera ta faute. Pense à ne pas me rendre malade de chagrin ; si tu avais un peu de tendresse pour moi, un peu de reconnaissance, tu te tairais. Allons, Riccardo ! » Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos du malheureux. . « Mamma ! mamma ! » cria celui-ci. Heureusement je n’en vis point davantage, la porte de l’escalier s’ouvrit, et Vitalis entra. Un coup d’oeil lui fit comprendre ce que les cris qu’il avait entendus en montant l’escalier lui avaient déjà dénoncé ; il courut sur Riccardo et lui arracha le fouet de la main ; puis, se retournant vivement vers Garofoli, il se posa devant lui les bras croisés. Tout cela s’était passé si rapidement, que Garofoli resta un moment stupéfait ; mais bientôt, se remettant et reprenant son sourire doucereux : « N’est-ce pas, dit-il, que c’est terrible ? cet enfant n’a pas de coeur. – C’est une honte ! s’écria Vitalis. – Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli. – Pas de grimaces, continua mon maître avec force, vous savez bien que ce n’est pas à cet enfant que je parle, mais à vous ; oui, c’est une honte, une lâcheté, de martyriser ainsi des enfants qui ne peuvent pas se défendre. – De quoi vous mêlez-vous, vieux fou ? dit Garofoli changeant de ton. – De ce qui regarde la police. – La police, s’écria Garofoli en se levant, vous me menacez de la police, vous ? – Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser intimider par la fureur du padrone. – Écoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en prenant un ton moqueur, il ne faut pas faire le méchant, et me menacer de causer, parce que, de mon côté, je pourrais bien causer aussi. Et alors qui est-ce qui ne serait pas content ? Bien sûr je n’irai rien dire à la police, vos affaires ne la regardent pas. Mais il y en a d’autres qu’elles intéressent, et, si j’allais répéter à ceux-là ce que je sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, qui est-ce qui serait obligé d’aller cacher sa honte ? » Mon maître resta un moment sans répondre. Sa honte ? Je fus stupéfait. Avant que je fusse revenu de la surprise dans laquelle m’avaient jeté ces étranges paroles il m’avait pris la main. « Suis-moi. » Et il m’entraîna vers la porte. « Eh bien, dit Garofoli en riant, sans rancune, mon vieux ; vous vouliez me parler ? – Je n’ai plus rien à vous dire. » Et sans une seule parole, sans se retourner, il descendit l’escalier me tenant toujours par la main. Avec quel soulagement je le suivais ! j’échappais donc à Garofoli ; si j’avais osé, j’aurais embrassé Vitalis.

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Les carrières de Gentilly Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du monde, Vitalis marcha sans rien dire, mais bientôt nous nous trouvâmes dans une ruelle déserte ; alors il s’assit sur une borne et passa à plusieurs reprises sa main sur son front, ce qui chez lui était un signe d’embarras. « C’est peut-être beau d’écouter la générosité, dit-il comme s’il se parlait à lui-même, mais avec cela nous voilà sur le pavé de Paris, sans un sou dans la poche et sans un morceau de pain dans l’estomac. As-tu faim ? – Je n’ai rien mangé depuis le petit croûton que vous m’avez donné ce matin. – Eh bien, mon pauvre enfant, tu es exposé à te coucher ce soir sans dîner ; encore si nous savions où coucher ! – Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ? – Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour ton hiver il m’eût donné une vingtaine de francs, j’étais tiré d’affaire pour le moment. Mais, voyant comment il traite les enfants, je n’ai pas été maître de moi. Tu n’avais pas envie de rester avec lui, n’est-ce pas ? – Oh ! vous êtes bon. – Le coeur n’est pas tout à fait mort dans le vieux vagabond. Par malheur, le vagabond avait bien calculé, et le coeur a tout dérangé. Maintenant où aller ? » Il était tard déjà, et le froid, qui s’était amolli durant la journée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait du nord, la nuit serait dure. Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis que nous nous tenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant qu’il eût pris une décision. Enfin, il se leva. « Où allons-nous ? – À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où j’ai couché autrefois. Es-tu fatigué ? – Je me suis reposé chez Garofoli. – Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et que je n’en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants ! » C’était son mot de bonne humeur pour les chiens et pour moi ; mais ce soir-là il le dit tristement. Sans prononcer une seule parole, Vitalis s’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle la mienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand il s’arrête pour s’appuyer une minute sur mon épaule, je sens tout son corps agité d’une secousse convulsive. D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cette fois je manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme un besoin de lui dire que je l’aimais ou tout au moins que je voulais faire quelque chose pour lui. « Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt. – Je le crains ; en tout cas, je suis fatigué ; ces jours de marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il m’aurait fallu un bon lit, un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ça c’est un rêve ; en avant, les enfants ! » Bien qu’il fît sombre et que des chemins se croisassent à chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sans crainte de nous perdre, n’ayant d’autre inquiétude que celle de savoir si nous n’allions pas arriver enfin à cette carrière. Mais tout à coup il s’arrêta. « Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il. – Je ne vois rien. – Tu ne vois pas une masse noire ? Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé de chemin. » Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras. « Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une tête d’épine au carrefour. » Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devait être la tête d’épine. Je lâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé par de profondes ornières. « Voilà l’épine ; il y a des ornières. – Donne-moi la main ; nous sommes sauvés, la carrière est à cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d’arbres. – Oui, là, à gauche. – Et les ornières ? – Il n’y en a pas. – Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la main sur ses yeux ; marchons droit sur les arbres et donne-moi la main. – Il y a une muraille. – C’est un amas de pierres. – Non, je vous assure que c’est une muraille. » Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’à quelques pas de la muraille ; Vitalis franchit ces quelques pas, et, comme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deux mains contre l’obstacle que j’appelais une muraille et qu’il appelait, lui, un amas de pierres. « C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangées et je sens le mortier, la carrière est murée. – Murée ? – On a fermé l’ouverture, et il est impossible d’entrer. – Mais alors ? – Que faire, n’est-ce pas ? je n’en sais rien ; mourir ici. – Oh ! maître. – Oui, tu ne veux pas mourir, toi, tu es jeune, la vie te tient, eh bien ! marchons. Peux-tu marcher ? – Mais vous ? – Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval. – Où aller ? – Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des sergents de ville, nous nous ferons conduire au poste de police ; j’aurais voulu éviter cela, mais je ne veux pas te laisser mourir de froid ; allons, mon petit Rémi, allons, mon enfant, du courage ! » Et nous reprîmes en sens contraire la route que nous avions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je n’en avais aucune idée. Nous avions marché longtemps, bien longtemps et lentement. Minuit, une heure du matin peut-être. Le ciel était toujours du même bleu sombre, sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient plus petites qu’à l’ordinaire. Le vent, loin de se calmer, avait redoublé de force ; il soulevait des tourbillons de poussière neigeuse sur le bord de la route et nous la fouettait au visage. Les maisons devant lesquelles nous passions étaient closes et sans lumière ; il me semblait que, si les gens qui dormaient là chaudement dans leurs draps avaient su combien nous, nous avions froid, ils nous auraient ouvert leur porte. En marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid, mais Vitalis n’avançait plus qu’à grand-peine en soufflant ; sa respiration était haute et haletante comme s’il avait couru. Quand je l’interrogeais, il ne me répondait pas, et de la main, lentement, il me faisait signe qu’il ne pouvait pas parler. De la campagne nous étions revenus en ville, c’est-à-dire que nous marchions entre des murs au haut desquels, çà et là, se balançait un réverbère avec un bruit de ferraille. Vitalis s’arrêta ; je compris qu’il était à bout. « Voulez-vous que je frappe à l’une de ces portes ? dis-je. – Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers, des maraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchons toujours. » Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelques pas il s’arrêta encore. « Il faut que je me repose un peu, dit-il, je n’en puis plus. » Une porte s’ouvrait dans une palissade, et au-dessus de cette palissade se dressait un grand tas de fumier monté droit, comme on en voit si souvent dans les jardins des maraîchers ; le vent, en soufflant sur le tas, avait desséché le premier lit de paille et il en avait éparpillé une assez grande épaisseur dans la rue, au pied même de la palissade. « Je vais m’asseoir là, dit Vitalis. – Vous disiez que, si nous nous asseyions, nous serions pris par le froid et ne pourrions plus nous relever. » Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille contre la porte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt qu’il ne s’y assit ; ses dents claquaient et tout son corps tremblait. « Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumier nous met à l’abri du vent. » À l’abri du vent, cela était vrai, mais non à l’abri du froid. Lorsque j’eus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, je vins m’asseoir près de Vitalis. « Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passera un peu de sa chaleur. » Vitalis était un homme d’expérience, qui savait que le froid, dans les conditions où nous étions, pouvait devenir mortel. Pour qu’il s’exposât à ce danger, il fallait qu’il fût anéanti. Il l’était réellement. Depuis quinze jours, il s’était couché chaque soir ayant fait plus que sa force, et cette dernière fatigue, arrivant après toutes les autres, le trouvait trop faible pour la supporter, épuisé par une longue suite d’efforts, par les privations et par l’âge. Eut-il conscience de son état ? Je ne l’ai jamais su. Mais, au moment où, ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contre lui, je sentis qu’il se penchait sur mon visage et qu’il m’embrassait. C’était la seconde fois ; ce fut la dernière. Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui se mettent au lit en tremblant, un grand froid prolongé frappe d’engourdissement et de stupeur ceux qu’il saisit en plein air. Ce fut là notre cas. À peine m’étais-je blotti contre Vitalis que je fus anéanti et que mes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et, comme je n’y parvenais pas, je me pinçai le bras fortement ; mais ma peau était insensible, et ce fut à peine si, malgré toute la bonne volonté que j’y mettais, je pus me faire un peu de mal. Cependant la secousse me rendit jusqu’à un certain point la conscience de la vie. Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletait péniblement, par des saccades courtes et rapides. Dans mes jambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormait déjà. Au-dessus de notre tête, le vent soufflait toujours et nous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nous comme des feuilles sèches qui se seraient détachées d’un arbre. Dans la rue, personne ; près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence de mort. Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne m’en rendis pas compte ; mais une peur vague, mêlée d’une tristesse qui m’emplit les yeux de larmes. Il me sembla que j’allais mourir là. Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvre maman Barberin ! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison, mon jardinet ! Et, par je ne sais quelle extravagance d’imagination, je me retrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquilles ouvraient leurs fleurs d’or, les merles chantaient dans les buissons, et, sur la haie d’épine, mère Barberin étendait le linge qu’elle venait de laver au ruisseau qui chantait sur les cailloux. Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pour rejoindre Le Cygne : Arthur dormait dans son lit ; Mme Milligan était éveillée et, comme elle entendait le vent souffler, elle se demandait où j’étais par ce grand froid. Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon coeur s’engourdit, il me sembla que je m’évanouissais.

20

Lise Quand je me réveillai j’étais dans un lit ; la flamme d’un grand feu éclairait la chambre où j’étais couché. Je regardai autour de moi. Je ne connaissais pas cette chambre. Je ne connaissais pas non plus les figures qui m’entouraient : un homme en veste grise et en sabots jaunes ; trois ou quatre enfants dont une petite fille de cinq ou six ans qui fixait sur moi des yeux étonnés ; ces yeux étaient étranges, ils parlaient. Je me soulevai. On s’empressa autour de moi. « Vitalis ? dis-je. – Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissait l’aînée des enfants. – Ce n’est pas mon père, c’est mon maître ; où est-il ? Où est Capi ? » Vitalis eût été mon père, on eût pris sans doute des ménagements pour me parler de lui ; mais, comme il n’était que mon maître, on jugea qu’il n’y avait qu’à me dire simplement la vérité, et voici ce qu’on m’apprit. La porte dans l’embrasure de laquelle nous nous étions blottis était celle d’un jardinier. Vers deux heures du matin, ce jardinier avait ouvert cette porte pour aller au marché, et il nous avait trouvés couchés sous notre couverture de paille. On avait commencé par nous dire de nous lever, afin de laisser passer la voiture ; puis, comme nous ne bougions ni l’un ni l’autre, et que Capi seul répondait en aboyant pour nous défendre, on nous avait pris par le bras pour nous secouer. Nous n’avions pas bougé davantage. Alors on avait pensé qu’il se passait quelque chose de grave. On avait apporté une lanterne ; le résultat de l’examen avait été que Vitalis était mort, mort de froid, et que je ne valais pas beaucoup mieux que lui. Cependant, comme grâce à Capi couché sur ma poitrine, j’avais conservé un peu de chaleur au coeur, j’avais résisté et je respirais encore. On m’avait alors porté dans la maison du jardinier, et l’on m’avait couché dans le lit d’un des enfants qu’on avait fait lever. J’étais resté là six heures, à peu près mort ; puis la circulation du sang s’était rétablie, la respiration avait repris de la force, et je venais de m’éveiller. Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps et d’intelligence, je me trouvai cependant assez éveillé pour comprendre dans toute leur étendue les paroles que je venais d’entendre. Vitalis mort ! C’était l’homme à la veste grise, c’est-à-dire le jardinier, qui me faisait ce récit, et pendant qu’il parlait, la petite fille au regard étonné ne me quittait pas des yeux. Quand son père eut dit que Vitalis était mort, elle comprit sans doute, elle sentit par une intuition rapide le coup que cette nouvelle me portait, car, quittant vivement son coin, elle s’avança vers son père, lui posa une main sur le bras et me désigna de l’autre main, en faisant entendre un son étrange qui n’était point la parole humaine, mais quelque chose comme un soupir doux et compatissant. D’ailleurs le geste était si éloquent qu’il n’avait pas besoin d’être appuyé par des mots ; je sentis dans ce geste et dans le regard qui l’accompagnait une sympathie instinctive, et, pour la première fois depuis ma séparation d’avec Arthur, j’éprouvai un sentiment indéfinissable de confiance et de tendresse, comme au temps où mère Barberin me regardait avant de m’embrasser. Vitalis était mort, j’étais abandonné, et cependant il me sembla que je n’étais point seul, comme s’il eût été encore là près de moi. « Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en se penchant vers sa fille, ça lui fait de la peine, mais il faut bien lui dire la vérité ; si ce n’est pas nous, ce seront les gens de la police. » Et il continua à me raconter comment on avait été prévenir les sergents de ville, et comment Vitalis avait été emporté par eux tandis qu’on m’installait, moi, dans le lit d’Alexis, son fils aîné. « Et Capi ? dis-je, lorsqu’il eut cessé de parler. – Capi ! – Oui, le chien ? – Je ne sais pas, il a disparu. – Il a suivi le brancard, dit l’un des enfants. – Tu l’as vu, Benjamin ? – Je crois bien, il marchait sur les talons des porteurs, la tête basse, et de temps en temps il sautait sur le brancard ; puis, quand on le faisait descendre, il poussait un cri plaintif, comme un hurlement étouffé. » Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi, en bon comédien, l’enterrement pour rire de Zerbino, en prenant une mine de pleureur, en poussant des soupirs qui faisaient se pâmer les enfants les plus sombres... Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul, et, sans trop savoir ce que j’allais faire, je me levai. Ma harpe avait été déposée au pied du lit sur lequel on m’avait couché, je passai la bandoulière autour de mon épaule, et j’entrai dans la pièce où le jardinier était entré avec ses enfants. Il fallait bien partir, pour aller où ?... je n’en avais pas conscience ; mais je sentais que je devais partir... D’ailleurs, mort ou vivant, je voulais revoir Vitalis, et je partis. Dans le lit, en me réveillant, je ne m’étais pas trouvé trop mal à mon aise, courbaturé seulement, avec une insupportable chaleur à la tête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il me sembla que j’allais tomber, et je fus obligé de me retenir à une chaise. Cependant, après un moment de repos, je poussai la porte et me retrouvai en présence du jardinier et de ses enfants. Ils étaient assis devant une table, auprès d’un feu qui flambait dans une haute cheminée, et en train de manger une bonne soupe aux choux. L’odeur de la soupe me porta au coeur et me rappela brutalement que je n’avais pas dîné la veille ; j’eus une sorte de défaillance et je chancelai. Mon malaise se traduisit sur mon visage. « Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ? » demanda le jardinier d’une voix compatissante. Je répondis qu’en effet je ne me sentais pas bien, et que, si on voulait le permettre, je resterais assis un moment auprès du feu. Mais ce n’était plus de chaleur que j’avais besoin, c’était de nourriture ; le feu ne me remit pas, et le fumet de la soupe, le bruit des cuillers dans les assiettes, le clappement de langue de ceux qui mangeaient, augmentèrent encore ma faiblesse. Si j’avais osé, comme j’aurais demandé une assiettée de soupe ! mais Vitalis ne m’avait pas appris à tendre la main, et la nature ne m’avait pas créé mendiant ; je serais plutôt mort de faim que de dire « j’ai faim ». Pourquoi ? je n’en sais trop rien, si ce n’est parce que je n’ai jamais voulu demander que ce que je pouvais rendre. La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait pas et que son père avait appelée Lise, était en face de moi, et au lieu de manger elle me regardait sans baisser ou détourner les yeux. Tout à coup elle se leva de table et, prenant son assiette qui était pleine de soupe, elle me l’apporta et me la mit entre les genoux. Faiblement, car je n’avais plus de voix pour parler, je fis un geste de la main pour la remercier, mais son père ne m’en laissa pas le temps. « Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne est bien donné ; et si le coeur t’en dit, après celle-là une autre. » Si le coeur m’en disait ! L’assiette de soupe fut engloutie en quelques secondes. Quand je reposai ma cuiller, Lise, qui était restée devant moi me regardant fixement, poussa un petit cri qui n’était plus un soupir cette fois, mais une exclamation de contentement. Puis, me prenant l’assiette, elle la tendit à son père pour qu’il la remplît, et, quand elle fut pleine, elle me la rapporta avec un sourire si doux, si encourageant que, malgré ma faim, je restai un moment sans penser à prendre l’assiette. Comme la première fois, la soupe disparut promptement ; ce n’était plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants me regardant, mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche et les lèvres. « Eh bien, mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller. » Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais, après un moment, je crus qu’il valait mieux avouer la vérité que de me laisser accuser de gloutonnerie, et je répondis que je n’avais pas dîné la veille. « Et déjeuné ? – Pas déjeuné non plus. – Et ton maître ? – Il n’avait pas mangé plus que moi. – Alors il est mort autant de faim que de froid. » La soupe m’avait rendu la force ; je me levai pour partir. « Où veux-tu aller ? dit le père. – Retrouver Vitalis, le voir encore. – Mais tu ne sais pas où il est ? – Je ne le sais pas. – Tu as des amis à Paris ? – Non. – Des gens de ton pays ? – Personne. – Où est ton garni ? – Nous n’avions pas de logement ; nous sommes arrivés hier. – Qu’est-ce que tu veux faire ? – Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma vie. – Où cela ? – À Paris. – Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents ; où demeurent tes parents ? – Je n’ai pas de parents. – Tu disais que le vieux à barbe blanche n’était pas ton père ? – Je n’ai pas de père, mais Vitalis valait un père pour moi. – Et ta mère ? – Je n’ai pas de mère. – Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines, quelqu’un ? – Non, personne. – D’où viens-tu ? – Mon maître m’avait acheté au mari de ma nourrice. Vous avez été bon pour moi, je vous en remercie bien de tout coeur, et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danser en jouant de la harpe, si cela vous amuse. » En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ; mais j’avais fait à peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par la main et me montra ma harpe en souriant. Il n’y avait pas à se tromper. « Vous voulez que je joue ? » Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains. « Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose. » Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas le coeur à la danse ni à la gaieté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celle que j’avais bien dans les doigts ; ah ! comme j’aurais voulu jouer aussi bien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fille qui me remuait si doucement le coeur avec ses yeux ! Tout d’abord elle m’écouta en me regardant fixement, puis elle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme si elle était entraînée par la musique, elle se mit à tourner dans la cuisine, tandis que ses deux frères et sa soeur aînée restaient tranquillement assis ; elle ne valsait pas, bien entendu, et elle ne faisait pas les pas ordinaires, mais elle tournoyait gracieusement avec un visage épanoui. Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pas des yeux ; il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand la valse fut finie et que je m’arrêtai, elle vint se camper gentiment en face de moi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suite frappant ma harpe d’un doigt, elle fit un signe qui voulait dire « encore ». J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; mais son père dit que c’était assez, parce qu’il ne voulait pas qu’elle se fatiguât à tourner. Alors, au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai ma chanson napolitaine que Vitalis m’avait apprise : Fenesta vascia e patrona crudele, Quanta sospire m’aje fatto jettare. M’arde stocore comm’a na cannela Bella quanno te sento anno menarre. Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalement elle répétait mes paroles, puis, quand l’accent de la chanson devint plus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien qu’à la dernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père. « Assez, dit celui-ci. – Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure. – Pas si bête que toi ! elle comprend », dit la soeur aînée en se penchant sur elle pour l’embrasser. Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père, j’avais mis ma harpe sur mon épaule et je m’étais dirigé du côté de la porte. « Où vas-tu ? me dit-il. – Je vous l’ai dit : essayer de revoir Vitalis, et puis après faire ce qu’il m’avait appris à faire, jouer de la harpe et chanter. – Tu tiens donc bien à ton métier de musicien ? – Je n’en ai pas d’autre. – Cependant, la nuit que tu viens de passer a dû te donner à réfléchir. – Bien certainement, j’aimerais mieux un bon lit et le coin du feu. – Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avec le travail, bien entendu ? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivras avec nous. Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas la fortune que je te propose, ni la fainéantise ? Si tu acceptes, il y aura pour toi de la peine à prendre, du mal à te donner, il faudra te lever matin, piocher dur dans la journée, mouiller de sueur le pain que tu gagneras. Mais le pain sera assuré, tu ne seras plus exposé à coucher à la belle étoile comme la nuit dernière, et peut-être à mourir abandonné au coin d’une borne ou au fond d’un fossé ; le soir tu trouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tu auras la satisfaction de l’avoir gagnée, ce qui la rend bonne, je t’assure. Et puis enfin, si tu es un bon garçon, et j’ai dans l’idée quelque chose qui me dit que tu en es un, tu auras en nous une famille. » Lise s’était retournée, et à travers ses larmes, elle me regardait en souriant. Surpris par cette proposition, je restai un moment indécis, ne me rendant pas bien compte de ce que j’entendais. « Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela te va-t-il, mon garçon ? » Une famille ! J’aurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà ce rêve tant caressé s’était-il évanoui ! Mère Barberin, Mme Milligan, Vitalis, tous, les uns après les autres, m’avaient manqué. Je ne serais plus seul. Ma position était affreuse : je venais de voir mourir un homme avec lequel je vivais depuis plusieurs années et qui avait été pour moi presque un père ; en même temps j’avais perdu mon compagnon, mon camarade, mon ami, mon bon et cher Capi que j’aimais tant et qui, lui aussi, m’avait pris en si grande amitié, et cependant, quand le jardinier me proposa de rester chez lui, un sentiment de confiance me raffermit le coeur. Tout n’était donc pas fini pour moi ; la vie pouvait recommencer. Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe de dessus mon épaule. « Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne, on voit qu’elle est agréable pour toi. Accroche ton instrument à ce clou, mon garçon, et, le jour où tu ne te trouveras pas bien avec nous, tu le reprendras pour t’envoler ; seulement tu auras soin de faire comme les hirondelles et les rossignols, tu choisiras ta saison pour te mettre en route. – Je ne sortirai qu’une fois, lui dis-je, pour aller à la recherche de Vitalis. – C’est trop juste », me répondit le brave homme. La maison à la porte de laquelle nous étions venus nous abattre dépendait de la Glacière, et le jardinier qui l’occupait se nommait Acquin. Au moment où l’on me reçut dans cette maison, la famille se composait de cinq personnes : le père qu’on appelait père Pierre ; deux garçons, Alexis et Benjamin, et deux filles, Étiennette, l’aînée, et Lise, la plus jeune des enfants. Lise était muette, mais non muette de naissance, c’est-à-dire que le mutisme n’était point chez elle la conséquence de la surdité. Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, un peu avant d’atteindre sa quatrième année, elle avait perdu l’usage de la parole. Cet accident, survenu à la suite de convulsions, n’avait heureusement pas atteint son intelligence, qui s’était au contraire développée avec une précocité extraordinaire ; non seulement elle comprenait tout, mais encore elle disait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres et même dans beaucoup d’autres familles, il arrive trop souvent que l’infirmité d’un enfant est pour lui une cause d’abandon ou de répulsion. Mais cela ne s’était pas produit pour Lise, qui, par sa gentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive, avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaient sans lui faire payer son malheur ; son père ne voyait que par elle ; sa soeur aînée Étiennette l’adorait. Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans les familles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître la première. Mme Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et, depuis ce jour, Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était soeur, et l’on avait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais. À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe du père avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroser l’été quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver, quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eu le temps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste et mélancolique comme celle d’une vieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et de résignation. Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché ma harpe au clou qui m’avait été désigné, et que j’étais en train de raconter comment nous avions été surpris par le froid et la fatigue en revenant de Gentilly, où nous avions espéré coucher dans une carrière, quand j’entendis un grattement à la porte qui ouvrait sur le jardin, et en même temps un aboiement plaintif. « C’est Capi ! » dis-je en me levant vivement. Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et l’ouvrit. Le pauvre Capi s’élança d’un bond contre moi, et, quand je l’eus pris dans mes bras, il se mit à me lécher la figure en poussant des petits cris de joie ; tout son corps tremblait. « Et Capi ? » dis-je à M. Acquin. Ma question fut comprise. « Eh bien, Capi restera avec toi. » Comme s’il comprenait, à son tour, le chien sauta à terre et, mettant la patte droite sur son coeur, il salua. Cela fit beaucoup rire les enfants, surtout Lise, et pour les amuser je voulus que Capi leur jouât une pièce de son répertoire ; mais lui ne voulut pas m’obéir et, sautant sur mes genoux, il recommença à m’embrasser ; puis, descendant, il se mit à me tirer par la manche de ma veste. « Il veut que je sorte, il a raison. – Pour te mener auprès de ton maître. » Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis avaient dit qu’ils avaient besoin de m’interroger et qu’ils viendraient dans la journée, quand je serais réchauffé et réveillé. C’était bien long, bien incertain de les attendre. J’étais anxieux d’avoir des nouvelles de Vitalis. Peut-être n’était-il pas mort comme on l’avait cru. Je n’étais pas mort, moi. Il pouvait, comme moi, être revenu à la vie. Voyant mon inquiétude et en devinant la cause, le père m’emmena au bureau du commissaire, où l’on m’adressa questions sur questions, auxquelles je ne répondis que quand on m’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que je savais était bien simple, je le racontai. Mais le commissaire voulut en apprendre davantage, et il m’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi. Sur moi je répondis que je n’avais plus de parents et que Vitalis m’avait loué moyennant une somme d’argent qu’il avait payée d’avance au mari de ma nourrice. Il y avait cependant un point mystérieux dont j’aurais pu parler : c’était ce qui s’était passé lors de notre dernière représentation, quand Vitalis avait chanté de façon à provoquer l’admiration et l’étonnement de la dame ; il y avait aussi les menaces de Garofoli, mais je me demandais si je ne devais pas garder le silence à ce sujet. Ce que mon maître avait si soigneusement caché durant sa vie devait-il être révélé après sa mort ? Mais il n’est pas facile à un enfant de cacher quelque chose à un commissaire de police qui connaît son métier, car ces gens-là ont une manière de vous interroger qui vous perd bien vite quand vous essayez de vous échapper. Ce fut ce qui m’arriva. En moins de cinq minutes le commissaire m’eut fait dire ce que je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir. « Il n’y a qu’à le conduire chez ce Garofoli, dit-il à un agent ; une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra la maison ; vous monterez avec lui et vous interrogerez ce Garofoli. » Nous nous mîmes tous les trois en route : l’agent, le père et moi. Comme l’avait dit le commissaire, il me fut facile de reconnaître la maison, et nous montâmes au quatrième étage. Je ne vis pas Mattia, qui sans doute était entré à l’hôpital. En apercevant un agent de police et en me reconnaissant, Garofoli pâlit ; certainement il avait peur. Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la bouche de l’agent ce qui nous amenait chez lui. « Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il. – Vous le connaissiez ? – Parfaitement. – Eh bien, dites-moi ce que vous savez. – C’est bien simple. Son nom n’était point Vitalis ; il s’appelait Carlo Balzani, et, si vous aviez vécu, il y a trente-cinq ou quarante ans, en Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire ce qu’était l’homme dont vous vous inquiétez. Carlo Balzani était à cette époque le chanteur le plus fameux de toute l’Italie, et ses succès sur nos grandes scènes ont été célèbres ; il a chanté partout, à Naples, à Rome, à Milan, à Venise, à Florence, à Londres, à Paris. Mais il est venu un jour où la voix s’est perdue ; alors, ne pouvant plus être le roi des artistes, il n’a pas voulu que sa gloire fût amoindrie en la compromettant sur des théâtres indignes de sa réputation. Il a abdiqué son nom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis, se cachant de tous ceux qui l’avaient connu dans son beau temps. Cependant il fallait vivre ; il a essayé de plusieurs métiers et n’a pas réussi, si bien que, de chute en chute, il s’est fait montreur de chiens savants. Mais dans sa misère la fierté lui était restée, et il serait mort de honte, si le public avait pu apprendre que le brillant Carlo Balzani était devenu le pauvre Vitalis. Un hasard m’avait rendu maître de ce secret. » C’était donc là l’explication du mystère qui m’avait tant intrigué ! Pauvre Carlo Balzani, cher et admirable Vitalis ! On m’aurait dit qu’il avait été roi que cela ne m’aurait pas étonné.

21

Jardinier On devait enterrer mon maître le lendemain, et le père m’avait promis de me conduire à l’enterrement. Mais, le lendemain, à mon grand désespoir, je ne pus me lever, car je fus pris dans la nuit d’une grande fièvre qui débuta par un frisson suivi d’une bouffée de chaleur ; il me semblait que j’avais le feu dans la poitrine et que j’étais malade comme Joli-Coeur, après sa nuit passée sur l’arbre, dans la neige. En réalité, j’avais une violente inflammation, c’est-à-dire une fluxion de poitrine causée par le refroidissement que j’avais éprouvé dans la nuit où mon pauvre maître avait péri. Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à même d’apprécier la bonté de la famille Acquin, et surtout les qualités de dévouement d’Étiennette. Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairement peu disposé à appeler les médecins, je fus pris d’une façon si violente et si effrayante, qu’on fit pour moi une exception à cette règle, qui est de nature autant que d’habitude. Le médecin, appelé, n’eut pas besoin d’un long examen et d’un récit détaillé pour voir quelle était ma maladie ; tout de suite il déclara qu’on devait me porter à l’hospice. C’était, en effet, le plus simple et le plus facile. Cependant cet avis ne fut pas adopté par le père. « Puisqu’il est venu tomber à notre porte, dit-il, et non à celle de l’hospice, c’est que nous devons le garder. » Et, à toutes ses occupations, Étiennette avait ajouté celle de garde-malade, me soignant doucement, méthodiquement, comme l’eût fait une soeur de Saint-Vincent de Paul, sans jamais une impatience ou un oubli. Quand elle était obligée de m’abandonner pour les travaux de la maison, Lise la remplaçait, et bien des fois, dans ma fièvre, j’ai vu celle-ci aux pieds de mon lit, fixant sur moi ses grands yeux inquiets. L’esprit troublé par le délire, je croyais qu’elle était mon ange gardien, et je lui parlais comme j’aurais parlé à un ange, en lui disant mes espérances et mes désirs. C’est depuis ce moment que je me suis habitué à la considérer, malgré moi, comme un être idéal, entouré d’une sorte d’auréole, que j’étais tout surpris de voir vivre de notre vie quand je m’attendais, au contraire, à la voir s’envoler avec des grandes ailes blanches. À la longue les forces me revinrent, et je pus m’employer aux travaux du jardin ; j’attendais ce moment avec impatience, car j’avais hâte de faire pour les autres ce que les autres faisaient pour moi, de travailler pour eux et de leur rendre, dans la mesure de mes forces, ce qu’ils m’avaient donné. Je n’avais jamais travaillé, car, si pénibles que soient les longues marches, elles ne sont pas un travail continu qui demande la volonté et l’application ; mais il me semblait que je travaillerais bien, au moins courageusement, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi. J’avais vu les paysans travailler dans mon village, mais je n’avais aucune idée de l’application, du courage et de l’intensité avec lesquels travaillent les jardiniers des environs de Paris, qui, debout bien avant que le soleil paraisse, au lit bien tard après qu’il est couché, se dépensent tout entiers et peinent tant qu’ils ont de forces durant cette longue journée. J’avais vu aussi cultiver la terre, mais je n’avais aucune idée de ce qu’on peut lui faire produire par le travail, en ne lui laissant pas de repos. Je fus à bonne école chez le père Acquin. Les forces me vinrent, et j’eus aussi la satisfaction de pouvoir mettre quelque chose dans la terre, et la satisfaction beaucoup plus grande encore de le voir pousser. C’était mon ouvrage à moi, ma chose, ma création, et cela me donnait comme un sentiment de fierté : j’étais donc propre à quelque chose, je le prouvais, et, ce qui m’était plus doux encore, je le sentais. Cela, je vous assure, paie de bien des peines. Malgré les fatigues que cette vie nouvelle m’imposa, je m’habituai bien vite à cette existence laborieuse qui ressemblait si peu à mon existence vagabonde de bohémien. Au lieu de courir en liberté comme autrefois, n’ayant d’autre peine que d’aller droit devant moi sur les grandes routes, il fallait maintenant rester enfermé entre les quatre murs d’un jardin, et du matin au soir travailler rudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirs au bout des bras et les pieds nus dans les sentiers boueux ; mais autour de moi chacun travaillait tout aussi rudement ; les arrosoirs du père étaient plus lourds que les miens, et sa chemise était plus mouillée de sueur que les nôtres. C’est un grand soulagement dans la peine que l’égalité. Et puis je rencontrais là ce que je croyais avoir perdu à jamais : la vie de famille. Je n’étais plus seul, je n’étais plus l’enfant abandonné ; j’avais mon lit à moi, j’avais ma place à moi à la table qui nous réunissait tous. Si durant la journée quelquefois Alexis ou Benjamin m’envoyait une taloche, la main retombée je n’y pensais plus, pas plus qu’ils ne pensaient à celles que je leur rendais ; et le soir, tous autour de la soupe, nous nous retrouvions amis et frères. Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pas travail et fatigue ; nous avions aussi nos heures de repos et de plaisir, courtes, bien entendu, mais précisément par cela même plus délicieuses. Le dimanche, dans l’après-midi, on se réunissait sous un petit berceau de vignes qui touchait la maison ; j’allais prendre ma harpe au clou où elle restait accrochée pendant toute la semaine, et je faisais danser les deux frères et les deux soeurs. Quand ils étaient las de danser, ils me faisaient chanter mon répertoire, et ma chanson napolitaine produisait toujours son irrésistible effet sur Lise : Fenesta vascia e patrona crudele. Jamais je n’ai chanté la dernière strophe sans voir ses yeux mouillés. Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne avec Capi. Pour lui aussi ces dimanches étaient des jours de fête ; ils lui rappelaient le passé, et, quand il avait fini son rôle, il l’eût volontiers recommencé. Ces dimanches étaient aussi pour moi le jour de Vitalis. Je jouais de la harpe et je chantais comme s’il eût été là. Bon Vitalis ! à mesure que je grandissais, mon respect pour sa mémoire grandissait aussi. Je comprenais mieux ce qu’il avait été pour moi. Deux années s’écoulèrent ainsi, et, comme le père m’emmenait souvent avec lui au marché, au quai aux Fleurs, à la Madeleine, au Château-d’Eau, ou bien chez les fleuristes à qui nous portions nos plantes, j’en arrivai petit à petit à connaître Paris. Je vis les monuments, j’entrai dans quelques-uns, je me promenai le long des quais, sur les boulevards, dans le jardin du Luxembourg, dans celui des Tuileries, aux Champs-Élysées. Je vis des statues. Je restai en admiration devant le mouvement des foules. Je me fis une sorte d’idée de ce qu’était l’existence d’une grande capitale. Heureusement mon éducation ne se fit point seulement par les yeux et selon les hasards de mes promenades ou de mes courses à travers Paris. Avant de s’établir jardinier à son compte, « le père » avait travaillé aux pépinières du Jardin des plantes, et là, il s’était trouvé en contact avec des gens de science et d’étude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire et d’apprendre. Pendant plusieurs années il avait employé ses économies à acheter des livres et ses quelques heures de loisir à lire ces livres. Lorsqu’il s’était marié et que les enfants étaient arrivés, les heures de loisir avaient été rares. Il avait fallu avant tout gagner le pain de chaque jour ; les livres avaient été abandonnés, mais ils n’avaient été ni perdus, ni vendus, et on les avait gardés dans une armoire. Le premier hiver que je passai dans la famille Acquin fut très long, et les travaux de jardinage se trouvèrent sinon suspendus, au moins ralentis pendant plusieurs mois. Alors, pour occuper les soirées que nous passions au coin du feu, les vieux livres furent tirés de l’armoire et distribués entre nous. C’étaient pour la plupart des ouvrages sur la botanique et l’histoire des plantes avec quelques récits de voyages. Alexis et Benjamin n’avaient point hérité des goûts de leur père pour l’étude, et régulièrement tous les soirs, après avoir ouvert leur volume, ils s’endormaient sur la troisième ou la quatrième page. Pour moi, moins disposé au sommeil ou plus curieux, je lisais jusqu’au moment où nous devions nous coucher. Les premières leçons de Vitalis n’avaient point été perdues, et en me disant cela, en me couchant je pensais à lui avec attendrissement. Mon désir d’apprendre rappela au père le temps où il prenait deux sous sur son déjeuner pour acheter des livres, et, à ceux qui étaient dans l’armoire, il en ajouta quelques autres qu’il me rapporta de Paris. Les choix étaient faits par le hasard ou les promesses du titre ; mais enfin c’étaient toujours des livres, et, s’ils mirent alors un peu de désordre dans mon esprit, sans direction, ce désordre s’effaça plus tard, et ce qu’il y avait de bon en eux me resta et m’est resté ; tant il est vrai que toute lecture profite. Lise ne savait pas lire, mais, en me voyant plongé dans les livres aussitôt que j’avais une heure de liberté, elle eut la curiosité de savoir ce qui m’intéressait si vivement. Tout d’abord elle voulut me prendre ces livres qui m’empêchaient de jouer avec elle ; puis, voyant que malgré tout je revenais à eux, elle me demanda de les lui lire, et puis de lui montrer à lire dans l’imprimé. Grâce à son intelligence et malgré son infirmité, les yeux suppléant aux oreilles, j’en vins à bout. Mais la lecture à haute voix, qui nous occupait tous les deux, fut toujours préférée par elle. Ce fut un nouveau lien entre nous. Repliée sur elle-même, l’intelligence toujours aux aguets, n’étant point occupée par les frivolités ou les niaiseries de la conversation, elle devait trouver dans la lecture ce qu’elle y trouva en effet : une distraction et une nourriture. Combien d’heures nous avons passées ainsi : elle assise devant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant ! Souvent je m’arrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je ne comprenais pas, et je la regardais. Alors nous restions quelquefois longtemps à chercher ; puis, quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire « plus tard ». Je lui appris aussi à dessiner, c’est-à-dire à ce que j’appelais dessiner. Cela fut long, difficile, mais enfin j’en vins à peu près à bout. Sans doute j’étais un assez pauvre maître. Mais nous nous entendions, et le bon accord du maître et de l’élève vaut souvent mieux que le talent. Quelle joie quand elle traça quelques traits où l’on pouvait reconnaître ce qu’elle avait voulu faire ! Le père Acquin m’embrassa. « Allons, dit-il en riant, j’aurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre. Lise te paiera cela plus tard. » Plus tard, c’est-à-dire quand elle parlerait, car on n’avait point renoncé à lui rendre la parole, seulement les médecins avaient dit que pour le moment il n’y avait rien à faire et qu’il fallait attendre une crise. Plus tard était aussi le geste triste qu’elle me faisait quand je lui chantais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisse à jouer de la harpe, et très vite ses doigts s’étaient habitués à imiter les miens. Mais naturellement elle n’avait pas pu apprendre à chanter, et cela la dépitait. Bien des fois j’ai vu des larmes dans ses yeux qui me disaient son chagrin. Mais, dans sa bonne et douce nature, le chagrin ne persistait pas ; elle s’essuyait les yeux et, avec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plus tard. Adopté par le père Acquin et traité en frère par les enfants, je serais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophe qui tout à coup vint une fois encore changer ma vie, car il était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux, et que, quand je me croirais le mieux assuré du repos, ce serait justement l’heure où je serais rejeté de nouveau, par des événements indépendants de ma volonté, dans ma vie aventureuse.

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XXI La famille dispersée Il y avait des jours où, me trouvant seul et réfléchissant, je me disais : « Tu es trop heureux, mon garçon, ça ne durera pas. » Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas, mais j’étais à peu près certain que, d’un côté ou de l’autre, il me viendrait. Cela me rendait assez souvent triste ; mais, d’un autre côté, cela avait de bon que, pour éviter ce malheur, je m’appliquais à faire de mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce serait par ma faute que je serais frappé. Ce ne fut point par ma faute ; mais, si je me trompai sur ce point, je ne devinai que trop juste quant au malheur. L’art pour un jardinier qui travaille en vue du marché est d’apporter ses fleurs sur le marché au moment où il a chance d’en tirer le plus haut prix. Or, ce moment est celui des grandes fêtes de l’année : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, la Saint-Louis, car le nombre est considérable de ceux qui s’appellent Pierre, Marie, Louis ou Louise, et par conséquent le nombre est considérable aussi des pots de fleurs ou des bouquets qu’on vend ces jours-là et qui sont destinés à souhaiter la fête à un parent ou à un ami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes les rues de Paris pleines de fleurs, non seulement dans les boutiques ou sur les marchés, mais encore sur les trottoirs, au coin des rues, sur les marches des maisons, partout où l’on peut disposer un étalage. Le père Acquin, après sa saison de giroflées, travaillait en vue des grandes fêtes du mois de juillet et du mois d’août, surtout du mois d’août, dans lequel se trouvent la Sainte-Marie et la Saint-Louis, et pour cela nous préparions des milliers de reines-marguerites, des fuchsias, des lauriers-roses, tout autant que nos châssis et nos serres pouvaient en contenir ; il fallait que toutes ces plantes arrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, elles auraient été passées au moment de la vente, ni trop tard, elles n’auraient pas encore été en fleur. On comprend que cela exige un certain talent, car on n’est pas maître du soleil, ni du temps, qui est plus ou moins beau. Le père Acquin était passé maître dans cet art, et jamais ses plantes n’arrivaient trop tôt ni trop tard. Mais aussi que de soins, que de travail ! Au moment où j’en suis arrivé de mon récit, notre saison s’annonçait comme devant être excellente ; nous étions au 5 août et toutes nos plantes étaient à point. Dans le jardin, en plein air, les reines-marguerites montraient leurs corolles prêtes à s’épanouir, et dans les serres ou sous les châssis, dont le verre était soigneusement blanchi au lait de chaux pour tamiser la lumière, fuchsias et lauriers-roses commençaient à fleurir ; ils formaient de gros buissons ou des pyramides garnies de boutons du haut en bas. Le coup d’oeil était superbe, et, de temps en temps, je voyais le père se frotter les mains avec contentement. « La saison sera bonne », disait-il à ses fils. Et en riant tout bas il faisait le compte de ce que la vente de toutes ces fleurs lui rapporterait. On avait rudement travaillé pour en arriver là et sans prendre une heure de congé, même le dimanche ; cependant, tout étant à point et en ordre, il fut décidé que pour notre récompense nous irions tous dîner, ce dimanche 5 août, à Arcueil chez un des amis du père, jardinier comme lui ; Capi lui-même serait de la partie. On travaillerait jusqu’à trois ou quatre heures, puis, quand tout serait fini, on fermerait la porte à clef, et l’on s’en irait gaiement, on arriverait à Arcueil vers cinq ou six heures, puis, après dîner, on reviendrait tout de suite pour ne pas se coucher trop tard et être au travail le lundi de bonne heure, frais et dispos. Quelle joie ! Il fut fait ainsi qu’il avait été décidé, et, quelques minutes avant quatre heures, le père tournait la clef dans la serrure de la grande porte. « En route tout le monde ! dit-il joyeusement. – En avant Capi ! » Et, prenant Lise par la main, je me mis à courir avec elle, accompagné par les aboiements joyeux de Capi qui sautait autour de nous. Peut-être croyait-il que nous nous en allions pour longtemps sur les grands chemins, ce qui lui aurait mieux plu que de rester à la maison, où il s’ennuyait, car il ne m’était pas toujours possible de m’occuper de lui – ce qu’il aimait par-dessus tout. Nous étions tous endimanchés et superbes avec nos beaux habits à manger du rôti. Il y avait des gens qui se retournaient pour nous voir passer. Je ne sais pas ce que j’étais moi-même, mais Lise, avec son chapeau de paille, sa robe bleue et ses bottines de toile grise, était bien la plus jolie petite fille qu’on puisse voir, la plus vivante. C’était la grâce dans la vivacité ; ses yeux, ses narines frémissantes, ses épaules, ses bras, tout en elle parlait et disait son plaisir. Le temps passa si vite que je n’en eus pas conscience ; tout ce que je sais, c’est que, comme nous arrivions à la fin du dîner, l’un de nous remarqua que le ciel s’emplissait de nuages noirs du côté du couchant, et, comme notre table était servie en plein air sous un gros sureau, il nous fut facile de constater qu’un orage se préparait. « Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à la Glacière. » À ce mot, il y eut une exclamation générale : « Déjà ! – Si le vent s’élève, dit le père, il peut chavirer les panneaux ; en route. » Il n’y avait pas à répliquer davantage ; nous savions tous que les panneaux vitrés sont la fortune des jardiniers, et que, si le vent casse les verres, c’est la ruine pour eux. « Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi, Benjamin, et toi aussi, Alexis, nous prendrons le pas accéléré. Rémi viendra en arrière avec Étiennette et Lise. » Le tonnerre roulait dans le lointain, et ses grondements se rapprochaient rapidement, se mêlant à ses éclats stridents. Arriverions-nous avant l’orage ? Le père, Benjamin et Alexis arriveraient-ils ? Pour eux, la question était de tout autre importance ; pour nous, il s’agissait simplement de n’être pas mouillés, pour eux de mettre les châssis à l’abri de la destruction, c’est-à-dire de les fermer pour que le vent ne pût pas les prendre en dessous et les culbuter pêle-mêle. Chose étrange ! au milieu des éclats du tonnerre, nous entendîmes un bruit formidable qui arrivait sur nous, et qui était inexplicable. Il semblait que c’était un régiment de cavaliers qui se précipitaient pour fuir l’orage ; mais cela était absurde : comment des cavaliers seraient-ils venus dans ce quartier ? Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelques grêlons d’abord qui nous frappèrent au visage, puis, presque instantanément, une vraie avalanche ; il fallut nous jeter sous une grande porte. Et alors nous vîmes tomber l’averse de grêle la plus terrible qu’on puisse imaginer. En un instant la rue fut couverte d’une couche blanche comme en plein hiver ; les grêlons étaient gros comme des oeufs de pigeon, et en tombant ils produisaient un tapage assourdissant au milieu duquel éclataient de temps en temps des bruits de vitres cassées. Avec les grêlons qui glissaient des toits dans la rue tombaient toutes sortes de choses, des morceaux de tuiles, des plâtras, des ardoises broyées, surtout des ardoises qui faisaient des tas noirs au milieu de la blancheur de la grêle. Cette terrible averse ne dura pas longtemps, cinq ou six minutes peut-être, et elle cessa tout à coup comme tout à coup elle avait commencé ; le nuage fila sur Paris, et nous pûmes sortir de dessous notre grande porte. Dans la rue, les grêlons durs et ronds roulaient sous les pieds comme les galets de la mer, et il y en avait une telle épaisseur que les pieds enfonçaient dedans jusqu’à la cheville. Nous ne tardâmes pas à arriver à la maison dont la grande porte était restée ouverte ; nous entrâmes vivement dans le jardin. Quel spectacle ! tout était brisé, haché : panneaux, fleurs, morceaux de verre, grêlons, formaient un mélange, un fouillis sans forme ; de ce jardin, si beau, si riche le matin, rien ne restait que ces débris sans nom. Où était le père ? Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, et nous arrivâmes ainsi à la grande serre dont pas une vitre n’était restée intacte ; il était assis, affaissé, pour mieux dire, sur un escabeau au milieu des débris qui couvraient le sol, Alexis et Benjamin près de lui immobiles. « Oh ! mes pauvres enfants ! s’écria-t-il en levant la tête à notre approche, qui lui avait été signalée par le bruit du verre que nous écrasions sous nos pas, oh ! mes pauvres enfants ! » C’était un désastre ; mais, si grand qu’il fût aux yeux, il était plus terrible encore par ses conséquences. Bientôt j’appris par Étiennette et par les garçons combien le désespoir du père était justifié. Il y avait dix ans que le père avait acheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celui qui lui avait vendu le terrain lui avait aussi prêté de l’argent pour acheter le matériel nécessaire à son métier de fleuriste. Le tout était payable ou remboursable, en quinze ans, par annuités. Jusqu’à cette époque, le père avait pu payer régulièrement ces annuités à force de travail et de privations. Ces paiements réguliers étaient d’autant plus indispensables, que son créancier n’attendait qu’une occasion, c’est-à-dire qu’un retard, pour reprendre terrain, maison, matériel, en gardant, bien entendu, les dix annuités qu’il avait déjà reçues. C’était même là, paraît-il, sa spéculation, et c’était parce qu’il espérait bien qu’en quinze ans il arriverait un jour où le père ne pourrait pas payer qu’il avait risqué cette spéculation, pour lui sans danger – tandis qu’elle en était pleine, au contraire, pour son débiteur. Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle. Maintenant qu’allait-il se passer ? Nous ne restâmes pas longtemps dans l’incertitude, et, le lendemain du jour où le père devait payer son annuité avec le produit de la vente des plantes, nous vîmes entrer à la maison un monsieur en noir, qui n’avait pas l’air trop poli et qui nous donna un papier timbré sur lequel il écrivit quelques mots dans une ligne restée en blanc. C’était un huissier. Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville. Où allait-il ? je n’en sais rien, car, lui qui autrefois était si communicatif, il ne disait plus un mot. Il allait chez les gens d’affaires, sans doute devant les tribunaux. Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalis aussi avait paru devant les tribunaux, et je savais ce qu’il en était résulté. Un soir, le père rentra plus accablé encore que de coutume. « Les enfants, dit-il, c’est fini. » Je voulus sortir, car je compris qu’il allait se passer quelque chose de grave, et, comme il s’adressait à ses enfants, il me semblait que je ne devais pas écouter. Mais d’un geste il me retint : « N’es-tu pas de la famille ? dit-il, et, quoique tu ne sois pas bien âgé pour entendre ce que j’ai à te dire, tu as déjà été assez éprouvé par le malheur pour le comprendre ; les enfants, je vais vous quitter. » Il n’y eut qu’une exclamation, qu’un cri de douleur. Lise sauta dans ses bras et l’embrassa en pleurant. « J’ai été condamné à payer, et, comme je n’ai pas l’argent, on va tout vendre ici ; puis, comme ce ne sera pas assez, on me mettra en prison, où je resterai cinq ans ; ne pouvant pas payer avec mon argent, je paierai avec mon corps, avec ma liberté. » Il se fit un silence. « Vous pensez bien que je n’ai pas été sans réfléchir à cela ; et voilà ce que j’ai décidé pour ne pas vous laisser seuls et abandonnés après que j’aurai été arrêté. » Un peu d’espérance me revint. « Rémi va écrire à ma soeur Catherine Suriot, à Dreuzy, dans la Nièvre ; il va lui expliquer la position et la prier de venir ; avec Catherine qui ne perd pas facilement la tête, et qui connaît les affaires, nous déciderons le meilleur. » Bien que les paroles du père fussent vagues, elles contenaient pourtant une espérance, et, dans la position où nous étions, c’était déjà beaucoup que d’espérer. Quoi ? Nous ne le voyions pas, mais nous espérions. Catherine allait arriver, et c’était une femme qui connaissait les affaires ; cela suffisait à des enfants simples et ignorants tels que nous. Pour ceux qui connaissent les affaires, il n’y a plus de difficultés en ce monde. Cependant elle n’arriva pas aussi tôt que nous l’avions imaginé, et les gardes du commerce, c’est-à-dire les gens qui arrêtent les débiteurs, arrivèrent avant elle. Le père allait justement s’en aller chez un de ses amis, lorsqu’en sortant dans la rue il les trouva devant lui ; je l’accompagnais, en une seconde nous fûmes entourés. Mais le père ne voulait pas se sauver, il pâlit comme s’il allait se trouver mal et demanda aux gardes, d’une voix faible, à embrasser ses enfants. « Il ne faut pas vous désoler, mon brave, dit l’un d’eux, la prison pour dettes n’est pas si terrible que ça, et on y trouve de bons garçons. » Alors il embrassa Étiennette, Alexis et Benjamin. Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les larmes ; il m’appela : « Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m’embrasser ? n’es-tu pas mon enfant ? » Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise dans celle d’Étiennette. J’aurais voulu le suivre, et je me dirigeai vers la porte, mais Étiennette me fit signe de m’arrêter. Où aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ? Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ; nous pleurions tous, et personne d’entre nous ne trouvait un mot à dire. Quel mot ? Nous savions bien que cette arrestation devait se faire un jour ou l’autre ; mais nous avions cru qu’alors Catherine serait là, et Catherine, c’était la défense. Mais Catherine n’était pas là. Elle arriva cependant, une heure environ après le départ du père, et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussions échangé une parole. Celle qui, jusqu’à ce moment, nous avait soutenus, était à son tour écrasée ; Étiennette, si forte, si vaillante pour lutter, était maintenant aussi faible que nous. Elle ne nous encourageait plus, sans volonté, sans direction, toute à sa douleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher de consoler celle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nous enfants, désormais sans personne au gouvernail, sans phare pour nous guider, sans rien pour nous conduire au port, sans même savoir s’il y avait un port pour nous, nous restions perdus au milieu de l’océan de la vie, ballottés au caprice du vent, incapables d’un mouvement ou d’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérance dans le coeur. C’était une maîtresse femme que la tante Catherine, femme d’initiative et de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendant dix ans, à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultés de ce monde, et, comme elle le disait elle-même, elle savait se retourner. Ce fut un soulagement pour nous de l’entendre nous commander et de lui obéir ; nous avions retrouvé une indication, nous étions replacés debout sur nos jambes. Pour une paysanne sans éducation comme sans fortune, c’était une lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, et bien faite pour inquiéter les plus braves ; une famille d’orphelins dont l’aîné n’avait pas dix-sept ans et dont la plus jeune était muette. Que faire de ces enfants ? Comment s’en charger quand on avait bien du mal à vivre soi-même ? Le père d’un des enfants qu’elle avait nourris était notaire ; elle l’alla consulter, et ce fut avec lui, d’après ses conseils et ses soins, que notre sort fut arrêté. Puis, ensuite elle alla s’entendre avec le père à la prison, et, huit jours après son arrivée à Paris, sans nous avoir une seule fois parlé de ses démarches et de ses intentions, elle nous fit part de la décision qui avait été prise. Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travailler seuls, chacun des enfants s’en irait chez des oncles et des tantes qui voulaient bien les prendre : Lise chez tante Catherine dans le Morvan ; Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les Cévennes ; Benjamin chez un oncle qui était jardinier à Saint-Quentin. Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la Charente au bord de la mer, à Esnandes. J’écoutais ces dispositions, attendant qu’on en vînt à moi. Mais, comme la tante Catherine avait cessé de parler, je m’avançai : « Et moi ? dis-je. – Toi ? mais tu n’es pas de la famille. – Je travaillerai pour vous. – Tu n’es pas de la famille. – Si, si, il est de la famille », dirent-ils tous. Lise s’avança et joignit les mains devant sa tante avec un geste qui en disait plus que de longs discours. « Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te comprends bien, tu veux qu’il vienne avec toi ; mais vois-tu, dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut. Toi, tu es ma nièce, et quand nous allons arriver à la maison, si l’homme dit une parole de travers, ou fait la mine pour se tasser à table, je n’aurai qu’un mot à répondre : « Elle est de la famille, qui donc en aura pitié, si ce n’est nous ? » Et ce que je te dis là pour nous est tout aussi vrai pour l’oncle de Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tante d’Esnandes. On accepte ses parents, on n’accueille pas les étrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille, il n’y en a pas pour tout le monde. » La tante Catherine ne différait jamais l’exécution de ses résolutions ; elle nous prévint que notre séparation aurait lieu le lendemain, et là-dessus elle nous envoya coucher. À peine étions-nous dans notre chambre que tout le monde m’entoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant. Alors je compris que, malgré le chagrin de se séparer, c’était à moi qu’ils pensaient, c’était moi qu’ils plaignaient, et je sentis que j’étais bien leur frère. Alors une idée se fit jour dans mon esprit troublé, ou, plus justement, car il faut dire le bien comme le mal, une inspiration du coeur me monta du coeur dans l’esprit. « Écoutez, leur dis-je, je vois bien que, si vos parents ne veulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous. – Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère. » Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrant la main et en me regardant si profondément que les larmes me montèrent aux yeux. « Eh bien, oui, je le serai, et je vous le prouverai. – Où veux-tu te placer ? dit Benjamin. – Il y a une place chez Pernuit ; veux-tu que j’aille la demander demain matin pour toi ? dit Étiennette. – Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je resterais à Paris ; je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau de mouton, je vais décrocher ma harpe du clou où le père l’avait mise, et j’irai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes, d’Esnandes à Dreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres, et ainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je n’ai pas oublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai ma vie. » À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis que mon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin, je me sentis tout heureux. Longtemps on parla de notre projet, de notre séparation, de notre réunion, du passé, de l’avenir. Puis Étiennette voulut que chacun s’allât mettre au lit ; mais personne ne dormit bien cette nuit-là, et moi bien moins encore que les autres peut-être. Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante Catherine avait demandé un grand fiacre pour les conduire tous d’abord à la prison embrasser le père, puis ensuite chacun avec leur paquet au chemin de fer où ils devaient s’embarquer. L’heure marchait vite ; encore un quart d’heure, encore cinq minutes, et nous allions être séparés. Lise ne penserait-elle pas à moi ? Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre, elle sortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de la suivre dans le jardin. « Lise ! » appela tante Catherine. Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant. Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout est sacrifié à l’utilité, et la place n’est point donnée aux plantes de fantaisie ou d’agrément. Cependant dans notre jardin il y avait un gros rosier de Bengale qu’on n’avait point arraché parce qu’il était dans un coin perdu. Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa une branche, puis, se tournant vers moi, elle divisa en deux ce rameau qui portait deux petits boutons près d’éclore et m’en donna un. Ah ! que le langage des lèvres est peu de chose comparé à celui des yeux ! que les mots sont froids et vides comparés aux regards ! « Lise ! Lise ! » cria la tante. Déjà les paquets étaient sur le fiacre. Je pris ma harpe et j’appelai Capi, qui, à la vue de l’instrument et de mon ancien costume, qui n’avait rien d’effrayant pour lui, sautait de joie, comprenant sans doute que nous allions nous remettre en route et qu’il pourrait courir en liberté, ce qui, pour lui, était plus amusant que de rester enfermé. Le moment des adieux était venu. La tante Catherine l’abrégea ; elle fit monter Étiennette, Alexis et Benjamin, et me dit de lui donner Lise sur ses genoux. Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussa doucement et ferma la portière. « En route ! » dit-elle. Et la voiture partit. Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule. Ce mouvement que j’avais fait si souvent autrefois provoqua l’attention de Capi ; il se leva, attachant sur mon visage ses yeux brillants. « Allons, Capi ! » Il avait compris ; il sauta devant moi en aboyant. Je détournai les yeux de cette maison où j’avais vécu deux ans, où j’avais cru vivre toujours, et je les portai devant moi. Le soleil était haut à l’horizon, le ciel pur, le temps chaud ; cela ne ressemblait guère à la nuit glaciale dans laquelle j’étais tombé de fatigue et d’épuisement au pied de ce mur. Ces deux années n’avaient donc été qu’une halte ; il me fallait reprendre ma route. Mais cette halte avait été bienfaisante. Elle m’avait donné la force. Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentais dans mes membres, c’était l’amitié que je me sentais dans le coeur. Je n’étais plus seul au monde. Dans la vie j’avais un but : être utile et faire plaisir à ceux que j’aimais et qui m’aimaient. Une existence nouvelle s’ouvrait devant moi. J’évoquai le souvenir de Vitalis, et je me dis en moi-même : « En avant ! »

23 Seconde Partie

Seconde Partie I En avant En avant ! Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais tourner mes pas du côté du nord ou du sud, de l’ouest ou de l’est, selon mon caprice. Je n’étais qu’un enfant, et j’étais mon maître ! Hélas ! c’était précisément là ce qu’il y avait de triste dans ma position. Combien d’enfants se disent tout bas : « Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si j’étais libre ; si j’étais mon maître ! » Combien aspirent avec impatience au jour bienheureux où ils auront cette liberté... de faire des sottises ! Moi je me disais : « Ah ! si j’avais quelqu’un pour me conseiller, pour me diriger ! » C’est qu’entre ces enfants et moi il y avait une différence... terrible. Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux quelqu’un pour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour les ramasser quand ils sont à terre, tandis que moi, je n’avais personne ; si je tombais, je devais aller jusqu’au bas, et une fois là me ramasser tout seul, si je n’étais pas cassé. Et j’avais assez d’expérience pour comprendre que je pouvais très bien me casser. Malgré ma jeunesse, j’avais été assez éprouvé par le malheur pour être plus circonspect et plus prudent que ne le sont ordinairement les enfants de mon âge ; c’était un avantage que j’avais payé cher. Aussi, avant de me lancer sur la route qui m’était ouverte, je voulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été un père pour moi ; si la tante Catherine ne m’avait pas pris avec les enfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bien tout seul aller l’embrasser. Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à des réflexions lugubres ; je n’en connais pas de plus laide et de plus triste qu’une porte de prison. Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans la prison de Clichy, comme si j’avais peur qu’on ne m’y gardât et que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus. On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grilles ni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sans être chargé de chaînes. « Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’ai grondé Catherine de ne pas t’avoir amené avec les enfants. » Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté l’un de l’autre, je me jetai dans ses bras. « Je ne te dirai plus qu’un mot, dit le père : à la garde de Dieu, mon cher garçon ! » Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux, mais le temps avait marché, et le moment de nous séparer était venu. Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retira une grosse montre en argent, qui était retenue dans une boutonnière par une petite lanière en cuir. « Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te la donne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprends que, si elle en avait, j’aurais été obligé de la vendre. Elle ne marche pas non plus très bien, et elle a besoin de temps en temps d’un bon coup de pouce. Mais enfin, c’est tout ce que je possède présentement, et c’est pour cela que je te la donne. » Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulais me défendre d’accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement : « Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoir l’heure ici ; le temps n’est que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon, souviens-toi qu’il faut l’être toujours. » Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire à la porte de sortie ; mais ce qui se passa dans ce dernier moment, ce qui se dit entre nous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais trop troublé, trop ému. Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans ma mémoire, c’est le sentiment de stupidité et d’anéantissement qui me prit tout entier quand je fus dans la rue. Je crois que je restai longtemps, très longtemps dans la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et j’y serais peut-être demeuré jusqu’à la nuit, si ma main m’avait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma poche un objet rond et dur. Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais je le palpai : ma montre ! Capi me regarda, et, comme j’étais trop troublé pour le comprendre, après quelques secondes d’attente il se dressa contre moi et posa sa patte contre ma poche, celle où était ma montre. Il voulait savoir l’heure « pour la dire à l’honorable société », comme au temps où il travaillait avec Vitalis. Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, comme s’il cherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, il aboya douze fois ; il n’avait pas oublié. Ah ! comme nous allions gagner de l’argent avec notre montre ! C’était un tour de plus sur lequel je n’avais pas compté. Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis de la porte de la prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusement et même qui s’arrêtaient. Si j’avais osé, j’aurais donné une représentation tout de suite, mais la peur des sergents de ville m’en empêcha. D’ailleurs il était midi, c’était le moment de me mettre en route. « En avant ! » Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison, derrière les murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé, tandis que moi j’irais librement où je voudrais, et nous partîmes. L’objet qui m’était le plus utile pour mon métier, c’était une carte de France ; je savais qu’on en vendait sur les quais, et j’avais décidé que j’en achèterais une : je me dirigeai donc vers les quais. Il me fallut longtemps pour trouver une carte, du moins comme j’en voulais une, c’est-à-dire collée sur toile, se pliant et ne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pour moi était une grosse somme ; enfin j’en trouvai une si jaunie que le marchand ne me la fit payer que soixante-quinze centimes. Maintenant je pouvais sortir de Paris, – ce que je me décidai à faire au plus vite. J’avais deux routes à prendre : celle de Fontainebleau par la barrière d’Italie, ou bien celle d’Orléans par Montrouge. En somme, l’une m’était tout aussi indifférente que l’autre, et le hasard fit que je choisis celle de Fontainebleau. Comme je suivais la rue Mouffetard, dont le nom que je venais de lire sur une plaque bleue m’avait rappelé tout un monde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Riccardo, la marmite avec son couvercle fermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir et enfin Vitalis, mon pauvre et bon maître, qui était mort pour ne pas m’avoir loué au padrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant à l’église Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyé contre le mur de l’église le petit Mattia : c’était bien la même grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmes lèvres parlantes, le même air doux et résigné, la même tournure comique ; mais, chose étrange, si c’était lui, il n’avait pas grandi. Je m’approchai pour le mieux examiner ; il n’y avait pas à en douter, c’était lui ; il me reconnut aussi, car son pâle visage s’éclaira d’un sourire. « C’est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieux à barbe blanche avant que j’entre à l’hôpital ? Ah ! comme j’avais mal à la tête, ce jour-là ! – Et Garofoli est toujours votre maître ? » Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors, baissant la voix : « Garofoli est en prison ; on l’a arrêté parce qu’il a fait mourir Orlando pour l’avoir trop battu. » Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour la première fois j’eus la pensée que les prisons, qui m’inspiraient tant d’horreur, pouvaient être utiles. « Et les enfants ? dis-je. – Ah ! je ne sais pas, je n’étais pas là quand Garofoli a été arrêté. Quand je suis sorti de l’hôpital, Garofoli, voyant que je n’étais pas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu se débarrasser de moi, et il m’a loué pour deux ans, payés d’avance, au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot ? Non. Eh bien, ce n’est pas un grand, grand cirque, mais c’est pourtant un cirque. Ils avaient besoin d’un enfant pour la dislocation, et Garofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec lui jusqu’à lundi dernier, et puis on m’a renvoyé parce que j’ai la tête trop grosse maintenant pour entrer dans la boîte, et aussi trop sensible. Alors je suis venu de Gisors où est le cirque pour rejoindre Garofoli, mais je n’ai trouvé personne, la maison était fermée, et un voisin m’a raconté ce que je viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alors je suis venu là, ne sachant où aller, et ne sachant que faire. – Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Gisors ? – Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Paris à pied, le cirque partait pour Rouen ; et comment voulez-vous que j’aille à Rouen ? C’est trop loin, et je n’ai pas d’argent ; je n’ai pas mangé depuis hier midi. » Je n’étais pas riche, mais je l’étais assez pour ne pas laisser ce pauvre enfant mourir de faim ; comme j’aurais béni celui qui m’aurait tendu un morceau de pain quand j’errais aux environs de Toulouse, affamé comme Mattia l’était en ce moment ! « Restez là », lui dis-je. Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait le coin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que je lui offris ; il se jeta dessus et la dévora. « Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ? – Je ne sais pas. – Il faut faire quelque chose. – J’allais tâcher de vendre mon violon quand vous m’avez parlé, et je l’aurais déjà vendu, si cela ne me faisait pas chagrin de m’en séparer. Mon violon, c’est ma joie et ma consolation ; quand je suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul, et je joue pour moi ; alors je vois toutes sortes de belles choses dans le ciel ; c’est bien plus beau que dans les rêves, ça se suit. – Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans les rues ? – J’en ai joué, personne ne m’a donné. » Je savais ce que c’était que de jouer sans que personne mît la main à la poche. « Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous maintenant ? » Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine m’inspira : « Mais je suis chef de troupe », dis-je. En réalité cela était vrai, puisque j’avais une troupe composée de Capi, mais cette vérité frisait de près la fausseté. « Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia. – Quoi ? – M’enrôler dans votre troupe. » Alors la sincérité me revint. « Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi. – Eh bien, qu’importe, nous serons deux. Ah ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas ; que voulez-vous que je devienne ? il ne me reste qu’à mourir de faim. » Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennent pas de la même manière et ne le perçoivent pas à la même place. Moi, ce fut au coeur qu’il me résonna ; je savais ce que c’était que de mourir de faim. « Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique, comme camarade. » Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule : « En avant ! » lui dis-je. Au bout d’un quart d’heure, nous sortions de Paris. Les hâles du mois de mars avaient séché la route, et sur la terre durcie on marchait facilement. L’air était doux, le soleil d’avril brillait dans un ciel bleu sans nuages. Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissant sans doute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le déranger et aussi parce que j’avais moi-même à réfléchir. Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ? À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savais pas du tout. Devant nous. Mais après ? J’avais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette avant elle ; mais je n’avais pas pris d’engagement à propos de celui que je devais voir le premier : Benjamin, Alexis ou Étiennette ? Je pouvais commencer par l’un ou par l’autre, à mon choix, c’est-à-dire par les Cévennes, la Charente ou la Picardie. De ce que j’étais sorti par le sud de Paris, il résultait nécessairement que ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma première visite ; mais il me restait le choix entre Alexis et Étiennette. J’avais eu une raison qui m’avait décidé à me diriger tout d’abord vers le sud et non vers le nord : c’était le désir de voir mère Barberin. Si depuis longtemps je n’ai pas parlé d’elle, il ne faut pas en conclure que je l’avais oubliée, comme un ingrat. De même il ne faut pas conclure non plus que j’étais un ingrat, de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j’étais séparé d’elle. Combien de fois j’avais eu cette pensée de lui écrire pour lui dire : « Je pense à toi et je t’aime toujours de tout mon coeur » ; mais d’une part elle ne savait pas lire, et de l’autre la peur de Barberin, et une peur horrible, m’avait retenu. Si Barberin me retrouvait au moyen de ma lettre, s’il me reprenait ? si de nouveau il me vendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis ? Sans doute il avait le droit de faire tout cela. Et à cette pensée j’aimais mieux m’exposer à être accusé d’ingratitude par mère Barberin, plutôt que de courir la chance de retomber sous l’autorité de Barberin, soit qu’il usât de cette autorité pour me vendre, soit qu’il voulût me faire travailler sous ses ordres. J’aurais mieux aimé mourir – mourir de faim –, plutôt que d’affronter un pareil danger. Mais, si je n’avais pas osé écrire à mère Barberin, il me semblait qu’étant libre d’aller où je voulais, je pouvais tenter de la voir. Et même, depuis que j’avais engagé Mattia « dans ma troupe », je me disais que cela pouvait être assez facile. J’envoyais Mattia en avant, tandis que je restais prudemment en arrière ; il entrait chez mère Barberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ; si elle était seule, il lui racontait la vérité, venait m’avertir, et je rentrais dans la maison où s’était passée mon enfance pour me jeter dans les bras de ma mère nourrice ; si au contraire Barberin était au pays, Mattia demandait à mère Barberin de se rendre à un endroit désigné, et là, je l’embrassais. C’était ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela me rendait silencieux, car ce n’était pas trop de toute mon attention, de toute mon application pour examiner une question d’une telle importance. En effet, je n’avais pas seulement à voir si je pouvais aller embrasser mère Barberin, mais j’avais encore à chercher si, sur notre route, nous trouverions des villes ou des villages dans lesquels nous aurions chance de faire des recettes. Pour cela le mieux était de consulter ma carte. Justement, nous étions en ce moment en pleine campagne, et nous pouvions très bien faire une halte sur un tas de cailloux, sans craindre d’être dérangés. « Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposer un peu. – Voulez-vous que nous parlions ? – Vous avez quelque chose à me dire ? – Je voudrais vous prier de me dire tu. – Je veux bien, nous nous dirons tu. – Vous oui, mais moi non. – Toi comme moi, je te l’ordonne, et si tu ne m’obéis pas, je tape. – Bon, tape, mais pas sur la tête. » Et il se mit à rire d’un bon rire franc et doux en montrant toutes ses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visage hâlé. Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris ma carte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps à m’orienter ; mais, me souvenant de la façon dont s’y prenait Vitalis, je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible d’aller à Chavanon, et si nous avions un peu de chance, il était possible de ne pas mourir de faim en route. Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint de passer l’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aise d’ailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et j’étalai tout sur l’herbe. J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs, le tout en très bon état, et une paire de souliers un peu usés. Mattia fut ébloui. « Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je. – J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi. » Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, – c’était mon pantalon. Il me semblait qu’un artiste ne devait pas porter un pantalon long ; pour paraître en public, il fallait des culottes courtes avec des bas sur lesquels s’entrecroisaient des rubans de couleur. Des pantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenant j’étais un artiste !... « Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon. – Oh ! je veux bien. » Et prenant son violon il se mit à jouer. Pendant ce temps, j’enfonçai bravement la pointe de mes ciseaux dans mon pantalon un peu au-dessous du genou et je me mis à couper le drap. Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant mon pantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus tout oreilles ; Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis. « Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je en l’applaudissant. – Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant. – Et qui t’a enseigné la musique ? – Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer. » On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-propre ; je voulus montrer à Mattia que, moi aussi, j’étais musicien. Je pris ma harpe et tout de suite, pour frapper un grand coup, je lui chantai ma fameuse chanson : Fenesta vascia e patrona crudele... Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia me paya les compliments que je venais de lui adresser par ses applaudissements ; il avait un grand talent, j’avais un grand talent, nous étions dignes l’un de l’autre. Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l’un l’autre ; il fallait, après avoir fait de la musique pour nous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher. Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses épaules. En avant sur la route poudreuse ; maintenant il fallait s’arrêter au premier village qui se trouverait sur notre route et donner une représentation : « Débuts de la troupe Rémi. » Comme nous arrivions à un village qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher une place convenable pour notre représentation, nous passâmes devant la grande porte d’une ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avec des flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit, pour les femmes, à leur corsage ; il ne fallait pas être bien habile pour deviner que c’était une noce. L’idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits d’avoir des musiciens pour les faire danser, et aussitôt j’entrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi ; puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à la première personne que je trouvai sur mon passage. C’était un gros garçon dont la figure rouge comme brique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avait l’air bon enfant et placide. Il ne me répondit pas, mais, se tournant tout d’une pièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet, que Capi en fut effrayé. « Ohé ! les autres, cria-t-il, quoi que vous pensez d’une petite air de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent. – Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voix d’hommes et de femmes. – En place pour le quadrille ! » Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrent au milieu de la cour : ce qui fit fuir les volailles épouvantées. « As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italien et à voix basse, car j’étais assez inquiet. – Oui. » Et il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je le connusse. Nous étions sauvés. On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on la posa sur ses chambrières, et on nous fit monter dedans. Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui n’étaient heureusement ni délicates, ni difficiles. « Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous demanda le gros rougeaud. – Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas. – Je vais aller vous en chercher un, parce que le violon, c’est joli, mais c’est fadasse. – Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je à Mattia en parlant toujours italien. – Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce qui se joue. » Décidément il était précieux, Mattia. Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles. Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que les danseurs nous laissassent respirer. Cela n’était pas bien grave pour moi, mais cela était beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible, et fatigué d’ailleurs par son voyage et par les privations. Je le voyais de temps en temps pâlir comme s’il allait se trouver mal ; cependant il jouait toujours, soufflant tant qu’il pouvait dans son embouchure. Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sa pâleur, la mariée la remarqua aussi. « Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant la main à la bourse pour les musiciens. – Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je ferais faire la quête par notre caissier. » Et je jetai mon chapeau à Capi, qui le prit dans sa gueule. On applaudit beaucoup la grâce avec laquelle il savait saluer lorsqu’on lui avait donné ; mais, ce qui valait mieux pour nous, on lui donna beaucoup. Comme je le suivais, je voyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernière, et ce fut une pièce de cinq francs. Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita à manger à la cuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain, quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs. « C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade, tout seul je n’aurais pas formé un orchestre. » Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grands seigneurs, et, lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus, sans trop d’imprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables : d’abord un cornet à piston qui me coûta trois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, il n’était ni neuf ni beau, mais enfin, récuré et soigné, il ferait notre affaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas, et enfin un vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigant d’avoir toujours sur les épaules un sac léger que d’en avoir de temps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous, et nous serions plus alertes. Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dans notre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères. Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis, en route pour aller chez mère Barberin. Aller chez mère Barberin pour l’embrasser, c’était m’acquitter de ma dette de reconnaissance envers elle ; mais c’était m’en acquitter bien petitement et à trop bon marché. Si je lui portais quelque chose ? Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau. Quel cadeau lui faire ? Je ne cherchai pas longtemps. Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, non seulement dans l’heure présente, mais pour toute sa vieillesse, – une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette. Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner une vache, et aussi quelle joie pour moi ! Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache, et Mattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin n’était pas là. « Mme Barberin, disait Mattia, voici une vache que je vous amène. – Une vache ! vous vous trompez, mon garçon (et elle soupirait). – Non, madame, vous êtes bien Mme Barberin, de Chavanon ? Eh bien, c’est chez Mme Barberin que le prince (comme dans les contes de fées) m’a dit de conduire cette vache qu’il vous offre. – Quel prince ? » Alors je paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et, après nous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardi gras où il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notre beurre dans sa soupe à l’oignon. Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoir acheter une vache. Combien cela coûtait-il, une vache ? Je n’en avais aucune idée ; cher, sans doute, très cher ; mais encore ? Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, une trop grosse vache. D’abord, parce que plus les vaches sont grosses, plus leur prix est élevé ; puis, parce que, plus les vaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devînt une cause d’embarras pour mère Barberin. L’essentiel pour le moment, c’était donc de connaître le prix des vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’en voulais une. Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi, et, dans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à l’auberge, nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et des marchands de bestiaux : il était donc bien simple de leur demander le prix des vaches. Mais la première fois que j’adressai ma question à un bouvier, dont l’air brave homme m’avait tout d’abord attiré, on me répondit en me riant au nez. Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poing sur la table ; puis il appela l’aubergiste. « Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combien coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonne vache. Faut-il qu’elle soit savante ? » Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisamment son esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entrer en discussion avec moi. Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistolets sur la table, autrement dit cinquante écus, la vache était à moi. Quinze pistolets ou cinquante écus, cela faisait cent cinquante francs, et j’étais loin d’avoir une si grosse somme. Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, et que, si la chance de nos premiers jours nous accompagnait, je pourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait du temps. Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si, au lieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allions d’abord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivant la route directe. Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voir mère Barberin qu’au retour ; assurément alors j’aurais mes cent cinquante francs et nous pourrions jouer ma féerie : La Vache du prince. Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifesta aucune opposition. « Allons à Varses, dit-il ; les mines, c’est peut-être curieux, je serai bien aise d’en voir une. »

24

Une ville noire La route est longue de Montargis à Varses, qui se trouve au milieu des Cévennes, sur le versant de la montagne incliné vers la Méditerranée : cinq ou six cents kilomètres en ligne droite ; plus de mille pour nous à cause des détours qui nous étaient imposés par notre genre de vie. Il fallait bien chercher des villes et des grosses bourgades pour donner des représentations fructueuses. Nous mîmes près de trois mois à faire ces mille kilomètres, mais, quand nous arrivâmes aux environs de Varses, j’eus la joie, comptant mon argent, de constater que nous avions bien employé notre temps : dans ma bourse en cuir, j’avais cent vingt-huit francs d’économies ; il ne me manquait plus que vingt-deux francs pour acheter la vache de mère Barberin. Mattia était presque aussi content que moi, et il n’était pas médiocrement fier d’avoir contribué pour sa part à gagner une pareille somme. Il est vrai que cette part était considérable et que sans lui, surtout sans son cornet à piston, nous n’aurions jamais amassé cent vingt-huit francs, Capi et moi. De Varses à Chavanon nous gagnerions bien certainement les vingt-deux francs qui nous manquaient. Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce qui se trouve sous la terre, et non ce qui est au-dessus. À la surface, en effet, l’aspect est triste et désolé : des causses, des garrigues, c’est-à-dire la stérilité ; pas d’arbres, si ce n’est çà et là des châtaigniers, des mûriers et quelques oliviers chétifs ; pas de terre végétale, mais partout des pierres grises ou blanches ; là seulement où la terre ayant un peu de profondeur, se laisse pénétrer par l’humidité, surgit une végétation active qui tranche agréablement avec la désolation des montagnes. De cette dénudation résultent de terribles inondations, car, lorsqu’il pleut, l’eau court sur les pentes dépouillées comme elle courrait sur une rue pavée, et les ruisseaux, ordinairement à sec, roulent alors des torrents qui gonflent instantanément les rivières des vallons et les font déborder ; en quelques minutes on voit le niveau de l’eau monter dans le lit des rivières de trois, quatre, cinq mètres et même plus. Varses est bâtie à cheval sur une de ces rivières nommée la Divonne, qui reçoit elle-même dans l’intérieur de la ville deux petits torrents : le ravin de la Truyère et celui de Saint-Andéol. Ce n’est point une belle ville, ni propre, ni régulière. Les wagons chargés de minerai de fer ou de houille qui circulent du matin au soir sur des rails au milieu des rues sèment continuellement une poussière rouge et noire qui, par les jours de pluie, forme une boue liquide et profonde comme la fange d’un marais ; par les jours de soleil et de vent, ce sont au contraire des tourbillons aveuglants qui roulent dans la rue et s’élèvent au-dessus de la ville. Du haut en bas, les maisons sont noires, noires par la boue et la poussière, qui de la rue monte jusqu’à leurs toits ; noires par la fumée des fours et des fourneaux, qui de leurs toits descend jusqu’à la rue ; tout est noir, le sol, le ciel et jusqu’aux eaux que roule la Divonne. Et cependant les gens qui circulent dans les rues sont encore plus noirs que ce qui les entoure : les chevaux noirs, les voitures noires, les feuilles des arbres noires ; c’est à croire qu’un nuage de suie s’est abattu pendant une journée sur la ville ou qu’une inondation de bitume l’a recouverte jusqu’au sommet des toits. Les rues n’ont point été faites pour les voitures ni pour les passants, mais pour les chemins de fer et les wagons des mines : partout sur le sol des rails et des plaques tournantes ; au-dessus de la tête des ponts volants, des courroies, des arbres de transmission qui tournent avec des ronflements assourdissants. Les vastes bâtiments près desquels on passe tremblent jusque dans leurs fondations, et, si l’on regarde par les portes ou les fenêtres, on voit des masses de fonte en fusion qui circulent comme d’immenses bolides, des marteaux-pilons qui lancent autour d’eux des pluies d’étincelles, et partout, toujours, des pistons de machines à vapeur qui s’élèvent et s’abaissent régulièrement. Pas de monuments, pas de jardins, pas de statues sur les places ; tout se ressemble et a été bâti sur le même modèle, le cube : les églises, le tribunal, les écoles, des cubes percés de plus ou moins de fenêtres, selon les besoins. Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il était deux ou trois heures de l’après-midi, et un soleil radieux brillait dans un ciel pur ; mais, à mesure que nous avancions, le jour s’obscurcit ; entre le ciel et la terre s’était interposé un épais nuage de fumée qui se traînait lourdement en se déchirant aux hautes cheminées. Depuis plus d’une heure, nous entendions de puissants ronflements, un mugissement semblable à celui de la mer avec des coups sourds ; – les ronflements étaient produits par les ventilateurs, les coups sourds par les martinets et les pilons. Je savais que l’oncle d’Alexis était ouvrier mineur à Varses, qu’il travaillait à la mine de la Truyère, mais c’était tout. Demeurait-il à Varses même ou aux environs ? Je l’ignorais. En entrant dans Varses, je demandai où se trouvait la mine de la Truyère, et l’on m’envoya sur la rive gauche de la Divonne, dans un petit vallon traversé par le ravin qui a donné son nom à la mine. On nous indiqua l’adresse de l’oncle Gaspard ; il demeurait à une petite distance de la mine, dans une rue tortueuse et escarpée qui descendait de la colline à la rivière. Quand je le demandai, une femme, qui était adossée à la porte, causant avec une de ses voisines, adossée à une autre porte, me répondit qu’il ne rentrerait qu’à six heures, après le travail. « Qu’est-ce que vous lui voulez ? dit-elle. – Je veux voir Alexis. » Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle regarda Capi. « Vous êtes Rémi ? dit-elle. Alexis nous a parlé de vous ; il vous attendait. Quel est celui-ci ? » Elle montrait Mattia. « C’est mon camarade. » C’était la tante d’Alexis. Je crus qu’elle allait nous engager à entrer et à nous reposer, car nos jambes poudreuses et nos figures hâlées par le soleil criaient haut notre fatigue ; mais elle n’en fit rien et me répéta simplement que, si je voulais revenir à six heures, je trouverais Alexis, qui était à la mine. Je n’avais pas le coeur à demander ce qu’on ne m’offrait pas ; je la remerciai de sa réponse, et nous allâmes par la ville, à la recherche d’un boulanger, car nous avions grand-faim, n’ayant pas mangé depuis le petit matin, et encore une simple croûte qui nous était restée sur notre dîner de la veille. J’étais honteux aussi de cette réception, car je sentais que Mattia se demandait ce qu’elle signifiait. À quoi bon faire tant de lieues ? Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idée de mes amis, et, quand je lui parlerais de Lise, il ne m’écouterait plus avec la même sympathie. Et je tenais beaucoup à ce qu’il eût d’avance de la sympathie et de l’amitié pour Lise. La façon dont nous avions été accueillis ne m’engageant pas à revenir à la maison, nous allâmes, un peu avant six heures, attendre Alexis à la sortie de la mine. L’exploitation des mines de la Truyère se fait par trois puits qu’on nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Alphonsine et puits Saint-Pancrace, car c’est un usage dans les houillères de donner assez généralement un nom de saint aux puits d’extraction, d’aérage ou d’exhaure, c’est-à-dire d’épuisement ; ce saint, étant choisi sur le calendrier le jour où l’on commence le fonçage, sert non seulement à baptiser les puits, mais encore à rappeler les dates. Prévenu que c’était par cette galerie que devaient sortir les ouvriers, je me postai avec Mattia et Capi devant son ouverture, et, quelques minutes après que six heures eurent sonné, je commençai à apercevoir vaciller, dans les profondeurs sombres de la galerie, de petits points lumineux qui grandirent rapidement. C’étaient les mineurs qui, la lampe à la main, remontaient au jour, leur travail fini. Ils s’avançaient lentement, avec une démarche pesante, comme s’ils souffraient dans les genoux, ce que je m’expliquai plus tard, lorsque j’eus moi-même parcouru les escaliers et les échelles qui conduisent au dernier niveau ; leur figure était noire comme celle des ramoneurs, leurs habits et leurs chapeaux étaient couverts de poussière de charbon et de plaques de boue mouillée. En passant devant la lampisterie chacun entrait et accrochait sa lampe à un clou. Bien qu’attentif, je ne vis point Alexis sortir, et, s’il ne m’avait pas sauté au cou, je l’aurais laissé passer sans le reconnaître, tant il ressemblait peu maintenant, noir des pieds à la tête, au camarade qui autrefois courait dans les sentiers de notre jardin, sa chemise propre retroussée jusqu’aux coudes et son col entrouvert laissant voir sa peau blanche. « C’est Rémi », dit-il en se tournant vers un homme d’une quarantaine d’années qui marchait près de lui et qui avait une bonne figure franche comme celle du père Acquin ; ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’ils étaient frères. Je compris que c’était l’oncle Gaspard. « Nous t’attendions depuis longtemps déjà, me dit-il avec bonhomie. – Le chemin est long de Paris à Varses. – Et tes jambes sont courtes », dit-il en riant. Capi, heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa joie en tirant sur la manche de sa veste à pleines dents. Pendant ce temps, j’expliquai à l’oncle Gaspard que Mattia était mon camarade et mon associé, un bon garçon que j’avais connu autrefois, que j’avais retrouvé et qui jouait du cornet à piston comme personne. « Et voilà M. Capi, dit l’oncle Gaspard ; c’est demain dimanche ; quand vous serez reposés, vous nous donnerez une représentation. Alexis dit que c’est un chien plus savant qu’un maître d’école ou qu’un comédien. » Autant je m’étais senti gêné devant la tante Gaspard, autant je me trouvai à mon aise avec l’oncle ; décidément c’était bien le digne frère « du père ». « Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long à vous dire ; pour moi, je vais causer avec ce jeune homme qui joue si bien du cornet à piston. » Pour une semaine entière ; encore eût-elle été trop courte. Alexis voulait savoir comment s’était fait mon voyage, et moi, de mon côté, j’étais pressé d’apprendre comment il s’habituait à sa nouvelle vie, si bien qu’occupés tous les deux à nous interroger, nous ne pensions pas à nous répondre. Nous marchions doucement, et les ouvriers qui regagnaient leur maison nous dépassaient ; ils allaient en une longue file qui tenait la rue entière, tous noirs de cette même poussière qui recouvrait le sol d’une couche épaisse. Lorsque nous fûmes près d’arriver, l’oncle Gaspard se rapprocha de nous : « Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. » Jamais invitation ne me fit plus grand plaisir, car, tout en marchant, je me demandais si, arrivés à la porte, il ne faudrait pas nous séparer, l’accueil de la tante ne m’ayant pas donné bonne espérance. « Voilà Rémi, dit-il en entrant dans la maison, et son ami. – Je les ai déjà vus tantôt. – Eh bien, tant mieux ! la connaissance est faite ; ils vont souper avec nous. » J’étais certes bien heureux de souper avec Alexis, c’est-à-dire de passer la soirée auprès de lui, mais, pour être sincère, je dois dire que j’étais heureux aussi de souper. Depuis notre départ de Paris, nous avions mangé à l’aventure, une croûte ici, une miche là, mais rarement un vrai repas, assis sur une chaise, avec de la soupe dans une assiette. Avec ce que nous gagnions, nous étions, il est vrai, assez riches pour nous payer des festins dans de bonnes auberges, mais il fallait faire des économies pour la vache du prince, et Mattia était si bon garçon qu’il était presque aussi heureux que moi à la pensée d’acheter notre vache. Notre souper ne dura pas longtemps. « Garçon, me dit l’oncle Gaspard, tu coucheras avec Alexis. » Puis, s’adressant à Mattia : « Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir à te faire un bon lit de paille et de foin. » La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent point employées par Alexis et par moi à dormir. L’oncle Gaspard était piqueur, c’est-à-dire qu’au moyen d’un pic il abattait le charbon dans la mine ; Alexis était son rouleur, c’est-à-dire qu’il poussait, qu’il roulait sur des rails dans l’intérieur de la mine, depuis le point d’extraction jusqu’à un puits, un wagon nommé benne, dans lequel on entassait le charbon abattu ; arrivée à ce puits, la benne était accrochée à un câble qui, tiré par la machine, la montait jusqu’en haut. Bien qu’il ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexis avait déjà cependant l’amour et la vanité de sa mine : c’était la plus belle, la plus curieuse du pays ; il mettait dans son récit l’importance d’un voyageur qui arrive d’une contrée inconnue et qui trouve des oreilles attentives pour l’écouter. D’abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, après avoir marché pendant dix minutes, on trouvait un escalier droit et rapide ; puis, au bas de cet escalier, une échelle en bois, puis un autre escalier, puis une autre échelle, et alors on arrivait au premier niveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pour atteindre le second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième, à deux cents mètres, c’était le même système d’échelles et d’escaliers. C’était à ce troisième niveau qu’Alexis travaillait, et, pour atteindre à la profondeur de son chantier, il avait à faire trois fois plus de chemin que n’en font ceux qui montent aux tours de Notre-Dame de Paris. Mais, si la montée et la descente sont faciles dans les tours de Notre-Dame, où l’escalier est régulier et éclairé, il n’en était pas de même dans la mine, où les marches, creusées suivant les accidents du roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges, tantôt étroites. Point d’autre lumière que celle de la lampe qu’on porte à la main, et sur le sol, une boue glissante que mouille sans cesse l’eau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur le visage. Deux cents mètres à descendre, c’est long, mais ce n’était pas tout : il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers et se rendre au lieu de travail ; or le développement complet des galeries de la Truyère était de 35 à 40 kilomètres. Naturellement on ne devait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependant la course était fatigante, car on marchait dans l’eau qui, filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseau au milieu du chemin et coule ainsi jusqu’à des puisards, où des machines d’épuisement la prennent pour la verser au-dehors. Quand ces galeries traversaient des roches solides, elles étaient tout simplement des souterrains ; mais, quand elles traversaient des terrains ébouleux ou mouvants, elles étaient boisées au plafond et des deux côtés avec des troncs de sapin travaillés à la hache, parce que les entailles faites à la scie amènent une prompte pourriture. Bien que ces troncs d’arbres fussent disposés de manière à résister aux poussées du terrain, souvent cette poussée était tellement forte que les bois se courbaient et que les galeries se rétrécissaient ou s’affaissaient au point qu’on ne pouvait plus y passer qu’en rampant. Sur ces bois croissaient des champignons et des flocons légers et cotonneux, dont la blancheur de neige tranchait avec le noir du terrain ; la fermentation des arbres dégageait une odeur d’essence ; et sur les champignons, sur les plantes inconnues, sur la mousse blanche, on voyait des mouches, des araignées, des papillons, qui ne ressemblent pas aux individus de même espèce qu’on rencontre à l’air. Il y avait aussi des rats qui couraient partout et des chauves-souris cramponnées aux boisages par leurs pieds, la tête en bas. Ces galeries se croisaient, et çà et là, comme à Paris, il y avait des places et des carrefours ; il y en avait de belles et de larges comme les boulevards, d’étroites et de basses comme les rues du quartier Saint-Marcel ; seulement toute cette ville souterraine était beaucoup moins bien éclairée que les villes durant la nuit, car il n’y avait point de lanternes ou de becs de gaz, mais simplement les lampes que les mineurs portent avec eux. Si la lumière manquait souvent, le bruit disait toujours qu’on n’était pas dans le pays des morts ; dans les chantiers d’abattage, on entendait les détonations de la poudre dont le courant d’air vous apportait l’odeur et la fumée ; dans les galeries, on entendait le roulement des wagons ; dans les puits, le frottement des cages d’extraction contre les guides, et par-dessus tout le grondement de la machine à vapeur installée au second niveau. Mais où le spectacle était tout à fait curieux, c’était dans les remontées, c’est-à-dire dans les galeries tracées dans la pente du filon ; c’était là qu’il fallait voir les piqueurs travailler à moitié nus à abattre le charbon, couchés sur le flanc ou accroupis sur les genoux. De ces remontées la houille descendait dans les niveaux, d’où on la roulait jusqu’aux puits d’extraction. C’était là l’aspect de la mine aux jours de travail, mais il y avait aussi les jours d’accidents. Deux semaines après son arrivée à Varses, Alexis avait été témoin d’un de ces accidents et en avait failli être victime : une explosion de grisou ; le grisou est un gaz qui se forme naturellement dans les houillères et qui éclate aussitôt qu’il est en contact avec une flamme. Rien n’est plus terrible que cette explosion qui brûle et renverse tout sur son passage ; on ne peut lui comparer que l’explosion d’une poudrière pleine de poudre. Aussitôt que la flamme d’une lampe ou d’une allumette est en contact avec le gaz, l’inflammation éclate instantanément dans toutes les galeries ; elle détruit tout dans la mine, même dans les puits d’extraction ou d’aérage dont elle enlève les toitures. La température est quelquefois portée si haut que le charbon dans la mine se transforme en coke. Tout ce qu’Alexis me raconta surexcita vivement ma curiosité, qui était déjà grande en arrivant à Varses, de descendre dans la mine ; mais, quand j’en parlai le lendemain à l’oncle Gaspard, il me répondit que c’était impossible, parce qu’on ne laissait pénétrer dans la mine que ceux qui y travaillent. « Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, c’est facile, et alors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métier n’est pas plus mauvais qu’un autre, et, si tu as peur de la pluie et du tonnerre, c’est celui qui te convient ; en tout cas il vaut mieux que celui de chanteur de chansons sur les grands chemins. Tu resteras avec Alexis. Est-ce dit, garçon ? On trouvera aussi à employer Mattia, mais pas à jouer du cornet à piston, par exemple ! » Ce n’était pas pour rester à Varses que j’y étais venu, et je m’étais imposé une autre tâche, un autre but que de pousser toute la journée une benne dans le deuxième ou le troisième niveau de la Truyère. Il fallut donc renoncer à satisfaire ma curiosité, et je croyais que je partirais sans en savoir plus long que ne m’en avaient appris les récits d’Alexis ou les réponses arrachées tant bien que mal à l’oncle Gaspard, quand, par suite de circonstances dues au hasard, je fus à même d’apprendre dans toutes leurs horreurs, de sentir dans toutes leurs épouvantes, les dangers auxquels sont quelquefois exposés les mineurs.

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Rouleur La veille du jour fixé pour mon départ, Alexis rentra avec la main droite fortement contusionnée par un gros bloc de charbon sous lequel il avait eu la maladresse de la laisser prendre ; un doigt était à moitié écrasé ; la main entière était meurtrie. Le médecin de la compagnie vint le visiter et le panser. Son état n’était pas grave, la main guérirait, le doigt aussi ; mais il fallait du repos. L’oncle Gaspard avait pour caractère de prendre la vie comme elle venait, sans chagrin comme sans colère ; il n’y avait qu’une chose qui pouvait le faire se départir de sa bonhomie ordinaire : – un empêchement à son travail. Quand il entendit dire qu’Alexis était condamné au repos pour plusieurs jours, il poussa les hauts cris. Qui roulerait sa benne pendant ces jours de repos ? il n’avait personne pour remplacer Alexis ; s’il s’agissait de le remplacer tout à fait, il trouverait bien quelqu’un, mais, pendant quelques jours seulement, cela était en ce moment impossible ; on manquait d’hommes, ou tout au moins d’enfants. Voyant cela et comprenant les raisons de sa désolation, d’autre part, sentant que c’était presque un devoir en pareille circonstance de payer à ma manière l’hospitalité qui nous avait été donnée, je lui demandai si le métier de rouleur était difficile. « Rien n’est plus facile ; il n’y a qu’à pousser un wagon qui roule sur des rails. – Il est lourd, ce wagon ? – Pas trop lourd, puisque Alexis le poussait bien. – C’est juste ! Alors, si Alexis le poussait bien, je pourrais le pousser aussi. – Toi, garçon ? » Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt, reprenant son sérieux : « Bien sûr que tu le pourrais, si tu le voulais. – Je le veux, puisque cela peut vous servir. – Tu es un bon garçon, et c’est dit ; demain tu descendras avec moi dans la mine. C’est vrai que tu me rendras service ; mais cela te sera peut-être utile à toi-même ; si tu prenais goût au métier, cela vaudrait mieux que de courir les grands chemins ; il n’y a pas de loups à craindre dans la mine. » Que ferait Mattia pendant que je serais dans la mine ? Je ne pouvais pas le laisser à la charge de l’oncle Gaspard. Je lui demandai s’il ne voulait pas s’en aller tout seul avec Capi donner des représentations dans les environs et il accepta tout de suite. « Je serai très content de te gagner tout seul de l’argent pour la vache », dit-il en riant. Il fut donc entendu que, pendant que je descendrais le lendemain dans la mine, Mattia s’en irait donner des représentations musicales et dramatiques, de manière à augmenter notre fortune, et Capi, à qui j’expliquai cet arrangement, parut le comprendre. Le lendemain matin on me donna les vêtements de travail d’Alexis. Après avoir une dernière fois recommandé à Mattia et à Capi d’être bien sages dans leur expédition, je suivis l’oncle Gaspard. « Attention ! dit-il en me remettant ma lampe, marche dans mes pas, et en descendant les échelles ne lâche jamais un échelon sans auparavant en bien tenir un autre. » Nous nous enfonçâmes dans la galerie, lui marchant le premier, moi sur ses talons. « Si tu glisses dans les escaliers, continua-t-il, ne te laisse pas aller, retiens-toi, le fond est loin et dur. » Je n’avais pas besoin de ces recommandations pour être ému, car ce n’est pas sans un certain trouble qu’on quitte la lumière pour entrer dans la nuit, la surface de la terre pour ses profondeurs. Je me retournai instinctivement en arrière ; mais déjà nous avions pénétré assez avant dans la galerie, et le jour, au bout de ce long tube noir, n’était plus qu’un globe blanc comme la lune dans un ciel sombre et sans étoiles. J’eus honte de ce mouvement machinal, qui n’eut que la durée d’un éclair, et je me remis bien vite à emboîter le pas. « L’escalier », dit-il bientôt. Nous étions devant un trou noir, et, dans sa profondeur insondable pour mes yeux, je voyais des lumières se balancer, grandes à l’entrée, plus petites jusqu’à n’être plus que des points, à mesure qu’elles s’éloignaient. C’étaient les lampes des ouvriers qui étaient entrés avant nous dans la mine. Le bruit de leur conversation, comme un sourd murmure, arrivait jusqu’à nous porté par un air tiède qui nous souillait au visage ; cet air avait une odeur que je respirais pour la première fois ; c’était quelque chose comme un mélange d’éther et d’essence. Après l’escalier les échelles, après les échelles un autre escalier. « Nous voilà au premier niveau », dit-il. Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des murs droits ; ces murs étaient en maçonnerie. La voûte était un peu plus élevée que la hauteur d’un homme ; cependant il y avait des endroits où il fallait se courber pour passer, soit que la voûte supérieure se fût abaissée, soit que le sol se fût soulevé. « C’est la poussée du terrain, me dit-il. Comme la montagne a été partout creusée et qu’il y a des vides, les terres veulent descendre, et, quand elles pèsent trop, elles écrasent les galeries. » Sur le sol étaient des rails de chemins de fer et le long de la galerie coulait un petit ruisseau. « Ce ruisseau se réunit à d’autres qui, comme lui, reçoivent les eaux des infiltrations ; ils vont tous tomber dans un puisard. Cela fait mille ou douze cents mètres cubes d’eau que la machine doit jeter tous les jours dans la Divonne. Si elle s’arrêtait, la mine ne tarderait pas à être inondée. Au, reste, en ce moment, nous sommes précisément sous la Divonne. » Et, comme j’avais fait un mouvement involontaire, il se mit à rire aux éclats. « À cinquante mètres de profondeur, il n’y a pas de danger qu’elle te tombe dans le cou. – S’il se faisait un trou ? – Ah bien ! oui, un trou. Les galeries passent et repassent dix fois sous la rivière ; il y a des mines où les inondations sont à craindre, mais ce n’est pas ici ; c’est assez du grisou et des éboulements, des coups de mine. » Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail, l’oncle Gaspard me montra ce que je devais faire, et, lorsque notre benne fut pleine de charbon, il la poussa avec moi pour m’apprendre à la conduire jusqu’au puits et à me garer sur les voies de garage lorsque je rencontrerais d’autres rouleurs venant à ma rencontre. Il avait eu raison de le dire, ce n’était pas là un métier bien difficile, et, en quelques heures, si je n’y devins pas habile, j’y devins au moins suffisant. Il me manquait l’adresse et l’habitude, sans lesquelles on ne réussit jamais dans aucun métier, et j’étais obligé de les remplacer, tant bien que mal, par plus d’efforts, ce qui donnait pour résultat moins de travail utile et plus de fatigue. Heureusement j’étais aguerri contre la fatigue par la vie que j’avais menée depuis plusieurs années et surtout par mon voyage de trois mois ; je ne me plaignis donc pas, et l’oncle Gaspard déclara que j’étais un bon garçon qui ferait un jour un bon mineur. Mais, si j’avais eu grande envie de descendre dans la mine, je n’avais aucune envie d’y rester ; j’avais eu la curiosité, je n’avais pas de vocation. À côté du chantier de l’oncle Gaspard, j’avais pour voisin un rouleur qui, au lieu d’être un enfant comme moi et comme les autres rouleurs, était au contraire un bonhomme à barbe blanche ; quand je parle de barbe blanche, il faut entendre qu’elle l’était le dimanche, le jour du grand lavage, car, pendant la semaine, elle commençait par être grise le lundi pour devenir tout à fait noire le samedi. Enfin il avait plus de soixante ans. Autrefois, au temps de sa jeunesse, il avait été boiseur, c’est-à-dire charpentier, chargé de poser et d’entretenir les bois qui forment les galeries ; mais, dans un éboulement, il avait eu trois doigts écrasés, ce qui l’avait forcé de renoncer à son métier. La compagnie au service de laquelle il travaillait lui avait fait une petite pension, car cet accident lui était arrivé en sauvant trois de ses camarades. Pendant quelques années il avait vécu de cette pension. Puis, la compagnie ayant fait faillite, il s’était trouvé sans ressources, sans état, et il était alors entré à la Truyère comme rouleur. On le nommait le magister, autrement dit le maître d’école, parce qu’il savait beaucoup de choses que les piqueurs et même les maîtres mineurs ne savent pas, et parce qu’il en parlait volontiers, tout fier de sa science. Pendant les heures des repas, nous fîmes connaissance, et bien vite il me prit en amitié ; j’étais questionneur enragé, il était causeur, nous devînmes inséparables. Dans la mine, où généralement on parle peu, on nous appela les bavards. Les récits d’Alexis ne m’avaient pas appris tout ce que je voulais savoir, et les réponses de l’oncle Gaspard ne m’avaient pas non plus satisfait, car, lorsque je lui demandais : « Qu’est-ce que le charbon de terre ? », il me répondait toujours : « C’est du charbon qu’on trouve dans la terre. » Cette réponse de l’oncle Gaspard sur le charbon de terre et celles du même genre qu’il m’avait faites n’étaient point suffisantes pour moi, Vitalis m’ayant appris à me contenter moins facilement. Quand je posai la même question au magister, il me répondit tout autrement. « Le charbon de terre, me dit-il, n’est rien autre chose que du charbon de bois : au lieu de mettre dans nos cheminées des arbres de notre époque, que des hommes comme toi et moi ont transformés en charbon, nous y mettons des arbres poussés dans des forêts très anciennes et qui ont été transformés en charbon par les forces de la nature, je veux dire par des incendies, des volcans, des tremblements de terre naturels. » Et comme je le regardais avec étonnement : « Nous n’avons pas le temps de causer de cela aujourd’hui, dit-il, il faut pousser la benne, mais c’est demain dimanche, viens me voir ; je t’expliquerai ça à la maison ; j’ai là des morceaux de charbon et de roche que j’ai ramassés depuis trente ans et qui te feront comprendre par les yeux ce que tu entendras par les oreilles. Ils m’appellent en riant le magister ; mais le magister, tu le verras, est bon à quelque chose ; la vie de l’homme n’est pas tout entière dans ses mains, elle est aussi dans sa tête. Comme toi et à ton âge, j’étais curieux ; je vivais dans la mine, j’ai voulu connaître ce que je voyais tous les jours ; j’ai fait causer les ingénieurs quand ils voulaient bien me répondre, et j’ai lu. Après mon accident, j’avais du temps à moi, je l’ai employé à apprendre. Quand on a des yeux pour regarder et que sur ces yeux on pose des lunettes que vous donnent les livres, on finit par voir bien des choses. Maintenant je n’ai pas grand temps pour lire et je n’ai pas d’argent pour acheter des livres, mais j’ai encore des yeux et je les tiens ouverts. Viens demain ; je serais content de t’apprendre à regarder autour de toi. On ne sait pas ce qu’une parole qui tombe dans une oreille fertile peut faire germer. C’est pour avoir conduit dans les mines de Bessèges un grand savant nommé Brongniart et l’avoir entendu parler pendant ses recherches, que l’idée m’est venue d’apprendre et qu’aujourd’hui j’en sais un peu plus long que nos camarades. À demain. » Le lendemain j’annonçai à l’oncle Gaspard que j’allais voir le magister. Il vint au-devant de moi quand j’entrai, et d’une voix heureuse : « Je t’ai commandé une biroulade, dit-il, parce que, si la jeunesse a des oreilles et des yeux, elle a aussi un gosier, de sorte que le meilleur moyen d’être de ses amis, c’est de satisfaire le tout en même temps. » La biroulade est un festin de châtaignes rôties qu’on mouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévennes. « Après la biroulade, continua le magister, nous causerons, et tout en causant je te montrerai ma collection. » Il dit ce mot ma collection d’un ton qui justifiait le reproche que lui faisaient ses camarades, et jamais assurément conservateur d’un muséum n’y mit plus de fierté. Au reste, cette collection paraissait très riche, au moins autant que j’en pouvais juger, et elle occupait tout le logement, rangée sur des planches et des tables pour les petits échantillons, posée sur le sol pour les gros. Depuis vingt ans, il avait réuni tout ce qu’il avait trouvé de curieux dans ses travaux, et, comme les mines du bassin de la Cère et de la Divonne sont riches en végétaux fossiles, il avait là des exemplaires rares qui eussent fait le bonheur d’un géologue et d’un naturaliste. Il avait au moins autant de hâte à parler que moi j’en avais à l’écouter : aussi la biroulade fut-elle promptement expédiée. « Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que c’était que le charbon de terre, écoute, je vais te l’expliquer à peu près et en peu de mots, pour que tu sois en état de regarder ma collection, qui te l’expliquera mieux que moi, car, bien qu’on m’appelle le magister, je ne suis pas un savant, il s’en faut de tout. La terre que nous habitons n’a pas toujours été ce qu’elle est maintenant ; elle a passé par plusieurs états qui ont été modifiés par ce qu’on nomme les révolutions du globe. Il y a eu des époques où notre pays a été couvert de plantes qui ne croissent maintenant que dans les pays chauds : ainsi les fougères en arbres. Puis il est venu une révolution, et cette végétation a été remplacée par une autre tout à fait différente, laquelle à son tour a été remplacée par une nouvelle ; et ainsi de suite toujours pendant des milliers, des millions d’années peut-être. C’est cette accumulation de plantes et d’arbres, qui, en se décomposant et en se superposant, a produit les couches de houille. Ne sois pas incrédule, je vais te montrer tout à l’heure dans ma collection quelques morceaux de charbon, et surtout une grande quantité de morceaux de pierre pris aux bancs que nous nommons le mur ou le toit, et qui portent tous les empreintes de ces plantes, qui se sont conservées là comme les plantes se conservent entre les feuilles de papier d’un herbier. La houille est donc formée, ainsi que je te le disais, par une accumulation de plantes et d’arbres : ce n’est donc que du bois décomposé et comprimé. Comment s’est formée cette accumulation ? vas-tu me demander. Cela, c’est plus difficile à expliquer, et je crois même que les savants ne sont pas encore arrivés à l’expliquer très bien, puisqu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Les uns croient que toutes ces plantes charriées par les eaux ont formé d’immenses radeaux sur les mers, qui sont venus s’échouer çà et là poussés par les courants. D’autres disent que les bancs de charbon sont dus à l’accumulation paisible de végétaux qui, se succédant les uns aux autres, ont été enfouis au lieu même où ils avaient poussé. Et là-dessus, les savants ont fait des calculs qui donnent le vertige à l’esprit : ils ont trouvé qu’un hectare de bois en forêt étant coupé et étant étendu sur la terre ne donnait qu’une couche de bois ayant à peine huit millimètres d’épaisseur ; transformée en houille, cette couche de bois ne donnerait que 2 millimètres. Or il y a, enfouies dans la terre, des couches de houille qui ont 20 et 30 mètres d’épaisseur. Combien a-t-il fallu de temps pour que ces couches se forment ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, qu’une futaie ne pousse pas en un jour ; il lui faut environ une centaine d’années pour se développer. Pour former une couche de houille de 30 mètres d’épaisseur, il faut donc une succession de 5000 futaies poussant à la même place, c’est-à-dire 500 000 ans, c’est déjà un chiffre bien étonnant, n’est-ce pas ? cependant il n’est pas exact, car les arbres ne se succèdent pas avec cette régularité ; ils mettent plus de cent ans à pousser et à mourir, et, quand une espèce remplace une autre, il faut une série de transformations et de révolutions pour que cette couche de plantes décomposées soit en état d’en nourrir une nouvelle. Tu vois donc que 500 000 années ne sont rien et qu’il en faut sans doute beaucoup plus encore. Combien ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas à un homme comme moi de le chercher. Tout ce que j’ai voulu, c’était te donner une idée de ce qu’est le charbon de terre, afin que tu sois en état de regarder ma collection. Maintenant allons la voir. » La visite dura jusqu’à la nuit, car, à chaque morceau de pierre, à chaque empreinte de plante, le magister recommença ses explications, si bien qu’à la fin je commençai à comprendre à peu près ce qui, tout d’abord, m’avait si fort étonné.

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L’inondation Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine. « Eh bien, dit l’oncle Gaspard, as-tu été content du garçon, Magister ? – Mais oui, il a des oreilles, et j’espère que bientôt il aura des yeux. – En attendant, qu’il ait aujourd’hui des bras », dit l’oncle Gaspard. Et il me remit un coin pour l’aider à détacher un morceau de houille qu’il avait entamé par-dessous, car les piqueurs se font aider par les rouleurs. Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j’entendis du côté du puits un bruit formidable, un grondement épouvantable tel que je n’avais jamais rien entendu, de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Était-ce un éboulement, un effondrement général ? J’écoutai ; le tapage continuait en se répercutant de tous côtés. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Mon premier sentiment fut l’épouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles ; mais on s’était déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. C’était une explosion de mine, une benne qui tombait dans le puits ; peut-être tout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs. Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes en courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve ; puis il me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois de la galerie avec un clapotement d’eau. L’endroit où je m’étais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit était inexplicable. Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol. C’était bien l’eau ; elle venait du côté du puits, remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produits par une chute d’eau qui se précipitait dans la mine. Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier. Je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus le magister qui descendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruit qui l’avait frappé. « L’eau dans la mine ! cria l’oncle Gaspard. – La Divonne a fait un trou, dis-je. – Es-tu bête ! – Sauve-toi ! » cria le magister. Le niveau de l’eau s’était rapidement élevé dans la galerie ; elle montait maintenant jusqu’à nos genoux, ce qui ralentissait notre course. Le magister se mit à courir avec nous, et tous trois nous criions en passant devant les chantiers : « Sauvez-vous ! l’eau est dans la mine ! » Le niveau de l’eau s’élevait avec une rapidité furieuse ; heureusement nous n’étions pas très éloignés des échelles, sans quoi nous n’aurions jamais pu les atteindre. Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau du premier ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant d’arriver au dernier échelon un flot d’eau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. C’était une cascade. « Nous sommes perdus, dit le magister d’une voix presque calme ; fais ta prière, Rémi. » Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ou huit lampes qui accouraient vers nous ; l’eau nous arrivait déjà aux genoux ; sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce n’était pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de bois comme des plumes. Le même mot qui avait échappé au magister aux hommes qui accouraient vers nous échappa aussi : « Nous sommes perdus ! » Ils étaient arrivés jusqu’à nous. « Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister. – Et après ? – La remontée ne conduit nulle part. » Se jeter dans la remontée, c’était prendre en effet un cul-de-sac mais nous n’étions pas en position d’attendre et de choisir : il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelques minutes devant soi, c’est-à-dire l’espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec la certitude d’être engloutis, submergés avant quelques secondes. Le magister à notre tête, nous nous engageâmes donc dans la remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie, et ceux-là, nous ne les revîmes jamais. Alors, reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé à fuir et que cependant nous n’avions pas encore entendu : des éboulements, des tourbillonnements et des chutes d’eau, des éclats des boisages, des explosions d’air comprimé ; c’était dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit. Depuis que nous étions dans la remontée, le magister n’avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles. « Les enfants, dit-il, il ne faut pas vous fatiguer ; si nous restons ainsi cramponnés des pieds et des mains, nous ne tarderons pas à nous épuiser ; il faut nous creuser des points d’appui dans le schiste. » Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personne n’avait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun de nous n’avait un outil. « Avec les crochets de nos lampes », continua le magister. Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant très inclinée et glissante. Mais, quand on sait que, si l’on glisse, on trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces et de l’adresse. En moins de quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manière à y poser notre pied. Cela fait, on respira un peu, et l’on se reconnut. Nous étions sept : le magister, moi près de lui, l’oncle Gaspard, trois piqueurs nommés Pagès, Compayrou et Bergounhoux, et un rouleur, Carrory ; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie. Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence. Il n’y a pas de mots pour rendre l’intensité de cet horrible tapage ; les détonations du canon se mêlant au tonnerre et à des éboulements n’en eussent pas produit un plus formidable. Effarés, affolés d’épouvante, nous nous regardions, cherchant dans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit ne nous donnait pas. Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix, et cependant notre voix était sourde. « Parle un peu, me dit le magister. – Que voulez-vous que je dise ? – Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers mots venus. » Je prononçai quelques paroles. « Bon, plus doucement maintenant. C’est cela. Bien. – Perds-tu la tête, eh ! magister ? dit Pagès. – Deviens-tu fou de peur ? – Crois-tu que tu es mort ? – Je crois que l’eau ne nous gagnera pas ici et que, si nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés. – Ça veut dire, magister ? – Regarde ta lampe. – Eh bien, elle brûle. – Comme d’habitude ? – Non ; la flamme est plus vive, mais courte. – Est-ce qu’il y a du grisou ? – Non, dit le magister, cela non plus n’est pas à craindre ; pas plus de danger par le grisou que par l’eau qui maintenant ne montera pas d’un pied. – Ne fais donc pas le sorcier. – Je ne fais pas le sorcier. Nous sommes dans une cloche d’air, et c’est l’air comprimé qui empêche l’eau de monter ; la remontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur. L’air refoulé par les eaux s’est amoncelé dans cette galerie et maintenant il résiste à l’eau et la refoule. – Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory. – Sauvés ? je n’ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c’est que, la remontée étant fermée, l’air ne peut pas s’échapper. Mais c’est précisément ce qui nous sauve qui nous perd en même temps. L’air ne peut pas sortir, il est emprisonné ; mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir. – Quand l’eau va baisser... – Va-t-elle baisser ? je n’en sais rien ; pour savoir ça, il faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire ? – Puisque tu dis que c’est une inondation ? – Il n’y a qu’à attendre, dit le magister. – Mais nous allons mourir de faim. – La faim, on peut lui résister ; j’ai lu que des ouvriers, surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingt-quatre jours sans manger. Il y a bien des années de cela, c’était du temps des guerres de religion ; mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce n’est pas la faim qui me fait peur. – Qu’est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuvent pas monter ? – Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Je n’en sais rien. Si j’étais un savant au lieu d’être un ignorant, je vous le dirais, tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres d’eau au-dessous de nous : cela veut dire que l’air subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé ? voilà ce qu’il faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être. » Le magister ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et, quoiqu’il la vit nettement dans toute son horreur, il ne pensait qu’aux moyens à prendre pour organiser notre défense. « Maintenant, dit-il, il s’agit de nous arranger pour rester ici sans danger de rouler à l’eau. M’est avis que le mieux est de nous creuser des paliers comme dans un escalier ; nous sommes sept, sur deux paliers nous pourrons tenir tous ; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second. – Avec quoi creuser ? – Nous n’avons pas de pics. – Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteaux dans les parties dures. – Jamais nous ne pourrons. – Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on peut tout pour sauver sa vie ; si le sommeil prenait l’un de nous comme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu. » Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nous une autorité qui, d’instant en instant, devenait plus puissante ; c’est là ce qu’il y a de grand et de beau dans le courage, il s’impose. D’instinct, nous sentions que sa force morale luttait contre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cette force. Il était évident que le creusement de ces deux paliers était la première chose à faire ; il fallait nous établir, sinon commodément, du moins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider. Alors on se mit au travail. Tous, nous avions des couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante. « Trois entameront la remontée, dit le magister, les trois plus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagès et moi, nous rangerons les déblais. » Le travail que nous avions à faire eût été des plus simples si nous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était difficile et ne pouvait être que long. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusant dans le schiste, et, afin de n’être pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donner de la place à quatre d’entre nous sur l’un et à trois sur l’autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris. Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier, et le troisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, une lampe à la main, allait de l’un à l’autre chantier. En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu’en bas. Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé une planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir. « Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ; il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin. » On s’installa, le magister, l’oncle Gaspard, Carrory et moi, sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé. « Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu’on les éteigne donc et qu’on n’en laisse brûler qu’une. » Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaient transmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles, lorsque le magister fit un signe pour qu’on s’arrêtât. « Une minute, dit-il, un courant d’air peut éteindre notre lampe ; ce n’est guère probable, cependant il faut compter sur l’impossible : qui est-ce qui a des allumettes pour la rallumer ? » Bien qu’il soit sévèrement défendu d’allumer du feu dans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches ; aussi, comme il n’y avait pas là d’ingénieur pour constater l’infraction au règlement, à la demande : « Qui a des allumettes ? » quatre voix répondirent : « Moi ! » « Moi aussi j’en ai, continua le magister, mais elles sont mouillées. » C’était le cas des autres, car chacun avait des allumettes dans son pantalon et nous avions trempé dans l’eau jusqu’à la poitrine ou jusqu’aux épaules. Carrory, qui avait la compréhension lente et la parole plus lente encore, répondit enfin : « Moi aussi j’ai des allumettes. – Mouillées ? – Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet. – Alors, passe ton bonnet. » Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire, Carrory nous passa une boîte d’allumettes ; grâce à la position qu’elles avaient occupée pendant notre immersion, elles avaient échappé à la noyade. « Maintenant, soufflez les lampes », commanda le magister. Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notre cage.

27

Dans la remontée Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenait plus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau était immobile, sans une ride ou un murmure. La mine était pleine, comme l’avait dit le magister, et l’eau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu’au toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarme que nous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos coeurs. Le travail occupe et distrait ; le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment d’anéantissement. J’avais peur de l’eau, peur de l’ombre, peur de la mort ; le silence m’anéantissait ; les parois incertaines de la remontée m’écrasaient comme si de tout leur poids elles m’eussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Étiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait les uns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plus Arthur, ni Mme Milligan, ni Mattia, ni Capi ? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que j’étais mort pour elle ? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin ! Mes pensées s’enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que les autres ; et, quand je regardais mes camarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexions, plus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là ils ne souffraient pas du manque d’air, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait pas sur eux. Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l’oncle Gaspard s’éleva : « M’est avis, dit-il, qu’on ne travaille pas encore à notre sauvetage. – Pourquoi penses-tu ça ? – Nous n’entendons rien. – Toute la ville est détruite, c’était un tremblement de terre. – Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perdus et qu’il n’y a rien à faire pour nous. – Alors nous sommes donc abandonnés ? – Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompit le magister, ce n’est pas juste de les accuser. Vous savez bien que, quand il y a des accidents, les mineurs ne s’abandonnent pas les uns les autres, et que vingt hommes, cent hommes, se feraient plutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savez cela, hein ? » Il dit cela d’un ton énergique qui devait convaincre les plus incrédules et les plus effrayés. Cependant Bergounhoux répliqua : « Et si l’on nous croit tous morts ? – On travaille tout de même, mais, si tu as peur de cela, prouvons-leur que nous sommes vivants ; frappons contre la paroi aussi fort que nous pourrons. Vous savez comme le son se transmet à travers la terre ; si l’on nous entend, on saura qu’il faut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches. » Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, l’idée surtout qu’il éveillait en nous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre ? Allait-on nous répondre ? « Voyons, magister, dit l’oncle Gaspard, si l’on nous entend, qu’est-ce qu’on va faire pour venir à notre secours ? – Il n’y a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieurs vont les employer tous deux : percer des descentes pour venir à la rencontre de notre remontée, et épuiser l’eau. – Oh ! percer des descentes ! – Ah ! épuiser l’eau ! » Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister. « Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n’est-ce pas ? en perçant six ou huit mètres par jour, c’est sept ou huit jours pour arriver jusqu’à nous. – On ne peut pas percer six mètres par jour. – En travail ordinaire, non, mais pour sauver des camarades on peut bien des choses. – Jamais nous ne pourrions vivre huit jours ; pensez donc, magister, huit jours ! » Huit jours ! le magister nous avait parlé d’ouvriers qui étaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c’était un récit, et nous, c’était la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, je n’entendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours ! Je ne sais depuis combien de temps j’étais accablé sous cette idée, lorsque la discussion s’arrêta. « Écoutez donc, dit Carrory, qui, précisément par cela qu’il était assez près de la brute, avait les facultés de l’animal plus développées que nous tous. – Quoi donc ? – On entend quelque chose dans l’eau. – Tu auras fait rouler une pierre. – Non, c’est un bruit sourd. » Nous écoutâmes. J’avais l’oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre ; je n’entendis rien. Mes camarades, qui, eux, avaient l’habitude des bruits de la mine, furent plus heureux que moi. « Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans l’eau. – Quoi, magister ? – Je ne sais pas. – L’eau qui tombe. – Non, le bruit n’est pas continuel, il est par secousses et régulier. – Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants ! c’est le bruit des bennes d’épuisement dans les puits. – Les bennes d’épuisement... » Tous en même temps, d’une même voix, nous répétâmes ces deux mots et, comme si nous avions été touchés par une commotion électrique, nous nous levâmes. Nous n’étions plus à quarante mètres sous terre, l’air n’était plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaient plus, nos bourdonnements d’oreilles avaient cessé, nous respirions librement, nos coeurs battaient dans nos poitrines ! Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant d’entendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant de longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nous demandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamais il nous serait donné d’entendre cette douce musique. Mais, pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines de la Truyère, telle qu’elle a eu lieu, je dois vous dire maintenant comment elle s’était produite, et quels moyens les ingénieurs employaient pour nous sauver. Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avait éclaté, accompagné d’un véritable déluge. Les nuages qui traînaient bas s’étaient engagés dans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ils n’avaient pas pu s’élever au-dessus ; tout ce qu’ils renfermaient de pluie, ils l’avaient versé sur la vallée ; ce n’était pas une averse, c’était une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car, sur un sol de pierre, l’eau n’est pas absorbée, mais, suivant la pente du terrain, elle roule jusqu’à la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas à s’écouler, et alors elles s’épanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordement s’était fait d’une façon presque instantanée ; mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai, forcés par l’orage de se mettre à l’abri, n’avaient couru aucun danger. Ce n’était pas la première fois qu’une inondation arrivait à la Truyère, et, comme les ouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, on n’avait d’autre inquiétude que de préserver les amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries. C’était à ce soin que s’occupait l’ingénieur de la mine, lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans un gouffre qu’elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait sur l’affleurement d’une couche de charbon. Il n’a pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce qui vient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mine, et le plan de la couche leur sert de lit ; elles baissent au-dehors ; la mine va être inondée, elle va se remplir ; les ouvriers vont être noyés. Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour qu’on le descende. Mais, prêt à mettre le pied dans la benne, il s’arrête. On entend dans l’intérieur de la mine un tapage épouvantable : c’est le torrent des eaux. « Ne descendez pas », disent les hommes qui l’entourent en voulant le retenir. Mais il se dégage de leur étreinte et, prenant sa montre dans son gilet : « Tiens, dit-il en la remettant à l’un de ces hommes, tu donneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas. » Puis, s’adressant à ceux qui dirigent la manoeuvre des bennes : « Descendez », dit-il. La benne descend ; alors, levant la tête vers celui auquel il a remis sa montre : « Tu lui diras que son père l’embrasse. » La benne est descendue. L’ingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant qu’ils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement ; ses cris sont couverts par le bruit des eaux et des effondrements. Cependant les eaux arrivent dans la galerie, et à ce moment l’ingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de l’eau jusqu’aux genoux et ramène trois hommes encore. La benne est redescendue, il les fait placer dedans et veut retourner au-devant des lumières qu’il aperçoit. Mais les hommes qu’il a sauvés l’enlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi. Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à un autre. Mais lequel ? Autour de lui il n’a presque personne. Cent cinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquante lampes ont été distribuées le matin ; trente lampes seulement ont été rapportées à la lampisterie, c’est cent vingt hommes qui sont restés dans la mine. Sont-ils morts ? sont-ils vivants ? ont-ils pu trouver un refuge ? Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son esprit épouvanté. Au moment où l’ingénieur constate que cent vingt hommes sont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au-dehors à différents endroits ; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur ; les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène s’explique pour l’ingénieur : les gaz et l’air, refoulés par les eaux, se sont comprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge de terre est trop faible, au-dessus des affleurements, ils font éclater l’écorce de la terre comme les parois d’une chaudière. La mine est pleine ; la catastrophe est consommée. Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes ? Le doute est puissant, l’espérance est faible. Mais peu importe. En avant ! Des bennes d’épuisement sont installées dans les trois puits, et elles ne s’arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu’au moment où la dernière goutte d’eau sera versée dans la Divonne. En même temps on commence à creuser des galeries. Où va-t-on ? on ne sait trop ; un peu au hasard, mais on va. Il y eut divergence dans le conseil des ingénieurs sur l’utilité de ces galeries qu’on doit diriger à l’aventure, dans l’incertitude où l’on est sur la position des ouvriers encore vivants ; mais l’ingénieur de la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, où l’inondation n’aura pas pu les atteindre, et il veut qu’un percement direct, à partir du jour, soit conduit vers ces vieux travaux, ne dût-on sauver personne. Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite que possible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à l’avancement ; le charbon qu’il abat est enlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles qu’on se passe en faisant la chaîne ; aussitôt que le piqueur est fatigué, il est remplacé par un autre. Ainsi, sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanément ces doubles travaux : l’épuisement et le percement. Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent à notre délivrance, combien plus long encore l’est-il pour nous, impuissants et prisonniers, qui n’avons qu’à attendre sans savoir si l’on arrivera à nous assez tôt pour nous sauver ! Le bruit des bennes d’épuisement ne nous maintint pas longtemps dans la fièvre de joie qu’il nous avait tout d’abord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous n’étions pas abandonnés, on s’occupait de notre sauvetage, c’était là l’espérance ; l’épuisement se ferait-il assez vite ? c’était là l’angoisse. Aux tourments de l’esprit se joignaient d’ailleurs maintenant les tourments du corps. La position dans laquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes ; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes. « S’il nous est défendu de manger, il nous est permis de boire, dit Compayrou. – Pour ça, tant que tu voudras, nous avons l’eau à discrétion. – Épuise la galerie. » Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas. « Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plus adroit, il descendra et nous passera l’eau. – Dans quoi ? – Dans ma botte. » On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisser jusqu’à l’eau. « Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main. – N’ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien. Je sais nager. – Je veux te donner la main. » Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soit qu’il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdi par l’inaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et s’engouffra dans l’eau sombre la tête la première. La lampe qu’il tenait pour m’éclairer roula après lui et disparut aussi. Instantanément nous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri s’échappa de toutes nos poitrines en même temps. Par bonheur j’étais déjà en position de descendre, je me laissai aller sur le dos et j’arrivai dans l’eau une seconde à peine après le magister. Dans mes voyages avec Vitalis j’avais appris assez à nager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l’eau que sur la terre ferme ; mais comment se diriger dans ce trou sombre ? Je n’avais pas pensé à cela quand je m’étais laissé glisser, je n’avais pensé qu’au magister qui allait se noyer, et avec l’instinct du terre-neuve je m’étais jeté à l’eau. Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Comment plonger ? C’était ce que je me demandais quand je me sentis saisir à l’épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l’eau. Un bon coup de pied me fit remonter à la surface : la main ne m’avait pas lâché. « Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vous êtes sauvé. » Sauvés ! nous ne l’étions ni l’un ni l’autre, car je ne savais de quel côté nager. Une idée me vint. « Parlez donc, vous autres ! m’écriai-je. – Où es-tu, Rémi ? » C’était la voix de l’oncle Gaspard ; elle m’indiqua ma direction. Il fallait se diriger sur la gauche. « Allumez une lampe. » Presque aussitôt une flamme parut ; je n’avais que le bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnai d’une main à un morceau de charbon, et j’attirai le magister. Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocation commençait déjà. Je lui maintins la tête hors de l’eau, et il revint bien vite à lui. L’oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Le magister, pris d’une main par l’oncle Gaspard, de l’autre par Carrory, fut hissé jusqu’au palier, pendant que je le poussais par-derrière. Puis, quand il fut arrivé, je remontai à mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance. « Viens ici, me dit-il, que je t’embrasse ; tu m’as sauvé la vie. – Vous avez déjà sauvé la nôtre. » Après cet incident désagréable qui nous avait un moment secoués, l’anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idées de mort. Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camarades que sur moi, car, tandis qu’ils restaient éveillés, dans un anéantissement stupide, je finis par m’endormir. Mais la place n’était pas favorable, et j’étais exposé à rouler dans l’eau. Alors le magister, voyant le danger que je courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort, mais assez pour m’empêcher de tomber, et j’étais là comme un enfant sur les genoux de sa mère. C’était non seulement un homme à la tête solide, mais encore un bon coeur. Quand je m’éveillais à moitié, il changeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait : « Dors, garçon, n’aie pas peur, je te tiens ; dors, petit. » Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien qu’il ne me lâcherait pas. Le temps s’écoulait, et toujours régulièrement nous entendions les bennes plonger dans l’eau.

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Sauvetage Notre position était devenue insupportable sur notre palier trop étroit ; il fut décidé qu’on élargirait ce palier, et chacun se mit à la besogne. À coups de couteau on recommença à fouiller dans le charbon et à faire descendre les déblais. Comme nous avions maintenant un point d’appui solide sous les pieds, ce travail fut plus facile, et l’on arriva à entamer la veine pour agrandir notre prison. Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nous étendre de tout notre long sans rester assis, les jambes ballantes. On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant nous avions été loquaces au commencement de notre captivité, autant nous fûmes silencieux quand elle se prolongea. Les deux seuls sujets de nos conversations roulaient éternellement sur les deux mêmes questions : quels moyens on employait pour venir à nous, et depuis combien de temps nous étions emprisonnés. Mais ces conversations n’avaient plus l’ardeur des premiers moments ; si l’un de nous disait un mot, souvent ce mot n’était pas relevé, ou, lorsqu’il l’était, c’était simplement en quelques paroles brèves ; on pouvait varier du jour à la nuit, du blanc au noir, sans pour cela susciter la colère ou la simple contradiction. « C’est bon, on verra. » Étions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis six ? On verrait quand le moment de la délivrance serait venu. Mais ce moment viendrait-il ? Pour moi, je commençais à en douter fortement, Au reste, je n’étais pas le seul, et parfois il échappait à mes camarades des observations qui prouvaient que le doute les envahissait aussi. « Ce qui me console, si je reste ici, dit Bergounhoux, c’est que la compagnie fera une rente à ma femme et à mes enfants ; au moins ils ne seront pas à la charité. » Assurément, le magister s’était dit qu’il entrait dans ses fonctions de chef non seulement de nous défendre contre les accidents de la catastrophe, mais encore de nous protéger contre nous-mêmes. Aussi, quand l’un de nous paraissait s’abandonner, intervenait-il aussitôt par une parole réconfortante. « Tu ne resteras pas plus que nous ici ; les bennes fonctionnent, l’eau baisse. – Où baisse-t-elle ? – Dans les puits. – Et dans la galerie ? – Ça viendra ; il faut attendre. – Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec l’à-propos et la promptitude qui caractérisaient toutes ses observations, si la compagnie fait faillite comme celle du magister, c’est votre femme qui sera volée ! – Veux-tu te taire, imbécile ! la compagnie est riche. – Elle était riche quand elle avait la mine, mais maintenant que la mine est sous l’eau ! » À l’exception du magister qui cachait ses sentiments, et de Carrory qui ne sentait pas grand-chose, nous ne parlions plus de délivrance, et c’étaient toujours les mots de mort et d’abandon qui du coeur nous montaient aux lèvres. « Tu as beau dire, magister, les bennes ne tireront jamais assez d’eau. – Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingt fois ; un peu de patience. » Si tout ne marcha pas bien et vite comme l’espérait Pagès, ce ne fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriers qui travaillaient à notre sauvetage. La descente qu’on avait commencé à creuser avait été continuée sans une minute de repos. Mais le travail était difficile. Le charbon à travers lequel on se frayait un passage était ce que les mineurs appellent nerveux, c’est-à-dire très dur, et, comme un seul piqueur pouvait travailler à cause de l’étroitesse de la galerie, on était obligé de relayer souvent ceux qui prenaient ce poste, tant ils mettaient d’ardeur à la besogne les uns et les autres. En même temps l’aérage de cette galerie se faisait mal ; on avait, à mesure qu’on avançait, placé des tuyaux en fer-blanc dont les joints étaient lutés avec de la terre glaise ; mais, bien qu’un puissant ventilateur à bras envoyât de l’air dans ces tuyaux, les lampes ne brûlaient que devant l’orifice du tuyau. Tout cela retardait le percement, et, le septième jour depuis notre engloutissement, on n’était encore arrivé qu’à une profondeur de vingt mètres. Dans les conditions ordinaires, cette percée eût demandé plus d’un mois ; mais, avec les moyens dont on disposait et l’ardeur déployée, cela devait aller plus vite. Il fallait d’ailleurs tout le noble entêtement de l’ingénieur pour continuer ce travail, car, de l’avis unanime, il était malheureusement inutile. Tous les mineurs engloutis avaient péri. Il n’y avait désormais qu’à continuer l’épuisement au moyen des bennes, et, un jour ou l’autre, on retrouverait tous les cadavres. Alors de quelle importance était-il d’arriver quelques heures plus tôt ou quelques heures plus tard ? C’était là l’opinion des gens compétents aussi bien que du public ; les parents eux-mêmes, les femmes, les mères, avaient pris le deuil. Personne ne sortirait plus vivant de la Truyère. Sans ralentir les travaux d’épuisement qui marchaient sans autres interruptions que celles qui résultaient des avaries dans les appareils, l’ingénieur, en dépit des critiques universelles et des observations de ses confrères ou de ses amis, faisait continuer la descente. Il y avait en lui l’obstination, la foi généreuse qui fit trouver un nouveau monde à Colomb. « Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, si demain nous n’avons rien de nouveau, nous renoncerons ; je vous demande pour vos camarades ce que je demanderais pour vous, si vous étiez à leur place. » La confiance qui l’animait passait dans le coeur de ses ouvriers, qui arrivaient ébranlés par les bruits de la ville et qui partaient partageant ses convictions. Et avec un ensemble, une activité admirables, la descente se creusait. D’un autre côté, il faisait boiser le passage de la lampisterie qui s’était éboulé dans plusieurs endroits, et ainsi, par tous les moyens possibles, il s’efforçait d’arracher à la mine son terrible secret et ses victimes, si elle en renfermait encore de vivantes. Le septième jour, dans un changement de poste, le piqueur qui arrivait pour entamer le charbon crut entendre un léger bruit, comme des coups frappés faiblement ; au lieu d’abaisser son pic il le tint levé et colla son oreille au charbon. Puis, croyant se tromper, il appela un de ses camarades pour écouter avec lui. Tous deux restèrent silencieux, et, après un moment, un son faible, répété à intervalles réguliers, parvint jusqu’à eux. Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche, rencontrant plus d’incrédulité que de foi, et parvint à l’ingénieur, qui se précipita dans la galerie. Enfin, il avait donc eu raison ! il y avait là des hommes vivants que sa foi allait sauver ! L’ingénieur fit sortir ceux qui l’avaient suivi et même tous les ouvriers qui faisaient la chaîne pour porter les déblais, ne gardant auprès de lui que les deux piqueurs. Alors ils frappèrent un appel à coups de pic fortement assenés et également espacés, puis, retenant leur respiration, ils se collèrent contre le charbon. Après un moment d’attente, ,ils reçurent dans le coeur une commotion profonde : des coups faibles, précipités, rythmés, avaient répondu aux leurs. « Frappez encore à coups espacés pour être bien certains que ce n’est point la répercussion de vos coups. » Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coups rythmés qu’ils avaient entendus, c’est-à-dire le rappel des mineurs, répondirent aux leurs. Le doute n’était plus possible : des hommes étaient vivants, et l’on pouvait les sauver. Les sons perçus étaient si faibles qu’il était impossible de déterminer la place précise d’où ils venaient. Mais l’indication, cependant, était suffisante pour dire que des ouvriers échappés à l’inondation se trouvaient dans une des trois remontées de la galerie plate des vieux travaux. Ce n’est plus une descente qui ira au-devant des prisonniers, mais trois, de manière à arriver aux trois remontées. Lorsqu’on sera plus avancé et qu’on entendra mieux, on abandonnera les descentes inutiles pour concentrer les efforts sur la bonne. Le travail reprend avec plus d’ardeur, et c’est à qui des compagnies voisines enverra à la Truyère ses meilleurs piqueurs. À l’espérance résultant du creusement des descentes se joint celle d’arriver par la galerie, car l’eau baisse dans le puits. Lorsque dans notre remontée nous entendîmes l’appel frappé par l’ingénieur, l’effet fut le même que lorsque nous avions entendu les bennes d’épuisement tomber dans les puits. « Sauvés ! » Ce fut un cri de joie qui s’échappa de nos bouches, et sans réfléchir nous crûmes qu’on allait nous donner la main. Puis, comme pour les bennes d’épuisement, après l’espérance revint le désespoir. Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient bien loin encore. Vingt mètres, trente mètres peut-être. Combien faudrait-il pour percer ce massif ? Nos évaluations variaient : un mois, une semaine, six jours. Comment attendre un mois, une semaine, six jours ? Lequel d’entre nous vivrait encore dans six jours ? Combien de jours déjà avions-nous vécu sans manger ? Seul, le magister parlait encore avec courage, mais à la longue notre abattement le gagnait, et à la longue aussi la faiblesse abattait sa fermeté. Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pas manger, et la faim était devenue si tyrannique, que nous avions essayé de manger du bois pourri émietté dans l’eau. Carrory, qui était le plus affamé d’entre nous, avait coupé la botte qui lui restait, et continuellement il mâchait des morceaux de cuir. En voyant jusqu’où la faim pouvait entraîner mes camarades, j’avoue que je me laissai aller à un sentiment de peur qui, s’ajoutant à mes autres frayeurs, me mettait mal à l’aise. J’avais entendu Vitalis raconter souvent des histoires de naufrage, car il avait beaucoup voyagé sur mer, au moins autant que sur terre, et, parmi ces histoires, il y en avait une qui, depuis que la faim nous tourmentait, me revenait sans cesse pour s’imposer à mon esprit : dans cette histoire, des matelots avaient été jetés sur un îlot de sable où ne se trouvait pas la moindre nourriture, et ils avaient tué le mousse pour le manger. Je me demandais, en entendant mes compagnons crier la faim, si pareil sort ne m’était pas réservé, et si, sur notre îlot de charbon, je ne serais pas tué aussi pour être mangé. Dans le magister et l’oncle Gaspard, j’étais sûr de trouver des défenseurs ; mais Pagès, Bergounhoux et Carrory, Carrory surtout, avec ses grandes dents blanches qu’il aiguisait sur ses morceaux de botte, ne m’inspiraient aucune confiance. Sans doute, ces craintes étaient folles ; mais, dans la situation où nous étions, ce n’était pas la sage et froide raison qui dirigeait notre esprit ou notre imagination. Ce qui augmentait encore nos terreurs, c’était l’absence de lumière. Successivement, nos lampes étaient arrivées à la fin de leur huile. Et, lorsqu’il n’en était plus resté que deux, le magister avait décidé qu’elles ne seraient allumées que dans les circonstances où la lumière serait indispensable. Nous passions donc maintenant tout notre temps dans l’obscurité. Non seulement cela était lugubre, mais encore cela était dangereux, car, si nous faisions un mouvement maladroit, nous pouvions rouler dans l’eau. Nous n’étions que trois sur chaque palier, et cela nous donnait un peu plus de place : l’oncle Gaspard était à un coin, le magister à un autre et moi au milieu d’eux. De temps en temps nous frappions contre la paroi pour dire à nos sauveurs que nous étions vivants, et nous entendions leurs pics saper sans repos le charbon. Mais c’était bien lentement que leurs coups augmentaient de puissance, ce qui disait qu’ils étaient encore loin. Quand la lampe fut allumée je descendis chercher de l’eau dans la botte, et il me sembla que les eaux avaient baissé dans le trou de quelques centimètres. « Les eaux baissent. – Mon Dieu ! » Et une fois encore nous eûmes un transport d’espérance. Insensiblement, ces bruits devenaient de plus en plus forts ; l’eau baissait, et l’on se rapprochait de nous. Mais arriverait-on à temps ? Si le travail de nos sauveurs augmentait utilement d’instant en instant, notre faiblesse, d’instant en instant aussi, devenait plus grande, plus douloureuse : faiblesse de corps, faiblesse d’esprit. Depuis le jour de l’inondation, mes camarades n’avaient pas mangé. Et ce qu’il y avait de plus terrible encore, nous n’avions respiré qu’un air qui, ne se renouvelant pas, devenait de jour en jour moins respirable et plus malsain. Heureusement, à mesure que les eaux avaient baissé, la pression atmosphérique avait diminué, car, si elle était restée celle des premières heures, nous serions morts assurément asphyxiés. Aussi, de toutes les manières, si nous avons été sauvés, l’avons-nous dû à la promptitude avec laquelle le sauvetage a été commandé et organisé. Le bruit des pics et des bennes était d’une régularité absolue comme celle d’un balancier d’horloge, et chaque interruption de poste nous donnait de fiévreuses émotions. Allait-on nous abandonner, ou rencontrait-on des difficultés insurmontables ? Pendant une de ces interruptions un bruit formidable s’éleva, un ronflement, un soufflement puissant. « Les eaux tombent dans la mine, s’écria Carrory. – Ce n’est pas l’eau, dit le magister. – Qu’est-ce ? – Je ne sais pas, mais ce n’est pas l’eau. » Les coups de pics étaient devenus plus distincts, et bien certainement on s’était approché de nous de manière à nous atteindre bientôt peut-être. Les eaux baissaient toujours, et nous eûmes bientôt une preuve qu’elles n’atteignaient plus le toit des galeries. Nous entendîmes un grattement sur le schiste de la remontée et l’eau clapota comme si de petits morceaux de charbon avaient tombé dedans. On alluma la lampe, et nous vîmes des rats qui couraient au bas de la remontée. Comme nous ils avaient trouvé un refuge dans une cloche d’air, et, lorsque les eaux avaient baissé, ils avaient abandonné leur abri pour chercher de la nourriture. S’ils avaient pu venir jusqu’à nous, c’est que l’eau n’emplissait plus les galeries dans toute leur hauteur. Ces rats furent pour notre prison ce qu’a été la colombe pour l’arche de Noé : la fin du déluge. Je voulus descendre au bas de notre remontée pour bien voir les progrès de la baisse des eaux. Ces progrès étaient sensibles et maintenant il y avait un grand vide entre l’eau et le toit de la galerie. « Attrape-nous des rats, me cria Carrory, que nous les mangions. » Mais, pour attraper les rats, il eût fallu plus agile que moi. Pourtant l’espérance m’avait ranimé, et le vide dans la galerie m’inspirait une idée qui me tourmentait. Je remontai à notre palier. « Magister, j’ai une idée : puisque les rats circulent dans la galerie, c’est qu’on peut passer ; je vais aller en nageant jusqu’aux échelles. Je pourrai appeler, me faire entendre, aider aussi à nous sauver ; on viendra nous chercher ; ce sera plus vite fait que par la descente. » Un moment le magister resta à réfléchir, puis, me prenant la main : « Tu as du coeur, petit, fais comme tu veux ; je crois que c’est l’impossible que tu essaies, mais ce n’est pas la première fois que l’impossible réussit. Embrasse-nous. » Je l’embrassai ainsi que l’oncle Gaspard, puis, ayant quitté mes vêtements, je descendis dans l’eau. « Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre à nager, votre voix me guidera. » Quel était le vide sous le toit de la galerie ? Était-il assez grand pour me mouvoir librement ? C’était là la question. Après quelques brasses, je trouvai que je pouvais nager en allant doucement de peur de me cogner la tête : l’aventure que je tentais était donc possible. Au bout, était-ce la délivrance ? était-ce la mort ? Je me retournai et j’aperçus la lueur de la lampe que reflétaient les eaux noires ; là j’avais un phare. « Vas-tu bien ? criait le magister. – Oui. » Et j’avançais avec précaution. De notre remontée aux échelles la difficulté était dans la direction à suivre, car je savais qu’à un endroit, qui n’était pas bien éloigné, il y avait une rencontre des galeries. Il ne fallait pas se tromper dans l’obscurité, sous peine de se perdre. Pour me diriger, le toit et les parois de la galerie n’étaient pas suffisants, mais j’avais sur le sol un guide plus sûr, c’étaient les rails. En les suivant, j’étais certain de trouver les échelles. De temps en temps, je laissais descendre mes pieds et, après avoir rencontré les tiges de fer, je me redressais doucement. Les rails sous mes pieds, les voix de mes camarades derrière moi, je n’étais pas perdu. L’affaiblissement des voix d’un côté, le bruit plus fort des bennes d’épuisement d’un autre, me disaient que j’avançais. Enfin je reverrais donc la lumière du jour, et par moi mes camarades allaient être sauvés ! Cela soutenait mes forces. Avançant au milieu de la galerie, je n’avais qu’à me mettre droit pour rencontrer le rail, et le plus souvent je me contentais de le toucher du pied. Dans un de ces mouvements, ne l’ayant pas trouvé avec le pied, je plongeai pour le chercher avec les mains, mais inutilement ; j’allai d’une paroi à l’autre de la galerie, je ne trouvai rien. Je m’étais trompé. Je restai un moment paralysé par une poignante angoisse, ne sachant de quel côté me diriger. J’étais donc perdu, dans cette nuit noire, sous cette lourde voûte, dans cette eau glacée. Mais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus par où je devais me tourner. Après être revenu d’une douzaine de brasses en arrière, je plongeai et retrouvai le rail. C’était donc là qu’était la bifurcation. Je cherchai la plaque, je ne la trouvai pas ; je cherchai les ouvertures qui devaient être dans la galerie ; à droite comme à gauche je rencontrai la paroi. Où était le rail ? Je le suivis jusqu’au bout ; il s’interrompait brusquement. Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché, bouleversé par le tourbillon des eaux, et que je n’avais plus de guide. Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, et je n’avais plus qu’à revenir sur mes pas. J’avais déjà parcouru la route, je savais qu’elle était sans danger, je nageai rapidement pour regagner la remontée ; les voix me guidaient. À mesure que je me rapprochais, il me semblait que ces voix étaient plus assurées, comme si mes camarades avaient pris de nouvelles forces. Je fus bientôt à l’entrée de la remontée et je criai à mon tour. « Arrive, arrive, me dit le magister. – Je n’ai pas trouvé le passage. – Cela ne fait rien ; la descente avance, ils entendent nos cris, nous entendons les leurs ; nous allons nous parler bientôt. » Rapidement j’escaladai la remontée et j’écoutai. En effet les coups de pic étaient beaucoup plus forts ; et les cris de ceux qui travaillaient à notre délivrance nous arrivaient faibles encore, mais cependant déjà bien distincts. Après le premier mouvement de joie, je m’aperçus que j’étais glacé, mais, comme il n’y avait pas de vêtements chauds à me donner pour me sécher, on m’enterra jusqu’au cou dans le charbon menu, qui conserve toujours une certaine chaleur, et l’oncle Gaspard avec le magister se serrèrent contre moi. Alors je leur racontai mon exploration et comment j’avais perdu les rails. « Tu as osé plonger ? – Pourquoi pas ? malheureusement, je n’ai rien trouvé. » Mais, ainsi que l’avait dit le magister, cela importait peu maintenant ; car, si nous n’étions pas sauvés par la galerie, nous allions l’être par la descente. Les cris devinrent assez distincts pour espérer qu’on allait entendre les paroles. En effet, nous entendîmes bientôt ces trois mots prononcés lentement : « Combien êtes-vous ? » De nous tous c’était l’oncle Gaspard qui avait la parole la plus forte et la plus claire. On le chargea de répondre. « Six ! » Il y eut un moment de silence. Sans doute au-dehors ils avaient espéré un plus grand nombre. « Dépêchez-vous, cria l’oncle Gaspard, nous sommes à bout ! – Vos noms ? » Il dit nos noms : « Bergounhoux, Pagès, le magister, Carrory, Rémi, Gaspard. » Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient au-dehors, le moment le plus poignant. Quand ils avaient su qu’on allait bientôt communiquer avec nous, tous les parents, tous les amis des mineurs engloutis étaient accourus, et les soldats avaient grand-peine à les contenir au bout de la galerie. Quand l’ingénieur annonça que nous n’étions que six, il y eut un douloureux désappointement, mais avec une espérance encore pour chacun, car parmi ces six pouvait, devait se trouver celui qu’on attendait. Il répéta nos noms. Hélas ! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut quatre seulement qui virent leurs espérances réalisées. Que de douleurs, que de larmes ! Nous, de notre côté, nous pensions aussi à ceux qui avaient dû être sauvés. « Combien ont été sauvés ? » demanda l’oncle Gaspard. On ne répondit pas. Il y avait une question qui me tourmentait. « Demandez donc depuis combien de temps nous sommes là. – Depuis quatorze jours. » Quatorze jours ! Celui de nous qui dans ses évaluations avait été le plus haut avait parlé de cinq ou six jours. « Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez courage. Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encore quelques heures. » Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité, en tout cas de beaucoup les plus douloureuses. Chaque coup de pic nous semblait devoir être le dernier ; puis, après ce coup, il en venait un autre, et après cet autre un autre encore. De temps en temps les questions reprenaient. « Avez-vous faim ? – Oui, très faim. – Pouvez-vous attendre ? Si vous êtes trop faibles, on va faire un trou de sonde et vous envoyer du bouillon, mais cela va retarder votre délivrance ; si vous pouvez attendre, vous serez plus promptement en liberté. – Nous attendrons, dépêchez-vous. » Le fonctionnement des bennes ne s’était pas arrêté une minute, et l’eau baissait, toujours régulièrement. « Annonce que l’eau baisse, dit le magister. – Nous le savons ; soit par la descente, soit par la galerie, on va venir à vous... bientôt. » Les coups de pic devinrent moins forts. Évidemment on s’attendait d’un moment à l’autre à faire une percée, et, comme nous avions expliqué notre position, on craignait de causer un éboulement qui, nous tombant sur la tête, pourrait nous blesser, nous tuer, ou nous précipiter dans l’eau, pêle-mêle avec les déblais. Le magister nous explique qu’il y a aussi à craindre expansion de l’air, qui, aussitôt qu’un trou sera percé, va se précipiter comme un boulet de canon et tout renverser. Il faut donc nous tenir sur nos gardes et veiller sur nous comme les piqueurs veillent sur eux. L’ébranlement causé au massif par les coups de pic détachait dans le haut de la remontée de petits morceaux de charbon qui roulaient sur la pente et allaient tomber dans l’eau. Chose bizarre, plus le moment de notre délivrance approchait, plus nous étions faibles ; pour moi, je ne pouvais pas me soutenir, et, couché dans mon charbon menu, il m’était impossible de me soulever sur le bras ; je tremblais et cependant je n’avais plus froid. Enfin, quelques morceaux plus gros se détachèrent et roulèrent entre nous. L’ouverture était faite au haut de la remontée ; nous fûmes aveuglés par la clarté des lampes. Mais instantanément nous retombâmes dans l’obscurité ; le courant d’air, un courant d’air terrible, une trombe, entraînant avec elle des morceaux de charbon et des débris de toutes sortes, les avait soufflées. « C’est le courant d’air, n’ayez pas peur, on va les rallumer au dehors. Attendez un peu. » Attendre ! Encore attendre ! Mais au même instant un grand bruit se fit dans l’eau de la galerie, et, m’étant retourné, j’aperçus une forte clarté qui marchait sur l’eau clapoteuse. « Courage ! courage ! » criait-on. Et pendant que par la descente on arrivait à donner la main aux hommes du palier supérieur, on venait à nous par la galerie. L’ingénieur était en tête ; ce fut lui qui le premier escalada la remontée, et je fus dans ses bras avant d’avoir pu dire un mot. Il était temps, le coeur me manqua. Cependant j’eus conscience qu’on m’emportait ; puis, quand nous fûmes sortis de la galerie plate, qu’on m’enveloppait dans des couvertures. Je fermai les yeux, mais bientôt j’éprouvai comme un éblouissement qui me força à les ouvrir. C’était le jour. Nous étions en plein air. En même temps, un corps blanc se jeta sur moi : c’était Capi, qui, d’un bond, s’était élancé dans les bras de l’ingénieur et me léchait la figure. En même temps, je sentis qu’on me prenait la main droite et qu’on m’embrassait. « Rémi ! » dit une voix faible (c’était celle de Mattia). Je regardai autour de moi, et alors j’aperçus une foule immense qui s’était tassée sur deux rangs, laissant un passage au milieu de la masse. Toute cette foule était silencieuse, car on avait recommandé de ne pas nous émouvoir par des cris ; mais son attitude, ses regards parlaient pour ses lèvres. Vingt bras se tendirent pour me prendre ; mais l’ingénieur ne voulut pas me céder et, fier de son triomphe, heureux et superbe, il me porta jusqu’aux bureaux où des lits avaient été préparés pour nous recevoir. Deux jours après je me promenais dans les rues de Varses, suivi de Mattia, d’Alexis, de Capi, et tout le monde sur mon passage s’arrêtait pour me regarder. Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la main avec des larmes dans les yeux. Et il y en avait d’autres qui détournaient la tête. Ceux-là étaient en deuil et se demandaient amèrement pourquoi c’était l’enfant orphelin qui avait été sauvé, tandis que le père de famille, le fils, étaient encore dans la mine, misérables cadavres charriés, ballottés par les eaux. Mais, parmi ceux qui m’arrêtaient ainsi, il y en avait qui étaient tout à fait gênants ; ils m’invitaient à dîner ou bien à entrer au café. « Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé », disaient-ils. Et je remerciais sans accepter, car il ne me convenait point d’aller ainsi raconter mon histoire à des indifférents, qui croyaient me payer avec un dîner ou un verre de bière. D’ailleurs j’aimais mieux écouter que raconter, et j’écoutais Alexis, j’écoutais Mattia, qui me disaient ce qui s’était passé sur terre pendant que nous étions sous terre. « Quand je pensais que c’était pour moi que tu étais mort, disait Alexis, ça me cassait bras et jambes, car je te croyais bien mort. – Moi, je n’ai jamais cru que tu étais mort, disait Mattia. Je ne savais pas si tu sortirais vivant de la mine et si l’on arriverait à temps pour te sauver, mais je croyais que tu ne t’étais pas laissé noyer, de sorte que, si les travaux de sauvetage marchaient assez vite, on te trouverait quelque part. Alors, tandis qu’Alexis se désolait et te pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant : « Il n’était pas mort, mais il va peut-être mourir. » Et j’interrogeais tout le monde : « Combien peut-on vivre de temps sans manger ? Quand aura-t-on épuisé l’eau ? Quand la galerie sera-t-elle percée ? » Mais personne ne me répondait comme je voulais. Quand on vous a demandé vos noms et que l’ingénieur, après Carrory, a crié Rémi, je me suis laissé aller à terre en pleurant, et alors on m’a un peu marché sur le corps, mais je ne l’ai pas senti, tant j’étais heureux. » Je fus très fier de voir que Mattia avait une telle confiance en moi qu’il ne voulait pas croire que je pouvais mourir.

29

Une leçon de musique Je m’étais fait des amis dans la mine. De pareilles angoisses supportées en commun unissent les coeurs ; on souffre, on espère ensemble, on ne fait qu’un. L’oncle Gaspard, ainsi que le magister particulièrement m’avaient pris en affection ; et, bien que l’ingénieur n’eût point partagé notre emprisonnement, il s’était attaché à moi comme à un enfant qu’on a arraché à la mort. Il m’avait invité chez lui et, pour sa fille, j’avais dû faire le récit de tout ce qui nous était arrivé pendant notre long ensevelissement dans la remontée. Tout le monde voulait me garder à Varses. Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce ne fut pas sans chagrin que je quittai Varses, car il fallut me séparer d’Alexis, de l’oncle Gaspard et du magister ; mais c’était ma destinée de me séparer de ceux que j’aimais et qui me témoignaient de l’affection. En avant ! La harpe sur l’épaule et le sac au dos, nous voilà de nouveau sur les grands chemins avec Capi joyeux qui se roule dans la poussière. J’avoue que ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction, lorsque nous fûmes sortis de Varses, que je frappai du pied la route sonore, qui retentissait autrement que le sol boueux de la mine. Le bon soleil, les beaux arbres ! Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi, longuement discuté notre itinéraire, car je lui avais appris à lire sur les cartes, et il ne s’imaginait plus que les distances n’étaient pas plus longues pour les jambes qui font une route que pour le doigt qui, sur une carte, va d’une ville à une autre. Après avoir bien pesé le pour et le contre, nous avions décidé qu’au lieu de nous diriger directement sur Ussel et de là sur Chavanon nous passerions par Clermont, ce qui n’allongerait pas beaucoup notre route et ce qui nous donnerait l’avantage d’exploiter les villes d’eaux, à ce moment pleines de malades : Saint-Nectaire, Le Mont-Dore, Royat, La Bourboule. Pendant que je faisais le métier de rouleur, Mattia, dans son excursion, avait rencontré un montreur d’ours qui se rendait à ces villes d’eaux, où, avait-il dit, on pouvait gagner de l’argent. Or, Mattia voulait gagner de l’argent, trouvant que cent cinquante francs pour acheter une vache, ce n’était pas assez. Plus nous aurions d’argent, plus la vache serait belle ; et plus la vache serait belle, plus mère Barberin serait contente, et plus mère Barberin serait contente, plus nous serions heureux de notre côté. Il fallait donc nous diriger vers Clermont. En venant de Paris à Varses, j’avais commencé l’instruction de Mattia, lui apprenant à lire et lui enseignant aussi les premiers éléments de la musique ; de Varses à Clermont, je continuai mes leçons. Soit que je ne fusse pas un très bon professeur – ce qui est bien possible – soit que Mattia ne fût pas un bon élève – ce qui est possible aussi –, toujours est-il qu’en lecture les progrès furent lents et difficiles. Mattia avait beau s’appliquer et coller ses yeux sur le livre, il lisait toutes sortes de choses fantaisistes qui faisaient plus honneur à son imagination qu’à son attention. Alors, quelquefois l’impatience me prenait, et, frappant sur le livre, je m’écriais avec colère que décidément il avait la tête trop dure. Mais en musique les mêmes difficultés ne s’étaient pas présentées, et, dès le début, Mattia avait fait des progrès étonnants et si remarquables, que bien vite il en était arrivé à m’étonner par ses questions ; puis, après m’avoir étonné, il m’avait embarrassé, et enfin il m’avait plus d’une fois interloqué au point que j’étais resté court. Alors, quand je ne savais pas ce qu’il y avait à répondre, je me tirais d’embarras comme l’oncle Gaspard, quand, lui demandant ce que c’était que le charbon de terre, il me disait avec assurance : « C’est du charbon qu’on trouve dans la terre. » Avec non moins d’assurance, je répondais à Mattia, lorsque je n’avais rien à lui répondre : « Cela est ainsi parce que cela doit être ainsi ; c’est une loi. » Mattia n’était pas d’un caractère à s’insurger contre une loi ; seulement il avait une façon de me regarder, en ouvrant la bouche et en écarquillant les yeux, qui ne me rendait pas du tout fier de moi. Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses, lorsqu’il me posa précisément une question de ce genre. Au lieu de répondre à son pourquoi : « Je ne sais pas », je répondis noblement : « Parce que cela est. » Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne pus pas lui tirer une parole, ce qui avec lui était bien extraordinaire, car il était toujours disposé à bavarder et à rire. Je le pressai si bien qu’il finit par parler. « Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je crois bien que personne ne m’aurait enseigné comme toi ce que j’ai appris, cependant... » Il s’arrêta. « Quoi, cependant ? – Cependant, il y a peut-être des choses que tu ne sais pas ; cela arrive aux plus savants, n’est-ce pas ? Ainsi, quand tu me réponds : « Cela est parce que cela est », il y aurait peut-être d’autres raisons à donner que tu ne donnes pas parce qu’on ne te les a pas données à toi-même. Alors, raisonnant de cette façon, je me suis dit que, si tu voulais, nous pourrions peut-être acheter, oh ! pas cher, un livre où se trouveraient les principes de la musique. – Cela est juste. – N’est-ce pas ? Je pensais bien que cela te paraîtrait juste, car enfin tu ne peux pas savoir tout ce qu’il y a dans les livres, puisque tu n’as pas appris dans les livres. – Un bon maître vaut mieux que le meilleur des livres. – Ce que tu dis là m’amène à te parler de quelque chose encore : si tu voulais, j’irais demander une leçon à un vrai maître ; une seule, et alors il faudrait bien qu’il me dise tout ce que je ne sais pas. – Pourquoi n’as-tu pas pris cette leçon auprès d’un vrai maître pendant que tu étais seul ? – Parce que les vrais maîtres se font payer, et je n’aurais pas voulu prendre le prix de cette leçon sur ton argent. » J’étais blessé que Mattia me parlât ainsi d’un vrai maître ; mais ma sotte vanité ne tint pas contre ces derniers mots. « Tu es un trop bon garçon, lui dis-je ; mon argent est ton argent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux que moi, bien souvent ; tu prendras autant de leçons que tu voudras, et je les prendrai avec toi. » Puis j’ajoutai bravement cet aveu de mon ignorance : « Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que je ne sais pas. » Le maître, le vrai maître qu’il nous fallait, ce n’était pas un ménétrier de village, mais un artiste, un grand artiste, comme on en trouve seulement dans les villes importantes. La carte me disait qu’avant d’arriver à Clermont la ville la plus importante qui se trouvait sur notre route était Mende. Mende était-elle vraiment une ville importante ? c’était ce que je ne savais pas ; mais, comme le caractère dans lequel son nom était écrit sur la carte lui donnait cette importance, je ne pouvais que croire ma carte. Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nous ferions la grosse dépense d’une leçon de musique ; car, bien que nos recettes fussent plus que médiocres dans ces tristes montagnes de la Lozère, où les villages sont rares et pauvres, je ne voulais pas retarder davantage la joie de Mattia. Après avoir traversé dans toute son étendue le causse Méjean, qui est bien le pays le plus désolé et le plus misérable du monde, sans bois, sans eaux, sans cultures, sans villages, sans habitants, sans rien de ce qui est la vie, mais avec d’immenses et mornes solitudes qui ne peuvent avoir de charmes que pour ceux qui les parcourent rapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende. Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nous ne pouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ; d’ailleurs nous étions morts de fatigue. Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende, qui ne lui avait nullement paru la ville importante dont je lui avais parlé, possédait un maître de musique, que, tout en soupant, je demandai à la maîtresse de l’auberge où nous étions descendus s’il y avait dans la ville un bon musicien qui donnât des leçons de musique. Elle nous répondit qu’elle était bien surprise de notre question : nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ? « Nous venons de loin, dis-je. – De bien loin, alors ? – De l’Italie », répondit Mattia. Alors son étonnement se dissipa, et elle parut admettre que, venant de si loin, nous pussions ne pas connaître M. Espinassous ; mais bien certainement, si nous étions venus seulement de Lyon ou de Marseille, elle n’aurait pas continué de répondre à des gens assez mal éduqués pour n’avoir pas entendu parler de M. Espinassous. « J’espère que nous sommes bien tombés », dis-je à Mattia en italien. « Croyez-vous qu’il voudra nous recevoir demain matin ? – Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de l’argent dans la poche, s’entend. » Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nous avait été indiquée comme étant celle du professeur, nous crûmes que nous nous étions trompés, car à la devanture de cette maison se balançaient deux petits plats à barbe en cuivre, ce qui n’a jamais été l’enseigne d’un maître de musique. Nous entrâmes. La boutique était divisée en deux parties égales : dans celle de droite, sur des planches, se trouvaient des brosses, des peignes, des pots de pommade, des savons ; dans celle de gauche, sur un établi et contre le mur, étaient posés ou accrochés des instruments de musique, des violons, des cornets à piston, des trompettes à coulisse. « M. Espinassous ? » demanda Mattia. Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui était en train de raser un paysan assis dans un fauteuil, répondit d’une voix de basse-taille : « C’est moi. » Je lançai un coup d’oeil à Mattia pour lui dire que le barbier-musicien n’était pas l’homme qu’il nous fallait pour nous donner notre leçon, et que ce serait jeter notre argent par la fenêtre que de s’adresser à lui ; mais, au lieu de me comprendre et de m’obéir, Mattia alla s’asseoir sur une chaise, et d’un air délibéré : « Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveux quand vous aurez rasé monsieur ? dit-il. – Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussi, si vous voulez. – Je vous remercie », dit Mattia ; il me lança un coup d’oeil à la dérobée pour me dire d’attendre un moment avant de me fâcher. Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, la serviette à la main, il vint pour couper les cheveux de Mattia. « Monsieur, dit Mattia pendant qu’on lui nouait la serviette autour du cou, nous avons une discussion, mon camarade et moi, et, comme nous savons que vous êtes un célèbre musicien, nous pensons que vous voudrez bien nous donner votre avis sur ce qui nous embarrasse. – Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens. » Je compris où Mattia tendait à arriver : d’abord il voulait voir si ce perruquier-musicien était capable de répondre à ses questions, puis, au cas où ses réponses seraient satisfaisantes, il voulait se faire donner sa leçon de musique pour le prix d’une coupe de cheveux ; décidément il était malin, Mattia. « Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t-on un violon sur certaines notes et pas sur d’autres ? » Je crus que ce perruquier, qui précisément à ce moment même était en train de passer le peigne dans la longue chevelure de Mattia, allait faire une réponse dans le genre des miennes, et je riais déjà tout bas quand il prit la parole : « La seconde corde à gauche de l’instrument devant donner le la au diapason normal, les autres cordes doivent être accordées de façon qu’elles donnent les notes de quinte en quinte, c’est-à-dire sol, quatrième corde ; ré, troisième corde ; la, deuxième corde ; mi, première corde ou chanterelle. » Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-il de ma mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoir ce qu’il avait voulu apprendre ? toujours est-il qu’il riait aux éclats. Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas en questions, et, à tout ce qu’on lui demanda, le barbier répondit avec la même facilité et la même sûreté que pour le violon. Mais, après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger lui-même, et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lui. Alors il se mit à rire aux éclats : « Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles ! » Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia, prenant bravement son violon, se mit à exécuter une valse. « Et tu ne sais pas une note de musique ! » s’écriait le perruquier en claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s’il le connaissait depuis longtemps. « Ce gamin est un prodige ! criait Espinassous. Si tu veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends, un grand musicien ! Le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le reste de la journée je te ferai travailler ; et ne crois pas que je ne sois pas un maître capable de t’instruire parce que je suis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir est bon. Pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’en est pas moins le plus grand poète de France ; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous. » En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia. Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami, mon camarade, mon frère, comme j’avais perdu successivement tous ceux que j’avais aimés ? Mon coeur se serra. Cependant je ne m’abandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusqu’à un certain point à celle où je m’étais trouvé avec Vitalis quand Mme Milligan avait demandé à me garder près d’elle ; je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reproches que Vitalis. « Ne pense qu’à toi, Mattia », dis-je d’une voix émue. Mais il vint vivement à moi et, me prenant la main : « Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie, monsieur. » Espinassous insista en disant que, quand Mattia aurait fait sa première éducation, on trouverait le moyen de l’envoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondit toujours : « Quitter Rémi, jamais ! – Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, dit Espinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce que tu ignores. » Et il se mit à chercher dans des tiroirs. Après un temps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre : Théorie de la musique ; il était bien vieux, bien usé, bien fripé, mais qu’importait ? Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page : « Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquier de Mende. » Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autres professeurs de musique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que j’ai connu et que nous n’avons jamais oublié, Mattia ni moi.

30

La vache du prince J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende, mais, quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ? Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain ? Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais, quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant : « Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à la mort ? » Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux. « Je savais ça avant aujourd’hui », dit-il. Mattia, qui jusqu’alors avait très peu mordu à la lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant que j’aurais voulu et qu’il le désirait lui-même, car nous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longues étapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère et de l’Auvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu n’est pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un air placide tout ce qu’on veut bien jouer, mais, quand il prévoit que la quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte. Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villages d’eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva par bonheur que les renseignements du montreur d’ours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes. Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour qu’il se mit tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston, il étudiait son public, et il ne lui fallait pas longtemps pour voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout ce qu’il devait jouer. À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique, il avait appris dans toutes ses finesses l’art si difficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens. Dès la première fois que je l’avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, il m’avait bien étonné en m’expliquant les raisons pour lesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ; mais il m’étonna bien plus encore quand je le vis à l’oeuvre. Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute son adresse, et pour le public parisien, son ancien public qu’il avait appris à connaître et qu’il retrouvait là. « Attention ! me disait-il quand nous voyions venir à nous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, c’est du triste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et de la faire penser à celui qu’elle a perdu ; si elle pleure, notre fortune est faite. » Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis, que c’était à fendre le coeur. Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits qu’on appelle des salons : ce sont des groupes d’arbres, des quinconces sous l’ombrage desquels les baigneurs vont passer quelques heures en plein air. Mattia étudiait le public de ces salons, et c’était d’après ses observations que nous arrangions notre répertoire. Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardions bien d’aller nous camper brutalement devant lui pour l’arracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui comme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement. Du coin de l’oeil nous l’observions ; s’il nous regardait avec colère, nous nous en allions ; s’il paraissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il n’avait pas à craindre d’être renvoyé à coups de pied. Mais c’était surtout près des enfants que Mattia obtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait des jambes pour danser, et avec son sourire il les faisait rire même quand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s’y prenait-il ? Je n’en sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, on l’aimait. Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixante-huit francs. Soixante-huit francs et cent quarante-six que nous avions en caisse, cela faisait deux cent quatorze francs ; l’heure était venue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour les bestiaux. Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoir acheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquelle nous avions fait de si rudes économies. Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous le permettait : notre vache serait blanche, c’était le souhait de Mattia ; elle serait rousse, c’était le mien, en souvenir de notre pauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; tout cela était superbe et charmant. Mais maintenant il fallait de la rêverie passer à l’exécution, et c’était là que l’embarras commençait. Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elle aurait réellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pas à quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorant que moi. Ce qui redoublait notre inquiétude, c’étaient les histoires étonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges, depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée d’acheter une vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches dit artisan de ruses et de tromperies. Parmi les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins à l’égard du marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, mais combien elle nous rassurerait ! Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmes alors gaiement notre route. La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel. J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Ussel que j’avais paru pour la première fois en public dans Le Domestique de M. Joli-Coeur, ou Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense, et c’était à Ussel aussi que Vitalis m’avait acheté ma première paire de souliers, ces souliers à clous qui m’avaient rendu si heureux. Pauvre Joli-Coeur, il n’était plus là, avec son bel habit rouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaient aussi. Pauvre Vitalis ! je l’avais perdu et je ne le reverrais plus marchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant. Sur six que nous étions alors, deux seulement restaient debout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique. Malgré moi je m’imaginais que j’allais apercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue et que j’allais entendre l’appel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! » Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l’auberge où j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche d’un vétérinaire. « Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? » demanda le vétérinaire. En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire de cette vache. « Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagnerai demain matin sur le champ de foire ; mais, pour acheter, il faut être en état de payer. » Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel était enfermé notre trésor. « C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures. » À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait, et nous revînmes avec lui au champ de foire en lui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nous allions acheter. Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait et manger peu. « En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignant une vache blanchâtre. – Je crois que celle-là est meilleure », dis-je en montrant une rousse. Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni à l’une ni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’était une petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour du mufle. « Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce qu’il vous faut », dit-il. Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut à lui que le vétérinaire s’adressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache. « Trois cents francs. » Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie, avait fait notre conquête ; les bras nous tombèrent du corps. Trois cents francs ! ce n’était pas du tout notre affaire. Je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à une autre ; il m’en fit un pour me dire au contraire que nous devions persévérer. Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan. Il offrit cent cinquante francs ; le paysan diminua dix francs. Le vétérinaire monta à cent soixante-dix ; le paysan descendit à deux cent quatre-vingts. Mais, arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance. Au lieu d’offrir, le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elle avait les jambes trop faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, la mamelle n’était pas bien conformée. Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs, afin qu’elle fût en bonnes mains. Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux que c’était une mauvaise vache. « Allons en voir d’autres », dis-je. Sur ce mot le paysan, faisant un effort, diminua de nouveau de dix francs. Enfin, de diminution en diminution, il arriva à deux cent dix francs, mais il y resta. D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendre que tout ce qu’il disait n’était pas sérieux et que la vache, loin d’être mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs, c’était une grosse somme pour nous. Pendant ce temps Mattia, tournant par-derrière la vache, lui avait arraché un long poil à la queue, et la vache lui avait détaché un coup de pied. Cela me décida. « Va pour deux cent dix francs », dis-je, croyant tout fini. « Vous avez apporté un licou ? me dit le paysan ; je vends la vache, je ne vends pas son licou. » Cependant, comme nous étions amis, il voulait bien me céder ce licou pour trente sous, ce n’était pas cher. Il nous fallait un licou pour conduire notre vache ; j’abandonnai les trente sous, calculant qu’il nous en resterait encore vingt. « Où donc est votre longe ? demanda le paysan ; je vous ai vendu le licou, je ne vous ai pas vendu la longe. » La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous. Et lorsqu’ils furent payés, la vache nous fut enfin livrée avec son licou et sa longe. Nous avions une vache, mais nous n’avions plus un sou, pas un seul pour sa nourriture et pour nous nourrir nous-mêmes. « Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins de monde ; en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nous aurons une bonne recette ce soir. » Et, après avoir conduit notre vache dans l’écurie de notre auberge où nous l’attachâmes avec plusieurs noeuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notre côté, et, le soir, quand nous fîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatre francs cinquante centimes et la mienne de trois francs. Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches. Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquante était bien petite, comparée à la joie que nous éprouvions d’en avoir dépensé deux cent quatorze. Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et nous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avions bu d’aussi bon ; Mattia déclara qu’il était sucré et qu’il sentait la fleur d’oranger, comme celui qu’il avait bu à l’hôpital, mais bien meilleur. Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notre vache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude. « Tu sais qu’elle embrasse », s’écria Mattia ravi. Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que ni Mattia ni moi nous n’étions gâtés par les embrassades ; notre sort n’était pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leurs mères, et tous deux cependant nous aurions bien aimé à nous faire caresser. Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon. Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était d’aller coucher dans le village où j’avais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit de fougère où le bon Capi, voyant mon chagrin, était venu s’allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour me dire qu’il serait mon ami. De là nous partirions le lendemain matin pour arriver de bonne heure chez mère Barberin. Mais le sort, qui jusque-là nous avait été si favorable, se mit contre nous et changea nos dispositions. Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeuner de notre vache, qui consisterait en herbe des fossés de la route qu’elle paîtrait. Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbe était verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notre vache dans le fossé. Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle se montra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, et m’assis près d’elle pour manger mon pain. Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle. Alors, après l’avoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes, Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves et sérieux, ne pensant qu’à gagner de l’argent. Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître, et, quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre l’herbe à grands coups de langue, comme pour nous dire qu’elle avait encore faim. « Attendons un peu, dit Mattia. – Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la journée ? – Un tout petit peu. » Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments. « Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique. » Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade. Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop. Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nos forces en l’appelant. Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes. C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un gros village que nous nous étions arrêtés pour manger, et c’était vers ce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellement avant nous, et, comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et s’emparaient d’elle. À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et, quand nous arrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfants, qui discutaient en nous regardant venir. Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache ; mais, au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posa question sur question : D’où venions-nous ? puis, où avions-nous eu cette vache ? Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant que l’affaire s’éclaircît. L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et, comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre. Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et, comme elle ne lui parut pas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison ; on verrait plus tard. Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; alors, me rappelant la scène de Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre M. le gendarme. Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvait la prison ; on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependant nous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi ; elles s’en rapportent aux premières apparences et se tournent contre les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sont coupables ou innocents. Nous étions en prison. Pour combien de temps ? Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et, baissant la tête : « Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise. – Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi bête que toi. – J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin... notre pauvre vache, la vache du prince ! » Et il se mit à pleurer. Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave ; nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache ; le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin. « Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? » Mattia avait raison. « Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirions de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ? – Pourquoi ne la trouverions-nous pas ? – Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir. » Je fus frappé au coeur par cette crainte. C’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car, bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà ? « Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je. – Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que, quand je suis malheureux, je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé. » Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé la porte sur nous. J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger. « Eh bien, que dirons-nous ? – La vérité. – Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien, si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas : nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise. » Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille, et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance. « Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix. – C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là – il me désigna du doigt –, emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite. » Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre. « Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité. – C’est bien, c’est bien », interrompit vivement le juge de paix comme s’il voulait me couper la parole. Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’oeil pour me dire qu’il m’avait compris. « On vous accuse d’avoir volé une vache », me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux. Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat. « Cela sera vérifié. – Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence. – Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ? – Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle. – Et comment se nomme cette femme ? – Mère Barberin. – Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ? – Oui, monsieur le juge de paix. – Cela aussi sera vérifié. » Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel. Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que, s’il interrogeait mère Barberin, le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué, il n’y avait plus de surprise. Cependant, au milieu de mon embarras, j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante. J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de ces questions, le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps. Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache. « Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cette vache ? » C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu qu’elle nous serait adressée. « Nous l’avons gagné. – Où ? Comment ? » J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou à sou. « Et qu’alliez-vous faire à Varses ? » Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le juge de paix entendit que j’avais été enseveli dans la mine de la Truyère, il m’arrêta, et d’une voix tout adoucie, presque amicale : « Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il. – Moi, monsieur le juge de paix. – Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme. – Non, monsieur le juge de paix. – Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses. J’en ai lu le récit dans les journaux ; si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas. Je t’écoute, fais donc attention. » Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage ; je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile. Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuement avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en fut rien. Sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient. Je restai assez longtemps livré à mes réflexions ; mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia. « Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si, comme je l’espère, ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté. – Et notre vache ? demanda Mattia. – On vous la rendra. – Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia ; qui va lui donner à manger ? qui va la traire ? – Sois tranquille, gamin. » Mattia aussi était rassuré. « Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper. » Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris. « La vache du prince fera son entrée triomphale », dit Mattia. Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaieté, et Capi, qui jusqu’alors était resté dans un coin, triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière. Alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé vint voir si nous ne nous révoltions pas. Il nous engagea à nous taire ; mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix. Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, – le lait de notre vache. Mais ce n’était pas tout ; avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.

31

Mère Barberin Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise ; nous en avions passé de moins agréables à la belle étoile. « J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia. – Et moi aussi. » À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire, qui avait voulu venir lui-même nous mettre en liberté. Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocents ne se borna pas seulement au dîner qu’il nous avait offert la veille : il me remit un beau papier timbré. « Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passeport que je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants ! » Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaire, il nous embrassa. Nous étions entrés misérablement dans ce village ; nous en sortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe et marchant la tête haute. Les paysans qui se tenaient sur leurs portes nous jetaient de bons regards. Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avais couché avec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’une grande lande à traverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon. « Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mère Barberin, mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et des oeufs. – Cela doit être joliment bon. – Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et on s’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas de beurre ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pas riche ; si nous lui en portions ? – C’est une fameuse idée. – Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quant aux oeufs, si la mère Barberin n’en a pas, elle en empruntera, car nous pourrions les casser en route. » J’aurais voulu ne pas presser notre vache ; mais j’avais si grande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas. Encore dix kilomètres, encore huit, encore six ; chose curieuse, la route me paraissait plus longue, en me rapprochant de mère Barberin, que le jour où je m’étais éloigné d’elle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluie froide dont j’avais gardé le souvenir. Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardais l’heure à ma montre. « N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia. – Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue. – Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers ! – Avec des châtaignes ? – Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poires grosses comme ça, et bonnes ; tu verras. » En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas, nous étions arrivés au haut de la colline où commence la côte qui, par plusieurs lacets, conduit à Chavanon, en passant devant la maison de mère Barberin. Encore quelques pas, et nous touchions à l’endroit où j’avais demandé à Vitalis la permission de m’asseoir sur le parapet pour regarder la maison de mère Barberin, que je pensais ne jamais revoir. « Prends la longe », dis-je à Mattia. Et d’un bond je sautai sur le parapet ; rien n’avait changé dans notre vallée ; elle avait toujours le même aspect ; entre ses deux bouquets d’arbres, j’aperçus le toit de la maison de mère Barberin. À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s’éleva au-dessus de la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, elle monta droit dans l’air le long du flanc de la colline. « Mère Barberin est chez elle », dis-je. Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la colonne de fumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fumée sentait les feuilles de chêne. Alors tout à coup je sentis les larmes m’emplir les yeux et, sautant à bas du parapet, j’embrassai Mattia. Capi se jeta sur moi, et, le prenant dans mes bras, je l’embrassai aussi. Mattia, lui, alla embrasser la vache sur le front. « Descendons vite, dis-je. – Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arranger notre surprise ? demanda Mattia. – Tu vas entrer seul ; tu diras que tu lui amènes une vache de la part du prince, et quand elle te demandera de quel prince il s’agit, je paraîtrai. » Comme nous arrivions à l’un des coudes de la route qui se trouvait juste au-dessus de la maison de mère Barberin, nous vîmes une coiffe blanche apparaître dans la cour : c’était mère Barberin ; elle ouvrit la barrière et, sortant sur la route, elle se dirigea du côté du village. Nous nous étions arrêtés et je l’avais montrée à Mattia. « Elle s’en va, dit-il ; et notre surprise ? – Nous allons en inventer une autre. – Laquelle ? – Je ne sais pas. – Si tu l’appelais ? » La tentation fut vive, cependant j’y résistai ; je m’étais pendant plusieurs mois fait la fête d’une surprise, je ne pouvais pas y renoncer ainsi tout à coup. Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de mon ancienne maison, et nous entrâmes comme j’entrais autrefois. Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savais que la porte ne serait fermée qu’à la clenche et que nous pourrions entrer dans la maison ; mais avant tout il fallait mettre notre vache à l’étable. J’allai donc voir dans quel état était cette étable, et je la trouvai telle qu’elle était autrefois, encombrée seulement de fagots. J’appelai Mattia, et, après avoir attaché notre vache devant l’auge, nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dans un coin, ce qui ne fut pas long, car elle n’était pas bien abondante la provision de bois de mère Barberin. « Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dans la maison ; je m’installerai au coin du feu pour que mère Barberin me trouve là. Comme la barrière grincera lorsqu’elle la poussera pour rentrer, tu auras le temps de te cacher derrière le lit avec Capi, et elle ne verra que moi ; crois-tu qu’elle sera surprise ! » Les choses s’arrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans la maison, et j’allai m’asseoir dans la cheminée, à la place où j’avais passé tant de soirées d’hiver. Comme je ne pouvais pas couper mes longs cheveux, je les cachai sous le col de ma veste, et, me pelotonnant, je me fis tout petit pour ressembler autant que possible au Rémi, au petit Rémi de mère Barberin. De ma place je voyais la barrière, et il n’y avait pas à craindre que mère Barberin nous arrivât sur le dos à l’improviste. Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me sembla que j’avais quitté la maison la veille seulement : rien n’était changé, tout était à la même place ; et le papier avec lequel un carreau cassé par moi avait été raccommodé n’avait pas été remplacé, bien que terriblement enfumé et jauni. Si j’avais osé quitter ma place, j’aurais eu plaisir à voir de près chaque objet ; mais, comme mère Barberin pouvait survenir d’un moment à l’autre, il me fallait rester en observation. Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche ; en même temps la hart qui soutenait la barrière craqua. « Cache-toi vite », dis-je à Mattia. Je me fis de plus en plus petit. La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’aperçut. « Qui est là ? » dit-elle. Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regarda aussi. Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement. « Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi ! » Je me levai et, courant à elle, je la pris dans mes bras. « Maman ! – Mon garçon, c’est mon garçon ! » Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nous essuyer les yeux. « Bien sûr, dit-elle, que, si je n’avais pas toujours pensé à toi, je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci ! » Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était caché derrière le lit, je l’appelai ; il se releva. « Celui-là, c’est Mattia, dis-je, mon frère. – Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère Barberin. – Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami, et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de ton maître, Capi ! » Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière, et, ayant mis une de ses pattes de devant sur son coeur, il s’inclina gravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes. Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pour s’oublier, me fit signe pour me rappeler notre surprise. « Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’ai souvent parlé à Mattia. – Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’ai gardé tel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais, car j’ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais. » Le moment était venu. « Et l’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulait pas s’en aller ? – Non, bien sûr, j’y mets mes fagots. » Comme nous étions justement devant l’étable, mère Barberin en poussa la porte, et instantanément notre vache, qui avait faim et qui croyait sans doute qu’on lui apportait à manger, se mit à beugler. « Une vache, une vache dans l’étable ! » s’écria mère Barberin. Alors, n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire. Mère Barberin nous regarda bien étonnée ; mais c’était une chose si invraisemblable que l’installation de cette vache dans l’étable, que, malgré nos rires, elle ne comprit pas. « Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfant abandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j’ai pensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et à la foire d’Ussel nous avons acheté celle-là avec l’argent que nous avons gagné, Mattia et moi. – Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! » s’écria mère Barberin en m’embrassant. Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mère Barberin pût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamations de contentement et d’admiration. « Quelle belle vache ! » Tout à coup elle s’arrêta et me regardant : « Ah çà ! tu es donc devenu riche ? – Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huit sous. » Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante : « Les bons garçons ! » Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à Mattia, et qu’elle nous réunissait dans son coeur. Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler. « Elle demande qu’on veuille bien la traire », dit Mattia. Sans en écouter davantage je courus à la maison chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussette et que j’avais vu accroché à sa place ordinaire, bien que depuis longtemps il n’y eût plus de vache à l’étable chez mère Barberin. En revenant je l’emplis d’eau, afin qu’on pût laver la mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière. Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux ! « Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette », dit-elle. La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu’elle pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau, j’avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre et notre farine. Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise, elle recommença ses exclamations ; mais je crus que la franchise m’obligeait à les interrompre : « Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes. Te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le dernier mardi-gras que j’ai passé ici, et comment le beurre que tu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle ? cette fois-ci, nous ne serons pas dérangés. – Tu sais donc que Barberin est à Paris ! demanda mère Barberin. – Oui. – Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ? – Non. – Cela a de l’intérêt pour toi. – Pour moi ? » dis-je effrayé. Mais, avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme si elle n’osait parler devant lui. « Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai expliqué qu’il était un frère pour moi, tout ce qui m’intéresse l’intéresse aussi. – C’est que cela est assez long à expliquer », dit-elle. Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et, ne voulant pas la presser devant Mattia de peur qu’elle refusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai d’attendre pour savoir ce que Barberin était allé faire à Paris. Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin. « Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ? – Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. » Avec plaisir ! Je fus stupéfait. Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de la porte. Rassurée, elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur le visage : « Il paraît que ta famille te cherche ! – Ma famille ! – Oui, ta famille, mon Rémi. – J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère Barberin, moi l’enfant abandonné ! – Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on t’a abandonné, puisque maintenant on te cherche. – Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, je t’en prie ! » Puis tout à coup il me sembla que j’étais fou, et je m’écriai : « Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me cherche. – Oui, sûrement, mais pour ta famille. – Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre ; mais il ne me reprendra pas. – Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêterais à cela ? – Il veut te tromper, mère Barberin. – Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j’ai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs. – Je me souviens. – Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela, tu le croiras, n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, j’étais à travailler dans le fournil, quand un homme, ou pour mieux dire un monsieur, entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment. “C’est vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avec l’accent de quelqu’un qui ne serait pas de notre pays. – Oui, répondit Jérôme, c’est moi. – C’est vous qui avez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vous êtes chargé de l’élever ? – Oui. – Où est cet enfant présentement, je vous prie ? – Qu’est-ce que ça vous fait, je vous prie ?” répondit Jérôme. » Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin, j’aurais reconnu à l’amabilité de cette réponse de Barberin qu’elle me rapportait bien ce qu’elle avait entendu. « Tu sais, continua-t-elle, que, de dedans le fournil, on entend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnait envie d’écouter. Alors, comme pour mieux entendre je m’approchais, je marchai sur une branche qui se cassa. “Nous ne sommes donc pas seuls ? dit le monsieur. – C’est ma femme, répondit Jérôme. – Il fait bien chaud ici, dit le monsieur ; si vous vouliez, nous sortirions pour causer.” Ils s’en allèrent tous deux et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse de savoir ce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-être ton père ; mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai. Il me dit seulement que ce monsieur n’était pas ton père, mais qu’il faisait des recherches pour te retrouver de la part de ta famille. – Et où est ma famille ? Quelle est-elle ? Ai-je un père ? une mère ? – Ce fut ce que je demandai comme toi à Jérôme. Il me dit qu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partir pour Paris afin de retrouver le musicien auquel il t’avait loué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. J’ai bien retenu tous les noms, retiens-les toi-même. – Je les connais, sois tranquille ; et depuis son départ, Barberin ne t’a rien fait savoir ? – Non, sans doute il cherche toujours ; le monsieur lui avait donné cent francs en cinq louis d’or, et depuis il lui aura donné sans doute d’autre argent. Tout cela, et aussi les beaux langes dans lesquels tu étais enveloppé lorsqu’on t’a trouvé, est la preuve que tes parents sont riches ; quand je t’ai vu là au coin de la cheminée, j’ai cru que tu les avais retrouvés, et c’est pour cela que j’ai cru que ton camarade était ton vrai frère. » À ce moment, Mattia passa devant la porte, je l’appelai : « Mattia, mes parents me cherchent, j’ai une famille, une vraie famille. » Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager ma joie et mon enthousiasme. Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venait de me rapporter.

32

L’ancienne et la nouvelle famille Je dormis peu cette nuit-là ; et cependant combien de fois, en ces derniers temps, m’étais-je fait fête de coucher dans mon lit d’enfant où j’avais passé tant de bonnes nuits, autrefois, sans m’éveiller, blotti dans mon coin, les couvertures tirées jusqu’au menton ! Combien de fois aussi, lorsque j’avais été obligé de coucher à la belle étoile (les étoiles ne sont pas belles par tous les temps, hélas !), combien de fois, glacé par le froid de la nuit, ou transpercé jusqu’aux os par la rosée du matin, avais-je regretté cette bonne couverture ! Aussitôt que je fus couché je m’endormis, car j’étais fatigué de ma journée et aussi de la nuit passée dans la prison ; mais je ne tardai pas à me réveiller en sursaut, et alors il me fut impossible de retrouver le sommeil ; j’étais trop agité, trop enfiévré. Ma famille me cherchait ; mais, pour la retrouver, c’était à Barberin que je devais m’adresser. Cette pensée seule suffisait pour assombrir ma joie ; j’aurais voulu que Barberin ne fût pas mêlé à mon bonheur. Je n’avais pas oublié ses paroles à Vitalis lorsqu’il m’avait vendu à celui-ci, et bien souvent je me les étais répétées : « Il y aura du profit pour ceux qui auront élevé cet enfant ; si je n’avais pas compté là-dessus, je ne m’en serais jamais chargé. » Cela avait, depuis cette époque, entretenu mes mauvais sentiments à l’égard de Barberin. Enfin il fallait bien en passer par là, puisqu’il était impossible de faire autrement ; ce serait à moi plus tard, quand je serais riche, de bien marquer la différence que j’établissais dans mon coeur entre la femme et le mari, ce serait à moi de remercier et de récompenser mère Barberin. Pour le moment je n’avais qu’à m’occuper de Barberin, c’est-à-dire que je devais le chercher et le trouver, car il n’était pas de ces maris qui ne font point un pas sans dire à leur femme où ils vont et où l’on pourra s’adresser, si l’on a besoin d’eux. Tout ce que mère Barberin savait, c’était que son homme était à Paris ; depuis son départ il n’avait point écrit, pas plus qu’il n’avait envoyé de ses nouvelles par quelque compatriote, quelque maçon revenant au pays ; ces attentions amicales n’étaient point dans ses habitudes. Où était-il, où logeait-il ? elle ne le savait pas précisément et de façon à pouvoir lui adresser une lettre ; mais il n’y avait qu’à le chercher chez deux ou trois logeurs du quartier Mouffetard dont elle connaissait les noms, et on le trouverait certainement chez l’un ou chez l’autre. Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celui qui me cherchait. Assurément c’était pour moi une joie bien grande, bien inespérée, d’avoir une famille ; cependant cette joie, dans les conditions où elle m’arrivait, n’était pas sans mélange. J’avais espéré que nous pourrions passer plusieurs jours tranquilles, heureux, auprès de mère Barberin, jouer à mes anciens jeux avec Mattia, et voilà que, le lendemain même, nous devions nous remettre en route. Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sac au dos, Capi en avant de nous ; nous marchons à grands pas, ou, plus justement, de temps en temps, sans trop savoir ce que je fais, poussé à mon insu par la hâte d’arriver à Paris, j’allonge le pas. Mais Mattia, après m’avoir suivi un moment, me dit que, si nous allons ainsi, nous ne tarderons pas à être à bout de forces, et alors je ralentis ma marche, puis bientôt de nouveau je l’accélère. Si nous n’avions pas été obligés de gagner notre pain quotidien, j’aurais, malgré Mattia, continué de forcer le pas ; mais il fallait jouer dans les gros villages qui se trouvaient sur notre route, et, en attendant que mes riches parents eussent partagé avec nous leurs richesses, nous devions nous contenter des petits sous que nous ramassions difficilement çà et là, au hasard. Nous mîmes donc plus de temps que je n’aurais voulu à nous rendre de la Creuse dans la Nièvre, c’est-à-dire de Chavanon à Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon, Moulins et Decize. D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avions encore une autre raison qui nous obligeait à faire des recettes aussi grosses que possible. Je n’avais pas oublié ce que mère Barberin m’avait dit quand elle m’avait assuré qu’avec toutes mes richesses je ne pourrais jamais la rendre plus heureuse que je ne l’avais fait avec ma pauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureuse comme l’avait été mère Barberin. Assurément je partagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas de doute, au moins pour moi ; mais, en attendant, mais avant que je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeau acheté avec l’argent que j’aurais gagné, – le cadeau de la pauvreté. Ce fut une poupée et un ménage que nous achetâmes à Decize ; ce qui, par bonheur, coûtait moins cher qu’une vache. De Decize à Dreuzy, nous n’avions plus qu’à nous hâter, ce que nous fîmes, car, à l’exception de Châtillon-en-Bazois, nous ne trouvions sur notre route que de pauvres villages, où les paysans n’étaient pas disposés à prendre sur leur nécessaire pour être généreux avec des musiciens dont ils n’avaient pas souci. À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal, et ces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches qui s’en allaient doucement traînées par des chevaux, me reportèrent au temps heureux où, sur Le Cygne, avec Mme Milligan et Arthur, j’avais ainsi navigué sur un canal. Où était-il maintenant Le Cygne ? Combien de fois, lorsque nous avions traversé ou longé un canal, avais-je demandé si l’on avait vu passer un bateau de plaisance qui, par sa véranda, par son luxe d’aménagement, ne pouvait être confondu avec aucun autre ! Sans doute Mme Milligan était retournée en Angleterre, avec son Arthur guéri. C’était là le probable, c’était là ce qu’il était sensé de croire, et cependant, plus d’une fois, côtoyant les bords de ce canal du Nivernais, je me demandai, en apercevant de loin un bateau traîné par des chevaux, si ce n’était pas Le Cygne qui venait vers nous. Comme nous étions à l’automne, nos journées de marche étaient moins longues que dans l’été, et nous prenions nos dispositions pour arriver autant que possible dans les villages où nous devions coucher, avant que la nuit fût tout à fait tombée. Cependant, bien que nous eussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape, nous n’entrâmes à Dreuzy qu’à la nuit noire. Pour arriver chez la tante de Lise, nous n’avions qu’à suivre le canal, puisque le mari de tante Catherine, qui était éclusier, demeurait dans une maison bâtie à côté même de l’écluse dont il avait la garde ; cela nous épargna du temps, et nous ne tardâmes pas à trouver cette maison, située à l’extrémité du village, dans une prairie plantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter dans le brouillard. Mon coeur battait fort en approchant de cette maison, dont la fenêtre était éclairée par la réverbération d’un grand feu qui brûlait dans la cheminée, en jetant de temps en temps des nappes de lumière rouge, qui illuminaient notre chemin. Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis que la porte et la fenêtre étaient fermées ; mais, par cette fenêtre qui n’avait ni volets ni rideaux, j’aperçus Lise à table, à côté de sa tante, tandis qu’un homme, son oncle sans doute, placé devant elle, nous tournait le dos. « On soupe, dit Mattia, c’est le bon moment. » Mais je l’arrêtai de la main sans parler, tandis que de l’autre je faisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux. Puis, dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparai à jouer. « Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, c’est une bonne idée. – Non, pas toi, moi tout seul. » Et je jouai les premières notes de ma chanson napolitaine, mais sans chanter, pour que ma voix ne me trahît pas. En jouant, je regardais Lise ; elle leva vivement la tête, et je vis ses yeux lancer comme un éclair. Je chantai. Alors, elle sauta à bas de sa chaise et courut vers la porte ; je n’eus que le temps de donner ma harpe à Mattia, Lise était dans mes bras. On nous fit entrer dans la maison, puis, après que tante Catherine m’eut embrassé, elle mit deux couverts sur la table. Mais alors je la priai d’en mettre un troisième. « Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite camarade avec nous. » Et, de mon sac, je tirai notre poupée, que j’assis sur la chaise qui était à côté de celle de Lise. Le regard que Lise me jeta, je ne l’ai jamais oublié, et je le vois encore.

33

Barberin Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais resté longtemps, très longtemps avec Lise ; nous avions tant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage que nous employions ! Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elle avait été prise en grande amitié par son oncle et sa tante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus, n’en avaient plus un seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourrices à Paris ; – comment ils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pas aller à l’école. Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieurs années et avec Mattia en ces derniers mois m’avaient fait parcourir bien des pays ; je n’en avais vu aucun d’aussi curieux que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment : des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la vallée étroite aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe ; on n’entendait que le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il est vrai que j’avais trouvé aussi, quelques années auparavant, que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pas qu’on me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, c’est que partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paru posséder des beautés et un charme que d’autres, plus favorisés peut-être, n’avaient pas à mes yeux. J’ai vu ce pays avec Lise, et il est resté dans mon souvenir éclairé par ma joie. Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour se remettre en route. Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais si souvent caressé mes rêves de richesse que j’en étais arrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, mais que j’étais riche déjà, et que je n’avais qu’à former un souhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain, très prochain, presque immédiat. À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route que nous avions suivie six mois auparavant quand nous avions quitté Paris pour aller à Chavanon, et, avant d’arriver à Villejuif, nous entrâmes dans la ferme où nous avions donné le premier concert de notre association en faisant danser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurent, et ils voulurent que nous les fissions danser encore. On nous donna à souper et à coucher. Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pour faire notre rentrée dans Paris ; il y avait juste six mois et quatorze jours que nous en étions sortis. Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celle du départ : le temps était gris et froid ; plus de soleil au ciel, plus de fleurs, plus de verdure sur les bas côtés de la route. Le soleil d’été avait accompli son oeuvre, puis étaient venus les premiers brouillards de l’automne ; ce n’étaient plus des fleurs de giroflées qui, du haut des murs, nous tombaient maintenant sur la tête, c’étaient des feuilles desséchées qui se détachaient des arbres jaunis. Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, il était de plus en plus mélancolique, et souvent il marchait durant des heures entières sans m’adresser la parole. Jamais il ne m’avait dit la cause de cette tristesse, et moi, m’imaginant qu’elle tenait uniquement à ses craintes de séparation, je n’avais pas voulu répéter ce que je lui avais expliqué plusieurs fois, c’est-à-dire que mes parents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer. Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner, avant d’arriver aux fortifications, que, tout en mangeant son pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait si fort. « Sais-tu à qui je pense au moment d’entrer à Paris ? – À qui ? – Oui, à qui ; c’est à Garofoli. S’il était sorti de prison ? Quand on m’a dit qu’il était en prison, je n’ai pas eu l’idée de demander pour combien de temps ; il peut donc être en liberté, maintenant, et revenu dans son logement de la rue de Lourcine. C’est rue Mouffetard que nous devons chercher Barberin, c’est-à-dire dans le quartier même de Garofoli, à sa porte. Que se passera-t-il si par hasard il nous rencontre ? il est mon maître, il est mon oncle, il peut donc me reprendre avec lui, sans qu’il me soit possible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous la main de Barberin, tu sens combien j’ai peur de retomber sous celle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Et puis la tête, ce ne serait rien encore à côté de la séparation ; nous ne pourrions plus nous voir, et cette séparation par ma famille serait autrement terrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudrait te prendre avec lui et te donner l’instruction qu’il offre à ses élèves avec accompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pas venir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n’as jamais été battu, toi ! » L’esprit emporté par mon espérance, je n’avais pas pensé à Garofoli ; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possible, et je n’avais pas besoin d’explications pour comprendre à quel danger nous étions exposés. « Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pas entrer dans Paris ? – Je crois que, si je n’allais pas dans la rue Mouffetard, ce serait assez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrer Garofoli. – Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, j’irai seul ; et nous nous retrouverons quelque part ce soir, à sept heures. » L’endroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouver fut le bout du pont de l’Archevêché, du côté du chevet de Notre-Dame ; et, les choses ainsi arrangées, nous nous remîmes en route pour entrer dans Paris. Arrivés à la place d’Italie nous nous séparâmes, émus tous deux comme si nous ne devions plus nous revoir, et, tandis que Mattia et Capi descendaient vers le Jardin des Plantes, je me dirigeai vers la rue Mouffetard, qui n’était qu’à une courte distance. C’était la première fois depuis six mois que je me trouvais seul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris, cela me produisait une pénible sensation. Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment ; n’allais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille ? J’avais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; mais cela avait été une précaution superflue, je n’avais oublié ni ces noms ni ces adresses, et je n’eus pas besoin de consulter mon papier : Pajot, Barrabaud et Chopinet. Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon chemin en descendant la rue Mouffetard. J’entrai assez bravement dans une gargote qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison meublée ; mais ce fut d’une voix tremblante que je demandai Barberin. « Nous n’avons pas ça ! connais pas ! » Je remerciai et j’allai un peu plus loin chez Barrabaud ; celui-là, à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier. Je posai de nouveau ma question. « Ah ! oui, Barberin... Nous avons eu ça dans les temps ; il y a au moins quatre ans. – Cinq, dit la femme, même qu’il nous doit une semaine ; où est-il, ce coquin-là ? » C’était justement ce que je demandais. Je sortis désappointé et jusqu’à un certain point inquiet. Je n’avais plus que Chopin et, à qui m’adresser, si celui-là ne savait rien ? où chercher Barberin ? Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et, lorsque j’entrai dans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger, plusieurs personnes étaient attablées. « Barberin, me répondit-il, il n’est plus ici. – Et où est-il ? demandai-je en tremblant. – Il n’a pas laissé son adresse. » Ma figure trahit sans doute ma déception d’une façon éloquente et touchante, car l’un des hommes qui mangeaient à une table placée près du fourneau m’interpella. « Qu’est-ce que tu lui veux, à Barberin ? » me demanda-t-il. Il m’était impossible de répondre franchement et de raconter mon histoire. « Je viens du pays, son pays, Chavanon, pour lui donner des nouvelles de sa femme ; elle m’avait dit que je le trouverais ici. – Si vous savez où est Barberin, dit le maître d’hôtel en s’adressant à celui qui m’avait interrogé, vous pouvez le dire à ce garçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr ; n’est-ce pas, mon garçon ? – Oh ! non, monsieur ! » L’espoir me revint. « Barberin doit loger maintenant à l’hôtel du Cantal, passage d’Austerlitz ; il y était il y a trois semaines. » Je remerciai et sortis ; mais, avant d’aller au passage d’Austerlitz qui, je le pensais, était au bout du pont d’Austerlitz, je voulus savoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia. J’étais précisément tout près de la rue de Lourcine ; je n’eus que quelques pas à faire pour trouver la maison où j’étais venu avec Vitalis. Comme le jour où nous nous y étions présentés pour la première fois, un vieux bonhomme, le même vieux bonhomme, accrochait des chiffons contre la muraille verdâtre de la cour ; c’était à croire qu’il n’avait fait que cela depuis que je l’avais vu. « Est-ce que M. Garofoli est revenu ? » demandai-je. Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans me répondre ; il me sembla que je devais laisser comprendre que je savais où était Garofoli, sans quoi je n’obtiendrais rien de ce vieux chiffonnier. « Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsque la toux fut apaisée. – Trois mois. » Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvait respirer, car, avant trois mois, mes parents auraient bien trouvé le moyen de mettre le terrible padrone dans l’impossibilité de rien entreprendre contre son neveu. Si j’avais eu un moment d’émotion cruelle chez Chopinet, l’espérance maintenant m’était revenue ; j’allais trouver Barberin à l’hôtel du Cantal. Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage d’Austerlitz, plein d’espérance et de joie et, par suite de ces sentiments sans doute, tout disposé à l’indulgence pour Barberin. En traversant le Jardin des Plantes, la distance n’est pas longue de la rue de Lourcine au passage d’Austerlitz ; je ne tardai pas à arriver devant l’hôtel du Cantal, qui n’avait d’un hôtel que le nom, étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par une vieille femme à la tête tremblante et à moitié sourde. Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mit sa main en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéter ce que je venais de lui demander. « J’ai l’ouïe un peu dure, dit-elle à voix basse. – Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon ; il loge chez vous, n’est-ce pas ? » Sans me répondre elle leva ses deux bras en l’air par un mouvement si brusque, que son chat endormi sur elle sauta à terre épouvanté. « Hélas ! hélas ! » dit-elle. Puis me regardant avec un tremblement de tête plus fort : « Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle. – Quel garçon ? – Celui qu’il cherchait. » Qu’il cherchait ! En entendant ce mot, j’eus le coeur serré. « Barberin ! m’écriai-je. – Défunt, c’est défunt Barberin qu’il faut dire. » Je m’appuyai sur ma harpe. « Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pour me faire entendre, mais d’une voix que l’émotion rendait rauque. – Il y a huit jours, à l’hôpital Saint-Antoine. » Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, comment la trouver maintenant ? où la chercher ? « Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme, celui qu’il cherchait pour le rendre à sa riche famille ? » L’espérance me revint, je me cramponnai à cette parole : « Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez. – Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de vous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur. – Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille ? Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses. » Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel : « En v’là une histoire ! » En ce moment une femme qui avait la tournure d’une servante entra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtresse de l’hôtel du Cantal, m’abandonnant, s’adressa à cette femme : « En v’là une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeune monsieur que tu vois, c’est celui de qui Barberin parlait ; il arrive, et Barberin n’est plus là, en v’là... une histoire ! – Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ? dis-je. – Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche. – Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ? – Ah ! voilà ; Barberin ne m’a jamais parlé de ça. Vous comprenez, il en faisait mystère ; il voulait que la récompense fût pour lui tout seul, comme de juste, et puis c’était un malin. » Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que trop ce que la vieille femme venait de me dire : Barberin en mourant avait emporté le secret de ma naissance. Je n’étais donc arrivé si près du but que pour le manquer. Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances ! « Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en aurait dit plus qu’à vous ? demandai-je à la vieille femme. – Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; il était bien trop méfiant pour ça. – Et vous n’avez jamais vu quelqu’un de ma famille venir le trouver ? – Jamais. – Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ? – Il n’avait pas d’amis. » Je me pris la tête à deux mains ; mais j’eus beau chercher, je ne trouvai rien pour me guider ; d’ailleurs j’étais si ému, si troublé, que j’étais incapable de suivre mes idées. « Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme après avoir longuement réfléchi, une lettre chargée. – D’où venait-elle ? – Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, je n’ai pas vu le timbre. – On peut sans doute retrouver cette lettre ? – Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu’il avait laissé ici. Ah ! ce n’était pas par curiosité bien sûr, mais seulement pour avertir sa femme ; nous n’avons rien trouvé ; à l’hôpital non plus, on n’a trouvé dans ses vêtements aucun papier, et s’il n’avait pas dit qu’il était de Chavanon, on n’aurait pas pu avertir sa femme. – Mère Barberin est donc avertie ? – Pardi ! » Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que dire ? Que demander ? Ces gens m’avaient dit ce qu’ils savaient. Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ils avaient tout fait pour apprendre ce que Barberin avait tenu à leur cacher. Je remerciai et me dirigeai vers la porte. « Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieille femme. – Rejoindre mon ami. – Ah ! vous avez un ami ? – Mais oui. – Il demeure à Paris ? – Nous sommes arrivés à Paris ce matin. – Eh bien, vous savez, si vous n’avez pas un hôtel, vous pouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m’en vanter, et dans une maison honnête. Faites attention que, si votre famille vous cherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barberin, c’est ici qu’elle s’adressera et non ailleurs ; alors vous serez là pour la recevoir ; c’est un avantage, ça ; où vous trouverait-elle, si vous n’étiez pas ici ? ce que j’en dis, c’est dans votre intérêt. Quel âge a-t-il, votre ami ? – Il est un peu plus jeune que moi. – Pensez donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ; on peut faire de si mauvaises connaissances ! Il y a des hôtels qui sont si mal fréquentés ! ce n’est pas comme ici, où l’on est tranquille ; mais c’est le quartier qui veut ça. » Je n’étais pas bien convaincu que le quartier fût favorable à la tranquillité ; en tout cas, l’hôtel du Cantal était une des plus sales et des plus misérables maisons qu’il fût possible de voir, et dans ma vie de voyages et d’aventures j’en avais vu cependant de bien misérables ; mais la proposition de cette vieille femme était à considérer. D’ailleurs ce n’était pas le moment de me montrer difficile et je n’avais pas ma famille, ma riche famille, pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels du boulevard, ou dans sa belle maison, si elle habitait Paris. À l’hôtel du Cantal notre dépense ne serait pas trop grosse, et maintenant nous devions penser à la dépense. Ah ! comme Mattia avait eu raison de vouloir gagner de l’argent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris ! Que ferions-nous, si nous n’avions pas dix-sept francs dans notre poche ? « Combien nous louerez-vous une chambre pour mon ami et moi ? demandai-je. – Dix sous par jour ; est-ce trop cher ? – Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi. – Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit. » Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia, et j’avais encore plusieurs heures devant moi, avant le moment fixé pour notre rendez-vous. Ne sachant que faire, je m’en allai tristement au Jardin des Plantes m’asseoir sur un banc, dans un coin isolé. J’avais les jambes brisées et l’esprit perdu. Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude ! J’épuiserais donc tous les malheurs les uns après les autres, et chaque fois que j’étendrais la main pour m’établir solidement dans une bonne position, la branche que j’espérais saisir casserait sous mes doigts pour me laisser tomber ; – et toujours ainsi ! N’était-ce point une fatalité que Barberin fût mort au moment où j’avais besoin de lui, et que, dans un esprit de gain, il eût caché à tous le nom et l’adresse de la personne – mon père sans doute –, qui lui avait donné mission de faire des recherches pour me retrouver ? La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je me dirigeai vers l’église Notre-Dame dont les deux tours se détachaient en noir sur le couchant empourpré. Au chevet de l’église je trouvai un banc pour m’asseoir, ce qui me fut doux, car j’avais les jambes brisées, comme si j’avais fait une très longue marche, et là je repris mes tristes réflexions. Jamais je ne m’étais senti si accablé, si las. En moi, autour de moi, tout était lugubre ; dans ce grand Paris plein de lumière, de bruit et de mouvement, je me sentais plus perdu que je ne l’aurais été au milieu des champs ou des bois. Un peu avant sept heures j’entendis un aboiement joyeux ; presque aussitôt dans l’ombre j’aperçus un corps blanc arriver sur moi. Avant que j’eusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mes genoux et il me léchait les mains à grands coups de langue ; je le serrai dans mes bras et l’embrassai sur le nez. Mattia ne tarda pas à paraître : « Eh bien ? cria-t-il de loin. – Barberin est mort. » Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ; en quelques paroles pressées, je lui racontai ce que j’avais fait et ce que j’avais appris. Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux au coeur, et je sentis que, s’il craignait tout de ma famille pour lui, il n’en désirait pas moins sincèrement, pour moi, que je trouvasse mes parents. Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me consoler et surtout de me convaincre qu’il ne fallait pas désespérer. « Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils s’inquiéteront de ne pas entendre parler de lui ; ils chercheront ce qu’il est devenu et tout naturellement ils arriveront à l’hôtel du Cantal : allons donc à l’hôtel du Cantal ; c’est quelques jours de retard, voilà tout. » C’était déjà ce que m’avait dit la vieille femme à la tête branlante ; cependant, dans la bouche de Mattia, ces paroles prirent pour moi une tout autre importance. Évidemment il ne s’agissait que d’un retard ; comme j’avais été enfant de me désoler et de désespérer ! Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattia ce que j’avais appris sur Garofoli. « Encore trois mois ! » s’écria-t-il. Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant. Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi : « Comme la famille de celui-ci n’est pas la même chose que la famille de celui-là ! Voilà que tu te désolais parce que tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne est perdue. – Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un oncle comme Garofoli ; si tu avais perdu ta soeur Cristina, danserais-tu ? – Oh ! ne dis pas cela. – Tu vois bien. » Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, et, comme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, je pus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle est éclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettes d’argent sur ses eaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.

34

Recherches Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que j’avais appris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail. Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ? Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durant de longues années ensemble, et elle serait peinée, si je ne prenais pas part à son chagrin. Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d’affection sans cesse répétées, j’arrivai au bout de mon papier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m’avertir aussitôt, et surtout de me transmettre l’adresse qu’on lui donnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôtel du Cantal. Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplir envers le père de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, – au moins sous un certain rapport. Lorsque, à Dreuzy, j’avais dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avais expliqué que, si mes parents étaient riches comme je l’espérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que je n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmener avec moi. Cela entrait dans le programme des joies que je m’étais tracé : le père Acquin d’abord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que ce qu’on faisait pour moi-même, et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelle déception d’aller à la prison les mains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque je l’avais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance ! Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis ; puis, comme je voulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pu aller chez Étiennette, il m’interrompit : « Et tes parents ? dit-il. – Vous savez donc ? » Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberin quinze jours auparavant. « Il est mort, dis-je. – En voilà un malheur ! » Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui pour savoir ce que j’étais devenu. En arrivant à Paris, Barberin s’était rendu chez Garofoli, mais, bien entendu, il ne l’avait pas trouvé ; alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris qu’après la mort de Vitalis j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin. Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que, si l’on ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, il était certain qu’à une époque quelconque je passerais chez l’un de ses enfants. Alors il m’avait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avais pas trouvé sa lettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sans doute lorsqu’elle y était arrivée. Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma par toutes sortes de bonnes raisons : « Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien à l’hôtel du Cantal : restes-y ! donc. » La langue me démangea pour lui dire que mes parents le feraient bientôt sortir de prison ; mais je pensai à temps qu’il ne convenait point de se vanter à l’avance des joies que l’on se proposait de faire, et je me contentai de l’assurer que bientôt il serait en liberté avec tous ses enfants autour de lui. « En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsque nous fûmes dans la rue, mon avis est que nous ne perdions pas notre temps et que nous gagnions de l’argent. D’ailleurs nous n’avons rien de mieux à faire qu’à chanter et à jouer notre répertoire ; attendons pour nous promener que nous ayons ta voiture, cela sera moins fatiguant ; à Paris je suis chez moi et je connais les bons endroits. » Il les connaissait si bien, les bons endroits, places publiques, cours particulières, cafés, que le soir nous comptâmes avant de nous coucher une recette de quatorze francs. Alors, en m’endormant, je me répétai un mot que j’avais entendu dire souvent à Vitalis, que la fortune n’arrive qu’à ceux qui n’en ont pas besoin. Assurément une si belle recette était un signe certain que, d’un instant à l’autre, mes parents allaient arriver. Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau se produisît et sans que la femme de l’hôtel répondît autre chose à mes questions, toujours les mêmes, que son éternel refrain : « Personne n’est venu demander Barberin, et je n’ai pas reçu de lettre pour vous ou pour Barberin » ; mais le quatrième jour enfin elle me tendit une lettre. C’était la réponse de mère Barberin, ou plus justement la réponse que mère Barberin m’avait fait écrire, puisqu’elle ne savait elle-même ni lire ni écrire. Elle me disait qu’elle avait été prévenue de la mort de son homme, et que, peu de temps auparavant, elle avait reçu de celui-ci une lettre qu’elle m’envoyait, pensant qu’elle pouvait m’être utile, puisqu’elle contenait des renseignements sur ma famille. « Vite, vite, s’écria Mattia, lisons la lettre de Barberin. » Ce fut la main tremblante et le coeur serré que j’ouvris cette lettre : « Ma chère femme, « Je suis à l’hôpital, si malade que je crois que je ne me relèverai pas. Si j’en avais la force, je te dirais comment le mal m’est arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vaut mieux aller au plus pressé. C’est donc pour te dire que, si je n’en réchappe pas, tu devras écrire à Greth and Galley, Greensquare, Lincoln’s-Inn, à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouver Rémi. Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvelles de l’enfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles ; il faut que cet argent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tu sauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nommé Acquin, ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichy à Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car dans cette affaire il ne faut se fier à personne. N’entreprends rien avant de savoir si je suis mort. « Je t’embrasse une dernière fois. « Barberin. » Je n’avais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia se leva en faisant un saut. « En avant pour Londres ! » cria-t-il. J’étais tellement surpris de ce que je venais de lire, que je regardai Mattia sans bien comprendre ce qu’il disait. « Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens de loi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie, n’est-ce pas, que tes parents sont anglais ? – Si je suis anglais, je serai du même pays qu’Arthur et Mme Milligan. – Comment, si tu es anglais ? mais cela est certain : si tes parents étaient français, ils ne chargeraient point, n’est-ce pas, des gens de loi anglais de rechercher en France l’enfant qu’ils ont perdu ? Puisque tu es anglais, il faut aller en Angleterre. C’est le meilleur moyen de te rapprocher de tes parents. – Tu n’as pas été à Londres ? – Tu sais bien que non ; seulement nous avions au cirque Gassot deux clowns qui étaient anglais ; ils m’ont souvent parlé de Londres, et ils m’ont aussi appris bien des mots anglais pour que nous pussions parler ensemble sans que la mère Gassot, qui était curieuse comme une chouette, entendît ce que nous disions. Lui en avons-nous baragouiné des sottises anglaises en pleine figure sans qu’elle pût se fâcher ! Je te conduirai à Londres. » En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous descendîmes prêts à partir. Après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattia et Capi m’attendaient. Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu’à Moisselles, où nous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménager notre argent pour la traversée, Mattia avait dit qu’elle ne coûtait pas cher ; mais encore à combien montait ce pas cher ? Tout en marchant, Mattia m’apprenait des mots anglais, car j’étais fortement préoccupé par une question qui m’empêchait de me livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils le français ou l’italien ? Comment nous entendre, s’ils ne parlaient que l’anglais ? Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à mes soeurs, si j’en avais ? Ne resterais-je point un étranger à leurs yeux tant que je ne pourrais m’entretenir avec eux ? Quand j’avais pensé à mon retour à la maison paternelle, et bien souvent depuis mon départ de Chavanon je m’étais tracé ce tableau, je n’avais jamais imaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan. Il me faudrait longtemps sans doute avant de savoir l’anglais, qui me paraissait une langue difficile. Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne, car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villes qui se trouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer, afin de donner quelques représentations et de reconstituer notre capital. Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore trente-deux francs dans notre bourse, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il ne fallait pour payer notre passage. J’avais souvent dit à Mattia qu’il n’y avait rien de si agréable qu’une promenade en bateau : on glissait doucement sur l’eau sans avoir conscience de la route qu’on faisait ; c’était vraiment charmant, – un rêve. En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage sur le canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à un canal. À peine étions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla s’enfoncer dans la mer, puis il se releva, s’enfonça encore au plus profond des eaux, et ainsi quatre ou cinq fois de suite par de grands mouvements comme ceux d’une immense balançoire ; alors, dans ces secousses, la vapeur s’échappait de la cheminée avec un bruit strident, puis tout à coup une sorte de silence se faisait, et l’on n’entendait plus que les roues qui frappaient l’eau, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon l’inclinaison du navire. « Elle est jolie, la glissade ! » me dit Mattia. Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nous étions en vue de hautes falaises ! blanches, et çà et là on apercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua, et notre navire glissa sur l’eau tranquille presque aussi doucement que sur un canal. Nous n’étions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement on les devinait à travers les brumes du matin : nous étions entrés dans la Tamise. Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires à l’ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire. Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais imaginé qu’une rivière pût être peuplée, et, si la Garonne m’avait surpris, la Tamise m’émerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train d’appareiller, et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient fines comme des fils d’araignée. Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensant qu’à regarder, qu’à admirer. Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s’arrête, des câbles sont jetés à terre : nous sommes à Londres, et nous débarquons au milieu de gens qui nous regardent, mais qui ne nous parlent pas. « Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petit Mattia. » Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un gros homme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main, le chemin de Greensquare. Il me semble que Mattia est bien longtemps à s’expliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots ; mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami. Enfin il revient. « C’est très facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ; nous allons suivre les quais. » Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en avait pas à cette époque, les maisons s’avançaient jusque dans la rivière : nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent longer la rivière. Nous avançons, et de temps en temps Mattia demande si nous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il me rapporte que nous devons passer sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je n’ose pas lui dire que je crois qu’il se trompe. Cependant il ne s’est point trompé, et nous arrivons enfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales : c’est Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin, et l’on répond de tourner à droite. Tout à coup, au moment où nous nous croyons perdus, nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou du cirage : c’est Greensquare. Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je m’arrête pour tâcher d’empêcher mon coeur de battre ; je ne respire plus et je tremble. Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque en cuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Galley. Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrête son bras. « Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle ! – Attends un peu que je reprenne courage. » Il sonne, et nous entrons. Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctement autour de moi ; il me semble que nous sommes dans un bureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant. C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse, car, bien entendu, je l’ai chargé de porter la parole. Dans ce qu’il dit reviennent plusieurs fois les mots de family et boy, Barberin ; je comprends qu’il explique que je suis le garçon que ma famille a chargé Barberin de retrouver. Le nom de Barberin produit de l’effet ; on nous regarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir une porte. Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers ; un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, s’entretient avec lui. En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous sommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la tête aux pieds. « Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? » dit en français le monsieur assis devant le bureau. En entendant parler français, je me sens rassuré et j’avance d’un pas : « Moi, monsieur. – Où est Barberin ? – Il est mort. » Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs. « Alors, comment êtes-vous venus ? » demande le monsieur qui avait commencé à m’interroger. Je fis aussi court que possible le récit qu’on me demandait. À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il me regardait d’une façon qui me gênait ; il faut dire que son visage était dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire. Le moment me parut venu de poser enfin la question qui depuis le commencement de notre entretien m’oppressait. « Ma famille, monsieur, habite l’Angleterre ? – Certainement elle habite Londres, au moins en ce moment. – Alors je vais la voir ? – Dans quelques instants vous serez près d’elle. Je vais vous faire conduire... » Il sonna. « Encore un mot, monsieur, je vous prie. J’ai un père ? » Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot. « Non seulement un père, mais une mère, des frères, des soeurs. – Ah ! monsieur. » Mais la porte en s’ouvrant coupa mon effusion : je ne pus que regarder Mattia les yeux pleins de larmes. Le monsieur s’adressa en anglais à celui qui entrait, et je crus comprendre qu’il lui disait de nous conduire. Je m’étais levé. « Ah ! j’oubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll ; c’est le nom de votre père. » Malgré sa mauvaise figure, je crois que je lui aurais sauté au cou, s’il m’en avait donné le temps ; mais de la main il nous montra la porte, et nous sortîmes.

35

La famille Driscoll Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d’un habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc. Lorsque nous fûmes dehors, il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme s’il voulait envoyer au loin ses bottes éculées et, levant le nez en l’air, il aspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatitude d’un homme qui a été enfermé. « Il trouve que ça sent bon », me dit Mattia en italien. Le vieux bonhomme nous regarda, et, sans nous parler, il nous fit « psit, psit », comme s’il s’était adressé à des chiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et ne pas le perdre. Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine l’alcool de grain ou de betterave. « Psit ! psit ! » fait notre guide. Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde ; cependant il ne m’interroge pas. Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il est perdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d’une longue redingote bleue et coiffé d’un chapeau garni de cuir verni ; autour de son poignet est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; c’est un homme de police, un policeman. Une conversation s’engage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées. Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare. « Red Lion Court », dit le policeman. Ces mots, que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà, signifient : « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia. Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cette cour que demeurent mes parents ? Mais alors ?... Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions qui passent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la porte d’une sorte de hangar en planches, et notre guide le remercie : nous sommes donc arrivés ? Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne. Nous nous sommes compris ; l’angoisse qui étreint mon coeur étreint le sien aussi. J’étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte ; mais, à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu’éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent. Devant ce feu, dans un fauteuil en paille, qui avait la forme d’une niche de saint, se tenait, immobile comme une statue, un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir. En face l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente, mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pas de regard, et l’indifférence ou l’apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents. Dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre. Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi. « Lequel de vous deux est Rémi ? » demanda en français l’homme au costume de velours gris. Je m’avançai d’un pas. « Moi, dis-je. – Alors, embrasse ton père, mon garçon. » Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père. « Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes soeurs. » J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas. « Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement ; il est paralysé. » Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma soeur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais, comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa. « Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il ? » J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je le fis en m’efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l’amitié que j’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer la reconnaissance que je lui devais. « Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne t’avons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l’idée d’aller trouver Barberin. – Oh ! oui, très curieux, je vous assure, bien curieux. – Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela. » En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille ; je débouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée. « Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que, le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France, et j’allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicien ambulant, et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandai d’avertir les gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ; pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment, après treize ans, tu reprends ici ta place dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché, car tu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disons, de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espère que tu t’habitueras vite. » Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas tout naturel, puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allais vivre étaient mes père et mère, mes frères et soeurs ? Les beaux langes n’avaient pas dit vrai. Pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m’avaient secouru, c’était un malheur. Je ne pourrais pas faire pour eux ce que j’avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout qu’ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches ; mais, pour moi, qu’importait après tout ? j’avais une famille, et c’était un rêve d’enfant de s’imaginer que la fortune serait ma mère. Tendresse vaut mieux que richesse ; ce n’était pas d’argent que j’avais besoin, c’était d’affection. Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de boeuf cuit au four avec des pommes de terre autour. « Avez-vous faim, les garçons ? » nous demanda mon père en s’adressant à Mattia et à moi. Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches. « Eh bien, mettons-nous à table », dit mon père. Mais, avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu’à la table. Puis, prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roastbeef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre. Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt, pour dire vrai, bien que je n’eusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma soeur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, qu’ils trempaient dans la sauce et qu’ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s’en apercevoir. Quant à mon grand-père, il n’avait d’attention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants, mes frères se moquaient de lui. Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé ; là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l’une, et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superposés. « Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien. » Telle fut ma réception dans ma famille, – la famille Driscoll.

36

Père et mère honoreras Mon père, en se retirant, nous avait laissé la chandelle ; mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture. Nous n’avions donc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions l’habitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie. « Bonsoir, Rémi, me dit Mattia. – Bonsoir, Mattia. » Mattia n’avait pas plus envie de parler que je n’en avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence. Mais n’avoir pas envie de parler n’est pas avoir envie de dormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournant et me retournant dans mon étroite couchette. Le sommeil ne vint pas, et le temps, en s’écoulant, augmenta l’effroi vague qui m’oppressait. Tout d’abord je n’avais pas bien compris l’impression qui dominait en moi parmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse ; mais maintenant je voyais que c’était la peur. Peur de quoi ? Je n’en savais rien, mais enfin j’avais peur. Et ce n’était pas d’être couché dans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Green, que j’étais effrayé. Combien de fois, dans mon existence vagabonde, avais-je passé des nuits, n’étant pas protégé comme je l’étais en ce moment ! J’avais conscience d’être à l’abri de tout danger, et cependant j’étais épouvanté ; plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenais à me rassurer. Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans que je pusse me rendre compte de l’avancement de la nuit, car il n’y avait pas aux environs d’horloges qui sonnassent. Tout à coup j’entendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que la cour du Lion-Rouge ; puis, après plusieurs appels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notre voiture. Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder ; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que je n’avais pas remarquée en me couchant parce qu’elle était recouverte à l’intérieur par un rideau ; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, l’autre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis je regardai au-dehors. Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruit ouvert la porte de la rue ; puis il l’avait refermée de la même manière après l’entrée de deux hommes lourdement chargés de ballots qu’ils portaient sur leurs épaules. Alors il posa un doigt sur ses lèvres et, de son autre main qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture dans laquelle nous étions couchés ; cela voulait dire qu’il ne fallait pas faire de bruit, de peur de nous réveiller. Cette attention me toucha, et j’eus l’idée de lui crier qu’il n’avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormais pas ; mais, comme ç’aurait été réveiller Mattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je me tus. Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets ; l’un était plein de pièces d’étoffes ; dans l’autre se trouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants. Alors je compris ce qui tout d’abord m’avait étonné : ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises à mes parents. Mon père prenait chaque objet, l’examinait à la lumière de sa lanterne et le passait à ma mère qui, avec de petits ciseaux, coupait les étiquettes, qu’elle mettait dans sa poche. Cela me parut bizarre, de même que l’heure choisie pour cette vente me paraissait étrange. Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelques paroles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots. Si j’avais su l’anglais, j’aurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce qu’on ne comprend pas ; il n’y eut guère que les mots bob et policemen, plusieurs fois répétés, qui frappèrent mon oreille. Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité, mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrer dans la maison, et de nouveau l’obscurité se fit autour de nous ; il était évident qu’ils allaient régler leur compte. Je voulus me dire qu’il n’y avait rien de plus naturel que ce que je venais de voir ; cependant je ne pus pas me convaincre moi-même, si grande que fût ma bonne volonté. Pourquoi ces gens venant chez mes parents n’étaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge ? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse, comme si l’on craignait d’être entendu du dehors ? Pourquoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effets qu’elle achetait ? Ces questions n’étaient pas faites pour m’endormir et, comme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasser de mon esprit ; mais c’était en vain. Après un certain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveau je regardai par la fente de mon rideau ; mais cette fois ce fut malgré moi et contre ma volonté, tandis que la première ç’avait été tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je me disais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais qu’il vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulus voir. Mon père et ma mère étaient seuls. Tandis que ma mère faisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayait un coin de la remise. Sous le sable sec qu’il enlevait à grands coups de balai apparut bientôt une trappe ; il la leva, puis, comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots, il les descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandis que ma mère l’éclairait avec la lanterne. Les deux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et, avec son balai, replaça dessus le sable qu’il avait enlevé. Quand il eut achevé sa besogne, il fut impossible de voir où se trouvait l’ouverture de cette trappe ; sur le sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol de la remise. Ils sortirent. Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison, il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme s’il reposait sa tête sur l’oreiller. Avait-il vu ce qui venait de se passer ? Je n’osai le lui demander. Ce n’était plus une épouvante vague qui m’étouffait ; je savais maintenant pourquoi j’avais peur : des pieds à la tête j’étais baigné dans une sueur froide. Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, qui chanta dans le voisinage, m’annonça l’approche du matin ; alors seulement je m’endormis, mais d’un sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemars anxieux qui m’étouffaient. Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture fut ouverte ; mais, m’imaginant que c’était mon père qui venait nous prévenir qu’il était temps de nous lever, je fermai les yeux pour ne pas le voir. « C’est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté ; il est déjà parti. » Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas si j’avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question. Comme il me regardait à un certain moment, je détournai les yeux. Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne s’y trouvaient point ; mon grand-père était devant le feu, assis dans son fauteuil, comme s’il n’avait pas bougé depuis la veille, et ma soeur aînée, qui s’appelait Annie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frère, Allen, balayait la pièce. J’allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrent leur besogne sans me répondre. J’arrivai alors à mon grand-père ; mais il ne me laissa point approcher, et, comme la veille, il cracha de mon côté, ce qui m’arrêta court. « Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai mon père et ma mère ce matin. » Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père, en entendant parler anglais, se radoucit ; sa physionomie perdit un peu de son effrayante fixité, et il voulut bien répondre. « Que dit-il ? demandai-je. – Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mère dort et que nous pouvons aller nous promener. – Il n’a dit que cela ? » demandai-je, trouvant cette traduction bien courte. Mattia parut embarrassé. « Je ne sais pas si j’ai bien compris le reste, dit-il. – Dis ce que tu as compris. – Il me semble qu’il a dit que, si nous trouvions une bonne occasion en ville, il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté, cela j’en suis sûr : “Retiens ma leçon ; il faut vivre aux dépens des imbéciles.” » Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m’expliquait, car, à ces derniers mots, il fit de sa main qui n’était pas paralysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche, et en même temps il cligna de l’oeil. « Sortons », dis-je à Mattia. Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoir où nous nous dirigions. « Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avec une certaine inquiétude. – Je ne sais pas, quelque part où nous pourrons causer. J’ai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas. » En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, je m’étais habitué, à l’école de Vitalis, à ne jamais rien dire d’important quand nous nous trouvions au milieu d’une rue de ville ou de village, et, lorsque j’étais dérangé par les passants, je perdais tout de suite mes idées. Or, je voulais parler à Mattia sérieusement en sachant bien ce que je dirais. Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivions dans une rue plus large que les ruelles d’où nous sortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue. C’était peut-être la campagne ; nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce n’était point la campagne ; mais c’était un parc immense avec de vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là à souhait pour causer. « Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner en France. – Te quitter, jamais ! – Pourquoi ? – Parce que... » Il n’acheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur. « Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sans ménagement pour moi, sans peur ; tu ne dormais pas cette nuit ? tu as vu ? » Il tint ses yeux baissés, et d’une voix étouffée : « Je ne dormais pas, dit-il. – Qu’as-tu vu ? – Tout. – Et as-tu compris ? – Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pas achetées. Ton père les a grondés d’avoir frappé à la porte de la remise et non à celle de la maison ; ils ont répondu qu’ils étaient guettés par les bob, c’est-à-dire les policemen. – Tu vois donc bien qu’il faut que tu partes, lui dis-je. – S’il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela n’est pas plus utile pour l’un que pour l’autre. Si tu as peur pour moi, moi j’ai peur pour toi, et c’est pour cela que je te dis : « Partons ensemble, retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tes amis. » – C’est impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur dois rien ; moi ils sont mes parents, je dois rester avec eux. – Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père ! cette femme, couchée sur la table, ta mère ! » Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement, non plus sur celui de la prière, je m’écriai : « Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends ! C’est de mon grand-père, c’est de ma mère que tu parles ; je dois les honorer, les aimer. – Tu le devrais, s’ils étaient réellement tes parents ; mais, s’ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère, dois-tu quand même les honorer et les aimer. – Tu n’as donc pas écouté le récit de mon père ? – Qu’est-ce qu’il prouve, ce récit ? Ils ont perdu un enfant du même âge que toi ; ils l’ont fait chercher et ils en ont retrouvé un du même âge que celui qu’ils avaient perdu. Voilà tout. – Tu oublies que l’enfant qu’on leur avait volé a été abandonné avenue de Breteuil, et que c’est avenue de Breteuil que j’ai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu. – Pourquoi deux enfants n’auraient-ils pas été abandonnés avenue de Breteuil le même jour ? Pourquoi le commissaire de police ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon ? Cela est possible. – Cela est absurde. – Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique peut être absurde ; mais c’est parce que je le dis et l’explique mal, parce que j’ai une pauvre tête ; un autre que moi l’expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ; c’est moi qui suis absurde, voilà tout. – Hélas ! non, ce n’est pas tout. – Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveux blonds, comme tes frères et soeurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? D’un autre côté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouver un enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas un Driscoll ; je sais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujours dit, c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair. Jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi ; s’il faut travailler, nous travaillerons ensemble. »

37

Capi perverti Ce fut seulement à la nuit tombante que nous rentrâmes cour du Lion-Rouge ; nous passâmes toute notre journée à nous promener dans ce beau parc, en causant, après avoir déjeuné d’un morceau de pain que nous achetâmes. Mon père était de retour à la maison, et ma mère était debout. Ni lui ni elle ne nous firent d’observations sur notre longue promenade ; ce fut seulement après le souper que mon père nous dit qu’il avait à nous parler à tous deux, à Mattia et à moi, et pour cela il nous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valut un grognement du grand-père, qui décidément était féroce pour garder sa part de feu. « Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vie en France ? » demanda mon père. Je fis le récit qu’il nous demandait. « Vous avez donc bien du talent ! demanda mon père ; montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables. » Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas ma chanson napolitaine. « Bien, bien, dit mon père ; et Mattia, que sait-il ? » Mattia aussi joua un morceau de violon et un autre de cornet à piston. Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements des enfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous. « Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Je ne pense pas que c’est pour votre seul agrément que vous traînez un chien avec vous ; il doit être en état de gagner au moins sa nourriture. » J’étais fier des talents de Capi, non seulement pour lui, mais encore pour Vitalis ; je voulus qu’il jouât quelques-uns des tours de son répertoire, et il obtint auprès des enfants son succès accoutumé. « Mais c’est une fortune, ce chien-là », dit mon père. Je répondis à ce compliment en faisant l’éloge de Capi et en assurant qu’il était capable d’apprendre en peu de temps tout ce qu’on voulait bien lui montrer, même ce que les chiens ne savaient pas faire ordinairement. « Puisqu’il en est ainsi, continua mon père, voici ce que je vous propose. Nous ne sommes pas riches, et nous travaillons tous pour vivre ; l’été nous parcourons l’Angleterre, et les enfants vont offrir mes marchandises à ceux qui ne veulent pas se déranger pour venir jusqu’à nous ; mais l’hiver nous n’avons pas grand-chose à faire. Tant que nous serons à Londres, Rémi et Mattia pourront aller jouer de la musique dans les rues, et je ne doute pas qu’ils ne gagnent bientôt de bonnes journées, surtout quand nous approcherons des fêtes de Noël. Mais, comme il ne faut pas faire de gaspillage en ce monde, Capi ira donner des représentations avec Allen et Ned. – Capi ne travaille bien qu’avec moi », dis-je vivement ; car il ne pouvait pas me convenir de me séparer de lui. « Il apprendra à travailler avec Allen et Ned, sois tranquille, et en vous divisant ainsi vous gagnerez beaucoup plus. – Mais je vous assure qu’il ne fera rien de bon, et d’autre part nos recettes à Mattia et à moi seront moins fortes ; nous gagnerions davantage avec Capi. – Assez causé, me dit mon père ; quand j’ai dit une chose, j’entends qu’on la fasse, et tout de suite ; c’est la règle de la maison ; j’entends que tu t’y conformes, comme tout le monde. » Il n’y avait pas à répliquer, et je ne dis rien ; mais tout bas je pensai que mes beaux rêves pour Capi se réalisaient aussi tristement que pour moi. Nous allions donc être séparés ! quel chagrin pour lui et pour moi ! Le lendemain, il fallut faire la leçon à Capi ; je le pris dans mes bras, et doucement, en l’embrassant souvent sur le nez, je lui expliquai ce que j’attendais de lui ; pauvre chien, comme il me regardait, comme il m’écoutait ! Quand je remis sa laisse dans la main d’Allen, je recommençai mes explications, et il était si intelligent, si docile, qu’il suivit mes deux frères d’un air triste, mais enfin sans résistance. Pour Mattia et pour moi, mon père voulut nous conduire lui-même dans un quartier où nous avions chance de faire de bonnes recettes, et nous traversâmes tout Londres pour arriver dans une partie de la ville où il n’y avait que de belles maisons avec des portiques, dans des rues monumentales bordées de jardins. Dans ces splendides rues aux larges trottoirs, plus de pauvres gens en guenilles et à mine famélique, mais de belles dames aux toilettes, voyantes, des voitures dont les panneaux brillaient comme des glaces, des chevaux magnifiques que conduisaient de gros et gras cochers aux cheveux poudrés. Nous ne rentrâmes que tard à la cour du Lion-Rouge, car la distance est longue du West-End à Bethnal-Green, et j’eus la joie de retrouver Capi, bien crotté, mais de bonne humeur. Je fus si content de le revoir qu’après l’avoir bien frotté avec de la paille sèche je l’enveloppai dans ma peau de mouton et le couchai dans mon lit ; qui fut le plus heureux de lui ou de moi ? cela serait difficile à dire. Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours. Nous partions le matin et nous ne revenions que le soir après avoir joué notre répertoire tantôt, dans un quartier, tantôt dans un autre, tandis que de son côté Capi allait donner des représentations sous la direction d’Allen et de Ned ; mais un soir, mon père me dit que le lendemain je pourrais prendre Capi avec moi, attendu qu’il garderait Allen et Ned à la maison. Par malheur pour le succès de notre entreprise, depuis deux jours le brouillard ne s’était pas éclairci ; le ciel, ou ce qui tient lieu de ciel à Londres, était un nuage de vapeurs orangées, et dans les rues flottait une sorte de fumée grisâtre qui ne permettait à la vue de s’étendre qu’à quelques pas. On sortirait peu, et, des fenêtres derrière lesquelles on nous écouterait, on ne verrait guère Capi ; c’était là une fâcheuse condition pour notre recette : aussi Mattia injuriait-il le brouillard, ce maudit fog, sans se douter du service qu’il devait nous rendre à tous les trois quelques instants plus tard. Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talons par un mot que je lui disais de temps en temps, ce qui avec lui valait mieux que la plus solide chaîne, nous étions arrivés dans Holborn qui, on le sait, est une des rues les plus fréquentées et les plus commerçantes de Londres. Tout à coup je m’aperçus que Capi ne nous suivait plus. Qu’était-il devenu ? cela était extraordinaire. Je m’arrêtai pour l’attendre en me jetant dans l’enfoncement d’une allée, et je sifflai doucement, car nous ne pouvions pas voir au loin. J’étais déjà anxieux, craignant qu’il ne nous eût été volé, quand il arriva au galop, tenant dans sa gueule une paire de bas de laine et frétillant de la queue. Posant ses pattes de devant contre moi, il me présenta ces bas en me disant de les prendre ; il paraissait tout fier, comme lorsqu’il avait bien réussi un de ses tours les plus difficiles, et venait demander mon approbation. Cela s’était fait en quelques secondes, et je restais ébahi, quand brusquement Mattia prit les bas d’une main et de l’autre m’entraîna dans l’allée. « Marchons vite, me dit-il, mais sans courir. » Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes qu’il me donna l’explication de cette fuite. « Je restais comme toi à me demander d’où venait cette paire de bas, quand j’ai entendu un homme dire : “Où est-il, le voleur ?” Le voleur, c’était Capi, tu le comprends ; sans le brouillard nous étions arrêtés comme voleurs. » Je ne comprenais que trop ; je restai un moment suffoqué. Ils avaient fait un voleur de Capi, du bon, de l’honnête Capi ! « Rentrons à la maison, dis-je à Mattia, et tiens Capi en laisse. » Mattia ne me dit pas un mot, et nous rentrâmes cour du Lion-Rouge en marchant rapidement. Le père, la mère et les enfants étaient autour de la table occupés à plier des étoffes ; je jetai la paire de bas sur la table, ce qui fit rire Allen et Ned. « Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient de voler, car on a fait de Capi un voleur ; je pense que ç’a été pour jouer. » Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je ne m’étais jamais senti aussi résolu. Mon père me regarda en face, et il fit un geste de colère comme pour m’assommer ; ses yeux me brûlèrent ; cependant je ne baissai pas les miens ; peu à peu son visage contracté se détendit. « Tu as eu raison de croire que c’était un jeu, dit-il : aussi, pour que cela ne se reproduise plus, Capi désormais ne sortira qu’avec toi. »

38

Les beaux langes ont menti Mon grand-père continuait à cracher furieusement de mon côté toutes les fois que je l’approchais ; mon père ne s’occupait de moi que pour me demander chaque soir le compte de notre recette ; ma mère le plus souvent n’était pas de ce monde ; Allen, Ned et Annie me détestaient ; seule Kate se laissait caresser, encore n’était-ce que parce que mes poches étaient pleines. Quelle chute ! Aussi, dans mon chagrin, et bien que tout d’abord j’eusse repoussé les suppositions de Mattia, en venais-je à me dire que, si vraiment j’étais l’enfant de cette famille, on aurait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’on me témoignait avec si peu de ménagement, alors que je n’avais rien fait pour mériter cette indifférence ou cette dureté. Quand Mattia me voyait sous l’influence de ces tristes pensées, il devinait très bien ce qui les provoquait et alors il me disait, comme s’il se parlait à lui-même : « Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre. » Pour avoir cette lettre, qui devait m’être adressée « poste restante », nous avions changé notre itinéraire de chaque jour, et, au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendions jusqu’à la poste. Pendant assez longtemps, nous fîmes cette course inutilement ; mais, à la fin, cette lettre si impatiemment attendue nous fut remise. L’hôtel général des postes n’est point un endroit favorable à la lecture ; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine, ce qui me donna le temps de calmer un peu mon émotion, et là, enfin, je pus ouvrir la lettre de mère Barberin, c’est-à-dire la lettre qu’elle avait fait écrire par le curé de Chavanon : « Mon petit Rémi, « Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettre m’apprend, car, selon ce que mon pauvre Barberin m’avait toujours dit, aussi bien après t’avoir trouvé avenue de Breteuil qu’après avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensais que tes parents étaient dans une bonne et même dans une grande position de fortune. « Cette idée m’était confirmée par la façon dont tu étais habillé lorsque Barberin t’a apporté à Chavanon, et qui disait bien clairement que les objets que tu portais appartenaient à la layette d’un enfant riche. Tu me demandes de t’expliquer comment étaient les langes dans lesquels tu étais emmailloté ; je peux le faire facilement, car j’ai conservé tous ces objets en vue de servir à ta reconnaissance le jour où l’on te réclamerait, ce qui selon moi devait arriver certainement. « Mais, d’abord, il faut te dire que tu n’avais pas de langes ; si je t’ai parlé quelquefois de langes, c’est par habitude et parce que les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu n’étais pas emmailloté ; au contraire, tu étais habillé ; et voici quels étaient les objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui n’a de particulier que sa beauté et sa richesse ; une brassière en toile fine garnie d’une petite dentelle à l’encolure et aux bras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ; des chaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longue robe aussi en flanelle blanche, et enfin une grande pelisse à capuchon en cachemire blanc, doublée de soie, et en dessus ornée de belles broderies. « Tu n’avais pas de couche en toile appartenant à la même layette, parce qu’on t’avait changé chez le commissaire de police où l’on avait remplacé la couche par une serviette ordinaire. « Enfin, il faut ajouter qu’aucun de ces objets n’était marqué ; mais la couche en flanelle et la brassière avaient dû l’être, car les coins où se met ordinairement la marque avaient été coupés, ce qui indiquait qu’on avait pris toutes les précautions pour dérouter les recherches. « Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tu crois avoir besoin de ces objets, tu n’as qu’à me l’écrire ; je te les enverrai. « Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pas me donner tous les beaux cadeaux que tu m’avais promis ; ta vache, achetée sur ton pain de chaque jour, vaut pour moi tous les cadeaux du monde. J’ai du plaisir de te dire qu’elle est toujours en bonne santé ; son lait ne diminue pas, et, grâce à elle, je suis maintenant à mon aise ; je ne la vois pas sans penser à toi et à ton petit camarade Mattia. « Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner de tes nouvelles, et j’espère qu’elles seront toujours bonnes ; toi si tendre et si affectueux, comment ne serais-tu pas heureux dans ta famille, avec un père, une mère, des frères et des soeurs qui vont t’aimer comme tu mérites de l’être ? « Adieu, mon cher enfant, je t’embrasse affectueusement. « Ta mère nourrice, Ve Barberin. » La fin de cette lettre m’avait serré le coeur. Pauvre mère Barberin, comme elle était bonne pour moi ! Parce qu’elle m’aimait, elle s’imaginait que tout le monde devait m’aimer comme elle. « C’est une brave femme, dit Mattia, elle a pensé à moi ; mais, quand elle m’aurait oublié, cela n’empêcherait pas que je la remercierais pour sa lettre ; avec une description aussi complète, il ne faudra pas que master Driscoll se trompe dans l’énumération des objets que tu portais lorsqu’on t’a volé. » Ce n’était pas chose facile que de demander à mon père de me dire comment j’étais vêtu lorsque je lui avais été volé. Si je lui avais posé cette question tout naïvement, sans arrière-pensée, rien n’aurait été plus simple ; mais il n’en était pas ainsi, et c’était justement cette arrière-pensée qui me rendait timide et hésitant. Enfin, un jour qu’une pluie glaciale nous avait fait rentrer de meilleure heure que de coutume, je pris mon courage, et je mis la conversation sur le sujet qui me causait de si poignantes angoisses. Au premier mot de ma question, mon père me regarda en face, en me fouillant des yeux, comme il en avait l’habitude lorsqu’il était blessé par ce que je lui disais ; mais je soutins son regard plus bravement que je ne l’avais espéré lorsque j’avais pensé à ce moment. « Ce qui m’a le mieux servi pour te retrouver, dit-il, ç’a été la description des vêtements que tu portais au moment où tu nous as été volé : un bonnet en dentelle, une brassière en toile garnie de dentelles, une couche et une robe en flanelle, des bas de laine, des chaussons en tricot, une pelisse à capuchon en cachemire blanc brodé. J’avais beaucoup compté sur la marque de ton linge F.D., c’est-à-dire Francis Driscoll qui est ton nom ; mais cette marque avait été coupée par celle qui t’avait volé et qui, par cette précaution, espérait bien empêcher qu’on te découvrît jamais ; j’eus à produire aussi ton acte de baptême que j’avais relevé à ta paroisse, qu’on m’a rendu et que je dois avoir encore. » Disant cela, et avec une complaisance qui était assez extraordinaire chez lui, il alla fouiller dans un tiroir, et bientôt il en rapporta un grand papier marqué de plusieurs cachets qu’il me donna. Je fis un dernier effort. « Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le traduire. – Volontiers. » De cette traduction, que Mattia fit tant bien que mal, il résultait que j’étais né un jeudi 2 août et que j’étais fils de Patrick Driscoll et de Margaret Grange, sa femme. Que demander de plus ? Cependant Mattia ne se montra pas satisfait, et, le soir, quand nous fûmes retirés dans notre voiture, il se pencha encore à mon oreille comme lorsqu’il avait quelque chose de secret à me confier. « Veux-tu que je te fasse part d’une idée qui ne peut pas me sortir de la tête ? c’est que tu n’es pas l’enfant de master Driscoll, mais bien l’enfant volé par master Driscoll. – Pourquoi la famille Driscoll m’aurait-elle cherché, si je n’étais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné de l’argent à Barberin et à Greth and Galley ? » À cela Mattia était obligé de répondre qu’il ne pouvait pas répondre. Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance, et je me disais que je me frapperais inutilement et à jamais, en pleine nuit noire, la tête contre un mur dans lequel il n’y avait pas d’issue. Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse et rire en faisant des grimaces, quand j’avais le coeur si profondément triste. Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que, le dimanche, on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, et je pouvais alors librement m’abandonner à ma tristesse, en me promenant avec Mattia et Capi. Comme je ressemblais peu alors à l’enfant que j’étais quelques mois auparavant ! Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avec Mattia, mon père me retint à la maison, en me disant qu’il aurait besoin de moi dans la journée, et il envoya Mattia se promener tout seul. Mon grand-père n’était pas descendu ; ma mère était sortie avec Kate et Annie et mes frères étaient à courir les rues : il ne restait donc à la maison que mon père et moi. Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsqu’on frappa à la porte. Mon père alla ouvrir et il rentra accompagné d’un monsieur qui ne ressemblait pas aux amis qu’il recevait ordinairement : celui-là était bien réellement ce qu’on appelle en Angleterre un gentleman, c’est-à-dire un vrai monsieur, élégamment habillé et de physionomie hautaine, mais avec quelque chose de fatigué. Il avait environ cinquante ans. Ce qui me frappa le plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvement des deux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches et pointues comme celles d’un jeune chien. Cela était tout à fait caractéristique, et en le regardant on se demandait si c’était bien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou si ce n’était pas plutôt une envie de mordre. Après quelques minutes d’entretien, il abandonna l’anglais pour le français, qu’il parlait avec facilité et presque sans accent. « Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman. – Oui, monsieur. – Vous n’avez jamais été malade ? – J’ai eu une fluxion de poitrine. – Ah ! ah ! et comment cela ? – Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible ; mon maître, qui était avec moi, est mort de froid ; moi j’ai gagné cette fluxion de poitrine. – Il y a longtemps ? – Trois ans. – Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie ? – Non. » Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avec mon père, puis, après quelques minutes, ils sortirent tous les deux, non par la porte de la rue, mais par celle de la remise. Au bout d’un certain temps, mon père rentra ; il me dit qu’ayant à sortir, il ne m’emploierait pas comme il en avait eu l’intention, et que j’étais libre d’aller me promener, si j’en avais envie. Comme il pleuvait, j’entrai dans notre voiture pour y prendre ma peau de mouton. Quelle fut ma surprise de trouver là Mattia ! J’allais lui adresser la parole ; il mit sa main sur ma bouche, puis à voix basse : « Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton père tout à l’heure ? me dit-il : M. James Milligan, l’oncle de ton ami Arthur. « Comme je m’ennuyais à me promener tout seul dans ces tristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir et je me suis couché sur mon lit, mais je n’ai pas dormi. Ton père, accompagné d’un gentleman, est entré dans la remise, et j’ai entendu leur conversation sans l’écouter : “Solide comme un roc, a dit le gentleman ; dix autres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion de poitrine !” Alors, croyant qu’il s’agissait de toi, j’ai écouté, mais la conversation a changé tout de suite de sujet. “Comment va votre neveu ? demanda ton père. – Mieux, il en échappera encore cette fois ; il y a trois mois, tous les médecins le condamnaient ; sa chère mère l’a encore sauvé par ses soins. Ah ! c’est une bonne mère que Mme Milligan.” Tu penses si à ce nom j’ai prêté l’oreille. “Alors, si votre neveu va mieux, continua mon père, toutes vos précautions sont inutiles ? – Pour le moment peut-être, répondit le monsieur, mais je ne veux pas admettre qu’Arthur vive, ce serait un miracle, et les miracles ne sont plus de ce monde ; il faut qu’au jour de sa mort je sois à l’abri de tout retour et que l’unique héritier soit moi, James Milligan. – Soyez tranquille, dit ton père, cela sera ainsi, je vous en réponds. – Je compte sur vous”, dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que je n’ai pas bien compris et que je traduis à peu près, bien qu’ils paraissent ne pas avoir de sens : “À ce moment nous verrons ce que nous aurons à en faire.” Et il est sorti. » Ma première idée, en écoutant ce récit, fut de rentrer pour demander à mon père l’adresse de M. Milligan, afin d’avoir des nouvelles d’Arthur et de sa mère ; mais je compris presque aussitôt que c’était folie. Ce n’était point à un homme qui attendait avec impatience la mort de son neveu qu’il fallait demander des nouvelles de ce neveu. Et puis, d’un autre côté, n’était-il pas imprudent d’avertir M. Milligan qu’on l’avait entendu ? Arthur était vivant. Il allait mieux. Pour le moment il y avait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.

39

Les nuits de Noël Nous ne parlions plus que d’Arthur, de Mme Milligan et de M. James Milligan. Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous bien les chercher, les retrouver ? Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une idée et suggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisque M. J. Milligan était venu une fois cour du Lion-Rouge, il était à peu près certain qu’il y reviendrait une seconde, une troisième fois : n’avait-il pas des affaires avec mon père ? Alors, quand il partirait, Mattia, qu’il ne connaissait point, le suivrait ; on saurait sa demeure ; on ferait causer ses domestiques, et peut-être ces renseignements nous conduiraient-ils auprès d’Arthur. Si nous avions dû attendre M. James Milligan, en sortant du matin au soir comme nous le faisions depuis notre arrivée à Londres, cela n’eût pas été bien intelligent ; mais le moment approchait où, au lieu d’aller jouer dans les rues pendant la journée, nous irions pendant la nuit, car c’est aux heures du milieu de la nuit qu’ont lieu les waits, c’est-à-dire les concerts de Noël. Alors, restant à la maison pendant le jour, l’un de nous ferait bonne garde, et nous arriverions bien sans doute à surprendre l’oncle d’Arthur. Il n’y avait qu’à attendre, et nous attendîmes. Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans Londres, car nous n’étions pas de ces musiciens privilégiés qui prennent possession d’un quartier où ils ont un public à eux appartenant ; nous étions trop enfants, trop nouveaux venus, pour nous établir ainsi en maîtres, et nous devions céder la place à ceux qui savaient faire valoir leurs droits de propriété par des arguments auxquels nous n’étions pas de force à résister. De même nous n’étions pas de force contre les bandes de musiciens nègres qui courent les rues et que les Anglais appellent des nigger-melodits. Ces faux nègres, qui s’accoutrent grotesquement avec des habits à queue de morue et d’immenses cols dans lesquels leur tête est enveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier, étaient notre terreur. Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis un d’entre eux et le plus extravagant faire des signes à Mattia ; je crus tout d’abord que c’était pour se moquer de nous et amuser le public par quelque scène grotesque dont nous serions les victimes, lorsque, à ma grande surprise, Mattia lui répondit amicalement. « Tu le connais donc ? lui demandai-je. – C’est Bob. – Qui ça, Bob ? – Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns dont je t’ai parlé, et celui surtout à qui je dois d’avoir appris ce que je sais d’anglais. – Tu ne l’avais pas reconnu ? – Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine et ici il se la met dans le cirage. » Lorsque la représentation des nigger-melodits fut terminée, Bob vint à nous, et, à la façon dont il aborda Mattia, je vis combien mon camarade savait se faire aimer. Un frère n’eût pas eu plus de joie dans les yeux ni dans l’accent que cet ancien clown, « qui, par suite de la dureté des temps, nous dit-il, avait été obligé de se faire itinerant-musician ». Mais il fallut bien vite se séparer, lui pour suivre sa bande, nous pour aller dans un quartier où il n’irait pas ; et les deux amis remirent au dimanche suivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait, depuis qu’ils s’étaient séparés. Par amitié pour Mattia sans doute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie, et bientôt nous eûmes un ami qui, par son expérience et ses conseils, nous rendit la vie de Londres beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait été pour nous jusqu’à ce moment. Il prit aussi Capi en grande amitié, et souvent il nous disait avec envie que, s’il avait un chien comme celui-là, sa fortune serait bien vite faite. Plus d’une fois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois, c’est-à-dire tous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; mais, si je ne voulais pas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise et mes anciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bob à travers l’Angleterre. Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ; alors, au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge le matin, nous nous mettions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures, et nous gagnions les quartiers que nous avions choisis. Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et nos chances de voir M. James Milligan diminuèrent beaucoup. Nous n’avions guère plus d’espérance que dans le dimanche : aussi restâmes-nous bien souvent à la maison, au lieu d’aller nous promener en cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée de récréation. Nous attendions. Sans dire ce qui nous préoccupait, Mattia s’était ouvert à son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avait pas des moyens pour trouver l’adresse d’une dame Milligan, qui avait un fils paralysé, ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avait répondu qu’il faudrait savoir quelle était cette dame Milligan et aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milligan était porté par un certain nombre de personnes à Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre. Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait qu’une Mme Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’un M. James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur. Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle. « J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en. » Mais, bien que les dispositions de ma famille n’eussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère n’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll ». Douter, oui, je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point. Le temps s’écoula lentement, bien lentement ; mais enfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir l’Angleterre. Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison. Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pût les entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles, des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser, des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour faire pousser les cheveux, d’autres pour les teindre ! Mon père, ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journées avec notre violon et notre harpe, décida que nous partirions avec lui, mais que nous resterions musiciens, et il nous signifia sa volonté la veille de notre départ. Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait la vente de ces marchandises qui avaient coûté si peu cher : nous étions arrivés dans un gros village, et les voitures avaient été rangées sur la grande place ; on avait abaissé un des côtés, formés de plusieurs panneaux, et tout l’étalage s’était présenté à la curiosité des acheteurs. « Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vous n’en trouverez nulle part de pareils ; comme je ne paie jamais mes marchandises, cela me permet de les vendre bon marché ; je ne les vends pas, je les donne ; voyez les prix ! voyez les prix ! » Et j’entendais des gens qui avaient regardé ces prix dire en s’en allant : « Il faut que ce soient là des marchandises volées. – Il le dit lui-même. » S’ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de mon front leur aurait appris combien étaient fondées leurs suppositions. S’ils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua, lui, et le soir il m’en parla, bien que d’ordinaire il évitât d’aborder franchement ce sujet. « Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il. – Ne me parle pas de cela, si tu ne veux pas me rendre cette honte plus cruelle encore. – Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nous retournions en France. Je t’ai toujours dit qu’il arriverait une catastrophe ; je te le dis encore, et je sens qu’elle ne tardera pas. Comprends donc qu’il y aura des gens de police qui, un jour ou l’autre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si bas prix : alors qu’arrivera-t-il ? – Mattia, je t’en prie... – Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pour toi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi, même moi, qui n’avons rien fait. Comment prouver que nous n’avons rien fait ? Comment nous défendre ? N’est-il pas vrai que nous mangeons le pain payé avec l’argent de ces marchandises ? » Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit ; elle me frappa comme un coup de marteau qu’on m’aurait assené sur la tête. Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia ne m’avaient si profondément troublé, et, quand je me les rappelais, je me disais que l’irrésolution dans laquelle je me débattais était lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que je voulais. Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osais faire. Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de chevaux ne sont pas ce qu’elles sont en France, un simple amusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis : elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle : sur la lande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome arrivent quelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques, des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place dans cette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll comme marchands. Mais, au lieu de venir sur le champ de courses, mon père s’était établi dans la ville même, où sans doute il pensait faire de meilleures affaires. Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler à l’étalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champ de courses qui se trouvait situé à une assez courte distance de la ville, sur une bruyère. De nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la place et les limites du champ de courses. Nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la lande, aride et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches dans lesquels s’étaient installés des cabarets et même des hôtels, des baraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivouacs autour desquels se pressaient des gens en haillons pittoresques. Comme nous passions devant un de ces feux, au-dessus duquel une marmite était suspendue, nous reconnûmes notre ami Bob. Il se montra enchanté de nous voir. Il était venu aux courses avec deux de ses camarades, pour donner des représentations d’exercices de force et d’adresse ; mais les musiciens sur qui ils comptaient leur avaient manqué de parole, de sorte que leur journée du lendemain, au lieu d’être fructueuse comme ils l’avaient espéré, serait probablement détestable. Si nous voulions, nous pouvions leur rendre un grand service : c’était de remplacer ces musiciens, la recette serait partagée entre nous cinq ; il y aurait même une part pour Capi. Au coup d’oeil que Mattia me lança, je compris que ce serait faire plaisir à mon camarade d’accepter la proposition de Bob, et, comme nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, à la seule condition de rapporter une bonne recette, je l’acceptai. Il fut donc convenu que, le lendemain, nous viendrions nous mettre à la disposition de Bob et de ses deux amis. Mais, en rentrant dans la ville, une difficulté se présenta quand je fis part de cet arrangement à mon père. « J’ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas le prendre. » À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-on employer Capi à quelque vilaine besogne ? mais mon père dissipa tout de suite mes appréhensions : « Capi a l’oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonne garde ; il nous sera utile pour les voitures, car, au milieu de cette confusion de gens, on pourrait bien nous voler. Vous irez donc seuls jouer avec Bob, et, si votre travail se prolonge tard dans la nuit, ce qui est probable, vous viendrez nous rejoindre à l’auberge du Gros Chêne où nous coucherons, car mon intention est de partir d’ici à la nuit tombante. » Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, lui avoir donné à manger et l’avoir fait boire pour être bien sûr qu’il ne manquerait de rien, je l’attachai moi-même à l’essieu de la voiture qu’il devait garder, et nous gagnâmes le champ de courses, Mattia et moi. Aussitôt arrivés, nous nous mîmes à jouer, et cela dura sans repos jusqu’au soir ; j’avais le bout des doigts douloureux comme s’ils étaient piqués par des milliers d’épines, et Mattia avait tant soufflé dans son cornet à piston qu’il ne pouvait plus respirer. Cependant il fallait jouer toujours ; Bob et ses camarades ne se lassant point de faire leurs tours, de notre côté, nous ne pouvions pas nous lasser plus qu’eux. Quand vint le soir, je crus que nous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmes notre tente pour un grand cabaret en planches, et là, exercices et musique reprirent de plus belle. Cela dura ainsi jusqu’après minuit ; je faisais encore un certain tapage avec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce que je jouais, et Mattia ne le savait pas mieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé que c’était la dernière représentation, et vingt fois nous en avions recommencé une nouvelle. Si nous étions las, nos camarades, qui dépensaient beaucoup plus de forces que nous, étaient exténués : aussi avaient-ils déjà manqué plus d’un de leurs tours. À un moment, une grande perche qui servait à leurs exercices tomba sur le bout du pied de Mattia ; la douleur fut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crus qu’il avait le pied écrasé, et nous nous empressâmes autour de lui, Bob et moi. Heureusement la blessure n’avait pas cette gravité ; il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais les os n’étaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvait pas marcher. Que faire ? Il fut décidé qu’il resterait à coucher dans la voiture de Bob et que moi je gagnerais tout seul l’auberge du Gros Chêne ; ne fallait-il pas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain ? Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin à l’auberge du Gros Chêne ; mais j’eus beau chercher nos voitures, je ne les trouvai point. Il y avait deux ou trois misérables carrioles à bâche de toile, une grande baraque en planches et deux chariots couverts d’où sortirent des cris de bêtes fauves quand j’approchai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, je ne les vis nulle part. En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumière qui éclairait une imposte vitrée, et, pensant que tout le monde n’était pas couché, je frappai à la porte. L’aubergiste à mauvaise figure, que j’avais remarqué la veille, m’ouvrit lui-même, et me braqua en plein visage la lueur de sa lanterne. Je vis qu’il me reconnaissait ; mais, au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durant quelques secondes. « Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage ! » Et il me ferma la porte au nez, sans m’en dire davantage. Je me remis en marche et, une heure et demie après, je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue. Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et, le matin, je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre. Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob, qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais couché à quatre pattes et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman. Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi, qui m’avait reconnu, avait donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains du policeman ; alors, en quelques bonds, il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras. Le policeman s’approcha : « Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. – Oui. – Eh bien, je vous arrête. » Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement. Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait relever Bob ; il s’avança : « Eh pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il. – Êtes-vous son frère ? – Non, son ami. – Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l’église Saint-George par une haute fenêtre et au moyen d’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil, si on venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci, ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrir les voleurs, et j’en tiens un ; où est le père maintenant ? » Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; je n’y répondis pas, j’étais anéanti. Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ; malgré moi je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge du Gros Chêne que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge, c’était parce que, le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite. Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser, c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, et, sans les accuser, prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donner l’emploi de mon temps pendant cette nuit. « Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure du matin ; j’ai été à l’auberge du Gros Chêne où j’ai parlé à l’aubergiste, et aussitôt je suis revenu ici. » Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci ne parut pas convaincu comme je l’avais espéré, tout au contraire. C’était la seconde fois qu’on m’arrêtait, et cependant la honte qui m’étouffa fut plus poignante encore. C’est qu’il ne s’agissait plus d’une sotte accusation comme à propos de notre vache ; si je sortais innocent de cette accusation, n’aurais-je pas la douleur de voir condamner, justement condamner ceux dont on me croyait le complice ? Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie des curieux qui accouraient sur notre passage ; mais on ne me poursuivit pas de huées et de menaces comme en France, car ceux qui venaient me regarder n’étaient point des paysans, mais des gens qui, tous ou à peu près, vivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, des cabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent les Anglais, c’est-à-dire des vagabonds. La prison où l’on m’enferma était une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer, dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d’évasion. Le mobilier se composait d’un banc pour s’asseoir et d’un hamac pour se coucher. Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restai longtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il m’était impossible de joindre deux idées et de passer de l’une à l’autre. Quand j’avais vu le geôlier entrer dans ma prison, j’avais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un élan d’espérance, car, depuis que j’étais enfermé, j’étais tourmenté, enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver une réponse : « Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quand pourrais-je me défendre ? » J’avais entendu raconter des histoires de prisonniers qu’on tenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, et j’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulait jamais plus d’un jour ou deux entre l’arrestation et la comparution publique devant un magistrat. Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la première que j’adressai au geôlier, qui n’avait point l’air d’un méchant homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainement à l’audience du lendemain. Le lendemain matin, le geôlier entra dans ma prison portant une cruche et une cuvette ; il m’engagea à faire ma toilette, si le coeur m’en disait, parce que j’allais bientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta qu’une tenue décente était quelquefois le meilleur moyen de défense d’un accusé. Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté de lui, et, après avoir traversé plusieurs corridors, nous nous trouvâmes devant une petite porte qu’il ouvrit. « Passez », me dit-il. Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un bourdonnement confus. J’entrai et me trouvai dans une petite tribune ; j’étais dans la salle du tribunal. Bien que je fusse en proie à une sorte d’hallucination et que je sentisse les artères de mon front battre comme si elles allaient éclater, en un coup d’oeil jeté circulairement autour de moi j’eus une vision nette et complète de ce qui m’entourait, – la salle d’audience et les gens qui l’emplissaient. Sur une estrade élevée était assis le juge ; plus bas et devant lui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autre magistrat qu’on nomme en France le ministère public ; devant ma tribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat. Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Qui me l’avait donné ? Étaient-ce Mattia et Bob ? c’étaient là des questions qu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais un avocat, cela suffisait. Dans une autre tribune, j’aperçus Bob lui-même, ses deux camarades, l’aubergiste du Gros Chêne, et des gens que je ne connaissais point, puis, dans une autre qui faisait face à celle-là, je reconnus le policeman qui m’avait arrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui ; je compris que ces tribunes étaient celles des témoins. L’enceinte réservée au public était pleine. Au-dessus d’une balustrade, j’aperçus Mattia ; nos yeux se croisèrent, s’embrassèrent, et instantanément je sentis le courage me relever. Je serais défendu, c’était à moi de ne pas m’abandonner et de me défendre moi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaient dardés sur moi. Le ministère public prit la parole, et en peu de mots – il avait l’air très pressé –, il exposa l’affaire : « Un vol avait été commis dans l’église Saint-George ; les voleurs, un homme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’ils avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyé et, pendant qu’on ouvrait la porte, les voleurs, effrayés, s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de courses par l’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur, on était sur sa piste. » Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : « Silence ! » Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession. Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de m’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois. « Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français. » Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment il était en toute impossibilité que je fusse dans l’église à une heure, puisque, à cette heure, j’étais au champ de courses, et qu’à deux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros Chêne. « Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dans l’église ? me demanda le juge. – Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une de nos voitures. » Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fit signe de continuer, mais je ne continuai point. On appela un témoin, et on lui fit prêter serment sur l’Évangile de dire la vérité sans haine et sans passion. C’était un gros homme, court, à l’air prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer, il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se regorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-George. Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église ; sa première idée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais, comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de l’église, et il avait trouvé... qui ? ou plutôt quoi ? un chien. Je n’avais rien à répondre à cela ; mais mon avocat qui, jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole. « Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il. – Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir. – Vous en êtes sûr ? – Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais. – Et quand vous ne la faites pas ? – Je suis sûr que je ne l’ai pas faite. – Très bien ; alors vous pouvez jurer que vous n’avez pas enfermé le chien dont il est question dans l’église ? – Si le chien avait été dans l’église, je l’aurais vu. – Vous avez de bons yeux ? – J’ai des yeux comme tout le monde. – Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher ? – Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenant bleu. – Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondre comme si elle était vraiment importante ? – Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture d’un boucher. – Vous ne l’aviez donc pas vu ? – J’étais préoccupé. – Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de l’église ? – Certainement. – Et quand vous êtes entré dans ce veau, est-ce que vous ne veniez pas de dîner ? – Mais... – Vous dites que vous n’aviez pas dîné ? – Si. – Est-ce de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ? – De la bière forte. – Combien de pintes ? – Deux. – Jamais plus ? – Quelquefois trois. – Jamais quatre ? Jamais six ? – Cela est bien rare. – Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ? – Quelquefois. – Vous l’aimez fort ou faible ? – Pas trop faible. – Combien de verres en buvez-vous ? – Cela dépend. – Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ? » Comme le bedeau, de plus en plus bleu, ne répondit pas, l’avocat se rassit et, tout en s’asseyant, il dit : « Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu être enfermé dans l’église par le témoin qui, après dîner, ne voit pas les veaux parce qu’il est préoccupé ; c’était tout ce que je désirais savoir. » Si j’avais osé, j’aurais embrassé mon avocat ; j’étais sauvé. Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dans l’église ? Cela était possible. Et s’il avait été enfermé de cette façon, ce n’était pas moi qui l’avais introduit : je n’étais donc pas coupable, puisqu’il n’y avait que cette charge contre moi. Après le bedeau on entendit les gens qui l’accompagnaient lorsqu’il était entré dans l’église ; mais ils n’avaient rien vu, si ce n’est la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s’étaient envolés. Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, l’aubergiste, qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ; cependant un seul point ne fut point éclairci, et il était capital, puisqu’il portait sur l’heure précise à laquelle j’avais quitté le champ de courses. Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je n’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garder le silence, si je le croyais bon. Je répondis que j’étais innocent, et que je m’en remettais à la justice du tribunal. Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais d’entendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury décidât si je serais ou ne serais pas traduit devant les assises. Les assises ! Je m’affaissai sur mon banc ; hélas ! que n’avais-je écouté Mattia !

40

Bob Ce ne fut que longtemps après que je fus réintégré dans ma prison que je trouvai une raison pour m’expliquer comment je n’avais pas été acquitté : le juge voulait attendre l’arrestation de ceux qui étaient entrés dans l’église, pour voir si je n’étais pas leur complice. On était sur leur piste, avait dit le ministère public ; j’aurais donc la douleur et la honte de paraître sur le banc des assises à côté d’eux. Quand cela arriverait-il ? Quand serais-je transféré dans la prison du comté ? Qu’était cette prison ? Où se trouvait-elle ? Était-elle plus triste que celle dans laquelle j’étais ? Il y avait dans ces questions de quoi occuper mon esprit, et le temps passa plus vite que la veille ; je n’étais plus sous le coup de l’impatience qui donne la fièvre ; je savais qu’il fallait attendre. Et tantôt me promenant, tantôt m’asseyant sur mon banc, j’attendais. Un peu avant la nuit j’entendis une sonnerie de cornet à piston, et je reconnus la façon de jouer de Mattia. Le bon garçon, il voulait me dire qu’il pensait à moi et qu’il veillait. Cette sonnerie m’arrivait par-dessus le mur qui faisait face à ma fenêtre ; évidemment Mattia était de l’autre côté de ce mur, dans la rue, et une courte distance nous séparait, quelques mètres à peine. Par malheur les yeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais, si le regard ne passe pas à travers les murs, le son passe par-dessus. Aux sons du cornet s’étaient joints des bruits de pas, des rumeurs vagues, et je compris que Mattia et Bob donnaient là sans doute une représentation. Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit ? Était-ce parce qu’il leur était favorable pour la recette, ou bien voulaient-ils me donner un avertissement ? Tout à coup j’entendis une voix claire, celle de Mattia, crier en français : « Demain matin au petit jour ! » Puis aussitôt reprit de plus belle le tapage du cornet. Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’intelligence pour comprendre que ce n’était pas à son public anglais que Mattia adressait ces mots : « Demain matin au petit jour », c’était à moi ; mais, par contre, il n’était pas aussi facile de deviner ce qu’ils signifiaient, et de nouveau je me posai toute une série de questions auxquelles il m’était impossible de trouver des réponses raisonnables. Un seul fait était clair et précis : le lendemain matin au petit jour je devais être éveillé et me tenir sur mes gardes ; jusque-là je n’avais qu’à prendre patience, si je le pouvais. Aussitôt que la nuit fut tombée, je me couchai dans mon hamac et je tâchai de m’endormir ; j’entendis plusieurs heures sonner successivement aux horloges voisines, puis, à la fin, le sommeil me prit et m’emporta sur ses ailes. C’était l’approche du jour ; au loin des coqs chantèrent. Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, j’allai ouvrir ma fenêtre ; ce fut un travail délicat de l’empêcher de craquer, mais enfin, en m’y prenant avec douceur, et surtout avec lenteur, j’en vins à bout. Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre le mur, mais comme avant je n’avais entendu aucun bruit de pas, je crus m’être trompé. Cependant j’écoutai. Le grattement continua ; puis, tout à coup j’aperçus une tête s’élever au-dessus du mur ; tout de suite je vis que ce n’était pas celle de Mattia, et, bien qu’il fît encore sombre, je reconnus Bob. Il me vit collé contre mes barreaux. « Chut ! » dit-il faiblement. Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier que je devais m’éloigner de la fenêtre. Sans comprendre, j’obéis. Alors, son autre main me parut armée d’un long tube brillant comme s’il était en verre. Il le porta à sa bouche. Je compris que c’était une sarbacane. J’entendis un soufflement, et en même temps je vis une petite boule blanche passer dans l’air pour venir tomber à mes pieds. Instantanément la tête de Bob disparut derrière le mur, et je n’entendis plus rien. Je me précipitai sur la boule ; elle était en papier fin roulé et entassé autour d’un gros grain de plomb. Il me sembla que des caractères étaient tracés sur ce papier, mais il ne faisait pas encore assez clair pour que je pusse les lire : je devais donc attendre le jour. Je refermai ma fenêtre avec précaution et vivement je me couchai dans mon hamac, tenant la boule de papier dans ma main. Lentement, bien lentement pour mon impatience, l’aube jaunit, et à la fin une lueur rose glissa sur mes murailles ; je déroulai mon papier et je lus : « Tu seras transféré demain soir dans la prison du comté ; tu voyageras en chemin de fer dans un compartiment de seconde classe avec un policeman ; place-toi auprès de la portière par laquelle tu monteras ; quand vous aurez roulé pendant quarante-cinq minutes (compte-les bien), votre train ralentira sa marche pour une jonction ; ouvre alors ta portière et jette-toi à bas bravement ; élance-toi, étends tes mains en avant et arrange-toi pour tomber sur les pieds ; aussitôt à terre, monte le talus de gauche, nous serons là avec une voiture et un bon cheval pour t’emmener ; ne crains rien ; deux jours après nous serons en France ; bon courage et bon espoir ; surtout élance-toi au loin en sautant et tombe sur tes pieds. » Sauvé ! Je ne comparaîtrais pas aux assises ; je ne verrais pas ce qui s’y passerait ! Ah ! le brave Mattia, le bon Bob ! car c’était lui, j’en étais certain, qui aidait généreusement Mattia : « Nous serons là avec un bon cheval » ; ce n’était pas Mattia qui tout seul avait pu combiner cet arrangement. Le temps s’écoula assez vite, et, le lendemain, dans l’après-midi, un policeman que je ne connaissais pas entra dans mon cachot et me dit de le suivre. Je vis avec satisfaction que c’était un homme d’environ cinquante ans qui ne paraissait pas très souple. Les choses purent s’arranger selon les prescriptions de Mattia, et, quand le train se mit en marche, j’étais placé près de la portière par laquelle j’étais monté ; j’allais à reculons ; le policeman était en face de moi ; nous étions seuls dans notre compartiment. J’étais appuyé contre la portière dont la vitre était ouverte ; je lui demandai la permission de regarder le pays que nous traversions, et, comme il voulait « se concilier ma bienveillance », il me répondit que je pouvais regarder tant que je voudrais. Qu’avait-il à craindre ? le train marchait à grande vitesse. Bientôt, l’air qui le frappait en face l’ayant glacé, il s’éloigna de la portière pour se placer au milieu du wagon. Pour moi, je n’étais pas sensible au froid ; glissant doucement ma main gauche en dehors je tournai la poignée et de la droite je retins la portière. Le temps s’écoula ; la machine siffla et ralentit sa marche. Le moment était venu ; vivement je poussai la portière et sautai aussi loin que je pus ; je fus jeté dans le fossé ; heureusement mes mains que je tenais en avant portèrent contre le talus gazonné ; cependant le choc fut si violent que je roulai à terre, évanoui. Quand je revins à moi, je crus que j’étais encore en chemin de fer, car je me sentis emporté par un mouvement rapide, et j’entendis un roulement ; j’étais couché sur un lit de paille. Chose étrange ! ma figure était mouillée, et, sur mes joues, sur mon front, passait une caresse douce et chaude. J’ouvris les yeux ; un chien, un vilain chien jaune était penché sur moi et me léchait. Mes yeux rencontrèrent ceux de Mattia, qui se tenait agenouillé à côté de moi. « Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et en m’embrassant. – Où sommes-nous ? – En voiture ; c’est Bob qui nous conduit. – Comment cela va-t-il ? me demanda Bob en se retournant. – Je ne sais pas ; bien, il me semble. – Remuez les bras, remuez les jambes », cria Bob. J’étais allongé sur de la paille, je fis ce qu’il me disait. « Bon, dit Mattia, rien de cassé. – Mais que s’est-il passé ? – Tu as sauté du train, comme je te l’avais recommandé ; mais la secousse t’a étourdi, et tu es tombé dans le fossé ; alors ne te voyant pas venir, Bob a dégringolé le talus tandis que je tenais le cheval, et il t’a rapporté dans ses bras. Nous t’avons cru mort. Quelle peur ! quelle douleur ! mais te voilà sauvé. – Et le policeman ? – Il continue sa route avec le train, qui ne s’est pas arrêté. » Je savais l’essentiel ; je regardai autour de moi et j’aperçus le chien jaune qui me regardait tendrement avec des yeux qui ressemblaient à ceux de Capi ; mais ce n’était pas Capi, puisque Capi était blanc. « Et Capi ! dis-je, où est-il ? » Avant que Mattia m’eût répondu, le chien jaune avait sauté sur moi et il me léchait en pleurant. « Mais le voilà, dit Mattia, nous l’avons fait teindre. » Je rendis au bon Capi ses caresses, et je l’embrassai. « Pourquoi l’as-tu teint ? dis-je. – C’est une histoire, je vais te la conter. » Mais Bob ne permit pas ce récit. « Conduis le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien ; pendant ce temps-là je vais arranger la voiture pour qu’on ne la reconnaisse pas aux barrières. » Cette voiture était une carriole recouverte d’une bâche en toile posée sur des cerceaux ; il allongea les cercles dans la voiture et, ayant plié la bâche en quatre, il me dit de m’en couvrir ; puis il renvoya Mattia en lui recommandant de se cacher sous la toile. Par ce moyen la voiture changeait entièrement d’aspect, elle n’avait plus de bâche et elle ne contenait qu’une personne au lieu de trois. Si on courait après nous, le signalement que les gens qui voyaient passer cette carriole donneraient dérouterait les recherches. « Où allons-nous ? demandai-je à Mattia lorsqu’il se fut allongé à côté de moi. – À Littlehampton : c’est un petit port sur la mer, où Bob a un frère qui commande un bateau faisant les voyages de France pour aller chercher du beurre et des oeufs en Normandie, à Isigny ; si nous nous sauvons – et nous nous sauverons –, ce sera à Bob que nous le devrons. Il a tout fait ; qu’est-ce que j’aurais pu faire pour toi, moi, pauvre misérable ! C’est Bob qui a eu l’idée de te faire sauter du train, de te souffler mon billet, et c’est lui qui a décidé ses camarades à nous prêter ce cheval ; enfin c’est lui qui va nous procurer un bateau pour passer en France, car tu dois bien croire que, si tu voulais t’embarquer sur un vapeur, tu serais arrêté. Tu vois qu’il fait bon avoir des amis. – Et Capi, qui a eu l’idée de l’emmener ? – Moi, mais c’est Bob qui a eu l’idée de le teindre en jaune pour qu’on ne le reconnaisse pas, quand nous l’avons volé à l’agent Jerry, l’intelligent Jerry, comme disait le juge, qui cette fois n’a pas été trop intelligent, car il s’est laissé souffler Capi sans s’en apercevoir ; il est vrai que Capi, m’ayant senti, a presque tout fait, et puis Bob connaît tous les tours des voleurs de chiens. – Et ton pied ? – Guéri, ou à peu près, je n’ai pas eu le temps d’y penser. » Cependant notre cheval, vigoureusement conduit par Bob, continuait de détaler grand train sur la route déserte. De temps en temps seulement nous croisions quelques voitures, aucune ne nous dépassait. Les villages que nous traversions étaient silencieux, et rares étaient les fenêtres où se montrait une lumière attardée ; seuls quelques chiens faisaient attention à notre course rapide et nous poursuivaient de leurs aboiements. Quand, après une montée un peu rapide, Bob arrêtait son cheval pour le laisser souffler, nous descendions de voiture et nous nous collions la tête sur la terre pour écouter, mais Mattia lui-même, qui avait l’oreille plus fine que nous, n’entendait aucun bruit suspect ; nous voyagions au milieu de l’ombre et du silence de la nuit. Ce n’était plus pour nous cacher que nous nous tenions sous la bâche, c’était pour nous défendre du froid, car depuis assez longtemps soufflait une bise froide. Quand nous passions la langue sur nos lèvres, nous trouvions un goût de sel ; nous approchions de la mer. Bientôt nous aperçûmes une lueur qui, à intervalles réguliers, disparaissait, pour reparaître avec éclat ; c’était un phare ; nous arrivions. Bob arrêta son cheval et, le mettant au pas, il le conduisit doucement dans un chemin de traverse ; puis, descendant de voiture, il nous dit de rester là et de tenir le cheval ; pour lui, il allait voir si son frère n’était pas parti et si nous pouvions sans danger nous embarquer à bord du navire de celui-ci. J’avoue que le temps pendant lequel Bob resta absent me parut long, très long. Nous ne parlions pas, et nous entendions la mer briser sur la grève à une courte distance avec un bruit monotone qui redoublait notre émotion. Mattia tremblait comme je tremblais moi-même. Enfin, nous entendîmes un bruit de pas dans le chemin qu’avait suivi Bob. Sans doute, c’était lui qui revenait ; c’était mon sort qui allait se décider. Bob n’était pas seul. Quand il s’approcha de nous, nous vîmes que quelqu’un l’accompagnait ; c’était un homme vêtu d’une vareuse en toile cirée et coiffé d’un bonnet de laine. « Voici mon frère, dit Bob ; il veut bien vous prendre à son bord ; il va vous conduire, et nous allons nous séparer, car il est inutile qu’on sache que je suis venu ici. » Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmes dans les rues silencieuses de la ville, puis, après quelques détours, nous nous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mer nous frappa au visage. Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main un navire gréé en sloop ; nous comprîmes que c’était le sien ; en quelques minutes nous fûmes à bord ; alors il nous fit descendre dans une petite cabine. « Je ne partirai que dans deux heures, dit-il ; restez là et ne faites pas de bruit. » Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, ce fut sans bruit que Mattia se jeta dans mes bras et m’embrassa ; il ne tremblait plus.

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Le Cygne Après le départ du frère de Bob, le navire resta silencieux pendant quelque temps, et nous n’entendîmes que le bruit du vent dans la mâture et le clapotement de l’eau contre la carène ; mais peu à peu il s’anima ; des pas retentirent sur le pont ; on laissa tomber des cordages ; des poulies grincèrent ; il y eut des enroulements et des déroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voile fut hissée ; le gouvernail gémit, et tout à coup, le bateau s’étant incliné sur le côté gauche, un mouvement de tangage se produisit. Nous étions en route, j’étais sauvé. Lent et doux tout d’abord, ce mouvement de tangage ne tarda pas à devenir rapide et dur ; le navire s’abaissait en roulant, et brusquement de violents coups de mer venaient frapper contre son étrave ou contre son bordage de droite. « Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en lui prenant la main. – Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste, je me doutais bien que cela serait ainsi. Quand nous étions en voiture, je regardais les arbres dont le vent secouait la cime, et je me disais que sur la mer nous allions danser ; ça danse. » Toute une journée de mer, et même plus d’une journée, pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir d’avoir le mal de mer. Nous débarquions en France, n’ayant que nos vêtements et nos instruments, – Mattia ayant eu soin de prendre ma harpe, que j’avais laissée dans la tente de Bob, la nuit où j’avais été à l’auberge du Gros Chêne. Quant à nos sacs, ils étaient restés avec leur contenu dans les voitures de la famille Driscoll ; cela nous mettait dans un certain embarras, car nous ne pouvions pas reprendre notre vie errante sans chemises et sans bas, surtout sans carte. Notre première occupation, en sortant de L’Éclipse, fut donc de chercher un vieux sac de soldat et d’acheter ensuite deux chemises, deux paires de bas, un morceau de savon, un peigne, du fil, des boutons, des aiguilles, et enfin ce qui nous était plus indispensable encore que ces objets, si utiles cependant, – une carte de France. En effet, où aller maintenant que nous étions en France ? Quelle route suivre ? Comment nous diriger ? « Pour moi, dit Mattia, je n’ai pas de préférence, et je suis prêt à aller à droite ou à gauche ; je ne demande qu’une chose. – Laquelle ? – Suivre le cours d’un fleuve, d’une rivière ou d’un canal, parce que j’ai une idée. » Comme je ne demandais pas à Mattia de me dire son idée, il continua : « Je vois qu’il faut que je te l’explique, mon idée : quand Arthur était malade, Mme Milligan le promenait en bateau, et c’est de cette façon que tu l’as rencontrée sur Le Cygne. – Il n’est plus malade. – C’est-à-dire qu’il est mieux ; il a été très malade, au contraire, et il n’a été sauvé que par les soins de sa mère. Alors mon idée est que, pour le guérir tout à fait, Mme Milligan le promène encore en bateau sur les fleuves, les rivières, les canaux qui peuvent porter Le Cygne ; si bien qu’en suivant le cours de ces rivières et de ces fleuves, nous avons chance de rencontrer Le Cygne. – Qui dit que Le Cygne est en France ? – Rien. Cependant, comme Le Cygne ne peut pas aller sur la mer, il est à croire qu’il n’a pas quitté la France ; nous avons des chances pour le retrouver. Quand nous n’en aurions qu’une, est-ce que tu n’es pas d’avis qu’il faut la risquer ? Moi je veux que nous retrouvions Mme Milligan, et mon avis est que nous ne devons rien négliger pour cela. » La carte fut étalée sur l’herbe du chemin, et nous cherchâmes le fleuve le plus voisin ; nous trouvâmes que c’était la Seine. « Eh bien, gagnons la Seine, dit Mattia. Nous interrogerons les mariniers, les haleurs, le long de la rivière, et, comme Le Cygne avec sa véranda ne ressemble pas aux autres bateaux, on l’aura remarqué, s’il a passé sur la Seine ; si nous ne le trouvons pas sur la Seine, nous le chercherons sur la Loire, sur la Garonne, sur toutes les rivières de France, et nous finirons par le trouver. » Je n’avais pas d’objections à présenter contre l’idée de Mattia : il fut donc décidé que nous gagnerions le cours de la Seine pour le côtoyer en le remontant. Après avoir pensé à nous, il était temps de nous occuper de Capi ; teint en jaune, Capi n’était pas pour moi Capi ; nous achetâmes du savon mou, et, à la première rivière que nous trouvâmes, nous le frottâmes vigoureusement, nous relayant quand nous étions fatigués. Comme nous ne marchions pas seulement pour avancer, mais qu’il nous fallait encore gagner chaque jour notre pain, il nous fallut cinq semaines pour aller d’Isigny à Charenton. Là une question se présentait : devions-nous suivre la Seine, ou bien devions-nous suivre la Marne ? C’était ce que je m’étais demandé bien souvent en étudiant ma carte, mais sans trouver de meilleures raisons pour une route plutôt que pour une autre. Heureusement, en arrivant à Charenton, nous n’eûmes pas à balancer, car, à nos demandes, on répondit pour la première fois qu’on avait vu un bateau qui ressemblait au Cygne ; c’était un bateau de plaisance, il avait une véranda. Mattia fut si joyeux qu’il se mit à danser sur le quai ; puis, tout à coup, cessant de danser, il prit son violon et joua frénétiquement une marche triomphale. Pendant ce temps, je continuais d’interroger le marinier qui avait bien voulu nous répondre : le doute n’était pas possible, c’était bien Le Cygne ; il y avait environ deux mois qu’il avait passé à Charenton, remontant la Seine. Nous n’avons plus besoin de nous arrêter maintenant pour interroger les gens, Le Cygne est devant nous ; il n’y a qu’à suivre la Seine. Mais à Moret, le Loing se jette dans la Seine, et il faut recommencer nos questions. Le Cygne a remonté la Seine. À Montereau il faut les reprendre encore. Cette fois Le Cygne a abandonné la Seine pour l’Yonne ; il y a un peu plus de deux mois qu’il a quitté Montereau ; il a à son bord une dame anglaise et un jeune garçon étendu sur son lit. Nous nous rapprochons de Lise en même temps que nous suivons Le Cygne, et le coeur me bat fort, quand, en étudiant ma carte, je me demande si, après Joigny, Mme Milligan aura choisi le canal de Bourgogne ou celui du Nivernais. Nous arrivons au confluent de l’Yonne et de l’Armençon ; Le Cygne a continué de remonter l’Yonne : nous allons donc passer par Dreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de Mme Milligan et d’Arthur. Comme l’Yonne fait beaucoup de détours entre Joigny et Auxerre, nous regagnâmes, nous qui suivions la grande route, un peu de temps sur Le Cygne ; mais, à partir d’Auxerre, nous en reperdîmes, car Le Cygne, ayant pris le canal du Nivernais, avait couru vite sur ses eaux tranquilles. À chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car, sur ce canal où la navigation n’est pas très active, tout le monde avait remarqué ce bateau qui ressemblait si peu à ceux qu’on voyait ordinairement. Non seulement on nous parlait du Cygne, mais on nous parlait aussi de Mme Milligan, « une dame anglaise très bonne », et d’Arthur, « un jeune garçon qui se tenait presque toujours couché dans un lit placé sur le pont, à l’abri d’une véranda garnie de verdure et de fleurs, mais qui se levait aussi quelquefois ». Arthur était donc mieux. Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours, encore un, encore quelques heures seulement. Enfin nous apercevions les bois dans lesquels nous avons joué avec Lise à l’automne précédent, et nous apercevons aussi l’écluse avec la maisonnette de dame Catherine. Sans nous rien dire, mais d’un commun accord, nous avons forcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus, nous courons ; Capi, qui se retrouve, a pris les devants au galop. Il va dire à Lise que nous arrivons ; elle va venir au-devant de nous. Cependant ce n’est pas Lise que nous voyons sortir de la maison, c’est Capi qui se sauve comme si on l’avait chassé. Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, et nous nous demandons ce que cela peut signifier ; que s’est-il passé ? Mais cette question, nous ne la formulons ni l’un ni l’autre, et nous reprenons notre marche. Capi est revenu jusqu’à nous, et il s’avance, penaud, sur nos talons. Un homme est en train de manoeuvrer une vanne de l’écluse ; ce n’est pas l’oncle de Lise. Nous allons jusqu’à la maison ; une femme que nous ne connaissons pas va et vient dans la cuisine. « Madame Suriot ? » demandons-nous. Elle nous regarde un moment avant de nous répondre, comme si nous lui posions une question absurde. « Elle n’est plus ici, nous dit-elle à la fin. – Et où est-elle ? – En Égypte. » Nous nous regardons, Mattia et moi, interdits. En Égypte ! Nous ne savons pas au juste ce que c’est que l’Égypte, et où se trouve ce pays ; mais vaguement, nous pensons que c’est loin, très loin, quelque part au-delà des mers. « Et Lise ? Vous connaissez Lise ? – Pardi ! Lise est partie en bateau avec une dame anglaise. » Lise sur Le Cygne ! Rêvons-nous ? La femme se charge de nous répondre que nous sommes dans la réalité. « C’est vous Rémi ? me demande-t-elle. – Oui. – Eh bien, quand Suriot a été noyé... nous dit-elle. – Noyé ! – Noyé dans l’écluse. Ah ! vous ne saviez pas que Suriot était tombé à l’eau et qu’étant passé sous une péniche il était resté accroché à un clou ; c’est le métier qui veut ça trop souvent. Pour lors, quand il a été noyé, Catherine s’est trouvée bien embarrassée, quoiqu’elle fût une maîtresse femme. Mais que voulez-vous ! quand l’argent manque, on ne peut pas le fabriquer du jour au lendemain, et l’argent manquait. Il est vrai qu’on offrait à Catherine d’aller en Égypte pour élever les enfants d’une dame dont elle avait été la nourrice ; mais ce qui la gênait, c’était sa nièce, la petite Lise. Comme elle était à se demander ce qu’il fallait faire, voilà qu’un soir s’arrête à l’écluse une dame anglaise qui promenait son garçon malade. On cause. Et la dame anglaise, qui cherchait un enfant pour jouer avec son fils qui s’ennuyait tout seul sur son bateau demande qu’on lui donne Lise, en promettant de se charger d’elle, de la faire guérir, enfin de lui assurer un sort. C’était une brave dame, bien bonne, douce au pauvre monde. Catherine accepte, et, tandis que Lise s’embarque sur le bateau de la dame anglaise, Catherine part pour s’en aller en Égypte. C’est mon mari qui remplace Suriot. Alors, avant de partir, Lise, qui ne peut pas parler, quoique les médecins disent qu’elle parlera peut-être un jour, alors Lise veut que sa tante m’explique que je dois vous raconter tout cela, si vous venez pour la voir. Et voilà. » J’étais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas un mot ; mais Mattia ne perdit pas la tête comme moi. « Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il. – Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise devait me faire écrire pour que je vous donne son adresse, mais je n’ai pas reçu de lettre. »

42

Les beaux langes ont dit vrai Comme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne pensais pas à faire. « Nous vous remercions bien, madame », dit-il. Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine. « En route, me dit-il, en avant ! Ce n’est plus seulement Arthur, et Mme Milligan que nous avons à rejoindre, c’est encore Lise. Comme cela se trouve bien ! Nous aurions perdu du temps à Dreuzy, tandis que maintenant nous pouvons continuer notre chemin ; c’est ce qui s’appelle une chance. Nous en avons eu assez de mauvaises, maintenant nous en avons de bonnes ; le vent a changé. Qui sait tout ce qui va nous arriver d’heureux ! » Et nous continuons notre course après Le Cygne, sans perdre de temps, ne nous arrêtant juste que ce qu’il faut pour dormir et pour gagner quelques sous. À Decize, où le canal du Nivernais débouche dans la Loire, nous demandons des nouvelles du Cygne : il a pris le canal latéral, et c’est ce canal que nous suivons jusqu’à Digoin ; là nous prenons le canal du Centre jusqu’à Chalon. Ma carte me dit que, si par Charolles nous nous dirigions directement sur Mâcon, nous éviterions un long détour et bien des journées de marche ; mais c’est là une résolution hardie dont nous n’osons ni l’un ni l’autre nous charger après avoir discuté le pour et le contre, car Le Cygne peut s’être arrêté en route, et alors nous le dépassons : il faudrait donc revenir sur nos pas et, pour avoir voulu gagner du temps, en perdre. Nous descendons la Saône depuis Chalon jusqu’à Lyon. Au milieu du mouvement des bateaux qui vont et viennent sur le Rhône et sur la Saône, Le Cygne peut avoir passé inaperçu. Nous questionnons les mariniers, les bateliers et tous les gens qui vivent sur les quais, et à la fin nous obtenons la certitude que Mme Milligan a gagné la Suisse : nous suivons donc le cours du Rhône. À partir de Lyon nous gagnons sur Le Cygne, car le Rhône aux eaux rapides ne se remonte pas avec la même facilité que la Seine. À Culoz, il n’a plus que six semaines d’avance sur nous ; cependant, en étudiant la carte, je doute que nous puissions le rejoindre avant la Suisse, car j’ignore que le Rhône n’est pas navigable jusqu’au lac de Genève, et nous nous imaginons que c’est sur Le Cygne que Mme Milligan veut visiter la Suisse, dont nous n’avons pas la carte. Nous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée en deux par le fleuve au-dessus duquel est jeté un pont suspendu, et nous descendons au bord de la rivière ; quelle est ma surprise, quand de loin je crois reconnaître Le Cygne ! Nous nous mettons à courir : c’est bien sa forme, c’est bien lui, et cependant il a l’air d’un bateau abandonné ; il est solidement amarré derrière une sorte d’estacade qui le protège, et tout est fermé à bord ; il n’y a plus de fleurs sur la véranda. Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à Arthur ? Nous nous arrêtons, le coeur étouffé par l’angoisse. Un homme que nous interrogeons veut bien nous répondre ; c’est lui qui justement est chargé de garder Le Cygne. « La dame anglaise qui était sur le bateau avec ses deux enfants, un garçon paralysé et une petite fille muette, est en Suisse. Elle a abandonné son bateau parce qu’il ne pouvait pas remonter le Rhône plus loin. La dame et les deux enfants sont partis en calèche avec une femme de service ; les autres domestiques ont suivi avec les bagages ; elle reviendra à l’automne pour reprendre Le Cygne, descendre le Rhône jusqu’à la mer, et passer l’hiver dans le Midi. » Nous respirons. Aucune des craintes qui nous avaient assaillis n’était raisonnable ; nous aurions dû imaginer le bon, au lieu d’aller tout de suite au pire. « Et où est cette dame présentement ? demanda Mattia. – Elle est partie pour louer une maison de campagne au bord du lac de Genève, du côté de Vevey ; mais je ne sais pas au juste où ; elle doit passer là l’été. » En route pour Vevey ! Maintenant Le Cygne ne court plus devant nous, et, puisque Mme Milligan doit passer l’été dans sa maison de campagne, nous sommes assurés de la trouver ; il n’y a qu’à chercher. Et, quatre jours après avoir quitté Seyssel, nous cherchons, aux environs de Vevey, parmi les nombreuses villas qui, à partir du lac aux eaux bleues, s’étagent gracieusement sur les pentes vertes et boisées de la montagne, laquelle est habitée par Mme Milligan, avec Arthur et Lise. Le mieux est de chercher et de visiter nous-mêmes toutes les maisons où peuvent loger les étrangers ; en réalité cela n’est pas bien difficile, nous n’avons qu’à jouer notre répertoire dans toutes les rues. Un après-midi, nous donnions ainsi un concert en pleine rue, n’ayant devant nous qu’une grille pour laquelle nous chantions, et derrière nous qu’un mur dont nous ne prenions pas souci. J’avais chanté à tue-tête la première strophe de ma chanson napolitaine et j’allais commencer la seconde, quand tout à coup nous entendîmes derrière nous, au-delà de ce mur, un cri ; puis on chanta cette seconde strophe, faiblement et avec une voix étrange : Vorria arreventare no piccinotto, Cona lancella oghi vennenno acqua. Quelle pouvait être cette voix ? « Arthur ? » demanda Mattia. Mais non, ce n’était pas Arthur, je ne reconnaissais pas sa voix et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnait tous les signes d’une joie vive en sautant contre le mur. Incapable de me contenir, je m’écriai : « Qui chante ainsi ? » Et la voix répondit : « Rémi ! » Mon nom au lieu d’une réponse. Nous nous regardâmes interdits, Mattia et moi. Comme nous restions ainsi stupides en face l’un de l’autre, j’aperçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haie basse, un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ; nous courûmes de ce côté. Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmes voir la personne à laquelle appartenait le bras qui agitait ce mouchoir, – Lise ! Enfin nous l’avions retrouvée, et avec elle Mme Milligan et Arthur. Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous lui adressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt que nous pûmes trouver une parole. « Moi », dit-elle. Lise chantait ! Lise parlait ! Il est vrai que j’avais mille fois entendu dire que Lise recouvrerait la parole un jour, et très probablement sous la secousse d’une violente émotion ; mais je n’aurais pas cru que cela fût possible. Et voilà cependant que cela s’était réalisé ; voilà qu’elle parlait ; voilà que le miracle s’était accompli ; et c’était en m’entendant chanter, en me voyant revenir près d’elle, alors qu’elle pouvait me croire perdu à jamais, qu’elle avait éprouvé cette violente émotion ! À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que je fus obligé de me retenir de la main à une branche de la haie. Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner : « Où est Mme Milligan ? dis-je, où est Arthur ? » Lise remua les lèvres pour répondre ; mais de sa bouche ne sortirent que des sons mal articulés. Alors, impatientée, elle employa le langage des mains pour s’expliquer et se faire comprendre plus vite, sa langue et son esprit étant encore mal habiles à se servir de la parole. Comme je suivais des yeux son langage, que Mattia n’entendait pas, j’aperçus au loin dans le jardin, au détour d’une allée boisée, une petite voiture longue qu’un domestique poussait. Dans cette voiture se trouvait Arthur allongé, puis, derrière lui, venait sa mère et... je me penchai en avant pour mieux voir... et M. James Milligan ; instantanément je me baissai derrière la haie en disant à Mattia, d’une voix précipitée, d’en faire autant, sans réfléchir que M. James Milligan ne connaissait pas Mattia. Le premier mouvement d’épouvante passé, je compris que Lise devait être interdite de notre brusque disparition. Alors, me haussant un peu, je lui dis à mi-voix : « Il ne faut pas que M. James Milligan me voie, ou il peut me faire retourner en Angleterre. » Elle leva ses deux bras par un geste effrayé. « Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas de nous ; demain matin à neuf heures nous reviendrons à cette place ; tâche d’être seule ; maintenant va-t’en. » Elle hésita. « Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du tout disposé à attendre demain pour voir Mme Milligan ; pendant ce temps M. James Milligan pourrait tuer Arthur ; je vais aller voir Mme Milligan tout de suite et lui dire... tout ce que nous savons. Comme M. Milligan ne m’a jamais vu, il n’y a pas de danger qu’il pense à toi et à la famille Driscoll ; ce sera Mme Milligan qui décidera ensuite ce que nous devons faire. » Il était évident qu’il y avait du bon dans ce que Mattia proposait : je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dans un groupe de châtaigniers qui se trouvait à une courte distance. Là, si par extraordinaire je voyais venir M. James Milligan, je pourrais me cacher. J’attendis longtemps, couché sur la mousse, le retour de Mattia, et plus de dix fois déjà je m’étais demandé si nous ne nous étions pas trompés, lorsque enfin je le vis revenir accompagné de Mme Milligan. Je courus au-devant d’elle et, lui saisissant la main qu’elle me tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et, se penchant vers moi, elle m’embrassa sur le front tendrement. C’était la seconde fois qu’elle m’embrassait ; mais il me sembla que la première fois elle ne m’avait pas serré ainsi dans ses bras. « Pauvre cher enfant ! » dit-elle. Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes cheveux pour me regarder longuement. « Mon enfant, dit-elle sans me quitter des yeux, votre camarade m’a rapporté des choses bien graves ; voulez-vous de votre côté me raconter ce qui touche à votre arrivée dans la famille Driscoll et aussi à la visite de M. James Milligan. » Je fis le récit qui m’était demandé, et Mme Milligan ne m’interrompit que pour m’obliger à préciser quelques points importants. Jamais on ne m’avait écouté avec pareille attention, ses yeux ne quittaient pas les miens. Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtemps en me regardant toujours ; enfin elle me dit : « Tout cela est d’une gravité extrême pour vous, pour nous tous : nous ne devons donc agir qu’avec prudence et après avoir consulté des personnes capables de nous guider ; mais, jusqu’à ce moment, vous devez vous considérer comme le camarade, comme l’ami – elle hésita un peu –, comme le frère d’Arthur, et vous devez, dès aujourd’hui, abandonner, vous et votre jeune ami, votre misérable existence. Dans deux heures vous vous présenterez donc à Territet, à l’hôtel des Alpes, où je vais envoyer une personne sûre vous retenir votre logement ; ce sera là que nous nous reverrons, car je suis obligée de vous quitter. » De nouveau elle m’embrassa et, après avoir donné la main à Mattia, elle s’éloigna rapidement. Le lendemain, Mme Milligan vint nous voir ; elle était accompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nous prirent mesure pour des habits et des chemises. Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler, et que le médecin avait assuré qu’elle était maintenant guérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, m’embrassant tendrement et donnant la main à Mattia. Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant chaque fois plus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelque chose de gêné cependant, comme si elle ne voulait pas s’abandonner à cette tendresse et la laisser paraître. Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que j’avais vue autrefois sur Le Cygne qui vint à sa place, elle nous dit que Mme Milligan nous attendait chez elle, et qu’une voiture était à la porte de l’hôtel pour nous conduire. C’était une calèche découverte dans laquelle Mattia s’installa sans surprise et très noblement, comme si depuis son enfance il avait roulé carrosse ; Capi aussi grimpa sans gêne sur un des coussins. Le trajet fut court ; il me parut très court, car je marchais dans un rêve, la tête remplie d’idées folles ou tout au moins que je croyais folles ; on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaient Mme Milligan, Arthur étendu sur un divan, et Lise. Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pour l’embrasser ; j’embrassai aussi Lise, mais ce fut Mme Milligan qui m’embrassa. « Enfin, me dit-elle, l’heure est venue où vous pouvez reprendre la place qui vous appartient. » Et comme je la regardais pour lui demander l’explication de ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mère Barberin, portant dans ses bras des vêtements d’enfant, une pelisse en cachemire blanc, un bonnet de dentelle, des chaussons de tricot. Elle n’eut que le temps de poser ces objets sur une table, avant que je la prisse dans mes bras ; pendant que je l’embrassais, Mme Milligan donna un ordre à un domestique, et je n’entendis que le nom de M. James Milligan, ce qui me fit pâlir. « Vous n’avez rien à craindre, me dit-elle doucement, au contraire ; venez ici près de moi et mettez votre main dans la mienne. » À ce moment la porte du salon s’ouvrit devant M. James Milligan, souriant et montrant ses dents pointues ; il m’aperçut, et instantanément ce sourire fut remplacé par une grimace effrayante. Mme Milligan ne lui laissa pas le temps de parler. « Je vous ai fait appeler, dit-elle d’une voix lente, qui tremblait légèrement, pour vous présenter mon fils aîné que j’ai eu enfin le bonheur de retrouver – elle me serra la main ; le voici ; mais vous le connaissez déjà, puisque, chez l’homme qui l’avait volé, vous avez été le voir pour vous informer de sa santé. – Que signifie ? dit M. James Milligan, la figure décomposée. Cet homme, aujourd’hui en prison pour un vol commis dans une église, a fait des aveux complets ; voici une lettre qui le constate ; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment il avait pris ses précautions en coupant les marques du linge de l’enfant pour qu’on ne le découvrît pas. Voici encore ces linges qui ont été gardés par l’excellente femme qui a généreusement élevé mon fils ; voulez-vous voir cette lettre ? voulez-vous voir ces linges ? » M. James Milligan resta un moment immobile, se demandant bien certainement s’il n’allait pas nous étrangler tous ; puis il se dirigea vers la porte ; mais prêt à sortir, il se retourna : « Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penseront de cette supposition d’enfant. » Sans se troubler, Mme Milligan – maintenant je peux dire ma mère –, répondit : « Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux ; moi je n’y conduirai pas celui qui a été le frère de mon mari. » La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus me jeter dans les bras que ma mère me tendait et l’embrasser pour la première fois en même temps qu’elle m’embrassait elle-même.

43

En famille Les années se sont écoulées –, nombreuses, mais courtes, car elles n’ont été remplies que de belles et douces journées. J’habite en ce moment l’Angleterre, Milligan-Park, le manoir de mes pères. Le petit misérable, qui, enfant, a passé tant de nuits dans les granges, dans les étables ou au coin d’un bois à la belle étoile, est maintenant l’héritier d’un vieux château historique que visitent les curieux et que recommandent les guides. C’est ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitons en famille, ma mère, mon frère, ma femme et moi. Depuis six mois que nous y sommes installés, j’ai passé bien des heures dans le chartrier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de la famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; ce ne sont point cependant ces chartes ni ces papiers de famille que je consulte laborieusement, c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre. Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, le petit Mattia, et, à l’occasion de ce baptême, qui va réunir tous ceux qui ont été mes amis des mauvais jours, je veux offrir à chacun d’eux un récit des aventures auxquelles ils ont été mêlés, comme un témoignage de gratitude pour le secours qu’ils m’ont donné ou l’affection qu’ils ont eue pour le pauvre enfant perdu. Quand j’ai achevé un chapitre, je l’envoie à Dorchester, chez le lithographe ; et, ce jour même, j’attends les copies autographiées de mon manuscrit pour en donner une à chacun de mes invités. Cette réunion est une surprise que je leur fais, et que je fais aussi à ma femme, qui va voir son père, sa soeur, ses frères, sa tante qu’elle n’attend pas ; seuls ma mère et mon frère sont dans le secret. Si aucune complication n’entrave nos combinaisons, tous logeront ce soir sous mon toit et j’aurai la joie de les voir autour de ma table. Un seul manquera à cette fête, car, si grande que soit la puissance de la fortune, elle ne peut pas rendre la vie à ceux qui ne sont plus. Pauvre cher vieux maître, comme j’aurais été heureux d’assurer votre repos ! Vous auriez déposé la piva, la peau de mouton et la veste de velours ; vous n’auriez plus répété : « En avant, mes enfants ! » Une vieillesse honorée vous eût permis de relever votre belle tête blanche et de reprendre votre nom ; Vitalis, le vieux vagabond, fût redevenu Carlo Balzani le célèbre chanteur. Mais ce que la mort impitoyable ne m’a pas permis pour vous, je l’ai fait au moins pour votre mémoire ; et, à Paris, dans le cimetière Montparnasse, ce nom de Carlo Balzani est inscrit sur la tombe que ma mère, sur ma demande, vous a élevée ; et votre buste en bronze, sculpté d’après les portraits publiés au temps de votre célébrité, rappelle votre gloire à ceux qui vous ont applaudi. Une copie de ce buste a été coulée pour moi ; elle est là devant moi ; et, en écrivant le récit de mes premières années d’épreuves, alors que la marche des événements se déroulait, mes yeux bien souvent ont cherché les vôtres. Je ne vous ai point oublié, je ne vous oublierai jamais, soyez-en sûr ; si, dans cette existence périlleuse d’un enfant perdu, je n’ai pas trébuché, je ne suis pas tombé, c’est à vous que je le dois, à vos leçons, à vos exemples, ô mon vieux maître ! et dans toute fête votre place sera pieusement réservée. Mais voici ma mère qui s’avance dans la galerie des portraits ; l’âge n’a point terni sa beauté ; et je la vois aujourd’hui telle qu’elle m’est apparue pour la première fois, sous la véranda du Cygne, avec son air noble, si rempli de douceur et de bonté ; seul le voile de mélancolie alors continuellement baissé sur son visage s’est effacé. Elle s’appuie sur le bras d’Arthur, car maintenant ce n’est plus la mère qui soutient son fils débile et chancelant, c’est le fils devenu un beau et vigoureux jeune homme, habile à tous les exercices du corps, élégant écuyer, solide rameur, intrépide chasseur, qui, avec une affectueuse sollicitude, offre son bras à sa mère : ainsi, contrairement au pronostic de notre oncle M. James Milligan, le miracle s’est accompli : Arthur a vécu, et il vivra. À quelque distance derrière eux, je vois venir une vieille femme vêtue comme une paysanne française et portant sur ses bras un tout petit enfant enveloppé dans une pelisse blanche ; la vieille paysanne, c’est mère Barberin, et l’enfant, c’est le mien, c’est mon fils, le petit Mattia. Après avoir retrouvé ma mère, j’avais voulu que mère Barberin restât près de nous ; mais elle n’avait pas accepté. « Non, m’avait-elle dit, mon petit Rémi, ma place n’est pas chez ta mère en ce moment. Tu vas avoir à travailler pour t’instruire et pour devenir un vrai monsieur par l’éducation, comme tu en es un par la naissance. Que ferais-je auprès de toi ? Ma place n’est pas dans la maison de ta vraie mère. Laisse-moi retourner à Chavanon. Mais pour cela notre séparation ne sera peut-être pas éternelle. Tu vas grandir ; tu te marieras, tu auras des enfants. Alors, si tu le veux, et si je suis encore en vie, je reviendrai près de toi pour élever tes enfants. Je ne pourrai pas être leur nourrice comme j’ai été la tienne, car je serai vieille ; mais la vieillesse n’empêche pas de bien soigner un enfant ; on a l’expérience ; on ne dort pas trop. Et puis je l’aimerai, ton enfant, et ce n’est pas moi, tu peux en être certain, qui me le laisserai voler comme on t’a volé toi-même. » Il a été fait comme mère Barberin désirait ; peu de temps avant la naissance de notre enfant, on est allé la chercher à Chavanon, et elle a tout quitté, son village, ses habitudes, ses amis, la vache issue de la nôtre, pour venir en Angleterre près de nous. Notre petit Mattia est nourri par sa mère ; mais il est soigné, porté, amusé, cajolé par mère Barberin qui déclare que c’est le plus bel enfant qu’elle ait jamais vu. Arthur tient dans sa main un numéro du Times ; il le dépose sur ma table de travail en me demandant si je l’ai lu, et, sur ma réponse négative, il me montre du doigt une correspondance de Vienne que je traduis : « Vous aurez prochainement à Londres la visite de Mattia ; malgré le succès prodigieux qui a accueilli la série de ses concerts ici, il nous quitte, appelé en Angleterre par des engagements auxquels il ne peut manquer. Je vous ai déjà parlé de ces concerts ; ils ont produit la plus vive sensation autant par la puissance et par l’originalité du virtuose que par le talent du compositeur ; pour tout dire, en un mot, Mattia est le Chopin du violon. » À ce moment, un domestique me remet une dépêche télégraphique qu’on vient d’apporter : « C’est peut-être la traversée la plus courte, mais ce n’est pas la plus agréable ; en est-il d’agréable, d’ailleurs ? Quoi qu’il en soit, j’ai été si malade que c’est à Red-Hill seulement que je trouve la force de te prévenir ; j’ai pris Cristina en passant à Paris ; nous arriverons à Chegford à quatre heures dix minutes, envoie une voiture au-devant de nous. « Mattia. » En parlant de Cristina, j’avais regardé Arthur, mais il avait détourné les yeux ; ce fut seulement quand je fus arrivé à la fin de la dépêche qu’il les releva. « J’ai envie d’aller moi-même à Chegford, dit-il, je vais faire atteler le landau. – C’est une excellente idée ; tu seras ainsi au retour vis-à-vis de Cristina. » Sans répondre, il sortit vivement ; alors je me tournai vers ma mère. « Vous voyez, lui dis-je, qu’Arthur ne cache pas son empressement ; cela est significatif. » Mais ma mère m’interrompit. « Voici ta femme », dit-elle. Ma femme, vous l’avez deviné, et il n’est pas besoin que je vous le dise, n’est-ce pas ? ma femme, c’est la petite fille aux yeux étonnés, au visage parlant que vous connaissez, c’est Lise, la petite Lise, fine, légère, aérienne. Lise n’est plus muette ; mais elle a par bonheur conservé sa finesse et sa légèreté qui donnent à sa beauté quelque chose de céleste. Lise n’a point quitté ma mère, qui l’a fait élever et instruire sous ses yeux, et elle est devenue une belle jeune fille, la plus belle des jeunes filles, douée pour moi de toutes les qualités, de tous les mérites, de toutes les vertus, puisque je l’aime. « Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc ? on se cache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vient de partir pour la station de Chegford, le break a été envoyé à celle de Ferry. Quel est ce mystère, je vous prie ? » L’heure a marché, et le break que j’ai envoyé à Ferry, au-devant de la famille de Lise, doit arriver d’un instant à l’autre. Alors, voulant jouer avec cette curiosité, je prends une longue-vue qui nous sert à suivre les navires passant au large ; mais, au lieu de la braquer sur la mer, je la tourne sur le chemin par où doit arriver le break. « Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et ta curiosité sera satisfaite. » Elle regarde, mais sans voir autre chose que la route blanche, puisque aucune voiture ne se montre encore. Alors, à mon tour, je mets l’oeil à l’oculaire : « Comment n’as-tu rien vu dans cette lunette ? dis-je du ton de Vitalis faisant son boniment ; elle est vraiment merveilleuse : avec elle je passe au-dessus de la mer et je vais jusqu’en France ; c’est une coquette maison aux environs de Sceaux que je vois ; un homme aux cheveux blancs presse deux femmes qui l’entourent : “Allons vite, dit-il, nous manquerons le train, et je n’arriverai pas en Angleterre pour le baptême de mon petit-fils ; dame Catherine, hâte-toi un peu, je t’en prie ; depuis dix ans que nous demeurons ensemble, tu as toujours été en retard. Quoi ? que veux-tu dire, Étiennette ? voilà encore Mlle Gendarme ! Le reproche que j’adresse à Catherine est tout amical. Est-ce que je ne sais pas que Catherine est la meilleure des soeurs, comme toi, Tiennette, tu es la meilleure des filles ? où trouve-t-on une bonne fille comme toi, qui ne se marie pas pour soigner son vieux père, continuant grande le rôle d’ange gardien qu’elle a rempli enfant, avec ses frères et sa soeur ?” « Puis avant de partir il donne des instructions pour qu’on soigne ses fleurs pendant son absence : “N’oublie pas que j’ai été jardinier, dit-il à son domestique, et que je connais l’ouvrage.” » Je change la lunette de place comme si je voulais regarder d’un autre côté : « Maintenant, dis-je, c’est un vapeur que je vois, un grand vapeur qui revient des Antilles et qui approche du Havre : à bord est un jeune homme revenant de faire un voyage d’exploration botanique dans la région de l’Amazone : on dit qu’il rapporte toute une flore inconnue en Europe, et la première partie de son voyage, publiée par les journaux, est très curieuse ; son nom, Benjamin Acquin, est déjà célèbre ; il n’a qu’un souci : savoir s’il arrivera à temps au Havre pour prendre le bateau de Southampton et rejoindre sa famille à Milligan-Park ; ma lunette est tellement merveilleuse qu’elle le suit ; il a pris le bateau de Southampton ; il va arriver. » De nouveau ma lunette est braquée dans une autre direction et je continue : « Non seulement je vois, mais j’entends : deux hommes sont en wagon, un vieux et un jeune : “Comme ce voyage va être intéressant pour nous ! dit le vieux. – Très intéressant, magister. – Non seulement, mon cher Alexis, tu vas embrasser ta famille, non seulement nous allons serrer la main de Rémi qui ne nous oublie pas, mais encore nous allons descendre dans les mines du pays de Galles ; tu feras là de curieuses observations, et, au retour, tu pourras apporter des améliorations à la Truyère, ce qui donnera de l’autorité à la position que tu as su conquérir par ton travail ; pour moi, je rapporterai des échantillons et les joindrai à ma collection que la ville de Varses a bien voulu accepter. Quel malheur que Gaspard n’ait pas pu venir.” » J’allais continuer, mais Lise s’était approchée de moi ; elle me prit la tête dans ses deux mains et, par sa caresse, elle m’empêcha de parler. « Ô la douce surprise ! dit-elle, d’une voix que l’émotion faisait trembler. – Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est maman, qui a voulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son fils abandonné ; si tu ne m’avais pas fermé la bouche, tu aurais appris que nous attendons aussi cet excellent Bob, devenu le plus fameux showman de l’Angleterre. » À ce moment, un roulement de voiture arrive jusqu’à nous, puis presque aussitôt un second ; nous courons à la fenêtre et nous apercevons le break dans lequel Lise reconnaît son père, sa tante Catherine, sa soeur Étiennette, ses frères Alexis et Benjamin ; près d’Alexis est assis un vieillard tout blanc et voûté, c’est le magister. Du côté opposé, arrive aussi le landau découvert dans lequel Mattia et Cristina nous font des signes de main. Puis, derrière le landau, vient un cabriolet conduit par Bob lui-même ; Bob a toute la tournure d’un gentleman. Nous descendons vivement l’escalier pour recevoir nos hôtes au bas du perron. Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellement on parle du passé. « J’ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans les salles de jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues qui souriait toujours malgré sa mauvaise fortune ; il ne m’a pas reconnu, et il m’a fait l’honneur de me demander un florin pour le jouer sur une combinaison sûre ; c’était une association ; elle n’a pas été heureuse : M. James Milligan a perdu. – Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher Mattia ? dit ma mère ; il est capable d’envoyer un secours à son oncle. – Parfaitement, chère maman. – Alors où sera l’expiation ? demanda ma mère. – Dans ce fait que mon oncle, qui a tout sacrifié à la fortune, devra son pain à ceux qu’il a persécutés et dont il a voulu la mort. – J’ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob. – De l’horrible Driscoll ? demanda Mattia. – Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au-delà des mers, mais de la famille Driscoll ; Mme Driscoll est morte brûlée un jour qu’elle s’est couchée dans le feu au lieu de se coucher sur la table, et Allen et Ned viennent de se faire condamner à la déportation ; ils rejoindront leur père. – Et Kate ? – La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant ; elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; le vieux a de l’argent, ils ne sont pas malheureux. » Lorsque le dîner est terminé, Mattia s’approche de moi et, me prenant à part dans l’embrasure d’une fenêtre : « J’ai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent de la musique pour des indifférents, que nous devrions bien en faire un peu pour ceux que nous aimons. – Il n’y a donc pas de plaisir sans musique pour toi ? quand même, partout et toujours de la musique ; souviens-toi de la peur de notre vache. – Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ? – Avec joie, car c’est elle qui a rendu la parole à Lise. » Et nous prenons nos instruments ; dans une belle boîte doublée en velours, Mattia atteint un vieux violon qui vaudrait bien deux francs, si nous voulions le vendre, et moi je retire de son enveloppe une harpe dont le bois lavé par les pluies a repris sa couleur naturelle. On fait cercle autour de nous ; mais, à ce moment, un chien, un caniche, Capi, se présente. Il est bien vieux, le bon Capi, il est sourd, mais il a gardé une bonne vue ; du coussin sur lequel il habite il a reconnu sa harpe, et il arrive en clopinant « pour la représentation » ; il tient une soucoupe dans sa gueule ; il veut faire le tour « de l’honorable société » en marchant sur ses pattes de derrière, mais la force lui manque ; alors il s’assied et, saluant gravement « la société », il met une patte sur son coeur. Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal « et fait la quête » ; chacun met son offrande dans la soucoupe, et Capi, émerveillé de la recette, me l’apporte. C’est la plus belle qu’il ait jamais faite ; il n’y a que des pièces d’or et d’argent : – 170 francs ! Je l’embrasse sur le nez comme autrefois, quand il me consolait, et ce souvenir des misères de mon enfance me suggère une idée que j’explique aussitôt : « Cette somme sera la première mise destinée à fonder une maison de secours et de refuge pour les petits musiciens des rues ; ma mère et moi nous ferons le reste. – Chère madame, dit Mattia en baisant la main de ma mère, je vous demande une toute petite part dans votre oeuvre ; si vous le voulez bien, le produit de mon premier concert à Londres s’ajoutera à la recette de Capi. » Une page manque à mon manuscrit, c’est celle qui doit contenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicien que moi, écrit cette chanson, et la voici :