C’est un romancier qui, sans attacher de cocarde rouge à son chapeau, a fait oeuvre de révolutionnaire. Voici qu’on commence la publication de son oeuvre sous la forme populaire, en livraisons à deux sous.
Je conseille aux camarades de donner leurs deux sous.
Le premier livre publié s’appelle Les Victimes d’amour. Sous d’autres titres, ce sera, dans les volumes à venir, l’histoire de toutes les victimes qui perdent leur sang dans l’obscurité, un sang pur et clair, et qui ne devait pas couler sous l’ongle du crime.
Goncourt, Zola, Daudet, se ressemblent tous trois, tant soit peu, et il eût suffi, au besoin, qu’un seul d’entre eux fût né pour que le genre eût son état civil, sa marque de fabrique, son estampille. On pourrait dire qu’ils se sont donné la main pour peindre la grande névrose de Paris ; tous leurs personnages, hommes ou femmes, ont dans leurs veines du sang d’Emma, et dans la caboche un grain de sa folie de misère et d’amour. C’est une race spéciale, maladive et bizarre, dont ils ont étudié la vie ou plutôt l’agonie –impitoyables, avec Goncourt et Zola, comme les médecins en tablier d’opérateur, chariteux et doux, avec Daudet, comme les soeurs de Saint-Vincent à coiffe blanche. Mais si la portée de leur oeuvre est puissante, le champ de leur observation est, de parti pris, limité : il tient entre l’Assommoir et Lourcine.
On n’avait pas encore trépané comme cela les gens, pour lire dans un cerveau mis à nu sa fièvre et son mal. Mais on a pratiqué l’opération sur des têtes choisies, et c’est encore la Bohème qui a fait les frais de la nouvelle chirurgie.
Or, il n’y a pas que la Bohème sous la calotte des cieux, et il est bien temps de laisser l’état-major des détraqués qui tient toute la place dans les livres des romanciers en vogue depuis dix ans, et a caché le gros de l’armée.
Il y a une classe qui s’appelle la Bourgeoisie et un pays qui s’appelle la Province. Ce pays et cette classe représentent des millions d’hommes et il se passe là-dedans, à toute heure que le bon Dieu fait, des drames autrement émouvants et terribles que ceux de la grande ou basse vie.
Cette race meurt de mille morts affreuses, dans des convulsions terribles ; mais elle cache son mal, comme ses crimes, et les romanciers en sont encore à bafouer ses ridicules plutôt qu’à fouiller dans ses plaies et à dénoncer ceux des dirigeants qui chourinent le monde, sans se mettre de sang aux doigts.
Or, à l’ombre des privilèges qui ont aidé la Bourgeoisie à vivre, il y a des bourgeois qui tuent, des bourgeois qui crèvent – tuteurs, héritiers, médecins et malades, avocats et clients, syndics et faillis, déshonorés et décorés, qui ont la rage et se dévorent dans une obscure mêlée. Ce sont des assassinats d’arrière-boutique, des étranglements de coulisse, les coups sont sourds !
Eh bien ! lisez Les Victimes d’amour, lisez Le Beau-Frère, lisez Le Docteur Claude, lisez Une Bonne affaire, lisez La Belle-Mère et vous aurez une idée de cette classe, et vous en voudrez presque aux glorieux d’avoir toujours auréolisé des réfractaires du journal, du lupanar ou de l’atelier, alors qu’il y avait à trancher dans le gras de la vie commune.
Malot, lui, a taillé là-dedans, les manches retroussées, l’oeil tendu : dans les milieux honnêtes et étouffés où l’on parle de décence, de justice et de vertu, il nous montre comment
On peut tuer un homme avec tranquillité
et ce que cache de viols ignobles le manteau de la Loi !
C’est là ce qui le met à part et hors de pair.
Mais il est né au pays du cidre et non au pays du vin ; il est de Normandie, non de Provence. Il lui eût fallu la pourpre d’un talent du Midi. Il n’y a pas l’éclaboussement du soleil dans ses oeuvres ; son style n’a point les fleurs vives de Zola ou les fleurs pâles de Daudet. Il est parfois habillé de gris et a les cheveux ras, comme un puritain.
On peut répondre que s’il est habillé de gris, c’est qu’il fait besogne d’infirmier, quelquefois, et qu’il se frotte à d’autres gens vêtus de sombre aussi comme les gardiens d’asile ou les gardiens de prison. Il a la couleur de son arme, comme les chasseurs à pied qui sont couleur de pré.
D’ailleurs, il a moins la soif de la gloire que la faim du travail, et il ne s’est jamais préoccupé de nouer des rubans au manche de sa charrue. Il a labouré, semé – ayant plus la peur que l’amour des coquelicots, parce qu’ils mangent la place d’un grain de blé, tout en égayant le peuple des épis.
Disons qu’il n’a pas non plus appelé la renommée comme les paysans rappellent l’essaim, en faisant un charivari de casseroles dans le voisinage de la ruche abandonnée. C’est à ceux qui savent tout ce qu’il vaut de le dire et d’appeler l’attention sur la vertu sourde de son oeuvre, si on ne l’a pas remarquée dans le tapage que soulevaient, d’un autre côté, des livres que l’actualité portait sur ses épaules, comme un Hercule porte sur sa tête un clown qu’on voit de tous les coins de la place et qui, ainsi juché, a toute la mine d’un géant.
Le Cri du Peuple, 17 novembre 1884.