Gaston Leroux

LE CRIME DE ROULETABILLE

(1921)

I. - Réflexions et souvenirs d’un ami

I. – Réflexions et souvenirs d’un ami

Avec quelle émotion nouvelle, à plus de dix ans de distance, moi, Sainclair, je reprends une plume qui a tracé le sensationnel rapport du « Mystère de la chambre jaune » et les premiers hauts faits du jeune reporter de L’Époque, pour faire connaître, dans ses détails insoupçonnés, cette affaire retentissante dite : « Le Crime de Rouletabille », sombre tragédie où roulent d’effroyables ténèbres et sur le seuil de laquelle apparaît le doux monstre à la tête de sphinx : l’éternel féminin !… Pauvre Rouletabille ! Lui, à qui aucun problème jusqu’alors n’avait résisté, lui, dont l’intelligence avait sondé tous les abîmes ouverts devant la Raison, je l’ai vu, un instant, frissonner, éperdu devant deux yeux de femme comme devant le chaos !…

On a relaté autre part le drame bulgare au milieu duquel le jeune reporter était allé chercher celle qui devait devenir sa femme et qu’il avait vue pour la première fois dans la salle de garde de la Pitié, car Ivana était venue toute jeune à Paris pour y étudier la médecine.

Cette Ivana Vilitchkov, d’une étrange beauté, appartenait à l’une des plus illustres familles de Sofia, qui avait été mêlée de façon atroce aux malheurs tragiques de Stamboulof et de ses amis. Tous ces incidents sont connus. Tous les journaux ont reproduit le récit des scènes sanglantes qui, en marge du conflit des Balkans, avaient été comme le sinistre prologue d’une radieuse union consacrée à la Madeleine au milieu du Tout-Paris.

Après la grande guerre, Ivana s’était remise à ses travaux de médecine et de laboratoire. On peut dire qu’elle avait tout quitté pour se consacrer entièrement à l’Institut Roland Boulenger. À mes yeux, c’était un désastre et la faute en avait été pour beaucoup à Rouletabille qui, écœuré de la mauvaise foi avec laquelle tout ce qui était officiel essayait d’étouffer les efforts d’un homme que l’École et l’Académie affectaient de traiter comme un charlatan, se laissa trop facilement convaincre par Ivana qui avait épousé la querelle du célèbre praticien. Vous connaissez notre Rouletabille ! Il ne se donne pas à moitié. Ses articles mirent le feu aux poudres. Il affirmait audacieusement que la méthode de travail de Roland Boulenger triomphait déjà en Amérique et il faisait prévoir que, pour peu que la France se montrât, une fois de plus, ingrate envers l’un de ses enfants, celui-ci fuirait pour s’exiler comme tant d’autres, irait porter son génie à l’étranger.

En réalité, Roland Boulenger a-t-il eu du génie ? Nous le saurons peut-être prochainement. Je l’ai toujours cru un peu faiseur. Assurément il ne savait point être simple. Il était trop bel homme et avait la parole trop fleurie. Son charme était certain. Les femmes en raffolaient et ses conférences auxquelles elles ne comprenaient rien étaient le rendez-vous des élégantes, comme au temps de Caro. Avec cela, il était très mondain, ce qui ne l’empêchait pas de travailler douze heures par jour. Son esprit d’invention se répandait dans tous les domaines. C’était là son crime. Avait-on assez ri de son nouveau fusil à percussion latérale ? et de son nouveau système d’engrenage pour moteurs d’autos ? et de son nouveau procédé de champagnisation ? Cependant des sociétés s’étaient formées qui exploitaient ses brevets et qui ne paraissaient point s’être ruinées…

Après avoir fait rire, il avait fait rugir. C’était quand il avait eu la prétention sacrilège de revenir sur les travaux de Pasteur en ressuscitant la génération spontanée. Il affirmait que rien n’avait été définitivement prouvé à ce sujet et ses très curieux travaux sur la sensibilité, l’anesthésie et la génération des métaux conduisaient, il faut bien l’avouer, à des hypothèses inconnues et jamais encore envisagées. Son dernier effort portait sur le bacille de la tuberculose et il avait inauguré dans son Institut une nouvelle sérumthérapie qui avait été l’objet de tous les espoirs et de toutes les fureurs. La vérité était que les résultats avaient été contradictoires et, de lui-même, il avait suspendu les traitements, répondant aux hurleurs qu’avant la fin de l’année il aurait tué le bacille de Koch.

Ce n’était un secret pour personne que son nouveau système avait pour point de départ le singulier privilège qu’ont les poules quand on leur inocule la tuberculose humaine de former des kystes où le microbe persiste fort longtemps sans se généraliser, de sorte que l’altération tuberculeuse reste locale.

Depuis plus d’un an, les jardins de l’Institut Roland Boulenger, derrière l’Observatoire, étaient devenus un vaste poulailler. Je savais que Ivana y vivait en fermière le jour et en secrétaire du grand homme une partie de ses nuits. Rouletabille avait ce qui restait. Tant mieux pour lui s’il trouvait la vie rose. Moi ça ne m’aurait pas plu, bien que je ne doutasse point de l’amour d’Ivana pour son époux, mais je suis d’avis qu’il ne faut pas trop tenter la vertu…

Il y a quinze jours que je n’avais vu ni l’un ni l’autre – nous étions fin juillet quand, en sortant du Palais où je pensais bien ne plus retourner qu’après vacations, je me heurtai à Rouletabille.

– Mon cher Sainclair, j’allais chez toi. Nous t’emmenons à Deauville.

– À Deauville ! m’écriai-je, Ivana qui aime tant la vraie campagne… Je ne vois pas Ivana à Deauville. Elle déteste les snobs !

– Mon cher, elle s’est fait faire des robes. Je ne la reconnais plus. Ce sont les Boulenger qui nous emmènent. Ils m’ont chargé de t’inviter. Et Ivana compte sur toi.

– C’est bien vrai, ce mensonge-là ? interrogeai-je encore…

Rouletabille quitta alors son air enjoué :

– C’est moi qui te prie de venir ! viens !…

Quand je rentrai chez moi, je m’affalai devant mon bureau et, me prenant la tête dans les mains, je fermai les yeux. Ce n’était pas la figure énigmatique d’Ivana qui m’apparaissait maintenant, dans la nuit de mes paupières closes, mais une charmante tête blonde, aux yeux d’un bleu céleste, au sourire en fleur, au front virginal.

Cette pureté m’avait séduit sans qu’elle s’en doutât, la chère enfant, par un beau matin de printemps où il y avait du soleil nouveau sur les quais et dans les boîtes des bouquinistes. Elle était accompagnée de sa bonne vieille maman, qui lui cherchait je ne sais quel livre de classe dont elle avait besoin pour passer ses examens. Cela avait dix-sept ans. Cela n’avait jamais quitté les jupes de sa mère. Cela habitait dans le quartier. Cela n’était point pauvre, mais honnête. Situation modeste, excellente famille, mœurs irréprochables, un héritage de vertus. Cela ignorait toutes les horreurs de la capitale. J’épousai…

Au moins, je savais ce que je faisais, moi ! J’avais pris mes renseignements, j’avais étudié ma belle petite oie blanche de près, pendant des mois. Je n’étais pas allé chercher une fille indomptée dans les Balkans… et tout de suite, ainsi que je l’avais prévu, je fus tranquillement heureux, comme je le désirais. J’eus grand soin, du reste, d’entourer mon bonheur de toutes les précautions raisonnables. Comme j’étais fort amoureux, je me rendais parfaitement compte qu’il y avait en moi l’étoffe d’un jaloux, d’autant que je n’étais plus de la première jeunesse. Aussi ne recevais-je chez moi, en dehors de Rouletabille, que de vieux camarades qui ne pouvaient pas me porter ombrage…

Eh bien ! j’eus la preuve un beau jour (je n’ai rien à cacher, hélas ! puisque mon infortune n’a été que trop publique) que ces yeux candides, ce front de vierge, ces boucles d’enfant, cette bouche naïve, toute cette pureté me trompaient !

Après cela on s’étonnera que je ne croie plus à rien !

On s’étonnera que je termine tout par des points d’interrogation… Ah ! Rouletabille, quand tu me pris pour avocat dans cette affaire terrible, tu savais combien mon cœur avait souffert de la trahison d’un être adoré… et que le tien ne trouverait nulle part un plus sensible écho à ta douleur, dans ces moments où tu croyais tout perdu.

II. - Masques et visages

II. – Masques et visages

Ayant reçu une lettre de Mme Boulenger qui m’invitait à venir passer quelques jours aux Chaumes où se trouvaient déjà Rouletabille et Ivana, je partis pour Deauville…

Les Chaumes étaient une des plus belles villas du pays avec une certaine affectation de style rustique qui n’excluait point la magnificence. Les Boulenger étaient très riches. Le chirurgien encore pauvre, mais déjà célèbre par ses premiers travaux, avait épousé Mme Hugon, jeune veuve du vieux Monsieur Hugon qui avait fait une grosse fortune dans les phosphates siciliens ; ce mariage avait permis au praticien de délaisser sa clinique pour se livrer presque exclusivement à ses travaux de laboratoire.

Mme Boulenger approchait maintenant de la quarantaine, mais elle montrait encore une grande fraîcheur de visage, et elle n’était point sans une certaine coquetterie un peu sévère et qui allait bien à son genre, si j’ose dire… Quel était donc le genre de Mme Boulenger ? Il consistait surtout dans une austère amabilité, qui n’était certes point dépourvue de charme pour ceux et pour celles que son mari introduisait à son foyer.

Elle savait dépouiller la savante qu’elle était devenue à l’école de son mari, car cette femme qui n’avait qu’une éducation purement littéraire, s’était mise à la médecine et à la chimie comme une écolière, avait forcé les portes du laboratoire où Roland s’enfermait, et était devenue son premier préparateur. Les élèves du maître ne se gênaient point pour dire qu’elle avait sa grande part dans les derniers succès de l’Institut Boulenger, mais de tels propos l’horripilaient et elle fermait impatiemment la bouche aux indiscrets, et même à son mari, quand on effleurait ce sujet.

Elle n’avait d’autre joie que la gloire de Roland, d’autre plaisir que celui de lui être agréable. Elle l’entourait de soins presque maternels. Son égalité d’humeur, qui était parfaite en toutes circonstances, faisait du foyer des Boulenger quelque chose de rare. Elle en avait tout le mérite, car ce diable d’homme était doué d’une activité qui se dépensait en tous sens. On me comprendra.

Roland Boulenger, qui n’était guère plus âgé que sa femme, avait eu et continuait d’avoir les plus belles aventures du monde. Il ne perdait son temps en rien : chacun savait cela et Thérèse (c’était le nom de Mme Boulenger) n’ignorait point que son époux menait de pair le travail et le plaisir. Il n’y mettait point toujours de la discrétion. Elle était la première à en sourire et, si elle souffrait, cela ne se voyait guère. À une allusion un peu trop précise de ses amis qui tentaient de la plaindre, elle répondait :

– Oh ! moi, il y a longtemps que je ne suis plus qu’un pur esprit ! J’aime Roland pour son intelligence et pour son grand cœur d’honnête homme. Le reste n’a pas d’importance, c’est des bêtises !

De fait, elle n’était tracassée que de la santé de son mari qui se surmenait trop… L’année précédente, lors de la grande passion de Boulenger pour Théodora Luigi, elle avait été effrayée de l’état de dépérissement rapide dans lequel elle le voyait. Alors là, elle s’était révoltée :

– Je veux bien que mon mari s’amuse, avait-elle dit à Rouletabille, mais je ne veux pas qu’elles me le tuent !

Elle avait été instruite que Théodora était une grande fumeuse d’opium, et que son imagination de courtisane savait créer au plaisir des décors fameux mais redoutables. Elle se jeta aux pieds de son mari :

– Ça, lui dit-elle, tu n’as pas le droit. Ta santé ne t’appartient pas !… Elle appartient à la science, à tous ceux que tu peux sauver !… Mon Roland ! Écoute-moi !… Tu sais que je ne te dis jamais rien… je suis avec toi comme une bonne maman quand son grand enfant fait des frasques : je détourne la tête… mais regarde ton pauvre visage, tu me fais pleurer.

Elle avait été sublime, cette femme. C’était une sainte. Et comme Boulenger n’était ni un misérable, ni un sot, il avait compris qu’elle avait raison et il l’avait serrée sur son cœur.

Il s’était laissé emmener quelques semaines dans le midi. Quand Thérèse avait ramené son mari à Paris, Théodora Luigi était partie pour un long voyage avec le prince Henri d’Albanie… Roland était sauvé !…

J’arrivai à Deauville par le train de midi. Rouletabille était à la gare. Il me donna de bonnes nouvelles de tous. Nous échangeâmes quelques propos sans importance, et bientôt l’auto s’arrêtait devant la porte des Chaumes. Je fus étonné de voir que personne ne venait au-devant de nous, Rouletabille, en me conduisant à une chambre, me dit qu’on déjeunait très tard à Deauville et que le professeur travaillait jusqu’à une heure.

– Comment ? ici aussi ? Mais ta femme ne travaille pas ?…

– Le professeur, Ivana, Mme Boulenger sont enfermés tous les trois avec leur grand rapport sur le dernier état de leurs travaux relatifs à la tuberculose des gallinacés.

– Charmante villégiature !… Eh bien ! et toi, tu ne travailles pas ?

– Non, moi, je m’amuse !

– À quoi ?

– À faire des pâtés de sable !…

– On va donc à la mer, à Deauville !…

– Oui… moi ! les enfants et les nourrices !

Là-dessus, il me quitta, car il avait quelqu’un à voir qu’il était sûr de rencontrer à La Potinière, à cette heure-ci, où toute la clique du Tout-Paris s’écrasait… Quelques instants plus tard, je descendis dans le jardin, qui était vaste, avec d’admirables corbeilles de fleurs et de beaux coins d’ombrage… Les domestiques mettaient le couvert sous des arbres au lointain. Plus près, j’aperçus soudain Mme Boulanger, qui, souriante, venait au-devant de moi. Je m’avançai vers elle, en longeant le mur de la villa. Au-dessus de moi une fenêtre était ouverte et j’entendis distinctement ces mots que prononçait Ivana :

– Je vous en prie ! Je vous en prie… laissez ma main ! Oh ! maître, vous êtes insupportable.

Je n’oublierai jamais l’accent de ce « Je vous en prie ! » Certes était douce la prière, et nullement menaçante… J’étais un peu pâle quand j’abordai Mme Boulenger. Il me paraissait impossible qu’elle n’eût pas entendu. J’avais bien entendu, moi !… et Thérèse n’était guère alors plus éloignée que moi de la fenêtre… Mais sans doute me trompai-je, car sa figure ne changea point et elle me souhaita la bienvenue avec un naturel parfait.

Ivana et Boulenger ne tardèrent point, du reste, à se montrer. Il me sembla, dès l’abord, qu’ils affectaient une correction un peu exagérée, mais cette impression dura peu devant la bonne humeur charmante d’Ivana et l’entrain du professeur.

Tous deux marquèrent un grand plaisir de me revoir. Ils ne dissimulaient point que ma présence serait surtout utile à Rouletabille qui était un peu délaissé.

– C’est la faute de ce damné rapport et de ces damnées poules qui ne nous ont pas encore livré tout leur secret ! mais dans quelques jours, nous en aurons fini avec les paperasses, je l’espère, et alors quelles randonnées en auto ! nous tournons le dos à La Potinière et en route pour la Bretagne ! Première étape : une omelette chez la mère Poulard.

Il rayonnait cet homme, il y avait de la flamme dans ses yeux sombres, aux cavités inquiétantes qui donnaient parfois à réfléchir… Certains prétendaient qu’il ne s’était attaqué avec tant d’ardeur au problème de la tuberculose que parce qu’il était atteint lui-même de la terrible maladie…

Nous nous mîmes à table. Le déjeuner fut délicieux. Rouletabille était revenu de La Potinière avec les dernières histoires de la nuit. On n’avait vidé les salles de jeu qu’à quatre heures du matin et les plus enragés s’étaient vengés de l’administration qui les mettait à la porte en emportant les instruments du jazz-band et en faisant un tapage d’enfer. C’est dans cet équipage qu’ils étaient arrivés chez Léontine qui avait dû se relever, leur ouvrir la porte de son bar et leur faire à souper. Et là, ils s’étaient remis à jouer, un jeu terrible, aux dés. Le gros Berwick avait forcé un petit reporter, Ramel, de Dramatica, à jouer les cinq louis qu’il avait dans sa poche. Vers les huit heures du matin le petit Ramel gagnait vingt-cinq mille francs. Il en profitait immédiatement pour se commander une soupe à l’oignon.

Je rapporte tous ces détails pour que l’on se rende tout de suite compte du ton et de l’air des gens. Dans le moment même que nous nous égayions tous ainsi, apparemment sans arrière-pensée, Roland Boulenger qui donnait la réplique à Rouletabille, cherchait le pied d’Ivana, sous la table. J’en avais la preuve. Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants et menteurs ! Je regardai ce masque enjoué qui, dans le moment même, était tourné sur nous, et sur lequel j’apercevais, moi, le vrai visage dionysiaque de Roland. Cet homme commettait en ce moment une action abominable et je crois pouvoir dire qu’il ne s’en doutait pas !

Plus j’y pense et plus je crois qu’il faut chercher le trait essentiel de ce caractère dans la naïveté de son égoïsme extrême. Réellement, cette insouciance un peu sauvage, cette violence aristocratique des passions, cette activité de vainqueur souriant, cet individualisme farouche, c’est ce qui m’apparaissait en Roland Boulenger, beaucoup plus que cette âme généreuse d’apôtre et de savant vouée au salut de l’humanité, qui paraissait éblouir tant de gogos, et cette pauvre Thérèse en particulier. Nous aurons l’occasion de reparler d’Ivana.

« Eh quoi ! pensai-je, serais-je seul à m’apercevoir de ce qui se passe ?… et faut-il qu’un esprit aussi délié que celui de Rouletabille ne voie rien de ces manœuvres. Et s’il s’en est aperçu, quel est mon rôle ici et que suis-je venu y faire ?… »

III. - Le baiser sur la terrasse

III. – Le baiser sur la terrasse

Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino. On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces gens trouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je ne vais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dans le privé, j’ai vu, en quelques coups de cartes, passer des centaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui me stupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes et leur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu, vieux Palais, tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites à tout. Ces dos nus ! Enfin !…

Je constatai avec plaisir qu’Ivana avait une toilette originale dans sa simplicité, mais de fort bon goût. Bien qu’elle ne fût pas décolletée jusqu’à la ceinture, sa robe de tulle noir pailleté, garnie de cabochons noirs, n’était pas la moins regardée. Ivana avait dans les cheveux un bandeau de gros cabochons de jais, fixant une mantille. On eût dit un Goya. Le professeur ne la quittait pas. Mais ils nous quittèrent. Évidemment, on ne se promène pas comme une noce dans les salons d’un casino.

Je retrouvai Rouletabille et Mme Boulenger causant dans un coin près des portes-fenêtres ouvertes sur les terrasses. Nous nous assîmes tous trois dans des rocking-chairs et goûtâmes la fraîcheur de la nuit lunaire, ce qui n’était pas un luxe après l’étouffement des salons de jeu…

Nous étions là depuis quelques instants, rêvant chacun de notre côté, lorsque j’aperçus distinctement dans l’une des allées qui conduisent à la plage, deux silhouettes qui venaient de sortir de l’ombre, traversaient un petit espace de clarté et rentraient dans l’obscurité.

J’avais reconnu tout de suite, dans les deux promeneurs solitaires, Roland Boulenger et Ivana.

Roland tenait la main d’Ivana sur ses lèvres et y prolongeait un baiser que la brusque lumière avait surpris. Il y avait eu à ce moment un geste de retrait d’Ivana, mais Roland avait maintenu sa position et il s’était enfoncé dans l’ombre avec sa captive.

De loin, nous dominions la scène qui avait duré quelques secondes. Nous-mêmes étions dans l’ombre et, d’en bas, l’on ne pouvait nous voir. Du reste, les deux personnages qui me préoccupaient ne semblaient guère penser à nous. Ils nous avaient complètement oubliés.

Et maintenant, je dois vous dire que cette rapide vision m’avait complètement bouleversé, non pour moi assurément, mais pour les deux êtres qui étaient assis à mes côtés. Il me paraissait impossible qu’ils n’eussent point vu ce que j’avais si bien vu, moi ! Cependant, Rouletabille n’avait point bougé. Quant à Mme Boulenger, elle se leva en disant :

– Vous ne trouvez pas qu’il fait un peu frais ? Si l’on rentrait ?

Nous nous levâmes à notre tour et la suivîmes jusque dans la salle de la boule où elle s’amusa à jouer sur les numéros et où elle gagna une vingtaine de francs, avec des démonstrations de joie enfantine. Comme nous quittions la boule, en nous retournant, nous nous trouvâmes nez à nez avec Roland et Ivana qui, depuis un instant, regardaient jouer.

– Tiens, fit Mme Boulenger, vous voilà ! Où étiez-vous donc ?

– Dans la lune… répondit le professeur, si vous saviez ce qu’il fait beau dehors !

– Si l’on rentrait à pied ? » proposa Thérèse. Nous reprîmes le chemin de la villa. Roland et Ivana étaient devant nous, à une certaine distance. Nous marchions tous en silence…

IV. - Confidences

IV. – Confidences

J’étais décidé à parler à Rouletabille. Un instant j’avais pensé à précipiter mon départ par le jeu de quelque télégramme me rappelant à Paris et à laisser derrière moi des choses qui ne me regardaient pas. Et puis, j’avais réfléchi que Rouletabille était un ami et que c’était agir en égoïste que ne point lui ouvrir les yeux s’il les avait fermés. Depuis ma propre aventure, rien ne m’étonne plus de l’aveuglement des hommes. Il n’est point de cire plus chaude qui, en se refroidissant, devienne plus solide que le baiser d’une femme sur deux paupières… et voilà de fameux scellés ! La dame peut se promener à l’aise dans la lumière, l’autre n’y voit plus goutte ! On a beau s’appeler Rouletabille, on a beau s’appuyer en marchant sur « le bon bout de la raison », on trébuche comme les autres dans le même fossé au fond duquel vous trouvez votre honneur en miettes et votre foyer en cendres.

Le lendemain matin, comme j’étais à ma fenêtre, en train de me faire la barbe, je vis sortir de la villa le professeur et Ivana à cheval. Ils étaient montés sur de belles bêtes impatientes et les cavaliers ne paraissaient point non plus dénués d’une certaine ardeur animale qui me les montrait déjà grisés de l’air un peu pointu du matin et de la course qu’ils allaient fournir.

Ivana montait en homme et pressait de ses cuisses nerveuses une jument demi-sang que le garçon d’écurie avait peine à retenir. Roland avait les pommettes roses et je lui trouvai un sourire un peu féroce lorsque, tourné vers la villa, il fit un signe d’adieu avant de partir. Je crus que ce signe s’adressait à Mme Boulenger, mais, en me penchant, j’aperçus à la fenêtre de sa chambre Rouletabille qui me demanda comment j’avais passé la nuit. On entendait le trot des chevaux qui s’éloignait rapidement.

– Eh bien ! et toi, tu ne fais pas de cheval ? demandai-je.

– Ma foi non ! ça ne me dit rien dans ce pays. Il y a trop d’automobiles sur les routes.

– Oh ! à cette heure-ci…

– Et puis, je vais te dire… je les ai accompagnés une fois… que ce soit à cheval, que ce soit à pied, ils ne parlent, dans leurs promenades, que de leurs poules et de la tuberculose… J’aime autant rester ici.

La journée se passa sans incidents. Je remarquai de plus en plus que nous existions de moins en moins pour le professeur et Ivana. Ils ne s’occupaient que d’eux. Je trouvai qu’en ce qui nous concernait, c’était assez mélancolique et, le lendemain, je dis à Rouletabille :

– Allons déjeuner ensemble au Havre.

– Entendu ! Je vais prévenir ici ! fit-il.

– À quoi bon ? répliquai-je. On ne s’apercevra même pas de notre absence.

Il me regarda en souriant et, me donnant une petite tape sur l’épaule :

– Allons ! je vois que tu as à me parler.

– Peut-être !…

Une heure après, nous prenions le bateau à Trouville et, au Havre, je l’emmenai déjeuner chez Frascati. Pendant la courte traversée, Rouletabille m’avait parlé, avec beaucoup de liberté d’esprit, de ses projets pour l’hiver, d’un grand voyage de reportage qu’il voulait faire en Syrie et en Mésopotamie.

– Et Ivana ? demandai-je.

– Oh ! elle ne me laissera pas partir seul…

– En es-tu sûr ?

– Que veux-tu dire ?

– Dame ! ses travaux avec Roland Boulenger…

– Oh ! je crois qu’à cette époque elle pourra prendre un congé…

– Eh bien, tant mieux… appuyai-je.

Il ne releva point ce tant mieux. Je crois même qu’il ne l’entendit point. Il me montrait les prodigieuses cheminées d’un transatlantique qui dépassaient toutes les constructions du port dans lequel nous faisions alors notre entrée et il m’entretenait déjà du plaisir qu’il prenait aux longs voyages sur mer, de l’admirable repos qu’ils procuraient. Il regrettait seulement l’installation du sans fil, qui donnait à chaque instant des nouvelles d’un monde dont on était autrefois si parfaitement coupé.

– Eh ! eh ! fis-je, je ne te croyais pas si ami de la retraite. Deviendrais-tu misanthrope ?

– Je n’ai aucune raison de le devenir ! me répondit-il nettement et en levant sur moi, un regard qui me gêna.

Si bien, qu’à Frascati, je ne savais, moi, comment engager la conversation à laquelle j’étais si bien résolu.

Ce fut lui qui me tira d’affaire en me jetant, tout à coup, dans le moment que je le croyais entièrement occupé par le dépècement d’une patte de homard :

– Eh ! bien ! voyons ! dis-moi ce qui te tracasse ?

– Tu ne le devines pas ? fis-je.

– Parle toujours ! nous verrons bien après !

– Je trouve que Roland Boulenger fait bien l’enfant gâté…

– Il l’a toujours été… ça n’est pas nouveau…

– Qu’il ait été gâté par sa femme et même par d’autres, cela m’est parfaitement indifférent, répliquai-je, mais…

– Allons ! interrompit Rouletabille, toujours en se battant avec son crustacé, je vois ce qui te chagrine. Tu trouves qu’il prend bien des libertés avec Ivana…

Je fis oui de la tête… Il continua :

– Tu trouves même qu’Ivana les lui laisse bien facilement prendre ?

Je ne répondis pas, mais mon silence était éloquent.

Sur ces entrefaites, un intrus vint serrer la main du reporter. On parla de choses et d’autres. Notre conversation ne reprit qu’au dessert.

– Tu penses bien que je n’ai pas attendu ton arrivée ici, fit-il, pour m’apercevoir du jeu qui s’y joue…

– Un jeu ? relevais-je. Il est bien dangereux !

– Non, répliqua-t-il, péremptoire, avec Ivana, je ne crains rien !

– Tu as tort !

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis que tu as tort ! En principe, tu as raison d’avoir la plus grande confiance en ta femme, qui est la plus honnête des femmes… mais en pratique, quand la plus honnête des femmes se prête à ce jeu-là, même en toute innocence… eh bien ! je te dis que son mari peut avoir tout à redouter !…

Rouletabille fronça le sourcil, resta silencieux, quelques secondes, puis laissa tomber ces mots :

– Mon bon Sainclair… tu es excusable de parler ainsi !…

Je rougis, car il venait de toucher une plaie vive… Il s’aperçut qu’il m’avait fait de la peine et m’en demanda pardon sur-le-champ.

– Hélas ! fis-je en secouant douloureusement la tête, si nous sommes de vrais amis, je crois que nous n’hésiterons pas à nous faire de la peine l’un et l’autre dans cette affaire…

Dans cette affaire ?… Voilà un bien gros mot pour quelques galanteries mondaines auxquelles personne, jusqu’à ton arrivée ici, n’a attaché importance !

– Si ! m’écriai-je… Il y a quelqu’un qui a attaché de l’importance à ces galanteries-là !…

– Et qui ?

– Toi ! mon cher, toi ! qui m’as fait venir ici ! toi qui as été le premier à mettre la conversation sur ce sujet… parce que… parce que tu trouvais que je n’y arrivais pas assez vite !

– Eh bien ! c’est exact ! avoua Rouletabille. Tu as raison ! Je t’ai fait venir à cause de ça ! J’ai voulu que tu voies… Alors ça crève les yeux ?

– Mon pauvre ami.

Rouletabille pâlit.

– Cette fois, dit-il, tu vas trop loin ! je ne suis pas encore ton pauvre ami et j’espère bien ne jamais le devenir !… Tu vas savoir ce qui se passe… car il ne se passe rien que je ne le sache…

– Je suis heureux de t’entendre parler ainsi… Rouletabille a toujours su tout, avant tout le monde… Tu ne m’étonnes donc pas ! Cependant tu m’excuseras de te demander si tu sais qu’avant le déjeuner, dans le bureau, Roland Boulenger s’est saisi de la main d’Ivana et l’a si impatiemment pressée que ta femme a dû le supplier de cesser ces déclarations d’amitié ?

– Oui, je sais cela !

– Sais-tu que, pendant le déjeuner, la botte de Roland est allée chercher, sous la table, le soulier d’Ivana ?

– Je ne l’ignore pas.

– Et que le soir, dans les jardins, devant la terrasse du casino, Ivana a abandonné à Roland cette main qu’elle lui avait ôtée le matin et qu’il a couverte de baisers ?

– Les misérables ! s’écria Rouletabille en éclatant de rire…

Je le regardai dans l’ahurissement le plus parfait…

– Tu trouves ça risible ? balbutiai-je.

– Eh ! mon Dieu, oui ! tu ne penses pas que je vais pleurer pour des enfantillages pareils ! Si tu connaissais Roland Boulenger tu saurais qu’il ne peut pas avoir une femme à côté de lui sans se livrer à quelque manifestation plus ou moins extravagante, mais cela n’a de conséquence que pour celles qui le veulent bien…

– Tout de même, avoue que tu n’es pas tranquille, car si tu sais tout cela, c’est que tu ne cesses de surveiller ta femme…

– Je suis tout à fait tranquille et je ne surveille pas ma femme ! si je sais tout cela, c’est que c’est elle qui me renseigne ! Ah ! te voilà bien attrapé, bon Sainclair !

– Je n’ai plus rien à dire.

– Eh bien ! moi je vais commencer, déclara-t-il en se levant. Allons faire un tour sur la digue.

Il mit son bras sous le mien et j’eus bientôt sa confidence :

– Tu as dû remarquer que Mme Boulenger était au moins aussi calme que moi…

– Oh ! elle ! la pauvre sainte femme ! elle en a tant vu !…

– Eh bien, sache que Thérèse, Ivana et moi, nous avons formé un complot : celui d’arracher Roland à une mauvaise influence… Tu as entendu parler de Théodora Luigi ?…

– Certes… Je suis au courant… Le monde entier, du reste, a été au courant, car il y a cela de bon avec Roland Boulenger, c’est qu’on est toujours au courant de tout.

– Il y a des femmes qui ne savent pas cacher leurs bonnes fortunes, me répondit-il… Il y en a même qui se vantent de celles qu’elles n’ont pas eues… mais je ne pense pas que Roland…

– Il est compromettant !… mais passons… alors, vous avez formé un complot… C’est toi qui as eu l’idée de ce complot ?

– Non !

– Comment l’as-tu appris ?

– Tu ferais un bon juge d’instruction, Sainclair ! Je ne vais pas jouer au plus fin avec toi…

– Je t’en prie… c’est grave… dis-moi bien tout… tout…

Il fit quelques pas et se décida : il m’avoua qu’à Paris il avait été préoccupé par les façons désinvoltes du professeur et… par la patience un peu… coquette d’Ivana… Il avait néanmoins une trop grande expérience de l’honnêteté de sa femme pour qu’il put mettre celle-ci en doute. La terrible aventure qui avait précédé leurs étranges noces avait été pour lui d’un enseignement qu’il ne pouvait oublier. En ces semaines tragiques, il avait pu croire et il avait cru qu’Ivana avait trahi la foi jurée au profit de leur plus cruel ennemi… Tout semblait le démontrer ; les actes les plus éclatants d’Ivana, comme les plus cachés, l’attestaient. Elle trahissait Rouletabille !… Eh bien non ! elle ne lui avait jamais été aussi fidèle !… elle n’avait jamais autant travaillé pour leur amour ! Et s’il ne l’avait point définitivement condamnée ç’avait été par le miracle toujours renouvelé de la raison de Rouletabille, de son « bon bout de la raison » qui lui avait fait voir la lumière là où les autres ne touchaient que des ténèbres et du sang.

– Tu comprends, me dit-il, que lorsqu’on a passé par là, on ne se laisse pas aller à son premier mouvement sur quelque déplaisante apparence !… Je m’expliquai franchement avec Ivana. Elle ne me répondit point tout d’abord. Je vis que mes questions, en faisant croire à mes soupçons l’avaient désagréablement surprise. Elle me demanda quelques heures avant de me répondre. Je connaissais le caractère entier d’Ivana. Je regrettai presque d’avoir parlé. Notre précédente aventure et son innocence d’autrefois eussent dû, semble-t-il, lui épargner une telle conversation entre nous. Bref, je m’attendais à quelque éclat, et je puis te l’avouer, je n’en menais pas large en rentrant le soir chez moi. Aussi je fus bien soulagé de lui voir tout de suite son bon sourire. Elle me prit la main et me conduisit devant Mme Roland Boulenger qui m’attendait dans le salon.

« – Ma bonne Thérèse ! lui dit-elle, je vous l’amène, il est jaloux. Sauvez-moi !…

« C’est alors, continua Rouletabille, que j’appris le complot. Mme Boulenger s’était aperçue, bien avant moi, des amabilités de son mari pour Ivana, avant même qu’Ivana s’en fut ouverte elle-même à Mme Boulenger… Ma femme, en effet, avait laissé entendre à son amie qu’elle allait être dans la nécessité de résilier ses fonctions auprès du maître… Mais alors Mme Boulenger avait fondu en larmes : « Si vous partez, il est perdu ! avait-elle répliqué à Ivana… Théodora Luigi est revenue !… Il m’avait juré de ne plus la revoir… et l’a revue ! S’il n’est point retourné auprès d’elle, c’est qu’il vous aime !… mais ne le désespérez pas ! » Tu comprends, Sainclair, tu comprends maintenant le jeu terrible « Ne le désespérez pas ! »

– Eh ! m’écriai-je, je comprends que Mme Boulenger est en train de vous sacrifier tous les deux à son mari… À la santé de son mari ! à la gloire de son mari !… Que ne ferait-elle pas pour son mari ?… Elle s’est ouvert le cœur pour lui… Elle s’est mise sous ses pieds !… Elle y mettra le monde !… et ce n’est point le bonheur d’un bon petit ménage comme le vôtre qui l’arrêtera dans son holocauste !…

– Mon cher Sainclair, je voudrais tout de même bien que tu ne me prisses point pour un imbécile ! Si cette petite histoire était destinée à durer, je te prie de croire que je ne me serais laissé attendrir ni par les larmes de Mme Boulenger ni par les raisonnements altruistes d’Ivana qui ne voit dans cette aventure qu’un merveilleux cerveau à sauver et peut-être l’aboutissement heureux et prochain d’illustres travaux sur le sérum de la tuberculose…

– Ah ! bien, interrompis-je, tu me la bailles bonne !… Alors, tu vas attendre pour reprendre ta femme que ce monsieur ait découvert le moyen de guérir la tuberculose !

– Idiot ! éclata-t-il en me bourrant un solide coup de poing dans les côtes… Nous attendrons simplement que Théodora Luigi soit repartie !… ce qui arrivera avant longtemps !… Elle ne quitte plus Henri II d’Albanie… Henri II est pour trois semaines en France… dans quinze jours il rentre dans ses États et pour longtemps, paraît-il… Nous sommes débarrassés de la « poison » ! Ivana et moi nous faisons notre voyage en Syrie… Tu vois qu’au fond, conclut-il en s’efforçant de sourire, tout cela n’est pas très grave !… Si tu connaissais mieux Ivana, tu dirais même que ça ne l’est pas du tout ! Elle a la tête solide, tu sais… Pour te tranquilliser tout à fait, je te rapporterai la dernière conversation que nous eûmes à ce sujet. Elle se terminait ainsi. C’est Ivana qui parle : « Le jour où tu auras le moindre soupçon, mon petit Zo, fais-moi un signe ! et nous partons tout de suite ! et Roland Boulanger ne me reverra jamais ! »

– N’attends donc pas ! répliquai-je à Rouletabille, n’attends donc pas d’avoir le moindre soupçon et fais-lui signe tout de suite !

– Oui ! mais elle sera sûre alors que le soupçon, je l’ai eu et cela, elle ne me le pardonnera jamais.

– Oh ! les femmes ! ne puis-je m’empêcher de m’écrier avec une certaine admiration… qu’est-ce que nous sommes auprès des femmes… En somme, résumons : si tu m’as fait venir ici, c’est moins pour que je te tranquillise, que dans le dessein que tu avais de me tranquilliser…

– Ne raille pas ! supplia Rouletabille d’une voix redevenue soudain très grave…

Il m’avait repris le bras et me le serrait avec une tendresse de frère…

– Je t’ai fait venir parce que j’ai voulu que tu sois au courant… et puis parce que j’avais besoin d’avoir près de moi un ami… Non, ne raille pas… car, au fond, vois-tu, je suis triste !… je suis triste sans savoir pourquoi… car enfin je ne doute pas d’Ivana… Dans cette affaire, je me suis fait son complice et celui de Mme Boulenger… et je devrais en rire… Eh bien ! je ne ris pas !… Ivana, elle, rit ! Et c’est peut-être parce qu’elle rit, vois-tu, que je suis triste… Elle rit avec Boulenger… Elle sourit même à Boulenger, ce qui est pire, je ne me serais jamais imaginé qu’un homme pût – je ne dis pas souffrir… en tout cas je ne me l’avoue pas encore – mais être ainsi désemparé devant le sourire de la femme qu’il aime, quand ce sourire s’adresse à un autre homme… Alors ! je ne sais plus… j’ai le cerveau en miettes… je ne puis plus raisonner !… Je te parlais tout à l’heure de la terrible aventure de nos fiançailles… dont je ne me suis tiré que par le raisonnement… Eh bien ! je crois que cela ne m’a été possible que parce que je me suis trouvé aux prises avec des faits brutaux qu’il m’a été loisible de tourner et de retourner sur toutes leurs faces… mais si j’avais vu Ivana sourire à Gaulow comme je l’ai vue sourire à… à Roland Boulenger… je ne sais pas, non, je ne sais pas si j’aurais pu mettre bout à bout deux idées !…

– Tu en es là et vous restez ! m’écriai-je.

– Eh oui, car je ne veux pas perdre Ivana !… Je dompte une jalousie stupide, indigne d’elle… et indigne de moi !… Si tu savais comme elle m’aime !… Tous les sentiments qui m’agitent et dont je te fais part, je les trouve ridicules, odieux lorsque, sa journée de comédie terminée, elle me presse sur son cœur.

– Bien ! bien ! fis-je… et je l’embrassai…

Au fond il ne m’avait fait venir que pour cela… Avoir mon affection près de lui… Il n’y avait plus rien à lui dire… Quand nous rentrâmes aux Chaumes, nous trouvâmes Mme Boulenger qui nous guettait… La pauvre femme était affolée.

– Théodora Luigi est ici ! nous dit-elle.

V. - Théodora Luigi

V. – Théodora Luigi

Elle nous suivit jusque dans l’appartement des Rouletabille où nous trouvâmes Ivana également inquiète. J’observai bien la femme de mon ami sans en avoir l’air. Certes ! elle n’était point dans cet état de fièvre qui faisait trembler Thérèse, mais, sous des dehors qui affectaient le calme, je démêlai facilement un trouble que je ne lui avais point vu les journées précédentes.

Que le même tourment possédât la femme de Roland Boulenger et la femme de Rouletabille, au regard du professeur et de ses frasques amoureuses, je ne pus m’empêcher de trouver la chose assez curieuse en dépit de tout ce que m’avait raconté mon ami. Rouletabille avertit ces dames que je savais tout et prit sur lui d’annoncer que j’entrais dans le complot. Il souriait et parlait d’un air dégagé qui me faisait de la peine, à moi qui n’ignorais plus l’anxiété de son cœur.

– Ne plaisante pas, Zo ! pria Ivana, d’une voix grave, regarde notre pauvre Thérèse…

Le fait est que notre pauvre Thérèse, tombée au fond d’une bergère, nous montrait une bien pauvre figure.

– Elle est ici et il le sait ! gémit-elle. Et, depuis qu’il le sait, il lui a été impossible de travailler. C’est une feuille du pays qui lui a appris l’arrivée de Théodora Luigi à Deauville. Il est allé, après déjeuner, s’enfermer dans son cabinet dont il nous a consigné la porte, à Ivana et à moi, ses collaboratrices quotidiennes. Quand il est sorti, à cinq heures, j’ai pu constater, en examinant son bureau, ses papiers, qu’il n’avait pas écrit une ligne. En revanche, il a consumé une boîte d’égyptiennes, dont j’ai retrouvé les bouts brûlés partout, sur le tapis, sous les meubles… À cinq heures, il a commandé qu’on lui sellât son cheval et il est parti seul, je ne sais où, sans plus se préoccuper de nous que si nous n’existions pas !… n’est-ce pas, Ivana ?…

Ivana, que je ne quittai pas des yeux, ne répondit rien et haussa tristement les épaules comme si elle compatissait à une peine pour laquelle elle ne pouvait plus rien… cependant je la trouvai un peu pâle…

Thérèse continuait :

– Quand il est rentré tout à l’heure, il nous a dit de nous habiller, que nous irions, ce soir, au Casino où il doit y avoir une fête éclatante dont on parle depuis huit jours, et à laquelle il était entendu que nous ne mettrions point les pieds à cause de la cohue. Mais voilà, il a changé d’avis : Théodora Luigi y sera ! Ah ! je m’attendais bien à ce qu’elle le poursuivît jusqu’ici, quoique mes renseignements me donnaient quelque espérance : la présence nécessaire à Paris d’Henri II d’Albanie et la jalousie du prince qui n’admet point qu’elle le quitte un instant…

– Eh bien, mais voilà une garantie ! fis-je.

– Vous ne connaissez point les femmes, éclata Thérèse.

– Hélas, si, madame.

– Mon pauvre ami, je vous demande pardon… Vous avez été bien malheureux, vous aussi… vous me comprendrez ! C’est vrai qu’il y a des femmes abominables, et elles disent qu’elles aiment ! Elles appellent ça de l’amour !… Et elles apportent avec elles la mort !… Elles la traînent dans les plis de leurs jupes… Et ce sont des femmes fatales auxquelles vous ne résistez pas, vous, les hommes !… tandis que vous détournez le visage d’un honnête sourire… Ma pauvre Ivana, je n’avais plus confiance qu’en toi ! qu’allons-nous devenir ?…

– Mon Dieu, fis-je, je comprends votre douleur, madame, mais peut-être n’y a-t-il point lieu de se livrer à un si grand désespoir… Henri II est jaloux !… Henri II va quitter bientôt la France… Le mal ne pourra être que passager… même si les deux personnages qui vous préoccupent parviennent à se joindre… Ce ne sera pas pour longtemps ! Remarquez que je ne vous parlerais pas ainsi si je ne vous connaissais pas suffisamment pour savoir que votre amour est au-dessus des jalousies vulgaires…

Mais je m’arrêtai. Thérèse pleurait. Ivana s’en fut l’embrasser et Rouletabille et moi-même nous lui offrîmes nos consolations… Tout en continuant de pleurer, elle tira un papier de sa poche :

– Lisez ceci, fit-elle dans ses larmes… alors vous comprendrez… c’est une lettre qu’un chasseur du Royal a apportée tout à l’heure pour Roland. J’avais pris mes précautions avec mon concierge. Voilà où j’en suis descendue !

Nous lûmes :

« Mon cher Roland, j’ai pu l’amener ici. J’ai eu à cela toutes les peines du monde. Quelqu’un l’a mis au courant de notre belle aventure. Il est horriblement jaloux. Il m’ennuie. Je ne pense qu’à toi, qu’à nos amours. Ton esprit, tes sens, ton imagination m’ont fait gravir des sommets que je ne retrouverai jamais qu’avec toi ! Le reste n’est que ténèbres. Le doux poison sans toi est plat. Rappelle-toi ! rappelle-toi ! Ah ! si tu voulais !… Je ne te demande pas grand-chose… je sais que ta vie appartient à d’autres, à tous les autres !… mais laisse reposer ton génie deux mois… seulement deux mois… Je ne te demande que deux mois de ta vie… nous abandonnerons tout pour être l’un à l’autre, loin du monde entier, deux mois… Fuyons ! Veux-tu ? Je serai ce soir au Casino…

Ta Dora. »

Mme Boulenger remit la lettre dans sa poche en éclatant en sanglots :

– Vous voyez !… Nous savons ce que c’est que ces deux mois… et son poison !… Ah ! si elle me le reprend, c’est fini ! Elle me le tuera !… sans cela, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse à moi… elle ou une autre… tout m’est égal à moi, pourvu qu’il vive ! qu’il vive !…

Ma foi, nous pleurions tous. Tout à coup Ivana se redressa et, d’un air déterminé, déclara que la partie n’était pas perdue et qu’après tout, cette Théodora Luigi n’était peut-être point invincible. Elle releva Thérèse et lui dit en l’embrassant :

– Allons ! du courage ! et fais-moi belle !… bien belle !…

Ses yeux brillaient… Le sang, maintenant, affluait à ses joues tout à l’heure si pâles. Une étrange confiance en elle émanait de tout son être qui semblait rayonner. Nous fûmes frappés de sa subite beauté. Je me retournai vers Rouletabille qui se tenait muet et pâle dans un coin.

Les deux femmes nous mirent à la porte et nous allâmes, Rouletabille et moi, nous habiller, chacun dans notre chambre, sans plus nous dire un mot.

Tout cela devenait bien grave et j’en avais le frisson. Je fus le premier descendu au salon. Roland Boulenger survint. Il paraissait plein d’entrain et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Il était vraiment beau, d’une beauté mâle, intelligente et pleine d’une forte séduction. Je l’enviai. Celui-là faisait souffrir les femmes. Il nous vengeait. Certes, il faisait des victimes innocentes, mais est-ce que, le plus souvent, nous ne sommes pas des victimes innocentes, nous aussi ?… Enfin, je parle pour moi !…

Ivana parut, suivie de Mme Boulenger. En vérité, elle était adorable ! Je dois dire de suite que sa toilette ne rappelait en rien celle que j’avais louée précédemment pour sa décence et son élégante modestie… Tout de même par ces temps de décolletage à outrance, elle ne choquait point, tout en ne laissant pas grand-chose à deviner d’un buste charmant, ferme et délicat. Des bretelles de roses soutenaient un fourreau de gaze d’argent et se prolongeaient jusqu’au bas de la robe qui moulait des formes jeunes au rythme parfait.

– Dieu ! que vous êtes jolie ! s’exclama Roland Boulenger en faisant quelques pas au-devant d’elle et en lui baisant la main.

– N’est-ce pas ? appuya Thérèse qui paraissait ravie et qui faisait valoir Ivana avec une émotion égale à celle de l’artiste qui exhibe l’œuvre sortie de ses mains créatrices.

– Mes compliments ! prononça Rouletabille derrière nous, je ne te connaissais pas cette robe, Ivana.

– C’est une surprise que nous avons voulu te faire, Thérèse et moi ! expliqua Ivana avec un calme sourire. Nous l’avons commandée ensemble… Je suis heureuse qu’elle te plaise…

On passa à table. Alors on s’aperçut que Mme Boulenger ne s’était point habillée pour la soirée. Son mari s’en étonna. Elle prétexta une grande fatigue. Roland n’insista point, la pensée à tout autre chose qu’à sa femme. Il se montra d’une jeunesse étonnante, séduisant, beau diseur, un rien mystificateur avec une facilité d’improvisation éblouissante.

Ivana lui donnait coquettement la réplique en l’admirant ostensiblement. Tout en elle lui disait : je t’admire ! Ses regards, son geste penché, son attention dévote disaient cela et bien autre chose, et si cette femme n’aimait pas cet homme, il y avait là un mensonge sacré, et si elle l’aimait, à l’abri d’une si prodigieuse comédie, c’était le démon !…

Mme Boulenger respirait une rose thé qui semblait contenir de la tristesse. Rouletabille, silencieux, avait une figure contractée de passion… Il souffrait. Ah ! il souffrait, le malheureux ! Tout à coup Ivana s’en aperçut et elle ne dit plus rien… Elle avait pâli… l’autre parlait toujours !… Jamais je n’avais eu une telle preuve vivante de l’amour d’Ivana pour son mari. Elle était triste, elle aussi maintenant.

– Mon Dieu ! me glissa Thérèse, si elle continue à faire cette tête-là, tout est perdu !…

Rouletabille entendit-il cette phrase ?… Il changea immédiatement d’attitude, se montra à son tour plein d’entrain et, regardant sa femme, sembla lui demander pardon… Ah ! il était bien brave ou bien lâche !… auprès de la femme aimée, les mots ne signifient plus rien, rien que ceci : fais ce que tu veux ! je t’aime et j’ai confiance en toi…

Elle le remercia d’un regard chargé d’amour et recommença son terrible jeu…

Quand nous nous levâmes de table, Mme Boulenger dit à mi-voix à Ivana en rectifiant un pli de sa toilette :

– Je te remercie, ma chérie !

On ne s’attarda point. Roland savait ce qu’il voulait. Il voulait être le plus tôt possible au Casino. Il pensait sans doute que Théodora avait dû y dîner. Mais ceci ne l’empêcha point dans l’auto de serrer tendrement la main d’Ivana pendant que Rouletabille descendait de voiture et que je ramassais une écharpe :

– Voilà une petite partie de cache-cache qui finira par des coups de revolver ! pensai-je…

Hélas ! je ne croyais pas si bien penser.

Nous parcourûmes les salles de jeu. Pas de Théodora Luigi… pas de prince d’Albanie… Rouletabille, comme il lui arrivait souvent, avait disparu sans rien dire… Roland avait l’air déçu… Ivana se mit à rire.

Elle n’est pas là ! lui dit-elle en le regardant bien en face, voulez-vous que l’on rentre ?

Il resta quelques secondes sans répondre, puis il lui dit, très grave :

– Vous vous moquez de moi et vous avez tort !… On ne doit jamais rire quand on parle de Théodora Luigi…

Mais il l’avait prise sous le bras et je n’entendis point le reste de l’entretien… Il était facile d’en deviner le sens, cependant… Ce qu’il disait là n’était point maladroit… en tout cas, c’était une riche entrée en matière pour décider sa nouvelle conquête… Il lui avouait qu’il était encore sous l’empire néfaste de la courtisane… et la conclusion s’imposait : « Il y a beau temps que je ne penserais plus à elle si quelqu’un qui n’est pas loin de moi, l’avait bien voulu ! »

La conversation dura-t-elle longtemps ?… qu’étaient-ils devenus ?… En les cherchant, je trouvai Rouletabille qui était en train de jouer. C’était bien la première fois. Le malheureux gagnait tout ce qu’il voulait. Il m’aperçut et eut un singulier sourire en me montrant les billets accumulés devant lui. Il fit un gros « banco » et gagna encore. Il paraissait exaspéré. Son geste semblait dire : Il n’y a donc pas moyen de perdre ici ! Le petit Ramel, de Dramatica, qui ne jouait pas parce qu’il ne lui restait plus rien des vingt-cinq mille francs qu’il avait gagnés au gros Berwick chez Léontine, fit tout haut :

– Si ça te gêne, tu en seras bientôt débarrassé, va ! mais le sabot, arrivé devant Rouletabille, lui donna un démenti.

Mon ami poussa sur le tapis tout ce qu’il avait devant lui. Le croupier compta et le coup fut tenu. Rouletabille gagna. C’était une main. Après avoir passé trois coups, il se leva, comiquement furieux. Il faut qu’aux drames les plus farouches, se mêle toujours un peu de vaudeville. À mes yeux, Rouletabille se sentait ridicule. Il prit à poignées ses billets, se leva, me dit : « Sortons ! » et sur le seuil de la salle de jeu, il donna tout à un petit chasseur nègre que tout le monde appelait « Chocolat » et qui, ne sachant ce que cela voulait dire, restait ahuri, les bras en l’air, transformé en candélabre.

– Je ne t’ai jamais donné de pourboire ! dit Rouletabille, et il passa.

Je le suivis sur les terrasses. Il étouffait :

– J’en ai assez ! gronda-t-il. Il faut que cette histoire cesse ! Il arrivera ce qui arrivera. Roland crèvera. La tuberculose des poules restera inexplicable ! De tout cela, après tout, je m’en fiche ! Ivana traitera mon manque de confiance à l’égal d’une insulte… La connaissant comme je la connais, il en résultera un drame affreux et elle m’en voudra à mort pendant un an là où une autre aurait tout oublié au bout de quinze jours, mais tant pis !… C’est inouï… À la fin ! Il n’y a que les femmes pour inventer un pareil imbroglio où nous sommes tous ridicules, jusqu’au moment où nous nous casserons la g… Les plus raisonnables d’entre elles ont une fêlure !… Je vois ça d’ici !… Ivana ?… Eh bien, mais Ivana est comme toutes les autres dès qu’il s’agit d’user de coquetterie pour jouer un bon tour à un amoureux ; c’est cela qui l’a tentée ! Retenir un homme fou d’une autre femme, avec un sourire ! quel triomphe ! et comme c’est amusant ! Là-dessus, on nous parle de sauver un cerveau ! Des intérêts supérieurs de la science… Ah ! la bonne blague ! Je le lui dirai à Ivana ! Je le lui dirai !… pas plus tard que ce soir… son jeu… ce petit jeu, essentiellement féminin, qui consiste à empaumer un homme avec la certitude de ne rien lui donner… ce jeu-là est honteux !… de quelque nom qu’on le décore !… Et puis ne rien lui donner !… faudrait voir !… Elle appelle ça rien, elle… cette promiscuité de chaque jour, cette main qu’elle lui a abandonnée tout à l’heure dans l’auto… car j’ai vu ; je vois tout !… et ce sourire quand elle le regarde !… Ah ! ce sourire. Et lui ! et le sien, de sourire ! Ah non ! zut !… n-i-ni c’est fini !…

– Il n’est que temps, fis-je.

– Quoi « Il n’est que temps » ? Que veux-tu dire ? Alors tu t’imagines que parce qu’elle lui a laissé prendre ses mains, elle n’a plus rien à lui refuser !… Tu es à empailler, toi aussi !… comme ami consolateur !…

– Assez ! Rouletabille !… moi aussi, j’en ai assez !… je rentre.

Il me prit le bras.

– Pardonne-moi… je suis écumant… mais ne pense pas une seconde que je crains quoi que ce soit de la faiblesse d’Ivana… Il ne s’agit pas de cela !… Comprends qu’il y a une chose que je ne puis supporter plus longtemps, c’est qu’un homme s’imagine qu’un jour ou l’autre il aura ma femme !… Voilà !… C’est simple !… Et maintenant, allons les chercher !…

Nous les trouvâmes dans la salle du souper, dansant un tango. Je sentis Rouletabille frémissant à côté de moi…

– J’espère, lui dis-je, que tu sauras te contenir jusqu’à ce que nous soyons rentrés. Si tu es fermement résolu à avoir une explication avec Ivana, que ce soit de sang-froid et que Roland ne le soupçonne même pas. Au fond, ta femme n’use que de la liberté que tu lui as laissée… N’oublie pas que tu es un peu coupable dans tout ceci…

– Je te remercie, fit-il en me serrant la main.

Comme nous passions près du couple, Roland, d’un signe, nous désigna la table où nous devions souper et nous nous assîmes. Je trouvais ce tango un peu long. Des gouttes de sueur perlaient au front de Rouletabille. Si chaste que puisse être dansée cette danse – Ivana la dansait comme une jeune fille – elle a des frôlements d’une lenteur qui apparaissent plus voluptueux que la valse la plus enivrante. Roland et Ivana étaient le point de mire de tous les yeux. Les danseurs de tango étaient rares, ou, du moins, les autres s’étaient effacés devant le succès du couple. Le nom de Roland Boulenger était sur toutes les lèvres et de table en table on se demandait :

– avec qui danse-t-il ?

– Avec ma femme ! finit par répondre Rouletabille agacé.

Quand ils vinrent s’asseoir, une rumeur d’admiration les suivit et on entendit quelques bravos, Ivana était toute rose.

– Mes compliments ! fit Rouletabille, quel succès !

À ce moment, chacun se retourna vers l’entrée à laquelle Roland Boulenger tournait le dos.

– Le prince Henri et la Théodora ! dit quelqu’un.

Roland ne fut pas maître de son mouvement. Il se retourna tout d’une pièce. Un groupe pénétrait dans la salle. En tête s’avançait Théodora Luigi bavardant avec un jeune homme de la suite du prince. Puis venaient le prince et quelques autres personnes.

Cette courtisane marchait comme une reine. On ne regarda plus qu’elle. Tout à l’heure la grâce d’Ivana avait soulevé d’aimables murmures. Maintenant c’était le silence, une muette admiration devant la beauté, la redoutable beauté. Elle était haute et droite dans le lourd brocart d’une robe d’un bleu glacial balafré d’arabesques d’or. Le décolleté, d’une audace merveilleuse, était coupé par une riche broderie or et rubis. Et l’or continuait à se mêler à la chair, à fusionner avec elle dans d’originales bretelles qui retenaient le peu d’étoffe constituant le corsage, si peu d’étoffe… La jambe était gantée de soie bleue, le pied monté sur un cothurne d’or à talon écarlate. L’une des chevilles était cerclée d’un anneau d’esclavage en forme de serpent qui tordait sa tête de diamant et ses yeux de rubis vers la hautaine majesté qui le traînait dans ses pas… Cette reine des sombres voluptés avait les yeux écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long et immobile de biche, infiniment aristocratique. Ses cheveux tirés en arrière découvrant un front de marbre, étaient emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Des perles partout, s’égouttaient aux oreilles, sur sa poitrine, aux mailles de sa robe…

Roland avait repris sa position première mais, tout en lui tournant le dos il ne voyait plus que Théodora. Ivana parla, dit une banalité sur le prince. Roland ne l’entendit pas. Rouletabille me montra la main du professeur qui tenait un couteau à fruits. Elle tremblait.

La musique reprit un one step. Roland se leva, comme sortant d’un rêve et prit la main d’Ivana :

– Allons ! fit-il.

Ivana se leva, heureuse de toute évidence qu’il pensât à danser encore avec elle quand l‘autre était là.

Ils dansèrent donc et Théodora aussi dansait, avec le jeune attaché.

Henri II d’Albanie se leva, allant faire un tour avec un de ses compagnons dans la salle de jeu. C’était un homme d’une quarantaine d’années, déjà courbé par les excès, plus encore, pensai-je, que par les malheurs de sa patrie. On lui prêtait de grands désordres et une sombre neurasthénie.

Je reportai mes yeux sur Roland Boulenger. Tout en dansant avec Ivana, à laquelle il ne parlait plus, il ne regardait que Théodora. Celle-ci, en passant près de lui, lui sourit et lui fit signe. Ivana se trouva soudain fatiguée et Roland la reconduisit à sa place. Elle était un peu pâle et se mordait la lèvre inférieure…

Le professeur était resté debout et, tout à coup, Théodora, en passant près de lui, lâcha son danseur et tendit les bras vers lui. Il ne pouvait résister. Il n’y pensa même pas. Et ils ne s’occupèrent plus de rien, que d’eux-mêmes. Ils ne cessaient de bavarder en riant, tout en faisant machinalement les mouvements de cette danse sournoise.

Quand la musique s’arrêta, Roland alla reconduire Théodora Luigi à sa table et revint auprès de nous.

– Vous ne le direz pas à ma femme ! nous fit-il… c’est inutile de lui faire de la peine !

Il paraissait radieux.

– Nous ne le dirons surtout pas au prince Henri !… fit en riant Ivana.

Justement le prince revenait.

– Si vous êtes réellement fatiguée, dit Roland Boulenger, nous pourrions rentrer…

– Ma foi, oui ! répondit Ivana… Nous n’avons plus rien à faire ici !

Et elle fut debout. Elle jeta encore un coup d’œil sur Théodora et dit :

– Évidemment !

– Évidemment quoi ?… interrogea Roland.

– Rien ! je pense à la tuberculose des poules.

Et comme Ivana, en disant cela, avait glissé son bras sous celui de Rouletabille, celui-ci ne fut pas le dernier à rire de la répartie de la jeune femme. À la villa, quand Roland se fut enfermé dans sa chambre, nous vîmes apparaître Thérèse. La malheureuse avait une figure… une figure…

– Eh bien ? interrogea-t-elle.

– Eh bien, ma bonne amie, dit Ivana, j’ai fait tout ce que j’ai pu… je t’assure… tu peux demander à ces messieurs… mais j’y renonce !… Il vaut mieux que tu l’apprennes tout de suite. Tu le saurais demain. Il a dansé avec Théodora Luigi. Il n’y a qu’une prompte fuite qui peut le sauver. Emporte-le tout de suite. Partez dès demain pour cette tournée en Bretagne.

– Vous m’abandonnez !… s’écria Thérèse… Tu me quittes ?

– Oui, ton mari devient fou !… Ah ! il n’a pas l’habitude qu’on lui résiste…

Mme Boulenger se leva sans ajouter un mot et nous quitta, stupide de douleur…

VI. - Le drame

VI. – Le drame

Le lendemain, je revis mon Rouletabille des beaux jours. Je retrouvai sa gaieté, sa joie de vivre, son insouciance. Il n’avait pas eu besoin de parler à Ivana. Par son attitude dernière, par sa propre initiative, sa résolution exprimée la veille d’abandonner la dangereuse partie que Thérèse lui avait fait jouer, Ivana avait rendu toute explication inutile. Et Rouletabille profitait particulièrement de la situation, c’est-à-dire que sa patience conjugale, sa confiance merveilleuse étaient récompensées comme s’il n’en avait point touché les limites. Je trouvai que le hasard faisait bien les choses.

Sur la prière de Mme Boulenger nous ne quittâmes point de suite les Chaumes. Du reste, un départ aussi précipité aurait été un peu ridicule pour Ivana après les scènes du bal qui avaient vu le triomphe de la Théodora ; et puis il n’avait plus sa raison d’être. Roland Boulenger ne s’intéressait plus du tout à Ivana.

Il était souvent absent. Le martyre de Thérèse faisait peine à voir. Elle n’avait même pas essayé de reparler du voyage en Bretagne ; elle savait que ce serait inutile ! Une après-midi où Roland nous avait quittés de bonne heure, elle nous retint pour nous apprendre son calvaire : Roland et Théodora se revoyaient en secret dans une villa de Sainte-Adresse. Elle espionnait son mari, faisait suivre Théodora et même le prince.

– Car le plus grand danger, en ce moment, est de ce côté, nous dit-elle… Je sais que le prince est affreusement jaloux, qu’il fait des scènes terribles à sa maîtresse et que le nom de Roland revient souvent entre eux. Mon Dieu ! S’il les surprenait jamais !…

– Mais s’il est jaloux, comment fait-elle donc pour rejoindre Roland ? interrompis-je.

– Le prince est souffrant… oui, il est tombé subitement malade…

– Oh ! il était déjà suffisamment démoli.

– Par toutes les drogues qu’elle lui fait prendre ! continua Thérèse… Elle a dû lui faire goûter à quelque chose de nouveau pour qu’il se mette au lit… et ne la gêne pas !… Une femme comme celle-là est capable de tout !… Bref il ne quitte pas son appartement de Frascati… mais elle sort, elle !…

– Ils ne sont donc plus à Deauville ? Je les croyais au Royal ?

– C’est elle qui lui a fait quitter Deauville… Elle lui fait faire, au fond, tout ce qu’elle veut. Vous comprenez qu’ici elle était gênée… Elle ne pouvait faire un pas sans avoir tous les yeux sur elle… Enfin, Roland lui-même, par un reste de pudeur, a dû lui faire comprendre qu’ici… eh bien, ici… il y a moi !… Du moins, je l’espère… oui, j’espère qu’il aura au moins pensé à moi pour s’éloigner de moi… mais je n’en suis pas sûre… Mais revenons au prince… hier, elle l’avait quitté à trois heures… À quatre, le prince s’est fait habiller pour sortir, mais il a été pris d’une défaillance et on a dû le recoucher… Voilà dans quel état sera mon malheureux Roland avant deux mois si on ne l’arrache pas aux griffes de cette gouge.

– Moi, je la tuerais ! dit froidement Ivana.

Je regardais la jeune femme. Elle avait son plus sombre regard, dans un visage glacé… on eût dit qu’elle venait de la tuer vraiment et qu’elle fixait devant elle sa rivale abattue.

– La tuer ! s’écria Thérèse… Ah ! si vous croyez que je n’y ai pas pensé !…

– Eh bien alors, qu’est-ce qui t’arrête, reprit la voix morne d’Ivana. Tu serais acquittée, n’est-ce pas Sainclair ?

– Mon Dieu, oui ! fis-je… mais ça cause beaucoup d’ennuis de tuer les gens… sans compter que je ne connais pas le jury de la Seine-Inférieure et que l’on n’est sûr de rien, après tout ! Entre nous il vaudrait mieux trouver une autre solution…

– Je ne la tuerai pas ! dit Thérèse, parce qu’il ne me le pardonnerait jamais… Il m’aime encore un peu !… je ne veux pas qu’il me haïsse !

Alors ? questionna Ivana, de plus en plus sombre…

– Alors, je veille ! soupira la malheureuse femme…

Et elle nous quitta, s’accrochant aux meubles… Ivana courut derrière elle… et nous les entendîmes bientôt toutes les deux qui pleuraient ensemble… Rouletabille et moi descendîmes dans le jardin. Nous regardâmes les fenêtres ouvertes du bureau dans lequel personne n’entrait plus…

– La pauvre femme ! dit Rouletabille. On ne peut pourtant pas la laisser… j’ai pourtant bien envie de ficher le camp !…

– Eh bien ! et moi !…

– Oh ! toi, je te défends de partir sans nous !

Ivana vint nous rejoindre. Elle s’essuyait les yeux.

– C’est affreux ! dit-elle… Roland est perdu… vous saviez ce que Thérèse me raconte !… Elle est arrivée à soudoyer la femme de ménage de la villa de Sainte-Adresse. Cette femme, qui va à la villa chaque matin pour y accomplir une besogne sommaire qui consiste surtout à donner de l’air, à ouvrir les fenêtres et à les refermer pour l’après-midi, moment de la journée où elle ne doit jamais paraître à la villa… cette femme, veuve d’un maître d’équipage, qui sait ce que c’est que l’opium, a dit à Thérèse qu’il s’en faisait là-bas une orgie… qu’un matin elle avait trouvé la Théodora comme morte, sur les coussins à côté de sa fumerie… qu’autour d’elle il y avait un désordre indescriptible, attestant une lutte… sans doute avait-elle tenté de retenir Roland malgré lui… Thérèse calcule que cela devait coïncider avec le soir où Roland est rentré avec une figure d’outre-tombe – nous ne l’avons pas vu, nous autres – et où il s’est enfermé tout de suite dans sa chambre. Le lendemain matin le valet l’a trouvé sur son lit, tout habillé. Voilà les détails que la malheureuse nous avait cachés jusqu’alors… Pour moi et pour Thérèse, Roland se défend encore au bord de l’abîme où l’autre veut l’entraîner… Thérèse m’a encore avoué des choses qu’elle avait honte d’étaler devant toi et devant Sainclair… Toute sa misère ! Elle s’est jetée encore une fois aux genoux de Roland, mais cette fois, l’autre l’a balayée en lui disant de ne pas se mêler de ça !… que ça passerait mais qu’il ne fallait pas se mêler de ça !… Il aurait été très dur, paraît-il…

– Et elle pense que cet homme l’aime encore un peu !… interrompis-je.

– C’est ce que je lui ai dit… Elle m’a répondu : « S’il ne m’aimait plus du tout, il serait déjà parti avec elle !… C’est pour moi qu’il lutte encore, pauvre Roland !… » Textuel, je n’invente rien… termina Ivana.

– Est-ce qu’il l’a jamais aimée ? questionnai-je.

– Oui !… répondit Ivana… comme on aime un ange !… Avec un tempérament comme le sien Rolland a dû se lasser vite…

– Il y a peut-être de sa faute à elle, dans tout ça ! repris-je.

– Elle se le demande… elle s’accuse… elle fait pitié !…

Rouletabille qui n’avait encore rien dit demanda :

– Quand est-elle allée se jeter à ses genoux ?

– La nuit dernière… nous étions encore au Casino.

– Non ! nous venions de rentrer… fit-il ; tu étais déjà montée dans ta chambre. Sainclair et moi nous finissions de fumer un cigare dans le jardin… puis nous nous sommes séparés pour regagner chacun notre appartement… au coin du couloir, je vis passer comme une folle Mme Boulenger qui sortait de la chambre de son mari et qui rentrait dans la sienne. Elle était dans un grand désordre, les cheveux sur le dos, la gorge découverte et dans un déshabillé magnifique…

– Oui !… eh bien, il venait de la mettre à la porte !…

– La pauvre femme ! fis-je… elle s’était faite belle. Avez-vous remarqué que, depuis quelques jours, Thérèse se parfume d’une façon extravagante ?…

– C’est touchant !… dit Rouletabille.

– Comment se fait-il, demanda Ivana à Rouletabille, qu’en rentrant chez moi, tu ne m’aies point parlé de cette rencontre avec Thérèse dans le couloir ?

– Parce que, entendant toute la journée parler de cette histoire, je suis trop heureux, quand je pénètre chez moi, d’oublier et Thérèse et Théodora Luigi… et même Roland Boulenger !…

Ceci avait été dit d’un ton si net que nous restâmes un instant interdits, Ivana et moi.

– C’est un reproche ? releva Ivana, d’une voix calme mais un peu tremblante… Mon Dieu ! fit-elle en nous quittant, que les hommes sont égoïstes et méchants !

Rouletabille voulut la rappeler, mais elle secoua la tête et continua tranquillement de s’éloigner.

– Non ! non ! fit-elle encore, j’ai compris !

Les événements se précipitèrent. Un jour Thérèse nous apprit que le prince était sorti de son hôtel, avec son secrétaire, et qu’il avait fait une promenade en voiture du côté de Sainte-Adresse, mais on avait dû le rentrer presqu’aussitôt chez lui, car il était tout défaillant… Théodora Luigi, en rentrant à Frascati, l’avait vivement réprimandé de cette incartade. Les médecins s’étaient joints à elle. Il avait promis d’être plus raisonnable…

– Cela ne fait pas de doute qu’il les cherche !… cette promenade du côté de Sainte-Adresse… Il doit être renseigné ! nous dit-elle. Nous allons assister à quelque chose d’affreux !

Et elle se prit la tête dans les mains.

– Mais il faudrait prévenir Roland ! dis-je.

– Sainclair, je compte sur vous !… (elle n’osait plus rien demander à Rouletabille, et depuis la petite scène de l’autre jour, Ivana, de son côté s’était comme enfermée en elle-même, nous laissant dire, se mêlant peu à nos propos !…) Prévenez-le, continua Thérèse… moi, je ne le puis, sans avouer que je les espionne, ce qui le mettrait en fureur…

Le soir même, j’eus une courte entrevue avec Roland. Je pris toutes les précautions possibles en abordant un pareil sujet… Il sourit, me remercia et me demanda comment je connaissais tous ces détails… Je lui répondis que l’on s’occupait du prince et de Théodora Luigi au Casino et que j’avais surpris des propos…

– C’est ma femme qui vous à renseigné… me dit-il, en accusant son sourire… je sais qu’elle nous fait surveiller…

– Vous ne lui en voudrez pas !… Elle vit dans la terreur d’une catastrophe…

– Bonne Thérèse ! dit-il… Rassurez-la et dites-lui que ses tourments vont prendre fin… Je le lui ai déjà dit plusieurs fois… mais elle ne veut pas me croire… Le prince va mieux, et j’en suis enchanté, oui, je serai heureux de les voir partir tous les deux… et ce sera bientôt !

– Vous me permettez de répéter tout cela à votre femme ? Elle sera si heureuse !

– Comment donc ! Mais elle ne vous croira pas… Elle est têtue comme une mule, ma bonne Thérèse !…

– Elle ne vit que pour vous ! dis-je… Soyez prudent ! S’il vous arrivait quelque malheur, elle en mourrait !…

– J’en suis persuadé, dit-il… je vous promets d’être prudent… et pour elle… et pour moi !… Diantre ! je tiens encore à la vie !…

Il avait raison. Mme Boulenger eut un triste sourire quand je lui répétai les paroles de Roland. Elle ne croyait plus en ses promesses. Tout de même elle put constater le lendemain que Roland fut assez prudent pour ne pas retourner au Havre… Il resta presque toute la journée avec nous et se montra gai comme les premiers jours. Il taquina Ivana qui fut assez maussade, ce qui parut le surprendre outre mesure.

– Nous ne sommes plus amis ? demanda-t-il.

– Je vous répondrai quand nous nous remettrons au travail ! lui dit-elle.

– Eh bien ! faisons la paix tout de suite ! car nous travaillerons dès demain matin, après une bonne promenade à cheval, suivant le programme… ça vous va ?

– Si ça pouvait être vrai ! s’écria Ivana dont les joues s’étaient empourprées.

Quant à Thérèse, elle avait la fièvre. L’événement la surprenait tellement qu’elle en paraissait comme anéantie. Cependant son inquiétude, de temps à autre, reprenait visiblement le dessus. Quand nous fûmes seuls, je lui adressai quelques paroles mais elle ne parut pas m’entendre. Tantôt elle nous montrait une figure illuminée et tantôt elle paraissait céder à un accablement nouveau. La pauvre femme ne pouvait croire entièrement à tant de bonheur. Et par instants, son regard qui était loin de nous, semblait entrevoir des choses bien sombres. Nous pûmes craindre, ce jour-là, quelque peu pour sa raison. C’est du moins l’effet qu’elle nous produisit et je vois encore Ivana prendre dans les siennes ses mains brûlantes et lui tenir des propos pleins d’espoir.

Le lendemain matin, Roland fit la promenade à cheval annoncée. Cette fois, Rouletabille s’était mis de la partie. Cette détermination me plut. De toute évidence mon ami n’était pas d’humeur à se prêter à une nouvelle édition des expériences passées. Quand ils revinrent tous trois à la villa, un jeune matelot, qui portait à son béret le nom de l’Astarté, joignit Roland Boulenger au moment où celui-ci descendait de cheval, lui remit un pli sous enveloppe. Roland décacheta avec une main fébrile et lut. Ce ne fut pas long, il mit le papier dans sa poche, cria au palefrenier de sauter sur l’un de nos chevaux et de le suivre. Quant à lui, il était de nouveau en selle et, sans nous avoir dit un mot, il repartait à fond de train. Le matelot courait derrière lui dans la direction du port.

Rouletabille, Ivana et moi-même qui venais de descendre les degrés de la villa, restâmes un instant à nous regarder : puis, levant les yeux vers la fenêtre de la chambre de Thérèse, nous aperçûmes, sous un rideau soulevé, une figure de spectre. La pauvre Thérèse était effrayante à voir.

Le rideau tomba.

– C’est elle qui avait raison, fis-je.

Nous ne pouvions douter, en effet, que, sur un mot de Théodora, Roland ne fût allé la rejoindre et avec quelle rapidité !… Nous n’en doutions pas car nous savions que c’était par le truchement de la chaloupe automobile de l’Astarté, yacht ancré au Havre, que Roland se rendait à Sainte-Adresse presque tous les jours et en revenait.

Nous étions encore à notre place, en proie à notre saisissement, quand Thérèse parut sur le perron. Elle avait cette figure sèchement dramatique dans la douleur que Guido Reni a donnée à sa Mater Dolorosa, avec cette bouche entrouverte qui n’a plus de sanglots et ces yeux glacés qui n’ont plus de larmes.

Elle ne nous dit rien et nous ne savions que lui dire. Elle s’était enveloppée d’un manteau sombre et coiffée d’une toque. Évidemment, elle allait là-bas, reprendre « sa veille »… Elle se dirigea vers le garage et demanda l’auto. Elle nous étonna par sa démarche assurée, cette femme qui venait de nous montrer une figure à l’agonie.

Elle revint vers nous, elle était calme. Elle dit encore tout haut :

– Je ne suis pas pressée. J’ai le temps. Je ne dispose pas de chaloupe automobile. Je prends le bateau comme tout le monde.

Elle ouvrit son sac et en tira un de ces petits cartons où sont inscrites les heures de marées et qui indique l’horaire des départs de bateaux.

– C’est bien cela, j’ai vingt minutes.

L’auto venait se ranger devant nous. Elle y monta après nous avoir fait un signe. Ivana courut l’embrasser et nous l’entendîmes qui lui demandait si elle voulait bien qu’elle l’accompagnât… Mais Thérèse la remercia assez sèchement et referma la portière.

Quand l’auto fut partie :

– C’est un crime, jeta Ivana, que de la laisser s’en aller ainsi : Elle est froide comme un marbre. La vie va lui manquer tout d’un coup… son cœur va s’arrêter… voici l’effet qu’elle me fait !… Tout ceci est horrible !…

– Horrible ! répéta Rouletabille… mais il est suffisamment démontré que nous n’y pouvons rien !… tu ne vas pas aller espionner avec elle, peut-être ! écouter aux portes… compter les minutes d’amour de ces deux déséquilibrés !… Plaignons-la, c’est tout ce que nous pouvons faire…

– Oh ! oui, je la plains, je la plains de tout mon cœur !…

– Voilà ce que c’est d’épouser un homme de génie ! grogna Rouletabille qui, dans le moment, me parut odieux.

Ivana tourna sur lui des yeux sombres et pleins de larmes.

– Oh ! Zo ! tu oublies tout ce que j’ai souffert pour toi !…

Il eut les yeux humides à son tour… et je murmurai en les prenant tous les deux par un bras :

– Peut-on se déchirer ainsi quand on s’aime !

– Sainclair est celui qui a le plus souffert de nous tous et c’est encore lui qui est resté le meilleur… dit Rouletabille…

– Oh ! moi, fis-je, je ne compte pas… un pauvre petit divorce bien banal…

– Oui, toi, si tu as pleuré, il n’y a que ton papier timbré qui l’a su… Tu es plus grand que nous tous, Sainclair ! Allons déjeuner au Normandy !

Le déjeuner ne fut pas folâtre comme bien on le pense. Ivana était inquiète et répétait : « Je n’aurais pas dû la laisser partir seule », ce qui continuait à horripiler Rouletabille. Au dessert, nous ne pûmes éviter le petit Ramel, de Dramatica, qui passait entre les tables, serrant les mains, recueillant les potins.

– Comment va la tuberculose des poules ? nous demanda-t-il…

Je pus croire que Rouletabille allait lui flanquer des gifles. Mais l’autre continua sans les attendre :

– Vous savez la dernière nouvelle ? Le prince Henri devient fou. On va peut-être être obligé de l’enfermer. En tout cas, il nous quitte ou plutôt sa Théodora l’emmène on ne sait où. Le départ est commandé pour demain à Frascati.

Là-dessus il nous quitta.

– Tout devient clair ! fis-je et il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler au contraire ! Roland aura reçu de Théodora ce matin la nouvelle de son brusque départ et il est allé lui dire un dernier adieu.

– C’est bien possible ! exprima Rouletabille avec indifférence.

Après déjeuner, Ivana, qui avait à peine prononcé quelques paroles en dehors de son refrain : « Je n’aurais pas dû la laisser partir seule » nous quitta sous je ne sais quel prétexte. Nous allâmes, Rouletabille et moi, faire un tour dans la campagne, d’où nous revînmes vers les cinq heures. En passant devant La Potinière, nous fûmes surpris de l’agitation qui y régnait.

Aussitôt qu’on nous aperçut, plusieurs personnes se levèrent et nous entourèrent. On nous croyait au courant de l’affreux événement et nous eûmes quelque mal à démêler tout de suite les faits qui provoquaient une telle émotion. La nouvelle du drame était arrivée par un coup de téléphone adressé du Havre au comte de Mornac et voici ce que nous apprîmes : le prince Henri II d’Albanie, après avoir essayé d’atteindre Roland Boulenger et Théodora Luigi enfermés dans une villa de Sainte-Adresse, avait abattu à coups de revolver Mme Boulenger qui se trouvait non loin de là et qui, l’ayant aperçu, s’était précipitée pour lui barrer le chemin. Après quoi, il était allé se jeter du haut de la falaise. On venait de rapporter son corps dans une dépendance de l’hôtel Frascati…

Mme Boulenger était-elle morte ou vivante ? voilà ce que l’on ne put nous dire.

Je vous fais grâce de tous les commentaires dont on accompagnait cette tragédie et de toutes les folies qui se débitaient autour des tables. Nous avions encore un bateau pour nous rendre au Havre, le dernier de la journée, mais il fallait nous presser. Nous nous jetâmes dans une voiture et c’est tout juste si nous ne le manquâmes point. Nous n’avions pris que le temps de faire prévenir Ivana des événements et de notre départ par un ami des Boulenger qui se trouvait là.

– Quel coup pour Ivana ! me fit Rouletabille qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est inouï, exprima-t-il, ce que nous sommes peu de chose auprès des femmes. Elles sentent, elles devinent, elles touchent avec leur merveilleux instinct la forme des minutes à venir qui restent obscures pour les plus forts et les plus malins d’entre nous.

L’agitation d’Ivana nous paraissait anormale, presque ridicule. Elle voyait déjà ce que nous venons d’apprendre et ce qui n’était pas encore pour notre misérable intelligence de mathématiciens, qui enferme tout dans des formules sans issue, qu’une image future, c’est-à-dire rien ! moins que rien… une idée de femme !…

Sur le bateau, nous nous trouvâmes avec le petit Ramel, de Dramatica, qui allait au Havre dans le dessein tout naturel d’y trouver les éléments d’un sensationnel reportage. Il nous dit que ce drame ne surprenait personne, mais qu’aucun personnage n’y était plus préparé que la victime elle-même…

Et il nous confia que, quelques minutes auparavant, à La Potinière, quand l’affaire avait éclaté, le comte de Mornac lui avait donné à lire une lettre qu’il venait de recevoir de Paris, de sa vieille amie Mme de Lens, qui était une intime de Thérèse et à laquelle cette dernière avait écrit l’avant-veille qu’elle s’attendait à tout et à quelque chose de pire encore. Mme de Lens écrivait au comte qu’elle ne pouvait lui en dire davantage dans une lettre et que, du reste, elle espérait bien que Thérèse se trompait et que ses horribles pronostics ne seraient point réalisés.

Je n’attachai, quant à moi, aucune importance à cette conversation avec le petit Ramel, mais on verra plus tard que Rouletabille ne l’avait pas oubliée.

Au Havre, Ramel ne voulait pas nous lâcher, et mon ami dut lui faire comprendre qu’en ce qui le concernait, lui, Rouletabille, il n’était conduit sur les lieux que par son amitié pour les Boulenger de qui il était l’hôte ; en raison de quoi il serait obligé à Ramel de mener son enquête journalistique tout à fait en dehors de lui.

Nous eûmes la chance de trouver une auto et, semant le Ramel, nous nous fîmes conduire en grande vitesse à Sainte-Adresse.

Nous dûmes descendre avant la Villa Fleurie (c’était le nom de cette fatale demeure) à cause du service d’ordre. Il y avait là beaucoup de monde.

Nous nous trouvions tout à fait à l’extrémité de Sainte-Adresse sur le haut de la falaise, devant une maisonnette basse, toute en rez-de-chaussée, qui était habitée – nous apprîmes ces détails quelques instants plus tard – par la femme de ménage de la villa, dont Thérèse avait parlé à Ivana… Cette femme cachait Thérèse chez elle quand la malheureuse venait au Havre. De là, celle-ci pouvait surveiller la Villa Fleurie dont nous apercevions le visage de bois, les fenêtres closes…

Quelles heures Mme Boulenger avait dû passer derrière les petits rideaux blancs de cette maisonnette de matelot, en face de ces murs derrière lesquels il y avait de la volupté et de la mort !

Mais nous fendions la foule. Rouletabille eut la chance de tomber sur un inspecteur de la Sûreté de Paris, M. Tamar, qui le reconnut et facilita notre passage. Dans le moment, nous ne nous étonnâmes point de trouver déjà sur les lieux un représentant de la police de Paris. Du reste il me semblait bien avoir déjà vu cette figure au Casino de Deauville, le soir où Théodora Luigi avait fait son apparition avec le prince Henri. Encore un détail qui devait avoir plus tard son importance, mais vous pensez bien qu’alors nous n’avions qu’une hâte, qu’un désir, qu’une angoisse, savoir si Thérèse était encore vivante, et cet homme n’en savait pas plus long que nous à ce sujet. Il revenait de l’hôtel Frascati où il s’était occupé de faire porter le corps du prince. Nous pénétrâmes dans la villa avec lui et la première personne que nous aperçûmes, traversant un corridor, fut… Ivana !

Aussitôt qu’elle nous vit, elle s’arrêta. Sa figure était bien belle dans sa douleur. Elle prononça d’une voix basse, déchirée :

– Eh bien ! mes pauvres amis, qu’est-ce que je vous avais dit ?

– Mais est-elle morte, est-elle vivante ?…

– Elle vit et Roland la sauvera !… Nous pouvons maintenant en avoir le ferme espoir !…

– Dieu soit loué ! soupirai-je… peut-on la voir ?

– Je crois qu’elle sera très heureuse de vous voir… Elle s’est inquiétée de vous… Vous entrerez et sortirez presque aussitôt… ne la faites pas parler !

– Un instant ! fit Rouletabille… où ? quand ? comment a-t-elle été frappée ?… quelles blessures ?

– Voyons-la d’abord ! déclarai-je avec un peu d’impatience.

– Nous la verrons ensuite… répliqua Rouletabille, très froid et très calme. Ivana connaissait son Rouletabille. Elle savait qu’il fallait en passer, quand il prenait ce ton, par où il voulait.

– Elle a été frappée par deux balles, commença-t-elle. La première, entrée à la hauteur du cœur a rencontré heureusement le sternum, sur lequel elle a glissé, et elle est sortie en remontant à la hauteur de la clavicule. La seconde a pénétré dans la poitrine, au-dessus du foie, mais Roland croit pouvoir affirmer qu’aucun organe important n’a été lésé… Il a procédé à l’extraction de la balle. Thérèse a subi, avec un grand courage, l’opération qui s’est achevée sans complication. Vous voyez que rien n’est perdu. Maintenant voilà ce que l’on sait du crime…

Rouletabille l’interrompit et lui dit brusquement :

– Tu as pris le bateau de trois heures ?

– Oui ! ne m’en veux pas… j’étais sûre que c’était pour aujourd’hui !… Un pressentiment qui a été plus fort que tout… Je ne vous ai rien dit quand je vous ai quittés, mais j’étais résolue à venir au Havre cet après-midi !… Hélas ! quand je suis arrivée, il était trop tard !

– Trop tard, pour quoi ? interrogea Rouletabille blême…

– Mais pour me jeter entre la malheureuse et cette brute…

– Il vous aurait abattues toutes les deux et je bénis le ciel que tu sois arrivée trop tard, Ivana !

– Que ne l’ai-je accompagnée ce matin, reprit la jeune femme sans s’arrêter à ce que lui disait Rouletabille et tout à fait indifférente à la pensée qu’il exprimait qu’elle aurait pu être victime, elle aussi…

– Comment es-tu venue ici tout de suite ?… Tu connaissais donc l’endroit ?

– Oh ! Il n’était pas difficile à trouver après tout ce que m’en avait dit Thérèse… et puis, ajouta-t-elle après une seconde d’hésitation, je puis bien te l’avouer maintenant qu’une fois, sans rien dire à qui que ce soit, pas même à Thérèse, je suis venue en me cachant jusqu’à la maison d’en face…

– Tu as fait cela, toi ? c’est assez singulier ! émit Rouletabille d’une voix sourde… Tu as bien fait de ne pas m’en parler ! Je t’aurais sérieusement blâmée…

Elle regarda Rouletabille puis nous poussa dans une petite pièce qui prenait jour sur une cour intérieure. Quand elle en eut fermé la porte :

– Évidemment ce n’était pas ma place, mais Thérèse m’effrayait de plus en plus, j’avais entendu dire des choses du prince Henri qui m’épouvantaient…

Tu voulais sauver Roland, toi aussi !

– Peut-être ! Mais je crois bien que c’est la pensée du malheur de Thérèse qui m’a surtout guidée alors… répliqua-t-elle sur un ton d’une tristesse infinie… Je voulais avoir un entretien avec cette femme de marin que je croyais au courant de tout… Elle allait peut-être m’apprendre des choses qui eussent pu être utiles à tout le monde… mais je n’ai pu rien en tirer… si elle sait quelque chose, Thérèse doit la payer cher… Et puis, cette femme dit sans doute la vérité… Elle fait des ménages en ville et est rarement chez elle. Thérèse avait une clef et entrait dans cette maison, en sortait comme elle voulait. Au fait, cette personne, Mme Merlin, était absente au moment du drame et n’a pu donner aucun renseignement.

– Comment connais-tu les détails du drame ?

– Mais par Roland qui m’a tout raconté… et par un témoin, un agent de la police locale qui se trouvait sur les lieux… Enfin, Thérèse a pu prononcer quelques paroles qui nous ont fixés définitivement… Roland m’a dit qu’il se trouvait dans une pièce du rez-de-chaussée avec Théodora Luigi quand ils avaient entendu des cris au dehors… d’abord il n’avait pas reconnu la voix de sa femme. Et puis une clameur distincte et toute proche : « À l’assassin ! Roland ! Roland ! Cette fois, il avait reconnu la voix de Thérèse ! Il ne s’étonna point qu’elle l’eût suivi jusqu’ici… car il connaissait ses transes et savait ce qu’elle était capable de faire pour le sauver… D’autre part, comme Théodora venait de lui avouer que le valet de chambre du prince n’avait point trouvé son maître, le matin même, dans sa chambre et que l’on ne savait ce qu’il était devenu, il ne douta point que sa femme ne fût aux prises avec ce fou !… Théodora non plus n’en douta point ; mais cette même pensée qu’ils avaient tous deux se traduisait chez l’un et chez l’autre par des gestes différents : Roland se précipitait sur la porte du vestibule mais Théodora le retenait de toutes ses forces. Cependant, l’ayant secouée brutalement, il ouvrit et ils se trouvèrent en face du corps de Thérèse étendu en travers du seuil !…

– La malheureuse ! elle leur a donné sa vie ! m’écriai-je.

– C’est une femme qui sait aimer ! exprima Ivana d’une voix profonde… moi je ne saurais pas !… j’aurais pris la vie de quelqu’un, je n’aurais pas donné la mienne ! Roland a juré de la sauver et de vivre à genoux devant elle ! Il le peut !

– Parle-moi de l’agent ! commanda Rouletabille qui n’aimait point les digressions sentimentales…

– Il s’en est fallu de quelques secondes qu’il sauvât Thérèse de ce fou !… Quand Roland ouvrit la porte, un agent en bourgeois de la police locale, un nommé Michel était déjà penché sur Thérèse. Cet agent veillait sur la villa. Il avait été requis et était payé par Théodora qui en était arrivée à tout craindre du prince mais ne voulait point s’en aller sans avoir revu Roland. Roland m’a confié que la passion de cette femme pour lui avait augmenté en raison même de ce que la sienne diminuait, car elle s’était aperçue de sa lassitude. En effet, Roland en avait assez ! Et c’est seulement la crainte qu’elle ne se livrât à quelque acte de désespoir si elle ne le voyait pas venir au dernier rendez-vous qu’elle lui fixait avant son départ, qui fit que Roland nous a quittés ce matin si précipitamment.

Il te l’a dit ! souligna Rouletabille… Mais c’est un autre ordre d’idées. Revenons à l’agent… Ce Michel n’a donc pas vu arriver le prince ?

– Malheureusement non !… et c’est tout naturel !… L’agent faisait le tour de la villa, qui est isolée, comme vous avez pu vous en rendre compte. C’est pendant que l’agent était derrière la villa que le prince aurait surgi d’un gros bouquet d’ajoncs, à deux cents pas d’ici, sur la gauche. Le prince devait être sûr que Théodora et Roland se trouvaient dans la villa. On avait dû l’en avertir et il accourait pour les surprendre, après avoir attendu sans doute que l’agent eût disparu… Il est à présumer qu’on lui avait procuré quelque moyen de pénétrer dans la villa. Peut-être obéissait-il simplement, dans son état de fièvre, à un mouvement spontané qui le jetait contre ces murs qui cachaient les amours de sa maîtresse… Ce qu’il y a de certain, hélas ! c’est qu’un affreux besoin de massacre l’agitait… Le malheur voulut que Thérèse, qui venait d’arriver, eût vu le prince sortir de ses ajoncs et courir à la villa. Elle se jeta au-devant de lui, s’accrocha à lui, poussa des cris, et l’autre, fou de rage, a tiré. Vous pensez bien que Thérèse ne s’est même pas défendue. Il faut la connaître. Elle a dû goûter une joie surhumaine à être frappée ainsi ! et si elle a crié ce n’était point pour elle, soyez-en assurés, mais pour avertir Roland du danger qu’il courait.

– Quelle tragédie ! murmurai-je.

– Après ? fit Rouletabille.

– Au premier coup de revolver, continua Ivana, l’agent s’est précipité. Il allait tourner l’angle de la maison, sur la façade, quand le second coup retentit (car il y eut un certain temps entre le premier et le second coup) et l’agent arriva juste pour voir Thérèse s’écrouler contre la porte… pendant ce temps, le prince, après avoir abattu Thérèse, et se rendant compte sans doute de l’horreur de son acte, jetait son revolver…

– Qui l’a ramassé, ce revolver ?

– L’agent.

– Comment est-il, ce revolver ?

– C’est une solide petite arme de poche de modèle courant. Le prince, après l’avoir jeté, s’enfuit en contournant l’angle de la villa, non pour se cacher, vraisemblablement, mais pour arriver plus vite à la fin de ses tourments, au suicide du haut de la falaise… Quant à l’agent, n’ayant pas vu le meurtrier, il ne s’est occupé d’abord que de cette femme ensanglantée qui lui tombait presque dans les bras… C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et que Roland et Théodora apparurent. Vous voyez la scène. Roland fut d’abord comme fou… Cependant, quand il eut constaté que sa femme respirait encore, il reconquit tout son sang-froid, la transporta lui-même sur un divan, ordonna à Théodora, qui le regardait agir comme dans un rêve, de quitter cette maison et de n’y plus revenir tant qu’il serait là.

– Par qui a été louée la villa ?

– Par elle !

– Il la chassait donc de chez elle ?

– Mon Dieu ; oui !… elle ne fit aucune objection, elle dit simplement : « Vous me permettrez peut-être de vous envoyer un chirurgien avec sa trousse ? » Il lui répondit que l’agent se chargeait de cela… Et il la laissa partir sans un adieu.

– Qu’est-ce que ça peut nous faire ?… exprima Rouletabille… Mais, dis-moi, quand tu es arrivée, toi, où en étaient les choses ?

– Il y avait déjà beaucoup de monde autour de la villa… Je me suis doutée que mon pressentiment ne m’avait pas menti !…

– Ce n’est pas ce que je te demande… Tes angoisses, je les connais… En somme, quand tu es arrivée, tout était terminé ?

– Oui ! répondit Ivana d’une voix dure… l’assassinat et l’opération…

– Bien !

– Pourquoi, bien ?

– Parce que c’est net ! Tu es en dehors du drame et en dehors de l’intervention chirurgicale… de toute façon, si la malheureuse succombe, on n’aura rien à te dire…

– Mais toi, que veux-tu dire ?

– Rien, qu’exprimer ma satisfaction que tu ne sois mêlée en rien à une affaire aussi embrouillée !…

– Embrouillée ! releva Ivana. Il n’y en a jamais eu hélas d’aussi claire !

– Dame !… fis-je.

Rouletabille haussa les épaules…

– Enfin, en arrivant, tu as vu Thérèse ?

– Non ! elle reposait après le dernier pansement… On lui avait fait une piqûre.

– Alors tu as vu Roland ?

– Évidemment !… Comme on peut voir la statue du désespoir… ou du remords !… d’abord je n’ai pas pu lui tirer un mot puis, peu à peu, j’ai tout appris… À la fin il pleurait comme un enfant. Il m’a dit de bien belles choses sur Thérèse…

– Et l’enquête ?

– Eh bien ! l’enquête… Naturellement la villa est envahie par les commissaires, les magistrats… Il y en avait partout, qui fouillaient partout… Ils avaient apporté avec eux la nouvelle du suicide du prince Henri…

« – Je le regrette, avait dit Roland, car j’aurais voulu le tuer de ma main !

« – Ah !autant que possible point de scandale ! avait répondu le commissaire central… tout le monde aura à y gagner…

– Le drame, quoi que tu en dises, continua Ivana, paraissait tellement simple que l’enquête la plus sommaire pourrait dès lors le résumer. Elle fut encore plus rapide qu’on ne pouvait l’espérer et c’est tout juste si le commissaire central posa, dans le particulier, si l’on peut dire, deux ou trois questions à Thérèse qui avait retrouvé sa pleine connaissance et qui confirma qu’elle s’était trouvée en présence d’Henri II. « Il était fou ! a-t-elle dit, je ne lui en veux pas ! » À la suite de quoi le commissaire eut une longue conversation avec Roland et je crois bien que l’on est en train de s’entendre pour bâtir de toutes pièces un accident… Ces messieurs de la police et du parquet, qui sont enfermés en ce moment dans une pièce du premier étage, y travaillent… C’est à souhaiter qu’ils réussissent… même pour les Boulenger !

– Surtout pour les Boulenger ! appuya Rouletabille. Pouvons-nous voir Thérèse ? demanda-t-il enfin.

Ivana nous quitta quelques minutes, puis revint nous chercher et nous fûmes introduits auprès de Mme Boulenger.

Je vous avoue que j’attendais ce moment avec la plus grande impatience, qui se doublait de la plus profonde angoisse… Depuis près d’une demi-heure, malgré tout l’intérêt du récit d’Ivana, je brûlais de me retrouver en face de cette grande figure de martyre auprès de laquelle je voyais tous les autres et moi-même si petits… mais il en était, ce jour-là, avec Rouletabille comme toujours ; il fallait attendre qu’il eût fini de mettre à leur place, dans sa tête, une série de petits détails insignifiants en apparence, avant qu’on eût le droit de reporter son attention sur des objets capitaux. Que de fois avait-il ainsi excité notre impatience dont il n’avait cure. Cependant c’était ce système qui lui permettait de se présenter devant les auteurs principaux du drame avec des armes que nul ne lui soupçonnait, et de remporter, sur le mensonge de certains ou sur la niaiserie générale, des victoires sensationnelles. Je savais tout cela, et que ce n’était pas une vaine curiosité qui lui faisait souvent poser des questions qu’à première vue, on pouvait juger oiseuses. Mais, dans cette affaire qui apparaissait claire comme le jour, j’imaginai facilement que mon ami, en continuant d’agir comme pour toutes les autres, était victime de sa propre routine et j’avoue qu’il se diminuait à mes yeux… d’autant plus que ces questions, dont il pressait Ivana, paraissaient avoir pour point de départ, peut-être sans qu’il s’en doutât, un sentiment de jalousie que je jugeai bien intempestif.

Enfin ! nous pénétrons dans la pièce où Roland veillait cette femme à laquelle il avait fait tant de mal et qui venait de lui donner son sang. C’est un spectacle que je n’oublierai jamais : la pauvre femme allongée sur un drap, que l’on avait jeté sur un divan, était enveloppée jusqu’au cou dans un grand peignoir blanc et, assurément, elle était plus blanche que son peignoir… À genoux devant elle, et retenant sa main dans les siennes, Roland Boulenger pleurait. Thérèse tourna vers nous des yeux admirablement vivants et que semblait habiter une espérance céleste… Malgré la défense qui lui était faite de parler, elle nous dit, dans un souffle :

– Pourquoi pleure-t-il ?…C’est le plus beau jour de ma vie !…

Nous ne pûmes retenir nos larmes et, sur un signe de Roland, nous sortîmes.

Deux heures plus tard, alors que nous nous trouvions chez Tortoni, où Rouletabille et moi nous avions retenu des chambres, l’inspecteur de la Sûreté que nous avions trouvé à notre arrivée à Sainte-Adresse, M. Tamar, vint chercher Rouletabille de la part du commissaire central.

Voici ce qui se passa au commissariat. Les reporters locaux s’y trouvaient déjà réunis et Rouletabille y vit aussi le petit Ramel, du Dramatica. Le commissaire fit alors à ces messieurs de la presse une communication qui pourrait à peu près se résumer en ces termes :

– Messieurs, deux événements regrettables se sont produits aujourd’hui qui ont donné naissance aux bruits les plus fantaisistes. D’une part, le prince Henri II d’Albanie, dans un accès de fièvre chaude, s’est jeté du haut de la falaise de Sainte-Adresse, d’autre part, un accident, survenu vers la même heure sur les hauteurs de Sainte-Adresse, a profondément affligé une honorable famille, celle du célèbre professeur Roland Boulenger. M. et Mme Boulenger visitaient des villas à louer, sur la prière d’une amie de Paris qui avait dessein de venir passer le mois de septembre sur l’une de nos plages, j’ai nommé Mme de Lens, vous voyez que je cite mes auteurs. Le malheur voulut que, dans l’un de ces chalets, la Villa Fleurie, Mme Boulenger trouva, sur un meuble, un revolver qu’on y avait oublié. Elle voulut se rendre compte de son fonctionnement, savoir s’il était chargé ou non et il arriva ce qui arrive trop souvent quand les armes à feu se trouvent entre des mains inexpérimentées, le revolver partit et Mme Boulenger a été blessée. Heureusement, si grave qu’ait été sa blessure…

– Ses blessures ! interrompit très hostilement le petit Ramel.

– Oui ! ses blessures, car, en effet, sous la pression nerveuse, inconsidérée et machinale de la victime affolée de son imprudence, la gâchette agit deux fois… concéda le commissaire… Enfin, le principal est que Mme Boulenger ne succombera point à ses blessures. Son mari même répond d’une prompte guérison… Déjà ce soir son état est à ce point satisfaisant que Mme Boulenger a pu nous donner tous les détails de l’accident… Je vous ai réunis ici, messieurs, qui représentez la presse, parce que je compte sur vous pour établir la vérité des faits qui a été dénaturée par de méchants propos, de stupides racontars. La malheureuse coïncidence de ces deux événements a été purement fortuite, et cela vous le direz. Vous devez la vérité à Mme Boulenger qui vous la demande par ma bouche et vous la devez aussi à la famille d’Albanie qui entretient avec la France, vous ne l’oublierez pas, messieurs, les relations les plus amicales…

Des murmures accueillirent, comme l’on pense bien, cette singulière déclaration qui était si peu en rapport avec les faits les plus évidents, mais Rouletabille prit à son tour la parole :

– Mes chers camarades, ce que vient de nous dire M. le commissaire est de tous points exact. Je puis vous l’affirmer mieux que personne, moi qui ai entendu cet après-midi Mme Boulenger elle-même et, du reste, voici l’article que je vais téléphoner à mon journal.

Là-dessus, il lut son article qui était de tous points conforme au récit des événements tel que venait de le faire le commissaire.

– C’est un coup monté ! s’écria le petit Ramel.

– Monsieur, protesta le commissaire en se tournant vers Rouletabille, je vous serais obligé de dire à vos confrères que je ne vous connais pas… que nous ne nous sommes jamais rencontrés et que vous n’avez reçu de moi ni des gens de mon service aucune communication préalable !…

– J’en donne ma parole d’honneur ! répliqua Rouletabille.

Les journalistes sortirent. Le petit Ramel ricanait :

– Tu nous prends vraiment pour des poires ! dit-il à Rouletabille et il lui montra l’article qu’il allait télégraphier à Dramatica.

Le lendemain, nous nous jetâmes sur Dramatica à l’arrivée du rapide de Paris. Mais l’article n’y était pas. Il n’y eut qu’une feuille de chou de la localité et un journal anarchiste de Paris pour écrire ce que tout le monde savait sur le drame de la Villa Fleurie et sur le rôle qu’y avait joué Henri II d’Albanie, avant de se jeter du haut de la falaise. Ce jour-là nous vîmes arriver le chef de la Sûreté lui-même.

– Décidément, c’est une affaire d’État, dit Rouletabille… tant mieux.

– Oui, fis-je, le scandale en sera mieux étouffé.

– Et personne ne saura la vérité jamais !… ajouta-t-il.

– Oh ! personne ! relevai-je avec un triste sourire… personne excepté tout le monde !

Il ne me répondit point, mais je vis bien qu’il avait sa mine singulière des grands jours de mystère, quand il était le seul à voir des choses que lui montrait le bon bout de sa raison !…

VII. - Où Rouletabille redevient Rouletabille

VII. – Où Rouletabille redevient Rouletabille

Le lendemain de ce jour funeste, nous eûmes la joie d’apprendre de la bouche de M. Boulenger que sa femme était sauvée et que la fièvre qui l’avait prise la veille au soir et l’avait tenue délirante toute la nuit était presque entièrement tombée. Il prévoyait la possibilité pour le lendemain du transport de Thérèse dans une petite villa qu’il venait de louer à ce dessein sur la côte d’Ingouville.

Là, elle finirait de se rétablir, loin de tous les objets qui, à Deauville ou ailleurs, pouvaient encore lui rappeler ses peines secrètes et toutes les étapes de son martyre. En attendant, nous la vîmes encore, ce matin-là, dans le cadre tragique de la Villa Fleurie, dans ce salon où je ne pouvais pénétrer sans évoquer les terribles amours de Roland et de Théodora Luigi. Mais cette femme n’ouvrait les yeux que pour voir son mari à ses genoux et ses regards disaient assez qu’une telle vision la payait de toutes les misères passées.

Voici la scène à laquelle nous assistâmes. Introduits par Ivana, nous n’avions fait, sur sa recommandation, aucun bruit en entrant et je ne pense point que M. Boulenger, qui nous tournait le dos, s’aperçut tout d’abord de notre présence. Il était à genoux comme la veille… Il faut dire que le divan sur lequel était étendue Thérèse était très bas et que Roland n’avait sans doute point trouvé de meilleure position pour la soigner que cette génuflexion qu’il prolongeait, du reste, volontairement. Il ne se lassait point de demander pardon à Thérèse. Alors, celle-ci fermait les yeux en murmurant :

– Tais-toi ! tais-toi !

Il lui jurait aussi, sur sa vie, de ne plus jamais revoir Théodora Luigi !

– Ne dis plus rien ! ne dis plus rien !… dis-moi seulement que tu m’aimes encore un peu !

– Je t’adore, ma chérie !…

Et il lui couvrait les mains de baisers.

– Ah ! soupira-t-elle en tournant la tête de notre côté, je suis contente que vous soyez tous là autour de moi, mes bons amis !… vous avez entendu cela !… Il m’aime !… Il m’aime encore un peu !… je vous disais bien qu’il n’avait jamais cessé de m’aimer !… Dieu que je suis heureuse !…

Je sortis, de cette séance, bouleversé. Roland paraissait vraiment sincère dans ses remords… et il l’était… Ivana nous rejoignit un instant et nous fit part de ses espérances.

– C’est une nouvelle vie qui commence pour eux !… Il fallait un coup de tonnerre pour ramener Roland dans la normale !… Désormais ce sera un autre homme, tout à la science et à sa femme !… Vous verrez !… C’est dans sa nature de ne jamais faire les choses à moitié !…

Comme nous quittions la Villa Fleurie, nous nous trouvâmes en face d’une limousine de route d’où descendait une assez jolie femme aux traits fatigués et qui paraissait avoir voyagé toute la nuit. Roland arriva pour la recevoir, mais elle ne lui parla que pour lui demander des nouvelles de Thérèse et le presser de l’introduire auprès d’elle immédiatement. Nous apprîmes par Ivana que c’était Mme de Lens à qui Thérèse avait écrit qu’elle s’attendait à tout et même à quelque chose de pire. Mme de Lens, après avoir vu Thérèse, repartit presque immédiatement pour Paris.

Il n’était pas plus de huit heures quand nous redescendîmes au Havre. Rouletabille me quitta de bonne heure et me laissa déjeuner seul. Je profitai de ma solitude pour mettre mon courrier à jour, ce qui me prit jusqu’à cinq heures du soir. Je sortis alors pour aller faire un tour de jetée. Mais je m’aperçus que le vent qui avait fraîchi depuis le matin, commençait à souffler en tempête. Je m’enveloppai dans un caoutchouc et m’en fus ainsi jusqu’au bout de la digue qui était, par instants, balayée par la lame. Mais, depuis mon enfance qui s’était passée au bord de la mer, j’ai toujours eu du goût pour ces petits bains forcés et rien ne m’amuse tant qu’un bon paquet de mer sur le dos, quand, naturellement, il n’y a pas de danger à cela et que je me trouve à côté d’un solide garde-fou…

Le spectacle est toujours poignant. Des bateaux de pêche se hâtent de rentrer, les petites barques doublent la jetée sur le dos d’une lame, d’un audacieux coup de barre. L’une d’elles, depuis quelques minutes, m’occupait particulièrement.

Elle semblait manœuvrer assez difficilement. Elle devait avoir perdu son foc, car je ne le lui voyais point comme aux autres qui avaient abattu toutes leurs voiles en dehors de celle-là. Enfin, après de grandes difficultés, elle doubla à son tour la digue et je ne fus pas peu surpris de reconnaître à côté des deux matelots qui la montaient et qui étaient enveloppés de suroîts, mon ami Rouletabille, dans son costume du matin, pantalon blanc et veston bleu. Il était propre !…

Lui aussi me reconnut et me fit un signe. Je courus pour arriver à quai en même temps que lui, mais il avait déjà débarqué quand j’arrivai. Il était en loques et trempé comme une soupe. Il avait perdu son feutre, naturellement, et montrait une chevelure de sauvage mais, sous sa tignasse, une figure où il y avait du nouveau…

– Rentrons vite ! m’écriai-je… Tu n’es pas fou de sortir en mer par un temps pareil !…

– Il faisait beau quand je suis sorti ce matin, me dit-il.

Nous nous jetâmes dans une voiture et, à l’hôtel, je lui servis de valet de chambre, tant j’avais peur qu’il attrapât quelque méchant rhume. Heureusement que nous avions fait venir nos bagages. Quand je l’eus bien frictionné et qu’il se fut changé, je lui demandai :

– Me diras-tu, enfin, ce que tu es allé faire en mer aujourd’hui ?

Il me répliqua :

– Quand j’aurai bu mon grog et encore ça n’est pas sûr !

– Pourquoi ?

– Parce que j’attends quelqu’un et que si ce quelqu’un là arrive tu me feras le plaisir de me laisser seul avec lui.

– Veux-tu que je m’en aille tout de suite, fis-je un peu vexé, car j’ai toujours été d’une susceptibilité ridicule.

– Mon bon Sainclair, tu penses bien que je n’attends pas quelqu’un pour lui faire mes confidences mais pour lui en tirer… Mes confidences, c’est toi seul qui les auras !… et nul autre, je te prie de le croire !… Et d’abord, puisque mon homme est en retard, je te dis tout de suite que ce n’est pas le prince Henri qui a tiré sur Thérèse !

Pas possible ! m’écriai-je… Tu es sûr de cela ?

– Sans cela je ne t’en parlerais pas !

– C’est vrai, je te demande pardon, je t’écoute… C’est en mer que tu as appris cela ?

– Mon Dieu, oui… et de la façon la plus simple… je ne suis, du reste, allé chercher que la corroboration d’une idée qui me possédait déjà… Rappelle-toi qu’hier soir je t’ai un peu intrigué par la façon de te dire : « Et personne ne saura la vérité jamais ! » Sais-tu à quoi je pensais en te disant cela ? C’est que le crime avait eu lieu à onze heures trente-cinq exactement… et que la haute mer n’atteignait hier son maximum qu’à dix heures quarante…

– Je ne vois pas ce que la marée…

– Et maintenant, suis bien mon raisonnement… On a relevé le cadavre du prince, au bas de la falaise, à midi… Si c’est lui l’assassin, il faut donc qu’il se soit jeté du haut de la falaise entre onze heures trente-cinq, heure du crime (mettons onze heures quarante, car il faut bien cinq minutes pour atteindre le bord de la falaise) et midi… Or, il est impossible que le prince se soit jeté du haut de la falaise dans ce laps de temps déterminé…

Et pourquoi ?

Parce que la marée, en ce moment, ne recouvre l’endroit où s’est jeté le prince que lorsqu’elle a atteint son maximum et qu’elle avait atteint ce maximum presque une heure avant le crime !… Comme on a relevé le corps du prince mouillé, les habits trempés comme s’il avait passé plusieurs heures dans l’eau, tu vois donc bien que le prince était déjà mort à l’heure où l’on a tiré sur Thérèse !…

Mais c’est lumineux ! m’écriai-je… Comment n’a-t-on pas pensé à cela ?

– Christophe Colomb te répondra, fit Rouletabille avec un sourire. Quant à moi, comme je connais bien ce coin de la falaise et que je sais que l’eau y atteint rarement, mon attention avait été attirée dès hier sur ce détail. L’horaire des marées me donnait déjà raison avant toute enquête, mais je ne voulais rien te dire tant que je n’aurais pas été sur les lieux… j’y voulais être avant, pendant et après la marée… Voilà pourquoi, je pris ce matin une barque et la raison pour laquelle tu m’as vu revenir tout à l’heure en si piteux état, mais parfaitement satisfait. Non seulement la marée n’atteint l’endroit en question que dans les limites du temps que je t’ai dit, mais il lui est impossible, en se retirant, vu la déclivité du terrain, d’y laisser une mare, si petite soit-elle…

– Mais alors, qui est l’assassin ?

– Je vais peut-être te le dire tout à l’heure, me répondit-il, après avoir jeté un coup d’œil à la fenêtre. Voilà mon homme !

Je collai mon front à la vitre et je vis, traversant la place et se dirigeant vers l’hôtel, un personnage qui, au premier aspect, me parut sans aucun intérêt. Il avait l’allure et les habits de quelque boutiquier ou même d’un courtier de commerce. Je quittai Rouletabille, fort ému de ce que je venais d’apprendre et roulais dans ma tête cent hypothèses aussi absurdes les unes que les autres.

Mon ami ne resta pas enfermé avec l’homme plus de deux minutes. Quand son visiteur fut parti, Rouletabille vint me chercher. Il avait un visage dur et ses yeux flambaient.

Quand nous fûmes dans sa chambre, il me dit tout de suite :

– C’est bien ce que je pensais. Je viens de faire porter mon enquête sur le revolver. Cet homme est un armurier de la rue de Paris. Je n’ai pas voulu que l’on me vît entrer chez lui, car il est inutile que la police s’imagine que je veuille être plus curieux qu’elle. En raison de la personnalité du prince d’Albanie qui se trouve dans le drame, elle ne veut rien savoir et son enquête est déjà classée ; c’est du reste ce qui sauve l’assassin… J’ai donc fait venir l’armurier chez moi : voilà ce que j’ai dit à cet homme :

« – Quand vous vendez un revolver, quelle que soit la marque, avez-vous un moyen de le reconnaître une fois qu’il est sorti de chez vous ?

« – Oui, m’a-t-il répondu, je fais moi-même sous la crosse, près de la gâchette une légère marque en croix au poinçon.

« – C’est tout ce que j’avais à vous demander, lui répondis-je…

« J’ai voulu lui payer son dérangement mais il n’a rien voulu accepter et il est parti non sans m’avoir demandé cependant :

« – Vous n’êtes pas M. Rouletabille, l’ami de M. Roland Boulenger ? »

« Je lui répondis affirmativement. Il m’a regardé une seconde et a pris la porte.

– Et alors ?

– Et alors, il faut que tu saches qu’hier, j’ai vu le revolver ramassé par Michel, l’agent en bourgeois. C’est Tamar, l’inspecteur de la Sûreté qui voulut bien me le montrer, car nous sommes de vieux copains… Eh bien, j’avais remarqué le coup de poinçon en croix. Ce revolver a été acheté dans la boutique de la rue de Paris.

– Par qui ?

– Par Roland Boulenger ! répondit-il et il se mit à bourrer sa pipe.

J’en étais resté la bouche ouverte.

– Tu as le souffle coupé ? fit-il en relevant vers moi une figure de marbre.

– Dame ! est-ce que tu crois ?

– Je ne crois jamais… je cherche… je vois… je constate… et quand je n’ai plus rien à constater, je conclus… Ce revolver a été acheté, il y a huit jours dans la rue de Paris, par Roland Boulenger qui ne sortait plus sans cette arme.

– Qui est-ce qui te l’a dit ?

– Lui !…

– Et qui est-ce qui t’a dit qu’il avait acheté ce revolver rue de Paris ?

– Toujours lui !… Dame !… quelle que soit la conclusion, je ne pense pas à la préméditation ! et la preuve en est qu’il ne s’est caché de personne pour se procurer une arme dont il estimait pouvoir avoir besoin dans les circonstances créées par ses intrigues avec Théodora Luigi… On lui disait tous les jours que sa vie était menacée par le prince…

– Et il a tiré sur sa femme ! C’est horrible !…

– Tu vas vite !… En tout cas, il y a des circonstances atténuantes, répliqua froidement Rouletabille.

– Jamais ! tu me révoltes !

– Ils avaient déjà deux heures d’opium « dans le coco » quand Thérèse leur est apparue… As-tu senti l’odeur de la drogue en arrivant ?… On avait cependant aéré… Oui ! ils devaient être dans un bel état… La dernière grande séance avant la séparation, pense donc !

Je saisis les poignets de Rouletabille, tellement j’étais indigné.

– Tu appelles ça des circonstances atténuantes. Ah ! je te prie de croire que si j’étais son juge !…

– Il ne s’agit pas de ça ! interrompit Rouletabille de plus en plus glacé !… il s’agit d’expliquer les faits… Eh bien ! je ne crois pas que Roland Boulenger s’il a tiré, ait tiré sur sa femme de sang-froid ! voilà tout !… Tu ne veux pas que ces circonstances soient atténuantes… ça m’est égal, mais cesse de me malaxer les poignets !… Thérèse devait être un peu folle, elle aussi !… Tu comprends qu’on ne s’impose pas le régime de regarder, pendant des jours, une porte derrière laquelle votre mari écoute les contes orientaux de Mlle Théodora Luigi sans que tout à coup n’éclate l’impérieux désir de tomber au milieu de la conversation !…

Il tira quelques bouffées de sa pipe et continua :

– Thérèse avait le moyen, par la femme de ménage, de pénétrer dans la villa. Les autres ont peut-être entendu ouvrir la porte et se sont peut-être trouvés tout à coup devant Thérèse. Il faut admettre que ces trois personnages étaient dans un état à ne mesurer ni leurs gestes ni leurs paroles. Dans son cauchemar d’opium, Roland s’est-il cru menacé ou a-t-il cru que Théodora l’était, ce qui me paraît plus normal ? Le bruit fait à la porte par Thérèse l’avait certainement fait venir avec son revolver… et il ne fait plus de doute, hélas, que le revolver a servi… Il est même à présumer que s’il n’a servi que deux fois c’est que Thérèse le lui a arraché des mains peut-être… Quand l’agent est arrivé, Roland venait de refermer la porte peut-être… quand il a entendu l’agent, il l’a rouverte !… sûrement…

Voilà bien des « peut-être » pour un seul « sûrement »… Après tout, c’est peut-être Théodora Luigi qui a tiré ? objectai-je, tant cette idée de Roland, tirant sur sa femme, me semblait monstrueuse.

– Je vais encore te dire une chose, Sainclair ; j’ai bien interrogé Michel, l’agent, je l’ai vidé… et j’en ai interrogé d’autres aussi qui étaient dans le voisinage… Eh bien ! Thérèse n’a pas crié : « À l’assassin ! Roland !… À l’assassin ! » Elle a crié : « Assassin ! Roland !… Assassin !… »

– Le misérable !… Et elle lui pardonne ! Ah ! il peut se traîner à ses pieds ! Mais cette femme est plus qu’une sainte !

– C’est un ange ! exprima Rouletabille… Quant à moi, inutile de te dire qu’aussitôt Thérèse rétablie, j’emmène Ivana et « Partons pour la Syrie ! »

Huit jours plus tard, Thérèse était hors de danger… Nous lui avions fait nos adieux. Sur sa prière, Rouletabille lui laissait Ivana quelques jours encore. Avant de rentrer à Paris, mon ami et moi avions fait un tour à Deauville où nous avions quelques objets à prendre aux Chaumes. Nous ignorions que, dans ce moment même, Roland fût à la villa. Nous entendîmes soudain sa voix. Il semblait avoir une discussion avec Bernard, son valet de chambre. Il lui disait :

Que voulez vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tant pis ! j’en serai quitte pour en acheter un autre !… et laissez-moi tranquille avec cette histoire-là !

Je regardai Rouletabille et mes lèvres murmurèrent :

– À l’assassin !…

Tu vas encore trop vite !… me répondit-il, dans un souffle… Tout n’est pas fini !…

VIII. - La tuerie

VIII. – La tuerie

Le drame de Sainte-Adresse, comme on le sait, ne fut que le prélude de l’affreuse tuerie de Passy, mais là encore, procédons par étapes.

À Paris, je fus quelque temps sans voir Rouletabille. Un jour, je le rencontrai dans la salle des Pas-Perdus. Je la traversais en hâte et tout à fait exceptionnellement, car il n’est point d’usage de se montrer au Palais pendant les vacations. Il revenait du bureau de la Presse judiciaire et nous nous arrêtâmes en nous trouvant en face l’un de l’autre. Nous étions à peu près seuls sous l’immense vaisseau, cependant nos voix avaient là des sonorités qui le gênèrent tout de suite, sans doute pour ce qu’il avait à me dire. Il m’entraîna dans une galerie adjacente en me demandant :

– As-tu des nouvelles de Boulenger ?

Je lui répondis que j’avais reçu une réponse de Roland à l’une de mes lettres et que j’avais appris ainsi que Mme Boulenger était en pleine convalescence, ce dont, naturellement, je m’étais réjoui.

– À qui avais-tu écrit ?

– À Madame Boulenger. Je t’avouerai que depuis ce que tu m’as fait voir du drame de Sainte-Adresse, j’ai la plus grande répugnance à entretenir des relations avec l’illustre professeur !

– Et c’est lui qui t’a répondu ? As-tu gardé sa lettre ?

– C’est possible mais je n’en suis pas sûr… mes secrétaires sont en vacances et il y a assez de désordre en ce moment dans mes paperasses.

– Allons chez toi !…

– Tu tiens donc bien à voir cette lettre ?

– Surtout l’enveloppe, si tu l’as encore…

– Ah ! ce coup-ci, tu m’en demandes peut-être trop !

Vingt minutes plus tard nous étions dans mon cabinet et je retrouvai la lettre dans son enveloppe. Aussitôt qu’il vit cette enveloppe, Rouletabille pâlit… Cependant il n’y toucha même point… j’étais à quelques pas de lui et la lui tendais… Il la regarda deux ou trois secondes et me dit tout de suite, la voix changée :

– C’est bien ! tu peux brûler ça !

Et il s’assit en s’épongeant le front, comme n’importe lequel d’entre nous qui vient de recevoir un rude coup… un de ces coups qui vous brouillent un peu la cervelle…

– Que se passe-t-il ? lui demandai-je avec toute ma tendresse et toute ma pitié en éveil.

– Tu vas le savoir ! fit-il, tu vas le savoir, ce qui se passe, mon bon Sainclair !…

Mais il eut peur de s’attendrir et essaya de me narrer les choses sur ce ton indifférent et net, un peu « sécot » avec lequel il m’expliquait, à sa manière, le dossier d’une affaire à laquelle personne ne voyait goutte.

Mais c’est une chose que de travailler sur la chair des autres et c’en est une autre que de promener le scalpel dans ses propres fibres. Au fait, sa main tremblait.

– Ivana, commença-t-il, est revenue à Paris il y a huit jours.

– Seulement ! m’étonnai-je.

– Oui ! sur les prières suppliantes que m’envoyait Thérèse, car je ne reçois de lettres, moi, que de Mme Boulenger… j’ai consenti à ce qu’elle prolongeât là-bas son séjour auquel, du reste, je ne pouvais m’opposer. Enfin, elle est revenue. Elle paraissait fort heureuse de me retrouver. Ce fut, pendant quelques jours, une véritable fête. Nous nous sommes conduits comme des écoliers. Si nous ne sommes pas allés à Robinson, c’est tout juste.

« Elle m’avait dit que le ménage Boulenger était maintenant un ménage modèle et que Roland s’était remis au travail comme si rien ne s’était passé !

« – Il s’est cependant passé quelque chose, ma chère Ivana, avais-je répondu… et à cause de cette chose-là, je te demanderai, même s’il doit t’en coûter, de cesser toute collaboration avec Roland Boulenger. Tu as un prétexte magnifique. Tu m’accompagnes en Asie Mineure dans quelques semaines, je presserai notre départ si c’est nécessaire, et les préparatifs de ce voyage ne te laissent pas une liberté d’esprit suffisante pour l’aider dans des travaux que, de toute façon, tu serais obligée d’abandonner.

« – C’est tout ce qu’il y a de plus naturel, mon petit Zo, me répliqua-t-elle… Inutile de lui faire de la peine d’avance… Je lui ferai comprendre cela de vive voix à leur retour… et ainsi, tu auras toute satisfaction…

« Je t’avoue, Sainclair, que je ne m’attendais point à cette docilité et que je l’embrassai d’enthousiasme…

– Pardon, interrompis-je, as-tu fait part à Ivana de ta façon de concevoir le drame de Sainte-Adresse ?

– Non ! me répondit Rouletabille… Personne, pas même toi, à cette heure, ne connaît ma façon de concevoir le drame de Sainte-Adresse… Il n’y a qu’une personne qui ait le droit de dire la vérité dans cette affaire et elle eût préféré mourir que de la faire connaître… Je me suis tu pour Thérèse… et ma foi, je ne le regrette pas aujourd’hui…

– À cause ?

– À cause de ce qui s’est passé hier !… Hier, Sainclair, je me croyais le plus heureux des hommes quand je suis entré au bureau de poste de la rue d’Amsterdam pour y faire recommander une lettre… J’attendais mon tour, près du guichet, quand, ayant machinalement porté les yeux devant moi, je découvris, à quelques pas de moi, attendant à un autre guichet celui de la poste restante, Ivana ! Je fus tellement surpris de la trouver là que je n’eus même pas un mouvement inconsidéré pour me rapprocher d’elle. Je la regardai, stupide. Trois personnes nous séparaient. Elle n’avait qu’à tourner la tête pour m’apercevoir… mais elle était trop préoccupée… Je la vis se pencher au guichet et parler bas à l’employé… L’employé lui donnait une lettre qu’elle saisit comme une voleuse et avec laquelle elle s’échappa… Je ne la suivis même point. L’aurais-je pu ! je ne tenais pas sur mes jambes… Cette lettre, cette enveloppe, son format, l’écriture, une écriture un peu hiéroglyphique à laquelle on ne saurait se tromper, j’aurai tout cela longtemps devant les yeux. Ce fut un éclair, un éblouissement… un coup de foudre… Cependant, je voulais être sûr, je veux toujours être sûr… et je ne doute plus depuis que j’ai vu ton enveloppe. Du reste je n’ai point douté un instant. Je savais que c’était de lui !… Ivana a une correspondance clandestine avec Roland Boulenger…

Il se leva, prêt à partir et me tendant la main.

– Ne fais pas de bêtises, lui dis-je… Tu es sûr de cette correspondance et c’est tout !… Sois aussi lucide pour toi-même que tu l’es pour les autres… Après l’explication très nette que tu as eue avec Ivana, celle-ci aura voulu préparer le professeur à la résolution qu’elle a prise d’accord avec toi, lui faire comprendre qu’il ne faut plus compter sur elle… qu’elle se cherche une remplaçante… que sais-je ? Elle se cache… elle a tort… mais, d’autre part, elle voit bien que tu ne veux plus entendre parler de cet homme.

– Tout ceci est bien possible !… me répondit Rouletabille et il s’en alla.

Resté seul, je n’eus qu’un mot : « Pauvre Rouletabille ! ». On m’avait tant de fois dit : « Pauvre Sainclair ! », mais je ne suis pas égoïste. J’aimais Rouletabille comme un frère, un très jeune frère que j’aurais élevé et mon chagrin fut profond.

Je ne manquai point, les jours suivants, de lui téléphoner. Je lui demandai même des rendez-vous. Mais je ne le vis pas. Je reconnus, une fois, à l’appareil, la voix d’Ivana. Ce qu’elle me dit était plein d’amitié mais assez indifférent et je jugeai qu’apparemment il n’y avait rien de nouveau dans le ménage, Rouletabille ne lui avait rien dit de l’incident du bureau de poste. C’était grave.

À quelques jours de là, j’appris le retour des Boulenger. Je me disposais à aller faire une visite à Thérèse quand Rouletabille fit son apparition dans mon bureau. Il m’apparut trop calme, trop renfermé dans une vaine armature d’indifférence, trop cuirassé d’avance contre les émotions du dehors… et contre celles du dedans. Je vis bien tout de suite qu’il m’apportait quelque chose de douloureux, mais l’orgueil de l’homme est tel que même celui-ci pour qui, moi, en une telle occurrence, je n’avais eu rien de caché, voulait me cacher sa douleur ! Il jouait à l’homme fort !… Allons donc ! Est-ce qu’il y a des hommes forts dans ces moments-là ? Manant ou empereur, c’est bien le même déchirement, le même dégoût de tout ; après on agit suivant son tempérament, on tue, on assassine, on se suicide, ou l’on pousse en tremblant la porte du juge qui va tenter la réconciliation mais, tout d’abord, on a fléchi sous le coup comme un enfant !…

Il s’assit en face de moi, croisa les mains au-dessus de mon bureau (il ne pensait plus à bourrer sa pipe) et me dit :

– Je n’ai jamais soupçonné qu’une femme pût mentir comme Ivana !

J’avais envie de lui répondre : Eh bien ! et la mienne, mais je m’abstins d’un rapprochement qui lui eût fait perdre du coup ce bel air doctrinal avec lequel il essayait de me donner le change sur le bouillonnement de son sentiment intime.

– Depuis le retour des Boulenger, continua-t-il, elle m’avait déclaré qu’en dehors de la visite que nous leur fîmes tous deux, elle n’avait vu Roland qu’une fois, pour lui faire part de mon prochain départ et de la nécessité où elle était de le laisser continuer sans elle ses travaux. Or, mon cher, Ivana et Roland se voient tous les jours de trois à cinq heures pendant que je la crois à l’hôpital Trousseau !… Et quand elle rentre, elle me donne des détails sur ce qu’elle a fait à l’hôpital, sur les personnages qu’elle y a rencontrés, etc., etc. C’est inimaginable !… et c’est bien triste pour ces dames… un homme ne mentirait pas ainsi…

– Savoir ! fis-je.

– Non ! non, ne nous calomnie pas !… Nous ne pourrions mentir ainsi… Nous ne saurions pas !… Nous n’en aurions pas l’effronterie. Et puis il faut avoir cette belle foi insolente dans la crédulité, la stupidité, l’aveugle bêtise de l’autre ! Quand elles mentent, elles, « l’autre » c’est un homme… quand nous mentons, nous, « l’autre » c’est une femme… Nous sommes battus d’avance, nous n’essayons même pas…

– Où se voient-ils ? demandai-je…

– Depuis l’histoire de la lettre, je suis Ivana, je l’espionne !… Tu penses bien que je ne me suis pas adressé à une agence ! Rouletabille ne saurait être mieux servi que par lui-même… En sortant de chez nous, elle va donc à l’hôpital Trousseau… et puis elle ressort presque aussitôt et se rend non loin de là, à la clinique du Dr Schall où Roland Boulenger se trouve déjà quand elle arrive… elle en ressort deux heures plus tard, retourne à l’hôpital Trousseau où elle a dû laisser des instructions dans le cas où je lui téléphonerais et rentre à la maison. Elle a le front serein, l’œil clair, la bouche vermeille. Elle se porte bien.

– Elle ne te demande pas si tu as des nouvelles de Boulenger ?

– Non pas encore… mais cela viendra…

– En somme, malgré ta défense, elle continue à travailler avec lui ?

– Oui. Schall, qui est un ami de Boulenger, leur prête son cabinet et ils paperassent là deux heures…

– Je comprends, fis-je, que le mensonge d’Ivana t’énerve, mais réfléchis qu’en somme, la science seule est à ce rendez-vous.

– Je le penserais de tout autre que de Roland, mais en cet homme je n’ai aucune confiance… Il a trop bien commencé un certain jeu avec Ivana pour qu’il ne le continue pas… et d’un autre côté, en te concédant qu’Ivana à joué la comédie, j’ajouterai qu’il n’y a aucune raison pour qu’elle ait abandonné son rôle. Ne faut-il pas mener à bien, coûte que coûte et avant son départ, le fameux rapport sur la tuberculose ! Tu vois, ajouta-t-il, que je mets les choses dans l’état où elles se présentent au mieux de mes intérêts. Mais tu m’as dit toi-même qu’une pareille comédie n’allait pas sans quelques inconvénients…

– Certes ! la preuve en est qu’après l’avoir jouée avec votre assentiment, elle la joue maintenant en dehors de vous… Mme Boulanger ne doit pas être au courant ?

– Je ne le crois pas… elle s’imagine avoir reconquis un nouveau Roland et on l’étonnerait bien, je le jurerais, si on lui disait que son mari a recommencé à flirter.

– Oh ! avec Ivana !… Au fond, vous êtes les premiers coupables !… Ne te monte pas la tête… Tu es sûr que ta femme ne te trompe pas ! au sens le plus cruel du mot ! C’est quelque chose cela !… Vous allez partir bientôt !… N’édifie pas une tragédie avec la tuberculose des gallinacés !

– Tu me dis que ma femme ne me trompe pas ! je n’en sais rien, exprima posément Rouletabille en se levant… quand une femme vous ment, elle vous trompe… je t’ai dit où commençait le mensonge… je te dirai peut-être la prochaine fois que je te verrai où il finit.

Là-dessus il me quitta après une poignée de mains solide où son émotion se manifestait plus que sur son visage.

Trois jours s’écoulèrent. Le troisième jour j’appris par un coup de téléphone de mon ami que son départ pour l’Asie Mineure était avancé et qu’il quitterait la France avec Ivana, dès la semaine suivante. Je le félicitai d’une décision aussi raisonnable et je crus, dès lors, que le ménage était sauvé.

Deux jours plus tard, je me trouvais dans une loge à l’Opéra-Comique avec des amis, quand ceux-ci me signalèrent l’entrée dans une avant-scène de M. Parapapoulos, le célèbre Thessalien.

– Vous savez, me dit-on, que c’est lui qui a succédé au prince d’Albanie dans les bonnes grâces de Théodora Luigi.

– Elle n’aura pas pleuré longtemps Henri II, fis-je…

– Ça n’est pas son genre, me répliqua-t-on. Les Princes et Excellences se la disputent. Après la mort du grand-duc Michel Androvitch, dont elle avait été l’amie pendant dix ans, elle accepta les hommages du prince Prozor qu’on lui avait présenté à l’enterrement !… Mais tenez, la voilà !

En effet, Théodora Luigi venait de s’asseoir dans une loge, en face de nous, loge adjacente à l’avant-scène de M. Parapapoulos. Théodora ne m’était jamais apparue avec une beauté aussi fatale. Ses yeux sombres, son teint de marbre, son front dur ne s’éclairaient même point du plus faible rayon quand M. Parapapoulos, se penchant, lui adressait les plus gracieuses paroles.

Ces phrases, nous ne les entendions point mais nous en devinions la galanterie aux manières du Thessalien. Théodora ne paraissait même point les entendre et quand il parlait, elle ne le regardait pas. Cette femme me gâta ma soirée. J’essayai de ne plus la voir, mais mes yeux la retrouvaient malgré moi, elle me faisait frissonner et je n’enviais point M. Parapapoulos !

Pendant les entractes, pour échapper à cette hantise, je sortis dans les couloirs. Je croisai à plusieurs reprises un monsieur en habit, d’une ligne assez vulgaire, mais dont la figure ne m’était pas inconnue. Un moment nos yeux se rencontrèrent. Alors je me rappelai : c’était l’agent de la Sûreté Tamar qui nous avait introduits, Rouletabille et moi, dans la Villa Fleurie, le jour du drame. J’en conclus que lui aussi avait pris la succession du prince Henri et qu’il veillait maintenant sur le bonheur de M. Parapapoulos.

Nous étions alors un samedi, le départ de Rouletabille était fixé au mercredi suivant. Je devais dîner chez eux le mardi. Or, le mardi matin je reçus un mot de mon ami me priant de me trouver chez lui à six heures. Je m’y trouvai plus en avance que je ne le pensais. Je vis à la pendule du salon qu’il était cinq heures et demie. Ma hâte était bien compréhensible. Je m’assis et me mis à feuilleter un illustré, quand on sonna à la porte de l’appartement j’entendis un murmure de voix et le domestique, ouvrant la porte du salon, fit entrer Mme Boulenger. J’étais heureux de la revoir. Par deux fois j’étais allé chez elle sans avoir eu la chance de la rencontrer, je lui exprimai mes regrets et elle me répondit qu’elle avait été aussi peinée que moi.

Je la trouvai bien changée, mais singulièrement belle dans sa pâleur. Elle ne devait pas être encore tout à fait remise physiquement de la terrible secousse, mais elle était mise avec une coquetterie qui ne me déplut point, car elle attestait que cette femme avait retrouvé le bonheur ou croyait l’avoir retrouvé, ce qui est souvent la même chose. Elle me parla de son mari avec une tendresse admirable et ne fit allusion au drame de Sainte-Adresse que pour me donner à comprendre qu’elle était prête à subir encore de pareilles affres, qui avaient eu un aboutissement aussi heureux. Par un égoïsme naturel au bonheur, elle ne s’intéressa que médiocrement à nos personnes et ne parla d’Ivana que pour regretter qu’elle ne continuât point avec son mari des travaux dont elle avait tiré, elle aussi, le plus grand profit.

– Rouletabille est un peu jaloux, me dit-elle avec un bon et triste sourire, je ne lui en veux pas !… mais j’ai trouvé Ivana bien obéissante. Je voudrais la voir pour lui en faire tous mes compliments !…

Ainsi, cette femme qui nous avait prouvé qu’elle était la meilleure de toutes et que nous savions parée de toutes les vertus et de toutes les délicatesses, ne trouvait point un mot pour nous remercier de tout ce que nous avions fait pour elle et ne semblait retenir à l’égard d’Ivana qu’un peu d’amertume parce que celle-ci avait laissé son mari continuer son effort tout seul. Évidemment elle n’arrivait pas à comprendre comment on pouvait, quand on avait l’honneur de travailler à côté d’un homme comme Roland Boulenger, se résoudre à le quitter. Ah ! elle l’aimait bien !…

Rouletabille ne rentrait toujours pas. Il était maintenant cinq heures et demie. Elle se leva et prit congé de moi en me disant de l’excuser auprès de mon ami mais qu’il lui fallait être chez elle quand Roland allait rentrer.

Moi-même, je commençais à m’impatienter et j’arpentais un peu nerveusement le salon quand Rouletabille arriva. Il me parut bien ému.

Mme Boulenger qu’il avait rencontrée dans l’escalier était remontée avec lui.

– Mais enfin ! qu’avez-vous ? vous n’êtes pas fâché ? lui dit-elle… Écoutez, nous pouvons nous expliquer devant Sainclair !… Je vois bien qu’il est inutile de continuer à vous mentir… Tout à l’heure j’essayais encore de donner le change à votre ami… mais je désarme et faites de moi ce que vous voudrez ! Battez-moi si vous le voulez !… mais surtout n’en voulez pas à Ivana la pauvre enfant !… Vous venez de me lancer dans l’escalier un de ces « bonjour madame » qui me condamne d’avance. Eh bien ! j’accepte la condamnation !… Oui, c’est moi qui ai organisé les rendez-vous de travail chez le Dr Schall puisqu’il faut maintenant se cacher de vous pour travailler. On vous a vu rôder hier autour de la clinique, je suis venue pour savoir dans quel état d’esprit vous vous trouviez !… vous êtes furieux ! vous savez tout !… je m’en doutais, maintenant j’en suis sûre !… c’est affreux n’est-ce pas, c’est épouvantable !… Avant de partir pour un voyage de quelques mois Ivana a consenti à mettre au net les résultats de ses travaux avec mon mari, aux fins qu’un pareil labeur ne soit pas perdu !… C’est impardonnable !… Mais vous ignorez donc, mon pauvre enfant, ce que c’est que les scientifiques. Vous ne vivez que d’imagination et de reportage au jour le jour !… Vous ne pouvez concevoir ce qu’est un cerveau de scientifique, ni l’esprit qui l’habite !… l’esprit de suite dans la poursuite de l’idée !… Le scientifique ne s’arrête que lorsqu’il a touché l’idée, c’est-à-dire quand il l’a complètement matérialisée, ou il meurt !… Je parle de l’homme de génie, naturellement… Dans l’ombre de sa course il entraîne des disciples qui seront aussi acharnés que lui s’ils sont dignes de lui !… Et voici Ivana, assise dans le bureau du Dr Schall à côté de Roland Boulenger. Quel crime !… Dites-moi tout de suite que vous lui pardonnez !… ou je ne vous pardonne pas, moi, le mensonge que vous nous avez imposé… Tyran !… Et dépêchez-vous, car je suis en retard, termina-t-elle en nous montrant la pendule.

La véhémente apostrophe de Mme Boulenger, en prenant toute mon attention, m’avait fait négliger Rouletabille. Je le regardai sur ce dernier mot. Il avait le visage empreint de la plus dure impassibilité. Et il ne répondait pas à Mme Boulenger.

– Je vois, dit la pauvre femme, que j’ai eu tort de remonter ! et elle se dirigea vers la porte.

Rouletabille qui, en toutes circonstances se montrait si parfaitement poli, ne la reconduisit point… mais je la suivis, dans la galerie elle eut une légère défaillance et me glissa presque dans les bras.

– Je reviens tout de suite ! criai-je à Rouletabille, j’accompagne Mme Boulenger !…

Elle me remercia d’un bon regard car elle se sentait en effet très faible… Dehors j’arrêtai un auto-taxi, je la fis monter et lui dis :

– Où voulez-vous que je vous dépose ?

– Conduisez-moi chez le Dr Schall… me fit-elle avec un pâle sourire… Hélas ! je vois bien que Roland et moi nous avons perdu un ami… J’ai une bien grosse peine pour Ivana…

– Leur voyage leur fera oublier !… et je vous ramènerai Rouletabille, lui dis-je.

Elle me remercia en me pressant doucement la main.

Devant la clinique du Dr Schall je la laissai… elle paraissait un peu remise.

– Je vais dire à Roland combien vous avez été bon ! et avertir notre pauvre Ivana de la scène qui l’attend…

Je la rassurai un peu :

– Les femmes savent toujours se faire pardonner… Rouletabille est beaucoup moins méchant qu’il n’en a l’air.

Dix minutes plus tard j’étais revenu chez Rouletabille. Six heures sonnaient. Je le retrouvai dans le salon à la même place !… Sans me dire un mot il me fit passer dans son cabinet de travail, s’assit à son bureau, l’ouvrit, en releva le cylindre et, dans un tiroir secret prit trois lettres qu’il me pria de lire. C’étaient des lettres de Roland à Ivana où il était parlé de toute autre chose que de la tuberculose des poules.

Le plus ardent amour s’y formulait avec une naïve audace. Je ne les transcris pas ici parce que ce serait tout à fait inutile et puis parce que je ne m’en rappelle pas le texte exact. Tout de même elles laissaient cette impression, plus que l’impression : la certitude qu’Ivana se défendait le plus aimablement du monde, en tout cas qu’elle n’avait pas dépassé les limites du jeu. C’est ce que je fis comprendre à Rouletabille et c’est seulement alors que je m’aperçus du bouleversement dans lequel il était. Jusqu’alors il s’était maîtrisé mais ici il éclata :

– C’est une misérable !

Puis, honteux d’avoir trahi dans un cri tout son désespoir, il se mit les mains devant la figure et resta quelques instants sans prononcer une parole. Derrière ses mains il domptait ses larmes, il étouffait le sanglot qui lui gonflait la gorge. Quand il me montra à nouveau son visage je vis une face hâve, creusée, vieillie mais grimaçante de froide ironie. Je vis un nouveau Rouletabille : celui qui ne croyait plus à rien !… Je ne reconnus plus mon ami… Tant de jeunesse, une si belle foi, tant de lumière sur un noble front, tant de confiance naïve dans un génie au service de la vérité, ses yeux clairs et pleins de rayons, tout avait disparu sous un masque de cendres…

– Je n’ai plus rien à apprendre, me dit-il, j’ai fait le tour de l’infamie. Maintenant je connais les hommes. Une femme a été mon porte-flambeau dans ces ténèbres que je croyais connaître et où j’entrais d’un pas léger. Maintenant les ténèbres me font peur et la lumière m’épouvante. Tout à l’heure tu vas voir entrer cette femme. Elle me tendra son front pur et elle serrera ton honnête main. Imagine que je ne t’aie rien dit : c’est la douce flamme de mon foyer, c’est l’amour conjugal dans ce qu’il a de plus noble et de plus charmant. Elle est belle et tranquille. Elle a un baiser pour l’époux, un sourire pour l’ami ! Elle nous parle de ses travaux et nous l’écoutons. Eh bien ! cet ange, mon cher, sort des bras de Roland !… Je t’ai écrit de venir pour que tu assistes à ce qui va se passer ici. Depuis que je connais mon infortune j’aurais pu la tuer… mais j’ai parcouru trop d’étapes pour arriver à « toute la vérité », mon malheur, je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis, la tuer, c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe. Non ! elle vivra ! J’ai pensé à toi : c’est toi le plus fort. Tu as méprisé. Je lui dirai mon dégoût, sans paraître étonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos…

Il sortit sa pipe de sa poche, mais il ne parvenait pas à la bourrer. Il finit par la jeter avec violence sur le bureau et il se leva en poussant un effrayant soupir : « Ah ! Sainclair ! » Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.

Mais notre effusion fut courte : Une domestique vint nous dire que des messieurs désiraient parler à M. Rouletabille. Ces messieurs suivaient cette femme de chambre sur ses talons.

– Tiens ! Mifroid, fit mon ami en reconnaissant le sympathique commissaire bien connu de Tout-Paris, qu’est-ce qui vous amène, mon ami ?

Malgré le tragique des circonstances, je ne pus m’empêcher d’admirer l’art avec lequel Rouletabille était parvenu, en une seconde, à cacher son émotion. Le commissaire ferma la porte derrière lui, sur le nez des autres messieurs et s’avança dans le bureau.

– Mon pauvre ami, lui dit-il, sans voir la main que Rouletabille lui tendait, j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer… Avec un autre, je pourrais voiler la vérité… Soyez fort !… Votre femme a été assassinée !

Rouletabille poussa un cri et s’accrocha à mon bras.

– Assassinée, fit-il d’une voix rauque, où çà ?

– À Passy, impasse La Roche… j’ai une auto, si vous voulez m’accompagner.

Rouletabille était comme hébété. Il me regardait avec des yeux d’où l’intelligence avait fui. Vous pensez que je ne le quittai pas. Un quart d’heure plus tard, nous nous trouvions tout au fond de Passy, devant une villa entourée de hauts murs. En route j’avais interrogé le commissaire mais il paraissait n’être encore au courant de rien. Il ne put même me dire à quelle heure le crime avait eu lieu. Du reste j’étais moi-même tout à fait étourdi de la brusquerie et de la cruauté des événements ; je me rappelle vaguement avoir traversé un jardin planté d’arbres touffus… avoir monté un escalier, avoir traversé une salle où, sur une table-guéridon, se trouvaient les restes d’un goûter. Enfin, dans une chambre à coucher indiquant le plus grand désordre, toute une troupe d’hommes noirs s’écarta devant nous et nous aperçûmes sur le tapis, deux corps étendus… celui de Roland Boulenger et celui d’Ivana…

Le vêtement de l’homme ne témoignait d’aucun combat. Roland avait reçu deux balles, l’une en plein cœur, cette balle avait fracassé, en passant, la montre dans la poche du gilet et l’autre dans le poumon gauche, par derrière. Ivana également avait reçu deux balles, l’une qui l’avait atteinte à la hanche gauche, cette balle avait dû être tirée pendant une courte lutte attestée par l’épaulette droite de la robe arrachée, la manche froissée, le poignet droit et l’épiderme de la main droite légèrement déchirés.

Une seconde balle près de la tempe semblait avoir été tirée pour l’achever, pour lui régler définitivement son compte… Et cependant, Ivana respirait encore. Disons tout de suite que l’on retrouva une cinquième balle dans le plafond, nouveau témoignage de lutte avec celui ou celle qui apportait la mort dans cette demeure.

J’ai dit qu’Ivana n’était pas encore morte. Elle rouvrit les yeux pour fixer Rouletabille d’un suprême regard immobile… Je vis distinctement ses lèvres s’entrouvrir comme pour un baiser.

Alors, il y eut un affreux gémissement et le choc d’un corps sur le plancher… c’était Rouletabille qui tombait à genoux et qui, écartant le médecin, prenait un baiser suprême sur les lèvres de sa femme expirante. Ainsi recueillit-il son dernier souffle. Nous eûmes beaucoup de peine à l’arracher à cette dépouille chérie.

– Elle était innocente ! soupira-t-il presque expirant lui-même… c’était ma petite Ivana !…

On le porta plutôt qu’on ne le conduisit dans la salle à côté et là l’un des hommes noirs lui posa tout à coup cette question :

– Vous connaissiez cette villa ?

Rouletabille releva la tête et regarda le magistrat jusqu’au fond des yeux…

– Je l’ai vue aujourd’hui pour la première fois, dit-il.

– Et à quelle heure en êtes-vous sorti la première fois ?

Le malheureux hésita, nous regarda, finit par prononcer dans un souffle :

– Je ne vous comprends pas !

– Je vais vous le dire, moi, fit le magistrat… vous en êtes sorti à cinq heures… et le crime a eu lieu à cinq heures moins cinq exactement !…

Rouletabille se redressa dans une protestation immense de tout son être :

– Vous croyez donc que c’est moi qui l’ai assassinée ?

Le soir même, il couchait à la Santé.

IX. - Hypothèses

IX. – Hypothèses

On imagine facilement le retentissement dans Paris de cette nouvelle inouïe : « Rouletabille vient d’être arrêté ! » Et quand on sut, quelques heures plus tard, de quel crime le célèbre reporter était accusé, on peut dire que toute la ville ne s’occupa plus que de ce scandale tragique. Survenant si peu de temps après le drame de Sainte-Adresse, lequel avait déjà excité singulièrement toutes les curiosités, l’affreux massacre de Passy acheva de bouleverser l’opinion publique. Les noms de Rouletabille et de Roland Boulenger étaient sur toutes les lèvres. J’ai encore devant moi les journaux qui parurent le lendemain matin. Ils étaient pleins du funeste événement.

D’une façon générale, bien que l’on regrettât la disparition d’une personnalité scientifique de la valeur de l’illustre professeur, on était d’accord pour faire entendre que Roland, avec son mépris de la morale courante, était assez naturellement arrivé au bout de sa chance et l’on réservait toute pitié pour la seule victime intéressante des coups de revolver de Rouletabille : cette pauvre Thérèse Boulenger, qui certainement en mourrait, elle aussi.

Quant au reporter, on ne trouvait nullement son geste condamnable dans l’état de nos mœurs. Un mari surprend sa femme avec un ami dans des conditions telles qu’il ne saurait mettre en doute la nature du rendez-vous, il supprime les deux coupables : l’affaire n’était pas neuve.

Évidemment l’affaire n’était pas neuve, si elle s’était passée comme ça ! mais moi, j’étais persuadé qu’elle ne s’était pas passée comme ça !… moi qui, quelques instants avant l’arrestation me trouvais encore avec Rouletabille, moi qui me rappelais, certes ! ses propos désenchantés, mais son calme dans le désespoir, – moi qui l’entendais encore dire : « Mon malheur, je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis la tuer, c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe. Non ! Elle vivra ! Je lui dirai mon dégoût sans paraître étonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos !… » – moi qui me souvenais de ces choses, je savais bien que Rouletabille était innocent de tout ce sang versé.

On me dira qu’il s’était bien gardé cependant de me faire part de son passage dans la petite maison de Passy, où il était allé, de toute évidence, constater son malheur… Mais je pouvais penser que s’il ne m’en avait point parlé, c’est qu’il n’en avait pas eu le temps ! Est-ce que le commissaire de police Mifroid n’était pas arrivé juste dans le moment qu’une étreinte fraternelle nous réunissait après ces premières et atroces confidences… D’autres certainement allaient suivre. Pourquoi m’eût-il caché quelque chose ? Enfin, s’il avait commis le crime, je le connaissais assez pour savoir qu’il eût été le premier à se dénoncer. Or il niait.

Aussitôt après le coup de foudre de l’arrestation de Rouletabille, je m’étais fait conduire chez Mme Boulenger. On se rappelle que j’étais avec elle chez Rouletabille à cinq heures et demie, détail d’importance car, en dépit de ce que venait de dire le substitut lequel prétendait que le crime avait eu lieu à cinq heures moins cinq exactement, il fut prouvé bientôt qu’il avait été accompli à cinq heures et demie. On se rappelle également qu’en descendant de chez Rouletabille, j’avais conduit Mme Boulenger chez le Dr Schall. Je ne la trouvai point chez elle. Je pensai qu’elle pouvait être encore chez le Dr Schall. Les événements avaient été si précipités qu’elle ne devait encore rien savoir.

Je n’entrerai point dans le détail de l’heure abominable que nous passâmes. Lorsqu’elle sut enfin la vérité, elle passa trois jours entre la vie et la mort… Schall ne quitta pas son chevet et parvint à la sauver. Elle le lui reprocha, du reste. Mais du moment qu’elle n’était point morte, elle voulait vivre pour le venger ! Elle aussi était persuadée que Rouletabille était innocent. Et je savais bien où allaient ses pensées. Elles allaient où étaient déjà les miennes.

L’ardeur qu’elle avait de démêler la vérité lui fit reprendre des forces avec une rapidité extraordinaire. Il faut bien dire, du reste, que cette sorte de renaissance, de résurrection était assez factice, car Thérèse ne vivait plus que par les nerfs, jetée hors de son lit par son idée fixe que je partageais et à laquelle il est temps maintenant de donner un nom : Théodora Luigi !…

X. - Nouvelles précisions et nouveaux doutes

X. – Nouvelles précisions et nouveaux doutes

On n’a pas oublié que le samedi qui précéda le drame de Passy (lequel eut lieu un mardi) je m’étais trouvé à l’Opéra-Comique en face de Théodora Luigi, qui avait déjà donné un successeur à Henri II et qui flirtait ostensiblement avec le célèbre Hellène Parapapoulos. Je pris mes renseignements et j’appris que la redoutable courtisane avait quitté la France avec son nouveau maître le jour même du drame par l’Orient-Express de une heure de l’après-midi. Ce renseignement que je m’étais procuré par l’intermédiaire de mes amis de la Sûreté me cassa bras et jambes. J’allai à la gare de l’Est où il me fut confirmé.

On comprend mon état d’âme. Il était lamentable. Pour expliquer le crime, je ne me trouvais plus qu’en face de Rouletabille et la parole du substitut me sonnait de furieuses cloches aux oreilles : « Vous êtes sorti d’ici à cinq heures et le crime a eu lieu à cinq heures moins cinq exactement. » Je répète qu’à ce moment rien encore n’était venu relever cette erreur qui accusait si terriblement Rouletabille et je passai par des affres, par des doutes, des hypothèses qui me déchiraient.

Cette heure avait été établie par les magistrats sur le témoignage de la montre de Roland Boulenger fracassée par une balle et arrêtée à cinq heures moins cinq. Quant à Rouletabille, il avait été aperçu sortant de la petite maison par une porte qui donnait sur un terrain vague derrière l’impasse La Roche et reconnu par un agent (tous les agents connaissaient Rouletabille) qui s’entretenait avec une marchande de journaux. Tous deux (l’agent et la marchande) avaient été frappés de la pâleur et de l’air égaré du célèbre reporter qui était passé près d’eux sans les apercevoir. Il parlait tout seul.

Comment avait-on découvert le crime ? Par le fait de l’enfant d’un menuisier qui jouait à la bloquette tout seul avec ses billes, contre le mur de derrière de la villa elle-même, dans une venelle à laquelle on n’a même pas donné de nom. Au-dessus de lui, à la hauteur du premier étage, derrière des fenêtres aux volets clos il avait entendu des coups de revolver et des cris et il s’était enfui aussitôt chez lui.

Son père était rentré plus d’une heure plus tard et n’avait prêté qu’une oreille distraite à l’histoire de l’enfant. Cependant, comme un sergent de ville passait devant son atelier, le menuisier avait dit à l’enfant de refaire son récit devant le représentant de la force publique. Or, le hasard voulut que cet agent fût le même que celui qui avait vu sortir Rouletabille. Il courut à l’endroit désigné par l’enfant et crut entendre des gémissements. C’était sans doute Ivana qui agonisait. Quelques instants plus tard, il pénétrait avec le commissaire de police du quartier dans la fatale petite maison de Passy. On sait la suite. Mais les dires de l’enfant étaient tout à fait vagues pour ce qui concernait l’heure. Il était impossible, à une demi-heure près, de préciser l’instant où il avait entendu les coups de revolver. L’arrêt de la montre à 5 heures moins cinq mit momentanément tout le monde d’accord avec la sortie de Rouletabille à 5 heures. Et en vérité, je comprends les magistrats. Moi-même, dans l’impossibilité où j’étais de me retourner du côté de Théodora Luigi, j’avais besoin de revoir Rouletabille !

Or, le reporter ne voulait voir personne pour le moment, pas même son avocat ! On le laissait tranquille depuis sa confrontation avec ses victimes et l’on procédait à l’autopsie de celles-ci. De cette autopsie, on ne tira rien sinon la confirmation à peu près inutile de ce fait que l’on ne se trouvait point en face d’un suicide consenti par les deux victimes. On sait du reste que l’on n’avait trouvé sur les lieux aucune arme. Enfin, la plus sommaire enquête avait démontré que le massacre n’avait été possible que par l’intervention d’un tiers.

Ceci étant resté la vérité de l’affaire, nous n’aurons pas une seconde à évoquer l’hypothèse qui fut un instant émise dans un journal (L’Époque) : Roland Boulenger et Ivana avaient pu se massacrer l’un l’autre.

Je disais donc que, dans les ténèbres où je m’agitais, j’avais besoin de revoir Rouletabille…

XI. - La petite maison de Passy

XI. – La petite maison de Passy

Je savais, par le juge d’instruction, M. Hébert, et par des indiscrétions venues de la prison que le malheureux était anéanti. Il ne mangeait pas, ne parlait pas, restant étendu, sans un mouvement, sur sa couchette. Tout le monde l‘incitait à avouer, lui disant qu’il serait sûrement acquitté. Il ne répondait pas.

Je n’avais reçu qu’un mot de lui : « Occupe-toi de sa tombe. Deux places, une pour elle, une pour moi ! »

Et maintenant j’ai hâte de me retrouver avec lui dans la seconde visite qu’on lui fit faire aux lieux du crime. Averti, je m’y suis rendu avec les magistrats. Rouletabille n’était pas encore arrivé.

J’eus une courte conversation avec le juge d’instruction et lui fis part naturellement de tout ce qui pouvait servir mon ami et client, notamment son attitude avec moi si peu d’instants après le crime, alors que, de toute apparence, il l’ignorait encore. Mais M. Hébert paraissait avoir son siège fait.

À tout ce que je pus lui dire, il ne répondit qu’en haussant les épaules et qu’en caressant, d’un geste un peu agacé, ses favoris poivre et sel qu’il portait à l’ancienne mode.

Autour de la villa, jusque dans l’impasse, malgré le service d’ordre, il y avait une foule incroyable. Les journalistes étaient, comme toujours, encombrants. Mais pas un n’avait été admis dans la villa.

Pressé par les événements, au moment de la découverte du crime, je n’ai donné aucune indication, même sommaire, des lieux. Du reste, je n’avais rien vu que Rouletabille et les deux corps. Aujourd’hui, regardons.

Cette villa, perdue tout au fond de Passy, était charmante. Ce n’était point d’hier que Roland Boulenger l’avait louée, pour venir s’y distraire du travail formidable qu’il fournissait par ailleurs. Ce sont là des détails qui nous furent révélés par l’enquête. Mais il y a cent à parier contre un qu’il fit entendre à Ivana, comme précédemment à Théodora Luigi, qu’il avait acquis, meublé, arrangé ce petit coin pour son amour du moment, le seul qui comptât à ses yeux, comme toujours.

Cette villa avait été certainement ce qu’on appelait dans le temps « une petite maison ». Elle datait du 18e siècle avec un rappel du style jésuite dont les consoles renversées et les pilastres mêlaient un peu de majesté ridicule au rococo de l’ensemble. Bref, elle était d’un mauvais goût adorable sous la grisaille du temps. J’imaginais qu’elle avait dû être horrible à l’état neuf. Au fond de son nid de verdure, cette vieille chose était plaisante à trouver pour des amoureux. Mais les boiseries de l’intérieur, assez bien conservées, rafistolées du reste avec art, étaient à se mettre à genoux.

Les pièces du rez-de-chaussée, fort humides, étaient condamnées. On accédait au premier et unique étage par un escalier de marbre dont la balustrade de fer forgé était remarquable. Tout l’étage était des plus galants. Dans les trumeaux, bergers et bergères se bousculaient avec une audace à peine effacée. Dans la salle à manger, une merveilleuse tapisserie de Beauvais, une bergerade d’après F. Boucher, tenait tout un panneau. Les meubles, les fauteuils Louis XV étaient recouverts de Gobelins représentant les fables de La Fontaine, d’après Oudry. Cette salle donnait directement sur la chambre à coucher, dont deux fenêtres ouvraient sur le jardin et dont les deux autres fenêtres, donnant sur la venelle dont nous avons eu l’occasion de parler, étaient toujours closes avec leurs volets fermés. Il y avait là un immense divan qui servait de lit, un tapis persan de plus haut prix et sur le mur, debout derrière le divan, une garniture de lit en satin blanc brodé d’applications de velours cerise, du 16e siècle, du plus curieux effet.

Derrière la chambre, un cabinet de toilette – salle de bains. Une porte donnait de ce cabinet sur un escalier de service qui descendait au jardin et aux sous-sols où se trouvait la cuisine. Celle-ci ne devait pas servir souvent. Les services de vaisselle et de verrerie s’y trouvaient rangés dans des armoires pleines d’ordre et de poussière.

J’ai noté les débris d’un goûter qui se trouvaient sur le guéridon de la salle à manger, j’aurais pu parler du goûter tout entier, car on y avait à peine touché. Des gâteaux, une bouteille de vin d’Espagne que Roland Boulenger avait certainement apportée lui-même…

Le jardin était assez profond devant la villa. Il était mal tenu avec des arbres tout rabougris de vieillesse. J’ai dit que le fond de la villa était adossé à une venelle. Le devant des jardins donnait sur l’impasse La Roche. C’est là qu’était l’entrée avec une grande grille que l’on n’ouvrait jamais et qui était close de volets de fer et, à côté, une petite porte de chêne vermoulu, à judas.

Au coin de l’impasse La Roche et de l’avenue Rameau, il y avait une boutique de coiffeur. Pour peu que ce coiffeur ne fût point assailli par la clientèle et qu’il aimât à musarder sur son seuil, il ne pouvait manquer de remarquer ceux qui entraient et sortaient par la petite porte de chêne. La boutique avait une enseigne : « Marius Poupardin, coiffeur » entre deux plats à barbe.

La propriété possédait encore une autre sortie aux trois quarts dissimulée sous un envahissement extraordinaire de lierre et de plantes grimpantes. C’était cette porte par laquelle on avait vu sortir Rouletabille, porte donnant à l’extérieur sur un terrain vague, envahi d’ordures ménagères, un vrai dépotoir… À l’intérieur, elle ouvrait sur un petit chemin dallé de briques moussues qui traversait les hautes herbes d’un jardin fruitier rendu à l’état de nature et aboutissant directement à une porte basse de la villa donnant sur l’escalier de service.

Je crois bien avoir donné toute la topographie utile, sinon à la compréhension du mystère qui reste opaque, du moins à la connaissance des lieux où il se déroule. Et maintenant assistons à l’arrivée de Rouletabille. De grands bruits extérieurs l’annoncèrent. On nous l’amenait dans un auto-taxi, entre deux agents de la Sûreté. Des cris de « Vive Rouletabille ! » partirent d’un peu partout dans la foule qui se pressait autour de la villa. C’était déplorable.

La petite porte s’ouvrit et il apparut. Dieu ! qu’il était pâle ! Il ne semblait plus que le fantôme de lui-même. Cependant il avait aux yeux une flamme ardente qui révélait le feu intérieur qui le dévorait et qui brûlait ceux qui le regardaient. Combien en ai-je vu détourner la tête sous cet éclair insupportable ! Son regard, dans l’instant, semblait vous dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? En quoi cela vous regarde-t-il, ce drame qui s’est passé entre ce monsieur, ma femme et moi ? Pourquoi tout cet appareil de justice ? Je le connais depuis longtemps. Je n’en suis pas accablé. »

XII. - Étrange attitude de Rouletabille

XII. – Étrange attitude de Rouletabille

De fait, sans plus se préoccuper des personnages, ses yeux se mirent à faire le tour des choses, mais sans perdre de cette flamme qui le consumait. Il m’avait vu. J’allais me précipiter, quand un de ces coups d’œil que je connaissais bien me cloua sur place. M. le juge d’instruction Hébert nous fit monter tout de suite au premier étage.

Nous ne nous arrêtâmes point dans la salle à manger et ce fut dans cette chambre encore toute chaude du meurtre que l’interrogatoire reprit. Les deux corps n’étaient plus là, mais ils avaient laissé partout leurs traces sanglantes, sur le tapis et jusque sur la garniture de lit de satin blanc du 16e siècle où une main ensanglantée s’était accrochée, sans doute celle d’Ivana.

Rouletabille, en se retrouvant dans cette horrible pièce où, dans un baiser suprême, Ivana avait rendu son dernier soupir… Rouletabille eut un mouvement de défaillance. Je le reçus presque dans mes bras.

– Avouez donc !… s’écria le juge d’instruction…

Mon pauvre ami tourna vers lui des yeux hagards. Sur quoi, M. Hébert, jugeant l’instant propice, sortit en douce tous les arguments qui pouvaient décider l’inculpé à changer d’attitude et à dire ce que tout le monde, excepté moi, estimait être la vérité… c’est-à-dire son crime !… mais un crime passionnel accompli dans les conditions classiques et pour lequel le jury de la Seine s’était toujours montré fort indulgent. C’est tout juste s’il ne promit point à Rouletabille l’acquittement ! En tout cas, il faisait parfaitement entendre qu’en son âme et conscience, lui, bon, juge et bon bourgeois et bon mari qui a le droit de compter sur la vertu de sa femme, il absolvait Rouletabille.

Ce n’était pas pourtant un méchant homme, ce M. Hébert, et comme on dit, il n’aurait pas fait de mal à une mouche, bien qu’il eût envoyé pas mal d’assassins à la guillotine, mais il trouvait tout naturel qu’un mari trompé tuât autour de lui comme un sauvage ! C’est extraordinaire, comme, par certains côtés, nous tenons encore à l’âge des cavernes.

Ceux qui étaient là se souviendront longtemps de la façon dont Rouletabille accueillit ces singulières avances.

D’abord il fit une déclaration qui remplit tout le monde de stupeur et je ne cacherai pas que j’en fus moi-même assez gêné bien que je fusse préparé à cet éclat par certaines phrases que je lui avais entendu prononcer dans le moment que nous avions eu tant de peine à l’arracher à la dépouille d’Ivana.

– Monsieur ! jeta-t-il au juge d’une voix hostile et où grondait une colère mal domptée : vous parlez de mari trompé. La première chose que je veux que l’on entende de moi, c’est l’expression de la foi complète que j’ai dans la parfaite honnêteté de ma femme ! Quant à ce que vous pouvez penser de mon rôle en tout ceci, je dois vous avouer qu’après la mort de ce que j’avais de plus précieux au monde, cela m’importe aussi peu que possible ! si bien que, si je condescends à répondre à vos questions, c’est moins pour moi que pour sauver une mémoire qui m’est chère ! Vous entendez, monsieur Hébert, Ivana Vilitchkov, qui m’a fait l’honneur de devenir Mme Rouletabille, a toujours été la plus loyale et la plus probe des femmes ! Elle n’a jamais manqué à ses devoirs !

M. Hébert eut un haut-le-corps très marqué devant cette agressive et inattendue proclamation.

Au fait, les personnes qui étaient là n’auraient pas manqué d’en sourire, s’il ne s’était agi de la vie d’un homme en suspens sur ces deux cadavres.

– Monsieur, répliqua M. Hébert sur un ton qui n’était pas dénué d’une certaine pitié philosophique… monsieur, je ne demande pas mieux que de vous croire, mais mon opinion à cet égard importe beaucoup moins que la vôtre et vous me permettrez de vous répondre que vous n’avez point toujours été aussi parfaitement assuré de la vertu de Mme Rouletabille ! Et, mon Dieu, vous étiez de cela fort excusable, car vous avouerez bien avec moi que les circonstances et les apparences étaient tout à fait contre elle ! Ce rendez-vous dans cette petite maison galante où le professeur Roland Boulenger était accoutumé de venir se distraire de ses importants travaux, cette dînette interrompue, cette chambre où nous avons trouvé les deux corps de M. Boulenger et de votre femme, tout cela était bien fait pour inquiéter l’esprit du mari le moins soupçonneux et même pour déchaîner – nous en avons la preuve, hélas ! – sa colère…

– Il est tristement exact, répondit Rouletabille, d’une voix sourde, qu’un moment j’ai pu croire que ma malheureuse Ivana était prête à céder aux instances du professeur Boulenger qui était, lui, fort amoureux d’elle. Je n’entrerai point maintenant dans des détails qui vous feront comprendre bien des choses et qui feront voir à tous la conduite de ma femme sous un jour tout à fait nouveau, presque sublime, monsieur le juge ! Il s’agissait, pour elle et pour la science, de sauver le professeur d’une influence néfaste, terrible ! Qu’un tel programme, difficile et dangereux à réaliser, eût amené ma femme à accepter, sans que j’en fusse averti, un rendez-vous dans cette petite maison de Passy, cela me bouleversa à un point que je me mis à l’espionner… espionnage dont je demande publiquement pardon à la mémoire de celle qui a droit à tous les respects !…

Il y eut un court silence glacé sur le sens duquel Rouletabille ne se méprit point, et il continua :

– Je l’espionnai donc, et je la fis espionner… et je sus qu’elle devait se rendre ce mardi-là dans cette maison. Dès le lundi, j’avais une clef qui me permettait d’ouvrir la porte qui donne sur le terrain vague, je connaissais l’heure du rendez-vous, j’arrivai ici un quart d’heure après ma femme. Roland Boulenger était déjà là… Monsieur, je vous jure que je n’avais pas d’armes !… Monsieur, je ne suis point de ceux qui s’arrogent le droit de tuer parce qu’une femme sourit à un autre !… Monsieur, cette sauvagerie n’est point dans mes idées et je regrette qu’elle ait encore cours à une époque qui prétend à la civilisation… J’étais venu pour constater un horrible mensonge… mais on ne tue pas une femme parce qu’elle ment !… Elle ment à ses vœux, elle ment à des promesses sacrées… Détournez-vous d’elle !… Ne vous transformez pas en bourreau, domptez l’instinct de propriété de la chair qui n’est que le corollaire de l’antique esclavage… ou subissez les justes lois !… Monsieur, si vous me prouvez que j’ai tué, je réclame la guillotine et je demande votre destitution pour avoir encouragé, par les propos que vous teniez tout à l’heure, l’assassinat !

Ah ! si nous nous attendions à celle-là !… Fou de Rouletabille !

Médusés, nous étions médusés… c’est le cas de le dire. Quant à M. Hébert il eût bien voulu se fâcher mais il avait peur de paraître ridicule. Toute sa figure se pinça et ce fut sur un ton plein d’amertume qu’il répondit à peu près ceci qui traduisait assez le sentiment général :

– Monsieur, je ne retiens point des paroles qui attestent pour le moins votre profond désarroi ! Innocent ou coupable, votre trouble s’explique. Je regrette simplement qu’il ne vous permette pas d’user pour vous-même de cette méthode si nette et si sûre et si dénuée de discours qui apportait la lumière dans les affaires des autres…

– Monsieur, il faut avoir pitié de moi ! On m’a tué ma femme ! 

Et Rouletabille pleura.

XIII. - Ce qu’avait vu Rouletabille - dans la petite maison de Passy

XIII. – Ce qu’avait vu Rouletabille – dans la petite maison de Passy

Les larmes nous émurent plus que toutes les paroles qu’il avait prononcées, assez incohérentes du reste, ou que nous jugions telles.

Alors M. Hébert redevint très doux :

– Voyons, lui dit-il, quand vous avez pénétré ici par la petite porte dérobée, vous êtes allé tout de suite à l’escalier de service et par là vous êtes monté au premier étage… c’est le chemin du reste qu’avait suivi votre femme… nous avons suivi la trace de ses pas jusque dans le cabinet de toilette… Mme Rouletabille n’avait pas voulu entrer par la porte de l’impasse La Roche où elle pouvait être vue…

– Avez-vous vu la trace de mes pas dans l’escalier de service ? interrompit Rouletabille, soudain rendu à tout son intérêt par cet interrogatoire précis.

– Non ! répondit M. Hébert, mais en vérité, Rouletabille trouve si facilement la trace des autres qu’il ne lui doit pas être bien difficile de dissimuler les siennes !

– Je vais vous prouver, repartit mon ami, que je n’ai rien essayé de dissimuler du tout. Mes traces, elles crèvent les yeux ! Mais vous allez les chercher là où elles vous sont utiles et vous ne les trouvez pas. Tenez ! vous les trouverez là, fit-il, en lui désignant l’allée qui passait près de la villa sous les fenêtres même de la chambre et sous l’une des fenêtres de la salle à manger.

– Monsieur le juge, continua le reporter, si vous aviez été moins entrepris par votre idée de l’escalier de service, vous auriez pu voir que mes pas, quasi invisibles sur l’allée briquetée et moussue, qui conduit de la porte dérobée à cet escalier de service, apparaissent tout à coup sur la gauche, le long de la maison, c’est-à-dire quand ils quittent cette allée briquetée alors ils se sont imprimés nettement sur la terre molle, nouvellement détrempée par les pluies. Je ne sais si les agents ont tout mêlé dans leurs recherches ou dans leurs allées et venues inconsidérées, mais ces traces doivent y être encore… C’est par là que je suis venu, c’est par là que je m’en suis retourné.

– Nous verrons cela tout à l’heure, concéda M. Hébert, qui attachait peu d’importance à tous ces détails et je l’admets pour l’instant. Au fond, que vous soyez entré dans la maison par l’escalier de service, ou par tout autre chemin, il n’en reste pas moins que vous rejoigniez les deux victimes…

– Pardon ! monsieur le juge, je ne les rejoignais pas !… Il est exact que je suis arrivé ici dans un esprit des plus douloureux, mettons désespéré, mais nullement tragique, au sens que vous attachez à ce mot… Et la preuve, c’est que – je le répète – je n’étais pas armé.

– Vous le dites !

– Je le jure !… Mon malheur me paraissait si inimaginable que je voulais m’en assurer de mes yeux… Cependant, je n’avais point d’autre clef que celle de la porte du petit mur… me voilà errant autour de la maison… je savais que ma femme était là, avec Roland Boulenger… c’était atroce. Tout à coup, j’entends une voix… elle venait de la fenêtre de la salle à manger et c’était la voix de Roland Boulenger qui disait : « Si tu n’étais pas venue, je ne sais ce qui serait arrivé. Je n’ai jamais aimé que toi au monde ! » Sur quoi la fenêtre fut refermée… Alors, monsieur, je me suis sauvé… parce que, justement, je ne voulais pas tuer !… On a beau être venu sans armes et mépriser les brutes… Il y a des moments où la brute galope en vous d’une façon terrible… Eh bien ! j’ai eu la force de la mater… j’ai eu la force de la sortir de là !… Voilà toute mon histoire à moi… Et monsieur, maintenant il faut que vous sachiez que je regrette d’être parti sur une phrase… sur cette phrase… sur ce tutoiement… Souvent le maître tutoyait ses élèves et j’ai entendu quelquefois Roland Boulenger tutoyer ma femme devant moi !… Si j’étais resté, si j’étais intervenu, mon Dieu !… elle vivrait encore !… Mais c’est tout ce que j’ai pu faire de diriger la brute vers cette porte… de me sauver avec cette phrase dans mes oreilles…

– Oui !… vous étiez suffisamment renseigné appuya M. Hébert avec une tristesse affectée qui ne masquait point suffisamment une amère ironie…

Rouletabille était devenu horriblement pâle…

– Vous avez beaucoup d’esprit, Monsieur Hébert ! lui fit-il en lui jetant un regard terrible… mais vous faites un mauvais juge d’instruction… Heureusement que je suis là pour vous épargner encore quelque lamentable gaffe comme celle que je vous ai évitée dans le procès Madieu… mais comptez sur moi… Il s’agit ici de sauver l’honneur de ma femme et j’y arriverai malgré vous !

Et comme le juge voulait parler, Rouletabille le fit taire d’un geste. En vérité on eût dit que c’était lui qui dirigeait toute l’affaire et que les autres étaient venus là à ses ordres…

– Non, monsieur le juge, je ne suis pas parti renseigné, je suis parti, au contraire, trompé par les apparences comme un simple magistrat. Dans tous les cas, quand je suis parti, les deux personnes qui s’étaient donné rendez-vous dans la petite maison de Passy étaient encore vivantes !… Il était à ce moment exactement cinq heures…

– Et la montre du professeur, montre fracassée par un projectile, s’est arrêtée à cinq heures moins cinq !…

– Évidemment ! c’est dommage pour vous, monsieur qui en tirez une conclusion des plus erronées… Les personnes étaient vivantes à cinq heures… La montre était arrêtée à cinq heures moins cinq ! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse… Je ne peux pas empêcher une montre de s’arrêter à cinq heures moins cinq… M. Boulenger avait peut-être oublié de la remonter… Cette montre reçoit ensuite une balle qui la fracasse… Fâcheuse coïncidence, mais qui ne prouve rien…

– Rouletabille… vous oubliez une hypothèse au sujet de la montre de M. Roland Boulenger… Pourquoi aurait-elle été arrêtée ?… Même si le crime a eu lieu un quart d’heure ou une demi-heure plus tard… la balle n’aurait-elle pu frapper à cinq heures et demie, par exemple, je répète que c’est une hypothèse ; une montre qui eût retardé d’une demi-heure ?

– Possible ! s’écria Rouletabille, étrangement exalté, possible, monsieur le juge !… mais je suis sorti à cinq heures, moi !…

– Vous êtes sorti d’ici comme un fou parlant tout haut, d’un air absolument égaré… Rouletabille, si vous n’aviez pas d’arme en venant ici… vous alliez peut-être lorsque vous en êtes sorti, en chercher une avant de revenir…

XIV. - Coup de théâtre

XIV. – Coup de théâtre

Devant cette réplique, qui était venue tout naturellement au juge et que celui-ci n’avait pas imaginé si foudroyante, Rouletabille un instant resta muet. Moi qui le connaissais bien, je le vis tout à coup désemparé… Il chercha mon regard et j’eus froid au cœur pour lui… Mon Dieu ! serait-il possible… Ah ! plus d’une fois au cours de cette douloureuse séance, je n’avais pas reconnu mon Rouletabille… On eût dit qu’il voulait s’étourdir et étourdir les autres, comme visiblement il était désemparé lui-même.

– Nous avons essayé de savoir, Rouletabille, reprit durement le juge d’instruction, ce que vous avez fait exactement, depuis le moment où, à cinq heures, vous avez quitté cette maison et le moment où, plus d’une heure plus tard, vous avez réintégré votre domicile…

– C’est un laps de temps bien court pour quelqu’un qui sortait de cette maison avec mon état d’esprit, répondit-il en fronçant les sourcils et en assurant sa voix… évidemment, j’ai bien perdu une demi-heure à errer comme un malheureux… où… je n’en sais rien… dans les environs certainement, je ne pourrais pas vous dire…

– Ni moi non plus !… acheva le juge qui, décidément, semblait prendre sa revanche au moment où il s’y attendait le moins… Je dois vous dire tout de suite, du reste, que si par hasard vous étiez revenu ici (chose que, dans votre état d’esprit, vous pourriez peut-être avoir oubliée)… nous n’en savons encore rien !

Monsieur, fit Rouletabille, je n’ai plus rien à vous dire pour le moment mais j’ai une prière à vous adresser ! Voulez-vous me laisser travailler dans cette maison, comme j’avais l’habitude de travailler quand je n’étais pas arrêté ?

– Je vous en prie, concéda M. Hébert et il ajouta assez ironiquement : Travaillez pour vous et pour moi et tâchez de me garder d’une erreur qui, cette fois, pourrait vous être funeste !

Alors une demi-heure se passa pour Rouletabille à tout examiner du jardin au grenier. Nous le vîmes à quatre pattes sous les meubles, flairant toutes choses comme un chien de chasse, ainsi qu’il m’était apparu pour la première fois au temps lointain de la Chambre jaune.

Nous fûmes étonnés de le voir passer assez rapidement dans les pièces mêmes qui avaient été le théâtre du drame. Au contraire, il grimpa, descendit et redescendit plusieurs fois à quatre pattes l’escalier de service, se fit ouvrir toutes les armoires dans la cuisine et le sous-sol, enfin s’attarda à l’allée du milieu qui joignait la façade du pavillon à l’impasse La Roche et qui, elle, n’était point dallée ni briquetée comme la petite allée de service qui conduisait au terrain vague.

Mille pas s’étaient imprégnés là, sur la terre molle, et on se demandait ce que le reporter pouvait encore distinguer des impressions premières.

M. Hébert sembla avoir pitié de lui.

– Sachez, monsieur, lui dit-il, qu’à la première visite ici du parquet, il a été relevé dans cette allée certains pas masculins qui allaient directement de l’impasse La Roche à la villa et qui n’en sont jamais revenus, hélas ! C’étaient les pas de Roland Boulenger. C’étaient les seuls. Aucun pas féminin. Voilà pourquoi je vous disais que Mme Rouletabille avait certainement passé par la porte dérobée ainsi que vous l’avez fait vous-même… ce qui n’a du reste aucune importance…

Rouletabille se releva tout à coup : il était boueux, sale, dépeigné, hirsute :

– Monsieur, dit-il, on a certainement interrogé ce Poupardin, le barbier du coin du passage La Roche… Il a peut-être vu quelque chose, lui !

Sur quoi un des agents de la sûreté qui était là répondit :

– C’est moi-même qui ai voulu interroger ce Poupardin, mais sa boutique était fermée. Il était parti depuis le lundi, c’est-à-dire la veille du drame. Il avait annoncé depuis quelque temps qu’il projetait un voyage dans son pays. Marius Poupardin n’a donc pu rien voir…

– Et vous, monsieur, avez-vous découvert quelque chose ? fit, une dernière fois, M. Hébert à Rouletabille.

– Non, monsieur ! répondit Rouletabille d’une voix atone et sans regarder personne.

– Eh bien ! en voilà assez pour aujourd’hui Allons ! commanda le juge d’instruction.

J’allai serrer la main de mon ami qui répondit à ma pression d’une façon assez distraite. Et les agents le firent monter dans le taxi. Il y eut encore des bruits dehors. Nous nous séparâmes tous sans une parole. Nous dûmes subir l’assaut des journalistes. Je rentrai chez moi accablé. Je ne sortis de ma prostration que vers les huit heures du soir en entendant clamer les journaux.

– Dernière heure : L’affaire Rouletabille !On a retrouvé le revolver de l’assassin !…

Je descendis moi-même en courant acheter les feuilles.

Alors j’appris la dernière et sensationnelle nouvelle. On venait de découvrir l’armurier du quartier de l’Étoile chez qui Rouletabille, le mardi du crime, à cinq heures et quart, était allé acheter un revolver. Il n’y avait plus de doute : M. Hébert, par hasard, avait deviné… Si Rouletabille était entré sans arme dans la petite maison de Passy, il en était sorti pour en acheter une, à la première boutique venue. On admettait maintenant que l’arrêt de la montre ne prouvait rien, comme l’affirmait Rouletabille et comme, hélas !… l’heure à laquelle il avait acheté le revolver, dans le quartier proche du crime, le prouvait.

On arrêtait désormais l’heure du massacre à cinq heures et demie, heure qui a été reconnue exacte depuis. Rouletabille était donc coupable !…

XV. - Rouletabille en prison

XV. – Rouletabille en prison

Comment n’en aurais-je pas été persuadé ? Quand j’écris « Rouletabille était donc coupable ! » c’est que, dans l’instant, je le croyais tel. Ainsi en est-il pour toutes les parties de ce récit dont je vous fais franchir les étapes en vous mettant dans l’état d’esprit qui était le mien dans le moment même que je vous le décris. Aussi bien n’en ai-je point fini avec les hypothèses ou les certitudes ou les quasi-certitudes relatives au rôle de Rouletabille dans ce qu’on a appelé son crime.

Dans le moment, je croyais donc Rouletabille coupable, mais je n’en avais pas l’esprit plus clair pour cela. Au contraire, je ne pouvais m’expliquer une attitude aussi basse dans le cas où mon ami eût fait œuvre de justicier, ni aussi mensongère, surtout vis-à-vis de moi-même, s’il avait obéi, sans pouvoir y résister, au mouvement de la bête.

Finalement, je me dis qu’il devait être bien malheureux et je résolus de l’aller voir dans la prison dès le lendemain matin. J’avais justement un « permis de communiquer » signé de la veille par M. Hébert. Après une nuit pendant laquelle je ne pus fermer l’œil, je me dirigeai donc vers la prison où Rouletabille était détenu en pensant avec tristesse combien les drames de l’amour changeaient les hommes, même les plus forts…

Je soupirais :

– Que n’a-t-il avoué noblement son crime puisqu’il n’a pu s’en défendre : tout le monde lui pardonnait ! Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un objet de pitié !

Mais j’étais encore loin de m’attendre à la surprise qui m’était réservée et qui, pour moi comme pour tout le monde, ne fit que corroborer l’opinion où nous étions de la culpabilité du célèbre reporter, dans ces heures néfastes.

Je venais, au greffe, de faire viser mon permis de communiquer et, accompagné d’un gardien, je me dirigeais vers la cellule de mon pauvre ami quand je rencontrai le directeur de la prison, M. Mazeau, que je connaissais depuis longtemps. Il faisait une ronde générale et il m’arrêta pour me parler de Rouletabille et pour me confier que les affaires de mon client allaient mal. Hélas ! j’en savais aussi long que lui ou tout au moins je le croyais. M. Mazeau est un homme sympathique, bien connu de tout Paris et qui, avant d’entrer dans l’administration pénitentiaire, a tenu son petit coin dans les lettres.

C’était une figure de l’ancien Montmartre. Il faisait partie de la noble phalange qui entourait Salis, au Chat-Noir de la rue de Laval, aujourd’hui rue Victor-Massé. M. Mazeau avait alors une belle barbe d’or, un langage fleuri, spirituel et pompeux à l’instar du maître de céans. Ce Salis a fait des élèves qui ont, ma foi, fort bien réussi. Les uns sont arrivés à l’Académie, les autres, comme Mazeau, occupent des postes de toute confiance dans la haute administration, d’autres ont fait leur chemin dans la publicité littéraire. Une figure aussi parisienne que celle-là n’était point ignorée, comme on pense bien, de Rouletabille. Sans faire une paire d’amis, ils s’étaient, autrefois, rencontrés assez souvent autour d’une pile de soucoupes, dans les tavernes gothiques, pour être un peu camarades. C’est ce qui explique le ton véritablement désolé avec lequel M. Mazeau m’entretient de la cruelle situation du grand reporter de L’Époque.

Tout en parlant, il m’accompagnait et nous nous trouvâmes ensemble devant la porte de la cellule de Rouletabille quand le gardien l’ouvrit. Nous ne fûmes pas peu étonnés de trouver cette cellule vide !

Je dois dire, du reste, que M. Mazeau était encore plus stupéfait que moi. Je pouvais penser, en effet, que c’était l’heure de la promenade dans le préau, enfin, je n’avais aucune raison de m’imaginer que, parce que Rouletabille n’était point dans sa cellule, il se fût évadé. Mais le directeur qui savait, lui, que son client devait être là ne comprenait pas qu’il n’y fût point et je le vis tout de suite pâlir.

Il appela les gardiens, les surveillants-chefs, bref, il fit un tapage d’enfer, ce qui me parut, au premier abord, assez maladroit, car enfin, s’il y avait eu une faute commise, il était de son intérêt d’essayer d’y remédier sans la rendre aussi publique. Rouletabille, après tout, était peut-être encore dans la prison ! Ne pouvait-on point essayer de le rattraper sans toute cette rumeur ?…

Mais M. Mazeau agissait comme si tout fût perdu, et comme s’il tenait, aussi, à faire étalage de sa stupéfaction et de sa colère. Ces façons me revinrent plus tard à l’esprit et je n’en tirai point alors la conclusion qu’il en attendait certainement, et telle qu’elle dût écarter tout soupçon de complaisance ou de complicité. Mais là-dessus je ne connus jamais la vérité. Quand j’eus l’occasion d’interroger Rouletabille, il me répondit toujours un peu vaguement, non sans une pointe d’amicale ironie pour ce pauvre M. Mazeau qui fut bel et bien déplacé après le scandale d’une fuite pareille. Mais comme M. Mazeau, à quelque temps de là, fut nommé directeur d’une prison centrale dans le midi – ce qui avait toujours été son rêve –, je ne vois point de quoi il se plaindrait si Rouletabille lui a vraiment joué un tour de sa façon.

Toujours est-il qu’il fut établi que le détenu avait franchi les portes de la prison avec le gros manteau-cape, le chapeau de feutre mou, et le cache-nez sans lequel on ne voyait guère sortir M. le directeur en cette arrière-saison…

J’ai pensé aussi qu’il avait pu y avoir d’autres complaisances autour de cette affaire. Rouletabille, de par sa profession, connaissait non seulement tout le personnel de la police, mais tous les vieux gardiens et porte-clefs de prison. Et il avait, parmi ces derniers, de fameux admirateurs, presque des fanatiques.

Enfin, il faut bien expliquer, d’une façon générale, une évasion que Rouletabille ne consentit jamais à expliquer d’une façon particulière. Dans le fait, cela touchait à la fantasmagorie. Si l’on s’en fût tenu aux dires des gardiens, aucun n’aurait manqué à son devoir et Rouletabille aurait passé à travers murs et portes comme un simple rayon X.

Il ne s’était jamais évadé personne de cette prison !… On juge du désarroi au-dedans et du retentissement de l’affaire au-dehors… Le bruit de l’évasion commença à se répandre vers midi. J’allai faire un tour de boulevard ; je fus arrêté presque à chaque pas. Maintenant, on était plein d’enthousiasme pour Rouletabille. On oubliait le drame lui-même et la désolante attitude de l’inculpé pour ne plus voir que ce tour de force inimaginable. Cependant Rouletabille avait fui les juges comme un vulgaire malfaiteur. C’était affreux, n’est-ce pas ?… Eh bien, sur le boulevard, on trouvait que c’était épatant !…

XVI. - Une lettre recommandée

XVI. – Une lettre recommandée

Les journaux tirèrent encore, ce jour-là, des éditions spéciales, à profusion. Les petits canards du soir s’en donnèrent à cœur-joie, inventant les incidents les plus plaisants et les plus grotesques, donnant des détails aussi extraordinaires que précis sur la façon dont Rouletabille s’était débarrassé de ses gardiens. Le Courrier de cinq heures affirma qu’on avait vu Rouletabille se promenant, en plein boulevard, sans être inquiété. Le Paris laissa entendre que rien de tout cela ne serait arrivé sans la complaisance du gouvernement qui avait tout intérêt à ménager, non point le reporter de L’Époque, mais L’Époque même, journal à très gros tirage ? Quant à L’Époque, ce journal relatait les faits sans aucun commentaire.

Il n’en fallut point davantage pour que toute la police fût sur pied à la recherche de Rouletabille… Je reçus moi-même un agent de la Sûreté qui me posa quelques questions auxquelles je ne pus répondre. À tous, je disais que je regrettais cette évasion.

Mon domicile était strictement surveillé. Vers sept heures du soir, ayant soulevé le rideau de ma fenêtre, je vis sur le trottoir en face deux silhouettes sur la nature desquelles je ne pouvais me tromper. Je laissai retomber mon rideau en haussant les épaules… « La police sera toujours aussi bête ! » pensai-je tout haut, « c’est bien ici le dernier endroit où Rouletabille viendra se faire prendre ! »

Et là-dessus, j’essayai de me mettre au travail, quand mon domestique vint m’annoncer que le facteur avait une lettre recommandée à me faire signer. Je lui dis de le faire entrer. Le facteur entra, me tendit une lettre que je regardai machinalement. Je fus étonné de ne voir sur l’enveloppe aucun des signes habituels ; enfin la suscription en était des plus singulières : À mon bon ami Sainclair… et mon adresse. J’avais reconnu l’écriture de Rouletabille. Je regardai le facteur qui se tenait immobile avec sa boîte sur le ventre, toute débordante de rouleaux et de paquets qu’il avait peine à maintenir.

– Mais cette lettre n’est pas recommandée, dis-je étonné. Il ne me répondit pas.

De plus en plus intrigué, j’ouvris l’enveloppe. Il y avait là-dedans une feuille de papier blanche que je tournai et retournai de toute façon.

– Ah çà !… m’écriai-je, quelle est cette plaisanterie ?

– Chut ! Sainclair ! pas si fort ! me fit le facteur.

Je me levai étourdi. Cette fois, j’avais reconnu la voix de Rouletabille ! Mais quant à reconnaître Rouletabille lui-même sous cet uniforme, sous cette barbe poivre et sel qui lui mangeait la moitié du visage, sous ce képi crasseux, dont la visière lui descendait jusque sur les yeux… ah ! non !… Et cependant c’était bien lui ! Il déposa un instant sa boîte, me prit la main, me la serra fortement et me dit :

– Tu ne me crois pas coupable, toi ?

Je fus lâche, je répondis :

– Ma foi, je ne sais plus ! Pourquoi t’es-tu évadé ? Et pourquoi as-tu acheté le revolver !

Je suis venu ici pour te l’apprendre, mon cher maître ! Je ne t’ai jamais menti ! Je suis sorti de la petite maison de Passy le plus malheureux des hommes, accablé par la fatalité et persuadé qu’Ivana y avait été amenée par la force même des événements dont je ne rendais responsable qu’une seule personne au monde. Contre celle-là qui avait sacrifié à sa chimère mon bonheur et la vertu d’Ivana, j’avais une haine rouge. J’ai acheté ce revolver dans l’embrasement de ma douleur pour tuer Thérèse Boulenger… J’étais fou ! mais logique, car elle était cause de tout. Je me rendis chez elle, mais je m’arrêtai à mi-chemin. L’accès était passé. Un immense dégoût de toutes choses m’avait envahi et quand, en rentrant chez moi, j’y trouvai cette pauvre Thérèse qui ne savait encore rien mais cependant toute pâle de la même douleur que moi, et me parlant des rendez-vous chez le Dr Schall, je ne pus que la plaindre à l’égal de moi-même. Je la rudoyai un peu. C’était fini. Je m’étais reconquis ; je te laissai partir avec elle… Je n’avais plus que la force de t’attendre pour te confesser ma misère et mon néant. Voilà, mon pauvre vieux, pourquoi, ayant trouvé un armurier sur mon chemin, j’avais acheté un revolver !…

Ce dut être un spectacle bizarre que l’instant qui suivit cette confidence. Si le domestique était entré, il eût pu me voir embrasser le facteur ! Rouletabille rajusta sa barbe, son képi, sa boîte et prit congé :

– Je te quitte. Ton domestique finirait par trouver bizarre cette conférence avec le facteur, un facteur nouveau qu’il n’a jamais vu. L’autre est malade, paraît-il, mais comme il pourrait arriver tout de même, je me sauve.

Et il partit en me recommandant de sortir du Palais, le lendemain, par l’escalier du quai des Orfèvres, ce qui déjouerait toute filature, et de venir le retrouver chez un bistrot de la rue de Charonne dont il me donna l’adresse.

J’arrivai là le lendemain, à la nuit tombante. C’était une petite boîte intitulée « À la Peau de Lapin ». Il n’y avait pas de clients. Une vieille femme qui tricotait avec acharnement derrière le comptoir ne me posa aucune question. Dans l’ombre d’une petite salle basse adjacente, je distinguai, accoudé à une table, mon facteur. On ne nous dérangea pas. Nous pûmes causer.

– Tu comprends, me dit tout de suite Rouletabille, que je ne pouvais plus rester en prison. Avec cette histoire du revolver, tout se tournait contre moi, et par conséquent, contre elle ! En ce qui me concerne, l’affaire m’est parfaitement égale… mais je ne veux pas que l’on continue à croire que je l’ai tuée parce que je l’ai crue coupable !… Je ne l’ai pas tuée et elle était innocente !… Voilà ce qu’il faut que je fasse éclater aux yeux de tous… Je ne vais pas non plus laisser cet assassinat impuni… L’être, homme ou femme qui a abattu ma petite Ivana comme une chienne d’amour, y passera, je te le jure !…

– Où donc te caches-tu ? lui demandai-je. Tu dois manquer de tout ?

– Je ne manque de rien !

– Tu dois avoir besoin d’argent ; j’en ai apporté.

– Je n’en manque pas… mais donne toujours, on ne sait pas ce qui doit arriver…

Je lui passai les cinq mille francs que j’avais apportés à tout hasard.

Il me conta alors en quelques mots qu’il était caché chez un facteur du quartier auquel il avait rendu le gros service de bien placer son fils dans les services d’électricité de L’Époque… Avec ce costume-là et son postiche, il pouvait se promener partout, même en plein jour sans courir aucun risque. Enfin, depuis le matin, il avait d’autres déguisements sous la main.

– Je n’ai pas perdu mon temps, me dit-il, tu ne sais pas où j’ai passé une partie de la nuit dernière ? (Il avait quitté la prison à dix heures du soir, la veille.)

– Ma foi non !…

– Eh bien ! dans la petite maison de Passy… Je n’ai point découvert autre chose, du reste, que ce que j’y avais vu devant le juge d’instruction.

– Mais tu as déclaré n’avoir rien vu !

– J’avais mes raisons pour cela !… Tu ne trouves pas que la police a une attitude bizarre dans cette affaire ?

– Non ! en quoi ?

– Ah ! en quoi ?… Tu te rappelles ma question à M. Hébert relativement à Marius Poupardin, le barbier de l’avenue Rameau ?

– Parfaitement ! Il t’a répondu…

– Pardon ! ce n’est pas lui qui m’a répondu… c’est un agent de la Sûreté, un nommé Page, un type que j’ai été étonné de trouver là, du reste, car je sais qu’il a été mêlé à de bien louches besognes… et on l’emploie plus souvent à certaines enquêtes secrètes… et politiques… Page a répondu carrément que la boutique avait été fermée la veille du crime… eh bien ! c’est faux ! la boutique a été fermée le lendemain du crime !

Alors, c’est idiot ce que Page a dit, car enfin, la vérité ne saurait être difficilement rétablie…

– Évidemment ! mais la police secrète aura gagné du temps… paraît qu’elle en a besoin !

– Il y a donc de la politique dans cette affaire ?

Il y en a un côté, exprima Rouletabille… Et maintenant, je vais te dire ce que j’ai découvert dans la villa… En étudiant bien le petit escalier de service, j’y ai retrouvé non seulement les traces descendantes, très effacées, celles-ci, à peine visibles, tandis que les traces montantes étaient beaucoup plus marquées, ce qui attesterait qu’elles auraient été faites par des pieds humides encore de la terre ou plutôt de la mousse du jardin.

– Ivana était donc redescendue ?

– Ivana est arrivée par la porte de l’impasse La Roche et je te le prouverai tout à l’heure… Puis, elle est descendue, après le rendez-vous, par l’escalier de service (d’où les légères traces descendantes) et elle s’en allait par l’allée aboutissant à la porte dérobée quand elle s’est ravisée et qu’elle est remontée par l’escalier de service (traces marquantes, toutes fraîches du jardin). Pourquoi s’en retournait-elle par cette allée de service ? Première question à laquelle je répondrai plus tard quand elle aura cessé dans mon esprit de n’être qu’une hypothèse… et pourquoi Ivana est-elle remontée ? Seconde question à laquelle je vais répondre tout de suite… parce que, mon cher, le drame était déjà commencé là-haut ! et qu’il faisait du bruit, le drame !

Il y avait donc une tierce personne…

– Oui, comme tu dis si bien ! Une tierce personne !

– La preuve ? La preuve ?

– Rappelle-toi avec quel soin je me suis attardé à relever les traces de pas dans l’allée du milieu, celle qui joint la porte de l’impasse La Roche à la façade du pavillon.

– Oui ! On n’y a trouvé aucun pas de femme… La tierce personne était donc un homme ?

– Non ! C’était une femme !

– Comprends plus !

– As-tu déjà regardé marcher les femmes dans la rue, quand il pleut ou qu’il fait mauvais ?

– Évidemment. Et j’ai admiré bien souvent le talent de ces dames à garder des bottines immaculées, quand nous autres, hommes…

– Eh bien ! rappelle-toi qu’il avait plu et que l’allée du milieu était détrempée. Une femme un peu élégante devait hésiter à y mettre le pied… mais cette allée est bordée par deux bandes de briques moussues où j’ai retrouvé, moi, des empreintes restées invisibles pour les autres, parce que les autres ne les cherchaient point ! (Ici je reconnaissais bien le fameux système de Rouletabille qui était de partir d’une idée juste nécessaire, une idée qui s’imposait, fatale en quelque sorte, pour de là chercher les traces qui devaient corroborer cette idée-là, en quoi son système différait de la méthode inductive de tous les Sherlock Holmes qui sont victimes des pistes ou empreintes qu’ils rencontrent par hasard, et qui les conduisent où elles veulent, c’est-à-dire à une erreur souvent édifiée à l’avance par les intéressés.)

– Or, continua Rouletabille, ces empreintes sont des empreintes de femme. J’y ai trouvé le pied d’Ivana et aussi un autre pied plus long, plus solide, enfermé dans une bottine à la pointe aiguë, genre américain…

Mon Dieu ! soupirai-je en me rappelant la façon (qui paraissait excentrique alors, car tous les bottiers faisaient encore les bouts ronds) dont était chaussées certaine dame, l’été précédent, à Deauville… voilà qui expliquerait bien des choses… malheureusement…

Rouletabille m’interrompit, poursuivant son idée ou plutôt son exposition :

– Ces pas-là dans le jardin allaient et revenaient par le même chemin… et ces pas-là, tu comprends qu’ils ne venaient pas pour rien… Or, je n’en trouve plus trace dans la villa… si légers soient-ils, je ne peux pas douter qu’ils y auraient laissé leur empreinte avec l’humidité du dehors, la preuve, c’est que j’ai retrouvé sur l’escalier du vestibule la trace, à trois reprises, de la bottine d’Ivana, trace qui a échappé d’autant plus facilement à l’instruction que celle-ci ne l’y cherchait pas… c’est toujours la même chose… les traces des pas d’Ivana avaient sauté aux yeux de ces messieurs, dans l’escalier de service, ils avaient immédiatement bâti leur système là-dessus… pourquoi voir dans l’escalier du vestibule une trace de pas qui gênait leur petite combinaison ?… Voilà des années que je m’efforce d’apprendre à ces gens-là de se laisser conduire par le bon bout de la raison !… j’y ai renoncé ! Revenons à mes pas pointus que je ne retrouve pas dans la villa… Il y a une façon d’expliquer cette disparition, c’est d’imaginer que ces pas ne voulaient pas être entendus… Alors les souliers sont ôtés et remis, la besogne faite…

Horrible ! frisonnai-je…

– Ce n’est qu’une idée… ne tombons point dans le défaut de ces messieurs de la police et du parquet ! repartit Rouletabille… mais c’est une idée possible qui vaut qu’on s’y arrête !… bien qu’elle ne m’empêche point d’en avoir d’autres !…

– Je comprends où va ta pensée, repris-je… malheureusement rien ne te dit que ces pas sont venus dans le jardin au moment qui nous intéresse…

– C’est ce qu’il nous reste à savoir… murmura Rouletabille…

Je repris encore… en me penchant à son oreille :

– J’ai fait, moi, une enquête de ce côté et j’ai appris d’une façon certaine que Théodora Luigi avait quitté Paris à une heure de l’après-midi le jour du drame… avant le drame !…

– Elle a quitté Paris le jour du drame, à une heure de l’après-midi, ricana affreusement Rouletabille, comme Marius Poupardin a fermé boutique la veille du crime. Qui t’a si bien renseigné, Sainclair ?

– Eh mais ! je l’ai su au palais par l’entremise de Giraud, le greffier de la neuvième qui est intime avec le sous-chef de la sûreté…

– Que voilà un service admirable ! On savait que la question venait de toi ?

– Probable !

– Mon pauvre Sainclair ! fit Rouletabille.

– Pardon ! fis-je un peu vexé (j’ai déjà dit que j’étais d’un caractère assez susceptible surtout avec Rouletabille que j’avais connu si jeune…) pardon… je suis allé moi-même à la gare… et le renseignement était exact…

– Qu’est-ce que tu as appris à la gare ?

– Que Parapapoulos était bien parti par l’Orient-Express de une heure, ce jour-là, le mardi !

– Et alors ?

– Eh bien ! mais alors, comme Théodora Luigi est partie avec Parapapoulos…

– Non ! elle n’est pas partie avec Parapapoulos !… Elle n’est allée le rejoindre que le lendemain, le mercredi !

– Tu es sûr de cela ?

– Aussi sûr que Marius Poupardin, le jour du drame, n’avait pas encore fermé boutique… Ah ! la Sûreté nous ment ! Il y a autour de Théodora Luigi un étrange mystère… Ce n’est du reste pas la première fois que je m’en aperçois… Tu comprends maintenant pourquoi je n’ai rien dit au juge d’instruction de ce que mes yeux avaient pu voir devant lui !… Il faut que mon système soit bien solide avant que je le montre… car je suis assuré maintenant qu’il y a beaucoup de gens intéressés à le jeter par terre.

– C’est affreux soupirai-je… Comment pouvons-nous penser que ces gens-là puissent aller jusqu’à te perdre, te sachant innocent ?

– D’abord, il n’est point sûr qu’ils me sachent innocent !… Et puis si tu crois que l’on se gêne quand on fait de la haute police !…

À ce moment, nous fûmes interrompus par un bruit de pas dans la salle à côté…

– Bonsoir, ma tante !… fit une voix de rogomme.

Et, brusquement, la porte de la pièce où nous nous trouvions fut poussée et deux personnages que nous distinguions à peine, dans l’obscurité, s’avancèrent sans cérémonie… Je serrai avec inquiétude la main de Rouletabille qui restait impassible. Il faisait si noir que l’on n’y voyait pas plus que dans un four…

– Tout de même ! on peut allumer la lampe ! fit la voix de rogomme, et on entendit craquer une allumette…

J’aperçus aussitôt deux figures sinistres. L’homme qui allumait un quinquet pendu au plafond paraissait énorme, avec des épaules et des poings formidables… Il était vêtu d’un paletot graisseux au col relevé et d’un feutre informe dont les bords rabattus lui cachaient la moitié du visage. L’autre avait une silhouette fine, enfermée dans un vieux complet-veston qui avait dû avoir autrefois des prétentions à l’élégance ; il était coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. Un bout de cigarette pendait à sa lèvre inférieure. C’était le gigolo dans toute son horreur… j’avais froid au cœur.

Le géant s’assit sans cérémonie aucune à notre table en face de nous… Il me tendit la main et cessant de déguiser sa voix :

– Hé bien ! quoi, monsieur Sainclair, vous ne me reconnaissez pas ?

– La Candeur ! m’exclamai-je.

– Chut ! on ne peut rien vous cacher ! fit le brave garçon…

Et, sans plus s’occuper de moi, il se mit à s’entretenir avec Rouletabille.

Je savais combien celui-là lui était dévoué, comme il l’avait suivi dans les pires aventures, reconnaissant comme un chien fidèle de la niche et de la pâtée que Rouletabille lui avait fait avoir, à côté de lui, au journal L’Époque dans un moment où, venu à Paris pour faire de la littérature (La Candeur avait été instituteur) il mourait quasi de faim.

Je l’entendis souffler à Rouletabille :

– Du nouveau ! La boutique de Marius Poupardin est rouverte ! mais il a vendu son fonds et c’est son commis qui lui succède…

– En vérité, fit Rouletabille, visiblement heureux de la nouvelle… Poupardin prend de la distance…

– Oui, il irait s’établir à Marseille, cité qui lui a donné le jour, qu’il ne faudrait pas autrement s’en étonner… Voilà tout ce que j’ai pu savoir !…

– C’est déjà beaucoup, ça, mon vieux La Candeur… Poupardin a donc subitement fait fortune ?

– Probable !

Et l’empreinte ?

Vladimir va t’en donner des nouvelles !

Ainsi le joli monsieur qui accompagnait La Candeur n’était autre que l’illustre Vladimir !… dont j’avais entendu tant parler… qui avait partagé avec les deux reporters de si curieuses aventures au cours de la guerre des Balkans… Un très joli garçon, d’une moralité au-dessous de tout, mais brave et capable d’un dévouement à toute épreuve, lui aussi, pour Rouletabille. Enfin je n’ignorais pas que dans le moment, veuf d’une vieille dame millionnaire qui avait trahi ses espérances lors de l’ouverture du testament, il courtisait, pour le bon motif, une jeune artiste endiamantée du théâtre des Capucines, éblouie par le chic d’un fiancé qui prétendait descendre d’une des plus nobles et des plus riches familles de Kiev à laquelle la paix du monde et la ruine du bolchevisme allaient incessamment rendre son antique prospérité. En attendant, Mlle Michelette des Capucines lui payait ses cigarettes.

Vladimir s’était absenté et remontait de la cave chargé de bouteilles, à la grande satisfaction de La Candeur.

– La vieille t’a vu ? demanda le géant effaré.

– Les femmes ne savent rien me refuser ! laissa tomber le jeune Slave avec une charmante négligence.

– Tu fais la cour à ma tante ?…

– Mes amis, interrompit Rouletabille, vous dégusterez le bourgueil de Mme Peau de Lapin quand je serai parti. En attendant, je t’écoute Vladimir !

Le séduisant apache ne se le fit pas répéter. Sans plus s’occuper du précieux liquide laissé à la garde de La Candeur, il sortit de la poche intérieure de son veston un élégant portefeuille, récent cadeau de son aimable fiancée, et en fit glisser une feuille de papier découpée qu’il étala sur la table. Ceci était la mesure (me fut-il expliqué) de l’empreinte que Rouletabille avait prise lui-même la nuit précédente, dans la petite maison de Passy.

– Eh bien ! et la mesure du pied de Théodora, tu me l’apportes ? interrogea anxieusement Rouletabille…

– Ma foi, non monsieur, répondit Vladimir qui, malgré bien des aventures communes, n’avait jamais tenté de franchir, du côté de Rouletabille, les bornes d’une très respectueuse camaraderie (il y avait quelques honnêtes raisons à cela), mais ne vous fâchez pas… je crois avoir fait mieux ! Voici ce que je vous amène.

D’une autre poche, il sortit un élégant soulier de ville, qu’il appliqua sur la découpure de papier.

– Voyez comme cela s’adapte ! fit-il observer avec une orgueilleuse satisfaction.

– Et ce soulier appartient à Théodora Luigi ? interrogea Rouletabille, haletant…

– Monsieur, il ne lui appartient plus ! Cette belle personne en a fait cadeau, il y a quelques semaines, à sa femme de chambre… Je dois même dire que la générosité de Théodora est allée jusqu’à lui abandonner la paire… La femme de chambre de Théodora n’en a pas été plus reconnaissante envers sa maîtresse, car vous savez qu’elle a abandonné récemment son service, devenu difficile et peu réjouissant, pour devenir la femme de chambre de Mlle Michelette qui veut bien avoir quelques bontés pour moi !… À propos, monsieur, je crois pouvoir vous annoncer que mon mariage avec cette jeune artiste, pleine d’avenir, est une chose décidée…

– Je te souhaite beaucoup de bonheur ! jeta Rouletabille en mettant dans sa poche le soulier et la découpure, tu as bien travaillé, mon garçon !…

Et se tournant vers moi :

– Sainclair, tu vas nous quitter… Sois ici après-demain soir à onze heures… Ça n’est pas trop te demander ?

– Je ne crains qu’une chose, fis-je, c’est d’être suivi et de te créer des incidents fâcheux !

– Rends-toi ostensiblement à la générale de la Renaissance, invite des amis, je te ferai parvenir une loge… Pendant l’entracte va dire un petit bonjour de ma part à Cora Laparcerie, sors par le boyau de la rue de Bondy. Un taxi-auto, dont le chauffeur ne sera autre que La Candeur t’attendra… Évidemment je ne t’engage pas à raconter à ton bâtonnier la façon dont tu t’y prends pour donner tes consultations !…

– Oh ! fis-je, la vie est devenue beaucoup plus facile au palais depuis la mort de ce pauvre M. Cresson

Là-dessus, je lui serrai la main avec une grosse émotion et nous nous quittâmes.

Au moment où je refermais la porte, je l’entendis qui disait à La Candeur et à Vladimir :

– Nous voilà en guerre à mort avec la Tour pointue…

XVII. - Nouvelles hypothèses

XVII. – Nouvelles hypothèses

Je rentrai chez moi sans incident, mais ces dernières paroles me poursuivirent toute la nuit…

La fatalité qui s’était acharnée si affreusement sur Rouletabille dans cette mystérieuse affaire, redoublait singulièrement ses coups. Il ne s’agissait plus maintenant, pour mon malheureux ami, de combattre une erreur, mais de se mesurer tout seul, dans l’ombre où il était traqué, avec la toute-puissance d’une police secrète intéressée à maintenir cette erreur, coûte que coûte, par tous les moyens visibles et invisibles dont dispose la Raison d’État !

Théodora était une terrible femme, mais ce devait être aussi – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom – une admirable espionne, rendant au pays des services tels qu’il était inconcevable que ceux-ci pussent être interrompus par un fait divers, si important fut-il !

Certes ! la police devait vivre avec cette redoutable courtisane aux passions ardentes, des heures difficiles ! mais quoi ? n’était-ce point pour cette police une manière de payer ce rare instrument que de couvrir les écarts de la femme et de la garer du scandale… même et surtout lorsqu’elle en sortait les mains rouges… Dans cet ordre d’idées, j’en avais trop vu ou trop deviné, moi qui vivais depuis trente ans dans l’ombre de la Tour pointue, pour m’étonner de rien…

Ainsi donc m’apparut le rôle de Théodora Luigi après mon dernier entretien avec Rouletabille ; il prenait une ampleur telle que j’en fus épouvanté ; malgré toutes les expériences passées où nous avions vu Rouletabille triompher des pires épreuves, je redoutais qu’il ne fût bientôt broyé dans cette affaire où il pesait si peu !…

Avec quelle anxiété le surlendemain, en me jetant dans l’auto qui m’attendait au fond des ténèbres de la rue de Bondy, je demandai des nouvelles de mon pauvre ami !… La Candeur me répondit que sa santé était toujours excellente « mais qu’il était revenu de voyage avec du nouveau, du nouveau qui fichait tout par terre !… »

Là-dessus, le brave garçon ferma la porte et j’eus le temps de me creuser encore la cervelle jusqu’au bouge de la rue de Charonne.

Là, je n’eus pas le temps de descendre. Un coup de sifflet se fit entendre dans la nuit et Rouletabille sauta dans l’auto, à côté de moi :

– Filons !… Il y a du pé !… ce soir. Faudra choisir un autre quartier général !…

Et, penché à la portière, il jeta à La Candeur :

– En zigzag… au coin du quai et, de là, place Saint-Michel !

– Nous sommes suivis ? interrogeai-je.

– Oui ! fit-il en haussant les épaules… par Vladimir !

Je respirai… Il commença tout de suite :

– Je reviens du Havre…

– Du Havre ! Qu’est-ce que tu es allé faire au Havre ?

– J’avais appris que Théodora Luigi y avait fait un court voyage avant le crime.

– J’ai vu, moi, Théodora Luigi à l’Opéra-Comique le samedi qui a précédé le drame.

– …où elle était en service commandé auprès de Parapapoulos… mais le lendemain matin, lâchant tout, au grand affolement, du reste, de certaines personnes, elle partait pour Le Havre et venait s’enfermer à Sainte-Adresse où elle déclarait à la mère Merlin (la gardienne de la Villa Fleurie) que, quoi qu’il arrivât, elle n’y était pour personne !… Théodora avait gardé en location la maison de la falaise et venait s’y enfermer avec ses souvenirs. Paraît qu’elle avait une figure de morte, qu’elle n’a vécu depuis le dimanche que de fruits et d’opium, mais qu’une lettre est arrivée qui l’a rendue soudain à la vie. Une heure après la réception de cette lettre, le lundi soir, elle reprenait le chemin de Paris, rayonnante, méconnaissable ! La gardienne n’en revenait pas. Or, le mercredi, lendemain du drame de Passy, Tamar, l’agent de la police secrète que nous retrouvons partout, arrivait au Havre et mettait tout sens dessus dessous dans la Villa Fleurie. Il s’agissait de retrouver la lettre que Théodora avait reçue et qui lui avait fait quitter Sainte-Adresse si précipitamment. La dame, dans son affolement, l’avait oubliée… Sans doute, la missive avait-elle quelque importance… Or, cette lettre que Tamar n’a pu retrouver, car il la cherchait mal, comme si on l’avait rangée et non comme si on l’avait perdue, cette lettre je l’ai retrouvée… moi… non dans la villa mais devant la villa, dans le fossé de la route. Elle a dû glisser du gant ou du manchon au moment où Théodora montait en auto. La voici.

Et il sortit de son portefeuille un papier froissé mais soigneusement plié…

– Je ne peux pas lire dans cette obscurité, fis-je… tu dois la savoir par cœur…

– Je voudrais que tu la voies… insista-t-il… et soudain sur le papier jaillit le rayon d’une petite lanterne sourde.

– Ça, c’est l’écriture de Roland Boulenger ! m’écriai-je aussitôt.

Elle était en effet des plus reconnaissables, hautement bâtonnante avec de singuliers petits crochets comme des paraphes à toutes les lettres majuscules. « Lis ! » et je lus :

« Mon adorée, arrive vite… je ne peux plus me passer de toi… je ne vis plus que de toi… L’amour, la mort, tout ce qu’on voudra !… mais dans tes bras, à toi ! Le reste ne compte pas !… Mardi… Passy… À notre heure… sois exacte je compterai les minutes. Ton Roland. »

– Qu’est-ce que tu penses de ça ? interrogea froidement Rouletabille…

– Mon Dieu, balbutiai-je… toutes mes idées sont brouillées… J’aurais besoin de réfléchir… ce papier est si inattendu !…

– Mais dis donc ce que tu penses ! éclata Rouletabille… dis donc que puisque c’était avec Théodora que Roland avait un rendez-vous ce mardi-là à Passy… la tierce personne qui est venue si tragiquement troubler le rendez-vous est Ivana !

L’argument était si « nécessaire » que je ne savais que lui répliquer, cependant…

– C’est elle qui a été assassinée, fis-je… je ne l’oublie pas…

– Ce n’est point la première fois, reprit Rouletabille en ricanant affreusement et en continuant de se faire l’avocat du diable… ce n’est pas la première fois que les porteurs de mauvais desseins se trouvent finalement en être victimes !… L’arme qui venait de supprimer tout d’abord Roland n’était point attachée au poignet de l’intruse et la belle Théodora n’est point une agnelle à l’abattoir qui attend le coup qui va la frapper en tremblant sur ses pattes !… Et comme tout s’explique !… Cette balle dans le plafond n’atteste-t-elle point la lutte ? Et ce poignet froissé, cette main déchirée… Allons ! Messieurs ! n’insistons pas… acheva le terrible homme comme s’il parlait à un jury déjà convaincu. Passée de cette main débile dans le poignet vengeur de Théodora, l’arme a eu vite couché la coupable à côté de sa victime !… Après ce coup heureux Théodora n’avait plus qu’à filer ! ce qu’elle a fait, du reste avec empressement… et vous, messieurs, vous n’avez plus qu’à acquitter Rouletabille !… Merci, Sainclair !… acheva le malheureux en me serrant atrocement la main.

À ce moment la voiture stoppait et Rouletabille me jetait carrément dehors. Je me trouvai soudain seul sur un trottoir. Je m’orientai, un peu éperdu. J’étais place Saint-Michel à quelques pas de chez moi…

XVIII. - Étrange aventure de Rouletabille - dans un sleeping-car

XVIII. – Étrange aventure de Rouletabille – dans un sleeping-car

Le lendemain je fus averti par La Candeur du départ de Rouletabille pour Marseille, je compris qu’il continuait à marcher à fond contre la dangereuse amie de Parapapoulos. Il s’agissait, de toute évidence, de retrouver le barbier du coin de l’impasse La Roche, car Marius Poupardin devait en savoir long sur ce qui s’était passé, cet après-midi-là, dans la petite maison de Passy…

Je dis à La Candeur qui s’était arrangé pour me rencontrer par hasard au Palais :

– Ils ne le laisseront pas arriver jusqu’à Poupardin !… Je crains tout !… J’apprendrais demain que Rouletabille est mort d’un accident que je n’en serais pas surpris !…

Comme, en disant cela, j’avais les yeux humides, La Candeur qui était lui-même fort inquiet tenta de me rassurer :

– Il n’a pas voulu que je l’accompagne là-bas… ma sacrée taille ! Il prétend que c’est elle qui nous a vendus… savez-vous bien que lorsque vous êtes venu hier, rue de Charonne, il y avait vingt-quatre heures que ces messieurs étaient au courant… Ils auraient pu l’arrêter s’ils avaient voulu ; or, ils ne l’ont pas fait… C’est ce qui me fait espérer que tout cela va s’arranger…

– Dieu vous entende ! soupirai-je, mais c’est bien parce qu’ils ne l’ont point arrêté que vous me voyez dans de pareilles transes.

Pendant ce temps les événements les plus curieux se déroulaient autour de Rouletabille. Son voyage en sleeping est une chose certainement unique en son genre et j’en donnerai tout de suite le récit tel qu’il me le fit plus tard.

Pendant sa période d’évasion, Rouletabille trouva une aide efficace chez tous ceux qu’il avait obligés. Parmi ceux-ci, il y avait un M. Teulat, garçon fort distingué, entré sur le tard dans la carrière consulaire et que Rouletabille avait fait nommer consul à Barcelone. Ce M. Teulat, de passage à Paris, devait rejoindre son poste le lendemain de la dernière visite que je fis à Rouletabille dans les conditions que l’on sait. La place de M. Teulat était retenue aux wagons-lits (il allait à Barcelone par le P.-L.-M. et Port-Bou, changement de train à Avignon). Le soir à huit heures, Rouletabille était à la gare de Lyon avec les papiers de M. Teulat et tout ce qui pouvait faire croire qu’il était M. Teulat lui-même, c’est-à-dire une jolie perruque aux boucles grisonnantes, une superbe moustache noire, un binocle en or, des talonnettes dans ses chaussures qui le grandissaient, un ample pardessus qui l’arrondissait et une casquette de voyage à carreaux.

Cette fois, il croyait bien avoir dépisté la police. Il arriva deux minutes exactement avant le départ du train, son sac de voyage à la main, se hâta vers son wagon. Comme il allait l’atteindre, il aperçut de dos une silhouette qui lui parut être celle de l’agent Tamar. Il se glissa dans son compartiment sans être aperçu du policier, puis revenant dans le couloir du wagon il jeta un coup d’œil sur le quai. Il vit l’homme de profil et ne reconnut plus Tamar. Décidément l’idée de Tamar le poursuivait et cela n’avait rien que de très naturel. L’homme, du reste, ne prêtait aucune attention aux voyageurs mais bavardait assidûment avec un grand escogriffe (dans le sens de l’origine du mot hupogrupos, qui désigne quelque chose de crochu) aux jambes en arc, aux longs bras, au dos légèrement voûté, l’allure tourmentée, le tout couronné par une grosse tête rose, toute rase, aux yeux très doux, calmes et pensifs, aux cheveux blond filasse coiffés d’une casquette à carreaux.

J’ai dit que Rouletabille ne reconnut pas Tamar, mais il fut instantanément persuadé qu’il avait déjà rencontré le grand escogriffe quelque part.

Le train partait. Rouletabille ferma la porte de son compartiment, heureux de constater qu’il n’aurait pas apparemment de compagnon et décidé à sortir de cette boîte le moins souvent possible. Malheureusement, la porte se rouvrit presque aussitôt et il vit entrer l’escogriffe, suivi de l’employé des wagons-lits qui lui portait son sac. Et maintenant je laisse la parole à mon ami :

– À ce moment de ma lutte avec la police, a raconté Rouletabille, une chose me donnait quelque tranquillité : on aurait pu m’arrêter depuis la veille, pourquoi ne l’avait-on pas fait ? Je pouvais répondre presque affirmativement que c’était que l’on me savait porteur de la lettre de Roland à Théodora Luigi, lettre cherchée vainement par Tamar à la Villa Fleurie, trouvée ensuite par moi et si terriblement compromettante pour Théodora. Tant que j’aurais sur moi ce papier qui mêlait si tragiquement la célèbre courtisane, instrument de la haute police, au drame de la petite maison de Passy, j’étais assuré que l’on ne mettrait point la main sur moi. Je pouvais faire trop d’esclandre avec ce papier et retourner l’affaire d’une façon décisive. C’était mon meilleur sauf-conduit. Il fallait avoir le papier d’abord, on m’arrêterait ensuite ! Je croyais bien qu’ils m’eussent plutôt fait tuer que de me prendre vivant avec ce document dans ma poche.

« Tout de même, comme je pensais qu’ils n’en arriveraient là qu’à la dernière extrémité, s’ils s’y résolvaient jamais, cela me laissait quelque liberté d’esprit d’autant plus que, depuis la veille, je pensais avoir réussi à semer définitivement ces messieurs. Or, la vision de l’homme qui ressemblait à Tamar suivie de l’entrée de son compagnon dans mon compartiment me redonna à réfléchir…

« Tamar pouvait s’être déguisé, grimé, comme je l’étais moi-même ; enfin ce singulier voyageur ne m’était point inconnu… Il salua, s’installa, me fixa tranquillement de ses yeux doux et me demanda la permission de relever la glace. Je reconnus aussi sa voix que je n’avais certainement pas entendue depuis très longtemps. Il avait un léger accent belge… où donc ?… où donc ?….

« À ce moment, l’employé du wagon-restaurant passa en annonçant le premier service. Bien que je n’eusse point pris de ticket, je me levai aussitôt. J’avais besoin d’être quelques instants loin de cet homme, pour mieux y penser… Je me glissai dans le corridor ; j’étais dans un de ces soufflets qui relient entre eux les wagons, quand une légère secousse me rejeta sur l’un des voyageurs qui se rendait comme moi au restaurant. Je m’excusai en tournant légèrement la tête. C’était l’escogriffe. Arrivé sans autre incident à destination, j’attendis que mon suiveur fût installé pour m’asseoir à une autre table, mais toutes les places étaient retenues à l’exception de celle qui se trouvait en face de lui… Décidément je n’avais pas de chance !… Non seulement j’étais condamné à dormir avec cet homme, mais encore il me fallait dîner en face de lui… Quoi qu’il fît pour jouer de l’indifférence à mon égard, il m’était de plus en plus suspect…

« Je m’assis et déployai ma serviette. Et, dans le moment, j’eus ce geste instinctif qu’ont les porteurs de grosses sommes qui tâtent, du gras du bras, leur poitrine pour s’assurer que le matelas y repose toujours. Or, j’eus la révélation nette que, déjà, je n’avais plus mon portefeuille !… le portefeuille dans lequel j’avais mis la lettre de Roland Boulenger à Théodora Luigi !

« À la minute même, un nom passa en lettres de feu dans ma mémoire “Léopold Drack !”

« Et je revis la scène datant d’une dizaine d’années : Dans une petite pièce de la Préfecture où étaient réunis une trentaine d’agents et quelques hauts personnages de l’Administration, amusés par une exceptionnelle conférence de ce Léopold Drack, un des plus habiles pickpockets qui aient jamais existé, ayant fait fortune en Amérique, retiré des affaires, dévoilant bénévolement tous ses trucs, faisant servir son expérience à la défense de la propriété après avoir mis celle-ci au pillage. C’était charmant et ahurissant comme une séance de prestidigitation bien réussie par un maître élégant qui accomplit les tours les plus compliqués sans qu’on puisse soupçonner le moindre effort… avec le sourire… Seulement Léopold Drack ne souriait pas. Il vous parlait. D’un ton monotone et traînant il vous racontait n’importe quoi, vous posait les plus ordinaires questions qui vous surprenaient par leur banalité même et vous aviez la poche vide avant que vous ne lui ayez répondu. Entre-temps il ne vous avait pas quitté des yeux, fixant sur vous son doux regard tranquille, un peu stupide et il vous avait offert une cigarette ou vous avait demandé du feu ou encore l’heure qu’il était. Averti par un ami de la Sûreté, je m’étais glissé dans cette salle sans que personne ne me prêtât la moindre attention et j’en étais sorti sans que Drack eût eu l’occasion de m’apercevoir. Et c’était cet homme que l’on avait lancé sur moi. Sa besogne était déjà accomplie. Ça n’avait pas été long. J’étais perdu !…

« Cependant le ressort qui est toujours en moi dans les instants les plus critiques ne me fit point défaut. Rien ne put trahir ma consternation (je pourrais écrire mon désespoir !…) Je me mis à dîner de fort grand appétit, et, mon Dieu ! la conversation s’engagea le plus naturellement du monde. Nous nous trouvâmes d’accord sur les plus minces sujets et nous nous découvrîmes les mêmes goûts pour l’ancien Opéra-Comique. Sans faire déjà une paire d’amis nous nous supportions fort aisément. On s’était présenté. Il se disait représentant d’une grande maison de champagne et il voulut que je goûtasse à sa marque que j’appréciai en connaisseur. Il régla même l’addition avant que je pusse m’interposer.

« Du reste, je n’insistai point car je venais de m’apercevoir que je n’avais point suffisamment de monnaie dans mes poches et qu’il m’allait falloir chercher mon portefeuille, geste que je voulais éviter par-dessus tout. Comme sa générosité devait avoir été dictée pour beaucoup par une crainte de ce geste-là, au moins égale à la mienne, tout se passa donc pour le mieux du monde et il put croire que je continuais d’ignorer ma déconfiture.

« En sortant du restaurant j’eus grand soin de le laisser marcher devant moi, mais il y eut à la porte une légère bousculade et je me trouvai un instant séparé de lui ; quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau sur ses talons quand il pénétrait dans notre compartiment. Nous bavardâmes encore une demi-heure. Mon plan était simple. J’étais décidé, quand nous nous trouverions enfermés là-dedans pour la nuit, à lui mettre mon revolver sur la tempe et à exiger la restitution de mon portefeuille, mais il en alla tout autrement comme vous allez voir, et ma foi, ce fut tant mieux car un geste brutal qu’il avait dû prévoir aurait peut-être tout perdu. D’autant plus qu’il pouvait s’être débarrassé de mon portefeuille après s’être emparé de la lettre… J’en étais là dans mes réflexions quand je sentis que mon portefeuille était revenu dans la poche de mon veston !…

« Ainsi, il s’était débarrassé de mon portefeuille mais dans ma poche !… Je n’avais plus rien à dire…

« Mais la lettre, maintenant, où était-elle ? Eh bien ! elle devait être dans son portefeuille à lui !…

« Je ne désespérai plus de rien, car enfin, j’avais maintenant un avantage sur mon pickpocket, c’est qu’il croyait que j’ignorais que j’avais été volé, excellente situation pour le voler à mon tour…

« Je crois avoir joué là une des plus fines parties de ma vie, mais, dans cette partie, le masque de parfaite et presque niaise sécurité que je posai si hermétiquement sur ma folle inquiétude ne fut pas une des choses les moins remarquables du jeu. Si bien, ma foi, que mon homme y fut pris. Il se coucha avant moi car je ne voulais pas le laisser seul dans le corridor et j’étais décidé à ne plus le quitter d’un pas.

« Quand je me déshabillai à mon tour, j’eus la satisfaction de constater qu’il n’avait point pendu son veston aux patères communes. Mon voleur était couché au-dessus de moi et je pus voir, d’un coup d’œil jeté sur la glace du lavabo qu’il finissait de rouler son veston dans le filet pendu, à portée de sa main, dans ce que je puis appeler son alcôve. Décidément, il pouvait être plus fort que moi avec ses mains mais au point de vue psychologique il n’était pas très fort, l’escogriffe !

« Cinq minutes plus tard, après avoir pris de mon côté toutes sortes de précautions (destinées à ne point passer inaperçues) pour garer mon portefeuille dans le filet qui m’était réservé au fond de ma couchette et faire croire que j’y attachais toujours la plus grande importance, je lui souhaitai une bonne nuit et me pris à ronfler consciencieusement.

« Il ne s’endormit vraiment qu’à Mâcon. Je mis tout le temps et tout le soin qu’il fallait pour m’en assurer. Mais je n’en eus vraiment la certitude que lorsque j’eus terminé ma délicate opération. Je remuais le moins possible et cependant je n’eus de ma vie, pareille suée… Ah ! la décomposition lente des mouvements est un travail de géant et le pire des martyres !…

« Enfin j’avais eu le veston, le portefeuille et j’étais rentré en possession de ma lettre à notre entrée en gare de Lyon… Il était temps car les cris des employés, les mouvements de la gare réveillèrent mon homme. Il put constater que mon ronflement n’avait rien perdu de sa régularité. Au départ de Lyon, sans qu’il se fût apparemment aperçu de rien, il se retournait contre la cloison et se rendormait.

« Je m’étais juré, moi, de ne point dormir. Après l’expérience du portefeuille, vous pensez bien que je n’y avais point replacé la lettre… Cette lettre se trouvait enfermée dans une double feuille et le tout dans une enveloppe, à peu près dénuée de gomme et que je n’avais du reste point close, car lorsque je me trouvais seul, je ne manquais point de sortir ce document pour l’étudier plus à fond (ce qui me permettait, chaque fois, d’y découvrir quelque chose de nouveau)… j’avais donc gardé l’enveloppe dans ma main.

« Ma main était passée sous mon oreiller (car j’ai l’habitude de dormir sur le ventre, les bras recourbés sous mon oreiller, comme si j’allais le dévorer et j’ai ainsi la sensation de dormir plus vite, d’en prendre le plus dans le moins de temps possible…) mais je le répète, je ne voulais pas dormir. Hélas ! j’oubliais que je ne connaissais pas un lit depuis trois jours… depuis trois jours je n’avais pas mangé d’oreiller… j’avais faim. Inconsciemment j’en goûtai un peu, puis beaucoup… c’était bon… c’était doux !… Annibal à Capoue ! Je m’endormis sur ma victoire !…

« Quand je me réveillai, les premiers rayons du jour glissaient entre les rideaux tirés des fenêtres et un homme en chemise de nuit était debout près de mon lit. En une seconde je fus tout à la situation ! je m’en voulus de ma faiblesse, mais une légère crispation de ma main sur l’enveloppe que je n’avais pas lâchée me rassura…

« J’avais dû faire quelque mouvement en me réveillant car l’homme en chemise de nuit disparut rapidement dans le lavabo en emportant son sac et, du reste, en faisant le moins de bruit possible. Je tâtai encore mon enveloppe. J’étais tout à fait réveillé… il me sembla qu’il y avait quelque chose de nouveau dans l’enveloppe… en ce sens qu’il y avait quelque chose de moins dedans… Je tente d’y glisser mon doigt… À cause de la chaleur de ma main sans doute… l’enveloppe s’était collée… j’arrache… Il y avait bien la double feuille là-dedans ! mais la lettre n’y était plus !…

« Décidément mon escogriffe n’était pas si simple qu’il en avait l’air ou si dénué de sens psychologique que je l’avais cru. Il avait dû s’apercevoir, à Lyon (en se réveillant et dès son premier coup d’œil sur son filet), que l’on avait touché à ses affaires et qu’il m’avait bien mis dedans en se retournant contre sa cloison et en feignant à son tour le sommeil pendant que je m’endormais pour de bon, à mon tour.

« Mâtin ! on était digne de lutter l’un contre l’autre ! J’avais gagné la première manche… Il avait remporté la seconde !… À qui la belle ?

« Mais la partie devenait terriblement difficile pour moi, maintenant que je savais qu’il savait que je savais qu’il avait la lettre !…

« Et je n’avais pas beaucoup de temps devant moi pour la lui reprendre, si tant est que la chose fût encore possible.

« Je feignis bien de ne point m’être réveillé et je ne simulai le réveil que lorsqu’il réapparut, sortant du petit lavabo avec son sac… Je m’arrangeai pour qu’il ne perdît aucun de mes mouvements, ce qui était moins difficile que de les lui dissimuler, et pour qu’il m’aperçût du coin de l’œil rangeant hâtivement l’enveloppe que je venais de tirer sous l’oreiller comme si je continuais d’être persuadé que je possédais un trésor.

« Toutefois je doutais qu’il fût pris à une aussi mince comédie. En ce qui me concernait, toutes mes facultés étaient en éveil pour deviner ce que l’autre avait pu faire de la lettre. J’avais dû me réveiller dans le moment qu’il me reglissait l’enveloppe dans la main ; j’imaginai que sa brusque disparition avait témoigné de sa surprise et il ne faisait point de doute qu’il était entré dans le lavabo avec le précieux document en main. Sans quoi, quand j’avais remué pour la première fois, il n’eût point marqué cet émoi.

« Il était donc rentré dans le lavabo en chemise de nuit avec la lettre et avec son sac ouvert. Il en ressortit avec son sac fermé. Il y avait toute chance pour que la lettre fût dans le sac. Il se hâtait de s’habiller pour me laisser la place libre…

« Pendant ce temps nous échangions ces propos du matin qui sont de rigueur entre gens qui ont passé la nuit dans la même cabine. Nous nous félicitâmes l’un l’autre du repos que nous avions goûté. Il était comme moi : le mouvement du train le berçait et il ne dormait jamais si bien qu’en voyage. Enfin il fut prêt et, après avoir fermé son sac à clef, il sortit.

« Je me jetai hors de ma couchette et fis jouer le verrou de la cabine. J’étais seul, sans surprise possible. Je me ruai sur le sac. Aucune de mes clefs ne l’ouvrait, mais j’avais un petit outil avec lequel je forçai les serrures, sans que je me demandasse une seconde ce qu’il adviendrait, par la suite, de cette effraction. Je vidai son sac, je le mis au pillage, je le tâtai sur toutes les coutures : pas de poche secrète… et pas de lettre. Il avait donc gardé sa lettre sur lui en tout cas, il l’avait emportée avec lui. Je remis en vrac toutes les affaires de ce damné Drack dans son damné sac et jetai ce dernier dans le coin du filet où j’étais allé le chercher, puis je m’habillai en cinq minutes. Après quoi, en face de la glace, je composai mon visage, lui commandai le sourire et l’indifférence et je rentrai dans le corridor croyant y trouver mon homme… mais point de Drack dans le corridor…

« Je glissai comme une flèche jusqu’au wagon-restaurant. Drack y prenait tranquillement son café au lait.

« Cette fois je ne le fuyai point et je fus fort heureux de constater qu’une place était libre en face de lui. Je m’y assis. Il me sourit, je lui souris. Nous avions l’air aussi contents l’un que l’autre, l’un de l’autre.

« Je savais qu’il savait… Il savait aussi que je savais qu’il savait… Quelle situation que celle de ces deux individus qui, depuis la veille au soir, ne cessaient de se voler mutuellement sans que rien, dans leurs façons d’être ni dans leurs paroles, ne dénonçât leur intime pensée, la joie de la victoire ou le désagrément de la défaite ni l’espoir frénétique de la revanche…

« J’avais commandé deux œufs sur le plat… Il beurrait ses toasts… on approchait d’Avignon… j’avais peut-être encore vingt minutes devant moi.

« – Vous avez chaud ? me demanda-t-il.

« Oui j’avais chaud… de grosses gouttes de sueur me perlaient aux tempes… je jetai ma casquette dans le filet au-dessus de nous, à côté de sa casquette à lui.

« – On chauffe trop dans ces wagons de luxe ! fis-je…

« – Cela dépend des tempéraments, répliqua-t-il… moi je n’ai jamais trop chaud. Si vous permettez ?

« Là-dessus il prit sa casquette et s’en coiffa solidement.

« J’étais renseigné. La lettre était dans la casquette !

« Le coup d’œil qu’il lui avait lancé lorsque j’avais jeté la mienne dans le filet, le soin qu’il prenait de se recoiffer aussitôt mon arrivée et la solidité même avec laquelle l’opération avait été faite, tout le dénonçait !

« Pour quelqu’un dont les sens étaient exacerbés comme les miens, il n’avait même pas été difficile de percevoir dans un dixième de seconde, le sentiment évident de satisfaction dans la sécurité qu’avait exprimé cette tête dès qu’elle avait été coiffée de cette casquette…

« Rien ne m’avait échappé, pas même le léger effort qui attestait l’étroitesse, sans doute récente, de la coiffe.

« Enfin, une minute plus tard, je lus comme dans un livre cette phrase visible pour moi seul, dans ces deux beaux grands yeux dont la placidité apparente semblait me narguer : “Elle est là, la lettre ! viens donc la chercher !”

« Tout à coup, j’y allai. Ce fut rapide comme la foudre.

« Je venais de payer mon déjeuner et il réglait le sien… déjà le train ralentissait et l’on allait entrer en gare d’Avignon. Je me levai. Il était encore assis. Je pris ma casquette dans le filet. Elle était à carreaux comme la sienne… et, avec un peu de bonne volonté, on eût pu prendre l’une pour l’autre… et, tout à coup, lui jetant la mienne sur la table, je m’emparai d’un geste brusque de celle qu’il avait sur la tête.

« Il poussa un cri, se dressa, hagard !… Moi je souriais, en déclarant tranquillement :

« – Je vous demande pardon, vous vous êtes trompé de casquette, monsieur !

« – Jamais de la vie ! s’écria-t-il et il se jeta sur moi.

« Mais j’avais prévu le mouvement et je m’étais assez reculé pour avoir mis la précieuse casquette hors de sa portée… Des voyageurs s’étaient levés, nous entouraient, intervenaient, s’amusaient de cet intermède incompréhensible et grotesque de la fureur éclatante de ce voyageur (les yeux naguère placides lançaient des flammes et la douce face rose était devenue comme un énorme boulet rouge prêt à porter l’incendie) pour une casquette !…

« Moi, j’étais de plus en plus calme, séparé du dangereux escogriffe par deux voyageurs. Et je prononçai en ouvrant la coiffe de la casquette :

« – Cette casquette est si bien à moi que, comme elle était trop large, je l’ai garnie avec une lettre que voici. Si Monsieur désire que je lui dise quels sont les termes de cette lettre, je les répéterai et tout le monde pourra constater lequel de nous s’est trompé !…

« Ces derniers mots eurent le don de calmer Drack instantanément. Ils furent comme un bain glacé pour le boulet rouge qui n’éclata point. L’homme regarda ma casquette, sur la table, la prit… et convint en bougonnant qu’il s’était trompé… que c’était bien la sienne !… Il y eut des rires. Le train stoppait en gare d’Avignon. Je sautai sur le quai, mon trésor sur la tête…

« Quelques secondes plus tard, j’étais hors de la gare, ayant abandonné mon bagage… et, pendant que Drack me cherchait dans le train de Port-Bou, j’avais sauté dans une auto qui, à prix d’or et à quatre-vingt-dix à l’heure me conduisait à Marseille… mais vrai ! j’avais eu chaud !

XIX. - Où il est démontré une fois de plus - que la fortune vient en dormant

XIX. – Où il est démontré une fois de plus – que la fortune vient en dormant

Ce n’est que deux jours après son arrivée à Marseille, où il se promenait sous un nouveau déguisement, que Rouletabille découvrit le nouvel établissement de Marius Poupardin.

Errant dans la rue Saint-Ferréol, il fut arrêté par un léger échafaudage qui encombrait le trottoir. Des ouvriers recrépissaient une façade et un artiste peintre dessinait en lettres d’or, sur une grande glace, ces mots de lumière :

À L’INSTAR.

Premier salon de coiffure de la capitale phocéenne

Le nom de Marius Poupardin ne flamboyait point sur l’enseigne encore absente, mais Rouletabille eut le pressentiment qu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. Il pénétra dans une salle déserte que les ouvriers venaient de quitter et il perçut immédiatement des voix qui venaient d’une petite pièce, au fond d’un corridor.

Il entra dans le corridor et s’arrêta devant une porte aux vitres dépolies. Une voix qu’il connaissait bien le clouait là : c’était la voix de Mme Boulenger…

– Ces dix mille francs sont à vous, Poupardin !… mais dites-moi toute la vérité. Vous étiez établi depuis deux ans au coin de l’impasse La Roche, vous connaissez Théodora Luigi. Tout le quartier la connaissait… Elle ne se cachait pas quand elle venait au Pavillon… Vous l’avez vue maintes fois l’an passé… Or, la femme qui est entrée chez vous le mardi du crime (ne niez pas, votre commis qui était dans l’arrière-boutique et qui a entendu vos chuchotements pourrait vous donner un démenti), cette femme dont la visite vous a fait riche !… car c’est avec l’argent de cette femme que vous êtes venu vous installer ici… cette femme c’était Théodora Luigi !… Combien vous a-t-elle donné ? Je vous donnerai davantage, moi !… Mais il faut que vous parliez ! J’ai juré de savoir la vérité ! je la saurai ! Vous savez qui je suis ? Je suis la femme du malheureux que l’on a assassiné, là-bas, peut-être sous vos yeux ! Je remuerai ciel et terre pour le venger !… Enfin, vous savez bien que celui que l’on a arrêté est innocent !… Vous n’allez pas le laisser guillotiner !

– Ah ! celui-là peut être tranquille, fit entendre la voix grasse de Poupardin… D’abord il court, et puis, si on le rattrape, il sera acquitté…

– Poupardin, vous êtes un misérable…

– Marius Poupardin est un honnête homme et il parlera ! 

C’était Rouletabille qui venait de lancer cette dernière phrase. À l’apparition de ce personnage inattendu, Mme Boulenger se leva et Marius Poupardin, ramassant vivement les dix mille francs qui se trouvaient sur la table, fit entendre à l’intrus les propos les plus désobligeants. Rouletabille n’était pas mis avec une extrême élégance : le complet assez informe qui le déguisait ce matin-là, le chapeau melon un peu trop usagé qui le coiffait le rejetaient d’emblée, sinon parmi la classe pauvre, du moins dans celle des gens « gênés ». L’effet qu’il produisit n’en fut que plus grand quand, après avoir soigneusement fermé la porte, il sortit de sa poche dix billets de mille francs qu’il plaça sur la table à la place même qu’occupaient tout à l’heure ceux qui venaient de disparaître dans la poche de Poupardin.

« Encore ! » s’écria le barbier dans un ahurissement si prodigieux qu’en toute occasion on eût pu en rire… mais Mme Boulenger retombait alors sur sa chaise, pâle d’émotion en reconnaissant Rouletabille. C’était la première fois qu’elle le voyait depuis que tous deux avaient été frappés par le même coup du destin… Rouletabille, après avoir voulu tuer cette femme qui avait si inconsciemment mené Ivana aux abîmes, alla lui serrer la main. Il venait de la trouver sur la même piste que lui, accomplissant la même besogne que lui, travaillant pour lui !…

– Ah ! mon Dieu… gémit-elle.

Rouletabille aussi était plus ému qu’on ne saurait le dire. Il se retourna vers Marius Poupardin qui assistait à cette petite scène avec un air de plus en plus ahuri…

– Oui ! dit Rouletabille… encore dix mille francs et il y en aura d’autres, mais le moment est venu de parler, monsieur, et, il faut bien que vous le sachiez, de choisir entre la richesse qui semble en ce moment vous combler et les pires désagréments…

– Mais, monsieur, grogna Marius… je ne vous demande rien et ne crains pas vos menaces !

Eh bien, acceptez tout et redoutez-les !…

Sur quoi, Rouletabille sortit sa carte, appelée coupe-file, délivrée par la préfecture, et mettant son pouce sur les mots qui pouvaient révéler sa qualité de reporter, il ne laissa paraître que ceux qui pouvaient faire croire qu’il appartenait à la police. C’était un petit truc qui lui avait souvent servi et qui lui réussit une fois de plus.

– Ah ! monsieur est de la police, fit Poupardin, horriblement ennuyé… il fallait donc le dire…

À la vérité, on eût été perplexe à moins… Il avait vu ce policier serrer la main de Mme Boulenger… Il fallait croire qu’ils étaient d’accord… et du coup ils représentaient à eux deux une puissance que Poupardin ne tenait nullement à s’aliéner, surtout dans sa situation un peu exceptionnelle… D’autre part, fallait-il qu’elle eût intérêt, la police, à ce qu’il dit la vérité pour la lui payer aussi cher ! Son parti fut vite pris… Fini de faire l’imbécile !… il dirait tout ce qu’il savait !

– Vous pouvez m’interroger, fit-il a Rouletabille en s’asseyant et en poussant un gros soupir.

– Vous avez vu sortir Théodora Luigi de la villa de l’impasse La Roche ?

– Non, monsieur !… je ne l’ai pas vue sortir.

– Alors, vous l’avez vue entrer ?

– Non, monsieur, je ne l’ai pas vue entrer !

– Poupardin, gronda Rouletabille, vous êtes dans une affaire extraordinaire… et des plus dangereuses pour vous personnellement… un rien peut vous perdre !… Seule la vérité vous sauvera, je ne vous le répéterai pas !…

Ce disant, au fond de sa poche, il remuait ses clefs comme s’il eût agité des menottes… Poupardin pâlit et balbutia :

– Mais monsieur, je vous dis la vérité !… Il faut que vous sachiez qu’il m’est arrivé une aventure inouïe… Vous me disiez tout à l’heure, que j’étais dans une affaire extraordinaire… je vous crois !… Figurez-vous, monsieur, madame… que je suis un pauvre diable, moi, à qui rien n’a jamais réussi. Si j’ai pu ouvrir une boutique au coin de l’impasse La Roche, c’est qu’on me l’a donnée quasi pour rien… mais c’était encore trop cher pour les clients qui y venaient… j’avais le temps de me croiser les bras et de piquer mon petit somme, je vous le jure !… c’est même la position que j’occupais ce mardi-là…

Comment ! la position que vous occupiez ?

– Oui, je sommeillais les bras croisés debout, sur le seuil de ma porte, l’épaule appuyée au mur, quand je fus tout à coup bousculé par une femme qui entrait en trombe dans ma boutique… Cette femme, je l’avoue, c’était Théodora Luigi…

– Enfin ! poussèrent en même temps Mme Boulenger et Rouletabille…

– Quelle heure était-il ? interrogea immédiatement ce dernier.

– Cinq heures et demie.

– Nous sommes bons ! s’exclama Rouletabille… Continuez, Marius Poupardin… vous êtes très intéressant, mon ami…

– Elle était comme folle, la figure toute pâle, les mains tremblantes. Elle me dit à voix basse : « Dans une heure vous aurez dix mille francs… mais vous me jurez que vous ne direz jamais que vous m’avez vue sortir du Pavillon !… » Je lui jurai cela et elle disparut. Je pouvais d’autant plus lui jurer cela, expliqua Poupardin, qu’effectivement je ne l’avais vue sortir de rien du tout… et, au fait, dans ce moment même, je ne vais pas contre mon serment, puisque je vous déclare que je ne l’ai pas vue sortir du Pavillon !

– Très juste ! votre conscience peut être en paix, Marius Poupardin ! approuva Rouletabille en admirant la haute philosophie et la remarquable dialectique de cet humble « Figaro ». En somme, vous n’avez rien vu et rien entendu, pas même les coups de revolver ?

– Non, monsieur ! Le pavillon est trop loin… et puis, si j’avais entendu, j’aurais sans doute vu sortir…

– Exact ! Enfin, vous avez tout de même vu Théodora Luigi, ce qui est bien quelque chose.

– Oui, monsieur, mais comme si elle tombait du ciel.

– Pour vous faire cadeau de dix mille francs !

– Absolument !… mais le plus beau se passa une heure après, quand je vis entrer chez moi un petit homme que je ne connaissais pas et qui me dit à l’oreille après avoir fermé la porte : « Je viens de la part de Théodora Luigi… – Oui ! oui ! fis-je, pour les dix mille francs. – Non monsieur, pour les vingt mille, répliqua le petit homme… Seulement, vous allez fermer votre boutique tout de suite et vous quitterez Paris demain et vous irez vous installer au diable… » Et il m’allongea vingt billets…

– Vous faisiez un beau rêve ! fit Rouletabille.

– C’est-à-dire, monsieur, que je n’en étais pas encore revenu lorsque ce matin, dans ce magasin que je suis en train de créer À L’instar

– À l’instar de quoi ? interrogea le reporter qui ne perdait pas une nuance du discours du Marseillais.

– Eh bien ! mais à l’instar des plus célèbres salons de Paris… La rue Saint-Ferréol, monsieur ! c’est notre rue de la Paix…

– Vous disiez donc que ce matin ?

– Lorsque ce matin, je vis entrer Madame qui, avant même de m’avoir dit son nom, déposait sur cette table dix nouveaux billets de mille francs !

– Et je suis arrivé à mon tour, renchérit Rouletabille…

– Avec dix mille autres !… Eh bien, monsieur ! c’est trop une fortune si inattendue, qui m’est venue en dormant, c’est le cas de le dire, commence à m’épouvanter… déclara Poupardin qui, de fait, paraissait de plus en plus inquiet.

– L’homme vertueux défie le malheur !… prononça Rouletabille…

Sur quoi, l’ayant entrepris assez sévèrement, il lui fit comprendre qu’il avait tout à gagner (c’est-à-dire tout à garder) s’il savait tenir sa langue jusqu’au moment où on la lui délierait. On lui demandait simplement, lors du procès, de venir en cour d’assises, répéter, dans les termes mêmes dont il venait de se servir, qu’il n’avait pas vu Théodora Luigi, le jour du drame, à cinq heures et demie, entrer dans le Pavillon ni en sortir, puisqu’il dormait lorsque celle-ci avait pénétré si brusquement chez lui… !

La curieuse aventure de Marius Poupardin ne devait point se terminer là. Dans ce drame affreux, elle apparaît comme un aveugle sourire du destin qui, par ailleurs, frappait comme un sourd… Il n’est point rare de trouver dans les causes les plus tragiques de ces minutes qui paraissent invraisemblables, tant elles apportent de farce inattendue à deux pas de l’échafaud. J’en tracerai jusqu’au bout le récit qui paraîtrait invraisemblable s’il n’avait pour lui la logique et l’histoire (lire La Gazette des Tribunaux)… Il n’y avait pas dix minutes que Rouletabille et Mme Boulenger étaient sortis du magasin de la rue Saint-Ferréol que Poupardin voyait arriver ce petit homme qui lui avait remis à Paris, le soir même du drame, les premiers vingt mille francs de la part de Théodora Luigi et qui n’était autre que Tamar, lequel lui sortant, comme on dit, les vers du nez, n’eut point de peine à lui prouver que son dernier visiteur avait usurpé une fausse qualité en se disant de la police et sut le convaincre moyennant vingt autres billets de mille francs de l’urgente nécessité qu’il y avait, pour lui Poupardin, à quitter sans plus tarder Marseille et à aller s’installer définitivement à Smyrne où il avait des parents qui l’adoraient.

– Dommage ! aurait dit Poupardin à Tamar, lors de ses adieux à la Canebière… Encore quelques semaines et je devenais millionnaire !…

XX. - Quelque chose qui brillait dans l’ombre

XX. – Quelque chose qui brillait dans l’ombre

Marius Poupardin partit donc pour d’autres cieux, mais s’ils ne pouvaient plus guère compter sur lui pour une déposition en cour d’assises, Rouletabille et Mme Boulenger n’en avaient pas moins tiré le principal : que Théodora Luigi s’était trouvée, au Pavillon, à l’heure du drame.

Il ne s’agissait plus que d’en trouver la preuve absolue, irréfutable. La lettre était une invite à venir ; elle ne témoignait point que la courtisane fût venue. Quant à la trace de pas qui était passée inaperçue des magistrats, elle devait avoir maintenant complètement disparu et Rouletabille n’en pouvait faire état. Et cependant, il fallait agir et agir vite, car nous sentions rôder autour du reporter évadé quelque chose de sinistre et de pire que la prison.

Mme Boulenger me confiait alors ses inquiétudes. Elle tremblait pour notre ami dont elle ne pouvait m’entretenir sans retenir ses larmes.

Le moment était venu de nous résoudre aux mesures les plus graves. Nous nous réunîmes en secret chez V…, professeur au Collège de France, ami de Thérèse, et là il fut décidé que l’on poursuivrait Théodora au bout du monde, mais qu’on l’amènerait, coûte que coûte, devant ses juges. En dépit de ce que je pus dire, le plan de Rouletabille et de Mme Boulenger triomphait. Thérèse mettait à la disposition de Rouletabille sa fortune.

Or, la veille du jour où Rouletabille devait franchir la frontière pour commencer sa campagne contre l’amie de Parapapoulos, il se passa un événement décisif. Rouletabille, sur un mot que lui dit Mme Boulenger, avait voulu revoir une dernière fois la petite maison de Passy. Sur sa prière, j’y retournai en amenant avec moi un premier clerc d’avoué de mes amis qui pouvait nous servir de témoin. De son côté, Mme Boulenger avait amené le professeur V… À deux heures du matin, alors que la police croyait déjà Rouletabille à l’étranger, ce qui nous donna quelques heures de sécurité, nous nous trouvâmes tous réunis dans la salle à manger du premier étage du Pavillon…

Dans ce lieu de mort où chacun d’eux avait perdu ce qu’il avait de plus cher au monde, Rouletabille et Thérèse se regardèrent comme des ombres de vivants qui visitent les enfers…

Et puis, Rouletabille sembla nous oublier, tout entier à son étrange besogne. Nous le suivîmes en silence, le cœur étouffant d’une singulière angoisse comme ces personnes qui se laissent guider par les gestes « de l’au-delà » du spirite ou du somnambule…

Nous descendîmes avec lui jusque dans le sous-sol… jusque dans la cuisine qui servait aussi d’office. Apparemment, il sembla n’y rien avoir découvert, mais moi qui avais l’habitude de Rouletabille, j’avais surpris son regard qui avait fixé un dixième de seconde un alignement de verres sans pied dans un buffet dont j’avais inconsciemment ouvert la porte…

Je restai dans cette cuisine quand tout le monde fut remonté, comme si le regard de Rouletabille m’y avait fixé…

Cependant je n’aperçus rien qui fût capable de retenir mon attention… à moins que ce ne fût ce verre qui était bien dans sa place et dans l’alignement de la rangée, mais qui n’était point retourné comme les autres, c’est-à-dire le fond en haut, les bords sur la planchette, seul il avait son fond sur la planchette et ses bords en haut… Y avait-il quelque conclusion à tirer de cela ?

C’était bien possible, mais je n’eus point le temps de m’y attarder, car j’entendais là-haut un remuement et un murmure de voix insolites… J’arrivai dans le vestibule alors que le professeur V…, que mon premier clerc d’avoué et que Mme Boulenger entouraient Rouletabille, qui venait de faire une découverte d’importance.

Il tenait dans la main une sorte d’anneau d’esclavage qu’il venait de ramasser entre deux dalles disjointes, en bas de la grille de fer forgé de l’escalier… C’était un de ces bijoux comme quelques dames en portent à la cheville ; un double cercle en forme de serpent formant ressort et qui avait pu très bien se détendre et se détacher pour peu qu’il eût été accroché par quelque aspérité de la grille de l’escalier « dans le mouvement brusque d’une personne qui descend rapidement et qui a hâte de fuir », expliquait Rouletabille d’une voix singulièrement calme, alors que nous l’entourions de notre fièvre… car cet anneau d’esclave en forme de serpent, nous en reconnaissions la tête de diamant et les yeux de rubis !

Mme Boulenger en défaillait et moi, j’en tremblais de joie…

Rouletabille, lui, continuait de tenir d’une main ferme ce joyau qui le sauvait.

– Remercions le ciel, dit-il à Mme Boulenger, d’être venus ici par ce clair de lune. Dès l’ouverture de la porte du vestibule, j’ai vu quelque chose qui brillait dans l’ombre… Et maintenant, allons-nous-en, je n’ai plus rien à faire ici.

– Avec un joyau pareil, tu n’as plus qu’à te rendre chez le juge… fis-je, et tout est terminé !…

Il me regarda de cet air qu’ont facilement les êtres supérieurs quand ils considèrent un pauvre d’esprit !… Le lendemain, il avait de nouveau disparu…

XXI. - Ténèbres

XXI. – Ténèbres

Les semaines se passèrent, qui furent pour moi comme un grand trou tout noir dans lequel je ne cessais de tomber, tel un damné de La Divine Comédie. La dernière visite lunaire à la petite maison de Passy, au lieu de m’apporter cette quiétude parfaite et la fin des hypothèses à laquelle nous tendions si âprement, m’avait laissé sous une impression indéfinissable de terreur inexpliquée.

Pourquoi aussi, Rouletabille avait-il disparu avec son joyau ?… avec ce quelque chose qui avait brillé dans l’ombre… avec ce commencement de lumière à la cheville de Théodora Luigi !…

N’en savait-il pas assez ?… qu’allait-il chercher au fond de l’Europe ?…

Et pourquoi n’en revenait-il point ?… Car je fus trois mois sans nouvelles… Mme Boulenger et moi, nous le crûmes mort.

Les autres le voyaient seulement coupable et qu’il était parti quelque part là-bas, pour se faire oublier ici !…

Pendant ce temps, on avait clos l’instruction et on avait décidé de le juger par contumace…

Nous atteignîmes ainsi la veille du procès et j’étais effondré sur mon dossier quand la porte de mon cabinet s’ouvrit et je vis surgir un La Candeur formidable, aux joues rubescentes, aux yeux hors de la tête :

– Il est là ! Il est revenu !…

– Rouletabille est là ?…

– Oui, m’sieur !… Il est à Paris ! Il sera demain à la cour d’Assises !…

Là-dessus avant même que j’aie pu faire un geste, il m’avait quitté. Quand j’arrivai, le lendemain, de très bonne heure, au Palais, il y avait déjà une foule immense qui s’écrasait devant les grilles, dans la galerie de l’Horloge… On avait établi des barrières et un service d’ordre comme aux plus grands jours… Tout ce monde-là savait que Rouletabille était revenu…

Moi, je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis la veille… Ce ne fut que quelques minutes avant l’ouverture de l’audience que l’on vint m’avertir à mon banc que Rouletabille s’était constitué prisonnier ! Le bruit s’en répandit immédiatement dans le public et nous en entendîmes la rumeur jusqu’au fond des corridors qui entourent la salle…

Après les premières formalités, je vous laisse à penser quel fut le mouvement de toute la salle quand le président prononça ces mots :

– Faites entrer l’accusé !

Mouvement de curiosité – certes ! – mais d’immense sympathie, car Rouletabille, comme grand reporter, était adoré du public, et chez moi, d’inexprimable angoisse… Il entra… Sa bonne figure était pâle et sévère… Ses yeux allèrent à moi immédiatement. Je lui tendis les mains et il me les prit avec effusion. Notre émotion parut gagner toute la salle. Ah ! en vérité, le procès s’ouvrait dans une admirable atmosphère.

– Tu as préparé mon dossier, lui dis-je, passe-le-moi !

Il secoua la tête…

– Mais, pour ma plaidoirie ?

– Oh ! Sainclair… j’espère bien que tu n’auras pas à plaider !

Et ce fut tout… Ce fut tout pour moi et pour les autres… Après avoir répondu aux questions banales d’identité que lui posa d’abord le président, il déclara à toute autre question « qu’il n’avait plus rien à dire pour le moment ! » Avec un entêtement effrayant, il se refusa à entrer en conversation avec le président… pas plus qu’avec l’avocat général, du reste… À tous les dires, à toutes les accusations, à toutes ces demandes d’explications, il opposa le mutisme le plus absolu… J’en étais malade… Je le suppliai de mettre fin à une attitude qui retournait tout le monde contre lui : le président, la Cour, le jury et même le public… À la fin, exaspéré de ce mutisme qui était comme la forme la plus haïssable d’un orgueil insolent, le président s’écria :

– Si c’est pour nous dire tout cela que vous êtes revenu vous constituer prisonnier, vous pouviez rester où vous étiez. !… C’est comme si nous allions vous juger par contumace…

C’est tout juste si le président ne fut pas applaudi, en tout cas une immense rumeur lui donna raison… mon ami se perdait… J’étais effondré…

Quant à Rouletabille, il laissa sa tête retomber sur ses bras appuyés à la barre des accusés… et bientôt nous pûmes croire qu’il dormait…

XXII. - La foudre

XXII. – La foudre

Alors l’affaire alla vite… Les témoins de l’accusation défilèrent rapidement à la barre… Puis ce furent les témoins de la défense… Dans les conditions où s’engageait pour moi cet étrange procès, j’avais à tout hasard fait venir Mme Boulenger… et les témoins de notre nuit d’enquête à Passy… Quelle sensation quand Thérèse Boulenger parut !… La haute figure de cette femme était aussi célèbre que celle de son mari. Nul n’ignorait la part admirable qu’elle avait prise à ses travaux et le secours merveilleux que Roland Boulenger avait trouvé auprès d’elle, dans les moments difficiles de sa vie de savant jalousé des confrères, détesté des officiels. Personne n’ignorait non plus le sentiment d’abnégation et quasi de sainteté avec lequel elle avait souffert les pires écarts conjugaux d’un homme qui ne se refusait aucune fantaisie. Quand elle s’avança à la barre dans ses voiles de deuil, ce fut dans la salle, comme un immense gémissement. Elle était belle encore, avec une pâleur lumineuse, divine… Les tempes cependant avaient blanchi, les lèvres avaient pâli… au coin des yeux, à la naissance du nez, les douleurs avaient tracé le sillon de leurs larmes secrètes.

Le geste avec lequel elle jura de dire la vérité, toute la vérité fut d’une beauté auguste. Elle avait tourné la tête du côté de Rouletabille qui, lui, n’avait pas encore levé la sienne et restait enfermé dans ses bras. Et tout de suite, elle proclama sa conviction de l’innocence de l’accusé et sortit, au grand émoi de l’avocat général et pour la stupéfaction du public, le nom de Théodora Luigi !…

– Quand Rouletabille quitta, le mardi du drame, la maison de Passy, déclara-t-elle solennellement, les deux personnes qui s’y trouvaient étaient encore vivantes… Une demi-heure plus tard quand Théodora Luigi, qui y vint après lui, en sortit, elles étaient mortes !…

Là-dessus, l’avocat général s’était levé :

– C’est la première fois, s’écria-t-il, que nous entendons prononcer ce nom dans cette affaire… Nous avons trop de respect pour la douleur de Mme Roland Boulenger pour ne point comprendre les sentiments qui l’animent si… naturellement contre une femme…

– Monsieur l’avocat général ! interrompit Thérèse… il ne s’agit point ici de mes sentiments… Il s’agit de la vérité… je l’apporte, même si elle gêne quelques-uns. Je l’apporte et je la prouve !

– Prouvez donc, madame ! fit le président.

– Messieurs, fit alors Thérèse en sortant un papier de son sac… voici une lettre trouvée par Rouletabille et qu’il me confia avant son départ pour l’étranger, pour que je puisse m’en servir, si par hasard on ne le revoyait pas ! Cette lettre, adressée par mon mari à Théodora Luigi, lui donnait rendez-vous pour le mardi du crime, à la maison de Passy qu’elle connaissait bien !… Théodora était à ce moment au Havre… c’est là que Rouletabille a trouvé la lettre… Sans doute n’a-t-elle point répondu à mon mari comme celui-ci s’y attendait… et mon mari, croyant que cette femme ne viendrait pas… avait offert à Ivana une collation qui n’avait pas été préparée pour elle… et cela, j’en suis persuadée, en tout honneur ! Je n’ignorais rien du flirt sentimental et scientifique qui existait entre mon mari et Ivana… mais je n’ai jamais douté de cette dernière… Elle était audacieuse mais sûre d’elle et elle n’eût, pour rien au monde, trahi ni mon amitié ni surtout le seul être qu’elle aimât d’amour… l’homme qui est sur ce banc d’infamie. (On s’attendait à voir se redresser Rouletabille… Je le poussai même du coude… mais il ne broncha pas… son attitude continuait d’être déplorable… Ah ! il n’aidait certes pas ceux qui essayaient de le sauver !…) Or, continua Mme Boulenger (on eût entendu une mouche voler), Théodora Luigi est venue, a trouvé sa place prise et a frappé !…

– Pardon ! Cette lettre (l’huissier avait passé la lettre au président) ne prouve point qu’elle soit venue !… interrompit le président.

– Non, monsieur… mais il est une autre chose qui le prouve, c’est ceci… (Et, puisant une seconde fois dans son sac, elle sortit l’anneau d’esclavage.) C’est ce bijou qui ornait à l’ordinaire la cheville de Théodora Luigi… cet anneau qui s’est détaché dans la fuite de la coupable et que Rouletabille a retrouvé dans la petite maison de Passy devant des témoins que nous vous ferons entendre… Rouletabille m’avait confié cet anneau comme la lettre !… (Rumeur… l’huissier passe le bijou au président… la cour l’examine… puis l’avocat général… On a le plus grand mal à rétablir le silence.)

– Serait-il prouvé, émit l’avocat général, que ce bijou ait appartenu à Théodora Luigi… Il resterait à établir que Théodora Luigi qui était venue souvent à la petite maison de Passy, l’aurait justement perdu ce jour-là !…

– Il y a un homme qui a vu ce jour-là et à cette heure-là Théodora Luigi sortant de la petite maison de Passy… cet homme, c’est le coiffeur dont la boutique était établie au coin de l’impasse La Roche… mais il est probable que l’on redoutait sa déposition… car on a fait quitter à cet homme Paris d’abord, puis la France.

– Et l’on ne sait maintenant où il se trouve ? interrogea le président…

– C’est tout à fait dommage ! appuya l’avocat général… car, jusqu’à maintenant, le témoin n’a fait que nous apporter une hypothèse… une simple hypothèse… et, permettez-moi de le répéter, excusable de la part de Mme Boulenger, mais tout à fait invraisemblable pour qui veut bien réfléchir de sang-froid…

C’est alors que l’on vit se lever Rouletabille et l’on fut étonné de l’entendre parler.

– Pardon, monsieur l’avocat général… fit-il, d’un air assez détaché, d’un air peu sympathique assurément… pardon ! mais il y a quelqu’un qui pourrait vous dire bien mieux que ce M. Poupardin lui-même (c’est ainsi que se nomme le coiffeur dont vient de parler Mme Boulenger) ce que Théodora Luigi a fait ce jour-là… et à cette heure-là… si elle est venue à Passy et si elle a pénétré dans la villa La Roche…

– Et qui donc ?

– Mais, monsieur l’avocat général, c’est Théodora Luigi elle-même !

– Sans doute, admit l’avocat général avec un sourire, mais qui pourrait nous dire où est Théodora Luigi ?

– À cette heure-ci, prononça Rouletabille de son air détaché et insupportable, elle doit entrer dans la galerie de Harlay avec mon ami La Candeur…

Quels mouvements dans l’auditoire et chez les juges ! Et moi-même je ne savais plus où j’en étais… Le président donna des ordres à voix basse à l’huissier, mais celui-ci n’eut pas plutôt franchi la porte des témoins qu’il rentrait en disant :

– Mme Théodora Luigi est ici !

– Faites-la entrer.

Elle entra. Et il y eut, quand elle se montra, un silence terrible… comme sur la place de la Roquette jadis, quand s’ouvraient les portes de la prison devant le condamné à mort… Les derniers incidents avaient retourné l’assistance… Maintenant, on était avec Mme Boulenger contre cette femme qui avait une réputation de désastres et de ruines… Si tout le monde ne croyait pas encore que c’était elle qui avait tué… tout le monde l’espérait !… L’audace avec laquelle elle se présentait plus odieuse encore… Ah ! on voyait bien que c’était une femme capable de tout !… Cependant, elle n’avait jamais été aussi belle. Elle s’avança dans les longs plis d’un manteau violet avec la démarche d’une reine de tragédie… Elle ne regarda pas Mme Boulenger qui, elle, ne la quittait point de ses yeux de flamme. Quel duel allait s’engager entre ces deux femmes ! Mais encore là on se trompait : ce n’était point entre ces deux femmes qu’il allait avoir lieu, mais il n’en fut pas moins terrible. Théodora prêta serment et commença de déposer avec la plus grande simplicité :

– Je suis venue de loin, dit-elle, sur la prière de celui que vous accusez… Il paraît que je puis aider à prouver son innocence ! Toute dangereuse que soit la vérité pour moi, je me confie à lui et je la dirai tout entière… La voici : Ayant reçu une lettre de M. Roland Boulenger qui me priait d’être le mardi dans la capitale, je quittai Le Havre le lundi. Arrivée à Paris, je trouvai un mot qui me donnait rendez-vous à la petite maison de l’impasse La Roche vers cinq heures ! Je ne pus m’y rendre qu’à cinq heures et demie… J’avais une clef de la porte du jardin qui donnait sur l’impasse… Je pénétrai dans le jardin et j’allais gravir le perron de la villa quand j’entendis au-dessus de ma tête, au premier étage, des cris et des coups de revolver !… Je m’enfuis aussitôt comme une folle, refermai la porte du jardin et me précipitai dans la boutique de Poupardin. Le coiffeur était sur sa porte et il m’avait certainement vue sortir de cette maison ! Je ne savais quel drame venait de s’y passer !… Je l’ai payé pour qu’il se tût et pour qu’il allât s’établir ailleurs. Ma conduite a peut-être été imprudente… En tout cas, je vous ai dit tout ce que je sais, je ne vous ai rien caché !… Le soir même, j’apprenais l’horrible crime… Moi aussi j’ai pleuré ! Je suis allée pleurer à l’étranger…

– Vous avez fui à l’étranger ! s’écria Mme Boulenger… et maintenant, vous croyant sûre de l’impunité, vous êtes venue nous braver ici !… Mais reconnaissez-vous ceci ?… Et, allant prendre elle-même le bijou d’entre les mains du président elle présenta l’anneau d’esclavage à Théodora Luigi…

– Oui ! fit Théodora… Je le reconnais parfaitement ! C’est un anneau d’esclavage que j’ai perdu dans la Villa Fleurie à Sainte-Adresse…

– Madame ! répartit Thérèse avec une agitation qui semblait avoir gagné toute l’assistance, vous mentez ! Cet anneau a été retrouvé dans la maison de Passy, ce qui prouve que vous y avez pénétré… Cet anneau, vous l’avez perdu en fuyant après avoir accompli votre ignoble forfait !…

Théodora Luigi était devenue soudain d’une pâleur de cire.

– Par qui donc cet anneau a-t-il été trouvé ? demanda-t-elle en ouvrant des yeux immenses…

– Par Rouletabille ! s’écria Mme Boulenger.

Théodora se retourna vers l’accusé :

– Oh ! monsieur, dit-elle d’une voix douce, vous aviez oublié de me dire ceci !

– Oui, je l’avais oublié ! répliqua la voix éclatante de Rouletabille, mais Mme Boulenger a oublié, elle, de vous dire, que si je l’avais trouvé, c’est qu’elle l’y avait mis !…

Il y eut là un coup de stupeur dont Thérèse ne parut pas seule frappée. On ne comprenait plus !… Quand Mme Boulenger put reprendre la parole ce ne fut d’abord que pour laisser entendre quelques exclamations confuses…

– Moi !… que veut-il dire ? Mais il est fou !

Ce fut comme une espèce de chavirement général, comme si le terrain eut subitement basculé sous les pieds de tous… On ne savait plus où se raccrocher… Seul, Rouletabille restait droit, hostile, au centre de ce chaos.

Le président qui sentait l’affaire lui filer entre les doigts comme une poignée d’eau, avait des gestes de noyé… Il demanda, comme s’il étouffait :

– Mais quelle preuve avez-vous de cette accusation inexcusable contre Mme Boulenger ?…

– Je n’en ai point d’autre que celle-ci… répliqua Rouletabille c’est que les deux premières fois que j’ai fait mon enquête dans la petite maison de Passy (la première fois devant le juge d’instruction, la seconde tout seul) je n’ai rien trouvé et que ce n’est que la troisième, en compagnie de Mme Boulenger et devant les témoins amenés par elle, que j’ai découvert l’anneau d’esclavage !… Je vous jure monsieur, que lorsque j’ai passé quelque part deux fois, il ne reste plus rien à découvrir…

– Ah ! le malheureux ! s’écria Mme Boulenger, le malheureux fou !

– Mais quel intérêt… interrogea le président.

– Oui ! quel intérêt aurais-je eu ? répéta Thérèse, comme à bout de tenir tête à de pareilles extravagances…

– Quel intérêt ? éclata Rouletabille… Je vais vous le dire, madame ! Votre haine, d’abord, contre cette femme, et puis l’intérêt que vous aviez à tromper la justice ! L’assassin, c’est vous !…

XXIII. - Le chaos

XXIII. – Le chaos

– Il est fou !… La mort de sa femme lui a fait perdre la raison !

Ce cri désespéré, poussé par Mme Boulenger, fut comme l’expression du sentiment général… La même indignation qui soulevait cette femme d’une beauté sublime dans cette dernière étape de son martyre, gonflait tous les cœurs, toutes les gorges… On criait avec elle !… Quant à moi, je dévorais mes poings et je n’osais plus regarder Rouletabille…

Mais lui, il avait gardé un calme effrayant au milieu de cette tempête qu’il déchaînait. Il réclama le silence comme s’il présidait les débats.

– On exigeait tout à l’heure que je parle !… Je voudrais bien maintenant que l’on m’entende !

Et moi, je l’entendrai toujours (de cette petite voix sèche et dure qu’il prenait quelquefois, quand au fond de lui-même il était exaspéré qu’on ne comprit pas aussi vite que lui), je l’entendrai toujours nous rapporter les détails de sa première inspiration… celle qui lui était venue quand il avait découvert les pas de Théodora Luigi qui allaient de la porte de l’impasse La Roche et qui revenaient aussitôt sans avoir touché au pavillon… cependant que les pas d’Ivana quittaient par l’escalier de service le pavillon, allaient à la porte du terrain vague et revenaient tout de suite au pavillon ! Là des pas qui se sauvent !… Ici des pas qui reviennent dans le même moment. Ceux-là se sauvent devant quoi ? Ceux-ci reviennent pourquoi ? Qu’y avait-il entre eux ? Il y avait un drame… Un drame qui faisait du bruit dans le pavillon !… Un drame qui chassait Théodora Luigi et qui ramenait Ivana !… Entre ces deux personnes, il y en avait donc eu d’autres, au moins deux (puisque toute idée de suicide devait être écartée) deux autres qui constituaient le drame !… Roland Boulenger… et… et qui ?… quelqu’un qui était déjà là quand Ivana venait de quitter Roland… une personne qui savait… qui devait savoir qu’Ivana viendrait ce jour-là rejoindre Roland à la petite maison de Passy !… Et par qui cette personne savait-elle cela !

Par Ivana elle-même !…

Ici, quelques secondes, Rouletabille s’arrêta…

Et quand il reprit, je vous prie de croire que sa voix n’était plus sèche !… Ah ! avec quelle émotion, il parlait maintenant de sa femme !…

– Messieurs ! Il faut que vous sachiez qui était Ivana !…

Comment parvenait-il à retenir ses sanglots !… Maintenant on pleurait pour lui… je n’essaierai pas de reproduire les termes avec lesquels il retraça le caractère sacré de sa femme, le culte scientifique qu’elle avait voué à l’œuvre de Roland Boulenger, le dévouement avec lequel elle s’était prêtée au jeu dangereux pour toute autre que pour elle, auquel l’avait suppliée de condescendre Mme Boulenger !… Il s’agissait de sauver Roland de Théodora Luigi !…

Qui pourrait dire jusqu’où peut aller le rêve moitié mystique, moitié romantique d’une femme comme Ivana !… Elle ne faisait rien que d’accord avec Mme Boulenger !… Elle ne souriait au professeur qu’avec la permission de Mme Boulenger !… Elle n’alla chez le Dr Schall que parce que Mme Boulenger l’y conduisit ! Et elle ne serait jamais allée une fois, une seule, dans la petite maison de Passy si Mme Boulenger n’y fût venue elle-même !

– Messieurs, le lendemain de ce jour fatal, nous devions partir pour un long voyage !… Le jeu terrible allait prendre fin !… depuis longtemps je l’avais exigé… j’en avais moi-même fixé le terme… Avant ce dernier adieu, Roland Boulenger a dû supplier ma femme de lui accorder son premier, son dernier rendez-vous avec toutes les paroles de folie et toutes les menaces de suicide dont il était capable… Ivana s’est réfugiée dans le sein de Mme Boulenger !… Que s’est-il passé entre ces deux femmes ?… Ivana a dû rêver de réconcilier ces deux êtres qui eussent dû s’adorer !… rêver de laisser Roland dans les bras de Thérèse !… Hélas ! hélas !… ne croyait-elle point avoir accompli son sublime mais dangereux programme quand elle s’arrêtait soudain dans le jardin de cette maison qu’elle fuyait, et qu’à ses oreilles épouvantées arrivait le bruit des détonations !… Le bruit que faisait le drame là-haut !… Brave, généreuse, folle Ivana ! tu courus au danger ! tu arrivas pour voir tomber sous les coups d’une femme, outragée peut-être dans son suprême espoir, pour voir tomber celui pour qui tu avais fait le sacrifice de notre repos et pour qui tu allais faire celui de ta vie !… Car, comme tu voulais lui arracher sa proie, cette femme t’a frappée !…

À cette évocation qui me parut celle d’un halluciné à ce que nous croyions être une imagination folle de son désespoir, Rouletabille ne parut plus se posséder… et nous ne pûmes que le plaindre en l’entendant proférer des accusations sans suite, des mots qui n’étaient plus que des cris…

– Elle t’a frappée !… Elle t’a frappée avec une joie sauvage !… car cette femme qui disait t’aimer comme une sœur, était atrocement jalouse de toi… plus encore qu’elle ne l’avait été de Théodora Luigi !… Cette femme avait fait un rêve monstrueux. Te faire tuer, te faire assassiner par Théodora Luigi !… car c’est elle qui avait envoyé à Théodora Luigi cette lettre imitée de l’écriture de son mari, pour la faire accourir à l’heure du rendez-vous à la petite maison de Passy. Et Théodora ne venant pas, Thérèse a eu sa morte, elle a eu ses morts, quand même !… car cette femme, cette femme qui se disait tout amour et que l’on disait tout amour était toute haine !… Son mari ! elle avait calculé sa perte, je dis bien « calculé » depuis longtemps !… Messieurs, cette femme avait rêvé l’échafaud pour Roland Boulenger !…

C’était du délire…

Mme Boulenger avait poussé un cri terrible et se trouvait mal… Le Président suspendit la séance…

XXIV. - La lumière

XXIV. – La lumière

Quant à moi j’étais accablé, anéanti plus qu’indigné. La fureur de Rouletabille allait de pair avec sa folie. Quand je pus prononcer un mot, j’essayai cependant de me faire entendre de lui, bien qu’il eût retrouvé soudain ce visage fermé et ces yeux lointains qui le mettaient à l’autre bout du monde :

– Tu n’oublies qu’une chose, c’est qu’à l’heure du crime, à cinq heures et demie, Mme Boulenger était avec moi, chez toi !… Je n’attendrai point qu’elle s’en souvienne pour le dire ici.

Croyez-vous qu’il me répondit ? Il resta à l’autre bout du monde sans plus se préoccuper de moi que si je n’avais jamais existé.

Un quart d’heure après, quand on reprit l’audience, Mme Boulenger se présenta à nous comme pétrifiée dans l’horreur que lui avait versée Rouletabille. La cavité de ses yeux s’était accrue, le double sillon de la douleur s’était encore élargi, lui tirant les joues. Sa beauté, en un instant, était détruite. Un grand sentiment de pitié l’entoura, car bien que l’on commençât à soupçonner qu’elle avait été beaucoup plus mêlée au drame qu’on ne l’avait cru jusqu’alors, on ne pouvait ajouter foi aux divagations de Rouletabille.

Le président, tout d’abord, admonesta celui-ci. Il lui rappela qu’il était sur ce banc moins pour accuser que pour se défendre et que, dans tous les cas, s’il s’attaquait à une renommée jusqu’alors sans tache et qui avait toujours brillé du doux éclat de la vertu, il devait le faire dans des termes qui ne révoltassent point la conscience publique et surtout apporter dans son inattendu système de défense plus de preuves que d’imprécations !

Rouletabille inclina la tête en signe qu’il avait compris et reprit la parole sur un ton doux et mesuré qu’il n’aurait jamais dû quitter…

– Messieurs, dit-il, mon ami Sainclair me rappelait à l’instant qu’à l’heure du crime, cinq heures et demie, Mme Boulenger se trouvait avec lui, chez moi, dans mon salon. C’est bien cette coïncidence de l’heure du crime (sur laquelle tout le monde est d’accord maintenant) et de la présence de Mme Boulenger à mon domicile qui, dans le moment que je cherchais le quatrième personnage nécessaire au drame, tel que je le concevais après mes investigations, m’empêchait d’entreprendre « celui de Mme Boulenger », me le barrait en quelque sorte !… Et je me rappelai l’insistance avec laquelle, sans en avoir l’air, Mme Boulenger nous avait fait constater l’heure à ma pendule… Cela, déjà, ne me parut point naturel… D’après ce que m’avait dit mon ami Sainclair, c’était lui qui était arrivé le premier dans mon salon et il avait entendu Mme Boulenger sonner à la porte de l’appartement ; le domestique avait ouvert à la visiteuse dans la pièce où mon ami se trouvait. Sainclair ne l’avait pas quittée. En principe je devais abandonner l’idée que Mme Boulenger aurait pu se créer un alibi en retardant ma pendule d’une demi-heure, je dis en principe, mais non en fait, car en fait, je découvris que la chose avait été tout à fait possible. Un enquête auprès de mon domestique m’apprit que Mme Boulenger était venue chez moi cinq minutes avant l’arrivée de Sainclair, avait été introduite dans le salon puis était sortie de chez moi en annonçant qu’elle allait revenir ; elle y revenait en effet, y trouvait Sainclair, en ressortait et y remontait avec moi. Pourquoi cette insistance à revenir chez moi ? à se faire voir chez moi ?… Je dis qu’une personne qui aurait eu intérêt à se créer un alibi n’aurait pas agi autrement… rien de plus… mais tout de même… depuis que je savais que Mme Boulenger s’était trouvée seule dans mon salon en face de ma pendule, l’heure ne me gênait plus !…

« C’est dans ces conditions, messieurs, que je partis pour Le Havre.

« Jusqu’alors poussé par mon idée absolue de l’innocence, c’est-à-dire de la parfaite honnêteté de ma femme, innocence qui ne pouvait se présenter à mon esprit qu’à la condition que ma femme n’eût rien caché à Mme Boulenger de son rendez-vous, avec le docteur, à Passy (ce qui du coup faisait entrer le personnage de Mme Boulenger dans le drame)… jusqu’alors, dis-je, je n’avais qu’une conviction morale de l’intervention de Mme Boulenger, mais nullement intellectuelle ni surtout matérielle… Je devais trouver bientôt ce qui me manquait encore… Ayant relevé les traces de Théodora Luigi, il me fallait déterminer son rôle dans cette affaire, d’après les traces mêmes ; enfin et surtout dans quelles conditions, elle qui se trouvait au Havre la veille du crime, en était partie pour accourir à Paris… C’est alors, messieurs, que je revis cette villa de la Falaise où s’était déroulé, l’été précédent, un drame qui avait été, en quelque sorte, le prélude de celui-ci et sur lequel vous ne savez encore rien !…

Ici l’avocat général ayant esquissé un mouvement pour se lever, le président le devança dans ses intentions en déclarant :

– Le drame de Saint-Adresse a fait l’objet d’une instruction qui est close et j’estime qu’il est inutile d’en reparler ici…

Aussitôt, en tant qu’avocat de Rouletabille, je protestai contre cette façon de restreindre les débats mais cette fois, ce fut Rouletabille qui me calma :

– Messieurs, dit-il, la présence en ces lieux de Madame (il désignait Théodora Luigi) qui a bien voulu m’y suivre pour vous aider à démêler ce criminel imbroglio doit vous être un sûr garant qu’il n’y sera point prononcé de paroles gênantes pour qui que ce soit… L’ombre de Henri II d’Albanie peut reposer en paix… Ce prince n’a été mêlé en rien au drame de la falaise ! Ceci posé, il me sera permis de dire, sans m’arrêter bien entendu au système de l’accident qui n’a trompé personne… Il me sera permis de dire que nul n’a rien su du drame !… Ni les magistrats qui ont cru le soupçonner, ni ma femme qui est arrivée sur les lieux quelques instants après les coups de feu… et qui a eu, cependant, les fausses confidences de Mme Boulenger sur son lit de douleur… ni Roland Boulenger lui-même… ni Théodora Luigi qui n’a rien vu et n’a pu qu’entendre les coups de revolver qui éclataient derrière une porte !… Il n’y a que Madame qui connaît la vérité ! (Le doigt de Rouletabille montrait, cette fois, la statue qu’était devenue Mme Boulenger) Madame et moi !…

« Messieurs, lors de mon retour à Paris l’automne précédent après le drame de la Falaise, j’avais déjà découvert que l’auteur du crime ne pouvait être Henri II d’Albanie pour cette raison entre autres, que le revolver qui avait servi à frapper Mme Boulenger avait été acheté quelques jours auparavant chez un armurier du Havre, par Roland Boulenger lui-même… et j’étais revenu avec cette idée que c’était peut-être Roland Boulenger qui avait frappé sa femme laquelle, plus sublime que jamais, lui avait pardonné. Cependant, bien des points du drame restaient obscurs et quand, après le drame de Passy je retournai au Havre, emportant dans la pensée une autre Thérèse Boulenger que celle qui l’avait habitée jusqu’alors et aussi le souvenir de certaines scènes assez caractéristiques qui ne prenaient leur signification qu’à la lueur de cette pensée nouvelle, je résolus de compléter mon enquête en même temps que je m’occupais de Théodora Luigi en ce qui concernait le second drame…

« J’eus la chance de tomber à Trouville, sur le valet de chambre de Roland Boulenger, Bernard, qui était venu, sur l’ordre de Mme Boulenger, chercher quelques objets dans la villa de Deauville… J’étais déguisé ; il ne me reconnut pas… et je mis la conversation sur le drame de la falaise. Il y avait une phrase qui me trottait dans la tête depuis que je l’avais entendue quelque temps après le drame, en traversant la villa de Deauville… Roland Boulenger disait alors à Bernard : « Que voulez-vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tant pis !… j’en serai quitte pour en acheter un autre !… et laissez-moi tranquille avec cette histoire-là !… » D’où j’en avais momentanément conclu que « cette histoire de revolver » gênait singulièrement Boulenger et le chargeait par conséquent. Or, de ma dernière conversation avec Bernard à Deauville, il résultât que c’était Roland Boulenger lui-même qui, le premier, s’était préoccupé de la disparition de cette arme et avait prié Bernard de la lui retrouver ! Tout se trouvait retourné !… Si Roland Boulenger avait tiré avec ce revolver sur sa femme, il n’avait aucun intérêt à attirer l’attention de quiconque et surtout de son valet sur sa disparition !… Je continuai d’interroger Bernard avec méthode. Il s’agissait, pour moi, de savoir si Boulenger était parti, ce jour-là pour Sainte-Adresse avec son revolver. Je me rappelai qu’il avait sauté à cheval et qu’il nous avait quittés sans autre cérémonie : je demandai à Bernard s’il y avait au pantalon de cheval à son maître une poche pour le revolver… Il n’y en avait pas !… et le matin même, après le départ de son maître, Bernard avait enlevé de la poche du pantalon que Roland portait la veille, le revolver qu’il avait mis dans le tiroir de la table de nuit. Depuis on ne retrouvait plus le revolver !… Qui donc pouvait avoir emporté le revolver de Roland Boulenger sur les lieux du drame ? Qui, sinon la seule personne auprès de laquelle on l’a retrouvé ! (revolver que l’on a vite caché car on a cru qu’il appartenait à Henri II). Qui, si ce n’est Madame ? (et encore le doigt terrible de Rouletabille sur Mme Boulenger) et je la défie bien de dire le contraire !…

Et bien ! oui, c’est vrai ! s’écria-t-elle. J’avais emporté ce revolver pour me frapper… et je m’en suis frappée par deux fois ! c’est vrai ! J’ai voulu mourir ! n’était-ce pas mon droit ? Ne l’avais-je pas assez gagné ?…

– Vous, madame, reprit froidement Rouletabille, au milieu d’une rumeur immense qui n’était certes pas entièrement hostile à celle qu’il accusait… vous aviez tout arrangé pour faire croire que votre mari vous avait assassinée !…

– Misérable !… J’adorais mon mari !…

– Il y a des minutes où, dans le cœur d’une femme, répliqua sourdement Rouletabille, l’amour devient plus terrible que la haine et se confond avec elle bien singulièrement et vous avez connu ce moment-là madame !… et je vais vous dire quand !… Rappelez-vous certain soir, où, dans la villa de Deauville, je me heurtai presque à vous, au coin d’un couloir… je ne devrais pas vous dire : rappelez-vous ! car, en réalité, je ne saurais prétendre que vous m’ayez aperçu ! mais moi, je vous ai vue ! Vous sortiez comme une furie de la chambre de votre mari… vous étiez dans un grand désordre et dans un déshabillé magnifique… vous aviez repris des habitudes de grande élégance… quoi de plus naturel pour une femme aimante que de se refaire belle pour l’objet aimé ? Je vous jure que je n’en ai pas souri !… Non ! ce soir-là en vous voyant sortir de la chambre de votre mari, j’en ai été épouvanté !… j’ai été épouvanté parce qu’un grand voile qui couvrait mes yeux et que vous aviez mis sur nos yeux à tous, a été déchiré !… Une femme, par son attitude extérieure, touche à l’ange !… Elle représente une si pure vertu qu’elle n’appartient plus à la terre !… Elle le dit à qui veut l’entendre… Elle le répète avec extase… elle n’est plus qu’une pensée et qu’un cœur !… Sa pensée comprend tout !… son cœur pardonne tout !… Roland, pour elle, a cessé d’être un homme, que lui importe, pourvu qu’il vive avec son cerveau ? Nous l’avez-vous assez fait entendre cette phrase !… Eh bien cette femme ment !… Cette épouse extra-terrestre, cette collaboratrice qui ne prétend connaître que l’œuvre immortelle à laquelle elle travaille à côté du génie, ce pur esprit, cette noble intelligence, cette divine organisation qui confond dans un même culte l’amour platonique et l’amour de la science, tout cela ment, tout cela râle de désespoir parce qu’on ne l’embrasse plus comme au lendemain de ses noces… et tout cela rugit sous son masque de céleste indifférence quand un sourire s’égare !

– Et tout cela se tue, c’est vrai !… Après, monsieur ?

– Et tout cela se tue… c’est votre droit, vous l’avez dit ! mais là où vous dépassez votre droit, c’est lorsque vous venez chercher dans un ménage qui ne connaît que la paix et le bonheur, une victime pour la jeter au milieu de vos machinations ténébreuses, c’est lorsqu’au lendemain de cette nuit où vous étiez si inutilement parée, vous concevez ce projet abominable de vous tuer dans des conditions telles qu’on puisse croire que vous êtes tombée assassinée par votre époux !… Ah ! laissez-moi finir ! Madame !… madame !… c’est avec son revolver que vous allez vous frapper devant sa porte en prenant soin de crier : « Roland ! assassin ! assassin ! »

– J’ai crié : « À l’assassin ! » râla Mme Boulenger.

Pourquoi auriez-vous crié « À l’assassin ! » puisque personne ne vous assassinait. Je prouverai quand vous le voudrez que le prince Henri était déjà mort, lorsque vous essayiez de mourir. Mais vous vouliez mourir en perdant Roland !… et la preuve, madame, je vais vous la donner, irréfutable. Au lendemain de cette nuit qui avait transformé votre folie d’amour en folie de haine… vous écriviez à une de vos amies de Paris, à Mme de Lens, une lettre… une lettre qui la faisait accourir au Havre en apprenant, deux jours plus tard, le drame… Dans cette lettre vous lui disiez textuellement : « Maintenant il me hait… j’ai lu cela dans ses yeux… Il me voudrait morte !… Attends-toi à quelque drame effroyable !… Moi je m’y attends, et je suis prête !… Si tu apprends ma mort, dis-toi bien que c’est lui qui m’a tuée ! » Mais vous n’en mourûtes point !… et lorsque Mme de Lens vous vit à Sainte-Adresse, vous lui montrâtes votre époux à vos genoux… À cette heure-là, vous croyiez l’avoir reconquis et vous acceptiez la légende qui était déjà établie autour de vous quand vous rouvrîtes les yeux… de la tentative d’assassinat par Henri II d’Albanie !

Quel silence ! Un silence affreux qui attendait quelque chose de cette femme cramponnée à la barre, comme au bord d’un abîme… et ce quelque chose ne vint pas !…

Quant à Rouletabille, implacable, il reprit :

– Et maintenant en voilà assez pour cette première histoire… Passons à la seconde ! Je n’ai plus du reste, que quelques mots à en dire !… quand je revins au Havre, j’étais sûr que c’était vous qui aviez tout fait à Passy comme à Sainte-Adresse. Il ne me fallait plus que des preuves et je résolus de les acquérir en y mettant tout le temps nécessaire et en vous trompant comme vous aviez trompé tout le monde !… Quelle victoire pour moi que le geste qui vous faisait apporter à la villa de Passy l’anneau d’esclavage que vous aviez trouvé à la villa de Sainte-Adresse !… quel aveu !… Enfin, j’avais cette lettre signée Roland Boulanger, cette lettre qui appelait Théodora Luigi !… cette lettre que les experts nient être de votre mari ! Elle ne pouvait être que de vous !…

– Mensonge ! Invention ! folie !… râla ardemment Mme Boulenger qui ne regardait plus Rouletabille…

– Madame… j’ai la preuve ici, que vous avez essayé maintes fois d’imiter l’écriture de votre mari… et j’ai mieux que cela !… j’ai ici… recollés… reconstitués… les essais successifs de cette lettre. Monsieur le Président… ouvrez cette enveloppe… je vous jure que madame n’aura plus rien à dire !

Et Rouletabille fixait Mme Boulenger comme s’il voulait l’hypnotiser pendant que l’huissier passait une enveloppe au président.

– J’ai justement quelque chose à dire, Monsieur le président, murmura Mme Boulenger dans un souffle… Il est exact que j’ai essayé souvent d’imiter l’écriture de mon mari, c’est lui-même qui m’en avait priée pour que je réponde à ses nombreux correspondants en ses lieu et place… pour que je signe même pour lui !

– C’est tout ce que je voulais savoir ! s’écria Rouletabille… Et maintenant Monsieur le président, vous pouvez arracher l’enveloppe… Il n’y a rien dedans !…

Quelle stupeur !… Et puis, malgré la gravité de l’événement, il y eut des rires.

– Lagardère n’est pas mort ! fit le président.

– Rouletabille non plus, ajouta froidement mon ami. Et maintenant plus qu’un mot… La preuve absolue de la présence de Mme Boulenger dans la villa de Passy, à l’heure du crime et la preuve de son crime !… Quand elle eut fini d’assassiner… Mme Boulenger descendit dans la cuisine… et elle but, car elle avait soif… elle but de l’eau fraîche du robinet, de la bonne eau glacée qu’elle faisait couler dans un verre pris dans l’armoire à côté d’elle… Seulement Mme Boulenger a eu tort de ne pas replacer exactement ce verre comme les autres… car ce verre-là, je l’ai fait examiner, moi, par le service Bertillon !… J’ai là en effet quelques amis qui ont bien voulu m’aider de leurs « expériences » et qui apporteront ici le résultat de leur examen… Ils ont relevé sur le verre la marque à laquelle nul ne peut plus se tromper, la marque des doigts de l’assassin.

C’est faux ! s’écria la malheureuse femme dans un dernier sursaut de défense.

– Pourquoi avez-vous dit : c’est faux ? parce que vous aviez gardé vos gants de fil ? Mais votre gant à laissé son empreinte sur le verre !… Il vous dénonce plus qu’un aveu…

– Mme Boulenger, interrompit le président, est donc la seule à porter des gants de fil ?

– Non, mais elle en portait souvent… et elle en portait ce jour-là qui était bien reconnaissable… car il avait une couture au pouce que nous retrouverons sur le verre !… Du reste, ce gant, le voilà !… Vous avez eu tort, madame, de le perdre chez le Dr Schall en sortant de chez moi.

Et Rouletabille sortit le gant d’un petit paquet qu’il tira de la poche de son gilet.

– Cette fois, il y est, dit-il… Ça n’est pas comme les papiers de tout à l’heure !…

On entendit, du coté de Mme Boulenger, une sorte de respiration rauque, un gémissement lointain et profond… et puis plus rien ! Elle s’était redressée devant la barre, plus haute que jamais… comme si elle allait prendre son élan…

– Savez-vous, madame, prononça le président, que tout cela est au-dessus de l’horrible…

– Tout cela, reprit-elle, d’une voix que nous ne reconnûmes plus et qui paraissait déjà appartenir à l’autre monde… tout cela n’est pas au-dessus de l’amour !

Et elle s’effondra comme un bloc ! Mme Roland Boulenger était morte ! On reconnut le soir même qu’elle s’était empoisonnée avec de l’acide prussique.

Rouletabille ne fut nullement ému de cette mort qui affola l’auditoire… Tandis que l’on se précipitait de toutes parts et que l’audience était levée, il me confia avec un sang-froid incroyable :

Le plus beau est que le gant est faux !… Je l’ai acheté ce matin et c’est moi qui ai fait la couture !… ce qui est vrai c’est l’empreinte du gant de fil et de la couture au pouce sur le verre !… Donc je ne risquais rien en fabriquant la preuve qui me manquait !… Cette terrible femme inventait des preuves contre Théodora Luigi !… Je me suis servi, pour la combattre, des mêmes armes qu’elle !… Seulement mes preuves à moi étaient plus fausses que les siennes ! voilà, peut-être, pourquoi elles ont si bien réussi !…

Je termine ici la narration de ce que l’on a appelé le « Crime de Rouletabille ». Dans cette affaire, il ne fait point de doute que matériellement le célèbre reporter a établi toute la vérité des faits, mais la vérité morale l’a-t-il eue tout entière ?

Qui la connaîtra jamais, maintenant qu’Ivana est morte ?… C’était une honnête femme et elle est morte honnête femme au sens bourgeois du mot, mais c’était un grand cœur, un cœur magnifique, à y mettre Rouletabille et le Monde !…

C’est tout ce qu’on peut dire !…

Et le sphinx reste debout, au seuil des tombeaux, avec son profil de femme.

FIN

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Avril 2004

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