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Gaston Leroux

LA POUPÉE SANGLANTE

(1923)

I Derrière les rideaux

I
 
Derrière les rideaux
 

Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l’Île-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d’art, ce qui ne l’empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d’eau de cette éternelle bacchanale que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s’appelait – il n’y a pas bien longtemps encore – la rue du Saint-Sacrement-en-l’Isle, à l’ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entrouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d’horlogerie, dans la prétention exorbitante d’y entretenir un semblant de vie… Eh bien, c’est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c’est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu’est sortie l’une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime ! Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a été sûrement, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l’histoire de l’Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’en a surtout connu que l’épouvante, en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité que dans l’Île-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, élu domicile : George Sand, Baudelaire, Théophile Gauthier, Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs pénates. À l’angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d’une niche, une Vierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre Bénédict Masson, qui n’était pas seulement relieur d’art, mais poète, – un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces temps-ci qui sont troubles, – prétendait habiter la chambre même où avait vécu quelque temps – et souffert – l’auteur des Fleurs du mal !

Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres événements d’une existence qui, apparemment, semblait s’être déroulée, jusqu’au jour où nous sommes arrivés – Bénédict Masson pouvait avoir dans les trente-cinq ans – dans la plus terne monotonie. Je souligne le apparemment parce qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce qui pouvait faire croire à l’innocence d’un monstre qui vivait dans la crainte perpétuelle que l’on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être bien des raisons, mais avaient-ils raison ? C’est ce que nous verrons un jour.

Pour moi, j’ai toujours été frappé de l’accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans leurs passages les plus désordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été chaude ; le printemps, cette année-là, était l’un des plus précoces qu’on eût vus depuis longtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir ; dans ce coin de rue déserte, noyée d’ombre, le dernier bruit qui s’est fait entendre a été le timbre de la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu’elle fermait elle-même après avoir mis le volet…

De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de l’horloger…

La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l’on ne voyait guère sortir que le dimanche pour aller à l’office à Saint-Louis-en-l’Île, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus, dans la partie, l’avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n’avait réussi qu’à le dégoûter à jamais des hommes d’affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour l’art, à la poursuite d’une chimère où d’autres, avant lui, avaient laissé leur raison.

Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, s’entretenaient de lui avec une condescendance attristée ; les plus renseignés parlaient d’une sorte « d’échappement » contraire à toutes les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C’était tout dire !

En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage d’horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes jusqu’alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant les habitants de l’île affirmaient que ce « mouvement » durait depuis des années et qu’il ne le remontait jamais. Mlle Barescat, la mercière, en eût mis « sa main au feu ». Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure d’un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n’avait d’yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l’horloger, et nous pouvons dire tout de suite que ce n’était point la vue du vieux Norbert qui l’empêchait de travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l’atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie ; la voilà telle que Dieu l’a faite pour mon cœur d’homme avide de beauté et de mystère. Non, non, en vérité, il n’y a rien de plus beau au monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et de plus insondable ? Les flots en furie m’intéressent, mais une mer calme m’épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m’effraient et m’attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c’est l’abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pas cela… Qui comprendrait Christine ? Pas son vieil abruti d’horloger de père, assurément, toujours penché sur ses roues carrées et qui n’a peut-être pas vu sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomène de l’École de médecine, oui : un sujet exceptionnel paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté, oh ! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontés de la mademoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de l’amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voit pas ! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu’elle est belle, mais je suis le seul à la voir, moi, Bénédict Masson !

Cette fille-là n’a rien à faire avec les poulettes d’aujourd’hui : la taille et l’air d’une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux reflets de vieux cuivre ; quand elle suspend à la patère le chapeau dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure et tout le mouvement du bras de l’amazone du Capitole, ce qui n’est pas peu dire à mon goût, car je n’ai jamais vu, dans tous mes voyages, d’aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, la pensée ne peut s’y attacher sans être en flamme, pour peu qu’on l’ait vue marcher, se déplacer : c’est à baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d’un ovale parfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette régularité ; le dessin de la bouche est d’une pureté angélique, la lèvre n’est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devrait avoir d’autre modèle qu’elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ces yeux-là, il y a – je vais vous le dire – l’étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais : de vivre – elle qui était faite pour l’Olympe – au fond de cette misérable boutique de l’Île-Saint-Louis, entre cet horloger et ce carabin ! Ceci dit, elle aime son père et son cousin avec qui elle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah ! misère ! comment ne se suicide-t-elle pas ?… C’est qu’elle est en même temps la Beauté et la Vertu ! Magnifique comme une statue païenne, sage comme une image de missel ! Ah ! il n’y a rien à dire ! C’est la madone de l’Île-Saint-Louis !… Eh bien, écoutez ! voilà ce qui m’est arrivé, ce soir…

Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n’habitent pas sur la rue. Il n’y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamais là-dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir le pavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans le grenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’ai vu !

Le pavillon a deux étages… le deuxième étage est transformé en sorte d’atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à la rampe qui court tout au long de l’atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quitta le balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches de l’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté de l’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta, toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dans l’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et je vis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis je ne vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux.

II Où Bénédict Masson n’est pas au bout de ses étonnements

II
 
Où Bénédict Masson n’est pas au bout de ses étonnements
 

La nuit que je passai, il est facile de l’imaginer ! Moi qui avais tout vu dans le regard de Christine, je n’avais pas prévu cela : un monsieur caché dans une armoire ! Décidément je ne serai jamais qu’un poète, c’est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde : « Tu étais tout pour moi, mon amour ; pour toi mon âme languissait – tout pour moi : une île verte dans la mer, – une fontaine et un autel tout enguirlandé de fruits et de fleurs féeriques ! – Mais je n’avais pas prévu cela : le monsieur dans l’armoire ! – Désormais la coupe d’or est brisée ! que le glas sonne ! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir !… Une de plus !… Ah ! les filles de Satan !… »

Eh bien, je vais vous dire : cette nuit d’insomnie ne fut pas remplie seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais aussi par une espèce d’allégresse diabolique, et vous allez comprendre tout de suite ce sentiment complexe. J’adorais Christine non seulement comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je l’aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes… et là était mon supplice, car cette femme, je savais qu’elle ne serait jamais à moi, qu’elle ne m’aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être jamais en approcher ; mais l’atrocité de cette absolue certitude était encore doublée par l’idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le carabin d’en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les justes noces !

Or, le monsieur de l’armoire, que j’aurais tué comme un chien, l’occasion s’en présentant, tout de même, je lui en voulais moins qu’à l’autre, car il me vengeait et comment !…

Et voici qu’il est temps que je vous dise pourquoi je n’avais aucun espoir du côté de Christine ; cela tient en trois mots :

… Je suis laid !

Le cousin non plus n’est pas beau : il est quelconque, ce qui, à mes yeux, est pire… son Jacques – je l’ai bien observé quand il passe sous mes fenêtres – a la taille plutôt épaisse ; c’est un petit homme court, dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d’une courte barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des tout petits enfants ; quand il se découvre, il montre un crâne déjà dénudé par l’étude. Voilà le héros ! Ça n’est pas grand-chose ; mais enfin, ça n’est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre !… je suis d’une laideur terrible. Pourquoi terrible ? Parce que toutes les femmes me fuient !

Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela ? Jamais mes bras ne se sont refermés sur une femme ! Elles n’ont pas pu ! L’idée que je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante ! C’est comme je vous le dis… je n’exagère rien !… Ah ! misère ! misère ! comme dit l’autre : « Une vie de feu bout dans mes veines !… Chaque femme serait pour moi le don d’un monde !… j’entends à la fois mille rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les éléphants de l’Hindoustan et prendre pour cure-dent la flèche de la cathédrale de Strasbourg ! La vie est le bien suprême ! » Et moi je ne puis pas vivre !…

Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau ? Pourquoi cette asymétrie entre les deux côtés de mon visage ? (mon visage !), cette proéminence effrayante de sourcils, cette avancée subite de la mâchoire inférieure ? Pourquoi ce chaos ? L’Homme qui rit était bien heureux. Au moins, il riait ! il riait pour les autres !… Mais moi, qu’est-ce que je suis pour les autres ? Ni celui qui rit, ni celui qui pleure ! Ma face est un mystère épouvantable !

Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m’entraînera peut-être plus loin que je ne le désirerais ?…

Ma foi ! dans l’état d’esprit où je suis, qu’ai-je à craindre ? qu’ai-je à redouter ? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure peut m’arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit !… Je n’avais plus qu’une raison de vivre : voir Christine ! Depuis que je l’ai vue embrasser un monsieur qu’elle cache dans une armoire, comme disent les matelots : « À Dieu vat ! »…

Eh bien, il n’y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid que cela ! Il y a encore deux ans, je m’imaginais que ma figure n’était point nécessairement, pour tout le monde, un objet d’horreur ! Je savais bien, hélas ! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j’avais encore des illusions… Réfugié dans ma tour d’ivoire, devant ma glace, je me prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, de trois quarts, je me faisais des mines, j’essayais différentes façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il n’eût pas été déshonorant de se rapprocher… J’en étais arrivé à me dire, par exemple, que je n’étais pas beaucoup plus laid que Verlaine… qui a été aimé, qui a su ce que c’est que l’amour, tout l’amour, si on l’en croit…

« Ah ! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos bouches !… qu’il était bleu le ciel, et grand l’espoir ! » etc.

Ah ! la bouche de Verlaine ! Paix à ses cendres, c’est mon plus grand poète !…

Tout de même, je me disais : S’il a été aimé, ça n’est certes pas pour sa beauté ! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire uniquement par le rêve, par le rêve d’un poète, par ce que contient de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une nature ironique et marâtre. Le tout est d’avoir l’occasion de se faire comprendre ! Cette occasion, voilà comme je la fis naître…

À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j’avais eu un joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des élèves femmes. Je n’eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, une jeune fille se présentait : Mlle Henriette Havard, charmante, paraissant fort intelligente, disant qu’elle avait perdu ses parents, qu’elle était à charge à une vieille tante et qu’elle voulait gagner sa vie. Elle me proposait d’être en même temps mon élève et mon employée. L’affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris une petite villa, à l’orée d’un bois, à quelques pas d’un étang, dans un endroit assez désert ; mais j’aime la solitude ; j’imaginai sans peine que je l’aimerais davantage avec cette jolie fille. C’est là, du reste, que je travaillais tous les étés. J’y donnai rendez-vous à Henriette pour le lendemain.

Ce soir-là, je m’étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain, je ne la revis plus !… Je l’attendis trois jours. Elle m’avait donné l’adresse de sa tante. J’allai chez cette tante et lui demandai des nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d’indifférence, du reste, qu’elle ne l’avait pas revue. Je n’insistai pas. Je ne voulais pas avoir l’air plus inquiet qu’elle-même.

Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie… Elle resta chez moi un jour… Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante ans qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions sur Mme Claire. Je lui répondis que je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis son départ de chez moi. Il s’en alla fort triste.

Eh bien, j’ai encore eu quatre élèves femme… L’une est restée cinq jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est restée trois semaines. Avec celle-ci, j’ai pu croire que le miracle allait s’accomplir : eh bien, au dernier moment, elle s’est éclipsée, comme les autres !

Pour cette dernière, j’ai voulu en avoir le cœur net et j’ai fait une enquête… je n’ai pu savoir, nul n’a pu savoir ce qu’elle était devenue ! Cette fois, je ne cacherai pas qu’une angoisse sourde, démesurée, commença de m’étreindre… Je n’oserai pas faire remonter mon enquête plus haut, redoutant d’apprendre que les trois autres aussi avaient disparu ! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, et c’était suffisant !…

Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais qu’elles me fuient jusqu’au bout du monde, qu’elles me fuient jusqu’à disparaître, qu’elles me fuient jusqu’au suicide, cela dépasse tout ! Qu’imaginer ? qu’imaginer en dehors de ces hypothèses ?… Mettez-vous à ma place ! C’est épouvantable !… Encore si, pour une raison ou pour une autre, pour six autres raisons, elles s’étaient toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais on ne les a retrouvées ni mortes, ni vivantes !

Mon Dieu ! je parle comme si j’étais sûr du sort des trois autres !… Eh bien, oui ! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les lie toutes les six… le même mystère de mort !… Et personne ne se doute de cela, que moi !… Heureusement !… Tout cela est tellement formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser !… J’avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c’était de m’absorber dans la vision et dans l’amour de Christine !… Et maintenant !…

Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l’horloger…  C’est aujourd’hui dimanche, elle va sortir tout à l’heure pour aller à la messe, entre son père et le carabin !… La voilà ! la voilà avec son grand air d’archiduchesse, et son front de madone et son calme regard ! Le carabin lui porte son livre de messe !… Ah ! moi aussi j’irais bien à confesse, pour elle !… Mais aujourd’hui je ne les suivrai pas !… Je reste derrière mes rideaux… Assurément je vais voir sortir l’homme de cette nuit ! Je veux savoir qui est son amant ! Après on verra ce qu’on fera !

Voilà une demi-heure que j’attends qu’il sorte… et toujours rien ! Aujourd’hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne s’ouvre pas !… Qu’attend-il ?… La rue est déserte, tout à fait déserte… Et il ne peut sortir que par cette porte… Cette partie de l’immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu’elle n’offre pas d’autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils vivent enfermés là-dedans comme dans une prison, et le jardin intérieur, si tant est que l’on puisse donner ce nom à un quadrilatère planté de trois arbres, m’a produit l’effet d’un préau, entre ses deux hauts murs qui l’étreignent et le défendent du regard. Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l’horloger et sa famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, dont l’entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient toujours – événement unique dont tous les anciens hôtels de l’Île-Saint-Louis ne sauraient offrir d’autre exemple – au dernier représentant d’une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez récemment, à la suite d’un voyage qu’il fit aux Indes anglaises, à la fille cadette du gouverneur de Delhi, Miss Bessie Clavendish.

J’ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, qu’éclairaient une lampe électrique intérieure : la marquise est une toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée d’intérêt, à cause d’une certaine beauté diaphane propre à quelques Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette époque de sports.

À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien vivante ; dans sa face rose où circule le sang généreux, brille un regard bleu d’acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est l’arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s’en sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où elle s’était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. C’est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la vertueuse Christine reçoit son amant.

Celui-ci, dont je continue de surveiller l’apparition sur le seuil qu’il doit forcément franchir pour sortir de sa prison d’amour me fait bien attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l’heure se passe sans que j’aie vu s’entrouvrir la porte de l’horloger. Et l’horloger lui-même revient de la messe avec la fière Christine et l’intrépide fiancé.

Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire en attendant la nuit prochaine et les revanches qu’il s’en promet !

Cette idée, dois-je l’avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes esprits, d’autant que je pense à une chose, c’est que si je n’ai point vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l’ai point vu entrer non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de temps dure cette étrange idylle au fond d’une armoire !

Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le soulagement de mon âme et de la conscience universelle ! Je ne sortirai pas d’aujourd’hui !…

Cinq heures. – Ce qui vient de m’arriver est bien la dernière des choses à laquelle je m’attendais ! Elle est venue ! Elle est venue ici ! Mais n’anticipons pas, car tout vaut la peine d’être raconté et je sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements !

D’ordinaire, l’après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite promenade ; aujourd’hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls ; la fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques bonnes paroles qu’elle soulignait de son sourire de souveraine, puis elle a refermé la porte de la boutique et moi je n’ai fait qu’un bond jusqu’à mon observatoire, là-haut, sous les toits.

Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et gravir l’escalier extérieur qui conduit à l’atelier, au dernier étage du pavillon du fond ; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte sur le balcon et j’apercevais l’armoire ; elle l’ouvrit sans hésitation et l’homme en sortit.

Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l’oreille ; sans doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute fâcheuse présence et qu’elle leur appartenait pour quelques heures, car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il s’appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde méditation.

Cette fois, je le voyais bien et en détail. Mâtin ! elle sait les choisir, ses amants, la belle Christine ! En voilà un tout à fait à sa taille et tel que je n’imagine point qu’une fille d’Ève puisse en désirer de plus beau au monde ! Ah ! quand j’ai vu cette royale figure, ce magnifique morceau d’humanité, je jure que j’ai maudit le Créateur qui m’a fait ce qu’il m’a fait et qui a réservé pour celui-ci cette face de victoire !

Cet homme est dans toute la force de l’âge ; une harmonie parfaite dirige ses mouvements ; rien ne semble l’émouvoir ; à côté de lui Christine qui m’en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me paraît une petite folle ; il est vrai que je ne la reconnais plus et qu’elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle l’appelle avec des gestes enfantins : Gabriel !

Ma foi ! il est beau comme l’ange Gabriel ce jeune homme de trente ans ! Ah ! comme ils sont beaux tous les deux ! quel couple !

Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car c’est bien encore là une chose pas ordinaire du tout ! Il est enveloppé des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d’alors, de petites bottes à revers. Si bien qu’en le voyant sortir de cette armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l’Île-Saint-Louis, on eût pu croire assister à quelqu’une des aventures du chevalier de Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l’évasion de la royale prisonnière ; il n’est point jusqu’à l’accoutrement de Christine qui ne se prête à l’illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette qu’elle a croisé sur son sein demi-nu.

Quelle comédie se jouent-ils là ? Comment cela a-t-il commencé ? Comment cela finira-t-il ? Où sommes-nous ? Je n’y comprends plus rien !

Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son appel. Gabriel descend l’escalier devant Christine…

Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s’est assis sous le platane, devant une petite table garnie d’une nappe où se trouvent encore des fruits et des flacons. Je le vois mal ; je la vois mieux, elle ; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s’assied près de lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l’arbre me gêne. Ils ne bougent plus ; ils restent ainsi tendrement l’un près de l’autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été des plus cruelles de ma vie.

Ah ! une tête de femme sur mon épaule ! Et la tête de Christine !

Si je pouvais lui manger le cœur, à l’autre !

Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main ; ils ont gravi l’escalier et elle le tenait toujours par la main, et c’est elle qui l’a entraîné dans l’atelier et qui en a refermé la porte.

Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi ! Et j’ai pleuré ! oui ! j’ai pleuré ! Ces idiots de poètes disent qu’on pleure des larmes de sang. Je le saurais bien !

Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C’était elle. Elle ! Elle ! Elle qui ne m’avait jamais adressé la parole ! Elle qui avait toujours passé à côté de moi comme si je n’existais pas !

J’ouvris en m’accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être hideux !

Elle eut cette pitié suprême de ne s’apercevoir de rien ! Elle me dit avec un air de noblesse calme qui tour à tour m’enchante, m’écrase ou m’horripile :

« Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste ; je viens vous confier ce que j’ai de plus précieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait ! Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque ouvrage. »

Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle main pâle : « Non, pas aujourd’hui Excusez-moi, je suis un peu pressée ! » Et elle s’en fut avec son regard céleste et son front d’ange.

Je n’avais pas prononcé une parole. J’étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de l’équilibre ! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoire pareille.

Deux heures du matin. – Effroyable ! Cette comédie ne pouvait décemment durer. Je viens d’assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Il était un peu plus de minuit ; j’étais là-haut, souffrant tous les supplices, tandis qu’une lumière, au dernier étage du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j’ai vu paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l’escalier comme un chat, et puis d’un coup d’épaule, défonça la porte et il y eut la clameur de Christine : « Papa ! »

Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet de bronze qui s’abattit, tandis que Christine suppliait : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! »

Il y eut une forme bondissante – l’homme – qui vint crouler jusque sur le balcon en étendant les bras, tandis que l’arme terrible continuait à le fracasser.

Et il ne bougea plus ! Christine, délirante, s’était jetée sur sa poitrine.

Et puis, il y eut un silence extraordinaire.

Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.

À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se mêler à la scène : Alors, Christine se releva et dit : « Papa l’a tué ! »

Le vieux prononça distinctement : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! »

Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans l’atelier où ils s’enfermèrent tous et où ils sont encore au moment où j’écris ces lignes.

III N’aurait-elle qu’un métronome sous son corsage ?

III
 
N’aurait-elle qu’un métronome sous son corsage ?
 

Gabriel est mort ! Gabriel est mort ! Le vieux en a fait de la charpie ! Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste s’expliquera après, si c’est absolument nécessaire, mais pour moi, il n’y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n’est plus entre moi et Christine ! En serai-je beaucoup plus avancé ? Peu importe ! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu !

Elle ne posera plus sa tête sur l’épaule de ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verrai plus s’embrasser. Que vont-ils faire du cadavre ? J’ai attendu toute la nuit, mais la porte de l’atelier ne s’est pas rouverte.

Alors, n’en pouvant plus de fatigue et d’émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil, j’avais l’âme encore en fête : Gabriel est mort !

Oh ! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée !

Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine ! Comment osé-je écrire de tels mots de feu ! Me réjouir d’un lâche assassinat ! Ah bah ! moi aussi j’opte pour le principe de Schelling : « Les esprits supérieurs sont au-dessus des lois ! » Suis-je un esprit supérieur ? Peut-être oui ? Peut-être non ? Mais à coup sûr, je suis un maudit supérieur !

Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres créatures… depuis que je suis au monde, Dieu m’a tenté ! Attention ! assez divagué !… assez se vautrer dans le sacrilège… Redescendons sur la terre… Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de la boutique.

D’ordinaire, à cette heure – huit heures –, le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois n’a qu’à pousser la porte. Mais, aujourd’hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois – que je connais bien puisqu’elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi – est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C’est le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort tout de suite dans la rue, presque en courant ! Il doit être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les jours.

La porte de la boutique est restée entrouverte ; je n’aperçois plus le vieux ! Ah ! entrer là-dedans ! Moi qui sais ! moi qui pourrais voir !… car on s’arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle ! mais, moi !… Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue et j’entre dans la maison du crime… Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, elle m’interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.

Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire : un audacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez lui !

« Que voulez-vous, monsieur ? finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d’une hostilité aiguë.

– Monsieur, je suis le relieur.

– Mais je croyais que ma fille s’était entendue avec vous ? »

Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d’après lesquelles je crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu’elle m’avait faite une importance qui lui avait servi de prétexte à ne pas accompagner l’horloger et son neveu dans la promenade du dimanche.

À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous :

« Laisse monter monsieur, papa !… »

Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l’escalier qui conduisait à l’atelier sur le balcon duquel Christine restait penchée.

Elle était aussi calme que je l’avais vue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du terrible drame de la nuit.

Quelles étaient mes pensées alors ? Aurais-je pu le dire ? J’allais me trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais qu’elle, Christine, son père et son fiancé – et leur victime – et cela quelques heures après l’assassinat ! et c’était Christine elle-même qui, du geste le plus naturel, m’en poussait la porte.

Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au plancher de l’atelier, à la table, au bahut, comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C’était enfantin ! Du moment qu’elle me recevait là, c’est que le nécessaire avait été fait ! Le nécessaire ? Le plancher ne paraissait même pas balayé… Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flots n’eût pu retenir le regard le plus averti – le mien – qui avait vu assassiner Gabriel !

Bien mieux : je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois, que le vieux et sa fille et le fiancé s’enfermaient là des heures et des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de mystère qui – je l’ai déjà fait entendre – commençait à troubler quelques pauvres cervelles dans le quartier ; or, on pouvait, en vérité, se demander après un coup d’œil sur ce banal atelier si la mère Langlois n’avait pas rêvé !

Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études, des modelages d’après l’antique accrochés au mur, deux sellettes, supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une bibliothèque vitrée dans laquelle il n’y avait pas de livres mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un Antinoüs d’étagère, d’une singulière beauté, mais qui avait fait surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l’artiste avait un beau matin, sans explications, retiré son envoi.

Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une petite chambre qui était certainement la chambre de Christine.

Mes yeux, qui ne pouvaient s’arrêter sur rien, retournèrent au bahut.

Mais Christine me rappela tranquillement l’objet de ma visite en me priant de m’asseoir dans le fauteuil où, l’avant-dernière nuit, j’avais vu s’asseoir Gabriel.

Si elle était calme, je ne l’étais pas ! Ma cervelle était en feu, mes mains tremblaient.

Elle s’assit en face de moi ; je n’osais pas la regarder. On lui avait assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s’intéressait au grain et à la couleur de mes peaux !

Elle me dit qu’elle me fournirait quelques dessins d’après lesquels j’aurais à établir une mosaïque.

« C’est donc une reliure de grand luxe ? demandai-je.

– Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont pas à moi et qu’ils ne sont pas pour moi. C’est un secret que je trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas ! Ils appartiennent à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j’ai vu dernièrement et qui cherche un relieur d’art qui veuille bien se consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes son voisin ! Je lui ai parlé de vous et il s’est servi de moi pour vous mettre à l’épreuve. Vous m’excuserez ! »

Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette histoire de livres m’intéressait peu, mais l’idée qu’elle avait pensé à moi ! que j’existais pour elle ! qu’elle avait fait un geste pour me rendre service ! J’étais comme enivré. Tout à l’heure, j’avais abordé cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome battait sous son corsage, et maintenant j’aurais baisé le bas de sa robe comme à la déesse de la Pitié.

Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon abomination, de sourire à ma hideur ! car elle me sourit ! Ô ange !

Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a assassiné son amant !

Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me livre rien de son secret, et puis s’arrête encore sur le bahut ! Le bahut d’où il est sorti et où ils l’ont peut-être rejeté en attendant qu’ils lui fassent une autre tombe !… car il est peut-être encore là, le mort magnifique !…

Je suis sûr qu’il y est !…

Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble fatal. « Où allez-vous ; monsieur ?… » Cette fois il me semble que sa voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m’arrête a été un peu hâtif.

C’est à mon tour d’avoir pitié. Je me ressaisis… je dis n’importe quoi :

« C’est un vieux bahut normand !…

– Ce n’est pas un bahut, monsieur, c’est une vieille armoire de la Renaissance provençale, tout ce qu’il y a de plus authentique… le seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa grand-mère !… Il y a eu là-dedans de bien beau linge et solide comme on n’en fait plus à présent ! »

Je m’incline pour prendre congé… Elle me tend la main. Je sens que si je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me sauve !… Après tout, il est mort ! il est mort ! Et c’est le principal !… Le vieux Norbert était dans son droit ! le droit romain, le seul ! droit de vie et de mort sous ton toit !… Il est vrai que s’il a tué le monsieur à la cape, il n’a pas touché à un cheveu de sa fille… Il a bien fait ! Une créature pareille, c’est sacré, quoi qu’elle fasse ! Brave pater familias ! Je lui serre la main dans sa boutique avant de courir m’enfermer dans la mienne. Tout cela est horrible !…

IV La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère

IV
 
La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère
 

« Oui, môssieu Bénédicque, oui, c’est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu’est pas naturelles ; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leur salle à manger, j’ai voulu me jeter sur vous pour que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur ! J’ai cru un jour qu’ils allaient me dévorer parce que je m’étais rendue dans le jardin sans leur permission ! Pire que des sauvages, je vous dis ! Pire que des sauvages !

« Ils ne veulent personne, personne autour d’eux ! J’suis même étonnée qu’ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pas faire ; elle ne peut pas laver la vaisselle, par exemple ! ça la répugne, c’te poupée aux mains de grande madame qui n’a pas le sou ! car ça n’a pas le sou ! et c’est fier comme si ça n’avait pas tout vendu, pièce par pièce ! J’ai vu filer l’argenterie, moi ! des morceaux qui ne dataient pas d’hier, pour sûr ! des souvenirs de famille, et des tableaux, et des meubles ! Depuis trois ans, ça se vide là-dedans, et comment, et pourquoi ?

« On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel ! Qu’est-ce que c’est que ça, « le mouvement perpétuel » ? Je l’ai trouvé, moi, le mouvement perpétuel ! C’est-y point que je ne remue pas tout le temps ? Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.

« Mais s’il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de la raison pour lui ? Ma parole ! le médecin paraît aussi « maboule » dans son petit laboratoire du fond du jardin que le vieux et la demoiselle dans leur atelier ! je le disais encore tout à l’heure à c’te bonne mam’zelle Barescat ; quand il sort de là-dedans au matin que j’arrive et qu’il court à son amphithéâtre, c’est lui qui a une figure de macchabée ! À quoi donc qu’il a passé la nuit ?

« Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l’air de se promener dans le paradis ! Elle passe auprès de vous comme si on n’était pas plus qu’une puce !

« Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.

« Voyez-vous, môssieu Bénédicque, c’te maison-là me fait peur ! J’ai eu bien souvent envie de ne plus y retourner… Sans Mlle Barescat, qu’est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais tiré ma révérence !… »

C’est dans l’arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu ; c’est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour les autres !…

Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en caressant son chat… Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait à se séparer de son chat : la mort seule peut les désunir, mais l’absence ne les séparera jamais : ils reçoivent toutes les confidences de compagnie reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus tranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j’essaie de me rassurer ; les propos chez la mercière ne dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclaration destinée dans mon petit esprit à apaiser les inquiétudes de Mme Langlois.

« L’imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en particulier, une couleur que j’apprécie, car j’ai toujours aimé les contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très enfant ; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de son neveu et de sa fille et de l’étrange existence qu’ils mènent ; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c’est beaucoup à cause de vos histoires, que j’ai pénétré si brusquement dans le jardin défendu et que j’ai gravi avec tant de hâte l’escalier qui conduit à l’atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, madame Langlois, que je n’ai rien trouvé chez les Norbert qui pût justifier l’angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. L’atelier n’a rien que de très banal, j’en ai vu vingt comme celui-là dans ma vie.

– Eh ben, alors ! m’interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d’œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu’ils ne veulent seulement point que j’aille y fiche un coup de balai ?

– Les artistes ont de ces lubies ! fis-je.

– Je vois que les artistes aiment la poussière !… C’est d’autant plus incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un sou neuf… Ah ! c’est pas elle qui balaie, bien sûr !… Tenez, il n’y a qu’un homme dans l’atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C’était, il y a de cela deux mois… j’en ai parlé à Mlle Barescat… oh ! un drôle de type… il était habillé avec un manteau qui l’enfermait des pieds à la tête, et il avait des bottes…

– Eh bien, vous voyez qu’ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de ménage.

– Pour étranger, ça se pourrait bien qu’il soit étranger… Il en avait l’air… On ne s’habille plus comme ça chez nous… Il avait un chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution. Ma foi ! on aurait dit un comédien… un beau garçon du reste, mais je n’ai pas eu le temps de le voir beaucoup… C’était un après-midi où j’étais venue par hasard et comme ils ne m’attendaient pas… Ils l’ont fait filer tout de suite… Il était assis dans le jardin… Mlle Christine l’a entraîné dare-dare dans l’atelier… le neveu les a suivis là-haut… Quant au vieux, il m’avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et j’aurai toujours dans l’oreille le ton sur lequel il m’a demandé : « Eh bien, que voulez-vous, mère Langlois ? » Et là-dessus, quel coup d’œil ! Je lui ai répondu : « Je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé, m’sieur Norbert !… je ne savais pas que vous aviez de la visite ! »

« Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que j’avais à lui dire et j’ai fichu le camp !… Vous vous en rappelez, mademoiselle Barescat ? »

Si Mlle Barescat « s’en rappelait » ! Le chat aussi avait l’air de « s’en rappeler ». Ils ronronnaient tous deux en signe d’assentiment, l’une caressant l’autre.

« Nous avons même attendu qu’il ressorte ! mais il n’est pas ressorti !… ajouta la mère Langlois… Et cet homme-là, je ne l’ai jamais revu !

– Je ne l’ai même jamais vu entrer ! » exprima la mercière en faisant glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur de poussière.

Alors je dis :

« Je sais de qui vous voulez parler !… c’est un ami de la famille. Moi, je l’ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l’avoir vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir !… »

Je mens ! je mens !… je me fais leur complice !… je veux la sauver !… quoi qu’elle ait fait ! quoi qu’ils aient fait !…

Je passe une fin de journée assez trouble… J’essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j’ai été le témoin… de l’éclairer aux quelques lueurs des propos entendus chez la mercière…

Ainsi… il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de l’horloger !… Et je n’en savais rien ! Et il avait toute la famille autour de lui ! Christine ne le recevait donc pas en cachette ?… Non !… Mais elle le gardait en cachette, dans l’armoire !… Dame !… Évidemment !… dame !…

Les autres le croyaient parti !… Et il était dans l’armoire !

Tout cela est bien extraordinaire… car enfin ! il n’était pas depuis deux mois dans ce meuble, quand on l’a assassiné !…

Comment a-t-il échappé à l’attention soutenue, à l’espionnage continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l’affût derrière mes rideaux !…

Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n’ont pas été absolument surpris par l’événement…

Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière musique à laquelle je m’efforce en vain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu’il n’était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie du mystérieux visiteur : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! »

Quelles paroles bizarres dans un pareil moment ! tandis que Christine, éperdue, suppliant le vieux : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! »

Et le vieux l’avait tué tout de même !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Est-ce parce qu’il l’avait trouvé avec sa fille ?… Est-ce parce qu’il ne lui obéissait plus ! Peut-être à cause des deux choses !… Mais en quoi l’autre ne lui obéissait plus ?… Qu’est-ce que le vieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j’ai vu massacrer avec une furie si soudaine ?…

Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi « il retournait » car si quelqu’un conserva son sang-froid dans cette affaire, ce fut bien lui !

Norbert, après avoir tué, avait l’air d’un fou ! Christine poussait des soupirs à rendre l’âme ! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavre sans émoi apparent et l’avait poussé dans l’atelier sans dire un mot…

Et maintenant, qu’ont-ils fait du cadavre ?… Ils ne l’ont pas encore enfoui dans le jardin… ce sera peut-être pour cette nuit !… je passerai la nuit à ma lucarne… j’ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelque chose !… Les deux hommes ont l’air trop préoccupé ! je devine bien ce qui les gêne… « La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère !… » Lady Macbeth en a fait l’expérience avant mes voisins de l’Île-Saint-Louis…

Cette nuit-là… oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C’est par cette nuit-là que la « Vierge » s’est encore levée, m’est encore apparue avec son harmonieuse douleur.

C’est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à l’appeler la « Vierge » ? Parce que mes yeux ont vu ! ont vu quoi ? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu ? Est-ce qu’ils le savent ? Toute réflexion faite… On peut cacher un monsieur dans une armoire et rester pure ! Il me plaît de penser cela !… Je trouve Boubouroche sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre… Il me plaît que l’affreux drame – dont j’ignore tout – n’ait pas diminué ma Divinité !…

Écoutez ! écoutez bien ceci ! moi aussi, j’ai mon drame – dont j’ignore tout également – un drame qui m’étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu, finiront par sucer toute ma pensée… un drame au bout duquel, si le hasard le veut, il y a peut-être l’échafaud !… Et cependant, moi aussi, je suis pur !

Seigneur Dieu, ne jugeons personne !… Ayons peur des formes que prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens « ceci est » ou « ceci n’est pas »… Méfions-nous ! méfions-nous ! l’Univers est autour de nous comme une immense embûche… d’autres avant moi ont prononcé le mot : Farce !

Je n’irai pas jusqu’à ce mot-là tant que je croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autour de l’île que celle-ci semble plus isolée que jamais de la ville.

Elle est comme sous une cloche qui m’étouffe.

C’est à peine si je puis respirer…

Tout d’un coup, j’ai entendu la voix qui remplissait l’effrayant silence.

C’est la première fois que j’entends sa voix à cette distance, et, peut-être, après tout, me suis-je imaginé l’avoir entendue ?… Non ! c’est bien elle qui a prononcé ces mots… je n’aurais pas pu les inventer… je veux dire que je n’avais aucune raison pour les inventer… C’étaient des mots très simples. Elle disait : « Au revoir, Gabriel ! »

Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait solennellement l’air si lourd, la nuit soufrée… Et devant elle, passa le cortège… C’étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient, roulé dans une couverture, le cadavre !

L’armoire était ouverte derrière eux… Ainsi, j’avais bien deviné… Le cadavre était encore là quand j’étais monté dans l’atelier !

Eh bien, cette Christine est surhumaine !… Non ! Non !… Tu n’es pas une poupée sans cœur, ô céleste créature !…

Maintenant que j’ai entendu ta voix d’or dans cette affreuse nuit de silence, ta voix qui disait « au revoir » aux restes ensanglantés de l’un des plus beaux fils des hommes, j’ai compris ton impassibilité de statue… Au revoir ! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de cet inconnu où il y a promesse d’union des âmes, mais où peut-être aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard ! ô païenne Christine !…

Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de laquelle j’ai hâte de déposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tu pleures… et qu’ils descendent dans le jardin…

Toi, tu n’as pas voulu en voir davantage et tu t’es redressée dans la nuit jaune et tu as disparu tandis qu’ils s’enfonçaient dans le puits d’ombre…

Mais rien ne remue plus au fond de l’ombre… S’ils creusaient une fosse, je verrais leurs gestes noirs…

Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose d’obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant sur le jardin et ne s’ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique entr’aperçue par les interstices des cloisons mal jointes… et puis tout retombait à la nuit…

C’est là que le neveu travaille quand il n’est pas renfermé là-haut dans l’atelier avec Christine et le vieux Norbert… Sans doute doit-il se livrer à des expériences de radiographie… De nos jours, il n’y a plus de médecin ni de chirurgien sans électricité… Je sais aussi (bavardages de Mme Langlois) qu’à ce rez-de-chaussée, à droite, il y a un immense fourneau avec toutes sortes d’instruments, de cornues, de ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps jadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers les persiennes, c’est de là que vient la lueur… et non pas un étincellement électrique… mais une lueur de flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui s’éteint tout d’un coup… pour reprendre soudain et s’éteindre encore… Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le jet de quelque liquide inflammable…

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse… bouillonne un tourbillon sombre épais funèbre, qui hésite dans la direction à suivre et finalement s’étale sur l’île, rabat ses scories jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d’un voile de deuil sinistre en même temps que d’une atmosphère inquiétante… où persiste une horrifiante odeur !…

Ah ! les imprudents !

V Tu viens t’asseoir et tu lances des œillades minaudières

V
 
Tu viens t’asseoir et tu lances des œillades minaudières
 

Mercredi. – Bon ! Christine n’est pas morte de désespoir ! Elle est dans mon atelier et bien vivante, je vous l’assure ! C’est vraiment gentil à elle d’être venue me rassurer !… car c’est bien pour moi, cette fois, qu’elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je savais !

Elle est venue, mais où veut-elle en venir ? où veut-elle en venir ?

Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante : une nouvelle robe de printemps, qu’elle s’est confectionnée elle-même assurément, mais avec ses doigts d’artiste et qui ne prévoyaient pas le deuil !…

Ce qu’une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu de broderie au point de croix !…

Certes ! ce n’est point à mon intention que cette robe a été faite, mais je ne saurais douter que c’est pour moi qu’on l’a mise !

Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien redoutable !… Quel est donc son dessein pour que Christine soit coquette avec le monstre ?

Question à laquelle j’essaie de me raccrocher éperdument pour ne point perdre pied à ce nouveau tournant de l’inexplicable aventure ! Et puis j’abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du gouffre, heureux affreusement de m’y enfoncer pour elle, sous son regard qui me sourit, qui a besoin de moi – car elle ne serait pas là avec toute sa coquetterie si elle n’avait pas besoin de moi – besoin de moi, dans son crime !…

Qu’elle fasse de moi ce qu’elle voudra !… Je suis prêt à prendre toutes les responsabilités !…

Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette méprisante archiduchesse, il faut qu’il se soit produit quelque chose de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s’asseoir, en face de moi, devant mon comptoir !…

Ce crime, je le bénis !… et cette horrible odeur qui me faisait râler, cette nuit, sous mon toit… la maudite odeur de l’holocauste qui devait me poursuivre toute la vie… je ne la sens déjà plus… car son parfum à elle est venu !…

Ah ! l’odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de petits points de croix !

La vie est plus forte que la mort !

Va, mon enfant, parle !…

Attends un peu, d’abord je vais envoyer en course l’apprenti qui rôde en reniflant comme un phoque au fond de l’escalier… et puis je vais fermer la porte pour que la rue n’entre pas chez nous !… car la rue est chez moi !… Voilà une histoire qui fournira les veillées de l’île !… Le museau pointu de Mlle Barescat s’est avancé entre les hublots inquiétants de ses lunettes et sous l’arc de triomphe de son bonnet tuyauté ; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher de soleil, là-bas, à l’horizon borné par la boutique de la charcutière… Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous d’agiles mitaines…

« Monsieur, je viens à vous comme à un ami !… »

J’essaie de sourire :

« Un ami ? Mais vous ne me connaissez pas !

– Si, monsieur, je vous connais !… D’abord vous êtes mon voisin depuis des années et, comme je suis curieuse, j’ai voulu savoir qui était mon voisin…

– Un pauvre relieur, mademoiselle.

– Un grand poète, monsieur ! »

Je n’ai pas bronché. Mon silence ne l’a pas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d’ivoire (car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa tête adorable sur les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant – en me regardant – elle prononça :

« – Dédié à celle qui passe. – Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi ; que ton regard reste glacé dans son lac immobile ; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me fais pas pleurer !… Je suis orphelin, je suis enfant !… Rien ne pourrait me retenir !… Ne m’attire pas dans ton feu !… Ton amour m’a rendu pareil aux nuages déchirés par l’orage. »

– Assez ! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l’attaque de nerfs… Assez ! ce sont de très mauvais vers… Vous oubliez que si la reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a obtenu le prix, eux n’ont eu aucun succès… Ce qui est justice, car, après tout ils n’étaient signés d’aucun nom connu !…

– Ils n’étaient pas signés du tout ! laissa-t-elle tomber sans s’émouvoir autrement de l’état où elle me voyait, mais j’ai bien pensé qu’ils étaient de vous !… »

Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l’ivresse de tout à l’heure succédait une rage qui m’étouffait… Sans aucun doute cette fille se moquait de moi : et avec quelle tranquille audace ! Enfin je pus m’exprimer et je lui jetai :

« Vous êtes cruelle !… Du reste, j’ai toujours pensé que vous étiez trop belle pour n’être point la cruauté même et peut-être sans que vous vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse !…

– Continuez donc, fit-elle lentement ; je ne suis point venue chercher ici des compliments !

– Qu’êtes-vous venue chercher ?… »

Ces mots terribles, j’aurais voulu les rattraper. Mais j’étais comme forcené. Et ainsi qu’il arrive aux plus timides quand ils donnent un essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre sa réponse, je l’accablai de reproches stupides comme si elle m’avait donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de moi…

Eh bien, oui, j’avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il n’appartenait à personne au monde, pas même à elle de venir railler ma solitude et ma détresse !…

« Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n’avez rien trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice ma vanité d’auteur ! Si vous soupçonniez le mépris que j’ai pour moi et pour les autres, pour tous les autres, vous vous seriez abstenue d’apprendre par cœur un méchant sonnet que j’avais depuis longtemps oublié ! »

Elle ne broncha pas, mais quand j’eus fini, elle se remit tranquillement à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare, – où ? dans quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables opuscules ? – elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante, blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre… aussi bien que moi !… mieux que moi… car sa façon de dire attestait qu’elle ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur ne m’était pas encore apparue…

Décidément l’intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à comprendre et qu’elle est à peu près la seule à m’avoir compris. En tout cas, je suis anéanti devant cette révélation ! Depuis un temps que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans me regarder jamais, vivait avec mes pensées !…

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela ? Pourquoi ? Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ?…

Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus tarder :

« Monsieur, vous m’avez demandé tout à l’heure : « Qu’êtes-vous venue chercher ? » Monsieur, je suis venue vous demander un grand service !… Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise atroce… (Ah ! ah ! pensai-je encore, nous y voilà ! Elle sait que je sais ! que j’ai vu ! Elle éprouve le besoin de s’expliquer, elle plie sous la nécessité d’entrer en pourparlers avec le voisin d’en face ! Quel mensonge vais-je entendre ?…)

« Oui, atroce ! répéta-t-elle (elle baissa la tête, et ses yeux me quittèrent, et la salle se remplit d’une ombre opaque)… Nous sommes ruinés… Nous avons mangé depuis longtemps l’héritage de ma mère… et ce que nous gagnons est insignifiant !… Monsieur, je vois sur ce rayon, derrière vous, les Études philosophiques de Balzac. Avez-vous lu La Recherche de l’absolu ? Oui, naturellement, vous l’avez lu. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais j’estime que ce roman est, avec Louis Lambert, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l’idée de génie ? Rien ne résiste à la folie sublime de l’inventeur, et les enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme… Vous m’avez comprise, monsieur ! Seulement, en ce qui concerne l’horloger Norbert de l’Île-Saint-Louis, il y a une petite différence… Les enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non plus du reste (et elle n’en apparaît que plus touchante dans son dévouement), tandis que les enfants de Norbert – je veux parler de son pupille et de moi, monsieur – ont la foi la plus absolue dans l’idée et n’auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur père sur la paille dans le cas où il eût hésité !…

– Mâtin ! fis-je… tout cela pour le mouvement perpétuel !

– Pour cela, ou pour autre chose, monsieur !

– Oh ! ne me croyez pas indiscret ! Je savais qu’en vous parlant du mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent dans les arrière-boutiques du quartier. »

Christine releva la tête et sourit ; tout fut de nouveau illuminé a giorno.

« Reparlons sérieusement, je vous prie… Sur la paille, nous le sommes donc !… et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons… Je vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne l’imaginiez… Je vais vous prouver maintenant que je vous considère comme un ami… (sa figure devint extraordinairement grave)… oui, je vais vous parler comme à un ami, comme à un frère (c’est cela ! je m’y attendais !… comme à un frère !… c’est toujours comme à un frère que ces dames me parlent)…

« … Nous sommes à l’entière disposition de notre propriétaire… le marquis de Coulteray… Nous lui devons plusieurs termes… il peut, si bon lui semble, nous mettre à la porte demain ! S’il ne le fait pas, c’est à cause de moi !… le marquis de Coulteray me fait la cour !… (Comment ! encore un ! Et elle est venue pour me dire cela !… Il me semble que la madone de l’Île-Saint-Louis est bien occupée entre son fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et son frère : le relieur d’art de l’Île-Saint-Louis ! Ô Christine ! énigme de plus en plus indéchiffrable !)… une cour très convenable… du moins jusqu’à présent… Ma présence chez lui, lui plaît… il prétend même qu’elle lui est nécessaire… Je passe quelques heures tous les jours dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer… des étains… de la ferronnerie pour de vieux lutrins… des ciselures pour antiphonaires. Sa bibliothèque est unique… vous verrez !

– Ah ! je verrai cela !… fis-je pour dire quelque chose et d’un air tout à fait désemparé.

– Mon Dieu, oui ! du moins, je l’espère, sans quoi il n’y aurait aucune raison pour que je vienne vous faire de telles confidences…

– Bien !… bien !… je vous écoute… continuez !…

– À l’extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en atelier et qui vous servira à vous aussi si… mon Dieu ! si vous le voulez bien ! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de l’autre jour !… Monsieur Bénédict Masson, j’ai confiance en vous !… je vous dis tout ! (Oh ! ce que les femmes peuvent mentir !) Venez à mon secours !… Si je romps avec le marquis… non seulement je perds la petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu’il n’hésitera pas à nous mettre à la porte !… Or, nous ne pouvons quitter notre domicile de l’Île-Saint-Louis sans une véritable catastrophe ! »

Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà ! Il est toujours dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d’un assassinat ! Un cadavre laisse souvent des traces, même quand on l’a fait passer par un poêle ! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop d’exemples !… Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu’elle m’entretenait de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m’attendais pas, je ne songeais qu’au drame, moi, que j’avais vu, et dont elle avait l’air de ne plus se souvenir !… Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer dans le vif du débat, si tant est que l’on puisse s’exprimer ainsi en parlant d’un mort… Eh bien, je me suis encore trompé ! Gabriel, ni de près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine, en effet, continue, attristée…

« Oui, une véritable catastrophe… pour nos travaux ! Nous ne pouvons les transporter ailleurs… cela est impossible, matériellement et financièrement… Ce serait la fin de tout !… Ce serait la fin de trois vies, et peut-être davantage ! »

Alors, c’est bien vu, bien entendu ? De Gabriel, pas question ! Elle s’imagine que je ne sais rien… Tout de même, elle sait, elle, et cela ne semble aucunement la préoccuper ! Après tout, qu’est-ce que je m’imagine ? Elle ne pense peut-être qu’à cela, avec sa figure vermeille et cette parure de clarté !… Alors, un monstre ?… Pourquoi pas ?… Avec elle je navigue du ciel à l’enfer avec une rapidité d’onde hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre…

« Si je vous comprends bien, vous me demandez d’accepter tout de suite d’être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec lui !…

– C’est cela, monsieur !… vous voyez la confiance…

– Parfaitement ! la confiance !… la confiance !… Compris !… Mais le marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi !…

– Non ! car j’ai posé mes conditions !… Il vaut mieux que vous sachiez tout… Je voulais partir… enfin je faisais celle qui voulait partir… ne plus revenir chez lui !… Il m’avait dit des choses qui m’avaient déplu… Il est très grand seigneur… extrêmement poli et parfois incroyablement audacieux… Il a pu croire que je ne reviendrais plus !… Il m’a suppliée… Je lui ai dit que je ne resterais que si, désormais, il y avait un tiers entre nous… Il a accepté… La chose s’est passée tout récemment… ce matin même… et je suis venue vous voir… j’ai pensé à vous tout de suite…

– Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère… je sais !… Mais la marquise, demandai-je tout à coup, qu’est-ce qu’elle fait dans tout cela ?

– Dans tout cela, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils, dans tout cela, la marquise m’a suppliée de rester, elle aussi ! » (C’est toujours ainsi, pensai-je.)

VI La marquise de Coulteray

VI
 
La marquise de Coulteray
 

Christine me conduira où elle voudra. J’accepte tout ce qu’elle me propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès d’elle, lui !… je suis laid !….

Je le crois bien qu’ils ont pensé à moi tout de suite, quand la nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne suis-je pas « le tiers » idéal ? Ni l’un ni l’autre n’auront rien à craindre de mes entreprises, pensent-ils, – mais, entre nous, le monstre n’aime pas qu’on le taquine.

Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire autrement.

Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la petite rue qui n’est à l’ordinaire qu’un courant d’air et qui, ce matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l’île des scories de la nuit ! Ah ! poussière des nuits ! odeur funèbre ! Autant en emporte le vent ! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur le vieux pavé du roi – « sous tes souliers de satin – sous tes charmants pieds de soie – moi je mets ma grande joie – mon génie et mon destin ! »

Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé… L’hôtel Coulteray est assurément, avec l’hôtel Lauzun, l’un des plus beaux de l’île, sinon le plus beau, en tout cas l’un des mieux conservés dans sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos architectes modernes… Nous avons pénétré sous la voûte, que ferme l’énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d’une casquette galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs siècles.

Puis ce fut la cour d’honneur que Christine me fit traverser rapidement sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas chanceler…

Elle ne me donna point le temps d’admirer la courbe harmonieuse du perron… nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux énormes de jade, s’enturbannait d’une soie immaculée…

« Sing-Sing ! » me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du marquis… un très gentil garçon et très serviable, mais un peu encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s’allongeant sur une corniche, se balançant au-dessus d’une porte « histoire de vous faire peur, pour rire »… « Chassez-le en claquant dans les mains, comme pour un petit animal qu’il est… Sauve-toi, Sing-Sing ! »

Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.

Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de housses laissant passer leurs pieds écaillés… Ah ! glorieux passé ! glorieux et intact passé ! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le cadre d’une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d’un geste auguste, la porte de la bibliothèque ?

« Celui-ci, dit Christine, c’est Sangor, le premier valet de chambre du marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la divinité. Il a toujours l’air de sortir d’une conférence avec Bouddha… et il vous apporte un verre d’eau sucrée comme s’il vous faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention à lui… On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très intelligent. On ne sait jamais s’il vous comprend, mais il vous devine ! Avec cela, fort comme une cariatide !

– Mais il n’y a donc que des domestiques indiens, ici ?

– Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C’est le seul. La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont indiens… Vous savez qu’il s’est marié là-bas en Hindoustan…

– Oui, je sais… Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette bibliothèque, vous n’avez rien exagéré.

– Je n’exagère jamais rien !… »

Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme les premiers enlacements d’une corbeille destinée au boudoir d’une coquette… il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans leurs reliures centenaires… Sur les tables, sur les lutrins, je soupçonnai, du premier coup d’œil, des merveilles…

« Vous verrez ! vous verrez ! me dit Christine… il y a là des livres sans prix ! des autographes rarissimes comme n’en possède pas l’Arsenal : tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d’heures de Blanche de Castille qu’elle légua à son petit saint de fils… Lisez : « C’est le psautier de Mgr Loys, lequel fut à sa mère » ; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle ; puis la bible de Charles V, portant de la main même du roi : « Ce livre à moy, roy de France »… et ce missel dont chaque feuille est encadrée d’une incomparable guirlande due au pinceau du « maître aux fleurs », ce grand artiste dont on ignore le nom… Ah ! cher relieur d’art, mon voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations… Voici encore, dans ce coffret, la lettre d’amour de Henri IV embrassant « un mylion de fois » la marquise de Verneuil… Le marquis veut faire un recueil d’autographes s’il trouve un relieur digne de les réunir. Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson. »

J’étais transporté. Il n’y avait plus en moi que l’artiste… l’amoureux lui-même semblait avoir fui… quand, tout à coup, dans cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que le drame (que j’avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s’acheminait vers nous… quel drame ?… celui d’à côté que j’avais vu, en partie, se dérouler sous mes yeux ?… celui d’ici que je ne connaissais pas encore ?… Peut-être bien les deux à la fois.

Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c’est l’impression que l’un de ces drames pourrait peut-être un jour s’expliquer par l’autre, en tout cas qu’ils n’étaient pas étrangers l’un à l’autre… et que ce mur, bâti jadis pour séparer l’antique demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait si facilement le tour.

Qu’y avait-il de vrai dans tout ce qu’elle m’avait raconté le matin même ? J’allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle qui s’avançait vers nous… c’était la marquise ; je l’avais reconnue, bien qu’elle m’apparût encore plus exsangue que lorsque je l’avais vue pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un grand silence… quel souffle de l’au-delà soulevait cette fragile image ? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux transparences si délicates qu’on eût craint de les profaner par l’examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de l’effleurer ou peut-être même par pitié… d’autant que cette forme fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d’un regard plein d’inquiétude et de douleur.

Je pus constater tout de suite que j’étais attendu, car Christine ne m’eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec effusion d’être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût craint d’être surprise… D’une voix qui rappelait le pépiement craintif d’un petit oiseau tombé du nid, elle me dit :

« Mlle Norbert nous a parlé de vous… Vous êtes le bienvenu… Le marquis a besoin d’un homme comme vous pour ses collections, auxquelles il attache un si grand prix… Figurez-vous que Mlle Norbert voulait nous quitter !… C’est si triste ici !… Elle prendra patience dans la compagnie d’un artiste comme vous ! Moi aussi, j’aime les livres… je viendrai vous voir de temps en temps. Je m’ennuie… si vous saviez comme je m’ennuie ! Il faut me pardonner… J’ai été élevée aux Indes, n’est-ce pas ? Il ne faut pas me quitter ! Il ne faut pas me quitter !… »

Là-dessus, elle s’en alla ou plutôt se sauva… disparut au bout de la pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces mots : « Il ne faut pas me quitter ! »

Christine ne m’avait donc pas menti. Et c’était peut-être moins pour le marquis que pour la marquise qu’elle restait, et par charité… si elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m’en eût certes point averti !… elle murmura :

« Pauvre femme ! »

Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais le jardin qui s’étendait derrière l’hôtel et qui me parut un peu négligé, ce qui n’était point pour me déplaire. L’été tout proche paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre éclosion des fleurs… Je me tournai vers Christine :

« La santé de la marquise me paraît bien précaire. »

Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre :

« Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d’expirer… et puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces… elle paraît normale alors !…

– Comment, normale ?… Que voulez-vous dire ?

– Rien… seulement je crois que la marquise a beaucoup d’imagination… Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade qu’elle ne l’est… cela suffit pour qu’elle le devienne tout à fait… »

Et, sans transition, Christine continua :

« Ah ! monsieur Masson… je voulais vous dire une chose… Vous voyez cette petite porte là-bas, au fond du jardin… elle donne sur la rue que nous avons suivie pour venir jusqu’ici… Elle est à quelque cinquante mètres de chez vous… Il vous serait donc beaucoup plus commode de venir directement ici par cette porte et d’entrer par la porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour par la grande entrée, et d’avoir à attendre la bonne volonté du « suisse », comme on dit encore ici !… Je demanderai donc au marquis qu’il vous en donne la clef !

– Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu ?

– D’abord, vous n’êtes pas un inconnu… et puis le marquis ne refusera pas cette clef, du moment que c’est moi qui la demande pour vous ! Seulement, quand vous l’aurez, vous me la donnerez… à moi !

– À vous ?

– Oui, à moi ! Oh ! n’ouvrez pas ces yeux étonnés… et qui attestent les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j’ai besoin de cette clef, ce n’est point pour venir ici en cachette, je vous prie de le croire… c’est pour m’enfuir, si c’est nécessaire ! »

J’en pouvais à peine croire mes oreilles !

« Ce marquis est donc bien redoutable ? fis-je…

– … Vous le verrez ! »

Encore un silence… Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore n’est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l’exprimer, la jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais de ma volonté en face de celle de Christine… Cependant, je ne puis dissimuler mon inquiétude ; depuis quelques minutes, la marquise et Christine m’ont promené dans une atmosphère tellement incertaine… La fille de l’horloger comprend mon hésitation :

« Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui n’a rien de tout à fait exceptionnel !…

– Le marquis, on ne le verra pas ?

– Peut-être pas aujourd’hui !… J’avais espéré… mais il est encore un peu honteux après la scène de ce matin…

– Ah ! c’est ce matin…

– Oui, il a voulu m’embrasser !… C’est tout ce qu’il y a eu de grave entre nous… C’est pardonnable !…

– Comment donc !

– Et je lui pardonne !… Mais je prends mes précautions pour l’avenir, voilà tout !

– Oui, la clef… la clef… et moi ! »

Elle a compris mon égarement, et alors il s’est passé cette chose stupéfiante : elle m’a pris la main et l’a gardée dans la sienne, comme si cette main lui appartenait, d’un geste qui prenait possession définitivement de ma personne, et m’a dit :

« Soyez mon ami !… Il y a longtemps que je le désire ! »

Longtemps !… Et cependant, quand elle était passée près de moi pendant des mois, des années, elle n’avait pas « remué le sourcil » et son regard était resté « glacé dans son lac immobile »… Ah ! pitié, pitié, Christine !… « Ne me fais pas pleurer ! » comme disent mes pauvres vers… je suis orphelin… Je suis enfant ! Ne m’attire pas dans ton feu ! Rien ne pourrait me retenir ! Et peut-être ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as pardonné au marquis.

J’étais sans voix et je n’osais bouger de peur d’une catastrophe, d’une bévue de ma part, d’une maladresse, d’une caresse qui, si humblement se fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu’une forme de la brutalité… (j’étais payé, je vous le jure, pour savoir là-dessus à quoi m’en tenir)… ma main dut cependant la brûler, car elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge ; cependant à son geste trop prompt, elle trouva une excuse :

« La marquise ! »

Moi, je n’avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet revenues… Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.

« Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson ? »

Oui, oui ! je leur reste !… je leur reste ! Elles peuvent bien être tranquilles !

VII Le marquis

VII
 
Le marquis
 

1erjuin. – J’ai vu le marquis ; c’est un bon vivant. Mais auparavant, j’avais vu ses portraits. C’est une anecdote assez bizarre qu’il faut que je rapporte ici, car elle a été pour moi l’occasion de la première lueur projetée sur la singulière intellectualité de la marquise.

Christine n’était pas là et j’étais assez embarrassé de ma personne ; c’était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive, car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la cariatide Sangor ; je n’osais encore toucher à rien, et pour calmer mon impatience, j’essayai de fixer mon attention sur quatre portraits représentant le père, le grand-père, l’arrière-grand-père et le trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu’à Louis XV… Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du premier étage… Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.

Ces quatre images me présentaient l’histoire du costume masculin en France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de père en fils.

Il n’était point jusqu’aux manières, jusqu’au ton, si j’ose dire, qui ne se répétassent ; bref, sous les dentelles et les basques de l’habit Louis XV, sous la cravate à la Garat, l’habit et les guêtres à l’anglaise de l’an IX, sous la redingote à large collet du temps de Charles X, sous l’habit à la française du Second Empire, on retrouvait le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue, mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux d’un feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit, mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur tout cela, un grand air d’audace un peu insolente qui semblait dire : le monde m’appartient !

La vision que j’avais eue du marquis actuel, au fond d’une voiture rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu’il continuait d’aussi près que les autres la ressemblance avec le trisaïeul. Je prononçai tout haut :

« Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent. »

Or, j’avais à peine fini d’exprimer ma pensée que, derrière moi, une voix se fit entendre :

« Il y est ! »

Je me retournai.

La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures… je m’inclinai.

« Vous ne le voyez pas ? demanda-t-elle.

– Où donc ? fis-je un peu étonné de l’air dont elle me disait cela… car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient immenses…

– Où ? mais là !… »

Et du doigt elle me désignait les quatre portraits.

« Lequel ? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait.

– N’importe lequel ! » me répliqua-t-elle dans un souffle.

Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un fauteuil.

C’est là-dessus que la porte s’ouvrit et que le marquis fit son entrée.

Je ne sais s’il vit sa femme. Je crois qu’il ne l’aperçut pas. Elle était placée de telle sorte qu’il pouvait très bien ne pas la voir. En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle…

Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu’elle avait voulu dire avec son « n’importe lequel ». C’était vrai qu’il ressemblait à n’importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur.

« Ah ! monsieur Bénédict Masson, sans doute !… Oui ! Eh bien, je suis on ne peut plus heureux de vous rencontrer ! Mlle Norbert m’a souvent parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous voulez bien me consacrer un peu de votre temps !… Vous verrez que vous aurez de quoi l’occuper ici !…

« Ah ! vous étiez en contemplation devant les Coulteray ! C’est un spectacle qui en vaut bien un autre ! Croyez-vous qu’ils n’ont pas l’air de s’ennuyer, les gaillards ! De fait, ils ont toujours eu une très mauvaise réputation… Je ne leur en veux pas pour cela !… Une belle lignée, n’est-ce pas, monsieur ?… Et toujours fidèle à son roy. Vous connaissez notre devise : « Plus que de raison ! »

« Belle devise ! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le mal, à la guerre comme dans les plaisirs ! Je parle du temps où il y avait des plaisirs !… Ces gaillards-là ont connu ce temps-là !… Je les envie !… Aujourd’hui, nous n’avons plus que quelques distractions, et encore on ne peut même plus chasser !… Vous imaginez-vous Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en abattant un couvreur sur un toit ?… Non, n’est-ce pas ? Ni moi non plus ! tout de même, dans ce temps-là, il ne s’est pas trouvé un garde champêtre pour lui dresser procès-verbal !…

« Ah ! c’était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer de Sa Majesté !… nous avons fait du beau !… nous avons fait du beau !… Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de l’histoire de France, rédigés par les francs-maçons d’aujourd’hui… parce que les francs-maçons d’autrefois !… nous avons tous été plus ou moins francs-maçons… je me rappelle – la chose est arrivée à mon grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII – je me rappelle que ce soir-là on a bien ri… c’était un soir d’initiation, mon arrière-grand-père a passé « pour de bon » son épée à travers le corps de l’initié qui avait tenu, en ville, des propos fort désagréables pour l’honneur d’une dame qui avait celui d’être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul : « Ça, c’était une épreuve. » Le pauvre garçon en est mort, comme de juste ; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles. Il ne s’en est pas plus mal porté, comme vous voyez !… »

Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il disait ce « comme vous voyez »… du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou de lui-même !…

Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents éclatantes, aux canines aiguës… Ah ! c’était un homme de belle humeur, et qui devait boire sec et manger saignant…

« Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous ?… Ah ! on continue la lignée… » (M’est avis que ce jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise ! « Plus que de raison ! » – plus aequo, comme nous disons en latin). En tout cas, celui-là était sans mystère… et ne vous donnait point comme la marquise « des idées de fantôme », pour parler comme les bonnes femmes…

Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui, ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait la seule chose dans ce vieil hôtel endormi.

Puis, tout retomba au silence, tout s’effaça à nouveau, et la petite nuée blanche, derrière moi, prononça :

« Ne trouvez-vous pas qu’il est effrayant ?

– Pas le moins du monde, répondis-je en souriant… je trouve que M. le marquis est en bonne santé…

– Il le peut ! il le peut ! dit-elle dans un souffle… C’est justement ce que je vous disais : « Il est effrayant de bonne santé ! »

Ce qu’elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l’air de mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril. Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce : il le peut, il le peut !…

Elle reprit, en remontant d’un geste frileux sa fourrure sur son épaule nue :

« Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de celui-ci, de celui-là ou d’un autre, dit souvent : je ?

– Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il je comme il dirait nous… nous, les Coulteray…

– Non ! non !… ce n’est pas cela ! il dit : je… je me rappelle… et ainsi il raconte l’anecdote comme si la chose lui était arrivée à lui-même… »

Où voulait-elle en venir ?… Elle avait toujours ses yeux immenses, reflétant une pensée qu’elle était seule à voir…

« Madame, quand M. le marquis m’a dit : « Je me rappelle », il faut évidemment comprendre : « Je me rappelle que l’on m’a raconté »… Il ne saurait en être autrement… M. le marquis ne saurait se rappeler une chose qui s’est passée lorsqu’il n’était même pas né…

– C’est la raison même !… prononça-t-elle avec un soupir… c’est la raison même… »

Elle se leva…

« Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine n’était pas là !… Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine est là, ne la quittez sous aucun prétexte… Au revoir, monsieur Masson !… Ah ! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait !… »

Je me retournai… En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de jade derrière la porte entrouverte… Et je le chassai en claquant des mains, comme Christine me l’avait recommandé.

Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d’un geste extrêmement las…

« J’ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson… Je vous dis des choses… des choses… dont vous ne comprendrez l’importance que plus tard… Christine ne veut pas comprendre, elle !… je suis bien heureuse de vous savoir ici ! »

Elle glissa, disparut… pauvre petite chose grelottante, par cette belle journée de juin tiède… Par une fenêtre entrouverte, le jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans un tombeau privé de sa momie… Et ce fut encore de la vie qui entra avec Christine, rayonnante de jeunesse… les joues pourpres, la bouche en fleur…

Elle me donna ses deux mains :

« Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi ?… »

Je ne lui répondis pas, qu’eussé-je pu lui dire ? Qu’il n’y avait de vie pour moi que près d’elle ?… Mon cœur tumultueux m’étouffait.

Vit-elle mon trouble ? Oui, sans doute… Elle ne fit rien paraître en tout cas…

Elle défit son chapeau d’un geste adorable, de ce geste qui lui était particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de son bras rose…

« Allons travailler ! me dit-elle… Eh bien, vous avez vu la marquise ?

– Oui ! Et le marquis aussi… le marquis ne m’a pas l’air bien compliqué… mais la marquise !…

– Ah ! oh ! cela a déjà commencé !… Racontez-moi ce qu’elle vous a dit… »

Je lui fis une narration complète de l’entrevue…

« Pauvre femme ! soupira-t-elle, elle ne vous a pas paru… un peu… un peu folle ?…

– En tout cas, elle est bizarre… Comment se fait-il qu’elle ait toujours froid ?…

– Je vous dis que c’est une femme pleine d’imagination… elle s’imagine qu’elle a froid… et elle a froid !… Savez-vous son idée ?… l’idée qui la transit… l’idée qui la fait se promener comme une ombre dans cet hôtel de la Belle au Bois dormant… c’est à ne pas croire… et je ne l’aurais pas cru si le marquis lui-même ne m’avait pas ouvert les yeux sur l’étrange monomanie de sa femme… dont il a été le premier à souffrir, car il a beaucoup aimé les femmes… Eh bien, mon cher monsieur Masson, la marquise s’imagine que tous les marquis que vous voyez sur la muraille et celui d’aujourd’hui Georges-Marie-Vincent… c’est le même !…

– Ah ! je comprends !… je comprends maintenant !…

– N’est-ce pas ? vous comprenez son « n’importe lequel » ? qu’elle m’a déjà servi à moi et que j’ai répété au marquis qui m’a tout expliqué avec une grande tristesse…

– En effet, elle est folle !

– Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome… n’est pas mort… pas plus que les autres !… et le Georges-Marie-Vincent d’aujourd’hui, c’est encore et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome !… je dis : et toujours ! parce qu’elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir !… à moins… à moins…

– À moins ?…

– Ah ! fit Christine, cette fois, vous m’en demandez trop long… Ce serait entrer dans un ordre d’idées que je n’ai pas encore le droit d’aborder avec vous !… Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, ne tient pas à ce que l’on connaisse toutes ses misères… Du reste, quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu’il cherche à les oublier !… Je vous dit qu’il a beaucoup aimé sa femme… et je suis certaine qu’il l’aime encore… et même qu’il n’aime qu’elle !…

« Il essaie parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive… mais je ne me trompe pas au faux éclat de sa raillerie… « Regardez-moi ! me fait-il et dites-moi si j’ai l’air d’un Cagliostro… d’un comte de Saint-Germain… La farce est drôle ! Eh bien, cette idée est venue tout d’un coup à ma femme… et elle ne peut plus s’en détacher !… Jusqu’alors, elle me regardait avec amour… maintenant, elle ne peut plus me voir sans épouvante ! C’est tellement drôle, Christine, qu’il faut que je vous embrasse !… »

« Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement, moi, je ne veux pas que le marquis m’embrasse… parce que, moi, je suis fiancée…

– C’est vrai, vous êtes fiancée !… il y a même longtemps que vous êtes fiancée, je crois…

– Oui, assez longtemps.

– Et pour longtemps encore ? » osai-je demander.

Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation.

« La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes, où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d’un fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines… et la marquise est une cervelle incertaine.

« De plus, elle lit beaucoup ! Elle se bourre de romans de « l’au-delà ». D’un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n’a peut-être pas su comprendre qu’il fallait traiter avec la plus extrême délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la rupture est complète aujourd’hui… ou est bien près de le devenir. Il y a des histoires du Parc-aux-Cerfs ; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l’occultisme. La pauvre petite les a lues… elle a vu ici les quatre portraits qui sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà ! Maintenant vous connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous le pouvez, monsieur Bénédict Masson.

– J’ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine… Est-ce que la marquise est jalouse ?

– Non, pourquoi ?

– Parce qu’elle m’a dit en s’en allant : « Surtout lorsque Christine sera ici, ne la quittez sous aucun prétexte. »

– Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela ! La jalousie n’a rien à faire là-dedans, et cela n’a aucune importance… mais, autant que possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j’y suis. »

Tout de même Christine ne m’a pas dit pourquoi la marquise m’avait dit cela.

VIII Où l’on reparle de Gabriel

VIII
 
Où l’on reparle de Gabriel
 

4 juin. – Si je m’attendais à celle-là !

D’abord, il est bon que l’on sache que « mon aventure » a causé dans le quartier une petite révolution.

Ce n’est pas sans émoi que l’Île-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me rendait de fréquentes visites, et quand on a su que j’accompagnais la fille de l’horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions des heures ensemble, en tête-à-tête dans sa bibliothèque (indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue Le Regrattier au pont Sully et du quai d’Anjou au quai de Béthune, entrèrent en rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe ; aussi quand on m’aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de Saint-Louis-en-l’Île, sur les talons de la famille Norbert, on en conclut que j’étais un garçon perdu !

Pour tout le monde, l’archiduchesse avec ses grands airs, m’avait « réduit à zéro ! ». Elle m’avait pris « sous le charme ». Je n’en mangeais plus, je n’en dormais plus, je n’en parlais plus.

De fait, j’avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions insidieuses de Mme Langlois : événement grave. J’imagine que, dans le même moment, l’arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas et que l’on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de « la famille du sorcier ».

Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était toujours si poli avec sa femme de ménage !

Mme Langlois s’était juré de me prouver qu’elle existait encore… et voici comment elle y parvint.

Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant de l’hôtel de Coulteray où Christine n’avait pas paru, ce qui m’avait mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n’ayant pu calmer mon impatience… je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini son ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le recommençait.

Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire. La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta les poings sur les hanches, enfin, toute l’émotion qui la gonflait m’annonçait que j’allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.

« Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, votre princesse !… Vous ne l’avez pas vue ce matin chez votre marquis, n’est-ce pas ?…

– Pardon, madame Langlois, pardon… Je pense que c’est de Mlle Norbert qu’il s’agit… Sachez donc, une fois pour toutes, que Mlle Norbert fait ce qu’elle veut… et je vous dirai même que ce qu’elle fait ou ne fait pas ne m’intéresse en aucune façon !… Au revoir, madame Langlois, et rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Barescat !… »

La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin se dirigea vers la porte… mais avant de me quitter elle se retourna :

« C’était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu ! »

Je ne pus m’empêcher de lui demander :

« Quel beau jeune homme ?

– Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle… »

Je sentis que tout chavirait autour de moi… Je balbutiai :

« Celui que…

– Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez Mlle Barescat… eh bien, il est revenu !… Le beau Gabriel est revenu !… »

Je la fixai d’un œil hagard.

Étant tout à fait dans l’impossibilité de cacher mon émotion, la mère Langlois jouissait amplement de l’effet qu’elle produisait.

« Ah ! ah ! vous ne me chassez pas, maintenant !… Ah ! c’est qu’il lui en faut à la petite, vous savez !… Avec ses grands airs… avec ses grands airs ! »

J’avais envie d’étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne point lui sauter à la gorge…

Par un prodigieux effort sur moi-même, j’arrivai à prononcer d’une voix à peu près normale, cependant que j’essuyais la sueur qui me coulait des tempes :

« Vous m’étonnez, madame Langlois… Je savais que ce jeune homme était malade…

– Oh ! il a l’air bien démoli… ça ; c’est vrai mais voilà la bonne saison… avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli !…

– Vous l’avez vu rentrer chez les Norbert ?

– Rentrer ?… Non, je ne l’ai point vu rentrer… ce particulier-là, je vous ai déjà dit que je ne sais pas par où il passe, bien sûr ?… On dirait qu’ils le cachent chez eux !… Il est peut-être poursuivi par la police !… Je l’ai toujours dit : c’est sûrement un étranger pour être habillé comme ça !… Si vous trouvez que tout ça est naturel… Enfin, je vais dire une chose… Voilà trois jours qu’ils m’ont remerciée…

– Ah ! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée ? Mais alors comment savez-vous ?…

– Comment je sais !… comment je sais… Quand la mère Langlois veut savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous pouvez en être assuré !… C’est comme je vous le dis ! et je le prouve !… Quand ils m’ont eu fichue à la porte, je m’ai écriée dans mon intérieur : « Celle-là, vous ne l’emporterez pas au paradis !… » Faut vous dire que j’avais remarqué que, du haut d’une lucarne de votre bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux !… Je me l’avais dit plusieurs fois… Ce matin, j’ai vu partir ce carabin qui s’en allait à son école comme tous les matins… puis ça a été le tour du vieux Norbert… Je m’attendais à voir sortir à son heure la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout le temps fourrée, ça n’est un secret pour personne… pas même pour vous, soit dit sans vous offenser !… mais les minutes, les quarts d’heure passent : pas de Christine !… Je m’ai dit : « Qu’est-ce qu’elle peut bien faire là-dedans toute seule ?… À moins qu’elle ne mette en train une autre femme de ménage ?… Faudrait voir ! »

« Bref, je ne fais ni une ni deux… je grimpe tout là-haut par une petite échelle, j’arrive dans le grenier… Me voilà à la lucarne… Et qu’est-ce que je vois ?… La Christine et le beau jeune homme qui se baladaient tous les deux !… Ils faisaient tout doucement le tour du jardin… Elle l’avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ici… des Gabriel par-là !…

« Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je l’avais vu… quand il se tenait si droit, si droit qu’on aurait cru qu’il avait avalé un manche à balai… Il était un peu raplapla… et elle lui parlait doucement comme quelqu’un qui encourage un malade… ils sont allés s’asseoir derrière l’arbre. Là, il s’est laissé tomber dans le fauteuil de bois… et elle… eh bien ! elle l’a embrassé !

– Si c’est un parent… fis-je, la voix blanche… il n’y a rien d’extraordinaire à cela !

– Oh ! elle ne l’embrasse pas comme un parent, vous savez ! et elle a une façon de le regarder !

– Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue. Mlle Norbert est une fille honnête à la conduite de laquelle on n’a rien à reprocher.

– Oh ! moi, je veux bien ! moi, je veux bien !… Tout de même, elle ne vous a pas raconté que, pendant que vous l’attendiez chez le marquis, elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que personne ne connaît ni d’Ève, ni d’Adam !

– Elle m’en parlera peut-être cet après-midi ! Et ne craignez rien, madame Langlois, je m’empresserai aussitôt de vous en faire part, car je vois que l’on ne peut rien vous cacher !

– Je crois que vous m’en voulez, monsieur Masson !…

– Moi ?… Et de quoi donc, ma brave femme ! Mais dites-moi, ils sont restés longtemps dans le jardin ?

– Non, pas même une demi-heure… Elle s’est levée la première et elle lui a dit :

« Rentrons ! Papa ne va pas tarder à revenir ! »

« Oh ! il est docile… Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu’elle veut, cette fille-là !… Elle s’est penchée… elle lui a pris le bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du pavillon, sur la droite… Vous savez que la porte du laboratoire de M. Jacques donne sur le côté… dans la petite allée, en face du mur… Ils sont rentrés par là… J’ai encore attendu… Elle est sortie du pavillon au bout d’un quart d’heure environ… et elle est allée s’enfermer tout là-haut dans son atelier !… Quelle drôle d’existence ils ont ces gens-là !…

– Pourquoi ?… Ce jeune homme est malade… il a pris pension chez celui qui le soigne… et s’il est de la famille…

– Oh ! je suis tranquille !… Pour être de la famille, il en est !… »

Là-dessus, pour que je n’aie aucun doute sur l’allusion, Mme Langlois ajoute :

« Et quand on pense que ça se dit fiancée !… Bien du plaisir, monsieur Masson ! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter du « brillant belge »…

Et elle est partie, triomphante…

Ainsi Gabriel n’est pas mort !… Eh bien, pour Christine, j’aime mieux ça !… !

Il faut donc en conclure que, suivant l’expression de la mère Langlois, ce jeune homme avait été simplement démoli… et ce sont les soins de Christine et de Jacques Cotentin qui l’ont sauvé.

Dès la nuit même de l’affaire, le prosecteur avait dû rassurer Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l’accès de rage qui avait jeté comme fou l’horloger sur son hôte mystérieux…

Ce n’est pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de Christine, et que l’on avait transporté dès qu’on l’avait pu, chez le prosecteur, où il était encore !…

Et moi. je m’étais imaginé des choses… J’avais respiré une odeur !…

L’esprit va loin sur la mauvaise route… Ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois depuis… Henriette Havard… et les autres… toutes les autres qui ne sont pas revenues… Je suis porté à voir des drames partout… alors que, le plus souvent, il n’y a que de la comédie !…

Ce que je venais d’apprendre n’éclairait point les ténèbres qui entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point sur sa présence dans l’armoire, sur la façon dont il pénètre chez les Norbert, ni sur l’attitude de toute la famille à son égard… Mais au moins Christine, que j’avais vue si tranquille au lendemain du drame ne m’apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de beauté que j’adorais quand même, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le moment que je n’étais point sous le joug de son regard, sans une déchirante horreur !…

Tout cela est très bien ! très bien !… Seulement !… seulement Gabriel vit et elle l’aime !…

Ah ! que mes lèvres brûlaient quand je l’ai revue cet après-midi… comme j’étais près de lui dire : « Eh bien, Gabriel va mieux ? » Mais je me suis tu au bord de l’abîme… Oui, j’ai senti nettement que ce mot-là, « Gabriel », je n’avais pas le droit de le prononcer !… C’est son secret !… le secret de son cœur ! comme on dit dans les romans… c’est son roman… Et moi, je suis hors de son roman… je suis hors de son cœur… Je suis seulement près d’elle… Si je veux rester près d’elle, tâchons d’oublier Gabriel !…

Elle est toute joie… Ainsi s’explique le rayonnement de ces derniers jours… Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin… Tâchons d’oublier Gabriel !… Hélas ! je ne pense qu’à lui ! Heureusement que le drame d’ici me reprend avec une certaine brutalité…

Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l’on a mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié… Sing-Sing accourait derrière elle… Elle murmura, comme si le souffle allait lui manquer :

« Chassez cette petite bête immonde !… »

Je chassai Sing-Sing, qui ne protesta pas…

« Que vous a-t-il fait, madame ? demandai-je… Vous devriez vous plaindre au marquis. »

Elle eut un pâle sourire.

« Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n’y a rien là que je puisse apprendre au marquis… »

Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à voir. Elle se tourna du côté de Christine :

« Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi !… Vous qui avez de l’influence sur le marquis, dites-lui qu’il faut me laisser en paix… que ma pauvre tête s’égare… et que ce docteur finira par me rendre tout à fait folle !…

– Quel docteur ? » demandai-je.

À ce moment, la porte de notre cabinet s’ouvrit et la cariatide de bronze apparut dans l’embrasure… L’hercule indien courbait la tête et les épaules comme s’il soutenait toute la maison :

« M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses appartements, où le docteur l’attend. »

Je regardais la pauvre femme ; elle claquait des dents… Rodin, pour sa porte de l’enfer, n’a pas inventé une figure où l’effroi de ce qui va arriver creusât des rides plus cruelles… Ravagée par l’épouvante, elle nous regarda tour à tour éperdument… En vérité, je ne savais quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était question… Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui cherchait un refuge…

Christine lui dit avec tristesse :

« Allez, madame, vous savez bien que c’est pour votre santé ! »

Elle entrouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent point… Elle tremblait de plus en plus… Elle me regarda de ses yeux immenses et glacés…

« Mon Dieu ! fis-je, mon Dieu !… »

Je ne trouvais pas autre chose à dire.

Sangor répéta encore sa phrase… les épaules de plus en plus courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la bâtisse… et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne devoir pas avoir de fin, l’hercule se déplaça, se courba encore, allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une seconde statuette de l’horreur, devant cette statue de la force, et ils disparurent tous deux, tandis que l’on entendait rire Sing-Sing derrière les portes refermées.

Ce que je venais de voir m’avait brisé. Certainement si je n’avais vu Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et qu’elle ne disait rien :

« Mais enfin ! m’écriai-je, vous, vous savez ce qu’on va lui faire ! Pourquoi cette épouvante ? Quel est ce docteur dont la seule évocation semble épuiser sa vie ?

– Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte ! répondit Christine. Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable ! Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ombre ! Elle est sans forces… sans couleurs ! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse.

– Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle ?

– C’est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue d’Iéna… oh ! il est bien connu… Vous avez dû en entendre parler… le docteur Saïb Khan…

– Oui, je crois… N’a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans le Royal Magazine ?…

– Parfaitement, c’est lui !…

– Et qu’est-ce qu’il lui ordonne ?

– Oh ! la chose la plus naturelle du monde… des sérums… des jus de viande…

– Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de faire venir le docteur Saïb Khan, qu’elle a en si profonde horreur ? Vous m’avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus incompréhensible…

– Pourquoi donc ?… Si vous la voyez dans cet état, c’est qu’elle se refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu’on ne retrouve que chez les grévistes de la faim !… Or, Saïb Khan est le seul qui puisse la faire manger !

– Comment cela ?

– Il l’hypnotise !… Vous connaissez son système… on en a assez parlé… Agir sur l’esprit pour guérir la matière !… Ça n’est pas une nouveauté, mais l’Inde possède depuis des siècles une thérapeutique de l’esprit auprès de laquelle la science de nos Charcots modernes est un balbutiement d’enfant nouveau-né… Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme la marquise… une cliente qui se refuse… il doit agir avec une brutalité psychique dont je n’ai même pas une idée et qui, à l’avance, anéantit la pauvre femme… Vous comprenez maintenant pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse… pourquoi j’encourageais la malheureuse… pourquoi je lui disais que « c’était pour son bonheur ! »…

– Et tout cela parce qu’elle s’imagine qu’elle est mariée à… »

Christine me regarda fixement.

« Mariée à qui ?… Dites toute votre pensée, insista-t-elle.

– Eh bien, mariée à un phénomène qui est plus fort que la mort… Est-ce bien cela ? »

Elle hocha la tête d’une façon qui ne me satisfit qu’à moitié. J’insistai à mon tour :

« Tout cela ne tient pas debout… Elle pourrait s’imaginer cela et ne pas se laisser mourir de faim !

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? »

Je repris, au bout d’un instant :

« Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour quelques semaines… »

Sans me regarder, Christine me répondit :

« Hélas ! Il est étrange même de voir avec quelle régularité de pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la mort à la vie et redescendre ensuite ! Au bout d’un certain temps, chez elle, l’idée réapparaît, qui finira par la tuer si on ne l’en guérit pas… Le marquis n’a plus d’espoir qu’en Saïb Khan.

– En dehors de l’idée, pour tout le reste, elle est lucide ?

– Très lucide et même remarquablement intelligente.

– Alors il est inimaginable que l’on ne puisse lui faire toucher du doigt l’absurdité de son idée !… je dis bien toucher du doigt… car enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome jusqu’à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance et de décès… des actes authentiques ?

– Pas pour tous ! et c’est bien là ce qui fait le malheur du marquis… Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à l’étranger… vous savez qu’ils étaient grands coureurs d’aventures… Certains sont nés à l’étranger et il est exact que certains papiers ne sont pas d’une authenticité absolue, mais vous savez qu’aux deux siècles passés, c’était là chose courante, même en France, et que les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans les grandes familles, moins par des documents que l’on négligeait d’établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par le témoignage des contemporains… La marquise est au courant de cette particularité… On n’a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni leur naissance… d’une façon formelle à ses yeux… car j’ai toutes ses confidences… et le marquis, d’autre part, a mis à ma disposition tous les documents dont il disposait… Voilà où nous en sommes… C’est inimaginable…

– Mais enfin, si elle était saine d’esprit… comment la première idée d’une chose pareille lui est-elle venue ?…

– La première idée… la première idée… Mon Dieu ! mon cher monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire… je n’en sais rien, moi !… »

Il y avait de l’hésitation dans sa réponse… Sans doute avais-je fait, sans le savoir, allusion à cette autre chose dont elle ne m’avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au surplus, il paraissait fort bien se consoler…

Pendant toute la fin de cette conversation, Christine avait eu la tête penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance singulière, dans la plaque toute préparée… Je me penchai au-dessus d’elle, pour voir.

« C’est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et calme… Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des Dialogues socratiques… »

Alors je reconnus certain profil apollonien, l’œil fendu en amande, le dessin de la bouche, l’ovale parfait du type qui avait peut-être été celui d’Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait « comme deux gouttes d’eau » à Gabriel…

IX Dorga

IX
 
Dorga
 

8 juin. – Christine avait encore raison. J’ai revu la marquise. Elle est méconnaissable.

Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c’est bien une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la vie…

Elle sort… ou on la sort en voiture découverte, une voiture attelée… Elle adore, paraît-il, les chevaux… Elle revient du Bois les joues fleuries… Son regard cependant est toujours triste, inquiet, mais le sang circule à nouveau dans ses veines… L’esprit est toujours malade… mais le corps va mieux…

Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise… Sangor conduit. Il a à côté de lui Sing-Sing… Elle ne reçoit jamais de visite… Christine me dit que c’est elle qui ne veut recevoir personne… Elle refuse d’aller dans le monde… Et le monde n’insiste pas… Le bruit a commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n’avait pas une cervelle très, très solide… Ses silences, ses bizarreries… son air de plus en plus lointain ont détaché d’elle, peu à peu, toute la société du marquis.

Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint Georges-Marie-Vincent.

Néanmoins, ses amis se félicitent qu’il ait « pris le dessus » sur ses malheurs domestiques.

Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très renseignée.

« Le sang des Coulteray est plus fort que tout ! me dit-elle. Ils en ont vu bien d’autres !… Un petit bourgeois serait écrasé par cette infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans sa collection… ça n’a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du moins je l’espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l’amie de la marquise… ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le secret de ma situation ici. »

Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets d’argent à la main. Ses yeux brillaient.

« Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela excellent ! Je vous crois, on dirait du cocktail !… Et savez-vous ce que c’est ? Un mélange de sang de cheval, d’hémoglobine, de je ne sais quoi !… Goûtez-moi cela, je vous dis !… aucune fadeur… au contraire… une saveur capiteuse… et chaud à l’estomac comme un vieil armagnac ! Ça réveillerait un mort !… Et ça vous donne un appétit ! »

Nous bûmes. C’était, en effet, tout ce que disait le marquis.

« Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze jours !… »

Il se tourna vers moi :

« Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur ?… Christine vous a raconté ?… Vous êtes un ami… La pauvre enfant ! si nous pouvions la sauver !… Bah ! que le corps se porte bien et la tête ira mieux !… »

Il s’est frappé le front et s’en est allé avec son flacon et ses gobelets, enchanté, rayonnant !…

« C’est chaque fois la même chose ! me dit Christine… chaque fois il s’imagine que sa femme est sauvée ! En attendant, il va aller ce soir rejoindre sa Dorga !

– Sa Dorga ?

– Oui, la danseuse hindoue !…

– Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l’Inde, cet homme-là !…

– Il l’a ramenée de là-bas en même temps que sa femme…

– Vous m’aviez dit qu’il adorait la marquise !

– Êtes-vous naïf !… Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix maîtresses… Celle-ci lui fait honneur… elle fait courir tout Paris… »

9 juin. – J’ai vu Dorga… Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois par an, j’ai eu la curiosité d’assister aux danses de la belle Hindoue… Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le jargon des communiqués de théâtre, une salle « resplendissante ».

Je m’attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds bracelets aux chevilles ; je m’attendais encore à quelques déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin « le genre » si ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J’ai vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une toilette de gala à la dernière mode.

Mâtin ! le marquis aime les contrastes ! La marquise et Dorga, c’est le jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l’Orient ; mais plus que les bijoux qui l’étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.

L’Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l’on écoute dans un silence oppressé.

Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui « en voulaient encore »… Mais la belle danseuse avait disparu, assez méprisante, et ne revint plus…

Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré des tempéraments, et j’aperçus le marquis, écarlate, qui sortait d’une loge avec Saïd Khan…

Il daigna me reconnaître :

« Vous avez vu ? me jeta-t-il… hein, vous avez vu ?… Quelle merveille !… »

Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras :

« Allons la féliciter !… »

Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée, mais qui ne s’ouvrit que pour nous… Cette fois, elle était demi-nue au milieu des fleurs.

Le marquis me présenta :

« M. Bénédict Masson, un grand poète ! »

Je ne protestai pas… J’eusse été incapable de dire un mot. Je la regardais à la dérobée, honteusement et l’air mauvais… un air que je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à elle, elle m’avait jeté un coup d’œil dans la glace et ne s’était même pas retournée… Quelques vagues paroles de politesse. Elle devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa derrière un paravent, et je m’enfuis, la tête chaude, les oreilles sonnantes…

Je me sentais une haine farouche pour le marquis… et pour tous les hommes riches, qui n’ont qu’à se baisser et à se ruiner pour ramasser de pareilles femmes !…

Et moi ! moi ! qu’est-ce que j’aurai jamais ?… L’image de Christine en moi… charmante et subtile effigie !…

Ah ! Seigneur Dieu ! j’ai envie de me tatouer la peau comme un colonial… comme un « joyeux »… Un cœur avec une flèche, et, autour : « J’aime Christine !… » Quand je me regarderai dans la glace de mon armoire, je croirai peut-être que c’est arrivé !…

X L’autre chose

X
 
L’autre chose
 

10 juin. – Le spectacle que me donnait Dorga m’avait empêché de prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C’est à peine si je me rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque barbu. Mais le marquis est descendu aujourd’hui dans la bibliothèque avec Saïb Khan, et j’ai pu observer celui-ci tout à mon aise.

Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords du Gange. Son visage sévère est entouré d’une barbe de jais, très soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est admirablement habillé, chaussé : élégance simple, impeccable. Je comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu’il inspire. Il paraît si sûr de lui qu’il est à peu près impossible que l’on reste sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de cette bouche carnassière…

Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre ?… Eh ! mais dans les portraits !… surtout, surtout dans celui de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre… et ce sourire, toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de Georges-Marie-Vincent !…

Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus précieux qui se trouvent accumulés, en pagaille, dans un coin de la bibliothèque, et qu’il faudra classer, réunir, suivant un plan que je suis libre d’établir à mon gré et suivant mes goûts…

Le marquis est loin d’être une brute. J’ai trouvé en lui non un collectionneur « averti », car cette collection ne lui doit rien, ou à peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement littéraire depuis deux siècles : ceci, je ne puis le nier, je ne puis le nier… un homme qui, dans ses voyages, s’est toujours intéressé aux bibliothèques… Nous avons eu une longue discussion sur celle de Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d’encre de Paul-Louis Courier… Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui traite bien à la légère un pareil crime !… Je ne savais pas le marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c’est de la littérature… la réalité, c’est Dorga !…

Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb Khan, dont le sourire s’élargit sur l’éclatante menace de sa mâchoire de bête fauve…

Ils s’en allèrent et ils durent quitter aussitôt l’hôtel, car j’entendis le bruit d’une auto qui s’éloignait dans la cour d’honneur…

Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s’ouvrit et la marquise parut :

« Où a-t-il appris tout cela ? me souffla-t-elle… Où a-t-il appris cela ?… Pourriez-vous me le dire ? Georges-Marie-Vincent a eu une instruction très négligée… d’après même ce qu’il raconte. Il n’a jamais su me dire le nom de son précepteur… Alors ?… »

Elle avait écouté derrière la porte… C’est donc en vain que, physiquement, elle se portait mieux ! L’idée était toujours là… cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une tristesse infinie… Elle ne se méprit point à mon air :

« Je vous fais de la peine, n’est-ce pas ? Christine a dû exciter votre pitié !… »

Et plus bas :

« Elle n’est pas ici, Christine ?

– Non ! elle vient de partir !…

– Oh ! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer… Elle vous a dit, bien entendu, « l’idée »… Ils me croient tous folle ici… Il y a des moments où je voudrais être morte !… oui, morte !… mais j’ai peur même de la mort !… Oui, il y a des moments où j’ai peur de la mort plus que de tout !… et je vous dirai pourquoi, un jour… à moins que vous ne le deviniez d’ici là !… j’ai peur de la mort ; j’ai peur de la vie, j’ai peur de Saïb Khan !… Celui-là est tout-puissant… Il peut tout ce qu’il est possible de pouvoir… s’il avait pu m’arracher l’idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis longtemps… je l’ai connu aux Indes… aucune idée ne lui résiste !… Pourquoi n’a-t-il pas réussi avec moi ?… parce que, chez moi, l’idée n’est pas seulement une idée, c’est le reflet de la réalité… Vous comprenez bien… ce n’est pas une imagination sur laquelle un homme comme Saïb Khan puisse agir… c’est la vérité vivante et naturelle… contre laquelle il n’y a rien à faire… Saïb Khan commanderait à une montagne de disparaître que l’Himalaya n’en serait point remué sur sa base, n’est-ce pas ?… Eh bien, il n’est pas plus en son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible… jusqu’à ce jour… le bloc des Coulteray !… M’avez-vous comprise ?… M’avez-vous comprise ?… »

Elle posa sur ma main sa main brûlante : « Je vous dis que c’est le même ! »

Ses yeux immenses cherchaient les miens… je n’osais la regarder pour qu’elle ne vît pas toute la pitié qu’elle m’inspirait !

« Madame ! madame ! comment pouvez-vous ! comment une femme comme vous, de votre intelligence !… Madame, prenez garde ! Il n’y a rien de plus redoutable au monde que le merveilleux. C’est un domaine où se sont perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec lesquelles il ne faut pas jouer !

– Jésus-Marie ! s’écria-t-elle, ai-je l’air de jouer ? Je parle sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n’a reçu aucune instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui d’aujourd’hui… Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l’un des plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte de savant.

– Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il brillait chez d’Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande Encyclopédie.

– Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait été élevé par les soins de son oncle, l’évêque de Fréjus. Eh bien, monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez eue tout à l’heure avec Georges-Marie-Vincent n’aurait pas été possible si Louis-Marie-Chrysostome n’avait pas reçu cette éducation-là ! »

Je sursautai.

« Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis Courier n’avait pas encore taché d’encre le manuscrit de Longus au temps de Louis XV ! »

Elle pinça les lèvres.

« Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte ! laissa-t-elle tomber. J’ai voulu dire que, sans cette éducation-là, sans les souvenirs classiques qu’elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne s’intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.

– Excusez-moi, madame !… Il y a une chose en tout cas que je puis vous dire et qui m’a, en effet, toujours étonné… c’est la solidité de cette instruction classique chez le marquis.

– N’est-ce pas ?… »

De nouveau ses yeux brillèrent… de nouveau elle me prit la main…

« Ah ! si vous vouliez être mon ami… mon ami !… »

Je prononçai quelques paroles de dévouement… Son agitation subite m’inquiétait… Je regrettais d’être seul avec elle… J’aurais voulu voir apparaître Sangor et même Sing-Sing…

« Oui !… je le sens !… vous me comprendrez, vous, vous !… Il le faut ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie et la mort ! Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre !… Christine me prend pour une folle… Saïb Khan pour une malade… et il me ressuscite… malgré moi !… Ah ! pourquoi me ressuscite-t-il ?… Pourquoi me ressusciter pour l’autre ?… À moins qu’il ne soit son complice !… ce que je finirai bien par croire… car enfin… J’ai horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles douleurs !… Et cependant il m’est défendu de mourir ! Ah ! mon ami, mon ami !… Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray ? Vous ne l’avez pas visité, non ?… C’est un château comme on dit : historique… là-bas… entre la Touraine et la Sologne… La chapelle est un chef-d’œuvre comparable à l’église de Brou… Mais je vous prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m’ont attirée… non… il faut descendre dans la crypte… Là sont les tombeaux des Coulteray… Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide !… Vide, je vous dis !… Comprenez-vous ?

– Mais non, je ne comprends pas ! »

Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre :

« Vide ! et c’est le dernier tombeau des Coulteray !… Il n’y en a plus d’autre. On ne meurt plus chez les Coulteray…

– Mais, madame, s’ils sont morts à l’étranger !…

– Évidemment ! Évidemment !… Mais je vous répète que le tombeau est vide !…

– Eh bien… la Révolution est passée par là… et combien de tombeaux…

– Ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela !… La Révolution n’a rien à faire là-dedans… Le lendemain du jour où l’on a descendu le corps de Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre déplacée et le tombeau vide !…

– Et alors ?

– Comment et alors ?… Mais vous ne connaissez donc pas l’histoire des Coulteray ?… Je vous croyais plus renseigné sur Louis-Jean-Marie-Chrysostome… Vous me disiez tout à l’heure qu’il avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie… Il n’a écrit qu’un article… un seul… et vous ne savez pas sur quoi ? Vous n’en connaissez pas le sujet ? Attendez-moi ici, je vais vous le chercher ! »

Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison… Que cette femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi l’ombre d’un doute !…

Elle revint quelques minutes plus tard, haletante :

« Vite ! vite ! me jeta-t-elle… emportez tout cela chez vous. Dissimulez ce paquet !… Lisez et vous saurez tout !… Sing-Sing est dans l’escalier !… Sangor arrive !… Adieu ! »

Elle m’avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet enveloppé dans un journal de modes et noué d’un ruban noir… Je le glissai sous mon veston et je rentrai chez moi… J’étais persuadé que j’allais enfin savoir ce que c’était que l’autre chose…

XI « Priez pour elle ! »

XI
 
« Priez pour elle ! »
 

À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je lisais encore… Maintenant je sais ce que c’est que l’autre chose… C’est inimaginable à notre époque !… Maintenant je comprends pourquoi elle me répétait de cet air hagard… J’ai peur de la mort !… elle qui a déjà si peur de la vie !… Je comprends le sens qu’elle attachait à cette phrase : Il m’est défendu de mourir !…

On a frappé à mes volets… j’entends la voix de Christine… Comment ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille ? Et pourquoi ?… Je vais ouvrir… Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, qu’elle me présente… Ils sont allés, par cette tiède soirée de juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la lumière chez moi !… Alors elle est venue me dire « un petit bonsoir » en passant.

… Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.

Jamais je n’avais vu de si près le prosecteur et je m’en serais fort bien passé, mais l’idée que Christine ne l’aimait pas et qu’elle le trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait supportable.

Je vis qu’il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s’il se rendait bien compte qu’il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des savants, mais, à son âge, c’était peut-être un genre.

« Eh bien, fit Christine en s’asseyant. Elle vous a donné le paquet ? Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout cela chez vous, ou de le détruire ; en tout cas, de ne pas le lui rendre. Ce sont ces papiers-là qui l’ont rendue malade, la pauvre femme ! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses imaginations ?

– Si je ne m’abuse, le voilà ! fis-je en mettant la main sur un opuscule intitulé : Les plus célèbres Broucolaques. « Broucolaque » est le mot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition moderne désigne sous le nom de « vampires » !

Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus sérieusement du monde de ces êtres que l’on croit morts et qui ne le sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du sang des vivants pendant leur sommeil… Quelques-uns de ces vampires dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C’est là qu’on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans l’Allemagne du Sud : ils avaient un coloris vermeil, leurs veines étaient encore gonflées de tout le sang qu’ils avaient sucé, on n’avait qu’à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui d’un jeune homme de vingt ans… Certains ne reviennent jamais dans leur tombeau, dont ils ont l’horreur… ce sont, évidemment, les plus dangereux… parce qu’il n’y a aucune raison pour que l’on s’en débarrasse jamais… on ne sait plus où les trouver… Ils se confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au profit de la leur indéfiniment prolongée…

La seule façon à peu près sûre que l’on a de détruire un « broucolaque » est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir préalablement tranché la tête…

Mais comment être sûr que l’on a bien affaire à un broucolaque, à moins qu’on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau ?…

Le dernier nom de broucolaque cité par l’opuscule était celui du marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il n’était jamais revenu.

Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l’avoir vu, depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures… des jeunes filles, des jeunes femmes qui avaient eu l’imprudence de dormir la fenêtre de leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un état de dépérissement absolu, et l’on n’avait pas tardé à acquérir la preuve (par la découverte que l’on faisait d’une petite blessure derrière l’oreille) que le vampire était passé par là !…

Enfin l’opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était d’autant plus funeste qu’il est avéré depuis la plus haute Antiquité que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort !…

Tous les ouvrages que j’avais trouvés dans le paquet noué d’un ruban noir traitaient du même sujet. C’étaient des « Histoires horribles et épouvantables de ce qui s’est fait et passé au faubourg S. Marcel à la mort d’un misérable broucolaque » ; des « Revenants, des fantômes et autres qui ne veulent mie quitter la terre » ; des « Comment se nourrissent les vampires », un « Traité sur la façon de vivre des broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre » ; enfin le fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l’auteur parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent effrayé si elles n’avaient fait sourire…

On y lisait ceci, entre bien d’autres choses :

« On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang… Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler ; toute espèce d’attachement, tout lien d’affection paraît rompu chez les vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs parents !… », etc.

« Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de lecture ?… Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le secret le plus absolu… Il ne tient pas à être ridicule !

– Ridicule ?

– Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris… Si on apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à lui sucer le sang… on ne s’ennuierait pas dans les salons, ni à Montmartre, ni aux revues de fin d’année, je vous prie de le croire !… Voilà pourquoi on la surveille tant…

– Un mot imprudent et Georges-Marie-Vincent n’a plus qu’à retourner au Thibet !… »

Comme je ne disais rien, elle continua :

« Elle ne vous a jamais montré le bobo qu’elle a dans le cou ? Non ?… c’est peut-être qu’il est guéri pour le moment !… mais je suis tranquille ! au premier bouton qui lui poussera sur l’épaule, « vous n’y couperez pas !… » Mon ami, vous passez maintenant par les étapes qu’elle m’a infligées… Elle vous montrera la petite piqûre par le truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa vie !… vous ne riez pas ?

– Ma foi, non !… répondis-je… Le marquis a sans doute raison de craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c’est encore elle assurément !…

– Vous avez raison !… répliqua Christine en reprenant son air le plus sérieux… il n’y a plus qu’à prier pour elle !

– Priez pour elle ! » répéta une voix qui jusqu’alors ne s’était guère fait entendre…

Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces quelques paroles :

« Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur ? demandai-je en souriant, cette fois…

– Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d’hier crée l’industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des hypothèses contradictoires. La science se promène incertaine dans ce chaos de points d’interrogation qu’est notre petit univers. Y a-t-il plusieurs mondes ? Edgar Poe, l’un de nos plus grands philosophes – je parle sérieusement –, a prouvé par une série d’équations, qui en valent bien d’autres, qu’il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs dieux. D’autres ont non moins prouvé qu’il n’y en a qu’un seul, mais ils ne sont point d’accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes, n’a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de Spinoza !… Déisme ? Panthéisme ? Où est la vérité ?… Et vous me demandez s’il y a des vampires ? S’il est possible qu’un seul Coulteray ait vécu cent cinquante ou deux cents ans ?

« Mais je n’en sais rien, moi, monsieur ! continua-t-il de sa voix un peu professorale et qu’enrouait une laryngite chronique… mais ceci est le secret de la vie et de la mort que nous n’avons pas encore pénétré, mais que nous ne désespérons pas de violer un jour !… Où commence la vie ?… où commence la mort ?… Partout ! nulle part ! Ni commencement, ni fin ! Que voyons-nous ? Qu’observons-nous ? Des transformations, des mouvements qui recommencent… que nous pouvons appeler : les pulsations du cœur de Dieu !… Voilà ce que l’expérience déjà nous a appris !… Une chose que l’on croit morte n’est que de la vie en sommeil… La science, un jour, monsieur, comme nous l’avons fait pour l’électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être aujourd’hui de la mort !… Et ce jour-là nous aurons recréé de la vie !… Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en principe, du radium de cette table !… En attendant, monsieur, je ne puis dire qu’une chose à Christine : « Priez ! Priez pour la marquise !… Priez pour ceux qui ne croient à rien !… Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent les petits enfants, ait pitié de tout le monde… »

– Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine…

– Ainsi soit-il ! » laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux qu’elle avait quand elle se rendait à la messe à Saint-Louis-en-l’Île !…

Ils me serrèrent la main et me quittèrent.

XII L’homme aux bras rouges

XII
 
L’homme aux bras rouges
 

Décidément, pas banal, le fiancé. C’est un cerveau, cet homme-là ! Ce qu’il raconte est fameux ! Christine, telle que je la connais maintenant, ne doit pas s’ennuyer entre son horloger de père qui cherche le mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu !

Et moi qui la plaignais ! Ils doivent mener une vie morale d’une intensité singulière entre leurs quatre murs ! et je ne compte pas Gabriel !

Non ! mais je ne cesse d’y penser !

Gabriel – est-il besoin de le dire ? – m’intéresse autrement que la marquise ! Son secret me touche de plus près !

Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de Christine.

Depuis les confidences de la mère Langlois, j’ai essayé de les surprendre tous les deux… en tous les cas, d’assister de loin à leurs chastes effusions !…

Mais mes veilles ont été inutiles…

Gabriel ne m’est apparu qu’au bout du stylet de Christine, dans cette figure qu’elle caresse avec amour, sur la plaque d’argent.

Je suis habitué à souffrir et à ce que l’on ne s’aperçoive pas de mes souffrances… mais un jour je crierai ! oui, il faudra que je crie !…

Mon Dieu ! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce sera la fin…

Évidemment !…

Depuis deux jours que la marquise m’a remis tous ses petits recueils et traités pour « Broucolaques », je ne l’ai pas revue…

Et j’en suis enchanté…

Je la plains, mais elle m’excède !…

Je voudrais qu’elle me laissât un peu seul avec mes pensées, qui appartiennent maintenant exclusivement au trio Christine-Jacques-Gabriel…

J’essaie de démêler la figure du rôle de Christine dans cette étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.

Et je n’arrive point à en isoler la ligne.

Christine m’apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et… et bien tendre avec son quoi de Gabriel ?

Oui, « quid » de Gabriel ?

Et quid de moi aussi (après tout) !

De cette histoire de cœur, en suis-je ?… Eh bien, oui ! je crois que j’en suis !… Ah ! il y a des moments où je crois que j’en suis !… très peu ! oh ! très peu ! mais enfin… je ne suis pas difficile !… il me faudrait si peu de chose !… J’imagine que je compte tout de même dans cette affaire-là ! que je ne suis pas simplement un spectateur pour elle !…

Est-ce que « je déménage » ? Tout à l’heure, j’écrivais qu’elle ne s’apercevait de rien… et qu’un jour je crierais !… Alors ? alors ?…

Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu’une fille intelligente comme Christine n’a absolument, absolument rien vu du drame qui se passait sous mon masque ?

Eh bien, admettons… Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de l’autre devant moi ?…

Niais que tu es !… est-ce qu’elle sait que tu le connais, l’autre ?

Qu’importe !… Un si beau profil devant ta hideur, n’est-ce pas à te faire crier ?…

Eh ! mon bonhomme ! elle attend peut-être que tu cries !

En fin de compte, je constate que je suis bien malade… Je n’ose pas regarder vers la fin de cette maladie-là… Je m’empoisonne avec une joie !… Je sais que la guérison n’est pas possible et je n’en veux pas !… Je retourne à l’air qu’elle respire et qu’elle veut bien partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant… Je suis souvent le premier arrivé et je l’attends !… je l’attends !…

Je ne l’ai pas vue de la journée ; ça, c’est un peu fort !

Je n’ai vu du reste personne !

Oh ! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma petite lucarne !… Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être, elle !… Chose singulière, je n’ai pas vu ce matin, avant de partir, l’horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur… ni Christine… On n’a vu sortir personne.

Seulement le soir, vers neuf heures, j’ai vu arriver un personnage nouveau…

Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est la première fois que j’aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front bas qui glisse le long des murs comme s’il avait honte de respirer l’air de tout le monde. Il est coiffé d’une casquette ronde sans visière, vêtu d’un costume informe que l’on dirait taillé dans un sac.

Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de cuir…

Il a l’air de l’aide du bourreau.

On devait l’attendre chez les Norbert, car il n’a pas eu à frapper à la porte, qui s’est ouverte devant lui et qui a été refermée aussitôt…

Vous pensez si j’ai grimpé là-haut !

On a l’air très affairé dans la maison… Plusieurs fois j’ai vu Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d’une grande blouse blanche comme une infirmière… Elle s’entretenait vivement et à voix basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.

Jacques avait l’air de la réconforter, car elle paraissait très agitée…

Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.

Je n’aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux Norbert, du reste.

Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence ; de la lumière brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles des persiennes…

Soudain le même tourbillon noir que j’avais vu sortir de la cheminée, certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur toute l’île monta au-dessus du toit… et la même épouvantable odeur vint affreusement me surprendre à ma lucarne.

Cette nuit-ci, il n’y avait pas de vent. La chaleur était étouffante et cette odeur maudite s’appesantissait sur vous à vous faire pâmer d’horreur.

Tout à coup les persiennes s’ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon et, dans une lueur de sang creusée d’ombres comme une gravure de Goya, surgit devant moi un spectacle que je n’oublierai jamais.

Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d’un feu d’enfer ; à côté de là, près d’une table où, sur une nappe blanche s’étalaient des débris d’humanité, l’homme trapu se tenait, un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés jusqu’au coude, des bras rouges comme s’ils avaient plongé dans les entrailles sanglantes.

Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces incandescentes.

Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient penchés de chaque côté d’une table d’opération que j’apercevais en raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.

Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche ; quant au corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n’est que bien imparfaitement que j’assistai, de mon petit observatoire, à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait exceptionnelle…

Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute évidence, Gabriel fût endormi, cela n’empêcha point le patient, à diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt entre l’horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et le rétablissaient dans sa position première.

Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office !

Quel office ?

Il ne s’agissait point là simplement des « pointes de feu », ni même de quelque chose d’approchant, comme l’on pense bien.

C’était l’intérieur du corps que l’on travaillait et que j’entendais grésiller de ma fenêtre.

Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l’homme aux bras rouges, resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.

Christine me tournait le dos ; j’imaginais facilement que, de la façon dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans une intervention qui me paraissait se prolonger au-delà des bornes ordinaires…

Enfin l’opérateur et son aide se relevèrent.

Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.

Jacques jeta ses petits outils d’acier, instruments de torture et de salut, sur la table où se trouvaient tout à l’heure les débris d’humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le fourneau du laboratoire, car l’épouvantable odeur persistait…

Et, distinctement, j’entendis Jacques qui disait :

« En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce sang… et maintenant du sérum, du sérum, du sérum !… »

Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.

Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d’allégresse semblait rayonner sur son beau front calme.

C’est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de l’émotion au moins physique qui avait dû « lui soulever le cœur » pendant ces horribles minutes…

Rien !…

Elle que j’avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une opération d’où dépendait la vie de celui qu’elle aimait ; et elle avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en professionnelle.

Ah ! c’est « une nature » fortement équilibrée.

Une femme, comme on dit aujourd’hui, dans l’argot de Paname, « bien balancée », moi je parle au point de vue moral comme au point de vue physique !

Et je suis sûr qu’elle se tirera « avec le sourire » de cette aventure qui aurait pu n’être qu’un assassinat !

Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.

Et moi !… et moi !…

Moi, me voici sur la piste de l’homme aux bras rouges et au cou de taureau qui vient de sortir.

Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel !

Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d’une couleur indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première apparition.

Il remonta vers la cité et j’attendis qu’il eût traversé le pont pour le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et solide.

La nuit est belle ; il y a des familles qui se promènent autour du square Notre-Dame.

Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue Saint-Victor.

Là il pénètre dans la boutique d’un marchand de vin et dès qu’il apparaît sur le seuil j’entends plusieurs voix qui le saluent par ces mots : « Tiens ! v’là le père Macchabée ! »

Ce mastroquet donne à manger… Il y a là une clientèle qui soupe… Des clients habituels, certainement… Mon entrée va faire sensation… Je ne suis pas mis avec une extrême élégance… Bah ! on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans le quartier…

Le principal est que je ne perde pas de vue mon père Macchabée !…

Il n’a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé s’installer à une table dans un coin.

Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur de la nuit.

J’entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain, une voix :

« Eh ben, mon vieux ! »

Et j’entends des rires étouffés…

J’y suis habitué… je n’y fais pas attention… Ma vie ne serait qu’un pugilat… Ce n’est pas mon élégance très « relative » qui a fait sensation, c’est naturellement ma laideur… Et pour que je n’en doute pas :

« Dis donc, Charlot, ta femme qui cherche un amoureux !… »

Cette fois on s’esclaffe…

Seul, Charlot, le patron, reste digne… Il vient me demander ce qu’il faut me servir…

Je n’ai pas dîné… je ne sais pas comment je vis… je ne sais pas si j’ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger… Je demande, comme le « père Macchabée », un morceau de gruyère, du pain et une canette.

Les « joyeux soupeurs » essaient plusieurs fois d’entrer en conversation avec mon homme.

« Eh ben, père Macchabée, ç’a été, aujourd’hui, la distribution ? »

Le père Macchabée finit par s’énerver et, pliant son journal du soir qu’il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui jette d’une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et sauvage…

« Toi, mon vieux, à la distribution, je ne donnerais pas dix francs de ta carcasse, même au prix qu’est le change ! »

Plus de doute, le père Macchabée est garçon d’amphithéâtre ou quelque chose d’approchant :

« Te fâche pas, Baptiste, fait l’autre en se levant. S’il n’y a plus moyen de plaisanter !… »

J’attends que Baptiste soit parti… et par la conversation des « joyeux soupeurs », qui sont eux aussi « de la partie », employés dans les hôpitaux de la rive gauche, j’apprends que Baptiste est un ours, jamais à la rigolade… Paraît que c’est un ancien maraîcher ruiné par la grêle et les usuriers, recueilli par Monsieur Jacques Cotentin (ils parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui l’a fait entrer aux « travaux pratiques », puis qui s’est mis à s’en servir pour ses travaux particuliers… C’est lui qui lui met de côté les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses expériences personnelles…

On a mis, à l’école, à la disposition du prosecteur, et à de certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel Jacques Cotentin et le père Macchabée s’enferment… Tout cela en marge des règlements… Mais personne ne réclame… Tout est permis à Jacques Cotentin… Ce Jacques Cotentin est donc un génie ?…

XIII Une mystérieuse blessure

XIII
 
Une mystérieuse blessure
 

25 juin. – Non ! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père Macchabée) dont je connais maintenant l’adresse – qui est Gabriel.

Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose !

D’abord, parce qu’il y a des chances pour qu’il n’en sache rien lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu’il ne répondra rien du tout !

Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin pour que celui-ci, qui ne veut même pas un « aide », le fasse assister à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre.

La figure, si banale (vous savez qu’il n’est même pas laid) de Jacques Cotentin, a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses. J’ai voulu lire quelques-uns des articles qu’il publie de temps à autre dans la nouvelle Revue d’anatomie et de physiologie humaines. C’est tout à fait remarquable.

Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les vieilles théories. En d’autres temps, je ne doute point que toute l’antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour l’inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le passé et l’avenir, ou le comblant, à votre gré.

J’ai sous les yeux un article sur « la dégradation de l’énergie dans l’être vivant » où, à propos des théories si intéressantes de Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit sursauter :

« En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens inverse… Un système pourrait, en une transformation isothermique, fournir un effet utile supérieur à sa perte d’énergie utilisable : LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE. »

M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement et les faux équilibres chimiques n’a rien écrit de plus fort… et nous nous trouvons en face de l’hypothèse d’Helmholtz réalisée, l’hypothèse d’une restauration possible de l’énergie utilisable dans les êtres vivants !…

C’est-à-dire la mort vaincue !…

Toujours le mouvement perpétuel !…

Ainsi, c’est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au point de vue physiologique.

Ah ! certes oui ! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur le long duquel je me promène en attendant Christine… et qui sépare les deux drames étranges dont je n’ai pas encore la clef…

En attendant, j’ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n’a fait aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je n’étais pas là quand elle la lui a demandée… Il me l’a remise à moi, le plus naturellement du monde :

« Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez !… Vous êtes chez vous. »

Ceci se passait hier… Je dois remettre la clef à Christine aujourd’hui… Mais il est cinq heures du soir et elle n’est pas encore arrivée… Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j’imagine que Gabriel doit réclamer ses soins…

La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j’en crois les belles couleurs de Christine…

L’intervention chirurgicale l’aura définitivement sauvé… et je ne désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des Norbert, au bras de sa belle infirmière…

Chose inouïe ! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine !… et savez-vous pourquoi ? Ô mystère du cœur humain ! comme dit l’autre… parce qu’elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques Cotentin !…

Maintenant que j’ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui, Christine ne m’apparaît plus que comme une poupée haïssable, méprisable, odieuse !… Si elle ne l’aime pas, elle n’avait qu’à ne rien lui promettre ! ou si elle ne l’aime plus, elle n’a qu’à le lui dire ! Mais tromper un homme pareil !… Attention !… la voilà !… Quelle jeunesse !… Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire à son chevet ? Cette belle main tirerait un mort du tombeau !

À propos de mort et de tombeau, je n’ai toujours pas revu la marquise… et par conséquent je n’ai pas eu à me préoccuper de prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles petites histoires de broucolaques que j’ai continué à feuilleter, du reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité.

Christine l’aurait vue, elle. Où ? Quand ? Comment ? Je n’en sais rien.

Elle m’a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb Khan la voyait presque tous les jours.

« Vous êtes bien en retard ? fis-je à Christine en la regardant bien dans les yeux.

– Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi ? me répondit-elle en accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose à me reprocher.

– Eh ! je n’ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence, n’est-ce rien que cela ?

– Monsieur est galant ! » laisse-t-elle tomber en me regardant d’un air un peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la bibliothèque.

J’avais rougi jusqu’à la racine des cheveux. Voilà où j’en suis, moi, Bénédict Masson !… à de pareilles fadeurs ! Penses-tu que cela prenne, Adonis ?

Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef du jardin, elle me dit :

« Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici ! Nous arrivons par le jardin, nous partons quand nous voulons ! Nous n’avons pas affaire au noble vieillard costumé en suisse, nous n’avons plus à traverser tout l’hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les bondissements de ouistiti de Sing-Sing.

– Parlez pour vous, fis-je. Moi je n’ai pas de clef.

– J’en aurai fait faire une demain pour vous. C’est entendu avec le marquis ! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne soyons dérangés par personne.

– Ah ! oui ?

– Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est fermée, condamnée… Il n’y a plus que lui qui puisse pénétrer ici…

– Vraiment ? fis-je un peu étonné… Voilà bien des précautions !

– Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer !

– Oh ! j’ai compris ! »

J’aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait désormais, Christine et moi ; cependant les circonstances assez obscures dans lesquelles l’événement se produisait… et la pensée de cette autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n’aurais su définir, mais que l’on éprouve généralement à la veille de quelque malheur dont on a le vague pressentiment… De fait, un bien singulier et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard nous bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire…

Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin, quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui emplit tout l’hôtel…

Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l’un que l’autre… Nous avions reconnu la voix de la marquise…

Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres brefs, répétés, rageurs du marquis :

« Courez ! mais courez donc !… »

Enfin, dans le vestibule, dans l’escalier, dans tout l’hôtel, un tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés…

Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m’appela :

« Par le jardin !… par le jardin !… »

Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite allée avec la cour d’honneur dans laquelle nous arrivâmes, haletants…

Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là, planté sur ses pieds, comme s’il eût été incapable de faire un mouvement.

Aussitôt qu’il nous aperçut, il nous cria :

« Ne vous mêlez pas de ça !… Ne vous mêlez pas de ça !… C’est encore Mme la marquise qui a une de ses crises !… »

Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron, nous entrâmes dans l’hôtel.

Tout le bruit était maintenant au premier étage.

Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée, défoncée… nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les appartements de la marquise… Une porte gisait là, crevée comme par une catapulte. La chambre de la marquise…

La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis… Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux… Ses éternelles fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de neige… Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche que la neige…

Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d’un éclat insupportable, aidait le marquis à la maintenir.

Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle mettait je ne sais quel espoir :

« Cette fois, c’est au bras ! nous cria-t-elle… Tenez ! »

Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l’épaule, une petite blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil…

« Ah ! vous étiez ici ! fit le marquis (paroles qui me frappèrent… il ne nous croyait donc pas dans l’hôtel)… Tant mieux ! vous allez m’aider à la calmer… Ça n’est rien du tout… moins que rien !… Elle s’est fait une petite blessure… je parie qu’elle s’est piquée au rosier !… et voilà dans quel état nous la trouvons !… »

Pendant qu’il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans une espèce de hoquet :

« Ne me quittez pas !… Surtout ne me quittez pas !… »

Là-dessus Sangor accourut… Il parut aussi surpris que son maître de nous trouver là… Il avait à la main un flacon sur l’étiquette duquel je lus : citrate de soude.

Le marquis, aussitôt qu’il vit le flacon, cria à Sangor :

« Imbécile ! ce n’est pas ce flacon-là !… Je t’ai demandé le chlorure de calcium ! »

Sangor s’inclina, s’en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure de calcium demandé.

Le sang qui coulait de la petite plaie s’arrêta bientôt sous l’action du chlorure… Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une grande douceur et des paroles d’encouragement, tandis qu’elle se pâmait…

Je regardai la blessure, elle n’était pas plus grande qu’une grosse piqûre d’aiguille.

Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta.

Le marquis lui dit :

« Elle s’est blessée au bras… et naturellement, une nouvelle crise ! »

Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade.

Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d’un air tellement suppliant que j’en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan, et aussi sous celui du marquis, elle n’eut pas la force de prononcer une parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu’un faible gémissement. Il fallut la quitter.

Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre. Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous.

Le marquis nous montra la porte brisée :

« Vous voyez, nous expliqua-t-il, j’ai dû enfoncer la porte ! Nous ne pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs !

– Comment cela est-il arrivé ? » demanda Christine.

Quant à moi, je ne demandai rien. J’étais affreusement troublé et j’osais à peine regarder le marquis, tant j’avais peur qu’il pût lire dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète pensée.

Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier.

« Elle respirait l’air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il… Moi, je ne l’ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage, l’aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise ! Et aussitôt, dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis longtemps, elle courait au premier étage s’enfermer dans sa chambre… Moi, j’étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata… Je n’avais pas besoin d’explications… Je savais de quoi il était encore question… Nous courions déjà tous derrière elle… Il fallut forcer sa porte… Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il en se tournant de mon côté, puisque personne n’ignore plus rien de mon malheur !… »

Christine et moi, regagnâmes notre bibliothèque, elle très attristée, moi de plus en plus agité…

« Que vous semble de tout ceci ? » me demanda-t-elle.

Je lui dis :

« Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous remarqué la figure du marquis ?

– Non ! je ne regardais que la marquise !…

– Eh bien, moi, j’ai regardé le marquis… Il n’était pas beau à voir, vous savez !… Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s’ouvrait sur une denture ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l’ennemi ! Je n’ai jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n’est l’air férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l’on cache soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du Museo Patrio, dans une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante… Ce marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où il paya dix ducats la première tête française coupée par ses stradiots, et il baisa sur la bouche l’homme qui la lui apportait… Ce n’était pas un vampire, mais c’était tout de même un buveur de sang à sa manière !…

– Précisez votre pensée… me fit Christine d’une voix sourde, croyez-vous que nous ayons réellement surpris « notre marquis à nous » la veille de Fornoue ?

– Ce serait tellement formidable, que, justement, je n’ose préciser ma pensée…

« Il n’y avait peut-être là qu’une apparence, m’empressai-je d’ajouter.

– En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague croyait se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le lendemain…

– Oui ! quelqu’un est venu qui a troublé la fête…

– Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons dérangé tous ces gens-là !… Mais en supposant les choses au naturel, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été désagréablement surpris par notre arrivée…

– Et si c’était vrai ?…fis-je.

– Quoi ? si c’était vrai ?… quoi, si c’était vrai ? répéta-t-elle.

– Oui ! laissons toutes les autres histoires de côté ! Il n’est pas besoin d’avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête fauve…

– Alors vous croyez ?… vous pouvez croire ?…

– Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu’il est arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon ?

– Oui, un flacon contenant du citrate de soude, il me semble ?

– C’est bien cela !

– Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du chlorure de calcium ?

– Parfait ! Et qu’est-ce qu’il a fait avec le chlorure de calcium, Christine, pouvez-vous me le dire ?

– Eh bien, il a arrêté le sang !…

– C’est cela même… mais savez-vous, Christine, ce que l’on fait avec le citrate de soude ?

– Non !…

– Eh bien, avec le citrate de soude, on le fait couler ! »

Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour.

« On le fait couler ? répéta-t-elle.

– Oui, en ce sens qu’on le laisse couler, en empêchant de se former le caillot de sang qui fermerait la blessure… Frottez la blessure, ou la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider de son sang comme l’eau coule d’un robinet… Enfin, ce n’est pas tout !… Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de citrate de soude n’aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle il faut toujours compter…

– Mais c’est effrayant, ce que vous me dites là ! Où avez-vous appris tout cela ?

– Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire… vous n’avez donc pas chez vous le Labosse illustré ?… Quand on est relieur, Christine, et qu’on ne s’intéresse pas seulement à la reliure… on finit par apprendre bien des petites choses. »

Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au moins aussi agitée que moi… Elle me répéta encore : « Mais c’est effrayant ! La science à l’usage du vampirisme !…

– De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le vampirisme – si vampirisme il y a – ne peut être que scientifique. »

Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d’une façon si énigmatique et si troublante – très troublante – dans le jour qui tombait, ne laissant au contour des choses qu’une ligne indécise, une sorte d’effacement de pastel.

« C’est vrai qu’ils se ressemblent tout à fait étrangement, très étrangement, dit-elle.

– Eh ! si c’est le même ! repris-je en essayant de mettre dans le ton dont je disais cela un peu d’ironie et de désinvolture… il a eu le temps de perfectionner sa méthode. »

Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter… car il y avait encore des gémissements là-haut !…

Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous empêcher de frissonner.

« Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure est arrivée… Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu’il veut !… »

XIV Veillée

XIV
 
Veillée
 

Il était tard maintenant, l’heure du dîner était passée depuis longtemps… nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités par une si mystérieuse douleur… On devait nous croire partis…

Notre dessein n’était point de nous dissimuler : cela eût été indigne de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir besoin de notre secours ; en tout cas, c’est ce que nous pouvions répondre à qui s’étonnerait de nous trouver encore là…

Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la nuit du jardin.

Un grand silence s’était fait soudain dans l’hôtel, silence qui nous pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l’heure…

Une demi-heure se passa ainsi ; nous travaillions vaguement à je ne sais quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n’osions sans doute pas nous communiquer… Enfin je lui demandai :

« Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille maintenant ? »

Elle fut surprise par ce « et vous ? ».

« Comment, et moi ? Pourquoi et moi ? fit-elle, assez émue… Croyez-vous qu’il y ait un rapprochement quelconque à faire entre… entre les imaginations de là-haut… et ce qui s’est passé ici ?

– Enfin il n’a pas renouvelé sa tentative ? »

Elle sembla hésiter une seconde et puis :

« Non… je me suis arrangée pour cela !…

– Au fait, je dois constater que le marquis s’est toujours montré devant moi d’une correction parfaite à votre égard !… On dirait qu’il n’ose pas vous regarder, même quand il vous parle.

– Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, de s’être laissé aller à… à ce que nous pouvons appeler la violence de son tempérament… C’est vrai que, dans ces moments-là, il n’était pas beau à voir… On n’aurait su dire s’il voulait m’embrasser ou me mordre !…

– Ou vous mordre ! répétai-je en la regardant…

– Oh ! mais attention ! fit-elle en me souriant… c’est une façon de parler… je ne crois pas aux vampires, moi !… mais tout de même, il m’a fait peur !…

– C’est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine !

– Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson !… »

Elle me jeta cette réplique comme si je l’avais outragée…

Ce fut elle qui rompit le silence pénible, qui avait suivi…

« Dites-moi, mon ami, c’est vrai que vous avez une charmante maison de campagne ? »

Je m’attendais si peu à cette question que j’en fus bouleversé.

« Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela ? »

Elle me considéra avec un étonnement profond :

« Mais… qu’est-ce qui vous trouble ainsi ?… Ma question n’a rien que de très naturel…

– Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne ?…

– Mon Dieu, si j’avais su… vous voilà tout pâle !… C’est le marquis qui m’a dit : « M. Bénédict Masson a une charmante maison de campagne… je m’étonne qu’il ne vous y ait pas encore invitée !… »

– Comment sait-il que j’ai une « charmante » maison de campagne ? Christine ! Christine !… ma maison de campagne n’est pas charmante, c’est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l’on puisse rencontrer entre la lisière d’un bois et un étang noir, limoneux, aux eaux de plomb !… Christine, je ne vous y inviterai jamais !… et n’y venez jamais !… »

Elle était de plus en plus stupéfaite :

« Quel drôle de garçon vous faites ! finit-elle par dire… Si je m’attendais à cette… véhémence !… bien, bien, mon ami, je n’insiste pas…

– Le marquis ne vous a pas dit comment il savait ?

– Mais si… il a eu, un moment, l’intention d’acheter d’immenses terrains du côté de Corbillères-les-Eaux… C’est bien par là, n’est-ce pas ?

– Oui… moi, je suis sur l’étang… tout au bord de l’étang… de l’étang noir !…

– Eh bien, le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner sur les propriétaires des terrains qu’il voulait acheter pour les réunir en une seule propriété… le marquis trouva votre villa charmante, voilà tout. »

J’étais tellement agité que j’allai à la fenêtre que j’ouvris… j’avais besoin de respirer… j’essayai de reprendre mon calme… Je m’en voulais mortellement de n’avoir pas su me contenir…

À ce moment, dans le carré de lumière qui s’allongeait devant moi, sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme un fantôme.

Je n’eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu’une ombre… Son souffle expirait sur ses lèvres exsangues ; l’ovale de son visage s’était allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer cette fragile image pour l’éternité et la lueur qui errait au fond de ses orbites creuses comme deux abîmes n’appartenait plus aux feux de ce monde…

C’est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres qui n’étions point comme elle sur la frontière du néant, qu’elle nous dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s’était précipitée) :

« Eh bien, êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m’ont laissé que l’âme !… »

Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d’infinies précautions ; sa tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes de la mort) le monstre en quatre images qui, du haut du mur, lui adressait sans se lasser son redoutable sourire :

« Vous avez vu aujourd’hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure au moment où il va boire ma vie !… Dites-moi s’il ne vous a pas épouvantés !… Et maintenant il est parti !… il est parti avec tout mon sang… et je vais mourir, car je n’ai plus peur de la mort !

« Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l’on veut, pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion… quand je serai morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n’y aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des vivants…

« Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles !

« C’est un fait !… C’est la seule manière qu’il a de me sauver de la vie et de la mort…

« Oh ! je suis bien heureuse ! je suis sûre de Sangor ! il me coupera la tête comme c’est ordonné dans le livre contre la résurrection !…

« Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres !… Alors, vous savez bien qu’il faudra qu’on me coupe la tête !…

« Je suis sûre de Sangor… je lui ai donné un collier de perles magnifique !… »

Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après chaque mot…

Et moi, j’aurais bien voulu lui poser une question pendant qu’il en était temps encore…

Je profitai d’un moment où elle se tut, la tête renversée, les paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s’offrait déjà au couteau de Sangor…

Je dis :

« Le marquis nous a conté que vous preniez l’air à la fenêtre du boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier qui monte contre le mur… et que c’est alors que vous avez poussé ce grand cri… »

Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui, presque aussitôt, s’éteignit entre les cils rapprochés.

« Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort quand on se pique à un rosier… j’ai crié quand il m’a mordue !…

– Il était avec vous dans le boudoir ?

– Mais non !…

– Alors il était dans le jardin ?

– Mais non !… je ne sais pas où il était !…

– Comment ! il n’était pas avec vous et il vous a mordue ?

– Certes !… Il mord comme il veut ! quand il veut ! C’est en vain que je m’entoure de fourrures !

– Mais enfin, il ne mord pas à distance ?

– Si !… »

Il n’y avait plus rien à dire… L’affaire était jugée…

Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes, quand Sangor parut.

Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans un rêve d’horreur et de folie…

Du reste, tout ne m’apparaît plus que sous ces affreuses couleurs… Et il n’est pas jusqu’au regard de Christine que je ne trouve un peu trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore : « Eh bien… que dites-vous de tout cela ?… »

Chose singulière, c’est la première fois que je ne lui entends pas dire en parlant de la marquise : « Elle est folle ! »

XV La catastrophe

XV
 
La catastrophe
 

30 juin. – C’est fini ! tout est fini ! et c’est bien de ma faute ! Comme on dit dans les romans populaires : « J’en pleurerai longtemps des larmes de sang ! » J’ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l’étang aux eaux de plomb ! »

« Corbillères, corbillard »… je passe mes journées à mener le deuil de mes dernières illusions et de mon fol amour…

Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur… Illusion ? fol amour ? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui est arrivé ?… J’étais devenu comme une bête ensorcelée autour de Christine.

Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans l’hôtel.

Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de Coulteray, sans doute pour qu’elle fût plus près de son tombeau qui l’y attendait.

Toute la domesticité avait suivi.

Seul, avec Christine !…

Et voici ce qui est arrivé.

C’était un soir… après dîner… dans le jardin où nous revenions quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous…

Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque chose d’assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du moins je me l’imaginais, car jamais encore je n’avais vu Christine aussi confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi…

C’était un soir d’une douceur ineffable après la grosse chaleur du jour… je n’avais jamais été aussi heureux ; nous étions assis l’un près de l’autre ; un même attendrissement – qui n’était peut-être, hélas ! que de l’apaisement chez Christine – nous tenait silencieux… Mes pensées tournaient à la romance… autour de nous les murailles grises se fondaient dans le repos ; un chêne solitaire vacillait d’ivresse en se penchant au-dessus de l’abîme obscur de nos cœurs… Ma main se posa sur sa main – geste inconscient s’il en fut jamais – et sa main tiède resta dans la mienne.

Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute précieuse, c’est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice, voile sacré derrière lequel s’oublia ma laideur !

De ce que Christine n’avait pas retiré sa main, je concluais volontiers que mon contact ne lui déplaisait point – et cela pouvait déjà passer pour la plus grande victoire de ma vie – quand elle me demanda sur le ton de la plus sournoise confidence :

« Est-elle vraiment folle ?

– Qui donc ? interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais pas.

– Mais… la marquise ?

– Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d’humeur, que je ne pensais plus à cette malheureuse… Pourquoi me demandez-vous cela ?…

– Parce que…

– Parce que… quoi ? N’étions-nous pas d’accord là-dessus ?… Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre ?

– Oui, oui !… la plaindre !… répéta-t-elle avec sa voix de rêve… Elle n’a pas su résister, elle !… résister à l’ambiance !…

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, Christine ?

– Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j’étais cependant résolue à n’attacher aucune importance, c’est à cause d’une certaine coïncidence dont je ne laisse pas d’être assez troublée, je l’avoue…

– Vous m’intriguez, Christine… (Pendant ce temps sa main était toujours dans la mienne et cela m’inspirait des pensées telles que j’avais le plus grand mal à la suivre.)

– Eh bien ! moi aussi, j’ai été piquée !…

– Seigneur Dieu !… Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous !

– Oui, j’ai été piquée par le rosier… Oh ! il y a quelque temps de cela !… Et au bras, comme elle, et au même endroit qu’elle !… Et avant elle !… »

J’essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné de moi…

« En vérité ! en vérité !… voilà une bien grande aventure ! déclarai-je assez froidement… elle s’y est penchée elle-même et vous avez été piquée par le même rosier !… C’est là quelque chose de tout à fait extraordinaire !…

– Non ! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non… ce n’est pas tout à fait extraordinaire… mais figurez-vous qu’à la suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que, rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des rêves…

– Quel rêve ?

– J’ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez découverte l’autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise après l’accident… Il s’est approché de moi… et malgré tous mes efforts pour l’éloigner, il s’est emparé de mon bras et, collant ses lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang… toute ma vie !…

– Vous avez eu vraiment ce rêve-là ?…

– Vraiment !…

– La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de broucolaque ?…

– Oui !…

– Et vous vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre portraits des quatre Coulteray ?

– C’est cela même.

– Alors concluez vous-même, Christine !…

– J’ai conclu ! j’ai conclu !… Oh !… Oh !… j’ai conclu !… mais alors je n’avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se penchant à la même fenêtre, et je ne l’avais pas vue revenir comme un fantôme nous crier : « Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne m’ont laissé que l’âme !… »

– Ah ça ! mais, Christine…

– Évidemment… « Ah ça ! mais !… » c’est bien ce que je me dis…

– Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous ? repris-je, assez impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu’elle prenait pour me raconter son rêve…

– Eh bien, cela a fini quand je me suis réveillée…

– Oui !…

– Le marquis n’était pas là ?

– Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l’image des quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres.

– Et comment vous sentiez-vous ?

– Brisée !

– Et qu’avez-vous fait ?

– Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l’air de sa maison ne me valait rien du tout… et que, me sentant un peu souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir…

– Lui avez-vous raconté votre rêve ?

– Oui !…

– Et qu’a-t-il dit ?

– Que sa femme nous rendrait tous fous, ici !… Et il me conseilla d’aller me reposer une semaine ou deux à la campagne… c’est même la première fois qu’il me parla de Corbillères-les-Eaux ! »

Je tressaillis, mais elle ne s’en aperçut même pas…

« Et vous n’êtes pas allée à la campagne ?…

– Non !… je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques… » (je pensai : ni Gabriel).

Il y eut un silence, puis :

« Vous me prenez sans doute pour une sotte… et j’ai peut-être eu tort de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et leurs airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment d’inquiétude… depuis l’accident de l’autre jour…

– Et cependant, vous n’y êtes jamais venue plus souvent ! murmurai-je en me rapprochant d’elle… (nos mains étaient toujours unies)… Ah ! Christine ! Christine ! ma pauvre chère âme… chaque maison, comme chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)… je vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre bras n’est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par lesquelles s’épanche, se répand, coule jusqu’à la dernière goutte la vie d’un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts ? Le plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses avec un carquois et des flèches… et il s’appelle l’Amour !

– Vous avez raison, mon ami ! » fit Christine dans un souffle en baissant tout à fait la tête…

Quel silence suivit ces dernières paroles !… J’osai murmurer enfin à l’oreille de celle qui se taisait près de moi… j’osai murmurer le commencement d’une complainte de ma fabrication qu’elle avait dû goûter particulièrement, puisqu’elle l’avait apprise par cœur :

« Ô dame douce ! comment es-tu venue ici ? – étranges sont tes paupières – étrange ton vêtement – et étrange la longueur glorieuse de tes tresses ! »

Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu’à la sensation de l’étouffement.

« Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour moi ! Mon vêtement n’est pas étrange, vous n’avez jamais vu se dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et si je viens ici plus souvent que de coutume, c’est que le marquis n’y est plus ! »

Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai, assommé, sur mon banc.

Ce n’est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier. Elle pleurait…

Oubliant déjà ma fureur, je m’apprêtais à prononcer quelques bonnes paroles où, naturellement, je n’aurais point manqué de me donner tous les torts, quand je m’aperçus que les larmes de Christine coulaient sur l’image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité qui déjà m’avait fait tant souffrir) du beau Gabriel.

Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d’amertume d’où je laissai tomber quelques gouttes :

« Certes ! fis-je… si j’étais aussi beau que celui-là ! »

J’avais cru l’embarrasser ; quelle erreur ! Elle levait sur moi des yeux brillants d’une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne :

« Oh ! oui !… si vous aviez été aussi beau que lui !… »

C’était à pouffer de rire, si je n’avais été aussi amoureux et si j’avais pu oublier une seconde que j’étais la première victime de cette situation ridicule.

Le plus inouï, qui commença de m’ouvrir d’étranges horizons, fut que Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première victime) pour elle !…

« Oh ! mon ami, mon cher grand ami !… gémit-elle, je suis bien malheureuse !…

– Eh bien, et moi, m’écriai-je… croyez-vous que je me promène dans les Champs-Élysées ?…

– Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi ! m’expliqua-t-elle avec cette logique spontanée, candide et irréfutable que l’on trouve à peu près chez toutes les femmes… oui, beaucoup moins à plaindre puisque c’est par ma faute que vous êtes malheureux !… Et s’il n’y avait que vous !…

– Ah ! oui ! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le prosecteur !… Mais pourquoi ne l’épousez-vous pas ?… »

J’éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle aussi, autant qu’il était dans mes moyens de le faire, moyens que j’espérais bien pousser jusqu’au bout, maintenant que nous avions entrepris cette marche à l’abîme.

« Parce que je ne l’aime pas ! m’avoua-t-elle avec un gros soupir, et en continuant de laisser couler ses libres larmes sur l’image que j’abhorrais !…

– Et comment, ne l’aimant pas, lui avez-vous promis le mariage, pourriez-vous m’expliquer cela, Christine ?

– Fort honnêtement, répondit-elle… Jacques ne vit que pour moi, depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant vous permettra d’apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous aurai dit qu’il est en train de devenir l’un des premiers, peut-être le premier savant de ce siècle. Eh bien, Jacques se moque de la gloire, de la fortune et de tout ce qui se rattache à l’humanité en général ! Il ne vit que pour moi ! Ce génie, que l’on ne peut entendre dix minutes sans être ébloui, n’a qu’un but : me serrer dans ses bras et me faire la mère de ses enfants !… Et vous auriez voulu que, d’un mot, je souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où viendra peut-être se réchauffer l’humanité future !… Non !… Je lui appartiens !… Il le sait !… C’est ce qui fait sa force !… S’il avait voulu, j’aurais déjà été à cet homme-là !… mais il a son idée, lui aussi, et son orgueil… Il veut m’apporter sa dot : quelque chose que l’on n’a point déposé encore dans une corbeille de mariage :

« La chaîne d’or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue !

– C’est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais lent à forger, et puisque vous n’aimez pas le forgeron…

– Bénédict Masson ! quand je vous dis, à vous, à vous seul au monde, que je ne l’aime pas, cela signifie que je ne l’aime pas autant qu’un cerveau comme celui-là mériterait d’être aimé… Vous abusez de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma confiance !… »

Mais les coups qu’elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout en ayant l’air de me caresser, avaient achevé de m’étourdir, et c’est alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut parler la brute :

« Vous avez des sentiments pour lui ! Vous avez des sentiments pour moi ! En attendant, c’est celui-ci que vous embrassez !… »

D’abord, elle ne comprit pas… mais elle dut sentir passer sur elle quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de noyée… Ah ! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses pleurs… mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui imposais : ma main désignait encore l’image de Gabriel qui, lui aussi, pleurait les mêmes larmes qu’elle…

Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s’épanchait librement devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup… Elle se leva en frissonnant et elle alla s’enfoncer dans la nuit de la bibliothèque où je n’osai tout d’abord la suivre…

Combien de minutes s’écoulèrent ainsi ? voilà ce que je ne saurais dire.

Dans son isolement, j’étais sûr qu’elle ne pensait qu’à lui… et la preuve de cela, elle finit par me la donner.

Elle m’appela près d’elle. Sa voix était loin d’être hostile. Était-elle naturelle ? Faisait-elle un effort sur elle-même parce qu’elle avait quelque chose à me demander ? Je n’essayai point de résoudre ce problème… ses nerfs étaient à bout, à moi aussi… Elle n’avait qu’à me laisser dans mon coin… Elle aurait dû comprendre qu’il y a certaines heures lourdes, d’une volupté insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d’appeler près de soi les poètes, avec une voix de miel.

Je m’assis à l’autre bout du divan, par une dernière précaution qui touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m’a privé pour toujours de Christine.

« Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas pour moi, certes !) et toute sa peur… mon ami, seriez-vous jaloux d’une image ?

– Cessons de nous mentir, fis-je brusquement… Je vous adore et je vous hais à la façon du maudit qui est à l’autre pôle de Dieu et dont le tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront pour s’anéantir. En ce qui nous concerne, nous n’en sommes pas là !… Votre douce voix qui m’appelle me rend malade de fureur si elle est un piège… mais plus mou qu’Hercule aux pieds d’Omphale si elle vibre d’une véritable tendresse, comme, parfois, j’ai osé l’espérer et comme je veux le croire ce soir !… Ou vous allez me chasser avec des mots rudes, ou vous allez avoir pitié d’un damné !… Oh ! je m’entends… et rassurez-vous !… Vous avez promis de justes noces à un homme que vous n’aimez pas… et vous lui apporterez un corps vierge ! c’est sublime !… Mais puisque vous avez des sentiments pour moi (parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me mentir ! Christine ! Christine ! ce n’est pas un profil d’argent que je vous ai vue embrasser !… Cette belle image a un nom : elle s’appelle Gabriel !… »

L’effet fut foudroyant. L’ombre de Christine se dressa dans l’encadrement de la fenêtre… Et elle se pencha sur moi, si près que je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur…

« Comment savez-vous ?… comment savez-vous ?… »

Alors, je lui dis tout… Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux espionnage… je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes auxquelles j’avais assisté…

Elle me donnait à peine le temps de respirer : « Et après ?… Et après ?… » me pressait-elle…

Après, je lui dis comment j’avais cru à la mort du mystérieux étranger, comment il m’était apparu convalescent… enfin ce fut l’horreur de l’opération et de son dévouement à elle ! et son angoisse…

« J’espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu’il est maintenant hors de danger ! »

Elle ne répondit point à ces dernières paroles… Elle était retombée tout près de moi… et ce fut elle qui, cette fois, posa sa main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les deux)… Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée… Enfin, elle prononça avec effort :

« Et qu’avez-vous pensé en voyant mon père ?…

– Votre père, fis-je, a été violent et j’ai bien cru que c’en était fait de Gabriel !… Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse… tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire…

– Assez ! assez ! murmura-t-elle… Et si vous ne voulez point que je vous haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais vous allez me jurer d’oublier tout ce que vous avez vu, vous !… Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du drame auquel vous avez assisté… D’autres que vous ont entrevu notre hôte… notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu’on a parlé chez Mlle Barescat… Aux dernières nouvelles, on dit que c’est un étranger proscrit et condamné par le parti qu’il aurait trahi… Ce sont des histoires… nous n’avons de renseignements à fournir à personne, qu’à la police… si elle nous en demande, mais je ne vous cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne franchisse notre seuil que le plus tard possible… Si cela arrivait, à elle aussi nous demanderions le secret jusqu’au jour… jusqu’au jour, mon ami, qui n’est peut-être pas très lointain, où je pourrai tout vous dire !… Puis-je compter sur vous, mon ami ?

– Mais comment donc ?… mais comment donc ? Cet homme, après tout, n’est pas à plaindre, bien qu’il ait été fort malmené par votre père… Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre séquestré, moi !

– Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict !… d’un mot, je pourrais vous faire taire, mais ceci n’est point mon secret… et j’ai juré à Jacques… (elle s’arrêta et je ne sus jamais ce qu’elle avait bien pu jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel !… Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer que mon affection pour ce bel étranger n’a jamais dépassé les limites d’un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j’ai embrassé sa beauté !… Hélas ! hélas ! celui-là non plus, je ne peux plus l’aimer !… Il n’a que sa beauté pour lui !… C’est une tête vide, comprenez-vous ?

– Les imbéciles sont bien heureux ! répliquai-je dans un rire diabolique… Fichtre ! Christine, s’il vous faut, pour être heureuse, le profil de l’Apollon Pythien, la pensée d’un Jacques Cotentin…

– Et le cœur embrasé de Bénédict Masson ! acheva-t-elle à mi-voix.

– Tout cela dans un même homme ! repartis-je sur un ton de plus en plus sauvage… Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les autres, du paradis !…

– Bénédict, Bénédict, calmez-vous !… vous ne m’avez jamais parlé ainsi !… vous m’effrayez !

– J’envie l’homme à la tête vide !… » fis-je, et là-dessus j’éclatai à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans…

Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans un mouvement qui n’était, qui ne pouvait être que de pitié et qui acheva d’exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d’un pauvre être qui n’a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d’une femme…

Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur l’épaule du bel être à la tête vide !… On nous a appris, sur les bancs de l’école, l’histoire d’une femme, reine par le rang, la beauté et l’intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid fût-il… Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma terrible timidité…

Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque, pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de rhétorique, une femme qui m’aimerait vraiment lirait tout de suite ces deux mots : « Embrasse-moi ! »

Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer !…

Mais Christine les a entendus tout de même… La voilà, la divine, qui se penche sur moi ; son souffle, son haleine embrasait mes artères, cependant que le cœur rouge de sa bouche s’entrouvrait sur la mienne… Allais-je mourir de joie, m’éteindre du coup consumé par la flamme sacrée ?… Pourquoi n’ai-je pas fermé les yeux ?… Alain Chartier dormait, lui ! Oui, mais Marguerite avait les yeux grands ouverts sur cette sublime laideur qu’elle honorait d’un baiser royal !…

Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine ?… Est-ce parce que cette nuit est trop claire encore ?… Est-ce par pudeur ?… Je veux le savoir, Christine !…

Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète !… Eh bien, allons, du courage !…

Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre stupide, ta Christine !… et elle a eu un soupir de dégoût !

La pauvre a fait ce qu’elle a pu ! et toi, tu t’es conduit comme un misérable !… Si tu ne l’as pas étranglée, c’est tout juste !… Elle a roulé sous les coups et tu t’es enfui jusqu’ici, jusqu’aux bords du petit étang sinistre aux eaux de plomb !

C’est la première fois que tu brutalises une femme ! tu n’as qu’une excuse : c’est que tu n’en as jamais aimé une autre comme celle-là !…

XVI La maison de campagne de Bénédict Masson

XVI
 
La maison de campagne de Bénédict Masson
 

Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.

Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale, dans ce drame intérieur créé par la laideur. C’était nécessaire. Le flambeau, allumé par lui-même et à la lueur duquel nous avons examiné ce paria : l’homme laid – va nous aider à éclairer certains coins du drame extérieur dont il fut l’effrayant héros.

Voyons d’abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que nous en connaissons déjà n’est guère rassurant.

Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n’y avait là qu’une halte ! c’est la halte qui a créé cette agglomération villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse dont l’aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, touffus, si accueillants de l’Île-de-France.

Marais et marécages, étangs couverts de plantes d’eau, gardés par des saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du gibier d’eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés de la guinguette.

Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait d’abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies, entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux noires d’un étang.

La maison était entre l’étang et le bois.

Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit d’ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé… Mais depuis qu’elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n’en prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant point d’homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure…

Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait passer ses vacances et s’installer sitôt qu’il avait vingt-quatre heures de liberté.

Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette avec laquelle celui-ci s’était payé le luxe de parcourir le monde en artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre souvent pour fantasque alors qu’il n’était que poète. Bénédict était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa manière de vivre.

Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l’Île-Saint-Louis, c’était pour venir se réfugier là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques reliures d’art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait inlassablement l’image de Gabriel.

Et puis, tout d’un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la rejetait avec rage ou même l’anéantissait dans le petit atelier qu’il s’était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de tout esprit commercial… et il sortait, habillé en boucanier, rêvant pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l’avait connue, lorsqu’il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu’il avait fabriqué dans un ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu’il attachait aux arbres…

Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n’avait ni fusil ni engin d’aucune sorte… mais il avait dans ses poches un carnet et un crayon, et il faisait des vers… il faisait des vers sur l’amour… Il ne pensait qu’à cela, l’amour !

Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes…

L’aventure qu’il venait d’avoir avec Christine, et qui ne faisait que commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais auparavant, chaque fois qu’il se trouvait en face d’une femme, il avait envie de la mordre autant que de l’embrasser, tout de suite… Cependant, il n’en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles n’avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause d’une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu’à l’anéantissement.

Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste, dans les mêmes Mémoires, assez rapidement). Malheureusement pour lui, il y avait… il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui dans son désert et qu’on n’avait plus revues nulle part !

XVII La septième

XVII
 
La septième
 

Cette succession de disparitions avait frappé plus d’un esprit dans le pays ; on s’en était d’abord amusé, puis on avait jasé assez sournoisement ; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus Bénédict Masson, on avait parlé d’autre chose. Mais il y avait quelqu’un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C’était le père Violette.

Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu’on lui faisait l’honneur de le charger de ces importantes fonctions… Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères ; alors le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c’était un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d’avoir du gibier.

Le père Violette n’avait rien en lui qui rappelât la fleur printanière dont il portait le nom ; il n’en avait ni la fraîcheur, ni le parfum, ni la modestie. C’était le plus grand hâbleur de chasse et de pêche que l’on pût entendre : avec cela, le pays lui appartenait ; on ne pouvait le traverser, sans qu’il eût l’œil sur l’audacieux qui pénétrait dans son domaine.

On l’avait toujours vu habillé de la même façon : vieille culotte de velours à côtes qui n’avait plus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes, d’extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n’était jamais très loin), un brûle-gueule qui semblait ne plus être qu’un morceau de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, calcinée par ce charbon ardent ; un visage taillé à coups de serpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du chien d’arrêt… de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos et qui voyaient d’incroyablement loin.

Il n’y en avait pas deux comme lui pour lancer l’épervier ou démolir une bande de canards sauvages à l’affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, au moment des grands passages…

Il habitait une hutte au milieu des têtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaient leurs troncs entrouverts, égorgés, sur deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux… Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres d’ablettes argentées…

Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L’une des plus fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse établi dans une vraie maison… un chalet comme il convient à un vrai garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson lui-même, à un « gros bonnet », qui ne demandait pas mieux que de louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du père Violette son homme, et qui l’aurait installé là jusqu’à la fin de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c’est de lui qu’il s’agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien arrêtés…

Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le pays, à n’être gêné par personne autour de la grande propriété qu’il avait achetée de l’autre côté du vallon, par-delà le bois, et où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes auxquelles on venait de loin, de très loin, même d’Angleterre… Mais cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails, n’avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter. Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n’avait pas même eu à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer dix paroles… Et le marquis s’était tout de suite désintéressé de l’affaire… l’ancien garde ne l’avait même plus revu…

Eh bien, cette raison que le père Violette avait de détester Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n’était point la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que cet affreux garçon laid comme les sept péchés capitaux lui gâtait son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant à voir, mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que l’autre était venu y faire.

Bien avant l’histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait fort bien s’expliquer après tout par l’effroi que leur inspirait cet être misérable et « disgracié de la nature », Bénédict Masson était pour le père Violette le plus grand mystère du monde. Longtemps, l’ancien garde, devenu braconnier, l’avait observé avec une inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n’était pas sans effroi qu’il passait à côté de lui comme à côté d’un fou dangereux dont il faut tout craindre… Songez donc !… Bénédict Masson vivait dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n’étaient pas là), couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi entre les roseaux, comme qui dirait à l’affût… et il ne pêchait ni ne chassait jamais !… Ça, c’était une énigme !…

Le père Violette en était positivement malade !… jamais, jamais un fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de gaule… Alors, quoi ? qu’est-ce qu’il faisait là, pendant des journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant, les mains dans les poches, ou s’arrêtant les yeux fixes, pendant des heures, comme s’il attendait quelque chose, comme s’il chassait quoi ! ou comme s’il pêchait ! Et il ne pêchait et ne chassait jamais !

Et, parfois, il « causait » tout haut, tout seul !… Ça ! le père Violette l’avait entendu !…

Qu’est-ce qu’il avait donc dans la cervelle, « cet oiseau-là », s’il n’était pas fou ?… Il avait tout du crime !…

Le père Violette s’en était tenu là ! Depuis le moment où il avait été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays comme celui-là, où il n’y avait rien à faire qu’à braconner, il avait dit : « Voilà un garçon qui a tout du crime ! »

Cela une fois admis, on comprend facilement l’impression produite sur l’esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui s’étaient succédé si étrangement chez notre relieur…

Il y avait déjà plus d’une semaine que Bénédict Masson était revenu s’installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra dans la cuisine de l’Arbre-Vert, de l’autre côté du coteau, sur le versant, d’où l’on découvrait un pays qui n’avait plus rien à faire avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les boqueteaux verdoyants, de-ci, de-là, le vaste mur d’enceinte qui entourait le parc des Deux-Colombes, la propriété que le marquis de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal…

L’auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher au bout de la plaine découverte, abritée au nord par un hêtre magnifique (l’arbre vert) ; un porche, une cour, une écurie, un hangar qui servait au besoin de garage ; un enclos palissadé, soigneusement cultivé de légumes, de pommes de terre ; quelques arbres fruitiers ; au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes : un cep nerveux festonnait en l’ombrageant l’espèce de tonnelle qui entoure le vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et toujours de bonne humeur depuis qu’un heureux trépas l’a débarrassée de son gredin d’époux qui passait son temps à boire son fonds avec son revenu, et qui en est mort…

Le père Violette est toujours bien reçu là-dedans ; c’est le pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l’on mange ce qui est généralement défendu par les justes lois. On vient d’assez loin faire des parties fines à l’Arbre-Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d’un vouvray encore un peu agressif quia fait la renommée de la mère Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame on ne vous demande pas de contrat de mariage et l’on n’écoute pas derrière les portes. Ça n’est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, au coin de l’âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda la flamme.

« Eh bien ? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton Bénédict t’a-t-il enfin « débarrassé le plancher ? »

Le plancher ! drôle de façon de désigner les marécages de Corbillères ! Mais la mère Muche n’y regarderait pas de si près, et puis, elle était tout à fait excusable de s’exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le pays d’où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid, qu’elle n’avait jamais eu le courage de grimper à travers bois jusqu’en haut du coteau pour savoir comment il était fait.

Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et malgré le père Violette !… Ah ! le garde ne lui laissait rien ignorer du monstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour y attirer des femmes et les assassiner ! Ça, c’était le fonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l’avait pas caché à la mère Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne faisait qu’en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père Muche était mort.

« Quelle drôle de tête tu fais, Violette ! reprit la mère Muche… c’est-y qu’il y aurait du nouveau du côté de ta hutte ? T’as l’air tout retourné… Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait peut-être bien !…

– Donnez donc « à bouère » et vous saurez tout, mère Muche ! La septième est arrivée !

– Quelle septième ?… »

L’autre haussa les épaules.

« Vous vous f… encore de moi !… Vous savez bien de quoi je parle !… Eh bien, oui, je suis retourné à l’idée que cette pauvre petite-là y passera comme les autres !… et qu’il n’en sera pas plus question que si elle n’avait jamais existé !… Ah ! mais, cette fois, ça n’ira pas tout seul !… J’suis là !… »

La mère Muche continuait à rire :

« Oui ! t’es là ! t’es toujours là !… Faudrait peut-être qu’il te demande la permission, vieux jaloux !… »

Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre, événement grave :

« Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous apporterai la preuve… une seule preuve… ça se rencontre !…

– Sûr ! répliqua-t-elle… il faut bien qu’il les mette quelque part, à moins qu’il ne les mange !…

– Vous blaguez !… je vous dis qu’elles n’ont point toutes repris le train !… Ça, c’est une preuve !…

– Eh bien, elles sont reparties par la route !… du moment que tu me dis qu’il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son service dans un endroit assez désolé… et puis elles ont peut-être eu peur !… Alors, elles se sont sauvées !…

– Peur !… Je vous crois qu’elles ont eu peur !

– Elles te l’ont dit ?

– La dernière me l’a dit ! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida d’un trait pour se donner du courage ou s’éclaircir les idées), la dernière qui est restée près de trois semaines… Oui, j’ai pu lui parler à celle-là !… et elle m’en a raconté, allez, sur le Bénédict !…

– Et elle avait peur !… et elle est restée trois semaines !…

– Elle est restée justement à cause de ça !

– Elle est restée parce qu’elle avait peur ?

– Oui, que je vous dis ! Ah ! c’était une drôle de fille ! allez !… et on aurait pu croire qu’ils étaient bien faits tous deux pour s’entendre !… Eh bien ! elle a disparu comme les autres !… envolée, volatilisée !… c’est à ne pas croire !…

– Elle est peut-être simplement retournée à Paris !…

– Non ! j’ai fait mon enquête… Celle-là, je connaissais son nom et j’avais pu savoir où elle habitait !… On ne l’a jamais plus revue !… Elle s’appelait Catherine Belle ! et belle elle l’était, en effet !… Ah ! un sacré brin de fille !… Si elle avait voulu, je l’aurais bien débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas peur !… Je vous dis que c’est inexplicable !… La première fois que je lui ai parlé, c’était un soir… je rôdais autour du chalet !… Je vois une ombre qui s’en échappe en courant ; puis la porte se rouvre et le Bénédict paraît ! appelant d’une voix suppliante : « Catherine !… Catherine !… »

« Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la présence… Maintenant Bénédict l’appelait d’une voix de colère, et comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec fureur.

« Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s’était égarée dans l’obscurité :

« – Ne craignez rien ! lui dis-je… je suis là !… C’est moi le garde, le père Violette… qu’est-ce qu’il vous a encore fait le misérable ?

« – Mais rien, me dit-elle… seulement il me fait peur !… Il a, au contraire, été très gentil !… »

« Je ricanai…

« – Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil… et elles s’en vont toutes !

« – C’est ce qu’il m’a dit.

« – Elles s’en vont toutes au bout de vingt-quatre heures… de deux jours… de trois jours… Vous, voilà huit jours que vous êtes là !… Vous avez de la patience !…

« – Il m’a encore dit ça !…

« – Pourquoi restez-vous ?…

« – Parce qu’il est très malheureux !… Il est à plaindre le pauvre garçon !… Il pleure… j’ai eu pitié de lui !…

« – Et vous en avez assez maintenant ? »

« Elle ne me répondit pas…

« – Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir ?…

« – Parce qu’il a voulu m’embrasser !…

« – Il n’est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le soyez un peu… »

« Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s’était arrêtée, je lui dis :

« – Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n’avez pas de temps à perdre !

« – Non, me répliqua-t-elle brusquement… C’est de l’enfantillage… je retourne…

« – Où ?

« – Mais chez lui !

« – Chez Bénédict Masson ?

« – Oui !… »

« J’étais abasourdi…

« Écoutez, fis-je… vous avez tort !… vous avez tout à fait tort !… c’est moi qui vous le dis… vous vous en repentirez ! Ce garçon-là a tout du crime !… »

« Elle réfléchit un instant et elle répéta :

« – C’est vrai qu’il y a des moments où je me suis dit ça, moi aussi !…

« – Et vous y retournez ?

« – Oui !… pour voir !… Mais bah !… ça finit toujours par les larmes… Au fond, il n’est pas bien dangereux, allez ! »

« Et elle rentra au chalet… Tout ce que j’ai pu lui dire… c’est comme si j’avais chanté… Ce qui l’amusait, celle-là, c’est qu’il lui faisait peur !… Décidément, on ne sait jamais avec les femmes !…

« Les jours suivants, vous pensez si j’étais à l’affût… à l’affût de mes deux tourtereaux. C’était à crever de rigolade !… Le monsieur faisait toilette… Il se faisait beau, le monstre !… Il mettait ses habits de la ville… une cravate, un chapeau… et il lui en racontait !…

« Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle voulait savoir jusqu’où ça pourrait bien aller, cette histoire-là !… M’est avis qu’elle l’a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui a pas porté bonheur !…

« Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul, tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable, tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée, mordant les cordes… C’est pas un chrétien, ça !… J’avais envie de l’abattre d’un coup de fusil…

– Père Violette, pas de bêtises !… interrompit la mère Muche. Qu’est-ce que c’est que cette petite qui vient d’arriver ?…

– Une enfant !… Ça n’a pas plus de dix-sept ans !… Ah ! mais celle-là, faut pas qu’il y touche ! ou je fais le gendarme !… Riez pas, mère Muche ; cette fois, à la première alerte, je le dénonce !… Il faudra bien qu’il s’explique…

– D’où qu’elle vient, la petite ?…

– Elle doit être Berrichonne… c’est une fille de la campagne… elle l’appelle : mon oncle !…

– Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle ?

– Paraîtrait !… Du reste, il n’a pas fait de frais pour celle-là… il ne s’est pas déguisé en gentleman… Il a plutôt l’air de la traiter comme une petite servante… Il lui fait faire ses courses… Ça n’est plus le boulanger qui apporte les provisions… Personne ne vient plus au chalet… Il a même remercié le souillon qui venait deux heures tous les matins faire le ménage… Ils vivent tout seuls, tous les deux, loin de tout, sûrs de n’y être dérangés par personne… La petite n’est ni belle ni laide… elle s’appelle Annie.

– Tu lui as parlé ?

– Oui… tantôt… je lui ai demandé si elle se plairait dans nos marais… Elle m’a répondu :

« – Pourquoi donc que je ne m’y plairais pas ? mon oncle est si bon !… » Textuel…

« – Tant mieux s’il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué… il ne l’a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans quoi elles y seraient encore ! »

« Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin :

« Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées !… »

« Là-dessus, elle s’est sauvée et ne s’est arrêtée qu’au chalet.

– Tout ça finira entre vous par du vilain !… conclut la mère Muche. Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t’as peut-être bien tort, père Violette… En attendant, vide ton piot !…

– N… d… D… ! le voilà !

– Qui ?

– Notre paroissien !… »

Et le père Violette sauta sur son bâton comme s’il avait à se défendre contre quelque animal redoutable…

La mère Muche allongea le nez à la fenêtre :

« Bon sang ! fit-elle… c’est vrai qu’il n’est pas beau ! »

Bénédict Masson traversait la cour. L’apparition de cet homme, dans le soir qui tombait, était sinistre.

Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu’il avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s’il cherchait une proie à dévorer, donnait le frisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.

« Vous ! j’ai à vous parler ! fit-il au garde, tout de suite… Si vous voulez me suivre, ça ne sera pas long !… »

Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité méprisante.

« Moi, je n’ai rien à vous dire ! » déclara-t-il.

La mère Muche était loin d’être à son aise… Elle avait un dîner à préparer pour des gens des Deux-Colombes qui arrivaient, le soir même, à la villa, où rien n’était prêt pour les recevoir et elle eût voulu voir les deux hommes « aux cinq cents diables »… Enfin, comme à tant d’autres, Bénédict lui faisait peur.

« Allez vous expliquer sous la tonnelle ! » leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot.

« Écoutez, père Violette !… fit Bénédict Masson, si vous voulez qu’on trinque ensemble, il ne tiendra qu’à vous !… mais il faut qu’on s’explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant !

– Je vous gêne donc ? » releva l’autre.

Bénédict Masson s’assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et taciturne, cessant de le regarder, il répondit :

« Oui !

– Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi ?… émit hardiment le garde.

Mais il se tut, car il n’avait pas achevé sa phrase que l’autre avait relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme finit par s’éteindre… la tête retomba sur la poitrine et Bénédict reprit d’une voix sourde :

« Je sais ce que vous racontez partout ! Faut vous taire, père Violette ! Moi, j’en ai assez !… Eh bien oui, elles sont parties !… je ne peux pas garder une ouvrière !… je ne peux garder personne auprès de moi… je fais peur à tout le monde !… Tout à l’heure, j’ai fait peur à Madame !… ah ! laissez-moi parler, madame !… je suis si content de m’expliquer devant vous !… Vous ferez peut-être entendre au père Violette qu’il faut qu’il tienne sa langue… Ma vie n’a rien de mystérieux… Je n’ai jamais fait de mal à personne !… On n’a qu’à me regarder pour comprendre que je n’ai pas besoin de leur faire du mal pour qu’elles fichent le camp !… Je ne suis pas venu ici pour faire le malin, je suis venu ici pour dire au père Violette : « J’en ai une, en ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j’ai recueillie et que je ne dégoûte pas trop !… et qui veut bien me servir de bonne… qui a été malheureuse, toute petite et qui m’est reconnaissante de ce que je peux faire pour elle… eh bien, père Violette, faut pas la dégoûter de moi !… »

– Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça !… » grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.

« Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le verre… Il n’y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre en se faisant la mine… Trinquez et serrez-vous la main et qu’il ne soit plus question de rien ! »

Mais le père Violette, têtu, répétait encore :

« Tout ça, ça ne me regarde pas… tout ça, ça ne me regarde pas ! »

Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde et lui dit, la voix rauque :

« Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous, gardez votre langue… gardez votre langue, père Violette !… parce que je vais vous dire… si celle-là s’en va, comme les autres qui sont peut-être parties aussi à cause de vos ragots… eh bien, c’est vous que j’en rends responsable !… Moi, vous savez, la vie, je m’en f… et je vous crèverais comme un chien ! »

Là-dessus il s’en alla, après un bref salut à l’hôtesse, traversa la cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.

« Vous l’avez entendu ! Vous l’avez entendu, le sauvage ! fit entendre le père Violette quand l’autre fut déjà loin.

– Écoute ! dit la mère Muche… cet homme-là me paraît à bout !… Je souhaite pour toi que la septième, elle reste ! »

XVIII Des nouvelles de la marquise

XVIII
 
Des nouvelles de la marquise
 

« Ma chère Christine, je vous écris parce que je n’ai plus d’espérance qu’en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance bien faible, hélas !…

« Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de ma trop réelle infortune, vous qui n’y avez pas cru quand j’étais frappée sous vos yeux ?

« Non, Christine, ce n’est pas une folle qui vous écrit, ce n’est pas une monomane qui se meurt d’une idée fixe, comme vous l’avez pensé longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne m’eussiez pas laissée partir ; vous ne m’eussiez pas, vous et M. Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c’est la plus malheureuse des créatures à qui l’on vole sa vie chaque jour, chaque nuit, goutte à goutte, c’est la victime d’un monstre qui a déjà dévoré des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des veines épuisées par son insatiable morsure !…

« Ah ! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si tristement sourire… Pourquoi ne pas me croire, vous qui m’avez vue ?… Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage ?…

« Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois devant vous, n’évoquait qu’un vague fantôme né de mon imagination malade… et pourtant !… et pourtant !… Il était là ; entre nous, en chair et en os !…

« Christine ! Christine ! cela a existé les vampires !… J’admets qu’ils aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués jusqu’au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne voudriez-vous pas qu’au moins l’un d’eux ait survécu à cette race maudite ?…

« Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous racontent qu’ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis formidables de ces monstres qui, au témoignage de l’histoire naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde… Le serpent de la baie d’Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par les tombeaux !…

« Son tombeau ! son tombeau vide d’où il est sorti il y plus de deux cents ans pour se repaître du sang des vivants ; j’ai voulu le voir ; je l’ai vu… j’en ai soulevé la pierre !… Guidée par un homme, par le plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui, en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le gardien…

« Là, sont les tombeaux de la famille… Le premier de la seconde rangée à droite… c’est celui-là !… « Cy-gît Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de Sa Majesté… » et une plaque, sous la date, où l’on trouve cette mention : « Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été dispersés en 1793, par la Révolution. »

« Dispersés !… dispersés !… Je sais où ils sont, moi, les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome !… Et vous aussi, Christine, qui ne me croyez pas, vous le saurez un jour !… Ils se portent fort bien !…

« Quelle vision que cette crypte !… Cette tombe vide m’attire !… quelque chose me dit qu’une nuit, je me réveillerai sous cette pierre… et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, pâle fantôme qui cherchera sa vie !…

« Qu’un pareil destin me soit épargné, Seigneur !… Vous savez à quel prix, Christine !… Vous savez ce que l’on doit faire de nos cadavres pour qu’ils ne soient plus redoutables après la mort !…

« Qu’au moins mon tourment cesse avec ma vie !… Sangor m’a promis de ne point m’épargner quand je serai morte… Moi morte, il n’a aucune raison de me tromper… et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre !… Je me suis arrangée pour cela !… Vous allez me croire plus folle que jamais !… Christine ! Christine !… j’espère avoir bientôt l’occasion de vous convaincre de ce qui se passe ici !… de vous fournir une preuve décisive… irréfutable… et alors, vous accourrez, n’est-ce pas, vous et Bénédict Masson !… Vous me sauverez, s’il en est temps encore !…

« Le marquis ne me quitte plus !… depuis que je ne suis plus qu’un souffle, jamais il ne m’a autant aimée !… C’en est fini de cette liberté relative dont je jouissais encore à Paris… Il a renoncé à m’abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à tromper personne !… à me faire croire à moi-même que je ne suis qu’une malade ! c’est fini cette étape-là !… Je suis prisonnière de l’époux qui me dévore !… Ses lèvres ne me quitteront que lorsque j’aurai rendu le dernier soupir… Le voilà bien tranquille pour boire sans remords le sang pâle que l’ingéniosité diabolique de Saïb Khan parvient encore à faire couler dans mes veines…

« Je ne sais comment je puis encore me traîner !… Ce médecin hindou ressusciterait les morts !…

« Christine, je vais vous dire comment j’ai voulu profiter des forces que, je ne sais par quel sortilège, il m’avait redonnées, pour m’échapper au cours du dernier voyage… mais assez pour aujourd’hui !… assez ! ils viennent !… Je les entends ! Ils rentrent de la promenade et ils viennent prendre des nouvelles de ma santé !… Sing-Sing leur ouvre déjà la porte !… »

DEUXIÈME LETTRE. – « Ma chère Christine, vous savez comment on m’a fait quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et Bénédict Masson… On ne comptait pas sur vous, je puis vous l’affirmer… On se croyait seuls à l’hôtel.

« Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans cette chambre où j’étais déjà sa proie, me débattant vainement contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu’envahissait déjà l’ivresse de sa passion du sang, de mon sang… sa figure est devenue terrible… Je me suis dit : « Ils sont perdus ! »

« Mais c’est moi qui étais perdue ! Vous, on vous a laissés là-bas… Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave… beaucoup trop compliqué… Après tout, qu’est-ce que vous aviez vu ? Rien ?… Qu’est-ce vous aviez entendu ?… Un cri de folle ? Toujours de folle !… Mes confidences antérieures ? Imaginations d’un cerveau endolori !

« Tout de même, après une telle scène, il n’y avait plus qu’à en finir avec moi, jusqu’à plus soif !…

« Et l’on m’a emportée !…

« Ah ! je savais bien que c’était la fin !… Ce sentiment affreux d’une pareille mort, suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être encore, m’a fait me traîner une dernière fois jusqu’à vous dans le moment qu’ils pouvaient me croire incapable d’un mouvement !… Christine ! Christine ! Il m’a semblé que, dans cette dernière entrevue-là, l’équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop calme, a chancelé… J’ai vu passer dans vos yeux non seulement cette pitié coutumière que j’y lisais avec désespoir, mais quelque chose de plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi : « Si, par hasard, la folle avait raison ? » et chez Bénédict Masson j’ai trouvé aussi quelque chose de nouveau !… Eh bien, accourez ! accourez vite si vous ne voulez pas me trouver morte !…

« Je vous disais dans ma dernière lettre que j’avais voulu me sauver au cours du voyage. Oui, j’avais résolu cela !… j’étais décidée à risquer le cabanon, la maison de folles dont on m’a plus d’une fois menacée, plutôt que de continuer cette agonie !… mais eux, ils m’avaient devinée !… Ils devinent tout ! Sangor, Sing-Sing devinent tous les gestes que je vais faire !… Saïb Khan, qui était du voyage, comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées !… Et le marquis peut être tranquille : on lui garde bien sa proie !…

« Tout de même, j’ai tenté l’impossible aventure !… Dans l’auto, je ne pouvais rien espérer !… Nous étions encore dans Paris que cette auto se transformait en cage de fer… les volets se rabattaient sur les rideaux… je pouvais crier là-dedans !…

« Mais je ne criai pas !… J’attendis une occasion… Elle se présenta… À l’aurore, nous eûmes une panne… Il fallait travailler à la voiture… Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je faisais la morte… On me transporta dans une chambre de l’hôtel qui donnait de plain-pied sur la cour où l’on réparait l’auto et, par-derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne…

« À quelques centaines de mètres, j’aperçus la lisière d’une forêt. Ah ! gagner ces bois !… m’enfouir dans les arbres, dans les feuilles, dans la terre !… leur échapper !…

« Du lit où l’on m’avait étendue, j’apercevais dans la clarté même du matin le petit espace qu’il me fallait parcourir… Par la pensée, je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu’à ce bois sauveur !…

« Mais, en réalité, comment faire ?… Devant ma porte se tenait Sangor… Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïd Khan, tandis que les employés du garage, que l’on avait réveillés, se hâtaient de remettre la voiture en état… sous ma fenêtre dans le jardin, Sing-Sing.

« Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne pouvant rester en place… À l’hôtel, on l’attachait quelquefois dans sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut compter que la chaîne au cou… Mon espoir était là… Déjà, agile comme un chat, je l’avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne sais quel fruit vert… Qu’aperçut-il du haut de cet arbre ?… Toujours est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord d’une fenêtre entrouverte au premier étage et disparaissait dans le bâtiment.

« En une seconde, je fus debout… j’ouvris la fenêtre !… Depuis bien longtemps, je ne m’étais sentie aussi forte !… Je ne pesais pas plus qu’une plume… Mes jambes allaient dans le jardin… et déjà je m’élançais… Tout à coup, je poussai un cri terrible ! J’avais senti la morsure !… »

TROISIÈME LETTRE. – « Ma chère Christine, je vous écris quand je peux, comme je peux… le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse… au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu’il faut que je vous écrive, pour vous convaincre, je veux que vous veniez ! Montrez mes lettres à Bénédict Masson. J’y compte bien. Je compte sur vous deux. Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter… Et si vous arrivez trop tard, mes lettres serviront peut-être à en sauver d’autres !… car il n’est point possible que la vérité ne se découvre pas un jour… il n’est pas possible que le monstre qui mord à distance continue à se promener pendant des siècles encore, au milieu de ses victimes qui peuvent croire quelquefois qu’elles sont piquées à un rosier et qui en meurent !…

« Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l’ai laissé la nuit dernière… Je me sentis donc mordue par le monstre, par ce monstre qui était quelque part derrière moi !

« Ah ! l’horrible sensation !… je la connaissais !… Au moment où je m’y attends le moins… toujours au moment où je m’y attends le moins, je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après y avoir laissé son venin !…

« Oui !… du venin !… j’imagine que les vampires ont, comme les vipères, une dent creuse pleine de venin… d’un certain poison qui se répand dans tout votre corps avec une rapidité et avec une douceur à laquelle il est impossible de résister… Vous sentez immédiatement vos forces fuir comme par une porte ouverte… qui est ce petit trou de la morsure !… c’est un engourdissement qui surprend plus qu’il ne fait souffrir… et qui en est d’autant plus terrible, lorsque, comme moi, on en connaît la suite !…

« La suite, c’est le monstre lui-même qui arrive !…

« Car les vampires ont cette particularité que n’ont point les vipères : ils mordent à distance !…

« Je savais qu’il était là…

« Je ne me retournai même pas !… J’essayai, en un effort suprême, de lutter contre l’anéantissement qui déjà me gagnait.

« Je parvins à me traîner jusqu’à la barrière qui fermait le jardin…

« Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même… Alors j’aperçus le marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait !… »

QUATRIÈME LETTRE. – « Se doute-t-on de quelque ! chose ? Drouine, le sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme dans toute l’acception du mot, m’a dit de me méfier de tout… Si l’on surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre, mais ce n’est pas ce qui l’arrête, il ne craint que pour moi.

« Le bon serviteur, je lui revaudrai cela ! En attendant, nous prenons mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je suis catholique) et sous prétexte d’aumônes pour la chapelle, je glisse dans le tronc mes bouts de lettres… Sing-Sing lui-même, qui suis la trace de mon manteau comme un mauvais lutin, n’y voit que du feu !… Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons…

« À la suite de ma dernière escapade, on m’avait jetée dans la voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du château…

« Coulteray est une vraie prison !… Des fossés, des murs qui datent du Moyen Âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu’ils appellent encore « la baille », comme au temps jadis et qui est à moitié transformée en verger.

« La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l’entoure avec des parterres de fleurs.

« En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à la mort n’ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les murs, bouche les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant qu’elle me fuit.

« De ma fenêtre, située au premier étage, j’aperçois par une brèche un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs !

« Je suis venue ici pour mourir ! Je sens, je sais qu’on ne quittera ces lieux que lorsque je serai morte !

« On ne m’y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle !

« Jamais le marquis n’a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de petits soins ! Il s’est fait mon valet ! Il veut être seul à me servir ! Jamais il ne m’a dit d’aussi douces choses ! Il me jure qu’il n’a jamais aimé que moi ! Ah ! comme il m’aime ! comme il m’aime ! Comme il m’offre son bras pour y sentir ma faiblesse. Son amour m’a tout pris !…

« C’est le grand vampire !… Le monde est plein de petits vampires. Il n’y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l’un mange l’autre ! que l’un profite au détriment de l’autre ! Tantôt c’est le mâle, tantôt c’est la femelle… Un égoïsme plus fort réduit peu à peu l’être qui vit dans son ombre à zéro !… Il n’est point nécessaire pour cela que l’on se perce les veines et que l’on se suce le sang… c’est l’histoire de presque tous les ménages, mais celle du nôtre, c’est autre chose !…

« C’est l’histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes… je n’ai rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez ! ce n’est pas une histoire, c’est de l’histoire ! Et Drouine ne l’ignorait pas. Drouine croit, lui, comme beaucoup d’autres, du reste, au village, qui fuient quand passe le grand vampire…

« Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout dit !…

« Mais il ne peut rien pour moi, rien avant ma mort ! Mais vous, Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver avant ma mort !… je vous attends !… »

CINQUIÈME LETTRE. – « Cette nuit, il m’a accompagnée jusqu’à ma porte comme un amant soumis… et il s’est retiré très triste… Alors j’ai vivement fermé la porte… j’ai poussé le verrou, et j’ai couru à la fenêtre, et j’ai fermé la fenêtre… Car, tant que la fenêtre est ouverte, il peut me mordre à distance !…

« Maintenant je suis plus tranquille… je sens que je vais avoir une nuit tranquille…

« Quelle paix sur la terre !… enfin ! enfin !… Une lune éblouissante apparaît par la brèche du rempart… Un paysage d’argent m’entoure. Je me sens la légèreté d’un ange. J’ai des ailes. Si j’ouvrais la fenêtre, j’imagine que je pourrais me balancer au-dessus des eaux miroitantes de la Loire.

« J’y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent à cette terre maudite.

« Mais je n’ouvrirai pas la fenêtre, car c’est trop dangereux.

« La blessure pourrait entrer par la fenêtre !

« Horreur ! Oh ! Horreur ! Je suis blessée !

« Je suis blessée !

« Mais par où est entrée la blessure ? Qui le dira jamais ?

« Pitié, mon Dieu ! »

SIXIÈME LETTRE. – « Concevez-vous cela ?… Oui ! tout était fermé !… Il me mord maintenant à travers les murs !… Et vous n’accourez pas ?… »

SEPTIÈME LETTRE. – « Je vais vous prouver que je ne suis pas folle !… Aucun livre au monde n’a jamais dit qu’un vampire pouvait mordre à travers les murs !… Et cependant j’ai été mordue !… j’ai cherché !… j’ai cherché partout !… et j’ai fini par découvrir un petit trou, large d’un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu !… C’est par ce petit trou-là que le monstre m’a mordue pendant que je faisais ma prière ! »

HUITIÈME LETTRE. – « Ah ! je veux savoir ! je veux savoir comment il mord à distance !… je le saurai s’il m’en laisse le temps !… Non, je ne suis pas folle !… non, je ne suis pas folle ! »

NEUVIÈME LETTRE. – « Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle quitte ma veine inépuisable et qu’il relève son front de démon indien pour me dire : « Je t’aime ! »

DIXIÈME LETTRE. – « Ainsi aimaient les démons indiens, les Assouras domestiqués par Saïd Khan… les premiers vampires du monde connus !… Non loin de Bénarès, dans une petite île du Gange, il y a un cimetière plein de leurs victimes sacrées… Le grand vampire européen devait rendre visite à ses ancêtres… et là il a connu Saïb Khan, qui est un médecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de lui, littéralement), ce qui ne l’empêche pas d’être en communication directe avec les Assouras ; aux Indes, c’était un fait que personne ne mettait en doute et qui faisait du reste sa réputation.

« Moi, j’en riais !

« Je le traitais de charlatan !… Je ne croyais pas aux vampires, dans ce temps-là !… j’avais tort !… j’ai eu le temps de m’instruire depuis et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore !…

« Mais je sens que la preuve va venir !…

« J’ai autant de lucidité qu’un Sherlock Holmes, croyez-moi !… Et il en faut pour une enquête pareille !…

« Mais je veux savoir comment il mord de loin !… »

ONZIÈME LETTRE. – « Hier, j’ai presque touché la preuve !… la preuve que je ne suis pas folle !… »

DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE. – « J’ai la preuve…je vous l’envoie ! et maintenant accourez ! car il va me tuer si je ne meurs pas assez vite !… »

À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus…

XIX La preuve

XIX
 
La preuve
 

La mère Langlois, la femme de ménage, que, par politique, les Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même « déposé » depuis :

« C’est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé sur le registre…

« Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste, que, depuis deux jours, je n’avais vu qu’elle. Elle restait là pour répondre aux clients quand, par hasard, il s’en présentait, ce qui était plutôt rare…

« Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu, vis-à-vis de moi, « tenir le coup », mais on ne trompe pas la mère Langlois.

« Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu’il y avait « quelque chose qui ne marchait pas ». Et ça n’était pas difficile de deviner qu’il s’agissait encore du cousin Gabriel ! Car maintenant ils étaient tous parents dans cette maison-là… le cousin Jacques… le cousin Gabriel…

« On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et qu’il était très malade, qu’il avait fallu lui faire une opération de toute urgence et qu’on ignorait encore comment tout cela se terminerait malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de lui ses jours et ses nuits.

« Mon Dieu ! m’en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel !… que c’était le fils d’une sœur aînée du vieux Norbert, qu’il avait été condamné par tous les médecins, qu’on tentait l’impossible pour le sauver, etc.

« Au fond, moi, je m’en fichais qu’ils aient le cousin Gabriel ou non à la maison !… Mon ouvrage n’en était pas augmenté, c’était le principal !… Le malade restait au rez-de-chaussée de l’appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais !… C’est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un peu les fenêtres pour donner de l’air… Un jour, j’avais aperçu, sous un drap, le corps d’un homme étendu, avec une figure tournée de mon côté qui n’avait pas l’air à la noce… Il me regardait de ses yeux fixes, comme si je lui devais quelque chose… Sûr, il n’en menait pas large !…

« Pour être malade, cet homme-là est malade ! que je me dis !… Mais qu’est-ce qui a bien pu l’arranger comme ça ?… Je l’ai vu autrefois, beau gars et dispos, du temps qu’on ne m’en parlait pas !… du temps qu’on le cachait à tout le monde !

« Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu’il y avait eu du drame là-dessous !… Mais à chacun ses misères… Il faut bien que le pauvre monde vive !… Motus ! que je me dis ! ils sont capables de me rejeter sur le pavé ! Et je me suis remise à la besogne comme si de rien n’était !…

« Quand la Christine me racontait quelque chose, j’empochais avec un air bête… Ça ne m’empêchait pas de penser : « Toi, ma belle, t’as pas la conscience tranquille !… »

« Pour en revenir à l’affaire de la boîte, je vous disais donc que mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l’a ouverte… Moi, j’étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait dans la boutique par la porte entrouverte, mais je ne voyais pas dans la boîte… Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans !…

« Ce qu’elle regardait, c’est rien de le dire ! Elle s’est approchée de la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était entortillé de fil d’argent et qui avait quasi la forme d’un pistolet !…

« Elle semblait n’y rien comprendre ; elle a tout replacé dans la boîte ; après un moment d’hésitation, elle a ouvert la porte du jardin et s’est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M. Cotentin ne quittaient quasi plus !…

« Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.

« Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.

« Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus… les yeux lui sortaient de la tête :

« – Quoi ? Qu’est-ce que tu veux encore ? Tu sais bien que nous ne voulons pas de toi ! Tu es trop nerveuse ! Laisse-nous tranquilles ! »

« Il avait l’air furieux.

« – Écoute, papa, lui dit l’autre, j’ai encore reçu une lettre de cette malheureuse…

« – Ah ! fiche-nous la paix avec ta vieille folle ! »

« Mais l’autre insistait :

« – Et puis, un objet recommandé que je voudrais montrer à Jacques !…

« – Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques !…

« – Dis-lui qu’elle m’a envoyé la preuve ! ou « l’épreuve », je ne sais plus… »

« Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et lui referma la porte sur le nez.

« Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien qu’on n’était pas à la rigolade dans la maison et j’étais sur des charbons ardents.

« Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa tomber sur une chaise dans le jardin.

« Elle n’y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.

« – Qu’y a-t-il, Christine ? lui demanda-t-il tout de suite.

« – Tiens ! fit-elle, voilà ce qu’elle vient de m’envoyer. » Et elle lui passa la boîte.

« Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte ; moi, je ne voyais rien !… Le docteur dut prendre l’objet en main… Il écartait les bras, les repliait et répétait :

« – C’est curieux, c’est très curieux !…

« – Mais enfin, qu’est-ce que c’est ? demanda Christine.

« – Eh bien, ça, ma chérie, c’est un trocart !… »

« Oui ! il a bien dit : trocart, et, même il l’a répété.

« – C’est une espèce de trocart !

« – Et qu’est-ce qu’un trocart ? »

« Mais l’autre n’a pas répondu tout de suite. Il examinait encore l’objet, paraissait réfléchir, et tout d’un coup s’écria :

« – Ah ! la malheureuse !… la malheureuse ! la malheureuse… Non, ça n’est pas une folle !… c’est elle « qui avait raison ! »

« Et il ajouta :

« – Ah ! le bandit ! »

« La Christine s’était levée, toute pâle :

« – Mais, explique-toi ! supplia-t-elle… qu’est-ce qu’un trocart ?

« – Un trocart, que lui explique l’autre, c’est une aiguille creuse, et le pistolet à trocart, c’est une espèce d’instrument de chirurgie qui ressemble à un petit pistolet… enfin qui fait fonction de pistolet et qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l’abdomen une aiguille creuse, quand nous voulons savoir…

« – Ah ! je comprends !… je comprends ! s’écria Christine…

« – Comprends-tu, reprenait l’autre. L’instrument que voilà part du même principe… Il envoie cette aiguille creuse… remplie préalablement de liquide nocif… » Il a dit « nocif »… j’ai encore le mot dans l’oreille…

« Oui ! oui ! je comprends ! faisait la Christine, qui paraissait atterrée….

« – Mais il l’envoie à distance, expliquait toujours l’autre… même à une assez grande distance !… regarde ce ressort… et cette autre disposition de ressort qui accompagne l’aiguille creuse et qui se déclenche aussitôt qu’elle a touché et laissé son venin…

« – Je comprends !… Je comprends !…

« – C’est ce dernier ressort qui renvoie l’aiguille jusqu’à l’arme qui la projetée…

« – Oui ! Oui !

« – Tu vois comme l’aiguille est retenue par ce fil de métal !… Comprends-tu ?… Comprends-tu ?… »

« Si elle comprenait !… Du reste, ce n’était pas difficile ; moi aussi je comprenais comment il était fait c’t’instrument, sans même l’avoir vu !… Ça on peut le dire ! Le carabin, pour ce qui est d’expliquer… il explique bien !… Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses mains :

« – Mais il faut la sauver !… Mais il faut la sauver !

« – Sans doute ! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la sauver ! Seulement, moi, je ne puis m’absenter en ce moment… Non ! je ne puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne puis pas quitter le travail pendant qu’il est encore tout chaud !

« – Alors ? Alors ? Alors ?

« – C’est une affaire de cinq à six jours.

« – Mais nous n’avons pas le droit d’attendre six jours !

« – C’est bien mon avis ! Tu vas donc aller trouver tout de suite Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une heure ! Nous causerons et nous déciderons. »

« Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.

« Je me sauvai… mon service était fini !… J’en avais trop entendu sans rien y comprendre du reste… Ça n’est qu’après l’histoire de la septième que j’ai commencé à y comprendre quelque chose !… »

XX Ce qu’il advint de la septième

XX
 
Ce qu’il advint de la septième
 

Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu’à deux heures de l’après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu le rapide avec l’express. Elle était dans le rapide qui « brûlait » Corbillères. Elle ne put s’arrêter qu’à Laroche et y attendre un train omnibus qui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir… Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à Paris ; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre, et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois, s’était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre. Elle s’accusait d’aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu subir si longtemps l’influence néfaste du marquis et, à un point tel, qu’elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime ! car enfin ! elle aussi avait été visée ! c’était le cas de dire !… et même atteinte ! Elle aussi avait été mordue de loin par le monstre !… Elle n’avait pas fait un rêve quand elle l’avait vu penché sur elle et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, par la piqûre du rosier !… Baiser si hideux qu’elle n’avait pas voulu y croire, au réveil !… Crime d’un autre âge qu’elle avait rejeté dans le domaine du cauchemar !…

Oui, mais il y avait eu le chlorure de calcium qui arrête le sang et le citrate de soude qui le fait couler ! Et il y avait le trocart qui mordait à distance, annihilait à distance ! Cela était bien de notre temps ! La science, la science à l’usage du vampirisme ! ce vampirisme-là n’était plus qu’un rêve !…

Ce n’était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que les petits esprits modernes repoussaient d’emblée avec dédain, c’était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne – celle du sang humain – servie par la chimie et par la mécanique !…

Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s’exprimait toujours avec une circonspection et une prudence qui l’avaient plus d’une fois trop fait sourire : « Le mensonge est moins dans les choses que l’on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que dans nos connaissances ! Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que, même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas… »

Corbillères-les-Eaux !… Quand elle sortit de la petite gare et qu’elle se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d’où l’on découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d’ouest, derniers lambeaux de l’orage de pluie qui, tout l’après-midi, avait mêlé les eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu’elle lui parlait de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit : « Surtout, n’y venez pas ! »

Elle n’avait jamais rien vu d’aussi triste au monde.

Et c’est là qu’il vivait !…

C’est dans cette mortelle solitude qu’il était allé se réfugier après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi s’était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal ?…

Certes, elle n’avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s’était laissée aller très naturellement à des confidences qu’elle n’eût point faites à un autre, parce quelle éprouvait pour celui-ci, pour son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent, qu’elle n’hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible…

Seulement, voilà ! elle n’avait pas pu surmonter un mouvement de dégoût à son approche physique !

Ce baiser de l’homme laid, elle n’avait pas été assez forte pour le subir !

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander !…

La scène de rage, d’imprécations qui s’en était suivie, elle voulait l’oublier… Elle avait été insultée – même frappée – enfin rejetée loin de lui comme un objet de haine qu’il eût voulu réduire en miettes !… et il était venu s’enfouir ici !

Où ? dans quel coin ?

Qui la conduirait chez lui ?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l’impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules comme un suaire humide et glacé.

Elle pensa à retourner à Paris par le premier train ; elle reviendrait le lendemain au grand jour, avec Jacques…

Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la marquise lui apparut dans l’agonie du jour et lui montra son agonie, à elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de plus, l’aurait-elle appelée vainement ? Christine n’arriverait-elle que lorsqu’il serait trop tard ? La dernière phrase de la dernière lettre lui passa devant les yeux : « Et maintenant accourez ! car il va me tuer si je ne meurs pas assez vite !… »

Un gamin, sorti de l’unique auberge, examinait sournoisement cette belle dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda :

« Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson ?

– Le Peau-Rouge ? fit-il. Bien sûr que je le sais… c’est encore moi qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours… avant Annie !…

– Qui c’est ça, Annie ?

– Eh bien, c’est sa dernière !… Il raconte que c’est sa petite nièce !… C’est elle qui vient faire ses provisions maintenant… Mais voilà deux jours qu’on ne l’a pas vue !… Encore une qu’a dû se sauver comme les autres ! sans demander son reste !…

– Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson ?… »

Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le pourboire et dit simplement :

« Suivez-moi, j’m’appelle Philippe ! »

Avant d’aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour l’intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé ou sur ce qui a pu se passer à Corbillères depuis la scène de l’Arbre-Vert qui avait mis aux prises le père Violette et Bénédict Masson… Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le garde de le rendre responsable du départ de sa petite nièce Annie, si celle-ci s’en allait comme les autres… Là-dessus, la mère Muche avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n’était pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité par le relieur et guettant Annie quand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec l’ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict Masson lui imposait…

Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un air fort effrayé…

« Oh ! monsieur ! soupira-t-elle… Vous n’auriez pas vu, par hasard, ses clefs ?…

– De quoi ? fit l’autre en fronçant les sourcils…

– Ses clefs !… Il les a perdues !… Il les cherche partout ! Il était dans un état à faire frémir !… Je ne l’ai jamais vu comme ça !… Ah ! on croit connaître les gens !… Pour un trousseau de clefs !… j’ai pensé qu’il allait me briser !… mais je ne les ai pas vues, moi, les clefs !… Et maintenant il les cherche dehors !… Il est dans la petite saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes… »

Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Annie. Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire :

« Pour ce qu’il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les portes ouvertes… qu’est-ce qu’il veut qu’on en fasse de ses clefs, et à quoi ça lui sert-il ? Il s’imagine peut-être qu’il a un trésor !…

– Ah ! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n’ai pas le droit de descendre à la cave !… Il a des manies incompréhensibles !… Ça n’est pourtant pas un méchant garçon !…

– Tout à l’heure tu me disais qu’il a failli te mettre en morceaux !… Il faudrait tout de même s’entendre !…

– Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée !…

– Et qu’est-ce que c’est que son idée ?… Pourrais-tu me le dire ? T’en sais peut-être bien plus long que moi là-dessus !… » émit l’autre avec un coup d’œil en dessous vers Annie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait rien… On n’est jamais sûr de rien avec ces gamines… Elle répondit naïvement :

« Pour le moment, son idée c’est de ravoir les clefs ! »

On entendit alors la voix de Bénédict au lointain : « Annie ! Annie ! »

« Je me sauve ! S’il savait que je vous ai parlé, j’en entendrais de toutes les couleurs ! »

Le lendemain, le père Violette eut l’occasion de reparler avec Annie… ou plutôt ce fut elle qui lui adressa la parole :

« Il les a retrouvées, ses clefs !

– Où qu’elles étaient ?

– Je ne sais pas !… Il ne me l’a pas dit… Il m’a dit seulement qu’il les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je n’oublierai jamais !… Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?… Il n’est plus du tout avec moi comme dans les premiers jours !

– Oui ! oui ! on connaît ça !… ricana le père Violette… Les premiers jours, tout nouveau, tout beau !

– Dites donc, monsieur Violette, comment qu’elles sont parties, les autres ?

– Ah ! ma petite, ça, on ne sait pas !…

– Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer !… Moi je suis venue avec une malle… je ne dois pas être la seule !… Si je voulais m’en aller, il me faudrait bien un charreton !…

– Tu veux donc t’en aller, Annie ?

– Eh bien, oui ! là, mais je n’ose pas lui dire !… J’ai peur ici !… Il sait que je vous ai reparlé… Il m’a fait une scène !… Attention ! le voilà qui sort de la maison. »

Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin à l’orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la petite. Il savait qu’elle allait venir aux provisions. Quand elle passa, il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre, haletante :

« Ah ! je vous cherchais !… Je ne veux plus rester là !… Je ne veux plus rester là !…

– Eh bien, f… le camp tout de suite !

– Mais je ne veux pas partir sans ma malle !…

– S’il n’y a que ça, j’irai la chercher, moi, ta malle !

– Non ! ne faites pas ça ! Il arriverait un malheur !… Ah ! ce qu’il est monté contre vous !… Mais voilà ce que vous pourriez faire… Envoyez-moi Bicot, le garçon de l’auberge, avec un charreton, vers les trois heures… Le Peau-Rouge (c’est bien comme ça qu’on l’appelle à Corbillères ?) sort tous les jours après le déjeuner et va rôder dans les herbes, je ne sais où… faire sa sieste… On ne le revoit pas avant quatre heures… Bicot prendra ma malle et je le suivrai… Vous surveillerez de loin !… Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il pourrait y avoir du vilain… et ce n’est pas vous qui arrangeriez les affaires, je vous le dis !… »

Le soir même, à l’Arbre-Vert, le père Violette rapportait à la mère Muche la dernière conversation qu’il avait eue avec Annie :

« J’ai fait ce qu’elle a voulu, lui expliqua-t-il, j’ai prévenu Bicot… À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite saulaie. Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé… la fenêtre de la chambre s’est ouverte, mais c’est le Bénédict Masson qui a montré sa sale gueule.

« – Qu’est-ce que vous voulez ? a-t-il demandé rudement à Bicot.

« – Ben, m’sieur, je viens chercher la malle d’Annie ! a répondu l’autre qu’était pas à la noce.

« – Annie a changé d’avis !… Elle ne part plus ! » lui a jeté le Bénédict et il refermé la fenêtre… et le Bicot est rentré au village avec son charreton.

« J’avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit : « À quoi bon ? Ça pourrait tout gâter ! Vaut mieux attendre la petite ! » Mais la petite n’est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste ! Qu’est-ce que vous en pensez, mère Muche ?

– Je te répète ce que je t’ai dit un jour. J’ai vu la figure de cet homme-là une fois ! Je m’en souviendrai toute ma vie. Quand il est arrivé avec son bâton dans la cour et qu’il était mis comme un sauvage, un vrai Peau-Rouge, c’est le cas de dire, et qu’il te cherchait partout ! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi c’est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres !

– N… de D… ! si c’est lui pourtant qui les fait disparaître !

– Raison de plus !

– À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu’il en est. J’guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux provisions. »

Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais !

Enfin, comme l’avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à Corbillères, on n’avait pas revu la petite Annie depuis l’avant-veille.

Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste aux reflets funèbres de l’étang aux eaux de plomb.

Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante, tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d’heure qu’ils marchaient, le jeune Philippe roulant dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d’éviter les flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s’arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s’élever un tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s’échappaient avec un ronflement sinistre d’un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet embrasement rabattu de part et d’autre par les brusques sautes du vent paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.

« C’est un feu de cheminée ! s’écria le gamin, et il ne s’en doute peut-être pas ! »

Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel ils s’accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la bourrasque.

L’étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une cuve, il y eut soudain une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du toit… et dans ce reflet, il y eut un cadavre !…

Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta au-devant de Christine et de l’enfant qui l’accompagnait, comme s’ils pouvaient encore quelque chose pour lui… Muets d’horreur, tous deux le regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà décomposée, ouvrant une bouche d’où semblait sortir un dernier appel dans la plus horrible grimace.

« Le père Violette !… » put enfin s’écrier le petit Philippe, quand il eut retrouvé son souffle.

Et il se reprit à courir mais, cette fois, dans la direction contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute l’agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur… Quant à Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n’hésita pas à courir comme à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir Bénédict Masson du danger qu’il courait avec ce feu de cheminée qui ne cessait pas, bien au contraire…

Heureusement que le vent venant de s’établir au sud-ouest rejetait tout le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique avec des bras tordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte de l’état d’esprit dans lequel Christine arriva à la porte du chalet. L’aspect sinistre du pays qu’elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l’offrande diabolique de ces lieux funestes, ces flammes qui s’échappaient de ce toit, cet enfant qui s’enfuyait en hurlant d’horreur : tout contribuait à la jeter pantelante sur ce seuil où elle n’avait plus d’espoir qu’en Bénédict Masson !

Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s’échappa de ses lèvres :

« Bénédict ! Bénédict ! »

Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d’une façon terrible.

Un cri ? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.

Et la porte ne s’ouvrait pas…

Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d’horreur à cause de ce cri plus affreux encore que tout ce qu’elle avait vu et entendu depuis qu’elle avait mis le pied sur cette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore : « Bénédict ! Bénédict !… » mais comme si elle demandait grâce à son bourreau !…

Et la porte enfin s’ouvrit… et il y eut la vision fulgurante d’un monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.

Et puis la porte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante, dévoratrice… semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses cendres et ses scories funèbres… les enveloppant d’une odeur de mort…

Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait répandu l’alarme. Philippe était le fils du bourrelier, mais il ne courut point en arrivant à la boutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dans l’auberge où il était à peu près sûr, à cette heure, celle de l’apéritif, de rencontrer tout ce qui comptait de force défensive dans le pays : le garde champêtre, le tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s’entendant comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets, pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son autorité ; tous d’accord, du reste, dans la même haine, celle de l’intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n’être venu là que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les mépriser, puisqu’il n’aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par l’épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux sous les pilotis du pont près de l’étang, ils se levèrent tous, unanimes :

« C’est le Peau-Rouge ! »

Du reste, il n’en était pas à son premier coup ! Il y avait beau temps que dans le pays il faisait figure d’assassin ! De l’Arbre-Vert à Corbillères, nul n’ignorait non plus l’animosité qui existait entre les deux hommes… sans compter que, dans ces derniers temps, le père Violette n’était pas le seul à se demander ce qu’était devenue la petite Annie…

Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en campagne contre le Peau-Rouge.

L’appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les peines du monde à l’empêcher de battre sa caisse… Il n’en prit pas moins la tête de l’expédition, une baguette dans chaque main, décidé à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe faillirait au moment de l’assaut.

Le petit Philippe trottait à côté de lui…

De l’un à l’autre on se recommandait le silence et l’on arriva ainsi à la queue leu leu, à cause de l’étroitesse du sentier, jusqu’aux pilotis du pont où le père Violette les attendait, avec sa figure de papier déjà mi-mâchée par la mort, par l’humidité, par la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui leur criait : « Vengeance ! »

Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.

Deux d’entre les gars descendirent dans l’eau clapotante, éclairée seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.

« Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu’il boit plus qu’à sa soif. »

Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent inexplicable, qui sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.

« Ce serait-il qu’il voudrait se brûler… il a peut-être f… le feu à sa bicoque avant de f… le camp ! »

Enfin, ils décidèrent d’entourer le chalet et résolurent de s’y précipiter tous à la fois à un signal.

« Le signal, c’est moi qui le donnerai ! » souffla l’appariteur…

La porte fut enfoncée sans résistance…

Les premiers s’arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.

Cependant, sans s’occuper d’eux, Bénédict Masson, à genoux, répandait de l’eau sur le visage de marbre de Christine, évanouie… Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait d’aller rejoindre dans la « cuisinière », d’où s’échappait une épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d’Annie qui se consumaient dans une flamme attisée par le pétrole…

Bénédict Masson, tranquillement, soignait l’une de ces dames, pendant qu’il brûlait l’autre !…

XXI « Je suis innocent ! »

XXI
 
« Je suis innocent ! »
 

Il fut quasi assommé. Ce n’est que lorsqu’il ne remua plus que les gars de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe, proposa-t-il d’en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait de la petite Annie, et de les jeter dans la « cuisinière ».

Sans l’arrivée des gendarmes, c’est peut-être bien ce qui serait survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien considéré, fort excusable.

« Ne le sauvez pas de la guillotine ! Qu’il respire au moins jusque-là ! » prononça le brigadier.

Alors ils laissèrent Bénédict pour s’occuper de Christine qui n’ouvrait toujours pas les yeux.

« Encore une qui l’a échappé belle ! » fit entendre le tambour de ville.

Et chacun fut de cet avis.

Ce n’est que dehors, sous le coup du grand air et de l’humidité, que Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut mise dans une chambre de l’auberge. Elle avait une forte fièvre et elle délirait.

Quant à Bénédict, que l’on avait jeté sur une botte de paille dans l’écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu’il ne s’échappât que pour qu’on ne l’achevât point, il poussa un profond soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu’un qu’il n’aperçut point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion apparente :

« Je suis innocent ! »

Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors, il demanda de l’eau.

« Il me semble que je boirais une cuve ! » fit-il.

Un gendarme lui apporta de l’eau dans un seau qui servait pour les chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit le torse nu et lava ses plaies.

« Ils n’y vont pas de main morte les gars de Corbillères ! » déclara-t-il.

Et il se mit à rire.

Les gendarmes en avaient « froid dans le dos ». Ils l’ont dit depuis : jamais ils n’avaient entendu un rire pareil… C’était à abattre ce monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l’entendre…

Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler…

« J’espère qu’on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il… C’est une jeune fille de famille qui n’a pas l’habitude des marécages… Elle aura pris froid !… tandis que l’autre avait trop chaud ! »

Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient mis un bâillon. L’autre se laissait faire, sans résistance aucune, bien qu’il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait simplement la tête en ayant l’air de les approuver :

« Prenez vos précautions !… On ne sait jamais !… Je comprends que je ne vous sois pas sympathique !… »

Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la charrette était allée chercher dans un second voyage… Le brigadier avait bien demandé qu’on le laissât sur le sentier où il avait été tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères s’étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie et on l’avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le venger !…

La sous-préfecture avait été prévenue… On attendait les autorités, la police, « tout le tremblement »… Ah ! que c’était une affaire !… Tout le monde était d’accord là-dessus !… Une affaire dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde !… Un sacré procès !… On ne savait pas, après tout, combien il en avait assassiné, le Peau-Rouge !… On ne lui connaissait que sept victimes, sept pauvres petites femmes, qu’il avait ainsi découpées en morceaux, jetées au feu de sa cuisinière… mais il y en avait assurément bien davantage !…

Au matin, ils étaient si excités qu’ils voulaient ficher le feu à l’écurie, brûler le satyre ! Heureusement, les autorités arrivèrent. Il n’était que temps !

Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme, d’un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se demandaient s’ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois du lynchage.

« Ouvrez-leur la porte ! leur dit-il… s’ils veulent me découper, moi aussi, il ne faut pas les contrarier ! »

Il avait donné l’adresse de Christine pour que l’on prévînt son père.

« La pauvre « demoiselle », ça lui a porté un coup !… Elle ne s’attendait pas à ce qu’elle a vu, bien sûr !… Mais aussi pourquoi est-elle venue ?… Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les pieds dans ce pays ! »

Tout ce qu’il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au moins conduire à cette conclusion qu’il n’y avait aucun doute possible à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces paroles qui revenaient comme un leitmotiv : « Ben oui !… mais tout cela n’empêche pas que je sois innocent ! »

Se moquait-il des autres ?… Se moquait-il de lui-même ?… Le ton avec lequel il disait cela n’était pas très éloigné de la farce ! Voulait-il se faire passer pour fou ?…

Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le juge d’instruction déclara :

« Nous sommes en face du genre cynique. »

Cynique, ça il l’était !… Il semblait prendre un plaisir sadique à l’horreur qu’il inspirait ; et il faisait tout pour la décupler !

Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et l’appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu sans y toucher, jusqu’à ce qu’il fût éteint… Les magistrats retrouvèrent tout en l’état : les restes d’Annie dans le panier, ses petits os carbonisés dans le poêle… On découvrit cependant des débris dans la cave… C’est là qu’il l’avait « sectionnée ». On retrouva bien d’autres choses, les malles et les valises, enfin tout le bagage des sept femmes disparues !

« Eh bien, quoi ! qu’est-ce que cela prouve ? répliqua-t-il quand on lui opposa ce trop éloquent témoignage… que je suis homme d’ordre !… Quand elles reviendront, elles seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles qu’elles les ont laissées !…

– Nous saurons retrouver leurs cendres ! s’écria le juge, et peut-être ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires monstres qui aient déshonoré le nom de l’homme !

– Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre qu’elle vous inspire ! Mais, croyez-moi, il n’est pas bien sûr que vous retrouviez toutes ces demoiselles à l’état de cendres !… Ce n’est pas une raison parce que j’en ai brûlé une pour que j’aie fait flamber les autres…

– Mais enfin, pour celle-là, vous avouez ?

– J’avoue quoi ?… Je n’avoue rien du tout !… J’ai toujours été trop ami de la vérité pour vous faire le plaisir d’avouer un crime que je n’ai pas commis !… Ça n’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux et qu’on la met dans son poêle pour qu’on l’ait tuée !…

– Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l’avez pas tuée !

– Ça, monsieur le juge, ça, ce n’est pas mon affaire !…Je ne suis pas magistrat, moi !… je ne suis pas payé par le gouvernement pour faire des enquêtes tendant à établir l’innocence ou la culpabilité des citoyens ! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos prérogatives… Travaillez ! »

Ainsi parlait Bénédict Masson… Nous n’entrerons point dans le détail d’une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et qui est présente encore à toutes les mémoires… Plus les témoignages et les faits semblaient l’accabler, plus Bénédict semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n’avait été plus puissant ni, naturellement, plus odieux.

En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos menaçants qu’on lui prêtait ; il rendit hommage à la mémoire de Mme Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à l’Arbre-Vert et son entrevue avec l’ancien garde.

Mme Muche avait trop prévu l’événement qui devait s’ensuivre pour n’en pas tirer un juste orgueil : « Si le père Violette m’avait écoutée, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses. »

L’examen du cadavre du père Violette avait établi qu’il avait été pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans l’étang avec une pierre aux pieds ; mais la pierre devait avoir été choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l’attachait à la victime.

« Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui présentait les résultats de l’enquête, évidemment !… Un Peau-Rouge doit savoir lancer le lasso !… Je vous dirais que je ne sais pas lancer le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le juge ! Tout de même, j’attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la table des pièces à conviction, à côté de mon petit panier à transporter « les restes »et de ma « cuisinière » !

On était allé interroger Christine chez elle et, sur l’avis des médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible confrontation.

Aussi bien elle eût été inutile, l’inculpé ne contredisant en rien les dépositions de Mlle Norbert.

Celle-ci fit son « mea culpa ». Son grand tort avait été d’avoir pitié d’un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La misanthropie du relieur d’art de l’Île-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage tantôt enthousiaste jusqu’au plus désordonné lyrisme tantôt brutal comme celui d’un portefaix : elle avait mis tout cela sur le compte d’une laideur qui isolait Bénédict Masson de l’humanité. Elle s’était penchée sur cette douleur, elle s’était heurtée à un bourreau !…

Quand la porte du chalet de Corbillères s’était ouverte, elle avait eu en face d’elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon d’abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes déchiquetés d’un corps humain !… Et puis elle ne se rappelait plus rien ! Elle se demandait seulement comment elle n’était point morte de cette vision exécrable !…

« Assurément ! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n’a pas été gâtée !… Elle ne méritait pas ça !…

– Misérable ! ne put s’empêcher de lui répliquer le juge, vous prévoyiez qu’elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits, quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux…

– Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point « mes forfaits », pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre plus guère que dans les tragédies classiques !… Si je n’invitais pas Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux… c’est que le paysage n’y est pas joli !… »

XXII Dernières nouvelles de la marquise

XXII
 
Dernières nouvelles de la marquise
 

Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à augmenter chez tous l’horreur inspirée par une série de crimes dont Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu’en des termes et sur un ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu’il ne semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat d’inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement, c’est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une méthode sévère à ne se point laisser influencer par les contingences…

« Cet homme court à la mort comme à une délivrance ! se disait le prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses ! S’il pouvait lui-même prouver ses crimes, il le ferait ! Ne le pouvant point, il déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du public, qu’il méprise… En même temps, il se venge par avance de l’erreur qui va le livrer au bourreau en criant : « Je suis innocent !… » mais c’est tout juste s’il n’ajoute pas : « Je vous défie de me le prouver ! »… Tout cela est du Bénédict Masson tout pur !… En attendant, on n’a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour ce qui est de la septième, il n’a pas tort quand il dit : « Ce n’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux et qu’on la met dans son poêle, pour qu’on l’ait tuée ! »

Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n’aimait point les discussions oiseuses. Il savait qu’il ne parviendrait à ébranler aucun esprit au monde sur le fait d’une culpabilité qui « sautait aux yeux ». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de sa pensée à Christine, qui, elle, en avait trop vu pour pouvoir admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un court message de Coulteray : « Adieu, Christine… tout est fini ! »

Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la prostration physique et morale qui s’en était suivie lui avait fait oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin, de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la vie ou pour la raison de Christine, n’avait plus pensé à la marquise ni à son appel désespéré.

Enfin, les premières exigences de l’instruction, les pénibles interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l’ombre de leur pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l’aventure fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si pâle que le terrible marquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste ; il exige tous vos soins, vous courbe sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque celles-ci commencent à se refermer… Enfin, il ne faut pas oublier non plus qu’à tout prendre, la réalité de l’infortune de la marquise de Coulteray était encore à démontrer… Certes, le « trocart » avait produit son effet ; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien !…

Quoi qu’il en fût, dans le tumulte sanglant de l’affaire de Corbillères, le « trocart » que Christine avait emporté dans son sac pour le montrer à Bénédict avait disparu ! Où ? quand ? comment ?…

Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi soulevée par la terreur et par le vent ? Alors le sac se serait ouvert et le pistolet chirurgical s’en serait échappé ?

Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Annie brûlant dans la « cuisinière » de Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas directement ou semblait ne pas se rapporter aux crimes de Corbillères que Christine n’avait parlé de ce singulier trocart à quiconque.

… Aussi bien il n’avait été retrouvé par personne, en dépit de toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six victimes manquantes… Si les agents de la Sûreté générale avaient découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.

« Partons ! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin… Nous n’avons que trop attendu ! C’est moi qui, par mon scepticisme, mon orgueil, ma « suffisance » aurai peut-être été la cause de la mort de cette malheureuse !… Si nous avons encore une chance de la sauver, ne la laissons pas échapper !… Mes remords sont déjà immenses !… Je me suis crue très intelligente et je ne suis qu’une sotte, d’une sottise criminelle !… Mon calme à juger les gens et les choses, l’équilibre tant vanté de mon esprit n’étaient que l’armature d’une bêtise qui m’épouvante… Est-ce que tu es calme, toi ?… Oui, peut-être aux yeux des imbéciles !… Mais j’ai toujours vu ton esprit inquiet !… Rien ne t’a jamais paru impossible !… Je me suis étonnée de ne pas te voir sourire lorsque pour la première fois je t’ai parlé de la maladie de vampirisme qui sévissait à l’hôtel de Coulteray… Quand moi, sur un ton qu’eussent pu m’envier tous les Joseph Prudhomme de la terre, je prononçais le mot : « science ! » toi, tu répondais : « Mystère ! »… J’ai pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie ; j’ai aimé Gabriel sans y croire !…Je t’aime peut-être encore et je n’y crois peut-être pas encore…

– Oh ! Christine ! protesta Jacques avec une infinie tristesse.

– Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi !… Vous avez tous été trop à mes genoux ! J’ai vu le marquis à mes genoux ! J’y ai vu Bénédict Masson ! Mais ce que je n’ai pas vu, moi qui croyais tout connaître, tout deviner : c’est que c’étaient deux monstres !… Jacques ! courons à Coulteray !

– Tu es encore bien faible, Christine !

– Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les médecins m’ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux, tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne s’étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s’y opposer. Du reste, l’enquête est bien près d’être terminée. On ne retrouve pas les six autres victimes parce qu’il en a fait de la fumée ! Ah ! le bandit ! Quand je pense qu’il me dédiait des vers… et qu’il pleurait sur ma main ! Tu viens, Jacques ?

– Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux ! et puis, tu as raison… notre présence peut être utile là-bas !

– Que le Ciel t’entende ! Hélas ! elle nous écrit : « Adieu, c’est fini ! »

– Ça n’est jamais fini, Christine, tant qu’on peut l’écrire.

– Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ ?

– Non !… maintenant, je puis m’absenter… m’absenter même longtemps… pourvu que ton père reste et veille !…

– Oh ! il ne le quitte pas !… Tu n’as pas remarqué qu’il l’a à peine quitté pour venir me voir… de temps en temps… et vite !… Aucun être au monde n’aura été soigné comme Gabriel !… Pauvre cher papa !… Gabriel, c’est un peu sa vie… c’est aussi la tienne, Jacques !

– Non, la mienne, c’est toi, Christine.

– Eh bien, en route ! fuyons ce quartier, cette île où il me semble entendre encore le misérable rôder autour de moi… avec son sourire si affreusement mélancolique… et ses vers… ses vers qu’il chuchotait sur un ton liturgique ! « Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé dans son lac immobile… », etc., et autres du même acabit qui me remplissaient d’aise sous mes dehors de statue… car, au fond, je suis une sentimentale… Oui ! en vérité, quelque chose comme Jenny l’ouvrière… seulement ce ne sont pas des fleurs qu’il me faut, ce sont des poèmes !…

– Ne raille pas !… Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale… On n’est grand que par les sentiments… et par la bonté !… Tu as été bonne !

– Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde ! et je vous fais tous souffrir !… Ah ! est-ce que je sais ce que je veux ? » acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s’acheva dans un sanglot.

Il l’emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris !… Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l’été sur son déclin.

Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu’en arrivant à Tours, il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même, de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish…

XXIII Le château de Coulteray

XXIII
 
Le château de Coulteray
 

Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l’on ne put cacher la nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur, chez elle, avait disparu :

« Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce que je n’ai pas su l’entendre, je la vengerai !… Je lui dois bien ça !… je sens que son ombre ne me pardonnera qu’à cette condition ! »

Elle était dans une agitation qui ne cessa qu’à la première heure du jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les déposer à Coulteray à dix heures du matin.

« Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui, et qu’il ne se doute de rien ! »

Tout ce qu’avait pu dire Jacques n’avait servi de rien. Elle ne l’écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis. Elle ne prononça pas dix mots jusqu’à Coulteray.

En d’autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un enchantement. C’est ce que se disait Jacques, à qui Christine échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment qu’il croyait s’en être rapproché le plus.

Jamais la nature n’avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait à la fin de septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse sur le royaume de la Loire. Corot n’eût pas mieux fait. Jacques posa sa main sur celle de Christine : elle était glacée. Lui, dans le paysage aimable et joyeux, ne pensait qu’à la vie. Elle, ne songeait qu’à la mort vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l’heure.

Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur glas funèbre :

« On va sans doute l’inhumer aujourd’hui, fit Christine, dont les yeux se mouillèrent. Ah ! je voudrais la revoir une dernière fois : je sais bien ce que je lui murmurerais à l’oreille !… Pourvu que nous arrivions avant la cérémonie ! »

Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre à l’unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui ravir le charme de l’heure. La vision de ce petit bourg à flanc de coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l’atmosphère, la joie accueillante des visages rencontrés jusqu’alors sur le bord du chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s’ouvraient sans mystère sur leur bonheur domestique, ne l’avaient pas préparé à entendre cette lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels semblaient n’avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.

Le village était désert. L’auto le traversa et passa devant l’auberge de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l’eût dit abandonné.

La voiture franchit le pont de briques, où vient aboutir la route serpentine qui conduit, sous les ramures d’un boqueteau, au château debout sur le coteau, en face.

Les œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et en rehaussent partout la beauté… Il n’est pas un voyageur qu’un sentiment d’admiration n’ait arrêté devant les ruines imposantes ou les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la Guerche, de Roche-Corbon, de l’Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, d’Amboise, de Loches, d’Azay-le-Rideau… Le château de Coulteray ne dépare pas cette collection.

Il n’est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade… La légende affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la transformer en un confortable manoir… Au surplus, le Moyen Âge lui-même paraît gai dans ce charmant pays.

« Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish, fût bien malade pour ne point guérir ici ! » se disait Jacques.

À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et des fleurs), ils descendirent d’auto. Il y avait foule dans « la baille ». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux obsèques par curiosité, par superstition… car on est très curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray… plus peut-être que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu’en Bretagne, mais d’une autre manière.

Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire, qu’ils appelaient couramment entre eux l’empouse (ce qui est tout comme, là-bas)… sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils étaient petits et qu’ils n’étaient pas sages.

La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s’échappant de sa tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du loup-garou en honneur dans d’autres contrées.

Quand, en l’absence des châtelains, le concierge faisait visiter la crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l’étranger ce que l’on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.

« Y croyez-vous ? demandait en souriant le visiteur.

– Ben ! répondait l’autre en hochant la tête, on y croit sans y croire !… »

Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son scepticisme et son imagination folle ? Quoi de plus intéressant que ce génie d’une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et quelquefois les plus inattendues dans leur audace ?…

Tout ceci n’est point d’une digression inutile, sur le seuil du château de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l’empouse de la légende, et cela quelques heures avant des événements extraordinaires qui allaient bouleverser une contrée…

N’oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui s’appelle la Grotte-aux-Fées, dont l’enseigne rappelle un dolmen qui est visité des plus aimables lutins ; non loin de ce dolmen s’en trouve un autre, de proportions gigantesques, appelé le Palais de Gargantua ; à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartenait, lui aussi, aux temps celtiques où l’enchanteur Orfon aurait entassé d’immenses richesses qu’il se plaît à faire résonner avec fracas dans la nuit de Noël…

Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à une terre où l’on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les épouvantes bretonnes ; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler… N’oubliant point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.

Et d’abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif de la situation morale – à ce point de vue – de la population de Coulteray, qu’en rapportant très succinctement ici la façon dont, à différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit qu’il était né à l’étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la force de l’âge ; aussi quand il apparut, ce fut un événement : disons tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.

Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n’était pas fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles, payait des banquets mémorables à la Grotte-aux-Fées, aux grandes fêtes annuelles.

L’empouse, comme on continuait à l’appeler entre soi, « histoire de rire », avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait :» Notre empouse se porte bien ! souhaitons que le diable nous le conserve encore pendant deux ou trois cents ans. »

Puis il partit, il était retourné à l’étranger. On n’entendit plus parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n’avait pas changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même bonne humeur, le même « allant ». Les paysans, eux, avaient vieilli.

Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, « belle comme le jour », digne de la Grotte-aux-Fées. Il était fort galant avec elle. Ils paraissaient s’adorer.

Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de la visite de quelques hauts seigneurs d’outre-Manche qui n’engendraient pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en laissant des regrets.

Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans sa façon d’être, de se bien porter, de voir gaiement la vie ; mais déjà on ne reconnaissait plus sa femme.

Elle avait perdu ses fraîches couleurs ; ses yeux, qui, naguère, reflétaient le ciel, s’étaient voilés d’une ombre funèbre ; elle, que l’on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir les bois, passait maintenant alanguie au fond d’une voiture d’où elle répondait tristement et d’un geste épuisé aux saluts respectueux des campagnards.

Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit remerciée pour un motif futile.

Ce fut la première qui répandit le bruit qu’il se passait à Coulteray des choses « pas ordinaires du tout ! »

Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s’en mêlait, la pauvre femme n’en avait plus pour longtemps ! Alors, le gendarme, lui, s’en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu’il ne fut plus possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet.

Mais la curiosité des paysans était éveillée ; ils guettaient les sorties de la marquise et soupiraient sur son passage :

« Voilà ce que c’est que de se marier à un empouse… »

D’autre part, ils n’étaient plus les mêmes avec le seigneur de Coulteray… Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu’ils pensaient « qui, tout de même, n’était pas possible à notre époque ».

Le marquis n’insista pas. Il repartit avec sa femme.

Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd’hui on l’enterrait…

Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes à genoux, tandis que s’avançait le cortège mortuaire, précédé du clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le pays environnant.

Les « filles de Marie », tout en blanc, et les « dames du Feu », dans leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l’antique coutume de la maison de Coulteray, où l’on scelle les morts dans leur tombe devant tout le populaire appelé comme témoin.

Les « dames du Feu », parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à cheveux blancs et de belles et jeunes personnes encore à l’aurore de leur printemps, formaient une confrérie dont l’origine se perdait dans la nuit des siècles, et qui était née de l’usage druidique de célébrer le retour du solstice d’été par des démonstrations de joie, des feux dans les clairières. Ces « dames » dansaient autour des pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de Coulteray, il n’était point de village, point de hameau, de ferme, qui, à cette occasion, n’eût son bûcher. On prie les curés de campagne de les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve soigneusement les tisons comme un préservatif contre l’orage.

Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s’étaient encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait été condamnée par un méchant destin à partager la couche de « l’empouse ».

Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village, « l’empouse » montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n’avait pas tardé à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la première victime.

On se rappelait de quels soins on l’avait toujours vu entourer la marquise. On ne vit plus qu’un mari qui pleurait sa femme, et l’on pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même !

Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait « la baille » pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que le marquis ne l’aperçut, malgré son désespoir. Il se redressa, menaçant, terrible : ses yeux, tout à l’heure embués de larmes, parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit ; son bras s’étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était assurément celui de l’indignation arrivée à sa dernière puissance ; sa bouche remua, mais elle n’eut pas à prononcer le « va-t’en ! » dont elle était pleine. Comme soulevée de terre par l’épouvante, la veuve était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la « prée » (la prairie) comme pierre qui roule.

C’est tout juste si l’on n’applaudit pas !

Chacun comprenait cette sainte colère… Après tout, le pauvre homme devait en avoir assez de toutes ces histoires ! Il n’ignorait pas toutes les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu’il avait été obligé de la mettre à la porte de chez lui !… Et elle avait eu le toupet de se montrer dans un moment pareil !…

Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège pénétra dans la chapelle… Christine et Jacques eurent toutes les peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé à y entrer si Christine, dont l’émotion était à son comble, ne l’avait entraîné par la main avec une force irrésistible.

« Je veux la voir, elle !… je veux la voir ! »

De fait, elle ne l’avait pas encore vue, bien que le cercueil fût ouvert. C’est en vain qu’elle avait essayé de percer les premiers rangs, elle avait été repoussée et elle n’avait aperçu que des gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée…

La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et plate dont les extrémités étaient garnies d’une armature d’argent ; ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le bousculaient…

Ce ne pouvait être que le sacristain.

« Drouine ! » prononça-t-elle.

Celui-ci se tourna vers elle et l’aperçut qui tenait toujours Jacques par la main… Elle se nomma : Christine Norbert, et présenta son cousin.

« Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez bien tard ! si vous saviez comme elle vous a attendue !…

– Peut-on encore la voir ? demanda Christine.

– Suivez-moi », répondit-il…

Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain qui conduisait à la crypte.

Celle-ci était encore déserte.

« Tenez, placez-vous dans ce coin ; après la messe, on va la descendre ici… Vous la verrez tout à votre aise. Elle n’a jamais été si belle, on dirait un ange… On va la mettre provisoirement dans le tombeau de « l’empouse » qui est vide, comme vous le savez certainement, et d’où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire faire qui sera édifié là-bas… auprès de celui du comte François II, dit Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin ! »

Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut…

Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille, et d’où ils dominaient le tombeau de « l’empouse », lequel était ouvert, attendant sa nouvelle proie…

On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait lire encore l’inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin…

Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne… Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés, jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques qui prenaient jour au ras du sol envahi par des ronces du cimetière étaient bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins ébranlé que celui de Christine.

Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu s’enfermer avec Christine, dans le moment même qu’il rêvait pour sa fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement d’une nature triomphante…

Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l’intelligence même, il n’existait pas, il n’avait jamais existé devant elle que par elle !… Il s’en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps qu’il ne luttait plus ; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il avait senti qu’elle le laisserait s’évader avec sa belle tranquillité et son doux sourire triste, sans autre protestation… « De profundis clamavi ad te, Domine ! » Chaque esprit, ici-bas, et sans doute là-haut, a son maître… Il ne sied pas, même au plus orgueilleux, de faire le malin… On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de repoussantes gotons ; et Christine était belle et bonne… « Dies irae, dies illa ! »

La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François, dit Bras-de-Fer, s’ouvrit, et le cortège des filles de Marie et des dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que les gars apportèrent et soulevèrent pour l’enchâsser provisoirement dans le tombeau de « l’empouse »…

On eût dit qu’ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs, où reposait une vierge endormie…

Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par l’angoisse et la douleur…

Ah ! oui ! qu’elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth !… Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les tourments et rend à l’enveloppe terrestre sa pureté d’aurore, belle comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux humides encore de la flore des eaux… et comme elle, échappée enfin à l’outrage d’un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec toutes ses espérances et ses naïfs désirs !… évadée d’un cercle d’horreur qu’elle n’avait pu comprendre et où sa raison avait succombé avant qu’elle exhalât son dernier soupir !…

« Dors ! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler, je te le jure ! » murmura dans un sanglot et en s’affaissant sur ses genoux défaillants Christine à demi pâmée.

À ce gémissement répond un cri de désespoir, et Georges-Marie-Vincent s’effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu’il a peut-être ouvert !…

La cérémonie s’achève, les dernières prières sont dites, la pierre est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour…

On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s’il avait été soudain frappé de paralysie… Il ne recouvre un peu l’usage de ses membres qu’à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et Jacques qui sortent les derniers de la crypte… Il fait quelques pas vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la glace…

« Ah ! merci ! merci d’être venue, vous qui étiez son amie !… »

Elle présente Jacques, son fiancé… Il ne leur quitte plus les mains… Ce sont eux qui doivent l’accompagner jusqu’au château…

« Ne me quittez pas !… ne me quittez pas ! Je suis si malheureux… si vous saviez !… si vous saviez !… Mais vous savez tout, vous, Christine !… Je n’ai rien à vous apprendre !… Vous seule ici pouvez comprendre toute l’étendue de ma misère !… Ah ! je suis le plus misérable des hommes !… »

Et pendant que la foule s’écoule, émue, silencieuse, vide la baille, regagne la campagne, les villages, il les retient dans l’ombre de ce château de la mort, aux volets clos…

« Je vais partir ! fait-il d’une voix brisée. Je vais partir loin, très loin !… Où ?… je n’en sais rien encore !… mais je ne puis rester un instant de plus ici !… Trop de souvenirs !… trop de souvenirs !… trop de douleurs !… »

Une porte est poussée… une portière se soulève… Une ombre que Christine reconnaît… C’est Saïb Khan lui-même, le médecin indien. Il ne prononce pas une parole…

À sa vue, Georges-Marie-Vincent s’est soulevé.

« Adieu ! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour toujours !… Ah ! comme je l’aimais ! »

Il est parti !… Le bruit de l’auto qui l’emporte… Il est parti !…

Tous deux sont restés là, encore sous le coup de cet extraordinaire désespoir… Ce « ah ! comme je l’aimais ! » leur restera longtemps dans l’oreille…

« Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme ! prononça Jacques, après quelques instants d’un affreux silence.

– Comment peux-tu dire ?… Comment peux-tu dire ?… Ugolin aussi aimait ses enfants !…

– Justement, dit Jacques… qui, pour rien au monde, n’eût voulu la contrarier dans un moment pareil… Et maintenant, ma petite Christine, fit-il en se levant, nous aussi nous allons quitter ce pays… nous n’avons plus rien à y faire !… et nous allons essayer de l’oublier !…

– Va-t’en donc ! lui répliqua-t-elle d’un air sombre… moi, je reste !

– Tu restes ici ?… mais pourquoi ?… »

Elle s’était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes, considérait quelque chose, ou quelqu’un, avec une attention farouche.

« Vois », dit-elle.

Il pencha la tête.

« Je t’en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses !

– Sangor et Sing-Sing !

– Oui, Sangor et Sing-Sing !… Ils ne sont pas partis, eux !… et tu veux que je m’en aille !… ajouta-t-elle frémissante…

– Christine ! explique-toi… je ne te comprends pas !… »

Elle haussa les épaules.

Et dès lors, elle agit comme s’il n’était pas là !…

Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle… Il la suivait, renonçant à l’interroger… Ils traversèrent ainsi une partie du rez-de-chaussée… Le château paraissait désert, abandonné… Toute la domesticité, quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille, comme il est de coutume après ce genre de cérémonie…

Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet des siècles, meublées de bahuts d’un prix inestimable, de coffrets sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de François IV, d’immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que Jacques ne pouvait s’expliquer, l’escalier aux larges dalles de marbre usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n’avait peut-être pas été réparée depuis l’autre Coulteray… Louis-Jean-Marie-Chrysostome…

Arrivée au premier étage, elle se dirigea, comme guidée par un sûr instinct, vers une grande porte à double battant qu’elle ouvrit.

L’odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite…

C’était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs… Aux quatre coins de l’estrade, les cierges à peine éteints exhalaient encore leur funèbre parfum…

Elle alla à la fenêtre, l’ouvrit d’un geste large, repoussa les persiennes et le jour entra à flots.

Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.

Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s’intéresser méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l’une à l’autre après un examen d’une minutie exaspérante… Tantôt elle se baissait, tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait sur un tabouret…

Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté. Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement sans l’entendre car, comme il s’était risqué à lui poser une question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et, soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.

Celle-ci était une pièce Louis XV… En face du lit, un portrait en pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la pénombre… car, là aussi, les volets étaient tirés… Jacques était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre du marquis actuel.

Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri.

Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la chambre de la marquise, un rayon de soleil allongeait sa baguette d’or qui semblait avoir troué le mur… c’était la lumière de la chambre voisine qui arrivait là par ce trou… que l’on eût difficilement trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de l’autre côté, parmi les personnages de la tapisserie…

Christine courut y coller son visage… et quand elle eut fini de regarder :

« Vois à ton tour ! dit-elle à Jacques… Vois le trou par lequel le monstre lançait sa flèche empoisonnée !… »

Il vit, et lui, qui avait eu en main le « trocart », fut convaincu… mais ne l’avait-il pas été à moitié déjà ?… et que pouvaient-ils faire maintenant qu’elle était morte ?

Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit tout de même :

« Ô Bessie !… prononça-t-elle d’une voix profonde, j’ai été une mauvaise gardienne de ta vie, mais je veillerai sur ta mort !… »

XXIV Drouine, gardien des morts

XXIV
 
Drouine, gardien des morts
 

Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour l’éternité, laissa Jacques assez perplexe… Christine l’inquiétait de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place. Où le conduisait-elle maintenant ? Droit chez le sacristain qui habitait un petit carré de pierres troué d’une porte et de deux fenêtres Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C’était une loge d’où il pouvait surveiller l’entrée du château, et c’était presque un tombeau d’où il pouvait surveiller les morts.

Drouine était Solognot. Il n’était ni vif ni impressionnable comme le Tourangeau, et l’on eût pu croire, à le voir si avare de ses mouvements, qu’il manquait d’activité. Il n’en était rien. Il travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au fond, l’occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur une bande de terrain qu’on lui avait abandonnée et où il faisait pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui dévalait hors le rempart vers « la prée », et dont le marquis, propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle.

Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce merveilleux pays pour aller s’enfouir en Sologne, dans la sauvagerie, où il était né.

Si ce n’était déjà fait, c’est que la veuve Gérard, à laquelle il faisait une cour muette depuis dix ans et à qui il ne s’était ouvert de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la Touraine.

Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce qu’il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient. Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait.

Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé, tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et se leva.

Avec ses cheveux de crin, sa peau d’ivoire, ses membres trapus, ses épaules courbées par l’incessant labeur, il eût pu passer pour une brute s’il n’y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard d’un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis.

Cependant, il n’était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises et leur demanda tout de suite s’ils avaient vu Sangor et si celui-ci avait fait la commission de M. le marquis.

« Nous l’avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l’avons pas encore rencontré. De quelle commission s’agit-il donc ?

– M. le marquis est parti bien précipitamment ! répliqua Drouine en hochant la tête, et il n’a pas eu le temps de vous dire que vous pouviez rester au château tant qu’il vous plairait, y coucher et vous y faire servir comme s’il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre disposition.

– Notre intention était de repartir aujourd’hui même ! interrompit Jacques.

– Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva Christine.

– Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le prosecteur, descendons à l’auberge, ce sera plus gai que de nous installer dans ce château désert !

– Je ne suis pas venue ici pour être gaie ! fit la jeune fille avec tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner sa réplique un peu vive… je suis venue pour y pleurer une amie.

– Mme la marquise vous aimait bien ! soupira Drouine.

– Parlez-nous d’elle, demanda Christine à voix basse… il faut tout nous dire : nous sommes préparés à tout entendre… Elle me parlait de vous dans toutes ses lettres… Elle avait la plus grande confiance en vous… Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne pas y croire… ce misérable a trompé tout le monde !…

– Je n’en sais rien ! » déclara Drouine.

Christine le regarda, stupéfaite…

« Moi, mademoiselle, vous savez, je n’ai jamais donné dans les « giries » de ce pays-ci… Je suis Solognot : là-bas, on a la tête dure… ma mère était servante chez le curé… je servais la messe à sept ans ; je ne crois qu’au catéchisme… L’histoire de « l’empouse », c’est des contes de fées… Tenez ! Il y a ici une femme qui n’est pas méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée tantôt par le marquis ; c’est la veuve Gérard ! Eh bien, dans le temps, la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à Mme la marquise, qui, entre nous, n’avait point la tête bien solide… Aussi, moi, je ne l’ai jamais contrariée dans ce qu’elle disait. J’étais le seul à bien vouloir l’écouter quand elle me geignait en cachette, dans la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais : « Oui, madame la marquise !… oui, madame la marquise ! » mais je la plaignais !… Un vampire ?… Vous avez jamais vu un vampire, vous ?… Moi, je suis gardien du cimetière depuis quinze ans… eh ben, vampire ou non, je n’ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu’on les y avait mis ! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier !…

– Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens ! » prononça Jacques…

Christine se retourna vers lui dans un mouvement d’hostilité aiguë :

« Il n’empêche que nous avons eu la preuve de l’infamie du marquis, la preuve de son crime ! lui jeta-t-elle… Tout est là, et tu le sais bien, Jacques !… Ton attitude me peine au-delà de ce que je pourrais dire.

– Quelle preuve ? demanda Drouine.

– Eh bien, le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous en a pas parlé !

– Si ! si !… Elle m’en a parlé et je l’ai vu !… Eh bien, il ne date pas d’hier le trou !…

– Georges-Marie-Vincent, s’il faut en croire la légende, ne date pas d’hier non plus ! laissa tomber Christine.

– Ah ! ça ! mais est-ce que tu deviens folle, toi aussi ? s’écria Jacques…

– Et le pistolet que vous nous avez envoyé ? savez-vous ce que c’est ? reprit Christine haletante… Monsieur pourrait vous l’expliquer !

– Christine ! Christine !… supplia Jacques… tais-toi, je t’en supplie… tais-toi !… d’abord, nous ne sommes sûrs de rien !… Et puis en ce moment tu oublies, tu oublies… (il lui avait pris les mains et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). Tu oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des morts ! »

Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes…

Soit parce que les devoirs de sa fonction l’appelaient dehors, soit par discrétion, Drouine sortit dans l’instant, sans prononcer une parole. Jacques essaya de calmer Christine qui se montrait de plus en plus nerveuse.

« Ma chérie, lui dit-il, je t’accorde tout ce que tu voudras ! Le marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu’on pouvait encore espérer la sauver, tu sais que j’ai été le premier à vouloir que tu agisses ! mais maintenant, je t’en supplie, détournons-nous de tout ce qui n’est pas ce que tu sais bien !… Oublie le drame de Coulteray, comme il nous faut oublier celui des Corbillères !… Il fut un temps où tu n’aurais pas eu besoin de tant de discours !… Encore une fois, ne songeons plus qu’à Gabriel ! »

Elle sécha soudain ses larmes…

« Tu le veux ?… Eh bien, que ta volonté soit faite !… dit-elle d’une voix sourde… et ce sera peut-être épouvantable !…

– Que veux-tu dire ?

– Ah ! ça ! mon cher, tu m’en demandes trop !…

– Es-tu enfin décidée à partir ?…

– Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris.

– Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris… En ce moment, Gabriel peut attendre.

– Eh bien, nous attendrons ici. »

Il ne put retenir un geste d’impatience ; assurément ; elle se moquait de lui, mais il n’eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un bruit singulier leur venait de dehors… comme d’une course, d’une poursuite, accompagnée de petits cris perçants d’oiseau traqué par le chasseur… Ils sortirent sur le seuil… De là, ils apercevaient une partie du cimetière qui entourait la chapelle… Drouine, comme un fou, courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s’enfuyait en criant, en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle.

Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas, dans un bond suivi d’une curieuse pirouette : « Sing-Sing ! » prononça Christine.

« Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s’essuyant le front… Il ne me laisse pas un instant de repos !… je l’ai surpris écoutant derrière la porte… c’est Sangor qui me l’envoie !… J’aurais voulu lui administrer une bonne raclée pour la bile qu’il m’a fait faire depuis qu’ils sont arrivés ici… C’est toute cette clique qui rendait Mme la marquise si malade !…

– À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit entendre Christine en jetant sur l’homme un singulier regard.

– Je m’en doute bien ! répondit Drouine… suivez-moi… nous serons mieux pour causer dans la sacristie… »

Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille armoire du XVe siècle qui tenait tout le fond de la pièce.

« Drouine, la marquise avait de beaux bijoux… dont elle a disposé avant sa mort, je le sais !

– Les voici ! » fit Drouine, sans marquer le moindre embarras.

Et il sortit de l’armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à clef, qu’il ouvrit et d’où il tira de merveilleuses broches à plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du XVIe siècle, qui eussent suffi à la gloire d’une collection. C’était peu de chose cependant à côté d’un diadème composé de lames d’or travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé par deux diamants gros comme de petites noisettes.

« Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent… C’était son droit d’en faire don à qui elle voulait… Vous pouvez donc me répondre sans embarras, Drouine… De même que la marquise a donné son collier de perles à Sangor, elle a pu vous donner à vous ces merveilleux bijoux.

– Elle me les a donnés et voici un papier qui l’atteste ! » répondit le sacristain en sortant un document du coffret.

Christine lut : « Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de veiller sur le repos de mon âme ! »

« C’est bien cela !… fit la jeune fille en repliant le papier et en le rendant à Drouine… et maintenant, Drouine, vous allez nous dire comment la marquise entendait que l’on veillât sur le repos de son âme ? »

Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans l’armoire, ferma celle-ci et dit :

« Ça, c’est mon affaire !

– C’est aussi la mienne !… Drouine !… et je ne suis venue ici que pour cela !… Je connaissais la volonté de la marquise… je savais les arrangements qu’elle avait déjà pris avec Sangor… Et elle m’a écrit, quelques jours avant sa mort, qu’elle s’était arrangée non seulement avec Sangor, mais encore avec vous !… Parlez, Drouine !… Il le faut !…

– Que voulez-vous que je vous dise ?…

– Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies ?…

– La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci, mademoiselle : que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait morte !…

– Et qu’il lui aurait coupé la tête !… s’exclama Christine.

– Quant aux broches, elles sont bien pour moi ! continua l’autre sans broncher.

– Gardez le tout, Drouine ! mais qu’on ne touche pas à la dépouille de ma pauvre amie !… Elle a été assez torturée pendant sa vie pour qu’elle goûte le repos sacré des trépassés !…

– Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à Sangor pour qu’il s’en aille tout de suite, qu’on ne le revoie plus ! Je le connais assez !… il n’en demandera pas davantage !… Et ma pauvre maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine !…

– Vous êtes un brave homme, mon ami !

– Oui, mademoiselle ! Mais vous m’avez bien fait peur !… j’ai cru un moment que vous étiez venue, vous aussi, pour tuer la nouvelle « empouse »

– Allons prier pour elle, Drouine !… »

XXV Minuit…

XXV
 
Minuit…
 

Christine voulut passer la nuit au château. On mit à la disposition des deux jeunes gens le premier étage de l’aile nord, c’est-à-dire deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois l’appartement particulier de Catherine de Médicis et que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer le trouvant particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour) pour le réserver aux invités de marque.

Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l’œil un aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier tiers du XIXe siècle, « confortable », mais il est permis d’affirmer que, pour les visiteurs de nos jours, il n’est rien de plus triste que ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en poussière… que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de donjon… tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.

« Ah ! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d’une chambre d’auberge ! »

L’idée qu’on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine finit par avoir pitié.

« Allons donc prendre notre repas à l’auberge, dit-elle à Jacques, puisque cela te fait si grand plaisir ! »

Et elle ajouta :

« Sois persuadé que cela ne m’amuse pas plus que toi de rester ici… Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais pourquoi !… Avec ces Hindous, il faut s’attendre à tout, dès que la superstition est en jeu !…

– J’ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise ! émit Jacques en se permettant de sourire.

– Que la marquise nous pardonne !… »

En descendant, ils eurent l’heureuse surprise de trouver dans la cour Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur petit bagage.

Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un piaulement d’adieu et démarra.

Ils disparurent.

Drouine survint.

« C’est fait, dit-il… Oh ! il n’y pas eu la moindre difficulté… Il avait apporté un sabre. Il m’en a fait cadeau. Je lui ai donné tous les bijoux. Bon voyage ! »

Christine poussa un profond soupir… Et elle répéta :

« Que la marquise nous pardonne ! »

Ils étaient en face du garage… Elle avisa soudain la dernière voiture qui s’y trouvait. Elle l’avait vue quelquefois à Paris à l’hôtel du quai de Béthune… cette auto servait assez souvent à la marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les environs… Elle s’en approcha et la considéra de près. C’était une forte limousine, d’une carrosserie solide et copieusement capitonnée à l’intérieur… Christine examina les portières, les glaces… Jacques comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut transformée en une cage hermétiquement close…

Drouine les regardait faire.

« C’est dans cette voiture qu’elle est arrivée ? demanda Jacques.

– Oui ! répondit Drouine… pauvre femme !…

– Quelle martyre, soupira encore Christine, les larmes aux yeux.

– Le Bon Dieu en a eu pitié ! reprit Drouine en hochant la tête… maintenant elle bien tranquille ! »

Quand Jacques et Christine arrivèrent à l’auberge de la Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l’allégresse générale qui y régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n’y a rien qui donne appétit… et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de l’esprit, les vivants se comparent au mort qu’ils viennent de conduire à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir goûter encore aux joies de la vie et s’empressent d’autant plus d’en jouir que l’exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois jusqu’aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours…

Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n’avait pas cessé. On s’était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur les dents. La veuve Gérard, servait en extra. Elle en avait entendu des plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui l’avait fait fuir !… Ça lui apprendrait à raconter des histoires « d’empouse » !…

On avait voulu la faire boire :

« Trinquons à l’empouse, mère Gérard ! si vous ne voulez pas qu’elle vienne vous tirer par les pieds ! »

Elle ne répondit rien, le front têtu, l’œil mauvais, les dents serrées…

« Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le mauvais œil !… »

On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille… Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays…

« Ils en ont comme cela jusqu’à demain matin, dit Jacques quand Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as eu raison d’accepter l’hospitalité du marquis… Ici nous n’eussions pas fermé l’œil ! »

Ils rentrèrent au château, s’embrassèrent, se souhaitèrent une bonne nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.

Christine ne se coucha pas… Elle se laissa tomber, pensive, dans un fauteuil.

Sa fenêtre était restée ouverte… Un paysage lunaire s’étendait devant elle, d’une grande étendue et d’une grande beauté… D’abord, c’étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la terre déserte, silencieuse, qu’aucun bruit ne venait troubler… puis le long trou noir des douves qui séparaient la cour d’honneur de la baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l’extrémité du plateau, au-delà d’un petit mur bas, le cimetière avec ses croix penchées ou droites… ses dalles moussues et quelques-unes, luisant sous la lune, comme des glaces… Derrière, la silhouette élancée de la fine chapelle du XIVe siècle, au fond de laquelle dormait pour toujours, tranquillement, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth…

Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver ? et à rêver de quoi ?

Soudain elle tressaillit… là-bas, dans la vallée, la vieille église romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit…

Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid, et commença à se dévêtir.

Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau… mais elle poussa une sourde exclamation et s’accrocha au mur pour ne point tomber.

Elle avait vu… très distinctement vu, là-bas, entre les tombes du cimetière, une forme blanche, toute blanche, qui glissait… se déplaçait avec la légèreté d’un fantôme…

Cette forme flottante et indécise que semblaient traverser comme un cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut dans la direction de la demeure de Drouine.

Christine eût voulu crier ; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et cette fenêtre… Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la douleur qu’elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement, lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.

Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui l’eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s’était déroulée et l’enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire qu’elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar auquel elle était encore en proie. Et il n’en douta point, quand il l’entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire :

« Elle ! Elle ! je l’ai vue !… Elle se promenait dans le cimetière !… Mon Dieu ! que va-t-elle faire ? que va-t-elle faire ? »

Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le lit.

Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.

« Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie !… Sors de ce mauvais rêve ! »

Mais, âprement, elle lui répliquait :

« Je ne dors pas !… je ne rêve pas !… Je te dis que je l’ai vue… comme je te vois !… Elle a glissé le long du mur de la chapelle… Elle allait chez Drouine, c’est sûr ! »

Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu’ils essayaient de se convaincre l’un et l’autre.

« C’était à prévoir… ça devait finir comme ça ! gronda Jacques… du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l’es maintenant !… Cette crise est aussi logique que le développement d’un panaris. »

Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés, retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre, l’ouvrir pour savoir ce que c’était… Mais elle lui avait jeté ses bras autour du cou et le retenait avec une force invincible :

« Non ! non ! n’y va pas !… n’y va pas !… C’est elle ! je suis sûre que c’est elle !… »

Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une fenêtre avait été ouverte… et d’autres portes claquaient… et des pas… une course… une espèce de bondissement dans l’escalier… Jacques s’était redressé… Elle l’étouffait contre elle !

« N’y va pas !… n’y va pas !…

– Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef ! »

Elle l’abandonna un instant avec un sourire d’agonisante. Il courut à la porte et l’ouvrit.

Ils se trouvèrent en face d’une figure de revenant qui agitait son ombre immense sous la projection de la lampe… C’était Drouine…

Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise…

Alors il aperçut Christine qui avait l’air aussi égarée que lui.

« Vous l’avez vue ?… Vous l’avez vue ?… » demanda-t-il.

Christine hocha la tête… Elle l’avait vue… oui ! oui !… Et lui ! lui aussi, n’est-ce pas ?

Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure :

« Je dormais… je venais de m’endormir… à peine… j’ai entendu sa voix qui m’appelait… Je n’ai pas eu peur d’abord… une voix si douce !… si douce !… que j’ai cru que je rêvais… Mais une petite pierre vint frapper contre ma vitre… alors je me rendis compte que je ne rêvais pas… Et je commençai à trembler… j’allai à la fenêtre… et comme je ne voyais rien… que le cimetière me paraissait bien tranquille… j’ai ouvert la fenêtre… Alors j’ai entendu la voix qui reprenait avec plus de force : « Drouine ! Drouine ! »… Alors je l’ai aperçue debout contre le mur du rempart : « Tu ne me reconnais donc pas ? dit-elle… c’est moi, ta maîtresse, la marquise de Coulteray, la femme de l’empouse…Qu’as-tu fait de moi, Drouine ? »

« Je tombai à genoux en faisant un grand signe de croix. Ah. ! c’était elle !… c’était bien elle… c’était bien sa voix, ses manières si douces et si tristes, tout !… Elle reprit : « Qu’as-tu fait de moi, Drouine… qu’as-tu fait de moi ?… Pourquoi ne m’as-tu pas livrée à Sangor ?… Ma gorge l’attendait ! Et maintenant, ma gorge a soif ! »

« Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu’elle l’a dit ! Elle parlait très distinctement… On entendait sa petite voix claire comme une clochette d’argent dans la nuit… Sa voix n’était pas méchante, mais ce qu’elle disait était terrible : « Tu as fait de moi l’épouse de Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l’éternité ! »

« Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long de « la prée »… Elle s’est retournée un instant pour me faire un signe d’adieu et elle est entrée sous le bois… Qu’Orfon ait mon âme, si j’ai menti !… »

Drouine s’était mis à genoux et se signait et se donnait de grands coups sourds dans la poitrine comme pour son mea culpa, comme si tout ce qui arrivait là était bien de sa faute.

Il répéta dans un sanglot :

« C’est épouvantable !… C’est moi qui l’ai livrée au démon !… Que Jésus ait pitié de nous ! »

Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de l’astre des nuits… le paysage sans fantômes.

« Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d’empouse ! leur dit-il… Voici ce que tu vas faire, Drouine ! Tu vas venir avec moi… Nous descendrons dans la crypte…

– Non ! non ! j’en reviens ! j’en reviens !

– Comment ! tu en reviens ?

– Oui !… Quand elle a été partie… je me suis trouvé mieux… je ne la voyais plus… l’air froid du dehors sur mon front… enfin je me suis dit que j’avais peut-être rêvé… et puis je me suis dit aussi que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais, même pour une « empouse »… Enfin, ça a été plus fort que ma peur… j’ai voulu savoir… j’ai passé un pantalon, j’ai pris les clefs de la chapelle et je suis descendu… Alors je me suis rendu compte tout de suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j’avais oublié de refermer la petite porte qui s’ouvre dans le pied de la tour… C’est par là que je vous ai fait descendre, vous savez !… Eh bien, c’est par là qu’elle était sortie !… Oh ! il n’y avait pas à s’y tromper !… La pierre était déplacée… le tombeau ouvert et le cercueil aussi… et il n’y avait plus rien dedans !…

– Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux ! »

Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille…

Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d’honneur, puis, d’un pas tranquille, toute la largeur de la baille… Évidemment, il essayait de se dominer… d’arriver là-bas avec tout son sang-froid… Ce n’était pas lui qui se laisserait entraîner par la folie ambiante…

Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en même temps… La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui serrait à le faire crier… Jacques venait de pénétrer dans le cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth…

Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la porte basse qui menait à la crypte.

Jacques, qui s’était arrêté un instant, prit le même chemin et pénétra, derrière elle, dans le monument…

Accrochés l’un à l’autre, le front à la vitre, ni Christine ni Drouine ne prononcèrent une parole… Toute leur vie, c’est-à-dire tout ce qui leur restait de force vitale, s’était réfugiée dans leur regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la terre des morts…

De longues, longues minutes s’écoulèrent ainsi… Enfin ils virent réapparaître Jacques… Christine laissa échapper un long soupir.

Elle était couverte d’une sueur glacée et ses dents s’entrechoquaient.

Drouine, lui, ne remuait pas plus qu’une pierre.

Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas tranquille. Il franchit la cour d’honneur, leva la tête vers la fenêtre et leur fit un signe amical.

Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s’il revenait, lui aussi, de l’autre monde.

« Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé !… La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même vision !… Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, rien n’a bougé !… La pierre est toujours à sa place… on n’a pas touché au tombeau.

– Tu mens ! s’écria Christine… Tu l’as vue aussi bien que nous !… Tu t’es même arrêté en la voyant !… et tu es descendu derrière elle dans la crypte !…

– C’est vrai ! fit Drouine d’une voix rude. C’est la vérité du Bon Dieu, sur ma part de paradis !… »

Et il se signa de nouveau.

« Alors, vous me prenez pour un imposteur… Drouine, vous, vous êtes un homme ! Eh bien, accompagnez-moi ! revenez avec moi dans la crypte ! et vous reconnaîtrez votre erreur !…

– Non ! je reste ici ! déclara-t-il de son air le plus sombre… demain, il fera jour !… »

Il s’installa dans le couloir, roulé dans une couverture. Christine ne voulut point que Jacques la quittât et elle finit par s’endormir dans un fauteuil aux approches de l’aube… Jacques lui-même commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue du dehors les sortit de leur somnolence. Un groupe de villageois se montrait autour de la chapelle… d’autres accouraient dans la baille en appelant Drouine… et l’on voyait, à chaque instant, des paysans qui traversaient « la prée », se dirigeant vers le château avec de grands gestes…

Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire de préciser ici les événements qui s’étaient déroulés pendant la nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient des minutes d’angoisse que nous avons rapportées, dans le château…

La petite fête s’était prolongée à l’auberge de la Grotte-aux-Fées. Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos d’une mort ou d’un mariage, des « enragés » qui ne se décident jamais à quitter la table. D’autant que les cartes finissent toujours par fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas mieux que de s’aller coucher… À minuit, ils étaient encore quatre à se disputer leurs sous en vidant les pots. C’étaient Birouste, le forgeron ; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l’essence au coin du pont, au carrefour des trois routes, l’esprit fort de Coulteray ; l’épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et des environs. Avec Achard, l’aubergiste, un type qui avait fait danser trois générations, qui n’avait jamais voulu être quoi que ce soit dans la municipalité, histoire de rester l’ami de tout le monde, mais qui n’en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui dirait la clef de voûte du pays ; il y avait là cinq fortes têtes auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit vulgairement, des vessies pour des lanternes.

Or, environ un quart d’heure après minuit, ces cinq hommes entendirent un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à l’auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche, traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un étage située à l’orée du bourg, un peu avant le pont, presque en face Verdeil.

Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent et se levèrent, d’un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait…

Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue, la bouche grande ouverte du cri qu’elle venait de pousser et regardant comme une illuminée devant elle, dans la campagne… Instinctivement, ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme blanche qui descendait « la prée » enveloppée d’un long voile…

La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante que l’on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.

Ils n’hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c’était elle, elle la nouvelle « empouse » qui venait de s’échapper du tombeau et marchait sur Coulteray.

Ils n’étaient pas six à avoir la berlue !… Ils entraînèrent la veuve Gérard et s’engouffrèrent dans l’auberge… On ferma portes et fenêtres, on avertit les servantes… on se barricada… Tout le monde se réunit dans la même salle… La veuve Gérard se mit à réciter l’Ave Maria. Les servantes lui donnaient la réplique… Les hommes ne disaient rien… Ils étaient pâles… Ils avaient honte de leur peur.

« Tout de même, prononça Achard l’aubergiste, nous sommes idiots ! ça n’est pas possible ! »

Mais les autres protestèrent. Ils l’avaient bien vue ! Elle sortait du « meur » (le mur) du château !…

« Sûr ! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d’un alquemiste (alchimiste, jeteur de mauvais sort)… Eh bien, je ne l’aurais jamais cru !… Des choses pareilles « annui » (aujourd’hui).

– Qu’est-ce qu’elle vient faire par ici, c’te « drôlière » ?

Achard ne tenait plus en place… Très agacé, il fit taire les femmes, qui recommençaient indéfiniment leur Ave Maria.

« Non !… ça n’est pas possible ! Ce qu’on va nous « fabuler » demain (se moquer de nous)… » Et il sortit de la salle.

On lui cria de se tenir tranquille… mais c’était plus fort que lui… Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se levèrent sans entrain…

Les femmes ne bougèrent pas… mais elles entendirent :

« La r’v’là… c’est elle !… Elle remonte !… Elle rentre au château !… Tenez !… la v’là près du « meur » !… Elle retourne au cimetière… Eh bien, qu’elle y rentre et qu’elle n’en sorte plus !… Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit !… Ça a peur du jour !… Eh bien, alors, et le marquis ? » Les femmes reprirent : Ave Maria !… Ave Maria !… avec une sorte de fureur sacrée… Mais les hommes les firent encore taire dès qu’ils rentrèrent dans la salle : ils étaient déjà familiarisés avec l’idée de l’empouse… Ils l’avaient vue rentrer chez elle… Ils étaient plus rassurés… Ils avaient toute une journée devant eux pour décider de ce qu’il y avait à faire…

Ce qui les tracassait par-dessus tout, c’était la pensée qu’on ne les croirait pas… qu’on les « fabulerait ».

Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout !

Les gens de l’auberge n’avaient pas été les seuls à apercevoir l’» empouse »… Il y en avait même qui l’avaient entendue… Par exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du pont… Elles avaient été réveillées par des appels : « Adolphine ! Adolphine !… » (c’était le petit nom de la veuve Gérard). Elles s’étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu’elles l’avaient vue le matin même, dans son cercueil…

Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête levée vers la chambre d’Adolphine, qui ne pouvait lui répondre puisqu’elle était à l’auberge ; c’était là un renseignement que les deux voisines juraient absolument exact. Quant à l’» empouse », elle était repartie en poussant un gros soupir.

Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière… On comprendra facilement qu’il n’en fallait pas tant pour mettre le pays « sens dessus dessous »…

Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules s’inclinèrent, sauf trois : le maire, le médecin et le curé.

Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi extraordinaire… Ce n’était pas la première fois que l’on se trouvait en face d’une « hallucination collective ». Elle s’expliquait par la légende solidement établie dans ce pays de « l’empouse ». Les gars de l’auberge devaient être à moitié ivres… Jacques Cotentin, consulté, fut naturellement de l’avis de ces messieurs… Lui, il n’avait rien vu !… rien qu’une tombe à laquelle on n’avait pas touché !…

Cependant on était en face d’une population soulevée par la superstition et qu’il fallait calmer.

Voici ce qui se disait : « Si le tombeau n’avait pas été provisoire, si la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le cercueil de plomb avait été bien rivé (car c’était un cercueil à rivets pour qu’on pût facilement l’ouvrir lors de la cérémonie définitive), l’empouse n’aurait pas pu s’échapper, venir se promener la nuit dans Coulteray… Eh bien, on allait donner satisfaction au populaire… On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.

« Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles d’exorcisme. »

Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine revit encore une fois son amie et, en vérité, qu’une morte si bien morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant fait parler d’elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées ! elle ne savait plus ce qu’elle avait vu !… ni si elle avait vu !… quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas lui parler d’hallucination, ni particulière, ni collective… Il avait vu la morte sous ses fenêtres ! Il avait vu le tombeau vide !… Jacques dut le faire taire…

Christine, dont l’état de faiblesse était extrême, eût voulu partir le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de Coulteray et où la légende de l’» empouse » reprit une force qui rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune d’Achard, l’aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de Drouine, qui ne manquait pas de raconter l’histoire de l’» empouse » comme si elle lui était arrivée, à lui…

Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant au château, après la cérémonie de l’exorcisme, d’une étrange torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse. Elle dut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux volets de fer qu’elle n’avait pas vue partir.

Ce matin-là, la voiture n’avait rien de mystérieux, elle était ouverte ; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa pas d’étonner Christine.

« D’où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine ?

– J’ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de suite ! Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu’ils doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a décidé de finir ses jours… j’ai pris cette voiture parce qu’il n’y en avait plus d’autres au château… Les malheureux seraient devenus fous, je crois, s’ils étaient restés une heure de plus dans ce pays !…

– Ma foi, je comprends ça maintenant ! fit Christine… Allons-nous-en, nous aussi, et tout de suite !… »

Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler… On ne savait si elle dormait ou si elle réfléchissait… Un moment, elle rouvrit les yeux et dit à Jacques :

« C’est tout de même extraordinaire que tu m’aies laissée comme cela, sans me prévenir, dans ce château… car enfin, pendant que tu conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j’étais restée toute seule…

– Non ! répondit Jacques, tu n’étais pas toute seule… Le docteur Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château… »

Le soir même, ils étaient à Tours… Ils y recevaient une dépêche du vieux Norbert : « Rentrez de suite… Gabriel me donne des inquiétudes ! »

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Juillet 2004

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