Gaston Leroux

LA MACHINE À ASSASSINER

(1923)

Avant-propos

Avant-propos

 

« La machine à assassiner ! » quelle est cette invention nouvelle ? et le besoin s’en faisait-il réellement sentir ?

Il ne s’agit peut-être, après tout, que de cette vieille invention, sortie des mains de Dieu, aux plus beaux jours d’Éden, et qui devait s’appeler : l’Homme !

En vérité, l’Histoire, depuis ses premières empreintes aux parois des cavernes jusqu’aux plus récents rayons de nos bibliothèques, est là pour attester que l’on n’a point encore trouvé de meilleure mécanique à répandre le sang !

Vouloir faire mieux que le Créateur, c’est là le fait d’un génie diabolique, une nouvelle forme de la lutte éternelle entre le Prince des lumières et celui des ténèbres !

Le Malin se glisse où il veut ! Pour ceux qui ont lu La Poupée sanglante qui est à l’origine de ce récit, il ne peut faire de doute qu’il ait élu domicile dans la boutique du vieil horloger de l’Île-Saint-Louis, ni que ce soit lui qui anime de ses maléfices le triple mystère qui, dans cet antique quartier, tout gris encore de la poussière des siècles, met aux prises, d’une part : l’inquiétante famille du vieux Norbert, lequel passe pour chercher le mouvement perpétuel, aidé de sa fille, la belle Christine, et de son neveu, le prosecteur Jacques Cotentin, – et, d’autre part : le marquis de Coulteray, cet être éternellement jeune, qui a quarante ou deux cents ans, on ne sait au juste, et qui fait, à côté de la marquise, sa femme (si pâle et toujours agonisante), une singulière figure d’empouse, – vieux mot qui, dans le langage satanique, désigne les vampires, tout simplement, – enfin, en troisième lieu : le terrible Bénédict Masson, le relieur d’art de la rue du Saint-Sacrement, qui vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir brûlé dans son poêle, une demi-douzaine de jeunes et jolies femmes – au moins !

Et, à ce propos, il convient de citer ici la dernière phrase du volume précédent, intitulé La Poupée sanglante. L’auteur avait traité de « sublime » l’aventure de Bénédict Masson. En quoi donc pouvait être sublime une aventure qui conduisit son héros à une mort aussi ignominieuse ? – « En ce que cette aventure, répliquait l’auteur, ne faisait que commencer… » Voilà des lignes qui, s’appliquant à un homme qui vient d’avoir la tête tranchée, apparaissent bien étranges… Aussi n’a-t-il pas moins fallu d’un second volume que voici et que nous appelons : La Machine à assassiner, pour qu’elles soient expliquées d’une façon peut-être redoutable, mais à coup sûr, normale…

… Normale, car nous avons la Science avec nous qui nous protège, nous soutient, nous encourage dans cette incursion vertigineuse aux bords du Grand Abîme…

– La Science, dites-vous ?… Tout à l’heure, vous parliez de Satan ?… Satan ?…

– Eh bien ?… eh bien ?… eh bien ?… Peut-être s’entendra-t-on un jour sur le nom qu’il faut donner à tout ce qui nous éloigne de la Candeur Première…

I La « camomille » de mademoiselle Barescat

I
 
La « camomille » de mademoiselle Barescat

 

Voici une petite rue paisible, endormie depuis deux siècles, où le plus gros événement de la journée pour certains fossiles qui achèvent de sécher derrière la porte de leur boutique ou les rideaux de leur fenêtre est un couple de touristes égarés qui passe, une visite inattendue chez le voisin, la sortie inopinée d’une jeune personne qui a mis une toilette neuve, les stations répétées de « la demoiselle de l’horloger » chez le relieur d’art, et, tout à coup, ce quartier apprend que le relieur d’art est arrêté pour avoir chauffé son poêle avec une demi-douzaine de pauvres femmes qui s’en sont ainsi allées en fumée et qu’il a été surpris dans sa besogne d’enfer par cette même demoiselle de l’horloger qui n’a dû qu’à un miracle d’échapper au sort qui l’attendait !

Il n’est certes point difficile d’imaginer la perturbation apportée dans les mœurs et les habitudes de ce coin de l’Île-Saint-Louis et, particulièrement, dans la société de Mlle Barescat, mercière, par ce drame épouvantable.

Du quai de Béthune à l’Estacade, on vivait sous le « régime de la terreur »… comme disait Mme Langlois, ex-femme de ménage de cet affreux Bénédict.

Le commerce de la serrurerie avait fait, dans l’Île-Saint-Louis, de brillantes affaires, pendant les mois qui s’étaient écoulés entre l’arrestation et l’exécution de Bénédict Masson. Il n’y eut jamais tant de verrous aux portes et jamais les portes ne furent mieux fermées la nuit.

Par peur de quoi ? Que Bénédict Masson ne s’échappât ?…

Peut-être, mais il y avait aussi autre chose…

Personne n’allait plus chez l’horloger depuis que le bruit s’était précisé que, de ce côté, il y avait encore « un sacré mystère ! » (selon l’expression de M. Birouste, herboriste)… « un sacré mystère que le procès du relieur n’avait nullement éclairci ».

Les uns parlaient à mi-voix d’un séquestré ; les autres (comme M. Birouste) assuraient qu’il s’agissait d’un malade tout à fait exceptionnel que le prosecteur, aidé de l’horloger et de sa fille, traitait d’une façon non moins exceptionnelle et il ajoutait :

« S’il est bien gardé, c’est qu’il est peut-être dangereux… je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je sais que le prosecteur lui travaille le crâne !… Souhaitons pour le quartier qu’il ne s’échappe pas ! »

Comme on le voit, les propos de M. Birouste n’étaient point rassurants dans un moment où l’Île-Saint-Louis n’avait vraiment pas besoin qu’on lui apportât de nouveaux sujets d’inquiétude.

Cependant, l’exécution de Bénédict Masson, à Melun, avait calmé bien des nerfs… Certaines arrière-boutiques revirent peu à peu leurs réunions du soir et c’est ainsi que nous allons pouvoir assister « à la camomille » de Mlle Barescat qui était servie le mercredi et le samedi, à domicile, quand les neuf coups de l’heure avaient sonné à Saint-Louis-en-l’Île.

Ce ne fut pas sa plus brillante « camomille »… Il n’y vint que trois personnes « pour y faire honneur », mais l’événement qui s’y produisit, par son importance immédiate et par ses conséquences incalculables, en fit certainement une « camomille » historique…

M. Birouste, le voisin immédiat de Mlle Barescat et qui, justement en sa qualité d’herboriste, lui procurait sa camomille à prix réduit, se présenta le premier. Il fut bientôt suivi de Mme Camus, la loueuse de chaises, une protégée de M. Lavieuville, marguillier, un personnage d’importance ; mais, ce soir-là, le principal ornement de cette petite réunion fut, sans contredit, Mme Langlois elle-même.

Mme Langlois, comme nous avons pu en juger déjà, quoique femme de ménage, n’était point « la première venue » ; elle avait eu une situation. Après avoir été demoiselle de magasin, elle s’était mariée et avait dirigé une petite entreprise de modes où elle avait promptement fait faillite, fort honnêtement du reste, et elle travaillait depuis la mort de son mari comme une mercenaire, « mais le front haut », pour désintéresser ses derniers créanciers et retrouver son bonheur perdu ! Ce César Birotteau femelle était restée volontairement dans le quartier qui avait vu sa déconfiture, pour qu’il assistât à ses efforts de fourmi et, s’il plaisait à Dieu, à son triomphe.

Avant cette terrible affaire de Bénédict Masson, de qui elle avait épousseté si longtemps le pauvre mobilier, elle avait l’estime du quartier. Pour la retrouver tout entière et prouver qu’elle était la première à se réjouir du châtiment suprême qui attendait le monstre, elle avait eu le courage, elle, faible femme, d’aller à Melun (renseignée exactement qu’elle avait été sur le jour de l’exécution par M. Lavieuville, chez qui elle travaillait deux heures par jour, pour le gros ouvrage, et qui était intime avec « un gros bonnet » du parquet). Elle était donc allée à Melun, où elle avait assisté (au premier rang, disait-elle) au supplice du Barbe-Bleue de Corbillères.

L’héroïsme qu’elle avait montré en cette circonstance et le récit qu’elle avait fourni (de visu) d’un événement si impatiemment attendu, l’avaient presque mise « à la mode », si bien qu’il ne faut pas s’étonner de ce que Mlle Barescat l’eût priée, ce soir-là, « à sa camomille »…

Aussi bien chacun lui fit fête et il n’est point jusqu’au chat de la mercière qui ne l’accueillit de son plus agréable ronron…

Maintenant il est neuf heures et demie et nous approchons de la minute historique.

« Ma foi, je ne sais pas si nous aurons le bonheur de « posséder » ce soir M. Tannegrin, prononça Mlle Barescat, mais nous ne l’attendrons pas plus longtemps. Tant pis pour les retardataires. Qui veut de ma camomille ?

– Dommage ! fit entendre Mme Camus, la loueuse de chaises, car celui-là est toujours rigolo… Mais, par le froid qu’il fait, il doit avoir son rhumatisme… »

Quand on eut ainsi donné un souvenir à M. Tannegrin, ancien clerc d’huissier, défenseur officieux près de la justice et diseur, au dessert, de monologues, on fit fête à la camomille de Mlle Barescat qu’elle savait agrémenter « d’un rien d’anis étoilé », ce qui en faisait, suivant l’appréciation de la loueuse de chaises, « un breuvage exquis » !

« Le thé énerve et empêche de dormir, disait Mlle Barescat, tandis que la camomille est digestive et bonne pour l’intestin !… quant à l’anis étoilé…

– Nom vulgaire de la badiane, laissa tomber la voix grave de M. Birouste, l’herboriste, plante de la famille des magnoliacées, antispasmodique, galactalogue, stimulante, à recommander pour les flatulences…

– Ah ! vous voilà toujours avec vos grands mots, vous ! releva Mme Camus, qui regrettait l’absence de M. Tannegrin, le diseur de monologues.

– Sans compter que c’est avec ça que l’on fabrique l’anisette ! repartit M. Birouste, qui était un véritable puits de science.

– L’anisette ! j’ai toujours aimé ça, moi », proclama Mme Langlois, qui n’avait encore rien dit.

Elle se rendait parfaitement compte de son importance et savait combien ses paroles étaient attendues. Aussi elle se réservait. Elle se faisait prier pour raconter l’exécution de Melun comme une demoiselle de l’ancienne petite bourgeoisie pour se mettre au piano.

Enfin, sur la prière de tous, elle se décida. Elle raconta ce voyage héroïque dans tous ses détails. Elle n’oublia rien. Avec un mot de M. Lavieuville, elle était allée tout de suite chez l’avocat général « qu’elle avait trouvé encore au lit » et qui l’avait recommandée au capitaine de gendarmerie, lequel l’avait placée au premier rang et qui l’avait reçue dans ses bras, quand le couteau était tombé, car alors, elle était « plus morte que vive ».

« Lui aussi ! fit M. Birouste.

– Quoi ? Lui aussi ?…

– Eh bien, lui aussi, il était plus mort que vif !…

– Pensez-vous ! un capitaine de gendarmerie !…

– Non ! non ! je parle du guillotiné…

– Ah ! bien ! il ne s’agit que de s’entendre !… Avec vous, on ne sait jamais !…

– Oui, il est toujours un peu « prince sans rire », ce Birouste !… fit Mme Camus, qui ne l’aimait pas…

– Alors, vous avez eu le courage, comme ça, de le regarder bien en face ! questionna Mlle Barescat… reste tranquille, Mysti !… Je ne sais pas ce qu’il a ce soir (le chat), mais il ne tient pas en place et il est comme un crin !

– Oui, mademoiselle Barescat, je l’ai regardé bien en face !… et nos yeux se sont croisés !… et il m’a reconnue !… Ah ! nous nous en sommes dit des choses dans ce moment-là !… Il ne s’en vantera pas, je vous prie de le croire !…

– Il y a des chances ! acquiesça M. Birouste.

– Oh ! avec vous il n’y a pas moyen de causer ! gémit Mme Camus. Laissez-la donc ! nous ne saurons rien si vous l’interrompez tout le temps !

– Pendant ce temps-là, M. Birouste était bien tranquille dans son lit ! fit remarquer avec un sourire acide Mme Langlois.

– Avez-vous eu des renseignements particuliers sur ses derniers moments, sur le réveil dans la prison, par exemple, se hâta de demander Mlle Barescat, qui savait qu’il était de son devoir d’empêcher qu’autour de sa camomille la discussion ne s’envenimât.

– Ah ! ma chère mademoiselle, ne m’en parlez pas ! Quand on l’a réveillé (car il dormait comme un loir) il a dit : « Eh bien, vrai ! ça n’est pas trop tôt ! » Et ce qu’il a passé à la justice !… Ce qu’il a pris pour son rhume, l’avocat général…

– L’avocat général était enrhumé ? demanda M. Birouste.

– Oh ! vous ! s’écria Mme Camus, indignée, vous êtes plus cynique que l’autre ! Ces gens-là on devrait les guillotiner deux fois !

– Merci ! fit M. Birouste.

– Mais je ne parle pas de vous ! Vous croyez qu’on ne pense qu’à vous. Je dis que des gens comme ce Bénédict…

– Avez-vous lu les vers qu’il a laissés pour la Christine ? interrompit Mlle Barescat.

– Oui, j’ai lu ça dans les journaux, répondit Mme Langlois, mais moi aussi, j’en ai des vers !… des vers de sa main !…

– Non !…

– Si !… Tenez ! je les ai apportés !… Comprenez !… c’est un souvenir !… une affaire pareille !… Sans compter qu’on me les paierait cher !… Je les ai chipés dans son buvard, la dernière fois que « j’ai fait » son bureau… C’étaient encore des vers pour la Christine, lisez !…

– Oh ! que c’est drôle ! » s’écrièrent d’une même voix Mlle Barescat et Mme Camus.

En effet, Mme Langlois sortait de son sac un papier qu’elle dépliait et qui présentait des lignées inégales – preuve que c’étaient des vers – mais d’une écriture extraordinaire, faite de lettres énormes qui semblaient se combattre ou se confondre dans un chaos multicolore, car telle lettre était verte, telle autre rouge ou bleue, ou jaune, et il y avait autour de tout cela de fulgurants paraphes violets. Les manuscrits de Barbey d’Aurevilly, à côté de ceux-ci, étaient d’un enfant bien sage. Et ils lurent :

« J’ai ramassé mes péchés… (les invités : ce n’est pas ce qui lui manquait !)… je les ai mis devant moi et j’ai pleuré ! (il pouvait ! il pouvait !)

« Une caravane partait pour le ciel ; j’ai endossé mes péchés et je l’ai suivie. Mais un ange m’est apparu et m’a dit : « Où vas-tu si piteusement ? Avec ce fardeau dont tu es chargé, tu n’arriveras jamais au Paradis ! »

« Et l’ange Christine m’a aidé à le porter, cet horrible fardeau ! »

« Eh bien ! c’est du propre ! Il n’y a plus rien à dire !… conclut Mlle Barescat. Elle l’a aidé à aller en paradis ! compris !

– Et cette écriture, je la reverrai toute ma vie, proclama Mme Camus.

– C’est une écriture d’assassin !… prononça M. Birouste qui avait mis ses lunettes.

– Ah ! encore un mot ! dit Mme Langlois en rangeant précieusement son manuscrit… Vous savez que l’École de médecine a réclamé sa tête !…

– Oui ! on l’a dit dans les journaux !…

– Et vous ne savez pas qui l’a emportée !…

– Non !

– Un garçon qui n’est pas tout à fait inconnu dans le quartier… Ah ! je l’ai bien reconnu, allez !… Il était planté à la porte du cimetière comme s’il avait déjà peur qu’on lui chipe sa marchandise !…

– Je parie que c’est Baptiste !… s’écria M. Birouste.

– Qui est-ce, Baptiste ? demanda Mlle Barescat.

– Eh ! le garçon d’amphithéâtre dont je vous ai parlé… l’aide de Jacques Cotentin !…

– Ah ! mais, je me rappelle ! s’écria à son tour Mlle Barescat… cet être répugnant qui avait toujours une grande boîte sous le bras quand il venait le soir chez l’horloger.

– Juste !

– Eh bien, je vais vous dire… continua Mlle Barescat… la dernière fois que je l’ai aperçu, c’était le jour même qu’on venait d’exécuter le Bénédict ! Il pouvait être neuf heures et demie… peut-être un peu plus !… une auto s’est arrêtée devant la porte de l’horloger… vous pensez si je m’en souviens !… ça n’arrive pas tous les jours, une auto devant la porte des Norbert… et cet homme-là en est descendu !… L’auto est repartie tout de suite… La porte de l’horloger s’était ouverte et « le carabin » de la Christine, qui semblait attendre le Baptiste, lui a pris aussitôt la boîte qu’il apportait… la porte s’est refermée… Attendez !… attendez !… c’est depuis ce jour-là, du reste, qu’on n’a plus ôté les volets de la boutique… c’est comme une tombe maintenant, cette maison-là !…

– Oui !… fit la voix grave de M. Birouste… le mystère continue… »

Il y eut un silence… et puis Mlle Barescat :

« Enfin ! qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous, monsieur Birouste ?

– Je ne pense pas, déclara solennellement M. Birouste, je réfléchis !…

– Enfin, parlez-vous sérieusement, oui ou non ?

– Très sérieusement… je ne sais que penser parce que je réfléchis !…

– Enfin, votre idée, vous, madame Langlois ? demanda Mme Camus… M. Birouste se moque toujours de nous.

– Vous êtes bien sûre, mademoiselle Barescat, demanda Mme Langlois, que ces choses se passaient le matin même de l’exécution ?…

– Sûre comme je vous vois !

– Et ce Baptiste avait sa boîte sous le bras ?

– Je vous le dis…

– C’est que là-bas, aussi, à Melun, il tenait sa boîte sous le bras !…

– Ça serait donc qu’il aurait apporté la tête au « prosecteur » ! s’écria Mme Camus.

– On ne sait jamais avec des carabins !… déclara péremptoirement Mme Langlois… moi, j’ai fait le ménage d’un interne de la Pitié… eh bien, il n’y avait que des têtes de mort sur son bureau… Il s’en servait comme de presse-papiers !… de vraies têtes de mort !… On a beau être carabin ! Des sacrilèges pareils, ça devrait être défendu !…

– Vous parlez comme des enfants ! » prononça alors M. Birouste ; et elles se turent toutes trois car, au ton dont cela avait été dit, elles avaient compris que M. Birouste ne plaisantait plus et parlait, lui, comme un homme, comme un homme qui avait quelque chose à dire, et voici ce qu’il dit :

« La science n’est faite que de ces sacrilèges-là !… »

Nous ne pensons calomnier personne en avançant que M. Birouste était un petit esprit. Nous ne parlons, bien entendu, que de cet herboriste-là, car nous connaissons des herboristes qui sont des esprits remarquables, mais M. Birouste était un petit esprit.

Plus que l’épicier, pas autant que le pharmacien, la nature lui avait créé une position mixte entre les deux règnes. À lui la casse et le séné, la rhubarbe et le jalap, le bouillon blanc et la rose de Provins, le mouron pour les petits oiseaux et la graine de moutarde ; c’est déjà beaucoup pour un petit esprit, mais ce n’était pas assez pour M. Birouste. Sous prétexte qu’il connaissait les lois qui président à la conservation des plantes, il n’était pas loin de prétendre à avoir pénétré celles qui régissent toute la nature. En tout cas, on ne pouvait devant lui faire allusion à la science, à ses miracles, à ce qu’elle nous réserve dans un proche avenir sans le voir se dresser comme jadis M. Prud’homme dès qu’il s’agissait de la garde nationale ou des grandes institutions du pays qui avait eu l’avantage de « lui donner le jour ».

Comme lui il disait :

« Rien de ce qu’on fait de nos jours ne m’étonne ! »

Nous avons vu également que rien non plus n’étonnait Jacques Cotentin, qui, lui, était un grand esprit. Ce qui revient à dire que dans les problèmes les plus vastes, les plus redoutables et qui font craintivement se détourner la moyenne des intelligences raisonnables, les grands et les petits esprits se rejoignent ; cependant, une légère différence : là où les grands esprits marquent encore un peu d’inquiétude, les petits affirment avec assurance… Conclusion quand même ! Ne sourions jamais de ce que dit un imbécile ou un homme de génie : ils ont quelquefois raison tous les deux, tandis que les gens raisonnables ont souvent tort…

Mlle Barescat, Mme Camus et Mme Langlois étaient sans doute imbues de ces vérités premières, car elles étaient loin de sourire.

Monté sur son cheval de bataille (la science), le héros de la guimauve et des quatre-fleurs, l’ange conservateur de la bourrache et du romarin passa son auditoire en revue. Il le méprisait du reste profondément, ce que nous avons pu voir à certaines reparties moins humoristiques que peu respectueuses pour le sexe auquel M. Birouste avait dû sa mère. Enfin, ces dames étaient attentives. Il les regarda avec sévérité :

« Ne parlez jamais légèrement des hommes de science !… Vous me mettez « hors de mes gonds » quand je vous entends traiter de carabin un Jacques Cotentin !… Jacques Cotentin, mesdames, est un grand savant !… Si vous ne le savez pas, permettez-moi de vous l’apprendre !… Il a publié des articles que vous ne sauriez comprendre, mais qui m’ont fait réfléchir, moi !… Je sais, d’autre part, que l’École de médecine a les yeux sur lui et que l’on attend de ses travaux un de ces miracles qui datent dans l’histoire de l’humanité !… Lequel ?… Je ne saurais préciser !… La présence chez lui de cet étrange malade, que Mme Langlois nous a dit s’appeler Gabriel, se rattache-t-elle à ce miracle-là ?… C’est possible ! D’autres doivent être renseignés… j’ai un neveu, le petit Célestin que vous connaissez, qui a commencé par travailler chez moi, qui fait sa médecine, qui fréquente « les travaux pratiques » de l’école, qui connaît Baptiste et qui en a entendu parler là-bas comme d’un aide précieux et fort mystérieux chargé de mettre à la disposition de Jacques Cotentin des pièces anatomiques qui lui sont livrées par certains professeurs, dans des conditions tout à fait exceptionnelles…

« Ces pièces anatomiques, encore toutes frémissantes de la vie, permettent sans aucun doute au jeune prosecteur de se livrer à des expériences in anima vili en rapport avec les théories qu’il n’a fait qu’aborder dans ses remarquables communications à la Nouvelle Revue d’anatomie et de physiologie humaine… Ces théories posent nettement la question : « Où finit la vie ? où commence la mort ?… » et savez-vous bien qu’avec sa restauration possible de l’énergie utilisable dans les êtres vivants, nous pouvons envisager le moment où nous supprimerons la mort !…

– Supprimer la mort ! éclata Mlle Barescat dans un cri plein d’espoir.

– Oh ! nous n’en sommes pas encore là ! laissa tomber M. Birouste en manière de douche froide.

– Malheureusement ! soupirèrent les autres dames.

– Mais qui sait ? reprit M. Birouste, d’un air inspiré, nous n’en sommes peut-être pas si loin !… Que faisons-nous, aujourd’hui, sinon supprimer la mort dans presque toutes les parties du personnage humain ?… La chirurgie, avec sa greffe des organes ou des chairs, ne refait-elle pas presque entièrement l’individu ?… Cette dernière guerre lui a donné l’occasion, hélas ! de refaire des visages entiers. La mécanique s’en est mêlée et une locomotion artificielle est venue ajouter son miracle à celui de la chirurgie !… Événement inouï, on a vu faire revivre un cœur mort !…

– Comment cela ? Comment cela ? Ah ! monsieur Birouste, vous allez un peu loin ! s’écria Mlle Barescat, haletante (elle avait souvent des étouffements et était persuadée qu’elle mourrait du cœur).

– Nullement, mademoiselle… de la façon la plus simple du monde ! On a ouvert un petit volet dans les côtes !

– Ah ! mon Dieu ! Et vous appelez cela simple, vous !

– Et par ce volet, le chirurgien a pratiqué des pressions rythmiques qui ont rétabli la circulation suspendue, c’est-à-dire qu’il a ressuscité le mort !

– Ah ! mon Dieu ! C’est comme qui dirait Lazare ! soupira Mme Camus, que cette conversation « médusait ».

– On a fait mieux !

– Ah ! Ça n’est pas possible ?

– Carel ! Vous avez bien entendu parler de Carel ?

– Oui ! oui : Carel ! Les journaux en ont parlé…

– L’un de ceux pour qui les Américains ont créé l’Institut Rockefeller ! Eh bien, il a conservé un cœur vivant dans un bocal… parfaitement… Il l’a plongé dans un certain sérum, connu de lui, et le cœur vit toujours.

– Et le cœur vit toujours ?…

– Toujours !… Il a fait de même pour un morceau de cerveau… Il aurait pu le faire pour un cerveau tout entier !…

– C’est incroyable !… Mais alors, questionna Mlle Barescat, ce Jacques Cotentin serait un savant dans ce genre-là ?…

– Parfaitement !… Mais moi, après avoir lu de lui ce que je vous ai dit et aussi ce que je ne vous dis pas… parce que, je vous le répète, il y a des choses que vous ne sauriez comprendre… je déclare qu’il laissera un jour derrière lui tous les Carel et tous les Rockefeller de la terre !…

– Pas possible !… Et vous croyez qu’il fait des expériences avec son Gabriel ?

– Mademoiselle Barescat, je ne suis point dans le secret des dieux, je veux dire des savants qui sont les dieux du jour, je n’ai fait qu’émettre des hypothèses ! L’homme de science ne vit que d’hypothèses !

– Leur Gabriel n’est peut-être, après tout, qu’un mutilé de la guerre qu’ils veulent rafistoler, émit Mlle Barescat. Encore un peu de camomille, madame Camus ?

– Trop aimable, mademoiselle Barescat.

– Il est bien beau, Gabriel ! prononça Mme Langlois.

– Je voudrais bien le voir de près ! » déclara Mlle Barescat.

II Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfin Gabriel de près

II
 
Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfin Gabriel de près

 

À ce moment, Mme Camus se leva :

« J’entends des pas dans la rue ! Je parie que c’est M. Tannegrin ! fit-elle en se dirigeant vers la porte. Ça ne serait pas trop tôt qu’on nous fasse rire un peu !… Toutes ces histoires me donnent la chair de poule à moi !…

– Écoutez le vent qui chante ! Avec ça qu’il commençait à neiger quand je suis arrivée ; M. Tannegrin ne viendra pas par ce temps-là ! » opina Mme Langlois.

Cependant, les pas se rapprochaient avec rapidité et deux coups furent frappés à la porte.

« Je reconnais sa façon de frapper ! déclara Mme Camus, c’est M. Tannegrin !

– N’ouvrez pas avant d’être sûre ! » lui cria Mlle Barescat.

Mais, déjà, Mme Camus avait poussé le verrou et ouvert la porte.

D’abord, il y eut un tourbillon de vent et de neige qui s’engouffra dans la boutique… et puis, rapportons ici le témoignage que les invités de Mlle Barescat et la maîtresse de maison elle-même durent faire quelques jours plus tard, et à leur corps défendant, de l’événement sensationnel qui entra dans cette boutique comme porté par la tempête.

Disons tout de suite que cet événement était « un enlèvement », mais quel enlèvement !

D’abord, Mme Langlois :

« Je vais tout vous dire, monsieur le commissaire… Faut jamais faire un vœu ni un souhait parce que, c’est comme dans la fable, ça peut vous sauter au nez !… Mlle Barescat, qui nous avait priées à sa camomille, venait à peine de dire : « Je voudrais bien le voir de près, votre Gabriel »… que le voilà justement qui entre, comme un démon de la tempête, tout couvert de sang avec ça… et portant Mlle Norbert, la demoiselle de l’horloger, évanouie sur son bras comme si elle ne pesait pas plus qu’un fichu de dentelle… à elle aussi le sang lui coulait de la figure… Nous avons tous poussé un cri comme vous pensez bien… un cri horrible ! Moi, j’ai crié : « C’est lui, Gabriel !… »

« Ah ! Seigneur !… je vivrais cent ans !… Nous étions comme des statues de la terreur, quoi ! devant une invasion pareille !… Cette neige, ce sang !… et cet homme qui nous menaçait de son revolver !… La première fois que j’avais vu cet homme-là chez l’horloger, il m’avait paru beau ! mais maintenant je ne pourrais plus dire ! Je ne vois plus que ses yeux qui étaient épouvantables !… des yeux d’assassin !… oui… Vous me protégerez !… J’ai confiance… j’ai confiance dans la justice de mon pays !… Ah ! ça oui !… pour des yeux d’assassin, c’étaient des yeux d’assassin !… Quand il me regardait, je croyais que j’étais assassinée !… Je vivrais cent ans !… je l’ai déjà dit !… je me répète !… Faut me pardonner… ma pauvre tête !…

« Ce qu’il a fait ?… Il a commencé par fermer la porte derrière lui d’un coup de talon… Aïe donc !… à la défoncer !… puis il a poussé le verrou !… Ah ! je vivrais cent ans !… Là-dessus, M. Birouste, l’herboriste, qui s’était réfugié derrière le comptoir, a crié : « Haut les mains ! faites comme moi !… » Alors, nous avons tous montré nos mains… comme au cinéma ! et le chat de Mlle Barescat s’est enfui, d’un bond terrible… on ne l’a plus revu depuis !…

« Quant à Gabriel, lui, il ne disait rien !… Mais, après avoir écouté à la porte, il a déposé la Christine sur le comptoir tout de son long… et il s’est mis à chercher comme qui dirait un mouchoir dans ses poches… bien sûr pour essuyer le sang qui coulait toujours du front de la demoiselle. Mais il ne trouva pas de mouchoir !… et alors !… oh ! alors, monsieur le commissaire… la boutique de Mlle Barescat !… ce qu’elle a pu prendre, la boutique !… je vivrais cent ans !… »

Pour savoir ce que Gabriel a pu faire de la boutique de Mlle Barescat, laissons parler Mlle Barescat elle-même. Si son récit est un peu décousu, n’en voulons pas trop à la vieille demoiselle qui, depuis cette heure historique, a perdu un peu de la fraîcheur de ses facultés, cherche un peu ses mots, tombe parfois dans un anéantissement profond, pour en ressortir tout à coup comme si elle était touchée par une pile et rejeter la tête en arrière si brusquement, si spasmodiquement que les choux de ruban de son bonnet à « l’ancienne » semblent danser sur son faux chignon une façon de shimmy épileptique.

« Ah ! monsieur le commissaire, pour un mouchoir ! car il cherchait un mouchoir ! si encore il me l’avait demandé ! Mais pas un mot ! Tout de même, quand j’ai vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, qu’il bousculait mes rayons, j’ai voulu m’en mêler, pas vrai, monsieur le commissaire ? Je suis bien aise de vous voir. Comment vous portez-vous ? Hein ? Quoi ?… Vous nous protégerez, monsieur le commissaire… Vous nous protégerez, sans quoi, comme dit Mme Langlois, il n’y a plus de justice ! Et vous, vous êtes juste, monsieur le commissaire ! Je suis une pauvre vieille demoiselle bien tranquille, qui n’a jamais voulu se marier, malgré les occasions, et il m’arrive une histoire pareille ! Demandez à toutes ces dames qui sont venues à la camomille de Mlle Barescat depuis vingt ans ! Oui, monsieur le commissaire, je suis à vous… Je vous appartiens… Vous êtes un homme juste !… J’y suis… Quand j’ai donc vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, et comment ! j’ai voulu m’en mêler ; mais au premier geste que j’ai fait, M. Birouste, l’herboriste, m’a crié : « Haut les mains ! » et il a même, sauf votre respect, monsieur le commissaire, et que j’en demande pour lui bien pardon du Bon Dieu, juré comme un portefaix ! Il paraît que le Gabriel ne nous aurait pas manqués avec son revolver si nous n’étions pas restés comme ça, les mains en l’air, comme au cinéma que je vous dis… Monsieur le commissaire, vous êtes allé au cinéma… Oui ! bien ! vous êtes un homme juste !… Vous protégerez une vieille demoiselle qui… Oui ! bien ! j’y suis ! Et toujours pas un mot ! Si encore il avait parlé, on aurait pu s’entendre. Mais il ne voulait peut-être pas qu’on reconnaisse sa voix !

« Sans compter qu’il était habillé comme un déguisé du temps de la Révolution : une longue cape, un chapeau à boucle, toujours comme au cinéma… Mme Langlois avait raison !… Mais la vie, monsieur le commissaire, voyez-vous, la vie !… eh bien, il se passe dans la vie des choses qu’on ne voit même pas au cinéma !… Ainsi… jamais je n’ai vu « à l’écran », comme on dit, une boutique de mercière comme a été traitée la mienne !… Un vrai massacre !… moi qui ai tant d’ordre !… on aurait dit qu’un fléau avait passé par là !… un volcan n’aurait pas fait mieux ! Ah ! monsieur le commissaire, mon shirting et mon madapolam, il marchait dessus ! C’était-il des dentelles qu’il lui fallait ?… Tout mon « trou-trou », ça n’est plus qu’une éponge ! et mes boîtes de coton perlé !… mes écheveaux de soie japonaise !… Eh ! allez donc ! Tous les cartons vidés d’un coup, jetés en vrac sous nos pieds !… si c’est pas un malheur ! et ma laine de Hambourg !… et la petite laine Saint-Pierre !… ah ! j’en aurais pleuré… j’aurais voulu l’étrangler ! mais sitôt que je remuais tant soit peu… j’entendais M. Birouste qui criait : « Haut les mains, n… de D… !… » sauf votre respect, monsieur le commissaire… et tout ça, tout ça pour arriver à ma mousseline blanche qui a paru faire l’affaire de Gabriel et avec laquelle il a pansé la pauvre demoiselle ; mais moi, qui est-ce qui me rendra mon shirting et mon madapolam ? Ce sera-t-il vous, monsieur le commissaire ? »

Quant à Mme Camus, la loueuse de chaises, voici quels furent ses premiers mots :

« Il était terrible, mais qu’il était beau ! J’en ai vu de beaux hommes, monsieur le commissaire, je sais ce que c’est, allez ! je n’ai pas toujours été loueuse de chaises chez les curés. Telle que vous me voyez, moi, monsieur le commissaire, j’ai été demoiselle de comptoir dans un temps où, dans mon commerce, la demoiselle de comptoir, c’était tout ! je vous prie de croire qu’on les choisissait les moins moches possible… J’en ai reçu des billets parfumés et j’en ai vu défiler des « gants jaunes » : c’est comme ça qu’on les appelait de mon temps, qui a connu de beaux hommes… Mais un aussi beau que celui-là, ma foi, non, je n’en ai jamais rencontré !

« Et il fallait qu’il le soit pour que je le remarque dans un moment pareil où nous pensions tous que c’était fini de nous, tant il avait l’air brutal !… ça n’est certainement pas M. Birouste qui nous aurait sauvés de là pour sûr ! je vous jure qu’il avait lâché ses grands airs, mossieu l’herboriste ! Il ne crânait plus, allez !… Il grelottait derrière le comptoir et s’époumonait à nous crier : « Haut les mains ! N… de D… ! » Tel que je vous le dis… je crois bien que si nous les avions baissées, les mains, il aurait pris le revolver que Gabriel avait posé à côté de lui et il nous aurait tiré dessus !…

« Un homme, ça ? qui fait de l’épate parce qu’il est herboriste !… C’est fini entre nous ! je ne lui achèterai plus de pulmonaire !… Vous me suivez, monsieur le commissaire ?… Et vous me comprenez, j’en suis sûre !…

« Pendant ce temps-là, l’autre ne pensait qu’à soigner sa Christine !… Tout pour elle !… Voilà ce que j’appelle un homme !… tout bandit qu’il est !… et il nous a fait passer un bien vilain moment !… Mais quel homme !… pas un muscle de sa face ne bougeait !… le sang ne lui faisait pas peur à celui-là !… Et quand il a voulu l’essuyer au front de sa victime, et qu’il ne trouvait pas tout de suite le linge qu’il lui fallait, ah ! je vous prie de croire que la boutique de Mlle Barescat n’a pas pesé lourd !… Entendu ! sûr qu’il avait enlevé la Christine !… Elle lui résistait… Il l’a emportée de force… Probable qu’il s’est produit un accident dans le petit voyage, d’où le sang dont ils étaient couverts !… Avec cela, il était poursuivi, traqué… Il a vu la lumière sous la porte de Mlle Barescat… Il a frappé au hasard… Mame Camus lui a ouvert… Il s’est jeté dans la boutique !… Voilà comment je m’explique les choses !… S’il y en a de plus malins que moi, qu’ils le disent !…

« La Christine n’ouvrait toujours pas les yeux… Il lui a jeté au visage tout ce qui restait de la camomille de Mlle Barescat, qu’avait refroidi !… Il n’a réussi qu’à la débarbouiller !… Cette pauvre demoiselle Norbert n’a vraiment pas de chance : qu’est-ce qui aurait cru ça ? Quand, le dimanche, à l’église, j’avais terminé ma tournée de gros sous – un métier difficile, monsieur le commissaire, car il faut avoir l’œil partout, surveiller à la fois ceux qui restent, ceux qui vont partir et ceux qui se défilent sans avoir mis la main à la poche – eh bien, j’avais encore un œil sur la belle Christine qui était sage comme une image de première communion et à qui on aurait, bien sûr, donné le Bon Dieu sans confession !… et voilà qu’on la trouve chez le Bénédict Masson, dans quel état !… Et voilà qu’elle ne valait guère mieux dans les bras de ce Gabriel !…

« Gabriel qui ? Gabriel quoi ? Le saura-t-on jamais ?… Est-ce que ça peut être vrai ce qu’on commence à raconter et ce dont nous avons peur ?

« En fait de Gabriel, je ne vois que l’ange du même nom qui peut être comparable à ce Gabriel-là !… Dieu, qu’il est beau !… Moi, je vous le dis comme je le pense, monsieur le commissaire, j’aurais pas pu lui résister, du temps que j’étais demoiselle de comptoir, bien entendu ! »

En ce qui concerne M. Birouste, dont le rôle est loin d’être terminé comme nous allons le voir très prochainement, ne retenons pour le moment que cette déclaration :

« Monsieur le commissaire, moi, je n’ai pensé qu’à une chose, à sauver la vie de ces trois pauvres femmes !… Grâce à mon sang-froid, à ma présence d’esprit – je laisse à d’autres le soin d’ajouter à mon courage – j’ai pu éviter que ce misérable ne laissât que des cadavres derrière lui ! Je n’ai fait que mon devoir, monsieur le commissaire, mais je l’ai fait ! Je vous le dis sans orgueil, simplement, comme il convient à un herboriste qui vit dans l’étude consolante des plantes et qui n’a rien d’un héros de mélodrame ! »

Maintenant que, par ce rapide aperçu sur l’état d’âme de nos personnages, nous pouvons nous faire une idée de la perturbation apportée autour de la « camomille » de Mlle Barescat par l’invasion foudroyante du terrible visiteur, nous allons continuer de narrer les faits tels qu’une enquête approfondie les a reconstitués depuis.

Pour la santé morale déjà fortement ébranlée de Mlle Barescat et de ses invités, il est heureux que le séjour de Gabriel chez la mercière de la rue du Saint-Sacrement ne se soit pas prolongé outre mesure. Gabriel était d’une brutalité farouche dans tous ses gestes, mais il était loin de paraître sans inquiétude. Souvent il allait appliquer son oreille à la porte de la rue, écoutant les bruits du dehors, et revenait donner ses soins à Christine, laquelle ne donnait toujours pas signe de vie.

La tempête de vent et de neige qui s’était élevée commençait à s’apaiser. On entendit soudain un bruit de pas qui se rapprochait rapidement et aussi des voix dans la rue…

Gabriel, toujours muet (il n’avait pas encore prononcé un mot), se retourna vers Mlle Barescat et ses invités qui, les mains en l’air, semblaient figés par l’épouvante dans une attitude de supplication et de tragique ahurissement, leur lança un coup d’œil effroyable, fouilla dans sa poche, en tira un petit carnet et un stylo, écrivit quelques mots, arracha la feuille – tout cela en moins de temps qu’il ne faut pour le dire – et la fit passer sous les yeux des trois pauvres femmes qu’un même sentiment d’horreur avait collées en quelque sorte les unes contre les autres. Elles n’eurent point plus tôt jeté les yeux sur le mot du papier qu’il leur tendait qu’elles poussaient en même temps un cri à faire frissonner les cœurs les plus solides, cri vite étouffé par la vision du bondissement singulier de Gabriel, lequel semblait mû comme par un ressort et qui avait ressaisi son revolver dont il les menaçait à nouveau !…

M. Birouste, pour être dérangé le moins possible et pour mieux veiller sans doute à la sécurité de ces dames en ces tragiques conjonctures où il fallait en outre de la décision, s’était enfermé derrière le comptoir comme un capitaine de vaisseau sur sa dunette, à l’heure du péril… De cet endroit qu’il avait choisi comme poste de combat, il n’avait pu encore rien lire. Gabriel, qui ne l’avait pas oublié, lui jeta son petit papier et ce fut au tour de l’herboriste de commencer un cri qu’il n’acheva point pour le même motif que nous avons dit précédemment…

Pendant ce temps, les pas et les voix s’étaient encore rapprochés…

Gabriel avait repris Christine sur son bras et, tourné vers la porte, revolver au poing, il attendait les événements dans une posture redoutable.

Les pas et les voix s’arrêtèrent devant la porte, et l’on entendit ce dialogue haletant :

« Je vous dis qu’il n’est pas sorti de la rue !…

– Oh ! il ne peut être bien loin !…

– Il y a encore de la lumière chez Mlle Barescat ! Elle a peut-être entendu quelque chose !… »

À ce moment, Gabriel, d’un geste prompt, tourna le commutateur qui se trouvait près de la porte de communication avec l’arrière-boutique ; ainsi l’obscurité fut faite dans la boutique, mais l’arrière-boutique restait toujours éclairée… ce que voyant, Gabriel se glissa sans bruit dans l’arrière-boutique sans lâcher son précieux fardeau.

M. Birouste, Mlle Barescat, Mme Langlois, Mme Camus ne respiraient plus. Ils étaient statufiés…

La lumière qui leur venait encore de l’arrière-boutique s’éteignit à son tour.

Ce fut assurément le moment le plus terrible de toute leur vie…

Le colloque continuait devant la porte. Mme Langlois avait reconnu la voix du vieux Norbert et celle de Jacques Cotentin.

« La lumière s’éteint !… disait Jacques.

– Si nous frappions ? proposa l’horloger.

– Nous allons peut-être perdre un temps précieux ! Nous n’avons qu’à fouiller tous les coins et recoins de l’île, il ne peut pas être sorti de l’île !… Il ne peut pas traverser les ponts, sans être vu, avec Christine sur les bras !… »

Un court silence, puis :

« Eh ! mais, qu’est-ce que c’est que ça ? fit entendre la voix sourde du vieux Norbert.

– Mais c’est la cordelière de sa cape !… s’exclama le prosecteur…

– Elle est prise dans le coin de la porte, fit l’horloger.

– Il est entré là ! s’écria Jacques… oui ! il est là !… Il est chez Mlle Barescat !… »

Et aussitôt, des coups répétés furent frappés contre la porte…

Personne n’y répondit…

Alors, ils appelèrent : « Mademoiselle Barescat !… Mademoiselle Barescat !… » mais ce fut en vain…

« Ça, c’est extraordinaire !… Hé !… Mademoiselle Barescat !… Mademoiselle Barescat !… »

Et les coups reprirent avec furie… Une fenêtre s’ouvrit dans la rue et une voix s’exclama : « Qu’est-ce que vous lui voulez à Mlle Barescat ?… À cette heure-ci, il y a longtemps qu’elle est couchée, Mlle Barescat !… »

Et la fenêtre se referma vivement… Il faisait très froid… il tombait de la neige… et puis, il y avait peut-être bien aussi de la peur dans la rue !…

Maintenant l’horloger et Jacques ne frappaient plus… Ils défonçaient la porte…

Jacques se ruait contre elle et s’y meurtrissait l’épaule… Le pauvre verrou ne résista pas longtemps…

La porte s’ouvrit… ils se précipitèrent dans le noir !…

Dans le noir et le silence.

Ils appelèrent encore Mlle Barescat !… Jacques alluma son briquet à la lueur duquel il aperçut, avec l’étrange relief que donne un faible foyer de lumière aux objets qu’il fait surgir de la nuit, quatre statues les bras en l’air, la bouche ouverte, les yeux immenses…

La cendre chaude du Vésuve n’a pas plus immobilisé dans leurs derniers gestes les habitants de Pompéi que la peur, la Grande peur (celle qui est soufflée à certaines grandes époques de l’histoire sur les humains par une émanation des enfers, par une exhalaison du grand mystère noir) n’avait momentanément momifié Mlle Barescat et ses invités depuis qu’ils avaient lu le papier que Gabriel leur avait passé sous le nez.

Ces quatre statues surgissaient de l’ombre au milieu d’un désordre inexprimable auquel se heurtaient les pas chancelants du vieil horloger et de son neveu et que ceux-ci purent mesurer complètement quand Jacques Cotentin eut tourné le commutateur électrique…

Certes ! Gabriel avait passé par là ! La première trace de son passage n’était-ce point cet anéantissement, cette abolition des sens chez les quatre premiers individus avec lesquels il s’était trouvé en contact depuis qu’il s’était échappé de sa cage ? Puis venait l’incroyable bouleversement de cette pauvre petite boutique… quelle tornade eût mieux fait que Gabriel dans un aussi petit espace ?… et enfin… du sang !… du sang sur le comptoir !… du sang sur les précieuses dentelles de Mlle Barescat !… du sang sur les murs !… le sang de Christine !…

Ah ! ils essayèrent de réveiller ces momies !… de les faire parler !… mais rien !… rien !… Ils avaient beau les bousculer… elles continuaient de les regarder en silence !…

« Où est-il passé ?… où est-il passé ?…

– Ma fille !… où est ma fille ?… mais dites-moi donc ce qu’il a fait de ma fille !… »

Ils se ruèrent dans l’arrière-boutique… Personne !… Mais une porte ouverte sur une petite cour arrière… et dans cette petite cour, une autre porte !… ses pas !… ses pas sur la neige !… et les voilà dans une impasse qui conduit, là-bas, par un détour entre de hauts murs, jusqu’aux quais… Ils s’élancèrent vers les quais.

Alors, alors seulement… quand elles comprirent bien que Gabriel n’était plus là… qu’il n’y avait plus de doute sur sa fuite… et qu’il avait repris sa course en emportant sa victime, dans la nuit et dans le mystère d’où il était sorti pour leur épouvante (de laquelle Mlle Barescat ne se guérit jamais complètement), les quatre statues baissèrent les mains… leurs bras retombèrent et ce fut M. Birouste qui leur donna le premier l’exemple.

Après quoi M. Birouste, sans écouter davantage ces dames qui le suppliaient de ne pas les quitter, gagna rapidement la porte de la rue et se hâta de rentrer chez lui.

Il n’avait, pour ce faire, que quelques mètres à franchir puisqu’il habitait la maison voisine…

Ces trois dames résolurent alors de passer la nuit ensemble. Elles se barricadèrent, poussèrent des meubles devant les portes en tenant les propos les plus incohérents, se réfugièrent finalement dans la petite pièce qui servait de chambre à Mlle Barescat et y passèrent le reste de la nuit.

Inutile de dire qu’elles ne dormirent point.

Elles n’essayèrent même point de « causer ». Elles avaient reçu un coup qui les avait démolies pour longtemps !

Elles ne pensaient qu’à une chose, c’est à ce papier que leur avait fait lire Gabriel et sur lequel il avait tracé les mots : « Si vous tenez à la vie, silence ! »

Ces sept mots étaient, à tout prendre, une menace capable d’effrayer des esprits timides, mais ce n’était point le sens de ces mots-là qui avait précipité au fond d’une horreur sans nom nos quatre personnages.

Si nous les avons vus tout à coup réduits à rien, à moins que rien, c’est que, dans ces sept mots tracés par Gabriel, ils avaient reconnu l’écriture de Bénédict Masson !

III Où le courage de M. Birouste trouve encore l’occasion de se manifester

III
 
Où le courage de M. Birouste trouve encore l’occasion de se manifester

 

Quand M. Birouste parlait de son courage, il n’avait l’intention de tromper personne. Il se trompait lui-même, voilà tout.

Notre herboriste avait un faux courage, comme il avait un faux savoir, une fausse ignorance, un faux orgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs (pour y cacher des produits que la pharmacie seule a le droit d’écouler) et un faux toupet.

Persuadé qu’il avait poussé le dévouement pour ses semblables – si tant est que l’on puisse se servir de ce terme quand il s’agit d’un herboriste et de trois vieilles dames dont une demoiselle – au-delà des bornes d’un héroïsme ordinaire, ce fut avec un gros soupir de soulagement qu’il se vit enfermé chez lui à l’abri des surprises, des terribles surprises de la science !…

Hélas ! ce soupir-là ressemblait beaucoup à un gémissement !

On a beau faire profession de ne douter de rien, de ne reculer devant aucune perspective ; on a beau marcher de pair avec le génie et annoncer avec tranquillité à un auditoire de vieilles dames médusées que la science avec un grand « S », après avoir asservi toutes les forces de l’univers, est bien près de triompher de la mort même, ce n’est pas sans un certain étourdissement ni sans une certaine inquiétude (Haut les mains, n… de D… !) qu’on voit apparaître une espèce de soi-disant fou, soigné d’une façon exceptionnelle par un exceptionnel chirurgien, qui vient vous écrire sous le nez : « Si vous tenez à la vie, silence ! » et cela avec l’écriture d’un homme guillotiné depuis huit jours !…

M. Birouste, derrière sa porte close, s’était laissé tomber, accablé, sur une chaise, dans son petit magasin qui était comme un résumé du règne végétal… Il regarda ces murs, ces tiroirs, ces placards où la primevère se dessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des vallées françaises se mêle au rhododendron des Alpes, ces bocaux où reposait tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin : ici, l’ipécacuanha (à toi, Helvétius !), là, la pervenche chère à Jean-Jacques Rousseau… Cet homme (M. Birouste) savait ce que l’on peut faire des produits bruts, du gramen chevelu, des racines souillées d’alluvions livrées par le droguiste… La guimauve était sortie de ses mains, blanche comme l’ivoire… La science avait fait de lui comme le purificateur et le grand-prêtre de toute cette vie végétale… Comment n’eût-il pas compris ce qu’un habile praticien peut réaliser dans le domaine animal ?…

Oui, mais ce qu’il ne comprenait pas… c’est que l’on remplaçât le cerveau d’un fou par le cerveau d’un assassin !

« Ça, c’est dangereux !… »

Et cette pensée, il l’exprima tout haut, il la confia aux plantes amies qui l’entouraient et auxquelles il adressa un adieu désolé avant de s’aller coucher…

Dans l’étroit escalier qui conduisait aux deux chambres dont il disposait au premier étage, il prononça encore :

« Ça, ça me dépasse !… »

Il arriva enfin à la porte de sa chambre et l’ouvrit…

… Horreur ! il y trouva Gabriel qui l’attendait et Christine étendue sur son lit…

La jeune fille semblait aller un peu mieux…

Cependant elle paraissait encore incapable de remuer, soit faiblesse, soit terreur et peut-être à cause de ces deux choses à la fois. Ses beaux yeux entrouverts regardaient M. Birouste avec un air où se réunissaient la supplication la plus ardente, l’invocation la plus humble, la plus touchante et aussi la plus désespérée oraison. Ses yeux exprimaient : « Au secours ! par pitié, monsieur Birouste ! Vous voyez bien que, si vous m’abandonnez, je suis morte ! »

Hélas ! M. Birouste ne valait guère mieux que la pauvre Christine et, s’il avait osé appeler « au secours ! », c’eût été d’abord pour lui-même.

Le terrible Gabriel n’avait pas quitté son revolver, et son regard restait foudroyant. C’était plus qu’il n’en fallait pour un herboriste qui se croyait à jamais débarrassé de la présence de ce redoutable personnage et qui le retrouvait dans sa propre chambre, continuant à prodiguer à sa victime ses soins tardifs, sur son propre lit.

Comment cet événement s’était-il produit ?… Si M. Birouste, au lieu de revenir chez lui par la rue, était rentré dans sa maison par les derrières, c’est-à-dire par le cul-de-sac au fond duquel se trouvaient la demeure de Mlle Barescat et la sienne, il eût trouvé la porte de sa petite cuisine démolie, ce qui n’avait certainement point nécessité un puissant effort de la part d’un gars qui, tel Gabriel, portait sur son bras une demoiselle comme si elle ne pesait pas plus que dentelle de son peignoir… et ainsi M. Birouste eût-il été préparé à rencontrer chez lui des intrus dont la présence lui était particulièrement désagréable !…

Le vieux Norbert et Jacques avaient raison en comptant sur la difficulté à laquelle se heurtait Gabriel pour sortir de l’île avec Christine dans les bras… Se sachant poursuivi de près, il lui fallait momentanément trouver une retraite coûte que coûte… Après s’être réfugié chez Mlle Barescat, il se cachait maintenant chez M. Birouste, en attendant mieux. On ne lui donnait pas le temps de souffler.

Du reste, il ne soufflait pas !…

Nous ne saurions dire non plus qu’il avait, en dépit de tous ces avatars, l’haleine égale… car, bien qu’il eût la bouche entrouverte (sur des dents d’une beauté éblouissante), l’effet de la respiration ne produisait chez lui aucun mouvement appréciable… ni sa bouche, ni ses mains, ni aucun trait de son visage ne remuaient. Les vers de Baudelaire semblaient avoir été faits pour ce merveilleux échantillon de la beauté masculine :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris…

Un qui ne riait pas et qui était bien près de pleurer était M. Birouste. Le premier geste de l’herboriste, à la vue du fatal browning, avait été de rejeter à nouveau ses mains en l’air pour qu’il fût bien entendu, une fois pour toutes, qu’il était tout à fait décidé à n’opposer aucune résistance au cataclysme qui semblait le poursuivre avec un soin si particulier. Sur quoi, Gabriel lui adressa un geste amical qui, certainement, voulait lui dire : « Baissez les mains, monsieur Birouste, je ne vous veux aucun mal ! »

Tout de même comme Gabriel ne remettait pas son revolver dans sa poche, M. Birouste laissa ses mains où elles étaient. Il n’y avait rien à faire. Il ne voulait donner aucune occasion à son hôte de commettre un crime qui eût été, du reste, tout à fait inutile !

Enfin, M. Birouste, pour ne point glisser sur le plancher, se laissa tomber sur une chaise… et là, il trouva encore la force de prononcer ces mots (car, lorsqu’on croit sa dernière heure venue, on accomplit des choses surhumaines) :

« Vous pouvez compter sur moi, monsieur ! Je ne dirai rien. Je vous ai juré le silence. Je suis un pauvre herboriste… que faut-il pour votre service ? »

Et autres bouts de phrases de ce genre, qui attestaient que Gabriel n’avait pas en face de lui un adversaire bien redoutable. Pas même un adversaire. Et peut-être même un ami.

L’autre tira de sa poche son petit carnet et se mit à écrire.

M. Birouste jeta un rapide coup d’œil du côté de Mlle Norbert, toujours étendue sur son lit.

Les yeux de Christine appelaient toujours au secours !… et avec une telle éloquence que M. Birouste, qui n’était point un méchant homme, détourna la tête pour ne plus voir cette détresse qui lui faisait d’autant plus de peine qu’il était bien décidé à ne pas la secourir…

Quand il eut fini d’écrire, Gabriel tendit à M. Birouste son petit papier. L’herboriste tressaillit encore jusque dans les moelles… Ah ! il n’y avait pas de doute ! Il n’avait point rêvé… c’était bien là la longue écriture bâtonnante, combattante, chevauchante et zigzagante de Bénédict Masson !… Elle n’était point brouillée, naturellement, de toutes les teintes de l’arc-en-ciel… mais, en dépit de son unique couleur violette, on ne pouvait s’y tromper !… Et voici ce que M. Birouste lut :

« Cette demoiselle va mieux… Elle est tout à fait réveillée… Je désire que vous me procuriez immédiatement ce qu’il faut pour la rendormir, pendant au moins douze heures… »

« Bien ! bien !… fit entendre M. Birouste avec un empressement qui prouvait son zèle à servir un client aussi exceptionnel… J’ai ce qu’il vous faut !… Vous pensez !… Un herboriste !… Je vais vous chercher ça ! »

Et déjà il dégringolait dans sa boutique, peut-être avec la vague espérance de s’enfuir… est-ce qu’on sait jamais ?… Mais Gabriel, après avoir fermé la porte de la chambre à clef, dégringolait derrière lui…

Notre herboriste avait une façon particulière de traiter le pavot dont il gardait, autant que possible, le secret, à moins qu’on ne le lui achetât un bon prix. C’est pour rien qu’il donna à Gabriel un flacon grâce auquel celui-ci eût pu endormir une famille entière…

Quand ils remontèrent de compagnie (ils ne se lâchaient plus), ils trouvèrent Christine étendue au milieu de la chambre ; de toute évidence, elle avait voulu tenter quelque chose pour échapper à l’affreux destin qui la menaçait, mais ses forces l’avaient trahie… Gabriel la ramassa fort tendrement et fort doucement, la recoucha sur le lit et, pour qu’elle ne renouvelât point des efforts qui, dans son état de faiblesse, pouvaient lui être funestes, lui fit boire, aidé de M. Birouste, la dose de sommeil nécessaire à un repos bien gagné…

Après quoi, Gabriel s’assit au chevet de Mlle Norbert et se prit la tête dans les mains… Il paraissait parti pour un rêve sans fin…

Derrière lui, M. Birouste n’osait bouger… ce n’était point l’envie qui lui en manquait… mais il craignait qu’un mouvement mal interprété…

Quelle nuit !… elle semblait ne jamais devoir finir !… Dehors, le vent était tout à fait tombé… il n’y avait plus que le silence, un silence affreux dans lequel M. Birouste n’entendait que le bruit de son cœur… pan !… pan !… pan !…

Oh ! certes ! il y avait là de quoi attraper une maladie sérieuse… S’il ne sortait pas de cette nuit-là avec une lésion, c’est qu’il avait le cœur solide !…

Quelle veillée ! Sur le guéridon, une petite lampe était allumée dont Gabriel avait baissé l’abat-jour…

Dans son fauteuil, l’étrange personnage, qui avait toujours la tête dans les mains, ne remuait pas plus qu’un bonhomme de cire du musée Grévin.

Quand on pense… quand on pense que ce que cet homme tenait dans les mains, c’était le cerveau de Bénédict Masson… le cerveau d’un monsieur qui avait assassiné sept femmes, au moins !

Ah ! la vie d’un homme comme M. Birouste pour un personnage pareil devait compter bien peu ! et ne pensant qu’à cela, l’herboriste trouvait que la nuit était longue !

Trois heures du matin sonnèrent à Saint-Louis-en-l’Île.

Il n’était que trois heures !… et l’on était en décembre… Et, en décembre, le petit jour tarde à venir.

La demie de trois heures… quatre heures, et toujours pas un mouvement ! Ah çà ! mais, quelle était donc son intention à ce bonhomme-là ? Il n’avait pas l’air décidé du tout à déménager. S’il restait toute la nuit chez M. Birouste avec sa Christine, c’est qu’il pensait bien y passer encore toute la journée du lendemain. Dame ! il se savait poursuivi. Il devait se dire : « Où serais-je mieux que chez ce bon M. Birouste qui fait tout ce que je veux ? »

Est-ce qu’il allait falloir aussi qu’il les nourrît ?

Cinq heures !

Et si, par hasard, Gabriel dormait !… Certes ! il ne l’entendait point ronfler !… Il ne l’entendait même point respirer !…

Après une nuit pareille, il était peut-être plongé dans un sommeil de plomb !…

Espoir suprême et suprême pensée !…

Voilà M. Birouste qui se lève… tout doucement, tout doucement… oh ! si doucement !…

Rien n’a craqué, ni sa chaise, ni sa chaussure !… Pour atteindre la porte qui donne sur le palier, il ne faut pas plus de quatre pas… mettons cinq… Une fois sur le palier, l’escalier sera vite franchi… et après ! et après !…

Ah ! M. Birouste est décidé à risquer le tout pour le tout !… Trois pas sont déjà franchis… oui, mais au quatrième, voilà le plancher qui fait entendre un gémissement si douloureux que M. Birouste en pleurerait !

En attendant que ses larmes coulent, une sueur froide glace ses membres…

Ah ! il ne fait pas chaud, en décembre, dans la petite chambre hospitalière de M. Birouste !…

L’herboriste est resté une jambe en l’air !…

Le terrible est que Gabriel, qui ne dormait pas, s’est retourné, et voilà maintenant M. Birouste avec une jambe et les deux mains en l’air.

Cet herboriste a l’air d’un danseur de corde… Il y aurait là de quoi faire rire Gabriel, mais Gabriel ne rit jamais !

Il a remis la main dans sa poche, Gabriel !… Va-t-il encore en tirer « ce sacré revolver » ? Non !… que M. Birouste se rassure… ce n’est que le petit carnet… Et puis M. Birouste s’aperçoit que Gabriel n’a plus ses yeux terribles… Il n’y a plus dans ces yeux-là qu’une infinie tristesse.

« Il s’humanise ! » pense l’herboriste en reprenant le cours normal de sa respiration et en se laissant retomber sur sa chaise…

« Que va-t-il me demander encore ?… »

L’autre écrit, et, maintenant, l’herboriste lit : « Avez-vous chez vous une armoire à glace ? »

Si M. Birouste a une armoire à glace ?… mais je crois bien qu’il a une armoire à glace !… et s’il n’y a qu’une armoire à glace pour faire le bonheur de Gabriel, il va la lui donner tout de suite !… Il peut même l’emporter !… M. Birouste ne tient pas du tout à son armoire à glace !… Il l’a mise « dans la chambre d’ami ! »… La chambre d’ami est justement à côté de sa chambre à lui… Elles communiquent… Il n’y a qu’à pousser une porte !…

« Voyez, monsieur, cette chambre est la chambre d’ami ! Vous pouvez en disposer. Elle vous appartient, comme tout ce qui est ici, du reste. Et quant à cette armoire à glace en acajou, bien qu’elle soit un souvenir de famille, si elle peut vous être utile… »

Mais déjà Gabriel ne l’écoute plus. Il est allé à la porte qui donne sur le palier, l’a fermée, en a pris la clef, pour être bien sûr que M. Birouste ne s’échappera plus, puis, d’un geste il lui a intimé l’ordre de rester dans cette chambre pour veiller Christine ; après quoi il est entré dans la chambre d’ami dont il a refermé la porte à clef, également. Entre-temps, il a emporté la lampe.

« Qu’est-ce qu’il va faire dans cette chambre ?… Pourquoi s’y enferme-t-il avec une armoire à glace ? » se demande M. Birouste en allumant une bougie, de sa main tremblante.

Plus forte que la peur, la curiosité pousse M. Birouste à coller un œil au trou de la serrure… et voilà ce qu’il voit :

Gabriel, d’un geste nerveux, s’est débarrassé de sa cape, a déboutonné son vêtement, son gilet, arraché sa cravate qui faisait plusieurs fois le tour de son col, rejeté le tout sur un meuble, enfin il enlève sa chemise et le voilà nu jusqu’à la ceinture. La lueur de la petite lampe l’éclaire ; la glace lui renvoie son image.

Il est penché sur cette image comme un jeune dieu se regardant dans une source.

« Quelle peau ! s’écriera plus tard devant le commissaire, M. Birouste… douce, fine, satinée, comme celle d’une jeune fille !… Et quel corps que celui-là !… Assurément, les statues du Louvre ne présentent rien de plus beau ni de plus parfait !… Tenez, monsieur le commissaire, vous êtes bien allé quelquefois au Louvre !… Vous ne vivez pas toujours avec les assassins… pas plus que moi avec mes herbes… On aime à s’instruire… Vous avez certainement parcouru les salles des Antiques… et vous avez vu Achille, Achille aux pieds légers, comme on disait de mon temps… Ça, c’est de l’art !… Ça, ce n’est pas du cubisme, oh non !… Il paraît que cette statue-là, par la régularité de ses formes, par l’accord de ses membres, si j’ose m’exprimer ainsi, pourrait servir comme qui dirait de règle métrique pour les belles proportions du corps humain !… Eh bien, Achille, monsieur le commissaire, Achille m’a paru de la gnognote… de la pure gnognote à côté de Gabriel…

« Les Bacchus, les Mercure et « tutti quanti »… de vrais avortons à côté de Gabriel…

« Je vous le dis comme je le pense !… Moi, je ne suis pas un artiste, mais tout de même il n’y a aucune raison au monde pour qu’un herboriste ne soit pas, comme le premier homme venu, sensible à la beauté !…

« Il y a bien l’Apollon du Belvédère ! ça, je ne dis pas ! d’autant que les cheveux de Gabriel (il avait ôté son chapeau, naturellement) me semblaient, à peu près, noués comme les siens avec cette volute sur le front qui rappelle le chignon des femmes… Oui, l’Apollon du Belvédère, c’est encore celui-là qui se rapproche le plus de Gabriel !… et encore, il a trop de côtes !… on voit encore trop son anatomie !… Gabriel était, comment dirais-je ? plus enveloppé, il était aussi fort, mais plus gracieux.

– Je vois ce que c’est, avait interrompu le commissaire, disons tout de suite que c’était un Casanova !…

– Un Canova si vous voulez ! je n’en ai jamais vu de Canova… et je n’aime pas la sculpture contemporaine !… mais vous m’avouerez tout de même que c’était un supplice pour un homme qui, comme moi, sait apprécier les belles choses, c’était un supplice que de se dire qu’on avait mis dans un corps pareil… enfin qu’on avait mis…

– Bien !… Bien !… compris !… avait interrompu le commissaire… et passons !… alors, qu’est-ce qu’il a fait votre Apollon du Belvédère ?

– Qu’est-ce qu’il a fait ? eh bien, il ne se fatiguait pas de se regarder !… sûr, il avait l’air de bien se plaire comme ça ?… sans compter, monsieur le commissaire, que si ça pouvait être vrai que, par hasard, cet homme-là, qui était si beau, se regardait avec des yeux et surtout avec un cerveau…

– Oui ! oui ! ça va !… je vois où vous voulez en venir.

– Dame ! Ce Bénédict Masson était très laid, vous, savez !…

– Monsieur Birouste, je ne vous demande pas tout ça !… Ce que vous pensez ou ce que vous ne pensez pas m’est absolument indifférent !… je vous demande ce que cet homme, que vous appelez Gabriel, a fait…

– Eh bien, je vous le dis, il se regardait dans l’armoire à glace… Il avait pris la petite lampe dans sa main… et il s’examinait de haut en bas… Il se tournait, se retournait… Une femme qui met pour la première fois une toilette de gala ne « se détaille pas » avec plus de soin ni de complaisance avant d’aller faire son petit effet dans le monde, que cet homme-là en se regardant la peau !… et il s’approchait le visage de la glace… plus près… encore plus près !… Il se touchait les joues, le menton, le nez, la bouche et les oreilles… Il trouvait qu’il avait de belles dents !… Il pouvait !… Enfin, je ne peux pas mieux vous dire, moi !… Il se z’yeutait !…

– Enfin, ça n’a pas duré tout le temps !…

– Non, mais ça a bien duré un quart d’heure. Tout à coup…

– Tout à coup ?

– Tout à coup, il parut se souvenir de quelque chose. Il se frappa le front et courut à ses vêtements. Il courut ?… Ça n’est peut-être pas tout à fait exact. Mais il avait une démarche si singulière et en même temps si légère qu’à chaque pas qu’il faisait, on aurait dit qu’il allait courir, se soulever de terre. Enfin il semblait prendre son élan comme s’il n’allait pas s’arrêter tout de suite. Et il s’arrêtait parfaitement tout de suite.

« Il s’arrêta donc devant ses vêtements, fouilla dans une poche et en tira un petit trousseau de clefs. Tout ça se passait juste en face de moi. J’ai bien vu les clefs. C’étaient de toutes petites clefs. Il pouvait bien y en avoir une demi-douzaine suspendues à un anneau. Je les ai remarquées parce que ce n’étaient pas des clefs ordinaires. Elles n’avaient que la tige. Des petites tiges creuses. Comme qui dirait des clefs de montre, quoi !

« Avec ses clefs il s’approcha de l’armoire à glace… Alors, là, placé comme j’étais, je n’ai pu rien voir de ce qu’il faisait. Il avait la tête penchée en avant et la main qui tenait les clefs rapprochée de la poitrine… quand j’y réfléchis bien, cette main devait toucher le sein gauche… C’est alors qu’il s’est produit un bruit tout à fait particulier qui rappelait le bruit d’une horloge qu’on remonte, ou encore d’un coffre-fort que l’on veut ouvrir et dont on fait jouer le chiffre. Puis le bruit s’arrêta net. Gabriel fit encore quelques gestes. Et tout à coup il poussa un cri d’horreur en levant les mains, puis il rabaissa les mains.

« J’entendis une sorte de déclenchement et comme le bruit sec d’un coffre que l’on referme ! En même temps, il se heurtait à la glace, dans ses gestes désordonnés. J’ai cru qu’il allait briser mon armoire à glace, parole d’honneur !

« Et il se retourna… Ah ! monsieur le commissaire ! quand il nous était apparu chez Mlle Barescat, il nous avait fait bien peur, surtout à ces dames ! Mais cette fois, monsieur, cette fois, moi qui suis difficile à émouvoir, j’en eus la chair de poule ! La vraie chair de poule ! Jamais il n’avait été aussi épouvantable, redoutable, haïssable !

« C’est cette fois qu’il avait ses yeux d’assassin !

« Je compris qu’il n’y avait plus rien à attendre de cette bête féroce qui allait tout dévorer !… Il s’était rué sur ses vêtements… et, avec des gestes spasmodiques… cherchait sa chemise…

« L’état dans lequel il se trouvait lui faisait perdre heureusement beaucoup de temps !… C’est alors que je résolus d’en profiter… pour sauver cette malheureuse fille de ses griffes de sauvage, et, naturellement, me sauver moi-même… Si je n’ai pas réussi en ce qui concerne Mlle Norbert, il n’y a pas ma faute ! c’est de la sienne !… Elle était, du reste, dans un tel état de faiblesse qu’elle ne pouvait m’aider en cette affreuse minute !… En cette minute, monsieur le commissaire, j’arrachai un drap de lit… je le roulai en corde, j’ouvris la fenêtre, j’attachai mon drap comme je pus à son fragile appui et malgré le danger que je courais en essayant d’aller chercher du secours par ce moyen précaire, je n’hésitai pas à me laisser glisser dans le vide…

« Monsieur le commissaire, je ne suis pas un acrobate, j’ai l’habitude d’entrer et de sortir par les portes… Ces choses-là, comme dirait Mme Camus, ça ne se voit qu’au cinéma !… et encore, s’il leur arrive malheur, aux artistes, ils ont, pour les recevoir, un matelas que l’on ne nous montre pas !… ! Eh bien, voilà ce que j’ai fait, moi, simple herboriste !… Mais il s’agissait, n’est-ce pas, de ne pas laisser ce je ne sais quoi de Gabriel emporter encore une fois comme un sauvage cette pauvre Mlle Norbert !…

« Au moment même où j’allais disparaître, la jeune fille sortit du reste de l’espèce de demi-coma dans lequel elle était plongée et, tournée vers moi, elle trouva encore la force de me crier :

« – Monsieur Birouste, sauvez-moi !…

« – Tout de suite, lui répondis-je… Attendez-moi, je reviens !… »

« Une seconde plus tard, j’étais sur le trottoir et je tombai presque dans les bras de M. Norbert et de Jacques Cotentin qui cherchaient toujours leur homme…

« – Ne cherchez pas plus loin, leur soufflai-je… il est là-haut, chez moi, avec sa victime !

« – Ouvrez-nous cette porte ! s’écrièrent-ils.

« – Voici mes clefs, leur répondis-je, et Dieu veuille que vous arriviez à temps !…

« Quant à moi, j’étais dans un tel état de faiblesse que je sentais que j’aurais la plus grande peine à les suivre !… Je leur criai encore :

« – Attention ! il a un revolver !…

« À quoi le vieil horloger me répondit :

« – Mais il ne vaut rien son browning ! il ne marche plus !… et il n’est pas chargé !… »

« Monsieur le commissaire, il y a des moments où l’on accomplit des miracles… Je me traînai derrière eux jusque dans ma maison dont cette bête fauve avait fait son repaire… mais quand nous arrivâmes au premier étage ou plutôt quand ils y arrivèrent, car j’étais resté épuisé derrière le comptoir de ma boutique… il n’y avait plus personne !… Le sinistre oiseau s’était encore envolé en emportant dans ses serres « la Madone de l’Île-Saint-Louis ! ».

IV Aventure survenue à M. Lavieuville, marguillier

IV
 
Aventure survenue à M. Lavieuville, marguillier

 

M. Lavieuville, propriétaire, célibataire, humanitaire et marguillier, était un ancien notaire de province qui était venu finir ses jours dans cette Île-Saint-Louis qui avait vu ses jeux d’écolier. Il habitait la maison où étaient morts ses parents.

C’était un brave homme qui n’avait qu’une passion, faire le bien avec l’argent des autres. À part cela, il était prodigieusement avare ; dans ces derniers temps, il avait renvoyé sa vieille bonne, faisait sa cuisine lui-même, avait réduit sa domesticité à la mère Langlois, qui arrivait toujours dans les premières heures de la matinée (disons tout de suite qu’elle ne vint pas ce matin-là). Dans la paroisse, on le citait, comme un exemple d’abnégation et de pauvreté volontaire.

La « fabrique » s’enorgueillissait d’avoir son marguillier qui passait pour un saint. Il l’était à sa manière. Étant notaire, il aurait pu spéculer sur les fonds déposés chez lui par ses clients : il ne l’avait jamais fait ; marguillier, président, trésorier, correspondant de vingt sociétés de secours, il aurait pu faire son profit de l’élasticité de certains budgets de charité ou trouver son compte dans la façon de comprendre certains frais généraux ; on ne pouvait rien lui reprocher… C’est tout juste s’il se permettait de se faire rembourser le plus décemment possible l’entretien d’une pauvre petite auto à conduite intérieure (il conduisait lui-même et redoutait le grand air) qui lui était nécessaire pour ses tournées à Paris et dans la banlieue.

Son avarice était, à ce point de vue, tout à fait spéciale !… Pourvu qu’il maniât des fonds, fût-ce ceux des autres, il était le plus heureux des hommes. Il préférait même que ce fût l’argent des autres, à cause qu’un maniement de fonds présente toujours certains dangers.

Palper de gros billets lui causait des joies infinies. Il en avait toujours sur lui dans son portefeuille, qu’il ne quittait pas. Son plus grand plaisir était de se présenter chez de pauvres gens auxquels il faisait étaler leur détresse ; après quoi, il étalait lui, ses billets et leur disait :

« Regardez, voilà 15 000 francs ! Avec cela, je suis plus malheureux que vous. Il m’en faudrait dix fois autant pour soulager les misères sur lesquelles je me penche chaque jour ! »

Et il repartait en leur laissant une obole…

On lui disait : « Vous vous ferez voler ! », il répondait : « Dieu protège l’argent de la charité ! » En attendant, comme il ne comptait que sur lui pour protéger le sien, il ne le sortait pas !

Tous ces détails étaient nécessaires pour que le lecteur ne fût point trop surpris par l’aventure survenue, en l’Île-Saint-Louis, à six heures et demie du matin, à M. Lavieuville, marguillier.

C’était le matin même qui succédait à cette nuit funeste où nous avons vu le courageux M. Birouste aux prises avec le terrible Gabriel… Depuis qu’ils avaient quitté l’herboriste, après avoir constaté que Gabriel avait fui sa demeure en emportant Christine, le vieux Norbert et son neveu n’avaient point cessé leurs recherches.

L’Île-Saint-Louis avait été fouillée dans tous les coins et recoins… Quelle nuit ils avaient passée, eux aussi !…

Ils étaient exténués, mais ne sentaient point leur fatigue… Le sentiment aigu du danger mortel que courait la malheureuse Christine les poussait toujours en avant… N’ayant rien trouvé dans l’île, ils avaient à tout hasard traversé les ponts. Ils avaient interpellé des vagabonds, interrogé un ivrogne affalé sur un banc, un marchand de marrons qui allumait ses fourneaux, fait le tour du quai des Célestins, pénétré dans le boyau de Geoffroy-l’Asnier, sondé toutes les ombres de tous les culs-de-sac entre Saint-Paul et Saint-Gervais, puis fait le tour par le square Notre-Dame et le quai de la Tournelle ; enfin ils revenaient dans l’Île-Saint-Louis au moment où elle sortait des brouillards de la Seine, dans la lueur blême des matins frissonnants, quand tout à coup au coin de la petite rue où se dressait la maison de M. Lavieuville, marguillier, ils aperçurent, à ne s’y point tromper, la silhouette de Gabriel !

Il était seul et marchait vivement : il courait plutôt. Dans un dernier bond il fut contre la porte de la maison de M. Lavieuville. Jacques voulait déjà se précipiter, mais l’horloger le retint :

« Attention ! lui dit celui-ci, cette fois, ne le manquons pas ! Il s’agit de ne pas lui donner l’éveil… Nous allons bien voir ce qu’il va faire ? Tu sais que nous ne pouvons pas l’atteindre à la course…

– Dans tout cela ! gémit Jacques Cotentin, qu’est-ce que Christine peut bien être devenue ?

– Pour moi, elle a fini par lui échapper ! Elle est peut-être déjà à la maison…

– Attention !… qu’est-ce qu’il fait ? »

À leur grande stupéfaction, ils virent Gabriel qui sortait de dessous sa cape un trousseau de clefs et qui, sans hésitation, introduisait l’une d’elles dans la serrure de la porte de M. Lavieuville.

« Voilà qu’il entre chez M. Lavieuville, maintenant ! »

Il venait en effet de pénétrer dans l’immeuble… C’était au tour de l’horloger et de Jacques de bondir maintenant.

« Si nous voulons qu’il ne nous échappe pas, avait émis le vieux Norbert, sautons-lui dessus tout de suite et renversons-le ! Il a beaucoup de peine à se relever et à reprendre son équilibre !… »

La porte n’était pas refermée. Ils se ruèrent dans la maison, se heurtèrent dans la demi-obscurité à celui qu’ils poursuivaient ; le vieux Norbert s’empêtra dans la longue cape noire, Jacques donna au ravisseur de Christine un solide croc-en-jambe qui le fit rouler sur la carpette dans laquelle l’oncle et le neveu l’enveloppèrent immédiatement avec une décision brutale qui ne permit à l’autre aucun mouvement.

Du reste, il ne se défendait pas ; depuis qu’il était à terre il ne faisait aucun mouvement… Quand il ne fut plus qu’un paquet dont on n’eût pu dire la nature, ils le sortirent à eux deux, le transportèrent le plus rapidement possible en rasant les murs jusqu’à la rue du Saint-Sacrement.

Ils ne rencontrèrent que le père Juilard, le commissionnaire, qui rentrait des Halles fortement éméché et qui les regarda passer d’un air abruti : « Vous battez vos tapis à c’t’heure !… C’est tout de même pas une saison à avoir peur des mites ! »

Enfin ils furent chez eux, appelèrent Christine qui ne leur répondit pas, s’enfermèrent avec leur fardeau dans le pavillon du jardin et commencèrent prudemment à dérouler la carpette…

Tous deux étaient en sueur, haletants, n’en pouvant plus !

« Attention ! disait Jacques… surveillons-le !… Il ne faut plus qu’un pareil coup recommence !…

– Oh !tant qu’il est à terre, je te dis qu’il n’y a pas de danger !…

– Il va falloir le coucher, l’étendre sur le lit à bascule et ne pas le quitter une minute !

– Tu resteras auprès de lui, pendant que j’irai chercher Christine !

– Non ! moi !…

– Pourvu qu’il ne soit pas déjà arrivé un malheur !… Ah ! Jacques ! Jacques ! qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait de mon automate ?…

– Taisez-vous, si tout était perdu, je me ferais sauter le caisson !… »

Pour éviter toute surprise, Jacques avait allumé le grand jeu électrique. Ils s’agitaient dans une nappe éblouissante de lumière.

Ils étaient prêts à se jeter sur Gabriel au moindre geste suspect… mais ils poussèrent en même temps une sourde exclamation… Le prisonnier qu’ils avaient fait et qui était bien revêtu de la cape de Gabriel et qu’ils avaient vu coiffé du chapeau de Gabriel (lequel chapeau avait sauté dans le combat) ce prisonnier qui n’osait remuer ni pousser un cri, tant son épouvante était démesurée, ce n’était pas Gabriel, c’était M. Lavieuville, marguillier !…

Aussitôt qu’ils se furent aperçus de leur erreur, le vieux Norbert et Jacques Cotentin n’eurent qu’une pensée : faire l’obscurité là où ils avaient prodigué tant de lumière…

Quand les commutateurs furent tournés, ils aidèrent M. Lavieuville à se relever à tâtons et le firent sortir sans plus tarder du laboratoire.

Le tenant chacun sous un bras, ils l’accompagnèrent ainsi jusque dans la boutique de l’horloger, où le marguillier se laissa tomber sur un siège.

Les volets fermaient toujours les fenêtres sur la rue, mais le jour pâle de décembre pénétrait par la fenêtre donnant sur le jardin.

« Messieurs ! gémit d’une voix expirante le pauvre M. Lavieuville, qui avait reconnu M. Norbert et le jeune et déjà célèbre prosecteur, vous m’avouerez que tout ce qui m’arrive depuis ce matin est inimaginable !…

– Inimaginable !… Monsieur Lavieuville, vous désireriez peut-être prendre quelque chose ? un peu de thé bien chaud ?

– Non ! je désire avant tout rentrer chez moi et prévenir la police !

– Monsieur Lavieuville, prononça l’horloger d’une voix un peu sèche (et que le marguillier trouva même menaçante), avant d’introduire la police dans une pareille histoire, qui est avant tout une histoire de famille, comme nous allons vous le prouver en nous excusant d’une erreur dont vous avez été victime, vous voudrez peut-être bien nous dire comment il se fait que vous portiez un vêtement qui ne vous appartient pas et qui nous a trompés sur votre honorable personnalité ?…

– Oh ! mon Dieu, monsieur Norbert, je n’y vois aucun inconvénient !… Ce vêtement, je ne l’ai pas volé, veuillez le croire… mais on m’a pris le mien et l’on m’a donné celui-ci !… C’est aussi simple que cela !… Et quant aux conditions dans lesquelles a eu lieu ce fâcheux troc, je ne vous les cacherai pas davantage, et peut-être alors pourrez-vous me donner la clef de cette énigme, car, pour moi, j’avoue que je comprends de moins en moins ce qui m’arrive.

– Monsieur Lavieuville, nous vous renouvelons nos excuses, fit alors entendre Jacques… Ne nous cachez rien… Il y va peut-être de la vie d’une personne…

– J’ai bien cru qu’il y allait de la mienne ! fit M. Lavieuville en secouant douloureusement sa tête grisonnante… Enfin, si j’en suis quitte pour ces quinze mille francs… je m’en consolerai… bien qu’ils ne soient pas à moi !… peut-être même dois-je me féliciter de votre intervention, toute brutale qu’elle fut, car elle me procure un témoignage qui viendra renforcer mes dires, s’il y avait de méchants esprits pour mettre en doute mon honnêteté qui est, avec la charité, ma seule raison d’être ici-bas !…

– Vous avez l’estime de tous ceux qui vous connaissent, monsieur Lavieuville, protesta l’horloger… mais il ne s’agit pas de quinze mille francs…

– Ah ! pardon, pardon !… il s’agit parfaitement de quinze mille francs… pas un sou de plus, pas un sou de moins !

– Monsieur Lavieuville ! ayez pitié de l’état dans lequel vous nous voyez !… Dites-nous ce qui vous est arrivé !…

– Ces quinze mille francs appartiennent à la « fabrique ». J’avais mission de les convertir en bons de la Défense nationale et comme mon dessein, après avoir entendu la messe de six heures et avoir fait ma tournée quotidienne chez quelques familles pauvres du quartier et des environs, était de passer à la banque, je les avais emportés sur moi et serrés dans mon portefeuille. Au premier coup de la messe, je quittai mon domicile, je sortis ma petite auto à conduite intérieure du garage, qui venait d’ouvrir, je montai dans ma voiture. À ce moment, je voulus régler une petite note que je devais au gardien, je pris dans la poche intérieure de ma redingote mon portefeuille et en sortis un billet de cinquante francs, sur lequel le gardien me rendit quarante-cinq centimes de monnaie. Tout en comptant cette monnaie avant de la glisser dans ma poche, je ne m’aperçus pas qu’au lieu de remettre le portefeuille dans la poche de ma redingote, je le plaçais dans la poche intérieure de mon pardessus.

« Mon pardessus, monsieur, est une véritable houppelande doublée de peau de lapin, au col garni de faux astrakan… C’est la fourrure qui convient à un homme de mon caractère qui a consacré le peu qu’il possède à soulager autant que possible la misère de ses semblables… Au fond, ce vêtement est confortable et chaud, c’est tout ce que je lui demande… il est, ou plutôt il était complété par une toque de fausse loutre à oreillettes qui enserre bien la tête et avec laquelle on peut braver les frimas… je vous dis tout cela, messieurs, parce que cela pourra peut-être vous être utile tout à l’heure et puis, dans une aventure aussi inexplicable, il convient de n’oublier aucun détail.

« Quelques minutes plus tard j’arrêtai ma voiture devant la petite porte de l’église que vous connaissez bien… car je vous ai vu souvent à la messe, le dimanche matin, avec votre demoiselle et c’est ce qui me donne confiance, malgré tout !… J’assistai à la messe qui était dite par M. l’abbé Lequesne, que vous connaissez bien aussi ; après la messe j’allai le rejoindre dans la sacristie et, pendant qu’il s’habillait, je l’entretins de quelques œuvres de charité que nous avons ensemble. Il quitta la sacristie.

« Je rentrai dans l’église déserte pour y faire encore quelques dévotions, selon ma coutume, car j’aime à m’entretenir seul à seul avec Dieu… puis je gagnai la petite porte et je me disposai à monter dans mon auto quand, tout à coup, je vis surgir de derrière l’église un homme avec une longue cape dont il essayait de recouvrir un corps humain, le corps d’une femme, autant que j’en pus juger dans mon désarroi… Cet homme, qui avait des yeux terribles, bondit sur moi, me menaça de son revolver, me fit glisser par terre d’un coup de genou dans le ventre (je le sens encore), jeta le fardeau humain qu’il portait au fond de ma voiture, revint sur moi, me débarrassa en moins de temps que je ne pourrais le dire de mon paletot et de ma casquette de loutre dont il était vêtu, referma la portière, mit en marche (j’ai une mise en marche intérieure électrique) et disparut du côté du pont Sully !…

« Je me relevai si stupéfait, si anéanti que je n’avais plus la force pour crier.

« Comme il faisait très froid, et que je suis très frileux, et que je crains par-dessus tout les fluxions de poitrine et les rhumes de cerveau, la première chose que je fis fut de m’envelopper dans la cape de cet énergumène, de mettre son chapeau sur ma tête. Puis je me dirigeai en chancelant vers l’église. J’y rentrai et je n’y vis personne. J’eus l’idée alors qu’il ne fallait pas perdre une minute pour prévenir la police. J’ai le téléphone chez moi. Je courus chez moi. J’ouvris ma porte ! Je ne l’avais pas plutôt ouverte que j’étais à nouveau bousculé, jeté par terre. J’ai bien cru que mon bandit était revenu et que, cette fois, je n’en réchapperais pas !… Je recommandai mon âme à Dieu et vous connaissez la suite, messieurs !

– Monsieur Lavieuville, dit l’horloger d’une voix sourde, frémissante de douleur, vous êtes à plaindre, car vous avez été molesté et volé. Mais nous sommes plus à plaindre que vous ! L’homme qui vous a fait cette injure est un pauvre fou, un parent que mon neveu et moi soignions à domicile… ajouta-t-il en rougissant comme un enfant menteur… Il a malheureusement conçu pour ma fille, qui est fiancée à M. Jacques Cotentin, une passion qui a fait dégénérer sa maladie en folie furieuse…

« Profitant d’un moment où notre surveillance s’était ralentie, il nous a échappé, s’est emparé de ma pauvre Christine qu’il a brutalisée comme un sauvage, la heurtant à tout ce qui lui faisait obstacle… Mon neveu et moi, en entendant les cris que poussait ma fille, nous nous précipitâmes… hélas ! il avait déjà traversé le jardin, le magasin, ramassant sur une table un browning que j’avais laissé là pour le réparer… il était déjà loin dans la rue quand nous parûmes sur le seuil… la nuit, l’obscurité, le vent, la neige, la tempête nous séparaient… il disparut avec sa proie… Depuis des heures nous le cherchions quand nous vous avons vu, enveloppé de sa cape et coiffé de son chapeau.

– Ah ! je comprends ! je comprends !…

– Comprenez-vous maintenant, monsieur Lavieuville ?… Alors, comprenez surtout (et c’est un père, un fiancé qui vous supplient ! Ils savent, du reste, qu’ils ne s’adresseront pas en vain à un cœur charitable), comprenez qu’il ne faut pas encore prévenir la police ! Il y va de l’honneur de mon enfant !… Un pareil scandale la perd et nous perd !… Nous ferons tout pour l’éviter !… Ce pauvre fou ne saurait aller très loin… Il a pris votre auto ?… Eh bien… tant mieux ! sa trace ne sera que plus facile à repérer ; il a pris votre manteau, votre casquette de loutre ? Tant mieux !… il se croit, dans sa naïveté de fou, déguisé, à l’abri de nos recherches… Il n’en sera que plus facile à rejoindre !…

– Tant mieux !… tant mieux !… vous êtes bons, vous, messieurs ! vous oubliez qu’il a pris aussi mes quinze mille francs !

– Vos quinze mille francs vous seront rendus avec votre auto, votre manteau et votre casquette, monsieur Lavieuville. Nous ne vous demandons que vingt-quatre heures !… »

V Aventure survenue à M. Flottard, rôtisseur à Pontoise

V
 
Aventure survenue à M. Flottard, rôtisseur à Pontoise

 

M. Flottard était rôtisseur à Pontoise. Ce n’était pas le premier rôtisseur venu. C’était un rôtisseur littéraire. Il avait commencé par être « plongeur » chez Salis, du temps que ce fameux gentilhomme cabaretier faisait les beaux jours au Chat Noir de la rue de Laval, devenue rue Victor-Massé.

C’est là qu’il avait pris le goût des belles-lettres et qu’il avait compris comment un homme intelligent, dans le commerce de la limonade ou de la restauration, peut donner du prix à sa marchandise en mettant un peu d’art autour.

Il ne s’agit que de trouver un genre… M. Flottard avait « un petit filet de voix ». Il choisit le genre chansonnier. Et comme, du temps du grand patron, et de l’épopée de Caran d’Ache, on lui avait inculqué l’amour de Napoléon, il devint bonapartiste.

La conclusion de tout ceci est que, depuis quinze ans, un touriste qui est au courant des choses de la vie et qui passe par Pontoise à l’heure du déjeuner ne manquera point de s’arrêter à la rôtisserie du bonhomme Flottard qui vous chante au dessert si joliment les chansons de Béranger : « Périsse enfin le géant des batailles ! disaient les rois : peuples, accourez tous ! » ou encore : le vieux caporal : « Mais pour vous tous, jeunes soldats, j’étais un père à l’exercice (bis). Conscrits au pas, ne pleurez pas ; ne pleurez pas, marchez au pas, au pas, au pas, au pas ! » Et je vous prie de croire que lorsque le client le moins décidé à régler d’emblée une addition un peu salée a entendu M. Flottard faire le vieux caporal, il rentre vite sa protestation et sort tôt sa galette ! Il ne tient pas à se faire mettre au pas, lui aussi !

M. Flottard a ouvert sa rôtisserie à la descente de Pontoise et, quoi que tout y soit à la gloire de Napoléon, la grande salle, avec son immense cheminée où tournent les broches, n’en a pas moins, avec ses boiseries gothiques, le cachet moyenâgeux qui convient à l’établissement d’un gentilhomme cabaretier.

Sur la cheminée, il y a un Napoléon en plâtre. Les murs sont ornés de lithos représentant : la Veille d’Austerlitz, la Reddition d’Ulm, la mort de Poniatowski, le Martyre de Sainte-Hélène et l’Apothéose des vieux braves… N’ayant pu trouver le buste de Béranger, il a acheté un plâtre extraordinaire représentant un vieux druide à barbe de fleuve et jouant de la harpe. Il a gravé sur le socle, avec son couteau à couper le cou aux poulets : « Béranger »… et il l’a placé à l’entrée des tonnelles…

Ce pauvre Béranger, ce matin-là, était bien abandonné. Tandis que les derniers glaçons dont la nuit l’avait revêtu fondaient autour de lui, M. Flottard, bien au chaud devant sa cheminée déjà flambante, faisait admirer à Mme Flottard un magnifique couteau de cuisine tout neuf, large à la base, et pointu comme une aiguille au sommet, bien emmanché, bien affilé, solide et souple à la fois comme un jonc, un spécimen de la grande coutellerie, quoi !… un couteau qui était plus qu’un couteau et moins qu’un coutelas et qui avait peut-être valu une médaille d’or au client de Châtellerault qui venait de l’envoyer par colis au père Flottard, en matière de gentillesse et de reconnaissance du ventre.

« Et l’on parle de la coutellerie anglaise ! fit notre homme… qu’en pensez-vous, madame Flottard ?

– Je pense qu’on a tort ! exprima la bonne femme qui tricotait des bas derrière son comptoir, la poitrine confortablement enveloppée dans un épais châle de laine.

– Qu’on a tort de quoi ?… »

Mme Flottard est humble et soumise ; jamais elle n’élève la voix devant son époux. Elle est toujours de son avis ; elle ne lui parle qu’avec crainte et respect, ce qui est bien exaspérant pour un homme qui ne demande qu’à la disputer. Cet antagonisme latent qui n’a point l’occasion de se manifester, occasion que M. Flottard saisirait avec d’autant plus d’empressement qu’il a le sentiment que son humeur en serait une fois pour toutes soulagée, a pris naissance, il y a bien des années de cela, dans la sorte d’indifférence apathique avec laquelle Mme Flottard a toujours entendu chanter M. Flottard.

M. Flottard ne cherche point de compliments, mais il les aime, et Mme Flottard est peut-être la seule personne qui ne soit point extasiée devant « son petit filet de voix »…

« Tu trouves peut-être que je chante faux ? » a-t-il fini par lui demander un jour.

Mme Flottard a protesté doucement. En tout cas, si elle pense une chose pareille, elle a bien fait de ne point l’exprimer, et ce n’est certes pas dans ce moment où M. Flottard joue avec un si beau spécimen de l’industrie de Châtellerault, tout en chantonnant entre ses dents : « Oui, je secouerai la poussière… » qu’elle commettra l’imprudence de lui faire entendre que depuis quinze ans qu’elle est condamnée à la subir, la muse de Béranger lui donne des nausées…

Et elle a tout à fait raison de se tenir sur ses gardes, la brave dame, car jamais M. Flottard n’a été aussi énervé ! Depuis deux jours, on n’a pas vu un client…

« Hommes noirs, d’où sortez-vous ?… quel temps de chien ! Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !… soulève enfin ton front cicatrisé ! »

Ce n’est pas qu’il ne passe point d’autos, mais elles ne s’arrêtent pas !… M. Flottard sait bien où elles s’arrêtent… Un concurrent, depuis l’été dernier, s’est installé un peu plus loin, dans la campagne, sur les bords de la rivière…

« Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime ! Chez ce confrère « à la manque », on ne chante pas, on danse… Il y a une boîte à musique qui distribue aux clients les tangos et les shimmies… le progrès, quoi !… leur progrès !… Bon Dieu !… Société, vieux et sombre édifice !… »

Ah ! une auto ! une auto qui s’arrête… oh ! pas une auto de luxe, bien sûr !… une pauvre petite auto à conduite intérieure… Derrière ses rideaux, M. Flottard guette le client comme un brigand des Calabres, derrière ses roches, guette le voyageur…

La portière s’ouvre ! Qu’est-ce que ce client-là ?

Et dans le court espace, très court espace de temps pendant lequel la portière de la voiture est ouverte, le rôtisseur a vu… a cru voir… une forme féminine étendue… des cheveux épars, une figure de morte, du sang, mais la portière, dont le rideau de vitre est tiré, a claqué tout de suite derrière le voyageur. Un singulier bonhomme au masque immobile, aux yeux pas commodes, vêtu d’un méchant paletot au col garni de faux astrakan, la tête couverte d’une toque de fausse loutre, pelée, miteuse, calamiteuse.

Drôle de client !

M. Flottard ne sait s’il doit lui ouvrir la porte ou se barricader !

Mais l’autre a pénétré dans la salle… avec une décision troublante, et il glisse sous le nez de M. Flottard une espèce de billet qu’il tenait tout prêt dans le creux de sa main et sur lequel le rôtisseur lit : « Avez-vous une couverture de voyage ? »

« Monsieur, lui répond plus énervé que jamais d’une telle entrée en matière le chantre de Béranger, monsieur ! nous ne sommes pas ici aux Galeries Lafeuillette ! »

Sans plus se préoccuper du rôtisseur que s’il n’existait pas, le client se dirige droit sur la rôtisseuse. Profitant de ce que la porte est ouverte, M. Flottard, qui a l’esprit préoccupé par la vision entraperçue, se glisse jusqu’à l’auto, ouvre rapidement la portière, la referme avec une sourde exclamation d’horreur, et revient en hâte jusque dans sa rôtisserie pour entendre Mme Flottard pousser un cri d’épouvante. D’une main brutale, le voyageur est en train de lui arracher le châle de laine qui enveloppe si confortablement le buste de la frileuse cabaretière, et, de l’autre, il la menace d’un revolver braqué à bout portant.

C’en est trop pour le rôtisseur qui dispose justement d’un solide couteau de Châtellerault tout neuf, un couteau qui n’a pas servi !… Certes, M. Flottard ne pensait pas « l’essayer » sur un hôte qui n’appartenait point à sa basse-cour mais on ne choisit pas toujours les occasions. Souvent, comme on dit, « elles vous forcent la main ! » et, en vérité, ce n’était pas une raison parce que Mme Flottard n’appréciait point à sa juste valeur « le talent chansonnier » de son époux pour que celui-ci la laissât assassiner sous ses yeux sans protester. Il protesta donc avec son couteau et le planta jusqu’au manche dans le dos de ce redoutable et trop énigmatique personnage qui promenait dans sa voiture une jeune personne à demi morte et qui prenait son cabaret littéraire pour un magasin de nouveautés !…

Oui ! jusqu’au manche !… et c’est le cas de dire que ce couteau est entré dans le dos de ce monsieur comme dans du beurre !…

… Jusqu’au manche ! jusqu’au manche !… Ceci, nous ne saurions trop le répéter… car, événement extraordinaire, inouï, étourdissant, extravagant, fabuleux, phénoménal, pyramidal, sans égal, le monsieur n’a pas l’air de s’en apercevoir !…

Il ne s’est même pas retourné et, s’étant approprié le châle, mais ne voulant sans doute point passer auprès de Mme Flottard pour un vulgaire cambrioleur, il lui tend un billet de mille francs, dont il attend tranquillement la monnaie…

Cependant, comme Mme Flottard, dans un désarroi bien compréhensible, ne paraît point pressée de lui rendre cette monnaie qu’il attend, et comme il est pressé, lui, de partir, il replace son billet dans son portefeuille, traverse la salle, quitte la rôtisserie en passant devant M. Flottard pétrifié et remonte dans son auto, toujours avec son couteau dans le dos !…

VI Une nouvelle qui répand la terreur…

VI
 
Une nouvelle qui répand la terreur…

 

Ah ! c’est fini pour quelque temps de chanter les chansons de Béranger !… Pauvre M. Flottard !… Adieu l’amour, l’amitié, le vin qui narguent toute étiquette !turlurette, laderirette !… Adieu le joyeux tournebroche !… du moins pour aujourd’hui !… Le tournebroche ?… M. Flottard ne pense qu’à son couteau !… Et Mme Flottard, donc !… Quel drame !… D’autres diront qu’avec un énergumène pareil « ils l’ont échappé belle ! »… Oui, mais, il y a une chose à laquelle ils n’ont pas échappé, c’est à la vision de cet homme qui se promène tranquillement avec un couteau dans le dos !… cette vision-là les poursuivra longtemps !…

« Quand tu l’as frappé, soupira Mme Flottard, j’ai cru qu’il allait tomber foudroyé ! »

M. Flottard ne répond pas, car c’est lui qui est foudroyé !… Le feu du ciel, venant soudain le visiter en un jour d’orage, ne l’eût pas, momentanément, plus singulièrement immobilisé contre le mur qui l’empêche de choir, que la surprise d’un tel événement ne l’a figé dans une grimace qui prêterait à rire si elle ne donnait à Mme Flottard envie de pleurer.

Celle-ci a encore la force de murmurer des choses confuses, car ce qui domine en elle, c’est le sentiment d’avoir été débarrassée d’un danger pressant par le geste héroïque d’un époux ; si le bandit n’y a point succombé, elle peut s’imaginer que la main de M. Flottard, à l’instant suprême, a tremblé, ou quelque chose d’approchant, que le couteau a frappé de travers, par exemple, et est resté accroché dans la fourrure du paletot dont l’épaisseur aurait si bien amorti le choc que le voleur de châle ne s’en serait même pas aperçu !… Oui, Mme Flottard, elle, peut s’imaginer tout, excepté la vérité ! Mais celui qui a accompli le geste, lui, il sait ! Il sait que son couteau est entré dans l’homme, comme dans du beurre, jusqu’au manche, et que l’homme ne s’en est pas plus préoccupé que d’une piqûre de moustique !

Là-dessus est entré M. Durantin, maraîcher, qu’a suivi de près le petit Gustave, clerc d’huissier, qui venait prendre l’apéritif chez le bonhomme Flottard, où il avait donné rendez-vous à son ami Elias, potard chez M. Arago, pharmacien, et l’ami Elias lui-même n’a pas tardé à arriver… Enfin est survenu le joyeux père Canard, plus ou moins ouvrier électricien, vitrier, cireur de parquets, peintre d’enseignes, enfin l’homme à tout faire, c’est-à-dire passant le plus souvent son temps à ne rien faire du tout qu’à « blaguer » et à se faire offrir « des tournées » sur les comptoirs. On pense ce que pouvait devenir, avec un homme pareil, l’histoire du couteau tout neuf de Châtellerault qu’un voyageur venait d’emporter dans son dos, planté jusqu’au manche !…

Les premiers arrivés avaient été réellement effrayés de l’état dans lequel ils avaient trouvé M. et Mme Flottard, et le peu qu’ils avaient compris des quelques mots arrachés à leur émoi avait augmenté chez eux la conviction que le gentilhomme cabaretier et son épouse venaient d’échapper à un malheur épouvantable… Mais quand, pressé par le père Canard, qui ne demandait comme toujours « qu’à rigoler », M. Flottard, retrouvant enfin son souffle et le cours de ses idées, eut quelque peu précisé les conditions exceptionnelles de l’incroyable aventure, l’« homme à tout faire », je vous prie de le croire, se paya une pinte de bon sang !…

Alors, on commença à se dérider autour de lui et, pendant que M. et Mme Flottard continuaient à montrer leurs figures de croque-morts, le petit Gustave, l’ami Elias, les trois domestiques accourus au bruit des esclaffements, firent chorus avec le joyeux farceur.

Quant à M. Durantin, maraîcher, qui prend tout au sérieux, il était déjà sorti, répandant le bruit dans Pontoise qu’on avait voulu assassiner M. et Mme Flottard « qui n’en valaient guère mieux »…

Un quart d’heure plus tard, il y avait deux cents personnes devant la rôtisserie.

C’est à ce moment qu’un auto-taxi venant de Paris, à toute allure, s’arrêta net devant cet encombrement et ce tumulte. Deux voyageurs en sortirent, demandant en hâte des explications. Ces deux voyageurs étaient le vieux Norbert et Jacques Cotentin.

Nous avons laissé ceux-ci avec M. Lavieuville. Usant de quelques vagues renseignements que l’honorable marguillier avait pu leur communiquer et sachant que Gabriel avait dirigé la petite auto à conduite intérieure du côté du pont Sully, ils s’étaient dirigés rapidement de ce côté, étaient remontés sur la rive gauche, avaient bientôt acquis la preuve que celui qu’ils voulaient joindre s’était arrêté au coin de la rue du Cardinal-Lemoine et du boulevard Saint-Germain, devant un garage qui venait d’ouvrir et où il avait demandé, par écrit, si l’on pouvait lui vendre ou lui montrer une carte routière de Seine-et-Oise.

« C’était un muet, certainement, n’est-ce pas, messieurs ?… Il paraissait bien pressé… Un drôle d’individu !… On ne voyait que le bout de son nez sous la casquette qui l’emmitouflait… Son col de pardessus relevé… Parole ; il avait l’air de se cacher… il tournait tout le temps la tête… Enfin il a aperçu cette carte, tenez, là, contre le mur… il y est allé… il l’a regardée quelques secondes… son doigt a suivi la route de Conflans, Pontoise et l’Isle-Adam… et puis il est reparti sans même donner un sou de pourboire !… »

Norbert et Jacques, qui avaient eu l’idée de prendre une auto dans ce garage, voyant qu’ils perdraient encore là un quart d’heure, sautèrent dans un taxi qui passait, promirent au chauffeur un pourboire fabuleux, et sortirent de Paris par Asnières… À Argenteuil, ils retrouvèrent la trace de Gabriel et de son auto… à Conflans également, et puis entre Conflans et Pontoise, ils perdirent cette trace… Gabriel avait dû certainement abandonner la grand-route ; ils perdirent un temps précieux, près de deux heures, à battre tous les environs ; enfin, dans le moment qu’ils désespéraient de tout, ils retrouvèrent la piste et acquirent même la certitude qu’ils ne suivaient pas de loin Gabriel, lequel avait dû subir une panne en plein champ (pensèrent-ils)… et ils se retrouvèrent sur la route de Pontoise que Gabriel avait reprise, avec, au plus, vingt minutes d’avance sur eux…

À la descente de Pontoise, ils se heurtaient à cette agglomération que nous avons dit et sautaient de la voiture avec le pressentiment qu’ils allaient entendre parler de Gabriel…

Il ne leur fallut pas de longues minutes pour apprendre que celui qu’ils cherchaient s’était, en effet, arrêté là ! L’histoire de l’attentat, et surtout du couteau planté dans le dos du monsieur qui n’avait pas eu l’air de s’en apercevoir acheva de les éclairer.

« C’est lui ! fit Jacques à l’oreille du vieux Norbert. Par ce froid, Christine doit être glacée et lui n’ose pas enlever son pardessus à cause de son costume qui ne saurait passer inaperçu. Il a volé ce châle pour elle. Pauvre Christine ! Je suis un misérable !

– Oui ! acquiesça le vieux Norbert… En route… »

Ils remontèrent dans le taxi pendant que les discussions continuaient à propos de l’événement que les uns prenaient au sérieux et à propos duquel d’autres s’esclaffaient. Ils entendirent, au moment où ils démarraient, le père Canard qui criait « en rigolant » au gentilhomme cabaretier :

« Eh ! Flottard ! ça t’apprendra une autre fois à ne pas laisser le couteau dans la plaie !… sans compter que ça doit bien le gêner, ton client, pour ôter son pardessus !… »

Norbert et Jacques comptaient retrouver Gabriel entre Pontoise et l’Isle-Adam. Mais la petite auto n’avait pas été vue là ! Ils durent revenir et prendre la route qui longe la Viosne. Par là, non plus, aucune trace. Et ils n’en retrouvèrent plus.

Nous ne dirons point le détail de leurs inutiles recherches pendant les jours qui suivirent, ni l’état d’esprit lamentable dans lequel ils se trouvaient – ceci nous le verrons prochainement.

Ils venaient de rentrer, accablés par le désespoir, dans la boutique de la rue du Saint-Sacrement, quand des camelots commencèrent à courir les rues en vendant des éditions spéciales des journaux du soir. Ils criaient les titres des manchettes : « LES CRIMES DE CORBILLÈRES CONTINUENT ! DEUX NOUVELLES VICTIMES ! »

« C’est lui ! s’écria l’horloger en se dressant comme un fou devant Jacques. Il est retourné à Corbillères !… »

VII Un singulier pensionnaire

VII
 
Un singulier pensionnaire

 

Voici, en résumé, ce que narraient les feuilles publiques : Depuis quelques jours, il s’était passé à Corbillères et aussi dans les bureaux de la Sûreté des événements que l’on s’était efforcé autant que possible de tenir cachés, car ils avaient cette gravité exceptionnelle de faire revivre une affaire que l’on croyait bien avoir enterrée avec le coupable…

Une jeune servante arrivée récemment à l’auberge de l’Arbre-Vert avait disparu certain soir et avait été retrouvée, certain autre soir, dans le limon d’un marécage de Corbillères, étranglée comme avait été étranglé le père Violette, portant encore au cou la trace du fin lasso avec lequel on avait fait passer la pauvre enfant (la petite Mariette avait dix-huit ans) de vie à trépas…

La trace de ce lasso n’avait pu être relevée sur les restes de la petite Annie qui avaient été trop « charcutés » ou qui étaient déjà consumés lors de la première découverte de l’horrible tragédie de Corbillères ; mais… mais deux jours après la disparition de la jeune Mariette, une jeune veuve qui vivait seule depuis la mort de son mari dans une maisonnette des environs avait été trouvée dans son cellier, étranglée elle aussi, et de la même manière…

Ces événements avaient jeté comme on le pense bien, dans un désarroi complet la police et le parquet… De tels faits ne tendaient à rien de moins qu’à établir l’innocence d’un homme que l’on venait de guillotiner !… Les premières enquêtes avaient été conduites dans le plus grand mystère, mais le secret dont on voulait les entourer ne résista pas à la rumeur grandissante et surtout à la vague de terreur qui submergea à nouveau toute la contrée environnante… Les reporters, depuis quarante-huit heures, s’étaient mis à la besogne. Pendant que les uns parcouraient le pays, les autres assiégeaient les bureaux de la Sûreté générale. Et la terrible nouvelle – terrible pour la justice – éclatait comme une bombe : Bénédict Masson était innocent !…

Ah ! la justice et la police allaient passer de mauvais jours ! Un reporter du journal L’Époque parvint à interviewer le garde des Sceaux, qui ne put se dérober aux questions pressantes que lui posait, par la bouche de ce journaliste, l’opinion publique. Et il fournit le dernier argument que lui avait soufflé une police aux abois.

Sans aucun doute, des crimes avaient été commis depuis l’exécution de Bénédict Masson, qui rappelaient singulièrement la mort tragique du père Violette, mais en admettant même que Bénédict Masson fût innocent de ce crime-là, il n’en restait pas moins coupable de l’assassinat de la petite Annie, sur laquelle on n’avait pas relevé les traces « du genre d’assassinat » pratiqué pour les autres. À quoi le reporter avait répliqué qu’on n’avait rien relevé sur la petite Annie, et que cet argument péchait en cela même par sa base. Le garde des Sceaux n’avait pu ajouter qu’une chose, c’est que le témoignage de Christine Norbert ne laissait rien à désirer quant à la culpabilité de Bénédict Masson !…

Ce ne fut point l’avis de l’opinion publique qui est toujours simpliste et qui se résuma ainsi : « On avait guillotiné Bénédict Masson pour des crimes qui continuaient » et l’on rappelait qu’il avait crié jusque sous le couteau de la guillotine : « Je suis innocent ! »

C’est sur ces entrefaites que le vieux Norbert et Jacques Cotentin arrivèrent à « l’Arbre-Vert ». Ils ne connaissaient point le pays. On ne les connaissait pas. La mère Muche les accueillit avec le sourire. Nous avons dit précédemment que Mme Muche avait retrouvé toute sa bonne humeur naturelle depuis la mort de son mari. Il n’y avait certes pas, dans les derniers événements, de quoi transformer cette bonne humeur en tristesse. Certes, elle avait été peinée, car elle avait bon cœur, de la fin prématurée de sa servante, mais celle-ci était depuis trop peu de temps à l’Arbre-Vert pour que sa patronne eût pu concevoir pour elle des sentiments d’amitié ou même un simple attachement, et comme, à la suite de ce mystérieux trépas, l’auberge ne désemplissait plus, Mme Muche en eût bientôt oublié la cruauté pour ne plus voir que ce qu’il lui rapportait…

La saison d’hiver était d’ordinaire à peu près nulle à l’Arbre-Vert. Or, jamais Mme Muche n’avait fait de meilleures affaires !… La police, la justice, les journalistes étaient devenus ses clients habituels et lui faisaient une réclame qui attirait chez elle tout le département ! Le dimanche, on venait même de Paris, en partie fine. Le soir, l’auberge se vidait, chacun rentrant chez soi et les journalistes courant à leur rédaction.

C’est le soir que survinrent l’horloger et son neveu. Ils demandèrent à souper et deux chambres.

Avant de venir échouer à l’Arbre-Vert, ils avaient passé par Corbillères, où ils étaient descendus du train… Là, ils avaient posé d’adroites questions, mais rien dans les réponses ne pouvait les inciter à croire que Gabriel fût venu dans le pays. Le paletot de fourrure garni de faux astrakan et la casquette de loutre y étaient inconnus. Les deux hommes étaient descendus ensuite dans la solitude désolée du marécage… Ils étaient arrivés sur les bords du petit étang aux eaux de plomb… Et ils savaient que le pavillon abandonné qui dressait son ombre lugubre devant eux était la sinistre demeure dont on avait tant parlé… Il paraissait clos comme une tombe ; tout y était fermé, barricadé… Visage de bois, visage de brique, visage de glace sous son épais voile d’hiver… spectacle qui donnait le frisson… Ils en firent le tour, en proie aux pensées les plus sombres… Là, Christine avait poussé son premier cri de détresse… Où était-elle maintenant, Christine ?…

Tout de même ; si l’autre était vraiment innocent, on pouvait encore espérer… Ils espérèrent. Rien jusqu’alors ne leur signalait son retour dans cet affreux pays où les crimes continuaient.

Ils gravirent le coteau à travers bois, puis redescendirent dans la vallée des Deux-Colombes, sachant qu’ils trouveraient sur leur route l’auberge de l’Arbre-Vert et la Mère Muche, qui avait eu son rôle au procès.

Et maintenant ils étaient en face de leur soupe, dans la salle basse et ils faisaient bavarder l’hôtelière, chose qui n’était point difficile. Elle avait acquis de l’importance depuis la dernière affaire. Celle-ci la remettait au premier plan. Sa photographie avait paru dans les journaux. Elle n’en était pas plus fière pour cela, mais elle était contente d’elle et de tout le monde et pleine de bonne volonté pour le client.

Elle, non plus, elle n’avait vu personne qui ressemblât à celui dont ces messieurs lui faisaient la description. Pensez donc ; elle l’aurait bien remarqué !… Un homme avec une casquette de loutre, un paletot garni de faux astrakan et des bottes à revers !

Et elle les laissa là :

« Je vous demande pardon, on me réclame en haut dans le « cabinet particulier » ! Et vous savez, ces messieurs sont exigeants !… Des gens de la haute, des lords et des sirs, des Anglais amis de la Dourga, qui ne pouvait pas souffrir la cuisine des Deux-Colombes… Paraît qu’on ne leur donne à manger que du riz là-bas ! »

Quand elle fut partie, l’horloger poussa un soupir d’enfant. Non ! personne ne l’avait vu dans le pays !… Ah ! si ça pouvait ne pas être lui !…

« Mon oncle, soupira à son tour Jacques Cotentin, si je n’avais pas cet espoir-là… il y a beau temps que je me serais fait justice !… Vous pensez bien que la seule raison de ma conduite réside en ceci que j’ai toujours cru Bénédict Masson innocent ! Alors, vous comprenez ! s’il avait pu prouver lui-même son innocence… APRÈS SA MORT !…

– Tais-toi !… Tais-toi !… je comprends, je comprends trop !… mais Christine !… Ah ! qu’avons-nous fait ?… qu’avons-nous fait, mon Jacques ?… »

Et le vieil horloger se prit à pleurer.

« Vois-tu, Jacques, nous sommes maudits !… Il n’est pas permis à l’homme de faire revivre ce qui est mort !…

– Alors, mon oncle, marchons comme les animaux, les yeux éternellement fixés sur la terre… et broutons !… mais depuis le jour où un front s’est tourné vers le ciel, vers la lumière, vers la vie… j’estime qu’il n’a plus le droit de retourner à son limon !… Toujours plus haut, ô créature, vers ton Créateur !… Toutes les religions nous prêchent la perfection… c’est par la science, cet effort vers Dieu, que nous y atteindrons !… La science n’a point d’aboutissement si elle n’arrive pas à faire d’une créature une créatrice !… Alors seulement nous nous mêlerons à Dieu !… Le Père, le Fils, le Saint-Esprit, mythe éternel du « ternaire » que nous appelons le mystère de la Sainte-Trinité !… c’est la vérité fulgurante, aveuglante pour qui ne détourne point la tête !… c’est tout le panthéisme. Le créateur, la créature, le souffle qui les unit, tout est inséparable… Nous passons notre temps à recevoir la vie et à la donner !… Les uns la transmettent par la chair… Nous, nous l’avons donnée par l’esprit !… Non, Gabriel n’est pas un sacrilège !…

– C’est peut-être un crime et tu n’en mérites pas moins le bûcher ! fit l’horloger en essuyant ses larmes… Toute ta philosophie ne nous rendra pas Christine !

– Il nous la rendra, lui, puisqu’il est innocent !… »

À ce moment, il y eut un grand bruit dans l’escalier… Les clients anglais de Mme Muche descendaient en s’interpellant le plus gaiement du monde, avec des éclats de rire forcés, des plaisanteries, de rauques exclamations dans une langue que ni l’horloger, ni Jacques ne comprenaient… Et ils parurent, traversèrent la salle basse, les yeux brillants, la face cuite par les alcools, fumant d’énormes cigares et se tenant roides comme perche, sans plier un genou en marchant, dans un équilibre trop correct et qui dénote chez ceux qui le maintiennent la conscience qu’un rien… le moindre choc… le plus petit faux geste pourrait le leur faire perdre !…

La mère Muche à laquelle on venait de payer l’addition, les suivait avec des remerciements qui n’en finissaient plus et une admiration sans borne…

« Ah ! ce qu’ils peuvent supporter ceux-là ! fit-elle quand ils eurent disparu… Je vous prie de croire qu’ils ne sont pas au régime sec !… Mes fioles sont vides !… Et ce n’est pas l’alcool qui leur fait peur !… Avec cela ils paient royalement !… Ils peuvent !… Paraît que c’est riche à millions !… C’est des lords et des sirs que je vous dis !…

« Paraît même qu’il y en a un qui a été roi dans l’Inde !… Le plus rigolo, c’est lord Blackfield !… Paraît qu’il a été ambassadeur en Perse celui-là !… Ils n’en ont pas l’air, mais « ce qu’ils ont bu ! »… Ça me change de mon précédent pensionnaire qui ne buvait jamais rien !… Je me demande pourquoi il voulait qu’on le serve en cabinet particulier celui-là !…

– De qui parlez-vous ? demanda tout de suite Jacques Cotentin, en échangeant avec l’horloger un rapide coup d’œil déjà chargé d’angoisse…

– Mais d’un drôle de bonhomme qui était encore ici, il y a cinq jours, tenez !… d’abord, il était muet !…

– Ah !… »

Ce qu’il y avait dans ce « Ah ! » qui sortit en même temps des lèvres de nos deux voyageurs, nous ne saurions l’exprimer… Comparons-le simplement à un soupir d’agonie…

« Oui !… oh ! un garçon qui était bien à plaindre, allez ! D’abord il était plein de tics, quand on l’examinait bien… Il marchait un peu comme on danse… Il semblait toujours prêt à s’envoler… Ça n’était pas déplaisant à voir… c’était même plutôt gracieux… Il semblait avoir la légèreté d’un oiseau Pour moi, c’était une façon qu’il avait d’être malade comme ça !… On voit si souvent des ataxiques qui ont tant de mal à allonger la patte !… Lui, il semblait plutôt réprimer ses mouvements, comme s’il craignait de ne pouvoir s’arrêter… C’était sûrement un blessé de guerre qu’on avait dû raccommoder en partie… Les gaz ? Une explosion ! Un morceau d’obus qui l’avait amoché ?… Je me le suis demandé… J’en ai vu passer ici, des réparés, depuis la Marne !… Il ne devait plus pouvoir parler depuis qu’il avait eu le menton enlevé !…

– Le menton enlevé ? balbutia Jacques.

– Oh ! on lui en avait remis un, et comment !… Ça avait été proprement fait, vous savez !… Mais tout le bas du visage ne formait plus qu’un bloc qui ne remuait guère… Avec ça, il avait des yeux magnifiques, et si doux, et si tristes… on aurait pleuré rien qu’en le regardant… ou bien on en serait tombé amoureux… Ah ! il était beau, dans son genre, on ne peut pas dire, malgré sa misère !…

– Sa misère ? marmotta l’horloger.

– Dame ! on est toujours misérable quand on vous a rafistolé un autre visage, si bien que ça a pu être fait !… Oh ! une belle opération, je ne dis pas !… on lui a collé une vraie figure de statue à cet homme-là !… mais quand on reste muet, n’est-ce pas ? Il se faisait comprendre par signes ou avec des mots d’écrit… Quant à être malheureux d’argent, certainement non !… L’argent ne lui manquait pas… et il aimait les bons morceaux… mais il ne buvait jamais. Il faisait entendre qu’il ne buvait que de l’eau, mais la carafe était toujours pleine… Il avait demandé qu’on le serve dans le cabinet particulier… j’ai pensé qu’il ne tenait pas à ce qu’on le voie manger, à cause de son menton artificiel… Il devait avoir malgré tout un solide appétit… Il ne laissait rien !… Bien souvent, j’ai cherché les os de poulet !… C’était à croire qu’on lui avait fabriqué une mâchoire de fer… à moins qu’il n’ait remporté des os pour son chien !… Il avait peut-être une bête chez lui, pour le consoler !…

– Et… et… il est arrivé ici… tout seul ?

– Tout seul !…

– Et… et alors il ne couchait pas ici !…

– Non !… Il devait avoir loué quelque chose sur le bord de la rivière, de l’autre côté des Deux-Colombes. Pour moi, il devait vivre seul, comme un loup !… dégoûté d’avoir été amoché comme ça, en pleine jeunesse… La dernière fois qu’on l’a vu ici, il n’avait pas l’air content… Je ne sais pas ce qui lui était arrivé, mais il n’était plus « à la bonne » !… Ses yeux qu’on avait vus si doux étaient devenus méchants ! méchants !… et, dans le cabinet particulier, on l’entendait qui marchait, qui marchait… ce jour-là il a même cassé la carafe !… Alors je suis entrée, je lui ai demandé ce qu’il avait, car, s’il était muet, il n’était pas sourd !…

« Il ne m’a pas répondu… Il m’a regardée… Ses yeux étaient redevenus tristes et doux et j’ai cru qu’il allait pleurer… mais ça n’était pas son genre… Il m’a payé ce qu’il me devait et il est parti… je ne l’ai jamais revu… C’était la veille du jour où l’on a découvert le cadavre de ma pauvre Mariette.

« Bien sûr que j’en ai parlé à la police quand elle est venue. J’ai donné les renseignements que je pouvais sur lui comme sur tous ceux qui ont passé par ici depuis trois semaines, un mois !… La police l’a recherché, mais je ne pense pas qu’elle l’ait rejoint, sans ça je le saurais !… Il aura quitté le pays. Quand on est comme ça on ne doit se plaire nulle part.

– Comment était-il habillé ? questionna Jacques, la voix sourde.

– Eh bien, comme tout le monde, en complet veston et un gros pardessus de bourgeois, qui ne lui allait, du reste, pas du tout. Ça lui flottait dans le dos. Mais il avait l’air de se ficher tout à fait de la toilette, comme de tout le reste ! »

Cinq minutes plus tard, l’horloger et Jacques étaient sur la route.

« C’est lui ! gémit le vieux Norbert en s’accrochant à Jacques. Il est revenu sur le théâtre de ses crimes comme un assassin qu’il est. C’est plus fort qu’eux. Seulement, lui, il continue ! Et Christine n’est plus avec lui.

– Non ! mais Christine est vivante !… souffla Jacques.

– Vivante ! Vivante ! qu’en sais-tu ?

– Il ne venait à cette auberge que pour y chercher la nourriture qu’il lui portait !… puisque la nourriture disparaissait… qu’en eût-il fait ?… Ça n’était pas pour lui, bien sûr !

– C’est vrai !… mais c’est vrai !… râla l’horloger… mais où l’avait-il mise, Christine ?

– Là où elle est peut-être encore ! »

Le vieux Norbert comprit. Tous deux s’enfoncèrent à nouveau sous bois et redescendirent le coteau au bas duquel se dressait le pavillon funèbre, clos comme une tombe, au bord de l’étang, la demeure désormais célèbre dans les annales du crime, le repaire que les plus curieux n’osaient regarder que de loin, où le satyre de Corbillères-les-Eaux brûlait ses victimes, après en avoir fait des morceaux dans sa cave… Un suprême espoir et une suprême terreur hâtaient leur pas…

VIII Ce que le vieux Norbert et Jacques Cotentin trouvèrent dans la sinistre demeure de Corbillères-les-Eaux

VIII
 
Ce que le vieux Norbert et Jacques Cotentin trouvèrent dans la sinistre demeure de Corbillères-les-Eaux

 

Ils sautèrent le mur qui, par-derrière, entourait le petit clos envahi par les ronces desséchées et gelées et qui n’était plus qu’un chaos depuis que la justice avait passé par là, creusant et bouleversant tout pour retrouver ce qui pouvait rester des victimes de Bénédict Masson…

Une lune pâle et froide accompagnait leur lugubre expédition d’un regard qui n’était rien moins qu’ami… Le vieux Norbert faillit se casser la jambe en se laissant glisser dans l’enclos… Près du hangar qui servait autrefois de bûcher, de buanderie, et qui n’était plus qu’une sorte de dépotoir, Jacques tomba dans un trou où il se déchira et d’où il ne sortit qu’à grand-peine… La sinistre petite maison semblait se défendre contre l’approche de ce cambriolage qui venait troubler la paix misérable où la peur du passant la laissait depuis que les hommes de justice étaient partis en y laissant leur sceau.

Mais eux, rien ne les arrêtait. Comme la porte leur résistait, ils forcèrent avec une bêche l’ouverture d’un double volet, cassèrent les vitres et pénétrèrent par une fenêtre.

Jacques fit jouer son briquet, trouva sur une table une bougie à demi consumée dans son bougeoir, l’alluma…

Ils étaient dans la fameuse cuisine en face du fameux poêle qui devait atteindre quelques semaines plus tard, aux enchères publiques, un prix exorbitant.

Non, il n’y avait personne dans cette affreuse demeure, mais à maints indices, ils reconnurent qu’on l’avait habitée, il n’y avait pas bien longtemps !…

Où donc aurait-il été mieux que là, pour y cacher sa dernière proie ?… Il était bien sûr que personne ne viendrait l’y déranger ! Cela avait dû être la première pensée de son cerveau, au sortir du coma mortel où l’avait plongé le geste du bourreau…

Quand on se réveille, on retrouve souvent la pensée sur laquelle les paupières se sont closes… Corbillères, où Christine était venue si imprudemment se jeter, en quelque sorte, dans ses bras !… Et, rouvrant les yeux, il s’était retrouvé en face de Christine !… Vite, il l’avait emportée jusqu’ici pour y achever peut-être l’œuvre de sang qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’accomplir ! Le vieux Norbert pensait avec horreur, en dépit des paroles qui voulaient être rassurantes de Jacques Cotentin, auxquelles celui-ci ne croyait peut-être pas lui-même, que telle avait dû être l’idée fixe de leur Gabriel, idée qu’il avait suivie, du reste, avec une astuce que tout dénonçait !…

Cette fuite dans la direction opposée au pays qu’il voulait atteindre, dans le dessein de dérouter toutes les poursuites, à partir de Pontoise d’où il devait être revenu brusquement sur Paris par Pierrelaye, alors qu’on le cherchait du côté de l’Isle-Adam ou de Chars… cette fuite était un chef-d’œuvre !… Elle avait été conçue avec une lucidité qui aurait pu remplir le prosecteur d’orgueil pour son ouvrage, mais qui faisait battre le cœur du vieil horloger d’épouvante et aussi d’un ressentiment tragique à l’endroit de son neveu !…

Pouvaient-ils encore douter ?… Le silence et l’abandon de cette maison après le passage de Gabriel, passage dont ils retrouvèrent les traces à chaque pas, ne témoignaient-ils point qu’ils arrivaient trop tard, hélas !…

Le vieux Norbert commençait à se heurter aux murs comme un homme ivre… En vain Jacques lui criait-il : « Mais rien ne prouve encore qu’il l’a amenée ici !… rien ne nous prouve qu’elle ne lui a point échappé ! »

Hélas ! ils reçurent bientôt le coup le plus funeste… En pénétrant au premier étage, dans la chambre qui donnait sur l’enclos, ils se heurtèrent à un désordre inimaginable. Là, tout était bouleversé par une lutte qui avait dû être atroce ! Les meubles gisaient épars et, près du lit dont les couvertures avaient été arrachées, en face de la glace brisée en mille éclats, ils retrouvèrent la robe d’intérieur de Christine, sorte de peignoir d’hiver dont elle était vêtue quand le monstre l’avait emportée si brutalement, si farouchement de la maison de l’Île-Saint-Louis… cette robe n’était plus qu’une guenille tachée de sang.

Le vieux Norbert la souleva dans un cri de désespoir, puis tourné vers son complice, vers son Jacques, il l’accabla de sa malédiction et, redescendant comme un fou l’escalier, traversant en courant et en trébuchant cette maison maudite, il s’enfonça dans la nuit…

Là-haut, Jacques continuait ses recherches… D’une table renversée, un tiroir s’était échappé, et, près de ce tiroir, gisaient des papiers qu’il ramassa, des feuillets couverts de l’écriture de Christine !…

IX Gabriel et Christine

IX
 
Gabriel et Christine

 

C’étaient des bouts de papier froissés, maculés, sur lesquels elle avait écrit au crayon des notes hâtives quand elle croyait pouvoir disposer de quelques moments de solitude… On se doute de la hâte fiévreuse avec laquelle le prosecteur se jeta sur ces légers documents, les classa suivant la date, quelquefois la simple indication du jour de la semaine et des heures… Avidement, Jacques lut :

« Il était à côté de moi quand je me suis réveillée dans cette chambre inconnue. Il veillait sur moi avec une hostilité farouche.

« Ses regards me glaçaient. Jacques ! Jacques ! si jamais tu lis ces lignes, sache que je te pardonne. Je suis aussi coupable que toi ! Et papa aussi est coupable !

« Hélas ! Je crois bien que je vais payer pour nous tous !… Car il ne nous pardonne pas, lui !…

« Songe que j’ai contribué pour ma grande part à le conduire où tu sais, devant la porte du cimetière de Melun… où tu ne l’as pas laissé entrer tout entier !…

« Horreur ! il avait droit au repos éternel après le hideux châtiment ! et nous l’avons arraché à la grande paix de la terre…

«… pour en faire un sujet d’expérience vivant !

« Oui, ceci est un crime, ton crime, Jacques, et aussi le nôtre ; mais nous en serons châtiés et avant longtemps.

« J’ai lu cela dans ses yeux, comme dans un livre.

« Lui qui m’adorait, il n’y a que de la haine pour moi dans ses yeux.

« Et aussi, la ferme volonté de m’entraîner avec lui dans une catastrophe d’où cette fois il ne reviendra pas ! Et d’où on ne le fera pas revenir !

« Ses yeux me brûlent ; son masque immobile, que j’ai fabriqué de mes propres mains pour qu’il soit plus beau, m’épouvante, comme m’épouvanterait une figure de géhenne, sculptée dans le marbre du tombeau, dont les lourdes paupières se soulèveraient tout à coup pour me fixer d’un regard qui consume.

« Ses beaux sourcils sont deux arcs redoutables dont les flèches font saigner mon cœur.

« Je n’ai pas la force de réagir !… Je ne sais quelle langueur fatale coule dans mes veines… Je me laisse tomber au fond de mon destin comme au creux d’un abîme dont je ne rencontrerai jamais le fond !… Et cela est terrible et doux !… Je me sens épuisée comme cette pauvre Bessie, dont un monstre aspirait la vie, mais je n’ai pas la force, comme elle, d’appeler au secours !

« Jacques, je te confie ma dernière pensée : je ne demande qu’à mourir depuis que tu as mis dans la poupée de mon rêve une âme d’assassin !

« Ma poupée ! ma poupée !… j’avais mis en toi mon souffle, ma raison et mon âme !

« Et toi, Jacques, qu’y as-tu mis ?…

« Tu y as mis ma mort !…

« Qu’importe !… Je pense à cette mère imaginée par le poète à qui son fils a tranché la tête et qui emporte cette tête dans un panier… le fils tombe, la tête roule et la tête demande : « T’es-tu fait mal, « mon enfant ? »

« Hélas ! hélas !… moi, qu’ai-je fait ?… c’est moi qui ai fait trancher la tête de mon enfant !…

« Non ! non ! je ne veux pas mourir !… Je ne veux pas mourir !… Je suis à Corbillères !… Je ne veux pas qu’il fasse de moi ce qu’il a fait des autres !…

« Je ne veux pas avoir le sort de la petite Annie !… Au secours ! au secours !… Moi aussi, je crie au secours, Jacques !… Mais, comme pour la victime du dernier des Coulteray, tu arriveras trop tard !… et je sais où sera mon tombeau !…

« J’ai vu ce que Bénédict faisait des restes de la petite Annie ! Tu sais où tu dois chercher mes cendres !

« Horreur ! horreur ! voilà ce que tu as fait de moi, Gabriel ! Eh bien ! non, je ne te pardonne pas !… Tu trouvais donc que je l’aimais trop !c’est par jalousie que tu as fait cela, dis ?…

« Sois heureux !… c’est toi qui auras été mon bourreau… »

* * *

«… Il est sorti !… J’ai essayé de fuir, mais on ne peut pas fuir de cette chambre. Elles ont dû en savoir quelque chose, celles qui sont passées par là !…

« La fenêtre qui donne sur le jardin a des barreaux et la porte est d’une solidité à toute épreuve…

« Il ne doit vous descendre de là que pour vous conduire à la cave, étape dernière avant… avant ce que j’ai vu !… Je deviens folle ! Mon Dieu, ayez pitié de moi !

« Est-ce une idée ? Quand il m’a quittée, tout à l’heure, ses yeux étaient moins méchants.

« J’entends ses pas… dans l’escalier.

« Ah ! j’ai peur ! j’ai peur ! »

* * *

« Il est entré. Il avait dans les mains un bol de bouillon chaud. Il me l’a tendu et ses yeux me priaient de le prendre. Ses yeux étaient doux et tristes.

« Il ne me parle que par son regard. Il est muet, mais il pourrait me faire des signes. Un muet a cent façons de se faire comprendre. Mais lui, il se contente de me regarder et c’est tout ! Il pourrait m’écrire. Tu sais qu’il a « tout ce qu’il faut pour écrire ». Nous lui avons mis dans ses poches tout le nécessaire, avec ses clefs.

« Il paraît au courant de bien des choses… Il sait se servir de ses clefs, des clefs que nous avons mises dans sa poche… cela, j’en ai la preuve… j’ai entendu hier certain bruit d’engrenage suivi d’un effrayant tintinnabulement de clefs et j’ai eu peur qu’il entre…

« Mais je ne l’ai pas vu de la nuit…

«… Et, ce matin, ses yeux sont tristes…

« Est-ce que le danger serait passé ?…

« On ne peut jamais être sûre de rien en face d’un personnage pareil ! Sais-tu à qui je pense quand je me trouve devant lui ? au moine Schwartz, ce bénédictin qui aurait inventé la poudre et qui, après une première déflagration, craindrait toujours de voir exploser son mélange…

« Eh bien, moi, je crains toujours de voir exploser Gabriel…

« Un sérum radioactif en a fait une chose dont tu n’as peut-être pas mesuré toutes les conséquences !…

« Sans compter que tu as mis dans la boîte crânienne le cerveau de l’homme de Corbillères !… Tu as déchaîné la tempête de sang qui m’a emportée, m’a roulée jusque-là et fera de moi quelque chose qui ressemblera à la petite Annie ! »

* * *

«… Il sort !… il va chercher ma nourriture… Il est triste parce que je ne mange pas… ou si peu !… Quelquefois, je l’aperçois (par l’interstice des persiennes) qui quitte la maison (ce qui lui arrive ordinairement entre cinq et six heures du soir, alors que la nuit est déjà complète)… Il va sans doute aux provisions… J’attends dix minutes et puis je me mets à crier comme une folle, dans l’espérance que l’on m’entendra…

« Mais qui m’entendrait ?…

« Personne n’ose plus passer par là quand tombe le soir… Ah ! nous sommes bien gardés par la peur !… »

* * *

«… J’ai encore entendu aujourd’hui le bruit de l’engrenage d’horloge… toujours suivi de cette effarante danse des clefs et de l’affreux claquement de son volet !… (tu sais ce que je veux dire, Jacques ?)… Alors je suis renseignée… je sais que son regard est descendu au fond du gouffre intérieur.

« Quand il remonte de là, après avoir vu ce qu’il a vu par son volet, j’ai toujours peur que ce soit la fin pour moi !

« Mais peut-être redoute-t-il cela, lui aussi, car enfin cet homme m’a aimée d’un cœur sauvage… et il n’est pas entré. Il m’a fait entendre seulement la danse des petites clefs derrière ma porte et il s’est enfui !… »

* * *

« Je te disais qu’il était au courant de bien des choses : je reste, en effet, persuadée que, lors de la dernière et suprême expérience, lorsque nous croyions que la première réaction nerveuse ne se manifesterait pas avant la deuxième semaine au plus tôt, il entendait déjà !

« Or, nous nous entretenions autour de lui, sans aucune gêne, parce qu’aucun signe extérieur ne nous avertissait qu’il eût commencé à sortir du coma… mais s’il ne pouvait faire encore aucun geste, le cerveau entendait !… Il se connaissait déjà par nos paroles imprudentes…

« Il entendait les observations, lorsque, tel un professeur qui fait une démonstration sur le patient endormi, tu te penchais sur son gouffre intérieur !…

« Seulement, voilà, il était déjà à l’état de veille… Et il t’a entendu refermer le volet !

« Et il a entendu remuer les petites clefs !…

« Et il a su à quoi elles servaient, les petites clefs ! »

* * *

« Où veut-il en venir ?… Cette situation ne saurait durer… Que manigance-t-il ?… Il est maintenant tout le temps fourré dans le jardin…

« Par l’interstice des persiennes… je l’ai vu passer avec des outils… une pioche… une pelle…

« Et je l’entends remuer de la terre !…

« J’ai peur !… J’ai peur !…

« Il ne les brûle plus !… Le feu, ça se voit de loin !… Il ne peut plus y avoir de feu de cheminée chez Bénédict Masson !…

«… Alors il creuse la terre… »

* * *

« Cette danse des clefs est infernale… Elle m’empêcherait de dormir si je pouvais dormir…

« Au moment où je m’y attends le moins, où je m’assoupis dans une torpeur animale, tout à coup, elle vient frapper mes oreilles et me remplir d’un nouvel effroi.

« Il le sait ! certes, il le sait ! et je sais, moi, ce qu’il veut dire quand il agite ses clefs dont le bruit le précède dans l’escalier, comme un rire démoniaque !…

« Oui, oui !… j’ai parlé de la danse des clefs, mais c’est de leur rire, de leur éclat de rire qu’il faut avoir peur !…

« Elles remplacent le rire effroyable qu’il ne peut pas avoir, mais qu’il aurait sûrement s’il pouvait rire après être descendu, d’un coup d’œil, d’un seul coup, au fond de son gouffre intérieur !…

« Elles semblent me dire : « Toi aussi, tu sais ce qu’il y a au fond de ce gouffre-là !… Tu n’ignores rien de ma mécanique… » Et elles paraissent éclater de rire !…

« Et elles repartent, elles redescendent… elles s’éloignent… ce n’est plus qu’un lamentable petit tintinnabulement de rien du tout !… »

* * *

« Aujourd’hui, ses yeux sont plus tristes que jamais, ses gestes sont calmes et lents, son attitude est tout à fait, tout à fait accablée… Il me semble bien lent à se mouvoir… et j’espère !… j’espère !…

« Ah ! avoir tant attendu son premier geste !… Voilà maintenant que je n’ai plus qu’un espoir… qu’il retourne à son néant ! Tu te rappelles ce que tu disais, Jacques… ce que « tu craignais » alors ?… que la suture se fît trop vite !… Parce que, après les premières réactions, tu entrevoyais (comme conséquence) une trop rapide dépression… Seigneur ! faites que ce ne soit pas une illusion !… Il se ralentit ! Il se ralentit ! »

* * *

« Jacques ! Jacques ! Jacques !… Il ne se ralentissait que pour mieux bondir ! Jacques !… l’effroyable machine s’est réveillée !…

« Ce n’est plus Gabriel !… Ce n’est même plus Bénédict ! c’est un horrible tourbillon !…

« C’est une force insoupçonnée de la nature que nous avons déchaînée !…

« C’est une trombe ; un cyclone !…

« Il m’a brisée… déchirée !…

« Et il va revenir !… Non ! non… je ne veux pas qu’il m’emporte en bas… je ne veux pas descendre !… Je sais ce qu’il a fait des autres, en bas !… dans l’abattoir !…

« Mais je n’ai plus de force !… Je n’ai plus de force !…

« Je ne suis déjà plus qu’une plaie !… »

X Un coup de marteau sur le crâne de M. Bessières, directeur de la sûreté générale

X
 
Un coup de marteau sur le crâne de M. Bessières, directeur de la sûreté générale

 

L’émotion causée par la « continuation des crimes de Corbillères » ne faisait que grandir. L’opinion publique était soulevée. Oubliant, naturellement, qu’elle avait été la première à exiger la condamnation de Bénédict Masson, elle accusait maintenant la Sûreté, le parquet, la cour et le jury d’avoir, comme toujours, agi à la légère, sans preuves définitives !

Le pauvre relieur (c’est ainsi maintenant qu’on l’appelait dans les faits divers) avait été certainement victime d’une effroyable machination – on ne disait pas laquelle – mais, puisque les crimes continuaient, on ne pouvait plus douter de son innocence.

On se déchirait dans la grande presse ; la polémique la plus farouche mettait aux prises les « leaders » en renom ; la justice avait trouvé des défenseurs. On avait publié une interview du garde des Sceaux. On fit grand bruit autour d’une déclaration du procureur de la République :

« Que les crimes continuent à Corbillères, disait ce haut magistrat, cela ne prouve rien en faveur de l’innocence de Bénédict Masson ! Cela prouve que Bénédict Masson a eu un ou des imitateurs, voilà tout ! Ce n’est pas la première fois qu’une épidémie de ce genre se manifeste dans une contrée où les esprits ont pu se trouver, en quelque sorte, suggestionnés par les événements !…

– Eh bien, s’il a eu des imitateurs, trouvez-les !… » répliquait-on au procureur.

Je vous prie de croire qu’on les cherchait.

Nous avons dit que les inspecteurs de la Sûreté générale étaient « sur les dents ». Quant à leur chef, M. Bessières, on racontait déjà qu’il était question de le remplacer. Nous vous laissons à penser s’il fit bon accueil à l’huissier qui lui annonça, le matin où nous nous transportons dans ses bureaux, qu’un visiteur demandait à lui parler pour faire des révélations de la plus haute importance sur les crimes de Corbillères…

« Faites entrer ! » s’écria-t-il.

Et en même temps, il appuyait sur un bouton de sonnette placé sous son bureau.

Tandis qu’on introduisait le personnage annoncé, un soi-disant « secrétaire » venait s’installer à une petite table où il y avait « tout ce qu’il faut pour écrire », quand on n’écrit pas à la machine.

M. Bessières, après avoir fait un signe discret à son employé, dévisagea le nouveau venu… c’était un vieillard.

Il était fort agité, congestionné, enflammé. Il regardait le chef de la Sûreté générale avec des yeux hagards. « Serait-ce un fou ? » se demanda aussitôt M. Bessières. Mais le visiteur lui parut d’esprit plus sain, en dépit de son agitation, lorsqu’il l’entendit déclarer tout d’une haleine :

« Monsieur le directeur, vous pouvez être tranquille ! la justice n’a point condamné un innocent. Il y a une raison pour que les crimes de Corbillères continuent, et cette raison, hélas ! je suis à peu près le seul à la connaître !

– Eh bien, il faut me la dire, cher monsieur ! Prenez donc la peine de vous asseoir !

– Merci ! je ne puis pas rester assis ! Si vous saviez, monsieur le directeur, la nuit atroce que j’ai passée !

– Vous me raconterez cela tout à l’heure, cher monsieur, mais pour le moment…

– Tout !… je vous dirai tout. Toute la vérité. Il faut que vous sachiez… Il faut que le monde sache…

– La raison pour laquelle les crimes de Corbillères continuent ! » précisa M. Bessières, qui ne redoutait rien tant que de voir cet homme excité se perdre dans des considérations personnelles ou étrangères à son sujet.

Le vieillard se pencha sur M. Bessières, ou plutôt projeta sur lui une tête où fulgurait la prodigieuse émotion de son âme en désordre, et sa bouche proféra :

« Les crimes de Corbillères continuent, monsieur, parce que Bénédict Masson n’est pas mort ! »

Le monde est un théâtre, la vie une comédie, souvent un drame, et les hommes des comédiens plus ou moins habiles, sifflés ou applaudis, mais toujours brûlés du désir d’attirer sur eux l’attention de leurs contemporains. On ne se doutera jamais de l’influence que certaines grosses affaires judiciaires peuvent exercer sur des esprits qui passaient jusqu’à ce jour pour bien « équilibrés »… Le hasard les a mis de « l’affaire ». Ils veulent briller au premier rang. Que n’inventeraient-ils point pour augmenter leurs petits rôles, donner plus d’éclat à leurs témoignages ?… M. Bessières était depuis trop longtemps de la partie pour n’être pas sur ses gardes. Tout de même, on a beau avoir pris l’habitude de ne s’étonner de rien, il ne s’attendait pas à ce coup-là !…

Évidemment, c’était une explication ! Les crimes de Corbillères continuaient parce que Bénédict Masson n’était pas mort !…

Il répondit au vieillard excité :

« Alors, vous avez trouvé cela, vous ?

– Monsieur, lui répliqua l’autre, qui paraissait de plus en plus énervé, je vais vous dire tout à l’heure ce que j’ai trouvé !…

– Oh ! je vous le dis d’avance, moi, ricana M. Bessières, vous n’avez pu trouver mieux. Songez donc !… réfléchissez donc un peu, cher monsieur !… (À propos vous ne m’avez pas dit encore votre nom, mais c’est une formalité dont se chargera, tout à l’heure mon secrétaire.) Voilà donc où nous en sommes : Bénédict Masson n’est pas mort, mais il a été guillotiné…

– Non, monsieur !

– Comment ! il n’a pas été guillotiné ?

– Si, monsieur !

– Alors, il est mort ?

– Non, monsieur !… Monsieur ! Monsieur !… laissez-moi vous expliquer !… Monsieur, ne vous en allez pas !… Monsieur, ne me prenez pas pour un fou !… Écoutez-moi !… Vous saurez tout !… et vous me rendrez ma fille !…

– Monsieur, je n’ai pas l’honneur de la connaître !… et j’ai un rendez-vous pressé !… Mais voici monsieur qui est ici comme un autre moi-même, à qui vous allez donner vos nom, prénoms et qualités, et qui ne vous refusera rien de ce qui peut vous être agréable !…

– Ma fille, monsieur !…

– Il vous la rendra !… Nous n’avons rien à vous refuser ! »

Là-dessus, M. Bessières, qui avait fait un certain signe à son pseudo-secrétaire, s’empressa de laisser le visiteur en tête-à-tête avec cet « autre lui-même »…

Le moment était venu de faire connaissance avec ce personnage qui a joué son rôle dans la coulisse de l’affaire Masson, coulisse que les pouvoirs publics ont volontairement laissée, depuis lors, dans une ombre inquiétante…

Cet agent était connu depuis plus de vingt ans dans tous les services de la police, Sûreté générale, Sûreté « tout court », Préfecture et même jusque dans les services de province, sous le nom de l’Émissaire.

De son vrai nom, il s’appelait Lebouc : monsieur Lebouc… Et si l’on avait fait de M. Lebouc, l’Émissaire, ce n’était point un vilain jeu de mots. Voici comment M. Lebouc était devenu « le bouc émissaire » :

Cela remontait à certaine affaire politique qui avait quelque peu bouleversé le monde. Pour surveiller un personnage « en place » dont les agissements étaient soupçonnés redoutables en même temps que contraires à la conception normale d’une saine justice, on avait besoin d’un agent sur l’intelligence et l’audace duquel on pût compter, mais que l’on pût désavouer si les événements prenaient une tournure inquiétante pour les responsables d’une telle initiative.

M. Lebouc avait commencé jeune sur les bancs de la correctionnelle. Cependant, il n’avait pas l’âme vulgaire d’un coquin, tout au plus celle d’un arriviste… Après sa troisième expérience de la vie qui l’avait conduit comme les deux précédentes devant les juges il estima qu’il avait choisi le mauvais chemin pour arriver…

Las d’être « arrêté », il se mit du côté de ceux qui « arrêtaient » les autres, de coquin, se fit croqueur, c’est-à-dire « indicateur »…

M. Lebouc se distingua tout de suite.

Ce n’était point l’infâme « casserole », ni le stupide « mouton ». Il avait des idées générales ; il avait reçu de l’instruction ; dans plusieurs affaires d’envergure, il adressa à ceux qui l’employaient des rapports qui furent remarqués autant par leur logique policière que par la forme littéraire qu’il savait leur donner. Enfin ! il avait du courage !…

Dans la circonstance que j’ai dite plus haut, on s’adressa à M. Lebouc, qui en fut très fier, mena sa mission à bien et mérita en tout la confiance de ses chefs. Le personnage visé était encore plus puissant que coupable et il avait des amis qui étaient décidés à tout pour le sauver. Ce fut M. Lebouc qui fut sacrifié et qui accepta son martyre, grassement payé, avec une humilité où tout le monde trouva son compte… On se priva de ses services pendant quelque temps ; mais, chaque fois que se présentaient des opérations délicates du genre de celle qui lui avait valu une si haute réputation dans la police, on songeait à M. Lebouc et on l’employait sous un autre nom. Un seul de ces noms finit par lui rester « entre gens au courant », celui de l’Émissaire.

M. Bessières avait eu l’occasion, au cours de sa brillante carrière, d’apprécier les qualités de « l’émissaire », son intelligence éveillée, sa discrétion absolue et surtout cette facilité souriante avec laquelle il était toujours prêt à se laisser « désavouer ».

En voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer la présence dans les bureaux de la rue des Saussaies d’un homme qui aurait été autrefois « la perle » de la rue de Jérusalem…

M. Lebouc resta seul, plus d’une heure, en tête-à-tête avec cette espèce de fou dont M. Bessières l’avait chargé, d’un signe, de le débarrasser au plus tôt.

Pendant ce temps, le chef de la Sûreté générale était descendu, par les couloirs intérieurs qui faisaient communiquer ses bureaux avec le ministère de l’Intérieur, chez le ministre, où se trouvait justement le garde des Sceaux. Il ne fut parlé là que de l’affaire qui occupait Paris : celle de Corbillères. La séance fut chaude. Quand M. Bessières remonta et qu’il se trouva en face de M. Lebouc, il dit :

« Eh bien, vous vous êtes débarrassé du fou ?

– Il vient de partir ! répondit l’agent ; mais il reviendra.

– Comment, il reviendra ?…

– Oui !… Je lui ai dit de revenir ce soir, à six heures !

– Ah çà ! vous plaisantez !

– Vous savez bien, patron, que je ne plaisante jamais !… Cet homme est peut-être un fou, mais je n’en suis pas sûr !… C’est mon système !… Dans notre métier, patron, il ne faut jamais être sûr de rien !… En tout cas, il était intéressant de l’entendre… Ce vieillard agité n’est ni plus ni moins que l’horloger de la rue du Saint-Sacrement-en-l’Île, le père Norbert, dont la fille a été trouvée dans la petite maison de Corbillères…

– Eh bien ?…

– Ah ! eh bien !… eh bien !… c’est difficile à dire… c’est un bonhomme dont j’ai eu à m’occuper lors de l’affaire de Bénédict Masson… un homme qui s’occupe de problèmes mécaniques tout à fait exceptionnels… Il a inventé une sorte d’échappement à roues carrées. Enfin, que vous dirais-je ? Ses confrères racontent que, depuis des années, il cherche le mouvement perpétuel !…

– Il en a bien l’air !…

– Oui !…

– Et alors ?…

– Et alors, il raconte… il prétend…

– Quoi ?…

– Il faut que je vous dise encore, patron !… C’est l’oncle d’un Jacques Cotentin, qui n’est pas le premier venu à l’École de médecine… Il est prosecteur là-bas !… Paraît que c’est un sujet pas ordinaire du tout non plus, celui-là !… Enfin j’ai téléphoné pour être plus sûr !…

– À qui avez-vous téléphoné ?

– J’ai téléphoné au professeur Thuillier…

– Pourquoi ?…

– Pour savoir !… pour savoir ce qu’il fallait penser du prosecteur…

– Mais enfin, où voulez-vous en venir ?

– Le professeur Thuillier m’a répondu textuellement qu’il tenait ce Jacques Cotentin dans la plus haute estime !… qu’il le considérait comme une des gloires futures de la chirurgie et comme le continuateur des Carel et des Rockefeller ! Vous savez, Rockefeller ?…

– Oui !… Carel, Rockefeller, connu !… font revivre les tissus, raccommodent les vivants, etc.

– Eh bien, patron, paraîtrait que Jacques Cotentin raccommode aussi les morts !…

– Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Est-ce que vous « déménagez », vous aussi ?

– Non ! patron, pas avant que vous m’ayez trouvé un autre appartement… Faut que vous sachiez même une chose…

– Parlez, ou laissez-moi tranquille !

– J’ai voulu être sûr de ce détail-là !…

– Quel détail ?

– Oh ! un détail qui a son importance ! Vous savez que la Faculté, après l’exécution de Bénédict Masson, a réclamé sa tête ?

– C’est dans la règle !…

– Mais vous ne savez pas où l’on a porté sa tête ?

– À l’école !

– Non ! chez l’horloger !…

– Chez l’horloger !… Qu’est-ce qu’un horloger peut bien…

– Pardon !… Le prosecteur habite chez l’horloger !

– Ah ! oui…

– Écoutez !… tout cela est bien extraordinaire !… Ce n’est pas moi qui vous contredirai !… Mais, par principe, moi, j’écoute toujours, parce que, par principe, je ne suis jamais sûr de rien !… Eh bien, voilà ce qu’il m’a raconté, le vieux… Il aurait fabriqué un automate !…

– Un automate ?…

– Oui, un automate !… Ne me regardez pas comme ça, patron, ou je n’aurai jamais la force de continuer…

– Continuez, Lebouc ; je ne vous regarde plus !…

– Mais vous continuez à m’écouter ?…

– Pour vous faire plaisir !… Allons, sortez-moi votre histoire… Le fou a inventé un automate…

– Oui ! un automate dont le prosecteur a habillé l’armature intérieure d’un réseau de nerfs !…

– Quoi ! de nerfs ?… des cordes à violon ?…

– Non ! non !… de nerfs ! de vrais nerfs humains !…

– Vous êtes malade !… Comment vivraient-ils, ces nerfs ?

– Et bien, ils baigneraient dans un liquide qui ne serait autre que le sérum dont Rockefeller se sert pour entretenir indéfiniment la vie des tissus !… et qu’ils auraient soumis, en plus, à l’action du radium !

– Vous m’impressionnez, Lebouc !… et alors ?

– Et alors, c’est bien simple ! il ne manquait à leur machine qu’un cerveau !… Ils lui ont collé celui de Bénédict Masson !… »

Nous ne pouvons, pour rendre à peu près l’effet produit par cette déclaration sur l’état d’esprit de M. Bessières, que nous servir d’une expression assez usagée dans tous les milieux, du haut en bas de la société, comprise de tous sans que l’on sache du reste pourquoi : M. le directeur de la Sûreté générale en resta « comme deux ronds de flan » !…

Puis, quand il eut repris le cours de sa respiration :

« C’est vous, dit-il, qu’il faut faire enfermer, mon ami !

– Peut-être !

– Oh ! sûrement !…

– J’ai toujours fait ce que l’on a voulu ! En attendant, les crimes de Corbillères continuent !

– Eh ! je le sais fichtre bien !… Allez donc leur raconter, en bas, l’histoire de la poupée du vieux ! Si ça pouvait les dérider ! « Le Premier » et le garde des Sceaux ne sont pas à prendre avec des pincettes !… je viens de subir une petite séance !… Pendant ce temps-là, je vois que vous ne vous embêtez pas, ici !… Non, mais dites donc, l’Émissaire !… Est-ce que vous vous moquez de moi ?… Vous avez dit à cet énergumène de revenir à six heures !…

– Oui !…à cause de sa fille !…Car enfin, ça, c’est un fait !…on lui a volé sa fille !…

– Qui, on ?…

– Eh bien, la poupée !…

– Son automate lui a volé sa fille !…

– Qu’il dit !… Calmez-vous, patron !… Il n’y a pas de quoi se fâcher !… Il n’y a qu’à en rester ahuri comme moi, ou à en rigoler !… Après tout, si vous voulez que nous parlions d’autre chose…

– Allez ! Lebouc… allez !… c’est peut-être vous qui avez raison !… Il faut toujours écouter les enfants et les fous, bien qu’il n’y ait rien de plus menteur au monde !… mais il suffit quelquefois d’un mot pour vous faire entrevoir la bonne piste !… Je vous écoute…

– Non ! ce n’est pas moi que vous écoutez ! c’est le vieux… Voilà ce qu’il raconte : le Bénédict Masson, comme on le sait depuis le procès, était amoureux de sa fille Christine… Le prosecteur n’ayant rien trouvé de mieux, puisqu’il lui fallait un cerveau pour mettre dans son automate, que d’y glisser celui qu’on lui apportait de Melun, c’est-à-dire celui de Bénédict Masson, il s’est produit ceci, qui est, en somme, assez logique : le premier geste de l’automate, dès qu’il a donné signe de vie, a été d’emporter Christine… Paraît qu’il s’est jeté dessus comme un sauvage !…

– Je ne ris pas, Lebouc, je ne ris pas !… mais je sens que je deviens abruti de vous entendre me raconter sérieusement des choses pareilles !…

– Je vous parle sérieusement, patron, parce que, depuis bien longtemps, rien ne me fait plus rire, et aussi à cause d’un certain détail qui a bien son importance… Avant de se sauver avec la Christine, la poupée a laissé un mot sur la table… un mot que le vieux a apporté ici… le voilà !… Ce n’est pas long, ce qu’il a écrit : « Je suis innocent ! »

– Bravo ! voilà pour le moins une idée fixe, ou je ne m’y connais pas !…

– Patron !… nous avons d’autres papiers de Bénédict Masson… sur lesquels il a écrit : « Je suis innocent ! »… J’ai fait apporter ici le dossier que nous avons fait venir de Melun depuis que l’affaire de Corbillères, que nous croyions si bien enterrée, ressort de terre, c’est le cas de le dire… les voici !… Eh bien, comparez !…

– Voyons, Lebouc… En admettant même que ce soit la même écriture… ce qui reste à démontrer… vous n’allez pas me faire croire que ce papier ne date pas d’avant sa mort… Lebouc, vous allez prendre votre retraite, mon ami !…

– Oui, patron ! Une fois de plus, une fois de moins !…

– Vous avez voulu vous payer ma tête, n’est-ce pas ?

– Je suis trop pauvre ! fit Lebouc.

– Lebouc, vous n’avez qu’une façon de me faire oublier vos plaisanteries de mauvais goût… Vous allez partir pour Corbillères !… Je vais vous donner tous pouvoirs ! Peut-être, après tout, que Bénédict Masson était innocent !… tant pis pour ces messieurs de la justice !… Moi, je m’en fiche, après tout, de la place Vendôme !… Vous allez me dénicher le ou les coupables !… Ne craignez rien !… je suis là pour vous soutenir, Lebouc !…

– Ah ! quant à cela, patron, je compte bien sur vous !…

– Vous pouvez !… Qui est-ce qui vient encore là ? Entrez ! »

L’huissier s’avança d’un air mystérieux et dit à voix basse :

« Monsieur le directeur, c’est une personne qui n’a pas voulu dire son nom et qui m’a chargé de vous remettre ce pli de la part de M. l’avocat général Gassier !… »

M. Bessières décacheta vivement et lut :

« Mon cher directeur, je vous envoie un de nos amis à propos de l’affaire de Corbillères… Il vous racontera des choses intéressantes…écoutez-le jusqu’au bout. M. Lavieuville est sain de corps et d’esprit ! »

« Eh bien, ça nous changera ! Quelle drôle de recommandation ! » fit entendre M. Bessières… Et il lança le mot sur le bureau de l’« Émissaire ».

« Ah ! dit Lebouc, c’est Lavieuville !… L’horloger a justement parlé d’un Lavieuville…

– Faites entrer ! » commanda le chef de la Sûreté générale.

Un homme à figure chafouine, et tout grelottant dans un pardessus d’occasion, les souliers maculés d’une boue neigeuse, se présenta, les épaules courbées, le front humble, les yeux obliques :

« Messieurs !… commença-t-il, je vous demande pardon de me présenter dans cet état, mais depuis que l’on m’a volé ma petite voiture.

– Asseyez-vous, monsieur !… vous m’êtes recommandé par M. l’avocat général Gassier…

– Sans quoi je n’eusse jamais osé venir vous trouver !… je vous demande la plus grande discrétion… c’est une question de vie ou de mort ! Monsieur, je suis monsieur Lavieuville, marguillier à Saint-Louis-en-l’Île… j’avais une petite voiture automobile à conduite intérieure…

– Pardon !… monsieur !… pardon !… M. l’avocat général Gassier me dit que vous désirez me parler à propos de l’affaire de Corbillères !…

– Justement, monsieur le directeur, nous y sommes ! Ma voiture m’a été volée par Bénédict Masson !

– Alors, c’est une vieille histoire, monsieur, et je crois qu’il est un peu tard pour la lui réclamer !

– Eh ! monsieur, ce n’est pas une si vieille histoire que cela ! Elle ne date pas de huit jours !

– Mais, monsieur, vous oubliez que Bénédict Masson a été exécuté il y a plus de trois semaines…

– C’est bien pourquoi je viens vous trouver, monsieur ! Ce qui m’arrive est inimaginable, et sans M. l’avocat général Gassier, à qui j’ai tout raconté, preuves en main, je n’eusse jamais osé, je vous le répète, venir vous trouver… »

M. Bessières leva les bras au plafond, se laissa tomber sur un siège, se prit la tête dans les mains en proie à une fureur sombre qu’il parvint cependant à dompter et il jeta au visiteur, d’une mâchoire féroce :

« Parlez, monsieur, je vous écoute !…

– Eh bien, monsieur, je dois vous dire que j’ai une femme de ménage, Mme Langlois…

– Bien, monsieur, Mme Langlois…

– Qui va quelquefois, le soir, prendre sa camomille chez Mlle Barescat, mercière…

– Mlle Barescat, parfait !

– En compagnie de notre chaisière, Mme Camus, et de l’herboriste, M. Birouste…

– Mme Camus, M. Birouste. Vous n’oubliez personne ?

– Monsieur, je n’étais pas à cette petite réunion amicale chez Mlle Barescat.

– Alors, pourquoi m’en parlez-vous ?

– Parce qu’elle a la plus grande importance pour ce que j’ai à vous dire… Mme Langlois, ma femme de ménage, est bien malade, monsieur le directeur…

– Croyez, cher monsieur, que je regrette bien sincèrement…

– C’est d’autant plus regrettable que, si elle avait été mieux portante, elle m’eût accompagné jusqu’ici… Mlle Barescat et Mme Camus, elles, vont mieux, mais elles n’osent sortir de chez elles… Quant à M. Birouste, il n’a pas quitté le lit depuis cette effroyable aventure…

– De quelle aventure parlez-vous ? de la vôtre ou de la leur ?

– C’est la même, monsieur, seulement elle a eu deux actes : le premier s’est passé chez Mlle Barescat, pendant sa camomille. Il faut vous dire que Mme Langlois faisait autrefois le ménage de Bénédict Masson !

– Et il ne l’a pas assassinée ?

– Pas encore, monsieur !… mais au train des choses, cela pourrait bien arriver un jour ou l’autre !… Voilà pourquoi je suis chez vous, monsieur !… et pourquoi M. l’avocat général Gassier…

– M. l’avocat général Gassier s’est moqué de vous, monsieur, et je ne comprends pas…

– Je ne pense pas que M. l’avocat général Gassier se soit moqué de moi, interrompit sans s’émouvoir M. Lavieuville, et si vous ne comprenez pas, monsieur le directeur, c’est que vous ne m’écoutez pas !… J’en reviens à la camomille chez Mlle Barescat… Mme Langlois, qui faisait le ménage de Bénédict Masson, faisait aussi celui du bonhomme Norbert, l’horloger !

– Elle fait donc tous les ménages de l’Île-Saint-Louis, cette brave dame ?…

– Non ! monsieur le directeur, mais elle sait à peu près ce qui se passe dans tous les ménages et elle est fort instructive à entendre… dans le cas qui nous occupe, elle entretenait ces dames d’une sorte de personnage qui habitait clandestinement chez l’horloger et qu’elle avait pris pour un mutilé de la guerre, pour un amoché comme on dit de nos jours. Le neveu du bonhomme Norbert, le prosecteur Jacques Cotentin, qui est, m’a dit M. l’avocat général Gassier, une espèce de génie, donnait ses soins à ce soi-disant mutilé… Or… ne vous étonnez de rien, monsieur le directeur… Vous comprenez que si M. Gassier m’a envoyé à vous… Eh bien, ce soit disant mutilé, aux derniers renseignements, serait tout simplement un automate !… »

M. Bessières bondit comme s’il avait été un automate lui-même obéissant à quelque ressort caché…

« Tout simplement ! s’écria-t-il… Et qu’entendez-vous par les derniers renseignements ?

– Ceux qui m’ont été fournis par mon ami M. Gassier, à qui j’avais raconté mon aventure, et qui a fait une enquête personnelle, d’où il a déduit lui-même que nous avions toutes les chances pour avoir affaire à un automate !

– Ah ! vraiment ?… Ces messieurs du parquet de la Seine ont fait, de leur côté, leur petite enquête… réfléchit tout haut M. Bessières en se rasseyant avec un étrange sourire…

– Ils ne vous le cachent pas, monsieur, puisque ce sont eux qui, officieusement, si j’ose dire, m’ont donné le conseil de venir vous trouver !…

– Oui ! oui… continuez, cher monsieur Lavieuville, vous commencez à devenir intéressant !… Décidément ces messieurs de la justice ont l’esprit de corps et pratiquent la solidarité !… Mais je n’aurais jamais imaginé…

– Je continue… Le soir de la camomille, il arriva qu’au moment même où ces dames parlaient entre elles de ce soi-disant mutilé… la porte s’ouvrit et quelle ne fut pas leur épouvante en voyant apparaître le mystérieux personnage tout couvert de sang et portant dans ses bras Mlle Christine Norbert évanouie… je ne vous dépeins pas la scène !… vous interrogerez Mme Langlois… Sachez que c’est là que cette espèce de monstre mécanique donna à sa captive les premiers soins que nécessitait son état et il s’enfuit, sans avoir dit un mot !…

– Ah ! ah ! l’automate ne parle pas !…

– Non, monsieur !… il ne parle pas !… mais il entend très bien !…

– Vous me rassurez !…

– M, Birouste, l’herboriste, rentre, affolé, chez lui !… Horreur ! Il y retrouve le terrible visiteur, toujours soignant Christine Norbert !… De plus en plus épouvanté, notre herboriste se sauve par une fenêtre… C’est alors que moi, à peu près à la même heure, c’est-à-dire vers les six heures et demie du matin, je sortais de l’église de Saint-Louis-en-l’Île, où je venais d’assister à l’office divin, et je m’apprêtais à monter dans ma petite auto à conduite intérieure quand ledit personnage me renversait, jetait dans ma voiture sa victime, me dépouillait de mes vêtements et par cela même des quinze mille francs qui étaient dans mon portefeuille, me jetait son manteau, mettait en marche et disparaissait du côté de la rive gauche… M. Gassier a pu savoir depuis que la voiture avait pris le chemin de Pontoise… là, on ne la retrouve plus !… Mais avant de disparaître, le bandit s’était arrêté chez le restaurateur Flottard, chez qui il commettait je ne sais quel attentat !… Flottard s’était défendu en lui plantant dans le dos un énorme couteau de cuisine, ce dont le personnage en question n’eut même pas l’air de s’apercevoir !… Retenez bien ceci, monsieur le directeur !… Il ne saigna même pas !… Comme, d’un autre côté, M. Gassier venait d’avoir certains renseignements des plus précis touchant les travaux particuliers de l’horloger et du prosecteur, qui employaient un garçon d’amphithéâtre nommé Baptiste, que l’on interrogea et que l’on finit par faire parler en le menaçant de la justice, M. Gassier émit cette idée que l’on pourrait très bien avoir affaire, comme je vous le disais tout à l’heure, à un automate !…

– Compris !… Oh !… j’ai compris, monsieur le marguillier… Vous pourrez même dire à M. l’avocat général Gassier que je n’ai eu aucune difficulté à comprendre !… mais qu’est-ce que vient faire Bénédict Masson là-dedans ?…

– Eh bien, voilà, monsieur le directeur… Après l’exécution, on avait apporté au prosecteur la tête de Bénédict Masson !…

– Je sais !… je sais !… Tenez ! monsieur le marguillier.

– Je m’appelle monsieur Lavieuville…

– Monsieur le marguillier Lavieuville, je sais tout ce que vous allez me dire… encore une chose que vous pourrez répéter à M. Gassier. Vous allez me dire que le prosecteur a mis la cervelle encore toute chaude de Bénédict Masson dans la boîte crânienne de son automate.

– Oui ! monsieur le directeur. Vous y êtes. C’est épouvantable ! »

Là-dessus M. Bessières se leva, il ne ricanait plus. Il donna un coup de poing formidable sur son bureau, ce qui fit sursauter M. Lavieuville…

« Alors, vous allez me faire croire que vous croyez cela, vous ?

– Nous avons les preuves en main ! fit M. Lavieuville, un peu pâle et en se reculant prudemment…

– Qui ? nous ?

– Pardon, moi ! Pour rien au monde M. l’avocat général Gassier ne doit être mêlé à cette affaire !…

– Ah ! je crois bien !… il ne désire pas, n’est-ce pas ?

– Il ne s’en est occupé que par amitié pour moi, mais sa situation officielle…

– Compris ! Il peut être tranquille… Mais dites-lui aussi que ce n’est pas la Sûreté générale qui prendra sur elle de lancer sur le monde une histoire pareille !… Alors, vous avez des preuves, cher monsieur Lavieuville ?

– Oui, monsieur, les voici !… Si cet affreux automate ne parle pas, il écrit !…

– Ah ! oui… et avec l’écriture de Bénédict Masson, naturellement !

– Monsieur, vous devinez tout !… C’est en effet avec l’écriture de Bénédict Masson que le mystérieux personnage a tracé les lignes que voici sous les yeux épouvantés de Mlle Barescat, de Mme Camus, de Mme Langlois et de M. Birouste, après l’exécution de Bénédict Masson : « Silence, si vous tenez à la vie !… » et voici d’autres petits mots tracés, toujours le même soir ou plutôt la même nuit, quelques heures avant l’attentat qui me concerne, par le même personnage dans la chambre même de M. Birouste ! Enfin voici l’attestation de trois experts assermentés auxquels M. Gassier a fait soumettre ces papiers en même temps que des documents de la main de Bénédict Masson produits au procès. Ils concluent tous trois qu’il n’y a aucun doute à avoir !… que c’est la même écriture et que c’est le même individu qui l’a tracée !… »

C’était au tour de M. Bessières d’être maintenant un peu pâle… Il se leva, les sourcils froncés, les lèvres frémissantes…

« Voulez-vous me laisser ces documents, monsieur ?

– J’y vois d’autant moins d’inconvénient, répondit M. Lavieuville, que je sais que M. Gassier en a fait prendre les photographies… »

Et comme M. Bessières se taisait et restait debout, il comprit que la séance était terminée…

« Je vous laisse également mon adresse, monsieur le directeur, si, par hasard, vous aviez besoin de moi…

– Oh ! monsieur… vous entendrez parler de nous !… lui répliqua M. Bessières, c’est bien la moindre des choses que nous essayions de vous faire rentrer en possession de votre auto et de vos quinze mille francs !… »

M. Lavieuville salua et s’en alla, dissimulant sous un sourire de commande le mécontentement où il était de cette réception… Il s’attendait à tout, excepté à cette ironie de glace sous laquelle il entrevoyait une pensée singulièrement hostile.

La porte ne fut pas plus tôt fermée sur le marguillier que M. Bessières éclata.

« Ah ! je ne marche pas ! s’écria-t-il en s’avançant sur M. Lebouc, qui jusqu’alors n’avait pas bronché derrière son écritoire, sur lequel il était resté penché, prenant hâtivement des notes. Non ! ils ne m’auront pas ! je vous en fiche mon billet, Lebouc !… Tout cela est un coup monté par ces messieurs du parquet !… Tous ces gens-là se tiennent et sont prêts à se lancer dans l’affaire la plus absurde pour sauver la face de Thémis !… C’est toujours la même histoire !… Nous la connaissons !… Il n’y a pas si longtemps que nous avons vu un monsieur haut gradé, mais plein d’une astuce primaire, mettre une jupe, une voilette et une paire de lunettes pour sonder les arcanes d’une affaire où il était question de sauver les grands principes !… La poupée ne date pas d’hier !… Dans la naïveté têtue de son âme, l’homme à la voilette croyait passer inaperçu !… Gassier, derrière son automate, est un imbécile !… Il dit que la poupée est muette ; ça n’est pas vrai ; elle crie : « Ne touchez pas aux grands corps de l’État !… Ne touchez pas… » Et pendant ce temps-là, nous, de la police, on nous sacrifie !…

– Oui, monsieur, acquiesça M. Lebouc.

–… On nous a fait danser comme des pantins !… Ces messieurs ont bien tort d’inventer des automates ! Ne leur suffit-il pas de tirer nos ficelles !… Eh bien ! j’en ai assez ! Vous l’avez entendu, le marguillier envoyé par l’avocat général ? Ç’a été sa première phrase : « Vous pouvez être tranquille, monsieur, « la justice n’a pas condamné un innocent ! » Ah ! voyez-vous, tout est là, Lebouc !… Mettez-vous bien cela dans la tête : « La justice ne peut pas condamner un innocent ! »

– Non, monsieur !…

– Si, monsieur !… ce sont des choses qui arrivent, et ça ne me regarde pas !… Je fais ce que je peux, j’apporte des faits, à la justice de prendre ses responsabilités !… Eh bien, elle prendra celle-là, je vous le jure !… Ce n’est pas la Sûreté générale qui ressuscitera Bénédict Masson ! Ils ont des experts, qu’ils les produisent eux-mêmes ! N’est-ce pas, Lebouc ?

– Oui, monsieur !

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de cela, vous ?

– Je pense que ce qu’il y aurait de mieux à faire ce serait d’interroger au plus tôt le prosecteur lui-même, ce Jacques Cotentin qui, d’après M. le professeur Thuillier, fait revivre indéfiniment, avec son sérum, les tissus, les nerfs et même les cerveaux !

– Encore un farceur !…

– Ce n’est pas l’avis du professeur Thuillier !

– Après tout, vous avez raison, Lebouc ! C’est le plus simple !… Tâchez de me trouver cet homme-là au plus tôt, et amenez-le-moi !

– Monsieur, j’ai justement beaucoup de chances de le trouver à Corbillères où vous m’envoyez !…

– Comment cela ?

– L’entrée de M. Lavieuville, et aussi, il faut bien le dire, monsieur le directeur, l’état d’esprit dans lequel vous vous trouviez, ne m’a pas permis de vous rapporter jusqu’à la fin les propos un peu extravagants de l’horloger…

– Vous êtes modeste, monsieur, dans vos qualificatifs.

– Mon système, monsieur le directeur, est de ne point juger les propos, mais de retenir les faits ! Eh bien, un fait m’a frappé dans ce que m’a dit ce vieillard excité. C’est que, dans leurs recherches, le prosecteur et lui ont été conduits à Corbillères par les événements, ont pénétré dans la demeure de Bénédict Masson, y ont relevé les traces terribles du passage de la poupée et le peignoir ensanglanté de la pauvre Christine Norbert, qu’ils n’ont pas plus retrouvée, elle, que l’on n’a retrouvé les premières victimes de Bénédict Masson !

– Et vous ne me disiez pas cela, Lebouc ?

– Monsieur, mon système est de procéder par ordre…

– Et le prosecteur ! Où est-il ? Je veux voir tout de suite le prosecteur !…

– L’horloger m’a dit qu’il l’a laissé là-bas, en proie au plus grand désespoir, car cet homme aime Christine Norbert au moins autant que la poupée, du reste !…

– Autant que la poupée !…

– Je veux dire autant que Bénédict Masson l’aime lui-même !…

– Lebouc ! mon ami Lebouc, si vous voulez que je ne devienne pas fou sur-le-champ, sautez dans une auto, courez à Corbillères et ramenez-moi le prosecteur coûte que coûte, de gré ou de force !

– Bien, monsieur ! je vous rappelle que l’horloger, qui est retourné à son domicile de l’Île-Saint-Louis en attendant vos ordres, doit revenir ici ce soir à six heures.

– Ce soir, à six heures !… Ne vous en occupez pas !… je vais le faire chercher tout de suite !… Allez, Lebouc !… ah ! surtout ! pas un mot de tout ceci !…

– Entendu, monsieur le directeur ! vous pensez bien !…

– Pas une ligne dans les journaux avant que j’aie éclairci cette affaire !…

– Monsieur le directeur peut compter sur ma discrétion !… »

« L’Émissaire » s’en alla… M. Bessières, qui suait à grosses gouttes, se laissa tomber dans son fauteuil, les membres ballants, la tête inclinée sur l’épaule, les yeux ronds roulants dans leurs orbites avec cet air fatal, désespéré et stupide qu’a le bœuf à l’abattoir, après le coup de maillet qui ne l’a point tout à fait privé de vie… mais qui l’a déjà conduit aux portes du néant…

XI La poupée sanglante

XI
 
La poupée sanglante

 

C’est sous ce titre : La Poupée sanglante que, le lendemain matin, le journal L’Époque publiait, en première colonne, un article qui produisit d’abord un effet de stupeur sur tous les lecteurs de cet organe, lequel passait généralement pour sérieux et dont les informations étaient reproduites dans la presse du monde entier.

Ce titre était accompagné de sous-titres sensationnels qui annonçaient un événement inouï, invraisemblable, dépassant tout ce que l’imagination la plus folle était capable d’inventer dans le domaine de la science et du crime, double abîme insondable.

En même temps, dans un « chapeau », le journal prenait des précautions, mettait ses lecteurs en garde contre les surprises de la première heure, leur conseillait d’attendre que les services de la grande presse eussent eu le temps de contrôler les faits, avant de les juger. Quant à lui, il remplissait un office qui était, pour le moment, de pure information.

Il se bornait à narrer dans tous leurs détails les événements qui s’étaient produits la veille dans le cabinet du directeur de la Sûreté générale, les conversations qui s’y étaient tenues, les déclarations qui y avaient été faites, et cela d’une façon si précise que le rouleau ou le disque d’un phonographe n’eussent pas été plus fidèles. De telle sorte que, du commencement à la fin, les lecteurs passaient par les émotions si diverses que nous avons vues agiter ce pauvre M. Bessières, et restaient, comme lui, complètement abasourdis…

L’article même, qui n’était en somme qu’un rapport, était signé « XXX » et suivi d’une seconde note de la rédaction, N.D.L.R., où celle-ci, inquiète de l’effet produit, se livrait à des considérations générales qui tendaient à faire entendre que nous vivons dans un temps de miracles où il ne faut s’étonner de rien et où l’on a vu les rêves les plus extravagants des poètes et des romanciers se réaliser…

« Dans ce rapport qui (disait le journal) nous a été communiqué à une heure trop avancée de la nuit pour que nous ayons pu commencer notre enquête, nous n’eussions peut-être vu qu’un conte des plus ingénieux et renouvelé de Henri Heine, si les mains de qui nous le tenons, et aussi ce qui s’est passé dans la nuit, rue des Saussaies, ne nous avaient déterminé à le publier en tête de nos articles de reportage, tout en faisant nos réserves. Quant à ceux de nos lecteurs qui pencheraient pour la littérature quand même et qui eussent préféré voir figurer cette incroyable histoire à la rubrique « Mille nouvelles nouvelles », ils n’y perdront rien et voici ici même « l’imagination » de l’auteur des Reisebilder. On ne peut faire mieux dans le genre, sur le papier… Ils y trouveront plus d’un point de contact avec l’effarant automate de la rue du Saint-Sacrement-en-l’Île.

« On raconte, a écrit Henri Heine, qu’un mécanicien anglais qui avait déjà inventé les machines les plus ingénieuses, s’avisa à la fin de fabriquer un homme, et qu’il y avait réussi. L’œuvre de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme ; il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d’appareil humain, il pouvait communiquer en sons articulés ses émotions !… (La poupée sanglante, elle, ne parle pas !… mais elle écrit !… et avec du sang !) et le bruit intérieur des rouages, ressorts et échappements, qu’on entendait alors, produisait une véritable prononciation… Enfin, cet automate était un gentleman accompli, et, pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait qu’une âme. Mais cette âme, son créateur ne pouvait la lui donner et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tourmentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une âme. Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit par devenir tellement insupportable au pauvre artiste qu’il prit la fuite pour se dérober à son chef-d’œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la piste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses, l’attrape quelquefois et grogne à ses oreilles : Give me a soul !… (Donnez-moi une âme !)

« Tel est le conte de Henri Heine, continuait la note de la rédaction, M. Jacques Cotentin, prosecteur à l’École de médecine à Paris (nous donnons tous les noms pour que dans cette prodigieuse histoire chacun soit obligé de prendre ses responsabilités et que, s’il y a autre chose qu’un conte, on ne puisse nous soupçonner d’avoir servi les intérêts de quiconque a été mêlé, de près ou de loin, au très inquiétant procès de Bénédict Masson), M. Jacques Cotentin, qui, lui, aurait donné, en même temps qu’un cerveau, une âme à sa poupée (et quelle âme !), n’est point poursuivi par son automate !… C’est lui qui le poursuit !… L’a-t-il rejoint ? Après avoir retrouvé les vêtements ensanglantés de sa fiancée, a-t-il pu enfin arrêter cette « machine à assassiner » qu’il aurait lancée sur le monde ?… Voilà ce que l’on se demandait, cette nuit encore, autour de M. Bessières !…

« Nous pouvons affirmer encore une chose, c’est qu’on ne traite plus cette affaire comme un conte, rue des Saussaies, et qu’au moment où nous mettons sous presse on se demande si le prosecteur n’aurait pas été victime, lui aussi, de son invention !…

« En effet, hors de la lugubre petite maison de Corbillères où l’horloger Norbert a vu Jacques Cotentin pour la dernière fois, on n’a plus retrouvé trace du prosecteur… pas plus que des premières victimes de Bénédict Masson !… pas plus que de Christine Norbert !… pas plus que de la poupée sanglante elle-même !…

XII La capitale s’agite

XII
 
La capitale s’agite

 

Le matin où parut cet article était un dimanche. Quel dimanche pour les habitants de l’Île-Saint-Louis ! Ce fut une invasion de barbares !… En vérité on n’avait pas vu une pareille ruée sur ces rives depuis le siège de la cité par les Northmans !… C’est peut-être remonter un peu loin, mais où et comment trouver des termes de comparaison ?…

Le populaire, dès onze heures, faisait le siège de la rue du Saint-Sacrement, secouait l’huis de l’horloger, envahissait le magasin de M. Birouste, donnait l’assaut à la boutique de Mlle Barescat !

C’est qu’il faut dire que Paris, dans les premières heures de la matinée, avait été inondé d’éditions spéciales… Tout d’abord, le premier mouvement de stupeur passé, on n’avait pas pu se regarder sans rire, on avait cru ou avait affecté de croire à quelque formidable « canard », à une nouvelle forme du « serpent de mer », et puis, à neuf heures, L’Époque lançait sa seconde édition, dans laquelle elle mettait nettement en avant les services de la Sûreté générale, au grand désespoir de M. Bessières, du reste, qui se demandait avec rage quel était le traître qui avait pu si bien renseigner un journal (qui lui avait été souvent hostile) sur ses transes de la veille et la nécessité où il était maintenant de procéder pour cette affaire fantastique dans les formes employées pour les enquêtes ordinaires.

Il soupçonnait fort M. l’avocat général Gassier qui avait tout intérêt à déchaîner un scandale (qui donnait raison en somme, à la justice). Le parquet avait dû faire « marcher » le marguillier et même l’horloger… Il eût été plus logique de soupçonner l’« Émissaire », mais l’« Émissaire » n’aurait jamais causé d’ennuis à la police !… Au contraire, il avait toujours pris tous les ennuis pour lui… Il n’y avait aucune raison pour qu’il changeât ses habitudes.

Tant est que les indiscrétions ne s’arrêtèrent plus. Dans cette exceptionnelle édition de neuf heures, L’Époque publia toute l’enquête menée dans l’après-midi de la veille par les soins du commissaire de la Sûreté générale dans les bureaux du commissariat du quartier, c’est-à-dire qu’elle reproduisit les récits de Mlle Barescat, de Mme Langlois, de Mme Camus, de M. l’herboriste Birouste, tels que nous les avons donnés au moment où l’événement se produisit et sur lesquels nous ne reviendrons pas, et aussi l’extraordinaire récit de M. Lavieuville…

En plus, un reporter de L’Époque avait déjà eu le temps d’aller à Pontoise interviewer M Flottard qui lui raconta comment son couteau neuf de Châtellerault était entré dans ce mannequin vivant comme dans une peau de tambour ; un petit « fait diversier » avait retrouvé le garage où la poupée sanglante s’était arrêtée ; le chef des informations était allé lui-même à Corbillères, avait visité le pavillon, avait interviewé Mme Muche, de l’Arbre-Vert, qui n’était au courant de rien et à laquelle il révéla que son pensionnaire n’était ni plus ni moins qu’un automate assassin qui avait hérité du cerveau de Bénédict Masson, ce qui avait fait rire la brave dame, laquelle, comme nous le savons, riait de tout, depuis la mort de M. Muche.

À dix heures, une nouvelle édition spéciale publiait une interview de Baptiste, le garçon d’amphithéâtre qui travaillait pour Jacques Cotentin… Baptiste ne faisait aucune difficulté pour reconnaître qu’il avait bien rapporté la tête de Bénédict Masson à la rue du Saint-Sacrement !…

Tous ces faits, si ahurissants fussent-ils, concordaient tellement que l’on cessa de rire. D’autant que toute la presse, en même temps, se mit à donner… Ce fut une débauche de papier, d’éditions de plus en plus spéciales avec des titres qui donnaient le vertige comme celui-ci : Prenez garde à la machine à assassiner le monde !

Enfin ! il y avait une chose que l’on ne pouvait nier : c’est que la police prenait l’affaire au sérieux !… On interrogeait déjà les victimes de la poupée sanglante !… On recherchait les autres !… Et toute la brigade des inspecteurs de la Sûreté était à ses trousses !… Conclusion : allons faire un tour du côté de l’Île-Saint-Louis !

Si les cavaliers de la garde républicaine n’étaient soudain apparus, faisant circuler la foule au-delà des ponts, sur les deux rives ; si les brigades centrales n’avaient établi de sérieux barrages, on ne peut prévoir les excès que l’on aurait eu à déplorer. M. Lavieuville, M. Birouste, Mlle Barescat, Mme Camus, Mme Langlois s’étaient réfugiés dans le clocher de l’église.

Quant à l’horloger, onques on ne le vit. On sut depuis qu’il se trouvait alors caché chez un célèbre praticien, professeur à la Faculté, qui avait toujours montré beaucoup d’amitié pour Jacques Cotentin : M. Thuillier, l’un des esprits les plus ouverts de l’école, le chef de ceux qu’on appelait alors « les jeunes », lesquels étaient en guerre ouverte avec leur doyen, M. le professeur Ditte, l’une des vieilles gloires de l’Institut.

Tout l’après-midi vit encore accourir, du côté de l’Île-Saint-Louis, les foules endimanchées. Il y eut ripaille dans tous les cabarets, de la Bastille à la place de l’Hôtel-de-Ville, de la Halle aux vins à la place Saint-Michel.

Pour bien comprendre l’étendue et la spontanéité du mouvement, il ne faut pas oublier que cette bombe de la « poupée sanglante » éclatait dans un terrain tout prêt à prendre feu et flammes. On ne parlait plus à Paris que des derniers crimes de Corbillères… L’innocence de Bénédict Masson… ou sa culpabilité donnaient déjà lieu aux discussions les plus ardentes !… La « poupée sanglante » était-elle, pouvait-elle être une solution de la question ?…

À six heures du soir, une dernière édition de L’Époque vint apporter un élément nouveau à l’avide curiosité de la foule : pour la première fois, la voix de la science se faisait entendre, et quelle voix, celle du professeur Thuillier lui-même !

XIII Ce que dit le professeur Thuillier

XIII
 
Ce que dit le professeur Thuillier

 

Le reporter de L’Époque avait trouvé chez lui l’illustre praticien, entouré d’un véritable aréopage qui, certainement, s’était réuni dans son cabinet pour y discuter de la seule question à l’ordre du jour : celle de la « poupée sanglante ».

Le journaliste fut présenté aux docteurs Pinet, Terrière, Gayard, Hurand et Pasquette, tous des amis et des admirateurs de Jacques Cotentin, et tous, plus ou moins, au courant de ses travaux.

Voici, en résumé, quelles furent les déclarations du professeur Thuillier :

« Il est malheureux que, dans les circonstances exceptionnelles que nous traversons, nous ne puissions entendre Jacques Cotentin lui-même. Nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir et nous n’ignorerions rien de cette fameuse poupée qui commence, je le vois bien, à faire délirer tout Paris…

« À défaut de notre prosecteur, j’ai pu m’entretenir longuement avec le vieux Norbert, qui est, dans sa partie, lui aussi, un savant, c’est-à-dire doué de l’esprit scientifique ; j’ai aussi interrogé un garçon d’amphithéâtre nommé Baptiste, qui est moins stupide qu’il n’en a l’air…

« Si nous avions pu mettre la main sur le cahier où Jacques Cotentin relatait au jour le jour ses travaux, et qui contient par conséquent tout le mystère de son automate vivant, nous n’aurions plus qu’à nous taire ; l’œuvre elle-même se défendrait ; mais nous n’avons ni le cahier, que Jacques porte toujours sur lui, ni Jacques, ni l’automate ! du moins pour le moment… Et alors voici ce que, toutes ces réserves faites, je puis vous dire, après avoir interrogé les deux personnages en question qui ont été mêlés à ses travaux, après avoir visité moi-même le laboratoire d’où la poupée est sortie, les appareils qui ont servi à la créer, l’atelier où elle a pris forme humaine, et aussi, après avoir pu recueillir quelques documents épars sur lesquels, dans sa hâte des derniers moments qui ont précédé chez la poupée le phénomène de la vie, le prosecteur avait jeté quelques idées ou plutôt quelques impressions…

« Je suis heureux de faire ces déclarations à la presse devant mes éminents confrères qui sont dans le même état d’esprit que moi, c’est-à-dire dans un état d’esprit purement scientifique, veuillez le croire, ce qui ne nous empêche pas de considérer l’événement, ou mieux la possibilité de l’événement (car, au point où en est restée notre enquête, on ne saurait nous demander autre chose), avec une extase mêlée d’une certaine angoisse…

– Et même d’épouvante ! interrompit assez brusquement le docteur Ferrière.

– Il est certain qu’il eût pu choisir un autre cerveau que celui-là ! fit entendre le docteur Hurand.

– Messieurs, restons dans le domaine scientifique, pria le docteur Pinet, de sa petite voix sèche et métallique.

– Messieurs, commença le docteur Gayrard, il n’est point mauvais qu’un représentant de la presse voie non seulement en nous des savants, mais encore des hommes susceptibles d’émotion en face du malheur public ! »

Puis soudain, tous se turent, un peu honteux d’avoir interrompu leur maître, lequel ne disait plus rien. Ce fut au tour du reporter :

« Mon cher maître, je vous en prie, Paris, la France, le monde vous écoutent !

– Monsieur le journaliste, ce que j’ai à dire est si grave, si exceptionnel, et déterminera contre nous une telle levée de boucliers ou, si vous le préférez, de lancettes, qu’il faut pardonner à mes chers confrères un peu… d’agitation. Et maintenant, revenons à Jacques Cotentin, qui est l’un des plus hauts esprits que je connaisse. Au point de vue scientifique, c’est l’idée de conservation universelle qui l’a toujours dirigé, autrement dit c’est l’espoir tenace de trouver le mouvement perpétuel, non certes sous la forme naïve de création d’énergie de toutes pièces, mais, comme l’a énoncé Bernard Bruhnes (sans y croire), sous la forme plus raffinée de restauration d’énergie utile, qui a inspiré ses premiers travaux de laboratoire. Dans le moment où il allait trouver en défaut le principe de la dégradation de l’énergie, il fut frappé de certains résultats obtenus outre-Atlantique par un mode de traiter les tissus qui semblait devoir les conserver quasi indéfiniment.

« C’est alors que lui vint l’idée, puisqu’il n’avait pu vaincre la mort dans le général, d’essayer d’en triompher dans le particulier ! Il n’avait pu encore créer la vie, il essayerait, avec des tissus arrachés à la mort, de créer un être vivant !… un homme !… et même un surhomme !…

« Ce rêve où se réfugiait maintenant toute l’ardeur de son génie, peut-être ne l’eût-il point conçu, s’il n’avait eu, à ses côtés, ce vieil horloger qui, lui aussi, poursuivait la même idée, dans le domaine mécanique… Dans ce temps le bonhomme Norbert était arrivé à fabriquer, aidé de sa fille, un automate qui était déjà une merveille, et auquel il était parvenu à donner une allure tellement humaine, un mouvement si naturel que certains qui l’ont vu s’y sont trompés et ont cru avoir affaire à un véritable personnage. Comme ce personnage était sorti des mains de Mlle Norbert, beau comme un ange (c’est le vieil horloger qui parle), celle-ci l’avait baptisé Gabriel… Mais ce n’est qu’un automate !… Une pièce mécanique en somme…

« Dans le genre, on a déjà fait des chefs-d’œuvre. Si nous laissons de côté l’Antiquité et des fables que nul n’a contrôlées nous arrivons, avec le XVIIIe siècle, aux premiers automates réellement authentiques… Descartes avait construit un automate auquel il avait donné la figure d’une jeune fille et qu’il appelait sa fille Francine. Dans un voyage sur mer, le capitaine eut la curiosité d’ouvrir la caisse dans laquelle Francine était enfermée ; mais, surpris du mouvement de cette machine qui se remuait comme si elle eût été animée, il la jeta par-dessus bord, craignant que ce ne fût un instrument de magie…

« Rivarol rapporte, dans les notes de son Discours de l’université de la langue française, que l’abbé Mical construisit deux têtes d’airain qui prononçaient nettement des phrases entières. Le Gouvernement n’ayant pas voulu les lui acheter, le malheureux artiste, criblé de dettes, les brisa et mourut dans l’indigence en 1786.

« Nous avons eu ensuite les trois automates dus au génie de Vaucanson, qui en publia une description sommaire dans le courant de 1738 et qui excitèrent au plus haut point l’admiration publique. C’étaient un joueur de flûte, un joueur de tambourin, et un canard artificiel. Je n’entrerai point dans le détail du mouvement intérieur qui faisait agir ces poupées de grandeur naturelle, par l’intermédiaire de ressorts d’acier, de petites chaînes et de « renvois », de soupapes et de leviers, merveilles qui furent soumises à ces messieurs de l’Académie des sciences qui ne purent que s’incliner devant le génie de l’inventeur… Vaucanson construisit encore une vielleuse qui fait partie des collections du Conservatoire des arts et métiers. À la fin du dernier siècle, Frédéric de Knauss exposa à Vienne un Androïde écrivain, qui existe toujours. Je pourrais encore vous citer d’autres exemples plus récents, mais je m’arrête, ici. C’est assez pour vous faire comprendre jusqu’où l’art de la mécanique peut aller quand elle se donne pour but d’imiter le mouvement humain…

« Mais, pour les faire agir, il fallait remonter ces machines. Le coup de génie du vieux Norbert a été de faire intervenir l’électricité, de manière que, pour diriger son automate, il n’était besoin que de lui parler !

« Imaginez qu’il avait disposé dans la conque de chaque oreille de Gabriel, une sorte de pellicule très sensible, garnie en son centre d’une aiguille qui venait prendre contact avec un appareil électrique, lequel déterminait tel ou tel mouvement, selon que l’aiguille prolongeait plus ou moins le contact, c’est-à-dire selon qu’en parlant à l’automate plus ou moins fort ou plus ou moins longtemps, suivant qu’on lui adressait certains mots ou certaines phrases, à l’oreille gauche ou à l’oreille droite… En somme, quand on parlait à Gabriel, on lui téléphonait et Gabriel obéissait…

« Si perfectionné que fût déjà son automate, le bonhomme Norbert était loin d’en être satisfait. Quant à sa fille, elle en était un peu folle. C’est elle qui lui avait donné ses belles formes, son radieux visage : c’est elle qui avait habillé cette poupée avec une coquetterie toute romantique… Elle l’aimait un peu comme une mère et aussi comme une amante… Cette figure idéale, elle l’adorait, comme on aime son rêve…

« Le malheur fut qu’elle s’amusait trop avec cette mécanique comme une petite fille avec sa poupée… Le vieux Norbert s’aperçut un jour qu’il y avait quelque chose de détraqué dans son automate et à cause de sa fille… Celle-ci lui promit de n’y plus toucher que devant lui… Mais cette promesse, elle ne la tint pas, et, un soir que l’horloger, ne comprenant plus rien à la vanité de ses efforts et poursuivi par l’insomnie, monta dans l’atelier de sa fille il se trouva nez à nez avec Christine qui tenait Gabriel dans ses bras comme un enfant malade :

« – Ah ! je comprends pourquoi il ne m’obéissait plus, s’écria-t-il.

« Et dans une de ces crises de désespoir, que seuls connaissent les inventeurs, il brisa, il broya l’œuvre de sa vie !

« Sa fille était comme folle !… m’a raconté le vieux Norbert. Elle implorait son père pour Gabriel comme elle eût pu le faire pour un être humain :

« – Ne le tue pas !… Ne le tue pas, lui criait-elle… Mais déjà Gabriel n’était plus qu’un cadavre d’automate.

« C’est sur ces entrefaites que Jacques Cotentin survint et décida, pour calmer sa cousine et son oncle, lequel regrettait déjà son geste assassin, que Gabriel revivrait !… non plus comme une simple mécanique qui n’obéit qu’à des ressorts : mais comme un homme !…

« Depuis quelque temps, du reste, il en nourrissait la pensée. Les travaux auxquels ces deux génies durent se livrer pour réaliser leur création dans l’union de l’art mécanique et de la science physiologique dépassent tout ce que l’on peut imaginer. Mais rien ne les rebutait ! Jacques, du reste, était soutenu par les résultats merveilleux obtenus par des chercheurs dont le but était plus restreint, mais qui, tout de même, sans le savoir, travaillaient pour lui. La vie est un mystère duquel il ne faut jamais désespérer ! On croit qu’elle nous a fuis pour toujours quand elle est encore entre nos mains. Le 10 septembre de l’année dernière, le docteur Bedford Russel, par des massages directs sur le cœur d’un individu mort depuis plusieurs jours, a pu rappeler à la vie un jeune homme qui venait de succomber à une angine infectieuse. Pour y arriver, le chirurgien dut faire une profonde incision au-dessus du cœur du malade et se livrer, pendant plusieurs heures, avec ses mains, à un massage ininterrompu sur les ventricules mis à nu. Voici ce que l’on peut faire avec un cœur, pourquoi douter d’un cerveau à qui l’on redonne la circulation vasculaire, c’est-à-dire la vie ?

– Mais, mon cher maître, interrompit le journaliste, comment Jacques Cotentin a-t-il pu, justement, donner à un automate cette circulation nécessaire et comment le cerveau agit-il sur l’automate ?

– Monsieur, voici le système, tel que j’ai pu le comprendre d’après mon enquête, forcément restreinte, et les dires de l’horloger. Le cerveau n’a été que le couronnement de l’œuvre… En somme, quand le cerveau est arrivé, tout était prêt… Les pièces de l’automate étaient revêtues de nerfs nécessaires à la transmission du mouvement, la colonne vertébrale artificielle, dont j’ai pu recueillir quelques restes d’apophyses, était garnie de sa moelle, le tout préparé et entretenu dans le sérum Rockefeller lui-même…

« Un système de mèches ouatait, si j’ose dire, la partie physiologique de l’automate et se glissait dans la région sous-cutanée… La peau aussi était artificielle, et, autant que j’ai pu m’en rendre compte, et en étudiant les résidus, faite d’une espèce de parchemin velouté d’une grande souplesse et d’une grande douceur… Toutes ces mèches étaient humectées par le sérum Rockefeller, conservant la vie aux tissus, et entretenant sous cette peau veloutée une température toujours égale…

« Là, nous touchons au problème de la circulation et voici comment Jacques Cotentin l’aurait résolu…

« La circulation du sérum serait établie par le truchement d’un siphon. Enfin ce sérum passerait par une tubulure glissée dans une « résistance » (vous savez ce qu’en électricité on appelle la « résistance ») maintenue à une température constante de 37 degrés par un interrupteur !…

« Le nettoyage du sérum en circulation se ferait mécaniquement par un barbotage, qui rappellerait le « barbotage » par la chaux…

« C’est simple, monsieur, et c’est formidable, comme le génie.

« Quand je vous aurai dit que le sérum Rockefeller fut soumis par nos inventeurs à un traitement particulier par le radium ou mieux par des résidus de radium (cause de ruine pour les malheureux qui durent donner leurs derniers cinquante mille francs pour cinquante milligrammes de bavure de radium), et que l’automate dispose ainsi d’une force surhumaine, que cet automate voit et entend comme vous et moi, mais qu’il ne parle pas, les inventeurs ayant renoncé, momentanément, à le doter d’une voix qui l’aurait peut-être rendu ridicule… je vous aurai tout dit de ce que je peux savoir, entrevoir, ou deviner… Jusqu’à ce que nous ayons entre les mains l’œuvre ou le cahier de travail de Jacques Cotentin, il serait oiseux ou dangereux d’en dire davantage !… »

Sur quoi, le professeur Thuillier se leva.

« Encore un mot ! pria le reporter… Comment expliquez-vous que Jacques Cotentin ait justement choisi le cerveau de Bénédict Masson ?

– Il ne l’a pas choisi, monsieur ! Le cerveau de Bénédict Masson est arrivé au moment psychologique… On m’a dit que notre prosecteur croyait à l’innocence du relieur, je ne crois point que ce soit cette manière de voir qui l’ait déterminé… Je pense, tout simplement, qu’il s’est servi de ce cerveau parce qu’il l’a jugé parfaitement à point !… sans tare, sans maladie, nullement épuisé comme la plupart des cerveaux qu’il pourrait trouver sur les tables de « travaux pratiques »… Enfin, un dernier détail… Bénédict Masson était mort bravement, la tête lancée en avant, et le couteau avait respecté le bulbe, ce qui rendait l’opération infiniment plus facile quand il s’est agi de procéder à la réunion des différentes parties physiologiques du personnage et à la suture des nerfs… Je prie mes confrères de m’excuser si je parle ici une langue volontairement simple et même vulgaire, mais je tiendrais à être compris de tous, au moins grosso modo !…

– En somme, monsieur le professeur, reprit le journaliste qui ne demandait plus maintenant qu’à s’en aller… en somme, la poupée sanglante existe !

– En tout cas, il est possible qu’elle existe ! oui !…

– C’est votre conclusion ?…

– Parfaitement !

– Et c’est la conclusion aussi de ces messieurs ?… »

Tous inclinèrent la tête…

Le reporter remercia le célèbre praticien et se dirigea vers la porte, accompagné du docteur Pasquette…

« Vous n’avez rien dit, vous, monsieur ? lui fit le reporter… En votre âme et conscience, que pensez-vous ?

– En mon âme et conscience, je pense que c’est rigolo ! répliqua le docteur Pasquette…

– Vous ne croyez pas que c’est possible ?

– Je crois que c’est possible, mais, en mon âme et conscience, permettez-moi de vous dire que c’est rigolo !

– C’est épouvantable ! s’écria le reporter.

– Mais, monsieur le journaliste, nous sommes d’accord : c’est épouvantablement rigolo !… »

XIV Paris « pique »

XIV
 
Paris « pique »

 

On conçoit l’effet produit par les déclarations d’une aussi haute personnalité.

La plupart de ceux qui hésitaient encore, malgré les faits, à adopter l’idée de la possibilité de la poupée, durent s’incliner, L’Époque tira à des centaines de mille d’exemplaires le numéro où se trouvait l’interview du professeur Thuillier… On se l’arrachait, on la lisait tout haut dans les cafés… Les transparents des grands journaux la reproduisaient et attiraient sur les grands boulevards, malgré le froid excessif, une foule qui arrêtait toute circulation…

« La poupée sanglante !… » « La poupée sanglante !… » On n’entendait que cela !… Une machine à assassiner le monde qui courait en liberté sur les routes, dont vous pouviez être victime d’un moment à l’autre et contre laquelle « il n’y avait rien à faire », puisqu’elle pouvait recevoir un coup de couteau jusqu’au manche sans en être plus dérangée que si on lui avait fait une caresse – et qui était en conséquence à l’épreuve de la balle… Que n’entendait-on pas ?… On aurait pu décharger sur elle une mitrailleuse !… les balles ne faisaient que la traverser sans lui donner même une démangeaison… et quant à ses parties vitales (le siphon, la tubulure, la « résistance », le « barbotage », tout le truc dont avait parlé le professeur Thuillier), vous pensez si elles devaient être garanties par un sérieux blindage, telle la chambre des machines d’un cuirassé !… Ah ! ce Jacques Cotentin qui avait fait revivre Bénédict Masson dans cet appareil de guerre, méritait, plus que lui, l’échafaud !…

Voilà où en étaient les esprits quand, à dix heures du soir, une édition spéciale du Quart d’heure, journal en guerre ouverte avec L’Époque, publia, en réponse à l’interview du professeur Thuillier, les déclarations du doyen de l’École de médecine, M. le professeur Ditte, membre de l’Institut. Elles aboutissaient sans ambages à cette conclusion : « La poupée sanglante est impossible ! »

Alors les discussions reprirent de plus belle, avec un acharnement et une violence encore inégalés :

« Qu’est-ce qu’il en sait si elle est impossible ? s’écriait un « partisan » de Thuillier. Il n’a rien vu, rien entendu. Il n’a fait aucune enquête ! Il n’a interrogé personne, cette « vieille barbe » ! Il en est resté à Raspail ! Le père Thiers, non plus, ne croyait pas aux chemins de fer ! Votre doyen est le dernier des imbéciles !

– Et votre Thuillier, monsieur, est le premier des idiots ! »

Pan !… Pan !… gifles, bataille, verres cassés.

« Voilà peut-être ce que l’on a voulu ! faisait entendre un pacifique vieillard dans le coin où il s’était réfugié, loin de la bagarre. N’oublions pas, expliquait-il, que nous traversons une heure difficile, que « l’horizon extérieur » est sombre, qu’il ne nous reste plus de notre alliance avec l’Angleterre qu’un « pâle souvenir », enfin que les esprits sont inquiets, et j’ai toujours remarqué, dans ma déjà longue carrière, que, lorsque les esprits sont inquiets, les gouvernements ne trouvent rien de mieux pour calmer cette inquiétude que de leur verser l’épouvante par l’intervention de quelques faits divers ou procès nouveau dont on pourrait citer dix exemples. Je me bornerai, quant à moi, qui avais l’âge de raison au moment de la guerre de 1870, à rappeler la fameuse affaire Tropmann !… Messieurs, Tropmann n’a jamais existé !…

– Tropmann n’a jamais existé !… Eh bien, et le champ Langlois, alors !…

– Un champ, monsieur, peut toujours exister, mais Tropmann est une invention de l’empereur comme votre poupée sanglante est l’invention de M. Bessières, de la Sûreté générale !… Je vous donne mon opinion, monsieur ; vous n’êtes pas obligé de la partager !… Vous êtes jeune encore ! quand vous aurez mon âge, il y aura des choses qui ne vous étonneront plus !… »

Le vieillard qui parlait ainsi, dans une brasserie du boulevard Poissonnière, et qui, du reste, se vit traité de gâteux, s’appelait M. Thibault. C’était un petit rentier des Batignolles. Nous aurons l’occasion d’en reparler avant peu…

Malgré tout cet émoi que nous venons de décrire, nous pouvons avancer qu’il ne s’était passé rien encore à Paris, à propos de la poupée sanglante, en comparaison des événements qui s’y succédèrent les jours suivants. Ce fut comme un souffle de folie sur la capitale !

On gardera longtemps le souvenir de cette semaine fantastique qui débuta par la découverte du petit pistolet chirurgical et de son trocart !

Nous n’avons pas oublié que Christine, lors de son premier voyage a Corbillères, avait apporté, dans son sac à main, cet instrument fatal, et qui s’en était échappé. Ce fut un inspecteur de la Sûreté qui le découvrit entre les deux marches du perron qui conduisait chez l’homme de Corbillères, le surlendemain du jour où éclata l’affaire de la poupée sanglante…

Pour permettre au lecteur d’apprécier l’importance d’une telle découverte, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire ici le communiqué quasi officieux des agences :

« On vient de faire à Corbillères une découverte sensationnelle, c’est celle de l’instrument avec lequel Bénédict Masson atteignait ses victimes avant de les étrangler… Il s’agit d’un petit pistolet automatique garni d’un trocart, construit sur le modèle de ceux qui servent en chirurgie et que l’on peut voir dans les vitrines des spécialistes de la rue de l’École-de-Médecine… Ce trocart est une aiguille creuse dans laquelle l’homme de Corbillères introduisait, avant de la lancer, quelques gouttes d’une sorte de poison somnifère qui lui livrait sa victime sans défense… C’est tout ce que l’on peut dire pour le moment, et les experts chimistes ne se sont pas encore prononcés sur la nature précise du liquide employé par Bénédict Masson ; mais voici, de ce fait, bien des choses expliquées : par exemple, l’assassinat sans combat, on peut dire sans résistance, du garde-chasse, le père Violette, qui était cependant un gars autrement solide que le petit relieur de la rue du Saint-Sacrement !…

« Ainsi se trouveraient également expliquées les singulières piqûres à la nuque ou au bras et même à la cuisse, des immolés de Corbillères… piqûres dont la répétition sur chaque cadavre avait intrigué la justice sans qu’elle fût arrivée à leur donner un sens !… Maintenant on ne peut plus en douter !… Bénédict Masson piquait ses victimes à distance !… »

Ce communiqué, qui devait avoir bientôt une répercussion foudroyante sur la population parisienne, n’apparut réellement avec toute son importance que quelques heures plus tard, quand L’Époque, dans son édition de deux heures, reprit le texte même du communiqué pour lui donner toute sa portée judiciaire :

« Ce que le communiqué oublie de dire, précise L’Époque, c’est que les dernières victimes de Corbillères portent, elles aussi, COMME LE PÈRE VIOLETTE, cette mystérieuse blessure qui aurait été faite (on ne saurait plus en douter maintenant après les expériences de la matinée) par le trocart du pistolet automatique ! La poupée sanglante était donc armée du même instrument fatal que Bénédict Masson ! Voilà qui vient corroborer singulièrement l’opinion du professeur Thuillier !… Le jour n’est peut-être pas loin où nous retrouverons les cadavres de Christine Norbert et du prosecteur, marqués du même sceau : de cette petite tache funeste qui signale le passage du monstre !

« Et maintenant, continuait L’Époque, comment le pistolet à trocart se trouvait-il entre ces deux marches ?… De toute évidence, il a été perdu à cet endroit, sinon le redoutable Gabriel l’aurait encore sur lui !… Mais il y a, hélas ! une autre hypothèse qui paraît déjà aux inspecteurs de la Sûreté plus vraisemblable, c’est que Bénédict Masson possédait chez lui, dans un endroit insoupçonné, plusieurs de ces armes singulières, et que celle-ci n’était pas nécessaire à la poupée pour continuer son œuvre de mort !… Le pistolet à trocart que l’on a trouvé a pu être perdu par Bénédict Masson lui-même avant la découverte de ses crimes, mais la poupée n’est pas désarmée !… »

Un frisson passa sur Paris. La poupée pouvait piquer à distance ! et on ne pouvait plus lui résister !… Voilà maintenant où menait la science ! trop de science !… Il y eut, dans les journaux les plus graves, des « premiers-Paris » où l’on déplorait le temps des diligences et des voleurs de grand chemin !… Au moins on pouvait prendre ses précautions et l’on savait ce qu’on risquait !… Mais allez donc vous garer des mauvais desseins d’un monsieur qui, habillé comme vous et moi, et doué d’une figure honnête, a dans la poche de son pardessus un petit pistolet à trocart !…

Perdu dans la foule, il vous atteindra et vous ne saurez pas ce qui vous arrive !… Vous vous dites : « Tiens, je me sens piqué ! » Vous n’y attachez pas d’importance, vous prenez le chemin du retour… vous vous sentez un peu étourdi !… Un inconnu s’approche de vous pour vous porter secours… Vous êtes mort !… dévalisé !… étranglé !… est-ce qu’on sait ?… Est-ce qu’on sait au juste ce que ce monsieur-là fait de ses victimes ?… On n’a pas retrouvé tous les cadavres faits par Bénédict Masson !… surtout les cadavres de femmes !…

Or, voilà que le lendemain du jour où parurent ces articles, il se produisit un événement qui acheva de tourner les têtes…

Une dame, jeune et jolie, qui était entrée dans un grand magasin des environs de l’Opéra pour acheter une paire de gants (du 6¼), fit entendre un cri, porta la main à sa hanche et dit dans un soupir : « On m’a piquée !… »

Elle tourna la tête, n’aperçut que des indifférents qui passaient… Mais elle répéta avec plus de force : « On m’a piquée ! on m’a piquée ! »

Alors on se précipita… Le chef de rayon, accompagné déjà d’une foule inquiète, conduisit la jeune dame défaillante à la porte d’un vestiaire où elle resta enfermée avec une employée de la maison pendant quelques minutes, au bout desquelles l’employée réapparut en disant au chef de rayon : « Vite, un taxi ! »

Et cette employée avait les mains rouges !…

L’émotion fut considérable… Il n’y eut qu’un cri : la poupée ! la poupée !…

Chez certains, la crainte l’emporta et ils quittèrent en hâte l’établissement ; chez les autres, la curiosité fut plus forte. Ils restèrent pour voir sortir la dame qui était fort pâle, que l’on soutenait, que l’on mit dans un taxi et qui fut accompagnée jusque chez elle par deux inspecteurs de la maison. Un agent requis monta sur le siège !…

Ce fait divers, relaté dans la presse du soir, eut un retentissement considérable !… De toute évidence, la poupée était à Paris !… Il fallait bien qu’elle fût quelque part !… Du moment qu’on ne la trouvait pas en province, elle s’était réfugiée dans la capitale ! Où, mieux que là, eût-elle passé inaperçue ?

Le Quart d’Heure mit alors les pouvoirs publics en demeure d’arrêter la poupée ! Car elle existe ou elle n’existe pas !… Si elle existe, arrêtez-la !…

Mais tout le monde maintenant était d’avis que la poupée existait et le terrible fut que tout le monde se fit un devoir de l’arrêter !…

Un nouveau communiqué des agences affirmant que la jeune personne qui avait été piquée dans un grand magasin de la rive droite l’avait été par un accident des plus ordinaires n’eut aucun succès…

Les Parisiens avaient raison de se méfier. L’affaire devenait trop grave maintenant pour que les pouvoirs publics n’en redoutassent point les conséquences. Même si l’accident avait été moins simple que ne l’affirmait le communiqué de la Sûreté générale, n’était-il point du devoir de M. Bessières de calmer, avant tout, les esprits ? Mais, comme nous l’avons dit, tout fut inutile…

Le lendemain, une autre belle et jeune personne d’origine polonaise, nous précisons parce que nous avons le dossier sous les yeux, qui était entrée à l’église de la Trinité pour y faire ses dévotions, se dressa soudain sur son prie-Dieu, comme galvanisée. Elle aussi venait d’être piquée ! Elle poussa un cri d’effroi et de douleur qui attira le bedeau, cependant qu’une porte à tambour, qui se trouvait tout près d’elle, retentissait, comme se refermant sur la fuite de l’auteur de l’attentat…

Le bedeau, n’écoutant que son courage, se précipitait déjà quand la jeune personne, d’origine polonaise, le supplia de ne la point quitter : « Je sens que je m’endors ! » gémissait-elle. Il la reçut dans ses bras. C’est dans cette pose qu’il fut surpris par le premier vicaire, auquel il fallut, naturellement, donner des explications. Tous deux conduisirent la dame à la sacristie et la police fut prévenue par téléphone.

Le premier mot du commissaire fut de recommander le silence, mais une téléphoniste, qui avait surpris la conversation, n’eut rien de plus pressé que de raconter l’histoire (par téléphone) à ses amis et connaissances. Quelques heures plus tard, tout Paris la connaissait… La poupée ne respectait rien ni personne… et elle était partout ! Après les grands magasins, les églises ; après les églises, les tramways et autobus…

Ce jour même, à cinq heures, Mme Sarah Tricoche, confectionneuse en chaussures, demeurant à Saint-Maur, avait pris place à l’arrêt, près de l’église de Belleville, « en compagnie de son garçonnet » (style des faits divers), dans un autobus Saint-Fargeau-Louvre, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Elle s’était assise sur une banquette de première classe du premier rang à l’avant et à gauche et avait installé son fils près d’elle. Sur la banquette, vis-à-vis, se tenait un seul voyageur, un monsieur correctement vêtu.

Soudain, comme Mme Tricoche se baissait pour installer sous la banquette un paquet de marchandises qu’elle allait livrer, elle sentit près du poignet une violente douleur.

Sans perdre son sang-froid, saisissant la main du voyageur d’en face qui s’était baissé en même temps qu’elle, Mme Tricoche s’écriait : « Vous m’avez piquée ! »

Et la voyageuse montrait à l’appui de son dire une petite blessure noirâtre qui apparaissait sur sa main.

Le cri de la voyageuse avait, comme bien l’on pense, provoqué une violente émotion parmi les occupants de l’autobus. L’homme, qui avait violemment dégagé sa main de l’étreinte, protestait hautement de son innocence, cependant que plusieurs voyageurs, parmi lesquels un agent en civil, l’entouraient et l’appréhendaient.

Immédiatement fouillé, celui que l’on accusait ainsi ne fut trouvé porteur d’aucun instrument piquant, et les recherches opérées aussitôt sur la banquette et le plancher de l’autobus ne firent rien découvrir de suspect.

Cependant la plaie que portait la victime attestait d’une façon formelle qu’elle avait reçu une piqûre.

C’est alors qu’une autre voyageuse déclara avoir aperçu quelques instants auparavant, sur la plate-forme, un individu d’aspect singulier, dont le col du pardessus était relevé sur un visage aussi impassible et aussi dur que celui d’une statue… Enfin cet individu semblait avoir la main refermée sur un instrument d’acier…

Il n’en fallait pas tant !…

« C’est la poupée sanglante !… C’est la poupée sanglante ! s’écrièrent vingt voix.

– Et où est-il descendu ?… demanda l’agent.

– Quand Madame a crié, instinctivement, j’ai tourné la tête… Il n’était plus là !… Mais je l’ai aperçu sur le trottoir qui courait dans la direction du boulevard !… Un grand pardessus noir lui descendait jusqu’aux talons !… Son chapeau de feutre marron était enfoncé jusqu’aux oreilles !… »

L’autobus s’était arrêté… l’agent s’élançait déjà dans la direction indiquée… dix autres voyageurs sautèrent de l’autobus, derrière lui… Toute cette troupe courait, bousculant tout sur son passage et entraînant dans son sillage tous les badauds !…

« Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?…

– La poupée sanglante ! la poupée sanglante !… »

Et l’on courait !…

Après quelques tribulations, hésitations, puis reprise éperdue de la course provoquée par quelque flâneur qui, après s’être renseigné sur la cause de tout cet émoi, affirmait soudain « l’avoir vu passer ! »… toute la troupe arriva devant le musée Fralin dont la porte était grande ouverte sur une voûte plongée dans une demi-obscurité… Qui ne connaît le musée Fralin ? Il a été l’étonnement de notre enfance et la joie de notre âge mûr… Avec le tombeau de l’Empereur, le Panthéon et la tour Eiffel, il constitue pour les touristes de la province et de l’étranger une de ces rares étapes d’où l’on revient chez soi planter ses choux avec l’orgueilleuse certitude de ne rien ignorer des merveilles de « la capitale du monde moderne »… La porte de fer qui s’ouvrait sur cet antre mystérieux où l’art léger d’une habile statuaire semble avoir ressuscité, en des figures auxquelles il ne manque que la parole, les gestes les plus fameux de l’histoire, était entrouverte.

« Il est peut-être entré là ! dit une voix.

– Dame ! fit une autre, un automate, ça ne peut pas être mieux caché qu’au milieu des poupées de cire !… »

Cette phrase était foudroyante de logique…

Les trente personnes qui l’avaient entendue, laissant courir les autres, pénétrèrent sous la voûte, ou plutôt s’y ruèrent, bousculant les employés, sautant par-dessus les tourniquets… Elles arrivèrent ainsi, essoufflées et un peu ahuries, dans les premières salles de ce musée de l’illusion…

Un bon père de famille qui s’était ingénié, comme il arrive souvent, à rester immobile sur une banquette, histoire d’intriguer les visiteurs et d’amuser sa petite famille aux aguets non loin de là, s’était levé tout à coup, comme détendu par un ressort, passa là peut-être le quart d’heure le plus désagréable de sa vie…

Heureusement pour lui qu’il n’était pas muet. Comme il protestait avec des cris épouvantés contre l’affreux traitement qu’on lui faisait subir, quelqu’un fit observer que la poupée ne parlait pas, ce qui le sauva d’un dépeçage en règle ; mais on ne l’en rendit pas moins fort endommagé à ses enfants en larmes. Il quitta l’établissement en jurant de n’y plus remettre les pieds et il reprit le soir même le train pour Angoulême.

Malgré les efforts des employés, le groupe envahisseur continuait sa folle inspection, secouant les mannequins à n’en plus laisser que la carcasse.

Nous n’insisterons pas sur cette déplorable expédition, qui ne fut qu’un incident, du reste, dans le tumulte général qui gagna la capitale. Rappelons seulement que dans les caveaux où sont exposées quelques scènes de la Révolution, des personnages historiques, qui avaient le tort d’être habillés à peu près comme l’était Gabriel quand il était apparu pour la première fois dans les boutiques de la rue du Saint-Sacrement – costume qui avait été complètement décrit par les journaux –, furent réduits en miettes par ces nouveaux iconoclastes… Qu’auraient-ils laissé, ces sauvages, de tant de tableaux charmants et familiers qui font la joie de nos dimanches, si la police n’était enfin intervenue ?…

Dehors, c’étaient les messieurs en pardessus noir et au chapeau marron qui couraient le risque du martyre… Que de scènes grotesques qui faillirent tourner au tragique !… Le geste un peu bizarre de la personne la plus inoffensive donnait le signal de l’assaut !… Enfin, quand on ne faisait pas de geste du tout, on s’exposait à être déchiré !… Rappelez-vous !… Rappelez-vous !… Un assoupissement pouvait vous être fatal !… Un monsieur qui s’était endormi dans un tramway et qui avait le malheur de ne pas ronfler était soudain secoué comme un panier par les voyageurs en délire qui lui criaient :

« Parlez !… Parlez !…

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? suppliait le pauvre homme, au comble de l’épouvante.

– Rien ! cela suffit !… »

Tout de même, il était dangereux d’avoir, comme on dit, un « sommeil d’enfant » !

Les jours suivants, l’affaire des piqûres prit des proportions fantastiques…

Il y eut dix, vingt, trente, cinquante piqués entre onze heures du matin et sept heures du soir, car l’événement se passait généralement dans les grands magasins, à l’heure de la pleine vente, quand la foule se presse devant les « occasions » !…

Cela devenait une maladie, une épidémie !… Des femmes criaient qu’elles étaient piquées quand elles ne l’étaient pas ! Mais elles avaient cru l’être, ce qui était autrement terrible, car cela ouvrait la porte à une suggestion générale qui rappelait, dans le moderne, les suggestions de saint Médard et les fanatiques de la fontaine des Innocents !…

« En voilà assez ! s’écria le préfet de police, qui était un homme d’une intelligence remarquable, il faut en finir !… »

Et voilà, en effet, comment on en finit… ou à peu près… Comme il était impossible d’arrêter le ou les piqueurs, on arrêta les piqués !…

Nous avons eu l’occasion de parler d’un M. Thibault, petit rentier des Batignolles, qui avait causé une sorte de scandale dans une brasserie des grands boulevards en déclarant que « la poupée sanglante » n’était qu’une invention du gouvernement destinée à détourner les esprits de problèmes autrement graves ! Or, il arriva que ce M. Thibault, qui, bien qu’habitant les Batignolles, venait tous les jours prendre son apéritif sur le boulevard (M. Thibault disait volontiers : « Je suis le dernier boulevardier »), il arriva, disons-nous, que ce M. Thibault, en passant devant un grand magasin dont les trottoirs étaient particulièrement encombrés par une clientèle féminine alléchée par un solde de bas de soie, s’arrêta quelques secondes pour contempler un spectacle qui – peut-être eut-il tort de le dire trop haut – ne manquait point d’un certain piquant !…

Il fut immédiatement puni de cette innocente critique à l’adresse de la coquetterie de ces dames au milieu desquelles il s’était glissé avec la bonne humeur d’un vieux Parisien nullement ennemi de la gaudriole, par la sensation fort désagréable d’une aiguille qui lui entrait assez profondément dans la partie la plus charnue de son individu !…

Il poussa un cri en portant la main à la place attaquée, se retourna d’un bloc pour surprendre son lâche agresseur, n’eut que le temps de voir disparaître au coin de la rue une forme vague et bondissante, appela immédiatement à son aide :

« À moi !… je suis piqué !… je suis piqué !… »

Aussitôt des sergents de ville accoururent… qui l’arrêtèrent !

« Oui, oui ! mon vieux ! tu l’es, piqué !… tu l’es plus que tu ne le crois !… Mais, calme-toi ! nous allons te soigner ! »

D’abord il ne comprit point ce qu’on lui voulait. Il ne commença à se faire une idée approximative de son aventure qu’au poste où il fut projeté, en attendant l’arrivée de M. le commissaire, dans une petite pièce sombre et puante déjà occupée par quelques clients d’occasion.

« Mais, messieurs les agents !… je ne demande qu’à être examiné !… protesta-t-il, éperdu : je souffre !… Je vous jure que j’ai été piqué !…

– Ah ! tu as été piqué !… grogna l’un de ces dévoués représentants de la force publique, en avançant sur le pauvre homme un visage de guerrier énergique, fortement, moustachu… Ose dire encore que tu as été piqué !…

– Oui, monsieur l’agent, j’ai été piqué !

– Eh bien… et ça, « est-ce que ça pique ?… »

Et le représentant de la force publique envoya rouler sur le banc, d’une solide caresse de son poing entre les deux yeux, M. Thibault, petit rentier des Batignolles.

Sur quoi, la porte se referma…

Une demi-heure plus tard, elle se rouvrait :

« L’homme qui a été piqué ! » appela l’agent…

M. Thibault, à peine remis de son émotion, se présenta ; l’agent le conduisit devant M. le commissaire.

Celui-ci paraissait de la plus méchante humeur du monde. Il jeta sur le prisonnier un regard à la Fouquier-Tinville :

« Vos nom, prénoms et qualités ?…

– Aurélien Thibault, rentier aux Batignolles.

– Il paraît, monsieur, si j’en crois le rapport de mon brigadier, que vous auriez été piqué ?…

– Erreur !… monsieur le commissaire, erreur !… j’ai pu penser, j’ai pu croire… mais maintenant je puis vous jurer… je vous jure que je n’ai pas été piqué !… »

Alors le commissaire se leva. Il n’avait plus son regard à la Fouquier-Tinville. Le plus aimable sourire s’épanouissait sur sa lèvre en fleur…

« Je crois, mon cher monsieur Aurélien, que vous avez compris ?

– Oui, monsieur le commissaire, j’ai compris !…

– Vous êtes un homme remarquablement intelligent, mon cher monsieur Aurélien. Permettez-moi de vous serrer la main !

– Trop aimable, monsieur le commissaire !… Et maintenant, je puis me retirer ?…

– Non, monsieur Aurélien, non !… Nous vous garderons encore vingt-quatre heures !… Un homme intelligent comme vous comprendra que, pour que les autres comprennent, eux aussi, nous sommes dans la nécessité de vous garder encore vingt-quatre heures !… Quand les autres sauront qu’il en coûte vingt-quatre heures de boîte pour avoir été piqué ou pour croire que l’on a été piqué, personne ne le sera plus !… »

M. Thibault ne protesta point. il ne croyait plus à la justice de son pays, il ne croyait plus à rien de ce qui fait la force morale des petits rentiers des Batignolles. Il ne croyait plus qu’à la poupée !…

Comme nous l’avons fait prévoir, cette méthode eut d’excellents résultats, et déjà M. Bessières, bien que l’initiative en eût été prise par son collègue de la préfecture, était le premier à s’en réjouir, quand il vit apparaître dans ses bureaux de la rue des Saussaies un homme dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis le jour où il l’avait envoyé en mission.

« Ah ! vous voilà, l’« Émissaire » ! s’écria-t-il sur un ton assez joyeux, car ce jour-là il n’y avait pas eu de piqués du tout. Eh bien, qu’êtes-vous devenu ? Je croyais que la poupée sanglante vous avait mangé ?

– La poupée sanglante ne mange pas, répondit M. Lebouc sur un ton si grave que le directeur de la Sûreté générale en perdit aussitôt le sourire. Du reste, je ne reviens pas ici pour vous entretenir de la poupée !

– Tant mieux ! Monsieur Lebouc, tant mieux ! moins on en parlera, mieux cela vaudra ! Déjà elle ne pique plus personne. Dans quinze jours, il n’en sera plus question, une autre affaire éclatera et celle-ci sera enterrée. Et je vous prie de croire que ce n’est pas moi qui la regretterai.

– Monsieur le directeur, l’affaire que je vous apporte est autrement grave que celle que nous avions imaginée !

– Mais je n’ai rien imaginé du tout, moi ! Allez dire cela à M. Gassier et à ces messieurs de la place Vendôme !

– Monsieur le directeur, si je suis resté à Corbillères tous ces jours-ci…

– À Corbillères ! Mais on ne vous y a pas vu, à Corbillères ! J’ai demandé de vos nouvelles à tous mes agents, à mes inspecteurs !

– Eh bien, monsieur, j’y étais… et si j’y étais, alors que la poupée n’y était plus, soyez persuadé qu’il y avait une puissante raison à cela…

– Qu’est-ce que vous allez encore me raconter ?

– Une chose épouvantable !

– Épouvantable ?

– Épouvantable !… Nous sommes bien seuls ? »

M. Lebouc se leva, s’assura de la fermeture des portes, revint à son chef et lui parla bas à l’oreille pendant au moins cinq minutes…

M. le directeur d’abord jura, puis injuria… et puis se tut et écouta. Et puis croisa les bras sur sa poitrine haletante et enfin éclata :

« Ça n’est pas possible ! ça n’est pas possible ! »

Lebouc, un peu pâle, se taisait maintenant.

M. Bessières lui saisit les mains à les lui broyer !

« Écoutez… l’« Émissaire » ! vous n’êtes pas un imbécile. Eh bien, il faut vous taire ! et ne rien faire, absolument rien ! sans que je vous aie dit : « Allez ! » Je cours tout de suite chez le ministre. Attendez-moi ici !… »

Un quart d’heure plus tard, M. Bessières était de retour dans son cabinet. Il en était parti congestionné, la figure prête à éclater et tel un boulet rouge. Il y revint plus pâle que M. Lebouc.

« Savez-vous ce que le ministre m’a dit, l’« Émissaire » ?… Il m’a dit que vous étiez plus dangereux que la poupée ! Et maintenant, f… le camp ! Et surtout, silence, n. de D. !… »

Le lendemain matin, on lisait ces quelques mots en première page, sous une grosse manchette de L’Époque :

L’affaire de la poupée sanglante, qui a déjà fait couler tant d’encre… et tant de sang, va entrer dans une phase nouvelle et prendre une ampleur effroyable, SI ON A LE COURAGE D’ALLER JUSQU’AU BOUT…

Ceci était signé des XXX que l’on avait déjà remarqués au bas de l’article qui avait fait éclater l’affaire à son début…

XV Sur la piste

XV
 
Sur la piste

 

Si l’inspecteur Lebouc, pour des raisons que nous connaîtrons bientôt, avait abandonné la piste de la poupée sanglante, Jacques Cotentin, que nous avons laissé à Corbillères, en face des vêtements en lambeaux de Christine, s’était mis, lui, plus que jamais à la poursuite de Gabriel…

Après l’épouvante du premier moment, le prosecteur croyait avoir acquis, sinon la certitude, au moins l’espoir que sa fiancée vivait encore. Il n’eût pu dire exactement comment s’était terminé, entre la jeune fille et le redoutable automate, le drame qui avait tout bouleversé dans cette chambre ; mais bien des indices lui permettaient de croire que s’il n’avait retrouvé de Christine que sa sinistre défroque, c’est que Gabriel la lui avait fait quitter pour qu’elle revêtît du linge frais et des vêtements décents… quelques étiquettes restées sur le parquet et révélant les prix d’un magasin de nouveautés de Melun le mirent à même de faire une rapide enquête qui aboutit vite à des renseignements précieux.

D’autre part, il découvrit, sous le hangar, la preuve du passage de la petite auto à conduite intérieure volée à ce pauvre M. Lavieuville ; et même mieux que son passage : les raisons évidentes de son stationnement dans le mystérieux enclos. Quelques boîtes de peinture fraîchement ouvertes, deux gros pinceaux abandonnés encore enduits de la matière colorante, non seulement attestaient la toilette que l’on avait fait subir à la petite auto, mais encore apportaient le plus formel des témoignages sur son mode de camouflage… Si bien qu’après un voyage de quelques heures à Melun, Jacques Cotentin était suffisamment renseigné pour se faire une idée de la façon dont étaient habillés et la voiture et ceux qui l’occupaient.

N’ayant rien laissé derrière lui, dans la maison de Corbillères, de ce qu’il y avait trouvé, de façon à n’être point gêné dans ses propres recherches (car il redoutait par-dessus tout, dans cette affaire, l’intrusion de la police), il put donc se lancer aux trousses de son automate avec toutes les chances de le rejoindre au plus tôt.

Il n’avait déjà que trop perdu de temps. Le sort de Christine devait être lamentable. Les traces de la dernière lutte qu’elle avait eue à subir à Corbillères contre les exigences de la poupée prouvaient que la malheureuse fille de Norbert n’avait accompagné le monstre qu’à son corps défendant et continuait à être sa proie…

Aussi, quelle ne fut pas la surprise du prosecteur quand, sur le chemin suivi par les fugitifs, dans une petite auberge des bords de la Marne, il apprit que c’était la jeune fille qui était descendue de l’auto et avait fait elle-même toutes provisions nécessaires avant d’aller rejoindre dans la voiture le jeune homme qui l’y attendait, assis tranquillement au volant…

Après les sanglantes étapes d’une piste où il n’avait découvert jusqu’alors que coups et blessures pour Christine, Jacques ne pouvait que se réjouir de voir que les choses tournaient moins au tragique que le début de l’aventure ne le faisait prévoir… Il s’en réjouit certainement, mais il n’en fut pas moins intrigué…

Les voyageurs avaient fait le tour de Paris et pris le chemin de la Touraine, que Jacques connaissait bien… Pour reconstituer cet itinéraire, il perdit encore un certain temps, car la petite voiture à conduite intérieure ne suivait pas toujours la grand-route… Les voies détournées dans lesquelles elle s’était engagée plus d’une fois témoignaient d’une telle astuce de la part du conducteur que Jacques, en d’autres circonstances, eût pu s’en montrer fier. Hélas ! depuis qu’il avait mis son automate au monde, événement qui devait le remplir d’orgueil et de gloire, ce n’est pas trop nous avancer de dire que Jacques Cotentin n’était plus fier de rien !…

Chose extraordinaire, sa taciturnité naturelle ne faisait qu’augmenter au fur et à mesure qu’il avait de nouvelles preuves que Christine ne suivait plus Gabriel comme une prisonnière, mais comme une compagne…

S’il se réjouissait d’un pareil changement, comme nous l’avons présumé, il faut avouer que Jacques Cotentin avait la réjouissance triste !

Il y a des caractères ainsi formés qu’ils se montrent indifférents et d’autant plus moroses qu’ils sont intimement satisfaits.

La surprise de Jacques Cotentin ne fit qu’augmenter quand il constata que nos jeunes gens, en quittant Tours, avaient pris le chemin de Coulteray.

« Ce doit être là une idée de Christine », se dit-il.

Ainsi en était-il arrivé à cette conception que cette singulière « randonnée », après avoir été inspirée – et comment ! – par Gabriel, était maintenant dirigée par la jeune fille elle-même. C’était l’automate qui faisait maintenant ce qu’elle voulait !

Et qu’est-ce qu’elle voulait ? Revoir ces lieux dont le souvenir la hantait, où elle avait laissé l’ombre, dangereuse pour imagination, de la pauvre marquise, fantôme pâle qui sortait de sa tombe à minuit pour faire un petit tour dans les cimetières !…

« Eh bien, se dit Jacques après un instant de réflexion qui sembla lui rendre subitement quelque énergie, va pour Coulteray ! Aussi bien, ce sera une raison de revoir cet excellent docteur Moricet, dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis quelque temps ! »

Jacques avait loué une petite torpédo qu’il conduisait lui-même. Quand il arriva à Coulteray, il s’en fut tout de suite à l’hôtellerie de la Grotte-aux-Fées et demanda le patron.

« Ce bon M. Achard n’est pas encore tout à fait « remis », lui répondit la servante, mais si monsieur veut lui parler, je pourrais l’accompagner jusqu’à la chambre de mon bon maire…

– Il a donc été malade ? interrogea le prosecteur, qui se souciait de la santé du « bon maître » comme de sa première pièce anatomique.

– Oh ! oui, monsieur, bien malade !… mais il est raisonnable, allez !… Il fait tout ce que lui ordonne monsieur le docteur… Il suit bien son régime !… »

Là-dessus, la servante poussa une porte :

« Voilà un voyageur qui voudrait vous parler, monsieur, à moins que ça ne vous dérange ?…

– Que non pas !… que non pas ! fit entendre le père Achard… quand on est malade, on n’a jamais trop de compagnie !… Entrez donc, monsieur, et prenez la peine de vous asseoir !… »

Jacques fit le tour d’un paravent et aperçut le malade. Il était assis, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux oreilles, en face d’un magnifique feu de bois qui embrasait la haute cheminée. Devant lui, une table, abondamment garnie de victuailles et de fioles où pétillait le joli petit vin d’Anjou, attendait le bon plaisir du convalescent, lequel était fort occupé, pour le moment, à arroser de son jus, par le truchement d’une cuiller à long manche, une appétissante poularde de Tours qui tournait sur sa broche, dans la cheminée.

« Ah ! ah ! fit Jacques, qui n’était pas habitué aux « régimes » de ce pays de Cocagne, je vois que si vous avez été souffrant, cela va un peu mieux, mon bon monsieur Achard !…

– Euh ! euh ! répliqua l’autre en hochant la tête, je fais tout ce que je peux pour cela !… Je suis tout de même un peu inquiet !… Le docteur Moricet m’a plaqué là depuis vingt-quatre heures, et je suis bien obligé de me débrouiller tout seul !…

– Je vois que vous ne vous en tirez pas mal !…

– C’est mon régime, monsieur !… et bien que vous me sembliez à peu près bien portant, je vous offre volontiers de le partager. Tout l’honneur sera pour moi !… »

Jacques s’assit en remerciant : il n’avait pas faim !…

« Il faudra « consulter », monsieur !… et surtout consulter le docteur Moricet !… Il n’y a pas deux médecins comme lui pour guérir ces maladies-là… Moi aussi, je n’avais plus faim !… Eh bien, il m’a dit : « Faut manger, père Achard !… » Et je mange !…

– Mais qu’avez-vous donc ?… demanda le prosecteur… vous avez une mine superbe !…

– Euh ! euh ! gémit l’autre en engloutissant une moitié d’andouillette fumante qui embaumait une platée de lentilles qu’on lui avait servie en guise de soupe… Euh ! euh !… il ne faut pas juger les gens sur la mine !… Ainsi moi, tel que vous me voyez là, eh bien, je suis très mal fichu !…

– Où souffrez-vous donc ?

– Du côté, monsieur…du côté moral !

– Ah ! ah ! c’est le moral.

– Oui, monsieur, c’est le moral. Ah ! j’ai le moral très malade ! C’est le docteur qui l’a dit.

– Monsieur, dit Jacques en souriant, car il croyait que le père Achard se gaussait de lui, à la mode de ce terroir qui connaît et apprécie la plaisanterie rabelaisienne… monsieur, je vous souhaite une prompte guérison. En attendant, voici ce qui m’amène. Vous ne me reconnaissez pas, monsieur ? »

Le père Achard le regarda et puis posa sa fourchette et sa cuiller, car il se soignait des deux mains à la fois… et puis fronça les sourcils :

« Ah çà ! mais, fit-il, je ne me trompe pas… C’est bien vous qui êtes venu dîner à la maison le jour où nous avons enterré l’« empouse » ?

– Parfaitement, monsieur Achard, parfaitement. Vous y êtes.

– C’est vous qui étiez installé au château, continua l’autre en fronçant de plus en plus les sourcils, avec cette jeune fille qui avait été l’amie de la marquise ?

– Oui, monsieur Achard ! c’est cela même, et c’est avec cette jeune fille que je suis venu dîner chez vous. Vous la rappelez-vous, elle aussi ?

– Si je… ah ! je crois bien que je… Je n’ai rien oublié de la nuit terrible, allez !… Tenez ! rien que d’y repenser, je sens que mon moral ref… le camp !… »

Et il fit disparaître la seconde moitié de l’andouillette, d’un coup de dent formidable… Sur quoi, il vida d’une haleine une demi-bouteille de vouvray, s’essuya le bec et considéra Jacques Cotentin avec une sorte de consternation mélancolique presque attendrissante !

« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda-t-il.

– Je voudrais savoir si cette jeune fille, vous l’avez revue ?… si elle est repassée par ici !… »

Le père Achard poussa un soupir :

« Faut pas vous en faire, jeune homme !… Croyez-moi : les femmes, même les meilleures, c’est toujours travaillé par le diable !… Croyez-en un homme qui n’est pas plus moche qu’un autre, qui a toujours été gentil avec le sexe et qui a toujours été trompé !… On s’y fait, jeune homme, on s’y fait !… s’il n’y avait plus que ces histoires-là pour me rendre malade, je vous jure bien que je n’aurais pas besoin, en ce moment, de garder la chambre. Allons, vous prendrez bien un verre ! C’est du soleil en bouteille que ce vin-là… ça vous remettra le cœur !… Eh bien, oui, elle est revenue !… il n’y a pas huit jours ! Et elle était avec un autre !… C’est la vie !… »

Il y eut un silence. Puis, après une nouvelle rasade, l’autre reprit :

« Elle ne s’est pas arrêtée longtemps, par exemple… Ils étaient dans une petite auto, elle en est descendue et on lui a garni son panier à provisions !… Vite, elle est remontée auprès de son godelureau… Elle avait comme honte de se faire voir… je me suis avancé pour voir avec qui elle était… Eh bien, vous savez, celui qui vous remplace, soit dit sans vous offenser !… c’est un beau gars !… Si ça peut vous consoler !… Ah ! les femmes !… Enfin !… Ils sont repartis dans la direction du château ; j’ai su depuis qu’elle était allée faire ses dévotions sur la tombe de l’empouse… et puis je ne les ai plus revus…

– Et l’empouse, l’avez-vous revue ?… » lança Jacques, sarcastique, et qui, tout en faisant bonne figure aux singulières considérations du bonhomme relatives à son infortune, avait une envie furieuse de lui casser sa soupière sur la tête.

Mais il ne s’attendait pas à l’effet qu’allait produire sa question, faite sur le ton supérieur d’un esprit qui se moque d’un imbécile.

Le père Achard se leva d’un bloc ; ses belles couleurs, d’un coup, avaient disparu. Un nuage inquiétant avait soudain répandu son voile sur ses yeux naguère aussi pétillants que le vin où ils retrouvaient la joie de vivre…

« Oui, monsieur !… oui ! dit-il d’une voix sourde, je l’ai revue !… et pas plus tard que la nuit même, tenez ! où « votre ancienne amie » est repassée par l’auberge… et je n’ai pas été le seul à la revoir !… et ceux qui l’ont revue en ont été aussi malades que moi !… Moi, j’en ai eu comme un coup de sang… Bridaille, le forgeron, en a conservé comme une maladie de cœur… Il n’a plus de force en rien… et il lui en faut dans son métier !… Verdeil, qui tient le garage au coin du pont, en a eu l’esprit si troublé qu’il prend, depuis, sa gauche pour sa droite, ce qui est, paraît-il, très dangereux pour conduire une automobile…

« C’est que, monsieur, ça n’a pas été, comme la première fois… où nous l’avions aperçue, nous autres, de si loin, qu’on a pu, depuis, nous raconter tout ce que l’on a voulu !… Ceux qui n’ont rien vu sont bien forts pour se ficher de nous !… Je regrette qu’ils n’aient pas été à notre place !… Tenez, monsieur, la dernière nuit dont je vous parle, c’était du reste le dernier mardi, nous étions dans la salle de billard : Bridaille, Verdeil et moi !… Nous venions de terminer la partie et chacun se disposait à aller retrouver son lit… Verdeil avait déjà allumé sa lanterne… mais le gaz était encore allumé au-dessus du billard… c’est vous dire si on y voyait clair dans la salle !… Tout d’un coup, on a frappé à la fenêtre…

« – Tiens ! fit Bridaille, je parie que c’est ma femme qui vient me chercher !

« Et il ouvre la fenêtre…

« Alors, nous, tous les trois, nous poussons un cri et nous reculons ! Tout près de la fenêtre, à la toucher ! c’était l’empouse.

« Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper ! C’était la marquise de Coulteray, aussi blanche que la neige qui n’avait pas cessé de tomber depuis le matin. Et puis, nous avons bien reconnu sa voix.

– En vérité, fit Jacques qui, malgré lui, était légèrement ému. Elle a parlé ?

– Si elle a parlé ! Voilà ce qu’elle nous a dit, et nous l’avons encore tous dans l’oreille : « C’est moi, père Achard ! Il fait froid cette nuit et j’ai peur, toute seule, sur les routes !… Voulez-vous me reconduire à mon tombeau ? »

« Ah ! je n’invente rien, je vous assure ! Nous étions incapables d’un mouvement et quasi changés en statues.

« Tout à coup, elle s’est mise à pousser un cri perçant, comme un vrai oiseau de nuit… et elle s’est sauvée !… Nous avons vu son fantôme disparaître au coin de la route, poursuivi par un autre fantôme !… Les fantômes d’empouses, la nuit, ça doit se courir après… est-ce qu’on sait ?… Moi, je suis tombé raide sur le plancher… Bridaille, qui a toujours eu de la religion, était à genoux, plus ému qu’une nonnain qui vient d’entrevoir l’enfer… C’est Verdeil qui a encore eu la force de refermer la fenêtre…

« Ils ont couché de nouveau cette nuit-là à l’auberge et le lendemain matin ils sont rentrés chez eux… Mais nous étions tous les trois si malades qu’il a fallu aller chercher le docteur… Comme un fait exprès, il était absent !… Oui, paraît qu’il était allé voir un client en Sologne !… Il n’est revenu que le soir… Il nous a trouvés bien bas… Nous lui avons raconté l’affaire… Il a dit tout de suite : « Je vois ce que c’est ! c’est le moral qui est affecté !… » Oui, monsieur !… Le docteur Moricet n’est pas le premier venu… c’est un homme qui connaît son affaire !… Eh bien, il nous a tous examinés… et depuis ce soir-là, nous avons tous la même maladie, qu’il dit : ça s’appelle un moral affecté !…

– Alors ! fit Jacques, il vous a ordonné à tous trois le même régime ?

– Juste… Et on le prépare ici !… Si vous étiez passé par la cuisine, vous auriez vu « le régime » que la servante va porter à Bridaille et à Verdeil !… Mais c’est moi, sans contredit, qui suis le plus malade, et c’est moi qui ai le plus fort régime, comme ça se comprend tout seul !… Monsieur ! d’avoir reparlé de ça ! je sens que mon moral est repris !… je vais attaquer la poularde !… »

Achard ne souriait pas. Jacques non plus, du reste… Il résista à une dernière offre de son hôte, prit congé, remonta tout de suite dans son auto…

Il s’arrêta devant la demeure du docteur Moricet où la servante lui dit que « monsieur était absent et ne serait point de retour avant la nuit »… Là-dessus, il s’en fut au garage Verdeil, qui était au carrefour de trois routes, au coin du pont, et se livra à une rapide enquête auprès du garçon de qui il tira ce renseignement sûr que l’auto qui l’intéressait avait fait de l’essence et avait réparé le mardi précédent pour se lancer de là sur la route de Saumur, c’est-à-dire à l’ouest… Muni de ce renseignement, il en profita, au grand ahurissement du garçon, pour prendre la route de l’est, qui conduit en Sologne…

Cependant, il repassait au même endroit à dix heures du soir et allait coucher à Saumur…

Le lendemain matin, à Saumur, il apprenait que les deux voyageurs qu’il recherchait étaient descendus, vers les deux heures du matin, le mercredi précédent, dans le même hôtel que lui, qu’ils avaient demandé deux chambres, que, levés à l’aurore, ils avaient laissé en garde au garage de l’hôtel leur petite auto à conduite intérieure et qu’ils avaient fait porter leur bagage à la gare… Jacques put voir l’auto et s’assurer ainsi qu’il était toujours sur la bonne piste.

En interrogeant le porteur de l’hôtel, il apprit que les deux voyageurs avaient pris un billet direct pour Nice !

Venir à Saumur pour prendre un billet pour Nice, n’était-ce point là le comble de la ruse pour un automate ?

Un express qui, par Tours, allait rejoindre le P.-L.-M. à Lyon passait une heure plus tard ; Jacques le prit, après avoir, lui aussi, laissé à Saumur son auto, dans le même garage…

Il n’osait télégraphier à l’horloger de lui envoyer une dépêche dans une gare du parcours, Lyon, Avignon ou Marseille, de peur de donner l’éveil à la police avant qu’il n’eût rejoint lui-même la poupée, jugé en toute impartialité la situation et pris ses décisions. Et cependant il brûlait du désir de savoir si Christine lui avait adressé un mot à Paris pour le mettre au courant de sa fugue avec Gabriel et lui donner le moyen de les retrouver.

Il ne pouvait imaginer sans douleur que la fille du vieux Norbert acceptât si facilement le sort que lui faisait la poupée sans se préoccuper autrement de son père et de son fiancé !…

Pour distraire son inquiète pensée, il acheta les journaux. Un titre qu’il retrouva partout lui sauta aux yeux : La poupée sanglante…

Il connut ainsi la confession affolée de l’horloger, les déclarations du professeur Thuillier et l’indicible émoi de la capitale !… À Marseille, les feuilles de la localité commençaient à donner des détails sur le « trocart » retrouvé dans la petite maison de Corbillères et publiaient des télégrammes relatifs aux premiers piqués !…

Comme il fallait s’y attendre, Jacques ne vit là qu’une étrange suggestion, mais tout à fait explicable, dans l’état des esprits… Cependant, la constatation que l’on prétendait (maintenant) avoir fait des piqûres sur le cadavre du père Violette et des dernières victimes de Corbillères commença à le faire réfléchir… Il savait, lui, comment le trocart s’était trouvé à Corbillères et que la poupée (pas plus du reste que Bénédict Masson) n’en avait certainement usé…

Alors ?…

Alors, il y avait donc d’autres pistolets à trocart ?…

On entrait là dans un ordre d’idées où le marquis, dont on n’avait plus de nouvelles depuis la cérémonie funèbre de Coulteray, se trouvait forcément mêlé, et d’où la possibilité de la preuve de l’innocence de Bénédict, et, en conséquence, de celle de la poupée, semblait ressortir avec un si subit éclat que Jacques Cotentin se demanda s’il n’allait pas aussitôt prendre un train pour Paris ; mais l’idée de rejoindre au plus tôt la poupée et surtout Christine, dont l’attitude si singulière dans sa passivité le troublait de plus en plus, l’emporta… et il continua sa route vers Nice.

À Nice, il perdit tout indice.

Il fit le tour des hôtels. Il lui fut impossible de savoir où les deux personnages étaient descendus…

Comme, le soir même, il se tenait accablé devant une table de salon où traînaient des hebdomadaires locaux, lesquels donnaient les noms des voyageurs nouvellement arrivés et l’endroit où ils avaient élu domicile (liste sur laquelle il avait en vain cherché une indication quelconque : par exemple les noms de M. et Mme Lambert, sous lesquels Gabriel et Christine s’étaient inscrits à Saumur, ses yeux rencontrèrent les noms des étrangers montés récemment à la station d’hiver toute proche dans la haute montagne, à Peïra-Cava (jeux et sports d’hiver) et descendus à l’hôtel des Fiers-Sommets… Parmi ces noms, l’un d’eux lui fit pousser une sourde exclamation…

« Monsieur et Madame de Beigneville. »

C’était là le nom de jeune fille de la mère de Jacques !…

Le père de Jacques avait épousé une demoiselle de Beigneville et signait même souvent : Cotentin de Beigneville !…

Ce nom avait été certainement choisi par Christine pour lui donner, à tout hasard, une indication, à lui, Jacques, sans que Gabriel s’en doutât !…

Christine pensait toujours à lui !…

XVI Idylle dans les neiges

XVI
 
Idylle dans les neiges

 

Dès lors, la conduite de Christine lui parut toute naturelle.

Certainement, elle s’était rendu compte – et à quel prix !… (les premières traces de l’effroyable aventure l’attestaient) – que la résistance à la force forcenée de l’automate ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe !…

Elle avait fini par le suivre de bonne grâce, en apparence, et pour ne pas laisser livrée à elle-même cette terrible mécanique à cerveau d’assassin ! car Jacques ne pouvait oublier que Christine, elle, ne doutait point de la culpabilité de Bénédict Masson !…

Pauvre chère adorée Christine !… Avec une conviction pareille, quel héroïsme ne lui fallait-il pas déployer pour vivre dans une aussi redoutable compagnie, en souriant !… en s’inclinant docilement devant les quatre volontés de Gabriel… qui devait passer son temps à la surveiller, lui défendre un pas, un geste qui put mettre sur leurs traces et rompre cette intimité qu’il n’avait osé espérer dans sa vie normale, sous son masque hideux et dont il n’était redevable qu’à sa sublime aventure !…

Et voilà que Christine avait trouvé cela ! Elle envoyait à Jacques à travers l’espace cet appel qui ne pouvait être compris que de lui seul : Beigneville !…

Et cet appel l’avait touché comme une onde hertzienne rencontrant l’appareil récepteur !…

Et il accourait !…

Il allait la sauver !… la débarrasser de son tyran !… Ah ! il ne s’agissait plus d’amour-propre d’auteur !… Il maudissait une fois de plus son génie qui n’avait abouti qu’au supplice de Christine… et au sien !… Cette merveille : son œuvre… son enfant… il n’hésiterait pas à l’anéantir !

Il n’y avait qu’une chose de vraie au monde : serrer Christine dans ses bras ! le reste n’existait pas !

Ainsi couraient les pensées de Jacques pendant que l’autocar remontait la vallée du Paillon, tournait le flanc des monts, laissait derrière lui l’Escarène, s’arrêtait pour souffler quelques minutes sur la petite place de Lucéram et permettre aux voyageurs de visiter la curieuse église, les ruines du château fort, les remparts de cette colonie romaine que fut Luce Ara.

Vieilles pierres, vieilles images ! Gouffre du passé ! qu’étiez-vous pour un homme qui s’était penché comme Jacques Cotentin sur le gouffre de l’avenir et qui courait à la recherche du démon qui venait de surgir de l’abîme à l’appel imprudent de sa voix ?

Malheur à ceux qui devancent le temps, qui anticipent sur l’heure qui règle la marche du troupeau !… Malheur à l’inventeur ! En attendant les lauriers de l’avenir, on lui tresse des chaînes ! D’une main, il lance sur le monde l’étincelle de Prométhée, mais quand il ouvre l’autre, il y trouve le petit oiseau funèbre qui sera un jour prochain le grand vautour qui lui fouillera le sein !

Paroles pompeuses en vérité, mais à la taille de ces demi-dieux dont le front vaincu continue à menacer l’univers ! Hélas !… elles détonnent un peu quand il s’agit d’un pauvre amoureux comme Jacques Cotentin qui ne demande qu’à oublier son génie dans un baiser !… Évidemment la tragédie est moins haute, mais elle est tout aussi humaine… et peut-être bien plus touchante !… Enfin nous donnons notre Jacques Cotentin pour ce qu’il est, à la mesure d’une époque où les héros n’ont pas été bâtis tout d’une pièce dans le granit mythologique…

Ah ! l’impatience de Jacques sur la petite place de Lucéram ! et comme il maudit ce brave curé qui joint à toutes ses vertus l’enthousiasme renseigné d’un antiquaire devant ses beaux retables et ses primitifs sacrés !… Enfin, voici revenus les touristes qui serrent leurs petits guides sur leur cœur avec la conviction attendrissante du devoir accompli ! « En route ! En route ! » Il paraît qu’il fait là-haut un certain temps qui pourrait bien réserver à messieurs les voyageurs des surprises désagréables !…

À partir de Lucéram, l’ascension se faisait plus ardue et les premières neiges commencèrent à apparaître… en même temps qu’un panorama, d’un relief chaotique, étendait son cercle immense jusqu’à l’horizon de la Côte d’Azur entrevue comme un lointain paradis.

Jacques était sûr que Christine avait toujours ignoré ce pays, mais, au cours de ses voyages, Bénédict Masson avait dû passer par là, y rêver peut-être d’une retraite solitaire – ou à deux – qu’il était en train de réaliser…

Une demi-heure avant d’arriver à Peïra-Cava (mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer), l’autocar dut s’arrêter…

La neige, tombée dans la nuit même avec une extrême abondance, encombrait la route pour ne laisser passer aucun véhicule qui ne fût pas un traîneau ou une luge.

Pour les consoler, le chauffeur apprit aux voyageurs que l’événement n’était pas extraordinaire et que les habitants de Peïra-Cava, presque tous les hivers, avaient ainsi l’occasion de rester à peu près isolés du reste des humains pendant une semaine ou deux ; aussi, les hôteliers avaient-ils la précaution de se munir de conserves, ce qui permettait à leur clientèle de ne pas mourir de faim. Cette aventure, pour ceux qui étaient bloqués, était considérée non comme un sujet d’épouvante, mais comme un divertissement nouveau.

Elle était moins drôle, par exemple, pour les touristes qui se trouvaient arrêtés dans leur excursion, obligés de renoncer à leur déjeuner et de rebrousser chemin vers Lucéram… car, très rares étaient ceux qui se décidaient à continuer leur route dans la neige, sans être équipés pour une telle expédition.

Jacques, cependant, n’hésita pas… N’ayant pour tout soutien qu’un bâton, il entreprit, quoi qu’on pût lui dire, le voyage au bout duquel il arriva, exténué et mourant de faim. Il avait mis trois heures pour faire une lieue.

Dans quel état se présenta-t-il à l’hôtel des Fiers-Sommets, où il avait lu qu’étaient descendus M. et Mme de Beigneville !…

Cet hôtel était tenu par trois sœurs, Mlles Élise, Florise et Denise… Elles s’empressèrent autour du voyageur dans le plus louable esprit de charité ; mais Jacques, s’étant installé devant le poêle, dont la bonne chaleur faisait fumer ses vêtements comme des copeaux, ne répondait à toutes leurs questions que par ces mots : M. de Beigneville est-il toujours ici ?…

Elles lui dirent tout de suite que M. et Mme de Beigneville n’avaient fait que passer vingt-quatre heures à l’hôtel des Fiers-Sommets ; mais comme, à la suite de ce renseignement, leur hôte semblait montrer plus d’accablement, elles s’empressèrent de lui apprendre qu’ils n’avaient pas quitté le pays… Bien au contraire, ils avaient loué, à l’orée de la forêt de la Maïrise, sur le chemin de Turini, un petit chalet isolé où ils vivaient là d’une façon assez retirée.

« Ce doit être un nouveau ménage, exprima Mlle Denise, avec une conviction charmante… cela se devine tout de suite ! Ils sont gentils l’un pour l’autre ; ils ne se quittent jamais… Ils passent bras dessus, bras dessous, en se disant des choses à l’oreille ! C’est délicieux de les voir !… Du reste, ils sont très beaux tous les deux ! Ils font l’admiration de tout le monde, ici, bien qu’ils vivent un peu en sauvages !… Je veux dire qu’ils n’admettent personne dans leur intimité… et ils ont bigrement raison !… C’est plaisir de les voir assis l’un à côté de l’autre, l’après-midi, sous un sapin, à Pra-de-la-Cour, la main dans la main, regardant les autres faire du ski ou se luger ! et puis, ils s’en retournent comme ils sont venus !… C’est beau, l’amour !…

– Mademoiselle ! fit d’une voix rauque Jacques Cotentin, qui souffrait le martyre, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous faites complètement erreur ! Je connais ces personnes dont je suis le proche parent. Elles se sont réfugiées ici, loin des importuns, pour se reposer dans la paix des montagnes de grands travaux et de grandes douleurs. Non, ce n’est point un jeune ménage ! Une amitié sainte les lie l’un à l’autre ! Peut-être avez-vous mal compris, mal lu sur votre registre. Il s’agit de M. et de Mlle de Beigneville ! C’est le frère et la sœur, ni plus ni moins !

– Là ! qu’est-ce que nous disions, firent entendre en même temps Mlle Élise et Mlle Florise.

« Nous pensions bien, nous, qu’ils étaient frère et sœur ! expliqua encore Mlle Florise. Cette belle personne avait des soins quasi maternels pour son compagnon. Monsieur, ils ont passé vingt-quatre heures ici. Lui avait une chambre au levant qui regarde Pra-de-la-Cour.

– Et elle, continua Mlle Élise, une chambre au couchant, face au mont Gelas !

– Eh bien, en voilà une histoire ! exprima Mlle Denise en haussant les épaules. C’est toujours comme cela dans le grand monde, et l’on voit que c’est des gens du grand monde !… Et pas des nouveaux riches, vous savez ! Jamais un mot plus haut que l’autre ! Tenez ! ce M. de Beigneville, je n’ai pas entendu un mot sortir de sa bouche !

– Il est muet ! prononça Jacques Cotentin.

– Ah ! le pauvre monsieur ! nous comprenons maintenant pourquoi sa sœur ne le quitte pas ! Es-tu convaincue, maintenant ? demandèrent Mlles Élise et Florise à Mlle Denise.

– Il le faut bien ! leur accorda avec une moue souriante Mlle Denise. Il le faut bien, puisque monsieur, qui les connaît, m’affirme que j’ai tort !… N’importe ! Permettez-moi de le regretter… parce que c’était bien joli !…

– Il faut pardonner à notre sœur, firent Mlles Florise et Élise, elle est un peu romanesque !…

– Tenez ! s’écria Mlle Denise, les voici qui passent !… Dites-moi s’ils n’ont pas l’air de deux amoureux !… »

Jacques, à qui l’on venait de servir un bouillon chaud et qui déjà y trempait ses lèvres, posa là son bol et courut à la vitre, contre laquelle il appuya son front… C’étaient bien eux !… et c’était vrai, hélas ! qu’ils avaient bien l’air de ce que disait Mlle Denise…

Ils étaient habillés tous deux de tricots de laine blanche… Les cheveux dorés de Christine, sous sa toque trop petite pour les contenir, lui faisaient une auréole joyeuse… Lui passait grave et beau, son visage de mystère à demi enfermé dans le cadre hermétique du passe-montagne… Elle lui serrait tendrement le bras et ils croisaient leurs regards qui se disaient tant de choses, à défaut de leurs lèvres muettes…

Mlle Denise était restée en extase ; Mlles Florise et Élise proposaient déjà au voyageur de faire prévenir le couple !

« Non ! non ! ne les dérangez pas ! » fit Jacques brusquement en se retournant.

Et il était si pâle !… si pâle !…

« Oh ! monsieur, vous allez vous trouver mal ! » s’écria Mlle Denise.

Jacques était retombé sur sa chaise.

« Ce n’est rien, c’est la fatigue !… »

Il but son bouillon lentement… Et en buvant, à petites gorgées, il avait un sourire plein d’amertume…

« Si je disais à Mlle Denise, pensait-il, que cette jeune personne ne tient si solidement ce jeune homme que dans la crainte de le voir tomber, événement qui donnerait lieu à une scène ridicule, peut-être serait-elle moins enthousiaste du spectacle auquel elle vient d’assister !… Le beau Gabriel n’a pas encore appris à se ramasser tout seul ! »

Très, très lamentable chose que l’amour ! Le génie de Jacques se réjouissait de n’avoir mis au monde qu’un être imparfait et en arrivait à se railler de sa propre impuissance, parce qu’il avait vu Christine sourire à un enfant sublime !…

Hélas ! hélas ! c’était encore Mlle Denise qui avait raison !… Christine pouvait tenir le bras de M. de Beigneville solidement, elle ne l’en tenait pas moins tendrement…

Et Jacques le savait si bien que c’est sans allégresse qu’il prit, quelques instants plus tard, en dépit de sa fatigue immense et d’un moral accablé, le chemin suivi par « l’heureux couple », chemin qu’achevait de débarrasser une équipe de chasseurs alpins et au bout duquel il trouva le petit chalet à l’orée de la forêt de la Maïrise…

« Bénédict ou Gabriel, il lui faut toujours un refuge au fond des solitudes !… et avec des femmes !… » songeait le prosecteur. Et l’amoureux ajouta : « Oui… mais aujourd’hui celle-ci ne le fuit pas !… »

Jacques allait tourner le coin de la petite maison de bois quand il entendit la voix de Christine et s’arrêta net…

Elle parlait à Gabriel…

Jacques ne les voyait encore ni l’un ni l’autre, mais tous deux devaient se tenir à une fenêtre d’où ils découvraient le cirque prodigieux des Alpes éclairées par les jeux du soleil couchant.

Pendant plusieurs heures, les cimes étaient restées enveloppées de brouillards opaques où on les devinait à peine, dans un chaos gris et humide, puis, tout à coup, comme par une sorte de fiat lux, occasionné par un de ces brusques coups de vent qui sont si fréquents dans les Alpes, le rideau des nuages avait été soulevé, déchiré, et toute l’ordonnance des montagnes, vallées, plateaux, apparaissait comme toute frémissante de la primitive fournaise…

La voix s’était tue…

Peu à peu les cendres violettes du soir vinrent apaiser cette flamme… et la lune apparut sur son char d’argent.

La voix de Christine s’éleva à nouveau.

« Comme c’est beau ! comme c’est beau ! Oui, tu as raison, mon chéri, tout est beau maintenant !… »

Elle le tutoyait… elle lui prodiguait les plus doux noms… et l’autre trouvait que tout était beau maintenant !…

Elle attestait aussi, cette phrase, que les deux jeunes gens communiquaient, malgré le mutisme de la poupée, avec une facilité qui avait été prévue !… Car Jacques n’avait rien oublié, autant que possible… N’avait-il pas fait apprendre à Christine le langage des sourds-muets, pour qu’elle l’enseignât à son tour à la poupée, ce qui, avec le truchement des petits papiers, devrait permettre une conversation de plus en plus rapide entre l’automate et ses créateurs ?…

Maintenant, la poupée ne devait plus avoir besoin de petits papiers !…

Pourquoi s’écrire : quand il suffit, pour se comprendre, d’un signe ou d’un regard ?…

La voix qui ne lui avait jamais parlé ainsi à lui, Jacques, continuait de dérouler sa mélodie…

« Rien ne saurait être plus beau que ce qui se passe dans ces minutes sacrées, mon Gabriel !… Quelquefois ton regard me fixe avec une tristesse soudaine qui est un sacrilège… Ne m’as-tu pas dit cent fois que, avant ce miracle béni, la vie avait été pour toi le pire des maux… et que tu goûtais maintenant la joie pure des dieux ?… Tes chants de poète ne sont plus que des chants de triomphe… Au matin, quand tu me les apportes, au sortir de la nuit sainte, je les apprends et les grave dans mon cœur !…

« Ne sois pas triste, ne sois pas triste, ô Gabriel !…

« Écoute le chant de ta dernière nuit :

« Qu’importe que dans les mondes qui parcourent des cycles trop petits pour que s’y arrête notre pensée – qu’importe que, dans les mondes qui ne possèdent qu’un unique soleil, les sables du temps s’assombrissent tandis que les mondes s’écroulent ?… mon resplendissement t’appartient !…

« Ô Christine, t’écries-tu, laisse ta demeure cristalline ! porte les secrets de ma pensée à travers le ciel supérieur !… divulgue ton message aux orbes orgueilleux et ne crains pas que les étoiles ne tremblent devant le crime de l’homme !… Ton enfant est pur qui est sorti de ses mains !… Et ses mains sont vierges du sang du sacrifice ! »

Un silence… un silence terrible où sonne furieusement aux oreilles de Jacques étourdi l’écho de ces trois mots d’une humilité dominatrice : « Mon resplendissement t’appartient. »

Après cet envol qui trouait les plus lointains confins de l’espace, le dialogue, ou plutôt le monologue à deux, retomba doucement au niveau de la conversation, mais encore quelle conversation !…

« Tes souffrances, mon Gabriel, et la mort t’ont fait une âme unique ! Tu es le seul être dont une femme puisse approcher avec la confiance, le respect et l’amour infini qu’elle doit à son Dieu !…

« Si mon Gabriel est triste il me verra triste, parce qu’il sera au-dessous de son destin !…

« Nous avons retenu ton âme libérée de son corps !… Tu nous dois ta joie !… Qui pourrait assigner une borne aux facultés de l’âme lorsqu’elle n’est altérée par aucune pensée terrestre, souillée par aucun limon humain ?… Si tu n’étais pas ce que tu es, je ne te dirais pas : « Je t’adore !… »

Jacques se retint au mur pour ne point chavirer…

Et puis, comme il entendait que l’on refermait une fenêtre, il eut encore la force de faire quelques pas en chancelant… Christine, qui tirait les rideaux, l’aperçut… Elle lui fit un signe qui le cloua sur place… Quelques minutes plus tard, elle le rejoignait…

Elle lui dit, haletante :

« Va-t’en !… Va-t’en !… qu’il ne te voie pas !… Tu es descendu à l’hôtel des trois sœurs ?… J’irai te voir ce soir !

– Oh ! fit Jacques, je ne veux pas vous gêner !… »

Et il reprit, lamentablement, le chemin de Peïra-Cava, comme un pauvre Jacques qu’il était…

XVII Oh ! j’ai froid, d’un froid de glace !

XVII
 
Oh ! j’ai froid, d’un froid de glace !

 

Oh ! j’ai froid, d’un froid de glace !

Et je brûle à toute place !…

Sous la glace et dans le feu

Tu retrouveras ton dieu !

(VERLAINE.)

En rentrant à l’hôtel, Jacques faisait pitié… Cependant, il repoussait tous les soins…

Dans leur discrétion, les trois sœurs n’insistèrent point. Tout de même, la servante du premier étage, la bonne Catherine, sur les indications de ces demoiselles, bourra le poêle de sa chambre de bûches bien sèches et glissa une brique chaude dans ses draps. En même temps, on apporta au voyageur un grog bien chaud. Mais il laissa tout refroidir, le poêle, la brique et le grog…

Si bien que, deux heures plus tard, enveloppé dans une méchante couverture, au fond du fauteuil où il avait laissé crouler sa misère, il était grelottant, crachotant, toussotant, cependant qu’il sentait les premières ondes de la fièvre parcourir son corps sans défense…

Sur ces entrefaites, on vint lui annoncer la visite de Mlle de Beigneville.

Il la regarda entrer dans sa chambre d’un œil morne.

« Oh ! mon pauvre Jacques ! gémit-elle tout de suite, mais il faut te soigner !… Qu’est-ce que tu as ?

– Tu me le demandes ? fit-il. Rien de bien grave, va ! J’ai froid au cœur ! »

Et il se mit à éternuer.

« Oui ! eh bien, tu vas te coucher, et tu vas te laisser soigner. Ta respiration est déjà embarrassée. Catherine et moi, nous allons te mettre des ventouses. »

Le malheureux fit entendre un rire déchirant.

« Et Gabriel ? Est-ce que tu lui mets des ventouses, à Gabriel ?

– Mais non, mon ami, il se porte très bien, répondit Christine avec une candeur un peu étonnée. As-tu donc oublié qu’il ne craint ni le chaud, ni le froid ?

– Non ! non ! certes. Je ne l’ai pas oublié. Heureux Gabriel ! Pas de rhume de cerveau. Pas de coryza ! dirait M. Birouste, en le déplorant, du reste. Avec Gabriel, le commerce des herbes fait faillite. Pas de fumigations, et quant à la vaseline mentholée pour les fosses nasales…

– Jacques ! si c’est pour me donner le spectacle de ta glaciale ironie…

– Glaciale est le mot, ma chère Christine. Je suis ironique parce que je suis glacé ! Pardonne-moi cet accès de mauvaise humeur…

– Indigne d’un homme comme toi !

– Indigne d’un homme comme moi ?…

– Qu’as-tu fait de ton esprit supérieur ?

– Puisque tu me le demandes, je te répondrai que je n’en sais plus rien !… J’ai dû le laisser en route… quelque part, dans les neiges !…

– Au fond, vous êtes bien tous les mêmes, les hommes !… Vous êtes très forts ! vous vous sentez des muscles à escalader le ciel ; mais, au moindre bobo, patatras ! Et vous ne voulez pas que l’on vous soigne !… Vous êtes tous aussi insupportables les uns que les autres !…

– Serait-ce pour Gabriel que tu dis ça ? reprit Jacques en tisonnant son feu.

– Pourquoi pas ?… Vous avez une pudeur stupide !… Vous oubliez que nous sommes des sœurs de charité !… En ce qui concerne Gabriel, par exemple, quand le moment a été venu de le soigner, il n’a jamais voulu que je m’en mêle !… J’ai dû tout lui expliquer, et il s’est soigné tout seul !… Il ne veut pas me confier ses petites clefs !… et, comme il dit, il fait son ménage lui-même !

– Le principal, reprit Jacques d’une voix de plus en plus encombrée par une toux irritante et irritée, le principal est que vous ayez fini par vous entendre !…

– Comme tu me dis cela !… exprima Christine en fronçant légèrement ses beaux sourcils… Me le reprocherais-tu, par hasard ?…

– Que non pas !… mais tout en m’en réjouissant, j’aurais peut-être le droit de m’en étonner !… Je suis passé par Corbillères, Christine, j’en ai rapporté tes petits papiers, enfin j’y ai relevé les traces d’un drame qui m’avait fait craindre pour ta vie !… Quelle surprise et quelle joie pour moi de vous avoir vus passer ici, la main dans la main !…

– Tu vas tout comprendre d’un mot, mon Jacques !… C’est toi qui avais raison : Bénédict Masson était innocent !

– C’est Gabriel qui t’en a convaincue ?

– Oui…

– Il t’en a convaincue sous peine de mort ?

– Peut-être bien !… Je crois, en effet, que, s’il n’était pas arrivé à me convaincre de cela, nous ne serions plus dans ce monde, ni moi, ni lui !… Il m’entraînait dans une catastrophe d’où tu ne l’aurais pas, cette fois, ressuscité !…

– Et que t’a-t-il dit pour te convaincre de cela ?

– Jacques, tu te rappelles que, lorsque nous travaillions au « grand œuvre » et que tu t’occupais des yeux, tu me disais : « Il verra, mais je ne crois pas qu’il pleure jamais… »

« Eh bien ! il a pleuré !…

« Ah ! quand j’ai vu couler ces larmes sur la cire de son visage, il m’a semblé que son âme que nous avions enfermée dans une boîte, en sortait pour me dire : « Christine ! voici ton œuvre vivante, non plus le geste d’un automate, mais ma douleur que tu as voulue éternelle !… Es-tu satisfaite ? »

« Alors, j’ai essuyé ses larmes, mais elles n’ont cessé de couler que lorsque je lui ai dit : « Cesse de pleurer, Gabriel, car je crois à ton innocence ! »

– Ah ! ah ! vous vous tutoyez !…

– C’est tout ce que tu trouves à me dire ! Cependant le sujet est grave…

– Si grave, Christine, non seulement pour lui, mais pour nous tous, que je n’ai pas hésité ce soir à venir troubler…

– Quoi ?…

– Rien !… Parlons de l’innocence de Bénédict Masson !… Pendant ce temps-là, j’essayerai d’oublier Gabriel !…

– Jacques ! Jacques !… Tu as de mauvaises pensées !…

– Je suis un homme !…

– Mais Gabriel n’est pas un homme !…

– C’est pire !

– N’est-ce pas toi qui l’as voulu ainsi ?

– Parlons de son innocence, te dis-je… de son innocence en tant qu’homme !… Alors tu l’as vu pleurer et tu as eu la foi !

– Oui ! la foi ! Il n’y a pas d’autre mot !…

– Et cela lui a suffi, ta foi ?…

– Si bien qu’il a consenti alors à s’expliquer… Tant que je n’ai pas cru en lui, tant que je me suis imaginé que j’étais la proie d’un monstre, il s’est conduit comme un monstre m’emportant dans sa rage et dans son tourbillon ; mais quand il m’a vue attendrie par ses larmes, il m’a humblement soumis le détail de sa misère avec une confiance d’enfant !…

« Il s’est mis à genoux pour me tendre ses héroïques, hallucinants, pitoyables griffonnages où son innocence criait… et s’expliquait !… Et, mon Dieu, c’était si simple !… si simple !…

« Tu vas en juger, Jacques… Il est vrai qu’il cachait au fond de sa cave tout le bagage des femmes disparues… mais puisqu’elles l’avaient laissé derrière elles, ce bagage, qu’aurais-tu voulu qu’il en fasse !… qu’aurait-il pu répondre à ceux qui l’eussent interrogé ?… je te le demande !…

– Tu me demandes cela, à moi, qui ai toujours cru à l’innocence de Bénédict Masson !… Les femmes ont, en vérité, une façon de concevoir la logique… Va, Christine ! continue !… tu m’intéresses !… et que dit-il du père Violette ?

– Il dit que le père Violette était peut-être le seul à savoir la vérité, ou tout au moins qu’il l’avait apprise à ses dépens, au moment de sa mort, et c’est de cela qu’il serait mort !

« Gabriel s’imagine que le garde a dû assister à l’attentat dont a été victime la petite Annie ! Violette surveillait Annie fort activement depuis plusieurs jours. Il a dû se trouver là et sans doute intervenir au moment du drame… et l’on a supprimé le père Violette ! »

Il y eut un silence entre les deux jeunes gens, puis Jacques prononça lentement :

« Je m’étais dit déjà tout cela, et non seulement je me l’étais dit, mais je te l’avais dit à toi, Christine, tu ne t’en souviens peut-être pas ?

– Si !…

– Heureuse mémoire !

– Tu me l’avais dit, mais je ne voulais, ou, plutôt, je ne pouvais rien entendre, à cause de l’horrible scène…

– Oui ! oui ! le cadavre d’Annie ! Rappelle-toi encore ce que Bénédict disait au procès, ma chère Christine : « Ce n’est une raison parce que l’on découpe une femme en morceaux pour qu’on l’ait assassinée ! » À moi, cela me semblait l’évidence même !

– Qu’il ne l’eût pas assassinée ?

– Non !… distinguons… l’évidence même que cela n’était pas une preuve que Bénédict Masson eût assassiné la petite Annie !… Vois-tu, Christine, quand on a raison, il faut savoir « distinguer »… Hélas !… ce n’est généralement pas dans leurs raisonnements que les femmes mettent de la distinction… En ce qui me concerne, je ne m’en plains pas !… tant que je ne m’assiérai pas sur les bancs de la cour d’assises !

– Tu es cruel, Jacques !…

– Non ! je prends mes précautions !…

– Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût changer pareillement un homme !… Je te pardonne !… Tu as une méchanceté de malade !…

– J’attends l’histoire du cadavre de la petite Annie !… soupira Jacques avec lassitude ; est-ce qu’il la raconte bien ?…

– Voici ce qu’il me dit : Un jour que Bénédict rentrait chez lui, le courant de l’étang lui amena ce cadavre presque devant sa porte !… Le relieur ignorait alors que le père Violette eût été assassiné ; aussi ne redouta-t-il rien tant que de voir le garde découvrir, lui aussi, le corps d’Annie !… Son ennemi ne rôdait-il point toujours dans les environs ?… Enfin Bénédict était au courant de tous les méchants bruits qui couraient à Corbillères !… Non seulement Annie passerait certainement pour avoir été la victime du Peau-Rouge !… mais encore elle devenait la preuve que celles qui l’avaient précédée chez Bénédict l’avaient été aussi !

« Dans le désordre de son esprit et obéissant au premier instinct de la défense personnelle, il se pencha… saisit le cadavre… et, comme il n’avait que quelques pas à faire pour être chez lui, il l’y jeta, referma la porte et commença à réfléchir !

« Peut-être alors comprit-il que son geste avait été le plus dangereux de tous ; mais, en tout cas, je le considère, moi, comme tout à fait explicable !…

« Maintenant, le plus grand danger était de ressortir le cadavre !… Ne valait-il pas mieux le faire disparaître à domicile ?…

« Mais comment ?

« L’enfouir dans la cour, le jardin ?… Après cette nouvelle disparition, Bénédict Masson pouvait craindre une perquisition, une enquête qui bouleverserait tout chez lui !… Et ainsi fut-il conduit à l’idée du dépeçage nécessaire du pauvre petit corps dont il brûlerait les morceaux dans sa cuisinière !…

« Il descendit le cadavre dans sa cave et, tandis que son poêle ronflait déjà là-haut, il commença son horrible besogne !…

« Il l’achevait comme je me présentai à sa porte !… Tu connais la suite, Jacques !… Bénédict Masson est un martyr !…

– Et Gabriel est un ange !… acquiesça Jacques avec un amer sourire qui fut coupé par un éternuement aussi retentissant que ridicule…

– Jacques, tu n’es pas raisonnable… Laisse-toi soigner, je t’en supplie !… Tu grelottes !…

– Je demande un bonnet de coton !… » réclama Jacques avec un affreux rire de crécelle.

Christine, excédée, haussa les épaules :

« Jacques ! Jacques ! je ne te reconnais plus !… Depuis que j’ai franchi ce seuil, tu ne m’as pas adressé une parole amie… Tu ne m’as pas donné des nouvelles de mon père !… Crois-tu que je n’ai pas eu mes heures douloureuses, moi aussi ?

– Tu t’en souviens ? interrogea Jacques, les yeux en pleurs. Je pleure, expliqua-t-il tout de suite, parce que je suis enrhumé !… Ne confonds pas mes larmes avec celles d’un Gabriel !…

– Tu es odieux !… On dirait que tu m’en veux !… N’est-ce pas moi qui t’ai appelé ?… Ce nom de Beigneville ne t’a-t-il pas mieux renseigné que n’importe quel télégramme que je n’eusse su où t’envoyer ?… et qu’il n’aurait pas laissé partir !

– Ah ! oui ! oui ! tu es bien gardée !… Je me demande même comment tu as pu venir ici ?…

– Oh ! il ne s’en doute pas… il repose… je le lui apprendrai demain avec toutes sortes de précautions…

– Je t’en prie, Christine, surtout ne néglige pas les précautions !… Gabriel est si susceptible !…

– Tu ne te doutes pas de ce qu’il est susceptible !…

– Si ! si !… mais je vais te fournir un excellent argument, dont, je l’espère, il ne pourra être que satisfait. Tout ce que tu viens de me dire au sujet des disparitions de Corbillères peut, au besoin, expliquer l’innocence de Gabriel, mais ne la prouve pas !… Écoute, Christine, je crois bien que la preuve arrive !… Tu n’as qu’à lui dire : « Je savais que, pendant que nous étions dans ce pays, les disparitions, les crimes, les attentats continuaient à Corbillères et même à Paris !… Les journaux étaient pleins des gestes redoutables de la poupée sanglante !… je ne t’en ai pas parlé, Gabriel (tu vois, je n’ai pas oublié que vous vous tutoyez), mais j’ai trouvé le moyen d’avertir Jacques !… Lis les feuilles publiques qu’il vient de nous apporter dans un pays bloqué par les neiges et au risque d’un rhume de cerveau… et espère !… »

Sans relever l’affreuse ironie qui soulignait ce petit discours prononcé d’une voix toujours de plus en plus encombrée par le catarrhe (avec hypersécrétion), Christine s’était jetée sur les journaux et les parcourait d’un œil avide… Quand elle en fut aux dernières indiscrétions signées XXX, elle s’écria :

« Certes, sa joie va être immense !… Tu as raison… Je peux maintenant lui dire que tu es là !… Voilà un prétexte tout trouvé !…

– Remercions-en le Ciel ! reprit Jacques, en se mouchant aussi décemment que possible dans un grand mouchoir que cette excellente Catherine avait emprunté, dans la pitié que lui inspirait ce voyageur imprudent, à son trousseau particulier… Remercions-en le Ciel… car cela m’aurait fait vraiment de la peine de repartir sans lui avoir dit un petit bonjour… Il est donc bien jaloux ?

– Ah ! mon ami, plus que tu ne pourrais te l’imaginer !…

– Eh bien, moi aussi, je suis jaloux ! s’écria Jacques avec un éclat qui détermina une quinte qui faillit le suffoquer.

– Est-il possible ! s’exclama Christine. Tu es jaloux de Gabriel !… Toi, Jacques, la sagesse même, tu es jaloux d’une poupée !…

– C’est comme je te le dis, Christine… Pygmalion aimait sa statue… moi, je la déteste !… Voilà où j’en suis, moi, Jacques, la sagesse même !… Et ne fais pas l’étonnée, Christine ! Le masque de stupéfaction derrière lequel tu te dérobes est le plus haïssable des mensonges !… Une femme soi-disant honnête qui nourrit pour l’étranger qui fréquente la maison des sentiments criminels ne berne pas plus audacieusement son époux que tu ne me trompes !… Tu ne m’as jamais aimé, moi !… Tu n’as jamais aimé que ton rêve !… et quand tu as découvert mon génie, qui se traînait à tes pieds, tu ne l’as relevé que pour qu’il eût la force de donner la vie à l’image insensible caressée par ta pensée !… Maintenant que mon œuvre est achevée, je n’existe pas plus pour toi que l’artisan que l’on met à la porte dès que l’on peut se passer de ses services… Et encore, celui-ci, on l’a payé ! Mais moi… moi… tu m’as laissé tomber, comme disent MM. les étudiants, « avec un bruit sec et métallique » !…

– Jacques ! Jacques ! tu es fou !…

– Tais-toi !… et que ton regard, en me fixant, soit moins clair, si tu as encore quelque pudeur !… Hier, je t’ai entendue prononcer ces mots : « Si tu n’étais pas ce que tu es, disais-tu à Gabriel, je ne te dirais pas : je t’adore ! »

– Malheureux ! Je lui disais : « Je t’adore ! » comme une mère le dit à son enfant… Est-ce que Gabriel n’est pas notre enfant ?…

– Menteuse !… Oui, il est mon enfant, à moi… mais à toi ?… Allons ; Christine ! assez de grimaces !… Est-ce que tu pensais à ton enfant lorsque tes mains d’artiste caressaient l’ébauche de cire d’où devait sortir sa figure de victoire !… Tes mains servaient ton cœur qui roucoulait comme une colombe : « Le voilà celui que j’aurais aimé !… » Et tu t’es tournée vers moi et tu m’as dit : « Souffle sur ce limon !… » Dans mon orgueil insensé, j’ai emprunté l’haleine des dieux et j’ai soufflé… Et il a vécu !… et je suis oublié !…

– Et moi, je regrette que l’enfant de ton génie ne m’ait déchirée !… Que vais-je devenir entre vous deux ?…

– Rassure-toi… J’ai un bon rhume !… le rhume se changera en bronchite !… la bronchite en pneumonie… et il ne sera plus question que de ton bonheur !…

– Chut ! fit soudain Christine. Écoute ! »

Un pas se faisait entendre dans le corridor… un pas au rythme singulier, qu’elle connaissait bien.

« C’est lui ! » gémit-elle.

Le pas de la statue du Commandeur n’apporta pas plus d’effroi à don Juan, à l’heure où tout se paie, que le bruit du pas de Gabriel ne versa d’épouvante au cœur de Christine, dans cette modeste demeure des Alpes où allaient se heurter les éléments de la plus grande tragédie du monde !… Dans son amour forcené de l’Idéal, Christine avait-elle été moins coupable que le prince des libertins ? Plus que le grand cynique, n’avait-elle pas foulé aux pieds les lois divines et humaines ? Si c’est un péché d’aimer la chair, ne l’avait-elle pas trop méprisée ? N’allait-elle pas être broyée entre ces deux pôles du monde qu’elle avait mis en mouvement : le Pur et l’Impur ?

« Oh ! fit-elle, déjà à demi morte, que va-t-il se passer ? »

La porte s’ouvrit. C’était lui…

Il était enveloppé d’une pèlerine de montagne, dont il maintenait les pans croisés devant lui avec un geste digne de la statuaire antique… Son noble front que ne ridait aucun souci, où ne s’imprimait aucune douleur, miroir auguste de la sérénité, dominait cette scène où d’un côté l’inquiétude morale et de l’autre la misère physique de la pauvre vieille humanité tremblaient devant l’apparition du « plus fort que la mort » !

Son regard s’appesantit une seconde – une seconde de pitié – sur ce petit tas de chair dolente qui grelottait et crachotait au fond d’un fauteuil, devant un peu de braise qui achevait de s’éteindre, après avoir donné son dernier effort de chaleur ; puis il se tourna vers Christine, lui prit le bout des doigts dans une de ces attitudes qui rappellent les danseurs du Grand Siècle, au temps de la pavane, ou encore avec cette harmonie céleste que les grands peintres chrétiens ont donnée au geste des archanges quand ceux-ci viennent chercher sur la terre l’élu du Seigneur pour le conduire aux demeures éternelles…

En vérité, en vérité ! quand Gabriel, tenant Christine par la main, sortit de cette chambre, le front tendu vers les astres, on eût pu croire qu’il allait éployer ses ailes…

Il se contenta de refermer la porte…

Et le petit tas de chair dolente, grelottant et crachotant, resta tout seul au fond de son fauteuil.

XVIII Un nouvel article signé XXX

XVIII
 
Un nouvel article signé XXX

 

« Monsieur, fit Catherine en pénétrant le lendemain matin dans la chambre de Jacques, monsieur… voici quelque chose pour vous ! »

Et elle lui remit un gros pli dans lequel il trouva une lettre de Christine et quelques extraits de journaux de la province et de la capitale. La lettre disait :

« Mon cher Jacques, tout s’est passé hier mieux que je n’aurais osé l’espérer. Jaloux de toi, comme il a le droit de l’être, car il sait que nous sommes fiancés, Gabriel s’est conduit avec une noblesse et une grandeur dignes de son essence divine… Tu peux être fier de ton enfant ! Sa pensée, débarrassée, grâce à toi, de tout ce qui fait le malheur et la bassesse de la commune engeance, déliée de la captivité des sens, s’est concentrée dans toute sa gloire, c’est-à-dire dans toute sa générosité… Il aurait pu m’accabler de reproches, me blâmer de mon manque de confiance, m’accuser même de mensonge : que n’ai-je fait pour toi ? Il n’a même plus été question de toi !…

« J’avais emporté les journaux où la terrible aventure de Bénédict Masson semblait si bien se présenter sous une face nouvelle et donnant toute espérance… Il les a parcourus d’un œil calme et satisfait. J’augurais de l’événement le meilleur avenir. Il n’y avait plus qu’à laisser faire aux dieux qui sont, dans la circonstance, MM. les inspecteurs de la Sûreté générale… et bientôt la vérité allait triompher !

« J’entrevoyais déjà le moment où nous n’aurions plus à cacher le miracle et où tu allais enfin recueillir le laurier qui t’est dû… quand ce matin, la route ayant été débloquée par l’ardent travail de nos admirables petits chasseurs alpins, une auto venant de Nice s’est arrêtée devant la porte du bureau de tabac…

« Nous passions justement par là en nous rendant à la chapelle (Gabriel devient très pieux)… Le chauffeur lisait à haute voix un journal de la veille au père Tiphaine, le fabricant de luges, et à Batista, le garçon de l’hôtel, qui sortait du débit… Il était question de la poupée sanglante. Nous écoutâmes et puis nous fûmes à notre tour…

« Je regardais Gabriel… Je ne sais point comment l’éclair de ses yeux ne brûlait pas ces feuilles infâmes ! À la hauteur où tu as placé notre Gabriel, il n’y a plus, décidément, que la vérité qui l’émeut, la vérité et la justice !… Une sainte colère faisait frémir tous les ressorts de la cage où tu as tenté d’enfermer cette âme surhumaine…

« Il s’est tourné vers moi. Son geste commandait : « Partons ! »

« Ah ! comme je le comprenais !… « Partons, cette fois, non pour fuir ! mais pour combattre !… » Il n’a plus affaire à des ombres ! Il connaît maintenant ses ennemis !… Le nouvel article signé XXX avec ce que je lui ai raconté du « trocart » éclaire d’une lueur fulgurante tout le crime !… Le marquis et sa Dourga ! car ce ne peut être que d’elle qu’il s’agit, et leurs amis : voilà le bataillon de maudits qu’il faut anéantir !… et oser accuser notre Gabriel de complicité dans cette horreur !… Oser traiter Bénédict Masson de pourvoyeur de cette bande infâme !…

« Nous succomberons ou nous vaincrons !…

« Ah ! comme il est beau, notre Gabriel, dans cette minute tragique où il défie le monde !… Je cherche dans sa main l’épée flamboyante !… Je la vois !… Prie pour nous, mon bon Jacques ! et soigne-toi bien !… Ta Christine. »

« P.-S. – Je lui ai demandé la permission de t’écrire ce mot. Il y a immédiatement consenti… Je suis entrée dans le bureau de tabac… Tu excuseras mon pauvre papier… Je lui ai demandé aussi s’il n’était point préférable de t’emmener avec nous… mais il t’a vu hier dans un tel état qu’il m’a fait comprendre qu’il ne serait peut-être point charitable de troubler ton repos… Je n’ai pas insisté, connaissant ton cœur et sachant que tu n’eusses pas hésité à sacrifier ta santé pour venir partager nos dangers… À bientôt, mon bon Jacques ! tu entendras parler de nous !… »

L’effet produit par cette lettre sur l’esprit déjà un peu endolori de Jacques Cotentin fut plutôt funeste.

Il y a des moments où l’être, jusqu’alors le mieux équilibré, ne se sent plus d’aplomb dans la vie. Ce balancier invisible qu’est la juste appréciation des événements, des gens et des choses au milieu desquels il se meut, lui faisant tout à coup défaut, il chancelle, étend ses bras vides, ne trouve point où se rattraper, et voilà un homme par terre…

Cette lettre donna à Jacques le vertige. Il y vit une atroce ironie là où Christine ne s’était exprimée qu’avec une cruelle mais inconsciente candeur.

Si Jacques avait conservé cette belle lucidité scientifique que ses maîtres et ses élèves admiraient naguère, il eût été moins étonné de ce qui lui arrivait et surtout de ce qui arrivait à Christine. Elle vivait dans le rayonnement d’un dieu, loin des contingences. Elle aussi devenait pur esprit.

Tant pis pour Jacques qui, après avoir mis au monde ce phénomène de lumière, restait stupéfait dans son limon, regrettant l’œuvre sublime, ramenant tout à son malheur, c’est-à-dire aux petits sentiments ordinaires humains entre deux quintes en faisant avec son nez et sa bouche un bruit ridicule au fond du mouchoir à carreaux de Catherine.

Christine ne faisait que le plaindre, mais ne s’en moquait pas ! C’est en toute sincérité qu’elle lui écrivait : « Soigne-toi bien ! »

Et c’est justement ce « soigne-toi bien » qui parut monstrueux à Jacques Cotentin.

« Ah ! soigne-toi bien ! s’écria-t-il. Tu vas voir comme je vais me soigner !… »

Là-dessus, il se dressa, étendit les bras et, comme nous l’avons fait prévoir, retomba épuisé, incapable d’un mouvement.

Heureusement Catherine entra :

« Enfin, voilà monsieur tranquille ! prononça-t-elle devant cet anéantissement. Je vais pouvoir soigner monsieur à ma manière. Je vois ce que c’est : monsieur a besoin d’être purgé. Je vais lui préparer une bonne tassé de café, mais avec de l’huile de ricin ! »

Et maintenant, nous allons citer les principaux passages de l’article signé XXX, qui donnait à l’affaire de la poupée sanglante (ainsi que l’avait annoncé L’Époque) un renouveau d’épouvante.

« L’émotion, l’inquiétude soulevées dans le monde entier par la résurrection (c’est le cas ou jamais de se servir de ce terme) du procès de Corbillères, disait l’écrivain masqué de L’Époque, ont eu leurs origines autant dans le miracle scientifique qui faisait sortir un condamné à mort du tombeau que dans les événements subséquents qui perpétuaient le crime de Bénédict Masson, si bien que ceux mêmes qui, malgré tant de témoignages, ne croyaient pas à la poupée, ne cachaient pas leur angoisse devant le problème qui s’imposait à tous, d’une innocence possible…

« Aujourd’hui, nous pouvons rassurer tout le monde : Bénédict Masson était bien coupable, mais – et c’est là l’élément nouveau, formidable, que nous avons annoncé et sans lequel le crime (c’est-à-dire tous les forfaits imputés au sauvage de Corbillères) restait inconcevable dans sa liaison et dans ses proportions – mais, affirmons-nous, Bénédict Masson n’était point le seul coupable !…

« Ce monstre n’était peut-être, après tout, que l’instrument d’une bande (écrivons plutôt d’une secte) qui a fait de l’assassinat une sorte de religion !…

« L’enquête personnelle à laquelle nous nous sommes livré, malgré des difficultés et des dangers sans nombre, est maintenant assez avancée pour que nous puissions prendre sur nous de déclarer que, dans les environs mêmes de Corbillères, non loin de la petite maison du sinistre Robinson qui avait été sans doute posté là en sentinelle avancée, une société (parmi les membres de laquelle nous pourrions relever des noms célèbres dans toute l’Europe et hors de l’Europe) avait installé ses sanglantes pénates !

« Que de telles choses soient possibles à notre époque, il faut, pour le comprendre, remonter le cours des âges et diriger nos yeux vers l’Orient, d’où ces chevaliers du crime nous sont venus montés sur leur nef hideuse dont les voiles rouges se gonflaient au souffle du Bacchus indien !…

« Déjà la vieille Europe effrayée avait entendu parler de cette association d’assassins, fraternité immense, répandue sur tous les points de l’Hindoustan ; redoutée des autorités, conforme aux coutumes ; consacrée par la religion et fondée sur des principes philosophiques. Longtemps on n’eut sur elle que des renseignements incomplets et partiels. L’organisation de cette société, vouée à la destruction de l’humanité, a été enfin divulguée vers le milieu du dernier siècle par Sir William Bentinck, gouverneur des possessions anglaises dans l’Inde ; et l’on n’a plus aucun doute sur son existence, sur ses ramifications, sur les profondes racines qu’elle a jetées dans les mœurs du pays. Les preuves sont abondantes, les mobiles qui la dirigent sont connus.

« Depuis le cap Comorin jusqu’aux monts Himalaya, une vaste association couvrant le sol, répandue dans les forêts, habitant les villages, mêlée aux citoyens les plus respectables, soumise à un code de moralité d’ailleurs sévère, parcourant tout le territoire, n’a d’autres moyens d’existence, d’autre gloire, d’autre but avoué, d’autre religion que de tuer.

« Les philosophes occidentaux sont restés bouche béante et les yeux fixés sur ce phénomène : lorsque des faits avérés sont venus l’attester, ils n’ont pu ni le réfuter ni le comprendre. Quelle explication rationnelle donner d’une telle anomalie ? La société repose sur le besoin de la conservation : voici des milliers d’hommes associés pour la destruction.

« Ils tuent sans scrupule, sans remords, d’après un système mieux lié, plus logique, plus complet que nos systèmes métaphysiques. Assurément, ceci est un prodige. Les assassins ou thugs – mot qui signifie : séducteurs – sont non seulement moralistes, mais prêtres, mais artistes ; leurs formules pour étrangler le voyageur sont savantes, leur recherche d’élégance et de grâce dans le procédé même de l’assassinat ferait honneur à l’invention d’un poète. Nul d’entre eux n’oserait employer un nœud coulant grossièrement fabriqué, ou contraire à l’élégance des formes consacrées par la tradition : il y a solennité, poésie, grâce, estime de soi-même, conscience du devoir, dans cette secte infernale qui a fleuri paisiblement sous les Hindous, sous les Mahométans et sous les Anglais.

« Ces démons se croient des anges : ils meurent tranquilles et fiers ; ils dorment en paix ; la justice britannique met-elle la main sur eux, ils se présentent sans crainte et meurent sans honte.

« Ils développent ingénument les principes de leur caste, en soutiennent l’excellence et en rapportent les actes les plus horribles à une nécessité supérieure, divine, dont ils ne sont que les instruments.

« Ils sont les diacres de l’effroyable déesse Devi, la maîtresse de la mort, qui se nomme encore Kâli ou Dourga. Tous les meurtriers la regardent comme leur protectrice, les sacrifices humains lui plaisent seuls. Ils ont commencé par verser le sang devant sa statue, maintenant ils le boivent !

« Autrefois, ils se divisaient en « thugs du Nord » et en « thugs du Midi ». Avec leurs rites spéciaux. Depuis la fin du dernier siècle, une nouvelle secte n’a fait que grandir en puissance et tend de plus en plus à fondre en elle tous les éléments du « thugisme ». C’est celle des « Thugs-Assouras » qui ont compliqué leur rite criminel de toutes les pratiques du vampirisme !

« Les Assouras, pour se conformer aux anciennes coutumes, étranglent encore leurs victimes, mais après avoir vidé leurs veines et s’être repus de tout leur sang.

« Il leur arrive de prolonger le supplice pendant des semaines, des mois et même des années. Ils s’attaquent presque exclusivement aux femmes. Quand leur victime est belle et douée d’une santé robuste, ils ont garde d’en finir avec elle dès la première séance. Certains se mettent à l’aimer, à la chérir, et d’autant plus que beaucoup d’entre eux retrouvent en elle la vie qui les fuit.

« Ainsi cite-t-on quelques-unes de ces malheureuses qui, jusqu’à leur dernier souffle, ont été entourées, entre chaque libation, des soins les plus tendres !…

« Et maintenant, nous devons terminer ce premier article par une déclaration qui nous est des plus pénibles ! Mais il y a des scandales que l’on ne saurait étouffer sans danger pour la morale publique, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de faits aussi monstrueux que ceux qu’il est de notre devoir de dénoncer…

«… Les Assouras ne sont pas tous d’origine indienne… des Européens, établis depuis longtemps en Hindoustan, attirés par le mystère et, disons le mot, par le diabolisme de ces cérémonies farouches, ont pu pénétrer dans le temple et sont devenus, à leur tour, les adorateurs de la prêtresse Kâli, appelée également Dourga…

« Eux aussi, ils ont bu le sang sacré !

« Et quand ils sont revenus en Europe, ils apportaient avec eux des mœurs de vampire !… une soif criminelle à laquelle il ne leur était plus possible de ne pas satisfaire…

« Il y a quelques années, ils avaient formé à Londres une association qui a été subitement dissoute, à la suite d’une indiscrétion redoutable… Eh bien, cette association a été reconstituée en France !…

« Elle y a transféré ses cérémonies, son rituel atroce et aussi ses procédés modernes, dont le trocart qui frappe les victimes à distance n’est pas le seul échantillon !…

« Des noms ?… Le jour est proche où il faudra bien les écrire… Nous espérons que nous n’aurons point à nous faire les instruments de la vindicte publique !… Nous laissons ce geste à ceux à qui il appartient de droit !…

« Mais vous pouvez chercher déjà !…

« Ces noms n’ont point tous une consonance étrangère… Ils sont inscrits – et non pour notre gloire – en marge de l’histoire de France…

« Bénédict Masson le connaissait bien ce nom-là !…

« Cherchez autour de Bénédict Masson !… autour de Corbillères !… Ce marécage n’est pas seulement le refuge des canards sauvages !… Il y a d’autres oiseaux dans les environs !… Cherchez autour de la déesse Dourga !… »

XIX Derniers festins… derniers soupirs…

XIX
 
Derniers festins… derniers soupirs…

 

Derniers festins… derniers soupirs… râle subtil…

Mort épousée aux lampes vertes des tombeaux…

Christine se réveilla encore dans cette petite chambre de Corbillères où elle avait, vécu des heures si tragiques ; mais maintenant qu’elle s’était placée à la hauteur de son destin, elle acceptait les événements avec le front serein de la fatalité.

Elle se faisait aussi belle et aussi impassible que son merveilleux compagnon. Une même force auguste les poussait tous les deux. Ils étaient la justice en marche. Les méchants pouvaient trembler. L’heure du châtiment était proche.

Les dangers qu’il leur restait à courir et dont ils n’avaient, du reste, qu’un faible soupçon, n’étaient propres qu’à leur glorifier l’âme !

Il y avait quelques heures qu’ils étaient arrivés à Corbillères… Où Gabriel aurait-il trouvé un meilleur refuge que dans sa petite maudite maison abandonnée après la seconde enquête, comme elle l’avait été après la première ?…

Nous avons vu que ce n’étaient point les scellés qui le gênaient.

Du reste, il était décidé à faire vite, et au fond, s’il n’était pas allé directement aux Deux-Colombes (suffisamment désignées dans l’article XXX), c’est qu’il hésitait à traîner avec lui dans cette expédition une jeune femme qui avait failli déjà être la victime de Georges-Marie-Vincent et de ses acolytes, et qui se trouvait particulièrement visée par l’horrible association…

Quand il crut que la jeune fille reposait, accablée par les fatigues d’un voyage terriblement précipité, il sortit du pavillon en évitant de faire le moindre bruit ; malheureusement, avertie par le secret instinct qui la liait à Gabriel, Christine ouvrit les yeux et ne se rendormit pas. Elle se leva, poussa la porte qui la séparait de la poupée, désireuse de la contempler une fois de plus dans son repos, comme il lui arrivait souvent, alors qu’elle guettait son réveil et le premier sourire de ses yeux…

Gabriel n’était plus là !…

Elle le chercha dans toute la maison !…

Où donc était-il le temps où, dans cette maison même, elle ne pouvait le voir sans effroi ? Maintenant, elle avait peur parce qu’il n’était point là !… et non point pour elle !… mais pour lui !…

Depuis son premier geste, il n’avait jamais fait un pas sans elle !… Jamais encore, quel que fût le drame, quelle que fût l’idylle, ils ne s’étaient séparés !… Pour qu’il l’eût abandonnée ainsi, quel était son dessein ?… Elle devina sa générosité et en gémit… Elle ouvrit la porte du rez-de-chaussée et lança un appel sourd dans la nuit blanche : « Gabriel ! Gabriel !… »

Et soudain, elle aperçut son ombre qui disparaissait au tournant du sentier conduisant à travers le bois aux Deux-Colombes.

Alors, elle s’élança… Elle atteignit ce bois dont les troncs noirs, dénudés, semblaient avoir été dressés là comme des sentinelles pour l’empêcher de passer.

« Gabriel ! » appela-t-elle une seconde fois.

Un sifflement singulier lui répondit…

Elle se sentit presque aussitôt touchée au cou. Une piqûre douloureuse l’arrêta net dans son essor… Et tout de suite, elle fut comme étourdie par la pensée fatale qu’elle aussi pouvait être victime du jeu terrible dont Paris frissonnait encore…

Éperdue, elle appela encore :

« Gabriel ! Gabriel ! »

Sentant déjà l’alourdissement de son sang dans ses veines, elle fit un effort surhumain pour continuer sa course.

Ainsi elle franchit quelques centaines de mètres et suivit le bois n’ayant pas aperçu Gabriel. Alors elle tomba sur les genoux…

À ses côtés, une grande ombre d’ébène se dressa.

Elle reconnut Sangor qui jetait sur elle son manteau, l’en enveloppait des pieds à la tête et l’emportait dans ses bras comme une enfant… Toute résistance lui était devenue impossible… Elle ne pouvait même plus crier…

Une langueur souveraine et quelque peu enivrante la conduisit aux portes du sommeil…

Quand elle souleva à nouveau ses paupières, une étrange vision faisait mouvoir devant elle des formes tellement précises dans des mouvements si logiques et si réguliers qu’il était impossible de s’arrêter à l’idée d’un songe…

D’abord, tous les sens étaient frappés à la fois par le rythme des danses, la richesse et la singularité des costumes, l’odeur enivrante que répandaient les nuées légères montées des brûle-parfum, par le son bizarre, lointain et lancinant d’une musique aux phrases courtes qui finissait par s’imposer à tous les mouvements du corps comme une servitude…

La pièce, grande comme une salle de temple, n’avait d’autres richesses que ses tapis sur les dalles et sur les murs, mais ils étaient d’une incomparable beauté.

D’où venaient-ils, de Perse, de Chine, ou avaient-ils traversé les siècles pour attester l’œuvre antique de l’Inde au temps de sa plus haute civilisation ? C’étaient des tissus de soie à gros grains serrés, où les tons fauves du fond prenaient l’aspect de l’or ; les rouges avaient encore une intensité éblouissante et chaude comme le sang le plus pur jailli de la veine vermeille… Les riches ornementations à fleurs, arabesques, palmes, rosaces acquéraient une valeur rivale des plus beaux veloutés de laine… D’autres offraient des images symétriques et des ornements comme les Chinois en employaient dans leurs compositions symboliques pour les tapis à prière.

Des lits bas, sortes de cubiculi, où s’entassaient des peaux de bêtes sauvages, dépouilles de la jungle, faisaient le tour de la salle, occupés par les formes allongées et immobiles des invités de cette fête renouvelée des mystères orientaux…

Des torchères éclairaient le spectacle de leurs flammes pâles aux couleurs d’argent…

Les invités et Christine, elle-même étendue comme les autres sur les toisons fauves, étaient vêtus d’une robe de soie noire aux arabesques d’or, mais ses chevilles et ses bras nus étaient chargés d’anneaux au travail précieux, qui lui semblaient si lourds qu’elle n’aurait jamais la force de les soulever…

Soudain, sur un signal frappé sur le gong, les danses cessèrent et les éphèbes de bronze, peu vêtus à la vérité, qui entremêlaient leurs pas nus selon les rythmes millénaires, s’avancèrent en groupes ordonnés vers le fond de la salle, s’allongèrent sur les tapis, puis se dressèrent à nouveau et se retirèrent en silence… Un silence, un grand silence…

Le regard de Christine était allé vers le fond de la salle où s’était prosternée l’adoration des éphèbes.

Des marches s’élevaient là, hautes et presque droites, comme les degrés de l’échelle de Jacob qui s’appuyait au ciel…

Soudain, les torchères ne répandirent plus qu’une sinistre lueur verdâtre… et toutes les figures allongées sur les lits, figures qui jusqu’alors étaient restées immobiles, se dressèrent comme autant de cadavres surgissant du tombeau.

Tous les yeux, gouffres d’ombre, étaient tournés vers le même sommet, dans l’attente de quelque chose qui, d’avance, faisait frémir d’horreur la chair impuissante de Christine.

Et, tout là-haut, la tapisserie où aboutissaient ces marches s’entrouvrit et l’on vit sur le trône d’or et de nuit la déesse de la mort.

Et Christine reconnut Dorga !…

Elle était belle et prodigieusement funeste, lointaine et redoutable comme Proserpine aux enfers !…

Tous les mythes se rejoignirent à l’aurore du monde… Les mystères d’Eleusis, de Delphes, de Thèbes, de Babylone et de l’Inde la plus antique se rencontrent dans la même idée de la vie, qui sort de la mort comme le grain de blé germe au sein de la terre glacée dont il jaillira un jour de joie.

Cycle sacré dont il nous faut saisir tous les termes pour comprendre comment les religions, dans leurs manifestations premières, ont pu, au fond des sanctuaires, offrir aux initiés les spectacles les plus atroces et les plus voluptueux ! On glorifie la vie en sacrifiant à la mort… et voici les supplices ! Et la mort reconnaissante donne la joie et l’amour !…

Ainsi les plus basses passions se parent-elles de poésie et appellent-elles à leur secours les dieux et les déesses propices…

Ainsi Saïb Khan, le fameux médecin indien de l’avenue d’Iéna, le thaumaturge à la mode, Saïb Khan, que Christine reconnut à ses yeux de houri et à sa bouche, fleur sanglante entrouverte dans sa barbe de jais, Saïb Khan s’avança vers Dorga et prononça les premiers vers de l’hymne célèbre qui est chanté tous les ans dans le Temple, devant les autorités anglaises, lors des solennités du Dourga-Pourana :

« Ô déesse noire, grande divinité de Calcutta, tes promesses ne sont jamais vaines ; toi, dont le nom favori est Koun-Kâli, la mangeuse d’hommes ; toi qui bois sans cesse le sang des démons et des mortels… toi qui habites sous terre et qui ensuite reparais à la lumière… Vierge auguste qui nourris les générations, ô Mort, mère féconde qui te nourris de la cendre des univers, nous te supplions de descendre parmi nous et de nous donner la vie qui éloignera de nous la vieillesse !… Viens ! Dourga !… Viens ! nous « t’attendons ! »

Dorga-Dourga se leva et descendit au milieu des flammes vertes, déesse noire aux ongles d’or…

Son beau corps que ne voilait qu’un pagne de perles se détendit avec une langueur harmonieuse comme si vraiment elle sortait d’un long sommeil au fond des enfers et qu’elle fût heureuse de retrouver le mouvement que lui avait ravi le fatal repos…

Elle dansa. Une lueur d’aurore sembla naître sous ses pas !

Et ce n’était plus la déesse de la mort, ce n’était plus Dourga. C’était Vénus, la Vénus ardente aux seins cruels, née des flots limoneux du Gange ! Elle apportait avec elle une lumière de sang, qui fit reculer la flamme verte des torchères, comme aux rives du fleuve sacré s’éteignent devant le jour naissant les lueurs funèbres du bûcher.

Et autour d’elle, les cadavres des initiés reprenaient couleur de vie.

Les yeux de Saïb Khan s’attendrissaient de volupté.

« Il a l’air d’un marchand de nougat », pensait Christine au fond de son demi-coma ; mais le moment était proche où elle ne garderait plus assez de lucidité pour amuser sa trop certaine angoisse avec de telles comparaisons.

La danse de Dorga, qui avait commencé par être lascive, devint bientôt frénétique. Un rythme musical cruellement précipité qui ne laissait plus voir distinctement que la ligne brûlante de son regard hiératisé et le double cercle de ses ongles d’or.

Autour d’elle, toutes les poitrines haletaient et il y eut un lugubre gémissement quand elle s’écroula sur le tapis, les bras en croix, la bouche entrouverte comme si elle venait d’expirer son dernier souffle !

« Dorga est morte !… Elle est retournée aux enfers, la déesse noire aux ongles d’or !… Nous n’avons pas su la retenir parmi nous ! » prononça, comme on chante une litanie, la voix traînante et grave de Saïd Khan.

Les gémissements reprirent de plus belle.

« Que faut-il faire pour la faire renaître ? » demanda encore Saïb Khan.

Et tous répondirent :

« Du sang ! »

Saïb Khan leva les mains et, se tournant encore vers les initiés, il prononça les paroles sacramentelles en dialecte ramasie, qui est l’antique langue des Thugs et que nous pouvons traduire ainsi : « Que les Bôras (Thugs) se séparent des Bîtous (voyageurs) », ce qui signifiait : « Si quelqu’un n’est point des nôtres ou ne partage pas notre avis, qu’il s’en aille ! »

Mais personne ne bougea.

Alors Saïb Khan dit :

« Que l’on apporte la coupe et le couteau ! »

Et Sangor apporta la coupe et le couteau.

La coupe était en or et supportait le couteau qui était aigu comme une lancette, mais dont le manche lourd était surchargé de pierreries…

« Où est le sang ? demanda Saïb Khan.

– Le voici ! » répondit une voix qui ne s’était pas encore fait entendre, mais qui fit se retourner brusquement, malgré sa faiblesse et son étourdissement, Christine au comble de l’épouvante.

Elle avait reconnu la voix du marquis de Coulteray ! C’était bien lui… C’était bien Georges-Marie-Vincent !

Depuis le commencement de la cérémonie, il était là, allongé à son côté, derrière elle, attendant le moment de prononcer la parole fatale qui allait faire de Christine sa nouvelle victime et sa nouvelle épouse !

« Je donne à Dourga, dit-il, le sang de ma nouvelle épouse ! »

Et tous lui répondirent :

« Hyménée ! Hyménée ! »

Et Saïb Khan s’approcha avec Sangor, qui portait la coupe et le couteau.

Christine fit entendre un rauque sanglot, tendit tout son être dans un désir éperdu de fuir le supplice qui se préparait. Mais Georges-Marie-Vincent la renversa sur son bras et elle ne put offrir aucune résistance au sacrificateur qui lui incisait la gorge…

Le sang coula dans la coupe… et peu à peu Christine, avec ses forces et sa vie, sentit que s’en allait toute son horreur…

Elle n’avait plus même la force de l’épouvante. Elle n’eut point celle du dégoût.

Elle regarda dans un doux anéantissement cette coupe pleine de son sang que Saïb Khan portait aux lèvres de Dourga, laquelle ouvrit les yeux et lui sourit de sa bouche affreusement écarlate en prononçant des paroles que Christine ne pouvait comprendre.

Elle vit tous les autres initiés boire tour à tour à la même coupe.

Elle assista (hébétée et lointaine… oh ! combien lointaine !) à la cérémonie de Dourga ressuscitée et dansant, sans s’épuiser cette fois, la danse de la Vie et de l’Amour, en ne la quittant pas des yeux.

Enfin Dourga remonta, toujours dansant comme transportée dans un vol de victoire jusqu’à son trône noir et or… où elle s’assit dans une immobilité subitement retrouvée de déesse.

Elle allait disparaître, comme elle était apparue, quand Saïb Khan fit un geste.

Les musiques cessèrent, et dans l’air lourd de parfums et de sang, ces paroles montèrent :

« Dourga !… Tu n’es point seulement la déesse de la vie et de la mort… Tu es encore la grande distributrice… Ta main droite est pleine de bienfaits, ta gauche pleine de châtiments !… Voilà pourquoi il est juste que l’on t’offre le sang vierge et qu’on te sacrifie l’Impie !… Sache que c’est la dernière fois que nous t’appelons ici !… Nous ignorons encore où les Assouras donneront leur prochain festin !… C’est la folie indiscrète du plus humble de nos serviteurs qui nous chasse de ce temple et commande notre exode !… L’ingénuité stupide et les jeux dangereux d’un pauvre petit animal ont répandu l’émoi dans la Cité et soulevé contre tes serviteurs l’indignation des ignorants… Ce petit animal, nous te l’offrons !… Que la fumée de son sang te soit agréable ! Nous implorons ton pardon !… »

Là-dessus, on vit apparaître à nouveau le géant Sangor qui retenait par la tignasse le nain Sing-Sing, lequel poussait des cris de ouistiti…

Sing-Sing ne cria pas longtemps ; au-dessus d’une bassine d’or, Sangor le souleva, toujours par les cheveux…

Sing-Sing gigotait de la façon la plus comique… mais personne ne riait…

Saïb Khan prononça encore la phrase sacramentelle : « Le gage est-il bon ? » Et tous répondirent comme il convient à un Thug qui donne le signal de l’exécution : « Boujna kee Pawn Dee » « Livrez le gage du fils de ma sœur », paroles bien honorables pour un Sing-Sing !…

Aussitôt Sangor poignarda Sing-Sing, en moins de temps qu’il faut pour l’écrire, ce qui était de toute nécessité pour prévenir toute résurrection, du moment qu’on ne pouvait lui faire l’honneur de lui couper la tête… (réservé aux vampires nobles)…

Pendant cette fin de cérémonie atroce, le marquis, bon enfant, avait conseillé à Christine de ne point regarder… mais elle préféra voir la mort de Sing-Sing plutôt que d’assister au spectacle de cette face qui se penchait sur sa blessure à peine refermée, comme elle l’avait vue se pencher un jour sur le pauvre corps épuisé de Bessie, et lui donner le baiser qui tue…

N’aurait-elle point mieux fait, cependant, de fermer les yeux !… Mais elle n’avait plus la force de fermer les yeux !… Quand on est aux portes de la mort, ne faut-il pas le secours des vivants pour vous clore les paupières ?…

C’est une aide que lui eût refusée le marquis, qui puisait une joie surhumaine dans ce regard d’agonisante, tandis qu’il lui murmurait :

« Comme je t’aime, Christine !… Comme je t’ai toujours aimée !… »

XX Une séance mémorable à l’Institut

XX
 
Une séance mémorable à l’Institut

 

Le dernier article signé XXX, en élargissant le scandale jusqu’aux limites du possible et même de l’impossible (pour certains esprits), avec la poupée sanglante, avait déterminé dans la capitale un mouvement dans lequel se trouvaient entraînés tous les rouages de l’État. Ce n’était pas seulement avec l’émotion de la rue qu’il fallait compter, mais avec celle de « tous les grands corps constitués », pour parler le langage solennel un peu désuet, mais si évocateur quelquefois de la haute administration.

Le ministère de l’Intérieur (présidence du Conseil) reprochait avec une acrimonie menaçante à la direction de la Sûreté générale des « indiscrétions de presse » qui entretenaient une fièvre malsaine dans les réunions publiques, dans les syndicats et même dans les associations les plus fermées à la politique, car l’affaire de la poupée sanglante était devenue, ni plus ni moins, une affaire politique avec laquelle on essayait de berner les foules et sous laquelle se cachait peut-être un effroyable déni de justice.

Au sein des familles jusqu’alors les plus unies et les plus paisibles – et les mieux « élevées » – on se jetait à la tête, à propos de tout et de rien, cette phénoménale poupée, on se traitait couramment d’imbécile… Enfin, parmi ceux qui admettaient son existence, les uns étaient pour son innocence, les autres pour sa culpabilité ou tout au moins pour sa complicité.

Voici pour l’« intérieur »… Pour l’« extérieur », c’est bien autre chose ! Le ministre des Affaires étrangères qualifiait brutalement, lui, ces indiscrétions de criminelles !

Le dernier article de L’Époque pouvait nous mener loin avec son évocation des mœurs de l’Inde ; sans compter qu’on y trouvait suffisamment de précisions pour mettre en émoi toute la haute aristocratie anglaise, qui n’admettait jamais que même dans le cas où l’un ou plusieurs de ses membres fussent coupables – ce qui restait à démontrer – la réputation du parti conservateur s’en trouvât compromise !

Se mettre à dos le parti conservateur ! – en deçà et au-delà de la Manche – dans un moment où l’on avait besoin de la bonne volonté de tous pour résoudre certains problèmes internationaux d’où dépendait l’équilibre de l’Europe, c’était insensé !

Cela méritait le cabanon ou le poteau ! ou tout au moins la destitution… À bon entendeur salut, M. Bessières !

Si l’on n’était pas content, à la place Beauvau ni au quai d’Orsay, que dirions-nous de ce qui se passait place Vendôme, au ministère de la Justice, et boulevard du Palais ? Il y avait beau temps que l’ex-substitut du procureur de la République, devenu avocat général à la cour de Paris, M. Gassier, avait rejeté toute l’affaire de la poupée sur M. Bessières ! On ne le lui envoyait pas dire à celui-ci. Tant pis pour le chef de la Sûreté générale, qui avait été assez malavisé pour ordonner une enquête sérieuse – dans toutes les formes – sur un événement aussi invraisemblable ! M. Gassier ne niait pas lui avoir envoyé Lavieuville !… Mais il avait expédié cet innocent marguillier dans la mesure où l’on se débarrasse d’un fou. Et M. Bessières l’avait pris au sérieux ! Et il avait pris également au sérieux Mlle Barescat et M. Birouste !

Le revirement de M. Gassier s’était fait dans des conditions qu’il n’est peut-être pas inutile de préciser, car elles nous font voir sous un aspect nouveau et tout de même bien inquiétant la question judiciaire posée par l’aventure de la poupée…

Certains journaux ayant déclaré que l’on serait dans la nécessité de juger à nouveau Bénédict Masson, suivant une procédure qui n’avait été, bien certainement, prévue par aucune loi ni par aucune jurisprudence, la Gazette judiciaire s’éleva aussitôt avec violence contre une pareille prétention !

D’abord, pour la révision du procès, il eût fallu un fait nouveau !… et la sévère Gazette déclarait ne pas l’avoir trouvé dans la nouvelle enquête !

À quoi les adversaires de la Gazette répondaient : « Que vous faut-il donc comme fait nouveau ?… Que peut-il y avoir de plus nouveau dans un procès qu’un innocent condamné à mort et exécuté et revenant plaider son affaire lui-même devant la cour ? »

« Et s’il est coupable ! se récriait l’impétueuse Gazette, que peut-il y avoir, en effet, de plus nouveau que ce guillotiné se représentant devant les magistrats qui se voient dans la nécessité de le faire guillotiner à nouveau ?… Eh bien, cela, mes chers confrères, c’est trop nouveau ! »

C’était en effet tellement nouveau que ceux qui croyaient à la poupée, comme Gassier, reculèrent épouvantés !…

Qu’un événement pareil se produisît, il y aurait une telle révolution dans les mœurs judiciaires, que la société en tremblerait sur sa base !…

… D’abord, c’était la peine de mort devenue impossible, puisque inopérante, comme on dit au Palais, et le triomphe assuré des partisans de sa suppression, sans compter la joie insupportable de messieurs les assassins !…

Conclusion… Ou la poupée existait ou elle n’existait pas !… Si elle n’existait pas, il ne fallait pas l’inventer (réfléchis bien à ceci, ô Jacques Cotentin !) et si elle existait, eh bien… il fallait la supprimer !… l’anéantir, sans autre forme de procès, vous m’avez compris ?… Ceux qui n’ont pas compris cela ne seront jamais des hommes d’État ! je vous le dis entre les deux yeux, monsieur Bessières ! (extrait d’un bref dialogue entre M. le directeur de la Sûreté générale et le chef de cabinet particulier du ministre).

Sur quoi, M. Bessières, mélancolique, rentrait chez lui en se disant : « Avant de la supprimer, il faudrait l’arrêter !… mais dans le cas où je l’arrêterais, je ne la supprimerais pas !… Ils m’ont tellement causé d’ennuis avec leur poupée que je leur en ferais cadeau tout de suite ! »

Cette façon de concevoir son rôle dans cette histoire n’était point dénuée chez M. Bessières d’un certain machiavélisme.

Hélas ! cela ne devait point lui porter bonheur !…

Et nous allons tout de suite voir comment…

Ce jour-là, il y avait à l’Institut une grande séance à propos de la poupée !… son existence allait y être discutée ou plutôt sa possibilité d’existence !… Nous avons relaté plus haut les perturbations apportées par la poupée dans les domaines administratif et judiciaire, mais qu’étaient-elles en vérité à côté de la rumeur soulevée sur le terrain scientifique !

Une double tempête venue de deux points opposés de l’horizon, l’une par le professeur Thuillier, l’autre par le doyen de l’école, le professeur Ditte, avait fini par se rencontrer dans une tornade effarante qui venait de pénétrer sous les voûtes de l’Institut et y exerçait des ravages à faire sauter les toits !

Ce fut une séance mémorable qui s’ouvrit par la communication extrêmement modérée dans sa forme et dans ses tendances de M. le président Tirardel.

Certains rentrèrent chez eux sans faux col ! c’est tout dire !…

Cependant M. Tirardel n’avait rien fait pour exciter les esprits :

« Messieurs ! il nous appartient de calmer l’opinion publique déchaînée par cette nouvelle invraisemblable qu’un de nos sujets les plus notables de l’école, M. Jacques Cotentin (que l’on n’a pas revu depuis), aurait inventé une mécanique dans laquelle il aurait mis le cerveau d’un assassin !… Et cette mécanique lâchée sur le monde continuerait d’assassiner !… Ce qui n’est, naturellement, rassurant pour personne ! Eh bien ! nous sommes des savants ! À nous de dire si, oui ou non, un tel phénomène est possible !… Quelle que soit l’invraisemblable d’une pareille proposition, je vous supplie, mes chers confrères, de discuter la chose sérieusement. Après, nous voterons !… »

Il n’y avait là rien de bien méchant pour personne ; cependant un admirateur forcené du professeur Thuillier, bien qu’il eût promis de conserver tout son sang-froid, ne put supporter le ton de légère ironie sur lequel ces choses furent dites, et il s’écria :

« Vous êtes une vieille baderne !… »

Consternation générale, puis tapage effrayant. Tous debout :

« Où sommes-nous ? demande, tout pâle, le président Tirardel.

– En France ! lui réplique-t-on, et ce sont les soi-disant savants comme vous qui font fuir en Amérique les Carrel et autres génies !… »

Tonnerre d’applaudissements ! injures !…

« Des génies ! dites : des dentistes !…

– Il y a des dentistes de génie ! »

Il s’assied, satisfait, au milieu d’une nouvelle tempête.

M. le doyen Ditte se lève !

« Messieurs, n’oublions pas que le monde nous regarde !

– Je vous rappelle à la question », supplie le président Tirardel en s’affalant dans son auguste barbe qui le fait ressembler si avantageusement au chancelier d’Aguesseau. Mais aujourd’hui on n’a plus le respect de rien ! La science elle-même, par ses révélations inattendues, se moque des savants !… pense-t-il. L’anarchie partout !… Ce qui était vrai au temps de sa jeunesse devient une ânerie au temps de sa barbe blanche !

M. le président Tirardel murmure héroïquement :

« J’ai trop vécu ! »

Cependant il fait fermer une fenêtre d’où lui vient un courant d’air. Il admire, d’une paupière lourde, M. le doyen Ditte qui déchiquette d’une dent rageuse la communication à la presse du professeur Thuillier…

Les interruptions des « jeunes » – les jeunes de l’Institut ! – ne l’émeuvent pas ! Si M. le professeur Tirardel doute désormais de tout – depuis qu’on l’a traité de vieille baderne – M. le doyen, lui, est resté ferme dans sa foi. Il connaît les limites du progrès ! Il les a apprises dans les livres qui ont formé l’esprit de sa génération, livres pleins d’apophtegmes sauveurs grâce auxquels on n’a pas à craindre le libre jeu de l’imagination. L’hypothèse y a ses règles qu’elle ne saurait franchir sans tomber dans la farce.

M. Ditte n’a pas prononcé : « Monsieur le professeur Thuillier est un farceur ! » mais tout le monde a compris…

Il s’assied, satisfait, au milieu d’une nouvelle tempête.

M. Thuillier, qui ne fait pas partie de l’Institut, ne peut pas lui répondre, mais M. le professeur Hase, qui fait partie de la phalange (ainsi appelle-t-on les amis du professeur Thuillier), se lève et parvient à dominer le tumulte.

« J’admire, fait-il, la sincérité méprisante avec laquelle M. le doyen nous parle du système nerveux que M. Jacques Cotentin aurait donné à sa poupée et qui, par le truchement du sérum Rockefeller, de l’électricité et du radium, la ferait agir… Prenons la chose d’un peu haut, puisque, paraît-il, nous sommes des savants, c’est-à-dire des êtres capables d’aborder des questions d’ordre général. Constatons d’abord humblement qu’en ce qui concerne les phénomènes nerveux, nous sommes très peu avancés.

« Lorsque, il y a un quart de siècle, le docteur Ramon y Cajal publia ses observations histologiques sur les fibres nerveuses, notre président d’honneur, le docteur Branly, qui n’est pas seulement le savant illustre de la découverte de la télégraphie sans fil, mais qui est encore un médecin des maladies nerveuses d’une rare sagacité, signala, dans une note parue le 27 décembre 1897 dans les comptes rendus de notre académie, les similitudes de propagation de l’onde nerveuse et de l’onde électrique, et les analogies de structure et de fonctionnement que présentent les conducteurs discontinus, tels que le tube à limaille, avec les neurones et les terminaisons des fibres nerveuses…

« De tels rapprochements donnent à réfléchir…

– Il ne s’agit pas de tout cela !… s’écrie un petit vieillard épileptique dont tout le monde avait oublié le nom, mais qui avait, paraît-il, été l’une des plus grandes petites gloires de l’autre siècle. Vous prenez la question de trop haut ! ou plutôt vous êtes tout à fait en dehors de la question !… Prenons-la plus bas, mon cher confrère !… beaucoup plus bas !… Laissez donc les neurones tranquilles et parlez-nous du siphon de Gabriel ! »

Ah ! quel succès eut le petit vieillard épileptique ! « Le siphon de Gabriel !… »

Un autre cria :

« Moi, je veux des nouvelles de son barbotage !… »

Ce fut la fin !…

Un fou rire étouffa les protestations indignées des jeunes et de la phalange.

Sur la proposition de M. le doyen Ditte, on déclara la discussion close et l’on passa aux voix.

M. le président Tirardel se leva et prononça ces paroles historiques qui rendaient compte du vote :

« À la majorité, non ! la poupée sanglante ne peut pas exister ! »

Il n’avait même pas eu la patience d’attendre que l’on finît de dénombrer les voix. Cette majorité était tellement écrasante !…

Enfin ! la raison, la raison humaine, telle que l’envisageaient certains savants de la fin du dernier siècle, avait vécu !

À ce moment, comme on congratulait le président Tirardel, un huissier vint lui apporter un mot de la présidence du Conseil.

M. Tirardel reconnut l’écriture du ministre et s’empressa de décacheter…

Il poussa aussitôt un cri lamentable, quelque chose comme le gémissement d’une bête qui se sent tout à coup frappée de mort.

Toutefois, il voulut finir en beauté. Il eut encore la force de se soulever. Le noble vieillard se dressa au-dessus de la foule de ses confrères comme un spectre.

« Messieurs ! Je viens de recevoir la nouvelle que la Sûreté générale a enfin arrêté la poupée sanglante ! »

Ce qu’il ne dit pas, c’est que le ministre avait ajouté de sa propre main : « Attention, pas de bêtises ! »

Elle était faite, la bêtise !

XXI Un coup de maître de M. Lebouc et ce qui s’ensuivit

XXI
 
Un coup de maître de M. Lebouc et ce qui s’ensuivit

 

L’événement était réel : la poupée avait été arrêtée par M. Lebouc. Retournons dans le cabinet de M. Bessières, chef de la Sûreté générale, que nous trouvons accablé à la suite d’une scène des plus désagréables pour son amour-propre et des plus funestes pour son ambition, scène qu’il vient d’avoir avec son ministre, avant la réunion du conseil de cabinet qui se tient en ce moment en bas, dans le salon de la place Beauvau.

Tout à coup sa porte s’ouvre et l’huissier n’a pas le temps de prononcer une parole. Cette porte lui est refermée sur le nez. M. Lebouc est en face de M. Bessières !… Ses yeux brillent, son teint s’enflamme, ses cheveux sont en désordre, et sur tout cela il y a un air de victoire qui doit être des plus inquiétants pour ceux qui connaissent les victoires de M. Lebouc qui sont généralement des victoires à la Pyrrhus, c’est-à-dire suivies de lendemains désastreux.

Aussi, malgré toute cette apparence glorieuse, ce n’est pas seulement avec inquiétude que M. Bessières accueille M. Lebouc, mais encore avec colère.

« Ah ! vous revoilà, vous !… Lebouc, je ne sais pas ce que vous allez m’annoncer…

– Quelque chose d’étonnant, monsieur le directeur !…

– Mais avant tout, je tiens à ce que vous me disiez si oui ou non, vous êtes pour quelque chose dans les articles de presse qui visent les soi-disant scandales de Corbillères sur lesquels je vous avais ordonné l’autre jour de garder le plus grand silence !

– Ces scandales de Corbillères, c’est moi qui les ai dénoncés, prononça à haute et intelligible voix M. Lebouc, et ces articles de presse, c’est moi qui les ai écrits !…

– C’est vous qui signez XXX !…

– Moi-même ! monsieur le directeur ! N… de D… !

– Ah ! patron ! moi j’en ai assez d’être M. Lebouc émissaire, de travailler toujours pour les autres, de n’en tirer ni gloire ni profit, mais la plus répugnante ingratitude !… Toujours sacrifié !… Et toujours prêt au sacrifice !… Telle a été la devise que l’on m’a imposée depuis des années !… eh ! bien, je la déchire !… je ne demande pas mieux que de vous servir, moi !… servir la police de son pays sans laquelle il n’est pas de justice possible, c’est une noble tâche !… mais je ne veux pas en être écrasé !…

« J’avais mal débuté dans la vie !… Un jour est venu où je me suis rangé à vos côtés parce que vous êtes les plus forts !… Hélas ! vous me l’avez bien prouvé !… Cette force, elle n’a pas cessé de s’exercer contre moi !… Alors, je me suis dit : il y a quelque chose de plus fort que la police, c’est la presse ! Et je me suis fait journaliste !

– Lebouc, vous êtes un âne !… Je vous aimais encore mieux quand vous étiez Lebouc… Vous ne savez pas ce que vous avez fait, Lebouc !… Vous avez si bien travaillé que demain je ne serai plus là pour vous défendre !…

– J’y serai, moi, monsieur, j’y serai avec la grande presse !… Monsieur Bessières !… nous sommes intangibles !… je vous apporte la victoire !… je vous apporte la poupée sanglante ! »

M. le directeur se leva comme galvanisé :

« Ah ! Lebouc ! si vous aviez fait ça !…

– Eh bien.

– Eh bien, c’est alors que nous serions vraiment forts !…

– Soyez donc satisfait, patron, elle est là !…

– Où ?

– Maintenue par une demi-douzaine d’agents, au fond d’une auto, rue des Saussaies !…

– Allez la chercher !…

– Je vous la fais apporter ici ! »

M. Lebouc s’absenta quelques secondes pour donner des ordres. M. Bessières était dans une agitation fébrile… La poupée, c’était le salut !… Avec la poupée, il tenait tout le monde !… Ceux qui en voulaient et ceux qui n’en voulaient pas !…

Il devenait le maître de la situation !… Ce sacré Lebouc ! tout de même ! on avait fini par en faire quelque chose !…

Lebouc rentra :

« On vous la monte !…Avez-vous téléphoné au ministre ?

– Non ! pas encore !… Vous comprenez que je veux la voir d’abord !… mais comment l’avez-vous arrêtée ?… On dit que c’est une mécanique redoutable !…

– Terrible, monsieur le directeur ! mais il n’y a rien de terrible pour un âne… surtout quand cet âne se double d’un bouc ! fit Lebouc qui prenait sa revanche !

– Enfin vous ne l’avez pas arrêtée à vous tout seul ?

– À moi tout seul, monsieur le directeur !… et de la façon la plus simple du monde !… Je rôdais autour des murs des Deux-Colombes quand j’ai vu un singulier individu s’en approcher… Il prenait toutes sortes de précautions et avait une façon tout à fait particulière d’allonger le pas, sur un certain rythme, un pas dansant qui excita au plus haut point ma curiosité… Soudain, il tourna la tête… je vis bien son profil, son masque tel qu’on l’a décrit, où il n’y a de vraiment vivant que les yeux… Enfin, il faut vous dire que depuis des jours et des jours, je ne pense plus qu’à la poupée !… Un secret instinct me cria : « C’est elle !… Elle vient rejoindre ses complices aux Deux-Colombes ! » Je n’ignorais rien de ce qu’on avait raconté d’elle… de sa force extraordinaire… de ses poings mécaniques qui vous frappaient comme des catapultes !… Je me dis : il faut la surprendre… l’étourdir ou la démolir… la mettre d’un coup en état d’infériorité absolue, et elle va se briser comme une paille !…

« Alors je me suis souvenu qu’avant de m’engager dans l’honorable administration policière, j’avais été quelque peu mauvais garçon et bien connu, ma foi, pour mes coups de tête ! Quand je parle de « coups de tête », monsieur le directeur, je ne parle pas au figuré, mais bien au physique… c’est ce que nous appelions alors dans la partie le coup de bélier, ou encore le coup de Garibaldi !… Je me suis demandé même à un moment si je n’allais pas lui faire bouffer de la tête de cochon (c’est comme ça que nous appelions le coup de tête dans la figure)… mais je me suis arrêté au coup de tête dans le ventre. et je m’en suis bien trouvé !… Ah ! pour ça ! je l’ai bien dogué !

« J’avais pris mon élan !… je suis arrivé sur lui comme la foudre !… Ma tête a porté en plein dans le centre de sa mécanique et il a été comme soulevé de terre… Il est retombé sur le dos, les quatre pattes en l’air !… Et alors ! et alors !… alors, ce qui s’est passé, voyez-vous, monsieur le directeur, ça a été plutôt rigolo !…

« Ce particulier-là, quand il est sur le dos, il est comme un crabe !… il ne peut pas se relever !…

« Il s’agite, roule de droite, de gauche, tourne sur lui-même, décoche dans le vide des coups de poing et des coups de pied à défoncer des murs… Mais il n’y a qu’à se garer… et à lui recoller la tête par terre quand il fait mine de se soulever…

« Quand je me suis rendu compte de ça, j’ai pris tout mon temps, et du bon temps !… et je l’ai bien fait enrager, vous savez !… comme un gosse qui s’amuse avec un crabe sur la plage, je vous dis !…

« J’avais envoyé un moutard qui passait me chercher des cordes à l’Arbre-Vert… Il est revenu avec une auto qui venait d’arriver et le père Philippe, le bourrelier !… Les gens de l’auto, le père Philippe et moi nous avons réussi à passer à la poupée des cordes sous les bras et nous l’avons traînée comme ça jusque dans l’auto, toujours sur le dos !

« Quand les gens de là-bas ont vu que cette espèce de mécanique qui ne cessait de gigoter était bien la poupée sanglante… ils ont voulu lui casser la figure ! Mais… moi, j’ai dit : « Ne me l’abîmez pas !… Elle m’appartient ! » Et voilà comment nous vous l’avons rapportée, monsieur le directeur !… Maintenant, elle appartient à la justice et aux savants ! et, ma foi, on ne viendra plus nous dire qu’elle n’existe pas ! Tenez !… je les entends qui la traînent… la voilà. »

M. Bessières ouvrit lui-même la porte et les agents traînèrent jusqu’au milieu de son cabinet une grande poupée terriblement ficelée, ligotée, enchaînée, liée de menottes, étendue sur le dos et dont les yeux grands ouverts semblaient jeter feu et flamme !

Tous la considéraient maintenant en silence, penchés sur le phénomène et n’osant y toucher…

Après quelques secondes de ce spectacle exceptionnel qui lui faisait bondir le cœur, M. Bessières se précipita à son bureau, décrocha l’appareil téléphonique et demanda la communication avec le chef du cabinet particulier du ministre.

« Allô ! Allô ! c’est vous, monsieur Tristan ? Je désirerais dire un mot à M. le président… Vous dites ?… Ces messieurs sont au conseil ? Écoutez, voici de quoi il s’agit. J’ai arrêté la poupée !… Hein !… Parfaitement ! la poupée… Oui, la poupée sanglante ! On me l’a apportée dans mon cabinet !… Vous dites ?… Ça vaut la peine, n’est-ce pas ?… Oui, allez trouver M. le Premier ! J’attends à l’appareil. »

Il attendit trois minutes ; la porte s’ouvrit et le chef du cabinet particulier se précipita :

« Le ministre arrive ! Il veut voir lui-même ! Oh ! très curieux. Quelle drôle de bête !… Mais vous ne pouvez pas la laisser comme ça par terre ! M. le Premier va l’interroger. Redressez-la un peu !

– Très dangereux ! fit entendre la voix rogue de M. Lebouc, qui n’était point content du tout que son nom n’eût pas encore été prononcé.

– Quoi ! très dangereux ! Voilà un bonhomme d’automate qui est ficelé comme une saucisson d’Arles ! Nous sommes dix ici !… et vous avez peur !

– Ce n’est pas que j’aie peur, déclara M. Lebouc dans un grognement des plus déplaisants, mais permettez-moi de vous dire…

– Assez ! Taisez-vous, Lebouc, ordonna M. Bessières. M. le chef de cabinet a raison. Le prisonnier ne peut comparaître devant M. le Premier dans cette position ridicule. Déliez-lui au moins les jambes et redressez-la.

– Oh ! La foorme ! ricana lugubrement cet entêté de Lebouc… la foorme ! »

Obéissant aux ordres de leur chef, les agents avaient déjà libéré les pieds de la poupée et l’avaient redressée.

Mais elle n’eut pas plus tôt recouvré son équilibre, ses semelles n’eurent pas plus tôt touché le parquet que, comme le géant Antée, lequel retrouvait toutes ses forces chaque fois que, glissant des bras d’Hercule, il touchait la terre, la poupée, déployant une force effrayante, faisait sauter les liens qui la retenaient encore, bondissait, traversait littéralement la porte qui ne résistait pas plus qu’une feuille de carton, passait sur le corps de M. le ministre qui, dans le moment même, accourait pour voir, lui aussi, le phénomène, secouait la grappe d’agents qui, désespérément, s’étaient accrochés à elle, filait comme une flèche par le couloir de gauche (celui de droite qui conduisait à la rue des Saussaies étant encombré et défendu par les huissiers), se jetait dans la cage d’un étroit escalier comme on se jette dans un gouffre, rebondissait, retrouvait d’autres couloirs, traversait comme une trombe le cabinet désert de M. le chef de cabinet, surgissait dans le grand cabinet de M. le Premier, où tous les ministres, fébriles, à qui leur chef venait d’apprendre le grand événement, attendaient des nouvelles de la poupée ! Eh bien, elle leur en donnait elle-même, des nouvelles !… en les bousculant horriblement et en les frappant d’épouvante, puis elle traversait encore la salle où attendait la presse, dont quelques représentants conservèrent longtemps le souvenir de cet ouragan automatique, franchissait en deux bonds le vestibule, sautait dans la cour et s’élançait sur le siège de l’auto particulière du président du Conseil qui se tenait prête à partir.

Avant même qu’on eût pensé à s’opposer à cette audacieuse manœuvre, l’auto franchissait la grille de la cour, saluée par le concierge galonné qui refermait cette grille derrière elle.

L’auto enfila à tout allure la rue Saint-Honoré… après avoir passé, sans s’y arrêter comme il lui arrivait souvent, devant l’Élysée ; mais à ce moment, derrière elle, de la place Beauvau et de la rue des Saussaies, des bicyclettes, des motocyclettes et tous les taxis qu’en quelques secondes les agents avaient pu réquisitionner parmi ceux qui passaient ou stationnaient dans les environs se ruèrent à sa poursuite.

C’est dans ce moment-là aussi que trois messieurs fort solennels descendirent d’une auto devant la grille du ministère et, s’adressant au concierge qui ne voulait pas les laisser passer, déclaraient par la bouche de M. Ditte, doyen de l’École de médecine :

« Monsieur, nous désirerions voir le ministre !

– Oh ! monsieur, c’est absolument impossible pour le moment !… M. le ministre ne peut recevoir personne !… Du reste, ces messieurs sont rentrés en conseil, vient de me dire l’huissier qui m’apportait les ordres.

– Monsieur !… nous sommes délégués par l’Académie des sciences pour venir examiner la poupée sanglante qui, paraît-il, vient d’être arrêtée !… Cette nouvelle, qui nous a été transmise par les soins de M. le Premier lui-même, doit être exacte, si nous en jugeons d’après l’émoi de tout le quartier !…

– Monsieur, cette nouvelle était exacte il n’y a encore qu’un instant !… mais elle ne l’est plus !… La poupée sanglante vient de sortir d’ici !… c’est moi-même, hélas ! qui lui ai ouvert la grille !…

– La poupée sanglante est sortie d’ici ?

– Oui, monsieur ! dans l’auto du ministre !… Je ne pouvais pas le prévoir, n’est-ce pas, monsieur ?

– Messieurs, s’écria M. Ditte, je crois qu’on se moque de nous !… Retournons à l’Institut ! »

Pendant que ces martyrs de la science regagnaient leurs augustes pénates à pied, car ils ne retrouvèrent plus leur taxi, la poursuite continuait derrière Gabriel !…

Au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue Boissy-d’Anglas, il y eut un embouteillage peu ordinaire dont la poupée profita en passant carrément sur le trottoir, au milieu du hurlement des piétons qui s’écrasaient contre les murs.

Puis elle remonta vers la Madeleine qu’elle contourna et arriva à une allure de bolide dans les autobus Madeleine-Bastille qui stationnaient là en attendant leur tour de départ, à la tête de ligne.

L’un d’eux fut secoué solidement sur sa base et fut endommagé ; l’auto du ministre sortit de cette collision à peu près en miettes ; quant à la poupée, elle parut être projetée vers un autre autobus que son chauffeur commençait à mettre en marche.

La douzaine de voyageurs qui s’y trouvaient déjà virent avec épouvante cette espèce de mécanique humaine qu’aucun choc ne semblait entamer, bondir à la place du receveur qui fut rejeté comme une loque sur la chaussée.

Déjà, la ruée des poursuivants accourait en criant :

« La poupée ! la poupée ! »

Ce fut un sauve-qui-peut général. Au risque de se rompre les membres, les voyageurs sautèrent hors du véhicule qui, heureusement, n’était pas encore tout à fait lancé.

Cependant, sur la plate-forme arrière, un vieux monsieur à cheveux blancs, qui n’avait pu se résoudre à « descendre en marche », pleurait comme un enfant en agitant son parapluie comme un drapeau noir.

Le receveur n’avait pas eu le temps de monter, de telle sorte que le vieux monsieur blanc se trouvait seul avec la poupée vers laquelle il se retournait de temps en temps pour se remettre à crier, pleurer de plus belle, la bouche tordue comme un moutard que l’on arrache à la mamelle !

Ayant remonté le boulevard de la Madeleine et une partie de celui des Capucines, accompagné de clameurs de tout un peuple qui se garait sur les trottoirs tandis que l’autobus renversait tout sur la chaussée, Gabriel tourna brusquement derrière l’Opéra, prit la rue Lafayette qu’il fit remonter à son terrible char comme une trombe.

Au coin de la rue du Faubourg-Montmartre, il y eut une telle salade de véhicules que l’autobus se trouva quelques secondes comme en suspens. Allait-il s’effondrer, allait-il retrouver son équilibre ? Il retrouva son équilibre, mais un agent à motocyclette arriva brusquement à hauteur de la poupée et, la visant bien en face, lui déchargea son browning à travers le corps.

Il ne lui produisit pas plus d’effet, apparemment, que s’il l’avait rafraîchie avec un vaporisateur. Cependant, toutes les balles ne furent pas perdues ; l’une d’elles, après avoir traversé le corps de Gabriel, traversé l’autobus dans toute sa longueur, finit par traverser le désespéré vieillard à barbe blanche qui bascula du coup et vint s’échouer sur la chaussée.

C’est ce qui le sauva !…

Sans quoi, il n’eût pas échappé à la catastrophe finale qui était proche… tandis qu’il pouvait encore espérer, dans son malheur, que les soins d’une épouse chérie et d’une fille dévouée l’arracheraient au trépas…

La redoutable voiture (cet obus à roues, comme on a dit depuis) lâcha la rue Lafayette à la hauteur de la gare de l’Est pour redescendre le boulevard Magenta, avaler la place de la République, bondir jusqu’à la Bastille, enfiler le boulevard Diderot ! C’est là que la catastrophe que nous annoncions tout à l’heure se produisit !

On était en train de construire au coin de ce boulevard un de ces immeubles magnifiques que l’architecture d’après-guerre, qui est fort pressée, offre d’un bout à l’autre du territoire à notre admiration.

Ces sortes de maisons s’élèvent avec une rapidité de décors, sont épaisses d’une largeur de brique, consolidées d’un peu de ciment, moins armé qu’on ne l’affirme, et aussi hautes que les autres (six ou sept étages), aussi belles car elles comportent de charmants ornements en plâtre que l’on ne saurait demander à la pierre (à cause de la main-d’œuvre) ; seulement, il faut bien le dire, elles sont moins solides…

Un autobus comme celui que menait Gabriel, lancé de main de maître dans ce chef-d’œuvre, après une magnifique embardée où il semblait prendre un dernier élan, ça devait donner du vilain !

Cela donna d’abord un coup de tonnerre… Puis il y eut un nuage épais qui se répandit sur tout le quartier.

Quand ce nuage se dissipa ; il n’y avait plus de maison… il n’y avait plus qu’un entassement de matériaux informes… un prodigieux gâteau en plâtre fouetté au milieu duquel on chercha la poupée… mais on ne l’y trouva pas…

XXII Une rencontre à l’Arbre-Vert

XXII
 
Une rencontre à l’Arbre-Vert

 

Le surlendemain de ces terribles événements, au soir tombant, un homme jeune encore, qui ne paraissait pas très bien portant (qui, en tout cas, était fort enchifrené), se présenta à l’auberge de « l’Arbre-Vert » et demanda à Mme Muche les clefs de la propriété des Deux Colombes qu’il voulait visiter et qui était à vendre, comme l’indiquait l’écriteau qu’il avait vu suspendu à la grille.

Mme Muche lui donna les clefs et le jeune homme enchifrené s’éloigna, suivi du regard par un bonhomme qui était assis devant une table de la salle commune et qui avait été jusqu’alors fort occupé par la lecture du journal L’Époque, dont la première page semblait être faite toute de « manchettes ».

Nous citons les principales : La Poupée sanglante écrasée sous les débris de l’immeuble du boulevard Diderot. Démission de M. Bessières, directeur de la Sûreté générale. Fantaisies criminelles de M. Lebouc, agent particulier de M. Bessières.

Nous donnons maintenant le passage principal de l’article au-dessus duquel flamboyaient ces trois manchettes :

« Enfin ! nous voici débarrassés de la poupée sanglante ! et aussi de M. Bessières qui, dans toute cette extraordinaire aventure, s’est montré singulièrement au-dessous de sa tâche ! On ne sait, en vérité, de quoi il nous faut le plus nous étonner… de son insuffisance ou de son inconscience !…

« Avant d’avoir trouvé la poupée, il en épouvanta les populations ; il ne l’a pas plutôt en main qu’il la relâche !…

« Mais tout ceci n’est rien à côté de certaines manœuvres dont nous avons failli nous-mêmes être victimes et qui auraient pu avoir les répercussions les plus graves sur nos relations avec certaines puissances étrangères… On n’a pas oublié la publication ici même des articles signés XXX. Nous avions tout lieu de penser que la matière de ces articles avait été puisée aux sources les plus authentiques, et quand nous prêtions à ces révélations tout la force de notre publicité, nous croyions bien rendre au pays un service que nous n’avions pas à discuter.

« Ces articles nous étaient apportés, en effet, par un agent particulier de M. Bessières qui nous laissait entendre qu’en les insérant, « nous ferions plaisir au ministre ».

« Cet agent, un certain M. Lebouc (l’alter ego de M. Bessières), était l’auteur de ces articles !… il en était non seulement l’auteur, mais comme on dit aujourd’hui, l’animateur !… Toute l’histoire des Assouras de Corbillères, toutes ces aventures de Thugs où se trouvaient compromis les premiers noms de l’aristocratie européenne, tout cela était une invention de M. Lebouc !…poussé par qui, par quoi ? pour servir les intérêts de qui ? pour nuire à quoi ?… on vient de nous l’apprendre… mais nous n’en dirons pas plus long !…

« Cette affaire, comme celle de la poupée, doit être enterrée !

« Assez parlé de Corbillères ! n’est-ce pas, monsieur Lebouc ?… Vous n’en êtes pas à votre coup d’essai, paraît-il !… Vous avez déjà été cassé trois fois dans des circonstances à peu près identiques, c’est-à-dire où l’intérêt public était en jeu !… On a toujours vu agir M. Lebouc contre l’intérêt public !…

« Cet infime personnage a une redoutable histoire !… Qu’il ne nous oblige pas à la sortir ! qu’il disparaisse !… comme vient de disparaître celui qui l’employait et celui qui nous l’envoyait !…

« Et que ceci nous serve de leçon : plus de Bessières et plus de Lebouc rue des Saussaies !… C’est un tout nouveau programme auquel nous tiendrons la main. »

Signé : « La direction. »

Le jeune homme enchifrené, qui était aussi fort triste, revint au bout d’une heure. Il n’était pas plus enchifrené – cela paraissait impossible – mais il était encore plus triste !

Il demanda un grog et rendit les clefs à Mme Muche.

Quand il fut servi et que Mme Muche se fut éloignée, le bonhomme aux lunettes s’approcha de lui et, lui glissant son journal sous le nez :

« Avez-vous lu cela, monsieur ?

– Oui, fit le jeune homme triste, j’ai lu cela. »

Et il repoussa le journal comme pour couper court à toute conversation.

« Monsieur, permettez-moi de me présenter !… Je suis M. Lebouc lui-même ! J’appartiens à la police depuis de nombreuses années… j’ai toujours été sacrifié, voilà pourquoi l’on m’appelle « le bouc émissaire » ! En cette circonstance, j’ai voulu prendre mes précautions, je me suis adressé à la presse, mais la presse me sacrifie comme m’a sacrifié la police… Je suis plus émissaire que jamais !… Quant à vous, monsieur !… vous êtes M. Jacques Cotentin, prosecteur à la faculté de médecine de Paris, père de la poupée sanglante !…

« Oh ! rassurez-vous, monsieur !… Je ne veux pas vous causer d’ennuis, je ne veux plus causer d’ennuis à personne !… Seulement, puisque l’occasion s’en présente, je viens vous dire : Tout ce que j’ai écrit dans L’Époque est absolument exact !Tous les crimes de Corbillères viennent des Deux-Colombes ! La poupée elle-même, j’en ai la preuve depuis vingt-quatre heures, n’y était pour rien !… Bénédict Masson était innocent !… La dernière victime des Hindous et du marquis est une personne qui vous est chère !… Pendant que, comme un sot, je m’emparais de votre Gabriel, dont j’aurais dû me faire un auxiliaire, on enlevait Mlle Christine Norbert qui était livrée aux vampires !…

« Je vous dis tout sans vous ménager, car c’est la dernière fois que je reparle de ces choses !… À vous de profiter de mon dernier bavardage !…

« Pour votre gouverne, je ne pense pas que la poupée soit morte boulevard Diderot ! on en montrerait les restes !… mais ils veulent qu’elle le soit et c’est tout comme !…

« Agissez donc avec la plus grande prudence, soit de ce côté, soit du côté de Mlle Norbert s’il est temps encore de la sauver !…

« Pour moi, j’abandonne la partie, ces gens-là sont trop forts !… Pour étouffer le scandale, ils ont eu tout le monde avec eux… Vous avez vu la villa ?… vous avez visité les Deux-Colombes ?… Quelle somptueuse, mais honnête maison de campagne, n’est-ce pas ?… Peut-on rêver quelque chose de plus authentiquement bourgeois ?… On peut venir, les gens riront en pensant aux articles signés XXX !… Oh ! ils ont pris toutes leurs précautions ! Ils n’ont rien laissé derrière eux !…

« Et quant au marquis dont je n’ai pas à prononcer le nom… quel honnête homme, victime d’une légende absurde, qui, lorsqu’on le représentait présidant aux orgies des Deux-Colombes, pleurait sa première épouse à laquelle il vient de faire élever un tombeau magnifique dans la crypte de ses aïeux… tombeau que l’on doit inaugurer après-demain, si je ne m’abuse !

– Monsieur Lebouc, fit le jeune homme qui était devenu tout à coup moins triste mais plus sombre… monsieur Lebouc, que diriez-vous si je faisais avouer publiquement à cet infâme marquis tous ses crimes ! si je le forçais à me dire où il cache Christine Norbert !… si je faisais, en un mot, la vérité si éclatante que nulle puissance au monde ne pourrait, cette fois, l’étouffer !…

– Monsieur, je vous dirais que vous avez accompli un miracle plus grand que celui d’où vous avez fait naître la poupée sanglante !…

– Eh bien, monsieur, suivez-moi !

– Où allons-nous ?

– À Coulteray !… »

XXIII Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

XXIII
 
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

 

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

Et de noirs bataillons de fantômes épars…

(BAUDELAIRE.)

« Vous descendrez à l’hôtel de la Grotte-aux-Fées », avait dit Jacques Cotentin à M. Lebouc, en le quittant à Tours, « ne vous occupez pas de moi. Je ne dois pas me montrer ; si le marquis m’apercevait ou apprenait seulement que je suis dans la région, il croirait aussitôt que je viens lui réclamer Christine ou me livrer sur lui à quelque voie de fait désespérée ; et il disparaîtrait ! »

M. Lebouc arriva à Coulteray vers les sept heures du soir. La cérémonie funèbre était fixée au lendemain matin.

L’auberge du père Achard était bondée. Tout le pays encore une fois était en rumeur. L’empouse n’avait pas une bonne presse. Les derniers bruits de la capitale avaient pénétré jusqu’à Coulteray. On avait même distribué des journaux où le marquis était directement visé. Les histoires d’étrangleurs et des vampires de l’Inde avaient impressionné les plus paisibles… On se rappelait qu’il était justement venu à Coulteray avec des domestiques bien singuliers. Cette fois, il avait débarqué seul avec un nouveau valet de chambre. Il s’était privé des services de Sangor et de Sing-Sing. Il avait bien fait.

Cependant, le maire et le curé étaient toujours pour lui. Et le docteur Moricet ne faisait que hausser les épaules quand on lui rapportait les propos qui couraient dans le pays. Le centre de tout ce mouvement était l’établissement du père Achard.

Ils étaient là trois, Achard, Verdeil et Bridaille, qui « n’en démordaient pas » de ce qu’ils avaient vu et entendu et qui le répétaient inlassablement. On venait de loin pour écouter leur histoire et l’on vidait force piots.

L’épicier Nicole et Tamisier, le marchand de vins en gros, regrettaient beaucoup de ne pas avoir été là lorsque le fantôme avait parlé, mais ils n’avaient pas oublié, comme l’on pense bien, la séance où la femme Gérard avait poussé un si grand cri, qui les avait fait accourir pendant que la marquise regagnait le cimetière !…

Or, le soir où nous sommes, la femme Gérard, qui s’appelait maintenant Mme Drouine, depuis qu’elle avait épousé le Solognot, était arrivée avec son nouvel époux à Coulteray et tous deux étaient descendus chez le père Achard, à la Grotte-aux-Fées. C’est vous dire si la conversation était abondante dans la grande salle commune de l’auberge. Drouine avait toujours son front taciturne. Le mariage ne l’avait pas beaucoup changé. C’était toujours le même rustique avec ses cheveux de crin, ses membres trapus, ses épaules tassées. Mais l’ancien sacristain semblait cacher, sous cette enveloppe rugueuse, une âme de plus en plus candide, révélée par son regard d’enfant de chœur, ses yeux bleus de Marie. Au fond, on ne savait que penser de lui et il n’en savait peut-être rien lui-même. Il affectait une grande prudence, hochait simplement la tête aux propos les plus subversifs. Chose curieuse, sa femme semblait se gausser un peu de lui, se plaisait à le taquiner :

« Pourquoi que t’es comme ça, Drouine ? T’as bien le droit de dire aussi ce que tu penses ! »

Et, se tournant vers les autres, elle ajoutait :

« Allez, il en a vu lors de la première nuit ! »

Il finit par dire :

« Adolphine, fiche-moi la paix ! »

Adolphine, elle, prenait sa revanche. Elle n’avait pas oublié comment elle avait été chassée par l’empouse, au regard de tout le village, au moment des obsèques… Ah ! elle ne ménageait pas le marquis et elle incitait Bridaille, Verdeil et Achard à répéter leur histoire aux nouveaux arrivants.

Les bols de vin chaud, le punch chauffaient le cœur et les cervelles… Bridaille, le forgeron, tapait sur la table comme sur une enclume :

« Nous ne sommes pas des enfants ! Verdeil, qu’est toute la journée avec ses mécaniques, n’est pas un type à se frapper d’une chose qui n’existerait pas… Il ne s’agit plus là de l’enchanteur Orfon et des contes de vieilles, une soirée de Noël… La main dans ma forge, je dirais : « Elle nous a parlé !… Elle nous a demandé le chemin de son tombeau ! »

Comme il prononçait ces mots, la porte de la salle commune fut poussée et un homme se présenta dont la seule apparition commanda instantanément le silence.

M. Lebouc, dans son coin, eut la sensation qu’il se trouvait en présence du marquis. Il ne se trompait pas.

Il n’avait pas l’air content, le marquis ; dans sa figure de brique, ses yeux brûlaient d’une flamme mauvaise. Jamais il n’avait paru plus près de l’apoplexie. Sa main droite maniait un fouet à chien dont la grosse lanière cinglait fébrilement ses leggins.

« Bonsoir, vous autres ! grogna-t-il en s’asseyant près de la cheminée. Je suis venu, en passant, écouter les idioties de Bridaille ! Paraît que je tombe bien !…

– Sûr ! fit Bridaille sans se démonter. Mais je ne suis pas le seul idiot ici… demandez à Achard, à Verdeil, à Tamisier, à Nicole ; sans compter Drouine et sa femme Adolphine ! Nous sommes une belle collection, allez !… Ce qui me console, voyez-vous, monsieur le marquis… c’est que vous êtes le seul à être resté intelligent, avec des histoires pareilles !

– Tiens ! fit le marquis… Te voilà donc revenu, Drouine ?

– Oui, monsieur le marquis, répondit l’autre en rougissant comme une première communiante… je n’ai pas voulu laisser passer une cérémonie pareille sans venir vous présenter mes devoirs et mes condoléances !…

– Je vois que tout le monde sera là ! constata le marquis en continuant de jouer avec son fouet à chien… j’en suis content pour la mémoire de la marquise… j’espère qu’après cela les imbéciles nous ficheront la paix, à elle et à moi ! »

Alors Verdeil (qui tenait le garage au coin du pont) se leva et vint se planter devant le marquis.

« Je vous défends de me traiter d’imbécile ! déclara-t-il froidement.

– Ah ! ah ! ricana Georges-Marie-Vincent… voici monsieur l’esprit fort !… Monsieur qui ne va jamais à la messe !… monsieur qui ne croit ni à Dieu ni à diable !…

– Justement, dit Verdeil.

– Mais monsieur croit aux fantômes !

– Justement ! répéta Verdeil… je ne crois qu’à ce que je vois, et à ce que j’entends !… Eh bien, je l’ai vue, et je l’ai entendue… la femme de l’empouse !… »

À ce dernier mot, le marquis se leva en jurant… Il était devenu tout pâle… Et l’on put croire qu’il allait cravacher l’autre… Il se retint…

« Vous êtes tous des cuistres !… indignes du bon maître que j’ai toujours été pour vous tous !… Vous êtes plus arriérés que les derniers des sauvages !… Vous m’avez vu autour de la marquise… Pendant mon absence et pour calmer vos cerveaux d’abrutis, on a ouvert son cercueil et on vous l’a montrée !… Depuis ce temps-là, on n’est pas descendu dans la crypte… demain matin, vous la verrez et on scellera définitivement sur la malheureuse, que je n’ai pas cessé de pleurer, la pierre du repos éternel !… et vous venez parler d’empouse !… tas de canailles !… »

Tous furent debout, dans un tumulte qui n’annonçait rien de bon… Bridaille avait déjà bousculé la table qui était devant lui et arrivait sur le marquis dans un grand bruit de vaisselle et de verres brisés…

Achard n’eut que le temps de s’interposer.

« Qu’est-ce que ça prouve ?… dit-il au marquis.

– Quoi ? qu’est-ce que ça prouve ?

– Oui… qu’est-ce que ça prouve que vous nous la montriez demain matin ?… C’est la nuit qu’elle sort de son tombeau ! sur le coup de minuit !…comme tous les « empouses »… Ne faites pas le malin ! Vous en savez plus long que nous là-dessus !… »

Le marquis lui jeta un regard sinistre :

« Eh bien, je remets la cérémonie demain à minuit ! Es-tu content, Achard ?

– Oui ! fit Achard.

– Et nous sommes au XXe siècle ! » lança le marquis, faisant claquer son fouet.

Il partit en rugissant. Il était déjà loin sur la route qu’ils l’entendaient encore, jurant, sacrant, insultant la terre, Dieu et les hommes !…

Quand on sut le lendemain matin, à Coulteray et aux environs, que la cérémonie était renvoyée à minuit, à la suite de la scène de l’auberge, la fièvre gagna le pays. Quelle journée on passa, et dans quelle attente !…

Vers le soir, le marquis s’était enfermé dans le château avec le curé et le maire qui le consolaient de leur mieux. Mais il était dans un état d’exaltation peu ordinaire… Ce qu’il « sortit » au premier magistrat de la cité sur le crétinisme de ses administrés abasourdit si bien le bonhomme que celui-ci jura qu’il ne se représenterait plus aux prochaines élections. Lui aussi lâcherait ce pays absurde, l’abandonnerait à sa honteuse superstition !…

À ce mot de superstition, le marquis, calmé un peu du côté du maire, se retourna sur le curé. Et celui-ci, à son tour, fut bien servi !…

« S’il y avait moins d’histoires de saints, de miracles, de tombes entrouvertes, de résurrection de fantômes et autres niaiseries, tout au long des légendes sacrées, on ne verrait pas tout un peuple dans une contrée de bons vivants, où il y a de la terre et du soleil pour tout le monde, accourir pour savoir si une « empouse » était toujours dans sa tombe ou allait en sortir ! »

Lui, le marquis, ne croyait à rien !… absolument à rien !

Et il le dit au curé, qui se signa et le pria de se taire s’il ne voulait pas être damné !…

Alors Georges-Marie-Vincent éclata d’un rire sardonique :

« Damné ! et par qui ?

– Par le Bon Dieu ! » répondit le saint homme…

Le marquis vit que, s’il continuait, le curé allait partir et qu’il emmènerait sûrement le maire… Il ne répliqua pas. Il ne voulait pas rester tout seul, non parce qu’il avait peur… il n’avait peur de rien… mais enfin le maire et le curé représentaient encore l’élément intelligent du pays, et si cet élément-là lui faisait défaut, qu’est-ce qu’il lui resterait ? Il fallait penser aussi qu’avec ces bêtes de paysans, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il fit venir des bouteilles… Mais le curé ne touchait à rien… Le marquis en vida trois à lui tout seul ! Et, sur les onze heures du soir, il commença de s’attendrir fortement au souvenir de la marquise qu’il avait tant aimée !…

« Qu’elle me pardonne si je lui ai jamais fait de la peine, et qu’elle repose en paix dans son nouveau tombeau ! »

Sur quoi il se mit à en vanter l’architecture et les motifs sculpturaux. Le tombeau coûtait cher, mais le marquis avait toujours pensé qu’il n’y avait rien de trop beau pour Bessie-Anne-Élisabeth…

Un grand bruit sourd se faisait entendre autour du château ; le cimetière, la « baille » étaient déjà pleins de monde, malgré le froid qui était assez vif.

La nuit, du reste, était belle et une grande lune pâle glissait derrière les nuages argentés…

Ils partirent tous trois pour la chapelle. On les reconnut et on leur fit place. Tout murmure cessa sur le passage du marquis. On attendait !… et plus d’un frissonna à cause de cette attente !…

Tout était déjà prêt pour la cérémonie… Le vicaire avait tout fait préparer… mais on n’ouvrit la crypte qu’au dernier moment, car on s’écrasait aux portes. Les femmes, surtout, paraissaient enragées tant elles avaient hâte de voir. Il y en avait là qui stationnaient depuis des heures.

M. Lebouc fut l’un des premiers à se glisser dans la crypte, mais il était moulu, il n’avait pas aperçu Jacques.

Certains groupes qui avaient trompé les heures d’attente en vidant les bouteilles qu’ils avaient apportées étaient joyeux et s’essayaient à des plaisanteries qui n’avaient guère d’écho : « Taisez-vous, païens ! » leur criait-on.

Mais dans la crypte, c’était le silence…

On avait dressé au fond un petit autel sur le tombeau même de François III, dit Bras-de-Fer, mort en Terre sainte… C’est là que l’office fut célébré par le curé.

On s’écrasait sur les marches qui faisaient communiquer la crypte avec le chœur et aussi dans l’étroit escalier de la petite tour qui montait directement au cimetière.

Le nouveau tombeau, dans ce style où la Renaissance commence à effacer le gothique ancien flamboyant sous la fioriture de ses lignes et l’abondance du dessin, était du reste fort admiré à cause de quatre figures d’anges très mignardes qui en garnissaient les coins.

Il était là béant, attendant qu’on y apportât le cercueil de Bessie-Anne-Élisabeth, toujours scellé sous la pierre du tombeau de Louis-Jean-Chysostome.

Quand le rite fut accompli et que le moment fut venu où les ouvriers descellèrent la pierre tombale et la firent glisser, toutes les haleines furent suspendues.

À ce moment, les douze coups de minuit sonnèrent dans la tour… et la pierre fut entièrement poussée…

Alors un long gémissement lugubre passa dans l’assistance, puis il y eut des cris, des « Marie, Jésus ! »

La tombe avait bien conservé le cercueil qui lui avait été confié, mais le cercueil ouvert était vide !…

L’empouse, que chacun avait pu voir, lors de la dernière cérémonie, étendue sur sa couche funèbre, était sortie de son tombeau !…

Tous les regards se tournèrent alors vers le marquis, tandis que les femmes tombaient à genoux, et une rumeur des plus menaçantes commença à l’envelopper.

Il s’était redressé, hagard, inquiet, mais redoutable encore… quand soudain un autre bruit, qui, celui-ci, venait du cimetière, annonça qu’il se passait aux abords de ce dernier quelque chose d’extraordinaire.

Et puis il y eut des cris affreux dans l’escalier de la tour… Ceux qui étaient là s’enfuirent comme une nichée de hiboux, quelques-uns vinrent rouler au bas des marches, jusque dans la crypte, et derrière eux, derrière leurs gestes d’épouvante, une longue forme blanche apparut…

Toute droite, comme si elle eût glissé sur la terre et telle qu’elle s’était déjà montrée dans les nuits hantées de Coulteray, elle venait… elle venait… Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish… elle venait vers le marquis… vers le marquis qui, les bras en croix, la figure exsangue, la bouche ouverte, mais incapable de laisser passer aucun son, reculait… reculait…

Et quand il ne put plus reculer, il tomba à genoux, tout d’une pièce.

Le fantôme avait tendu le bras…

Bessie, d’une voix d’outre-tombe, fit entendre : « Je t’accuse ! »

Mais le marquis s’était écroulé sur les dalles… sa tête avait sonné affreusement sur la pierre du tombeau… Il poussa un soupir effrayant, une sorte de râle, auquel répondit un gémissement plus effrayant encore.

Un homme se ruait vers cet agonisant, lui soulevait la tête :

« Avant de mourir, dis-moi ce que tu as fait de Christine ! »

Hélas ! Jacques Cotentin n’avait plus dans les bras qu’un cadavre !… auprès duquel roula presque aussitôt le spectre définitivement épuisé de Bessie…

Ils étaient morts tous deux !… Le docteur Moricet qui avait suivi Jacques de près le constata et déclara que, cette fois, c’était bien fini !…

Mais de telles paroles n’étaient pas pour satisfaire une foule superstitieuse dont les esprits venaient d’être, par cette scène tragique, si fortement exaltés… Comme le maire et le curé émettaient l’avis que l’on étendît tout de suite le marquis et la marquise chacun dans son tombeau, il se passa brusquement un de ces événements qui ne peuvent survenir qu’à de certains moments où l’âme des foules est emportée comme malgré elle dans un fatal tourbillon et lui fait accomplir des gestes définitifs dont personne, en particulier, ne saurait être responsable.

Il ne faut pas oublier que, pour la grande majorité, c’était bien l’empouse sortant de son tombeau qui était venue retrouver son bourreau en deçà des limites de la mort… Pour ceux-là, il fallait délivrer le pays de ce cauchemar qui durait depuis des mois.

Il y avait trop de fantômes dans les nuits de Coulteray !

Que dit la tradition contre les vampires ?… qu’ordonne-t-elle ?… Les brûler !…

Sans même que l’on se fût concerté, sans qu’un mot eût été prononcé, les gestes nécessaires étaient faits… Dans la nuit d’argent, des ombres noires dressaient au milieu de la baille un énorme bûcher…

Tout ce que l’on avait trouvé de bois à brûler dans les environs s’accumulait là comme par enchantement ; des bidons d’essence que Verdeil apportait lui-même furent vidés sur le bois desséché par l’hiver… Les deux corps furent placés là-dessus, côte à côte… Le maire et le curé s’étaient enfuis… Bientôt une flamme s’éleva, gigantesque, faisant surgir le vieux château comme du fond de l’histoire de France, un jour de massacre et d’incendie…

Longtemps cette fournaise tordit ses écharpes écarlates au-dessus de la Prée… puis, peu à peu, elle calma sa fureur dévoratrice… ne sembla plus être bientôt qu’une lueur joyeuse et amie comme un feu de la Saint-Jean, souvenir apaisé de la cruelle flamme druidique…

XXIV « Alas poor Gabriel ! »

XXIV
 
« Alas poor Gabriel ! »

 

Jacques Cotentin et M. Lebouc revinrent ensemble jusqu’à Tours. Jacques paraissait affreusement accablé ; quant à M. Lebouc, il s’était fait, depuis trop longtemps, une âme de philosophe pour ne point retrouver sa sérénité indifférente après ce nouveau coup : « Nous n’avons point de chance ! fit-il simplement.

– Certes, soupira Jacques, si le coup n’avait pas été si rude, si le marquis avait seulement vécu encore quelques minutes, nous obtenions de lui tout ce que nous voulions… L’épouvante nous le livrait… La mort nous l’a volé au moment où il ouvrait la bouche !… Cet homme qui ne croyait à rien, voyait soudain le fantôme de sa femme ! Pauvre Bessie !… Elle a fini de souffrir maintenant, elle est morte pour de bon !… Rien ne la tourmentera plus !… »

Sur une question de M. Lebouc, le prosecteur expliqua comment Bessie-Anne-Élisabeth, que l’on avait crue morte une première fois, n’avait été frappée alors que d’une certaine crise de catalepsie dans laquelle l’autosuggestion entrait pour beaucoup ! Nombreux sont les cas de gens qui se croient morts, surtout parmi ceux dont le cerveau, trop faible, a trop agité la question de l’au-delà… Bessie se croyait morte, tombait en catalepsie pour se réveiller, la nuit, à l’heure qu’elle savait devoir surgir de son tombeau, comme toute empouse y est contrainte par un inéluctable destin !… Jacques avait suivi, lors de la première nuit, après les obsèques, cette forme fantomatique et il avait assisté au cas qu’il connaissait bien…

Il l’avait vue regagner la crypte, se replacer d’elle-même sur sa couche funèbre. De son côté, elle l’avait aperçu, l’avait regardé avec un triste sourire et, lui adressant un signe amical, lui avait dit, de sa voix d’ombre : « À demain, minuit ! »Et la catalepsie l’avait immédiatement reprise tout entière…

Comment était-elle sortie toute seule de ce cercueil ? Voilà ce qu’il se demanda… et il fut conduit à cette idée que Sangor était venu pour accomplir son horrible office, qu’elle avait dû se réveiller à ce moment-là, au moment où Sangor ouvrait le cercueil… Sangor s’était enfui de la crypte !… Cela n’expliquait-il point la facilité avec laquelle Drouine avait pu, quelques heures plus tard, se débarrasser de l’Hindou, d’ailleurs chargé de présents…

Jacques s’était bien gardé de parler à Christine de ce qui s’était réellement passé dans la crypte… Sa fiancée avait déjà l’esprit trop bouleversé pour qu’on pût tenter, dans l’instant même, de lui expliquer scientifiquement un phénomène qu’il était plus facile de nier… Il nia…

Mais il s’agissait de sauver la malheureuse Bessie !… Pour essayer de la guérir, il fallait d’abord la délivrer du marquis, source de tous ses maux ; en conséquence, il décida de la montrer morte, aux yeux de tous, dans son tombeau. Sur elle, on scella publiquement la pierre. Dans la nuit suivante, il venait la délivrer à l’heure où elle sortait de sa crise, et, aidé du docteur Moricet, qu’il avait mis tout de suite dans la confidence, et de Drouine ainsi que de la femme Gérard, auxquels les deux médecins finirent par faire entendre raison, ils transportaient la malheureuse dans une auto qui la conduisit dans un coin désert de la Sologne où Drouine avait une petite propriété.

C’est là qu’elle était restée depuis. Le docteur Moricet allait la voir toutes les semaines. Tantôt il nourrissait quelque espoir. Tantôt il désespérait d’arriver à un résultat. On s’y était pris trop tard. L’idée de l’« empouse » devait finir par triompher. Elle s’échappait encore la nuit pour aller retrouver son tombeau ! Une fois même, elle avait fait des lieues dans un pays impossible pour atteindre Coulteray ! C’était cette nuit-là qu’elle avait parlé aux gens de l’auberge. Drouine avait eu toutes les peines du monde à la rejoindre et à la ramener. C’était lui le fantôme qu’on avait vu poursuivre l’empouse ! Elle était définitivement folle !

« Vous comprenez maintenant, acheva Jacques Cotentin, comment l’idée de me servir de ce spectre vivant me vint, pour obtenir les aveux du marquis.

– Oui, oui ! fit M. Lebouc. C’était parfaitement imaginé. Seulement, voyez-vous, monsieur Cotentin, dans la vie il faut avoir de la chance. Et, malheureusement, nous n’avons pas de chance ! Voulez-vous que je vous donne un bon conseil maintenant, monsieur le prosecteur ? Eh bien, faites comme moi : faites-vous oublier ! Adieu, monsieur Cotentin !

– Adieu, monsieur Lebouc !… »

« Le meilleur moyen de se faire oublier, se disait le malheureux Jacques en rentrant le soir même à Paris, c’est de disparaître pour toujours… Je sens que si je ne retrouve pas Christine, je n’en ai plus pour longtemps !… Rien ne m’intéresse plus ici-bas !… »

Il ne pensait plus à sa poupée que pour la maudire…

En pénétrant dans la boutique de la rue du Saint-Sacrement, Jacques fut tout de suite frappé par le désordre qu’il y trouva. C’était, dans les coins, un amoncellement de rouages, de ressorts, de roues dentées, tout cela tordu, massacré, bon désormais pour la ferraille.

Il reconnut des bouts des fameuses roues carrées qui avaient tant intrigué le quartier et les restes du fameux système à mouvement perpétuel que les habitants de l’Île-Saint-Louis ne se rappelaient point avoir jamais vu remonter…

Au milieu de toutes ces ruines, le vieux Norbert, assis à son établi, sa loupe à l’arcade sourcilière, calme, avec des gestes las et précis, raccommodait une grosse montre de camionneur.

Il ne parut point autrement étonné de voir son neveu. Il lui dit : « Ah ! c’est toi !… Tiens, il y a depuis quelques jours ici une dépêche pour toi. Je ne savais où te la faire parvenir. Je l’ai lue… ça m’a l’air assez pressé ! »

Jacques se jeta sur la dépêche. Elle lui était adressée. Elle venait de Peïra-Cava. Elle était signée Christine. Il lut : « Arrive vite, nous avons bien besoin de toi tous les deux ! »

Il voulut parler au vieux. Mais l’autre lui ferma la bouche :

« Arrange-toi ! tout cela ne me regarde plus ! »

Le jour même, il partait pour le Midi. Le lendemain, il était à Peïra-Cava vers les quatre heures de l’après-midi. En descendant de son car, il aperçut une jeune femme en deuil qui avait les yeux rouges. C’était Christine.

« Tu arrives trop tard ! fit-elle. Il est mort !… »

Il lui prit le bras ; il la soutenait. Ainsi firent-ils le chemin qui conduisait au petit pavillon de la forêt de Maïrise, appuyés l’un contre l’autre, dans une incommensurable détresse, Christine pleurant Gabriel… et Jacques pleurant Christine que l’autre semblait lui avoir prise pour toujours, même maintenant qu’il était détruit !…

« Pardonne-moi, Jacques, mais on ne saura jamais ce qu’a été Gabriel, ni ce qu’il aurait pu être, s’il avait voulu vivre ! Mais il ne voulait plus… Je te raconterai un jour en détail comment j’étais tombée entre les mains du marquis et de ses amis, comment je me voyais perdue à jamais et comment Gabriel a surgi à la minute suprême de ma servitude pour m’arracher aux bras de ces vampires !… Tous s’étaient rués sur lui, mais à lui seul il était plus fort qu’eux tous !… Ils le criblèrent de plaies, ils déchargèrent sur lui leurs armes !… Tout fut vain. On ne tue pas la tempête. Il passa et m’emporta… et il me ramena ici… Mais, pour lui, c’était la fin !… Avant de venir me sauver, il avait été à demi écrasé par un formidable accident. Tout son système nerveux avait été furieusement atteint !… Sa circulation se faisait avec difficulté… Et il ne voulait pas que je le soigne !… il avait jeté ses petites clefs dans un précipice, avant qu’il ne s’y jetât lui-même… Il voulait mourir !… mourir pour toujours !… Tu sauras pourquoi !… C’est alors que je télégraphiai, malgré la défense qu’il m’en avait faite et sa surveillance de tous les instants !…

« – Je n’ai plus que quelques heures à vivre, me disait-il, que personne ne vienne les troubler !… »

« Enfin, un soir où ses gestes s’étaient faits plus lents, plus difficiles, il me dit adieu et me fit jurer de ne pas le suivre… Mon espérance était qu’il s’arrêterait peut-être tout à fait et qu’alors, malgré lui, je pourrais le soigner !… Mais il avait réuni ses dernières forces, il usait son dernier ressort… et il me conduisit loin dans les neiges, sur le chemin de Plan-Caval.

« Tout à coup, il se dressa sur une cime, sembla prendre à témoin le ciel et la terre, leva les bras et se jeta dans le précipice… J’accourus comme une folle ! Alors je fis un grand détour et j’atteignis, au prix de mille dangers, le fond du précipice… et je découvris ses pauvres restes brisés !… Je les ai apportés !… Tu les verras !… Jacques ! ton enfant était sublime !… C’est le plus grand malheur du monde ! »

Jacques se taisait. Il ne lui répondait rien. Il pleurait. Il pleurait maintenant sur lui-même !

Christine reprit :

« Ici, on a cru à un accident. J’ai, du reste, tout fait pour cela, on a cherché le cadavre, mais la fonte des neiges est arrivée et on n’a rien retrouvé, ce qui a paru tout naturel. On plaint la sœur d’avoir perdu un tel frère ! Le curé de Lucéram est venu dire une messe hier à notre petite chapelle pour le repos de son âme ! Nul ne se doute qu’il est au fond de mon armoire ! »

Ils étaient arrivés au chalet. Il y avait un bon feu de bois dans la cheminée.

« Tiens ! réchauffe-toi ! Tu dois être gelé, lui dit Christine. Je vais t’apporter un bol de bouillon bien chaud, et aussi tous ses papiers, tout ce qu’il m’écrivait ! Tu comprendras pourquoi il a voulu mourir. Quelle âme, et combien il a souffert ! »

Elle revint avec son bol de bouillon et, dans un coffret, tous les précieux papiers.

« Lis ! fit-elle… Je viendrai tout à l’heure. »

Et elle partit en sanglotant.

Quant à lui, il sortit de la poche intérieure de son vêtement un gros cahier sur lequel il avait noté au jour le jour tous ses travaux et où l’on pouvait trouver précisées avec le plus grand soin, toutes les conditions de la sublime mécanique. Il joignit à ce cahier les papiers que lui avait apportés Christine et, sans les lire, il jeta le tout au feu.

Quand Christine rentra, il n’y avait plus guère de ces documents merveilleux que les cendres et quelques bouts de feuilles roussies. Christine comprit ce qui venait de se passer. Elle jeta un grand cri et se précipita sur le foyer.

Nous donnons ici quelques lignes rares qu’elle put sauver de ce désastre.

« Oui, je suis un pur esprit et je m’en fais gloire ! Et ce sera ta gloire à jamais, ô Christine ! d’avoir aimé une pensée mieux peut-être que tu n’eusses aimé mon cœur même s’il avait habité, lors de ma première étape, un corps idéal : même si Bénédict Masson avait été beau ! Vois-tu, Christine, ce que nous admirons chez l’homme, Emerson l’a dit : « C’est la forme de l’informe ! » la concentration de l’immensité, la demeure de la raison, la retraite de la mémoire ! Vois le jeu des pensées ! Quelles agiles et souples créatures ! Les jeux du cœur appartiennent encore à la terre, mais la pensée ailée que n’alourdit aucun poids terrestre, c’est le Divin ! »

Ce que nous venons de dire, c’est le chant du triomphe ; mais voici venir la clameur du désespoir, qui expliquait tout :

« J’ai tendu les bras ! J’ai pressé sur mon sein glacé ton corps et ton visage convulsés !… mais je n’ai pas senti la tiédeur de ton sein !… Oh ! ta chaleur, ton parfum bénis ! qui me les rendra jamais ? Christine ! Christine !… Emerson est un niais !… L’orgueil de penser ne consolera jamais de l’amour… de l’amour tel que l’a voulu la nature créatrice ; au fond duquel tout se rejoint !… Ah ! Christine !… Au début, j’ai promené à tes côtés ma superbe !… je me vantais d’être un pur esprit et j’étalais audacieusement mon bonheur !… Mais je me trompais moi-même !… je n’étais heureux que parce que je n’étais pas encore tout à fait retiré de la terre !… Tel un opéré à qui l’on vient d’ôter le bras et qui croit toujours sentir sa main blessée… le souvenir que j’avais de mes sens les remplaçait ! Je me rappelais ton parfum et il me suffisait de te voir pour te sentir !… Ainsi je me promenais dans la nature sans en être encore tout à fait isolé… Et puis, peu à peu, cette imagination s’effaça… ces pseudo-sensations disparurent… je fus réduit à ma seule mécanique… qui promenait ma pensée !… J’étais vraiment un pur esprit ! Ah ! misère !… Cette vie ne saurait durer !… Ton Jacques m’a imposé le plus farouche des supplices !… »

Enfin, ces dernières lignes : « Non, il n’y a pas de plus grande douleur au monde que d’être un pur esprit !… La religion chrétienne a compris cela qui a mis au premier rang de ses dogmes : la résurrection de la chair !… Oui, Christine ! voilà le paradis !… renaître en chair et en os pour cueillir ton baiser éphémère dans lequel tu aurais mis l’éternité !… Mais l’éternité sans ce baiser-là je n’en veux plus !… Adieu, mon adorée !… »

Deux ans plus tard, on ne parlait de la poupée sanglante (quand on en parlait encore…) et de « l’épidémie de la piqûre », et de la pseudo-résurrection de Bénédict Masson, et des Thugs et de leurs petits trocarts, que comme d’un cauchemar qui avait secoué Paris à une époque où les esprits avaient perdu tout équilibre – maladie à laquelle la police d’État n’avait pas été étrangère… Jacques et Christine étaient mariés. Le prosecteur s’était établi à Peïra-Cava, comme le plus humble des médecins de campagne sous le nom de sa mère : de Beigneville.

Mme de Beigneville eut trois beaux enfants et aucun d’eux ne s’appelait Gabriel…

Mais Gabriel vivait toujours au fond du cœur de Christine et attendait au fond de son armoire…

Elle n’avait pas voulu s’en séparer… Jacques lui avait laissé les restes de la géniale mécanique ; et le fameux cerveau de Bénédict Masson était conservé à part dans un bocal ad hoc.

Mme de Beigneville était douce et bonne et la plus simple des femmes… Sa seule distraction en dehors de ses enfants était, quand elle était seule, d’ouvrir son armoire secrète et de travailler à la réfection de Gabriel…

Elle était arrivée à le remettre en état d’une façon fort appréciable… La circulation ne laissait plus rien à désirer, le sérum fonctionnait bien… Et, un jour que Jacques était parti à la chasse avec des amis et le lieutenant des alpins qui commandait le poste de Plan-Caval, elle alla prendre le bocal où trempait dans le sérum nourricier le cerveau de celui qu’elle appelait toujours, au fond de son cœur : « Mon Gabriel ! »… Quelle émotion quand elle l’ouvrit !…

Hélas ! le bocal était vide !

… Jacques Cotentin avait pris ses précautions !…

FIN

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Juillet 2004

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