En-lisant-en-écrivant (extraits) par Julien Gracq

Tout livre […] non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres, et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui. Préférences, Pourquoi la littérature respire mal, p. 82 et suivante. Il y a des heures où je n’ai plus de goût que pour les quelques récits modestes, sans intrigue, sans merveilleux apparent et même sans poésie éclatante, que l’on quitte avec la certitude d’être toujours resté en rassurant pays de connaissance. Mais non sans le sentiment d’une sorte de tendre ensoleillement intérieur, qui bégaye, du fond de sa quiétude mystérieusement consolée "oui, la vie c’est comme ça". Aussi bien Nerval dans Sylvie que Tolstoï (Les Cosaques) si différents, me dispensent ce sentiment avec égalité. Rarement l’œuvre de Balzac, que le bouillonnement humain, qui monte parfois à la tête comme un vertige, surpeuple trop. Jamais Flaubert, où l’interposition du regard froid, et de la loupe de l’entomologiste, ne se laisse pas une seconde oublier. Ni Proust: le crépitement ininterrompu du détail trop rendu, trop éclatant, y tient continûment à distance le faible engourdissement de l’esprit, comparable à l’éclosion d’un nouveau climat, qui prélude à ce genre d’enchantement. Et pas davantage Stendhal : il y a ici un refus de s’engluer dans le monde, et comme un excès d’autonomie jalouse de l’esprit qui, par l’insolence, par le dégagé, par l’ironie, se reprend — et reprend le lecteur en main, à chaque instant. Peut-être y a-t-il quelque trace de vieillissement dans ce goût plus prononcé que j’ai de laisser venir à travers le texte – ou de me donner l’illusion de laisser venir — la vie comme elle est. Aux écrivains qui me la restituent, une certaine inactivité de l’esprit, qui se laisse lentement imprégner, est nécessaire, combinée à une plus grande ouverture, sur le champ sensible, du diaphragme intérieur ce que Degas j’imagine, appelait, avec un bonheur d’expression ami de la mémoire, " se mettre en espalier ". A vingt ans, à trente ans même, il me semblait que la vie passait très au large et comme insaisissable ; une ivresse à arrière-goût d’angoisse se levait de la multiplicité offerte, et massacrée à mesure, des possibles. La contraction de champ qu’amène l’âge fixe et leste ce Protée éblouissant et insaisissable. Le monde est plus proche de nous, plus solide et plus sûr, et l’écrivain, qui sent diminuer l’aptitude de l’imagination à l’envol, et pour qui Pégase est rétif, retrouve aussi en partie les ressources d’Antée. titresfrancais/en-lisant-en-ecrivant (En lisant en écrivant, p.78)

Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu. Quelquefois rarement, car une des vertus cardinales du romancier est une belle et intrépide inconscience dans un jour de penchant critique il m’est arrivé de sentir une phrase que je venais d’écrire dresser, comme dit Rimbaud, des épouvantes devant moi : aussitôt intégrée au récit, assimilée par lui, happée sans retour par une continuité impitoyable, je sentais l’impossibilité radicale de discerner l’effet ultime de ce que j’enfournais là à un organisme délicat en pleine croissance : aliment ou poison ? Une énorme atténuation de responsabilité figure, heureusement parmi les caractéristiques romancières; il faut aller de l’avant sans trop réfléchir, avoir l’optimisme au moins de croire tirer parti de ses bévues. Parmi les millions de possibles qui se présentent chaque jour au cours d’une vie, quelques-uns à peine écloront, échapperont au massacre, comme font les œufs de poisson ou d’insecte, c’est-à-dire porteront conséquence : si je me promène dans les rues de ma ville, les cent maisons familières devant lesquelles je passe chaque jour non perçues, anéanties à mesure — sont comme si elles n’avaient jamais été. Dans un roman, au contraire, aucun possible n’est anéanti, aucun ne reste sans conséquence, puisqu’il a reçu la vie têtue et dérangeante de l’écriture : si j’écris dans un récit : " il passa devant une maison de petite apparence, dont les volets verts étaient rabattus ", rien ne fera plus que s’efface ce menu coup d’ongle sur l’esprit du lecteur, coup d’ongle qui entre en composition aussitôt avec tout le reste ; un timbre d’alarme grelotte : quelque chose s’est passé dans cette maison, ou va se passer, quelqu’un l’habite, ou l’a habitée, dont il va être question plus loin. Tout ce qui est dit déclenche attente ou ressouvenir, tout est porté en compte, positif ou négatif, encore que la totalisation romanesque procède plutôt par agglutination que par addition. Ici apparaît la faiblesse de l’attaque de Valery contre le roman : la vérité est que le romancier ne peut pas dire " La marquise sortit à cinq heures ": une telle phrase, à ce stade de la lecture, n’est même pas perçue : il dépose seulement, dans une nuit non encore éclairée, un accessoire de scène destiné à devenir significatif plus tard, quand le rideau sera vraiment levé. Le tout à venir se réserve de reprendre entièrement la partie dans son jeu, de réintégrer cette pierre d’attente d’abord suspendue en l’air, et nul jugement de gratuité ne peut porter sur une telle phrase, puisqu’il n’est de jugement sur le roman que le jugement dernier. Le mécanisme romanesque est tout aussi précis et subtil que le mécanisme d’un poème, seulement, à cause des dimensions de l’ouvrage, il décourage le travail critique exhaustif que l’analyse d’un sonnet parfois ne rebute pas. Le critique de romans, parce que la complexité d’une analyse réelle excède les moyens de l’esprit, ne travaille que sur des ensembles intermédiaires et arbitraires, des groupements simplificateurs tres étendus et pris en bloc : des " scènes " ou des chapitres par exemple, là où un critique de poésie pèserait chaque mot. Mais si le roman en vaut la peine, c’est ligne à ligne que son aventure s’est courue, ligne à ligne qu’elle doit être discutée, si on la discute. il n’y a pas plus de " détail " dans le roman que dans aucune œuvre d’art, bien que sa masse le suggère (parce qu’on se persuade avec raison que l’artiste en effet n’a pu tout contrôler) et toute critique recuite à résumer, à regrouper et à simplifier, perd son droit et son crédit, ici comme ailleurs. Déjà dit, ainsi ou autrement, et à redire encore. (En lisant en écrivant, p.119)

Le sujet. Je suis déconcerté, quand je lis leurs propos, leurs journaux, leurs carnets, leur correspondance, de ne retrouver chez presque aucun écrivain la préoccupation de ce problème. On dirait que les sujets de leurs livres leur viennent continûment – l’un chassant l’autre sitôt la réalisation achevée sans leur donner plus de souci que ne semblent s’en faire les peintres pour les motifs de leurs tableaux. Alors que pour moi l’enclenchement brusque d’une idée ou plutôt d’un sentiment – sur la perspective d’un livre a été chaque fois un évènement aussi improbable, aussi imprévisible que le coup de foudre amoureux. Tout se passe comme s’il existait, accumulée périodiquement chez l’écrivain, une richesse romanesque non monnayée, à laquelle rien ne permettra d’avoir cours. rien ne prêtera forme et aloi, rien ne donnera issue, sinon le miracle surgi du hasard quand il surgit d’une sorte de modèle réduit à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d’une infinie capacité d’expansion, pareil au cristal tenu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée. Je ne sais s’il existe des recettes pour mettre la main sur un pareil sésame – qui, bien entendu, ne peut vous ouvrir qu’une fois la cave de vos propres trésors – en ce qui me concerne, je n’en possède pas, et c’est une des raisons qui font que j’ai écrit si peu de livres. La critique moderne a de bonnes raisons d’écarter une telle question. Je m’y heurte presque chaque fois que je réfléchis sur la littérature, et j’y trouve à rêver : tous ces livres, chez les écrivains, qui existaient en puissance, et qui ne sont pas venus au jour, parce qu’un hasard malin a refusé la clé qui les eût libérés. et qui était à portée de la main. La clé, c’est-à-dire le sujet, à la fois révélateur et cristallisateur, qui d’un seul coup de baguette trace à l’afflux romanesque effervescent et informe des lignes d’opération efficaces, le concentre aux points où vont jouer en sa faveur des effets de levier, le met en marche sous des enseignes expressives et des signaux de ralliement mobilisateurs. Le sujet, avec lequel on a le sentiment que presque tout vous est donné d’un coup, puisque, dans le chaos émouvant et aveugle qui vous habitait, brusquement les grandes masses d’ombre et de lumière se disposent, les chemins confluent, les forces se rassemblent et s’ébranlent, les mouvements se coordonnent, qu’une direction, à la fois unificatrice et multiplicatrice, anime désormais la diversité disponible puisqu’on tient à la fois le lieu et la formule. Un des signes les plus sûrs à la fois de la vigueur interne d’un sujet et de son affinité avec vos propres dispositions est que, dans sa simplicité initiale, sont inscrites potentiellement, dès qu’on le serre de plus près, des filières de déterminations plus précises qui vont l’étoilant de tous les côtés, et sur lesquelles, à votre surprise, il ne laisse planer en fait presque aucune ambiguïté. Un vrai sujet à une pente secrète: si vous cherchez à le préciser, et même sur quelque détail secondaire, il ne vous laisse pas plus dans l’embarras qu’un relief vigoureux ne laisse dans le doute la goutte d’eau de pluie qui tombe sur lui et qui l’interroge sur la direction à prendre. Il tient en quelques lignes, il se laisse embrasser d’un coup d’œil, et il a réponse à tout. Un vrai sujet ne laisse étranger à sa donnée aucun règne et aucun ordre, ni humain, ni terrestre. J’ai pense bien souvent, à ce propos, que l’une des supériorités les plus certaines de Goethe réside dans le sens, d’une ampleur presque infaillible, qu’il avait du sujet, dès qu’il cessait d’écrire pour se délasser. On devine que Hugo a senti parfaitement toute l’importance du problème, mais s’est laissé abuser par des contrefaçons parfois grossières : il lui suffisait que le sujet, trop avantageusement, prenne la pose. Il se peut, après tout, que l’idée que je me fais d’un vrai sujet me soit strictement personnelle. Elle n’a rien à voir avec les résumés qui peuplent les prière d’insérer; elle a davantage en commun avec la ligne d’une phrase musicale, aussi chargée d’énergie qu’impossible à décomposer. (En lisant en écrivant, 134)

Un roman qu’on entreprend d’écrire, quelque extrême liberté de traitement qu’on se promette d’y apporter, ne se comporte aucunement comme un sujet de poème, qui n’existe, lui, que totalement intérimaire dans l’attente de métamorphoses successives, et dont la ductilité, la docilité au travail du langage, à l’aventure verbale reste sans limites. Dans le sujet de roman, il existe un minimum de structure interne résistante – des blocages dissimulés, des échos internes complexes qu’un heurt fortuit va soudain éveiller, des automatismes qui vont se faire jour, des phénomènes de rejet, des affinités au contraire brusquement révélées. La contradiction propre au romancier est que, de son sujet, le langage seul utilisé selon ses pouvoirs propres éveillera les possibilités, mais qu’en même temps, sur lui, les mots ne disposent pas de la toute-puissance qui est celle des mots du poème, parce que la passion du romancier pour son roman ne s’est pas éveillée en face d’un ectoplasme, mais d’une figure non déformable à volonté, qui possède simultanément et le flou du rêve, et des lignes, un rythme, certains mouvements d’une netteté parfaitement concrète et pour lui ensorcelante, figure que, d’une certaine manière, il n’a de cesse par le moyen de son roman de chercher à rejoindre. Le roman ne vit que par le genre de liberté que lui donne le langage, utilisé selon ses vrais pouvoirs, mais il n’est tiré du néant que par la contrainte qu’impose de bout en bout au romancier une image exigeante, une obsession non entièrement littéraire dans sa nature. "Adorable fantôme qui m’as séduit, lever ton voile!" supplie le faiseur de romans – mais la muette apparition lui met en mains un porte-plume. En fait, on n’a jamais cherché à serrer de près les relations du romancier et de son sujet avant: avant le moment où il va commencer à l’écrire, c’est-à-dire à jouer sa chance. L’acte de l’écrire rature à peu pres tout souvenir de cette période d’incubation parfois très longue, parfois très courte : on retire les échafaudages. Il semble que le sujet se comporte un peu, vis-à-vis des propositions imprévues de l’écriture, comme une substance de propriétés chimiques mal connues, avide d’entrer en composition avec certains corps, insensible à d’autres. C’est ce qui fait que 1’ordonnance formelle d’un roman lui est de si peu de chose, et un tact plus proche du sens intuitif qui s’éveille dans l’amour au contraire si important : " composer " un roman – au lieu de guetter et de suivre à chaque instant de son progrès les résonances et les harmoniques qui s’éveillent – c’est soumettre à la géométrie ce qui relève de la chimie. Mais ces harmoniques d’une part, ces résistances inattendues, de l’autre, ne se réveilleront nulle part ailleurs que dans le work in progress, jamais autrement qu’au fur et à mesure de son avance. (En lisant en écrivant, p.139)

L’écriture Pourquoi écrit-on ? La vieille et perfide question que Littérature avait rajeunie au lendemain de la première guerre mondiale n’a toujours pas reçu sa réponse. Il n’est pas sûr , loin de là, qu’elle n’en comporte qu’une seule, il n’est pas sûr non plus que les motivations d’un écrivain ne varient pas tout au long de sa carrière. Quand j’ai commencé à écrire, il me semble que ce que je cherchais, c’était à matérialiser l’espace, la profondeur d’une certaine effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie dans l’obscurité d’une caverne pour en mesurer les dimensions d’après l’écho. Le temps vient sans doute sur le tard où on ne cherche plus guère dans l’écriture qu’une vérification de pouvoirs, par laquelle on lutte pied à pied avec le déclin physiologique. Dans l’intervalle, entre l’excès et la pénurie de l’afflux à ordonner, il me semble parfois que s’étend une zone indécise, ou l’habitude, qui peut créer un état de besoin, le goût défensif de donner forme et fixité à quelques images élues qui vont inévitablement s’étiolant, le ressentiment contre le vague mouvant et informe du film intérieur s’entrelacent inextricablement. Il arrive que l’écrivain ait envie tout simplement d’ " écrire " et il arrive aussi qu’il ait envie tout bonnement de communiquer quelque chose : une remarque, une sensation, une expérience à laquelle il entend plier les mots, car les rapports ambigus et alternatifs de l’écrivain avec la langue sont à peu pres ceux qu’on a avec une servante-maîtresse, et sont non moins qu’eux, de bout en bout, hypocritement exploiteurs. Pourquoi se refuser à admettre qu’écrire se rattache rarement à une impulsion pleinement autonome ? On écrit d’abord parce que d’autres avant vous ont écrit, ensuite, parce qu’on a déjà commence à écrire : c’est pour le premier qui s’avisa de cet exercice que la question réellement se poserait : ce qui revient à dire qu’elle n’a fondamentalement pas de sens. Dans cette affaire, le mimétisme spontané compte beaucoup : pas d’écrivains sans insertion dans une chaîne d’écrivains ininterrompue. Apres l’école, qui émaille l’apprenti-écrivain dans cette chaîne, et le fait glisser déjà d’autorité sur le rail de la rédaction, c’est plutôt le fait de cesser d’écrire qui mérite d’intriguer. La dramatisation de l’acte d’écrire, qui nous est devenue spontanée et comme une seconde nature, est un legs du dix-neuvième siècle. Ni le dix-septième, ni, encore moins, le dix-huitième ne l’ont connue ; un drame tel que Chatterton y serait resté incompréhensible ; personne ne s’y est jamais réveillé un beau matin en se disant: " Je serai écrivain", comme on se dit : "Je serai prêtre". La nécessité progressive et naturelle de la communication, en même temps que l’apprentissage enivrant des résistances du langage, a chez tous précédé et éclipsé le culte du signe d’élection, dont le préalable marque avec précision l’avènement du romantisme. Nul n’a jamais employé avant lui cet étrange futur intransitif qui seul érige vraiment, et abusivement, le travail de la plume en énigme : j’écrirai.) (En lisant en écrivant, p. 143)

Ecrivain : quelqu’un qui croit sentir que quelque chose, par moments, demande à acquérir par son entremise le genre d’existence que donne le langage. Genre d’existence dont le public est le vérificateur capricieux, intermittent, et peu sûr, et l’auteur le seul garant fiable. Le public est un réseau qu’on peut toujours court-circuiter sans que rien d’essentiel au phénomène littéraire s’annule : le voyant témoin qui s’allume dans la cervelle de l’auteur est nécessaire et suffisant. Le courant qui passe au fil de la plume ne va vers personne ; il faudrait en finir une bonne fois avec l’image égarante des " chers lecteurs " levés à l’horizon de l’écritoire et de l’écrivain, ainsi qu’à celui d’un orateur public la foule dans laquelle il transvase la liqueur enivrante. La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l’intermédiaire des mots, rien de plus : le public n’est admis à cet acte d’autosatisfaction qu’au titre de voyeur, et généralement contre espèces – et c’est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant (En lisant en écrivant, p.159)

Lecture J’ai changé peu à peu d’opinion là-dessus : l’émotion que ressent un lecteur de roman, un auditeur de concert, n’est pas une corde vibrante qui donne la même note quel que soit le moyen de percussion qui l’ébranle : elle est tout entière moulée sur la construction verbale ou sonore complexe qui lui a donné naissance, et en tant que telle n’est échangeable, et n’accepterait d’ailleurs de s’échanger, contre aucune autre. Elle constitue chaque fois non une réanimation d’émotions déjà vécues, mais une expérience neuve, irremplaçable. A la limite, il n’y a pas, en matière d’émotion esthétique vraie, de distinction possible entre l’effet et la cause, et je ne crois pas une seconde qu’on aille écouter Tristan pour se souvenir qu’on a été amoureux. A la rigueur, ce serait plutôt l’inverse (La Rochefoucauld le savait déjà) le sentiment de l’amour est transposable, comme on sait, d’objet en objet : celui qu’on éprouve à écouter la musique de Wagner, ou à lire Les souffrances du Jeune Werther, ne l’est pas ; il est irrévocablement adhérent à une succession de notes, ou de mots, non substituables. Le mérite insigne de l’art est de tirer l’" émotion " du vague indifférencié où la relègue la psychologie vulgaire, et de la lier chaque fois solidement à une figure individualisée : à cette manière de faire accéder le chaos affectif à une existence distincte, sinon claire, il me semble que Valery, si hostile à tout art qui se compromet avec l’émotion, n’aurait pas du être insensible. (En lisant en écrivant, p.168)

Qu’entend-on – qu’entend l’écrivain quand il parle de ses lecteurs? Il arrive couramment qu’on transfère à un nom, sans y réfléchir, l’attachement qu’on a en réalité pour un seul ouvrage. L’admiration, même sans arrière-pensée, vouée à un auteur s’accommode plus d’une fois de la plus complète indifférence pour tel nouveau livre de lui dont la publication est annoncée. L’écrivain est achevé pour nous parce que nous le voulons garder tel ; l’action de la curiosité est éteinte. Certaines lectures proscrivent même d’avance, ou frappent après elles d’interdit, tout ce qui peut venir après elles de la même source : mécanisme d’auto-sterilisation qui fait penser à ces plantes dont la première récolte est luxuriante, mais qui secrètent un toxique rendant pour des années le sol inapte à leur reproduction, et à elle seule. On peut comprendre à la rigueur, en raison du passage de la peinture d’un caractère à l’évocation d’une époque, que les fervents de l’Education Sentimentale — et vice-versa ne soient presque jamais ceux de Madame Bovary, mais il y a tout aussi peu de lecteurs férus de manière égale de La Chartreuse et de Le Rouge et le Noir. Disons-le franchement : l’amour qu’on a pour un livre, ce plus insubstantiel et énigmatique, mais de toute importance, dont il est marqué pour nous, implique comme tout autre amour un moins dans l’intérêt qu’on peut porter à tout ce qui lui ressemble, ou lui est apparenté. Seulement, ce que tout le monde accepte en amour, ou l’exclusivité est de mise, est loin d’être pris en aussi bonne part en littérature, où l’auteur est tenu pour le commun dénominateur de tous ses livres, et à cette pression d’une idée reçue nous cédons sans même nous en apercevoir. Si on me questionne, je répondrai sans même réfléchir que " j’aime Balzac ". Si je m’interroge plus précisément sur mon goût véritable, je constate que je reprends et que je relis sans m’en lasser Beatrix et Les Chouans, quelquefois Le Lys ou Séraphita .Les autres livres de Balzac, s’il m’arrive de les rouvrir, ne donnent lieu le plus souvent qu’à une ratification d’estime un peu distraite: le plaisir, largement commande par une glorification universelle, qu’ils me dispensent, est celui que pourraient me donner en réalité quinze ou vingt autres romanciers. De même " j’aime Wagner " signifie pour moi en réalité : Parsifal et Lohengrin ôtés, dont je ne retrancherais pas une note, et partiellement Tristan, je n’ai envie que de grappiller çà et là dans le reste quelques motifs, quelques scènes, quelques passages d’orchestre isolés : la Tétralogie, son climat, ses héros, son intrigue, me restent aussi étrangers qu’une saga traduite du finnois ou du vieil irlandais. Heureux qui, comme Proust, peut réussir la submersion d’un nom et d’une vie, puis leur réanimation, dans une œuvre unique, totalisante et récapitulative. Ou encore Joyce, qui peut se recuire à Ulvsse, ou Musil. Pour les autres, pour presque tous les autres, être " aimés " signifie en réalité que, de leur substance, qu’ils ont souhaitée indivisible autant qu’incorruptible, le lecteur le plus fanatique – les trahissant intimement – jette autant, et plus, qu’il ne garde. Et si les manuels de la littérature qu’on enseigne dans les lycées prenaient désormais pour base des livres ou des pièces, et non des auteurs ? Une histoire de la littérature, contrairement à l’histoire tout court, ne devrait comporter que des noms de victoires, puisque les défaites n’y sont une victoire pour personne. (En lisant en écrivant, p.169)

De même qu’on ne se fait plus guère de nouveaux amis, après quarante ans, de même, passé cet age, on n’a plus dans le " monde des lettres " de cousinage familier, de conversation soutenue et de dialogue vrai avec les ouvrages, même admirés, des générations qui vous suivent. Une famille ainsi s’éteint peu à peu autour de vous, qui n’excluait certes pas, comme toute famille, les mésententes intimes et les brouilles à vie, mais qui, ainsi que l’aïeul voisine au foyer avec le petit-fils, englobait avec la vôtre les deux générations précédentes Seulement, en matière de filiation artistique, les relations affectives semblent à sens unique : elles vont plutôt en remontant, des descendants vers les ascendants. Ce qui est venu après la génération qui etait la mienne, je peux le comprendre, et même vraiment m’y intéresser. Mais il y a une différence d’âge qui interdit en art à l’aîné les transports de l’intime ferveur, tout comme elle ferme dans la vie – en sens inverse, il est vrai – la perspective amoureuse. (En lisant en écrivant 176)

Ce que je souhaite d’un critique littéraire et il ne me le donne qu’assez rarement c’est qu’il me dise à propos d’un livre, mieux que je ne pourrais le faire moi-même, d’où vient que la lecture m’en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution. Vous ne me parlez que de ce qui ne lui est pas exclusif, et ce qu’il a d’exclusif est tout ce qui compte pour moi. Un livre qui m’a séduit est comme une femme qui me fait tomber sous le charme : au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses relations, son éducation, ses amies d’enfance ! Ce que j’attends seulement de votre entretien critique, c’est l’inflexion de voix juste qui me fera sentir que vous êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi : je n’ai besoin que de la confirmation et de l’orgueil que procure à l’amoureux l’amour parallèle et lucide d’un tiers bien disant. Et quant à l’" apport " du livre à la littérature, à 1’enrichissement qu’ il est censé m’apporter, sachez que j’épouse même sans dot. Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture, que le métier de critique : un expert en objets aimés ! Car après tout, si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe. (En lisant en écrivant 178)

Il y a dans Céline un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon. J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il etait incapable de résister, l’entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l’antisémitisme, électivement, était fait pour l’aspirer. Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’ il a reçu en don, exigences qui sont parfois à demi monstrueuses avant tout celles de son plein emploi, a dû se jouer ici dans toute son ampleur. Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. (En lisant en écrivant, p. 186)

Médiocre valeur du coup d’œil rétrospectif que l’écrivain jette sur ses livres : leur contenu, trop remâché en cours de confection, ne lui est plus de rien ; s’aiguise au contraire chez lui exagérément au fil des années la sensibilité aux mutations de la forme (" Je n’écrirais plus ainsi aujourd’hui "). Tous les signes de mûrissement, ou de vieillissement, qu’apporte un simple intervalle de quelques années, sont perçus, enregistrés par lui avec une subtilité en alerte. Le lecteur, lui, a une tendance inverse à ramener les parties successives de l’œuvre sous un éclairage uniforme et intemporel ; sa préférence va au constat réitéré de l’identité, acquiesce avec délectation à la tyrannie unificatrice de la signature " c’est bien de lui). L’écrivain, devant ses livres, est sensible surtout à son évolution, le lecteur à ses constantes. Un auteur est toujours, il me semble, naïvement surpris quand il constate l’aisance d’un lecteur sans expérience critique particulière à le détecter derrière un fragment de quelques lignes pris au hasard dans ses livres. Il ne se savait pas si ressemblant à lui-même, parce que ses propres livres n’ont jamais pu vraiment lui tendre un miroir; s’il les rouvre, il voit bien en eux ce qui les embue, les raye ou les écaille, non ce qu’ils réfléchissent d’indéformable. (En lisant en écrivant, p.259)

Mon siècle, dans le passé, c’est le dix-neuvième, commencé avec Chateaubriand, et prolongé jusqu’à Proust, qui vient l’achever un peu au-delà de ses frontières historiques, tout comme Wagner est venu lui-même achever le romantisme off limite. Je n’aime pas le dix-huitième siècle sinon peut-être pour un ou deux livres de Rousseau : les livres, non l’homme (les Rêveries, la Nouvelle Héloïse, certaines parties des Confessions). Quelques pages aussi de Sade, qui par ailleurs m’ennuie extrêmement : j’aime bien la Philosophie dans le boudoir et la Révolution commentée pendant les pauses de la fouterie (" Français, encore un effort si vous voulez être républicains "). Ce qu’il y a de meilleur pour mon goût dans l’esprit de l’époque est concentré là, plus nerveusement encore que dans Les Liaisons. Il y avait peut-être dans ce siècle, comme on l’assure, un art de vivre : nous n’en avons plus l’emploi; il y avait aussi des lumières sur la chose publique : nous en avons eu trop l’emploi. Le dix-neuvième siècle est de nature pythique et prophétique : il atteint à des profondeurs divinatoires dont le dix-huitième siècle n’a eu aucune idée, car il éclairait tout et ne devinait rien ; son air de flûte humanitaire etait celui du preneur de rats de Hameln, mais il ne le savait pas. (En lisant en écrivant, p.302)

Un calcul, même très approximatif, du nombre d’heures dont nous avons disposé au cours de notre vie pour la lecture, nous prouve que nous avons en réalité lu sensiblement moins de livres que nous ne le croyons. Nous n’avons pas eu le temps matériel de lire tous les livres que nous pensons avoir lus. Mais les livres que nous avons lus sont bien loin d’être les seuls éléments de notre culture livresque. Comptent aussi, parfois presque autant, ceux dont nous avons entendu parler, d’une manière qui nous a fait dresser l’oreille (l’oreille interne), ceux dont un passage cité ailleurs isolément a éveillé en nous des échos précis, ou dont la mitoyenneté avec des ouvrages déjà connus de nous a permis au moins l’étiquetage. Ceux dont nous ne connaissons guère que le titre et le sens général, mais qui, dessinés en creux par les frontières des livres connexes, figurent pourtant, dans notre répertoire livresque, comme références utilisables. Cette culture accrue par enjambements, par recoupements et par contamination, est peut-être la vraie culture livresque. Le livre est contagieux. La masse des livres déjà connus confère une demi-réalité maniable aux livres non lus encore qu’elle cerne et fait pressentir. Ainsi, à partir d’un certain acquis, la culture livresque, alors que la lecture ne suit qu’une progression arithmétique, peut se développer de manière presque exponentielle par une méthode qui n’est pas sans analogie avec la solution d’un puzzle, et que les polyglottes expérimentent tous pratiquement pour l’acquisition de nouvelles langues. Pour s’enrichir pleinement par la lecture, il ne suffit pas de lire, il faut savoir s’introduire dans la société des livres, qui nous font alors profiter de toutes leurs relations, et nous présentent à elles de proche en proche à l’infini. Une preuve a contrario en est fournie par l’autodidacte de La Nausée. (Carnets du Grand chemin, p.262 et suivantes)