I

– Où est Monsieur ?

Justinien, le valet de chambre, avait pris le sac à main de Mlle de Salinis et la valise que le chauffeur du taxi s’était obstiné à ne pas lui tendre. Il les avait déposés sous la marquise, sur une marche du perron. Le bruit des gouttes de pluie faisait de chaque feuille de platane un instrument de musique d’une sonorité différente.

– M. de Salinis est dans sa chambre. Je crois qu’il est souffrant.

Inès rougit légèrement.

– Non. Je veux parler de M. Chasteuil.

– M. Chasteuil est auprès de Madame.

Inès rougit de nouveau, comme si elle avait le sentiment d’une faute.

– L’état se maintient, dit Justinien, répondant à une question que la jeune fille n’avait pas posée. Le docteur Gombert ne peut pas se prononcer encore.

– Eh bien ! Justinien, payez le chauffeur. Je n’ai pas de monnaie.

– Pourquoi Mademoiselle n’a-t-elle prévenu personne de son retour ? Gaston serait allé à la gare avec la voiture.

– Je suis partie comme une folle, dès que j’ai reçu la dépêche de M. Gilbert. Je ne savais même pas à quelle heure je trouverais un train. Et puis, je ne voulais causer aucun dérangement. Dès qu’il y a un malade dans une maison…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Le danger qui menaçait sa sœur lui causait un tel malaise que son esprit butait sur cette pensée comme sur un obstacle. Elle tira un récipissé de son sac et le donna à Justinien.

– Si Gaston n’a rien à faire, qu’il aille retirer ma malle à la gare. Mais ce n’est pas pressé, j’ai emporté l’essentiel avec moi.

Justinien s’inclina respectueusement pour s’emparer de la feuille administrative. C’était un domestique par vocation, qui, à soixante-huit ans, estimait encore que l’exécution d’un ordre donné est une faveur accordée par le destin ; ou plutôt, c’était un courtisan. Et il partageait les joies, les anxiétés et les intrigues des courtisans. À la fois prudent et astucieux, familier et contenu, il avait leur mélange d’arrogance, d’affectation, de tact et d’impersonnalité.

Inès entra dans le château. Le hall prenait déjà l’air abandonné des maisons où le chagrin et l’angoisse disposent des choses. Personne ; dans un coin, un énorme bouquet de chrysanthèmes vieux-rose qui achevait de se faner dans un vase de Chine à décor vert, posé à même le dallage.

On apercevait, par la porte entr’ouverte du grand salon, les arbres du parc, immobiles dans l’averse, et qui avaient sous le ciel froid la couleur des haillons et des ruines.

Inès s’arrêta au pied de l’escalier, épuisée par les émotions qui battaient son cœur. Elle ne savait ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle cherchait ; tant de souffrances la harcelaient qu’elle ne savait plus où était sa vraie souffrance.

Comme elle arrivait sur le palier du premier étage, une porte s’ouvrit et sa sœur Henriette parut, mince, petite, le visage rond, avec des yeux clairs, qui semblaient étonnés de tout, et des cheveux châtains dont les boucles, naturellement ondulées, flattaient sa nuque.

– Et Anne-Marie ?

Henriette écarta les deux bras, comme si la fatalité même la forçait à les ouvrir ainsi.

– Mal. Très mal. Que faire ?

– Comment est Gilbert ?

Henriette leva la tête, regarda sa sœur avec colère et dit d’une voix soudain aiguë où perçait de l’irritation :

– Eh bien ! Comment veux-tu qu’il soit, sinon désespéré ?

– Et père ?

– Père ?

Elle ricana aigrement :

– Tu n’ignores pas sa façon de se comporter dans de pareilles circonstances. Il ne nous est d’aucun secours. Il n’est bon à rien, il tourne en rond, il pleure, il pose cent questions saugrenues, puis quand il n’en peut plus, il va se coucher sous le prétexte qu’il n’est pas fait pour les grandes émotions… Tu l’as vu, lors de la mort de maman, n’est-ce pas ? Il est encore pire. Je ne sais pas, au juste, si c’est un égoïste ou une nature trop sensible : peut-être est-ce la même chose.

Inès était entrée dans la chambre de sa sœur. Le premier objet qui frappa son regard fut une petite commode de miroirs, toute neuve, à tiroirs de verre gravé, et, sur cette commode, deux grandes photographies encadrées d’argent ; elles représentaient Anne-Marie et Gilbert Chasteuil. Inès ne put s’empêcher de s’approcher d’elles comme pour les examiner de plus près. Mais ce fut le portrait de son beau-frère qu’elle considéra seulement.

– Je ne connaissais pas cette photo, dit-elle. Elle est nouvelle ?

Henriette ne répondit pas à la question.

– Tu as mauvaise mine, dit-elle.

– Depuis que j’ai reçu la dépêche de Gilbert, je ne suis pas précisément joyeuse.

– Et avant ?

– Je me portais bien. Les Bérage sont si délicieux ! Tout le monde s’occupait de moi avec une telle sollicitude… Comment n’aurais-je pas été satisfaite ?

– Nous ne te manquions pas trop ? demanda sarcastiquement Henriette.

– Pas toi, en tout cas.

– Allons, je vois que rien n’est changé à nos bons rapports.

Inès fit semblant de ne pas avoir entendu afin de ne pas être obligée de répondre.

– Enfin, dit-elle, Anne-Marie est-elle, oui ou non, en danger ?

– Qui le sait ? Gilbert a exigé une consultation. Jusqu’ici, le docteur Gombert a été hostile à cette idée. Mais demain, Mazoullier doit venir.

– Peut-on voir Anne-Marie ?

– Elle est si faible ! Gombert lui défend de parler.

– Je vais chez moi, dit Inès.

Elle y trouva sa femme de chambre qui venait d’ouvrir la valise et qui faisait sa couverture.

C’était une fille très brune, avec de beaux yeux noirs et un visage plat ; elle était Bordelaise. Quand elle vit entrer Mlle de Salinis, des larmes parurent entre ses paupières.

– Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-elle, qui nous aurait dit quand Mlle Inès est partie, il y a trois mois, qu’elle reviendrait pour trouver Mme Chasteuil dans un tel état ?

– Il faut espérer, ma bonne Delphine.

– Bien sûr Mademoiselle. Quand même, nous autres, on n’a pas confiance. On ne sait pas pourquoi, par exemple. Tout de suite, la pauvre Madame a paru si mal ! Il est vrai que depuis trois mois, ça n’allait plus. On ne savait pas ce qu’elle avait. Nous autres, on pensait quelquefois qu’elle avait perdu le goût de la vie.

Inès tressaillit.

– Ne dites pas cela, Delphine, c’est trop affreux. Qui a pu vous faire penser quelque chose de semblable ?

– Oh ! Mademoiselle, on n’est sûr de rien, est-ce pas ? Mais quelquefois, quand Jeanne entrait chez Madame, elle voyait bien qu’elle venait de pleurer. Et M. Gilbert n’était pas gai non plus. Il faisait peine à voir. Ce n’était un secret pour personne à l’office que ces deux êtres-là se rongeaient…

– Ne croyez pas cela, Delphine, dit la jeune fille d’une voix étouffée. M. Gilbert et sa femme étaient parfaitement heureux.

– Oui. Ils voulaient vous le faire croire, et à Monsieur aussi, et à Mlle Henriette. Mais demandez à Justinien, à Jeanne, à Louisa, à Gaston ce qu’ils pensent là-dessus. Voyez-vous, Mademoiselle, c’est nous qui voyons les choses : pas vous.

Inès s’était assise dans une petite bergère basse qu’elle aimait. Elle promenait lentement ses regards autour d’elle sur la cheminée, Gilbert et Anne-Marie triomphaient aussi dans de grands cadres. À côté d’eux, le portrait de la mère d’Inès, un visage doux, très triste, avec des cheveux prématurément blanchis, et celui de M. de Salinis. Henriette manquait à cette petite galerie de famille, comme Inès était absente de la chambre de sa sœur. Un vase de Venise, dont une chimère formait l’anse, un crucifix d’ivoire, une mouette en porcelaine de Copenhague et un coffret de laque blanche se suivaient devant les cadres : vivante image du désordre d’esprit dans lequel vivait Inès.

Delphine sortit ; Mlle de Salinis resta immobile. Elle était devenue une étrangère dans sa propre chambre, une étrangère pour Henriette. Elle avait tellement changé depuis trois mois ! Elle se leva au bout d’un quart d’heure et ouvrit la fenêtre. Il ne pleuvait plus. Le château de Laurette était situé assez haut pour que le moutonnement de la mer dominât celui des arbres. Au sommet de la colline, à droite, au-dessus d’un fourmillement de pins, se hérissait un ensemble de murs blancs, vaguement oriental, faisant penser à une pièce de pâtisserie.

En ce moment, des nuages s’assemblaient au-dessus de la mer ; noirs, déchiquetés, ils ouvraient dans tous les sens des découpures hargneuses entre lesquelles flottait un vaste lac d’or. Ce lac semblait inviolable et d’une miraculeuse beauté. Il ne correspondait ni à ces formes de harpies et d’aigles qui s’emparaient du ciel, ni à la couleur plombée, lourde, remuante de la Méditerranée. C’était comme une oasis rayonnante entre des tourmentes diverses. Inès eut presque peur de ces becs, de ces griffes, de ces caps qui hachaient et mordaient les bords de la sainte surface.

– Non, dit-elle à mi-voix, je n’ai rien à espérer, plus rien à espérer…

Elle revint s’asseoir devant la croisée ouverte ; elle avait joint les mains sur ses genoux. Comme elle ne faisait plus l’effort de penser, des choses tronquées, à demi informes, s’ébauchaient dans les limbes de son esprit, pareilles à des échos de musique, très lointains, à peine entendus, entrecoupés par les quatre vents d’une forêt : souvenirs d’enfance, intonations de voix de sa mère, anciens gestes de tendresse d’Anne-Marie, au temps de leur intimité, promenade sur la plage, un soir, où Inès avait eu une crise de tristesse si violente qu’elle avait dû s’asseoir en attendant que cet accès se fût affaibli suffisamment pour qu’elle pût reprendre sa marche, mouvements que faisait son lévrier Zénith quand il posait son long museau sur ses genoux en la suppliant de faire pour lui quelque chose qu’elle n’avait pas compris, qu’elle ne comprendrait plus maintenant.

Le lac d’or s’effaçait au-dessus de la mer bousculée par d’invisibles batteuses. Il ne restait de sa présence qu’un flot fluide et mince, ensablé par les dépôts épaissis des nuages. Il ne luttait pas, il acceptait de s’éteindre. Jamais cette minute ne reviendrait, jamais cet éclat incroyable d’un tout petit bout de ciel n’étendrait de nouveau un espace vierge entre ces nues opaques et ces vagues rebelles. Dernier espoir de quelque chose qui aurait pu avoir lieu ! Dernier rayonnement d’un paysage impossible !

À ce moment, le visage de Gilbert lui revint à l’esprit avec une précision inhabituelle.

Pourquoi ces caprices de l’imagination, ces désobéissances du souvenir ? Telle figure à demi oubliée reparaît soudain avec le relief d’un marbre posé devant nous, alors que des traits que l’on contemplait en soi-même se fondent dans l’indécision d’une photographie voilée.… Suffisait-il que Gilbert fût à quelques mètres de là, dans la chambre de sa femme, pour que sa présence toute voisine poussât hors de lui son image, comme une tige de bois enroulée de papier rose projette au plus haut du ciel une fusée ?

Dans cet éclair, elle avait tout vu : ce visage toujours jeune que l’on aurait voulu griffer afin d’en humilier la fraîcheur impertinente ; cet œil mordoré qui riait de coin, avec une malice tendre, sous des paupières presque bridées : ce teint mat, inaltérable, qu’aucune fatigue ne ternissait ; ce bout de moustache noire, carrée, qui avait la forme d’un timbre-poste, – d’un timbre-poste inconnu, témoignage de quelque île de pirates, – posé au-dessus de la lèvre ; ce nez mince, fin, relevé du bout ; ces cheveux souples, un peu longs, dont une mèche de soie bordait le front.

L’image s’effaça ; le lac d’or était éteint ; il avait sombré totalement sous le déferlement des nuages. Que ferait Gilbert en face du malheur, si celui-ci triomphait ? Comment souffrirait-il, s’il savait souffrir ?

Un cri étouffé traversa l’esprit de la jeune fille ; un de ces cris que le larynx ébauche, que la langue ne façonne pas et qui sont un élan musculaire résorbé en idée pure.

– Que rien n’arrive ! Que rien n’arrive !

Des bribes de prières, des désirs de neuvaines, des remords confus s’emparaient maintenant de sa pensée à demi vacante ; tout cela émergeait par bouffées d’un passé encore récent, du temps où elle avait la foi. Elle se souvint d’une oraison fameuse qu’elle avait apprise alors et de sa phrase la plus déchirante : « Ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ont été séparés… » Elle n’avait jamais pu prononcer ces mots sans que des larmes lui vinssent aux yeux. Elle la répéta à voix haute, la voix tremblante : « Seigneur, ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ont été séparés ! » Les larmes coulaient maintenant sur ses joues. À qui pensait-elle en invoquant ceux qui s’aiment et qui ont été séparés ? À deux personnes en particulier, ou à toutes ?

Dans les ombres du soir, elle entrevoyait un lent défilé de couples qui se tendaient les bras de loin, séparés les uns des autres par des démons armés de piques ; des cortèges de femmes sanglotantes et d’hommes suppliants ; et ces masses éplorées glissaient, glissaient sans fin dans deux directions différentes. Ainsi Gilbert serait-il chassé d’Anne-Marie ; ainsi serait-elle elle-même exilée de lui. Et des vapeurs de soufre tournaient lourdement, tournaient sans fin entre les grandes murailles de schiste.

Ses larmes coulaient toujours, lui glaçant les joues. « Ayez pitié de la solitude du cœur ! » Cette phrase se trouvait-elle dans la prière de l’abbé Perreyve ou bien l’y avait-elle ajoutée ? Mais qui échappe à la solitude du cœur ?

Elle cessa de pleurer. Elle savait combien l’émotion qui avait amené ces larmes était superficielle, physique, sans nécessité. Un tout petit effort de volonté avait tari ses glandes lacrymales ; il ne s’agissait ni de véritable angoisse, ni de douleur profonde. Elle souffrait de façon diffuse, comme d’une courbature morale qui, ne s’étant encore fixée nulle part, n’avait pas choisi son point de flamme et d’élancement.

Elle frissonna. Le soir apportait sa caresse froide, son effleurement perfide.

« Assez d’une malade dans la maison ! pensa Inès. Ce n’est pas le moment de mourir… »

À quel vœu s’appliquait cette phrase ambiguë ? La jeune fille n’y arrêta pas sa pensée. Elle l’avait formulée machinalement. En fermant la fenêtre, elle s’étonna de n’avoir pas rendu visite à son père depuis son retour. Elle l’aimait cependant, et d’une affection véritable qu’elle ressentait dans ses fibres les plus intimes, dans ces nœuds vivants où l’amour se fait chair, et souffrance, et instinct. Mais rien ne la rebutait en ce moment comme la conversation qu’elle devrait avoir avec lui et dont la maladie d’Anne-Marie ferait l’objet. Elle se souvint de la phrase méchante d’Henriette : « Excès de sensibilité ? Égoïsme ? » Il y avait dans la nature de sa sœur quelque chose de sec et de sournois, une manière de dénigrement systématique. Père est adorable, pensa Inès, mais si faible devant la vie… Et puis il a tant souffert ! » Ici, un doute effleura son esprit. Était-ce le chagrin, comme ses filles le supposaient, qui avait fait de lui cet homme étrange, taciturne, comme absent de soi-même, qui semblait mener un autre destin que le sien, ce véritable étranger à la vie ? « Il nous aime tant ! » Inès savait bien qu’elle était sa préférée ; peut-être trouvait-il en elle de grandes ressemblances avec lui. Lesquelles ? Il ne semblait pas à Inès qu’en dehors de leur tendresse, il y eût rien de commun entre la femme passionnée qu’elle se savait être et cet homme à peu près indifférent à tout, hors à ses filles, et qui n’exprimait son affection que de façon distraite, irrégulière et comme désintéressée.

Inès faisait couler son bain sans attendre Delphine lorsqu’un pas retentit dans le corridor, un pas qu’elle reconnut tout de suite à je ne sais quoi de feutré, de glissant, de rapide. Elle rougit. Par la porte ouverte du cabinet de toilette, on voyait la baignoire, un peignoir posé sur la chaise, des mules de cuir. Elle courut fermer le robinet, jeta à côté du peignoir de bain la chemise rose et la paire de bas dont elle venait de se dépouiller et poussa le battant. Au même moment, elle entendit la voix de Gilbert :

– C’est moi, Inès. Puis-je entrer ?

Les Visiteurs

II

Un courant d’air froid se glissa dans la chambre et vint jusqu’au lit d’Anne-Marie : elle frissonna sous ses couvertures. Le moindre mouvement faisait courir à travers sa peau brûlante un pétillement glacé. Celui-ci se prolongea plus longtemps que les autres. La malade devina plutôt qu’elle ne comprit que son mari avait quitté la chambre.

Elle fit un effort mental pour appeler l’infirmière qui se tenait immobile dans un angle de la pièce ; mais tout geste, toute parole lui causaient une immense fatigue. Une masse de plomb se déplaçait lourdement entre les parois de son crâne ; si elle essayait de lever la tête, cela devenait intolérable. Tous les os en semblaient brisés. Elle s’abandonna de nouveau.

Curieux état que le sien : rien ne lui appartenait plus ; tout lui était indifférent. Ce feu qui rôtissait ses joues, ces passages de source pétrifiante le long de ses membres, cette fracture de ses tempes, ces souffrances mêmes devenaient extérieures à sa vie. Mais où avait passé sa vie ? Elle percevait autour de son corps un prolongement adorablement sensible de quelque chose qui était elle et qui se tenait à l’écart, comme détaché, reposant, diaphane. Elle souffrait dans toute sa chair, mais dans cette chose-là, elle ne souffrait pas : elle y était même vaguement heureuse. Ses paupières étaient closes. Le bruit d’une roue d’acier qui broyait des grains lui causa une douleur obscure qui se manifesta dans les racines de ses cheveux. Sa conscience se fit plus lucide. Elle reconnut que Mme Rouzeau, l’infirmière, tournait une cuiller dans une tasse. Elle aurait voulu lui dire d’interrompre ce geste terrible ; toute force lui manquait.

Elle vit à ses pieds une eau massive, corrompue ; une eau de pierre jaspée et cependant elle savait bien que ce n’était pas tout à fait de l’eau ; en même temps une pierre humide pesait sur ses genoux et lui étreignait les hanches. Cette eau sentait la transpiration. Un contact rugueux raclait sa gorge. Elle gémit.

Une grande forme noire, carrée, se dressa devant elle.

– Madame m’appelle ?

C’était donc l’infirmière, cette inconnue ?

– Non, murmura-t-elle.

Elle referma les yeux, puis fit un effort désespéré pour soulever les paupières : deux plaques de marbre basculèrent.

– Où est Monsieur ?

– Il vient de sortir.

Elle voulait dire : « Je voudrais qu’il fût là. » Ses lèvres remuèrent. Aucun son n’en sortit. Gilbert était bien parti. Pourquoi s’en allait-il toujours ? Elle recommença de s’agiter ; les frissons lacérèrent son corps ; elle se pelotonna pour offrir plus de résistance à ces cinglades. Un travail sourd, incompréhensible, grippait ses articulations. Sous son sein, un coin s’était implanté et lui clouait le poumon ; rien ne l’en débarrassait.

Mme Rouzeau avait disparu ; l’ombre transformait les dimensions de la chambre ; on voyait, dans un angle, une sorte de cœur blanc qui brûlait froidement ; cela faisait penser à un scapulaire d’argent au bout de sa chaîne. À quoi pouvait servir un aussi bizarre objet ? Une grande confusion d’images s’établit dans l’esprit de la jeune femme :

« Je comprends, pensa-t-elle, on va m’attacher les lampes au cou. Cela me guérira. »

Elle venait soudain de retrouver Gilbert ; elle lui avait pris le bras et marchait avec lui dans un champ vaseux, à l’horizon duquel des saules étêtés ressemblaient à des poings brandissant des épis. Elle se mit à rire, tant ces mains crispées avaient un caractère rageur.

– Elles ne sont pas contentes, dit-elle. Elles voudraient bien t’avoir, elles aussi. Et te tenir le bras comme je le fais.

Elle vit alors qu’elle n’était pas seule avec Gilbert. Une femme les accompagnait. Anne-Marie savait qu’elle la connaissait, mais elle ne la reconnaissait pas. Peut-être avait-elle un motif pour ne pas le faire. L’inconnue gesticulait beaucoup afin d’attirer l’attention de Gilbert. On marchait au bord d’un canal couvert de lentilles si unies qu’elles formaient une sorte de crème couleur d’angélique. Anne-Marie poussa soudain la suivante importune à l’eau. Une longue fusée crépitante jaillit du canal. Il sembla à la malade qu’elle ne souffrait plus de rien. Elle voulut respirer à pleins poumons, mais quelque chose la retint, comme si on lui avait épinglé la plèvre à même le drap.

Elle était seule de nouveau, mais dans une vieille maison de campagne, qui ressemblait à Laurette. C’en était une manière de caricature ; bicoque toute de guingois, appuyée sur des béquilles, et dont le toit laissait pendre des mousses poussiéreuses, remuant à la brise.

Anne-Marie franchit le seuil. Elle se prit le pied dans un antique tapis d’Orient déplorablement mité et faillit choir. Elle s’aperçut alors que ce tapis n’était nullement tissé dans une haute laine, mais dans une chevelure de femme, dont les torsades, les boucles et les nœuds ondulaient comme des serpents. Sa terreur la jeta dans une autre pièce ; celle-ci, lambrissée de noir, éclairée par un lustre dont les bras avaient été remplacés par des côtes luisantes ; si bien que les bougies semblaient brûler au milieu d’une cage thoracique soigneusement astiquée. À mesure qu’Anne-Marie avançait, elle s’aperçut que cinq ou six femmes avaient l’air de jouer à cache-cache dans la chambre. On voulait visiblement dissimuler un visiteur. Elle n’arrivait pas à distinguer les traits de ces personnes ; à leur entrain, à leurs gestes, Anne-Marie devina en elles des jeunes filles. Elles escamotaient quelqu’un, quelqu’un qui se trouvait au milieu d’elles et que leurs bras nus se passaient, joyeusement, comme s’il s’agissait d’une marionnette. Un moment même, Anne-Marie aperçut la basque d’un habit noir qui flottait. Elle fit un bond en avant, bouscula les jeunes filles et arracha ce pan de drap ; il lui resta aux mains. Il n’y avait rien au delà que de grandes personnes qui riaient haineusement, se la montraient du doigt et se moquaient de sa déconvenue.

Elle courut alors à un escalier et grimpa les marches quatre à quatre. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyait autour d’elle une cage de poutres branlantes ; d’étroites fenêtres trouées dans les murs révélaient une plaine à perte de vue, un pays vide et mort. Les planches devenaient de plus en plus fragiles. Soudain, tout l’échafaud de cordes et de poutrelles qui supportait la spirale tremblante de pierre tomba avec un grand bruit et dégringola au fond d’un puits. Une pluie de gravier frappa Anne-Marie à la tête, tout céda avec elle et elle tomba à pic dans l’abîme, les pieds bien droits, sagement rangés l’un près de l’autre…

Une main avait soulevé le poignet de la jeune femme, auscultait le métronome déréglé de son pouls. C’était Henriette.

– Gilbert est sorti ? demanda la malade.

– Non. Il est dans la maison. Il va revenir, répondit sa sœur.

– Il a pris son habit pour dîner dehors, n’est-ce pas ?

– Mais non, ma chérie, je te dis qu’il est là.

– Avec qui ?

Henriette hésita à lui avouer qu’il venait d’entrer dans la chambre d’Inès. Pourquoi lui dire qu’Inès était de retour ? D’autre part, serait-il possible d’obtenir qu’Inès ne vît pas sa sœur ? Impossible de lui cacher sa présence ! L’essentiel était de gagner du temps.

– Gilbert est au jardin. Il avait besoin de respirer de l’air pur. Il ne quitte guère ta chambre, le pauvre Gilbert.

– Je croyais qu’il jouait à cache-cache.

– À cache-cache ?

Henriette supposa que sa sœur avait le délire. Elle l’embrassa sur le front et lui dit doucement :

– Repose-toi. Le docteur Gombert va venir te voir tout à l’heure.

– Je ne veux pas le voir. J’ai trop mal à la tête.

– Justement. Il te l’enlèvera.

Henriette s’éloignait. Elle alla parler bas à Mme Rouzeau. Anne-Marie entendit une voix qui disait :

– La température a encore grimpé ce soir.

C’était donc la température, et pas elle, pensa Anne-Marie, qui montait dans la tour tout à l’heure, mais qui était donc cette température ?… Elle chercha à comprendre le sens de ce mot ; cela lui rappelait quelque chose de vague, de menaçant.

– Gilbert, murmura-t-elle.

Puis, elle s’abandonna de nouveau à un torrent d’images sans suite.

Les Visiteurs

III

Quand Gilbert entra dans sa chambre, Inès fut frappée de la modification qu’il imposa soudain à sa démarche ; ce n’était plus ce pas rapide, assourdi, rasant le sol, auquel elle reconnaissait son approche, mais quelque chose de lent et de solennel, comme si son beau-frère se fût chargé d’un objet plus important que lui. Il eut, en avançant vers elle, le geste de la prendre dans ses bras et de l’embrasser, mais elle fit mine de s’éloigner de lui, et si peu marqué que fût ce geste, il fut assez significatif pour que le jeune homme n’insistât pas et qu’il se contentât de serrer la main de sa belle-sœur avec une mollesse qui ne dissimulait pas son dépit.

– Ma pauvre Inès, s’écria-t-il d’une voix pathétique, nous sommes bien malheureux !

Il avait élevé la voix comme ceux qui veulent se faire clairement entendre ou qui essaient de persuader. Ce n’était là ni son timbre, ni son attitude de tous les jours. La première réaction d’Inès fut celle que détermine une hypocrisie bien avérée : dégoût et refus de toute adhésion. La gaucherie des gestes de Chasteuil lui rappelait l’état vide et désordonné du salon ; l’homme, comme la pièce, se trouvait en proie à des forces imprévues qui disposaient de lui tout nouvellement. Peut-être, pour saluer Inès, avait-il cherché le ton juste, sans l’atteindre. Les choses qui les séparaient aujourd’hui créaient un malaise si imprévu que Gilbert en perdait son équilibre habituel. Il était comme ces acteurs qui apprennent un rôle et qui n’arrivent pas à donner à leur diction un ton exact. Inès n’avait pas assez d’expérience pour démêler la vérité ; elle supposa que Gilbert, bourrelé de remords, était revenu entièrement à sa femme, terrifié à la pensée de la perdre. Elle ne pouvait lire sur son visage que le travail de son angoisse, mais non le caractère particulier de cette angoisse.

– Je suis venue à ton appel, dit-elle, simplement.

– Je t’en remercie. Je ne pouvais pas te laisser ignorer la gravité de l’état d’Anne-Marie… Henriette était d’un avis contraire.

– De quoi se mêle Henriette ? fit Inès avec irritation.

– Oh ! elle parlait ainsi dans ton intérêt ; elle trouvait inutile de t’alarmer, tant qu’Anne-Marie n’allait pas plus mal.

– Mais toi, qu’en penses-tu ? Considères-tu qu’elle est en danger ?

Les regards de Gilbert et d’Inès se croisèrent ; aucun d’eux ne céda tout de suite devant l’autre. Leur propre dualité les embarrassait, comme si elle eût juxtaposé sur leurs corps deux costumes différents. Il était impossible qu’Inès ne fût pas inquiète de l’état d’une sœur qu’elle avait toujours aimée ; il était impossible cependant qu’elle ne se forgeât pas certaines idées au sujet de cette maladie. Aux yeux de la jeune fille, Gilbert demeurait plus obscur encore. Que ressentait-il exactement ? Dans quelle proportion l’ancien et le nouveau Gilbert coexistaient-ils ?

– Nous saurons la vérité d’ici peu de jours, dit-il en reprenant sa voix normale. Ce sont des heures bien pénibles à passer… On donnerait beaucoup pour apprendre tout de suite ce qui va arriver…

Inès hocha la tête sans répondre. Elle était, elle, au point où l’on redoute tout renseignement. La vue de Gilbert et son incertitude à son égard la troublaient ; elle aurait voulu s’endormir immédiatement, tout oublier, et ne se réveiller que longtemps après.

– Henriette soigne Anne-Marie avec un dévouement incroyable, dit Gilbert. Je n’aurais jamais cru qu’elle l’aimât autant…

– Il me semble que tu t’occupes beaucoup d’Henriette. C’est ta dernière passion ?

Le sang avait monté aux joues d’Inès et lui donnait un air d’amazone offensée. Cette phrase avait suffi à l’arracher à son vœu de torpeur et lui remettait les armes aux mains.

– Il est curieux, ajouta-t-elle, sur un ton de sarcasme, que tu ne m’aies encore posé aucune question sur moi, ni sur mon état de santé, que tu m’aies à peine parlé d’Anne-Marie et que le nom d’Henriette soit déjà venu deux fois sur tes lèvres.

– Je t’en prie, dit humblement Gilbert, ne vois là qu’un hasard. Je suis si troublé, si désorienté par tout ce qui se passe… Il y a huit jours à peine, Anne-Marie était en parfaite santé, et maintenant…

– Es-tu bien sûr de cette bonne santé ? Delphine n’est pas de ton avis.

Cette intervention de la femme de chambre et tout ce qu’elle comportait d’allusions aux propos qu’Inès avait déjà échangés avec elle, irrita Chasteuil. Il répliqua avec violence :

– Anne-Marie ne se portait pas bien, en effet, depuis plusieurs mois. Tu as pu le constater toi-même avant ton départ. Tout le monde espérait qu’elle irait mieux ensuite.

– Toi aussi, j’espère, dit Inès avec une douceur hypocrite.

– Je n’ai jamais désiré qu’Anne-Marie tombât malade. Ai-je besoin de te l’apprendre ?

– Je l’ai toujours su. Tu es le meilleur des maris.

Gilbert ne releva pas l’ironie de sa belle-sœur. Il continua avec brusquerie :

– Mais d’un état de malaise, d’inappétence, d’insomnie, de tristesse persistante, de… neurasthénie, en un mot, à une maladie peut-être mortelle, tu l’avoueras, Inès, il y a loin…

Le mot mortelle agit sur la jeune fille comme la vue d’un serpent sur un enfant. Elle se raidit avec effroi. Ses mains tremblèrent légèrement.

– Tu ne veux pas dire, Gilbert, que les mauvaises… dispositions de ta femme aient été pour quelque chose dans cette pneumonie ?

– Il s’agit bien cependant, selon les médecins, d’un terrain préalablement miné, d’un tel abaissement de la résistance vitale que ta sœur n’a pu se défendre efficacement contre les microbes qu’elle a attrapés.

– Ne me dis pas que nous sommes une des causes de cette maladie.

– Il ne s’est rien passé entre nous, Inès.

– Rien d’extérieur, veux-tu dire, ou presque rien, en effet. Mais ne viens-tu pas de sous-entendre qu’Anne-Marie souffrait d’un drame intime ? Quand tu parles d’un terrain miné, ne s’agit-il pas exactement de cela ?

– Anne-Marie a été tourmentée toute sa vie, dit Chasteuil évasivement. Avant le mariage de ta cousine Jeanne, quel roman n’a-t-elle pas bâti sur notre amitié ! Qu’y puis-je ? Elle a toujours été épouvantablement jalouse.

– Toujours à tort, n’est-ce pas ?

– Si elle a pu le devenir avec plus de raison, ce n’est peut-être pas à toi de me le reprocher.

Inès ne répondit pas. Elle baissa la tête. Elle voulait cacher l’onde de joie dont elle se sentait envahie.

À travers son anxiété, ses remords, ses terreurs, le poids de cette présence déjà funèbre, qui pesait sur elle, Inès avait attendu en tremblant le mot, le signe, le geste qui témoigneraient que Gilbert demeurait le même et que la menace qui l’effrayait ne l’avait pas détaché d’elle. Elle eût crié son bonheur à travers la maison dévastée par le chagrin et l’appréhension ; et l’idée seule de cette clameur de délivrance l’épouvantait : il n’était pas possible que Dieu ne se vengeât pas sur elle. Mais pourquoi, dans sa pensée la plus intime, Dieu prenait-il parti pour Anne-Marie ?

– Je ne demande pas à être heureuse, dit-elle tout à coup, rompant le silence. S’il faut des sacrifices au Seigneur, je les accepterai tous. Mais je ne peux supporter d’être séparée de toi. Voilà ; c’est tout.

Elle se tournait humblement vers Gilbert ; elle le regardait de ces yeux aveugles et dévorants de la femme qui aime et qui, parce qu’elle aime, n’est plus. Elle le revoyait à travers ses souvenirs, ignorant des jours morts et des émotions évanouies, si égal à soi-même qu’elle l’eût remercié, si elle en avait eu l’audace, en se prosternant à ses pieds, d’être toujours Gilbert Chasteuil. Elle n’imaginait rien de plus rayonnant, de plus beau, de plus définitif que cela : être Gilbert Chasteuil, demeurer Gilbert Chasteuil. L’alliance de ces noms, l’écho de ces syllabes l’étourdissaient comme un jazz, l’apaisaient comme une berceuse, l’enivraient comme une nuit de tam-tam. Elle disait ces mots, tout bas, et la joie de vivre coulait dans ses veines et elle s’anéantissait dans son cœur, à lui ; comme elle eût voulu le faire efficacement, avec le sursaut effréné de ses flancs, sous le poids de cette bouche et de ce thorax.

– Moi aussi, dit Gilbert d’une voix sourde, j’ai pu mesurer ton absence. Cent fois, j’ai failli prendre le train et courir te rejoindre à la Garde. Comment ai-je eu la force de résister à cette tentation ?

– Il est heureux que tu n’y aies pas cédé. Que penserions-nous aujourd’hui ? Et si demain… Nous nous croirions des criminels…

Il faut donc se détruire ou détruire autrui. Ces paroles dures et cruelles plaisaient à Inès. Elles la replaçaient dans l’atmosphère où elle vivait depuis trois mois et qui l’exaltait en la torturant. Le propre de la passion est de hausser la voix, de demander à toutes ses émotions un registre plus sonore, de former un centre de violence exemplaire ; et si elle y échoue, elle préfère encore la simulation à la certitude de sa défaillance. Il n’y a point d’amour sans une part de comédie.

– Nous ne pouvons plus penser à nous, dit Inès. Il faut d’abord qu’Anne-Marie vive et soit sauvée.

– Cela seul compte, en effet.

Gilbert attendait une réponse ambiguë, une contradiction qui eût eu l’air de l’approuver. Rien ne vint. Inès semblait accablée.

– Comme tu es fatiguée ! dit-il.

Cette fatigue l’émouvait. Il retrouvait dans le visage au dessin classique de sa belle-sœur, dans ces yeux particulièrement larges, aux paupières saillantes, à l’iris étincelant, dans ce nez mince et droit, dont les sourcils se détachaient en s’évasant et s’effaçaient sans terminer leur courbe, dans ces joues affinées, dans cette bouche au beau dessin, très animée, aux coins si hardiment relevés qu’ils creusaient à leurs angles deux riantes fossettes, tout ce qui l’avait séduit chez Anne-Marie, et même quelque chose de plus, non seulement l’inexplicable feu de la jeunesse, que sa femme commençait de perdre, mais encore un air d’intelligence et de malice qui lui avait toujours manqué. Il en arrivait à chérir en Inès une telle image d’Anne-Marie qu’il s’en absolvait de le faire ; comme si Mme Chasteuil, dans le cas où elle aurait eu la certitude d’une trahison, aurait pu pardonner au coupable, puisque au fond, il s’agissait toujours d’elle.

Si bien que, sans le savoir, Gilbert se prémunissait déjà contre la disparition possible d’Anne-Marie par le sentiment qu’il était impossible que sa mort fût tout à fait réelle. Inès demeurant, il ne s’agirait donc plus que d’une substitution mystérieuse, d’un échange tragique de personnalités.

Si Chasteuil avait deviné qu’il pensait ainsi, il en eût éprouvé une véritable horreur à l’égard de soi-même, mais ces sentiments se mêlaient si subtilement à ceux qu’il était dans l’obligation morale de ressentir, que les premiers en étaient camouflés. Il pouvait donc, quand il rentrait dans la chambre de la malade, s’inquiéter de bonne foi de son état, la soigner avec dévouement et trembler de la perdre. Cependant, tout au fond de lui, il gardait le sentiment éprouvé par le voyageur atteint d’une légère claustrophobie, qui est emporté dans un tunnel où tout l’oppresse et qui attend fiévreusement l’apparition de cette blancheur qui lui annoncera sa délivrance. Mais Gilbert Chasteuil ne donnait aucun sens à cette délivrance, non par hypocrisie, mais parce qu’il s’ignorait positivement, redoutant et désirant tour à tour ces deux hypothèses : la vie et la mort de sa femme.

Inès se taisait. Elle avait peur de tout ce qu’elle aurait pu dire. Elle craignait de donner à Gilbert le soupçon qu’elle ne partageait pas ses angoisses. D’ailleurs, rien n’aurait pu exprimer sa joie. Elle avait retrouvé Gilbert ! Elle songeait à ces heures atroces passées à la Garde, chez les Bérage ; à ces heures où elle était comme arrachée à sa propre vie, incapable d’écouter ou de parler ; où elle se sentait l’œil fixe, le cerveau confus, le cœur battant, comme inhibée par un stupéfiant, ne pensant même pas à l’homme qu’elle aimait, pas plus qu’elle ne réfléchissait sur elle, privée du sentiment et de la conscience de sa vie. C’était ainsi, supposait-elle, que se trouvait Zénith quand elle était absente.

Au bout d’un long moment, elle se hasarda à briser ce silence fait de bonheur et d’effroi.

– Tu me parlais. Que disais-tu ?

– Que tu as mauvaise mine.

– Il me semble que cela va me passer maintenant. Cet exil chez les Bérage, ah ! je ne le recommencerai pas pour tout l’or du monde ! Quoi qu’il puisse arriver maintenant, je ne bougerai plus d’ici.

Gilbert hocha la tête en signe d’approbation. Lui aussi avait trop souffert de l’absence d’Inès ; du moins, en était-il sûr depuis qu’il la revoyait. Sa mémoire précautionneuse tirait le rideau sur certains attraits que l’existence, – ou les ressources de son génie familier, – avait su lui réserver entre temps.

– Il faut, que j’aille retrouver Anne-Marie. Elle s’inquiète dès que je ne suis plus là.

Il se leva et s’approcha de la jeune fille. Elle renversa la tête, tandis qu’il se penchait sur elle. Elle le vit incliné, la bouche tendue, comme s’il hésitait sur le point où la poser. Elle demeura passive, cette fois, désirante et confondue d’indignation.

– J’irai voir Anne-Marie demain.

– Oui, oui, balbutia Gilbert. J’espère que la nuit ne sera pas trop mauvaise et qu’elle pourra te recevoir.

Quand elle fut seule, Inès éteignit la lampe. Toute la nuit monta alors dans le cadre de la fenêtre, avec quelques feux épars et, ressuscitant l’eau dans un éclair tournant, le vaste éventail de Planier. Elle avait regardé si souvent ce large coup d’aile courant sur une mer endormie ou faisant crépiter la flammèche pâle des vagues que cette présence des hommes et de la lumière la rassura ; elle savait que ses vœux pour la guérison d’Anne-Marie étaient sincères, qu’elle ne désirait rien de plus que de retrouver cette intimité à cinq – oui, même avec Henriette, – qui avait fait, jusqu’à présent, le meilleur de sa vie. Avait-elle besoin d’autre chose ? Non, non, que rien ne changeât jamais ; que ce qui avait eu lieu continuât d’être ; que l’innocence d’une telle réunion ne connût aucun manquement, aucune rupture !

Les Visiteurs

IV

– Comment ? Tu es dans le noir ?

Inès tourna le commutateur du plafonnier. M. de Salinis reposait à plat dans son lit, les mains étalées sur la couverture. Ainsi présenté aux regards, il donnait une impression d’extrême fragilité. Son visage maigre, d’une blancheur cireuse, son grand nez aquilin, ses joues creusées, le mince pinceau de barbe poivre et sel savamment taillé qui lui amincissait les traits, se détachaient sur l’oreiller comme une lithographie funèbre.

À la vue de sa fille, des larmes lui vinrent aux yeux.

– Enfin ! dit-il, te voilà ! Depuis quand es-tu ici ?

Elle se troubla à l’idée de n’avoir pas couru d’abord vers son père.

– Mais… j’arrive. On m’a dit que tu reposais. Je t’ai laissé dormir un moment.

– Je ne dormais pas. Comment dormirais-je en un moment pareil ? Mais je ne suis bon à rien, tu le sais, quand quelqu’un que j’aime est malade. Je suis trop impressionnable pour ne pas laisser voir mon angoisse aux autres ; je les décourage et je les déprime. Je préfère m’isoler et souffrir en silence. Inès, ta sœur est perdue !

– Père, quelle folie !

– Tout le monde le nie, bien entendu. Les médecins, Gilbert, cette sotte fille d’Henriette, la garde… Mais, moi, je vois clair.

– Tu as dit la même chose, il y a quatre ans, quand Henriette a eu une grippe infectieuse.

M. de Salinis se redressa aussitôt sur son séant. Un flot de vie anima et colora son visage presque abandonné à la mort.

– Vraiment ? Tu en es sûre ? Oui, oui, je crois me souvenir, en effet… J’ai eu de tels pressentiments, tous ces jours-ci ! Alors, ils pourraient me tromper ? Ah ! Inès, ce serait trop beau ! Et cependant, j’ai vu Henriette tout à l’heure, la température a encore monté : 39°7.

– Cela ne prouve rien. Et pour ce qui est de tes pressentiments, rappelle-toi que chaque fois que l’une de nous éternue, tu annonces un rhume formidable ; tousse, et tu prédis une pneumonie.

– J’ai raison ; l’événement le prouve.

– L’événement t’a donné tort cent fois. Il continuera.

Elle s’était assise à côté du lit de M. de Salinis et avait pris une de ses mains dans les siennes.

– Que s’est-il passé depuis mon départ, père ? Toi, dis-moi la vérité.

– Pas grand’chose…

Il hésitait à parler ; peut-être parce qu’il n’avait pas voulu voir ce qui s’était passé ; qu’il en savait déjà trop ; qu’il refusait de prendre parti dans un conflit qui le déchirait.

– Mon départ a-t-il calmé Anne-Marie ?

– En apparence, tout au moins. Je ne jurerais pas qu’au fond elle ait entièrement renoncé à ses absurdes jalousies…

Cela, c’était le mensonge adopté par M. de Salinis. Il ne fallait pas qu’Inès pût être soupçonnée ; Inès était inattaquable, non seulement parce qu’elle avait été toujours la préférée de M. de Salinis, mais surtout parce qu’elle était plus à lui que sa sœur ; n’étant pas encore mariée ; ne vivant pas dans cette odieuse promiscuité avec un mâle, si sensible à un père exagérément délicat comme il l’était.

Inès lui était très reconnaissante de cette feinte. Elle supposait bien qu’il n’en était pas complètement dupe, mais il avait tellement besoin de cette interprétation frauduleuse de la vérité qu’il était admissible qu’il en eût fait une vérité. L’attitude de M. de Salinis était si évasive que sa fille lui demanda moqueusement quelques précisions.

– Prononce-t-on encore quelquefois mon nom ici ?

– Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’une criminelle ! Tu es folle, ma pauvre fille !

– Je suis une criminelle. J’ai osé lever les yeux sur Gilbert ! C’est un crime de lèse-Anne-Marie.

– Ne reviens pas sur tout cela. Anne-Marie sera peut-être morte avant huit jours.

– Je sais. Cela devient une sorte de chantage.

– Et puis, pourquoi te noircir à dessein ? Éprouves-tu quelque secret plaisir à te calomnier, à t’humilier ? Je ne te comprends pas. Tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la nature ombrageuse et jalouse de ta sœur.

– Et moi, n’est-ce pas, je ne suis coupable de rien ? Voyons, père, tu n’ignores pas que j’aime Gilbert.

M. de Salinis retomba en arrière, creusant l’oreiller du poids de sa jolie tête pâle, aux boucles d’argent, les yeux clos comme s’il ne voulût rien apercevoir de ce monde.

– Toujours des mots ! dit-il enfin. Tous ces mots qu’il ne faut jamais prononcer, qui empoisonnent la vie, qui déforment les caractères ! Trouves-tu que les circonstances que nous traversons ne soient pas assez dures ? Faut-il les rendre plus impitoyables encore avec des paroles atroces ? Si tu aimes Gilbert, tais-toi. Je l’ignore, Gilbert l’ignore.

– Il le sait ; je le lui ai dit et tu sais qu’il le sait.

– Alors qu’il se taise aussi ! Je me tais bien, moi. Et je t’ordonne de te taire à ton tour.

L’heure est passée de ces discussions dans le vide.

La jeune fille obéit.

– Et maintenant, dit le vieillard, satisfait, parlons des Bérage. Comment as-tu retrouvé Yolande ? Aimes-tu ses enfants ? Que penses-tu de Manuel ?

À mesure qu’elle parlait, Inès revoyait ses journées à la Garde, sous un ciel sans fissure, ni surcharge ; l’écoulement lourd et paisible des heures, interrompu parfois par une promenade en auto, un dîner à Toulon ou à Tamaris ; le gros figuier sous lequel on se tenait, sur une terrasse qui dominait un chemin creux ; les figues violettes, à la peau durcie, qui se repliaient sur leur pédoncule, comme une bourse vidée ; ces crépuscules longs, tout vibrants de phalènes qui obturaient de leur trompe le calice gommé des pétunias, tandis que Manuel et Yolande Bérage échangeaient des paroles libérées de tout sens véritable, des vérifications sommaires de choses sans intérêt, des questions sans réponse et des réponses sans question. Oui, Yolande, son amie d’enfance, merveilleuse improvisatrice de rêves, de projets, de jeux, de drames sentimentaux, était devenue cette femme épanouie, indifférente, hors à la santé de ses filles, gourmande, à demi muette, heureuse de tout et d’abord de son absence même de bonheur.

– Est-elle toujours aussi belle ? A-t-elle conservé ses jolies jambes ?

Les questions de M. de Salinis étaient souvent indiscrètes. Il se montrait particulièrement curieux de l’intimité physique des femmes et il le faisait avec une demi-négligence comme s’il s’agissait d’un objet d’art et de la croissance d’une fleur.

– Non, elle a engraissé. Ses jambes se sont épaissies.

M. de Salinis haussa les épaules.

– Quelle bêtise ! Certaines femmes n’arrivent pas à comprendre qu’elles doivent entretenir leur beauté, comme les hommes intelligents doivent entretenir leur esprit.

– Père, vous êtes un épicurien impénitent.

– Non, même pas. Je suis un païen contemplatif. C’est tout différent. Et je sens que je suis un païen à l’horreur que j’éprouve devant toute destruction. Tandis qu’un chrétien s’en réjouit, pensant d’abord à l’âme, puis aux rares mérites qu’il gagnera par sa compassion. Ainsi, quand je pense à Anne-Marie…

– Ayez confiance !

Il hocha la tête sans répondre.

– Parle-moi des Bérage.

Au cours de ces derniers mois, Inès avait senti Manuel inquiet et comme désarçonné. Son père avait possédé une savonnerie importante ; mais lui-même ne se sentait aucun goût pour l’industrie. Il avait cédé sa part à ses frères, et, libre, sans obligation de travail, – bien que sa fortune fût moyenne, – il prétendait obéir à ses goûts véritables. Trouvant un plaisir sincère, à lire, à regarder des tableaux, à entendre de la musique, il se croyait destiné à devenir un écrivain, un peintre ou un compositeur. Il avait pris des professeurs, jugeant que l’art se peut enseigner et qu’au bout de quelques mois de travail, on obtient son brevet de musicien, de peintre ou de poète, comme de chauffeur ou de pilote. Il faisait de petites romances, lavait des aquarelles ou écrivait des vers fades et tendres avec la même facilité. Mais l’inquiétude commençait à ébranler sa confiance. Il sentait la vanité de ses recherches, la faiblesse de leurs résultats. Yolande ne se souciait plus de lui. Elle ne vivait que pour ses deux filles, Gertrude et Camille, et pour la bonne chère. Repoussé instinctivement par elle, malheureux, ayant besoin d’être flatté plus encore qu’aimé, Manuel avait souvent entretenu Inès de ses déceptions amoureuses et professionnelles. Inès avait eu pitié de lui et toutefois redoutait ses confidences. Elle sentait tourner autour d’elle ce désir lourd et troublant de l’homme qui va devenir amoureux et ne voulait même pas entendre les phrases de son aveu, sachant, par expérience, combien les pires situations demeurent aisées tant qu’aucune parole ne les a irréparablement compromises. Tout autre femme que Yolande eût pu être jalouse des attentions de Bérage pour Inès, des longues promenades qu’ils faisaient ensemble, du côté de la Pauline et du Mourillon. Mais Yolande jugeait que tout était bien, du moment qu’on la débarrassait de l’ennuyeuse présence de Manuel et qu’elle pouvait faire librement des pâtisseries avec ses filles et s’en gorger dans leur compagnie. Le brusque départ d’Inès avait heureusement eu lieu avant que les phrases inévitables fussent prononcées. Mais cette situation équivoque et pénible avait rendu fort désagréable le séjour d’Inès, déjà tourmentée et désespérée par les circonstances dans lesquelles elle avait dû quitter la Laurette.

Ces souvenirs rendaient les propos d’Inès ternes et circonspects. Voyant qu’elle parlait avec réticence, M. de Salinis se remit à interroger sa fille. « Yolande et Manuel semblaient-ils heureux ? Partageaient-ils la même chambre ? Avaient-ils une salle de bains commune ? Comment se passaient les soirées ? Inès prenait-elle son petit déjeuner au lit ? Manuel ou Yolande venaient-ils parfois la voir dans sa chambre ? Quelles étaient les lectures favorites de Manuel ? Avait-il une opinion politique ? » etc., etc.…

Cet interrogatoire agaçait la jeune fille. Son père, elle le savait, n’était nullement bavard et il n’aimait pas les potins. Mais il était insatiable de petits détails vrais sur autrui. Il résuma sa pensée par cette phrase :

– C’est si curieux, mais si absurde, la vie des êtres ! Et la nôtre l’est aussi quand on y pense. Peut-être ai-je besoin de savoir que chacun vit aussi bêtement que nous.

– Ce n’est pas obligatoire, dit Inès avec humeur.

– Je crois que si. Les romanciers n’osent jamais nous peindre la vie des gens telle qu’elle est. C’est trop plat, trop absurde, trop incohérent. Ils veulent mettre de l’ordre dans ce qui nous arrive. De l’ordre ! Où y en a-t-il ? Ainsi, dans cette maison, quel chaos !

– Ne revenons pas là-dessus, père, cela vaudra mieux.

M. de Salinis tourna avec vivacité les yeux sur sa fille.

– Mais je ne fais aucune allusion à ce dernier… incident. Non, je parle en général. Pourquoi ta sœur, élevée comme elle l’a été, charmante, intelligente, riche, s’est-elle ainsi toquée d’un petit avocat sans causes, de piètre origine, fils d’un avoué de Salon de réputation douteuse ? Et tout cela, parce qu’il était joli garçon et que son cœur avait parlé ! Son cœur… Enfin, appelons cela le cœur, puisque c’est l’usage courant. Pourquoi Henriette, depuis trois ans, refuse-t-elle systématiquement tous les partis qu’on lui présente ? Tiens, il y a un mois, elle na même pas voulu examiner la candidature d’un garçon très bien, très estimable, le fils de mon vieil ami Barthélemy de Cabriès, qui a une magnifique propriété près d’Aix.

– Supposes-tu que ce soit à cause de Gilbert qu’Henriette refuse de se marier ?

M. de Salinis tressaillit comme quelqu’un qui est frappé par une idée nouvelle.

– Je n’ai pas dit cela. Je suis surpris de l’interprétation que tu fais de ma phrase.

– Peut-être, en effet, n’as-tu pas voulu le dire. Le dire, consciemment bien entendu. Mais ce rapprochement était si bizarre, Si inattendu… Je n avais jamais pensé à cela.

– Moi non plus, dit M. de Salinis, penaud.

– Et cependant, si l’on y songe bien, ce refus constant, obstiné…

– Toi aussi, Inès…

La jeune fille fit, en écartant les deux mains, le mouvement d’une fleur qui s’ouvre, ce geste indécis qui correspond à peu près aux phrases : « Vous voyez bien » ou : « Je ne vous le fais pas dire… » ou : « Raison de plus pour le croire… »

– Il ne manquait plus que ça ! murmura M. de Salinis. Mais non, nous avons la berlue. À force de vivre dans le désordre, nous ne savons plus où nous en sommes.

– Je n’avais pas prévu, moi non plus, cette complication, dit lentement Inès.

Comment n’avait-elle pas remarqué que l’hostilité de sa sœur à son égard devenait plus marquée depuis deux ou trois ans et, surtout, depuis plusieurs mois ? Les deux sœurs ne s’étaient jamais aimées, mais il s’agissait maintenant, chez Henriette, de quelque chose qui ressemblait presque à de la haine.

– Ah ! dit soudain Inès en se levant pour quitter la pièce, il y a vraiment des heures, père, où j’envie les religieuses !

Les Visiteurs

V

M. de Salinis ne descendit pas dîner. Le repas fut morne dans la grande salle à manger, peu éclairée, où personne n’avait envie de s’exprimer. Henriette affectait de ne parler que de la maladie de sa sœur ; c’était une manœuvre destinée à laisser Inès en dehors de toute intimité familiale. Gilbert, gêné, répondait par monosyllabes.

Cette froideur, au lieu de calmer Henriette, la surexcita davantage. Elle fit allusion de façon provocante, mais en termes voilés, à des promenades qui auraient eu lieu pendant l’absence d’Inès. Elle voulait donner à entendre qu’Anne-Marie n’y assistait pas non plus et qu’une ère de cachotteries et de confidences mutuelles venait de s’ouvrir entre elle et son beau-frère. Inès connaissait trop bien l’animosité d’Henriette à son égard pour prendre ombrage de ces propos. Ils l’agaçaient cependant. Elle renversa involontairement son verre de vin sur la nappe. Justinien accourut avec une serviette propre et l’étendit devant Mlle de Salinis. Henriette prit un air de triomphe presque insultant, comme si cette maladresse de sa sœur consacrait sa défaite.

– Ma pauvre Inès, dit Gilbert, tu as l’air bien fatiguée.

– Elle ne passe pas cependant ses nuits à veiller ta femme, fit agressivement Henriette.

– Je croyais, j’avais cru comprendre qu’Anne-Marie avait une infirmière ? dit Inès en se tournant vers son beau-frère et sans regarder sa sœur.

– Il y en a une, en effet.

La conversation tomba. Quand on enleva le compotier, Inès dit froidement :

– Je vous laisse. Vous avez, sans doute, à causer ensemble. Je ne veux pas vous déranger.

– Oh ! nous avons tout le temps de nous voir, dit insolemment Henriette.

Gilbert rougit et jeta à la jeune fille un regard courroucé. Inès sortit dans le jardin.

La nuit était transparente. La lune n’était point encore dans sa plénitude, mais toute proche d’arrondir son orbe total. Les arbres semblaient plus grands et plus minces dans cette clarté incroyable. On voyait sur les troncs des pins tomber des écailles nacrées ; à travers les feuilles roussies, glisser des ocellures devenues mouvantes sous le vent ; entre des colonnes résineuses, se lever des figures en robe blanche, décoiffées ou surmontées d’un capuchon. Ces jeux des rayons et des angles animaient les plans du paysage ; des écharpes d’argent se brisaient aux cassures d’un escalier ; la chute d’un jeu d’eau donnait à un bassin l’effervescence du lait qui bout.

Tout cela rassasiait Inès. Ici, quelque chose du moins ne changeait pas. Elle retrouvait sous ces conifères, sous ces marronniers et ces platanes, les souvenirs de son enfance, ses premières rêveries adolescentes, des choses tantôt précises et tantôt vagues, celles-ci plus captieuses, plus tentantes que celles-là. Que de fois elle était venue pleurer le long de cette margelle plate où des fusées d’herbe jaillissaient entre les plis ensablés et grenus des dalles disjointes ! La vanité de ces souffrances passées lui faisait aujourd’hui honte. Elle méprisait avec force ces peines dérisoires, ces chagrins puérils qui lui avaient alors paru si accablants. Mais un jour ne viendrait-il point où sa souffrance actuelle lui paraîtrait aussi légère ? Cependant, elle suffoquait d’angoisse. Elle se perdit en de longues songeries : ne pouvait-elle imaginer une douleur plus grande encore que celle qu’elle éprouvait : la mort de Gilbert, la mort d’un enfant qu’elle aurait eu de Gilbert, etc., etc. ? Comme celui qui essaie de se représenter l’Éternité se dit : « Je vois bien des centaines, des millions d’années, d’autres encore, et toujours… Mais au delà, il me faut bien envisager une fin, un arrêt dans tout ce mouvement… » Peut-on souffrir toujours plus qu’on n’a souffert ?… – Est-ce possible ? Elle repensait aux paroles venimeuses d’Henriette : leur père se torturait-il autant qu’il le disait ? Ou bien se cachait-il derrière ses lamentations et cet étalage de sensibilité afin d’obtenir de tous, sournoisement, le droit à l’oubli, à l’indifférence, à cette quiétude où il vivait peut-être ? Avait-il fait déjà le sacrifice d’Anne-Marie pour ne plus y penser, comme il refusait de croire à l’amour de Gilbert et à celui d’Inès, comme il refusait d’attaquer de front la troisième de ses filles, comme il se taisait sur ses propres passions ?

Une fois, Inès l’avait aperçu dans le jardin Pierre-Puget. Il donnait le bras à une femme encore jeune, aux cheveux roux. Cette femme, elle l’avait revue à un concert. Elle avait demandé son nom à diverses personnes. Le vieux professeur qui lui avait enseigné le piano finit toutefois par lui dire qu’elle s’appelait Mme Bréodat et que son mari était violoniste. Personne ne la connaissait dans le milieu des amis des Salinis. Rien n’avait pu faire soupçonner à sa fille que son père, cet homme sédentaire, distant, retiré de tout, fût encore capable d’amour. Mais s’agissait-il d’amour ? Il était si étrange, si différent des autres êtres !

Inès s’engagea machinalement dans une allée plus étroite qui tournait brusquement. Une lisière d’arbres sombres longeait un massif obscur : mélange de bocage et d’espaces à demi nus où des infiltrations très anciennes entretenaient un terrain vaseux. Craignant d’enfoncer jusqu’aux chevilles dans ce sol gras, on s’y aventurait peu. C’était l’endroit préféré d’Anne-Marie et d’Inès quand elles voulaient être seules ; leur chambre même et un tour de clef les protégeaient moins que ce bout de bosquet mal famé, où les légendes locales plaçaient tous leurs serpents.

Le chemin s’arrêtait devant un banc de bois écaillé, aux pattes de fonte ; tout autour rampait une population de lierres ; vaste multitude verte et noire, à la fois fidèle et perfide, avec ses fers de lance et ses fronts de vipère. Derrière le banc se haussait un groupe d’acanthes ; au-dessus des feuilles sculpturales, les tiges opulentes logeaient leurs œufs de bois clair dans des alvéoles teintées de mauve. Ces grandes feuilles, moins végétales que minérales, se tenaient presque toujours immobiles, sauf pendant les tempêtes de mistral. Inès en s’asseyant sur le banc les reconnut avec surprise ; pour la première fois, elle s’étonnait qu’elles eussent élu cet endroit pour s’y multiplier.

La lune plongeait dans ce coin du bois, comme si quelque chose l’y attirait particulièrement. Elle étamait les feuilles de lierre, traversait le filet des ramures qui retenaient des bandelettes de rayons avant de les laisser choir à terre, creusait des tunnels de vif-argent dans les fourrés opaques.

Jamais M. de Salinis, ni Henriette ne s’aventuraient dans ce coin. Il fallait se sentir soi-même saturé de tristesse pour en affronter le chagrin extérieur, la maléfique atmosphère. La pensée que, seule avec elle, Anne-Marie affectionnait cet endroit du parc, restitua soudain aux yeux d’Inès le double de son enfance, sa sœur si longtemps chérie, une amie et point encore une rivale. Elles s’étaient si longtemps comprises et soutenues, unies contre Henriette. Elles se seraient adorées jusqu’à la mort… Mais l’homme était venu ; l’homme était entre elles comme un brandon insensible qui les brûlait toutes deux.

Si le mal tuait Anne-Marie, ah ! qui emporterait-il dans le cloaque bénit : la compagne des jeux d’enfance ou la femme de Gilbert Chasteuil ?

Tant d’hommes ont épousé une belle-sœur après le décès de leur femme ! Cela paraît tout à fait naturel, sauf quand la belle-sœur s’est penchée sur l’agonisante, comptant les dernières pulsations de son cœur, écoutant, prêtant une oreille complaisante aux silences grandissants qui ralentissent le rythme du râle.

« Je ne serai jamais cette femme-là, » pensa Inès.

Bien entendu. Mais elle avait pensé qu’elle aurait pu l’être, puisqu’elle s’en défendait.

Elle crut entendre derrière elle un rire léger, un bruit de pas. Cela correspondait si exactement à sa pensée qu’elle eut peur et se retourna. Personne. Mais un long frisson passait sur des feuilles mortes ; l’une d’elles se leva d’un lit de fourrures et détala, courant sur sa bordure comme sur une roue dentelée. Il y eut une bousculade parmi les autres feuilles, l’énervement et le tassement d’un chenil qui se rendort après qu’un lévrier a changé de place.

Inès atteignait le fond même du désespoir. Tout désir lui était défendu ; le moindre vœu touchait à l’homicide et chacune de ses pensées se déchirait à un remords possible.

« Je devrais repartir. Mon nouveau départ donnerait confiance à Anne-Marie et l’aiderait, peut-être, à guérir… »

Non ; elle était tombée malade après cette longue absence. Quelle sottise de lier entre elles deux choses inconciliables : la jalousie – même justifiée – et une maladie accidentelle ! Les paroles de Delphine lui avaient troublé l’esprit ; mais celles de Gilbert avaient confirmé ces soupçons. Pourquoi tout le monde pensait-il donc la même chose ? Cela aurait dû la rassurer. C’est le mensonge qui frappe tous les esprits en même temps. La vérité est plus insinuante et plus rebelle.

Une grappe d’éclats de rire éclata. Elle se leva, si emportée par ses pensées, qu’elle trouvait tout naturel qu’une bande d’enfants fût derrière elle à la railler. Rien encore, hors un chapelet de feuilles dégringolant d’un orme, s’égrenant à un buisson, bataillant contre les acanthes, se couchant sur les lierres.

Inès se rassit. Une légère détente déplissa ces nœuds innombrables, ces contractions qui géhennaient tout son corps. Peut-être somnola-t-elle. Sa fatigue était grande. Le lendemain lui apparaissait comme un immense obstacle, un échafaud à gravir. Dormir la hantait. Mais ceux-là seuls dorment qui n’ont pas besoin de sommeil.

Alors, elle entendit tout près d’elle des voix chuchotantes ; voix très basses, à peine timbrées, s’exprimant dans un murmure indiscernable. Elle se retourna et entrevit des visages anxieux ou narquois, des têtes qui se balançaient ironiquement, des gens accroupis et qui la narguaient. Une face épanouie et riante, couleur de pourpre, se détachait d’un buisson. Une femme échevelée agitait mollement des bras revêtus d’une écharpe. Une sorte de gnome disparaissait sous un chaperon. Tous se turent. Inès s’aperçut que le vent se levait. Des nuages empressés brouillaient la lune comme on brouille un peu de savon dans un bassin d’eau.

Cette vision parut à Inès si terrible et si indubitable que, tremblante de peur, elle alla droit aux formes entr’aperçues. La lune creva d’un coup de tête un mur de nuées. Quelque chose sembla se défaire sous les arbres. Dans un coin, formé par des cyprès chauves, un parterre de chrysanthèmes, dont plusieurs étaient pourpres, se dispersa légèrement, tandis que d’un bouquet clair s’élevait une ronde immobile de plumets et qu’une sapinette formait un cône hargneux.

« Allons ! pensa Inès, voilà un bon et solide terrain pour avancer ! Qu’ai-je cru voir tout à l’heure ? Ai-je pris la fièvre, comme Anne-Marie ? »

Et pourtant ce qu’elle voyait conservait un air équivoque et instable. Elle n’était pas sûre que, vînt-elle à tourner le dos, les choses ne reprissent pas un caractère surnaturel et leur apparence d’éléments incarnés. Elle se sentait sans force pour lutter contre une malveillance universelle.

« Père a raison, pensa-t-elle. Il n’accepte que ce qui lui convient. »

Elle revint sur ses pas. Elle n’avait pas senti le froid jusqu’ici. Elle se trouva brusquement glacée jusqu’aux os, comme si la température eût perdu, sans transition, plusieurs degrés. Elle s’appuya au dossier du banc. Des bruits confus grandissaient derrière elle ; sa défaillance morale créait une sorte de désordre, un sabbat puéril. Quelque chose passa devant son esprit, une sorte d’obturateur. Dans la minute qui suivit, elle entendit une voix qui disait :

« L’heure est venue. On va pouvoir être libre. »

Il lui sembla qu’elle-même répondait :

« Voilà ce que j’attends. »

Et d’autres murmures se firent entendre qui chuchotaient confusément.

« On va pouvoir entrer partout. – Rien ne s’oppose plus à notre passage. – Ces vacances sont si brèves pour nous… – L’homme nous barre si souvent la route… – Pourtant nous finissons toujours par triompher… – Si peu de temps !… »

De nouveau, une tempête d’éclats de rire. Inès passa la main gauche sur sa tempe comme pour en effacer un pli. Au-dessus de sa tête, les deux cyprès chauves bousculés, emmêlaient et démêlaient leurs ramures ; une pluie d’aiguilles fauves cribla ses mains et son visage. Elle fit quelques pas et sous ses pieds le sol céda ; elle glissa et tomba de tout son long dans quelque chose d’inconsistant et d’humide où sa chute fit un bruit mou. Sa joue même s’appliqua lourdement à une matière spongieuse, hérissée cependant de brindilles dures et tressées. Le choc l’étourdit quelques secondes. Voulant se relever, elle plongea la main dans une couche de boue. Elle l’en retira avec horreur et, de crainte d’un nouvel accident, elle se tourna lentement, se mit à quatre pattes ; et dans cette posture animale, elle sentait monter à elle une odeur qui semblait venir des profondeurs mêmes du sol : odeur de sève et de pourriture, d’herbe fraîche et d’eau croupie, de fleurs mortes et de champignons ; odeur si destructrice et si intemporelle qu’elle eut l’avant-goût et le désir de la dissolution. Souillée, meurtrie, tremblante, elle demeura un moment dans cette position, comme possédée par l’esprit même de la terre, aspirée par de grands courants impersonnels. Elle se dressa enfin sur les genoux, puis reprit son équilibre. Elle avait hâte de fuir, mais elle agit avec lenteur, sentant toujours autour d’elle ce danger diffus. Quel tourbillon de colère, quel complot de choses coalisées s’élevait-il de ce coin maussade, dont Anne-Marie et elle, encore tout enfants, n’approchaient qu’avec inquiétude ?

Quand elle revit le château, elle s’étonna de son obscurité. Une seule fenêtre brillait. Elle eut l’impression d’être restée dans le bois plus longtemps qu’elle n’avait cru. Elle craignit d’avoir été oubliée, de trouver la porte close, d’être obligée de réveiller Justinien et de paraître devant lui, toute tachée, le visage couvert de boue et, peut-être, de sang, car elle sentait un filet humide serpenter le long de son menton.

Mais Justinien avait pensé à tout. Sur la table en mosaïque de Florence, près de la porte du hall, un petit billet recommandait à Mlle Inès de bien vouloir mettre le verrou, comme d’habitude, après son retour.

Quand Inès s’engagea dans le lourd escalier de chêne, elle sentit alors à quel point sa chute l’avait courbatue.

Les Visiteurs

VI

La nuit d’Anne-Marie avait été meilleure ; la température baissait. Les crises d’étouffement diminuaient de fréquence et de longueur. M. de Salinis jugea que ces nouvelles rassurantes lui permettaient de se lever.

Comme d’habitude, il fit minutieusement sa toilette : il était fort coquet. Il revêtit même un complet gris, assez clair, comme s’il espérait que cette agréable vue contribuerait à rassurer sa fille.

Il se rendit ensuite dans sa chambre. Le spectacle que présentait la jeune femme diminua douloureusement son optimisme. L’amélioration de son état ne se marquait point sur son visage creusé et terni, ni dans ses yeux battus dont la fièvre avivait le regard.

Dans un coin de la pièce, Mme Rouzeau faisait bouillir des feuilles d’eucalyptus dans une casserole, sur un petit fourneau à gaz. Leur odeur saine, résineuse et légèrement exotique chassait les émanations de sueur et de médicaments qui s’exhalaient du lit, des meubles, des murs mêmes, déjà imbibés de ce brouillard de maladie qui se fait si vite tenace.

M. de Salinis effleura de sa bouche le front de sa fille. Les personnes mal portantes le gênaient comme les bébés ; il ne savait ni leur adresser la parole, ni accomplir les gestes corrects. Elles l’intimidaient et le glaçaient à la façon d’inconnus. La conversation était si aisée, si agréable, si naturelle avec Anne-Marie (sauf quand elle était en butte à des crises de jalousie, comme elle l’avait fait trois mois avant), et voici maintenant quelqu’un d’absent, de lointain, d’inaccessible, errant sur des frontières dangereuses et mal connues.

– Ça va beaucoup mieux, n’est-ce pas ? dit-il avec une feinte désinvolture. Nous avons bien dormi, ma chérie ? Dieu soit loué !

Elle ne dit ni oui, ni non, ayant passé des heures éveillée, – plusieurs heures à fixer la ronde tremblante de la veilleuse au plafond, mais ignorant le temps écoulé et ne sachant même plus si son insomnie avait été songe ou demi-conscience.

Il fit quelques pas dans la chambre, comme s’il la connaissait mal. Le grand lit était poussé au fond de la pièce, entre une petite table faite de miroirs gravés et toute surchargée de remèdes et un fauteuil Louis XIII à pieds contournés. Une fantaisie de Gilbert, ce fauteuil trouvé chez un antiquaire et qui n’allait pas avec l’ensemble moderne de la pièce. En tournant légèrement la tête, Anne-Marie aurait pu voir la mer, à travers les deux fenêtres drapées de tussor orange.

M. de Salinis revint vers sa fille.

– Tu sais, dit-il doucement, Inès est de retour.

Cette phrase donna un soubresaut au corps de la malade. Elle ouvrit tout grands ses yeux à demi clos de fatigue. Il sembla à M. de Salinis que leur iris avait noirci et débordait sur la sclérotique. Une expression d’intelligence et de ruse anima ce visage jusque-là inerte.

– Pourquoi est-elle rentrée ? dit-elle d’une voix rauque et sifflante. L’avez-vous rappelée ? Suis-je si malade que cela ? Jugez-vous que ma sœur doive assister à mes derniers moments ?

C’était la première fois qu’Anne-Marie faisait allusion à la gravité de son état. Mme Rouzeau tourna le petit robinet du fourneau à gaz. Elle s’avança vers le lit en promenant la casserole où les feuilles d’eucalyptus fumaient.

– Que tu es bête, ma pauvre fille ! dit M. de Salinis. Elle ne pouvait tout de même pas passer le reste de ses jours chez les Bérage. D’ailleurs, je n’aurais pas supporté plus longtemps son absence : elle me manquait trop.

– Tu avais Henriette, dit faiblement Anne-Marie.

– Ce n’est pas la même chose. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’Inès quittât si longtemps la Laurette.

– Point de raison ? fit douloureusement Anne-Marie.

– Mais non, voyons. Des enfantillages de la part de tout le monde et même de la mienne : rien de plus.

Ayant ainsi rétabli ce qu’il appelait la paix domestique, il sortit en agitant son mouchoir encore trempé d’eau de Cologne. Anne-Marie s’abandonna de nouveau à la fatalité qui l’entraînait. En ce moment, elle savait à peine ce qui s’était passé trois mois auparavant ; tout lui paraissait vain et sans conséquences. Mais ce calme n’était que passager.

M. de Salinis descendit dans le jardin. Il aspira profondément l’air frais et la subtile émanation de feuilles mortes consumées. Des volutes fumeuses, à qui un rayon de soleil donnait des moirures d’opale, montaient d’un coin d’allée, du côté des serres. Il aurait voulu s’abandonner entièrement au charme de cette matinée, à la fois limpide et voilée, et qui prenait la douceur apitoyée d’une convalescence, mais il sentait sa pensée retenue et comme bridée. Il souffrait de ne pouvoir trouver en lui la force de se réjouir complètement.

– Le mieux est considérable, se disait-il, pour s’entraîner à une vue optimiste des choses… Oui, considérable. Inès avait bien raison de me reprocher hier de voir tout en noir, dès que quelque chose ne va pas…

Il se rappelait cependant que la consultation devait avoir lieu à quatre heures et il marchait d’un air soucieux.

De deux à trois heures, Gilbert demeura dans la chambre de sa femme. Il lui parlait peu, mais, de temps en temps, posait la main sur son front brûlant. Cette caresse lui procurait un inexprimable bien-être. Tout cet amour qu’elle avait poursuivi, attendu, chéri, qui avait été l’unique but, l’intime structure de sa vie depuis sept ans, il lui semblait qu’il passait dans les longs doigts légers de son mari et qu’il glissait sous sa peau. Angoisse, souffrance physique, soucis vagues et cependant corrosifs, – mais avaient-ils seulement un nom ? – tout s’écartait d’elle comme un rideau qu’on tire. Il n’y avait que ce lien invisible, presque fluide, qui la retenait à cet homme et qu’elle sentait aussi solide qu’un câble de fer. Tant que cette main demeurerait appuyée à son front, elle participerait à une confiance générale, elle aurait le sentiment de sa propre légèreté, de son propre rassérènement. Il était là ! Il lui parlait, il la touchait. Que pouvait-elle désirer de plus ?

Elle finit par s’assoupir. Quand elle se réveilla, elle eut la sensation qu’elle était seule de nouveau, cruellement abandonnée. Aucun contact à ses tempes ; aucune ombre réconfortante à son côté.

– Gilbert ! appela-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha.

– Monsieur va revenir. Il est allé faire quelques pas dans le jardin.

Mme Chasteuil gémit doucement.

– Il n’est jamais là ! murmura-t-elle.

– Oh ! madame, si on peut dire ! s’exclama l’infirmière. M. Chasteuil vient de passer deux heures auprès de Madame.

Au moment où Gilbert avait refermé la porte de la chambre, il avait entendu, du palier du premier étage, parlementer en bas dans l’antichambre. Il crut reconnaître la voix d’une femme et descendit quelques marches. C’était bien Jeanne Lermentières qui discutait avec Justinien. Il dégringola aussitôt et la rattrapa au moment où elle allait sortir.

– Excusez-nous, dit-il, nous avons dû donner une consigne sévère ; sans quoi, ce serait un défilé perpétuel… Mais la consigne n’est pas pour vous.

Il l’entraîna dans le salon abandonné depuis la maladie d’Anne-Marie.

C’était une grande pièce qui se terminait en rotonde sur une large baie vitrée faisant office de jardin d’hiver. Une banquette semi-circulaire y nourrissait des bégonias roses et des chrysanthèmes dorés. Aux angles, miroitaient les feuilles métalliques, raides, luisantes et trouées de deux philodendrons. Un châle de cachemire jonchait de houppettes vieux rose et vieux bleu sur fond noir la caisse du piano à queue. Au-dessus, s’enfonçait dans ses propres ombres, un portrait de Ricard : la mère de M. de Salinis, beau visage au teint mat, presque olivâtre, avec des bandeaux onduleux et très noirs, où l’on retrouvait, avec la sévérité en plus, Anne-Marie et Inès.

Avec une mine apitoyée et une voix dolente, Gilbert donnait des nouvelles de sa femme. Il s’efforçait d’éveiller la commisération de Mme Lermentières et entrait dans les détails les plus minutieux de la maladie. Soudain, il changea de ton :

– Mais, vous, Jeanne, comment êtes-vous ?

Mme Lermentières divorçait. Son mari, un agent de change, menacé par la tuberculose, avait une liaison avec sa dactylographe. Elle l’avait appris par une lettre oubliée dans un veston. Enchantée que l’occasion lui en fût donnée, elle avait pris ce prétexte pour le quitter. Quatre ans auparavant, encore jeune fille, Gilbert lui avait fait une cour pressante. Elle s’était mariée en hâte pour ne pas tomber dans ses bras. Au fond, elle le regrettait toujours.

– Pourquoi serais-je restée avec Jean-Michel ? disait-elle. J’ai été folle de l’épouser. (Un silence.) Mais je n’avais pas le choix. (Nouveau silence.) Autant celui-là qu’un autre. Je le croyais gentil, fidèle, amusant… Ah ! oui ! Un an après, nous étions à Leysin, et à peine guéri, madame Pagette. J’ai encore eu de la chance de n’avoir pas attrapé ses microbes ! Qu’ai-je eu de lui pendant quatre ans ?

Elle défila avec complaisance le chapelet de ses griefs.

– Vous pourrez refaire votre vie, dit mélodieusement Chasteuil.

Jeanne Lermentières avait encore embelli : des yeux noisette, une bouche petite et fraîche et la peau la plus soyeuse du monde. En la regardant, Gilbert retrouvait sur ses propres lèvres le contact inoubliable de cette chair soyeuse, comme impalpable à force de douceur, fondante et ferme à la fois. Au fond, il ne s’était jamais consolé d’avoir dû renoncer à cette cousine de sa femme. Il se souvenait de leurs rendez-vous, le soir, dans des chemins peu fréquentés qui aboutissaient à la mer, du côté de Montredon. En lui baisant la bouche, le cou, le haut de la gorge, il entendait le doux bruit de la Méditerranée, cet élan souple de la vague et ce murmure musical avec lequel elle se déroule pour redescendre la pente gravie. Un croissant de lune scintillait assez bas sur l’horizon, comme un bijou glacé ; d’un côté, un mur, coiffé de tuiles, encadrait un jardin d’où montaient des acacias en fleurs et de l’autre, un petit bois de tamaris agitait ses aigrettes roses. Quelquefois le passage d’un douanier forçait les jeunes gens à se séparer, mais il marchait vite, en sifflotant, et ils se rapprochaient de nouveau. Ah ! comme Gilbert aurait voulu embrasser de nouveau la jeune femme ! Peut-être n’était-ce pas tout à fait le moment…

Jeanne avait croisé les jambes. Chasteuil reconnut avec émotion leur ligne cambrée et la minceur enfantine de leurs chevilles.

– Ah ! dit-il, tout à coup, comme je vous aurais aimée, Jeanne, si vous l’aviez voulu !

Elle rougit, surprise par une telle phrase. Mais elle ne pouvait douter du chagrin et de l’inquiétude de Gilbert. Il n’y avait qu’à l’entendre parler d’Anne-Marie dix minutes plus tôt. Elle ne lui en fut que plus reconnaissante de la fidélité de ce souvenir.

– Vous savez bien que ce n’était pas possible. Anne-Marie ne vous soupçonnait déjà que trop… Et puis, où cela nous aurait-il menés ?

– Il ne faut jamais se dire cela. Sans quoi, on perd toutes ses chances de bonheur.

– Anne-Marie vous a rendu heureux pourtant.

– Heureux ! Heureux ! Est-on heureux quand on se prive de tout ?

– Allons ! Gilbert, vous l’avez tout de même trompée quelquefois.

Il s’écria avec cette ardeur qui trompe d’autant mieux les autres que la sincérité de son accent fait qu’on en est dupe soi-même.

– Je ne l’aurais trompée qu’avec vous.

– Alors, vous n’avez vraiment pas eu de chance.

Elle se levait pour partir. Il lui saisit le bras en la raccompagnant à la porte. Il se trouvait rejeté de cinq ans en arrière. Elle avait pris un peu d’embonpoint. Elle n’en était que plus désirable. Et soudain, il la saisit par la nuque et l’embrassa de nouveau. Elle résista d’abord puis se laissa aller, toute perdue dans les souvenirs des soirs d’autrefois. Elle se dégagea enfin, un peu mécontente d’elle.

– Oh ! Gilbert, n’avez-vous pas honte ?

– Je vous demande pardon, dit-il. J’ai tant de chagrin, si vous saviez… Oui, j’ai besoin qu’on me témoigne de l’affection, de la tendresse… C’est affreux, l’atmosphère de cette maison. Il y a des moments où il me semble que la mort y est déjà installée et qu’elle est à côté d’Anne-Marie. J’ai le sentiment que des êtres sont cachés partout, qui ne pensent qu’à l’emporter.

Quand ils sortirent du salon, ils aperçurent Henriette qui remontait l’escalier.

– Comment ? Tu es là, Gilbert, et avec Jeanne… Mais personne ne m’a prévenue. Je te cherchais partout. Anne-Marie te réclame.

– Je viens à peine de la quitter, dit Chasteuil, excédé.

– Vous voyez bien qu’elle ne peut pas se passer de vous, dit doucement Mme Lermentières. Remontez vite, Gilbert. Et Inès ?

– Elle est rentrée hier. Nous avons dû la prévenir de l’état de sa sœur.

– Oui, dit Henriette, en enveloppant sa cousine d’un regard désapprobateur. Il ne manquait plus qu’elle…

Dehors, le bûcher de feuilles mortes achevait de se disperser en répandant son haleine âcre et campagnarde. Les derniers rubans montaient tout droit et s’effilaient dans l’air immobile.

« Pauvre garçon ! pensa Jeanne. Que deviendrait-il si Anne-Marie vient à lui manquer ! Comme il sera malheureux ! Qui s’occupera de lui ? »

Sans faire de rapprochement apparent entre ces deux pensées, elle se souvint que, le lendemain, le juge l’avait conviée à une dernière tentative de réconciliation avec son mari. Elle ne céderait pas.

« Je suis trop contente d’être enfin libre », se suggéra-t-elle.

Cette idée de liberté l’enivrait ; elle ne savait peut-être pas que cette excitation lui venait moins de l’idée de l’avoir recouvrée, que de l’espoir de la reperdre bientôt. La liberté, ce qu’une femme appelle sa liberté, c’est le droit de changer d’esclavage.

– Ne m’accompagnez pas, dit-elle à Chasteuil. Votre femme vous attend.

– Deux minutes de plus ou de moins ne font rien à l’affaire. Cela me fait un tel bien de vous voir ! C’est comme si je renaissais à une autre vie.

– J’ai eu l’impression qu’Henriette n’était pas contente de me trouver avec vous. Est-elle amoureuse de vous ?

– Henriette m’ennuie, fit Gilbert évasivement.

La réflexion de Mme Lermentières l’avait irrité. Elle sous-entendait que la famille de Salinis avait commenté la disparition d’Inès et savait peut-être la vérité. Il eût envoyé Jeanne au diable. Il lui dit cependant, devant le portail, de sa voix la plus caressante :

– Revenez vite nous voir, Jeanne ; c’est une œuvre pie, vous savez, que de me réconforter de votre présence.

Les Visiteurs

VII

Le docteur Mazoullier et le docteur Gombert entrèrent dans le hall où M. de Salinis les attendait avec ses filles et son gendre.

Le docteur Mazoullier fit beaucoup de difficultés pour précéder le docteur Gombert. Tous deux s’offraient des révérences devant la porte et se souriaient gracieusement. Le premier était un tout petit homme à barbe brune en éventail, l’air avantageux, la bouche très rouge, et qui parlait comme un orateur, en inclinant régulièrement la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche. Un sourire de mansuétude infinie flottait sur ses lèvres. Au contraire, énorme, l’air chafouin, le crâne chauve, armé de lunettes d’écaille, le nez en museau de fouine, les mâchoires massives et contractées, le docteur Gombert ne respirait que malveillance et sentiments hostiles.

– Eh bien ! messieurs, dit M. de Salinis d’une voix faible, que nous apportez-vous ?

La peur de ce qu’ils pourraient dire lui donnait de l’angoisse ; ses mains tremblaient et ses paroles ne pouvaient sortir de sa bouche qu’entre-choquées et presque indistinctes. Une fine sueur froide perlait à ses tempes. Il avait sur les épaules une couverture de voyage à grands carreaux bleus et crème et un épais foulard blanc autour du cou ; cela ne l’empêchait pas de grelotter.

– Permettez-moi d’abord de rendre hommage à la science de mon confrère, le docteur Gombert, dit le docteur Mazoullier, d’une voix chantante. Son diagnostic est comme toujours sans défaillance. Nous nous trouvons en présence d’une pneumonie normale. Il ne faut pas nous étonner du maintien de la température autour de 40 degrés, ni nous réjouir si elle baisse vers le cinquième jour, comme elle a baissé avant-hier. Elle remontera brusquement jusqu’au moment de la crise qui surviendra vers le septième ou le neuvième jour.

– Qu’appelez-vous la crise, docteur ? demanda Inès.

– La crise pneumonique est un état qui annonce la guérison. Or, la veille encore du jour où cette heureuse modification va se produire, nous assistons à un ensemble de phénomènes plus inquiétants que jamais…

La voix du docteur Mazoullier s’éleva lentement, une expression vraiment angélique passa sur son visage épanoui et il continua en scandant légèrement ses paroles d’un geste de la main :

– Alors nous voyons la face de la malade se cyanoser tragiquement, son anxiété grandir, la dyspnée se marquer davantage ; le délire survient, et une modification du pouls, qui devient rapide, irrégulier et comment dire ? boiteux. Mais tout cela annonce la délivrance, qui survient presque immédiatement.

Il se tourna vers Gombert et lui dit mélodieusement :

– Ai-je été suffisamment clair ? N’est-ce pas ainsi que les choses se présentent en général ?

Son confrère inclina profondément la tête sans répondre, comme pénétré de respect et d’admiration.

– Alors, murmura M. de Salinis, nous n’avons plus rien à craindre.

– Je n’ai pas dit cela, monsieur. En pleine santé nous avons tout à craindre ; et même dans la maladie, quelle que soit sa régularité habituelle. Il peut arriver que la pneumonie se complique de rechute, ou même de plusieurs récidives, mais je dois vous avouer que dans le cas qui nous occupe, je n’ai aucune crainte de ce genre.

Les deux médecins se levèrent et saluèrent M. de Salinis et sa famille.

– Enfin, tout va bien ? dit M. de Salinis en tendant une main glacée au docteur Mazoullier.

– Tout va bien. Ou presque bien… L’essentiel est de maintenir le cœur en plein rendement. Le docteur Gombert y pourvoira… Il m’a parlé, – n’est-ce pas, mon cher confrère ? – d’anciens troubles cardiaques, d’une légère lésion, paraît-il. C’est là le point faible. Très faible Question de vigilance. Pour l’évolution normale de la pneumonie, je vous en réponds.

– Oh ! merci, docteur, merci ! s’écria M. de Salinis, qui jeta aussitôt son foulard blanc et sa couverture sur le divan, tandis que Gilbert accompagnait les deux médecins.

– Eh bien ! te voilà rassuré, dit Henriette, d’une voix aigre. Tu n’auras plus besoin de te recoucher. Moi, je monte chez Anne-Marie. Elle doit être impatiente aussi de connaître l’opinion des médecins.

– Surtout si elle a foi dans ta sincérité, fit agressivement Inès.

– La vérité n’est pas telle qu’on puisse la lui cacher.

– Non. Mais s’ils avaient dit le contraire, tu la rassurerais aussi.

– J’aurais été surprise que tu ne me dises pas quelque chose d’agressif.

– Ce n’est pas moi qui cherche à être désagréable à notre père.

Henriette haussa les épaules et sortit lentement. Elle avait dû calculer le temps nécessaire au retour de Gilbert, car on l’entendit parlement longuement dans l’escalier avec son beau-frère.

– Voici pourquoi elle était impatiente de rejoindre Anne-Marie !

– Chut ! Inès, ne recommençons pas les drames. Nous sommes tout à la joie.

Les Visiteurs

VIII

L’opinion des médecins avait définitivement rassuré M. de Salinis.

Il passait sans cesse d’un excès à l’autre, ou plutôt, éprouvant le plus naturellement du monde un excès de confiance dans la vie, et d’euphorie dans ses rapports avec elle, il ne pouvait supporter la moindre diminution d’optimisme ; cessait-il de ressentir la tranquillité souriante nécessaire à ses facultés, il se vouait aussitôt au désespoir : les états intermédiaires lui étaient inconnus.

Les paroles du docteur Mazoullier et du docteur Gombert lui permettaient de considérer dorénavant la maladie d’Anne-Marie comme un stade déjà dépassé ; ce souci-là était heureusement fini ; in ne fallait plus y arrêter son esprit sous peine de perdre ses meilleures dispositions.

M. de Salinis se leva de bonne heure et descendit dans la salle à manger, où il trouva Inès en train de beurrer des toasts et de boire son café au lait. Des tasses et des assiettes sales, qui traînaient encore sur la table, indiquaient qu’Henriette et Gilbert avaient déjà pris leur déjeuner.

– Je ne t’embrasse pas, dit M. de Salinis, je n’ai pas fait ma toilette.

Il portait une robe de chambre de soie bleue, qui lui donnait un air jeune et dégagé.

– J’ai parfaitement dormi, continua-t-il, et toi ? Je tiens Mazoullier pour un grand médecin. As-tu remarqué comme ses propos sont clairs, sans pédanterie, propres à donner confiance ?

– Un peu optimistes, peut-être.

– Quoi ? Conserverais-tu encore quelque inquiétude ? Tu me reprochais avant-hier mon pessimisme, aujourd’hui…

Inès l’interrompit.

– Mon pauvre père, dit-elle, tu n’as aucune mesure. Il y a trois jours, Anne-Marie était condamnée, maintenant elle est complètement guérie.

– Tu as bien entendu Mazoullier ?

– Oui, j’ai pris note de ses réserves. Il a tenu à nous mettre en garde contre une défaillance possible du cœur.

M. de Salinis, peiné, ne répondit pas. Le soupçon que la guérison immédiate d’Anne-Marie ne correspondait pas exactement aux espérances confuses d’Inès traversait douloureusement son esprit. Il n’allait pas jusqu’à admettre que sa fille préférée souhaitât la mort de sa sœur, mais il acceptait facilement l’idée qu’elle n’était pas insensible à la liberté que lui laissait la claustration involontaire d’Anne-Marie. Elle pouvait voir Gilbert tant qu’elle voulait, sans se sentir épiée. Et puis, le complet retour à la santé de Mme Chasteuil ne se produirait pas sans amener de nouveaux drames encore imprévisibles. Il faudrait trouver une solution à un problème dont l’acuité ne désarmait pas.

Le silence de son père et la façon sévère et sarcastique dont il pinça les lèvres donnèrent à Inès l’intuition des pensées qui déterminaient cette involontaire grimace.

Elle se leva brusquement et jeta sa serviette sur la table.

– Je ne peux plus vivre ici, s’écria-t-elle, dans un élan de douloureuse colère.

– Inès ! s’écria son père au moment où elle ouvrait, pour s’enfuir, la porte de la salle à manger.

Mais elle ne répondit pas et disparut dans le corridor. M. de Salinis allait se lever à son tour et rappeler sa fille quand il démêla à demi la cause de ce départ. Qu’avait-il laissé voir de ses soupçons ? Et comment un homme comme lui, dont le secret était de vivre à l’écart de toute vérité, dans une habitude de mensonge confortable, pouvait-il se laisser aller, même au plus profond de sa conscience, à former ces investigations audacieuses et ces jugements sans nuances qui rendent l’affection presque aussi intolérable que la haine, – et plus lourde encore à porter ?

Ce nouvel incident affecta profondément M. de Salinis. Quand il eut fini de déjeuner, il résolut de rejoindre sa fille et d’avoir avec elle une explication définitive. Il était impossible que tout fût sans cesse remis en question. Malgré sa douceur apparente, il savait se montrer dur quand il estimait que cela devenait nécessaire, et blessant jusqu’à la cruauté.

Il entra dans la chambre d’Inès avec une certaine vivacité ; mais Inès, couchée sur son lit, tournait le dos à la porte. Les jambes ramenées sous elle, enroulée dans sa robe de chambre, elle pleurait, la tête cachée dans l’oreiller. Cette vue calma M. de Salinis ; il ne se sentit pas le courage de sévir. Il le sentait d’autant mieux qu’il trouvait dans l’accablement d’Inès quelque chose qui lui rappelait ses propres dépressions.

Il posa doucement la main sur l’épaule de la jeune fille. Inès, malgré ses violences et sa tendance à la rétivité, ne s’abandonnait jamais à la bouderie, ni à l’entêtement. Elle se tourna vers le nouvel arrivant et montra des paupières rougies, un visage marqué au chiffre brodé de l’oreiller.

– Tu t’enlaidis vraiment pour rien, dit M. de Salinis, avec une grimace d’ennui ou de dégoût.

– Je suis trop malheureuse, dit Inès, je veux m’en aller de nouveau.

– Pourquoi es-tu malheureuse ?

– Tu le sais. Je suis une étrangère dans cette maison ; tout le monde m’y soupçonne des pires pensées. Pour un peu, on me traiterait de criminelle. Gilbert me disait hier que c’est à cause de moi que sa femme est tombée malade. Toi-même, tu te mets à soupçonner…

– Je n’ai rien dit de ce genre.

– C’est pire. Tu me le caches et je sais ce que tu penses.

– Si nous ergotons, non seulement sur ce que nous disons, mais encore sur ce que nous nous soupçonnons mutuellement de penser, la vie, en effet, va devenir infernale. Il est indispensable que cela finisse. Je l’exige. Tout le monde ici désire ardemment la guérison d’Anne-Marie ; il n’y a pas d’exception à cette règle. Tout à l’heure, après le déjeuner, tu vas aller lui faire une petite visite, puisque c’est l’heure où elle reprend un peu de force. Vous échangerez quelques mots gentils ; il faut que ta sœur comprenne tout de suite que ta place est ici et pas ailleurs, – jusqu’à ton mariage…

– Mon mariage ?

– Tu épouseras bien, un jour ou l’autre, un de ces imbéciles qui tournent autour des jeunes filles. Il faut, je te le répète, qu’Anne-Marie accepte l’idée que ses bizarreries de caractère, ses soupçons provenaient seulement de ce bouleversement qui se préparait et qui témoignait déjà d’une infection déjà ancienne…

– Mais ce n’est pas vrai, père…

– L’important n’est pas de savoir ce qui est vrai ou ce qui est faux, mais ce qui rend la vie ouatée ou, si tu préfères, mouchetée. Pas de blessures inutiles ! Quant à la vérité, – la vraie, – ma pauvre fille, tu ne la connais en rien, ni moi, ni Anne-Marie, ni Gilbert. Et si l’un de nous la soupçonnait, je crois qu’il ne lui resterait plus qu’à se brûler la cervelle.

– En ce cas, je dois la soupçonner quelquefois.

– Alors, détourne d’elle tes pensées. Ne crois pas que je sois aussi naïf que j’en ai l’air. Moi aussi, j’ai deviné bien des choses… Il y a longtemps : maintenant, j’ai fait mon choix… Lave-toi le visage et descends avec moi ; nous allons visiter les serres.

Les Visiteurs

IX

En entrant dans la première, – il y en avait quatre, dont la plus haute contenait palmiers et bananiers, – M. de Salinis posa la main sur le bras d’Inès. Cette main tremblait imperceptiblement. Depuis la maladie d’Anne-Marie, M. de Salinis n’avait rendu aucune visite à ses fleurs : il lui était intolérable de les aborder avec un cœur contracté par l’angoisse et le chagrin. Il savait que rien ne doit tenir l’air de cristal où elles s’épanouissent. En entrant, l’esprit apaisé, il avait le trouble secret d’un homme épris qui court à un rendez-vous.

L’odeur spéciale aux serres lui apportait, chaque fois, la même ébriété ; l’habitude n’usait pas son plaisir. Ce mélange de chaleur, d’humidité lourde et pénétrante, ces parfums d’eau, de mousse, de terre, de vanille, ce flottement dans l’atmosphère de quelque chose de primitif et d’exotique, cet apport d’allusions à la préhistoire et à l’Équateur, ce dépaysement physique et moral, voilà ce qu’il retrouvait avec un véritable bonheur.

Quand il pensait à la mort, il se disait : « Un jour, je ne passerai plus la porte d’une serre… » La vie, c’était pour lui ce grand bouquet tropical, presque inaccessible, qui vous enveloppe de sa touffeur et que l’on désire avec d’autant plus de force que sa pleine possession est impossible : impossible, puisque la minute qui vous arrache à elle suit immédiatement celle où elle vous avait paru toute proche.

Il disait « mes » serres, comme il disait « mes » filles, avec le même amour, avec la même fierté. Ce n’était pas qu’il s’occupât d’elles d’une façon personnelle. S’il connaissait assez bien la botanique, il laissait à ses jardiniers tous les soucis de la culture.

Enfants et fleurs se rejoignaient sans doute, chez lui, au fond du même domaine affectif, dans cet humus profond de la personnalité où les racines de nos émotions et de nos sentiments se ramifient, se contaminent, s’effleurent et s’influencent. Aux unes et aux autres, pensait-il, il eût sacrifié le reste de sa vie. Ce n’était pas tout à fait vrai. Si un choix s’était imposé à lui, il se fût montré plus libéral à l’égard de ses serres ; non certes qu’il les préférât à Anne-Marie, à Inès et à Henriette ; mais elles lui donnaient plus de bonheur. Peu de surprise avec les plantes ; elles se développent dans un monde de lois harmonieuses ; elles ne nous demandent pas de supporter le contre-coup de leurs algarades et de leurs drames ; elles vous associent à cette béatitude qui est a leur, à cet éclat qu’elles communiquent à vos pensées. Elles se renouvellent sans cesser d’être stables ; elles seules échappent à ce tissu de sombres horreurs qui forme le destin des êtres organisés. Qui les a choisies pour amies n’a rien à redouter. Elles nous donnent intarissablement tout ce qui leur appartient et tout ce qu’on attend d’elles. Elles nous inspirent un amour à la fois physique et pur. Et même si on en aime des milliers, ces milliers n’en font jamais qu’une. Mais leur présence est indispensable à cet amour : un être mort ou absent n’est pas absolument perdu pour nous ; on le recrée par la fidélité, par l’amour, par l’effusion du cœur. Une rose qui n’est pas sous nos yeux n’est plus.

De grandes touffes luisantes et encore semées de gouttes d’eau ; des fougères ; des crosses recroquevillées ; les nidulariums qui rayonnent autour d’un cœur de pourpre ; des filaments qui se terminent en papillons ; les camélias roses et blancs dont la pulpe semble à la fois friable et charnue ; des diffenbachias magnifiquement maculés d’ivoire ; les columnéas, qui portent des doigts gantés de sang ; les codeciums aux feuilles étroites, tachées de rose vif ; d’innombrables œillets, tout semblait plus beau à Inès quand son père le regardait, comme si les végétaux éprouvassent mystérieusement les effets de son amour ou comme si lui seul fût capable d’éveiller l’intérêt et l’attention de sa fille.

Quand elle le suivait ainsi dans son domaine, elle le sentait rapproché d’elle, plus familier, plus humain. Parfois, il s’éloignait de nouveau, devenait distrait presque indifférent. À ce moment, les propos d’Henriette lui revinrent à l’esprit et la blessèrent. Elle voulut obtenir la confirmation du chagrin que la maladie d’Anne-Marie faisait éprouver à M. de Salinis.

– Je suis heureuse, dit-elle, de te voir meilleure mine. Tu es moins pâle et moins abattu aujourd’hui. Cela m’angoisse que tu sois si sensible à notre santé.

Mais quand M. de Salinis se promenait parmi ses plantes, il avait horreur qu’on lui rappelât les ennuis qu’il pouvait avoir ailleurs.

Il répondit presque brutalement :

– Pourquoi reparler de cela ? Anne-Marie est perdue ou sauvée, mais nous ne le savons pas. C’est cette anxiété qui me tue.

Inès insista presque cruellement :

– Tu nous aimes trop, dit-elle.

Il s’arrêta rêveusement, se pencha pour respirer l’odeur particulièrement délicate qui s’élevait d’un rosier.

– Aime-t-on les gens ? Aime-t-on quelqu’un ? C’est un problème difficile à résoudre. Quelquefois, je me prends à penser, le soir, que vous êtes mortes toutes les trois. Que deviendrais-je alors ? J’essaie de me représenter ma vie… Eh bien ! je sais une chose : je ne mourrai pas de chagrin. Alors, en quoi consiste cet amour que nous portons aux autres ?

Il marchait à petits pas, regardant chaque floraison d’un œil attentif et réfléchi.

– Et d’ailleurs, pour moi, Anne-Marie est déjà à moitié perdue. Une fille que l’on cède à un autre homme est presque une morte pour son père. Qu’aura-t-on d’elle désormais ? Une comédie d’affection. Anne-Marie ne tient qu’à Gilbert. Elle nous verrait tous disparaître d’un œil parfaitement sec. Au moins, mes fleurs, je ne les partage avec personne.

Jamais Inès n’avait entendu son père parler avec cette liberté impitoyable ; elle regrettait de l’avoir interrogé. Elle voulait entendre un peu de vérité ; il lui en arrivait trop. Cet homme, prudent dans ses paroles, ménager de ses intentions, ne semblait justement si retenu que par peur d’en trop dire, s’il se laissait aller à sa lucidité cruelle.

Il reprit sombrement :

– Toi aussi, tu te marieras.

– Je n’en prends pas le chemin.

Il la considéra avec une violence muette ; de nouveau, sa pensée invisible apparut à l’esprit d’Inès. M. de Salinis la regardait en pensant :

« Si Anne-Marie meurt, tu épouseras Gilbert – et tu l’aimeras du même amour que ta sœur, – d’un amour presque animal… »

– Tu dis toi-même, père, qu’au fond tu tiens bien peu à nous.

M. de Salinis parut surpris :

– Ai-je dit cela ?… Non. Tu ne m’as pas compris. Pourquoi s’expliquer ? Je t’ai dit que si vous mouriez toutes les trois, je continuerais cependant à vivre. Crois-tu que cette idée ne me torture pas ? Je préférerais cent fois vous suivre dans la tombe. Je sais hélas ! que je ne pourrais pas le faire. Et cependant, je ne tiens plus à grand’chose. Sais-tu, Inès, ce qui nous rattache à la terre ? Ce sont les infiniment petits de la vie : ce qui reste quand toute espérance est morte.

– Père, dit Inès, vous vous faites plus détaché que vous n’êtes. Vous jouez avec nous à l’ascète. Que faites-vous alors de Mme Bréodat ?

M. de Salinis s’arrêta brusquement ; il rougit légèrement et parut ou gêné ou surpris.

– Ah ! dit il, avec lenteur, tu connais Mme Bréodat ? Oui, c’est une amie de moi. Je vais la voir de temps en temps. C’est une illusion que j’entretiens.

– Vous rend-elle heureux ?

– Tu te trompes sur mes intentions, Inès. Je ne demande à Stéphanie aucun bonheur. Elle ne pourrait pas me le donner d’ailleurs. Non, une illusion, te dis-je, et rien de plus… Elle a une peau ravissante, une certaine culture… Pourquoi se priver de tout ? Qui t’a parlé d’elle ?

– Je l’ai rencontrée, un jour, avec toi. Tu la regardais d’une certaine manière. J’ai tout compris.

– Non, tu n’as rien compris. Ce n’est pas ce que tu supposes. Mais j’ai besoin de voir cette femme…

Ils entraient dans une autre serre : celle des orchidées. La chaleur y était plus lourde encore et plus humide. On voyait retomber des planchettes de liège, accrochées au transparent plafond, des ailettes, des bourses vernissées, des phalènes, des masques, des becs aigus d’oiseaux, des croix nacrées, des sources à filets dégoulinants, des moulinets veineux, des poupées dansantes, des spectres de feuilles mortes, des outres velues, des chiffons de dentelle, des insectes, des astres.

– Comme la vie est calme ici, dit M. de Salinis.

Inès soupçonna que Mme Bréodat donnait à son père la même impression ; il était évident qu’il ne l’aimait pas comme elle l’avait cru ; mais elle lui offrait je ne sais quoi qui correspondait peut-être dans l’ordre humain au spectacle que lui présentaient les étranges créatures groupées ici. Aucune de ses filles ne lui rendait la même paix ; leurs passions empoisonnaient son atmosphère.

Mais dans la serre des orchidées, la jeune fille ne retrouvait pas sa sérénité. Elle venait de s’arrêter devant un massif. C’était là que, trois mois auparavant, Gilbert l’avait embrassée ; au même moment, Anne-Marie, qui devait les suivre, avait brusquement ouvert la porte. Inès et son beau-frère s’étaient si vite séparés qu’il était presque impossible qu’Anne-Marie les ait vus ; du moins, Inès, le pensait-elle. Cependant, c’était au lendemain de cette rencontre que la jeune femme avait fait une première scène violente à sa sœur, puis à son mari, suivies d’autres si nombreuses que, sur le conseil de M. de Salinis, Inès avait dû se réfugier chez les Bérage. Anne-Marie avait-elle deviné ce qui se passait entre Chasteuil et sa sœur, ou bien, ne s’étaient-ils pas éloignés l’un de l’autre assez rapidement pour que Mme Chasteuil n’eût pas soupçonné le motif de leur désarroi ? Quoi qu’il en fût, la principale péripétie du drame avait eu lieu ici. Inès se sentait mal à l’aise pendant que son père célébrait la beauté de ses fleurs, ainsi que l’adresse et la conscience de son jardinier, Fortuné, qui avait des dons de savant.

– Je voudrais bien que tu demandes à Anne-Marie de la voir aujourd’hui puisqu’elle va mieux. Si je charge Henriette de cette démarche, qu’arrivera-t-il encore ? Et il vaut mieux ne pas mêler Gilbert à tout cela.

– Est-ce pressé ?

– Que pensera Anne-Marie si elle ne me voit pas ? Après tout, elle est libre de refuser ma visite. Mais moi, je ne peux pas agir autrement.

– Tu as raison. J’y vais tout de suite.

Il en voulait à sa fille de troubler cette heure heureuse obtenue à grand’peine, et de le ramener à des conflits qui l’exaspéraient. Mais Inès avait jugé bon de couper court à ces interminables stations devant des fleurs qu’elle avait vues cent fois. Les rapports des hommes seraient peut-être plus faciles si on connaissait l’art de les synchroniser.

Les Visiteurs

X

La porte fut entre-bâillée très doucement ; elle laissa apparaître une tête faussement mutine, faussement gaie, faussement réconfortante, une tête qui souriait comme on sourit à la peur. Mme Rouzeau se leva du coin obscur où elle s’occupait à des choses vagues, à des supputations de bénéfices hypothétiques, à d’optimistes budgets.

– Puis-je entrer ? répéta Inès.

Mme Rouzeau se précipita vers elle ; elle avait surpris des bouts de conversation, interprété les silences aux portes ; elle avait deviné que quelque chose de secret gîtait au cœur de la maison. Aussi se montra-t-elle exagérément cordiale.

– Madame vous attend. M. de Salinis nous a prévenues tout à l’heure. Madame était si impatiente de vous voir…

D’un geste, la jeune fille arrêta le verbiage de la garde-malade. Elle avançait sur la pointe des pieds avec cette affectation de bonne humeur et ce manque de naturel qu’impose la présence d’un malade en danger.

Anne-Marie tourna lentement les yeux ; son regard s’adoucit, puis redevint sombre. Elle avait d’abord retrouvé sa sœur ; elle revoyait maintenant la femme qui avait projeté son ombre sur Gilbert. Inès s’approcha du lit et se pencha sur le visage terrassé.

Il lui en coûtait d’embrasser Anne-Marie, mais il lui était impossible d’éviter ce geste sans impliquer par cela une allusion au conflit latent. Mais la malade écarta légèrement la tête.

– Prends garde, Inès. Il est inutile que tu attrapes la grippe à ton tour. Il y a déjà trop d’une malade ici…

Inès approcha une chaise. Elle souffrait de la déchéance d’Anne-Marie et, cependant, elle en éprouvait un allégement intime, une impression de rêve, alors que l’on croit voler et s’élever de plus en plus haut.

Le visage d’Anne-Marie s’était si profondément altéré que sa sœur en ressentit une terreur, inconnue à ceux qui avaient été, jour après jour, les témoins de cette destruction progressive. L’ardeur du teint était inégale, l’empourprement d’une joue, (correspondant à la congestion du poumon), s’opposait à la pâleur figée de l’autre ; l’irritation des conjonctives, la dilatation des pupilles, le battement anormal des ailes du nez, autant de traits pénibles dont chacun eût déjà constitué à lui seul un phénomène de défaite.

Les quelques mots prononcés par Mme Chasteuil, d’une voix entrecoupée, avaient déterminé une quinte de toux brève et mal contenue. Un besoin d’expectoration raclait et engluait sa gorge. Mme Rouzeau vint au secours de la patiente, ouvrant sous le menton de la jeune femme un crachoir à couvercle. À ce moment, Inès remarqua les points d’herpès qui criblaient les entours de cette bouche flétrie. Elle se pencha avec un mélange d’angoisse et de pitié. Cette horreur qu’elle éprouvait, les autres ne la connaissaient guère ; la compassion et l’exercice du dévouement la leur cachaient. Mais, chez Inès, le sentiment de la rivalité était si fort que sa sœur ne pouvait lui apparaître que sous les traits d’une combattante. Triompher à ce prix était une humiliation.

Elle s’était portée vers la fenêtre, regardant la mer rouler sa nappe d’azur. Les grandes ondulations des collines, avec leur forme lourde et cependant d’oréades endormies, se suivaient à gauche, bleues comme le ciel, c’est-à-dire un peu pâles ; à leur point de chute naissait l’île Maïre, comme un construction de cristal, une transparente méduse, féeriquement pétrifiée.

La paix du monde, – cette paix générale, faite cependant de mille guerres privées, minuscules au point d’être invisibles, – formait un si violent contraste avec la lutte sourde de la maison qu’Inès forma le projet de partir. Pourquoi ne pas demander à son père de s’en aller avec elle, – ou plutôt ne pas fuir seule ? Au bout de cette longue route instable, toute pavée d’étincelles, il y avait pour elle un monde à découvrir, celui où l’on égare le plus aisément sa conscience. Ce fut une pensée d’une minute ; immédiatement après, elle sentit de nouveau le poids de sa chaîne.

Mme Chasteuil la rappelait doucement. L’attention délicate de sa sœur ne lui avait pas échappé. Ses sentiments pour elle se transformèrent une fois de plus. Elle tendit à Inès sa main moite et maigre et la regarda longuement avec une douceur vaincue.

– Parle-moi, dit-elle.

Inès ne chercha pas longtemps.

– Hier soir, dit-elle, après mon arrivée, je ne savais que faire. Je ne voulais pas te déranger. Sais-tu où je suis allée, Anne-Marie ? Me réfugier dans notre coin : le coin des acanthes.

Un sourire très faible passa sur le visage de la malade, comme une brise sur l’eau toute légère.

– Te souviens-tu du temps où nous nous y cachions ? Il me semblait que je t’y attendais encore. Que cherchions-nous là ? Partout ailleurs, nous appartenions à papa, à maman, à miss Esther, à Henriette même ; mais là, nous étions seules, toi et moi ; seules et libres, unies.

– Deux enfants, murmura Anne-Marie.

Elle aurait voulu parler : elle se remit à tousser. Mme Rouzeau reparut. Mais la jeune femme fit un grand effort sur elle-même pour ne pas cracher.

– Deux enfants, oui, reprit Inès. Le bonheur est dans l’enfance.

Ce mot réveilla l’inquiétude d’Anne-Marie. Elle s’agita, ouvrit la bouche pour mieux respirer, comme si la dyspnée l’étouffait. Quelque chose lui apparaissait, qui la menaçait de toutes parts ; elle se sentait, de nouveau, une cible visée par les puissances qui s’acharnaient sur elle. Elle regarda Inès avec une haine subite.

– Que veux-tu dire en parlant de bonheur ?

– Mais rien, ma chérie. Je pense seulement à nos meilleures années. Nous jouions pendant des heures. À quoi ? J’essaie en vain de retrouver le fil de nos amusements. Nous passions notre temps à nous faire des visites avec nos poupées. Nous nous posions indéfiniment des questions à leur sujet. Nous parlions d’elles comme de nos enfants. Tu me disais : « Ma fille, madame, s’enrhume très souvent. Et la vôtre ? – La mienne aussi, madame… » Et tu me répondais : « Les enfants ont une santé bien délicate aujourd’hui, madame… » On disait cela autour de nous, sans doute.

Anne-Marie ferma les yeux. Elle s’abîma dans une vaste et confuse rêverie ; des images se succédaient sous ses paupières ; la poupée d’Inès s’appelait Sophie… La sienne ? Comment s’appelait la sienne ? Les bourdons énormes bouchaient le calice des acanthes ; une odeur de marais et de fièvre s’élevait du sous-sol suintant, – et l’on voyait de loin les visiteurs qui passaient avec une sage lenteur et beaucoup de cérémonie sur la terrasse du château…

La malade, à demi engagée dans le rêve, souleva brusquement les paupières :

– As-tu des enfants, Inès ?

Sa voix éteinte avait eu un accent angoissé, malveillant.

– Non, Anne-Marie, tu le sais bien mais j’ai eu Zénith.

Mme Rouzeau s’approcha d’Inès. Sa mine était papelarde ; ses mains, grasses et blanches, d’une blancheur bleuâtre d’anémones de mer. Elles paraissaient, à la fois, gourdes et préhensives, gélatineuses et légères. Elles sortaient de ses manches comme des tentacules bizarres, des choses qui ne lui eussent pas appartenu en propre, trop propres pour ne pas en être suspectes.

– Il ne faut pas fatiguer Madame. Madame ne doit pas parler. Ce n’est pas que Madame ne soit pas mieux, mais la fièvre revient vite…

– Laissez-nous, madame Rouzeau, ce n’est pas moi qui parle. Raconte-moi encore ce que nous faisions.

– Un jour, tu t’en souviens, je pense, nous étions assises sur le banc. Nous jouions comme d’habitude. Je parlais de Sophie. Je ne sais plus ce que je disais, et, tout à coup, j’ai été frappée d’une sorte d’ennui terrible et imprévu. J’ai eu l’impression que tout ce que je disais était idiot. J’ai voulu m’obstiner, continuer la conversation commencée, t’entretenir du rhume de Sophie ou de ses fiançailles. Mais je faisais un effort énorme pour m’y intéresser encore, un effort si grand que cela me donnait un véritable mal de cœur. Tu m’as dit : « Pourquoi t’arrêtes-tu de parler ? » Je t’ai répondu : « Sophie m’ennuie…, » Et tu m’as dit : « Moi aussi… »

– Je m’en souviens : c’était fini. Nous ne pouvions plus jouer à la poupée. Nous étions devenues de grandes personnes.

– J’ai gardé de cette journée un souvenir affreux ; mais je la revois comme si j’y étais. Le temps était à l’orage et de grands nuages noirs tournaient au-dessus des arbres.

– Je devais avoir quatorze ans, dit Anne-Marie.

Un pas sonna dans le corridor ; peut-être celui de Gilbert. De nouveau, le visage de la malade se contracta. Il ne fallait pas que Gilbert trouvât Inès chez elle.

– Tu as raison, dit Inès, nous sommes de grandes personnes.

Elle se leva et passa une main affectueuse sur le front suant de sa sœur.

– Je reviendrai te voir demain, dit-elle.

– Si je vais mieux, murmura Anne-Marie.

Une quinte de toux l’empêcha de dire un mot de plus. L’effort qu’elle faisait pour délivrer sa gorge de cette irritation aiguisait plus profondément cette douleur qui pénétrait en elle, derrière le mamelon de son sein gauche. Mme Rouzeau la soutenait.

Le pas s’était éloigné. Inès chercha, en vain, la silhouette de Gilbert. Personne. Elle marchait comme une somnambule, sans réfléchir à ce qu’elle faisait. Elle voulait regagner sa chambre ; elle se trouva au seuil de l’escalier. Elle descendit dans le hall. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil, à côté de la plate-bande de chrysanthèmes. Ses pensées étaient vagues et flottantes. Le souvenir de Gilbert lui fut soudain odieux. Que faisait cet étranger dans cette maison ? Pourquoi entendait-on son pas dans les couloirs ? Inès se souvint à ce moment que sa sœur avait refusé de l’embrasser. « Que pense-t-elle de moi ? se dit-elle. Elle est si malade… » Mais elle-même avait refusé aussi, la veille, le baiser de Gilbert. « Ce n’est pas la même chose… » C’était la même chose : une ombre passait entre Gilbert et Inès comme entre Inès et Anne-Marie, une ombre dont personne ne prononçait le nom et à qui chacun le donnait dans le secret de son cœur. « Nous menons la vie des grandes personnes… Mais si Anne-Marie guérit, si nous devenons très vieilles toutes les deux, nous cesserons de nouveau d’être de grandes personnes. Tout sera si loin ! Parlerons-nous alors de nos années de jeunesse et qu’en dirons nous ? Je voudrais être déjà indifférente… Pourtant, le serai-je jamais ? »

M. de Salinis parut au seuil du salon, les mains enfoncées dans les poches de son veston clair, l’air tranquille et comme éventé.

– Tu es là, Inès ? Je te cherchais partout. Comment as-tu trouvé ta sœur ?

Les Visiteurs

XI

Cette fois, Gilbert, en entrant dans la chambre d’Inès, ne crut pas nécessaire de prendre cet air de « préposé à la maladie », qui avait tant froissé la jeune fille, le jour de son arrivée.

– J’ai réussi à m’échapper, dit-il. Quelle maison ! On vit dans un réseau d’espionnage. Avant sa maladie, c’était Anne-Marie qui était toujours sur mes talons ; maintenant, c’est Henriette qui me surveille, c’est ton père, c’est Mme Rouzeau, je ne sais qui encore…

– Pourquoi as-tu donné des droits sur toi à Henriette ? On dirait que tu as peur d’elle.

– Elle est capable de tout, même de faire de faux rapports à Anne-Marie.

– Elle est jalouse de toi ?

– Non, mais elle te déteste.

– Je le sais. Elle m’a toujours détestée. Quand elle était petite, elle souffrait passionnément de mon intimité avec ta femme. Elle s’était prise, je ne sais pourquoi, d’une telle passion pour Anne-Marie qu’elle aurait voulu se trouver seule avec elle. À ses yeux, c’était moi qui l’en empêchais. Maintenant, sa fureur a pris, je crois, une autre forme.

– Laquelle ?

– Écoute, Gilbert, nous avons sans doute peu de temps à demeurer ensemble ; ne trouves-tu pas qu’on pourrait parler d’autre chose que d’Henriette ?

Elle s’était levée nerveusement et faisait bouffer, d’un geste de mère relevant les cheveux de sa fille, la touffe de chrysanthèmes qui s’affaissait dans un faux vase de Gallé, héritage d’une génération précédente.

Gilbert la saisit au passage et l’attira à lui si brusquement qu’elle trébucha et vint tomber sur ses genoux.

– Gilbert ! Comme tu deviens brutal !

– Brutal ! Non, cupide, impatient, frénétique. Est-ce une vie pour moi que de passer mon temps auprès d’une malade, alors que je te sens aller et venir dans la maison, que je crois toujours entendre le bruit de ta jupe…

Il la prit par les épaules et l’inclina vers sa bouche. Il l’embrassait avec une sorte de hâte goulue, comme on boit après une longue course au soleil. En même temps, il déboutonnait sa chemisette de soie blanche et, plongeant la tête dans l’ouverture, il lui baisait le cou, la poitrine. Elle se débattait à peine, soumise, heureuse. Le bruit d’une fenêtre que l’on fermait quelque part la sortit de son accablement.

– Gilbert, voyons, si on venait ! La porte n’est pas même fermée… Henriette doit déjà se demander où tu es.

– J’ai bien le droit de te faire une petite visite.

– Pas à ses yeux. Et puis, une petite visite ne comporte pas que je sois à moitié nue.

– Oh ! à moitié nue, Inès ! Si au moins c’était vrai…

Inès rougit :

– Tais-toi. Je déteste ce genre de propos. J’ai horreur que l’amour ressemble au libertinage.

– Mais, Inès, je préférerais, moi aussi, t’avoir toute à moi… Est-ce ma faute si je dois me contenter…

Elle avait horreur de cette phraséologie avantageuse.

Il n’insista pas de crainte de lui déplaire. La jeune fille avait passé dans son cabinet de toilette pour se recoiffer. Gilbert l’y suivit en silence et, quand elle retira sa chemisette pour en passer une qui fût moins chiffonnée, il s’élança sur elle pour lui baiser le dos et les épaules. Elle réussit enfin à le mettre à la porte, moitié fâchée, moitié riante.

Elle le retrouva dans un fauteuil, fumant une cigarette, l’air sombre et préoccupé.

– Cette situation ne peut pas durer, dit-il. Je n’en peux plus. Je souffre trop.

– Crois-tu que je sois sur un lit de roses ?

– Il faut prendre une décision.

– En ce moment ?

– Oui, je sais bien : il faut laisser d’abord à Anne-Marie le temps de guérir…

Il leva les yeux sur Inès ; elle baissa les siens. Il y eut un long silence. Ce mot guérir acheva de se prolonger en sonorités sourdes et longues comme les vibrations d’une note frappée sur un piano. Personne ne les interrompit.

– Mais après ? reprit-il.

– Je t’en supplie, Gilbert, il est impossible de parler de tout cela : Anne-Marie est encore en danger.

– Elle est sauvée.

– Vous avez mal compris les paroles du docteur Mazoullier, mon père et toi ; elles ne sont pas aussi rassurantes que vous le croyez.

– Bien. Mais quels projets formes-tu ?

– Et toi ?

– Eh bien ! dit-il, je veux divorcer. Nous partirons ensemble. Tu as vingt-trois ans. Tu es libre de ta vie. Tu as ta fortune personnelle…

Ce terme sonna bizarrement aux oreilles d’Inès. Comme Gilbert avait tout prévu ! Il ne voulait pas être privé de l’aisance que lui offrait l’argent d’Anne-Marie.

– Jamais Anne-Marie ne consentira à divorcer. Je connais son caractère. Et je n’apprendrai pas à un avocat que la loi n’admet le divorce que lorsque les deux parties sont consentantes. Quant à ma fortune personnelle, tu dois savoir qu’elle est mince. L’argent vient de notre père ; c’est lui qui a doté Anne-Marie. Notre mère avait peu de chose ; elle en a laissé la moitié à papa…

– Il te fera une dot aussi.

– Si nous nous marions, oui. Mais si nous fuyons, nous n’aurons rien.

– Eh bien ! tant pis ! Nous resterons. Et nous ferons comme les autres.

– Tu veux dire que nous vivrons dans le mensonge ?

Elle ajouta avec amertume :

– C’est là tout ce que tu m’offres !

– Tu refuses tout. Quand Anne-Marie nous a surpris dans la serre, tu as préféré prendre le large que de tenir tête à l’orage, et tu m’as laissé trois mois dans le désespoir.

– Étais-je plus heureuse que toi ?

– Je n’en sais rien, après tout. Aujourd’hui, je t’offre successivement d’être ma femme, ma concubine, ma maîtresse… Je ne peux pas faire plus.

Le caractère de Gilbert reprenait le dessus ; il était de nouveau prêt à plaisanter et à révéler sa cruelle insouciance. Inès lui jeta un regard courroucé.

– Je n’ai pas le cœur à rire, dit-elle.

– Non, je sais, tu préfères te lamenter sans agir.

Il se leva pour regagner la chambre d’Anne-Marie.

– Il est bien vain de se tourmenter ainsi. Peut-être les choses tourneront-elles dans un autre sens…

Cette fois, Inès ne baissa pas les yeux ; oui la mort d’Anne-Marie arrangerait tout ; oui, il n’y avait d’autre issue pour leur bonheur que la disparition de Mme Chasteuil. C’était atroce, mais c’était ainsi. À aucun moment de leur vie, Gilbert et Inès n’avaient formulé un pareil vœu ; le destin seul intervenait. Il leur fallait remettre leur sort entre ses mains. Brusquement, comme s’il renaissait mystérieusement, dans l’air, d’une imprévue conjonction des échos, le mot guérir se représenta à eux. Anne-Marie allait beaucoup mieux. Mais Inès avait prêté, et comme malgré elle, une attention scrupuleuse aux paroles du docteur Mazoullier : « Anciens troubles cardiaques… légère lésion… point faible… »

Et soudain, par un de ces coups de théâtre de l’émotivité, si fréquents chez les femmes, elle éclata en reproches violents à l’adresse de Gilbert Chasteuil. Lui seul était responsable de leur malheur ; elle vivait paisiblement, sans penser à l’amour ; il l’avait poursuivie, inquiétée, charmée. Il avait agi avec elle comme il l’avait fait avec sa cousine Lermentières, peu après son mariage, comme il l’avait fait sûrement avec Henriette pendant son absence.

Gilbert protesta.

– Mais elle est folle de toi, voyons, s’écria Inès. Père, qui n’aime guère faire attention à ces choses-là, s’en est même aperçu.

– Assez ! assez ! fit Gilbert, excédé. S’il me faut maintenant me disputer avec toi…

Il eut un grand geste de lassitude et quitta la chambre de sa belle-sœur.

Les Visiteurs

XII

Le lendemain, Inès, après le déjeuner, s’étendit. Sa discussion avec Gilbert avait eu l’infortune pour résultat. Elle regrettait à la fois ses reproches et ses silences. Elle lui demandait pardon en esprit de ses colères et reprenait pourtant la discussion, mot par mot, afin d’avoir raison de lui. Tout luttait en elle : son amour-propre blessé, sa jalousie, sa tendresse, sa méfiance ; ce désir physique enfin qui faisait d’elle tantôt une esclave et tantôt une révoltée.

Elle commençait de somnoler quand on frappa à la porte. Delphine venait avertir Mademoiselle que M. Bérage demandait à la voir ; jamais visite n’avait été plus importune ; comment fermer sa porte à quelqu’un qui vous a reçue trois mois chez lui ?

Inès se lava le visage, baigna d’eau de rose ses yeux fatigués, colora ses joues et ses lèvres ; puis encore brouillée de sommeil interrompu, elle descendit au salon.

Manuel Bérage y marchait de long en large, vêtu en joueur de golf : veste à carreaux, ouverte sur un chandail gris ; culotte bouffante ; bas écossais. Trapu, les épaules lourdes, le teint balafré de rouge par le soleil et le vent, une épaisse boucle de cheveux gris roux massée sur le front, les yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière ; il avait l’air d’un gentleman-farmer. Cela lui donnait je ne sais quoi de plaisant et d’insolite, l’aspect d’un acteur de vaudeville qui prend aux sérieux son rôle de paysan du Danube.

– Votre dernière lettre nous a beaucoup inquiétés, dit-il, en serrant vigoureusement la main de Mlle de Salinis. Yolande m’a envoyé en émissaire…

Comme tous les solitaires, Manuel Bérage mentait mal. L’habitude de la société, seule, nous permet de le faire avec aisance, grâce à un entraînement inoffensif et quotidien. Inès le connaissait assez pour démêler son imposture. Elle répondit avec une douceur hypocrite :

– Je suis désolée d’avoir angoissé Yolande. Mon arrivée a coïncidé avec une amélioration d’Anne-Marie. J’ai écrit cette lettre dans un premier affolement ; le lendemain, la température avait sensiblement baissé.

– Je suis sûr que la joie de vous revoir aura fait le plus grand bien à Mme Chasteuil.

– C’est certainement cela, en effet ; vous tombez tout à fait juste. Mais que voulez-vous boire, mon cher Manuel ? Il est trop tôt pour prendre du thé. Un whisky, peut-être ?

C’était une mauvaise inspiration. Quand il eut absorbé beaucoup de whisky et très peu de soda, Manuel reprit son assurance ; il en reprit même trop, car il dit aussitôt à la jeune fille :

– Inès, il faut que je vous avoue la vérité : depuis votre départ, ma vie est un enfer.

– Depuis mon départ ? Mais je vous ai quittés lundi et nous sommes jeudi. L’enfer va vite avec vous !

Manuel Bérage avait le tic de se mordre les doigts tout autour des ongles ; il les mordait jusqu’au sang ; il devait même parfois sortir son mouchoir pour s’en envelopper le pouce ou l’index. À ce moment, il tira si violemment sur son épiderme qu’il en arracha un lambeau.

Inès, qui avait de l’amitié pour lui, prit sa main :

– Je vous en prie, Manuel, interrompez ce carnage. De grâce, ne vous martyrisez pas ainsi !…

Regardant son doigt où le sang perlait, il hochait doucement la tête :

– Voici le premier mot amical que j’entends depuis lundi. Je pourrais prendre un couteau et me dépecer devant Yolande qu’elle ne s’en apercevrait même pas.

Bérage avait une certaine outrance verbale par laquelle il exagérait ses moindres propos. Il ne disait jamais : « Je vous attendais… », mais « je sèche sur pied depuis bientôt deux heures », ou « Je commence à comprendre l’anthropophagie… » plutôt que d’avouer qu’il eût faim.

Inès lui dit doucement :

– Manuel, vous n’avez pas fait trois heures de chemin de fer pour vous plaindre de Yolande. D’ailleurs, parce que cela n’a rien de nouveau.

– Excusez-moi. Oui, c’est vrai, je suis un radoteur, un raseur, un obsédé. Mais, après votre départ, j’ai vu plus que jamais à quel point j’étais seul au monde. Pour mes filles, leur mère seule compte ; à leurs yeux, moi, je ne suis rien. Que leur ai-je fait pour qu’elles me méprisent à ce point ?

– Mais Yolande ne vous méprise pas, Manuel ; seulement vous avez une nature exigeante, excessive, et Yolande est sans désir, heureuse de tout ce qui lui arrive. Ne dramatisez pas une situation dont le seul défaut, à vos yeux, est de ne pas être dramatique.

– Votre indulgence en juge ainsi… Mais moi, j’apprécie maintenant le bienfait d’avoir vécu près d’un être qui vous comprend, qui vous estime, qui s’intéresse à vous. Quand nous causions ensemble, je me sentais soutenu… Depuis, c’est de nouveau le désert…

Inès s’énervait. Elle a fait l’impossible pour déjouer cette déclaration. Comment l’interdire à quelqu’un qui a pris le train pour s’en délivrer ?

– Je ne demande pas grand’chose à la vie, reprit Manuel, j’aime mon métier. (Lequel ? pensa Inès.) Je suis un artiste avant tout. Mais un artiste a besoin d’encouragement. Aux yeux de Yolande, je n’ai aucun talent ; je ne suis même pas un amateur ! J’alignerais des soldats de plomb sur la table de la salle à manger qu’elle considérerait cette occupation du même œil que mes aquarelles, mes romances, mes sonnets. C’est désespérant. Vous, au moins…

Inès pensait : « Si Gilbert entendait Manuel, ne dirait-il pas que je suis, moi aussi, une coquette et que j’ai tout fait pour rendre ce pauvre diable amoureux ? Ne me reprocherait-il pas de lui ressembler ? Ou, plutôt, ne suis-je pas injuste à son égard ? C’est vrai que je me suis intéressée à Manuel, – ou que j’ai feint de le faire. Par pitié, je l’ai persuadé que ses pauvres essais n’étaient pas sans valeur ; qu’il aurait tort de s’interrompre ; qu’il y trouverait un but… Par pitié ? Ou pour lui montrer que Yolande était indigne de sa tendresse ; pour prendre une grande place dans son esprit et dans son cœur ; pour lui laisser le souvenir d’un être extraordinaire, supérieur à tous ceux qu’il avait connus – et surtout supérieur à sa femme, qui est cependant ma meilleure amie ? Maintenant ce bel édifice de fatuité s’effondre sur ma tête… Et je suis impitoyable pour Gilbert… »

– Quand Anne-Marie sera guérie, Inès, je vous en conjure, revenez à la maison. Je ne peux plus vivre sans vous. Je n’ai d’autre intérêt que votre présence, votre amitié…

– Y pensez-vous, Manuel ? Et Yolande ?

– Mais Yolande est ravie que vous soyez là ! Yolande ne peut pas être jalouse de vous, puisque je ne suis rien à ses yeux.

Inès tressaillit imperceptiblement. Gilbert descendait l’escalier. Elle était bien sûre qu’il avait dû la chercher dans sa chambre. Maintenant il explorait la maison. Par la faute de cet imbécile, elle avait perdu l’heure qu’il aurait passée avec elle, cette heure unique où, réconciliée avec lui, elle lui aurait demandé pardon de ses paroles injustes de la veille, tout en l’accablant de nouveau.

Elle entendit les pas de Gilbert traverser le hall ; la porte se referma. Il se promènerait seul dans le parc ; ou peut-être même « descendrait-il » en ville (comme on dit à Marseille). Elle fut frappée de désespoir. Quand le reverrait-elle ?

Manuel Bérage parlait toujours.

– Pourquoi ne voulez-vous pas venir faire un nouveau séjour chez nous ? Oh ! moins long, bien entendu ! Je n’entends pas vous arracher à votre père. On a besoin de vous partout, Inès. Vous ne savez pas ce que vous êtes pour les êtres qui vous aiment… Depuis cinq jours, le soleil ne se lève plus chez nous. Le soir arrive et je me dis : « Il n’y a pas eu de lumière aujourd’hui. Ce sera la même chose quand je serai mort et pourri sous la terre… » Je vous aime tant et tant, Inès !

Cette frénésie attristait la jeune fille et lui remuait le cœur. On pouvait donc l’aimer ainsi ! Mais Gilbert, comment l’aimait-il ? Elle sentait en lui je ne sais quoi de fuyant, d’artificieux, d’égoïste, et non pas cette rude franchise, le brutal abandon de Manuel Bérage à ses sentiments.

– J’avais fait quelque chose pour vous, une petite aquarelle d’après votre chambre. Je voulais vous la porter. Et puis Yolande s’est tant moquée de moi que je n’ai pas osé.

– Elle a eu tort. Cela m’aurait certainement fait plaisir de l’avoir.

– Oh ! que vous êtes bonne, Inès. Demeurez toujours compatissante, toujours amicale… Mais l’autre, l’autre

Il tira sur un morceau de peau avec une telle rage que deux fois le lambeau lui échappa et qu’il dut se remettre âprement à l’ouvrage pour l’avoir, puis il le mâcha avec colère.

– Je vous enverrai mon tableau par la poste, conclut-il alors. Il faut que je m’en aille, je ne partirai pas sans avoir votre promesse. Huit jours, quinze jours, ce que vous voudrez… De grâce, ne me laissez pas seul avec Yolande. Sans quoi, on risque, un jour, de me trouver pendu derrière la porte de la grange. Vous vous souvenez, je vous ai montré le clou qui y est planté : c’est le plus beau que j’aie jamais vu.

Inès promit. Elle avait hâte qu’il partît. Gilbert traversait de nouveau le hall, remontait l’escalier. Elle brusqua les adieux sous le prétexte que sa sœur avait besoin d’elle. Elle s’élança ensuite sur les traces de son beau-frère : peine perdue ! Elle l’entendit qui rentrait dans la chambre d’Anne-Marie.

Alors elle se rassit dans le fauteuil du salon ; elle n’avait plus rien à faire jusqu’au soir.

Les Visiteurs

XIII

Une heure après, Henriette entra dans le salon. Inès, toujours dans le même fauteuil, regardait, à travers les verrières, les nuages assombrir le ciel et les platanes recroqueviller les conques rousses de leurs feuilles, qui gardaient sans doute, elles aussi, au fond de leurs méandres crispés, le monotone écho de la plainte du vent.

– Tiens, dit-elle. Tu es là. Que fais-tu ?

Inès se doutait bien que sa sœur l’avait épiée et qu’elle n’ignorait rien de sa présence au rez-de-chaussée.

– Tu attends quelqu’un ? ajouta-t-elle aussi, dans le même style agressif et malveillant.

– Il y a longtemps que je n’attends plus personne, répondit Inès. Je ne sais que trop ce qu’on peut espérer d’autrui.

Henriette eut un sourire sarcastique, comme si les paroles de sa sœur lui paraissaient un simple artifice verbal, une manière de jouer aux yeux de tous un rôle pathétique.

– Alors, dit-elle, je me sens plus à l’aise. Si j’ai un conseil à te donner, maintenant que l’état d’Anne-Marie s’améliore, c’est de retourner à Toulon.

– Chez les Bérage ?

– Chez les Bérage ou ailleurs. L’important pour toi, c’est de ne pas rester ici.

– Je suis de trop ici, comme tu dis, c’est-à-dire chez notre père ; enfin, chez moi.

Inès parlait à demi-voix, d’une façon rêveuse, mais en scandant ses mots, avec retenue toutefois, comme quelqu’un qui craint de se laisser emporter par la violence.

– Pourquoi ? reprit-elle.

– À quoi bon recommencer ces conversations désagréables ? Ta présence inquiète Anne-Marie, retarde sa convalescence. Le jour, elle demande sans cesse ce que tu fais, où tu es. Dès que Gilbert sort de sa chambre, elle est anxieuse. La nuit, c’est pire. Tu te souviens qu’Anne-Marie avait des crises de somnambulisme dans sa jeunesse et dans son adolescence. Elle parle souvent la nuit ; elle s’agite. Elle croit que tu es là ; elle te parle ou elle parle de toi.

– Que dit-elle ?

– Rien de précis. Mais ta présence l’obsède. Elle te soupçonne de vouloir accaparer Gilbert.

– Elle ne parle jamais de toi ?

Le bel œil d’Inès s’était largement ouvert ; il jetait sur Henriette un regard aigu ; Henriette rougit, décontenancée par cette attaque à laquelle elle ne s’attendait guère.

– Pourquoi parlerait-elle de moi ?

– Mon Dieu, dit ironiquement Inès, ce serait bien naturel, il me semble. Moi, elle ne me voit jamais. Toi, tu ne quittes guère sa chambre, tu t’y trouves tout le temps avec Gilbert. Vous avez de fréquentes conversations. C’est à toi qu’elle devrait penser dans son délire : pas à moi.

– Ce serait naturel, en effet, dit sarcastiquement Henriette. Malheureusement, la logique n’a pas toujours raison des faits. En pratique, Anne-Marie parle de toi et pas de moi. Et voilà ! C’est à ce propos que je me permettais de te donner ce sage conseil, qui ne semble pas te plaire.

– J’y réfléchirai, dit sobrement Inès.

Le ciel, en s’obscurcissant, créait dans le salon une sorte de nuit prématurée ; on y voyait les couronnes des chrysanthèmes, comme de tout petits astres d’or et d’argent, flotter à la dérive au bas des fenêtres, comme entraînées sur une onde ténébreuse. La caisse du piano prenait la forme d’un sarcophage. Une odeur de naphtaline s’élevait des housses jetées sur la plupart des meubles par Justinien qui avait conservé les usages du temps où il servait les parents de M. de Salinis, quand celui-ci avait à peine dix ans. Personne ne contrecarrait ses manies de vieillard un peu radoteur, toujours étonné que la mère de Monsieur ne sortît pas d’une chambre pour lui crier : « Justinien, tout le monde est parti, remettez les housses sur les meubles de tapisserie. »

– Pendant que j’étais là, tout à l’heure, à ne rien faire, sais-tu à quoi je pensais ? dit tout à coup Inès. Il me semblait que j’étais transportée très loin dans le passé. Bien entendu, j’habitais cette maison, puisque notre famille l’a fait construire il y a plus d’un siècle. As-tu réfléchi que nous ne savons rien de nos parents ? Je me disais qu’au lieu d’être moi-même, j’étais une de nos jeunes tantes, une des deux sœurs de notre grand-père Joseph, celles qui sont mortes l’une et l’autre avant leur trentième année. Pourquoi pensais-je à cela ? Et je me suis dit tout à coup, et cela a été pour moi une sorte de révélation : « C’est peut-être son âme qui est en moi. Elle s’est incarnée dans mon apparence, pour poursuivre sa vie interrompue trop tôt. » Si c’était vrai, j’aurais dans ce cas deux destins à fournir. N’est-ce pas effrayant ?

– C’est surtout absurde, dit rageusement Henriette.

– Non. Laisse-moi finir. Tu verras. Ce n’est pas absurde du tout. Quand je m’abandonne, comme je l’ai fait tout à l’heure, à ces rêveries, j’ai le sentiment d’avoir déjà connu des émotions extraordinaires. Cela se passe, comme au réveil, quand on essaie de se souvenir d’un rêve et qu’on ne retire de son sommeil aucun détail particulier : non, rien qu’une couleur d’ensemble, très sombre. J’ai positivement alors la sensation d’avoir été tout près de vivre une vie étrange et merveilleuse ; et je sais que je ne l’ai pas vécue. Maintenant, je me retrouve au bord de quelque chose d’inattendu et d’enchanteur ; mais je ne le vivrai pas davantage. Le destin de cette tante se reforme en moi pour avorter de nouveau.

Ce récit troublait Henriette plus qu’elle ne l’aurait voulu avouer, comme si cela correspondait en elle à des intuitions inexprimables.

– De laquelle parles-tu ? dit-elle.

– De l’aînée, Adélaïde. Je n’ai jamais pu savoir de quoi elle était morte. De langueur, m’a-t-on dit. Qu’était-ce alors que la langueur ? La tuberculose, l’amour, la neurasthénie ou autre chose que l’on ne sait plus aujourd’hui. Il y a des maladies qui disparaissent, paraît-il. L’autre sœur, Victoire, lui a survécu de deux ans, puis elle est morte de la même façon. Après leur décès, notre grand-père Joseph a épousé cette Espagnole, Inès, dont je porte le nom et à qui, paraît-il, nous ressemblons beaucoup, Anne-Marie et moi.

– Qui t’a dit tout cela ?

– J’ai réussi à arracher ces renseignements à notre père. Il a horreur de parler du passé, mais il n’ignore pas tout de notre famille, cependant. J’ai voulu le savoir, car, pour des raisons que je viens de te dire, je m’intéresse beaucoup à cette Adélaïde et à cette Victoire.

Henriette se leva pour remonter dans la chambre de la malade.

– Encore un mot, dit Inès, en la saisissant par le bras. Je t’ai dit tout à l’heure que je réfléchirai au sujet de mon départ. Eh bien ! c’est tout réfléchi. Je resterai. Anne-Marie va mieux. Il n’y a aucune raison pour que je sois chassée de cette maison.

Elle haussa la voix, presque menaçante :

– Je vous ferai, moi, une autre proposition. Quand Anne-Marie sera guérie, qu’elle s’en aille, elle, avec son Gilbert. J’ai cédé une première fois, j’ai obéi à ce caprice absurde d’Anne-Marie. Dieu seul sait pourquoi. Elle n’est pas contente ? Qu’elle prenne la porte.

– Ce n’est pas possible, dit Henriette, déjà rouge de colère.

– Pourquoi ?

– Elle est l’aînée.

– Il n’y a plus de droit d’aînesse. De quel droit veux-tu priver papa de la société de ses filles disponibles, alors que Anne-Marie est mariée et ne s’occupe plus de lui ? Et puis elle seule se plaint ; elle est libre de retrouver la paix ailleurs.

– Elle est en droit de se plaindre. Elle restera…

– Ah ! s’écria Inès, avec un éclat de rire haineux, tu ne veux pas qu’elle s’en aille, n’est-ce pas ? Tu veux garder Gilbert, avoir ton Gilbert pour toi seule, écouter ses confidences, veiller sur lui, l’influencer. Moi, je dois m’en aller pour ne troubler personne, ni Anne-Marie, ni toi… Je resterai, Henriette. Mais, si tu désires t’en aller avec eux, je ne te retiendrai pas…

Elle ajouta avec lassitude :

– Et puis, je te le répète, pourquoi veux-tu agiter ma vie, comme une eau dormante, avec ton vilain bâton ? Je t’ai dit que rien ne m’arrivera…

Mais Henriette était déjà sortie.

Maintenant c’était la nuit, la vraie nuit, qui arrivait, et non cet obscurcissement qui étendait sur les pelouses des ombres que l’on voyait courir, s’effacer, revenir. Ainsi, soixante-cinq ans plus tôt, Mlle Adélaïde de Salinis devait accueillir le crépuscule dans ce même salon, devant ces mêmes arbres. Quelles pensées avait-elle formées qu’Inès ne connaissait pas ? Quels rêves nourrissait-elle qui fussent différents des siens ? Inès se représentait Adélaïde plus croyante qu’elle, qui était la moins religieuse des trois sœurs. Mais ne se pouvait-il pas que Mlle Adélaïde de Salinis sentît comme Inès une autre présence lointaine s’agiter en elle, une personne disparue essayer de ranimer dans les méandres de son âme des émotions bizarres, des élans vertigineux, écoutant le morne écho d’un vent désolé ? Jusqu’où remontait derrière elle ce désir d’une vie merveilleuse que toutes avaient attendue et qui n’était venue pour aucune ? De quoi s’agissait-il ? D’un amour si grand et si fort qu’il se fût anéanti dans son apaisement ? D’une nostalgie si inextricablement renouvelée qu’elle ressemblait à une de ces vagues que l’on voit accourir de bien loin, déroulant et enroulant sans fin sa volute ? D’un bonheur plus grand encore que cet amour, cette vague ou cette nostalgie ?

Elle crispait ses sourcils, tendait ses traits, serrait ses lèvres. Oui, oui, il y avait en elle quelque chose qui voulait être dit, quelque chose qui voulait venir au jour, qu’Adélaïde lui chuchotait et peut-être une autre Adélaïde encore avant elle… Et voici qu’on lui proposait simplement d’être expulsée ! Alors elle baissa la tête et, sans bien savoir pourquoi, elle éclata en sanglots.

Les Visiteurs

XIV

Un jour, en descendant le cours Pierre-Puget, M. Arthur de Salinis avait croisé une femme dont la vue l’avait extrêmement troublé. Elle ressemblait, trait pour trait, à une maîtresse qu’il avait eue avant son mariage. Au bout de sept ans de liaison, son mari, M. Livernois, lieutenant d’artillerie coloniale, avait quitté Marseille pour le Tonkin. Ce départ, dont il avait éprouvé beaucoup de chagrin, n’avait pas été étranger à la décision de M. de Salinis de renoncer à sa vie de garçon.

M. de Salinis suivit discrètement la jeune passante. Elle habitait dans une triste maison à trois étages de la rue Gustave-Ricard. L’enquête menée par M. de Salinis lui fit découvrir, en effet, que Mme Bréodat était la fille de son ancienne amie. Il en eut une grande émotion et souhaita de la connaître. Son mari était violoniste et donnait des leçons. Il lui fut facile d’entrer en rapports avec lui. Sa femme se montrait plus farouche. Elle ne comprenait rien au subit intérêt que ce vieux monsieur trop poli, toujours vêtu de clair et qui appartenait au patriciat de la ville, témoignait à son ménage.

– Je ne voudrais plus voir ce personnage doucereux, disait-elle à son mari. Pourquoi vient-il ?

– Il aime la musique.

– C’est louche.

M. de Salinis avait imaginé, en effet, de se faire jouer des quatuors et des trios par M. Bréodat et ses camarades. Ces petites séances avaient lieu, bien entendu, chez le violoniste, et sa femme était contrainte d’y assister.

– Ses cachets ne le sont pas, disait Bréodat, qui gagnait à peine de quoi entretenir sa femme et une petite fille de cinq ans. Et aucun de nous, je t’assure, ne crache sur l’argent qu’il nous procure. C’est un homme désœuvré et capricieux. Il paraît qu’il a des marottes. Celle-là lui passera comme les autres ; en attendant, elle aura mis un peu de beurre sur nos pauvres épinards.

M. de Salinis était trop fin pour ne pas voir l’hostilité et l’éloignement de Mme Bréodat. À Noël, il envoya à sa fille une poupée comme celle-ci n’avait jamais osé rêver d’en recevoir. Quand il vint rendre visite, un après-midi où elle était seule, à la femme du musicien, celle-ci n’osa pas mal l’accueillir. Il lui tint à peu près ce langage :

– Chère madame, voulez-vous que nous causions entre nous, comme de vrais amis ? Vous me regardez d’un mauvais œil et vous m’attribuez de sombres desseins. Je n’en ai aucun. Je me suis pris d’amitié pour votre ménage. Cela ne cache aucune arrière-pensée. Si j’en avais, vous vous en seriez déjà aperçue. Pourquoi suis-je tombé un jour chez vous sans crier gare ? Je vais vous l’avouer tout uniment : vous ressemblez beaucoup à une amie d’enfance que j’ai eue autrefois et que je regrette encore. De là ma sympathie pour vous. Comme vous le voyez, rien de plus simple. J’ajoute que je suis libre, que j’aime la musique et que j’ai trois filles charmantes qui n’ont pas besoin de moi. Et j’aime qu’on ait un peu besoin de moi. Si mes façons d’être vous déplaisent sincèrement, je ne reviendrai pas.

M. de Salinis avait l’air si loyal que Mme Bréodat renonça à ses préventions et qu’il devint le commensal de la maison. Il ne fit pas la moindre allusion à sa mère, et Stéphanie ne soupçonna jamais le rôle que Mme Livernois avait eu dans cette vie.

Il rendait souvent à Mme Bréodat de menus services d’argent. Quand elle eut sept ans, la petite Marie faillit mourir d’une crise d’appendicite. On dut l’opérer à chaud. Ce fut M. de Salinis qui alla chercher un des meilleurs chirurgiens de la ville, qu’il connaissait et que ses prix mettaient hors de la sphère où les Bréodat l’eussent pu saisir. À dater de ce jour, Stéphanie eut une véritable affection pour M. de Salinis.

Ce n’était pas qu’il ne la surprît point. Ses façons avec elle avaient pris à la longue une familiarité excessive. Il lui donnait parfois des caresses très vives. Mais si tendre qu’il se montrât avec elle, il ne dépassait jamais certaines limites. Il savait allier l’audace et la retenue, la sensualité et la politesse.

M. de Salinis cherchait sur Stéphanie Bréodat le reflet de sa mère. Quand il lui embrassait le cou, les bras ou le haut de la gorge, il retrouvait sous ses lèvres le contact d’une peau qui passait toutes les autres en douceur. Mais, pour rien au monde, il n’eût voulu être l’amant de la jeune femme. Il savait bien qu’en le faisant il eût abîmé un des meilleurs souvenirs de sa vie. À son âge, et si même Stéphanie eût consenti à devenir sa maîtresse, – ce qui n’eût pas été impossible, – il savait bien qu’il ne retrouverait plus cette union incomparable qu’il avait éprouvée alors avec une femme dont l’ardeur physique égalait la sienne. Lorsque M. de Salinis considérait Mme Bréodat avec des yeux où passaient un amour voilé et une grande mélancolie, ce regard la troublait bizarrement comme une interrogation sans réponse. Elle ne devinait point de quelle terre promise et à jamais perdue M. de Salinis contemplait ses yeux couleur d’écureuil noir et ses bras au dessin laiteux.

Les Visiteurs

XV

Pendant que sa fille recevait Manuel Bérage, M. de Salinis s’était rendu chez Stéphanie Bréodat. De même qu’il lui avait été impossible de visiter ses serres quand la santé d’Anne-Marie lui donnait les plus graves inquiétudes, il s’était interdit d’aller rue Gustave-Ricard. Stéphanie faisait partie, elle aussi, d’un monde de douceur et de spontanéité, intolérable à qui porte la mort en soi, par refus personnel de vivre ou par anxiété à l’égard d’autrui. Il lui aurait été intolérable de regarder Stéphanie, tandis que la destruction se frayait un chemin à travers les cellules d’Anne-Marie.

La veille, tout à fait rassuré, il avait écrit à la jeune femme pour lui annoncer sa visite.

Il l’avait souvent priée de quitter la rue Gustave-Ricard et de chercher un appartement moins sombre. Mais si Stéphanie acceptait certains arrangements qui lui permettaient de lutter contre les pires humiliations de la misère, (dettes, vêtements usés, mauvaise nourriture), en revanche, elle voulait s’imposer, en matière de compensation et presque de pénitence, cette maison lugubre, où son mari et elle s’étaient installés aussitôt après leur mariage, où la petite Marie était née, où la pauvreté les avait talonnés et dont le seul rayon de soleil avait été la venue de cet homme courtois et secret, avec lequel elle n’était jamais entièrement rassurée.

Elle fut étonnée, ce jour-là, de sa pâleur, de son air gêné, maladif, de la fatigue de ses gestes. Il sortit d’un fourreau de papier de soie une longue branche d’odontoglossum ; une grappe de petites fleurs composées de cinq ailettes en forme d’étoile et d’une sixième, comme surajoutée et faisant relief. Elles étaient d’un rose veineux, sauf cette dernière, d’une teinte presque jaune ; au milieu de chaque pétale, au centre d’une réserve de blanc, apparaissait un dessin du même ton que la corolle ; pas un qui ressemblât à l’autre. Certains faisaient penser à un papillon déployé, d’autres à une coupe longitudinale de cerveau ; d’autres encore, à un sapin en miniature comme on en voit sur les boîtes des boules de gomme des pharmaciens ; à des lutteurs en train de s’étreindre ou à de minuscules personnages chinois, avec leur bonnet de mandarin, s’en allant dans la neige. Ces petites taches colorées se suivaient le long de la tige recourbée comme un léger album vivant, imprimé sur satin.

– C’est la dernière découverte de Fortuné, dit M. de Salinis. Je tenais à vous en faire hommage.

Il lui montrait du bout du doigt les délicates vignettes qu’il distinguait plus aisément qu’elle. Elle lui était reconnaissante d’attirer son attention sur des choses qu’elle ne savait pas voir et qui s’éveillaient à ses paroles.

– Vous m’avez appris à aimer la vie et à la mieux comprendre, lui disait-elle parfois.

Il haussait les épaules :

– Cela aurait pu être vrai, Stéphanie, si vous m’aviez rencontré au temps où j’étais un homme. Mais la vie m’a usé, trop usé. Je suis un malade et presque un moribond. Mais j’ai encore un reste de goût pour des êtres et des choses qui m’auraient rendu fou autrefois.

Elle ne comprenait pas toujours ses propos, ni l’étrangeté de certains de ses gestes, où il y avait comme une adoration qui ne se fût pas adressée à elle. Mais il s’arrêtait juste à temps pour ne pas lui paraître sénile ou atteint de fétichisme.

Elle lui dit en plongeant la branche d’odontoglossum dans un vase qu’il lui avait donné :

– Je vois à votre visite et à cette fleur que Mme Chasteuil va mieux.

Il lui parlait si souvent de ses filles qu’elle finissait par les connaître presque personnellement. Parfois, elle avait le sentiment qu’il la considérait comme l’une d’elles, mais un de ses brusques écarts de conduite lui rappelait qu’elle était tout de même autre chose à ses yeux.

– Dieu merci ! dit-il, Anne-Marie est hors de danger. Je vais pouvoir reprendre ma vie. Que quelque chose m’angoisse, et ma vie, à moi aussi, s’arrête. Et je tremble pour quatre personnes. Je me considère comme fort à plaindre.

Ses plaintes étaient celles d’un égoïste, mais il ne gémissait qu’à cause d’autrui. Aucun de ses maux personnels ne le tourmentait, ou plutôt il n’en parlait point. Mais qu’autrui eût sujet d’inquiétude, et il criait que l’on menaçait son bonheur. Mme Bréodat le lui fit remarquer.

– Mais je n’ai aucun bonheur qui ne me vienne des autres, dit-il. Ils sont pour moi une table de résonance. Si j’étais seul, je m’occuperais de mes fleurs et j’écouterais de la musique. C’est par vous toutes que je rentre dans l’horrible et délicieux tumulte de la vie. Je suis un égoïste qui aurait cinq ou six moi. Mais parlez-moi de vous, Stéphanie.

Ses prévenances faisaient qu’il était impossible à la jeune femme de lui parler à cœur ouvert. Si elle avait un souci quelconque, il faisait tout pour l’alléger ; mais ses ennuis ne portaient guère que sur des problèmes d’argent ; elle ne pouvait pas toujours en recevoir. Elle se taisait donc et souriait.

– Tout va bien, disait-elle.

– Votre sérénité m’inquiète, répondit-il. La sérénité est toujours mauvais signe, signe qu’on se raidit et qu’on oppose au destin un front volontairement rayonnant. Je préfère l’insouciance, même traversée de jérémiades. Le naturel est là.

– Vous réfléchissez trop à ce qu’on vous dit. Apprenez donc, vous aussi, à être insouciant, Arthur.

– Je le souhaite plus que tout. Tout le monde s’oppose à ce que je le devienne : ce que vous me cachez et qui me prouve votre angoisse ; la maladie d’Anne-Marie ; les chagrins d’Inès ; l’attitude odieuse d’Henriette ; que de tourments !

– Inès n’est pas heureuse ?

– Une femme l’est-elle ? Si elle existe, courez la chercher que je la voie. Quand je me suis marié, je me suis juré que je ferais l’impossible pour que ma femme le devienne.

– Elle a dû l’être.

– J’ai peur que non.

– Pourquoi ?

– Elle ne me l’a jamais dit. Je crois cependant l’avoir deviné. Mais les secrets des morts appartiennent à la mort. Ne troublons pas les sépulcres. Chacun de nous croit être aux yeux d’autrui ce qu’il est aux siens propres. Mais jamais il ne peut mesurer l’angle sous lequel il est jugé. Comment se corrigerait-il de ses défauts ? On dit que les Français font les plus mauvais ménages ; c’est vrai. Non parce qu’ils sont légers ou infidèles, mais parce qu’ils sont discrets : je veux dire pudiques. Ils refusent de s’expliquer et préfèrent le malentendu à la brutalité. Notre bonheur ou notre malheur sont faits d’impondérables.

– Mais, vous-même, Arthur, avez-vous été heureux ?

– J’étais créé et mis au monde pour cela, mais il m’aurait fallu vivre dans une île déserte. La tendresse a ruiné ma santé. Mon tempérament me défendait la passion ; je l’ai connue par faiblesse. J’aurais dû vivre à l’écart, dans une très grande propriété, n’en faisant qu’à ma tête, sans égaux, ni devoirs. Je suis un homme d’autrefois, ne concevant pas qu’il ne jouisse pas d’innombrables privilèges, parfaitement et régulièrement injustes, très différent de tous. Le goût que j’ai pris des êtres m’a rendu attentif à eux, anxieux et presque pusillanime. Je l’ai senti dès mon premier amour.

– Quel a été votre premier amour ?

M. de Salinis parut rêver un instant, comme s’il cherchait à mettre en ordre ou à corriger des souvenirs.

– Une femme très pure, qui devait mourir jeune. Après sa disparition, je l’ai oubliée ou j’ai cru l’oublier. Mais, à mesure que je me suis avancé dans la vie, je me suis rapproché d’elle. Aujourd’hui, elle est toujours présente à ma pensée.

– Est-ce la mort qui vous a séparé d’elle ?

– Oui ; la mort… Il y a tant de sortes de morts !

M. de Salinis se levait cérémonieusement, comme il le faisait toujours.

– Excusez-moi de vous quitter si vite aujourd’hui, dit-il, mais j’ai hâte de savoir si la température d’Anne-Marie n’a pas remonté ce soir. Il va être cinq heures.

Les Visiteurs

XVI

Mme Rouzeau prenait, ce soir-là, son repos hebdomadaire ; d’autant plus que l’état de Mme Chasteuil ne donnait plus aucune inquiétude apparente. La maladie évoluait dans le sens de sa crise, c’est-à-dire du dénouement. Henriette avait demandé à veiller Anne-Marie, comme elle le faisait quand Mme Rouzeau avait congé. Mais, à la fin de la journée, elle fut prise d’une migraine violente : accident auquel elle était sujette. Il lui fut impossible de demeurer auprès de sa sœur. Gilbert décida donc de la remplacer. Il s’agissait moins d’une vigile véritable que d’une présence, dans le cas où il surviendrait un accident.

Un lit de camp avait été dressé derrière un paravent. Gilbert s’y installa vers dix heures. Il savait qu’il dormirait mal. Il trouvait dans son for intérieur que la famille de Salinis rendait à la maladie un culte qu’il jugeait excessif. Puisque sa femme était virtuellement guérie, ces sollicitudes nocturnes lui paraissaient vaines, ou plutôt correspondre à toute une éthique morbide qu’il jugeait ridicule, mais inséparable de vieilles traditions en honneur dans les bonnes familles.

Sa présence eut cependant le privilège de donner à Anne-Marie un calme exceptionnel. Elle embrassa longuement son mari, puis s’endormit de bonne heure ; et le rythme apaisé de sa respiration vint bientôt jusqu’à lui, qui se retournait sans fin sur son mince matelas, exaspéré de passer une nuit blanche.

Le silence s’établit peu à peu ; et la torpeur. Gilbert céda au sommeil plus vite qu’il ne croyait. Il fut réveillé par un bruit de voix. Il se crut arrivé au matin. La pendulette disposée à côté de son lit le renseigna : une heure, à peine. Qui parlait ? Il écouta mieux : c’était la voix d’Anne-Marie. Un léger délire s’emparait d’elle. Rien d’anormal : il lui arrivait de rêver à haute voix, de ressasser, endormie, ses angoisses de la journée. Gilbert s’approcha du lit de sa femme ; son sommeil était agité, sans être en rien inquiétant pour cela.

Les premiers mois de son mariage, Gilbert écoutait avec terreur ces propos étranges ; il s’y était accoutumé depuis. Il regarda Anne-Marie avec indifférence. Il était habitué aussi à contempler d’un œil étranger les femmes qu’il avait désirées. Chez lui, l’amour était tout physique : il ne laissait rien derrière lui. D’ailleurs, si l’amour n’est pas immortel, tout se vaut : qu’on soit fidèle à un souvenir un jour ou trois ans, c’est toujours l’oubli qui a raison. Il n’était pas de ceux qui s’attribuent des dons extraordinaires pour la passion en s’en justifiant sur une fidélité de dix mois. Cet esprit superficiel et cette âme légère soupçonnaient bien que le temps ne fait rien à l’affaire : ou toujours ou jamais.

Il revint se coucher ; il bâilla. Il but une orangeade tiédie. La faible veilleuse ne lui permettait pas de lire. Il essayait de sommeiller de nouveau, quand le nom d’Inès vint jusqu’à lui. Il leva la tête pour mieux écouter.

– Inès, disait-elle, jamais en repos…

La voix était basse, rauque, traînante ; une voix qui était à peine celle d’Anne-Marie. Elle avait dans son accent je ne sais quoi de vulgaire et de lourd, comme si quelqu’un s’exprimait à travers Anne-Marie, qui ne fût plus tout à fait elle-même.

– Tu la regardais encore hier… Ah ! comme tu la regardais Gilbert !… Les yeux fixés sur ses jambes… Comme si Inès avait de plus jolies jambes que moi !

Au cours de leurs disputes, Anne-Marie revenait, en effet, sur cette idée qu’Inès était moins belle qu’elle, moins bien faite. Cette obsession reparut brusquement dans un vrai sifflement de haine.

– La voir nue ; quelle déception ! Cette poitrine molle, cette poitrine qui tombe ; les hanches lourdes… Ton désir le plus constant : Inès toute nue…

À la suite de ces phrases, Gilbert entendit avec stupeur une série de phrases ordurières, de véritables obscénités. Qui aurait pu supposer que sa femme, toujours si réservée dans ses propos, si retenue dans ses attitudes, s’exprimât ainsi ? Quel était donc l’être nouveau qui avait pris possession d’elle et qui la forçait à ce langage qui choquait Chasteuil, mais qui lui mettait sous les yeux des images irrésistibles ? Tout ce qu’évoquait Anne-Marie dans son délire précisait avec cruauté les vœux les plus intimes, les plus secrets de son mari. S’il avait osé penser à voix haute, il aurait formulé ces souhaits que sa femme rendait comme présents pour mieux s’en indigner et les condamner en lui.

… Se boucher les oreilles, ne plus rien entendre. L’effort qu’il faisait pour ne pas réveiller sa femme et l’obliger à se taire était intolérable. Avoir à ce point souffert en pure perte. Quoi ! il s’était condamné à la privation d’Inès ; il avait accepté de renoncer à son amour ; il se dévouait à une femme qu’il n’aimait plus ; – et tout cela pour que la maladie lui révélât l’envers véritable d’Anne-Marie : sa jalousie pathologique, une obsession de maniaque ! À cause d’elle, il avait déjà manqué Mme Lermentières ; à cause d’elle, sa vie était devenue un vrai martyre ; sinon de continence, du moins de gêne et de privations. Et sa femme, pendant ce temps, se le représentait en proie à cette fureur érotique qu’il refoulait ; c’est-à-dire accomplissant dans son imagination, à elle, tout ce qu’il se refusait.

Il en éprouvait un profond malaise, mais aussi de la colère, le sentiment d’être dupe. Trop peu subtil pour mesurer la part d’inconscience des divagations de la malade, il lui attribuait tout un jeu de pensées luxurieuses auxquelles elle se fût abandonnée avec une certaine complaisance. Sa cruauté à détailler le corps de sa sœur, le comparant au sien, n’en évoquait pas moins ce corps aux yeux de Gilbert ; et la façon dont elle le desservait, sans diminuer les désirs de son mari, réduisait cette dernière pudeur, ce dernier respect, que lui inspirait justement la chair de cette jeune fille, qu’il aimait, au fond, à travers celle de sa femme, avec cette curiosité antique, perverse et naturelle, qui se retrouve dans toutes les amours de ce genre.

Il écoutait avec horreur cette voix qui venait de plus loin qu’elle-même ; cette voix qui semblait sourdre de son propre instinct, cette voix qui aurait pu lui arriver d’au delà de la mort. En même temps, elle le transportait au centre de ce monde ; elle lui en montrait le désordre et l’incohérence. Elle le raillait à la fois et le poussait dans ses derniers retranchements. Pour Anne-Marie, tout ce qu’elle redoutait et tout ce qu’elle imaginait avait eu lieu, elle rendait fatal l’acte auquel sa fureur donnait une monstrueuse apparence et contre lequel s’était cabrée la vertu de cet homme sans vertu. Elle l’absolvait au nom de la fatalité ; elle lui dévoilait par son accomplissement possible ce qui restait en lui de larvaire et d’indistinct. Il y avait donc un lieu où tout était également indifférent, également fini : ce qui devait être et ce qui aurait pu ne pas exister, ce qui était écoulé depuis des siècles et ce qui naîtrait demain. Et ce lieu était la conscience humaine ; champ clos où le temps, ni l’espace n’ont de droit, ni de prix. Il ne formulait pas ces vues générales en mots aussi précis, mais le fait qu’il en recevait une impression diffuse ne faisait point que leur leçon embryonnaire ne pénétrât sa raison.

Le sang aux joues, les mains nerveuses, à demi levé sur sa couche pour ne pas perdre un mot de ce qu’il entendait, il écoutait toujours : la voix se tut. Il cessa de se voir représenté dans toutes les postures où l’amour vous peut entraîner ; il cessa d’entendre sonner ce nom d’Inès qui retentissait dans son cerveau comme un caillou dans une calebasse creuse. La respiration d’Anne-Marie semblait apaisée. De nouveau, Gilbert alla considérer sa femme.

Les Visiteurs

XVII

Il la regarda longtemps. Il la jugeait guérie ; il s’étonnait que rien n’en parût sur ce visage de jeune mourante. Quoi, elle avait failli appartenir au monde évanoui des ombres, et elle se cramponnait encore au nôtre par les pires des racines : celles qui relient un être à sa vie la plus instinctive, la moins dépouillée ?

Sa respiration était courte, saccadée ; le souple appareil des poumons tournait à la machine qui se détraque. La poitrine haletait. Toute la personne physique se retournait contre elle-même, avide de destruction, comme une armée qui perd pied et veut d’abord se venger de son chef. La lumière de la veilleuse atténuait les accidents de la peau, mais elle ne permettait pas d’ignorer ce creusement du masque, les saillies du squelette ; cela créait un visage intermédiaire entre l’Anne-Marie de la vie et l’Anne-Marie de la mort. L’épouvante talonnait Gilbert à la pensée que de ce corps qui se dérobait sortît encore une fureur charnelle qui ne pouvait échapper à l’obsession de la peau, des membres moites et confondus.

« Si j’étais spiritualiste… » pensa-t-il.

Mais il n’était pas spiritualiste ; il n’était rien. Il ne s’attarda pas à ces pensées. Le docteur Gombert avait rendu visite à sa femme dans la soirée ; à ses yeux, tout allait pour le mieux. La maison tout entière respirait.

– C’est parce que Anne-Marie est en voie de guérison qu’elle redevient jalouse. Ah ! ça va être gai !

Ce n’était pas à une impulsion véritable que Gilbert obéissait en prononçant cette phrase. Son impression sincère demeurait la première : rien n’interrompt donc les appétits de la chair ? Pourquoi donc résister à ce qui demeure le plus fort ? Il se sentait dans un état d’agitation extrême ; les images que lui avait imposées le délire de sa femme ne le quittaient plus. Inès était à quelques mètres de lui, telle que Mme Chasteuil la lui avait dépeinte, émanant d’un voluptueux cauchemar. Pourquoi n’irait-il pas la voir ? Pourquoi attendre, reculer ?

Comme si de sentir Gilbert à côté d’elle détendait Anne-Marie, elle semblait s’apaiser. Elle respirait plus calmement ; elle ne parlait plus. Son sommeil devenait un sommeil réparateur, celui qui débourre l’être physique et clarifie l’être moral.

– Gombert avait raison. C’est l’heureuse issue annoncée. Il ne peut rien arriver maintenant. Elle n’aura plus besoin de moi… La vie va recommencer. Mais quelle vie sera-ce ? Ah ! que du moins avant qu’elle ne recommence…

Déjà, il tournait doucement le bouton de la porte ; déjà, il sortait une lampe de poche électrique qu’il portait toujours sur lui depuis la maladie de sa femme. Il fallait aller au bout du couloir, ne faire aucun bruit. Il fallait passer devant la chambre de M. de Salinis. M. de Salinis se vantait, ou se plaignait, – avec lui on ne savait jamais, – d’avoir un sommeil extrêmement léger. Mais Gilbert, par expérience, n’ignorait pas que rien ne le réveillait. Cependant il avançait sur la pointe des pieds.

Sur les murs tapissés de perse claire, à dessins légers, on voyait de beaux tirages de gravures du dix-huitième siècle, en général licencieuses. Elles semblaient sortir des rêveries érotiques d’Anne-Marie et conduire Gilbert là où il devait aller. Elles renforçaient ses désirs et lui ôtaient tout remords d’avoir abandonné sa femme. Il vit au passage une jeune fille seule, renversée en arrière, les jambes écartées ; un couple à demi nu qui poussait un verrou ; une jolie créature qui tirait son bas blanc sur une cuisse parfaite ; mais il voyait surtout Inès.

Il ne s’agissait pas de frapper à sa porte. Inès ne la fermait jamais. L’important, c’était qu’elle ne criât pas en l’apercevant. Il fallait aussi arrêter le jet de la lampe électrique ; Inès aurait moins peur d’une voix que de cette volée de feu. Il pouvait parler à demi-voix ; la chambre d’Inès était isolée ; d’un côté, le mur extérieur ; de l’autre, la salle de bain de la jeune fille.

Il tourna le bouton de la serrure.

Inès somnolait ; elle dut reconnaître le pas de Gilbert, – peut-être attendait-elle depuis plusieurs nuits cette visite-là, – car elle murmura, presque sans surprise :

– Qui est là ?

– N’aie pas peur. Moi, Gilbert.

La lampe électrique projeta son rayon brutal. Inès s’était soulevée, sa chemise brodée découvrait ses épaules, une naissance de sein, des nacres qui s’éveillaient et jouaient à la lumière.

Le premier mouvement de la jeune fille fut tout d’hypocrisie :

– Anne-Marie est-elle plus mal ?

– Non. Dieu soit loué ! Au contraire. Elle repose comme elle ne l’a pas fait depuis huit jours.

– Alors que fais-tu là ? Va-t-en !

– Inès, demain, Anne-Marie sera guérie. Comprends-tu ? Nous ne pourrons presque plus nous voir. Sa jalousie va recommencer. Déjà, en rêvant, elle ne parle que de toi. Tu la hantes. Comment allons-nous vivre ? Je n’en peux plus, ma chérie. Je n’ai plus la force de lutter. Laisse-moi passer la nuit auprès de toi…

– Si on nous entendait ?

– Tout le monde dort.

– Même Henriette ?

– Ah ! que nous importe Henriette ?

La tension de Gilbert était si forte qu’il tremblait presque et que des sanglots d’émotion entrecoupaient sa voix.

– Éteins ta lampe, dit Inès. On peut voir la lumière sous la porte.

Les Visiteurs

XVIII

Le sommeil d’Anne-Marie était, en effet, profond et léger ; du moins, il l’avait été tant que Gilbert s’était tenu tout près, comme veillant sur lui.

Puis il se fit dans ce sommeil une sorte de lézarde, un craquement sinistre qui en disjoignit les éléments. Pourtant Anne-Marie ne se réveilla pas. Elle se rapprocha seulement dans l’angoisse et la contraction intime des rives de la conscience : rives toujours ardues, harcelées de ressacs, balayées d’écume. Elle se mit à gémir ; elle gémissait volontairement et inconsciemment ; elle avait l’habitude de donner un écho à ses plaintes. Celles-ci dressaient au bord de son lit le visage blafard de Mme Rouzeau ; celui d’Henriette, plus vivant, et dans les meilleurs moments, le masque sensuel et crispé de Gilbert. Cette fois-ci, rien n’apparut.

Ce néant alerta ses forces de résistance et d’éveil. Elle essaya de briser ses liens. Elle était encore en pleine euphorie ; elle s’arrachait à regret à cet opium régénérateur. Mais un danger planait sur elle. Lequel ? Elle ne le nommait pas plus que le chien, terrifié à l’avance, ne sait donner d’appellation au séisme en route vers lui, qu’il devine et dont il tremble. Le pire malheur tournait autour d’Anne-Marie. La mort ? Non. Pire encore ? Il y a dans la vie même une zone de glace plus effrayante que la mort. Cette zone de glace pénétrait sa chair, car son esprit ressentait déjà je ne sais quelles secousses pétrifiantes, qui lui venaient de bien loin, du monde agité des humains.

Elle reprenait contact avec la réalité, par brefs recollements. Elle finit par se sentir de plain-pied avec les choses qui l’entouraient : un lit, un oreiller, une chambre faiblement éclairée, un paravent zébré de cigognes, un rond au plafond qui vibrait comme une cellule vivante. Elle prêta l’oreille : aucun bruit. L’immense silence de l’abîme. Gilbert n’était-il pas là tout à l’heure ? Certainement. Qu’était-il devenu ? Il devait dormir. Elle appela faiblement au début, puis de plus en plus fort. Mais sa voix, même gonflée d’angoisse, n’allait pas bien loin. Elle vit de nouveau qu’elle était l’objet d’une conspiration générale ; on en voulait à elle seule. C’était une affaire de spoliation. Tous s’étaient entendus pour lui voler Gilbert, le livrer à quelque ennemie.

Alors, dans un mouvement surhumain de panique, elle voulut se lever. Elle eut la force de repousser ses draps, ses couvertures. Toute moite, elle s’arracha à sa couche, mit un pied sur le tapis, puis posa l’autre, s’élança en avant. La tête lui tournait ; elle étendit le bras pour accrocher quelque chose. La même volonté impitoyable la poussa devant elle. Elle fit deux pas, vacilla. Elle n’avait plus de jambes, mais des tiges de chair molle qui ne la portaient pas, qui cédaient, qui avaient perdu leurs fémurs, leurs rotules. Elle ne tomba pas ; elle se trouva soudain à terre, la tête portant sur un angle du lit. Elle perdit aussitôt connaissance.

Les Visiteurs

XIX

Trois heures après, quand Gilbert rentra dans la chambre d’Anne-Marie, il la trouva sur le parquet, à peu près sans conscience et gémissant faiblement. Il la saisit et la replongea dans son lit. Elle était toute glacée et grelottante. Combien de temps était-elle restée ainsi ? Gilbert eut un moment de panique. Que faire ? Réveiller Henriette ? C’était avouer qu’il avait abandonné sa garde. Quérir Inès ? Si Henriette survenait, quels soupçons ! Il alluma aussitôt le fourneau à gaz, fit réchauffer de la tisane, accumula sur le lit tout ce qu’il trouva de couvertures et de vêtements épars. Et comme elle ne se réchauffait pas, il se coucha lui-même sur elle. Ce fut alors qu’il s’avisa qu’elle était blessée à la tempe. Il frotta la blessure avec de l’eau de Cologne. Anne-Marie prononçait des paroles entrecoupées. Vers le matin, elle cessa de grelotter. Elle s’était endormie.

Avant le retour de Mme Rouzeau, Gilbert prit la précaution de changer la taie d’oreiller ensanglantée. Puis, il enleva les étoffes dont il avait chargé les draps, et quand Mme Rouzeau revint il se retira, au plus vite, dans sa chambre, où il s’endormit aussitôt, épuisé de fatigue.

Un tumulte inattendu le réveilla. Il ouvrit péniblement les yeux ; la lumière d’un jour doré inondait la chambre. Henriette, en robe de chambre de soie bleu pâle, se penchait sur son lit.

– Eh bien ! dit-elle, te réveilleras-tu ? Anne-Marie est beaucoup moins bien, ce matin.

Il souffrait, en sortant de son inconscience, toutes les tortures obscures qu’éprouve un reptile qui mue. Des écailles du sommeil restaient attachées à sa chair, tandis que les parties nues de son esprit se sentaient blessées par la lumière.

– Qu’est-ce que tu dis ? murmura-t-il pâteusement.

Soudain, il fit un effort, essaya de rompre sa carapace de somnolence et frappa dans ses mains :

– Que fais-tu là ? Où est mon déjeuner ?

Henriette, pâle, les traits boursouflés, les cheveux mal réduits, épiait le réveil de son beau-frère. Elle y guettait la moindre inattention, le plus léger tressaillement. Elle voulait qu’il fût coupable ; peut-être, pour avoir la joie d’en souffrir ; peut-être, pour l’avoir à sa merci.

– Je te dis que ta femme est très mal.

Il secoua la tête pour se réveiller tout à fait. Sa mémoire se lézardait ; des fentes de clarté s’ouvraient, qui éclairaient les divers événements de la nuit. Sa première inspiration fut de se cacher, de fuir.

– Que racontes-tu là ? Pourquoi Anne-Marie serait-elle moins bien ?

Mais Henriette se penchait sur le lit, impitoyable, acharnée.

– Qu’as-tu fait cette nuit ? Comment peux-tu ignorer que ta femme a étouffé, qu’elle tousse sans arrêt, que sa température a brusquement grimpé ? Où étais-tu ? Tu dormais ? Tu n’as donc rien vu ? Comme garde-malade, je te retiens !

– Ah ! mais tu m’ennuies avec tes questions idiotes ! Ai-je affaire à un juge d’instruction ? J’ai quitté Anne-Marie, ce matin, quand Mme Rouzeau est arrivée. Elle n’était pas plus mal.

– Ce n’est pas l’avis de Mme Rouzeau.

– Alors cette aggravation a été subite.

– On dirait que tu te défends.

– Mais tu m’attaques ! C’est insupportable, à la fin ! Sonne Justinien ; je meurs de faim. Je veux déjeuner.

Henriette s’était assise près de son lit ; elle baissait un visage boudeur, malveillant, encore luisant de sommeil. Elle continuait à guetter son beau-frère avec la même curiosité avide.

– Sais-tu, dit-elle, tout à coup, que ta femme a une cicatrice le long de la tempe et, autour de la cicatrice, un large bleu ? On dirait qu’elle s’est donné un coup violent.

Cette fois, Gilbert parut troublé, mal à l’aise. Il murmura :

– Ce n’est pas possible !

– Tu le verras toi-même.

– Elle a eu le délire toute la nuit. Elle a dû se cogner le front en se débattant au milieu de ses cauchemars.

– Mme Rouzeau croit qu’elle s’est levée et qu’elle est tombée… Gilbert, tu n’es pas resté auprès d’elle toute la nuit. Je suis sûre maintenant que j’ai entendu ouvrir et fermer les portes. J’ai cru avoir rêvé, mais c’était certainement vrai. Où est-tu allé cette nuit ?

– Je suis sorti cinq minutes pour chercher un livre dans ma chambre.

– Ce n’est pas vrai. Je parierais que tu étais chez…

Justinien ouvrit la porte et entra majestueusement, le plateau du déjeuner tendu à bout de bras.

– Tiens, dit, sans façon, Gilbert à sa belle-sœur, avance le petit guéridon. Tu vois bien que Justinien ne peut pas tout faire.

Henriette obéit en maugréant. L’ascendant de Gilbert était si grand sur elle qu’elle finissait toujours par céder. Le jeune homme demanda à Justinien de faire couler son bain. C’était le forcer à rester auprès de lui. Henriette comprit et se retira. Quand Justinien fut parti, Gilbert courut fermer la porte à clef.

Il avait peur subitement de ce qui s’était passé. Henriette pouvait mentir. Il était d’ailleurs naturel que sa femme eût repris froid en demeurant couchée sur le plancher… Alors, si elle disparaissait…

Il se trouva devant une réalité si terrible qu’il en fut comme assommé. Non, il n’était pas possible qu’Anne-Marie mourût. Il tenait à elle en ce moment comme il ne l’avait pas fait depuis des années. Ce qui le séparait d’elle était écarté de lui. C’était d’elle qu’il avait besoin, de personne autre. Il lui était attaché par quelque chose de particulier, qui ne ressemblait à aucun autre lien.

Si elle mourait… Il serait de nouveau seul sur la terre, avec des parents méprisables et dont il rougissait : seul et pauvre. Anne-Marie n’avait pas fait de testament. À son âge, comment penser à une formalité semblable ? Il avait abandonné le Palais de Justice, renoncé à son métier, moitié par paresse, moitié pour obéir aux vœux d’Anne-Marie, qui ne pouvait pas se passer de sa présence. Sans talent, sans avenir… Avec des habitudes de luxe qu’il avait prises. C’était affreux ! Sa pensée s’égarait. Il se vit seul au monde…

Soudain, il sourit. Il avait oublié Inès. Il savait maintenant à quel point elle l’aimait. Non, il ne serait jamais abandonné, – ni pauvre. Le pire n’arriverait pas. Mais, s’il était rassuré de ce côté-là, il ne l’était pas sur sa responsabilité. Plus l’homme est léger, plus elle est lourde. Les énergiques n’acceptent pas de s’en laisser charger. Gilbert, accablé, se gourmandait, s’insultait, tout bas. Il faisait retomber sur Inès toute sa faute.

« J’étais si tranquille avec Anne-Marie, se disait-il. Pourquoi m’a-t-elle poursuivi ainsi ? Avais-je besoin de faire de nouvelles bêtises ? »

Les Visiteurs

XX

À la fin de la journée, la température d’Anne-Marie atteignait de nouveau près de 40°. Une sorte de torpeur douloureuse accablait la maison tout entière. C’était comme une végétation d’angoisse et d’ennui qui recouvrait les murs, envahissait les escaliers, les corridors, se collait aux carreaux des fenêtres ; quelqu’un, qui fût entré dans le château sans rien savoir eût deviné sa présence insolite en franchissant le seuil.

La journée, cependant, avait été assez belle ; un soleil visible, mais décoloré, avait laissé traîner sur les feuilles, sur les buis des allées, sur les vitres des serres de longs plumets transparents, couleur de sable et de pollen. Les dernières abeilles tournaient en rond autour d’un bosquet de néfliers en fleurs, dont les fleurs étaient d’ivoire jauni et les feuilles côtelées, recouvertes d’une charpie végétale. Leur odeur mielleuse se mêlait aux rayons moelleux du soleil, comme si elle en fût l’émanation.

M. de Salinis s’était promené dans le parc. Il avait déjeuné seul en face d’Inès et de Gilbert. Henriette n’avait pas voulu quitter la chambre d’Anne-Marie où elle secondait Mme Rouzeau.

Ce repas lui avait laissé une impression bizarre et gênante. L’aspect fatigué de sa fille semblait répondre à celui de son gendre. Ils évitaient de se regarder ou de se parler. Leur mutuelle présence les gênait visiblement. L’aggravation inattendue de l’état d’Anne-Marie expliquait bien des choses : pas toutes peut-être. M. Salinis y pensait avec inquiétude ; mais il ne se posait aucune question.

M. de Salinis tournait autour des serres ; il n’avait aucun désir d’y entrer ; il savait que de longs jours il n’y pénétrait plus. Il apercevait entre les vitres bleuâtres des ombres qui s’allongeaient, fougères, chrysanthèmes, népenthès avec leurs longues gourdes retombantes, pandanus, bananiers. Tout cela lui apparaissait dans ce demi-jour à jamais crépusculaire où l’on conserve le souvenir des Paradis perdus.

Il remonta derrière le château, dans la direction du bois de pins qui gravissait la colline. Ses pieds glissaient sur les aiguilles feutrant le sol. Rien ne remuait. Des perles aromatiques de résine scintillaient sur le tronc des arbres, à côté des écailles soulevées. Une fois de plus, M. de Salinis savait qu’Anne-Marie allait mourir. Que deviendrait-il ? Inès épouserait Gilbert. Cela serai l’affaire d’un an ou de dix-huit mois au plus tard. Comme les pauvres êtres humains s’effacent vite de la terre ! Cette pensée était odieuse au vieillard. Lui-même se comparait parfois à un embaumeur. Il n’avait oublié ni sa femme, ni cette Mme Livernois, dont Stéphanie Bréodat lui rendait la présence toujours sensible, ni deux ou trois autres personnes dont il avait été plus ou moins épris. Il ne trouvait pas surprenant qu’elles fissent bon ménage dans sa mémoire, ni qu’elles y fussent associées. Il croyait parfois que leurs images lui venaient d’elles-mêmes, comme si à force de les évoquer, il leur rendît une force d’action, un pouvoir de transmission. Il se complaisait dans ces pensées qui ne l’attristaient point, qui le rassuraient même contre l’idée de la mort. Anne-Marie allait quitter ce monde pour se mêler aux fantômes légers qui hantaient l’esprit de son père. Déjà, il les présentait les uns aux autres.

La nature de M. de Salinis n’était pas exactement celle d’un fataliste. Il réagissait constamment pour maintenir sa vie intérieure dans l’état où il souhaitait la trouver. Mais il se sentait sans énergie contre les poussées du monde extérieur. Que pouvait-il pour arracher sa fille à la mort ? Pour empêcher Gilbert de lui enlever Inès ? De toute façon, celle-ci lui serait ravie. Il le savait. Il avait l’expérience des transformations qui bouleversent, après leur mariage, les jeunes femmes aimantes. Il verrait Inès se détourner de lui comme Anne-Marie l’avait fait. En apparence, il n’avait aucun reproche officiel à adresser à celle-ci. Mais tout était devenu cérémonie, usage, rite familial, habitude : l’élan n’y était plus. Anne-Marie, si elle l’avait pu, aurait donné la vie de son père pour prolonger d’un jour celle de son Gilbert.

Il était parvenu à un petit chemin de la côte qui contournait la colline et d’où l’on dominait la mer et la plage du Prado. Il s’asseyait parfois avec sa femme, dans leur jeunesse, sur le banc où il vint s’asseoir. Catherine était morte ; le banc s’était écaillé. Un point, c’est tout. Pour le reste, rien n’avait changé. Où était Catherine ? Chaque philosophie, chaque religion lui offrait une perspective différente.

Selon son humeur du jour, il inclinait successivement à l’immortalité catholique, au néant, à la métempsycose, à la migration des âmes. Ce soir, il souhaitait que tout fût à jamais fini. Si Catherine reparaissait devant lui, comme la conversation serait embarrassée ! Ils auraient trop de choses à se dire ; ou plus aucune. L’habitude seule crée un lien entre les êtres. Catherine était morte depuis dix ans : Anne-Marie avait alors seize ans ; Inès, treize ; Henriette, dix. Pourquoi ne s’était-il pas remarié ? Par amour pour ses filles ? Par esprit de fidélité à la morte ? Sans doute aussi par goût de l’indépendance. Mme de Salinis qui avait l’esprit positif et réaliste blâmait les dépenses de son mari. De son vivant, elle d’était toujours opposée à son projet d’établir dans le parc des serres trop coûteuses. Il lui avait obéi par docilité et pour ne pas lui faire de peine. Quand elle mourut, son premier acte avait été de convier un jardinier et un constructeur. Une autre femme aurait eu sans doute les mêmes vues pratiques que Catherine. Il avait été un bon mari pour elle ; il l’avait aimée sincèrement. Mais maintenant que le meilleur de sa vie lui était arraché, il n’aurait plus d’autre loi que la sienne et il s’abandonnerait à ses fantaisies ou à ses chimères. Tel avait été le véritable motif de son célibat persistant. Cependant il continuait à jurer à ses filles qu’il s’était sacrifié à elles. Elles le croyaient ; cette pensée leur était agréable.

Un mur d’un gris pâle avait barré la route du soleil ; une légère frise de couleur groseille courait à son sommet. Au-dessus montaient des volutes roses en forme de plumes, d’écharpes ou de flèches. Pas un soir ne ressemblait à un autre ; pas une femme ne ressemblait à une autre ; et cependant tous les soirs étaient pareils, toutes les femmes, semblables.

M. de Salinis se leva ; le pire était en route vers lui, et non seulement la mort de sa fille, mais tout ce qui accompagne la mort : cette épouvantable suite d’actes dont chacun est un calvaire et qui est peut-être moins intolérable la première fois que les autres, parce qu’on n’a pas commencé encore d’en expérimenter toute la progressive horreur et d’en prévoir le développement.

M. de Salinis redescendit vers le château. L’angoisse s’emparait de nouveau de lui ; il ne voulait plus rien savoir, ni rien entendre. Il s’enfermait dans sa chambre. Il essaierait à force de silence et d’immobilité d’engourdir sa pensée, d’organiser une sorte d’hivernage comme les ours et les marmottes : on verrait ensuite.

Devant le perron, il croisa Inès qui sortait. Il fit quelques pas avec elle dans la grande allée de platanes qui descendait jusqu’au portail.

– Le docteur Gombert est venu, dit-elle. Il ne sait à quoi attribuer cette rechute. Il la considère comme imprévue. Le pire est que, cette fois-ci, Anne-Marie a ces accidents cardiaques que redoutait le docteur Mazoullier.

– L’as-tu vue ?

– Qui ?

– Ta sœur.

– Dans l’était où elle est, veux-tu que je lui donne une émotion de plus ?

– Gilbert est-il avec sa femme ?

– Je l’ignore. Je ne l’ai pas aperçu depuis le déjeuner.

M. de Salinis devina à l’âpreté de l’accent l’amertume de sa fille. Il se souvint du malaise qui régnait pendant le repas. Y avait-il un lien entre ce malaise et la rechute d’Anne-Marie ? M. de Salinis écarta cette pensée avec ennui. Il ne saurait jamais rien. D’ailleurs à quoi bon savoir quelque chose de plus ? Ah ! pouvoir dormir !

Et malgré ce dernier vœu, si sincère qu’il fût, il insista avec impatience :

– Qu’as-tu donc, Inès ? Voyons, Inès, qu’as-tu aujourd’hui ? Tu sembles désemparée.

– Quelle question ! L’état d’Anne-Marie…

– Nous sommes seuls, ma petite. L’état d’Anne-Marie n’est pas ce qui te préoccupe le plus au monde.

– Quoi donc, alors ?

– Le sais-je ? Je ne te demande aucune confidence. On en fait toujours trop. Mais tout est si étrange autour de nous ! Cette maladie capricieuse, cette Henriette qui ne quitte plus sa sœur, alors qu’au fond elle l’aime fort peu, ce Gilbert…

– Pourquoi Gilbert ?

– Ce garçon est extraordinaire. Il est allé en ville, cet après-midi. Mais je le croyais rentré.

– Comment sais-tu qu’il est allé en ville ? demanda Inès, d’un ton violent.

– Justinien me l’a dit.

Ils remontèrent vers le château. M. de Salinis alla se coucher et déclara qu’il ne voulait pas dîner. Gilbert ne rentra qu’à sept heures ; il avait l’air excité et mal à l’aise, ainsi que ceux qui ont bu trop d’alcool et qui n’en ont pas l’habitude. Inès n’osa pas s’enfermer dans sa chambre comme son père. À huit heures, elle descendit dans la salle à manger ; peut-être espérait-elle s’y trouver seule avec Gilbert. Mais Henriette s’y montra avant lui. Justinien apportait déjà le potage quand Chasteuil se mit à table. Sa femme ne l’avait pas reconnu. Il en était très affecté. Pendant tout le repas, il ne fut question que d’Anne-Marie. Le docteur Mazoullier devait revenir le lendemain matin. Quel serait son avis ? Henriette ne quittait des yeux Gilbert que pour examiner sa sœur. Inès se demandait pourquoi son beau-frère était allé en ville où rien ne l’appelait. Était-ce pour la fuir ? Elle écoutait la conversation sans rien dire. Il lui fallait cependant voir Gilbert à tout prix. Il n’était pas possible qu’il l’évitât encore…

Mais quand Henriette se leva de table pour rejoindre sa sœur, Gilbert déclara qu’il l’accompagnait. Inès fut un geste pour le retenir. Mais il passa devant elle sans la regarder. Elle laissa retomber sa main.

Les Visiteurs

XXI

M. de Salinis avait une sœur qu’il n’aimait guère. Il s’étonnait, chaque fois qu’il pensait à elle, qu’elle lui fût unie par des liens aussi incompréhensibles que ceux du sang. Grande, forte, haute en couleurs, majestueuse avec componction, intraitable, mais assoiffée de respect, Mme de Villesaison dirigeait d’une main virile un domaine aux environs de Cavaillon. Chacun lui obéissait, non par soumission réelle, mais pour en avoir fini plus vite avec des doléances. Quand on lui résistait, elle rentrait dans la grande ferme couleur d’ocre qu’elle traitait de château, s’enfermait dans une pièce contiguë à sa chambre et ressemblant à un oratoire sans Dieu. Elle s’asseyait alors sur une chaise basse, enfonçait sa tête dans ses mains et s’écriait : « Ah ! si mon pauvre mari était là, rien de pareil n’arriverait ! » M. de Villesaison avait été un gentilhomme campagnard tremblant devant sa femme et privé de toute autorité.

Henriette persuada à son père d’annoncer à Mme de Villesaison le triste état d’Anne-Marie. Il résista d’abord. La présence de sa sœur Emma ne lui plaisait guère. Mais il admettait que sa fille eût un sens familial qui lui manquait. Il écrivit. Le lendemain soir, Mme de Villesaison se présenta, nantie de malles aussi considérables que si elle fût arrivée pour six mois, les larmes toutes prêtes, aussi disposée au dévouement le plus impérieux qu’à l’explication d’un texte sacré, aussi riche en consolations morales qu’en adresses de rebouteux.

Elle assaillit de ses baisers son frère interdit, récita les premiers versets d’un psaume, parla éloquemment d’un emplâtre et célébra un nouveau mode de sulfatage des vignes.

M. de Salinis acquiesçait à tout. Henriette conduisit Mme de Villesaison à sa chambre. Elle la trouva trop opulente pour elle, pauvre campagnarde habituée à moins de confort ; puis elle réclama un crucifix supplémentaire, – celui de la pièce était trop janséniste pour son goût, – et une brique chaude pour réchauffer son lit.

Elle voulait voir Anne-Marie tout de suite. Henriette s’opposa à cette demande avec embarras. Elle n’avait pas mesuré l’ampleur des soucis que Mme de Villesaison allait lui causer.

Le lendemain matin, Mme de Villesaison rendit visite à son frère. Il n’était pas encore levé et achevait de boire avec tristesse une tasse de thé.

– Excuse-moi de te déranger de si bonne heure, Arthur, mais le sujet que nous avons à traiter est urgent. Hier soir, en causant avec Henriette, j’ai cru m’apercevoir qu’Anne-Marie n’avait aucun soupçon de la gravité de son état.

– Ne vaut-il pas mieux qu’il en soit ainsi, ma pauvre Emma ?

C’était irrésistible : Arthur de Salinis ne pouvait appeler sa sœur que « Ma pauvre Emma ».

– Je serais de ton avis si l’âme d’Anne-Marie n’était en jeu. Aucun de vous ne s’est occupé jusqu’ici de son salut.

– Nous considérons tous Anne-Marie comme une personne très vertueuse et…

– Eh ! Arthur, qui parle de vertu ? Tu es toujours aussi ridicule… Nous sommes ici pour nous occuper de son salut et non de ses vertus…

– Je croyais…

– Ne crois rien. Anne-Marie doit se confesser et recevoir, si possible, les derniers sacrements. Quant à ses vertus, cela ne regarde que Dieu…

– Et le reste ?

– L’Église, mon cher, l’Église ! Je te croyais meilleur chrétien.

– Je le suis encore. Mais ce mot a bien des sens…

– Non, un seul. Quel est le directeur d’Anne-Marie ?

– Elle n’a qu’un confesseur.

– Quel est son nom ?

– L’abbé Croissant, un vicaire de Saint-Giniez ; un homme jeune, mais savant et de bon conseil.

– Il faut qu’il vienne au plus tôt.

M. de Salinis, gêné, passa une main vigoureuse sur les dernières touffes blanches qui feutraient son occiput.

– Ne crois-tu pas que, dans l’état où elle est, une telle visite… ?

– Aucune importance. J’ai déjà réussi vingt fois cette opération. Il suffit de dire à la malade que M. Croissant, – ou monsieur n’importe qui, – a passé par hasard ; qu’il a appris que Mme Chasteuil était malade ; qu’il vient prendre de ses nouvelles, etc., etc.… Le reste va de soi.

– Anne-Marie n’est pas idiote.

– Heureusement. Si elle l’était, ces précautions mêmes seraient inutiles.

M. de Salinis se tournait avec agitation dans son lit.

– Je ne peux prendre tout seul une telle détermination. Il faut que je consulte Gilbert.

– Consulte Gilbert, Inès, et surtout cette Henriette qui m’a l’air remarquable : tout le monde me donnera raison.

Les Visiteurs

XXII

Anne-Marie ne savait plus rien de sa chambre, ni des gens qui l’occupaient ; d’ailleurs, elle n’en avait cure ; la fièvre brûlait tout son corps. Elle pesait au fond de son lit, anxieuse, la tête lourde, la poitrine comprimée. Elle avait conscience de chacun de ses maux, mais une conscience isolée, comme un madrépore, sans cesser de sentir sa ramification au tronc central, garde cependant quelque velléité de mener une vie indépendante et d’étendre ses tentacules, comme s’ils appartenaient à lui seul.

Mais elle ne conservait pas longtemps ce contrôle ; elle plongeait soudain dans un brusque tunnel d’inconscience, où d’étranges visions se peignaient autour d’elle. Elle y était poursuivie par une idée fixe : celle qu’il se passait en elle un événement considérable, qui excitait l’intérêt public et méritait qu’on fît rang autour de son lit. Bien que cette presse n’eût rien d’hostile et même un certain caractère de commisération, nullement désagréable à constater, une telle affluence augmentait la sensation d’étouffement et de malaise dont Anne-Marie souffrait.

Brusquement, tout le monde s’écarta pour faire place à Mme de Salinis ; elle avait très peu changé. Elle était entièrement vêtue de noir, mais très élégante. Elle portait un diadème de diamants que sa fille ne lui connaissait pas et qu’elle déposa solennellement sur une sorte de prie-Dieu. Elle parlait à voix si basse que la malade ne comprenait pas un mot de ce qu’elle disait. Elle entendit enfin une phrase un peu obscure :

– Le train part pour la guinguette.

C’était un grand paysage nu, délabré, couleur d’argile sanglante, comme les roches de l’Estérel. L’abbé Croissant y creusait un large trou dans la terre ; il transpirait beaucoup et, parfois, il essuyait d’un geste de paysan son front qui ruisselait. Dans une brouette, à côté de lui, Mme de Salinis avait posé son diadème ; mais Anne-Marie l’avait mal regardé ; en réalité, c’était une couronne d’épines.

L’abbé dit à Anne-Marie :

– Voilà, il faut sortir du bal avant que vous soyez trop remarquée.

– Vous savez bien que je ne peux pas marcher, dit-elle. Il faut que Gilbert me porte.

Gilbert portait, en effet, quelqu’un ; il portait Inès ; il la coucha dans le trou que l’abbé Croissant finissait de creuser et il l’embrassa sur le front. Il l’embrassait si longuement, si tendrement qu’Inès, qui dormait, se réveilla et qu’elle se suspendit au cou de son beau-frère. À cette vue, Anne-Marie poussa un cri qui la réveilla. Gilbert se penchait sur elle. Était-ce le vrai ou celui de son délire ? Où était Inès ?

– Qu’as-tu ? dit son mari. Souffres-tu ? Veux-tu quelque chose ?

– J’ai mal, fit-elle.

Elle aperçut aussi un visage qu’elle reconnut pas : c’était celui de Mme Rouzeau. Déjà elle reperdait conscience ; elle courait à perdre haleine dans un long corridor ; les murs s’écartaient et se resserraient spasmodiquement, comme les palpitations du cœur. Elle finit par retrouver sa chambre et par tomber sur son lit. De nouveau, la pièce était pleine de monde : Inès, Henriette, son père, Mme de Villesaison, Yolande Bérage, Jeanne Lermentières, sa femme de chambre, enfin une amie de sa mère, Mme Arbeltier.

Tout le monde parlait d’une nouvelle qui devait être pénible à connaître, car les visages s’allongeaient douloureusement. On prenait grand soin qu’Anne-Marie n’entendît rien de ce que se chuchotait.

– De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle avec angoisse.

– De quelqu’un que tu ne connais pas. On a trouvé dans le parc une chèvre abandonnée.

– Abandonnée par qui ?

On ne lui répondait déjà plus ; tous ces visiteurs ne faisaient qu’un : un grand mur rouge, qui battait comme un store secoué par le mistral et qui n’était fait que de visages : de visages confondus, formant une seule masse de traits grimaçants ; et Anne-Marie savait bien qu’il s’agissait du store et du vent, mais aussi d’un mur rouge, et cependant elle savait réels, comme sa propre main, ces visages inscrits comme des rides sur l’eau, ces traits dansants de sa mère, de M. de Salinis, de ses sœurs, de son mari, de sa tante, et de bien d’autres qu’elle entrevoyait au passage : amies d’enfance, domestiques d’autrefois, cousines, fournisseurs et même des inconnus.

Le tournoiement de ces gens, de ces murs, lui donnait mal au cœur, ce vertige que l’on peut avoir en bateau, quand on descend à pic dans l’espace laissé entre deux vagues, avec la sensation que l’estomac vous monte au ras du gosier. Elle savait bien qu’une paroi n’a aucun rapport avec des centaines de visages humains ; qu’importe ! Il n’était pas question de discuter ; les faits étaient là. Une idée lui traversa l’esprit :

– Ils viennent tous au-devant de moi : ce sont ceux que je vais connaître demain.

Cette pensée la calma quelques secondes. Cela expliquait cette extraordinaire affluence, ce peuple aux aguets, suspendu aux corniches de la chambre, montant et descendant avec les vagues, car elle était bien en bateau. Elle était si bien en bateau que de grandes masses d’eau commencèrent de sauter par-dessus bord, de la submerger peu à peu. La respiration lui manqua.

Mais l’eau avait fui dans tous les sens. Mme Rouzeau, Henriette et Gilbert l’entouraient, la soulevaient ; on lui introduisait dans la bouche quelque chose d’inconnu ; déjà elle respirait mieux. Était-ce son rêve qui continuait ou bien voyait-elle Gilbert en réalité ? Elle étendit le bras, elle toucha une manche de drap bourru ; ce contact lui rappela une émotion si fugace qu’elle lui fondit pour ainsi dire dans l’esprit. La manche était déjà loin, brandie au bout d’un balai ; deux mains molles brinqueballaient de gauche et de droite comme celles d’un pantin. Était-ce Gilbert qu’on emportait ainsi ? Elle cessa de le voir. Il l’avait encore quittée. Et la porte s’ouvrit, toute grande : l’abbé Croissant la remplissait de sa rude prestance. Puis il s’effaça devant le défilé des gens, les mêmes que tout à l’heure, et d’autres. Tous entraient et sortaient ; aucun ne restait dans la chambre. Elle savait qu’elle n’en retiendrait aucun, et cette pensée devint si cruelle que, de nouveau elle s’éveilla à la conscience. Elle eut l’impression du soir, du soir terrible, solitaire et glacial, des fiévreux.

– J’ai soif ! murmura-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha du lit ; elle seule. Anne-Marie ne demanda rien ; elle referma les yeux.

Les Visiteurs

XXIII

Anne-Marie avait retrouvé toute sa lucidité lorsque l’abbé Croissant se glissa doucement dans la chambre. M. de Salinis, n’ayant pas voulu s’opposer à la volonté de sa sœur, avait laissé Mme de Villesaison le soin de préparer Mme Chasteuil à cette visite. Elle le fit avec cette fausse légèreté, cette désinvolture frauduleuse dont le résultat est plus désastreux que les effets d’une vraie gaffe. Celle-ci, en effet, par sa balourdise, peut paraître dépasser l’intention de son auteur, au lieu qu’une affectation d’indifférence nous révèle à quel point notre attention doit être éveillée.

À la mort de Mme de Salinis, les choses s’étaient passées à peu près de la même façon. Le rôle de Mme de Villesaison avait été joué par une tante de Mme de Salinis. Les emplois se transmettent dans les familles, de génération en génération, comme dans la troupe de la Comédie-Française. Anne-Marie avait alors seize ans. Aucun détail de ces journées n’était sorti de sa mémoire. Mme de Salinis était morte dans une chambre toute voisine de celle où elle se trouvait. Les circonstances ramenaient des coïncidences fatales d’éclairage, de paroles ou d’attitudes. C’était au même moment de l’année. Les mêmes heures se reproduisaient avec un souci d’exactitude presque terrifiant. Dix ans avaient passé, et Mme Chasteuil voyait apparaître l’abbé Croissant, comme elle avait vu entrer l’abbé de Linseries dans la chambre de sa mère, quelques jours avant de lui dire adieu.

Jusque-là, elle avait subi sa maladie sans y penser ; elle s’était abandonnée à la fois à cette destruction des organes et à cette vigilance à l’égard de soi qui font qu’en proie à la douleur physique on ne se pose aucune question. Tout lui avait paru normal, régulier : le délire, la fièvre, les crises d’asphyxie, la difficulté à soulever sa poitrine, les coins qui s’enfonçaient entre ses côtes, tout enfin, et jusqu’à cette lente dérive, tantôt diurne, tantôt nocturne, sur les fleuves sinueux de l’inconscient. Mais dans cet état obscur où l’on ne prend mesure ni de la vie, ni de la mort, où les choses minuscules s’élargissent indéfiniment, où les importantes sont réduites à rien, elle n’avait eu aucun sujet d’inquiétude à l’égard de sa santé. Ce qui pesait sur elle était si lourd que le pouvoir de méditer lui était refusé. Mais, à la vue de l’abbé Croissant, quelque chose de bouleversant la traversa. Elle eut l’intuition de sa mort prochaine, et en même temps une telle fatigue à cette idée qu’elle ne réagit pas, mais qu’elle eut envie de dormir, comme si le sommeil seul pouvait accorder ses pensées.

Le prêtre ne lui laissa pas le loisir de s’ensommeiller. Il s’inclina respectueusement devant elle et lui dit avec condescendance :

– J’ai appris, chère madame, que vous étiez souffrante, et j’ai passé prendre de vos nouvelles.

C’était de la même voix que l’abbé Linseries avait prononcé, trois jours avant la mort de sa mère, les mêmes paroles. Elle entrait dans ses oreilles avec la même intonation, avec le même rythme. Elle se demanda intérieurement, sans qu’aucun des traits de son visage bougeât, combien de jours la séparaient de son enterrement.

– Je vois, dit l’abbé Croissant, que votre état est meilleur qu’on ne me l’avait dit. Vous avez de bonnes couleurs, vous devez vous sentir mieux.

Anne-Marie répondait intérieurement :

« Nous sommes aujourd’hui lundi. Je peux être morte mercredi ou jeudi. Cela remet mes obsèques à samedi ou lundi prochain. »

Puis d’une voix douce et tranquille :

– Je me sens mieux, en effet, monsieur l’abbé. Vous êtes bien bon de m’avoir rendu visite.

Comme elle voulait le faire parler à tout prix, elle ajouta avec un dernier effort d’énergie :

– Je crois être complètement rétablie.

Cette réponse gêna visiblement l’abbé Croissant. Il s’inclina deux ou trois fois en frottant ses mains l’une contre l’autre, et il murmura :

– Tant mieux, tant mieux, je suis si heureux ! On m’avait bien dit, en effet…

Il ne terminait pas ses phrases et cherchait le moyen de reprendre par un autre biais une conversation aussi redoutable.

– Je suis heureux, reprit-il, de vous trouver dans cette disposition d’esprit. Il arrive fréquemment que, lorsque l’on est malade, on s’inquiète outre mesure et que l’on arrive même à désirer les secours de la religion.

– Monsieur l’abbé, je n’y avais pas pensé. Je ne me savais pas malade à ce point. Croyez-vous qu’il soit nécessaire ?

– Moi ?… Quelle pensée ; chère madame, quelle pensée ! Non, non. Nous sommes là pour réconforter nos ouailles et non pour leur donner l’impression qu’elles ont besoin d’un appui surnaturel. C’est en ami que je viens à vous, en ami seulement.

– Je le sais, monsieur l’abbé, je vous en suis très reconnaissante. Mais il y a des cas où l’amitié peut devenir extrêmement vigilante, des cas où elle peut être éclairée par des lumières que l’on nous cache à nous-mêmes.

– Il est de fait, dit-il naïvement, que l’on semblait souhaiter autour de vous que j’intervienne pour vous réconforter tout particulièrement. On semblait craindre que la maladie ne vous tînt à l’écart des saints conseils de notre religion.

– Personne ne m’a parlé de cela, monsieur l’abbé, vous croyez donc… ?

– Je ne crois rien, madame, rien. Je sais que la vie et la mort sont entre les mains de Dieu, qu’il ne peut pas toujours tenir compte de nos désirs et que nous ne sommes pas toujours prêts à paraître devant Lui. Je sais qu’il est bon de se sentir toujours prêt.

Il y eut un silence qui se prolongea longuement. On entendait, au loin, le roulement sourd d’un camion qui se dirigeait vers le Roucas Blanc. Ces secondes parurent durer des heures. L’abbé Croissant avait baissé la tête, et il regardait obstinément ses mains jointes sur ses genoux, des mains rudes, velues, des mains de cultivateur habituées à sarcler les racines et à arracher les mauvaises herbes.

Tout d’un coup, la voix de Mme Chasteuil s’éleva avec une sorte de violence concentrée :

– Alors, dit-elle avec colère, vous croyez, monsieur l’abbé, que c’est fini ?

– Comment pourrais-je, chère madame, penser à une chose pareille ?

– Votre sacerdoce vous oblige à me dire la vérité. Suis-je condamnée ?

– Il n’y a pas un médecin au monde qui pourrait vous répondre. Que la volonté de Dieu soit faite et non la nôtre ! Vous ne serez, ce soir, ni mieux, ni plus mal, parce que vous aurez satisfait au devoir de votre conscience et que vous aurez remis votre âme entre les mains de votre Créateur. Cela seul compte. Vous êtes peut-être gravement malade, vous êtes peut-être au seuil de la guérison. Toutes ces choses se passent hors de nous.

Anne-Marie voulut parler, mais une quinte de toux l’arrêta. L’infirmière était loin, l’abbé Croissant incapable de lui donner le moindre soin. Elle étouffa pendant quelques secondes sans trouver près d’elle le moindre appui physique. Le prêtre avait baissé les yeux. Il attendait.

– Eh bien ! monsieur l’abbé, dit Anne-Marie, puisqu’il en est ainsi, puisque vous ne voulez croire ni à ma mort, ni à ma guérison, en attendant, entendez-moi donc en confession.

Les Visiteurs

XXIV

– Tu as demandé à me parler, ma chérie ? J’en suis content. Cela prouve que tu te sens mieux.

M. de Salinis s’était penché sur Anne-Marie pour lui baiser le front. Mais il l’effleura à peine. Il montait de ce lit une odeur de fièvre mêlée au relent d’une eau de Cologne, plus légère que le parfum dont la jeune femme se servait. Il s’écarta avec un secret dégoût. Ce n’était pas tant ces émanations morbides par elles-mêmes qui l’affectaient que l’idée qu’elles pussent émaner d’Anne-Marie, de cette enfant dont il avait toujours été fier, dont il avait aimé la grâce, la jeune robustesse, cette apparence un peu apprêtée qui lui donnait l’air de ne pas appartenir à la vie de tous.

Maintenant il la regardait maussadement, avec hostilité ; il lui en voulait sans s’en rendre compte d’avoir remplacé l’image qu’il avait d’elle par le tableau presque répugnant qu’elle lui offrait.

« J’ai toujours su que la vie, ce n’était que ça, pensa-t-il. Et je n’ai jamais voulu me l’avouer… Comment a-t-on la force de supporter tant d’ignominies ? »

Le fumier s’entasse au pied des fleurs : d’affreux insectes les souillent ; elles se flétrissent et ressemblent à des loques qui pendent, à des haillons, mais leur déchéance n’est pas individuelle. Ce n’est qu’un symbole de ruine ; pas une ruine véritable et sans retour.

– Je me suis sentie mieux en me réveillant, en effet, dit Anne-Marie. Beaucoup plus calme surtout… Ces cauchemars au milieu desquels je vis, quelle horreur !

– Tu vas guérir, dit avec une complaisance presque servile Mme de Villesaison qu’Anne-Marie avait fait appeler aussi.

– Ce n’est pas sûr…

Un pauvre sourire déchirant essaya de se fixer sur le visage décharné de la malade.

– Je me sentais bien mal depuis longtemps, mais, quand j’avais mon sang-froid, je me disais : « Cela va encore, puisque l’abbé Croissant n’est pas venu… » – Ni toi, ma tante, ajouta-t-elle. Maintenant j’ai vu l’abbé Croissant, je me suis confessée… Alors…

– Une précaution est toujours bonne à prendre, s’écria impétueusement Mme de Villesaison, que son frère regardait avec une narquoiserie amère. Ce n’est pas ça qui vous fait aller plus mal, au contraire.

– Vous le voyez, dit Anne-Marie, avec une expression ambiguë. Mais si j’allais plus mal, je voudrais avoir pris, moi aussi, certaines précautions.

Sa voix se brisa soudain. Son visage se contracta. Elle parut faire un grand effort sur elle-même.

Inès et Henriette la regardaient, convoquées par Mme Rouzeau, sur l’ordre de la malade.

– Gilbert !

Chasteuil vint jusqu’au lit et prit la main de sa femme.

– Je ne peux pas penser que je te quitterai, mais s’il le faut…

Elle se tourna vers sa famille :

– C’est un enfant. Il ne peut pas rester seul. On doit s’occuper de lui tout le temps. Si je venais à lui manquer, que deviendrait-il ? Accordez-moi ce que je vous demande. Il y a quelqu’un ici qui a pour Gilbert une affection fraternelle, un dévouement…

Il y eut un silence pesant. Anne-Marie cherchait sa respiration. Elle avait parlé très bas.

– Que dit-elle ? murmura à son frère Mme de Villesaison, qui avait l’oreille dure.

M. de Salinis ne répondit pas. Il sentait se former dans l’air un tourbillon tragique. Instinctivement, Inès avait fait un pas en avant. Son père se tourna vers elle ; il regarda battre très vite l’artère qui saillait légèrement à son cou. On apercevait à peine Henriette, dissimulée derrière le groupe.

– Henriette, je te demande d’épouser Gilbert si je dois mourir…

À ce moment, M. de Salinis vit distinctement le regard d’Anne-Marie chercher celui d’Inès, et la durée d’un éclair, ce regard exprima un haineux et âpre triomphe, une joie perfide, quelque satisfaction monstrueuse. Puis son visage s’éteignit de nouveau, comme si l’effort arraché au corps par ce spasme de l’âme avait épuisé la malade.

Derrière sa sœur, M. de Salinis saisit le bras d’Inès et le serra convulsivement ; elle était devenue si pâle qu’il eut peur de la voir s’évanouir. Henriette s’était avancée, avec la plus fausse modestie, un air gauche de petite fille qui vient sur l’estrade recueillir un prix auquel elle ne croyait pas.

– Anne-Marie, cria-t-elle, à quoi penses-tu ? Mais tu vivras…

– J’y compte bien. Mais si les choses tournaient mal… Gilbert, Henriette, jurez-moi de vous unir !

Trois jours plutôt, Gilbert aurait peut-être refusé de s’engager, il aurait cherché une échappatoire, il a aurait atermoyé au risque de se montrer cruel. Mais la situation n’était plus la même. L’essentiel, n’est-ce pas, n’était-il pas d’adoucir les dernières heures de sa femme ?

Il baissa la tête. Inès attendait sa réponse avec le désarroi intime, l’impatience, le paroxysme de terreur qu’éprouve le criminel quand le jury, qui vient de statuer sur son cas, réapparaît au tribunal, après sa délibération.

– Anne-Marie, murmura-t-il, cette cérémonie publique, ce serment, c’est si peu dans ton caractère…

On entendit Mme de Villesaison murmurer comme au théâtre quand quelqu’un a mal compris une réplique :

– Qu’a-t-il dit ?

– Je voudrais mourir en paix, murmura Anne-Marie. Donnez-moi au moins cette tranquillité d’esprit.

Elle fit un geste vers Gilbert :

– Je ne veux pas te laisser seul, mon chéri. Henriette c’est…

Un nouvel accès de toux la déchira ; elle parut mourir. D’une main impérieuse, elle exigeait encore. On l’entendit s’arracher littéralement de la gorge les mots cruels :

– Jurez !… Jurez !

Ils jurent. Elle eut encore un faible sourire et parut calmée.

– Maintenant, allez-vous-en tous. Je veux rester avec Mme Rouzeau.

Tout le monde se retira en silence, avec un visage figé. Quelques mètres plus loin, Mme de Villesaison explosa :

– Quel courage : Quelle prévoyance ! Quel dévouement ! C’est admirable ! Voilà la fin d’une vraie chrétienne, de la femme forte de l’Évangile !

– Je t’en prie, dit M. de Salinis, exaspéré, épargne-nous ces commentaires…

– Mais il me semble cependant que mes paroles n’ont rien que d’élogieux ; je dirai mieux : d’enthousiaste…

– Tu oublies qu’il s’agit de la mort de ma fille, dit M. de Salinis.

Mme de Villesaison grommela quelque chose et disparut. M. de Salinis accompagna Inès jusqu’à sa chambre et y entra avec elle.

Elle s’assit dans un fauteuil et demeura immobile. Debout à la fenêtre, il regardait les nuages sur la mer. Comme ils volaient vite ! Ah ! que faire en un monde à ce point condamné !

– Je n’aurais jamais cru ta sœur à ce point vindicative, dit-il soudain.

– Autrefois, dit Inès, elle détestait Henriette… Mais elle n’a pas su qu’Henriette était amoureuse de Gilbert…

– Que lui importe ! Gilbert n’est pas amoureux d’Henriette.

– Gilbert n’a aimé personne, dit âprement Inès ; ni Anne-Marie, ni Henriette, ni moi. Il n’aime que lui, ses aises, sa vanité.

– Il se peut que tu aies raison. Mais alors, que va-t-il se passer ?

– Père, laissons cela. Anne-Marie n’est pas morte. Gombert espère encore la sauver. Si elle vit, nous trouverons tout cela bien ridicule. Et la pauvre Henriette sera la plus attrapée. En attendant, nous parlerons de ces choses, mieux cela vaudra.

Inès s’était assise devant son miroir ; elle brossait lentement ses cheveux, qu’elle avait bouclés, châtain clair, avec des mèches plus sombres. Elle avait toujours pris un plaisir particulier à brosser ses cheveux ; c’était une occupation mécanique qui engourdissait sa pensée ; elle voyait ses mèches s’allonger, se lustrer, devenir à la fois dociles et brillantes. Le miroir lui renvoyait son image, la même qu’elle y projetait une heure avant, quand Delphine lui avait dit que M. de Salinis voulait rendre visite à la malade avec Mlle Inès. Et voici une autre femme, une femme qui avait perdu sa dernière espérance. Elle avait donc souhaité la mort d’Anne-Marie ! La conduite de sa sœur la dépouillait de toute hypocrisie. Eh ! mon Dieu, au fond, elle avait pensé cela. Et maintenant, tout était fini… Tout ? Anne-Marie vivrait ; rien ne serait changé. Après ce scandale, elle exigerait le départ de Gilbert et de sa femme ; son père l’appuierait ; ils iraient habiter ailleurs. Elle verrait plus librement Gilbert quand Anne-Marie ne serait plus là à l’épier. Désormais elle aurait une nouvelle espérance : la guérison de sa sœur.

– Descendras-tu dîner en bas, ce soir ? demanda M. de Salinis.

– Mais oui. Pourquoi pas ? Il n’y a rien de changé. Et toi ?

– Oh ! non ! Tu le sais : ces émotions me tuent. Revoir dans ces conditions Gilbert et Henriette, entendre les stupidités de cette malheureuse Emma… Non, je n’en ai pas la force. Je vais prendre du véronal et tâcher de dormir !

– Pourquoi as-tu prévenu ta sœur si elle t’agace à ce point ?

– C’est Henriette qui l’a exigé.

– Henriette ? Pourquoi faire ? Elle a sans doute prévu qu’Emma ferait l’impossible pour qu’Anne-Marie se confessât et comprit ainsi à quel point elle était en danger…

– Henriette n’a pas tant de venin.

– C’est possible ; je ne sais rien d’elle, ni toi non plus.

Inès avait écrasé de la poudre rose sur ses ongles et les frottait vigoureusement, avec le polissoir. Son père la regardait agir avec stupeur. Il s’attendait à une scène de larmes. Les gens sont toujours surprenants.

– Tiens-tu à paraître particulièrement belle ce soir ?

– Je ne veux pas qu’on me prenne pour une victime. Du moment que je suis hors jeu, je me sens libre.

– Hors de jeu ? Inès, comme tu t’exprimes !

– J’ai horreur des scènes de chantage. Anne-Marie en a fait une tout à l’heure. J’estime que cela me donne le droit de reprendre ma liberté.

– Quelle liberté ?

– Celle de dire ce que je pense et d’agir comme je l’entends. Depuis trois mois, je suis tyrannisée par Anne-Marie. Non seulement elle m’a chassée de chez moi, mais encore elle entend disposer de mon avenir.

– Elle en a disposé, Inès. C’est fait.

Les larmes parurent dans les yeux de la jeune fille, avec une expression égarée. La scène de désespoir était proche. M. de Salinis devina l’extrême tension d’Inès, son refus d’accepter l’irréparable. Un mot pouvait briser cette armature orgueilleuse, ramener l’amazone à l’esclave de ses nerfs.

– Je crois comme toi, dit-il légèrement, que cette scène aura fait le plus grand bien à ta sœur. Elle retrouva plus de forces pour guérir.

Inès, calmée, s’était remise à polir l’onyx de ses doigts. De nouveau, debout à la fenêtre, M. de Salinis regardait la mer. Les nuages montaient toujours, comme projetés du fond de l’horizon par un monstrueux souffleur de nuées qui ne connaissait pas la fatigue.

– Si Anne-Marie ne guérit pas, Inès, nous regretterons tout ce que nous venons de dire.

– Si Anne-Marie guérit, elle regrettera la cérémonie absurde à laquelle elle nous a conviés.

– Ne sois pas aussi dure, Inès !

– Veux-tu que je pleure sur ma sœur, sur sa tendresse vigilante ?

– Elle est bien mal…

– Je la pleurerai quand elle sera morte. Aujourd’hui, elle est encore bien vivante et sa haine témoigne de sa vigueur. Je ne me sens pas, ce soir, d’humeur à m’apitoyer sur elle, ni sur moi, ni sur personne. Et puis, à quoi bon tant de paroles ? De toute façon, les jours qui vont venir nous demanderont un rude effort.

Elle regarda ses ongles ; ils brillaient comme des lamelles de quartz rose. M. de Salinis l’embrassa sur la tempe et regagna sa chambre.

Les Visiteurs

XXV

Gilbert et Mme de Villesaison se trouvaient déjà dans la salle à manger quand Inès fit son entrée. Justinien avait allumé les deux lampes de la table. Il avait un grand sens des convenances ; il estimait que tous les repas qui précéderaient la mort d’Anne-Marie devaient déjà donner l’impression d’une réunion de funérailles. Inès en fit tout de suite la remarque.

– Ne trouvez-vous pas, dit-elle, que l’atmosphère est lugubre ici, ce soir ? Pourquoi Justinien n’a-t-il pas allumé le plafonnier ?

Mme de Villesaison prit un air de circonstance extrêmement solennel :

– Ma chère enfant, dit-elle, j’estime que Justinien a raison. Dans les circonstances que nous traversons et après la décision si douloureuse, mais si héroïque, dont nous avons été les témoins cet après-midi, il me paraît juste que…

Mais Inès, qui ne l’écoutait même pas, alla au commutateur et tourna le bouton. La lumière tomba du plafond, et soudain Gilbert fut frappé par l’éclat d’Inès, par son élégance, par sa beauté. Jamais, lui semblait-il, elle n’avait été aussi radieuse qu’en ce moment où il venait en apparence, du moins le croyait-il, de renoncer à elle. Tandis qu’il la regardait, Henriette parut. Elle avait à peine pris le temps de passer un peu d’eau sur sa figure et de se laver les mains. Pâle, comme bouffie, des yeux rougis par l’insomnie, l’air maussade, vêtue de la robe d’intérieur avec laquelle elle soignait sa sœur, elle offrait à Gilbert le pénible spectacle de ce qu’elle serait dans quelques années, après des mois de mariage et de vie languissante.

Henriette eut juste le temps de jeter un coup d’œil sur Inès. Le travail auquel celle-ci venait de se livrer la blessait cruellement. Au lieu de trouver sa sœur écrasée par le chagrin, elle voyait renaître sa rivale toute chargée d’armes, prête à la lutte, impitoyable comme une amazone, belle comme une nymphe chasseresse. Elle ne voulait pas s’avouer la vérité. Elle se plaçait sur cet éternel registre de revendications où tous les vaincus, toutes les épaves mettent leurs débits au compte de la vie et non de leur propre faiblesse. Elle voyait l’effet que l’éclat d’Inès opérait sur Gilbert, et elle criait entièrement à l’ingratitude. Elle criait à l’ingratitude parce qu’elle estimait que Gilbert devait lui être reconnaissant de se dévouer pour Anne-Marie, alors que son dévouement n’était qu’une comédie destinée à s’attacher Gilbert. Mais celui-ci n’était pas de ceux qui préfèrent la philanthropie à la sensualité, et la vertu à l’éclat. Il ne se pardonnait pas d’avoir été contraint de faire à sa femme le serment par lequel il s’était engagé à renoncer à Inès.

Mme de Villesaison avait remarqué aussi l’élégance de sa nièce ; elle la jugeait inconvenante, mais elle n’osait rien dire. Son devoir était de faire peser sur tout le monde l’autorité de son expérience et de ses idées fixes. Mais elle était si peu liée avec son frère, elle connaissait si mal la famille de celui-ci qu’elle sentait le terrain incertain sous ses pas. Elle se tourna avec affectation vers Henriette et lui dit doucereusement :

– Ma pauvre Henriette, tu as l’air très fatiguée. J’espère que tu ne t’éreintes pas trop au chevet de ta pauvre sœur. Évidemment, quand on n’est secourue par personne, on a beaucoup à faire.

Elle espérait s’attirer ainsi la sympathie d’Henriette. Mais la jeune fille ne retint de ces phrases chargées de mansuétude que l’allusion à cette lassitude trop visible qui contrastait cruellement avec l’aspect incorruptible d’Inès.

– Ma tante, dit-elle, ne vous occupez pas de moi. Je ne fais que mon devoir.

– C’est ce que j’admire en toi, Henriette. Je n’ai pas, en effet, de compliments à t’adresser. Celui qui fait son devoir reçoit par cela même sa propre récompense. Il n’a rien à envier à personne.

Toutes ces phrases avaient pour but de mitrailler Inès. Elle ne semblait pas les entendre et prenait son potage avec lenteur, comme si elle se trouvait à mille lieues de cette salle à manger et de ces propos vulgaires.

– Mange, dit Mme de Villesaison en s’adressant à Henriette, tu dois avoir faim.

– Je suis bien heureuse, dit Inès, qu’Anne-Marie reprenne des forces. Je l’ai trouvée, cet après-midi, beaucoup mieux que ces jours-ci. Sa vigueur et sa clarté d’esprit sont admirables.

Henriette répondit étourdiment :

– J’ai bien peur que ce mieux ne se maintienne pas.

Inès reconquit aussitôt du terrain.

– Nous espérons, ma chère Henriette, que tu te trompes, et nous souhaitons tous que tu voies la chose sous un jour trop sombre. Quand on pense à l’état dans lequel Anne-Marie était tous ces jours-ci, on est bien content de constater qu’elle a repris à la fois son sens pratique et sa force d’âme.

Étourdie par toutes ces phrases qu’elle ne comprenait qu’à moitié, Mme de Villesaison bredouilla vaguement :

– Je ne peux pas bien me rendre compte, ma chère Inès, de l’amélioration à laquelle tu fais allusion. En effet, depuis que je suis arrivée, c’est la première fois que je vois Anne-Marie aussi énergique. Je crois que nous allons vers une amélioration sensible.

– Puissiez-vous dire vrai ! s’écria Henriette avec fureur.

Justinien servit un bœuf en daube, ce qui fit une diversion. Gilbert demanda du bordeaux. Mme de Villesaison l’imita. Inès et Henriette refusèrent de boire. De temps en temps, quand elle ne se croyait pas remarquée, Henriette jetait sur sa sœur un regard aigu, puis baissait de nouveau son regard vers son assiette. Inès, elle, ne la voyait littéralement pas. Si par hasard ses yeux se posaient sur Henriette, elle regardait le mur à travers celle-ci : le mur seul existait, Henriette était volatilisée.

– Vous avez une bonne cuisinière, dit Mme de Villesaison. Chez moi, à la campagne, je n’arrive pas à me faire servir. Impossible de ramener de Marseille des filles qui veulent rester chez moi. Je dois me contenter de paysannes du pays et les former. Elles n’ont aucun sens de la cuisine. Nous mangeons à l’horreur !

– Père est très gourmand, dit Gilbert, et Henriette a l’œil à tout.

Henriette éclata de colère :

– Dis donc, puisque tu y es, que je suis une fille de cuisine !

Tout tournait contre elle. Il suffisait qu’elle eût en face d’elle cette jeune femme tranquille, belle, aux boucles lustrées, à la bouche bien dessinée, aux doigts étincelants, pour que toute vertu devînt quelque chose de terne et d’affligeant. Les compliments de sa tante, les compliments de Gilbert surtout ne semblaient avoir d’autre dessein que de la rabaisser. Ce qu’on lui accordait semblait être le plus méprisable. Cependant, cet après-midi avait consacré son triomphe et la défaite de sa sœur. Il n’y a pas de triomphe si l’on ne sait pas en profiter ! Déjà Anne-Marie était bien loin d’elle et d’eux tous. La présence de Gilbert les ramenait l’une et l’autre à leur place, et leur place restait la même. Mais l’orgueil d’Inès lui donnait une assurance qui manquait à la pauvre fille. À ce moment, plus que jamais, la jalousie et l’envie faisaient d’elle un être humilié et presque déchu ; car c’est la place que nous nous donnons nous-mêmes sur la terre qui nous est accordée ; seulement elle est accordée à notre action et non à nos désirs.

– Pourquoi votre père n’est-il pas descendu ? demande Mme de Villesaison pendant que Justinien la servait à nouveau.

Henriette ne put s’empêcher de répondre la première :

– Vous savez bien que votre frère déteste la maladie et les malades. Il préfère se retirer dans sa chambre et penser à autre chose, nous laissant à la fois l’angoisse et les soins à donner.

Inès répondit à son tour, comme si sa sœur n’avait pas parlé et sans cesser de l’ignorer :

– La santé de notre pauvre père, dit-elle, est malheureusement bien fragile. Il n’a pas le cœur solide et les émotions violentes lui sont à peu près intolérables. Depuis la maladie d’Anne-Marie, il a fait l’impossible pour ne pas nous inquiéter et pour nous rendre courage, mais, véritablement, il n’en peut plus.

Henriette faillit éclater de nouveau. Elle se retint de crier que sa sœur mentait, que son père était un égoïste, que la souffrance d’autrui le troublait, en effet, parce qu’elle l’empêchait de vivre à sa guise, – mais cela justement ne pouvait-il pas être interprété comme un signe de la sensibilité de M. de Salinis ? S’il avait été véritablement indifférent, il aurait continué son existence sans avoir même à prendre le soin de se cacher. Les délicatesses de sentiment auxquelles se plaisaient M. de Salinis et Inès lui étaient intolérables. Elle ne comprenait rien à ces réserves et à ces subtilités. Sa nature était simple, mais rude et dans un certain sens grossière. Elle préféra d’autant moins insister que la réponse d’Inès lui avait visiblement fait retrouver la faveur de Mme de Villesaison.

– La dernière fois que j’ai vu Anne-Marie, dit celle-ci, elle m’a paru pleine de santé. A-t-elle eu quelque signe avant-coureur de cet état morbide où nous la voyons aujourd’hui ?

Gilbert répondit avec humeur :

– Anne-Marie n’a jamais voulu m’écouter. Depuis deux mois, elle traînait, elle dormait mal, elle ne mangeait pas, elle était visiblement dans un état d’infériorité extrême. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui demander de se ménager. Elle a toujours refusé. Elle ne voulait pas voir de médecin, elle ne prenait pas de remèdes. Quand cette sorte de grippe s’est déclarée, je n’ai pu l’empêcher de sortir, un soir, pour aller dans le monde. Elle est rentrée glacée, avec ce frisson qui ne l’a pour ainsi dire jamais quittée.

– Il est vrai, dit Henriette, que depuis trois mois notre pauvre sœur était bien tourmentée.

– Avait-elle un motif quelconque d’inquiétude ? dit Mme de Villesaison, qui, depuis qu’elle était arrivée, avait suffisamment bavardé avec tous les domestiques pour ne pas ignorer le drame latent qui avait attristé ces dernières semaines.

Gilbert se tourna vers Henriette, non sans narquoiserie, comme s’il l’invitait à parler. C’était elle qui avait fait la gaffe. À elle de la réparer.

Henriette baissa la tête. Inès gardait son même sourire calme et reposé, comme si rien de tout cela ne la regardait. Henriette ne sut que balbutier :

– Tout le monde a ses chagrins.

Mme de Villesaison se tourna vers Inès :

– Tu n’étais pas là, toi, quand ta sœur est tombée malade ?

– Non, je faisais un séjour chez les Bérage. Yolande, elle non plus, n’était pas en bonne santé. Elle m’a demandé de l’aider à tenir sa maison et à s’occuper de ses filles.

– Tout le monde a son devoir à remplir, dit sentencieusement Mme de Villesaison. Mais je vois ajouta-t-elle, sentant l’atmosphère de plus en plus menaçante, que je suis dans une maison où chacun le comprend. Cela ne m’étonne pas, d’ailleurs, avec les exemples que nos chers parents ont donnés à Arthur comme à moi. Arthur a toujours été le plus tendre et le plus dévoué des frères. Il est tout naturel qu’il ait de telles filles.

– Merci de vos bonnes paroles, ma tante, dit Inès. Dans les heures cruelles que nous traversons, vous sentez combien nous sommes sensibles aux témoignages de sympathie.

Gilbert trouva que le moment était venu pour lui de dire quelque chose, et il déclara avec empressement :

– Je n’oublierai jamais, ma tante, que, dans une période aussi cruelle, vous avez quitté toutes vos habitudes et tous les soucis de votre propriété pour venir partager notre angoisse.

– Tout le monde l’eût fait à ma place, mon cher neveu, dit Mme de Villesaison.

Tout son être s’épanouissait dans cette atmosphère générale de bénédiction qui s’abattait de nouveau sur elle et qu’elle avait si savamment provoquée.

Justinien s’informa du café. Le prendrait-on au salon ou dans la salle à manger ?

– Merci, dit Mme de Villesaison, je ne prends jamais de café le soir.

Gilbert dit avec autorité :

– Servez le mien et celui de Mlle Inès dans le salon.

Henriette se leva en frémissant :

– Si vous le permettez, je vais rejoindre Anne-Marie. Il m’est intolérable de ne pas être à côté d’elle.

– Tu as raison, dit froidement Gilbert. J’irai te rejoindre quand j’aurai fini de prendre mon café.

Et comme Justinien traversait la salle à manger, apportant le plateau, il dit à sa tante :

– Je vous demande pardon de vous quitter, ma chère tante, mais j’ai quelques mots à dire à Inès avant demain, car je n’aurai peut-être pas l’occasion d’avoir avec elle une conversation un peu longue ces jours-ci.

Mme de Villesaison s’inclina sans rien dire. Cette manière de la mettre hors du combat lui semblait insupportable, d’autant plus que, si Gilbert n’avait pas agi avec cet esprit de décision, elle l’aurait suivi au salon, bien décidée à s’incruster et à se mêler à la conversation.

Les Visiteurs

XXVI

– Il y a des moments où tu montres un esprit de décision vraiment remarquable, dit Inès en entrant dans le salon.

– Si je n’avais pas agi ainsi, ma tante nous aurait cramponnés jusqu’à ce que nous rentrions.

– Je regrette que tes décisions soient toujours tardives. Tu es de ceux qui ratent leur affaire parce qu’ils attendent le dernier train.

– Je n’ai pas la sensation de l’avoir ratée jusqu’à présent, dit Gilbert avec fatuité.

– Évidemment, si tu perds une femme riche, tu en trouveras une autre.

La phrase fut si cinglante que Gilbert rougit violemment et que la tasse de café trembla dans sa main. Le liquide odorant se répandit dans la soucoupe, et il dut essuyer avec un mouchoir sa main crispée.

– Je ne croyais pas, dit-il, trouver en toi une telle ennemie, ni quelqu’un capable de me dire en face de pareilles abominations. Qu’aurais-je pu faire ? Que pouvais-je répondre ? Ta sœur est en péril de mort, tu le sais. D’un autre côté, elle nous soupçonne de tout. Refuser d’épouser Henriette, c’était peut-être hâter sa fin, c’était en même temps prouver à tous que la jalousie d’Anne-Marie était motivée. Et puis, au point où nous en sommes…

– Enfin, il est inutile de revenir là-dessus, ce qui est fait est fait. Si nous avons le malheur de perdre Anne-Marie, tu ne sortiras pas de la famille. Tu pouvais, au moins, il me semble, refuser de répondre, affirmer à ta femme qu’elle allait mieux, ce qui est d’ailleurs vrai, remettre à plus tard cette conversation et ne pas m’infliger devant tout le monde la honte de constater que tu tenais si peu à moi. Tu n’aurais peut-être pas agi de même il y a quelques jours.

Gilbert ne répondit pas à cette dernière phrase.

– J’ai été pris de court. Si j’avais pu prévoir cela, en effet, je ne me serais pas engagé. Je crois comme toi que je ne me suis pas engagé à grand-chose, puisque, de nouveau, l’amélioration est très sensible. N’importe, une pareille scène est ridicule. De quoi vais-je avoir l’air maintenant si Anne-Marie guérit ? Qu’est-ce que je vais faire d’Henriette, cette sorte de fiancée posthume à qui j’aurais tout promis, à qui je ne dois rien et dont la présence m’est intolérable ?

– Pas tant que cela, puisque tu n’as pas repoussé avec violence l’idée de passer ta vie avec elle.

Mais Gilbert s’était rapproché d’Inès.

– Je n’ai jamais pensé une seconde que cela m’éloignerait de toi.

Elle s’écarta avec une sorte de dégoût et de stupeur de l’homme qui lui parlait ainsi.

– Alors, dit-elle, tu as imaginé…

– Mais que rien ne serait changé entre nous. Quelle importance cela peut-il avoir que j’épouse Henriette ? Si tu m’aimais comme tu le dis, pourquoi cela transformerait-il quelque chose à notre existence ?

– Si tu m’aimais comme tu l’affirmes, n’aurais-tu pas bondi, je le répète, au lieu d’accepter ce marché ? Comment as-tu pu supposer qu’ayant quitté la maison pour ne pas inquiéter Anne-Marie, je reviendrais ici pour être de nouveau en tiers, une sorte de personne tolérée, une maîtresse honteuse ? Et comment ne vois-tu pas d’ailleurs que, si Anne-Marie me jalousait, elle ne se doutait à peu près de rien, qu’elle n’avait que des soupçons vagues qui la mettaient cependant hors d’elle, et qu’alors que nous étions deux grandes amies, cette chipie d’Henriette me haïssait ? Par-dessus le marché, elle sait tout ! Ainsi, voilà ce que tu as choisi après m’avoir offert déjà d’être ta maîtresse sans quitter Anne-Marie !

– Pardon, dit Gilbert, je t’ai proposé de fuir avec toi et de t’épouser. Tu as refusé. Je t’ai dit, ce jour-là, que tu refusais tout.

– Ce n’est pas vrai, dit Inès.

Alors le silence revint dans le salon. Il était plus morne et plus désert que jamais, malgré la présence de ces deux êtres. Les chrysanthèmes défleurissaient dans les banquettes, devant les vitres de la véranda. Les housses donnaient aux meubles un caractère d’objets morts, séparés de la vie par une protection plus lugubre que la poussière, par une sorte de linceul terne dont les longs plis tombaient comme ils l’eussent fait autour de monstres engourdis. L’effigie de Mme de Salinis, dans son indifférence spectrale, regardait Gilbert et Inès, comme pourraient le faire ceux qui sont morts, s’ils nous voyaient encore, avec je ne sais quel détachement mêlé d’ironie, avec cette justice qui ne tient plus compte du réel. Les portraits eux-mêmes gagnent et perdent quelque chose quand les personnes qu’ils représentent ont disparu. Dès ce jour-là, ils ont l’air de participer à cette tranquille magnanimité qui, ne tenant plus compte des fautes, n’a plus à s’occuper du pardon. Les figures qui émanent des cadres n’ont plus à consoler, puisqu’elles ont fini de comprendre la tendresse et le chagrin. Cette image imposait aux jeunes gens qui se débattaient encore devant elle l’impitoyable autorité de son effacement. Elle les engageait dans la voie dont elle-même avait franchi le terme. Le silence était si pénible qu’instinctivement Inès joua les premières mesures d’un Nocturne de Chopin, sur le piano laissé ouvert par une inconcevable négligence de Justinien. Gilbert tressaillit.

– À quoi penses-tu ?

– À rien, en effet. Il y a des moments où j’oublie où nous en sommes. Ce n’est pas drôle d’y penser tout le temps ! La musique a cela de merveilleux qu’elle nous permet d’exprimer ce qu’on ne peut pas dire.

– Nous avons encore cependant quelque chose à décider, dit Gilbert.

– Non, à quoi bon ! Il y a des choses que tu ne comprends pas et que tu ne comprendras jamais. Allons-nous nous disputer sur un épisode aussi dérisoire que ce serment ? Tu as tout accepté, je n’ai pas à revenir là-dessus. Quant au marché que tu me proposes, il me dégoûterait entièrement de toi si je ne réussissais pas à l’oublier.

– Alors, dit Gilbert, impatienté, si Anne-Marie… Enfin, si nous avons le malheur de la perdre… ce sera fini entre nous ?

– Tout ne sera pas fini entre nous : tu resteras mon beau-frère.

– Où iras-tu, que feras-tu ?

– Anne-Marie est vivante.

Elle se leva pour quitter le salon. Il la retint d’un geste courroucé.

– Mais je suis sûr qu’Anne-Marie n’est plus en danger. Alors, si elle vit, que ferons-nous ?

– Gilbert, cette conversation est abominable. Je ne peux pas comprendre que tu t’obstines à la prolonger.

Il lui serrait toujours le bras.

– Réponds, mais réponds !

– Nous verrons cela.

Elle se dégagea et se glissa vers la porte. Malgré lui, il eut une sorte de long frison de plaisir. Anne-Marie vivrait, il n’aurait pas la charge d’épouser Henriette et, il le sentait maintenant, Inès lui serait rendue.

Il quitta en grande hâte ce salon qui l’angoissait. La porte du hall était ouverte. Inès se promenait dans le parc. Il faillit courir derrière elle, la rejoindre dans une allée, mais il eut peur d’aggraver par cette attitude une situation qui avait paru, à différents moments, si intenable. Il eut peur aussi d’attirer trop vivement sur son absence l’attention d’Henriette. Si elle ne le voyait pas remonter, elle descendrait. Si elle trouvait le salon vide et la porte du jardin ouverte, quelle source de complications futures ! Il renonça, une fois de plus, à sa belle-sœur, mais à peine avait-il fait quelques pas dans l’escalier qu’il rencontra, en effet, Henriette qui le cherchait.

– Que faisais-tu ? dit-elle.

– Sommes-nous sous un régime policier ? dit-il.

– Je ne te cours pas après pour te surveiller. Ce que tu fais m’est complètement indifférent. Il faut téléphoner immédiatement à Gombert. Anne-Marie vient d’avoir une crise du cœur. J’ai cru qu’elle allait mourir. Papa dort. Notre tante Emma est retirée dans sa chambre. Tu fais je ne sais quoi et Inès a disparu. Je suis seule avec Mme Rouzeau. Je ne veux pas avoir la responsabilité de ce qui peut se passer en ton absence. Après tout, c’est toi qui as la charge morale de la vie de ta femme, ce n’est pas moi.

Gilbert, sans mot dire, suivit Henriette dans la chambre d’Anne-Marie. Celle-ci, le visage bleui, les yeux à demi fermés, toute contractée par l’effort, cherchait à retrouver sa respiration perdue.

Les Visiteurs

XXVII

Ce fut la nuit suivante, vers trois heures du matin, à ce moment où la vie se retire de la terre et où se répand sur celle-ci je ne sais quel empire glacial, que la chose eut brusquement lieu. Anne-Marie, qui somnolait, se souleva avec un grand cri. Toute convulsée, elle essayait d’arracher de sa gorge une barrière nouvelle qui s’y était formée ; elle se débattait, étouffait, faisait d’immenses aspirations inutiles.

Mme Rouzeau se précipita vers elle, chargée d’un ballon d’oxygène ; Henriette courut à la chambre de Gilbert. Il prenait quelques heures de repos.

– Viens vite, dit-elle, Anne-Marie étouffe !

Il se leva en hâte et rejoignit sa belle-sœur. Anne-Marie se contractait tout entière et se tendait vers cette dernière gorgée d’air qui la retenait à ce monde.

Elle vit Gilbert et lui jeta un regard désespéré. Elle avait encore tant à lui dire, tout cet amas de tendresse et de regrets que le sort ne nous laisse jamais le temps de donner à ceux que nous aimons. Elle voulu tendre un bras vers lui, mais elle ne put aller jusqu’au bout de ce geste qui avait encore un tel chemin à parcourir.

Elle haleta furieusement, puis tout s’apaisa. Et, soudain, il y eut une dernière contraction de l’arc tout entier : la flèche de la vie s’échappait.

– Elle va mieux, dit Gilbert.

Personne ne répondit. Henriette s’approcha du jeune homme et posa sa large main sur sa nuque.

– Nous aurions dû aller chercher M. de Salinis et Mlle Inès, dit Mme Rouzeau.

– À quoi bon ? dit Henriette. Ils dorment.

Anne-Marie lui appartenait. Elle vivait cette mort. Elle ne voulait partager avec personne ces derniers moments. Elle regardait ce raidissement presque insensible qui effaçait la présence d’Anne-Marie.

– Elle ne remue plus, s’écria Gilbert, avec angoisse.

Mme Rouzeau n’avait pas abandonné le pouls de la jeune femme. Elle retira alors ses doigts.

Le premier coq s’éveilla. La vie universelle recommençait. Un autre coq répondit, d’une voix jeune et malhabile.

– Eh bien ? dit Gilbert, se tournant vers l’infirmière.

– Il y a déjà plusieurs minutes que tout est fini, dit celle-ci.

– Mais pourquoi ne me le disiez-vous pas ?

Personne ne répondit. Chasteuil s’était jeté sur le corps d’Anne-Marie ; il l’embrassait en sanglotant, il l’appelait, il criait. Il n’avait jamais aimé qu’elle ; il ne connaissait aucun être au monde, ni Inès, ni Henriette, rien que cette femme qui n’appartenait plus à personne.

Henriette le flattait de la main.

– Gilbert, dit-elle, sois un homme…

– Ah ! non, laisse-moi tranquille ! Va-t’en ! Laissez-moi seul. C’est moi qui suis responsable de tout… Mais non, madame Rouzeau, ce n’est pas possible, voyons… Vous vous êtes trompée. Elle n’est pas morte, on ne meurt pas comme cela. C’est une erreur ; je m’en serais aperçu. Je voulais lui dire encore quelque chose. C’est un horrible malentendu.

– Gilbert, dit sévèrement Henriette, ne fais pas l’enfant. Je vais prévenir mon père et ma sœur.

– J’entends rester seul avec Anne-Marie. C’est inconcevable que je ne puisse pas faire ce que je veux. Mais comprenez-moi, à la fin…

Mme Rouzeau et Henriette le poussèrent dans un fauteuil. Il s’était tu ; il sanglotait d’une façon criarde et soutenue, comme s’il se forçait, comme s’il lui fallait exécuter un contrat, – un contrat de douleur passé avec Anne-Marie du temps qu’elle vivait encore.

Mme Rouzeau avait fermé les yeux de la morte. Un moment après, M. de Salinis parut ; il se baissa vers le lit et embrassa sa fille sur le front ; puis il se tint immobile devant le lit ; il s’était mis à trembler et ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre. Un moment après, ce fut au tour d’Inès. Sans mot dire, elle s’agenouilla au pied du lit ; elle avait caché sa tête dans ses mains et, par instants, un bref soubresaut soulevait ses épaules. Henriette s’était écartée d’elle ; assise près de Gilbert, elle s’efforçait avec affectation de le consoler. Il ne semblait pas la connaître.

Justinien entra enfin ; il s’inclina respectueusement devant la couche funèbre et resta là, la tête basse, à la fois ému et flatté. Il avait déjà vu mourir Mme de Salinis, la femme de son maître. Chacun de ces trépas augmentait l’estime qu’il éprouvait pour lui-même. Cette famille devenait de plus en plus la sienne. Il était comme un courtisan qui a déjà considéré plus d’un roi sur sa couche funèbre.

Inès se releva et prit son père par le bras. Ses dents faisaient toujours un bruit de castagnettes.

– Il faut t’en aller, dit-elle. Tu n’as plus rien à faire ici.

– J’aurais dû être là, dit-il. Pourquoi suis-je parti ?…

– Elle n’avait pas besoin de toi, dit Inès. Celui qu’elle aimait était auprès d’elle.

Gilbert l’entendit et s’écria :

– Ce n’est pas vrai. J’étais sur mon lit. Je ne croyais pas qu’elle fût en danger.

– Eh bien ! Henriette ne l’a pas quittée, dit Inès. Elle n’était pas seule : Henriette la surveillait.

Delphine se glissa dans la chambre ; elle tenait à la main ce grand cierge qui tient lieu de jour aux disparus. D’où venait-il ? Était-il en réserve dans quelque coin secret de la maison ?

– L’abbé Croissant sera ici dans quelques minutes, dit Delphine. Justinien l’a déjà prévenu ; M. l’abbé a téléphoné qu’il arrivait tout de suite.

– Viens, dit Inès à son père.

Les jambes de M. de Salinis se dérobaient sous lui ; il avançait très lentement, si faible qu’il donnait, à chaque pas, l’impression qu’il allait tomber en avant.

Les Visiteurs

XXVIII

Autour de la maison s’étendait le plus total assoupissement. Le ciel s’était éteint. Brumes ou nuages, rien ne brillait. L’air humide, un peu lourd, vivait sur place, sans remuer.

Inès se hasarda dans le parc. Il fallait le connaître comme elle pour s’y aventurer ainsi. L’ombre y était devenue ténèbres. Un faible éclaircissement des choses indistinctes laissait deviner la croisée de deux chemins, le vide d’une pelouse, ou bien, des nœuds plus compacts de noirceur, un dessin d’éventail suspendu, établissant la présence d’une ligne d’arbres ou d’une branche haute.

Inès marchait devant elle, sans but précis. Quelque chose cependant l’appelait dans ce coin morne et comme saturé qui avait été son refuge, au temps de son enfance et de son intimité avec Anne-Marie. Maintenant, Anne-Marie n’avait aucun avenir ; elle, pas beaucoup plus.

Chaque fois qu’un être meurt, il entraîne avec lui dans la terre quelque chose de ceux qui lui survivent ; ils font, en partie, l’expérience de ce qu’il leur faudra supporter un jour. Le niveau de leur vie baisse. S’ils échappent au désespoir, ils tombent dans l’engourdissement.

Inès était sortie parce qu’elle ne pouvait supporter la douleur de Gilbert. Cette douleur lui rendait moins obscur l’acquiescement de son beau-frère au dernier vœu de la morte. Inès se souvenait de la phrase cruelle dite à son père : « Au fond, Gilbert n’aime personne : ni Anne-Marie, ni Henriette, ni moi… » La violence de son chagrin semblait indiquer qu’il adorait sa femme. Mais le même homme, peu d’heures auparavant, lui avait proposé de demeurer son amant, après avoir épousé Henriette, c’est-à-dire après la mort d’Anne-Marie. Était-ce seulement l’horreur physique de la séparation qui le bouleversait ainsi ? Ou bien, n’avait-il jamais pu réaliser en esprit ce que serait la vraie disparition de sa femme et faisait-il des projets d’avenir insensés, comme si ces projets dussent avoir pour arrière-fond une Anne-Marie ni présente, ni absente, simplement éloignée et tolérante, mais toujours capable de retour ?

De toute façon, l’état de Gilbert lui mesurait l’étendue de ses illusions. Si elle n’avait pas eu la faiblesse de céder, son chagrin serait-il le même ? N’aurait-il pas entretenu, plus ou moins consciemment, une espérance qu’elle-même lui avait fait perdre ? Ces choses passaient et repassaient dans son esprit, indirectement, sans formules précises, sous forme d’interrogations incohérentes, de demi-accès de clairvoyance, aussitôt annulés.

La tempête qui l’avait secouée venait de s’apaiser ; un clapotement de flots indécis retentissait au fond de cette insaisissable cellule que nous appelons notre âme ; faible disque vibratoire dont nous ne sentons à demi réels que les rayons mouvants. L’épuisement nerveux confine à une demi-anesthésie. Inès se sentait à peine vivre. Elle se retourna pour regarder la maison ; deux fenêtres la rendaient visible, avec leur faible lueur jaune. Derrière les volets, Inès se représentait Anne-Marie, encore belle, souriante, mais pareille à la statue de cire d’un reliquaire, les deux religieuses en prière, Gilbert effondré et sanglotant dans un fauteuil et Henriette, à côté de lui, lui passant la main dans les cheveux, comme si elle voulait l’estimer avant de prendre livraison de lui. M. de Salinis, après avoir baisé le front de sa fille, comme il le faisait chaque soir avant d’aller se coucher, avait regagné sa chambre. Inès supposait qu’il s’était gorgé de soporifiques avant de se remettre au lit. Il avait recommandé de n’entrer le lendemain dans sa chambre que s’il sonnait. Justinien errait dans le rez-de-chaussée, les yeux rouges de larmes, l’air absent, et, par moments, il s’arrêtait pour essuyer un meuble avec son mouchoir humide.

L’air de la nuit donnait à penser que l’on respirait l’haleine d’un grand corps endormi, chaud, oppressant. On eût voulu l’écarter de la main comme une voile flottant, une branche retombante.

Presque à tâtons, Inès retrouva son banc, dans le coin des acanthes, – le banc où Anne-Marie et elle avaient échangé leurs premières confidences, les aveux de leurs premières amours ; amours incertaines qui envisageaient de romanesques rencontres avec des jeunes gens aperçus sur la plage du Prado ou effleurés au bal. Elles n’en connaissaient guère. M. de Salinis, depuis la mort de sa femme, recevait peu, et aucun homme qui n’appartînt à sa génération.

Le jour où Anne-Marie avait dansé avec Gilbert avait décidé de son sort. M. de Salinis n’avait pas lutté longtemps contre un projet de mariage par lui jugé absurde. Inès vit arriver ce beau garçon sans aucun trouble ; le désir, la coquetterie, étaient nés peu à peu ; puis, cet enveloppement subit, irrésistible, d’un coup de sirocco insatiable. Tout cela avait été bien court. Plus de confidences à échanger avec personne. Gilbert avait connu les derniers secrets des deux sœurs, mais il pleurait Anne-Marie.

Autour d’Inès, tout s’était tu. Elle se souvenait de l’anormale agitation qui régnait sous ces mêmes arbres le soir de l’arrivée de la jeune fille. Maintenant, c’était le silence le plus extraordinaire ; autre chose même que le silence ; un vide de tout bruit, aussi total qu’une surdité absolue. Pas une feuille ne tombait, pas une herbe ne bougeait. Qui sait si, là-haut, ce n’était pas Anne-Marie qui entendait maintenant quelque chose ? Pour Inès, rien ne se passait. Pourquoi cet insolite tapage, dix jours plus tôt, et aujourd’hui, cette universelle désertion de toute vie ? La paix s’était faite à nouveau, cette indifférence générale qui succède tôt ou tard à nos agitations.

Sur ce banc, par un soir pareil, mais tout frémissant d’une brise d’avril, Anne-Marie avait, pour la première fois, parlé à Inès de Gilbert Chasteuil. Il y avait dix ans ; Inès réentendait la voix de sa sœur, cette voix bien timbrée, chaude, qui avait quelque chose d’élancé et de vibrant comme le mouvement d’un jet d’eau. Elle aurait voulu écouter encore cette voix… Cependant cette voix l’avait condamnée ; en une dizaine de mots, elle avait tranché son avenir comme on coupe une tige d’un coup de ciseaux. Inès sentait que cela lui aurait fait du bien en ce moment de haïr Anne-Marie. Impossible ! On ne hait que ce qui vit ; on reprend force dans autrui même par la détestation. Autant abhorrer une feuille tombée, une graine d’acanthe : sa sœur était moins encore qu’elles.

À la longue, cette implacable inflexibilité des choses angoissa Inès. Elle se dirigea vers le château. Elle avait appris à voir dans l’ombre. Elle contourna les serres. Elle entrevoyait, à travers les vitres, les formes bizarres, presque inconnues, des contours noueux, retombants, effilés, touffus. Elle savait que les plantes dorment. Elle ne s’étonna pas de cette immobilité. Cependant elle en eut peur, comme si la mort devenue contagieuse, fût une véritable épidémie de léthargie : ces créatures qui vivaient d’une vie transparente consoleraient, peut-être, M. de Salinis, mais, elle, où retrouverait-elle le goût d’exister ?

Elle chassait tout souvenir des caresses de Gilbert, de cette fureur où elle s’était dissoute, de ce brisement qui avait été sa plus belle naissance. Elle aurait tout donné pour le retrouver dans ses bras… Tout, lui semblait-il, mais pas ce « oui » paisible qui avait répondu à l’exigence de sa sœur ; ni cette invitation à tromper Henriette, ni ces sanglots d’aujourd’hui sur le corps d’Anne-Marie. Quel homme était-il donc ?

Elle tourna doucement la porte de la maison. Justinien se leva du fauteuil où il était assis. Il tripotait dans ses mains un mouchoir trempé de larmes et noir de poussière. Il vit que la jeune fille regardait ce mouchoir ; il dit aussitôt :

– On n’a pas eu le temps ces jours-ci de nettoyer la maison. On n’y avait pas l’esprit, non plus. Maintenant, ajouta-t-il, avec désespoir, on aura tout le temps d’ôter la poussière. On n’a plus rien à faire ici… Mademoiselle ne sortira plus ? Je peux tout fermer ?

– Oui, mon bon Justinien.

Elle entendit le bruit des lourds verrous. Elle se tourna vers le fond du corridor où traînait une clarté cireuse. Elle faillit aller revoir sa sœur, mais sa place n’était pas là ; tout avait fait d’elle une étrangère dans sa propre demeure.

Les Visiteurs

XXIX

Inès retrouva son père sur son lit dans l’attitude où il était le soir de son arrivée. Il semblait à peine respirer. Sa figure blême ne donnait pas l’impression du sommeil, mais d’une sorte d’engourdissement passager, comme s’il avait le pouvoir de sécréter une chrysalide où se renfermer aux heures les plus sombres.

– Puis-je allumer ? dit Inès en rentrant.

– Non, je préfère rester dans l’obscurité. Tu viens de là-bas ?

– Oui. La mise en bière aura lieu demain matin.

– Crois-tu que ma présence soit indispensable à ce moment-là ?

– Non. Ta sœur seule te blâmera. Tiens-tu à son opinion ?

M. de Salinis ne répondit pas. Il soufflait à peine. Il ne paraissait pas souffrir.

– Maintenant, dit-il, il va falloir travailler chaque jour, heure par heure, à cette idée que je ne reverrai jamais Anne-Marie vivante. La douleur, c’est cela : une adaptation à quelque chose à quoi il est impossible de s’adapter. La journée de demain sera intolérable et plus encore celle d’après-demain. Et puis, on rentrera chez soi, la maison sera vide, et il faudra la remplir de nouveau par autre chose. Quoi ? Il y a des gens qui se soulagent par des cris, des sanglots, des gesticulations passionnées. Il y en a d’autres qui s’évanouissent. Tout cela est sain, tout cela est salutaire. Aucune de ces manifestations ne m’est permise. Aussi ai-je toujours donné l’impression d’être égoïste. J’ai pensé à la mort d’Anne-Marie toutes les années où elle a été vivante comme je pense à la tienne chaque jour. Maintenant qu’elle n’est plus, je penserai à sa vie. Peut-être est-ce moins terrible, car j’aurai cessé d’avoir peur. Comprends-tu tout cela ?

– À peine.

– Comment le comprendrais-tu ? Tu avais dix ans quand ta mère est morte. Tu la regrettais comme un enfant, d’une façon tout extérieure, avec des sanglots présents et l’oubli déjà prêt à les remplacer. Tu aurais pu aimer Anne-Marie si les circonstances ne s’y étaient pas opposées.

Inès répondit doucement :

– J’aimais Anne-Marie. Sa mort me désole. J’ai eu des cauchemars toute la nuit.

– Je ne dis pas que tu sois sans cœur. Mais le destin a joué à vous entre-choquer. Tu aurais plus de chagrin de la mort d’Anne-Marie si tu pouvais maintenant épouser Gilbert. Son opposition te donne la force d’échapper à la douleur, il ne faut pas oublier cela. Quand nous sommes désolés par la disparition de quelqu’un, nous sommes bouleversés à l’idée de ne pas avoir été parfaits avec lui et nous cherchons dans sa conduite passée tout ce qui pourrait nous donner une excuse de l’oublier plus vite. L’homme n’aime pas le malheur, et ceux qui le font sont des hystériques. Les souffrances les plus aiguës à mes yeux, la névropathie ne les soulage pas. Si je parlais ainsi devant quelqu’un d’autre que toi, on jugerait que j’ai trop d’équilibre pour être bouleversé. Or, il n’y a de vrai bouleversement que pour les équilibrés, justement parce que cela ne dérange pas leur équilibre et qu’ils sont forcés de se maintenir dans un état nouveau qui leur est intolérable.

Il s’arrêta de parler. Il l’avait fait sans ouvrir les yeux, toujours immobile, pareil à une ombre. C’était à cette heure du jour où le jour ne porte plus ce nom, à cette heure où la nuit n’arbore pas encore le sien. Ce sont des heures insinuantes, intercalées, où l’homme cède au désir de s’affirmer avec violence, où il n’a pas encore accepté le vœu de résignation ou d’oubli que va lui apporter l’ombre. Les choses échangent leur état, leur matière, leur fluide ; la transparence devient opaque, l’opacité, transparente. Rien n’a brûlé assez fort pour devenir cendre ; rien ne s’est usé au point d’être poussière.

– As-tu pleuré, Inès ? demanda M. de Salinis.

– Pourquoi cette enquête, mon père ? Pourquoi votre esprit garde-t-il toujours quelque chose d’involontairement cruel ?

– J’ai horreur de l’équivoque et du faux-fuyant. Je voudrais que tu fusses nette, claire, presque farouche. Si tu m’avais dit avoir versé des larmes, je t’aurais enviée. Le chagrin me raidit et m’ankylose, et j’ignore cet épanchement sensuel qui fait les grandes douleurs. Je connais surtout l’amertume et le désespoir.

Inès s’était levée. Elle inspecta la commode.

– As-tu tous tes remèdes ? Prendras-tu un soporifique avant de dormir ?

– Sans aucun doute, dit-il. J’ai besoin de toutes mes forces pour ce qui va venir. Je ne tiens pas à me battre toute la nuit contre l’insomnie. J’ai appris à la longue que l’homme n’avait qu’un seul ami : le sommeil. Heureusement que cet ami, contrairement aux autres, a des remplaçants dont on use à sa guise.

Sa voix sèche et douce à la fois engourdissait doucement Inès. Elle attendait et elle redoutait qu’une part de mélodrame vînt augmenter l’horreur de ces liquidations humaines. Elle n’atteignait pas une région moins triste, mais elle apprenait que les grandes secousses ont aussi un pouvoir de stupeur. Personne ne s’échappait davantage en apparence que M. de Salinis, personne ne demeurait aussi présent. On eût dit, comme il le pensait lui-même, qu’Anne-Marie, en s’en allant, l’avait débarrassé de l’angoisse de son avenir ; elle lui laissait, en revanche, le mortel enchantement d’un bonheur disparu, ou plutôt de quelque chose qui devenait le bonheur, maintenant qu’il n’était plus.

– Une des joies de ma vie, dit M. de Salinis, a été l’adoration que vous aviez l’une pour l’autre, Anne-Marie et toi. Si quelque chose dans le caractère d’Henriette m’a toujours secrètement révolté, c’est son refus de participer à votre tendresse. Puis Gilbert est venu, et tout s’est gâté. Les femmes ne gardent leur pureté que loin de l’homme. Dès qu’il paraît, elles retournent à l’état animal et presque sauvage.

Il parlait toujours comme dans un songe. Il semblait hors de lui-même, dans un état somnambulique. Il avait un besoin intense d’exprimer tout ce qui se passait en lui. La présence de sa fille lui donnait l’illusion, non pas d’être écouté, mais d’avoir le pouvoir d’être seul devant quelqu’un, car, seul devant soi-même, il arrive que l’on ne trouve plus rien à se dire.

Il ouvrit brusquement les yeux, comme s’il prenait contact avec une humanité plus immédiate.

– As-tu eu une explication avec Gilbert ? dit-il.

Elle murmura :

– Oui.

– Que t’a-t-il dit ?

– La vérité. Qu’il a été surpris pas les circonstances, qu’il ne pouvait refuser à sa femme ce qu’elle lui demandait. C’est aussi ton avis. Que pouvais-je lui objecter ? D’ailleurs, devant le spectacle de l’anéantissement, a-t-on encore un grand élan personnel ? Je t’assure qu’en ce moment je me sens plus accablée que désireuse de recommencer quoi que ce soit. Je ne crois pas d’ailleurs que Gilbert tienne beaucoup à moi, ou qu’il y tienne encore.

– Je suppose, en effet, que le serment de Gilbert et d’Henriette les lie.

– Il n’aurait pas lié Gilbert s’il n’avait pas acquiescé moralement à ce vœu. C’est la facilité de cette adhésion qui m’a fait sentir mon peu d’action sur lui. Nous avons fait déjà, une fois, allusion à son caractère. À quoi bon y revenir ?

– Je ne sais si Henriette a compris ce qu’elle faisait. La ruse instinctive des femmes, quand leur intérêt primordial est en jeu, est infinie. Elle a réussi par son dévouement, par une présence perpétuelle, à faire croire à Anne-Marie qu’elle était la seule personne capable de se dévouer à elle.

– Ma pauvre sœur l’a offerte à Gilbert comme si elle la destinait à entretenir son propre culte aux yeux de son mari. Pour moi, je n’ai toujours été qu’un trouble-fête, encombrant la vie des autres. Je crains que tout cela, mon père, ne soit complètement fini.

– As-tu des projets d’avenir ?

– Rester auprès de toi. Je ne te demande qu’une chose : c’est que Gilbert et Henriette s’en aillent, qu’ils aillent vivre où ils voudront ! Paris, Pékin, le Mozambique, le bout du monde s’il le faut… Je ne serai tranquille que si je ne les revois plus.

– Ils quitteront Laurette, dit M. de Salinis. Tes désirs s’accordent aux miens. Nous demeurerons ensemble.

Elle se leva, se pencha sur son lit pour l’embrasser, mais il la repoussa d’une main.

– Non, ne nous attendrissons pas. Demain sera cruel et après-demain aussi. On ne livre pas son enfant à la pourriture sans une horreur qui est presque inconcevable, surtout lorsque l’exaspération des nerfs ne vous ôte pas la lucidité.

De nouveau, M. de Salinis referma les yeux. Son visage se détendit dans la pénombre, et il reprit son immobilité.

À côté, au fond du couloir, les religieuses immobiles priaient auprès de la morte. Gilbert pleurait à petits coups, par sursauts, dégorgeant son chagrin par brusques secousses comme pour en avoir fini plus vite. Henriette, agenouillée sur le prie-Dieu, la tête dans ses mains, évitait de regarder quoi que ce soit. Il arrive aussi que la lionne, quand sa proie est abattue, se désintéresse d’elle et, pourvu qu’elle la sente palpiter encore sous ses griffes, promène autour d’elle le regard satisfait et à demi endormi de l’être auquel le destin vient d’offrir sa plus grande satisfaction.

Dans le parc, des souffles légers essayaient de se ranimer avec la fin du jour. Ils allaient d’une plante à l’autre, d’un arbre à l’autre, comme s’ils avaient quelque chose à dire, comme s’ils essayaient de ranimer les éléments d’une vieille tragédie, dont les acteurs n’eussent pas dit leur dernier mot. Ces nouvelles couraient à la pointe des arbres, montaient tout à coup le long des troncs décréter je ne sais quel massif ébranlement dans la masse des pins, le long de la corniche inférieure des cyprès. Mais tout s’apaisait de nouveau. Personne n’avait plus rien à apprendre, rien à sentir. L’agitation, le fourmillement, l’angoisse de ces dernières heures cessaient brusquement, et, quand la nuit vint, elle causa cette immense détente qui suit les émotions surmenées.

Les Visiteurs

XXX

Un bourdonnement discret et monotone montait du jardin. Inès souleva le rideau de la fenêtre et regarda la terrasse. Les gens arrivaient peu à peu, une grande foule de visiteurs. Les uns se réunissaient par groupes, les autres se promenaient seuls, puis s’arrêtaient dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un avec qui ils pussent causer. Pourquoi la mort attirait-elle tous ces hommes, dont beaucoup connaissaient à peine M. de Salinis ou Gilbert ? Mais, partout où elle se présente, il se forme comme une coagulation d’intérêt, de curiosité, qui ressemble à un léger vertige. On s’approche d’elle avec crainte, mais on voudrait cependant savoir ce qu’elle représente, en quoi elle consiste. On se demande aussi quelle figure font dans la mort tous ceux dont on a vu le visage dans la vie et on a le désir de les comparer l’un à l’autre.

Cette tentation anxieuse, perverse et un peu morbide, ne disparaît que pendant les guerres, parce que chacun s’y est trop brusquement rapproché de son propre cadavre pour prendre plaisir à s’interroger sur cette dernière aventure.

De loin en loin, Inès apercevait un cousin, un confrère de Chasteuil. Voûtée, ramenant son visage vers le sol, sous une petite capote noire fleurie de violettes passées, la vieille amie de sa mère monta lentement l’allée de platanes. Puis ce fut Manuel Bérage mal à l’aise dans son vêtement noir, suivi d’une Yolande congestionnée et visiblement désolée d’avoir dû interrompre sa vie paresseuse et gourmande pour cette corvée. Mme Lermentières lui parlait en faisant beaucoup de gestes.

Inès se rejeta en arrière. Sous aucun prétexte, elle ne voulait être aperçue de Manuel qu’elle refuserait certainement de recevoir.

Le bruit des conversations se faisait de plus en plus net, de plus en plus bruyant. Personne ne pensait à Anne-Marie ; personne ne songeait que la vie, cette reine des sortilèges, s’était à jamais retirée de ce beau corps, qui devrait subir les répugnants outrages de la nuit sans retour.

Les rayons du soleil se coulaient doucement sur des feuilles jaunes, ou couleur de tabac, ou légèrement rougies sur les bords. Le ciel avait ce flottement d’azur gris que l’on voit à travers une calcédoine.

Il tremblait dans l’air un murmure d’adieu presque serein, une atmosphère de malheur aisé.

Instinctivement, Inès pensa à cette soirée où elle avait senti autour d’elle d’insaisissables présences : pressentiment de ses sens hyperesthésies, rêve éveillé ou animation réelle de l’inconnu. Les premiers visiteurs étaient là, les esprits prémoniteurs, les annonciateurs de la mort, les délégués de l’autre monde. Du moins les nommait-elle ainsi dans sa terreur. Ils précédaient ces lourdes masses, ces bourgeois empruntés ou ennuyés, ces marionnettes saluantes venus aujourd’hui pour accomplir un usage mondain et retourner au plus vite à leurs affaires privées, à ces étourdissements où la vie les pressait.

La jeune fille revint vers l’intérieur de sa chambre. Sa robe noire, ses vêtements de deuil reposaient sur le divan. À cette borne d’étoffe commençait le dur pèlerinage au pays détesté. Quelque chose se formait dans sa gorge, qui l’étouffait à demi ; elle aurait voulu éclater en sanglots, se rouler à terre, vomir ce caillot d’angoisse qui la paralysait. Mais l’Anne-Marie de son enfance, l’Anne-Marie qu’elle regrettait, depuis combien de temps s’était-elle séparée d’elle ?

Elle revint lentement vers la vitre qui l’attirait. Elle avait bien le temps de s’habiller avant le retour du cimetière et elle ne se sentait pas le courage d’aller en attendant tenir compagnie à Henriette et à sa tante.

Elle se représentait Gilbert, immobile au milieu du grand salon du rez-de-chaussée, blafard, les yeux bouffis, tout gonflé d’un chagrin d’enfant, sincère, mais sans lendemain. Jusqu’au dernier moment, Henriette avait égrené son chapelet à côté du cercueil, elle semblait compter les minutes qui la séparaient du moment où elle s’emparerait de sa proie. Deux heures avant, M. de Salinis avait refusé de recevoir Inès. Elle supposait qu’il avait absorbé un stupéfiant quelconque avant de descendre. Elle regardait la foule, les pelouses bien entretenues, les arbres indifférents. Le corbillard haussait devant la porte ses plumets blancs et noirs. Peu à peu, Inès s’abandonnait à une sorte d’insensibilité. Pourquoi souffrir à cause des autres ? Qui pensait à elle, à cette heure ? Qui se préoccupait de sa solitude ? Seule ; oui, seule ; aussi implacablement seule qu’Anne-Marie, voilà ce qu’elle était. Son père pleurait sa sœur, – ou quelque chose qu’il ne disait, ni n’éprouvait précisément et qui était fait d’Anne-Marie sans lui ressembler tout à fait. Chasteuil souffrait peut-être, mais il avait sauvé sa mise. Henriette triomphait.

À cette heure chargée d’angoisse, un seul être eût pu comprendre Inès : Zénith, son lévrier. Il y avait eu entre elle et lui ce lien mystérieux qui se crée entre l’homme et l’animal, quand tous deux sont dignes l’un de l’autre. Elle n’avait qu’à prononcer « Zénith », d’une voix particulière, infléchie, modulée, et il venait à elle de sa démarche souple et balancée, l’œil chargé de cette nostalgie tendre, humide et triste, qui se faisait irrésistible dans son souvenir ; il venait poser son museau aigu sur ses genoux, sur ses bras, fouillant dans sa manche, pour lui rappeler qu’il attendait d’elle on ne sait quel inconnu ; elle aimait cet attachement comme un symbole de ce qui ne passe pas. Et de même, quand Zénith avait besoin d’elle, il savait l’appeler d’un gémissement triste ; elle comprenait ainsi qu’elle lui était indispensable.

Oui, Zénith l’avait aimée pour elle-même ; mieux que son père, divisé en plusieurs affections, troublé par des pensées étranges, des craintes maladives ; plus que ses sœurs, plus que l’ingrat Chasteuil. S’il n’était pas mort, elle se sentirait courageuse aujourd’hui. Il aurait incarné quelques minutes tout ce qu’elle espérait de la vie. Que de fois, courant sur ces pelouses, elle l’avait regardé engloutir l’espace entre ses pattes frêles, puis revenir orgueilleusement à elle, le cœur battant, la gueule ouverte, heureux de la revoir comme s’il l’avait perdue depuis des années. Et maintenant Zénith était mort et elle n’avait pu se résoudre à le remplacer.

Elle se dirigea lentement vers sa robe noire. Et des larmes lui vinrent aux yeux. Elle entendait dans le salon d’en bas les gens entrer et sortir ; il saluaient mécaniquement, indifféremment, M. de Salinis, Gilbert Chasteuil. Plusieurs heures s’écouleraient avant le retour du cimetière. Elle n’avait rien à faire. Elle s’étendit sur son lit. Les larmes se firent plus abondantes. C’était Zénith qu’elle pleurait.

À ce moment, la porte de sa chambre s’ouvrit. Son père se tenait sur le seuil, le regard absent, tirant sur un gant de filoselle noire :

– Inès, j’ai oublié hier soir de donner à Fortuné l’ordre de fermer à clef les serres. Sonne Justinien ; qu’il avertisse Fortuné. J’ai aperçu des gens qui rôdaient là-bas. Dès que nous aurons le dos tourné, je suis sûr qu’ils profiteront de la circonstance pour aller regarder mes fleurs !

Les Visiteurs

XXXI

– Je suis très touchée que vous ayez pensé à me voir malgré votre chagrin, dit Mme Bréodat, quand M. de Salinis entra dans la petite pièce sombre, où elle se tenait et dont elle avait essayé de faire tant bien que mal un salon.

M. de Salinis semblait tout mince et comme amenuisé dans son vêtement de drap noir qui faisait ressortir la pâleur anormale de son visage et le bleu délavé de ses yeux froids.

Il l’embrassa avec tendresse, mais sans insister comme il avait l’habitude de le faire. Puis il s’assit auprès d’une jardinière de tôle émaillée qui abritait un caoutchouc. Ce caoutchouc, cette jardinière, tout cela causait à M. de Salinis une sorte d’horreur instinctive, mais il n’avait jamais osé le dire à Stéphanie, de crainte de la froisser. Ce jour, en signe de tristesse ou de fatigue, il acceptait tout : le caoutchouc, la jardinière et même le tableau de roses, accroché au mur, en face de lui, et qui lui donnait le sentiment d’un véritable outrage à la nature.

– Ma visite est peut-être intéressée, dit-il. Ne vous hâtez pas de ne voir en moi que le meilleur ; vous risqueriez d’être déçue.

– Vous ne m’avez jamais montré que la bonté la plus exquise.

– Mes actes, en effet, sont peut-être bons, mais mes pensées… Les connaissez-vous ? Savez-vous ce qu’elles cachent de sournois et de tortueux ? La bonté aussi est un moyen d’exploiter autrui : peut-être, le plus subtil.

Il parlait comme malgré soi, presque indifférent à ce qu’il disait. Stéphanie n’osait pas l’interrompre, ni lui parler de sa fille. Ce calme l’étonnait.

– Je vous remercie de votre lettre, dit-il enfin. Elle m’a fait du bien. Vous avez du cœur. Je le savais.

– Ce que est arrivé est tellement affreux !

– Oui, mais dans un sens, je n’ai plus à y penser. Pendant des années, j’ai tremblé à l’idée que je pourrais perdre Anne-Marie. Maintenant, c’est fait. Si je perdais Inès, je crois que je n’aurais plus aucune inquiétude à formuler.

– Et Henriette ?

– J’aime très peu Henriette. Je ne sens rien en elle de ce que je suis. C’est une nature brutale et positive.

Stéphanie n’osa pas dire : « Et moi ? » Après avoir tant repoussé M. de Salinis et s’être extrêmement méfiée de lui, elle s’apercevait maintenant avec dépit qu’après tout elle lui était plus attachée qu’il ne l’était.

Avec sa finesse habituelle, il devina l’espèce de déception qu’il causait à Mme Bréodat et lui dit doucement :

– Mes propos doivent vous paraître étranges. Mais, quand on perd ceux que l’on aime, on pense aussi qu’ils évitent ainsi le chagrin d’assister à votre fin. Cette perspective m’a rongé pendant des années et me rongera encore à cause d’Inès… Hélas ! pour vous, chère amie, je ne suis pas grand-chose : un vieux monsieur, un peu maniaque, dont l’affection vous a toujours paru suspecte. Je ne dis pas que vous apprendrez ma mort avec plaisir ; mais elle ne changera, somme toute, qu’une brève habitude de votre vie.

Ces paroles étaient sensées. Mme Bréodat essaya de protester. M. de Salinis ne l’entendait même pas.

Il revoyait le rite cruel des funérailles, dans la fête d’un jour de soleil insultant comme le sarcasme d’un bouffon. Des rayons de soleil se chauffaient aux dorures des platanes, aux nids embroussaillés des chrysanthèmes jaunes et blancs. Un fossoyeur avait sauté dans la tombe pour recevoir le cercueil et lui faire sa place. À ce moment, un mouvement de colère insensée avait emporté M. de Salinis. Le monde lui avait paru un abcès plein de pus et qui aurait dû crever. Il se tourna vers ceux qui l’entouraient : Gilbert s’appliquait pour paraître désolé, comme s’il avait regroupé ses traits devant une glace ; je ne sais quoi d’involontairement triomphant apparaissait sur le visage rond d’Henriette. Inès, blême et raide, fermait les yeux ; elle ne voulait plus rien voir. Derrière, les amis et les indifférents se pressaient comme des visiteurs.

– Il y a eu de bien mauvais moments, dit simplement M. de Salinis.

– Vous vouliez me faire, disiez-vous, une visite intéressée ?…

Au moment du départ d’Inès pour la Garde, M. de Salinis n’avait pas laissé ignorer à Mme Bréodat les motifs de cette décision. À une question de la jeune femme, il avait répondu :

– Oh ! je ne crois pas qu’Inès ait pour son beau-frère autre chose qu’un béguin passager, une amourette de jeune fille… Cela passera. Elle voit peu de monde, cette pauvre enfant, et surtout peu d’hommes. C’est une vraie manie chez moi que d’en attirer le moins possible : leur société m’est odieuse, dès qu’ils ne sont pas très intelligents…

Maintenant, il devait avouer son erreur : Inès paraissait profondément éprise de Chasteuil. Il raconta rapidement la scène du serment exigé par Anne-Marie.

– Je ne peux douter, acheva-t-il, du désespoir profond d’Inès, bien qu’elle soit fière, très secrète, et qu’elle ait horreur de toute exhibition sentimentale.

– Une parole donnée à une mourante, c’est grave, dit Stéphanie.

– Oh ! oui, bien entendu… Le plus grave est que ni Henriette, ni Gilbert n’ont pensé une seconde à ne pas la tenir.

– Vous m’aviez dit que votre beau-fils aimait Inès ?

– Je commence à croire qu’il aime mes filles, en général. Elles sont, pour lui, interchangeables.

– Il aurait pu refuser à sa femme de contresigner cet engagement.

– C’était lui avouer que ses soupçons étaient fondés, la condamner à mourir dans le désespoir. Je suppose aussi que Gilbert s’était déjà détaché d’Inès.

– Pourquoi ?

M. de Salinis considéra Mme Bréodat de ses yeux pâles, qui semblaient ne se fixer jamais sur rien.

– Une femme doit démêler, je pense, ces raisons de l’âme, – et des sens – mieux que nous. Nous autres, êtres grossiers, nous ne comprenons pas grand’chose à toutes ces subtilités.

Stéphanie entrevit que son vieil ami soupçonnait quelque chose qu’il ne voulait pas lui dire. Elle ne devina pas en quoi cela pouvait consister, ayant des vues très conventionnelles sur les choses de sentiment. Elle ne distingua pas davantage l’ironie de M. de Salinis, quand il lui attribuait une finesse d’esprit dont il la savait privée. S’il la consultait aujourd’hui, c’était pour voir si ses vues cadraient avec les siennes, car, s’il la savait naïve, il savait aussi qu’elle avait beaucoup de jugement.

Mme Bréodat hocha la tête ; elle semblait s’assombrir à la fois sur l’indifférence de M. Chasteuil à l’égard d’Inès et sur son incapacité à résoudre les problèmes posés par son vieil ami.

– Je ne vois toujours pas en quoi je peux vous aider.

– Oh ! il s’agit de l’avenir d’Inès !… Bien entendu, Gilbert va s’en aller. Il ira loger où il voudra en attendant son mariage. C’est un peu effrayant, n’est-ce pas, de parler de cela, alors que le corps de notre pauvre Anne-Marie est à peine refroidi. Mais nous ne pouvons plus rien pour elle : Inès, seule, nous intéresse. Henriette va s’en aller aussi : ma sœur accepte de la garder auprès d’elle dans son château de Vaucluse. Maison nette. Je demeure seul avec ma fille.

– Vous n’en êtes pas fâché, je suppose.

– J’en aurais été heureux en d’autres circonstances. Aujourd’hui…

Il fit, en frottant les doigts de sa main droite, le geste familier de compter et de filtrer un sable très fin. Puis il ferma les yeux. Il entrevoyait une sorte de Paradis secret dans l’unique société d’Inès ; plus de relations, plus de visites ; les Chasteuil au loin ; tout son temps donné aux serres ; et de temps en temps une visite à Mme Bréodat qui lui ressuscitait les ombres de ses désirs perdus. Tout cela ouaté, estompé, à demi hors de la vie déjà, une vieillesse qui s’en irait en fumée, entre des fleurs aux senteurs lourdes et les deux derniers êtres qui le rattachaient au monde des passions humaines. Puis, un jour, il cesserait de leur tenir la main, et il n’y aurait plus sur la terre rien qui représentât Arthur de Salinis. Quelques années encore à attendre, et son souvenir lui-même serait volatilisé.

Mais avait-il le droit d’emprisonner Inès dans ses derniers rêves, comme un amateur d’oiseaux met en cage un lophophore ou un paradisier ?

– Je garderai Inès auprès de moi. Quelle sera sa vie ? Le destin d’Antigone ? Ce n’est pas gai.

– N’engagez pas l’avenir. Faites-lui, en attendant, la vie la moins solitaire.

– Elle est née solitaire, comme sa mère. Elle se taira sur son chagrin. Si je lui en parle, j’entretiendrai sa plaie. Nous parlerons du temps, des jardiniers, des bêtises qu’on lit dans les journaux, de la folie des États. Est-ce une solution ?

– Si elle oublie Gilbert, elle aimera, peut-être, un autre homme. Mariez-la avec quelqu’un qui puisse vous remplacer un jour. Ne la laissez pas seule.

– J’ai peur qu’elle ne soit de celles qui ne se consolent pas et qui refusent un pauvre bonheur.

– Vous n’en avez pas peur. Vous l’espérez. Un jour, elle sentira elle-même la nécessité d’avoir quelque chose dans sa vie, un nom à répéter, un visage à regarder, même vieux, même maussade ; un homme à attendre – pour rien, parce qu’il faut bien attendre.

– Rien de plus, Stéphanie ?

– Chacune de nous a derrière elle quelqu’un qu’elle n’a jamais oublié, ni obtenu. On vit avec ce souvenir très lointain qui nous éclaire : ce n’est pas un flambeau, à peine une veilleuse. Cela s’éteint peu à peu avec nous. Bien rares sont celles à qui la vie a accordé davantage. Je connais le destin des femmes.

M. de Salinis s’était levé, il embrassait Mme Bréodat sur le front et cherchait à retrouver ses gants. Si la mère de Stéphanie avait vécu, sans doute aurait-il été pour elle ce pauvre lumignon, exilé dans les ombres de sa jeunesse. Quelle humiliation pour lui de penser que son Inès, si belle, si ardente, si éclatante, serait un jour toute pareille à Mme Bréodat et à tant d’autres que les pauvres mots de son amie venaient d’évoquer à ses yeux ! Les visiteurs sont innombrables dans les grandes heures claires ou sombres de la vie ; mais ils s’éloignent quand celle-ci dure trop longtemps. Alors la petite veilleuse tremblante prend tout son prix.

– Vous avez peut-être raison, dit-il. Encore un mot, Stéphanie : me considérez-vous comme un vieil égoïste ?

– Il n’y a pas de véritable égoïste. Chacun a sa façon de mal penser à autrui ; cependant tout le monde y pense.

FIN

Les Visiteurs

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Avril 2007

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