Henry Gréville

Perdue

roman

 

 

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection À tous les vents

Volume 782 : version 1.01

 

 

Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

 

De la même auteure, à la Bibliothèque :

 

Suzanne Normis

L’expiation de Savéli

Dosia

La Niania

Idylles

Chénerol

Un crime

La seconde mère

Angèle

Nikanor

Les Koumiassine

Cité Ménard

Le moulin Frappier

Madame de Dreux

Clairefontaine

 

 

Perdue

 

Édition de référence :

Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1881.

I

I

 

– Tu tiens donc beaucoup à me laisser partir seul ? demanda le père en regardant sa femme d’un air mécontent.

La petite fille qu’il tenait appuyée contre son genou leva les yeux vers lui et lui sourit avec confiance ; il posa les mains sur les cheveux châtains, frisottants et soyeux, et reporta son regard sur la jeune femme triste qui empilait ses effets dans une petite malle, avec des gestes lents et lassés.

– Marie, réponds donc, tu tiens absolument à rester à Paris et à ne me rejoindre que demain ? Tu veux faire seule, avec la petite, le voyage du Havre ?

La jeune femme se releva péniblement sur un genou et tourna vers son mari un regard terne et découragé.

– Je n’en puis plus, Simon, dit-elle d’une voix oppressée. Depuis trente heures que nous avons quitté notre pauvre vieille maison, je n’ai pas eu le temps de m’asseoir ; passer encore une nuit en chemin de fer m’effraie. Laisse-moi me reposer ici, nous partirons demain ensemble.

– Est-ce que cela se peut ? s’écria l’homme en se levant et en parcourant à grands pas l’étroite chambre d’hôtel garni où ils se trouvaient. On ne part pas comme cela pour l’Amérique sans avoir retenu sa place, sans avoir vu le bateau.

– Nos places sont retenues, fit doucement Marie en fermant la malle.

– Soit, mais savons-nous comment elles le sont ? Et puis, j’ai cent choses à acheter au Havre, que je ne trouverais pas ici en courant tout le jour ; là je les aurai sous la main... ils ont l’habitude d’équiper ceux qui s’exilent.

Il s’interrompit et s’arrêta. La tête de la petite fille s’était placée sous sa main. Elle ne parlait pas quand ses parents discutaient ensemble, elle savait qu’il fallait laisser passer l’orage ; mais de temps en temps elle donnait une caresse muette à celui qui semblait le plus fâché. Pour le moment c’était son père.

Il se pencha vers elle et l’embrassa machinalement.

– Dis-moi la vérité, Marie, reprit-il avec véhémence, tu es lasse de moi, lasse de la vie que nous menons, lasse de tout...

– Lasse en vérité, répondit-elle, mais pas de toi, Simon. Nous nous aimions bien quand nous nous sommes mariés, je t’aime bien encore, malgré...

Il l’interrompit avec un geste de colère.

– Malgré mes fautes, malgré mes folies, malgré mon incurie qui a gaspillé l’argent de ta dot, mes économies, l’héritage de ton père, tout enfin ! Je la connais, ta résignation ; je les connais aussi, tes reproches.

Marie détourna la tête d’un air fatigué. Il arrêta brusquement le torrent de paroles amères qu’il allait suivre, et continua d’un ton plus doux :

– J’ai eu du malheur ; j’ai eu trop de confiance dans les fripons, je me suis laissé gruger par des misérables, j’en conviens... Mais, Marie, puisque nous avons tout vendu, puisque nous partons pour l’Amérique, où les gens intelligents font fortune, sois moins triste, n’aie pas l’air d’un reproche en chair et en os... j’ai besoin de courage, moi aussi, je te le jure ! Et il m’en faut pour deux, puisque tu n’en as pas...

Il s’était laissé tomber sur une chaise ; elle s’approcha de lui et lui mit sur l’épaule ses deux mains jointes.

– Je t’aime, mon pauvre Simon, dit-elle ; je sais que tu es honnête et courageux ; mais quand on a vendu nos meubles à la criée, là-bas, vois-tu, il m’a semblé que quelque chose se brisait là...

Elle appuya la main sur son cœur souffrant. Il la regarda avec plus d’attention.

– Je suis lasse à mourir, continua-t-elle, réprimant à grand-peine un flot de larmes qui lui montait aux yeux. Par instants il me semble que mon cœur s’arrête, que j’étouffe... Un peu de repos, par pitié... une seule nuit dans un lit, et demain matin nous irons te rejoindre par le premier train... Je t’en supplie !

Simon hésita.

– Il m’en coûte de te laisser ici, dans ce grand Paris, où nous ne connaissons personne, seule avec la petite.

– Que peut-il m’arriver ? demanda-t-elle.

Il se tut, ne trouvant pas de réponse.

– Ah ! reprit-il ensuite, si je n’avais pas besoin de voir demain matin cet homme qui m’a promis un emploi, je resterais avec vous deux ici... mais on ne le voit qu’avant onze heures... Après-demain à onze heures nous serons loin... ce bateau part à trois heures du matin.

Il hésita encore, puis fit un geste brusque :

– Allons, c’est dit, fit-il, je m’en vais. As-tu de l’argent ?

– J’ai cinquante francs, répondit Marie.

– C’est assez. Nous n’avons pas fait de dépense ici. Nous vivons de peu, nous autres !

Il corda sa petite malle et la jeta sur son épaule d’un mouvement à la fois triste et irrité.

– Venez-vous à la gare ? dit-il, en se dirigeant vers la porte.

La femme le suivit, prenant la petite fille par la main. Ils marchaient lentement et avec difficulté à travers la foule affairée et bruyante, qui remplissait les rues à cette heure où l’on sort de partout.

Six heures sonnaient à la gare Saint-Lazare lorsqu’ils atteignirent le haut du perron.

– Vivement, dit Simon, ou je manquerai le train. Gardez-moi ma malle, je cours au guichet.

La jeune femme et la petite fille restèrent debout près du pauvre petit colis ; les yeux effarés, le cœur serré, elles contemplaient ce tohu-bohu des heures de départ ; le bruit les assourdissait, les gens les coudoyaient ; elles avaient peur et ne savaient que faire, quand Simon revint.

– Attendez-moi là, dit-il.

Il disparut en courant, sa malle sur l’épaule, et revint de même.

– Il était temps, dit-il essoufflé, j’ai failli rester. Adieu ! à demain ! Je vous attendrai à la gare à deux heures.

Marie l’embrassa avec une tendresse qui le surprit ; depuis longtemps, il n’avait vu tant d’affection dans les yeux de sa pauvre femme lassée.

– J’aurais dû partir, dit-elle précipitamment ; est-il temps encore ?

– Parbleu non ! s’écria Simon. Et nos effets. qui sont à l’hôtel ? Tu aurais bien pu te décider plus tôt.

Il enleva la petite fille et l’embrassa passionnément. Une autre étreinte à sa femme, et il s’élança en courant dans l’escalier de bois qui conduit aux salles d’attente.

Moins d’une minute après, un sifflet aigu se fit entendre. Marie serra dans la sienne la petite main de sa fille et se retira à regret.

– J’avais espéré qu’il manquerait le train, dit-elle à demi-voix.

– Maman, dit la fillette, j’ai faim.

La jeune femme entra dans une humble boutique de marchand de vin et se fit servir un frugal repas. Bientôt la lourde atmosphère de l’arrière-boutique lui fit mal ; elle sortit et se remit en marche par les rues, pendant que la fillette grignotait une dernière petite croûte de pain, reste de son dîner.

II

II

 

Les rues étaient moins peuplées ; la buée grise d’une soirée d’août commençait à les assombrir ; marchant toujours dans la direction de l’hôtel modeste où elle était descendue, Marie se trouva devant un jardin entouré de grilles, orné de fleurs ; on y entrait librement, et les enfants y jouaient avec des petits cris de contentement, pendant que les hirondelles tournoyaient dans l’air avec des cris presque semblables. C’était le square Montholon.

– Oh ! maman ! les belles fleurs ! dit la petite.

Cédant à la douce pression de la menotte, Marie entra dans le square. Un banc vide se trouvait là, adossé à un massif qui lui formait une sorte de protection ; elle s’assit, et l’enfant auprès d’elle.

– Tu peux jouer, dit la mère.

La petite descendit du banc, et se mit à faire des tas de sable avec ses mains. On voyait que la pelle et le seau ne lui étaient pas familiers, car elle regarda avec curiosité deux autres enfants un peu plus loin, qui, munis de tous les ustensiles usités en pareil cas, faisaient sans relâche une quantité considérable de petits pâtés.

– Voulez-vous jouer avec nous ? dit l’aînée, une petite fille accorte, déjà aimable comme une commerçante.

L’enfant ne demandait pas mieux. Elle tourna instinctivement la tête vers sa mère pour obtenir son agrément, mais Marie ne regardait pas de son côté : la fillette s’éloigna de quelques pas en compagnie de ses nouvelles camarades.

Le roulement des voitures avait un peu diminué, les omnibus passaient moins fréquemment, et le contrôleur du bureau, à quelques pas de là, n’appelait plus de numéros de sa voix enrouée.

Paris dînait, et pendant ce temps, le train omnibus emmenait sans trop de hâte, loin du bourg natal et loin de sa famille, représentée uniquement par cette femme et cette enfant, Simon Monfort, qui avait envie de pleurer, tout homme qu’il était.

Marie songeait à cet époux qui s’éloignait à chaque seconde, et sa pensée remontait le cours des jours passés. Ses mains molles retombèrent le long de sa robe brune, terne et sans gaieté, comme tout l’être qu’elle recouvrait ; sa tête s’inclina doucement sur sa poitrine, et savoura, après de si longs travaux, de si longues angoisses, la douceur de rester un moment sans travailler.

Il est des êtres pour qui la vie semble s’être faite rude à plaisir ; des êtres pour qui l’enfance n’a pas eu de sourires, l’adolescence pas d’émotions douces, la jeunesse pas de fêtes.

Marie était restée orpheline de bonne heure, – pas assez tôt cependant pour que la commisération des voisins et des amis s’étendît sur elle d’une manière effective. Elle avait vécu avec son père, un bonhomme dur et entêté, qui n’aimait ni le bruit joyeux des jeux, ni les larmes de chagrin qu’il appelait pleurnicheries ; jeune fille, elle n’avait pas eu d’amies : son père les effarouchait par son humeur morose.

Simon Monfort la demanda un jour en mariage ; pourquoi ? Elle n’eût pu le dire, lui non plus, peut-être, si ce n’est que l’humeur austère du prétendu ne s’était pas effarouchée de celle du futur beau-père, et réciproquement.

À cette heure de sa vie, Marie avait connu un peu de joie ; le mariage l’avait bientôt rejetée dans ses tristesses. Monfort, soupçonneux par nature, était confiant par effort de volonté ; ce qui eût dû le prémunir contre le danger, le lui faisait au contraire rechercher. Il se laissa entraîner à des spéculations mauvaises, où lui seul perdait de l’argent, pendant que ses amis s’y enrichissaient ; sa mauvaise humeur naturelle s’en accrut ; il voulait reconquérir ce qu’il avait perdu, et fit si bien qu’un jour il se trouva face à face avec la ruine.

C’était un homme résolu ; son éducation baroque, laissée aux soins du hasard, car il n’avait point de proches et depuis l’âge de dix-huit ans s’était vu libre de tout point, cette éducation, étendue mais décousue, le rendait apte à une foule de choses. Il se décida à partir pour l’Amérique, sûr d’y trouver un emploi, il ne savait lequel, pour ses facultés jusqu’alors inutiles.

Il annonça sa résolution à sa femme. Ce fut pour Marie la plus pénible des épreuves. Son père était mort depuis son mariage ; rien ne l’attachait au sol natal, mais cette absence de liens même lui rendait la terre de la France plus douce et plus chère. Elle essaya quelques objections, aussitôt réfutées, et se soumit, ne pouvant faire autre chose.

Une petite fille était née de ce mariage sans joie, une mignonne enfant qui avait alors trois ans et demi ; celle-ci était la lumière et la gaieté de la maison paternelle. Comment ces deux êtres tristes et silencieux avaient-ils donné le jour à cette petite créature dont le rire s’épanouissait à tout instant comme une fusée, dont le gazouillis semblait avoir emprunté des notes aux oiseaux qui nichaient dans les arbres du jardin ? La vie a de ces mystères.

Marie fit pour la petite Marcelle un grand manteau de voyage avec un capuchon, et tout fut dit.

Ils étaient arrivés à Paris le matin même, après une longue journée et une longue nuit en chemin de fer. Au sortir du wagon, l’air froid de cinq heures avait frappé la jeune femme au visage, et elle en avait gardé tout le jour un frisson douloureux.

Un besoin de repos si impérieux qu’il dominait toutes les impressions, tous les sentiments, s’était emparé d’elle, et lui avait fait implorer une nuit de sommeil tranquille comme le plus précieux des biens. Assise là, dans ce square, où les bruits s’assourdissaient peu à peu avec la nuit tombante, elle se trouvait bien. Une étrange torpeur s’emparait d’elle, et lui faisait redouter le moindre mouvement.

À deux reprises, elle pensa qu’il se faisait tard, qu’il faudrait rentrer, car le train partait de bonne heure le lendemain ; mais le repos était si doux ! elle se dit qu’elle s’en irait tout à l’heure. La voix de Marcelle arrivait par instants à ses oreilles, avec un babil joyeux. Elle retourna à ses pensées.

Son mari l’aimait, après tout. Il était d’humeur taciturne, mais elle-même n’était guère communicative. Bien des ennuis leur étaient venus de cette mauvaise habitude de garder pour eux leurs pensées ; elle s’en corrigerait, elle chercherait en lui un confident, un consolateur.

Plus d’une fois il lui avait dit : – Tu es lasse de moi !

Ce n’était pas vrai, cependant, elle n’avait jamais désiré s’affranchir de sa société. En y pensant bien, elle considérait, au contraire, l’éventualité d’une séparation comme le plus grand des malheurs.

Pour que cet homme morose, mais, au fond, juste et bon, l’eût crue détachée de lui, elle devait avoir eu des torts graves sans le savoir, sans s’en douter... Elle était jeune encore ; à vingt-six ans, on a une longue vie devant soi ; elle réparerait ses torts.

Une pensée de tendresse et de pitié traversa son âme au souvenir de son mari, qui roulait vers le Havre, triste sans doute et mécontent qu’elle eût refusé de le suivre. Elle regrettait maintenant ce refus ; la chambre d’hôtel garni allait lui paraître bien triste et bien nue. Comment n’avait-elle pas songé à cela ?

Mais il devait y avoir encore des trains pour le Havre ce soir-là ! Elle pouvait partir sur-le-champ ! Ce moment de repos sur le banc du square lui avait rendu la légèreté de sa jeunesse ; elle avait envie de se lever et de courir...

Une vive lumière lui blessa les yeux. C’était le gaz d’un réverbère qui venait de s’allumer en face d’elle. Elle battit des paupières deux ou trois fois, puis voulut mettre son projet à exécution, mais une lourdeur étrange avait envahi ses jambes. Le haut de son corps voulait se mouvoir, elle avait envie de fendre l’air avec ses bras comme avec des ailes, mais elle était retenue à la terre...

– Mon pauvre Simon ! pensa-t-elle ; enfin, d’ici demain il n’y a plus bien loin, demain à deux heures, à la gare ; je partirais ce soir que je ne saurais où te trouver... pourtant j’aurais bien voulu t’embrasser... il me semble que je ne t’ai pas dit adieu comme il faut... Qui est-ce qui disait, quand j’étais petite, qu’il faudrait toujours se séparer comme si l’on ne devait jamais se revoir ? Je ne me souviens plus... mais c’est vrai... je voudrais être à demain... Marcelle...

Marcelle courait autour du square avec ses nouvelles amies, auxquelles s’étaient jointes plusieurs autres petites filles.

La bande enfantine s’éparpillait et se reformait avec des cris joyeux ; enfin, hors d’haleine, on s’arrêta au milieu du carrefour pour causer un peu. Au rebours des hommes, les enfants commencent par s’amuser ensemble et font ensuite plus ample connaissance.

– Où demeures-tu ? demanda à Marcelle Louise, la plus âgée, qui gouvernait visiblement le jeune troupeau, grâce à l’autorité de ses onze ans et à la supériorité de sa taille. Elle avait l’air d’une petite maman.

– Là-bas, répondit la fillette, au bout du chemin de fer.

Tous les enfants partirent d’un fou rire.

– Au bout du chemin de fer, s’écria une gamine, ce n’est pas un endroit, ça.

– Laisse-la tranquille, elle est petite, cette mioche, elle ne sait pas, c’est clair, fit l’aînée en s’interposant. À Paris, dis, petite ?

– Non, pas à Paris, répondit Marcelle. C’est ici Paris, nous demeurons là-bas.

Elle étendit sa main dans une direction quelconque.

– Qu’est-ce qu’il fait ton papa ? demanda une autre d’un ton capable.

– Rien.

– Et ta maman ?

– Rien.

– Ce sont des rentiers, fit Louise en hochant la tête d’un air avisé. Ils ne sont pas dans le commerce, dis ? Nous sommes dans le commerce, nous !

– Où ? fit Marcelle qui ne comprenait pas.

Louise indiqua une petite boutique d’herboriste dans la rangée de maisons qui longeait le square.

– Voilà, dit-elle. Nous allons bientôt rentrer. Où est ta maman ?

– Elle est là qui dort sur un banc, répondit pour Marcelle une petite compagne.

– Est-ce que tu reviendras demain ? demanda Louise ?

– Je ne sais pas.

– Oh ! ne l’invite pas, elle est trop bébé ! C’est ennuyeux, les mioches si petits ! s’écria une jeune frondeuse.

– Il faut être bon envers les petits, dit Louise d’un ton grave. Elle est gentille d’abord et bien élevée, et puis elle est seule ; elle s’ennuie, cette petite. Comment t’appelles-tu ?

– Marcelle.

– Marcelle comment ?

La petite fille resta perplexe. Le nom de son père n’avait pas laissé de souvenir dans sa mémoire. Toujours seule en province, sa mère n’avait pas eu le soin très parisien de lui faire apprendre son nom et son adresse. En province, quand les enfants s’égarent, ils sont vite retrouvés, car tout le monde les connaît.

– Je ne sais pas, dit-elle enfin, après avoir vainement cherché dans sa tête une suite familière à son prénom, Marcelle.

Il faudra dire à ta maman de te l’apprendre, fit observer la raisonnable Louise. Si tu te perdais, qu’est-ce que tu deviendrais ?

Le gardien du square s’approchait, brandissant sa grosse canne.

– Qu’est-ce que vous faites là, tas de moutards ? gronda-t-il ; voulez-vous bien aller vous coucher ! ou bien je vous enferme dans le square.

– Oh ! monsieur le gardien, il n’est pas encore l’heure ! s’écrièrent en chœur les petites habituées.

– Allons, déguerpissez ! continua le brave homme. Je vous demande un peu si tout ça ne devrait pas être dans son lit !

Louise avait pris la main de Marcelle pour la reconduire à sa maman. Le gardien la suivit, continuant sa ronde.

– Madame, dit poliment Louise en s’approchant de la jeune femme, voilà votre petite fille que je vous ramène.

Marie ne fit aucun mouvement. La tête appuyée sur la poitrine, elle paraissait endormie.

– Maman, dit Marcelle en tirant sur sa jupe.

Elle ne répondit pas.

– Maman, cria la petite fille, maman !

Louise recula de deux pas, et considéra la jeune femme avec une attention mêlée de frayeur.

– Elle dort, dit-elle au gardien qui s’approchait.

– C’est malsain de dormir comme ça à la fraîche, dit-il. Faut la réveiller. Madame !

Marie restait immobile. Marcelle grimpa sur ses genoux et se rejeta en arrière avec un cri perçant. Sous l’effort de ses petites mains, le corps de sa mère cédait, menaçant de tomber sur elle. Le gardien la soutint et la remit dans sa première position.

– Elle est morte ! s’écria Louise.

– Veux-tu te taire ! gronda le gardien. Reste-là, ne laisse pas sortir l’enfant.

Il se dirigea à grands pas vers la rue Lafayette, et revint aussitôt, accompagné de deux sergents de ville. Prévenue par cette vague et insaisissable rumeur qui annonce les sinistres, la foule s’amassait autour des petites filles. Un médecin s’approcha et mit la main sur les tempes de Marie, déjà glacées.

– Elle est morte, dit-il.

III

III

 

Un sourd murmure parcourut la foule, soudain frappée comme par une commotion électrique. Lorsque la mort passe au milieu de nous, si près qu’elle nous frôle de son linceul, celui qu’elle enlève, nous fût-il indifférent, étranger même, devient un objet de respect et de pitié. Chacun songe à ceux qu’il aime, songe au néant de sa propre existence, et reporte sur la victime sa pieuse commisération. Marie était une inconnue pour tous, et tous se sentirent émus en voyant les bras inertes de la jeune morte tomber le long de son corps quand les sergents de ville l’enlevèrent pour la transporter sur une civière au poste de police.

– L’enfant ! cria une voix dans la foule.

– Emmenez l’enfant ! dit brusquement le gardien.

Il n’aurait jamais consenti à se l’avouer, mais la vue du désespoir de Marcelle, qui pleurait à sanglots parce que sa mère ne voulait pas lui répondre, le prenait à la gorge et lui faisait grossir sa voix, de peur qu’on ne s’aperçût qu’elle tremblait.

– Pauvre petite ! murmura-t-on de tous côtés quand les curieux s’écartèrent pour livrer passage au funèbre cortège. Une femme se détacha et lui prit la main pour la conduire.

– Je suis là, dit une voix douce à l’oreille de la petite fille.

Marcelle regarda qui lui parlait, et une sorte de sourire éclaira son visage quand elle vit celui de sa nouvelle amie si près du sien. Une main dans celle de Louise, l’autre dans celle de la brave femme qui s’était chargée de la guider, elle se laissa entraîner, s’efforçant avec ses petits pieds de rattraper les longues enjambées que faisaient devant elle ceux qui portaient le corps de sa mère.

Elle se trouva enfin dans une salle basse où régnait une odeur désagréable. Deux lampes fumeuses l’éclairaient mal. On entraîna Marcelle à l’écart, pendant qu’on fouillait les vêtements de la morte afin d’y trouver quelques indices. Il n’y avait rien.

La petite somme d’argent qu’elle possédait était contenue dans un porte-monnaie commun ; le linge marqué M. P., suivant l’usage de certaines provinces, qui veut que les femmes mariées, même depuis longtemps, marquent encore leurs effets à leur nom de jeune fille, – le linge était plutôt fait pour tromper les investigations que pour leur apporter du secours. Pas de papiers, – Simon les avait tous dans son portefeuille ; – pas même l’adresse de l’hôtel où elle était descendue.

Le mot funèbre « la Morgue » fut prononcé. La femme qui gardait Marcelle frissonna.

– Oh ! la pauvre femme ! dit-elle tout bas.

– Questionnez l’enfant, fit une voix.

Mais Marcelle ne savait rien, hors son nom. On obtint d’elle un vague éclaircissement, lorsqu’elle dit avoir été au chemin de fer avec sa mère conduire son père avant le dîner ; mais personne ne se douta que ce chemin de fer était celui du Havre, la petite fille, dans son ignorance, ayant donné des indications auxquelles un agent zélé crut reconnaître la gare de l’Est.

– Que va-t-on faire de l’enfant ? dit une voix pleine de pitié.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui veuille s’en charger provisoirement ? dit le commissaire.

Malgré son habitude de pareils événements, il lui paraissait bien cruel d’envoyer au Dépôt la pauvre petite créature.

– Moi, monsieur, dit la femme qui l’avait conduite.

Mais avant qu’elle eût eu le temps de se présenter en pleine lumière, une petite forme agile avait paru devant la balustrade, et une voix d’enfant avait bravement crié :

– Moi, monsieur.

La foule, aussi prompte à rire qu’à pleurer, se remua joyeusement à cette apparition.

– Qui, toi ? fit le commissaire en se penchant pour voir d’où partait cette proposition.

– Moi, monsieur, Louise Favrot, rue Baudin ; maman est herboriste en face du square Moutholon.

Les rires redoublèrent, mêlés de quelques applaudissements.

– C’est une plaisanterie ! fit le commissaire en fronçant ses épais sourcils.

– Pardon, monsieur, ce n’est pas une plaisanterie, répliqua Louise d’un ton indigné ; maman est très bonne, elle aime beaucoup les enfants ; nous avons perdu ma petite sœur il y a six mois, et je suis sûre qu’elle serait contente de se charger de cette petite.

On ne riait plus dans l’auditoire, on s’entre-regardait d’un air attendri.

– Et vous ? dit le commissaire en s’adressant à la bonne femme qui s’était proposée.

– Moi, monsieur, je suis blanchisseuse de fin, chez moi ; je suis veuve et sans enfants, et j’offre de me charger de la petite, en attendant ; mais si la mère de Louise veut la prendre, elle sera mieux chez elle que chez moi. Je la connais. C’est une dame excellente.

– Allez la chercher, dit le commissaire à un agent.

Madame Favrot apparut bientôt, tout émue de trouver sa fille au poste de police, le dernier lieu du monde où elle l’eût soupçonnée en ce moment. Elle connaissait l’accident. Deux mots la mirent au courant de l’étrange proposition de Louise. Émue, elle se pencha sur Marcelle qui, lasse d’avoir pleuré, venait de s’endormir dans les bras de la blanchisseuse.

– Pauvre mignonne ! disait-elle, c’est vrai qu’elle ressemble à ma petite Céline... Faut-il que tu aies de l’aplomb, ajouta-t-elle en se tournant vers sa fille, pour être venue te fourrer ici et réclamer la petite perdue ! Je n’aurais jamais osé, moi ! Mais les enfants, c’est pire que tout.

– Vous décidez-vous ? fit le commissaire impatienté.

– C’est dit, monsieur, on la couchera dans le petit lit de Céline.

Après les formalités d’usage, madame Favrot se retira, emportant Marcelle endormie dans ses bras. Plus d’un, surtout plus d’une, parmi la foule qui attendait au dehors, voulut lui glisser quelque argent.

– Donnez-le au commissaire, dit-elle avec orgueil ; ça fera un magot à la petite ; mais nous autres, ce que nous faisons, nous le faisons de notre poche.

Une heure après, Marcelle dormait paisiblement dans le lit blanc de l’enfant morte, et Louise, couchée en face, se soulevait de temps en temps pour s’assurer de sa présence, tant cela lui paraissait charmant et invraisemblable.

– Ce n’est pas tout ça, soupira madame Favrot, mais qu’est-ce qu’on va lui dire demain quand elle demandera sa mère ?

IV

IV

 

Le lendemain à deux heures, Simon Monfort était à la gare, à l’arrivée du train de Paris. Appuyé contre la balustrade de bois qui ferme la cour, il regardait venir les wagons, qui s’approchaient d’un mouvement de plus en plus ralenti, se heurtant les uns aux autres, avec un bruit strident. La locomotive s’arrêta devant Simon, le chauffeur et le mécanicien descendirent, les employés se mirent à décharger sans trop de hâte le fourgon de bagages, et à toutes les portes de wagons apparurent des figures fatiguées ; avançant les pieds avec précaution, les voyageurs se risquèrent sur le quai de la gare, puis, se retournant, ils tirèrent soigneusement de dessous les banquettes des paniers, des cartons, de volumineux paquets ; les mères prirent dans leurs bras et déposèrent sur le sol des enfants pleurards...

Simon regardait toujours les voyageurs qui défilaient un à un devant lui ; quand le dernier eut franchi la porte, il attendit encore. Les omnibus des hôtels étaient là ; il les examina tous sans plus de succès. Se hasardant alors à entrer dans la gare, il s’adressa alors au chef de train, qui allait et venait, l’air important, les mains pleines de papiers.

– Vous n’aviez pas dans le train une jeune femme avec une petite fille ? lui demanda-t-il.

L’employé le regarda d’un air ahuri.

– Il y avait des masses de femmes avec des petites filles ; qu’est-ce qu’il vous faut ?

– Une femme en robe brune avec une jolie petite fille de trois ans et demi. Il n’est pas arrivé d’accident en route ?

– Pas le moindre accident.

– Elles n’auraient pas été obligées, pour un motif quelconque, de descendre en route ?

– On ne m’a rien dit, je n’en sais rien. Si elles sont descendues, c’est qu’elles l’ont bien voulu.

L’employé s’en alla d’un pas pressé. Simon resta immobile, agité de pensées confuses qui lui entraient dans le cœur comme des pointes de clous.

– Quand la prochaine arrivée de Paris ? demanda-t-il à un camionneur.

– À cinq heures. Dites donc, vous n’allez pas rester là, hein ?

Simon reprit lentement le chemin des quais.

– Elles ont manqué le train, se disait-il. Elle aurait bien pu m’envoyer une dépêche, ajouta sa pensée, avec amertume.

Soudain il se rappela qu’il n’avait pas donné d’adresse à sa femme, et haussa les épaules de dépit à la pensée de sa propre imprudence.

– Il faut attendre l’arrivée de cinq heures, se dit-il ; elles ont manqué le train, c’est clair. Les femmes n’en font jamais d’autres !

Trois heures sonnaient ; il retourna chez l’agent d’affaires qu’il avait vu le matin.

– Avez-vous bien réfléchi ? lui dit celui-ci.

– Oui, monsieur, la chose me convient, répondit Simon.

– Il faut partir demain matin, – c’est-à-dire cette nuit.

– J’y suis décidé, monsieur.

– Remarquez que la place est bonne. Six mille francs de fixe et un intérêt dans l’affaire.

– Je le sais.

– Eh bien ! quoi ! vous n’avez pas l’air aussi décidé que ce matin. Vous étiez tout feu et tout flamme.

– C’est que j’ai été à la gare, ma femme devait venir me rejoindre, elle aura manqué le train.

– Parbleu ! cela arrive tous les jours. La belle affaire ! Je vous engage à retenir votre cabine à bord du bateau.

– C’est fait.

– N’allez pas vous mettre en retard, vous perdriez votre passage, et ce qui est plus grave, un autre prendrait la place que je vous ai promise, car cela ne souffre pas de retards. Je vais télégraphier votre arrivée, il n’y a plus à y revenir.

– Bien, monsieur.

– Voici l’avance annoncée, reprit l’agent d’affaires en tirant de son tiroir un billet de banque. Je serai au départ. Jusque là, tâchez de retrouver votre femme.

Le rire qui accompagnait ces paroles résonna lugubrement dans le cœur de Simon. Il signa son engagement et un reçu, puis il se retira plus morose que jamais.

Il était à peine trois heures et demie ; n’osant retourner sur-le-champ à la gare, Simon se mit à marcher lentement le long du quai d’un bassin mis à sec pour cause de réparations. L’odeur de la vase lui montait aux narines, mais il n’y prenait pas garde. Cet endroit désert, si différent de l’animation des autres quais, convenait à l’état de son esprit.

Vainement il se disait que Marie avait manqué la train. Cette explication toute simple ne suffisait pas à le calmer. Malgré lui, mille scènes pénibles, douloureuses, surgissaient de son passé et se dressaient devant lui comme des fantômes.

Que de fois Marie lui avait dit : « Je suis lasse de cette vie ! »

Elle pouvait en être lasse en effet, car l’existence ne s’était pas montrée souriante pour eux. Se pourrait-il qu’elle eût reculé devant ce grand voyage, devant l’expatriation sans terme défini, devant toutes les angoisses d’un tel départ ?

– Je pars bien, moi ! se dit-il d’une voix sévère.

– Oui, lui répondit la voix intime de son âme. Mais toi, tu sais où tu vas, tu sais d’aujourd’hui seulement que ton pain est assuré, que tu as du travail, que tu seras traité par ceux qui vont t’employer comme un honnête homme qui mérite leur considération. Elle ne sait pas tout cela, la pauvre femme... Et si elle avait défailli ? Si au moment de partir elle ne s’était plus senti de courage ? Si Simon lui avait fait la vie si dure qu’elle préférât la solitude avec son enfant ?

À la pensée de l’enfant, Simon crispa les poings et se mordit les lèvres. Elle n’avait pas le droit de lui prendre l’enfant ! Marcelle était à lui, au moins autant qu’à elle. L’enfant !

Il se précipita presque en courant vers la gare ; l’heure n’était pas arrivée, mais il sentait que si près il souffrirait moins de la cruelle incertitude.

La vue de l’horloge, qui lui infligeait encore une longue attente, le calma un peu. Ne voulant pas se donner en spectacle aux travailleurs ou aux désœuvrés qui se trouvaient là, il chercha un coin tranquille, s’assit sur une borne et reprit le cours de ses méditations.

Quoi d’étonnant à ce que Marie eût pensé à se séparer de lui ? Elle était adroite aux ouvrages de femme, elle trouverait toujours le moyen de gagner sa subsistance et celle de l’enfant. Mais pourquoi ne le lui avait-elle jamais dit ? Des reproches, même amers, même injustes, n’eussent-ils pas mieux valu que ce silence dédaigneux, presque hostile, qu’elle gardait toujours auprès de lui ?

Une vision presque effacée monta lentement des vapeurs du passé ; il vit l’image de sa femme se dégager lentement et apparaître telle qu’elle était jadis, assise sur une chaise près de sa table de travail ; cousant avec patience, elle levait sur lui de temps en temps ses yeux pleins de calme affection, ses lèvres s’ouvraient, elle faisait une question, et attendait la réponse, l’aiguille en l’air, le visage interrogateur... Il répondait d’un ton bref, parfois par une brusquerie...

La main retombait sur le linge, la tête soumise s’inclinait plus bas, et le silence régnait dans la petite chambre, close au souffle de l’hiver, close aussi contre les bruits du dehors.

La femme silencieuse se mettait alors à penser. À quoi pensait-elle, pendant ces heures muettes, si longues, si monotones ? Pendant qu’il s’occupait de ses travaux qui suffisaient à son intelligence et sans doute à son cœur, amusé par la difficulté vaincue, tenté par le désir de savoir, quels rêves pouvaient distraire la femme, qui n’était pas encore mère, et qui avait si peu connu la tendresse paternelle ?

Ce n’est pas maintenant, au coin d’une rue, dans une ville inconnue, que l’époux aurait dû se le demander ! C’était alors, avant les malheurs, avant les erreurs, lorsque la confiance était si naturelle de part et d’autre ! Mais lui n’en avait pas ressenti le besoin ; à quoi bon ? n’était-il pas sûr de sa brave et honnête femme ? Elle ne pouvait avoir, avec ses yeux clairs, une pensée que son mari ne dût connaître, pour peu qu’il en eût souci.

Simon se dit, et c’était vrai, que dans cette apparente rudesse, dans cette prétendue indifférence, il y avait eu beaucoup d’estime et beaucoup de tendresse réelle.

Oui, mais elle ne le savait pas ! Elle ne voyait que l’enveloppe, pauvre femme, triste et fatiguée ! elle aurait eu besoin de connaître le fond de l’âme de ce mari qui la rendait malheureuse, et qui l’aimait pourtant !

Monfort poussa un soupir de soulagement. Après tout, rien n’était perdu. Marie avait souffert, mais il était désormais décidé à réparer ses fautes. Il allait être un bon mari, maintenant qu’il avait les yeux ouverts. Au fond, c’était un simple malentendu, et ces choses-là s’arrangent ; sur cette terre étrangère, serrés étroitement tous trois l’un contre l’autre, ils ne souffriraient pas de l’exil ; ils s’aimeraient davantage, et se connaîtraient mieux, n’ayant plus qu’eux trois pour patrie et pour famille !

L’horloge sonna les trois quarts. Imposant une démarche lente à ses pieds impatients, Simon retourna se poster où il avait attendu le matin. Marie allait venir, et il ne la gronderait pas d’avoir manqué le train, tant il était joyeux de la revoir.

V

V

 

Le train arriva ; c’était un train direct sans troisièmes. Les voyageurs furent bientôt descendus ; plus d’une petite fille passa devant lui, tenant la main de sa mère, mais aucune n’avait les yeux clairs et les cheveux châtains de Marcelle.

Simon sentit tout à coup une grande colère lui monter au cerveau, un grand écroulement se faire dans son cœur. Elle n’était pas venue ? C’est donc qu’elle ne voulait pas venir ? Elle n’avait plus d’excuse, cette fois ! Elle avait assez d’argent pour prendre des premières, s’il le fallait ! Pourquoi le torturer par une attente cruelle ?

Furieux, il courut au télégraphe et envoya la dépêche suivante à l’hôtel où il était descendu la veille.

« Pourquoi la dame avec la petite fille arrivée hier, pas venue aujourd’hui. »

Eu envoyant ce message, il s’aperçut avec étonnement qu’il n’avait pas donné son nom. C’est ce qui l’empêcha de désigner autrement sa femme, craignant qu’elle n’eût donné son nom de jeune fille, ou tout autre, par fantaisie ou par amour-propre.

La réponse payée lui parvint trois heures après, – trois heures qu’il avait passées à piétiner fiévreusement le pavé de la cour, devant le bureau télégraphique.

« La dame en question pas rentrée hier soir. »

Monfort resta stupide, puis fit un mouvement brusque et chancela. L’employé qui lui avait remis la dépêche sortit précipitamment de sa cahute pour le soutenir, le croyant frappé d’apoplexie. Il se remit, remercia machinalement le brave homme, refusa un verre d’eau et sortit, titubant comme un homme pris de vin.

Elle n’était pas rentrée ! Cette pensée martelait le cerveau de Monfort avec la ténacité d’un marteau mécanique. Elle n’était pas rentrée ! Non seulement elle n’avait pas voulu le rejoindre, mais elle lui faisait perdre sa trace ! Elle s’enfuyait avec la petite, comme une voleuse, n’importe où, et lui, époux abandonné, père sans enfant, il allait partir pour un pays inconnu, tout seul, comme un criminel qui part pour la déportation !

Elle avait voulu rester, c’était clair, pour se perdre dans ce grand Paris où l’on se cache si bien que nul ne peut plus vous y retrouver. Pas rentrée !

Il marcha longtemps, sans faire attention à son chemin ; tout à coup il se trouva au milieu d’une foule bruyante qui le heurtait sans s’excuser ; il trébucha sur des paquets, et comme il levait la tête :

– Gare donc ! cria une voix brutale.

Le sifflement d’un corps lourd qui traversa l’air à quelques lignes de son crâne le fit se baisser instinctivement, et il aperçut une caisse énorme qui tournoyait au-dessus de lui, enlevée comme une plume par une grue à vapeur.

– Mais gare donc ! hurla près de lui une autre voix plus rude encore, avec un juron accentué. On le tira violemment par le bras, et à l’endroit où il se tenait tout à l’heure, une lourde chaîne en fer tomba pesamment avec son puissant crochet.

– Faut-il avoir envie de se faire périr pour aller là ! grommela le manœuvre qui l’avait sauvé. Si vous avez envie de vous défaire de la vie, vous ne pouvez pas aller vous noyer proprement dans un bassin, au lieu de nous empêcher de faire notre ouvrage ?

– Qu’est-ce que vous faites ? demanda Simon, tout ahuri de ses récentes secousses.

– Nous chargeons le Canada, qui va partir cette nuit. Allons, filez, nous n’avons que faire des flâneurs par ici.

– Je suis un passager du Canada, dit machinalement Simon.

– Alors, passez vite, sans quoi vous aurez la tête fracassée, quand vous auriez le crâne aussi dur qu’un boulet de canon. Hop-là ! est-ce qu’il vous faudrait le pont Neuf, par hasard ? Passez donc le pont Neuf à monsieur !

Harcelé, bousculé, raillé, Simon se laissa pousser sur l’étroite passerelle, et se trouva entre deux écoutilles ouvertes, d’où sortaient des cris, des appels, des chocs, mille bruits aigres et confus. Les deux redoutables grues fonctionnaient toujours activement, avec un ronron assourdissant ; les caisses descendaient, les chaînes remontaient et se croisaient dans l’air avec une rapidité qui donnait le vertige, sans se tromper, sans se heurter jamais.

D’énormes réflecteurs renvoyaient dans l’entrepont une lumière aveuglante comme le plein soleil ; sur le pont encombré de colis, les passagers allaient et venaient, cherchaient leurs cabines, donnant des ordres contradictoires, grognant contre tout le personnel, introuvable en ce moment, pour l’excellente raison qu’il faisait à terre ses adieux à qui de droit. Par-dessus, ou plutôt par-dessous tout cela, la machine sous pression ronflait puissamment, faisant vibrer la coque en fer du navire, qui résonnait comme un immense tuyau d’orgue.

Monfort chercha machinalement la cabine qu’il avait arrêtée pour sa femme et pour lui ; il en avait la possession complète, à moins qu’on ne voulût bien lui rembourser le prix du passage de Marie, ce qui n’était guère probable. Il n’y pensa pas alors. Ce qu’il cherchait, c’était un peu d’isolement, un peu de calme ; il le trouva là.

L’eau clapotait doucement sous le hublot de sa cabine ; du côté du bassin, tout était repos et fraîcheur. Les bruits n’arrivaient plus à lui que fort atténués, sauf la trépidation de la vapeur concentrée qui se faisait entendre et sentir partout. Il s’assit et se prit la tête dans ses mains.

Perdue, Marie, perdue, Marcelle ! Perdues pour lui – pour jamais sans doute !

Avec quelle méchanceté froide cette femme avait calculé son abandon ! Elle l’avait pris par la compassion, se disant lasse, implorant un peu de repos. À cette pensée, le cœur de Simon se soulevait de dégoût et d’indignation.

– Mais Marcelle ! ma fille, ma petite fille ! s’écria-t-il, elle n’avait pas le droit de me la prendre ! Voleuse, voleuse d’enfant !

Il frappa la boiserie à se faire mal, et retomba inerte. Un pareil malheur dépassait tout ce qu’il avait jamais redouté ! Dans l’attente des plus grands désastres, il avait toujours rêvé à son côté cette tête d’ange, aux yeux rayonnants, au sourire innocent... Plus rien, rien ! moins que si elle était ensevelie sous une petite croix de bois dans un cimetière, car il pourrait encore alors y pleurer, tandis qu’aujourd’hui !...

Il sortit de sa cabine, et forçant tout sur son passage, il franchit la distance qui séparait le navire du quai, sans planche, d’un seul bond, puis il prit sa course vers la gare. Il y avait encore des trains. Ce n’était pas possible que Marie l’eut abandonné ! D’ailleurs, il allait partir pour Paris, il la retrouverait, il lui reprendrait la petite et s’en irait avec elle... Il serait bien vengé, ce jour-là, de tout ce qu’elle lui faisait souffrir !

Il heurta quelqu’un qui l’apostropha vivement. Comme il se dégageait sans rien dire :

– Eh ! mais, c’est vous, Monfort, lui dit l’agent d’affaires, où courez-vous ? Le Canada part dans deux heures, vous savez ?

– Oui, oui, répondit Simon, il faut que j’aille à la gare.

– Pas de bêtises ; la gare est fermée pour cette nuit. Vous avez signé votre engagement et reçu des arrhes ; vous n’auriez pas envie de nous fausser compagnie, j’espère ?

– Non, monsieur, dit Simon, soudain calmé. J’ai engagé ma parole, je le sais ; mais il faut que j’aille à la gare.

Se détachant par une secousse de la main de l’agent qui retenait le bouton de son habit, il prit sa course vers la gare.

Comme un fou, il rôda tout autour, fouillant les coins obscurs, interrogeant les rares passants ; il fit le tour des hôtels bon marché, donnant le signalement de sa femme et de sa fille, se faisant chasser et huer par les marins qu’il troublait, dans les salles basses et enfumées des restaurants. Un long sifflement deux fois répété traversa l’air et la nuit. Une cloche tinta longtemps à temps égaux.

– Le Canada ! se dit-il ; tout ce que je possède au monde est sur le navire, j’ai donné ma parole, je dois partir ! mais je reviendrai, oh ! je reviendrai pour me venger !

Il courut tête baissée comme un taureau furieux, fendit une seconde fois la foule qui regardait l’immense paquebot, traversa la passerelle au moment où le capitaine donnait l’ordre de la retirer ; et entendit derrière lui la voix de l’agent d’affaires qui lui cria :

– Diable d’homme ! Je vous ai bien cru en fuite. Bon voyage tout de même !

Le transatlantique tournait lentement, envoyant le remous de son hélice battre le quai. Bientôt, remorqué par une abeille, il franchit les jetées ; les phares de la Hève l’inondèrent de lumière électrique, pendant qu’à l’orient une lueur plus claire indiquait l’aube encore lointaine ; puis le navire se dirigea vers l’occident, et quand le jour parut, la terre de France n’était plus qu’une ligne indistincte au-dessus des flots.

Enfermé dans sa cabine Simon Monfort pleurait sur son bonheur perdu.

VI

VI

 

Quand Marcelle se réveilla dans le lit inconnu où elle avait reçu l’hospitalité, elle regarda au plafond et éclata de rire, ce rire adorable de l’enfance, qui, au lieu comme nous de critiquer amèrement ce qu’elle ne connaît pas, se contente de le trouver très drôle et d’en rire à gorge déployée.

Madame Favrot, qui allait et venait par la chambre, se retourna à ce bruit inattendu, et suivant la direction du regard de l’enfant, s’aperçut que l’objet de cette joie était un lézard empaillé suspendu au plafond par crainte des souris. Cette « pièce curieuse », fonds de boutique du vieux bonhomme qui l’avait précédée, avait gêné partout l’honnête commerçante ; transportée d’un endroit à l’autre, elle s’endommageait, les écailles tombaient, et les petites filles, qui avaient pris « la bébête » en affection, lui ayant un jour, – il y avait longtemps, – rempli la bouche de panade, sous prétexte qu’il devait avoir faim, l’animal avait été suspendu par deux ficelles au plafond de l’entresol bas, où, en montant sur une chaise, Louise pouvait maintenant le toucher de la main ; l’autre enfant, hélas ! dormait au cimetière Montmartre.

Marcelle, couchée sur le dos, riait au lézard dont les pattes écartées, comme pour nager, avaient un air comique ; le visage de l’herboriste, en se penchant sur elle, changea sa joie en frayeur.

– Maman ! s’écria-t-elle en reculant dans les oreillers, jusqu’à se meurtrir contre le bois du petit lit.

Ceux qui ne l’ont jamais entendue, cette plainte de l’enfant perdu, qui ne sait qu’un nom, qui n’a qu’une pensée et qui jette sans cesse vers le ciel impitoyable le nom qui incarne sa pensée, ceux-là ne connaissent pas toute l’étendue de la pitié. Rien de plus déchirant, rien de plus indigné, que cet appel de l’être innocent, privé soudain de ce qui, pour lui, résume la vie.

La bonne femme sentit ses entrailles s’émouvoir à ce cri.

– Ah ! se dit-elle, j’aime mieux savoir la mienne couchée sous les arbres là-haut, que de penser qu’elle pourrait être, comme celle-là, perdue, plus qu’orpheline, sans autre refuge que la charité d’un passant.

– Ta maman va revenir, ma petite, dit-elle doucement. Elle a dit que tu te laisses habiller bien gentiment, et elle viendra te chercher.

– Papa aussi ? fit Marcelle d’un air de soupçon.

– Papa aussi, naturellement. Comment est-il, ton papa ?

– Vous ne le connaissez pas ? demanda la petite fille d’un air étonné.

– Mais non, puisqu’il est parti hier !

Marcelle resta pensive. Elle ne comprenait pas, elle s’efforçait de comprendre, et l’effort se trahissait sur son visage par une contraction des sourcils.

– Où demeurais-tu ? demanda madame Favrot en procédant à la toilette de l’enfant.

– Là-bas, loin ! fit-elle avec un geste mignon de sa menotte, qu’elle tourna en l’air deux fois pour indiquer l’éloignement ; il y a le chemin de fer toute la journée, et puis c’est là.

Désespérant d’obtenir des éclaircissements de cette innocente, madame Favrot se résigna à attendre et se contenta de la faire jaser, ce qui n’était pas difficile.

Joli gazouillis d’enfant, plein d’allusions à des souvenirs récents, de questions ingénues, entrecoupé de rires éclatants, de taquineries sans malice, et scandé à chaque minute par cette question :

– Et maman ? Elle va venir tout à l’heure, dis ?

Elle tutoyait madame Favrot comme elle avait tutoyé sa mère, ignorant les conventions sociales, ses devoirs envers sa bienfaitrice, – tout enfin ! Ignorance qui la rendait si touchante pour ceux qui la savaient seule au monde.

Comme la toilette de Marcelle s’achevait, la blanchisseuse passa sa tête par la porte entrebâillée.

– Où est-elle, la mignonne ? Eh ! mon Dieu ! Et Louise, où l’avez-vous cachée ?

– Elle garde la boutique, madame Jalin. Il faut que le commerce marche quand même.

– A-t-elle beaucoup pleuré ? dit l’excellente femme en baissant la voix et en s’approchant davantage.

– Depuis hier soir pas une larme. Elle la demande à tout moment, vous voyez, mais elle est tranquille.

– Pauvre ange ! soupira madame Jalin, ça n’a jamais connu la peine. C’est un enfant choyé, ça, pour sûr !

– Je crois bien ! Il n’y a qu’à voir le linge ! C’est fin, propre, bien raccommodé, et les petits cheveux soyeux et bouclés... elle était fille unique, allez, cette petite.

– Avais-tu des sœurs ? demanda la blanchisseuse en chatouillant dans le cou la petite qui pencha la tête sur son épaule potelée en éclatant de rire.

– Des sœurs ? Non. Mais j’avais un petit chat, tout petit, blanc.

– Et ton papa, il t’aimait bien ?

– Papa ! Oh ! oui, j’aime papa bien fort. Et maman, elle va revenir, dites ?

Les deux femmes échangèrent un triste regard.

– Il faudrait aller voir chez le commissaire, dit l’herboriste quand elle eut fini la toilette de Marcelle. Voulez-vous garder la petite et la boutique ? Il est temps que Louise aille à l’école.

– Je veux bien ; allez, répondit la brave femme.

VIII

VIII

 

Elles descendirent dans l’étroite herboristerie par un petit escalier tournant caché derrière une armoire.

Louise siégeait au comptoir, perchée sur un coussin aplati par l’usage, entre une pelote de laine à tricoter hérissée d’aiguilles d’acier et un gros chat somnolent qui faisait son ronron. L’air était imprégné de l’odeur des herbes sèches suspendues en guirlandes au plafond et au-dessus de la porte.

– Un chat ! s’écria Marcelle en s’échappant des bras de sa protectrice pour courir au paisible animal.

Elle eut bientôt plongé sa petite main dans l’épaisse fourrure. À ce contact imprévu, Minet coucha les oreilles ; mais les doigts mignons n’avaient pour lui que des caresses ; il ferma voluptueusement ses yeux jaunes, où la pupille n’était plus qu’une fente imperceptible, rentra ses pattes en manchon et continua l’hymne de contentement qu’il se chantait à lui-même.

Louise sauta au cou de sa petite protégée, qui lui rendit ses caresses d’un air distrait ; ce qui l’entourait lui paraissait si extraordinaire qu’elle n’en pouvait revenir. De ses mains délicates, elle tira doucement sur les boutons des grands tiroirs où l’on met les simples, « pour voir », puis s’arrêta en contemplation anxieuse devant les bocaux de camphre et d’alun ; les grands pots de pommade avec leurs couvercles de verre cerclés de cuivre lui causèrent aussi quelque étonnement, et enfin elle frappa joyeusement des mains devant un biberon avec son tube de caoutchouc, qui lui rappelait le temps encore rapproché où cet objet était le compagnon de ses promenades dans sa petite voiture.

– Allons, Louise, va-t’en à l’école, tu reviendras pour déjeuner, dit madame Favrot, presque jalouse de l’attention que sa fille accordait à Marcelle.

La petite fille obéit ; elle embrassa d’abord sa mère, puis l’enfant perdue, jeta un bonjour à la blanchisseuse et s’en alla vers l’école d’un pas alerte.

– Bravo petite ! dit madame Jalin en la suivant de l’œil.

La mère sourit orgueilleusement, et sans autre réponse, s’en alla chez le commissaire.

On était déjà parvenu à retrouver le lien entre la femme disparue de l’hôtel garni et la morte du square Montholon ; la dépêche du Havre indiquait un autre lien entre elle et un inconnu nommé Monfort, que tout désignait comme son mari. Mais là s’arrêtaient les investigations. Dans la journée du lendemain, on apprit qu’un certain Monfort s’était embarqué la veille pour l’Amérique, à bord du Canada. C’était tout ce que devaient savoir les protectrices de Marcelle.

À quel degré ce Monfort était-il parent de la dame descendue à l’hôtel, et qu’il ne désignait pas autrement ? Pourquoi n’avait-il pas donné suite à sa recherche ? Le seul fait qu’il était parti semblait indiquer qu’après tout, il se souciait peu de la dame et de la petite fille. Des gens plus intelligents, plus accoutumés au maniement de l’argent, auraient chargé un courtier de prendre des renseignements. Le câble transatlantique n’existant pas alors, on aurait écrit à New-York, poste restante, à tout hasard. Ce n’était pas l’affaire du commissaire de police, qui refusa de s’en charger, tout en conseillant à madame Favrot de le faire. Mais les recherches de ce genre coûtent cher ; si le nommé Monfort allait déclarer ne pas se soucier de l’enfant et refuser de payer les frais que de bonnes âmes auraient avancés pour l’informer ? Neuf fois sur dix, c’est par une économie de ce genre que les questions les plus essentielles se trouvent compromises.

Quelques jours après, Marie Monfort, n’ayant été reconnue par personne, fut enterrée sans bruit. Madame Favrot et la blanchisseuse suivirent son cercueil, sous la chaleur accablante d’une matinée d’août. En rentrant à la maison, elles embrassèrent la petite orpheline avec un redoublement de tendresse, et Marie Monfort fut rayée de la surface de la terre. La croix du pauvre, mise sur sa tombe à la fosse commune, sauf une date, ne portait d’autre désignation que les initiales qui marquaient son linge, M. P. Elle aussi était bien perdue, et pour jamais.

Une copie de l’acte de décès de la femme inconnue et du procès-verbal de l’incident fut remise à l’herboriste, qui s’engagea à prendre soin de l’enfant. Elle cousit ces deux papiers dans un petit sac, avec une mèche de cheveux de la morte coupée par sa fille ; elle y ajouta quelques notes d’une orthographe douteuse, sur les détails qui l’avaient frappée, tels que le signalement exact de la morte, celui de la petite fille : la description minutieuse de ses vêtements, la marque M. M. qui caractérisait le linge de l’enfant ; après quoi, ayant fait tout ce qu’elle croyait possible, elle mit le sac dans le coin de son armoire avec l’étiquette : Marcelle, et la date du jour où la petite s’était trouvée jetée dans ses bras par la volonté de Louise.

Six mois après, Marcelle, qui devenait de jour en jour plus aimable et plus communicative, mit le doigt sur un bocal de drogues, qui portait les deux MM de son nom.

– Marcelle Monfort, dit-elle, c’est mon nom.

– Tu en es sûre ? demanda vivement madame Favrot.

– Mais oui ; MM. c’est aussi maman : Marie Monfort. Quand reviendra-t-elle, maman ?

– L’année prochaine, répondit l’herboriste, qui avait fini par lui faire prendre patience avec cette promesse éloignée. Ton père s’appelait Monfort ?

La petite fille resta perplexe.

– Je ne sais pas, dit-elle, Maman l’appelait Simon.

Ces souvenirs étaient remontés tout à coup à sa mémoire. Elle les évoqua plus d’une fois, et, à mesure qu’elle apprenait à réfléchir aussi bien qu’à se souvenir, elle raconta diverses circonstances qui avaient laissé des traces dans son esprit enfantin ; madame Favrot les recueillit pieusement et les joignit à mesure au petit sac qui constituait tout l’état civil de la pauvre petite perdue.

– C’est bien peu de chose, dit-elle à madame Jalin, mais qui sait ? peut-être un jour cela l’aidera-t-il à retrouver son père.

VIII

VIII

 

– C’est égal, dit un jeudi la blanchisseuse en rapportant le linge de Marcelle, qu’elle lavait et repassait gratis, et avec quel soin ! à votre place, moi, j’aurais écrit là-bas, à New-York, au capitaine du Canada, à Dieu et au diable, que sais-je ! j’aurais usé ma main jusqu’au coude à force d’écrire, mais j’aurais fait quelque chose pour retrouver ce Monfort ; dans mon idée c’est le père de la petite.

Madame Favrot resta silencieuse. À l’entresol, au-dessus de leur tête, on entendait les bonds que faisaient le deux petites filles, en compagnie du chat qui jouait avec un bouchon.

– Ça se peut, madame Jalin, fit-elle après avoir médité un instant, j’y ai pensé aussi ; mais il y a autre chose, voyez-vous... Quel drôle de père, qui se débarrasse comme ça de sa femme et de son enfant...

Elles s’entre-regardèrent perplexes.

– Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il a voulu s’en débarrasser ? fit la blanchisseuse, revenant à son idée. Il a envoyé un télégramme pour demander ce qu’elles étaient devenues ; ce n’est pas le fait d’un homme qui veut disparaître.

– Il est joli, son télégramme ! s’écria madame Favrot avec éclat. Réponse payée, bureau restant. Bureau restant, comprenez-vous ? Pas d’adresse !

– S’il était arrivé du matin, il n’avait peut-être pas de domicile, cet homme ! dit madame Jalin, qui s’entêtait à le défendre.

– C’est son affaire. S’il tenait à sa famille, c’était à lui de faire des recherches, voilà mon opinion ! Et puis, voulez-vous savoir le fin fond de ma pensée ? Eh bien ! la pauvre femme savait à quoi s’en tenir, et elle est morte de chagrin.

– De chagrin ? répéta la blanchisseuse atterrée ; le médecin a dit que c’était de la rupture d’un anévrisme !

– Précisément ; c’est de chagrin qu’on meurt quand on meurt d’un anévrisme. Dans notre état, on est bien obligé de savoir un peu de médecine, vous comprenez. Je les connais bien, les femmes à qui les médecins ordonnent du sirop de digitale, ce ne sont pas les plus heureuses du quartier, allez ! Cette femme-là a eu un grand chagrin, et son pauvre cœur a éclaté, à force d’avoir pleuré, voilà la vérité.

Madame Jalin ne répondit pas, ce raisonnement dépassait la mesure de sa dialectique.

– Il l’a abandonnée, insista madame Favrot en baissant la voix. C’était un méchant homme et un mauvais père.

– Elle avait une alliance ? dit vivement la blanchisseuse.

– Pas gravée ! répondit l’herboriste.

C’était vrai. Insoucieux l’un et l’autre d’un détail sans importance, les époux Monfort n’avaient jamais fait graver leurs noms dans l’anneau que le prêtre avait passé au doigt de Marie. Celle-ci avait une crainte superstitieuse de s’en séparer, même pour une heure, et n’avait pas voulu le remettre à un graveur.

Elles restèrent muettes, chacune suivant dans sa pensée la destinée de la jeune morte ; si elle était vraiment morte de chagrin, quelle douloureuse existence devait avoir été la sienne ! En ce moment, les enfants et le chat se livrèrent à une sarabande si effrénée dans le petit entresol, que deux chaises tombèrent avec fracas, et l’on entendit des rires fous.

Madame Favrot prit un balai et tapa au plafond.

– Maman ? fit la voix de Louise, pendant que sa figure éveillée apparaissait à un judas pratiqué dans le parquet de l’appartement supérieur.

Le frais visage de Marcelle remplaça aussitôt celui de mademoiselle Favrot. La petite fille trouvait délicieux de se coucher par terre et de regarder dans la boutique par le petit trou.

– Voulez-vous bien vous tenir tranquilles ? gronda l’herboriste. Vous me cassez mes chaises.

– Ce sont les deux vieilles, maman, cria gaiement Marcelle, et encore elles ne sont pas cassées du tout.

– Nous serons sages, maman, conclut Louise en reprenant son poste.

– C’est bon, tâchez de tenir parole, dit sévèrement la mère, et ramassez les chaises.

– Oui, maman, firent ensemble les deux voix argentines.

Le judas fut rebouché, et l’on entendit les enfants remettre les chaises d’aplomb avec tant de précautions, que les quatre pieds de chacune touchèrent le parquet l’un après l’autre.

– Elle dit que son père l’aimait, reprit madame Jalin, revenant à son idée. C’était une femme douée d’une remarquable ténacité.

Madame Favrot haussa les épaules.

– Ils aiment tous leurs enfants tant que ça les amuse ! dit-elle avec dédain. Mais il n’y a que les mères pour aimer : ne me parlez pas des pères. Ce n’est pas pour défunt mon mari que je dis ça, il avait bon cœur pour ses enfants, mais c’est plus rare qu’on ne le pense !

Où l’herboriste avait-elle puisé ces étranges notions sur la paternité ? Elle ne put jamais le dire ; il y a des opinions qui naissent dans le cerveau comme des champignons, on ne sait pas pourquoi. Souvent ce ne sont pas les plus justes, mais presque toujours ce sont celles auxquelles on tient le plus.

– Il avait envie de faire fortune, reprit l’herboriste, laissant un libre cours à des réflexions longuement mûries, sinon puissamment raisonnées ; on va toujours en Amérique pour faire fortune. La femme et l’enfant l’embarrassaient, il les a laissées derrière lui, avec cinquante francs. Ce n’est pas plus difficile que ça.

– Je voudrais en avoir le cœur net, fit l’opiniâtre madame Jalin. J’écrirai au capitaine du Canada. C’est sur le Canada qu’il est parti ; eh bien ! le capitaine doit savoir ce qu’il est devenu !

– Le Canada a fait trois fois le voyage depuis ce temps-là ! riposta madame Favrot avec tout le légitime orgueil d’une éducation supérieure. Enfin, pour vous faire plaisir, j’écrirai au Havre. Peut-être bien aura-t-on quelques renseignements.

Si l’excellente femme, peu versée dans le style épistolaire, avait su intéresser le capitaine au sort d’une mère morte subitement, d’une orpheline abandonnée dans la grande ville, celui-ci se fût enquis et eût peut-être donné des renseignements utiles.

À son retour au Havre, six semaines plus tard, il trouva au bureau la lettre de la brave herboriste de troisième classe. Elle lui demandait des nouvelles d’un nommé Monfort qui avait télégraphié à Paris à l’hôtel B. pour savoir ce qu’étaient devenues une dame et une petite fille. Il ne comprit rien à ce galimatias pourtant élaboré à la sueur de leur front par les deux voisines. Comme elles avaient envoyé un timbre pour la réponse et que le capitaine était strictement honnête, il répondit sur-le-champ que le nom de Monfort se trouvait en effet sur ses livres, qu’il n’avait jamais causé avec l’individu en question, qui était d’ailleurs taciturne, et qu’à son grand regret, il ignorait ce que cet homme était devenu après son arrivée à New-York.

Les rêves de madame Jalin s’évanouirent, non sans qu’elle le regrettât cruellement. Elle avait bâti dans son imagination un joli petit roman : le capitaine s’était lié avec Monfort, il lui avait raconté son histoire ; le capitaine, touché par les malheurs de Marcelle et de sa mère, s’empressait de faire savoir à Monfort que son enfant n’avait plus que lui, le père accourait, sa fille volait dans ses bras, etc.

Il fallut en rabattre devant l’air sévère et justement froissé de madame Favrot.

– Vous le voyez, dit-elle après avoir donné lecture de la lettre qu’elle replia soigneusement, pour la joindre au petit dossier de Marcelle, c’est un homme taciturne et bourru. Il n’a pas desserré les dents pendant la traversée, de peur d’indiscrétion, sans doute. Il est bien perdu, n’en doutez pas, et la petite nous reste.

– Au fond, c’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? dit madame Jalin, avec une pointe de malice.

Madame Favrot garda son air sévère et ne répondit pas, mais il y avait dans les coins de sa bouche quelque chose qui ressemblait fort à un sourire de triomphe.

IX

IX

 

Marcelle grandissait : l’herboriste avait beau rallonger encore et toujours les petits jupons, tout dépasser les robes.

Elle allait avoir six ans, à ce que supposaient ceux qui l’avaient recueillie : en réalité, elle avait six ans et demi, et même pour cet âge, elle était d’une précocité remarquable.

Louise était grandelette ; les trois années qui venaient de s’écouler avaient fait d’elle presque une jeune fille, longue et maigre, au visage distingué, aux manières tant soit peu pincées ; dans une pension de choix où sa mère l’avait mise à l’époque de sa première communion, elle avait, sous prétexte de bonnes manières, perdu la rondeur affable de son ancienne apparence. L’esprit commercial était resté, mais recouvert par une couche de comme-il-faut un peu prétentieux, qui ne laissait plus voir les qualités, sans pour cela masquer les défauts. C’est ce qu’on appelle l’âge ingrat, on pourrait dire souvent l’ingrate éducation ; les parents paient bien cher pour faire acquérir à leurs filles ce ton suprême de mauvaise grâce décente et guindée.

À son pensionnat, Louise avait appris qu’en recueillant Marcelle elle avait fait une belle action ; jusqu’alors elle ne s’en doutait pas, ce qui la rendait charmante dans son rôle de protectrice naturelle. Quand elle le sut, elle exigea de la petite orpheline une déférence respectueuse que la pauvre enfant eut toutes les peines du monde à s’inculquer.

Marcelle avait vécu chez ses parents à l’état de fleur inconsciente, faite pour réjouir le cœur et les yeux et pour croître en liberté. Madame Favrot ne lui avait guère demandé autre chose ; cette enfant lui rappelait celle que, si peu de temps auparavant, elle avait accompagnée à sa dernière demeure, et lui semblait une envoyée de la Providence.

Si dégagé que se croie notre esprit des erreurs vulgaires, dans toutes nos bonnes actions entre un brin de superstition, bien caché, presque invisible à l’œil, et qu’il faut tant de force pour repousser.

Cela vous portera bonheur, disent les braves gens qui nous entourent ; nous sourions de leur naïveté, et au fond de nous-mêmes nous espérons qu’en effet cela nous portera bonheur.

Madame Favrot surtout espérait bien que Marcelle lui porterait bonheur. Pendant deux ans, en effet, l’herboristerie prospéra d’une façon étonnante. Tout le quartier s’était ému de cette tragique aventure ; chacun voulait voir la petite fille perdue qui avait soudain retrouvé une famille. Les compliments, les petits cadeaux à l’intention de l’enfant, les prévenances de toute espèce affluèrent dans l’étroite boutique où Marcelle, perchée sur une haute chaise et encore haussée d’un coussin, tenait littéralement salon du matin au soir.

Mais on se lasse de tout, même, hélas ! de la générosité ! Quand l’abandon et l’adoption de la petite fille furent des faits accomplis, couronnés de la sanction du temps et de l’habitude, le commerce de madame Favrot se réduisit à ses proportions ordinaires. Ce n’était pas la gêne, mais ce n’était plus la facile aisance, faite des deux sous de bourrache et des trois sous de pommade des bonnes femmes du quartier. L’herboriste s’aperçut alors qu’un enfant de plus est une lourde charge.

Elle aimait Marcelle, cependant. L’aimable babil de la petite, son caractère doux et soumis, la mettait à l’abri de bien des reproches. Que serait-elle plus tard ? Il était impossible de rien préjuger, tant cette nature sensitive et malléable était faite pour se prêter à toutes les influences.

Malgré tant de gentillesse et de douceur, une veille de jour de l’an, en faisant ses comptes de l’année, madame Favrot s’aperçut qu’elle était en déficit de quelques centaines de francs. C’était peu de chose assurément ; les grippes et autres maladies du printemps prochain combleraient facilement le gouffre à l’aide de bonbons de gomme, pâtes pectorales, lichen d’Islande ; mais c’était un déficit, – et l’esprit commercial de l’herboriste alla droit à la cause du mal.

Cette année-là, tout ce que Marcelle avait d’abord trouvé d’effets appartenant à la petite fille qu’elle avait remplacée avait achevé complètement de s’user ; il avait fallu racheter un peu de tout. Consultant une autre feuille, la bonne dame se reporta aux dépenses de son intérieur : Marcelle y figurait pour une part notable. Les petits souliers surtout... Oh ! les petits souliers, cette ruine des mères de famille !

Un calcul mental fut bientôt fait. En additionnant les sommes dépensées et la nourriture approximativement évaluée de l’enfant adopté, Marcelle avait coûté précisément ce qui manquait à madame Favrot pour joindre les deux bouts.

– Pauvre enfant ! dit-elle avec un profond soupir, en refermant ses livres d’un air découragé. Enfin, je travaillerai un peu plus ! on fera pour le mieux.

Mais les rentrées n’arrivant pas, un effet de cent francs oublié étant tombé dans un mauvais moment, et l’herboriste ayant dû emprunter pour le payer, la colonne de chiffres qui représentait l’entretien de l’enfant adoptive se dressa plus d’une fois devant les yeux de madame Favrot, pendant ses veilles anxieuses.

C’est cette année-là que la première communion de Louise nécessita des dépenses assez considérables ; dans les premiers jours qui suivirent son départ pour la pension, sa mère fut bien heureuse d’avoir Marcelle à ses côtés, pour lui tenir compagnie et l’empêcher de trop ressentir le vide de la maison. Si petite qu’elle fût encore, la fillette savait déjà ranger les tiroirs, essuyer les objets de la « montre », épousseter partout, et même balayer la boutique avec un grand balai qui lui fit plus d’une bosse au front, sans qu’elle osât s’en plaindre.

La seule chose pour laquelle elle eût une invincible répugnance, c’étaient les sangsues tassées les unes contre les autres dans le bocal plein d’eau transparente. Elle en détournait les yeux avec un frisson d’horreur, quand madame Favrot, pour servir la clientèle, les pêchait avec précaution et les faisait passer dans un verre. Ces bêtes noires la dégoûtaient profondément.

À part cela, toujours prévenante et gaie, elle connaissait les prix et le poids de bien des marchandises courantes, et madame Favrot se fiait à elle pour servir les clientes ordinaires. On pouvait prévoir le moment où elle rendrait à l’herboriste de véritables services.

– Si c’était moi, dit un jour madame Jalin, en croisant les bras par-dessus son panier posé sur le comptoir, je l’enverrais à l’école, cette petite. Il serait grand temps qu’elle apprît à lire.

Madame Favrot réprima un mouvement d’humeur.

– Nous avons le temps, dit-elle ; vous pensez bien que je ne vais pas m’en priver pour l’envoyer à l’école. J’ai besoin d’elle ici. D’ailleurs, elle apprend à coudre et à tricoter.

La blanchisseuse ne dit rien et suivit de l’œil les doigts mignons de Marcelle qui piquait laborieusement son aiguille dans un torchon de grosse toile jaune.

– Elle ira à l’école quand Louise sera revenue de pension, reprit l’herboriste. Ma fille me coûte déjà assez cher, et les affaires ne vont pas bien ! Vous comprenez qu’après tout, je ne lui dois rien, à cette petite !

Madame Jalin réprima un mouvement ; elle aurait voulu boucher les oreilles de Marcelle, pour l’empêcher d’entendre cette phrase cruelle. Il était trop tard, elle avait entendu ; elle leva ses yeux brun clair sur sa bienfaitrice, avec une singulière expression de doute et de tristesse. Évidemment ce n’était pas la première fois que de semblables paroles éveillaient en elle le désir d’un éclaircissement. Mais soumise comme toujours, elle ne dit rien, et retourna à son torchon.

– Il me semble, répondit la blanchisseuse, qu’on doit avant tout l’éducation à tout le monde ?

– Qu’est-ce qui vous dit le contraire ? riposta madame Favrot avec un peu d’aigreur. Mais quand on s’est saigné à blanc, quand on a fait des dettes pour quelqu’un, qui après tout ne vous est rien, il me semble qu’on a bien le droit de prendre son temps. Elle ira à l’école quand Louise sera revenue de pension. Jusque-là, je veux pouvoir quitter ma boutique un moment sans être obligée de prier une voisine de la garder. Marcelle s’en acquitte très bien, et même elle sert le monde, quand ce n’est pas trop difficile.

Les yeux de la petite fille se levèrent encore une fois, mais avec l’expression du contentement. Tout ce qu’elle demandait était d’être utile. Elle avait senti souvent qu’elle pesait à celle qui l’avait recueillie. Trop jeune pour connaître la fierté, trop humble pour sentir l’humiliation, elle en éprouvait simplement du chagrin et ne désirait au monde qu’une seule chose : pouvoir rendre service, afin de ne pas entendre dire qu’elle était une charge pour ceux qu’elle aimait.

La blanchisseuse reprit son panier et embrassa Marcelle en passant. Elle avait eu bien souvent envie de proposer à madame Favrot de chercher une bonne âme qui voulût se charger de l’enfant ; mais elle sentait que sa demande serait repoussée pour le moment. L’herboriste mettait son amour-propre à conserver le bénéfice moral de ce que tout le monde autour d’elle considérait comme une belle action, non moins que le bénéfice matériel qu’elle tirait de l’enfant, presque aussi utile et moins coûteuse qu’une petite bonne.

Une petite bonne. C’était là le vrai mot de la situation. Peu à peu, glissant de sa position de fille adoptive, à mesure qu’elle devenait plus utile, Marcelle, de son propre mouvement, débordant de bonne volonté, était descendue à celui de Cendrillon. Elle avait d’abord offert de faire les commissions, bientôt on les lui avait imposées. Elle s’était appliquée à nettoyer tous les tiroirs de la boutique, – c’était devenu sa tâche hebdomadaire. Tout ce qu’elle avait tenté et réussi était maintenant son devoir, et par conséquent, à titre de devoir, n’était plus récompensé par de bonnes paroles ; à peine recevait-elle de loin en loin de rares et maigres remerciements. En revanche, quand elle se relâchait de sa vigilance, elle était grondée. Mais ce monde est ainsi fait. Ce n’est pas souvent sur la terre que la paix est donnée aux hommes de bonne volonté !

Le dernier samedi d’octobre était pour Louise Favrot un jour de grande sortie. C’est-à-dire que du samedi soir au lundi matin, l’herboristerie changeait de maîtresse. Toujours gâtée par sa mère, Louise avait pris en pension, au contact de jeunes demoiselles très bien élevées qu’elle avait pour compagnes de classe, un petit air de supériorité qui en imposait à madame Favrot elle-même.

Celle-ci se réjouissait de voir sa fille si délicate dans ses goûts, si élégante dans ses mouvements, si raffinée dans tout ce qui concernait sa petite personne. Elle ne pouvait se lasser de la contempler dans l’uniforme de la pension, trop cher, relativement à la mince fortune de l’herboriste, mais si flatteur pour une mère ambitieuse ! Louise avait voulu avoir une montre avec une chaîne en or ; « toutes ces demoiselles avaient reçu pour leur première communion une montre avec une chaîne en or », celles du moins qui n’étaient pas déjà depuis longtemps en possession de cet objet de première nécessité. La montre et la chaîne avaient été achetées... qui sait si ce n’est pas cette emplette qui avait endetté la mère trop complaisante ?

Mademoiselle Favrot arriva le samedi vers six heures, en compagnie de sa maman ; en entrant dans la boutique que gardaient Marcelle et son amie la blanchisseuse de fin, elle accorda à celle-ci un salut protecteur.

La petite fille s’était élancée pour lui sauter au cou ; Louise l’embrassa avec un petit air maternel tout à fait charmant et fort digne. À la pension, c’est ainsi que les « petites mères » embrassent leurs filles. Un peu surprise et décontenancée par cet accueil majestueux, Marcelle resta debout, les yeux fixés sur sa protectrice ; au fond, elle avait un peu envie de pleurer.

Quand le dîner eut réuni dans l’arrière-boutique madame Favrot et les deux enfants, Louise, après avoir fait mille questions, s’adressa à sa mère de ce ton légèrement impertinent, qui aux yeux de la bonne dame était la suprême distinction.

– Et cette petite, dit-elle, en indiquant l’orpheline, se conduit-elle bien ?

– Elle n’est pas trop méchante, répondit madame Favrot.

Pas trop méchante ! Marcelle avait bien, dans son petit cœur d’enfant, la conscience de mériter mieux que cela ! Elle ne dit rien, cependant, et comme elle le faisait d’ordinaire, mais le cœur un peu gros, elle s’occupa de servir et de desservir la table avec une adresse surprenante pour son âge. Le dîner terminé, on revint dans la boutique, où brûlait un bec de gaz.

À travers les vitres, encombrées d’objets de toute sorte, suspendus à des tringles de fer, on voyait le reflet des réverbères trembloter sur le pavé mouillé. C’était un de ces premiers soirs d’hiver, qui font tant regretter l’été, où le frisson des mauvais jours passe prématurément dans les membres qu’il endolorit. La boutique était chauffée par le gaz, mais sous la porte le vent glacial pénétrait avec une odeur de boue grasse et glissante.

– Je voudrais manger des marrons, dit tout à coup Louise, en s’accotant commodément dans l’angle du banc rembourré, de l’autre côté du comptoir. Maman, envoie donc Marcelle acheter des marrons.

– Mais il n’y en a pas encore ? dit madame Favrot.

– Si fait. En venant, tantôt, j’ai vu le marchand de marrons établi chez le marchand de vin de la rue de Trévise. Les premiers marrons ! Il n’y a rien de meilleur. Donne quatre sous à Marcelle, maman. Allons, petite, dépêche-toi.

Madame Favrot hésitait, retenue par un vague mélange d’économie et de crainte. Elle n’avait pas envie d’envoyer l’enfant dehors, si tard, – neuf heures sonnaient, – à travers la rue Lafayette, toujours pleine de voitures et d’omnibus. Louise ouvrit le tiroir devant elle, y prit vingt centimes qu’elle remit à l’orpheline.

– Tu sais bien, la rue de Trévise ? En face les omnibus. Allons, cours. Et surtout ne mange pas les marrons en route.

– Prends garde de te faire écraser, ajouta madame Favrot.

Marcelle répondit par un demi-sourire, referma la porte avec précaution et partit en courant pour obéir.

Les jarretières, biberons, colliers d’ambre jaune et d’iris firent entendre un petit cliquetis contre la vitre de la porte, et les herbes sèches s’entrefrôlèrent un instant ; madame Favrot gardait le silence.

– J’ai eu tort, dit-elle au bout d’un moment, de laisser aller la petite ; elle n’a pas l’habitude de traverser les rues...

– Est-ce qu’elle ne fait pas tes commissions ? demanda Louise d’un ton légèrement agressif.

– Si, mais pas le soir.

– Eh bien, ça l’accoutumera. Vois-tu, mère, tu la gâtes ! Pense donc, elle n’a rien, cette enfant ! Si tu venais à lui manquer, elle serait réduite à mendier. Il faut bien qu’elle s’accoutume à servir les autres.

Étrange sagesse dans la bouche d’une fille de quatorze ans ! C’était vrai, pourtant, madame Favrot avait elle-même émis cent fois les mêmes principes ; dans la bouche de Louise, cependant, ils la choquèrent un peu, mais elle ne dit rien et prit son tricot, pendant que Louise passait et repassait la main sur le dos du gros chat somnolent, en attendant les marrons qui n’arrivaient pas.

X

X

 

En sortant de la boutique, Marcelle avait couru tout d’une haleine jusqu’au coin du square et de la rue Lafayette, puis elle s’était arrêtée, en se demandant comment elle s’y prendrait pour passer. Les voitures aux lanternes de toutes couleurs s’entrecroisaient avec une telle rapidité qu’un œil même exercé eût vainement cherché un intervalle pour se risquer à traverser.

La petite fille était brave, mais les voitures ont quelque chose de particulièrement effrayant le soir, quand il a plu. Le pavé miroite, la lumière du gaz tremblote, les chevaux qui glissent font des mouvements incertains et irréguliers ; on ne sait pas où l’on va, le mur en face paraît plus noir aux yeux éblouis. Enfin une éclaircie se fit, Marcelle prit son élan, s’éclaboussa de la tête aux pieds dans une flaque d’eau, et au moment d’atteindre le trottoir opposé, effrayée par les claquements de fouet d’un cocher de fiacre, mit le pied dans le ruisseau, ce qui la mouilla jusqu’à son petit mollet, ferme et tendu sous le gros bas de laine.

Elle courut alors tout d’un trait jusqu’au marchand de marrons.

– Fais voir ton argent, dit l’Auvergnat rendu défiant par la malice enfantine.

Marcelle montra ses quatre sous dans le creux de sa main.

L’Auvergnat tira soigneusement les marrons bien cuits sur la plaque de tôle, en remplit une petite mesure, puis prit un sac de papier, souffla dedans et y engouffra artistement le contenu de la mesure.

– Voilà, ma belle, dit-il en présentant le sac d’une main, pendant qu’il tendait l’autre pour recevoir son paiement.

Marcelle se sentit vexée. Pourquoi cet homme la soupçonnait-il de vouloir le tromper ? Elle n’avait jamais trompé personne ! On n’avait pas le droit de la soupçonner ? Elle paya néanmoins sans mot dire, et s’en alla d’un pas plus sage, méditant au fond de sa petite conscience que rien n’avait encore faussée, et trouvant que l’Auvergnat avait été injuste avec elle.

C’est un sentiment amer que celui de l’injustice, et nul peut-être ne le ressent avec plus d’intensité que l’enfant.

L’homme sait le pourquoi de bien des choses ; il a accusé lui-même parfois à faux, il s’en est repenti ; il peut excuser celui qui se trompe, et puis ces épreuves mêmes de l’enfance qui l’ont révolté jadis l’ont rompu aux chagrins de la vie. Mais l’enfant innocent, qui n’a pas l’idée du mal, se sent lésé, outragé dans son honneur, quand il est accusé soit d’une faute qu’il n’a pas commise, soit d’une mauvaise intention qu’il n’a pas eue.

Marcelle sentait une injustice dans les précautions du marchand de marrons, et son sentiment se traduisit par ceci : – C’est un méchant homme, je ne l’aime pas !

Toute préoccupée de ses pensées, elle ne songeait plus à prendre tant de précautions pour traverser la rue. Une sorte d’amertume s’était emparée d’elle et lui donnait l’espèce d’insouciance particulière à ceux qui ont du chagrin, insouciance qui arrive à son plus haut degré chez les enfants, quand ils sont malheureux. Marcelle n’était pas malheureuse, mais Louise n’avait pas été gentille avec elle ! Pourquoi lui avait-elle recommandé de ne pas manger les marrons ? Il y avait donc des enfants qui mangeaient en route les marrons qu’on les envoyait acheter ? Pareille idée n’était jamais entrée dans l’âme de la petite fille, à qui madame Favrot avait enseigné les principes de la plus rigoureuse honnêteté.

Louise lui avait dit de ne pas manger les marrons, et l’Auvergnat avait pensé qu’elle ne lui donnerait pas l’argent ! Qu’est-ce qu’elle leur avait fait à tous deux pour qu’ils eussent d’elle une si mauvaise opinion ?

Les larmes vinrent aux yeux de l’enfant. Elle arrivait au bord du trottoir, il fallait retraverser la terrible rue Lafayette. Avec ce sentiment de mépris de la vie et du danger qui naît chez l’être humain en même temps que celui de la souffrance morale, elle se lança bravement dans la mêlée.

Une voiture passa à gauche, une autre à droite ; des cris répétés : « Gare donc ! » des jurons, des bruits de ferraille qui résonnaient terriblement à ses oreilles, l’affolèrent complètement. Elle perdit la tête, courut en avant... Un omnibus arrivait au grand trot, elle vit les horribles lanternes d’un rouge sanglant s’approcher d’elle, l’haleine des chevaux l’enveloppa de vapeur, elle sentit un choc, perdit pied et roula, au milieu des cris éperdus de cent personnes qui accouraient de toutes parts.

L’omnibus fit encore un tour de roues et s’arrêta. Tout le mouvement de la rue s’arrêta de même, instantanément ; les cris cessèrent et furent remplacés par un silence de mort. Deux hommes s’étaient précipités sous la lourde machine ; ils n’osaient toucher la petite fille, qu’ils voyaient roulée en boule dans ses vêtements entre les quatre roues. Ils parvinrent à dégager un bras qu’ils tirèrent avec précaution. Elle ne cria pas.

– Es-tu blessée ? dit l’un d’eux, père de famille, dont le cœur saignait en pensant à ce qu’il allait peut-être voir.

– Non, répondit-elle d’une voix étouffée, je ne crois pas.

On la retira, et elle se trouva debout, encore chancelante, dans un état indescriptible, enduite de la tête aux pieds de boue luisante.

– Tu n’as mal nulle part ? lui demandait-on en la palpant de tous côtés.

Elle se dégagea, se secoua et reprit haleine.

– Non, seulement j’ai reçu un coup à la jambe, dit-elle, j’ai mal à marcher.

L’omnibus reprit sa route, on porta Marcelle sur le trottoir, du côté du square. Les questions pleuvaient. Elle ne disait pas grand-chose, pâle de sa frayeur et du coup reçu. Elle fit quelques pas en chancelant.

– Ce n’est rien, dit-elle, je retourne chez nous. Je vous remercie, messieurs, mesdames.

On la regardait avec stupéfaction. Si jeune, si dure au mal, si étrangement indifférente !

Un groupe de femmes la reconduisit jusqu’à la porte de l’herboristerie. Au moment d’entrer :

– J’ai perdu mes marrons, fit-elle avec effroi.

On se mit à rire, et les pièces de dix sous trouvèrent toutes seules en grand nombre le chemin de sa poche sans qu’elle en eût connaissance. Elle entra en remerciant ceux qui l’avaient escortée.

– Comme te voilà faite ! lui dit Louise en la regardant avec un dégoût non dissimulé.

– Tu es tombée ? demanda madame Favrot d’un ton moitié bourru, moitié inquiet.

– Oui, sous un omnibus.

Pendant qu’elle s’expliquait sur son accident, une commère restée à la porte dit aux autres qui regardaient curieusement à travers les vitres :

– S’il y a du bon sens à envoyer son enfant dans les rues à l’heure qu’il est ! Et pour des marrons, encore !

– C’est que ce n’est pas sa fille, répondit une voisine qui connaissait l’histoire de Marcelle. On n’enverrait pas sa fille, mais une enfant qu’on élève par charité, que voulez-vous !...

– Faut-il qu’elle soit sotte pour être allée se fourrer sous un omnibus ! disait au même instant Louise Favrot, en repoussant du pied dans un coin les vêtements boueux de la petite fille, à qui sa mère préparait une compresse d’arnica.

Marcelle eut un bleu grand comme la main, et boita pendant huit jours, après quoi il n’y parut plus. Mais elle avait à son petit cœur une blessure qui ne devait plus guérir.

XI

XI

 

– Madame ! dit un jour Marcelle, en laissant tomber son tricot sur ses genoux.

Madame Favrot leva les yeux et regarda autour d’elle avec étonnement. Elles étaient seules toutes deux dans la boutique.

– C’est à moi que tu parles ? dit-elle. Pourquoi m’appelles-tu madame aujourd’hui ?

– Maman est morte, n’est-ce pas ? reprit Marcelle sans répondre.

Ses lèvres tremblaient, et elle était pâle comme une rose blanche.

L’herboriste s’agita nerveusement sur son coussin. Elle n’avait pas prévu cette question-là.

– Elle est morte quand j’étais toute petite, quand vous m’avez prise chez vous, n’est-ce pas ?

Madame Favrot fit de la tête un signe affirmatif. À quoi bon mentir ? Ne faudrait-il pas dire un jour la vérité ?

– Et papa ? qu’est-ce qu’il est devenu ? continua la petite en suivant le cours de son idée.

L’herboriste agita sa tête de gauche à droite, pour exprimer qu’elle l’ignorait.

Marcelle la regarda, ses lèvres blanches tremblèrent un peu plus, et elle dit enfin à voix basse :

– Vous avez été très bonne pour moi, madame, je vous en remercie.

Madame Favrot se leva brusquement, prit la petite dans ses bras et l’assit sur ses genoux.

– Pourquoi m’appelles-tu madame ? Pourquoi me dis-tu vous ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelqu’un t’a parlé contre moi ? Tu ne m’aimes plus ?

Elle secouait convulsivement l’enfant, sentant que quelque chose de très grave avait dû se passer pour changer ainsi le cœur confiant de Marcelle. La petite fille à son tour fit un signe négatif.

– On ne m’a rien dit, fit-elle ; je vous aime bien. Je vous dis vous parce que vous n’êtes pas ma mère. Ma mère est morte.

– Qui t’a dit cela ? cria madame Favrot en colère, hors d’elle-même, maudissant intérieurement madame Jalin, qu’elle croyait l’auteur de ce changement.

– Personne. C’est quand j’ai vu comment vous aimez Louise, que j’ai bien vu que je n’étais pas votre fille. Alors je me suis rappelé ma vraie maman, celle qui est morte. J’étais toute petite, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit distraitement madame Favrot. Elle était mécontente de tout, et surtout, au fond de son âme, elle éprouvait la vague impression qu’elle eût dû être mécontente d’elle-même.

– Pourquoi me dis-tu madame ? reprit-elle avec véhémence, se sentant blessée par cette appellation nouvelle.

– Parce que vous n’êtes pas ma mère, reprit impitoyablement l’enfant perdue, vous êtes la maman de Louise.

Madame Favrot ouvrit les bras et laissa glisser à terre Marcelle, qui se laissa aller.

– Ingrate ! dit-elle les yeux pleins de larmes. C’est toujours ceux qui nous ont fait le plus de chagrins immérités qui nous accusent d’ingratitude.

Marcelle baissa la tête comme elle le faisait quand un reproche injuste tombait sur sa tête. Cependant elle sentit confusément que madame Favrot n’était pas contente, et elle se rapprocha d’elle pour la caresser.

– Je vous aime bien, lui dit-elle timidement. Vous êtes très bonne.

– Très bonne ! s’écria l’herboriste, éclatant à la fin. Je lui ai servi de mère ! je l’ai prise dans la rue, orpheline, sans une harde, sans un sou ; je l’ai nourrie, vêtue, soignée, choyée comme ma fille, et pour me remercier, après quatre ans de cette vie-là, elle m’appelle madame ! Petit monstre, va !

Ceci dépassa la limite de ce que pouvait supporter Marcelle. Elle fondit en larmes, en sanglots entrecoupés, sans trêve. Elle s’écarta doucement des bras qui la repoussaient, appuya sa tête contre un des tiroirs plein de simples, et pleura, comme on pleure quand on a tout perdu.

– Petit monstre d’ingratitude ! qui m’appelle madame ! continua madame Favrot fort émue. Quand je me suis endettée pour elle ! Quand elle n’a pas sur le corps un fil qui ne vienne de moi ! Et qu’est-ce que tu serais, si je ne t’avais pas recueillie, méchante petite fille ? Tu vagabonderais dans les rues ou tu serais en prison ! Et elle me dit que je ne suis pas sa mère !

– Qu’est-ce qu’il y a ? fit la blanchisseuse en ouvrant la porte de la boutique. Elle a donc commis une grosse sottise, cette petite ?

– Elle m’appelle madame ! répéta madame Favrot, en tournant vers la nouvelle venue son visage enflammé de colère. Elle me dit que je ne suis pas sa mère.

– Eh ! mais, répondit tranquillement la blanchisseuse, il n’y a pas de quoi vous fâcher, puisque c’est vrai !

– C’est vous qui le lui avez dit ! s’écria l’herboriste déversant immédiatement sa colère sur un objet plus capable de la supporter qu’un enfant sans défense.

– Moi ? Je vous jure devant Dieu que je ne le lui ai pas dit, riposta l’honnête femme. Mais ce n’est pas étonnant qu’elle ait fini par s’en apercevoir.

– S’en apercevoir ! répéta madame Favrot abasourdie.

– Eh ! si vous croyez qu’intelligente comme elle l’est, elle n’ait pas vu depuis longtemps la différence que vous faites entre elle et Louise !

– Eh bien ! il ne manquerait plus que cela. Je le crois bien, que j’en fais, de la différence !

– C’est bien naturel, et je ne vous blâme pas. Elle s’est aperçue de la différence ? C’est très naturel aussi, il n’y a pas non plus de quoi l’en blâmer.

Madame Favrot garda le silence. Marcelle pleurait toujours, debout, la tête appuyée contre le tiroir, son pauvre petit corps secoué par les sanglots. La blanchisseuse s’approcha d’elle et lui mit une main sur l’épaule.

– Ne pleure pas, lui dit-elle, tu me fais de la peine.

– Voilà ce qu’on gagne ! s’écria l’herboriste en fondant en larmes à son tour ; faites donc du bien, privez-vous de tout, compromettez votre fortune, pour que vos obligés soient ingrats et que des étrangers se mêlent de vos affaires.

Madame Jalin n’en demanda pas davantage. Elle sortit tranquillement de la boutique, laissant l’herboriste à ses récriminations. Elle la connaissait de longue date, et elle savait que ces accès d’humeur n’étaient pas de longue durée.

Au lieu de rentrer chez elle, la blanchisseuse se dirigea vers la Bourse, et s’assit dans le premier omnibus qui partait pour Passy. Arrivée à la rue de la Pompe, elle descendit, fit quelques pas, et sonna à la grille d’un petit pavillon situé au fond d’un jardin. Une vieille bonne vint ouvrir.

– Mademoiselle est là ? demanda madame Jalin.

– Entrez, lui répondit la bonne.

Elle entra dans le petit jardin sablé, propre comme un joujou.

XII

XII

 

La maison ressemblait à l’entrée. Dès le corridor, qui servait d’antichambre, tout paraissait propre, net, un peu puéril. Des objets singuliers, vestige d’une autre génération, ornaient les murs et les consoles. Un œuf d’autruche orné de houppes de soie descendait du plafond en guise de lanterne. Dans une étagère vitrée qui surmontait une petite table ornée d’une écritoire, s’étalaient, soigneusement rangés et époussetés, de petits ouvrages en perles, des noix de coco sculptées, souvenirs évidents d’un voyage à Brest ou à Toulon, et maintes bagatelles sans valeur, mais que leur propriétaire considérait évidemment comme de remarquables curiosités.

La blanchisseuse ne resta pas longtemps à les regarder : d’ailleurs elle connaissait de longue date ces précieuses babioles. La vieille bonne revint et la fit entrer dans un petit salon éclairé par deux fenêtres, où, près d’un joli petit feu de houille, une vieille demoiselle travaillait, penchée sur un grand métier à tapisserie.

– Bonjour, madame Jalin, dit-elle sans relever la tête. Attendez que je compte : cinq, six, sept. – C’est fait.

Elle se redressa, piqua son aiguille dans le canevas tendu et montra à la blanchisseuse un visage rondelet, aux joues grassouillettes, brillantes et rosées comme des pommes d’api, des yeux gris foncé, très jeunes et très vifs, des dents encore blanches et régulières ; le tout encadré de petites boucles follettes de cheveux gris, dans un abandon qui n’excluait pas la symétrie. Un bonnet de valenciennes avec des rubans bleu clair couronnait ce visage peu ordinaire, très agréable et bon, malgré une dose plus que suffisante de mignarde afféterie.

Madame Jalin salua avec une considération mêlée d’un peu de familiarité, et s’assit sur une chaise en même temps que son hôtesse lui disait : Asseyez-vous.

– Vous m’avez rapporté mes bonnets et vous venez me demander mes dentelles, je parie ? dit la vieille demoiselle. Eh bien, je n’ai pas encore eu le temps de les chercher. Je regrette que vous soyez venue de si loin. Je vais toujours dire à Rose qu’elle vous donne quelques cols...

– Ce n’est pas pour cela que je suis venue, mademoiselle, et je ne vous ai rien rapporté, dit madame Jalin avec un geste respectueux pour retenir la main qui s’allongeait déjà vers la sonnette et qui se retira aussitôt. J’ai une autre idée en tête, et puisque mademoiselle veut bien me témoigner un peu d’amitié et de confiance, je parlerai à cœur ouvert.

– Parlez, madame Jalin ; vous êtes la plus honnête femme que je connaisse.

Malgré cet encouragement, la blanchisseuse ne parlant pas, mademoiselle de Beaurenom continua d’un ton amical.

– Est-ce un peu d’argent qu’il vous faut ? Je suis à votre disposition.

– Ce n’est pas cela du tout, mademoiselle, répondit la brave femme, mais je vous remercie tout de même.

Plus encouragée par cette offre d’argent que par un déluge de bonnes paroles, elle se mit à raconter l’histoire de Marcelle, depuis la mort de Marie Monfort au square Montholon, jusqu’à la dernière scène à laquelle elle venait d’assister. Mademoiselle de Beaurenom travaillait assidûment et ne perdait ni un point de sa tapisserie, ni un mot du récit de la blanchisseuse.

– Eh bien ? dit-elle en relevant la tête, quand celle-ci s’arrêta.

– Eh bien, c’est tout, mademoiselle. Quand j’ai vu cela, j’ai pris l’omnibus et je suis venue ici pour vous demander conseil. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Mademoiselle Hermine, – car elle s’appelait Hermine, – trouva la question assez grave pour repousser un peu son métier et s’appuyer commodément sur les bras de son fauteuil.

– Et le père ? dit-elle après une assez longue méditation.

– Voilà précisément ce qui m’ennuie, mademoiselle ! Je suis persuadée qu’en cherchant bien, dans les commencements, on aurait pu retrouver le père. Même en admettant, ce que je n’ai jamais cru, qu’il ait volontairement abandonné la mère, il ne sait pas qu’elle est morte, et cela aurait pu changer ses sentiments pour la fille.

– Quelle étrange destinée ! dit mademoiselle Hermine avec une mélancolie un peu théâtrale. Ce père et cette fille qui s’adorent peut-être, séparés par l’immense Océan et par un gouffre moral plus immense encore !

Madame Jalin ne répondit pas. Ce lyrisme était au-dessus des ressources ordinaires de sa conversation.

– Vous comprenez, reprit-elle, après avoir laissé s’écouler un intervalle suffisamment respectueux, que la position de la pauvre enfant dans la maison de madame Favrot va devenir intolérable. Jusqu’ici cela allait encore ; mais maintenant qu’elle a été traitée d’ingrate, il n’y aura plus moyen d’y tenir. Et puis Louise va rentrer dans quelques mois, elle va vouloir plus de place qu’il ne lui en fallait autrefois, la chambre sera bien petite, je prévois que ma pauvre Marcelle sera de trop, et comme elle a l’âme fière, cette mignonne, elle est capable de...

– De quoi ?

– De tout ! de s’enfuir par exemple et de se retrouver dans la rue, un beau soir, plus pauvre que jamais. Et ce que sa petite âme tendre en souffrira, il n’y aura que le bon Dieu et moi pour le savoir ! Encore si j’étais sûre de la retrouver ! Mais elle ne songera peut-être pas à moi, dans ce moment-là. Est-ce qu’on sait ?

– Est-elle jolie ? demanda mademoiselle Hermine, en retournant au métier.

– Je la trouve jolie, moi ! Elle a la bouche trop grande et le menton trop court, mais les yeux sont si doux, la petite figure est si bonne, le teint si clair, et tout ça vous a un air si honnête !

– Vous devriez me l’amener, fit mademoiselle Hermine, soudain affriandée. Elle adorait les enfants.

– Je tâcherai, mademoiselle. Madame Favrot en est très jalouse, vous savez, mais je ferai mon possible.

– Dites-lui que c’est une personne qui veut du bien à l’enfant, suggéra la bonne créature, prise au piège que lui tendait la blanchisseuse.

– Raison de plus pour qu’elle ne veuille pas me la confier, riposta madame Jalin, qui savait de longue date combien les obstacles avaient le don de passionner mademoiselle Hermine pour l’accomplissement de son moindre désir.

– Comment, on la cloître ! s’écria celle-ci. Mais c’est monstrueux ! On n’a pas le droit de cloîtrer ainsi ses enfants, à plus forte raison ceux des autres ! C’est odieux.

– On lui laisse faire les commissions, corrigea madame Jalin, qui eut peur d’avoir entraîné trop loin l’esprit chimérique de mademoiselle Hermine. Enfin, je tâcherai.

– Le plus tôt possible, répliqua la vieille demoiselle. Vous ne pourriez pas demain ?

– Je n’en sais rien..., peut-être..., je m’efforcerai de vous satisfaire.

– C’est cela ! dit mademoiselle Hermine d’un air radieux, je vous en saurai beaucoup de gré.

Madame Jalin se retira, et une fois dans la rue ne put s’empêcher de rire en admirant comment sa naïve astuce avait changé les positions. Elle était venue supplier, elle s’en retournait triomphante, et cela, pour avoir simplement touché à point la curiosité de la vieille demoiselle.

– Pauvre excellente fille ! se dit-elle pendant que l’omnibus la ramenait chez elle cahin-caha, j’aurais tort de rire, car, après tout, elle n’a jamais fait que du bien. Marcelle lui donnera plus de joie et lui fera plus de bien que défunt son chien, M. Médor, qu’elle a tant pleuré, il y a six mois.

XIII

XIII

 

– Pouvez-vous me prêter Marcelle pour porter un panier ? dit madame Jalin à l’herboriste, le surlendemain après déjeuner, moment de chômage pour la petite boutique.

– Votre panier ? voilà une idée ! Vous avez besoin de quelqu’un pour porter votre panier, à présent ?

– Pas tous les jours, mais j’ai de la fine lingerie à reporter chez une vieille demoiselle très riche ; j’ai peur de chiffonner ses affaires, et comme elle est très maniaque...

– Est-ce loin ?

– À Passy, mais nous prendrons l’omnibus. Après tout, je ne vois pas pourquoi vous me refuseriez la petite ! Vous ne la sortez jamais ; elle ne se promène pas, elle ne connaît rien de Paris ; vous l’enverriez faire une commission un peu loin, elle se perdrait !

– Emmenez-la, dit madame Favrot à contrecœur.

– Je vous remercie bien, répondit la blanchisseuse avec une nuance d’ironie. Où est-elle ?

– Elle lave la vaisselle dans la cuisine. Vous pouvez lui dire qu’elle s’habille quand elle aura fini.

Affublée d’un grand tablier de cuisine attaché sous les aisselles, la petite fille frottait énergiquement une casserole. Pour accomplir cette besogne, elle avait dû monter sur un escabeau en bois qui mettait ses mains au niveau de la pierre d’évier. Une petite lampe fumeuse éclairait la cuisine toujours obscure, même à midi.

– Je viens te chercher, dit madame Jalin, prise de pitié pour la pauvrette. Finis tes affaires et va t’habiller.

– J’ai fini, madame Jalin, répondit Marcelle en levant son visage rosé par l’effort, qui sembla émerger du fond de la casserole. Un petit coup à mon fourneau, et je suis prête.

Elle parlait déjà comme une bonne ; la blanchisseuse eut grande envie d’aller chercher querelle à madame Favrot sous n’importe quel prétexte, mais elle se contint, pensant que l’enfant y perdrait trop. Elle se contenta de l’aider à ranger çà et là, lui prit des mains la casserole et la suspendit à un clou si haut que la petite fille était obligée de monter sur une chaise pour l’atteindre.

Le fourneau essuyé, la vaisselle remise en place et la pierre d’évier bien brossée, madame Jalin allait sortir, croyant tout terminé, quand Marcelle tira d’un trou noir une éponge dans une terrine, et se mit à laver le carreau de la cuisine.

– Tu feras cela demain, dit la blanchisseuse impatientée.

– Oh ! non, répondit Marcelle, madame Favrot veut que je lave la cuisine tous les jours, après déjeuner. Je serais grondée.

Madame Jalin étouffa un soupir, et ne dit rien, mais elle enleva l’éponge des mains de la petite fille et, en un tour de main, accomplit la répugnante besogne.

– Va t’habiller, dit-elle en sortant de la cuisine, et viens me trouver. – Vous me l’enverrez, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en s’adressant à l’herboriste, qui lui répondit par un signe de tête.

– C’est égal, grommela la blanchisseuse en retournant chez elle, si quelqu’un m’avait jamais dit que je laverais de bonne volonté la cuisine de l’herboriste, je l’aurais joliment rabroué, et voilà que c’est vrai pourtant !

Dix minutes après, Marcelle et madame Jalin, munies chacune d’un petit panier, trottinaient gaiement vers la place de la Bourse. L’air était vif mais clair, le soleil se montrait de temps en temps, tout le monde avait l’air pressé.

– C’est drôle, dit Marcelle, je n’ai jamais vu les rues si jolies, excepté depuis le premier jour que nous sommes arrivées à Paris.

– Tu t’en souviens ?

– Un peu, pas beaucoup. Oh ! madame, qu’est-ce que c’est que ça ?

C’était la Bourse. Marcelle connut de bien d’autres étonnements lorsque l’omnibus passa sur les boulevards et devant les monuments qui font de cette belle partie de Paris, comprise entre la Madeleine et Passy, l’une des merveilles du monde.

– Te reconnaîtrais-tu bien, si tu étais forcée de venir par ici toute seule ? demanda madame Jalin.

– Je crois que oui, répondit-elle. Ce n’est pas difficile : les boulevards tout droit, et puis cette belle rue, et puis... je ne sais plus !...

– Tu apprendras... dit madame Jalin en souriant. Tâche d’apprendre, car vois-tu, se reconnaître  dans Paris est une des choses les plus utiles, quand on est exposée à sortir seule.

Marcelle n’était jamais sortie autrement. Le commerce d’herboristerie ne laisse pas de loisirs, et madame Favrot une fois ou deux seulement, il y avait longtemps ! avait emmené les petites filles au Jardin des Plantes... C’était le temps où Marcelle portait encore les robes de la petite morte ; depuis qu’elle les avait usées, elle n’avait plus de toilette convenable pour sortir le dimanche avec Louise et sa mère, et par conséquent elle gardait l’herboristerie pendant que « ces dames » faisaient leur promenade hebdomadaire.

Mademoiselle de Beaurenom attendait la blanchisseuse avec une impatience fébrile. En entrant la vieille Rose dit à Marcelle :

– Vous faites joliment bien d’arriver : depuis hier, mademoiselle me mène une vie impossible. Je suis venue plus de dix fois voir si l’on avait sonné ; elle se figurait toujours que c’était vous !

Marcelle entra dans le petit salon poussée par madame Jalin qui avait une main sur son épaule. Les yeux grands ouverts, elle examinait tout autour d’elle, ne voyant pas la vieille demoiselle dont la silhouette se détachait en noir sur la fenêtre claire. La voix de mademoiselle Hermine la fit tressaillir :

– Bonjour, ma mignonne ! Eh ! qu’elle est gentille ! Quel âge as-tu ? Comment t’appelles-tu ?

– Sept ans, madame, répondit l’enfant ; je m’appelle Marcelle Monfort.

– Elle est intelligente ! fit mademoiselle Hermine avec un clin d’yeux à l’adresse de madame Jalin. Et qu’est-ce que tu fais ? continua-t-elle.

– Je fais la cuisine et le ménage chez madame Favrot qui m’a prise quand j’étais perdue.

– Elle est bonne, madame Favrot ?

– Oh ! oui, madame, très bonne ! répondit la petite fille. Deux larmes montèrent à ses yeux bruns.

Certainement madame Favrot était bonne, puisqu’elle l’avait recueillie.

– Tu es heureuse avec elle ? insista Mlle Hermine.

Marcelle ne répondit pas. Ses yeux errèrent çà et là sur les tableaux qui ornaient le mur et revinrent vers le métier à tapisserie.

– Tu n’es pas heureuse ? répéta la bonne vieille fille.

– On m’a dit que maman est morte, dit l’enfant à voix basse, le cœur gros de sanglots, mais papa n’est pas mort, – je voudrais bien voir papa !

Elle porta à ses yeux sa menotte rouge et crevassée par les rudes travaux de la cuisine, étouffa un soupir, essuya ses larmes, et resta tranquille devant mademoiselle Hermine. Les deux femmes échangèrent un regard ému.

– Tu te souviens de ton père ? demanda mademoiselle de Beaurenom.

– Oh ! oui.

– Le reconnaîtrais-tu ?

Marcelle hésita.

– Je ne crois pas, dit-elle d’un ton découragé.

Mademoiselle Hermine prit un ton pathétique. L’excellente créature ne pouvait rien faire sans un peu de mise en scène.

– Quel dédale ! fit-elle avec désespoir ; on s’y perd ! Et cependant la lumière brille peut-être au fond de cette obscurité ! Si l’on pouvait les mettre face à face, avertis par la voix du sang, le père et la fille voleraient dans les bras l’un de l’autre !

– Ce n’est pas si sûr, pensa madame Jalin ; mais elle n’était qu’une blanchisseuse et n’avait point d’avis à émettre en pareil cas.

– Va jouer dans le jardin, ma petite ; on te donnera une tartine de confitures, dit mademoiselle Hermine, revenant à la prose de la vie.

Rose fut sonnée, et emmena Marcelle. Madame Jalin et la vieille demoiselle s’entre-regardèrent avec un sourire attendri.

– N’est-ce pas qu’elle est gentille ? dit la blanchisseuse enhardie.

– Adorable. Elle n’a pas de vices ? reprit soudain mademoiselle Hermine, qui se redressa avec la gravité d’un juge d’instruction.

– Des vices ? Eh ! grand Dieu ! lesquels ?

– Elle n’est pas gourmande, ni menteuse, ni voleuse ?

– Je puis vous en donner mon serment ! fit madame Jalin un peu froissée. Est-ce que je me serais permis de vous en parler sans cela ? Elle n’a qu’un défaut ; et pour moi, ce n’en est pas un. Elle a le cœur trop sensible. Quand on lui fait des reproches, elle ne répond pas, la pauvre enfant ! Elle s’en va dans un coin et elle pleure, elle pleure tant qu’on dirait que l’âme va lui sortir du corps.

– C’est un signe de noble fierté, reprit mademoiselle Hermine enthousiasmée. Et, dites-moi, il n’y aurait pas moyen de l’avoir ?

– L’avoir ? répéta madame Jalin d’un air naïf.

– Oui : la prendre avec moi, ici, insista la vieille demoiselle avec impatience.

– Pourquoi faire ?

À cette question insidieuse, dans son apparente simplicité, mademoiselle Hermine baissa la tête et réfléchit.

Madame Jalin continua avec une extrême douceur :

– Parce que, voyez-vous, cette petite n’a aucune fortune ; elle sera obligée de gagner sa vie soit comme bonne, soit comme ouvrière, et si on l’accoutumait à une existence plus agréable avec moins d’ouvrage, plus de plaisirs, une existence de demoiselle enfin, quand le moment sera venu de se suffire, elle pourrait se trouver bien embarrassée, et il pourrait alors lui arriver de grands malheurs... Dans ce cas-là, il vaudrait encore mieux pour elle rester bonne chez madame Favrot, quand bien même elle devrait avoir du chagrin...

– Et si son père revient un jour ? s’écria mademoiselle Hermine en levant au ciel ses mains potelées chargées de bagues anciennes ; si c’est un homme bien élevé, s’il a fait une fortune en Amérique, sera-t-il heureux de trouver une fille sans éducation, une espèce de maritorne grossière ?

– C’est bien loin, tout cela, fit madame Jalin en hochant la tête, et ce qui est près, c’est la fillette elle-même, avec la nécessité de gagner son pain quotidien.

– Alors, vous voulez la laisser éternellement à son herboriste, qui, m’avez-vous dit, ne l’envoie même pas à l’école ? Il ne fallait pas me la montrer, alors ! Maintenant que j’ai envie de l’avoir, vous allez me contrarier !

Les yeux de mademoiselle Hermine lançaient des flammes. Madame Jalin sourit en elle-même.

– Mais, mademoiselle, je serais bien heureuse de la voir chez vous, mais il faudrait être sûre qu’après vous, car enfin personne n’est éternel, elle ne retombera pas dans la plus noire misère, et ce serait autrement dangereux à quatorze ans qu’à sept !

– Je ne puis pourtant pas m’engager à la doter, répondit mademoiselle Hermine d’un ton affligé, sans savoir ce qu’elle sera plus tard...

– Non, sans doute, mais vous pourriez lui faire apprendre un état... le mien par exemple, je l’instruirais bien volontiers gratis, je vous l’assure, – et au moins, elle ne se trouverait pas sur le pavé un jour...

– C’est admirable ! s’écria mademoiselle Hermine, vous lui apprendrez votre état, et moi je la ferai préparer aux examens de l’Hôtel de ville ; de la sorte, s’il arrivait quelque malheur que je ne puis prévoir, car, avec la grâce de Dieu, j’espère vivre longtemps, elle aurait deux cordes à son arc. C’est parfait. Voyons, maintenant, quand me l’amènerez-vous ?

Madame Jalin resta perplexe. Elle n’avait pas prévu un dénouement si prompt.

– Je ne puis rien vous dire, fit-elle avec hésitation. Si j’en faisais la proposition à madame Favrot, elle pousserait les hauts cris, et la petite serait victime de votre envie de bien faire. Il faudra attendre un jour que madame Favrot soit bien en colère contre elle, – ça ne tardera pas, allez ! Louise rentre la semaine prochaine, et je ne lui donne pas huit jours pour mettre Marcelle à la porte. Elle est horriblement jalouse de la petite.

– Quelle horreur ! fit mademoiselle Hermine en croisant les mains.

– Eh ! mon Dieu, c’est assez explicable... Elle est égoïste, ça l’ennuie d’en voir une autre dans la maison. Ce que Marcelle mange est autant de perdu pour elle... Donnez-moi quinze jours, et je crois que je vous amènerai la petite sans tambour ni trompette.

– Dépêchez-vous, dit mademoiselle Hermine avec impatience.

Marcelle fut rappelée. Elle entra avec sa grâce modeste, sans fausse honte, sans timidité exagérée.

– Vois-tu mademoiselle ? lui dit madame Jalin, elle veut faire ton bonheur. C’est désormais ta protectrice et ton amie. Tu ne diras pas cela à madame Favrot ; comme elle t’a prise quand tu n’avais plus personne, cela lui ferait peut-être de la peine ; mais si on te fait du chagrin, tu reviendras ici.

– Vous me ferez retrouver papa ? dit Marcelle en regardant sa protectrice.

– Pauvre ange ! s’écria mademoiselle Hermine. Je tâcherai. Viens m’embrasser et sois sage.

– Oui, mademoiselle, fit Marcelle d’un air entendu.

XIV

XIV

 

L’époque des vacances était venue, et mademoiselle Louise Favrot, dans l’orgueil de ses quinze ans révolus, était rentrée au domicile maternel. Elle était toujours un peu maigre, mais son visage promettait d’être agréable, bien qu’évidemment la nature l’eût fait pour rester, suivant l’expression vulgaire, en lame de couteau.

Marcelle avait vu ce retour avec beaucoup de joie. Sa petite âme candide ne soupçonnait pas les mauvais sentiments, et Louise était sa première bienfaitrice. Lorsque l’enfant recueilli avait donné à madame Favrot ce nom de « Madame » qui l’avait si fort irrité, ce n’était pas la vexation ni l’humeur qui l’avaient poussée ; elle avait agi simplement, comprenant que l’herboriste n’étant pas sa mère, il ne fallait pas l’appeler maman. Marcelle était sincère, et ne pouvait ni ne voulait mentir à personne, pas plus à elle-même qu’aux autres.

Mais, comme l’avait prévu madame Jalin, Louise trouva bientôt la maison trop petite. Le lit de Marcelle qui jusqu’alors avait partagé l’unique chambre fut relégué dans un petit cabinet noir, afin de faire place à un joli petit lit de jeune fille, présent maternel arraché par des cajoleries sans fin. La petite fille ne dit rien : un profond sentiment d’humilité s’emparait d’elle peu à peu ; le néant de sa petite vie sans espoir se formulait devant elle chaque jour avec plus de netteté. Louise n’était pas ménagère de ses réflexions ; la pension, comme il arrive d’ordinaire, en lui donnant un vernis extérieur de bonnes manières, avait développé les côtés mesquins de sa nature. La jeune pensionnaire n’ayant à prendre aucun souci que d’elle-même, et n’ayant qu’elle-même à intéresser à ses actions, bien notée, pourvu qu’elle ne transgresse pas les lois de l’établissement, intéressée par là à tout rapporter à sa petite personne, devient souvent d’un égoïsme de colimaçon.

Le fait s’était produit pour Louise ; de plus, elle s’inquiétait si peu de son prochain qu’elle faisait ses remarques tout haut : c’est ainsi que Marcelle apprit qu’elle avait une grande bouche, que ses mains étaient noires, qu’elle était laide, etc. Ces imperfections purement extérieures lui firent pousser un soupir, et elle ne s’en affligea pas davantage. Mais bientôt elle fut touchée au vif dans ses sentiments intimes, et une grande envie de rébellion se dressa en elle, encore à l’état latent, mais prête à se montrer au jour sur une provocation trop vive.

– Je ne veux plus que tu me tutoies, dit un matin Louise d’an air doctoral. Tu m’as tutoyée hier devant la femme du quincaillier, je ne veux pas que cela se renouvelle.

– C’est bien, mademoiselle, dit la petite fille en rougissant de honte.

– Pourquoi, mademoiselle ? cela te met de mauvaise humeur ? Voilà ce que je voudrais voir, par exemple !

Louise fronça le sourcil et prit un air sévère ; puis se radoucissant :

– Au fond, dit-elle, c’est très bien, appelle-moi mademoiselle, cela sera plus convenable.

Mademoiselle Favrot descendit en fredonnant une chanson nouvelle, et la petite orpheline la suivit des yeux avec un air d’étonnement douloureux ; mais elle secoua la tête et continua son ouvrage, qui consistait à nettoyer la chambre après que Louise et sa mère avaient fait le lit.

Cette journée, mal commencée, ne devait pas être propice à Marcelle, car au déjeuner, elle eut le malheur de casser une assiette.

– On voit bien que ce n’est pas toi qui les paies, dit aigrement madame Favrot.

– Est-ce que ça coûte cher ? demanda innocemment Marcelle.

Parfois, en portant des commissions, elle recevait deux sous, et elle se disait qu’avec du temps et de l’économie, elle pourrait remplacer l’objet brisé.

– Cela ne te regarde pas ! dit durement l’herboriste, qui ne voulait pas avouer que l’assiette de terre commune coûtait en réalité vingt centimes.

– Voyez-vous l’impertinente ! fit Louise à son tour.

– Ce n’est pas par impertinence, répondit Marcelle, c’est pour savoir.

Elle n’avait pas achevé le mot qu’elle reçut sur la joue un soufflet de la main de Louise.

– Insolente ! dit celle-ci.

– Ne me battez pas, s’écria Marcelle, se redressant sous l’affront. Oh ! ne me battez pas !

Ce n’était pas de la supplication qu’exprimait sa voix tremblante, c’était une défense formelle, presque une menace.

– Est-elle méchante ! fit Louise. Je crois qu’elle nous battrait si elle osait !

– Tu as eu tort, Louise, dit à demi-voix madame Favrot.

– Si tu lui permets d’être insolente avec moi, elle le sera bientôt avec toi, riposta la jeune fille. Elle a besoin de leçons ! Allons, cendrillon, va-t’en manger ton pain sec à la cuisine ; c’est assez bon pour une méchante ingrate comme toi.

Sans répondre un mot, Marcelle déposa le morceau de pain qu’elle tenait à la main et se rendit dans la cuisine noire et triste, dont elle referma la porte sur elle.

– Elle boude, insista Louise. La vilaine !

– Laisse-la tranquille, dit madame Favrot ennuyée.

Mais Louise était la plus forte ; elle avait cette persistance agressive qui finit par obséder tellement les natures faibles, qu’elles cèdent pour avoir la paix. En moins de cinq minutes, la jeune fille eut démontré à sa mère qu’une infinité de maux leur viendrait de Marcelle, si on ne domptait pas ce mauvais petit caractère dès ses premières révoltes.

– C’est bien, n’en parlons plus, dit l’herboriste, pour arrêter ce flux de démonstrations.

Mais Louise tenait à en parler, et elle en parla encore, bien que sa mère ne l’écoutât plus.

Marcelle ne perdait pas un mot, la mince cloison qui la séparait de la salle à manger n’existait que pour la forme. Toutes les explications de Louise allaient droit à son cœur, et s’y piquaient comme autant de flèches barbelées.

– Est-il possible, mon Dieu ! que je sois si méchante ? pensa-t-elle. Ah ! si elles pouvaient voir dans mon cœur !

Abattue par les larmes qu’elle avait dévorées en silence, elle rassembla pourtant ses forces, et se mit à ranger autour d’elle. N’entendant plus de voix, au bout d’un moment, elle se hasarda à ouvrir la porte : la salle à manger était vide. Elle la mit en ordre avec son soin ordinaire, balaya les miettes et retourna à la cuisine pour terminer sa besogne journalière. Puis elle monta chercher les raccommodages, qui l’occupaient du matin au soir ; mais au lieu de descendre comme elle faisait autrefois, elle resta en haut, livrée à ses méditations.

Quand elle était triste, elle pensait à sa mère morte, dont elle n’avait jamais vu la tombe, et à son père absent, qui résumait pour elle toutes les joies, toutes les espérances. À force d’en entendre parler par madame Jalin, qui tenait à ce qu’elle ne l’oubliât point, elle s’était figuré le connaître ; elle l’attendait : ne viendrait-il pas un jour ? Il entrerait dans la boutique, et demanderait à l’herboriste :

– N’est-ce pas vous, madame, qui avez recueilli une petite fille dont la maman était morte au square Montholon ? Eh bien, madame, c’est ma fille ! Marcelle lui sauterait au cou, et il la tiendrait serrée dans ses bras, bien fort, bien fort...

– Oh ! père ! dit la fillette qui fondit en larmes, si tu pouvais voir ta pauvre fille !

Elle agita désespérément ses bras maigrelets et les serra sur sa poitrine, étreignant l’image du père absent...

Qui sait ? peut-être lui aussi, là-bas, à cette minute douloureuse, pensait à l’enfant perdu pour lui !

On frappa au plafond ; la petite fille courut au judas pratiqué dans le plancher et répondit à cet appel.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda madame Favrot.

– Je raccommode le linge, dit l’enfant.

– Descends avec ton ouvrage.

Elle obéit et, l’instant d’après, se trouva installée dans la boutique, à la plus mauvaise place, bien entendu. Louise lisait. De temps en temps, elle levait les yeux et jetait un regard courroucé sur l’audacieuse qui avait osé lui répondre. Les yeux rouges de la petite, loin de lui inspirer de la pitié, lui donnaient une sorte de rage ; la voix de sa conscience qui lui parlait tout bas était étouffée par l’orgueil.

Pour la punir d’avoir pleuré, pour se venger du reproche muet que lui faisait ce pauvre visage mouillé par les pleurs, elle se sentait encore un soufflet dans chaque main.

L’après-midi passa pourtant sans événement. Vers six heures et demie, madame Favrot alla dans la cuisine s’occuper de son dîner qu’elle n’osait encore confier aux mains novices de Marcelle, et les deux enfants restèrent seules.

L’orpheline n’y voyait plus guère : elle se penchait pourtant sur son ouvrage avec un redoublement de zèle afin d’échapper aux observations de Louise. Après un intervalle assez long, celle-ci dit à voix basse :

– Marcelle !

La petite fille leva la tête. Elle espérait que Louise, revenue à elle, allait lui adresser quelque bonne parole qui effacerait le soufflet du matin. Elle vit au contraire les yeux de mademoiselle Favrot briller d’une lueur méchante.

– Veux-tu me demander pardon de ton impertinence ? dit celle-ci tout bas.

Elle n’osait élever la voix de peur d’être entendue par sa mère, qui, elle en était bien certaine, ne l’approuverait pas.

Marcelle baissa la tête et ne répondit rien. Son cœur était cruellement partagé. Avait-elle vraiment mal agi ? Si c’était vrai, elle ne savait plus où était la justice ; son âme éperdue ne trouvait plus de point d’appui.

– Tu ne veux pas ? tu es une misérable petite ingrate sans cœur ! continua mademoiselle Favrot avec des sifflements de vipère. J’ai eu joliment tort de te ramasser dans la rue ! Ta place était aux Enfants trouvés !

Madame Favrot sortit de la cuisine ; sa fille retourna à son livre, et Marcelle, un instant anéantie, se leva vivement et plia son ouvrage en disant d’une voix brisée :

– Je n’y vois plus.

– Eh bien ! tiens, va porter ce petit paquet rue de Rocroy ; la dame a dit que ce n’était pas pressé ; mais puisqu’il fait trop sombre pour coudre, tu peux y aller. Je mettrai la table. Va et dépêche-toi.

Marcelle partit en courant. Elle eut bientôt trouvé la maison indiquée, car elle connaissait bien le quartier. En revenant, elle passa sous les murs de l’église Saint-Vincent de Paul, elle leva les yeux : les lampes brûlaient au fond des chapelles ; la nuit tombait. Mais quelques fidèles entraient encore dans l’église qui n’était pas fermée.

Un indicible besoin d’asile, de prière, de consolation, pénétra l’âme de l’enfant. Elle avisa une porte latérale par où entrait alors une dame vêtue de noir, et se glissa à sa suite.

Sous les voûtes, elle resta saisie. Les longues files de saints et de saintes, peintes par Flandrin, en couleurs tendres sur fond d’or, semblaient, dans l’air du soir, gris d’opale, des anges ailés et vivants, qui se mouvaient avec une lenteur sacrée. L’or du fond scintillait par places, et les grands palmiers qui séparent les groupes paraissaient noirs et mystérieux.

Marcelle fit quelques pas et se trouva au milieu de la nef, sous la haute coupole. Une lueur plus vive descendait d’en haut et s’éparpillait çà et là sur les dossiers des chaises polies par l’usage, sur un ornement doré, dans une chapelle, sur un des lustres de cuivre en forme de lampes hollandaises, dont les boules jetaient un éclair dans l’ombre.

Le respect des solitudes vénérées saisit la petite fille, qui n’allait guère à l’église, et seulement le jour. L’impression que ce lieu était un lieu d’asile lui attendrit doucement le cœur, et elle se laissa aller sur le paillasson qui recouvre les dalles, à genoux sur ses talons, avec un soupir de bien-être.

L’église était la maison du bon Dieu, lui avait-on dit : c’est donc celle de tout le monde ; Marcelle s’y sentit chez elle. La vague odeur d’encens lui plaisait. L’ombre croissante reposait ses yeux fatigués par les larmes. Elle subit un instant de charme tout matériel. Puis tout à coup elle se rappela qu’on priait dans les églises, et un grand cri sortit de son âme blessée pendant qu’elle joignait ses mains suppliantes :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! rendez-moi mon père, ou bien faites-moi mourir, pour que j’aille retrouver ma mère !

C’était là le vœu éternel de l’orpheline, celui qu’elle avait porté si longtemps sans pouvoir le formuler ; il jaillit de ses lèvres comme un appel désespéré. Brisée par ce grand élan, elle retomba les mains inertes, le corps affaissé, espérant que sa prière serait exaucée et qu’au moins elle allait mourir pour rejoindre sa mère.

Un pas retentit près d’elle, une main se posa sur son épaule, et une voix lui dit d’un ton modéré en apparence, mais dur en réalité :

– Qu’est-ce que tu fais là, petite fille ? Allons, retourne chez toi.

Marcelle se releva en sursaut. Le bedeau l’examinait curieusement, et ne la reconnaissait pour aucune des habituées des offices. Elle le regarda aussi et voulut parler, mais elle se retint. Elle n’avait rien à lui dire, à cet homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle s’en alla lentement, pendant qu’on allumait partout les lampes pour la prière du soir et que l’église s’emplissait peu à peu de femmes aux vêtements sombres.

L’impression de repos et de joie qu’elle avait eue d’abord s’était envolée aux paroles du bedeau.

– Pas même une église pour prier Dieu ! pensa-t-elle avec cette facilité à conclure du particulier au général, qui n’est pas seulement le privilège des enfants. Pour qu’on vous laisse dans les églises, il faut y aller avec sa maman, voilà la vérité !

Elle rentra chez madame Favrot, découragée, la tête basse, souhaitant de mourir.

– Où as-tu été courir, que tu es si fort en retard ? demanda l’herboriste d’un air courroucé quand elle l’aperçut. Tu t’es amusée dans les rues ?

– Non, madame, répondit Marcelle en toute sincérité.

– Voyez-vous la menteuse ! fit Louise d’un ton railleur.

Marcelle ne dit rien. Elle était décidée à ne jamais avouer où elle avait été. Elle aimerait mieux se laisser accuser cent fois de mensonge que de raconter sa visite à Saint-Vincent de Paul. On la gronda, elle écouta tête basse sans répondre.

– Elle a un bien vilain caractère, fit observer Louise, lorsque, après le dîner, pour s’en débarrasser, elle eut envoyé Marcelle dormir dans son cabinet noir.

– Je ne sais pas ce qui lui prend, répondit madame Favrot ; autrefois, elle n’était pas comme cela.

– Puisque je te dis que c’est la jalousie ! insista sa fille. Et elle a été trop gâtée, tu l’as traitée comme ta fille, elle s’est figuré que cela allait durer toujours.

– Je regrette bien de m’en être embarrassée, conclut l’herboriste, mais c’était pour te faire plaisir.

– Est-ce que je pouvais deviner que cela finirait si mal ? riposta mademoiselle Louise.

Madame Favrot ne répondit rien. Il y avait longtemps déjà qu’elle n’était pas la plus forte dans leurs conseils de famille.

Le lendemain, après le dîner, Louise fut prise de la fantaisie subite de ranger dans la chambre de l’entresol.

Il n’était pas tard, car on avait dîné de bonne heure, mais une lourde pluie d’orage tombait par rafales, et il faisait aussi sombre qu’à dix heures du soir. Il avait tonné dans l’après-midi ; l’orage s’était éloigné, quoiqu’on vît encore des éclairs pâles franger de temps en temps les masses obscures des nuages.

Au square Montholon, rien de tout cela n’était visible ; les réverbères tremblotaient sous les coups de vent, mais on ne s’émeut pas au cœur de Paris pour si peu de chose, et le bruit des voitures y couvre souvent les roulements du tonnerre. Louise prit une bougie et monta le petit escalier, pendant que sa mère s’endormait à moitié sur un roman pris au cabinet de lecture. Marcelle rangeait dans la salle à manger.

Les tiroirs de la commode, les rayons de l’armoire ne furent pas longs à mettre en ordre ; deux ou trois petits meubles furent changés de place ; c’était tout ce qu’on pouvait faire dans l’étroite demeure. Cependant Louise n’avait pas assouvi son besoin d’activité ; une idée lui vint.

– Je suis sûre, se dit-elle, que cette gamine de Marcelle ne range jamais dans son petit coin !

Elle ouvrit la porte du petit cabinet où la fillette avait bien juste la place de son petit lit, qui bientôt deviendrait trop court, et celle d’une chaise basse. Sur la chaise une vieille boîte de bois attira l’attention de Louise, qui l’ouvrit en se demandant ce que Marcelle pouvait bien y cacher.

Elle en retira un petit carton sur lequel était enroulé un peu de fil et quelques menus chiffons ; au fond, dans un papier plié, quelque chose de dur résista sous ses doigts ; elle retira le petit paquet, le développa, et y trouva trois gros sous.

Une folle colère saisit la jeune fille. Sans réfléchir davantage, s’arrêtant à la première idée qui lui traversa le cerveau, elle descendit en courant l’escalier, ouvrit brusquement la porte, réveillant sa mère qui s’endormait sur son livre, effarouchant le chat qui se réfugia au haut d’une armoire, elle secoua Marcelle par l’épaule, en lui disant, en lui montrant les gros sous dans sa main :

– Où as-tu volé cela ?

Marcelle tressaillit, devint pâle sous l’injure et regarda Louise avec ses grands yeux flamboyants d’indignation. Ses lèvres tremblèrent, elle voulut répondre, mais son gosier se refusa à articuler aucun son.

– Les as-tu pris dans le tiroir, ou bien as-tu fait danser l’anse du panier ? continua Louise, de plus en plus confirmée dans son accusation par le silence de l’enfant qu’elle prenait pour le trouble d’une coupable.

Marcelle fit un signe de tête négatif et remua les lèvres, mais sans proférer une parole.

– Où as-tu trouvé cet argent ? demanda madame Favrot, qui ne comprenait pas encore.

– Dans une boîte, près de son lit, où elle l’avait caché ! répondit sa fille.

L’orpheline avait enfin recouvré la parole.

– Ce sont mes sous, dit-elle, qu’on me donne quand je fais des commissions. C’était pour acheter une assiette.

– Ce n’est pas vrai, petite menteuse ! cria Louise exaspérée.

Elle sentait que ce devait être vrai, cependant ; mais, furieuse de n’avoir pas songé à cette réponse si simple, elle ne voulait pas avouer qu’elle s’était trompée. Il faudrait demander pardon à cette petite, peut-être ? Jamais de la vie.

– Si, c’est vrai ! répondit Marcelle sur un ton de défi. Sa douceur d’agneau devenait une sorte de rage devant cet acharnement à l’accuser sans cesse de fautes dont elle n’avait jamais eu même la pensée. – C’est vrai ! c’est vous qui êtes une menteuse.

Louise leva la main pour frapper, mais sa mère arrêta son bras. Elle se dégagea vivement, ne voulant pas avoir l’air de céder à la contrainte. Sa colère n’était pas satisfaite pourtant ; aussi, toisant Marcelle avec le mépris le plus cruel, elle lui jeta à la face un mot sanglant :

– Voleuse ! dit-elle, les dents serrées, les lèvres blanches. Une vagabonde, recueillie par charité et qui vole ses maîtres !

L’orpheline regarda Louise, puis madame Favrot, fit des yeux le tour de la petite boutique où elle venait de passer plus de quatre années, et sentit que ces visages irrités, ces murs mêmes, témoins de l’injustice criante dont elle était la victime, lui devenaient odieux.

– Moi, voleuse ! dit-elle. Oh !

Elle ne cacha point dans ses mains son honnête visage couvert de la rougeur de l’indignation, elle se leva vers sa protectrice d’autrefois, qui la persécutait maintenant avec tant de persistance.

– C’est mal, dit-elle, bien mal ! Dieu vous punira !

Et avant que madame Favrot pût prévoir ce qu’elle allait faire, elle ouvrit la porte et s’élança dans la rue. L’herboriste voulait courir après elle, sa fille la retint.

– Laisse-la donc, dit-elle avec un méchant rire, elle va revenir tout à l’heure. Elle n’ira pas loin, va !

– Tu as été dure ! fit la mère mécontente. Je crains que tu n’aies mauvais cœur, Louise.

– Non, maman, c’est elle qui a mauvais caractère parce que tu l’as gâtée, riposta la jalouse créature.

Au fond de son âme, elle le savait bien, c’était la jalousie qui l’excitait contre l’orpheline qu’elle avait jadis amenée elle-même au foyer maternel. Elle avait aimé Marcelle comme une grande poupée qui lui appartenait en propre. C’était sa chose à elle, comme un simple objet trouvé dans la rue et qu’on s’approprie parce qu’il est sans valeur. Mais en grandissant, ses goûts de domination s’accentuant, elle était devenue cruelle avec l’enfant

C’était le jouet qui avait tort, évidemment ! Est-ce que cette enfant perdue, recueillie par charité, n’aurait pas dû s’estimer heureuse de faire plaisir, de céder en tout à sa bienfaitrice ?

Louise essaya de démontrer à sa mère ces vérités lumineuses, mais madame Favrot refusa d’y croire, d’autant plus que Marcelle ne rentrait pas.

Un éclair violent déchira les nuages noirs qui planaient sur Paris ; le tonnerre éclata avec un fracas épouvantable. L’herboriste courut sur le seuil de sa boutique, et chercha à percer du regard l’obscurité, si noire après la lueur de la foudre. Elle appela Marcelle. – Rien ne lui répondit que les roulements du tonnerre qui ne cessait de retentir. Quelques gouttes de pluie tombèrent sur le trottoir ; puis un nouvel éclair, plus éblouissant encore que le premier, déchira le ciel au-dessus de leurs têtes ; un éclat strident le suivit aussitôt. – Louise poussa un cri et attira sa mère au dedans. Dix heures sonnèrent à Saint-Vincent de Paul, pendant une accalmie. Les voitures s’étaient dispersées de tous côtés, les omnibus se faisaient plus rares, les voisins fermaient leurs boutiques.

– Je vais voir madame Jalin, dit l’herboriste, en proie à une terrible inquiétude.

Elle sortit et rentra au bout d’un instant toute pâle.

– Madame Jalin est allée en tournée et n’est pas encore revenue ; personne n’a vu Marcelle. Louise, tu es une méchante enfant ; – la petite l’a dit, Dieu te punira !

– Oh ! maman ! s’écria la jeune fille qui fondit en larmes, je ne croyais pas mal faire ! Je pensais qu’elle allait revenir, je te le jure.

À minuit, elle était encore à la même place, épiant les ombres qui passaient, aussi loin que ses yeux pouvaient percer la nuit. Louise, fatiguée de pleurer, s’était endormie sur le comptoir. De guerre lasse, l’herboriste entra enfin, laissant, par précaution, la porte entrouverte, afin que la petite pût entrer, même sans tourner le bouton. Elle passa la nuit sur une chaise, se réveillant à chaque instant... Ce fut peine perdue. Marcelle ne revint pas.

XV

XV

 

En sortant de la boutique, l’enfant courut droit chez madame Jalin. C’était sa protectrice naturelle ; il lui semblait impossible qu’elle ne lui donnât pas les consolations dont son petit cœur froissé avait si grand besoin. Elle monta les cinq étages d’un seul trait, et tout essoufflée s’arrêta devant la porte brune. Elle y frappa d’une main timide, car tout à coup elle avait peur ! Si madame Jalin allait la gronder et lui dire qu’elle avait eu tort !

On ne répondit pas ; la blanchisseuse, en effet, était sortie et ne devait rentrer que très tard.

Marcelle frappa une seconde fois, plus fort, puis plus fort encore, puis avec une sorte de rage. Ce n’était pas possible que madame Jalin ne fût pas là, au moment où l’enfant avait besoin d’elle ! La pauvre petite ne pouvait pas admettre que la vie eût de ces cruautés gratuites.

Convaincue pourtant à la fin de l’inutilité de ses efforts, elle allait redescendre, lorsqu’un pas se fit entendre dans l’escalier peu éclairé, avec le bruit d’une respiration pénible.

– C’est madame Favrot qui vient pour me reprendre ! pensa Marcelle.

Son sang se glaça, et elle se fit toute petite dans l’embrasure d’une porte, espérant se dissimuler assez pour passer inaperçue.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit une voix lassée avec un accent douloureux.

C’était une pauvre femme, voisine de la blanchisseuse. Marcelle s’enhardit.

– Est-ce que madame Jalin ne va pas bientôt rentrer ? demanda-t-elle à voix basse.

– Non, je ne crois pas. Elle est à l’autre bout de Paris. Qu’est-ce qu’il te faut, petite ?

Marcelle baissa la tête. Ce qu’il lui fallait, nulle excepté son amie ne pouvait le lui donner.

– Je vous remercie, madame, dit-elle.

Et elle descendit lentement, le cœur plein de pensées sinistres, qu’elle ne savait comment se formuler à elle-même.

Retourner chez madame Favrot ? jamais ! Elle se sentait révoltée de la tête aux pieds à la pensée de l’outrage infligé sans pitié. Attendre dans la rue ou dans l’escalier le retour de la blanchisseuse ? Mais si l’herboriste venait la reprendre ? Elle serait très en colère, bien sûr ; elle battrait peut-être Marcelle !

À la pensée des coups, l’enfant, que sa mère n’avait jamais frappée, ressentait l’indignation sans bornes qu’elle avait éprouvée au soufflet de Louise. Subir une seconde fois une semblable humiliation ? Jamais ! jamais ! plutôt mourir !

Elle sortit de la maison, indécise, traversa la rue en se dissimulant derrière les voitures de la place stationnées le long du square, et faisant le tour, se retrouva à un endroit où elle pouvait voir, derrière la grille, le banc où sa mère était morte.

C’est là qu’elle s’était trouvée un soir d’été sans famille, sans appui, perdue dans l’univers... Elle connaissait bien la place ! Que de fois le jeudi, quand elle était toute petite, quand Louise n’était encore qu’une gamine un peu capricieuse, un peu entêtée, un peu orgueilleuse, et non pas l’être malin, presque pervers, qui se développait maintenant sous l’influence de l’âge ingrat ; que de fois mademoiselle Favrot avait amené ses compagnes devant ce banc, et leur avait raconté d’un air plein de suffisance comment Marcelle abandonnée, perdue, avait trouvé en elle une protectrice, une « petite maman » ! Louise parlait de ces choses tout naturellement, d’un ton de triomphe, devant l’enfant recueillie, et celle-ci écoutait, les yeux fixes, pour la vingtième, pour la centième fois, le récit de son malheur, fait devant elle sans plus de gêne que devant une étrangère.

Elle avait eu souvent envie de dire à Louise : « Ne parle pas de maman à ces petites, cela me fait de la peine. » Puis elle s’était retenue. Louise était taquine et volontaire ; si Marcelle la priait de s’abstenir, elle en parlerait plus souvent encore, avec cet air de triomphe malicieux que l’orpheline connaissait bien. Et puis une sorte de pudeur l’empêchait d’effleurer ce sujet douloureux ; elle avait honte, elle avait peur de parler de cette terrible soirée, dont les détails répétés et commentés à ses oreilles s’étaient gravés pour jamais dans sa mémoire d’enfant, docile et prompte.

Elle regarda le banc ; c’était un banc pareil à tous les autres, abrité par un massif de lilas et de lauriers-cerises. Marcelle n’en voyait que le coin, car l’allée tournait en cet endroit. Elle se cramponna de ses petites mains aux barreaux de la grille et regarda le banc de tous ses yeux, comme si elle espérait, par la force de son désir, évoquer la chère image de sa mère.

Quelques gouttes de pluie tombèrent lourdes et presque chaudes sur le front et les vêtements de la petite fille. Elle entendit des pas s’approcher. C’étaient deux gardiens de la paix.

– Veux-tu bien rentrer chez toi, gamine ! dit l’un d’eux, qui la connaissait.

Elle le regarda d’un air effaré, puis tout à coup prit sa course du côté des Champs-Élysées ; elle venait de penser à mademoiselle Hermine.

– Si jamais on te fait de la peine, viens ici, ma petite, avait dit la vieille demoiselle.

Marcelle, qui n’avait jamais menti, croyait tout ce qu’on lui disait. Elle essaya de retrouver le chemin de la rue de la Pompe, sous la pluie qui tombait plus dru de minute en minute.

Mademoiselle Hermine venait de congédier Rose, après avoir commandé les repas du lendemain, et elle se préparait avec un petit frisson d’aise à l’heure de lecture solitaire qui résumait pour elle toutes les joies de la journée.

Quand les portes bien closes, les volets assujettis et la cage couverte d’une percaline verte, Rose se présentait sur le seuil de la chambre à coucher, son bougeoir à la main, disant : – Mademoiselle n’a plus besoin de rien ? mademoiselle répondait non, d’un sourire et d’un signe de tête. Rose disparaissait, et mademoiselle, plongée dans un bon fauteuil, les pieds posés sur un coussin, s’accoudait commodément pour lire de ses yeux presbytes, à la lueur d’une espèce de petite lanterne placée sur la cheminée, derrière elle, et qui contenait deux bougies sous un abat-jour, quelque roman, vieux ou nouveau, mais toujours plein de romanesques aventures.

Combien d’amants persécutés, de tuteurs impitoyables, de belles-mères opiniâtres, de traîtres affreux, de mères au désespoir et d’enfants perdus, miraculeusement retrouvés au moyen d’un signe au bras gauche, – combien de ces êtres chimériques, fantasmagoriques et invraisemblables peuplaient les souvenirs de mademoiselle Hermine ? Nul ne pourrait le dire, – pas même la dame du cabinet de lecture, qui avait fini par lui faire spontanément un rabais, en raison de la prodigieuse consommation de volumes de la bonne demoiselle.

Le résultat le plus étonnant de cet abus de lectures, et à coup sûr le plus inattendu, c’est que mademoiselle Hermine ne confondait jamais un livre avec un autre ni un héros avec un autre héros. Elle ne se rappelait pas toujours leurs noms, mais elle ne se trompait jamais sur leurs titres.

– C’est, disait-elle, à l’endroit où le baron provoque le comte en duel, le fameux duel avec les pistolets d’arçon, vous savez ?

Et c’était exact ! L’auteur, la data, le format et la couleur du livre, mademoiselle Hermine se rappelait tout. Elle prétendait même reconnaître l’odeur d’un volume lu deux ans auparavant, mais pour cela il fallait qu’il n’eût pas passé par le cabinet de lecture.

Ce soir-là, elle s’installa avec une joie spéciale devant son petit guéridon, qui supportait une petite veilleuse, et sur la veilleuse une théière contenant une tasse de tisane de feuilles d’oranger, remède souverain contre les crampes d’estomac, auxquelles mademoiselle de Beaurenom se trouvait quelquefois soumise quand elle prolongeait sa lecture trop avant dans la nuit. C’est qu’elle avait sous la main un roman en quatre volumes, tout neuf, pas coupé, dont madame Donnard lui offrait la primeur, avant de le faire cartonner pour des lecteurs moins relevés.

Quatre jolis volumes recouverts d’un rose tendre avec des caractères d’un rouge vif, et le portrait de l’héroïne à la sanguine, en tête du premier. C’était un régal friand ! Mademoiselle Hermine en ouvrit un, regretta seulement que les marges fussent si grandes, parce qu’elle aurait moins à lire ; mais sans s’arrêter à ces regrets superflus, elle prit un mignon petit couteau à papier en ivoire et commença sa lecture.

Les volets étaient bien clos et les rideaux fermés, de sorte qu’elle ne vit pas un éclair, puis un autre, traverser le ciel noir, mais elle entendit une rafale secouer les arbres des jardins qui entouraient de toutes parts le petit chalet.

– Il va faire bien mauvais temps cette nuit, pensa l’excellente fille. Pauvres gens qui sont sous les ponts par un vent pareil.

Elle frissonna de pitié pour les gens qui étaient sous les ponts et reprit sa lecture.

Le grondement du tonnerre scandait le mouvement de ses doigts qui tournaient les pages ; mais mademoiselle Hermine était une femme forte qui n’avait pas peur du tonnerre.

Soudain, un craquement formidable ébranla la maison, et la lumière des bougies vacilla dans la petite lanterne, puis le bruit s’arrêta court, comme il arrive parfois, et il ne resta plus de cette alerte qu’un roulement lointain qui s’éloignait encore.

Un léger tintement de la cloche qui servait de sonnette à la porte d’entrée, retentit aux oreilles de mademoiselle Hermine, encore effarée du fracas récent. Elle écouta attentivement, le cou tendu...

– C’est le vent ! se dit-elle en haussant les épaules. Qui pourrait venir par un temps pareil, à cette heure ?...

Elle regarda sa petite pendule rococo, qui marquait onze heures. Le vent s’était momentanément calmé, la cloche tinta une seconde fois plus fort. Mademoiselle Hermine frissonna, mais cette fois pour tout de bon, d’un vrai frisson d’angoisse. Un pas retentit dans l’escalier : c’était Rose qui descendait, son éternel bougeoir à la main.

– On sonne, mademoiselle, – ce ne peut être que des voleurs, n’est-ce pas ?

Mademoiselle Hermine secoua la tête, son expérience des voleurs puisée dans ses lectures lui ayant appris que généralement ces messieurs ne prennent pas la peine de sonner avant d’entrer. C’est ce qu’elle dit à Rose qui continuait à la regarder d’un air effaré.

Un troisième tintement plus fort, presque désespéré, retentit dans le silence du jardin, et le battant continua de frotter la cloche à petits coups qui allaient s’espaçant et qui s’éteignirent enfin...

– Il faut y aller, Rose ! dit bravement mademoiselle Hermine en saisissant son châle de tricot posé sur un fauteuil.

– Mais, mademoiselle, s’ils vous assassinent ?

– Tu crieras, répondit mademoiselle Hermine.

– Mademoiselle, prenez au moins un parapluie. Vous allez vous enrhumer ! et le jardin qui est plein d’eau ! Mon Dieu ! Seigneur ! quelle folie ! J’’y serais allée seule ! Mademoiselle Hermine avait ouvert la porte de la maison, et sa petite lanterne d’une main, son parapluie de l’autre, elle pataugeait alertement au milieu des flaques d’eau. Un éclair coupa en deux le ciel qui apparaissait entre les arbres, mais sans troubler ce brave cœur de vieille fille. Elle arriva tout contre la grille.

– Qui est là ? dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre redoutable.

– C’est moi, madame, Marcelle Monfort... Vous m’avez dit de venir...

La petite voix s’éteignit comme un sanglot. Rose et sa maîtresse s’entre-regardèrent incrédules.

– Toi ! la petite Marcelle de madame Jalin ? dit mademoiselle Hermine d’un ton de doute.

– Oui...

Ce cri n’était plus qu’un souffle, et semblait partir de dessous terre. D’un tour de main, la vieille fille défit les verrous, et avançant sa lanterne avec précaution, regarda au dehors.

C’était bien Marcelle ; trempée jusqu’au dernier fil de sa pauvre petite chemise, nu-tête, les yeux blessés par la clarté vive de la lanterne qui l’aveuglait, elle était sur le seuil, plutôt accroupie qu’à genoux, dans une posture désespérée.

– D’où viens-tu si tard ? gronda Rose avec un reste de méfiance.

– De là-bas !... On m’a appelée voleuse, ce n’est pas vrai !...

– Lève-toi donc ! fit la vieille bonne avec un reste d’humeur.

– Je ne peux plus ! dit Marcelle, en se raidissant contre un effort.

Elle appuya sa main contre le mur et tenta de se soulever. Elle retomba sur elle-même avec un faible gémissement, et sa tête vint en avant, lourde et sans vie.

Mademoiselle Hermine lâcha son parapluie et se baissa vivement, assez à temps pour empêcher le front pâle de toucher la pierre du seuil. Avec une force dont depuis des années elle n’avait fait nul emploi, elle enleva la petite fille et l’emporta vers la maison, laissant à Rose le soin de fermer la porte et de ramasser lanterne et parapluie.

Dans l’obscurité, elle monta l’escalier sans broncher, entra dans sa chambre éclairée par le bougeoir de Rose, et déposa son fardeau sur la chaise longue. La fidèle servante la suivit presque aussitôt.

– Heureusement, il y a une housse, dit-elle, en voyant la robe mouillée de la petite fille s’étaler sur le basin blanc.

Mademoiselle Hermine n’avait jamais soigné d’enfants, et pourtant en un clin d’œil elle eut débarrassé Marcelle de ses vêtements humides ; elle jeta çà et là les bas et les souliers qui la gênaient encore, et reprenant la petite fille dans ses bras, elle l’introduisit avec précaution dans son lit, dont la couverture était relevée pour la nuit ; puis elle prit un flacon de sels que lui présentait Rose, entièrement revenue au sentiment de la situation. Marcelle fit un mouvement, et trembla de la tête aux pieds.

– La tisane ! commanda mademoiselle Hermine.

La tasse chaude et bien sucrée sembla s’approcher d’elle-même des lèvres de l’enfant. Une cuillerée trouva son chemin un peu par force, une seconde fit de même, mais de bonne volonté, et au moment où la troisième s’approchait des lèvres de Marcelle celle-ci ouvrit les yeux et regarda autour d’elle d’un air inquiet.

– N’aie pas peur, dit mademoiselle Hermine, qui suivait les impressions de ce visage enfantin où se lisait cependant la trace d’une amère douleur qui l’avait soudainement vieilli.

– C’est vous, madame ? Oh ! si c’est vous je n’ai pas peur, dit l’enfant en se laissant aller sur l’oreiller avec une tendre confiance.

– Bois cela, continua la vieille demoiselle ; obéis, petite, il faut obéir.

Marcelle avala le reste du contenu de la tasse, puis se recoucha en disant :

– J’ai envie de dormir...

Au bout d’une demi-minute, elle dormait. Rose regarda sa maîtresse d’un air consterné.

– Eh bien, mademoiselle, vous voilà bien ! Je vais faire un lit à cette petite sur votre chaise longue, et nous l’y coucherons, et puis je mettrai des draps à mademoiselle...

– Non, Rose ! répondit mademoiselle Hermine avec une fermeté inusitée. Tu vas faire mon lit sur la chaise avec n’importe quoi ; j’y passerai la nuit.

Elle fut inflexible, malgré les supplications et les grogneries de sa fidèle servante... D’ailleurs, la chaise longue lui fut de peu de secours. Vers deux heures du matin, Marcelle s’éveilla en criant de toutes ses forces.

Les yeux ouverts, les bras raidis par le délire, elle demandait grâce à tout le monde, au bedeau de Saint-Vincent de Paul, à madame Favrot, à l’implacable Louise, au sergent de ville qui ne voulait pas lui laisser regarder « le banc de maman », à un homme qu’elle avait rencontré sur le boulevard et qui lui avait fait peur, enfin à tout ce qui avait traversé depuis deux jours ce pauvre cerveau d’enfant triste, en y laissant sa douloureuse empreinte.

– Pauvre, pauvre petite, murmura plus d’une fois mademoiselle Hermine, en se penchant sur elle pour la calmer.

Ce n’étaient plus des chagrins de roman, ceux-là, et les pleurs de la vieille fille tombèrent brûlants et sincères sur une vraie misère, sur une des vraies vaincues dans le combat de la vie.

Dès le matin, elle envoya chercher son médecin. Il arriva bientôt, ausculta et palpa l’enfant.

– C’est une fièvre cérébrale, dit-il. Ce sera long et dangereux. Vous devriez envoyer cette petite à l’Enfant-Jésus.

– Jamais de la vie ! s’écria mademoiselle Hermine. Ce n’est pas pour cela qu’elle est venue sonner à ma porte cette nuit, pendant l’orage. À l’Enfant-Jésus, eh bien ! en voilà une idée !

– Alors, dit le vieux docteur, je vais lui faire une ordonnance ; seulement, prenez quelqu’un pour vous aider, car elle va donner du mal.

XVI

XVI

 

Dans l’après-midi de ce jour, où mademoiselle Hermine s’initiait de la façon la plus inattendue aux devoirs et aux soucis de la maternité, madame Jalin, prévenue par une dépêche, arriva toute bouleversée. La chose lui paraissait tellement invraisemblable qu’elle avait d’abord refusé d’y croire. Madame et mademoiselle Favrot se souvinrent longtemps de ce que leur dit la brave femme, dans le premier moment de son indignation. Pour être des vérités flagrantes, ces paroles n’en étaient que plus dures.

– Enfin, leur dit-elle en terminant, on n’est jamais forcé de recueillir les enfants des autres ; mais si on le fait, on s’oblige à leur donner une bonne éducation et du bonheur tout comme s’ils étaient vos propres enfants. Sinon, autant ne pas s’en mêler. L’État est là pour leur faire une position qui, au bout du compte, ne sera jamais pire que celle que, à vous deux, vous aviez faite à Marcelle.

Elle sortit là-dessus, laissant Louise dans un déluge de larmes, et sa mère extrêmement déconfite.

Marcelle, toujours couchée dans le grand lit de mademoiselle Hermine, délirait tranquillement, sans éclats de voix, sans gestes excessifs ; appuyée sur les oreillers, les yeux très brillants, les joues d’un rouge vif, elle racontait à des êtres imaginaires tous les tourments de sa petite vie. La scène de l’omnibus, dont elle n’avait pas paru recevoir jadis une impression très forte, revenait sans cesse dans les discours qu’elle débitait d’une voix nette, mais douce et mélodieuse, parfois mouillée de larmes. Elle suppliait le bedeau de la laisser dans l’église où l’on était si bien ! L’orage et la nuit, avec la lourde pluie qui tombait sur sa tête nue comme une grêle de petits cailloux, lui causaient aussi de vives alarmes. Mais au nombre de ses soucis, elle semblait avoir oublié madame Favrot et la redoutable Louise.

– Me reconnais-tu ? dit madame Jalin, en s’approchant du lit, les yeux débordants de larmes.

Marcelle la regarda, sembla se recueillir pour apprécier le timbre de sa voix, puis continua de parler comme si la blanchisseuse n’eût pas été là.

– Quand je pense, dit celle-ci en s’essuyant les yeux, que c’est arrivé parce que je vous l’avais amenée ; vraiment, mademoiselle Hermine, je me demande si j’ai bien fait !

– Oui, répondit fermement celle-ci. Quoi qu’il arrive, même si... mais c’est impossible, il ne faut pas y penser ! Quoi qu’il arrive, cette enfant aura été bien soignée, bien aimée... et pour moi, je me sens le cœur tout réchauffé de l’avoir et de m’occuper d’elle. Il me semble revoir ma jeunesse, je ne sais pourquoi...

La vieille demoiselle soupira. Elle avait jadis rêvé d’être épouse et mère comme toutes les femmes.

Quelle est celle, dans le fond de son âme, qui n’a jamais, fût-ce aux premiers jours de son extrême jeunesse, rêvé du voile blanc des mariées et de la layette du bébé ?

– Mademoiselle va se tuer, si cela continue, grommela Rose, qui venait voir la petite malade. Je ne veux pas que mademoiselle se rende malade...

– Et si je le veux, moi ? riposta brusquement mademoiselle Hermine.

– Avec tout le respect que je dois à mademoiselle, je lui ferai observer que cela n’est pas son affaire.

– Comment, pas mon affaire ? Rose, tu perds la tête !

– Non, mademoiselle. Si mademoiselle est malade, comme c’est moi qui la soignerai, que j’ai bien assez à faire de soigner la petite, sans avoir encore mademoiselle sur les bras...

Rose parlait d’un air hérissé, mais respectueux ; mademoiselle Hermine ne put s’empêcher de rire.

– Vieille folle, lui dit-elle affectueusement, depuis trente-cinq ans que tu me sers, tu n’es pas encore accoutumée à mes lubies ? Eh bien ! voyons, explique-toi, que veux-tu ?

– Je veux qu’on couche cette petite dans la chambre d’ami, où je la veillerai, et mademoiselle reprendra son lit, que c’est grand dommage de mouiller avec de la glace... Les docteurs ont des inventions, aussi, qui sont faites exprès pour ennuyer le monde !

– Pas de chambre d’ami, fit mademoiselle Hermine avec autorité. Un petit lit de fer à la place de ma commode, si tu veux...

– La commode ! Et où mademoiselle mettra-t-elle ses affaires ? depuis trente-cinq ans que mademoiselle met ses cols et ses mouchoirs de poche dans les mêmes tiroirs...

– Rose ! tu m’ennuies ! proféra mademoiselle de Beaurenom avec une majesté extraordinaire. Je mettrai mes cols et mes mouchoirs autre part. Fais vite monter un petit lit, ou sans cela, je coucherai sur la chaise longue !

Rose sortit en grommelant. Une heure après, le petit lit, emprunté chez un voisin, garni de linge blanc qui sentait bon, reçut la fillette, qui ne sembla pas s’apercevoir de ce changement.

– Et maintenant, dit Rose qui agissait en silence, avec l’air bougon et plein de respect qui était son apparence habituelle, je vais chercher une sœur de charité...

– Non, dit mademoiselle Hermine.

– Mais le docteur l’a ordonné...

– Est-ce que c’est sur l’ordonnance ? riposta la vieille fille.

– Je ne sais pas si c’est sur l’ordonnance, répliqua Rose d’un ton ferme, mais le docteur a dit qu’il fallait quelqu’un....

– Moi, dit madame Jalin, s’offrant de tout son cœur, au risque de perdre sa clientèle.

Mademoiselle Hermine la regarda de travers.

– Vous ? Pourquoi vous ? c’est mon affaire, vous dis-je. Mon Dieu ! que les gens sont drôles !  À l’Enfant-Jésus, dit l’un. – Une sœur de charité, dit l’autre ; et puis voilà que vous voulez la soigner, vous ! Eh bien, qu’est-ce que je ferai pendant ce temps-là ? Est-ce à moi ou à un autre que Dieu l’a envoyée ! Est-ce que vous ne voyez pas qu’elle est venue tout exprès pour me faire voir que je n’étais qu’une vieille égoïste capricieuse ? Quand je pense qu’il y a des enfants qui souffrent, qui vont sous la pluie et sous l’orage, qui n’ont pas mangé et qui ont le cœur gros de larmes, des enfants qui n’ont plus de mère, ou que leur mère a battus... et qu’ici je vis bien tranquille avec cette grondeuse de Rose, des oiseaux, des chiens, des chats, je me demande si je n’ai pas mérité qu’un beau jour il m’arrive quelque grande calamité, comme de perdre ma fortune, dont je n’ai pas su faire un meilleur emploi !

– Mademoiselle trouve qu’elle ne fait pas assez de bien ? grommela Rose qui écoutait, un coin de son tablier relevé dans la ceinture pour indiquer qu’elle allait à la cuisine s’occuper de son dîner. Mademoiselle est inscrite pour cent francs au bureau de bienfaisance et cent francs à la paroisse. Est-ce que mademoiselle connaît beaucoup de monde qui en fasse autant ? Surtout que mademoiselle n’est pas des plus riches.

– Veux-tu t’en aller ? fit « Mademoiselle » avec un geste plein de dignité, malgré la menace que sous-entendaient les paroles.

Rose disparut dans les profondeurs du sous-sol sans cesser de grommeler. Mademoiselle Hermine se pencha sur Marcelle qui s’endormait.

– Petite messagère de la Providence, dit-elle à demi-voix, nous te sauverons, car j’en serais trop malheureuse.

XVII

XVII

 

La maladie fut longue. Maintes fois, arrêtant ses regards sur le petit lit où la pâle figure de Marcelle reposait sur l’oreiller, exténuée après les accès de fièvre, mademoiselle Hermine se dit qu’elle aurait lutté en vain. La vieille demoiselle ne pleura pas ; depuis bien des années elle avait tant de fois senti ses yeux s’humecter au récit de malheurs imaginaires, qu’elle considérait maintenant ces larmes faciles comme bien au-dessous des véritables douleurs.

Pourquoi s’était-elle ainsi donnée à cette enfant inconnue ? Qui pourrait le dire ? Peut-être est-ce la foi naïve de Marcelle en sa bonté, peut-être le sentiment exprimé à madame Jalin, d’une vie jusque-là sans objet et qui trouvait maintenant un emploi si noble et si digne de respect. Mais quelle qu’en fût la cause, mademoiselle Hermine resta au chevet du petit lit jour et nuit, sans s’apercevoir que ses yeux se fatiguaient, que des rides se creusaient dans ses joues amaigries. Elle y resta jusqu’au moment où son médecin lui dit :

– La petite est sauvée.

Sauvée ! Elle l’était en effet. Mais combien de soins étaient encore nécessaires pour ranimer en elle le flambeau de la vie, si vacillant, qu’on tremblait de le voir s’éteindre ! La longue convalescence, qui semble interminable, amena mille joies pour la petite fille et pour la protectrice : les bons petits potages, les verres de sirop parfumé, le premier œuf à la coque...

Vous les avez toutes connues, mères, ces joies du premier œuf. Les deux petites mouillettes sont là d’avance, soigneusement coupées, l’œuf dans son coquetier, bon, blanc, frais pondu, appétissant au possible. Les yeux de l’enfant brillent, les mains maigres s’avancent, frémissantes d’impatience... Un peu de sel... et la petite cuiller tourne dans l’œuf avec un mouvement de volupté gourmande. Qu’il est bon, ce premier œuf ! Ne pourrait-on pas en avoir un autre ?

Non, le docteur l’a défendu. Mais voici pour consoler de cet échec la cuillerée de gelée rose, tremblante sur l’assiette de porcelaine, un doigt de vin, encore coupé d’eau tiède, et la petite malade se laisse retomber sur l’oreiller avec un bon sourire d’enfant heureux.

– Quand est-ce qu’on m’en donnera d’autre ?

L’estomac à peine rassasié, s’inquiète déjà du futur repas.

– Oh ! la petite gourmande !

Mais les lèvres qui sourient, les yeux pleins d’attendrissement démentent la grondeuse épithète. Et l’enfant rit, appelant du regard et du geste le baiser qui vient se poser sur son front.

Mademoiselle Hermine les connut, toutes ces joies, et bien d’autres. Le cœur plein d’indicibles sentiments, elle se laissa aller à de longues prières ; trouvant pour la première fois de sa vie les formules toutes faites de ses livres de piété impuissantes à traduire l’élan de son âme, elle chercha dans son cœur simple et ne put trouver autre chose qu’une grande effusion muette de joie et de reconnaissance.

Et Marcelle se leva ! Un jour vint, une douce journée d’automne attiédie, où, dorée par un rayon de soleil pâle, la fenêtre s’ouvrit toute grande pour laisser voir le ciel bleu, et la tendre clarté baigna les tempes de la petite malade, où les veines azurées dessinaient leur fin réseau, les grands yeux couleur de noisette, qui se fermaient par instants à la lueur trop vive, les lèvres un peu pâles, qui pourtant commençaient à se teinter de carmin. Marcelle marcha dans la chambre en se tenant des deux mains aux meubles, mais ne voulant pas être soutenue, le cœur battant fort, la bouche entrouverte pour respirer et pour sourire pendant que mademoiselle Hermine la suivait inquiète, les bras tendus pour la recevoir, toute fière de voir marcher cette enfant dont elle n’était pas la mère et qui pourtant lui devait la vie.

Un jour, l’hiver commençait déjà et les feuilles avaient fini de tomber des arbres, madame Favrot et sa fille entrèrent dans la maison de la rue de la Pompe, et furent reçues par Marcelle, qui ne cessait de les demander. Le cœur de la petite fille avait oublié ses blessures et ne se souvenait plus que des bienfaits.

Les deux femmes restèrent un peu interdites en se voyant devant l’orpheline. Très grande pour son âge, allongée encore par la maigreur de ses traits et de son corps fluet, vêtue d’une robe de chambre de flanelle bleue très simple, mais d’une coupe élégante et d’un goût parfait, Marcelle n’avait plus rien de commun avec l’enfant qui lavait le carreau de la cuisine dans l’herboristerie du square Montholon. La distinction qu’elle tenait de sa mère reparaissait dans un milieu plus en rapport avec sa nature. Les mains rouges, mais très fines, la peau douce de la petite convalescente, l’air délicat qui entre pour beaucoup dans nos idées modernes sur 1’élégance, tout cela étonnait les dames Favrot, et elles avaient une sorte de frayeur au souvenir de la manière dont elles avaient traité l’enfant perdue. Pour la première fois la mère de Louise eut la pensée qu’au lieu d’appartenir à la classe ouvrière comme elle l’avait jugé d’après la simplicité mesquine des vêtements de Marie Simon, Marcelle pourrait bien sortir d’une famille plus haut placée sur l’échelle sociale. Le mécontentement d’elle-même, qui depuis la fuite de la petite fille s’agitait au fond du cœur de l’herboriste, se fit jour par une parole aigre.

– Je comprends, dit-elle, après les premières embrassades, que tu aies envie de rester ici. Tu pourras y vivre à rien faire, tandis que chez de pauvres gens comme nous, il faut travailler.

Une larme vint aux cils de Marcelle. Ce n’était pas pour s’entendre dire ces choses amères qu’elle avait désiré revoir sa première bienfaitrice. Elle jeta un regard de détresse sur la porte, qui venait de se refermer sur mademoiselle Hermine ; car l’excellente personne avait jugé plus délicat de ne pas assister à cette entrevue.

– Pourquoi me dites-vous cela ? fit-elle avec un geste de supplication. Vous savez bien, madame, que je vous ai toujours bien aimée, et que je vous aime encore de tout mon cœur.

L’herboriste garda le silence. Comme toutes les personnes d’un mauvais caractère, c’étaient les vérités crues qui la blessaient le plus. Avec des ménagements, il n’est sorte de reproches qu’on ne fût parvenu à lui faire accepter. Mais la mettre en contradiction avec elle-même, lui prouver que ses paroles méchantes étaient non la véritable expression de ce que sentait son cœur, mais celle des rancunes de son esprit étroit et mal fait... voilà ce qu’elle ne pouvait supporter.

– Enfin ! fit-elle avec un geste qui mettait de côté une fois pour toutes ce que Marcelle pourrait lui dire, tu avais assez de nous, tu as trouvé d’autres protecteurs, c’est très bien. Tâche qu’ils te restent longtemps et ne leur fais pas le même tour que tu nous a joué. C’est bon pour une fois.

Marcelle baissa la tête. Ce n’est pas avec la courte expérience de ses huit ans qu’elle pouvait lutter d’arguments contre la mauvaise foi. Louise entra dans la mêlée.

– Tu as de beaux habits, dit-elle. Sans doute tu vas aller en pension.

– Non, répondit la petite fille, je resterai avec mademoiselle Hermine. Dès que je serai assez forte, je commencerai à travailler.

– Tu apprendras le piano ? demanda Louise, dont le piano avait toujours été le rêve, hélas ! non réalisé.

– Je ne sais pas. Ce sera comme mademoiselle Hermine voudra. J’aimerais bien !...

– Ah ! c’est certainement plus agréable que de laver la vaisselle ; seulement ce n’est pas si utile. Mais j’espère que mademoiselle Hermine te fera des rentes, car, sans cela, tu serais bien embarrassée de gagner ta vie ! Tâche d’être plus soumise chez elle que tu n’étais chez nous ; car tu perdrais plus que tu ne crois à la quitter. On ne trouve pas souvent des personnes pour ramasser des petites filles qui viennent sonner à leur porte la nuit. Ça ne t’arriverait pas deux fois.

– Louise, dit doucement Marcelle, vous me faites de la peine, et pourtant je vous aime bien.

Madame Favrot se leva.

– Eh bien ! adieu, dit-elle. Tu n’auras guère le temps de venir nous voir, je pense, et nous ne reviendrons pas ici...

– Pourquoi ? demanda innocemment Marcelle.

– Parce que ça ne me convient pas ! J’ai donné à mademoiselle Hermine tous les papiers que j’avais mis de côté pour toi ; il n’y en a pas beaucoup, et ça ne t’apprendra pas grand-chose. Mais puisque c’est tout ce que tu possèdes, il faut bien qu’on te le garde. Pour tes habits, je pense que tu n’en as pas besoin, puisqu’on t’en a donné d’autres. Je les donnerai à quelque mendiante...

Marcelle sentit la pointe de cette dernière parole lui entrer dans le cœur comme un coup de couteau.

– Adieu, fit Louise de sa voix aigrelette. Amuse-toi bien, ma fille.

Elles se penchèrent vers l’enfant et l’embrassèrent avec un détachement complet. Ce baiser officiel resta sur la joue de Marcelle comme un outrage, et quand elle fut seule, elle passa lentement sa manche sur son visage pour l’effacer.

– Eh bien ! dit mademoiselle Hermine, qui rentrait après avoir engagé affectueusement les deux dames Favrot à revenir.

– Vous êtes bonne, vous ! s’écria Marcelle, qui fondit en larmes en se jetant au cou de sa nouvelle amie.

Quand Rose, droite comme un pieu, raide comme du papier à sucre, eut refermé sur elles, en les regardant de travers, la grille du jardinet, les deux femmes contemplèrent le petit chalet, dont le rez-de-chaussée disparaissait derrière la clôture, mais dont les chambres supérieures, ornées de rideaux blancs, avaient un air de bien-être et de prospérité.

– Il y a des gens qui ont de la chance ! dit sèchement Louise.

– Ingrate ! s’écria madame Favrot, en cherchant son mouchoir. Ingrate ! sans cœur !

Et elle fondit en larmes pendant que sa fille hélait l’omnibus.

On ne les revit plus jamais rue de la Pompe.

XVIII

XVIII

 

Marcelle allait à ravir. Elle sortait maintenant tous les jours. Le matin, armée d’un petit panier, elle faisait avec Rose le tour des fournisseurs, pendant que mademoiselle Hermine, qui se levait tard, procédait à sa toilette. L’après-midi, la vieille demoiselle allait faire un tour au bois de Boulogne, pendant les belles heures de la journée, puis on rentrait ; une bonne petite heure de paresse devant le feu qui flambait joyeusement au fond de la cheminée, dans l’obscurité si douce aux yeux après l’air vif de la promenade, puis le dîner... Et alors, le moment favori de Marcelle, l’heure de travail, à la clarté de la lampe, le travail béni, qui empêche de s’ennuyer, qui peuple la pensée d’une foule de figures et d’idées.

Pour l’enfant qui n’a jamais entendu parler des faits de l’histoire, la première leçon d’histoire est un enchantement, dont il reste étonné, avide de recommencer. Les contes de fées n’ont rien de plus attrayant que le récit des splendeurs de l’Égypte ; les histoires de chevalerie, les pourfendeurs de géants les plus authentiques ne sont pas plus héroïques que les défenseurs des Thermopyles, ou cette poignée de Grecs qui alla attaquer Troie. Si l’enfant refuse de s’instruire, c’est qu’on lui présente l’instruction comme une chose ennuyeuse, – comme un devoir et non comme un plaisir.

Par contre, ceux qui ont découpé l’histoire en anecdotes intéressantes ne se sont pas rendu compte que, tout en croyant poursuivre un but utile, tout en l’atteignant dans une certaine mesure, ils défloraient ainsi l’étude de ce qu’elle offre d’amusant, ne laissant plus à l’enfant déjà grand et qui doit apprendre la marche véritable des faits, que la partie politique, ennuyeuse pour lui.

Il en est de même pour presque toutes les sciences, dont la primeur est offerte à l’enfant comme un amusement ; la véritable initiation à la science lui paraît amère et sèche, jusqu’au jour où il est entré assez avant au cœur de l’étude pour s’éprendre de passion et travailler non plus par devoir, mais par goût.

Marcelle avait ce bonheur insigne de tout ignorer. Aussi les leçons de mademoiselle Hermine lui parurent-elles délicieuses. Sauf l’arithmétique, pour laquelle elle se sentait peu de goût, elle étudia tout avec ferveur. Elle l’eût fait, même sans enthousiasme, par amour et par reconnaissance pour sa vieille amie, mais elle n’eut pas besoin de faire appel à des sentiments si généreux ; le travail en lui-même était une fête, et elle le considérait comme une récompense.

C’est mademoiselle Hermine qui s’amusait ! Jamais ses romans ne lui avaient procuré autant de plaisir. Comme Marcelle ne savait pas très bien lire, au commencement, elle prit l’habitude de lui raconter ses leçons. Mais pour cela, il fallait savoir et très bien savoir ce dont il s’agissait. Mademoiselle Hermine fut arrêtée du premier coup par les questions de l’enfant.

– Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce qu’il avait fait ? Que fit-il ensuite ?

Les livres d’histoire élémentaire ne vous disent pas tout cela. Il fallut consulter de plus gros livres, et ceux-ci n’étant pas encore assez explicites, il en fallut d’autres.

La dame du cabinet de lecture ne possédait pas ce qui était nécessaire à mademoiselle Hermine. En dehors de son stock de romans, elle n’avait que de vieux ouvrages peu lus et peu instructifs.

Un beau jour, une voiture à bras apporta rue de la Pompe un énorme ballot de livres, d’atlas et de dictionnaires. La chambre d’ami, – qui était maintenant la chambre de Marcelle, – reçut des armoires vitrées sur les rayons desquelles s’alignèrent, non un cours complet, mais des cours complets, mademoiselle Hermine n’ayant trouvé que ce moyen d’apprendre tout ce qu’elle voulait savoir.

L’hiver fut délicieux pour les deux amies. Le poêle de la salle à manger, avec son tuyau de terre cuite peinte en vert, avec son chapiteau corinthien, chauffait à merveille la salle dallée de marbre noir et blanc où un épais paillasson garantissait les pieds du froid. La belle lampe à boule éclairait tout d’un jour doux et agréable. Dans la cuisine on entendait Rose récurer à tour de bras ses casseroles de cuivre, et Marcelle écoutait les récits de mademoiselle Hermine, puis les appréciations géographiques, puis tant d’autres choses dont elle n’avait pas la moindre idée...

Soudain le bruit retentissant des casseroles frottées sur l’évier était remplacé par le grincement de la brosse sur les carreaux, et une odeur de savon noir pénétrait à travers les portes pourtant bien closes.

– Dépêchons-nous, mademoiselle, dites-moi encore quelque chose ! faisait Marcelle d’une voix suppliante.

Mais le destin avait prononcé ! Au milieu de l’explication la plus intéressante, Rose ouvrait la porte, qu’elle refermait avec soin, et, les bras croisés sur sa poitrine, redressant sa taille de grenadier, elle disait d’une voix sonore :

– Allons, Marcelle, il est temps d’aller nous coucher.

– À l’instant, Rose, disait mademoiselle Hermine, dont le cœur battait un peu plus vite à l’idée de précipiter et de raccourcir ainsi son récit.

Rose attendait, debout près de la porte, les bras toujours croisés, couvant d’un œil sévère l’institutrice et l’enfant. Mademoiselle Hermine, qui sentait ce regard braqué sur elle, s’embrouillait encore, et finissait par dire à Rose avec douceur :

– Va, Rose, je coucherai Marcelle moi-même.

Alors Rose de sa voix puissante, mais respectueusement modérée, répondait invariablement :

– Mademoiselle sait bien que cela ne se peut pas. Si je laissais Marcelle avec Mademoiselle, elle ne serait pas couchée avant onze heures, et alors comment pourrait-elle se lever demain matin ? Venez, Marcelle.

L’enfant se levait avec regret, fermait ses livres et ses cahiers lentement, tout en jetant des regards de côté sur la terrible Rose, dans l’espoir de l’attendrir. Peine perdue ! Rose restait debout auprès de la porte, les yeux fixés droit devant elle, avec une patience inaltérable et une invincible fermeté.

Il fallait s’en aller ! Marcelle embrassait mademoiselle Hermine avec un soupir, corrigé sur-le-champ par un joli sourire de sa grande bouche, et suivait ensuite la grande Rose, comme la toute petite ombre de ce corps majestueux.

Elles montaient l’escalier toutes deux, l’une d’un pas lourd comme celui de l’homme de pierre dans Don Juan, l’autre légère comme un sylphe, franchissant trois marches à la fois, et elles entraient dans « la chambre d’ami » tapissée d’un joli papier gai, à petites roses sur fond gris. Les roses étaient devenues jaunes, leur feuillage s’était fait bleu, – mais tout était si frais, si bienveillant ! Le lit et la fenêtre avaient de grands rideaux blancs bordés de franges de coton à houppettes, comme on n’en voit plus nulle part ; ces rideaux toujours immaculés, car ils existaient en double et passaient souvent dans les mains expertes de madame Jalin, donnaient à la chambre un air de veilleuse en porcelaine, qui réjouissait Marcelle.

Elle se déshabillait soigneusement, pliait ses effets sur une chaise, et escaladait le grand lit, poussée ou soutenue par la main solide de Rose. Souvent en grimpant, elle se prenait les pieds dans sa longue chemise de nuit, et tombait sur le nez avec une fusée d’éclats de rire. Elle se relevait, écartait ses cheveux d’un geste preste en passant ses deux mains sur son front, puis se glissait sous les draps frais, d’où son museau rose sortait aussitôt pour dire bonsoir à la vieille bonne et l’embrasser.

Un soir, qu’il faisait grand froid, car la chambre d’ami n’était jamais chauffée, hors les cas de maladie, – en entrant sous les draps, Marcelle, qui exagérait en riant un frisson passager, poussa un cri de surprise et de joie.

– Vous m’avez bassiné mon lit ! Oh ! que vous êtes gentille !

– C’est bon, c’est bon, grommela Rose, vous n’aviez pas besoin de le crier si haut ! Mademoiselle me gronderait peut-être !

Ce n’était pas l’opinion de Marcelle, qui, incapable de cacher quelque chose à mademoiselle Hermine, lui révéla ce grand secret dès le lendemain matin.

– Est-elle rusée, cette Rose ! fit-elle avec des yeux pétillants de malice. Elle ne veut pas que je le sache parce qu’elle me blâme toujours de te gâter, et elle te gâte encore plus que moi. Elle sait bien que je me moquerais d’elle ! Mais nous n’en dirons rien, n’est-ce pas, Marcelle ? Nous ne voudrions pas lui faire de la peine ! Ce sera un secret entre nous deux.

Et depuis lors, toutes les fois que Rose prenait un ton sévère en représentant à mademoiselle qu’elle gâtait horriblement cette petite, mademoiselle Hermine et Marcelle échangeaient des regards malicieux.

XIX

XIX

 

L’hiver s’écoula ainsi. Marcelle avait une gaieté d’oiseau ; légère et peu bruyante, elle allait et venait dans la maison, sautillant, voletant presque, tant ses mouvements étaient vifs et légers.

Quand le printemps vint, ce fut bien autre chose ! La gazon qui poussait, les lilas qui avaient de gros bourgeons, avec une grappe imperceptible tout au fond, comme la petite fille l’apprit un jour qu’elle avait eu la curiosité d’en détacher un, pour voir comment c’était fait ; les pâquerettes « mères de famille », qui étalaient si gentiment sur l’herbe leurs groupes de fleurettes blanches, bordées d’un petit ourlet rose, toute cette fête d’avril fut une révélation pour Marcelle.

Jamais elle ne s’était figuré que le ciel fût si bleu ni si grand ; les nuages blancs qui couraient rapidement au-dessus des arbres du jardinet lui paraissaient de grands oiseaux, pressés de s’en aller vers des pays étranges, ceux qu’elle avait vus dans sa géographie, et dont mademoiselle Hermine lui avait raconté des choses si extraordinaires. Parfois, au milieu de ses jeux, elle s’arrêtait dans une allée, se renversait en arrière sur le sable, et regardait en haut, pour voir les légers cirrus flotter lentement dans l’éther... Elle pensait alors à son père... peut-être les nuages iraient-ils voir son père... Elle leur disait de lui porter tous les vœux, tout l’amour de sa petite fille, mais ce n’était plus comme autrefois dans une plainte désespérée, c’était avec le sentiment profond d’une joie reconnaissante.

– Oh ! papa, si tu pouvais voir comme je suis heureuse !

Un jour qu’elle avait médité dans cette posture bizarre, si longtemps que la tête lui tournait, et qu’elle voyait en revenant des taches noires sur le sable jaune, elle alla trouver sa grande amie.

– Mademoiselle Hermine, lui dit-elle, c’est en Amérique qu’est allé papa ?

– Oui, répondit celle-ci un peu surprise ; du moins on le suppose. Qui t’a dit cela ?

– Je viens de m’en souvenir... je pensais à lui, en regardant les nuages, et tout à coup je me suis rappelée qu’il parlait de l’Amérique avec maman.

Mademoiselle Hermine ressentit un grand coup au cœur. Que serait sa vie, si le père venait lui réclamer son enfant ? Cependant elle regardait toujours son devoir en face, et elle demanda sans hésiter :

– Te rappelles-tu le nom de la ville où il voulait aller ?

Marcelle hésita ; elle cherchait dans sa mémoire, sujette à de si étranges sommeils, avec des réveils plus étranges encore.

– Non, dit-elle, je ne crois pas qu’il en ait nommé aucune.

Depuis, mademoiselle Hermine la surprit souvent penchée sur une carte, étudiant les noms des villes et des rivières, interrogeant sa mémoire, essayant de retrouver un fil perdu... L’enfant souriait aussitôt à son amie, repoussait la carte pour lui parler d’autre chose ; mais la vieille demoiselle vit bien que la préoccupation du père absent ne quittait jamais pour longtemps l’enfant perdue.

– Elle a l’âme tendre et la mémoire fidèle ; elle aura beaucoup à souffrir ! pensa l’excellente fille, avec un soupir de compassion.

Un jour de mai, mademoiselle Hermine rangeait ses tiroirs ; Marcelle avait obtenu, par une sagesse exemplaire, la permission de l’aider dans ce travail.

Est-il rien de plus délicieux que de ranger des tiroirs ? Les rubans pliés avec soin, les douzaines de mouchoirs attachés avec des faveurs de soie, les sachets qui sentent bon, et surtout les boîtes, les mystérieuses boîtes, de toutes formes, de toutes couleurs, si intéressantes au dehors et mille fois plus intéressantes au dedans, – si on voulait les ouvrir pour vous en montrer le contenu... mais on ne les ouvre pas toujours ; – tout cela éveille dans l’esprit de l’enfant ce goût pour le romanesque, si fort chez l’homme que le plus souvent il dramatise sa propre existence, et s’apitoie sur son malheur comme il s’exalte dans ses mérites, au point de perdre les proportions de toutes choses et de se croire le point central de la création.

– Qu’est-ce qu’il y a dans celle-là, mademoiselle Hermine ? Et dans celle-ci ?

– Il ne faut pas être indiscrète, Marcelle. Je veux bien te le dire, mais c’est mal de le demander.

Confuse, l’enfant baissa la tête, demandant tout bas pardon. Puis relevant les yeux, elle vit une boîte longue, en carton brun, bordée de papier vert.

– Celle-là, je la connais, dit-elle. C’est là-dedans que madame Favrot avait mis tous mes papiers qui venaient de maman.

– C’est vrai, dit mademoiselle Hermine, pensive. Elle est à toi, cette boîte. Nous n’en regarderons pas le contenu maintenant, parce que tu es encore trop petite ; mais s’il m’arrivait malheur...

L’enfant la regarda avec des yeux étonnés.

– Oui, ma mignonne, s’il m’arrivait malheur, tu te la ferais donner par Rose..., ou par tout autre...

Mademoiselle Hermine hésitait, elle cherchait un moyen de mettre à l’abri des mains indifférentes ce trésor, le seul bien de l’enfant perdue. Elle prit une plume et écrivit en grosses lettres sur le carton de la boîte : Ceci appartient à Marcelle Monfort.

– Tu vois, dit-elle, ton nom est dessus, tu la réclamerais.

Marcelle était restée silencieuse, très grave, auprès du tiroir ouvert.

– Un malheur, mademoiselle Hermine ? Quel malheur pourrait vous arriver ?

– Je puis mourir, répondit la vieille demoiselle avec douceur. Mais j’espère que cela n’arrivera pas avant que tu sois tout à fait grande et en état de te suffire toi-même.

Elle remit la boîte dans le tiroir, puis en ouvrit une autre. Marcelle, immobile, ne témoigna aucune curiosité, ce qui étonna son amie. Elle la regarda attentivement, et soudain, des cils baissés tomba une larme brillante, puis une autre.

– Qu’as-tu ? dit la vieille fille troublée.

– Ah ! mademoiselle, ne mourez pas ! je vous aime tant ! s’écria Marcelle, qui se jeta à son cou, sans plus retenir ses pleurs.

– Je tâcherai, fit mademoiselle Hermine en souriant.

Elle serra l’enfant contre sa poitrine, et par-dessus sa tête inclinée essuya une larme qui pointait malgré elle sous ses paupières.

Au bout d’un instant, elle envoya la petite fille jouer dans le jardin, et finit son rangement toute seule. Quand ce fut terminé, elle resta longtemps pensive, puis allant à son secrétaire, elle compta la somme qu’elle possédait encore, et qui devait lui suffire jusqu’au moment prochain de toucher ses revenus.

Après avoir fait mentalement quelques calculs, elle prit plusieurs pièces d’or et les mit soigneusement enveloppées, dans la boîte qui portait le nom de Marcelle.

– Il faut faire des économies ; si j’allais la laisser sans ressources ! Je verrai mon notaire, car il faut tout prévoir.

Sans doute, il faut tout prévoir, et l’on a toujours l’intention de voir son notaire, mais le plus souvent on se borne à l’intention. Aussi mademoiselle Hermine n’alla pas voir son notaire. D’ailleurs, elle était encore jeune et se portait très bien. Cinquante-deux ans ne sont pas un âge à vous faire penser sérieusement à la mort.

XX

XX

 

– Ah ! fit Marcelle avec un long cri de désappointement.

Son volant neuf, envoyé trop loin par un bon coup de raquette, venait de passer par-dessus le mur du jardin voisin.

Mademoiselle Hermine avait décidé une fois pour toutes que les jouets, balles, ballons, volants, etc., qui prendraient ce chemin seraient définitivement perdus et qu’on n’irait jamais les réclamer. Cependant souvent les balles et les volants se retrouvaient dans le jardinet de mademoiselle Hermine, sans que Marcelle les eût vus rentrer. Quelqu’un les renvoyait par-dessus le mur, c’était certain. Au fond, c’était tout ce que demandait la petite fille. Néanmoins une sorte de curiosité l’avait prise ; elle s’était demandé comment était fait l’être mystérieux et bienveillant qui lui renvoyait ainsi ses jouets, sans attendre de remerciements. Il fallait qu’il connût les heures où Marcelle n’était pas au jardin, puisqu’elle n’avait jamais vu aucun de ces jouets reprendre, pour revenir, le chemin qu’ils avaient pris pour s’en aller. Cet être devait être une autre bonne demoiselle avec des papillotes et des bonnets en dentelles, comme mademoiselle Hermine, car Marcelle ne concevait plus d’autre idéal de l’être bienveillant.

Un « ah ! » écho du sien, retentit derrière le mur, mais c’était un écho moqueur ; et aussitôt le volant, lancé d’une main vigoureuse, retomba sur le propre nez de Marcelle qui, pour le moment, était complètement en l’air.

– Ah ! répéta la même voix moqueuse, cette fois beaucoup plus distinctement, et Marcelle vit apparaître au-dessus d’un flot de vigne vierge qui débordait du mur mitoyen jusqu’au bas de la plate-bande de mademoiselle Hermine, une tête de garçonnet rieuse et railleuse, dont les yeux gris lançaient des éclairs de malice et dont la bouche montrait toutes ses dents.

– C’est toi qui t’amuses comme ça à jeter tes jouets dans mon jardin ? dit la bouche avec une mine sévère que démentaient les yeux brillants de gaieté.

– Ce n’est pas exprès ! balbutia Marcelle, tout interdite.

– Il ne manquerait plus que ça ! dit le garçon d’un ton réprobatif.

Marcelle se sentait le cœur un peu gros ; elle avait gardé de ses mauvais jours une grande peur de mal faire. Elle leva des yeux timides sur la tête qui apparaissait maintenant au-dessus d’une cravate noire, d’un col blanc, d’une blouse de laine gros bleu, et de deux mains rouges posées sur le mur. Le garçonnet, prenait en pitié l’air confus de la fillette, poussa un éclat de rire.

– Tu es bête ! dit-il, je ne suis pas méchant.

Ce mot rassura Marcelle, qui commençait à avoir envie de pleurer. Elle sourit, un peu confuse cependant, posa son volant sur la raquette et le fit sautiller à petits coups.

– Attends, dit le garçon, je vais chercher mes raquettes, et nous allons jouer au volant par-dessus le mur.

La tête disparut aussi vite que si on l’avait escamotée. Marcelle interdite se demanda si elle devait rentrer dans la maison ou attendre le retour de cet ami imprévu. Elle n’eut pas le temps de faire de longues réflexions. Un énorme volant, trois fois gros comme le sien, franchit le mur comme un oiseau lourd, et vint s’abattre sur le sable à ses pieds.

– Attrape, dit la voix derrière le mur, et renvoie.

La petite fille ne se le fit pas dire deux fois, et une partie homérique s’engagea entre ces deux joueurs qui ne se voyaient pas ; une fois, le volant revint à Marcelle trempé d’eau, pendant que la voix disait :

– La brigande ! Elle l’a envoyé dans le bassin ! Heureusement les poissons rouges sont morts, le chat les a pêchés la semaine dernière. Fais un peu attention, dis !

– Mais, objecta Marcelle, je ne sais pas où je l’envoie !

– Justement, c’est ça qui est drôle. Allons, houp !

Marcelle commençait à sentir son bras lassé, mais son partenaire était infatigable.

Tout à coup, Rose apparut sur le seuil du chalet, et resta pétrifiée en voyant le volant franchir le mur, et retomber sur la raquette de Marcelle. Il fallut un bon moment à la brave fille pour comprendre que ce volant ne volait pas tout seul. Quand elle eut compris, elle appela Marcelle, qui tressaillit, et tourna vers elle son visage empourpré par l’ardeur du feu.

– Avec qui jouez-vous ? demanda Rose terrifiée par ce fait sans précédent dans l’histoire de sa paisible vie.

– Je ne sais pas, répondit la petite fille en la regardant avec des yeux innocents. J’ai vu une tête par-dessus le mur. Je crois que c’est un petit garçon, parce que sa blouse boutonne sur le côté.

Ce renseignement un peu sommaire fut complété par l’apparition de la tête qui émergea au-dessus des vignes vierges, et proféra gravement :

– C’est moi, Jules Bréault. Vous ne me reconnaissez pas, madame Rose ? Vous avez donc une petite fille dans votre chalet ? Vous nous aviez caché cela.

– Ah ! c’est toi, mauvais sujet ! fit Rose soudain épanouie. D’où sors-tu ?

– Tiens ! Et les vacances de la Pentecôte, pourquoi donc c’est faire, si ce n’est pour venir à la maison ? Comment l’appelez-vous, votre petite fille ?

– Marcelle, dit l’enfant, qui se rassurait en voyant que l’affaire promettait de s’arranger.

– Tu serais poli tout juste, reprit Rose, si tu faisais une visite à mademoiselle Hermine. Ce serait plus convenable que de gâter tes habits à monter après les murailles.

– Pas gâter les habits, pas monter aux murailles, fit le malin garçon en clignant des yeux. Il y a une échelle.

Marcelle éclata de rire. La tête s’escamota une seconde fois, et, l’instant d’après, la clochette de la grille retentit de façon à ébranler la maison.

– Est-il mal élevé, ce garnement-là ! fit Rose en allant ouvrir. Mais son visage toujours sévère ne témoignait pas la moindre indignation.

Marcelle vit entrer un garçon de douze ans environ, grand et bien découplé, dont la figure honnête et rose paraissait plus jeune que son âge. Il secoua vigoureusement la main de Rose et dévisagea la petite fille avec une aisance parfaite qui la confondit ; après quoi il se dirigea vers la maison, escorté par la bonne et l’enfant.

En passant le long de la pelouse, il jeta un regard sur les pâquerettes.

– On voit bien que vous n’avez pas de chien, dit-il, le nôtre fait des trous partout.

– Il faut l’attacher, dit doctement la vieille Rose.

– Jamais de la vie ! fit énergiquement M. Jules Bréault. C’est mon frère qui ne serait pas content si l’on attachait son chien ! il aime mieux remplir les trous – mais ça ne fait pas repousser l’herbe... – Il s’interrompit, et se tournant vers Marcelle : C’est avec ça que tu joues ? dit-il d’un ton dédaigneux, en indiquant la raquette qu’elle tenait toujours à la main : je ne m’étonne plus que tu aies envoyé ton volant dans le bassin ! On ne peut pas jouer avec une machine pareille ! Je te donnerai ma seconde, – pendant que le chien ne l’a pas encore mangée. Ce sera toujours ça de gagné.

Mademoiselle Hermine les regardait venir par la fenêtre, et souriait au groupe, qui s’avançait sans hâte. Le petit garçon ôta poliment son képi de collégien, qu’il garda à la main, puis il s’élança dans la maison.

– Ah ! le scélérat ! dit-elle ; te voilà donc revenu ? Vas-tu recommencer tes expéditions contre mon jardin, mon chat, mes serins et tout ce que j’aime ?

– Je vous fais mes excuses, mademoiselle, dit le gamin avec un petit air d’homme du monde tout à fait amusant. J’étais un mioche dans ce temps-là, et je ne savais pas vivre ; maintenant, c’est autre chose.

Les deux femmes et Marcelle éclatèrent de rire, tant il était drôle avec son air digne.

Il leur jeta un regard courroucé, puis suivit leur exemple. On s’assit en rond dans le petit salon, et Rose, les bras croisés, s’appuya contre la porte dans sa posture favorite.

– Vous avez voyagé ? demanda mademoiselle Hermine.

– Ah ! oui ! si loin et si longtemps, que nous sommes revenus à Paris juste pour me réintégrer au lycée, sans me donner le temps de me reconnaître.

– Et les vacances du jour de l’an ? fit Rose de son ton sévère.

Jules baissa les yeux.

– S’il faut vous l’avouer, je m’étais fait coller, avoua-t-il avec une rougeur, mais ce n’est pas ma faute.

Mademoiselle Hermine sourit.

– Je sais, quand vous vous faites punir, vous autres gamins, ce n’est jamais votre faute. Et ta maman ?

– Toujours à Nice ; elle y passera l’hiver.

– Et ton père ?

– Papa aussi. – Mon frère Robert et moi nous représentons la famille, moi au lycée, lui rue de la Pompe. C’est donc à vous qu’il a prêté mon lit de bébé l’automne dernier ?

– C’était ton lit ? fit mademoiselle Hermine ; allons, j’en suis ravie. Marcelle s’en est servie pour être bien malade.

Le jeune garçon regarda curieusement la petite fille.

– Malade ? Oh ! ce n’était pas la peine d’être malade pour ça ! fit-il avec un geste drôle. C’est votre nièce, cette petite, mademoiselle ?

– Non, c’est mon amie, répondit gravement mademoiselle de Beaurenom.

Marcelle vint s’appuyer contre elle, tout près ; ce mouvement était la plus éloquente des caresses.

– Mes compliments, mademoiselle ! dit Jules avec un grand salut. Ce n’est pas moi que mademoiselle Hermine appellerait son ami ! Je présume que vous êtes sage tout le temps.

– Mais oui ! dit la vieille fille ; seulement, tu es injuste, Jules, tu sais bien que tu es aussi mon ami. As-tu oublié l’histoire de la manchette du gigot ?

– Oh ! non, fit Jules avec un soupir ; vous m’avez épargné une bonne correction ce jour-là.

– Qu’est-ce qu’il avait fait ? demanda Marcelle tout bas.

– J’entendais la bonne parler de manchettes pour ses côtelettes, dit Jules en relevant la tête, et je ne savais pas ce que c’était. Un jour que nous avions un gigot, j’ai attrapé les manchettes de dentelle à maman et je les ai entortillées autour de l’os... Dame ! quand la cuisinière a vu ça, vous comprenez.... Bah ! j’en ai fait bien d’autres.

– Tu es un terrible enfant, dit mademoiselle de Beaurenom d’un air qu’elle s’efforçait de rendre rébarbatif.

– Nous mettrons ça au prétérit, si vous le voulez bien, mademoiselle Hermine, ou, si vous aimez mieux, à un passé moins que parfait ; je suis devenu très bon garçon, vous verrez. C’est Robert qui a fait ce chef-d’œuvre-là.

– Pourquoi ne vient-il jamais me voir ?

Jules haussa les épaules d’un air entendu.

– C’est un loup, dit-il, lui et son chien. Voilà leur société respective et mutuelle. Je suppose qu’à eux deux ils ne peuvent manquer de devenir de fameux savants. Robert pioche ses bouquins et son chien les mange. Tout son argent de poche passe à les remplacer.

– Quel chien ? demanda mademoiselle Hermine.

– Un chien haut comme ça, fit Jules en levant la main à la hauteur de son œil. Je ne l’aime pas beaucoup, mais je lui fais bonne mine tout de même...

– À cause de ses dents ? glissa Marcelle.

– Non, à cause de mon frère qui l’aime ; je ne voudrais pas faire de la peine à Robert pour tout au monde. Ce n’est pas de la fausseté, cela, dites, mademoiselle Hermine ?

Rose pouffa de rire le long de la porte, mais elle reprit aussitôt son air grave.

– Non, dit Hermine en riant aussi, ce n’est pas de la fausseté, mais tu as raison de vouloir être loyal, même envers un chien. Dis à ton frère qu’il vienne me voir ; je voudrais causer un peu avec lui, avoir des nouvelles de tes parents...

– Oh ! pour ça, je vous renseignerai mieux que lui ! fit Jules d’un air décidé. C’est à moi que maman écrit. Robert est toujours dans ses livres. Si vous saviez ce que la cuisinière lui fait avaler ! Ce n’est pas deux sous qu’il paie les pains d’un sou, c’est trois sous ! Il faudra, un jour de congé qu’il pleuvra, que j’y mette bon ordre.

– Tu renverras la cuisinière ? fit Hermine d’un air incrédule.

– Du tout, je referai son compte, et je mettrai sur la différence : – Reçu d’avance, tant.

– Quel maître de maison ! dit la vieille demoiselle. Allons, va jouer avec Marcelle, et tâchez de ne rien gâter dans le jardin.

Les enfants s’envolèrent, Jules alla chercher ses raquettes, et la partie reprit de plus belle. Mais au bout d’un instant, le jeune garçon s’arrêta d’un air découragé.

– Eh bien, dit-il, de l’autre côté du mur, sans se voir, c’était plus drôle !

XXI

XXI

 

Les heureuses journées ! Marcelle avait un ami, un être à peu près de son âge, qui s’intéressait à ses idées et ses travaux, qui se moquait d’elle et lui adressait des discours en latin... Quel latin ! Les mânes des classiques en frémirent plus d’une fois.

Mais c’étaient tout au plus des demi-journées, le dimanche après-midi, et les enfants les trouvaient trop courtes. Les parties de volant par-dessus le mur étaient abandonnées depuis longtemps, le chien de Robert Bréault ayant dévoré volant et raquettes, un jour que maître Jules avait oublié de les ranger. C’étaient des lectures tranquilles, dans le même livre où l’on s’attendait pour tourner la page.

Qui peut dire le magnétisme mystérieux de ces lectures à deux où le même courant d’idées traverse les cerveaux, où les doigts se rejoignent sur le même coin de page, où les yeux qui suivent ensemble les lignes, échangent un regard au lieu de paroles pour s’avertir quand il faut tourner ? Les émotions produites par la lecture sont parfois diverses, l’un s’ennuie où l’autre s’amuse, mais l’impression partagée agit néanmoins sur les jeunes âmes : c’est le pain et le sel de cette hospitalité de l’esprit.

Jules et Marcelle eurent ainsi les livres qui depuis le commencement du siècle font la joie des jeunes générations : Robinson Crusoé les fit rêver de voyages ; ils se bâtirent une grotte dans les lilas avec des lattes tombées du poulailler. Le chien de Robert, admis par faveur spéciale, les jours qu’on enfermait le chat de mademoiselle Hermine, fut promu au rôle de lion du désert, et les jeunes solitaires s’enfuirent plus d’une fois devant la bête monstrueuse, qui finissait toujours par les rouler sur le gazon, au grand dam des pâquerettes troublées dans leur tranquille épanouissement.

Un soir de juin, vers l’heure du dîner, Jules était resté sourd aux appels réitérés de certain sifflet qui par-dessus le fameux mur, avait le don de le faire rentrer au logis, un grand jeune homme brun, à la moustache naissante, aux yeux bleus profonds et calmes, poussa la grille que le jeune garçon laissait presque toujours ouverte, et entra dans le jardinet de mademoiselle Hermine.

– Mon frère ! s’écria Jules, un peu confus, mais encore plus enchanté.

– Tu me forces à venir te chercher pour dîner, dit Robert d’un ton de demi-reproche.

Mademoiselle de Beaurenom se montra sur le seuil de la maison.

– Te voilà, solitaire endurci ! Tu as fini par sortir de ta tanière, dit-elle au nouveau venu. Quel événement te chasse par ici ?

– C’est Jules qui fait semblant de ne pas m’entendre l’appeler pour le dîner, répondit Robert, je suis bien coupable envers vous, mademoiselle.

– C’est convenu, interrompit l’excellente fille. Qu’est-ce que vous avez pour dîner, vous deux, célibataires abandonnés par leurs parents ?

– Un poulet, je crois, et de la salade...

– Rose, cria mademoiselle Hermine, va chercher le poulet et la salade des jeunes MM. Bréault, ils vont dîner ici. Si j’avais prévu ta visite, maître Robert, j’aurais organisé mon dîner en conséquence ; mais grâce à ton renfort, nous allons faire ensemble un joyeux repas, malgré tout. Allons, Marcelle, deux couverts.

La petite fille s’empressa d’obéir, et quelques instants après le groupe d’amis se trouva assis devant la soupière de porcelaine blanche dont le couvercle levé laisse échapper un parfum délicieux de potage.

Marcelle ne quittait pas des yeux le frère de son ami. Jules n’avait point de discours dont son frère fût absent. C’était pour lui l’alpha et l’oméga de toutes choses. Enfants d’une mère maladive, qui ne pouvait s’accommoder du climat de Paris, ils étaient souvent seuls ensemble dans la maison de Passy. Leur père, partagé d’abord entre le chagrin de laisser seule dans une ville du Midi sa femme qu’il adorait, et le désir de vivre auprès de ses enfants, avait fini cette année-là par suivre les conseils du médecin, et rester tout à fait près de madame Bréault, qui s’affaiblissait rapidement. Son fils aîné Robert préparait son baccalauréat, et la raison précoce de ce vaillant garçon le rendait capable de vivre seul sans s’ennuyer ni perdre de temps, aussi bien que de surveiller son frère plus jeune, placé comme interne au lycée.

Le sentiment de cette responsabilité, la prévision douloureuse et secrète d’une fin prématurée pour la mère qu’il aimait, rendait le grand frère silencieux et un peu sauvage. Mais il était né, comme tout le monde, pour les joies de la famille, et l’intérieur de mademoiselle Hermine, animé par les grands yeux et la bouche rieuse de Marcelle, qui ne faisait rien que regarder et sourire, lui rappela soudain les meilleurs jours de son enfance, dans le temps où la maison était gaie et pleine de monde, où sa mère se portait bien, où Jules était tout petit et enfant gâté, inventait à tout moment quelque joyeuse folie.

Ces impressions se traduisirent par un mot qu’il adressa à mademoiselle Hermine, quand la nappe fut enlevée.

– J’aurais dû venir vous voir plus tôt, dit-il. Ma sauvagerie me fait grand tort, je le sais, mais j’ai peur d’être importun.

– Dis la vérité, interrompit mademoiselle Hermine, qui l’avait vu naître, il y a dix-sept ans de cela, tu avais peur de t’ennuyer avec moi. Je n’étais pas de grande ressource en effet, il y a un an seulement, mais depuis que j’ai une petite fille, je suis toute rajeunie.

Les yeux de Robert s’arrêtèrent avec intérêt sur Marcelle, qui rougit et prit un air extrêmement sage.

– Une parente ? dit-il.

– Non, je te conterai cela quelque jour.

Jamais Jules n’avait songé à s’inquiéter de l’origine de sa petite amie. Flairant un mystère, il la regarda attentivement, pour la première fois depuis l’aventure du volant.

– Elle est drôle, cette petite, fit le lycéen avec son aplomb ordinaire. Elle a une bouche qui lui fait le tour de la tête ; elle ne vous ressemble pas, mademoiselle Hermine. Pas de figure au moins ; mais elle a attrapé votre voix... – C’est étonnant.

– C’est parce qu’elle m’aime ! dit la vieille demoiselle, très flattée au fond par cette remarque baroque.

Marcelle rougit et sourit ; sa bouche n’en parut pas moins petite ; mais le charme de son visage ne résidait pas dans la beauté de ses traits.

– Tu devrais m’aider, toi, dit Hermine à Robert ; je ne suis pas bien forte en arithmétique, et mes explications ennuient mortellement cette pauvre enfant. Si tu venais lui expliquer un peu tout cela ? Une fois par hasard, le soir, de temps en temps.

– Avec plaisir, répondit le jeune homme. Cela m’apprendra le grand art d’être clair, – ce que les livres ni les professeurs n’enseignent guère.

XXII

XXII

 

Penchée sur son cahier, Marcelle écoutait les leçons de Robert Bréault, et la voix grave du jeune professeur, pénétrant jusqu’au fond de son intelligence, lui ouvrait de nouveaux horizons.

Le mode d’éducation de mademoiselle Hermine, un peu suranné, s’était trouvé peu à peu remplacé par les principes de la science moderne ; sans trouble, par degrés insensibles, l’esprit de la petite fille se préparait à des idées et des connaissances nouvelles.

– Elle est très forte pour son âge, dit un jour la vieille demoiselle à madame Jalin, qui s’attardait à causer de Marcelle. Figurez-vous qu’il y a des choses qu’elle sait beaucoup mieux que moi.

Madame Jalin ouvrait des yeux énormes. Jusque-là mademoiselle Hermine lui avait paru un puits de science ; si Marcelle se mettait à en savoir plus long que ce puits... Mais ce devait être une exagération de la bonne âme.

– Du tout, du tout ! répondit mademoiselle de Beaurenom, à cette opinion timidement exprimée. C’est positif ; je m’en aperçois bien ! C’est depuis que j’ai eu l’heureuse idée de prier Robert Bréault de lui donner des leçons d’arithmétique ; il a trouvé que ça ne suffisait pas, et maintenant il lui donne des leçons de tout...

– Elle a eu de la chance, cette petite, fit madame Jalin après un silence plein de méditations.

– Ça lui était bien dû après toutes ses peines ! riposta mademoiselle Hermine avec un éclair dans les yeux, comme si elle recevait une contradiction formelle.

– Oh ! oui, soupira la blanchisseuse. Ça n’a pas porté bonheur aux dames Favrot.

– Comment ?

– Elles ont fait de mauvaises affaires, c’était bien près d’une faillite ; alors elles se sont souvenues d’une vieille tante qui demeure en province, en Picardie, je crois, et elles lui ont écrit. Elle a arrangé toutes leurs affaires, à condition qu’elles viendraient demeurer avec elle, – pas beaucoup de liberté, vous comprenez, près de cette vieille femme capricieuse... Mais elles hériteront... pas un gros héritage ! Enfin, c’est pourtant de quoi vivre ! C’est drôle, je me suis toujours figuré que le bon Dieu les avait punies de leur dureté envers cette pauvre enfant...

– Elle est comme les hirondelles, dit sentencieusement mademoiselle Hermine, elle porte bonheur au toit qui l’abrite. Des actions que j’avais depuis bien longtemps et qui n’avaient jamais rien rapporté, excepté l’intérêt légal, se sont mises tout à coup à donner des dividendes, mais des dividendes comme on n’en voit pas... J’ai partagé avec Marcelle : moitié pour elle, moitié pour moi. Elle commence à avoir une bourse rondelette.

Les yeux de madame Jalin exprimèrent toute son admiration pour ce procédé, puis elle tourna la tête vers le jardin, où la svelte figure de la petite fille se dessinait sur le tapis vert du gazon. Un livre à la main, elle tournait lentement autour de la pelouse, préparant sa leçon du soir.

– C’est le médecin qui veut ça, dit mademoiselle Hermine. Elle doit vivre le plus possible au grand air : nous ne la faisons rentrer que quand il pleut.

Marcelle, en effet, semblait un peu frêle. Toujours plus grande que son âge, elle paraissait, par la taille, quatorze ou quinze ans, quoiqu’elle en eût douze à peine ; son visage candide démentait bien vite cette première impression. Les quatre ans qu’elle avait passés sous le toit de mademoiselle Hermine, sans lui ôter aucune de ses grâces enfantines, lui avaient donné l’expansion joyeuse de l’enfant aimée, en même temps qu’elle avait pris des manières distinguées au contact de la vieille demoiselle.

Depuis sa première communion qu’elle avait faite au printemps précédent, Marcelle était devenue beaucoup plus posée. Il n’était plus question de parties de volant par-dessus le mur ; le fameux chien noir qui avait fait tant de trous dans le parterre de madame Bréault, maintenant calme et grave, au point qu’on ne pouvait plus l’entraîner dans une partie de jeu qu’avec les plus grands efforts, – n’était pas plus sérieux que Marcelle, dont il était devenu l’ami intime.

Jules Bréault avait aussi participé à cette accalmie générale. Plein de la dignité de ses seize ans, il portait haut la tête, s’était acheté un pince-nez, et parlait du baccalauréat comme d’une chose puérile, dont il serait débarrassé avant six mois.

Le seul de la bande joyeuse qui, loin de devenir plus grave, se montrât, au contraire, plus sociable et plus gai, était Robert Bréault, cet ours, disait son frère. La trop grande timidité qui l’empêchait jadis de montrer son esprit solide et brillant à la fois, s’était évaporée, et c’est beaucoup à son renouvellement d’amitié avec mademoiselle Hermine qu’il devait cet heureux changement. Jadis, seul le plus souvent, ou bien aux cours, avec ses camarades d’étude, il avait perdu, loin de sa mère, l’habitude de la famille et de la société des femmes, si nécessaire aux jeunes gens pour les maintenir dans la pratique des bonnes manières ; près de la vieille demoiselle, qui le traitait en fils, près de Marcelle, qu’il eût voulu avoir pour sœur, il avait senti son âme s’épanouir, comme aux rayons d’un soleil printanier.

De son exil de Nice, madame Bréault avait écrit plus d’une fois à mademoiselle Hermine pour la remercier de son heureuse influence sur ses fils, influence qu’elle avait pu apprécier pendant les six semaines de vacances que les jeunes gens passaient annuellement près d’elle. Sa dernière lettre avait attristé l’excellente fille, en trahissant une préoccupation plus aiguë du sort qui attendait les jeunes Bréault dans le cas où ils viendraient à rester orphelins.

– Mon mari, disait-elle, est fort affaibli, et s’il me perdait, je n’ose trop prévoir les conséquences de son chagrin. J’ai eu tort de lui permettre autrefois de vivre uniquement pour moi. J’étais aveugle, et je ne voyais pas plus loin que l’heure présente ; à vrai dire, jusqu’à ces derniers temps, j’avais toujours espéré guérir ; je vois maintenant que c’est une folle espérance. C’est cette illusion seule qui peut faire excuser l’égoïsme que j’ai montré en permettant au père de vivre loin de ses enfants. La sagesse de mon fils aîné a su garantir les deux frères des petits inconvénients de cette situation anormale, mais je crains que l’amour des enfants ne soit plus assez fort pour rattacher le père à la vie quand je ne serai plus là. Vous veillerez sur eux, n’est-ce pas, ma bonne voisine et amie ? vous les empêcherez de s’attrister trop, de s’isoler, de vivre en égoïstes, comme nous l’avons fait mon mari et moi, afin que plus tard ils n’aient pas à nous reprocher ce que je me reproche si cruellement aujourd’hui.

Mademoiselle Hermine avait gardé pour elle cette lettre éplorée, mais elle n’en avait témoigné que plus d’affectueuse sollicitude aux jeunes gens. C’est avec joie qu’elle avait vu Robert s’attacher de plus en plus aux progrès de Marcelle. Si faible que fût cette branche de salut, elle espérait qu’il la compterait pour quelque chose à l’heure où le chagrin de perdre sa mère viendrait l’accabler.

Elle avait raison : le travail assidu, régulier, celui qui nous oblige envers autrui, est le seul contrepoids de nos faiblesses et de nos erreurs. Si enthousiasmé que l’on puisse être de son œuvre, si l’on n’en répond devant personne, elle sera, dans un jour de crise, impuissante à nous sauver ; c’est quand d’autres que nous auraient à souffrir de notre négligence que nous puisons dans le sentiment du devoir le courage de résister aux plus rudes épreuves.

– Je suis né professeur ! dit un jour Robert, content de lui-même, après une leçon excellente qui laissait le maître et l’élève enchantés de leur travail. Quand j’apprenais jadis ce que j’enseigne maintenant, j’étais loin d’y trouver autant de charme qu’aujourd’hui. Il faut croire qu’il y a des grâces d’état ! J’ai envie de me vouer à l’enseignement ; c’est une vocation comme une autre.

– C’est la plus ardue et celle qui donne le plus de mécomptes, répondit mademoiselle Hermine. S’il est un être voué à l’ingratitude, c’est le professeur. On sait gré au médecin des soins qu’il vous donne, à l’avocat des causes qu’il plaide, au commerçant même, s’il nous fournit de bonne marchandise ; – qui sait gré au professeur des heures qu’il passe à enseigner ? N’est-il point payé pour cela ? Les autres aussi sont payés de leur peine et plus cher que lui, – mais qu’importe ? Crois-moi, mon enfant, sois n’importe quoi, mais n’entre pas dans l’enseignement, si tu ne veux pas éprouver de grands chagrins et de sérieux désappointements.

– Eh bien ! soupira le jeune homme, je ferai ce que veut mon père, j’entrerai dans les affaires ; mais au moins essayerai-je de me donner l’illusion que je suis utile à quelque chose d’autre qu’à mon propre bien-être.

– Et que feras-tu, mon jeune apôtre ?

– Je ferai des conférences gratuites, partout où cela pourra servir, fût-ce au développement d’un très petit nombre. Je ferai de la science à l’usage de ceux qui ne savent rien...

Marcelle leva les yeux sur son professeur. Il parlait lentement, comme un homme qui cherche à éclairer sa propre pensée. Tout à coup il se tourna vers elle.

– Vous m’avez été très utile, petite Marcelle, dit-il en souriant. C’est vous qui m’avez révélé cette vocation inattendue... C’était plaisir de vous enseigner quand vous compreniez, plaisir aussi quand vous n’aviez pas compris, et qu’il fallait chercher à ma pensée une forme plus nette et plus précise. Je vous dois beaucoup de bonnes heures...

– Et moi ! fit Marcelle, qui sentit ses yeux s’emplir de larmes. Croyez-vous que je ne vous doive pas mille fois davantage ?

Il fit un léger mouvement vers elle. Autrefois quand elle était petite, il l’embrassait à l’arrivée ; depuis que la fillette, en faisant sa première communion, avait passé du rang des petites filles à celui des jeunes demoiselles, il ne l’embrassait plus. Cette fois, dérogeant à ses habitudes, il se pencha sur le front pur de l’enfant et y mit un baiser de frère aîné, de professeur. Le silence régna dans la salle à manger ; chacun suivait sa pensée.

– C’est singulier, dit mademoiselle Hermine, nous parlons comme si nous allions nous séparer... J’espère pourtant, Robert, que tu n’as pas l’intention de renoncer à tes leçons ?

– Moi ? Non certes ! C’est le meilleur moment de la journée.

Là-dessus, il partit, et sur le seuil se retourna encore pour envoyer à ses amies un geste d’adieu. Le lendemain, au moment où Rose sortait pour chercher le lait du matin, elle vit une voiture devant la porte de madame Bréault ; la cuisinière y plaçait une valise et une couverture de voyage.

– Qu’est-ce que c’est ? dit Rose du haut de sa grandeur, car elle condescendait rarement à adresser la parole au cordon bleu d’à côté, dont elle méprisait la façon de s’enrichir.

– C’est M. Robert qui va à Nice retrouver ses parents, répondit la cuisinière sans se retourner, ce qui, chacun le sait, est une manière d’exprimer le peu de cas que l’on fait de celui qui vous parle.

– Au même instant Robert parut, tout en hâte, très pâle ; il tenait à la main une dépêche reçue quelques minutes auparavant.

– Tenez, Rose, vous donnerez cela à mademoiselle Hermine, elle comprendra.

– Quand reviendrez-vous ? demanda la brave fille tout interdite.

Il fit un geste désespéré, et sauta dans la voiture qui partit à fond de train.

La cuisinière referma la grille de son jardin sans dire un mot. Rose, immobile de saisissement, s’avisa de regarder la dépêche.

Le morceau de papier bleu portait ces mots :

« Père vient d’avoir attaque de paralysie, mère gravement malade. Venez. »

Rose frissonna. La pensée du malheur ne la laissait jamais indifférente.

– Pauvres gens ! disait-elle. Et elle alla chercher son lait, car il fallait pourtant déjeuner ; après quoi elle se rendit chez mademoiselle Hermine, qui lut la dépêche et resta muette, plongée dans un océan de tristes réflexions.

XXIII

XXIII

 

Un malheur n’arrive jamais seul, a dit le proverbe.

Il est vrai qu’à certains moments de la vie les événements semblent se donner le mot pour nous poursuivre, quel que soit notre refuge. Certes, si un événement semblait imprévu, c’était l’attaque de paralysie qui venait de frapper M. Bréault.

Sa malheureuse femme, toujours souffrante, était tombée malade de saisissement, et son fils, en arrivant, se trouva entre deux lits de souffrance. Cependant la mère reprit un peu de force, grâce à son grand courage et à la nécessité qui la poussait à employer toute son énergie pour réagir.

– Qu’as-tu dit à Jules ? fut sa première question.

– Je n’ai rien dit du tout. Ne sachant pas ce qui m’attendait ici, j’ai pensé qu’il était inutile de lui donner des inquiétudes qui le troubleraient dans son travail.

– Il ne sait pas que tu es parti ?

– Non, nous pouvons le prévenir d’ici dimanche.

Un télégramme fut envoyé à mademoiselle Hermine, qui se chargea d’aller chercher le jeune garçon au lycée, et de lui annoncer le nouveau malheur qui frappait sa famille.

Ce fut un triste dimanche à la rue de la Pompe : Jules avait beau faire le brave et parler haut de tout et du reste, ses yeux rouges démentaient son assurance, et à tout moment il disparaissait sans motif valable et revenait avec des joues mal essuyées, qui trahissaient ses pleurs secrets. Marcelle était consternée. Pour elle, privée des joies de l’enfant, la famille lui semblait une chose sacrée, inviolable, que le malheur ne devait pas atteindre. C’était bon pour les petites filles perdues, de voir mourir leur mère sur un banc, dans un square ; mais les enfants qui avaient un père et une mère même éloignés, même malades, ne devaient pas être sujets à de pareilles catastrophes !

Elle en parla à mademoiselle Hermine.

– Ah ! lui répondit celle-ci, le destin n’est pas toujours juste ni clément.

Elle pensa tout à coup à l’avenir de Marcelle.

– Pauvre petite, reprit-elle, tu ne connais pas grand-chose de la vie..., c’est dur de te la faire connaître si tôt ; Dieu veuille que je vive assez longtemps pour te mettre à l’abri du besoin !

Mademoiselle Hermine prit la résolution d’aller chez son notaire le lundi suivant, sans faute, afin de prendre des dispositions en faveur de l’enfant qui lui était si chère. On était au jeudi, rien ne pressait. La vie ordinaire reprit dans le petit chalet.

Le samedi matin, le facteur remit à Rose deux lettres qu’elle porta à sa maîtresse sans même en regarder la suscription. Mademoiselle Hermine prit connaissance de la première, qui était de Robert, et qui annonçait une légère amélioration dans la santé de son père ; puis, au moment d’ouvrir la seconde, elle s’arrêta.

– Mais celle-ci est pour toi ! dit-elle à Rose, qui attendait respectueusement, les mains sous son tablier, afin de savoir comment allaient M. et madame Bréault.

– Pour moi ? fit Rose incrédule. Eh ! mon Dieu ! où mademoiselle prend-elle quelqu’un qui m’écrive ? Je ne reçois jamais de lettres !

– Ce n’est pourtant pas moi qui m’appelle Rose Picard, dit Mademoiselle Hermine. Allons, lis ta lettre.

– Mademoiselle sait bien que je ne lis que l’imprimé ! Si mademoiselle veut prendre la peine de lire elle-même la lettre, elle me dira ce qu’il y a dedans.

Mademoiselle Hermine assujettit ses lunettes sur son nez, et décacheta l’enveloppe, qui était fermée avec de la mie de pain.

Au milieu d’une orthographe fantastique, d’une ponctuation plus bizarre encore, et d’un déluge de lettres capitales qui se plaçaient partout, même au milieu des mots, elle vit qu’il était question de trois petits enfants – qui allaient coucher dans la rue – d’un chenapan qui était probablement leur père – et d’une pauvre défunte à qui tout ça aurait fait bien de la peine si elle n’avait pas été déjà en paradis... Rose écoutait d’un air de plus en plus grave, sans retirer ses mains de dessous son tablier, et ne disait mot. Quand mademoiselle Hermine eut fini, elle ôta ses lunettes et leva les yeux sur la fidèle servante.

– Est-ce que tu comprends, toi ? dit-elle d’un air perplexe.

Rose fit un signe de tête affirmatif.

– Je vais vous dire, mademoiselle, fit-elle d’un ton grave. Je ne vous ai jamais parlé de tout cela, parce que ce n’était à l’honneur de personne, et ça m’ennuyait tant de savoir ces choses-là dans ma propre famille, que je tâchais de n’y pas penser. J’avais une sœur beaucoup plus jeune que moi, qui était restée au pays ; il y a une quinzaine d’années, elle fut prise d’une envie de se marier, et elle me l’écrivit. Je connaissais le prétendu. C’était un mauvais garçon, qui devait mal finir de façon ou d’autre.

Je ne voulais pas en parler à mademoiselle, je fis écrire ma lettre par madame Jalin, et c’est même le seul secret que j’aie eu pour mademoiselle. Dans ma lettre, je déconseillais ma pauvre sœur d’épouser ce méchant homme, et je lui disais tout ce que je savais sur lui, mais elle avait la tête faible, et puis c’était son idée ; elle eut la bêtise de montrer la lettre à son mari dès qu’ils furent mariés ; il lui défendit de m’écrire. J’appris pourtant qu’elle avait eu plusieurs enfants, dont les aînés étaient morts ; il ne restait plus que les tout petits, quand elle mourut, il y a deux ou trois ans. On peut bien dire que celle-là a été une martyre, et ce qui est plus triste, pour n’avoir pas voulu écouter de bons conseils. Je m’étais toujours dit que le père s’ennuierait à avoir à nourrir ces petits, lui qui n’aimait pas beaucoup à travailler. Aussi, quand ils disent dans la lettre qu’il est parti et qu’il les a laissés plus qu’orphelins, ça ne m’étonne pas, mademoiselle, ça me fait de la peine, mais cela ne m’étonne pas.

Elle resta droite, immobile, regardant au loin on ne sait quoi, peut-être les trois orphelins en haillons, devant la porte de leur maison fermée, sous la bise aigre de mars. Mademoiselle Hermine resta silencieuse.

– Je ne les ai jamais vus, ces petits, je ne sais pas seulement ce que c’est, filles ou garçons, ni comment ils s’appellent. Mais je pense à notre Marcelle, comme elle était quand nous l’avons trouvée sur la porte ; et quand je me dis qu’ils sont beaucoup plus malheureux qu’elle n’était alors...

Elle détourna son visage où deux grosses larmes venaient de rouler.

– Mais, s’écria mademoiselle Hermine, ils ne peuvent pas rester comme cela ! Il faut écrire, s’informer, envoyer de l’argent.

Rose secoua lentement la tête.

– Envoyer de l’argent, dit-elle : à qui ? à des gens qui le garderont pour eux ? Non, il faudrait autre chose ; je ne sais quoi.

Mademoiselle Hermine remit ses lunettes dans l’étui avec un geste plein de résolution.

– Tu vas partir, dit-elle, ce soir, et tu verras toi-même ce qu’il y a de mieux à faire. Le maire pourra quelque chose. Tu dois avoir encore des parents ; avec un peu d’argent on arrange bien des affaires.

Rose regarda sa maîtresse avec des yeux effarés.

– Qu’est-ce que mademoiselle fera pendant que je serai partie ? dit-elle. Mademoiselle sait bien qu’elle ne peut pas se servir elle-même ; elle ne saurait pas seulement trouver sa tasse à chocolat.

– Je prendrai quelqu’un pour me servir : la cuisinière de madame Bréault, par exemple, qui précisément n’a rien à faire pour le moment.

– Par exemple ! s’écria Rose, tellement emportée par l’indignation qu’elle éleva la voix sans s’en douter. Cette femme qui fait danser l’anse du panier, et qui parle à ses maîtres comme si c’étaient ses pareils ! Mademoiselle n’y songe pas ! J’aimerais mieux rester !

Elle se croisa les bras majestueusement, et parut aussi inébranlable que la tour de Babel. Mademoiselle Hermine ne put s’empêcher de rire.

– Calme-toi, dit-elle, nous ne prendrons point celle-là. Il ne manque pas d’honnêtes femmes qui seront bien aises de servir ici pour quelque temps.

– Des femmes étrangères ! dit Rose avec un inexprimable dédain, des femmes qui me mettront ma cuisine sens dessus dessous, si bien qu’en revenant je ne pourrais plus trouver une casserole...

La porte s’ouvrit doucement, et la tête de Marcelle passa dans l’entrebâillement. Eu voyant les deux femmes préoccupées, elle se retira vivement avec la frayeur d’avoir été indiscrète.

– Viens ici, Marcelle, dit mademoiselle Hermine. Voilà Rose qui est obligée de s’en aller pour quelques jours dans son pays, et elle n’a pas envie de me laisser prendre une femme de ménage. Dis-lui donc que tu feras bien attention à tout, et qu’elle ne trouvera pas de désordre en revenant.

– Une femme de ménage ? fit Marcelle. Pourquoi ?

– Mais, pour nous servir ! dit mademoiselle Hermine.

– Vous n’avez pas besoin d’une femme de ménage pour cela, répondit Marcelle avec un rayon de gaieté dans ses yeux bruns ; Rose m’a appris à tout faire, et je suis une fameuse cuisinière, allez ! Vous avez mangé plusieurs fois des plats de ma façon, – n’est-ce pas, Rose ? – et vous les avez trouvés bons. C’est moi qui serai votre petite servante. Justement, depuis que Robert est parti, je n’ai plus rien à faire...

Elle soupira, et une ombre passa sur son visage ouvert.

Les deux femmes s’entre-regardèrent indécises.

– Qu’est-ce que tu en dis ? fit mademoiselle Hermine.

– Ma foi, répondit Rose, je n’ai jamais rien entendu de plus sensé...

– C’est dit ! fit mademoiselle Hermine en passant la main sur les cheveux de Marcelle, qui se frottait à son épaule comme un chat.

Malgré cet assentiment, Rose restait perplexe.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa maîtresse.

– Voilà, dit Rose : je ne sais pas écrire, et vous savez que je ne lis que l’imprimé. Il va y avoir des paperasses à faire et à signer ; je n’entends rien à rien, excepté pour ce qui est du service, où je ne crains personne. Ils sont capables de me faire signer, là-bas avec une croix, un tas de choses auxquelles je ne comprendrai rien, et qui me feront avoir des désagréments plus tard. Il me faudrait quelqu’un avec moi, qui saurait ce que parler veut dire, et qui m’empêcherait de m’embrouiller.

– Emmène madame Jalin, fit la vieille demoiselle. C’est juste ce qu’il te faut.

Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux de Rose. Mais la dévouée servante n’était pas expansive, et elle se contenta de dire :

– Merci, mademoiselle.

Après quoi, fatiguée d’avoir tant parlé, elle retourna à ses fourneaux, et passa la journée à faire dans la cuisine un branle-bas général, afin, comme elle l’expliqua à la petite fille, de ne pas laisser de reproches derrière elle.

Madame Jalin fut prévenue, et, le lendemain matin, elles partirent toutes deux pour la Picardie, le cœur plus gros de quitter mademoiselle Hermine que si elles avaient enterré tous leurs proches.

À l’heure du déjeuner, la vieille demoiselle, convoquée en grande cérémonie par sa petite protégée, s’assit devant un couvert irréprochable. Jamais le cristal n’avait été plus net, l’argenterie plus brillante ; les assiettes de porcelaine luisaient comme la pleine lune, et Marcelle apporta triomphalement des œufs sur le plat, qui semblaient de petits soleils vus à travers un brouillard blanc.

– Et tout le reste sera comme cela ! dit Marcelle exprimant ainsi le contentement que lui causait la réussite de ce premier essai. Vous allez voir, mademoiselle, que jamais vous n’aurez été mieux servie.

Après le repas du soir, Marcelle, enveloppée dans un des grands tabliers de Rose, vint se placer près de la porte de la salle à manger, copiant fidèlement l’attitude de la cuisinière. Les bras croisés, le regard vague, elle prononça les paroles sacramentelles :

– Qu’est-ce que mademoiselle ordonne pour demain ?

L’imitation était si parfaite, et l’air de Marcelle si convaincu, que mademoiselle Hermine leva la tête, et rencontra les yeux rieurs de sa petite amie.

– Ah ! s’écria celle-ci en venant s’asseoir auprès d’elle, que c’est gentil !

– Quoi ! dit mademoiselle Hermine, d’être sans cuisinière ?

– Non, répondit l’enfant, mais de vous servir, de savoir que je vous suis utile, et que si je n’étais pas là, vous seriez privée de vos chères habitudes. Ah ! si vous étiez malade, comme je vous soignerais !

– Oui, fit mademoiselle Hermine d’un air narquois, mais n’espère pas que je te donne cette satisfaction.

XXIV

XXIV

 

– Que c’est amusant, mademoiselle ! dit Marcelle en fourrant ses mains bleuies dans les profondeurs de son manchon.

Elle trottait d’une petite allure relevée auprès de mademoiselle Hermine, qui portait délicatement un panier dans lequel se prélassait une barbe de capucin avec son accompagnement obligé de betteraves. Les côtelettes étaient échues à Marcelle, qui les avait enfouies dans un petit sac passé à son bras.

– Qu’est-ce qui est amusant ? demanda la vieille demoiselle, en pressant le pas, car elle avait froid.

– La neige, et sur les lilas encore ! C’est joliment drôle. Les feuilles sont vertes comme en été, et il neige comme en hiver... C’est très amusant, je vous assure ! Vous ne trouvez pas ?

– Je trouve qu’il fait froid, et j’ai grande envie d’être chez nous, répondit mademoiselle Hermine. Et pour comble de bonheur, je suis presque sûre d’avoir laissé les fenêtres ouvertes en sortant. Je ne sais pas comment j’ai pu oublier... La maison sera gelée.

– Donnez-moi la clef, je vais courir les fermer, dit Marcelle, en tendant la main.

Elles s’arrêtèrent au coin de la rue pendant que mademoiselle de Beaurenom fouillait dans sa poche. Elle cherchait avec tant de précipitation qu’elle ne pouvait trouver son trousseau de clefs. À plusieurs reprises elle plongea la main dans le vaste gouffre où elle abritait ses trésors, et la retira vide, avec un geste d’impatience.

La neige à demi fondue, poussée par un vent glacial du nord-ouest, tourbillonnait autour d’elles en flocons épais. Mademoiselle Hermine, à bout de patience, leva la tête et respira avec force.

– C’est un sort ! dit-elle, je ne la trouverai pas !

Au même instant, la main qui, par un mouvement machinal, était retournée à ses recherches, rencontra la clef.

– La voici, dit l’excellente fille ; cours en avant et fais-nous un peu de feu car je me sens gelée jusqu’aux os.

Marcelle partit comme un trait. Mademoiselle Hermine se dirigea vers la maison ; ses pieds lui semblaient de plomb. Elle se figurait aller vite et pourtant elle n’avançait pas. Le vent lui soufflait la neige au visage ; à plusieurs reprises, elle dut s’arrêter pour reprendre haleine ; elle respirait alors à grands traits, faisant pénétrer l’air jusqu’au fond de sa poitrine ; puis elle reprenait sa marche avec une sensation passagère d’allégement, qui ne tardait pas à être remplacée par une sorte d’étouffement douloureux.

Péniblement, elle arriva jusqu’à la grille du jardinet que Marcelle avait laissée entrouverte à son intention. Elle la poussa pour la fermer et s’étonna de la trouver si lourde.

– Comment l’enfant a-t-elle pu mouvoir un tel poids ? se demanda-t-elle surprise. Il faut un grenadier comme Rose pour remuer une pareille masse !

Sa pensée vola vers Rose, absente depuis trois jours seulement, trois jours qui, malgré le dévouement de Marcelle, leur avaient paru trois siècles.

– Ah ! si elle pouvait revenir bien vite ! pensa mademoiselle Hermine. Je suis déjà bien fatiguée.

Elle entra dans la maison et fut aussitôt saisie à la gorge par une épaisse fumée. La voix de Marcelle se fit entendre comme du fonds d’un puits.

– N’entrez pas dans la salle à manger, criait-elle, le vent rabat la fumée. Je n’ai pas encore pu allumer le poêle.

Mademoiselle Hermine, malgré l’injonction de la fillette, passa la tête par l’entrebâillement de la porte et vit Marcelle agenouillée sur le carreau, la tête enfoncée jusque dans les profondeurs du poêle, occupée à échafauder patiemment une savante construction de bûchettes à demi consumées, dont les rafales qui retentissaient bruyamment dans le tuyau lui renvoyaient la fumée au visage.

Elle sortit la tête de l’antre noir, essuya ses yeux pleins de larmes du revers de celle de ses mains où il y avait le moins de suie, et dit à mademoiselle Hermine avec un sourire angélique :

– Montez à votre chambre, mademoiselle, le feu doit être pris, je viens de l’allumer.

Mademoiselle Hermine, sans répondre, monta lentement l’escalier, étonnée de devoir s’appuyer lourdement sur la rampe. En entrant dans sa chambre dont la fenêtre fermée depuis un instant seulement avait laissé pénétrer partout une humidité glaciale, elle sentit un frisson la parcourir de la tête aux pieds, et elle se laissa glisser sur sa chaise longue, sans même avoir le courage de se débarrasser de ses vêtements mouillés.

Le feu n’avait pas voulu prendre, et de temps en temps un large flocon de neige venait s’étaler en étoile sur les bûches grises, à peine noircies en dessous par une première flamme aussitôt éteinte. Mademoiselle Hermine sentit un petit bruit se faire dans sa bouche et un sentiment étrange secouer son être. Ses dents claquaient malgré sa volonté. Incapable de vouloir quelque chose plus longtemps, elle se contenta de retirer ses pieds mouillés sous sa jupe, et, ainsi ramassée sur elle-même, elle attendit, dans une espèce de résignation désespérée, le secours qu’il plairait à Dieu de lui envoyer.

Il se fit attendre assez longtemps et parut enfin, sous la forme de Marcelle, qui entrait avec une chaufferette.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que vous avez, ma bonne amie ? Vous êtes rouge, rouge, et vous avez des yeux singuliers, à la fois vifs et abattus... Vous avez eu froid, bien sûr ! Tenez, voici une bonne chaufferette.

Marcelle s’agenouilla devant la chaise longue, ôta pieusement les souliers transpercés et les bas de sa bienfaitrice, et lui enveloppa les pieds dans une serviette rapidement chauffée par le petit meuble qu’elle venait d’apporter, après quoi elle regarda mademoiselle Hermine avec ce bon sourire qui par lui-même était un réconfortant.

– Il faudrait ôter vos habits, mademoiselle, et vous mettre dans votre lit, et je vous ferais une tasse de tisane bien chaude... et je vous apporterais une bouillotte d’eau bouillante... Est-ce que vous ne voulez pas essayer de vous déshabiller ? Mon Dieu ! Et ce feu qui ne va pas ! Le poêle ronfle en bas, mais ce n’a pas été sans peine !

En un tour de main, la chaufferette inutile fut versée dans la cheminée, et le rideau baissé, les charbons incandescents ne tardèrent pas à briller d’une vive lueur, et des pétillements pressés annoncèrent que la cheminée récalcitrante était rentrée dans le droit chemin.

– Allons, ma bonne petite demoiselle, fit Marcelle de sa voix la plus insinuante, mettez-vous vite dans votre lit.

– Aide-moi, dit mademoiselle Hermine d’une voix étrange, qu’on eût dit doublée de ouate.

La fillette s’empressa ; sous ses mains agiles, les agrafes et les cordons furent promptement dénoués, les vêtements tombèrent en une masse sur le parquet, et mademoiselle Hermine se trouva dans son lit sans savoir comment. Au contact des draps, le frisson la reprit, et Marcelle entendit ce redoutable claquement de dents, si effrayant, car c’est presque toujours le début d’une maladie grave.

Elle ne se répandit point en paroles, mais courut au poêle, où elle avait déjà placé par précaution une bouillotte pleine d’eau.

Cette eau sentait bien un peu la fumée, mais ce n’était pas le moment de s’arrêter à ces minuties. La petite théière de Chine fut vite remplie de thé parfumé ; non sans s’échauder fort suffisamment les doigts, Marcelle remplit le cruchon de grès, – toujours le même, car on ne cassait rien chez mademoiselle Hermine, – qui lui avait tenu chaud lors de sa fièvre cérébrale, et, ainsi armée contre le froid, elle rentra dans la chambre où les reflets d’un feu joyeux et clair dansaient sur les rideaux et sur les meubles polis.

– Eh bien ! cela va mieux ? dit-elle en entrant. Son visage enfantin avait en ce moment une expression maternelle. Et vraiment, en cette minute, n’était-elle pas la petite maman de mademoiselle Hermine, qui, ensevelie sous les oreillers, la regardait d’un air grave, attendri, et ne trouvait pas la force de lui sourire ?

– Je n’ai plus si froid, dit la vieille demoiselle, mais j’ai mal là.

Elle indiquait sa poitrine, qui se soulevait vite pour respirer souvent, à petits coups.

– C’est affaire d’un moment. Tenez, mademoiselle, prenez une tasse de thé bien sucré, bien chaud. Ne faites pas attention au goût de la fumée, c’est à cause de la bouillotte.

La malade but à petites gorgées la moitié de la tasse, puis se plongea dans les oreillers d’un air si abattu que Marcelle eut peur.

– Faut-il aller chercher un médecin ? voulait-elle demander, mais elle n’osa. Mademoiselle Hermine faisait volontiers venir le docteur pour Rose ou pour Marcelle, mais elle avait maintes fois exprimé son horreur pour la médecine à son vieil ami lui-même, qui d’ailleurs l’entretenait dans cette idée, sous prétexte que la résolution de ne pas être malade est la moitié de la santé.

– Va déjeuner, dit mademoiselle Hermine avec les lèvres plutôt qu’avec la voix ; mais Marcelle la comprit bien, et fit lentement un signe de tête négatif.

– Je le veux, insista l’excellente créature en faisant un effort pour se faire entendre. Si j’allais tomber malade, il te faudrait des forces... Va !

Marcelle obéit sans plus faire d’objections. En effet, il lui faudrait des forces ! Elle fit cuire sa côtelette à l’entrée du poêle, – triste régal – mangea un morceau de pain et revint en hâte auprès de mademoiselle Hermine, qu’elle trouva assoupie.

Elle mit une sonnette à la portée de la main de la malade et s’enfuit en courant à travers le jardin. Si peu aimable que fût la cuisinière de madame Bréault elle ne lui refuserait certainement pas un peu d’aide dans cette circonstance extraordinaire. Mais la petite fille sonna vainement. Profitant de ses loisirs, le cordon bleu était allé voir ses amies, et depuis plusieurs jours ne rentrait plus au logis désert et lointain de la rue de la Pompe.

Marcelle revint très préoccupée. Quelle singulière malchance voulait que tous ses amis ou même de simples relations fussent absents à cette heure néfaste, et qu’elle se trouvât seule avec mademoiselle Hermine !

– C’est Dieu qui l’a voulu ! se dit-elle avec un élan de fervente reconnaissance. De même qu’elle m’a soignée jadis, quand je me suis abattue à sa porte comme un chien perdu, de même la Providence ordonne qu’aujourd’hui je lui rende la centième partie de ce qu’elle a fait pour moi.

Une foi nouvelle, une chaleureuse confiance dans le destin qui lui traçait si visiblement sa route, presque une joie naïve de se voir appelée à de grandes choses, entrèrent soudain comme un rayon de soleil dans l’âme de la petite fille. Du moment où la Providence voulait qu’elle rendît à mademoiselle Hermine un peu du bien que celle-ci lui avait fait, tout allait de soi. Mademoiselle Hermine serait malade, peut-être même très malade, sans cela, ce ne serait pas la peine de la soigner ; puis un jour, dans quelque temps, Rose reviendrait et trouverait sa maîtresse encore faible, mais souriante, assise dans son lit, ou plutôt sur la chaise longue, – oui, sur la chaise longue, ce serait plus gentil, – mangeant une côtelette qui cette fois ne sentirait pas la fumée, et elle dirait à la bonne servante ébahie :

– Oui, c’est Marcelle qui m’a soignée toute seule et qui m’a guérie avec l’aide de Dieu.

L’esprit chimérique de Mademoiselle Hermine avait déteint sur celui de sa jeune élève ; la fillette n’avait jamais lu de romans, mais dans ses causeries chaque jour plus longues avec sa protectrice, elle avait appris, elle aussi, à compter sur les rencontres, à croire aux hasards providentiels, à bâtir des châteaux en Espagne, distraction permise assurément, mais qui détruit ou du moins altère l’équilibre de l’esprit. Marcelle avait tant rêvé de choses miraculeuses, de prodiges vraisemblables, qu’elle avait fini par les faire entrer pour une part dans les éléments de sa vie... Heureux ceux qui se forgent des chimères, mais seulement jusqu’au jour où la réalité vient renverser leur édifice, – et quand ils ne demeurent pas ensevelis sous les ruines !

Marcelle se glissa auprès de mademoiselle Hermine qui dormait d’un sommeil troublé. Ses joues fiévreuses, sa respiration gênée dénonçaient un état grave ; la petite fille resta un instant près du lit, les mains jointes, s’abandonnant à sa tranquille extase. La vue de la chère malade ne l’effrayait pas, tant elle se sentait pleine de joyeux dévouement.

Soudain mademoiselle Hermine ouvrit les yeux, se dressa sur son séant, tendit les bras vers un être imaginaire et s’écria :

– Le voilà, le voilà ! je savais bien qu’il reviendrait.

Marcelle se retourna. Il n’y avait personne derrière elle : la vieille demoiselle, les yeux brillants, les mains tremblantes, continuait à adresser des discours rapides et incohérents à un personnage imaginaire. La confiance de l’enfant disparut, comme si la nuit s’était faite sur elle ; elle recula jusqu’au mur et regarda son amie avec des yeux égarés.

– Mademoiselle, cria la pauvre petite, chère mademoiselle, ma bonne amie, je suis là, c’est moi, Marcelle...

Hermine n’entendait pas et continuait à parler sans suite. L’enfant s’approcha du lit et se mit à genoux.

– Mademoiselle, ma chère amie, mon autre mère, écoutez-moi, c’est votre petite Marcelle, je vous aime, je vous garde, je vous soignerai... Oh ! mademoiselle Hermine, regardez-moi, je vous en supplie.

La malade, qui agitait fiévreusement les mains, rencontra sous ses doigts les cheveux de l’enfant, qui appuyait son visage sur la couverture en pleurant amèrement.

– La petite Marcelle ! dit-elle, oui, c’est elle ; vous voyez votre fille, monsieur, je vous la rends, elle vous fait honneur, prenez-la...

Marcelle bondit sur ses pieds. C’était Monfort qu’Hermine voyait dans les divagations de la fièvre ! Prise de terreur, elle s’enfuit, non sans fermer la porte derrière elle, et courut tout d’un trait jusqu’à la maison qu’habitait le docteur, non loin de là.

Le vieux médecin était absent. Sa bonne, qui connaissait Marcelle, promit de l’envoyer dès son retour ; la fillette reprit en courant le chemin du chalet. Elle était nu-tête, n’ayant pas pensé à se couvrir. Ses tresses pendaient sur ses épaules, lui battant les joues dans les mouvements de sa course éperdue ; la neige tombait toujours en larges étoiles, qui formaient sous le pied une sorte de boue épaisse et glacée. L’enfant continua de courir jusqu’à ce qu’elle fût dans le jardin de sa maison. Là elle s’arrêta essoufflée, tremblante d’émotion et de peur à la pensée de rentrer dans la chambre où mademoiselle Hermine parlait peut-être encore à Simon Monfort, ce père absent, perdu, qui, à cette heure lugubre, semblait à l’orpheline ressuscité d’entre les morts.

Hermine souffrait là-haut et, revenue à elle, appelait sans doute Marcelle. À cette pensée, l’enfant poussa bravement la porte et entra dans la maison. Elle remit du combustible dans le poêle de la salle à manger, prépara de l’eau chaude, et jetant derrière elle un regard de regret sur cette petite pièce témoin de tant de paisibles joies, elle remonta lentement l’escalier.

Le léger grincement du bouton de la porte ne troubla pas mademoiselle Hermine. Elle délirait toujours, sans fureur, mais sans repos. Ce n’était plus Simon qu’elle voyait, et Marcelle en s’en apercevant ressentit un sensible soulagement, – c’était Rose.

– Tu n’oublieras pas mes bonnets, disait la vieille demoiselle avec force gestes explicatifs, et puis tu diras à madame Jalin de faire attention à mes mouchoirs brodés. Et puis, pour Marcelle, il y a dans le tiroir de ma commode une boîte en carton, avec ses papiers et de l’argent ; apporte-la-moi. Apporte donc ! cria-t-elle avec impatience ; dans le second tiroir à gauche, derrière les bas de soie... Mais apporte ! obéiras-tu enfin ?

Elle, si douce, menaçait Marcelle, qui la regardait douloureusement avec de grosses larmes sur les joues. À la troisième injonction, la fillette pensa qu’elle ferait bien d’essayer d’obéir pour calmer la colère de la malade.

– Donnez-moi vos clefs, dit-elle timidement.

Mademoiselle Hermine fouilla machinalement sous son oreiller, où d’ordinaire elle plaçait le précieux trousseau, mais n’y trouva rien.

– Dans la poche de ma robe, dit-elle.

Marcelle chercha et trouva les clefs qu’elle apporta à sa vieille amie. D’un mouvement rapide et fiévreux celle-ci trouva tout ce qu’il fallait.

– Ouvre la commode, – à gauche, – la boîte de Marcelle.

Elle suivait des yeux les mouvements de l’enfant qui, maladroite et craintive, perdait du temps et cherchait mal.

– Plus vite, disait-elle avec impatience, dépêche-toi donc !

La fillette trouva enfin sa boîte, – elle la connaissait bien ! La vue du carton liséré de vert lui fit monter aux yeux de nouvelles larmes ; tant de souvenirs, tant de douleurs étaient concentrés dans ces morceaux de papiers ! La boîte lui sembla lourde, – mais elle n’y fit guère attention et la porta à sa bienfaitrice.

Pour la première fois depuis qu’elle délirait, une lueur de raison passa dans les yeux de mademoiselle Hermine.

– Garde ça, ma petite, dit-elle, c’est à toi. Il faut le cacher, entends-tu ? Mets-le dans ta poche, bien vite, et n’en parle à personne.

Marcelle obéit et glissa dans sa poche un peu étroite la boîte qui coula rapidement jusqu’au fond. Mademoiselle Hermine suivit ses mouvements d’un air satisfait.

– Très bien, dit-elle, c’est ta fortune ; mais Robert va rapporter bien autre chose. Rose, dis à Robert qu’il entre...

Les divagations recommencèrent de plus belle.

Marcelle découragée s’était assise sur la chaise longue et regardait les bûches se consumer lentement. Elle avait envisagé sans peur la terrible maladie, ses nuits de veille, ses soins et ses fatigues incessantes, – mais dans son rêve de dévouement elle était récompensée par les regards de la malade, elle trouvait dans le faible merci proféré par des lèvres tremblantes la récompense de tous les sacrifices...

Mais une malade qui ne vous voit pas, qui ne vous entend pas, qui vous prend pour une autre, et qui vous parle pourtant, – les horreurs de la folie jointes à la crainte d’une catastrophe, le mal redoutable, inconnu, peut-être mortel, joint aux hallucinations d’un esprit affolé qui ne se connaît plus..., – cette idée fait trembler même les plus braves ; – que ne devait pas souffrir l’enfant encore ignorante des luttes de la vie ?

La nuit vint bien avant son heure, amenée par le ciel bas et neigeux qui n’avait donné depuis le matin qu’une triste lumière jaunâtre. Marcelle pensa au vieux docteur qui allait venir et qui ne saurait retrouver son chemin dans le vestibule obscur. Elle descendit, alluma des lampes, en porta une dans la chambre de la malade, et se rassit, les mains pendantes, les yeux fixés sur ce lit qui attirait toute son âme et qui faisait peur à son esprit.

La sonnette de la grille retentit. Marcelle se leva avec un élan d’espoir. Qui que ce fût, c’était une branche de salut. Le pas pesant du médecin retentit dans l’escalier ; la fillette ouvrit la porte, il entra avec un bon visage souriant, comme de coutume. Une longue flamme monta dans la cheminée, excitée par le courant d’air.

– Au feu ! au feu ! cria mademoiselle Hermine, pas par l’escalier, il est brûlé, mais par la fenêtre, vite vite, il y a des draps...

Elle s’élançait hors de son lit. Il la recoucha comme un enfant.

– Voyons, dit-il, calmez-vous, le feu est éteint, les pompiers sont en bas.

– Bien vrai ? fit Hermine d’un air effrayé.

– Puisque je vous le dis ! Quand avez-vous attrapé ça ?

La vieille demoiselle ne lui répondit pas. Elle marmottait à voix basse des paroles incompréhensibles.

Le médecin se tourna vers Marcelle, qui comprit la question muette.

– Ce matin, en revenant de la provision, mademoiselle s’est plainte du froid, elle est rentrée mouillée, claquant des dents ; elle s’est couchée et endormie, puis tout à coup elle s’est réveillée comme vous la voyez.

Le médecin se pencha sur la malade et l’ausculta longuement, à plusieurs reprises.

– Tu es seule ? dit tout à coup le docteur, qui avait réfléchi d’un air grave. Où donc est Rose ?

– En province, avec madame Jalin, dit innocemment la petite...

– Il faut lui envoyer un télégramme tout de suite. Son adresse ?

– Je ne la sais pas, dit Marcelle.

Le docteur la regarda de ses yeux vifs et perçants.

– Qui est-ce qui la sait ?

– Mademoiselle Hermine.

– Est-elle écrite quelque part ?

– Non, du moins je ne le crois pas.

D’un mouvement rapide, irrité, le docteur bouleversa tous les papiers qui se trouvaient dans le buvard et dans les tiroirs du bureau où mademoiselle Hermine s’asseyait pour écrire.

Il lut l’en-tête de tous ceux qui lui paraissaient de nature à l’éclairer, mais il ne trouva rien. L’adresse n’existait pas.

– L’adresse de Rose ? dit-il à Hermine en posant sur la main de la vieille demoiselle sa main pleine d’autorité, pendant qu’il la tenait sous son regard.

– Rose ? dit-elle, essayant de vaincre le trouble de ses pensées. Rose Picard... département du Nord...

Ses yeux errèrent çà et là, puis elle les ferma et reprit son verbiage sans suite. Le docteur haussa les épaules.

– Qu’est-ce que tu as fait depuis ce matin ? demanda-t-il à Marcelle. Personne n’est venu ?

– Personne.

– Tu as passé la journée là, sans secours ?

– J’ai été chercher la cuisinière de madame Bréault, mais elle est sortie, et puis j’ai été chez vous.

Le vieux médecin hocha la tête en regardant l’enfant avec pitié.

– Tu pourras dire, toi, fit-il plein de compassion, que la vie t’a rudement secouée. Écoute, il ne faut pas avoir peur, n’est-ce pas ? quoi qu’il arrive...

La fillette le regarda avec des yeux profonds où l’anxiété devenait de l’angoisse, mais elle ne dit rien.

– Je vais t’envoyer quelqu’un. Tu fera ce qu’on te dira, tu obéiras bien ? Tu ne te donneras pas de peine inutile ? C’est entendu ? Approche la lampe, il faut que j’écrive des lettres.

Marcelle mit la lampe sur le bureau. Il écrivit deux lettres et les cacheta ; puis une ordonnance qu’il garda à la main.

– Tu n’auras pas peur, c’est convenu ? répéta-t-il en posant sa main paternelle sur les cheveux de l’enfant qu’il écarta pour bien voir son visage.

– Est-ce qu’elle va mourir ? demanda la petite fille d’une voix si tranquille et si triste qu’il en fut profondément ému.

– J’espère que non ! dit-il, mais sans conviction. J’ai écrit à des parents de notre amie, ils arriveront sans doute après-demain, car ils ne demeurent pas loin... Sois gentille avec eux, n’est-ce pas ? Je reviendrai ce soir avant minuit.

Il s’en alla faisant craquer l’escalier sous son poids. Quand la sonnette de la grille eut annoncé qu’il était parti, Marcelle frissonna de tout son être. Elle était seule, plus seule qu’avant ! Mon Dieu ! que la maison était grande et sonore !

XXV

XXV

 

À la même heure, Simon Monfort mettait le pied sur la terre natale après neuf ans d’absence. Il revenait possesseur d’une petite aisance, avec des promesses d’emploi qui pouvaient lui constituer, jointes à ce qu’il avait, une existence agréable, sans luxe.

Il revenait parce que l’air de l’étranger l’avait lassé, parce qu’il était seul là-bas, et parce qu’il s’ennuyait de ne plus entendre parler le français.

Le premier coup de l’abandon une fois porté, il s’était roidi contre la douleur, contre l’indignation ; il avait travaillé avec acharnement, se disant qu’un jour, à coup sûr, à force de chercher, il retrouverait la femme infidèle qui l’avait lâchement laissé partir seul pour l’exil, cet exil qu’il n’avait cherché que pour elle, pour lui donner un peu de bien-être. Qu’avait-il besoin d’argent pour lui ? Il était sûr de gagner partout ce qui constitue « la vie » d’un homme. C’était pour elle, l’ingrate, qu’il avait accepté l’éloignement, presque la servitude !

Mais Simon n’était pas de ceux qui se lassent de penser à leur vengeance ; il s’était promis de traquer sa femme, quelque part qu’elle fût, de se montrer à elle pour un instant seulement, de l’écraser de son mépris et de lui reprendre l’enfant.

L’enfant était à lui ; la loi la lui donnait, il la reprendrait : ce serait la punition de l’épouse dénaturée, qui avait laissé au père toutes les douleurs et qui lui avait volé sa seule joie.

En touchant la terre de France, Simon sentit ces pensées bouillonner en lui avec un redoublement d’amertume. Cette ville du Havre, où il avait battu le pavé la nuit de son départ, avec des sentiments si cruels, si déchirants, n’avait pas une maison, pas un réverbère qui ne lui rappelât, minute par minute, l’histoire de son martyre.

Monfort n’était pas homme à fuir les pensées mauvaises ; il n’avait jamais commis de mal, mais il ne craignait pas la présence des sentiments haineux ; haïr lui suffisait, sa vengeance, se trouvait ainsi satisfaite ; il n’eût pas touché sa femme du bout du doigt, – il ne l’eût pas déférée aux tribunaux, – mais en retrouvant dans les rues, qu’envahissaient la brume et la nuit, les traces visibles pour lui seul de cette agonie qui avait duré treize heures, il ressassait ses douleurs dans son esprit avec une sorte de joie cruelle et féroce.

Ses pieds, déshabitués de la marche par la longue traversée, s’ennuyèrent de le porter, plus vite que son esprit de relire cette humble page de son existence.

Dans une rue étroite et bruyante, où les chansons avinées des marins jetaient de temps en temps pour refrain un long cri rythmé, presque semblable à une plainte, il poussa la porte d’un cabaret où il était venu, neuf ans auparavant, quand il cherchait partout sa femme et sa fille.

Simon reconnut tout, l’enseigne et la porte, et les tasses de porcelaine épaisses, savamment étagées sur leurs soucoupes. C’était le même cabaret, cependant il avait subi quelques améliorations ; sur les murs, jadis couverts d’un simple enduit de plâtre, enfumé, gras et repoussant, un propriétaire soigneux, avait collé du haut en bas, à l’envers, à l’endroit, dans tous les sens, des journaux de toute époque, ceux sans doute que les habitués de l’endroit avaient épargnés, depuis un certain nombres d’années.

La salle principale possédait deux becs de gaz ; le cabinet voisin, également tapissé de vieux journaux, avait vu remplacer par une lampe à pétrole l’antique et fumeuse chandelle de suif, dans un chandelier de cuivre.

Monfort entra dans le cabinet. Il était las de marcher, las de penser peut-être ; il s’assit sur un tabouret de paille pendant qu’on lui préparait une tasse de café qu’il avait demandée, et resta un moment appuyé sur son coude, comme un homme qui sent le fardeau de la vie peser lourdement sur ses épaules.

Il attendit un moment, puis l’inquiétude de son esprit le travaillant, pour fuir ses réflexions, il se leva et fit quelques pas dans l’étroite pièce.

Les journaux collés sur les murs attirèrent son attention, et il s’amusa à suivre de l’œil les dessins capricieux que formaient les petits carrés d’annonces à la quatrième page.

Ne pouvant arriver à déchiffrer un mot qu’il voyait à l’envers, il prit la lampe et l’approcha de la paroi.

Une autre feuille, tout près, était collée convenablement, de façon qu’on pût lire ; d’autres consommateurs, ennuyés, comme lui, d’attendre, avaient dû chercher la même distraction, car on voyait des traces de doigts souligner les courts alinéas des faits divers.

Les faits divers sont toujours intéressants, fussent-ils vieux et rebattus ; c’est un recueil d’anecdotes plus ou moins authentiques que le journalisme offre tous les jours à la curiosité du monde entier. La lampe à la main, Simon commença la lecture de la colonne imprimée.

Vers la moitié de la hauteur, il vit en capitales le mot PERDUE ! au-dessus d’un petit entrefilet, et lut pour savoir ce qui avait été perdu. Si peu que ce fût, ce serait toujours assez intéressant pour lui faire passer encore une minute d’attente.

« Hier soir, vers sept heures, place Montholon, une jeune femme de vingt-cinq à trente ans a été trouvée morte sur un des bancs du square où elle était entrée pour se reposer. Sa petite fille, âgée de trois ou quatre ans, jouait près d’elle et n’avait rien remarqué d’insolite. La pauvre enfant, devenue soudainement orpheline, n’a pu donner aucun renseignement utile sur ses parents. Son père, paraît-il, était parti avant le dîner par le chemin de fer. L’enfant se nomme Marcelle. Son linge est marqué M. M. Celui de la mère porte les lettres M. P. On a trouvé sur la malheureuse femme un porte-monnaie contenant une cinquantaine de francs. L’autopsie, faite ce matin à la Morgue, a révélé qu’elle avait succombé à la rupture d’un anévrisme. L’enfant, dont la gentillesse ajoute à l’intérêt qu’inspire son abandon, a été recueillie par une brave femme du quartier, qui paraît décidée à l’élever. »

Monfort lut jusqu’au bout, sentant un doute, une angoisse d’abord incertaine, puis une douleur acérée comme une lame de coûteau, pénétrer dans son cœur qui lui parut soudain trop petit pour tout ce qu’il contenait d’horreur latente.

Il posa la lampe sur la table et passa la main sur ses yeux, espérant qu’il n’avait pas lu, que c’était hallucination de son esprit surmené par trop de fatigues et de pensées amères. Mais tout à coup, il reprit la lumière et se mit à chercher la date du journal.

Elle n’était nulle part à cette troisième page.

Il secoua la tête, frémit de tout son corps comme un cheval qui va prendre le galop, puis se précipita contre cette muraille inerte et sourde, qui s’obstinait à lui refuser cette date, sans laquelle il sentait qu’il mourrait là de rage impuissante.

Il monta sur un tabouret, essaya de voir plus haut une autre feuille, qui le renseignerait au moins d’une façon approximative... les autres journaux remontaient tout au plus à deux ou trois ans.

Découragé, vaincu par cette fatalité qui semblait le poursuivre dans tout ce qu’il tentait, il redescendit tenant toujours la lampe à la main, et soudain la lumière tomba sur une ligne, dans un petit coin qu’il n’avait pas pensé à regarder.

« Spectacles du 28 août. »

C’est le 26 qu’il avait quitté Paris.

Il lut et relut dix fois cette ligne unique, hébété, stupide, la répétant tout haut sans le savoir ; puis il prit son chapeau sur la table, ouvrit la porte, et bousculant impitoyablement la servante qui apportait le café sur un plateau, il disparut dans la rue noire, en courant, du côté de la gare.

Un train allait partir, il y monta, courant toujours comme un fou, et s’enfonçant dans un coin de wagon où il se trouvait seul, tourna le dos à la lumière vacillante de la veilleuse, cacha son visage hâlé dans le rideau bleu de la vitre, et pleura à sanglots comme un enfant.

Elle était morte, la femme qu’il avait accusée de trahison, qu’il avait maudite pendant neuf ans, qu’une heure plus tôt il se réjouissait de pouvoir torturer pour la punir !

Elle était morte, brisée par la fatigue, par le chagrin, seule sur un banc de square, sans une main pour serrer la sienne.

On l’avait portée à la Morgue, les mains impies de médecins inconnus avaient fouillé son pauvre cœur mis à nu, pour lui arracher le douloureux secret de sa mort prématurée, – mort discrète et silencieuse, comme toute la vie de la pauvre femme !

On avait enseveli ses restes sanglants et profanés dans un coin de la fosse commune, et depuis longtemps elle n’avait plus de croix sur sa tombe, plus de cercueil pour ses ossements ; elle n’était plus rien qu’un débris parmi d’autres débris.

Et, pendant des années, lui, injuste éternel, il avait blasphémé sur cette tombe, il avait haï cette martyre, qui sans doute était morte en pensant à lui qui s’en allait, qu’elle reverrait le lendemain. Elle demandait en grâce une nuit de repos avant de continuer sa route... c’était la nuit du repos éternel qui attendait ce corps lassé, ce cœur brisé sous les coups d’une impitoyable destinée.

Il avait été l’ouvrier de cette cruauté brutale : avait-il assez torturé ce pauvre cœur souffrant, avec des reproches injustes sur son éternelle lassitude, sur son air dolent, sur ses gestes lents et pénibles... C’était la mort qui préparait son œuvre, et lui, aveugle artisan, il l’avait aidée de tout son pouvoir dans sa tâche de bourreau.

Tout à coup, il se leva : et sa fille, l’enfant orpheline ? Celle que les journaux signalaient sous la rubrique : Perdue, comme une montre, une bague, ou une chienne favorite, qu’était-elle devenue depuis neuf ans, qu’elle s’était trouvée ainsi jetée comme une pauvre petite épave flottante à la surface de cet océan houleux de Paris ?

Avec un frisson d’horreur, aussitôt suivi de joie, il se dit qu’elle était si petite, si petite alors, – qu’aujourd’hui elle n’était qu’une enfant encore, et que, Dieu merci, elle avait sans doute échappé, grâce à son enfance, à des périls autrement graves que la misère et la faim.

– Ma fille ! cria-t-il en se dressant, ma fille perdue, je te retrouverai ! pourvu que tu sois encore vivante !...

Cette autre pensée le rejeta sur son banc. Si elle était morte, il était condamné. Il méritait qu’elle fût morte, pour le punir d’avoir douté de la mère martyre ! Si la Providence était juste, l’enfant aussi aurait succombé sous le poids de la vie...

Pourquoi avait-il accusé d’un lâche abandon sa pauvre femme innocente, qui l’avait aimé jusqu’au dernier souffle ?

Il se rappela comment dans la gare, en lui disant adieu, elle avait désiré partir avec lui... il l’avait repoussée, grondée, d’y penser trop tard...

Qui sait ? elle eût peut-être vécu sans cette dernière dureté qui avait fait éclater comme un cristal de roche ce cœur trop longtemps frappé sans mesure.

Le convoi roulait dans la nuit ; les champs étaient noirs et silencieux ; les wagons grinçaient sur les rails en s’entrechoquant avec un bruit strident et monotone... Peu à peu, après un temps qui lui avait paru à la fois très court et très long, Simon Monfort vit une raie d’or pâle se dessiner à l’horizon, un nuage gris se détacha lentement de l’azur encore opalin, et une étoile brillante comme un diamant, qu’il cachait jusqu’alors, se montra dans le ciel du matin.

XXVI

XXVI

 

Marcelle s’éveilla et ressentit un frisson. Dans la chambre de mademoiselle Hermine, elle avait veillé longtemps, bien longtemps après que la vieille bonne du docteur était venue lui porter un peu de nourriture, longtemps après que le docteur qui l’avait remplacée était arrivé, harassé de fatigue, ayant couru partout sans trouver de garde. Elles étaient toutes parties, il avait croisé la dernière sous la porte cochère de sa maison. Cette journée terrible et glaciale avait fait pleuvoir sur Paris autant de fluxions de poitrine, de croups et d’angines, que de flocons de neige. On lui avait promis d’envoyer une sœur de charité sans perdre un moment, mais il fallait aller à la maison mère chercher du renfort, car toutes les combattantes étaient sur le champ de bataille... C’était l’affaire de deux ou trois heures... moins peut-être...

– As-tu peur ? dit le vieux docteur en regardant Marcelle avec attention, veux-tu que je t’envoie n’importe qui ? On peut trouver n’importe qui ; mais si l’on volait quelque chose dans cette maison, c’est encore toi qui serais responsable... Tu ne comprends pas ? Ça ne fait rien. Je ne peux pas te laisser ma bonne, il faut qu’elle soit à la maison pour répondre à ceux qui viendront me demander... Je ne coucherai pas dans mon lit, cette nuit ; j’ai encore des visites à faire... Et la cuisinière de madame Bréault, elle n’est pas encore rentrée ?

Un hurlement lugubre et prolongé qui retentit au dehors répondit à cette question. Marcelle dit tristement :

– Non, elle a oublié le chien qui a hurlé toute la soirée. Il y a une heure, je lui ai jeté du pain par-dessus le mur... il mourra de faim ce pauvre animal...

– Il ne manquait plus que cela, pensa le docteur ; si ce chien ne veut pas se taire, la pauvre petite n’en aura que plus de frayeur. Dis-moi la vérité, Marcelle, reprit-il, tu n’as pas peur de rester seule, bien sûr ?

– Je ne suis pas seule, répondit-elle, puisque je suis avec mademoiselle Hermine.

Le vieux médecin ne répondit pas. Il ne pouvait pas lui dire que mademoiselle Hermine n’existerait plus avant le lever du jour. Les congestions pulmonaires ne donnent pas à leurs victimes le temps d’aller chez le notaire. Quand le soleil du matin se montrerait, Marcelle n’aurait plus rien au monde que les vêtements qu’elle portait et la boîte qu’elle avait glissée dans sa poche.

Il s’en alla triste, n’osant pas annoncer cette mort à l’orpheline et se reprochant de ne pas le faire... Cependant, si mademoiselle de Beaurenom devait vivre quelques heures de plus, mieux valait attendre l’arrivée de la sœur de charité ; au moins, l’enfant ne se désolerait pas pendant cette nuit de solitude.

Le docteur parti, Marcelle remit du bois au feu, puis retourna à la chaise longue. Mademoiselle Hermine semblait tranquille, elle ne parlait plus, et agitait seulement ses mains sur le drap avec un geste machinal, presque régulier... Marcelle n’avait jamais vu mourir ; elle se réjouit de ce changement qu’elle considérait comme heureux et posa sa tête sur le bras de son siège, pour la délasser quelques instants. Au bout d’une minute, elle dormait.

Un frisson la réveilla. Le feu s’était éteint, la bougie avait achevé de brûler dans le chandelier. La chambre était glaciale, on n’entendait aucun bruit, pas même un souffle.

Marcelle sauta sur ses pieds, aussitôt rendue au sentiment de la situation, et courut à la fenêtre pour avoir du jour. Elle écarta les rideaux et, par habitude d’enfance, ouvrit la fenêtre pour avoir de l’air. En face d’elle, dans le ciel gris et frais, l’étoile du matin brillait comme une goutte de cristal traversée par un rayon de soleil... L’enfant la salua d’un regard reconnaissant, comme un heureux présage, referma la fenêtre et se dirigea vers le lit...

La porte s’ouvrit doucement, sans bruit, et les yeux de Marcelle se tournèrent de ce côté ; elle vit la cornette blanche de la sœur annoncée par le médecin. Comme la fillette reportait son regard vers le lit où le visage soudainement amaigri de son amie se dessinait à peine dans le creux de l’oreiller, à la faible clarté de l’aube naissante, – elle sentit une main de la sœur se poser sur ses yeux et l’autre s’appuyer doucement sur son épaule pour lui faire plier les genoux.

– Priez, mon enfant, lui dit une voix grave, priez pour l’âme de votre bienfaitrice, qui est sans doute au paradis.

Marcelle obéit et s’aperçut en ce moment que depuis la veille au soir, elle savait très bien que mademoiselle Hermine devait mourir.

XXVII

XXVII

 

Vers onze heures du matin, un fiacre déposa devant la grille du jardinet une femme longue et sèche qui tenait à la main un vieux petit sac de maroquin noir, usé et rougi aux angles, sac qui devait avoir vu bien des gens et bien des choses depuis qu’il avait quitté les mains du fabricant.

Cette personne sonna à la grille, et attendit les mains croisées, pendant que le cocher, mécontent du pourboire, détalait au grand trot, en criblant de coups de fouet son malheureux cheval qui n’en était pas responsable.

Rien ne répondit à cette sonnerie. Marcelle ne pensait plus à rien, et la sœur ne pouvait distinguer par le son cette cloche de celles des environs, qui, suivant l’habitude matinale du quartier, ne cessaient de carillonner d’un bout à l’autre de la rue.

La visiteuse, impatientée d’attendre, tira l’anneau une seconde fois, avec une telle énergie que le chien de Robert répondit par une magistrale série d’aboiements.

Ceci n’était pas fait pour encourager la visiteuse, qui croyait l’animal enfermé dans le jardin du chalet. Elle sonna une troisième fois sans plus de succès, et le chien s’étant tu, elle finit par remarquer un bouton à la porte ; elle tourna le bouton, la porte s’ouvrit, et entrant dans le jardinet, elle vit avec une véritable satisfaction que le redoutable animal ne s’y trouvait pas.

D’un pas délibéré elle parcourut la longue allée et entra dans la maison comme si tout lui appartenait. Du moment où il n’y avait pas de chien, ce n’était plus la peine de prendre des précautions.

En passant devant la porte entrouverte de la salle à manger, elle ne put se retenir de la pousser, pour voir un peu comment c’était fait. La vue du poêle éteint, des cendres éparpillées sur le marbre, de la bouillotte oubliée, du dîner inachevé de Marcelle, lui fit faire une grimace éloquente ; néanmoins elle passa outre, en murmurant :

– Maison au pillage ! Il était temps d’arriver.

Le petit salon était fermé à clef, ce dont elle s’assura de sa propre main ; dirigeant alors ses recherches vers le premier étage, elle monta l’escalier d’un pas lourd et convaincu qui lui était particulier.

– Mademoiselle de Beaurenom ? dit-elle à la sœur qui se montra sur le palier.

– Elle est morte, lui fut-il répondu.

– Ah ! dit la sèche personne un peu saisie.

On a beau venir de province pour hériter, le mot « mort » vous glace toujours.

Après une seconde d’hésitation, elle entra dans la chambre de la défunte, s’approcha du pied du lit où gisait sa parente, esquissa un signe de croix et joignit les mains. Ses lèvres s’agitaient, marmottaient la formule d’une prière, mais ses yeux fouillaient dans les moindres recoins de l’appartement.

Quand elle pensa avoir suffisamment accordé à la décence, elle fit un autre signe de croix, encore plus hâtif que le précédent, et se tournant vers la sœur de charité de l’air d’une personne qui n’a plus rien à se reprocher :

– Je suis madame Grenardon, dit-elle d’un ton imposant.

La sœur, jeune encore et peu au fait des habitudes de ceux qui viennent pour hériter, fit un petit geste moitié salut, moitié question. La dame continua :

– Le docteur m’a écrit hier ; je suis héritière des biens de ma cousine.

La sœur fit un second geste, mais cette fois ce n’était pas un salut. L’air pincé, la voix sèche, les mouvements impérieux de la nouvelle venue lui paraissaient peu convenables devant la dépouille à peine refroidie d’une femme qui avait su se faire aimer, au moins par l’orpheline qui l’avait assistée à l’heure douloureuse de la mort,

– Parlez plus bas, dit la religieuse, en mettant un doigt sur ses lèvres.

Madame Grenardon parut fort surprise de cette recommandation, mais elle n’avait plus rien à dire, de sorte qu’on ne peut pas savoir si elle sentit le besoin d’en tenir compte. Elle ôta son chapeau, qui laissa voir une assez laide chevelure grisonnante, le posa sur la commode, se défit de son châle qu’elle plia, mit par-dessus son sac de maroquin, et apparut dans la splendeur d’une robe de mérinos noir, très propre, mais de cette apparence mesquine que les personnes d’un caractère ingrat ont le don de communiquer à leurs vêtements, même neufs, dès qu’ils les endossent.

– Savez-vous s’il y a d’autres héritiers ? reprit madame Grenardon après avoir lissé ses cheveux devant la glace.

La religieuse avait bonne envie de ne pas répondre ; cependant elle leva la tête et dit tranquillement :

– Je ne sais pas.

– Il doit y avoir un testament ? continua la cousine de province.

– Je ne sais pas, répondit la sœur de sa voix calme. Madame Grenardon la regarda de travers, puis se rasséréna.

– C’est vrai, dit-elle, au fait, vous ne pouvez pas savoir... Y a-t-il quelque chose à manger dans la maison ?

– Je ne sais pas, lui fut-il répondu pour la troisième fois.

Du coup, madame Grenardon descendit l’escalier sans regarder derrière elle. La religieuse referma la porte par où elle venait de sortir, étouffa un soupir en pensant à Marcelle, dont la jeunesse et l’abandon lui parlaient au cœur, et se remit en prières auprès du lit funéraire.

Il y avait quelque chose à manger, paraît-il, car la visiteuse ne remonta pas. Dans une armoire de la cuisine elle avait trouvé du pain ; dans un buffet, des confitures ; sur une planche, un réchaud à esprit de vin, et du café moulu dans une boîte. Sans perdre le temps en regrets inutiles sur la mort imprévue de sa parente, elle se livra aux douceurs d’une petite goinfrerie.

Au moment où elle aspirait avec délices la dernière goutte de café restée au fond de la tasse, et qui était vraiment délicieuse, la clochette de la grille tinta bruyamment. Madame Grenardon s’approcha de la fenêtre et vit entrer dans le jardin, exactement comme elle avait fait elle-même, un monsieur jeune encore et une vieille dame, correctement vêtus, qui paraissaient étrangers à la maison, car ils regardaient de tous côtés.

– Qu’est-ce que c’est que ceux-là ? se dit la bonne âme. Ils m’ont l’air d’arriver de Pontoise...

Elle était probablement très obligeante au fond, à moins que ce ne fût la curiosité qui la poussât, car elle eut la bonté de sortir de la maison et de faire quelques pas dans le jardin à la rencontre des nouveaux venus.

– Que désire madame ? dit-elle avec une politesse qui trahissait la petite marchande de province.

– Mademoiselle de Beaurenom ? dit le monsieur.

– C’est ici, répond madame Grenardon, soudain mise en défiance, et quittant son air prévenant.

– Comment va-t-elle, cette chère Hermine ? demanda la vieille dame.

Madame Grenardon la regarda de travers, puis reporta ses yeux sur le monsieur, jeune encore, qui attendait sa réponse le chapeau à la main, le bras arrondi comme un maître de danse.

– Elle est morte, répliqua la première arrivée. Est-ce que vous êtes aussi des parents ?

– Je suis sa tante à la mode de Bretagne du côté de son père, madame Permeny, – et vous, madame, peut-on vous demander...

– Je suis sa cousine, du côté de sa mère, répondit madame Grenardon d’un ton sec.

Les deux femmes échangèrent un regard assez semblable au choc du briquet sur la pierre à fusil. Le monsieur avait remis son chapeau sur sa tête, il ouvrit la porte de la maison et s’effaça pour laisser passer sa mère ; mais avant que celle-ci eût pu franchir le seuil, l’autre femme, plus jeune et plus alerte, s’était déjà faufilée dans le corridor.

– Eh bien ! murmura la vieille dame, elle n’est pas polie...

Elle entra néanmoins et se trouva dans la salle à manger, devant les débris du repas.

– Il y a longtemps que vous êtes là ? demanda madame Permeuy.

– Une heure, répondit la cousine d’un ton semblable à un coup de marteau qu’on recevrait sur les doigts.

La mère et le fils échangèrent un regard désolé.

– Si nous n’avions pas manqué le train, nous serions arrivés à neuf heures du matin, dit M. Permeny.

– Ça arrive quelquefois, fit remarquer madame Grenardon, qui ne les quittait pas des yeux.

Les nouveaux venus gardèrent le silence.

– Qui l’a soignée ? dit ensuite la vieille dame.

– Il y a une sœur de charité là-haut, répondit la cousine de province.

– Personne autre ?

– Je n’ai vu personne.

– Le médecin qui nous a écrit ?

– Je suppose qu’il va venir. On ne l’a pas encore vu.

– Nous allons attendre son arrivée, dit M. Permeny d’un ton décidé. Asseyez-vous, ma mère.

La vieille dame s’assit, et son fils la débarrassa de son manteau. Madame Grenardon prit un siège en face d’eux, et ils s’entreregardèrent tous trois d’un air de défi. Tout à coup une détente se fit sur leurs physionomies.

– Je suppose que nous sommes les seuls parents de la chère défunte, dit M. Permeny.

– Je n’en sais rien, répondit la parente de l’autre branche, mais je n’ai jamais entendu dire que mademoiselle de Beaurenom eût beaucoup de parents...

– Y a-t-il un testament ?

– La sœur n’a pas pu me le dire.

Madame Permeny leva les yeux et dit : – On m’avait parlé d’une protégée de ma nièce qui vivait avec elle.

Madame Grenardon fixa sur la vieille dame un regard semblable, non à un coup de couteau qui tue, mais à une scie qui déchiquette.

– Elle avait aussi une bonne, une personne très attachée, qui la servait depuis trente ans et plus... où est-elle ?

Madame Grenardon fit un signe qu’elle l’ignorait absolument.

– Qui est-ce qui vous avait donné ces renseignements ? dit-elle d’une voix agressive.

Madame Permeny ne répondit pas. Il ne lui convenait point probablement de dire où elle avait puisé ces renseignements.

– Ces domestiques, fit remarquer son fils, voyez un peu ce que c’est ! On les couvre de bienfaits, et ils vous abandonnent dans les circonstances néfastes.

Madame Grenardon n’avait pas une idée bien nette de ce que pouvait signifier néfastes, mais elle comprit que ce n’était pas un compliment à l’adresse des domestiques, et elle fit chorus.

–Et les obligés, où se cachent-ils en de telles occurrences ? reprit le jeune homme qu’à ce langage choisi une femme mieux au fait que la cousine de province eût reconnu pour un avocat. Cette jeune personne pour laquelle, paraît-il, elle a fait des dépenses considérables, où est-elle maintenant ?

Madame Grenardon indiqua, par un haussement d’épaules, qu’elle n’en avait pas la moindre idée.

– Cependant, dit tout à coup madame Permeny, si nous visitions la maison ?

Les deux autres héritiers se levèrent avec un empressement fait pour prouver combien cette proposition leur agréait. Chacun d’eux eût préféré faire cette visite seul, indubitablement ; mais puisque c’était impossible, le mieux était de le faire ensemble, afin de s’assurer que c’était fait en conscience.

Le rez-de-chaussée ne fut pas l’objet de minutieuses investigations. Jusqu’à présent, on n’a jamais entendu parler d’un testament trouvé dans une casserole ou d’effets précieux ensevelis sous une dalle de la cuisine. Ce sont principalement les caves et les jardins qui ont le monopole des cassettes. D’ailleurs, rien n’indiquait que mademoiselle Hermine, qui ne devait pas avoir prévu une mort si foudroyante, eût jamais éprouvé le besoin de cacher ses bijoux ou son argenterie.

Le petit salon restait imperturbablement fermé à clef, malgré une discrète poussée d’épaule infligée à la porte par M. Permeny, dans le but de s’assurer si ce n’était pas un simple entêtement à résister au bouton de la part de la serrure un peu rouillée...

Non, la serrure était innocente de tout point ; elle remplit fidèlement sa mission de confiance, et les trois héritiers s’entre-regardant – ils ne faisaient guère autre chose – prirent le parti de monter à l’étage supérieur.

– C’est la porte de sa chambre, dit madame Grenardon, en indiquant la chambre mortuaire : il y a une sœur en permanence.

– N’entrez pas, ma mère, fit M. Permeny, ces tristes spectacles vous émeuvent et vous troublent... l’affliction morale est déjà un tribut payé par la nature lors de la perte des siens ; n’y joignez pas l’ébranlement nerveux causé par le spectacle d’une chère dépouille...

Madame Permeny mit son mouchoir sur ses yeux et se laissa détourner de la chambre à coucher. Le trio se dirigea vers une autre porte, celle du cabinet de toilette. C’était une petite pièce fraîche et gaie, avec une fenêtre sur les jardins.

Les clefs étaient sur les armoires ; on les ouvrit, et les vêtements de mademoiselle Hermine apparurent, rangés avec le soin ordinaire ; seuls ceux qu’elle avait portés le dernier jour gisaient à terre, souillés et fripés, ce qui fit hausser les épaules à la cousine de province.

Sur le palier, une troisième porte avait encore échappé aux investigations ; au moment où les héritiers se tournaient de ce côté, elle s’ouvrit, jetant un flot de clarté sur l’escalier obscur, et Marcelle parut sur le seuil.

Grande et mince, les cheveux mal rattachés, son vêtement de nuit en flanelle blanche lui tombant jusqu’aux pieds, elle avait l’air d’une apparition céleste. Les trois intrus reculèrent surpris et effrayés.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fit madame Grenardon, plus prompte à reprendre ses sens...

Marcelle les regardait faire avec des yeux effarés. Lorsqu’à force de bonnes paroles et de soins compatissants la sœur de charité avait fini par la décider à se mettre au lit vers neuf heures du matin, l’enfant était rentrée dans sa chambre, s’était couchée docilement, et était tombée dans un lourd sommeil, qui, au moins pour quelques heures, lui avait fait perdre le sentiment de sa triste situation.

Pendant ce temps la religieuse avait cherché, et trouvé deux commerçants voisins qui s’étaient chargés d’aller à la mairie déclarer le décès ; le docteur, dont l’absence se prolongeait trop, finirait pourtant par venir une fois ou l’autre : c’est lui qui déciderait du reste.

Ce bruit de pas et de voix avait réveillé la fillette. Elle faisait un beau rêve : c’était l’été ; Rose était revenue, mademoiselle Hermine souriante, trônait au milieu de la pelouse, sous un grand chapeau de paille ; Jules et Robert jouaient avec le gros chien qui faisait des bonds prodigieux, et Marcelle elle-même les regardait en souriant, appuyée à sa place contre le fauteuil de son amie... c’était sa place favorite, son refuge quand elle était heureuse et plus encore quand elle avait été grondée, car alors le baiser suivait de près le reproche...

Le brouhaha des trois paires de souliers sur le palier sonore lui fit à travers son sommeil l’effet des grondements du tonnerre : son imagination passa soudain, sans transition, au souvenir de la nuit d’orage qui l’avait amenée au chalet ; elle poussa un cri de terreur, et sauta à bas du lit, encore mal éveillée...

– Qu’est-ce que c’est que ça ? répéta madame Grenardon en avançant hardiment.

La blanche apparition recula jusqu’au pied de son lit, et les héritiers, rassurés, entrèrent dans la chambre.

– C’est gentil ici, fit observer M. Permeny en produisant au jour un lorgnon qui jusqu’alors s’était modestement tenu coi. Il le promena sur la corniche et sur les rideaux de calicot blanc, puis le laissa insensiblement retomber sur Marcelle ; l’enfant regardait tour à tour avec effroi ces êtres inconnus, qui violaient son sanctuaire.

– Qui êtes-vous, mon enfant ? demanda madame Permeny d’un ton à la fois digne et encourageant.

– Marcelle Simon, dit la fillette en repoussant ses cheveux derrière ses oreilles.

– C’est elle, fit confidentiellement la vieille dame à son fils. Celui-ci ferma son lorgnon et prit une attitude réservée.

– Qui ? demanda madame Grenardon de sa voix sèche.

– C’est la protégée de mademoiselle de Beaurenom, expliqua M. Permeny d’un ton confidentiel.

La cousine laissa tomber sur Marcelle un regard écrasant ; par bonheur, la fillette, honteuse, se tenait maintenant les yeux baissés.

– Elle doit savoir un tas de choses, insinua madame Permeny.

Sa rivale, en héritage, lui jeta un coup d’œil reconnaissant, qui signifiait : Interrogeons-la.

L’interrogatoire commença, en effet : Marcelle, toujours debout, pieds nus sur le tapis, appuyée au lit, frissonnante de froid et de pudeur troublée tout ensemble, répondit de son mieux, ne comprenant que trop pourquoi ces gens cruels fouillaient jusqu’au fond de ses souvenirs les plus sacrés.

Que mangeait-on chez mademoiselle Hermine ? Combien Rose recevait-elle de gages ? Venait-il beaucoup de monde ? Mademoiselle Hermine plaçait-elle de l’argent ? Avait-elle beaucoup d’argenterie ? Les fournisseurs étaient-ils exactement payés ? Avait-on des professeurs pour Marcelle ? Lui avait-on fait des promesses pour l’avenir ? Et de beaux cadeaux dans le présent ?

– Oui, non, – je ne sais pas...

La pauvre petite martyre ne connaissait que ces trois réponses, et les appliquait de son mieux, ne sachant si elle faisait bien ou mal de répondre. Tous les sentiments de délicatesse qu’elle tenait de la nature et que l’éducation avait développés, froissés, brisés, vaincus, criaient grâce du fond d’elle-même ; les yeux candides de l’enfant, non plus baissés par honte, mais levés sur ses bourreaux pour faire appel à leur âme, disaient clairement la révolte de ce cœur tendre, de cet esprit élevé, contre la grossièreté de ces créatures mesquines.

– Et le notaire, insinua M. Permeny en reprenant son lorgnon, est-il venu ici quelquefois ?

– Je ne sais pas ce que c’est qu’un notaire, dit Marcelle en se ramassant sur elle-même comme pour prendre sa course et s’enfuir.

– Et son testament ? Savez-vous s’il y a un testament ? glapit la cousine sèche ; il doit y avoir un testament...

– Messieurs les héritiers, dit la voix de la sœur de charité derrière eux, on vous demande vos intentions pour les obsèques.

Ils se retournèrent, et Marcelle, délivrée de leurs regards, respira plus librement.

– Eh bien, où est-elle passée ? fit madame Grenardon.

La religieuse avait disparu, et la porte de mademoiselle Hermine, discrètement refermée, leur apprit qu’elle était retournée à son poste.

Inquiets, se surveillant toujours les uns les autres, ils descendirent dans la salle à manger où ils trouvèrent les employés des pompes funèbres.

Demeurée seule, Marcelle se hâta de s’habiller. Ses mains fébriles tremblaient en nouant les cordons, en cherchant les boutons ; elle avait hâte d’être habillée, de pouvoir sortir... pour aller où ? Le savait-elle ? Mais pour éviter les yeux de ces gens qui l’avaient si impitoyablement questionnée, elle fût allée n’importe où.

Le docteur, voilà son refuge ! Où était le docteur ? Pourquoi n’était-il pas venu ? Elle ne pouvait pas se douter que le brave homme, courant de malade en malade, rentré chez lui à quatre heures cette nuit-là, avait été réveillé à cinq pour un enfant que le croup étouffait, que de là, convoqué ailleurs, en ce moment même à l’extrémité de Paris, il prenait dans un restaurant son premier repas depuis la veille... Certaines journées sont pour les médecins ce qu’est le jour de la bataille pour un général en chef. Il faut savoir camper, sans avoir besoin de dormir, sur le lieu du combat.

XXVIII

XXVIII

 

Les entrepreneurs des pompes funèbres s’étaient retirés sans ordres précis. Le médecin des morts était venu remplir son triste office, et M. Permeny, frappé d’une idée subite, s’était échappé à sa suite, avec une rapidité que ses formes déjà replètes n’auraient guère laissé soupçonner.

L’omnibus passait, il sauta dedans et se laissa voiturer vers le centre de Paris en proie à toutes les horreurs de l’incertitude.

Marcelle, qui avait fini sa toilette, le regarda sortir, cachée derrière les rideaux, et ne put réprimer un sentiment de satisfaction en voyant cette silhouette, à peine entrevue et déjà abhorrée, disparaître derrière la grille. Elle ouvrit doucement la porte de sa chambre et écouta, l’oreille tendue. Les deux dames causaient en bas, à l’amiable. Elles avaient fini par trouver la clef du petit salon, et se livraient en ce moment à une minutieuse investigation du contenu des divers petits meubles qu’il renfermait. Un mignon bonheur du jour, en vieil acajou avec cuivres, fut mis sens dessus dessous ; elles s’assurèrent qu’il ne dissimulait pas de tiroirs à secret : ces ébénistes de l’ancien temps étaient si habiles à inventer des cachettes ! Il fut sondé, ausculté, secoué, tant et si bien que ses glaces en tintèrent, et les deux dames jugèrent prudent de ne pas pousser plus avant un examen qui nuirait sans doute à la solidité de cet élégant petit meuble.

Les papiers de toute espèce furent classés, inventoriés... mais nulle part ne se montrait le fameux testament, objet de tant de recherches...

Marcelle quitta sa chambre en prenant pour ne pas faire de bruit autant de précautions que si elle allait commettre un crime, puis elle tourna le bouton de la porte de mademoiselle de Beaurenom... Au contact de cet objet familier qu’elle avait tant de fois caressé de la main, en écoutant une dernière recommandation, en recevant un dernier sourire, son cœur se gonfla, sa source des pleurs se rouvrit, et elle sentit ses joues couvertes de larmes chaudes et bienfaisantes.

Elle entra et tourna les yeux vers le lit où la morte dormait paisiblement de son dernier sommeil. La maladie n’avait pas eu le temps de défigurer ses traits ; elle gardait l’air calme, presque souriant, de la vie journalière ; seuls, les yeux fermés et le nez pincé annonçaient la visite de la mort. La religieuse leva les yeux, et son regard attira Marcelle, qui s’appuya sur le pied du lit et joignit ses mains.

– Ô ma bonne amie, dit-elle tout bas, ô ma bienfaitrice, qui ne m’avez jamais dit une parole dure, qui ne m’avez jamais fait un reproche injuste, qui m’avez accueillie quand je n’avais plus rien ni personne... que Dieu vous rende le bien que vous m’avez fait, qu’il vous donne la première place auprès de lui... ma bonne amie, mademoiselle Hermine, soyez bénie, je vous aimais tant !

Les pleurs coulaient des joues sur les mains jointes, et l’enfant ne pensait pas à les essuyer. La religieuse, qui la regardait toujours, sentit soudain ses propres yeux s’emplir de larmes ; ses doigts continuèrent d’égrener le chapelet, ses lèvres de murmurer des prières, mais son âme s’envola avec celle de l’orpheline vers la bonne créature qui avait su se faire tant aimer, et dont la mort causait une douleur si sincère et si désintéressée.

– Mademoiselle Hermine, continua Marcelle de la même voix basse et lente, je n’ai plus personne, je suis plus orpheline que le jour où je suis venue ici... Prenez-moi avec vous pour qu’on m’enterre en même temps, pour que je reste auprès de vous dans la mort, comme j’y suis restée pendant la vie... Oh ! mademoiselle Hermine...

Elle s’était peu à peu rapprochée du chevet du lit, et soudain elle se laissa glisser à genoux, le visage caché dans le drap, comme la veille...

Au même moment, une voix masculine retentit en bas, dans le corridor, et proféra sur le ton d’un triomphe modeste, d’un enthousiasme sagement refréné :

– Je viens de chez le notaire, il n’y a pas de testament !

Marcelle se leva brusquement. Que lui importait qu’il y eût ou non de testament ? Ce qu’elle trouvait horrible, c’était la voix de cet homme qui troublait sa douloureuse extase. Elle allait fermer la porte, quand elle entendit des pas dans l’escalier. Tirant à elle le cher bouton, son ami, elle enferma sa morte adorée avec la religieuse, pour que la voix et les regards impies de ces étrangers ne pussent la profaner.

– Mademoiselle, dit M. Permeny, voulez-vous passer par ici ?

Elle obéit, il la précédait déjà dans sa chambre, sa jolie petite chambre d’enfant, aux rideaux de calicot qui avaient l’air de porcelaine ; les deux dames fermaient la marche. Marcelle se sentit prise comme dans les deux branches d’un étau.

– Mademoiselle, je viens de chez le notaire, dit M. Permeny d’un air sévère qu’il s’efforçait de rendre paternel ; il m’a dit qu’à plusieurs reprises notre parente avait témoigné le désir de tester... Vous savez ce que veut dire ce mot ?

– Oui, monsieur, cela veut dire faire et signer un testament, répondit Marcelle, qui le regardait en face avec des yeux où la méfiance commençait à se nuancer d’une sourde colère.

– Je vois que ma parente a eu soin de votre éducation, reprit M Permeny en esquissant un sourire ; eh bien ! le notaire m’a dit que mademoiselle de Beaurenom avait toujours différé l’exécution de ce projet, et que selon lui, il n’avait jamais été exécuté. Avez-vous connaissance de quelques documents qui prouvent le contraire ?

– Monsieur, je n’ai connaissance d’aucun document, répondit Marcelle.

– Mademoiselle de Beaurenom ne vous a jamais parlé, par exemple, de son intention de vous léguer quelque chose ?

– Jamais ! répondit Marcelle, dont l’honnête visage s’empourpra.

Les héritiers échangèrent un regard accompagné chez madame Grenardon d’un mouvement visible de satisfaction : mais elle n’était pas ce que l’on appelle une personne bien élevée.

– Alors, mademoiselle, dit madame Permeny, prenant la parole à son tour, dites-nous quels sont vos parents, afin qu’on vous fasse reconduire chez eux.

– Je n’ai pas de parents, répondit la jeune fille.

Son visage aimable était devenu soudain austère ; elle venait, dans cette heure pénible, plus cruelle même que la mort de sa protectrice, de quitter l’enfance et ses privilèges : elle était désormais mademoiselle Monfort ; – la petite Marcelle s’était envolée dans une autre vie, avec l’âme bienveillante d’Hermine.

– Pas de parents ? Une enfant assistée alors ? dit madame Permeny.

– Non, madame, j’ai été perdue ; ma mère est morte, mon père n’a pu être retrouvé ; il était parti pour l’Amérique ; je ne l’ai jamais revu.

Avec quelle lenteur amère Marcelle rappela ces tristes souvenirs de sa vie ! Mais elle trouvait une sorte d’ironique satisfaction à affirmer à ces gens qu’elle était seule, bien seule au monde.

– Ma cousine, en ce cas, aurait bien mieux fait, dit madame Grenardon, de vous donner l’éducation qui convenait à votre situation, au lieu de vous élever comme une princesse.

Madame Permeny fit un geste fort digne, et madame Grenardon ferma la bouche d’un air mécontent.

– Quels sont vos projets ? demanda-t-elle à la jeune fille.

– Je n’en ai pas, répondit celle-ci le plus innocemment du monde.

– Il faut pourtant en avoir, insista la vieille dame d’un ton à la fois aimable et dur.

Marcelle sentit qu’elle aimait encore mieux l’insolence crue de l’autre dame que la politesse menteuse de celle-ci. Elle baissa les yeux et garda le silence.

– Vous comprenez, mademoiselle, reprit madame Permeny, que nous ne pouvons pas continuer l’œuvre charitable qu’avait entreprise ma nièce, et nous occuper de vous ; c est à vous de désigner les personnes qui peuvent vous prendre à leur charge...

Marcelle releva la tête.

– C’est bien, madame, dit-elle, j’ai compris.

– Vous allez voir vos amis ?

– À l’instant, madame.

– C’est très bien. Vous nous ferez savoir ce que vous aurez décidé ? L’intérêt que nous vous portons...

Marcelle lança à la vieille dame un regard qui arrêta son éloquence. Cependant elle reprit :

– Vous pourrez emporter quelques-uns des objets qui vous ont été donnés par votre bienfaitrice, un peu de linge, par exemple.

– Puis-je garder la robe que j’ai ? demanda Marcelle d’un ton froid.

C’était la robe de la veille, le simple costume d’intérieur qu’elle portait pour aller au marché avec Rose, dans ces jours, hélas ! si loin, où aller au marché était une fête.

– Certainement. Quand vous vous serez assuré un asile, il sera convenable qu’on vous fasse faire une robe de deuil.

– Je n’en suis pas là, madame, répondit l’enfant du même ton glacial. Puis-je prendre aussi un chapeau et un petit paletot ?

On ne pouvait pas lui refuser cela : elle s’habilla en présence des dames. M. Permeny était descendu dans le jardin, enchanté de voir les choses s’arranger à l’amiable. Quand elle fut prête, elle passa devant les héritières avec un signe de tête pour salut, et retourna dans la chambre de mademoiselle Hermine.

Appuyée sur le pied du lit, elle regarda encore une fois le cher visage, mais les yeux de l’enfant étaient secs, la dureté de ces inconnus avait tari ses larmes. Elle contempla le cher visage longuement, tendrement, pour en emporter dans sa mémoire une image éternelle, puis elle se pencha sur les mains jointes qui tenaient un crucifix, et les baisa pieusement avec cette sorte de frayeur que le froid de la mort imprime à ceux qui ne la connaissent pas encore.

– Adieu, ma seconde mère, dit-elle à demi-voix. Puis, se tournant vers la sœur, elle ajouta :

– Vous avez été bonne pour moi, ma sœur, je vous remercie.

Elle sortit ; la porte retomba ; elle descendit en courant l’escalier, passa devant les deux femmes qui l’attendaient sur le seuil de la salle à manger, et disparut comme un sylphe derrière la grille de la rue.

– L’impertinente ! dit madame Grenardon, elle ne nous a pas seulement dit adieu.

– Que voulez-vous ! répondit la vieille dame, elle aura été affreusement gâtée !

XXIX

XXIX

 

Marcelle partit d’un pas rapide et se dirigea vers le centre de Paris. Ses idées assez confuses suivaient cependant une pente naturelle ; elle avait songé à madame Jalin. Sans doute il eût mieux valu aller prendre l’avis du docteur, mais elle avait toujours eu peur de lui, ce qui est assez fréquent chez les enfants, même ceux qui ont pour le médecin l’affection la plus réelle. De plus, elle ne savait pas ce qu’il lui dirait ; il était bon pour elle, mais elle ne le connaissait guère ; il n’avait pas de femme, il n’avait pas d’enfants... Elle aimait mieux essayer de retrouver sa bonne madame Jalin, l’amie de ses jours néfastes, sa première protectrice... Qui sait ?... Elle était peut-être revenue ! Elle allait peut-être la retrouver avec Rose... À cette idée, le cœur de Marcelle battit si vite qu’elle fut obligée de ralentir le pas. Retrouver Rose, ce serait presque retrouver la maison de mademoiselle Hermine.

À mesure qu’elle avançait, son courage diminuait. C’était bien loin, et si elle ne trouvait personne, que ferait-elle ? Sa poche lui paraissait lourde ; c’était la boîte de papiers qui l’appesantissait ainsi. Elle eut envie de s’arrêter quelque part pour en regarder le contenu. Que d’années s’étaient écoulées depuis que, debout, près de mademoiselle Favrot, elle avait vu celle-ci ranger les papiers et le petit paquet qui contenait les cinquante francs de Marie Monfort !

C’est vrai ! Marcelle avait cinquante francs à elle, unique et pauvre héritage de sa mère ! Cette pensée lui rendit soudain le courage. La somme lui paraissait considérable, car elle n’avait fait que des emplettes de ménage, et pour cinquante francs on a beaucoup de pain, d’œufs et de côtelettes. Dans tous les cas, elle pouvait vivre pendant quelque temps, assez longtemps pour retrouver Rose... Elle n’eut pas l’idée de se demander où elle irait coucher cette nuit-là.

Elle marchait vite, et pourtant les Champs-Élysées n’en finissaient pas. Que de fois elle s’était dit qu’un jour elle prierait Rose de la mener voir en détail les petites boutiques, les chevaux de bois, les voitures à chèvres, toutes choses extraordinaires, à peine entrevues dans les courses rapides de la fidèle bonne, qui ne se sentait jamais à l’aise hors de sa demeure !

La voiture à chèvres, les boutiques et les chevaux de bois étaient à leurs places, mais Marcelle ne leur accorda même pas un regard : elle passa rapidement, cherchant les endroits où se trouvaient le moins de promeneurs, longeant les pelouses, et se hâtant, comme si elle sentait derrière elle la poursuite de quelque ennemi.

Arrivée à la place de la Concorde, elle éprouva un peu d’hésitation, en traversant les voies sillonnées d’équipages, elle gagna un des massifs d’asphalte qui entourent les fontaines ; là, elle s’arrêta pour respirer. Elle était bien fatiguée ; la nuit d’angoisses, son mauvais sommeil, le manque de nourriture, car depuis la veille elle n’avait rien mangé, la hâte de sa fuite – car c’était une fuite ! – toutes ces peines, toutes ces émotions l’avaient épuisée. Elle s’aperçut qu’elle avait faim et pensa à acheter un petit pain chez un boulanger. Pour cela il fallait de l’argent. Elle s’approcha de la fontaine, qui ne jouait pas ce jour-là, s’appuya contre le bassin et glissa la main dans sa poche.

Un vague sentiment de prudence l’avertit de ne pas tirer sa boîte hors de sa cachette ; elle se dit qu’on lui demanderait peut-être ce qu’elle faisait là, qu’on voudrait peut-être regarder ses papiers... la silhouette d’un sergent de ville se dessinait à quelque distance... Marcelle égratigna le carton avec ses doigts, prudemment, de peur d’endommager les papiers ; elle cherchait à tâtons ce petit paquet de monnaie... Tout à coup elle sentit des pièces couler entre ses doigts. Étonnée, elle en retira une au hasard... C’était de l’or !

Elle en prit une autre, c’était aussi de l’or. Stupéfaite, elle se demandait si ce n’était pas un mirage, si la fatigue et la faim n’obscurcissaient pas son intelligence, quand elle se rappela les dernières paroles lucides de mademoiselle Hermine :

– Prends la boîte, cache-la, c’est à toi...

– Ô ma bienfaitrice ! murmura l’enfant en pressant sur ses lèvres les louis d’or épargnés pour elle, vous aviez pensé qu’un jour je serais chassée de votre maison, vous aviez voulu m’épargner les horreurs de la misère.

Sa poche était pleine d’or, que la boîte crevée laissait couler lentement.

Les larmes de l’orpheline tombèrent dans le bassin de la fontaine.

Le jour baissait ; un homme grisonnant, aux traits durs, à l’air rigide, traversa la rue Royale et aborda sur le même massif : lui aussi avait l’air triste et harassé ; il s’approcha de la fontaine, du côté opposé, et s’appuya également sur le bord, les yeux baissés, pensant à des choses secrètes et douloureuses. Marcelle fit un mouvement pour reprendre sa course et poussa un soupir ; l’homme leva la tête et la regarda.

– Elle n’est pas si grande, se dit-il à lui-même, pauvre fille, comme elle est pâle !

L’enfant le regarda à son tour.

– Pauvre homme, pensa-t-elle, il a peut-être perdu tout ce qu’il aime.

Leurs yeux se rencontrèrent dans le même sentiment de compassion, puis chacun d’eux, avec un effort, s’arracha à ce semblant de halte, et reprit sa course vers l’inconnu. Marcelle se dirigea vers la rue Royale, l’homme s’enfonça dans les Champs-Élysées ; la nuit venait, et le ciel était rouge au couchant ; mais aux rayons du soleil le plus éclatant, comment, dans cet homme sévère et triste, Marcelle eût-elle reconnu son père ?

XXX

XXX

 

La jeune fille arriva enfin au square Montholon. L’étrange aspect qu’ont les choses jadis familières et dont on s’est désaccoutumé ! C’est à la fois avenant et revêche, triste et gai ; on est content de les revoir, parce que la vue de ces objets vous remet en possession d’une partie de votre vie oubliée, et parce que l’homme aime à se souvenir, et l’on est fâché, parce que ces souvenirs n’ont rien de bon, parce qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas vivre là, et ne pas revoir ces lieux où l’on a souffert.

Elle entra sous la porte cochère. Une autre concierge occupait la loge ; c’était une femme pâle, qui promenait sur son bras gauche un petit enfant en pleurs.

– Madame Jalin ? dit Marcelle.

– Elle est en province, répondit la concierge.

– Savez-vous son adresse ?

La femme regarda la fillette.

– C’est vous, dit-elle, qui êtes la petite Marcelle ?

– Oui.

– Vous avez besoin de madame Jalin ?

– Grand besoin. Madame Jalin vous a-t-elle parlé de mademoiselle Hermine ?

– Oui. Qu’est-ce qu’elle a ?

– Elle est morte.

– Ah ! fit la concierge de ce ton de compassion banale qu’on accorde aux inconnus.

– Où est madame Jalin ? reprit la jeune fille.

– Attendez, j’ai son adresse, par là, quelque part.

Elle fouilla de la main qu’elle avait de libre dans un casier plein de bouts de papier, et après quelques recherches en trouva un qu’elle déchiffra avec peine.

– Saint-Marois, par Phalempin, dit-elle enfin.

Marcelle répéta ces noms bizarres, et avisant un crayon sur la table, elle les écrivit sur un morceau de journal déchiré qui se trouvait là.

– Par où va-t-on à cet endroit ? dit-elle.

– Par le chemin de fer du Nord.

– Je vous remercie, madame, dit la jeune fille en sortant.

Elle était bien lasse, elle n’avait rien mangé ; elle entra chez un boulanger, changea une pièce d’or, et emporta un petit pain, – pour le manger en route.

Sans se rendre un compte exact de ce qu’elle voulait, elle atteignit la gare du Nord, peu éloignée, et demanda à un employé : – Phalempin ?

On lui indiqua un guichet ; une foule de voyageurs faisait déjà queue ; Marcelle prit son rang.

– Phalempin, troisièmes.

– Quinze quatre-vingt-quinze, répondit l’homme auquel le treillage du guichet faisait une singulière espèce de masque.

Marcelle mit une pièce d’or sur la plaque de cuivre poli, qui miroitait dans le gaz ; on poussa vers elle son billet et une pincée de monnaie, quelqu’un lui donna un coup de coude, pour l’inviter à s’en aller ; un vieil employé, à l’air majestueux, lui indiqua un dédale de barrières par lesquelles il fallait sortir ; elle obéit, abasourdie, répondit deux ou trois fois le mot Phalempin à diverses questions que lui faisaient les employés touchés de son inexpérience, et finit par se trouver assise dans un wagon de troisièmes qui, au bout d’un instant se mit lentement en marche.

– C’est drôle, pensa Marcelle, que ce ne soit pas plus difficile que cela de faire un voyage !

XXXI

XXXI

 

Simon Monfort était arrivé au haut des Champs-Élysées ; essoufflé, il s’assit sur un banc et médita.

Dans ce vaste Paris qu’il ne connaissait pas, n’ayant fait que le traverser neuf ans auparavant, il se sentait glacé, perdu. Son séjour en Amérique lui avait donné l’habitude des grandes villes ; mais dans celles-là, étrangères à son cœur comme à ses yeux, il ne cherchait rien, n’attendait rien, que ce que pouvait lui procurer son labeur acharné.

Ici, depuis l’heure où le train l’avait déposé dans la gare Saint-Lazare, à cette heure inquiète du matin où la vie roulante, interrompue pendant la nuit, reprend une activité nouvelle, et où le Paris intelligent, administratif et actif, dort encore pour longtemps, Simon Monfort avait battu le pavé sans relâche, entrant de temps à autre dans un restaurant pour boire une tasse de bouillon et manger fiévreusement ce qu’on mettait devant lui.

Depuis le commissaire de police du quartier Montholon jusqu’à la Morgue, où il avait été voir la dalle, habitée depuis par tant d’autres dépouilles, d’autres épaves de la vie parisienne, Simon avait été dans vingt endroits, suivant toujours une piste, à chaque instant perdue, aussitôt retrouvée. Le commissaire de police avait été changé deux fois ; madame Favrot n’avait pas laissé de traces ; la concierge qui l’avait connue avait disparu. C’est à sa troisième visite à la maison du square Montholon que Simon put renouer un fil entre madame Jalin, dont personne n’avait mentionné le nom dans ses recherches, et l’enfant perdue, qui décidément était bien sa fille.

Madame Jalin parlait parfois de sa petite Marcelle, qui était bien heureuse chez une vieille demoiselle... Qui était cette demoiselle ? Le mari de la concierge, seul présent à la loge, n’en savait rien. Madame Jalin allait quelquefois reporter de l’ouvrage chez une dame qui demeurait rue de la Pompe... quel numéro ? Le concierge l’ignorait. Où était madame Jalin ? En province. Là s’arrêtaient les renseignements.

Monfort avait été visiter l’hôtel où il était descendu avec sa femme et sa fille, lors de son passage à Paris. Il n’y restait plus le moindre vestige de l’ancien personnel. Tout se renouvelle si vite à Paris ! Les maisons même sont démolies pour faire place à d’autres, plus hautes, plus vastes. Le père désespéré, prit alors la route de Passy, se disant qu’après tout les rues ont une fin, si longues qu’elles puissent être, et qu’à force d’entrer dans toutes les maisons, il finirait par trouver celle qui abritait son enfant.

Quand il s’assit sur le banc en face de l’avenue de la Grande-Armée, tournant le dos à ce Paris, qui avait été si rude aux siens, le soleil achevait de disparaître dans un embrasement de nuages cuivrés, avec des dessous de suie, qui croulaient lentement les uns sur les autres. La nuit allait venir ; comment commencer ses recherches à cette heure tardive ? Le jour, passe encore ; on peut se présenter dans les maisons et demander son enfant perdu ; mais le soir, ne courrait-on pas le risque d’être pris pour un malfaiteur ? D’ailleurs, il était si las que ses jambes refusaient de le porter.

Il se leva, s’étira péniblement, et se mit à marcher le long de l’avenue, cherchant un modeste hôtel pour y passer la nuit. Quand il l’eut trouvé, il faisait nuit noire. Il entra, demanda une chambre, se jeta sur le lit et s’endormit d’un sommeil lourd et sans rêves.

Le lendemain, il s’éveilla de bonne heure et commença l’examen des maisons de la rue de la Pompe. L’une après l’autre, il interrogea les concierges, les bonnes des petits hôtels, des pavillons, des chalets, – poliment éconduit dans les unes, brusquement congédié dans les autres, partout renvoyé avec une réponse négative. Personne ne connaissait une vieille demoiselle ayant pris auprès d’elle une enfant telle que Simon décrivait Marcelle. Dans l’imagination du père, elle était restée une fillette délicate et mignonne qui pouvait se douter que la grande jeune fille élancée, paraissant une quinzaine d’années, que tout le monde croyait la nièce ou la cousine de mademoiselle de Beaurenom, était l’enfant cherchée ?

Enfin, errant de porte en porte, il arriva dans une maison où la bonne, déjà ancienne dans le quartier, se rappela l’étrange arrivée de Marcelle, qui avait fait quelque bruit quatre ans auparavant.

– C’est mademoiselle de Beaurenom que vous cherchez, dit-elle à Monfort, dont le visage découragé reprit son expression habituelle d’énergie patiente. C’est elle, en effet, qui a recueilli jadis une fillette sans parents ; mais cette petite doit avoir au moins quinze ans ! Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?

– Je ne sais plus rien, répondit Simon, je ne puis deviner comment est cette jeune fille que je n’ai pas revue depuis qu’elle avait trois ans et demi... Où demeure la vieille demoiselle ?

On lui indiqua le numéro. Il s’élança d’un pas rapide. Les années ne pesaient plus sur ses épaules, il courait presque, en se dirigeant vers le chalet. Il approcha, un corbillard stationnait devant la porte, avec deux voitures de deuil. Effaré, il interrogea du regard les tentures de la grille : elles étaient blanches...

– Marcelle est morte, se dit-il.

Plein d’angoisse, il entra dans le jardin, la tête nue, la gorge sèche, presque incapable de parler.

– Qui est mort ici ? demanda-t-il au premier être humain qu’il rencontra.

C’était madame Grenardon qui le toisa d’un air acerbe. Est-ce que celui-là aussi serait un héritier ?

– C’est mademoiselle Hermine de Beaurenom, dit-elle. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Monfort s’appuya de la main à la muraille. Ce n’était pas pour sa fille que la maison portait ce deuil virginal. Le reste ne lui faisait plus rien du tout.

– Où est-elle ? dit-il encore égaré.

– Mademoiselle Hermine ? On va l’emporter ; l’enterrement est pour midi. Que demandez-vous ? insista l’âpre parente.

– Je veux ma fille Marcelle, que cette demoiselle avait élevée près d’elle. Ma fille doit avoir du chagrin, répondit Monfort qui commençait à reprendre ses esprits. Où est-elle ?

Madame Permeny était descendue au bruit de cet étrange colloque.

– Votre fille ? balbutia madame Grenardon, qui commençait à avoir peur de comprendre.

– Oui, mademoiselle Monfort. Elle est ici ! Je veux la voir, je suis son père.

Madame Grenardon tourna la tête et aperçut madame Permeny. Elles échangèrent un regard inquiet. La vieille dame vint à la rescousse.

– C’est mademoiselle votre fille qui était ici hier ? dit-elle avec une présence d’esprit très remarquable. Ah ! monsieur ! quel dommage que vous n’ayez pas annoncé votre arrivée ! Elle se désolait précisément de rester sans appui sur la terre... Mademoiselle de Beaurenom n’a pris aucune disposition en sa faveur...

– Ceci m’importe peu, reprit Simon ; où est-elle ?

– Elle... est partie hier pour voir ses amis et les intéresser à son sort...

– Elle n’a pas d’amis, interrompit Simon avec impatience ; si ce que l’on m’a dit est vrai, elle n’avait d’autres relations à Paris que la demoiselle qui l’a élevée. Où est-elle allée ?

– Nous ne savons pas, balbutia madame Grenardon, comprenant enfin, – non qu’ils avaient mal agi – ceci était au-dessus de son intelligence, – mais qu’ils pouvaient avoir fait une sottise regrettable en se débarrassant si légèrement de la jeune fille.

– Vous ne savez pas ! s’écria Simon d’une voix tonnante ; quand est-elle partie ?

– Hier.

– Et elle est rentrée, quand ?

– Elle n’est pas rentrée !

Simon s’appuya tout à fait contre le mur et regarda les deux femmes avec des yeux si farouches qu’elles reculèrent.

– Mais, monsieur, dit madame Permeny, arborant son grand air de dignité, mais nous ne vous connaissons pas... Que venez-vous faire ici ?

– C’est mon affaire, répliqua rudement Simon, reprenant soudain ses manières d’outre-mer. Je ne vous connais pas non plus, après tout. Je veux voir les amis de mademoiselle de Beaurenom, ceux qui l’ont connue, aimée, ceux qui savent qu’elle aimait ma fille.... Vous êtes les héritiers, vous ; vous l’avez jetée à la porte parce qu’elle n’héritait pas...

– Monsieur ! fit la voix de M. Permeny sur le seuil du jardin.

– Enfin ! dit Simon en se croisant les bras, je trouve à qui parler ! Ma fille était hier dans cette maison, elle en est sortie, elle n’est pas revenue ; elle n’avait personne au monde qui pût lui offrir un asile. Elle a couché dans la rue, elle s’est peut-être noyée. Vous en êtes responsable, monsieur, devant Dieu et devant la justice. Je vous somme de m’en rendre compte !

– Messieurs les parents et amis, quand il vous fera plaisir, glapit la voix doucereuse du maître des cérémonies, qui se montra sur la porte, ses gants pliés à la main.

Le pas lourd des porteurs retentit à l’étage supérieur, et ils commencèrent à descendre l’escalier, avec leur funèbre fardeau. Monfort resta muet devant la mort. Si grande que fût sa colère, il devait à celle qui avait servi de mère à son enfant de ne pas outrager sa dépouille mortelle par des actes brutaux ou des paroles violentes. Il se rangea contre le mur, et laissa passer le cercueil qu’il suivit machinalement. À l’entrée du jardin, il vit le docteur qui, pâle de fatigue et d’émotion, se tenant à peine, avait voulu accompagner sa vieille amie jusqu’au lieu de son repos éternel. Le regard que Simon jeta sur le vieux médecin n’était pas moins chargé de colère que celui qu’il adressait aux autres, mais la première parole qu’il entendit produisit une détente dans son âme.

– Elle n’est pas rentrée ? dit le docteur à M. Permeny, au moment où le convoi se mettait en marche.

Le jeune homme fit un signe négatif.

– Vous aurez à répondre d’une bien mauvaise action, ajouta le vieux praticien.

Simon fut aussitôt auprès de lui.

– Vous connaissez ma fille ? dit-il en serrant le docteur par le bras.

– Marcelle ?

– Oui. C’est ma fille. Où est-elle ?

– Hélas ! fit le brave homme, je n’en sais rien. Mais nous la retrouverons. Venez, accompagnons jusqu’au bout celle qui l’a tant aimée, et qui, si elle en avait eu le temps, l’aurait mise à l’abri de toutes les misères. – Venez, monsieur, faites ce que ferait Marcelle si elle était ici.

Simon se laissa docilement emmener, et c’est de ses yeux que tombèrent les seules larmes qui dussent arroser, ce jour-là, la tombe de mademoiselle Hermine.

Le train-omnibus déposa Marcelle sur le quai de la gare, à Phalempin, vers cinq heures du matin. Le ciel était encore gris, mais on sentait l’aube prochaine. Une petite carriole découverte remplaçait l’omnibus du chemin de fer, et desservait les localités environnantes. Marcelle y monta, et une heure après, le conducteur, brave homme silencieux et sourd, sans desserrer les dents, de peur sans doute de laisser tomber sa pipe, la prit dans ses bras et la déposa sur une place plantée de jeunes arbres, au milieu d’un gros village qui s’éveillait.

– Saint-Marois ? demanda la jeune fille.

Le conducteur fit un signe de tête affirmatif, remonta sur la banquette, secoua les rênes, et la carriole repartit, pour déposer sur d’autres places semblables, à des distances plus ou moins éloignées, d’autres voyageurs également silencieux.

Depuis son départ de Paris, Marcelle n’avait pas ouvert la bouche. Le compartiment où elle occupait une place s’était à plusieurs reprises empli et désempli, pendant cette longue nuit pleine d’arrêts et de départs subits, mais personne n’avait rien dit à cette grande fillette taciturne, et elle n’avait pas éprouvé le désir de causer. Son cœur était trop plein pour s’épancher en paroles.

Sur cette grande place vide, toute seule, au milieu de ces maisons d’où sortaient des femmes et des enfants curieux, sous le jour grisâtre d’une froide matinée de mars, où le printemps revêt parfois toute la rigueur de l’hiver, le cœur de la pauvre fillette se serra plus encore ; elle regretta d’être venue. Qu’allait-elle faire ici ? Et si Rose n’était pas contente ? Elle n’avait pas songé à cela en quittant Paris... mais madame Jalin serait contente, bien sûr ! Là était sa sauvegarde. Et puis, sans s’en rendre compte, Marcelle comprit que l’or qu’elle avait dans sa poche serait un moyen de conciliation. Elle ne coûterait rien à personne, pour le moment du moins... Ensuite on verrait. Elle entra dans une auberge.

– Mademoiselle Rose Picard ? demanda-t-elle en prenant son courage à deux mains.

– Je ne connais pas, répondit froidement l’aubergiste.

Le cœur manqua à Marcelle, qui s’était figuré pouvoir trouver Rose du premier coup, dans son village. Elle résolut d’insister, quoique étonnée de sa propre audace.

– Une dame qui est venue de Paris il y a trois jours, reprit-elle, avec une autre dame ; elle avait une sœur qui est morte et qui a laissé trois petits enfants...

– Ah ! ces gens-là ? fit dédaigneusement l’aubergiste. Tournez la rue à droite, puis à gauche, et descendez jusqu’aux dernières maisons : là on vous montrera l’endroit.

C’était peu encourageant. Cependant la jeune fille suivit les indications données, et soudain, au détour de la rue, que vit-elle arriver, son panier à la main, le fidèle panier que Marcelle avait porté tant de fois ? La bonne Rose elle-même, qui marchait les yeux baissés, et songeait sans doute à mademoiselle Hermine, car elle n’avait pas d’autre pensée.

– Rose, ma Rose ! s’écria la fillette dont le cœur serré déborda soudain d’une multitude de sentiments confus, Rose !

En s’entendant appeler, la vieille servante leva la tête et reçut dans ses bras Marcelle qui s’était lancée en courant sur la pente, pour la rencontrer plus vite.

Rose resta abasourdie, les bras ballants ; elle avait lâché son panier et renonçait à comprendre comment Marcelle se trouvait là.

– Ça ne peut pas être vous ! dit-elle enfin, pendant que Marcelle, sanglotant de toutes ses forces, se pendait à son cou, à ses bras, à ses vêtements, à tout ce qu’elle pouvait embrasser de ses deux mains.

– C’est moi ! Ah ! Rose ! Mademoiselle Hermine est morte !

Les jambes de l’excellente fille fléchirent sous elle ; elle s’appuya au tertre qui bordait le chemin.

– Morte ! répéta-t-elle, les yeux effarés, les lèvres blêmes.

– Oui ! Et je n’avais plus personne, et l’on m’a chassée...

– Qui ?

– Les héritiers.

– Qui ça ?

– Je ne les connais pas. Elle est morte, notre amie ; qu’est-ce que nous allons devenir ?

Rose restait atterrée sur le coup.

– Eh bien ! dit-elle en se redressant péniblement, j’avais toujours pensé que ce serait comme cela, et qu’elle mourrait pendant que je serais partie ! Qui l’a soignée ?

– Moi, dit ingénument Marcelle.

– Toi ! pauvre petite !

Rose ne disait plus vous à l’orpheline. Ce n’était plus une demoiselle, c’était l’enfant d’adoption de mademoiselle Hermine, et après elle, de Rose elle-même, évidemment.

– Rentrons, dit la bonne fille. Tu me raconteras cela chez nous. Il ne faut pas que les gens nous voient pleurer.

Quel pauvre intérieur que celui où Marcelle entra ! Jamais elle ne s’était figuré qu’on pût vivre si étroitement. Les trois enfants, blonds et jolis comme des anges de tableau, étaient vêtus de haillons, où les mains diligentes des deux femmes avaient déjà eu le temps de faire bien des reprises et de mettre bien des pièces. On voyait que depuis leur arrivée, elles n’avaient fait autre chose que de laver, brosser et nettoyer de tous côtés.

Madame Jalin ne fut pas moins saisie que Rose, mais elle avait l’esprit plus vif et plus cultivé ; elle fut sur-le-champ au fait de la triste histoire, et se chargea d’expliquer divers points qui, pour la servante aussi bien que pour Marcelle, étaient demeurés obscurs, tels que l’existence et l’arrivée des héritiers dont Rose ne s’était jamais souciée de rien savoir.

Quand Rose n’aimait pas ou n’estimait pas quelqu’un, elle ne s’attardait pas à lui trouver des défauts ou des torts : elle le rayait de son existence purement et simplement, comme une chose non avenue. Cette sorte de condamnation, suivie d’exécution, laissait dans un grand calme d’esprit la bonne servante, qui oubliait bientôt les êtres déplaisants un instant apparus dans sa vie, comme une sorte d’ombres chinoises ; mais le revers de la médaille était l’ignorance où elle tombait des habitudes et des actes de ces êtres ainsi bannis de son souvenir.

Une autre eût gardé la mémoire des visites rares et courtes de madame Grenardon, qui ne s’était jamais montrée que pour emprunter de l’argent à sa cousine, et dont les allées et venues avaient été, plus de dix ans auparavant, arrêtées net par une querelle si sotte que mademoiselle Hermine, lasse depuis longtemps de se voir gruger ainsi, s’était fait une véritable joie de prendre la balle au bond, et de prier sa cousine de suspendre ses visites pour un temps illimité.

Elle eût su aussi que les Permeny, tout aussi avides, mais plus corrects dans la forme, avaient jadis extorqué à mademoiselle Hermine, à force de courbettes et de platitudes, une promesse verbale de doter le jeune homme, et qu’une fois cette promesse obtenue, ils s’étaient montrés si exigeants sur le chapitre des à-compte, qu’un beau jour la bonne créature, indignée, leur avait signifié d’avoir à se tenir chez eux. Depuis lors, ces gens cauteleux n’avaient cessé de tourner autour de tous ceux qui pouvaient avoir quelque influence sur la vieille demoiselle. Le docteur, assailli de lettres des deux parts, n’avait pas eu besoin de chercher dans son calepin pour trouver leurs adresses ; il ne les connaissait que trop !

Rose aurait su encore que ces gens haïssaient Marcelle, qu’ils supposaient devoir les frustrer de l’héritage attendu, et que la laisser seule avec mademoiselle Hermine était d’autant plus une imprudence... Mais elle ne savait rien, ayant eu pour système de marcher dans le chemin, avec des œillères, comme les chevaux, pour ne voir que devant elle.

Madame Jalin voyait de plus loin ; après les premiers moments de douleur et d’étonnement, elle fit passer à Marcelle un examen en règle, afin de se bien rendre compte de tout ce qui avait eu quelque rapport avec l’événement fatal. Il lui semblait très dur que la pauvre enfant fût ainsi tombée de l’aisance la plus douce à la pauvreté la plus cruelle. Cependant, puisque aucune disposition n’avait été prise, il fallut se rendre à l’évidence.

– Ah ! fit Marcelle, j’oubliais ma boîte ! Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

Elle tira la boîte éventrée du fond de sa poche, et, plongeant la main à plusieurs reprises, elle ramena sur la table, au milieu d’une poignée de ces objets bizarres dont les petites filles ont le don de remplir leurs poches, une certaine quantité de pièces d’or et de papiers pliés.

– Mais, s’écria madame Jalin, c’est une petite fortune que tu as là !

En effet, en billets de banque aussi bien qu’en or, Marcelle possédait plus de mille francs.

– C’est de quoi se retourner, soupira Rose ; mais ce n’est pas de quoi vivre... heureusement, j’ai de l’argent à mademoiselle, moi – et bien sûr, je ne vais pas le donner à ces héritiers de malheur ! Mademoiselle m’avait dit de porter de l’argent chez son banquier, le jour que je suis partie, et j’étais si bouleversée que je n’y ai pas été. C’est encore trois mille francs dont personne n’a connaissance, excepté la chère défunte, qui ne viendra pas me contredire... L’argent est à toi, Marcelle, car pour moi, il n’est pas à moi, et puis, je n’en ai pas besoin. Ce sera ta dot, ma pauvre enfant !

Marcelle interdite regardait sa petite fortune, étalée devant elle.

– Il n’est pas à moi, dit-elle lentement.

– Je tiens de mademoiselle elle-même qu’elle voulait assurer ton sort ; elle t’aurait donné plus que cela si elle avait eu le temps de faire son testament. Je te dis qu’il est à toi, et qu’il faut le garder. Ce serait un crime que de le rendre à ces méchantes gens, qui n’ont jamais donné à mademoiselle de son vivant que du chagrin.

– Nous y penserons, dit madame Jalin ; moi, je voudrais faire manger Marcelle et ensuite la faire dormir. Je la trouve si pâle et si changée qu’elle me fait pitié.

La fillette essaya de manger et de dormir, par esprit d’obéissance ; mais son corps et son esprit surmenés ne pouvaient lui donner aucun repos. Elle s’étendit sur le mince grabat qui composait toute la literie, et les yeux fermés, mais l’oreille ouverte, elle se laissa aller sans effort à la foule des pensées et des souvenirs qui venaient l’assaillir.

– Qu’allons-nous en faire ? dit madame Jalin lorsque les aînés des enfants furent partis pour l’école et quand le plus jeune eut été envoyé au jardin, sarcler des choux.

– Je vous dis que les trois mille francs sont à elle ; on les placera à son nom, et ce sera de quoi manger du pain sec tout au moins, avec ce qu’elle a déjà. Est-ce que vous ne pourriez pas lui apprendre votre état ?

– J’en ai toujours eu l’intention, répondit la blanchisseuse ; mais en la voyant si aimée, si choyée, j’avais fini par rêver pour elle quelque chose de mieux... Enfin, nous lui restons, n’est-ce pas, Rose ? et nous n’avons pas envie de l’abandonner ?

– Ah ! certes non ! s’écria l’excellente fille. Je ne peux pas vous expliquer ça, madame Jalin, mais cette petite m’a toujours fait l’effet d’une vraie fille que le bon Dieu aurait envoyée à mademoiselle Hermine sur ses vieux jours, pour la consoler de ne pas s’être mariée, et de vieillir comme ça, sans famille, sans enfants... Vous savez pourquoi elle ne s’est pas mariée ?

– Non, dit madame Jalin.

– Je vais vous le raconter, parce que ça lui fait honneur, à la pauvre âme ! et à moi, ça me fait du bien de parler d’elle ; il me semble qu’elle n’est pas morte tant que je puis dire son nom.

Elle était jolie comme un cœur, notre demoiselle Hermine, et elle ne manquait pas de prétendants. Comme sa maman était morte depuis plusieurs années, c’était son père qui la menait dans le monde et qui lui permettait de recevoir à la maison les personnes qui lui convenaient le plus. Elle était arrivée jusqu’à vingt-trois ans sans vouloir entendre parler de se marier, lorsqu’elle rencontra un jour un beau garçon tout à fait aimable, qui lui fit la cour et lui plut tout de suite. C’était un joli cavalier, et qui parlait bien, mais il n’était pas riche ; pour cela, c’était insignifiant, mademoiselle Hermine avait une jolie fortune, plus belle qu’à présent, car son père fit bien des pertes d’argent depuis ce temps-là. Ce beau monsieur la demanda en mariage, et elle consentit. Si vous l’aviez vue, avec ses jolis yeux qui dansaient de joie pendant qu’on préparait les belles affaires de son trousseau ! C’était une fête de la voir ! Son père l’appelait son mois d’avril, tellement elle était joyeuse et mignonne !

Voilà qu’un beau jour elle reçoit une lettre d’une écriture qu’elle ne connaissait pas. Je m’en souviendrai toute ma vie ! J’étais en train de ranger sa chambre en causant avec elle, car nous étions à peu près du même âge, et nous aimions bien à être ensemble, comme toujours depuis... Je la vois changer de couleur.

– Ah ! Rose, me dit-elle, si cette lettre n’est pas un affreux mensonge, mon mariage est rompu !

Alors, vous pensez bien, je lui demande ce qu’il y a ; elle me montre la lettre. Non, madame Jalin, jamais vous ne pourriez comprendre combien les hommes sont mauvais ! C’était une pauvre fille qui lui écrivait ; le fiancé de mademoiselle Hermine l’avait demandée en mariage quand il ne connaissait pas encore notre demoiselle, tout était arrangé avec la famille, et elle, la malheureuse, elle l’aimait trop... enfin c’est elle qu’il devait épouser, et pas une autre, voilà tout ; mais seulement mademoiselle Hermine était plus riche.

– Va-t’en voir si c’est vrai, me dit-elle. Cause avec cette personne ; et si elle a dit la vérité, donne-lui ma parole d’honneur que je n’épouserai pas celui qui lui a promis le mariage, car je n’en voudrais pas, fût-il cent fois plus aimable, quand même je l’aimerais cent fois davantage.

Je m’y rendis, madame Jalin, et c’était vrai ! La famille était dans le désespoir, mais ils n’osaient pas se plaindre de peur de faire encore plus de tort à la jeune fille par le scandale. Je revins le dire à ma maîtresse, et je vous jure que j’avais le cœur gros, car je savais qu’elle était femme à tenir sa parole. En effet, elle fit comme elle avait dit. Elle rendit sa parole au jeune homme, et lui donna tant de bonnes raisons qu’il se décida à faire son devoir et à épouser l’autre demoiselle. Mais notre Hermine en avait plus de chagrin qu’il ne lui convenait de le montrer. Elle avait changé, maigri, pâli ; enfin ce n’était plus la même. Elle demanda à son père la permission d’envoyer presque tout son trousseau à la jeune mariée. Son père lui laissa faire ce qu’elle voulut ; il avait tant de chagrin pour elle, que pour l’empêcher de pleurer, je crois qu’il se serait coupé un bras. Depuis ce temps-là, elle n’a jamais voulu entendre parler de mariage, car, disait-elle, c’est bien un miracle que j’aie su la vérité cette fois, et je croirais toujours, si j’épousais un homme, qu’il y a quelque part une pauvre fille qui pleure. La vérité, à ce que je crois, – mais elle était trop fière pour l’avouer, – c’est qu’elle avait trop aimé ce garçon-là pour pouvoir jamais penser à un autre.

Marcelle entendait, quoiqu’elle n’écoutât pas ; son esprit se laissait bercer par des images flottantes. Bientôt mademoiselle Hermine, jeune et jolie, âgée de vingt ans, se dessina devant elle avec la silhouette élégante d’un jeune homme aimable qui ressemblait à Robert Bréault ; puis elle revit les laides figures des héritiers, le visage sévère, aux yeux pleins de bonté, du vieux docteur... Comment se faisait-il qu’elle ne l’eût pas vu avant de s’en aller ? Puis ces images se brouillèrent dans son esprit ; soudain elle revit la figure hâlée, les yeux pleins de pitié de l’homme rencontré près de la fontaine, place de la Concorde.

– Pauvre homme, pensa-t-elle, pourvu qu’ainsi que moi il ait trouvé ce qu’il cherchait...

Et elle s’endormit profondément.

XXXII

XXXII

 

Les affaires de Rose furent bientôt terminées ; les enfants de sa sœur lui restèrent en toute propriété, car il n’était guère probable que leur père vînt jamais les réclamer. Leur tante se décida à les placer, moyennant pension, chez des parents éloignés qui consentaient à s’en charger.

L’aîné montrait des dispositions pour le jardinage et les travaux des champs ; ce serait un bon paysan. Les deux autres étaient encore trop petits pour que l’on pût former des projets à leur égard. Un jour de la semaine suivante, les deux femmes et Marcelle rentrèrent à Paris, dans l’humble demeure de madame Jalin, qui était désormais le centre de leurs existences si diverses et pourtant si unies.

Marcelle avait une robe de deuil. Le premier emploi de l’argent conservé pour elle par sa bienfaitrice avait été l’achat de cette robe de laine noire qui devait rappeler aux yeux, encore pour quelque temps, le souvenir constant de la chère morte. Le lendemain du jour où tout ce deuil, bien modeste, presque pauvre, eut été apporté à la jeune fille, elle prit avec ses deux amies le chemin de la maison de Passy. Ce pèlerinage était devenu pour elle le besoin le plus impérieux.

La maison était fermée, les volets clos, la grille verrouillée. Le chien des jeunes Bréault aboya à pleine voix en reconnaissant les pas de ses amies. La cuisinière revenait au logis juste assez souvent pour ne pas le laisser mourir de faim ; quoiqu’en raison de ses jeûnes fréquents il fût devenu d’une maigreur phénoménale, son bon cœur de chien n’avait rien oublié, et il poussa des cris plaintifs en reconnaissant l’inutilité de ses efforts pour arriver jusqu’à Marcelle.

Celle-ci regardait son chalet les yeux pleins de larmes contenues. C’est là qu’elle avait passé ces heureuses années, dont le souvenir serait pour elle la consolation des heures mauvaises qu’elle allait avoir à traverser ; tout ce qu’elle avait appris de bon, d’utile, tout ce qu’elle avait ressenti de généreux était concentré là, entre ces quatre murs désolés. Là était la chambre de porcelaine et celle où elle avait passé près de son amie la dernière nuit funèbre... Qu’avait-on fait des meubles de mademoiselle Hermine, ces jolis meubles soignés, auxquels la pauvre femme tenait tant ? Vendus, sans doute, ou bien emportés en province, dispersés aux quatre vents du ciel, avec les précieuses valenciennes, les belles dentelles de famille, les petits bonnets et les jolis mouchoirs... et les papiers secrets, les lettres jaunes que mademoiselle Hermine relisait de temps en temps, pour entretenir dans son cher vieux cœur chimérique la chaleur des émotions de sa jeunesse.

Certains, en avançant dans la vie, déposent de plus en plus le fardeau de leurs anciennes illusions ; ils s’efforcent de détacher de leurs âmes le souvenir persistant et douloureux des amitiés trompées, des dévouements méconnus ; ils oublient de leur mieux, afin d’avoir l’esprit plus net et plus dégagé, afin de marcher vers le but avec plus de fermeté, de confiance ; afin d’avoir plus de temps pour vivre dans le présent et préparer l’avenir. D’autres, au contraire, s’accrochent désespérément à leurs chimères, vivent de leurs amours passées, s’attardent sur leurs amitiés déçues, et se reportant sans cesse en arrière, ferment les yeux aux réalités présentes afin de vivre dans les souvenirs du passé !

Qui sont les plus heureux ? Nul ne pourrait le dire : chacun connaît ses peines et le moyen de les engourdir. Pour les uns, c’est l’action ; pour d’autres, le sommeil ! – Mais un sommeil sans rêves, c’est une mort anticipée : ils rêvent donc de ce qui fut... Mademoiselle Hermine était de ceux-là. La venue de Marcelle avait apporté un élément nouveau dans sa vie ; mais, fidèle à ses chimères, elle avait toujours rêvé de lui assurer une existence paisible, et elle avait été surprise par la mort avant d’avoir réalisé son dessein.

Elle eût aimé à savoir dans les mains de la fillette tous les objets, précieux ou non, mais pour elle incomparables, qui garnissaient les innombrables armoires, commodes, buffets, étagères du chalet, maintenant vide et fermé. La main pieuse de l’enfant eût essuyé avec soin la poussière de ces souvenirs ; dans ces babioles enfantines qui encombraient la maisonnette, elle eût respecté ce qu’avait aimé son amie. Où s’étaient envolées toutes ces choses surannées et fragiles ? Marcelle se le demandait en regardant les volets clos.

– Allons, ma mignonne, dit madame Jalin en lui touchant doucement l’épaule.

– Où ? demanda Marcelle.

– Au cimetière.

Elle obéit docilement ; au cimetière était la dépouille d’Hermine : mais sa petite amie ne l’avait pas vu emporter... pour elle, la tombe ne serait jamais qu’un emblème, qu’une fiction ; la vraie tombe d’Hermine, celle où planait son âme invisible, mais dont Marcelle sentait si bien la présence, c’était le chalet de la rue de la Pompe.

Qu’on se soit tant aimé dans une maison, que ces murs aient entendu tant de bonnes et douces paroles, qu’ils aient abrité tant de confiance, de tendresse, de dévouement, et puis qu’il n’en reste rien ; que d’autres viennent, et ne sentent pas les vieilles influences se dégager des lambris poudreux ; que l’on soit méchant et cruel dans une demeure qui a abrité toutes les vertus, et que les murs révoltés ne s’écroulent pas sur les coupables... voilà ce que Marcelle ne pouvait pas comprendre ! Elle arriva au cimetière, devant la tombe fraîche...

Les héritiers s’étaient bien dépêchés de bâcler un monument funéraire à la pauvre Hermine. Ils en avaient trouvé un tout fait chez le marbrier du coin, – excellente occasion ! Un monument laissé pour compte par un héritier frustré, – et qui, ayant été déjà à moitié payé une première fois, pouvait être cédé à bon marché, le marchand tirant ainsi deux moutures du même sac, sans se donner de mal. Mesures prises, le monument irait comme un gant sur la concession temporaire, et vraiment, pour deux cent cinquante francs, on ne pouvait rien se procurer de mieux, au prix où sont les marbres !

Rose pleurait à chaudes larmes. Mal revenue de sa surprise, elle n’avait pas pu se faire jusqu’alors à l’idée de la perte de sa bonne maîtresse. La pensée que tout ce qui restait d’elle était sous cette masse de pierres, la remuait dans tout son être.

– Si seulement ils lui avaient mis des fleurs, sanglotait la pauvre fille désolée.

Madame Jalin ne dit rien : elle pensait elle-même que les fleurs témoignent d’une constante sollicitude et demandent à être renouvelées souvent, tandis qu’avec un bon gros tas de pierres on est débarrassé à jamais de soins importuns, dont l’absence fait dire à ceux qui passent dans le cimetière : Pauvre oubliée !

Ce furent des fleurs, d’humbles primevères blanches d’avril, que les femmes pieuses mirent sur la tombe d’Hermine ; après quoi elles s’en retournèrent tristement vers Paris.

Huit jours après, Robert Bréault descendit de voiture devant la grille de sa demeure : la cuisinière prévenue par dépêche, se tenait sur le seuil d’un air obséquieux et affligé. Le jeune homme fit sortir du fiacre son père enveloppé de couvertures, grelottant et transi, qui marchait avec peine, et il le conduisit dans la maison avec les soins les plus respectueux. L’homme infirme s’assit sur une chaise dans la salle à manger, promena ses regards autour de lui, hocha douloureusement la tête et se mit à pleurer, le visage dans les deux mains.

Jules arrivait au même instant, ayant obtenu une permission de sortie spéciale. Ces trois êtres malheureux s’unirent en une étreinte et restèrent longtemps embrassés. Madame Bréault était morte ; la famille n’avait plus d’ange gardien.

Quand ils eurent épuisé ce premier flot de la douleur, les questions commencèrent

– Hermine ? demanda M. Bréault.

– Morte, répondit la cuisinière, qui porta son tablier à ses yeux d’un air navré.

– Et Marcelle ? fit tout à coup Robert en redressant la tête.

– Elle a disparu, monsieur, on ne sait pas ce qu’elle est devenue.

– Mais vous étiez là, vous ? fit Robert. Pourquoi n’est-elle pas venue ici ?

– J’étais absente en ce moment-là, fit la servante infidèle en baissant les yeux. Ça a été un coup de tête. Mademoiselle Marcelle est partie subitement sans rien dire à personne.

Robert la regarda d’un air mécontent. Si longue que soit la patience, si grande que soit l’indulgence, il y a un moment où la coupe trop pleine déborde.

– Nous éclaircirons cela plus tard, dit-il. Mon père, vous avez besoin de repos, laissez-vous mettre au lit, nous resterons auprès de vous.

M. Bréault ne résista pas. Toute sa force, toute son énergie, abattues déjà par le coup de paralysie qui l’avait frappé, étaient restées ensevelies là-bas, avec la chère défunte, sous les orangers de Nice. Il s’endormit bientôt, lassé par le voyage et l’émotion.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Jules à Robert, quand ils furent descendus, laissant reposer leur père.

– Je ne comprends pas, il y a un mystère là-dessous. Le mieux serait de faire subir un interrogatoire en règle à la cuisinière.

Ce fut bientôt fait, et Robert, dont l’esprit sensé ne se laissait pas égarer par des subterfuges, reconnut en peu d’instants que la domestique avait été absente presque tout le temps du pavillon confié à sa garde.

– Et elle a laissé mon pauvre chien souffrir de la faim, s’écria Jules indigné, caressant la tête du bon animal qui le regardait avec des yeux presque humains. Il n’a plus que la peau sur les os. Je suis sûr que c’est Marcelle qui l’a nourri. Dis, Bravo ; est-ce vrai ? où est-elle, ton amie Marcelle ?

Le chien remua la queue et se dirigea vers la porte, en invitant son maître à le suivre.

– Il la retrouverait ? Dis, Robert, c’est possible, après tout. Si nous essayions ?

– Je le veux bien, fit Robert, mais je crois plus prudent de recourir d’abord à d’autres moyens. Pauvre enfant ! nous avons perdu notre mère, nous, Jules ; mais elle, elle a perdu à la fois sa mère, son père et ses moyens d’existence ! Qui sait ce qu’elle est devenue ? Vit-elle encore ?

Le chien revint à ses jeunes maîtres et les regarda l’un et l’autre d’un air si gai, si encourageant, qu’ils se prirent à sourire.

– Tu la chercheras, n’est-ce pas, Bravo ? dit Jules, et si elle n’a plus personne, eh bien, nous la ramènerons ici. Tu veux bien, Robert ?

– Ah ! soupira le jeune homme, ce n’est pas moi qui dirai non !

Dès le lendemain, Jules était retourné à son lycée, Robert se rendit chez le vieux docteur, pour lui demander des éclaircissements sur toute cette histoire encore ténébreuse.

– Marcelle est perdue, dit l’excellent homme, mais son père est retrouvé.

– Le père de Marcelle ! Marcelle a un père !

Robert resta ébloui, stupéfait... Et aussitôt une grande tristesse l’envahit. Si Marcelle avait un père, qu’avait-elle besoin de son dévouement ? Les Bréault devenaient non plus les seuls amis de l’enfant, les remplaçants de mademoiselle Hermine, ainsi qu’il l’avait rêvé dans son juvénile besoin de sacrifice, mais de simples relations sociales. Les leçons données dans la petite salle à manger, les heures silencieuses d’étude concentrée, tout cela n’était plus qu’un incident, cela faisait partie de l’éducation, de Marcelle, le professeur n’était plus qu’un professeur... Robert sentit qu’on lui arrachait une part de lui-même en rendant à Marcelle une vraie famille. C’est alors qu’il s’aperçut combien il avait espéré qu’elle resterait à jamais l’enfant d’adoption de ceux qui l’avaient aimée.

– On dirait que cela vous contrarie ? fit le docteur qui l’observait sous ses lunettes.

– Moi ? fit Robert, je suis très heureux, au contraire. Comment est-il ce père ?

– C’est un ours, mais je le crois bon au fond. Il a failli dévorer les héritiers...

Le docteur raconta à Robert la scène qui suivit les funérailles.

– Il n’avait pas tort, fit observer le jeune homme. Mais Marcelle, qu’est-elle devenue ?

– Il faudrait retourner chez madame Jalin ; elle doit être revenue ; Rose ne peut pas toujours rester introuvable. J’avais pensé à faire faire ces démarches par M. Monfort, mais il me paraît d’un caractère peu accommodant ; j’ai toujours peur que ce diable d’homme n’éclate comme un baril de poudre.

– Je m’en chargerai, dit vivement Robert. N’ayant pas en cette affaire l’intérêt direct d’un père, je serai peut-être plus patient... Quant à mon dévouement, vous connaissez l’amitié que je porte à Marcelle, les soins que j’ai pris pour développer cette intelligence vraiment remarquable.

– Je le sais, interrompit le docteur ; aussi, malgré votre jeunesse, qui fait de vous un singulier mandataire, je ne crains pas de vous charger des démarches à faire. Seulement, mon ami, soyez prudent, très prudent, n’allez pas trop vite.

Robert avait bonne envie de dire à l’excellent homme qu’à son avis assez de temps avait été déjà perdu, mais il se tut, de peur de l’affliger, et se retira, emportant l’adresse de madame Jalin.

Le lendemain, Marcelle descendit vers huit heures pour chercher le lait du déjeuner ; un gai soleil printanier envoyait des rayons obliques sur les feuilles jaunettes des arbres du square Moutholon. Les buissons avaient bien grandi depuis le temps où elle jouait là avec Louise Favrot. La grille était ouverte ; le gardien, – ce n’était plus le même, – se promenait dans les allées d’un air important, inspectant les massifs et les allées, à la tête de deux ou trois balayeurs chargés du nettoyage. Marcelle eut tout à coup envie d’entrer dans ce petit jardin.

Autrefois c’était pour elle un pèlerinage quotidien. Attirée par ce sens du mystère, si fort au cœur des enfants, elle s’était fait un devoir d’aller regarder tous les jours le banc où sa mère était morte. Ce n’était peut-être plus le même banc, mais il était toujours à la même place, tournant le dos au même massif, protégé par les mêmes lilas. Elle dérobait alors une minute sur quelque commission et trouvait le temps d’aller, ne fût-ce qu’au coin de l’allée, jeter un coup d’œil sur cet endroit où s’était accompli le drame de son existence, qui l’avait jetée orpheline sur le pavé de Paris.

Depuis son retour avec madame Jalin, elle avait négligé de reprendre son pieux pèlerinage. Ce matin-là, en passant devant la grille, elle se dit qu’elle était bien coupable, et que les regrets qu’elle donnait à mademoiselle Hermine ne devaient pas lui faire oublier la mémoire de sa vraie mère. Nulle tombe n’existait pour celle-ci où l’enfant pût faire une visite ; elle entra dans le square, portant à la main sa boîte au lait, et s’arrêta devant le banc fatal.

Elle n’avait jamais osé s’y asseoir, il lui eût semblé le profaner, maintes fois elle y avait vu des femmes coudre et tricoter, des enfants y faire des petits pâtés de sable ; mais pour ceux-ci ce banc était semblable à tous les autres, ils n’étaient pas coupables. Quand ils étaient partis, et qu’elle avait une minute, elle essuyait le sable du coin de son tablier, effaçait les souillures, et s’en allait, pleine d’un tendre respect, comme celui qu’on éprouve en entrant dans les hautes cathédrales.

Ce jour-là, tout était net et frais, comme si le square eût été ouvert le matin même pour la première fois. Les bancs peints à neuf, en l’honneur d’avril nouveau, brillaient comme des plaques de métal verni. Les feuilles des fusains et des troènes étaient reluisantes sous la brume matinale condensée en gouttelettes au bout des branches. Le sable fraîchement apporté criait sous le pied et réjouissait l’œil par sa belle couleur dorée. Saisie, malgré elle, par cette sensation du printemps, si forte que nul, même parmi les plus moroses, ne peut y rester indifférent, Marcelle entra, pénétrée par un sentiment étrange d’attente et d’émotion.

Ce banc muet depuis tant d’années parlerait-il un jour ? Dans une hallucination bienfaisante, y reverrait-elle jamais la robe brune, le mantelet aux plis fatigués, l’humble chapeau de paille que portait sa mère : pauvre costume dont les détails s’étaient indélébilement gravés dans sa mémoire enfantine ? Pendant qu’elle suivait le sentier tortueux chargé de fournir dans un petit espace le plus grand nombre de pas possible, il semblait à la jeune fille qu’elle allait voir au détour du chemin la chère image, conservée dans son esprit par un effort prodigieux de mémoire et de volonté.

Au coin bien connu, elle leva les yeux, et s’arrêta, interdite : à cette heure matinale, son banc avait déjà un occupant. Elle le regarda avec quelque attention, et reconnut dans l’homme triste et lassé qui se reposait à cette place, celui qu’elle avait vu un soir place de la Concorde. En entendant le pas de l’enfant sur le gravier, Simon releva la tête et la reconnut aussi.

Leur rencontre bizarre près de la fontaine n’était pas de celles qu’on oublie. Pour lui, depuis son retour à Paris, pas un jour ne s’était écoulé sans qu’il vînt à ce square où sa femme était morte ; il y venait attiré par une sorte de fascination. Il y venait ainsi que Marcelle elle-même, comme il l’eût fait sur la tombe de Marie, si Marie avait eu une tombe. Il ne connaissait pas l’endroit précis où sa femme était morte, mais il essayait de le deviner, et de reconstituer par la pensée le brusque et tragique dénouement de cette existence infortunée.

Monfort et Marcelle s’entre-regardèrent une seconde. La fillette n’avait pas encore appris à baisser les yeux sans raison. Elle lisait dans le regard de cet homme mille questions confuses, mille doutes. Elle sentait qu’il s’intéressait à elle, et elle s’intéressait à lui. N’était-ce pas singulier que, ne s’étant jamais vus auparavant, deux fois en quinze jours ils se trouvassent face à face et dans des circonstances peu ordinaires ?

Cependant, elle n’aimait pas voir quelqu’un sur son banc, à cette heure où d’ordinaire il était désert ; sa prière intérieure serait profanée par la présence d’un étranger ; elle se détourna donc et voulut continuer sa route ; mais avant de disparaître, elle jeta un dernier regard derrière elle... Simon se leva brusquement, éperdu, stupéfait.

– Marie ! dit-il tout haut ; c’est le geste de Marie !

Marcelle s’arrêta interdite et le regarda d’un air de doute. Était-il fou, ce pauvre homme si triste ? Fallait-il lui répondre et flatter sa folie, ou bien s’en aller, comme le conseillaient la prudence et le bon sens ? Elle hésita ; il s’approcha d’elle.

– Vous êtes du quartier ? lui dit-il en la couvant des yeux.

Elle répondit par un signe de tête.

– Avez-vous entendu parler d’une enfant perdue dont la mère est morte dans ce square ?

– Sur ce banc, dit la jeune fille en indiquant la place sacrée.

– Là ! fit Monfort en se retournant... Il regarda le banc, puis la jeune fille, et continua avec une sorte de crainte :

– Elle s’appelait Marcelle... La connaissez-vous ?

Marcelle recula instinctivement jusqu’à la grille qui fermait le square, jeta un coup d’œil au dehors, car elle avait peur, sans savoir de quoi ; le gardien était là à portée de la voix, la rue Lafayette pleine de monde et de voitures bruissait comme d’ordinaire. Elle se sentit rassurée et dit de sa voix douce :

– Marcelle Monfort, c’est moi !

Simon la regarda, ouvrant les bras, voulut parler, et retomba sur le banc en pleurant à chaudes larmes et en balbutiant des paroles que la jeune fille ne pouvait ni entendre ni comprendre. Prise de frayeur pour tout de bon, elle s’enfuit hors du square, et il se précipita à sa poursuite.

Dans sa peur subite, elle oublia le lait, qu’elle était venue chercher et ne songea plus qu’à rentrer au logis. Comme elle entrait dans la porte cochère, elle se heurta à un grand jeune homme qui la retint par le bras, car elle avait failli tomber.

– Ma petite Marcelle ! fit Robert Bréault en la reconnaissant, enfin l’on vous retrouve ! Quelle précipitation !

– Venez, venez vite, dit Marcelle, il y a un homme que je ne connais pas qui court après moi.

Elle l’entraîna dans l’escalier, et ils montèrent en courant les quatre étages de madame Jalin. Arrivés devant la porte, Marcelle tourna la clef, et ils entrèrent à la hâte. Avant qu’ils eussent eu le temps d’articuler une parole, on frappa rudement au dehors.

– N’ouvrez pas ! cria Marcelle.

– Je suis bon pour répondre, fit Robert avec assurance, et il ouvrit.

Simon se trouvait sur le seuil, les yeux hagards, les mains tremblantes, faisant de grands efforts pour se contenir, mais n’y parvenant guère.

– Marcelle Monfort ? dit-il à Robert d’un air menaçant.

– Elle est ici, répondit le jeune homme ; que lui voulez-vous ?

– C’est ma fille, dit le pauvre père à bout de forces et de patience.

Les explications furent longues, car rien n’est bref en ce monde, excepté les morts subites ; mais bien avant qu’elles fussent terminées, Marcelle était blottie dans le bras gauche de son père, la tête sur son épaule, et se demandait comment il se faisait que le jour de la place de la Concorde, ils n’eussent point échangé un mot qui leur eût appris la vérité.

– Quand on pense, disait-elle à son père, que j’ai eu tant de chagrin pour vous ! J’avais envie de vous demander ce que vous aviez !

Robert s’était esquivé dès les premiers mots afin, disait-il, d’aller porter la bonne nouvelle au docteur. En réalité, c’est parce qu’il se sentait triste et qu’il ne pouvait ni savoir pourquoi, ni le témoigner en présence de ces heureux.

N’était-ce pas monstrueux de sa part d’éprouver un tel sentiment de regret et d’abandon au moment où sa petite amie retrouvait sa véritable famille ? Qu’était-il venu lui-même faire ici, sinon chercher Marcelle pour la rendre à son père ? Alors que lui fallait-il de plus ? Quel cœur étrange et instable que celui qui souffrait ainsi de se voir au but de ses désirs ?

Il avait beau lui faire des reproches, son cœur ne voulait point entendre raison. Il revint chez le docteur, ne le trouva point, lui laissa deux mots pour lui annoncer le succès de son entreprise et rentra chez lui plus triste et plus préoccupé que jamais.

– Je suis bien content, s’écria Jules dès qu’il eut appris que Marcelle avait retrouvé son père. La pauvre enfant était vraiment par trop à plaindre...

– N’aurait-elle pas toujours eu sa place avec nous ? repartit Robert avec une nuance d’humeur. Pouvait-elle être à plaindre lorsque nous étions là ? Ce n’est pas mon père qui se serait opposé à la voir chez nous ! Rose aurait fini ses jours ici, et jamais mon père n’aurait été mieux soigné que par elles deux...

Jules jeta sur son frère un regard malicieux. Aux jours de leurs gamineries juvéniles, quand on était joyeux dans cette demeure, maintenant si cruellement éprouvée, il appelait son frère : « la femme de ménage », en raison de ses aptitudes spéciales aux arrangements intérieurs. Il eût volontiers recommencé la plaisanterie, mais il jugea avec raison que mieux valait se taire, et il garda ses réflexions pour une autre fois.

Le lendemain, Marcelle et son père se présentèrent chez le docteur. Simon n’était plus le même homme que la veille ; à l’air d’incertitude et de colère qui planait jadis sur toute sa personne, avait succédé un calme profond, une sorte de rayonnement intérieur qui faisait un contraste assez original avec son apparence extérieure.

On peut changer de caractère en un moment, grâce à des influences heureuses, mais nul ne peut modifier de la même façon la physionomie de ses habits, le mouvement de ses mains, la manière de porter son chapeau. Les yeux rayonnent, la bouche sourit ; mais si le propriétaire de ces yeux et de cette bouche a été longtemps un homme maussade et chagrin, les vêtements protestent, le chapeau rechigne, les mains ont des mouvements boudeurs qui repoussent malgracieusement les avances, attirées par les yeux et le sourire.

Simon faisait de son mieux pour être aimable, et il y réussissait assez bien ; mais tout son être se refusait visiblement à cette contrainte ; aussi, après les premières paroles, le docteur s’adressa à Marcelle qui avait toujours causé volontiers avec lui. Il fut surpris de trouver un grand changement dans la jeune fille, changement qu’il n’avait pas prévu et qui n’était cependant que la conséquence bien naturelle des épreuves qu’elle venait de subir. Elle parlait plus brièvement, mesurait mieux la portée de ses paroles et portait sur toute sa personne un air de décision mêlé d’un peu d’amertume.

– Vous voilà heureuse, dit le docteur ; après tant de peines, vous avez bien mérité le bonheur qui vous arrive. Vous êtes une bonne petite fille, mon enfant, et je tiens à le dire devant votre père. Pendant la courte maladie de mademoiselle Hermine, votre fille, monsieur, a fait preuve d’une présence d’esprit et d’un courage bien au-dessus de ses années.

Monfort jeta sur sa fille un regard d’orgueil satisfait. Il lui plaisait d’entendre louer son enfant, bien que la part qui lui revenait dans son éducation fût en vérité nulle.

– Et, sans indiscrétion, quels sont vos projets ? demanda le docteur.

– Nous allons prendre un petit logement, répondit la fillette en regardant son père, et nous y vivrons bien gentiment. Je serai la petite bonne de papa... Nous serons si heureux ensemble !

Ce nous était évidemment une joie pour Marcelle qui le répétait à tout moment. Après avoir senti pendant une longue suite d’années l’isolement peser si cruellement sur elle, après avoir pensé mille fois qu’elle n’aurait jamais de « chez elle », l’idée d’un « chez nous » la ravissait. Rien ne lui eût coûté pour conquérir cet asile paternel et définitif.

Le docteur sourit et hocha la tête. Il avait assez vu Monfort pour être assuré que son caractère n’était ni commode ni régulier, et il se dit que Marcelle, malgré les apparences, n’était pas au bout de ses épreuves.

– Avez-vous été chez les Bréault ? demanda le docteur.

– Pas encore, répondit Marcelle. Nous allons y aller, n’est-ce pas, papa ?

Le mot « papa » sonnait dans sa bouche aux dents blanches comme la musique la plus harmonieuse.

– Certainement, fit Monfort en tournant son chapeau dans ses mains d’un air empressé.

Au fond, ces visites l’ennuyaient fort, et il eût voulu en être débarrassé. Le docteur le comprit et leur rendit la liberté avec quelques phrases bienveillantes. Sur le seuil de la porte, Monfort se retourna, serra à la briser la main du vieillard, et lui dit d’un ton bourru :

– Vous êtes un brave homme !

Marcelle regarda son vieil ami, qui reçut cette phrase et ce regard et les conserva dans son cœur comme on conserve ce que l’on a de plus précieux.

Quand ils furent dans la rue, l’enfant dit à son père :

– Nous allons chez les Bréault ?

Il fit un signe d’assentiment et la suivit avec docilité. Cet homme, habitué à la libre vie de celui qui, toujours seul, ne s’inquiète de personne, trouvait un grand plaisir à se laisser conduire par son enfant. Ils arrivèrent devant la maison de M. Bréault, et Marcelle sonna en étouffant un soupir ; le chalet de mademoiselle Hermine, toujours clos, avec ses allées où l’herbe commençait déjà à pousser, lui paraissait un Eden fermé à jamais.

La cuisinière vint ouvrir et ne sut trop quel visage prendre en apercevant Marcelle ; mais celle-ci n’avait peint dans l’âme la rancune que lui supposait le cordon bleu ; elle la salua même d’un sourire ; tout ce qui lui rappelait ses jours de gaieté lui semblait le bienvenu.

Robert parut sur le seuil : à sa vue, Marcelle sentit toutes les larmes qu’elle avait versées inonder son cœur comme une pluie chaude. Jusque-là son doux passé, la chère image de mademoiselle Hermine, vivante ou morte, le souvenir des heures d’étude, tout était resté dans le rêve, dans le nuage ; cela avait-il même jamais existé ? N’était-elle pas le jouet d’un songe ? Qu’est-ce qui était vrai : le petit logement de madame Jalin, encombré de linge blanc étendu sur les cordes, la présence de Rose, le voyage à Phalempin, ou bien la chambre de porcelaine, les études avec Robert et les heures horribles de l’agonie de sa bienfaitrice ? N’y avait-il pas, dans cette pauvre petite vie si tourmentée déjà, quelque chose qui était un songe ?

La vue de Robert rendit soudain Marcelle au sentiment du réel. Tout était vrai, tout était arrivé. – Robert avait été son maître, son ami, l’ami d’Hermine... Tout n’était donc pas perdu ! Dans la vie nouvelle que mènerait désormais la jeune fille auprès de son père, il y aurait donc un fil conducteur qui la rattacherait au passé ? À cette pensée, une joie profonde, si intense qu’elle était douloureuse, remplit l’âme de l’enfant, et ses yeux débordèrent de larmes.

Robert accueillit le père et la fille avec une étrange sensation d’épanchement violemment comprimé. Seul avec Marcelle, il aurait parlé à cœur ouvert pendant de longues heures, de leur amie envolée, des épreuves subies par l’enfant, de celles qu’il venait de traverser lui-même... la présence de Simon le glaçait. Sans le croire hostile, il le sentait indifférent, c’en était assez pour lui retirer tout désir de parler devant lui des choses les plus intimes de son cœur affligé.

– Qu’allez-vous faire de Rose ? dit-il enfin, au moment où la conversation tombait pour la quatrième fois après de vains efforts pour se soutenir.

– J’espère bien qu’elle va rester avec nous, dit Marcelle. N’est-ce pas, papa ? Elle ne peut pas aller ailleurs. Qu’est-ce que je ferais sans elle ?

Monfort grogna un assentiment. Au fond, il n’aimait pas beaucoup Rose. Le peu qu’il avait vu de son caractère ferme et décidé lui inspirait une forte antipathie. Et puis il était jaloux de l’amitié que lui portait Marcelle ; mais c’est ce qu’il ne pouvait pas dire tout haut.

– Quel dommage, fit Robert avec un sourire, – dommage pour nous, non pour vous... j’avais pensé que si vous n’aviez pas besoin de Rose, nous l’aurions engagée à venir ici ; elle aurait tenu notre maison, nous aurions été bien heureux avec elle... Mais gardez-la, je ne vous l’envie pas à vous, je ferais tous mes efforts pour l’enlever à un autre...

Simon Monfort ouvrit la bouche pour dire au jeune homme qu’il n’avait pas besoin de se montrer si délicat envers lui, et que ses efforts pour lui ravir la présence de Rose n’auraient rien que de très louable ; mais sa fille l’avait prévenu, et la phrase était finie avant qu’il eût pu formuler sa pensée.

– Et vos études ? dit Robert.

Marcelle soupira. Les études, sans le professeur, menaçaient d’être moins attrayantes que par le passé ; pourtant, on ne pouvait s’y soustraire. Simon se leva.

– Déjà ? dit le jeune homme ; ne voulez-vous pas voir mon père ?

Marcelle en avait bien envie, mais Simon, sauvage par nature, endurci dans sa sauvagerie par son existence sans attaches, fut pris, à cette proposition, d’une frayeur si réelle, qu’il expliqua en termes brefs et clairs la nécessité de s’en aller sur-le-champ, et Robert, décontenancé à son tour, ne put que dire : – Ce sera pour une autre fois.

Simon et sa fille rentrèrent chez eux. Ce chez eux provisoire se composait de deux petites chambres garnies. Ils prenaient leurs repas avec les deux amies de Marcelle. Le dîner de ce jour-là fut silencieux, presque triste. Marcelle aurait voulu raconter à Rose les impressions de la journée, mais elle sentait confusément que son père n’y prenait aucun intérêt. Si elle l’eût osé, elle se serait même avoué que le souvenir de ce qu’ils avaient vu ensemble ce jour-là devait être tant soit peu désagréable à Simon.

Elle se coucha dans le grand lit banal de cette chambre où rien n’était propre ni agréable à l’œil, en se disant que c’était sans doute le souvenir de son ancienne chambre de porcelaine qui lui faisait paraître celle-ci déplaisante. Son père, dans la pièce voisine, remuait des papiers, qu’il parcourait lentement ; il l’avait embrassée en lui disant bonsoir, et pourtant elle se sentait plus triste, presque plus désespérée que le soir où elle avait pris à la gare son billet pour Phalempin.

Qu’était donc cette étrange tristesse ? Pourquoi son cœur insatiable, toujours ingrat, toujours mécontent, lui imposait-il des regrets ? Quels regrets ? Ne devrait-elle pas, au contraire, se montrer pleine de joie et de reconnaissance envers le destin qui lui avait rendu son père, précisément alors qu’elle avait le plus besoin de protection et d’appui ? Marcelle se fit cent reproches, s’accusa des plus mauvais sentiments, et finit par pleurer à chaudes larmes de se voir si méchante et de se sentir incapable de penser autrement. Elle s’endormit sur l’oreiller humide de pleurs, pendant que son père continuait à feuilleter ses vieux papiers.

XXXIII

XXXIII

 

– Qu’est-ce que je vais faire de l’enfant ? se demandait Simon, pendant la veille anxieuse de sa fille. Je ne puis pas me faire gouvernante et la garder chez moi, d’autant plus que si j’étais assez riche pour vivre seul en travaillant, je suis trop pauvre pour vivre à deux sans rien faire...

Rose avait proposé ses services au petit ménage. Elle ne demandait pas de gages, elle voulait servir par dévouement l’enfant adopté par mademoiselle Hermine ; il semblait à la bonne créature qu’en agissant ainsi, elle continuerait l’œuvre de sa maîtresse ; mais Simon ne voulut point en entendre parler. Son âme ombrageuse refusait les services non payés, prétendant, non sans raison, d’ailleurs, qu’accepter ce que l’on ne peut rendre, équivaut à s’imposer une servitude. Cet axiome, vrai en d’autres temps, affligeait profondément le cœur de Marcelle. Cependant, à force de causer avec Rose, pendant les heures où Simon sortait pour s’occuper de ses affaires, la fillette avait fini par obtenir de la fidèle servante la promesse d’accepter les appointements que Simon s obstinait à lui offrir. Elle irait donc avec eux dès qu’ils auraient choisi un domicile.

C’était un point de gagné pour Simon ; mais le reste était encore problématique. Il se rendait bien compte de ce qui pouvait manquer à l’éducation de sa fille... Qui l’achèverait ? Un externat sans doute. L’âme en repos de ce côté, Simon procéda à son installation.

Rue Bleue, au sixième étage, deux chambres sur la cour, une salle à manger et une cuisine, voilà ce que s’offrit le père de Marcelle. Ce logis fut meublé succinctement de meubles loués, car Simon, grâce à ses constantes pérégrinations, avait la plus sainte horreur du définitif, et Rose, pourvue du strict nécessaire en fait de vaisselle et de casseroles, s’installa dans la laide petite cuisine, large comme les deux mains, et sombre en plein midi, malgré sa proximité des toits.

La bonne fille était économe, et la petite famille ne dépensait rien au-delà du nécessaire. Plus de petits plats fins, plus de ces dîners bien simples, mais où tout était parfait. Il est vrai qu’en revanche Rose savait donner l’apparence d’un régal même à un modeste œuf sur le plat ; néanmoins, elle commença par souffrir dans son amour-propre de cordon bleu. C’est à Marcelle qu’elle contait ses doléances, et celle-ci les écoutait l’oreille basse. Elle s’était bien gardée de parler du désir exprimé par Robert Bréault de s’attacher la cuisinière. Elle craignait d’exposer son humble amie à des luttes intérieures où ni la raison ni l’intérêt ne lui seraient d’un grand secours.

En effet, tout alla bien ou à peu près pendant une quinzaine de jours. Rose s’était armée d’un grand fonds de patience vis-à-vis de celui qu’intérieurement elle appelait : l’ours. L’humeur morose de Simon glissait sans effet sur la surface polie de son indifférence, comme la pluie sur les vitres ; elle était résolue à ne pas y accorder la moindre attention. Mais quand le bien-être de Marcelle fut en jeu, toute cette belle philosophie s’écroula comme par enchantement.

Un soir, Marcelle, après le dîner, s’approcha de son père avec les manières à la fois timides et câlines d’une enfant aimée qui sait qu’elle n’a pas de droits dans la maison. Elle avait appris cette conduite pleine de réserve près de madame Favrot, au temps où elle était encore assez choyée pour se permettre des caresses, et déjà assez grande pour savoir qu’elle n’avait aucun droit d’en réclamer. Chez mademoiselle Hermine, bien qu’elle eût été cent fois plus heureuse, elle n’avait jamais pu se figurer autre chose que la réalité : quand elle était tentée de l’oublier, le souvenir de son arrivée sur le seuil de cette demeure hospitalière la ramenait bien vite au sentiment de sa véritable position.

– Père, dit Marcelle en posant les deux mains sur l’épaule de Simon, je voudrais bien aller demain, si cela vous était égal, voir mes amis Bréault.

Simon se retourna brusquement comme sous une morsure.

– Tes amis Bréault ? répéta-t-il, pourquoi faire ?

Le ton était dur, la parole sèche, le regard sévère. Marcelle baissa la tête et appuya son menton sur ses mains croisées, doucement appuyées sur l’épaule de son père.

– J’aurais envie de les voir, dit-elle ; il y a longtemps que je n’ai vu Jules, et c’est demain dimanche, et puis je voudrais demander quelque chose à M. Robert pour mes leçons ; il y a dans le livre d’histoire quelque chose que je ne comprends pas.

– Tu travailles donc seule ? fit Simon légèrement surpris.

– Il faut bien, papa... je ne sais pas tout ce que je dois savoir... et quand il faudra passer mes examens...

– Des examens ? dit brusquement Simon, pourquoi faire des examens ?

– Mais, mon père, pour gagner ma vie plus tard, quand je serai grande...

Monfort réfléchissait, et ses réflexions n’étaient pas aimables, Marcelle parlait d’examens ; évidemment elle avait arrangé sa vie, ou bien on l’avait arrangée pour elle, sans s’inquiéter de lui, comme s’il ne devait jamais revenir. C’était assez sensé, étant donné que rien n’annonçait qu’il pût revenir un jour. Mais à présent qu’il était revenu, il se heurtait à tout instant à des projets faits sans sa participation, à des plans où il n’avait pas de place ; c’était peut-être mérité, mais à coup sûr c’était désagréable. Il prit soudain une résolution qu’il couvait depuis quelque temps.

– Tu ne passeras pas tes examens, dit-il d’un ton ferme, tu n’as plus besoin de gagner ta vie. Je suis ton père, je te garde près de moi, – tu iras en pension, s’il le faut, pour terminer ton éducation, mais pour un an seulement. Ta vivras avec moi, tu n’as pas à t’inquiéter de l’avenir.

Marcelle écoutait. Elle retira doucement ses mains de l’épaule paternelle ; il lui semblait qu’il y avait une grande cruauté à lui ravir la possibilité de se suffire un jour à elle-même ; elle avait dirigé jusque-là son existence vers ce but, et ce n’est pas en une heure qu’on apprend à rêver d’un nouvel avenir. D’ailleurs, elle aimait le travail pour lui-même, et le mot « pension » venait de la glacer.

– Pourtant, papa, dit-elle, j’aimerais bien voir les messieurs Bréault, si vous vouliez le permettre.

– Plus tard, gronda Simon. J’ai à travailler, tu me déranges. Laisse-moi tranquille.

– Bonsoir, papa, dit doucement la fillette en présentant son front aux lèvres de son père ; il y mit un baiser, et elle se rendit silencieusement dans sa chambre.

Simon poussa un soupir qui était fait par moitié d’allégement et d’humeur, puis il se remit à compulser ses registres. Depuis huit jours, il avait un emploi dans une fabrique, et si sa position matérielle s’en trouvait fort améliorée, le plus clair de son temps avait cessé de lui appartenir.

Si Monfort avait mieux connu les antécédents de Rose, il eût senti son âme s’emplir d’effroi au bruit terrible que faisaient les casseroles sur l’évier dans la cuisine. Rose était ordinairement réservée dans l’accomplissement de ses devoirs, mais chacun sait comment une cuisinière peut faire évaporer le trop-plein de son âme à l’aide des grincements du métal sur la pierre. Ce soir, les casseroles faisaient un bruit semblable à celui du tonnerre. Simon n’y prit point garde, il n’était plus au courant des mœurs françaises.

Soudain, la porte de la chambre où il travaillait s’ouvrit, puis se referma. Il leva les yeux et aperçut Rose, qui le dominait, lui assis, de toute sa hauteur de grenadier ; appuyée au chambranle de la porte, elle le regardait d’un air sévère.

– Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il en suspendant sa plume pour un instant.

– Les ordres de monsieur pour les repas de demain.

Monfort détestait commander son dîner ; pour un homme habitué à manger au restaurant ce qu’on mettait devant lui, c’était un supplice que de se rappeler le nom des plats et leur composition.

– Je ne suis pas cuisinière, dit-il d’un ton bourru. C’est votre affaire et non la mienne. Laissez-moi tranquille dorénavant, s’il vous plaît. Vous ferez ce que vous voudrez.

Il se remit à la besogne, espérant être débarrassé pour jamais de sa corvée.

– Très bien, monsieur, fit Rose avec sa tranquillité habituelle. Maintenant, qu’est-ce que monsieur a décidé pour demain ? Est-ce que mademoiselle va chez les messieurs Bréault ?

Cette fois, Simon posa sa plume et se retourna tout à fait.

– Faites-moi le plaisir, dit-il, de vous mêler de ce qui vous regarde. Si j’ai des ordres à donner, je les donnerai quand j’en aurai. Demain ma fille reste ici pour me tenir compagnie.

– C’est très bien, monsieur, répondit Rose impassible, monsieur est le maître, bien entendu ; mais il ne faudrait pas que monsieur se figurât que c’est pour le bien de mademoiselle, ce qu’il en fait. Mademoiselle ne s’amuse déjà pas trop ici, dans ce vilain appartement...

Monfort lui jeta un coup d’œil terrible.

– Car l’appartement est vilain, monsieur ne peut pas l’ignorer, vu qu’il l’a dit lui-même en le louant ; et mademoiselle était habituée au grand air ; l’air à Passy est beaucoup meilleur que rue Bleue, tout le monde sait cela. Je pense que mademoiselle tombera malade si elle ne prend pas un peu de distraction.

– Vous la promènerez au Jardin des Plantes, gronda Simon en se penchant sur son registre.

– Ce n’est pas le Jardin des Plantes qu’il faudrait à mademoiselle, continua Rose sans s’émouvoir : elle a perdu sa meilleure amie, elle est pleine de chagrin, bien qu’elle n’en montre rien à monsieur ; cette enfant voudrait parler de mademoiselle Hermine avec ceux qui l’ont connue, et puis M. Robert a été son maître, et un bon maître, qui ne prenait pas d’argent pour ses leçons, de sorte que ne l’ayant pas payé, on lui doit bien quelques égards ; mais je n’ai pas la prétention d’apprendre ces choses-là à monsieur qui les sait mieux que moi. Monsieur a de l’éducation, et moi je ne suis qu’une femme de service, qui ne sait rien du tout.

Elle se tut et resta immobile, les yeux perdus dans le vague, selon son habitude. Elle voyait certainement à cette minute la maison des Bréault, avec Robert triste et fatigué, en face de son père infirme. Simon fit pivoter sa chaise sur un pied de derrière, et la regarda dans le blanc des yeux.

– Est-ce que vous vous êtes figuré, dit-il, que je souffrirais chez moi un autre maître que moi ? Allez à votre cuisine et ne vous avisez pas d’en sortir.

– Très bien, monsieur, répondit l’imperturbable Picarde ; je connais trop le respect que je dois à monsieur pour l’oublier ; mais si monsieur se figure qu’il est un bon père, monsieur se trompe.

Elle disparut avec une prestesse étonnante, vu sa largeur et sa hauteur, et lorsque Simon, qui n’avait cependant pas perdu de temps, ouvrit la bouche pour répondre, il ne vit plus que la porte.

Plus bourru que jamais, intimement persuadé de son impuissance à lutter d’arguments contre la vieille bonne, il se remit à son registre. Mais les chiffres ne voulaient pas s’aligner, il faisait de tout petits pâtés avec sa plume gorgée d’encre, et le grattoir faisait sur les pages proprettes un travail aussi parfait qu’ennuyeux et d’ailleurs déshonorant. Au bout d’une demi-heure, les pâtés ne faisant que se multiplier et les chiffres que s’entêter à ne pas se ranger à leur place, Simon ferma le livre, prit son chapeau, éteignit sa lampe, et descendit dans la rue, au grand scandale de son concierge, car il était près de onze heures.

C’est fort bien de revenir d’Amérique, le cœur gonflé de colère et de vengeance, de tomber miraculeusement, dans un cabaret du Havre, sur une piste insaisissable, de retrouver sa fille, de la retrouver, non au dernier degré de la misère et de l’abjection, comme ce n’était que trop à craindre, mais dans une situation matérielle et morale excellente, de se voir père, après avoir cru pendant des années qu’on n’avait plus personne sous le ciel pour penser à vous avec tendresse ; mais tant de biens ne réclament-ils pas en échange l’accomplissement de quelques devoirs ?

Ah ! les devoirs et les droits ! Quels êtres insociables ! Ils tendent malgré tout à se grouper par affinité, tous les devoirs d’un côté, tous les droits d’un autre ! les devoirs : côté des autres ; – les droits : côté de soi ! Nous voulons bien reconnaître les devoirs de notre prochain envers nous, mais encore faut-il qu’il admette nos droits, – droits sacrés, qui priment tout, – puisque ce sont les nôtres.

Sans doute, à côté de cette respectable collection de droits, nous admettons la nécessité de quelques devoirs, par exemple ceux que chacun est tenu d’observer pour être pareil aux autres, devoirs essentiellement mondains et de bonne compagnie. Aussi Monfort s’était dit une fois pour toutes que sa fille, délaissée par lui fortuitement et sans qu’il en fût responsable, ne devait plus rien devoir à personne qu’à lui. Il paierait pour l’éducation de Marcelle tout ce qui serait nécessaire, plus même que le nécessaire ; il travaillerait pour gagner cet argent alors qu’il avait pensé pouvoir se reposer désormais, et ce travail ne lui coûterait pas de regrets ; mais l’éducation de sa fille, en revanche, ne dépendrait que de lui : il en serait le seul juge et le dispensateur suprême.

Ce point une fois établi, il avait jugé que Marcelle en savait assez. En effet elle avait acquis, sous l’intelligente tutelle de Robert Bréault, des notions beaucoup plus étendues qu’on ne les possède ordinairement à son âge et même plus tard.

– Sa mère n’en savait pas tant, se dit Simon, et pourtant c’était une bonne femme.

Ce fut la conclusion de ses pensées sur ce point. Cependant, il avait eu la vague conscience de l’impossibilité pour la jeune fille de passer seule avec lui les années d’adolescence qui la séparaient encore du moment où elle pourrait tenir la maison de son père, et surtout d’acquérir une sorte d’indépendance.

Plus fait aux mœurs américaines qu’aux nôtres, Simon aspirait avec impatience à l’heure où sa fille pourrait sortir seule et non escortée de l’éternelle Rose, que, suivant une expression vulgaire, mais énergique, il commençait à porter sur ses épaules.

Ce temps viendrait ; tout vient, la vieillesse surtout ; mais la philosophie de Simon venait d’être étrangement troublée par l’invasion de Rose dans le domaine de ses sentiments intimes. Au fond, elle n’avait fait que répéter tout haut à ses oreilles ce que sa conscience lui avait déjà murmuré plus d’une fois, que son absence avait laissé contracter à sa fille des obligations considérables envers d’autres que lui, et qu’il ne pouvait faire table rase de ces obligations ; il serait forcé de les laisser entrer pour une part dans ses plans d’existence. L’être entêté, despotique et bourru qui ne sommeillait jamais longtemps dans l’âme de Simon se réveilla tout à coup pour protester avec fureur.

– Je ne veux pas ! s’écria-t-il. La belle affaire ! ils lui ont rendu quelques services ? Qui est-ce qui n’a pas rendu de services ? Si mademoiselle Hermine vivait encore, je ne dis pas ; c’est à celle-là que je devrais véritablement de la déférence. Mais les autres ? D’abord ce n’est pas pour Marcelle qu’ils l’ont fait, c’était pour mademoiselle Hermine et je n’ai pas de gré à leur en savoir.

Ce raisonnement spécieux contenta tout-à-fait la moitié boudeuse et mauvaise de Simon. Restait l’autre. Si Marcelle aimait ses anciens amis, ce qui était après tout fort naturel, ne l’affligerait-il pas en la privant de leur société ?

– Bah ! se dit-il, elle est jeune, elle est à l’âge où l’on oublie sans peine ; et puis, quand même elle devrait en souffrir ! Cette vie est pleine de tribulations qu’il faut s’accoutumer de bonne heure à supporter avec résignation. D’ailleurs je suis là, et l’amour d’un père remplacera tout dans son âme, ainsi que cela doit être.

Cela ne nous coûte rien de faire de la philosophie pour autrui ; – aussi Monfort rentra-t-il chez lui tout-à-fait rafraîchi et calmé par sa petite promenade.

Le lendemain, il emmena sa fille tout de suite après déjeuner, lui fit faire le tour de Paris, dîna avec elle dans un restaurant, et la ramena le soir avec une affreuse migraine, fruit de la fatigue et d’une nourriture à laquelle son estomac n’était pas habitué. Elle ne témoigna plus jamais le désir d’aller se promener : cette expérience avait châtié en elle toutes les velléités de dissipation.

XXXIV

XXXIV

 

Rose ne disait rien : pour qui la connaissait, ce silence était gros d’orages ; mais Simon planait au-dessus des nuages terrestres où gronde la foudre. Il gagnait une somme d’argent suffisante pour subvenir aux besoins de son ménage, sans toucher au petit capital qu’il avait amassé. Toutes ses dépenses d’installation payées, il lui restait une trentaine de mille francs, qui seraient la dot de sa fille. Pour lui-même, peu lui importait de devoir travailler jusqu’au dernier souffle... il aimait le travail.

Rose avait remis à Marcelle, malgré les dénégations et les refus de celle-ci, les fameux trois mille francs qui lui avaient été confiés par mademoiselle Hermine, et qu’elle n’avait pas eu le temps de porter chez le banquier.

– Ils sont à toi, petite, avait-elle dit maintes fois ; ne les donne pas à ton père, c’est un brave homme, mais un drôle d’homme ; s’il lui prenait fantaisie, un beau jour, de repartir pour l’Amérique ?

Marcelle, scandalisée, avait eu beau se récrier, Rose n’en voulut point démordre. À vrai dire, elle considérait un peu ce père retrouvé brusquement, comme sorti d’une boîte à Guignol, et elle n’avait pas la moindre confiance dans la durée de son apparition ; chez une femme qui avait vécu trente-cinq ans de suite dans la même maison, cette crainte était peut-être excusable. L’enfant s’était donc vue contrainte de garder et de cacher sous son linge un petit porte-monnaie très laid, qui contenait trois billets de mille francs.

Malgré tous les raisonnements de Rose, il y avait dans ce mystère quelque chose qui répugnait profondément à la nature franche de Marcelle. De plus, un autre doute l’obsédait encore, qui se changea bientôt en certitude ; elle avait le temps de méditer pendant les heures de solitude qu’elle passait seule avec son ouvrage à l’aiguille.

Enfin, ayant pris une grande résolution, elle demanda à son père la permission d’aller porter des fleurs sur la tombe de mademoiselle Hermine.

Monfort fronça le sourcil : c’était plus fort que lui ; mais il accorda la permission demandée. Rose et Marcelle partirent donc, pendant que Simon était à sa fabrique, et elles accomplirent leur pèlerinage sans encombre.

En sortant du cimetière, sans avoir échangé un mot, les deux visiteuses prirent, d’un accord tacite, le chemin de la maison du docteur. Il était en visite ; la vieille bonne accueillit ses hôtes avec empressement, leur offrit un doigt de vin et un biscuit, s’extasia devant Marcelle si grande, si sérieuse, déjà si femme... bien amaigrie, – mais c’était de son âge, – plus triste qu’on ne doit l’être à treize ans, mais elle venait du cimetière. Après avoir chargé la fidèle servante de mille messages affectueux pour le docteur, Rose et Marcelle se retirèrent.

– Prenons-nous l’omnibus ? dit Rose, avec un regard en dessous, qui chez elle indiquait de profondes machinations.

– Non, fit délibérément Marcelle, nous allons aller chez M. Bréault.

C’était précisément ce que voulait Rose, mais elle aimait beaucoup mieux voir la fillette en prendre l’initiative.

Ce fut Marcelle elle-même qui sonna, elle qui passa devant, elle qui tendit la main à Robert. Rose ne la reconnaissait pas, et se demandait quel événement l’avait si brusquement transformée.

Après le premier échange de paroles affectueuses, le jeune homme dit :

– Je vais vous conduire auprès de mon père...

– Tout à l’heure, répondit la fillette. J’ai quelque chose à vous communiquer, monsieur Robert, c’est une commission que je veux vous prier de faire.

Elle fouilla dans sa poche et mit sur la table, sous les yeux de Rose interdite, le vieux vilain porte-monnaie qui contenait les trois mille francs.

– Ceci n’est pas à moi, monsieur Robert, dit-elle. C’est Rose qui me l’a donné, mais ce n’était pas à elle non plus. Je voulais les remettre au docteur, pour qu’il le rendît aux héritiers ; mais il n’était pas chez lui. Auriez-vous la bonté de les lui donner quand vous le verrez ?

Robert la regardait surpris. Rose étendit la main :

– Mais c’est à toi, petite, dit-elle ; tu sais bien que mademoiselle Hermine t’aurait faite son héritière, si elle en avait eu le temps ; pourquoi veux-tu ?...

Marcelle se leva et mit une main sur l’épaule de la vieille fille.

– L’argent n’est pas à moi, Rose, dit-elle, vous le savez bien ! Vous n’avez pas voulu le garder, parce qu’il n’était pas à vous. Pouviez-vous me donner ce qui ne vous appartenait pas ?

Devant cette logique de l’enfance, Rose ne trouva rien à dire.

– C’est bien, Marcelle, dit Robert de sa voix grave, je remettrai ces trois mille francs au docteur. Vous avez bien fait, mon enfant, je vous approuve.

– Ah ! soupira doucement Marcelle, je savais bien que vous seriez content !

Elle se tut, les yeux baissés, avec un air de félicité incomparable sur son visage. Rose s’essuyait les yeux en silence.

– Allons voir mon père, dit Robert en leur montrant le chemin.

M. Bréault, charmé, regarda longtemps Marcelle. Ce jeune visage était comme un rayon de soleil dans la chambre triste de l’homme infirme et souvent seul, malgré tout le dévouement de son fils. Pendant qu’il faisait jaser la fillette, Robert interrogea Rose.

– Est-elle heureuse ? demanda-t-il tout bas.

La vieille servante fit un geste négatif d’une telle énergie que l’attention de l’enfant fut attirée de son côté. Rendue à la prudence, Rose entama à demi-voix le chapitre des torts de Simon et ne se fût jamais arrêtée, tant le sujet lui prêtait d’éloquence, si la pendule en sonnant quatre heures ne l’avait rappelée à la nécessité d’aller préparer le dîner de cet homme impossible.

– Il me mettra à la porte ! conclut Rose en tirant sur les brides de son bonnet comme si elles avaient été les oreilles de Monfort.

– Rappelez-vous, répondit doucement Robert, que vous avez toujours un asile ici, et... elle aussi, ajouta-t-il à demi-voix en hésitant.

– Merci, monsieur Robert, fit la vieille fille en se redressant de toute sa hauteur, avec un soupir d’aise, nous ne l’oublierons pas. Allons, Marcelle.

Marcelle vint docilement. M. Bréault l’attira à lui et l’embrassa au front avec tendresse ; toute sa vie il avait désiré une fille, cette grande consolation des pères restés veufs. Quand la porte se fut refermée et que le rayon de soleil fut parti :

– Ah ! dit le vieillard attristé, si nous pouvions la garder avec nous... Quel malheur qu’elle ait retrouvé son père !

Robert ne put s’empêcher de rire à ce panégyrique de Simon Monfort ; mais au fond de son cœur, il pensait de même.

XXXV

XXXV

 

– Non, Rose, s’écria un jour Monfort en jetant sa serviette sur la table, cela ne peut pas durer ainsi. J’ai assez de vos sermons, de vos observations respectueuses, de vos litanies de toute espèce ; il faut nous séparer, car j’entends être le maître chez moi, et c’est ce que je ne serai pas tant que vous y resterez.

– Fort bien, monsieur, répondit Rose sans se troubler.

Elle avait toujours l’avantage dans leurs escarmouches, car Simon se mettait en colère, tandis qu’elle était inébranlable comme un roc.

– J’avais bien pensé que ça finirait comme ça : monsieur ne me prend pas par surprise.

– Faites vos paquets et allez-vous-en ! gronda Simon, rendu au sens de ses devoirs envers lui-même, sinon à celui du langage parlementaire.

– Oui, monsieur. Et qu’est-ce que monsieur va faire de mademoiselle ?

– Ma fille ? Je la garde avec moi ! Que voulez-vous que j’en fasse ?

– Je ne sais pas, mais pour l’existence que mademoiselle va avoir avec son papa, il vaudrait peut-être mieux la mettre en pension n’importe où.

Marcelle, toute pâle, ne disait rien ; elle écoutait silencieusement cette scène, la centième depuis six mois ; depuis longtemps elle prévoyait une rupture entre Rose et son père ; elle avait fait tous ses efforts pour amener une entente ; mais que pouvait-elle sur le caractère inquiet, irascible, inégal, de Simon ?

– Le sort de ma fille me regarde, cria Simon. Allez-vous-en, vous dis-je !

Rose sortit. Marcelle resta seule avec son père, qui se promenait de long en large d’un air irrité.

– Tu pleures ? dit-il en s’arrêtant devant elle.

– Non, papa, répondit la jeune fille.

C’était vrai : tout son cœur frémissait sous une tension douloureuse, mais ses yeux étaient secs.

– Cela te fait du chagrin ! reprit-il d’un air maussade en détournant la tête.

– Oui, papa, je l’avoue, répondit l’enfant courageuse. Mais il ne faut pas y faire attention ; Rose vous ennuie à tout moment ; ce n’est pas sa faute ; chez mademoiselle Hermine, c’est elle qui menait la maison, elle ne peut pas se déshabituer de faire à sa tête. Nous nous arrangerons très bien, papa ; vous verrez, vous serez bien soigné.

Elle baissa les yeux, ses lèvres tremblaient. Simon reprit sa promenade ; il était à la fois surpris, charmé et mécontent. Il ne s’attendait pas à trouver en sa fille tant de raison et de philosophie. Mais il n’était pas content de voir que d’elle et de lui, c’était elle la plus sage et la plus patiente.

– Elle te disait tout le temps que j’étais un monstre, reprit-il après un silence.

– Je vous demande pardon, papa, elle n’a jamais dit que du bien de vous en ma présence.

– Mais elle en pensait du mal ! s’écria Simon avec éclat.

Marcelle ne répondit pas. Il était peu probable, en effet, que Rose dans le fond de son cœur comblât Simon de bénédictions ; n’était-ce pas déjà beaucoup qu’elle n’en dît jamais que du bien devant l’enfant ? Simon le comprit.

– Va lui dire adieu, dit-il avec douceur. Dis-lui que je la remercie de ce qu’elle a fait pour toi...

Marcelle sortit sans répondre. Elle pleurait, cette fois.

Ses adieux furent tendres, mais courts. Rose avait à elle une singulière sorte de philosophie qu’elle appelait à son secours dans les grandes occasions.

– Ne t’inquiète pas de moi, ma petite, dit-elle. Je m’en vais chez les Bréault. Ils ont changé de bonne six fois, à ma connaissance, depuis leur retour de Nice ; ça leur fera grand plaisir. Pour ce qui est de toi, tu vas avoir un temps assez dur à passer, mais ton père s’ennuiera bientôt d’avoir à s’occuper de toi. Ton père, vois-tu, c’est un brave homme, et il t’aime bien, mais il est fait pour élever une fillette comme un éléphant pour ramer des choux.

Là-dessus elle serra Marcelle sur son cœur, ouvrit la porte de la salle à manger, lança à Simon, resté seul et qui boudait, un : – Au revoir, monsieur ! aussi simple que si elle était partie pour aller au marché, et descendit l’escalier.

Quand elle fut dans la rue, elle sentit quelque chose de chaud qui lui tombait sur les doigts : étonnée, elle regarda en l’air et s’aperçut que des larmes roulaient sur ses joues.

– Par exemple ! fit-elle d’un air indigné.

Elle passa le revers de sa main sur les yeux qui avaient oublié leurs devoirs, et s’en alla tranquillement rue de la Pompe.

M. Bréault s’y trouvait seul. Il la reçut avec joie et lui fit mille confidences sur les torts de la bonne en fonction ; Rose l’écouta respectueusement, et, quand il eut terminé, se rendit à la cuisine, où elle trouva la délinquante en train de lire un roman du cabinet de lecture qu’elle glissa vivement sous un tas de torchons déchirés en la voyant approcher.

– C’est très bien, ma fille, dit Rose ; ôtez-moi votre tablier et déguerpissez, et plus vite que ça. Vous reviendrez à six heures, et M. Robert vous fera votre compte.

La bonne ahurie la regardait, stupide.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vivement ! Et tenez, vous oubliez votre bouquin !

Elle tendait le livre incriminé à la malheureuse fille, qui écarquillait les yeux sans comprendre, et qui disparut comme une ombre, sans avoir retrouvé la parole.

– Ah ! soupira Rose en souriant à elle-même, ça fait du bien ! Et maintenant, un bon petit coup de nettoyage, ça en a bien besoin ici.

Sans perdre un instant, elle se mit à frotter, laver, fourbir, si bien que Robert en rentrant fut accueilli par la musique joyeuse des casseroles retentissantes.

– Mon Dieu ! fit-il, entrouvrant la porte, quel nettoyage ! Il y avait longtemps que...

Il aperçut alors la tête de Rose qui émergeait du fond d’un chaudron.

– C’est vous ? fit-il ; qu’est-ce que cela veut dire ?

– C’est moi, monsieur Robert ; et pour tout de bon, pour le mauvais et pour le pire, et pour le meilleur aussi. Je mourrai ici, s’il vous plaît ; seulement ayez la bonté d’envoyer chercher ma malle demain, par un commissionnaire...

– Et Marcelle ? fit le jeune homme, qui ne comprenait pas encore.

La fausse gaieté de Rose tomba subitement.

– Marcelle est restée là-bas ; son père n’est pas méchant, mais pour un ours, c’est un ours... Patience, monsieur Robert, nous finirons par l’avoir !

Elle clignait de l’œil avec une confiance admirable, mais ses yeux étaient humides.

– Pauvre enfant, dit Robert en montant l’escalier, pauvre petit être si peu fait pour les chagrins...

– Et puis, monsieur Robert, dit derrière lui la voix de Rose pleine de sanglots, quoi qu’elle en eût, vous savez qu’elle a madame Jalin...

La porte de la cuisine se referma avec une telle violence que toutes les casseroles en dansèrent sur les murs.

– Pauvre femme, pensa le jeune homme, elle aussi a des chagrins... ce monde est plein de tribulations...

Mais il trouva son père si fort égayé par l’apparition de Rose et la disparition de la bonne effarée, qu’il se fit joyeux avec lui pour ne pas l’effrayer.

XXXVI

XXXVI

 

Marcelle faisait de son mieux, ainsi qu’elle l’avait promis. Souvent seule, après avoir mis le petit ménage en ordre, elle prenait un raccommodage, s’asseyait auprès d’une fenêtre et manœuvrait son aiguille avec la régularité d’une ouvrière consommée. Pendant ce temps, ses pensées s’en allaient à la maison de la rue de la Pompe, vers ce bon M. Bréault, toujours assis dans son fauteuil, qui avait l’air si doux, vers Rose, trônant au milieu de sa cuisine, éblouissante de propreté, vers Jules qui faisait sa dernière année de lycée, vers le chien noir, qui devait être vieux maintenant, et qui depuis longtemps avait renoncé à faire des trous dans le gazon, et vers Robert, si bon, si patient, si sérieux, Robert, qui portait à lui seul tout le fardeau de responsabilités de la famille, sans que personne l’aidât ou parût même remarquer que c’était lourd.

– Je l’aurais bien aidé, pensait Marcelle, j’aurais été une bonne garde-malade, et j’aurais fait la lecture à ce bon M. Bréault...

Son imagination l’entraînait alors vers la maison solitaire avec tant de douloureuse insistance, qu’elle renonçait à son ouvrage et s’appliquait à quelque problème, d’arithmétique. Son père lui donnait le soir des leçons variées : c’était un bon professeur à l’esprit clair, mais il manquait de patience, et ses démonstrations succinctes exigeaient de l’élève un triple déploiement d’attention.

L’arithmétique et même la géographie sont de puissants remèdes aux peines que causent une imagination trop vive et une sensibilité exagérée ; Marcelle en fit souvent l’expérience.

Elle avait accepté cette vie sans reproche, sans amertume. Elle se disait dans son cœur filial qu’avoir retrouvé un père, avoir un être à aimer, à servir, auquel se dévouer, un protecteur qui ne dépendait ni des hasards de la vie ni du caprice de son affection, un protecteur éternel, un père, enfin, c’était là un bonheur qui ne se pouvait acheter trop cher ! Elle l’avait payé de son heureuse insouciance, mais elle ne se plaignait pas.

Ce père rentrait à des heures irrégulières, entraîné le plus souvent à de longues promenades, à des courses intempestives, par les habitudes d’une vie solitaire et sans responsabilités. Après dîner, il sortait encore, étouffant dans l’étroit logis de la rue Bleue ; il marchait des heures entières, n’importe où, le chapeau à la main, la tête au vent, songeant à ses affaires, à ses devoirs, à sa fille, qui le préoccupait plus qu’il ne voulait se l’avouer.

Pendant ce temps, Marcelle, le cœur plein d’angoisse, seule dans l’appartement qui lui semblait si vaste, écoutait les moindres bruits ; l’oreille tendue jusqu’à la souffrance, elle percevait les plus légers bruissements du bois dans les cloisons, la toux d’un homme à l’étage inférieur, les pas qui montaient l’escalier... tout prenait pour elle des proportions énormes, et tout se réduisait dans cet esprit d’enfant, troublé déjà par tant de douleurs, à cette prière muette :

– Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé quelque malheur !

Marcelle savait comment les malheurs arrivent, comment l’être en apparence le mieux portant est frappé à mort au milieu de sa vie, comment on se trouve seule, perdue dans Paris. Elle tendait vers le ciel ses mains jointes avec force. – Ô mon Dieu ! pas ce malheur-là, je vous en conjure ! – Et elle recommençait à écouter, jusqu’à ce que la tête lui fît mal, jusqu’à ce que le trottinement d’une souris dans le grenier, grossi par sa souffrance, lui semblât un bruit immense, formidable, qui précédait un écroulement sans remède...

Elle restait ainsi, retenant sa respiration, espérant toujours que le bruit des pas bien connus retentirait enfin sur le pavé de la cour... La porte d’en bas retombait lourdement ; elle entendait marcher, mais non, ce n’était pas le père absent. Désolée, elle passait les mains sur ses yeux enfiévrés, elle écartait de son front les mèches folles de ses cheveux, puis reposait sa tête sur l’oreiller, et s’appliquait à résoudre mentalement un problème ou à se réciter sans faute la succession des rois de France... Vains efforts, l’angoisse la reprenait, et elle recommençait sa douloureuse attente, jusqu’au moment où le pas aimé frappait enfin le pavé de son rythme sec et nerveux. Il montait l’escalier, – la clef grinçait dans la serrure... Elle avait peur ! Si c’était un voleur ? À cette pensée, le cœur lui manquait, elle se sentait défaillir..., mais la petite toux sèche de Simon la rassurait aussitôt. Il entrait dans sa chambre, il dépliait un journal qui lui servait tous les soirs à s’endormir... Heureuse, reconnaissante, elle envoyait au ciel son Hosanna joyeux, et elle s’endormait, laissant sur l’oreiller la trace de ses larmes d’angoisse.

Au lendemain de ces terribles nuits, elle se montrait plus pâle, les yeux encore dilatés par les rêves douloureux, résultat de sa pénible veille ; ses mouvements moins vifs, sa voix moins argentine attiraient parfois l’attention de son père.

– Qu’as-tu ce matin ?

– Je n’ai pas bien dormi.

Simon la regardait un instant ; puis, comme après tout elle ne paraissait pas malade, il retournait à ses pensées pendant qu’elle reprenait la chaîne de ses occupations journalières.

À la longue pourtant, il finit par remarquer une coïncidence entre ses promenades nocturnes et les nuits d’insomnie de son enfant.

– Est-ce quand je reviens tard que tu dors mal ? lui demanda-t-il un jour brusquement. Je te réveille en rentrant, n’est-ce pas ?

– Non, papa, mais c’est que je ne peux pas dormir avant que vous soyez rentré, dit-elle innocemment. À la vue du nuage qui passa sur les yeux de Simon, elle se hâta d’ajouter : Oh ! mais, papa, cela ne fait rien du tout, vous savez, il ne faut pas y faire attention !

Pendant quinze jours, Monfort resta chez lui le soir : mais la passion du noctambulisme était plus forte que sa volonté. Après mille combats, se reprochant cruellement d’être un mauvais père, il sortit furtivement un soir, la croyant endormie, et dès lors reprit ses promenades nocturnes. Marcelle affecta le lendemain une trompeuse gaieté, et Simon déçu n’eut plus le moindre remords.

Elle maigrissait pourtant, cette fille longue et mince, qui avait toute la grâce d’une nymphe de Jean Goujon ; elle devenait transparente comme une lampe d’albâtre, et ses yeux agrandis de jour en jour prenaient une expression de plus en plus idéale, et bien faite pour effrayer une mère. Rose venait la voir une fois par mois environ, l’emmenait promener, avec la permission de Monfort, et la ramenait au bout d’une heure. Après ces visites, Marcelle un instant ranimée redevenait plus pâle et plus lente ; loin de lui faire du bien, ces courtes apparitions, qui lui rappelaient le passé, étaient pour elle le plus sûr des poisons.

Rose, un jour, en toucha un mot à Monfort.

– Monsieur pensera ce qu’il voudra, dit-elle ; pour ma part, je vois là une enfant qui se meurt de chagrin. Ce n’est pas le tout d’être un père, on ne peut pas tout remplacer à soi tout seul... Enfin, monsieur est le maître, mais je serais bien étonnée si mademoiselle arrive jamais à voir ses seize ans ; pour moi, je ne lui donne pas un an à vivre.

Elle s’en alla là-dessus, ne se souciant pas d’écouter les réflexions que ce discours ne pouvait manquer d’inspirer à Simon.

– Vieille sotte ! dit-il au moment où la porte se refermait ; vieil oiseau de mauvais augure ! Marcelle malade ! Ah ! bien, oui !

Il éclata de rire, mais son rire sans écho lui parût sonner faux. Il se leva de son fauteuil et ouvrit la porte qui séparait sa chambre de celle de sa fille.

– Marcelle, lui dit-il sans préambule, est-ce vrai que tu es malade ?

– Moi ? dit-elle en tournant vers lui son visage blanc, que la promenade avait marbré de rose par taches irrégulières. Je suis un peu paresseuse, mais je ne suis pas malade.

– Paresseuse ? répéta le père qui la voyait travailler comme de coutume.

– Oui, quand j’ai rangé ou travaillé, j’ai des envies de dormir qui me prennent tout à coup ; c’est peut-être parce que je ne fais pas assez d’exercice. Et puis, j’ai parfois mal ici, ajouta-t-elle en posant la main sur son cœur, mais je suppose que c’est parce que je grandis.

Elle sourit, et le sourire angélique évoqua soudain devant Simon l’image de sa femme.

– Mal, là ? dit-il en indiquant le cœur.

– Oui, parfois ; on dirait que les battements s’arrêtent, et alors ça me fait bien mal ; mais ce n’est pas grand-chose, et je puis très bien le supporter. C’est peut-être cela qui me rend paresseuse, aussi.

Simon murmura un banal : « Ce ne sera rien », et rentra dans sa chambre.

Que de fois, – il y avait bien longtemps de cela, sa femme lui avait dit : j’ai mal là, – en appuyant sa main transparente sur son cœur malade ! Il avait haussé les épaules et lui avait répondu que toutes les femmes sont douillettes. Quand elle s’était plainte d’être lasse, il lui avait répondu qu’elle était paresseuse... Le jour... le dernier jour, quand elle demandait en grâce cette nuit de repos, cette nuit suprême, qui devait être pour elle celle du tombeau, que lui avait-il répondu ? Il frissonna de la tête aux pieds en se rappelant ce qu’aujourd’hui, mieux éclairé, il nommait sa stupide cruauté.

– Et voilà que Marcelle lui ressemble ! pensa-t-il, et voilà que je suis en train de recommencer avec la fille ce que j’ai fait avec la mère ! Brute égoïste, qui ne sais penser qu’à toi, tu n’étais pas fait pour la famille !

Il mit sa tête dans ses mains, et resta abîmé dans ses réflexions. Au plus profond de sa tourmente intérieure, il sentit une douce main se poser sur son épaule.

– Papa, dit Marcelle, j’espère que vous n’êtes pas triste ?

Il tira ses mains et plongea ses yeux assombris dans les yeux clairs qui venaient à lui, avec une expression de tendre inquiétude.

– Il ne faudrait pas être triste, papa, reprit la voix harmonieuse, et surtout pas à cause de moi. Je suis sûre que Rose vous a dit quelque bêtise, mais vous savez, papa, qu’il ne faut pas y faire attention ; elle dit des choses sans y penser, et il ne faut pas les prendre au sérieux. Je suis très heureuse avec vous, papa, je vous assure.

– Elle t’a donc dit, fit Simon avec effort, que tu n’étais pas heureuse avec moi ?

– Non, papa, elle ne me l’a jamais dit, répondit la jeune fille avec l’accent d’une irrécusable sincérité ; nous ne parlons jamais de cela ; mais je vois qu’elle le pense. C’est un tort, je suis très heureuse avec vous, papa. C’est si bon de vous avoir retrouvé après tant d’années !

La voix argentine s’était mouillée de larmes, mais les yeux, devenus un instant plus brillants, continuaient à sourire.

– Voilà dix-huit mois que nous sommes seuls, papa, reprit Marcelle ; j’aurai bientôt quinze ans, et jamais je n’ai si bien senti le bonheur de vous avoir retrouvé. Et puis, vous avez été très bon pour moi, quoique je vous donne beaucoup de mal...

Sa voix, s’était lassée et un peu affaiblie, le sourire avait disparu, tout l’être faible et charmant de la jeune fille s’affaissait sous le poids d’une irrésistible mélancolie. Simon se leva et la prit tout à coup dans ses bras.

– Dis-moi que tu m’aimes, fit-il en la regardant de toute son âme ; dis-moi que tu es heureuse, c’est un pieux mensonge qui ne te sera point compté à crime.

– Oh ! papa ! je vous aime ! s’écria Marcelle, le visage couvert de rougeur.

– Oui, cela, c’est vrai ; mais que tu sois heureuse, c’est autre chose ! Un vieux grinchu, maussade comme moi, n’est point la société qu’il te faut. J’ai été égoïste... je croyais bien faire ; c’est mon excuse, mais aie encore un peu de patience, ma chérie, et je te ferai une existence telle que tu la mérites.

– Vous n’allez pas me quitter ? fit Marcelle, prise d’un véritable effroi.

– Non... sois tranquille, j’arrangerai tout de façon à te contenter. Aime-moi seulement comme tu l’as fait jusqu’ici, et je te promets de le mieux mériter.

Elle fondit en larmes ; la pensée qu’elle pouvait avoir laissé deviner à Rose ou à son père ce qu’elle souffrait intérieurement, la tourmentait comme un remords. Il parvint à la calmer avec de douces paroles, et le soir, elle était aussi tranquille, mais plus joyeuse qu’elle ne l’avait été depuis bien longtemps.

XXXVII

XXXVII

 

– Docteur, dit Monfort après un instant d’hésitation, pendant lequel le vieux praticien l’avait observé sans l’encourager, ma femme est morte d’une maladie de cœur ; je voudrais savoir si ces maladies-là sont héréditaires.

– Quelquefois, répondit le médecin.

Simon resta pensif. Ce qu’il avait à dire lui coûtait plus que le plus grand sacrifice. Enfin, il parla.

– Marcelle a des palpitations, des étouffements ; elle dit que son cœur cesse parfois de battre, et cela lui fait mal.

– Ce n’est pas surprenant, dit le docteur sans se montrer ému.

Monfort le regarda d’un air irrité.

– Cela vous est égal ? dit-il, alors ce n’est pas grave ?

– Cela peut devenir grave, et cela ne m’est pas égal, répondit le médecin, mais le remède n’est pas en mon pouvoir.

– Que faut-il donc ? demanda le père en baissant les yeux comme un coupable.

– De l’air, de l’exercice, des soins, une vie heureuse, pas de larmes, jamais ; c’est le plus sûr des poisons...

Monfort regarda le parquet et ne dit rien. Au bout d’un moment, il regarda le docteur, et dans ses yeux troublés celui-ci vit des larmes.

– Je l’ai rendue malheureuse, reprit le père désolé ; je lui ai enlevé Rose, – cette femme est insupportable, – mais ma fille l’aimait : je l’ai privée d’air, d’exercice, de distractions... je suis incapable d’élever une jeune fille... dites-moi, monsieur, que faut-il que je fasse ? Est-il encore temps d’empêcher mon enfant de mourir ?

Il parlait vite, et ne voulait pas essuyer ses larmes, de peur d’attirer l’attention du docteur sur son visage décomposé ; mais le vieillard savait voir sans regarder. Il lui répondit d’un ton encourageant, presque joyeux :

– Mourir ? Nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! Marcelle vivra cent ans, j’espère ! Elle a certainement hérité d’une disposition aux maladies de cœur, mais à son âge cela se guérit, et je ne crois pas possible qu’elle soit sérieusement atteinte. Il faudra me l’amener.

– Oui, docteur, dit Simon, du même ton désolé ; mais je sais bien ce qui la guérira, ce sera de ne plus vivre avec moi...

– Quelle idée ! s’écria le docteur. Si vous repreniez Rose, seulement...

– Jamais de la vie ! gronda l’irascible Monfort ; cette femme et moi, voyez-vous, monsieur, nous nous entre-tuerons un jour ou l’autre.

La pensée de voir Rose tuer quelqu’un plongea le vieux médecin dans une douce hilarité, que Simon ne put s’empêcher de partager, mais en affirmant pourtant l’incapacité qu’il se reconnaissait de vivre avec la vieille servante sans sortir des gonds dix fois par jour.

– C’est la perfection, conclut-il, soit, j’en conviens ! mais il résulte de notre épreuve que je ne suis pas fait pour vivre sous le même toit que la perfection, voilà tout !

Le docteur réfléchissait, et Monfort le regardait d’un air anxieux.

– Je suis trop vieux, dit enfin le brave homme, j’ai aussi mes habitudes, et ma bonne est encore plus maniaque que cette pauvre Rose ; mais que diriez-vous des Bréault ?

– Les Bréault ? Pourquoi faire ? dit Simon en se hérissant.

– Avant que je vous réponde, dites-moi quels sont vos plans relativement à Marcelle.

– Je n’ai pas de plans, fit Simon sans se radoucir. Je ferai pour le mieux. J’avais songé à la mettre en pension, peut-être...

– Fort bien, dit le docteur en approuvant de la tête ; une pension à Passy, n’est-ce pas ? Il n’en manque pas, par ici : nous n’aurons que l’embarras du choix. Et vous, que ferez-vous ?

– J’ai presque envie de quitter Paris, répondit Simon en hésitant ; si je mets Marcelle en pension, je ne serai plus assez riche pour épargner... sa dot est peu de chose, j’aurais bien aimé à l’arrondir... d’ailleurs, elle n’a guère besoin de moi ; absent, je ne lui manquerai pas beaucoup...

– Si vous voulez la rendre très malade, vous n’avez qu’à lui répéter cela ! fit le docteur d’un ton sévère. Pensez-vous que votre fille ne vous aime pas ? Croyez-vous donc qu’elle eût pu vivre si longtemps près de vous, privée de ce qu’elle avait aimé, si elle n’avait pas trouvé en vous une compensation à tout ce qui lui manquait à la fois ?

– Vous croyez ? fit le père ému et charmé.

– Vous le savez bien vous-même ! Ce cœur tendre souffrira de votre départ, c’est assez, sans lui infliger le chagrin d’une injustice telle que vous venez de la proférer !

– Si je restais ? fit Simon ébranlé.

– Il faudrait alors consentir à vivre moins isolé, à vous mêler à la vie commune, fréquenter les maisons amies, admettre chez vous des visiteurs, choisir à votre fille des amies...

– Je ne pourrai jamais ! soupira Monfort avec découragement. Je suis une espèce de sauvage, moi, je ne suis pas fait pour cette vie-là... Il vaut mieux que je m’en aille... Pourvu qu’elle me regrette un peu !...

– Il ne faut pas vous en aller, fit le docteur en étendant affectueusement la main vers le bras de Simon ; mettez-la simplement en pension...

– Et moi ? que deviendrai-je ? s’écria le pauvre père en se levant : moi qui me suis habitué à elle, à sa gentillesse, à sa bonté, je resterais seul dans ma tanière, où elle viendrait me voir le dimanche, n’est-ce pas ? Non, monsieur, si je me sépare de ma fille, ce sera pour me distraire par un travail acharné, pour me consoler par la pensée que ce travail est pour elle... Mais je reviendrai, je reviendrai la voir de temps en temps pour l’empêcher de m’oublier... pour qu’elle m’aime encore...

Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et se détourna. Le docteur respecta son émotion ; mais quand Monfort revint vers lui, il lui serra fortement la main.

– Vous êtes un digne homme, lui dit-il, et un bon père. Laissez passer un peu de temps, et je suis sûr que vous vous arrangerez très bien avec Marcelle... un an ou deux suffiraient.

– Ah ! je le souhaite ! soupira Monfort du fond de son cœur.

XXXVIII

XXXVIII

 

Marcelle entra en pension, non sans larmes amères, car elle s’était mise à aimer son père avec cette passion profonde qu’elle apportait dans toutes ses affections. Monfort, pour la décider, avait prétexté la nécessité d’un voyage qui pouvait se prolonger... La jeune fille avait obéi, car elle obéissait toujours, sa nature étant faite à la fois d’énergie et de soumission ; mais son obéissance lui avait coûté bien des pleurs.

Au bout de quelques semaines, Simon, qui venait la voir tous les jeudis, qui la promenait tous les dimanches, annonça une absence assez longue et permit à sa fille de passer les jours de sortie en compagnie de Rose. Dans le premier moment, Marcelle n’y prit point garde, ce n’est que par la réflexion qu’elle remarqua la grande concession faite par son père. En effet, Rose l’emmenait chez les Bréault où elle retrouvait ses anciens amis, et de plus une sœur de M. Bréault, venue à la requête de Robert pour tenir compagnie au vieillard, et que Rose avait prise en singulière affection.

– C’est tout le portrait de mademoiselle Hermine ! disait-elle avec emphase.

Marcelle fut bien surprise de voir une figure longue, des cheveux plats, une personne maigre, et se demanda quelle ressemblance la bonne fille avait pu trouver entre cette vieille demoiselle toute tirée en longueur, et la figure rondelette, presque enfantine de la défunte amie. Mais elle s’aperçut bientôt que la ressemblance morale avait trompé Rose sur les apparences. Mademoiselle Julie n’était point romanesque, et son esprit positif ne se nourrissait pas de chimères ; mais pour la douceur, le liant et l’agrément du caractère, elle avait, en effet, plus d’un point de contact avec mademoiselle de Beaurenom.

– C’est un agneau ! disait Rose.

– Est-ce vrai, tante Julie, que vous êtes un agneau ? disait Jules, dont elle était la marraine, et qui, grâce à ce privilège, la taquinait parfois, jusqu’à lui faire perdre patience.

– Prends garde ! répondait-elle, on prétend que les moutons enragés sont fort dangereux.

Ces innocentes escarmouches faisaient sourire M. Bréault, qui avait retrouvé ainsi l’ombre de ce bien-être apporté jadis par la présence d’une femme dans sa maison. Robert avait plus de temps pour ses travaux. Jules, malgré l’intempérance de sa langue, était mieux tenu, et reprenait déjà peu à peu les bonnes manières d’un jeune homme guidé par une main maternelle.

C’est dans cet intérieur renouvelé que Marcelle fut introduite par sa vieille amie Rose. Un peu effrayée d’abord par des visages nouveaux, elle s’accoutuma bientôt à mademoiselle Julie, et sut se rendre utile à tout le monde, si bien que le dimanche était désormais moins attendu pour lui-même que pour la visite de la jeune fille.

Monfort n’était pas revenu ; il travaillait là-bas de l’autre côté de l’Océan et gagnait des sommes fabuleuses, écrivait-il. Les lettres étaient joyeuses, car il sentait que son travail serait un jour récompensé par quelque chose de mieux que l’argent, – par le bonheur de son enfant chérie.

Loin d’elle, il avait appris à se modifier pour elle ; il veillait sur son caractère, et ceux de ses subordonnés qui l’avaient connu jadis, lors de son premier séjour, étaient tout étonnés de voir son humeur adoucie, ses paroles moins dures, tout son être, aussi énergique et courageux que jamais, plus indulgent, plus généreux, plus patient... ils ne savaient pas qu’à chaque victoire sur lui-même, leur chef envoyait à sa fille absente un remerciement et une bénédiction.

« – C’est assez que j’aie laissé mourir la mère ; il faut que l’enfant soit heureuse » : telle était désormais la devise de ce rude travailleur, qui sut livrer une fois de plus, et gagner la grande bataille de la vie, tout étonné de se sentir plus disposé à la lutte que lorsqu’il était plus jeune et plus ardent... C’est qu’alors il ne travaillait que pour lui-même, tandis qu’aujourd’hui il travaillait pour sa fille, cent fois plus chère que sa propre existence.

Les mois passèrent, puis des années ; Marcelle venait d’accomplir ses dix-sept ans, et le docteur avait écrit à cette occasion une longue lettre à Monfort, l’avertissant de la nécessité prochaine de retirer la jeune fille de sa pension, lorsqu’un incident imprévu bouleversa la maison de la rue de la Pompe.

Un soir d’hiver, en prenant du linge dans une armoire, mademoiselle Julie fit un mouvement si malheureux qu’elle tomba et se fractura l’avant-bras. Sa blessure était en soi sans importance, mais qu’allaient devenir ces précieuses clefs toujours tintantes et sonnantes aux mains de mademoiselle Julie ? Rose était là sans doute, mais Rose n’avait plus ses jambes de quinze ans...

Mademoiselle Julie remettait volontiers ses clefs sonnantes à Marcelle, qu’elle nommait son petit aide de camp ; elle suivait des yeux cette forme agile qui allait et venait dans l’escalier, dans les corridors, avec la grâce d’un oiseau qui vole plus qu’il ne marche au ras de terre. Bientôt les jours de congé de Marcelle furent attendus comme les véritables points de séparation des semaines et des mois.

– Que serait la maison si nous ne l’avions pas ? dit un jour M. Bréault en la regardant.

C’était un joli matin de juin ; penchée sur les rosiers nains du parterre, Marcelle redressait les jeunes roses, courbées par un arrosage trop copieux, coupait les fleurs fanées et donnait à ce petit coin de terre l’air heureux des enfants bien soignés.

Mademoiselle Julie soupira profondément. Les deux neveux étaient partis la veille pour un voyage assez long. Jules savait maintenant se suffire à lui-même ; il gagnait une assez jolie somme et le père pouvait désormais penser sans amertume à s’en aller de ce monde. Mais à mesure que son esprit se calmait, il prenait un intérêt plus vif à la jeune fille qui apparaissait de temps à autre dans son logis. C’est avec un grand regret qu’il la voyait retourner au pensionnat après les jours de sortie ; il aurait voulu la garder toujours, comme une fleur, comme un rayon de lumière.

Un soir, huit jours environ après le départ des jeunes gens, Rose effarée se présenta à la pension de Marcelle. L’heure était indue, ce jour n’était point une fête ; elle obtint pourtant, non sans peine, d’emmener la jeune fille, et dans la voiture qui les conduisait rue de la Pompe, elle lui expliqua ses terreurs.

M. Bréault venait d’avoir une seconde attaque ; mademoiselle Julie avait perdu la tête, ce qui n’était pas extraordinaire, ajouta Rose, car elle n’avait jamais dû être organisée pour faire face à de tels événements : il fallait veiller et soigner le malade, et le docteur avait ordonné d’aller chercher Marcelle.

– Aucune garde-malade ne vaut celle-là, avait-il dit.

La jeune fille s’installa sur-le-champ près de M. Bréault. Celui-ci, en rouvrant les yeux à la lumière de l’intelligence, sourit au joli visage penché sur lui. – Ma fille, dit-il.

Marcelle rougit et détourna ses yeux voilés par une larme discrète. Certes, elle l’aimait comme un père, ce vieillard doux et tranquille qui n’avait jamais eu pour elle que de bonnes paroles ; mais l’autre, le vrai père qui était là-bas, de l’autre côté de l’eau, qui travaillait pour elle après avoir souffert pour elle... devait-elle l’oublier ?

Son cœur lui répondit bientôt qu’elle pouvait concilier les deux tendresses sans faire de tort à personne. D’ailleurs, pour le moment, le plus pressé était de disputer au mal celui que ses enfants ne pouvaient soigner. Les télégrammes couraient après Jules et Hubert sans les rejoindre, et revenaient, renvoyés par des hôteliers compatissants.

Enfin un soir du commencement de juillet, dans la demi-lueur du soleil couché qui remplissait encore le ciel, les deux frères rentrèrent à la maison paternelle pleins d’inquiétude, le cœur serré...

Dans la salle à manger, tranquille, M. Bréault, installé dans son fauteuil près de la fenêtre, les yeux à demi clos, écoutait la lecture que lui faisait Marcelle. La jeune fille se penchait de plus en plus sur le livre, cherchant à déchiffrer les caractères qui se confondaient sur la page indistincte ; sa voix hésitante proféra encore quelques mots.

– Je n’y vois plus, dit-elle en déposant le livre, je vais demander de la lumière.

Elle se leva et tressaillit à la vue des deux ombres noires qui occupaient le fond de la salle à manger.

– Chère Marcelle, chère sœur, dit doucement Jules en lui saisissant la main, vous nous avez conservé notre père.

Robert ne dit rien ; il avait pris l’autre main ; entre eux deux, la jeune fille resta confuse et troublée, puis se dégageant sans effort, elle se tourna vers le convalescent.

– Monsieur Bréault, dit-elle de sa voix mélodieuse, vos enfants sont revenus.

– Quel bonheur ! fit le père en cherchant des yeux dans l’obscurité croissante.

Marcelle disparut. Quand elle revint l’instant d’après avec une lampe, les deux fils, assis près de leur père, lui parlaient avec tendresse, avec respect, avec une sorte de crainte d’émouvoir trop vivement l’intelligence peut-être ébranlée par ce nouveau coup. Elle les regarda un instant, leur sourit, joignit légèrement le bout de ses doigts devant elle et les laissa retomber sur sa robe ; puis, sans cesser de sourire, elle regagna sa chambre, une petite chambre tout en haut, contiguë à celle de Rose.

Elle ferma la porte et se tint devant la croisée, qui recevait les dernières clartés du jour mourant.

– Eh bien ! se dit-elle, je ne suis pas contente ? Ils sont revenus, leur père est sauvé, ils sont heureux et moi je pleure ! Quelle âme singulièrement mauvaise ai-je donc pour que le bonheur d’autrui me bouleverse ainsi ?

Elle pressa plus fort ses mains l’une contre l’autre, sans pouvoir étreindre sa pensée douloureuse et la réduire au silence.

– Je n’ai rien à moi, pensa Marcelle, et voilà pourquoi je souffre ! Je n’ai jamais eu de véritable asile qu’une fois, c’était chez mon père ; – et je n’ai pas su m’y trouver heureuse. Je l’ai affligé, ce pauvre père ; il est parti parce qu’il était malheureux aussi. – Ingrate enfant que j’étais ! Y a-t-il quelque chose au monde qui vaille l’amour de nos parents ?

Elle pleurait silencieusement ; les larmes rapides roulaient sur ses mains. Elle ne parvenait pas, même en s’accablant de reproches, à apaiser son cœur mécontent.

– Que c’est vilain d’être jalouse ! se dit la jeune fille ; ces pauvres jeunes gens ont failli perdre leur père, et moi, le mien se porte bien ; il est vrai qu’il est loin, mais au moins il est assuré d’une longue vie...

Elle alluma une bougie, s’assit devant son petit buvard et écrivit sans reprendre haleine :

« Cher père, revenez en France, venez vivre auprès de moi ; j’ai été ingrate autrefois, mais maintenant je ne puis vivre sans vous ; et puis, j’ai dix-sept ans, je voudrais sortir de pension... je ne vous ferai pas de chagrin, revenez, je vous en supplie. »

Elle cacheta sa lettre et la mit dans sa poche. Comme elle allait descendre, après avoir soufflé sa bougie, on frappa à sa porte. Elle ouvrit.

– Marcelle, dit une voix dans l’obscurité, vous nous manquez, venez avec nous.

Elle suivit Jules sans mot dire ; son cœur était trop plein pour s’épancher en paroles.

Robert était resté près de son père, et quand les jeunes gens entrèrent, il détourna ses yeux, qu’un instant après il reporta sur eux. Marcelle était pâle, et la trace de ses larmes était encore visible sur ses joues. Jules avait l’air joyeux, il babillait comme aux plus beaux jours du collège, tant il se sentait heureux d’être revenu, de trouver au retour une maison si agréable, au lieu des scènes douloureuses qu’il s’attendait à rencontrer. Robert ne dit presque rien ce soir-là.

XXXIX

XXXIX

 

– C’est ma fille, répéta M. Bréault le lendemain, au moment où Marcelle disparaissait dans le jardin, suivie de Rose, pour aller au marché.

– Nous n’en sommes pas jaloux, mon père, fit Jules en s’approchant du fauteuil. M. Bréault ne se levait plus qu’avec une extrême difficulté, et passait ses journées assis. Robert garda le silence.

– Mon père, dit Jules après un instant de méditation, est-ce vrai que Marcelle s’en va ?

– Je ne sais pas, répondit l’infirme en le regardant d’un air inquiet. Est-ce qu’elle veut s’en aller ?

– C’est ma tante Julie qui m’a dit cela tantôt, reprit Jules et je ne saisis pas...

Mademoiselle Julie leva les yeux et arrêta son tricot.

– Elle ne peut pas continuer à vivre dans une maison où il y a deux jeunes gens, mon cher enfant ! dit-elle, avec une nuance d’embarras. Elle l’a si bien compris qu’elle m’a priée de la faire reconduire à la pension dans le courant de l’après-midi.

– Je ne veux pas ! dit M. Bréault en s’agitant. Je veux qu’elle reste. Robert, dis-lui de rester.

Robert resta muet. Son père cherchait à lire sur son visage, mais l’intelligence affaiblie du vieillard ne lui permettait pas de deviner les pensées de son fils.

– Parle donc ! fit-il avec impatience.

– Je pense, mon père, dit le jeune homme, que Marcelle a raison.

M. Bréault haussa les épaules : rien ne pourrait lui prouver que la jeune fille eût raison de vouloir s’en aller ; il ne fallait pas essayer de le lui dire. Mademoiselle Julie l’entreprit pourtant, et avec une succession de phrases si longues, si filandreuses, que Robert s’esquiva jugeant qu’il y en avait pour jusqu’au déjeuner ; Jules le rejoignit aussitôt dans leur chambre.

– Mon frère, dit le jeune homme, c’est vraiment dommage que Marcelle s’en aille : c’est une si bonne enfant, et nous serions si heureux avec elle... Elle fait tout ce que tu lui dis... elle t’obéit aveuglément en tout ; dis-lui de rester, dis-lui de ne pas affliger notre père et nous-mêmes...

Robert ne répondit pas. Jules continua :

– Ou bien, est-ce que je me serais trompé ? tu l’aurais prise en grippe ? Dis, Robert, cela ne se peut pas ?

Robert sourit et secoua la tête.

– Non, je ne l’ai pas prise en grippe, dit-il.

– Eh bien, alors ?...

Tout à coup Jules se pencha vers son frère, examina attentivement son visage, et lui saisit les deux mains avec un geste de joie et de surprise.

– Mon frère, s’écria-t-il, mon frère ? C’est vrai ? Robert n’avait pas eu le temps de répondre, ni même de se faire une contenance, que Jules était dans la salle à manger, où sa tante continuait sa démonstration, dont le seul résultat était de faire prendre au patient une figure de plus en plus piteuse.

– Mon père, dit-il d’un ton délibéré, vous tenez beaucoup à garder Marcelle auprès de vous ?

– Oui, oui, oui ! dit énergiquement le vieillard, qui commençait à se montrer nerveux.

– Eh bien ! rien n’est plus aisé, continua le jeune diplomate ; suivez bien mon raisonnement, et vous aussi, tante Julie...

Il entama un fort beau discours, plus éloquent que prolongé, et dont le résultat ne se fit pas attendre.

Cinq minutes après, Robert apparut à son tour, le visage défait, l’air fatigué de la vie, et regarda tout stupéfait les trois conspirateurs qui paraissaient aussi enchantés de leur sort qu’il l’était peu du sien.

– Robert, lui dit son père en le regardant d’un air suppliant, je t’en prie, épouse Marcelle !

Le jeune homme chancela comme s’il avait reçu un coup dans la poitrine, et regarda tour à tour son père et sa tante, qui attendaient anxieusement sa réponse, et Jules qui levait le nez en l’air avec toutes les apparences d’un triomphateur.

– Est-ce qu’elle voudra ? dit Robert, comme dans un rêve.

– Veux-tu, toi ? fit abruptement maître Jules, qui, paraît-il, aimait les situations nettes.

– Ah ! certes ! dit Robert, encore mal éveillé. Mais elle ?

– Demande-le-lui, suggéra Jules. Tiens, la voici qui rentre précisément.

Elle s’avançait, en effet, dans le jardin, légèrement ployée sous le poids du panier assez lourd qu’elle n’avait pas voulu laisser porter à Rose, déjà chargée.

– Marcelle ! cria l’espiègle garçon.

Elle le regarda et s’approcha de la fenêtre où il se tenait.

– Voulez-vous épouser mon frère ? dit-il avant que personne eût pu l’en empêcher.

Une brassée de légumes frais, navets, carottes, petits oignons, choux-fleurs, roula sur le gravier et s’éparpilla dans toutes les directions. Les six yeux restés dans la salle à manger interrogèrent les mains de la jeune fille, mais ce n’est pas elle qui avait lâché son panier, c’était Rose.

– Bonté du ciel ! s’écria celle-ci, s’il est permis de prendre les gens comme ça par surprise.

– Remarquez bien, Rose, repartit Jules, que ce n’est pas vous qu’on demande en mariage : si tel était le cas, je présume que, non seulement vos légumes, mais vous-même vous auriez mesuré le carreau.

– Moi, gronda Rose, qu’est-ce que ça pourrait faire ? Mais mademoiselle...

Elle se mit néanmoins à la recherche des légumes fugitifs, qui s’étaient dissimulés de toutes parts ; Marcelle, droite devant la fenêtre, avait croisé ses mains sur son panier posé sur le rebord, et, dans cette attitude de ménagère expérimentée, elle restait les yeux baissés, les joues roses, l’âme bouleversée par un grand tourbillon d’idées nouvelles... Nouvelles ? Non ! déjà anciennes, elle le sentait bien maintenant. Ce n’étaient pas des idées nouvelles que celles qui lui enfonçaient dans le cœur cet aiguillon doux et amer.

– Eh bien ! Marcelle, vous ne répondez pas ? demanda Jules, presque inquiet de ce silence. Voulez-vous ou non épouser mon frère ?

– Je ne sais pas ! fit la jeune fille en levant sur lui ses yeux troublés. Est-ce qu’il voudrait ?

Un grand éclat de rire répondit à cette question apparemment saugrenue, et Jules, sautant par la fenêtre, entraîna dans la maison – mais pas par la porte cependant, – Marcelle, qui ne comprenait plus rien. Tante Julie retira délicatement le panier, qui, privé d’appui, courait de grands dangers, et le posa sur la table, au moment où les deux jeunes gens faisaient leur apparition.

– Eh bien ! veut-elle ? demanda M. Bréault, un peu ahuri de toutes ces folies. Robert attendait toujours très pâle, et ne disait rien.

– Oui, dit Marcelle, mais si bas que c’était un souffle.

Robert respira largement et lui tendit les deux mains.

– Ah ! ma petite élève ! dit-il, vous avez un singulier professeur.

– Un bon maître ! dit Marcelle, et qui restera mon maître, je l’espère.

Tout le monde s’embrassait ; tout à coup, la jeune fille se dégagea des bras de mademoiselle Julie.

– Et mon père ? fit-elle, s’il allait ne pas vouloir.

On se regarda consternés. Simon n’était pas en effet un de ces êtres commodes sur lesquels on peut compter. Il était très capable de refuser, par boutade ou pour tout autre motif.

– J’ai mon idée, fit Jules ; ça m’en fera deux pour aujourd’hui, et ce n’est pas déjà si mal, car il y a des gens qui n’en ont qu’une fois par semaine, et encore pas toutes les semaines ! Je connais M. Simon, il faut le prendre par surprise. Vous verrez !

– Je lui écrirai, dit Marcelle en hésitant : vous aussi, vous devriez lui écrire...

– Tous ? fit Jules en pouffant de rire, une lettre collective, une vraie circulaire de famille ? Après tout, ça ne peut pas faire de mal ! Mais j’ai mon idée tout de même.

– Marcelle ne va pas rester à la pension ? dit tout à coup M. Bréault, dont l’esprit vacillant s’accrochait avec une ténacité singulière aux choses qu’il avait à cœur.

– Mais si, jusqu’à nouvel ordre, fit la tante Julie, d’un air extrêmement digne.

– Comment, maintenant ?

– À plus forte raison ! Comment voulez-vous qu’une jeune fille...

Elle recommença pour lui le discours qu’elle avait déjà débité à son père, et cela aurait pu durer fort longtemps, si Jules n’avait joint les mains dès la seconde phrase, et ne s’était précipité à ses genoux en s’écriant :

– Au nom de toutes les vertus, de tous les devoirs, de tout ce que vous voudrez, ne la faites pas partir aujourd’hui, ma tante chérie ! Demain, mais pas aujourd’hui !

C’était contraire à tous les principes, mais tante Julie n’avait jamais su affliger personne. Quand le sursis fut obtenu, Jules se précipita sur son chapeau.

– Où vas-tu ? demanda Julie.

Il agita les bras d’un air de télégraphe aérien, mit son doigt sur sa bouche en signe de mystère et se sauva en courant, comme s’il avait peur de laisser échapper son secret.

– Où va-t-il ? demanda Rose, apparaissant soudain sur le seuil.

Mademoiselle Julie fit un geste désespéré, mais la brave servante ne la regardait déjà plus. Ses yeux s’étaient reportés sur le jeune couple, qui se tenait debout dans l’embrasure de la fenêtre. Marcelle était appuyée d’une main sur le rebord, et Robert, près du fauteuil de son père, la regardait avec tant de tendresse et de paisible joie, que leur vue était un repos pour le cœur.

– Eh bien ! dit Rose, que fait-on ici ? Se marie-t-on ou ne se marie-t-on pas ?

– On se marie, dit M. Bréault avec une ombre de son ancienne vivacité, et j’espère, Rose, que vous ferez un beau dîner de noces.

– Un dîner de noces ? Monsieur n’y songe pas ! Ces choses-là se font au restaurant, répondit Rose avec un admirable dédain. Est-ce que monsieur a jamais vu des invités à une noce se rendre compte de ce qu’ils mangeaient ? Les invités, ce sont des gens incapables de discernement ? Vous pouvez bien faire comme les autres, et aller au Palais-Royal ! Il n’y manque pas de restaurants.

Elle haussa les épaules ; puis, revenant à des sentiments plus doux, elle demanda à Robert :

– Et à quand cette noce ?

– Nous n’en savons rien encore, ma bonne Rose, répondit le jeune homme en souriant ; il faut attendre que le père de Marcelle ait donné son consentement.

– M. Monfort ? repartit Rose avec feu, je voudrais bien voir qu’il le fît attendre !

– Et s’il allait le refuser ? suggéra Marcelle, dont l’aimable visage pâlit tout à coup.

Rose leva sa main droite à la hauteur de son œil, ce qui chez elle était l’indice d’une forte indignation.

– Refuser ? C’est pour le coup que je lui dirais ma façon de penser ! Il ne sait pas encore de quel bois je me chauffe, mais...

– Rose ! fit Marcelle d’un ton suppliant, c’est mon père, et il m’aime.

– Je ne dis pas le contraire, dit la cuisinière soudainement radoucie, mais ce serait une drôle de manière de vous aimer que de vous empêcher d’être heureuse à votre idée.

Mademoiselle Julie frémit intérieurement à l’idée d’une collision éventuelle entre Monfort et la terrible servante mais elle n’en témoigna rien. C’était déjà trop que Marcelle eût vu ternir sa nouvelle joie de fiancée par de si affreuses appréhensions.

Jules revint au moment où, lassés de l’attendre, on allait se mettre à table sans lui.

– Est-ce que vous allez vous mettre à vous déranger tous les jours comme ça ? gronda Rose encore toute hérissée de la dispute imaginaire qu’elle venait de livrer à Simon Monfort dans le secret de sa cuisine.

– Non, ma bonne Rose, c’est une exception, répondit Jules avec une douceur inaccoutumée.

D’ordinaire, leurs querelles, bientôt apaisées, éveillaient tous les échos de la maison, et se terminaient par des éclats de rire retentissants. Tout le monde s’entre-regarda, puis regarda le jeune homme ; mais il était impassible, et sut garder les avantages de sa mystérieuse situation.

Quand la nappe fut enlevée, toutes les têtes de la famille se penchèrent sur le tapis de la table, absorbées dans la confection d’une épître attendrissante faite pour vaincre toutes les résistances de Monfort, même les plus inattendues, même celles que personne ne pouvait soupçonner. La tante Julie tenait la plume, – heureusement c’était le bras gauche qu’elle s’était fracturé, et d’ailleurs elle ne souffrait plus que d’une légère roideur, – et sous son inspiration, les phrases éloquentes couraient sur le papier les unes après les autres, avec tant de rapidité et d’abondance qu’une demi-douzaine de feuilles en furent bientôt couvertes.

– Jamais il ne lira tout ça ! fit Jules d’un air narquois ; je me permettrai de vous faire observer, ô ma tante respectée, que si nous commençons par l’ennuyer, il nous enverra immédiatement au diable, sans lire jusqu’au bout, et comme votre exorde est infiniment plus long que votre péroraison...

– Jules ! fit tante Julie d’un air sévère ; mais son neveu n’était pas d’humeur à se laisser intimider, car il lui fit une grimace aussi respectueuse que tendre et cependant irrésistible. Tout le monde éclata de rire.

– Écris toi-même, dit majestueusement la tante, en essayant de reprendre son sérieux, et distingue-toi, puisque tu sais si bien critiquer autrui.

– Moi ? fit Jules d’un air innocent, je suis pour les périodes brèves, pour les phrases concises... Je ne saurai jamais. Essayons, cependant.

On se remit au travail, et un peu avant cinq heures, la lettre partit, accompagnée des vœux de toute la famille et des soupirs de Marcelle, qui voulait se contraindre à ne pas espérer et dont le cœur s’obstinait pourtant à s’envoler dans le ciel comme une alouette.

La soirée passa, puis la nuit ; le lendemain de grand matin, Marcelle descendit à ses rosiers, et cinq minutes après, Robert se trouva près d’elle, tenant le sécateur et la petite corbeille pour recevoir les fleurs fanées. Après les rosiers vinrent les massifs, où Robert donna un coup de râteau tel que probablement ils n’en avaient jamais eu ; puis vint l’heure de la poste, la lecture des journaux, et enfin le déjeuner.

Jules avait fait de courtes et fiévreuses apparitions. Visiblement préoccupé, il ne pouvait se tenir en place. Il s’assit à table, cependant, comme tout le monde ; mais la sonnette de la grille ayant retenti, il se leva et passa par la fenêtre avec une telle impétuosité que mademoiselle Julie en resta pétrifiée.

Au bout de deux secondes, il rentra dans la salle à manger, par un chemin plus convenable, un morceau de papier bleu à la main.

– Je vous avais bien prévenus, dit-il, que j’aimais les phrases courtes, mais vous ne vous doutiez peut-être pas que je poussais cette préférence jusqu’à ses dernières limites. Ô puissance de l’électricité ! ô suprématie de mon idée ! Écoutez un peu, mortels, la lecture de ces documents, d’un intérêt sans rival :

« Paris, 5 juillet, midi. Simon Monfort, New-York, Broadway, n° 6. Voulez-vous accorder main Marcelle à Robert Bréault ? Pressé, réponse payée. »

« New-York, 6 juillet, 6 heures matin. Jules Bréault, rue Pompe, 108. Main accordée, pars pour France, attendez-moi. »

Robert jeta sa serviette et sauta au cou de son frère.

– Voilà ce que c’est, conclut celui-ci, que d’avoir devant soi quelques économies, et encore, pour le plaisir que cela nous donne, vraiment ce n’est pas trop cher. Le câble transatlantique est une bien belle invention.

Personne ne s’avisa de soutenir le contraire.

Monfort arriva, et sa présence fut une joie pour tout le monde. Lui aussi avait souffert pendant l’absence. La solitude ne lui pesait pas jadis quand il se croyait abandonné, mais avec les bons sentiments, le besoin d’être aimé était entré dans son âme, et cette fois, son exil lui avait paru plus dur qu’autrefois. La joie tranquille de son enfant, l’accueil hospitalier des Bréault lui mirent au cœur un baume dont les effets se firent sentir pendant le reste de sa vie.

M. Bréault et Monfort se jalouseraient bien les enfants de Marcelle, et ce serait là le seul nuage de ces existences heureuses, – mais le ciel clément ayant envoyé deux garçons, ils se sont emparés chacun du leur, et c’est à qui le gâtera le plus ; par bonheur, Jules est là et les gronde quand cela devient nécessaire.

Rose a les cheveux complètement blancs, mais elle vivra jusqu’à cent ans passés. C’est madame Jalin qui est la gouvernante en titre des enfants de Marcelle.

 

 

Cet ouvrage est le 782e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.