Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès.

Mariersafille

 

 

 

 

 

Marier sa fille

 

 

Édition de référence :

Paris, E. Plon et Cie, 1878.

Sixième édition.

Mariersafille

 

 

Télégramme

Colonel Mariévitch (Hôtel de Bade, Paris).

 

Mariage Katia rompu ; fonds épuisés ; expédiez vite somme considérable.

Barbe Slavsky.

 

Lorsque le garçon de l’hôtel lui apporta cette dépêche, le colonel était au lit, et supputait en imagination le revenu probable d’une entreprise commerciale récemment éclose dans son cerveau fécond. La vue de l’enveloppe bleue le ramena à la réalité, et la lecture du télégramme ne le transporta point dans le septième ciel.

– Le mariage de Katia rompu ! grommela-t-il entre ses dents ; ça ne m’étonne pas, et d’ailleurs ce n’est pas la première fois que cela arrive. Mais une somme considérable... où diable la chère Barbe veut-elle que je trouve une somme considérable ?

Cependant, comme la soumission aux désirs de la chère Barbe était passée au nombre des habitudes du colonel, il se leva, revêtit rapidement un vêtement complet de molleton blanc, et, les pieds nus dans ses pantoufles, il se dirigea vers son porte-monnaie, qui gisait sur la cheminée.

– Dix-sept francs soixante-cinq centimes, dit-il d’un ton mélancolique, après avoir fouillé dans tous les replis de cet objet, chef-d’œuvre de Klein ; ce n’est pas une somme considérable !

Par acquit de conscience, esprit de pénitence, vague espérance de décavé, ou tout ce qu’on voudra, il ouvrit un petit meuble où plusieurs cahiers recouverts de papier bleu représentaient des mémoires ou des comptes, mais en tout cas sentaient fortement la procédure ; une recherche anxieuse dans tous les tiroirs amena un résultat purement négatif, dont il était certain d’avance, et contristé, mais non découragé, le colonel s’assit sur le moelleux fauteuil de velours grenat que ne peuvent éviter les chambres d’un hôtel qui se respecte.

– Où diable vais-je lui dénicher une somme considérable ? répéta Boleslas Mariévitch en croisant l’une sur l’autre ses maigres jambes molletonnées.

Le coude sur le genou, le menton dans la paume de la main, il se livrait à une recherche minutieuse dans les tiroirs de son cerveau, mieux garnis que ceux du petit meuble, mais tout aussi dénués de numéraire, lorsqu’un léger coup retentit au dehors.

– Entrez ! dit le colonel en dirigeant vers la porte ses yeux gris foncé où rayonnait un vague espoir.

L’espoir disparut à l’apparition du visiteur, qui se présenta avec l’aisance timide d’un inférieur bien élevé pénétré de respect pour son supérieur. Ce n’est pas un inférieur pénétré de respect pour le colonel qui pouvait lui apporter une somme considérable.

– C’est vous, Josia ? dit Mariévitch d’un ton à la fois protecteur et maussade ; tenez, voilà ce que madame Slavsky m’envoie.

Josia prit le télégramme, le lut d’un air navré, leva au ciel en signe de déprécation la main qui ne tenait pas le papier, la laissa retomber et fixa sur le colonel ses yeux bleu faïence, pleins d’une commisération profonde.

– Vous n’auriez pas, vous, Josia, une somme considérable ? demanda notre héros en changeant de genou, mais en tenant toujours son menton dans la paume de sa main.

Joseph Milaredskévitch, plus généralement connu de ses amis sous le nom abréviatif de Josia, fit un signe négatif aussi énergique que le lui permit la douceur de sa nature d’agneau tondu.

– Mais d’abord, reprit le colonel, qu’est-ce que madame Slavsky peut entendre par une somme considérable ?

– Un millier de francs, peut-être ? suggéra timidement Josia.

Le colonel secoua la tête lentement, mais avec conviction. Non, mille francs n’étaient pas une somme considérable pour madame Slavsky. Josia, humilié de son insuccès, baissa son front couvert de rougeur et garda le silence.

– Deux mille francs ne sont pas assez, reprit le colonel ; il en faudrait trois mille. Pensez-vous, Josia, que trois mille francs suffisent ?

– Je pense, mon colonel, que c’est une somme suffisante, très suffisante...

– Eh bien, c’est entendu ; nous lui enverrons trois mille francs.

Le front serein, fier d’avoir surmonté cette première difficulté, le colonel se leva et fit deux pas dans la chambre ; puis il s’arrêta.

– Seulement, fit-il, où allons-nous les trouver ?

Josia baissa derechef ses yeux attristés par la douleur de ne pouvoir répondre à cette question, si simple cependant.

– Vous avez été à la caisse de l’administration, hein ? Qu’y avez-vous trouvé ?

– Rien, colonel, soupira le jeune secrétaire.

– Rien ?

– Rien du tout. Est-ce que vous ne vous rappelez pas, colonel, que l’autre samedi, le jour que nous avons passé la soirée au cirque, vous avez pris ce qui restait dedans ?

– Ah ! fit le colonel en cherchant au plafond, il me semble me rappeler vaguement... Combien y avait-il ?

– Cent vingt-sept francs huit centimes, répondit le fidèle secrétaire.

– Eh bien ? Nous n’avons pas pu dépenser tout cela, Josia ! s’écria le colonel, plein d’animation ; il a dû en rester quelque chose !... puisque ma note court toujours à l’hôtel...

– Elle est arrêtée, monsieur, fit piteusement Josia en tirant un papier de sa poche. On vient de me la remettre.

– Ah ! elle est arrêtée ! fit Mariévitch, qui ne se laissait pas dérouter pour si peu. Eh bien ! nous réglerons cela plus tard. Il repoussa de la main la note tendue vers lui. – C’est des cent vingt-sept francs qu’il s’agit. Où ont-ils pu passer ?

Josia tira d’une autre poche un petit carnet en cuir de Russie fleurant comme baume, orné de son chiffre en argent, présent de madame Barbe Slavsky, et lut ce qui suit :

 

Voiture pour aller au cirque,

2 fr.

2 places au cirque avec pourboire à l’ouvreuse,

5

2 bouquets pour deux dames rencontrées au cirque,

40

3 voitures pour aller souper avec les amis de M. le colonel,

6

Souper chez Péters pour six personnes,

91 75

Remis à M. le colonel sur sa demande,

40

_____

Total,

164 75

 

– Cent soixante-quatre francs soixante-quinze centimes ! répéta le colonel ; si nous n’avions que cent vingt-sept francs ?...

– Le surplus m’appartenait, monsieur, balbutia le parfait secrétaire, couvert d’une noble confusion.

– Alors cela fait 37 fr. 75 que je vous dois ; ajoutez-les au compte précédent, nous réglerons tout cela plus tard.

Josia s’inclina.

– Le colonel peut être assuré que mon dévouement...

– Très bien, très bien, fit Mariévitch d’un air protecteur, je sais que vous m’êtes attaché.

Il frappa amicalement sur l’épaule du jeune homme dont les yeux se remplirent de larmes de joie et d’orgueil, et se dirigea vers sa table de toilette. Au moment de commencer ses ablutions, il se retourna vers Josia, toujours debout.

– Asseyez-vous, mon cher, lui dit-il, et cherchez-moi le moyen de nous procurer les trois mille francs qu’il faut envoyer aujourd’hui même à madame Slavsky.

Pendant que le colonel s’ébrouait et que Josia se creusait la tête, la pendule, qui, par miracle, allait bien, sonna onze heures.

– Onze heures ! s’écria Mariévitch en levant au-dessus de la cuvette sa face de triton à favoris : j’avais un rendez-vous d’actionnaires à onze heures... Courez au siège de la société, Josia, et dites à ces messieurs, s’il s’en est présenté, ce qui n’est pas probable, que le colonel est indisposé et se fait excuser. Dites-leur que j’espère pouvoir arrêter définitivement les comptes jeudi prochain.

Devant cette perspective aussi brillante qu’inattendue, Josia leva ses yeux pleins de joie sur le colonel ; mais celui-ci, une vaste éponge à la main, avait déjà replongé son visage dans la cuvette de porcelaine.

Au bout de vingt-cinq minutes environ, Josia reparut hors d’haleine : le colonel, assis devant une fort jolie glace de toilette encadrée d’argent, passait complaisamment un peigne-teinture dans ses favoris parfumés ; les favoris étaient fort beaux, longs, noirs et soyeux ; mais le peigne-teinture est tout au plus une mesure de précaution, n’est-il pas vrai ? D’ailleurs, le colonel était jeune encore, si jeune que la teinture semblait une raillerie ; cependant une funeste patte d’oie indiquait les approches de la cinquantaine ; foin de la patte d’oie ! La vérité gît dans cet axiome énoncé jadis par un respectable concierge : « On n’a jamais que l’âge qu’on a l’air », et le colonel avait l’air jeune.

Grand, mince, beau garçon, on ne pouvait lui reprocher qu’une chose : il semblait se soutenir au moyen d’une armature en fils de fer ; on craignait vaguement que quelque gamin malicieux retirant le soutien, le colonel n’allât s’effondrer de tout son long sur le premier fauteuil à portée. Mais cette terreur chimérique s’émoussait peu à peu lorsqu’on connaissait mieux le charmant Boleslas. Il était de ceux qui semblent toujours prêts à s’évanouir et qui vivent indéfiniment.

La vie l’avait cependant beaucoup usé ; la vie, mais pas le travail, quoiqu’il eût la prétention d’être l’homme le plus occupé de l’univers. Dans sa jeunesse, il avait servi la Russie ; puis sa fortune, assez mince d’ailleurs, s’était vite envolée en fumée, fumée de cigares et vapeurs de punch, sans compter les soupirs aux pieds des jolies femmes. Polonais d’origine, catholique de religion, il n’avait pas été autrement chéri de ses camarades de régiment ; il était charmant, fort aimable, beau joueur... mais il lui manquait ce je ne sais quoi qui attire la confiance : un peu plus de fermeté dans le regard errant de ses yeux gris peut-être, un peu plus de franchise dans le sourire... Enfin, on n’a jamais pu définir ce qui lui manquait, pas plus que les raisons qui lui avaient fait élire domicile à Paris.

Il vivait à Paris depuis vingt ans, – faisant de fréquents voyages à Bade, à Hambourg et ailleurs, du temps où florissait la divine roulette, méchamment expulsée par l’Allemagne vertueuse et moralisée depuis la guerre ; moralisée par quoi ? On ne le sait, à moins que ce ne soit par le contact de ces monstres de Français, qui sont, personne ne l’ignore, le résumé de tous les vices de notre vicieuse humanité.

Toujours est-il que depuis cet accès de vertu germanique, le colonel était fort dépaysé ; deux endroits seulement lui restaient pour satisfaire la plus dévorante de ses passions, et elles étaient toutes dévorantes, deux endroits éloignés, Saxon et Monaco.

On a chanté la gloire de Monaco ; qui chantera celle de Saxon, à présent que Saxon n’est plus ? Saxon aussi s’est fait vertueux ! Le chemin de fer qui y conduit le long de la vallée du Rhône, entre les crêtes escarpées des Alpes, sous la rosée des cascades harmonieuses, ce pauvre chemin de fer ne fera plus de recettes, et les locomotives abandonnées périront sous les hangars, rongées par la rouille et le désespoir ! Qui donc ira à Saxon à présent que les jeux sont fermés ? Qui aura l’aplomb de parler encore, à la quatrième page des journaux, de ses eaux curatives ? Quelque infortuné faible de corps et d’esprit a-t-il jamais eu la lubie d’aller à Saxon pour ses eaux curatives ? La véritable, la seule cure qu’on pût faire là était l’anémie de la bourse, – et encore, comme il arrive souvent quand on prend les eaux mal à propos, la bourse sortait-elle de la cure plus plate qu’elle n’y était entrée.

Le colonel aimait Saxon, non pour le rocher sauvage qui le domine, mais pour la roulette, sans médire du trente-et-quarante ; il aimait Saxon parce que c’était un endroit écarté, où ne vont que les gens convaincus ; à Monaco, on rencontre toute l’Europe ; les garçons d’hôtel ont vu défiler tout ce qui a porté, porte ou portera un nom célèbre, sans compter la masse énorme de ceux qui doivent vivre et mourir inconnus, sauf à leurs proches. Or, le colonel n’aimait pas à rencontrer des visages de connaissance lorsqu’il allait offrir ses sacrifices à la fortune ; autant il était aise au retour de dire sur le boulevard à quelques amis rencontrés entre cinq et six heures : – Je reviens de Nice. – Nice, toujours ; Monaco jamais ! – autant il lui était désagréable de s’arrêter, de causer, de saluer même une figure connue, au moment où, recueilli en lui-même, plein de l’espoir d’une martingale, il gravissait les degrés du temple.

C’est pour cette raison que Saxon avait ses préférences, et il s’y rendait de temps en temps, passant subrepticement par Genève sans s’y arrêter, cherchant un coupé isolé, et creusant les combinaisons les plus redoutables pour les fermiers des jeux.

Cependant, ce jour-là, le colonel n’avait pas eu la pensée d’aller à Saxon ; d’abord il n’avait pas l’argent du voyage, et puis le temps lui manquait. En voyant rentrer son secrétaire, il leva sur lui ses yeux pleins de souci.

– Eh bien, Josia, le conseil d’administration ?

– Personne n’est venu, colonel.

– Fort bien ; avez-vous envoyé un télégramme en réponse à madame Slavsky ?

– Non, colonel, non... balbutia le timide Josia.

– Quelle négligence !

– C’est que, colonel, j’ignorais...

– Ce qu’il faut répondre ? C’est pourtant bien simple ! Tâchez à l’avenir, mon ami, d’avoir un peu d’initiative. L’initiative, voyez-vous, Josia, c’est la moitié du succès ; l’autre moitié est dans les mains de la Providence. Prenez une plume ; avez-vous du papier à télégrammes ?

– Oui, colonel, il y en a toujours.

– Très bien ; écrivez : madame Slavsky, Monaco ; comme adresse, cela suffit, les employés du télégraphe la connaissent. Avez-vous écrit ?

– Oui, colonel : madame Slavsky, Monaco.

– Continuez : Somme demandée partira par poste ce soir.

– Ce soir ! répéta Josia, qui leva sur son patron des jeux plus effarés que jamais. Mais, colonel, si vous ne l’avez pas trouvée ?

– Il faudra l’avoir trouvée, Josia, puisque nous l’avons promise par télégramme. Et puis, on ne peut pas faire attendre une dame, madame Slavsky surtout. Écrivez : Envoyez récit détaillé du mariage rompu ; vifs regrets, inquiétudes. Affaires bonnes.

– Affaires bonnes, répéta machinalement Josia ; puis il s’arrêta, la plume en l’air. Affaires bonnes ? dit-il encore une fois, mais d’un ton plein de doutes.

Le colonel croisa sa jambe gauche par-dessus son genou droit.

– Il ne faut jamais inquiéter les dames, fit-il d’un ton sentencieux qui n’excluait pas la bienveillance ; quand nous aurons dit à cette excellente madame Slavsky que nos affaires sont tout l’opposé de bonnes, et que nous lui aurons causé ainsi un grand chagrin, en serons-nous plus avancés ? Éviter les chocs, Josia, éviter les chocs inutiles, et adoucir ceux qu’on ne peut éviter, voilà la maxime du sage. Combien cela nous fait-il de mots, Josia ?

– Vingt, colonel.

– Et la signature ? Cela fera vingt et un. Vous paierez double taxe.

– Mais, colonel, si l’on retirait un mot ? Il me semble que sans dénaturer le sens de la dépêche...

– Économie de bouts de chandelle, mon ami ! Les considérations mesquines sont bonnes pour les gens de peu. Expédiez le télégramme tel quel. Voici de l’argent sur la cheminée.

Josia, toujours soumis, prit dix francs sur le marbre où le colonel avait déposé toute sa fortune présente, et se dirigea vers la place de la Bourse.

En descendant l’escalier, il rencontra un jeune homme d’environ trente ans, à la physionomie ouverte et gaie, qui semblait aussi joyeux de vivre que le premier moineau venu.

– Ah ! Ratier, c’est vous ? s’écria Josia ; c’est le ciel qui vous envoie ! Avez-vous de l’argent ?

– Pas le moins du monde, monsieur de la Pelure-d’Orange. Et vous ?

Josia, habitué à s’entendre donner ce nom bizarre, répondit tristement d’un signe de tête.

– Je cours au télégraphe, dit-il, en continuant sa descente, et je reviens sur-le-champ. Montez, le colonel sera bien aise de vous voir.

– Combien vous faut-il ? demanda Ratier, en courant après le pâle secrétaire.

– Trois mille francs, murmura piteusement celui-ci.

Ratier modula un sifflement plus éloquent que distingué.

– Pour quand ?

– Tout de suite.

Les sourcils de Ratier firent un bel accent circonflexe au-dessus de ses yeux pétillants de malice.

– Comme vous y allez ! Pourquoi pas trois millions avant le déjeuner ?

– J’aimerais mieux encore cela, gémit Josia en disparaissant dans le vestibule.

Ratier le regarda s’en aller, puis haussa les épaules d’un air de douce commisération.

– Ce pauvre garçon ! se dit-il à lui-même, il ne changera pas... et, au fait, ce serait dommage, car dans son espèce il est fort bien réussi !

Quatre à quatre le jeune homme gravit les escaliers, frappa à la porte du colonel et entra aussitôt.

– Ah ! Ratier ! c’est le ciel qui vous envoie ! s’écria Boleslas en se levant tout d’une pièce.

– C’est identiquement ce que vient de me dire votre secrétaire sur le palier du premier étage. Vous n’avez pas la joie très variée dans ses expressions. Eh bien ! que faut-il que je fasse pour accomplir le mandat que la Providence me décerne à mon insu ?

– Mon cher garçon, il faut me trouver trois mille francs, tout de suite.

– Tout de suite, cela veut dire... ?

– Avant cinq heures.

Ratier s’assit sur le fauteuil de velours grenat, posa son pied gauche sur son genou droit et se renversa sur le dos.

– Josia me l’avait dit, mais je ne voulais pas le croire, fit-il d’un air sérieux.

– C’est pourtant vrai ; madame Slavsky a besoin sur-le-champ d’une somme considérable, et...

– Si c’est pour madame Slavsky, la thèse est changée, s’écria Ratier en bondissant sur ses pieds ; elle a une si jolie fille ! Quel malheur qu’elle se marie à cet imbécile de...

– Elle ne se marie pas... commençait le colonel en se mordant la lèvre ; Ratier ne lui laissa pas le temps d’achever.

– À aucun imbécile ! s’écria-t-il.

– Pour le moment du moins.

– Évohé ! Bacchus est roi ! chanta le jeune homme à pleine voix, et la dernière note prolongée fit vibrer les vitres ; après quoi, Ratier, qui pratiquait tous les arts, esquissa un pas chorégraphique de chez Bullier ; puis, reprenant un air grave, il passa sa main dans son gilet, lissa sa superbe chevelure brune, et, s’appuyant à la cheminée dans la pose de Chateaubriand :

– Tiens, tiens, tiens, dit-il, mademoiselle Slavsky ne se marie plus ! C’est sa maman qui ne doit pas être contente !

– Comment l’entendez-vous ? fit le colonel d’un air pincé, en tirant lentement sur un de ses longs favoris soyeux.

Ratier lui jeta un coup d’œil où la malice et une fausse déférence se mariaient le plus drôlement du monde.

– J’entends, dit-il avec un grand sérieux et en ponctuant méticuleusement, j’entends que marier une jeune fille est la chose du monde la plus ardue ; que mademoiselle Slavsky étant une jeune personne infiniment accomplie, la tâche de lui trouver un époux assorti est plus épineuse que jamais, et que madame sa maman, ayant trouvé le gendre qui lui convenait, – il devait lui convenir, puisqu’elle l’avait accepté, – ne doit pas s’estimer heureuse d’avoir à chercher un autre gendre qui lui convienne également, ou même mieux encore, puisque la rupture ne peut provenir du jeune homme, n’est-il pas vrai ? Donc l’époux élu ne convenait pas tout à fait, et madame Slavsky aura cru de son devoir de mère de chercher un ensemble de qualités qui...

La porte s’ouvrit et laissa passer la frêle personne de Josia. Ratier resta court.

– Déjà ? dit-il avec étonnement ; je n’ai encore eu le temps de prononcer qu’une phrase...

– Mais elle était longue, fit remarquer le colonel, un peu moins gourmé, et cependant encore extrêmement digne.

– Je me demande parfois si je ne deviendrai pas avocat, repartit mélancoliquement Ratier ; si je manque cette carrière-là, ce sera une perte pour le barreau, car je puis faire des périodes d’un quart d’heure sans perdre mon fil, – eh ! ma foi ! tant pis pour le barreau, mais j’en connais peu qui pourraient affirmer sur l’honneur la même assertion ! Eh bien ! Josia, chevalier de la Pelure-d’Orange, votre dépêche est-elle partie ?

– Oui, dit Josia d’un air distrait. Avez-vous arrangé l’affaire ?

– L’argent ? fit Ratier d’un ton superbe. Pas le moins du monde ; nous allons nous en occuper. Quelle heure est-il ?

– Une heure cinq, répondit le colonel en tirant sa montre.

– Oh ! la belle montre ! s’écria Ratier ; elle est en or !

– Parbleu ! fit Boleslas d’un air de dédain.

– C’est sagement pensé, approuva Ratier en hochant la tête comme un sage philosophe. Un homme qui se respecte doit avoir tous ses bijoux en or massif, et très massif !

– Le faux est indigne d’un gentleman, dit le colonel toujours dédaigneux.

– Ce n’est pas pour cela ! fit Ratier de plus en plus sage et philosophe.

– Pourquoi donc alors ?

– Pour pouvoir les mettre au Mont-de-Piété.

Le colonel regarda sa montre, la remit dans la poche de son gilet, joua un moment avec sa chaîne et devint très sérieux.

– Combien vous prête-t-on sur cette montre-là ? fit Ratier, en s’approchant confidentiellement du colonel.

– Cette montre ? répéta Boleslas interdit.

– Oui, avec la chaîne !

– Mais...

– Je parie qu’on vous en donne bien cinq cents francs !

– Quatre cent cinquante, dit la voix de ténor de Josia, à qui le colonel lança un regard fulgurant.

– Elle vaut mieux que cela ! fit Ratier d’un ton supérieur. Voyons, colonel, ne faites pas les gros yeux à Josia, il ne recommencera plus. Il est maintenant une heure dix, la poste ferme à six heures, – nous avons quatre heures et demie devant nous, c’est plus qu’il n’en faut pour conquérir la toison d’or. En avant les Boliviens !

– Quels Boliviens ?

– Mes chemins de fer ! Et quel chemin de fer ! Figurez-vous, colonel, que la voie franchit quatorze fleuves, vingt-trois rivières, onze forêts vierges et trois volcans en éruption ! Hein, quel tableau !

– Mais, objecta timidement Josia, les volcans en éruption mettront obstacle aux travaux !

– On travaille à les éteindre ; des travaux souterrains, vous comprenez ; c’est même cela qui a empêché jusqu’ici l’exécution de la voie, et aussi ça a empêché les Boliviens d’être cotés à la Bourse.

– Alors, ça ne vaut rien ? demanda le colonel en haussant ses noirs sourcils jusqu’à la racine de ses noirs cheveux.

– C’est dans le genre de la Restitution de l’Aurochs, fit Ratier en regardant par la fenêtre.

Boleslas rougit soudain et sembla agité par une violente colère ; mais, en ce moment, Ratier lui était trop utile pour qu’il eût le temps de se fâcher.

– Qu’en voulez-vous faire, de ces Boliviens ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait encore légèrement. On ne les achètera pas !

– Non ! je ne crois pas qu’il y ait un homme assez naïf pour les acheter. Quand on pense, s’écria-t-il avec fureur, que j’en ai acheté, moi, Ratier, un homme intelligent ! j’en ai acheté pour soixante mille francs !

– Vous en avez pour soixante mille francs ? balbutia Josia.

– Oui, mon ami, au porteur.

– Et ça vaut... ?

– Pas un radis !

– Mais alors ?...

– Il y a encore des gens qui croient à la Bolivie, et qui me prêteront peut-être cinq cents francs dessus... Vous comprenez bien qu’on ne leur parle pas des volcans ! Soixante mille francs de titres, même quand ils ne valent rien, ça impose toujours un peu.

– Cela prouve toujours au moins en faveur de la bonne foi de celui qui les a achetés ! fit aimablement le colonel.

– Hum ! je ne sais pas... Avez-vous des actions de l’Aurochs ? répliqua l’incorrigible Ratier.

– Quelques-unes... Pourquoi ?

– Oh ! pour rien ! pour savoir. Non, la possession de ces titres ne prouve pas toujours l’absolue bonne foi du détenteur, mais ce peut être une présomption.

Amis, amis, secondez ma vaillance,

chanta-t-il à pleine voix, et en route !

– Où allons-nous ?

– Chez moi, prendre les Boliviens, tous les Boliviens, et mes douze couverts d’argent ; on les mettra dans la voiture.

– Nous prenons une voiture ? hasarda Josia.

– Âme timorée ! répliqua Ratier, est-ce qu’on va à pied quand on est pressé ?

– Mais nous n’avons pas d’argent !

– Puisque nous allons en chercher ! Seulement, pour faire une concession à la misère des temps, nous prendrons un simple fiacre au lieu d’une grande remise.

Boleslas n’étouffa pas le soupir qui sortait de son cœur navré, et les trois amis descendirent l’escalier.

Dix minutes après, Ratier grimpa lestement les quinze ou dix-huit marches de son entresol de garçon et pénétra dans son joli petit appartement. Au fond d’un petit meuble délicieux placé dans sa chambre à coucher, il prit une énorme liasse de papiers lilas, encadrés de jaune vif, où le mot Bolivia s’étalait en lettres d’un pouce, et essaya vainement de les faire entrer dans la poche de son paletot.

– Les misérables ! se dit-il à lui-même, ils ne veulent pas me suivre au péril ! Je vais les nouer dans un foulard, ça les humiliera. Tant d’orgueil, et pas le sou !

Sur cette réflexion éminemment philosophique, il ouvrit un autre tiroir ; dans celui-là il y avait aussi du papier, mais c’était de bel et bon papier de la Banque de France, ayant cours sur toutes les places de l’Europe. Il prit là quelques pièces d’or, qu’il fourra dans son gousset.

– Pas de danger, murmura-t-il, que je prête de l’argent au cher Boleslas ; il ne me le rendrait jamais ; il m’aime trop ; tandis que si je lui en fais prêter par d’autres, il sera bien forcé de le leur rendre ; il rend généralement ce qu’on lui prête... seulement, parfois il remprunte... le verbe remprunter sera créé pour lui, non par lui : sic vos non vobis ; seulement, c’est tout le contraire.

Il ferma son tiroir, mit la clef dans sa poche et redescendit. Avant d’ouvrir la portière de la voiture à laquelle se montrait le faciès inquiet et moutonnier de Josia, il jeta à l’intérieur les Boliviens noués dans un foulard.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria le colonel.

– C’est mon capital ! répondit Ratier en refermant la portière sur lui. Nous allons maintenant chez un aimable monsieur qui va peut-être nous prêter quelques louis là-dessus. Et, pour charmer les ennuis de la route, cher colonel, racontez-moi comment s’est trouvé rompu le mariage de la délicieuse mademoiselle Slavsky.

– Je n’en sais rien du tout, répliqua Boleslas redevenu morose : j’attends des détails.

– Et ces dames ne viennent pas à Paris ?

– Je l’ignore absolument !

– Vous devez bien vous ennuyer tout seul, hein ? Et l’Aurochs, comment va-t-il ?

Le colonel hocha tristement sa tête affligée.

– Il ne va pas du tout ! proféra-t-il d’une voix pleine de désolation.

– Sapristi ! s’écria Ratier, ça avait si bien commencé !

– Eh ! oui, répliqua le colonel, enfourchant bénévolement le dada que le jeune homme lui présentait tout sellé, tout bridé. C’était une entreprise magnifique ; elle avait toutes les chances de succès...

– Comme les Boliviens ! interrompit Ratier. Mais Boleslas ne l’entendait plus.

– Figurez-vous, mon cher, une idée neuve, originale, gigantesque ; une idée que tous les naturalistes du monde auraient dû soutenir, encourager, porter aux nues ; une idée qui intéresse l’art cynégétique autant que l’agronomie, l’histoire naturelle et le commerce, et qui par là se rattache à tous les goûts, aux aptitudes les plus variées...

– Un peu longue, la phrase, mais bien ponctuée ; je la connais, interrompit Ratier, c’est moi qui ai rédigé le prospectus.

– Hein ? fit Boleslas troublé.

– Rien, colonel, j’approuve ; continuez.

– Eh bien... qu’est-ce que je disais ? Vous m’avez dérangé, Ratier, vous m’interrompez toujours ; j’ai perdu le fil de mes idées.

– Des miennes ! faillit dire Ratier, mais il se retint. Vous en étiez, colonel, aux aptitudes les plus variées.

– Ah !... Eh bien, quoi de plus intéressant à tous les points de vue, quoi de plus digne d’être encouragé que la pensée conçue par nous d’aider en quelque sorte le Créateur à défaire l’œuvre coupable de l’homme, de restituer une race à peu près disparue, et qui ne possède plus à la face du soleil que quelques rejetons soigneusement conservés par les souverains jaloux, et réservés aux chasses impériales !

– Point d’exclamation, à la ligne ! dit posément Ratier en regardant par la portière.

– Comment ?

– Je mets la ponctuation à votre admirable discours, colonel, mais n’y faites pas attention. Donc, l’aurochs est bien mort ?

– Les deux aurochs sont morts, mâle et femelle, répondit piteusement Boleslas.

– Les deux aurochs que vous aviez fait venir de Volhynie ? Venaient-ils de Volhynie ou de Poissy ? demanda Ratier de l’air le plus innocent.

Le colonel avait ceci de particulier qu’il ne comprenait pas la plaisanterie à froid, que les Parisiens appellent la blague. Il prit donc la peine de répondre chaleureusement à son interlocuteur :

– De Volhynie, mon cher ! En pouvez-vous douter ? C’est un garde-chasse, autrefois serviteur de ma mère, qui, resté fidèle à ses anciennes affections, a fait échapper pour moi ces deux spécimens incomparables, uniques, en dehors des forêts de la couronne de Russie.

– Vous les avez amenés en France ?

– Non, ils sont restés en Lituanie, chez un de mes parents.

Ratier fit la grimace.

– Et cette progéniture qui devait peu à peu repeupler les chasses d’Europe ?

– C’est précisément là qu’est mon chagrin, mon ami, gémit le colonel ; le petit aurochs, né...

– À la ménagerie, interrompit Ratier.

– Oui, à la ménagerie, non, c’est-à-dire... enfin le petit aurochs est mort avant d’avoir atteint un an ; les parents...

– ... Inconsolables de sa perte, l’ont suivi au tombeau ! s’écria Ratier, et l’affaire est coulée. Ce que je me demande, c’est comment vous aviez pu trouver des actionnaires pour cette entreprise insensée.

– Insensée ! Vous n’étiez pas de cet avis, quand...

– Quand je rédigeais le prospectus ? Ça m’amusait tout bonnement, je n’avais pas d’avis. Je trouvais drôle d’aligner des phrases dignes d’un orateur, et je ne me suis jamais demandé ce qu’il y avait de vrai au fond. Comme cela, vous n’avez pas été chercher à Poissy un suppléant au jeune aurochs, ravi par la faux meurtrière du temps ?...

– Poissy ? pourquoi Poissy ?

– Le marché aux veaux ! répondit Ratier... Nous sommes arrivés, colonel ; voulez-vous prendre la peine de descendre ?

Les idées du colonel s’étaient un peu embrouillées sous les coups réitérés que leur portaient les interruptions continuelles du jeune homme, et il ne savait plus au juste ce qu’il était venu faire. Ratier lui rendit le sentiment de la situation en lui mettant à la main le foulard plein de Boliviens.

– Allez, lui dit-il, et tentez la fortune.

– Moi ? Pas vous ?

– Vous ! Pas moi ! répondit laconiquement Ratier. Le monsieur ne me prêterait pas, il me connaît !

Il existe dans toutes les grandes villes, et même parfois dans les petites, des gens très naïfs ou très retors, selon le point de vue, mais en tout cas très spéculateurs ; au lieu de faire rapporter à leur argent cinq pour cent, comme tout le monde, ils prêtent à quinze des sommes, toujours peu considérables d’ailleurs, sur des titres douteux, qui très souvent leur sont laissés pour compte, par suite d’éclipsé complète du possesseur.

De ces titres, la plupart ne valent rien ; en ce cas, le prêteur a fait une mauvaise affaire, ce qui n’est pas rare ; mais il arrive que certaines valeurs, non cotées à la Bourse et ainsi laissées en nantissement, prennent un essor inespéré, obtiennent la cote et montent aux nues. Alors, l’heureux prêteur, qui a eu soin de se mettre en règle avec l’infortuné besogneux, fait une affaire magnifique et rentre cinquante fois dans ses débours. D’aucuns se ruinent à ce jeu-là ; quelques-uns s’enrichissent ; la moralité n’a rien à voir là-dedans. C’est une affaire de chance.

L’homme auquel Ratier présentait ses amis était parfaitement correct dans sa tenue et dans ses manières froidement polies ; il prit la liasse de Boliviens, les examina dans tous les sens avec un dédain exempt de toute dissimulation, les replaça dans le malencontreux foulard qui leur prêtait une apparence peu héroïque, et renoua le léger tissu aux quatre coins. Cette manœuvre a pour but de mettre la mort dans l’âme du malheureux possesseur de ces chiffons démonétisés, hors de cours, insolvables.

– Cela ne vaut rien, proféra le marchand d’argent en époussetant soigneusement un grain de poussière tombé sur le revers de son veston.

Le colonel, blême, effaré, se tourna instinctivement vers Ratier ; celui-ci, calme comme le Destin, regardait par la fenêtre ; Josia, plus blême que son patron, fixait de grands yeux écarquillés plus que de raison tantôt sur lui, tantôt sur l’arbitre de leur sort. Se voyant abandonné, Boleslas fit un plongeon désespéré.

– Combien me prêterez-vous dessus ? dit-il d’une voix si enrouée qu’elle avait l’air d’une voix naturelle.

Le marchand d’argent le regarda avec une certaine déférence ; l’homme capable de répondre si vertement à sa négation par une affirmation devait être très fort ; il ouvrit la bouche.

– Combien vous faut-il ?

– Trois mille francs ! dit le colonel bravement ; après le premier feu, il reprenait tous ses avantages d’homme du monde et de directeur de compagnies par actions, rompu à toutes les gymnastiques.

L’homme à l’argent fit un geste négatif et épousseta l’autre revers de son veston, où il n’y avait rien, pas même une décoration étrangère.

– Je dis trois mille, répéta le colonel ; ce n’est pas deux mille, c’est trois mille. Voici la première fois que nous entrons en relation ; mais si nous nous entendons, nous pourrons nous arranger... C’est trois mille francs ou rien.

Le colonel ramassa du bout des doigts le nœud du foulard qui renfermait pour soixante mille francs d’argent perdu et fit mine de s’en aller.

– Vous avez tort, Jeffsohn, fit Ratier en assujettissant son chapeau sur sa tête ; vous avez gagné assez d’argent avec moi pour rendre service à un de mes amis. Je ne vous en amènerai plus, et ce n’est ni eux ni moi qui y perdrons.

Il avait mis sa main sur le bouton de la porte ; l’homme aux écus laissa tomber de ses lèvres impassibles :

– Deux cents francs.

– Vous vous moquez de nous, Jeffsohn, et ce n’est pas bien ; à force de vous fréquenter, je croyais vous avoir appris les belles manières !

– Est-ce que cela vaut quelque chose, à votre avis ? demanda Jeffsohn, un peu ébranlé par l’aplomb du jeune homme.

– Si cela vaut quelque chose ! Il y en a pour soixante mille francs ! du moins, ajouta-t-il mentalement, c’est ce qu’ils m’ont coûté. – Allons, colonel, dit-il tout haut, je connais quelqu’un qui ne fera pas tant de façons ; nous ne sommes pas pressés.

Machinalement, le colonel tira sa montre. Une si belle montre ! Jeffsohn en resta stupéfait ; la montre était vraie, et à répétition, car elle sonnait précisément deux heures et demie au moment où Boleslas en toucha le ressort.

– Voulez-vous cinq cents francs ? dit-il avec plus de courtoisie ; c’est mon dernier mot.

– Allons, colonel, fit Ratier, en passant son bras sous celui de Boleslas.

– Mille ! fit tranquillement Jeffsohn.

Ratier s’arrêta.

– Donnez-les, fit-il.

La clef grinça dans le coffre-fort du prêteur ; Josia devint pourpre, le colonel réprima un frisson de joie, et Ratier s’avança vers le bureau, où il prit une feuille de papier timbré.

– C’est moi qui rédige les conditions, dit-il avec assurance. Ne craignez rien, Jeffsohn, ça me connaît ! En ai-je assez fait de ces paperasses ! Mais j’ai toujours eu du goût pour la littérature.

Jeffsohn lut et relut l’acte, mit un point sur un i, barra un t, donna plus d’élégance à la bouche d’un l, puis le présenta au colonel avec une plume.

– Signez ! proféra Ratier d’un ton mélodramatique.

Le colonel hésitait.

– Mais, fit-il, ces titres...

– Signez, vous dis-je ! répéta le jeune homme ; ces titres sont entre bonnes mains.

Le colonel signa en double avec un gros soupir. Que de choses dans ce soupir ! Il y avait du regret pour ses jours de splendeur, de l’admiration et de la reconnaissance pour Ratier, l’amère joie du sacrifice, à l’adresse de madame Slavsky, une sorte de fausse honte à se reconnaître possesseur d’une chose qui ne lui appartenait pas, – et mille autres sentiments très vagues et très divers.

Pendant que Jeffsohn signait, Josia, derrière le dos du colonel, pressa la main que Ratier laissait pendre à son côté. Celui-ci, se tournant à demi, vit le regard humide du bon jeune homme et son visage rayonnant de reconnaissance.

– Votre bonheur est ma récompense, lui dit emphatiquement Ratier dans le tuyau de l’oreille, lorsque la porte de Jeffsohn se fut refermée sur eux. Le colonel s’arrêta sur une marche pour remercier son protecteur.

– Sans vous, nous serions bien malheureux, lui dit-il ; vous êtes un véritable ami, Ratier ; soyez assuré que... Mais vous m’aviez dit que ces titres n’avaient aucune valeur ?

– Je le croyais, mais Jeffsohn me ferait croire le contraire ; il y a un de nous deux qui se trompe, et je voudrais bien que ce fût lui !

– Pourquoi ?

– Le grand mal, quand il boirait un bouillon ! dit inconsidérément le jeune Parisien.

Le colonel se redressa de toute sa hauteur ; jamais l’armature en fils de fer n’avait été aussi apparente.

– Cette idée, mon jeune ami, est blessante pour moi... vous serez en possession de vos titres dans le plus bref délai...

– Ah ! ne parlons pas de cela, colonel, cela me gâterait le plaisir de vous obliger, si je pouvais penser qu’en même temps j’ai manqué l’occasion de vexer ce vieux coquin.

Ils étaient sur le trottoir, devant la voiture. Josia fit un pas en avant, et poussa dans le ruisseau une pelure d’orange qui se trouvait devant eux.

– Voilà le chevalier de la Pelure qui recommence ses exploits ! s’écria Ratier. Voyons, Josia, me direz-vous pourquoi vous ne pouvez pas voir un malheureux morceau d’écorce jaune sans le pourchasser comme un excommunié ? C’est donc un mystère, un vœu, peut-être, ou bien est-ce la couleur jaune qui vous met en fureur et qui provoque vos appétits destructeurs ? Avouez, mon ami, avouez !

Josia, rouge comme une pivoine, garda le plus profond silence.

– Où allons-nous ? demanda le colonel ; nous somme encore loin de compte !

– Il y a un de vos amis arrivé d’hier à l’hôtel du Louvre ; il doit avoir de l’argent, allons lui en demander.

– Qui donc ?

– Le jeune Fiacre de Remise.

– Fiacre de Remise ?

– Ou quelque chose d’approchant ; mais vos noms russes sont trop difficiles pour moi, je m’en tire comme je peux.

– Ce doit être Piotre Rémisof, insinua Josia, sortant de sa confusion pour rendre service à son prochain.

– Pierre Rémisof, répéta le colonel, d’un air charmé. Ah ! parfait, parfait ! Rémisof est ici ? En effet, c’est un charmant garçon ; je l’ai connu tout enfant. Son père était fort de mes amis.

– Cocher, au Louvre ! dit Ratier d’un air vainqueur.

– Au magasin ou au musée ? fit l’automédon, en donnant à son collet ce tour d’épaules sans lequel un cocher de fiacre ne peut se mettre en route et qui, dans notre faible conviction, ne sert à rien du tout.

– À l’hôtel.

– C’est bon, bourgeois. C’est que c’est la même chose, voyez-vous, au musée ou aux magasins ; il faut payer d’avance, à cause des plusieurs portes. Mais à l’hôtel... Allez, Coco !

La portière était à peine fermée sur Ratier qu’il interpella vigoureusement Josia.

– Avec tout cela, jeune secrétaire, vous ne m’avez pas dit pourquoi vous pourfendez les pelures d’orange ; c’est très mal de votre part, car enfin, jusqu’ici, elles ne vous ont rien fait ! Ah ! Josia, mon ami, je vous croyais plus de douceur dans le caractère.

– Josia a raison, dit le colonel, sortant d’une rêverie dans laquelle il avait entrevu Pierre Rémisof, cousu d’or et bardé de billets de banque ; les pelures d’orange sont fort dangereuses dans la rue ; je me rappelle que l’année dernière, lors de son séjour à Paris, mademoiselle Slavsky a failli se donner une entorse en glissant sur un petit morceau de peau d’orange au moment de monter en voiture.

– Ah !... la charmante enfant ! C’eût été grand dommage ! Et c’est depuis lors que Josia, le parfait secrétaire, met à mort toutes les pelures qu’il rencontre ! Ah ! c’est une bonne pensée, Josia, mon ami ! dès que nous serons descendus de voiture, je vous presserai sur mon cœur ; ici l’espace me manque. Mais, dites-moi, en quoi cela peut-il être utile à mademoiselle Slavsky, qui est à Monaco, tout là-bas, là-bas, que vous écartiez ici, à Paris, les pelures d’orange du chemin des autres ?

– Je pense, balbutia Josia, que peut-être, là-bas, quelqu’un qui a des amis à Paris, mû par la même pensée que moi, lui rend sans la connaître le même service.

– Ah ! bravo ! bravo ! s’écria Ratier pris de fou rire, les escargots sympathiques, le magnétisme naturel ou artificiel, la seconde vue, le somnambulisme, la communication des cœurs par le fil électrique : tic-tac, tic-tac, en mesure. Eh ! mais, Josia, au fond, ce n’est pas si bête, votre idée a du bon, c’est la grande solidarité humaine qui s’affirme ; la société protectrice des animaux, appliquée aux personnes véritables, dirais-je si je ne craignais de manquer de respect à mademoiselle Slavsky.

Pierre Rémisof était chez lui ; il occupait au second étage un joli petit appartement, chambre, salon, cabinet de toilette, qu’il payait horriblement cher et où le garçon de service pénétrait seul ; mais il avait pour principe qu’on se doit des égards à soi-même, et pour rien au monde il n’eût gravi un étage de plus. S’il n’habitait pas le premier, c’était pour éviter les railleries ; mais une fois marié, on ne le ferait plus dépasser les salons d’honneur.

– Venez-vous ? dit le colonel en se tournant vers Ratier.

– Non, merci, ces affaires-là se débattent plus facilement seul à seul ; d’ailleurs, j’ai à confesser Josia.

Le colonel n’écoutait jamais quand on lui parlait de son secrétaire ; aussi gravit-il aussitôt, mais sans se presser, le perron de l’hôtel : on le vit disparaître sous la porte vitrée, et les jeunes gens restés seuls s’assirent sur deux chaises pour l’attendre.

– Vous l’aimez, hein ! Josia ? fit Ratier confidentiellement.

Josia tressaillit comme sous un coup d’éperon, mais garda un mutisme obstiné.

– Allons, vous l’aimez, et vous avez bien raison. Dieu ! qu’elle est jolie, et séduisante, et spirituelle !... Ah ! si...

Ratier mordit sa moustache, étouffa un soupir et se mit à faire tourner une troisième chaise sur un de ses pieds de derrière.

– Pourquoi dites-vous que j’ai raison ? demanda Josia, livrant inconsidérément son secret à son prolixe compagnon.

– Parce qu’elle le mérite ; oui, parbleu ! elle le mérite, toute mal élevée, insupportable, fantasque, presque immorale qu’elle est, la pauvre enfant ! Ce n’est pas sa faute, avec le monde qu’elle voit...

– Mais, fit Josia indigné, les dames Slavsky voient la meilleure société...

– Oui, oui, c’est entendu, la meilleure société de leur genre... Ah ! la pauvre petite, sans sa mère...

– Elle serait bien à plaindre, affirma Josia.

Ratier le dévisagea, ouvrit la bouche pour lui répondre, haussa les épaules et s’appliqua à faire tourner la chaise.

– Avec un père comme le sien, continua le secrétaire, elle aurait eu de bien mauvais exemples, tandis qu’avec...

– Une mère comme la sienne, interrompit Ratier d’un ton ironique, c’est bien différent !

– Je croîs bien, reprit Josia, toujours de bonne foi : ce père divorcé qui lui mesure parcimonieusement l’argent...

– Est-ce que le divorce, chez vous, n’a d’effet que sur un seul des époux ? demanda innocemment le jeune Français.

– Sur les deux, naturellement !

– Alors madame Slavsky est également divorcée ?

– Oui, répondit bénévolement Josia, qui de sa vie n’avait compris une ironie.

– C’est ce que je voulais savoir. Mais elle n’est pas parcimonieuse, au moins ?

– Oh ! non ! Elle aime à vivre grandement. C’est un grand bonheur pour elle, voyez-vous, Ratier, que d’avoir un ami comme le colonel, un ami sûr, éprouvé, qui est toujours prêt à se dévouer pour elle...

– Et c’est un grand bonheur pour le colonel que d’avoir une amie pour laquelle on a tant d’occasions de se dévouer !

– Oh ! oui, répondit Josia, qui soupira et se tut.

– Ce pauvre garçon ! pensa Ratier ; il me fait l’effet d’un poisson rouge dans un aquarium de salon. Chez le marchand ou chez la cocotte qui l’achète, il ne voit jamais plus loin que sa prison de verre ; les murs ont beau être transparents, il n’en vit pas moins à l’écart de tout ce qui se passe ! – Et dites-moi, reprit-il tout haut, ces dames vont-elles venir à Paris ?

– Je n’en sais rien, soupira le secrétaire.

– Ce serait gentil si elles venaient, hein ?

Josia ébaucha un sourire, sourire angélique, malgré les mauvaises dents qu’il découvrait ; c’est ainsi que devaient sourire les martyrs, ceux du bon vieux temps, bien entendu.

– À présent que le mariage est rompu, reprit Ratier, emporté par son humeur taquine, pourquoi ne vous mettez-vous pas sur les rangs ?

Un regard de reproche jaillit entre les paupières baissées de Josia et atteignit en plein cœur Ratier, qui n’était pas méchant. Il saisit la main du jeune homme, la serra à la broyer, la garda un instant dans la sienne et la laissa retomber en disant à voix basse :

– Je suis un imbécile, et je vous demande pardon. Il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas plaisanter, mais je suis terriblement gamin... je ne vous tourmenterai plus... pas exprès, du moins, ajouta-t-il en souriant, car c’est plus fort que moi... Vous êtes un brave cœur, Josia, et je suis véritablement votre ami.

Josia, qui n’était pas rancunier, répondit par un regard de reconnaissance.

– Voyez-vous, dit-il au bout d’un moment, vous m’avez pris en traître ; – je n’ai pas de malice, moi, je sais bien que je suis bête, mais je ne vous aurais jamais parlé de... c’est vous qui m’avez fait dire... Mais, je vous en prie, ne pensez pas mal de madame Slavsky ; c’est une dame si bonne, si admirable ; j’ai pour elle tant d’affection et de respect...

– Oh ! vous, vous avez la bosse de la vénération, conclut Ratier ; c’est bon, nous n’en parlerons plus. Mais alors, de quoi voulez-vous que nous parlions ?

– De vous, fit Josia d’un air content ; de vos projets, de vos voyages ! C’est si intéressant !

– Mais vous aussi, vous avez voyagé, vous avez vu tout ce que j’ai vu...

– Moi, ce n’est pas intéressant.

– Pourquoi donc, jeune innocent ?

– Parce que je ne sais pas regarder ; je pense toujours aux affaires, vous savez ; le colonel a eu de durs moments à passer, c’est moi qui tiens les livres ; je n’ai guère fait autre chose que de balancer des chiffres depuis quatre ans...

– Et ça s’est toujours soldé par un déficit ? fit Ratier en riant. Ah ! laissez-moi rire, mon ami, je n’ai pas la bosse de la vénération, moi ! Enfin tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? On ne meurt qu’une fois, donc tout est pour le mieux. Tenez, mon autre moi-même, voilà un cigare, fumons.

Pendant cette conversation, le colonel était entré chez Rémisof, qu’il avait trouvé en train d’esquisser un somme sur le plus beau canapé de son bel appartement. Réveillé en sursaut, le jeune homme se frotta les yeux, reconnut que c’était bien chez lui qu’on frappait, murmura en russe : Que le diable l’emporte ! et se décida à ouvrir.

– Ah ! cher enfant ! s’écria le colonel en lui tendant les bras.

Pierre Rémisof, encore mal éveillé, se laissa embrasser trois fois à la mode russe, sans perdre de sa maussaderie.

– Comment avez-vous su que j’étais à Paris ? dit-il d’un air renfrogné ; je croyais être ici pour quelques jours au moins incognito.

– C’est Ratier qui m’a annoncé votre arrivée.

Rémisof murmura quelque chose à l’adresse de Ratier. Après tout, c’était peut-être une bénédiction.

– Asseyez-vous, colonel, dit-il avec toute la mauvaise grâce possible.

Boleslas s’assit, déposa son chapeau sur un meuble à portée et eut sur-le-champ l’air extrêmement à son aise.

L’accueil de Rémisof, qui eût démonté tout autre, lui inspirait une ténacité singulière ; comme un bon cheval de bataille, l’odeur de la poudre lui montait aux naseaux. Il était entré assez penaud, ennuyé de demander un tel service à un garçon plus jeune que lui, un blanc-bec, qui pouvait après tout le lui refuser et le laisser s’en retourner avec l’humiliation de l’avoir refusé. Mais du moment où il trouvait une mauvaise volonté évidente, l’amour de la lutte prenait le dessus, l’homme d’intrigue, usé jusqu’à la corde par une vie hasardeuse, se redressait, et Boleslas, rajeuni de quinze ans, se disposa à emporter la situation haut la main.

– Venez-vous du Nord ou du Midi ? demanda-t-il avec un sourire paternel.

– Je viens du Midi, répondit Rémisof d’un ton bourru. D’où voulez-vous que l’on vienne à Paris au mois d’avril, si ce n’est des pays chauds ?

– On peut venir aussi des pays froids, car le général Tomine est arrivé hier de Saint-Pétersbourg, où il a vu, avant de partir, votre charmante sœur, la comtesse Morof.

– Elle m’a écrit il y a huit jours, répondit Rémisof en étouffant, plus ou moins, un bâillement.

– Avez-vous passé par Nice ?

– Non : je suis arrivé à Marseille par mer.

– Alors vous n’avez pas eu occasion de voir les dames Slavsky ?

– Non... on... on, modula Rémisof, en s’allongeant sur sa chaise.

Boleslas se décida à porter un grand coup.

– Je suis venu vous voir, parce que j’ai beaucoup d’affection pour vous, mon cher, et puis aussi parce que j’ai un service à vous demander.

La figure du jeune homme s’allongea ; Boleslas n’y prit garde.

– C’est un service d’argent, je ne vous le cache pas. Voici la situation : un de mes amis se trouve dans le plus grand embarras ; il me supplie de lui venir immédiatement en aide ; j’ai réuni tout ce que je possédais, mais je suis loin de la somme demandée ; vous, mon cher enfant, vous êtes riche, Dieu merci, et vous allez m’aider à tirer de peine une créature du bon Dieu !

Rémisof tira un mouchoir de soie parfumé de la petite poche de côté de son veston, l’agita sous son nez, le remit en place, en ayant soin de faire dépasser le coin qui portait son chiffre d’un pouce et demi de long – et ne dit rien.

– Eh bien ? fit le colonel d’un ton plein d’encouragement.

– C’est que, voyez-vous, colonel, balbutia l’infortuné, je n’ai pas grand-chose...

– Quelle plaisanterie ! vous, un nabab !...

– Parole d’honneur ! j’arrive de Naples.

– Vous avez fait des folies, polisson ?

Le colonel était si encourageant que Rémisof sourit.

– Quelques-unes ! dit-il de ce ton qu’on est convenu d’appeler modeste, et qui est le comble de la fatuité.

Boleslas, qui s’était levé, lui administra deux ou trois légères tapes dans le dos ; Rémisof tira son mouchoir une seconde fois, puis, se souvenant qu’il venait de le montrer, il s’empressa de le fourrer dans la pochette, le chiffre dépassant, bien entendu.

– Bah ! reprit le colonel, on n’est jamais ruiné tout à fait ; il vous reste bien quelque chose ?

– Mais non, parole d’honneur ! J’attends de l’argent ces jours-ci, mon imbécile d’intendant est en retard ; je devrais déjà l’avoir reçu, mais ces coquins-là...

Il acheva sa phrase par un froncement de sourcils.

– Combien avez-vous ? demanda abruptement le colonel.

– Presque rien, douze ou quinze cents francs...

– Cela me suffira, dit Boleslas d’un air sérieux. Je vous remercie, mon cher ami : d’ailleurs, vous savez, c’est pour vingt-quatre heures tout au plus.

– Mais je ne peux pas rester sans le sou...

– N’avez-vous pas la table et le gîte ? Allons, ne vous faites pas tirer l’oreille.

– Je vais vous donner cinq cents francs... mais ce n’est que pour vingt-quatre heures ?

Rémisof se dirigea vers sa cassette de voyage ; il était perdu ! Au moment où il prenait le paquet de billets de banque qui représentait la menue monnaie de son voyage récent, Boleslas le lui ôta des mains.

– Deux, quatre, huit, dit-il, vous avez là huit cents francs... ce n’est pas tout ?

– Non, fit Rémisof sans méfiance, j’ai un rouleau d’or...

Il ouvrit le rouleau de maroquin rouge et fit sauter dans sa main les pièces d’or qui faisaient une jolie musique.

– Combien ?

– Cinq cent soixante.

– Cela fait treize cent soixante francs. Eh bien, je tâcherai de m’arranger avec cela, conclut le colonel.

Au moment où son jeune ami refermait le rouleau, il le lui enleva des mains et le mit dans sa poche avec les billets qu’il n’avait pas lâchés.

– Comment ! comment ! mais, colonel, je ne veux pas, je ne peux pas.

– Vous êtes nourri et logé, et vous refusez de venir en aide à ceux qui souffrent ?

– Nourri, logé, c’est très bien, s’écria Rémisof prêt à pleurer de dépit, mais les plaisirs ?

– Ah ! les plaisirs ? c’est là que le bât vous blesse ? Je me charge de vous amuser, moi, jusqu’à ce que votre argent arrive, c’est-à-dire jusqu’à ce que je vous rende celui-ci.

– Que ferons-nous ce soir ? dit Rémisof encore à demi soucieux, mais affriandé par l’idée d’être initié par le colonel à quelque nouveau coin du monde où l’on s’amuse.

– C’est une surprise. Allons, venez, je me charge de vous.

– Mais, colonel, je n’ai plus le sou ! s’écria le jeune homme en fouillant dans son gousset. J’ai six francs de petite monnaie. Rendez-moi quelque chose !...

Boleslas, avec un aimable sourire, tira deux louis du rouleau et les présenta à leur propriétaire, qui les prit d’un air grognon.

– Que voulez-vous qu’on fasse avec quarante francs ? grommela-t-il.

– Puisque c’est moi qui me charge de vous !

– Alors, si c’est vous qui payez, rendez-moi mon argent, vous n’en avez pas besoin !

– Chut, fit le colonel en mettant un doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux, vous verrez !...

Bon gré, mal gré, il entraîna Rémisof hors de portée de la cassette vide, que le pauvre garçon regardait d’un œil navré.

– Dépêchons-nous, lui dit-il, je suis pressé, mon ami attend l’argent par le courrier de ce soir.

– Vous avez bien le temps, fit remarquer Rémisof en bâillant doucement, il n’est que quatre heures.

– Quatre heures ! bon Dieu ! jamais nous ne serons prêts à temps ; venez, venez !

Le colonel entraîna son jeune ami, presque sans lui laisser le temps de prendre son pardessus et son chapeau. Comme il parcourait à grands pas le corridor :

– Eh bien, pourquoi ne prenons-nous pas l’ascenseur ? demanda Rémisof, toujours endormi et toujours maussade.

– Cela n’en finit pas, lui jeta Boleslas par-dessus l’épaule, sans cesser de courir.

Il allait si vite qu’une idée vint au jeune homme :

– Je parie une bouteille de Moët, dit-il, que l’argent est destiné à madame Slavsky ?

Boleslas fit semblant de ne pas avoir entendu ; mais Rémisof était tenace de son côté.

– Colonel, c’est pour madame Slavsky ? Voyons, ne vous en cachez pas, on sait bien ce qu’il en est ! Il fallait me le dire ! Je ne me serais pas fait tirer l’oreille. Elle a une si jolie fille, madame Slavsky !

Plus sourd que jamais, Mariévitch arriva dans la cour où ses amis n’avaient pas cessé de l’attendre.

– Allons, allons, vivement, dit-il, en route.

– Où allons-nous ? demanda Ratier en tendant la main à Rémisof, qui lui donna la sienne en l’accompagnant d’un regard courroucé.

– Chez moi, répliqua le colonel ; il me manque encore quelque chose...

– Combien ? lui demanda Ratier en le tirant à part.

– Mais voyons, mille et treize cent vingt...

– Ça fait deux mille trois cent vingt francs, interrompit Ratier, Barème vous le dira. Comment ! il ne s’en faut plus que de six cent quatre-vingts francs ? Mais Remise n’est donc qu’un misérable Fiacre ! Il n’a pas pu vous fournir le total ? Quelle misère ! Ah ! si j’étais riche !...

– Je lui ai pris tout ce qu’il avait, se hâta de dire le colonel, et même je me suis engagé à fournir à ses menus plaisirs jusqu’au moment où je pourrai lui rendre son argent...

Pris de fou rire, Ratier se saisit la tête à deux mains, et fit quelques pas dans la cour avant de pouvoir reconquérir son sérieux.

– Ah ! dit-il enfin de l’air le plus calme qu’il put trouver, vous l’avez pris en nourrice, – j’ai peur que ça ne dure longtemps, mon pauvre colonel, jusqu’à ce qu’il perce ses dents de sagesse, et comme il a passé l’âge... enfin, au petit bonheur ! Tiendrons-nous quatre là-dedans ? demanda-t-il en s’approchant de la voiture, dont le cocher s’était endormi sur le siège.

– Là-dedans ! fit Rémisof profondément dégoûté, un fiacre avec une grille pour les bagages qui vont au chemin de fer... Je ne monte pas là-dedans !

– Est-il heureux d’être riche ! s’écria Ratier. Eh bien, mon cher, envoyez chercher un break ; nous allons là-dedans, nous autres, parce que nous sommes pressés.

– J’aime mieux aller à pied, dit Rémisof, se souvenant qu’il était ruiné.

– À votre aise... Hôtel de Bade, et rondement, fit Ratier, qui venait d’empiler ses deux compagnons et lui-même dans le fiacre à grille.

Rémisof les regarda disparaître sous la voûte, poussa un profond soupir et murmura en russe : Imbécile ! Est-ce à lui-même, à Ratier, au colonel que s’adressait cette interjection peu polie ? C’était peut-être à Josia ! Quoi qu’il en soit, il se mit en marche vers le boulevard, plus grognon que jamais.

D’abord Rémisof marcha lentement ; quand on est de mauvaise humeur et qu’on se rend en quelque lieu où l’on va malgré soi, on marche toujours lentement ; c’est une manière de protester. Puis une certaine curiosité lui fit presser le pas : pourquoi le colonel était-il si pressé d’envoyer de l’argent à madame Slavsky ? Il y avait peut-être quelque chose d’intéressant à apprendre ? Rémisof avait toujours eu vaguement l’idée que l’histoire de madame Slavsky devait être pleine de renseignements précieux et d’événements amusants. Or, pour quelqu’un qui passe sa vie à s’ennuyer, quelle ressource ! Et puis, comme il l’avait dit au colonel, mademoiselle Slavsky était si jolie ! Toute réflexion faite, Rémisof prit le grand trot et arriva bientôt à l’hôtel de Bade.

Comme il atteignait le palier du colonel, il entendit un colloque animé dans la chambre de celui-ci.

– Vite, vite, disait Ratier, votre montre, Josia, vos boutons de manchettes...

– Ils sont en galvano, répondit le secrétaire au moment où Rémisof entrait.

– Vos boutons, votre montre, reprit Ratier, sans paraître autrement ému, et s’adressant, cette fois, à Rémisof interloqué.

– Mais...

– Il n’y a pas de mais, dépêchons-nous donc, vous allez nous faire manquer le courrier.

Il prit la montre du jeune Russe dans son gousset et tira sur la chaîne, machinalement, pour l’empêcher de casser, Rémisof retira la barrette de la boutonnière où elle était engagée.

– Je ne veux pas, disait-il tout en cédant ; qu’est-ce que vous allez en faire ?

– La mettre au mont-de-piété, répliqua tranquillement Ratier.

– Pourquoi ?

– Nous n’avons pas assez pour faire la somme ; tous nos bijoux y sont déjà...

– Au mont-de-piété ? Quelle horreur ! Je ne veux pas ! s’écria Rémisof, rouge de colère.

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud !

proféra Ratier, resté maître de la situation, c’est-à-dire de la montre. Comment ! malheureux ! vous refusez de venir en aide à un de vos semblables ? Vous préférez le vain plaisir d’étaler des bijoux pompeux... vos boutons de manchettes, vite, plus vite ! ah ! le malheureux va nous faire manquer le courrier !

Moitié de gré, moitié de force, les boutons de manchettes avaient rejoint la montre et sa chaîne.

– Et la bague ! s’écria Ratier, quel saphir ! Tenez, Josia, courez au mont-de-piété, cette providence des âmes en détresse, et rapportez-nous les reconnaissances...

– Allez directement à la poste, Josia, interrompit le colonel plein de dignité ; le courrier n’attend pas, et nous n’avons perdu que trop de temps.

Josia disparut comme une flèche ; Rémisof, vexé, humilié, colère, n’osant se fâcher, ayant envie de pleurer, alla s’asseoir sur une chaise cannée, à l’autre bout de la chambre, le nez contre la vitre.

– Est-il assez malgracieux ! dit Ratier en le désignant au colonel ; c’est à dégoûter d’avoir des amis !

– Des amis ! s’écria Rémisof le cœur gros, les lèvres tremblantes, des amis !

– Oui, des amis ! Voyons, jeune homme, vous ne comprenez pas l’étendue de la confiance que nous avons en vous, de l’amitié que vous nous inspirez ; est-ce au premier venu que nous demanderions un tel service ? à un homme dont nous ne serions pas absolument sûrs ? Croyez-vous que ce n’est pas la preuve de la plus franche amitié, de la plus sincère estime, que nous venons de vous donner ?

Rémisof n’était pas convaincu ; les sourcils froncés, les lèvres serrées, il paraissait plus disposé à entamer une querelle qu’à voler dans les bras de ses amis. Ratier vit qu’il fallait autre chose.

– Et c’est pour venir en aide à la meilleure, à la plus noble des femmes...

– Ratier ! fit sévèrement le colonel.

– Colonel, nous n’avons pas le droit d’avoir des secrets pour notre ami, quand il vient de se dévouer si généreusement pour nous.

– C’est donc bien pour madame Slavsky ? demanda Rémisof avec un changement de physionomie qui plongea Ratier dans le ravissement.

Le colonel ne répondit pas ; mais il laissa parler son ami.

– C’est pour elle-même.

– Elle aura encore perdu au jeu ! s’écria Rémisof, complètement consolé par la joie de voir sa curiosité satisfaite. Quelle femme ! c’est la roulette incarnée. Ah ! colonel, ces amitiés-là coûtent cher !

– Pas plus qu’elles ne rapportent, murmura Ratier, mais ceci était pour lui tout seul.

– Vous lui direz, n’est-ce pas, à madame Slavsky, que j’ai donné mes bijoux pour la tirer d’embarras, hein ! colonel, vous lui direz ? insinua Rémisof, en s’approchant de Boleslas.

– Vous lui faites la cour ? demanda Ratier d’un air sévère.

– Oh ! Dieu, non ! mais elle est très aimable, et puis elle a une si jolie fille ! Et, d’ailleurs, quand on a la peine, il est bien naturel qu’on revendique l’honneur...

– Vous aurez vos bijoux demain, proféra le colonel, soyez sans inquiétude, et madame Slavsky, car c’est elle, je suis forcé d’en convenir, ma noble amie saura quel service elle vous doit.

La paix était faite. Josia, en rentrant peu après, trouva la concorde la plus édifiante dans la chambre du colonel. Mais à peine avait-il présenté le bout de son nez à l’entrebâillement de la porte, que le colonel se leva de son siège avec une vigueur singulière, et, sans le laisser entrer, l’entraîna dans le corridor.

Ratier, qui avait suivi cette manœuvre avec une satisfaction malicieuse, s’appliqua à faire la conversation avec Rémisof, et en deux minutes et demie il trouva moyen de l’étonner par vingt aperçus plus ingénieux et plus neufs les uns que les autres sur la manière de réussir auprès des femmes, suivant leur âge et leur condition.

Pendant que Ratier faisait ainsi un cours de philosophie, Boleslas interrogeait Josia dans le corridor.

– Combien vous a-t-on donné ?

– En tout ?

– Oui.

– La première fois, cinq cent trente ; la seconde fois, six cent quarante-cinq ; total : onze cent soixante-quinze.

– Vous avez envoyé trois mille francs ?

– Oui, colonel, et puis j’ai payé la voiture : avec les frais, j’ai dépensé environ quarante-cinq francs ; il me reste à peu près quatre cent cinquante francs, et j’ai rapporté les boutons...

– Quels boutons ?

– Ceux de Rémisof ; voyant que la somme était dépassée, j’ai jugé inutile...

– C’est très bien, Josia, vous êtes un auxiliaire à la fois honnête et intelligent. Eh bien, portez deux cents francs à la caisse de l’hôtel : vous direz que je n’ai pas le temps aujourd’hui de m’occuper de ma note, mais que j’envoie cela en attendant. Donnez-moi le reste.

Pendant que Josia accomplissait fidèlement sa mission, Boleslas rentra dans sa chambre. Il avait mis l’argent dans sa poche, et rien au dehors n’en faisait soupçonner l’existence ; mais il tenait à la main les boutons de manchettes.

– Vous voyez, mon jeune ami, dit-il à Rémisof, combien vos plaintes de tout à l’heure étaient injustes, et quelle peine elles ont dû causer à mon cœur paternel. Ces objets n’étaient point nécessaires ; Josia, avec une prudence pour laquelle je l’ai loué tout à l’heure, Josia les a rapportés intégralement, et je vous les remets. Vous m’avez affligé, Rémisof, vous m’avez vivement affligé tout à l’heure...

Le colonel était si ému que Rémisof ne put faire autrement que de lui serrer la main et de lui offrir quelques excuses.

– Et maintenant, vive la joie ! s’écria Ratier. Nous avons assez travaillé, il faut un peu s’amuser. Quelle heure est-il ?

Chacun, machinalement, plongea la main dans son gousset... les quatre goussets étaient vides ; car Ratier avait toujours soin d’oublier sa montre quand il venait chez le colonel. Rémisof lui-même n’y tint pas, et ils se mirent tous à rire.

– Heureusement, dit Ratier, la pendule va bien ! Six heures et quart ! C’est l’heure de dîner.

– Nous dînons ici, fit le colonel ; la cuisine laisse à désirer, mais les vins sont passables ; et puis...

– Et puis ?...

– J’ai mon idée, vous verrez.

On dîna, ensuite on se rendit au cirque, ensuite il paraît qu’on alla souper quelque part, mais jamais ni Josia ni Rémisof ne purent se rappeler où. Le lendemain, assis chacun dans son lit, ils se creusèrent vainement la tête pour se rappeler comment ils y étaient rentrés. Le colonel et Ratier, tous deux parfaitement de sang-froid, interrogés là-dessus, gardèrent toujours un silence obstiné.

Après tout, qu’importait le café ou la brasserie ? La chose certaine est qu’on les avait abominablement grisés, et ils furent deux ou trois jours avant de reconquérir la complète possession de leurs facultés. C’est ce que le colonel et Ratier appelaient « s’amuser », mais ils se gardaient bien de partager cet amusement, il leur suffisait d’y faire participer les autres.

Le lendemain, vers sept heures du matin, Boleslas dormait du plus beau sommeil, quand il rêva qu’on frappait à sa porte ; ayant rêvé qu’il avait dit : Entrez, il se retourna brusquement sur son lit et regarda la chambre d’un œil effarouché. Personne n’était entré ; il se recoucha sur l’autre côté et ramena la couverture sur sa maigre poitrine. On frappa derechef. Ce n’était pas un rêve, cette fois !

– Entrez, dit-il, en s’asseyant sur son séant, les idées extrêmement brouillées.

On essaya d’entrer, mais la porte était fermée en dedans. Sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, sans savoir à qui il ouvrait, Boleslas allongea le bras par-dessus le pied de son lit, donna un tour de chef à la serrure et retomba assis sur ses talons, les cheveux droits sur la tête, l’œil hagard...

Ce n’était pourtant pas la tête de Méduse qui venait d’entrer, c’était madame Slavsky.

À son apparition, Boleslas fit un mouvement de recul ; mais où eût-il reculé, et dans quel appareil ? Il se contenta de saisir le drap, de s’en voiler jusqu’au menton, et retomba sur ses oreillers en s’écriant :

– Vous, chère madame, vous ici ! à cette heure ! mais vous...

Madame Slavsky mit un doigt sur ses lèvres, referma la porte avec un tour de clef, marcha droit à la fenêtre, ouvrit en tirant sur les cordons les lourds rideaux grenat qui obscurcissaient le jour, puis revint auprès du lit, où le colonel ébahi, toujours emmailloté jusqu’aux oreilles, la regardait sans rien comprendre.

– C’est moi, dit-elle gaiement ; ne réveillons personne et causons. J’arrive de là-bas par le train de nuit.

Le colonel, la voyant de si belle humeur, se hasarda à sortir sa main droite, dans laquelle madame Slavsky mit la sienne. Alors, le colonel porta galamment à ses lèvres cette belle main potelée, chargée de bagues, et y imprima un tendre baiser. La visiteuse se pencha sur son hôte, et effleura de ses lèvres le front qui s’inclinait vers elle ; cette petite cérémonie accomplie, Boleslas rentra son bras droit sous l’asile protecteur de la couverture, et madame Slavsky se laissa tomber dans le fauteuil en velours grenat, situé pour le moment au pied du lit, et chargé de tous les vêtements du colonel qui n’étaient pas sur le tapis.

– Ouf ! dit-elle ; je suis fatiguée, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et pourtant... Elle croisa les mains sur ses genoux, et fixant sur Boleslas un regard plein de joie et de triomphe :

– J’ai fait onze fois le maximum ! dit-elle tout bas, avec l’accent d’une indicible satisfaction.

– Onze fois six mille !... s’écria le colonel hors de lui.

Madame Slavsky mit son doigt effilé sur ses lèvres.

– Plus quelques autres séries heureuses ! je rapporte soixante-treize mille francs, or et billets, là-dedans !

Elle jeta sur le lit un petit sac en cuir de Russie que le colonel regarda avec admiration sans y toucher. Ils restèrent un moment muets, se regardant et n’osant bouger, de peur de faire évanouir ce rêve.

Madame Slavsky avait quarante-deux ans, de sorte qu’elle eût souffleté quiconque l’eut accusée d’en avoir plus de trente-cinq. Grande, d’une belle prestance, comme le sont presque toutes les dames russes de bonne famille, elle joignait à ses autres charmes la grâce féline des Polonaises, grâce souple et insinuante que les hommes de tout pays apprécient fort et que les femmes de toutes nations, les Russes surtout, ont en aversion particulière.

Le teint de Barbe Slavsky possédait encore cette blancheur étonnante dont les Polonaises ont le privilège ; méprisant les artifices du bismuth et de la poudre de riz, elle étalait en plein soleil de Monaco sa blancheur insolente ; – mais cette peau si fine commençait à se rider, les lèvres toujours pleines se plissaient trop, les paupières s’alourdissaient, la taille menaçait de tourner à l’embonpoint exagéré... Bref, madame Slavsky avait quarante-deux ans, mal irrémédiable dans le principe et destiné à s’aggraver encore.

Telle que nous la présentons au lecteur, on pouvait la concevoir dévorée du désir de marier sa fille, – une fille de vingt et un ans qui ne voulait plus en avoir seize !

– Soixante-treize mille francs ! dit le colonel à voix basse, mais alors nous sommes sauvés !

Madame Slavsky fit avec orgueil un signe de tête affirmatif.

– Mais, s’écria tout à coup Boleslas, si tant est qu’on puisse s’écrier à voix basse, si vous êtes partie hier soir, vous n’avez pas reçu mon envoi ?

– Quel envoi ?

– Celui que je vous ai annoncé par télégramme dans la journée ?

– Non, je ne l’ai pas reçu, j’avais bien la tête à cela ! J’ai joué hier toute la journée. Il y a vingt-quatre heures que je n’ai mangé !

– Permettez alors..., fit Boleslas en étendant la main gauche vers la sonnette...

– J’y songe bien ! Il faut d’abord que je vous conte toute une aventure. Figurez-vous que Katia...

– Et Katia, c’est vrai ! Où donc est-elle ? demanda Boleslas en se blottissant plus étroitement sous sa couverture, le seul vêtement qu’il pût revendiquer, car madame Slavsky était assise sur les autres.

– Katia est restée là-bas, à Monaco, avec sa gouvernante.

– L’Irlandaise !

– Oui, celle qui mange toujours.

– Mais pourquoi l’avez-vous laissée ?

– Je voulais vous parler, et vous savez combien elle est insupportable ; ces enfants veulent tout savoir...

– Mais comment s’est-elle décidée à rester ?

– Je lui ai dit que j’avais absolument besoin d’argent ; j’ai une note à l’hôtel ; ils sont ennuyeux là-bas, ils ne veulent pas faire crédit ; alors je vous ai demandé...

– Une somme considérable... fit le colonel. Je vous ai envoyé trois mille francs.

– Excellent ami !

La main de madame Slavsky s’étendit vers le colonel, qui sortit son bras droit, baisa la main et rentra son bras immédiatement.

– Et je ne les avais pas, ajouta Boleslas ; c’est toute une épopée, mais je vous conterai cela. Donc, vous avez laissé Katia...

– En gage, à l’hôtel, comme otage, conclut madame Slavsky ; c’était le seul moyen de m’en débarrasser ; du reste, je repars ce soir ou demain matin...

– Demain, dit Boleslas ; vingt-quatre heures ne seront pas de trop pour arranger nos affaires.

– Ne sont-elles pas en bonne voie ? demanda Barbe avec étonnement ; votre télégramme...

– Ah ! chère amie, mon télégramme est une preuve de plus de l’inaltérable affection que je vous porte ; à présent que vous avez le moyen de nous sortir d’embarras, je puis vous avouer que jamais je ne m’étais trouvé en plus mauvaise passe, je dois à tout le monde.

– Peu importe, maintenant, fit madame Slavsky avec un geste royal ; pour en revenir à Katia, cette petite sotte ne s’est-elle pas mis en tête de me désobéir ?

Le colonel leva les yeux au ciel pour le prendre à témoin de l’ingratitude de Katia.

– Je lui avais défendu de jouer ; vous savez, Boleslas, certains hommes sont si ridicules !... Pour éviter tout embarras, pour écarter jusqu’au plus léger nuage, j’avais formellement interdit à Katia l’entrée des salons de jeu ; son fiancé passait auprès d’elle les deux heures de l’après-midi, que je consacrais à mes occupations. Miss Amroth leur tenait lieu de duègne ; nous n’attendions plus que l’argent du trousseau que M. Slavsky devait m’envoyer au premier moment, quand tout à coup, il y a trois jours, le marquis...

– Quel marquis ? demanda Boleslas,

– Le marquis Braccioli.

– Qui est-ce ?

– Le marquis Braccioli ? Mais c’est, ou plutôt c’était le fiancé de Katia !

– Le fiancé... je n’y suis pas ! Katia n’était donc pas fiancée à Mérentzof ?

– D’où tombez-vous, Boleslas ? Mais il y a six semaines que le mariage Mérentzof est rompu ! Le jour même de la rupture, Braccioli a demandé la main de Catherine, et je la lui ai accordée. Comment ! vous ne le saviez pas ?

– Voilà bien la première nouvelle...

– C’est que j’aurai oublié de vous l’écrire, continua l’imperturbable madame Slavsky. Donc le mariage Braccioli allait pour le mieux ; mais le marquis, lundi dernier, ne trouve pas Katia à la maison lorsqu’il vient lui faire sa cour. Surpris, il s’informe, et demande où elle peut être allée. On lui indique la maison de jeu ; pas content, comme vous pouvez le penser, car c’est un homme à préjugés ; il y court, et dans la première salle que trouve-t-il ? Katia, qui jouait à la roulette avec fureur ! Elle économisait sur ses gants depuis un mois pour se payer cette fantaisie, la pauvre petite !

– Eh bien ? fit le colonel, si fort intéressé qu’il s’appuya sur son coude gauche.

– Eh bien, là-dessus, regards fulminants du marquis, que naturellement Katia ne voit pas ; il s’approche et lui met la main sur le bras ; elle perdait, la pauvre enfant ! En le voyant, elle s’écrie : Ah ! j’étais bien sûre qu’il y avait quelque chose qui contrariait la veine ! Allez-vous-en, ou je perdrai tout.

– Elle avait raison, fit le colonel.

Madame Slavsky haussa les épaules.

– Naturellement, elle avait raison ! mais que voulez-vous faire entendre à un homme qui a des préjugés ? Bref, il est parti, comme elle le lui disait, mais il n’est plus revenu.

– Mais vous, où étiez-vous pendant ce temps-là ?

– Dans la salle à côté, où je perdais au trente-et-quarante ! En rentrant j’ai trouvé Katia en larmes ; elle avait perdu tout son argent, et le marquis lui avait écrit un billet très bien, très poli, mais c’est une rupture complète.

– Quel pédant ! murmura Boleslas ; une si charmante enfant !

– Que voulez-vous ! C’est alors qu’à l’hôtel on me présente ma note. Ne sachant plus à quel saint me vouer, je vous ai écrit, mais j’étais loin de penser que ce serait pour vous une cause d’ennuis...

– Laissons cela, fit galamment Boleslas.

Il réfléchit un moment, en regardant le petit sac noir.

– Il y a là, dit-il enfin, de quoi nous tirer tout à fait d’embarras.

– Oh !... tout à fait, reprit madame Slavsky, tout à fait, c’est beaucoup dire ; pensez donc que je dois neuf mille francs à la couturière ; puis il y a les dix mille francs que j’ai empruntés à madame Satof, mais elle ne les attend pas...

– Est-elle ici ? demanda Boleslas.

– Non : elle est à Isola-Bella, où elle doit rester encore un mois.

Le colonel indiqua d’un geste qu’il était tout à fait inutile de se préoccuper de rendre de l’argent à une personne qui devait rester encore un mois dans un si beau pays.

– Et puis, continua madame Slavsky, il y a les trois mille roubles que j’ai empruntés au général Tomine ce jour que je perdais si horriblement sur la rouge... une série abominable ! Figurez-vous, Boleslas, que la noire a passé quatorze fois ! J’étais indignée ! Ce brave général n’avait plus que de l’argent russe ; il faut que je le lui rende ! soupira la charmante femme.

Boleslas soupira comme elle.

– Et puis, il y a des notes partout, mais celles-là ne font rien. Et vous, Boleslas, où en êtes-vous ?

Boleslas exposa sa situation. Ce fut long et compliqué, si compliqué que nous renonçons à rendre compte de cette conversation.

L’hôtel s’était tout à fait éveillé lorsqu’elle prit fin. Madame Slavsky ouvrit doucement la porte, s’assura d’un coup d’œil furtif que personne ne circulait dans le corridor, et, d’un pied discret, regagna sa chambre, située au même étage, à quelques pas plus foin. Le colonel avait eu le temps de faire toute sa toilette lorsque Josia se présenta chez lui. Le fidèle secrétaire, encore bouleversé des événements de la veille, et particulièrement de ceux qui avaient rempli la soirée, se sentait très mal à l’aise, aussi bien au moral qu’au physique. La honte de ne pas se souvenir de ce qui s’était passé empourprait son visage ordinairement pâle ; ses yeux rouges et gonflés semblaient plus petits que de coutume, et ses mèches blondes elles-mêmes avaient des velléités de révolte sur son front pâli par l’angoisse morale et les soucis d’une indigestion terrible.

– Eh bien ! Josia, quoi de nouveau ? demanda le colonel, absorbé par la perspective brillante que lui avait apportée madame Slavsky. Il avait totalement oublié qu’on s’était amusé la veille.

Josia ne savait rien de nouveau, et, l’oreille basse, il s’empressa d’en informer le colonel. Celui-ci, étonné du timbre extraordinaire d’une voix habituellement claire et musicale, leva les yeux sur son secrétaire et remarqua son air plus piteux que de coutume. La mémoire lui revint, et il jugea le moment propice pour un peu de morale.

– Vous ne me semblez pas dans votre assiette, Josia ? dit-il avec douceur et bienveillance.

Le jeune homme, ému de cette bonté, quand il s’attendait à des reproches pour sa tardive apparition, baissa la tête et répondit faiblement :

– Ça ne fait rien, colonel. Il n’y a pas de lettres ce matin ! je viens du siège de la société.

– Je ne vous parle pas de lettres, ni de la société, Josia ; c’est à votre état que je fais allusion. Il me semble qu’hier au soir, vous vous êtes laissé emporter tant soit peu au-delà des bornes de la tempérance ?

Josia, qui avait refusé de boire tant qu’il avait eu le pouvoir de dire quelque chose, baissa encore la tête à ce reproche paternel, et son menton s’enfonça dans les plis de sa cravate, que ne retenait plus l’épingle d’or qu’il portait d’ordinaire : l’épingle était au mont-de-piété avec le reste.

– Il n’y a pas grand mal, mon jeune ami, reprit Boleslas, à s’amuser dans les limites de ce qu’autorise l’honnêteté ; mais je crains qu’hier vous n’ayez un peu dépassé ces limites. Souvenez-vous, mon enfant, que c’est la tempérance qui distingue l’homme de la brute. Enfin, comme vous êtes jeune et plein de bonne volonté, j’espère que dorénavant vous serez plus prudent. N’en parlons plus.

D’un geste protecteur de sa main étendue, le colonel écarta ce sujet plein de reproches et de remords pour Josia, qui leva sur lui ses yeux humides de reconnaissance.

Pauvre Josia ! que de fois on lui avait déjà pardonné de la sorte, avec la même grandeur et la même noblesse, des fautes qu’il avait aussi peu commises que celle-là ! Mais la reconnaissance s’accumulait dans son cœur à chaque sermon du colonel.

– Nous aurons beaucoup de choses à faire aujourd’hui, Josia, reprit Boleslas ; et d’abord, vous allez courir chez Rémisof et le prier de passer ici aussitôt après son déjeuner, et puis vous irez chez Ratier. Ah !... et puis vous enverrez une voiture, je sors.

Josia s’inclina sans mot dire, et pédestrement fit en une demi-heure les deux courses commandées. Quand il rentra, on lui apprit que le colonel déjeunait dans la salle à manger. Il y pénétra, et quelle ne fut pas sa surprise ! Vis-à-vis l’un de l’autre, à la table commune, son patron et madame Slavsky dégustaient la sole au gratin offerte par le chef de cuisine à ses pensionnaires.

– Madame Slavsky ! s’écria Josia plus rempli de vénération que jamais.

Avec un charmant sourire, l’aimable voyageuse lui tendit la main gauche par-dessus son épaule droite ; Josia, indigne, appuya avec ferveur ses lèvres repentantes des écarts de la veille sur cette belle main indifférente, puis il alla s’asseoir à côté du colonel, sans oser faire la moindre question, et, qui plus est, tant on l’avait bien stylé, sans en avoir envie !

On eût dit que madame Slavsky avait passé sa vie à l’hôtel de Bade ; la fatigue d’une journée de jeu et d’une nuit de voyage n’avait laissé aucune trace sur sa figure. Elle mangeait avec grâce, comme il sied à une personne bien élevée, et ne buvait que de l’eau rougie.

Elle savait manger, cette incomparable femme, comme bien peu le savent, et cependant c’est un art indispensable que toute mère devrait soigneusement enseigner à sa fille. Ainsi, un morceau de filet saignant, déposé sur son assiette, disparaissait soudain, sans que personne eût pu dire par où il avait passé ! Nul n’avait vu s’ouvrir la jolie bouche que pour parler ; si le couteau et la fourchette avaient fait quelques mouvements, ce n’avait été que par distraction, pour amuser les doigts oisifs ; et cependant, un autre morceau de filet ne tardait pas à aller rejoindre le premier.

Le petit pain, déchiqueté, restait sur la table, et l’on eût pu le reconstituer tout entier, il n’en manquait pas une parcelle. C’est que le pain engraisse, et madame Slavsky suivait son Benting à elle, qui n’excluait pas les petits gâteaux chez Guerre l’après-midi, mais qui disait Raca ! au pain de toute espèce.

– Et mademoiselle Catherine ? osa enfin proférer Josia, lorsqu’il eut vainement tenté de trouver quelque chose à manger dans les arêtes et les queues de sole que présentait le garçon de l’air le plus digne à ce malavisé venu trop tard.

– Ma fille est restée là-bas, dit madame Slavsky sans cesser de sourire.

Le cœur de Josia, qui avait bondi fiévreusement lors de son entrée, sembla cesser de battre, et il se laissa enlever son assiette. Que lui importait désormais le monde ?

– Avez-vous vu Ratier ? demanda Boleslas à son mandataire.

– Non, colonel, il était sorti ; mais j’ai laissé un mot pour assurer l’exécution de vos ordres.

– Et Rémisof ?

– Rémisof viendra dans le courant de l’après-midi.

– Qu’est-ce qu’il faisait ? demanda Boleslas, les yeux baissés sur son assiette.

– Il avait mal à la tête, répondit Josia, le visage couvert de rougeur, et il buvait de l’eau de Seltz.

– Vous auriez pu l’amener déjeuner, dit Boleslas, toujours fort affairé à manger.

– Je ne crois pas qu’il déjeune ce matin, colonel, reprit Josia, toujours abîmé dans sa confusion, doublée de celle qu’aurait dû éprouver Rémisof s’il avait été présent. Il a bu deux bouteilles d’eau de Seltz naturelle, et il est triste.

Madame Slavsky rit à demi-voix, ce qui augmenta la désolation du secrétaire.

– Et vous, Josia, dit-elle, vous n’avez pas l’air gai non plus. Vous serait-il arrivé quelque mécompte ?

– Josia s’est occupé de vos affaires avec beaucoup de dévouement, répliqua le colonel, mû par un bon mouvement, et sentant que, tout seul, Josia ne s’en tirerait pas. Il est fatigué.

Madame Slavsky adressa au jeune secrétaire un regard de douce commisération. Hâtons-nous de dire que ce regard provenait uniquement d’une bonne habitude contractée par la chère Barbe depuis fort longtemps : avoir toujours l’air de prendre la part la plus vive à tout ce qu’on vous dit, quand même on s’en soucierait comme des neiges d’antan.

Le déjeuner s’acheva, et madame Slavsky s’envola, un peu lourdement peut-être, vers les magasins de nouveautés, pendant que le colonel s’enfermait avec Josia pour examiner des liasses de comptes, de factures, de notes, dont pas une n’était acquittée.

Ratier, ce jour-là, était sorti de bonne heure ; les distractions des soirées précédentes n’avaient pas eu d’effet sur lui ; sa solide nature le défendait contre le malaise qui avait vaincu les deux jeunes gens ; au contraire, on l’eût même dit plus joyeux que jamais quand il franchit le seuil de sa porte.

La matinée d’avril était des plus attrayantes ; il huma l’air, et, au moment de se diriger vers la station de voitures, il fit un geste décidé, tourna le dos aux véhicules et s’en alla de son pied léger vers Montmartre.

À mesure qu’il montait, au lieu de se trouver fatigué, il lui semblait sentir sa poitrine s’alléger, et il pressait le pas, tout en respirant à pleins poumons. Les petites voitures chargées de jonquilles, de jacinthes et de giroflées roulaient péniblement le long des rues ; mais les marchandes qui les poussaient ne regrettaient pas leur peine, car la journée promettait d’être belle, et la vente serait bonne. Avisant une grosse gerbe de lilas blanc, Ratier l’acheta sans marchander.

– Dieu bénisse la main qui m’étrenne ! fit la marchande en se signant avec la pièce de monnaie.

– C’est moi qui vous étrenne ? répartit Ratier, eh bien, tenez, voilà encore dix sous pour vous porter bonheur. Surtout gardez bien la pièce ; sans ça, toute votre chance s’en irait. C’est comme qui dirait un sou percé !

– Soyez tranquille, mon bon monsieur, je ne m’en déferai pas ! Quel brave monsieur, tout de même ! ajouta la marchande pour elle toute seule, car Ratier était déjà loin ; il va trouver sa bonne amie, ça n’est pas malin à deviner !...

Ratier grimpait lestement la rue Lepic sous le beau soleil d’avril, qui hâlait son teint déjà brun par lui-même ; parvenu au fameux moulin, il flaira une odeur de galette dans l’air matinal et pénétra dans la boutique.

La première chose qui frappa ses regards fut une rangée de galettes dorées fumantes, sortant du four. Il choisit la plus large et descendit joyeusement l’autre versant de la colline en marquant le pas sur un air en vogue, non sans se trouver fort embarrassé de sa galette et de son bouquet, qui lui prenaient chacun une main.

Arrivé à ce vaste bâtiment qu’on appelle le château des Brouillards, il entra dans la cour, sans demander personne, et, tout au fond du jardin, apercevant une robe claire à un endroit bien connu, il l’aborda comme une vieille amie, en embrassant sur les deux joues la jeune femme qui la portait.

– Eh ! c’est Ratier ! s’écria un beau garçon de trente ans environ, qui leur tournait le dos à deux pas et semait des volubilis dans une caisse. C’est Ratier ! À cette heure-ci ? Quelle drôle d’idée ! Mais tu as très bien fait tout de même ! Tu vas déjeuner avec nous ?

– C’est pour cela que je suis venu, répondit Ratier en mettant son bouquet sur le bras de la jeune femme et sa galette dans les mains du jeune homme. Et Bébé ?

– Bébé est là-haut, sa bonne l’habille. Qu’est-ce que cela ?

– Une galette toute chaude. Ah ! madame Féraud, ah ! mon ami Jacques, qu’il fait bon ici ! Votre soleil est bien plus chaud que le nôtre, à nous autres, Parisiens, et puis, et puis...

Il se tut, et sérieux pour un instant, il regarda autour de lui.

– Tu n’as rien ? il ne t’est rien arrivé de fâcheux ? demanda Jacques avec intérêt.

– Rien du tout.

– Bien vrai ?

– Parole d’honneur.

– C’est que, vois-tu, à cette heure-ci, on n’a pas coutume de te voir, et puis, sans reproche, il y a six mois que tu n’étais venu.

– Six mois, ça ne se peut pas ! s’écria Ratier en bondissant.

– Parfaitement ! nous venions de payer notre terme d’octobre, et aujourd’hui nous avons payé celui d’avril, n’est-ce pas, Louise ? Ce sont des dates, cela, dans la vie d’un ménage !

– Six mois, répéta Ratier ; eh bien, j’ai fait de jolie besogne pendant ce temps-là ! Voilà, ma foi ! six mois bien employés !

Il resta silencieux un moment, regardant en dedans de lui cette moitié d’année restée à tous les buissons des chemins de traverse, et quelque chose comme de la mélancolie passa dans ses yeux railleurs.

– Et qu’est-ce qui vous a pris de venir aujourd’hui, comme cela, monsieur Ratier ? demanda la jeune femme en souriant.

– Ce qui m’a pris ?... j’avais besoin de voir des honnêtes gens, voilà, – et qui ne soient pas bêtes, car, ma parole d’honneur, il y en a qui vous dégoûtent de la vertu !

Madame Féraud s’esquiva pour faire ajouter des côtelettes à son modeste déjeuner, et Ratier s’assit à côté de son ami sur un banc.

Jacques Féraud était le camarade de collège de Ratier ; seulement, au sortir du lycée, ils avaient suivi des voies différentes. Le plus souvent, dans ce cas-là, on s’oublie, mais l’amitié des deux jeunes gens avait survécu à tout ce qui brise les autres. Féraud, sans fortune, avait été obligé de se faire professeur de mathématiques. C’est un dur métier, peu rétribué, où la fatigue est grande et le résultat petit.

Cependant, peu à peu, il avait fini par se créer une position ; les familles de ceux qu’il avait préparés pour le baccalauréat lui avaient adressé des jeunes gens qui voulaient prendre des répétitions ; de degré en degré, il s’était fait une vie où la routine entrait assez pour y mettre ce grain d’ordre et de ponctualité si nécessaire et où le développement de l’esprit trouvait aussi son temps et sa place. Féraud, de plus, était inventeur ; plusieurs applications pratiques de la science lui avaient rapporté un peu de gloire et très peu d’argent.

Néanmoins, quand, ses leçons finies, il remontait vers le château des Brouillards, une joie grave remplissait son cœur, celle de l’homme qui se doit tout à lui-même ; de plus, il avait épousé une fille charmante qu’il aimait et, entre autres mérites, qui n’avait ni dot ni proches, de sorte qu’ils vivaient uniquement l’un pour l’autre. Une petite fille de deux ans égayait leur intérieur et prenait tout le temps de sa mère, de sorte que Féraud, depuis sa naissance, au lieu de s’entendre accueillir par le mot si tard ! s’entendait dire tous les soirs : déjà ?

Le lecteur voit bien qu’on ne saurait être plus heureux.

Ratier contemplait cette famille avec une sorte de curiosité mêlée de respect. Qu’on pût vivre avec quatre mille francs et élever un enfant par-dessus le marché, cela le passait. Plus d’une fois il avait ouvert sa bourse à Féraud qui avait stoïquement refusé.

– Je ne pourrais pas le rendre ! avait-il dit.

– Qu’est-ce que cela fait ? répondit Ratier.

Pour Féraud, cela faisait quelque chose, et il avait continué avec la pauvreté la lutte dont il venait de sortir vainqueur ; aussi Ratier le considérait-il comme un être extraordinaire, un peu toqué peut-être, mais assurément respectable. Quant à madame Féraud, c’était un ange.

– Que deviens-tu ? demanda Jacques après qu’il eut encore une fois serré la main de son ami.

– Je n’en sais rien ! répondit celui-ci. Ma parole, je n’en sais rien. Le monde est si drôlement fait !...

– Et le théâtre, tu y as renoncé ?

– Puisque je te dis que je ne sais pas ! Peut-être oui, peut-être non... Je verrai !

– Mais il me semble qu’il est temps de voir ! Quel âge as-tu ?

– Vingt-huit ans, aux prunes, aux prunes de monsieur, pas aux reines-claudes.

– Peu importe, fit Jacques, qui ne put s’empêcher de rire.

– Pardon, mon ami, cela fait un mois de différence au moins.

– Soit ; tu vas avoir vingt-huit ans, et tu n’as pas encore choisi ta carrière ?

– Pst ! fit Ratier, nous avons le temps, j’ai encore un peu d’argent à manger.

– Jacques ! fit la voix mélodieuse de madame Féraud.

Penchée à la fenêtre de son appartement, elle appelait les amis à déjeuner. Ils montèrent, et, Bébé aidant, ce fut pendant une heure un tohu-bohu de rires et d’absurdités.

– Vous chantez toujours, monsieur Ratier ? dit la jeune femme lorsque, la nappe enlevée et la fillette envoyée dans le jardin, on se trouva dans cet état de bien-être qui accompagne l’arrivée du café et des cigares.

– Heu ! heu ! cela m’arrive, mais peu.

Jacques regarda son ami avec les apparences de la plus complète stupéfaction.

– Mais, alors, que fais-tu ?

– Je m’amuse, répondit Ratier d’un ton dogmatique. C’est-à-dire que je consacre mon temps à diverses occupations généralement considérées comme des amusements, telles que : se lever tard, gronder son domestique, payer à dîner aux autres, manger de la cuisine de restaurant, ignorer le goût du café où il n’entre pas de chicorée, – le vôtre est excellent, chère madame, parce que vous l’avez fait vous-même, – jouer aux cartes, non pas au trente-et-un, mais aux jeux les plus enivrants, y perdre mon argent, acheter des chevaux et les revendre à perte, souper, me coucher tard et dire des grossièretés aux dames qu’on rencontre entre neuf et minuit dans tous les endroits où l’on s’amuse. Voilà !

Jacques secoua la tête.

– Tu valais mieux autrefois, dit-il sans pouvoir s’empêcher de sourire de cette nomenclature.

– Autrefois ! modula Ratier sur le mode ionien, le plus doux des modes, autrefois, quand j’étais amoureux des étoiles, quand je faisais des vers, – car j’ai fait des vers, madame Louise, tel que vous me voyez, et même, dédaignant l’exemple d’hommes que leur position et leur mérite auraient dû me donner pour modèles, j’ai consenti à ne les faire que de douze pieds au plus ! – Autrefois, quand j’étais vertueux, et quand j’étais pauvre ! Mais la pauvreté m’a donné des appétits féroces, et à présent que je suis attablé... !

– Tu te donnes une indigestion ? interrompit Jacques.

– Ah ! mon ami, il y a longtemps que c’est fait ! Je suis, déclama Ratier en agitant élégamment la main droite, je suis désabusé de tout, saturé de toutes les jouissances ! Si l’on approchait une allumette de mon crâne, on verrait une flamme bleue s’élever au-dessus de ma luxuriante chevelure ; la vapeur des vins capiteux et des absinthes frelatées que j’ai absorbés, ou plutôt qui m’ont absorbé !

– Voyons, Eugène, sois sérieux, je t’en prie, dit le jeune professeur de mathématiques ; il n’y a pas moyen de savoir si tu plaisantes ou non.

– Mais, mon bon, je n’en sais rien moi-même ! comment veux-tu que je te l’apprenne ?

– Mais tu peux me dire au moins pourquoi tu ne chantes plus ? Après de si bonnes et belles études...

– Vois-tu, Jacques, fit Ratier en s’accoudant sur la table d’un air convaincu, c’est la faute de mon oncle, tout cela !

– Ton oncle ? Celui qui est mort ?

– Lui-même. Suis mon raisonnement. J’avais dix-sept ans, je faisais des études ni bonnes ni mauvaises, comme la moyenne des imbéciles que le collège jette tous les ans sur le pavé de Paris et de la province. Voilà qu’un jour, c’était un dimanche, il pleuvait, et j’étais en congé chez mon oncle. Il m’arrive d’ouvrir la partition de Guillaume Tell et de me mettre à chanter :

Ô ciel, tu sais si Mathilde m’est chère !

Je beuglais à faire éclater les vitres ; mon oncle sort de la chambre, se jette à mon cou et s’écrie : Ô Eugène, tu seras le plus grand des ténors ! – Vous me voyez d’ici dans mon habit de collégien, le plus grand des ténors ! Je n’avais jamais été à l’Opéra ! Mon oncle me fait chanter toute la journée, me donne vingt francs pour m’amuser. Ô mon oncle défunt, que Dieu vous les pardonne, ces vingt francs-là ; je ne suis pas sûr qu’ils ne vous aient empêché d’entrer en paradis ! Bref, le jeudi suivant, mon oncle vient me chercher, m’emmène chez Duprez ; on décide sans ma participation que j’ai une voix de ténor, un tenor di forza ; que Tamberlick est enfoncé ; – enfin on interrompt mes études, et j’entre au Conservatoire. Ah ! mes amis, le Conservatoire ! Je ne sais pas ce qu’il conserve, mais il n’a pas conservé ma vertu.

– Mais tu n’étais pas riche dans ce temps-là ! interrompit Jacques.

– Qu’est-ce que ça fait ? J’étais né pour le vice ! Juste au moment où, après des années de travail, mitigées, il est vrai, de quelques douceurs, je pensais à débuter, poussé par l’argent et les amis de mon oncle, tous mélomanes enragés, comme lui, le pauvre cher homme meurt et me laisse toute sa fortune !

– Eh bien ! ce n’était pas une raison pour délaisser le chant ?

– Mais puisque j’avais de quoi vivre ! Tu te figures peut-être que c’est amusant d’aller mettre du rouge et du blanc, d’endosser l’armure du Trovatore ou la peau noire d’Othello, et d’aller bramer comme un cerf en détresse pour le plus grand plaisir de deux mille badauds ?

– Mais l’art, le sentiment de ta valeur, la gloire...

– Oui, oui,... c’est une autre grosse caisse, je n’ai pas encore tapé dessus ; je réserve ça pour mes vieux jours,... quand je n’aurai plus de voix... le public aime mieux les ténors comme ça ; quand ils sont jeunes, ça les déroute, il n’y est pas habitué. Tu vois donc que c’est la faute de mon oncle : s’il ne m’avait pas fait travailler le chant, je serais en train de faire ma fortune dans une administration, mais de faire ma fortune honnêtement, comme tout le monde, en rongeant les os des autres : – là est la première faute de mon oncle ; la seconde, c’est de m’avoir fait son héritier ; sans cet héritage, j’aurais débuté et je chanterais comme tous les ténors :

Non, non, non, non, non, jamais,

ou bien :

Oui, oui, oui, oui, oui, toujours !

à raison de deux mille francs par soirée, y compris les jours où je ne chanterais pas, pour cause d’indisposition de la troisième chanteuse ou du cinquième chef de chœurs. Il n’y a pas à sortir de là !

Il laissa retomber ses bras sur la table, d’un air découragé.

– Mais, lui dit son ami en lui frappant sur l’épaule, il faut au contraire sortir de là ! Avec ta fortune...

– Ma fortune ! l’infortuné parle de ma fortune ! Mais, mon très cher, elle est mangée, ma fortune ! S’il me reste une trentaine de mille francs, c’est le bout du monde, et encore je les cache ; – je me les cache à moi-même ! J’égare la clef de mon tiroir, lorsque vient le moment de garnir mon porte-monnaie ! Je me promène huit jours dans Paris avec la monnaie de vingt francs ! je rogne les pourboires des garçons de café, – je vais en omnibus ! Mais c’est trop beau pour durer ! Quand j’ai économisé cinquante francs, je me dois bien un petit dédommagement, et j’en dépense cinq cents. Vous voyez que j’ai de l’ordre, pourtant ; eh bien, ça ne m’a pas empêché de me ruiner.

Les deux époux consternés regardèrent Ratier sans oser lui parler.

– C’est ce gueux de Paris qui a tout fait ! s’écria celui-ci en s’approchant de la fenêtre et en montrant le poing aux arbres lointains des Champs-Élysées et au toit vitré du palais de l’Industrie, qui brillait au soleil comme un bouclier d’argent bruni ; c’est ce monstre, il est trop beau, trop amusant, trop vénal, trop vicieux... je l’adore ! fit-il en envoyant des baisers à pleines mains au nuage de poussière qui estompe si doucement les contours de cet affreux Paris.

– Mais quand vous serez tout à fait ruiné ?... dit timidement la jeune femme, interdite par tant de choses inouïes.

– J’ai toujours le théâtre... Par une chance que je ne méritais pas, le coffre est resté bon, et la voix n’a pas changé.

– Sans exercice ? demanda Jacques.

– Chut ! répondit Eugène en mettant son doigt sur ses lèvres ; je suis un affreux tartufe, jamais je ne suis resté vingt-quatre heures sans travailler...

– Chanter ?

– Chanter, mon bon ; j’appelle ça travailler, puisque ce n’est pas pour mon plaisir.

Les trois amis restèrent un moment silencieux.

– Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? dit enfin Louise, toute rougissante de son audace ; vous pourriez faire un beau mariage...

– Voilà ce que je ne ferai jamais ! répondit Ratier d’un ton tranquille, et si sérieux que ses amis en furent surpris. Je ne ferai jamais un beau mariage : une femme peut faire ce qu’elle veut, si sa conscience ne lui dit rien... et puis on les élève si mal,... mais un homme ne se vend pas. Voyez-vous, j’ai trempé dans bien des affaires ; pour le plaisir de mystifier mon prochain, je crois bien que j’ai fait de fortes espiègleries ; mais pour faire un beau mariage... Non !

Les yeux de Jacques exprimèrent son approbation, mais il ne dit rien.

– Eh bien, un joli mariage, reprit Louise, un mariage comme le nôtre, un mariage d’amour ?

– Le ténor marié par amour ! s’écria Ratier. Et mon camarade le baryton ou la basse chantante, ou un autre, qui enlèverait ma gentille petite femme pendant que je chanterais Roméo avec la prima donna ? C’est ça qui serait drôle ! Non... je n’ai pas envie de me marier par amour. D’ailleurs, je n’aime personne.

Il se fit encore un silence, puis Ratier reprit d’un air pensif :

– Comment s’y prend-on pour marier sa fille ?

– Est-ce que tu as une fille à marier ? demanda Jacques en éclatant de rire.

– Ce n’est pas moi, répondit son ami toujours extraordinairement sérieux, mais je connais une dame qui voudrait bien avoir une recette infaillible pour atteindre ce résultat.

– Je n’ai pas de recette, répéta Féraud, sans quoi ma fortune serait faite depuis longtemps !

– Toi qui es inventeur, tu devrais me chercher ça ! dit Ratier en se levant. Pour moi, je retourne à mes moutons.

– Quels sont tes moutons pour le moment ?

– Ah ! mes amis, ce ne sont pas des moutons ! c’est tout le Jardin des plantes ! Mais il y a un agneau blond, je vous le ferai voir un jour ou l’autre. En attendant, adieu !

Ratier descendit allègrement jusqu’au boulevard, où il perdit une heure ou deux à muser, après quoi, vers cinq heures, il se rendit chez le colonel, où il espérait retrouver la compagnie de la veille.

À son grand étonnement, le colonel, qu’il savait n’être pas sorti, ne se trouvait pas dans la chambre ; la clef était sur la porte, cependant ; après avoir cherché jusque dans le placard où Boleslas mettait ses habits, Ratier allait grimper au perchoir de Josia, situé sous les combles, lorsqu’un bruit de voix lui fit prêter l’oreille.

– Ratier est un fou, disait madame Slavsky, et vous n’en ferez jamais rien.

– Tiens, tiens ! La chère Barbe est ici, pensa notre ami ; si je n’étais pas la fleur de tous les paniers, voici une bien belle occasion de connaître son opinion sur mon compte ; mais je suis la fleur...

Il frappa à la porte de madame Slavsky et entra dans le petit salon qui précédait sa chambre à coucher.

Mariersafille

– Nous parlions précisément de vous, dit l’aimable hôtesse, en lui tendant la main.

– Vous en disiez du mal ? fit Ratier en baisant la main offerte.

– Pouvez-vous le croire ! Le plus grand bien, au contraire !

– Je voudrais bien savoir, pensa Ratier, comment elle traite les gens dont elle dit du mal ?

Il sourit néanmoins, salua autour de lui, et, apercevant Rémisof, bourru dans un coin, il lui fit un geste de protection, auquel l’autre répondit par un grognement.

– Toujours aimable ! dit-il. Et vous, Josia, cela va-t-il un peu ce matin, ou plutôt ce soir ?

Josia, pourpre de honte, balbutia on ne sait quoi. Le colonel, impassible, avec cette belle tenue qui faisait les trois quarts et demi de son crédit, tendit deux doigts à Ratier.

– Tiens ! se dit celui-ci, hier, il me donnait la main tout entière ! Et Barbe qui est arrivée ! il y a du nouveau ! – Vous voici bien inopinément parmi nous, chère madame, dit-il tout haut ; mademoiselle Catherine...

– Ma fille est restée là-bas, monsieur, répondit l’aimable femme. Dès demain je retourne auprès d’elle. Des emplettes indispensables m’ont amenée ici, mais pour quelques heures seulement.

À ce moment, Ratier s’aperçut que Rémisof avait sa montre ; il se tourna vers Josia : Josia avait la sienne ! Le colonel arborait fastueusement sa belle chaîne sur son gilet soigneusement tiré...

– Elle a dévalisé un galion ! se dit-il, soudain éclairé. Nous allons avoir du bon temps.

La conversation allait cahin-caha.

– Vous dînez avec nous, messieurs ? dit aimablement madame Slavsky.

– Elle nous doit bien cela ! pensa Ratier. Et Rémisof qu’on avait promis d’amuser ? Il n’a pourtant pas l’air de quelqu’un qui s’amuse.

Pendant que les jeunes gens élaboraient leurs remerciements, le colonel prit Ratier par le bras et l’emmena dans sa chambre, sans mot dire. Intrigué par ses allures solennelles, notre ami se demandait ce que cela voulait dire, quand il vit Boleslas ouvrir un tiroir de la commode et en tirer le fameux foulard noué aux angles.

– Mes Boliviens ! s’écria Ratier ; je suis volé !

– Comment, vous êtes volé ! répliqua le colonel avec hauteur ; comptez-les, jeune homme, vous pouvez vous assurer que...

– Parbleu ! je sais bien qu’ils y sont tous ! C’est pour cela que je suis volé ! Je m’en croyais débarrassé pour l’éternité, et voilà que vous me les rapportez ! Ah ! colonel, cela n’est pas délicat ! Que diable voulez-vous que j’en fasse ?

D’un geste fort noble, Boleslas exprima que ceci ne le regardait pas.

– Vous ne vous imaginez point, je suppose, que je vais passer ce paquet à mon bras et vous suivre comme un caniche légendaire qui rapporte le dîner de son maître ? Non pas, mon colonel, vous les avez, gardez-les, au moins jusqu’à nouvel ordre.

– Ces valeurs, jeune homme, sont entre des mains sûres... commença le brave Boleslas.

– Oui, oui, c’est entendu : d’ailleurs, nous en aurons peut-être besoin d’ici peu... elles peuvent encore rendre service.

Le colonel sourit avec la supériorité d’un homme qui a de l’argent dans sa poche.

– Nos affaires ont repris un essor inespéré, dit-il, – et l’armature en fils de fer sembla vibrer, tant il s’était redressé ; – nous pouvons désormais faire face à toutes les difficultés.

– L’Aurochs ? demanda Ratier, ébahi.

– L’Aurochs lui-même.

– Vieux farceur ! pensa Ratier, toujours irrévérent. Qui diable la belle Barbe a-t-elle pu dévaliser ? Ceci me paraît singulier ; car, si je la sais très forte pour emprunter, je ne la crois pas capable de se procurer de l’argent par d’autres moyens déshonnêtes. Elle a son honneur à elle, qui n’est pas celui de tout le monde, mais on n’est pas parfait ! – J’en suis charmé pour l’Aurochs, dit-il tout haut. Et le chevalier de la Triste-Pelure, il doit être bien content !

– Le chevalier de quoi ? demanda Boleslas interdit.

– Josia, votre secrétaire, je dirais votre alter ego si vous pouviez avoir un second vous-même ; mais vous êtes unique, colonel, vous êtes unique.

– Oh ! fit modestement Boleslas en se défendant.

– Non ! vous êtes unique, ma parole d’honneur ! C’est Josia qui doit être content. L’Aurochs va l’empêcher de dormir.

– Ne lui en parlez pas, je vous en prie ! commençait le colonel inquiet.

– Oui, je comprends, les émotions vives, à son âge... C’est bien, colonel, je serai discret. Où dînons-nous ?

– Ici, dans la petite salle à manger, à sept heures.

– Parfait. Je vais leur dire qu’ils ne mettent pas leur bordeaux à chauffer sur le calorifère ; quand ils vous le servent, ce n’est plus du bordeaux, c’est un court-bouillon.

La société achevait de dîner, et toute froideur avait disparu ; Josia, malgré son repentir de la matinée, malgré les reproches que lui avait adressés sa conscience, avait les oreilles rouges, mais c’était la faute d’un romanée extraordinaire offert par le colonel à ses invités. Rémisof lui-même était de bonne humeur, chose si rare que Ratier avait emprunté le pince-nez du colonel pour le regarder plus attentivement. La belle Barbe, qui ne détestait pas les propos frivoles, racontait l’aventure arrivée à Nice d’un comte grec avec une marquise espagnole, et le colonel, dans sa gloire, savourait les moindres discours de son amie comme un chat qui boit de la crème, après avoir été pendant longtemps au régime du lait de Paris. Ratier, toujours philosophe, écoutant et regardant, s’amusait franchement, non de ce qui se disait, mais du dessous de cartes, si réjouissant pour ceux qui le connaissent.

L’histoire touchait à l’une de ses péripéties les plus étonnantes, et chacun riait déjà du dénouement entrevu, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et une voix adorable de fraîcheur et de jeunesse s’écria joyeusement :

– Eh bien ! on s’amuse ici, et on me laisse en pénitence là-bas !

Les convives se retournèrent stupéfaits : sur le seuil, Catherine Slavsky, grande, svelte, blanche et rose, les yeux pétillants de joie et de malice, les bras croisés comme Napoléon à Austerlitz, regardait ces gens effarés.

Elle était si belle, si naïve dans son effronterie d’enfant mal élevée ; sa candeur visible faisait un si cruel contraste avec les visages rougis par la mangeaille et le vin, avec l’expression de curiosité malsaine éveillée par l’histoire de madame Slavsky, avec toute cette atmosphère de corruption et d’immoralité, que Ratier, seul capable de la sentir, se leva à demi et faillit lui dire : N’entrez pas !

Elle entra, cependant, suivie par sa grosse Irlandaise, lourdaude, rougeaude, pataude, véritable sac à viande qui ne songeait qu’à se bourrer tout le long du jour et qui pour le moment, chargée de sacs de voyage, de plaids et de parapluies, n’avait ni forme ni figure.

– C’est gentil, fit Katia, parlant haut avec sa voix sonore, au grand mépris des convenances et des oreilles étrangères ; maman fait sauter la banque et profite de ça pour me laisser en gage à l’hôtel !

– Catherine ! fit madame Slavsky d’une voix sévère.

La délinquante s’approcha de sa mère, baisa sa main sans trop d’effusion, présenta son front au colonel, – ce qui fit faire la grimace à Ratier, – puis jeta un regard autour de la table. S’étant assurée qu’il n’y avait point là d’étrangers, elle prit une chaise le long de la muraille et s’assit entre sa mère et le colonel. À peine assise, elle se retourna :

– Garçon, dit-elle, donnez à dîner à miss Amroth ; elle meurt de faim.

– Et vous ? dit le colonel avec beaucoup de bonne grâce, car il aimait réellement cette enfant, qu’il avait vue toute petite.

– Moi ? qu’est-ce que vous mangiez ? Du dessert ? il n’y en a plus ! Garçon, donnez-moi du chocolat, et des biscuits à la cuiller. J’adore le chocolat. Et dépêchez-vous.

Madame Slavsky gardait un silence gros d’orages. Le bon Boleslas tendit la perche à la jeune fille.

– Comment ! petite vagabonde, pendant qu’on vous croit à Monaco, vous roulez sur la voie ferrée ?

– Je crois bien ! Vous représentez-vous une demoiselle noble, bien élevée, qui reste à l’hôtel avec une miss Amroth, pendant que sa maman disparaît sans dire pourquoi ?

– Mais comment êtes-vous venue ?

– C’est bien simple, vous allez voir. Mon mariage était rompu, n’est-ce pas ? Donc nous n’avions aucune raison pour rester à Monaco ; maman passe la journée d’hier à la maison de jeu, rentre un instant, m’annonce qu’elle part et disparaît. Très bien ! Le soir venu, je m’ennuyais ; ce n’est pas amusant, toujours des harpistes, et toujours des chanteurs italiens, et toujours Santa Lucia et autres chansons napolitaines. Voilà que sous la fenêtre où je prenais le frais passent deux messieurs qui disaient : Elle a fait sauter la banque, et elle est partie pour Paris. – Qui ça ? – Une dame russe. Alors, moi, j’ai compris pourquoi maman était partie, et s’il faut dire la vérité, je n’étais pas contente. C’est moi qui avais envie d’aller jouer ! Il me semble que dans ce moment-là j’aurais aussi fait sauter la banque.

– Je n’ai pas fait sauter la banque, interrompit madame Slavsky ; les bras croisés sur sa robe, elle semblait la personnification de la maternité outragée.

– C’est juste, maman, je vous demande pardon ; en effet, vous n’avez pas fait sauter la banque, puisqu’on a continué à jouer ce jour-là. Mais je ne pouvais pas jouer, puisque le minimum, c’est deux francs, et qu’à nous deux avec miss Amroth, nous n’avions que trente-huit sous.

Le colonel jeta un regard plein de commisération sur la pauvre enfant qui n’avait pas pu jouer, faute d’argent.

– De rage, j’allai me coucher et je pleurai toute la nuit.

Ici, le garçon apporta le potage de l’Irlandaise et le chocolat de Katia, qui continua son discours tout en grignotant des biscuits.

– Le lendemain, j’étais éveillée de grand matin, car j’avais mal dormi ; je descends pour voir s’il n’y avait pas de lettres. Qu’est-ce que je vois ? une belle lettre chargée, cinq cachets rouges. Je la prends, je l’emporte, je l’ouvre...

– Ma lettre ! dirent à la fois madame Slavsky et le colonel.

– Eh ! oui, votre bienheureuse lettre. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? trois beaux billets de mille francs ! Alors qu’ai-je fait ? Tout le monde peut le deviner. Je me suis fait donner la note de l’hôtel ; il y en avait pour deux mille cent cinquante-sept francs et des centimes ! Quand on pense que pendant douze heures, j’ai représenté deux mille cent cinquante-sept francs et des centimes ! Je ne croyais pas valoir si cher ! Mais miss Amroth était là pour les centimes. Une fois la note payée, j’ai pris le premier train, et nous voilà ! Je sais bien qui ne va pas retourner à Monaco ! Ce sera Catherine Slavsky.

– Elle avala le fond de sa tasse de chocolat, et pendant que le garçon desservait le potage de l’Irlandaise, elle lui dit par-dessus l’épaule :

– Encore un chocolat et d’autres biscuits.

– Je ne comprends pas comment à l’hôtel on a pu vous laisser prendre une lettre qui ne vous était pas destinée... dit madame Slavsky encore fort irritée.

– Oh ! maman, ils savaient bien qu’elle contenait de l’argent, et ils ont pensé que j’allais les payer. Cela valait mieux que d’attendre votre retour.

La chère Barbe ne répondit pas.

– Ce que j’admire, dit Ratier, c’est que mademoiselle n’ait pas songé à profiter de l’argent qu’elle avait dans les mains pour aller jouer !

– C’est vrai ! fit Katia avec regret ; si j’y avais pensé ! Quel dommage ! L’idée ne m’en est pas seulement venue. J’étais si furieuse d’être restée là que je n’ai songé qu’à une seule chose, venir rejoindre maman.

La seconde tasse de chocolat ayant fait son apparition, la jeune fille s’adonna au plaisir de la déguster.

Depuis l’entrée de Catherine, Josia, la bouche entrouverte dans l’excès de son admiration, la contemplait sans se laisser distraire de son extase. Vainement Ratier lui avait à plusieurs reprises passé dans le cou le coin de sa serviette, le pauvre garçon ne s’en était même pas aperçu.

Pendant que la chère Barbe et le colonel échangeaient des regards pleins de surprise, d’interrogations et de projets, la jeune fille leva les yeux sur le secrétaire.

– Vous êtes toujours le même, Josia, lui dit-elle en souriant, vous ne changerez donc pas ?

– Mais, mademoiselle... balbutia le timide jeune homme.

– Vous êtes toujours jeune ! Ce n’est pas comme M. Ratier ; il a l’air vieux, lui !

– C’est que je suis un sage, moi, fit Ratier d’un air important, et la sagesse appartient aux vieillards...

– Oh ! je crois que vous aurez beau vieillir...

Elle l’interrompit, acheva sa tasse de chocolat, se mit à rire, et lança de sa voix sonore au cinquième convive une attaque en pleine poitrine.

– Quand aurez-vous l’air content, monsieur Rémisof ? Vous êtes joliment ingrat envers la destinée ! Vous êtes riche...

– Beau garçon... jeta Ratier au vol.

Catherine fit une petite moue, mais ne réfuta point cette assertion.

– Libre de vos actions, et jamais vous n’avez l’air de vous trouver heureux !

– C’est que vous n’avez pas encore daigné me regarder d’un œil favorable ! répliqua Rémisof avec un à-propos dont il fut surpris lui-même.

Ratier ouvrit de grands yeux et tira un carnet de sa poche.

– Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda la jeune fille, de l’air d’une beauté satisfaite de ses admirateurs.

– Je note le mot de Rémisof ; c’est le premier de sa vie, ça lui portera bonheur ; il faut toujours conserver ces choses-là.

Rémisof lui lança un regard furibond.

Madame Slavsky se leva ; ce fut le signal de la débandade. Les hommes s’en allèrent fumer un cigare sur le boulevard pendant que les dames s’installaient dans leur appartement. Les échos de l’hôtel n’ont point conservé le souvenir de la scène que subit Catherine ce soir-là ; mais les échos d’hôtel sont si blasés !

Madame Slavsky avait installé sa fille avec elle, la prospérité régnait chez le colonel ; Josia avait reçu l’arriéré de ses appointements ainsi que les sommes avancées à son patron, la note de l’hôtel était soldée, et une autre, déjà robuste, se nourrissait doucement et engraissait à vue d’œil. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

On n’a pas assez remarqué combien les Russes s’accoutument aisément à l’hôtel où le hasard les a fait descendre. La cuisine a beau être médiocre, les domestiques négligents, les appartements chers et incommodes ; pourvu que l’hôtel soit dans un beau quartier, ils ne chercheront jamais un autre perchoir, de même qu’en chemin de fer, ils ne changeront point de wagon, si fâcheux que soit un voyageur mal élevé.

Cette propriété de s’installer partout comme chez eux se développe à plus forte raison quand ils se trouvent bien. Le colonel habitait depuis quinze ans l’hôtel de Bade et ne rêvait pas d’autre Éden. Jusqu’alors, madame Slavsky avait partagé, nous ne dirons pas ce nid, mais cette branche hospitalière, lors de ses courts et fréquents séjours à Paris ; mais huit jours après son arrivée imprévue, elle trouvait déjà que demeurer à l’hôtel et marier sa fille étaient deux choses incompatibles.

Les hôtels de Paris sont ennemis-nés de la vie de famille ; or, comment présenter Katia, comment recevoir quelques amis, et les amis de ces amis, dans le salon commun, toujours occupé, toujours entre deux courants d’air ? La belle madame Slavsky s’en expliqua un jour avec le colonel.

– Voyez-vous, Boleslas, lui dit-elle, cette existence est par trop incommode ; et puis Katia a une manière de vous tomber sur le dos au moment où l’on s’y attend le moins... Tout à l’heure encore, je la croyais bien loin, la voilà qui monte les escaliers quatre à quatre ; elle voulait acheter un chien, un havanais blanc qu’un marchand lui offrait sur le boulevard. Elle a failli me trouver sur votre porte ! Cela n’est pas tenable !

Cette conversation avait lieu à demi-voix dans la chambre de Boleslas, par une belle après-midi de la fin d’avril.

– Cela n’est pas tenable en effet, répondit le colonel en soupirant. Il faudrait la marier.

– La marier ! s’écria madame Slavsky, mais je ne fais que cela ! C’est-à-dire que je ne fais que lui chercher des maris. Et j’en trouve ! Mais je ne sais comment cela se fait, ces malheureux mariages manquent toujours au plus beau moment ! Il y a là un guignon inconcevable.

– Peut-être, insinua le colonel, Katia n’y met-elle pas toute la bonne volonté désirable.

– Elle ? Ah ! certes, ce n’est pas sa faute. La pauvre enfant ! Elle a bien des défauts, mais, en ce qui concerne son mariage, je ne lui ai jamais entendu faire une objection. Le premier parti qui s’est présenté, il y a quatre ans, ce comte allemand, vous savez ?

Boleslas fit un geste vague, qui signifiait : je sais, ou : je ne sais pas, au choix.

– Eh bien, ce monsieur n’était ni beau ni aimable ; il était riche, ou, du moins, paraissait l’être ; mais je n’ai jamais vu quelqu’un de plus antipathique. Pourtant, le jour où j’ai dit à Catherine : – Voilà votre fiancé ! – elle a répondu : Très bien, maman ! et jamais, depuis, elle n’a soufflé mot.

– Et quand le mariage s’est rompu ? demanda Boleslas.

– Pas davantage. J’ai été enchantée, du reste, de n’avoir pas donné suite à ce projet : c’était un comte de promotion nouvelle ; son père avait obtenu son titre pour services distinguée rendus à la patrie allemande, et j’ai appris, depuis, que c’était pour un perfectionnement apporté à la fabrication du saucisson de pois. Vous voyez que ce n’était pas grand-chose !

– Mais à quel propos ce mariage s’est-il trouvé rompu ? demanda Boleslas.

– Vous le savez bien ! c’est vous qui lui avez repris notre parole.

– C’est juste..., excusez-moi, ma belle et bonne amie, j’ai peu de mémoire, vous savez, et je ne me souviens que vaguement...

Madame Slavsky fit un geste de dédain : le peu de mémoire du colonel avait toujours été un de ses plus cuisants soucis, mais elle feignait de n’y point accorder d’attention.

– C’était pour la dot ; il voulait la dot en numéraire, et M. Slavsky ne veut donner qu’une rente...

– Ah ! oui, oui ! je me souviens. Mais d’autres partis se sont présentés ?...

– Je crois bien ! Nous avons eu le petit Bérendief, – celui-ci a manqué parce que nous avons été surprises par la pluie un jour à la promenade ; Katia a voulu qu’il la portât à travers un ruisseau pour ne pas mouiller ses petits souliers mordorés ; il a refusé ; au fond, le pauvre garçon, je crois qu’il n’était pas de force, elle avait la tête de plus que lui...

– Eh bien ?

– Eh bien, il a refusé, elle s’est fâchée, il a été impertinent, je lui ai dit son fait, et nous ne l’avons plus revu ; c’était à Kreuznach. Et puis, à Kissingen, nous avons eu le mariage Vermoral, – je ne me rappelle plus pourquoi celui-ci ne s’est pas fait, il y a eu quelque chose à propos du trousseau, je crois ; et puis Remens, et puis Mérentzof, et enfin Braccioli ; je vous ai raconté...

– Oui, je me rappelle celui-ci, mais l’autre, Mérentzof ?...

– C’était une sotte affaire. Quand il a appris que Katia avait déjà eu quatre promis avant lui, il s’est fâché, et nous avons eu une scène très désagréable ; mais Braccioli s’est présenté le jour même, et tout allait si bien... Cette fois, c’est la faute de Katia, il n’y a pas à dire ! Je regretterai toujours le mariage Braccioli. C’était un homme si parfaitement comme il faut, et une si belle position ! noblesse authentique, belle fortune, belle prestance, visage superbe, tout s’y trouvait réuni... Je n’en retrouverai pas un semblable !

Madame Slavsky soupira, le colonel lui fit écho.

– Mais Katia ?

– Katia est vexée : c’est ennuyeux d’avoir été fiancée publiquement, et puis de se promener ensuite toute seule avec sa gouvernante... Dans ces endroits-là, tout se sait ; vous voyez comme on a exagéré pour cette affaire de jeu ! N’ont-ils pas inventé que j’avais fait sauter la banque ? Il n’y a que Paris où l’on puisse vivre tranquillement ; aussi je vais y rester quelque temps.

Le colonel baisa affectueusement la main de sa belle amie pour la remercier de cette bonne pensée.

– Je crois, continua madame Slavsky, que je devrais me décider à faire un sacrifice... Je vais prendre un appartement meublé, louer une femme de chambre, et rentrer en relation avec ceux de nos amis qui sont ici. La dépense sera considérable, mais je suis persuadée que le résultat sera excellent.

– Vous quitteriez l’hôtel ? demanda Boleslas d’un ton plaintif.

La chère Barbe lui jeta un coup d’œil demi-tendre, demi-railleur.

– On se retrouve partout, dit-elle ; vous viendrez chez moi ; n’êtes-vous pas mon meilleur et plus ancien ami ?

– Mais Katia... ?

– Vous m’ennuyez avec cette Katia, s’écria madame Slavsky de mauvaise humeur. Eh ! mon Dieu, nous la marierons ! L’essentiel, c’est de trouver un logis convenable.

– Josia vous cherchera cela, fit le colonel, complètement subjugué et décidé à ne plus faire d’objections.

À l’heure du dîner, Josia reçut l’injonction de trouver un appartement meublé, au second ou tout au plus au troisième, soit dans les environs de l’Arc de triomphe, soit auprès du nouvel Opéra, soit rue de Rivoli, avec vue sur les Tuileries.

– Et surtout, Josia, ajouta la chère Barbe, que ce ne soit pas cher, et que les meubles soient de première fraîcheur.

Josia avait fait bien des choses, depuis que le sort cruel l’avait attaché à la fortune du colonel, mais il n’avait pas encore cherché d’appartements meublés. Il se disposait à demander à quoi l’on reconnaît qu’une maison dispose d’appartements meublés, lorsque Katia, lui frappant sur le bras avec le bout de son ombrelle, ajouta d’un air doctoral.

– Et surtout, Josia, qu’il y ait une jolie chambre pour moi, vous entendez !

À l’idée de chercher une chambre pour Catherine, le pauvre garçon, troublé, plein d’enthousiasme, faillit commencer ses recherches sans dîner ; heureusement le potage entrait, et il s’assit comme les autres ; mais pendant tout le repas, il vit défiler dans son cerveau des chambres de toutes les couleurs, grandes, petites, moyennes, bleues, blanches, roses, lilas, cerise, avec des glaces ou sans glaces, avec de grandes fenêtres et de petites fenêtres, – toutes charmantes et toutes indignes de servir de refuge à l’adorable Catherine.

Après le dîner qui finissait de bonne heure, madame Slavsky proposa de faire un tour au Palais-Royal. Dans la poussière tiède d’un soir d’avril, les quatre voyageurs s’en allèrent le long des rues calmées, à l’heure où Paris dîne, où les omnibus ne partent plus que toutes les dix minutes, où les voitures s’amassent en longues files le long des stations, pendant que les cochers sont au cabaret.

Quelle heure charmante ! Et personne ne la connaît ! Qui la connaîtrait, puisque tout le monde dîne ? Ce n’est pas l’employé attardé qui regagne en courant son domicile, après deux heures de travail supplémentaire ; ce n’est pas le commis de service qui attend d’un air morose à la porte du magasin que les camarades aient fini leur repas pour aller prendre le sien. Ce n’est pas le sergent de ville qui regarde le pavé, appuyé sur le candélabre d’un refuge, et qui ne veille sur rien, puisqu’il n’y a pas de voitures et presque pas de piétons.

Personne, il n’y a personne ! Paris est au promeneur solitaire ; l’ombre descend peu à peu ; on voit chatoyer les étoffes de soie dans ce faux jour du soir, quand il fait trop clair pour allumer dehors et trop noir pour se passer de lumière à l’intérieur ; chez les bijoutiers, la lampe de l’arrière-boutique jette un rayon sur un diamant, traverse un saphir qui paillette d’une lueur bleue le velours blanc de son écrin ; les files de porte-bonheur miroitent mystérieusement sur le bras de cuivre poli ; les surtouts d’orfèvrerie chez Christofle revêtent des formes bizarres, un grand plat rond ressemble à un bouclier, les fourchettes prennent des airs d’armes dangereuses, pendant qu’au fond, tout au fond, un jet de gaz cherche son chemin vers la vitre en semant l’obscurité de paillettes métalliques. Chez Braquenié, rue Vivienne, les tapisseries à personnages descendent du premier comme les fées descendent de leur char dans les féeries ; la Belle au Bois-Dormant couchée sur son lit des Gobelins semble une personne véritable, encadrée par une alcôve d’étoffe bizarre aux ramages singulièrement coupés de noir... et dans la rue, où descend l’ombre grise, on voit la flamme du gaz courir au loin, de réverbère en réverbère, comme un collier de perles qui s’enfilerait tout seul, jusqu’à ce que l’allumeur arrive sur vous au grand trot et vous rejette du rêve dans la réalité.

Les quatre personnages de cette histoire cheminaient rue Vivienne, et Josia, sous le charme, le châle de Katia sur le bras, la robe claire de la jeune fille effleurant de temps en temps son vêtement, marchait comme dans un songe. Il avait entrevu vaguement les tapisseries de Choqueel ou de Braquenié et s’était dit qu’il y avait là de quoi faire une bien jolie chambre à Catherine ; puis la bouquetière du perron avait attiré son regard, et il s’était arrêté pour acheter un bouquet à la jeune fille. Cette heureuse idée lui fit perdre ses compagnons, et il se trouva, au sortir du petit passage, littéralement éblouissant de gaz et de jais noir, très penaud, son bouquet à la main droite, le châle sur le bras gauche, absolument dans la situation morale d’un chien qui vient de perdre son maître.

Pendant que, son nez retroussé largement dilaté par un ennui qui devenait rapidement du chagrin, il semblait humer l’air, une main vigoureuse lui frappa sur l’épaule, et une voix bien connue résonna à son oreille :

– Eh bien, Caniche, mon ami, nous avons donc perdu notre cher propriétaire ?

Josia se retourna tressaillant et effaré. Ratier lui rit doucement au nez.

– Ça se voit tout de suite, allez ! Où les avez-vous lâchés ?

– J’ai acheté un bouquet, et alors...

– Eh bien, Caniche, suivez-moi, nous allons les retrouver, et ce ne sera pas long. Apprenez une fois pour toutes, jeune homme, la manière de retrouver des Russes perdus dans ce Palais-Royal. S’il pleut, ils sont au café de la Rotonde, à l’intérieur, où ils prennent du chocolat ; s’il fait beau, ils sont au café de la Rotonde, à l’extérieur, où ils prennent des glaces. Voyez plutôt !

En effet, les jeunes gens, après avoir fait dix pas dans le jardin, se trouvaient en face des égarés, qui, suivant la prédiction de Ratier, venaient de se faire servir des glaces.

Le jeune Français s’assit à côté de Catherine et entama bientôt avec elle une conversation décousue, absurde, dont tout le mérite était de la faire rire à tout moment. Josia, heureux de la voir gaie, s’était mis un peu à l’écart et la contemplait silencieusement sans songer à la glace placée devant lui, qui avait lamentablement fondu.

Il n’était pas jaloux de voir avec quelle aisance Ratier abordait la dame de ses pensées ; Josia pouvait être triste, mais il n’était pas jaloux ; la jalousie suppose toujours une certaine prétention aux préférences de l’objet aimé, et Josia était dépourvu de toute prétention.

Peu à peu, il cessa d’écouter la conversation et se perdit en une vague rêverie ; le timbre de la voix de Catherine le berçait doucement sans qu’il discernât ses paroles, et il se mit à construire une chambre imaginaire, où il logerait la jeune fille quand il aurait trouvé l’appartement meublé.

– Voyons, mademoiselle, disait Ratier, vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas fait exprès d’aller jouer à la roulette pour ennuyer le marquis Braccioli.

– Exprès ? répliqua Catherine. Et pourquoi l’aurais-je fait exprès ? Il n’était déjà pas si intéressant, ce beau monsieur, pour que cela valût la peine de le taquiner !

– Comment ! vous ne le taquiniez jamais ? pas même un peu pour passer le temps ?

– À quoi bon ? Je me réservais cela pour quand je serais mariée !

– C’est juste, proféra Ratier. Vous êtes douée, mademoiselle, d’une sagesse supérieure.

Le colonel et madame Slavsky leur tournaient presque le dos, et s’étaient engagés dans une conversation très animée, en langue polonaise. Le jeune homme leur jeta un coup d’œil et vit qu’ils avaient oublié son existence ; Josia flottait dans le bleu... Ratier résolut d’avoir le cœur net au sujet d’un problème qu’il retournait depuis longtemps.

– Était-il aimable, le marquis ? demanda-t-il sournoisement, en prenant l’ombrelle de Catherine pour jouer avec et se donner une contenance.

– Lui ? Insupportable !

– Vos jugements, entre autres mérites, répliqua Ratier en riant, ont celui d’être brefs.

Catherine haussa les épaules.

– Un pédant, dit-elle dédaigneusement, un homme qui prétendait détester le jeu et ne faire pas de cas des joueurs ! Je vous demande un peu si c’est possible ! Il disait cela pour se donner des airs. Est-ce qu’on peut ne pas aimer le jeu ? C’est si naturel !

Ici, Ratier admira la force de l’instinct ; Catherine attendait sa réponse, et, comme elle ne venait pas, la jeune fille ajouta avec un peu d’humeur :

– Est-ce que, vous aussi, vous feriez profession de ne pas aimer le jeu ? En ce cas, brouillons-nous tout de suite, ce sera fait une fois pour toutes.

– J’en serais bien fâché ! Mais vous savez que je joue aussi volontiers que qui que ce soit.

– Excepté maman, interrompit vivement Katia. Je crois qu’elle jouerait en dormant : tout au moins suis-je persuadée qu’elle en rêve !

– Katia, tu dis des bêtises, fit madame Slavsky dans sa langue maternelle. – Par hasard elle avait écouté. – Fais attention avec qui tu parles.

Cette injonction eut pour résultat de disposer la jeune fille à désobéir un peu plus ; elle rapprocha sa chaise de celle de Ratier et parla plus bas.

Le gaz était allumé partout, rien ne manquait plus à la ceinture de boutiques étincelantes qui entoure le jardin, et qui le fait paraître si noir : le jet d’eau versait dans l’air du soir sa musique rafraîchissante et ce léger parfum d’eau croupie particulier aux bassins de jets d’eau, qui fait rêver vaguement de campagne, de grenouilles, de peupliers au bord d’un fossé, et autres choses marécageuses et poétiques. Une odeur de premiers lilas venait on ne sait d’où, des Tuileries peut-être, ou de quelque jardin lointain, apportée par une de ces bouffées d’air printanier qui font tant de chemin sans perdre le parfum qu’elles ont pris en route ; les promeneurs se portaient de préférence vers les magasins, bien que quelques-uns se fussent attablés non loin de nos amis ; chacun semblait, par cette tranquille soirée, plus préoccupé de ses propres affaires que de celles d’autrui ; Ratier se mit donc à parler tranquillement à mi-voix.

– Vous n’avez pas regretté votre marquis italien, dit-il ; mais jusqu’ici, de tous ceux qui avaient semblé devoir vous appartenir, n’avez-vous regretté personne ?

La question était hardie, et maître Ratier méritait une verte réponse ; mais, au lieu du camouflet qu’il était en droit d’attendre, il s’entendit répondre à voix basse, après quelque hésitation :

– Non.

Pourquoi Eugène Ratier devint-il instantanément joyeux comme un pinson ? Pourquoi Katia devint-elle rouge comme une cerise ? On n’enseigne pas en Sorbonne le pourquoi de ces choses-là, et pourtant ce serait bien utile !

– Alors, mademoiselle, reprit le jeune homme, vos fiancés vous ont tous déplu ?

– Jamais je n’ai été plus contente que le jour où j’avais rompu un mariage ; excepté le dernier, pourtant, parce que c’était très bête ; – il m’avait fait perdre tout d’un coup, – moi qui avais gagné quinze cents francs en ce moment-là !

– Vos fiancés ont eu tous le malheur de vous déplaire ? insista Ratier en faisant de grands ronds dans le sable avec le bout de l’ombrelle.

– C’étaient des imbéciles, répondit nettement Katia.

– Mais alors, reprit le jeune homme en la regardant sérieusement de ses yeux ordinairement rieurs, pourquoi les aviez-vous acceptés ?

– Pourquoi ?

– Oui, pourquoi ?

La jeune fille resta un moment silencieuse, puis elle jeta un regard de côté sur sa mère : cette fois, madame Slavsky avait l’esprit à toute autre chose qu’à sa fille ; elle essayait de faire entrer une idée dans le cerveau du colonel, et Dieu sait que ce n’était pas chose facile.

Rien ne peut rendre le regard de mépris, de pitié, de regret, de honte, que cette jeune fille jeta sur le couple qui l’avait oubliée. Elle avait hésité à parler ; la silhouette grotesque que dessinaient le colonel et les gestes de madame Slavsky sur le fond lumineux des galeries la décida à épancher un flot d’amertume longtemps contenu.

– Parce qu’il faut que je me marie, dit-elle à voix basse, presque entre ses dents, parce que je les gêne, parce qu’on est ennuyé de me traîner dans les villes d’eaux de l’Europe, et que bientôt on me connaîtra partout comme un échantillon défraîchi de filles à marier..., parce que mon père ne se soucie pas de moi, et que ma mère... Rendez-moi mon ombrelle, monsieur Ratier, vous allez la casser.

Josia, toujours dans le bleu, regardait les étoiles, humait l’odeur de son bouquet déposé sur la table auprès d’eux, et construisait, avec les mines d’or d’une nouvelle entreprise, un château féerique où logeait Catherine.

– Pauvre ! pauvre petite !... dit Ratier tout bas.

– Plaît-il ? demanda Catherine avec hauteur.

– C’est de votre ombrelle que je parle, mademoiselle, mais elle n’est pas en danger dans mes mains. Personnellement, alors, vous ne tenez pas au mariage.

– Y tenir ? et pourquoi ? Changer de chaîne ! N’est-ce pas là une perspective bien digne d’envie ! Il est vrai qu’il y a encore le couvent... Non, pas le couvent ! je suis encore si jeune !

Elle passa une main sur ses yeux, comme pour chasser une image douloureuse.

– Et que comptez-vous faire ? demanda Ratier d’une voix trop indifférente pour n’être pas factice.

– Moi ? Ce qu’on fera de moi ! Puis-je faire quelque chose ? Voilà trois ans que vous me connaissez, monsieur Ratier ; j’ai l’air libre comme un oiseau, et, en réalité, je ne fais rien de ce qui me plaît. J’attends, j’espère qu’on me trouvera à la fin un mari pas trop désagréable et très riche.

– Ah ! il faudra qu’il soit très riche ? demanda Ratier.

– Nécessairement ! Que peut-on faire dans la vie si l’on n’est pas très riche ? Est-ce que ce n’est pas toujours pour de l’argent que nous avons eu des désagréments ? Nous devons partout, monsieur Ratier ; nous devons à l’hôtel dans toutes les villes, à Rome, à Naples, à Ischia, à Bellagio, à Interlaken, à Spa, à Kissingen, à Trouville... Nous devons à notre couturière à Paris, au bijoutier qui a monté les diamants à mon dernier mariage manqué, à la blanchisseuse de fin, au général Tomine, à madame Satof, à mademoiselle Masseline, M. Ressitsky, à je ne sais qui encore, à vous peut-être ?

– Non, mademoiselle, pas à moi, répliqua Ratier en s’inclinant, et je le regrette.

– Pourquoi ?

– J’aurais ainsi quelque droit à votre reconnaissance, et il me serait doux...

– Vous parlez comme une devise de chocolat, interrompit Katia. Maman vous en saurait peut-être gré, et encore je ne crois pas ; moi, je vous détesterais ! Je hais tous ceux à qui nous devons. Oui, je les hais. Cela vous étonne ?

– J’avoue que... Enfin ce n’est pas leur faute !

– Si, c’est leur faute ! Ils prêtent en sachant qu’on ne leur rendra pas, et c’est pour cela que je les méprise. Ils se font payer en politesses, en dîners qui nous coûtent les yeux de la tête, et pour lesquels maman s’endette à l’hôtel ; les hommes sont aimables avec moi, trop aimables, et moi qui ai envie de leur répondre des impertinences, il faut que je sourie et que je tourne tout en plaisanterie, et souvent je voudrais leur cracher au visage !

– Cela changera, dit Ratier doucement, comme on parle à un enfant malade ; vous vous marierez.

– Je me marierai à un imbécile qui me prendra pour ma figure, – et vous croyez que je serai heureuse ?

– Vous pouvez rencontrer un homme de bien, que vous aimerez...

– Un homme de bien ne m’épousera pas... je n’aimerai pas celui qui m’épousera, parce que je le mépriserai.

– Je ne vois pas qu’il soit méprisable pour vous avoir trouvée charmante...

– Si un homme de bien m’épousait, gronda Katia entre ses dents, il m’emmènerait au bout du monde pour ne jamais revenir.

– Eh bien ?

– Eh bien, ce serait une existence abominable ! J’aime le monde, les fêtes, le jeu, les villes d’eaux, le théâtre, Paris ! oh ! surtout Paris !

– Le théâtre ! s’écria Ratier si haut que Josia sursauta et que le colonel troublé fut cinq minutes à retrouver le fil si ténu, si souvent rompu de ses raisonnements. Le théâtre ! Pourquoi n’embrassez-vous pas la carrière du théâtre ? Vous chantez très bien !

– Très bien pour une demoiselle à marier, ce qui veut dire assez mal. Et puis jamais ma mère n’y consentira !

– Vous lui en avez parlé ?

– De quoi ne lui ai-je pas parlé ! Je lui ai bien parlé du couvent !

– Et elle ne veut pas ?

– Elle aimerait assez le couvent, mais je me sens si peu de vocation, si peu, si peu !

Madame Slavsky s’était levée, tant bien que mal le colonel en avait fait autant ; Josia, rappelé à la réalité, écarta les chaises du chemin de ces dames, et leur fit un passage.

– Bonsoir, Ratier, dit le colonel en tendant noblement la main au jeune homme.

– Bonsoir, dit Katia tout doucement.

La main qui tomba à l’anglaise dans celle de Ratier était fiévreuse et inquiète. Il la serra comme à un camarade, et laissa s’éloigner les trois étrangers.

– Pauvre petite, murmura-t-il, pauvre petite !... Tiens ! elle a oublié son bouquet ! Pauvre Josia ! Ce monde est plein de gens à plaindre !

Il n’était pas tard, Ratier avait encore cinquante endroits où se rendre pour achever sa soirée ; mais après un tour sur les boulevards, il se sentit si maussade qu’il rentra chez lui, et se prépara à se mettre au lit vers onze heures du soir, chose qui ne lui était peut-être pas arrivée depuis sa sortie du lycée.

Tout en allant et venant dans son appartement, il s’arrêta devant le petit meuble qui recelait sa fortune, l’ouvrit et se plongea dans l’addition la plus scrupuleuse de son contenu.

– Qu’il y en ait eu tant, et qu’il en reste si peu ! se dit-il, voilà ce qui me passe. C’est égal, demain j’irai chez Pignotti, pour voir. Lorsqu’on possède un diamant, il est bon de le faire estimer de temps à autre, quand ce ne serait que pour connaître le cours.

Le lendemain, vers deux heures de l’après-midi, Ratier sortit de chez Pignotti, le chapeau légèrement incliné sur l’oreille, portant la tête haute et droite, et s’en alla battant l’asphalte du bout de la canne. Il avait l’air si vainqueur, si conquérant, la mine si superbe et si gaie sous le beau soleil d’avril, que plus d’une femme se retourna pour le regarder, non sans un retour mélancolique sur l’amant ou sur le mari que la destinée lui avait départi.

– Qu’il a l’air heureux ! pensaient-elles, il doit être charmant pour être si heureux que ça !

Écoutant la chanson, joyeuse comme un hosanna, et terrestre comme un bon dîner, qui se chantait en lui, Ratier marcha environ une heure dans tous les sens, avant que le temps lui semblât long. Quand on a beaucoup de choses à se dire à soi-même, on ne s’ennuie pas, et Ratier avait une énorme quantité de nouvelles importantes à se communiquer.

S’apercevant enfin que l’après-midi s’avançait, il rebroussa chemin et s’en alla vers l’hôtel de Bade.

– Les dames Slavsky sont-elles sorties ? demanda-t-il au bureau.

– Elles viennent de rentrer, lui fut-il répondu.

– Si elles voulaient sortir, dites-leur qu’un monsieur est venu leur faire une communication très importante, et qu’il les prie de ne pas quitter l’hôtel avant qu’il soit revenu.

La jeune femme qui se tenait au bureau pensa qu’il s’agissait d’une mystification ; ce n’eût pas été la première venant de Ratier, et elle fit un signe d’acquiescement, non sans sourire. Le jeune homme prit le sourire pour lui et repartit en courant.

Aller au boulevard des Capucines, faire atteler un landau de grande remise et revenir, tout cela ne dura pas trente-cinq minutes. Un peu avant quatre heures, le landau s’arrêta devant l’hôtel et déposa Ratier sur le trottoir.

– Ces dames ? demanda-t-il.

– Elles attendent au salon.

Ratier se glissa le long de l’escalier, pénétra chez le colonel, le trouva assoupi dans un fauteuil, le glissa dans son paletot, non sans efforts, mais presque sans le réveiller, lui mit son chapeau sur la tête et le poussa dehors en une minute.

– Que voulez-vous ? balbutiait Boleslas, arraché à sa sieste et aussi ahuri qu’un hibou au grand jour.

– Affaires importantes, lui répondit le jeune homme en l’entraînant après lui.

Ils arrivèrent ainsi devant la porte du salon.

– Descendez et attendez dehors, ne vous écartez pas, dit mystérieusement Ratier.

Le colonel obéit machinalement, Ratier s’assura qu’il descendait et se présenta à la porte du salon.

– Quel ennui ! grommela madame Slavsky en le reconnaissant.

Katia, au contraire, sourit, et son visage contraint prit une expression joyeuse.

– Je suis venu, madame, vous présenter mes respects.

– Je regrette vraiment, monsieur, dit la chère Barbe avec le plus moelleux de ses sourires, nous attendons quelqu’un pour une communication importante.

– Je sais, dit Ratier avec une exquise politesse, je viens de sa part.

Les yeux de madame Slavsky s’écarquillèrent, et le visage de Katia s’assombrit.

– Veuillez descendre, mesdames, dit solennellement le mystificateur.

Les deux dames se trouvèrent bientôt sur le trottoir.

– Et à présent, mesdames, fit Ratier en ouvrant la portière du landau découvert, veuillez monter. Allons, colonel, nous n’avons pas de temps à perdre.

Les dames, stupéfaites, surtout de trouver là Boleslas à point nommé, s’assirent au fond ; le colonel et Ratier prirent place sur le devant, et le cocher, qui avait ses ordres, toucha les chevaux, qui partirent au grand trot.

– Où nous conduisez-vous, monsieur Ratier ? demanda madame Slavsky, ne pouvant maîtriser sa curiosité.

– Au bois de Boulogne, madame.

– Mais cette personne qui devait venir...

– C’était moi ! fit Ratier avec une noblesse théâtrale qui étonna la belle Barbe elle-même.

– Et cette communication ?

– La voici : il fait un temps superbe, c’est aujourd’hui samedi, le bois est plein de noces, et ce serait dommage de manquer cela.

Madame Slavsky eut envie de faire semblant de se fâcher, pour le principe.

– En vérité, monsieur, cette plaisanterie...

– C’est plus fort que moi, madame ; quand cela me prend, impossible de résister ; demandez plutôt au colonel.

Le colonel essayait de se réveiller et était en train d’y parvenir ; il acquiesça d’un geste fort gracieux. Madame Slavsky prit le parti de rire. Depuis un moment sa fille riait aussi tout doucement, à l’abri de son ombrelle.

– N’auriez-vous pas mieux fait de nous demander d’abord si nous consentions à faire cette promenade ? demanda la chère Barbe, mais sans aigreur.

– J’y avais pensé, madame, mais vous auriez pu me refuser, et j’en eusse été plongé dans le désespoir ; en agissant par ruse, j’étais sûr de réussir.

L’équipage roulait le long de l’avenue des Champs-Élysées ; le soleil brillait à travers la jeune verdure des arbres clairsemés ; les petits enfants marchaient lentement, traînés à la main par des nourrices indolentes ; tout respirait la fraîcheur et la vie. Bientôt les promeneurs enfilèrent cette admirable allée du Bois-de-Boulogne qui n’a qu’un défaut, – d’être trop jeune. Au train dont ils vont, les arbres ne seront pas de taille raisonnable avant cinquante ans et alors, nous serons tous morts.

Le lac, brillant, éblouissant, se montra couvert de petits bateaux et de cygnes gourmands ; puis la voiture s’enfonça dans les allées branchues, qui sentent si bon et reposent l’œil si doucement. Katia, un peu alanguie, un peu fatiguée par la vie mondaine qu’elle avait menée tout l’hiver, respirait l’air avec délices ; cette heure d’imprévu charmant lui semblait une oasis dans sa vie pressée et poussiéreuse. Elle regardait à droite et à gauche, évitant sans le savoir les yeux de Ratier, qui la contemplait souvent à la dérobée, et jouissait du bonheur de se laisser vivre.

– Une noce ! s’écria-t-elle ; ah ! qu’ils sont drôles !

Une noce marchait en effet dans le sentier qui bordait l’allée : le marié et la mariée en tête cheminaient gravement, comme des gens qui accomplissent une fonction sociale. La mariée, qu’ils voyaient de dos, portait une robe de mousseline blanche, déjà défraîchie et chiffonnée par la cérémonie et le déjeuner ; mais, la fleur d’oranger en tête, son voile en écharpe sur les épaules, elle débordait d’orgueil épanoui.

 

Plus fière que l’aigrette blanche

Au front étoilé des sultans !

 

chantonna Ratier en la désignant ; rien qu’à la voir de dos, je devine qu’elle étouffe de joie. Ce doit être une femme de chambre ou une cuisinière qui épouse un garçon de restaurant ; ils vont fonder une maison, feront faillite, et reprendront du service, en vertu de quoi ils voleront indignement leurs patrons, – cela s’appelle bénéficier, – et se plaindront toute leur vie que leur attachement à leurs maîtres leur ait fait perdre de l’argent.

Ils dépassaient la noce en ce moment, et tous les quatre, car le colonel était revenu à la vie, ils poussèrent une exclamation de surprise : la mariée était une négresse du plus beau noir.

– Quand je vous le disais ! s’écria Ratier ; que le blanc fait bien sur ce noir, et que ce noir fait bien sur ce blanc ! La loi des contrastes, les oppositions bien ménagées, toute la peinture est là, sans compter l’art plus noble de la photographie.

Peu après ils dépassèrent une autre noce ; celle-ci avait déjà l’air désuni. Évidemment la famille du marié et celle de la mariée avaient renoncé à se mettre d’accord ; les héros de la fête marchaient pompeux et maussades, l’un tirant à droite et l’autre à gauche, et se donnant le bras aussi peu que possible.

– Les deux belles-mères ont déjà eu le temps de s’attraper, dit Ratier toujours philosophe, et la mère de la mariée a dit à sa fille en sortant de table : Ah ! si j’avais su dans quelle famille je te faisais entrer ! Ma pauvre enfant ! tu seras bien malheureuse ! Jamais la maman de monsieur ne pardonnera ça à la maman de madame, parce que c’est madame qui a apporté la fortune ; monsieur n’a rien de son chef que ses moustaches et son nez grec.

Madame Slavsky haussa les épaules, avec un sourire qui signifiait bien des choses.

– Je suis votre hôte pour le moment, disait ce sourire, et par conséquent je ne voudrais par vous désobliger ; mais, mon pauvre garçon, avec tout votre esprit, vous êtes bien vulgaire, et puis vous avez un point de vue par trop cynique. Ces choses-là peuvent arriver, mais on n’en parle pas, – dans notre société du moins, – et c’est ce qui séparera toujours une femme de la meilleure noblesse polonaise d’un petit Français bourgeois, tombé on ne sait seulement d’où et admis par condescendance dans notre société, – par condescendance et puis parce qu’il a rendu quelques services au colonel.

– Quand vous vous marierez, monsieur Ratier, dit tout haut madame Slavsky, suivant le fil de ses idées, que Ratier avait suivies aussi bien qu’elle en la regardant, viendrez-vous aussi au bois de Boulogne ?

– Certainement, madame ! Je ne suis qu’un petit bourgeois, moi, et je suivrai la coutume de mes ancêtres, qui ont bien voulu me léguer leur fortune et les moyens d’en faire une autre quand j’aurai mangé la première, – ce qui ne sera pas long, d’ailleurs, vous pouvez écarter tout souci à ce sujet. – Je viendrai au bois de Boulogne, avec toute ma famille, – la mienne n’est pas nombreuse, hélas ! je crains même de ne plus en avoir, sauf quelques cousins dont j’ignore le nom et l’adresse, mais avec tous mes amis et ceux de ma femme future, ainsi que sa parenté la plus éloignée. Je ferai une noce superbe. Vous verrez, j’ai une idée... je crois qu’elle fera parler de moi.

– Vous comptez donc vous marier ? demanda madame Slavsky, jugeant nécessaire de faire un peu de conversation avec ce jeune bomme, qui payait la voiture.

– Comment donc ! Plutôt deux fois qu’une ! C’est-à-dire, si j’avais le malheur de rester veuf.

– Vous ayez le moyen de faire une seconde fortune ? demanda le colonel, qui n’avait saisi que ce mot dans le discours verbeux de Ratier.

– Oui, cher colonel.

– N’y aurait-il pas possibilité de le mettre en actions ?... Vous savez, j’ai l’habitude des affaires, je sais lancer une entreprise, et mon concours...

– Malheureusement, mon cher ami, repartit Ratier, le moyen auquel je faisais allusion tout à l’heure ne peut pas se mettre en actions ; il n’a d’effet que pour moi seul ; je le regrette : soyez persuadé que sans cela... quand même j’aurais dû rédiger encore des prospectus comme pour l’Aurochs...

Le colonel soupira, madame Slavsky fronça le sourcil. Ella n’aimait pas à entendre parler de l’Aurochs. Katia, malgré elle, fit un léger mouvement pour prévenir Ratier qu’il s’aventurait sur un terrain brûlant ; il le devina plutôt qu’il ne le vit et sentit un flot de sang chaud lui monter au cœur, sans doute dans l’élan de sa reconnaissance.

– Et cette noce que voilà, monsieur Ratier ? dit Katia pour détourner la conversation.

Les mariés venaient à leur rencontre ; ils avaient dû marcher vite, car toute la noce essoufflée les suivait de très loin. Ils avançaient sans regarder le chemin ; la jeune femme, la tête baissée, rose et souriante, écoutait les paroles de son mari, et parfois levait sur lui un regard furtif qu’elle baissait s’il venait à rencontrer celui du jeune homme. Celui-ci avait emprisonné dans la sienne la petite main gantée de blanc qui reposait sur son bras, et parlait tout bas, tout bas, – mais elle entendait bien tout de même, et ne perdait pas une syllabe.

– Ceux-là, fit Ratier en les regardant avec des yeux pleins de sympathie et de douceur, ceux-là, je n’ai rien à en dire... ils s’aiment.

Katia rougit et baissa son ombrelle entre elle et le jeune homme.

– Bonne chance et longue vie à cet heureux ménage, continua Ratier ; les grotesques qui courent derrière eux, là-bas, auront beau essayer d’irriter monsieur contre madame en disant qu’elle est coquette et madame contre monsieur en alléguant qu’il est dépensier. Quand l’un et l’autre se trouveront seuls tous les soirs dans leur chambrette, ils ne se moqueront pas des grotesques, ils auront oublié leur existence ! Ils seront bien heureux ? allez !

– Quels horribles chapeaux on porte cette année ! fit observer madame Slavsky.

Katia, contre sa coutume, ne répondit rien.

Le landau s’arrêta, comme il était juste et naturel, au restaurant de la Cascade. Là se trouvaient réunies tant de noces de toute espèce que, dans leur tourbillon, les horoscopes de Ratier ne trouvèrent pas où se poser. Après avoir repris quelques forces, au moyen de quelques réconfortants, les promeneurs se dirigèrent vers le lac.

L’heure du défilé était venue, et les équipages de toute sorte se croisaient en double file ; madame Slavsky les interrogeait tous de l’œil, car, enfin pourquoi le mari convoité pour Katia ne se trouvait-il pas là aussi bien qu’ailleurs ? Les voies de la Providence sont impénétrables ; c’est pourquoi il faut s’efforcer de leur venir en aide autant que possible, pour les engager à se dévoiler quand l’heure est venue, n’est-il pas vrai ?

Donc, madame Slavsky lorgnait dans toutes les voitures sans négliger pour cela les calèches. En vit-elle de ces messieurs, blonds, bruns, chauves, gras, maigres, efflanqués, essoufflés, asthmatiques, poitrinaires, décorés et non décorés, usés par la vie et usés par le besoin d’argent – ceux-ci faisaient meilleure figure et conduisaient de meilleurs chevaux que tous les autres ! Qui pourrait dénombrer cette armée ?

Mais à quoi distinguer les célibataires des veufs, et ceux-ci des hommes mariés ?

Les mariés, passe encore ; d’abord ils se promènent parfois avec leurs femmes ; mais, par contre, beaucoup de ceux qui se promènent avec leurs femmes ne sont pas mariés du tout, – ou même sont mariés ailleurs.

Madame Slavsky se dit in petto que les lois devraient obliger les gens mariés à porter plume au chapeau ou quelque autre insigne de nature à les faire reconnaître, puis une seconde réflexion lui prouva que ce serait une mesure bien rigoureuse, et que mieux encore valait s’en tenir à l’état présent des choses, si regrettable qu’il fût pour les mamans affligées de filles à marier.

Ratier, appuyé au dossier, de son siège, contemplait tout de l’œil du philosophe, et, pour le moment, du philosophe heureux. À peine de temps en temps un mot de Madame Slavsky provoquait-il de sa part quelque remarque incisive ; il se sentait épanoui et, comme il venait de le dire, « trop heureux pour mordre ». Ce beau ciel, cette verdure jeunette, le plaisir d’exécuter ce qui lui avait passé par la tête, peut-être aussi quelque autre volupté secrète endormie au fond de son cœur, tout cela lui donnait l’air satisfait et paisible d’un homme pour lequel la vie n’a plus de soucis.

– Regardez, Catherine, dit tout à coup madame Slavsky, regardez ce singulier équipage qui vient à notre rencontre !

Ratier, curieux comme une pensionnaire, se retourna vivement et dévisagea le véhicule. Traînée par un petit cheval noir, pataud, mais pas trop laid, montée sur deux larges roues, une sorte de caisse d’osier peinte en noir, avec une banquette au milieu pour deux personnes, tenait majestueusement sa place dans la file. On eût dit un vaste panier à bois, dont l’anse avait été retirée. Ratier l’examina attentivement.

– Mais ce n’est pas une voiture, cela, s’écria-t-il, c’est une cloyère ! On a eu tort d’en ôter le couvercle ! Qui, diable ! peut posséder cet objet ?

L’habitant de cet étrange véhicule n’offrait rien de particulier à l’examen de Ratier ; celui-ci, changeant d’idée avec sa mobilité ordinaire, leva les yeux sur un immense dog-cart, qui dominait la cloyère de toute sa noblesse gommeuse, et fixa son regard étonné sur le conducteur de deux grands chevaux, hauts comme le mont Valérien et ornés de rubans cerise.

– Rémisof ! s’écria-t-il, Rémisof qui promène le groom du Tattersall ! Et puis on l’accusera encore d’avoir des goûts antidémocratiques ! Quelle injustice ! voyez un peu ! Attendez, je vais lui en faire mon compliment.

Ôtant son chapeau et l’élevant au-dessus de sa tête, tout droit, de toute la longueur de son bras, ce qui est le fin du fin, il regarda fixement le jeune Russe. Celui-ci, jusqu’alors occupé à maugréer contre le panier noir qui lui barrait le chemin et le forçait d’aller au pas, leva les yeux sur ce geste si noble, et, chose extraordinaire, en voyant le landau, sa figure grognon s’éclaircit soudain ; il fit même un mouvement pour s’arrêter, mais c’était impossible : le défilé, un moment interrompu, avait repris, et le lieu n’était pas favorable pour tourner. Il dut se contenter de saluer et de sourire.

– Bon, dit Ratier, moi qui espérais le vexer ! Il a souri ! Il a souri, ma foi ! Et ça vaut cher, un sourire de Rémisof ! Du moins dois-je le supposer, à la manière dont il les économise !

– C’est un digne jeune homme, fit madame Slavsky ; le colonel m’a conté qu’il lui avait rendu service...

– Parce qu’il n’a pas pu faire autrement ; je le connais, allez. À part ça, c’est un très bon garçon.

– Il est très riche, n’est-ce pas ?

– Immensément ! Il n’a que vingt-quatre ans, et c’est un des partis les plus courus que je connaisse.

Madame Slavsky, se voyant devinée, rougit de colère ; Katia, au contraire, lança un regard de satisfaction malicieuse sur Ratier. Le colonel, se mêlant alors à la conversation avec cet à-propos qui lui était particulier, s’étendit en long, en large et en travers sur les mérites financiers de Rémisof.

Pendant qu’il pérorait de la façon pâteuse des gens ramollis, le landau avait quitté la file pour rentrer dans Paris ; au moment où il atteignait la porte du bois, un grand piétinement de chevaux derrière eux attira leur attention ; ils furent enveloppés d’un nuage de poussière, le dog-cart de Rémisof vint les côtoyer, au risque de les faire verser.

– Je voulais présenter mes respects à ces dames, dit Rémisof du haut de son siège ; on ne se rencontre pas assez entre compatriotes, généralement... Je voudrais obtenir la permission de me présenter chez madame Slavsky ; cher colonel, quoique le moment soit mal choisi, voudriez-vous bien...

Le moment était mal choisi, car les chevaux secouaient l’écume de leurs mors sur le paletot gris clair de Ratier, déjà couvert de poussière ; mais le colonel, qui n’était pas du côté des chevaux, voulut bien, et madame Slavsky obtempéra à sa demande avec toute la bonne grâce d’une chercheuse de maris qui croit avoir trouvé.

La permission obtenue, Rémisof rendit la main à ses grandes bêtes et rentra dans le bois éblouir d’autres yeux, pendant que le landau filait vers l’arc de l’Étoile.

– Et Josia ? demanda soudain Ratier, dont la gaieté avait disparu pendant qu’il épongeait son paletot mouillé avec son mouchoir de poche.

– Josia nous cherche un appartement, répondit madame Slavsky ; avant la fin de la semaine, nous aurons quitté cette affreuse vie d’hôtel...

– Pour celle des appartements meublés, conclut Ratier. Oh ! ce n’est pas du tout la même chose : ce sont les mêmes inconvénients avec la plus petite quantité possible d’avantages ; vous faites très bien, madame, très bien, en vérité. Serai-je admis, moi qui ai l’honneur de vous connaître depuis beaucoup plus longtemps que Rémisof, et qui ai eu aussi le plaisir, soit dit sans reproches, de rendre quelques menus services au colonel, – n’est-ce pas, colonel ? – serai-je admis à vous présenter mes hommages dans votre nouvelle installation ?

Catherine riait sous cape, et sa mère, prise au piège dans cette phrase d’où elle ne pouvait s’échapper, octroya au jeune homme un consentement malgracieux.

– Ah ! tu n’es pas contente ! se dit Ratier ; eh bien, c’est bon ! J’allais t’offrir à dîner, à toi et à ton colonel, – Katia ne mange pas, elle vit de chocolat ! – et tu me traites comme un chien, après que je t’ai promenée, ce qui me coûte quarante-cinq francs, pourboires et rafraîchissements compris ! C’est bon ! je ne t’inviterai pas ; dîne à tes frais ; tu n’auras pas de bisque aux écrevisses, et c’est dommage, car je connais un endroit où on la fait joliment bien ! Mais ça m’est égal, j’irai en manger tout seul !

Le landau déposa les trois Polonais sur le trottoir du boulevard ; madame Slavsky sentait qu’elle devait inviter Ratier à dîner, et elle n’avait pas envie de le faire ; le colonel, moins retors, l’engagea en son propre nom, mais le jeune homme refusa.

– Je regrette infiniment, dit-il ; j’ai déjà disposé de ma soirée... Je passerai ces jours-ci pour connaître votre nouveau séjour, mesdames, et je me ferai un devoir d’aller vous y présenter mes respects.

Il s’inclina, remonta dans le landau et disparut.

– Je voudrais bien savoir où il va ? se dit Katia, pendant qu’elle se recoiffait pour le dîner. Au bout d’un moment, elle ajouta en elle-même : Qu’est-ce que ça me fait ? Je devrais avoir honte de m’occuper de ce garçon. Je ne sais vraiment où j’ai la tête !

Là-dessus, elle se mit à pleurer un peu, puis elle se lava les yeux avec de l’eau fraîche et se les essuya avec son mouchoir, après avoir bien soufflé dedans. On ne sait pas pourquoi les fillettes russes se figurent que ce procédé fait disparaître immédiatement la rougeur des yeux qui ont pleuré.

– Je suis une sotte, se dit-elle, et il faut que j’aie les nerfs bien détraqués pour me sentir ainsi joyeuse et triste sans raison aucune. Je crois que je suis trop familière avec ce jeune homme ; il prendrait une trop bonne opinion de lui-même : il faut que je change de conduite.

Elle descendit pour dîner, arriva la dernière, se fit gronder pour son inexactitude, et apprit que Josia avait trouvé un appartement, rue Miromesnil, où l’on emménagerait le lendemain.

Ratier, pendant ce temps, avait été manger sa bisque aux écrevisses ; tout surpris de la trouver moins bonne qu’à l’ordinaire, il avait grondé le garçon et fait gourmander le chef ; mais les autres plats du dîner ayant eu le même destin, il finit par se dire que peut-être bien ce n’était pas la faute du chef, et l’envoya complimenter pour son rôti – ce à quoi le chef fut très sensible, car « M. Ratier était un jeune homme très bien, et, au moins, lui, il savait le goût de ce qu’il mangeait ». Et puis il avait dépensé tant d’argent dans cette maison-là !

Après un très bon dîner arrosé d’excellent café comme on ne le fait que là, et d’un petit verre de chartreuse verte, Ratier se leva, alluma un cigare, prit le chemin de la rue de Rivoli, et, tout en flânant, se rendit chez Rémisof.

Cet intéressant personnage venait aussi de dîner ; un peu moulu de ses prouesses de la journée, il bâillait doucement en regardant sa montre de temps à autre, mais l’idée ne lui fût pas venue d’aller promener son ennui dans les Tuileries, jusqu’à l’heure de l’ouverture des Variétés, où il avait projeté d’aller finir la soirée. Il préférait la salle à manger de l’hôtel, éclairée au gaz et que la ventilation la plus consciencieuse ne parvenait pas à débarrasser de l’odeur des mets.

En voyant Ratier, il fit la grimace, et lui tendit une main molle à l’étreinte flasque.

– Vous croyez peut-être que je viens vous emprunter de l’argent ? dit à brûle-pourpoint le jeune Français : détrompez-vous, c’est tout le contraire. J’ai appris l’autre jour que vous seriez peut-être gêné, et je suis venu vous demander si un billet de mille francs ou deux ne vous seraient pas agréables.

– Je vous remercie, fit Rémisof, agréablement surpris, j’ai reçu mes fonds ce matin.

– Je le savais, parbleu ! bien, répliqua intérieurement Ratier ; sans cela je ne serais pas venu ! Puis, tout haut, il ajouta : Ce sera pour une autre fois. C’est que, voyez-vous, moi aussi, je me suis trouvé dans une position semblable, je sais combien il est ennuyeux d’être à Paris et de ne pouvoir s’y amuser comme on le voudrait... Enfin, tout à votre service.

– Vous êtes donc riche, vous ? demanda Rémisof en secouant sa paresse habituelle pour croiser une de ses jambes sur l’autre et se tenir droit comme tout le monde sans s’appuyer au dossier de son siège.

– Si, par riche, vous entendez une fortune colossale, comme la vôtre, je suis loin d’être riche, répondit Ratier ; et en aparté, il ajouta : – Tu aimes qu’on te passe la main sur le dos, je vais te l’y passer, sois tranquille. À côté d’un homme comme vous, qui peut dépenser mille francs par jour sans être gêné, reprit-il tout haut, je ne suis qu’un pauvre sire ; mais je dépense couramment de cinquante à soixante mille francs par an ; avec cela, je vous assure qu’on peut encore bien s’amuser.

Rémisof fit un signe d’acquiescement aussi gracieux qu’il était en sa nature ; il avait toujours considéré Ratier comme un garçon sans sou ni maille, qui vit aux dépens d’autrui.

Pauvre Ratier ! lui qui, au contraire, avait toujours été grugé par les autres ! Ce changement de rôle fut très favorable au jeune Français ; du moment où il était riche, il devenait intéressant, et même on pouvait en faire sa société journalière. Rémisof devint sur-le-champ très communicatif.

– Vous avez vu quels beaux chevaux je menais tantôt, hein ?

– Ils sont énormes ! fit Ratier avec un point d’exclamation dans la voix.

– Je les achèterai peut-être, je ne suis pas encore décidé !... Je n’en ai jamais vu de plus forts.

– Ni moi d’aussi grands, dit Ratier ; ils doivent manger énormément.

Ce mot fit réfléchir Rémisof ; s’il aimait à jeter l’argent par les fenêtres, de temps en temps il lui prenait un accès d’avarice, et, alors, il lésinait sur tout.

– Oh ! fit-il, l’affaire n’est pas décidée. Dites-moi, c’est vous qui promeniez ces dames, hein ?

– Qui est-ce qui vous l’a dit ? fit Ratier en riant.

– Je n’ai pas besoin qu’on me dise certaines choses pour les savoir, répliqua Rémisof.

Le visage de son hôte prit aussitôt une expression d’admiration extraordinaire.

– Quelle perspicacité ! dit-il. Oui, c’était moi.

– Et vous avez dîné avec elles ?

– Le colonel m’a invité, j’ai refusé !

Rémisof fut très surpris.

– Refusé ! Pourquoi ?

– J’avais une affaire, répondit évasivement Ratier. Rémisof s’était plongé dans la méditation. Au bout d’un instant, il en sortit.

– Elle est impossible, n’est-ce pas, madame Slavsky ?

– Il faudrait savoir ce que vous entendez par impossible.

Rémisof mâchonna sa moustache avant de répondre.

– J’entends que le colonel et elle vivent dans la plus douce intimité, ce qui n’est pas extrêmement convenable ; de plus, elle est joueuse comme les cartes, dépensière, en un mot ; on ne peut pas...

– L’avoir pour belle-mère ? insinua Ratier.

– Qui, diable ! a pu vous dire que j’y avais pensé ? fit Rémisof abasourdi.

– Vous-même, mon ami, vous-même : l’année dernière, vous m’avez dit : J’aimerais bien épouser mademoiselle Slavsky, répliqua Ratier, qui mentait impudemment.

– Vous croyez que je vous ai dit cela ? demanda le jeune Russe, qui doutait encore.

– J’en suis absolument certain. Sans cela, comme vous le dites vous-même, où, diable ! aurais-je été le prendre ?

Ce raisonnement rasséréna tant soit peu Rémisof.

– C’est vrai, j’y avais pensé ; mais je croyais ne l’avoir dit à personne...

– Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, un soir, vers cinq heures, assura Ratier, auquel son ingéniosité naturelle souffla sur-le-champ une petite mise en scène ; il commençait à pleuvoir, vous vous êtes arrêté sous un arbre, à la hauteur du Gymnase, et vous m’avez dit : J’aurais bien aimé épouser mademoiselle Slavsky, mais sa mère est impossible !

– Oui, oui..., en effet, je me rappelle vaguement..., mais j’en avais totalement perdu le souvenir.

– Parbleu ! pensa Ratier, le souvenir de ce qui n’est jamais arrivé peut bien se perdre... j’ai vu perdre beaucoup d’autres choses plus précieuses !

– Eh bien ! mon cher, reprit Rémisof en bâillant par habitude dans le creux de sa main, j’ai changé d’idée.

– Sur madame Slavsky ?

– Non, à cause d’elle. Voyez-vous, tous ces prétendants prétendus, – Rémisof trouva le mot très drôle et se mit à rire, – ces prétendus-là ne m’inspirent pas la moindre confiance ; comment expliquerez-vous qu’une personne comme la petite Catherine, jolie, car elle est à croquer, gracieuse, faite au tour, voie tous les mariages qu’on entame pour elle se rompre sans raison plausible ? Il faut qu’il y ait quelque chose, mon cher !

– Je crois bien, pensa Ratier, il y a sa mère !

– Je suis persuadé, moi, qu’il y a là-dessous quelque petite histoire qu’on ne raconte pas, mais qui finit par se trouver sue un jour ou l’autre, et c’est cela qui écarte les fiancés.

Ratier avait écouté cette tirade avec une aménité extraordinaire, sans perdre son expression de bonne humeur.

– Si je pouvais te casser les os, pensait-il, pendant ce temps, méchant calomniateur de jeunes filles, je m’en passerais la fantaisie ; mais tu coûtes trop cher, plus que tu ne vaux, à coup sûr.

– Hein ! ai-je raison ? demanda Rémisof.

– Je n’en sais rien, mon bon, répliqua Ratier ; je n’ai pas entendu parler d’histoire ; il me semble que la vie de mademoiselle Catherine a été passablement mise au grand jour, depuis qu’on la promène par l’Europe en lui cherchant un mari.

– Raison de plus, repartit l’autre ; or, voici ce que je me suis dit : pour femme, la petite Catherine est aussi impossible que sa mère comme belle-mère, mais comme caprice... Qu’est-ce qui vous prend ?

– Une crampe, répondit Ratier en ramassant une chaise qu’il venait de jeter sur le parquet ; cette pauvre chaise a reçu un coup de pied qui ne lui était pas destiné : pauvre petite chaise, va ! ajouta-t-il en caressant le dos de la chaise avec sa main, comme il eût fait d’un chien. Vous disiez, mon excellent bon ?

– Je disais que, comme caprice, la petite Catherine était adorable. Alors, voyez comme je suis malin ! Je vais lui faire une cour assidue, et je comblerai la maman de prévenances ; je lui prêterai même de l’argent...

– Combien ? demanda tranquillement Ratier.

– Peuh !... cinq ou six mille francs... Vous comprenez bien qu’après cela elle me sera tout acquise.

– Cinq ou six mille... on voit bien que vous êtes millionnaire ! fit Ratier plein d’admiration.

– Elle les vaut bien ! répondit dignement Rémisof.

– La mère ?

– Non, la fille !

– Elle vaut même plus que cela, mais un parapluie d’occasion se paie moins cher qu’un neuf, n’est-ce pas ?

– Parfait ! délicieux ! s’écria Rémisof en éclatant de rire.

– Et vous espérez réussir ? demanda le jeune Français, toujours en caressant le dos de la chaise.

– J’y compte bien !

– Je crois que vous feriez mieux de l’épouser ! dit Ratier de sa voix calme.

– Quelle plaisanterie !

– C’est mon idée.

– Il faut vous ôter cela de la tête, mon cher, fit Rémisof avec supériorité.

– Très bien, alors. Vous me tiendrez au courant, n’est-ce pas ?

Rémisof fit un signe de tête vainqueur.

– Bonsoir, dit Ratier ; puisque vous n’avez pas besoin de mon argent, je m’en vais.

– Où cela ?

– On ne peut pas tout vous dire ! J’ai un rendez-vous d’affaires. Un placement d’argent.

– Ah ! vous placez ?...

– À six.

– C’est joli, cela, mais en Russie on place à huit très facilement.

– Malheureusement nous sommes en France. Adieu.

Ratier eut tant de peine à trouver son chapeau qu’il ne vit pas la main que lui tendait Rémisof. Il fourra les deux siennes dans ses poches et sortit.

Le jardin des Tuileries était encore ouvert, quoique presque tout à fait sombre. Les terrasses couvertes de gravier paraissaient toutes blanches sous les arbres tout noirs ; dans les massifs, des couples d’amoureux serrés l’un contre l’autre se promenaient en se parlant bas ; l’odeur pénétrante des parterres s’imprégnait dans les habits, dans les troncs d’arbres, partout ; on eût dit que tout le jardin n’était qu’une immense cassolette.

Ratier s’en alla à grandes enjambées vers le massif le plus rapproché, et, dès le bord, y trouva plusieurs rangées de chaises empilées. Il en prit une au hasard et la secoua énergiquement.

– Ah ! misérable, lui disait-il, ah ! tu crois aux histoires que tu inventes ? Ah ! tu veux acheter Katia au rabais ? Ah ! tu prêteras de l’argent à sa mère à plus de huit du cent, n’est-ce pas ? et c’est Katia qui paiera les intérêts ? Attends, attends, tu vas voir de quel bois je me chauffe !

Il frappa la chaise sur la terre avec tant de fureur qu’elle se disloqua avec un craquement plaintif.

– Ah ! tu grognes, grognon ! Ah ! tu geins, geignard ! Je t’en ferai voir bien d’autres, ton temps n’est pas fini !

Il asséna sur la chaise un si formidable coup de pied qu’elle acheva de se briser ; il se croisa alors les bras et la contempla avec satisfaction.

Perdu dans ses pensées, il ne vit pas venir la loueuse de chaises qui s’approchait en clopinant ; quand il leva la tête, elle était tout près de lui.

Grâce à l’obscurité, il aurait pu dérober son méfait, mais ce n’était pas dans ses principes. Il arrêta donc la vieille femme.

– Je viens de casser une de vos chaises, lui dit-il ; qu’est-ce que ça vaut ?

– Une de mes chaises ? s’écria la vieille, des chaises si solides, de belles chaises en hêtre, si bien empaillées ! Qu’est-ce qu’elle vous avait fait, cette chaise ?

– Je l’ai prise pour un de mes amis, et j’ai tapé dessus, répondit Ratier, toujours maître de lui-même.

La vieille le regarda d’un air effaré.

– Il est fou ! Seigneur mon Dieu ! Ça vaut six francs 9 une chaise comme ça ; le gouvernement me les fait payer six francs.

– Ça vaut vingt-cinq sous, répliqua Ratier ; en voilà quarante. Bien le bonsoir.

Il tournait le dos à la vieille femme, mais elle se mit à crier après lui et à le couvrir de malédictions. Les rares passants attardés se retournèrent et le regardèrent avec effroi.

– Au diable la probité ! se dit Ratier, ça me réussit toujours comme cela.

Le bruit croissait dans le massif ; quelques personnes interrogeaient la vieille, dont la voix glapissante se faisait entendre. Redoutant quelque algarade dont le moindre inconvénient serait de lui faire passer la nuit au poste, Ratier prit une résolution soudaine.

– Au voleur ! hurla-t-il, en se sauvant à toutes jambes du côté de la Seine.

Les voix disséminées dans l’ombre répétèrent : Au voleur ! et l’on se mit à courir sur sa trace.

Ratier, toujours courant, cria encore une fois : – Au voleur ! arrêtez ! puis, tournant brusquement à droite, il laissa ceux qui le poursuivaient s’égarer sur une fausse piste. Arrivé au bord du massif, il prit l’air tranquille d’un bourgeois qui se promène, et sortit du jardin par la porte de la rue Castiglione, pendant que les massifs continuaient à retentir d’exclamations confuses.

– Je m’en doutais, se disait le jeune homme en arpentant quelques instants après le trottoir de la rue de la Paix, je me doutais que cet animal avait quelque chose de pareil dans le bouchon de carafe qu’il porte en guise de tête sur son cou qui n’en finit plus ! À la façon dont il s’était fait présenter tantôt par le tendre Boleslas, je m’étais dit qu’il complotait quelque sottise. Eh bien, je le sais maintenant, je suis content ! Je suis enchanté, parbleu ! ou, si je ne le suis pas, c’est que je suis affreusement difficile.

Il n’avait pourtant pas l’air enchanté, car il marchait vite et sec, frappant le pavé du talon de sa bottine ; évidemment l’assassinat de la chaise n’avait pas épuisé toute sa fureur.

– Je vais tâcher d’attraper Josia et de le faire parler, se dit-il enfin.

Mais Josia n’était pas au café où on le trouvait habituellement quand son patron s’amusait ; il n’était nulle part, du moins nulle part où Ratier pût soupçonner sa présence. Et la meilleure de toutes les raisons pour qu’il fût introuvable, c’est qu’il était pour l’instant au fond d’une baignoire aux Variétés, où il ne voyait rien parce que les dames étaient devant lui, et que d’ailleurs de sa place on ne pouvait rien voir, mais où il suivait la pièce sur le visage de Katia, qu’il voyait en profil perdu ; d’ailleurs, que lui importait la pièce !

Pendant l’entracte, Rémisof, qui les avait dénichés, vint faire le gracieux auprès des dames ; mais la loge était bien petite, et Josia, sans s’en douter, fut un obstacle aux projets du jeune homme. Si Ratier l’avait su ! Précisément à cette heure il l’envoyait à tous les diables. Mais Josia n’avait pas de chance, c’est prouvé.

Quelques jours s’écoulèrent. Quand madame Slavsky eut installé ses malles dans son nouvel appartement, quand Josia eut vu, avec une peine extrême, mettre un lit supplémentaire pour miss Amroth dans la chambre qu’il avait choisie pour Catherine, lequel lit barricadait une des deux fenêtres et condamnait la porte communiquant avec la chambre de madame Slavsky, et par conséquent dérangeait toute l’économie architecturale et ornementale de cette chambre, jadis fort jolie, aujourd’hui très laide ; quand le colonel eut pris l’habitude de venir voir sa charmante amie au lieu de l’attendre dans son fauteuil auprès de la fenêtre ; enfin quand tous les arrangements furent terminés, la chère Barbe prit le parti décisif de faire des visites, afin de présenter sa fille aux amis qu’elle possédait à Paris.

Nous ne la suivrons pas dans toutes ses pérégrinations, le détail n’en finirait plus. Chez quelques dames elle ne fut pas reçue du tout, ce qui simplifiait la question ; chez d’autres, elle fut reçue, mais avec cette politesse froide et cérémonieuse qui signifie : Une fois passe, seulement n’y revenez pas. Chez d’autres enfin, elle fut accueillie à merveille, mais c’était précisément celles-là dont elle ne désirait pas cultiver la connaissance d’une façon suivie.

Faute de grives, on mange des merles, dit un très sage proverbe ; madame Slavsky se résigna donc à manger des merles pour l’ordinaire, mais non sans rechercher quelques grives bien pensantes pour l’extraordinaire, c’est-à-dire pour les jours où elle inviterait dans son salon rouge et or les jeunes messieurs riches et bien nés qu’elle ne pouvait manquer de rencontrer par-ci, par-là, comme elle en avait toujours rencontré jusqu’alors.

Enfin, elle se rappela fort à propos qu’elle avait eu jadis pour amie une belle personne très à la mode, et à juste titre ; cette amie avait quitté le monde à la suite « d’une catastrophe qui l’avait frappée dans ses plus chères affections », dirent les feuilles mondaines de cette époque.

Du moment où la belle madame d’Haupelles avait renoncé aux choses de la terre, elle n’en était que plus apte à secourir Barbe dans la circonstance présente. Seulement le voudrait-elle ?

Pour s’en mieux assurer, madame Slavsky se décida à laisser un jour Catherine au logis ; elle revêtit un costume de circonstance : robe de faille noire, ornée de nœuds noirs et de plissés, sévère, mais seyante ; chapeau noir, avec une plume blanche et un bouquet de perce-neige sur le côté ; pardessus pareil à la robe, ombrelle noire garnie de valenciennes, gants noirs. Une voilette noire à pois complétait cet ajustement irréprochable ; longtemps madame Slavsky avait hésité entre celle-ci et le joli petit masque de tulle-illusion blanc, mais elle avait opté pour la combinaison la plus austère.

Elle envoya chercher un coupé de grande remise et demanda pour le cocher une livrée noire, puis elle monta en voiture et se rendit rue de l’Université.

Madame d’Haupelles habitait là le premier étage d’une maison d’apparence extrêmement sérieuse ; son amie avait trouvé son adresse sur la liste des dames patronnesses pour une œuvre de charité exotique, et s’attendait bien à quelque chose de respectable, mais peut-être pas à ce point. Dans la cour, un cocher rasé, gras et frais comme un chanoine, – un chanoine d’antan, – promenait une paire de chevaux à la croupe lisse et ronde, des chevaux noirs dont la belle apparence décelait la bonne nourriture et l’extrême respectabilité.

Ce n’est pas des chevaux comme ceux-là qu’on rencontre sur les boulevards ! Ce n’est pas de cette espèce qu’on tire ces bêtes fougueuses, intraitables, qui lèvent les pieds d’une manière aussi indécente que les danseuses, sauf le respect qu’on doit aux animaux ! Ceux-là étaient habitués à aller de Saint-Sulpice à Vaugirard en cinq minutes, il est vrai, mais ils savaient courir noblement, soulever leurs sabots avec décence comme il convient quand on a l’honneur de traîner des personnages vénérables, et s’ils rentraient un peu blanchis par l’écume sous les courroies du harnais, c’était d’une écume sainte, la noble lassitude qui provient des belles actions fatigantes, telles que de conduire au grand trot vers le bien des mortels chargés d’embonpoint.

Un palefrenier lavait un coupé noir, tout noir, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, et comme la besogne de jeter des seaux d’eau dans les roues d’une voiture n’est pas très absorbante, il sifflait machinalement un air en travaillant ; mais les murs austères de cette maison n’eussent pas toléré le scandale d’une chanson profane ; aussi le palefrenier sifflait-il, lentement et avec respect, comme il convient, l’hymne de Noël : Venite, adoremus.

Ceci effraya un peu madame Slavsky ; elle n’avait pas prévu tant d’austérité. Cependant, il était trop tard pour reculer ; un domestique vêtu de noir avait déjà tendu la main pour prendre sa carte : Madame était rentrée, mais très fatiguée ; il ne savait si elle pourrait recevoir... La charmante Barbe fut introduite dans un petit salon grenat et noir, et deux minutes après, le domestique revint et la fit pénétrer dans un autre salon violet foncé.

Près de la cheminée où brûlait une énorme bûche à demi recouverte de cendre, madame d’Haupelles, assise dans une chaise basse, à contre-jour, fit mine de se lever pour recevoir son ancienne amie. Mais sa faiblesse la retint, et elle se laissa retomber avec un geste d’excuse.

Madame Slavsky s’assit sur le siège opposé, le jour dans les yeux, mais il venait si peu de jour à travers tant de rideaux ! Pendant les premières phrases de politesse banale, elle sentit sur son visage le regard scrutateur de son hôtesse, et cet examen minutieux, qu’elle ne pouvait rendre, car elle apercevait à peine la figure de son amie comme une tache grise sur ces habits noirs, lui fit passer un petit frisson sur le corps, tant il semblait la fouiller intimement.

Quand elle l’eut bien regardée, madame d’Haupelles dit à sa contemporaine :

– Toujours belle, ma chère Barbe, toujours belle, – tandis que moi... une ruine ! que la volonté de Dieu soit faite !

Elle soupira, et ce soupir venait du plus profond de sa poitrine. Son amie lui fit écho, mais du haut de ses bronches seulement.

– J’ai voulu vous voir, dit madame Slavsky d’une voix légèrement émue, parce que vous avez toujours été bonne et que nous avons été amies ; je me suis dit que dans la peine où je me trouve présentement, vous pourriez me rendre un très grand service, vous voyez que je vous parle sincèrement, et ce service, je viens vous le demander.

Les yeux éteints de madame d’Haupelles se levèrent sur Barbe et retombèrent tristement ; qui sait ? peut-être avait-elle espéré que son ancienne compagne de fêtes et de plaisirs venait la voir par amitié pour elle, en souvenir du temps passé, par pitié pour le malheur qui l’avait brisée. Si elle l’avait cru, elle vit qu’elle s’était trompée. Résignée, elle écouta la confidence qui ne pouvait manquer de suivre.

Madame Slavsky entama alors le récit de ses infortunes : son amie savait combien son mariage avait été malheureux, quel être grossier et déplorable était M. Slavsky ; il ne vivait que pour la chasse et la mangeaille ; son seul plaisir était de visiter sa meute et son haras ; enfoncé dans la vie de campagne, il n’avait pas voulu en sortir, même pour céder aux instances de sa jeune femme ; enfin, cette misérable vie de tiraillements et de querelles avait fini par aboutir à un divorce où M. Slavsky avait eu tous les torts.

– S’était laissé donner tous les torts, interrompit madame d’Haupelles.

– Il les avait, répliqua Barbe, qui sentit le sang lui monter au visage comme sous un coup de gant.

– Il en avait, il ne les avait pas tous, reprit tranquillement la femme retirée du monde ; je vous connaissais bien alors, Barbe ; c’est l’époque à laquelle nous nous sommes liées... Continuez.

Madame Slavsky continua ; elle raconta à sa confidente comment sa fille avait grandi, comment le père avait refusé de reprendre Catherine avec lui, sous prétexte qu’elle le gênerait.

– Et il est de fait, ajouta l’épouse, que dans la jolie vie qu’il mène là-bas, avec ses amis et ses vachères qu’il fait manger à sa table quand l’idée l’en prend, ma fille aurait eu de beaux exemples !

Sous l’œil scrutateur de son amie, la mère de Katia baissa la tête, mais elle reprit bientôt son assurance : Katia jusqu’ici n’avait pu trouver à se marier ; on croirait vraiment que la pauvre enfant est ensorcelée ; elle a vingt et un ans, et malgré sa beauté, son esprit et sa conduite irréprochable, elle ne peut arriver à l’heure bénie du mariage ! Tout croule pendant les préparatifs indispensables.

Ici, madame Slavsky se tut. Madame d’Haupelles lui dit nettement :

– Avez-vous su préserver votre fille des périls que vous connaissiez ?

– Je vous jure, répliqua vivement madame Slavsky, que Catherine est innocente comme une enfant ; elle a l’esprit espiègle, mais on ne peut rien lui reprocher.

L’accent était sincère, madame d’Haupelles sentit qu’elle disait vrai.

– Vous êtes toujours bien avec le colonel Mariévitch ? dit-elle sans altérer le timbre de sa voix pour poser cette question embarrassante.

– Mais, répondit madame Slavsky, totalement démontée par cette attaque directe, nous n’avons jamais... nous n’avons...

– ... jamais cessé d’être bien ensemble, conclut la mondaine repentie ; eh bien ! voilà ce qui vous empêche de marier votre fille !

– Oh !... protesta la charmante Barbe...

Son amie l’interrompit.

– Personne, en voyant votre fille vivre dans cette intimité-là, ne l’estimera assez pour l’épouser ; si, par amour pour elle, car vous dites qu’elle est jolie ?...

– Très jolie ; au moins une mère...

– Pauvre petite ! interrompit madame d’Haupelles avec l’accent d’une pitié profonde ; eh bien, si quelque homme l’aime assez pour l’épouser, il ne tarde pas à s’apercevoir que vous ne vous respectez pas assez pour qu’il vous respecte, et de là viennent les objections, les ruptures...

– Oh ! Blanche ! voulut s’écrier madame Slavsky ; mais son hôtesse n’avait pas besoin de ses justifications.

– Vous êtes encore belle, je vous l’ai dit quand vous êtes entrée, mais c’est pour peu de temps ; bientôt vous perdrez les apparences de jeunesse qui excusent encore votre vie actuelle... et alors que ferez-vous de votre fille ? Pensez-vous qu’elle ignore la position équivoque que vous vous êtes faite et qui rejaillit sur elle ?

– J’espère bien que...

– Vous dites qu’elle est intelligente ? Alors elle sait à quoi s’en tenir. De quoi vivez-vous ?

– M. Slavsky nous fait une pension de vingt-quatre mille francs...

– Vous en dépensez quatre-vingt mille, car vous êtes joueuse, ma chère, vous l’étiez, et l’on ne se corrige pas de ce défaut avec l’âge ; vous jouez toujours, et puis le colonel fournit ce qui vous manque ?...

– Permettez...

– C’est la supposition la plus charitable qu’il me soit permis de former, dit avec sévérité madame d’Haupelles. Eh bien, votre fille vous aime probablement, mais à coup sûr elle ne vous estime pas ; comment voulez-vous qu’un gendre, qui n’a aucune raison de vous aimer, agisse et pense autrement ?

– Que faire ? murmura madame Slavsky, fondant en larmes dans son mouchoir.

Madame d’Haupelles soupira et garda le silence pendant un instant qui parut long à son amie en pleurs.

– Écoutez, lui dit-elle enfin, vous êtes venue me demander de chercher un fiancé pour votre fille : je pourrais vous payer de défaites, vous dire que je ne vois personne, que ma vie se passe entre la prière et le remords, – ce serait vrai ; pourtant dans le monde que je dois voir actuellement je sais qu’on vient parfois en aide à des mères dans l’embarras ; donc, je pourrais peut-être vous prêter mon appui, quoique indirectement... Mais il y a un obstacle à ce qu’on fasse cela pour vous...

– Lequel ? demanda naïvement madame Slavsky. Un mouvement de sa confidente la fit rentrer en elle-même, et elle baissa les yeux sur son mouchoir resté sur ses genoux.

– Quelle dot a votre fille ?

– La moitié de notre pension ; son père refuse le capital.

– Douze mille francs de rente... sont-elles exactement payées ?

– Très scrupuleusement, je dois le dire.

– Ce n’est pas très brillant, mais on en a marié de plus pauvres.

– Alors, vous me promettez ?

– Je ne promettrai rien avant que vous ayez rompu avec le colonel. Ce scandale doit cesser ; sans cela comment oserais-je vous présenter aux personnes qui, seules, peuvent quelque chose, car moi je ne puis rien... ?

– Mais, insinua timidement la charmante Barbe, est-il nécessaire de leur dire...

– Croyez-vous qu’à la seule mention de votre nom on ait besoin de prendre la plus petite information ? Vous avez vécu d’une vie trop mondaine pour que tout le monde ne vous connaisse pas, – tous ceux qui m’ont connue...

Elle soupira, puis reprit :

– C’est convenu, vous romprez avec le colonel ?

– Puisqu’il le faut, gémit Barbe... c’est un cruel sacrifice que vous m’imposez, mais mon amour maternel...

– Elle n’en fera rien, pensa madame d’Haupelles. Envoyez-moi votre fille, dit-elle à haute voix ; si elle est ce que vous dites, je verrai ce que je pourrais faire...

Madame Slavsky se confondit en remerciements, en paroles affectueuses, en larmes de reconnaissance ; toute la chatterie polonaise fut mise à l’ouvrage, et ce fut là un de ses chefs-d’œuvre. Malheureusement elle avait affaire à trop forte partie.

– Écoutez-moi, lui dit madame d’Haupelles, je ne vous parlerai pas de remords ni de devoirs ; les natures comme la vôtre ne sont pas accessibles à ces pensées, à moins qu’un coup épouvantable ne les frappe, et encore, nul coup n’est épouvantable pour certains caractères... Vous avez cru trouver ici une homélie, vous voyez qu’il n’en est rien ; avec vous, sans reproche, je perdrais mes paroles ; seulement, prenez garde, Barbe, vous vieillirez tout d’un coup après avoir été jeune plus longtemps qu’il n’aurait fallu ; ce jour-là, vous ne trouverez pas les consolations que j’ai trouvées... et moi, j’avais autre chose à pleurer que ma jeunesse et ma beauté...

Elle s’était levée, et reconduisait sa visiteuse ; en passant près d’une fenêtre, Barbe fut frappée de l’altération de ses traits, autrefois les plus beaux qu’on pût voir.

– N’est-ce pas ? lui dit avec une ombre de sourire la pécheresse repentie qui suivait les impressions sur ce visage mobile et presque enfantin ; eh bien, j’aime mieux cela que de me voir telle que vous êtes... et je n’ai que deux ans de plus que vous !

– Comment pouvez-vous vivre dans un appartement si triste ? demanda soudain Barbe en désignant les tentures presque noires.

– Cela, répondit son ancienne amie, c’est pour la forme ; on ne peut être, paraît-il, sérieux et bon que si l’on arbore les insignes de l’austérité... Moi, je n’y tiens pas, j’ai plus souffert dans mes robes de bal que dans cette sombre maison... à présent, au moins, j’ai la paix... j’ai grand-peur que vous ne l’ayez jamais, Barbe !

D’un geste involontaire, Barbe sembla dire que ce détail lui importait fort peu ; puis, se rappelant où elle était, elle prit un visage de circonstance.

– Alors, vous me permettrez de vous présenter Katia ? dit-elle.

– Non, envoyez-la ; elle a une demoiselle de compagnie, je suppose ?...

– Oui, quelque chose d’approchant.

– Envoyez-la, je préfère la voir seule. Souvenez-vous de ce que vous m’avez promis, sinon, rien !

Madame Slavsky soupira, serra affectueusement à plusieurs reprises la main de son ancienne amie, devenue sa protectrice, releva gracieusement sa traîne et disparut.

Au moment de monter dans son coupé, elle hésita ; fallait-il rentrer chez elle, ou bien... ? Elle se décida pour une petite visite au colonel.

– Il faut bien lui raconter ce qui s’est passé, pensa-t-elle.

À peine assise et la voiture en marche, elle s’essuya les yeux avec précaution, pour ne pas déranger son voile.

– Pauvre colonel ! se dit-elle. Eh bien, voilà une idée, de nous séparer ! Et elle se figure que je vais lui obéir ! Jamais de la vie ! J’aimerais encore mieux garder Katia !

Pendant ce temps, Katia avait reçu une visite ; Ratier s’était imaginé de choisir ce jour-là pour venir présenter ses hommages à madame Slavsky. Peut-être s’était-il décidé à monter en voyant le coupé qui emportait l’aimable Barbe tourner le coin de la rue Saint-Honoré ; il est permis du moins de le conjecturer, car son apparition dans l’escalier de ces dames n’avait pas plus de cinq minutes de retard sur la disparition de sa belle ennemie.

Au moment où il sonna, Catherine sermonnait la bonne dans l’antichambre, et la grondait vertement pour quelque omission. Sa voix arrivait très nette au jeune homme à travers la porte mince et mal close. Son coup de sonnette fit sursauter Catherine, qui se sauva dans la salle à manger en donnant pour consigne : Il n’y a personne !

La bonne ouvrit la porte, et toute grognon de sa récente semonce, jeta à la figure de Ratier ces mots peu encourageants :

– Il n’y a personne !

– Ma fille, répondit notre héros avec dignité, vous ne savez pas parler ; on dit : Madame est sortie. Mais ce n’est pas madame que je veux voir. J’apporte quelque chose à mademoiselle.

La bonne, prise au dépourvu, ne savait trop que dire ; indécise, craignant d’être encore grondée, et, cette fois, pour avoir obéi, elle tourna machinalement la tête du côté de la salle à manger. Ratier comprit cette indication involontaire et se dirigea vers la porte de cette pièce.

– Mais, monsieur... fit la soubrette.

– Puisqu’on vous dit que je lui apporte quelque chose. C’est pressé, entendez-vous ?

Il avait la main sur le bouton de la porte, elle s’ouvrit toute seule, et Katia parut sur le seuil de la salle à manger.

– Que m’apportez-vous, monsieur ? demanda-t-elle d’un air hautain.

– Nous avons changé d’humeur, pensa Ratier en constatant le regard froid et la physionomie peu encourageante de la jeune fille. Mais ça ne fait rien, je l’avertirai malgré elle.

Il referma la porte sur eux et s’en alla le plus loin possible de la porte et des oreilles de la bonne : Katia le suivit jusque dans l’embrasure de la fenêtre.

– Que m’apportez-vous, monsieur ? répéta-t-elle avec un peu d’impatience.

– Des nouvelles ! répondit tranquillement Ratier. Profitant de la stupéfaction que cette réponse faisait éprouver à Catherine, il lui avança une chaise, qu’elle accepta machinalement ; il s’assit en face d’elle et lui dit sans préambule :

– Comment trouvez-vous Rémisof ?

– Monsieur, répliqua Catherine avec beaucoup de dignité, cela ne vous regarde pas.

– Je vous demande pardon, cela me regarde, et même beaucoup !

La jeune fille le foudroya d’un coup d’œil irrité. Mais, soudain, cette assurance fondit dans un nuage de confusion, et elle baissa les yeux, très rouge et très mécontente d’elle-même. Le sentiment de sa dignité la blâmait cruellement d’avoir laissé entrer ce jeune homme, de lui avoir permis de s’asseoir, de ne pas lui avoir répondu avec la dureté que méritait son impertinence. Elle se promit de réparer toutes ces fautes.

– Cela me regarde tellement que, suivant l’opinion que vous avez de Rémisof, j’aurai eu tort ou raison de me mêler de vos affaires, ce que vous n’avez pas l’air de prendre du bon côté, mademoiselle ; et vous comprenez qu’il ne m’est pas indifférent d’être un imbécile ou de ne l’être pas !

– Cela m’importe peu, à moi ! répliqua Catherine du haut de l’orgueil héréditaire des Slavsky.

– Voilà une méchante parole, mademoiselle, reprit Ratier, qui venait de recevoir au cœur un coup plus rude qu’il ne se fût cru capable d’en ressentir ; c’est d’autant plus méchant que je suis venu pour vous rendre service, que si votre maman rentrait, elle me mettrait à la porte, et que si je me suis mêlé de vos affaires, c’est que vous avez paru m’accorder une confiance que vous n’accorderiez pas au premier venu...

– Monsieur !...

– Pas à Josia, par exemple ; non qu’il n’en soit digne, mais que saurait-il en faire ? Ni au colonel, car celui-là n’aurait rien de plus pressé que de la trahir... et ce ne serait pas sa faute, allez, il est fait comme ça !

– Enfin, monsieur, vos nouvelles ? reprit Katia, sentant que Ratier avait raison et qu’après ses confidences passées, sa réserve actuelle était bien étrange.

– Il faut me répondre franchement avant tout. Mademoiselle Catherine, je suis votre ami, le croyez-vous ?

Elle leva timidement les yeux sur lui ; il se tenait debout devant elle ; dans le regard ferme et viril du jeune homme elle trouva ce qui jusqu’alors avait paru lui manquer : une conviction arrêtée, la franchise de l’honnêteté, le sérieux de l’homme qui s’affirme et veut être respecté.

– Je suis votre ami, reprit Ratier ; j’ai fait pour vous un assez vilain métier l’autre jour, j’ai confessé Rémisof, et je vous assure que ce n’est pas une plaisante besogne ; je ferai bien autre chose, je ferai tout ce qu’il faudra pour vous tirer de peine et d’embarras – mais il ne faut pas que cela vous ennuie. Si je croyais vous être importun, je m’en irais à l’instant et ne remettrais jamais les pieds ici.

Ce fut au tour de Katia de ressentir une vive émotion. Se pouvait-il qu’il lui tînt tant au cœur, ce petit Français qui n’était rien, qui n’était pas seulement noble, qui n’était pas riche... qui n’avait pour lui que sa jolie figure, sa belle prestance et son intarissable drôlerie d’imagination !

Oui, elle tenait à lui, elle sentit que s’il s’en allait pour ne plus revenir, la vie qu’elle menait lui paraîtrait plus odieuse que jamais ! Elle se rappela qu’à lui seul, depuis qu’elle était née, elle avait pu parler en toute sincérité, que de lui seul elle avait obtenu une parole sortie du cœur, et si sa fierté se révolta à l’idée qu’il la plaignait, ce besoin de tendresse si naturel au cœur des hommes se sentit réchauffé et consolé à la pensée qu’il avait de l’amitié pour elle.

– Ne vous en allez pas, dit-elle faiblement.

Il se rassit en face d’elle comme si rien ne s’était passé ; elle se sentit tout à son aise.

– Que pensez-vous de Rémisof ? dit-il, reprenant la conversation là où leur dispute l’avait interrompue.

– J’en pense bien peu de chose, répondit-elle en souriant légèrement. Vaut-il la peine qu’on en pense davantage ?

– Cela dépend du point de vue. Et votre maman, qu’en pense-t-elle ?

Catherine fit un geste qui signifiait : Maman ne me dit pas tout ce qu’elle pense, auquel elle ajouta :

– Il est riche ! Elle pense qu’il est riche.

– Et qu’il ferait un bon mari pour vous ?

– Probablement.

– Eh bien, vous devez avoir une opinion sur ce sujet ?

Catherine fit un mouvement pénible comme un malade fatigué chez lequel on réveille la souffrance à peine endormie.

– Qui se soucie de mon opinion ? dit-elle.

– S’il se présentait, l’accepteriez-vous ?

– J’accepterai n’importe qui, pourvu qu’il me fasse sortir de cet enfer !

– Et qu’il soit riche ?

Catherine rougit ; elle se rappela avoir dit à Ratier que son mari devait être riche. Elle se demanda pourquoi elle avait cru cette condition nécessaire. En ce moment, la richesse lui paraissait peu de chose ; elle ne savait pas non plus pourquoi.

– Rémisof est riche, dit-elle avec amertume ; aussi bien lui qu’un autre.

– Il vient ici, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Souvent ?

– Tous les jours.

– On le reçoit bien ?

– Je ne reçois bien personne, monsieur Ratier, vous devez vous en être aperçu, fit Katia avec un triste sourire.

– Votre maman pense qu’il a l’intention de vous épouser ?

– Sans doute ! sinon, pourquoi me ferait-il la cour ?

Ratier se leva et s’inclina très bas devant la jeune fille.

– Vous êtes le lis de Giboyer, mademoiselle ! dit-il en souriant pour cacher son émotion.

– Qu’est-ce que c’est que ce lis ? demanda-t-elle, curieuse et troublée.

– C’est dans une pièce de théâtre, – vous verrez, je vous ferai lire cela un jour ou l’autre.

C’est désolant de ternir cette candeur-là ! se dit-il à lui-même, mais il n’y a rien à faire, il faut en passer par là ! En un jour de détresse, sa maman la vendrait, cinq ou six mille francs, au rabais ; c’est lui qui l’a dit, l’animal !

Catherine le regardait, curieuse et rassurée par le décousu de sa conversation, qui le ramenait à ses apparences habituelles ; cependant elle attendait ce qu’il allait dire.

– Vous croyez alors qu’il vient ici pour vous épouser ? répéta-t-il.

– Mais, naturellement ! Ce n’est pas pour miss Amroth, je suppose !

– Pauvre petite ! dit Ratier en la contemplant avec une compassion profonde. Soudain il lui prit les deux mains et, les serrant bien fort, il lui jeta à la figure la terrible vérité, comme un seau d’eau froide.

– Il vous fait la cour, Katia, il veut bien vous aimer, mais il ne veut pas vous épouser ! Il me l’a dit !

La jeune fille poussa un cri, et essaya de dégager ses deux mains pour s’en cacher le visage ; mais Ratier les tenait bien, tant il avait peur qu’elle ne s’enfuît dans sa chambre, où il n’aurait pu la suivre.

– Il ne veut pas vous épouser, mais vous séduire, ou vous acheter ; je m’en doutais, mais je le lui ai fait dire. Je vous donne ma parole d’honneur qu’il me l’a dit !

Catherine se tordait, les yeux fermés, essayant d’échapper à l’étreinte de Ratier, évitant son regard, pâle de honte et de colère ; elle eût voulu mourir plutôt que de supporter cet outrage. Rouvrant les yeux avec une plainte d’angoisse, elle jeta sur le jeune homme un regard où toutes les douleurs de la femme se trouvaient condensées et où les larmes commençaient à monter.

Il n’y put résister ; l’attirant violemment à lui, il appuya la tête de Katia sur son épaule et l’y retint en posant avec douceur sa main sur les cheveux de la jeune fille.

– Pleurez là, lui dit-il, personne n’en saura rien ; je ne suis pas un homme, moi, je suis un chien de Terre-Neuve ! j’ai une médaille de sauvetage.

Elle pleura en effet un moment, affaissée, sans savoir où elle était.

Pendant les quatre années qui venaient de s’écouler, il n’est pas douteux qu’elle n’eût été l’objet de bien des convoitises semblables à celle de Rémisof ; mais elle ne s’en était pas doutée, grâce à cette innocence qui croît naturellement chez les jeunes filles, charme que rien ne peut leur ravir tant qu’elles n’ont pas perdu leur couronne virginale. Elle avait vécu dans la fange sans se souiller ; elle savait bien qu’il se passait de vilaines choses autour d’elle ; mais qu’elle pût être acteur de ces infamies, cela ne lui était jamais venu à l’esprit.

Le mal que Ratier venait de lui faire était donc immense et irréparable ; mais de ce mal venait un bien : désormais avertie, elle ouvrirait les yeux et serait moins accessible aux pièges.

Un bruit s’étant fait entendre dans l’antichambre, Ratier déposa Catherine sur une chaise et alla tranquillement voir ce qu’il en était ; la bonne faisait le ménage de l’air le plus innocent.

– Veuillez faire du thé pour mademoiselle, lui dit-il d’un air tout aussi innocent ; elle a mal déjeuné. Vous l’apporterez dès qu’il sera fait.

La bonne, surprise, s’en alla à la cuisine, et Ratier revint à Catherine.

– Que faire ? dit-elle en levant les yeux sur lui.

– Voici mon plan. Je l’ai bien ruminé, et je le crois bon. Laissez Rémisof faire le gentil ; cela doit lui aller comme un bas de soie à un bœuf, et vous procurera toujours un peu de bon temps ; et puis, s’il devient audacieux, dites-lui bien en face, en le regardant dans les deux yeux : Quand nous marions-nous ?

– Eh bien ! fit Catherine, qui ne comprenait pas.

– Eh bien ! puisqu’il ne veut pas se marier, il sera embarrassé ; il vous dira que pour le moment des affaires d’intérêt ou de famille l’empêchent de fixer une époque, que l’on verra plus tard. Alors, battez-lui froid, cela fera encore gagner du temps.

– Mais, dit Catherine, je ne puis croire qu’on soit si lâche que de s’attaquer à une jeune fille... S’il répond à ma question : – Quand vous voudrez !

– Alors, répondit Ratier avec un grand serrement de cœur, c’est qu’il se sera trouvé pris au piège, ou que, vaincu par vos mérites, dont il n’a qu’une idée imparfaite, il aura changé d’idée... Alors, mademoiselle, fixez un jour, le plus rapproché possible, et épousez-le.

Il prononça ces derniers mots d’un ton sérieux, presque triste, qui ne lui était pas habituel ; Catherine le regarda pour voir s’il parlait pour tout de bon.

– C’est un homme riche, parfaitement nul ; – mais puisque pour vous l’essentiel, vous l’avez dit, est de sortir de cet enfer, vous en sortirez, – et par la grande porte... Au revoir, mademoiselle.

Il s’en allait sans lui tendre la main ; elle le retint timidement.

– Vous l’avez dit, monsieur Ratier, fit-elle avec hésitation, vous êtes mon meilleur, mon seul ami... je vous remercie de ce que vous faites pour moi... je voudrais savoir comment vous rendre la pareille...

Ratier sourit, moitié gai, moitié triste, et serra amicalement la main qu’elle lui tendait.

– J’ai l’habitude de placer à fonds perdu, mademoiselle, mais je vous sais gré de l’intention. Soyez-en persuadée.

Sur le seuil de la porte, il s’arrêta pourtant.

– Connaissez-vous Pignotti ? dit-il.

– Pignotti ? non ! Qu’est-ce ?

– C’est un marchand de pâtes italiennes, qui se mêle un peu de musique. Oh ! ça ne fait rien, il est permis de ne pas le connaître ! Il vendait autrefois d’excellents ravioli, mais il n’en fait plus depuis qu’il est riche, voilà tout. Au revoir, mademoiselle ; vous direz à votre maman que je suis aux regrets de ne pas l’avoir rencontrée.

La jeune fille le regardait d’un air qui signifiait : Comment ! vous voulez que je parle de votre visite à maman ? Ratier lui indiqua la cuisine, où se tenait la bonne, et se rapprocha.

– J’oubliais de vous dire, ajouta-t-il, que le général Tomine est à Paris ; c’est pour cela que j’étais venu. Il demeure rue de l’Arcade, 111. Mes respects à madame Slavsky.

Il ferma la porte sur lui au moment où la bonne apparaissait avec la théière. Catherine, assise à contre-jour, se mit à se verser du thé, et la soubrette en fut cette fois pour ses frais de curiosité.

Madame Slavsky racontait en ce moment au colonel sa démarche chez madame d’Haupelles, mais elle se garda bien de lui parler de la condition posée par celle-ci à sa protection ; le pauvre colonel eût offert immédiatement de s’en aller n’importe où, et c’eût été une scène à n’en plus finir ; mieux valait se taire. Seulement elle l’interrogea au sujet de Rémisof.

– Croyez-vous que ce soit un prétendant sérieux ? demanda-t-elle ; a-t-il donné des garanties jusqu’ici ?

– Je ne vois pas quelles garanties... commençait le colonel.

– A-t-il recherché précédemment quelqu’un en mariage ? parle-t-il de se caser, de monter une maison ?

– Je n’ai pas souvenir de rien de semblable, dit Boleslas en cherchant dans sa mémoire infidèle.

– C’est que, pour un prétendant véritablement désireux de conclure un mariage, il ne parle pas assez de son intérieur, dit madame Slavsky, qui s’y connaissait ; les autres parlaient tous d’appartements, de meubles, de linge... ; et puis, il n’a rien demandé au sujet de la dot, ce qui me paraît de mauvais augure.

– Voulez-vous que je lui en parle ? fit Boleslas avec empressement.

– Non, non ! répondit en riant sa belle amie. Vous gâteriez tout ! Et les affaires ?

– Les affaires ne vont pas, répondit le colonel navré ; j’avais oublié – vous savez ma mémoire déplorable, – j’avais oublié des traites à six mois, souscrites lors de l’Aurochs, pour d’anciennes dettes. Josia me les a rappelées hier matin ; et par je ne sais quelle aberration mentale j’ai pu les mettre toutes à peu près à la même échéance, au lieu de les échelonner... du reste, c’eût été absolument la même chose, ajouta Boleslas désespéré.

– De sorte que... ?

– De sorte que j’ai vingt et un mille francs à payer d’ici quinze jours.

– Comment ferez-vous ? s’écria Barbe effrayée.

– N’avez-vous pas rapporté de Nice une somme ?...

– Mais, mon cher, il ne m’en reste presque rien ! La couturière avait complètement refusé de nous faire des costumes si nous ne réglions pas l’ancienne note, qui était, je crois vous l’avoir dit, de neuf mille et quelques francs. J’aurais pu aller ailleurs, mais ailleurs... et puis je suis accoutumée à celle-là. J’ai donc payé, et maintenant nous avons une petite note de deux ou trois mille francs qu’il faudra payer si je veux avoir des robes nouvelles pour le mariage de Catherine...

– Quel mariage ? Il y a donc un mariage ? fit le colonel en ouvrant de grandissimes yeux.

– Il y en aura un certainement, répliqua madame Slavsky. Pour l’amour de Dieu, Boleslas, n’ayez pas l’air aussi effaré ; on dirait que la voûte céleste vous tombe sur la tête ! Ce que je voulais vous dire, c’est qu’il me reste fort peu de chose. En vérité, je ne sais pas où l’argent passe ! Il coule comme de l’eau !

– Combien vous reste-t-il ?

– Sept mille francs, dit madame Slavsky, en mentant de trois mille, mais il fallait bien se réserver une petite poire pour la soif. Et vous savez, Boleslas, je ne toucherai la pension de Katia que le 1er juillet, et style russe encore !

– Prêtez-les moi, ma chère amie, gémit Boleslas, rentrant en plein dans la situation ; prêtez-les-moi : j’ai une échéance pour le 5 mai et une autre pour le 10, que voulez-vous que je devienne ?

– Eh bien ! et moi ? répliqua la chère Barbe.

– Vous, on vous fait crédit, tandis qu’à moi, c’est fini, tout à fait fini ! Et vous savez, Barbe, si je paie ces billets-là, ça me donnera du crédit sur la place, tandis que si je ne les paie pas, tous mes créanciers vont me tomber sur le dos ! Vous connaissez l’esprit de parti de ces gens-là ! Ils s’acharnent d’autant plus qu’on peut moins les satisfaire ! Cela n’a pas l’ombre d’un grain de bon sens, mais que puis-je y faire ?

– Mais, mon cher ami, à quoi cela vous servira-t-il d’avoir sept mille francs, si vous ne trouvez pas le reste ?

– Je le trouverai, nous le trouverons ensemble ! Ratier pourra encore me rendre quelques services.

La chère Barbe fit un signe négatif.

– Je n’aime pas votre Ratier, dit-elle ; il a une manière de se moquer du monde... C’est un jeune homme mal élevé.

– Mais il dit qu’il a une combinaison pour faire une seconde fortune ; ce n’est pas à dédaigner, cela, et puis j’ai idée qu’il est plus riche qu’il ne veut le paraître...

– Adressez-vous à lui si vous voulez, mon cher, dit madame Slavsky ; pour ma part, je ne lui demanderai rien, persuadée qu’il n’a rien à vous offrir.

– Il y a encore Rémisof, ajouta Boleslas d’un ton soumis, car il ne discutait pas avec sa charmante amie.

– Il y a Rémisof ; en effet, mais s’il veut épouser Katia, peut-être serait-il plus sage de ne pas lui demander d’argent avant le mariage.

– Oh ! mais c’est moi qui lui en demanderai, pas vous, bien entendu. Chère amie, prêtez-moi ces sept mille francs, je vous en supplie !

La chère Barbe se fit longtemps tirer l’oreille, puis elle finit par céder ; après tout, sept mille francs de plus ou de moins n’étaient pas une affaire, comme le lui fit observer le colonel, puisque de toute façon elle n’avait pas assez pour aller jusqu’au 1er juillet. On ne se figure pas combien l’argent vaut peu entre les mains de gens accoutumés à en manquer et à ne pas s’inquiéter de ce détail.

Il fut convenu que le colonel viendrait prendre le thé chez son amie le lendemain soir, et qu’elle lui remettrait alors le plus possible de l’argent qu’elle avait entre les mains. Là-dessus, Barbe remonta dans son coupé austère et rentra chez elle. Sa fille et miss Amroth étaient à la promenade et rentrèrent un instant après.

Dès l’arrivée de Katia, sa maman la prévint que le lendemain, dans l’après-midi, elle irait avec miss Amroth voir une dame de ses amies, très bonne et très aimable, qui désirait faire sa connaissance.

– Elle est un peu sérieuse au premier abord, dit la frivole madame Slavsky, mais au fond elle est très bien disposée. Tâche seulement de ne pas avoir l’air évaporé comme tu l’as parfois, ce ne serait pas le moment.

Fort étonnée d’entendre sa mère parler d’une dame sérieuse, son amie, chose qu’elle n’avait pas encore vue, Katia voulut protester ; mais cette fois, c’était grave, et, forte de son devoir maternel, madame Slavsky tint bon.

Katia profita de cette occasion pour fondre en larmes. Depuis le départ de Ratier, elle contraignait à grand-peine ses yeux à rester secs ; ce fut pour elle un grand soulagement que de pouvoir pleurer sous le premier prétexte venu. Sa mère la gronda plus fort ; ce que voyant, la jeune fille allégua un grand mal de tête, et s’en fut se coucher sans dîner.

Rémisof devait venir, cependant, et entre la triste alternative de lui montrer Katia avec des yeux rouges ou de ne pas la lui montrer du tout, madame Slavsky se trouvait fort embarrassée. Alors elle eut un trait de génie ! Elle envoya chercher le colonel, – et ils jouèrent toute la soirée le whist avec un mort !

Le lendemain fut un jour important dans cette année-là, car il vit s’accomplir de graves événements. D’abord, madame Slavsky se mit en colère, et chassa la bonne, séance tenante, ce qui contraignit les deux dames à faire leur déjeuner elles-mêmes. Katia descendit chez le boucher le plus voisin pour acheter des côtelettes, et remonta. Une fois sur le palier, elle s’aperçut qu’elle avait oublié le pain, et elle redescendit.

Comme elle rentrait, sa mère lui dit de regarder s’il y avait encore du vin dans l’armoire. Il n’y en avait plus ; d’abord chacun sait qu’il n’y en a jamais, précisément au moment où l’on n’a pas envie de descendre. Katia ne craignait pas de monter pour la troisième fois trois étages, ce qui en fait neuf pourtant, et elle redescendit en courant, tout étonnée de se sentir si légère et si gaie.

– C’est incroyable, se disait-elle en entrant chez l’épicier, le bien que cela fait de pleurer de temps en temps ! J’avais les nerfs malades, voilà tout. Mais c’est très amusant de faire ses commissions soi-même, c’est bien plus gentil que ces ennuyeux domestiques qui ont toujours l’air mécontent.

Après avoir fait sa commande de vins, – peu de chose, six bouteilles à un franc, Katia s’en retournait à la maison, lorsque, en passant devant la fruitière, elle avisa des œufs rouges.

– Ils doivent être bien meilleurs que les blancs, dit-elle avec une réminiscence enfantine des œufs du temps de Pâques : vivent les œufs rouges !

Elle en acheta une demi-douzaine qu’elle mit dans son petit panier ; puis une salade bien verte et bien fraîche attira son attention et alla rejoindre les œufs rouges ; et puis un fromage à la crème... Il avait l’air si bon ! Mais dans quoi le mettre ?

– Si vous aviez une tasse, dit la fruitière, je vous donnerais de la crème.

En face, le marchand de porcelaine étalait sa pompeuse vitrine. Katia, d’un saut, traversa la rue et entra dans le grand magasin.

– Une tasse de quatre sous, dit-elle, toute confuse d’acheter pour la première fois quelque chose qui ne coûtait pas trop cher.

Le commis lui présenta la tasse demandée, non sans examiner cette belle jeune fille qui, ne sortant jamais avant midi, était mise comme pour aller au Bois. Elle paya et sortit en courant.

– Mettez le fromage là-dedans, dit-elle hors d’haleine à la fruitière, en lui tendant la grossière poterie.

La fruitière obéit en souriant.

– Voilà, ma petite chatte, dit-elle en ajoutant une cuillerée de crème à la portion réglementaire ; cette crème-là est pour vous ; vous y tremperez le bout de votre gentille langue rose, comme Minette.

Katia rit de tout son cœur en s’entendant appeler « ma petite chatte » ; plus elle l’expérimentait, plus cette vie lui paraissait charmante ; elle remercia la fruitière et voulait s’en aller...

– Vous n’avez donc pas de maman, mon petit ange ? lui demanda la bonne mère, femme du peuple toute simple, que son contact journalier avec les domestiques des habitants du quartier n’avait pu pervertir. On ne devrait pas vous laisser sortir toute seule, vous êtes trop jolie, et puis vous ne connaissez pas la malice du monde, ça se voit tout de suite.

Katia baissa la tête à ce reproche qui ne tombait pas sur elle, et se hâta de rentrer. La réflexion de la fruitière l’avait attristée, mais devant sa porte elle rencontra une voiture de fleurs, avec de si gros bouquets de jacinthes blanches que toute sa gaieté lui revint, et elle acheta des jacinthes.

Serrant la gerbe parfumée sur sa poitrine, son petit panier et sa tasse chacun à une main, elle arriva haletante au haut de l’escalier.

– Qu’est-ce que tout cela ? demanda sa mère en l’apercevant ainsi arrangée.

– Ça, dit la jeune fille en posant les comestibles sur la table, c’est notre déjeuner, et ça, ajouta-t-elle en mettant les jacinthes dans un vase, c’est le mois de mai !

Elle allait et venait si gaiement que sa mère lui fit une remarque rigoureuse, mais juste.

– Hier toute grognon, aujourd’hui toute folle ; – mon Dieu ! Katia, que tu es capricieuse !

– Ah ! maman, répondit étourdiment la fillette, c’est que ce serait si amusant d’être pauvre et de se servir soi-même !

– Tu trouves ? Eh bien, ce n’est pas mon avis ! répondit sagement madame Slavsky.

Et elle alla bousculer dans la cuisine miss Amroth, qui faisait cuire les côtelettes avec une épouvantable odeur de graisse brûlée, comme toutes les cuisinières sans expérience.

Après le déjeuner, madame Slavsky embarqua sa fille et la gouvernante dans une voiture de place, à la course, – elle prenait un coupé à la journée pour elle, mais à quoi bon gâter la jeunesse ? – et les expédia rue de l’Université.

À l’annonce de son nom, Katia fut introduite dans le salon violet pendant que miss Amroth fut abandonnée aux douceurs de la lecture et de sa propre société dans un petit salon plus sévère encore que tout le reste.

La vue de madame d’Haupelles produisit un effet singulier sur la jeune fille, qui se sentit soudain prise de sympathie pour ce visage décoloré, ces yeux éteints, où un vif rayon de bonté brilla dès son entrée. En apercevant Katia, sa protectrice s’était soudain prise de pitié pour cette fleur de grâce et de jeunesse, grandie dans un si mauvais terrain, et dont le sort menaçait d’être si malheureux.

Au bout de cinq minutes de conversation, madame d’Haupelles connaissait à fond la jeune fille. Malgré la très grande réserve que celle-ci apportait à parler de sa mère, elle en avait appris long sur cette existence décousue, traînée d’hôtel en hôtel, de ville en ville, abreuvée de toutes les humiliations inévitables de ceux qui manquent d’argent et veulent mener grand train ; mais en même temps elle s’était assurée que Katia était bien, comme l’avait dit sa mère, une innocente, qui avait vécu dans le mal sans lui permettre de l’effleurer.

Pendant qu’elle faisait causer la jeune fille, moins timide avec cette inconnue qu’elle ne l’eût été en présence de bien d’autres dames qu’elle voyait souvent, madame d’Haupelles se disait qu’il serait bien difficile de marier convenablement cette enfant-là.

Comment en effet présenter à quelqu’un de ces jeunes ambitieux qui veulent être mariés par d’importants personnages, afin que la protection de ceux-ci les pousse dans la vie, de par la loi inévitable d’un premier service rendu, – comment faire accepter cette jeune fille, qui avait tous les dehors d’une aventurière, qui savait se faire servir des garçons de café, qui avait vu toutes les opérettes, lu tous les livres que sa mère laissait traîner, – et, certes, elle ne choisissait pas les meilleurs pour en faire sa lecture, – qui n’avait pour elle qu’une seule chose, sa candeur naturelle, que rien n’avait pu détruire ! À la première rencontre, tout serait rompu !

Oui, elle comprenait les nombreux mariages manqués de la pauvre Catherine : qui n’eût été touché de sa beauté, de sa naïveté d’enfant ! – mais aussi, à vivre de plus près dans l’intimité de sa mère, dès que les convenances autorisaient le prétendu à fréquenter assidûment la maison, – qui n’eût senti l’impossibilité de s’allier à madame Slavsky ?

Madame d’Haupelles connaissait assez le monde pour être certaine que son amie ne romprait pas avec le colonel. Que fallait-il faire de Katia, alors ? Une retraite dans un couvent, où les prétendants, s’il s’en trouvait, seraient admis à la visiter au parloir ? C’était peut-être le seul moyen. Mais aux premiers mots qu’elle en toucha à la jeune fille, celle-ci répondit d’un air suppliant en joignant les mains :

– Oh ! madame ! je n’ai jamais été enfermée ! Je ne pourrais pas supporter cela !

Madame d’Haupelles sentit que c’était vrai, et soupira sans répliquer. Lorsqu’un être humain a grandi jusqu’à vingt et un ans sans connaître de règle ni de clôture, l’enfermer, c’est bien près de le tuer ; et ici le résultat incertain pouvait être si peu de chose, ou même rien du tout !

– Je ne vois pas, alors, dit lentement madame d’Haupelles, ce que je pourrais faire pour vous, – et je le regrette sincèrement, car vous me paraissez une excellente petite fille, ajouta-t-elle en souriant faiblement.

– Oh ! je ne vaux pas grand-chose ! répliqua vivement Katia ; ce n’est pas tout à fait ma faute, mais cependant si j’avais voulu... Il y a des gens plus malheureux que moi et qui valent mieux... Ainsi, je m’étais imaginé qu’on ne pouvait vivre heureux qu’à condition d’avoir beaucoup d’argent !

– Et maintenant ?

– Il me semble que ce n’est pas du tout si nécessaire ! Je me figure que si ma robe coûtait cinquante francs au lieu d’en coûter trois cents, je ne serais pas plus mal vêtue.

– Mais elle ne viendrait pas de chez Laferrière ! fit observer madame d’Haupelles.

– Elle n’en vient pas non plus ; c’est une maison rivale, répliqua la jeune fille naïvement. Il est vrai que je n’aimerais pas faire tout moi-même, continua-t-elle, pensive ; je n’aime pas laver la vaisselle ni faire les chambres... mais avec un peu d’argent on peut bien des choses. Quand je pense que je n’ai jamais si bien déjeuné que ce matin, et que cela a coûté trois francs cinq sous pour trois personnes, tandis qu’à l’hôtel nous payons quatre francs par tête, sans vin !

Katia raconta alors à sa protectrice comment elle avait acheté le déjeuner ce jour-là, et celle-ci s’étonna qu’on pût si facilement se faire aux circonstances ; mais la jeunesse a tant de privilèges plus beaux les uns que les autres ! Celui-là en est un, et non le moins précieux.

– Depuis quand, demanda madame d’Haupelles, avez-vous fait cette découverte qu’on peut être heureux sans être riche ?

Katia rougit subitement ; cette simple question, en la forçant à réfléchir, venait de lui apprendre que c’était sous l’influence de Ratier... comment le dire ? Cependant il n’y avait là rien de mal ; mais depuis que celui-ci lui avait parlé de Rémisof, elle craignait jusqu’à son souvenir. Son nom seul réveillait tant de souffrances et d’humiliations qu’elle eût voulu l’oublier ; et cependant, elle éprouvait beaucoup de reconnaissance pour ce jeune homme désintéressé qui lui donnait de si prudents conseils. Tout cela, pourtant, était impossible à dire à madame d’Haupelles ; aussi Katia garda le silence ; sa protectrice improvisée n’insista pas, craignant de toucher à quelque point délicat relatif à madame Slavsky.

– Voici ce que je vous proposerai, mon enfant, dit-elle à la jeune fille : je crains d’être impuissante à vous procurer soit des plaisirs, – vous voyez que mon existence ne s’y prête pas, – soit des relations utiles ; nous vivons dans des sphères différentes. Mais si jamais quelqu’un vous fait de la peine ou vous offense, – si vous redoutez un danger, si vous craignez de tomber dans une erreur, – venez tout droit ici ; si je suis sortie, attendez ici même que je rentre, et je vous promets de ne pas vous laisser sans appui.

D’un geste spontané Katia porta à ses lèvres la main que lui tendait madame d’Haupelles, et celle-ci, se penchant rapidement sur elle, l’embrassa avec tendresse.

– Pourquoi vous coiffez-vous à la chien ? dit-elle à la jeune fille avec douceur. Cela vous donne un air... un air que je n’aime pas.

– Je me coifferai autrement dès demain, répondit Katia soumise.

Elle sortit, et la pécheresse repentie, regardant autour d’elle son appartement morne et sombre, contemplant en elle les débris effroyables du passé, son existence perdue, son avenir triste et désolé, murmura :

– Ah ! si j’avais eu une enfant comme celle-là, j’aurais été sans reproche !

Marier Catherine ! De tous les problèmes mondains, celui-là était le plus compliqué ; marier une jeune fille, en général, est déjà chose fort ardue ; mais quand cette première difficulté se complique d’une foule d’autres...

Madame d’Haupelles rêva longtemps sans trouver de solution.

– Il lui faudrait, se dit-elle, un de ces bons garçons comme il y en a, qui n’ont pas de famille épilogueuse, de ceux qui peuvent épouser qui bon leur semble sans rendre de comptes à personne, un peu bohèmes, ayant roulé sur toutes les grandes routes, mais honnête... oui, honnête, car cette enfant est honnête, et un malhonnête homme la ferait bien souffrir... ou ferait ce que sa mère et le colonel n’ont pu faire : il la pervertirait...

Dans le monde de madame d’Haupelles, on ne recevait pas de ces bons garçons-là, et elle finit par s’en rapporter au hasard, à la chance, à l’éternel inconnu qui fait et défait les mariages.

Le bon accueil de cette femme triste et bienveillante avait mis une joie secrète au cœur de Katia ; c’était pour elle une chose toute nouvelle que cette manière sérieuse et ferme d’envisager la vie, sans grands préceptes de morale, à l’instant démentis, sans l’attirail de principes qui tient tant de place dans la vie de ceux qui en usent le moins. Et puis une crainte que jamais la jeune fille n’avait connue s’était élevée en elle aux paroles de sa protectrice : « Si vous redoutez un danger, si l’on vous offense... »

Ces paroles coïncidaient trop bien avec l’avis donné la veille par Ratier pour ne pas faire éclore un doute, une vague terreur dans l’âme de Katia ; mais en même temps que l’effroi s’était montrée la protection, et cette sauvegarde lui paraissait délicieuse ; elle avait déjà un ami dans la personne prosaïque de Ratier, et voici qu’elle venait de trouver un refuge !

C’est avec une sorte de contentement recueilli qu’elle retourna à l’appartement meublé ; sa mère s’était entendue avec un restaurant voisin pour se faire apporter à dîner jusqu’au moment où elle aurait trouvé une bonne, ou même lorsqu’elle en aurait trouvé une, car ces sortes de domestiques, desquelles on exige le service des femmes de chambre, se montrent d’ordinaire fort récalcitrantes quand il s’agit de cuisine. Katia n’eut donc pas à s’occuper des achats domestiques, et ce fut presque un regret pour elle ; mais, d’ailleurs, l’après-midi, quand on a sa plus fraîche toilette, ce n’est pas tout à fait aussi gentil que le matin !

Le colonel vint de bonne heure, comme il était convenu, et reçut non pas sept mille francs, mais six mille, ce qui était déjà un grand sacrifice de la part de madame Slavsky ; aussi l’en remercia-t-il avec toute l’exubérance de sa nationalité bavarde et emphatique ; après quoi, on passa au salon.

Madame Slavsky avait glané çà et là deux ou trois compatriotes, de ceux qui s’ennuient en voyage et sont toujours bien aises de savoir où passer leur soirée ; une ou deux dames du même acabit leur tenaient compagnie. Tout ce monde-là ne s’amusait guère ensemble et ne se chérissait pas davantage ; mais il faut bien faire quelque chose de sa personne, et une maison où il y a une ou deux tables de préférence et du thé à dix heures est une chose assez acceptable, malgré tout.

Au moment où l’on n’attendait plus que Rémisof en fait d’invités, pendant que les petites parties s’arrangeaient bien gentiment, un coup de sonnette formidable retentit dans l’antichambre. Miss Amroth, confinée pour ce jour-là dans les modestes fonctions de la bonne envolée, ouvrit la porte ; mais ce ne fut pas Rémisof qui parut, ce fut un gros monsieur chauve et une dame non moins obèse, mais plus chevelue, qui firent leur apparition.

Mariersafille

Avant que la pauvre Irlandaise eût eu le temps de revenir de sa surprise, les nouveaux venus étaient déjà dans le salon, où ils furent salués par un brouhaha d’exclamations et d’éclats de rire à assourdir une cruche.

– Quoi ! c’est vous, général ? demanda madame Slavsky, moitié gaie, moitié fâchée, car elle devait trois mille roubles au général Tomine, et la vue d’un créancier, chacun le sait, a pour privilège immédiat de réveiller le souvenir de la dette chez le débiteur quand même ledit créancier n’y penserait pas. D’où tombez-vous, général ? et vous, comtesse, comment vous trouvez-vous ici ?

– Ne m’en parlez pas, fit la comtesse d’une voix jeune encore et agréable, mais avec un accent bavarois très prononcé. Je viens de Genève, et vous ne pouvez pas vous figurer le mal que je m’y suis donné.

– À quoi donc, mon Dieu ! s’écrièrent les invités en chœur.

La comtesse possédait le privilège des aventures invraisemblables, et pourtant vraies, suivant la maxime immortelle de l’immortel auteur du Lutrin, et l’un des plus grands plaisirs de ses amis était de les lui faire raconter, à quoi elle se prêtait, d’ailleurs, avec une grâce parfaite.

– La chère comtesse s’est donné tant de mal, interrompit le majestueux Tomine, que je l’ai trouvée à Saxon, en train de s’épuiser sur une série malencontreuse, et j’ai dû l’en arracher de vive force, sans quoi...

– Vous êtes un impertinent, interrompit la comtesse en frappant un bon coup de son éventail sur les doigts du colonel, qui se mit à les sucer pour engourdir la douleur ; est-ce qu’on se vante jamais de services rendus aux dames ?

– Que vous est-il donc arrivé, comtesse ? demanda Katia en se mêlant au groupe qui entourait les nouveaux venus.

– Vous voilà, vous, petite ? Tiens, vous ne frisottez plus vos cheveux par devant ? ça vous allait bien pourtant.

– Ça me vieillissait ! répondit malicieusement Katia, ennuyée de la remarque qui attirait sur elle l’attention générale.

La comtesse, qui portait ses cheveux blonds frisés sur le front, à la havanaise, ne put retenir un mouvement de dépit ; mais elle était bonne personne, du moins autant qu’on en peut juger par les apparences, et elle se tourna vers d’autres interlocuteurs.

– Votre histoire, comtesse, votre histoire ! cria-t-on de toutes parts.

– Vous la voulez ? Eh bien, la voici ! Figurez-vous qu’il y a deux ans, en quittant Ouchy, où j’avais passé trois mois, je ne savais où mettre mes meubles et mes effets ; vous devez vous en souvenir que j’avais mes meubles, chère Barbe, n’est-il pas vrai ? des meubles de famille, qui me venaient de ma mère...

– La croix de ma mère en plus grand ! fit une voix moqueuse au fond du salon.

– C’est Ratier ! s’écria la comtesse en sursautant de son fauteuil ; c’est Ratier lui-même ; il n’y a pas d’homme au monde qui puisse avoir dit cela s’il est absent.

– C’est moi-même en effet, chère comtesse, proféra Ratier en pénétrant jusqu’à elle et en la saluant avec une galanterie affectée. Je suis heureux de voir que l’air des lacs ne vous fait pas maigrir.

– C’est une façon délicate de me dire que j’engraisse ! Voyons, mauvais sujet, asseyez-vous et écoutez mon histoire.

Madame Slavsky vit d’un œil mécontent le jeune Français occuper la chaise vacante auprès de sa fille, que dans son esprit elle destinait à Rémisof. Mais aussi, pourquoi Rémisof était-il si fort en retard ?

Comme elle faisait cette réflexion, le retardataire entra, et, à l’inexprimable surprise de la charmante Barbe, Ratier lui céda sa place et s’en alla se poster en face, debout auprès de la cheminée, d’où il embrassait tout le cénacle d’un coup d’œil.

– Je vous disais donc que j’avais mes meubles et que je ne savais où les mettre en quittant Ouchy ; et comme la Suisse n’est pas agréable l’hiver et que je comptais passer six mois en Italie, j’étais fort embarrassée. Le propriétaire de ma villa me donna alors un conseil, le misérable ! Mais au fond ce n’est pas sa faute, vous allez voir. Il me dit qu’il y avait à Genève un local spécial, une sorte de garde-meuble fédéral, dont j’ai oublié le nom pour le moment, où, moyennant une rétribution peu considérable, on me garderait mes effets.

J’emplis donc mes malles, je fais fabriquer des caisses pour mettre les gros meubles démontés avec soin, et tout compte fait, je me trouve avoir dix-sept colis de toutes formes et de toutes grandeurs. Lesdits colis sont transportés au garde-meuble, je paie un an d’avance pour plus de sécurité, et je pars pour l’Italie, dormant sur mes deux oreilles.

Seulement, continua la comtesse en promenant son regard rusé sur l’assistance, au lieu d’y rester six mois, j’y restai deux ans, si bien que lorsque je revins en France il y a quelques semaines, et que je cherchai à me caser quelque part, mon premier souci fut pour mes meubles.

– Avant d’avoir une maison ? demanda Rémisof, qui n’aimait pas la comtesse et ne s’en cachait guère.

– Je me rendis donc à Genève, et je m’informai de mes dix-sept colis. Là, qu’apprends-je ? Ô terreur ! Mes dix-sept colis avaient été vendus aux enchères, pour payer les droits de garde de la seconde année, auxquels je n’avais plus songé du tout, je l’avoue.

Un cri d’horreur s’éleva de l’assemblée ; enchantée de son effet, la comtesse reprit son récit.

– Vendre pour une vingtaine de mille francs d’effets, afin d’en solder quatre cents, le procédé me parut rigoureux. Je me rendis chez un monsieur qui, me dit-on, accueillait les réclamations de ce genre, me promettant sinon de rentrer dans mes bibelots, au moins de me faire rendre les dix-neuf mille six cents francs qui devaient rester de la vente. On m’introduit dans une espèce de salon d’attente, en m’invitant à prendre patience.

Or, comme j’ai l’esprit naturellement observateur, la première chose que je fais dans un appartement où je m’ennuie, c’est d’examiner tout ce qui m’environne. Au bout d’une minute, j’avais parcouru le journal de Genève, je porte les yeux sur les rideaux qui ornaient les fenêtres et les portes, et je les trouve très jolis. C’était une étoffe de laine verte et noire, brochée de soie jaune d’or, en ramages fort élégants ; il me semblait avoir vu ces rideaux-là quelque part... je m’approche.

– C’est étonnant, me dis-je, comme ces rideaux ressemblent à ceux que j’avais dans ma salle à manger d’Ouchy !

Je les touche... même épaisseur, même doublure et, chose plus étonnante ! même précaution de les doubler de molleton entre l’étoffe et la doublure, afin de préserver des courants d’air.

Les assistants ébahis écoutaient, suspendus aux lèvres de la comtesse. Ratier n’écoutait pas ; il regardait du coin de l’œil Rémisof, qui n’écoutait pas non plus, et qui profitait de son coin isolé derrière les autres pour glisser mille fadeurs à Katia, sa voisine. Celle-ci, un peu pâle, les lèvres entrouvertes par un sourire de commande, attendait avec inquiétude chaque nouvelle phrase de son insipide poursuivant ; il en coûtait à sa nature primesautière de jouer un rôle, de n’agir pas avec franchise : de temps à autre, elle glissait un regard vers Ratier, mais ce regard n’osait monter jusqu’aux yeux du jeune homme ; il s’arrêtait à sa bouche, et la jeune fille trouvait dans le sourire qu’elle y rencontrait la force de continuer son rôle pénible.

– Alors, reprit la comtesse, après avoir joui un instant de son effet, un trait de génie, oui, ma foi, de génie ! me passe par la tête. Une de mes portières avait une grande tache d’huile dans le bas, par suite de la maladresse d’un domestique qui avait laissé tomber une lampe un soir ; je me dis : – J’en aurai le cœur net. – Je me baisse, examinant le bas des rideaux... ils avaient été coupés, étant trop hauts, – mais au troisième essai, je retrouve le haut de ma tache d’huile ! C’étaient bien eux, eux-mêmes, authentiques, les rideaux de ma salle à manger d’Ouchy !

Triomphante, la comtesse parcourut son auditoire d’un regard assuré. Le gros général Tomine écoutait en se rongeant les ongles de l’air le plus béat, ce qui donnait des crispations à Ratier ; mais il faut se soumettre à ce que l’on ne peut empêcher.

– Que fîtes-vous ? demanda madame Slavsky, curieuse de savoir comment sa bonne amie s’était tirée de là.

– Ce que je fis ? j’allai me rasseoir, et je combinai un joli petit discours pour attendrir le cœur de mon fonctionnaire. J’en étais à la péroraison, lorsque la porte de son cabinet s’ouvre, et entre mes rideaux apparaît un personnage sec, sérieux, compassé, austère, l’honneur et la dignité mêmes. Parler de mes rideaux était plus difficile que je ne l’avais cru ; cependant, persuadée, par une longue expérience des choses de la vie, qu’il faut toujours commencer par intéresser à son affaire les gens dont on a besoin, je lui raconte mon départ d’Ouchy, mon emballage, mes dix-sept colis... tout à coup une pendule sonne derrière moi, son timbre connu me fait bondir, je me retourne, et que vois-je sur la cheminée de mon fonctionnaire ? ma propre pendule, avec mes candélabres, ma garniture de cheminée Louis XV ! – Dans ma confusion, je baisse les yeux : devant la cheminée, parterre, gisait ma galerie de bronze doré, assortie aux candélabres ; mais ces gens-là n’ont pas de goût. Toutes ces belles choses qui faisaient si bien dans mon grand salon d’Ouchy, blanc et or, – vous vous en souvenez, Barbe ?

Barbe fit un signe d’assentiment.

– Toutes ces belles choses, grand modèle, se trouvaient entassées dans un petit cabinet de consultation, meublé en maroquin noir et en acajou style premier empire. Je ne pus retenir une exclamation.

– Qu’avez-vous ? me dit mon préposé aux réclamations de ce genre.

– Ma pendule ! monsieur, c’est ma pendule ! m’écriai-je, prête à fondre en larmes.

– Vraiment, madame ? dit-il avec un sang-froid dont je restai abasourdie. J’en serais aux regrets pour vous, en qui cette vue peut réveiller de pénibles souvenirs ; cette garniture de cheminée, ainsi que les rideaux que vous avez pu admirer dans la pièce voisine, a été achetée par ma belle-mère lors d’une vente qui eut lieu il y a quelque temps, et elle m’en a fait cadeau.

– Et la pelle et les pincettes, monsieur ! m’écriai-je au désespoir.

Mon discours était loin, vous comprenez ! Je ne sais plus ce que je lui dis, mais j’aurais pu lui en dire bien davantage, pour le cas qu’il en faisait, et maintenant que j’y réfléchis, je regrette de ne pas lui en avoir dit plus long.

Voyant que tout était inutile, je finis par lui dire : Eh bien, monsieur, tous frais payés, cette vente a dû produire un excédant très considérable, puisque je ne devais que quatre cents francs à l’administration.

– Sur ce point, je puis vous satisfaire, répondit-il, en prenant un gros registre dans un casier. Après m’avoir fait décliner mes nom, prénoms et mille autres choses, il mit le doigt sur un alinéa.

– La vente, dit-il de cette voix calme qui me faisait bouillonner de fureur, a produit deux mille cent trente-deux francs quatre-vingts centimes, dont il faut déduire quatre cent soixante-six francs soixante-six centimes pour quatorze mois de garde, plus les frais de la vente, qui se sont élevés à...

– Vous plaisantez, monsieur ! lui dis-je d’une voix étouffée par l’indignation.

– Je ne plaisante jamais, madame ; répondit-il ; il vous revient treize cent vingt-sept francs dix centimes, que vous pouvez toucher à la caisse sur la présentation de ce papier.

– Mais c’est un vol ! m’écriai-je, je ferai un procès !

– Vous le perdrez, madame ; tout s’est passé selon la légalité la plus scrupuleuse.

Que fallait-il faire, mes amis, je vous le demande ? Un brouhaha confus répondit comme il convient de répondre à ces sortes de questions.

– Je connaissais depuis longtemps une revendeuse qui demeure dans une de ces rues qui montent, vous savez ? C’est une brave femme, pour son état, aimable et toujours disposée à céder pour un petit bénéfice les objets qui lui tombent entre les mains, et il lui en tombe beaucoup. Je me décidai à aller la trouver, et je lui donnai le signalement de quelques objets auxquels je tenais particulièrement. Il y avait surtout une tabatière que le défunt roi Louis de Bavière avait donnée à feu mon père pour services exceptionnels, et que je tenais à retrouver.

– Toujours la croix de ma mère ! dit Ratier de sa voix sonore.

Rémisof, qui s’était approché de Katia jusqu’à marcher sur sa robe, tressaillit et se recula involontairement. Tout le monde riait.

– Mon Dieu, monsieur, s’écria madame Slavsky, vos plaisanteries sont parfois d’un goût douteux, mais celle-ci...

– Est excellente, n’est-ce pas, madame ? Je le pensais, mais votre approbation m’est bien douce ! répondit Ratier. Eh bien, comtesse, cette tabatière ?

– J’avais déjà fait une douzaine de visites infructueuses chez ma revendeuse, sans compter les autres friperies, où de temps en temps je retrouvais quelque objet qui m’avait appartenu, lorsque, il y a une dizaine de jours, il faisait étouffant vers midi, j’avais peut-être fait déjà vingt courses ce matin-là, j’arrive chez ma bonne femme hors d’haleine et mourant de soif.

– Donnez-moi un verre d’eau, pour l’amour de Dieu ! lui dis-je, je n’en puis plus.

– Oh ! me répond-elle, l’eau n’est pas saine quand on a chaud ; mais je vais vous donner une bonne tasse de café ; je viens d’en faire pour moi. Restez là.

Elle m’installe une petite table devant sa porte, au milieu des tas de ferraille et de chiffons, et me voilà sirotant mon café dans une tasse de Sèvres ébréchée, avec une soucoupe de Chine. Je vous jure qu’il était excellent ! Mais pouvais-je ne pas inviter cette bonne vieille à s’asseoir auprès de moi ? Le sentiment de la reconnaissance m’y obligeait. Il faut vous dire qu’elle est affreuse : elle porte sous une marmotte de couleur une tignasse grise qu’elle peigne une ou deux fois par an ; avec cela, elle use les vieilles robes d’occasion trop affreuses pour être vendues à qui que ce soit, et un châle des Indes, qui a valu très cher il y a soixante-dix ans, mais qui n’a plus ni forme ni couleur, orne sa taille épaisse. Vous voyez cela d’ici ! Mais un cœur d’or ! Nous prenions donc notre café dans la rue, où personne ne passe jamais, lorsque nous entendons le bruit d’une voiture : l’équipage approche, traîné par deux beaux chevaux et descendant au pas, à cause de la pente qui est très rapide. Dans la calèche, il y avait une dame qui prend son lorgnon et me regarde.

– Eh ! mais, s’écria-t-elle, c’est la comtesse Manshauschen !

C’était notre ambassadrice, venue de Berne à Genève pour un jour afin de faire des emplettes.

Voyez ma chance ! il fallait que ce fût ce jour-là, pas un autre, et cette minute-là, pas l’heure d’avant !

– Eh bien, me dit-elle, comtesse, quand on me dira que vous êtes difficile en fait de société, je saurai à quoi m’en tenir.

Et elle passa en riant ! Elle m’en veut, du reste depuis longtemps, je le sais bien. Elle a dû être enchantée de ma déconvenue.

– Qu’avez-vous fait ? demanda une dame.

– J’ai fini mon café, répliqua la comtesse ; que pouvais-je y faire ? Et le café était excellent, je vous le répète.

– Et la tabatière de feu le roi Louis, l’avez-vous retrouvée ? demanda Ratier.

– Oui, mais on voulait me la vendre trop cher. Je ne pouvais me donner ce luxe-là. C’est alors que pour la racheter, je suis allée à Saxon...

– Où elle a tout perdu ! ajouta le général Tomine avec son gros rire. Et si je ne l’avais pas repêchée, elle y restait en gage.

– Oh ! non ! ils m’auraient prêté mon voyage de retour ; on me connaît aux jeux, cela m’est déjà arrivé plusieurs fois !

Pendant qu’on interrogeait la comtesse sur ses émotions pendant ces diverses péripéties, Ratier n’avait cessé de surveiller Rémisof, qui s’émancipait de plus en plus. Le salon ne prêtant pas à une explication, Katia avait contenu jusque-là la colère qui la dévorait, mais à la fin elle se sentit près d’éclater, et, sous prétexte de s’occuper du thé, elle passa dans la salle à manger. Discrètement, comme un chat qui prémédite de voler quelque chose, Rémisof entrouvrit la porte qu’elle venait de refermer et se glissa à sa suite.

– Je suis tranquille, pensa Ratier, ça ne va pas être long !

Les tables de jeu s’organisèrent, et la soirée fut bientôt aussi brillante qu’on pouvait le désirer, c’est-à-dire qu’il y avait deux tables de quatre, une table de trois et une autre table où l’on jouait la préférence à cinq, à tour de rôle. Ratier avait organisé celle-ci, en dépit de toute vraisemblance, afin de ne pas être pris pendant la demi-heure qui allait suivre, et pour arriver à ce but, il avait dû proposer de jouer beaucoup plus gros jeu qu’aux autres tables, ce qui avait été accepté avec enthousiasme.

Comme c’était lui qui distribuait les cartes qui indiquaient l’ordre des joueurs, il avait su s’arranger pour jouer le dernier, et fort de cette assurance, il alla regarder les autres, se rapprochant peu à peu de la porte de la salle à manger, qui l’attirait invinciblement. Il eût beaucoup donné pour entendre ce qui s’y passait ; mais Rémisof, par prudence, avait baissé la voix, et Katia avait la gorge trop sèche pour pouvoir parler autrement. Ratier retourna à la cheminée.

– Je vous adore, disait le jeune imbécile, sans voir la rougeur honnête de ce visage de jeune fille qui évitait ses regards de convoitise ; vous étiez mieux avec vos petits cheveux sur le front, mais vous êtes toujours délicieuse ! Je vous adore ! voyons, ne faites pas la méchante ! Vous pouvez bien me permettre de vous embrasser ! Les jolis visages sont faits pour cela, que diable !

Katia allait et venait, touchant machinalement à tout ce qui se trouvait sur le plateau du thé, et cherchait au fond de son être du courage pour prononcer les paroles décisives.

– Je suis riche, très riche, continuait Rémisof, sans se douter de l’orage qu’il amassait sur sa tête ; je vous donnerai tout ce que vous voudrez. Aimez-vous les chevaux ? Vous avez vu ces superbes bêtes que je conduisais l’autre jour ; ils sont doux comme des moutons ; je vous les achèterai, et vous les conduiriez vous-même.

– Monsieur, dit Katia toute pâle en fixant sur lui ses yeux dilatés par la douleur et la colère, quand nous marions-nous ?

Rémisof fit un petit soubresaut. Il avait bien prévu cette question, mais sous la forme de prière, non comme une mise en demeure. Il se remit bientôt, avec cette assurance magique qui est le plus heureux privilège de la sottise.

– Nous avons bien le temps d’y penser, dit-il en souriant ; est-ce qu’on s’occupe de pareilles choses quand on aime ? Vous verrez quel joli petit hôtel je louerai pour vous, rue de Lisbonne ou ailleurs !

– Monsieur, demanda encore Katia, ne pouvant en croire ses oreilles et espérant encore que cet homme ne serait pas assez lâche pour l’insulter jusqu’au bout, avez-vous, oui ou non, l’intention de m’épouser ?

Rémisof était plutôt une nature pervertie qu’une nature mauvaise ; la société corrompue qu’il retrouvait dans toutes les grandes villes était pour plus de trois quarts dans les sottises qu’on lui voyait faire. Comme beaucoup d’autres, aussi bêtes et pas plus méchants, il feignait d’être vicieux plutôt qu’il ne l’était réellement. Devant l’adjuration de Katia, il n’eut pas le courage de faire une infamie.

– Non, dit-il, après un moment d’hésitation, je ne veux pas me marier. Remarquez, mademoiselle, ajouta-t-il en voyant les sourcils de Katia se froncer et ses lèvres devenir tremblantes, remarquez que j’aurais pu vous promettre le mariage et ne pas le tenir...

– Vous auriez été deux fois un lâche, lui jeta Katia à la figure, à voix basse, mais avec une incroyable énergie ; il vous suffit de l’être une fois !

Rémisof, fort embarrassé de sa personne, car il n’aimait pas les tragédies, comme il en convenait tout le premier, essaya de quelques palliatifs ; mais il eût fallu s’approcher de la jeune fille, et, dans l’état actuel des choses, il n’était point sûr de n’être pas battu s’il se mettait à portée de sa main.

– Mais sortez donc, monsieur, lui dit Katia, cette fois avec l’accent du plus complet mépris, sortez donc ! Vous ne savez pas seulement faire votre retraite !

Plus blessé de ce sarcasme que de l’épithète qui venait de lui être appliquée, Rémisof ouvrit la porte sans prudence, cette fois, et se retrouva dans le salon.

Ratier, qui n’avait pas quitté sa place, s’assura d’un coup d’œil rapide que tout s’était passé comme il l’avait prévu ; la vue de Catherine restée debout, pâle et froide, dans la salle à manger, lui causa une douleur aiguë ; mais pour le moment, il ne pouvait rien. Il se contenta d’accorder toute son attention à Rémisof. Après avoir clignoté un instant au milieu du salon éclairé au sortir de la salle à manger presque obscure, à peu près comme un hibou fourvoyé en plein jour, celui-ci prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

– Eh bien ! monsieur Rémisof, lui cria madame Slavsky, si troublée qu’elle oublia de marquer ses points, que faites-vous ?

– J’ai mal à la tête, madame, et je vais me coucher, dit le jeune vaincu en saluant tout le monde d’un geste morose ; et il se retira.

Madame Slavsky aurait bien voulu savoir pourquoi il avait mal à la tête ; mais, au surplus, ce ne pouvait être qu’une querelle d’amoureux, et pour se remettre l’esprit en repos, elle marqua le double des points qu’elle avait laissés passer.

Katia servit du thé à tout le monde ; elle était restée pâle, mais elle n’avait pas pleuré ; Ratier chercha vainement à découvrir sur son visage ce qui avait dû se passer : elle évita ses regards et sut se faire une contenance.

La soirée s’écoula comme à l’ordinaire ; mais, malgré sa précaution louable de marquer quelques points en plus pour prévenir ses distractions, madame Slavsky resta fort en perte, de compte à demi avec le colonel, son partenaire. Cette déconvenue, assez désagréable, car elle jouait toujours le plus gros jeu possible, et la somme qu’elle avait perdue n’était pas une bagatelle, acheva de la mettre de mauvaise humeur.

Pour couronner l’œuvre de la malechance, voilà que, vers onze heures, Josia apparut, tout effaré, et demanda à entretenir le colonel.

Depuis l’installation de madame Slavsky chez elle, Josia était tacitement banni de cet Éden à tant par mois ; la bonne dame avait éventé l’amour naïf et dévoué du blond jeune homme pour sa fille, et cet amour lui avait déplu. Pourquoi ? Nul n’en sait rien. Certes Josia n’avait pas la mine d’un séducteur, et toute mère lui eût confié sa fille aussi bien que son chien ou sa bourse ; mais madame Slavsky avait les idées élevées, comme les lucarnes d’un cinquième étage, et non pas comme les blancs nuages qui flottent dans le ciel quand il fait beau ; – elle n’aimait pas l’amour venu d’en bas... et elle oubliait que les ancêtres de Josia avaient été rois de Pologne, tandis que les siens n’avaient jamais été rien du tout. Mais pour l’heure Josia était pauvre, dépendant ; le peu qu’il possédait avait été mangé par le colonel, qui ne possédait rien du tout ; donc Josia était méprisable, et son humble amour choquait madame Slavsky, de même que la vue d’une chenille sur une de ses coiffures de bal en fleurs artificielles.

– Que vous faut-il ? demanda brusquement l’aimable Barbe du ton le moins aimable.

– Il faut absolument que j’entretienne le colonel, répéta Josia avec une insistance éplorée.

– Eh bien, entretenez-le donc, grogna madame Slavsky en indiquant la table de jeu où le colonel, seul avec les deux flambeaux et les bâtons de craie, supputait tristement sa perte.

Josia s’approcha avec cette déférence qui ne l’abandonnait jamais en présence de son patron :

– Il est venu quelqu’un à l’hôtel avec cette lettre, dit-il ; elle était ouverte, d’ailleurs, et adressée à M. le colonel Mariévitch, ou, en son absence, à son secrétaire, et j’ai pris la liberté de la lire.

Le colonel fronça les sourcils, – non que la liberté prise par Josia lui parût trop grande, mais cette lettre ne lui présageait rien de bon. Il la tira de l’enveloppe ouverte, et la lut lentement à voix basse.

Cher colonel, disait cette missive malencontreuse, vous souvient-il que vers le nouvel an, j’eus le plaisir de vous avancer une somme de cinq mille francs pour parfaire le paiement d’une dette de jeu, si je ne me trompe ? Je me trouve aujourd’hui exactement dans la situation où vous étiez alors, à cette différence près que l’homme avec lequel je viens de perdre est devenu depuis quelques heures mon mortel ennemi, et que si vous ne pouvez me rendre cette somme, je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle.

Suivait la signature d’un ami du colonel – il fallait être son ami pour lui avoir prêté cinq mille francs ! Mais c’était un ami jeune, trop jeune même, green, comme disent les Anglais, vert encore comme la jeune verdurette et les pommes qui ne sont pas mûres.

– Qui a apporté cette lettre ? demanda le colonel sans se démonter. Il ne se démontait jamais en société.

– Une espèce de vieux domestique...

– Je sais, c’est le valet de chambre de son père, c’est un homme de confiance.

– Il est resté à l’hôtel, il attend la réponse, colonel.

– Lui avez-vous remis ce qu’il demande ? fit Boleslas en levant majestueusement ses beaux sourcils trop noirs jusqu’au milieu de son noble front.

Josia recula d’un pas avec la commotion intérieure d’un homme qui voit devenir fou son plus cher ami. Non, le colonel n’était pas fou, mais il entrait dans ses habitudes de ne pas se laisser émouvoir par les difficultés de la vie.

– Eh bien ? demanda Boleslas en repliant soigneusement la lettre.

– Mais non, colonel, certainement non, je ne possède pas une somme...

D’un geste de la main le colonel écarta la fin de cette phrase, fin inutile et déplaisante à la fois. Le but de toutes ces questions avait été de gagner le temps nécessaire à la réflexion ; la réflexion ne lui laissait pas le choix, il fallait payer immédiatement, sous peine de ne plus oser passer sur le boulevard ni le jour ni la nuit. Ces cinq mille francs avaient été empruntés pour vingt-quatre heures, et Boleslas les devait depuis quatre mois !

Fourrant avec dignité sa main droite dans la poche gauche de sa redingote, il en tira un portefeuille irréprochable et en fit sortir les six billets qu’il venait de recevoir de sa chère Barbe. Il en choisit un, le plus frais, qu’il remit dans le portefeuille, et tendit majestueusement les autres au secrétaire stupéfait, qui n’osait y toucher de peur de les voir se changer en feuilles sèches.

– Assurez-vous, Josia, que cet homme est bien le vieux valet de chambre de son père, demandez-lui son nom et son adresse : il se nomme Gaétan et doit demeurer rue du Mont-Thabor, je ne sais plus le numéro, mais cela ne fait rien. Faites-vous donner un reçu ; allez !

D’un geste épique il congédia Josia, qui ne pouvait encore s’expliquer deux mystères : premièrement comment son maître se trouvait en possession de ces billets, et secondement comment, les ayant en sa possession, il s’en était défait avec tant d’aisance.

– Eh bien, chevalier de la Triste-Pelure, dit à Josia Ratier, qui avait gagné toute la soirée, que vous arrivent-il ?

– Je n’y comprends rien ! rien du tout ! murmura le jeune homme en s’esquivant, mais je suis attendu...

– Un moment, je sors avec vous.

Pendant que Josia mettait les billets en lieu sûr, Ratier prit cérémonieusement congé des assistants, serra énergiquement la main de Catherine sans avoir seulement l’air d’y toucher, et rejoignit le secrétaire dans l’escalier.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? demanda-t-il quand ils furent dans la rue.

– C’est une affaire bien désagréable, mais le colonel a remède à tout. Il est extraordinaire ! je vous assure que je ne connais personne d’aussi extraordinaire.

– Moi non plus ! dit Ratier.

Josia le regarda d’un air incrédule.

– Positivement, répéta énergiquement Ratier, je ne connais personne d’aussi extraordinaire. Qu’a-t-il fait cette fois ?

Josia lui raconta l’histoire de la lettre.

– Quel malin, tout de même ! dit Ratier d’un ton qui indiquait une admiration profonde.

– Le colonel ?

– Non, l’autre ! Il a trouvé un moyen de se faire rendre son argent ! Il est fort comme un Turc, ce gaillard-là, – c’est-à-dire il est plus fort que tous les Turcs. – Va-t-il rire ! Je voudrais y être pour voir ça !

Josia s’arrêta court.

– Comment, vous ne croyez pas à cette perte au jeu !

– C’est-à-dire, Josia de la Tendre-Figure, que je suis moralement certain que c’est une... dirai-je une carotte ? Non, le mot n’est pas assez noble ; c’est une mystification de la plus belle venue !

Josia avait une grande confiance dans le génie de Ratier, que jamais encore il n’avait trouvé en défaut. Il musa un moment, puis dit :

– Je ferais peut-être bien de reporter cet argent au colonel et de l’avertir...

– Gardez-vous-en bien, mon ami ; cet argent, quelle qu’en soit la source impure, va se purifier en rentrant dans les mains de son légitime propriétaire : rendez à César, etc. Allez, colombe de l’arche, allez remplir votre mission pacificatrice. Je vous accompagne jusqu’à l’hôtel.

Les deux jeunes gens marchèrent de conserve pendant un moment sans rien dire. Comme ils tournaient le coin de la Madeleine, Josia poussa un profond soupir.

– N’est-ce pas ? lui dit Ratier.

– Comme elle était pâle, ce soir ! Vous qui l’avez vue plus longtemps, dites-moi, est-ce qu’il lui serait arrivé quelque chose ?

– Je ne sais, répliqua notre ami. Une seconde de réflexion lui prouva qu’il serait prudent de prévenir Josia, car, en un moment de nécessité, son secours pouvait être précieux. – Cela se pourrait bien, car elle n’a rien dit de toute la soirée.

– Mon Dieu ! murmura le secrétaire avec un geste d’angoisse, qui est-ce qui peut avoir le cœur de faire de la peine à cet ange du ciel ?

– Ce n’est pas moi, Josia. Je vous certifie que ce n’est pas moi... et puis, les jeunes filles, n’est-ce pas ? c’est sujet à prendre du chagrin inutilement !

Josia ne connaissait pas les jeunes filles et ne pouvait pas répondre ; Ratier continua :

– Si elle avait du chagrin, feriez-vous quelque chose pour la consoler ?

– Tout, Ratier, tout ce qu’on voudra... Vous a-t-elle dit... ?

– Elle ne m’a rien dit du tout, mais on ne sait pas...

– Tout, absolument tout, qu’elle use de moi comme d’un chien, d’un cheval, d’un domestique... si je puis lui être utile, je lui en saurai gré toute ma vie !

– Sans récompense !

– Une récompense à moi ? Puisque je vous dis que je lui en saurai gré.

Ratier arrêta Josia sous les arbres qui entourent la Madeleine, et lui donna une vigoureuse poignée de main.

– C’est entendu, camarade ! Et je ne l’oublierai pas, ni elle non plus.

Le cœur trop plein, Josia continua à marcher vers l’hôtel de Bade, et ils n’échangèrent plus que des paroles insignifiantes.

– C’est égal, pensait Ratier, je voudrais bien savoir ce qu’elle a dit à cet animal de Rémisof. Il avait l’air bien petit garçon. Quel hourvari cela va faire ! Et le colonel qui n’a plus le sou ! Nous allons voir quelque chose de drôle.

Le lendemain, dès l’aube, c’est-à-dire vers onze heures du matin, Ratier frappait à la porte de Rémisof, qu’il trouva en chemise de soie bleu clair, en pantalon de peau de daim à sous-pieds, prêt à se livrer à ses ablutions matinales.

– Je suis venu de trop bonne heure, lui dit le jeune Français en s’asseyant tranquillement dans le meilleur fauteuil. Je vous dérange ?

– Il y a quelqu’un qui est venu avant vous, répliqua Rémisof avec sa grâce habituelle, et c’est celui-là qui est venu trop tôt. Aussi je l’ai envoyé au diable de tout mon cœur ! et je lui ai dit !

– Tant mieux, pensa Ratier, il n’en restera pas pour moi ! – Peut-on savoir le nom du malheureux qui a encouru votre disgrâce ?

– Ça ne peut pas être un autre que le colonel ! grogna Rémisof.

– Comment ! le colonel s’est levé si matin ? Cela ne se peut pas !

– C’était pourtant lui-même, en chair et en os ; et même en teinture ! ajouta Rémisof, se consolant de ses disgrâces par la pensée qu’il avait bien de l’esprit.

Ratier approuva fort la teinture, puis glissa cauteleusement :

– Il fallait qu’il eût bien besoin de vous !

– Ah ! oui ! il en avait besoin ! Mais je l’ai remballé comme il faut ! Figurez-vous qu’il est venu tout gentiment, au saut du lit, m’emprunter... Combien pensez-vous ?

– Cent écus, dit Ratier, allongé dans son fauteuil.

– Vingt mille francs ! hurla Rémisof sur un ton qui de ces vingt mille en faisait au moins quarante. Vingt mille francs ! Il faut être fou pour avoir des idées pareilles, – et je le lui ai dit.

– Malheureux ! fit Ratier, que tout ceci intéressait extrêmement, mais vous allez vous brouiller avec la famille Slavsky !

– Je m’en moque bien ! dit Rémisof en se promenant furieusement par la chambre et brandissant l’éponge avec laquelle il allait se laver le museau, je m’en moque bien des Slavsky, tous tant qu’ils sont !

– Et la jolie Catherine ?

– La jolie Catherine est une péronnelle ! voilà mon opinion sur son compte ! répliqua Rémisof, et, pour se calmer, il s’administra une douche sur la nuque avec ladite éponge et beaucoup d’eau.

– Vous m’étonnez ! reprit Ratier, quand la douche eut suivi son cours et que Rémisof rafraîchi eut pris l’essuie-main pour s’éponger. Je la croyais bonne petite fille !

– Elle est joliment madrée, allez ! Elle veut qu’on l’épouse ! Je ne me chauffe pas de ce bois-là, moi ! Ce bois, hein ! Ratier, c’est gentil !

Et plus ravi que jamais de la délicatesse de son esprit, Rémisof, déjà calmé par l’eau fraîche, montra ses dents jaunes et rit de tout son cœur.

Ratier rit aussi à gorge déployée ; décidément Rémisof était amusant, à petites doses, et puis Catherine ne devait pas l’avoir ménagé, pour qu’il lui gardât tant de rancune.

– Alors, reprit le jeune Français, elle n’a pas été gentille ?

– Puisqu’elle veut qu’on l’épouse ! Et puis de grands mots, de grandes phrases... je déteste les belles parleuses, moi, d’abord !

– Vous y renoncez ?

– Parbleu ! Perdre mon argent et recevoir des sottises, ce n’est pas la peine ! Il ne manque pas à Paris de femmes aussi belles et plus aimables !

– C’est joliment bien pensé ! approuva Ratier. Et le colonel, qu’a-t-il dit ?

– Il dit qu’il est perdu, qu’il ne sait où donner de la tête. C’est bien fait ! Ça lui apprendra.

Rémisof jeta son essuie-main au large avec un geste de dédain superbe.

– N’est-ce pas, dit-il, que c’est joli, les chemises de soie ?

– Bleu clair surtout, répondit Ratier ; moi, si j’étais riche comme vous, je ferais broder une guirlande de fleurs au col, sur la poitrine et aux poignets !

– Des fleurs ? demanda Rémisof.

– Oui, des roses en soie de plusieurs couleurs, ou en chenille... peut-être qu’en chenille ce serait plus joli... pensez-y ; ce serait une nouveauté : ça ferait peut-être une révolution dans le monde des chemises de nuit.

– Peut-être, fit Rémisof en rêvant ; j’en conférerai avec mon chemisier. Jusqu’à présent, j’y ai vu broder de petits coqs, mais pas de fleurs... On y brode aussi des cygnes...

– Des oies, corrigea Ratier. Rémisof le regarda un peu surpris... Oui, des oies, continua le jeune homme ; des cygnes n’auraient pas le cou si court.

Rémisof, qui n’avait pas le cou long, resta profondément absorbé pendant un moment, puis il se remit à sa toilette, et Ratier s’en alla contempler d’autres soucis.

Ceux qui l’intéressaient le plus pour le moment étaient sans contredit ceux de Boleslas. Dans quel état pouvait bien être Boleslas ?

À peine entré dans la chambre de cet infortuné, il sut à quoi s’en tenir.

Plongé dans le grand fauteuil, anéanti jusqu’à rentrer dans le capitonnage du meuble, le colonel méditait tristement ; assis en face de lui sur le bord d’une chaise, Josia récapitulait sur un carnet les noms de tous ceux qui auraient pu, en d’autres circonstances, prêter de l’argent à son patron, mais qui, depuis l’Aurochs, étaient devenus inabordables.

– Ah ! Ratier ! s’écria le spéculateur malchanceux, vous voilà ? Bien sûr vous allez encore nous tirer de peine !

– C’est assez mon habitude, répliqua modestement Ratier. Que vous faut-il pour l’instant ?

Boleslas raconta son aventure : argent obtenu (mais il ne dit pas que c’était de Barbe), réclamé, rendu, demandé à Rémisof, refusé... Toute l’odyssée de ces vingt-quatre heures y passa, dans le langage diffus qui caractérisait le colonel. Ratier l’écouta sans sourciller.

– Eh bien ? dit-il lorsque le récit fut terminé et que Josia éploré eut levé ses bons yeux faïence sur lui, afin de le prendre à témoin de l’horreur de la situation.

– Eh bien, quoi ? demanda Boleslas.

– Eh bien, qu’allez-vous faire ?

– C’est précisément ce que je me demande ! s’écria le malheureux.

Une idée lumineuse traversa le cerveau de Ratier ; Boleslas, qui l’examinait attentivement, la saisit au vol sur son visage et se figura que notre ami allait lui prêter de l’argent.

– Vous êtes un si brave garçon ! s’écria le Polonais dans son ardeur dithyrambique ; il n’y a jamais eu de meilleur garçon que vous ! Je vois à votre physionomie que vous avez un moyen de nous tirer de peine. Parlez, cher ami, parlez, ajouta-t-il en se levant, non sans difficulté, pour venir presser les mains de son sauveur ; vous avez le moyen de faire une seconde fortune, avez-vous dit ? Ne craignez pas de me le confier. Votre secret sera entre bonnes mains !

– Je n’en doute pas, répondit Ratier de bonne humeur, vos mains sont excellentes, Dieu me garde d’en médire, après tout l’argent qui a passé au travers ! Mais le moyen auquel je faisais allusion l’autre jour n’a d’effet que pour moi seul, je crois vous l’avoir dit.

Le colonel laissa retomber ses bras, avec ses mains au bout, et Josia leva ses regards plus haut que la tête de Ratier, vers le ciel d’où il attendait désormais son unique secours.

– Mais, reprit le jeune homme, j’ai encore un moyen, un troisième, et celui-là, colonel, je vous en fais cadeau.

Les mains du colonel remontèrent immédiatement vers celles de son jeune ami, et les regards de Josia redescendirent de la corniche sur des objets plus terrestres.

– Avez-vous voyagé en chemin de fer, colonel, commença Ratier, sur la ligne de Rouen ?

– Je crois... je ne sais... j’ai été à Trouville, répliqua le colonel après un prodigieux plongeon dans sa mémoire récalcitrante ; mais ce n’est pas sur la ligne de Rouen...

– N’importe, reprit magistralement Ratier, c’est la même chose ; avez-vous remarqué qu’entre Maisons et Poissy, la ligne traverse la forêt de Saint-Germain ?

Le colonel n’avait rien remarqué du tout, mais il fit un signe de tête approbatif.

– Alors, vous avez dû voir, du côté de Conflans, que le sol de la forêt, presque absolument dépouillé d’arbres, – ce qui, si je m’exprimais correctement, devrait se nommer non plus le sol de la forêt, mais un sol en friche, qui fut jadis celui de la forêt, – ce sol, disais-je, est tapissé d’une herbe haute, coupante, désagréable à l’œil et plus encore au toucher...

– Oui, oui, oui, oui..., fit rapidement le colonel, visiblement exaspéré par la lenteur majestueuse de ce discours.

– Eh bien, cette herbe, reprit rapidement Ratier, prenant en pitié l’impatience de sa victime, cette herbe ferait un excellent combustible ; les bestiaux n’en veulent pas, elle n’est bonne à rien, on obtiendra pour un morceau de pain le privilège de la couper ; on en ferait fabriquer de petites pelotes qui, trempées dans une résine quelconque, s’enflammeraient avec la rapidité de l’éclair, et nous ruinerions la Compagnie des allumettes landaises.

– Superbe ! s’écria le colonel électrisé, superbe ! Ratier, vous êtes né spéculateur !

À cet éloge, Ratier ne put contenir son hilarité. Prenant par la taille Josia qui l’écoutait encore, la bouche entrouverte, il l’entraîna et lui fit esquisser un pas élégant et rapide, après quoi il se planta devant le colonel, les mains dans ses poches.

– Voilà comme je suis, moi ! dit-il dignement.

– Nous partagerons les bénéfices, Ratier, répliqua le colonel avec cette noblesse sans égale qui subjuguait infailliblement Josia. Vous êtes le promoteur de cette grande entreprise... Mais qui est-ce qui obtiendra le privilège ?

– Cela n’est pas embarrassant, répondit le jeune homme, avec vos relations mondaines, en vous adressant à l’ambassade ?...

Boleslas se gratta la nuque avec l’ongle de son petit doigt ; non, il préférait ne pas s’adresser à l’ambassade, mais ceci encore était une question secondaire.

La difficulté première était de se procurer de l’argent, d’abord pour sortir du mauvais pas où il se trouvait, puis pour exploiter l’entreprise.

– N’auriez-vous pas quelque argent comptant ? demanda-t-il timidement au bienfaiteur qui venait de lui offrir de si brillantes perspectives, aussi neuves qu’une pièce d’or fraîche émoulue de la Monnaie.

– J’ai encore les Boliviens, répliqua gracieusement Ratier, tout à votre service.

Boleslas, sans les mépriser, n’avait pas une confiance illimitée dans les Boliviens et s’en expliqua avec tous les ménagements qui leur étaient dus, car, enfin, ils pouvaient peut-être servir si l’on ne trouvait pas mieux, mais il préférait autre chose.

– Je n’ai qu’une idée, en ce cas, reprit Ratier, sans se montrer blessé de l’opinion du colonel sur ses actions ; cette idée est toute à votre service comme les Boliviens. Je pense qu’en réunissant tout ce que je possède, j’arriverais à parfaire la somme nécessaire pour aller à...

– À... ?

– À Saxon ! jeta triomphalement Ratier au nez de Boleslas ébloui.

– Saxon ! Mais c’est vrai ! Mais c’est élémentaire ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Le colonel fourra ses deux mains dans les poches de son pantalon et se mit à arpenter fiévreusement la chambre.

– Saxon... la dernière fois que j’y fus, la noire a passé dix-sept fois... Il faut toujours jouer sur la noire...

– Quand elle passe dix-sept fois, fit observer Ratier.

– Oui ; – il y a des joueurs superstitieux qui craignent la noire et qui jouent toujours sur la rouge, – c’est une erreur ; il y en a aussi qui craignent le nombre treize : c’est une autre erreur ; le nombre treize peut gagner ; il y a même eu des séries remarquables sur ce nombre... Quand partons-nous ?

– Ce soir, si vous voulez, répondit Ratier ; nous arriverons demain vers deux heures, vous jouerez toute l’après-midi, et nous repartirons après dîner.

– Après dîner ! gémit le colonel, un seul jour ! et pas complet encore !

– Un seul jour ! et pas complet ! proféra sévèrement Ratier ; je ne suis pas riche, et la vie est chère là-bas ; et puis vous savez qu’on ne fait pas crédit, et de plus l’hôtel est abominable ! Ce n’est ni un hôtel ni une auberge, c’est pis qu’un garni à la nuit ! Les serviettes de toilette ont toujours servi plusieurs fois avant de tomber dans vos mains !

Le colonel baissa la tête ; ce dernier argument le trouvait sans réplique.

– D’ailleurs, reprit Ratier, si vous avez perdu, il n’y a rien à faire, et le plus sage est de revenir ; si vous avez gagné, prenez garde de rester. Vous savez qu’on reperd tout dans ces cas-là.

– Pas toujours, implora le colonel.

Mais Ratier fut inexorable.

– Toujours, répliqua-t-il d’un ton sévère.

Boleslas n’osa plus lutter.

– Combien avez-vous ? reprit le jeune homme.

– Mille francs.

– C’est bon, vous les jouerez ; je me charge de vous conduire et de vous ramener. Nous laissons Josia ici.

– Pourquoi ? demanda le colonel.

– Il ne joue pas... Ce serait une bouche inutile dans une ville assiégée !

– Mais, insista le colonel, puisqu’il n’a jamais joué... dans une circonstance grave comme celle-ci, il serait bon de l’emmener, nous le ferions jouer, et il gagnerait. Vous savez bien qu’on gagne toujours la première fois !

– J’ai perdu deux cents louis sur ce précepte-là, le premier jour où j’ai franchi le seuil de ce lieu de perdition, – sans calembour, – dit Ratier. Laissez Josia tranquille ; d’ailleurs, nous aurons un néophyte.

– Qui donc ? demanda le colonel, curieux comme un respectable concierge.

– Je n’en sais rien ; il y en a toujours là-bas ; c’est comme les témoins pour mariage à la porte des mairies ; seulement ça coûte un peu plus cher, mais il faut que tout le monde vive.

– Soit, dit le colonel. Alors partons ce soir. Quel dommage qu’on ne puisse pas partir tout de suite ! Il y a un train à trois heures cinq pour Pontarlier, mais c’est bientôt, nous ne serions pas prêts !

– Verrez-vous madame Slavsky avant de partir ? demanda Ratier sur le seuil de la porte.

– Naturellement ! Je ne puis m’absenter sans...

– Sans sa permission, conclut irrévérencieusement Ratier.

Le colonel avait envie de lui faire les gros yeux ; mais comme il payait le voyage, les gros yeux furent remis à une autre fois, et Ratier s’en alla sans encombre.

Au lieu de retourner chez lui, comme il était naturel, notre ami se dirigea vers l’hôtel du Louvre. Il n’avait pas quitté Rémisof depuis assez longtemps pour supposer que celui-ci eût terminé sa toilette et son déjeuner. En effet, il le trouva dans la salle à manger en train de faire damner les garçons par ses exigences. Une bouteille de vin vénérable, – du moins à en juger par l’étiquette, – couchée comme un bébé dans sa petite voiture d’osier, était le prétexte de ses récriminations.

– Du vin à seize francs la bouteille, et ils l’ont secoué ! Il ne vaut plus rien ! dit-il en prenant Ratier pour confident de ses doléances.

– Peut-être ne valait-il rien auparavant, risqua celui-ci ; en ce cas la faute des garçons serait beaucoup moins grave !

Rémisof le regarda d’un air de doute. Il n’était pas convaincu, mais que pouvait-il répondre ?

– En voulez-vous un verre ? dit-il à son visiteur.

– Puisqu’il ne vaut rien, il faut bien vous aider à le boire, répliqua Ratier, achevant tout haut la pensée de son hôte. Je vous remercie tout de même ; par la même occasion je déjeunerai, car j’ai eu tant à faire depuis ce matin que je suis encore à jeun.

Il se fit servir à déjeuner, et, en attendant sa côtelette, il s’approcha de Rémisof.

– Savez-vous une nouvelle ? lui dit-il mystérieusement.

Comme on fait toujours en réponse à cette question, Rémisof indiqua par un signe qu’il ne savait de quelle nouvelle on voulait lui parler.

– Les dames Slavsky vont à Saxon. Elles partent par le train de deux heures et demie.

– Qu’est-ce que ça me fait ? grogna Rémisof, en regardant de travers l’innocente bouteille dans son fallacieux berceau d’osier.

– Vous n’êtes guère sérieux dans vos affaires de cœur, répliqua vertement Ratier. Est-ce ainsi que l’on jette le manche après la cognée ? Vous ne comprenez donc pas tout le parti que vous pouvez tirer d’une semblable occasion ?

Rémisof ne comprenait pas, c’était clair ; aussi Ratier continua :

– Elles sont joueuses comme les cartes, n’est-ce pas ? Eh bien, vous allez là-bas, vous vous trouvez à point nommé au moment où elles perdent, car on en perd toujours ; vous prêtez quelques louis, et vous entrez en grâce aussitôt. C’est-à-dire que personne ne peut plus rien vous refuser !

– Il y a du vrai dans ce que vous dites, murmura Rémisof. Mais s’il leur faut beaucoup d’argent...

– On n’en a pas ! Du moins on dit qu’on n’en a pas ! Mon Dieu, êtes-vous naïf ! Moi qui vous croyais si roué !

– Je feins d’être naïf ! répliqua Rémisof, piqué au vif. C’est une feinte, mon cher. Croyez-vous que je n’en sache pas aussi long que vous ?

– Ah ! fit Ratier avec respect. En ce cas je ne puis vous admirer assez, car vous cachez joliment bien votre jeu. Êtes-vous fort ! Qui s’en serait douté ?

Rémisof sourit d’un air de supériorité et versa à son visiteur un second verre du précieux vin, pour le récompenser de sa déférence.

– Alors, c’est dit ; nous partons ce soir ?

– Vous y allez aussi ? demanda Rémisof ébranlé.

– Parbleu ! si vous y allez, je vous suivrai ! Je suis curieux de voir comment vous manœuvrerez... J’ai dans l’idée que vous manquerez votre affaire !...

– En ce cas, mon cher, à huit heures, à la gare de Lyon ! dit Rémisof en jetant sa serviette sur la table, de l’air dont il eût jeté le mouchoir à tout un sérail.

Il prit son chapeau, adressa un geste protecteur à Ratier, et sortit.

– Et de deux ! dit celui-ci en le regardant disparaître. J’emmène Rémisof et je laisse Josia... Catherine sera bien gardée.

Il se brûla avec sa demi-tasse et s’en alla lestement chez lui, enchanté de tout et de tous, ainsi qu’il appartenait à son heureuse nature.

Pendant ce temps, le colonel, sans se préoccuper comme Ratier de la vulgaire nécessité de déjeuner, avait couru chez sa belle amie, et, ainsi qu’on pouvait le prévoir, il était tombé au milieu d’une scène de famille.

La veille au soir, déjà, madame Slavsky avait interrogé sa fille sur les motifs du départ inopiné de Rémisof, mais elle avait rencontré une résistance invincible. Ni menaces, ni larmes, ni colère n’avaient pu tirer de Catherine la moindre explication relative à cet incident. La jeune fille, froissée dans sa dignité, dans son honneur même, ne voulait pas s’exposer à voir ridiculiser par sa mère les sentiments qui primaient alors tout pour elle.

Elle savait fort bien que si elle racontait la scène de la veille, telle qu’elle s’était passée, sa maman l’accuserait d’inconvenance en poussant les hauts cris, et toute meurtrie encore en son âme du coup qu’elle venait de recevoir, elle avait voulu se donner le temps de la réflexion et se préparer à la lutte.

En effet, après avoir bien tempêté contre l’obstination et le détestable caractère de sa fille, madame Slavsky, d’ailleurs très fatiguée de sa soirée, était allée se coucher en faisant claquer les portes de toutes ses forces. Miss Amroth, épuisée par le travail de servante qu’elle avait fait, dormait d’un lourd sommeil depuis une heure ; Katia se trouva donc seule vers deux heures du matin, et put repasser dans sa tête l’événement de la soirée.

Ratier avait bien jugé : Rémisof n’était pas l’honnête garçon un peu bête et très fat qu’elle avait pensé un moment pouvoir épouser, le cas échéant. À présent qu’il s’était démasqué, elle frissonnait au souvenir de son indifférence de la veille. Elle avait vécu quinze jours dans cette douce quiétude, se laissant bercer par l’idée plus ou moins agréable d’épouser un homme riche et sot, qui la laisserait maîtresse de sa vie et lui donnerait le luxe dont elle avait besoin... Mais le moment du réveil venu, la vérité se faisait jour tout à coup, et cette vérité, c’est que si Rémisof avait été un honnête garçon, elle, Katia, se serait vendue à un homme qu’elle n’aimait pas pour les chevaux, les voitures et les toilettes qui constituent la vie en grand.

Cette idée une fois entrée dans son cerveau, elle eut beau se défendre contre elle, se persuader qu’il n’en était pas ainsi, la vérité éclatante prenait toujours le dessus sur les expédients de sa petite expérience mondaine. Tout le monde fait de même ! se disait-elle pour s’excuser ; – mais elle sentait pourtant bien que tout le monde absolument ne fait pas de même, et que ceux qui le font ont tort.

– Qu’aurait pensé Ratier ? se demanda-t-elle soudain.

Une vive rougeur envahit son visage, quoiqu’elle fût seule et dans l’obscurité.

Ratier aurait pensé que c’était fort mal d’épouser un homme qu’on n’estime pas ; c’était clair !

– Cela ne le regarde pas ! répliqua vivement Katia à cette riposte de sa conscience.

Il lui sembla en ce moment que la figure, sérieuse contre d’habitude, du jeune homme devenu depuis si peu son ami, se levait devant elle pour lui dire comme la veille :

– Je vous demande pardon, mademoiselle, cela me regarde... et elle n’osa pas répliquer.

– Que pensera-t-il ? se demanda-t-elle alors. Il sera bien content, se répondit-elle ; et une seconde rougeur, plus vive, plus inexplicable que la première, vint envahir jusqu’à son cou ; mais celle-ci n’avait rien de pénible, et peu après Katia s’endormit en pensant qu’après tout, elle avait deux amis, Ratier et madame d’Haupelles.

Mais le lendemain ! ce lendemain inévitable vint, quoique fort tard, à la vérité, car madame Slavsky se leva à onze heures. Dès qu’elle eut passé un peignoir, Katia fut mandée dans sa chambre, et la scène de la veille recommença.

– Quelle impertinence avez-vous dite à ce jeune homme, pour qu’il s’en aille ainsi sans motif ?

– Ce n’est pas moi qui ai dit des impertinences ! répondait opiniâtrement Katia.

– Mais que vous a-t-il dit ? Un jeune homme qui fait la cour à une jeune fille peut bien se permettre quelques taquineries ! Il faut être folle pour en prendre ombrage !

– Maman ! dit tout à coup Katia, après une demi-heure de dispute, êtes-vous sûre que ce monsieur eût l’intention de m’épouser ?

Les bras tombèrent à madame Slavsky, et elle se mit dans une colère d’autant plus violente qu’en effet elle se demanda, pour la première fois de sa vie, si Rémisof avait eu l’intention d’épouser sa fille.

– J’espère bien, lui dit-elle, que vous n’avez pas eu l’effronterie de lui adresser une semblable question ?

– C’est précisément ce que j’ai fait ! répondit fièrement Catherine, rouge de honte, mais résolue à tout supporter. La vie d’expédients, de tergiversations et de mensonges que jusque-là sa frivolité lui avait fait aisément accepter lui devenait tout à coup intolérable.

– Vous l’avez fait ! s’écria Barbe au désespoir. Mon Dieu ! comment ai-je pu mériter d’avoir une fille semblable !

Le lecteur, s’il veut bien fouiller dans ses souvenirs, remarquera que ce sont précisément les gens qui se sont le plus mal conduits, qui ont donné les plus déplorables exemples, qui ont mené la vie la moins recommandable, qui tombent le plus facilement des nues lorsqu’ils trouvent autour d’eux quelque chose qui leur déplaît. Au nom du sens moral, dont ils sont dépourvus, de la vertu qu’ils n’ont jamais pratiquée, de la religion dont ils n’ont cure, de la soumission aux supérieurs dont ils font leurs gorges chaudes tout le long du jour, ils se précipitent à bras raccourci sur le malheureux qui les gêne, et prennent le ciel à témoin de leur infortune.

– Maman, répéta Katia, je suis sûre qu’il ne voulait pas m’épouser.

– Mais où allez-vous prendre des idées pareilles ? Est-ce qu’une jeune fille peut seulement se permettre de supposer qu’on lui fait la cour sans désir de l’épouser ? Mais c’est le comble de l’immoralité ! Où avez-vous pris de semblables préceptes ?

C’est en ce moment que le colonel sonna. Barbe, si échauffée qu’elle fût de la dispute, envoya Katia au salon pour recevoir pendant qu’elle achevait sa toilette ; personne ne l’avait jamais vue recevoir Boleslas autrement qu’habillée de pied en cap, comme pour une visite officielle, et c’est là ce qui lui donnait son autorité en matière morale.

Le colonel était trop plein de son sujet pour remarquer l’animation des traits de Catherine : il se laissa tomber dans un fauteuil, en choisissant le plus moelleux, et s’absorba dans les combinaisons fatidiques d’une martingale nouvelle et prodigieuse. Si celle-là ne réussissait pas, il n’avait plus qu’à déserter la scène des jeux ; sa vieille réputation de joueur émérite devenait un hochet inutile dans ses mains défaillantes.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? lui demanda Barbe d’un ton bourru en entrant dans le salon avec un frou-frou de soie et de balayeuses empesées.

– Il y a, ma chère et respectable amie, répondit Boleslas en s’inclinant sur la main de Barbe, que j’ai été obligé de payer 5000. fr. sur 6000 que vous m’avez remis hier, et que ce matin j’étais absolument sans ressources...

Les yeux de madame Slavsky exprimèrent toute autre chose que de la joie, et Boleslas se hâta de la rassurer ; mais ses premières paroles ne furent pas rassurantes.

– Je suis allé chez Rémisof... Nous nous étions trompés sur ce jeune homme, ma chère amie : il a été fort désagréable, je dirai même presque insolent...

– C’est Katia qui est cause de tout cela ! s’écria madame Slavsky ; elle a fait hier je ne sais quelle inqualifiable sottise et nous a brouillés avec ce garçon... C’est un compte qui n’est pas réglé, d’ailleurs, et nous en reparlerons...

– Mais, reprit le colonel, au moment où je me désespérais, la Providence m’a envoyé un secours inattendu, Ratier...

Au nom de Ratier, Barbe fronça ses noirs sourcils ; pour l’apaiser, le colonel lui prit la main ; il y avait longtemps que Katia s’était retirée dans sa chambre.

– Ratier est un garçon bien extraordinaire ! il a des idées... ma parole d’honneur, des idées... extraordinaires, répéta le colonel, qui ne trouvait pas facilement ses expressions sous le coup d’une émotion vive, ou même sans émotion vive. Il m’emmène à Saxon.

– Saxon !

– Et nous partons ce soir ; c’est lui qui fournit les frais de voyage, nous jouons en société, part à deux.

– De sorte que, si vous gagnez, il aura la moitié des bénéfices ? demanda aigrement Barbe.

– Dame ! ma chère amie, c’est une affaire comme une autre... puisqu’il fournit les fonds du voyage... Je vous avoue que sans cela, il me serait totalement impossible... J’ai bien encore un billet de mille francs, mais il faut bien quelque chose pour jouer.

– Quand partez-vous ? demanda Barbe, qui avait réfléchi.

– Ce soir, huit heures, par Genève.

– C’est bon : je pars aussi ; il y a un train à trois heures cinq, ligne de Pontarlier ; je serai là-bas avant vous.

– Barbe, est-ce bien possible !... s’écria le colonel enchanté.

– Croyez-vous que je vais vous laisser courir tout seul les chances d’une semblable aventure ? Non, mon ami, vous savez trop bien que nos destins sont liés.

Boleslas baisa les belles mains consolatrices de madame Slavsky.

– Mais, dit-il, voilà une heure qui sonne.. Comment ferez-vous ?...

– Vous savez que je voyage à l’anglaise, avec un sac gros comme le poing ; à trois heures moins cinq je serai à la gare de Lyon.

– Pourquoi pas ce soir avec nous ?... insista le colonel, pour qui l’absence de Barbe était toujours une véritable privation. Littéralement il ne pouvait vivre loin d’elle, quoique cela lui arrivât souvent.

– Y songez-vous ? Et votre monsieur Ratier, que dirait-il ? Non, mon ami, il faut savoir respecter les convenances, quand on tient à la considération des autres. Je vous conseille de lui cacher que vous m’avez vue...

– Je lui ai dit que je viendrais...

– C’est une faute ! On ne fait jamais part de ses projets à personne. Eh bien, dans tous les cas, ne lui parlez pas de ce voyage, et en me rencontrant là-bas, ayez l’air étonné. Au revoir, mon ami.

– Vous me renvoyez ? fit piteusement le colonel.

– Sans cela, je manquerais le train ; adieu.

Boleslas s’en alla triste d’être éconduit si vite, enchanté de savoir qu’il aurait là-bas son incomparable amie pour fétiche. Il prétendait n’avoir jamais rien réussi loin d’elle ; c’était vrai ; mais il convient d’ajouter que tout ce qu’il tentait lorsqu’elle n’était pas loin ne lui réussissait pas davantage.

Madame Slavsky prépara elle-même le sac de voyage, gros comme le poing, en effet, qui l’accompagnait dans ses courses rapides, puis elle appela sa fille dans sa chambre.

– Je pars, dit-elle, pour vingt-quatre ou quarante-huit heures ; vous tâcherez de ne pas vous livrer à de nouvelles inconvenances. Si vous aviez fait ce qu’il faut pour me satisfaire, je vous aurais emmenée ; mais votre punition sera de rester ici.

Katia n’avait pas l’air assez punie ; la mère ajouta une aggravation de peine.

– Je vais à Saxon, dit-elle.

Katia faillit s’écrier : Oh ! maman, emmenez-moi ! car c’était un bon cheval de bataille, prêt à piaffer à l’odeur de la poudre ; mais elle était en disgrâce, et son orgueil l’empêcha de rien demander.

– Je vous recommande la plus grande circonspection dans votre conduite ; vous ne quitterez pas miss Amroth. Voici vingt francs pour vos dépenses ; cela vous suffira sans doute pour jusqu’à mon retour.

Madame Slavsky parcourut la maison en tous sens, s’assura qu’elle n’avait rien oublié, se fit amener une voiture et partit allègrement. À trois heures cinq, comme elle l’avait annoncé, elle quittait Paris.

De son côté, Ratier avait fait des préparatifs de départ ; après avoir pris une certaine somme dans le fameux tiroir, il s’était livré à une orgie de vocalises devant son petit piano, toujours soigneusement accordé, puis, au bout d’une demi-heure de cet exercice, il avait mis une brosse à dents, deux paires de chaussettes, deux mouchoirs et une chemise de couleur dans le sac, à peu près aussi gros que celui de l’aimable Barbe ; et, laissant le sac sur son lit, il avait mis sa clef dans sa poche et s’était dirigé vers les hauteurs de Montmartre.

– Il faut bien tuer le temps, se disait-il en route ; et cependant le chemin lui parut long, bien qu’il marchât vite.

Quand il arriva au château des Brouillards, madame Féraud cousait dans son jardinet, en surveillant les jeux de sa fillette. Sa stupéfaction fut grande à la vue de Ratier, car il n’était jamais venu l’après-midi ; il savait les heures où l’on trouvait Jacques chez lui, et les choisissait pour ses visites.

– Oui, madame Louise, dit-il en réponse à l’exclamation de la jeune femme, je sais très bien que ma conduite frise les limites de l’inconvenance ; admettons même qu’elle les dépasse, cela m’est profondément égal. J’ai un service à vous demander avec l’autorisation de votre mari, et vous ferez ma commission aussi bien que moi tout au moins. Êtes-vous gens à abriter une honnête fille qui n’aurait d’autre asile que la rue ?

– Mais, vraiment, je ne sais, balbutia madame Féraud ; votre demande est si extraordinaire...

– Je vous certifie que le commissaire de la police ne s’en mêlera pas ; ce serait une affaire tout à fait anodine ; mais il se peut, comme il se peut aussi qu’il n’en soit rien, qu’une brave fille, une charmante enfant que j’estime et que... que j’aime, soit obligée de chercher une retraite contre la poursuite de certaines gens malintentionnés, un jour ou l’autre. Lui donnerez-vous en ce cas une chambre pour passer la nuit et de bons conseils ?

– Pour les bons conseils, monsieur Ratier, vous pouvez en être certain ; pour la chambre, il faudra demander cela à Jacques.

– Eh bien ! demandez-le lui.

Madame Féraud garda un instant le silence.

– Elle n’a donc pas de mère, cette malheureuse enfant ?

– C’est pour la défendre de sa mère, que je vous l’enverrais ! dit sourdement Ratier.

La jeune femme jeta un regard sur sa petite fille, qui jouait à ses pieds, et poussa un profond soupir.

– Jacques ne refusera pas, monsieur Ratier, dit-elle ; j’en suis sûre à présent.

– D’ailleurs, reprit le jeune homme, ce ne serait que pour vingt-quatre heures, et j’espère ne pas avoir besoin de vous déranger. Je suis venu parce qu’il faut tout prévoir. Je quitte Paris pour un jour ou deux, avec des... il n’osa dire amis... des gens que je connais.

– Et la jeune fille ? demanda timidement madame Féraud.

– Elle reste ici ; c’est précisément parce que je n’y serai pas que je suis venu vous parler d’elle.

La jeune mère regarda Ratier avec inquiétude et n’osait lui adresser une question qui lui brûlait les lèvres.

– C’est une étrangère, dit-il en réponse à cette interrogation muette ; elle est bien à plaindre, allez...

– Et vous... vous l’aimez ?

– Comme un frère, répondit brusquement le jeune homme en se levant ; elle fera un riche mariage, elle aime la fortune, et elle y est habituée, mais elle est très bonne enfant. Adieu et merci ; je reviendrai après-demain soir.

Il s’en retourna plus libre d’esprit, laissant la bonne madame Féraud très effrayée de la responsabilité qu’elle avait prise ; sa curiosité lui faisait désirer que la jeune inconnue eût besoin de sa protection, et en même temps elle craignait quelque complication fâcheuse. Elle eut de quoi réfléchir jusqu’au soir.

Pendant que Ratier cheminait vers son logis, l’idée lui vint de s’informer si ses plans avaient réussi. L’entreprise qu’il avait conçue était assurément hasardeuse : faire quitter Paris à madame Slavsky, à heure dite, sans se mêler directement de ses affaires, était une chose problématique. Il suffisait que Barbe eût la migraine, ou que le colonel se fût attardé, pour que tout s’en allât à vau-l’eau.

Mais Ratier connaissait tant soit peu le cœur humain, et spécialement celui des gens qui l’amusaient et qu’il étudiait plus particulièrement ; il savait que Saxon était un mot magique auquel Barbe ne résistait pas ; il savait aussi que le colonel ne déciderait rien sans l’avoir consultée, et que par conséquent, pour échapper aux angoisses de l’indécision, il la consulterait sur-le-champ. Aussi, tirant sa montre qu’il portait ce jour-là, il se dit tranquillement :

– Trois heures et demie : la chère madame Slavsky doit passer comme une flèche devant Brunoy ; allons voir un peu ce qui en est.

Il se dirigea vers la rue de Miromesnil et demanda à la concierge :

– Madame Slavsky, s’il vous plaît ?

– Elle vient de sortir, monsieur, il y a une heure à peu près. Mademoiselle est en haut.

– Je vous remercie, dit Ratier en retirant sa tête de la petite fenêtre. Il resta un moment indécis. Certes, il avait grande envie de voir Catherine, mais un sentiment de délicatesse assurément très nouveau lui interdisait de profiter de l’absence de sa mère.

Après avoir balancé quelques instants, il se décida pour un moyen terme, et écrivit au crayon sur une carte :

En cas de nécessité urgente, aller de ma part à Montmartre, château des Brouillards, rue Girardon ; demander madame Féraud.

Il signa d’un R et glissa cette carte dans une enveloppe, achetée chez le premier papetier ; il écrivit pour adresse : À Madame ou Mademoiselle Slavsky, pressé ; et fit porter ce message par un commissionnaire qu’il suivit.

Pendant qu’il opérait cette manœuvre, il n’avait pas quitté les environs de la maison où demeurait la jeune fille, et s’était assuré que, madame Slavsky n’étant pas revenue, son billet irait droit à son adresse.

En effet, le commissionnaire reparut au bout d’un moment.

– Eh bien ? demanda Ratier.

– La dame était sortie, répondit l’homme ; c’est la demoiselle qui l’a reçu. Il n’y a pas de réponse.

– Parbleu ! répliqua Ratier, vous croyez peut-être me l’apprendre !

Il tourna le dos au médaillé stupéfait et s’en alla joyeusement chez lui. Une demi-heure après, il gravissait l’escalier du colonel en chantonnant le plus allègrement du monde.

Le colonel était sorti, et Josia faisait la malle de son patron ; cette malle était une valise, très bien aménagée pour les déplacements rapides. De petits compartiments capitonnés prêtaient leur asile protecteur à tous les flacons imaginables, ainsi qu’au peigne-teinture, aux bâtons de cosmétique, aux petits pots d’opiat et à tout ce qui composait la toilette, ordinaire et extraordinaire, du colonel. Le fameux nécessaire d’argent était aussi soigneusement emballé dans sa housse de cuir fauve. Ratier s’approcha de la valise sans le moindre respect.

– Est-il permis, bon Dieu ! dit-il, de s’embarrasser de tant de choses ! Que de petits pots ! On dirait l’attirail d’une vieille coquette !

Josia, effrayé de tant d’irrévérence, regarda Ratier d’un air de reproche.

– Vous n’avez pas besoin de tant de choses, vous, continua le mécréant, pour teindre vos jolis cheveux en blond cendré.

– Je ne me teins pas les cheveux, répondit naïvement le jeune secrétaire.

– Ah ! vraiment ? j’aurais cru...

Changeant de ton, Ratier posa familièrement son bras sur l’épaule de sa candide victime.

– Je sais, lui dit-il affectueusement, que vous ne teignez ni vos yeux ni vos cheveux, mon bon ami, mais je sais encore autre chose. Madame Slavsky est partie tantôt, hein ?

Effrayé d’avoir trahi un secret qu’il devait garder, Josia tressaillit et n’osa répondre.

– Encore une question, mon bon, continua Ratier : quand saurez-vous mentir convenablement ?

Josia rougit comme une jeune demoiselle bien élevée à qui l’on parle de son mariage éventuel, et ne trouva aucune réponse.

– Vous êtes pourtant à bonne école, reprit imperturbablement Ratier. Mais vous faites un très mauvais élève. Vous êtes trop bête, n’est-ce pas ? Vous me l’avez dit, du moins. Je vous en aime, mon bon ami ! Et cette bonne madame Slavsky, revenons-y donc un peu. Elle est partie, hein ?

– Qui est-ce qui vous a dit ça ? répondit Josia, qui crut avoir trouvé un biais.

– Qui est-ce qui m’a dit ça ? répéta Ratier. Seigneur ! que vous devenez ambigu, candide Josia ! Ça, c’est un trait de génie. Vous faites des progrès dans l’art de la duplicité, et je regrette d’avoir tout à l’heure affirmé le contraire ! Ça signifie : qui est-ce qui vous a dit que madame Slavsky était partie ? et n’indique pas le moins du monde qu’elle soit partie en effet... De la sorte, vous ne mentez pas, et cependant vous vous tenez à côté de la vérité... Ah ! Josia, mon ami, vous êtes dans la bonne voie !

– Je n’avais pas l’intention de mentir, dit timidement Josia, absolument ahuri et prêt à fondre en larmes, tant il se sentait devenir nerveux sous cette pluie de taquineries.

– Prenez garde, jeune lys de Saron, nature candide et vertueuse, cygne blanc de cette vallée de larmes, c’est ainsi que l’on roule sur le chemin du vice. Nous disons donc qu’elle est partie par le train de trois heures cinq, ligne de Pontarlier à Saxon, par Lausanne.

Josia, désespéré, resta muet, la tête basse et les mains pendantes.

– Josia, mon autre moi-même ! Vous avez l’air d’un âne qu’on étrille ; cela me réconcilie avec vos sentiments de vertu. Elle est partie, toute seule, et Katia est restée... toute seule aussi ?

– Avec miss Amroth, ajouta le secrétaire toujours penaud.

– Qui est-ce qui va aller rôder demain toute la journée autour de la rue Miromesnil ? Je dis plus : qui est-ce qui sera surpris ce soir tard par les gardiens de la paix en train de soupirer sous les fenêtres d’un troisième étage ou peut-être de ramasser toutes les pelures d’orange égarées dans ce quartier ?

Josia continuait à garder un morne silence et devenait de plus en plus cramoisi ; son persécuteur eut pitié de lui.

– Nous lui voulons tous deux du bien, à cette charmante enfant, n’est-ce pas ? Eh bien ! Josia, c’est moi qui vous conseille de rôder, ce soir tard et demain de bonne heure ; la maman s’en va, c’est toujours cela de gagné. – Vous n’avez pas besoin de me regarder avec cet air d’agneau qu’on égorge, cela ne changera rien à mon opinion sur la maman ; mais il ne manque pas d’embûches ici, la comtesse entre autres. C’est ma bête noire, cette comtesse ! Il y a un café pas loin de la maison adorée ; on y déjeune mal, mais la bière y est supportable : déjeunez-y, mon jeune ami, et passez-y la journée ; vous veillerez à ce qu’on ne détourne pas le précieux trésor.

– Mais, dit Josia, qui pendant ce discours avait peu à peu repris ses esprits, cela coûte cher de passer la journée au café !

– Et le colonel a totalement oublié de vous garnir la bourse ? Excellent colonel ! C’est comme la tendre Barbe, je ne suis pas sûr qu’elle ait laissé à sa fille de quoi manger ! Mais Katia se nourrit de chocolat, et quand miss Amroth jeûnerait un peu, je n’y vois pas grand inconvénient. Eh bien, cher Josia, ami de mon âme, voici deux louis – je ne dis jamais deux napoléons, veuillez m’en savoir gré, – je vous les prête ; vous me les rendrez quand votre tuteur vous rendra lui-même ses comptes de tutelle, ou bien quand il daignera déguerpir de ce monde folâtre, ce qui est plus probable que de lui voir rendre des comptes. Allez, mon ami, et que la cuisine de ce café vous soit légère !

Le colonel entrait en ce moment, et fut surpris de voir deux louis passer de la main de Ratier dans celle de son secrétaire.

– Je paie mes dettes, colonel, dit le jeune Français ; on ne sait qui vit ni qui meurt ; j’ai pour principe de ne jamais me mettre en voyage sans payer mes dettes !

– Vous deviez de l’argent à Josia ? fit Boleslas étonné.

– Depuis deux ans et demi, colonel ; j’ai retrouvé cela sur mon livre de comptes, car je tiens des comptes !

– Moi aussi, dit le colonel ; sans cela, où en serions-nous ?

– C’est ce que je me dis, fit innocemment Ratier ; où en seriez-vous ?

Prenant à part Josia, pendant que Boleslas inspectait sa valise, il lui dit tout bas :

– Rendez-moi l’argent, sans ça il va vous l’emprunter pour jouer. Dites que vous m’avez chargé de payer une dette de café avec.

Avant que Josia interdit eût seulement compris, Ratier avait dextrement introduit ses doigts dans le gousset de son ami et en avait extrait les deux pièces d’or.

– Je vous les rendrai tout à l’heure, dit-il tout bas.

– J’ai une course à faire, ajouta-t-il à haute voix, je reviens à l’instant. Pas de commissions, Josia ?

L’amour et le danger inspirèrent au jeune homme la force de mentir.

– Puisque vous sortez, Ratier, balbutia-t-il sans oser lever les yeux, voulez-vous payer une dette que j’ai au café de...

– Compris ! fit Ratier, je sais. Considérez la chose comme faite.

Il sortit. À peine était-il dans l’escalier que Boleslas s’approcha de son secrétaire.

– Vous n’avez pas besoin d’argent, Josia, lui dit-il ; prêtez-moi donc ces deux louis, je vous les rendrai à mon retour.

– Je viens de les rendre à Ratier pour qu’il paie une dette criarde, dit hardiment Josia, devenant enragé à la pensée qu’il défendait ainsi Catherine, bien que d’une façon extrêmement indirecte.

– C’est regrettable, bien regrettable, dit le colonel en fronçant ses noirs sourcils ; cette dette aurait pu attendre... Vous n’avez pas autre chose ?

– J’ai un franc soixante-quinze, colonel, répondit Josia avec empressement.

– Gardez-les ! fit généreusement Boleslas ; ce sera pour vos menus plaisirs pendant mon absence.

– Fort menus, en effet, dit Ratier, qui venait de rentrer ; il n’avait pas seulement pris peine de descendre jusqu’au bas de l’escalier ; extrêmement menus, les plaisirs de Josia ! pour trente-cinq sous de menus plaisirs ! Mais il ne faut pas gâter la jeunesse. Le dîner est servi, colonel ; dépêchons-nous, si nous ne voulons pas manquer le train !

Au moment du départ, Ratier glissa les deux louis enveloppés de papier dans la main de Josia qu’il serrait, et lui lança un coup d’œil plein de conseils, auquel le secrétaire répondit par un autre plein de promesses et de confiance.

Comme ils descendaient de voiture devant la gare de Lyon, l’œil de lynx de Ratier aperçut Rémisof qui se promenait de long en large d’un air furibond, avec des arrêts subits et des sursauts, comme un homme qui ne se tient plus d’impatience.

– Qu’il est beau, pensa Ratier, qu’il est majestueux dans sa fureur ! On dirait un lion captif !

Glissant l’argent des billets, préparé à cet effet, dans la poche de côté du colonel ahuri, le jeune homme le bouscula vers le guichet, pendant qu’il s’approchait de Rémisof, qui ne l’avait pas vu.

– Avez-vous votre billet ? lui demanda-t-il de l’air le plus gracieux.

– Non, parbleu ! Vous figurez-vous que j’avais envie d’aller tout seul là-bas ? Et si vous n’étiez pas venu ?

– On perd l’argent de son billet, voilà tout !

– Perdre son billet ! Vous en parlez bien à votre aise ! J’ai de l’ordre, moi, Ratier ; je n’aurais pas perdu mon billet ; je serais parti ! Voyez-vous la sotte figure que j’aurais faite tout seul...

– Vous me raconterez cette figure-là en wagon, mon cher ami, interrompit Ratier en voyant Boleslas se diriger vers eux avec cet air inquiet de chien perdu qui caractérise les gens, même les plus intelligents, lorsqu’ils errent à la recherche d’un autre dans une gare de chemin de fer. Allez prendre votre billet, et vite ; je vous garantis qu’il ne sera pas perdu ; je vous attends dans la salle d’attente.

Rémisof partit pour le guichet, cognant les voyageurs de droite et de gauche et marchant sur les pieds de tout le monde.

Au moment où il disparaissait dans la foule, Boleslas, plus éperdu que jamais, se sentit appréhender au collet par Ratier, qui l’entraîna dans la salle d’attente. On montait dans les wagons.

– Colonel, dit le jeune Français, cherchez-nous un coin, – un wagon pour nous seuls, s’il est possible.

– Eh bien ! vous ne venez pas ?

– Je prends les journaux, répondit tranquillement Ratier. Allez donc, il n’y aura plus de coins.

Boleslas s’en alla de wagon en wagon, fourrant sa tête partout, finit par trouver un compartiment libre et en prit possession en disposant son paletot, sa canne et sa valise dans les deux coins, puis il s’assit auprès de la portière.

Les voyageurs étaient nombreux, Boleslas passa par de terribles émotions : seraient-ils quatre, six ou huit dans leur compartiment ? Heureusement, la vue des objets savamment disséminés par lui-même et deux autres voyageurs venus après lui effraya les âmes timides, et il put se croire maître de la situation.

Oui, mais Ratier n’arrivait pas ! On fermait bruyamment les portières, tout le long du train : En voiture, messieurs, en voiture ! criait l’employé de sa voix grondeuse aux groupes attardés sur le quai, et pas de Ratier.

Enfin, au dernier moment, le colonel, qui avait déjà ouvert deux fois la portière toujours refermée par l’employé, vit accourir son ami, – mais il n’était pas seul !

– Qui, diable ! peut-il amener ? se demanda Boleslas, inquiet.

– Allons donc, messieurs, dépêchons ! grogna le chef de train.

Ratier tomba comme une bombe sur Boleslas qu’il enfonça dans son coin, et après Ratier, Rémisof rebondit sur ses genoux anguleux.

La portière se referma bruyamment, le sifflet aigu du chef de train déchira les oreilles, celui de la machine y répondit, une secousse précipita Rémisof dans les bras de Boleslas, et tous les deux, se regardant nez à nez, se reconnurent.

– Que le diable... gronda Rémisof.

– Seigneur Dieu ! gémit le colonel.

Ratier, maître de lui comme de l’univers, les regarda sans rire ; tout son être intérieur trépignait de joie, mais il sut n’en rien témoigner, et continua à regarder les deux ennemis qu’il venait d’enfermer ensemble pour une bonne heure, en admettant que l’un des deux lâchât pied et se décidât à descendre à la première station, Fontainebleau.

– Bah ! ils seront réconciliés avant ça ! se dit Ratier. Ce serait dommage, et puis jamais Rémisof ne voudra perdre l’argent de son billet. C’est lui qui l’a dit.

La locomotive sifflait à assourdir un sourd ; en traversant les ateliers, Rémisof se pencha à l’oreille de Ratier :

– Pourquoi, lui dit-il, cet imbécile se trouve-t-il là ?

– Je n’ai pas pu l’empêcher de venir ! répondit Ratier en haussant les épaules, c’est un crampon !

Les deux ennemis, brouillés depuis moins de douze heures, ce qui rendait la réconciliation plus difficile encore, se jetaient des regards sournois, qui n’avaient rien d’engageant ; Ratier entreprit de les forcer à se parler.

– Vous ne savez pas, dit-il à Rémisof, qui s’était assis à côté de lui, en prenant le coin, bien entendu, – le colonel est en possession depuis ce matin d’une invention nouvelle, prodigieuse, qui aura pour résultat de lui constituer une véritable fortune !

– Ah ! fit Rémisof avec moins de maussaderie, j’en suis enchanté.

– Oui, continua Ratier, on peut nous considérer comme tiré d’affaire à présent, ce petit voyage en est la preuve.

– Vous avez trouvé des fonds ? demanda Rémisof au colonel.

Celui-ci, qui avait sur le cœur la réception que son vis-à-vis lui avait faite le matin même, se contenta de répondre par un signe de tête.

– Tant mieux ! répondit notre bourru, allégé soudain à la pensée que le colonel ne lui demanderait plus rien.

Il regarda un instant par la portière, puis se croisa les jambes et attendit.

Comme Boleslas ne disait rien, il prit le parti de s’endormir.

À Fontainebleau, il se hâta de descendre, et appela Ratier qui faisait le mort.

– Pourquoi est-il venu, cet imbécile ? dit-il en désignant le compartiment où était resté le colonel.

– Pouvez-vous le demander ? fit Ratier d’un air de commisération, puisque la meilleure moitié de son âme est là-bas. – Il indiquait le sud-est. – Que voulez-vous qu’il fasse à Paris ?

– À son âge ! murmura Rémisof, peu indulgent pour les faiblesses humaines, il devrait avoir honte !

– Eh bien ! non ! reprit Ratier d’un ton plus sérieux que de coutume, je ne trouve pas ! C’est précisément cet attachement de caniche qui me touche, et qui excuse le genre de vie de ces gens-là ! Leur excuse, s’ils en ont une, est qu’ils s’aiment, au fond !

Rémisof le regardait d’un air stupéfait.

– Oui, ils s’aiment, à leur façon ; une drôle de façon, soit, mais ils n’aiment sur terre chacun que l’autre, et cela leur sera peut-être compté ! Des deux, du reste, je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, c’est le colonel qui vaut le mieux !

Rémisof indiqua d’un geste que cela lui était fort égal, et ils remontèrent tous deux dans le wagon.

À l’arrêt suivant, ce fut le colonel qui engagea Ratier à descendre.

– Pourquoi, demanda Boleslas, avez-vous amené ce vilain garçon dans notre wagon ?

– Mais, répliqua Ratier avec la plus parfaite innocence, je ne l’ai pas amené, il m’a trouvé devant la marchande de journaux, s’est attaché à moi et ne m’a plus lâché.

– Que va-t-il faire à Genève ? demanda le colonel après avoir réfléchi pendant un moment.

– Je ne sais pas ; acheter une montre, je crois... je n’en suis pas certain.

Le colonel ne répondit pas, et nos voyageurs reprirent leur chemin vers les montagnes.

À Dijon, le buffet les réunit irrésistiblement. Certains estomacs, grâce à leur heureuse conformation, ne peuvent entendre ces mots : Dix minutes d’arrêt ! sans rêver aussitôt d’une réfection immédiate. Celui de Ratier était du nombre ; Boleslas l’imitait par moutonnerie et Rémisof par genre. Nos trois amis se trouvèrent donc réunis autour d’une pile de sandwiches, et Rémisof, qui aimait à faire grandement les choses, offrit une demi-bouteille de madère. Comment, après cela, Boleslas eût-il pu lui en vouloir ! Ils noyèrent donc leur différend dans le madère douteux du buffet, et bientôt après s’endormirent d’un sommeil angélique, que rien ne troubla plus jusqu’aux montagnes.

De retard en retard, de gare en gare, la journée du lendemain s’écoula, et nos amis, ahuris, fatigués, désireux avant tout de se procurer quelques heures de sommeil, virent enfin se dresser devant eux les rochers énormes et désobligeants au possible qui dominent Saxon. Descendre de wagon et courir au Casino fut l’affaire d’un moment pour Boleslas ; Rémisof n’était pas pressé ; depuis la veille au soir il s’ennuyait, et même il l’avait confié à Ratier.

– Hélas ! lui avait répondu ce jeune philosophe, la vie est ainsi faite qu’on s’y ennuie toujours ! Vous ennuyer à Paris ou bien en chemin de fer, n’est-ce pas la même chose ?

Que pouvait répondre Rémisof ? Aussi bien n’avait-il pas répondu. Mais en descendant de wagon, il prit Ratier par le bras.

– Vous savez, lui dit-il, si elles ne sont pas ici, nous aurons un compte à régler ensemble, car vous vous serez cruellement moqué de moi !

Ratier le regarda d’un air placide et lui dit : Soyez tranquille !

Sans prendre le temps de regarder dans la glace de son nécessaire si ses noirs favoris n’étaient pas moins noirs, Boleslas se précipita dans le Casino. Désireux de ne pas perdre une minute de son plaisir, Ratier l’y suivit. Rémisof, seul, ne voulut pas se présenter devant des dames, – devant Katia surtout – avec du linge fripé et des mains sales ; il se fit donner une chambre et alla s’embellir autant qu’il était en son pouvoir.

Boleslas parcourut d’un pas dédaigneux la première pièce, où l’on jouait petit jeu ; il était bien sûr de n’y pas trouver Barbe ! En effet, il l’aperçut assise non loin des croupiers, à une bonne place tranquille, et travaillant avec une ardeur soutenue qui la rendait admirable à voir.

Carrément assise sur sa chaise et aussi inamovible que l’obélisque de Louqsor, madame Slavsky du premier coup d’œil se faisait reconnaître pour une joueuse émérite. Sa toilette seule eût suffi pour indiquer une longue habitude du tapis vert. Pas de dentelles, pas de franges, pas de manches traînantes, qui entravent la liberté des mouvements : un paletot serré de partout recouvrait une robe couleur poussière, sobre d’ornements, une vraie robe de voyage avec laquelle une femme passe inaperçue à travers l’Europe. La petite toque de lophophores, un peu jeune peut-être, seyait admirablement au visage, et un petit voile noir à demi relevé permettait d’enfermer ce visage en cas de défaite ou de mécontentement.

Qu’elle était belle ainsi ! Ratier s’arrêta pour la contempler.

Elle avait un petit tas d’or méthodiquement rangé devant elle, et à chaque tour de roulette, elle en extrayait une, deux ou quatre pièces qu’elle disposait sur les numéros que l’inspiration lui désignait. Imperturbable comme la destinée, elle continuait à placer les louis suivant des combinaisons mystérieuses, connues d’elle seule : le râteau impitoyable des croupiers entraînait son or. – Immobile, mais un peu plus pâle à chaque tour, elle continuait sa série avec l’implacable résolution des joueurs.

– Elle perd, ô mon Dieu ! elle perd ! s’écria mentalement Boleslas, qui s’était placé en face d’elle et qui la contemplait, trop ému pour penser à jouer lui-même.

– Rien ne va plus ! s’écria le croupier d’une voix sépulcrale.

Autour de la table les respirations s’arrêtèrent, le silence se fît, lorsque résonna soudain le grincement de la roulette.

Rien n’est plus curieux que d’observer les physionomies qui entourent la table de jeu : les uns, concentrés, apoplectiques, la face injectée de sang jusqu’à la racine des cheveux, ont l’air prêts à éclater ; les autres, nerveux, pincent les lèvres, serrent les dents, égratignent la table sans le savoir, et blafards, sous le triste jour tamisé par les fenêtres, au lamentable reflet verdâtre du tapis, semblent dévorés par une maladie de foie ; quelques-uns font semblant de rire ; d’autres, gourmés, ont l’air d’annoncer à l’univers que ça leur est bien égal ; quelques-uns suivent de l’œil la course bondissante de la petite bille, ce qui leur donne grand mal à la tête...

Madame Slavsky n’avait l’air de rien du tout ; sérieuse et digne comme une maîtresse de maison qui reçoit des inconnus pour la première fois, elle attendait que l’arrêt du destin fût prononcé.

– Noir, impair et passe ! annonça le croupier lugubre, et aussitôt la répartition tomba en pluie d’or sur le tapis, au milieu des respirations entrecoupées des gagnants ou perdants.

Madame Slavsky vit arriver jusqu’à elle, au bout d’un râteau, une poignée de billets de banque ; elle avait gagné, et elle jouait gros jeu.

Boleslas poussa un soupir de soulagement si profond que ses voisins le regardèrent, se demandant où il avait pu emmagasiner tant d’air. Barbe leva les yeux, l’aperçut, sourit légèrement en clignant un peu, comme toutes les dames myopes, et continua sa série.

– Superbe ! dit Ratier, en jetant un louis sur le numéro de sa belle ennemie. Immédiatement tous les joueurs malheureux du coup précédent l’imitèrent, et perdirent avec lui. Madame Slavsky jouait ailleurs sur six numéros et empocha un gain modeste, mais assuré. Boleslas, voyant que Barbe ne perdait plus, s’empara de la chaise qu’un joueur heureux venait de quitter, et se mit au travail.

Vous autres, gens de bureau, occupés à réviser des paperasses de dix à quatre ; littérateurs courbés sur le papier du soir au matin ; peintres debout devant le chevalet du matin au soir ; chauffeurs de locomotives, maîtres et maîtresses de piano, – maîtres de piano plus malheureux encore que les autres damnés ; – danseurs de corde, chiens savants, bœufs de labour, vous vous figurez peut-être que vous travaillez et que les joueurs se reposent ? Détrompez-vous ! Il n’est pas de corvée comparable à celle du joueur qui prend son art au sérieux. Aussi, comme on y vieillit vite, à ce rude métier de faire entrer, – honnêtement, sous la protection assurée du fermier des jeux, – mais à faire entrer l’argent d’autrui dans sa poche !

Boleslas se mit donc au travail, et quiconque l’observait pouvait se convaincre que c’était un travail sérieux. Il jouait avec précaution, comme avance un chat qui se brûle, et en même temps avec une maestria qui prouvait combien les émotions de ce lieu lui étaient familières. Ratier l’admira quelque temps, puis, se souvenant qu’il avait à ménager une surprise désagréable à Rémisof, il quitta la roulette, où il avait d’ailleurs quelque peu gagné tout en jouant à bâtons rompus, et se dirigea vers la porte.

Au moment où il allait l’atteindre, Rémisof fit son entrée, rasé de neuf, pimpant, irrésistible, sauf son museau grognon, dont il ne pouvait se débarrasser, hélas ! Mais, d’ailleurs, il se trouvait fort bien tel que la nature l’avait fait, et n’eût pas voulu se changer pour tout au monde.

À peu près sûr d’attraper quelque impertinence, et voyant qu’il était trop tard pour parlementer, Ratier fit l’innocent. Rebroussant chemin, il rentra dans la salle de jeu, et d’un regard indiqua madame Slavsky à son compagnon de voyage.

Le regard de Rémisof lui répondit le plus clairement du monde : – Ce n’est pas cela que je vous demande ! et fit le tour de la salle, sans y rencontrer l’objet aimé, cela va de soi. Alors, s’adressant plus directement à Ratier :

– Où est la petite ? lui dit-il à l’oreille.

– Je ne sais pas, répondit notre ami.

– Comment ! vous ne savez pas ? fit Rémisof.

– Non, je ne sais pas ! Comment voulez-vous que je sache ? répéta fermement Ratier. Est-ce qu’on peut le demander à sa mère quand elle joue ? Elle vous recevrait bien ! Vous n’avez qu’à essayer !

Rémisof le regarda de travers et s’adonna à une investigation méticuleuse du Casino et de ses environs, aidé de Ratier, à l’endroit duquel il commençait à concevoir une vague méfiance.

Quand ils eurent battu tous les buissons, longé toutes les charmilles, fouillé tous les recoins, regardé derrière tous les rideaux, Rémisof s’arrêta devant le perron, rongeant la pomme de sa canne d’un air furieux et pulvérisant Ratier de ses regards irrités.

– Je crains, insinua délicatement notre ami, qu’elle ne soit pas ici !

– Pourquoi m’avez-vous fait venir, alors ? rugit Rémisof, rongeant toujours sa canne.

– Qui pouvait prévoir une chose pareille ? répliqua Ratier avec la candeur d’une fillette en bas âge. Vous voyez bien que je ne vous avais pas trompé... la maman est là !

La maman était là, c’était incontestable, et Rémisof ne pouvait rien répondre à cet argument. Ratier profita de son avantage.

– Ce n’est pas à la petite qu’il importe de plaire, dit-il avec toute l’hypocrisie désirable, c’est à la maman ; gagnez le cœur de la maman, vous gagnez tout...

Non, Rémisof ne voulait pas entendre de cette oreille-là. Il se mit en fureur, fit une scène à Ratier, lui déclara qu’il avait été abominablement mystifié et qu’il allait s’en retourner tout de suite.

– Pas tout de suite, corrigea Ratier, sans se départir de son beau sang-froid ; demain matin.

– Comment, demain matin ?

– Oui, mon bon, mon excellent bon ; – voyez comme je suis sans rancune ! je vous appelle mon excellent bon, malgré toutes les sottises que vous m’avez dites tout à l’heure ; – vous ne vous en retournerez que demain matin ; la locomotive est remisée, c’est fini ! il faut coucher ici, à moins que vous ne préfériez partir à pied, mais ça ne vous avancerait pas beaucoup.

– C’est bon ! gronda Rémisof d’un ton de menace, je vais me coucher, et demain nous causerons ensemble.

– Demain, fit Ratier, le retenant par le bras, au moment où il lui tournait le dos ; non, tout de suite, s’il vous plaît.

Le ton du jeune homme était si sérieux que Rémisof tressaillit ; c’était comme une voix nouvelle qui résonnait à ses oreilles.

– Vous m’ennuyez ! dit-il avec sa mauvaise humeur ordinaire.

– Et vous, vous m’amusez fort, monsieur Rémisof ; aussi suis-je bien décidé à ne pas remettre à demain le plaisir de causer avec vous.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? grogna l’ours mal léché ; vous me mystifiez abominablement, et il faut que je le supporte ?

– Si vous n’aviez pas montré les dents, monsieur de Rémisof, reprit Ratier, je me serais contenté de vous mystifier abominablement comme vous le dites, ce qui est pour moi une source de joie inépuisable ; mais vous devenez méchant, je vois qu’il va falloir vous apprendre à vivre.

– Hein ? fit Rémisof en se retournant tout à fait, je crois que vous me cherchez querelle ?

– Que ce soit vous ou moi, la chose importe peu ; le fait est que voilà une belle et bonne querelle. Eh bien ! soit ; aussi bien j’ai les oreilles trop échauffés depuis quelque temps. Oui, monsieur de Rémisof, je vous ai emmené de Paris dans l’espérance, réalisée comme vous le voyez, que mademoiselle Slavsky ne serait pas ici.

– Vous l’avouez ? fit Rémisof, enragé par le sang-froid de son interlocuteur.

– Je m’en glorifie ! repartit Ratier avec un geste drôle, car malgré la gravité de la situation, qui pouvait se terminer par une affaire sérieuse, il ne savait se retenir de se moquer de Rémisof. Je vous ai emmené, mais savez-vous pourquoi ? C’était pour assurer le repos de cette pauvre enfant, de cette honnête jeune fille à laquelle vous avez fait des propositions malhonnêtes !

– Eh ! c’est vous qui m’y avez encouragé ! s’écria Rémisof.

– Parbleu ! c’était pain bénit que de vous voir vous enferrer jusqu’à la garde. Et vous ne vous êtes pas aperçu que je me moquais de vous !

– Mais si, je m’en suis aperçu tout à l’heure !

– Il a fallu pour cela vous amener ici avec un fil à la patte, et il y a loin de l’hôtel du Louvre à Saxon-les-Bains ! Si vous croyez que cela m’amuse de vous remorquer... Ça m’amuse de temps en temps, mais avec des interruptions.

– Vous êtes d’un goût détestable ! interrompit Rémisof avec rage. Madame Slavsky a bien raison de le dire.

– Oui ? Vous êtes d’accord avec madame Slavsky pour dire du mal de moi, et aussi, n’est-ce pas ? pour perdre une enfant honnête et pure, qui ne sait pas seulement ce que c’est que le mal, – et elle y a du mérite, la pauvrette, car, à vous tous, vous avez bien fait tout ce qu’il fallait pour le lui apprendre. Eh bien, foi de Ratier, vous n’irez pas plus loin, – je ne le veux pas !

Rémisof haussa les épaules, Ratier lui appuya pesamment sa main droite sur l’épaule gauche.

– Je ne le veux pas, et ce ne sera pas. Vous êtes un honnête homme, n’est-ce pas ? vous ne prendriez pas un billet de banque dans le portefeuille du colonel, et pourtant Dieu sait que dans le portefeuille du colonel il y a de l’argent à tout le monde, excepté à lui. – Vous ne ramasseriez pas un louis trouvé dans le chemin, ou, si vous le ramassiez, ce serait pour le rendre à son possesseur ; vous auriez honte de ne pas donner de pourboire à celui qui vous rend un service, – et vous voulez dépouiller une jeune fille de son honneur, le seul bien qu’elle possède ? Est-ce honnête, cela, monsieur ?

Rémisof n’était plus en colère, mais extrêmement vexé, et il répondit par un grognement indistinct.

– Vous m’avez dit qu’elle avait eu des aventures, qui est-ce qui vous l’a appris ? Où l’avez-vous su ?

– Mais, dit Rémisof déconfit, tant de mariages manqués... j’ai présumé que...

– Vous avez présumé une chose qui n’était pas, monsieur, et vous l’avez dite comme étant vraie ; savez-vous que c’est une calomnie, et une calomnie contre un être faible, incapable de se défendre ?

– Je ne voulais pas lui faire de mal, protesta Rémisof.

– Vraiment ? Vous avez une singulière façon de ne pas faire de mal aux gens ! Eh bien, quand j’ai vu cela, moi qui ne suis rien ni personne, je me suis mis en tête de protéger l’innocence ; ce rôle de don Quichotte me sied assez bien, et je suis même décidé à être don Quichotte jusqu’aux coups de lance inclusivement. Quand vous plaît-il que nous allions sur le terrain ?

– Voyons, Ratier, est-il bien nécessaire ?... Vous me faites comprendre mes torts... je n’avais jamais envisagé la chose à ce point de vue... La jeune personne dont vous parlez vit au milieu d’un si vilain monde : il m’était impossible de penser que sous l’égide de sa mère et du colonel il pût être resté quelque chose d’honnête dans son âme. Elle aime les chevaux, les toilettes ; elle le dit à qui veut l’entendre ; alors j’ai pensé... j’ai eu tort... j’ai senti que j’avais eu tort lorsqu’elle m’a demandé quand nous nous marierions.

– Ah ! fit Ratier, qui ressentit un coup au cœur ; il attendait avec angoisse ce moment amené avec tant de difficulté.

– Oui, elle m’a demandé cela si franchement, elle avait en même temps si bien l’air de savoir ce que j’allais lui répondre... Je me suis dit ensuite que si elle avait été ce que je croyais, elle n’aurait pas parlé comme cela... Elle m’a fait de la peine... pas dans le moment, vous savez, j’étais en colère, mais ensuite. Après tout, Ratier, si vous croyez que nous devions nous battre, je suis à vos ordres.

– C’est inutile à présent, répondit Ratier après un silence. Avouez, Rémisof, que si je ne vous en avais empêché, vous auriez fait une bien vilaine action, vous vous seriez fait bien venir de la mère pour qu’elle vous laissât prendre sa fille... est-ce là le fait d’un galant homme ?

Rémisof baissait la tête ; Ratier continua :

– Vous avez le cœur sensible, vous ne pouvez voir battre un chien de sang-froid, et vous auriez causé le désespoir éternel de cette pauvre enfant ?

Les yeux de Rémisof commençaient à clignoter.

– Je vais le faire pleurer, se dit Ratier. – Vous auriez peut-être été cause de sa mort, continua-t-il ; quels remords pour vous, Rémisof, pendant votre vie entière, de voir le spectre de cette malheureuse victime de vos coupables passions se lever entre vous et votre bonheur ?

Ce pathos ne manqua point son effet. En pensant qu’il aurait pu être si malheureux, Rémisof, que sa propre infortune ne trouvait jamais indifférent, se sentit gagner par l’émotion.

– Oui, mon bon Ratier, dit-il d’une voix tremblante, vous avez bien fait de me détourner de cette voie pernicieuse ; je ne chercherai plus à troubler le repos des personnes de la société ; il y a des petites dames...

– C’est cela, conclut Ratier en lui rendant sa poignée de main ; les petites dames et la bamboche, au moins c’est moral !

– Et qu’est-ce que nous allons faire ici, en attendant le moment de partir ? demanda Rémisof rasséréné.

– Allons voir jouer le colonel. C’est ça qui est drôle ! Ça vaut le voyage. Allons, venez !

Boleslas jouait, concentré, profond, mystérieux. Il n’était plus en coton, l’élasticité de sa jeunesse lui était rendue, – pour un temps bien court, malheureusement !

Il suivait sa martingale, et elle l’entraînait pas mal loin, sa martingale, loin du chemin de l’honneur et de la gloire ! Sa martingale lui avait fait perdre huit cent trente-cinq francs, et ne paraissait pas devoir lui épargner le reste. Ratier se glissa derrière lui et, par-dessus la noble tête du colonel, jeta vingt francs au hasard sur le tapis. La pièce d’or roula jusqu’au numéro treize et y resta. Boleslas allait déplacer sa mise pour la joindre à celle de Ratier.

– Le jeu est fait ! dit le croupier.

Le treize sortit, et Ratier glissa modestement sept cents francs dans sa poche. Ceux qui jouaient depuis une heure le regardèrent de travers. Un amateur ne devrait pas gagner si insolemment, disaient clairement les yeux de toutes couleurs fixés sur l’intrus. Ratier n’en tint aucun compte, et s’en alla commander le dîner, car il en était grandement temps.

Comme il venait d’inspecter le couvert, dans un petit salon convenable, il vit arriver à lui Boleslas, avec les signes du plus profond désespoir.

– Tout ! dit le colonel en l’abordant, tout !

– Ça nous fait la jambe belle, colonel ! répondit Ratier sur le même ton ; nous aurions mieux fait de rester à Paris !

– Mais vous avez gagné, vous, mon cher ami, reprit insidieusement Boleslas ; vous allez me prêter quelques centaines de francs pour continuer...

– Ah ! non ! pas pour continuer votre martingale ! J’en ai assez, de votre martingale ; laissez-la reposer pour une autrefois, et dînons d’abord, nous causerons après ! Et madame Slavsky ?

– Elle gagne, je crois, dit tristement Boleslas ; du moins, elle a gagné.

Madame Slavsky, enfin vaincue par la nécessité de reprendre des forces, s’avançait, guidée par son odorat, du côté du potage. Elle avait gagné, cela se voyait au frémissement de ses lèvres, mais, toujours prudente, elle se garda bien de l’avouer.

– C’est tout au plus, dit-elle modestement, si je ne suis pas en perte.

L’apparition de Rémisof ne sembla pas la surprendre ; elle oublia de témoigner de l’étonnement à la vue du colonel ; Saxon est un endroit étrange où les convenances n’existent que dans une certaine mesure ; c’est une sorte de Champs Élyséens où la vie s’estompe dans une lueur grise, où l’on ne vit que pour jouer. On a le temps de s’étonner et de mentir ailleurs ; devant la roulette, tout le monde est sincère.

Nos amis dînaient tant bien que mal, mais plutôt mal ; la cuisine à Saxon est comme le reste, une chose nuageuse, indistincte, dont les voyageurs ne conservent aucun souvenir ; les trois quarts du temps, n’était l’addition, ils ne sauraient même pas s’ils ont mangé ou non. Aussi l’étonnement des garçons fut-il grand lorsque Ratier, leur passant son assiette de soupe, leur dit d’un ton calme :

– Il est en retard de huit jours, votre potage.

Le bouillon était aigre ; c’était incontestable ; mais depuis si longtemps on servait aux voyageurs du bouillon aigre sans que personne s’en fut jamais aperçu ! Le potage disparut, et fut remplacé par du poisson.

– Turbot sauce hollandaise, dit le garçon en déposant sur la table quelque chose de blanchâtre entouré de persil.

Si vous avez voyagé, ami lecteur, vous le savez ; mais si vous n’avez point quitté la France, apprenez-le : les pays les plus éloignés des bords de la mer sont ceux où l’on vous fait manger le plus de marée, et quelle marée ! Ainsi, tout le long du Léman, sous prétexte que certains touristes hypocondres se sont plaints de voir revenir souvent le ferraz indigène, vous n’éviterez pas l’apparition journalière du turbot sauce aux câpres, ni de la sole frite ; mais quel turbot, ami lecteur, et quelle sole frite ! Si vous avez des ennemis, emmenez-les en Suisse et faites-leur manger de la marée.

– Remportez-moi ça, fit majestueusement Ratier, après avoir ramené vers son nez, par un geste de la main, la fumée odorante qui s’échappait du turbot classique.

Le turbot disparut, et Rémisof éprouva quelque regret à constater que, si le dîner continuait ainsi, les forces leur manqueraient prochainement ; mais Ratier ayant présenté à son appareil olfactif ce qu’il avait déposé sur son assiette, Rémisof baissa la tête et se le tint pour dit.

Un poulet rôti fit son apparition.

– Un poulet, madame et messieurs, un vrai poulet !

Et je vous prie de bien remarquer qu’il n’est pas en carton, comme un poulet d’opéra-comique.

Ce disant, il attaqua la bête innocente et en fit prestement quelques morceaux qu’il présenta à ses compagnons d’infortune. Madame Slavsky, absorbée dans ses pensées, accepta machinalement les deux ailes et les deux blancs, que Ratier avait mis sur son assiette ; au moment où Rémisof indigné allait s’élever contre l’injustice de ce partage, le colonel, qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’alors, s’écria tout à coup :

– La veine, je sens la veine !

À ce cri, les trois autres convives se regardèrent, surpris.

– Je sens la veine, cher Ratier ; prêtez-moi cent francs, je vous les rendrai en revenant ; prêtez-moi cent francs, je vous en conjure. Je sens que je gagnerai.

Il s’était levé, l’œil inspiré, le front prophétique ; Ratier eut la cruauté de lui répondre :

– Asseyez-vous, colonel. Essayez de dévorer ce volatile malheureux.

– Non, non, reprit le colonel, prêtez-moi cent francs, vite, le moment va passer...

– Je ne les ai pas, cher et vénérable Boleslas, répondit Ratier.

– Mais vous avez gagné tantôt ?

– C’est l’argent du voyage ! Me prenez-vous pour un capitaliste ? Ou bien voulez-vous que je vous laisse en plan ?

– Vingt francs seulement, Ratier ; mon bienfaiteur, vingt francs !

Ratier finit par se laisser séduire et tira de sa poche une belle pièce d’or toute neuve, qu’il montra au colonel.

– La voulez-vous ? lui dit-il en riant.

Boleslas allait sauter dessus, madame Slavsky s’interposa.

– Un couteau ! s’écria-t-elle, il faut la marquer avec un couteau ; les pièces marquées gagnent toujours, d’abord, et puis, si elle gagne, il faut la reconnaître et la garder, ce sera un porte-bonheur.

Elle fit une entaille au côté de la pièce et la remit à Boleslas, qui s’enfuit en courant avec une vivacité surprenante.

– Extraordinaire ! fit Ratier en le suivant de l’œil au fond du corridor. J’ai toujours dit que le colonel était l’homme le plus extraordinaire de son époque. Nous allons manger sa part, n’est-ce pas, Rémisof ?

Rémisof ne demandait pas mieux : madame Slavsky avait fait disparaître tout ce qui avait été placé devant elle, et son regard innocent semblait s’étonner qu’il n’y eût plus rien sur le plat.

Ratier sonna.

– Un autre poulet, garçon, dit-il, et surtout pas de salade.

– Pourquoi ? demanda Rémisof.

– Pourquoi ? Voilà ! Parce qu’ici l’on met dans la salade : de l’huile – pas d’olive, mais à cela près la première venue ; quand les voyageurs oublient dans leur chambre l’huile parfumée qui sert à oindre leurs chevelures, on s’en sert indifféremment. Nous disons donc : de l’huile, du vinaigre de Bully, de l’eau de roses, un peu de moutarde, de la cannelle, du poivre rouge et du gingembre. Ça fait peut-être de très bonne salade, mais il faut y être habitué. Moi, je n’ai jamais pu m’y faire.

Le poulet n’arrivait pas. Ratier entreprit de charmer l’attente des convives.

– Supposons, leur dit-il, que nous soyons sur le radeau de la Méduse ; nous y aurions encore plus faim, n’est-ce pas ? Il ne nous resterait pour ressource que de manger le colonel...

Madame Slavsky poussa un cri d’horreur, et au même moment, par une porte apparut le poulet, par l’autre Boleslas lui-même.

– Gagné ! s’écria-t-il d’une voix si vibrante qu’on eût dit un timbre. Gagné ! Je savais bien que c’était ma chance qui passait ! En trois coups !

Il s’approcha de Ratier et lui présenta délicatement du bout des doigts la pièce marquée. Madame Slavsky allongea le bras.

– Donnez-la-moi, monsieur Ratier, dit-elle ; cela me portera bonheur.

– Trop heureux de vous l’offrir, madame, fit Ratier avec la plus parfaite urbanité.

Boleslas s’était assis et avait tiré de la poche de son paletot plusieurs poignées d’or dont il combla son assiette.

– J’ai commencé par gagner six fois ma mise, dit-il, puis douze fois, puis dix-huit fois, et comme au dernier coup j’avais mis deux cents francs, cela me fait un joli butin. Nous allons recommencer à jouer après dîner ! Eh bien, ce poulet ?

– Le voici, colonel, dit Ratier en présentant la victime à Boleslas.

Madame Slavsky obtint encore un blanc et une aile du colonel, qui croyait que ce poulet était encore le premier et qu’on l’avait attendu. Ratier garda son sérieux, malgré les grands coups de pied que Rémisof ne cessait de lui adresser sous la table.

– Du champagne, demanda le colonel, il faut du champagne !

Le garçon apporta un breuvage bizarre décoré du nom de roederer, que nos amis sablèrent jusqu’au fond avec le plus profond dégoût.

– Et maintenant, fit Boleslas rajeuni de vingt années, à l’ouvrage ! Vous ne jouez pas, Rémisof ?

– Vous m’en donnez presque envie ! répondit celui-ci, qui n’avait pu contempler sans envie le gain rapide du colonel.

– Avez-vous joué ?

– Jamais.

– Quel bonheur ! s’écria madame Slavsky ; vous allez jouer, et vous gagnerez ! c’est certain.

– Croyez-vous ?

– Ça ne manque jamais ! Voulez-vous jouer pour moi ?

Rémisof hésita ; jouer pour sa belle voisine, c’était perdre sa propre chance de gagner ; d’un autre côté, comment refuser à une dame ?

– Non, merci, dit-il ; j’aime mieux jouer pour moi-même.

Madame Slavsky lui jeta un regard de colère ; il n’en tint aucun compte ; l’âme de Rémisof était bien au-dessus de tout cela !

Nos amis se dirigèrent donc vers la salle de jeu.

– C’est laid, ici, fit Rémisof d’un air dégoûté.

– Voyez-vous, mon bon, répliqua Ratier, c’est qu’il ne vient ici que des gens convaincus ; c’est pour cela que c’est laid ! Tenez, regardez la belle Barbe, avec ses sourcils froncés et ses lèvres pincées, la trouvez-vous aussi jolie que de coutume ? Et le colonel ? N’a-t-il pas l’air d’une vieille momie exhumée de sa tombe par un collectionneur indiscret ? C’est le démon fatal du jeu, continua l’orateur en roulant des yeux terribles à l’adresse de Rémisof qui ne le regardait pas, et ceux qu’il a une fois saisis de sa main redoutable portent à jamais le stigmate de sa griffe. Allez donc jouer, mon excellent ami, vous deviendrez aussi vilain que tous ceux-ci, mais à la longue, mon cher, à la longue ; pour une fois, ce n’est pas sérieux.

Rémisof, indécis, ne sachant trop que faire, se laissa guider par Ratier vers l’extrémité d’une table.

– Comment fait-on ? demanda-t-il d’un air timide, honteux d’avouer son ignorance.

– Voilà ! répondit Ratier en jetant une pièce de cinq francs sur la ligne qui séparait deux numéros ; avant que Rémisof eût eu le temps de savoir comment cela s’était opéré, un petit tas d’argent arrivait vers Ratier, poussé par le râteau du croupier. Ratier le prit tranquillement et le mit dans sa poche sans compter.

– Hein ! fit Rémisof de plus en plus stupéfait.

– J’ai gagné ; allez, jeune néophyte, à votre tour.

Électrisé, mais toujours ahuri, Rémisof mit dix francs sur un numéro. Le petit bruit énervant de la roulette se fit entendre, et la place se fit nette devant notre joueur de plus en plus ébahi.

– Eh bien ! mon argent ? fit-il d’un ton mécontent, assez haut pour faire rire deux ou trois voisins.

– Où sont les roses d’antan ? lui murmura Ratier à l’oreille, au milieu des « Chut ! » indignés de l’assistance. Recommencez, mon bonhomme ! Rome ne s’est pas bâtie en un jour.

Rémisof hésitait, Ratier lui donna l’exemple en mettant une pièce de dix francs en croix sur quatre numéros ; son élève fit comme lui, au même endroit.

L’attente anxieuse recommença, et cette fois Rémisof eut le temps d’en apprécier les angoisses, car il voyait déjà plus clair autour de lui ; puis le croupier prononça les paroles sacramentelles, et nos deux amis virent arriver à eux, séparés par le râteau vigilant, deux jolis petits tas de monnaie.

– Vous en aviez bien plus tout à l’heure, dit à Ratier Rémisof, qui se rebiffait, se croyant volé.

– Oui, mais je n’avais joué que sur deux numéros, faites de même.

Rémisof joua sur deux numéros et perdit.

– Jouez avec moi, dit-il à Ratier ; comme ça, je gagne.

Ratier le regarda d’un œil émerveillé.

– Déjà superstitieux ! dit-il ; vous irez loin, jeune homme.

Ils jouèrent ensemble et gagnèrent derechef.

– Ah çà ! fit Ratier, je ne veux pas être votre fétiche ; ça me gênerait beaucoup pour mes affaires.

– Dites-moi ce qui vous fait gagner, lui murmura Rémisof d’un air plaintif ; qu’est-ce que ça vous fait, puisque vous ne voulez pas jouer ?

Des « Chut ! » réitérés partirent de leur voisinage, C’est qu’il faut être recueilli au jeu ; les fidèles du lieu ne plaisantent pas avec le respect dû à ce temple : une inscription appendue aux murailles porte qu’il ne faut pas faire de bruit ni parler haut, et quand un joueur éternue, tous les autres le regardent de travers.

– Tenez ! fit mystérieusement Ratier en glissant un objet plat et à demi fermé dans la main de Rémisof, mettez-le dans la poche gauche de votre gilet, et surtout ne le regardez pas.

– Ça me fera gagner ? demanda Rémisof convaincu.

– Je ne sais pas si ça vous fera gagner, vous, mais ça me fait gagner, moi ! répondit intrépidement Ratier, et profitant du moment où Rémisof écarquillait les yeux du côté de la roulette en mouvement, il lui échappa et se dirigea vers le jardin.

La soirée était douce malgré la saison peu avancée ; les neiges de l’hiver roulaient partout en cascades harmonieuses ; au clair de lune, Ratier les voyait se précipiter du haut des montagnes presque à pic ; elles accouraient avec un bruissement argentin, avec un reflet diamanté, le long des ravines sinueuses, puis se précipitaient joyeusement dans le vide, de très haut, et se perdaient plus d’à moitié en poussière fine, blanche, à peine irisée par la lueur placide de la lune dans son plein ; un ruisseau qu’elles alimentaient s’en allait tranquillement rejoindre quelque torrent, et ces bruits d’eaux courantes mêlaient une poésie bizarre aux clartés fumeuses du Casino, aux bruits vulgaires de cette vie factice et malsaine, chocs de verres dans le café voisin, éclats de rire scandaleux de femmes, voix grossières d’hommes peu gênés... Ratier détourna ses regards, fit quelques pas et se trouva en face de la montagne.

À quelques centaines de pieds au-dessus de sa tête, un filet d’eau tombait droit comme une lame d’acier, et se brisait sur une croupe gazonneuse placée à peine au niveau du toit des maisons. Ratier se croisa les bras en regardant cette eau brillante jaillir en éclaboussures joyeuses, et l’on ne sait pourquoi il pensa tout à coup à Catherine.

– Elle aussi, se dit-il, vit au milieu des fanges de la vie et reste sereine, pure, brillante... pour combien de temps encore ? Est-ce que cette eau limpide ne devient pas de la boue un peu plus bas ? Est-ce que cet imbécile de Rémisof ne joue pas à l’heure qu’il est comme un forcené, lui qui n’avait jamais risqué un centime ? Est-ce que je ne suis pas une brute de m’amuser à voir tous ces gens-là rouler de sottise en sottise ?... Et tout cela pour procurer à Catherine vingt-quatre heures de repos et de vie honnête !... Elle doit être bien contente et bien tranquille toute seule là-bas !

À la pensée qu’elle était tranquille, assise peut-être à sa fenêtre, et regardant aussi cette belle lune dans son plein qui attire invinciblement tous ceux qui n’ont pas l’âme absolument vide d’idéal, Ratier se sentit ému.

– Sait-elle seulement, comprend-elle qu’elle me doit ce repos ? Et qu’importe qu’elle le sache, pourvu qu’elle en jouisse... pauvre enfant !... chère enfant !

Il fouilla dans sa poche pour y chercher de quoi faire une cigarette ; car l’homme civilisé se passe difficilement de cigarettes, et c’est un des points qui le distinguent de la brute. Il s’aperçut qu’il n’avait plus son papier Job.

– Nigaud ! se dit-il, je l’ai donné pour fétiche à Rémisof. Il est capable de gagner avec et de ne plus vouloir me le rendre. Ce serait drôle !

Machinalement, poussé par ce besoin de cigarettes qui empoisonne les jouissances les plus purement artistiques quand on ne peut le satisfaire, il s’en retournait du côté de l’antre de Plutus, comme il le nommait classiquement, lorsqu’il rencontra des objets assurément bizarres.

Une contrebasse semblait se promener toute seule dans le jardin et se dirigeait vers le Casino ; puis passèrent deux violoncelles dans leur boîte, qui marchaient aussi tout seuls. Ratier s’avança pour constater ce phénomène étrange et se rassura en voyant que ces instruments étaient solidement fixés sur le dos de braves porteurs du pays.

– Où allez-vous ainsi ? leur demanda-t-il, comme dans le conte de Riquet à la houppe. – La lune, les cascades et cette fantasmagorie de contrebasses lui avaient mis un grain de folie dans le cerveau.

– Il y a un concert ce soir au profit d’une famille ensevelie sous une avalanche, répondit un des porteurs ; on va commencer à huit heures.

– Tiens ! tiens ! fit Ratier, on chante à Saxon, comme à Monaco !

Tout en chantonnant pour lui tout seul le vieil air de la Monaco, il se dirigea vers la salle de concert et lut le programme. C’étaient principalement des amateurs qui devaient se faire entendre. Une inspiration subite saisit Ratier, qui demanda le chef d’orchestre, le trouva et eut avec lui un entretien mystérieux de cinq minutes.

Comme il en sortait et rentrait dans le jardin, il vit accourir à lui madame Slavsky, effarée, les mains tremblantes, les yeux brillants.

– Ah ! s’écria-t-elle, monsieur Ratier, je vous trouve enfin !

– Vous me cherchiez donc, chère madame ? fit notre ami de son ton le plus gracieux.

– Monsieur Ratier, prêtez-moi de l’argent, dit Barbe entre ses dents serrées ; il me faut de l’argent tout de suite, j’ai tout perdu, tout, tout...

Elle se tordait le bout des doigts mécaniquement, comme lady Macbeth ; Ratier la regarda avec intérêt ; pâle sous cette clarté blanche, les yeux dilatés, les lèvres légèrement retroussées par l’émotion sur ses dents humides, elle était fort belle, infiniment plus belle que dans la vie réelle : elle n’avait plus d’âge ; on lui eût donné indifféremment vingt ans ou soixante ; c’était une femme affolée, tout simplement : Ratier la contempla avec un vrai plaisir d’artiste.

– J’ai mis mes bijoux en gage, continua-t-elle, avec ceux du colonel...

– Il a perdu aussi ?

– Il perd encore... Il n’a presque plus rien, et il croit avoir trouvé une veine... Monsieur Ratier, il me faut de l’argent.

Elle le regarda en face en disant ce mot ; le jeune homme détourna les yeux.

– Avez-vous beaucoup gagné ? demanda-t-il.

– Il y a eu un moment où j’avais plus de trente mille francs... Il me faut de l’argent, monsieur Ratier.

Elle avait mis sa main droite sur le bras du jeune homme et le serrait convulsivement. Il la regarda avec une sorte de colère mêlée de pitié.

– En ce moment, se dit-il, si je voulais, elle me sacrifierait Boleslas sans un regret, elle n’est pas responsable ! Si Rémisof était là, elle lui vendrait sa fille !

Instinctivement, il jeta un regard dans la direction du Casino : Rémisof ne parut point.

– Cher monsieur Ratier, reprit Barbe en passant câlinement son bras sous celui du jeune homme, je sais bien que je ne vous ai pas témoigné assez de bienveillance pour que vous ayez envie de me faire plaisir ; mais si vous voulez bien me venir en aide, je vous jure que je ne l’oublierai pas. J’ai bonne mémoire, allez, je me souviens toujours d’un service rendu... Soyez gentil, prêtez-moi ce que vous avez sur vous !

Elle le regardait dans les yeux, penchée vers lui, avide... Ratier l’avait dit, elle n’était pas responsable.

– Combien vous faut-il ? lui dit-il, péniblement ému, malgré son scepticisme, et désireux de se débarrasser d’elle.

– Cinq cents francs ! vous avez bien cinq cents francs ?... Je puis perdre encore avant de gagner... Cinq cents francs... ou bien peut-être mille ?... Vous avez bien mille francs, dites, monsieur Ratier ?

– J’ai cinq cents francs, pas davantage, répondit-il d’un air grave.

– Donnez-les-moi, cher monsieur Ratier, donnez-les-moi... Voulez-vous que je vous fasse une reconnaissance du double, du triple ? Voulez-vous que je vous signe un reçu de cinq mille francs ? Je l’ai fait bien des fois... Cette odieuse comtesse Manshauschen a pour quatre-vingt mille francs de billets que je lui ai souscrits ainsi. Elle ne m’a pas prêté quatre mille francs... C’était un soir, à Monaco, j’avais perdu comme aujourd’hui... Dites, voulez-vous, monsieur Ratier ? Ou bien...

Le jeune homme l’interrompit ; il avait peur que la mère de Catherine ne prononçât quelque irréparable parole.

– Vous me signeriez un reçu de telle somme que je voudrais ? dit-il.

– Oui, oui, oui.

– Je ne veux pas de votre argent. Donnez-moi Katia, – en mariage, bien entendu.

Madame Slavsky éclata d’un rire nerveux et forcé.

– Quelle idée ! Ah ! mon Dieu, quelle idée !

– Ce n’est pas une plaisanterie, continua Ratier en tirant cinq billets de son portefeuille et en les faisant jouer sous les yeux de madame Slavsky ; voilà les cinq cents francs. Voulez-vous m’accorder la main de votre fille, si elle y consent, toutefois ?

– Donnez ! donnez ! fit Barbe en étendant les deux mains.

Ratier éleva les billets au-dessus de sa tête.

– Voulez-vous me donner votre fille ? J’ai une fortune ; je vous en donne ma parole, j’ai soixante mille francs de revenu ; si je peux vous prouver que je les ai, me donnerez-vous votre fille ?

– Oui.

Mariersafille

– Sérieusement ?

– Sérieusement.

Ratier abaissa son bras, Barbe sauta sur les billets, esquissa à la hâte un signe de croix reconnaissant, et s’enfuit sans seulement lui dire merci. Elle monta en courant les marches du perron et disparut à l’intérieur.

– Eh bien, fit Ratier en se croisant les bras sur la poitrine, on pourra bien dire que je l’ai payée bon marché ! Si Rémisof s’était trouvé là... Il frissonna malgré lui. Allons, je n’aurai pas perdu mon voyage !

Il rentra dans la salle de jeu pour surveiller ses compagnons.

Rémisof avait pris une chaise, et jouait comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie, mais avec une sage méfiance ; il ne risquait jamais plus de cinq francs, et bien rarement sur un seul numéro.

– Toi, se dit Ratier, tu ne seras jamais qu’un piètre joueur. Ce n’est pas toi qui vendrais ta fille cinq cents francs !

Boleslas avait un peu remonté son moral et celui de sa fortune ; il gagnait depuis un moment, et ses sourcils étaient déjà descendus à moitié de son front. Quant à Barbe, elle jouait de plus belle et avait perdu une partie de l’argent récemment obtenu ; mais elle jouait dignement : rien, à l’extérieur, ne trahissait plus l’émotion qu’elle avait montrée dans le jardin.

– Quelle femme ! se dit Ratier, quelle drôle de belle-mère !

Les accords de la musique d’amateurs ne tardèrent pas à pénétrer dans la salle de jeu. Ratier fit deux ou trois tours, risqua quelques louis, perdit et gagna, puis disparut à tous les regards.

Madame Slavsky était en train de refaire l’édifice un instant ébranlé de sa fortune, et même assez rondement, lorsque les accords de l’orchestre retentirent avec plus de force, – quelque porte entrouverte, sans doute, – et annoncèrent la barcarolle de Un baïlo in maschera.

– Encore et toujours Verdi ! grommela un Allemand qui perdait. Barbe le regarda de travers ; d’abord elle adorait la musique de Verdi, et puis pourquoi cet Allemand dérangeait-il ses combinaisons ?

Une voix de ténor, fraîche et jeune, si sonore qu’elle fit lever la tête à tout le monde, retentit dans la salle de concert ; au bout de quelques secondes, elle sembla envahir la salle de jeu, tant elle vibrait largement.

– Fermez la porte ! gronda un monsieur qui n’aimait pas la musique. Les portes étaient fermées, sauf celle qui conduit au jardin et qu’on ne peut fermer sans transgresser les règlements ; tout au plus pouvait-on baisser les portières, ce qui fut fait. Le bruit des instruments s’assourdit, et les joueurs reprirent leurs occupations ordinaires. Mais, soudain, une bouffée d’air ouvrit les rideaux et apporta du côté de la roulette le plus bel ut de poitrine qui se soit entendu depuis Duprez. Quelques-uns, qui avaient perdu, et qui probablement aimaient la musique, se dirigèrent vers la salle de concert.

Bientôt après le bruit des applaudissements éclata si dru que d’autres, lassés du jeu peut-être, car on se lasse de tout, allèrent voir qui l’on applaudissait.

Le vent continuait à faire flotter les rideaux.

– Messieurs, faites votre jeu, dit le croupier mélancoliquement.

– C’est un ténor hors de ligne, dit une voix au dehors.

– Italien ? demanda une autre voix.

– Chut ! fit à une autre table le colonel en fronçant ses sourcils olympiens.

Madame Slavsky travaillait de bon cœur, et la fortune récompensait ses efforts. Elle était en train de poursuivre une série heureuse, lorsque la voix du ténor malencontreux résonna de nouveau à ses oreilles.

Cette fois, il chantait en français, avec une suavité rare, une expression pénétrante :

Asile héréditaire...

Et les défectuosités de l’accompagnement ne parvenaient pas à éteindre la poésie qu’évoquait cette voix large et franche. Plusieurs dames quittèrent la salle, et quelques hommes les suivirent.

– Je connais cette voix-là ! se dit Barbe.

Au même moment, le colonel levait la tête ; ils se regardèrent surpris.

Amis, amis, secondez ma vaillance !

La voix de ténor lança cet appel avec tant d’énergie que Boleslas tressaillit.

– C’est Ratier ! dit-il presque à haute voix.

Madame Slavsky haussa les épaules, – que lui importait que ce fut Ratier ou un autre ? – et continua de jouer.

Boleslas n’était pas seulement joueur, toutes les passions s’étaient centralisées sous son crâne ; il était ardent mélomane. La voix de Ratier, et de plus la nouveauté de l’entendre chanter, l’attiraient ; l’appât du gain le retenait... Enfin, comme il avait perdu deux fois de suite, il se leva, sortit doucement de la salle de jeu, accompagné par un regard de mépris de sa belle amie, qui n’était pas mélomane, elle, et se faufila dans la salle de concert.

C’était Ratier ! Ratier lui-même, en jaquette de voyage, il avait fait faire une annonce pour excuser son costume, – mais en gants blancs, – il en avait trouvé une paire dans l’endroit ; il chantait pour la veuve et l’orphelin, et s’en donnait à cœur joie.

Sa belle figure, mâle et franche, rayonnait de plaisir et d’orgueil ; il était roi du monde ! Et cependant, comme le colonel, fasciné, s’approchait de plus en plus de l’estrade, tout en lançant vers la voûte ces paroles belliqueuses :

 

... D’un monstre perfide

Trompons l’espérance homicide !

 

il ne put s’empêcher de cligner de l’œil de son côté, ce qui bouleversa absolument Boleslas.

– Comme il doit avoir l’habitude du public ! se dit le brave colonel, ébloui de tant d’audace.

Ratier avait fini. La salle était presque pleine, le chef de gare était venu avec sa famille, l’inspecteur de la voie était venu aussi de Sion même, ainsi qu’une partie du personnel, avec d’autres personnages marquants, et tous ces habitants du Valais applaudissaient à s’arracher la peau des mains ; on trépignait, on criait bis !

Ratier reparut, toujours en jaquette quadrillée, salua à deux reprises, mit la main sur son cœur, et se retira à reculons.

– Qu’il est joli garçon ! soupira une Anglaise.

Boleslas s’en retourna à petits pas dans la salle de jeu.

Pourquoi Ratier lui avait-il fait mystère de ce talent ? C’était bien extraordinaire. Depuis quatre ou cinq ans qu’il connaissait le jeune homme, ils avaient vidé ensemble bien des verres, fumé bien des cigares, et jamais il n’avait été question de cette voix. Pourquoi ?

– Je me suis toujours dit qu’il cachait quelque chose, pensa Boleslas... Mais deux préoccupations à la fois, pour lui, c’était trop d’au moins une et demie, et il se remit au jeu, qui lui garda rancune de sa fugue et sut le lui prouver.

Ratier se promenait dans le jardin, pendant l’intermède du concert, et il n’essayait pas de se dérober à l’enthousiasme qu’inspirait son talent. Les amateurs l’entouraient, le pressant de questions ; il leur répondait d’un air sérieux et, l’on eût juré qu’il disait la vérité. Un Français qui errait depuis deux jours dans ce lieu de perdition s’approcha de lui et se fit reconnaître.

C’était le reporter d’un journal bien informé, qui avait eu la double mission de s’assurer de l’état des travaux du chemin de fer du Saint-Gothard et de voir en même temps si l’ouverture de la saison au Casino de Saxon valait la peine qu’on en parlât. Ratier l’avait peut-être rencontré au café de Suède, – du moins ce n’était pas invraisemblable.

– Figurez-vous, dit le reporter à notre ténor, que je suis venu ici pour voir, comme l’avait dit notre directeur, si cela en valait la peine, et... je ne sais pas comment j’ai fait mon affaire, mais...

– Ça n’en valait pas la peine ? interrogea Ratier d’un air naïf.

– Non, dit l’autre, donnant dans le panneau, mais j’ai eu la faiblesse de jouer...

– Vous avez gagné ? demanda notre ami.

– Finissez donc ! s’écria l’autre, voilà que vous me blaguez, à présent. Ce n’est pas ça du tout : j’ai perdu, j’ai télégraphié à mon directeur...

– On dit : le patron, interrompit Ratier.

– Et il ne m’a rien envoyé du tout, acheva le reporter en peine.

– Il a répondu pourtant ?

– Il a répondu : Ça vous apprendra. Fallait pas qu’il y aille !

– Toujours distingué ! fit observer Ratier. Eh bien ?

– Eh bien, je n’ai pas assez pour partir, j’attends qu’on me délivre ! ça finira bien par là. En attendant, j’ai dépensé gros d’argent comme moi à l’hôtel pour qu’on me prête de l’argent, mais...

– On a refusé ? C’était élémentaire. Vous n’auriez jamais pensé à le rendre. Dites donc, est-ce que vous trouvez que j’ai du talent ?

– Colossal, mon cher, colossal !

– Et une belle voix ?

– Prodigieuse !

– Eh bien, je vous permets de l’écrire à votre journal. Je débute prochainement.

– Où ? quand ? comment ? s’écria le reporter, entraîné par l’amour de son art.

– On vous dira ça en temps et lieu. Je vous permets d’être aussi indiscret qu’on a l’habitude de l’être chez vous, et en échange...

– Quoi donc ?

– Je vous rapatrie ! dit bravement Ratier. Ça va-t-il ?

– Ah ! mon ami, ma reconnaissance...

– Pas de reconnaissance, un article, et un bon ! On ne vous les paie pas si cher que ça au journal, hein ! Seulement, n’ayez pas l’air de me connaître ; je voyage avec des gens très bien... une des plus hautes familles étrangères, vous comprenez, la discrétion...

– Compris, je ne vous connais plus.

– Convenu. À l’hôtel dans une heure, et vous pourrez partir demain.

Le reporter, enchanté, s’en allait : il revint sur ses pas.

– À propos, dit-il, prêtez-moi donc un louis pour essayer ma chance.

Ratier tira magnanimement vingt francs de sa poche.

– Vous mettrez cinq lignes de plus, dit-il ; vous pouvez mettre des points d’exclamation, et même plusieurs points, vous savez ?...

Le reporter fit un signe de tête et disparut sous les portières d’algérienne rayée en travers, affreuses, mais dignes du temple.

Les croupiers dorment, tout comme le reste des mortels ; c’est pourquoi, à l’heure dite, la roulette alla dormir du sommeil du juste quand il a fait une bonne journée, et les joueurs se virent expulser dans le jardin.

Rémisof, d’un air bourru, faisait des comptes avec un crayon sur le dos d’une enveloppe ; Ratier s’approcha de lui.

– Eh bien, cette petite chance, qu’est-ce que nous en faisons ?

– C’est une attrape indigne ! gronda l’aimable jeune homme.

– Ça ne va donc pas ?

– J’ai perdu ! Aussi faut-il être assez bête pour jouer, en vérité !...

– Beaucoup ? demanda Ratier, pour qui les doléances en usage avaient perdu l’attrait de la nouveauté.

– Trois cent soixante-dix-huit francs !

– Ce pauvre Rémisof ! fit notre ami avec intérêt en lui passant la main sur le dos comme à un chien fidèle. Trois cent soixante-dix-huit francs ! Eh ! mais, c’est gentil, cela, quand on est millionnaire.

– Hein ?

– Eh ! oui ! C’est très gentil ! Suivez mon raisonnement : si vous aviez gagné, vous auriez recommencé à jouer demain matin, au lieu que, ayant perdu, nous partons par le premier train, nous arrivons à Paris au bout de vingt-quatre heures, et vous ne revoyez la roulette de votre vie. Trois cent soixante-dix-huit francs pour être préservé à jamais de la funeste passion du jeu, comme qui dirait la vaccine de la roulette, l’inoculation du trente-et-quarante, ce n’est pas cher ! Et vraiment si vous étiez gentil, vous verriez bien que vous me redevez quelque chose. À propos, rendez-moi donc mon fétiche, puisqu’il ne vous sert à rien.

– Pourquoi faire ? demanda Rémisof, puisqu’on ne joue plus ?

– Pour faire une cigarette ; c’est pour cela qu’il a été créé et mis au monde.

Pendant que le jeune Russe, encore mal remis de ses ahurissements de la soirée, lui tendait le papier Job, Boleslas s’avança les bras pendants, la figure ravagée par le désespoir.

– Vous avez perdu, colonel ? demanda respectueusement Ratier, ému par cette grande infortune.

– Tout ! gémit Boleslas.

– Eh bien, ce sera pour une autre fois. Allons nous coucher. Nous partons demain à la première heure.

– Si nous restions ? insinua le colonel. Demain seulement, dites ?

Ratier fut inflexible. Madame Slavsky avait disparu sans mot dire ; Boleslas pensait qu’elle avait perdu ; du moins, elle le lui avait assuré, ce qui donna à Ratier la certitude absolue qu’elle avait gagné, et beaucoup. Barbe était de ceux qui vont cacher leur bonheur dans une autre patrie ou tout au moins à l’abri des regards profanes.

Nos amis se séparèrent donc assez mélancoliquement, et le lendemain, le premier train les emporta vers Lausanne et, de là, vers Paris.

Au moment où le train passait en face de Saint-Gingolph, dans ce site le plus chanté qui soit au monde, et véritablement l’un des plus beaux, Boleslas s’écria tout à coup :

– J’aurais dû jouer sur le treize ! Le treize a passé vingt-quatre fois dans la soirée !

– De suite ? interrompit vivement Barbe qui semblait endormie, les mains croisées sur le petit sac mystérieux de maroquin noir.

– Non pas de suite, mais pendant la soirée. J’aurais dû jouer sur le treize ! Notre wagon portait le numéro treize, j’étais né un treize, la chambre de l’hôtel était aussi le treize... Mon Dieu ! qu’on est bête ! on ne connaît pas son bonheur, et pourtant la Providence ne vous ménage pas les avertissements !

Au bout d’un silence prolongé qui avait suivi ces paroles, Ratier prononça d’une voix sépulcrale l’aphorisme suivant :

– Oui, colonel, il faudrait toujours jouer sur le treize, mais seulement quand il gagne !

Boleslas le regarda, essaya de comprendre, comprit qu’il se moquait de lui, le regarda encore une fois, mais de travers, et retomba dans son marasme.

Au buffet, l’heure du dîner venue, pendant les vingt minutes d’arrêt du train, Barbe se fit servir un filet, deux filets, Ratier crut même en compter un troisième, mais la nécessité de sustenter Boleslas, de plus en plus affaissé, lui ôta la possibilité de vérifier exactement le nombre de morceaux que Barbe faisait disparaître avec sa dextérité ordinaire. Ils arrivèrent à Paris de grand matin, brisés de fatigue, et, plus maussades les uns que les autres, ils se quittèrent à la gare sans seulement se dire adieu, chacun tira de son côté, vers son lit, probablement. Seul, Ratier fit un profond salut à madame Slavsky, en ajoutant ces mots :

– J’aurai l’honneur, madame, de me présenter chez vous à courte échéance...

Barbe lui fit un signe de tête assez hautain, et lui tourna le dos, emportant le mignon petit sac noir.

En arrivant chez elle, Barbe fut tout étonnée de se voir ouvrir la porte par miss Amroth ; celle-ci, les yeux rouges, les traits bouffis, semblait avoir passé la nuit à pleurer.

– Eh bien, pourquoi est-ce vous qui m’ouvrez la porte ? demanda la charmante Barbe sans prendre la peine de lui dire bonjour.

– C’est que... madame... C’est que je vous attendais...

– Où est la bonne ?

– Mademoiselle l’a renvoyée.

– Encore ? On n’en gardera donc pas ! Et ma fille, que fait-elle ?

Au lieu de répondre, miss Amroth fondit en larmes et se prit la tête dans les deux mains. Cette manœuvre n’éclaircissant pas suffisamment madame Slavsky, elle secoua violemment l’Irlandaise par le bras.

– Où est ma fille ? répéta-t-elle si rudement que la malheureuse sentit qu’il fallait répondre à tout prix.

– Elle est partie, madame.

– Avec qui ? s’écria Barbe atterrée.

– Toute seule !

– Cela ne se peut pas ! cria madame Slavsky. Ce cri du cœur provoqua un déluge de larmes irlandaises et de protestations de la même origine. Voyant qu’elle n’obtiendrait d’explications qu’en procédant avec ordre, et jugeant que le carré de l’escalier, à six heures du matin, n’était pas un endroit favorable pour entendre un récit de ce genre, madame Slavsky entra chez elle et se dirigea vers la chambre de Katia.

En effet, l’oiseau s’était envolé. Le petit lit n’était pas défait. La mère ne put se défendre d’un léger serrement de cœur à la vue de cette chambre vide. Mais c’était une femme énergique, et elle s’assit sur un fauteuil, tenant miss Amroth sous son regard, et lambeau par lambeau, elle obtint quelques éclaircissements.

La comtesse Manshauschen était venue l’avant-veille au soir avec le général Tomine, et, fort étonnés de ne pas trouver leur amie chez elle, ils s’étaient invités à prendre le thé. Catherine leur avait fait les honneurs de son mieux, mais le général s’était montré tout particulièrement galant. Mademoiselle Catherine n’avait pas l’air content, mais la comtesse n’avait fait qu’en rire aux éclats, si bien que le général, de plus en plus galant, avait voulu prendre la jeune fille sur ses genoux.

– Quel vieil imbécile ! murmura madame Slavsky en haussant les épaules.

– La comtesse riait toujours et encourageait mademoiselle Catherine à ne pas faire la sotte, continua miss Amroth. Mademoiselle Catherine, se fâchant très fort, lui dit des choses bien désagréables. Madame la comtesse ne fit qu’en rire, et mademoiselle Catherine, tout à fait en fureur, lui ordonna de sortir. Comme elle ne sortait pas, et que le général courait dans le salon après mademoiselle Catherine pour l’embrasser, celle-ci se réfugia dans sa chambre, et au bout d’un moment, le général et la comtesse s’en allèrent tous deux en riant.

– La comtesse me le paiera, dit tout bas madame Slavsky. Ensuite ?

– Ensuite, mademoiselle Catherine pleura toute la nuit ; et le lendemain dans l’après-midi, elle m’avait dit de m’habiller pour sortir avec elle, lorsque le général arriva.

La bonne, sans y penser, lui dit que mademoiselle était à la maison ; il entra dans le salon, et je ne sais pas ce qu’il y a eu, madame ; mais, au bout d’un moment, j’ai entendu une porcelaine qui se brisait : c’était la coupe de la table du milieu. Mademoiselle Catherine a passé devant moi ; elle a dit à la bonne : Je vous chasse ! elle a couru dans l’escalier, et depuis, madame, elle n’est pas rentrée.

Madame Slavsky resta muette un moment ; ceci passait ses craintes ; cependant, comme elle était de ceux qui espèrent toujours tout pour le mieux, elle ne se laissa point abattre.

– Qu’a fait le général ?

– Il a pris son chapeau en jurant comme un damné, madame, comme un damné, et il a essayé de courir après mademoiselle, mais autant aurait valu courir après un oiseau.

– Et depuis, reprit madame Slavsky, pensive, vous n’avez pas eu de nouvelles, vous n’avez pas fait des recherches ?

– Je me suis adressée à la police, madame ; j’ai été à cet endroit, vous savez, où l’on apporte les gens qui sont morts dans la rue, ou qu’on trouve...

Barbe frissonna. Elle était bien peu mère ; mais, si peu qu’elle le fût, l’idée qu’elle pouvait retrouver sa fille à la Morgue lui faisait froid dans le dos. Elle fit un geste de la main et se dirigea vers sa chambre. Une demi-heure après, vêtue de noir, très simplement, elle sortit pour se livrer à des recherches plus efficaces. Elle resta cinq heures absente, courut partout, même à la Morgue, et revint sans avoir rien trouvé.

Comme elle rentrait, très pâle, très fatiguée, soudainement vieillie, on lui remit un petit billet. Madame d’Haupelles lui écrivait simplement : Venez me voir tout de suite.

Barbe s’y fit conduire immédiatement.

Ratier n’avait pas cherché si longtemps. Comme il passait sa tête par le guichet de son concierge endormi, celui-ci, qui l’affectionnait au moins autant pour sa bonne humeur que pour ses gros pourboires, lui dit d’une voix somnolente :

– Il y a quelque chose pour vous dans votre case, monsieur Ratier.

Le jeune homme plongea la main dans le casier indiqué et en retira une lettre. L’enveloppe était lourde et épaisse, l’écriture élégante et fine. Ratier monta jusqu’à son entresol, referma la porte, jeta par terre les objets qui lui embarrassaient les mains, et s’assit dans un bon fauteuil, près de la fenêtre. Le cœur lui battait un peu ; il avait le pressentiment que cette lettre venait de Katia. Il l’ouvrit et courut à la signature.

C’était madame d’Haupelles qui lui écrivait : ce nom inconnu ne lui disait rien ; il commença par le commencement.

« Monsieur, une pauvre enfant jetée à peu près seule dans la vie m’assure que vous êtes son plus sûr ami. Veuillez, aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, m’accorder chez moi quelques instants d’entretien à son sujet. »

Rien de plus ; pourtant Ratier sentit que l’heure était décisive. Il se leva et s’étira longuement en respirant comme un homme heureux. Catherine avait foi en lui, elle l’avait nommé son ami ! Chère enfant ! Il la tiendrait donc de mains plus respectables que celles de sa mère ! car sans connaître madame d’Haupelles, même de nom, il était assuré, par la prudence même des termes de son billet, que c’était une personne sérieuse et digne d’estime.

Il regarda sa pendule, qui marquait six heures et demie. Malgré l’invitation de sa nouvelle correspondante, il ne pouvait décemment se rendre aussitôt chez elle. Il se jeta sur son lit, dormit une heure et demie, et à neuf heures sonnantes il se présenta rue de l’Université.

On y était levé depuis longtemps, l’appartement était soigneusement rangé, malgré l’heure matinale ; mentalement, Ratier compara cet ordre et cette vigilance avec le laisser-aller de la vie de madame Slavsky ; mais il n’eut pas le temps de faire de longues réflexions : il fut introduit auprès de madame d’Haupelles, qui était déjà revenue de l’église la plus voisine.

À la vue de cette femme si sérieuse, si digne, sans roideur, Ratier comprit que l’affaire était grave. Pour qu’une femme de cet âge, dans cette position, lui eût adressé un appel aussi pressant, il fallait que les circonstances fussent exceptionnelles. C’est avec un respect sincère qu’il attendit la communication qui allait lui être faite.

– Vous revenez de Suisse, monsieur ? lui dit madame d’Haupelles.

Ratier s’inclina :

– Je suis arrivé, madame, il y a quatre heures seulement, dit-il, et je n’ai osé me présenter plus tôt.

– Mademoiselle Slavsky est ici, reprit madame d’Haupelles.

Ratier ne put réprimer un mouvement de surprise.

– Il ne lui est rien arrivé, je l’espère ? dit-il avec une émotion bien mal déguisée.

– Rien de fâcheux, matériellement parlant, reprit madame d’Haupelles, charmée intérieurement de la spontanéité du jeune homme. Elle a dû quitter la maison de sa mère absente pour des raisons... d’excellentes raisons ; mais elle se porte bien.

Un silence suivit. Il y a des choses si difficiles à dire ! Malgré tout son usage du monde, madame d’Haupelles ne savait par où commencer.

– Vous portez beaucoup d’intérêt à cette jeune personne, dit-elle enfin ; vous lui avez même donné l’adresse de gens honorables chez qui elle pourrait se réfugier... J’ai fait prendre des informations. – Vous m’excuserez, monsieur ; votre âge et vos amis faisaient de vous un singulier chaperon. Le jeune couple en question est en effet parfaitement honorable ; cette sollicitude pour le sort d’une jeune fille peu heureuse, mal entourée, hélas ! est fort louable de votre part ; mais avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous demander sur quels motifs vous la basez.

– Mes motifs, madame ? demanda Ratier ; ils sont fort simples. Avant-hier soir, à neuf heures, Saxon-les-Bains, j’ai demandé à madame Slavsky la main de sa fille, et je l’ai obtenue, moyennant un billet de cinq cents francs...

Madame d’Haupelles fit un geste de dégoût et de reproche ; Ratier, imperturbable, mais irréprochable, continua avec la plus grande déférence :

– ... Que je lui ai prêté pour continuer à jouer, dans un moment où elle avait tout perdu. Dans ce moment-là, madame, si je l’avais voulu, je crois que j’aurais obtenu ce consentement pour moins que cela.

Madame d’Haupelles sourit faiblement. Ce jeune homme lui plaisait avec sa franchise et sa gaieté qui se faisaient jour malgré le sérieux de la situation.

– Et ce consentement, qu’avez-vous l’intention d’en faire ?

– De le faire ratifier par mademoiselle Catherine et ensuite de l’extorquer une seconde fois par tous les moyens possibles à madame Slavsky, qui, selon toute probabilité, à l’heure actuelle, m’en veut mortellement.

– Pourquoi ?

– Pourra-t-elle jamais me pardonner de lui avoir rendu service ? demanda ingénument Ratier.

Madame d’Haupelles connaissait le monde ; son sourire s’accentua un peu plus à cette preuve de philosophie.

– Mais, monsieur, dit-elle en reprenant sa réserve habituelle, si j’ai bien compris ce que m’a dit mademoiselle Slavsky, c’est vous qui avez emmené ces... ces personnes à Saxon, pour les faire jouer ! Ce procédé, que je n’approuve pas, devait avoir un motif... lequel ?

– Il y en avait deux, madame, répondit franchement Ratier. Le premier était de procurer quelques jours de repos à mademoiselle Catherine qui venait de subir une rude épreuve...

Madame d’Haupelles fit signe qu’elle savait en quoi consistait cette épreuve. Catherine ne lui avait pas caché l’épisode Rémisof.

– Et puis, continua Ratier, j’avais un vague espoir que madame Slavsky aurait besoin de moi, et qu’ainsi j’obtiendrais son consentement... quitte à le reperdre ensuite ; mais c’est quelque chose que de l’avoir obtenu... et vous voyez que l’événement m’a donné raison.

Madame d’Haupelles n’avait jamais vu de gendre futur emmener sa belle-mère à Saxon-les-Bains dans l’espérance de lui voir perdre beaucoup d’argent ; mais évidemment Ratier et ses amis n’étaient pas de la même trempe que les membres de son entourage. Elle réfléchit un moment, puis demanda :

– Vous voulez vous marier : c’est fort sage ; mais, monsieur, quels sont vos moyens d’existence ?

– Mon Dieu, madame, j’aurais préféré ne pas le dire ; non qu’ils aient rien de répréhensible, mais j’attache à ce mystère une importance toute particulière... je possède encore environ deux mille francs de rente, plus une douzaine de mille francs que je garde pour quelque circonstance grave, telle que mon mariage ou mon enterrement ; mais tout cela ne constitue pas des moyens d’existence ; j’ai autre chose, sans quoi je ne pourrais prétendre à épouser mademoiselle Slavsky.

– Cependant, monsieur, insista madame d’Haupelles, il m’est impossible de continuer cet entretien si vous ne me confiez pas ce secret, qui est de la plus haute importance pour tous ceux qui s’intéressent à la pauvre enfant.

– Vous avez raison, madame, dit Ratier après une seconde d’hésitation. Seulement promettez-moi de n’en rien dire à Katia avant que je sois agréé, si je dois l’être.

Madame d’Haupelles promit le secret, et le jeune homme lui confia le grand mystère de sa fortune future. À mesure qu’elle l’écoutait, elle se laissait gagner par la franchise de ses allures, la sincérité de son accent, et se prenait d’une bienveillance extraordinaire pour ce garçon bizarre, bohème, blasé, qui témoignait la fraîcheur et la délicatesse de sentiments d’une fillette à ses débuts dans le monde.

Quand il eut terminé ses confidences, elle se leva pour clore l’entretien.

– Eh bien, monsieur, dit-elle, je vais faire prendre des informations, je ne vous le cache pas. Si ce que vous m’affirmez est exact, si vous êtes ce que vous me semblez être, je ferai tout mon possible pour disposer madame Slavsky en votre faveur... Ne soyez pas blessé du doute que je semble émettre sur votre véracité... un mariage est une chose trop importante, irrévocable...

– Je vous comprends, madame, répondit simplement Ratier ; que n’ai-je pris aussi des renseignements quand je fis la rencontre de Boleslas ! Je me serais évité bien des désagréments ! Il est vrai que je n’aurais pas connu Katia !

Il prononça ces mots avec son beau sourire, si ouvert et si gai que madame d’Haupelles ne put s’empêcher d’y répondre. Il sortit la tête levée, le nez en l’air, humant la bonne odeur fraîche des arbres du quai, et s’en alla enchanté, ne regrettant qu’une chose, – de n’avoir pu apercevoir Catherine.

Aussitôt qu’il l’eut quittée, madame d’Haupelles écrivit à la charmante Barbe et ne tarda pas à la voir arriver.

Malgré son aplomb colossal, madame Slavsky entra l’oreille fort basse dans le petit salon funéraire de sa sérieuse amie. D’abord elle n’avait pas déjeuné, ce qui doublait l’intensité de ses pénibles émotions ; et puis, tout en se doutant bien qu’elle allait retrouver sa fille, elle sentait d’avance la semonce méritée qui ne pouvait lui faire défaut en cette circonstance.

Madame d’Haupelles la reçut si froidement qu’aussitôt le cœur de mère de madame Slavsky se trouva réchauffé.

– Si elle ne savait pas toute l’histoire, se dit la fine mouche, et si elle n’était pas complètement rassurée, elle ne serait pas si désagréable.

Cet éloge restreint du cœur et de la délicatesse de madame d’Haupelles se traduisit en une plainte éplorée :

– Ah ! ma chère amie, vous savez le malheur qui m’a frappée ! Venez à mon secours ; je vous en conjure ! Toute votre influence ne sera pas de trop pour m’aider dans mes recherches...

– Votre fille est ici, dit froidement madame d’Haupelles.

Barbe poussa un cri de surprise et de joie dont la moitié était un sentiment véritable et l’autre une forte amplification, se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes ; – de vraies larmes, s’il vous plaît, car, depuis le matin, elle était fort inquiète.

– Où est-elle ? proféra la malheureuse mère, que je la voie, que je l’embrasse !

– Vous la verrez en temps et lieu, reprit son ex-amie d’un ton tout aussi calme qu’auparavant ; causons d’abord.

Madame Slavsky, vu l’urgence, commanda le calme à ses nerfs, arrêta le flot de ses pleurs et écouta sérieusement ce qu’on allait lui dire : là était le nœud de la situation.

– Vous avez manqué à tous vos devoirs de mère, dit madame d’Haupelles de sa voix lente et lassée ; vous avez très mal élevé une enfant charmante, que par bonheur vous n’avez pu pervertir ; vous lui avez donné les exemples les plus déplorables, et pour combler la mesure, vous l’avez laissée ici, seule, sans protection contre les gens abominables dont vous faites votre société. Vous savez ce qui l’a forcée à fuir votre maison ?

– Je ne sais, répondit Barbe avec le même sang-froid, ce que ma fille a pu vous dire, ni à quelles exagérations elle s’est livrée ; je sais seulement qu’elle a pris au sérieux des plaisanteries de mauvais goût qu’un très ancien ami de la famille s’est permis de lui faire, se croyant autorisé par son âge et ses...

Madame d’Haupelles se leva comme mue par un ressort.

– Votre fille est chez moi, dit-elle à son ancienne amie. Je la garde. Faites-la réclamer par les moyens légaux, et moi, je présenterai à la justice les raisons qui me portent à refuser de vous la rendre. Je vous préviens que le débat sera public, et que je ferai citer des témoins. Allez, madame, je ne vous retiens plus.

Barbe ne sourcilla point. Les moyens légaux et l’audition des témoins n’étaient pas de nature à lui plaire. Elle reprit la conversation un peu plus haut, négligeant les dernières paroles si peu amicales de son amie.

– Le général Tomine a eu grand tort ; son âge n’excuse pas l’inconvenance de ses plaisanteries ; mais Katia a une tête impossible ; elle se fait des monstres de tout, et je suis persuadée que si on lui faisait raconter ce qui s’est passé en présence du coupable, ou simplement de la comtesse, on verrait bien qu’elle a fort exagéré des choses en elles-mêmes peu importantes.

– Ah ! vous auriez le courage de le lui faire raconter ! répliqua madame d’Haupelles ; eh bien, moi, j’ai à peine eu celui de l’entendre ; il me semblait qu’un peu de sa pureté de jeune fille se détachait à chacune de ses paroles... Pour une fortune, je ne saurais lui faire recommencer ce douloureux récit. Vous voyez bien que nous ne pouvons nous entendre ; je garde votre fille. Agissez !

Ici Barbe refondit en larmes.

– Après les angoisses que j’ai subies, dit-elle dans son mouchoir, après tant d’inquiétudes, il m’est bien dur de m’entendre traiter ainsi ! Je n’ai que cette fille, et l’on me menace de me l’enlever ! Est-ce ma faute si je n’ai encore pu parvenir à l’établir ? Est-ce donc si facile de marier sa fille ? Bien des mères mieux en position de réussir que moi n’y parviennent qu’à la longue, et quelquefois jamais ! Et moi, qui ai fait tous mes efforts, on me traite comme une mère dénaturée. Moi qui n’ai jamais refusé un parti ! Je les ai tous acceptés, oui, tous ! Je n’ai pas sur la conscience d’en avoir refusé un seul ! Est-ce ma faute si tous ces mariages se sont trouvés rompus ?

Madame d’Haupelles écoutait ce beau discours en haussant les épaules de temps en temps, et voyait bien qu’à prêcher Barbe elle perdrait son latin.

– Voyons, dit-elle, il ne s’agit pas de tout cela ; vous voulez marier Catherine, et vous ne pouvez réussir. Si je trouve un parti sortable, l’accepterez-vous ?

– Tu y viens ! pensa madame Slavsky. Je savais bien qu’il y avait anguille sous roche ! Sans doute, reprit-elle tout haut ; de votre main bienfaisante tout me sera précieux ; mais il faut que Catherine épouse un homme riche. Mes finances sont dans l’état le plus lamentable ; que voulez-vous ? Je n’ai pas su faire d’économies, et j’ai fait des billets pour une vingtaine de mille francs.

– Ce n’est pas vous qui les avez faits, répondit sèchement madame d’Haupelles, c’est le colonel, et je ne sache pas que vous soyez mariés pour épouser ainsi ses intérêts ?

– Oh ! répliqua Barbe avec une impudence admirable, c’est tout comme ! il épouse tous les miens.

– Alors, il faudra, reprit madame d’Haupelles, que le mari de Catherine la paie vingt mille francs au colonel ?

Madame Slavsky ne chicana point sur le mot « payer », qui était pourtant un peu dur ; l’essentiel était de s’en aller de là avec vingt mille francs ; elle regretta même de n’en pas avoir demandé trente mille.

– Je ne crois pas qu’il se trouve un homme au monde pour accepter de semblables conditions, continua madame d’Haupelles ; Catherine alors ne se mariera pas.

Madame Slavsky exprima par un geste que ce serait une chose infiniment regrettable, et ajouta en bon français :

– C’est notre dernière espérance.

– À la bonne heure, au moins, fit madame d’Haupelles avec un indicible mépris, vous jouez cartes sur table ! J’aime mieux cela que vos lamentations de tout à l’heure. Eh bien, il se présente un parti pour votre fille ; je saurai ce soir s’il est acceptable de tout point, et s’il l’est, je vous donnerai cinq mille francs, – c’est moi qui les donne, et je les prends sur ma caisse de secours ; c’est le bien des pauvres dont je les dépouille ; mais Catherine, malgré sa robe de soie, est plus pauvre que les plus misérables... Vous aurez les cinq mille francs en retour de votre consentement.

– Cela ne suffit pas, répondit Barbe. Autant vaut rien ! J’aime mieux attendre et courir la chance.

– Le général Tomine vous la paiera plus cher ? demanda madame d’Haupelles avec tant de hauteur que Barbe se sentit vaincue. Alors je ne vous la rendrai pas, et nous passerons outre sans votre consentement.

– Oui, répliqua Barbe, mais j’ai celui de son père, en blanc, et je ne vous le donnerai pas ; d’après vos lois mêmes, sans ce papier elle ne peut se marier.

– Fort bien ; puisqu’il faut discuter, discutons ; mais, en vérité, tout ceci est bien étrange ! vous pouvez avoir plus que ce que je vous offre, mais vous pouvez aussi l’attendre très longtemps. Envoyez-moi votre consentement et celui de votre mari en blanc, – tous les deux, et vous toucherez en échange cinq mille francs, ce soir, dans une heure si vous voulez.

– En blanc ? Le mien ? Non, pas en blanc ! Je veux savoir à qui je marie ma fille.

– C’est encore à discuter ; mais, provisoirement, je vous l’accorde. Est-ce conclu ? Je vous dirai le nom ce soir ou demain matin au plus tard.

Barbe réfléchit un instant, puis dit : C’est convenu.

– Vous allez signer cette stipulation ?

– Volontiers ; mais, en échange, j’emmène ma fille ?

– Non.

– Alors, je demande à réfléchir, fit Barbe en se levant. Vos conditions ne sont pas assez belles. Je vous enverrai ma réponse.

Elle sortit, en proie à une telle fureur que si Catherine lui fût tombée sous la main, elle l’eût vertement souffletée ; heureusement, elle ne la rencontra point.

Le colonel, plus déconfit que jamais, étendu dans son fauteuil, se demandait ce qu’il allait faire, car la fatale échéance n’était plus éloignée que de trois jours, lorsque son incomparable amie entra comme un coup de vent.

Il apprit ainsi d’un bloc tout ce qui s’était passé depuis leur départ ; Barbe ne lui ménageait pas les émotions et n’y allait pas de main morte dans sa façon d’habiller les gens, si bien qu’à n’entendre parler que de misérables, de coquins, de gueux, de scélérats et d’imbéciles, le pauvre colonel sentit les oreilles lui tinter et se crut tombé dans une bande de brigands. Heureusement, à la fin, tout s’éclaircit : il se trouva que la misérable était Catherine, la coquine était la comtesse, le scélérat était le général, et l’imbécile était lui-même ; alors le jour se fit dans son esprit, et il approuva sans distinction le discours un peu vif de son amie.

– Eh bien, que faut-il faire ? lui demanda Barbe quand elle eut fini de lui faire comprendre la situation.

– Acceptez les cinq mille francs, répliqua le colonel sans broncher un instant.

Barbe, qui probablement en avait rapporté autant dans son sac noir, trouva la somme mesquine et le zèle du colonel intempestif.

– Mais alors, s’écria le malheureux Boleslas, ce n’était pas la peine de me demander mon avis !

– C’est précisément ce que j’étais en train de me dire ! répliqua Barbe ; et elle s’envola, laissant tournoyer dans la tête du colonel les événements récemment appris et les idées nouvellement émises, absolument comme tournent les grains de poivre dans le moulin destructeur.

Avant de rentrer, Barbe passa à l’hôtel où s’étaient arrêtés le général et la comtesse. Entre autres habitudes, la comtesse avait celle de ne jamais voyager seule ; elle se faisait toujours ramener par quelqu’un, – Barbe l’avait éprouvé plus d’une fois à ses dépens, – se faisait payer le voyage, alléguant sa misère, et une fois descendue à l’hôtel, faisait invariablement porter sa dépense sur le compte de l’être assez infortuné pour s’être embarrassé d’elle ; pour l’instant, c’était le général, mais madame Slavsky n’avait pas de regrets à perdre au sujet de celui-ci. D’ailleurs, il était absent, à ce qu’on lui dit, la comtesse était seule chez elle.

Elle fut introduite dans le salon du général ; la belle dame s’arrangeait aussi toujours pour jouir du salon, que prenait en location sa victime du moment ; le tour était bien simple ! une petite chambre à coucher avec une entrée séparée sur le corridor, et le salon servait pour deux, il n’en coûtait pas plus cher !

– Je ne sais pas en vérité, dit madame Slavsky en l’apercevant, comment vous osez me regarder en face après ce qui s’est passé !

– Est-elle retrouvée ? demanda la comtesse, non sans une inquiétude secrète ; car, si l’affaire s’ébruitait, ceci, joint à d’autres peccadilles plus anciennes, pourrait bien lui faire interdire le séjour enchanteur de la capitale du monde.

– Elle est retrouvée. Mais vous, à votre âge, vous faire la complice de pareilles horreurs !

– À mon âge ! Nous sommes de la même année, ma chère amie.

– Il y a dix ans de différence, répliqua dédaigneusement madame Slavsky. Vous aviez trente ans quand je me suis mariée. Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela ! Mais chez moi, dans ma maison ! en mon absence !...

– Il ne fallait pas la quitter ! lui jeta brutalement la comtesse, piquée des allusions à son âge. C’est bien fait ! Cela vous apprendra à veiller sur elle.

– Et c’est vous, s’écria madame Slavsky, vous qui avez rôdé partout, qui osez me donner des leçons !

– Avant de nous quereller, ma bonne amie, car c’est un plaisir que je ne veux pas vous refuser, rendez-moi donc, s’il vous plaît, l’argent que vous me devez ! Justement, je suis fort à court en ce moment.

La colère de madame Slavsky tomba comme un soufflé à la vanille dans lequel une main hardie introduit la cuiller.

– C’est bon, c’est bon, grommela-t-elle, on vous retrouvera un jour ou l’autre...

– Pour régler nos comptes ? J’en serai charmée ! il y a assez longtemps que j’attends mon argent.

– Si je vous rends celui que vous m’avez prêté, répliqua Barbe en reprenant l’offensive, la somme ne sera pas considérable ! Ce sont des intérêts d’usurier que vous m’avez forcée à souscrire...

– Pas de paroles désagréables, ma chère ; les usuriers n’ont rien à faire ici.

– Ce n’est pas de l’usure que de me prendre trois cents pour cent d’un capital ridicule, de grossir ainsi ma dette d’année en année ?

– Si je vous ai demandé de gros intérêts, ce n’est pas ma faute, reprit la comtesse ; pour vous prêter cet argent, j’ai dû l’emprunter moi-même au taux que je vous ai fixé, je n’y ai pas gagné un centime, et je n’en ai jamais eu que des désagréments ! D’ailleurs, ce n’est pas moi qui ai été vous chercher...

– Hélas ! si c’était à refaire ! murmura Barbe. Puis, se rappelant soudain ce qui s’était passé à Saxon avec Ratier, elle fut prise d’une belle rage contre le jeune homme.

– En voilà un, se dit-elle, qui paiera pour les autres !

Cette pensée l’aida à faire une belle retraite. Néanmoins elle rentra chez elle vaincue et fort irritée, comme c’était assez naturel.

Le soleil déclinait à l’horizon, suivant le langage immortel de la poésie, et Barbe, qui n’avait pas déjeuné, trouvait qu’il serait temps d’aller dîner, lorsqu’un visiteur sonna. Miss Amroth, promue derechef à la dignité de soubrette, ouvrit la porte et annonça : M. Ratier.

De tous les gens à qui elle en voulait, c’était précisément lui que madame Slavsky eût choisi, si elle eût été mise en demeure d’élire une victime. L’antipathie qu’elle avait toujours éprouvée pour ce jeune homme avait pris depuis la veille des proportions effrayantes ; si la plaisanterie n’était pas si usée, si vieillie que les chroniqueurs de journaux l’ont sévèrement prise à partie et accusent désormais d’immoralité ceux qui s’en servent encore, nous dirions que Barbe semblait flairer son gendre en Ratier et le détestait par avancement d’hoirie ; mais que le ciel nous préserve tous du reproche d’immoralité !

C’était donc une simple antipathie naturelle que madame Slavsky ressentait pour le jeune homme, et, certes, elle n’avait pas besoin d’autre prétexte pour s’épanouir en pleine floraison.

– C’est vous ? lui dit-elle avec toute la mauvaise grâce dont elle était capable. Jusqu’alors le ciel seul et Boleslas avaient pu l’apprécier dans son beau.

– C’est moi-même, précisément, madame. Vous aviez la bonté de m’attendre ?

– Non, je ne vous attendais pas, je vais dîner, répliqua Barbe en mettant son chapeau devant la glace du salon.

Ratier s’assit sur le canapé en face de la cheminée. Madame Slavsky, le voyant dans la glace, eut beau se retourner avec son air le plus hautain, l’excellent garçon n’y prit garde et continua à la regarder avec une douceur angélique.

– Vous êtes venu chercher vos cinq cents francs ? dit son hôtesse avec le dédain le plus aristocratique : les voici.

Elle tira de son porte-monnaie un billet de banque qu’elle tendit à Ratier ; mais croyant qu’il avançait la main pour le prendre, elle ouvrit les doigts, et le papier léger tomba sur le tapis. Elle regarda le jeune homme : il continuait à fixer sur elle des yeux pleins de bienveillance.

– Eh bien ? fit-elle.

Cela voulait dire : Vous n’avez pas vu le billet ? Ramassez donc votre argent !

– Ce n’est pas cinq cents francs que je suis venu chercher, madame, dit-il toujours aimable, c’est la main de mademoiselle Catherine.

– Cette plaisanterie dure trop, monsieur ; brisons là.

– Je vous demande pardon, madame, c’est extrêmement sérieux ; vous voudrez bien remarquer que je suis en habit, chose complètement ridicule à cette heure et à cette saison quand on ne va pas dîner en ville ; la gravité seule de cette démarche peut m’excuser auprès des gens de goût. J’ai donc l’honneur de vous redemander, madame, la main de mademoiselle votre fille.

– On n’épouse pas un...

– Un joueur fieffé, un homme de mœurs légères, un...

– Est-ce parce que je me glorifie de compter le colonel au nombre de mes relations, ce qui m’a procuré l’honneur de vous êtes présenté, que vous portez sur moi un jugement si sévère, chère madame ? demanda Ratier avec la plus exquise urbanité.

Barbe se mordit les lèvres.

– Vous n’avez pas de fortune, dit-elle.

– Je vous demande pardon : veuillez m’accorder la main de mademoiselle Catherine sous condition de justifier de mes soixante mille francs de revenu, et je suis prêt à vous en prouver l’existence.

– On n’épouse pas un homme qui s’appelle Ratier ! s’écria Barbe exaspérée.

– Qu’à cela ne tienne, répondit nonchalamment notre héros ; je vais précisément en Italie ; je deviendrai comte du pape : il signor conte Ratiero ! Cela fera admirablement sur mes cartes de visite. Vous doutez ? rien n’est plus facile.

– Je ne veux pas de vous, monsieur, ni pour gendre, ni pour...

– Vous ne parliez pas ainsi à Saxon, dit tranquillement le jeune homme.

Barbe regarda autour d’elle ; rien ne pouvait la protéger ; aucune arme qui pût tuer sûrement sans faire de bruit, et puis les gendarmes, ces grands moralisateurs de l’humaine espèce, auraient trouvé peut-être à redire à un meurtre, commis même sans bruit.

– Je vous cède la place, monsieur, dit-elle en se dirigeant vers la porte.

Le remous de sa robe sur le tapis fit voltiger le billet de banque, qui se dirigea en tournoyant vers la fenêtre ; vivement, par un mouvement irréfléchi, elle se baissa et le ramassa. Ses yeux, comme elle se relevait, rencontrèrent le regard froid de Ratier, qui n’avait pas bougé.

– Vous venez de vous déclarer vaincue, madame, lui dit-il de sa voix la plus calme ; du moment où vous avez repris cet argent, la lutte est inégale entre nous, et vous ferez bien de céder. Savez-vous où est votre fille ?

– C’est vous que me propose madame d’Haupelles ! s’écria Barbe, saisie d’un rire nerveux et se renversant sur un fauteuil. Ah ! la bonne affaire ! C’est complet.

– C’est moi-même, chère madame. Si vous consentez, – avec quelques sacrifices de ma part, – nous pouvons nous arranger. Si vous refusez, c’est la guerre, et vous n’êtes pas la plus forte, puisque vous aimez l’argent et que j’aime votre fille... Nous attendrons que Catherine ait l’âge voulu, et nous nous marierons ; du reste, nous trouverons bien en Pologne un prêtre pour nous marier... sans attendre. Je suis décidé à aller jusqu’à Varsovie, s’il le faut. L’argent pour moi n’a pas de valeur.

Il se tut, regardant bien en face la femme qui lui tenait tête ; elle ne put supporter ce regard et baissa les yeux.

– Faisons la paix, madame, lui dit-il ; c’est entendu ?

– J’ai besoin de voir madame d’Haupelles, répondit Barbe évasivement.

– Soit. Quand pourrai-je avoir votre réponse ?

– Demain.

– À quelle heure ?

– Le soir.

– C’est trop long. Dites midi pour tout concilier.

Madame Slavsky ne répondit pas.

– Qui ne dit mot consent, conclut Ratier. Demain, à midi, je me présenterai ici pour obtenir de vous un consentement définitif. Madame d’Haupelles sait à cette heure à quoi s’en tenir sur l’état de ma fortune ; elle vous donnera les renseignements nécessaires.

Il la salua et sortit. Elle était blême de rage et ne répondit pas. Quand il eut disparu, elle fit quelques pas dans le salon, froissant convulsivement le billet de banque qu’elle tenait encore à la main. Elle le regarda, s’aperçut que c’était une valeur de cinq cents francs, et sa colère tomba. Elle le redressa soigneusement, le mit dans son porte-monnaie et sortit pour aller dîner avec Boleslas.

Ratier l’avait bien dit, il était le plus fort, car elle aimait l’argent.

Avant huit heures, il était chez madame d’Haupelles ; c’est alors que le cœur lui battit, lorsqu’il franchit les sombres rideaux du petit salon ! Peu lui importait Barbe et sa colère ! Autant il méprisait ses fureurs et ses insolences, autant, devant la voix lente et brisée, le calme résigné, la dignité simple de cette femme de bien, il se sentait faible et tremblant. C’était elle qui était la vraie mère de Catherine, c’est d’elle qu’il fallait l’obtenir. Il pénétra dans la pièce sombre, haute de plafond ; une lampe à abat-jour posée sur une table lui masquait un visage, mais deux petites mains qui tremblaient un peu en brodant sous la lumière étaient pour lui parfaitement reconnaissables. Il s’arrêta, interdit, n’osant avancer.

– Entrez, monsieur, lui dit madame d’Haupelles, du coin sombre où elle abritait ses yeux épuisés.

Il fit quelques pas et s’inclina devant elle. Il se sentait gauche, vulgaire, maladroit ; il eût voulu être à cent pieds sous terre ; – mais, en relevant la tête, il aperçut le charmant visage de Katia, couvert de rougeur, les yeux baissés : les petites mains avaient déposé leur ouvrage ; elles tremblaient si fort que l’aiguille leur échappait.

– Vous me permettez, madame, dit Ratier, essayant de raffermir la voix, de présenter mes hommages à mademoiselle ?

– Je vous le permets, monsieur, et sauf la ratification de sa mère, dont je ne saurais douter, je vous permets de lui dire tout ce que vous avez à lui dire.

Ratier s’approcha du coin obscur, sut trouver sur le ton sombre des vêtements de sa protectrice une main blanche et émaciée qu’il porta respectueusement à ses lèvres, puis il se retourna vers Catherine, qui attendait immobile, toute rose.

– Mademoiselle Catherine, lui dit-il, nous nous sommes connus dans de mauvais jours ; nous pourrions, je crois, être plus heureux ensemble ; consentirez-vous à partager ma vie ?

Katia voulut parler, elle ne put. Ce respect, ce langage, après les outrages grossiers qu’elle avait récemment endurés, faisaient un contraste trop violent ; un flot de larmes monta à ses yeux ombragés par ses longs cils, et coula sur ses joues un peu amaigries.

– Je puis vous offrir ce que vous avez rêvé, continua Ratier un peu inquiet de ce silence ; vous avez dit un jour que vous n’épouseriez qu’un homme très riche...

– Qu’importe l’argent ! s’écria Katia en repoussant son ouvrage pour s’élancer vers Ratier. L’argent ne sait que faire souffrir ; je n’ai pas besoin d’argent, je n’en veux pas !

– Vous n’en voulez pas ! s’écria Ratier transporté. Madame ! elle n’en veut pas ! Oh ! la charmante fille ! Chère enfant, vous aurez tout, tout, et la fortune aussi. Je suis riche, Katia, j’ai un engagement à la Scala, soixante mille francs pour chanter dix mois, et deux mois de vacances. Nous irons partout, Katia, partout !

– À la Scala ? demanda Catherine, qui ne comprenait pas. Au théâtre ?

– Oui, ma belle Katia chérie ! Je chanterai tous les opéras. Il Travatore, Hernani, Guillaume Tell, les Huguenots, tout en italien. Vous ne dérogerez pas, ma chère Catherine ! Mario est comte, et Adelina Patti est marquise. Vous serez la plus heureuse et la plus belle de toutes les femmes. Vous consentez dites ?

– J’aurais mieux aimé, dit Katia en rougissant, que vous fussiez resté pauvre.

– Elle est adorable, n’est-ce pas ? dit Ratier transporté, en s’adressant à madame d’Haupelles.

– Oui, répondit celle-ci d’une voix émue.

Ratier obtint la permission de s’asseoir à la petite table, sous la lumière tranquille de la lampe, et de causer avec Catherine. Chose assurément étrange, la présence de madame d’Haupelles, invisible dans son grand fauteuil, ne le gênait pas du tout. Il se sentait heureux d’être auprès de la jeune fille, de lui parler en toute sécurité, de faire des plans d’avenir avec elle et pour elle ; mais il était heureux aussi de sentir sur lui le regard bienveillant et mélancolique de cette femme triste et bonne. Il lui semblait être enfin auprès d’une véritable mère, la sienne ou celle de Catherine, peu importait, pourvu que ce fût une mère !

Ils jouissaient depuis un moment de ce bonheur paisible quand madame Slavsky fit son entrée. Elle avait eu le temps de détendre ses nerfs et de se composer une tenue ; aussi, en voyant Ratier familièrement installé chez son amie, elle sut réprimer le mouvement de colère et de haine qui l’avait fait trembler de la tête aux pieds.

Madame d’Haupelles se leva pour la recevoir, avec les marques extérieures de politesse que la présence de Catherine rendait nécessaires. Barbe s’approcha de sa fille, lui déposa sur le front un baiser plein de rancune, jeta un salut de la tête à Ratier, qui s’inclinait devant elle avec déférence, et alla s’asseoir auprès de la cheminée, où elle se perdit gracieusement dans les flots de sa traîne et dans les capitons d’un petit fauteuil bas.

– Superbe ! pensa Ratier en admirant cette tenue irréprochable. Elle n’a pas l’air d’avoir ramassé mon billet de cinq cents francs, mais pas du tout ! Enfin, nous voilà en famille ! il ne manque plus ici que le colonel.

– Vous voyez, ma chère, dit madame d’Haupelles à son ancienne amie, que j’ai cru devoir, en votre nom, autoriser ces jeunes gens à causer ensemble.

Le regard dédaigneux de madame Slavsky toisa Ratier, imperturbable.

– Vous ne leur refuserez pas plus longtemps le consentement qu’ils réclament de vous ?

– Le voici, répliqua noblement madame Slavsky en tirant de son sein, comme dans les tragédies, un papier qu’elle remit à madame d’Haupelles.

Celle-ci l’examina, constata qu’un document en langue étrangère, portant la signature du père de Catherine, était attaché avec une épingle à celui de madame Slavsky, mit ces papiers dans un coffret placé près d’elle, et tendit en échange à sa belle amie une enveloppe cachetée. Barbe la prit négligemment, avec un geste bien connu de ceux qui reçoivent souvent de l’argent : elle fit craquer dans l’enveloppe le papier qu’elle contenait ; le bruit fut bien celui des billets de banque, et la charmante femme, connaissant trop son amie pour avoir des doutes sur l’intégrité de la somme convenue, glissa l’enveloppe à la place où elle avait pris les papiers ; sa belle main blanche retomba sur sa robe avec un geste gracieux qui fit scintiller les diamants de ses bagues. Elle avait racheté ses bijoux à Saxon avant de partir.

– Alors, dit madame d’Haupelles, on peut commencer les formalités légales pour le mariage ?

Barbe indiqua d’un geste que cela lui était tout à fait indifférent.

Ce mutisme ennuyait madame d’Haupelles, qui n’y voyait qu’une preuve de mauvais caractère ; elle sonna, et l’on présenta le thé, dont Catherine s’occupa avec la grâce d’une fiancée qui sait que son fiancé la regarde.

Elle eût touché Rémisof lui-même, tant elle était timide et charmante ; mais madame Slavsky fut inébranlable.

– J’emmène ma fille ce soir, dit-elle en posant sa tasse vide sur la cheminée, après avoir essuyé ses lèvres.

Katia tressaillit et regarda sa protectrice d’un air effrayé.

– Ne pouvez-vous me la laisser ? dit-elle ; je vous assure que nous sommes très heureuses ensemble, et qu’elle ne me dérange pas du tout. Quelques jours seulement !

– J’ai fait tout ce que vouliez, répliqua Barbe avec intention ; laissez-moi emmener ma fille ; je n’ai plus longtemps à jouir de sa présence.

Madame d’Haupelles essaya d’insister, mais madame Slavsky fut inflexible.

– Sans cela, dit-elle sèchement, rien de fait.

– Allez prendre vos petites affaires, mon enfant, dit tristement l’excellente femme.

Katia sortit du salon en jetant un regard désespéré à son amie.

– Madame, dit Ratier en s’adressant à sa future belle-mère, vous me permettrez de faire ma cour à mademoiselle Catherine ?

– Vous la lui ferez quand vous serez mariés, mon cher monsieur, répliqua madame Slavsky ; vous savez que je ne puis vous souffrir, et vous aurez bien l’amitié de ne pas m’infliger votre présence.

– Vous verrez Catherine chez moi, monsieur, dit madame d’Haupelles avec fermeté.

– Si vous voulez, ajouta Barbe avec son insolence ordinaire.

Catherine reparut, et sa mère l’emmena aussitôt. Ratier allait sortir avec elle pour lui serrer la main au moins, au moment de la mettre en voiture ; madame d’Haupelles le retint.

– Je redoute quelque tricherie, lui dit-elle ; tout ceci n’a pas l’air franc. Soyez prudent, et veillez sans cesse.

– Que craignez-vous ? demanda Ratier, le cœur serré.

– Qu’elle ne l’enlève !

– Elle n’a pas le sou !

– Je viens de lui donner cinq mille francs.

– Ah ! madame, c’était une faute ! s’écria Ratier... Je vous demande pardon, reprit-il aussitôt, je ne voulais pas porter un blâme... mais on ne tient madame Slavsky que par la corde d’argent.

– Oui, c’est une faute, je l’ai compris en la voyant insister pour emmener sa fille, mais il était trop tard. C’est à vous de réparer mon erreur : je suis toute à votre disposition, à quelque heure que ce soit, pour quelque somme que ce soit.

– Merci, madame, dit Ratier ému, vous avez un cœur de mère !

Sur cette parole qui fit pleurer madame d’Haupelles deux heures encore après son départ, il sortit et alla s’informer près de la concierge de la rue Miromesnil. Il apprit que les dames Slavsky venaient de rentrer, et retourna chez lui tranquille pour cette nuit-là au moins. Après les nuits que Barbe avait passées sans sommeil, il n’était pas probable qu’elle tentât immédiatement une évasion. Mais il se promit d’être sur pied de bonne heure le lendemain.

Dans la voiture qui les ramenait chez elles, madame Slavsky ne dit pas un mot à sa fille ; Catherine, de son côté, ne sentait pas la nécessité d’épancher ses sentiments dans le sein de sa mère ; mais ce silence pacifique ne devait pas toujours durer.

Lorsque madame Slavsky fut rentrée au logis, qu’elle eut brutalement coupé court, en l’envoyant se coucher, à l’expansion de miss Amroth, qui éprouvait à revoir Katia la joie d’un chien momentanément séparé de son maître, et qu’elle eut fait signe à la jeune fille de la suivre dans le salon, elle ferma soigneusement la porte, vint s’asseoir sur le canapé, se croisa les bras, et dit à Catherine :

– M’expliquerez-vous ce que cela signifie ?

La jeune fille ne répondit pas. D’abord cette question était trop vaste pour qu’il fût facile d’y répondre, et puis elle aurait eu trop de choses à dire si elle avait énoncé ce qu’elle avait sur le cœur ; elle attendit l’orage, la tête basse.

– Vous pensez sérieusement à épouser ce monsieur... Ratier ? demanda Barbe en accentuant ce nom vulgaire avec un indicible mépris.

– Oui, maman, répondit Catherine, toujours debout et la tête baissée.

– Vous avez des goûts relevés ! proféra dédaigneusement sa mère. Pour moi, je ne veux pas d’un gendre qui s’appelle Ratier.

– Je croyais que vous aviez donné votre consentement ? demanda Catherine en pâlissant, car elle entrevit un abîme d’horreurs.

– Ce que vous croyez ne me regarde guère et ce que je fais ne vous regarde pas, dit madame Slavsky ; c’est de vous qu’il s’agit. Quelle idée vous a prise d’accepter la proposition de ce monsieur si mal élevé ?

– C’est que je l’aime ! répondit bravement la jeune fille.

– Vous l’aimez ! c’est touchant ! Est-ce avec ses manières accomplies qu’il a gagné votre cœur, ou bien avec son brillant avenir, ou encore avec son esprit distingué ? Répondez donc, pourquoi l’aimez-vous ?

– Parce que je l’estime, répondit Catherine en relevant la tête, mais sans hausser le ton de sa voix douce et soumise ; parce qu’il est bon, parce qu’il s’est montré bon surtout envers moi, parce que j’ai vu qu’il ne me méprisait pas, tandis que tous les hommes que j’ai connus jusqu’ici m’ont méprisée.

– Méprisée, et pourquoi, s’il vous plaît ?

Catherine regarda sa mère ; ses yeux lancèrent un éclair, puis elle éteignit leur regard sous ses paupières et répondit d’une voix tremblante :

– Il est inutile que je vous le dise, maman ; ne me le demandez pas.

Madame Slavsky se mordit les lèvres ; elle ne s’était pas attendue à cela. Mais elle ne se laissait pas déconcerter ; aussi reprit-elle sans perdre de temps :

– Pourquoi avez-vous quitté ma maison, comme une aventurière ?

L’orgueil de Katia se révolta, et elle ne put se contenir.

– Parce qu’il y venait des aventuriers, dit-elle vivement.

Madame Slavsky tressaillit et se leva ; un moment elle se demanda si elle frapperait sa fille, et elle en avait bonne envie ; mais la pensée que d’autres pourraient le savoir l’obligea à se refuser ce plaisir.

– Qui entendez-vous sous ce nom ? dit-elle en s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix irritée.

– La comtesse et le général.

– Passe pour la comtesse, répliqua Barbe soudain calmée, mais je vous défends de donner ce titre au général.

– Parce qu’il s’est indignement conduit avec moi ? demanda Catherine, frémissante à son tour d’indignation juvénile.

– Parce qu’il est mon ami et que vous devez parler respectueusement de mes amis.

– Choisissez-les mieux alors ! s’écria Catherine poussée à bout. Ici même, celui que vous nommez votre ami m’a grossièrement insultée, au point que j’ai dû fuir pour me défendre...

– Bel esclandre dont vous avez mille raisons de vous vanter ! interrompit madame Slavsky.

– J’ai fait ce que je pouvais. Si vous aviez été là, ma mère, vous m’auriez défendue ; vous ne savez pas ce qui s’est passé !

La jeune fille couvrit son visage de ses mains et recula d’un pas, au souvenir de cette scène. Madame Slavsky s’aperçut qu’en effet sa fille devait avoir été gravement insultée, chose que jusqu’alors elle n’avait pu admettre un seul instant.

– Si vous voulez que je le sache, dit-elle d’une voix radoucie, apprenez-le-moi.

– Jamais ! s’écria Catherine, jamais ! c’est trop que ce soit arrivé !

L’amour-propre de madame Slavsky se réveilla fort irrité.

– Vous l’avez dit à madame d’Haupelles, et vous ne pouvez pas me le répéter ?

– Ce n’est pas la même chose ! dit Catherine ; puis elle se reprit, croyant qu’elle avait blessé sa mère : – Ici, maman, dans cette pièce... j’ai cassé la coupe de Chine...

– Comment cela ?

– Je la lui ai jetée à la tête, voyant qu’il ne voulait pas me lâcher, et je l’ai manqué... J’aurais voulu le tuer ! Il a eu peur et m’a laissée aller...

Elle frissonna ; les mains insolentes du vieillard lui semblaient encore errer autour de sa taille et sur son cou délicat.

Madame Slavsky resta pensive un moment. Cette horreur de Katia pour le général dérangeait ses combinaisons. Pendant qu’elle dînait avec Boleslas, le vieux Tomine avait fait irruption dans leur salon particulier, et était venu s’excuser de sa sottise. En quels termes l’avait-il fait ? Comment une alliance offensive et défensive s’était-elle trouvée conclue entre ces trois vertueux personnages, c’est ce que l’histoire ne nous apprendra point, car il ne s’est pas trouvé de greffier pour enregistrer leur conversation.

Josia, qui venait pour affaire à l’heure du café, recueillit ces dernières paroles du général :

– On est bête, mais on n’est pas méchant ; nous en reparlerons demain matin si vous voulez bien y réfléchir.

Là-dessus le vétéran avait pris son chapeau et sa canne, et s’en était allé se promener sur les boulevards.

Madame Slavsky resta donc absorbée dans sa méditation, et ne sachant comment en sortir, elle renvoya Catherine à son lit.

– Bonsoir, madame Ratier, lui dit-elle ironiquement. Madame Ratier ! Quel beau nom !

– Il est honorable, au moins ! lui répondit sa fille en fermant prudemment la porte sur elle.

Voyant qu’il était tard et que parler ne servirait à rien, Barbe se décida à s’endormir, ce qui lui réussit à merveille : plusieurs nuits agitées, le voyage, l’émotion, tout cela lui procura un repos délectable ; elle se réveilla à neuf heures, au moment où le soleil qui avait jusqu’alors brillé d’un vif éclat se voilait dans un épais nuage.

Mais Barbe n’était pas toujours superstitieuse ; on peut même dire qu’en ce qui ne touche ni Saxon ni Monaco, elle tenait tant soit peu de l’esprit fort ; aussi ne fit-elle d’autre attention au temps que pour faire cette remarque :

– Encore de la pluie ! Il faudra mettre des bottines à double semelle.

Barbe sortit de sa chambre, s’assura que sa fille était dans la sienne, ordonna à miss Amroth de lui faire du chocolat, et rentra dans son sanctuaire pour y procéder à sa toilette. Miss Amroth, qui avait déjà allumé le gaz dans la cuisine, se mit docilement à râper son chocolat, et Katia vint bientôt l’aider dans cette intéressante occupation.

Pendant que la vie matérielle poursuivait ainsi son cours rue Miromesnil, Ratier, qui s’était levé de grand matin, avait profité de son activité pour prendre une avance considérable. Six heures n’étaient pas sonnées qu’il frappait à la mansarde de Josia une grêle de petits coups secs comme une pluie de noisettes, et qui auraient réveillé un mort. Josia n’était pas mort, bien que profondément endormi. Il se réveilla donc, ouvrit la porte et resta ébahi à la vue de Ratier.

– Chu... u... ut ! fit celui-ci en posant un doigt sur ses lèvres.

– Le colonel demeure au second, répondit naïvement le secrétaire.

– Très bien, jeune homme ! savamment répondu ! dit Ratier ; vous êtes sur le chemin de la perfection, voie étroite, où l’on n’avance qu’en gagnant des cors aux pieds. Je n’ai pas pu vous voir hier ; rendez-moi donc un peu compte de vos agissements.

– J’ai dépensé vingt-sept francs trente-cinq centimes, répondit promptement le jeune homme.

– Ce n’est pas cela que je vous demande. Recouvrez vos membres inférieurs d’un vêtement approprié à cet usage, et causons à cœur ouvert.

Josia sauta sur un pantalon, et, l’instant d’après, s’assit modestement sur son lit, car il n’avait qu’une chaise, occupée alors par Ratier.

– Savez-vous ce qu’est devenue mademoiselle Catherine ?

– N’est-elle pas rue Miromesnil ? demanda Josia en pâlissant.

– C’est-à-dire qu’elle y est retournée, mais elle n’y était pas hier matin, et je ne suis pas sûr qu’elle y soit dans une heure ou deux.

– Que s’est-il passé, mon Dieu ! gémit Josia en levant ses bras maigres vers le ciel.

En quelques mots Ratier le mit au courant de ce qu’il était indispensable de savoir, puis il ajouta :

– Et dans trois semaines, quand le diable y serait, elle s’appellera madame Ratier.

– Vous ?... vous l’épousez ? demanda Josia, dont le visage attentif se décomposa soudain.

– Pardon, mon ami, mon cher ami... j’avais oublié... Quel nigaud je suis ! s’écria Ratier en se donnant un coup de poing sur le front. Je vous assure, Josia, que je ne voulais pas vous faire de peine !

– Je le sais bien, Ratier, je le sais bien... C’est le premier moment, voyez-vous ; mais à présent que c’est passé, je suis très content, oui, très content. J’aime mieux que ce soit vous qu’un autre, je vous assure !

– Quel brave garçon vous faites ! murmura Ratier ému ; quel dommage qu’il n’y ait pas deux Catherine ! Avec quel plaisir je me serais mis en quatre pour vous faire épouser l’autre !

– Vous êtes bien bon, dit Josia avec son sourire plaintif. Mais je suis très content parce que vous serez bon pour elle.

– Je l’espère bien, fit Ratier devenu grave. Eh bien, Josia, vous comprenez maintenant si, plus que jamais, nous devons nous liguer pour la sauver.

– Mais puisque vous l’épousez, elle n’a plus rien à craindre !

– Vous ne connaissez pas la chère Barbe, la vénération vous aveugle. Elle a donné son consentement hier soir à dix heures, et à onze l’a repris.

– Cela ne se peut, s’écria le naïf secrétaire.

– Voici ce qu’une femme inconnue, un ange peut-être, que je soupçonne d’être miss Amroth, a déposé, pour moi chez mon concierge, qui me l’a remis aussitôt. Quel concierge ! Il est unique en son genre, comme le colonel !

Le billet qu’il mettait sous les yeux de Josia portait ces mots :

Ma mère m’a déclaré qu’elle ne veut pas que je vous épouse ; je suis sûre que nous allons quitter Paris. Ne m’abandonnez pas. – Katia. Quatre heures du matin.

– Pauvre petite ! je crois bien que nous ne l’abandonnerons pas ! Elle a passé la nuit à réfléchir et à suborner son Irlandaise, qui a dû sortir en catimini, rentrer de même et éprouver des peurs effroyables. Je me demande où elle a eu mon adresse... À moins que madame d’Haupelles ne la lui ait donnée...

Pour se procurer l’adresse de Ratier, Catherine n’avait pas eu besoin de recourir à qui que ce soit. Depuis longtemps, depuis leur conversation au Palais-Royal, elle avait pris dans le salon une carte du jeune homme, son seul ami, et l’avait conservée en se disant que cela pourrait servir. Les ingénues ont parfois de ces idées-là, sans doute parce qu’elles ne savent pas que c’est mal.

– Et maintenant, Josia, il ne faut plus quitter le café en question, si mauvaise qu’y soit la chère. Vous allez prendre une voiture à la journée ; il y a dans ma rue une remise où l’on peut avoir un homme sûr ; vous l’emmènerez devant le café, et vous l’y garderez ; au moindre mouvement à l’extérieur de la maison assiégée, vous me préviendrez par un commissionnaire que j’ai souvent employé et qui sera à vos ordres chez le marchand de vin. Je serai d’ailleurs ou chez moi, ou chez madame d’Haupelles, ou avec vous.

– Et que faut-il faire, si vous n’étiez pas là et si l’on voulait l’emmener ? demanda Josia, inquiet.

– Ceci, mon cher, peut être si imprévu, si extraordinaire que je ne puis vous donner aucun plan ; agissez comme vous pourrez. Si vous ne pouvez pas vous faire suivre par Catherine, ou l’enlever, suivez-la partout, en voiture, en chemin de fer, dans l’hôtel où elle descendra, au bout du monde, et jouez du télégraphe sans compter. Si vous l’enlevez, conduisez-la à Montmartre.

Il remit l’adresse de madame Féraud avec un portefeuille bien garni à Josia, fort inquiet de sa responsabilité, et lui enjoignit surtout de ne pas se laisser apercevoir, puis il le quitta pour dresser ses plans d’une manière effective.

Le colonel, à l’heure ordinaire, eut beau attendre Josia, il ne le vit point paraître. Le garçon d’hôtel, interrogé, répondit que M. Josia était en courses depuis le matin. Boleslas pensa que le digne garçon cherchait des fonds pour son échéance du lendemain, et se prépara à bien déjeuner.

Vers dix heures, Barbe avait pris son chocolat, miss Amroth aussi ; – malgré les transes qui l’avaient pâlie, Katia avait trempé d’abord le bout de ses lèvres dans son breuvage favori, puis elle avait fini par faire comme les autres et l’avaler tout entier, lorsque le général Tomine se fit annoncer.

Au son de sa voix, Catherine tressaillit et courut s’enfermer dans sa chambre ; mais madame Slavsky, plus aguerrie, l’attendit de pied ferme.

– Eh bien ! dit le général, avez-vous réfléchi ?

– J’ai reçu une proposition de mariage pour ma fille, répliqua Barbe, et je vous avoue...

– Depuis hier soir ? demanda Tomine plein de méfiance.

– En vous quittant ; et cette proposition...

– Eh ! mon Dieu, j’épouserai Catherine ! Qu’à cela ne tienne ! Elle est gentille, cette enfant ! J’aurais dû m’en apercevoir il y a déjà quelques années, mais il n’est jamais trop tard pour se ranger. Hein ! qu’en dites-vous, ma belle amie ?

– Ce n’est pas cela, général. Le jeune homme qui demande ma fille connaît la position embarrassante...

– Et embarrassée !

– ... où je me trouve, continua Barbe toujours digne ; il connaît l’affection que je porte à Catherine et le regret que j’aurais à m’en séparer ; aussi, pour me laisser l’esprit tranquille, il m’offre de payer mes dettes...

– L’infortuné ! pensa le général, il ne sait pas quel gouffre... Mais c’est un mensonge abominable ; il n’y a pas sous le ciel un homme assez naïf pour proposer à Barbe de payer ses dettes ! – Toutes ? demanda-t-il tout haut.

– Vous comprenez, général, que cette proposition mérite d’être prise en considération !

– Peste ! je crois bien ! On ne vous la fera pas deux fois ! Je vous conseille de l’accepter. Pendant qu’il y sera, ce brave jeune homme, ayez donc la bonté, chère amie, de lui faire régler aussi notre petite affaire, les trois mille roubles que je vous ai prêtés à Monte-Carlo, vous savez ? Je suis un peu gêné pour le moment.

Barbe resta un moment silencieuse.

– Et vous, qu’est-ce que vous donneriez ? dit-elle enfin.

– Ce que je donnerais ? Mais c’est vous qui devriez me donner du retour ! Il y a assez longtemps que vous ne venez pas à bout de marier votre fille ! Je crois que celui qui vous en débarrassera vous rendra un service assez signalé !

– N’en parlons plus, général, dit Barbe d’un air posé. Je le regrette, car vous êtes fort aimable...

– Vous me devez trois mille roubles... le cours n’est pas fameux ; mais pourtant cela fait au moins dix mille francs. Si je vous en donne encore dix mille, il me semble que j’aurai bien fait les choses !

– D’abord, général, les trois mille roubles que je vous dois...

– Vous n’avez pas l’intention de me les payer jamais, je le sais ; mais pour moi, ils n’en entrent pas moins en ligne de compte. Voyons, Barbe, soyez gentille, finissons-en !

Madame Slavsky essaya bien de batailler un peu, mais le général était un homme énergique et entêté ; elle vit qu’il n’y avait qu’à céder. D’ailleurs, elle était sûre d’obtenir après le mariage quelque argent par-ci, par là, tandis que de Ratier, elle se sentait parfaitement certaine de n’avoir que des impertinences. Et puis, la meilleure raison de toutes est que sa haine pour le jeune homme avait pris des proportions gigantesques ; dans la joie de lui jouer ce petit tour, elle eût donné gratis sa fille au général !

– Eh bien ! à quand la noce ? demanda Tomine en se redressant fièrement, quand ils furent tombés d’accord.

– Quand vous voudrez, mais pas à Paris, répondit l’heureuse mère.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne veux pas qu’on m’ennuie, et puis, votre comtesse, vous savez...

– Bah ! elle est si bonne enfant ! Vous pensez que ça la vexerait ?

– Je n’en sais rien, mais il faudra vous en débarrasser avant le mariage ; que dirait-on ?

– C’est trop juste ! fit le général. Eh bien ! partez pour l’Allemagne, allez aux eaux, je vous rejoindrai dans huit jours. Quand partez-vous ?

– Dans une heure ! répondit Barbe.

– Sitôt ! Quelle mouche vous pique ?

– Si je reste à Paris, ce jeune homme qui a demandé Catherine va nous ennuyer de ses supplications ; il doit venir tantôt chercher la réponse ; j’aime mieux couper court à toutes ses jérémiades.

– Vous pensez à tout, chère amie ! Et puis il y a probablement quelque chose que vous ne me dîtes pas ; on ne joue point un vieux renard comme moi ! Mais n’importe, si vous me trompez, je suis sûr que votre fille ne me trompera pas. Elle est d’une vertu ! Tudieu ! quelle vertu ! Elle voulait me tuer. Êtes-vous bien sûre qu’elle soit votre fille, Barbe ?

Comme, en disant ces mots, le général baisait galamment la main de sa future belle-mère, plus jeune que lui de quinze ans au moins, la belle madame Slavsky ne se montra point irritée ; et puis elle avait quelque chose à demander.

– Partir, dit-elle, c’est facile, mais avec quoi ? Vous savez que je suis revenue de là-bas, – là-bas c’était Saxon, – totalement ruinée ?

– Vous voulez qu’on vous paie d’avance ? Et si vous alliez me faire faux bond ? Ne vous fâchez pas, Barbe, cela arrive dans les meilleures sociétés, comme disait un naïf pour s’excuser de la plus énorme des sottises. J’ai mille francs sur moi ; c’est toujours assez pour partir : les voulez-vous ?

– Qu’est-ce que l’on peut faire avec mille francs ? répondit dédaigneusement Barbe, et puis, Boleslas, que va-t-il devenir ?

– Qu’il aille vous rejoindre ! Ne le voilà-t-il pas bien embarrassé ? Il est d’âge à prendre tout seul son billet de chemin de fer. Je vous l’amènerai ; êtes-vous contente ?

Madame Slavsky n’était pas trop contente, mais cependant plus qu’elle ne voulait le paraître.

– Puis-je baiser la main de ma belle fiancée ? demanda le général en arrangeant sa cravate.

– Franchement, général, après votre algarade de l’autre jour, je vous demande si vous pensez être bien reçu ?

– Mais puisque je dois l’épouser ?

– Laissez-moi vingt-quatre heures pour la préparer à celle idée.

– Bah ! elle ne demande qu’à se marier ! Elle l’a dit cent fois, il lui faut un homme riche ; je suis riche, encore beau ! je ne suis plus jeune, mais qu’est-ce que cela peut lui faire ?

– Cependant...

– Allons donc ! Elle est très raisonnable, cela ira tout seul ; savez-vous pourquoi je l’épouse, votre fille ? c’est parce qu’elle a l’esprit positif. Elle a dit carrément : J’épouserai un homme riche, parce que je veux vivre richement. Pas de poésie, pas de sentimentalité ; elle n’a jamais regardé seulement la lune sur la mer ! J’aime cela, moi ! Ces femmes-là, pourvu qu’on leur donne autant de chiffons qu’elles en veulent, se conduisent noblement et portent bien le nom de leur mari. C’est ce qu’il me faut ! Et puis, elle est diablement jolie et mince ! si mince !

– C’est bien, général, je n’ai pas besoin de connaître vos motifs. Allez-vous-en et laissez-moi faire mes paquets. Si peu que j’en emporte, il m’en faut quelques-uns.

– Sans voir Katia ?

– Si vous voulez qu’elle vous casse une autre tasse sur la tête, je vous conseille d’aller faire le gracieux auprès d’elle.

– C’est dur, soupira le général, mais je me soumets ; je n’aime pas à entendre briser des porcelaines. Au revoir donc, ma belle-mère : je dis belle-mère, entendez-vous ?

Madame Slavsky lui indiqua la ville où elle comptait se rendre, et le général s’en alla, non sans protester encore contre la cruauté de Barbe, qui ne lui permettait pas de voir sa fiancée.

Quand la porte fut refermée sur le prétendu, madame Slavsky entra dans la chambre de la prétendue ; Katia, assise auprès de la fenêtre ouverte, se leva en la voyant et vint à sa rencontre.

– Nous partons, dit Barbe ; faites vos préparatifs.

– Nous partons ? répéta Catherine, que rien n’étonnait plus. Où allons-nous ?

– Aux eaux d’Allemagne. Dépêchez-vous, Catherine ; le train part dans deux heures ; nous avons à peine le temps d’arriver.

– Maman, dit la jeune fille, M. Ratier sait-il que nous partons ?

– Vous m’ennuyez avec votre M. Ratier. Pas de raisons, s’il vous plaît, et choisissez ce que vous voulez emporter. Une malle, et pas de petits paquets.

Barbe sortit, laissant sa fille en proie au plus affreux désespoir, car elle se sentait impuissante. Elle savait par miss Amroth que le général avait causé longtemps avec sa mère, et qu’ils s’étaient séparés dans la meilleure intelligence ; ce brusque départ, succédant à cette conversation, lui paraissait le plus noir de tous les présages.

Elle regarda au dehors : il pleuvait. Quand on est gaie, la pluie est attristante ; mais quand on est triste, elle vous navre. Cependant, pour rafraîchir ses yeux brûlés par l’insomnie, elle se mit à la fenêtre et regarda machinalement dans la rue. Une voiture, toujours la même, était là depuis le matin : c’était peu intéressant. Elle regarda un peu plus loin et crut apercevoir Josia qui entrait dans le café voisin. Stupéfaite, elle se pencha et revit le même Josia : il parlait au cocher de cette voiture mystérieuse, qui, immobile, enveloppé de son grand caoutchouc blanc, avait l’air d’une statue pour un monument funéraire : la Pitié, la Charité ou quelque autre vertu. Après un court colloque, Josia rentra au café, et un garçon apporta au cocher une boisson quelconque que la statue de caoutchouc avala sans se faire prier.

– Josia ! se dit-elle, le colonel est là ! Mon Dieu ! je suis perdue, tout à fait perdue ! Si je tente de me sauver, le colonel me rattrapera avec sa voiture.

Soudain, au bout de la rue, elle vit arriver une forme bien connue : Ratier lui-même, qu’elle reconnut malgré son grand parapluie, rien qu’à sa manière de poser les pieds sur le trottoir inondé.

Le cœur de la pauvre petite battit bien fort quand elle vit Ratier s’approcher du café, fermer son parapluie et regarder de son côté ! Un sentiment instinctif de pudeur la fit retirer vivement ; elle ne voulait pas être surprise par Ratier au moment où elle le regardait ; mais la nécessité, le péril, lui fit vaincre ce premier mouvement ; et elle pencha sur le balustre son joli visage couvert de rougeur.

Ratier la vit, lui fit un signe imperceptible et entra dans le café.

Le signe qu’il avait fait signifiait : Écrivez ! Mais écrire, quoi ? Le faire parvenir, comment ? Katia avait vu bien des vilaines gens, mais elle n’avait pas vu le Barbier de Séville, ou si elle l’avait vu, c’était aux Italiens, et cette musique ne lui avait rien appris. Elle resta donc tristement les yeux fixés sur ce café où venait de disparaître sa seule espérance.

– Eh bien, Catherine, dit sa mère, à la porte de la chambre, où sont vos effets ?

La jeune fille tressaillit et se retourna. Barbe était trop furieuse de voir que rien n’était prêt pour se demander pourquoi sa fille était à la fenêtre. D’ailleurs, comment eût-elle supposé que Catherine avait des intelligences à l’extérieur ? elle était beaucoup trop fière de son activité et de sa promptitude de décision pour se méfier de quoi que ce fût. Sa seule crainte était une visite de Ratier, et c’est pour cela qu’elle hâtait fébrilement son départ.

Au lieu de réclamer un concours qu’elle n’obtiendrait pas, elle ouvrit les tiroirs de sa fille, y prit à la hâte un peu de linge et l’emporta dans sa malle.

Au bout d’une heure, les préparatifs étaient terminés ; plus d’une fois Ratier et Josia avaient donné signe de vie par de courtes apparitions sur le trottoir, et même avaient fait comprendre à Catherine que la voiture mystérieuse, loin de receler Boleslas, lui était destinée. Enfin, la malle fut faite, et madame Slavsky donna à miss Amroth l’ordre de dire au concierge d’aller chercher une voiture.

La pauvre Irlandaise, pâle d’angoisse et partageant les soucis de sa jeune maîtresse, vint faire part à Katia de l’ordre maternel.

– Allez, lui dit la jeune fille, et tâchez de faire savoir à ces messieurs qui sont en bas, en face, qu’on veut m’emmener. Je vais occuper maman.

Miss Amroth descendit comme une flèche. Sa tendresse pour Catherine se doublait alors d’une puissante aversion pour madame Slavsky, qui la traitait mal, la faisait travailler comme un cheval et ne la payait pas.

Pendant qu’elle exécutait sa commission, Catherine avait eu soin de se montrer à sa mère dans sa toilette du matin, à laquelle elle n’avait fait aucun changement.

– Comment ! vous n’êtes pas prête ! s’écria madame Slavsky. Vous voulez donc que cet odieux Ratier nous trouve ici ? Habillez-vous, et vite ; je ne vous quitte pas que vous ne soyez prête.

Catherine n’avait pas trouvé cela dans le Barbier de Séville, mais elle n’en avait pas moins réussi. Elle s’habilla lentement sous les yeux de sa mère irritée, qui lui passait l’une après l’autre les pièces de son costume. Au moment où elle mettait son chapeau, miss Amroth revint et dit :

– La voiture est en bas.

Le concierge passa devant, portant la malle sur ses épaules, puis madame Slavsky poussant sa fille devant elle, et enfin miss Amroth, qui, dans la bagarre, n’avait pas encore eu le temps de demander ce qu’on allait faire d’elle.

Tout ce monde arriva au bas de l’escalier, sans que l’Irlandaise eût pu dire un mot à Catherine, et pourtant ce n’était pas sa faute, mais Barbe était trop près.

La portière de la voiture était ouverte, les menus objets encombraient la banquette de devant. Le cocher, après avoir assujetti la malle, s’arrangeait commodément sur son siège, sous la pluie qui tombait à flots. Barbe fit monter sa fille dans la voiture, et s’assit auprès d’elle. Miss Amroth, sous la pluie, commençait une série de questions auxquelles son accent irlandais et le trouble de ses esprits ne donnaient pas toute la lucidité désirable ; Catherine, se sentant perdue, disait mentalement adieu à Ratier, quand la voix de Josia se fit entendre.

Il accourait, sous un grand parapluie que Catherine reconnut pour celui de Ratier, et demandait madame Slavsky à tous les échos.

– Elle est dans la voiture, lui dit miss Amroth en dévorant un sanglot, du même ton dont elle eût dit : elle est dans le cercueil.

– Madame Slavsky... ah ! je vous trouve ! Je viens de la part du colonel, – message urgent, – pressé... secret.

La figure de Josia étincelait d’énergie, de joie, de colère, et de tant d’autres choses que Barbe crut à quelque événement grave.

– Dites, fit-elle nerveusement.

– À vous seule, madame, répliqua aussitôt le secrétaire ; devant mademoiselle, impossible !

Avec un geste d’humeur, madame Slavsky descendit, appuyée sur la main de Josia ; il fit un pas sur le trottoir, et mit son parapluie entre la voiture et la trop confiante Barbe.

– Eh bien, dit-elle, que se passe-t-il ?

– Ah ! madame, le colonel... j’ai tant couru que je ne puis parler... le colonel m’a chargé de vous dire...

Au moment où le parapluie descendait entre la portière de gauche et les yeux de Barbe, celle de droite s’ouvrit sous les efforts de Ratier ; il prit Catherine par la main, la fit descendre, et il la jeta dans l’autre voiture, dont la portière ouverte les attendait du côté de la rue ; il s’y assit près d’elle, et aussitôt la voiture se dirigea vers l’Élysée sans trop de précipitation d’abord, puis, peu à peu, si vite qu’elle disparut dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, au moment précis où madame Slavsky impatientée disait au secrétaire :

– Me direz-vous enfin ce que le colonel vous a chargé de me transmettre ?

Josia, devenu brave, car il n’entendait plus le bruit des roues, ferma soudain son parapluie.

– Ma foi ! madame, dit-il, je me suis si fort dépêché de venir que je l’ai oublié en route. Je vais retourner à l’hôtel, et dans un quart d’heure...

– Quel malheur d’être bête ! dit grossièrement madame Slavsky, c’est un vice incurable.

Lui tournant le dos, elle se retourna vers la voiture d’un mouvement rapide, car il pleuvait à torrents, et poussa un cri désespéré. L’autre portière était restée ouverte, et Katia n’était plus là.

– C’est un coup monté ! s’écria Barbe, pâle de rage, et c’est vous, misérable, idiot... Cocher, où est allée ma fille ?

– Je n’ai rien vu, madame, répondit le cocher, qui effectivement n’avait rien vu de particulier, attribuant ces allées et venues au trouble d’un départ, et d’autant plus sincère que la tête de son cheval était tournée du côté opposé à celui qu’avaient pris les fugitifs.

Madame Slavsky prit alors tout le monde à partie : Josia, l’Irlandaise, et enfin le cocher, qu’elle accusait de complicité. Celui-ci, qui n’avait pas été élevé sur les genoux d’une reine, descendit de son siège et se mêla si énergiquement à la conversation que, malgré la pluie, trois ou quatre passants s’amassèrent, et le concierge fut obligé d’intervenir.

Barbe fit décharger sa malle, et voulut monter dans la voiture ; mais le cocher, qui lui gardait rancune, détala sans l’attendre, et elle se trouva seule sous l’averse qui redoublait, et sans parapluie.

La rage dans l’âme, souhaitant une mort affreuse à tout le genre humain, elle remonta chez elle pour chercher un parapluie ; mais miss Amroth, pendant la querelle, avait disparu avec la clef, et il fallut faire demander un serrurier. Beaucoup plus tard seulement Barbe retrouva sa clef, avec l’Irlandaise, chez madame d’Haupelles, où Josia lui avait dit de chercher un refuge.

Pendant un bon moment le silence régna dans la voiture qui emmenait Katia vers l’inconnu. Tout épeurée encore de ses alarmes récentes, étonnée d’une délivrance si extraordinaire, mais sans inquiétude pour l’avenir, la jeune fille se taisait, et, de son côté, Ratier n’avait pas envie de rompre le silence. Après avoir eu envie d’assommer à coups de poing le général, qu’il avait rencontré radieux au coin du faubourg, après s’être dit, lors de la communication de miss Amroth, qu’il ne pourrait pas mener son plan à bonne fin, le jeune homme, ébloui de sa réussite, avait aussi besoin d’un peu de recueillement. Au bout de quelques instants, pourtant, il adressa doucement la parole à Katia.

– Vous ne me demandez pas où nous allons ? lui dit-il.

Qu’importait à la jeune fille, pourvu que ce fût bien loin du général ! Cependant elle lui demanda :

– N’est-ce pas chez madame d’Haupelles ?

– Non, il serait trop facile de vous y retrouver ; nous allons chez mes amis de Montmartre, ceux dont je vous avais donné l’adresse, vous savez ? Ce sont de bien bonnes gens, et vous y serez parfaitement heureuse jusqu’au jour de notre mariage.

Catherine rougit à ce mot, mais ce ne fut ni de honte ni de colère.

– Est-ce de bon cœur, reprit Ratier en baissant la voix, malgré le bruit des roues, est-ce tout à fait de bon cœur que vous avez consenti, chère Catherine ?

– Oui, répondit doucement la jeune fille.

Il avait grande envie de baiser la petite main gantée qui tremblait encore un peu sur le bord de la portière, mais un sentiment de délicatesse le retint ; la jeune fille avait trop souffert dans sa dignité féminine pour qu’il osât réveiller le souvenir de ces outrages par un mouvement qui ressemblerait, si peu que ce fût, à une caresse.

– Il faudra récompenser miss Amroth, dit tout à coup Katia en tournant son joli visage vers son futur ; sans elle je serais en route pour l’Allemagne.

– Certainement ! Et Josia ? ce pauvre Josia qui a perdu sa place ! Car vous pensez bien que le colonel ne va pas le garder à présent.

– Pauvre Josia ! répéta Catherine ; mon Dieu ! qu’il était drôle avec son parapluie !

– Avec le mien, voulez-vous dire ? Je l’avais acheté exprès chez un marchand de vieux parapluies ; c’est tout ce qu’il avait de plus grand.

Ils se mirent à rire comme deux enfants, puis Katia redevenant sérieuse :

– Ma mère ne consentira jamais à ce mariage : comment allez-vous faire ?

– Elle consentira, soyez sans inquiétude ; ne pensez plus à cela, ma chère enfant, jamais, jamais ; ce n’est pas votre affaire, ni même la mienne. C’est celle de madame d’Haupelles.

Madame Féraud, prévenue par un télégramme depuis deux heures, attendait avec inquiétude le dénouement de la crise ; tout cet enchevêtrement de choses romanesques lui donnait des frayeurs délicieuses comme la lecture d’un roman palpitant d’intérêt ; la jeune fille qu’elle attendait serait-elle une gazelle craintive ou une héroïne énergique et fière ? Elle penchait pour l’héroïne ; car, pour se laisser enlever, il fallait un certain courage, et d’ailleurs le télégramme de Ratier, élaboré dans la crainte de recherches futures, était aussi peu net que possible.

Grand fut son étonnement en voyant descendre de voiture la figure mince et gracieuse de Catherine, à qui l’habitude du monde donnait même en cette situation critique l’air beaucoup moins embarrassé qu’à madame Féraud : on eût dit que cette dernière avait été enlevée, et que Katia lui offrait l’hospitalité.

L’équilibre s’établit pourtant bientôt ; un quart d’heure après, Jacques, rentrant pour déjeuner, fut frappé de la grâce et de la modestie de Catherine ; la grâce datait de loin, du berceau probablement, mais la modestie était née avec un sentiment sincère, son amour pour l’homme qui avait su l’estimer.

Pendant que Katia et la petite fille devenaient grandes amies, Ratier emmena ses amis dans la pièce voisine et esquissa en quelques mots l’histoire des derniers jours.

– J’ai cru pouvoir compter sur vous comme sur moi-même, leur dit-il en terminant ; lorsque je vous ai demandé un asile pour elle, je ne croyais pas qu’elle pût devenir ma femme, et je n’agissais que dans le but de la soustraire à son entourage ; maintenant je vous remercie deux fois. Je vous la laisse, et je vais raconter à madame d’Haupelles le succès de mon entreprise.

Jacques, en sa qualité d’homme, n’était pas sans inquiétude sur l’issue de cette affaire. Mais Louise était complètement enthousiasmée : sa vie paisible entre son enfant et son mari lui avait donné un goût très vif pour les aventures des autres, et jouer une part dans cet événement, drame ou comédie, lui paraissait la chose du monde la plus émouvante.

Comme Ratier allait sortir, Josia arriva hors d’haleine. Il avait profité de la querelle de Barbe avec le cocher pour s’esquiver prudemment ; mais il n’avait que deux pieds, et la montée était rude, de sorte qu’il arriva en épongeant à tour de bras tant l’eau du ciel que la sueur sur son visage.

– Puisque vous voilà, Josia, dit Ratier, nous allons nous servir de vous ; d’abord, nous vous votons des remerciements sincères pour l’habileté avec laquelle vous avez manœuvré mon parapluie...

– Le voici, fit modestement le jeune homme en le déposant sur la table.

– Vous ne vous en êtes pas servi ?

– Pas depuis l’incident de la voiture ; il pèse au moins vingt-cinq livres ; c’était tout au plus si je pouvais le porter fermé.

– Vous auriez dû en faire cadeau à quelqu’un sur la route, mais cela aurait pu donner à penser que vous l’aviez volé ! Vous avez bien fait de le rapporter, ami Josia ; je le mettrai dans une panoplie, comme engin de guerre, et de bonne guerre. Maintenant, vous allez prendre un petit billet que mademoiselle Slavsky va écrire, et vous irez le mettre à la poste à l’Observatoire.

– Pourquoi l’Observatoire ? demanda Josia stupéfait.

– Pour dépister les soupçons, ô candide jeune homme ! Nous sommes à Montmartre ; donc il faut que la lettre soit timbrée de l’autre côté de l’eau ; on nous cherchera sur la rive gauche. Si madame Slavsky était très forte, le moyen ne serait pas bien bon, mais elle n’est pas très forte – à ce jeu-là, veux-je dire.

Ratier retourna dans la pièce où Katia était restée avec la petite fille, et revint au bout de quelques minutes.

– Voici la lettre, dit-il, et je vous en donne à tous connaissance :

 

« Ma chère maman, je suis en lieu sûr chez d’honnêtes gens ; lorsque vous aurez bien voulu donner votre consentement à mon mariage avec M. Ratier et remettre à madame d’Haupelles tous les papiers nécessaires, vous aurez de mes nouvelles. Votre fille affectionnée, Catherine Slavsky. »

 

– C’est clair et net, reprit Ratier, en humectant la gomme de l’enveloppe. Un timbre de quinze centimes dans l’angle, et voilà nos sommations respectueuses faites sans autres débours. Or, Josia, vous allez prendre l’omnibus de l’Odéon qui passe à la place Blanche ; il vous conduira jusqu’au Luxembourg ; là vous traverserez ce qui reste de ce noble jardin, et vous irez jusqu’à l’Observatoire.

– Si je la mettais à la poste au Luxembourg ? risqua timidement Josia ; je n’ai pas déjeuné, et c’est déjà bien loin...

– Accordé. Vous déjeunerez, et puis vous promènerez vos loisirs dans Paris, car je vous ai fait des loisirs, mon ami. La chaîne qui vous liait à Boleslas est rompue, je le crains ! Et vous me trouverez chez moi à l’heure du dîner. Nous dînerons ensemble.

Josia partit pour exécuter sa mission, et Ratier courut chez madame d’Haupelles, pendant que Katia se mettait à table avec la famille Féraud.

Le premier soin de Barbe, quand elle put se procurer un parapluie et changer son pardessus cruellement mouillé, fut de courir chez Boleslas. Celui-ci, comme nous l’avons dit, déjeunait tranquillement sans se douter du rôle que lui faisait jouer son secrétaire : aussi faillit-il avoir une attaque d’apoplexie quand il apprit que Josia l’avait trahi.

– Mais, s’écria-t-il, s’il me trahit, je suis perdu ! Il sait cent choses très importantes que nous devons garder par devers nous... Je suis perdu !

– Il ne s’agit pas de vous ! répliqua madame Slavsky ; c’est Katia qu’il faut retrouver !

– Et mon échéance ! C’est après-demain, Barbe, après-demain...

– Eh bien, vous avez encore demain pour y penser. Mais Katia, où la retrouver ? Cet infâme Ratier, qui a tout combiné avec elle, si l’on pouvait seulement mettre la main dessus ! Qu’est-ce que je vais dire au général ?

Après avoir médité et s’être suffisamment querellés, les amis se séparèrent, et Barbe alla voir si, chez madame d’Haupelles, elle ne pouvait pas obtenir quelque éclaircissement. Mais la porte de celle-ci lui fut impitoyablement refusée, et force lui fut de retourner rue Miromesnil.

Le ciel lui réservait encore une douleur. Vers trois heures, au moment où elle comptait sa bourse pour mieux apprécier sa situation, on sonna. Il n’y avait plus personne pour ouvrir, pas même cette pauvre miss Amroth, si méconnue au temps de sa fidélité et si honnie depuis qu’elle avait passé à l’autre camp ! Barbe alla ouvrir elle-même, et, à sa stupéfaction indicible, elle aperçut Rémisof. S’il y avait un être dont elle eût oublié l’existence, c’était celui-là. Que venait-il faire ? Était-elle d’humeur à recevoir des visites ? Cependant, il était bien difficile de ne pas le faire entrer, d’autant plus qu’il avait sur les lèvres un sourire aimable, chose jusqu’alors à peu près inconnue au monde.

– Madame, proféra le jeune homme quand il fut assis en face de Barbe, tenant son chapeau à la main dans une posture irréprochable, j’ai des torts à me reprocher envers vous, et je viens en faire amende honorable.

Madame Slavsky le regarda d’un air qui signifiait clairement : Venez-vous de Charenton ? Mais elle lui laissa le loisir de s’expliquer.

– Je crains, continua Rémisof, d’avoir offensé mademoiselle Catherine par des discours qui n’étaient que des plaisanteries... hem !... Enfin, à Saxon... hem !... Ratier m’a fait comprendre mes torts...

– Ratier ? interrompit madame Slavsky.

– Oui, madame ; il m’a parlé de ma conduite avec une éloquence qui... hem ! Enfin, madame, je suis honteux de m’être mal conduit, et je viens vous demander la main de mademoiselle Catherine.

C’en était trop ! Barbe se couvrit le visage de ses mains en étouffant un gémissement.

Croyant que l’excès de la joie – car il appréciait dûment l’honneur de son alliance – portait sur les nerfs de l’infortunée, Rémisof se précipita pour la secourir ; mais elle le repoussa avec violence.

– Laissez-moi, dit-elle avec rage ; n’êtes-vous pas honteux de vous jouer ainsi d’une...

Mais en voyant sur le visage de Rémisof qu’il ne se jouait de rien du tout, madame Slavsky se raccrocha à un brin de paille.

– C’est sérieux alors ? dit-elle en reprenant ses esprits.

– Rien n’est plus sérieux, madame. Je comprends qu’après ce que mademoiselle Catherine vous a raconté, vous ayez quelque peine à me pardonner ; mais je suis certain que vous ne pourrez pas me tenir longtemps rigueur...

Le sourire du brave garçon acheva sa phrase : On ne tient pas rigueur à un homme aussi riche et aussi comme il faut que moi.

– J’en parlerai à ma fille, monsieur, dit Barbe en se levant. On eût juré que Catherine se trouvait dans la pièce voisine.

– Pourrai-je bientôt savoir ?...

– Dans quelques jours...

– Oh ! madame ! quelques heures...

– Dans deux jours, c’est mon dernier mot, fit Barbe avec fermeté.

– S’il m’était au moins permis de plaider ma cause auprès de mademoiselle Catherine...

– Je répète, monsieur... en ce moment, ma fille est sortie avec sa gouvernante, je suis seule ici...

Le regard de Rémisof se promena sur le désordre de l’appartement.

– En effet, dit-il, vous vous préparez à un voyage ?

– C’était un projet, mais j’ai changé d’idée ; votre proposition, d’ailleurs, modifie mes plans ; dans deux jours, je pense pouvoir vous donner une réponse.

Rémisof se laissa conduire sur le palier, et de là, suivant le cours naturel des choses, il gagna la rue, pendant que Barbe, rentrée dans le salon, le parcourait à grands pas, renversant toutes les chaises sur le parquet, comme si elles avaient été autant de Ratier.

Quand madame Slavsky eut épuisé ce jeu, et qu’un peu de calme lui fut devenu nécessaire, elle se mit dans un des fauteuils qu’elle n’avait pas renversés, et se plongea dans la méditation. Mais elle eut beau réfléchir, le ciel lui refusa toute inspiration favorable, elle finit par reconnaître que l’attente était tout ce qui lui restait.

Elle attendait depuis assez longtemps, lorsqu’on sonna derechef. Elle craignait si fort la visite du général qu’au lieu d’ouvrir, elle se borna à entrouvrir la porte du salon pour écouter de loin. Au lieu de la respiration haletante du vieux Tomine quand il avait monté trois étages, elle perçut le bruit d’une petite toux sèche, et un bruissement de soie qui précéda de fort peu un second coup de sonnette.

– Ce n’est pas Katia, se dit Barbe ; elle avait une robe de laine... C’est une femme pourtant. Voyons !

Elle ouvrit, et de toutes les figures, elle aperçut celle qu’elle soupçonnait le moins : c’était madame d’Haupelles.

Les deux femmes n’échangèrent pas un mot avant que la visiteuse se fût assise dans le salon ; ce n’était pas l’heure des vaines paroles, et Barbe n’essaya même pas d’employer les formules de politesse qui servent souvent à adoucir le premier choc. Chacune d’elles détournait les yeux : madame Slavsky par embarras, madame d’Haupelles par délicatesse, – peut-être par dégoût.

– Voulez-vous me dire où est ma fille ? demanda enfin Barbe, espérant détourner l’orage.

– Pouvez-vous, repartit madame d’Haupelles de sa voix tranquille, me dire pourquoi vous avez voulu partir ce matin sans me prévenir, et contrairement à nos conventions ?

– Je n’avais pas promis de rester à Paris, répliqua madame Slavsky, reprenant peu à peu possession de son plus beau patrimoine, son impudence native, encore perfectionnée par la civilisation.

– Soit, mais vous m’aviez promis et je vous ai payé le consentement du père de Catherine, et vous m’avez livré un document sans valeur, qui n’a aucun rapport avec le mariage de votre fille ; vous me croyez trop naïve si vous supposez que ce document n’était pas traduit en bon français ce matin dès dix heures.

– Qui vous l’a traduit ? demanda Barbe tant soit peu inquiète.

– Un traducteur juré, à l’ambassade de Russie.

Madame Slavsky pâlit ; si l’on se mêlait de ses affaires à l’ambassade, cela ne lui allait plus du tout, oh ! mais du tout.

– Vous êtes dans une mauvaise passe, continua madame d’Haupelles ; donnez-moi le consentement de M. Slavsky en échange de ce chiffon inutile ; exécutez-vous de bonne grâce, je vous le conseille.

– Pourquoi ?

Madame d’Haupelles se leva et fit sans se presser deux pas vers son ancienne amie.

– Parce que, si vous refusez, vous tombez sous le coup d’une accusation d’escroquerie ; je vous ai donné cinq mille francs en échange d’un document auquel vous en avez substitué un autre sans valeur ; c’est très grave, extrêmement grave, et cela peut vous mener loin.

Barbe réfléchit un moment.

– Je ne veux pas donner ma fille à M. Ratier, dit-elle enfin.

– Parce qu’elle l’aime ?

– Parce que je le déteste.

– Ce n’est pas une raison suffisante.

– J’ai une meilleure alliance en vue.

– Le général Tomine ?

Barbe regarda son ex-amie dans le blanc des yeux.

– Qui vous l’a dit ?

– Qu’importe ! Je le sais.

– Eh bien ! quelle raison opposerez-vous ?

– Les meilleures raisons morales, car le général est un vieux débauché ; – mais il y en a une autre qui les prime toutes : Katia aime Ratier.

Madame Slavsky haussa les épaules.

– Ce n’est pas du général que je parle, c’est de Rémisof.

Madame d’Haupelles avait entendu vaguement parler de Rémisof, mais n’en savait pas plus long.

– Qu’importe encore, reprit-elle, si c’est Ratier que veut épouser Catherine ! Allons, donnez-moi le papier en question, dépêchons-nous, il y a trop longtemps que tout cela dure.

– Non, répondit Barbe, je ne puis consentir à ce mariage.

– Soit, je vais à l’ambassade.

Madame d’Haupelles se dirigeait vers la porte, Barbe crut qu’il fallait céder.

– Je suis la plus malheureuse des femmes, s’écria-t-elle ; dans la journée d’aujourd’hui il s’est présenté trois mariages pour ma fille, et l’on me force à choisir le moins riche et le plus désagréable des prétendants ! Non ! je ne crois pas qu’il se soit jamais vu une mère plus infortunée que moi ! Et je suis dans l’embarras jusqu’aux oreilles, j’ai besoin d’argent, – c’est le moment que mes ennemis choisissent pour me priver de mes ressources !

Madame d’Haupelles s’arrêta, la main sur le bouton de la porte.

– M. Ratier m’a chargée de vous dire que du moment où il serait devenu votre gendre agréé, il eût été heureux de mettre à votre disposition une somme de dix mille francs qu’il tenait en réserve pour un cas extraordinaire ; c’eût été pour sortir de peine le colonel Mariévitch ; mais puisque vous le refusez...

Barbe tira de sa poche un petit portefeuille, y prit un papier cette fois signé, timbré, parafé en bonne forme, écrit en langue française, qui laissait en blanc le nom de l’heureux époux agréé par Catherine, et le tendit à sa visiteuse.

Madame d’Haupelles le lut attentivement et s’assura que, cette fois, elle en avait pour son argent et même pour celui de Ratier, puis elle le mit en lieu sûr.

– Et maintenant, dit Barbe de sa voix la plus caressante, quand le colonel aura-t-il l’argent ?

– Les billets jusqu’à concurrence de dix mille francs seront présentés demain à M. Ratier, qui les paiera.

Barbe fit la moue ; elle avait espéré de l’argent liquide, pour s’en servir, et non le paiement d’une dette, ce qui réduisait les dix mille francs à l’état chimérique d’une vapeur insaisissable, exhalée d’un soupirail de restaurant sous le nez d’un pauvre diable affamé. Cependant il n’y avait rien à répondre. Mon Dieu ! que les gens sont insupportables avec leurs prétentions à l’ordre et à l’honnêteté ! Ce n’est au bout du compte qu’une affectation pédante de vertus ridicules !

Mais ceci, qu’elle pensait tout bas, se traduisit tout haut par une autre réclamation.

– J’espère bien que Katia va revenir ici ?

– Pour cela, n’y comptez pas, répliqua nettement madame d’Haupelles. Elle est bien où elle est, et elle y restera.

– Où est-elle ?

– Vous le saurez le jour de son mariage. Jusque-là, souffrez que, dans le sein d’une famille honnête, elle prenne quelque idée des devoirs d’une épouse soigneuse et d’une bonne mère de famille. C’est là une existence dont elle n’a pas la moindre idée.

– Vous êtes dure ! murmura Barbe en portant son mouchoir à ses yeux.

– Je ne trouve pas ! répliqua laconiquement madame d’Haupelles. Et maintenant, donnez-moi tous les papiers de votre fille, afin que son prétendu s’occupe sans retard de la publication des bans.

– Déjà ? Mais nous n’avons pas eu le temps d’y penser seulement.

– Donnez-moi les papiers, ou je vous rends le consentement et je vais à l’ambassade.

Barbe alla chercher les papiers, et madame d’Haupelles la quitta sur-le-champ.

Au dernier moment, elle eut pourtant pitié de cette femme, si cruellement châtiée dans son orgueil.

– Vous pouvez voir votre fille chez moi, lui dit-elle.

– Grand merci ! Je préfère ne la voir qu’à l’église, puisque vous ne voulez pas me la rendre. Le rôle que vous m’offrez n’est pas de la dignité d’une mère !

Drapée dans sa dignité de mère, madame Slavsky reconduisit madame d’Haupelles jusqu’à la porte, puis revint s’asseoir mélancoliquement sur le canapé.

Quelle ruine pour ses espérances ! Quelle amère déconvenue ! Pour se consoler, elle alla rejoindre Boleslas.

Madame d’Haupelles s’était rendue à Montmartre, pour y porter les bonnes nouvelles ; à son entrée dans la modeste demeure des Féraud, elle fut frappée par le tableau qui s’offrit à ses regards.

Assise auprès de la table, dans la salle à manger, qu’éclairait un joli rayon de soleil sur son déclin, les cheveux ébouriffés par une précédente partie de jeu dans le jardin avec la petite fille, Katia s’appliquait avec toute son âme et conscience au ravaudage d’une chaussette d’homme. La tâche était ardue sans doute, car elle était toute rouge et de temps à autre poussait un gros soupir. La fillette, enchantée de sa nouvelle amie, avait fini par s’endormir sur un petit tabouret, et sa tête blonde aux boucles en désordre reposait avec l’abandon de son âge sur les genoux de Catherine. Madame Féraud, un peu intimidée de la présence d’une grande dame comme madame d’Haupelles, l’avait d’abord reçue au salon, mais elle ne put se priver du plaisir de lui faire voir ce tableau d’intérieur.

Catherine, confuse d’être ainsi surprise, voulut se lever ; mais la petite dormeuse, qu’elle dérangeait, fit entendre un léger grognement, et souriante, rougissante, la jeune fille reprit sa position.

– Mon Dieu ! que faites-vous là ? demanda madame d’Haupelles en remarquant l’ouvrage peu élégant que tenait Katia.

– J’apprends à raccommoder les bas, madame, dit la jeune fille de plus en plus rougissante.

– Je voulais lui donner au moins ceux de la petite, madame, dit madame Féraud, mais elle n’a jamais voulu ! Il a fallu lui en chercher une paire de ceux de mon mari, et elle veut aider la bonne à faire le dîner !

Madame d’Haupelles sourit, et Catherine ne put réprimer aussi un léger sourire. En effet, si elle avait voulu commencer son apprentissage par les chaussettes, n’était-ce pas pour que le linge de son mari fût bien en ordre ?

– C’est bien, dit l’excellente femme, apprenez les vertus domestiques, mon enfant, vous êtes à bonne école ; c’est ce que je viens de dire à votre mère, qui vous autorise à rester ici.

La bonne Louise et Catherine échangèrent un regard joyeux : elles s’aimaient déjà tendrement, car l’enfant avait été entre elles un lien sûr et rapide.

– Votre mariage aura lieu dans le plus bref délai ; j’apporte tous les papiers indispensables, continua madame d’Haupelles.

– Combien est-ce, les délais nécessaires ? demanda timidement Catherine.

– À la rigueur, cela pourrait faire douze jours...

La jeune fille rougit, mais ne dit rien. Douze jours, c’était bien peu, mais elle avait si peur de retomber dans des mains redoutables ! Madame d’Haupelles la quitta complètement rassurée sur son avenir. Sans doute l’influence de l’éducation première aurait à lutter avec cette nouvelle ferveur de ravaudage et de cuisine domestique ; mais le fond était bon, c’était l’essentiel.

Ratier vint dans la soirée et trouva Féraud en train d’essayer d’avaler un entremets, confectionné par Katia d’après la cuisinière bourgeoise et totalement immangeable ; les bonnes nouvelles de leur protectrice lui donnèrent une telle gaieté que, vers onze heures, Féraud et sa femme furent obligés de le mettre à la porte, alléguant qu’il fallait pourtant dormir, surtout quand on avait tant ri.

En revenant, il passa devant une guinguette, une des vraies et rares guinguettes que l’on trouve encore dans Paris, où se célébrait une noce de blanchisseuse. Dans le jardin, les petites tonnelles étaient éclairées par des lanternes peu éclatantes, mais à l’abri des coups de vent. Quelques-uns chantaient, d’autres se régalaient d’eau de Seltz avec du sirop de groseille ; la mariée, debout sur une grande balançoire, se balançait à se rompre les reins avec le garçon d’honneur ; sa robe blanche et ses fleurs d’oranger allaient se perdre à chaque élan dans les feuilles d’un grand marronnier en fleur qui secouait sur les tables une pluie de pétales d’un blanc rosé. Le marié en redingote, la fleur d’oranger à la boutonnière, inquiet, pâle, un peu hagard, visiblement ahuri, parlementait sur le trottoir avec deux cochers récalcitrants, et Ratier songea immédiatement au Chapeau de paille d’Italie.

– Voilà pourtant, se dit-il, en parodiant le mot célèbre de Gavarni, voilà comme je serai la semaine prochaine... Non ! c’est trop bête ! Je veux me donner une noce comme personne n’en aura jamais vu !

Il se tint parole. Grâce aux bons offices de madame d’Haupelles, au bout de douze jours en effet, il put conduire Katia à la mairie et de là à l’église. Ils trouvèrent là Barbe et le colonel, le pâle Josia, Rémisof plus boudeur et plus grognon que jamais, mais cette fois il y avait de quoi, car Catherine était admirablement jolie.

– Trop tard, mon bon, lui dit Ratier, lorsque après la cérémonie il vint présenter ses compliments aux nouveaux époux ; vous pouvez vous vanter d’avoir manqué le coche ! Mais je ne vous en veux pas, pas le moins du monde !

Et là-dessus il lui donna une poignée de main dont Rémisof se ressentit deux jours dans l’épaule droite.

Le déjeuner eut lieu dans un restaurant paisible, où Ratier, émerveillé, n’était pas connu ; c’est pour cela, d’ailleurs, qu’il l’avait choisi, et tout s’y passa selon les règles de la bienséance la plus absolue. Les époux ne partant pour l’Italie que le soir, à huit heures et demie, il s’agissait de passer la journée à n’importe quoi. Madame Slavsky boudait avec dignité. Depuis que Ratier avait arrangé ses affaires, le colonel s’ennuyait et devenait morose ; il n’eut pas d’avis à donner, et le nouveau marié se trouva seul à ordonner la fête.

– Puisque personne ne me contredit, annonça-t-il, je propose que nous quittions tous notre harnais de grande cérémonie et que nous nous habillions comme tout le monde ; il me semble que c’est assez raisonnable.

Personne n’ayant protesté, Catherine et madame Féraud allèrent changer de toilette, et la jeune mariée revint bientôt avec un joli costume de voyage simple et peu voyant, choisi par le goût de madame d’Haupelles.

– Et maintenant, dit Ratier, quand on se retrouva, nous allons aller au bois de Boulogne regarder les noces des autres ! Ils ne pourront pas se moquer de nous, et nous nous moquerons d’eux tout à notre aise.

Au moment où la compagnie, peu nombreuse, d’ailleurs, car Barbe et le colonel avaient eu soin de prétexter l’une sa migraine et l’autre ses affaires, pour se dispenser de la promenade, se mettait en voiture, Ratier prit Josia à part et lui donna des ordres secrets.

– Eh bien ! où donc s’en va-t-il ? demanda Louise Féraud, dont la bonne âme avait pris en affection le brave garçon.

– C’est un mystère que le temps éclaircira ! répliqua Ratier en fermant la portière.

Les deux voitures s’ébranlèrent, et bientôt on arriva au bois de Boulogne, dans la poussière dorée et lumineuse des beaux jours d’été. Le héros de la fête fit descendre ses hôtes auprès de la station des barques ; on leur procura des chaises, et ils se mirent dûment en rang, pour voir passer le monde.

Au bout d’un quart d’heure environ, Josia vint les rejoindre.

– Combien ? lui demanda Ratier,

– Dix-neuf, répondit l’ex-secrétaire, car il avait renoncé à ces fonctions, plus honorifiques que lucratives. Madame d’Haupelles lui avait trouvé dans une administration particulière une place de 3000 francs avec promesse d’avancement. Jamais Josia n’avait rêvé pareille fortune, et il se promettait de faire des économies, afin d’aller entendre son ami, il signor Ratiero, chanter Gli-Ughenotti en italien à la Scala.

– Tiens, voilà nos voitures ! dit tout à coup Katia, en reconnaissant les deux berlines qui les avaient amenés. Pourquoi se promènent-elles ainsi à vide ?

– C’est notre noce qui commence son défilé, répondit Ratier en s’enfonçant carrément dans sa chaise.

Dans la seconde berline, grand ouvert, et remplissant tout l’espace entre les glaces par l’ampleur de son envergure, se prélassait le parapluie qui avait reconquis Catherine à l’amour de son époux.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-elle, ne comprenant pas le triomphe de cet objet.

– C’est notre étendard, Catherine, répondit son mari d’un air grave. Il a été à la peine, il est juste qu’il soit à l’honneur !

En prononçant ces paroles historiques, il comptait sur ses doigts : Un, deux, trois, à mesure que défilaient lentement, avec la majesté du bœuf gras et du tour du lac, une quantité notable de voitures de la compagnie, des à quatre places à grilles, spéciales pour transporter les voyageurs et leurs colis. Tous les cochers avaient un ruban blanc à la boutonnière, et tous les fiacres étaient vides. Quand il eut compté jusqu’à dix-neuf et qu’une voiture occupée par un monsieur quelconque eut annoncé la fin du défilé, Ratier se retourna vers la compagnie.

– Quelle idée lumineuse, dit-il, de promener ainsi des voitures vides ! C’est majestueux, et cela ne veut rien dire... ? Que de discours... mais pas de politique.

Pendant deux heures, le Paris élégant qui vient au Bois avant le dîner vit défiler avec une inexprimable stupéfaction les dix-neuf voitures vides qui escortaient le parapluie d’honneur. Les suppositions les plus invraisemblables coururent à ce sujet ; on parla d’un Anglais qui avait fait un pari, d’un Américain fabricant de parapluies qui promenait une réclame, et personne, hormis les invités, qui avaient grand-peine à contenir leurs éclats de rire, ne se douta que c’était la noce de Ratier.

Par comble d’honneur, les journaux bien informés reproduisirent le lendemain le récit de cette étonnante cavalcade, et jusqu’à Florence, le jeune ténor connut par les feuilles publiques l’écho de sa surprenante mystification.

Le colonel s’occupe de l’herbe décrite autrefois par Ratier, mais la compagnie des allumettes landaises lui met sérieusement des bâtons dans les roues. Du reste, il était temps qu’il vît se dresser devant lui quelques obstacles ; car, depuis que Ratier avait arrangé ses affaires et qu’il n’avait plus de dettes, il tombait dans un marasme inquiétant. À présent, tout a repris son cours accoutumé, et il ne sait déjà plus où donner de la tête ; aussi sa jeunesse semble-t-elle refleurir.

Miss Amroth est placée dans une maison où on lui paie ses gages, mais elle croit pouvoir s’accoutumer à cette anomalie.

Madame Slavsky a déjà fait un petit calcul : Monte-Carlo n’est pas loin de Florence ; – Saxon fermé, il ne reste plus que Monte-Carlo. Donc, elle ira de temps en temps emprunter de l’argent à sa fille. C’est bien le moins ! Depuis qu’elle est réduite à douze mille francs de rente, ses affaires ne se débrouillent plus ! Sa fille l’a dépouillée en se mariant ! Tous ces enfants sont des ingrats.

Quant à Ratier et à sa jeune femme, leur intérieur est un singulier mélange de cahiers de musique et de coton à repriser ; mais ils s’aiment tendrement, et Ratier comme ténor promet de remplacer Duprez.

Mariersafille

 

 

 

 

 

Cet ouvrage est le 760e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

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