Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès. 

Henry Gréville, Les Koumiassine

 

 

  • I

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  • La ménagerie de la comtesse Koumiassine.

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    Il avait neigé toute la journée, et la nuit promettait de n’être pas meilleure. Un chemin à peine battu dans la neige molle, et recouvert à tout moment par les gros flocons lourds et paresseux, conduisait des communs à la maison seigneuriale. Les domestiques, en habit noir, en cravate blanche, couraient sans cesse à la cuisine, située au milieu de la cour, et revenaient portant des plats d’argent recouverts de cloches de métal ; le maître d’hôtel s’avançait de temps en temps sur le perron, gourmandant à droite et à gauche du ton le plus rogue, puis reparaissait, obséquieux et souriant, derrière la chaise de la comtesse Koumiassine.

    Les marmitons allaient et venaient, recevant des domestiques des taloches ou des coups de pied qu’ils rendaient avec usure aux chiens de garde attirés par l’odeur du repas ; le cuisinier criait à tue-tête, furieux contre les laveuses de vaisselle ; et, sur ce va-et-vient inséparable du dîner de chaque jour, la neige tombait lentement, faisant reluire par transparence ses prismes de diamant le long des fenêtres bien éclairées.

    La comtesse Koumiassine n’avait point d’hôtes à sa table ce jour-là : sa maison suffisait seule à lui tenir compagnie. Le comte était absent, il faisait sa tournée annuelle dans ses terres de Crimée. Près de la comtesse, à sa droite, siégeait le gouverneur de son fils, un Allemand aux joues rouges, aux cheveux blond pâle, aux yeux bleu faïence, qui avait toujours l’air d’avoir trop dîné. À son côté était assis le jeune comte, âgé de huit ans et demi, pétillant d’esprit et de malice, ignorant comme une carpe et capable d’en remontrer à son précepteur sur la dialectique ; détestant d’ailleurs le gouverneur allemand, parce qu’il avait succédé à son ancien menin français, moins instruit peut-être, mais qui faisait si bien les queues de cerf-volant !

    À gauche de la comtesse se tenait, orgueilleusement plantée sur une chaise, la gouvernante anglaise de sa fille, miss Junior, qui ne ressemblait pas à l’Anglaise traditionnelle : toute petite, très maigre, avec des yeux bridés qui lui donnaient l’air myope et qui y voyaient très bien ; muette à table et employant volontiers, pour parler aux domestiques, la langue française, qu’elle écorchait, mais qu’elle prononçait moins mal que le russe. Celle-ci était de peu de ressource pour la conversation.

    Au flanc gauche de miss Junior se trouvait la jeune comtesse Zénaïde Koumiassine, âgée de quinze ans et huit mois, aussi jolie et aussi spirituelle que son petit frère Dmitri. Signe particulier : détestant sa gouvernante et adorant celle de sa jeune cousine, chose bien naturelle d’ailleurs ! Celle-ci, sa voisine de gauche, était une Suissesse de quarante ans, bonne, placide, foncièrement honnête, peu jolie et n’en ayant cure, contente de remplir son devoir. Miss Junior, étant la gouvernante de la jeune comtesse, recevait deux cents roubles par an de plus que mademoiselle Bochet, bien qu’elle ne sût point la musique ; mais la hiérarchie !

    L’étiquette implacable de la maison Koumiassine séparait à table les deux cousines, qui se retrouvaient ailleurs, à leur grande joie : mademoiselle Bochet était assise entre Zénaïde et Vassilissa Gorof.

    Vassilissa venait d’avoir dix-sept ans, mais elle en paraissait à peine seize. Le teint fleur de pêcher de ses joues veloutées, l’éclat tendre et malin de ses yeux bleus, – de ses deux pervenches, disait l’excellente mademoiselle Bochet, originaire de Clarens, – le sourire modeste et presque craintif de ses lèvres roses, lui donnaient l’air d’un pastel du siècle dernier. Sa robe décolletée – les jeunes filles paraissaient toujours au dîner en tenue de bal – dessinait des épaules adorables et une poitrine chaste, toute jeune encore, et qui semblait avoir honte d’être vue, ainsi que des bras mignons encore roses. Vassilissa ne disait jamais rien en présence de la comtesse Koumiassine, sa bienfaitrice et sa parente éloignée, qu’elle appelait « ma tante ».

    À côté de Vassilissa trônait l’intendant polonais, bel homme encore, qui teignait sa barbe et ses cheveux d’un noir éclatant aux lumières, quoique légèrement verdâtre le jour ; et, après l’intendant, venait la foule des demoiselles de compagnie, protégées, dames de petite noblesse, pauvres et recueillies par la comtesse, en attendant qu’elle leur trouvât un asile définitif. La table longue, où le bas bout n’était pas un vain mot, se prolongeât jusqu’à la porte d’entrée ; le vent froid, venu de la cour par l’antichambre à chaque nouveau plat, faisait péniblement tousser une pauvre demoiselle noble – maigre et poitrinaire – qui dévorait ses quintes dans le creux de sa main. Ce bruit ennuyait visiblement la comtesse, mais, comme elle était très bonne, elle ne disait rien...

    Les plats d’argent se succédaient sans fin, comme des enfilades de glaces reflétées l’une dans l’autre. La comtesse tenait le dé de la conversation, et racontait quelque chose de très intéressant à l’intendant qui l’écoutait sans manger, pour lui témoigner un respect plus évident ; les domestiques en profitèrent pour enlever l’aile de gelinotte que le pauvre Casimir s’était offerte de si bon cœur. Casimir retint un soupir de regret ; les yeux toujours fixés sur les lèvres de la comtesse, il recueillit ses paroles jusqu’à la dernière ; mais, au moment où il ouvrait la bouche pour approuver, les protégées et les « demoiselles nobles de peu de fortune » commencèrent en chœur une série d’exclamations louangeuses qui couvrirent la voix du malheureux intendant.

    Penaud, il regarda l’assiette de Saxe qu’on venait de mettre devant lui, rêva un instant à la gelinotte envolée, et se consola en pensant qu’on allait servir des glaces.

    Les deux jeunes filles, qui n’avaient rien perdu de cette petite scène, échangèrent un regard. Vassilissa baissa aussi les yeux sur son assiette, refuge assuré contre les tentations ; mais Zénaïde, plus brave ou moins stoïque, ne put retenir le commencement d’un éclat de rire.

    La comtesse se tourna vers sa fille avec l’expression de l’étonnement le plus profond.

    – Je vous demande bien pardon, maman, murmura Zénaïde, devenue soudain toute rouge.

    Et elle s’appliqua consciencieusement à l’asperge glacée que le maître d’hôtel venait de poser sur son assiette.

    Miss Junior eut aussi une asperge, mademoiselle Bochet et Julie n’eurent qu’une pomme, une glace ordinaire à la vanille. C’est que le maître d’hôtel connaissait ses devoirs, et la hiérarchie n’avait pas d’arcanes pour lui.

    Le dessert apparut enfin : les assiettes de Saxe montées, les fruits venus de France ou de Crimée, les confitures diverses, circulèrent avec les petites cuillers d’or ciselées à jour, avec les petits couteaux d’ivoire à manche de filigrane, que le comte avait rapportés du Caucase, chefs-d’œuvre d’un Tcherkesse demeuré inconnu ; puis, la comtesse recula sa chaise et se leva, développant sa haute taille et sa robe de moire bleue.

    Un grand brouhaha suivit ; toute l’assemblée se mit à la file pour atteindre les doigts que la comtesse abandonnait généreusement au baisemain obligatoire. Une poignée de main d’une part, une révérence de l’autre, s’échangèrent entre la comtesse et les deux gouvernantes, et tout le reste se précipita sur la noble main qui donnait de si bons dîners... si longs !

    Naturellement ceux qui étaient les plus proches à table s’écartèrent pour laisser passer les autres. Madame Koumiassine, avec un sourire de commande, déposait un baiser sur chaque front incliné sur ses doigts, mais ordinairement le baiser restait en l’air ou dans les ruches d’un bonnet.

    Lorsque la dernière protégée eut accompli ce devoir, la comtesse lui tourna le dos et se dirigea vers le salon voisin, éclairé d’une lampe voilée par un abat-jour. Après l’éclat des candélabres et de l’argenterie, ce demi-jour avait quelque chose de particulièrement rafraîchissant.

    Arrivée sur le seuil de la porte, la comtesse s’aperçut qu’elle avait oublié quelque chose et s’arrêta. Un geste imperceptible fut aussitôt compris du maître d’hôtel, qui refoula sans façon le groupe de protégées prêt à sortir par la porte opposée. Tout le monde se retourna.

    – J’ai voulu vous annoncer moi-même, dit en français la comtesse Koumiassine de sa voix claire et distincte comme un hautbois, que d’aujourd’hui en huit nous retournons à Pétersbourg pour la saison d’hiver. Soyez sans inquiétude, mesdames, dit-elle en s’adressant plus particulièrement à la foule des protégées, d’ici-là, tout le monde sera pourvu.

    Le troupeau servile fit mine de se précipiter encore une fois sur les mains de la comtesse pour la remercier. D’un geste plein de noblesse et de grâce, elle arrêta ce mouvement de reconnaissance impétueuse, retourna dans le petit salon et se laissa tomber un peu lourdement dans une grande bergère placée sous la lumière de la lampe.

    Les plus privilégiées des dames « nobles, mais de peu de fortune », la suivirent et s’assirent sur des chaises, faisant tapisserie.

    – Lisez-moi le journal, monsieur Wachtel, dit la noble dame au gouverneur allemand.

    – Lequel, comtesse ? et l’infortuné en fouillant fiévreusement dans un paquet prodigieux de journaux et de revues.

    – Le journal... non, le premier article de la Revue des Deux-Mondes.

    Le gouverneur prit le livre et commença la lecture avec un accent germanique des plus prononcés.

    – Que faite-vous ici, monsieur ? interrompit la comtesse en voyant la tête moqueuse de son fils émerger derrière le rideau de la porte.

    – J’écoute mon gouverneur, maman ! répondit Dmitri sérieusement.

    – Vous ne pouvez pas comprendre ce qu’il lit ; retirez-vous.

    – Oh ! maman, c’est si amusant !... Il lit si mal...

    La comtesse fronça le sourcil et Dmitri disparut.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • II

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  • Ce qui se disait entre jeunes filles.

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    Le jeune comte ne perdit pas une minute ; il courut à la grande pièce nue et mal éclairée où sa sœur et sa cousine passaient leur vie en compagnie de leurs gouvernantes. On le laissait peu de temps avec les deux jeunes filles, et il avait fallu que l’attrait d’entendre lire « si mal » son gouverneur fût bien puissant pour le retenir loin d’elles.

    Il bouscula la foule des domestiques occupés à desservir, et pinça de toutes ses forces, en passant, le maître d’hôtel, qui lui sourit aimablement.

    – Ah ! jeune comte, vous plaisantez, dit avec aménité le vieux coquin, qui ajouta dès que Dmitri eut disparu : Petite canaille !

    Les deux gouvernantes, chacune dans son coin, se berçaient des rêves les plus doux. Pétersbourg dans huit jours ! Pétersbourg qu’elles quittaient avec désespoir au mois de mai, qu’elles retrouvaient avec transport au mois de novembre ! Pétersbourg où l’on avait le cabinet de lecture anglais de la place de l’Amirauté, et la colonie suisse, et l’église réformée, et la chapelle anglicane, et les compatriotes, et, ô joie ineffable, les jours de sortie !

    Y a-t-il quelque chose de plus détestable, se disaient-elles, que la campagne, où l’on n’a pas de jours de sortie ? Rester attelée à la besogne pendant quatorze jours, c’est bien ennuyeux, mais au moins a-t-on le dimanche deux fois par mois pour s’épanouir en liberté, tandis que six mois de campagne forcée, vis-à-vis d’une rivale détestée, ou simplement jugée bête ou prétentieuse !...

    Si les deux gouvernantes ne se haïssaient pas cordialement, c’est qu’au fond elles n’étaient méchantes ni l’une ni l’autre. Pour le moment, à l’idée de ne plus être uniquement condamnées à leur société réciproque, elles s’aimaient presque ! Les deux chaises se rapprochèrent et les projets d’avenir prirent l’express.

    Les jeunes filles, de leur côté, étaient si sérieuses, que le récit de l’escapade de Dmitri ne les fit rire qu’un moment. À l’idée de Pétersbourg, le petit comte faisait la roue sur le parquet, – c’était encore le menin français qui lui avait inculqué ces mauvaises manières. – Il allait retrouver le Skating-Club et les leçons de gymnastique ! On le menaçait bien de lui faire commencer le piano, mais c’était encore hypothétique pour cet hiver-là.

    Il trouva bientôt ses cousines maussades et se mit à découper avec beaucoup d’art une masse de profils de l’intendant dans une feuille de papier ; – toujours les fruits de l’éducation de son menin français, le misérable !

    Pendant qu’il s’amusait à faire des traîneaux de papier pour varier ses plaisirs, les deux jolies têtes des cousines s’étaient rapprochées, et elles causaient confidentiellement.

    Jusque-là, les jeunes filles avaient tout partagé : la grande chambre où dormaient aussi les deux gouvernantes, – chacune à l’abri d’un paravent, – les leçons de français et les leçons d’anglais, les promenades, tout enfin, excepté les toilettes et les respects de la valetaille.

    Vassilissa n’était et ne pouvait être que l’orpheline élevée par charité dans la maison de la riche comtesse sa parente. Elle avait de jolies robes, mais, si l’étoffe était aussi belle, la façon était moins élégante et moins à la mode que celle des robes de Zénaïde ; sa gouvernante était payée moins cher ; Vassilissa avait très peu d’argent de poche ; à Noël et à Pâques, elle ne donnait pas de cadeaux aux domestiques, tandis que Zénaïde avait ordre de donner sans compter dans ces occasions solennelles.

    Aussi Vassilissa sentait-elle son infériorité, et, si elle n’en souffrait guère, c’est qu’elle aimait trop sa cousine pour laisser se glisser dans son cœur un sentiment qui, de près ou de loin, eût pu ressembler à de la jalousie.

    Zénaïde, elle, était l’oiseau heureux qui perche, vole, gazouille, sans s’inquiéter du reste. Elle craignait sa mère, qu’elle aimait, – un peu comme on aime les saints du paradis, avec respect et de très loin ; – son frère était trop jeune, sa gouvernante sévère d’aspect ; elle aimait sa cousine de toute sa force, de toute son âme ; plus que sa cousine encore, mais d’un amour plus réservé, elle aimait son père, toujours absent et, en raison de ses absences, compté pour peu de chose au logis.

    – Pétersbourg ! disait tristement Vassilissa. Et qui sait si je reviendrai ici l’année prochaine !

    – Pourquoi pas ?

    – Mais ma tante n’a-t-elle pas dit qu’elle me conduirait dans le monde cette année ?

    – Eh bien ! quel rapport cela peut-il avoir ?...

    – Si je me marie...

    – Oh ! Lissa, si tu te maries, que ce sera gentil ! On me fera une robe longue pour la noce... Marie-toi, Lissa, marie-toi.

    – Nous ne serons plus ensemble, et je ne reviendrai plus ici... J’aime cette vieille maison ; j’y ai été bien heureuse ! Nous sommes libres dans ce coin, personne ne nous dérange.

    – Bah ! dit étourdiment Zénaïde, à Pétersbourg, maman est toujours sortie !

    Un silence suivit.

    – Tu vas revoir ta mère, reprit Zénaïde au bout d’un instant.

    En effet, Vassilissa avait encore sa mère ; mais cette mère, restée veuve de bonne heure et sans fortune, s’était accoutumée à un milieu moins relevé que celui de sa famille. Ses manières n’étaient pas irréprochables au point de vue de l’élégance, et la comtesse Koumiassine, tout en traitant extérieurement sa cousine Gorof avec beaucoup d’égards, ne lui permettait que rarement de voir sa fille, et cela toujours en présence de la gouvernante.

    Madame Gorof en souffrait plus dans son amour-propre que dans son amour de mère, à vrai dire peu développé. Mais la cousine était riche, elle avait promis de doter Vassilissa ; et puis l’absence de sa fille lui laissait la liberté de bavarder à son aise avec quelques bonnes langues, ses amies.

    Vassilissa répondit tristement :

    – Oui, c’est vrai, je vais revoir ma mère.

    Et elle n’ajouta rien.

    À neuf heures, on servit le thé ; toujours les porcelaines fines et l’argenterie massive, toujours les petits pains dorés, le beurre battu exprès à l’instant même, les gâteaux faits de crème épaisse et de fleur de froment : tout le luxe d’une famille princière et en même temps le manque de confort qui caractérise, surtout en Russie, les services de la valetaille de grande maison.

    La maîtresse du logis payait largement, mais, au fond, ne se souciait pas du bien-être de ses hôtes : jamais elle ne regardait par elle-même si les enfants ou les employés étaient bien servis.

    L’heure du coucher vint ensuite. Wachtel apparut, en quête de son élève, qui lui remplit ses poches de cocottes de papier, pendant qu’il disait quelques fadaises aux gouvernantes.

    Dmitri embrassa les deux jeunes filles, fit une révérence à mademoiselle Bochet, et s’en allait sans dire bonsoir à miss Junior, quand il fut arrêté et réprimandé par son précepteur.

    Le délinquant se laissa ramener de bonne grâce, – cela perdait toujours un peu de temps, – fit un salut profond à miss Junior, et, en s’en allant, lui fit les cornes derrière son dos, à l’inexprimable satisfaction de Zénaïde.

    Les gouvernantes se retirèrent à l’abri de leurs paravents respectifs ; chacune avec une bougie, pour faire leur toilette de nuit ; les femmes de chambre entrèrent dans la grande pièce en marchant sur la pointe du pied ; elles tressèrent en silence les longues nattes des fillettes, assises sur des chaises dans leurs grands peignoirs ; puis les jupons blancs, les fraîches toilettes disparurent, emportés à bout de bras.

    Vassilissa et Zénaïde se prosternèrent ensemble devant les saintes images et firent leur prière.

    Elles dirent de loin bonsoir aux paravents et se glissèrent dans leurs petits lits blancs, si rapprochés l’un de l’autre qu’elles pouvaient se parler tout bas.

    Contre l’habitude, Lissa resta muette.

    – Je suis sûre que tu penses à ton mariage ! lui chuchota Zénaïde quand la bougie du second paravent fut éteinte.

    – Oui, répondit doucement Vassilissa, qui étendit la main pour prendre celle de sa cousine.

    – As-tu envie d’être mariée ? reprit celle-ci curieusement.

    Ce mot de mariage, qui n’était pas encore fait pour elle, lui semblait plein de jolies choses ; elle y entrevoyait des robes neuves, des bijoux, la délicieuse toilette blanche, les fleurs d’oranger, les chantres et les cierges allumés, – tout, excepté le mari.

    – Non, répondit Vassilissa après avoir un instant soupesé la question dans son esprit.

    – Pourquoi ? fit Zénaïde, tellement surprise qu’elle faillit parler haut.

    Un hum ! significatif sortit du paravent de gauche.

    – Pourquoi ? reprit-elle plus bas en secouant la main de sa cousine.

    – Je ne sais pas... j’ai peur !

    – Peur de quoi ?

    – Du mari.

    – Quelle drôle d’idée ! mais un mari, ce n’est pas effrayant, c’est un mari ; tout le monde se marie ; moi aussi, je me marierai ; je l’espère bien, au moins !

    – J’ai peur du mari qu’on me choisira, dit nettement Vassilissa, qui venait de découvrir le motif de son appréhension secrète.

    – Il sera jeune, riche, noble... comme tous les maris, reprit Zénaïde d’une voix rêveuse.

    – Non, Zina, dit Vassilissa avec fermeté, il ne sera rien de tout cela, et il faudra que je l’épouse.

    – Qu’en sais-tu ? Tu as de singulières idées ce soir !

    – Tu verras !

    – Plaise à Dieu que tu te trompes ! C’est que je ne l’aimerais pas, ton mari, s’il était comme tu dis !

    – Je ne l’aimerai pas non plus. Bonsoir, ma chérie, dors bien, dit doucement l’orpheline.

    À la lueur de la lampe qui brûlait devant les images, les deux bustes mignons se soulevèrent : un baiser fut échangé.

    – Hum ! fit le paravent de droite.

    Les deux têtes se nichèrent dans les oreillers, et le silence ne fut plus interrompu de la nuit que par les ronflements aigus de miss Junior.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • III

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  • Ce qu’était la comtesse Koumiassine.

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    Quand la comtesse Koumiassine, lors du décès de son cousin Gorof, avait pris à sa charge Vassilissa, âgée de quelques mois seulement, elle était mariée depuis onze ans et n’avait pas d’enfant.

    Dans la rue, à la promenade, elle regardait les jolis plis que faisaient, sur les bras des nourrices, les pelisses de cachemire blanc richement brodé, et elle enviait le bébé, ce complément de la vie pour une femme mariée. Dans le décès précoce de son cousin, elle vit le doigt de Dieu qui lui envoyait l’enfant désiré, sans danger ni peine pour elle-même.

    Le consentement de madame Gorof ne fut qu’une affaire de simple formalité, et, huit jours après la mort de son père, Vassilissa entrait dans la maison comme fille adoptive de la comtesse.

    Le comte, qui aimait les enfants, – du reste le meilleur des hommes, – avait consenti aussitôt à la proposition de sa femme. Il alla chercher et apporta lui-même dans sa voiture un magnifique costume de nourrice russe pour la péronnelle villageoise qui nourrissait l’enfant, et fut au comble de la joie de voir se promener dans la maison cette belle fille, couverte comme une châsse de damas bleu et de galons d’or, avec sa coiffure russe brodée de perles et de paillettes.

    La comtesse se fit suivre à la promenade par la nourrice et le nourrisson, répondant aux étonnements par des plaisanteries, et jouant à la jeune mère avec beaucoup de naturel.

    Mais le ciel, paraît-il, n’avait pas pris la plaisanterie d’aussi bonne grâce, car un beau matin, après quelques mois de maternité fictive, la comtesse s’aperçut qu’elle était mère pour tout de bon.

    Ceci ne lui prêta point à rire. D’abord, elle était mariée depuis une douzaine d’années, et puis, qu’allait-elle faire de l’enfant qu’elle avait si malencontreusement adopté, à présent qu’il y en aurait un autre ?

    Faute de mieux, elle se borna à espérer que ce serait un garçon. Mais, quand la Providence s’amuse à nos dépens, elle ne fait pas les choses à demi : le garçon fut une fille !

    Le comte en prit aussitôt son parti : les deux fillettes grandiraient ensemble, les jeux et les études n’en seraient que plus faciles pour Zina. Mais la comtesse, plus pratique, vit plus loin dans l’avenir, et se dit qu’il faudrait marier Vassilissa de très bonne heure afin qu’elle ne fut pas un encombrement trop sérieux.

    À vrai dire, depuis ce moment-là elle ne l’aima plus du tout ; et, si elle n’alla pas jusqu’à la haïr, c’est parce que sa foi religieuse et son devoir de charité lui commandaient d’aimer et de protéger une enfant sans défense dont, en outre, elle était la marraine.

    La Providence, prenant toujours au sérieux le désir de la comtesse d’avoir des enfants, lui envoya un fils, Dmitri, sept ans après la naissance de Zénaïde. Cette fois, ce fut un vrai désespoir : la comtesse resta six mois sans sortir de ses terres, et les plus proches mêmes n’entendirent parler de l’événement qui donnait un héritier mâle aux Koumiassine que lorsque le fait fut accompli.

    Heureusement, les miséricordes du Seigneur s’arrêtèrent là : car, si elles se fussent une fois de plus traduites sous la même forme, les principes religieux de la comtesse n’eussent peut-être pas pu la retenir de mettre fin à ses jours.

    Cependant l’ordre le plus parfait ne cessa pas un instant de régner dans la maison Koumiassine ; les deux petites filles grandirent côte à côte, Vassilissa plus délicate et demandant plus de soins, Zénaïde plus robuste et venant à plaisir. On les habilla de même tant qu’elles furent petites ; elles n’eurent pendant longtemps qu’une gouvernante pour deux ; puis, un jour, Lissa avait environ quinze ans, on lui mit des robes longues, on lui donna une institutrice pour elle seule, et celle-ci reçut la mission de tourner son élève vers les devoirs sérieux de la vie.

    – C’est une orpheline sans fortune, mademoiselle Bochet, ne l’oubliez pas. Son lot, dans la vie, ne sera pas celui d’une héritière ; efforcez-vous de lui inspirer des goûts modestes et l’humilité chrétienne dans toute sa noblesse résignée.

    La comtesse daigna s’exprimer ainsi en remettant sa nièce aux mains de la brave Suissesse. Heureusement celle-ci avait un excellent cœur ; elle ne comprit point ce qu’on voulait d’elle, et, se conformant à la lettre plutôt qu’à l’esprit, elle inspira à son élève le goût de tous les devoirs et de toutes les vertus, qui, puisqu’elles sont des vertus, ne sauraient être autrement que modestes.

    Mais, le dédain des domestiques aidant, Vassilissa avait compris. Aussi ne la vit-on jamais en faute ; elle eut l’esprit de ne pas rendre sa cousine chérie responsable des erreurs de sa mère, mais elle se fit dans le silence des heures de travail une ligne de conduite dont elle ne se départirait jamais.

    Elle se promit de céder aussi longtemps que l’amour-propre seul serait en jeu, et de résister impitoyablement si son honneur ou sa dignité se trouvait en péril.

    – On m’a donné l’éducation d’une demoiselle noble, se dit-elle ; tant qu’on me traitera comme une demoiselle, j’accommoderai mes goûts à mes obligations envers ma bienfaitrice ; mais si elle manque aux engagements que le fait seul de ces obligations lui a fait contracter envers moi, je saurai lui tenir tête, quand je devrais aller mourir au couvent !

    Mourir au couvent ! c’est le grand mot quand on a quinze ans. À vingt, on trouve d’autres ressources pour résister.

    Le soir dont nous parlons, lorsque le gouverneur allemand se fut retiré, la comtesse congédia les protégées qui lui servaient de dames d’honneur et s’abandonna à ses réflexions.

    Vassilissa l’avait deviné, on voulait la marier.

    Le moment était venu où cette petite fille devenait incommode : Zina allait avoir seize ans dans le courant de l’hiver, il faudrait songer à l’établir... Comment attirer des jeunes gens dans la maison, comment la produire dans le monde tant que Vassilissa serait là ? Elle était beaucoup trop jolie pour ne pas présenter de nombreux inconvénients.

    Oui, certainement, elle était jolie, la comtesse en convenait ; son amour maternel ne la rendait pas aveugle. Sa nièce était une bonne enfant, attachée et reconnaissante, très jolie, très bien élevée, – ici la comtesse se rendit justice avec quelque complaisance, – en vérité, sa propre fille n’était pas mieux élevée ! Sauf le dessin, pour lequel Vassilissa n’avait point de dispositions naturelles, elle possédait les mêmes talents que Zina, et quelques-uns à un degré supérieur, ce que la maturité plus avancée de son âge expliquait, du reste.

    La bonne comtesse cherchait autour d’elle un mari de condition moyenne, un noble, bien entendu. Mademoiselle Gorof était de bonne noblesse, mais la dot que sa bienfaitrice pouvait lui donner sans dépouiller ses enfants était bien peu de chose ; il fallait un homme qui eût de la fortune, pas trop – à quoi bon ? Est-ce que jamais la richesse a fait le bonheur ?

    La comtesse oubliait en ce moment qu’elle possédait près d’un million de francs de revenu, et que, si la fortune ne lui avait point donné le bonheur dont elle jouissait, elle lui avait au moins procuré les facilités d’oublier ou d’ignorer bien des petits désagréments.

    Minuit sonna sur les réflexions de la comtesse. Elle se leva avec la majesté qui ne l’abandonnait jamais, passa dans sa chambre à coucher, et se livra aux mains d’une demi-douzaine de femmes de chambre.

    Pendant qu’on lui ôtait ses vêtements, une des protégées récitait les prières devant les saintes images, et faisait avec ferveur de grands signes de croix accompagnés de génuflexions abondantes.

    Lorsqu’elle eut fini les prières de la comtesse, celle-ci s’approcha de la cloison, couverte, sur six pieds de haut et quatre de large, d’images de toute espèce, en or, en argent, en vermeil, sur un fond de perles de turquoises revêtues de diamants, de rubis ou d’émeraudes pour la plupart. Elle baisa avec une vénération particulière une image de la Vierge, – vieille peinture byzantine, – qui portait au-dessus du front un saphir gros comme un œuf de pigeon ; puis elle retourna vers son lit et s’endormit bientôt sous les reflets mystérieux de la lampe de cristal suspendue devant l’iconostase, qui faisait luire de temps en temps des gerbes d’étincelle, dans les pierreries des images.

    Une femme de chambre de service apporta une mince galette de matelas auprès de la porte, et s’étendit dessus tout habillée, pour le cas où sa maîtresse aurait besoin de ses offices pendant la nuit.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • IV

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  • Zénaïde traduit les ordres de sa mère.

  •  

    Le lendemain en se levant, Zina courut à la fenêtre, en chemise, ses pieds nus chaussés de pantoufles.

    – La neige ! la neige ! s’écria-t-elle en battant des mains. Le soleil sur la neige ! quel bonheur !

    – Comment peut-on aimer la neige ! grogna l’Anglaise en avançant la tête derrière son paravent ; miss Zénaïde, allez vous habiller tout de suite, il fait froid !

    – Non, miss Junior, il ne fait pas froid ; il y a deux heures que le poêle est chauffé. La neige ! J’ai envie de courir comme je suis dans la neige, et d’y sauter à pieds joints. C’est si bon, si mou !

    Mademoiselle Bochet ne put s’empêcher de rire.

    – Allez vous habiller, miss Zénaïde, répéta l’Anglaise.

    Mais Zina ne l’écoutait pas : elle avait pris les deux mains de sa cousine, aussi peu vêtue qu’elle, et les deux jeunes filles se mirent à bondir et à tournoyer par la chambre avec de petits cris de joie jusqu’au moment où Zina, hors d’haleine, se laissa tomber en riant sur le bord de son lit.

    – J’ai perdu ma pantoufle ! s’écria-t-elle ! Qu’on cherche ma pantoufle !

    Elle se pendit à un cordon de sonnette, carillonnant à tour de bras. Un troupeau de filles de service effarouchées se précipita dans la chambre.

    – Cherchez ma pantoufle ! dit-elle avec majesté.

    Le troupeau féminin se précipita à quatre pattes dans toutes les directions, et pendant un moment on n’aperçut que des jupons en peloton : toutes les têtes avaient disparu.

    Zina, après avoir remonté ses genoux sous son menton et soigneusement tiré sa chemise sur ses pieds qu’elle prit dans ses deux mains, dit à sa cousine qui s’habillait plus tranquillement :

    – Sais-tu, Lissa, je vais demander à maman la permission de faire atteler le petit traîneau, le tout petit, petit, tu sais ? Et nous irons nous promener dans la neige, dans la forêt.

    – Par exemple ! miss Zina ! voilà une idée bien étrange par un froid si cruel !

    – On ne vous emmènera pas, miss Junior ; nous laisserons les personnes raisonnables à la maison. Nous irons toutes seules, n’est-ce pas, Lissa ?

    – Seules, miss Zénaïde ! Je ne puis permettre...

    – Je le sais bien, miss Junior ; aussi n’est-ce pas à vous que j’en demanderai la permission : c’est à maman.

    – Mademoiselle, on ne trouve pas votre pantoufle, vint dire d’un air piteux la première femme de chambre.

    Zénaïde regarda autour d’elle :

    – Tenez, la voilà sur la console, dans la boîte à ouvrage de miss Junior.

    Celle-ci, horrifiée, se précipita hors du paravent, mais l’objet incriminé était déjà dans la possession d’une fille de service, qui se mit à étirer lentement, sur les jambes longues et fines de la jeune comtesse, un bas de soie blanc aux mailles serrées.

    Depuis longtemps Vassilissa avait mis toute seule ses bas de fil d’Écosse.

    La toilette de Zénaïde fut longue, car elle ne pouvait rester en place un seul moment. Enfin, malgré ses bonds impétueux et ses mouvements de chèvre fantasque, la soubrette exercée qui la coiffait finit par achever deux superbes nattes brunes, longues, soyeuses, bouclées du bout, malgré les efforts du peigne, et se mit en devoir de les disposer sur la jolie tête brune. Après deux ou trois essais, Zina perdit patience :

    – Personne ne sait attacher mes cheveux pour qu’ils tiennent ! Vous avez toutes peur de me casser, comme si j’étais de verre ! Lissa, veux-tu ?

    Elle tendit le paquet d’épingles à son amie, qui se mit à l’œuvre. Quand ce fut fini :

    – Merci, ma chère, dit-elle, il n’y a que toi pour cela comme pour le reste, il n’y a que toi, il n’y a que toi !...

    Et, chantant comme un oiseau joyeux, elle embrassa sa cousine à tour de bras. Puis les deux jeunes filles se dirigèrent vers les images, et, devenues soudain sérieuses, elles firent leur prière avec toute l’ardeur de leur cœur innocent.

    À midi, le déjeuner réunissait moins de monde que le dîner ; souvent la comtesse n’y paraissait point et se faisait servir dans son petit salon ; les protégées déployaient alors un appétit féroce, et les gouvernantes causaient avec monsieur Wachtel, en possession de tous ses moyens, que la majesté de la comtesse faisait souvent pâlir au dîner.

    Dmitri profitait des distractions de son précepteur pour échanger avec sa sœur des signes télégraphiques à propos des projets de l’après-midi ; mais ce jour-là, Zénaïde ne voulut rien entendre ; elle savait que sa promenade était perdue si Dmitri faisait mine de vouloir y participer. Aussi fut-elle impénétrable, et son frère boudeur lui tourna le dos dès qu’on se leva de table.

    Zénaïde entra alors sur la pointe des pieds dans le petit salon où sa mère lisait le journal elle-même, pour ne déranger personne. Au bruit des pas légers sur le tapis, la comtesse leva la tête et, clignant un peu, car elle était très myope :

    – Ah ! c’est vous, ma fille ? dit-elle. Bonjour, mon enfant ; bonjour, Vassilissa.

    Et les deux têtes, inclinées chacune sur une main, reçurent un baiser amical et digne.

    – Maman, dit Zénaïde du ton le plus câlin, j’ai une très grande faveur à vous demander aujourd’hui.

    – Voyons ! dit la comtesse en souriant bénévolement.

    – Nous voudrions... je voudrais bien aller me promener en traîneau dans la forêt, sur la neige nouvelle. Oh ! maman, dites oui ! C’est si gentil, la neige toute neuve.

    – Mais, ma fille, de ce que vous aimez la neige, il ne s’ensuit pas que tout le monde doive l’aimer ! Cette promenade ne charmera pas votre gouvernante... Il ne faut pas être égoïste, mon enfant. Nous devons apprendre de bonne heure à sacrifier nos plaisirs au bonheur des autres.

    Zénaïde reçut d’un air soumis cette leçon de morale maternelle, puis elle reprit d’une voix caressante :

    – Aussi, maman, n’est-ce pas miss Junior que je vous demande pour compagne de promenade ; je sais qu’elle n’aime pas la neige, et je ne voudrais pour rien au monde lui être désagréable.

    Le petite hypocrite appuya sur le mot rien comme si elle eut mûri sa conviction pendant des années.

    – C’est avec ma cousine, maman, continua-t-elle, que je voudrais aller dans la neige. Votre cocher Garassime est un excellent cocher, très prudent ; si vous vouliez bien donner ordre d’atteler le petit traîneau, le plus petit, avec le jeune cheval noir, nous ferions une toute petite promenade dans la forêt... une heure seulement, ma chère maman... et nous serions si sages, si sages, tout le reste de la journée...

    La rusée fillette s’était approchée de sa mère ; se laissant couler à genoux sur le tapis, elle caressait en parlant les belles mains de la comtesse ; elle reformait du doigt les tuyaux de valenciennes qui sortaient de ses manches ; elle faisait de jolis plis avec l’étoffe moelleuse de la robe de satin noir...

    La comtesse, ensorcelée par la petite fée, sourit et laissa presque échapper le bienheureux consentement ; mais elle se ravisa.

    – Appelez vos institutrices, dit-elle.

    Vassilissa vola comme un trait dans la salle à manger, et ramena les deux gouvernantes, qui restèrent sur le seuil de la porte.

    – Ces demoiselles ont-elles été sages ? demanda la comtesse avec toute la gravité désirable.

    – Oui, madame la comtesse, répondirent ensemble les duègnes.

    – Eh bien, allez, mes enfants. Je vous permets de vous promener pendant une heure et demie. Zina, donnez l’ordre d’atteler le jeune cheval noir au petit traîneau.

    Les jeunes filles baisèrent avec reconnaissance les mains de la comtesse et sortirent du salon avec une belle révérence. À peine avaient-elles franchi la porte qu’elles prirent leur vol vers l’office.

    – Vite, vite, appelle Garassime, dit Zénaïde au premier domestique qu’elle rencontra ; mais vas-y toi-même, ne fais pas promener mes ordres tout autour des communs, comme vous faites tous. Je veux Garassime tout de suite.

    Le domestique salua et partit sur-le-champ. Moins de cinq minutes après, le cocher tout essoufflé entrait.

    – Écoute, lui dit Zénaïde avec gravité, tu vas promener les demoiselles aujourd’hui. C’est la première fois que tu iras sur la neige cette année, n’est-ce pas ?

    – Oui, comtesse, répondit le vieux cocher, qui adorait sa maîtresse.

    – Eh bien, je veux te porter bonheur. Tu vas prendre le petit traîneau, le tout petit, bas...

    – Madame la comtesse l’a permis ?

    – Eh oui, grand nigaud ! Est-ce que je te le dirais, sans cela ? Va prendre le petit traîneau, mets-y beaucoup de tapis, beaucoup de fourrures ; attache-les bien, ajouta-t-elle à demi-voix, parce que, tu sais, nous tomberons...

    Elle éclata de rire et embrassa Vassilissa, qui se tenait tout contre elle.

    – Mais n’en dis rien ! lui dit-elle ; c’est si amusant !

    – J’entends, mademoiselle... Et quel cheval ?

    – Le cheval noir, mon bijou de cheval, Érèbe. Il n’est pas méchant, n’est-ce pas ?

    – Oh ! non, comtesse, et puis, avec un traîneau bas, il n’y a pas de danger.

    Gagné par la belle humeur qui rayonnait des yeux de Zénaïde, le brave homme sourit.

    – Dépêche-toi, entends-tu ? Je te donne dix minutes, pas une de plus.

    – Il faut pourtant attacher les coussins, mademoiselle, dit Garassime avec un sourire qui éclaira sa physionomie basanée.

    – Eh bien, je t’en donne onze. Va, ne t’amuse pas !

    La mignonne comtesse poussa d’un geste mutin la lourde masse du cocher et s’envola avec Vassilissa dans la chambre où les pelisses, les bottines fourrées et les capelines les attendaient déjà.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • V

  •  

  • Dans la neige.

  •  

    Dix minutes après, Garassime, qui avait vraiment accompli des prodiges de rapidité, amena devant le perron un petit traîneau de cinquante centimètres de hauteur tout au plus.

    La caisse arrondie du traîneau ressemblait à une barque dont on aurait coupé inégalement les deux extrémités ; le bout le plus large, qui n’avait pas un mètre, était borné par un petit dossier haut de deux pieds à peine. Une planche horizontale faisait le siège des promeneurs ; une autre planche sans dossier formait le siège du cocher. Une quantité de fourrures, de tapis, de coussins, cachaient la nudité de cet équipage primitif.

    C’était un traîneau de paysan, à cette différence près que l’acajou massif remplaçant le bois blanc et que les ferrures étaient d’argent, ainsi que tous les ornements du harnais.

    Érèbe était une jolie bête sortie directement du haras Orlof. Se robe, d’un noir sans tache, lui avait valu ce nom. Le harnais russe, sans œillères, tout revêtu d’argent, faisait valoir ses yeux brillants et sa jolie tête fine.

    Garassime, droit comme un pieu, empaqueté dans sa robe russe de drap vert bordée de fourrures, coiffé du large bonnet de velours cramoisi à quatre angles, – pareil à un coussin de cérémonie vu de guingois, – tenait dans ses mains gantées les rênes de velours cramoisi comme son bonnet. Il était superbe, massif et immobile comme un homme de bois.

    Au moment où les deux jeunes filles, soutenues sous le coude chacune par un domestique nu-tête, s’approchaient du traîneau, Érèbe, qui les aimait toutes deux, fit mine de vouloir aller à elles, probablement pour réclamer son petit morceau de sucre habituel.

    – Prrr ! fit le cocher de cette voix de tête qui donne un accès de fou rire au Français qui l’entend pour la première fois.

    Cette exclamation ferait partir ventre à terre un cheval de nos régions, mais elle signifie pour les chevaux russes : reste tranquille.

    – Tu l’auras, tu l’auras ! dit tout bas Zénaïde en frottant doucement le nez de la jolie bête, qui faisait des efforts inouïs pour lui lécher la main ; seulement ne nous verse pas dans la cour ; je te le donnerai dès que tu nous auras versées dans la neige.

    Érèbe parut avoir compris, car il resta immobile jusqu’au moment où les deux promeneuses, bien et dûment empaquetées dans les couvertures de fourrures, donnèrent le signal du départ.

    Garassime fit un mouvement imperceptible, et le cheval partit d’un trot allongé, régulier, qui donnait l’illusion du vol de l’hirondelle.

    La maison fut bientôt loin. La route se bifurquait, toute blanche des deux côtés ; Garassime tourna la tête pour interroger.

    – À la forêt ! dit Zénaïde.

    Et le traîneau se dirigea vers la grande forêt.

    En ce moment, un traîneau attelé de trois chevaux passa sur la route dont ils venaient de s’écarter.

    – Tiens ! c’est le prince Charmant, dit Zénaïde. Quelle chance ! Nous nous amuserons bien à dîner.

    – Sais-tu, dit Vassilissa, qu’il est très bon, au fond, le prince, quoiqu’il ne soit pas charmant du tout ? Il a beaucoup fait pour ses paysans ; il leur a fait cadeau de presque la moitié de son domaine. C’est beau, cela !

    – Oh ! oui, mais je ne suis pas sérieuse, moi ; on ne pense pas encore à me marier, moi ; je n’ai pas encore de robes longues, moi !

    Elle embrassa sa cousine au vol, sans tirer les mains de son petit manchon.

    – Et, conclut-elle, je l’appelle le prince Charmant parce qu’il est un peu bête, et parce qu’il est prince. Voilà tout.

    La jeune bavarde leva la tête :

    – Oh ! Lissa, la forêt ! Regarde donc la forêt !

    La forêt était devant elles, la haute forêt de sapins gigantesques. La neige immaculée, étincelante, n’avait pas encore été foulée. La route molle et blanche serpentait entre deux épais taillis d’un vert riche et sombre. Sur le bord du chemin, quelques arbustes perçaient de leurs branches grêles le tapis nouvellement tombé, et la haute muraille de vieux sapins se dressait au-delà, parfois coupée par un éboulement de neige qu’une cime trop chargée avait secouée en se redressant ; parfois quelque trou noir s’enfonçait dans le taillis, marquant le passage d’une bête fauve ; et au-dessus, le soleil, qu’on ne voyait pas, enveloppait les cimes d’un rutilement de diamants. Le ciel bleu vif était plein de rayons jaunes, l’ombre des sapins tombait bleue sur le sol ; et c’était un enchantement muet, que ne troublait aucun cri d’oiseau, aucun bruit, sauf le cliquetis argentin des harnais du cheval.

    Érèbe enfonçait jusqu’au ventre dans la neige molle qui rejaillissait sur les promeneuses après avoir éclaboussé le cocher. Le jeune cheval levait haut ses pieds d’ébène et les plongeait courageusement dans le duvet glacé, s’ébrouant de temps à autre lorsque la poussière blanche lui chatouillait les naseaux.

    – C’est beau ! dit à voix basse Vassilissa, qui regardait les ombres bleues succéder aux rayons jaunes, à mesure que le chemin tournait et mettait la forêt entre elles et l’occident.

    – C’est superbe ! mais voilà le moment de verser. Allons, Garassime, verse-nous, et nous donnerons du sucre à ton cheval !

    – Permettez, mademoiselle... si la comtesse savait...

    – La comtesse, pour le moment, c’est moi. Si tu ne veux pas nous verser, nous n’irons pas nous promener avec toi.

    – Alors, tenez-vous bien, dit le brave homme en faisant claquer les rênes sur le dos de son cheval.

    – Au contraire ! cria Lissa en éclatant de rire.

    Érèbe, familier avec cet exercice, fit un soubresaut, et les deux gamines, au milieu d’un pêle-mêle de coussins et de fourrures, roulèrent ensemble dans la belle neige immaculée et douce comme un édredon. Après sa prouesse, le cheval s’était arrêté. Garassime riait d’un bon rire paternel.

    Zénaïde se releva, et, sans se secouer, fouilla dans sa poche.

    – Tiens, mon ami, dit-elle à Erèbe en lui présentant du sucre, tu l’as bien gagné.

    Le cheval remercia en secouant la tête, et fit sonner son harnais.

    – Allons, Garassime, en route ! Encore ! verse-nous encore ! s’écria Zénaïde en s’asseyant dans le traîneau.

    Le cocher rendit la main à Érèbe, et, pendant une demi-heure, les deux jeunes filles s’amusèrent à rouler dans la neige, jeu inoffensif qui donnait à leurs visages roses, à leurs yeux brillants, une expression adorable de joie et de santé.

    – Allons, Zina, dit enfin Vassilissa, il faut rentrer.

    – Ta montre avance !

    – Du tout, elle retarde !

    Elles éclatèrent de rire ensemble.

    – À la maison, Garassime ! dit Zina d’une voix pleine de regrets. Dis, on ne voit pas que nous avons roulé dans la neige ?

    – Oh ! si ça ne se voit pas ! C’est-à-dire, mademoiselle, qu’on dirait que vous avez passé un hiver dans la forêt, avec les loups.

    – Secoue-moi, je te secouerai, dit Zina en rompant une petite branche dont elle se mit à fouetter les vêtements de sa cousine.

    Pendant cinq minutes encore, elles folâtrèrent comme de jeunes chattes, se poussant et roulant dans la neige et défaisant l’ouvrage commencé. Enfin, lasses de rire et de jouer, elles s’assirent gravement, réparèrent le désordre des fourrures et donnèrent l’ordre du retour.

    Dès qu’elles eurent quitté leurs vêtements de promenade et revêtu le costume officiel du dîner, elles allèrent remercier encore une fois la comtesse pour le plaisir qu’elle leur avait procuré.

    – Avez-vous été sages, mes enfants ? demanda la comtesse.

    Elle avait une manière de faire cette question qui donnait à Zina des envies folles de s’enfuir pour rire à son aise.

    – Oh ! oui, maman, nous sommes toujours sages, répondit la jeune espiègle avec un aplomb magnifique. Et le prince ? Où donc est-il ?

    – Qui vous a dit qu’il était venu ? demanda la comtesse en fronçant légèrement les sourcils.

    Elle abhorrait les cancans.

    – Nous avons aperçu son équipage de loin.

    – Ah ! c’est bien, fit la noble dame rassérénée. Le prince est venu nous inviter à dîner chez lui après-demain. Il pend la crémaillère, c’est-à-dire qu’il a fait meubler à neuf sa maison, et il désire nous en faire les honneurs.

    – Oh ! maman, nous aussi ? s’écria Zina, rouge de plaisir.

    – Tout le monde !... c’est-à-dire moi, vous deux, votre frère et les personnes chargées de votre éducation.

    – Quel bonheur ! c’est si amusant d’aller si loin !

    – Le prince a l’intention de nous donner un concert ; il a demandé la permission d’emporter quelques-unes de vos valses à quatre mains, pour les faire apprendre à son orchestre. Il a choisi sur le piano celles qui lui ont plu.

    La comtesse reprit sa lecture. Les deux jeunes filles coururent au piano.

    – C’est drôle, dit Zénaïde à sa cousine tout bas, il n’a pris que les tiennes !

    – Comment, les miennes ?

    – Oui, celles que tu préfères, celles dont tu joues le primo. Le monstre ! je lui ferai une scène. Tu verras comme il est drôle quand il se confond en excuses.

    – Assez jasé, petites filles ! dit la comtesse, de la pièce voisine. Mettez-vous au piano et jouez quelque chose à quatre mains... de la musique sérieuse !

    Zina fit une moue énorme, puis, riant malicieusement, elle fouilla jusqu’au fond du casier et en retira un oratorio qu’elle entama vigoureusement, secondée par sa cousine.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • VI

  •  

  • La Chambre bleue du prince Chourof.

  •  

    Le prince Charmant, comme l’appelait Zénaïde, s’appelait en réalité Alexandre Chourof.

    C’était un garçon d’environ trente-cinq ans, un peu épais, un peu bête, laid, comme l’avait dit la jeune railleuse, mais d’une bonté sans exemple. Son grand défaut était une timidité outrée qui le rendait parfois ridicule, surtout quand elle s’augmentait de la politesse excessive qui lui était particulière.

    Quelque dix ans auparavant, il avait pris part, comme officier, à la défense de Sébastopol. Un jour qu’il était dans une redoute avec quelques camarades, son colonel tendit un papier en disant :

    – Qui est-ce qui va porter ça là-bas ?

    Ça, c’était un ordre ; là-bas, c’était un retranchement situé à deux cents pas tout au plus. Mais l’espace qu’il fallait traverser était absolument découvert, et les obus y pleuvaient.

    Chourof tendit la main, prit l’ordre et partit tranquillement ; il ne pensait pas aux boulets, il pensait à ses camarades qui le regardaient aller :

    – Je dois avoir l’air bien gauche, se disait-il en lui-même.

    Un obus tomba à quelques pas de lui, éclata et le couvrit de poussière. Il s’arrêta... pour se secouer et faire un bout de toilette, afin de ne pas être trop ridicule quand il remettrait à son supérieur l’ordre qu’il tenait à la main.

    L’année suivante, il donna sa démission, en se disant :

    – Décidément, je suis trop ridicule.

    Rentré dans la vie civile, il songea à se marier, mais il ne se maria pas, parce que la jeune fille qu’il recherchait fut prise d’un accès de fou rire, un jour qu’il lui parlait sérieusement.

    Depuis ce dernier insuccès, il s’était retiré dans ses terres et vivait en gentilhomme campagnard.

    Là, du moins, il était à l’abri de la malignité pétersbourgeoise ; la plupart de ceux qui l’entouraient n’avaient ni son éducation intellectuelle, ni son savoir-vivre, ni son immense fortune, ni ses goûts artistiques ; et chez lui il se sentait roi.

    Mais sa grande maison, si riche et si spacieuse, lui semblait bien vide ; son brave et honnête cœur, plein de pensées affectueuses, cherchait à s’épancher. Il voulait se marier, en un mot.

    Seulement, son premier échec l’avait rendu prudent. Il regarda autour de lui – il vit une princesse Chourof toute trouvée : c’était Vassilissa. Elle avait tout ce qu’il lui fallait. Elle était pauvre, il est vrai, mais qu’avait-il besoin d’une fortune ? La sienne, supérieure encore à celle de la comtesse Koumiassine, lui permettait d’épouser une mendiante, pour peu qu’il voulût s’en passer la fantaisie.

    Restait à savoir si la jeune fille s’associerait à ses projets.

    Il avait eu tout l’été pour s’en informer, mais, avec sa timidité habituelle, il avait remis de jour en jour, et voilà qu’au moment où la comtesse se préparait à retourner à Pétersbourg, il se trouvait menacé de se voir enlever la fiancée qu’il convoitait.

    C’est alors qu’il imagina de donner une petite fête dont Vassilissa serait la reine, sans ostentation, et qui pourrait disposer en sa faveur le cœur de la jeune fille. Après quoi, il mettrait à ses pieds sa fortune et son cœur.

    Le prince Charmant voulait être aimé pour lui-même, non pour son immense fortune. Il s’efforça de plaire.

    La comtesse dérogeait aux usages en menant sa famille chez un célibataire. Mais ce célibataire était l’homme le plus riche du pays, son honorabilité était universellement prônée ; et d’ailleurs, elle se sentait flattée secrètement d’être invitée à l’exclusion de toute autre pour être, en quelque sorte, la marraine de la nouvelle installation. Si habituée qu’elle fût, par sa haute position, à se voir rendre hommage, la comtesse était affamée d’honneurs et de distinctions.

    Ce fut donc de la meilleure grâce du monde – non sans un certain air de condescendance – que la comtesse, descendant de voiture, appuya sa main sur celle de son hôte, qui s’était avancé jusqu’au bas du perron, nu-tête et en habit noir, pour lui faire honneur.

    – Vous me recevez comme un archevêque, cher prince ! dit-elle en entrant dans le vestibule plein de fleurs.

    – Votre visite ne m’honore pas moins, répondit galamment le prince en regardant du coin de l’œil si Vassilissa était de la partie.

    Il fut bientôt rassuré, et les deux cousines, marchant à pas comptés derrière la comtesse, entrèrent dans la grande salle au moment où l’orchestre invisible, placé dans une galerie supérieure, entamait une des plus jolies valses de Strauss.

    – Ta valse favorite ! dit tout bas Zénaïde à sa cousine. Oh ! le monstre !

    En attendant le dîner, les rafraîchissements furent servis, puis le prince, suivi de toute la cohorte qu’il avait conviée, se mit en marche dans les appartements somptueux qu’il venait de faire remettre à neuf.

    On s’extasia comme il convient. La comtesse, armée de son lorgnon, se fit expliquer la généalogie des portraits de famille pendant que les enfants s’attardaient aux meubles précieux, aux objets rares et curieux, aux bibelots contenus dans des vitrines.

    On monta ensuite au premier étage ; tout fut visité, depuis les grands appartements jusqu’aux chambres d’amis. Le prince enfin, tirant une petite clef de son gousset, ouvrit une porte, non sans quelque confusion, et s’arrêta sur le seuil.

    – Je vous demande pardon, mesdames, ceci est ma chambre ; mais je ne l’habite pas pour le moment. Vous pouvez entrer.

    Un cri d’admiration partit de toutes les bouches.

    La chambre était tendue de velours bleu pâle ; des torsades de grosses perles rattachaient les draperies ; le lit énorme, en argent repoussé, disparaissait dans des flots de point d’Angleterre et de soie bleue. Des stores de point d’Angleterre tamisaient le jour. Le tapis était fait de peaux d’agneaux rasées, blanches. Tout le reste du mobilier était en argent et en porcelaine de Sèvres.

    – Ah ! prince, quelle folie ! ne put s’empêcher de dire la comtesse... Mais c’est une chambre de blonde ! Et vous n’êtes pas une blonde, que je sache ! ajouta-t-elle en riant.

    Le regard du prince avait glissé sur Vassilissa, qui paraissait en vérité faite pour ce cadre splendide... La comtesse fit un brusque mouvement et battit en retraite.

    – C’est très beau, prince, je vous en fais mon compliment, dit-elle d’une voix moins douce, – mais c’est une véritable folie !

    Le pauvre homme tomba dans une de ces interminables séries d’excuses qui avaient le don d’amuser si fort Zénaïde, et toute la compagnie redescendit pour dîner.

    Le repas était ordonné avec une magnificence digne du reste. L’orchestre de vingt-quatre musiciens, tous choisis et dressés par le maître du logis, vivant chez lui à ses gages, ne cessa de jouer pianissimo les morceaux favoris de Vassilissa.

    La comtesse n’eut bientôt plus de doutes, et son attention se porta sur la jeune fille.

    Mais celle-ci ne se doutait de rien : sa candeur la défendait trop. Elle acceptait les hommages assidus du prince comme une politesse délicate adressée indirectement à sa tante.

    Au bout de deux heures, sans qu’il fût possible de s’expliquer pourquoi, tout le monde s’ennuyait plus ou moins. La comtesse, prétextant les huit lieues qui la séparaient de sa demeure, demanda ses voitures.

    Le pauvre prince Charmant, tout contrarié de n’avoir pu dire un mot en particulier à la dame de ses pensées, s’approcha d’elle timidement au moment où il distribuait à toute la compagnie des bouquets de fleurs rares coupées dans ses serres.

    – Aimez-vous le bleu, mademoiselle ? dit-il à Vassilissa en lui présentant un bouquet de roses blanches.

    – C’est ma couleur favorite, répondit la jeune fille sans penser à mal.

    Le prince rêva de ce mot toute la nuit et les jours qui suivirent.

    La comtesse en rêva aussi... mais à un tout autre point de vue.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • VII

  •  

  • Comment le prince s’arrêta en route.

  •  

    Certes, la comtesse n’avait jamais songé à donner sa fille au prince Chourof ; on avait bien le temps de penser à la marier. Mais si Vassilissa épousait « ce pauvre imbécile », – comme disait la noble dame dans un subit accès de pitié dédaigneuse, – elle serait la plus riche et la plus noble dame du pays ! Jamais Zénaïde ne pourrait faire un plus beau mariage... et, même en admettant qu’elle trouvât un époux qui portât un aussi grand nom et qui eût une aussi belle fortune, ce ne serait pas dans le pays. La maison du prince dominait de toute sa hauteur et éclipsait de toute sa richesse le beau patrimoine des Koumiassine...

    Et cependant cette fortune, que le hasard envoyait à une pauvre orpheline, n’était-elle pas une manifestation visible de la volonté de Dieu ?

    Avec ses imperfections, la comtesse avait une foi ardente, une piété sincère : elle n’eût pas voulu faire le mal, pour tout au monde... Mais le difficile était de savoir où était le mal.

    Évidemment, elle n’avait pas le droit de refuser pour sa nièce le magnifique mariage qui s’offrait ; d’un autre côté, si elle lui parlait, ne serait-ce pas en quelque sorte l’influencer ? Vassilissa n’avait-elle pas été habituée à considérer comme un ordre la moindre parole de sa tante ? Ne croirait-elle pas obéir en acceptant la main qu’allait lui offrir le prince ?

    La comtesse passa une très mauvaise nuit, et, pendant deux jours, toute sa famille fut consignée à sa porte. Les jeunes filles ne s’en inquiétèrent pas beaucoup : ces accès – de migraine, disaient les gens ; de mauvaise humeur, pensait Zénaïde – n’étaient pas rares.

    Celui-ci dura jusqu’à la veille du jour fixé pour le retour à Pétersbourg.

    Ce jour-là, – c’était un mardi – la comtesse commença à croire que ses terreurs étaient le fruit de son imagination. Le prince n’avait pas paru ; il connaissait la date du départ... il n’allait pas arriver sans doute pour faire sa demande au milieu des paquets !

    La famille, réunie à déjeuner, vit entrer la comtesse souriante et reposée, qui dit quelque chose d’aimable à chacun en particulier et qui daigna manger une côtelette de veau à la jardinière.

    La journée se passa très bien. Mais le soir, Après le dîner, pendant que les deux jeunes filles jouaient du piano à tour de bras, un bruit de clochettes se fit entendre ; un traîneau s’arrêta devant le perron et, tout aussitôt, le maître d’hôtel, ouvrant la porte à deux battants, annonça d’une voix effarée, car ce n’était pas son office :

    – Le prince Chourof !

    Le prince, très pâle, s’inclina devant les jeunes filles, qui s’étaient levées.

    – Puis-je voir madame la comtesse ? demanda-t-il à Zénaïde.

    – Maman est dans le salon, répondit celle-ci, non sans remarquer l’air inquiet du visiteur.

    Le prince, précédé d’un domestique, passa devant les demoiselles avec un salut et entra dans le salon, dont la porte se referma. Les jeunes filles reprirent leur morceau à quatre mains, mais avec une sourdine.

    Au bout de dix minutes, la comtesse, pâle aussi, les yeux brillants, entra dans la salle.

    – Ma nièce, dit-elle, allez tenir un instant compagnie au prince Chourof. J’ai des ordres à donner...

    Vassilissa se dirigea vers le salon.

    Elle trouva le prince debout, inquiet, nerveux.

    – Madame la comtesse a permis que je vous parle, mademoiselle, dit-il d’une voix un peu sourde.

    – Ma tante m’a chargée de vous tenir compagnie pendant qu’elle donne des ordres, répondit ingénument l’orpheline.

    Le prince tournait et retournait son idée sans oser l’énoncer. Une insurmontable angoisse, la crainte du ridicule, le souvenir de son ancienne mésaventure, le tenaient à la gorge et l’empêchaient de retrouver ses paroles.

    Vassilissa le regardait, un peu effrayée de cette agitation anormale.

    – Vous partez demain, mademoiselle ? dit-il enfin.

    – Oui, monsieur.

    – Cela ne vous fait pas de peine de retourner à Pétersbourg ?

    Vassilissa hésita une seconde, ne comprenant pas la portée de la question :

    – Non, dit-elle, je suis bien partout avec Zina.

    – Et parmi... les voisins... ceux qui fréquentaient cette maison... vous ne regrettez personne ?

    La jeune fille regarda son interlocuteur ; celui-ci se tenait les yeux baissés.

    – Non, prince, dit-elle lentement, en croyant répondre à une question banale ; je n’ai pas d’amies de mon âge dans les environs, et ma cousine me suffit.

    – Vous l’aimez bien ?

    – Plus que tout au monde ! s’écria-t-elle avec ardeur.

    – Vous ne sauriez vous résoudre à la quitter ?

    – J’en mourrais de chagrin ! répondit la jeune fille avec la même conviction.

    Le malheureux prince regarda un instant Vassilissa.

    – Adieu, mademoiselle ! dit-il à voix basse.

    – Comment, vous partez déjà ?

    – Oui... La comtesse est très occupé... je pars.

    – C’était bien la peine, pensa Lissa, de faire huit lieues pour aller et huit lieues pour revenir !

    – C’est dommage que vous ne restiez pas pour prendre le thé, ajouta-t-elle tout haut. Il sera prêt tout de suite.

    – Non, merci. Vous serez heureuse à Pétersbourg, n’est-ce pas ? dit-il avec une singulière expression de déchirement.

    – Mais oui, du moins je l’espère, monsieur.

    – Tant mieux !...

    Le prince arracha avec effort ce mot de son cœur déchiré :

    – Adieu !...

    – Au revoir, prince, dit Lissa en le reconduisant jusqu’à la porte.

    Elle était seule depuis un moment, assez perplexe, se demandant ce que tout cela voulait dire, lorsque la porte s’ouvrit et la comtesse Koumiassine entra.

    – Où est le prince ? dit-elle avec étonnement.

    – Il est parti, ma tante. Vous ne l’avez pas vu ?

    – Non... Peut-on vous féliciter ?

    – De quoi donc, ma tante ?

    – Est-ce que le prince ne vous a pas demandée en mariage ?

    Vassilissa poussa un cri. Tout était clair maintenant ! Et elle avait découragé cet homme qui l’aimait, qui était bon, qu’elle estimait...

    – Non, ma tante, je ne savais pas que ce fût son intention, dit-elle lentement.

    – C’est qu’il aura changé d’avis. Il voulait être aimé pour lui-même.

    Vassilissa regarda sa tante bien en face : les yeux des deux femmes se rencontrèrent ; au bout d’une seconde, la comtesse baissa les siens.

    – Je regrette, ma tante, dit Lissa avec douceur, que vous ne m’ayez pas prévenue de ses intentions.

    – C’était à lui de les expliquer : je lui en ai laissé la liberté.

    – C’est juste, ma tante.

    Elle fit la révérence.

    – Eh bien ! vous ne me remerciez pas de la bienveillance que j’ai mise à vous procurer un entretien avec l’homme qui vous recherchait en mariage ?

    Vassilissa regarda sa tante encore une fois, et cette fois, au souvenir des bienfaits qu’elle lui devait, ce fut elle qui baissa les yeux.

    – Je vous remercie, ma tante, dit-elle avec simplicité.

    Elle s’approcha de la comtesse et baisa respectueusement la main qui lui était tendue... Puis elle sortit, alla droit à sa chambre, se jeta sur son lit, et ses larmes jaillirent, non de regret pour le beau mariage manqué, mais de chagrin pour l’homme honnête et bon qu’elle avait affligé sans le savoir, et aussi d’amertume pour la façon dont elle avait été jouée.

    La comtesse, en faisant scrupuleusement son examen de conscience devant son Créateur, ce soir-là, ne trouva rien à se reprocher.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • VIII

  •  

  • Zénaïde prend mal la nouvelle.

  •  

    Zénaïde fut bientôt au courant de ce qui s’était passé. Elle avait remarqué la tristesse de sa cousine, et pendant la nuit, quand les deux institutrices, fatiguées d’avoir fait des malles, dormirent d’un sommeil profond, elle se fit raconter par Lissa l’événement de la soirée.

    Son premier mouvement, après ce récit, aurait plongé la comtesse dans une indignation superbe, si elle en avait eu connaissance.

    – Que c’est vilain ! s’écria-t-elle presque tout haut ; – c’est abominable ! ajouta-t-elle en baissant le ton ; – c’est malhonnête... dit-elle enfin, si bas, si bas, que Vassilissa le devina plutôt qu’elle ne l’entendit.

    Un silence suivit, plein de pensées de part et d’autre.

    – Ma mère aurait dû te prévenir, reprit enfin Zina. Je ne sais pas comment ces choses-là se passent, mais il me semble que, si on ne vous le dit pas, vous ne devinerez jamais qu’un monsieur veut vous épouser !

    Lissa ne répondit rien. Zina reprit aussitôt :

    – Ce pauvre prince Charmant ! Il t’avait préparé une belle chambre de blonde... Et moi qui lui en voulais de n’avoir fait jouer que tes valses ! C’était bien naturel, pourtant ! Eh bien, tu ne dis rien ? continua-t-elle avec impatience ; dis donc quelque chose !

    – Que veux-tu que je te dise ? répondit tristement Lissa.

    – Mais cela ne peut pas se passer comme ça ! Il faut lui écrire... je lui écrirai, si tu ne veux pas le faire ! Je lui dirai que...

    – Que ta mère n’a pas agi franchement avec lui ? dit doucement Lissa.

    Zina enfonça sa tête sous son drap et se mit à pleurer. Lissa descendit tout doucement de son lit, vint la trouver, et les deux jeunes filles pleurèrent ensemble pendant un bon moment.

    Lorsque les deux petits cœurs trop pleins eurent laissé déborder leurs larmes, Zina, serrant sa cousine dans ses bras, lui dit à l’oreille :

    – Ne crains rien, je ne permettrai pas qu’on te fasse du tort ! Nous avons été élevées ensemble. Tu étais avant moi dans la maison... Il ne fallait pas te prendre, si on voulait te rendre malheureuse ! Je m’adresserai à mon père. Je te protégerai.

    Malgré son cœur froissé, Lissa trouva cette idée si réjouissante qu’elle se mit à rire, et Zina l’imita. Heureux âge !

    – Chut ! il ne faut pas réveiller nos gouvernantes ! murmura Vassilissa, toujours raisonnable. Bonne nuit !

    Rentrée dans sa couchette, l’orpheline attendit que la respiration égale et douce de sa cousine lui annonçât qu’elle dormait, puis elle se cacha à son tour sous ses couvertures, et pleura...

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • IX

  •  

  • La comtesse quitte la campagne.

  •  

    Le lendemain, dès huit heures, les équipages de la comtesse Koumiassine furent amenés devant le perron.

    C’était d’abord une ancienne berline de voyage à six places, complétée par un cabriolet derrière pour deux femmes de chambre ; les sièges, le dessus, le dessous, le cabriolet lui-même étaient bourrés de coffres, de tiroirs, de bâches, de sacs supplémentaires, – bref, une vraie boîte à surprises qui ne comptait pas moins de dix-neuf numéros.

    Ensuite venait la dormeuse de la comtesse, plus légère, moins agrémentée de cachettes et d’appendices. Quatre calèches suivaient à la queue-leu-leu, destinées aux femmes de chambre et aux plus privilégiées d’entre les protégées qui accompagnaient la comtesse à Saint-Pétersbourg.

    Deux fourgons transportaient les bagages, escortés par des domestiques de confiance.

    Dès le petit jour, un grand fourgon avait pris l’avance, emportant le maître d’hôtel, le cuisinier en chef, les provisions de bouche, le linge de table et l’argenterie de voyage ; la comtesse ne mangeait jamais que dans de l’argenterie et de la porcelaine à ses armes.

    Trois jours plus tôt, une longue file de chariots avait quitté le domaine de Koumiassine, emportant les provisions destinées à la consommation pendant l’hiver : poissons et champignons marinés, concombres salés, confitures, fruits séchés, miel et cire, pommes et airelles conservées dans l’eau de kvass, mets rafraîchissant et très apprécié des Russes en hiver. Le linge et les tentures restaient à Koumiassine, où le soin de leur entretien et de leur conservation occupait six personnes pendant toute l’année.

    Le déjeuner fut bref ; tout le monde y parut en costume de voyage et l’air très fatigué. Une demi-heure après, le valet de pied de la comtesse se présenta à la porte de la grande salle et annonça que tout était prêt.

    La comtesse, qui s’était levée, se rassit, et tout le monde fit de même. Autour de la salle, munie de chaises à cette occasion, toutes les personnes présentes, celles qui restaient et celles qui partaient, s’assirent, formant une galerie serrée.

    – Assieds-toi, dit la comtesse au valet de pied.

    Celui-ci obéit ; cette minute de recueillement, qui, selon l’antique usage russe, précède les départs, est la seule où un domestique puisse s’asseoir en présence de ses maîtres.

    Un grand silence régna dans la salle pleine de monde, puis la comtesse fit le signe de la croix, et se leva.

    Son exemple fut suivi par tous les assistants, et les adieux commencèrent. Tous les gens de service qui restaient, petits et grands, vinrent prendre congé de leur maîtresse d’abord, des voyageurs ensuite. Les sanglots et les lamentations ne manquèrent pas ; beaucoup des anciens serviteurs étaient réellement attachés à la comtesse ; les autres geignaient d’autant plus fort qu’ils étaient plus désireux de montrer leur zèle. Et, d’ailleurs, l’usage le voulait ainsi.

    Enfin la comtesse, jugeant qu’elle avait laissé cours assez longtemps à cette louable douleur, se dirigea vers le perron, soutenue sous le coude par son valet de pied.

    Six chevaux étaient attelés à chacune des deux premières voitures, quatre à chacune des autres.

    Les trois enfants, escortés du gouverneur et des gouvernantes, se tenaient groupés autour de la comtesse, attendant ses ordres relativement à la disposition des places. Jusqu’au moment de monter en voiture, personne ne savait quel serait le véhicule qui lui serait affecté.

    – Ma fille vient avec moi, dit la comtesse d’une voix claire.

    Zina jeta un regard de douleur à sa cousine, dont elle serra la main bien fort, puis elle vint se ranger près de sa mère.

    Cette maison était admirablement stylée à l’obéissance passive.

    – Ces dames, ajouta la comtesse en désignant du regard sa nièce et les institutrices, iront dans la grande berline avec M. Wachtel et mon fils. La nuit, s’il fait froid, je prendrai mon fils dans la dormeuse.

    Sans répondre, les personnes désignées montèrent dans la grande berline, qui dansa sur ses longs ressorts deux bonnes minutes encore après que la portière fut refermée.

    La comtesse fit ensuite monter sa fille devant elle ; puis, toujours soutenue par son valet de pied nu-tête, elle s’installa dans le somptueux équipage. Une femme de chambre, désignée d’avance, prit place en face de Zina. Une brassée de fourrures couvrit les genoux des deux nobles voyageuses.

    – N’a-t-on pas oublié les boules d’eau chaude pour les pieds ? demanda la comtesse.

    – Il ne manque rien. Votre Excellence, répondit le valet de pied, qui grimpa à côté du cocher.

    Pendant ce temps, les autres voitures s’étaient remplies.

    – Allez ! dit la comtesse. Avec l’aide de Dieu !

    Les voitures s’ébranlèrent. La comtesse fit le signe de la croix sur elle-même d’abord, et ensuite, par la portière, sur la maison qu’elle quittait.

    La valetaille éplorée se mit à hurler des adieux pathétiques. Les paysans nu-tête, groupés tout le long du village, saluèrent les équipages par de profondes inclinations et des bénédictions larmoyantes.

    La comtesse, comme une souveraine, saluait à droite et à gauche.

    Zina, moins solennelle, faisait de temps en temps un petit signe d’adieu à quelque paysanne favorite, à quelque gamin préféré.

    On dépassa la grande porte du village ; les lamentations et les aboiements des chiens s’éteignirent peu à peu et les voitures prirent une allure rapide sur la grande route, dont le vent avait presque balayé la neige.

    Des deux côtés, les champs blancs s’étendaient à perte de vue. Un peu en avant, à gauche, la sombre forêt se dessinait, noire et majestueuse, tachetée de blanc par les masses de neige prises dans les branches. Zina poussa un soupir.

    – Qu’avez-vous ? lui dit sa mère.

    – Ah ! maman, c’est si bon la campagne ! Cela me fait toujours de la peine de la quitter.

    – En hiver !

    La comtesse haussa les épaules.

    – Qu’est-ce que votre cousine vous a dit hier ? ajouta-t-elle au bout d’un moment.

    Zina réfléchit un peu :

    – Elle ne m’a rien dit, maman, répondit-elle.

    Pour la première fois de sa vie, Zina venait de mentir sciemment.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • X

  •  

  • En voyage.

  •  

    Quand la comtesse Koumiassine voyageait, le dîner était une grave affaire. Le cuisinier, parti d’avance pour un lieu indiqué, mettait en révolution toute la station de poste ; mais aussi, jamais en été la comtesse n’avait manqué de glaces pour son dessert, ni en hiver de petits pâtés rastigaï à la moelle, qu’elle aimait particulièrement en voyage, on ne sait pourquoi, car elle n’en mangeait presque jamais à la maison.

    Le dîner s’accomplissait dans les stations de poste de première classe, celles qui ont été désignées dans le tracé pour les temps d’arrêt de la famille impériale en voyage. Les belles pièces, hautes de plafond, bien meublées, quoique le style des meubles rappelle principalement la raideur du premier empire, proprement cirées et vernies, toujours chauffées en cas d’arrivée imprévue, et qui ne s’ouvraient pas pour de moindres personnages que la suite de l’empereur, offraient leur asile officiel à la comtesse Koumiassine.

    La même étiquette qu’à Pétersbourg ou à Koumiassine régnait dans ces dîners majestueux, sauf pourtant un détail : les jeunes filles gardaient leur costume de voyage. Les mêmes personnes se retrouvaient aux mêmes places, les mêmes domestiques servaient les convives de la même façon ; seulement, l’argenterie et la vaisselle de voyage étaient plus simples. C’était la seule différence.

    Aussi personne n’avait-il cette joyeuse hâte de se retrouver qui caractérise ordinairement les voyages entrepris en longues caravanes.

    Aussitôt après le dîner, pendant qu’on servait le thé et le café par les soins de la première femme de chambre, le fourgon partit au galop, emportant le courrier, le cuisinier et l’attirail de la cuisine comtale, que les gens de service achevaient de remettre en ordre pendant la route. Ne fallait-il pas préparer le souper quinze lieues plus loin, pour une heure fixée d’avance ?

    Pendant que la comtesse s’étendait sur un canapé pour prendre un peu de repos, elle envoya les deux jeunes filles et son fils, accompagnés de leurs gardes du corps, faire une petite promenade hygiénique.

    Heureuses de se retrouver ensemble, les deux jeunes filles se prirent le bras et coururent en avant.

    La bonne mademoiselle Bochet, prenant en pitié leur séparation forcée, entama avec miss Junior une discussion très animée, qui procura à Zina un moment de détente morale dont elle avait grand besoin.

    – J’ai dit à ma mère que tu ne m’avais rien dit, hier soir, fut le premier mot qui sortit de sa bouche.

    – Elle te l’a donc demandé ? fit Vassilissa sans la regarder.

    Zina resta interdite. Certes, sans la croire parfaite, elle aimait sa mère et la respectait... Depuis la veille, cependant, elle était en proie à de cruelles perplexités. Elle n’avait pas été surprise de la conduite de sa mère dans l’affaire du prince Charmant... Vaguement, elle devinait que la comtesse avait déjà dû faire des choses semblables sans que sa fille y accordât grande attention, et cette idée la tourmentait fort. Elle s’en faisait un crime. Pourtant, pouvait-elle approuver la combinaison dont sa cousine avait été victime ?

    Jusqu’alors, bien plus que sa mère et que personne au monde, Vassilissa avait été sa conscience, son conseil, son amie, en un mot. Elle se décida à agir franchement au moins avec elle, sans sonder jusqu’où cette détermination pourrait l’entraîner.

    – Oui, Lissa, elle me l’a demandé, répondit-elle à voix basse et en rougissant. Et j’ai menti... pour la première fois !... C’est très mal...

    – Il ne faut plus mentir, Zina ! dit Vassilissa d’une voix ferme. Garde la confiance et l’affection de ta mère... Quant à moi...

    – Eh bien ! quoi ? Est-ce que toi et moi, ce n’est pas la même chose, aujourd’hui comme hier ? dit Zina presque en colère.

    – Tu as bien vu, hier, que ce n’est pas la même chose, reprit Lissa de la même voix ferme, mais avec un accent de tristesse. Vois-tu, il faut nous accoutumer à l’idée de nous séparer...

    – Nous séparer ? cria Zina, qui bondit sur place et quitta, courroucée, le bras de sa cousine, en la regardant d’un air furieux.

    Vassilissa reprit le bras de Zina et le passa sous le sien. Elles marchaient en ce moment le long des remparts à demi ruinés d’une jolie petite ville très ancienne, qui dominent un lac d’une forme charmante, semblable, en été, à une coupe de Sèvres.

    – Vois-tu ce lac ? dit Vassilissa. La dernière fois que nous sommes passés par ici, il était bleu, couvert de petites voiles blanches qui avaient l’air de grands oiseaux pêcheurs : maintenant il est noir d’encre, en attendant que la glace le prenne, et la neige qui l’entoure lui donne un air de deuil...

    – Tais-toi ! tais-toi ! tu me fais peur... murmura la pauvre petite comtesse, qui serra le bras de sa cousine.

    – C’est l’image de ma vie passée comparée à ma vie future, dit Vassilissa les yeux pleins de larmes. Mon printemps est fini. Je suis une pauvre orpheline élevée par charité dans une grande famille ; tu es la riche comtesse Koumiassine... Nos vies n’auront plus rien de commun...

    – Rien ne m’empêchera de t’aimer toujours ! dit Zina en embrassant sa cousine avec ardeur.

    – Mesdemoiselles, rentrons, cria mademoiselle Bochet.

    Les jeunes filles revinrent sur leurs pas. L’horizon de rose devenait gris, présage de gelée. Les premières étoiles brillaient dans le ciel bleu pâle.

    – Vois le ciel, dit Zina en pressant le pas : hiver ou été, il brille toujours sur le lac, et le printemps revient. Je serai comme ce ciel ! Qu’il neige ou qu’il pleuve, je te serai fidèle comme ces étoiles !

    Vassilissa lui serra la main sans répondre.

    Une demi-heure après, les voitures roulaient en faisant craquer la neige sous les roues.

    La comtesse avait décidé que l’on voyagerait toute la nuit ; en conséquence, après le souper, qui eut lieu à dix heures du soir, on se remit en route, et chacun s’arrangea pour dormir.

    Dmitri avait émigré dans la dormeuse de la comtesse. La femme de chambre dont il prenait la place vint le remplacer dans la berline et s’endormit aussitôt. Les deux gouvernantes et M. Wachtel, après une conversation décousue de quelques minutes, se laissèrent également aller au sommeil.

    Lissa ne dormait pas. Son esprit lui retraçait la scène de la veille, et une angoisse poignante étreignait son jeune cœur. Un amer regret dominait tout le reste, et elle se reprochait de ne pouvoir le chasser de sa pensée.

    Elle regrettait quoi ? Le prince ? Non. En bonne conscience, elle ne pouvait découvrir en elle-même que de l’amitié pour cette brave et honnête nature. Elle aimait bien le prince, elle l’estimait très haut ; mais elle n’avait jamais éprouvé en sa présence ce trouble, cette crainte de ne pas plaire qu’elle devinait vaguement comme les précurseurs ou les compagnons de l’amour.

    Était-ce alors la grande fortune, le nom illustre, la cour impériale où son rang l’aurait appelée ? Vassilissa avait l’âme trop fière pour attacher tant de prix à ces avantages purement extérieurs.

    Qu’était-ce donc qui lui faisait monter aux yeux ces larmes brûlantes qu’elle dévorait sous son voile ?

    C’était la perte – irréparable, elle le sentait – d’un appui, d’une protection certaine.

    – Il n’aurait pas permis qu’on m’offensât ! se disait l’orpheline, le cœur gros et plein de sanglots, il m’aimait... il m’aimait...

    Et la pauvre enfant voyait alors passer devant elle le rêve du bonheur perdu avant d’avoir existé ; l’époux qui sait protéger et défendre, la maison où tout vous appartient, la domesticité soumise et respectueuse, l’indépendance dans les actes indifférents de la vie... Captive hier encore, elle serait devenue libre tout d’un coup ; libre et aimée.

    Elle avait bien raison de pleurer son beau rêve. La réalité devait se faire, pour elle, plus rude et plus douloureuse tous les jours.

    À la fin, le balancement de la berline la plongea dans un demi-sommeil. Pendant quelque temps encore, elle entendit le tintement des colliers de grelots que portent les chevaux de poste ; puis, les sifflements des postillons encourageant leurs bêtes n’arrivèrent plus à son oreille que comme des bruits lointains ; et enfin elle s’endormit d’un sommeil réparateur.

    Il faisait à peine jour lorsque les voitures s’arrêtèrent devant une grande station bâtie en briques, où le thé et le café du matin les attendaient. Comme à la maison seigneuriale, les voyageurs trouvèrent les petits pains chauds et le beurre frais battu : un four à cuire était aménagé dans le fourgon, et le pain avait été fait en route.

    La comtesse était d’assez mauvaise humeur : son fils lui avait donné des coups de pied toute la nuit, en rêvant, bien entendu, et son sommeil en avait été singulièrement troublé. Aussi remit-elle Dmitri aux soins de son précepteur, avec cette remarque pédagogique :

    – Vous aurez soin, monsieur Wachtel, de surveiller le sommeil de cet enfant. Il est beaucoup trop agité ; vous ferez bien, quand il se remuera trop, de le réveiller et de le gronder. On peut donner de bonnes habitudes au sommeil dès l’enfance, si on sait s’y prendre.

    Le précepteur s’inclina avec respect.

    – Avec ça, pensa-t-il, que je me lèverai la nuit pour réveiller ce gamin ! Trop heureux qu’il dorme et me laisse tranquille !

    – Vos ordres seront exécutés, madame la comtesse, dit-il tout haut. Je n’attendais que votre autorisation.

    Dmitri, furieux, lui tira derrière le dos une langue énorme. La comtesse s’en aperçut fort bien ; mais il n’entrait pas dans ses principes de remarquer les injures qui ne lui étaient pas personnelles, surtout quand elles étaient le fait de son enfant gâté.

    C’eût été une autre affaire si elle avait trouvé là l’occasion de donner une utile leçon de morale. Mais le cas ne se présentait point en cette occurrence. Elle laissa donc le petit garçon s’écarter, et se contenta d’ajouter à demi-voix, en s’adressant aux trois pédagogues :

    – Il faut savoir exiger certaines choses d’une façon absolue, et en passer d’autres jusqu’au moment où, ayant obtenu ce qu’on exigeait, on peut consacrer ses soins à des défauts volontairement passés sous silence.

    Les trois auditeurs de ce petit discours s’inclinèrent à la fois.

    – Zina, continua la comtesse, allez avec ces dames dans la berline ; je prends votre cousine avec moi.

    Les changements indiqués s’effectuèrent silencieusement, et la caravane se remit en route.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XI

  •  

  • La comtesse explique à sa nièce ce que c’est que le mariage.

  •  

    Le soleil était levé, mais encore très bas sur l’horizon ; il envoyait des rayons aigus comme un fer de lance dans les portières de la voiture. La comtesse baissa la glace du côté de sa nièce, pour jouir de l’air pur et léger sans trop de danger de s’enrhumer ; puis elle s’installa commodément sous les fourrures, mit les pieds sur la banquette de devant, – la femme de chambre s’était casée ailleurs, – et se mit à songer au discours dont elle avait l’intention de régaler Vassilissa.

    Celle-ci, droite comme sur sa chaise à table, attendait, les yeux baissés, ce qui allait lui être communiqué. Quoi que ce pût être, elle était sûre de garder son sang-froid. Combien elle regrettait le cri qui lui était échappé l’avant-veille ! Son âme n’était pas d’une forte trempe pour l’action, mais elle possédait la force de résistance au même degré que le marbre le plus dur.

    – Vous vous êtes bien conduite, ma nièce, commença la comtesse.

    Vassilissa, prise au dépourvu par l’éloge, fit un léger mouvement. La suite de la phrase mit un terme à sa surprise.

    – ... En ne parlant pas à votre cousine de ce qui s’est passé avant-hier soir, continua la comtesse.

    Vassilissa inclina la tête, puis la releva, et continua à regarder son manchon, dans lequel ses deux mains nerveuses tourmentaient ses bagues. Il lui semblait bien dur d’être louée précisément pour le premier mensonge de Zina. Mais il n’y avait plus moyen de reculer.

    – Voyez-vous, ma chère enfant, continua la comtesse confortablement soutenue de toutes parts par des coussins moelleux, ce monde est un monde de misères ; sans doute vous êtes bien jeune pour y entrer, et j’aurais préféré retarder ce moment ; mais il est venu sans ma participation ; il faut donc vous préparer à la destinée qui vous attend. Le prince Chourof était venu dans l’intention de me demander votre main ; pour ma part, je n’avais pas d’objection à ce mariage : l’éducation que je vous ai donnée...

    À ces mots, elle sortit de son manchon sa belle main gantée, et, par une habitude machinale, sa nièce la baisa comme elle le faisait toujours à cette phrase. La main rentra dans le manchon.

    – L’éducation que je vous ai donnée, reprit la comtesse, ne déparerait certainement aucun rang de la société ; mais néanmoins vous n’êtes pas faite pour la haute situation à laquelle le prince avait eu le projet de vous élever. Je ne sais ce qui se sera passé dans son esprit depuis le moment où je vous ai fait appeler jusqu’à celui où je vous ai retrouvée ; mais ce qui me semble évident, c’est que vous avez choqué de quelque façon le prince qui, naturellement, très fin et très délicat, aura renoncé à ses projets.

    Vassilissa se tourna très légèrement, et, au lieu de la voir de trois quarts, sa tante la vit de face. Du reste, les yeux baissés de la jeune fille ne s’étaient point levés ; les lèvres seules s’étaient imperceptiblement resserrées, et la joue avait un peu pâli.

    – Puisque nous en sommes là-dessus, dit la comtesse, qui venait de subir une légère secousse dans sa placidité intérieure, – dites-moi donc ce qui s’est passé entre vous ; car je vous avoue que cette aventure me paraît bien incompréhensible !

    Pour la première fois, Vassilissa leva les yeux, et la comtesse y lut une expression si étrange et si nouvelle, qu’elle se souleva soudain et s’assit toute droite, comme armée pour une lutte.

    – Le prince m’a demandé si cela me faisait de la peine de retourner à Pétersbourg.

    – Qu’avez-vous répondu ?

    – Que j’étais bien partout avec ma cousine, ma tante !

    – Et puis ?

    – Et puis il m’a demandé si je ne regrettais personne parmi les visiteurs.

    – Alors ?...

    – J’ai répondu que je n’avais pas d’amies dans les environs, et que ma cousine me suffisait.

    – Ensuite ?

    – Le prince m’a demandé si j’aimais beaucoup Zina et si je pourrais me résoudre à la quitter. J’ai répondu que je l’aimais... – Ici Vassilissa se rappela fort à propos qu’elle devait aimer la comtesse, sa bienfaitrice, plus que tout au monde – ... et que je mourrais de chagrin s’il me fallait perdre sa société.

    – Et alors ?

    – Alors le prince m’a dit que vous étiez occupée, ma tante, et qu’il ne voulait pas rester plus longtemps. Je lui ai proposé de prendre le thé, il m’a refusé, et il est parti sur-le-champ.

    – C’est tout ?

    La jeune fille regarda sa tante avec cette même expression qui avait mis la comtesse sur la défensive, puis baissa les yeux et répondit tranquillement :

    – Oui, ma tante.

    La comtesse garda le silence. Certes, rien dans les réponses de sa nièce n’avait pu sembler déplacé au prince ; rien n’avait pu éteindre ou même amortir la passion dont il avait parlé le même soir à la bienfaitrice de Vassilissa. C’était donc le manque d’encouragement qui avait clos ses lèvres prêtes à parler. Mais, si l’orpheline ne savait pas ce qu’on voulait d’elle, sa conduite avait été de tout point régulière et décente. Alors, c’est sa tante qui aurait eu tort de ne pas la prévenir ?

    Cette idée horrible ne fit que traverser le cerveau de la comtesse, comme une chauve-souris qui passe devant une vitre à la tombée de la nuit ; et son esprit, avec une dextérité sans égale, saisit le point faible de la déposition de Vassilissa.

    – Vous voyez, ma chère enfant, dit la comtesse après un silence, vous voyez ce qu’il en coûte d’avoir des idées romanesques et de les exprimer d’une façon déplacée.

    Les lèvres de Lissa se serrèrent un peu, mais elle ne remua pas.

    – Sans votre façon ridicule d’exprimer une amitié exagérée pour votre cousine, votre compagne d’enfance, vous eussiez pu atteindre un rang et une fortune inespérés. Mais l’enthousiasme hors de propos, l’absurde idée de mourir plutôt que de quitter votre cousine, ont refroidi à votre égard les bienveillantes dispositions de notre ami et voisin. Il se sera dit que, pour une jeune personne, vous parliez avec trop de feu d’une chose tout à fait ordinaire en soi, de l’affection qui lie deux jeunes filles élevées ensemble. Ce feu et cette exagération ne lui ont pas plu chez une demoiselle qu’il se proposait d’appeler à une position élevée, et c’est cette infraction aux convenances qui aura causé son silence. Nous devons ici reconnaître et adorer la main de Dieu, qui se sert souvent d’une cause frivole en apparence pour l’accomplissement de ses desseins.

    Et la comtesse, entièrement de bonne foi, adora dans son cœur la main céleste qui avait brisé ce mariage malencontreux.

    Lissa ne répondit rien. Un orage grondait dans son cœur, et elle craignait de ne pas pouvoir mesurer la portée du premier mot qui sortirait de ses lèvres.

    Heureusement, la comtesse reprit la parole presque aussitôt.

    – Puisque l’heure est venue de vous parler mariage, mon enfant, je vais vous dire ce que toute mère doit dire à ses enfants en les présentant dans le monde.

    Au mot de mère, la main sortit du manchon par habitude ; mais l’orpheline, les yeux baissés, avait un air si absorbé, que la comtesse rentra sa main après avoir lissé ses cheveux.

    – Le mariage, continua la comtesse, est un état naturel établi par Dieu depuis la création du monde. « L’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils ne feront plus qu’une seule chair », dit l’Écriture. Donc le mariage est l’acte le plus important de la vie d’une femme. C’est par là qu’elle acquiert le droit de sortir seule, de parler d’elle-même, de porter du velours et des diamants, – quand sa fortune le lui permet, – en un mot, de faire tout ce que les lois et les convenances autorisent, et qui est défendu à une jeune fille. Mais elle contracte aussi des devoirs, et le premier de ces devoirs est d’aimer son mari et de lui obéir.

    La comtesse reprit haleine.

    – D’aimer son mari et de lui obéir ? répéta Lissa.

    – Oui, mon enfant, c’est là le premier de ses devoirs. Une femme qui contracte mariage jure par devant Dieu d’aimer son mari, de lui être fidèle et de lui obéir. C’est là le serment le plus solennel, et on ne saurait le prononcer des lèvres seulement ; il faut qu’il parte du cœur et qu’il soit consacré par une fidélité de toute la vie.

    La comtesse prononça ces mots avec une conviction si profonde que Lissa sentit son cœur s’amollir, et ses yeux prirent une expression moins fixe.

    – N’oubliez donc jamais, mon enfant, que vous devez aimer votre mari plus que vous-même, préférer son bonheur au vôtre, son plaisir au vôtre, ses amis aux vôtres. « Mon joug est un joug d’amour », a dit le Seigneur.

    – Je ne l’oublierai pas, ma tante ! dit Lissa d’un ton ferme.

    La comtesse la regarda, un peu étonnée. Il n’entrait pas dans ses idées que quelqu’un eût besoin d’affirmer ses convictions quand c’était elle qui parlait. Mais, après tout, il n’y avait pas grand mal ; elle continua :

    – Mais, pour être heureux en ménage, il faut se marier dans sa condition, et c’est pourquoi je reconnais le doigt de Dieu dans l’imprudence de vos paroles, qui a éloigné de vous le prince Chourof. Vous êtes de famille noble, ma nièce ; votre père a servi avec honneur et il est mort des suites de ses blessures ; mais il n’était qu’un simple colonel, et votre mère n’est que de petite noblesse de province...

    – Mon père est mort pour son pays ! dit Vassilissa en levant la tête.

    Des larmes lui montèrent à la gorge ; elle fit un effort violent et les refoula. Ses yeux, redevenus secs, lui firent si mal, qu’elle fut obligée de les abriter un instant de la main.

    – J’approuve vos sentiments, mon enfant, dit la comtesse avec douceur.

    Elle se pencha sur sa nièce et la baisa au front avec plus de tendresse qu’elle ne l’avait fait depuis longtemps.

    Cette caresse fit déborder le cœur trop plein de la pauvre enfant, qui fondit en sanglots vite réprimés ; car la comtesse détestait les épanchements inutiles ; c’était elle seule, d’ailleurs, qui décidait s’ils étaient utiles ou non.

    – J’espère que le comte et moi nous avons remplacé votre père de notre mieux, et qu’au jour du jugement nous nous présenterons avec assurance devant notre Créateur, pour lui rendre compte du talent qu’il nous avait confié, reprit la comtesse en faisant allusion à une parabole – elle aimait à citer les textes sacrés. – Mais, quel que fut le mérite de votre père, il n’en reste pas moins certain, mon enfant, que vous avez été élevée dans un monde bien supérieur à celui dans lequel vous pouvez espérer d’entrer par votre mariage.

    – Pourquoi, ma tante ?

    Vassilissa mit dans ce mot toute la naïveté que le peu d’astuce qu’elle possédait put lui procurer.

    – Parce que...

    La comtesse hésita, très embarrassée. Pourquoi, en effet ? Elle prit le parti de trancher la question.

    – Parce que, dit-elle, vous n’avez pas de fortune, et que tout homme doit trouver dans sa femme l’équivalent de ce qu’il apporte : rang, titre ou fortune. Vous n’êtes pas de grande noblesse, vous n’avez rien, vous épouserez un homme de votre classe. Nous tâcherons cependant de le trouver un peu plus riche que vous... Je vous donne pour dot dix mille roubles de capital, dont l’intérêt vous sera servi jusqu’à votre vingt et unième année, plus un trousseau de cinq mille roubles : linge, effets, argenterie et meubles... Vous ne me remerciez pas ?

    La comtesse dit ces mots avec un tel accent de hauteur, que Vassilissa sentit l’insulte et non le bienfait.

    – Je vous remercie, ma tante, dit-elle d’un ton presque aussi hautain que celui de la comtesse.

    Elle s’inclina sur la main gantée et se releva. La comtesse avait déposé un baiser sur le velours du bonnet fourré ; elle se sentait bravée et ne pouvait rien dire. Faute de mieux, elle continua :

    – J’ouvre ma maison cet hiver. Le premier jeudi de décembre je donnerai un bal, et je vous présenterai comme jeune fille à marier. Vous serez mariée au printemps et l’hiver prochain je m’occuperai de présenter Zina.

    – Il faut que je sois mariée auparavant ? dit Vassilissa d’un air indifférent.

    – Sans doute ! répondit sa tante avec humeur. Les gens que j’inviterai pour vous cet hiver, à quelques exceptions inévitables près, ne seront pas les mêmes que ceux qui peuvent prétendre à ma fille.

    La coupe était trop pleine. Un instant Vassilissa eut l’idée de se précipiter par cette portière qui lui envoyait au visage l’air glacé de l’hiver ; puis une pensée d’attendrissement sur elle-même lui vint, et presque en même temps le souvenir de sa cousine :

    – Zina pleurerait trop, pensa-elle.

    – Je vous remercie de vos bontés pour moi, ma tante, dit-elle à la comtesse avec un grand effort, et je tâcherai de les mériter.

    La comtesse, satisfaite, parla encore fort longtemps des devoirs d’une femme mariée envers la société... Sa nièce ne l’écoutait plus.

    – C’est la mère de Zina, c’est ma bienfaitrice, se disait-elle tout le temps pour se calmer.

    Enfin le relais arriva, et la comtesse, qui voulait se dédommager de sa nuit troublée par les coups de pied de son fils, renvoya la jeune fille.

    Comme on ne savait où caser le trop plein de la berline, une idée vint à Zina. Elle renvoya sans façon une protégée en supplément dans une autre voiture, et grimpa triomphalement avec sa cousine dans une calèche, où, se trouvant seules, elles eurent le loisir de causer.

    – Pourvu que maman ne s’aperçoive de rien, dit-elle ; mais j’espère qu’elle va dormir... Et puis, si elle gronde, je dirai que c’est moi.

    Pour cette fois, en effet, maman dormit et ne s’aperçut de rien.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XII

  •  

  • Le repos de l’asile est troublé.

  •  

    Le voyage dura cinq jours, sans autres temps d’arrêt que les repas et quelques heures de repos pendant la nuit.

    Certes, il eût été bien plus simple d’aller chercher le chemin de fer à Moscou, et cela eût aussi coûté beaucoup moins cher ; mais la comtesse détestait les chemins de fer et n’avait jamais voulu s’en servir.

    – C’est si vulgaire ! disait-elle, on se trouve là avec tout le monde !

    Vainement lui alléguait-on la possibilité d’avoir un wagon à elle seule, de s’y faire apporter à manger, d’y avoir son lit... Le comte lui avait même offert de lui faire faire un wagon spécial qui ne servirait qu’à elle, deux fois par an, pour l’aller et le retour à son domaine de Koumiassine ; elle avait refusé.

    – Ce serait encore la même locomotive, disait-elle ; et puis, est-ce que je pourrais empêcher ces gens du peuple de grouiller sur les plates-formes ?

    – Pour cela, avait dit le comte en riant, j’avoue... mais vous auriez la ressource d’un train spécial : on vous ferait chauffer une locomotive pour vous toute seule. Qu’en dites-vous ?

    – Les rails sont à tout le monde ! avait répondu la comtesse.

    La chaussée où elle roulait à six chevaux était bien à tout le monde aussi ; mais, du plus loin qu’il entendait les sonnettes de la longue file d’équipages, le marchand faisait ranger son tarantass, et le paysan reculait son chariot jusque dans le fossé qui borde la route. Et les calèches, rapides comme le vent, passaient au milieu du chemin, couvrant de poussière ou de boue, selon la saison, le pauvre monde ébloui de tant de magnificence.

    Décidément, la comtesse n’avait pas la bosse des instincts démocratiques.

    Cette même femme, qui détestait le grouillement du peuple, hébergeait dans sa maison de Pétersbourg tout un hospice de pauvres femmes qui vivaient chez elle comme au pays de Cocagne, et dont les mésaventures avaient parfois le don de la faire rire.

    Ce qu’elle n’aimait pas, c’était le peuple indépendant, pour lequel elle n’était rien ; ce peuple qui ne la saluait pas, qui disait parfois avec colère et mépris : tfou ! lorsque son valet de pied galonné, la précédant pour lui faire place, touchait l’épaule d’un paysan distrait ou récalcitrant.

    Ce peuple-là, elle le détestait et le méprisait, tandis que les paysans de ses villages, découverts et suppliants devant elle, la trouvaient toujours généreuse et charitable, prête à remettre une dette ou à faire une concession.

    Ce qu’elle voulait par-dessus tout, sans s’en douter le moins du monde, c’était être adorée humblement : alors elle était capable de tous les sacrifices, de tous les renoncements.

    De même, tous les mercredis et vendredis de carême, – et les carêmes sont longs en Russie, – cette femme orgueilleuse et despote portait à l’insu de tous, excepté de sa femme de chambre, une chemise de grosse toile de chanvre non blanchie, qui déchirait sa peau délicate, accoutumée à la batiste. C’était pour mortifier sa chair. Elle jeûnait pendant les trois derniers jours de la semaine sainte : sous prétexte qu’elle n’aimait pas le maigre, elle ne vivait que d’un petit morceau de pain et d’une tasse de thé toutes les vingt-quatre heures, – et ces mortifications, elle les accomplissait bien par esprit de pénitence et de foi, car elle se gardait d’en parler.

    Mais là l’arrêtait son devoir religieux. La charité remplissait sa vie et sa maison ; sa foi lui ordonnait de se mortifier comme une religieuse professe, de donner à l’église des sommes immenses ; elle avait fait vœu de ne jamais refuser l’aumône à qui que ce soit – et son cœur était dur comme la pierre, son orgueil n’avait pas d’égal : elle se faisait toujours inviter deux fois par l’impératrice avant de se décider à lui faire visite. Sous prétexte de maladie, elle déclinait régulièrement le premier de ces honneurs, pour mortifier son orgueil, disait-elle. En réalité, – mais on l’eût bien surprise en le lui disant, – c’était pour que la volonté souveraine ne passât qu’après la sienne.

    Telle était la femme avec laquelle Lissa entreprenait de lutter. Si elle l’eût connue, la pauvre enfant aurait demandé sans doute à prendre le voile plutôt que d’entamer cette lutte insensée. Mais elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. Aussi le premier choc ne se fit-il pas attendre.

    Le principal souci de la comtesse, en arrivant, fut de réorganiser l’espèce d’asile de Sainte-Périne, qu’elle entretenait dans un pavillon détaché, situé dans la cour de la maison. Une protégée en laquelle la perspicacité avait reconnu des aptitudes spéciales pour la gestion des affaires fut chargée de composer un règlement qui passa trois jours sur le bureau de la comtesse.

    La gracieuse dame le lut et le relut au moins trois fois dans le courant de chaque journée, corrigeant, ajoutant, retranchant, aggravant les sévérités louables de cette utile institution. Le règlement, dûment corrigé, approuvé, copié de la belle écriture officielle des scribes russes, fut encadré sous verre et suspendu dans la grande pièce affectée aux vieilles femmes ; – malheureusement, il ne s’en trouva jamais une qui sût lire.

    « Les hôtesses de cet asile, – portait le règlement, – ne pourront pas sortir avant sept heures du matin, ni rentrer après six heures du soir.

    « Tous les jours elles feront la prière en commun et seront tenues d’assister à l’office divin.

    « Les discussions et les querelles sont sévèrement prohibées et seront une cause de renvoi.

    « Il est interdit aux personnes reçues dans l’asile d’apporter du dehors d’autres provisions que du thé et du pain blanc ; cependant elles pourront faire cuire, pour leur usage, les aliments qui leur auraient été donnés par charité. » (Les esprits chagrins auraient pu remarquer dans cet article une légère contradiction ; mais quelle œuvre est sans défaut sur notre pauvre terre ? Le soleil lui-même a des taches.)

    Après une longue série d’autres articles interdisant les spiritueux, etc., etc., suivait un dernier paragraphe, ainsi conçu :

    « Pour quelque raison que ce soit, personne ne pourra résider plus de huit jours de suite à l’asile, à moins d’une permission spéciale de Son Excellence madame la comtesse. »

    Le petit Dmitri avait appris la pancarte par cœur, et, de temps en temps, en répétant ses leçons à son précepteur, il intercalait une phrase du règlement au milieu de l’histoire grecque ou des verbes allemands. M. Wachtel, qui avait bon caractère, se retenait à grand peine de rire, et se contentait de réprimander son jeune élève ; mais cette trop grande indulgence faillit causer des malheurs.

    Le jour de sortie du précepteur allemand se trouvait précisément le premier dimanche qui suivit l’arrivée à Pétersbourg de la famille Koumiassine. Miss Junior, en sa qualité de première gouvernante, avait également droit au premier dimanche et n’eut garde de l’oublier. Mademoiselle Bochet resta donc responsable des deux jeunes filles et du petit comte.

    L’après-midi s’écoulait sans encombre ; les demoiselles lisaient des romans anglais dans leur chambre, Dmitri faisait des patiences sur la grande table d’étude, lorsqu’un bruit singulier s’éleva dans la cour : on eut dit le gloussement de plusieurs coqs d’Inde, mêlé aux piailleries de quelques douzaines de poules.

    La comtesse était assise dans son boudoir près de là ; toutes les portes intérieures étaient ouvertes, comme c’est l’usage en Russie.

    Elle leva la tête d’un air distrait ; le bruit cessa. La noble dame reprit sa lecture ; au bout d’une minute, les piailleries recommencèrent de plus en plus belle.

    Lissa et Zina s’entre-regardèrent en riant. Dmitri, très affairé avec ses patiences, se mordait les lèvres dans l’excès de son attention.

    – Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura mademoiselle Bochet en déposant son livre.

    La sonnette de la comtesse fit alors un tel vacarme, que le bruit extérieur en fut étouffé pour un moment.

    – Allez voir ce que c’est, dit la comtesse d’une voix perçante, et que je sache à l’instant ce que cela veut dire.

    – Gagné ! s’écria joyeusement Dmitri, qui brouilla les cartes de sa patience, sauta sur le maroquin de la grande table de classe et la parcourut dans toute sa longueur en marchant sur les mains.

    – Veux-tu bien descendre ! lui dit Zina, riant malgré elle. Tu vas te faire gronder.

    Dmitri retomba sur ses pieds et s’assit sur un grand fauteuil, les pieds et les bras ballants ; une expression de béatitude animait son visage enfantin, et la malice triomphante lançait des feux d’artifice par ses yeux noirs.

    – Tu as fait quelque sottise, murmura Zina tout bas.

    Mademoiselle Bochet regardait, inquiète, le jeune comte, qui se contenta de trépigner des pieds et des mains sur le fauteuil d’un air satisfait, et qui reprit instantanément sa gravité.

    Le maître d’hôtel, consterné, se présenta à l’entrée du salon de la comtesse. C’était lui qui avait la haute main sur toute la valetaille. Les piailleries avaient cessé.

    – Que signifie ce vacarme ? dit la comtesse de sa voix de tête. C’est inouï ! Jamais, depuis que le monde est monde, pareil scandale ne s’est vu ! Eh bien ?

    – Ce sont les vieilles femmes, Votre Excellence, commença-t-il.

    – Je les ai bien entendues ! Ce n’est pas la peine de me l’apprendre. Qu’est-ce qu’il y a ?

    – Votre Excellence, il s’est passé quelque chose de bien extraordinaire... Quand elles ont voulu faire du thé, tout à l’heure... – c’est dimanche aujourd’hui, Votre Excellence...

    – Je le sais bien ! après ?...

    – Eh bien... elles ont préparé le samovar, et...

    – Parle donc ! cria presque la comtesse, hors d’elle-même.

    – Ce n’est pas de l’eau, Votre Excellence, qui a coulé, c’est de l’encre !

    Un fou rire prit les jeunes filles. Dmitri s’était laissé glisser à terre et se roulait sur le tapis, son mouchoir sur sa bouche pour étouffer son hilarité.

    Mademoiselle Bochet elle-même, tout en jetant un regard de reproche sur Dmitri, ne put s’empêcher de faire comme les autres.

    – Qui est-ce qui a pu se permettre une farce aussi inconvenante ? dit la comtesse, qui n’avait pas envie de rire. Le coupable, quel qu’il soit, sera sévèrement puni.

    L’œil du maître d’hôtel glissa par la porte ouverte sur Dmitri, que la comtesse ne pouvait voir, et qui suivait en ce moment d’un air affairé les rosaces du tapis avec une grosse épingle.

    – Mais cela ne m’explique pas ces cris, ces disputes... continua la bienfaitrice des pauvres.

    – C’est que, Votre Excellence, quand elles sont venues chercher leurs sacs, ceux qui contiennent les aumônes, celle qui avait reçu du pain a trouvé de la viande, celle qui avait des noix a trouvé des pommes ; – alors elles se sont précipitées dans la cour en criant que c’était un tour du démon. Voilà la cause du bruit, Votre Excellence.

    – Tu leur diras qu’elles sont un tas de vieilles sottes, dit la dame irritée.

    – J’entends, Votre Excellence, répondit le maître d’hôtel en s’inclinant.

    – Celui qui s’est permis cette incongruité quittera sur-le-champ mon service ! ajouta la bienfaitrice des pauvres. As-tu des soupçons ?

    Le maître d’hôtel entrevit une occasion superbe de se débarrasser d’un marmiton nouvellement reçu, et qui, peu au fait des usages de la maison, ne lui témoignait pas assez de déférence, à son idée du moins.

    – Cela pourrait bien être Vassili.

    – Quel Vassili ? demanda la comtesse. Il y a un Vassili parmi vous ?

    – Oui, Votre Excellence ; un petit garçon qui lave les casseroles. Il est malpropre, méchant, malhonnête et capable de tous les tours.

    – C’est bien, qu’on le renvoie ! dit la comtesse. Allez ! et que de semblables scènes ne se renouvellent plus.

    Les deux jeunes filles se regardèrent pleines de pitié. Le pauvre Vassili était un excellent petit garçon, un peu rustaud, mais serviable et doux.

    Dmitri était tout pâle.

    – J’entends, madame la comtesse, dit le maître d’hôtel prêt à se retirer.

    Dmitri, d’un bond, franchit la porte et lui barra le passage.

    – Que voulez-vous ? dit la comtesse étonnée et scandalisée de cette façon de se présenter.

    Au lieu de répondre à sa mère...

    – Pourquoi mens-tu ? dit le petit garçon au maître d’hôtel, qui lui fit vivement deux ou trois clins d’yeux significatifs. Tu sais très bien que c’est moi qui ai vidé, ce matin, mon encrier dans le samovar des vieilles sorcières, et qui ai changé de sacs leurs rogatons !

    – Monsieur ! un pareil langage ! une action semblable ! s’écria la comtesse outrée.

    Elle s’arrêta, ne trouvant pas de mots pour exprimer son indignation.

    – Oui, ma mère, dit le petit garçon grandi par le mépris qu’il ressentait, et toisant le valet de toute la hauteur de sa naissance, – c’est moi qui ai fait cela, et il le sait bien, puisque je l’ai rencontré dans l’antichambre des vieilles. Fi ! l’horreur ! faire renvoyer ce petit qui n’a rien fait, qui n’a qu’un défaut, c’est de parler de toi au singulier, au lieu de te mettre au pluriel comme on met les gens nobles. Bel avantage ! On y met les chiens aussi, au pluriel, là-bas, à la campagne, parce que ce sont des chiens de nobles !... Tu es un méchant, tiens !... Maman, dit-il en se tournant vers sa mère, punissez-moi !

    Avec une grâce chevaleresque, touchante et comique à la fois, il s’approcha de la comtesse et mit un genou en terre.

    – Sors, dit la comtesse au maître d’hôtel, qui obéit.

    Elle regarda son fils une seconde, puis lui tendit le dos de sa main. Elle brûlait d’envie de le serrer sur son cœur. Mais c’eût été manquer « aux principes » de toute sa vie.

    Dmitri baisa tendrement la main de sa mère et rentra, la tête haute, dans la chambre des jeunes filles, où il fut étouffé de caresses par les trois femmes. Mademoiselle Bochet avait les larmes aux yeux, et pendant huit jours elle l’appela Bayard.

    C’est M. Wachtel qui reçut une semonce pour avoir laissé à son élève le temps de faire cette équipée !

    – Mais, madame la comtesse, dit-il, c’était un jour de sortie ! Je ne suis pas responsable.

    – Je vous demande pardon, monsieur, il n’est pas redescendu depuis que vous l’avez confié à mademoiselle Bochet. C’est donc pendant qu’il était avec vous, dans la chambre du rez-de-chaussée, qu’il a pu trouver le moyen de s’échapper. Ce défaut de surveillance me paraît très grave, monsieur, très grave. Une récidive vous ferait perdre ma confiance et le reste. Pensez-y, monsieur Wachtel.

    – Quelle pédante ! grommela le précepteur dès qu’il fut seul.

    Mais il se le tint pour dit.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XIII

  •  

  • Le premier bal.

  •  

    Le premier jeudi de décembre, comme elle l’avait dit, la comtesse Koumiassine donna un bal. Mais ce n’était pas à proprement parler ce qu’on appelle un bal dans le grand monde. L’orchestre se composait de six musiciens de choix, la salle était joliment garnie de fleurs ; mais on n’avait rien changé aux meubles ni aux tentures ; ces grands changements étaient réservés pour l’année suivante, quand on produirait Zina dans le monde.

    – Voyez-vous, ma chère amie, disait la comtesse dans l’après-midi à une de ses compagnes d’enfance, ces petites soirées ne seront que des réunions sans cérémonie, quelque chose dans le genre des bals d’enfants. Je n’y inviterai que mes amis intimes avec leur famille et quelques jeunes gens... Il ne s’agit que de marier ma nièce. L’année prochaine, ce sera autre chose. En attendant, Zina prendra l’habitude de recevoir.

    Et là-dessus, un sourire fit entendre qu’en effet ce serait toute autre chose que de marier Vassilissa.

    La comtesse ne put faire, cependant, que ces réunions sans cérémonie ne se présentassent quelques jeunes gens des meilleures familles de Pétersbourg, de ceux qui avaient de jeunes frères, de jeunes camarades à peu près de l’âge de Dmitri. Le petit comte invitait avec une grâce parfaite les grandes demoiselles de dix-huit ans, qui se prêtaient en riant à sa fantaisie, tout étonnées de s’amuser bien plus avec ce petit bonhomme qu’avec les jolis officiers de la garde.

    Parmi les plus brillants de ceux que la comtesse n’invitait qu’à regret, se trouvait un jeune officier de Cosaques, âge de vingt-quatre ans à peine et fort joli garçon. D’ailleurs, joyeux compagnon au régiment, aimé de ses chefs et de ses camarades.

    – C’est dommage qu’il n’ait pas de titre, disait la comtesse à son amie en regardant tournoyer les couples pendant la valse d’ouverture, au premier jeudi de décembre ; bonne noblesse de Moscou, mais enfin, il n’y a pas à dire, un titre, cela relève un beau nom, pour une femme surtout. C’est dommage, je ne lui vois que ce défaut.

    – Vous le laissez danser avec Zina, ce jeune homme qui n’a pas de titre ? dit l’amie d’un ton légèrement railleur.

    – Zina dansera avec tout le monde ; c’est le seul moyen d’habituer les jeunes personnes à se tenir à leur place. Et puis, il a une excellente conduite, ce jeune homme.

    – Vraiment ?

    – Oh ! oui..., il a débuté au Caucase ; il a la croix de Saint-Georges. On est très content de lui.

    – Tu m’as bien l’air, pensa l’amie, d’avoir jeté ton dévolu sur celui-là !

    Elle se trompait. La comtesse n’avait jeté son dévolu sur personne, mais elle s’arrangeait dès lors pour grouper une élite d’adorateurs auprès de sa fille. Tous ne pouvaient pas être titrés, – il en fallait bien quelques-uns de plus ordinaires ; – et puis Maritsky hériterait tôt ou tard d’une grande fortune, et sa présence ne déparait aucun groupe de jeunes élégants.

    – Eh bien, Lissa, dit Zina en s’approchant de sa cousine entre deux contredanses, t’amuses-tu bien ?

    Vassilissa fit un petit geste de tête énergique. Elle était heureuse ce soir-là. Sa tante lui avait fait faire une adorable toilette ruchée, toute blanche, comme un nuage de neige ; de plus que Zina, elle avait au front une toute petite couronne de roses mousseuses ; sa robe avait une petite traîne ; elle débutait vraiment dans le monde. Pour une heure, elle oubliait sa position dépendante, sa pauvreté, le destin qui l’attendait. Elle ne voyait rien au-delà des murs tapissés de verdure où brillaient les girandoles chargées de bougies. Elle était reine pour cette heure-là.

    – Je suis bien contente, va ! continua Zina. C’est dommage que maman ne veuille pas aussi me faire des robes longues : je suis pourtant plus grande que toi... Enfin, un peu de patience : cela viendra.

    Vassilissa pensa que le moment où sa cousine mettrait des robes longues serait celui où elle-même passerait aux mains d’un époux inconnu... et, loin de lui serrer le cœur, cette pensée lui donna un frisson joyeux. L’époux inconnu, pourquoi ne serait-il pas beau, jeune, noble ? Le prince Chourof avait bien pensé à la demander en mariage ! Pourquoi ne s’en rencontrerait-il pas un autre aussi noble, aussi riche, mais plus jeune et plus beau ?

    Elle passait en ce moment devant une glace, et elle se regarda. Elle était jolie comme une petite fée. L’orchestre commença une valse... Maritsky s’avança vers les deux jeunes filles, hésitant un peu... il avait déjà dansé avec Zina. Il s’inclina devant Vassilissa, passa son bras autour de sa taille et l’enleva, blanche et légère comme un duvet de cygne.

    Zina regarda aller le joli couple.

    – Qu’il est bien ! se dit-elle ; quelle grâce élégante, et quel air sérieux ! J’aimerais un mari comme cela... Mais ma mère veut un titre.

    Un autre cavalier s’inclina devant elle ; elle se laissa entraîner, et de toute la soirée n’eut pas une minute pour réfléchir.

    Le lendemain d’une fête n’est pas toujours fête, dit un proverbe chagrin : les deux pauvres fillettes en firent l’expérience sans plus tarder. Le vendredi matin, pendant qu’on la coiffait, dès dix heures, la comtesse les fit appeler dans l’intention de leur inculquer des principes de sagesse mondaine.

    – Asseyez-vous, leur dit-elle.

    Les jeunes filles obéirent et se tinrent bien roides sur leurs chaises.

    – Vous n’êtes ni l’une ni l’autre exemptes de reproches pour votre conduite d’hier soir, commença la comtesse. Vous, Zina, vous avez l’air trop évaporé. Vous ne devez pas causer avec les jeunes gens dans l’intervalle des danses ; il suffit que vous les interrogiez pour vous assurer qu’ils ont des dames pour le quadrille suivant. Et vous, ma nièce, vous aviez hier soir l’air de vous amuser beaucoup trop. Comment voulez-vous qu’un homme sérieux vous choisisse pour compagne de sa vie, si vous riez et plaisantez tout le temps ? N’oubliez pas, mon enfant, que vous n’avez pas de fortune, que la vie pour vous ne sera pas une fête, et tâchez d’apporter, même dans les plaisirs permis que je vous accorde, le sérieux et la dignité calme d’une jeune fille qui se rend compte de sa position.

    La comtesse parla longtemps sur ce ton. Lorsqu’elle eut fini, les deux cousines se levèrent, lui baisèrent la main, lui firent une révérence et s’envolèrent dans leur chambre. Là, les gouvernantes allaient les reprendre ; Zina fit exprès un long détour dans les salons qui occupaient une partie du premier étage.

    – Si ce n’est pas à présent que tu dois t’amuser, dit-elle à sa cousine, et si tu dois épouser un homme si sérieux, je ne vois pas quand tu t’amuseras !... Mais je ne vois pas non plus la nécessité d’épouser un homme si sérieux... Il en est venu hier de bien gentils qui ne sont pas trop sérieux. As-tu remarqué Maritsky !

    – Oui, dit Vassilissa, il est très bien.

    – Sais-tu, continua Zina, je crois que toutes ses institutions de bienfaisance ont tourné l’esprit de maman à l’envers ! Elle ne voit plus que du sérieux partout. Laissons-la dire, obéissons lui, – et, quand il sera question de nous marier, nous n’épouserons que celui qui nous plaira. C’est entendu ?

    – Je te le promets de bon cœur, dit Vassilissa avec une ombre de sourire.

    – Tu ne me trahiras pas ? Il faut être deux pour être fortes. Parole donnée ?

    – Parole donnée.

    Pour rattraper le temps perdu, les deux petites révolutionnaires se mirent à courir, la main dans la main.

    – D’où venez-vous tout essoufflée, miss Zina ? dit l’Anglaise scandalisée.

    – De chez ma mère, répliqua Zénaïde très tranquillement.

    Mademoiselle Bochet vit que les deux fillettes avaient été morigénées et n’en fut que plus indulgente.

    – Vous avez tort ! vous avez tort ! lui dit miss Junior le soir, pendant la récréation. Ces jeunes filles n’ont pas besoin d’être gâtées.

    – Soit, mais alors soyez sévère avec les deux également ! répliqua la bonne Suissesse, qui ne put se tenir.

    La gouvernante de Zénaïde la regarda de travers, mais ce fut peine perdue ; – quand mademoiselle Bochet avait mis ses lunettes, elle ne voyait plus que son ouvrage.

    Les jeudis succédèrent aux jeudis, formant une chaîne ininterrompue de plaisirs. Les petites soirées de la comtesse Koumiassine lui furent rendues par les autres familles. On invita même les deux jeunes filles à quelques grands bals donnés dans l’élite de la noblesse pétersbourgeoise ; mais ces dernières invitations furent impitoyablement déclinées.

    – Je ne produis pas ma fille dans le monde, répondait la comtesse ; c’est déjà trop qu’on la voie chez moi.

    – Eh bien ! amenez-nous votre nièce, disait-on souvent.

    Lissa était fort bonne à voir, et sa grâce modeste avait gagné le cœur de quelques bonnes âmes du grand monde.

    – Ma nièce ! répétait la comtesse en haussant les épaules. Vous n’y pensez pas.

    Et elle parlait d’autre chose.

    Un jour cependant que son amie d’enfance, madame Souftsof, lui demandait pour la troisième ou quatrième fois de conduire Lissa à un bal qu’elle donnait la semaine suivante, la comtesse se départit de sa réserve et laissa pénétrer ses projets.

    – Non, ma chère, dit-elle, Lissa n’ira pas, parce que j’irai...

    – Eh bien ! vous l’amènerez !

    La comtesse fit un signe négatif.

    – Lissa n’ira jamais dans le monde en même temps que moi. Vous n’avez probablement pas remarqué que je ne l’accompagne jamais ?

    – Non ! fit madame Souftsof très surprise.

    – Elle vivra dans un milieu où je ne veux pas me compromettre. Une fois la noce faite, je permettrai à ma nièce de me rendre visite ; je serai marraine de son premier enfant, si les circonstances s’y prêtent ; mais on ne me verra jamais chez elle.

    – Cette rigueur envers une fillette qui, je le suppose, ne vous a causé aucun désagrément...

    – Ce n’est pas de la rigueur, ma chère, j’aime beaucoup Vassilissa ; mais vous connaissez le proverbe : chacun à sa place ! Ce que j’en fais, c’est pour son bien.

    Il n’y eut pas moyen de la faire sortir de là.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XIV

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  • Les souvenirs de jeunesse de mademoiselle Justine.

  •  

    La protégée que la comtesse avait mise à la tête de son refuge pour les vieilles femmes était une demoiselle noble, de trente-cinq ans environ, encore franche et assez agréable.

    Venue en 1856 pour solliciter une pension après la mort de son père, capitaine de l’armée tué à Sébastopol, elle avait été recommandée aux bienfaits de la comtesse par une parente du comte, sa voisine de campagne.

    – Vous, ma cousine, qui aimez tant à faire le bien, avait dit malicieusement la provinciale, tâchez d’obtenir quelque chose pour cette pauvre fille ; elle est très intelligente et peut rendre des services. Je l’aurais volontiers gardée auprès de moi, n’était que je pars pour l’étranger... Ma santé réclame les eaux.

    Ce que l’habile commère ne disait pas, c’est qu’elle trouvait Justine Adamovna trop intelligente, et qu’elle l’aimerait bien partout, hormis dans sa propre maison.

    La comtesse, très bonne femme quand il ne s’agissait point de ses principes, avait commencé par donner à la demoiselle pauvre la table et le logement ; et, comme Justine, après tout, était noble, elle l’avait admise à sa propre table.

    La nouvelle venue, qui avait aussi des principes, chercha à devenir utile, et elle se rendit promptement nécessaire. Aussi bientôt put-elle entrer chez la comtesse sans avoir été appelée, – mais jamais sans se faire annoncer ; l’étiquette, sur ce point, restait inflexible.

    C’était quelque chose que de diriger le refuge de la comtesse Koumiassine ; sans doute, en peu d’année, elle avait fait un chemin considérable, et le plus difficile était accompli. Elle pouvait espérer de devenir directrice de quelque établissement de charité sous le patronage d’une grande-duchesse ; elle serait peut-être appelée à remplir des fonctions à la cour. Mais tout cela était bien lointain : elle eut voulu trouver quelque ressource plus à portée de sa main, quelque chose qui lui affermit le pied dans l’étrier, quelque chose, en un mot, de moins aléatoire que le caprice protecteur d’une grande dame ou d’une princesse du sang.

    Un jour d’hiver, un peu avant Noël, elle trottinait le long des galeries à arcades du Gostinnoï-Dvor, tournant et retournant son avenir dans sa pensée, et s’occupant en même temps des emplettes destinées aux étrennes des protégés de la comtesse, – depuis les bambins à la mamelle jusqu’aux vieillards décrépits, car la charité vraiment prodigue de la grande dame n’oubliait personne ; – elle fut étonnée de s’entendre appeler par son nom.

    – Justine Adamovna ! dit une voix masculine.

    Elle leva les yeux, pâlit, ouvrit la bouche, la referma et se mit un peu de côté pour laisser passer le torrent des acheteurs.

    – Comment !... vous ? dit-elle enfin d’une voix singulièrement brisée.

    – Oui, moi ! Et que faites-vous ici ?

    – J’achète des étrennes pour les pauvres, dit Justine, qui reprenait peu à peu son sang-froid.

    Pendant les quelques secondes qui venaient de s’écouler, la pauvre protégée avait vu passer devant ses yeux le rêve de sa jeunesse.

    Elle habitait une pauvre maison de bois à sa campagne ; sa mère n’avait qu’une servante ; son père était à l’armée et ne venait que tous les cinq ou six ans ; une ou deux familles de paysans, avec un petit lopin de terres labourables, formaient tout leur fief.

    Mais à quelque distance de la maison un taillis de bouleaux se dressait, semblable à un bouquet de plumes ondoyantes. Ce taillis était toute la joie des pauvres propriétaires. – Notre bois ! disaient-ils avec orgueil.

    Justine avait passé son enfance dans un de ces établissements que l’État entretient en province pour l’éducation des jeunes filles de noblesse pauvre, et qu’on nomme Instituts ; elle revint à la maison paternelle avec de beaux diplômes, des récompenses méritées et des ambitions sans bornes. La maison de bois lui parut laide ; la vieille servante, ignoble ; sa mère, pesante et vieillie. Le petit taillis de bouleaux, qui avait grandi en même temps qu’elle, était l’oasis de ce désert. Elle y passa bientôt le plus clair de ses journées.

    Dans le voisinage vivait un petit gentilhomme campagnard, veuf, fort occupé de ses chevaux, au nombre de trois, et de sa meute, composée de six chiens.

    Il passait sa vie à la chasse. Son fils, qui le gênait parce qu’il lui prenait ses chevaux pour courir, avait été placé par lui dans un établissement public afin d’y faire son éducation. Le sort voulut que le jeune Nicolas Tchoudessof revînt au bercail, lettré et barbu, un an avant le retour de Justine chez sa mère.

    Le bois de bouleaux était presque sur la limite des deux propriétés. Nicolas, excellent tireur d’instinct, aimait la chasse. Il partait avec son fusil et rentrait sans gibier, – mais qu’est-ce que cela prouve ? Toujours est-il que, certain jour, M. Tchoudessof, revenant à cheval d’une course dans les environs, eut l’idée de traverser le taillis, et, à son inexprimable horreur, il aperçut à travers les branches son fils, étendu dans l’herbe d’une clairière, aux pieds d’une jolie personne, qu’il reconnut pour Justine Adamovna. Les deux jeunes gens paraissaient fort tranquille et accoutumés à se trouver ensemble.

    L’herbe fine et drue amortissait le bruit des sabots de son cheval ; les jeunes gens avaient à peine daigné tourner la tête, croyant avoir affaire à un paysan.

    Le vieux Tchoudessof, qui n’était pas commode, ne dit rien et retourna chez lui en mordant sa moustache grise.

    À l’heure du thé, son fils apparut comme de coutume, le fusil désarmé, la gibecière vide.

    – Tu n’as rien tué aujourd’hui ? lui demanda le père.

    – Non, mon père, rien du tout.

    – Tu n’as pas de chance, hein ?

    Le jeune homme, âgé alors de dix-neuf ans, regarda son père avec quelque surprise, et répondit :

    – Non, je n’ai pas de chance, c’est vrai, mais je ne me donne guère de peine.

    Le vieux Tchoudessof sauta sur sa canne, qu’il guignait depuis un moment dans le coin habituel, et appliqua à son héritier une volée fort satisfaisante.

    Quand il jugea que la correction porterait fruit, il déposa sa canne et dit à son fils :

    – Ça, c’est pour te faire passer les idées de mariage. Si jamais tu t’avises de venir me demander ma bénédiction pour épouser cette mamselle qui te tenait compagnie dans le bois, je te déshérite.

    Nicolas, furieux et rossé, regardait son père de travers.

    – Oui, tu crois que je ne peux pas te déshériter, n’est-ce pas ? Je vendrai mon bien et je le boirai jusqu’à la dernière goutte, jusqu’au dernier kopek. Tu m’entends ?

    – J’ai compris, mon père. Mais pourquoi ?...

    – Parce que je ne veux pas d’une belle-fille qui court les bois avec un garçon : suppose que ce ne soit pas avec toi qu’elle ait été assise dans le bois, hein ?

    – Mais, mon père, puisque c’était avec moi !

    – Eh bien, puisque c’était toi, tant mieux pour toi, mais je t’ai dit mon dernier mot !

    Nicolas fit ses réflexions et retourna au bois, comme d’habitude. L’automne s’avançait, les pluies devenaient fréquentes, et le jeune homme n’aimait pas la pluie, de sorte qu’il ne venait pas avec une exactitude militaire.

    – Eh bien ! lui dit un jour Justine, quand parlerez-vous à votre père ?

    – Je lui ai parlé... répondit Nicolas, qui se souvint des coups de canne.

    – Eh Lien ? fit la jeune fille pâle d’angoisse.

    – Il ne veut pas, et il ne veut pas ! C’est son dernier mot.

    En disant ces paroles, Nicolas baissa la tête, car il sentait bien qu’il aurait peut-être pu insister davantage.

    – Ah !... il ne veut pas, répéta lentement la jeune fille. Eh bien ! adieu, monsieur Tchoudessof.

    Elle s’en allait, pâle, blessée au cœur ; le jeune homme la rattrapa, la saisit dans ses bras, lui dit tout ce qu’il put trouver de mieux, et finit par la consoler un peu.

    À partir de ce jour, elle le considéra comme un étranger. Dans son plaidoyer cependant, il avait si bien su mêler la fiction à la réalité, il avait parlé des coups de canne avec tant d’éloquence, que Justine, sans se trouver convaincue, cessa de lui en vouloir. D’ailleurs, à dix-sept ans, on est crédule. Les deux jeunes gens se séparèrent donc sans colère et sans rancune. Quelque temps après, Nicolas partit pour chercher fortune à Pétersbourg.

    À dire vrai, Justine n’avait pas eu le cœur pris ; sa petite nature sèche se prêtait mal aux dévouements sublimes et absurdes de l’amour. Mais, une fois seule dans la monotonie de sa vie campagnarde, elle arriva à se faire une sorte de héros de Tchoudessof. Elle ne vit plus en lui qu’une victime de la cruauté paternelle, et ne se souvint plus que des coups de canne. Le petit bois fut pour elle une sorte de pèlerinage qu’elle accomplissait de temps en temps pour chercher l’ombre de sa jeunesse.

    Et voilà que cette jeunesse évanouie, elle venait de la voir apparaître dans les galeries du Gostinnoï-Dvor, sous la forme de Nicolas Tchoudessof.

    Il avait changé depuis dix-huit ans. De longs favoris, bien soignés, remplaçaient sa jeune barbe soyeuse ; son visage portait les traces du temps, eut dit un poète, c’est-à-dire que de petites rides fines indiquaient non les excès, mais la méditation soucieuse d’un homme qui voudrait parvenir ; à cela près, toujours joli garçon à trente-sept ans.

    Sa mise, autant que la longue pelisse la laissait voir, était sévère ; ses manchettes de toile fine étaient attachées par de jolis boutons d’or mat, d’un goût sérieux. Le chapeau de soie était neuf, lustré, irréprochable ; la main, blanche et soignée. Évidemment, Nicolas Tchoudessof vivait dans un milieu où les bonnes manières faisaient parti des aptitudes.

    – Que faites-vous à Pétersbourg ? demanda Justine lorsqu’elle eut chassé le trouble de ses esprits.

    – Je suis employé au Sénat ; d’ici peu, j’espère avoir de l’avancement. Ah ! Justine Adamovna, quelle rencontre ! Qu’il y a longtemps !... Mais venez par ici, on ne peut pas causer !

    Ils s’écartèrent de la foule et montèrent au premier étage, où les galeries, presque entièrement occupées par les réserves des magasins du rez-de-chaussée, sont habituellement désertes. En quelques mots, Justine raconta son passé et sa situation actuelle dans la maison de la comtesse Koumiassine.

    – A-t-elle des enfants ? demanda Tchoudessof sans attacher grande importance à sa question.

    – Elle a une fille, un fils, et une fille adoptive.

    – Des bambins ?

    – Non : sa fille aura bientôt seize ans ; sa nièce en a dix-sept ; elle cherche à la marier.

    Un éclair d’inspiration montra à Tchoudessof le parti qu’il pouvait tirer de cette rencontre.

    – Elle est riche, cette nièce à marier ? demanda-t-il négligemment.

    – Non ; la comtesse lui donne dix mille roubles et un trousseau ; mais il y aura la protection...

    Un silence se fit.

    – Vous n’êtes pas marié ? demanda Justine, non sans quelque trouble.

    – Pas encore, répondit Tchoudessof.

    – Êtes-vous promis ?

    – N... non, répondit le compère, qui ne voulait rien compromettre.

    Justine s’arrêta et le regarda en face avec des yeux brillants qui lui firent peur. Un moment il eut l’idée de prendre la fuite.

    – Je vous ai fait du tort autrefois, dit-elle ; vous avez souffert pour moi...

    Il la regarda assez étonné, car au fond, sauf les coups de canne, ce n’était pas lui qui avait souffert.

    – Je puis vous donner une bonne revanche, continua-t-elle. Je vous veux du bien, croyez-le ; je n’ai oublié que ce qu’il fallait oublier... Faites de même... Voulez-vous épouser la nièce de la comtesse ?

    Tchoudessof croyait rêver. Mais c’était un homme sérieux ; il prit tout de suite le côté pratique de la proposition.

    – Est-ce un mariage convenable sous tous les rapports ? dit-il d’un air grave.

    – Est-ce que je vous en parlerais sans cela ? répondit la protégée en haussant les épaules. Vous me devrez votre bonheur : cette pensée m’est très agréable. Et puis, moi aussi, je suis ambitieuse... nous monterons ensemble. Dites-moi, avez-vous servi à l’armée ?

    – Oui, répondit l’employé, deux ans seulement. Il n’y avait pas d’avancement, j’ai préféré le service civil. Pourquoi cette question ?

    – Parce que la comtesse aime assez les militaires, ou du moins ceux qui l’ont été. Elle dit que cela dégourdit un homme.

    – Je lui parlerai de mes campagnes, si cela peut lui faire plaisir ! dit Tchoudessof avec un sourire aimable, extrêmement faux.

    – Et puis, on veut des principes chez nous.

    – Cela va de soi, répondit l’employé en s’inclinant.

    – Qui est-ce qui va vous présenter ? demanda Justine inquiète. Il faut quelqu’un, – une dame, – une personne sérieuse... On prendra des renseignements sur vous.

    – Je suis prêt ! ma vie est sans reproches ! dit Tchoudessof en se redressant.

    Il se troubla cependant un peu en achevant le dernier mot, car il se souvenait du taillis de bouleaux ; mais il avait une alliée là où il eût pu trouver une ennemie.

    Les deux complices passèrent en revue les maisons où l’on pourrait trouver un intermédiaire.

    – J’en trouverai un, soyez-en sûre, dit Tchoudessof en tendant la main à Justine, et je vous l’écrirai par la poste.

    – Non, dit la protégée, n’écrivez pas ! Il ne faut jamais écrire.

    Tchoudessof s’inclina devant cette sagesse supérieure.

    – Et... dites-moi, fit-il en se rapprochant : pourquoi la nièce de la comtesse, et pas sa fille ?

    Justine secoua négativement la tête.

    – La jeune comtesse ne se mariera qu’après sa cousine ; et cela n’est pas pour vous, mon ami... Un million de dot !

    – Bien, bien, fit Tchoudessof d’un air dégagé. Ce que j’en ai dit, c’était pour me renseigner. Alors je ne vous reverrai pas ?

    – Non ; faites-vous présenter. Je tâcherai de vous rencontrer par hasard dans la maison, et je dirai ce que vous êtes : un voisin de campagne. Mais présentez-vous hardiment comme prétendant ! Le premier qui viendra aura toutes les chances. Ne perdez pas de temps.

    – C’est entendu, merci !

    Ils se serrèrent la main et se tournèrent le dos.

    Tchoudessof s’en alla de son pied léger à ses affaires, et Justine continua à acheter des bas de laine et des livres de piété.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XV

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  • Dmitri découpe des maris pour toutes les demoiselles.

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    Le soir même, après le dîner, quand la comtesse fut rentrée dans son boudoir, pendant la causerie à bâtons rompus qui rapprochait tous les hôtes pour un moment, Justine se glissa vers les deux cousines sous prétexte de leur parler des emplettes qu’elle avait faites dans la journée, – en réalité pour voir Vassilissa de plus près et la faire parler, s’il se pouvait. Miss Junior engagea la protégée à passer dans la salle d’études, où les enfants se réunissaient pour la soirée, et les cinq femmes se trouvèrent assises autour de la table, examinant les achats de charité et causant amicalement. C’était la première fois... Jusqu’à ce jour, Justine n’était entrée dans cette pièce que pour porter quelque message de la comtesse.

    Mademoiselle Bochet n’éprouvait pas grande sympathie pour cette nouvelle recrue : ses yeux honnêtes avaient souvent cherché vainement le regard de cette demoiselle peu communicative.

    En revanche, miss Junior, gloutonne, comme un brochet, de compliments et d’attentions, se laissait prendre à merveille aux politesses, aux prévenances de l’astucieuse protégée.

    Les deux jeunes filles n’y entendaient pas malice et s’amusaient à étirer sur la table les petits bas et les brassières de laine.

    – Ils auront bien chaud là-dedans, disait Zina en passant ses doigts dans les manches des brassières et en leur faisant faire le polichinelle.

    Vassilissa écoutait d’une oreille distraite les récits de la protégée, qui s’était assise à côté d’elle.

    – Et vous, mesdemoiselles, dit celle-ci en interrompant le fil d’une histoire touchante qu’on n’écoutait pas, qu’est-ce que vous allez me donner pour mes pauvres vieilles ?

    Zina fouilla dans sa poche, ramena son porte-monnaie, l’ouvrit tout grand, le renversa et l’appliqua brusquement sur la table. Il en sortit une pièce en cuivre de cinq kopeks, une pièce de dix kopeks en argent et une autre de vingt.

    – Tout ça ! dit-elle en riant aux éclats. Voilà tout ce que je possède ! Je vous le donne de grand cœur, continua-t-elle en poussant cette monnaie vers Justine. Jusqu’à ce que ma mère me donne mes appointements, au premier du mois, je n’ai plus rien, rien, rien !

    La petite fille fit tournoyer deux ou trois fois son porte-monnaie en l’air, puis le referma et le mit dans sa poche avec le même sérieux que s’il eût contenu une fortune.

    – Et vous, mademoiselle Vassilissa ? dit la protégée d’un air patelin, ne me ferez-vous pas aussi l’aumône pour mes pauvres ?

    – Je n’ai rien, murmura honteusement l’orpheline.

    – Comment ! tu n’as rien dépensé ce mois-ci ! Mesdemoiselles, je vous dénonce ma cousine ; Lissa est avare, elle a un magot, je suis sûre qu’elle a un magot. Dis-moi où tu le caches, que je t’emprunte de l’argent ; j’ai horriblement besoin d’argent !

    – Je n’ai rien, répéta Vassilissa en regardant Zina les yeux pleins de larmes.

    – Qu’as-tu fait de ton mois ? Maman te donne un mois – tous les mois. Qu’en as-tu fait ?

    Et Zina se croisa les bras d’un air délibéré, rejetant la tête en arrière avec la gravité d’un juge.

    – Tu sais bien, Zina, que maman est venue me voir dimanche, je lui ai tout donné pour qu’elle l’envoie à nos pauvres de la campagne.

    – Ah ! vous avez aussi une campagne, mademoiselle Vassilissa ? dit la protégée, pendant que Zina demandait pardon à sa cousine en mettant la ponctuation avec des baisers.

    – Nous avons une quinzaine de paysans, dit la jeune fille, ils sont très pauvres...

    – Cela fait toujours quinze paysans, pensa la protégée. Je n’en ai pas tant que cela, et les miens ne sont pas plus riches.

    À partir de ce jour, elle prit l’habitude de venir tous les jours après le dîner faire une visite dans la salle d’études. La visite, de dix minutes d’abord, se prolongea peu à peu, si bien qu’elle finit par durer toute la soirée. Mademoiselle Bochet n’était pas contente ; mais la comtesse ayant approuvé la présence de Justine presque sous sa main, à l’heure où elle prenait ses arrangements pour la journée suivante, l’honnête fille garda le silence.

    Depuis quelque temps déjà, elle sentait sa position craquer sous ses pieds : on faisait allusion autour d’elle au prochain mariage de son élève ; mais elle s’était attachée à l’orpheline, et, faisant bon marché de son amour-propre, elle s’était décidée à rester tant qu’on ne la congédierait pas. Plus d’une fois elle eut envie de dire à Vassilissa : Méfiez-vous ! Mais elle se dit qu’elle n’avait aucun droit de le faire et se borna à protéger le plus souvent possible la jeune fille par sa présence.

    Les choses allaient ainsi depuis deux ou trois semaines ; le jour de l’an avait apporté dans la maison son contingent de cadeaux et de rhumes de cerveau ; Vassilissa avait eu une parure de corail, Zina un bracelet de perles, la comtesse une grippe et Dmitri un cheval mécanique, lorsqu’un soir madame Souftsof se fit annoncer chez son amie.

    Après les préliminaires d’usage :

    – J’ai trouvé un fiancé pour votre nièce, dit-elle à la comtesse.

    – Ah ! vraiment ! Fort bien ! Je vous remercie. On m’en a déjà proposé deux ou trois, mais je ne suis pas entièrement satisfaite... Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

    – Un homme comme il faut, d’abord, à ce qu’il paraît, car je dois vous avouer que je ne l’ai jamais vu. C’est madame R... qui m’en a parlé. Il a vu Lissa, paraît-il, et il a été très frappé de sa bonne tenue, de sa modestie...

    – Où a-t-il pu la voir ?

    – C’est ce que j’ignore. Dans la rue, peut-être, ou à l’église...

    – Ah ! oui, à l’église, c’est possible ; son nom ?

    – Tchoudessof... Nicolas.

    – C’est un nom de clergé, cela ! Ancienne famille de prêtres, probablement, peut-être anoblie par les armes... Oui, cela me conviendrait assez. Quelle position ?

    – Employé au Sénat ; appointements de deux à trois mille roubles, susceptibles d’augmentation...

    – Fortune personnelle ?

    – Peu de chose : un petit bien que lui a laissé son père, environ quinze cents roubles de revenu annuel.

    – C’est peu, mais c’est suffisant. Et la personne ?

    – Il est très bien, dit-on, trente-cinq ou trente-six ans ; des principes religieux, une excellente conduite : pas de jeu, pas d’excès de table, pas de liaisons...

    – C’est une perle alors, dit la comtesse en riant. Et qu’est-ce qu’on paie pour le voir ?

    – Si vous consentez à le recevoir, je vous l’amènerai.

    La comtesse réfléchit un peu :

    – Oui, dit-elle, le carnaval dans un mois, puis le grand carême... On pourra la marier à Pâques. Amenez-le moi. Mais vous savez que je ne m’engage à rien ! Il faut que je m’assure... On peut prendre des renseignements ?

    – Tant que vous voudrez.

    – Eh bien, amenez-le vendredi soir : je serai seule, nous le ferons causer. Je vous avoue que jusqu’à présent aucun de ceux qu’on m’a proposés n’avait réuni tant d’avantages... Mais il faut que je le voie.

    Le vendredi, vers huit heures, le valet de pied annonça : Madame Souftsof, M. Tchoudessof.

    Justine, qui entendit ces noms par la porte ouverte de la salle de la classe, réprima un imperceptible tressaillement.

    – Il a bien choisi sa protection ! se dit-elle avec orgueil. C’est un homme très fort.

    La robe de soie de la visiteuse fit froufrou sur le tapis ; un pas masculin s’arrêta sur le seuil ; puis la voix de la comtesse proféra quelques paroles banales, – et le valet de pied, se retirant, ferma sur le trio les portes du boudoir, toujours ouvertes.

    – Oh ! oh ! conciliabule secret ! dit Dmitri, l’enfant terrible, qui découpait des chevaux de carton. Cas punissable par les lois, – plus ou moins, – selon la gravité des circonstances ! C’est mon précepteur qui me l’a appris ce matin, miss Junior ! Vous n’avez pas besoin de me faire des yeux comme cela, mademoiselle Justine ! Si vous ne me croyez pas, demandez-le lui.

    Justine, indifférente, continua à coudre ; elle ne travaillait jamais qu’à des habits pour les pauvres. Miss Junior entama avec Dmitri une controverse aiguë, où, malgré le soin qu’elle avait de parler anglais, l’enfant lui répondait imperturbablement en allemand, ce qui n’élucidait pas la question.

    Mademoiselle Bochet et Vassilissa se regardèrent effarées. Cette visite à une heure inusitée, cette porte que, de mémoire d’enfant, on n’avait vue fermée... Zina leva la tête et surprit ce regard.

    – C’est... commença l’étourdie...

    Elle s’arrêta sérieuse tout à coup.

    – Qu’est-ce que c’est, mademoiselle Zénaïde ? demanda la protégée de sa voix douce.

    Dmitri, qui avait saisi le profil de Tchoudessof au moment où il passait devant la porte, déposa sur la table une silhouette que, pendant sa querelle avec miss Junior, il avait soigneusement découpée dans du papier. La silhouette représentait assez bien le nez aquilin, les favoris en pointe et le chapeau que le visiteur tenait à la main avec grâce.

    – C’est le mari de ma cousine Vassilissa ! dit-il en contemplant son œuvre, la tête un peu de côté, plein de la satisfaction de l’artiste convaincu.

    – Cet affreux bonhomme ? s’écria Zina rouge de colère en saisissant le corps du délit. N’as-tu pas honte ?

    – D’abord, ce n’est pas un bonhomme, c’est un monsieur très comme il faut... – Dmitri fit le geste d’un homme bien élevé qui ôte son chapeau pour le garder à la main. – Et puis il n’est pas affreux, il est très bien fait, au contraire... Et puis ce n’est pas l’homme en papier qui est le mari de ma cousine, c’est...

    – Qu’est-ce que c’est, mon jeune ami ? demanda Justine, toujours douce et aimable.

    – C’est... Qu’est-ce que ça vous fait, mademoiselle Justine ? Tenez, votre mari à vous, je vais vous le donner, ça ne sera pas long.

    Maniant les ciseaux avec une dextérité sans égale, il déposa presque instantanément sur l’ouvrage de Justine la silhouette du diable avec des cornes gigantesques et une queue de sapajou.

    Le rire et les reproches éclatèrent à la fois autour de la table. L’indignation de miss Junior ne connaissait plus de bornes.

    – Vous êtes jalouse, miss Junior ? s’écria Dmitri détenu nerveux et surexcité. Il vous faut aussi un mari... Attendez ! le voilà.

    Évitant habilement les mains qui essayaient de lui ôter les ciseaux, mais qui n’osaient l’attaquer brusquement de peur de le blesser, il découpa la caricature d’un ministre anglican, avec ses longues basques, son chapeau plat et sa bible sous le bras.

    Miss Junior, bleue de colère, allait certainement faire quelque esclandre, lorsque mademoiselle Bochet, pour opérer une diversion, prit l’enfant sur ses genoux.

    – Et mon mari, à moi ? dit-elle. Est-ce que vous ne le ferez pas ?

    Dmitri la regardait en souriant ; son petit visage changea tout à coup d’expression, il fondit en larmes et se cacha dans le cou de la brave fille.

    – Elles me détestent toutes les deux, murmura-t-il en montrant le poing à l’Anglaise et à Justine. Vous, vous m’aimez, et je vous aime...

    Les jeunes filles s’empressèrent autour de lui et arrêtèrent ses larmes, non sans quelque peine. Puis vint la grande question de lui faire demander pardon à celles qu’il avait offensées. Ce ne fut point aisé. Mais les deux victimes, effrayées du résultat que pouvait avoir cette scène si la comtesse en avait connaissance, ne se montrèrent pas exigeantes. Dmitri se réinstalla sur sa chaise, et la paix était faite quand, neuf heures sonnant, M. Wachtel vint réclamer son élève et l’emmena.

    – Cet enfant est méchant ! dit miss Junior quand il fut hors de la portée de la voix.

    – Non, je ne crois pas, mademoiselle, dit la Suissesse, mais il est trop nerveux.

    Justine lui jeta un de ces regards obliques qui lui étaient particuliers. Mademoiselle Bochet le soutint froidement.

    – C’est égal, se dit-elle, la branche fait plus que de plier sous moi. Dans quelques semaines, dans huit jours peut-être, je ne serai plus ici. Pauvres enfants !

    La porte du boudoir se rouvrit ; le froufrou de deux robes s’engouffra dans le salon qui conduisait à la salle d’études, et la comtesse entra, accompagnée de ses visiteurs. Au premier bruit, Zina avait sauté sur les bonshommes et en avait fait une pelote prestement jetée sous la table.

    Les visiteurs s’avancèrent. Une grande lampe à abat-jour, suspendue au plafond, éclairait les visages. Tout le monde se leva.

    – Ma fille Zénaïde, dit la comtesse en présentant son hôte ; Dmitri est déjà couché ?

    – Oui, maman.

    – Ma nièce, Vassilissa Gorof, continua la comtesse. – Elle s’arrêta un peu. – Miss Junior et mademoiselle Bochet, qui ont la charge de l’éducation de nos jeunes filles. Mademoiselle Justine...

    Justine leva les yeux et sourit.

    – J’ai déjà le plaisir de connaître monsieur, dit-elle. Monsieur est un voisin de campagne de ma mère.

    – Ah ! vous vous connaissez ? dit la comtesse, enchantée de pouvoir se procurer des renseignements sans se déranger ; j’en suis charmée. Vous referez connaissance chez moi, je l’espère.

    Tchoudessof s’inclina.

    – Je serai trop heureux, dit-il, que Votre Excellence veuille bien m’autoriser à revenir lui présenter mes hommages, – son regard s’arrêta sur Vassilissa, – ainsi qu’aux personnes qui ont le bonheur de vous appartenir.

    Il salua, prêt à se retirer.

    – Restez, ma chère, je vous en prie, dit la comtesse à madame Souftsof. – Je suis chez moi le soir généralement, monsieur, dit-elle à Tchoudessof.

    Celui-ci salua encore une fois et sortit. Les deux dames causèrent un moment de choses indifférentes, puis s’en retournèrent dans le boudoir.

    – Il est très bien ! dit la comtesse. Demain, je me ferai donner des renseignements par Justine. Est-ce une chance heureuse qu’elle le connaisse !

    – Oui, en vérité ; qui aurait deviné cela ? répondit la bonne âme sans méfiance.

    Pendant ce temps, Zina réfléchissait. Après cinq minutes de silence :

    – Il n’est pas mal, ce monsieur, dit-elle sournoisement.

    – Oui, répondit Vassilissa d’un ton décidé, mais il salue trop bas.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XVI

  •  

  • Tchoudessof fait la roue.

  •  

    Le lendemain, dès neuf heures, la comtesse, tout en faisant sa toilette, manda Justine auprès d’elle.

    – Y a-t-il longtemps, ma bonne, lui dit-elle, que vous connaissez M. Tchoudessof, qui est venu hier soir chez moi ?

    – Oui, comtesse : je l’ai connu lorsque je sortis de l’Institut, il y a environ seize ans. C’était un voisin de ma mère.

    – A-t-il de la famille là-bas ?

    – Je ne saurais vous dire. Je crois cependant que son père est mort depuis que j’ai quitté mon pauvre petit patrimoine...

    – Quel homme était son père ? interrompit la comtesse peu désireuse d’entendre les doléances de Justine.

    – C’était, autant que je puis m’en souvenir, un homme rude et brutal. Son fils lui était extrêmement soumis et passait pour un bon garçon.

    – Il est plus jeune que vous ? demanda la comtesse.

    – Je ne crois pas, répondit Justine un peu piquée.

    Elle avait diminué deux ans de son âge pour faire plus d’honneur à Tchoudessof, et voilà qu’à présent on la croyait plus vieille que cet homme de trente-sept ans ! Pendant un moment, elle eut positivement envie de bouder ; puis elle revint à de meilleurs sentiments.

    – C’est tout ce que vous savez à son sujet ? demanda la comtesse après un moment de silence.

    – Mais oui, comtesse... Il y a longtemps que je l’ai perdu de vue... J’ai été bien surprise de le voir entrer avec vous dans la chambre de ces demoiselles...

    Justine prononça ces derniers mots lentement, avec une sorte d’hésitation si bien jouée, que la comtesse s’y laissa prendre et la regarda d’un air de condescendance, avec un sourire de bonne humeur très gracieux.

    – Vous êtes intelligente, Justine Adamovna, dit-elle. J’aurai peut-être prochainement besoin de vous pour autre chose que pour surveiller ma maison de refuge. Vous étiez hier au soir chez ces demoiselles quand mes visiteurs sont venus ?

    – Oui, comtesse.

    – Mon fils était présent, je crois ?

    Sur un signe affirmatif de Justine, la comtesse continua :

    – M. Wachtel m’a dit, ce matin, que Dmitri avait eu quelque peine à s’endormir, et qu’il avait rêvé tout haut... Ne s’est-il rien passé d’extraordinaire pendant la soirée ?

    Justine Adamovna garda un silence significatif et baissa les yeux d’un air embarrassé.

    – Parlez, je le désire, dit la comtesse, accoutumée à agir en souveraine.

    – Le jeune comte s’est permis quelques plaisanteries un peu vives à l’égard de miss Junior – la rusée protégée se garda bien de parler de son propre grief – et mademoiselle Bochet ayant pris son parti, il s’est un peu monté la tête. Cependant, conseillé par mademoiselle Zénaïde, il a fait des excuses, et tout est rentré dans l’ordre... Il ne s’est rien passé de plus, madame la comtesse.

    – Enfin, murmura la comtesse entre ses dents d’un air décidé, cela ne durera plus bien longtemps.

    – Je vous en supplie, madame la comtesse, s’écria la protégée d’un ton plein d’angoisse, ne laissez soupçonner à personne que je vous ai parlé de ceci !... Je l’ai fait par dévouement pour vous... et par soumission à vos ordres, car je ne sais comment il se fait que je ne puisse rien garder sur ma conscience lorsque vous me commandez de parler.

    Le sourire bienveillant de la comtesse annonça à Justine qu’elle avait chatouillé le point sensible de son amour-propre : la soif de domination.

    – Soyez tranquille, dit-elle en étendant la main d’un geste protecteur – plein de noblesse et de grâce – j’espère, d’ailleurs, que personne, chez moi, n’oserait vous molester pour avoir obéi à mes injonctions !

    – Avez-vous quelques ordres à me communiquer relativement au refuge ? demanda Justine après avoir baisé pieusement la main protectrice.

    – Au refuge ? non. Mais j’ai diverses courses que je vous prierai de faire pour moi.

    La comtesse entra aussitôt dans le détail d’une foule d’œuvres pieuses : jamais on n’a connu tout le bien que cette femme orgueilleuse de son nom et de son rang avait fait parmi les pauvres de toutes les classes.

    La protégée la quitta aussitôt pour se mettre en campagne ; elle prit un traîneau de louage pour la porter d’un bout à l’autre de Pétersbourg, et, tout en débattant le prix avec le cocher : – Bientôt, se dit-elle, je ferai mes visites de charité dans une bonne voiture, et non plus dans ce piteux véhicule.

    Et elle partit, pleine de rêves d’avenir.

    Depuis la veille, Zina cherchait le moyen de causer avec sa cousine et ne pouvait la trouver. Au moment où elle venait de communiquer avec elle, avant la promenade de l’après-midi, sa mère les fit appeler toutes deux. Se serrant la main, elles entrèrent dans le boudoir où la comtesse, tout à fait habillée, les attendait, assise dans son fauteuil.

    – Dmitri a-t-il été sage, hier ? demanda la mère aussitôt après les formalités usuelles.

    – Oui, maman, répondit Zina, qui sentit l’odeur de la poudre : un peu nerveux seulement.

    – Ah ! des nerfs ! Très bien. Et la cause de ces nerfs ?

    – Miss Junior l’a contrarié ; ils se sont un peu querellés... mais mon frère lui a demandé pardon bien gentiment.

    – Je n’aime pas ces scènes continuelles. Si votre frère ne se sentait pas soutenu, il ne se permettrait pas ces querelles inconvenantes.

    – Nous ne le soutenons pas, maman, dit vivement Zina. N’est-ce pas, Lissa, que nous lui avons dit de demander pardon ? D’ailleurs, il n’avait pas grand tort...

    – Vous n’êtes pas juge, je suppose, des torts de votre frère envers votre gouvernante, dit la comtesse d’un ton sec. Ce que je veux, c’est que pareille circonstance ne se présente plus. Un enfant qu’on soutient dans ses impertinences ne peut que devenir de plus en plus acariâtre. Je serai obligée de couper court à ces soirées si votre frère y apprend à mépriser miss Junior, que j’estime et que je considère comme une personne tout à fait distinguée.

    – Bien, maman, répondit Zina, qui sentit le soufflet sur la joue de mademoiselle Bochet.

    Lissa, muette, les yeux pleins de larmes, ne disait rien...

    – Vous m’avez entendue, Vassilissa ? dit la comtesse en se tournant vers elle.

    – Oui, ma tante.

    – Tâchez d’en faire votre profit, alors. Je voulais vous dire aussi, Vassilissa, que vous voilà présentée dans le monde. De temps à autre, je vous ferai venir près de moi quand j’aurai des visiteurs. Cela vous formera.

    – Et moi, maman ? dit Zina, qui prévoyait d’ennuyeuses soirées en l’absence de son amie.

    – Vous resterez chez vous, ma fille, jusqu’à ce que je vous fasse appeler, dit la comtesse d’un ton sec. Allez étudier, mademoiselle : vous avez encore beaucoup à apprendre.

    Les deux cousines sortirent le cœur gros et prirent, comme d’habitude, le chemin le plus long pour retourner chez elles.

    – Je ne sais pas ce qu’a maman, dit Zina en refoulant de son point fermé les larmes de ses yeux, on dirait que tous les jours elle devient moins bonne ! As-tu remarqué qu’elle n’a pas nommé mademoiselle Bochet ? C’est à son adresse, le paquet que nous avons reçu. Nous ne lui en dirons rien, n’est-ce pas ?

    – Non, répondit Lissa, il ne faut pas lui faire de peine.

    – C’est Justine qui nous a vendues ! je la déteste, dit Zina d’un ton convaincu. Ce monsieur d’hier, reprit-elle, c’est un promis pour toi, tu sais !... Ce qui m’étonne, c’est que maman ne t’ait rien dit.

    – Il faut bien m’accoutumer peu à peu ! répliqua Lissa d’un ton ironique qui ne lui était pas habituel.

    Zina la regarda, un peu surprise.

    – Il ne te plaît pas ? lui dit-elle tout bas.

    – Il me fait horreur, avec sa voix mielleuse et ses grands saluts.

    – Mais si maman veut que tu l’épouses ?

    – Je ne l’épouserai pas ! dit Vassilissa, qui rougit soudain, et dont les yeux bleus lancèrent un éclair.

    – C’est bien ! tu es un vieux brave, toi ! une vieille moustache grise ! s’écria Zina en sautant au cou de sa cousine.

    – Chut ! fit-elle en posant un doigt sur ses lèvres ; et, de l’air le plus posé, elle ouvrit la porte de sa chambre.

    Cinq jours après cette scène, M. Tchoudessof se fit annoncer chez la comtesse vers huit heures du soir. À ce nom, Zina, dans la salle d’étude, regarda Lissa, qui pâlit. Dmitri fit sournoisement de l’œil le tour de tous les visages, et, retournant les cartes de sa patience :

    – Dix de cœur, dit-il, valet de cœur, dame de cœur, roi de cœur ! Mariage !

    – Madame la comtesse prie mademoiselle Vassilissa de passer chez elle, dit un domestique sur le seuil.

    Vassilissa se leva lentement, déposa sa broderie et se dirigea vers la porte. Tous les yeux la saluaient avec des expressions bien diverses. Seule, Justine piquait régulièrement son aiguille dans la grosse toile de ses chemises de pauvre.

    Arrivée sur le seuil, la jeune fille tourna la tête avant de disparaître, et vit tous ces yeux qui la regardaient. Ceux de Zina, pleins d’angoisse, lui firent peine ; elle sourit, d’un faible sourire, et entra chez sa tante.

    – Voici monsieur Tchoudessof, qui désire connaître notre campagne de Koumiassine, ma chère Lissa, dit la comtesse avec cette grâce incomparable qu’elle apportait, quand il lui plaisait, aux relations de la vie sociale. Vous qui aimez, je crois, ce lieu champêtre plus que nous tous ensemble, décrivez-nous-en les beautés.

    Elle indiquait à Vassilissa une place sur le canapé. La jeune fille s’assit, pour la première fois de sa vie, à cette place d’honneur. Elle gardait le silence. Tchoudessof rompit la glace :

    – Est-il vrai, mademoiselle, lui dit-il en français, d’une voix suave, que vous préfériez les champs à la ville ?

    Lissa, sous l’œil scrutateur de sa tante, murmura une courte réponse.

    Tchoudessof avait beaucoup cultivé la langue française depuis l’époque de ses jeunes amours. Il s’était aperçu qu’au Sénat, un employé qui parle bien le français a tout espoir de se faire apprécier par ses chefs. Il employa les phrases les plus mélodieuses, les accents les plus persuasifs, pour induire Lissa en conversation ; mais il avait grand-peine à obtenir autre chose que des monosyllabes. La comtesse, croyant que c’était au respect qu’elle inspirait à sa pupille qu’était due cette timidité extraordinaire, sortit du boudoir et passa un moment dans la salle d’étude.

    Pour la première fois de sa vie, Lissa se trouvait seule avec un inconnu. Les portes étaient ouvertes, les domestiques allaient et venaient dans les pièces voisines ; elle prit du courage, et au moment où, pour la vingtième fois, Tchoudessof lui adressait une question banale, elle leva sur lui ses grands yeux bleus, pleins de hauteur et de malice à la fois :

    – Oui, monsieur, lui dit-elle, j’aime le monde. On y rencontre, il est vrai, des gens qui vous déplaisent, mais on en trouve aussi de fort sympathiques.

    – Puis-je espérer, mademoiselle, dit Tchoudessof en se penchant d’un air tout à fait tendre, que vous me compterez au nombre de ces derniers ?

    – Je n’en sais rien, monsieur, répondit froidement Vassilissa en se reculant un peu ; j’ai toujours entendu dire que les gens sympathiques étaient délicats, discrets et scrupuleux... Je n’ai pas encore l’honneur de vous connaître.

    – En un mot, pour vous plaire, dit Tchoudessof un peu piqué, il faut faire ses preuves ?

    – Je ne sais pas, monsieur, s’il est question de me plaire à moi ; mais il me semble que, pour plaire à qui que ce soit, il faut faire en effet ses preuves. Un chien même n’accorde sa confiance qu’à celui qui l’a méritée.

    – Elle a de l’esprit, pensa Tchoudessof. C’est une conquête à faire, et non pas seulement une petite fille à épouser. Eh bien ! tant mieux ! ce ne sera que plus amusant !

    Il se remit à marivauder, mais la comtesse rentra, et Lissa redevint muette.

    Au bout d’une demi-heure, Lissa fut renvoyée dans ses pénates.

    – Elle n’est pas dégourdie encore, dit la comtesse à Tchoudessof, elle est très jeune et ne sait guère causer qu’avec des jeunes filles de son âge.

    – Je vous demande pardon, madame, dit Tchoudessof avec une légère nuance de fatuité ; pendant le court instant que nous sommes restés seuls, mademoiselle Vassilissa a fait preuve de beaucoup d’esprit et même de sagacité.

    – Vraiment ? C’est alors que ma présence l’effarouche. Eh bien, cher monsieur, venez dîner lundi, vous aurez occasion de faire votre cour à ma nièce. Je ne lui parlerai pas de vos intentions d’ici là. C’est à vous de vous faire apprécier.

    Tchoudessof, ravi, prit congé de la comtesse et retourna chez lui dans des intentions tout à fait conquérantes.

    Lissa, de son côté, en rentrant dans la salle d’étude, fut accueillie par ce silence plein de questions muettes qui accompagne presque toujours les situations embarrassantes. Elle revint s’asseoir à sa place d’un pas léger et sans souci.

    – Tiens ! dit-elle, Dmitri est allé se coucher ?

    – Il est neuf heures passées, mademoiselle, dit Justine à demi-voix : le temps vous paraît court aujourd’hui.

    – Il me paraît long, au contraire, mademoiselle Justine ; j’allais vous demander si mon pauvre cousin avait encore eu le malheur de vous déplaire, pour qu’on l’ait envoyé au lit avant l’heure.

    Mademoiselle Bochet réprima un sourire ; miss Junior prit un air plus morose que jamais ; quant à Justine, décidée à ne pas comprendre, elle étira sur la table sa vilaine chemise de toile de chanvre, de l’air placide et satisfait d’une jeune mère qui contemple sa layette.

    La séance fut bientôt levée. Quand les deux cousines furent couchées :

    – Eh bien ! dit Zina tout bas, ton promis te plaît-il davantage ?

    – Sois tranquille ; je lui ai donné sur le nez. S’il y revient, c’est qu’il n’aura pas de cœur.

    Zina bondit de joie dans son lit.

    – Mon Dieu ! mademoiselle, dit miss Junior de son paravent, est-ce que vous n’avez pas assez de la journée pour gambader et bavarder... que vous parlez toute la nuit ?

    – Nous, parler ! miss Junior, vous rêvez ! dit Zina d’une voix paresseuse ; vous m’avez réveillée ! je dormais déjà. Je vais avoir bien de la peine à me rendormir !

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XVII

  •  

  • Vassilissa ne témoigne pas de dispositions marquées pour le mariage.

  •  

    Le lundi suivant, comme les jeunes filles rentraient de la promenade, la comtesse les rencontra sur l’escalier.

    – Nous avons du monde à dîner, Vassilissa. Mettez votre robe de soie bleu pâle, et tâchez d’être bien coiffée.

    – Et moi, maman ? dit Zina.

    – Vous ?... une robe blanche et un velours noir, comme toujours. Quand perdrez-vous l’habitude de vouloir être en tout semblable à votre cousine ?

    En disant ces mots, la comtesse s’éloignait... Lorsqu’elle fut trop loin pour entendre :

    – Quand vous voudrez aussi me marier, maman ! répondit la jeune indisciplinée.

    Il restait à peine une heure pour se préparer. Les femmes de chambre furent convoquées en hâte, et le joli va-et-vient de mousselines et de rubans qui préside à la toilette des jeunes filles remplit toute la vaste chambre en un moment. Lissa, indifférente, se laissait parer.

    – Quelle coiffure désirez-vous, mademoiselle ? demanda la coiffeuse.

    – Celle que tu voudras... Non !... celle que ma tante préfère.

    – Oh ! mademoiselle, pour un dîner prié ! une coiffure si simple !

    – Fais-moi celle-là, te dis-je ! Ma tante désire que je sois bien coiffée.

    À son grand regret, la soubrette commença la coiffure modeste, plate, qui donnait à Vassilissa l’air d’une petite religieuse manquée.

    – Vos boucles vous vont bien mieux, disait la bonne fille en s’arrêtant à tout moment ; nous avons encore une demi-heure ; si vous me permettiez de recommencer ?

    – Non, fais des tresses et mets-les en paquet tant que tu pourras. Tire bien, serre bien ; tâche qu’il y en ait le moins possible.

    – Oh ! mademoiselle, vous avez l’air d’une femme de chambre ! s’écria la soubrette scandalisée en voyant Vassilissa piquer délibérément les épingles dans sa magnifique chevelure dont elle réduisait les nattes de moitié.

    – C’est bien comme ça. Maintenant, donne le nœud bleu.

    Elle le planta juste au milieu de sa tête, et se regarda dans la glace en souriant.

    – Oh ! Lissa, qui a l’air d’un bonbon ! s’écria Dmitri faisant une apparition incongrue parmi les jupons.

    On le chassa à coups de mouchoir, comme une mouche importune, et il disparut. Zénaïde, attirée par l’exclamation de son frère, échappa à sa femme de chambre et, à moitié coiffée, courut à sa cousine.

    – Horrible ! dit-elle ; il a raison. Mets le nœud de côté, ou maman sera furieuse.

    – Laisse donc ! dit Vassilissa tout bas, j’ai une coiffure de demoiselle pauvre et modeste. Elle ne dira rien. Et puis ça me va mal ; je suis enchantée.

    – Eh bien ! non, dit mélancoliquement Zina en la regardant d’un œil investigateur, si c’est ça que tu veux, tu n’as pas réussi à être laide.

    Écoutant, à la fin, les doléances de sa femme de chambre, elle retourna à son miroir, pendant que Lissa, droite au milieu de la grande pièce, se laissait mettre sa robe de soie bleue décolletée, garnie de moelleuses dentelles, d’où ses épaules charmantes semblaient vouloir se dérober.

    – Mon Dieu, que tu es jolie ! s’écria Zina en se retournant brusquement, ce qui lui mit son velours noir sur l’œil gauche.

    – Mademoiselle, fit la soubrette éplorée, nous ne serons jamais prêtes, si vous remuez toujours !

    La comtesse entra. Il était bien rare qu’elle vint à ce moment solennel de la toilette. Elle jeta un coup d’œil sur sa fille et la gronda de son retard ; puis, s’approchant de Vassilissa, elle mit un peu sur le côté le fameux nœud de ruban bleu, baisa l’orpheline au front et l’emmena, victime parée – mais non résignée – pour le sacrifice.

    Le boudoir était plein de monde : le chef du bureau de Tchoudessof, que la comtesse connaissait de longue date, deux employés supérieurs au ministère de la justice, une ou deux parentes éloignées, pas riches, enfin tout le personnel des dîners des parents pauvres, mais nobles, comme disait Zina, qui ne manquait pas d’esprit d’investigation. Lissa reçut un coup de plus à son pauvre orgueil, déjà endolori, en voyant ceux qu’on invitait pour tenir compagnie à l’homme qui lui était destiné. D’un geste rapide, elle remit le nœud au milieu de son front.

    Tchoudessof fit son entrée un moment après, ganté, rasé, parfumé – des odeurs anglaises ! irréprochable, ses cheveux noirs séparés au milieu de la tête. À son entrée, un murmure flatteur courut parmi les protégées.

    On s’assit à table, Tchoudessof auprès de Vassilissa ; les rangs étaient rompus pour ce jour-là ; Dmitri était à côté de sa sœur et ne tarissait pas en remarques sarcastiques sur le compte du prétendant.

    Le menu même du dîner mortifia la pauvre Lissa. C’était un dîner substantiel, de gens qu’on veut nourrir pour toute une semaine : de grosses pièces de viande, des rôtis solides, des légumes vulgaires ; pour plat doux, un gâteau feuilleté ; pas de poisson, pas de volailles, pas de mets fins, pas de glaces, rien de ce qui rend un dîner délicat, élégant... La comtesse faisait bien ce qu’elle faisait, et ce menu était commandé par elle. Le maître d’hôtel n’eût pas pris soin d’éliminer ainsi toutes les friandises.

    – Un dîner de parents pauvres ! répétaient les yeux moqueurs de Zina, en allant des invités aux plats qui faisaient le tour de la table.

    Vassilissa finit par trouver la chose si drôle, qu’une pointe de sarcasme vint se mêler à sa vexation. Tchoudessof ne ralentissant pas ses amabilités, et l’orpheline se donna pour la première fois le plaisir d’une coquetterie en règle. Il lui semblait amusant de bafouer cet homme qu’elle devinait lâche et qui se permettait de la courtiser.

    – Il sera bien vexé lorsque je le refuserai ! se dit-elle triomphante.

    Et elle causa sans contrainte, montrant tout son esprit, toute sa malice. Le nœud bleu se remit sur le côté comme par miracle, et elle devint si adorablement jolie, que Zina en resta éblouie.

    Après le dîner, ce fut bien autre chose. La comtesse avait fait éclairer les salons.

    – Dis, Lissa, est-ce pour la cousine Barbe que maman a fait mettre des lampes partout ? murmura Dmitri en se glissant le long de la robe de la jeune fille.

    – Non, petit, répondit sa cousine, c’est pour miss Junior, parce qu’elle a un orgelet.

    Les yeux brillants, les joues teintées d’un rose vif, elle continua à causer avec Tchoudessof.

    – Ah ! vous voulez m’épouser, pensait-elle, parce que j’ai dix mille roubles et un trousseau... Plus vous vous croirez près du but, mon beau monsieur, plus fort vous vous casserez le nez quand le moment sera venu.

    Sa tante ne la reconnaissait pas. Avec la perspicacité des tantes et des mères mondaines qui ne voient leurs enfants qu’aux heures des repas, elle crut que Vassilissa était ravie de cette fête donnée pour elle, et aussi du prétendant qu’on lui proposait.

    – Ce n’est pas, pensait la comtesse, qu’elle puisse en être éprise en si peu de temps, mais l’amour-propre d’une jeune fille qu’on demande en mariage est bien naturel, et puis la passion n’a rien à voir là-dedans.

    Sollicitée, Vassilissa se mit au piano avec sa cousine. On demanda des valses, et Zina choisit, sans y penser, celles que le prince avait fait jouer chez lui – simplement parce que Lissa les jouait bien. La petite main de Lissa attaqua les notes sans hésitation ; mais que de regrets dans le cœur de la jeune fille pendant qu’elle pressait ou ralentissait, au gré de la mélodie, le mouvement rapide et entraînant de la valse aimée ! Elle songeait au pauvre Chourof, triste et seul dans la neige, au milieu du luxe de sa maison déserte ; elle revit la chambre bleue – la chambre de blonde – qu’elle avait entrevue comme dans un rêve...

    – Princesse ! pensa-t-elle. Riche à millions ! aimée d’un honnête homme délicat jusqu’au scrupule ! J’aurais pu être tout cela. Et aujourd’hui je serais la femme de ce plat personnage qui empeste les odeurs et qui en veut à mes dix mille roubles !... Jamais !

    Cette idée lui donna tant d’ardeur qu’elle enleva le reste de la valse comme dans un tourbillon. Zina, malgré toute son habitude et son aplomb, avait quelque peine à la suivre.

    – Brava ! brava ! dit Tchoudessof, applaudissant du bout de ses doigts gantés ! vous avez un beau talent, mademoiselle.

    Lui aussi, pendant cette valse, avait fait un retour sur lui-même. La fête se donnait pour lui, pour lui pauvre grippe-sou, possesseur de quelques masures et d’une petite maison de briques toute décrépite ! Il était invité à dîner chez la comtesse Koumiassine ; il était le prétendant officiel à la main de sa nièce. La noce se ferait dans cette maison luxueuse ; la comtesse l’appellerait « mon neveu » et lui meublerait un gentil petit appartement ; sa femme élégante, jolie, spirituelle, bonne musicienne, ferait les honneurs de sa maison. – Mes chefs viendront chez moi, se dit-il, et, grâce à ma femme, mon avancement sera rapide...

    Dans le fin fond de sa pensée, il se vit décoré de l’ordre de Sainte-Anne, première classe, chef de bureau, honoré, cossu... – Quand j’en serai là, pensa-t-il, je me paierai une petite cocotte...

    Une petite cocotte... c’était son idéal. Mais tant qu’il ne serait pas marié, la chose n’était pas possible ; et puis, cela compromet les gens qui veulent de l’avancement...

    Tchoudessof vint encore dîner deux fois ; mais la réception fut moins brillante. Il vint sans cérémonie, et le repas fut bien meilleur que le dîner des parents pauvres. Lissa, plus réservée, parce qu’il y avait moins de monde, ne laissait pas cependant de surprendre sa tante par l’aisance de ses manières.

    – C’est qu’elle fera une très bonne maîtresse de maison, se disait la tante en se félicitant de la belle éducation qu’elle lui avait donnée.

    Un dimanche de février, la comtesse fit prier madame Gorof de passer chez elle. Elle la reçut fort amicalement, l’embrassa, l’appela « ma chère cousine » et lui dit sans ambages :

    – J’ai trouvé un mari pour Lissa. C’est un excellent homme ; des principes, une jolie position, cinq à six mille roubles de revenu. Votre fille aura six cents roubles par an pour sa toilette ; c’est l’intérêt du capital que je lui donne en dot, et je lui ferai un joli trousseau ; de plus, je meuble l’appartement et je paie la première année de loyer. Cela vous convient-il ?

    Madame Gorof, prise au dépourvu, ne pouvait que remercier. Elle exprima donc toute sa reconnaissance à la comtesse ; mais, comme elle avait du sens, malgré ses défauts un peu vulgaires, elle se hasarda à demander :

    – Le caractère de ce monsieur convient-il à celui de ma fille ? A-t-elle du goût pour lui ?

    – Vous comprenez, ma chère cousine, dit la comtesse avec un sourire légèrement dédaigneux, que ce n’est pas au caractère de ce monsieur de s’accorder avec celui de votre fille. Une femme doit modeler son caractère sur celui de son mari, et c’est pour cela qu’il n’est pas mal de se marier jeune, pendant que le caractère est malléable.

    Le comte Koumiassine était bien loin en ce moment-là ; sans quoi, malgré son excellente éducation, il eût peut-être levé les bras au ciel, dans l’excès de son étonnement, à l’énoncé de cette maxime.

    – Soit, dit madame Gorof encore indécise ; mais Vassilissa a-t-elle du goût pour lui ?

    – Elle le reçoit fort bien, répondit la comtesse ; que voulez-vous de plus ? Vous ne voudriez pas, je suppose, qu’elle lui fit la proposition de l’enlever pour se marier un mois plus tôt.

    – Vous me permettrez d’interroger ma fille ? dit la mère, sentant pour la première fois de sa vie que sa parente l’avait de fait dépossédée de ses droits.

    – Je vous prierai, au contraire, de ne pas lui parler de ce que je viens de vous communiquer. Je me suis abstenue de l’influencer, et, pour faire les choses en conscience, il faut la laisser libre de son choix.

    Madame Gorof respira. Puisque la comtesse elle-même n’avait rien dit, elle n’avait pas à redouter de pression morale. Du moins, elle le croyait.

    Le soir du même jour, mademoiselle Bochet fut priée de passer dans le boudoir où se réglaient ainsi les destins de toute la maison.

    – Chère mademoiselle Bochet, lui dit la comtesse, j’ai l’intention de marier ma nièce d’ici peu. Votre tâche est achevée. Comme Vassilissa ira beaucoup plus dans le monde que sa cousine, votre présence auprès d’elle n’est plus indispensable ; vous pouvez donc, à partir d’aujourd’hui, vous considérer comme absolument libre de tout engagement. Je crois inutile d’ajouter que, tant qu’il vous plaira de rester chez nous, vous serez la bienvenue.

    – Pourrai-je accompagner mademoiselle Vassilissa dans ses sorties ? demanda l’honnête fille.

    – Non, chère mademoiselle Bochet, vous êtes absolument libre. Jusqu’au jour du mariage, Vassilissa sera accompagnée dans ses sorties par Justine Adamovna, qui a beaucoup de temps à elle.

    – Alors, si Votre Excellence n’y voit pas d’obstacle, dit la Suissesse, je me retirerai après-demain chez une de mes parentes qui habite cette ville.

    – Quoi ! si tôt ? fit la comtesse, qui aurait bien voulu faire un peu de générosité.

    – Du moment que je ne suis plus utile à madame la comtesse, dit la gouvernante, je ne dois pas abuser de son hospitalité.

    – Comme il vous plaira, mademoiselle, répondit la comtesse blessée.

    Elle prit une enveloppe sur la table :

    – Voici ce que je vous dois : il y a trois mois en surplus. J’aurais dû vous prévenir plus longtemps d’avance. Il est possible que vous ne trouverez pas à vous placer immédiatement... Vous voudrez bien ne pas m’offenser par un refus.

    Mademoiselle Bochet s’inclina en silence. Au moment de quitter le boudoir, son pauvre cœur se serra si fort qu’elle fut obligée de s’arrêter. La comtesse se tourna à demi vers elle, croyant qu’elle voulait parler.

    – Pourrai-je venir de temps en temps voir ces demoiselles et M. Dmitri ?

    Ce dernier nom réveilla la mauvaise humeur de la grande dame.

    – Mais certainement, mademoiselle. Vous avez l’air de croire que je vous renvoie ; vous serez toujours la bienvenue chez nous, ajouta-t-elle en lui tendant la main, car elle n’était pas méchante.

    Mademoiselle Bochet serra cette main et sortit la mort dans l’âme. C’était l’exil.

    Était-ce donc pour cela qu’elle avait tant aimé ces trois enfants ? Bien que Lissa fut plus spécialement sous sa direction, celui qu’elle préférait était Dmitri, si bon petit garçon, si tendre et si spirituel, cette nature fine, exquise, nerveuse à l’excès et qui lui paraissait si frêle qu’elle craignait à tout moment de voir rompre le fil qui retenait à la terre cet ange moqueur.

    Miss Junior était sortie ; c’était son jour. Mademoiselle Bochet rentra dans la grande pièce maussade, où elle avait passé deux années de son existence, et ces murs inhospitaliers, ces meubles désobligeants lui parurent un palais à travers les larmes qui remplissaient ses yeux et qu’elle ne voulait pas laisser tomber.

    En la voyant rentrer si pâle, presque défaillante, les deux jeunes filles se précipitèrent au-devant d’elle et la firent asseoir sur un fauteuil. À leurs questions inquiètes, mademoiselle Bochet sentit qu’elle allait faiblir et laisser couler ses pleurs. Le visage effrayé de Dmitri, qui la regardait de ses grands yeux noirs, lui fit comprendre la nécessité d’éviter une scène.

    – Ce n’est rien, dit-elle, je me suis tourné le pied en marchant.

    Elle refusa tous les soins, toutes les compresses, et tâcha de retrouver un peu de gaieté, mais en vain. Lorsque Dmitri fut parti, elle prétexta une migraine et courut se jeter sur son lit. Les deux cousines appelèrent les femmes de service presque aussitôt, et lorsque tout fut tranquille, en attendant l’arrivée de miss Junior, qui ne devait rentrer qu’à onze heures, elles se glissèrent auprès de mademoiselle Bochet.

    – Qu’est-il arrivé ? dit Zina tout effrayée à la vue du visage décomposé qui se leva sur l’oreiller à leur approche.

    – Je m’en vais, mes enfants chéries... je m’en vais demain. On va vous marier, Lissa, vous le savez sans doute : on n’a plus besoin de moi... je m’en vais. Et je vous aime tant ! Ô mes filles ! murmura la Suissesse, qui fondit en larmes.

    Les deux fillettes se mirent à pleurer avec elle. Tout à coup Zina leva la tête :

    – Dmitri va tomber malade, dit-elle, il vous aime à la folie !

    – C’est pour cela que je n’ai pas voulu en parler devant lui tout à l’heure. Si la comtesse voulait bien ne pas lui annoncer que je m’en vais tout à fait... On lui dirait que je vais faire un voyage, et que je reviendrai...

    – Ma mère ne voudra pas de ce petit mensonge, dit Zina en secouant tristement la tête.

    Lissa ne pleurait plus. Après le premier échec, elle était devenue calme et restait assise sur le lit, une main de sa gouvernante dans la sienne.

    – Nous nous faisons peut-être de fausses inquiétudes, reprit mademoiselle Bochet. Les enfants sont oublieux ; dans huit jours, Dmitri ne se souviendra sans doute plus de moi...

    À cette pensée, ses larmes coulèrent avec plus d’amertume.

    – Mais vous viendrez nous voir ?

    L’institutrice, justement froissée, ne voulait pas le promettre ; à force d’instances, cependant, elle finit par céder.

    – Donnez-moi votre adresse, mademoiselle, dit Vassilissa qui, jusque-là, n’avait pas dit grand-chose.

    – Je veux bien. Pourquoi ?

    – Pour que je puisse vous trouver si j’ai besoin de vous.

    – Besoin de moi ! ma chère enfant. En quoi une pauvre fille comme moi pourrait-elle vous être utile ?

    – On ne sait pas... Faites-moi ce plaisir.

    – De grand cœur, mon enfant. La voici... Et vous m’écrirez ?

    Un léger bruit dans la pièce voisine annonça le retour de miss Junior. Les deux cousines se sauvèrent dans leur lit sur la pointe du pied.

    Pendant que l’Anglaise, étonnée de les trouver endormies de si bonne heure, se déshabillait avec précaution, Zina dit tout bas à sa compagne :

    – C’est bien étrange, tout cela ! Qu’est-ce que cela signifie ?

    – C’est le commencement... répondit Vassilissa.

    – Le commencement ! Que veux-tu dire ?

    – Oui, on veut me faire plier... Mais je résisterai, quand je devrais rester brisée sur le carreau.

    Zina lui pressa chaleureusement la main. En ce moment, elle avait complètement oublié que l’ennemi était sa mère. D’ailleurs, cette mère à peine entrevue, qui la grondait souvent, qui ne la caressait jamais, car ce n’étaient pas des caresses que les baisers distraits accordés le matin et le soir, cette mère représentait l’autorité dans la maison, et l’autorité n’est guère aimée lorsqu’elle ne joint pas un peu de tendresse à sa majesté redoutable.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XVIII

  •  

  • Dmitri donne un soufflet à mademoiselle Justine.

  •  

    Le lendemain, la comtesse annonça aux jeunes filles que mademoiselle Bochet les quittait ; elle ne dit pas le motif de ce départ. C’était ce qu’elle appelait préparer sa nièce à l’idée du mariage : le travail qui se ferait tout seul dans la tête de Vassilissa était, à son avis, meilleur que toutes les précautions oratoires et que les discours les mieux préparés. En théorie, elle avait peut-être raison, mais la pratique lui réservait une surprise.

    À l’heure de la promenade, miss Junior fut désignée pour emmener les deux demoiselles au Jardin d’été. L’Anglaise était loin de triompher, comme le supposait Zina, qui ne l’avait jamais tant détestée. Elle éprouvait au contraire un grand embarras à voir partir son ancienne rivale ; sa nature un peu aigrie, mais honnête et scrupuleuse, lui faisait envisager toute délation comme un acte monstrueux, et, tout en se sentant parfaitement innocente, elle craignait, que mademoiselle Bochet ne lui imputât une disgrâce dont elle connaissait bien le véritable auteur. Avant de sortir, miss Junior, en présence des deux jeunes filles, se dirigea vers mademoiselle Bochet, fort occupée à ranger sa malle.

    J’espère, mademoiselle, lui dit-elle avec hésitation, que vous avez oublié les petites piques qui ont pu avoir lieu entre nous, et que vous êtes parfaitement convaincue que je ne suis pour rien dans les circonstances qui vous éloignent de cette maison ?

    La Suissesse se hâta de répondre et rassura complètement son ancienne rivale, qui pouvait d’un moment à l’autre devenir sa compagne d’infortune.

    – Il y a ici, miss Junior, quelqu’un de plus fort que vous et que moi, quelqu’un qui, je le crains, sera bientôt maître de la maison...

    Elle se tut. Une poignée de main énergique lui prouva qu’elle avait été comprise.

    En ce moment Justine entra pour annoncer que la voiture était attelée. Elle assumait volontiers bien des petits devoirs comme celui-là, de ceux qui lui permettaient d’entrer à l’improviste partout où elle n’était pas attendue. Mais, pour cette fois, elle n’apprit pas grand-chose.

    Le soir, après le dîner, Dmitri vint, comme toujours, passer la soirée avec les jeunes filles. Par une sorte d’entente tacite, personne ne lui avait parlé du départ prochain de sa bonne amie. Il jouait et gambadait comme d’ordinaire, et mademoiselle Bochet se prêtait à ses jeux avec plus de bonne grâce encore que d’habitude, lorsque Justine Adamovna entra dans la chambre avec son ouvrage. Elle marchait tout doucement comme un chat qui a rentré ses griffes.

    – Je ne sais pas comment elle s’y prend, disait Wachtel, qui ne l’aimait guère ; jamais je ne lui ai vu de bottines qui craquent !

    L’arrivée de cette sage demoiselle tempéra la gaieté du petit garçon ; personne n’était gai, d’ailleurs ; les deux cousines avaient grand-peine à faire bonne contenance.

    Justine s’assit tout doucement : les chaises qu’elle prenait ne faisaient pas de bruit sur le parquet. Au bout d’un instant :

    – Vous êtes tout triste, monsieur Dmitri, dit-elle, mais ce n’est pas pour toujours que mademoiselle Bochet s’en va. Madame votre mère m’a chargée de l’inviter pour dimanche.

    – Bochet s’en va ? dit Dmitri devenu tout pâle.

    Il sauta à bas de sa chaise et appuya ses deux petits poings fermés sur la table.

    – Comment, mesdames, vous aviez caché à cet enfant ?... J’en suis désolée, je ne pouvais pas prévoir... C’était si simple. Il n’y a pas là de mystère, je suppose !

    Ces phrases se suivirent sans interruption, ponctuées seulement par un haussement de sourcils de plus en plus étonné.

    – Bochet s’en va ? répéta le petit garçon avec une expression de menace, en regardant la protégée.

    – Je m’en vais, mon enfant, dit mademoiselle Bochet en essayant de le prendre dans ses bras, mais je reviendrai... Vous voyez bien que je reviendrai dimanche.

    – Pour tout à fait ? demanda Dmitri, ses poings fermés toujours posés sur la table.

    – Non, pas pour tout à fait : je viendrai dîner ; nous jouerons ensemble.

    – Alors, vous vous en allez ? Maman vous renvoie.

    La chose était si nette que personne ne trouva de réponse.

    – Maman vous renvoie parce que vous m’aimez... Elle dit que vous me gâtez... Et c’est parce que vous lui avez fait des rapports, vous ! dit-il, les dents serrées, en se tournant vers la placide Justine.

    – Moi, monsieur Dmitri ?

    – Oui, vous !... C’est depuis que vous venez ici le soir que tout va de travers, que maman nous gronde ! C’est vous !... Je vous déteste !

    – Dmitri ! Dmitri ! s’écria mademoiselle Bochet tremblante, car la comtesse, qui s’habillait pour aller en soirée, pouvait tout entendre de son cabinet de toilette, si les portes étaient ouvertes.

    – Oui, je la déteste !

    Il chercha un mot nouveau pour lui, et, l’ayant trouvé dans sa mémoire, il s’appliqua avec une énergie virile à la protégée de sa mère.

    – Je la méprise ! dit-il en se croisant les bras d’un air hautain.

    La protégée rougit sous l’affront ; ce petit garçon, que tout le monde essayait vainement de calmer, exprimait visiblement les sentiments de l’assistance.

    – Vous n’êtes qu’un enfant, monsieur Dmitri, et vous ne savez pas ce que veut dire le mot que vous avez employé ; – sans cela, bien certainement, vous ne vous seriez pas permis...

    – Si ! je sais ce que mépriser veut dire ! Je le sais ! cria l’enfant en frappant du pied.

    – Je suis persuadée que non, et c’est pour cela que je vous pardonne.

    – Me pardonner, à moi ? dit l’enfant blême de rage. Vous, une protégée, pardonner à un comte Koumiassine !

    – Vous êtes un comte Koumiassine, mais vous êtes aussi un petit garçon très impoli. Cependant, je vous le répète, je ne vous en veux pas, parce que vous ne savez pas ce que mépriser veut dire...

    L’enfant regarda d’un air de défi la protégée, dont les mains tremblaient sur son ouvrage. Il fit deux pas en avant, et, du plat de sa petite main ouverte, il lui appliqua un soufflet sur la joue.

    Un cri général s’éleva, et Dmitri fut enlevé dans les bras de sa sœur.

    La comtesse, qui sortait de son appartement en mettant ses gants, s’approcha du groupe :

    – Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, toutes les fois que cet enfant vient ici, ce sont des cris à fendre la tête.

    – C’est moi qui ai donné un soufflet à Justine, cria Dmitri, malgré les efforts surhumains de sa cousine, qui lui mettait la main sur la bouche.

    – Un soufflet ? dans ma maison ! s’écria la comtesse véritablement outrée ; c’est impossible ! Est-ce vrai, Justine ?

    – C’est vrai, madame la comtesse, répliqua la protégée humblement, mais M. le comte n’est pas responsable... à son âge...

    La comtesse sonna vivement.

    – Emportez mon fils dans sa chambre, dit-elle au domestique qui parut, et dites à M. Wachtel qu’il le fasse coucher immédiatement. Dmitri, demandez pardon à mademoiselle Justine, que vous avez offensé.

    – Jamais ! dit le petit garçon. Vous êtes ma mère, et je vous demanderai pardon, si vous voulez, d’avoir fait une chose qui vous déplaît, mais je ne demanderai jamais pardon à cette méprisable...

    – Emportez le jeune comte, dit la comtesse au domestique.

    – Ce n’est pas la peine, maman ; j’irai tout seul, répondit l’enfant en écartant doucement de la main le domestique prêt à obéir.

    Il s’inclina profondément devant sa mère, et un second salut à ses cousines, et pendant que les assistants, pétrifiés de sa conduite, ne pensaient pas à l’en empêcher, il étreignit les jupes de mademoiselle Bochet dans ses petits bras, embrassa au hasard ce qui tombait sous ses lèvres et se retira d’un pas tranquille.

    – Enfin, dit la comtesse d’une voix brève, c’est la dernière fois, j’espère ! Bonsoir, mesdemoiselles.

    Elle sortit en traînant derrière elle la longue queue de sa robe de velours. Dix minutes après que le roulement de la voiture se fut éteint, mademoiselle Bochet quittait la maison.

    Dmitri ne fut pas malade : la commotion nerveuse qu’il avait éprouvée avait été fort amoindrie par l’essor de sa colère. Mais à partir de ce moment, toutes les fois que ses yeux rencontrèrent ceux de Justine Adamovna, ce fut pour lui lancer à la face le même regard qui avait accompagné le soufflet.

    L’histoire de ce soufflet courut toute la maison, et, chose bien singulière, à l’exception de la comtesse, chacun s’en réjouit plus ou moins. Dmitri, mandé par sa mère dès le matin du jour suivant, ne voulut jamais consentir à faire des excuses. Enfin la comtesse, voyant qu’elle ne vaincrait pas la ténacité de cet enfant – qui lui ressemblait fortement par ce côté de son caractère, – se décida à lui donner à choisir entre une très forte punition et le pardon complet sous la condition d’excuses à la protégée.

    – Pouvez-vous penser, maman, dit l’intraitable petit garçon, que j’hésite un seul instant ? Je serai non pas deux mois, mais un an, si vous voulez, privé de dessert et de friandises, plutôt que de faire ce qui ne serait pas bien.

    – Comment... ce qui ne serait pas bien ? À votre avis, c’est donc mal de témoigner du regret pour une faute commise ?

    – C’est mal de témoigner un regret qu’on n’éprouve pas.

    – Vous n’éprouvez pas de regret d’avoir mal fait ?

    – Je n’ai pas mal fait, maman. Je recommencerais tout de suite, si je ne craignais de vous déplaire.

    Le petit garçon fut dépêché avec une verte leçon de morale.

    La comtesse, quelques jours après, dit en riant à madame Souftsof :

    – Je ne sais vraiment pas où ce petit garçon va pêcher ses raisonnements ! Il a failli me réduire au silence ! Et il est entêté !... C’est bien mon fils, ajouta-t-elle avec orgueil.

    – Il est trop avancé pour son âge, répondit l’amie. À votre place, je chercherais à lui épargner les émotions, et je ne le pousserais pas beaucoup dans ses études.

    – Oh ! M. Wachtel s’entend très bien à l’instruire sans le fatiguer, répondit la comtesse ; et puis, mademoiselle Bochet n’étant plus là, son caractère va redevenir ce qu’il était auparavant.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XIX

  •  

  • Tchoudessof ne triomphe pas sur toute la ligne.

  •  

    La comtesse avait bien autre chose en tête que d’étudier la santé de Dmitri. Il s’agissait de soumettre à Vassilissa elle-même la demande en mariage de son prétendant.

    Ne doutant pas une seule minute du succès de cette heureuse démarche, elle voulut lui donner une certaine solennité. Après le dîner du mercredi, Vassilissa, qui avait reçu l’ordre de revêtir une robe blanche avant de se mettre à table, fut conviée à passer dans le boudoir de sa tante.

    Ce n’était pas chose commode, pour une fille de dix-sept ans et demi, que d’entrer et de s’asseoir sans embarras au milieu de ce cénacle : Vassilissa, dont le cœur battait si fort qu’il lui en faisait mal, vint à bout de trouver sa place sans marcher sur les pieds de personne ; mais elle n’y voyait pas devant elle. Un très court moment de silence, qui suivit son entrée, lui permit de se reconnaître, et elle s’arma intérieurement pour la lutte.

    Pendant ce temps, Zina, à genoux dans sa chambre devant les images, priait de toutes ses forces, en se mettant ses mains sur les oreilles pour mieux s’absorber.

    M. Tchoudessof, voyant tous les yeux, excepté ceux de la jeune fille, se tourner vers lui, se leva avec grâce, et de sa voix la plus suave s’adressa à madame Gorof :

    – Madame, lui dit-il en français (c’était bien plus élégant qu’en russe), avec l’autorisation de madame la comtesse ici présente, à qui vous avez concédé vos droits sur mademoiselle votre fille, je viens vous demander l’honneur d’entrer dans votre famille, avec la main de mademoiselle Vassilissa Gorof.

    Les yeux de madame Gorof se remplirent de larmes, d’abord parce que c’était un moment très pathétique, et ensuite parce qu’il fallait l’autorisation de la comtesse pour lui demander sa fille, – ce qui était vraiment un peu fort.

    – Monsieur, répondit-elle en portant son mouchoir à ses yeux, le cœur d’une mère ne peut pas mettre d’obstacle au bonheur de son enfant... Si ma fille a du penchant pour vous, je ratifierai son choix de bon cœur.

    Son français ne valait pas tout à fait celui de Tchoudessof, mais, pour une personne qui en avait perdu l’habitude, ce n’était vraiment pas mal. Tchoudessof salua. La comtesse fut piquée à son tour ; il n’était pas question d’elle dans la réponse ; mais madame Gorof avait toujours manqué d’usage !

    – Puisque j’ai déjà eu le bonheur de voir mes intentions accueillies par madame la comtesse, reprit Tchoudessof en faisant un demi-tour, ponctué par une inclination de tête au fauteuil de la maîtresse du logis, c’est à mademoiselle Vassilissa elle-même que j’adresserai ma demande directe... Mademoiselle, continua-t-il d’une voix caressante, je possède environ cinq mille roubles de revenu annuel, je suis privé des douceurs de la famille, ayant perdu tous ceux qui m’étaient chers : j’ose vous demander de partager ma vie. Je serai heureux de passer le reste de mes jours à mériter votre affection par la preuve constante de celle que m’ont inspirée vos charmes et vos mérites.

    – Répondez, Vassilissa, fit la comtesse, qui avait trouvé la phrase trop longue.

    Vassilissa se leva ; la pâleur de son visage ne se détachait presque pas de la blancheur de sa robe ; elle leva ses yeux bleus sur la comtesse, puis sur Tchoudessof, et s’adressant à celui-ci :

    – Je vous remercie, monsieur, de l’honneur que vous voulez me faire...

    Elle s’arrêta.

    – Eh bien ? dit la comtesse d’un air encourageant.

    Vassilissa reprit longuement haleine.

    – Mais je refuse... dit-elle d’une voix nette.

    Et elle s’assit.

    Tchoudessof, extrêmement vexé, était resté seul debout au milieu du salon. Il regarda autour de lui et prit le parti de s’asseoir.

    – Je crois, ma nièce, dit la comtesse avec hauteur, que vous n’avez pas compris ce que monsieur vous a dit. Mon consentement lui est acquis, je désire ce mariage, votre mère se range à mon avis, l’union est fort convenable, au-dessus même de ce que vous pouvez espérer... Voulez-vous répondre une seconde fois ?

    – Je refuse, ma tante, dit Vassilissa sans se lever.

    – Pourquoi ? dit la comtesse, qui rougit brusquement.

    – Parce que vous m’avez dit, quand nous revenions de la campagne, qu’il fallait aimer et respecter son mari : je n’aime pas monsieur.

    La vieille parente ouvrit les yeux très grands. Ceci était un dénouement bien imprévu pour une demande en mariage si officiellement annoncée. Qui eût pu prévoir chose semblable ?

    – Quand j’ai parlé d’aimer, répliqua la comtesse, je n’ai pas fait allusion aux passions qu’on trouve dans les romans.

    Ici Tchoudessof lança à Vassilissa un regard langoureux, chargé de lui apprendre que lui, au moins, brûlait pour elle des flammes qu’on voit dans les romans, toujours coupables de tout le mal.

    – J’ai voulu, continua la comtesse, parler de l’affection honnête et sincère que l’on éprouve pour un homme de bien ; une sorte d’amitié qui fait que l’on sera bien aise de passer sa vie avec un compagnon sûr et agréable.

    – Je n’éprouve rien de semblable pour monsieur.

    La comtesse n’avait jamais vu personne lui résister, sauf peut-être Dmitri, son enfant gâté. Il ne pouvait pas lui entrer dans l’esprit que le refus de Vassilissa fût autre chose qu’une boutade sans conséquence. Elle essaya de tourner la chose en plaisanterie.

    – Cela viendra ! dit-elle avec un sourire engageant. Vous avez voulu cueillir le fruit avant qu’il fût mûr ! continua-t-elle en s’adressant à Tchoudessof. Force vous sera d’attendre que cette fillette voie un peu plus clair dans son cœur. En attendant, je vous autorise à vous regarder comme son prétendu. À mesure qu’elle vous connaîtra mieux, elle s’attachera à vous comme vous le méritez.

    – Est-il vrai, mademoiselle, dit Tchoudessof avec âme... puis-je espérer qu’un jour ?...

    – Non, monsieur, dit Vassilissa d’une voix claire : je ne vous aime pas, et de mon plein gré je ne serai jamais votre femme.

    – J’ai donc eu le malheur de vous déplaire ?

    Vassilissa fit un signe de tête affirmatif.

    – Un autre plus heureux, peut-être ?...

    Vassilissa rougit à cette supposition nouvelle, mais elle répondit sans embarras :

    – Non, monsieur, ni vous ni un autre.

    – Mais alors, pourquoi cette assurance que jamais vous ne consentirez ?...

    – Parce que je devrai jurer devant Dieu d’aimer toute ma vie et de n’aimer que mon mari.

    – Eh bien ?

    – Eh bien, je ne puis pas jurer de vous aimer, ni de n’aimer que vous ; si, une fois mariée, j’allais rencontrer celui que j’aimerai ?

    Tout le sang de la jeune fille lui monta aux joues comme elle prononçait ces dernières paroles, et elle se leva. Droite, les yeux baissés, rose comme un matin de mai, elle semblait l’image de la pudeur. Tchoudessof éprouva un moment de véritable passion – si ce nom peut s’appliquer à ce qu’il ressentit.

    – Ah ! s’écria-t-il avec feu, à force d’amour, je finirai par vous convaincre !

    – Laissez donc, monsieur Tchoudessof, dit la comtesse en se levant à son tour ; c’est un caprice de petite fille qu’il faut punir et non flatter. Je vous autorise à vous considérer dorénavant comme le fiancé de ma nièce. Je lui parlerai raison.

    Tout le monde s’était levé.

    – Ma cousine, hasarda timidement madame Gorof, si monsieur ne plaît pas à Lissa, peut-être vaudrait-il mieux...

    – J’ai eu jusqu’ici toutes les peines de l’éducation de ma nièce, répondit la comtesse avec hauteur ; vous trouverez bon que je continue à m’occuper de son bonheur. Je connais son caractère mieux que vous, ajouta-t-elle d’un ton radouci.

    Vassilissa rentra chez elle. Zina courut à sa rencontre. Miss Junior elle-même attendait, la tête levée.

    – Eh bien ? murmura Zina toute palpitante.

    – J’ai refusé... dit Lissa, tombant épuisée sur une chaise.

    Miss Junior lui fit respirer son flacon de sels, et la sensation désagréable que procure cette sorte de réconfortant ranima bientôt la pauvre jeune fille.

    – Et ma mère, qu’a-t-elle dit ? fit Zina.

    – Elle n’a pas dit grand-chose. Ce sera pour demain.

    – Et elle l’a congédié ?

    – Non pas : il est autorisé à me faire sa cour.

    Miss Junior leva les bras et les yeux au ciel. Mademoiselle Justine, qu’on n’avait ni vue ni entendue jusque-là, se glissa dans la salle d’étude.

    – Votre maman désire vous dire bonsoir, dit-elle à Vassilissa.

    Madame Gorof la suivait de près. Elle serra sa fille dans ses bras, la bénit et l’embrassa en lui glissant un petit mot à l’oreille. Elle sortit sur-le-champ et Justine l’accompagna jusqu’à l’antichambre.

    La soirée s’acheva sans autre incident.

    Les jeunes filles se couchèrent en silence, contre leur coutume. Miss Junior témoigna à Vassilissa plus d’amitié qu’elle ne l’avait encore fait, mais sans une allusion au sujet qui intéressait tout le monde.

    Zina, déjà couchée, sauta à bas de son lit pour venir embrasser la cousine. Les deux jeune filles restèrent un moment étroitement serrées, puis se séparèrent sans mot dire, et le sommeil détendit bientôt leurs nerfs fatigués.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XX

  •  

  • Un bal de fiançailles.

  •  

    Le lendemain, Vassilissa était à peine habillée, lorsqu’elle reçut l’ordre de comparoir devant sa tante. Elle s’approcha, comme d’habitude, pour baiser sa main ; mais la comtesse, sans se laisser toucher par elle, lui fit signe de s’asseoir.

    – Votre conduite d’hier n’a pas de nom, mademoiselle ! lui dit sa bienfaitrice avec le calme de l’indignation concentrée. Vous m’avez induite en erreur en acceptant les hommages de M. Tchoudessof, et au moment où, par vos coquetteries, vous l’avez amené à vous demander votre main, vous faites l’esclandre d’un refus public ! Vous devriez rougir de votre conduite.

    Vassilissa rougissait en effet de toutes ses forces ; mais la comtesse, qui avait coutume de parler sans regarder ceux qu’elle grondait, ne s’en aperçut pas.

    L’accusation de coquetterie était un peu méritée, et la jeune fille sentait bien que là était le point faible de sa défense. Cependant, comme l’audace grandit en proportion du péril quand on lutte pour sa vie, elle se promit de ne céder sur aucun point et attendit la reprise des hostilités.

    – Pourquoi avez-vous refusé cet honnête homme, qui a la faiblesse de s’être attaché à vous ? Répondez ! dit la comtesse en levant les yeux, cette fois.

    – Je n’ai pas d’autre raison, ma tante, que celle que je vous ai donnée hier : je ne l’aime pas.

    – Et c’est après six semaines de coquetteries indignes que vous vous en apercevez ?

    – Ma tante, je ne savais pas que j’étais coquette... fit la jeune rusée en baissant les yeux. J’ai essayé de l’aimer, voilà tout, et je n’ai pas pu.

    – Comment, vous avez essayé de l’aimer, à présent ?

    La comtesse était désorientée et ne savait plus très bien distinguer ce qu’il eût fallu défendre de ce qu’elle avait dû permettre.

    – Oui, ma tante ; vous m’avez dit, en venant à Pétersbourg qu’il fallait aimer son mari... J’ai bien vu que vous me destiniez M. Tchoudessof...

    – À quoi avez-vous vu cela, mademoiselle ?

    – À ce que vous avez été très aimable avec lui, ma tante... un homme que vous ne connaissiez pas auparavant ; et puis, dès le premier jour, vous l’avez amené dans notre salle d’étude.

    La comtesse, dépitée, chercha une échappatoire et n’en trouva point.

    – Eh bien ! mademoiselle, puisque vous êtes si savante et que vous avez déjà tâché de l’aimer, tâchez encore.

    – Je ne puis pas, ma tante.

    – C’est ce que nous verrons !... Je veux ce mariage, entendez-vous... Je le veux.

    Vassilissa baissa la tête et ne répondit pas.

    – Je le veux ! cria la comtesse qui s’oublia complètement devant cet air de résistance.

    Sa nièce ne disait mot ; elle la prit par le bras et la secouant rudement :

    – Je le veux ! dit-elle. M’avez-vous comprise ?

    – Oui, madame.

    – Vous obéirez ?

    – Non, ma tante, dit courageusement l’orpheline en regardant la comtesse en face.

    La comtesse eut un moment l’idée de broyer sur le parquet, sous ses bottines, la frêle enfant qui lui résistait ainsi. C’était la première fois de sa vie qu’elle avait affaire à la résistance ouverte, avouée, sans concessions. Elle se retint à grand-peine.

    – Vous obéirez pourtant ! dit-elle. À dater d’aujourd’hui, vous quittez la chambre que vous avez partagée avec ma fille. Vous pervertiriez aussi cette enfant par vos exemples de rébellion. Vous habiterez la chambre de Justine Adamovna.

    Les yeux de l’orpheline, qui s’étaient remplis de larmes à l’idée de quitter Zina, se séchèrent brusquement à cette mention de la protégée.

    – Vous m’entendez ?

    – Oui, ma tante.

    – Vous allez y monter immédiatement. On y portera vos effets. Toutes les après-midi, à quatre heures, vous descendrez ici, et M. Tchoudessof viendra vous faire sa cour avant le dîner. Ce soir, j’annonce vos fiançailles à la société qui se réunit chez nous – c’était un jeudi – et vous ouvrirez le bal avec votre fiancé, que j’invite pour la première fois à mes soirées. On va commencer immédiatement votre trousseau, et vous vous marierez le dimanche de Quasimodo. Vous m’entendez ?

    – Je vous entends, ma tante ; mais je ne me marierai pas.

    – Il y a loin d’ici là ! dit la comtesse avec un rire sarcastique. Vous avez le temps de changer d’avis.

    Vassilissa garda le silence. Ceci était plus tort que ce qu’elle avait prévu.

    – Votre fiancé vous apportera ce soir son cadeau de fiançailles. Vous le porterez pour entrer au bal. On vous félicitera ; vous répondrez comme il convient. Si vous faites un esclandre, si vous me contredisez sur un seul point, je vous fais enfermer au couvent, et vous n’en sortirez pas. Les filles telles que vous sont rares, Dieu merci, mais on en vient à bout cependant ! Allez.

    Vassilissa se retira navrée. La séparation d’avec Zina était ce qui lui coûtait le plus. Le couvent était loin – et puis c’était un peu comme le diable, dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais ; – mais l’absence de Zina et la présence de Justine à la fois, c’était trop !

    Elle monta à la chambre de la protégée, où l’on avait déjà porté son lit et quelques effets. Justine, fort aimable, la reçut avec mille tendresses.

    – Je ne vous aurai pas longtemps pour compagne, lui dit-elle avec grâce ; la comtesse a fait venir son tapissier ce matin, et l’on vous a commandé une jolie chambre bleue pour votre appartement de nouvelle mariée. Le salon sera rouge. L’appartement est loué au coin de la Galernaïa.

    Vassilissa ne l’écoutait plus. Une chambre bleue !... Et le prince qui lui en avait préparé une si belle, qu’elle faisait pâlir les contes de fées !

    Justine s’aperçut du peu de succès de son éloquence et la laissa à ses méditations.

    La journée s’écoula. Le déjeuner de Lissa lui fut servi en haut ; elle ne sortit point au moment de la promenade. À peine entendit-elle, à deux heures, le bruit de la voiture qui emmenait miss Junior et son élève.

    Avant le dîner, sa femme de chambre vint la coiffer et lui apprit que Zina avait beaucoup pleuré, que pour cette raison elle n’avait pas travaillé et qu’elle était allée chez un bijoutier choisir une parure que sa mère voulait lui faire offrir à la fiancée.

    – On va vous donner beaucoup de belles choses, mademoiselle, disait la femme de chambre.

    Quand elle eut mis la dernière main à la coiffure et posé le bouquet de jasmins blancs que la comtesse avait envoyé exprès :

    – Vous dînerez avec votre robe de ville, mademoiselle, lui dit cette fille peu intelligente mais dévouée ; après le dîner, nous remonterons et on vous mettra une belle robe neuve, qu’on vous a apportée tantôt.

    Ainsi, tout était préparé de longue main pour cette fête de fiançailles, tout, excepté la fiancée, qu’on avait négligé de consulter !

    Vassilissa parut au dîner avec sa robe de laine.

    – Ma cousine Lissa, lui dit Dmitri en s’approchant d’elle au moment où on se levait, tu es donc en pénitence ?

    Et il regarda d’un œil furibond Justine qui s’approchait, et qui, fidèle garde du corps, emmena Lissa en haut sans lui avoir permis d’échanger un mot avec sa cousine.

    Quand la jeune fille fut parée, la comtesse la fit appeler dans son boudoir. Il pouvait être neuf heures ; les soirées de la maison Koumiassine ne devant jamais dépasser une heure du matin, on y venait plus tôt qu’on ne se rend d’ordinaire à ces sortes de réunions. On arrivait déjà, et les instruments de musique s’accordaient de la façon discordante qui, paraît-il, ne peut s’éviter. Zina, descendue avec sa gouvernante depuis quelque temps déjà, recevait les arrivants.

    Tchoudessof, toujours irréprochable, était avec la comtesse. Des écrins ouverts sur la table jetaient leurs feux sous la lumière de la lampe. Jamais, aux yeux de sa fiancée, Tchoudessof n’avait paru aussi laid qu’à la lueur de ces diamants.

    – Approches, ma nièce ; voici M. Tchoudessof qui vous offre le cadeau des fiançailles. J’espère que vos ridicules enfantillages sont finis et que vous allez vous montrer ce que vous êtes au fond, une bonne enfant, affectueuse et reconnaissante.

    Vassilissa s’inclina sans répondre. Tchoudessof fit un pas vers elle, tenant à la main un écrin qui contenait un large bracelet d’or, orné d’un fermoir de rubis entouré de brillants.

    Il offrit l’écrin à la jeune fille, qui resta immobile comme si elle n’avait pas entendu.

    La comtesse prit le bracelet dans l’écrin, ouvrit le fermoir, saisit brutalement le bras de sa nièce et passa le bijou au poignet de Vassilissa. Le fermoir produisit un bruit sec.

    – On me rive ma chaîne, pensa la fiancée, mais je saurai la briser, même si je ne peux réussir que par la mort.

    La comtesse tendit alors à Tchoudessof le bras inerte qu’elle n’avait pas quitté :

    – Baisez la main de votre fiancée, monsieur, dit-elle.

    Tchoudessof, empressé, radieux, s’avança et prit la main qu’on lui offrait. Au moment de la porter à ses lèvres, il leva les yeux sur le visage de Lissa. Elle le regardait calmement ; ses beaux yeux bleus n’exprimaient ni colère ni dédain ; ils semblaient dire : – Voyons jusqu’où vous oserez aller !

    Le fiancé, inquiet de ce regard énigmatique, était prêt à laisser retomber la main froide et morte qu’il tenait, lorsque la comtesse lui dit avec impatience :

    – Eh bien ! est-ce que vous hésitez ?

    L’employé du Sénat baisa respectueusement, du bout des lèvres, les doigts de Vassilissa et lâcha la main qui retomba, froissant le dessous de soie de la robe de bal.

    – C’est bien, dit la comtesse. Voici, mon enfant, le cadeau que je vous offre, avec mes vœux pour votre bonheur.

    C’était un médaillon assorti au bracelet. Tout en attachant au cou de sa nièce, toujours immobile et muette, le collier d’or qui soutenait ce médaillon, la tante ajouta :

    – Vous reconnaîtrez bientôt, j’espère, que tout le monde ici vous aime et n’a en vue que votre bien.

    Là-dessus, la comtesse, sincèrement convaincue de la vérité de son assertion, baisa le front glacé de Vassilissa.

    – Encore une chaîne ! pensa celle-ci, qui sentait à son cou le froid du collier : mais deux ou dix, ou plus, peu importe ! L’âme a des ailes !

    Sa tante la regarda : elle attendait un remerciement ; ce silence prolongé la troublait, malgré son assurance. Elle sonna et fit appeler sa fille. Pendant qu’on allait la chercher, elle planta dans les cheveux de Vassilissa une étoile de diamants, présent du comte. Un dernier écrin attendait sur la table.

    Zina accourut, si légère et si rapide qu’on ne l’entendit pas venir. Toute blanche dans son nuage de tulle, elle sauta au cou de sa cousine. Les deux jeunes filles restèrent embrassées une seconde sous les yeux de la comtesse, qui, fort mécontente de cette effusion, ne savait cependant comment l’empêcher.

    – Offrez à votre cousine, dit-elle, le souvenir que vous avez préparé à son intention.

    Zina prit les boutons d’oreilles dans la petite boîte ; mais ses mains tremblaient si fort qu’elle ne put les attacher. Ce fut Vassilissa qui passa les bijoux à ses petites oreilles roses. Sa main, à elle, ne tremblait pas.

    Sur un regard de sa mère, Zina commença :

    – Accepte ce souvenir, chère cousine, comme gage de mon amitié et de mes souhaits de bonheur...

    Sa voix s’étrangla, et elle saisit Lissa dans une étreinte désespérée. Les garnitures de leurs deux robes froissées s’étaient enchevêtrées dans cet embrassement. Pendant qu’elles se dégageaient :

    – Ne me dis rien, murmura Vassilissa, ne me fais pas pleurer : cela leur ferait plaisir.

    Zina resta près d’elle, plus pâle certainement et plus tremblante que la victime.

    – Monsieur Tchoudessof, dit la comtesse, offrez le bras à votre fiancée. Nous descendons.

    L’orchestre jouait en bas les valses mélodieuses à la mode dans ce temps-là. Les sons arrivaient distinctement au premier. Tchoudessof s’engagea dans l’escalier ; les doigts gantés de blanc de Lissa reposaient sur sa manche.

    Au tournant de la rampe, pendant que Zina et sa mère se tenaient forcément un peu en arrière, écartées par la traîne de sa robe. Lissa, adressant pour la première fois la parole à son fiancé :

    – Monsieur, lui dit-elle, je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais... Si vous êtes un honnête homme, renoncez à des projets qui feraient le malheur de nos deux existences.

    Elle le regardait bien en face ; ses yeux bleus, agrandis par la torture qu’elle subissait intérieurement, cherchaient au fond de l’âme de cet homme l’étincelle divine qui devrait se trouver en chacun de nous. Tchoudessof, de sa main droite, prit doucement les doigts gantés et voulut les porter à ses lèvres ; il souriait d’un air fat, comme pour dire : – Ce ne sera rien, allez, on s’y fait...

    Vassilissa retira sa main avec un tel air de menace, que Tchoudessof se crut souffleté. Depuis la volée de coups de canne qui avait rompu son premier roman, il n’avait pas éprouvé de frayeur aussi vive ! Ils étaient arrivés au bas de l’escalier : la comtesse les rejoignit, passa devant eux avec sa fille, et les quatre personnages entrèrent dans la salle de bal. La musique s’interrompit :

    – Monsieur Nicolas Tchoudessof, dit la comtesse au premier groupe qui l’entoura, fiancé d’hier à ma nièce Vassilissa.

    Tchoudessof fut, en un clin d’œil, toisé et jugé. Les compliments n’en plurent pas moins de tous côtés sur la fiancée, qui saluait silencieusement ; les jeunes filles embrassaient ses joues amaigries, les dames la baisaient au front, les jeunes gens lui faisaient une inclination profonde ; elle acceptait tout, répondait à tout par le même geste machinal.

    L’orchestre entama une valse, et Tchoudessof, enlaçant sa fiancée, s’envola avec grâce. Après le premier tour, il s’apprêtait à continuer ; Vassilissa s’arrêta court.

    – Je suis fatiguée, monsieur, lui dit-elle, je vous remercie.

    Elle s’assit. Zina, qui la suivait des yeux, vint auprès d’elle, et un groupe de jeunes filles la sépara bientôt de l’odieux fiancé. – Tu vas te marier ? – Est-ce que ça te fait plaisir ? – Tu l’aimes, ce monsieur ? – Il n’est pas beau. – C’est un civil. – Pourquoi n’épouses-tu pas un officier ? – Ce serait bien plus gentil. – Est-ce que tu te marieras bientôt ? – Ce sont tes cadeaux de noces ?

    Ces questions et cent autres s’échappèrent à la fois de vingt bouches rieuses. Puis un silence relatif se fit, car Vassilissa ne parlait pas, ne souriait pas, et ce n’est pas l’usage des fiancées.

    – Je le déteste ! dit-elle.

    – Oh ! dirent toutes les jeunes filles, et pourquoi l’épouses-tu ?

    Vassilissa n’osa répondre. De l’autre côté du salon, sa tante regardait d’un air sérieux. Elle se contenta de secouer négativement la tête, puis regarda ses compagnes d’un air où le triomphe se mêlait à la colère.

    – Tu ne l’épouseras pas ? lui dit l’une d’elle. Comment feras-tu ?

    – Je n’en sais rien, répandit Vassilissa, mais si je l’épouse, cela m’étonnera bien. En attendant, puisque c’est un bal de fiançailles, mesdemoiselles, amusons-nous !

    D’un geste, elle rompit le cercle et parut au milieu des danseurs. Maritsky se trouvait devant elle.

    – Je vous félicite, mademoiselle, lui dit-il avec une nuance de dédain.

    – Vous trouvez mon choix étrange ? répondit-elle en souriant.

    Depuis qu’elle avait proclamé sa haine pour Tchoudessof, elle se sentait vingt fois plus forte.

    – J’avoue, en effet... répliqua le jeune officier abasourdi.

    – Ce n’est pas mon choix, monsieur, dit-elle, et, s’il plaît à Dieu, cet homme... – elle appuya sur le mot, – ne sera jamais mon mari.

    – Alors pourquoi...

    – Ma tante est plus sage que moi !

    Vassilissa releva ses yeux baissés ; une expression de malice enfantine éclaira son visage. L’orchestre jouait toujours sa valse. Maritsky s’inclina devant elle : elle mit sa main sur l’épaule du jeune officier et fit trois fois avec lui le tour de la salle. On ne sait quel mot d’ordre avait circulé parmi toute cette jeunesse, mais Tchoudessof eut beau faire, jusqu’au prochain quadrille il ne put venir à bout de percer le groupe qui se reformait sans cesse autour de sa fiancée.

    Sa position, à lui, était fort embarrassante : il n’avait pas d’amis, personne ne le connaissait ; la comtesse avait beau le présenter, après deux ou trois phrases de politesse inspirées par la curiosité, on n’avait plus rien à lui dire. En revanche, on le regardait beaucoup.

    Vassilissa, au milieu des compagnes de son enfance, entourée et courtisée par les jeunes gens qu’elle connaissait, quelques-uns depuis le berceau, d’autres depuis quelques semaines au moins, Vassilissa se sentait à son aise : elle voyait que son fiancé déplaisait à tout le monde, et elle était ravie. Elle prenait un plaisir sans bornes à le voir tourner, inquiet et ennuyé, autour de son petit royaume. Lorsque les hasards de la valse la faisaient passer auprès de lui, elle sentait avec une satisfaction maligne les rubans de satin de sa ceinture claquer comme un coup de fouet sur le drap noir de son habit.

    Elle réussit pendant une heure à le tenir éloigné d’elle ; et au bout de cette heure-là, tout le monde dans la maison, jusqu’aux domestiques qui gardaient les fourrures dans l’antichambre, savait que la comtesse mariait mademoiselle Gorof contre son gré.

    Mais, hélas ! toute joie doit finir : il fallait bien danser un quadrille avec le fiancé !... Zina s’arrangea pour leur faire vis-à-vis avec Maritsky, afin de pouvoir au moins serrer la main de sa cousine quand les règles de la contredanse les feraient se rencontrer.

    Pendant ce quadrille, Lissa ne répondit que oui et non à Tchoudessof. L’autre couple, au contraire, causait avec beaucoup d’animation. Zina était très prudente ; l’espèce particulière de réserve que le grand monde inspire à ses nourrissons dès le berceau permet de dire beaucoup de choses sans se compromettre. La jeune comtesse ne prononça pas le nom de sa mère, ne dit que du bien de Tchoudessof, ne souffla mot de Justine Adamovna, ni de la manière dont ce mariage avait été conclu, et, au bout de vingt-cinq minutes, quand le quadrille cessa, Maritsky, plein de compassion pour la victime, regardait la comtesse Koumiassine comme une tante qui avait fort envie de marier sa nièce, et qui avait pris le premier venu.

    Le premier venu ! Lui aussi, Maritsky, aurait pu être le premier venu s’il s’était présenté, et on lui aurait donné cette jolie personne. Oui, et c’eût été beaucoup mieux, à tous les points de vue... Mais il était trop tard. Même en admettant qu’elle n’épousât pas Tchoudessof, à présent, on ne la lui donnerait pas... La comtesse serait très mécontente, et ses parents à lui ne voudraient pas d’une belle-fille qui aurait eu un premier mariage scandaleusement rompu après des fiançailles officielles... Et le jeune homme, qui n’avait jamais pensé à épouser mademoiselle Gorof, se prit à regretter de n’avoir pas eu cette idée plus tôt.

    Dans le courant de la soirée, il invita plusieurs fois Zina, pour parler de sa cousine, et celle-ci, qui trouvait Maritsky très gentil, ne demandant pas mieux que de causer, ils devinrent les meilleurs amis du monde.

    Le bal finit, la foule s’écoula peu à peu ; à une heure et demie, la comtesse et les deux jeunes filles se trouvèrent seules avec Tchoudessof dans la salle à manger, où l’on avait soupé.

    Le fiancé prit congé de la comtesse en la remerciant de toutes les grâces dont elle le comblait.

    La grande dame sourit avec bienveillance.

    – J’espère, Vassilissa, dit-elle à sa nièce, que vous avez achevé de vous ranger à des sentiments plus raisonnables.

    – Je n’ai pas changé, ma tante, répondit la jeune fille. Vous m’avez défendu de faire un esclandre, je n’ai pas voulu vous désobéir dans votre maison. Mais, si on me mène à l’église quand le prêtre m’interrogera, je répondrai : non !

    Au mouvement héroïque de sa tête blonde, les brillants dont elle était couverte jetèrent leurs feux sur Tchoudessof, ébloui et vexé.

    La comtesse se tut pendant un instant.

    – Vous aurez le temps de réfléchir d’ici là. Nous n’en continuerons pas moins les préparatifs du mariage, monsieur Tchoudessof, dit-elle au fiancé.

    Et, par esprit de compensation sans doute, elle lui donna sa main à baiser.

    Vassilissa avait mis ses deux mains derrière son dos ; mais Tchoudessof, qui se rappelait encore le regard qu’il avait reçu dans l’escalier, ne réclama point cette faveur, qui lui était pourtant légitimement due, et s’en alla la tête levée, mais au fond très penaud.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXI

  •  

  • Zina a une idée.

  •  

    En rentrant dans sa nouvelle chambre, celle qu’elle partageait désormais avec mademoiselle Justine. Vassilissa trouva les écrins de ses nouveaux bijoux rangés sur la table de toilette. La protégée, tout sucre et tout miel, l’aida à reloger les diamants dans leurs nids de velours et lui donna la clé d’un petit meuble où elle devait les enfermer.

    – Que de belles choses vous avez reçues, mademoiselle ! lui dit-elle. On vous a vraiment fait de jolis cadeaux ! Demain j’ai ordre de madame la comtesse d’aller avec vous au magasin hollandais acheter la toile pour votre trousseau. Vous la choisirez vous-même.

    Vassilissa regarda la protégée de ce même air tranquille auquel elle avait déjà accoutumé son visage.

    – Est-ce que ma tante vous a ordonné de me faire la conversation ? lui dit-elle de sa voix douce.

    – Mademoiselle... je ne sais vraiment comment prendre cette question...

    La femme de chambre de Vassilissa et une petite fille qui arrangeait la chambre de Justine, du temps qu’elle était seule, étaient présentes à cette conversation.

    – Si vous n’avez pas reçu d’ordres contraires, dit la fiancée en russe, je vous serai obligée de me parler le moins possible. Votre présence m’est désagréable ; on me l’impose, je dois la subir ; mais, jusqu’à ce que ma tante m’ait ordonné de me soumettre au supplice de vous entendre, vous trouverez bon que je me dispense de vous écouter.

    La petite fille, qui détestait la « mam’zelle », dont elle ne recevait que des gronderies, étouffa un gros rire à la façon des servantes russes. Disons, en passant, qu’elle était fille de parents pauvres et que, sous un prétexte quelconque, elle fut mise à la porte quinze jours plus tard.

    – Vous êtes bien fière, mademoiselle ! répondit Justine en français ; si c’est votre nouvelle position de fiancée qui vous monte à la tête, vous n’avez pas besoin d’être si hautaine : votre mariage ne vous donnera ni un nom ni une fortune ! C’est là ce que vous aviez rêvé sans doute ; mais Dieu se sert de tous les moyens pour punir les orgueilleux ; celui qu’il a pris est bon sans doute...

    – Je vous souhaite le bonsoir, dit Vassilissa en lui tournant le dos.

    La protégée continuait ses phrases filandreuses. Une idée d’en haut vint à l’orpheline : elle se mit à genoux devant les images et resta longtemps prosternée. Justine n’osa pas troubler sa prière, et fut obligée de se coucher sans en dire plus long, car Vassilissa ne se releva que vers le matin.

    Son sommeil fut de peu de durée. La comtesse la fit mander de bonne heure.

    Justine avait déjà porté plainte contre la pauvre petite fiancée, et il lui fut enjoint de prêter l’oreille à tout ce que la protégée lui dirait.

    – C’est une personne sage et entendue, lui dit sa tante, elle ne peut vous donner que de bons conseils. Vous me ferez le plaisir de l’écouter avec le même respect que si c’était moi. De plus, c’est avec elle que vous sortirez désormais.

    Lissa courba la tête.

    À partir de ce jour, elle fut obligée d’entendre le parlage égal et monotone de Justine, qui ne parlait pas vite, mais qui ne s’arrêtait guère. Cette voix douce, écœurante, lui rebattait les oreilles tout le long du jour des perfections de Tchoudessof, des devoirs d’une femme mariée, de la nécessité d’être humble, des vertus chrétiennes, etc., etc., si bien que l’orpheline se sentait quelquefois près de s’évanouir sous la pression continue et graduée de cette machine à torturer.

    On la traînait dans les magasins, on mettait des étoffes, des dentelles sous ses yeux ; elle ne regardait rien, ne disait rien. On lui essaya des robes, elle se laissa faire. On lui apporta des bonnets, ce rêve des jeunes filles dans un pays où les femmes mariées ont seules le droit d’en porter ; elle se les laissa essayer sans rien dire. On la conduisait devant les glaces pour voir combien elle était jolie, comme tout cela lui allait bien ; elle se regardait, ne souriait pas à son image et se détournait sans mot dire.

    Tous les jours, en présence de Justine ou de sa tante, Lissa recevait la visite de Tchoudessof. Muette, elle le laissait parler ; il lui apportait des présents, elle les oubliait sur la table, et il fallait les lui envoyer par un domestique. Un jour il apporta une loge pour les Italiens ; elle se laissa tomber dans l’escalier, se contusionna une articulation et ne put sortir de huit jours.

    Le carême était venu ; le jeudi du bal des fiançailles avait été l’avant-dernier de la saison. La gaieté et l’animation de la maison Koumiassine avaient fait place à la plus noire mélancolie. Dmitri, désormais très sage, passait ses soirées avec sa sœur et miss Junior, qui parlaient de Vassilissa. Le petit garçon, privé à la fois de ses deux amies, avait perdu sa gaieté ; de temps à autre, il faisait bien quelque polissonnerie, mais son rire, qui ne trouvait plus d’écho, le fatiguait tout de suite ; la seule chose qu’il eût gagnée était de ne plus voir qu’à bâtons rompus son ennemie Justine.

    La comtesse, à vrai dire, n’était pas contente de la manière dont marchaient les choses ; elle craignait que Vassilissa, comme elle l’avait dit, ne fit un esclandre irréparable le jour de son mariage. Heureusement, elle ignorait que l’idée de sa nièce lui avait été soufflée par madame Gorof. En l’embrassant, celle-ci avait eu le temps de lui murmurer : À l’église, on peut dire non !

    Ces quelques mots avaient fait de Vassilissa une personne toute différente : elle était sûre de ne pas épouser Tchoudessof. Mais après ?

    Trois semaines seulement les séparaient du jour fatal, lorsqu’un accident survenu dans un des nombreux établissements que protégeait la comtesse força celle-ci à s’absenter pour quelques heures, en compagnie de sa fidèle et indispensable protégée.

    À peine leur voiture avait-elle quitté le perron, que Zina franchit l’escalier et bondit chez sa cousine. Depuis deux mois les jeunes filles ne s’étaient vues qu’en public.

    – Et miss Junior ? dit Vassilissa dès qu’elle put parler.

    – Elle a fait semblant de lire très attentivement lorsque la voiture est partie. Je suis sûre qu’elle est bien aise que je sois venue. Tu comprends bien qu’elle le sait, quoique je ne lui en aie rien dit. Que vas-tu faire ?

    – À l’église, je dirai non, voilà tout, répondit Vassilissa, qui, dans les bras de son amie, sentait l’énergie factice qui la soutenait depuis si longtemps faire place à des larmes irrépressibles et à un affaissement complet.

    – Ma mère ne te le pardonnera jamais ! dit Zina. C’est mal, ce qu’elle fait là, elle n’a pas le droit de te forcer à te marier... Tu sais, tout le monde le déteste, ton Tchoudessof ! Il a l’air d’un sacristain monté en grade – c’est Maritsky qui disait ça, l’autre soir, chez Sophie Karine, où il y avait la lanterne magique.

    – Ah ! tu as vu Maritsky ? dit Lissa, dont les joues se colorèrent légèrement.

    – Oui. On n’a pas dansé – en carême, tu sais – mais on a joué aux petits jeux et on s’est bien amusé. Si tu avais été là, ma pauvre Lissa ! Voilà qui fera un gentil mari, ce Maritsky – tout le monde serait bien aise de l’avoir.

    – Toi aussi ? dit Lissa en souriant.

    – Oh ! moi...

    Zina resta songeuse.

    – Qu’est-ce que tu feras après que tu auras refusé Tchoudessof ? C’est cela qui fera une scène à l’église ! Comme dans Lucie de Lammermoor !... Seulement Edgar ne viendra pas, parce qu’il n’y a pas d’Edgar... Oh ! oh ! s’écria-t-elle en bondissant sur ses pieds. J’ai trouvé !

    – Tu as trouvé ? Dis-moi ce que c’est, Zina ! Le bonheur de ma vie est dans tes mains. Parle vite !

    Les mains et les lèvres tremblantes de la pauvre enfant se tendirent vers sa cousine avec l’expression de la prière.

    – Non, non, ma chérie, je ne puis pas te le dire : c’est impossible, tu ne pourrais pas le permettre ; tandis que, toute seule, je puis !...

    Elle embrassa étroitement sa cousine.

    – Je t’ai promis de te protéger et je te protégerai, dit-elle en déployant toute la grâce de sa haute stature.

    Elle était beaucoup plus grande et plus forte que sa cousine, quoiqu’elle fût plus jeune, et, véritablement, elle avait l’air d’un archange protégeant une martyre dans l’arène.

    – Est-ce que ce sera long ? demanda Vassilissa.

    – Je n’en sais rien : je vais commencer aujourd’hui même. Cela ne dépend pas de moi seule, ma chérie, mais je crois que je réussirai ! Et si je ne réussis pas, tu auras toujours la ressource de dire non à l’église. Mais ne crains rien... on te sauvera !

    Après bien des caresses, quelques larmes et beaucoup de promesses, les deux cousines se séparèrent de peur de surprise. Vassilissa essaya de reprendre un peu de calme en prévision de la lutte qu’il fallait recommencer à l’heure de la visite de Tchoudessof, et Zina descendit dans sa chambre.

    Miss Junior la regarda sans rien lui demander. Ses yeux interrogeaient pourtant Zina, qui l’aimait mieux depuis quelque temps, en récompense de sa discrétion.

    – Elle ne va pas mal, dit la jeune comtesse. Ma visite lui a fait beaucoup de bien.

    Tout en parlant, elle fouillait dans son secrétaire, où elle prit une enveloppe qu’elle mit discrètement dans sa poche.

    – Oh ? miss Zina ! si la comtesse savait !

    – Elle ne le saura pas, miss Junior ! Nous ne le lui dirons ni l’une ni l’autre, et personne ne m’a vue.

    En disant ces mots, elle tira à elle son cahier de copies, en détacha une feuille avec des ciseaux et se mit à griffonner sur la couverture.

    – Miss Junior, dit-elle, regardez donc mes derniers dessins : il me semble qu’ils sont moins bons que ceux de l’été dernier.

    Pendant qu’elle parlait, elle avait été chercher un immense carton, qu’elle disposa sur l’appui intérieur de la fenêtre, de façon à ce que l’Anglaise lui tournât le dos. Lorsqu’elle la vit absorbée dans les comparaisons, la jeune comtesse écrivit à la hâte, d’une grosse écriture d’écolier, sur la feuille arrachée à son cahier de copies :

    « On veut marier Vassilissa Gorof malgré elle. Elle se laissera mourir plutôt que d’y consentir. Le fiancé est un misérable, il s’appelle Tchoudessof. Venez délivrer la malheureuse. Hâtez-vous. »

    Elle ne signa pas. De la même écriture, elle écrivit sur l’enveloppe timbrée :

     

    « À Son Excellence le prince Chourof, 

    à Chourovo, gouvernement de N... » 

     

    Puis elle cacheta sa lettre avec un pain à cacheter gommé, représentant un lévrier, qu’elle avait pris dans sa boîte à emblèmes. Lorsque cette grosse besogne fut terminée :

    – Miss Junior ! dit-elle.

    – Que voulez-vous ?

    – Si nous allions nous promener ?

    – Maintenant ? Il est tard ! Il faut vous habiller pour dîner !

    – Pas encore, maman n’est pas rentrée. Allons à pied, ne fût-ce que jusqu’au bout de la rue.

    Miss Junior céda. Dix minutes après, elles descendaient les marches du perron.

    – À droite ? dit l’Anglaise, au quai de la Cour ?

    – Non, à gauche ! dit Zina. Nous verrons venir la voiture de maman, si elle rentre avant nous.

    Cinquante pas plus loin se trouvait une boîte aux lettres. D’un mouvement rapide, Zina tira l’enveloppe de sa poche et la jeta dans le gouffre.

    – Oh ! miss Zina, dit l’Anglaise épouvantée, à qui écrivez-vous ?

    – Pas à un amoureux, soyez tranquille ! dit Zina en riant.

    Elle avait envie d’embrasser miss Junior sur les deux joues, de lui tirer la langue, de faire des grimaces aux passants, de tirer sur la queue des chiens errants, de faire enfin tout ce que les bienséances interdisent dans la rue.

    – Mais, miss Zina, c’est très grave ! Si madame la comtesse savait...

    – Nous ne lui dirons pas, miss Junior ?

    – À qui avez-vous écrit ?

    – Au prince Chourof, pour qu’il vienne sauver ma cousine, puisque vous voulez le savoir. Mais si vous me dénoncez, miss Junior, ajouta-t-elle en la regardant en face de ses grands yeux mutins et caressants, je ne vous reverrai de ma vie ! Et, d’ailleurs, la lettre n’est pas signée : je dirai que ce n’est pas vrai, je dirai que c’est vous !

    L’Anglaise grommela pendant plusieurs jours, toutes les fois qu’elle se trouva seule avec Zina.

    – Écoutez, miss Junior, lui dit celle-ci un beau matin avec un sourire plus malin et plus caressant que jamais, si vous m’en parlez encore, je raconterai comment je m’y suis prise et maman dira que vous n’êtes guère fine pour que j’aie pu écrire ma lettre, la cacheter et la mettre à la poste sous votre nez.

    Cet argument irrésistible, aidé de la pitié sincère que l’Anglaise éprouvait pour la victime valut la paix définitive à Zina.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXII

  •  

  • Comment le prince Chourof avait passé l’hiver.

  •  

    Depuis ce triste soir de novembre où son beau rêve s’était envolé, le prince Chourof avait mené une vie singulièrement variée.

    Pendant les huit premiers jours, il s’était enfermé chez lui, vivant de thé et de confitures, afin de mieux savourer sa douleur. Puis, ce régime débilitant ayant fatigué son estomac sans endormir son chagrin, il avait essayé de se distraire. Pendant trois mois, ses chevaux harassés l’avaient voituré aux quatre points cardinaux ; il avait rendu des visites qui dataient de dix ans. Dans sa recherche fébrile de distractions mondaines, il était même allé voir l’archevêque de son diocèse, à cent vingt verstes de là, excursion que les propriétaires campagnards considèrent plutôt comme une promenade que comme un voyage. Le prélat lui avait promis de s’arrêter chez lui, l’année suivante, en faisant sa tournée épiscopale. Mais telle était la mélancolie de Chourof, que cette promesse ne l’avait pas consolé.

    Voyant que le proche voisinage ne lui offrait pas de ressources sérieuses, il alla s’installer dans la maison qu’il possédait comme pied-à-terre au chef-lieu de son gouvernement. C’était en pleine saison d’hiver : les bals succédaient les uns aux autres, très brillants et très longs. On y dansait de huit heures du soir à six heures du matin.

    Le prince ne manqua pas un bal, arriva le premier et partit le dernier, fit la cour aux plus jolies filles de marchands que l’on pût voir, et, après avoir fait naître dix-huit passions au moins dans autant d’inflammables petits cœurs bourgeois, il reconnut, un beau jour, que là non plus n’était pas l’oubli. Alors il partit pour Moscou.

    Il y retrouva quelques-uns de ses camarades de régiment, devenus des personnages, parés du grade de général ou des ordres civils les plus étincelants, presque tous pères de jolis garçons vêtus à la russe, en chemises de soie rouge serrées à la ceinture par des galons d’or, ou bien de jolies fillettes en robes décolletées, déjà très sages et fort bien élevées, promettant de faire un jour les plus aimables coquettes du monde.

    – J’ai trop attendu, se dit le pauvre vieillard de trente-deux ans ; j’aurais dû me marier comme eux, il y a une dizaine d’années. À présent, je ne suis plus qu’un vieux garçon, et je mourrai célibataire.

    Pour chasser un peu ses tristes réflexions, il se décida un soir à aller souper dans un cabaret très à la mode parmi la jeunesse de Moscou. On y faisait de la musique ; de temps en temps on y rencontrait une troupe de chanteurs tyroliens ou suédois – mais plus particulièrement bohémiens.

    Le soir qu’il s’y rendit, le cabaret était plein. On riait, on parlait très haut et l’on faisait grand accueil à une troupe nouvelle de tziganes qui débutait ce jour-là.

    C’était entre deux morceaux. Les chanteurs, mêlés au public de choix, s’étaient dispersés dans la grande salle. Les garçons firent une place au prince, qui, de par son nom et sa fortune, était sûr d’être partout au premier rang, sans métaphore. Les chanteurs et les chanteuses se groupèrent de nouveau, et les voix, diverses de timbres, si bien assouplies et mariées ensemble qu’elles semblaient être une seule voix plutôt qu’un quatuor, entonnèrent une de ces chansons au rythme inégal et onduleux, aux élans soudains, brusquement comprimés, qui donnent un caractère si passionné à cette musique étrange que l’on ne saurait classer dans aucune école.

    Ce jour-là le prince ne s’ennuya pas ; les chants bohémiens l’avaient tiré de l’ornière mélancolique dans laquelle il semblait suivre le char funéraire de sa jeunesse, et le lendemain il revint.

    Au bout de quelques jours, l’attrait de nouveauté bizarre qui l’avait séduit perdit tant soit peu de son charme. Il fit alors plus ample connaissance avec la troupe, qui se composait de quatre femmes et de six hommes.

    Les femmes étaient laides, à l’exception du contralto. Celle-ci était une belle fille d’environ vingt ans, au type tzigane fortement accentué, aux yeux noirs et brillants comme du charbon de terre. Ses dents éclairaient son visage quand elle chantait et quand elle souriait ; mais elle n’était pas prodigue de sourires, malgré les amabilités de tout calibre que lui décochaient les jeunes gens à la mode.

    Son humeur bizarre s’adoucit cependant avec le prince, qui était, il faut le dire, d’une prodigalité insensée. Mais celui-ci se lassa tout à coup et annonça brusquement son départ pour ses terres.

    – Nous irons chanter chez vous en faisant notre tournée de province, dit en souriant la jolie tzigane.

    – C’est une idée ! répondit Chourof enchanté. Commençons par moi, j’inviterai toute la noblesse des environ.

    Aux premiers jours du dégel, en effet, les bohémiens quittèrent Moscou, et, un beau matin, le prince les vit arriver chez lui en quatre chariots, avec cet appareil nomade que ces gens ne peuvent se résoudre à abandonner, même lorsqu’ils sont assez riches pour voyager autrement.

    Les messagers du prince coururent inviter tous les environs, et, le surlendemain, la salle de bal, brillamment éclairée, recevait ceux à qui l’état des chemins avait permis de se mettre en route – c’est-à-dire à peu près tout le monde, car il n’y a guère d’obstacles pour les gens qui s’ennuient.

    La soirée fut des plus brillantes. La bohémienne avait connaissance de mariages contractés par des femmes de sa caste avec des personnages aussi riches et aussi nobles que son hôte ; elle se surpassa elle-même. Un des voisins de Chourof, le comte K... en fut tellement enthousiasmé, qu’il alla jusqu’à dire au prince :

    – Tudieu, mon cher ami, vous avez là une belle créature... Quand vous n’en voudrez plus, dites-lui de venir me voir.

    Ce jour-là, Chourof ne s’ennuya pas non plus.

    Le lendemain matin, pendant que la troupe se régalait dans le pavillon qui lui avait été assigné pour demeure, la belle chanteuse, accompagnée du prince, parcourait toute sa riche maison. Elle allait et venait, regardant tout, touchant à tout, admirant çà et là de jolis objets que le prince lui offrait galamment. Tout à coup, arrivée sur le palier du premier étage, elle mit la main sur le bouton de la chambre bleue. Le prince lui saisit le bras : elle s’arrêta surprise.

    – Une chambre à secret ? dit-elle, je veux la voir.

    – Non, dit le prince, vous ne la verrez pas.

    – Et si je le veux ? dit la tzigane en avançant la main avec un geste d’enfant gâté.

    Le prince lui tourna le dos et descendit. La clef était dans son secrétaire.

    Après avoir bien secoué le bouton et essayé vainement de trouver un ressort secret, la chanteuse alla rejoindre son hôte ; elle le trouva qui réglait les honoraires du chef de la troupe. On attelait déjà les chariots, et, une heure après, toute la petite caravane, y compris la belle fantasque, avait quitté la demeure de Chourof.

    Lorsque le dernier chariot eut disparu au bout de l’allée, le prince ouvrit la chambre bleue – chauffée par un calorifère qui maintenait toute la maison à la même température – toujours prête à recevoir la princesse qui viendrait. Il ferma la porte derrière lui, s’approcha du lit, se mit à genoux, et, pleurant comme un enfant, il demanda pardon à Vassilissa.

    Le carême prêtait aux réflexions sérieuses, il resta huit jours sans sortir de chez lui. Le neuvième jour, c’était un dimanche, en revenant de la messe, il rencontra le messager qui lui apportait ses lettres de la station de poste voisine. Il pleuvait ; la neige fondue était aussi désagréable sous les roues de sa calèche que sous les patins d’un traîneau. C’était un de ces temps humides et froids qui glacent les plus résolus, et Chourof avait grande envie d’être rentré chez lui pour prendre une tasse de thé bien chaud.

    Après avoir mis à son côté le sac qui renfermait la correspondance, il s’était enveloppé dans sa pelisse et chaudement rencoigné, lorsqu’une seconde pensée lui vint.

    – Qui est-ce qui s’est souvenu de moi ? se demanda-t-il.

    Et il ouvrit le sac de cuir.

    La première lettre qui lui tomba sous la main fut celle de Zina. Il regarda l’écriture, tourna et retourna la missive, puis se décida à la décacheter. Il la lut deux fois et resta stupéfait – si stupéfait qu’il fut quelques secondes avant de s’apercevoir que son équipage était arrêté devant son propre perron. Son valet de chambre, en détachant le tablier de la calèche, le rappela au sentiment de la réalité.

    – Ne dételle pas ! dit-il au cocher. Je repars.

    Il monta chez lui, toujours préoccupé, et relut encore une fois la lettre sans signature.

    – Si c’est une mystification, se dit-il, je couperai les oreilles à celui qui l’aura faite ; et je le trouverai, quoi qu’il en ait.

    Son parti était pris. Il mit dans son portefeuille tout ce qu’il avait d’argent disponible, s’assura des moyens d’en avoir d’autre, fit préparer en un clin d’œil une petite valise, puis, sans manger, descendit lentement l’escalier comme quelqu’un qui réfléchit, se tâta pour voir s’il n’avait rien oublié, et remonta précipitamment.

    D’un tour de main, il ouvrit la chambre bleue, courut au lit, enfonça sa tête dans les oreillers, baisa fiévreusement la batiste brodée, referma la porte, et redescendit aussi vite qu’il était monté.

    Son valet de chambre, également prêt pour le départ, fit avancer la calèche, et, quand Chourof s’y fut installé, grimpa sur le siège.

    – Où faut-il aller, Votre Excellence ? demanda-t-il en se tournant vers son maître.

    – À Pétersbourg, répondit celui-ci.

    Son domestique le regardait sans comprendre.

    – À la station de poste ! dit le prince. Et vite !

    L’équipage partit au galop.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXIII

  •  

  • Chourof ne perd pas son temps.

  •  

    Chourof n’avait pas contre les chemins de fer les préjugés aristocratiques de sa noble voisine. Il trouva même l’express fort à point, car, en arrivant à Moscou, il se fit conduire directement à la gare et n’eut que le temps de sauter dans un wagon.

    Comme il était très fatigué par la longue traite qu’il venait de fournir, il commença par s’endormir le plus confortablement du monde, et ne fit qu’un somme jusqu’à l’heure du dîner. Les exigences de son estomac, aussi bien que le remue-ménage qui l’entourait, le réveillèrent juste à point : il entra dans la vaste salle du buffet et s’attabla devant un bon repas. Après avoir dépêché vivement les premières bouchées, il défit le col de sa pelisse et releva la tête.

    – Tiens ! s’écria son vis-à-vis, Chourof ! Vous allez à Pétersbourg ?

    – Oui, répondit le prince, et vous, Zakharief ?

    – Moi, j’en viens et j’y retourne. J’ai passé vingt-quatre heures à Moscou pour une affaire. Et vous resterez longtemps à Pétersbourg ?

    – Je n’en sais absolument rien. Où êtes-vous ?

    – Wagon n° 549. Avez-vous de la place chez vous ?

    – Je suis tout seul. Venez donc dans mon coin : 347, deuxième coupé.

    – Avec plaisir. Dès qu’on repartira, j’emménage. Nous ferons une partie de cartes.

    – Très bien.

    La cloche annonça bientôt le moment du départ. Chacun remonta dans son compartiment, et, deux minutes après, grâce aux wagons à l’américaine qui rendent si commode le parcours entre Pétersbourg et Moscou, Zakharief entra dans le coupé du prince, suivi d’un employé porteur de son menu bagage. Celui-ci dressa la table de jeu qui meuble les salons de première classe, alluma deux bougies et se retira après avoir promis aux voyageurs, qui donnaient de bons pourboires, la solitude complète jusqu’à destination.

    La partie de cartes s’engagea : le wagon bien chauffé, les bons cigares, la perspective d’une tasse de thé à la prochaine halte conviaient à la conversation. Chourof, « qui n’était qu’un peu bête », comme disait Zina, laissa causer son interlocuteur sur tout ce qui lui passa par la tête. Quand il le vit à court, il lui adressa tranquillement la question que, depuis le dîner, il préparait mentalement.

    – Et la comtesse Koumiassine, ma chère voisine, que devient-elle ?

    – La comtesse ? mais d’où tombez-vous, mon cher ?

    – De chez moi, où je vis comme un loup. Que lui arrive-t-il ?

    – Elle marie sa nièce, la jolie Vassilissa.

    – Avec qui ?

    – Un certain Nicolas Tchoudessof.

    – Est-ce un bon mariage ?

    – Pour qui ? Pour lui ? Je crois bien ! Pour elle, non. Entre nous, ce Tchoudessof est un pleutre, un petit rien du tout, qui s’est faufilé dans le monde on ne sait comment. Il doit y avoir des femmes là-dessous. Et du diable pourtant si je comprends comment une femme peut avoir eu envie de s’occuper de ce monsieur-là ! Enfin, il y a des goûts si étranges !

    Chourof se recueillit un moment pour poser sa question avec le calme nécessaire.

    – Et mademoiselle Gorof... qu’est-ce qu’elle dit de son fiancé ?

    – Entre nous, je crois qu’elle a la main un peu forcée. Ma femme et ma fille m’en ont rompu les oreilles pendant huit jours. Vassilissa Gorof aurait dit, paraît-il, au bal de ses fiançailles, qu’elle déteste son fiancé.

    – Oh ! oh ! c’est grave, cela ! Mais, alors, pourquoi l’épouse-t-elle ?

    – Voilà ! On ne sait pas. Sa tante le veut.

    – Pourrait-elle le vouloir jusqu’à la marier malgré elle ?

    Zakharief haussa les épaules.

    – Il y a tant de manières, dit-il, de marier une jeune fille malgré elle ! Il y a la persuasion, les cadeaux, les caresses, les chatteries ; il y a les grands moyens, les menaces, l’intimidation... Mademoiselle Gorof est orpheline : ce n’est pas sa mère, pauvre femme sans énergie et, mieux encore, sans fortune, qui pourrait empêcher la comtesse Koumiassine de faire ce qui lui plaît... Où descendez-vous à Pétersbourg ?

    Le prince indiqua l’hôtel Demouth.

    – J’aurai peut-être besoin de vous, Zakharief, dit-il après un silence... Pour des choses graves.

    – Tout à votre service, mon cher ; usez de moi comme il vous plaira.

    Les cartes reparurent, et la soirée s’acheva très agréablement. Après quelques heures de sommeil, les voyageurs se séparèrent, avec promesse de se retrouver bientôt.

    Le prince, tout en se faisant conduire à l’hôtel, réfléchissait et cherchait, sans les trouver, les motifs qui avaient porté la comtesse Koumiassine – une femme d’esprit et de cœur, se disait-il – à choisir pour sa nièce un si singulier époux.

    – Enfin, nous verrons bien ce qu’elle me dira, pensa-t-il.

    Vers trois heures, ayant fait sa toilette et s’étant préparé, par un tour à la Perspective, à voir le plus possible de gens de connaissance dans le plus bref espace de temps, il prit une voiture et se rendit chez la comtesse. Elle était chez elle et le reçut non sans étonnement et même avec une sorte de déplaisir. Il arrivait bien mal à propos, cet ancien prétendant à la main de Vassilissa.

    – Quel bon vent vous amène ? lui dit-elle dès le premier mot.

    – Des affaires de famille, répondit-il tranquillement. J’ai appris une nouvelle en route, chère comtesse : mademoiselle Vassilissa va prendre un époux, à ce que l’on m’a dit ?

    – C’est vrai, répondit la tante.

    – Avant que je vous en félicite, permettez-moi de vous demander si son cœur a parlé ; vous savez que je suis quelque peu intéressé dans la question...

    – Le cœur des jeunes filles est difficile à pénétrer, cher prince ! répondit la comtesse, décidément fort ennuyée du sot personnage qui arrivait si mal à propos. Vassilissa, qui vous avait refusé on ne sait pourquoi...

    – Pardon, comtesse..., m’a-t-elle refusé ? demanda le prince, qui, pour la première fois, conçut un doute relatif à l’équité du procédé qu’on avait employé à son égard.

    – C’est vous qui devez le savoir, cher prince, répondit la grande dame avec une sécurité de la meilleure compagnie. – Si vous voulez bien vous le rappeler, je n’étais pas présente à votre entretien.

    Chourof, toujours pour employer l’expression de Zina, était « un peu bête », de sorte qu’il ne trouva pas de réponse immédiate à ce coup de boutoir.

    – Je dois conclure, reprit-il pourtant avec une certaine insistance, que mademoiselle Vassilissa aime son prétendu ?

    – Aimer ! Le mot est bien romanesque ! Ma nièce a confiance dans ma tendresse et prend de ma main le mari que j’ai accepté pour elle.

    Avec beaucoup d’habileté, la comtesse évita toute autre question directe, et laissa tomber les allusions avec cette indomptable persévérance qu’elle mettait au service de ce qu’elle appelait ses principes.

    Après trente bonnes minutes d’entretien, Chourof se retira sans avoir été invité à dîner ou à prendre le thé, sans avoir vu Vassilissa, sans avoir obtenu le moindre renseignement. Il descendait l’escalier, très perplexe et assez mécontent de tout le monde, lorsque la porte extérieure s’ouvrit, et il entendit la voix de Zina qui disait au valet de pied :

    – À qui est cette voiture ?

    – Au prince Chourof, répondit le domestique.

    – Miss Junior, dit la voix de Zina, légèrement altérée, j’ai laissé de la musique dans la grande salle ; auriez-vous la complaisance...

    L’Anglaise, qui ne se souciait aucunement d’être témoin de ce que sa folle élève allait dire ou faire, disparut docilement.

    Zina, en costume de promenade, parut alors, grandie, mûrie, femme déjà par la souffrance et la réflexion, différente en tout de l’enfant moqueuse que Chourof avait quittée à Koumiassine.

    – Prince, dit-elle en lui tendant la main, bonjour ! merci d’être venu.

    Les domestiques qui l’entouraient comprenaient le français plus ou moins, à force de l’avoir entendu parler ; elle hésita un instant :

    – Merci d’être venu... répéta-t-elle en regardant Chourof avec insistance.

    Il comprit sur-le-champ d’ou venait la lettre qu’il avait reçue.

    – Que fait-elle ? dit-il imprudemment.

    – Elle en mourra, répondit la jeune fille. Vous seul pouvez... Cherchez !... Au revoir, ajouta-t-elle en souriant.

    Elle entendait un bruit suspect, et elle s’élança d’un bond jusqu’au tiers de l’escalier, barrant le passage à Justine qui descendait, et qu’elle força à rebrousser chemin jusqu’au palier plutôt que de lui livrer passage.

    Pendant ce temps, Chourof avait endossé sa pelisse, et la voiture qui l’avait amené quittait le perron. Justine, en descendant, ne rencontra que miss Junior, les bras chargés de gros volumes de musique, déposés depuis longtemps dans la grande salle par la main prévoyante de son élève.

    – Est-ce que cela vous amuse de porter ces énormes bagages ? Donnez-les donc au valet de pied, dit Zina en penchant son frais visage sur la rampe.

    Ses yeux pétillaient de malice et de joie. Miss Junior, obéissant à l’injonction, déposa son fardeau sur les bras du domestique. Justine, étonnée, ne comprenait rien à ce manège. Un rire étouffé de Zina lui apprit bien qu’on se moquait d’elle ; mais elle eut beau chercher, elle ne put en découvrir le pourquoi.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXIV

  •  

  • Chourof poursuit ses investigations.

  •  

    En quittant la maison Koumiassine, le prince rencontra un drochki de louage qui, fort cahoté sur les morceaux de neige à demi dégelés, venait, cahin-caha, à sa rencontre. Il se trouve certainement beaucoup de semblables drochkis dans les rues de Pétersbourg, et rien n’est moins extraordinaire que d’en rencontrer un occupé par un monsieur en costume civil, orné de longs favoris et de cheveux très noirs ; cependant le prince fut frappé par l’air dur et concentré du visage qui passait près de lui. Se penchant hors de la portière, il le suivit des yeux et le vit s’arrêter devant la maison qu’il venait de quitter.

    – Ce doit être mon Tchoudessof, pensa le prince, qui devenait étonnamment perspicace depuis que la lettre de la jeune comtesse l’avait brusquement arraché à la tasse de thé qui l’attendait chez lui, le dimanche précédent.

    Changeant d’avis, au lieu de retourner à son hôtel, il indiqua à son cocher l’adresse de certain sénateur qui avait été l’un des meilleurs amis de son père.

    – Là, se dit-il, je saurai à quelle espèce d’homme j’ai affaire.

    Il fut reçu à bras ouverts par l’excellent homme, qui, veuf et sans enfants, ne savait où mettre le trop plein d’un cœur toujours chaud et fait pour la vie de famille.

    – Que te faut-il, que tu viens me voir, polisson ? dit-il au prince, qu’il avait toujours tutoyé.

    – Permettez ! je ne viens pas toujours parce que j’ai besoin de quelque chose !

    – Soit ! admettons que ce n’est pas toujours pour cela ! dit le brave homme en riant d’un bon rire qui secoua sa large poitrine et son ventre épanoui. Je reconnais que tu es venu plus d’une fois pour me faire plaisir. Mais aujourd’hui, en particulier, tu ne vas pas me faire croire que tu aies quitté la campagne pour avoir de mes nouvelles ! Tu es arrivé ce matin ?

    – Ce matin, affirma le prince.

    – De chez qui viens-tu ?

    – De chez la comtesse Koumiassine.

    – Bon ! une jolie nièce, une jolie fille, le voisinage de campagne... Tu viens me demander d’être ton père d’honneur à l’église... Tu veux te marier, hé ?

    Chourof rougit jusqu’aux oreilles inclusivement. Cette malheureuse habitude de rougir avait peut-être été la cause de toutes ses hésitations et de toutes ses mésaventures.

    – Ah ! mon bonhomme, s’écria le sénateur enchanté, j’ai deviné juste !

    – Non, mon excellent ami, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je suis venu effectivement vous demander quelque chose, mais ce n’est pas ce que vous supposez... Je voudrais avoir des renseignements sur un certain Tchoudessof, employé au Sénat.

    – Tchoudessof... Attends donc, j’ai entendu prononcer son nom ces jours-ci... Je ne le connais pas.

    – Eh bien, vous devez avoir un moyen de le connaître, n’est-ce pas, si vous en avez besoin ?

    – Certainement ! Le chef de la chancellerie du Sénat doit savoir ce qui concerne ses employés. Mais qu’est-ce que tu lui veux, à cette espèce d’ecclésiastique ? C’est une famille de prêtre, ça.

    – Je le suppose, d’après son nom (Tchoudessof signifie : des miracles). Mais ce que je veux, c’est savoir quel homme c’est, d’où il vient, ce qu’il fait, de quels moyens il s’est servi pour arriver au grade qu’il a obtenu, tout ce qui concerne sa moralité, bref...

    – Bref, tout ! s’écria le sénateur en riant de plus belle. Comme tu y vas, mon garçon ! Est-ce que tu voudrais épouser sa fille ou courtiser sa femme ?

    – Je voudrais, mon cher ami, dit gravement le prince, que cet homme, s’il n’est qu’un intrigant, comme j’ai quelque lieu de le supposer, n’entrât pas dans une famille de l’aristocratie, et que personne de nous ne fût exposé à saluer un faquin, parce qu’on l’a rencontré chez des gens honorables qu’il a trompés.

    Le sénateur réfléchit un instant.

    – J’y suis ! dit-il enfin. C’est à lui que la comtesse Koumiassine marie sa nièce ? Eh ! dis-moi, est-ce uniquement pour ne pas saluer ce monsieur que tu veux savoir son histoire ? N’y a-t-il pas là-dessous quelque rivalité ?

    Voyant que les oreilles de Chourof retournaient au ponceau, le brave homme ajouta :

    – Ne me dis rien, je ne te demande pas tes secrets. Le motif que tu me donnes est suffisant. Tu as raison : le devoir des grandes familles, dont le grand nom immaculé fait partie des fleurons de la couronne de Russie, est de se soutenir entre elles et de ne pas permettre aux pierrots vulgaires de piller leur moisson. Es-tu très pressé ?

    – Je voudrais savoir ce que je vous demande tout de suite, si c’est possible.

    – Tout de suite ! comme tu y vas ! Non, mon cher, tu ne le sauras pas tout de suite. Si tu veux venir demain, à une heure de l’après-midi, je te dirai probablement ce que tu veux savoir, mais pas une minute avant.

    Chourof, enchanté du succès présumé de son entreprise, se confondit en remerciements. Il dîna avec le sénateur et rentra de bonne heure à l’hôtel, où il ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain onze heures, pour réparer le sommeil perdu.

    À une heure précise, il entrait chez le bon vieillard qui, tout en lui montrant un siège, lui cligna de l’œil d’une façon significative.

    – Si tu l’aimes, ton Tchoudessof, tu vas avoir bien du chagrin. Vos beaux yeux vont pleurer ! comme dit la chanson.

    – J’aurai du courage. Allez toujours.

    – Eh bien, voilà, mon ami ! Ton protégé – ici le vieux sénateur rit silencieusement, faisant aller et venir par saccades son joyeux bedon – ton protégé est entré au service de très bonne heure ; il avait à peine vingt-deux ans, qu’il quitta l’armée pour entrer au Sénat, après deux années de service militaire... Dans l’infanterie, tu sais ! c’est ingrat... C’est une dame qui l’a recommandé !...

    Le rire joyeux reprit, mais moins long, cette fois.

    – La dame... Tu ne tiens pas à savoir son nom ?

    Le prince fit un signe négatif.

    – Cette dame était une ancienne amie de couvent de sa mère, mais encore jeune pour son âge, et jolie. Elle aimait beaucoup à placer les jeunes gens. Le nombre des employés qu’elle a fournis au service de l’État – le sénateur recommença à rire – est incalculable, et la couronne lui devrait une récompense civique, s’il y avait quelque justice en ce monde. Comment Tchoudessof a-t-il retrouvé son nom ? De quelle façon a-t-il mérité sa bienveillance ? Le rapport est muet sur ce chapitre. Veux-tu que nous nous en informions ? continua le vieux railleur en s’arrêtant court.

    – Non, merci ! dit le prince, qui ne put s’empêcher de rire. Je m’en doute. Continuez, je vous en prie.

    – Eh bien, entré au service à l’âge de vingt-deux ans, il resta dans les bureaux, inconnu, oublié, recevant de temps à autre cent roubles de gratification pour son assiduité, mais n’avançant point. Soudain son chef de bureau fut dénoncé pour concussion par lettre anonyme, et le chef de bureau qui lui succéda prit Tchoudessof en amitié et lui procura un avancement rapide. Tu ne te réjouis pas de sa bonne fortune ?

    Le prince partagea le rire communicatif de son interlocuteur.

    – À partir de ce moment, tout réussit à Tchoudessof, car, à peine était-il sous-chef, qu’on découvrit – par un hasard bien malheureux et dont notre protégé fut longtemps inconsolable – que le chef de bureau entretenait des relations coupables avec la femme d’un général civil, chef de service dans un autre département. Celui-ci se plaignit ; il y avait eu scandale, des lettres très détaillées avaient été trouvées par des employés subalternes, on avait glosé ; bref, le chef de bureau fut mis en disponibilité et, par rang d’ancienneté, Tchoudessof obtint sa place. Il a été décoré de divers ordres, car il ne néglige pas son ancienne protectrice : dernièrement encore, sachant qu’elle aime les petits chiens, il lui en a acheté un, ce qui n’est rien, mais il a eu la constance de le porter sous son bras tout le long de la Perspective, jusqu’au domicile de la dame. Ceux qui l’ont rencontré – il y en a beaucoup – n’ont pas pu faire autrement que d’admirer sa reconnaissance, la mémoire du cœur, comme il l’appelle, pour des services rendus il y a si longtemps. C’est une belle âme ! Eh bien, es-tu content ?

    – Enchanté... dit le prince avec un dégoût manifeste. C’est tout ?

    – Il y a encore le chapitre des mœurs. De ce côté-là, Tchoudessof est inattaquable, oh ! inattaquable ! On ne l’a jamais vu dans une maison douteuse, ni chez une femme mariée ! C’est qu’il a des principes, vois-tu ! Il ne fréquente que des veuves, absolument et authentiquement veuves ! Voilà tout ce que j’ai pu recueillir à ton intention ! Le bouquet est joli, ce me semble.

    – Mais, dit le prince, si cet homme est tel que vous le dépeignez, comment se fait-il qu’on le garde au service ?

    – Que tu es bien de ta province ! Crois-tu que nous n’ayons que des prix Monthyon dans nos bureaux ? Et puis, mon cher, c’est élémentaire : quand un employé fait exactement son devoir, sa vie privée ne nous regarde pas, à moins qu’il n’y ait scandale...

    – Mais les faits que vous m’avez rapportés relativement à son avancement ?

    – Eh bien ? c’est de la vie privée, cela ! Des suppositions ! Il n’y a pas de preuves ! Mais sois tranquille, va, quand nous avons besoin d’un homme de confiance pour une mission personnelle ou délicate, nous savons choisir ; nous consultons alors les documents que j’ai fouillés pour ton usage.

    – Je vous remercie infiniment, dit le prince avec effusion. C’est une désagréable corvée...

    – Eh ! eh ! cela a bien son côté drôle ! Quand on est revenu de tout, comme moi, cela dégoûte toujours, mais cela ne met plus en colère.

    – Il ne me reste plus qu’une chose à savoir, reprit Chourof : par quelle voie est-il arrivé jusqu’à la comtesse Koumiassine ?

    – Est-ce que tu ne peux pas lui demander ?

    – Non, soupira Chourof, c’est impossible.

    – Attends, je vais sonner mon valet de chambre : c’est une gazette ambulante, il nous le dira peut-être.

    Piotre fit son entrée. C’était un homme de cinquante-cinq ans, maigre, menu, l’air sérieux et presque dogmatique. Il resta immobile près de la porte.

    – Connais-tu un nommé Tchoudessof, employé au Sénat ?

    – Comment ne pas le connaître !... Il va se marier.

    – Tu vois ! fit le sénateur en clignant de l’œil à l’adresse du prince. Qui épouse-t-il ?

    – La pupille de la comtesse Koumiassine.

    – Est-ce une jolie demoiselle ?

    – Jolie ! répondit laconiquement le serviteur.

    – Qui est-ce qui a présenté le futur dans la maison ?

    – Je ne sais pas.

    – Chez qui allait-il avant ?

    – Chez madame Termine... chez madame Lojinof...

    Le valet de chambre nomma plusieurs dames de la noblesse qui avaient reçu Tchoudessof par condescendance, parce que leurs maris avaient avec lui des relations de service, ou bien comme danseur pour les bals de l’hiver.

    – Quelqu’une de ces dames connaît-elle la comtesse ?

    – Non, dit le serviteur ; mais elles connaissent presque toutes madame Souftsof, qui la connaît.

    – Très bien, dit le sénateur, tu peux t’en aller.

    Le domestique se retira, sans témoigner d’étonnement.

    – On n’en fait plus comme ça ! dit mélancoliquement le sénateur quand Piotre eut refermé la porte... Quand tu auras mon âge, tu ne trouveras plus à te faire servir. Les vrais domestique, les bons, ceux que nos pères avaient formés, savaient tout, et non seulement ils ne disaient rien, mais ils ne se demandaient pas seulement le pourquoi des choses.

    Sur ce panégyrique des anciens serviteurs, le prince prit congé de son vieil ami.

    – Me tiendras-tu au courant de tes entreprises ? lui dit celui-ci en le quittant.

    – Soyez tranquille, répondit Chourof, vous entendrez bientôt parler de moi.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXV

  •  

  • La provocation.

  •  

    En sortant de chez son ami, le prince s’en alla tout droit chez madame Souftsof, qu’il connaissait pour l’avoir vue à la campagne, lorsqu’elle était venue chez la comtesse, quelques années auparavant. Depuis lors, à chacun de ses voyages à Saint-Pétersbourg, il n’avait pas manqué de lui présenter ses hommages. La dame, qui était pleine d’esprit, appréciait la droiture et la franchise du pauvre prince Charmant.

    Au bout de cinq minutes de conversation, le nom de Vassilissa se trouva prononcé.

    – Elle se marie, je crois, dit machiavéliquement le prince.

    – Non, répondit madame Souftsof, on la marie, et je n’ai pas l’esprit tranquille quand j’y pense, car j’ai à me reprocher d’avoir présenté le fiancé dans la maison... Qui pouvait se douter, pourtant, que la pauvre fille le prendrait en grippe à première vue !

    – Cela va si loin ? dit le prince, dont le cœur se mit à battre si fort qu’il eut peur que madame Souftsof ne l’entendit.

    – Le jour des fiançailles, elle a déclaré publiquement, dans la salle de bal, qu’elle le détestait. Jusque-là, du reste, elle n’en avait rien fait paraître ; la comtesse dit que c’est pour attirer l’attention sur elle qu’elle se pose en victime, et qu’au fond elle est très satisfaite de son sort.

    – Quand le mariage doit-il avoir lieu ? demanda le prince qui crut avoir reçu l’injure qu’on faisait à Vassilissa.

    – Le dimanche après Pâques : dans une quinzaine de jours, par conséquent.

    – Et vous, madame, est-ce que vous partagez l’opinion de la comtesse sur mademoiselle Vassilissa ?

    Madame Souftsof resta silencieuse pendant un moment, qui parut bien long à Chourof. Il avait peur de s’être montré indiscret.

    – Non, dit-elle enfin, je sais que la comtesse, dont l’excellent cœur est bien connu, se fait facilement illusion sur les choses qu’elle désire : – elle aime à se voir obéir, il est bien probable qu’elle prend la résistance de sa nièce pour de l’amour-propre. Je regrette de m’être mêlée de cette affaire : c’est une leçon, et on ne me reprendra plus à arranger des mariages.

    Le prince se sentit plus navré que jamais. Celle qu’il aimait était-elle donc si malheureuse qu’elle ne pût même pas parler librement sans se voir accusée de mensonge ?

    – Je suis curieux de voir ce M. Tchoudessof, dit-il. J’ai connu les deux demoiselles de la comtesse toutes petites filles, et je m’intéresse à leur sort. Où peut-on rencontrer ce monsieur ?

    – Il dîne le plus souvent, à ce que je crois, au club de la petite noblesse, vous savez, près du pont de Police. Vous le trouverez là probablement vers six heures. Je sais qu’il s’y rend communément en quittant sa fiancée.

    Après quelques minutes d’entretien banal, qui lui coûtèrent beaucoup de force d’âme, il prit congé de madame Souftsof.

    Ainsi, en ce moment même, le monstre à longs favoris et à cheveux noirs et plats, avec la raie au milieu, courtisait sa malheureuse fiancée et la forçait d’entendre ses odieuses protestations d’amour ! Peut-être même baisait-il les mains de Vassilissa, ces mains adorables que lui, Chourof, n’avait baisées qu’en rêve !

    L’idée de cette insolence fit faire au prince de si grandes enjambées, qu’il arriva au club de la petite noblesse un des premiers.

    Il n’avait pas ses entrées, c’était pour la première fois de sa vie qu’il mettait les pieds dans ce refuge de la noblesse récente acquise dans la bureaucratie, refuge fort méprisé de l’aristocratie et fort envié de la bourgeoisie, qui n’y pouvait entrer. Mais quand le suisse, ne le reconnaissant pas pour un habitué, voulut lui demander son permis, il lui jeta au nez sa carte avec un geste de dédain.

    Le suisse, déjà suffisamment convaincu par cette noble façon d’agir, lut : « prince Chourof », et s’inclina bien bas.

    Le prince monta l’escalier et pénétra dans les salons. Pendant qu’il parcourait l’immense établissement, fort bien aménagé, du reste, et luxueusement meublé, les regards curieux des abonnés se portaient sur lui.

    – C’est un nouveau membre, disaient-ils entre eux. – On ne l’a jamais vu ! – Qui l’a présenté ? – C’est probablement un invité.

    Chourof prit un journal et se mit à le lire, levant la tête à chaque nouvel arrivant. Deux fois le garçon vint lui demander s’il dînerait à table d’hôte ou à la carte, deux fois le prince répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il y penserait.

    Enfin, les favoris et les cheveux plats qu’il avait rencontrés devant la porte de la comtesse firent leur apparition dans l’embrasure de la porte.

    – Ah ! bonjour, Tchoudessof, dit un habitué. Vous êtes en retard aujourd’hui.

    – Cela se comprend : auprès d’une fiancée, le temps paraît court, dit un autre.

    Chourof bouillait. Le nom de Vassilissa prononcé dans cet endroit public où le premier venu, s’il avait seulement un an de service dans les bureaux, pouvait venir dîner pour 60 kopeks !

    Tchoudessof, souriant d’un air fat, répondit quelques mots. Au moment où il frôlait Chourof pour se rendre dans la salle à manger, le prince lui barra le passage.

    – Pardon ! dit-il, monsieur Tchoudessof, je crois ?

    – C’est moi-même, monsieur. À qui ai-je l’honneur de...

    – Le prince Alexandre Chourof. Voici ma carte.

    Tchoudessof s’inclina avec la flexibilité propre à son échine en présence d’un grand personnage.

    – En quoi puis-je être agréable à Votre Excellence ? dit-il du ton le plus aimable.

    – N’y a-t-il pas ici un endroit où nous puissions causer un instant sans être dérangés ? demanda sèchement le prince.

    – Parfaitement ! Si Votre Excellence veut me suivre...

    L’Excellence emboîta le pas derrière Tchoudessof, et au bout d’un instant ils s’assirent tous deux sur d’excellents fauteuils, dans un joli boudoir bleu et or. Un domestique vint allumer deux becs de gaz et se retira.

    – J’irai droit au fait, monsieur, dit Chourof, qui n’était pas né diplomate et qui avait passé une rude journée à déguiser sa pensée. On faisait tout à l’heure allusion à votre mariage : est-ce bien vous qui voulez épouser mademoiselle Gorof, la nièce et pupille de madame la comtesse Koumiassine ?

    – C’est moi, monsieur. J’ai l’inestimable bonheur d’être agréé par madame la comtesse et par mademoiselle Gorof.

    – Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ? fit Chourof en s’approchant un peu sur son fauteuil.

    Toute l’ardeur guerrière qu’il avait ressentie à Sébastopol l’enflammait en cet instant, bien que son adversaire ne méritât pas tant d’honneur.

    – Mais, monsieur... je n’ai nul motif d’en douter, répondit Tchoudessof, secrètement inquiet, mais décidé à faire face à cette attaque inattendue.

    – On m’a dit autre chose, à moi. On m’a dit, et je ne vous cacherai pas que ce bruit court la ville entière, que vous vous obstinez à réclamer la main de mademoiselle Gorof, malgré l’aversion qu’elle vous témoigne. Or, monsieur, dans la noblesse – Chourof appuya sur ce mot de façon à faire comprendre à son interlocuteur qu’il ne le considérait pas comme faisant partie de cette noblesse – nous avons une grande solidarité, et nous ne pouvons accepter une mésalliance, – je dis : « une mésalliance », que si elle a la passion pour excuse. Le cas n’est point celui de mademoiselle Gorof, me suis-je laissé dire.

    – Mais, monsieur, fit Tchoudessof avec un sourire sarcastique qui lui donna l’air d’un singe aux prises avec une noix récalcitrante, vous n’êtes ni le père, ni le tuteur de mademoiselle Gorof, et si madame la comtesse agrée ma recherche...

    En faisant son petit discours, il se leva comme pour faire comprendre au prince que le sujet de la conversation lui paraissait épuisé. Chourof ne bougea pas plus qu’un terme, mais il essaya de précipiter le dénouement :

    – Vous n’en restez pas moins un cuistre, dit-il, pour vouloir épouser une jeune fille qui vous a donné des preuves publiques de son aversion et de son mépris.

    – Cela, monsieur, c’est mon affaire !... dit Tchoudessof, qui battit en retraite vers les salles communes.

    Le prince se leva vivement et le saisit par le bras.

    – C’est aussi la mienne, monsieur ! lui dit-il d’une voix contenue. Depuis des siècles... oui, monsieur, des siècle !... ma famille est l’alliée et la voisine de la famille Koumiassine. Je ne puis permettre qu’elle se commette avec vous ! En attendant que le comte revienne pour vous couper les oreilles comme vous le méritez, je vais faire part à madame la comtesse du dossier privé qui contient l’histoire de votre vie, et que je me suis procuré, par des moyens honnêtes, monsieur. Peut-être la comtesse changera-t-elle d’avis.

    Ils étaient arrivés presque au seuil de la salle à manger. Des têtes curieuses s’avançaient de tous côtés au bruit des voix irritées.

    – Le comte est loin, monsieur le prince, répliqua Tchoudessof. Et quant à vos calomnies...

    Ce mot n’était pas prononcé que Tchoudessof recevait le gant du prince au travers de la figure.

    – Vous me rendrez raison de ces paroles, monsieur ! dit Chourof, qui avait peur que son adversaire ne gardât l’injure sans vouloir la venger.

    Tchoudessof, blême de rage, n’avait qu’une idée : quel malheur que le prince eût attendu jusque-là pour le souffleter ! On eût pu s’arranger, tandis que maintenant le duel était nécessaire !

    Faisant de nécessité vertu, et pensant qu’après tout un duel pour sa fiancée le relèverait aux yeux de tout le monde, de toutes les femmes, sans excepter Vassilissa elle-même, il s’écria en fausset :

    – Nous nous battrons, monsieur !

    – Parbleu ! je ne me suis dérangé que pour cela ! répondit le prince. Vous avez mon nom, je demeure hôtel Demouth, à deux pas d’ici. Je me considère l’offensé ; mais, de par mon gant, vous avez le choix des armes. J’attendrai vos témoins toute la soirée, sinon... Mais j’espère, monsieur, que vous avez bonne mémoire et que je ne serai pas forcé de vous répéter ce que je vous ai dit tout à l’heure.

    Les camarades de Tchoudessof, furieux, voulaient faire un mauvais parti au prince ; quelques-uns d’entre eux ne se gênaient guère pour exhiber, chez eux, des manières de crocheteurs, qu’une légère couche de vernis conventionnel couvrait au club. Mais Chourof les regarda d’un air si hautain, sa noble physionomie et la droiture de son âme, visible dans ses yeux, contrastaient d’une façon si remarquable avec l’air louche et la colère haineuse de son rival, que les honnêtes gens – et il y en avait beaucoup de présents – protégèrent la retraite de Chourof jusqu’au dehors et lui témoignèrent les égards de la meilleure compagnie.

    Rentré chez lui, Chourof commença par se laver et changer de toilette, pour se débarrasser de l’odeur de graillon truffé que ses vêtements avaient contractée dans la salle à manger du club. Puis il se rendit chez Zakharief.

    Celui-ci dînait en famille. Chourof lui fit passer sa carte, avec la prière de venir le trouver dès qu’il aurait fini.

    Vingt minutes après, Zakharief entrait dans le salon du prince.

    – Je me bats demain, lui dit celui-ci.

    – Allons donc ! pas de mauvaise plaisanterie après dîner ! Cela trouble la digestion.

    – J’en suis bien fâché pour votre digestion, mon cher ami, mais c’est la vérité. Je vais faire monter du café et des liqueurs pour rétablir cette digestion troublée, et l’on m’apportera à dîner, car j’ai grand faim ; – et, en attendant que les gens m’aient servi, car on attend toujours à l’hôtel, je vous raconterai mon histoire.

    Zakharief fut bientôt au courant de l’histoire. Le prince lui donna la raison officielle, à savoir que la comtesse s’était laissé tromper par un intrigant ; qu’en l’absence du comte Koumiassine, lui, prince Chourof, son voisin et ami, avait sommé le malotru de renoncer à entrer dans une noble famille, et ce qui s’ensuit.

    – Mais pourquoi, dit Zakharief après un moment de réflexion, ne vous êtes-vous pas adressé à la comtesse elle-même ?

    Chourof haussa les épaules.

    – J’ai commencé par aller la voir, dit-il, elle m’a reçu à peine poliment. Elle s’est mis ce mariage en tête, elle ne veut pas même attendre le retour du comte pour le conclure. Elle aurait le reste de sa vie pour le regretter, je lui rends un service dont elle me saura gré plus tard. Nous sommes un peu parents, vous savez...

    – Et vous courez risque de vous faire estropier pour empêcher un intrigant d’entrer dans sa famille ? dit Zakharief pensif.

    – Enfin, voyons, mon cher ! s’écria Chourof, qui, à bout de ressources, trouva une idée lumineuse : supposez que j’eusse l’intention de demander en mariage la jeune comtesse Zénaïde, croyez-vous qu’il me serait agréable d’avoir ce monsieur pour cousin ?

    – Ah ! très bien ! très bien ! répondit Zakharief. Je comprend. Parfait !... Vous voulez que je sois votre témoin ?

    – C’est ce que je voulais vous demander.

    – Et qui sera le second ?

    – Je n’en sais rien. Amenez-moi un de vos amis.

    – Mon neveu ! Je cours le chercher.

    – Non, dit Chourof, restez ici. On peut venir à toute minute. Mon domestique ira le prévenir.

    Une demi-heure après entra le neveu de Zakharief, tout jeune officier de dix-neuf ans, qui se mit au service du prince avec un vif plaisir. C’était sa première affaire.

    – Vous n’allez pas le tuer, n’est-ce pas ? dit Zakharief, vous êtes trop fort à toutes les armes pour saigner à blanc ce coq d’Inde ?

    – Cela dépend de lui, dit le prince. S’il se soumet, il en sera quitte pour une première égratignure ; mais s’il fait le méchant et qu’il persévère dans ses projets, ma foi, je crois que j’en débarrasserai la terre sans remords. Vous l’avez dit, c’est un coq d’Inde, et je le traiterai comme tel. En attendant, allumons un cigare.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXVI

  •  

  • Le choix des armes.

  •  

    La soirée s’écoula tranquillement chez le prince Chourof. Les trois amis, car le neveu de Zakharief n’avait pas tardé à passer du rôle de témoin à un rôle plus intime, fumèrent quelques cigares, prirent quelques verres de thé, parlèrent du prochain dégel, de la Néva qui allait débâcler, du Théâtre-Français, d’un futur voyage à l’étranger, de tout, en un mot, excepté des témoins qu’ils attendaient.

    Le jeune officier ne pensait pourtant pas à autre chose : il ne craignait rien pour Chourof, qui lui semblait invulnérable, mais il se disait en lui-même :

    – Quelle figure devrai-je faire devant les témoins ? Faut-il être tout à fait à mon aise ? Mais trop d’aisance paraîtrait de l’affectation ! Un peu de roideur ne messiéra pas. Du reste, je regarderai mon oncle.

    Son oncle, en effet, n’en était pas à sa première affaire, bien que les duels, en Russie soient beaucoup plus rares – mais en revanche beaucoup plus sérieux – qu’en France, où l’on se bat tous les jours pour un futile prétexte, où par conséquent le duel à l’épée et au premier sang suffit dans la plupart des cas. Zakharief savait d’ailleurs que le prince, tireur de premier ordre, charmait souvent les interminables loisirs de la vie de campagne en abattant des hirondelles au vol avec des pistolets de précision.

    Cependant deux bonnes heures s’étaient écoulées depuis la fin du dîner, et les témoins attendus n’arrivaient pas.

    Il y avait à cela une bonne raison : Tchoudessof, après l’insulte publique qu’il avait reçue, s’était efforcé de trouver de bons témoins, c’est-à-dire des témoins pacifiques, sérieux, un peu imposants, capables d’arranger une affaire, ou du moins – car cette fois il n’y avait guère de place pour un arrangement – assez habiles pour organiser un petit duel anodin. Par malheur, les gens raisonnables n’étaient pas ses amis au club du pont de Police ; tout en lui, ses paroles, son attitude, ses gestes, exhalait un parfum de friponnerie qui mettait les gens en garde contre lui. Au bout de quelques minutes, dans la grande salle du club, il ne restait plus autour de notre héros que quelques énergumènes.

    – C’est une insulte grave ! disait l’un. Il faut qu’elle soit lavée dans le sang ! – Vous ne souffrirez pas, disait un autre, que notre club supporte sans vengeance un pareil affront ?

    Nous passerons sous silence toutes les phrases belliqueuses, voire même héroïques par procuration, qui furent prononcées dans cette circonstance. La comédie des amis qui se sentent outragés se reproduit invariablement la même partout. Le siècle et le pays n’y font absolument rien.

    – Qui est-ce qui me servira de témoin, demanda Tchoudessof d’une voix émue.

    Les amis belliqueux s’entre-regardèrent. Ils savaient qu’en Russie les peines édictées contre le duel sont très sévères.

    – Moi, dit le plus enragé de tous, j’aurais bien voulu, mais ma femme est malade en ce moment, et vous comprenez, mon cher, qu’une émotion...

    Tous les autres trouvèrent des motifs d’abstention aussi sérieux que celui-là. Il y eut même un employé du ministère des finances qui se déclara enrhumé.

    – Si on pouvait se battre dans une chambre bien chauffée, je serais votre homme, n’en doutez pas... Mais il faudra courir pas mal loin, par ce temps de dégel, et, si mon coryza devenait une fluxion de poitrine, je ne me le pardonnerais pas.

    Un seul des assistants restait immobile et muet. Sa figure rébarbative, sa moustache et ses favoris coupés d’une façon martiale semblaient indiquer qu’il avait, comme Tchoudessof, connu le noble métier des armes. En réalité il n’avait jamais connu que le métier de plumitif. Il avait des allures de guerrier à cause de son nom, Voïnof, qui signifie guerrier. Il profita d’un moment de silence pour venir frapper sur l’épaule de son collègue dans l’embarras.

    – C’est moi qui serai votre témoin ! Seulement, vous concevez bien que je ne me dérangerai pas pour une affaire qui se terminerait en queue de poisson. Il nous faudra des excuses par écrit... sinon...

    – Pourquoi par écrit ? dit Tchoudessof d’un accent désespéré.

    La discussion s’engagea sur ce point. Voïnof eut beaucoup de peine à faire la concession demandée. Il y vint pourtant, car l’idée d’assister à un duel l’avait mis en goût, et il craignait de manquer l’affaire s’il se montrait par trop tenace.

    Ce fut bien autre chose quand il s’agit des conditions du combat. Tchoudessof, qui avait conservé le goût des armes à feu depuis le temps où il chassait dans le petit bois de bouleaux, avait chez lui une paire de pistolets dont il se servait assez proprement.

    – Mettez-nous à trente pas, dit-il à Voïnof... On tirera au commandement.

    – Vous plaisantez ! répliquait son adversaire (nous voulons dire son interlocuteur). Il n’y a que les bourgeois qui se battent ainsi ! Vous oubliez, mon cher, qu’il vous a mis son gant sur la figure ! Un bon duel à la barrière, voilà ce qu’il nous faut. On vous mettra à trente pas, si vous voulez ; mais vous pourrez faire dix pas chacun, et vous tirerez à volonté. Le premier qui aura fait feu devra s’avancer jusqu’à la limite. C’est la règle ; il n’y a pas moyen d’y échapper... À propos, il faudrait se procurer des pistolets...

    – J’en ai chez moi, dit Tchoudessof, qui vit poindre dans sa nuit désolée un rayon d’espérance.

    – Chez vous ? mais si vous vous en êtes déjà servi...

    – Jamais ! jamais ! se hâta de dire Tchoudessof.

    – Mais alors pourquoi les aviez-vous, si ce n’était pas pour vous en servir ?

    – C’est un cadeau d’un ami qui me devait quelque argent, et qui me les a laissés faute de pouvoir rembourser...

    – Vous m’affirmez que vous ne vous en êtes jamais servi ?

    – Jamais ! vous pouvez m’en croire. D’ailleurs, où aurais-je pu m’en servir ? Mon logement est trop petit...

    Tchoudessof ne disait pas que derrière son logement il y avait une vaste cour déserte, faite à souhait pour le plaisir d’un amateur de tir au pistolet.

    – C’est parfait ! dit Voïnof, qui ne demandait pas mieux que de croire à cette affirmation, car cela lui épargnait l’ennui de se procurer des armes.

    – Je vous avoue, insinua Tchoudessof, que la bonne foi du prince me paraît un peu suspecte... Puisque j’accepte le combat dans les conditions plus dangereuses que vous trouvez seules convenables, faites-moi une petite concession... Il pourrait se faire que le prince apportât des armes faussées, qu’il aurait essayées à loisir... Après tout, je ne le connais pas, moi, ce monsieur ! Un coup de lime sur une mire est vite donnée... Je viserais droit avec son pistolet, et ma balle irait de travers...

    – Mais que voulez-vous que j’y fasse ? On tirera les armes au sort...

    – Non... offrez au prince de choisir... Ou je me trompe fort, ou il nous laissera le choix !

    – Il n’est donc pas si canaille que vous voulez bien le dire ?

    – C’est-à-dire qu’il n’osera pas faire autrement !

    – Vous tenez donc bien à tirer avec vos armes ? dit Voïnof impatienté.

    – Je vous ai dit le motif... Et puis, il y a peut-être dans mon fait un peu de superstition.

    – Vous me donnez votre parole d’honneur que vous ne vous êtes jamais servi de vos armes ? Votre parole d’honneur ? insista Voïnof en regardant son homme dans le blanc des yeux.

    – Je vous la donne !... Du reste, si ce que je vous demande ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à le dire, il n’y a rien de fait...

    En voyant Tchoudessof se lever comme un homme bien décidé, Voïnof sentit ses scrupules se fondre. Il ne voulait pas manquer son duel :

    – Bah ! se dit-il, après tout, un pistolet ou un autre, qu’est-ce que ça fait ? Comme il vous plaira, ajouta-t-il tout haut.

    – Un pistolet ou un autre, ça fait beaucoup ! se disait à part lui Tchoudessof. Me voilà bien tranquille. À présent, prince Chourof, à nous deux : vous allez passer un mauvais quart d’heure, c’est moi qui vous le dis.

    Ce n’était pas tout : il fallait trouver encore un témoin ; Voïnof se chargea de l’affaire. Il alla chercher un jeune homme timide, du même bureau que lui, un pauvre garçon qu’il amena là comme on mène un agneau à la boucherie. Il fallut, en outre, faire un bout de toilette, mettre un habit.

    Voilà pourquoi Chourof et ses amis attendaient.

    Ils commençaient à trouver le temps fort long et à devenir un peu nerveux, quand un coup de sonnette retentit. Le domestique apporta deux cartes. Noms inconnus. Évidemment, c’étaient eux.

    Voïnof, suivi de son jeune ami blond, entra d’un air vainqueur ou qui essayait de l’être. On se salua froidement. Le prince s’était retiré dans une pièce voisine pour laisser le champ libre aux négociations.

    M. Tchoudessof faisait savoir, par l’intermédiaire de ses témoins, que si M. le prince Chourof voulait bien exprimer en présence de quelques personnes – peu nombreuses, d’ailleurs, – le regret d’avoir été un peu brusque, d’avoir été trompé par un malentendu, M. Tchoudessof se contenterait de cette explication verbale, sans demander d’excuses par écrit.

    Au mot « excuses », le jeune officier tressauta dans son fauteuil, et une expression peu parlementaire faillit lui échapper. Heureusement, il regarda son oncle, qui, souriant avec aménité, demandait à ses interlocuteurs :

    – M. Tchoudessof a-t-il prévu le cas d’un refus ?

    – Sans doute ! dit Voïnof.

    – Je m’en doutais, répliqua Zakharief toujours souriant. Et alors, quelles armes choisira-t-il ?

    – Le pistolet, monsieur ! Il s’agit ici d’une injure grave et qu’un homme d’honneur...

    – Le pistolet ? interrompit Zakharief. Fort bien...

    – Permettez, messieurs, dit le second témoin d’une voix flûtée, avant de parler de ces choses, ne serait-il pas plus rationnel, plus humain, de chercher le moyen de terminer à l’amiable un différent qui...

    – Il n’y en a qu’un, monsieur, interrompit Zakharief toujours souriant, et M. Tchoudessof le connaît. Vous en a-t-il parlé ?

    Les deux témoins de Tchoudessof se regardèrent un peu déconcertés.

    – Il n’a parlé que d’excuses... dit le jeune homme blond.

    – De quelle part ? dit le jeune officier, se contenant à peine et haussant un peu la voix.

    – Mais, naturellement, de la part de l’offenseur.

    – Allons, reprit Zakharief, je vois que M. Tchoudessof ne vous a pas parlé de mon moyen. Revenons aux conditions de la rencontre.

    Les conditions furent aussitôt acceptées que proposées, sans réflexions ni contestations inutiles.

    – C’est très correct... Telle fut la réponse de Zakharief. Et, ajouta-t-il, avez-vous quelque préférence pour un lieu de rendez-vous ?

    – Non, M. Tchoudessof nous a laissés libres de choisir.

    – Eh bien, avez-vous choisi ?

    – Pas encore...

    – Voulez-vous que je vous aide ? Prenons l’île de Krestovsky. Les premiers arrivés attendront près du pont, dans le taillis. Je connais là une clairière qui semble faite tout exprès...

    Zakharief, en disant ces mots, eut un léger sourire qu’il réprima soudain. Cette clairière était celle où, une quinzaine d’années auparavant, il avait fait ses premières armes contre un de ses camarades, hussard de Grodno. Il avait eu, ce jour-là, toutes les chances : d’abord, la cause du duel était une créature éminemment frivole qu’il avait soufflée au hussard – et, dans des circonstances semblables, on aime toujours mieux être l’offenseur que l’offensé ; – ensuite, quoique fort médiocre tireur, il était parvenu à blesser son camarade juste assez pour que l’honneur fût déclaré complètement satisfait, et pas assez pour avoir des remords ; enfin, ce duel avait été l’origine d’une étroite amitié entre les deux adversaires.

    Zakharief se rappelait tout cela et mettait une sorte de superstition dans le choix de cette même clairière pour le duel du prince.

    La superstition, en effet, n’est pas, comme on pourrait le croire, l’apanage exclusif de quelques esprits faibles. Elle pénètre dans les cœurs les plus fermes, toutes les fois qu’il s’agit de soumettre son bonheur, sa fortune, sa vie ou celle d’un être cher aux chances d’un inconnu toujours redoutable. Y a-t-il beaucoup de marins qui soient exempts de cette faiblesse ? c’est qu’ils savent combien la mer est perfide, combien tous les calculs de la prudence humaine sont peu de chose contre l’ouragan qui peut survenir d’une minute à l’autre, contre une étincelle qui suffit à allumer l’incendie en pleine mer, contre le brouillard qui cache la route des étoiles et qui empêche les navires d’éviter les bas fonds ou les récifs ! Combien de militaires, à la veille d’une bataille, n’ont-ils pas eu pour eux ou pour un cher camarade des pressentiments de mort ! Et les joueurs... en est-il un sur cent, un seul, qui ne croie pas être doué du pouvoir mystérieux de pressentir la chance ou la déveine ? Encore ce centième, ce joueur impassible qui ne croit pas, comme il dit, « à toutes ces bêtises », demandez-lui pourquoi, jouant au baccarat ou au lansquenet, il augmente brusquement son enjeu quand c’est à lui de prendre la main ! Il sait bien qu’à chaque coup les chances sont égales pour les deux adversaires, mais il a confiance, sans vouloir s’en rendre compte, il a confiance uniquement parce qu’il tient les cartes dans sa main !

    Le jour où il n’y aura plus de superstition dans le monde, c’est que la terre sera habitée par une race de sages. Nous n’en sommes pas encore là.

    Mais revenons à nos héros.

    – Krestovsky ? dit le compagnon de Voïnof avec une hésitation visible, c’est bien loin... Et puis, il dégèle, ce soir...

    – Eh bien, nous mettrons des galoches ! riposta Zakharief. On ne peut pourtant pas se battre dans la grande salle de l’Assemblée de la Noblesse, que diable ! Ce serait peut-être dangereux pour les glaces ! Voyons, quelle heure choisissez-vous ?

    – Sept heures du matin, dit Voïnof.

    – Fort bien ! heure militaire.

    Zakharief se leva ; son neveu, qui ne le quittait pas des yeux et qui admirait son sang-froid imperturbable, fut debout aussitôt que lui.

    Les témoins de Tchoudessof, comprenant ce langage muet, mais expressif, se levèrent à leur tour. On se salua cérémonieusement, et ils firent une sortie plus modeste que leur entrée.

    – Nous couchons ici, n’est-ce pas ? dit Zakharief au prince après l’avoir mis au courant des résultats de l’entrevue.

    – Merci, mes amis, dit Chourof.

    – Ah ! diable ! Et ma femme que j’oubliais ! Elle va me tirer les oreilles demain, bien sûr. Je vais écrire un mot pour lui dorer la pilule. Toi, mon neveu, va-t-en chercher les pistolets de tir. Si ces animaux en apportent aussi, on tirera au sort.

    – Sont-ils bons, les vôtres ? demanda le prince au jeune officier.

    – Des Devisme.

    – Tant mieux pour le Tchoudessof. Si j’ai de bonnes armes, je pourrai lui casser ce que je voudrai sans trop l’endommager.

    Le prince serra la main à ses deux compagnons, s’occupa de leur coucher, et rentra dans sa chambre. Il ne se mit pas au lit tout de suite ; son premier soin fut d’écrire un testament olographe dont voici la teneur :

    « En cas de mort, je lègue à mademoiselle Vassilissa Gorof, fille unique de madame veuve Gorof, et demeurant actuellement chez madame la comtesse Koumiassine, la pleine et entière propriété de tous mes biens meubles et immeubles, à la seule charge de faire usage, pour le bien-être physique et moral de mes anciens paysans, d’une portion de mes revenus déterminée par elle selon ce que son bon cœur lui dictera. »

    Après avoir signé et daté cet important document, il plia la feuille de papier, la mit sous enveloppe, et la laissa sur sa table pour la confier à son ami Zakharief.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXVII

  •  

  • Le duel.

  •  

    Le lendemain matin, quand Zakharief et son neveu frappèrent à la porte de la chambre à coucher du prince, celui-ci était déjà debout :

    – Tenez, dit-il à Zakharief, mettez ce pli dans votre poche. S’il m’arrivait un malheur...

    – Allons donc, voulez-vous bien ne pas plaisanter !

    – Il faut tout prévoir. J’aurais bien tort, certes, de me plaindre de la vie, mais, après tout, je n’y tiens pas outre mesure.

    – Tenez-y dans la bonne mesure, cela suffira ! dit Zakharief avec son rire. En attendant, permettez à un homme pratique de vous donner un bon conseil, que votre estomac vous donnerait bientôt, mais un peu tard : mangez un morceau avant de partir ! avec cela deux doigts de vin ; mais pas de thé, cela excite les nerfs et fait trembler la main. Tiens ! voilà une heureuse chance ! ajouta-t-il en regardant par la fenêtre. Il a gelé ferme, cette nuit ; nous ne pataugerons pas.

    Quelques minutes après, un déjeuner froid était servi. Les trois amis mangèrent sobrement, égayés par l’intarissable babil de Zakharief.

    Deux traîneaux bien attelés les attendaient en bas.

    – Prenez-moi avec vous ! dit Zakharief au prince.

    – Non, si cela vous est égal, j’aimerais mieux aller seul.

    – Très bien ! si vous aviez dix ans de moins, je m’accrocherais à vous, mais... suffit ! Allez, nous vous suivrons.

    Chourof monta en traîneau et dit un petit mot à l’oreille du cocher. L’équipage glissa rapidement sur la couche glacée qui couvrait d’un vernis étincelant les minces flaques d’eau et de boue liquide de la veille.

    La Néva fut franchie sur le pont Nicolas. Le traîneau, courant droit au Nord, enfila les longues avenues rectilignes du Vassili-Ostrof et du Vieux-Pétersbourg.

    Le prince regardait d’un œil distrait la ville encore à moitié endormie ; il vit glisser, à droite et à gauche, d’abord les rangées de hautes maisons, puis les bâtiments à deux étages, puis les modestes maisons de bois séparées les unes des autres par d’interminables palissades qui dessinaient les rues de l’avenir. Il traversa un pont de bois, un autre encore, entra dans un grand parc désert – et là, un spectacle admirable le secoua de sa rêverie.

    Rêverie n’est pas le vrai mot : il en faudrait un autre, qui n’existe pas, pour désigner la situation d’esprit dans laquelle il se trouvait.

    Pendant les vingt premières minutes de cette course vers le lieu du duel, le prince n’avait réellement pensé à rien, ni aux événements qui allaient avoir lieu, ni à la possibilité de recevoir une balle dans la tête, ni aux précautions qu’il devait prendre si « par maladresse » il tuait son adversaire, ni même, chose étrange, à la cause première de tout ce remue-ménage, à Vassilissa ! C’était pourtant le cas ou jamais d’y penser. Peut-être se dira-t-on qu’il refusait volontairement d’évoquer cette image, parce qu’il savait ou croyait n’être pas aimé ? Eh bien, non ; il ne pensait à rien et ne désirait pas penser.

    Tout semblait lui être devenu indifférent, il avait fait certaines démarches nécessaires – le soufflet donné à Tchoudessof en était une qui lui avait paru plus nécessaire que les autres, – et maintenant il se reposait, comme un mécanicien qui a lancé sa machine et qui se croise les bras en attendant l’arrivée.

    Pure affaire de tempérament, sans doute ! D’autres ont un courage non moins réel, mais plus actif, plus bouillant, moins équilibré, plus troublant pour eux et pour les autres. Le même homme, d’ailleurs, n’est presque jamais deux fois dans le même état d’esprit, il suffit d’une circonstance extérieure, d’un changement de saison, d’heure ou de lieu, pour rendre un homme – sinon moins résolu – en tout cas, autrement résolu.

    En entrant dans le parc désert, le prince avait levé les yeux. Il regarda sa montre, qui marquait six heures quarante. Dix minutes suffisaient pour arriver au lieu du rendez-vous.

    – Mets ton cheval au pas, dit-il à son cocher.

    Le second traîneau, qui suivait à cinquante mètres de distance, ralentit aussi sa marche.

    En ce moment, le soleil, quoique bas sur l’horizon, était levé depuis environ une heure et demie.

    L’équinoxe du printemps était déjà passé depuis trois semaines, et l’on sait combien, dans les pays du Nord, les jours grandissent vite.

    La veille encore, à l’heure du coucher du soleil, ceux qui avaient traversé ce parc avaient dû le trouver bien lugubre. En effet, pendant ces heures de dégel, les chemins étaient couverts d’une boue épaisse ; les grands arbres, buvant comme des éponges la neige qui les avait parés tout l’hiver, avaient l’air de grands spectres noirs comme de l’encre, dont les mille bras bizarrement tordus semblaient plus noirs encore par contraste avec la coupole de vapeurs grises sur laquelle ils se profilaient...

    Une belle gelée de quelques heures avait suffi pour mettre à chaque tronc d’arbre, à chaque branche, au moindre brin d’herbe sèche, une mince gaine de givre. Ce n’était plus une forêt d’hiver à l’écorce noirâtre : de son coup de baguette, une fée l’avait transformée en une forêt de cristal.

    Un clair soleil brillait là-dessus.

    À chaque mouvement du traîneau, le spectacle changeait. Sur la gauche, les rayons du soleil, renvoyés par réflexion, allumaient partout des milliers d’étincelles qui semblaient courir et se poursuivre comme d’agiles scarabées sur les rameaux transparents.

    À droite, du côté de l’Est, chaque arbre, passant devant le disque du soleil, devenait tout à coup une immense girandole de diamant, où l’œil ne distinguait plus les branches emmêlées et noyées dans une puissante irradiation.

    Cet étrange paysage de givre n’avait pas la blancheur des paysages de neige – blancheur satinée ou veloutée, selon le moment, mais toujours opaque ; – il était sans couleur, comme l’eau des fontaines, comme la glace immaculée des premiers jours de froid, comme l’éther infini des belles nuits claires de l’été dans les pays du Nord. Uniquement formé de reflets et de transparences, il n’avait d’ombre nulle part : la lumière enveloppait les surfaces brillantes, tournant autour des grands troncs, fouillant dans toutes leurs sinuosités les brindilles des arbrisseaux et les touffes d’herbe séchée, glissant horizontalement sur la terre gelée qui avait l’air d’une glace de Venise sans commencement ni fin, où la fée du givre avait répandu à profusion ses trésors de diamants et de pierreries.

    Le prince, ébloui, regardait ce merveilleux spectacle, dont tous ceux qui l’ont vu connaissent l’irrésistible fascination. Il se plongeait avec délices dans ce bain de lumière. Sa pensée avait quitté le vilain monde où nous sommes, pour se réfugier dans l’idéale sérénité d’un autre monde plus parfait où l’atmosphère n’a pas de vent, où le ciel n’a pas de nuages, où la lumière n’a pas d’ombres – où les femmes, peut-être, n’auraient pas eu de dédains pour lui.

    – Vous allez vous fatiguer les yeux, mon ami ! dit une voix.

    Il tressaillit et retomba dans la réalité. Cette voix était celle de Zakharief, dont le traîneau s’était mis de front avec le sien.

    Nous n’avons que le temps d’arriver ! Allongeons le trot ! Pourquoi me faites-vous les gros yeux ?

    – Je ne vous fais pas les gros yeux, dit le prince un peu confus ; je ne vous vois pas ; je suis encore tout ébloui.

    – Là ! que vous disais-je ? Il faut avouer que le moment était bien choisi pour regarder le soleil en face ! Comment ferez-vous pour viser à présent ? Il n’y a qu’un moyen de réparer la faute : fermez les yeux, mettez votre main par-dessus, et ne les rouvrez plus jusqu’à l’arrivée.

    Chourof suivit ce conseil. Pendant une minute encore, il vit dans ses yeux fermés tous les rayons de lumière qu’il y avait pour ainsi dire emmagasinés. Le feu d’artifice diminua ensuite peu à peu, non sans quelques subites recrudescences ; puis enfin l’obscurité complète se fit.

    En se voyant ainsi plongé dans la nuit noire, après les éblouissements de la minute précédente, le prince éprouva une étrange impression. Il lui sembla qu’un voile de mélancolie ensevelissait à plis épais son âme brusquement désenchantée. La vie lui apparut comme un désert aride et sombre, où l’on ne rencontre pas un seul cœur aimant, pas une main amie.

    – À quoi bon vivre ?... se dit-il amèrement. J’ai légué mes biens à Vassilissa... autant vaut que ce soit elle qui en profite avec un autre plus heureux. Après tout, l’ai-je aimée seulement ? J’ai demandé sa main parce qu’il me semblait qu’elle ferait une bonne femme, et que, pauvre comme elle était, j’avais moins de chance d’être refusé par elle... Voilà un beau calcul, qui m’a bien réussi !... Eh bien, mon testament sera ma vengeance ! Peut-être alors pleurera-t-elle un peu en pensant à moi... Mais si le Tchoudessof me tue ? c’est lui qui sera son mari... Non : Lissa millionnaire sera laissée libre. – Et puis, franchement, si elle ne sait pas résister, elle ne sera qu’une sotte et n’aura que ce qu’elle mérite... Plaise au ciel que le Tchoudessof soit bon tireur : il me délivrera d’un lourd fardeau.

    C’est au milieu de ces pensées qu’il arriva au lieu du rendez-vous.

    – Nous y voilà, s’écria Zakharief, et les premiers, encore ! Cela m’aurait vexé de les trouver ici avant nous. Ah ! il n’était que temps ; les voici qui arrivent de l’autre côté. Ils ont pris par le Kamennoï Ostrof.

    Le prince, en apercevant la figure de son adversaire, sentit fortement diminuer l’envie qu’il avait eue de mourir.

    – Être tué par ce sacristain ? pensa-t-il, ce serait trop ridicule.

    Il est vrai que les choses ridicules arrivent quand c’est leur tour, et d’ailleurs la mort n’est jamais ridicule pour personne.

    – Messieurs, dit Zakharief aux trois arrivants, nous n’avons que deux cents pas à faire. Veuillez nous suivre par ici.

    Ils entrèrent dans les taillis de Krestovsky, aujourd’hui peuplés d’élégantes villas et parsemés de jardins d’agrément.

    La neige, dans cet endroit presque désert et exposé à tous les vents, s’était tant soit peu tassée sous l’action du dégel à son début, mais formait encore une couche de six à huit pouces d’épaisseur. La légère surface de givre qui la recouvrait cédait en craquant sous les pieds des six promeneurs.

    Au bout de dix minutes de marche, la clairière s’étala devant eux, presque circulaire, large d’environ cinquante pas. Zakharief, voyant le terrible Voïnof tirer une boîte à pistolets de dessous sa pelisse, fit le même mouvement.

    – Messieurs, dit-il, j’ai aussi apporté des armes. Nous vous donnons notre parole d’honneur que le prince ne les connaît pas. M. Tchoudessof, sans aucun doute, n’a jamais essayé les vôtres ?

    – Jamais ! dit Tchoudessof avec empressement.

    – Nous allons donc tirer au sort...

    – À quoi bon ? dit Voïnof, qui avait l’air de réciter une leçon apprise par cœur. Que le prince daigne choisir... Sa loyauté nous est connue...

    Zakharief, mécontent, interrogea Chourof du regard. Celui-ci répondit par un haussement d’épaules qui voulait dire : Que m’importe ? je ne dois pas me mêler de ces détails.

    – Le prince n’y tient pas. Choisissez vous-mêmes, messieurs. Nous avons autant de confiance dans votre loyauté que vous en avez dans la nôtre ! répliqua Zakharief, qui n’était pas fâché de montrer « à ces gens-là » qu’on ne voulait rien leur devoir.

    Voïnof, sans répondre, saisit une des armes qu’il avait apportées, et se mit en devoir de la charger. Zakharief voulut prendre l’autre pistolet de la même paire.

    – Oh ! monsieur, dit Voïnof d’un air chevaleresque, confiance pour confiance ! ce serait nous blesser ! Donnez au prince un de vos pistolets, nous vous en prions.

    Tchoudessof regardait ce manège d’un air qui voulait être distrait ; mais une satisfaction mal dissimulée rayonnait sur sa figure. En vérité, il y avait de quoi. Il connaissait l’arme dont il allait se servir, comme un bon écuyer connaît son cheval, et, si son adresse n’allait pas jusqu’à tuer des hirondelles au vol, du moins avait-il le droit de se dire excellent tireur. En outre, il ignorait parfaitement que le prince fût d’une force quelconque à cet exercice.

    – Je tirerai le premier, se disait-il in petto. À trente pas, je suis sûr de mon coup.

    – Désirez-vous compter les pas ? dit Zakharief.

    Voïnof se mit en marche sans répondre. Il n’avait pas fait trois pas, que Zakharief s’arrêta.

    – Pardon, lui dit-il, vous tournez tout juste le dos au soleil.

    – Eh bien, qu’est-ce que ça peut faire ?

    – Cela fait qu’un de ces messieurs aura le soleil en face et ne pourra viser. Voulez-vous permettre ?

    Voïnof s’inclina avec la même raideur que s’il eût été un vieux militaire blanchi sous le harnais.

    Zakharief, rasant le bord de la clairière, chercha un point de départ commode ; puis il se mit en marche, sans faire de trop grandes enjambées, et ses pieds laissèrent trente fois leur trace bien visible dans la neige, que le poids de son corps faisait légèrement céder. Rien ne fut plus facile que de diviser cet espace en trois parties égales, pour marquer la limite que les deux adversaires ne devaient pas dépasser en marchant l’un sur l’autre.

    Les distances bien mesurées et les adversaires placés après avoir mis bas leurs pelisses, les témoins s’écartèrent à droite et à gauche.

    Un court silence suivit.

    – Allez ! dit une voix.

    Les deux adversaires restèrent parfaitement immobiles. Chacun d’eux semblait viser soigneusement. Au bout d’une seconde, qui parut terriblement longue aux témoins, un coup retentit.

    C’était Tchoudessof qui jouait son va-tout.

    Les regards se tournèrent tous instinctivement du côté d’où le coup était parti, puis volèrent comme un éclair vers le point opposé.

    Le prince était debout, mais un peu pâle, et sa main droite, qui tout à l’heure soutenait l’arme à la hauteur de l’œil, pendait maintenant à son côté. Ses doigts se détendirent, le pistolet glissa doucement sur le verglas, dans une touffe d’herbe sèche qui émergeait au-dessus de la couche glacée.

    Le prince baissa la tête et mit un genou en terre.

    À trente pas de là, Tchoudessof savourait ce spectacle avec une farouche avidité. La joie de n’avoir pas à essuyer le feu, le plaisir de la vengeance, la perspective de son prochain mariage, désormais sans obstacle... tout cela bouillonnait en lui dans un délicieux pêle-mêle...

    Tout à coup la figure jaune de Tchoudessof devint verdâtre. Le prince n’achevait pas de tomber : il saisissait son pistolet de la main gauche, se relevait et, d’une allure ferme, faisait dix pas en avant.

    Son bras droit pendait toujours à son côté.

    – Malheur ! se dit Tchoudessof, c’est le bras droit qui a paré le coup !

    Et il resta immobile comme une statue, n’ayant pas l’air de comprendre l’invitation pressante qui se lisait pourtant bien clairement dans le regard fixe du prince.

    – Avancez donc ! dit la voix indignée de Zakharief.

    En entendant cette voix, Tchoudessof tressaillit. Les regards méprisants qu’il sentait peser sur lui étaient aussi terribles et l’atteignaient aussi sûrement qu’une balle de pistolet.

    Il le mit donc en marche, pas trop vite d’abord, s’effaçant toujours et se faisant tellement mince, qu’il pouvait réellement se croire à l’abri derrière son pistolet comme derrière un bouclier.

    Si Dmitri avait été là, quelle grotesque silhouette il eût trouvé à copier !

    Puis, voyant que le prince ne prenait pas la peine de le viser d’avance, Tchoudessof parcourut franchement les quatre ou cinq pas qui lui restaient à faire, et s’effaça plus que jamais.

    – Imbécile ! murmura le prince Chourof en le regardant avec des yeux furieux.

    Le prince visa soigneusement, longtemps, trop longtemps même au gré de Zakharief, car dans ces moments-là une demi-seconde est une durée interminable.

    – Il lui en veut donc bien ? pensa Zakharief.

    Mais il n’avait pas eu le temps d’énoncer mentalement sa pensée, que le coup partit.

    Tchoudessof ouvrit des yeux effarés, tourna à demi sur lui-même, et tomba comme une masse inerte.

    – Ah ! mon Dieu !... l’aurais-je tué ? s’écria Chourof. J’avais pourtant bien visé !

    Tout le monde se précipita vers le blessé. Quelques gouttes de sang rougissaient la neige : elles sortaient de son épaule gauche. Un petit trou dans la manche prouvait à tout le monde que la blessure ne pouvait être aucunement grave. Il y avait eu plus de peur que de mal.

    – Ah ! je respire ! dit Chourof tout bas à ses témoins. Cet imbécile s’effaçait si bien, que j’ai eu toutes les peines du monde à voir un petit bout de son bras gauche !

    – Mais vous-même, vous êtes blessé ! Montrez-nous ça.

    Vérification faite, pendant que le Tchoudessof reprenait ses sens, il fut constaté que le prince avait reçu la balle au coude, au moment où il était déjà en position pour viser.

    Le projectile avait enlevé un morceau de la manche, éraflé la peau et froissé vivement quelques nerfs contre l’os, ce qui avait causé une douleur vive et passagère, en amenant un engourdissement momentané de l’avant-bras ; ceux qui ont eu l’occasion de se heurter le coude contre un objet dur connaissent, en petit, ce phénomène-là ; puis la balle avait continué sa route en égratignant une côte, mais sans pénétrer le moins du monde. Le prince en serait quitte pour une nuit de repos et quelques petites bandes de sparadrap.

    Quant à Tchoudessof, il était blessé tout près de l’articulation de l’épaule ; mais, par un bonheur qu’il ne méritait guère, l’humérus n’était pas cassé. On lui fit un premier bandage expéditif.

    Il rouvrit enfin les yeux.

    – Monsieur, lui dit le prince, je suis heureux de voir que votre blessure n’est pas grave. J’y avais mis tous mes soins. La prochaine fois, ce serait plus sérieux, d’autant plus que vous tirez fort bien. Je vous en fais mon compliment sincère. Est-il absolument nécessaire que nous recommencions ?

    – Prince, dit Tchoudessof avec dignité, j’ai tenu à vous prouver que l’on n’obtient rien de moi par la menace. Maintenant que nous avons fait tous les deux notre devoir...

    – Hum ! tous les deux... murmura le neveu de Zakharief.

    – Je peux vous affirmer, continua le blessé, que mon intention, avant notre première entrevue, était déjà d’écrire à madame la comtesse pour lui déclarer que je ne voulais point forcer l’inclination de...

    – Parfaitement ! interrompit le prince. Votre intention n’est pas changé ?

    – Non, prince.

    – Vous écrirez aujourd’hui même dans ce sens ?

    – Non, prince, c’est déjà fait. La lettre est sur mon bureau. Je n’ai pas voulu que ma résolution put avoir l’air d’être dictée par le résultat, quel qu’il fût, de cette rencontre.

    – Veuillez être persuadée que je vous félicite sincèrement de cette bonne résolution... dit le prince.

    On se salua et les deux groupes se séparèrent.

    – Je ne l’aurais pas cru capable... Après tout, c’est peut-être un mensonge, et la lettre n’est pas encore écrite ! dit Zakharief.

    Il se trompait. La lettre était écrite. Mais Tchoudessof s’était promis de la jeter au feu si le duel tournait à son avantage. Il est toujours bon de se donner le beau rôle.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXVIII

  •  

  • Tchoudessof ne vient pas !

  •  

    Depuis sa rencontre avec le prince, Zina ne pouvait rester en place : tantôt c’étaient les aiguilles qui se brisaient à tout moment, tantôt ses épingles à cheveux qui tombaient en pluie autour d’elle, tantôt ses crayons qui refusaient le service ; et puis l’encre était bourbeuse, les plumes crachaient, son col lui serrait le cou, ou les boutons de ses bottines – moins solidement cousus qu’à l’ordinaire, sans doute – couraient sur le parquet comme de petits négrillons noirs très pressés.

    Miss Junior passa les vingt-quatre heures les plus orageuses de son existence. Dans le silence de la nuit, elle eut un cauchemar : elle crut voir Zina, debout près de la lampe des images, griffonner quelque chose au crayon sur du papier. Elle se souleva, et l’apparition disparut.

    – J’aurai rêvé ! se dit-elle.

    Et elle se retourna du côté du mur, suivant le proverbe : Pour changer de cauchemar, changez de côté.

    Le lendemain matin, Zina, en se levant, sonna sa femme de chambre, et, avant de la laisser lui rendre le moindre service, elle la chargea de porter à la femme de chambre de Lissa un pain de savon qu’elle avait acheté la veille – avec ordre de lui remettre immédiatement et à elle-même, comme un petit souvenir.

    Le pain de savon fit son ascension dans les escaliers, et, sous le propre nez de mademoiselle Justine, fut remis dans les mains de Vassilissa.

    Celle-ci, triste et préoccupée – à mesure que le jour de son mariage approchait, elle se détachait de plus en plus de la vie – prit en souriant faiblement le petit souvenir, ordonna de remercier sa cousine, et déposa le savon, bien et dûment enveloppé dans son papier parfumé, sur sa toilette, à côté d’elle.

    Une fois ses beaux cheveux nattés, elle se leva, prit le petit paquet, se dirigea vers le petit meuble où elle mettait ses effets et chercha sa clef pour l’ouvrir. Le parfum pénétrant du savon l’attirait... elle fit sauter un bout du papier, et, ô surprise ! aperçut l’écriture de sa cousine... Elle ferma vivement le meuble, glissa le mystérieux objet dans sa poche, et retourna à ses occupations ordinaires.

    Justine n’avait rien remarqué. Presque tous les jours Zina envoyait à sa cousine quelque bagatelle, un fruit, une fleur, un petit objet qui lui disait combien l’exilée était présente à ses pensées.

    La protégée descendit bientôt pour vaquer à ses occupations, savoir : faire le tour de la maison, des communs, du refuge, et rapporter à la comtesse tout ce qui pouvait nuire à quelqu’un.

    Vassilissa courut à la porte, la ferma à clef, tira le savon de sa poche et, l’ayant développé, elle trouva un billet de Zina. La jeune comtesse, craignant d’être découverte, parlait un langage tant soit peu obscur, plein d’allusions que Vassilissa devait seule comprendre, et cependant assez banal en apparence pour qu’on put s’y méprendre et n’y voir que des enfantillages.

    Un mot terminait cette effusion enfantine, et ce mot fit palpiter le cœur de la pauvre Vassilissa de toutes les espérances les plus folles : « Nous avons vu des amis, disait la lettre énigmatique ; on s’intéresse à toi et on désire ton bonheur. Aie courage. »

    Hélas ! le cœur est ainsi fait, que c’est ce qu’on désire que l’on croit posséder. Ce mot « amis » ne réveilla pas en Vassilissa le souvenir du pauvre prince Charmant, qu’elle aimait pourtant bien. Amis, voulut dire pour elle Maritsky, parce qu’elle pensait à lui plus souvent qu’à tout autre.

    – Que peut-il pour moi ? se dit-elle ensuite tristement. Du courage, ah ! certes, j’en ai, car s’ils veulent me conduire à l’église, je resterai trois jours sans manger, et ils seront obligés de m’y porter.

    Ils, c’étaient ses deux ennemis, Tchoudessof et la comtesse.

    La comtesse autrefois tant aimée ! Quel changement étrange avait dû se produire en elle, pour que cette fée protectrice de son enfance fût devenue son mauvais génie !

    – Que lui ai-je fait, se disait constamment l’orpheline, pour qu’elle me déteste ?

    Et ses larmes coulaient, autant sur sa bienfaitrice devenue son ennemie, que sur elle-même, pauvre jouet d’une grande dame capricieuse.

    Cette blessure de son cœur était peut-être la plus douloureuse de toutes. En effet, blâmer et détester ce qu’on a jadis respecté et adoré – c’est une des plus cruelles épreuves que nous soyons obligés de subir – et pourtant, quel est celui de nous qui, une fois dans sa vie, n’a passé par là ?

    Le jour de la provocation du prince fut pour Vassilissa un des plus longs de sa vie. Le billet qu’elle avait reçu le matin la préoccupait ; elle pensait bien qu’il avait dû se passer quelque chose ; mais quoi ?... Elle descendit comme d’ordinaire à quatre heures. L’odieux Tchoudessof vint lui faire sa cour, ou plutôt parler avec la comtesse du cinq pour cent, de l’emprunt prochain et du logement nuptial que le tapissier mettait peu de zèle à terminer.

    En disant ces mots, il glissa un tendre regard de côté de l’impassible fiancée, mais, ne trouvant point de sympathie, il se remit à parler de choses pratiques avec la comtesse Koumiassine.

    Il s’en alla enfin et Vassilissa poussa un soupir de soulagement ; elle allait être vingt-trois heures sans le voir, et c’était bien quelque chose. Muette et résignée, elle resta dans le boudoir de sa tante, qui ne la voyait pas et qui lisait une revue sans s’apercevoir de son existence. Enfin le domestique annonça le dîner ; elle descendit, précédant sa tante, et, un moment après, Zina parut dans la salle à manger.

    Un regard qui dit merci, un baiser officiel, un serrement de main où leurs deux tendres petits cœurs de fillettes mirent tout ce qu’ils possédaient d’énergie, et les deux cousines se séparèrent. Pas un mot n’était possible : Vassilissa, depuis qu’elle était promue au grade de fiancée, dînait entre sa tante et M. Wachtel.

    Tout à coup, au milieu du dîner, Dmitri, qui n’avait pas parlé à table depuis plus de trois semaines, s’adressa à mise Junior :

    – Avez-vous rencontré mon ami Chourof ? dit-il. Je l’ai vu aujourd’hui, en revenant de la promenade. N’est-ce pas, monsieur Wachtel ? Mais il faisait de grands pas, et il ne nous a pas reconnus.

    Miss Junior feignit de n’avoir pas entendu. Il y avait, d’ailleurs, deux ou trois invités, et l’on causait autour de la table.

    Au nom si imprudemment prononcé par l’enfant, Vassilissa avait senti une secousse électrique de la tête aux pieds. Mais depuis quelques mois, elle avait appris à cacher ses émotions : elle resta immobile, le front baissé, comme d’ordinaire. Au bout d’un instant seulement, elle leva les yeux et rencontra le regard de Zina, clair, rieur, indéfinissablement joyeux et malin, et cependant fort posé, car on les observait de toutes parts.

    Le regard de Vassilissa retomba sans même avoir pu dire merci, car elle comprenait maintenant tout ce qu’avait risqué sa vaillante cousine ; et ses yeux, en le lui disant, pouvaient la perdre.

    Jamais le long dîner ne parut plus long aux jeunes filles, malgré le plaisir qu’elles éprouvaient à se voir de loin, faute de mieux. Il se termina enfin, et Vassilissa, après avoir embrassé sa cousine sous l’œil sévère de sa tante, remonta à ce que Zina appelait son perchoir. Mais elle avait désormais à quoi penser.

    Le prince était venu, venu à l’appel de Zénaïde ! Donc il pensait à elle, il l’aimait ! À cette idée, la pauvre orpheline fondit en larmes : il y avait au monde quelqu’un qui l’aimait, quelqu’un qui avait fait un long voyage pour la tirer de peine, pour la sauver ! Comme elle pria Dieu pour cet homme de bien, qu’elle avait affligé et qui l’aimait pourtant !

    – Oh ! se dit-elle, si je sors de là et s’il veut encore de moi, comme je ferai une bonne femme dévouée et consciencieuse !

    Pour la première fois depuis qu’elle habitait cette chambre désolée, elle s’endormit avec un vague sourire sur les lèvres.

    Le lendemain lui réservait bien d’autres surprises. Elle descendit à l’heure ordinaire et s’installa, sa tapisserie à la main, dans le boudoir de sa tante...

    Mais Tchoudessof ne parut point !

    La comtesse donnait des signes non équivoques d’humeur. Le couteau à papier grinçait férocement dans les feuillets de l’éternelle revue, la soie faisait entendre des craquements gros d’orages dans les plis épais de la jupe agitée par un pied impatient, et l’œil de la comtesse inspectait, toutes les cinq minutes, les aiguilles imperturbables de la pendule.

    Cinq heures sonnèrent, le domestique parut, annonça le dîner. Vassilissa descendit avec sa tante sans qu’elles eussent échangé un mot.

    Ce que ressentait la comtesse est au-dessus de toutes les plumes humaines. On avait osé la faire attendre ! Et qui ? Un homme de rien, un petit employé qu’elle protégeait, qu’elle allait condescendre à nommer son neveu ! C’était inouï... et peu s’en fallut que le mariage ne fût rompu sans autre auxiliaire.

    Le dîner s’acheva silencieusement. À l’aspect austère et sombre de la comtesse, chacun devina qu’il devait se passer quelque chose d’extraordinaire. Zina, sachant que Tchoudessof n’avait pas fait son apparition accoutumée, se réjouissait déjà intérieurement du succès de ses petites manœuvres ; miss Junior tremblait dans sa peau et craignait que d’une minute à l’autre la coupable participation à laquelle elle s’était laissé entraîner par la rusée petite comtesse ne fut découverte et punie. Les protégées et Wachtel firent seuls honneur au dîner.

    À peine le dessert avait-il circulé, que la comtesse se leva, reçut d’un air préoccupé les remerciements de ses subordonnés, et se retira dans son boudoir après avoir fait signe à Vassilissa de la suivre.

    Quand elles furent seules, la comtesse s’assit, et laissant sa nièce debout devant elle :

    – Votre fiancé n’est pas venu, dit-elle : avez-vous agi de quelque façon propre à motiver cette étrange conduite ?

    Vassilissa regarda sa tante d’un air assuré :

    – Non, ma tante, dit-elle.

    – Vous pouvez me donner votre parole d’honneur que par aucun acte, par aucune parole, vous n’avez essayé de le détacher de la pensée de vous épouser ?

    – Je vous demande pardon, ma tante, dit la jeune fille, qui se sentait animée d’un courage invincible : le jour où vous l’avez présenté comme mon fiancé – bien contre mon désir, vous le savez, – j’ai supplié M. Tchoudessof, au nom des sentiments d’honneur qu’il pouvait avoir en lui, de renoncer à un mariage qui ferait notre malheur à tous deux.

    La comtesse fronça légèrement le sourcil.

    – C’était, dites-vous, le jour de vos fiançailles ?

    – Oui, ma tante. Il y a deux mois environ.

    – C’est bien, retournez chez vous.

    Vassilissa obéit, et la comtesse, restée seule, s’enfonça dans de profondes méditations. Pourquoi Tchoudessof, ainsi adjuré, avait-il persévéré dans ses projets ? Jamais la comtesse n’eût cru sa nièce capable d’un acte aussi hardi ; de fait, elle ignorait absolument le caractère de Vassilissa, et, en dépit de la longue persévérance de celle-ci, elle continuait à la regarder comme une jeune fille boudeuse et capricieuse.

    Cette échappée de vue dans les dispositions de Vassilissa la mit en garde contre la possibilité d’autres audaces du même calibre. Mais, cette pensée de prévoyance une fois casée dans son cerveau, la comtesse se remit à penser à Tchoudessof, et se demanda encore pourquoi celui-ci ne lui avait jamais parlé de cette adjuration si nette, si franche et si extraordinaire chez une jeune fiancée.

    – Craignait-il, se demanda la noble dame, que je ne cédasse au désir de ma nièce en rompant ce mariage ? Mais un homme vraiment amoureux et vraiment délicat consentirait-il à épouser une jeune fille qui ne l’aime pas, et qui, au nom de son honneur, le supplie de renoncer à elle ?

    Ici, pour la première fois, la comtesse se demanda si Tchoudessof était vraiment amoureux. On lui avait dit que ce bouillant jeune homme était réellement amoureux de sa nièce pour l’avoir vue à l’église : tant qu’elle approuvait le mariage, cette raison lui paraissait suffisante ; mais, du moment où elle concevait des doutes sur l’irréprochabilité du personnage à l’endroit de ce qu’il lui devait à elle, comtesse Koumiassine, la susdite raison n’était plus si bonne... Au bout d’un instant, la comtesse la trouva à peine valable.

    Elle en était là, quand un valet de pied lui apporta, sur le plateau d’argent spécial, une lettre cachetée de cire rouge.

    – De la part de M. Tchoudessof, dit le domestique. Il n’y a pas de réponse.

    Il se retira sur la pointe des pieds.

    La comtesse considéra cette lettre : le pli de l’enveloppe était net, le cachet de cire pur et brillant, la lettre était irréprochable. Tchoudessof remonta instantanément au niveau habituel...

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXIX

  •  

  • Vassilissa sort de sa cage.

  •  

    Le cachet sauta, et la comtesse, effarée, si ce mot peut s’appliquer à sa dignité imperturbable, lut ce qui suit, en russe :

     

    « Très estimée madame la comtesse,

    « Vous avez eu la bonté de consentir à m’admettre au sein de votre famille, et je vous garderai toute ma vie une éternelle reconnaissance pour votre généreuse conduite ; mais les sentiments non équivoques d’aversion que mademoiselle votre nièce m’a toujours témoignés me font un devoir de ne pas persévérer dans ma recherche. Je ne veux pas sentir sur ma conscience le poids du malheur d’une jeune fille que je ne cesserai jamais de chérir, de respecter, et dont je préfère le bonheur au mien... »

     

    – Qu’il est filandreux, mon Dieu ! se dit la comtesse à elle-même.

     

    « Veuillez donc, madame la comtesse, annoncer à Mlle Vassilissa que je la prie de me rendre ma parole, et que je lui rends celle qu’elle ne m’avait donnée qu’à contrecœur... »

     

    – Tu pourrais même dire, imbécile, qu’elle ne te l’avait pas donnée du tout ! murmura la comtesse.

     

    « ... Et soyez assurée, avec les regrets d’un cœur déchiré qui sait se taire, d’un respect qui ne finira qu’avec la vie de

    « Votre très humble serviteur,

    « N. Tchoudessof. »

     

    La comtesse lut deux fois cette missive, la seconde fois sans réflexions, et, chose extraordinaire, en sondant les profondeurs de son âme, elle y trouva une certaine joie qu’elle ne se pressa point de définir. Au fond, elle était enchantée de la circonstance qui lui permettrait de ne point terminer une affaire qu’elle eût déjà laissée de côté sans l’entêtement naturel qui faisait partie de ses principes.

    Ce qui la choquait vivement, en revanche, c’était que M. Tchoudessof se fut arrogé le droit de rompre, comme si ce n’était pas à elle, à elle seule, qu’incombait le droit de faire et défaire ce mariage !

    Pendant cinq minutes, elle flotta ainsi de la colère à la joie, de l’indignation contre ce malotru à l’humeur contre la petite sotte, cause de tout ceci ; puis une idée sublime lui vint. Elle attira à elle le papier et les plumes, et écrivit de sa belle écriture large, un peu ancienne, prodigue d’encre et d’espace, le billet suivant :

     

    « Cher monsieur,

    « Au moment où j’ai reçu votre lettre, j’apprenais de la bouche de ma nièce qu’elle vous avait déclaré son aversion d’une façon, comme vous le dites, non équivoque, il y a deux mois environ, et je la blâmais de me l’avoir laissé ignorer. La seule chose qui m’étonne, c’est que vous ayez eu besoin de réfléchir pendant deux mois pour arriver à la conclusion que vous m’annoncez. Pour ma part, si j’avais su que vous aviez gardé le silence lorsque ma nièce vous a conjuré, au nom de l’honneur, de renoncer à elle, je lui aurais épargné le chagrin de subir pendant si longtemps les assiduités d’un homme qu’après une semblable prière, suivie d’un semblable effet, elle ne pouvait plus estimer.

    « Agréez, cher monsieur, l’assurance de ma considération,

    « Comtesse Koumiassine. »

     

    La comtesse relut ce billet, ajusta sur leurs i quelques points réfractaires, mit des virgules, data d’après l’heure exacte de sa montre, et appela son domestique :

    – Portez ceci à mademoiselle Vassilissa, et allez chercher une corbeille d’osier.

    Elle lui remit quelques mots qu’elle venait de tracer au crayon sur un bout de papier, et, en attendant l’exécution de ses ordres, elle cacheta méthodiquement son billet dans une enveloppe triangulaire. Elle ne voulait pas que cette lettre eût rien de solennel : le sire n’en valait certes pas la peine !

    Comme elle achevait cette opération, Vassilissa parut chargée de bibelots de toute espèce, et portant par-dessus le tout l’écrin qui contenait le bracelet des accordailles.

    – Mettez tout cela sur le canapé et asseyez-vous, dit-elle à sa nièce, qui, le cœur palpitant, n’osait rien dire... Est-ce bien tout ce que vous avez reçu de M. Tchoudessof ?

    – Oui, ma tante.

    – Vous n’avez rien oublié ?

    – Oh ! non, ma tante ! dit joyeusement Vassilissa.

    Elle venait de voir le domestique qui entrait, muni de sa corbeille.

    – Du papier ! commanda la comtesse. Et vous, Vassilissa, emballez soigneusement tous ces objets. Prenez bien garde de rien endommager !

    – Je serai bien soigneuse, ma tante, répondit Vassilissa soumise ; mais ce sera long, si...

    – Allez chercher votre cousine pour vous aider, dit la comtesse devenue soudain débonnaire.

    Vassilissa vola jusqu’au seuil de la salle d’études. Là, sans oser entrer, elle dit d’une voix si changée que Zina et sa gouvernante en restèrent stupéfaites.

    – Zina, veux-tu venir m’aider dans le boudoir de ma tante ?

    Elle disparut comme elle était venue, sans bruit.

    Zina accourut. À la vue des objets dispersés sur le canapé, elle comprit tout et baisa avec une ardeur passionnée la main de sa mère, qui fut touchée de ce baiser sous la cuirasse d’indifférence qu’elle portait orgueilleusement.

    Les quatre mains alertes eurent bientôt disposé les petits riens de la manière la plus engageante ; l’écrin précieux fut posé tout en dessus, et le couvercle fut attaché avec des ficelles roses.

    Le domestique reçut l’ordre de porter immédiatement la corbeille et le billet chez M. Tchoudessof.

    – Tu ne le remettras qu’à lui-même, dit la comtesse ; il y a des objets de prix dans la corbeille.

    Cinq minutes après, toute la maison, sauf Justine, savait que la princesse renvoyait les présents à Tchoudessof et que le mariage de Vassilissa était rompu.

    Quand le domestique fut parti, la comtesse silencieuse restait abîmée dans ses réflexions. Zina fit un signe à sa cousine, et elles s’approchèrent doucement de la majestueuse jupe noire. D’un commun mouvement, elles s’agenouillèrent dans les plis, à droite et à gauche, et la comtesse sentit ses deux mains couvertes de baisers et de larmes.

    Émue, elle se pencha sur les deux têtes inclinées et les embrassa d’une tendresse égale.

    – Cela te faisait donc beaucoup de peine, ma pauvre enfant ? dit-elle à Vassilissa.

    – Oh ! ma tante... j’en serais morte !

    La comtesse baisa encore une fois la tête blonde de la jeune fille, qui sanglotait dans les plis de sa robe.

    – Voyez-vous, dit-elle doucement, c’est votre faute. Si vous aviez eu confiance en moi dès le premier jour que vous avez vu monsieur Tchoudessof, vous seriez venue me dire : « Ma tante, ce monsieur me déplaît beaucoup, pour telle et telle raison. » Alors, n’étant pas trompée par vos coquetteries, car vous avez été très coquette, ce qui est une grande faute – ici la comtesse adressa un regard d’avertissement à Zina, qui avait l’air d’être la coupable, tant elle baissait la tête ; – n’étant pas trompée, vous dis-je, je ne vous aurais pas proposé pour époux un homme dont le caractère n’est point à l’abri...

    La comtesse pensa tout à coup qu’en accusant le caractère de Tchoudessof de n’être pas à l’abri du reproche, elle incriminait son propre choix, et elle s’arrêta sagement.

    – Vous êtes libre, Vassilissa !...

    Celle-ci baisa avec effusion les plis de la robe qui enveloppait une si bonne tante.

    – Mais n’oubliez pas que votre résistance entêtée et votre manque de confiance ont été les seules causes de la sévérité que j’ai dû déployer envers vous ! Vous avez donné à ma fille de déplorables exemples de révolte et d’insubordination.

    Ici, Zina, que sa mère ne voyait point, regarda la comtesse d’un air si comique que la délinquante elle-même eut peine à garder son sérieux.

    – Vous serez plus sage à l’avenir ?

    – Oh ! oui, ma tante, je serai très obéissante ! s’écria Vassilissa, dont le cœur débordait de joie et de tendresse.

    – Nous le verrons bien, dit la comtesse en manière de conclusion.

    – Maman, hasarda Zénaïde, puisque ma cousine n’est plus punie, est-ce qu’elle ne reviendra pas demeurer avec moi ? Je vous assure, maman, que je m’ennuie depuis qu’elle est là-haut, à son perch... – Zina s’arrêta au moment de prononcer le mot vulgaire « perchoir » par lequel elle entendait la chambre de Justine – à la chambre du second, voulais-je dire. C’est-à-dire, maman, continua-t-elle en voyant que la comtesse goûtait médiocrement son raisonnement, ce n’est pas que je m’ennuie, mais je manque d’émulation, je deviens paresseuse, et puis je ne joue plus du tout à quatre mains, et j’ai déjà oublié nos symphonies...

    – Eh bien ! soit ! dit la comtesse, que le mot d’émulation avait touchée à l’endroit sensible. Vous pourrez faire descendre les effets de Vassilissa demain matin.

    – Pas ce soir, maman ? dit Zina d’une voix câline.

    La comtesse regarda la pendule.

    – Il est trop tard. Allez vous coucher, mesdemoiselles. Demain matin vous reprendrez vos études communes. Puisque Vassilissa ne se marie pas, elle doit s’efforcer d’acquérir ce qui lui manque et de perfectionner ce qu’elle possède.

    Les deux cousines sortirent du boudoir à pas comptés et entrèrent entrelacées dans la salle d’études. Miss Junior n’en croyait pas ses yeux, elle eut peur d’une nouvelle escapade. Quelques mots la mirent au courant de ce qui s’était passé ; mais le motif qui avait provoqué ce changement radical dans les destinées de Vassilissa restait obscur pour tout le monde.

    – Nous le saurons bientôt, dit Zina en embrassant sa cousine. Regrimpe à ton perchoir, tu le quitteras demain pour toujours, j’espère.

    Lissa, toute heureuse, s’envola jusqu’au perchoir, et, dans l’excès de sa joie, se mit à préparer ses effets pour les faire emporter dès son réveil. C’est à cette agréable occupation qu’elle se livrait lorsque Justine rentra dans la chambre.

    – Que faites-vous, mademoiselle Vassilissa ? dit-elle de sa voix écœurante comme un gâteau rassis et trop sucré.

    – Je déménage, mademoiselle Justine ! répondit Lissa du même ton.

    Dans sa surprise, Justine laissa tomber ses bras.

    – Vous déménager ? Où allez-vous ? On ne se marie pas en carême !

    – Je ne me marie pas du tout, mademoiselle Justine ! Si le cœur vous en dit, vous pouvez revendiquer Tchoudessof pour vous-même : il vous offrira le bracelet que je viens de lui renvoyer par l’ordre de ma tante.

    Justine fut obligée de s’asseoir. Quoi ! sans sa participation, la comtesse avait rompu ce mariage si sagement agencé, si parfaitement combiné ? Qui donc avait pu se mettre à la traverse ?

    – Comme cela vous contrarie ! lui dit malignement Lissa, qui se vengeait en ce moment de deux mois de tortures. J’aurais dû prendre plus de précautions pour vous annoncer une nouvelle qui m’est agréable. Voulez-vous un verre d’eau pour vous remettre ?

    Justine se leva, belle d’indignation.

    – Tout cela ne peut être qu’une plaisanterie inconvenante, et je m’informerai auprès de la comtesse.

    – Je comprends votre surprise : il s’est fait ici quelque chose sans que vous y ayez mis votre nez... Mais peut-être ma tante serait-elle peu flattée de savoir que vous décorez du nom de plaisanterie inconvenante une décision qu’elle vient de prendre. Soyez tranquille, je ne le lui dirai pas.

    Justine, muette de rage, se coucha sans mot dire. Le lendemain, avant huit heures, les femmes de chambre transportèrent les effets et le lit de Vassilissa à leur ancienne place ; et la comtesse eut la satisfaction d’entendre les exercices à quatre mains rouler du haut en bas du piano pendant une bonne moitié de la journée.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXX

  •  

  • La comtesse n’aime pas qu’on fasse son ouvrage.

  •  

    Le bruit du duel se répandit bientôt. Tchoudessof n’était pas homme à ce qu’on s’occupât beaucoup de lui, mais la façon dont le prince l’avait accommodé était assez originale pour faire sensation. Et puis, le motif du duel, quand on n’y regardait pas de trop près, était fort acceptable. Le prince avait combattu pro aris et focis, pour l’honneur de la vieille noblesse, qui ne doit point se ternir au contact de la noblesse de bureau, fraîche émoulue de n’importe où.

    On trouva cela galant, chevaleresque, et le prince se vit tellement à la mode, que, s’il l’eût voulu, une bonne douzaine de mères de famille lui eussent donné leurs charmantes filles en mariage sans aucune réclamation de la part de celles-ci.

    Le rôle de la comtesse n’était point aussi brillant, et le prince, qui tenait immensément à ne point se brouiller avec elle, eut beaucoup de peine à arranger les apparences de manière à ne l’attaquer d’aucun côté.

    L’esprit lui venait positivement à ce pauvre prince Charmant, et il eut à en dépenser une forte dose pour prouver aux gens que la comtesse avait été trompée, que tout le monde eût été trompé comme elle, que Tchoudessof était un homme très rusé, très dangereux, et que personne ne pouvait se douter de ce qu’il avait déployé de génie dans le rôle d’un homme de bonne noblesse, qui n’avait pas eu de chance.

    Le prince, cependant, fut trois jours avant de se résoudre à aller voir la comtesse. Il ignorait absolument comment il y serait reçu. Prenant enfin son courage à deux mains, un jour que le soleil brillait dans un azur sans nuages et que tout Saint-Pétersbourg barbotait à qui mieux mieux dans l’immense nappe d’eau grise formée par le dégel – c’était le jeudi de la semaine sainte, – il se décida à sonner à la porte de ce lieu redoutable.

    La comtesse écrivait. Il monta inquiet, et tâcha en passant de plonger un œil dans la chambre d’études : elle était déserte ; par ce beau soleil d’avril, les demoiselles participaient au barbotage universel.

    – Eh bien ! prince, lui dit la comtesse en le voyant entrer, c’est donc vous qui avez pourfendu ce pauvre Tchoudessof ?

    Cette aimable plaisanterie mit du baume dans le cœur du prince Charmant ; il hasarda un sourire modeste et fin.

    – Que vous avait-il fait ? reprit la comtesse qui avait bonne envie, comme dit le vulgaire, de tirer les vers du nez à Chourof, qu’elle ne considérait point comme doué d’une intelligence surhumaine.

    – Ce n’est pas à moi qu’il avait fait quelque chose, répondit le prince sans défiance ; mais pouvais-je permettre qu’un tel personnage se fit donner ses entrées dans la société ?

    – Qui donc les lui aurait données, ses entrées ? demanda la comtesse.

    Comme à un cheval de race, le moindre chatouillement de l’éperon lui faisait dresser les oreilles.

    – Mais... le fait de son mariage avec votre nièce.

    – C’est pour cela que vous lui avez cassé le bras ? Je croyais, moi, que c’était une jalousie ! Le chien du jardinier, vous savez... je ne mangerai pas les fruits de mon jardin, c’est vrai, mais tu ne le mangeras pas non plus...

    Chourof rougit bien au-delà de ses oreilles. La crainte d’être soupçonné d’un sentiment aussi ridiculement romanesque le priva de ses ressources intellectuelles nouvellement acquises.

    – Ne croyez-vous pas, comtesse, dit-il, que le déplaisir de vous voir dupée par un faquin, vous que j’estime et que j’honore...

    Il s’interrompit, sentant vaguement qu’il avait fait fausse route.

    Ce que ta comtesse détestait par-dessus tout, c’était l’idée qu’on pouvait penser à la tromper. « Il n’y a que les imbéciles qui se laissent duper » était un de ses axiomes favoris. Elle faisait ainsi bon marché des trésors d’expérience que l’histoire et la philosophie ont accumulés depuis des siècles pour notre profit ; elle oubliait que le sage se trompe septante fois sept fois par jour, et que, de Sésostris jusqu’à nous, en passant par les papes, les généraux d’armée et les simples banquiers, chacun est dupé en raison même de sa droiture et de sa conscience.

    – On ne me dupe pas comme on veut, mon cher prince ! dit-elle à Chourof d’un ton qui lui prouva, en effet, qu’il n’était pas dans la bonne voie.

    – Sans doute, comtesse, mais tout le monde peut se tromper... et l’absence de renseignements suffisants... dit le malheureux en achevant de se fourvoyer.

    – Alors, reprit la comtesse de sa voix la plus sèche, c’est pour me rendre service que vous êtes venu casser le bras à ce monsieur ? C’est pour me rendre service que vous racontez probablement partout, depuis votre arrivée, que je me suis laissé embobiner par lui comme une ingénue ? Je vous en suis vraiment reconnaissante, cher voisin ; et vous m’avez véritablement rendu le plus grand des services en me faisant passer aux yeux de tout Saint-Pétersbourg pour un pauvre esprit que tout le monde peut tromper sans la moindre peine ! Apprenez, cher prince, que le mariage de ma nièce était déjà rompu dans ma pensée lorsque ce misérable Tchoudessof m’a envoyé la belle épître que vous lui avez sans doute dictée pour plus de sûreté. Pour juger ce monsieur à sa valeur, il m’avait suffi d’apprendre de la propre bouche de ma nièce comment il avait persévéré dans ses projets de mariage après avoir reçu l’assurance de l’aversion de sa fiancée ; et si Vassilissa s’était décidée à me confier cela plus tôt, ce mariage eût été rompu plus tôt, ou même n’eût jamais été projeté.

    Chourof resta abasourdi sous le poids de cette déclaration, lancée avec l’aplomb d’une conscience impeccable. La comtesse se serait fait hacher pour soutenir ce qu’elle venait de dire. Elle y croyait comme à l’Évangile. Que pouvait le pauvre don Quichotte vis-à-vis de ce redoutable moulin à vent ? Un instant, il crut que Zina s’était trompée ; puis, réflexion faite, donnant une plus grande preuve de sagacité qu’il ne s’en croyait capable, il se dit que la comtesse était versatile et qu’il s’en apercevait pour la première fois.

    Il essaya de répondre, de se disculper, mais le mal était fait. Cinq minutes après il se retira, emportant pour tout remerciement de la comtesse ces mots aimables :

    – Au revoir, cher voisin, nous nous retrouverons cet été à Koumiassina.

    Ainsi, pour prix de ses peines, on le mettait poliment dehors ! Jusqu’à l’arrivée de la comtesse à la campagne, il ne pourrait pas revoir Vassilissa, pour laquelle il avait fait le voyage, risqué sa vie – Vassilissa qui l’aimait peut-être mieux à présent !...

    Il s’en allait, tout mélancolique, barbotant à pied dans l’eau claire qui coulait à flots des gouttières trop pleines sur les trottoirs de granit polis et glissants comme des miroirs, lorsqu’il s’entendit appeler.

    C’était Zina.

    – Prince ! prince ! criait-elle avec l’aplomb de l’innocence.

    Miss Junior avait beau l’assaillir de remontrances, elle continuait à appeler le prince de sa voix de cristal qui traversait comme une flèche l’air pur et printanier.

    Les deux jeunes filles étaient sur l’autre trottoir, du côté de l’ombre. Fort soucieux du ridicule, le prince hésita une seconde avant d’oser traverser la rue : un véritable océan chamarré de petits archipels de glace, sur lesquels, en posant le pied, on avait trois chances contre une de glisser dans l’eau. Se sentant regardé, Chourof manqua le dernier petit bloc de glace, et entra jusqu’à la cheville dans l’eau, qui rejaillit sur les deux jeunes filles. Peu fier de cet exploit, il arriva devant elles son chapeau à la main, et commença par s’excuser.

    – Laissez cela, dit Zina en russe – miss Junior ne comprenait pas un traître mot de cette langue ; – nous vous remercions... elle surtout ! dit-elle en indiquant Vassilissa rouge et muette. Ne me trahissez pas, je vous prie.

    – Soyez persuadée, mademoiselle... commença le prince.

    – C’est beau, ce que vous avez fait, prince, c’est chevaleresque ! Et si cette ingrate ne vous en sait pas le gré qu’il faudrait, – elle regarda Vassilissa qui rougissait de plus en plus, – c’est moi qui prendrai sa reconnaissance sur moi. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour vous, je vous en donne ma parole.

    La candeur seule a le droit de proférer de semblables choses sans en comprendre la portée. Le prince, ému de cette jeune ardeur, remercia en quelques mots qui, sortant de son cœur, cette fois, ne furent pas embarrassés, et s’éloigna rapidement, car miss Junior témoignait d’un évident malaise.

    – Pourquoi n’as-tu rien dit, nigaude ? commença Zina quand le prince fut loin. C’est moi qui l’ai remercié, et c’est pour toi qu’il s’est battu !

    Vassilissa se contenta de rougir et de se taire. Hélas ! son cœur lui faisait de sanglants reproches ; elle s’était bien promis, si jamais elle rencontrait le prince, si elle pouvait lui parler, de mettre dans ses mains tout son cœur et elle-même... et puis, tout à coup, elle avait senti sa résolution s’évanouir, s’éteindre, la laisser aussi faible qu’un enfant au berceau... Et pourquoi ? Au détour du quai, elle avait rencontré Maritsky.

    Elle supporta religieusement les reproches que Zina ne lui ménageait pas et s’excusa sur sa timidité ordinaire.

    La nuit venue, elle put réfléchir et examiner sa conscience. Elle se morigéna de son mieux et se promit de tenir la promesse qu’elle avait faite, si le prince la sauvait, d’être une bonne femme consciencieuse...

    Elle s’endormit sur cette résolution. Le lendemain, quand elle s’éveilla, le vent lui apporta l’écho lointain d’un sifflet de locomotive. C’était le train de Moscou qui emportait à Chourava le prince, triste, mécontent de son sort, et cependant content de lui-même.

    Ce jour-là même, pour la première fois depuis les événements qui avaient interrompu la douce monotonie de leur existence en commun, les jeunes filles allèrent au Jardin d’Été.

    On ne sait comment se répandent les nouvelles. Il faut bien accorder une part de vérité à l’expression banale qui leur donne des ailes, car Vassilissa était libre depuis quelques heures à peine, et déjà plusieurs demoiselles du grand monde, habituées à causer un instant avec elle quand elles la rencontraient, se bornèrent à lui adresser un salut. Dans aucun monde on n’aime les mariages rompus.

    Si la comtesse avait pensé à ce changement dans la situation de Lissa, elle aurait eu certainement beaucoup de mérite à montrer ainsi sa nièce en public à côté de sa fille, mais la bonne dame n’y avait pas même songé ; et la première personne qui lui en fit l’observation, le fait une fois accompli, fut reçue de façon à n’y pas revenir.

    La comtesse n’aimait pas à avoir tort, et encore moins qu’on lui parlât de ce qui pouvait avoir été une erreur. Aussi cette méfiance à l’égard de Vassilissa, qui aurait dû la rendre moins favorable à l’orpheline, produisit-elle un effet tout opposé.

    Les jeunes filles faisaient, pour la sept ou huitième fois au moins, le tour du Jardin d’Été, leur promenade habituelle, lorsqu’elles rencontrèrent Maritsky. Celui-ci, trop bien élevé pour leur parler, se contenta de les saluer ; mais son regard, dirigé particulièrement sur Vassilissa, exprimait une satisfaction non ambiguë. Lui aussi se réjouissait de la voir libre.

    La jeune fille rougit et baissa les yeux sous ce regard de félicitation.

    Maritsky, depuis ce jour, manqua rarement l’occasion de rencontrer les jeunes filles à l’heure de la promenade.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXI

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  • Entretien conjugal.

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    Ces événements de famille perdirent brusquement de leur importance, même aux yeux de ceux qu’ils intéressaient le plus directement. Toutes les préoccupations se trouvèrent noyées dans l’immense remue-ménage qui suivit l’attentat du 4 avril. L’empereur, échappé presque miraculeusement à la balle qui lui était destinée, recevait de tous côtés, de Pétersbourg comme des provinces les plus éloignées, les félicitations de ses sujets. La comtesse ne pouvait souffrir que son époux manquât au chœur des fidèles serviteurs de l’État groupés près du trône. Elle lui intima par télégramme l’injonction de revenir sur-le-champ.

    Le comte était un excellent homme, suffisamment intelligent, spirituel même à ses heures, mauvais administrateur – car il était trop généreux et trop indulgent – et, par-dessus le marché, gentilhomme dans toute la force du terme, au point qu’il saluait les servantes parce qu’elles étaient femmes.

    Il avait épousé la comtesse par amour. Riche de son côté, il était devenu plus riche par ce mariage. Mais, depuis le jour de leur union, bien des choses s’étaient passées : premièrement, vingt-huit ans de mariage, et, pour qui sait compter, vingt-huit et seize font quarante-quatre ; de sorte que le comte, tout en étant le modèle des époux et des pères, aimait beaucoup les voyages – à la suite de l’empereur quand cela se pouvait : ce devoir de service était de ceux qu’il ne déclinait jamais ; – les congés, les missions d’inspection dans les provinces éloignées, où l’envoyé extraordinaire est reçu comme un roi ; bref, tout ce qui le tenait, à son extrême désespoir, éloigné de sa fidèle et vaillante épouse.

    Cette fois, cependant, le télégramme était si impérieux et la nécessité si urgente, que le pauvre comte abandonna le reste de son congé – il n’en avait plus que pour un mois, – la belle terre de Crimée, où il employait si bien son temps, et une jolie Lesghise, passée, on ne sait par quel miracle, du rang de prisonnière du Caucase à celui de grande cocotte, et qui trônait admirablement dans ce séjour enchanté. Leurs adieux furent courts, du reste, et il n’y eut point de larmes répandues, ou, s’il y en eut, elles furent bientôt essuyées. La prisonnière emportait, dans un joli petit portefeuille, de quoi acheter beaucoup de mouchoirs de batiste pour essuyer ses beaux yeux.

    Le comte arriva donc à Pétersbourg et s’empressa de présenter ses devoirs à son souverain, qui, connaissant son goût pour les excursions lointaines, le remercia – non sans rire – d’avoir mis tant de hâte à venir lui apporter ses félicitations. Puis il jeta les yeux autour de lui et fut tout étonné de ce qu’il vit dans son foyer domestique.

    Vassilissa, qui était devenue fort différente de la fillette qu’il avait quittée l’année précédente, lui parut très agréable. Comme il ignorait totalement ce qu’elle avait subi en son absence, il se promit d’en parler à sa femme et de lui chercher pour époux, parmi ses jeunes amis, un gentil garçon chez lequel il pourrait aller dîner de temps à autre, fuyant ainsi le cérémonial auquel sa femme tenait – pour employer l’expression vulgaire – comme à la prunelle de ses yeux.

    Mais, à sa grande surprise, le premier mot qu’il toucha de ce projet à la comtesse fut reçu d’une façon éminemment peu encourageante.

    – Cher comte, lui dit sa moitié, ce sont mes affaires ; j’ai pris cette jeune fille sous ma protection, et je me chargerai d’elle jusqu’au bout, si vous le voulez bien.

    – Je ne demande pas mieux, ma chère, mais deux têtes valent mieux qu’une, dit le proverbe.

    La comtesse regarda son mari d’un air dubitatif. À son sens, sa tête à elle seule valait bien deux ou trois têtes comme celle de son mari. Mais elle était trop bien élevée pour le contredire sans nécessité. Elle attendit le reste.

    – À ce propos, comtesse, dites-moi donc d’où vous était tombé ce... – son nom m’échappe – cet employé que vous aviez voulu marier avec Vassilissa. Pourquoi un employé ?... Il me semble qu’un militaire... Elle ne tenait pas beaucoup à lui, je suppose... autrement le mariage se serait fait... Vous n’auriez pas voulu la séparer d’un homme qu’elle aurait aimé ?

    Le comte parlait d’une façon assez amphigourique, mais c’est qu’il était gêné par le regard de sa femme. Celle-ci le contemplait comme un objet curieux et mal agencé, dont on cherche à deviner le mécanisme endommagé. Que venait-il lui chanter, avec cet employé que Vassilissa aurait aimé, ce mariage qui se serait fait si Vassilissa avait tenu à lui ?... Le comte n’y était pas du tout, du tout ! Et c’est ce que lui disait ce regard qui lui avait fait construire si maladroitement sa phrase...

    – Je vois, dit la comtesse, en se laissant aller dans son fauteuil, je vois, mon cher, que vous n’êtes pas au courant.

    Le comte prévit un discours, et sa pensée infidèle s’envola avec un regret vers les rivages de Crimée, où l’on était si bien, où personne ne faisait de discours... Puis il fit un effort et ramena la vagabonde aux pieds – pas trop petits – de sa vertueuse moitié.

    – J’ai choisi pour Vassilissa, comme vous dites, un employé ; mais elle ne l’a jamais aimé. D’abord je vous serai reconnaissante de ne pas mettre dans la tête de cette enfant, dont je réponds devant Dieu, des billevesées romanesques d’amourette. Elle n’a pas de fortune, elle ne peut pas courir le risque de se trouver mariée par amour à un homme pauvre, avec une demi-douzaine d’enfants...

    – Mais ne la dotons-nous pas ? fit le comte, un peu ému par le spectacle évoqué devant lui de cet intérieur pauvre, avec une demi-douzaine d’enfants.

    – Nous la dotons, certainement ; mais vous ne voulez pas dépouiller vos enfants pour une personne qui, après tout, nous est étrangère, à y bien regarder ?

    – Sans dépouiller nos enfants, dit le comte, qui avait bon cœur et qui pensa à leur million de revenu, on pourrait, je crois bien, donner à Vassilissa la satisfaction de se marier selon son cœur, quelle que soit la fortune...

    La comtesse regardait son mari avec résignation, attendant la fin de sa phrase dans un esprit de mortification si évident, que le comte ne voulut pas la faire souffrir plus longtemps et s’arrêta net.

    – Nous lui donnons dix mille roubles et un joli trousseau, dit la comtesse, six douzaines de tout.

    – Dix mille roubles !... mais avec cela elle peut épouser n’importe qui ! s’écria le comte. C’est bien à vous, ma chère. C’est gentil ! Elle pourra avoir sa voiture et ses chevaux... et, pour peu que le fiancé ait de quoi vivre...

    Il s’arrêta, car le même regard inquiet et chercheur qui l’avait précédemment troublé recommençait à juger de son degré d’insanité.

    – Dix mille roubles de revenu ?... dit-il avec moins de confiance.

    La comtesse haussa les épaules imperceptiblement, car il faut respecter son mari – on le jure au pied des autels, ce fameux jour où l’on jure tant de choses que l’on exécute si peu.

    – Dix mille roubles de capital... cinq cents roubles de revenu !

    Ces deux phrases tombèrent comme deux petits coups de marteau. Le comte baissa la tête et réfléchit. Dix mille roubles de capital, c’est à peu près ce que lui avait coûté la royauté éphémère de la belle Lesghise dans son palais de Crimée.

    – En effet, reprit-il, avec cinq cents roubles de revenu, elle n’aura pas de quoi rouler carrosse. Mais ne pourrions-nous augmenter ?

    – Vous avez deux enfants, mon cher. Après cela, vos revenus sont à vous ; c’est à vous de voir à quel usage vous voulez les employer.

    La comtesse dit cela si froidement, en pinçant légèrement les lèvres, que le comte garda pour lui ses intentions charitables et trembla d’avoir été trahi relativement à... à... La liste de don Juan se déroula devant lui : mille e tre. Il se dit que véritablement c’était l’effet d’un miracle s’il n’avait pas été dénoncé, et cette réflexion rétrospective amena un silence.

    – En fin de compte, elle n’épousera pas cet employé ? dit-il pour rallumer la conversation éteinte.

    – Non... Toutes informations prises, il s’est trouvé que cet homme n’était qu’un intrigant qui ne recherchait Vassilissa que pour sa dot.

    Le comte pensa que la dot était bien peu de chose, que Vassilissa était bien jolie, et que si ç’avait été lui... mais il se repentit de cette pensée folâtre et écouta sa femme avec componction, d’autant plus que ceci se passait à la fin de la semaine sainte, et que c’était temps de jeûne.

    – Bref, continua la comtesse, j’ai rompu ce mariage. Vassilissa a renvoyé les cadeaux, et tout est fini.

    – On m’a parlé d’un duel.

    – Oui, Chourof se trouvait à Saint-Pétersbourg, et il a cassé le bras à Tchoudessof, mais cela n’a rien à voir dans ce qui nous regarde.

    C’est que la comtesse en était persuadée ! Il n’eût pas fait bon lui dire le contraire !... Le comte, qui n’était pas suffisamment informé pour lui tenir tête sur ce point, battit en retraite.

    – Alors, Vassilissa reste fille jusqu’à nouvel ordre ? dit-il en souriant.

    – Comment voudriez-vous qu’elle restât ? répondit sa femme avec ce haussement de sourcils étonné qui rappelait le pauvre mari au sentiment de son infériorité.

    Il tourna la chose en plaisanterie, ne parvint pas à dérider sa moitié et s’en alla tout penaud dans son cabinet. Il n’y était pas depuis cinq minutes, que deux ou trois amis, venus pour le voir, riaient et causaient avec lui de manière à lui rendre le sentiment de sa valeur personnelle.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXII

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  • La nuit de Pâques.

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    Le samedi saint arriva. Cette fête de Pâques, considérée en Russie comme la plus grande fête de l’année, remplace notre fête de Noël, pour la messe de minuit comme pour le réveillon.

    Dès onze heures du soir, la comtesse Koumiassine, son fils, les jeunes filles et le groupe des protégées, entassés dans plusieurs voitures, partirent pour se rendre à l’église.

    Dmitri avait revêtu, pour la circonstance, un costume neuf de soie blanche garni de galons d’argent, qui lui donnait l’air d’un sylphe.

    Il assista très sérieusement aux trois messes, de minuit, de l’aurore et du jour, un peu fatigué à la troisième, malgré le repos qu’on avait eu soin de lui faire prendre après le dîner. C’était la première fois qu’il se rendait à l’église la nuit de Pâques.

    Le prêtre annonça trois fois d’une voix claire et distincte : « Christ est ressuscité ! » Le peuple assemblé répondit trois fois : « En vérité, il est ressuscité ! » et, dans toute l’église, chacun des assistants échangea le triple baiser de paix avec ceux que le hasard lui avait donnés pour voisins.

    Dmitri choisit ce moment de confusion pour glisser à l’oreille de sa cousine :

    – Il ne t’embrassera pas, ton mari de papier découpé ! Nous l’avons enfoncé, hein ?

    Vassilissa, très surprise, très rouge, avait bonne envie de tancer son jeune cousin pour l’irrévérence de ses paroles dans le lieu saint, à un moment si solennel ; mais Dmitri, redevenu complètement sérieux, les yeux fixés sur l’iconostase, accompagnait à demi-voix le chœur qui chantait : « Il est ressuscité, il a vaincu la mort », et force lui fut de renoncer à son idée.

    D’ailleurs Zina, qui avait entendu, contenait son envie de rire avec tant de peine, que pour un rien elle eût éclaté ; et son hilarité secrète gagna bientôt Vassilissa.

    C’était dans cette même église, où, par parenthèse, il n’était jamais venu, que Tchoudessof s’était, soi-disant, épris d’elle. Elle embrassa d’un coup d’œil la foule parée qui remplissait la partie de l’église où elle se trouvait... et tout d’un coup elle perdit contenance : elle venait de recevoir un salut à peine indiqué, mais très respectueux, de Maritsky. Évidemment, le jeune homme attendait depuis longtemps le regard de Vassilissa.

    Celle-ci s’enfonça dans de profondes méditations où la fête chrétienne n’entrait pas pour grand-chose. Était-ce le hasard seul qui lui faisait si souvent rencontrer les yeux de ce jeune homme ? Et pourquoi, lorsqu’elle se trouvait en quelque lieu où sa présence était possible, pourquoi n’avait-elle pas de repos qu’elle ne se fût assurée qu’il était là ?

    Cette question intérieure amena une rougeur subite sur les joues de la jeune fille, et la réponse qu’elle se fit l’augmenta encore.

    – Tu as très chaud, dis ? fit Zina en la poussant légèrement du coude.

    – J’étouffe, répondit Vassilissa, qui ne mentait pas.

    – Ce sera bientôt fini, murmura Zénaïde en se rencognant dans la balustrade, au grand dommage de sa ceinture de soie.

    Dmitri dormait les yeux ouverts ; de temps à autre il relevait la tête et écarquillait les yeux de toute sa force pour montrer qu’il était bien éveillé ; puis, cet effort accompli, il se laissait aller à une douce somnolence.

    Enfin, l’office s’acheva, et les enfants furent expédiés à la maison pendant que la comtesse s’attardait à des félicitations sans nombre avec une foule de personnes de sa connaissance.

    Les rues étaient brillamment éclairées. Les petites bornes de granit qui garantissent les trottoirs contre l’invasion des traîneaux portés par la neige tassée, étaient fraîchement peintes de noir brillant. – On les a cirées à neuf ! disait Dmitri, qui n’avait plus envie de dormir du tout depuis que l’office était fini. Au pied de chaque borne, brûlait un lampion. La nuit était magnifique, douce et claire comme une nuit de mai. Les équipages brillants roulaient au trot rapide des chevaux de prix dans les rues pleines de monde. Le bourdonnement joyeux de toutes les cloches de Saint-Isaac faisait trembler le pavé, et par toute la ville les églises envoyaient sans interruption les notes claires et grêles des petites cloches, coupées à intervalles réguliers par les coups des lourds battants sur les bourdons énormes.

    – C’est gai, dit Dmitri. C’est très joli la nuit de Pâques. Et puis nous allons souper !

    Le canon de la forteresse retentit. L’empereur, en ce moment, recevait dans la chapelle du palais d’hiver les compliments de fête de toute la cour.

    Dmitri se mit à danser sur son siège, marquant les coups de canon par des battements joyeux de ses petites mains. Il était seul dans la voiture, avec sa sœur et sa cousine, et depuis longtemps il n’avait déployé tant de gaieté.

    La voiture s’arrêta, les enfants en descendirent, et elle retourna à l’église chercher une nouvelle cargaison de fidèles.

    Les domestiques, les femmes de chambre, tout le personnel de la maison, rentré avant les maîtres, se tenait dans la vaste antichambre pour offrir les félicitations accompagnées de l’œuf symbolique qu’on échange avec le triple baiser traditionnel. Les enfants passèrent par les accolades inévitables ; puis, au moment où les roulements continus à l’extérieur annonçaient l’arrivée de la comtesse et des protégées, ils s’envolèrent dans la salle à manger.

    – Nous allons manger tout ça ! dit à demi-voix Dmitri, qui mourait de faim ; et ses yeux brillants d’appétit se promenaient de l’énorme jambon cuit, le plus gros qu’on eût pu trouver par toute la ville, au quartier de veau froid qui lui faisait vis-à-vis, en passant par l’agneau de beurre à toison frisée – obtenu en pressant avec les mains le beurre mou à travers un morceau de toile ; hâtons-nous de dire qu’on ne goûte jamais à cette pièce d’honneur ; – puis venait l’énorme koulitch, gâteau de fleur de farine aux raisins secs, couronné de grosses roses en papier ; puis les œufs durs teints en rouge, que certains Russes peuvent avaler par douzaines à l’aide d’un peu de sel fin. Tout cela faisait venir l’eau à la bouche du petit garçon.

    La comtesse fit son entrée. Toute vêtue de soie blanche, sa longue traîne roulant à flots derrière elle, elle avait l’air d’une souveraine au milieu de sa cour de protégées et de domestiques. Le canon, qui tonnait toujours dans le lointain, semblait n’être là que pour donner plus de pompe à sa réception.

    Enfin, toutes les salutations, toutes les accolades terminées – car la comtesse Koumiassine, de par les commandements de l’Église, devait échanger trois baisers avec chacun de ses serviteurs, jusqu’au dernier garçon d’écurie, et elle tenait à honneur de ne pas s’y soustraire, comme la plupart des dames élevées dans des principes plus modernes, – tout étant fini dans les règles, la comtesse s’assit, réservant une place pour son mari, retenu au palais par son rang, et le réveillon commença.

    Les pièces énormes circulèrent autour de la table, et l’on rompit le jeûne de cinquante jours, jeûne sans lait et sans œufs, au poisson et à l’huile, et certains jours même sans poisson.

    Mais tout le monde était si fatigué, que les honneurs du réveillon furent pour une tasse de café avec un nuage de crème qui réveilla les intelligences assoupies.

    Le comte entra vers la fin du repas. Invité par sa femme à s’asseoir auprès d’elle, il déclina cet honneur en disant qu’il avait soupé au palais et qu’il tombait de sommeil. La comtesse se leva, et ce fut le signal d’une déroute générale.

    En cinq minutes, la salle à manger fut vide et les flambeaux éteints. La table, desservie, fut resservie au plus vite et préparée pour le matin, car pendant la semaine de Pâques tout Russe, riche ou pauvre, tient table ouverte : le jambon terminé est remplacé par un autre jambon, le quartier de veau par un autre quartier, et ainsi de suite jusqu’au dimanche de la Quasimodo.

    Rentrées dans leur chambre, Zina et Vassilissa, étroitement embrassées, s’approchèrent de la fenêtre. L’illumination de la rue se mourait ; quelques lampions vivaces jetaient de temps en temps de grandes clartés qui illuminaient subitement une façade, puis retombaient modestement sur le trottoir. Quelques voitures attardées retournaient au logis, et, à l’Orient, une bande blanchâtre dans le ciel, clair et joyeux, annonçait l’aurore.

    – Je ne sais pourquoi, dit Zina, je me sens pleine d’heureux pressentiments ! Voici Pâques, le printemps... Le printemps, c’est si bon ! C’est comme nous... tout jeune encore, et tout bête – elle s’interrompit pour embrasser sa cousine et pour rire ; – les petites feuilles ont l’air si gauche, au sortir des bourgeons... On dirait qu’elles ne savent pas où se placer... Je suis contente.

    Vassilissa sourit à Zénaïde et lui rendit son baiser ; mais son sourire n’était pas le même : une rougeur fugitive, une pensée secrètement caressée, lui parlaient aussi de printemps.

    – Nous partirons bientôt pour la campagne, dit Zina, j’en suis charmée... Tu ne dis rien ! Est-ce que tu n’en es pas contente ?

    – Si !... répondit Lissa, qui se dit avec un serrement de cœur qu’à la campagne elle ne rencontrerait pas Maritsky.

    – J’ai envie de revoir le prince Charmant, reprit Zina tout en se déshabillant à la hâte. C’est qu’il est beaucoup moins laid qu’avant ! Tu n’as pas remarqué ?

    – Non.

    – Mais à quoi donc penses-tu ? s’écria Zina stupéfaite, qui s’arrêta, les bras en l’air, au moment de nouer son filet de nuit.

    Lissa ne répondit que par un sourire un peu forcé. Les bras de Zina retombèrent, et elle se mit au lit.

    Une fois bien installée sur l’oreiller, elle se redressa, entoura ses genoux de ses bras et se mit à réfléchir. Lissa semblait déjà s’endormir.

    – Eh bien, oui, dit tout à coup Zina (miss Junior n’était pas là, elle avait obtenu deux jours de congé), j’aime beaucoup le prince ! Il n’est plus laid du tout – il n’est plus bête du tout, – c’est un vrai don Quichotte ! Evviva il principe ! s’écria-t-elle en faisant un bond qui la renfonça sous ses couvertures.

    Deux minutes après, elle dormait profondément.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXIII

  •  

  • Mademoiselle Justine ne perd pas courage.

  •  

    La comtesse avait passé la semaine sainte à faire ses dévotions pascales et à se mortifier. Elle pratiquait sa religion sincèrement, et au moment de sa confession annuelle, elle s’imposait un examen de conscience scrupuleux.

    Cet examen, bien entendu, tournait toujours à sa gloire, car, n’agissant que par principes, elle avait toujours d’excellentes raisons pour appuyer tous ses actes.

    Cette fois, cependant, en repassant dans son esprit tous les événements importants qui s’étaient succédé depuis ses dernières Pâques, quand elle arriva à l’histoire des fiançailles de sa nièce, elle eut un doute.

    – Je n’avais pas pris d’assez amples renseignements, se dit-elle ; j’ai eu tort.

    Ce point mis à son passif, elle continua ses investigations personnelles.

    – Ai-je fait tout ce qu’il fallait pour obtenir la confiance de Vassilissa ? se dit-elle. C’est une nature un peu sournoise...

    Semblable en cela au reste des humains, la bonne comtesse ne demandait pas mieux que de charger les autres pour expliquer ses propres erreurs.

    – J’aurais dû la rapprocher davantage de moi et lui donner plus d’occasions de parler librement.

    Ici la comtesse prit la résolution de se montrer plus affectueuse avec sa nièce.

    Le reste de son examen de conscience n’ayant rien à faire avec ce récit, nous le passerons sous silence.

    Le résultat de ces méditations fut une plus grande affabilité de la comtesse envers les enfants, et en général envers toute la maison. La fête de Pâques amenait tous les ans cette détente générale qui suit les crises ; pendant deux ou trois mois, tout allait bien, tout était doux et facile ; puis, peu à peu, les principes resserraient leur cadre rigide, les rapports avec la comtesse devenaient de plus en plus tendus ; chacun était forcé de se surveiller davantage ; il n’était pas rare qu’une disgrâce, comme celle de mademoiselle Bochet, causât une consternation générale et une exacte observation des moindres règles dans toute la maison, ce qui amenait les choses tant bien que mal, sans autres accidents, jusqu’à la semaine sainte.

    Puis la comtesse retrouvait la douceur évangélique au pied des autels, et la roue recommençait à tourner dans le même sens.

    Le dimanche de Pâques apporta donc la paix, dans la plus belle acception de ce mot, à la maison Koumiassine. Vassilissa, en particulier, fut très touchée de l’aménité de sa tante : son bon petit cœur oublia tout ce qu’elle avait subi de tortures pour ne plus sentir que l’élan d’une reconnaissance sincère.

    L’heureuse issue de l’événement qui avait mis en danger les jours du tsar prêtait à des fêtes sans nombre. Ce fut, pendant une quinzaine, une cohue de bals et de raouts. Les jeunes filles furent autorisées à danser partout où ce n’était pas exclusivement un bal de grandes personnes, et pas n’est besoin de dire que Maritsky eut plus d’une occasion d’entretenir Vassilissa.

    Si l’on eut demandé au jeune officier ce qu’il recherchait, il n’eût su que répondre. Mademoiselle Gorof n’était pas ce qu’on appelle « un parti » convenable pour lui. Ses parents étaient riches, sa famille comptait des alliances dans les maisons les plus marquantes du pays, – il pouvait prétendre à tout autre chose qu’à la main d’une jeune fille déjà légèrement discréditée par un mariage rompu – un mariage avec un homme qui n’était pas « né », par-dessus le marché ! – Et pourtant, quand il lui arrivait d’entendre la plus légère allusion à ce malheureux mariage, Maritsky devenait rouge de colère et se tenait à quatre pour ne pas faire d’esclandre.

    Depuis qu’elle n’était plus fiancée, Vassilissa avait cessé d’être coquette. Quand nous disons cessé, nous espérons que le lecteur ne prendra pas ce mot au pied de la lettre. Une jeune fille ne peut cesser tout à coup de vouloir plaire, mais le désir de plaire, si naturel, ne se montrait plus chez elle au grand jour. À peine se laissait-il deviner dans une réponse futée, à l’ombre d’un éventail.

    Les dames admirèrent beaucoup mademoiselle Gorof pour cette tenue irréprochable dans sa position délicate, et la barrière qu’on avait d’abord établie entre elle et les autres jeunes filles se trouva insensiblement écartée.

    Ne recevant partout que des compliments au sujet de Lissa, la comtesse se montrait de plus en plus satisfaite, lorsqu’un contretemps inattendu vint retourner les cartes et resserrer les principes de la noble dame bien avant l’époque habituelle.

    Depuis la rupture du mariage projeté, Justine Adamovna n’accompagnait plus Vassilissa, qui sortait avec sa cousine et miss Junior. La protégée avait eu, par conséquent, beaucoup de temps pour sasser et ressasser ses pensées mélancoliques.

    Tout contribuait à sa douleur : les fauteuils commandés par ses soins, où elle avait espéré trôner chez la nouvelle mariée ; le samovar eu ruolz qu’elle avait choisi à sa hauteur pour y faire sans fatigue le thé des jeunes époux ; les tentures de l’appartement posées par ses soins, tout cela était monté au garde-meuble avec les six grandes malles qui contenaient le trousseau !

    Et Justine en ressentait un extrême chagrin, car, au fond, tout cela était pour elle ! Elle avait bien compté être souveraine sans appel au logis Tchoudessof, de par l’autorité de madame la comtesse et la reconnaissance du mari.

    Tchoudessof, disons-le, avait eu d’autres sentiments : sa première pensée avait été de chercher à se débarrasser de Justine dès que le mariage serait célébré, et c’est avec la plus sincère satisfaction qu’il avait constaté l’aversion non déguisée de Lissa pour la protégée.

    – Cela ira tout seul, s’était-il dit. Le troisième jour, ma femme la mettra à la porte, et nous en serons débarrassés.

    Mais le destin capricieux, qui se plaît à renverser méchamment les plus nobles desseins, avait décidé que Justine ne trônerait pas et que Tchoudessof ne la mettrait pas à la porte.

    Tchoudessof, presque guéri, portant son bras en écharpe, arpentait mélancoliquement la Perspective. Sa pâleur intéressante, qui contrastait élégamment avec ses beaux cheveux noirs – si plats – attirait sur lui l’attention des « petites cocottes ». Mais Tchoudessof ne se mariait plus, et ce monde enchanté de la veloutine Fay et de l’Ylang-Ylang ne devait pas encore s’ouvrir pour lui.

    Aussi s’abstenait-il de lever les yeux, lorsqu’au détour de la Sadovaïa il aperçut un sac qu’il croyait avoir vu quelque part. Ses yeux remontèrent du sac à la main qui le tenait, et de cette main au visage, et il reconnut les yeux compatissants de Justine.

    Un coup d’œil suffit au couple pour s’entendre. Ils montèrent directement l’escalier du premier étage au Gostinnoï-Dvor, et ce lieu, témoin de leur première rencontre, prêta son abri tutélaire à leur chaste entretien.

    – Ah ! mon pauvre ami, que d’événements ! dit Justine.

    Les femmes ont un talent particulier pour entrer en matière. Pendant qu’un homme tourne autour de son sujet comme un ours autour d’une ruche à miel, elles ont trouvé vingt manières d’entamer une conversation.

    – Oui, répondit l’employé d’un air morne. Pour une affaire manquée, c’est une affaire manquée !

    – Bah ! répliqua Justine, consolante comme l’ange qui visite les prisons dans les tableaux de l’école italienne, on peut trouver mieux !

    – En attendant, j’ai un trou dans l’épaule et une sotte réputation.

    – Votre bras est guéri, n’est-ce pas ? fit Justine avec intérêt, glissant sur la réputation.

    – Oui, dit Tchoudessof en agitant un peu son écharpe. Je pourrais m’en servir, mais...

    – Non, non !... dit la protégée avec émotion ; conservez votre écharpe jusqu’aux chaleurs : cela pose ! Le prince est loin, il aura tous les torts...

    Tchoudessof sembla penser un instant que cette phrase, en mettant les torts au futur, pouvait bien l’en gratifier au passé et au présent... il regarda même Justine un peu de travers ; mais il n’était pas marié, elle pouvait encore lui être utile peut-être...

    – C’est dommage ! reprit-elle après un moment de réflexion. C’était une affaire bien arrangée.

    – Oh ! la demoiselle était bien désagréable ! fit Tchoudessof d’un air pincé.

    – J’en conviens, mais...

    – Et la dot était misérable !

    – D’accord, mais la protection et les espérances !

    Les deux alliés soupirèrent d’un commun accord.

    – D’où est-il tombé, ce prince de malheur ? dit Justine avec colère.

    – C’est ce que je voulais vous demander. Elle a dû lui écrire.

    – Non, c’est impossible : je ne la quittais pas.

    Tchoudessof doutait encore.

    – C’est peut-être cette futée de Zénaïde, la petite comtesse... continua Justine.

    – Alors ce bel oiseau va épouser mademoiselle Gorof dès son retour à la campagne ! C’est un voisin, m’avez-vous dit ?

    Justine hocha la tête affirmativement.

    – Il ne l’épousera peut-être pas, dit-elle en méditant : la comtesse ne le veut pas, et quand elle ne veut pas quelque chose...

    – Ah ! tant mieux ! s’écria Tchoudessof. Et sa belle âme rayonna sur son noble visage.

    – D’ailleurs, reprit Justine, je lui en veux pour ce bras blessé, elle me le paiera avec toutes les insolences que j’ai subies à cause de vous.

    – Vous, ma pauvre Justine, des insolences ? dit Tchoudessof, pensant à part lui que les apparences étaient bien trompeuses, car s’il n’eût pas été édifié sur ce point, il eût certainement mis les insolences à l’actif de la protégée, et non à celui de mademoiselle Gorof.

    – Oui, oui ! Il n’est pas d’horreurs qu’elle ne m’ait dites quand je lui parlais de vous !

    – Par exemple ? interrogea Tchoudessof tout en sondant la galerie de l’œil, pour s’assurer qu’on ne les épiait pas.

    – Par exemple... jusqu’à... – le visage de Justine se couvrit d’une pudique rougeur – jusqu’à me dire de vous prendre pour moi, puisque je vous trouvais très agréable.

    Tchoudessof sourit d’un air fat ; puis jugeant que la conversation prenait une tournure dangereuse, il fit un pas en arrière.

    – Adieu ! dit-il, on vient là-bas. Ne vous retournez pas. Je passe devant.

    Il s’en alla, et Justine – ô candeur digne de louange – n’eut pas l’idée de se retourner. Personne ne venait cependant, et Tchoudessof profita de sa supercherie pour s’évader.

    Justine rapporta de cet entretien une haine de plus en plus invétérée contre Vassilissa.

    – Non, se dit-elle le soir, en faisant ses réflexions, non, ma belle, vous ne serez pas princesse, si je peux l’empêcher. Ce qu’il vous faut, c’est une belle humiliation qui rabatte votre caquet, et s’il ne tient qu’à moi, vous l’aurez.

    Depuis le retour du comte, la protégée voyait beaucoup moins sa noble protectrice. Non que le comte fût souvent à la maison, mais il y était précisément aux heures inoccupées du jour qui ne sont bonnes ni pour faire des visites, ni pour en recevoir – et c’étaient des heures qui avaient appartenu à Justine. Aussi regardait-elle le comte de travers, comme une espèce de voleur – avec les yeux de l’âme s’entend, car elle lui prodiguait des marques extérieures de vénération.

    Ne pouvant plus fréquenter le boudoir, comme précédemment, elle eut une idée de génie. Elle alla chercher dans un coin un gigantesque métier de tapisserie, monté d’un tapis antédiluvien commencé par la comtesse quelques années auparavant, et se mit en tête de le finir pour une église.

    La comtesse approuva ce saint projet, et lui conseilla d’employer tous les doigts disponibles de la maison pour l’aider dans sa tâche.

    Seulement, quand le métier fut descendu du garde-meuble, il se trouva si énorme qu’on ne pouvait le caser nulle part. Le petit salon qui précédait le boudoir avait juste un coin de la largeur voulue : on enleva un fauteuil et une étagère, et Justine eut un poste fixe aux écoutes du boudoir.

    Le premier jour elle eut, il est vrai, une secousse désagréable à subir ; mais le génie est sujet aux affronts, par cela seul qu’il est le génie !

    Comme elle s’installait, après le dîner, derrière le métier :

    – Tiens ! lui dit Dmitri en s’approchant, vous avez mis votre grande machine tout près de la porte de maman !... Justine Adamovna, reprit-il d’un air innocent, que vous avez de longues oreilles ! Mon enfant, c’est pour mieux entendre ! fit-il en grossissant la voix pour imiter le loup.

    Justine rougit jusque dans les semelles de ses bottines.

    – Qu’est-ce que tu dis là, gamin ? dit le comte qui passait, et qui l’enleva dans ses bras.

    – Je récite le Petit Chaperon rouge, papa ! C’est très intéressant. Mademoiselle Justine le sait par cœur.

    Le comte, qui se souciait peu de Justine, embrassa son fils et passa outre.

    Dès le lendemain, cependant, il s’ennuya de trouver le métier à tapisserie sur son chemin toutes les fois qu’il entrait dans le boudoir ou qu’il en sortait, avec la figure calme et insignifiante de Justine penchée sur le dessin passé de mode. Cette main, qui tirait méthodiquement les aiguillées de laine, lui donnait sur les nerfs.

    Il s’en ouvrit à son épouse.

    – C’est une œuvre de piété, répondit celle-ci de sa voix la plus évangélique.

    – Mais est-il nécessaire que cette œuvre de piété soit si près de vous ? On n’est plus chez soi !

    La comtesse tourna ses yeux surpris vers son mari.

    – Je n’ai pas de secrets, dit-elle d’une voix qui proclamait hautement son innocence soupçonnée : ma vie est au grand jour, comme dans une cage de verre.

    Le comte sourit et baisa la main de sa femme.

    – Je ne suis pas aussi vertueux que vous, ma chère, dit-il, et j’ai des secrets !

    – Ah ! Eh bien, fermez la porte.

    Ces quelques mots furent lancés avec un dédain suprême.

    Le comte ferma la porte juste au moment où Justine apparaissait sur le seuil du petit salon. Pendant qu’il s’asseyait, il entendit grincer le métier, la chaise de Justine cria sur le parquet, et il put recueillir la douce certitude que la porte était fermée, oui, mais que néanmoins la protégée ne perdrait pas une de ses paroles.

    – Enfin, c’est l’affaire de la comtesse, se dit-il ; puisqu’on n’a pas de secrets dans cette maison, faisons comme tout le monde !

    Il s’assit en face de sa femme et commença avec un léger sourire.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXIV

  •  

  • Le comte obtient un succès inattendu.

  •  

    – Vous avez fait un chef-d’œuvre, ma chère, dit le comte Koumiassine à sa femme.

    La comtesse dirigea ses sourcils étonnés vers son époux. Mais comme la phrase était un compliment, elle ramena la ligne droite sur son visage et sourit vaguement.

    – L’éducation de Vassilissa me paraît ne rien laisser à désirer.

    Le vague sourire disparut et fit place à l’expression d’une attention soutenue, pénible même. Le comte ne se laissa pas intimider et continua :

    – C’est ce que me disait hier le général Zanine ; vous lui fîtes l’honneur de l’inviter à dîner quelquefois ?

    – Je crois que oui, répondit la comtesse.

    – Il a beaucoup remarqué Vassilissa, qui lui paraît comme à moi une jeune fille charmante de tout point. Ayant appris la rupture de son mariage malencontreux...

    Le mot était mal choisi. La comtesse prit une attitude très digne, croisa les mains sur les plis majestueux de sa robe, et attendit le reste avec résignation. Le comte continua :

    – Le général m’a demandé hier – en riant, je le veux bien, – mais il m’a demandé s’il me déplairait de l’appeler mon neveu...

    Le comte se mit à rire... et s’arrêta, car son rire était sans écho.

    – Et vous avez répondu ? fit la comtesse d’un air aimable.

    – J’ai répondu que pour moi je serais charmé de devenir l’oncle d’un ancien et excellent camarade, mais que vous aviez pris votre nièce sous votre protection immédiate, et que ces choses-là vous regardaient particulièrement... Tout cela en riant, bien entendu.

    La comtesse approuva de la tête et sourit un peu.

    – Alors, reprit le comte, j’ai promis de vous en parler, et j’ai tenu parole, vous voyez.

    Les deux époux restèrent muets, chacun dans son fauteuil, le comte attendant et la comtesse faisant attendre la réponse, sans témoigner d’empressement malséant.

    – Eh bien, mon cher, vous direz à votre ami, dit enfin la noble dame, que sa recherche fait beaucoup d’honneur à ma nièce, mais que nous la considérons comme une aimable plaisanterie.

    – Hein ? fit le comte, très effarouché.

    – J’ai dit une aimable plaisanterie, reprit la comtesse avec aménité. Le général Zanine, qui porte avec beaucoup de grâce la graine d’épinards et ses cinquante... combien ? deux, trois, quatre ans ?

    – Quarante-huit ! repartit un peu vivement le comte mortifié. Nous sommes du même âge et de la même promotion !

    – Quarante-huit ans, soit... et qui porte en outre avec une grande dignité un nombre considérable de décorations sur sa large poitrine... (la comtesse réprima un sourire incompatible avec la gravité des circonstances) comment voulez-vous, mon cher, que cet aimable général – je l’aime, du reste, de tout mon cœur – devienne l’époux de Vassilissa, qui n’est encore qu’une enfant ! Non, mon ami, « il faut des époux assortis », dit la comtesse avec gaieté, en indiquant à peine l’air du couplet célèbre.

    Cette ébauche de chanson, cette citation, cette gaieté inattendue, consternèrent le comte, qui perdit totalement le fil de ses idées.

    – Alors, vous refusez ? balbutia-t-il déconfit.

    – Totalement, mon cher. Mais c’est absurde ! Comment avez-vous pu songer sérieusement à cette bouffonnerie ?

    – J’ai vu des choses plus bouffonnes réussir fort bien, répliqua le comte, qui avait eu le temps de retrouver son sang-froid. Et à tout prendre, mon ami vaut mieux, révérence parler, que Tch...

    Il s’arrêta et se mordit la langue, car toute trace de gaieté avait disparu du visage de sa femme.

    – J’avais pensé, reprit-il pour arranger les choses, que vous étiez pressée de vous débarrasser...

    – Ah ! mon cher comte, vous parlez comme un bonnetier de vaudeville ! dit la comtesse avec dédain. Me débarrasser de ma nièce ? Eh ! mon Dieu, je n’avais qu’à ne pas m’en embarrasser, il y a dix-sept ans !

    Le comte pensa que cela eût peut-être été mieux pour tout le monde, y compris Vassilissa elle-même.

    – Je ne suis pas pressée de la marier, reprit la comtesse, qui avait refait provision d’aménité. Zina ne paraîtra dans le monde que l’hiver prochain, et d’ici là...

    Le visage du comte devint radieux. Il se rappela Chourof, le duel qui avait rompu le mariage de Lissa ; il entrevit la possibilité d’une union magnifique qui ferait de sa nièce bien-aimée une des plus riches propriétaires de Russie...

    – À propos, ma chère amie ! dit-il, j’ai rencontré Chourof l’autre jour ! Quel intrépide voyageur ! Figurez-vous qu’il était déjà presque arrivé dans ses terres quand il a appris l’attentat. C’est à peine s’il a pris le temps d’aller jusqu’à son domaine pour y jeter le coup d’œil du maître et faire quelques visites dans les environs – et le voilà reparti dare-dare avec une adresse de félicitations dont l’avait chargé la noblesse de son gouvernement ! Il m’a demandé de vos nouvelles ; je l’ai engagé, naturellement, à venir vous voir... Il viendra, n’en doutez pas... Ce qui m’étonne, c’est que nous ne l’ayons pas encore vu arriver... Entre nous, ce duel... je m’étonnerais bien que ce cher prince n’eût pas quelque chose à vous demander... Hé ! hé ! voilà qui ne serait pas si bouffon ! Où avais-je la tête, que je n’ai pas pensé à cela plus tôt !

    La comtesse écrasa de toute la hauteur de son dédain l’époux si malencontreusement inspiré.

    – Votre Chourof est un imbécile, et je le lui ai dit ou à peu près.

    Le pauvre comte se demanda s’il rêvait.

    – Vous êtes brouillés ? dit-il pour dire quelque chose.

    – Pas le moins du monde ! Ma maison lui est ouverte comme par le passé. Il faudrait que votre cher prince fût bien mal élevé pour ne pas savoir accepter d’une personne comme moi une leçon méritée. Je le crois plus galant homme que cela. Soyez sans crainte, s’il vient nous voir, il sera reçu avec la plus parfaite bonne grâce.

    Cette fois, le comte trouva l’énigme trop compliquée et n’essaya plus de rien dire : cela ne lui réussissait pas assez bien. Il resta un bon moment silencieux, tirant sur sa moustache gauche et mordant sa moustache droite, ce qu’il ne faisait que dans ses grandes perplexités. À bout de ressources, il se leva et baisa galamment la main de sa femme en disant d’un air détaché :

    – Tout ce que vous faites est bien fait, chère amie.

    – Vous sortez ? lui dit celle-ci, qui avait repris sa belle humeur.

    – Je vais au palais, répondit le comte.

    Il allait toujours au palais quand il ne savait plus que faire. Il y trouvait bien quelques amis ou quelques officiers de la garde de service, et là il se sentait dans un abri sûr où la vertueuse indignation de sa moitié ne saurait l’atteindre.

    – Bien du plaisir, mon ami ! repartit la comtesse.

    – Merci, dit-il en faisant sonner ses éperons.

    Il avait ouvert la porte et se préparait à passer outre...

    – Vous ai-je dit que nous partions jeudi pour la campagne ? lui lança son épouse en manière de flèche du Parthe.

    – Non !... fit le comte surpris, qui se retourna tout d’une pièce à cette nouvelle imprévue. Déjà ?

    – Mais nous voilà au mois de mai, c’est le meilleur moment pour la santé. À bientôt...

    Et la comtesse rentra dans ses appartements en fredonnant : « Il faut des époux assortis. » Elle fredonnait rarement, mais quand elle se permettait cette distraction, c’était d’une voix plus fausse que celle du roi Louis XV.

    Le comte s’en alla de son côté et fut longtemps avant de recouvrer l’usage complet de son intelligence, paralysée par ces commotions de tout genre.

    À mi-chemin du palais, son équipage croisa celui de Chourof. Les deux cochers, avec cette espèce de divination qui leur est particulière, arrêtèrent leurs chevaux avant même d’en avoir reçu l’ordre.

    – Où allez-vous, prince ? dit le comte.

    – Je n’en sais rien... Trouverais-je la comtesse chez elle ?

    – Chut ! Vous êtes quelque peu en disgrâce. N’y allez pas à présent !

    – Merci ; mais alors quand faudra-t-il... ?

    – À propos, vous savez que la comtesse part jeudi pour la campagne ?

    Le pauvre prince Charmant se demanda si quelque diable noir ne se mêlait pas de ses affaires... Il ne croyait pas si bien dire. Rentré chez lui, il pensa au départ pour Chourova. Qu’espérait-il ? Rien, probablement ; mais peut-être pensait-il que sa disgrâce serait plus facile à supporter là-bas, ou que l’air pur de la campagne tournerait du bon côté la girouette de la comtesse.

    Justine, à l’affût derrière son redoutable métier à tapisserie comme une araignée derrière sa toile, n’avait pas perdu un mot de la conversation des deux époux.

    Le soir même, admise à l’audience de madame la comtesse, la protégée lui demanda si elle devait se préparer à suivre la maison de la châtelaine, ou si elle resterait à Pétersbourg.

    Il lui fut répondu, avec beaucoup de bonté, que sa présence était trop utile au Refuge pour qu’on pût songer à l’en priver. La comtesse lui annonça, en même temps, qu’elle lui confiait, pendant son absence, la haute main sur tous ses établissements de charité, avec l’ordre de lui adresser, tous les samedis, un rapport circonstancié des événements survenus pendant la semaine.

    Justine fut un peu mortifiée de cet honneur. D’abord, ce qu’on lui donnait à faire était ennuyeux, et puis, vivre dans la maison de la comtesse quand les maîtres n’y étaient pas, ce n’était plus le luxe royal auquel elle s’était si bien accoutumée. On lui servait tous les jours un bon dîner, quatre plats ! mais quelle différence !

    Cependant l’ordre était péremptoire, et puis la position lui permettait de s’assurer des avantages pour l’hiver. Elle ne hasarda qu’une timide observation :

    – Est-il convenable, madame la comtesse, dit-elle, que je reste dans une maison habitée par M. le comte seul ?

    La comtesse la regarda avec cette surprise qui la faisait tomber des nues, le cas échéant.

    – Qu’est-ce que cela peut faire, dit-elle, que le comte et vous viviez dans la même maison ?

    – Bien !... je pensais... c’est une sotte idée que j’ai eue, et j’en demande humblement pardon à madame la comtesse, dit platement la protégée en voyant que le vent ne soufflait pas du bon côté.

    – C’est bon, dit la comtesse en lui tournant le dos. Bonsoir !

    La noble dame resta de mauvaise humeur pendant assez longtemps. Fallait-il que cette fille fut sotte pour avoir été s’imaginer que quelqu’un au monde s’inquiéterait de la savoir sous le même toit que le comte Koumiassine ! Cette parole imprudente fit plus de tort à Justine que cent mensonges avérés ; elle eût pu se défendre malgré l’évidence et sortir victorieuse d’accusations intentées par d’autres, mais elle avait donné elle-même une preuve irréfutable de bêtise !

    La comtesse fut bien obligée de convenir avec elle-même que cette idée saugrenue accusait chez Justine une lacune dans le bon sens, – et rien n’est terrible comme un premier coup porté à ces convictions absolues qui n’ont pour base que le caprice. La première illusion qui s’en va emporte la clef de voûte de l’édifice entier.

    Mais, jusqu’à un certain point, Justine fut sauvée par les vagues échos que la mauvaise réputation du comte avait apportés chez la comtesse, qui en savait, au fond, plus qu’elle ne voulait en avoir l’air.

    – C’est encore la faute de mon mari, se dit-elle ; s’il ne passait pas pour un abominable coureur, cette fille n’aurait pas eu la pensée... Faut-il pourtant qu’elle ait l’esprit borné !

    Cette réflexion à deux tranchants, qui atteignait à la fois Justine et son mari, lui fit du bien, et elle se coucha rassérénée.

    Deux jours avant le départ pour la campagne, elle donna un dîner diplomatique, où, par parenthèse, le prince Charmant ne fut pas invité. Les enfants avec les protégées, le gouverneur et la gouvernante, dînèrent en haut ; ils n’eurent guère que la musique des cristaux et le fumet des plats.

    Dmitri finit par s’insurger contre ce menu sommaire. Regardant fixement le maître d’hôtel, qui lui présentait d’un air aimable un plat orné de pattes de gibier pour tout rôti, avec tous les croûtons au grand complet, – triste compensation, – il lui dit d’un air doctoral :

    – Je ne comprends pas pourquoi, quand il y a douze personnes à dîner en bas, et que tu fais plumer vingt-quatre cailles, il ne nous reste plus rien à manger !

    – Oh ! vingt-quatre, mon jeune comte ! vous exagérez...

    – Du tout ! il y en avait vingt-quatre : je les ai comptées tantôt à l’office. Où sont les douze qu’ils n’ont pas mangées ? Tu sais, je le dirai à maman !

    – Je les gardais pour demain... murmura le vieux coquin devenu tout pâle, car huit bouches au moins, autour de la table, approuvaient d’une façon muette la réclamation de Dmitri.

    – Pour demain ? fit celui-ci. Tu n’as pas d’esprit, mon bonhomme ! Il fallait dire que le chat les a mangées ou que le cuisinier les a laissé brûler ! Va les chercher, nous les mangerons tout de suite. Allons, va !

    Le maître d’hôtel s’exécuta, non sans maudire ce petit insolent qui fourrait son nez partout. Et voilà comment la « table des chats », – comme disait Dmitri d’après l’expression allemande qui nomme ainsi la table des enfants punis, – mangea des cailles le jour du dîner diplomatique de la comtesse Koumiassine.

    Ce qui n’empêcha pas la maisonnée de partir le surlendemain matin pour la campagne.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXV

  •  

  • Vassilissa tient tête à sa tante.

  •  

    Les deux cousines ne trouvèrent pas à Koumiassina toutes les joies de l’année précédente. L’élément de la lutte était entré dans leur vie jusqu’alors monotone à force d’être paisible.

    Miss Junior avait retrouvé ses anciennes habitudes : son petit café à la crème le matin, une douce sieste dans la journée et le lit de bonne heure. C’était le paradis pour elle, après les courses à pied et les longues soirées passées à faire tapisserie pendant que les jeunes filles s’amusaient au bal.

    Rien, cependant, ne semblait troublé dans la routine féodale de la noble maison. La comtesse était bonne avec tout le monde, un peu distraite en parlant à Vassilissa, moins sévère pour les escapades de son fils, – moins sévère, hâtons-nous de le dire, parce qu’elle n’en avait guère connaissance, grâce à l’espace et à la vie en plein air.

    Mais cette douceur même semblait pleine de périls aux deux cousines, devenues perspicaces à leurs dépens.

    Du prince, pas de nouvelles. Le pauvre Chourof, revenu dans ses terres le lendemain même de l’arrivée de la comtesse, était dans une situation assez embarrassante. Les rigueurs de la terrible châtelaine lui faisaient un peu peur, pas trop, mais il avait encore une autre crainte. S’il se présentait à Koumiassina, n’aurait-il pas l’air de se targuer devant Vassilissa de son rôle de sauveur ? Et si celle-ci allait se figurer qu’elle devait l’aimer par reconnaissance !... Six mois auparavant, cela lui aurait peut-être suffi... À présent, non ! Il voulait être aimé pour lui-même et rien que pour lui-même. En vieillissant, il devenait ambitieux !

    Tous les jours, vers midi, il faisait atteler pour se rendre à Koumiassina ; puis, à midi et demi, craignant d’être mal reçu par la comtesse – ou trop bien reçu par Vassilissa – il ordonnait de dételer ou s’en allait ailleurs dans les environs. Juin était ainsi arrivé à sa moitié sans qu’on l’eût vu. Il avait envoyé, selon l’usage, prendre des nouvelles de la comtesse dès son arrivée, et, depuis, il rodait autour de Koumiassina sans oser y entrer. Tel Adam chassé du paradis terrestre...

    Les deux jeunes filles, une après-midi, en courant dans le jardin, arrivèrent devant une tente de coutil que la comtesse avait fait installer dans la partie la plus élevée du parterre. C’était une sorte d’observatoire – si un tel mot peut s’appliquer à l’asile élégant d’une femme aussi distinguée que l’était la comtesse ; mais, dans son élégance, cette tente avait des portières qui pouvaient se relever à volonté de tous les côtés et qui présentaient des points de vue aussi variés qu’enchanteurs sur toutes les parties du jardin et du parc.

    Les jeunes filles, hors d’haleine, se précipitèrent dans la tente, qu’elles croyaient vide, et se laissèrent tomber en riant sur le gazon, à l’abri des chauds rayons du soleil.

    – Vous courez trop, mesdemoiselles, dit derrière elles la voix pédagogique de la comtesse.

    Effrayées, les délinquantes bondirent sur leurs pieds et restèrent debout, rouges de chaleur, de surprise et de confusion à la fois. Leurs joues empourprées donnaient envie de mordre à même, comme le velours d’une belle pêche mûre.

    – Il est malsain de courir ainsi par la chaleur ; vous pouvez vous rendre malades, continua la voix maternelle, qui s’adoucit un peu.

    Zina, droite, les mains pendantes, les yeux baissés, essoufflée, respirant à peine pour cacher son essoufflement, ses cheveux bruns mêlés par la course, offrait aux regards la plus admirable silhouette de jeune fille. Tout son être souple et harmonieux semblait à peine toucher la terre, non comme les anges, mais comme Atalante, prête à reprendre sa course. Ses cils battaient avec des mouvements d’ailes ; le nœud de sa ceinture froissée s’agitait imperceptiblement, soulevé par sa respiration haletante et comprimée ; de fait, les pieds de la jeune insoumise frémissaient de l’envie de reprendre leur course.

    – Passe encore pour vous, Zina, vous n’êtes qu’une enfant ! dit la mère pleine d’orgueil, regardant sa fille et ne pouvant s’empêcher de sourire dans l’épanouissement de sa joie maternelle. Mais vous, Lissa, continua-t-elle en tournant les yeux vers sa nièce avec bonté, sans que le sourire disparût de son visage, vous êtes une grande demoiselle – une demoiselle à marier ! Vous ne devriez plus jouer à la petite fille. Comme vous voilà faites, toutes les deux ! Approchez.

    Les coupables obéirent ; la comtesse rajusta les nœuds froissés, passa la main sur les boucles rebelles, donna un petit coup amical à chaque joue, puis dit paisiblement :

    – Allez, petites folles, et ne courez pas si fort.

    Zina et Lissa, après avoir baisé la main qui se montrait si indulgente, sortirent à pas comptés de la tente auguste, pendant que la comtesse, étendue sur sa chaise longue, reprenait sa lecture interrompue.

    Quand elles furent à une centaine de pas, dans une allée bien couverte, et que deux ou trois massifs les dérobèrent à la vue des murailles de coutil rayé, Zina s’arrêta, fronça les lèvres et les narines par un petit mouvement d’un comique achevé.

    – Hum ! dit-elle, je sens la poudre. Maman est trop bonne, ça n’est pas naturel. Et toi, sens-tu la poudre, hein, mon vieux soldat ?

    Lissa hocha la tête affirmativement.

    – Bah ! répondit-elle. À présent que j’ai vu le feu...

    Elles éclatèrent de rire en même temps ; boucles blondes et boucles brunes tourbillonnèrent emmêlées autour des deux filles réunies.

    – En attendant, reprit Lissa, courons ! Je me sens légère, légère... comme un oiseau ! Si je n’avais pas peur de déchirer ma robe, il me semble que je grimperais jusqu’au haut de ce peuplier sans plus de peine que je n’en ai à courir.

    – N’essayons pas, dit Zina, les yeux brillants de malice. Du haut du peuplier, on voit maman, c’est-à-dire que c’est maman qui nous verrait.

    Faute de pouvoir s’envoler, elles se roulèrent ensemble sur le gazon.

    – Ah ! fit Zina, en se relevant, avec un soupir de satisfaction, ah ! que c’est bon de faire des bêtises ! Cela rajeunit.

    Et de rire !

    Les deux jeunes filles n’avaient pas tort de sentir la poudre.

    Le lendemain matin, Vassilissa reçut l’ordre de se rendre chez sa tante, après le café.

    – Déjà ? fit Zina d’un air boudeur.

    Mais Lissa avait encore dans le cœur un rayon de sa gaieté de la veille et ne put se faire un visage de circonstance. Malgré la gravité que commandaient ces sortes d’audiences et qu’elle arborait comme on met ses gants, elle arriva sur la pointe du pied, légère comme une bergeronnette, dans la grande pièce nue qui servait à sa tante de cabinet d’affaires.

    – Asseyez-vous, ma chère, lui dit la comtesse avec aménité.

    Lissa prit une chaise et se plaça docilement en face de sa tante.

    – J’espère, mon enfant, lui dit celle-ci, que vous n’avez pas oublié ce qui s’est passé cet hiver à Pétersbourg ?

    Le visage de Lissa se couvrit de rougeur. Un mouvement nerveux de ses mains jointes sur sa robe prouva qu’elle n’avait rien oublié.

    – J’espère de même, continua la bienfaitrice, que vous aurez compris à quels errements peuvent mener l’entêtement et l’orgueil.

    Vassilissa rougit de plus belle ; ses doigts se serrèrent encore un peu, et ses mains demeurèrent désormais immobiles.

    – Vous m’avez obligée, mon enfant, à user de sévérité, de rigueur même, tandis qu’il eût été si simple, si facile, en me témoignant de la confiance et de la soumission, d’éviter tous les désagréments qui vous sont survenus.

    La comtesse fit une pause. Son discours était préparé, elle pouvait se donner le loisir d’en observer l’effet. Pauvres sires, à son avis, que ceux qui se laissent emporter par le courant facile de l’improvisation ! Ils vont où le vent les pousse, et non où ils veulent aller.

    – Je vous ai laissé le temps de vous reconnaître, ma nièce, reprit la comtesse après une pause assez longue pendant laquelle Vassilissa demeura aussi immobile, aussi attentive que si l’appareil d’un photographe eût été braqué sur elle. Vous avez eu le loisir de réfléchir, de vous rappeler les faits et, j’aime à le croire, de reconnaître vos torts ?

    Ceci était une question, le ton l’indiquait.

    La jeune fille avait cessé de rougir ; ses joues avaient repris leur rose délicat ; elles pâlirent légèrement, et la tête blonde s’inclina gravement, sans qu’il fût possible de lire dans ses yeux baissés si cet acte de soumission était une politesse ou bien la preuve d’une conviction sincère.

    – C’est dans l’espoir, reprit la comtesse, que vous aviez compris combien vous fûtes ingrate envers moi – qui ne voudrai jamais que votre bonheur, – c’est dans cet espoir que je vous ai pardonné, entièrement pardonné, mon enfant, lorsque je fis mes dévotions pascales, car je vous aime tendrement, vous le savez.

    Vassilissa leva les yeux cette fois, et le regard humide de ses yeux prouva à la comtesse que ce jeune cœur, si fortement éprouvé, connaissait aussi les émotions salutaires de la gratitude et de l’amour filial. Lissa baisa deux fois la main de sa tante : une première fois avec déférence, comme il convenait, une seconde fois avec passion, parce qu’elle l’aimait.

    – Mais ce pardon, mon enfant, l’avez-vous mérité ? reprit la comtesse. Jusqu’ici, je vous ai laissée absolument libre, vous avez repris vos anciennes habitudes, je crois même que vous êtes devenue un peu plus paresseuse – en été, d’ailleurs, cela ne tire pas beaucoup à conséquence – vous n’avez eu aucune occasion de me montrer votre désir de m’être agréable : je n’ai pas éprouvé votre soumission... Pouvez-vous me promettre que désormais cet entêtement déplorable qui m’a si fort affligée a disparu de votre cœur et sera banni de votre vie ?

    Vassilissa, sincèrement disposée à faire de son mieux, répondit :

    – Je vous promets, ma tante, de ne pas être entêtée.

    – C’est bien, mon enfant. Je prends acte de cette promesse librement exprimée. Et je vous prie à l’avenir de n’avoir de moi aucune méfiance. Je suis votre meilleure amie : mon expérience supérieure voit les pièges du monde et ses dangers là où votre ignorance de jeune fille ne voit rien ou ne voit que des plaisirs, ce qui est bien pis. Remettez-vous-en donc à moi pour le soin de votre conduite, et soyez soumise. Me promettez-vous ?

    Vassilissa regarda sa tante bien en face. Ses yeux innocents exprimaient pourtant un doute : jusqu’à quel point faudrait-il être soumise ?

    – Me le promettez-vous ? répéta la comtesse.

    Sa voix avait changé ; son visage, tout à l’heure placide, devenait dur et menaçant... Vassilissa, les yeux fixés sur ceux de sa tante, répondit d’une voix basse, mais ferme :

    – Je vous le promets, ma tante... excepté dans ce qui serait au-dessus de mes forces.

    – Au-dessus de vos forces ? s’écria la comtesse. Au-dessus de ses forces, juste Dieu !

    L’orage, que rien n’avait fait présager, éclata tout à coup avec une violence inouïe.

    – Au-dessus de vos forces ? Mais vous me prenez donc pour un bourreau, fille dénaturée que vous êtes ? Je vous parle avec bonté depuis une heure, je m’efforce de vous prouver que je ne vous veux que du bien, et vous mettez des restrictions dans vos promesses ! Et pour un rien, vous me feriez signer par devant un tribunal que je ne vous demanderai rien au-dessus de vos forces ! Mais où avez-vous pris des idées pareilles ? Vous êtes folle, je crois !

    Vassilissa écoutait ce torrent de paroles impétueuses. La comtesse s’était levée et l’écrasait de toute sa colère, de sa haute taille, de ses bras gesticulants, levés au ciel. Elle, toute petite, frêle et mignonne comme une enfant, se tenait debout devant sa redoutable tante, et gardait le silence.

    – Mais, répondez donc ! s’écria la comtesse exaspérée. Où avez-vous vu que je pourrais vous demander quelque chose au-dessus de vos forces ? Quand cela est-il arrivé ? De quel droit me soupçonnez-vous d’une pareille brutalité ? Suis-je un bourreau d’enfants ? Quand vous ai-je donné le prétexte de me parler ainsi, de me poser des conditions, de faire des restrictions ? Quand ?

    Vassilissa se taisait toujours.

    – Quand ? répéta la comtesse. Parleras-tu, misérable fille ? dit-elle, hors d’elle-même, en la secouant violemment par le bras.

    Vassilissa leva ses grands yeux clairs sur sa bienfaitrice et répondit :

    – Le jour où vous avez voulu me marier malgré moi à M. Tchoudessof.

    La comtesse recula, muette de colère. Elle à qui les plus hauts personnages de la cour témoignaient déférence et respect, on osait lui tenir tête ! Et c’était ce vermisseau, cette petite fille qui lui devait tout – tout, excepté la naissance, – qui osait lui reprocher comme un crime un de ses bienfaits, celui qui couronnait une éducation si largement donnée.

    Jamais, depuis qu’elle était au monde, la comtesse n’avait ressenti une telle commotion. Elle voulut parler, sa voix s’étrangla dans son gosier desséché. Elle voulut marcher et fouler aux pieds l’ingrate, ses pieds restèrent rivés au parquet. Et les yeux de Vassilissa, en ce moment clairs et durs comme l’acier, la regardaient fixement.

    Vassilissa, toute pâle, mais toute droite, n’avait pas peur.

    – À genoux ! cria enfin la comtesse d’une voix rauque. À genoux !

    Voyant que Vassilissa ne bougeait pas, elle fit un pas vers elle, lui saisit le bras et la jeta à genoux sur le parquet. La jeune fille ne résista pas.

    – Demandez-moi pardon ! dit la comtesse reprenant un peu ses sens.

    – De quoi, ma tante ? répondit Vassilissa à genoux.

    – De votre noire ingratitude ! D’avoir insulté votre bienfaitrice !

    – Si j’ai montré de l’ingratitude, ma tante, je vous en demande pardon. Je sais tout ce que je vous dois et ne l’oublierai jamais.

    – Demandez-moi pardon de m’avoir insultée.

    Vassilissa, toujours à genoux, secoua lentement la tête de gauche à droite.

    – Devant Dieu qui me juge, ma tante, la pensée de vous insulter a été loin de mon cœur, et je ne vous ai pas insultée, du moins à mon escient.

    – Comment !... En prétendant que j’ai voulu vous marier malgré vous ?

    Vassilissa se leva délibérément.

    – Ma tante, dit-elle, que Dieu me préserve du malheur de vous offenser ; devant lui et devant vous, je n’ai aucunement l’intention de vous blesser par mes paroles, mais vous savez très bien que vous m’avez fiancée à M. Tchoudessof malgré mon refus absolu. Eh bien ! ma tante, je vous serai soumise en tout – mais pas jusqu’à accepter un homme que mon cœur repousserait.

    – Voyez-vous cela ! dit la comtesse avec un mépris écrasant. Mademoiselle a un cœur, qui accepte et qui repousse, suivant qu’il lui plaît, les époux qu’on lui propose !... Vous regrettez le prince, probablement ? Eh bien, allez donc lui dire que vous ne demandez pas mieux que de l’épouser. Sans nul doute, cela lui fera bien plaisir, et il pourra se dire qu’il a pour femme une demoiselle qui ne craint pas grand-chose !...

    – Vous ne m’avez pas élevée dans des sentiments qui me permettent une semblable démarche, ma tante, répondit simplement Vassilissa.

    Un fin regard, semblable à une lame de canif, glissa entre les cils baissés de ses beaux yeux bleus et l’avertit que le coup avait porté.

    – Vous le regrettez donc beaucoup, ce beau mariage ? Car, pour le prince, je ne puis admettre qu’il soit l’objet de vos regrets... Vous l’aviez si peu vu !... Vous regrettez beaucoup qu’il n’ait pas voulu vous épouser ?...

    – Tout au plus, ma tante, pourrais-je me permettre de regretter que vous n’ayez pas cru devoir me prévenir de ses intentions...

    La comtesse leva la main pour souffleter la joue impudente de celle qui lui parlait ainsi... Mais elle s’arrêta et fit le signe de la croix.

    – Vous me feriez m’oublier, mademoiselle ! dit-elle. Que Dieu vous pardonne mon péché... car c’est à votre conscience qu’il en demandera compte !... Alors, c’est vous qui avez écrit au prince de venir vous défendre contre moi ?... et il n’a pas trouvé d’autre moyen que de pourfendre votre fiancé ! C’est du dernier galant... c’est chevaleresque tout à fait !... C’est vous qui lui avez écrit, avouez-le.

    – Non, ma tante ! répondit fermement Vassilissa. Je ne lui ai pas écrit.

    – Menteuse ! cria la comtesse pleine de rage.

    Vassilissa regarda sa tante d’un air de défi qui mit la noble dame absolument en fureur.

    – Vous m’avez élevée à respecter la vérité, ma tante, dit-elle. Où aurais-je appris à mentir ?

    – Sortez ! cria la comtesse en frappant du pied.

    Pâle, les yeux brillants, le front haut, Vassilissa se disposait à sortir.

    – Avant tout, demandez-moi pardon de vos insolences ! dit sa tante les dents serrées.

    Vassilissa s’arrêta muette.

    – Demandez-moi pardon, vous dis-je ! répéta la comtesse, détonnant en fausset dans l’excès de sa colère.

    – Je n’ai pas voulu vous offenser, ma tante, dit la jeune fille sans la regarder. Je regrette que mes paroles vous semblent toutes des injures. L’injure est loin de ma pensée ; Dieu m’en est témoin ; mais je ne puis me soumettre à avouer que j’ai menti ou que j’ai commis quelque faute lorsque je sens mon cœur pur devant Dieu.

    – C’est bien, sortez ! dit la comtesse, qui se dirigea vers son oratoire.

    Vassilissa sortit, traversa la pièce voisine, referma la porte, fit quelques pas et tomba sans connaissance dans le corridor.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXVI

  •  

  • La comtesse forme un nouveau projet.

  •  

    Pendant qu’une femme de chambre, effrayée de trouver Lissa étendue sans mouvement, se hâtait de prévenir miss Junior et qu’on transportait la pauvre enfant sur son lit, la comtesse, prosternée devant les images dans son oratoire, essayait de recouvrer la paix par la prière.

    Dans un élan de ferveur sincère, elle demandait à Dieu de lui donner l’humilité et de l’éclairer sur la véritable route – et c’est avec un regret véritable de s’être laissé déborder par la colère qu’elle faisait son acte de contrition.

    Lorsqu’une demi-heure de station à genoux eut suffisamment refroidi son sang échauffé par la lutte qu’elle avait eu à subir, elle se releva, fit un dernier signe de croix et s’assit dans un moelleux fauteuil près de la fenêtre, qui donnait sur le jardin.

    La tendre verdure, le bruissement de la source qui coulait dans le ravin, l’ombre fraîche et parfumée des tilleuls qui protégeaient la maison contre l’ardeur du soleil rétablirent bientôt chez la comtesse le courant de ses idées familières, et elle s’abandonna à la méditation.

    Avec une humilité touchante, fraîche émoulue de sa récente prière, la comtesse écarta le souvenir des injures passées de sa nièce et s’appliqua à se tracer une ligne de conduite pour l’avenir.

    – C’est évident, se dit-elle, cette fille a un caractère intraitable : sa feinte douceur n’est qu’à la surface. Dès qu’on touche à ce qui l’intéresse réellement, le véritable individu insolent, entêté, ingrat, paraît avec une violence bien faite pour surprendre.

    Ici l’idée fugitive d’un diable surgissant d’une tabatière traversa l’esprit de la comtesse, mais sans laisser de traces. La chose était trop sérieuse pour supporter une comparaison aussi folâtre.

    – La douceur l’a perdue, se dit la comtesse avec douleur ; le bien-être, les bons traitements, l’habitude d’une société polie et choisie, au lieu de protéger l’éclosion des bons instincts, n’ont fait qu’exalter les mauvais. Il y a de tristes natures, en vérité...

    La comtesse secoua la tête avec chagrin et reprit :

    – Il eût fallu la discipline la plus sérieuse, la rigueur salutaire, la sévérité appliquée judicieusement, pour vaincre les rébellions de cette tête blonde ! C’est étonnant, quand elle était petite, et même jusqu’à l’année dernière, rien ne faisait présager un tel déploiement d’obstination, une telle audace dans la pensée ! Elle paraissait bonne enfant, facile à vivre... Serait-ce à dire que ces défauts se fussent développés tout dernièrement ?

    Ici, comme tout à l’heure, l’idée du diable, accompagnée du souvenir de mademoiselle Bochet, traversa l’esprit de la noble dame, et s’évanouit assez semblable à une ombre chinoise. La comtesse ressentait tant d’antipathie pour la pauvre Suissesse, qu’elle tourna la tête pour ne plus y penser.

    – Oui... tout dernièrement... depuis l’affaire Tchoudessof !... Qu’avait-elle donc contre ce jeune homme ? Il était fort bien, – les cheveux un peu trop plats, mais c’est un détail insignifiant. – C’était un pauvre sire, la suite l’a bien prouvé... mais outre qu’elle n’est pas en âge de discerner la valeur d’un homme, elle l’a pris en grippe à première vue, par le fait seul que c’était le fiancé que je lui proposais...

    Une lueur subite illumina l’esprit de la comtesse :

    – L’esprit de contradiction ! C’est cela ! c’est l’esprit de contradiction !

    Enchantée d’avoir trouvé l’ennemi qu’il fallait combattre, la comtesse allongea ses pieds sur un tabouret, joignit les mains et repartit de plus belle pour le pays inconnu où la conduisaient ses réflexions instinctives.

    – On lui propose un époux, elle le refuse ; et comme il lui déplaît, elle est coquette avec lui ! Toujours l’esprit de contradiction ! Et si on lui défend de songer à quelqu’un, soyez sûrs que c’est ce quelqu’un-là qu’il lui faudra, et pas un autre.

    La comtesse eut un moment la pensée de tenter l’épreuve ; mais elle la repoussa en se disant que la lutte s’était trop brusquement engagée pour permettre une perte de temps.

    – Pauvre enfant ! reprit-elle, pleine de pitié pour l’infortunée. Quelle triste existence elle se prépare ! Hélas ! notre vie, à nous autres femmes, est de céder toujours, depuis le mariage jusqu’au cercueil : le mariage est une soumission sans bornes et sans appel... Quel avenir elle se réserve ! La lutte constante avec le mari, les scènes d’intérieur, les violences – car cette malheureuse est d’une violence inouïe ; – si elle a osé me parler ainsi à moi, sa tante et sa bienfaitrice, jusqu’où ne s’oubliera-t-elle pas en présence de son mari ! Quel enfer que son intérieur !

    La comtesse frissonna d’horreur et rendit mentalement grâce à Dieu, qui avait béni son ménage en y mettant, dès l’aurore de la lune de miel, la soumission et la tolérance la plus parfaites – seulement elle ne se souvint pas que, dans la balance divine, ces vertus se trouvaient sur le plateau de son mari...

    – Quel avenir ! et elle n’a pas dix-huit ans ! Avec l’âge, ces défauts deviendront de véritables vices de caractère ! Il faut absolument s’efforcer de lui mettre dans le cœur un peu de ce moelleux, de cette douceur sans laquelle il n’est pas d’épouse accomplie ni de femme du monde supportable. Il faut qu’elle se corrige, il le faut !...

    La comtesse se leva ; tels autrefois les premiers croisés partirent au cri : Dieu le veut !

    – Eh quoi, se dit-elle avec ardeur, j’aurais pris cette enfant au berceau, je lui aurais donné ce qui peut plaire, j’aurais cultivé les dons de son corps et de son âme, et, au dernier moment, lorsqu’elle va se marier, car il faut qu’elle soit mariée avant que je produise Zina, il n’y a pas à dire...

    Après cette réflexion en vile prose, le lyrisme reparut dans les pensées de la noble dame, emportant son langage jusqu’aux plus hautes cimes de l’exaltation poétique.

    – Au moment de la remettre aux mains d’un époux, de choisir le foyer où elle devra garder le feu sacré et élever ses enfants dans la crainte de Dieu et de moi-même, je reculerais devant la perspective d’achever mon œuvre, parce que cette œuvre est difficile ? Je livrerais à toutes les luttes de la vie une âme mal préparée, mal conformée peut-être, sans avoir essayé de lui enseigner ses devoirs, sans la redresser moralement ?

    La comtesse se rassit, calmée par cette effusion d’enthousiasme, et la netteté qui caractérisait ses décisions la rendit à son véritable naturel.

    – Il faut qu’elle se corrige... et qu’elle me demande pardon, se dit-elle : non pour moi, qui ai offert à Dieu cette humiliation cruelle, la première de ma vie, comme une expiation pour mes fautes journalières ; mais il faut qu’elle me demande pardon pour l’exemple, pour le principe ! On ne peut pas permettre à une enfant de manquer ainsi à sa bienfaitrice : ce serait renverser le principe de l’autorité paternelle, remis désormais en mes mains. Donc, elle me demandera pardon, d’abord ; et puis il faudra qu’elle se soumette. Je lui demanderai des preuves d’obéissance, plus ou moins importantes, et il faudra bien qu’elle me les donne !

    Après cette décision solennelle, la comtesse ajouta, dans sa bonté maternelle :

    – Nous commencerons par la douceur.

    Un tintement de clochettes, qui s’approchait rapidement depuis quelques minutes, arrêta les réflexions de la noble dame à cette phase miséricordieuse de leur évolution.

    Les clochettes s’arrêtèrent devant le perron, un monsieur bien mis descendit d’une calèche attelée de trois chevaux en arc de cercle – la troïka proprement dite – et fit demander à madame la comtesse si elle daignerait recevoir l’ispravnik du canton.

    La comtesse daigna répondre que oui, et l’ispravnik fut reçu dans le petit salon contigu à la salle à manger.

    Contrairement à la plupart des gens de sa classe, ce fonctionnaire, dont les attributions équivalent à celles d’un commissaire de police « rural », était un homme encore jeune, d’une tenue soignée et d’un langage choisi.

    La comtesse le traitait avec une politesse un peu dédaigneuse, mais qui n’excluait pas la familiarité, à peu près comme un chien de chasse bien élevé appartenant à un hôte tenu en estime et qu’on ne voudrait pas blesser en quoi que ce soit.

    L’ispravnik venait fort à point pour rasséréner les esprits troublés de la comtesse. Elle le retint à déjeuner – la cloche sonnait en ce moment – et se fit raconter par lui les petits scandales, les petits cancans du district, comment le meunier d’un petit propriétaire voisin avait fait sortir toutes les truites du vivier de son seigneur sans qu’il y eût trace d’effraction, etc., etc.

    Vers la fin du repas, la comtesse daigna s’apercevoir que sa nièce n’était pas là et s’enquit au maître d’hôtel. Celui-ci répondit que mademoiselle était malade.

    La comtesse, à ce propos, remarqua que les yeux de sa fille et le nez de miss Junior étaient fort rouges, et que le jeune comte paraissait impatient de sortir de table. Mais elle attacha peu d’importance à ces détails, dominée qu’elle était par cette vague impression « qu’ils en verraient bien d’autres ! » et n’en prit que plus de plaisir à la conversation de l’ispravnik, qui, tout fier de son succès, fit de son mieux pour le mériter. Dans le courant de l’après-midi cependant la conversation languit un peu, faute d’aliment. La comtesse, décidée à garder son hôte jusqu’au soir – car elle n’avait pas envie de rester seule – proposa une promenade dans le jardin, et l’on descendit dans les allées ombreuses.

    – Je n’ai jamais vu votre femme, dit-elle tout à coup, ne sachant que dire.

    – Mais, Votre Excellence, je ne suis pas marié ! dit agréablement l’ispravnik.

    – Ah ! oui, c’est vrai... c’était l’autre, votre prédécesseur ! Je n’avais jamais vu sa femme non plus. C’était une fille de prêtre, je crois ?

    – Je n’en sais rien, Votre Excellence.

    – Et vous, pourquoi n’êtes-vous pas marié ?

    – Pourquoi ? c’est difficile à dire ; je n’en sais trop rien. On ne trouve pas facilement femme dans notre classe. Je ne voudrais pas d’une fille de prêtre. Quand on a reçu de l’éducation, vous comprenez, madame la comtesse...

    – Oui, oui, je comprends très bien. Vous voudriez une femme distinguée.

    – Évidemment ! je ne suis pas sans fortune ; je possède un joli bien à quelque distance. Je ne voudrais pas non plus prendre pour épouse une personne absolument dénuée de ressources. Et puis, la famille ! Vous savez, c’est si désagréable, quand on a de beaux-parents mal élevés.

    – Vous êtes difficile ! dit la comtesse en riant.

    Elle jouait avec cet homme comme avec un de ses chiens de garde. Cela l’amusait, de se faire raconter les projets de mariage d’un ispravnik.

    – Mais oui, comtesse ! dit le fonctionnaire avec un air aimable, mélange de fatuité et de modestie, bien fait pour attirer la réponse.

    – Vous en avez le droit ! fit la comtesse moitié riant, moitié sérieuse. Vous êtes riche, dites-vous ?

    – Riche... Pour vous, madame la comtesse, riche veut dire millionnaire : en ce cas, je suis pauvre. Je possède deux ou trois mille roubles de revenu de mes biens-fonds, une belle forêt que je n’ai pas encore voulu mettre en coupe, la considérant comme un capital en cas de quelque événement imprévu... (la comtesse approuva cette sagesse d’un signe de tête) et... mon traitement. Voilà tout.

    – Mais c’est très gentil, cela, dit la châtelaine. Et vous me paraissez un homme sérieux... Voulez-vous que je vous marie ?

    – Comtesse... Un tel honneur...

    – Avez-vous confiance en moi ?

    – Je me livre pieds et poings liés. Mais cette faveur insigne me laisse confondu.

    – Je ne vous promets pas de vous trouver femme, comme vous le dites, tout le monde ne vous conviendrait pas, mais si je trouve, je vous le ferai savoir.

    – Ah ! madame, je ne veux être marié que de votre main.

    – Vous prendrez votre femme les yeux fermés ?

    – Les yeux fermés, madame la comtesse, tant j’ai de confiance dans le tact et dans le goût de Votre Excellence.

    Tout ce colloque avait été débité sur le ton de la plaisanterie, mais les regards des interlocuteurs accentuaient la note sérieuse.

    Ils achevèrent la journée le plus gaiement du monde, et, le soir venu, l’ispravnik s’éloigna dans sa jolie calèche, le cœur plein d’espérances ambitieuses.

    Chose inouïe, après ce qui s’était passé le matin, la comtesse rentra chez elle en chantonnant.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXVII

  •  

  • Vassilissa reprend courage.

  •  

    Vassilissa avait passé une triste journée. Revenue à elle après un évanouissement d’une demi-heure, elle avait commencé par se refuser à toute espèce d’explication. La comtesse n’avait pas été prévenue au premier moment, parce que c’était l’heure où elle n’entendait pas être dérangée. Lorsque l’orpheline revint à elle et qu’on parla d’annoncer cet accident à sa tante, elle insista si vivement pour qu’on n’en fit rien, que les femmes de chambre, devinant quelque chose d’insolite, se retirèrent sur la pointe du pied.

    Vassilissa se leva en chancelant de son lit, où elle avait été déposée, fit un pas et tomba en pleurant dans les bras de Zina.

    – Ah ! ma chérie, lui dit-elle, j’ai offensé ta mère ! Elle ne me le pardonnera pas... je n’ai plus qu’à mourir.

    Miss Junior et Zina, la voyant pleurer, fondirent en larmes, et le trio s’abandonna un moment à la douceur de pleurer à cœur joie.

    Lissa avait besoin de cette révolution nerveuse pour se remettre tout à fait. Lorsqu’elle fut en état de donner des explications et que les autres furent assez calmées pour les entendre, elle raconta en quelques mots ce qui s’était passé.

    – Elle est ta mère, Zina, dit-elle en terminant, et elle est ma bienfaitrice. Devant toi comme devant Dieu, je ne voudrais pas l’offenser en pensées ni en paroles – mais je ne peux pas convenir qu’elle ne m’ait pas forcée à accepter Tchoudessof, et je ne peux pas promettre d’en accepter un autre sans savoir s’il me conviendra ! Si je le faisais, je ferais mal, je le sens !

    Un profond silence suivit ces paroles. Miss Junior admirait la fermeté de Lissa – et Zina, dans son cœur, sans que ce jugement portât atteinte à son amour filial, se disait que sa mère avait outrepassé ses droits.

    – Qu’adviendra-t-il de tout ceci ? s’écria l’Anglaise en levant ses mains jointes.

    – Je n’en sais rien ; probablement, je serai très malheureuse – mais je vous en supplie, miss Junior, s’il le faut, soyez-moi témoin que je n’ai pas voulu manquer à ma tante, et que, si affligée que je sois de sa sévérité et de son injustice, oui, de son injustice à mon égard, je n’ai pas cessé de l’aimer et de la respecter.

    L’Anglaise promit tout. Elle entrevoyait une arène avec des bêtes féroces, et la vision de Lissa confessant sa foi comme les vierges chrétiennes lui arrivait vaguement à travers le voile de ses souvenirs... Il faut dire qu’un volume des Martyrs, de Chateaubriand – lecture interrompue – gisait ouvert sur sa table.

    Après le déjeuner, Zina se trouva seule avec sa cousine. Miss Junior n’était pas assez émue pour résister à l’heure de la sieste.

    – Vois-tu, Zina, dit Vassilissa, on va nous séparer encore, j’en suis sûre : ce qui s’est passé ce matin est trop grave pour que je ne sois pas sévèrement punie. On ne peut me punir qu’en me séparant de toi ; le reste m’est bien égal.

    – Mais on me punit aussi, moi, de cette façon ! s’écria l’impétueuse Zina.

    – Tu verras qu’on va nous séparer. Je me sens malade... ne m’abandonne pas ! Tâche de venir me voir dans le coin où l’on m’aura mise. Tu m’as déjà protégée une fois, protège-moi encore !

    Et Lissa, tout en pleurs, faible, défaillante, se laissa aller sur le sein généreux de Zina, qui ressentit une forte envie de trépigner et de casser quelque chose en présence de sa mère.

    – Je te protégerai ! dit-elle avec énergie. Je te le jure... quand il faudrait mettre le feu à la maison !

    – Ça ne servirait pas à grand-chose, dit Lissa en souriant à travers ses larmes ; mais ta promesse me rendra l’exil plus supportable.

    La journée se passa sans que rien annonçât que les pressentiments de Lissa dussent se réaliser. La jeune fille ne parut pas au dîner ; sa cousine lui fit porter quelques aliments dans sa chambre ; elle ne put y toucher. Depuis le matin, à part les moments d’expansion fébrile, la pauvre enfant était comme endormie, restait couchée et parlait peu.

    – Si cet état continue, dit miss Junior à son élève, je ferai prévenir madame la comtesse.

    – Faites comme vous voudrez, répondit Zina ; mais, à votre place, je ne dirais rien. C’est toujours autant de gagné pour ma pauvre cousine que le temps pendant lequel ma mère l’oublie.

    La nuit vint. Vassilissa s’endormit d’un sommeil tranquille.

    Plus d’une fois, Zina sauta à bas de son lit pour venir écouter la respiration de sa cousine : ce calme l’effrayait ; après une telle crise, plus d’agitation lui eût paru naturel.

    Enfin, lasse de ce rôle de garde-malade, nouveau pour elle, la jeune fille s’endormit, vers le matin, d’un sommeil profond dont elle ne fut tirée que par l’appel de sa gouvernante.

    – Levez-vous donc, miss Zina, disait celle-ci, il est bientôt neuf heures. Si votre maman venait, nous aurions une belle semonce !

    Zina commença prestement sa toilette. La fenêtre était ouverte, l’air pur et parfumé entrait à torrents. Elle se tourna vers le lit de Vassilissa et fut surprise de la voir endormie.

    – Comment ! dit-elle, nous parlons tout haut, on fait du bruit, et elle dort ?

    – J’attends que vous soyez prête pour faire prévenir madame la comtesse ; ce sommeil prolongé me paraît bien étrange.

    Zina acheva sa toilette silencieusement et dépêcha aussitôt une femme de chambre à sa mère, avec un message verbal.

    Pendant l’absence de la messagère, elle s’approcha de sa cousine avec une tendresse craintive et regarda le doux visage soudain pâli, qui reposait sur l’oreiller. Les tresses blondes avaient retroussé le petit bonnet de nuit et formaient un collier à la jeune endormie ; les longs cils ombrageaient la joue ; la bouche, entrouverte, respirait doucement, mais si faiblement qu’il fallait une attention soutenue pour saisir le mouvement de la respiration.

    – Elle me fait peur... dit Zina à demi-voix. Elle a l’air d’être morte... Tant pis, je vais la réveiller.

    Miss Junior l’arrêta vivement par la robe au moment où elle se penchait pour embrasser Lissa.

    – Attendez, lui dit-elle, il faut que votre mère la voie ainsi. Je ne suis pas plus tranquille que vous.

    Un frôlement de soie annonça l’arrivée de la comtesse, qui entra d’un air assez indifférent.

    – Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle. Vous m’avez fait dire que ma nièce est malade ?

    Zina, sans répondre, s’effaça, et les yeux de la comtesse se fixèrent sur le joli visage pâle, immobile, insensible, de sa nièce coupable.

    Certes, la comtesse avait préparé en route un beau discours, mais ses paroles et ses pensées se figèrent en elle à la vue du changement qui s’était fait dans cette jeune créature, si pleine de gaieté la veille, et maintenant semblable à une morte. Que s’était-il passé dans cette âme rebelle ? quel effroyable travail de la pensée avait pu arrêter ainsi les ressorts de la vie ?

    – Y a-t-il longtemps qu’elle est dans cet état ? demanda la comtesse à miss Junior.

    – Depuis qu’elle est revenue de son évanouissement.

    – Elle s’est évanouie ?... Quand cela ?

    – Hier, en sortant de l’entretien pour lequel vous l’aviez fait mander, maman ! répondit Zina, devenue brave tout à coup.

    – Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ? dit impérieusement la comtesse, qui se sentit soudain coupable d’avoir attaché si peu d’importance à l’absence de sa nièce aux deux repas de la veille.

    – Elle n’a pas voulu.

    Zina fit cette réponse si catégoriquement que sa mère la regarda de travers. Mais le souci maternel fit place à la préoccupation plus grave de l’orpheline malade, et malade peut-être par la faute de celle qui eût dû la protéger. Non que la comtesse se reprochât rien au moral, mais on aurait pu donner des soins matériels. Heureusement il était encore temps.

    – Se plaint-elle ? demanda la comtesse en s’approchant du lit.

    – Non, madame, elle a dormi presque toute la journée d’hier et toute la nuit sans se réveiller. Elle n’a rien mangé, ne demande rien et refuse tout.

    La comtesse s’approcha plus près : sa robe de soie, bruyante sur le parquet, faisait un frou-frou agaçant. Zina fronça ses beaux sourcils noirs, mais sa cousine ne remua pas.

    La comtesse eut peur. Se penchant sur l’orpheline, elle écouta sa respiration faible et irrégulière. Elle se releva, regarda encore ce visage où la douleur avait désormais laissé su trace ineffaçable, et, emportée par un mouvement de pitié irrésistible :

    – Mon enfant ! dit-elle, ma pauvre enfant !

    Et elle posa un baiser sur le front décoloré.

    Vassilissa, réveillée en sursaut, ouvrit les yeux avec frayeur ; un tremblement universel la parcourut ; elle ne vit d’abord que la robe noire de sa tante, à la hauteur de ses yeux, et se crut morte. Mais deux mains tièdes et parfumées saisirent la siennes, qui reposait glacée sur la couverture. Elle leva les yeux et vit sa tante qui la regardait, penchée sur elle, avec une bonté, une compassion qu’elle ne s’attendait pas à trouver dans ses yeux.

    – Oh ! ms tante, dit-elle faiblement.

    Une rougeur passagère colora ses pommettes, puis disparut comme une lumière à une fenêtre, la nuit. Ses yeux cherchèrent encore le regard, nouveau pour elle, qui rouvrait les sources fermées de son âme.

    Ce que la comtesse lut dans les yeux de sa nièce, de reproche, de pardon, de regret et d’amour, est resté un secret entre elle et Dieu.

    La jeune fille essaya de se soulever sur le coude et retomba. Elle essaya encore, et cette fois ce fut sur le sein de sa tante qu’elle appuya sa tête fatiguée.

    La comtesse la reposa doucement sur l’oreiller, que Zina et la gouvernante venaient d’arranger.

    – Où souffrez-vous, ma chère enfant ? dit-elle.

    – Nulle part, ma tante ; je suis faible seulement ; mais il me semble que je vais mieux... Oh ! ma tante, que vous êtes bonne !...

    Un flot de larmes coupa la phrase de Vassilissa. Sa tante s’assit près d’elle, prit une de ses mains dans les siennes et fit signe qu’on les laissât seules. On lui obéit, et la porte se referma discrètement.

    Lissa pleura longtemps. Sa tante, fort émue, la laissa faire, pensant que les jeunes filles ont parfois besoin de pleurer, et que, d’ailleurs, après cette crise évidemment nerveuse, les larmes ne pouvaient être que salutaires.

    Quand sa nièce fut enfin calmée, la comtesse prit la parole.

    – Vous voyez, mon enfant, combien il faut que je vous aime pour être venue ainsi, après ce qui s’est passé hier.

    Vassilissa hocha la tête affirmativement et regarda sa tante avec tendresse et reconnaissance.

    – Ne parlons plus de tout cela ; Dieu s’est chargé de vous punir, vous le voyez vous-même. Je consens à passer l’éponge sur la scène affligeante d’hier matin.

    Elle embrassa sa nièce, qui couvrit ses mains de baisers.

    – Pour le moment, vous allez manger un peu et vous lever, si vous le pouvez. Si vous n’alliez pas mieux, j’enverrais chercher le médecin, mais je pense que les forces vont vous revenir dès que vous aurez pris un peu de nourriture ; puis vous viendrez me trouver dans mon cabinet et nous parlerons ensemble sérieusement. Êtes-vous convaincue, à présent, que je vous aime et que je ne suis point une ogresse ?

    La comtesse avait, quand elle le voulait, un sourire irrésistible : elle regardait sa nièce avec des yeux pleins de bonté ; le sourire qui jouait sur ses lèvres donnait à son visage un charme incroyable. Vassilissa, fascinée, répondit docilement :

    – Oui, ma tante, je le crois.

    – Eh bien, une fois persuadée de cette vérité, fiez-vous à moi, et le reste ira tout seul. Je vous quitte. Je viendrai voir dans une heure comment vous allez.

    Elle s’éloigna et, au moment de sortir, se retourna encore pour regarder la malade ; le même sourire enchanteur, le même regard de tendresse ensorcelèrent encore Vassilissa, qui répondit par un sourire faible et pâle encore, mais plein de confiance.

    Zina rentra aussitôt.

    – Ah ! que ta mère est bonne ! lui dit Vassilissa d’une voix plus forte. Nous sommes réconciliées.

    Par un heureux privilège de son âge, Lissa oubliait en une minute tous les maux qu’elle avait soufferts. Bien mieux, son jugement sur la comtesse s’était brusquement retourné. Qu’elle est bonne ! s’écriait-elle. C’était pourtant la même comtesse qui l’avait violemment mise à genoux pour lui faire avouer le contraire de la vérité ! Mais cette facilité aux illusions n’est-elle pas un des plus solides éléments du bonheur ? Ceux qui voient clair ne paient que trop cher leur clairvoyance.

    – Réconciliées ? Quel bonheur, quel bonheur ! s’écria Zina, cabriolant par la chambre. Elle cabriolait si bien, qu’elle faillit renverser un bouillon qu’on apportait à Lissa.

    Celle-ci mangea un peu, puis essaya de se lever. Ses pieds mignons fléchirent sous elle d’abord ; mais elle reprit des forces peu à peu, et bientôt elle se trouva dans un fauteuil, installée à la fenêtre, regardant au dehors le soleil se jouer dans les feuilles et jouissant avec passion du bonheur de vivre.

    Comme il serait bon, tout alanguie encore, de marcher sous ces beaux arbres, le soir, à l’heure où la nuit tombe, pas toute seule, elle ne le pourrait pas, mais avec... avec Zina ! Non, Zina est trop vive, trop turbulente ; son bras l’entraînerait à courir malgré elle... Avec un bras d’homme, fort et dévoué, tendre et respectueux, auquel elle s’attacherait sans crainte... Et si elle était morte là, à la campagne, sans avoir revu Pétersbourg, sans avoir revu Maritsky !...

    C’est avec Maritsky qu’elle aurait aimé à parcourir les avenues, le soir... Mon, elle n’aurait pas voulu mourir avant de le revoir, car...

    Car elle l’aimait !

    Mais elle était vivante, bien vivante, et réconciliée avec la comtesse. Celle-ci avait reconnu son injustice, puisqu’elle s’était montrée si bonne ! Tout irait bien ! Ah ! quel bonheur de vivre en été quand il fait beau et qu’on a cru mourir ! Et des larmes délicieuses inondèrent le visage de Vassilissa.

    – Eh bien, voilà que tu pleures, à présent ? dit doucement sa cousine, qui étudiait sur son visage les nuances de sa rêverie.

    – Ah ! ma chérie, je suis si heureuse ! dit à voix basse Lissa, qui lui mit ses deux bras autour du cou.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXVIII

  •  

  • Autre proposition.

  •  

    La comtesse n’avait pas reconnu son injustice, comme le supposait la tête fantasque de sa nièce. Une injustice ? Laquelle ? À propos de quoi ?

    Non : elle avait reconnu le doigt de Dieu dans le mal soudain qui avait frappé sa nièce, et, la jugeant assez punie pour cette fois, elle se disposait à continuer le plan de rééducation qu’elle avait mûri la veille.

    – Du reste, je ne crois pas, se disait-elle, que ce soit aussi difficile que je l’avais supposé. Décidément, ma nièce n’a pas l’âme méchante, son entêtement est un défaut de caractère et non un vice du cœur. Elle n’est pas ingrate, elle n’est qu’orgueilleuse et obstinée : donc, il y a de la ressource. Par la même occasion, je mettrai sa discrétion à l’épreuve...

    Et puis, une petite voix secrète lui disait tout bas qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, et que, pour achever de vaincre cette fille obstinée, il ne fallait pas attendre que ses forces fussent revenues.

    C’est dans ces sentiments qu’elle attendit sa nièce, après le dîner, dans la tente de coutil rayé. Zina la lui amena et se retira, en fille bien dressée.

    La comtesse offrit à Vassilissa, près d’elle, un siège bas, fort commode pour une convalescente, et lui caressa affectueusement les cheveux.

    Le soleil penchait vers l’occident ; le ciel encore bleu prenait par endroits des teintes verdâtres ; de légers nuages se coloraient en rose ; d’autres, d’un jaune d’or, flottaient au zénith, poussés par un vent léger ; l’herbe se redressait après la chaleur du jour, et Vassilissa, fortifiée d’ailleurs par un bon repas, se sentait revivre.

    – Il est convenu, mon enfant, que vous serez désormais raisonnable ? dit la comtesse avec bonhomie.

    – Oui, ma tante ! dit gaiement Vassilissa.

    – Eh bien ! je vais vous confier un secret ; j’ai dans l’esprit une affaire qui vous concerne.

    Vassilissa sentit brusquement renaître toutes ses terreurs, mais ne dit mot.

    – Cependant, comme elle ne vous concerne pas seule et que les indiscrétions peuvent devenir dangereuses pour... pour tout le monde en général, – vous allez me donner votre parole d’honneur de ne parler à personne de ce que je vais vous confier. Connaissez-vous l’importance d’une parole d’honneur ?

    – Je vous en donne ma parole d’honneur, ma tante ! répondit loyalement Vassilissa d’un ton qui prouvait bien qu’elle parlait en femme et non pas en enfant.

    – Eh bien, ma chère Vassilissa, voici ce que c’est. Vous m’avez promis une entière confiance, vous verrez que je n’en suis point indigne ; mais il faut auparavant que vous me prouviez, par quelque sacrifice, que votre soumission n’est pas une vaine parole. Êtes-vous prête à faire la première chose que je vous demanderai ?

    De peur de rompre la bonne entente qui semblait exister, Lissa se décida à répondre affirmativement, mais avec un palliatif.

    – Je crois que oui, ma tante, dit-elle avec une aisance destinée à faire passer le mot : je crois... pour une plaisanterie, en cas de besoin.

    La comtesse n’insista pas. Elle avait une autre idée.

    – Voici ce dont il s’agit. On m’a parlé d’un jeune homme qui prétend à votre main. Il est jeune, bien de sa personne, noble de naissance ; il possède une fortune très satisfaisante...

    Le cœur de Vassilissa bondit. Ce jeune homme serait-il Maritsky ? Avait-il écrit ou fait écrire ? Elle attendit.

    – Puis-je lui faire répondre que vous agréez sa demande ? acheva la comtesse.

    – Sans le connaître, ma tante ? dit évasivement Lissa.

    – Vous n’avez pas assez de confiance en moi, mon enfant... Puis-je vouloir autre chose que votre bien ? Vous serez dame et propriétaire...

    Vassilissa gardait le silence et sentait s’évanouir comme une ombre le rêve insensé qu’elle avait entrevu.

    – Vous voulez absolument savoir son nom ? reprit la comtesse. Songez que c’est une marque de défiance et que nous étions convenues... Enfin, je veux bien vous le dire – mais sous le sceau d’un inviolable secret. J’ai votre parole, c’est M. Kouznof, notre ispravnik.

    Un silence glacial suivit ces paroles. Vassilissa leva la tête et regarda sa tante. La douceur d’aujourd’hui n’était qu’un piège ; c’est la cruauté, l’arrogance de la veille qui étaient la réalité ! De quel métal était faite cette femme, qui jouait avec elle comme un chat avec une souris avant de l’égorger froidement ?

    Sur ce point, Vassilissa se trompait. La comtesse ne tenait pas du tout à marier sa nièce avec Kouznof, quoique, après tout, avec ses idées sur la nécessité de « diriger » la frivole imprudence des jeunes filles, cette union lui semblait être ce qui convenait le mieux à Lissa. Les confidences de l’ispravnik, la veille, l’avaient mise en belle humeur, et elle s’était promis de mettre l’obéissance de sa nièce à l’épreuve en lui offrant ce prétendant. Si Vassilissa eût dit oui, elle l’eût serrée contre son cœur, l’appelant sa chère enfant, la louant de sa soumission, et elle n’eût probablement pas donné suite à ce projet. Peut-être même lui aurait-elle annoncé sur-le-champ que cette proposition n’était qu’une épreuve.

    Mais le regard pénétrant de Vassilissa creusa soudain un abîme cent fois plus profond que la veille entre ces deux femmes désormais implacables ennemies.

    – Vous ne répondez pas !... J’attends votre réponse, dit la comtesse avec hauteur.

    – J’espère, ma tante, que c’est une plaisanterie ? dit Vassilissa presque du même ton.

    Une idée traversa le cerveau de la comtesse : ne valait-il pas mieux avouer que c’était, en effet, une plaisanterie et renoncer à cette épreuve véritablement trop dangereuse ?

    Pendant une demi-seconde, le sort de Lissa fut en suspens.

    Mais le ton dont cette parole avait été prononcée excita la fibre dominatrice de la noble dame, et le mot irréparable sortit de ses lèvres.

    – Je n’ai pas l’habitude de plaisanter, mademoiselle. Veuillez prendre un autre ton quand vous me parlez.

    – Je n’ai pas cru, ma tante, que vous pussiez, de propos délibéré, offrir à la nièce du comte Koumiassine d’épouser l’ispravnik de ce canton. C’est ordinairement dans une autre classe de demoiselles à marier que ces messieurs vont chercher femme.

    Lissa termina cette phrase avec un incroyable dédain. Tout l’orgueil de sa race parlait en elle.

    – Votre mère n’était pas d’une classe plus relevée ! riposta la comtesse.

    – J’en conviens ! mais mon père était votre cousin et d’antique noblesse ! Et c’est le mari qui anoblit la femme.

    Pour le coup, la comtesse faillit tomber à la renverse. Qui donc avait pu enseigner à cette petite fille des préceptes aussi absolus ?

    La bonne dame oubliait que, cent fois elle-même, à sa propre table, en compagnie des plus illustres hôtes, avait professé ces maximes et d’autres semblables.

    – Quand on n’a pas de fortune, répliqua-t-elle en biaisant un peu, on n’a pas le droit d’être si difficile. Que reprochez-vous à ce monsieur ?

    – Rien, ma tante. Je ne l’aime pas...

    – Vous ne l’aimez pas ? Mais je l’espère bien, que vous ne l’aimez pas !

    – Et vous m’avez dit vous-même qu’on doit aimer son mari.

    Oui, c’est vrai, la comtesse l’avait dit, et elle se repentait cruellement de cette parole devenue une arme si puissante dans les mains de sa nièce.

    – Je ne vous demande pas de l’aimer... je vous demande de me dire, par soumission, que vous consentez à épouser le mari que je vous propose. Dites-le-moi par obéissance.

    C’était une grande concession, et la comtesse espéra qu’elle serait comprise. Sa nièce la regarda un instant et faillit accepter cette convention tacite qui mettait une feinte soumission en regard d’une feinte demande... puis elle se rappela comment on en avait agi avec elle lors de l’affaire Tchoudessof, et elle eut peur de se trouver prise au piège.

    – Vous ne voulez pas me donner cette marque de soumission ? répéta la comtesse.

    – Je ne puis, ma tante. Demandez-moi tout, excepté cela. C’est le bonheur ou le malheur de ma vie entière, et je n’ai pas encore dix-huit ans. C’est trop terrible.

    – Alors, fit la comtesse, dont les yeux flamboyaient, vous refusez de m’obéir ?

    – Pas de vous obéir, ma tante ! Je refuse d’épouser un homme qui n’a avec moi aucun rapport d’éducation, d’habitudes et de goûts... et que je n’aime pas.

    – Vous finirez bien par plier, pourtant... dit la comtesse avec une rage froide en se levant.

    Vassilissa ne répondit pas.

    – Écoutez, ma nièce, dit la bienfaitrice, voici mon dernier mot : il ne sera pas dit qu’une petite fille m’aura tenu tête et m’aura bravée ouvertement après que je l’aurai comblée de bienfaits. Vous êtes entêtée – je suis d’un caractère ferme, – il faudra qu’une de nous deux cède... Eh bien, je vous jure que ce ne sera pas moi !

    – Moi non plus ! dit Vassilissa, devenant blanche comme un marbre.

    La comtesse fit un pas... Si ses yeux, comme disent les bonnes gens, avaient été des pistolets... Heureusement, elle se rappela la scène de la veille et ne voulut pas en donner une répétition.

    – Vous voulez me mettre en colère ? dit-elle d’une voix brève, vous n’y parviendrez pas. La lutte est engagée, Vassilissa, vous serez brisée, je vous en préviens.

    – Vous pouvez me faire mourir de chagrin, ma tante, dit la jeune fille, mais vous n’obtiendrez pas par la force un consentement que j’ai refusé à votre bonté, à vos paroles affectueuses. Après avoir refusé tout à l’heure, si je consentais dorénavant, ce serait une lâcheté.

    Si Vassilissa avait été la fille de la comtesse, et si elle avait ainsi résisté à une tante quelconque, avec quel orgueil la comtesse l’aurait embrassée ! Mais c’est elle qui était la tante, et rien ne change autant le point de vue.

    – Très bien, dit-elle. Quoi qu’il arrive, souvenez-vous que c’est vous qui l’aurez voulu.

    La grande dame sortit de la tente de coutil et se dirigea vers la maison. Le bruit de sa robe de soie sur le gravier s’éloigna peu à peu, puis s’éteignit.

    Vassilissa, restée seule, regarda le paysage. Devant elle, la rivière – infranchissable sans secours – bornait le jardin. Derrière elle, la maison, qui allait devenir une prison. À gauche, l’église, les maisons du prêtre et des desservants. À droite, à quelque distance, bornant la vue, un petit bois qui servait de cimetière aux paysans. On ne voyait pas les croix de sapin, mais on les devinait à travers la coudraie. Plus loin, derrière le cimetière, passait la route, la route qui menait à Pétersbourg, à la liberté... Mais le cimetière barrait le passage.

    Et d’ailleurs, eût-elle pu s’échapper à travers le cimetière, que serait-elle devenue sur cette grande route, seule, sans passeport, sans argent ? Que faire ? Écrire à sa mère ? Mais la pauvre femme, qui n’avait pas eu le courage d’élever la voix lors de ses fiançailles avec Tchoudessof, où prendrait-elle l’énergie nécessaire pour venir disputer sa fille à la comtesse, pour faire un long voyage, seule aussi et sans argent ?

    Vassilissa se tordit les mains.

    – Quand je serai morte, se dit-elle, on m’enterrera là... Je prierai qu’on m’enterre là, au bord de la route qui va à Pétersbourg... On ne refusera peut-être pas d’accomplir mon dernier vœu !

    Elle réfléchit un instant, tordant toujours ses mains par un mouvement nerveux.

    – C’est fini, dit-elle, je suis condamnée. Pourvu que ce ne soit pas long !

    Le pas léger de Zina, qui traversait la pelouse en courant, comme toujours, au lieu de prendre les allées, se fit entendre, et la jeune comtesse entra aussitôt dans la tente.

    – J’ai vu rentrer ma mère, dit-elle, je suis venue te chercher. Qu’as-tu ?

    – Ta mère est plus fâchée que jamais. Je ne peux pas obéir...

    – Qu’est-ce qu’elle veut ? dit Zina courroucée.

    – Elle veut... J’ai promis de ne pas le dire.

    – Par exemple ! Elle t’a fait promettre cela ? C’est donc bien vilain ?

    Vassilissa ne répondit pas.

    – Voilà une idée ! Et tu dis que tu ne peux pas faire ce qu’elle veut ?

    – Impossible !

    – Elle est très fâchée ?

    – Elle a juré qu’elle ne céderait pas – et j’ai juré de même que je ne céderais pas non plus. C’est la guerre, Zina, la guerre à mort entre elle et moi – moi, une fourmi qu’elle peut écraser sous son pied ! Je suis perdue... Mais je mourrai bravement.

    Vassilissa releva la tête. C’était un bon soldat, comme disait sa cousine.

    – Tu sais que je suis là pour te protéger ? dit Zina par manière de consolation.

    – Que peux-tu, toute seule, contre ta mère ?

    Zina, qui avait pris sa cousine sous le bras pour la soutenir, baissa la tête et réfléchit profondément.

    – D’abord, je ne suis pas toute seule, dit-elle enfin : Dmitri m’aidera !

    Lissa, pour ne pas attrister son amie, eut l’air d’acquiescer à cette idée. Mais, au fond de son cœur, elle n’espérait rien. Beau secours, en effet, que celui de Dmitri !... Chourof peut-être... Mais il ne pouvait pourtant pas provoquer la comtesse en duel !

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XXXIX

  •  

  • Les enfants doivent obéissance et soumission.

  •  

    Les jeunes filles revinrent à la maison lentement, car la faiblesse du matin avait repris Vassilissa.

    À peine rentrée dans la grande chambre, celle-ci fut prise de frissons : elle se mit au lit, et la fièvre se déclara bientôt.

    La comtesse, prévenue de cet accident, envoya chercher un médecin ; mais en Russie les distances sont effrayantes : la ville voisine était à vingt-cinq verstes ; le médecin n’arriva que le lendemain, dans l’après-midi.

    Vassilissa n’avait plus de fièvre. La torpeur qui avait suivi son évanouissement de l’avant-veille était revenue. Le médecin n’était pas bien savant, et, de fait, il aurait fallu une clientèle plus variée que n’était la sienne pour lui donner la clef de ces affections étranges qui déroutent parfois les célébrités médicales les plus renommées.

    Il conseilla le repos, les fortifiants, le sulfate de quinine si la fièvre reparaissait ; pas d’émotions surtout ! ajouta-t-il quand il apprit que la maladie avait débuté par un évanouissement causé par une commotion morale.

    Là-dessus, le brave homme partit. Que celui qui eût pu mieux dire lui jette la première pierre.

    La comtesse, à vrai dire, ne croyait pas à la maladie de sa nièce. Une maladie qui ne se traduisait que par la faiblesse et une somnolence invincible n’était pas une maladie, à son sens ; Vassilissa mangeait une aile de poulet, des œufs à la coque, buvait de bons bouillons, du vin de Bordeaux. Que fallait-il de plus pour la remettre sur pied ?

    Après avoir accordé trois jours de répit à la maladie, la comtesse vit là une ruse pour obtenir par la pitié une seconde réconciliation semblable à la première, et, outrée de cette prétention exorbitante, elle fit transporter Vassilissa dans une petite pièce attenante à sa chambre à coucher, et qui n’avait pas d’autre issue.

    La fenêtre donnait sur le jardin, qui n’était qu’à cinq pieds au-dessous, et la lumière entrait à flots. Mais pour une enfant malade, cette pièce riante devenait une prison, et toutes les prisons sont noires.

    Pour plus de vigilance, la comtesse fit enlever la porte qui donnait dans sa chambre : l’ouverture béante fut masquée par un rideau, et Vassilissa se trouva ainsi absolument séparée du reste du monde.

    Au bout de vingt-quatre heures, la comtesse fut bien forcée de s’apercevoir que sa nièce était réellement malade : on ne joue pas ainsi l’hébétude et la torpeur quand on est activement surveillée.

    Vassilissa souffrait. De quel mal ? Le médecin n’avait pu le dire.

    On le rappela, il n’en dit pas plus long que la première fois. Comme la première fois, il recommanda le calme, – pas d’émotions.

    La comtesse n’en tint pas compte, et pour cause.

    – Maladie romanesque ! disait-elle. Faudrait-il céder parce que cette petite fille aurait assez mauvais caractère pour s’en rendre malade !

    La comtesse était arrivée à ce point d’aberration où tous les événements, quels qu’ils soient, paraissent subordonnés à l’idée que l’on poursuit. Pour moins que rien, elle eût fait entrer les éléments dans ses combinaisons. Il fallait que sa nièce obéit... le reste n’était plus rien. À partir du jour où elle lui aurait dit : « Ma tante, je ferai ce que vous voudrez », Vassilissa eût été choyée comme une reine, et l’on se serait bien gardé de la presser pour l’exécution de sa promesse. La comtesse se flattait d’obtenir bientôt ce beau résultat, grâce auquel sa nièce acquerrait les vertus d’humilité et de soumission qui lui faisaient si grandement défaut.

    Les jours passaient cependant, et Vassilissa ne montrait point de symptômes d’affaissement moral. Tous les matins et tous les soirs sa tante entrait dans sa chambre et lui disait d’une voix calme :

    – Avez-vous réfléchi, ma nièce ? Êtes-vous décidée à m’obéir ?

    – Non, ma tante, répondait la courageuse victime.

    – Fort bien. Réfléchissez.

    La comtesse se retirait là-dessus, et la longue journée d’été, étouffante et poussiéreuse, passait sur le corps somnolent de la jeune fille. Nous disons le corps, car son cerveau, bien affaibli, n’avait de vie que pour la résistance.

    Cet emprisonnement durait depuis huit jours, lorsqu’un soir Vassilissa vit une tête s’élever au-dessus du bord de la fenêtre. Nous avons dit que cette fenêtre donnait sur la partie la moins fréquentée du jardin, du côté du potager.

    Il y avait des hôtes au salon ; plusieurs personnes avaient passé la journée chez la comtesse.

    La prisonnière crut d’abord que c’était quelque domestique étranger, oisif et curieux.

    – Lissa ! dit la voix contenue de sa cousine.

    Vassilissa, couchée comme d’ordinaire, se souleva sur son coude, leva la tête et entrevit confusément les traits de Zénaïde.

    – Toi ! dit-elle, toi, ma chérie !

    Zina, s’aidant de ses deux mains, et utilisant ses anciennes leçons de gymnastique, sauta dans la chambre. Ce qu’elle avait employé d’adresse et d’activité pour se procurer une chaise sans être vue est impossible à raconter ici. Il avait fallu voler cette chaise dans les communs, lui faire traverser la cour sous des prétextes ingénieux, la glisser dans le jardin... C’était une épopée que nous passerons sous silence, faute de temps.

    Les deux cousines s’embrassèrent étroitement, et Zina frémit en sentant sous le linge la maigreur de son amie.

    – Est-ce qu’on te donne à manger ? dit-elle avec horreur.

    – Oui, oui, de tout ! Rassure-toi.

    – Je t’ai apporté des fruits ; cache-les dans ton lit, dit Zina en vidant ses poches à la hâte... Aie patience, je travaille pour toi.

    – Comment ? Tu as pu...

    – Oui, le prince est ici.

    – Ici ?

    Le visage de Vassilissa s’anima d’une vive rougeur.

    – Comment est-il venu ?

    – Il fallait bien qu’il vînt ! L’imbécile, qui n’est pas venu plus tôt ! Je lui tirerai les oreilles comme il faut, pour sa bêtise. Dis-moi, Lissa... l’épouserais-tu, s’il voulait ?...

    – Non, Zina, répondit-elle tout bas.

    – Pourquoi ?

    – Je ne l’aime pas assez... je...

    – Un autre ? dit vivement Zina.

    La rougeur de Lissa augmenta.

    – Ça va être plus difficile, alors, dit la jeune comtesse pensive. Je supposais que tu l’aurais épousé... Il t’aurait enlevée, on vous aurait mariés chez lui, et voilà ! Tu ne veux pas ? vrai ?

    – Non, dit faiblement Lissa. Il y a trois mois, oui ; – maintenant...

    Depuis sa réclusion, elle ne pensait plus qu’à Maritsky. Elle se réfugiait dans cette vision comme dans une oasis pendant les heures où le sommeil la quittait. Son cerveau, épuisé par l’anémie, ne pouvait plus concevoir qu’une seule idée : – les yeux profonds dont le regard l’avait troublée la nuit de Pâques la poursuivaient jusque dans ses rêves.

    – Eh bien ! dit Zina, prenant son parti, ça va être beaucoup plus difficile, mais je n’en suis pas fâchée. Comme il est bon, si tu savais !

    – Le prince ?

    – Oui. Il a demandé de tes nouvelles, on lui a répondu que tu es malade ; alors moi je lui ai cligné de l’œil... Qui est-ce qui disait qu’il était bête ? Il a compris tout de suite ! Pendant que maman causait avec le vieux général, qui est sourd comme un pot, tu sais, il faut crier très fort, – le prince est venu me trouver dans une fenêtre, je lui ai dit : « On la tourmente, il faut l’enlever. » Il a répondu : « Bien, je vais m’en occuper. » Et puis, nous avons parlé d’autre chose, parce que, tu comprends, on pouvait nous entendre. Si tu ne veux pas te marier avec lui, il faut que je lui dise...

    – Oui, répondit Lissa.

    – Naturellement, ça va changer bien des choses... Adieu, aie courage, tu vois que je ne t’oublie pas.

    Elle embrassa sa cousine avec effusion et sortit par la fenêtre comme elle était venue.

    Cette nuit-là, dans son sommeil, Lissa vit la route de Saint-Pétersbourg qui s’allongeait, s’allongeait indéfiniment ; tout au bout, un petit point noir lui tendait les bras : c’était Maritsky.

    Mais, hélas ! le lendemain matin, en se retrouvant dans la petite chambre qui lui servait de prison, elle s’aperçut que ce n’était qu’un rêve.

    – M’enlever ! se dit-elle. Quelle folie ! C’est une idée bien digne du tendre cœur de Zina. Mais on n’enlève pas ainsi une jeune fille ! Le prince pourrait le faire, qu’il ne le voudrait pas... Et puis, enlevée par un homme qui ne doit pas être mon mari !... C’est pour le coup que personne ne voudrait plus me recevoir...

    La pauvre enfant retourna sa tête sur l’oreiller et se mit à pleurer amèrement.

    – C’est fini, conclut-elle, je sens que je m’en vais. Celui qui m’enlèvera d’ici sera le fossoyeur.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XL

  •  

  • Zénaïde s’assure du renfort.

  •  

    En quittant sa cousine, Zénaïde était retournée au salon, où son absence n’avait pas été remarquée, et se glissant près du piano, elle se mit à feuilleter des cahiers de musique.

    Le prince Chourof, qui la guettait, s’approcha d’elle en louvoyant avec une habileté vraiment extraordinaire.

    Que n’avait-il pas souffert, le pauvre prince, depuis le moment où, s’asseyant dans sa calèche, il avait donné l’ordre à son cocher de se diriger sur Koumiassina !

    Il avait regretté cet ordre ; trois fois il avait ouvert la bouche pour le contremander et s’était renfoncé dans son coin, laissant aller ses chevaux. Étonné de ne pas se voir ordonner de tourner bride aux endroits où son maître se décidait d’ordinaire à revenir sur ses pas, le cocher avait ralenti l’allure de son quadrige. Peine superflue ! Le prince était résolu à fouler la terre de Koumiassina ce jour même, – et son équipage l’avait déposé devant le perron, stupéfait de sa propre audace et enhardi par cet acte d’énergie.

    La comtesse, par bonheur, avait déjà du monde : deux ou trois vieilles filles, le juge de paix du district, le vieux général sourd dont Zina avait si irrévérencieusement parlé, et quelques voisins ou voisines.

    C’était un dimanche, et l’on était toujours sûr, à moins qu’on n’arrivât de trop bonne heure, de trouver du monde chez la comtesse, qui tenait table ouverte ce jour-là.

    Le prince fut mieux reçu que nul n’eût osé le prédire. La comtesse elle-même eût été fort en peine de dire pourquoi elle lui avait si gracieusement donné sa main à baiser ! Peut-être était-ce une secrète affinité de caste qui lui faisait reconnaître dans le prince un honnête homme de son monde, au milieu de ce troupeau de menue noblesse. Peut-être aussi un vague instinct lui conseillait-il de multiplier ses amabilités à tous et à chacun, pour faire contrepoids à la cruauté... pardon ! à la sévérité légitime qu’elle déployait envers Vassilissa.

    Tant il y a que le prince, enchanté de cette réception, fut brillant, eut de l’esprit et charma tout le monde.

    Depuis la lettre anonyme qui l’avait fait voler au secours de Vassilissa, Chourof était devenu un autre homme. Sa vie, jusque-là sans but comme celle d’une grande partie de la noblesse russe de son temps, lui était devenue précieuse depuis qu’il la sentait utile à d’autres qu’à lui.

    En l’appelant si délibérément au secours d’une opprimée, Zina avait constaté aux yeux du prince sa propre valeur morale, dont jusque-là il ne s’était pas douté ; et, à la joie d’être utile, s’était mêlée une douce satisfaction d’amour-propre.

    – La jeune comtesse a discerné en moi des qualités sérieuses, se disait le brave garçon, tout radieux ; et cette entente tacite, cette sorte de complicité muette avec « la jeune comtesse » lui était douce ; si bien qu’il se prit plus d’une fois à y rêver, tantôt pour en rire, tantôt pour en sourire seulement avec une sorte de contentement de soi-même.

    Quel fut le bouleversement du prince quand il apprit par ce mot sec : « Elle est malade » et par le clignement d’yeux de Zina que Vassilissa non seulement souffrait, mais encore était dans la plus complète des disgrâces !

    Un instant, il crut même en être la cause ; mais l’aménité de la comtesse à son égard lui démontra que sa personne n’avait rien à voir là-dedans.

    C’était donc une nouvelle disgrâce, toute différente de la première.

    Les quelques mots de Zina l’avaient jeté dans une perplexité mille fois plus grande, et, lorsqu’elle rentra, il se hâta, avec prudence, de reprendre l’entretien interrompu.

    – Jouons une valse, prince, voulez-vous ? dit Zina en le voyant s’approcher.

    En même temps, elle jeta à sa mère un regard suppliant.

    – Il y a si longtemps que je n’ai joué à quatre mains, lui dit-elle.

    La comtesse acquiesça de la tête. Sa fille avait touché la vraie corde. Tout ce qui pouvait servir à perfectionner l’éducation de Zina prenait aux yeux de la mère une importance sans égale.

    La valse fut bientôt ouverte sur le pupitre. Le prince l’avait choisie dans le tas de musique, parce qu’il pouvait l’accompagner les yeux fermés. Après les huit premières mesures, les conversations reprirent un peu partout dans le salon.

    – Je viens de la voir ! dit Zina en faisant un trille. Elle est enfermée.

    – Comment avez-vous fait ? répondit le prince, qui attaquait la basse avec fureur.

    – Par la fenêtre !

    Le prince, abasourdi, fit une série de fausses notes telles que la comtesse leva la tête.

    – Je vous demande pardon, mademoiselle, dit-il à haute voix du ton le plus poli, j’avais oublié la reprise.

    Ils recommencèrent de plus belle, et la valse continua sans encombre.

    – Elle ne vous épousera pas, je vous en préviens ! dit Zina en détachant consciencieusement un pizzicato.

    – Ça ne fait rien ! répondit son interlocuteur sur un vigoureux plaqué.

    – Comment !... ça ne vous fait rien ? répéta Zina.

    À son tour elle fit une fausse note, mais se hâta de réparer sa bévue par une gamme chromatique des plus brillantes. La comtesse, qui avait froncé légèrement le sourcil, reprit sa causerie un instant suspendue.

    – Si elle ne m’aime pas, je n’y peux rien ! répondit le prince. Mais ce n’est pas une raison pour la laisser souffrir.

    – Philosophe ! répondit Zina dans un langage télégraphique qui était bien d’accord avec les circonstances.

    – Que faut-il faire ? reprit Chourof, flatté par le sourire bienveillant qui avait accompagné l’apostrophe de la jeune fille.

    – L’enlever, comme et quand vous voudrez, et la conduire en lieu sûr. C’est à vous de voir...

    – Comment nous entendre ? dit-il.

    – Venez souvent. Mais hâtez-vous. Elle est très faible.

    – Écrire ? jeta le prince, au milieu d’une fusée éblouissante que Zina envoyait jusqu’aux cordes les plus aiguës.

    – Oui... remettre à moi seule le billet...

    Le final couvrit le dernier mot, prononcé un peu trop haut, peut-être, et les deux exécutants se levèrent pour recueillir les compliments de l’assemblée. Entre nous, ils les avaient bien mérités.

    – Vous avez un joli talent, prince ; je ne vous savais pas si bon musicien ! dit la comtesse. Il faudra venir jouer un peu avec ma fille, qui perd l’habitude des duos depuis que ma nièce est indisposée.

    – Mademoiselle Gorof n’est pas dangereusement malade, j’espère ? demanda une des visiteuses avec intérêt.

    – Non, répondit la comtesse en souriant d’un air entendu. Je la crois moins malade qu’elle ne se plaît à le penser. Il y a un peu d’entêtement là-dessous.

    Et l’on parla d’autre chose.

    Prétextant la longue distance, le prince fit bientôt demander son équipage. Il poussa un soupir de soulagement en respirant l’air frais de la nuit. La chaleur du salon, l’éclat des bougies, le bruit des conversations l’avaient harassé. L’idée qu’une enfant sans défense souffrait, enfermée, prisonnière à quelques pas de ce salon brillant où les visiteurs se bourraient de glaces parfumées, lui faisait une impression étrangement douloureuse, semblable à quelque cauchemar.

    Quelle confiance lui témoignait Zénaïde, cependant !

    Il se sentit touché jusqu’aux larmes. L’idée que cette jeune fille le considérait comme le chevalier naturel de l’infortune, qu’elle le mettait de moitié dans son ingénieux complot, qu’elle se fiait à lui au point d’entrer en correspondance avec lui, correspondance secrète et faite pour la perdre si leur secret était découvert, – toutes ces pensées jetèrent le prince dans une sorte d’extase.

    – Quel courage et quelle énergie ! se dit-il plein d’admiration. Elle est bien supérieure à sa cousine !

    Le bon Chourof se reprocha aussitôt de penser plus à Zina qu’à la malheureuse opprimée, et se bâta de réparer cette faiblesse.

    – L’enlever ! se dit-il. C’est plus facile à dire qu’à faire... Et comme elle ne veut pas m’épouser...

    Le prince fut tout surpris de voir que cette idée ne lui causait aucune peine, et qu’au contraire la tâche lui paraissait plus agréable sous cette nouvelle condition.

    – Comme elle ne veut pas m’épouser, reprit-il, je ne peux pas me mêler ouvertement de cette affaire. Il faut même éviter que mon nom soit prononcé : la pauvre fille en souffrirait un dommage irréparable.

    Là-dessus, le prince imagina un plan fort habile. Nous épargnerons au lecteur les indécisions, les résolutions prises et délaissées, les courses au bureau télégraphique le plus voisin, bref toutes les vicissitudes qui accompagnèrent la mise au jour de ce plan admirable.

    Une semaine entière s’écoula. Zénaïde n’avait pu revoir sa cousine, et, comme elle n’était pas extrêmement patiente, elle commençait à trouver le temps d’une longueur démesurée. La vie, à Koumiassina, poursuivait son cours monotone, ce qui n’était pas fait pour la désennuyer.

    Dmitri seul semblait partager son impatience secrète. Il tournait autour d’elle comme prêt à lui adresser quelque question, puis s’en allait sans rien dire.

    Un jour enfin, comme ils se trouvaient seuls ensemble, après une bonne partie de jeu, Dmitri fourra sa petite main sous le bras de sa grande sœur et l’emmena délibérément dans un espace tout à fait dépourvu d’arbres, où personne ne pouvait se cacher, par conséquent, pour les entendre.

    – Quelle envie as-tu d’aller là, au soleil ? lui dit sa sœur. Comme s’il ne faisait pas assez chaud !

    – Il fait chaud, ma chère grande sœur, mais il y a parfois des loups dans les allées ombragées, répondit Dmitri d’un air entendu. Crois-moi, restons ici.

    Le « crois-moi » était si drôle que Zénaïde embrassa son frère en riant, sans plus insister.

    – Tu ris parce que j’ai parlé de loups ? répondit Dmitri d’un air capable. Il y a des loups dans nos bois, l’hiver ; ceux-là sont des vrais, – on s’en débarrasse avec un fusil, – mais il y a des loups ailleurs que dans les bois : il y en a dans le Petit Chaperon rouge, il y en a dans la chambre de Justine Adamovna, à Saint-Pétersbourg.

    Zénaïde éclata de rire. Dmitri restait sérieux. Il reprit :

    – Et il y en a ici à Koumiassina, fit-il en baissant les yeux.

    – Où donc, mon cher savant ? fit Zina, que sa gravité amusait.

    – Dans la chambre de la cousine Lissa, il y a un loup qui finira par la manger, dit Dmitri, les yeux attachés au sol.

    Sa main trembla sur le bras de Zina, et un sanglot vite réprimé gonfla sa jeune poitrine.

    Zénaïde, très surprise de cette explosion de sensibilité inattendue, enveloppa l’enfant de ses bras et le serra fortement sur son cœur. Les yeux du petit garçon rencontrèrent ceux de sa sœur aînée, et ils se comprirent aussitôt.

    – Tu l’as vue ? lui dit Zénaïde à voix basse. Marchons, pour qu’on ne nous épie pas.

    – Oui, je l’ai vue. Hier, pendant que maman était dans le jardin, je me suis faufilé, comme en courant après ma balle, jusque dans sa chambre. Il n’y avait personne. Je suis entré à quatre pattes, et je l’ai regardée. Elle dormait. Oh ! Zina, comme elle est changée ! Elle mourra !

    – Ne pleure pas, je t’en supplie, dit Zénaïde émue elle-même jusqu’aux larmes : on te demanderait pourquoi.

    – Je dirai que je me suis fait mal, et je ne mentirai pas ! s’écria l’enfant exaspéré.

    D’un coup d’ongles de sa main droite, il marqua trois ou quatre raies sanglantes sur le dos de sa main gauche. Zina n’eut pas le temps de l’en empêcher.

    – Voilà ! dit-il, je peux pleurer, maintenant !

    Avec quelle ardeur enthousiaste Zina salua son frère dans ce jeune héros ! Elle l’embrassa encore, avec passion cette fois, et passa un bras sur son épaule, le serrant ainsi contre elle pendant qu’ils continuaient à marcher.

    – Elle est très malade, alors ? reprit-elle d’une voix altérée.

    – Je te dis qu’elle mourra ! Et c’est notre mère qui est le loup ! Sais-tu que c’est horrible, ma sœur ? Qu’est-ce qu’elle a pu lui faire, à notre mère, pour qu’elle la tourmente ainsi ?

    – Je ne sais pas. Elle ne peut pas le dire. On le lui a défendu.

    – Oh ! le loup ! le loup ! murmura Dmitri en serrant son poing fermé. Sais-tu, Zina, qu’en ce moment-ci je n’aime plus du tout maman ?

    Zénaïde s’efforça de calmer cette petite âme exaspérée par l’injustice.

    – Qu’elle la renvoie, si elle ne l’aime plus ! disait Dmitri avec la logique de l’enfance. Mais elle n’a pas le droit de la faire mourir, puisque ce n’est pas sa fille ! Oh ! si j’étais plus grand ! ajouta-t-il avec rage.

    – Que ferais-tu ?

    – Je la ferais sauver une nuit ! J’enverrais des voleurs, de faux voleurs, à l’autre bout de la maison ; maman irait voir ce que c’est, on ferait beaucoup de bruit, et pendant ce temps-là, pst ! plus de Vassilissa ! Le loup n’aurait plus rien à manger.

    Zina avait hésité jusque-là à faire de Dmitri son confident, se disant qu’il était bien jeune ; mais décidément une âme aussi énergique et un cœur si dévoué pouvaient lui être d’un grand secours.

    – Écoute, dit-elle, promets-moi de ne jamais rien dire... quand même tu verrais des innocents punis injustement.

    – Même alors ? fit Dmitri inquiet.

    – Même alors, ou bien je ne te dirai rien.

    – Je te le promets... ma parole ! fit l’enfant.

    – On va enlever Vassilissa.

    – Vrai ? s’écria l’enfant transporté.

    – Prends garde ! Oui, on la sauvera.

    – Qui ?

    – Le prince.

    – Mon bon ami ? Oh ! que je l’aime ! dit Dmitri, qui se mit à gambader dans l’excès de sa joie.

    Les égratignures de sa main le rappelèrent à la réalité, et il se rapprocha de sa sœur.

    – Tu peux nous être utile. Il y aura une lettre bientôt, pour nous dire ce qu’il faudra faire. Si je ne peux pas la porter à Lissa, tu la lui porteras, toi.

    – Oui, oui ! j’irai à quatre pattes, comme hier ! s’écria l’enfant. À quatre pattes ! À quatre pattes !

    – Tu es un bon garçon, toi, dit Zina, touchée de cette expansion d’une âme généreuse.

    – J’apprends à être bon en te regardant faire, toi, ma bonne, mon excellente, ma chérie ! s’écria le petit garçon en lui sautant au cou. Et le loup ne la mangera pas !

    – Et maintenant, va jouer tout seul, pour qu’on ne soupçonne pas que tu fais partie d’une conspiration.

    Dmitri partit en courant. Comme ils rentraient, à l’heure du dîner, la comtesse remarqua la figure fiévreuse de son fils.

    – On dirait que vous avez pleuré, lui dit-elle. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

    – J’ai pleuré, maman, dit Dmitri.

    – Pourquoi ?

    Le petit garçon allongea sa main où les quatre raies rouges étaient bien marquées.

    – Pour cela ? Un garçon ! Cela en vaut vraiment la peine ! Je vous croyais plus courageux, mon cher ! fit la comtesse d’un ton méprisant.

    Dmitri jeta un regard à sa sœur et se sentit pleinement récompensé par celui qu’il reçut en échange.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLI

  •  

  • Entretien dans la serre aux ananas.

  •  

    Le lendemain était le jour de charité de la comtesse.

    Les paysans malades des villages environnants savaient que, deux fois par semaine, ils trouvaient à Koumiassina des conseils, des remèdes, du pain blanc, du bouillon, quelquefois un peu de vin.

    La comtesse, si dédaigneuse, si acharnée à la défense de son autorité, se faisait alors patiente et douce ; sans se rebuter de l’odeur nauséabonde, elle démaillotait les enfants, tâtait les petits corps malades, pansait les plaies, parfois horribles, donnait sans frémir un coup de lancette dans un dépôt, saignait et vaccinait sans se plaindre de la fatigue et du dégoût.

    En remplissant ces humbles devoirs de petite sœur des pauvres, l’altière comtesse ne se croyait pas supérieure au reste de l’humanité. Les dames russes ont, pour la plupart, l’habitude d’agir ainsi dans leurs terres. Les énormes distances entre les villes forcent les paysans à se passer de médecins, et les propriétaires considèrent généralement comme le plus élémentaire de leurs devoirs de donner des secours à ces pauvres gens. Les jeunes filles apprennent ainsi près de leurs mères quelques principes d’hygiène et un peu de médecine domestique. Une petite pharmacie se trouve dans chaque maison seigneuriale, et bien rarement les malades s’en retournent sans quelque soulagement.

    La matinée avait été pluvieuse, de sorte qu’il n’était venu personne. À midi, le temps s’éclaircit, et moins d’une demi-heure après, l’antichambre et le perron étaient envahis par une foule de souffreteux appartenant au voisinage. Ceux qui venaient de loin étaient encore en route.

    Comme d’habitude, la comtesse parcourait les rangs ; sa femme de chambre l’accompagnait, pour distribuer les médicaments et les friandises aux malades et aux convalescents.

    La voiture de Chourof s’arrêta devant le perron au plus fort de cette consultation domestique.

    – Excusez-moi pour le moment, je vous prie, mon cher prince, dit la comtesse sans se troubler. J’en ai encore pour une heure ou deux. Veuillez aller au jardin : ma fille va vous montrer les serres, et j’irai vous rejoindre.

    Trop heureux de cette circonstance, sur laquelle il avait compté, mais qui aurait pu lui faire défaut, Chourof se dirigea vers le jardin, pendant qu’un domestique prévenait la jeune comtesse.

    Celle-ci, escortée de l’inévitable miss Junior, parut bientôt, salua d’un sourire affectueux tous les visages hâves ou souffrants qui se tournaient vers elle, trouva – grâce innée que sa mère ne possédait pas, mais qu’elle tenait de son père – une bonne parole pour chaque misère, une caresse pour chaque enfant, et disparut promptement, laissant derrière elle un sillage de joie et de consolation.

    La comtesse continua méthodiquement son œuvre de charité, sans enthousiasme comme sans répugnance. Quand elle était là, elle n’avait plus de nerfs.

    Le prince était assis sur un banc, à l’entrée du jardin. À l’approche de Zina, il se leva ; elle lui tendit la main, il y mit un billet qu’il tenait caché dans la sienne, et la jeune fille le fourra prestement dans sa poche avant que miss Junior eût pu seulement répondre aux enquêtes réitérées du prince sur l’état de sa précieuse santé.

    – Maman m’a dit de vous faire voir les serres, dit Zénaïde. Allons, prince, c’est une jolie promenade. Je suis sûre que, sans valoir les vôtres, elles auront l’heur de vous plaire.

    On causa, on rit, on effleura la politique et la littérature ; miss Junior était charmée de l’amabilité du prince, qui, de sa vie, ne lui en avait dit si long.

    Les serres étaient en partie ouvertes, à cause de la beauté de la saison. Les visiteurs admirèrent consciencieusement jusqu’au moindre ragot. Zina semblait prendre plaisir à compter les feuilles, pour ainsi dire, de chaque myrte et de chaque oranger. Jamais cicérone n’accomplit son devoir plus scrupuleusement.

    – Maintenant, dit-elle, allons voir les ananas. Miss Junior ! ajouta-t-elle en anglais, si la chaleur doit vous faire mal, je vous conseille de ne pas venir avec nous.

    – Oui, c’est vrai, j’ai la migraine toutes les fois que j’entre dans ces vilaines serres chaudes : mais que dira votre maman ?

    – Maman ? Elle ne dira rien, vu qu’elle n’en saura rien. Allons, tenez, voilà un livre. Je l’avais dans ma poche. Asseyez-vous là. Si maman vient, vous la verrez de loin, et vous entrerez. Du reste, je ne serai pas longtemps. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas de rôtir tout vivants ?

    Zina ouvrit la porte de la serre et, d’un sourire, invita le prince à la suivre ; puis, de peur des vents coulis sur les ananas, elle referma la porte.

    Le jardinier vint à leur rencontre ; elle le congédia d’un mot et se trouva seule avec Chourof dans la cage de verre.

    – Je vous admire ! dit celui-ci. Vous pensez à tout.

    Zina rougit et détourna brusquement la tête.

    – Aie ! pensa Chourof. Lourdaud que je suis ! voilà un compliment qui a l’air d’une méchanceté... Oh ! pardon, mademoiselle, murmura-t-il, croyez bien que jamais ma pensée...

    – Je ne peux vous prêter aucune pensée qui me fasse rougir, dit noblement la jeune comtesse en tournant vers lui son visage encore empourpré. C’est la faute des circonstances si je me suis mise dans le cas d’éprouver quelque confusion... Ne croyez pas, monsieur, ajouta-t-elle vivement, que je puisse faire pour moi-même ce que je fais à présent pour une autre... Mon audace m’étonne... Mais ne perdons pas un temps précieux ! Qu’avez-vous à me dire ?

    – D’abord, je veux vous dire, mademoiselle, répondit le prince d’un ton grave et pénétré, que je n’ai jamais rencontré nulle part autant de véritable courage uni à une telle abnégation de soi-même. Mon estime et mon respect vous sont acquis entre toutes les femmes.

    Zina remercia d’un signe de tête, et le sourire reparut sur son visage.

    – Et puis ? dit-elle avec enjouement.

    – Vous avez dans votre poche un plan de conduite qui doit être suivi de succès. Madame Gorof est à la ville voisine.

    – Ma tante Gorof ? Oh ! c’est bien cela ! Quelle bonne idée !

    – Mademoiselle Gorof ne pouvait partir qu’avec sa mère. J’ai prévenu celle-ci ; elle attend – dans des transes que vous pouvez vous imaginer – que sa fille la rejoigne. Il faut que vous tentiez l’évasion sans mon secours. Pour que votre cousine sorte la tête haute de cette maison, il est nécessaire que je passe la soirée ailleurs, chez un voisin que votre tante connaisse. C’est ce qu’on appelle un alibi, je crois.

    – C’est très bien, prince, très bien pensé ! À mon tour, je vous admire.

    – Mademoiselle Gorof trouvera tout ce dont elle aura besoin dans la voiture. Le cocher m’est dévoué ; je l’ai fait venir d’une autre terre, on ne le connaît pas ici, et il s’en retournera chez lui ; tout est à la ville voisine, prêt à venir au signal. Quel jour ?

    – Demain, s’il est possible, répondit Zina sans hésiter : elle s’affaiblit de jour en jour.

    – Mais qu’a-t-elle ?

    – Elle se meurt de chagrin. Vous m’excuserez, prince, d’éviter ce triste sujet.

    Le prince s’inclina. Il n’était plus bête du tout et comprenait à demi-mot les choses les plus abstraites.

    – Demain soir, alors ? Comment la ferez-vous sortir sans que votre mère le sache ?

    – J’ai mon idée, dit Zina en baissant la tête. Ma mère sera occupée ailleurs... Mais ceci est mon secret.

    – Fort bien. Peut-elle marcher ?

    Les bras de Zina descendirent piteusement le long de sa robe.

    – Marcher ? J’ai grand-peur que non ! Faut-il aller loin ?

    – Hélas ! mademoiselle, ce n’est pas bien loin, mais c’est terrible : il faudra traverser le petit cimetière ; plus près nous serions découverts ; la route fait là un coude qui nous protège. N’avez-vous ici personne de confiance ?

    – Personne, répondit la courageuse fille. Mais, s’il le faut, je la porterai. Je suis grande et forte.

    Le prince s’inclina profondément et baisa avec un respect sans bornes le bout de la ceinture de la jeune comtesse.

    – Ceci, mademoiselle, dit-il, est l’hommage d’un homme qui se sent bien peu de chose auprès de vous.

    Zina, troublée d’abord par cette marque de dévotion, la première qu’elle eût reçue d’un homme de son rang, releva la tête et tendit la main à Chourof.

    – Je crois, dit-elle, prince, que nous sommes dignes de nous entendre.

    Chourof eut grande envie de baiser cette main, un peu grande, mais admirable de lignes, qui se présentait si franchement à lui, mais il se dit que le moment était mal choisi, et il lui imprima l’étreinte chaleureuse d’un camarade, d’un ami.

    – Allons ! dit Zina. Vous n’oublierez pas de dire à ma mère que, de votre vie, vous n’avez vu d’aussi beaux ananas. Rien ne peut lui faire autant de plaisir.

    Elle allait sortir, quand elle s’arrêta, saisie de douleur...

    – Ah ! dit-elle, imprudente ! Il faut de l’argent pour voyager, et je n’ai presque rien ! J’aurais dû écrire à mon père !

    – Madame Gorof y pourvoira, répondit le prince discrètement. Elle s’est procuré une somme suffisante...

    Zina n’osa regarder Chourof, mais la rougeur de son cou et de ses joues ne put être uniquement attribuée par lui à la chaleur de la serre.

    – Vous êtes bon, dit-elle enfin, et je vous remercie au nom de ceux qui souffrent.

    Et la conversation reprit aussitôt, variée et intéressante, jusqu’au moment où la comtesse vint rejoindre le trio dans le jardin.

    Zina profita de cet instant de répit pour s’esquiver, et miss Junior pour aller achever sa sieste interrompue.

    Un regard assura Zina que sa mère emmenait le prince dans la tente de coutil, et elle se dirigea sans hésiter vers la chambre de la comtesse.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLII

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  • Vassilissa fait de l’exercice.

  •  

    Vassilissa était en réalité beaucoup moins malade que ne le croyait tout le monde, et beaucoup plus que sa tante ne voulait l’admettre. L’anémie, qui couve sous la belle santé apparente de la plupart des filles du grand monde dans ces climats du Nord, s’était emparée d’elle avec rapidité. Mais, à part la diminution des forces, suite naturelle de l’appauvrissement du sang, aucun germe de mal sérieux ne se montrait en elle.

    Dès le premier jour, se sentant impuissante à lutter, elle avait abandonné la partie. « Je mourrai plutôt que de céder », s’était-elle dit, et comme elle ne voyait pas d’autre issue que la mort à sa situation, elle avait pris le parti de se laisser mourir, pensant que le plus tôt serait le mieux.

    Elle restait au lit parce que se lever était une fatigue, elle se laissait aller à la somnolence parce qu’elle ne pensait pas pendant qu’elle dormait, elle s’affaiblissait parce qu’elle mangeait peu, et, plus elle était faible, plus son pauvre appétit diminuait. De sorte que, faute d’une réaction puissante, elle se fût probablement laissée aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la tombe.

    La visite de sa cousine l’avait sinon sauvée et guérie, du moins arrêtée sur cette pente fatale, en faisant entrer dans sa vie un vague rayon d’espérance. La perspective d’une évasion, si invraisemblable qu’elle lui eût paru au premier abord, se mêla désormais à toutes ses pensées.

    Dès le lendemain de cette visite, pendant que sa tante était dans le salon, s’apercevant qu’elle était seule, elle se laissa glisser de son lit sur le tapis, ce qu’elle n’avait pas fait depuis plus de quinze jours.

    Qu’ils étaient faibles, ces pauvres petits pieds déshabitués de la marche ! Comme ils fléchissaient sous elle ! comme la tête lui tourna promptement ! À peine avait-elle eu le temps de se mettre debout, qu’elle se sentit défaillir. Mais elle tint bon, une force nouvelle lui était venue ; elle fit trois pas et, sans haleine, sans voix, mais joyeuse, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

    La matinée était fraîche encore ; la chaleur n’avait pas atteint le côté du jardin sur lequel donnait sa fenêtre ; elle aspira l’air avec délices : là-bas, derrière le monticule semé de croix, on voyait la route, la route de Pétersbourg !

    Elle sourit joyeusement. Les croix blanches ne lui causaient plus de crainte. Si les forces venaient à lui manquer, elle s’appuierait à ces croix tutélaires pour reprendre haleine et continuer son chemin.

    Au bout d’un instant, elle regagna son lit, non sans peine, et se promit de recommencer dès qu’elle serait seule.

    En effet, à partir de ce moment, le courage dont elle avait donné tant de preuves pendant l’hiver, l’énergie de l’action aussi bien que celle de la résistance lui revinrent peu à peu, à mesure qu’elle exerçait ses pas encore faibles du fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre au lit.

    Elle prit l’habitude de faire baisser le store – diminuant ainsi sa ration d’air et de lumière pendant une partie de la journée, plutôt que de courir le risque d’être aperçue du dehors debout et marchant.

    La comtesse, au fond très fâchée du tour que prenaient les choses, lui faisait tous les matins et tous les soirs sa visite obligée.

    – Êtes-vous disposée à m’obéir ? disait-elle.

    – Je ne puis, ma tante, répondait Vassilissa.

    – Fort bien ! disait la comtesse ; et elle sortait, blessée et réellement vaincue, quoi qu’elle en eût, par cette petite fille résignée qui ne craignait rien, forte de sa faiblesse même.

    La comtesse eût bien donné dix mille roubles à celui qui lui eût procuré le moyen de sortir du mauvais pas où elle s’était mise. Déjà, dans la maison, parmi la domesticité, le bruit courait vaguement que la demoiselle était très malade, parce que c’est malsain de ne voir personne et d’être enfermée. On accusait la comtesse de forcer sa nièce à rester au lit afin de l’affaiblir ; mille autres bruits semblables que la comtesse devinait – car quel mortel assez osé se fût rencontré pour les lui répéter ! – ces rumeurs insaisissables la flagellaient rudement dans son orgueil.

    « Je ne céderai pas, je vous le jure ! » avait-elle dit à sa nièce. Faudrait-il qu’elle cédât, malgré son serment ?

    Une fois de plus, elle manda le médecin. Celui-ci, étonné de trouver au lit une malade à laquelle il eût fallu les voyages, l’hydrothérapie, les toniques, les stimulants, tout ce qui peut ranimer les forces de la vie quand elles nous abandonnent, exprima son étonnement à la comtesse.

    – Il lui faut de l’exercice, dites-vous, docteur ? Fort bien ; elle en fera des demain.

    Le lendemain était précisément le jour où Dmitri s’était glissé près de Vassilissa endormie. En se levant, la comtesse fit apporter à sa nièce une robe de chambre et des pantoufles.

    – Vous allez vous lever, lui dit-elle, et faire trois fois le tour de cette pièce. C’est l’ordonnance du médecin.

    Lissa craignit un instant d’avoir été surprise pendant ses moments d’exercice. Elle feignit une grande faiblesse, se laissa mettre la robe de chambre et les pantoufles, et, d’un air dolent, fit trois pas, appuyée sur sa soubrette ; après quoi, elle se déclara fatiguée.

    – C’est bien, dit la comtesse, asseyez-vous. Vous recommencerez tout à l’heure.

    Vassilissa fut obligée de déployer ses forces nouvellement acquises, et bien lui en prit d’avoir essayé seule, car sa tante n’entendait pas qu’on lui désobéit sur ce chapitre plus que sur les autres.

    Aussi, quand la comtesse eut permis à Lissa de regagner son lit, la pauvre enfant vainement harassée – autant, il est vrai, par la contrainte morale que par les efforts physiques, – s’endormit d’un profond sommeil, avec cet air de fatigue qui avait si vivement frappé Dmitri.

    En quittant sa mère, qui causait avec le prince, Zina prit le meilleur parti, c’est-à-dire le plus audacieux. Elle passa de pied ferme devant la pièce où jasaient les femmes de chambre – par bonheur, elle ne fut point aperçue ; – elle gagna la chambre de sa mère et, d’un bond, se trouva auprès de Vassilissa, qui profitait de sa solitude pour tourner lentement autour de sa prison.

    Zénaïde n’avait plus revu sa cousine depuis le soir de sa conversation avec le prince : elle remarqua le changement en mieux qui s’opérait chez elle. La jeune fille était toujours bien maigre, mais ses yeux plus vifs et une teinte plus chaude sur les joues témoignaient d’une vitalité plus énergique.

    – Tu es debout ? s’écria-t-elle.

    Elle mit aussitôt sa propre main sur sa bouche pour étouffer cette parole imprudente... Personne n’avait entendu... Elle continua plus bas :

    – Tu marches donc ?... Quel bonheur !

    – C’est ta mère qui me l’ordonne ! mais elle ne sait pas que je suis si forte, répondit Lissa avec un sourire malicieux, ombre de celui qui charmait tous ses danseurs de Pétersbourg.

    – Tant mieux ! dit Zina. Écoute... c’est demain !

    – Demain ? dit Vassilissa qui s’arrêta, pâlit et faillit tomber.

    – Que je suis bête, mon Dieu ! s’écria Zina en la conduisant à son lit, où elle lui mit une masse de couvertures sur le corps dans l’excès de son zèle. J’aurais dû te dire cela avec plus de précaution...

    – Parle, parle ! reprit Vassilissa. Le premier coup est porté. Je suis forte, maintenant.

    – C’est demain. Tiens, lis ça, je n’ai pas eu le temps de lire, tu me le rendras.

    Elle lui mit dans la main la lettre du prince que Lissa cacha sous sa couverture.

    – Demain soir, à neuf heures moins un quart. Sois prête. C’est le moment où l’on sert le thé. As-tu ta montre ?

    La montre de Vassilissa était sur la table. Zina la mit à l’heure de la sienne.

    – Seras-tu prête ?

    – Oui, certainement. Mais je ne peux pas sortir en pantoufles.

    – C’est vrai !... répondit Zina, perdue dans un océan de perplexité. Et si l’on t’apporte trop tôt des bottines, quelqu’un les trouvera ici...

    – Non, répondit Lissa, je les mettrai à mes pieds, dans mon lit. Mais je n’ai ni robe ni chapeau.

    – Tout cela sera dans la voiture – avec ta mère.

    – Ma mère ! s’écria Lissa. Je vais voir ma mère !

    Elle fondit en larmes, non qu’elle eût pour sa mère – si rarement entrevue – une affection passionnée, mais tout ce qui était en dehors des murs de la maison Koumiassine lui avait paru si bien mort et perdu, que revenir à toutes ces choses, à tous ces êtres aimés, était trop fort pour elle.

    Un bruit se fit entendre au dehors. La voix du prince, qui parlait très haut, exprès sans doute avec la comtesse, en traversant le jardin, glaça le sang dans les veines des deux conspiratrices.

    – Je m’en vais. Donne-moi la lettre, murmura Zina.

    – Je ne l’ai pas lue ! répondit Lissa éplorée.

    – Eh bien, garde-la, répliqua sa cousine, toujours prompte à se décider. Je viendrai la chercher ce soir, tu me la jetteras par la fenêtre.

    Elle s’esquiva, légère comme un flocon de neige, au moment où elle arrivait dans le salon, sa mère entra par l’autre porte. Les rideaux flottaient encore derrière la jeune fille, révélant son passage.

    Chourof frémit. Mais la comtesse n’y fit point attention.

    – Allons, dit-elle, puisque vous êtes là, Zina, priez le prince de jouer avec vous quelque chose à quatre mains.

    – Oui, maman. Prince, nous allons jouer une heure juste, comme des écoliers. Il est trois heures et demie.

    Zina avait tiré sa montre. Machinalement, le prince tira la sienne.

    – Vous retardez de douze minutes, fit la jeune comtesse.

    – Oh ! mademoiselle, je vais comme le soleil !

    – Alors, c’est le soleil qui retarde, répondit Zina en le regardant sans rire. C’est moi qui règle l’Observatoire.

    – Ah ! fit le prince, comprenant enfin. En ce cas, je réglerai mon temps sur le vôtre, dit-il en s’inclinant.

    Un soupir de soulagement fut la réponse de Zina.

    La comtesse, distraite, feuilletait un livre intitulé : la Bienveillance, études de morale. 

    – Que ne commencez-vous ? dit-elle en souriant avec aménité, au lieu de vous quereller pour si peu de chose ?

    Les exécutants, déjà assis au piano, entamèrent n’importe quoi et jouèrent avec un brio qui ravit la comtesse Koumiassine.

    – Il a des qualités, ce jeune homme, se dit-elle, plus de qualités que je ne supposais... Et il est très riche.

    La comtesse n’acheva point sa pensée, mais elle n’empêcha point « les jeunes gens », comme elle les nomma à partir de ce moment, de jouer jusqu’à cinq heures.

    Et Dieu sait combien de fragments de phrases ils vinrent à bout d’échanger pendant ce temps-là ! Il y en avait tant, que cela finit par faire des idées tout entières.

    On ne sait si les nouvelles réflexions de la comtesse l’avaient mise en belle humeur, ou bien si le guignon, qui se mêle de tout ce qui ne le regarde pas, avait résolu de jouer un rôle dans cette affaire – tant est-il que Zina ne put s’échapper du salon après le dîner. Sa mère avait toujours besoin d’elle pour quelque chose, et, finalement, elle la chargea de faire le thé.

    – Montrez-nous vos talents de ménagère, dit-elle en riant.

    Zina voyait la soirée s’avancer ; elle eût volontiers fait quelque sottise pour être renvoyée dans sa chambre et courir sous la fenêtre de sa cousine avant de rentrer. La veille, elle l’aurait fait sans hésiter... Un sentiment nouveau de dignité féminine l’empêcha de se faire tancer « devant un étranger », se dit-elle, pour se donner une raison plausible.

    Pendant que sa mère conférait dans la pièce voisine avec l’intendant, venu à l’improviste pour demander des ordres, elle fit un signe imperceptible au prince, et en même temps appela son frère.

    Celui-ci, depuis l’avant-veille, était toujours aux aguets. Il accourut aussitôt, pendant que Chourof s’embarquait dans une histoire du siège de Sébastopol, dont, à vrai dire, il ne vint pas à bout de se dépêtrer ; mais la chose importait peu. L’essentiel était que l’attention des auditeurs fût captivée par ce récit. Zina en profita pour murmurer à l’oreille de son frère :

    – Va sous la fenêtre de Lissa ; elle doit être ouverte, il fait chaud ; appelle-la ; elle te jettera un papier. Ne le perds pas ; apporte-le-moi dans un mouchoir que tu demanderas à ma femme de chambre.

    L’enfant se dirigea vers la porte.

    – Où allez-vous, Dmitri ? fit Wachtel, rappelé soudain à ses devoirs.

    – Faire une petite commission pour moi, dit Zina. Va, Dmitri, de ceux qui sont brodés au coton rouge, s’il te plaît.

    Le petit garçon sortit sans autre empêchement.

    Quelques instants après, la comtesse rentra.

    – Ou est Dmitri ? dit-elle en parcourant des yeux le cercle.

    – Il est allé me chercher un mouchoir de poche, maman. J’ai laissé couler le robinet du samovar sur le mien.

    En toute autre occasion, Zina n’eût pas échappé à une réprimande ; mais, décidément, la comtesse était d’une humeur accommodante. Elle ne répondit rien et demanda une tasse de thé – sans sucre.

    Dmitri, pour exécuter son message, traversa l’antichambre pleine de domestiques ; puis, au lieu de se diriger vers le perron, comme il l’eût fait s’il avait été seul, il alla dans sa chambre, ouvrit la fenêtre, sauta dans le jardin, fit rapidement le tour de la maison et arriva sous la fenêtre de Lissa, éclairée par une veilleuse.

    Le store était baissé, mais la fenêtre était ouverte, il grimpa comme un chat, s’aidant de la plinthe qui faisait une très légère saillie à deux pieds au-dessus du sol, et il passa sa tête avec précaution.

    Sa cousine ne dormait pas : dans des angoisses horribles, elle attendait que Zina vint chercher cette lettre, qu’elle savait par cœur et sans laquelle l’évasion devenait peut-être impraticable.

    Aussitôt que la tête du petit garçon parut sous le store blanc, qu’il écartait un peu de la main, Vassilissa se souleva sur le coude et mit un doigt sur ses lèvres. Une femme de chambre allait et venait dans la chambre voisine, préparant la toilette de nuit de la comtesse.

    Dmitri se laissa glisser dans la chambre, imparfaitement éclairée, et, à quatre pattes, comme il l’avait dit, il s’approcha du lit sans faire plus de bruit qu’un chat.

    Vassilissa allongea la main et laissa tomber le précieux billet.

    Le petit garçon s’en saisit, effleura de ses lèvres, en galant chevalier, le bout des doigts de sa cousine, glacés par la peur, et s’en retourna comme il était venu. Le store, en retombant sur lui, battit un peu contre la fenêtre.

    – Voici le vent qui se lève, mademoiselle, dit la femme de chambre. Je crois qu’il est temps de fermer votre fenêtre.

    – Ferme, dit Vassilissa en se laissant aller sur l’oreiller. Je suis fatiguée.

    Deux minutes après, bénissant le souvenir des exercices acrobatiques de son pauvre menin français, si fort conspué des gens sérieux, Dmitri fit son entrée dans la salle à manger et remit à sa sœur le mouchoir demandé.

    Dans l’angle qu’il tenait serré entre ses doigts, le billet du prince craquait furtivement.

    Zina le prit et le mit dans sa poche. Avant de se coucher, elle trouva un moment de solitude pour le lire, le parcourut lentement deux fois, puis le mit en boulette et se mit à l’avaler méthodiquement.

    – Ça n’est pas bien bon, du papier, se dit-elle aux deux tiers de sa tâche ; mais si ça ne nourrit pas, au moins ça donne du courage !

    Elle dormit à poings fermés. Tel César, la veille d’une bataille.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLIII

  •  

  • Zénaïde se promène.

  •  

    La journée décisive du lendemain se leva dans un ciel sans nuages. Zina, debout de bonne heure, s’en alla, sous prétexte de prendre le frais, faire un tour dans le jardin, pendant que miss Junior parachevait son interminable toilette.

    La discipline, on l’a vu, était fort sévère dans la maison Koumiassine, et les enfants étaient soumis à une surveillance de toutes les minutes. C’était à peine si, dans le courant d’un mois, Zina et Dmitri avaient pu échanger deux mots avec la prisonnière. Mais, depuis quelques jours, la jeune comtesse échappait décidément à la tutelle de sa gouvernante. Elle se sentait si fermement résolue à en faire à sa tête, que l’Anglaise, ne se sentant plus de force à lutter, emboîtait le pas derrière elle sans mot dire.

    Zina s’en alla donc toute seule respirer l’air matinal.

    Aux yeux d’un spectateur indifférent, sa promenade eût beaucoup ressemblé à celle de Jeannot Lapin, tel que nous l’a décrit la Fontaine :

    Parmi le thym et la rosée.

    Elle s’en alla d’abord le long de l’allée qui faisait le tour du jardin, cueillant une fleur par ci, une branche par là, puis elle s’arrêta à une petite porte étroite qui donnait sur la campagne.

    Cette porte, défendue par un seul verrou à l’intérieur, n’avait pas été ouverte depuis bien longtemps. Zénaïde l’ouvrit comme par curiosité, la fit manœuvrer sur ses gonds rouillés, frotta les ferrures avec un peu de beurre frais qu’elle avait pris à la laiterie dans une feuille de salade, au grand ébahissement de la laitière.

    – C’est pour manger avec du pain noir, avait-elle dit.

    Le pain noir n’avait point paru, mais le beurre trouva fort bien son emploi. La porte fermant à merveille et s’ouvrant sans bruit, la jeune comtesse en profita pour faire un petit tour dans la campagne. Elle suivit le chemin à gauche, tourna le coin du jardin, puis fit une centaine de mètres.

    De l’autre côté de la maison seigneuriale, derrière les communs, s’élevait une grange isolée et fort vermoulue, dont on ne se servait plus qu’en cas de récolte surabondante. L’intendant était venu, la veille, demander à la comtesse s’il fallait s’en servir pour emmagasiner le superflu d’une riche moisson. Ayant reçu une réponse affirmative, il avait envoyé dès l’aube deux ouvriers poser deux gerbes de paille aux endroits les plus endommagés de la toiture.

    Zina poussa jusque-là.

    Au moment où elle s’approchait, les deux paysans, qui avaient déjà terminé leur besogne, quittaient la grange.

    – Quel vieux nid à charançons ! dit l’un d’eux avec dédain, en repoussant la grande porte qui s’en alla battant dans le vide.

    – Qu’est-ce que tu veux ! répliqua le second, puisqu’ils aiment mieux mettre leur blé à pourrir là-dedans que de le distribuer au pauvre monde, quand ils en ont de trop ! C’est leur affaire !

    Et le paysan secoua sa main droite avec un geste intraduisible qui exprime aussi bien le dédain ou l’indifférence que la résignation.

    Ils tournèrent le coin de l’écurie et disparurent.

    Zina inspecta curieusement le « vieux nid à charançons ». C’était une bâtisse branlante, située dans un champ en jachère. Le chemin qui y conduisait était depuis longtemps envahi par l’herbe.

    Après en avoir fait le tour, la jeune fille entra dedans. La porte à deux battants ne fermait plus. Le battant de gauche, tout ouvert, était attaché à la muraille de soliveaux par un crochet de fer rouillé. Derrière, les ouvriers avaient déposé une douzaine de bottes de paille, restées sans emploi après la réparation sommaire qu’ils avaient exécutée au toit de chaume.

    Zina contempla d’un œil satisfait cet intérieur délabré. Elle ramassa – sans doute par amour de l’ordre – tous les brins de paille épars çà et là et en fit un tas dans un coin, à l’extrémité de la grange.

    Puis, ce léger travail accompli, elle s’en retourna au jardin.

    Nul ne passait, à cette heure, par le chemin qu’elle avait pris ; les troupeaux seuls le suivaient matin et soir en se rendant au pâturage.

    Elle rentra par la petite porte qu’elle avait si bien fait fonctionner. Avec une branche d’arbre elle simula les traces des dents du râteau sur le sable qu’elle avait foulé et continua sa promenade matinale à travers le jardin.

    La fenêtre de Vassilissa était ouverte. La prisonnière accomplissait, sous les yeux de la comtesse, son exercice de marche journalier. Zina s’arrêta – non pour écouter, fi donc ! – mais pour entendre, s’il se pouvait, quelque bribe de conversation.

    Le hasard la favorisa.

    – Eh bien ! ma nièce, disait la comtesse, ne finirez-vous pas par reconnaître vos torts ? N’avez-vous pas honte de vous rendre malade à force d’entêtement ? Êtes-vous donc incapable d’un bon mouvement, d’une parole de soumission ?

    – Je vous demande pardon, ma tante, répondit la voix douce de Lissa, un peu tremblante d’émotion ou de lassitude. Je ferai tout ce que vous voudrez, excepté d’engager ma vie.

    – Comme il vous plaira, mon enfant. Vous préférez, je le vois, tout à l’obéissance.

    Vassilissa ne répondit pas.

    Un frôlement de soie annonça à Zina que sa mère allait quitter la chambre. Elle s’élança vers la porte du jardin et rentra chez elle.

    L’Anglaise, qui avait faim, prenait son café sans l’attendre.

    – Ah ! si vous saviez, miss Junior, dit la petite rusée en se versant de la crème, si vous saviez comme il fait bon dans le jardin !... C’est dommage que vous n’y soyez pas venue avec moi...

    Après le café, la lecture. Après la lecture, le déjeuner. Après le déjeuner, la comtesse alla voir ses abricots, qui étaient presque tout à fait mûrs.

    – Qu’est-ce que vous faites, Zina ? demanda-t-elle en passant sous la fenêtre de sa fille.

    – Je range mes affaires, maman ! répondit celle-ci, fort occupée, en effet, à faire un petit paquet mystérieux pendant que miss Junior arrangeait son oreiller à grands coups de poing pour la sieste préméditée.

    – Quand vous aurez fini, venez me rejoindre aux abricots ! dit la comtesse qui s’éloigna sans attendre la réponse.

    Zina mit son petit paquet dans un panier qu’elle passa à son bras.

    – As-tu vu mon frère ? demanda-t-elle au premier domestique qu’elle rencontra.

    – Le jeune comte doit être dans sa chambre.

    Zina se dirigea vers la chambre que Dmitri partageait avec son gouverneur. Une odeur de cigare hambourgeois très prononcée annonçait la présence de celui-ci. Elle s’arrêta dans la pièce qui précédait.

    – Dmitri, dit-elle, écoute un peu.

    Le petit garçon accourut.

    – Maman est aux abricots, dit-elle. Il faut que tu portes ça tout de suite.

    Elle tira du panier le petit paquet formé d’une paire de bottines et d’un châle de barège.

    – Par la fenêtre ?

    – Non, par la chambre. Si elle n’était pas seule, ce serait dangereux.

    – À quatre pattes ! s’écria Dmitri, qui partit en gambadant.

    Zina s’en alla, le cœur plein d’alarmes, rejoindre sa mère aux abricots. Le goût du plus beau fruit – du plus beau après celui qu’avait mangé sa mère – ne put la distraire de son inquiétude. Par bonheur, vingt minutes, les plus longues de sa vie, ne s’étaient pas écoulées, que le petit garçon parut au bout de l’avenue, se dirigeant vers le bois, en compagnie de son gouverneur.

    – Dmitri ! écoute encore ! cria Zina en se précipitant à toutes jambes vers ce couple intéressant.

    Dmitri tourna la tête, et, voyant venir sa sœur, il se mit à courir aussi vers elle. Ils se rencontrèrent dans un endroit absolument désert, hors de toute portée de la voix.

    – Eh bien ? fit la jeune fille essoufflée.

    – Elle les a fourrées dans son lit, répondit Dmitri.

    – C’est bien. Maintenant il me faut des allumettes.

    – Des allumettes ! fit l’enfant en ouvrant de grands yeux.

    Zina rougit involontairement.

    – Oui, des allumettes ; des bonnes.

    – Beaucoup ?

    – Une douzaine.

    – C’est bon. Je vais voler le porte-allumettes de mon Allemand. Tu me le rendras ?

    – Certainement.

    – Je te le donnerai à dîner. C’est extrêmement simple.

    – Merci. Rapporte-moi des framboises sauvages, si tu en trouves. Il faut bien que je t’aie demandé quelque chose. Et puis...

    Ici, la jeune comtesse se troubla visiblement. Les grands yeux de son frère lui posaient tant de questions, qu’elle se sentait embarrassée.

    – Quoi que tu entendes ce soir, ne sors pas, mon cher ami... reste à la maison. J’aurai besoin de toi. Il faudra peut-être une chaise ou quelque chose de ce genre pour la faire sortir. Tu resteras ?

    – Sans doute ! mais qu’est-ce qu’il y aura ce soir ?

    – Ne me le demande pas... Il n’y aura peut-être rien... si je peux l’empêcher. Est-ce que tu pourrais penser mal de moi, si je faisais quelque chose de mal ?

    – Jamais ! répondit vivement l’enfant. Si tu fais quelque chose de mal, c’est qu’il l’aura fallu pour faire autre chose de bien.

    Zénaïde embrassa tendrement son frère.

    – Va, dit-elle, n’oublie pas les framboises.

    Dmitri, qui courait déjà, se retourna pour lui faire un signe affirmatif, et la jeune fille alla retrouver sa mère, qui s’était absorbée dans la contemplation de ses magnifiques abricots.

    Aucun visiteur ne se présenta jusqu’au soir. Quelle journée ! Qu’elle parut longue à chacun de ceux qui avaient hâte de la voir finir !

    La monotonie des jours, à la campagne, est quelque chose d’inimaginable pour ceux qui n’en ont point éprouvé l’incommensurable ennui. Tant qu’on peut s’occuper de quelque chose, le jour passe là comme ailleurs ; mais les grandes dames russes dans leurs terres ont parfois une manière d’errer çà et là dans leur domaine – suivies de quelque victime pour leur tenir compagnie – qui est bien le pire des supplices pour un esprit actif ou préoccupé.

    Pendant toute la longue après-midi, la comtesse traîna sa fille des abricots aux ananas, puis à la serre tempérée, puis à la melonnière, puis au bord de l’étang, où l’on pêchait des carassins pour sa table ; puis au poulailler, afin de rendre visite à de fort belles poules que la comtesse affectionnait au point de leur consacrer des heures entières, et que Zina haïssait d’une horreur proportionnelle.

    De là, une fois les poules repues de grain choisi que Zina dut aller chercher à la réserve, la malheureuse enfant suivit sa mère à la maison de bain, qu’on préparait pour le lendemain samedi, jour de nettoyage général ; puis à la blanchisserie, où cinq repasseuses émérites amidonnaient et gaufraient, tout le long du jour, les interminables garnitures de la lingerie savante qu’aimait la comtesse ; puis à l’écurie ; puis à l’étable, où les vaches mères restaient avec les veaux nouveau-nés.

    Après quatre heures de ce supplice, Zina, écœurée par l’odeur de la vase remuée, des poules, des fers chauds sur l’empois, aveuglée par l’éclat du soleil sur les melonnières et sur le miroir de l’étang, lasse à mourir d’être restée si longtemps sur ses jambes en marchant à petits pas sur le gravier, Zina rentra chez elle et se laissa choir dans un fauteuil.

    – Et maman qui se plaint de sa santé ! s’écria-t-elle avec humeur. Mais je mourrais s’il me fallait, deux fois par semaine seulement, recommencer cette corvée.

    – Qu’est-ce que vous avez vu ? demanda miss Junior, qui avait joui délicieusement de sa solitude en prolongeant sa sieste sur un roman anglais.

    – Des blanchisseuses, des carassins, des abricots, des pêcheurs au filet, des poules, des melons et leurs jardiniers, des vaches et leurs veaux, des ananas, des orangers, et des balais de bouleau pour vous rosser demain au bain, des seaux de lessive, des chevaux et des fers à tuyauter... Que vous faut-il encore ? Ah ! que j’ai mal à la tête ! s’écria Zina tout d’une haleine.

    Sa gouvernante la regardait d’un air si ahuri, qu’elle éclata de rire et lui tapa amicalement deux ou trois fois dans le dos.

    – Et quand on pense, reprit-elle, qu’il faut que je m’habille pour le dîner !

    – Quelle robe, mademoiselle ? dit la femme de chambre.

    – Celle que tu voudras... Non, non, reprit vivement l’étourdie. Ma robe gris foncé, celle qui est tout unie.

    – Une robe si simple pour dîner ?

    – Puisqu’il n’y a personne ! répondit Zina on bâillant à cœur joie. Oh ! miss Junior, je vous demande pardon, ajouta-t-elle, mais je dors debout. C’est la faute de maman. Je me coucherai tout de suite après le dîner.

    – Vous feriez mieux de rester un peu à prendre l’air, ce soir, dans le jardin. Il fait si bon au frais !

    – C’est une idée... mais non... je crois que le sommeil vaudra mieux.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLIV

  •  

  • Au feu !

  •  

    Zina acheva sa toilette sans autre mésaventure. Comme elle entrait dans la salle à manger, Dmitri lui glissa dans la main le porte-allumettes de son gouverneur.

    Le dîner fut aussi remarquablement ennuyeux que l’avait été la journée. La comtesse, afin de se distraire, mit sa fille au piano pour la soirée, pendant que Wachtel lui lisait la Revue des Deux Mondes, en ce français qui amusait si fort Dmitri.

    On peut juger du plaisir qu’éprouvait Zénaïde à jouer du Mendelssohn pendant que les minutes s’enfuyaient irréparables et qu’elle ne pouvait s’occuper de la grande affaire. Le temps s’était couvert. Si la pluie s’en mêlait, ce serait complet !

    Enfin, à huit heures, Zina profita d’un moment de solitude pour dire deux mots à l’oreille de Dmitri, qui s’esquiva et courut à la fenêtre de Lissa.

    – Es-tu prête ? murmura-t-il.

    – Oui, mon chéri, répondit celle-ci, qui tremblait depuis le matin.

    L’isolement, qui laissait le champ libre à toutes ses pensées, à toutes ses conjectures, était pour elle une sorte de poison qui la consumait. Elle avait prié tout le jour afin de calmer son agitation ; mais la prière même s’était émoussée à cette lutte continuelle, et la pauvre enfant ne pouvait plus que trembler.

    Dmitri s’enfuit et revint au salon. Un geste apprit à sa sœur que tout allait bien.

    À huit heures et demie, enfin, les apprêts du thé commencèrent dans la salle à manger, et la musique eut le droit de cesser.

    – Tant pis ! se dit Zina, je joue mon reste !

    Et elle sortit sur la pointe du pied, sans que personne y prit garde.

    Miss Junior était dans sa chambre, écrivant une lettre – bien tranquille sur le sort de son élève, qu’elle savait être avec la comtesse ; – Wachtel lisait toujours la Revue ; Dmitri faisait des patiences dans la pièce voisine.

    Un dernier regard sur ce paisible intérieur rassura Zénaïde. Elle sortit par le perron du jardin et gagna, sans se presser, la petite porte qu’elle avait préparée le matin.

    Arrivée là, elle se dirigea vers la grange isolée en courant si fort, qu’elle faillit tomber plusieurs fois. Elle entra dans le bâtiment désert et ressortit au bout d’une minute. Puis elle regagna le jardin, toujours courant.

    Quelques instants après, elle rentrait tranquillement par le perron. Sa respiration encore agitée, qu’elle retenait avec peine, était le seul indice de sa course rapide. Seulement, au lieu d’être rouge, comme c’eût été naturel, elle était fort pâle. Elle tira sa montre : l’aiguille marquait huit heures trois quarts. Elle s’assit à côté de Dmitri et parut s’intéresser à sa patience.

    Tout à coup une rumeur confuse, terminée par un grand cri, s’éleva dans la cour. Les domestiques, affairés dans l’office, se précipitèrent au dehors, puis rentrèrent soudain. Le maître d’hôtel entra tout blême :

    – Au feu ! dit-il d’une voix étranglée.

    La comtesse se leva brusquement.

    – Le feu ? où ?

    – Dans les communs, je crois... Tout près, madame la comtesse.

    La comtesse sortit du salon.

    – Ne bougez pas, dit-elle à ses enfants, qui s’étaient levés aussi et qui, plus blancs que la nappe, cherchaient à lire dans ses yeux.

    – Wachtel, suivez-moi. Voici la clef. Elle détacha une clef du trousseau qui ne quittait pas sa poche. – Vous allez faire sortir la pompe.

    Elle sortit, suivie du gouverneur et de la foule des domestiques. Les femmes de chambre, effarées et curieuses, se précipitèrent à leur suite. Une lueur intense embrasait le ciel du côté des communs. Les cris : Au feu ! retentissaient partout.

    Dmitri et Zina, restés seuls, se regardèrent sans parler.

    – Allons ! dit Zénaïde.

    Ils coururent à la chambre de Vassilissa. Celle-ci, assise tout habillée sur son lit, attendait, ne comprenant rien au bruit. Elle ne pouvait pas voir la lueur de l’incendie, opposée à sa fenêtre.

    – Courons ! dit Zina. Vite !

    Soutenue par eux, Vassilissa traversa en courant la vaste maison déserte. Sa robe de chambre flottante la gênait. Dmitri en prit un pan. Les grandes pièces somptueusement éclairées et vides avaient un air étrangement lugubre, qui frappa Zina au cœur.

    – C’est moi qui ai fait cela ! pensa-t-elle, et quelque chose comme un regret traversa son âme.

    Mais Vassilissa, tremblante, éperdue, était là sur son bras, presque sur son cœur ; c’était à elle qu’il fallait penser.

    Le perron franchi, le plus dangereux était fait. Le jardin sombre, bien qu’il ne fit pas encore tout à fait nuit, protégeait leur fuite. Ils arrivèrent à la petite porte.

    – Retourne, Dmitri ! dit Zina.

    L’enfant avait bien envie d’aller plus loin, mais la voix de sa sœur était si impérieuse, si différente de l’ordinaire, qu’il n’osa insister.

    Vassilissa se pencha sur lui et le pressa sur son cœur. Un baiser ardent fut échangé, et les deux jeunes filles, laissant derrière elles la grange incendiée, tournèrent à droite et prirent leur course à travers un champ de trèfle nouvellement fauché, pendant que le petit Dmitri regagnait tristement la maison.

    On entendait dans le lointain les cris : Au feu ! répétés par les paysannes, qui ne sont jamais à court de lamentations. Le ciel bas réverbérait la clarté sinistre qui éclairait leur route.

    Vassilissa ne courait plus. Elle marchait de son mieux, mais ses forces déclinaient visiblement. Pas un mot n’avait été prononcé. Arrivées au petit cimetière, elles s’engagèrent en droite ligne dans le taillis, franchissant les tombes, dont quelques-unes, fraîchement comblées, croulaient sous leurs pieds ; vingt mètres les séparaient encore de la route, mais la pente descendante était rapide.

    – Je ne puis plus, dit Vassilissa, tombant à demi évanouie et essayant de se cramponner à une croix.

    – Courage ! ma chérie, courage ! Encore un effort ! dit Zina, qui l’aidait à se relever, mais ne pouvait y réussir.

    La lueur rouge semblait diminuer d’intensité. Zina fit un effort désespéré. Passant le devant de sa robe dans sa ceinture, elle enleva Lissa dans ses bras et descendit presque en courant la pente où les cailloux roulaient avec fracas derrière elle.

    Elle sentit enfin l’herbe sous ses pieds, tourna un buisson, et, devant elle, une petite calèche basse attendait. Le prince avait tenu parole.

    Madame Gorof, assise dans la calèche – ses jambes ne pouvaient la soutenir, – poussa un faible cri. Zina déposa sur les coussins sa cousine à demi évanouie.

    – Au revoir, lui dit-elle.

    – Le Seigneur vous bénira, mon enfant, murmura madame Gorof d’une voix étouffée.

    Zina couvrit de baisers le corps presque inanimé de sa cousine.

    – Que Dieu vous mène ! dit-elle. Au galop.

    La troïka partit ventre à terre.

    Zina resta un instant sur le chemin et la regarda s’éloigner. Elle songeait à tant de choses en ce moment-là, qu’il serait impossible de noter ses impressions. Mais une pensée dominait tout : le prince avait tenu sa parole, c’était un noble cœur.

    Elle tressaillit et reprit en courant le chemin de la maison. Mais ses jambes tremblaient, elle chancelait à tout moment. Elle fut obligée de ralentir sa course.

    La lueur rouge était bien terne, c’était fini... sans doute aucun malheur à déplorer !... Devant la pensée du fait accompli, toute l’ardeur joyeuse qui l’avait soutenue abandonna la jeune fille. Elle sentit les pleurs lui monter à la gorge. Qu’allait-elle faire à présent vis-à-vis de sa mère courroucée ?

    – Qu’importe ! se dit-elle. Elle ne me tuera pas ! Et si elle est en colère, elle en a bien le droit. Je serai soumise, pourvu qu’elle ne touche pas à mon frère...

    Zina ferma la petite porte du jardin, si secourable, et rentra par le perron. La maison était pleine de bruit. L’intendant faisait son rapport à la comtesse dans le petit salon. Dmitri semblait n’avoir fait que des patiences toute la soirée. Wachtel, en rentrant, l’avait trouvé à son poste.

    Zina rentra dans la salle à manger sans que personne y attachât d’importance.

    – Mais à quoi attribuez-vous l’incendie ? demandait la comtesse.

    – Je ne peux pas vous le dire, Excellence, répondait l’intendant. Il faut qu’un paysan, en fumant sa pipe, ait laissé voler une étincelle.

    – Mais la grange était très loin de la route !

    – Les ouvriers de ce matin, peut-être... Je crois qu’ils sont grands fumeurs...

    – Le feu aurait couvé toute la journée ? répartit la comtesse. Ce n’est guère probable. Enfin, faites-les arrêter, ces deux ouvriers, et informez-vous...

    Dmitri regarda sa sœur. Celle-ci, pâle, les lèvres serrées, écoutait en silence. On servait le thé – les tasses et leurs cuillers faisaient leur petite musique joyeuse comme à l’ordinaire.

    – Je le sais bien, reprit la comtesse, ce n’est pas une grande perte que cette grange décrépite ; mais, pour moi, ce sinistre est dû à la malveillance, et il m’importe d’en connaître l’auteur.

    – On s’informera, Votre Excellence, répondit l’intendant.

    On avait posé une tasse de thé devant Zénaïde. Elle n’y touchait pas ; son frère la tira vivement par sa robe. Elle comprit et se mit en devoir de l’avaler, bien qu’elle n’y trouvât absolument aucun goût.

    L’intendant sortit pour faire une ronde, accompagné des gardiens ordinaires, afin de voir s’il n’y avait pas d’autre point menacé.

    La comtesse entra dans la salle à manger, pleine de monde, la parcourut du regard, y trouva tous ceux qu’elle cherchait, puis une pensée charitable lui vint. Elle sonna :

    – La pauvre Vassilissa a dû avoir bien peur, dit-elle à son entourage. Envoyez une femme de chambre prendre de ses nouvelles, en s’adressant au domestique, et dites-lui que j’irai la voir tout à l’heure.

    Zina resta immobile, attendant le coup de foudre.

    Ce ne fut pas long.

    Le domestique rentra, suivi par la femme de chambre de Vassilissa, pâle, consternée et se croyant déjà sur le chemin de la Sibérie.

    – Mademoiselle Vassilissa n’est pas dans sa chambre, dit le serviteur, qui se hâta de disparaître.

    Un cri étouffé retentit dans la salle à manger. Toutes les poitrines l’avaient poussé en même temps, mues par la même pensée.

    La comtesse se leva, se dirigea rapidement vers la chambre et revint au bout d’une minute, les yeux flamboyants d’une indicible colère.

    – Où est ma nièce ? demanda-t-elle d’une voix sèche et stridente comme le bruissement des cigales.

    Personne ne répondit. Un silence de mort régna dans la salle.

    – Qu’on fouille la maison ! qu’on parcoure le jardin... Elle ne peut être loin.

    Les domestiques s’empressèrent d’obéir.

    – Elle a dû passer par ici pour sortir, dit la comtesse en promenant son regard sur l’assemblée.

    – La chambre des femmes de chambre a aussi une sortie sur le perron, fit observer une des protégées.

    – C’est juste, dit la comtesse... Toutes les femmes de chambre !...

    Le troupeau éploré se pressa bientôt à l’entrée de la salle.

    – Qui est-ce qui était dans la chambre de service lorsque ma nièce est sortie ? fit la châtelaine d’une voix terrible dans son calme.

    Un frémissement sourd parcourut le groupe, et les têtes firent toutes le même mouvement négatif.

    – Vous avez abandonné votre poste ! reprit la comtesse avec mépris. Vous serez punies comme il convient. Allez !

    Elles sortirent en se pressant les unes contre les autres, et leurs gémissements étouffés se firent entendre dans l’antichambre.

    Le maître d’hôtel rentra.

    – Eh bien ? fit la comtesse, qui devenait nerveuse.

    – On a cherché, Votre Excellence ; on cherche encore avec des torches : on n’a rien trouvé... Il n’y a plus, ajouta-t-il en hésitant, que...

    – Parle donc, imbécile : qu’est-ce qu’il y a ?

    – L’étang... murmura le domestique à voix basse.

    L’étang... vous n’aviez pas pensé à cela, comtesse Koumiassine ! vous n’aviez pas songé que votre nièce pourrait préférer une mort immédiate à la mort lente dont elle se croyait menacée !...

    Un frémissement d’horreur avait parcouru l’assemblée ; quelques mots entrecoupés, échangés à voix basse, exprimaient le sentiment général.

    – Pauvre petite !

    – Elle était si malheureuse !

    – Que Dieu ait son âme !

    Atteinte dans ses sentiments de chrétienne et de mère adoptive, frappée dans son orgueil devant cette foule de gens qui lui devaient le pain quotidien, la comtesse reçut alors le châtiment de son incompréhensible obstination.

    – Qu’on cherche... dit-elle à voix basse. Et elle se détourna.

    Une larme, une vraie larme de repentir, suivie d’autres nombreuses, apprit à ceux qui l’entouraient que la comtesse avait un cœur de femme, après tout, et qu’elle connaissait le remords.

    – Que Dieu me pardonne, dit-elle ; je ne croyais pas mal faire.

    Elle resta là, en présence de ces gens qui la jugeaient, qui la condamnaient, elle le sentait ; elle restait là, offrant à Dieu cette humiliation, avec le regret de son cœur broyé – broyé jusqu’à la clémence, – car si Vassilissa fût entrée en cet instant-là, elle lui eût tendu les bras sans arrière-pensée.

    Après le premier moment de surprise, la comtesse s’assit sur une chaise pour attendre ; puis une idée lui vint.

    – Prions, dit-elle d’une voix brisée, prions pour une âme pécheresse en danger de mort... Répétons les prières des agonisants.

    La foule – tous les domestiques étaient restés là – se tourna vers l’image qui protège chaque pièce d’un appartement russe. La comtesse fit le signe de la croix sur son visage couvert de larmes et se tourna lentement.

    Zina ne put soutenir la vue des larmes de sa mère.

    – Maman ! dit-elle à haute voix.

    La comtesse tourna vers elle son visage étonné.

    – Maman, ma cousine n’est pas morte. Elle est partie, ajouta-t-elle avec effort.

    – Partie ! tonna la comtesse. Et vous le saviez ?

    – Maman... j’ai manqué à mes devoirs envers vous... punissez-moi... seule... je suis coupable.

    La comtesse regarda attentivement sa fille, pensant qu’elle était devenue folle. Le visage modeste et assuré de Zénaïde dissipa cette crainte, et la colère prit le dessus.

    – Vos complices ? dit la mère indignée.

    – Je n’en ai pas ; j’ai tout arrangé seule.

    – Seule ? c’est impossible.

    – Seule, maman. Personne, dans cette maison, n’a rien vu ni rien su.

    – Mais cet incendie ?... ce n’est pas le hasard...

    – C’est moi, maman, qui ai mis le feu pour que la maison fût vide et que ma cousine pût partir.

    – Vous !... vous ! répéta la comtesse terrifiée. Incendiaire, vous !... malheureuse ! vous, ma fille !... vous n’êtes pas ma fille, je vous renie !...

    Zénaïde pâlit encore, s’il se peut. La foule qui remplissait la pièce se partageait évidemment entre ceux qui approuvaient et ceux qui blâmaient... La jeune comtesse ne put supporter le blâme, et l’orgueil de sa mère parla en elle.

    – J’ai mal fait, je le sais, dit-elle, bien que je n’aie fait tort à personne. Mais ma cousine était si malheureuse que, tout à l’heure, sa mort vous a paru à tous une chose probable, naturelle ; ne vaut-il pas mieux la savoir vivante et loin d’ici, que morte dans cet étang ?

    Le geste digne et fier de Zina montrait la fenêtre.

    – Mais vous... vous ! répéta la comtesse. Vous avez commis un crime punissable par les lois... vous avez couvert notre maison de honte... vous vous êtes jouée de votre mère !...

    – Si j’avais voulu me jouer de ma mère, je lui aurais laissé croire que ma cousine était morte, et j’aurais joui de l’impunité ! Mais je n’ai pas pu voir pleurer ma mère...

    La voix de Zénaïde s’éteignit dans un sanglot, et la pauvre enfant essaya de se jeter au cou de la comtesse.

    Celle-ci, bien qu’attendrie par cet élan spontané, crut de sa dignité de ne pas se laisser émouvoir.

    – C’est bien ! fit-elle en écartant sa fille. Nous en reparlerons demain.

    Elle se tourna vers les domestiques :

    – Qu’on arrête les recherches.

    Puis, s’adressant de nouveau à sa fille :

    – Avec qui est-elle partie ?

    Friande de scandale, l’assemblée, qui se dispersait, s’arrêta pour écouter.

    – Avec sa mère ! répondit Zina, non sans un secret triomphe.

    Ce fut un coup de massue pour la comtesse, qui rentra dans ses appartements sans vouloir dire un mot de plus.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLV

  •  

  • Zénaïde reçoit une verte semonce.

  •  

    Si la comtesse passa une nuit désagréable, en revanche Zina dormit sur les nuages. La colère de sa mère ne pouvait durer, elle le sentait bien ; son frère était sauf, la comtesse n’avait pas même pensé à lui ! – les innocents ne souffriraient pas, et Lissa roulait à grandes guides vers Saint-Pétersbourg, bien soignée par sa mère ; tout était donc pour le mieux.

    – Quelle bonne idée a eue cet imbécile quand il a parlé de l’étang ! se disait la jeune fille en faisant sa toilette de nuit. C’est lui qui a tout sauvé ! À présent, maman ne peut plus se mettre si fort en colère. C’est qu’elle a eu vraiment peur !

    – Oh ! miss Zina, miss Zina ! répétait l’Anglaise, complètement abrutie par tant d’événements divers, comment avez-vous pu mettre le feu...

    – Avec des allumettes, miss Junior, répondait l’incorrigible railleuse.

    – Mais vous pouviez incendier le domaine entier et nous aussi !

    – Je vous ferai observer, très chère miss, que la grange était isolée et qu’il ne fait pas un souffle de vent.

    – Oh ! miss Zina ! vous avez pu faire cela toute seule, et vous n’avez pas eu peur ?

    – Si fait, miss Junior, j’ai eu grand-peur d’être rencontrée et empêchée, quand ce n’eût été que par vous !

    – Et si vous m’aviez rencontrée en effet ? dit l’Anglaise avec curiosité.

    – Eh bien, ma chère miss Tremble-Toujours, je vous aurai prise par le bras, je vous aurais fait courir – vous ne courez pas trop mal quand on vous talonne comme il faut – et nous aurions mis le feu ensemble. – L’Anglaise recula d’horreur. – Et si vous aviez parlé mal à propos, j’aurais dit à maman que la renommée d’Érostrate vous empêchait de dormir, et que vous m’aviez poussée à cet acte criminel.

    – On ne sait jamais si elle plaisante ou non, grommela l’institutrice en gagnant son lit. Et j’espère au moins, miss Zina, que vous n’avez pas l’intention de mettre le feu ailleurs ?

    – Non, ma bonne amie, pas pour le moment, répondit Zénaïde avec aménité.

    La gouvernante fit, cette nuit-là, des rêves épouvantables.

    Le lendemain fut un jour triste ; une petite pluie fine et serrée couvrait tout d’un voile grisâtre ; l’Anglaise était morose et songeait à quitter cette maison dangereuse où se passaient des choses incompréhensibles. Zina elle-même ne pouvait retrouver sa belle humeur ; elle sentait venir l’explication retardée par sa mère, et cette attente n’avait rien de réjouissant.

    Enfin, après le déjeuner, la comtesse, qui l’avait doucement écartée du geste quand elle s’était approchée pour lui baiser la main, appela sa fille dans le petit salon.

    – Ma fille, lui dit-elle, vous avez le temps de méditer sur votre conduite ; j’espère que vous sentez la grandeur de votre faute ?

    Zina, qui tenait devant elle la télé baissée, leva les yeux et regarda sa mère.

    Depuis leur arrivée à la campagne, depuis surtout la séquestration de sa cousine, cet enfant était devenue une jeune fille, et, chose étrange, en la voyant injuste et despotique, elle avait cessé de craindre sa mère.

    – Oui, maman, répondit le jeune indisciplinée, j’ai eu grand tort, je l’avoue, de me servir du feu pour faire réussir mes projets ; si les circonstances m’avaient mal servie, je pouvais incendier la maison, peut-être le village, et causer ainsi des dommages irréparables. J’ai eu grand tort. Je vous en demande sincèrement pardon.

    La comtesse demeura stupéfaite. Sa fille avait donc mal compris ? elle, dont l’intelligence si prompte saisissait au vol, pour ainsi dire, les moindres pensées !

    – Cette faute est grave, j’en conviens, reprit la châtelaine, et je suis bien aise que vous en compreniez l’étendue. Mais votre faute envers moi est bien plus énorme encore, et c’est de celle-là que je veux parler.

    Sa fille la regarda, ne répondit rien et baissa les yeux.

    – Vous m’avez comprise, j’espère ? dit la comtesse d’un ton plus âpre.

    – Non, maman, fit la jeune rebelle, j’avoue que je ne comprends pas bien. Vous parlez en ce moment de la part que j’ai prise à l’évasion...

    – À l’enlèvement, corrigea la comtesse.

    – ... De ma cousine, poursuivit l’indomptable enfant. Eh bien, si c’est de cela qu’il s’agit, ma conscience ne me reproche rien – et vous-même, maman, ajouta-t-elle avec l’habileté d’un vieux diplomate, vous ne me parlez ainsi que pour me mettre à l’épreuve ; votre cœur, j’en suis sûre, est d’accord avec le mien !

    Quelle perche Zina tendait à sa mère ! Aussi la comtesse, qui sentait vaguement son autorité s’en aller à vau-l’eau, s’y cramponna sur-le-champ. Un coup d’œil à la dérobée annonça à la jeune fille le succès de sa ruse.

    – Il ne s’agit pas de mon cœur, répliqua la comtesse ; mon cœur peut me diriger dans un sens, et le devoir rigoureux m’attire vers un autre.

    – Oh ! maman, vous si bonne ! N’avez-vous pas fait toute votre vie tout le bien possible ? Et n’est-ce pas parce que, au fond, vous ne pouvez vouloir que ce qui est bien ?

    La comtesse avala ce compliment doux comme miel ; le mot « au fond » eut bien quelque peine à passer, mais avec une nature aussi fougueuse que celle de Zina, il ne fallait pas faire sentir inutilement le mors – ce fut du moins la raison dont se paya la bonne mère.

    – Ne pouviez-vous, dit-elle, vous fier à moi pour lever la punition de votre cousine quand il en serait temps ?

    – Maman, vous qui l’avez vue tous les jours, vous ne savez pas combien elle était faible et malade.

    – Ni si faible ni si malade, puisqu’elle a pu aller jusqu’à la voiture.

    – Elle n’a pas marché tout le temps – à la fin j’ai été obligée de la porter, riposta Zénaïde.

    Cette parole, lancée comme une balle, atteignit la comtesse en pleine poitrine. Quel courage que celui de sa fille ! quelle énergie, quelle adresse, quel dévouement !

    – C’est une héroïne ! se dit-elle avec orgueil. Et qu’en avez-vous fait ? continua-t-elle tout haut.

    – Je l’ai rendue à sa mère.

    – Où cela ?

    – Derrière le cimetière des paysans.

    – Vous avez traversé le cimetière ?

    – Oui, maman, c’est là qu’elle a perdu ses forces et que je l’ai prise dans mes bras.

    – Et sa mère, qu’a-t-elle dit ?

    – Elle m’a dit que Dieu me récompenserait. La comtesse baissa les yeux devant le regard fier et innocent de sa fille.

    – Et elle... votre cousine ?

    – Elle n’a rien dit : elle était évanouie.

    Le silence se fit sur cette parole. La comtesse méditait.

    – Pourquoi, dit-elle enfin, madame Gorof n’a-t-elle pas pris la peine de me redemander sa fille en plein jour, honnêtement, au lieu de faire un enlèvement nocturne, un de ces esclandres romanesques ?

    Il est impossible de rendre le mépris que la comtesse fit entrer dans ce mot : romanesque. Dans sa pensée, c’était la qualification de tout ce qui est vulgaire et sentimental, de la sensiblerie de bas étage...

    – Maman, répondit Zina de sa voix la plus caressante, vous lui auriez refusé sa fille.

    – Qu’en savez-vous ? riposta la comtesse, blessée au vif.

    – Si vous aviez eu l’intention de la lui rendre, vous ne l’auriez pas gardée si longtemps.

    Un nouveau silence suivit cette sortie audacieuse. La mère eut besoin de se rappeler que sa fille était une « héroïne » pour ne pas lui administrer un soufflet. Mais ce moment de passion fut de courte durée. La comtesse offrit à Dieu le sacrifice de sa colère et reprit plus tranquillement :

    – Qu’est-ce qui a prévenu madame Gorof ?

    – Moi, répliqua Zénaïde, mentant avec un aplomb admirable.

    – Personne ne vous a aidée ?

    – Qui eût pu me venir en aide sans courir le risque de vous déplaire ? Pensez-vous, maman, que j’aurais voulu exposer vos serviteurs à perdre vos bonnes grâces ? – Comme c’est facile de mentir ! ajouta mentalement cette jeune créature, si profondément perverse.

    La comtesse prit son parti de l’événement. Non qu’elle ne fût profondément mystifiée d’avoir été ainsi le jouet d’une enfant de dix-sept ans à peine, sa propre fille, par-dessus le marché ; mais précisément parce que la délinquante était sa fille, la coupe lui paraissait moins amère. Elle reconnaissait avec orgueil son entêtement devenu persévérance, son courage et la noblesse originaire de son caractère à elle, faussé désormais à son insu par l’abus de l’autorité, mais jadis fier et indépendant comme aujourd’hui celui de Zénaïde.

    Et puis – à vrai dire – elle était très contente de ne plus avoir à s’occuper de cette affaire désagréable. La réclusion de Vassilissa commençait à lui faire du tort dans le voisinage ; elle le sentait ; la veille de l’événement elle eût donné gros, avons-nous dit, à celui qui lui eût procuré le moyen de trancher la situation ; la situation se trouvait tranchée et il ne lui en coûtait rien.

    Après un silence méditatif :

    – Est-ce par amitié pour votre cousine que vous avez tramé tout ce complot ? dit-elle avec une nuance d’enjouement.

    – Oui, maman, – et puis aussi... (Zina se rapprocha de sa mère et se mit à genoux près d’elle, jouant avec les plis de sa robe comme lorsqu’elle était petite fille)... j’ai pensé que ma mère serait plus tranquille lorsque Vassilissa serait partie. Ma mère avait juré de ne pas céder : ma cousine a du caractère, elle serait morte sans plier, et ma mère eût alors versé des larmes bien amères et bien inutiles...

    Zina prononça très bas ces dernières paroles, la tête presque sur les genoux de la comtesse.

    – Vous a-t-elle dit ce que j’exigeais d’elle ? fit la mère, non sans quelque inquiétude.

    – Non, maman ; elle vous avait donné sa parole de garder le secret, et je n’ai pas cherché à le savoir.

    La comtesse entoura de ses bras la tête bouclée de la jeune criminelle.

    – Vous avez un noble cœur, lui dit-elle : mais prenez garde aux entraînements de votre caractère ; la discipline, mon enfant, la discipline !... Je vous pardonne !

    Un baiser maternel termina cette allocution. Zina, rendue à la liberté, s’éloigna avec la gravité d’une carmélite.

    – Elle est superbe ! se dit la mère en la regardant aller. Et quel caractère ! C’est une Romaine.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLVI

  •  

  • Le comte Koumiassine reçoit une visite imprévue.

  •  

    Un joli soleil du commencement d’août dorait de ses rayons paille les quais en granit de la Néva, faisant scintiller la splendide rivière ; les flots bleus, poussés vers la mer par un petit vent d’est, avaient l’air de s’en aller joyeusement à des affaires pressées. Il pouvait être onze heures du matin.

    Le trotteur noir du comte Koumiassine, attelé à un égoïste irréprochable, à peine assez large pour qu’un homme de mince corpulence pût s’y tenir en équilibre, stationnait devant la porte, attendant son maître ; déjà le cocher barbu regardait les fenêtres avec inquiétude et se demandait combien de temps encore il serait condamné à garder dans l’immobilité parfaite cette bête indocile. Plusieurs fois, rendant les rênes, il avait permis à l’animal, encore peu discipliné, de faire un petit tour dans la rue déserte, à cette heure et à cette saison ; mais cet avant-goût de la course ne faisait qu’exciter l’irritabilité nerveuse de Titan. Tout à coup, au détour de la rue, apparut une voiture de louage : le cocher, vêtu d’une longue robe de drap bleu marine rongée dans le bas par la vétusté, excitait d’un mouvement giratoire de son poignet gauche, auquel pendait un petit fouet de ficelles, deux chevaux poussifs, efflanqués et boiteux, dont l’un trottait et l’autre galopait ; cet équipage étrange, qui était alors le type le plus répandu de la voiture de louage à Saint-Pétersbourg, s’arrêta devant le perron des Koumiassine avec un bruit de vieille ferraille.

    Le cocher du comte fit reculer sa noble bête, comme s’il eût craint le contact ou même l’approche de ces animaux antédiluviens.

    – Encore une visite, grommela-t-il tout bas ; me voilà collé ici pour une heure, avec ce cheval qui ne veut pas se tenir tranquille ! Que le diable emporte... Mademoiselle ! s’écria tout haut le serviteur, oubliant la consigne, qui défend de parler sous les armes.

    C’était mademoiselle Vassilissa elle-même, encore maigrelette, mais fraîche et pimpante dans sa jolie robe de percale imprimée. Elle sourit au vieux cocher qui l’avait reconnue, ferma d’un petit coup sec la portière délabrée de son piteux équipage avec la même aisance qu’elle mettait autrefois à descendre de la somptueuse voiture de sa tante, gravit d’un mouvement leste et gracieux les quatre marches du perron et sonna délibérément.

    – Mademoiselle ! s’écria le valet de chambre du comte en ouvrant la porte. Mon Dieu ! il n’est rien arrivé, j’espère !

    – Rien du tout, mon ami, répondit tranquillement la jeune fille ; mon oncle est chez lui ? Puis-je le voir ?

    – Certainement, mademoiselle.

    Le domestique, ahuri, se présenta dans le cabinet de toilette, où le comte donnait un dernier coup de peigne à ses moustaches, ces vilaines moustaches blondes qui, on ne sait pourquoi, s’étaient mises à grisonner dans les derniers temps.

    – Mademoiselle Gorof demande à voir monsieur le comte, dit-il d’une voix encore troublée par la surprise.

    Koumiassine se retourna, pensant avoir mal entendu.

    C’est la mère, se dit-il, qui vient m’emprunter quelque argent. Allons, soyons généreux !

    Il prit sur la table son mouchoir et ses gants, et se dirigea d’un pas distrait vers la porte de son cabinet de travail.

    – Bonjour, cousine, allait-il dire. – Au lieu de madame Gorof, il vit devant lui Vassilissa grandie, maigrie, blanchie, mais les yeux vifs, et un peu de couleur sur les joues ; elle lui souriait de sa bouche rose, agrandie par sa maigreur. D’abord il ne vit que les yeux bleus et les dents blanches.

    – Seigneur Dieu ! d’où tombes-tu ? s’écria-t-il, pendant que sa nièce l’embrassait tendrement. Depuis sa plus tendre enfance il l’avait toujours caressée et elle était restée avec lui câline comme un petit chat.

    – J’arrive de la campagne, mon oncle, répondit-elle en s’asseyant sur le canapé, comme une dame en visite. Je me suis arrêtée deux jours à Moscou pour me reposer et puis pour acheter une robe et des bottines.

    – Une robe... des bottines... répéta le comte ahuri. Le petit pied de sa nièce, dépassant un peu la robe, montrait en effet des bottines toutes neuves.

    – Oui, mon oncle, j’étais partie en robe de chambre.

    – En robe de chambre ! Le comte s’abstint d’essayer de comprendre. – Et la comtesse ?

    – Elle est à la campagne, mon oncle.

    – À la campagne ? Mais comment es-tu venue ?

    – En chemin de fer, avec maman.

    – Ta mère ? Je n’y suis pas... Quand es-tu partie ?

    – Vendredi dernier, il y a huit jours.

    – Et pourquoi es-tu partie ? fit le comte, saisissant enfin un fil conducteur dans le dédale de ses pensées.

    – Ma tante était fâchée contre moi...

    – Elle t’a renvoyée ?...

    Les yeux de la jeune fille étincelèrent de malice pendant qu’un pied de rouge montait à ses joues.

    – Non, mon oncle, je me suis sauvée... J’étais très malade, enfermée dans une petite chambre.

    – Pourquoi enfermée ?

    – J’avais désobéi. Ma tante voulait ma parole de me marier avec... j’ai promis de ne pas dire avec qui ; mais, mon oncle, c’était quelqu’un que vous ne pouvez pas nommer votre neveu.

    – Dans le genre de Tchoudessof ? fit le comte d’un ton peu approbateur.

    – Pis que Tchoudessof... comme position sociale.

    Le comte se mit à tirer sur une de ses moustaches, mâchonnant l’autre dans sa perplexité.

    – C’était une idée fixe ! se dit-il pour sa consolation particulière. – Alors tu n’as pas voulu ?

    – Non, mon oncle. Peut-être bien qu’au fond ma tante ne tenait pas à ce mariage, mais elle tenait à avoir ma promesse d’épouser, les yeux fermés, celui qu’elle choisirait pour moi, et moi je n’ai pas voulu promettre.

    – Pardieu ! je le crois bien ! s’écria le comte exaspéré. Il faut être fou pour...

    Il s’arrêta, se rappelant qu’il parlait de sa moitié.

    – Et tu t’es enfuie ?

    – Oui, mon oncle.

    – Comment as-tu fait ?

    – Zénaïde m’a aidée : elle a tout préparé, et un soir elle m’a conduite jusqu’à la voiture où ma mère m’attendait.

    – Bravo ! s’écria le comte, électrisé par cet acte inouï d’audace.

    Il s’était levé, dans son enthousiasme ; mais il se rassit, calmé par une pensée réfrigérante.

    – Et ta tante, qu’est-ce qu’elle a dit ?

    – Je n’en sais rien, mon oncle ; je ne l’ai pas revue ; je lui ai écrit quelques lignes quand je suis arrivée à Moscou, mais elle ne peut pas encore avoir répondu. J’ignore absolument ce qui s’est passé après mon départ, et je crains...

    – Quoi ?

    – Que Zénaïde et Dmitri n’aient eu à souffrir à cause de moi. C’est pour cela que je suis venue...

    – Dmitri aussi ?

    – Mais oui, mon oncle, il nous a été très utile.

    – Ah ! le petit chenapan ! s’écria le comte ravi. Ah ! le petit gredin ! est-il fin ! est-il rusé ! Je lui donnerai un cheval cet hiver pour sa récompense.

    Il était tellement heureux d’avoir de si braves enfants, des enfants qui avaient joué un tour pendable à la comtesse, qu’il se mit à marcher par la chambre en se frottant les mains et en riant de tout son cœur.

    Vassilissa le regardait, souriant aussi de cette joie paternelle ; il se tourna vers elle, et ce sourire le ramena au sentiment des convenances, légèrement écorniflé dans cette expansion d’une joie pourtant bien naturelle.

    – C’est très vilain, tu sais, ce que tu as fait là, reprit le comte d’un air sévère ; ta tante...

    Vassilissa ne souriait plus ; un tremblement imperceptible agitait ses paupières baissées ; le comte vit qu’elle allait pleurer ; il n’eût pas voulu faire du mal à une mouche ; il s’assit près d’elle et lui prit les mains.

    – Tu as été bien malheureuse, hein ? lui dit-il avec bonté. Mon Dieu ! que tu es maigre ! ajouta-t-il en promenant ses doigts sur le poignet diaphane de sa nièce.

    – Oh ! j’ai engraissé, répondit la jeune fille ; j’étais bien plus maigre il y a quinze jours ; mais quand Zina m’a promis de me faire sauver, j’ai recommencé à manger un peu, et maintenant je vais très bien.

    – Tu ne mangeais plus ?

    – Non, j’avais envie de mourir.

    L’oncle l’embrassa paternellement sur le front en caressant les bandeaux de ses cheveux frisés.

    – Que vas-tu faire à présent ? dit-il, frappé soudain des difficultés sans nombre qui allaient surgir de tous côtés.

    – Je vais m’installer avec maman dans son petit logement... je chercherai des leçons de piano ; ma tante m’a donné une éducation dont je lui serai toujours reconnaissante ; c’est un gagne-pain assuré.

    – Tu es une bonne enfant, répondit le comte, plus touché de sa modération qu’il ne l’eût été du récit détaillé de ses souffrances.

    Il se leva et alla à son bureau. Dans un tiroir spécial était la somme réservée aux pertes de jeu dont le chiffre dépassait la moyenne ; il y prit une liasse de billets de banque et la déposa sur les genoux de sa nièce.

    – Tiens, lui dit-il, je ne jouerai pas ce mois-ci, et ça nous fera le plus grand bien à tous les deux. Ne t’installe pas à Pétersbourg à cette saison, c’est l’époque des fièvres. Loue une petite maison à Tsarskoé-Sélo ou à Pavlovsk ; repose-toi, prends un peu de bon air et de bon temps ; bois du vin de Bordeaux, mange de la viande – va voir notre médecin, j’en fais mon affaire, et achète-toi des robes, ajouta-t-il en riant. Quand tu n’auras plus grand-chose, tu reviendras me voir... ou plutôt, se reprit-il, songeant que, hélas ! il ne serait pas toujours seul, écris-moi, et je viendrai te voir.

    Vassilissa, très touchée, le regarda à travers les larmes qui lui montaient aux yeux.

    – Je ne veux pas, reprit-il d’une voix légèrement enrouée, exiger de toi la même promesse qu’exigeait ta tante ; mais si un brave homme, un gentil garçon me demandait ta main, tu me permettrais bien de te le présenter ?

    – Oh ! mon oncle ! de vous...

    Le comte posa un doigt sur ses lèvres.

    – Il ne faut pas dire : « Fontaine... », dit-il ; mais il ne faut pas non plus s’engager imprudemment ; sur ce chapitre, d’ailleurs, je crois n’avoir rien à t’apprendre !

    Vassilissa sourit, baissa doucement la tête et se leva.

    – Pourquoi ta mère n’est-elle pas venue ? demanda son oncle. Tu es seule ?

    – Seule, dans une grande vieille voiture affreuse ; maman a craint de vous déranger.

    – Veux-tu que mon cocher te reconduise ? Titan doit être à la porte avec l’égoïste ; il est superbe... Veux-tu ?

    – Non, merci, mon oncle, je ne dois pas, en l’absence de ma tante...

    – Tu as cent fois plus de bon sens et d’esprit que moi, dit le comte en l’embrassant. Souhaite le bonjour de ma part à ta mère.

    Vassilissa s’arrêta sur le seuil de la porte.

    – Mon oncle, dit-elle, ma tante ne sait peut-être pas que Zénaïde et Dmitri m’ont aidée – dans tous les cas, Dmitri au moins aura été épargné ; Zina aura tout pris sur elle, ne la trahissez pas.

    – Bon, bon, sois tranquille ! D’ailleurs, avant d’écrire, j’attendrai qu’on m’annonce ton départ ; je suis ton oncle, que diable ! et, depuis huit jours, il me semble qu’on aurait bien pu prendre la peine...

    Le comte acheva en lui-même ses réflexions conjugales. Il reconduisit sa nièce jusqu’à la porte et donna ordre à son valet de chambre de la mettre en voiture.

    Pendant que Vassilissa attendait sur le perron que le cocher fit avancer ses haridelles, un petit drochki arrivait cahin-caha de l’autre côté et déposait sur le trottoir mademoiselle Justine, retour d’une visite de charité. Occupée à payer son isvotchik, elle ne fit pas d’abord attention à ce qui l’entourait ; mais, après avoir remis son porte-monnaie dans sa poche, elle releva le devant de sa robe pour monter les quatre marches... et se trouva nez à nez avec Vassilissa, qui la regardait faire.

    – Ah ! Seigneur ! s’écria-t-elle.

    Dans son saisissement, elle laissa tomber son sac et son ombrelle, que les domestiques se gardèrent bien de ramasser. Elle les ramassa elle-même, puis tendit les bras à la jeune fille, qui s’effaça avec un geste plein de fierté.

    – Ne me touchez pas, mademoiselle, dit-elle d’un ton moqueur, j’ai la peste, je suis en disgrâce. Jugez un peu : si vous aviez l’imprudence de m’embrasser, vous pourriez perdre vos honneurs et dignités ! Ce serait grand dommage, ils vous vont si bien !

    – La peste ? en disgrâce ? répéta la protégée saisie d’effroi à cette terrible nouvelle.

    – Oui, mademoiselle, telle que vous me voyez, j’ai fui nuitamment la maison de ma tante, avec ma mère, dois-je dire, de peur que vous ne soyez suffoquée par l’excès de votre joie ; – il y a une place à prendre ici ; voyez si vous êtes munie de diplômes suffisants !

    Là-dessus, Vassilissa monta dans sa voiture centenaire et partit, toujours au petit trot d’une de ses rosses et au galop de l’autre, allure incommode s’il en fut.

    La protégée regardait le véhicule s’éloigner ; dans l’excès de sa surprise, elle eût pu rester longtemps sur le perron, si le domestique ne lui eût dit sans trop de cérémonie :

    – Eh bien ! mademoiselle, est-ce que vous entrerez ?

    Elle entra sans mot dire, monta à sa chambre, ôta son chapeau et tomba dans une méditation profonde.

    Que s’était-il passé ? À moins que Vassilissa ne se fût outrageusement moquée d’elle, la disgrâce devait être vraie. Mais comment le savoir ? Interroger le comte ? Impossible. Le comte avait une manière de saluer Justine quand, par hasard, il la rencontrait, qui envoyait celle-ci aussi loin que le Sahara. Restait la petite police particulière.

    Afin de soutenir ses esprits animaux, comme disaient nos pères, Justine se fit donner une bonne tasse de café à la crème, puis elle remit son chapeau et partit en guerre, semblable à plus d’un héros épique.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLVII

  •  

  • Comme on se retrouve !

  •  

    Une fois le premier mouvement de joie passé, madame Gorof se trouva assez embarrassée de sa fille. Cette jeune créature brillante, aux mains soignées, aux allures aristocratiques, était peu en harmonie avec son intérieur mesquin ; les voisines et amies de la bonne dame étaient d’excellentes personnes vulgaires, de la petite noblesse, et dans ce troupeau d’oies, Vassilissa semblait un cygne dépareillé. Aussi l’arrivée des billets de banque du comte Koumiassine fut-elle cent fois la bienvenue, car elle permit aux deux dames d’émigrer à Pavlovsk pour le reste de l’été.

    Madame Gorof courut le jour même s’assurer dans une maison bourgeoise un petit appartement meublé, à un prix relativement modique, vu la saison avancée.

    Pendant son absence, Vassilissa reçut une visite dont elle fut aussi charmée que surprise ; vers trois heures de l’après-midi, elle vit arriver, cahotée sur un drochki, mademoiselle Bochet, son ancienne gouvernante. On s’embrassa, on s’expliqua, on prit des arrangements ; mais la bonne Suissesse ne dit pas tout, et elle fit bien, car Vassilissa eût refusé un secours qui lui arrivait cependant à point nommé.

    Au moyen de l’adresse qu’il s’était fait donner par Zina, le prince avait écrit à mademoiselle Bochet à peu près en ces termes :

    « Mademoiselle Gorof ne peut vivre seule avec sa mère, les habitudes et les goûts de ces deux dames différant totalement ; au nom de l’amitié qui vous a longtemps attachée à votre élève, abandonnez vos occupations actuelles. Vous trouverez sous ce pli une compensation pécuniaire que j’augmenterai si elle est insuffisante, à la seule condition de ne plus quitter mademoiselle Gorof et de lui laisser ignorer de quelle part lui vient la bonne fortune de vous avoir près d’elle. Je désire expressément que mon nom ne soit jamais prononcé en sa présence.

    « Comme ces dames seront probablement gênées par les dépenses que va nécessiter leur genre de vie, veuillez mettre vos économies à leur disposition ; je m’engage à couvrir toutes vos avances. Il est indispensable que mademoiselle Gorof se montre partout où l’on peut rencontrer du monde ; après ce qui s’est passé, les bruits calomnieux ne manqueront probablement pas sur son compte. Que son indifférence et votre présence auprès d’elles les démentent de la façon la plus formelle. »

    Suivaient quelques compliments, du reste bien mérités par la brave fille, qui comprit aussitôt ce que le prince voulait d’elle et, disons-le à son honneur, ne lui prêta aucune mauvaise pensée.

    Madame Gorof, on ne peut plus heureuse de n’avoir plus à s’occuper de promener sa fille, accepta l’offre que lui fit mademoiselle Bochet de vivre avec elles sans émoluments, et, dès le soir du lendemain, la petite colonie se transporta à Pavlovsk.

    La saison était magnifique ; tous les soirs, plus spécialement le lundi et le vendredi, la foule aristocratique des Pétersbourgeois en villégiature se portait aux concerts de l’excellent orchestre qui remplaçait alors celui de Johann Strauss.

    Certainement, on ne mettait pas la même passion à suivre ces concerts qu’au temps où l’inimitable Strauss, sans rival au monde, daignait parfois jouer lui-même la partie de violon d’une de ses valses qui ont fait en tournoyant le tour du monde ; le chef d’orchestre allemand, un peu chauve et très prosaïque, ne pouvait pas transporter au septième ciel les âmes des praticiennes comme son prédécesseur ; ce brave homme n’avait ni le coup d’archet diabolique, ni le coup d’œil fascinateur, ni l’air inspiré et presque pythique du divin Johann Strauss ; mais l’orchestre d’élite qu’il dirigeait n’en exécutait pas moins de main de maître un riche répertoire de morceaux choisis, dont le seul tort était d’être parfois un peu trop sérieux.

    Sérieuse ou non, la musique a cela de bon qu’on est libre de ne pas l’écouter, et tous les soirs, dès sept heures et demie, un torrent d’équipages non interrompu franchissait la grille du parc. Quelques-uns déposaient leur somptueux fardeau dans le jardin du Vauxhall ; mais beaucoup de calèches restaient en ligne dans l’allée qui borde le canal, et les belles paresseuses écoutaient sans se déranger les accords adoucis par la faible distance et par les buissons à hauteur d’homme de quelques bosquets.

    Cavaliers et piétons allaient d’une calèche à l’autre causant, riant ; quelle occasion sans pareille de faire un peu de coquetterie, assaisonnée d’un peu de sentiment ! Parfois, interrompant un éclat de rire, un doigt levé en l’air commandait le silence : on écoutait, murmurée par les violons ou lancée par les cuivres retentissants, une phrase célèbre, une mélodie immortelle, qui passait ailée au-dessus de ces têtes profanes pour aller se perdre dans les grands arbres du parc ; puis la causerie et le jabotage reprenaient de plus belle.

    Le Vauxhall s’illuminait dessinant les maigres lignes de son architecture sur le ciel devenu moins clair ; les lanternes des voitures s’allumaient comme des yeux dans l’ombre, esquissant une longue traînée d’équipages ; les étoiles se montraient au ciel gris perle entre les hautes cimes des arbres ; de temps en temps, un couple quittait le jardin bruyant et lumineux, traversait la route et se perdait dans les méandres du grand parc discret... et, régulièrement, le sifflet strident du train de Pétersbourg sonnait l’heure, comme la main du temps implacable, rappelant aux belles oisives couchées dans leurs calèches, aux cavaliers penchés sur les portières, aux groupes amoureux perdus dans la verdure, que la réalité sans pitié nous force, quoi que nous en ayons, à revenir sur la terre, au milieu du rêve le plus enchanteur.

    C’est dans ce milieu mondain, parfumé, irréprochable, du lundi, que Vassilissa fit son apparition. Sa beauté transfigurée, sa toilette élégante et de bon goût attirèrent l’attention de cette foule où tout le monde se connaît de vue, où chaque visage nouveau excite une question.

    – Eh ! c’est mademoiselle Gorof ! s’écrièrent quelques-uns.

    – C’est la nièce de la comtesse Koumiassine ! dirent ceux qui ne s’étaient jamais inquiétés de savoir son nom.

    Plusieurs mères de famille s’approchèrent de la jeune fille, lui demandèrent des nouvelles de sa tante, et, en apprenant que Vassilissa venait de Pétersbourg avec sa mère seulement, battirent en retraite avec les signes de la plus prudente réserve.

    Les hommes n’avaient pas les mêmes raisons se tenir à l’écart ; plus d’un vint faire sa cour à mademoiselle Gorof, encouragé peut-être dans une mauvaise pensée par le bruit vague de la rupture avec la comtesse. Vassilissa contemplait les désertions et les empressements avec le même dédain amer ; on apprend vite à connaître le monde dans les situations exceptionnelles ; elle en savait plus désormais sur la véritable amitié et sur la fausseté des apparences, que telle mère de famille blanchie sous le harnais avec son escorte de filles à marier. Elle classa au même rang les hommes trop empressés et les femmes trop froides, et se promit de leur prouver plus tard qu’elle avait de la mémoire.

    Deux ou trois amies de sa tante, madame Souftsof entre autres, eurent le courage de leur opinion et traitèrent la jeune fille en amie. À celles-là, Vassilissa jura une reconnaissance éternelle.

    Depuis huit jours environ, accompagnée de mademoiselle Bochet, elle assistait aux concerts, le dimanche excepté, à cause de la vulgarité du public dominical, et dans son âme elle commençait à se sentir navrée de tout ce bruit, ce vide égoïste et affairé – lorsqu’un soir elle vit s’avancer Maritsky.

    Tout son sang sembla l’abandonner ; involontairement elle se cramponna à son fauteuil de jardin.

    – S’il passe sans me voir, pensa-t-elle, prise soudain d’un immense ennui de la vie, j’irai au couvent.

    D’où lui venait cette résolution subite et désespérée ? Elle n’eut pas le temps de s’en rendre compte. Le jeune homme l’avait d’abord regardée avec étonnement, doutant que ce fut elle, tant il la trouvait changée, et maintenant il s’avançait d’un pas rapide.

    – Mademoiselle, lui dit-il chaleureusement, que je suis aise de vous revoir ! Vous avez été malade ?

    – Qui vous a appris ? dit faiblement Vassilissa, en s’efforçant de ne pas laisser trembler la main qu’elle mettait dans celle de Maritsky.

    – Il suffit de vous regarder ! Votre tante ?...

    Cette question ! toujours cette question qui énervait Vassilissa comme le grincement d’un canif sur une vitre !

    – Ne parlons pas de ma tante, répondit-elle avec une sorte de fièvre ; demandez à qui vous voudrez de vous raconter cette histoire ; voilà huit jours qu’on ne me parle pas d’autre chose.

    Maritsky la regarda plus attentivement ; elle avait l’air bien fatigué. En effet, une fatigue immense venait de s’abattre sur elle : la fatigue de sa position douteuse, de son avenir incertain.

    – Je ne parlerai que de ce qui vous plaira, mademoiselle, répondit le jeune officier. Vous permettez ? ajouta-t-il en prenant une chaise, mais attendant la réponse de Vassilissa pour s’asseoir.

    Aucun des hommes qui lui avaient parlé depuis son arrivée à Pavlovsk n’avait témoigné tant de réserve, et son cœur lui proclama une fois de plus combien Maritsky était supérieur au reste du monde.

    Ils causèrent une demi-heure environ ; mademoiselle Bochet s’inquiétait bien un peu de la longueur de cet entretien, mais elle estimait assez son élève pour la croire incapable d’une flirtation ordinaire. Elle resta donc témoin bienveillant de cette causerie innocente.

    – Vous me permettrez peut-être de rendre visite à madame votre mère ? dit Maritsky en se levant.

    Incliné devant la jeune fille, il attendit la réponse.

    – Ma mère sera charmée de faire votre connaissance, répondit-elle.

    Personne n’avait encore demandé à voir sa mère.

    Quand le jeune officier se fut mêlé à la foule : – Rentrons, dit Vassilissa ; je suis fatiguée.

    Les deux dames reprirent silencieusement le chemin de la maison. Il leur fallait traverser le parc, déjà presque sombre ; Vassilissa prit le bras de mademoiselle Bochet.

    – Il y a longtemps que vous connaissez ce jeune homme ? demanda la gouvernante.

    – Depuis l’hiver dernier. Ma bonne amie, s’il vous interroge, dites-lui tout – oui, tout, répéta Vassilissa songeuse – tout !

    – Très bien ! fit mademoiselle Bochet, qui n’osait s’avancer.

    – S’il ne vous demande rien... s’il ne vient pas voir ma mère... j’irai au couvent, acheva la jeune fille ; et maintenant, s’il vous plaît, nous n’en parlerons plus.

    Le lendemain, vers quatre heures, un drochki élégant s’arrêta devant la porte de la petite maison de bois qu’habitait madame Gorof, et Maritsky se fit annoncer par la petite femme de chambre. Sans paraître surpris ni choqué de l’extrême modestie de leur installation, il présenta ses hommages aux dames – s’adressant particulièrement à madame Gorof et à mademoiselle Bochet. Combien Vassilissa lui sut gré de la laisser de côté, et que cette conduite délicate lui parut de bon goût ! Madame Gorof, qui n’avait pas le tact le plus parfait, se montra un peu trop aimable envers le bel officier ; mais mademoiselle Bochet sut la retenir adroitement dans la limite des convenances.

    Lorsque le jeune homme se fut retiré, après une courte visite, madame Gorof s’approcha de sa fille, qui restait muette, assise auprès de la croisée :

    – Eh ! dis-moi, Lissa, c’est un promis pour toi ? Il est gentil. Est-il riche ?

    – Je ne sais pas, maman, répondit la jeune fille, si c’est un promis, ni s’il est riche. Je sais seulement que c’est un honnête homme.

    Ainsi rabrouée, la mère s’en fut verser le flot de ses espérances matrimoniales dans le sein de la bonne Suissesse, qui ne lui donna pas beaucoup plus d’encouragement, mais qui la laissa parler.

    Comme l’avait prévu l’orpheline, Maritsky s’adressa à mademoiselle Bochet pour connaître les circonstances qui avaient séparé la jeune fille de sa tante, et l’institutrice lui parla franchement, suivant qu’elle y avait été invitée. Les circonstances dramatiques de la réclusion et de l’évasion de Vassilissa inspirèrent au jeune homme un enthousiasme sans bornes ; il avait toujours été un peu amoureux d’elle, et son premier mouvement en la revoyant avait été une joie véritable ; opprimée et sans fortune, elle lui devenait cent fois plus chère.

    Il n’était pas de ceux que les traces de la douleur et de la maladie effraient sur un beau visage ; ce n’est pas le beau visage seul qu’il aimait, et dans les yeux bleus il voyait autre chose que la forme admirable et le velouté du regard.

    Lorsqu’il fut au courant de cet été fertile en événements, il choisit une belle soirée pour en parler avec Vassilissa.

    – Vous m’aviez permis de m’informer des circonstances dans lesquelles vous aviez quitté votre tante, dit-il, je l’ai fait. M’autorisez-vous à vous dire combien je vous admire pour votre courage et votre fermeté ?

    La jeune fille ne répondit rien.

    – Vous avez refusé deux fois d’unir votre sort à celui d’un homme indigne de vous ; – est-ce le mariage, ou le mari qui vous faisait peur ?

    Vassilissa sourit.

    – Ce n’était pas le mariage, dit-elle ; d’autres se sont mariées et sont heureuses.

    La soirée était superbe. Ils se rendaient à la musique ; madame Gorof et la Suissesse marchaient à quelques pas derrière eux dans le parc assombri. Ils étaient seuls, puisqu’on ne pouvait les entendre.

    – Et vous, espérez-vous être heureuse un jour ? demanda Maritsky d’une voix grave.

    – Je ne sais, répondit-elle tout bas, pour cacher l’émotion de sa voix.

    Ils firent quelques pas ; un gros buisson de lilas qui commençait à perdre ses feuilles les cacha aux deux dames.

    – Si vous vouliez vous fier à moi, reprit le jeune officier en saisissant la main que Vassilissa laissait pendre à son côté, je crois que vous seriez heureuse, car je vous aime.

    L’orpheline le regarda bien en face. Ses yeux bleus brillaient d’une fierté sans égale.

    – Je suis pauvre, dit-elle, en disgrâce ; le monde me blâme, me méprise peut-être ; et vous, m’estimez-vous ?

    – Je vous aime, répliqua Maritsky ; ses yeux brillèrent aussi du feu de l’orgueil le plus légitime. – Qui donc oserait ne pas estimer ma femme ?

    Les deux regards qui s’étaient croisés comme deux lames d’acier se fondirent en une inexprimable caresse, et Maritsky, s’inclinant, posa ses lèvres sur la main qu’il tenait encore.

    – Eh bien ! que faites-vous ? s’écria madame Gorof en doublant le buisson de lilas.

    – Nous vous attendons, maman, dit le jeune homme. Je pense que nous ne ferions pas mal de retourner à la maison. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

    Il offrit son bras à Vassilissa, et ils traversèrent ainsi le parc au grand ébahissement des promeneurs, accoutumés à ne voir marcher ainsi que les jeunes mariés et tout au plus les fiancés officiels.

    Maritsky s’expliqua en long et en large ; madame Gorof ne put maîtriser son émotion en apprenant que le jeune officier était fils unique de parents riches qui l’adoraient et n’avaient d’autre volonté que la sienne. Vassilissa jeta un regard d’orgueil sur son fiancé, en pensant qu’elle n’avait jamais su ni voulu savoir s’il était riche ou pauvre, et que lui la prenait telle quelle, sans dot et pour elle-même.

    – Ce n’est pas tout, dit la jeune fille lorsque sa mère eut béni les promis et versé sur leurs épaules tout ce qu’elle avait de larmes disponibles, il faut que j’écrive à ma tante.

    – Est-ce que vous ne lui avez pas écrit depuis votre départ ? demanda Maritsky.

    – Quelques lignes seulement, datées de Moscou ; mais elle ne m’a pas répondu.

    – Écrivons donc à notre tante ! s’écria gaiement le fiancé.

    On apporta une petite table et « ce qu’il faut pour écrire » ; la lampe fut rapprochée, et les deux promis s’installèrent côte à côte pour confectionner la fameuse épître.

    Malgré les efforts les plus louables, ils n’arrivèrent pas à produire quelque chose de satisfaisant. Peut-être cet insuccès était-il dû en partie à ce que Maritsky avait emprisonné dans sa main droite la main gauche de Vassilissa, et l’on sait combien il est difficile d’écrire sans tenir son papier. Tant est-il qu’à dix heures madame Gorof, malgré les réclamations de celui-ci, mit son futur gendre à la porte, lui démontrant, pour le consoler, qu’il habitait à Tsarskoé-Sélo, que le dernier train allait partir et qu’il aurait la ressource de revenir le lendemain.

    Maritsky finit par dire à madame Gorof qu’elle abusait du droit qu’ont les belles-mères de malmener leur gendre, et riant à qui mieux mieux, le groupe finit par se séparer, non sans que Maritsky eût manqué le train.

    Il ne voulut pas prendre le drochki de louage et s’en alla à pied par les allées pittoresques du jardin anglais qui relie les deux villes Pavlovsk et Tsarskoé-Sélo. Cette promenade de quatre kilomètres ne lui parut pas longue. Son cerveau était calme, il n’avait agi sous l’empire d’aucune passion impétueuse, mais son cœur était plein. « Ton bonheur est là ! » lui avaient crié à la fois le sentiment et la raison ; le jeune homme avait écouté leurs voix, et maintenant il planait dans cette félicité calme propre aux tendresses sérieuses. Il rentra chez lui complètement heureux.

    Vassilissa s’endormit ce soir-là dans le septième ciel. Ceux qui n’ont pas souffert ne peuvent connaître le prix du bonheur acheté par des tortures ; leur vie est à l’abri des orages, mais la joie ineffable de posséder en paix un bien qu’on a cru inaccessible leur est inconnue, et tels qu’ils sont, je plains ces pauvres heureux !

    Vassilissa n’était pas de ceux-là, et son bonheur, chèrement acheté, fut pour elle un enivrement complet.

    Il fallait pourtant fabriquer la fameuse lettre, et ce n’était pas une chose aisée ; elle y mit tous ses soins et finit par mettre au jour la chose suivante :

     

    « Ma chère tante et bienfaitrice !

    « Depuis que j’ai quitté votre maison, avec les apparences de l’ingratitude, bien qu’au fond mon cœur fût plein de reconnaissance pour vos bienfaits, il m’est arrivé un grand événement. Je suis fiancée à Alexis Maritsky, de qui j’avais fait la connaissance chez vous l’hiver dernier. J’espère, ma bonne tante, que ce mariage aura votre agrément et que vous voudrez bien me bénir et me conduire à l’autel.

    « Votre nièce reconnaissante et soumise. »

     

    – C’est un peu court, fit observer Maritsky après avoir lu.

    – Tu crois ?

    Suivant la coutume russe, les fiancés se tutoyaient ; charmantes prémices du mariage, quand on s’aime. Elle regarda le papier, penchée sur son épaule.

    – Oui, décidément, c’est un peu court ! répéta Maritsky d’un air perplexe.

    – Que veux-tu que je lui dise de plus ?

    – Le fait est, répondit-il en riant, que je ne vois pas ce qu’on pourrait y ajouter. Court et clair ! Crois-tu qu’elle te réponde ?

    – Certainement ! fit la jeune fille en appuyant avec énergie le cachet dans la cire molle.

    – Qu’est-ce qu’elle te répondra ?

    – Un sermon en quatre pages – peut-être six. Oh ! que je voudrais avoir une lettre de Zina !

    – Écris-lui !

    – Elle ne lira pas ma lettre, ce n’est pas la peine ; et puis, que veux-tu que je lui écrive quand je sais que c’est ma tante qui se régalera de mon style ! Pauvre Zina, elle serait si contente !

    – Tout de même, ta tante est joliment mauvaise ! s’écria Maritsky après un moment de réflexion.

    – Au fond, elle n’est pas méchante, fit Vassilissa de sa voix douce.

    – L’ogre non plus n’était pas méchant, reprit Maritsky, parodiant Dmitri sans s’en douter ; – mais quand il avait faim, il mangeait les petits enfants !

    – C’est très mal, répondit Vassilissa en faisant une jolie petite moue.

    – Qu’est-ce qui est très mal ? fit Maritsky en l’imitant.

    Elle éclata de rire, et, jusqu’à nouvel ordre, on ne parla plus de la tante.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLVIII

  •  

  • Un complot.

  •  

    Pendant que les amoureux attendaient sans trop d’impatience la fin des délais que, dans sa bonté, le ciel impose aux époux avant de leur passer au cou les chaînes de l’hyménée : production d’actes de décès ou de naissance, autorisation de la famille, etc., etc., Justine Adamovna ne perdait pas son temps.

    Sa petite police particulière avait travaillé d’une façon tout à fait méritoire et lui avait appris deux choses très importantes.

    Premièrement, la veille du jour où elle avait quitté Pétersbourg pour aller chercher sa fille, madame Gorof avait reçu une lettre chargée. Or, la loi suivant laquelle s’effectuait alors en Russie la remise des lettres chargées exigeait que le destinataire se présentât en personne au bureau central, ou bien transmit ses pouvoirs à une autre personne, le tout accompagné de longues formalités de police. La prudente Justine avait appris de la sorte que la lettre chargée venait du prince Chourof – obligé de donner son nom et son adresse à l’extérieur de l’enveloppe.

    C’était un grand point, mais ce n’était pas tout ; une seconde information lui avait appris que le même prince Chourof avait également envoyé une lettre chargée à mademoiselle Bochet, et que celle-ci avait aussitôt quitté sa villégiature pour s’installer auprès de Vassilissa, qui, vêtue selon son rang, se promenait tous les jours à Pavlovsk.

    Donc, mademoiselle Gorof vivait aux dépens du prince, attendant sans doute que celui-ci vint la rejoindre, et Justine se disait avec amertume qu’il ne tarderait pas à l’épouser. Tout à coup – ô miracle ! – une lettre de Vassilissa à l’adresse de son oncle fut déposée à la maison Koumiassine. Le comte se trouvait alors absent... On n’a jamais su par quel prodige Justine se rendit maîtresse du contenu de la lettre ; – toujours est-il que le soir même elle savait d’une manière positive que mademoiselle Gorof se préparait à devenir madame Maritsky dans le plus bref délai.

    Cette nouvelle stupéfia d’abord la protégée. Quoi ! cette méchante fille, indocile, insolente, qui l’avait outragée de toutes les façons, allait épouser un beau jeune homme, qui n’était pas le prince Chourof ? Mais alors... le prince ?...

    Une clarté céleste illumina mademoiselle Justine. Alors, c’était bien simple ! le prince avait acquitté une dette, et Maritsky passait en second lieu. Quoi de plus élémentaire ?

    C’était élémentaire, et cependant Justine ne put s’empêcher de s’incliner devant la haute sagesse qui avait présidé à cet arrangement.

    – Je ne l’aurais pas crue si forte ! se dit-elle avec une sorte d’admiration.

    Ce n’était pas assez que d’avoir pénétré tous ces mystères ; les belles âmes ne peuvent se résoudre à garder leurs joies pour elles seules.

    Justine s’assit à son bureau, celui-là même qui servait à sa vertueuse correspondance avec la comtesse, et de la plume habituée à écrire des rapports sur les établissements de charité – ô chastes muses, voilez votre face ! – Justine assigna un rendez-vous – oui ! un rendez-vous ! – à Nicolas Tchoudessof.

    Nicolas Tchoudessof pensait à tout autre chose lorsqu’il reçut la lettre. En voyant les caractères pour ainsi dire officiels de l’adresse, il s’imagina recevoir quelque message bureaucratique et mit le message dans sa poche sans l’ouvrir. Quelques heures plus tard, cependant, il se reprocha sa négligence, chercha la missive oubliée, et la signature de Justine, signature discrète, deux initiales entrelacées, fit sur lui l’effet que les anciens attribuaient à la tête de Méduse.

    Le plus désagréable souvenir lui était resté de sa dernière campagne sous les ordres de cette vaillante fille. Il lut cependant et regarda sa montre : l’heure était proche, si proche qu’elle était même un peu entamée... Il prit un drochki et, prompt comme l’éclair, vola au lieu du rendez-vous.

    Le jour baissait, les réverbères s’allumaient de toutes parts dans l’air poussiéreux de cette soirée d’août ; le square peu soigné des Ingénieurs, où Justine devait l’attendre, était parsemé de papiers de toutes sortes, enveloppes de bonbons ou de saucisses ; des peaux d’oranges oubliées par les balayeurs depuis le printemps parsemaient les massifs d’arbrisseaux malingres ; quelques femmes de chambre devisaient avec des artisans ; le lieu était vulgaire, l’heure déplaisante, la poussière suffoquait Tchoudessof ; il ne put s’empêcher de faire un rapprochement mental entre l’endroit, dépourvu de toute fraîcheur, et la demoiselle qui s’avançait vers lui, voilée et impatiente.

    – Vous êtes en retard, lui dit-elle d’un ton de reproche enjoué.

    Le spectre jauni de ses jeunes années passa devant les yeux de l’employé, qui chassa promptement cette image importune.

    – J’avais un mauvais cheval à mon drochki, répondit-il.

    Les gens qui arrivent trop tard ont toujours eu un mauvais cheval à leur drochki.

    Elle l’entraîna vers le coin le plus désert du square, où ils trouvèrent un banc.

    – Vous souvenez-vous de Vassilissa Gorof ? dit brusquement Justine.

    – Si je m’en souviens ! J’ai de bonnes raisons pour ne pas l’oublier, répondit Tchoudessof en passant légèrement l’index de sa main droite sur son bras gauche.

    – Voulez-vous vous venger ? murmura la protégée en plongeant ses yeux acérés dans ceux de son ami.

    Celui-ci amortit sous ses paupières baissées l’éclair subit de son regard, et répondit innocemment :

    – Me venger ? De qui ?

    – D’elle et de lui.

    – Qui, lui ?

    – Le prince.

    Tchoudessof garda le silence. Les grandes joies sont muettes, avons-nous dit.

    – Pourquoi pas ? répondit-il doucement quand il fut maître de sa voix. Mais cela se peut-il ?

    – Sans cela, vous en aurais-je parlé ? vous aurais-je dérangé ?

    – Oh ! Justine Adamovna, le plaisir de vous voir...

    La vieille fille laissa tomber sur lui un regard où une sorte de question se mêlait à je ne sais quel dédain amer.

    – Laissons là le plaisir de me voir, vous n’en êtes pas friand d’ordinaire. Oui, cela se peut, vous dis-je.

    – Mais, j’entends, cela se peut-il sans danger ?

    – Sans danger aucun... pour nous, ajouta-t-elle en découvrant, dans un doux sourire, toute une rangée de perles jaunes d’un bel orient.

    – C’est ainsi que je le comprends, répliqua Tchoudessof en montrant ses dents pointues, semblables à celles d’un loup.

    Justine raconta alors les faits – rien que les faits, à son ami, le laissant libre de tirer lui-même les conclusions évidentes. Mais son ami ne l’entendait pas ainsi, il avait peu de goût pour les responsabilités.

    – Alors, vous concluez ?... fit-il quand elle eut terminé.

    – Vous le concluez aussi bien que moi, dit-elle avec humeur. Le prince paie, c’est probablement parce qu’il a acheté.

    – Mais la vengeance ? Je ne saisis pas...

    Justine pensa qu’en comparaison des femmes, les hommes sont bien bêtes.

    – Elle veut se marier avec Maritsky, dit-elle avec une sorte de compassion pour le manque d’intelligence de son ami.

    – Oui, eh bien ?

    – Eh bien ! Maritsky a une famille, une famille très noble, très ancienne, irréprochable ; croyez-vous que cette noble famille consente a admettre la demoiselle quand elle saura la vérité ?

    – Ah ! c’est juste ! Vous êtes extraordinaire, Justine Adamovna ! Je n’aurais pas pensé à cela. Et si la famille refuse, le jeune homme sera au désespoir...

    – Et il tuera Chourof... en duel, bien entendu.

    Les deux amis se mirent à rire avec un ensemble parfait.

    – Mais il n’épousera pas la demoiselle ! acheva Tchoudessof.

    – C’est ce qu’il faut ! qu’elle meure fille ! s’écria la protégée avec l’accent d’une haine implacable.

    Tchoudessof l’écoutait ravi et se confirma de plus en plus dans l’opinion qu’elle irait bien toute seule.

    – Mais les parents, comment l’apprendront-ils ?

    – On écrit – et l’on ne signe pas, répondit Justine en regardant l’ourlet de son mouchoir.

    – Fort bien ! c’est très ingénieux ; mais qui est-ce qui écrira ?

    – Vous ! puisque c’est vous qui vous vengez ! riposta la protégée pleine de candeur.

    – Moi ? non ! répliqua nettement Tchoudessof. J’ai une position. Je ne puis me compromettre. Je préfère y renoncer.

    Ayant dit, il croisa ses jambes avec l’air d’un homme complètement détaché des choses d’ici-bas.

    – Ce sera donc moi, murmura son amie d’un air sombre. Ah ! Tchoudessof, vous aurez fait de moi ce que vous aurez voulu toute votre vie !...

    Le reste de cette pensée s’éteignit dans un soupir.

    L’ami se leva pour couper court aux entraînements d’une situation qui rendait encore plus dangereuse l’heure propice aux épanchements.

    – Vous êtes ma véritable, ma seule amie, dit-il avec effusion ; vous êtes bonne et dévouée. Je vous en remercie de tout mon cœur.

    Un second soupir fut toute la réponse de Justine.

    – Et... quand ferez-vous cette petite affaire ? reprit Tchoudessof d’un air distrait.

    – Le plus tôt possible ; peut-être ce soir même ; en tout cas demain. Nous ne serons pas longtemps avant d’en connaître les résultats.

    Le couple se serra affectueusement la main et se sépara.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • XLIX

  •  

  • Maritsky se met en colère.

  •  

    Depuis plusieurs jours déjà, Maritsky avait écrit à ses parents pour leur faire part de ses projets de mariage et leur demander leur approbation ; il s’étonnait même de ne pas avoir encore de réponse, lorsqu’enfin le facteur se montra. Le jeune homme fit vivement sauter le cachet, et en même temps que la lettre de son père, il vit tomber sur la table une feuille de papier commun, couverte d’une écriture grossière ; mais d’acte de naissance point. Il commença la lettre de son père ; aussitôt le feu de la colère et de la honte lui monta au visage.

    « Nous étions prêts, mon cher fils, écrivait le vieux Maritsky, à t’envoyer les papiers avec notre consentement, lorsque nous avons reçu une lettre bien extraordinaire, et qui nous a donné beaucoup à penser. Non, certes, que nous attachions beaucoup d’importance à ces sortes de dénonciations ; mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s’agit de mariage, puisque c’est pour toute la vie. Informe-toi et fais-nous part de ce que tu auras appris ; après quoi, nous verrons s’il y a lieu de t’envoyer les papiers et notre bénédiction. »

    Maritsky sauta sur le chiffon de papier gris et lut ce qui suit :

    « Un ami qui veut rendre service à d’honnêtes gens les prévient que la demoiselle recherchée en mariage par M. Alexis Maritsky est entretenue par le prince Chourof, du gouvernement de M..., et vit actuellement à ses dépens, après s’être enfuie de chez sa tante Koumiassine aux frais et avec l’aide dudit prince. »

    Sous le poids de la colère du jeune officier, une chaise qui se trouvait là vola en éclats ; il trépigna dessus jusqu’à ce qu’elle eût l’air d’un paquet d’allumettes. Ce petit exercice l’ayant quelque peu soulagé, il se mit à marcher à grands pas dans la chambre, en répandant sur l’auteur de la lettre anonyme toutes les épithètes que put lui fournir sa connaissance approfondie du russe, riche en invectives.

    Son brosseur, croyant que son maître l’appelait, se présenta timidement.

    – Te voilà ! Fais seller mon cheval ! lui jeta Maritsky... Dépêche !

    – Mais, monsieur, vous avez l’exercice dans une demi-heure...

    – Au diable l’exercice ! Pas de raisons ! Fais seller mon cheval.

    Le brasseur obéit, et dix minutes après Maritsky se dirigeait à fond de train vers les allées du grand parc de Tsarskoé-Sélo, du côté désert semblable à un bois, qui gagne la station du chemin de fer de Varsovie.

    Comme il sortait de la ville, il rencontra un camarade qui lui cria :

    – Eh ! Maritsky, l’exercice ! Tu vas te faire mettre aux arrêts !

    – Au diable les arrêts et l’exercice, et le colonel, et toi, et moi-même ! Eh bien ! j’irai aux arrêts quand on m’y aura mis ! s’écria Maritsky exaspéré.

    Il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval. La noble bête, qui de sa vie n’avait subi tel outrage, se cabra de telle sorte que pendant un moment le jeune homme eut de quoi s’occuper sans penser à son nouveau souci. Il calma de sa voix caressante le cheval injustement puni pour une faute qui n’était pas sienne, et, peu après, cheval et cavalier galopaient en bonne intelligence sur le sable fin.

    – Qui diable a pu écrire ça ? répétait Maritsky ; quel est le misérable, le... Et les épithètes de recommencer. Il n’eut pas un moment l’idée de croire que la calomnie eût quelque fondement et ne s’en prit qu’au calomniateur. Mais quand on a fait le tour d’une maison à plusieurs reprises, on songe parfois à pénétrer dedans ; de même, après s’être demandé quel pouvait être l’auteur de la calomnie, le jeune officier se demanda à quel propos on l’avait inventée.

    – C’est Vassilissa qui peut me le dire, pensa-t-il ; je vais le lui demander. Il dirigea son cheval vers Pavlovsk, et, vingt minutes plus tard, il entrait chez sa fiancée.

    – Comment ! c’est toi ? s’écria celle-ci radieuse. Que je suis contente ! Je te croyais à l’exercice ?

    Sans mot dire, Maritsky saisit la jeune fille dans ses bras et la serra contre sa poitrine, couvrant ses cheveux blonds de baisers passionnés.

    – Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle toute pâle lorsqu’il eut relâché son étreinte. Tu as l’air bien ému.

    – Écoute-moi, Lissa, dit le jeune homme, je ne puis rien te cacher ; tu devinerais tout, d’ailleurs ; écoutez-moi, maman, dit-il à madame Gorof, qui entrait tout effarée. J’attendais mes papiers pour le mariage, et voilà ce qu’on m’a envoyé ; ils l’ont reçu à la campagne.

    Il tira de sa poche la lettre anonyme qu’il allait mettre dans les mains de Vassilissa, – il la retira vivement.

    – Non, pas toi, dit-il, pas toi, ma chérie ; les yeux ne peuvent lire cette infamie. Tenez, vous, maman.

    Madame Gorof prit le papier, le lut, le laissa tomber et chercha une chaise pour s’asseoir.

    – C’est indigne ! dit-elle d’une voix étranglée.

    – N’est-ce pas ? fit Maritsky ; mais nous trouverons l’auteur !

    Vassilissa avait ramassé la lettre et l’avait lue tranquillement. Son fiancé, en se tournant vers elle, s’en aperçut et la lui retira vivement des mains.

    – J’ai lu, dit-elle simplement ; dis, tu ne le crois pas ?

    Maritsky s’agenouilla devant elle et lui prit les deux mains.

    – Regarde dans mes yeux, dit-il ; ai-je l’air de le croire ?

    Vassilissa le regarda attentivement, les sourcils légèrement froncés... puis ses traits se détendirent, et elle se pencha vers lui ; ils échangèrent un baiser.

    – Quelle créature assez ignoble... dit Maritsky en se relevant.

    La jeune fille étudiait attentivement le papier.

    – C’est le même papier qu’à l’école de charité de ma tante, dit-elle. Je ne serais pas étonnée que cela vint de Justine ou de Tchoudessof, ou des deux ; j’ai toujours eu dans l’idée qu’ils se connaissaient plus qu’ils ne voulaient en avoir l’air. Elle m’a dit trop de bien de lui.

    – Quelle Justine ? demanda Maritsky. Ce nom n’avait jamais été prononcé devant lui de façon à lui laisser des souvenirs précis.

    Vassilissa lui raconta l’histoire de ses premières fiançailles.

    – Oui, je me rappelle, dit Maritsky ; le prince Chourof a blessé cette espèce de civil...

    – Le prince ! répéta Lissa ; son joli visage se couvrit de rougeur. Une idée désolante lui était venue à l’esprit :

    – Maman, maman ! s’écria-t-elle, où avez-vous pris de l’argent pour venir me chercher ?

    – Hélas ! sanglota madame Gorof, hélas ! c’est le prince qui me l’a envoyé !

    Les fiancés se regardèrent d’un air consterné. Un morne silence se fit, interrompu seulement par le bruit que faisait madame Gorof en se mouchant toutes les trente secondes.

    – Combien ? demanda Maritsky.

    – Cinq cents roubles, répondit la malheureuse mère.

    Vassilissa courut à son petit bureau, compta rapidement ce que contenait son tiroir, retira un billet de cent roubles et jeta le reste sur la table, devant sa mère.

    – Quel bonheur ! s’écria-t-elle, il me reste encore six cents roubles de l’argent que m’avait donné mon oncle ! Maman, vous allez écrire tout de suite au prince, le remercier cent fois de sa bonté, de la peine qu’il s’est donnée pour m’aider à fuir, et lui rendre son argent.

    – Il vous a aidée ? dit Maritsky, devenu sombre.

    – Oui, mais je ne l’ai pas vu ; c’est avec Zina qu’il a tout arrangé ; il n’a pas voulu qu’on pût seulement soupçonner qu’il était mêlé à cette affaire ; il n’a envoyé ni les chevaux ni la voiture dont il se servait, et je ne l’ai pas vu.

    – Pas une fois ?

    – Pas une fois depuis le commencement d’avril, quand je l’ai rencontré dans la rue en me promenant avec Zina et la gouvernante.

    – Ah ! que tu me fais du bien ! s’écria le jeune homme radieux en pressant sur ses lèvres les mains de Vassilissa, glacées par l’émotion.

    – Tu avais douté, méchant ?

    – Non, mon ange, je n’ai pas douté ! Mais si quelqu’un t’avait vue une seule fois en sa compagnie, ne fût-ce qu’une minute, la calomnie eût eu beau jeu, tandis qu’à présent nous pouvons la combattre.

    – Qui donc a pu savoir qu’il m’avait envoyé de l’argent ? murmurait piteusement madame Gorof ; je ne l’avais pourtant dit à personne !

    – Il suffit, répondit Maritsky, que vous ayez perdu l’enveloppe.

    – C’est vrai ! s’écria la pauvre dame consternée ; j’ai jeté l’enveloppe, et son nom était dessus ! Mais nous sommes donc environnés d’espions ?

    À partir de ce moment, de peur des espions, madame Gorof ne se coucha plus sans fureter partout, et spécialement sous son lit.

    – Adieu, dit Maritsky ; j’ai manqué l’exercice, je m’en vais aux arrêts... j’avais la tête perdue. J’ai bien fait de venir ; au moins je suis tranquille.

    Il embrassa sa fiancée et sa future belle-mère et partit, plus tranquille en effet, mais non joyeux. Il s’agissait de démontrer la fausseté d’une accusation monstrueuse pour lui, mais admissible pour tous les autres, et il n’est peut-être pas de tâche plus ardue au monde.

    Comme il s’en allait, triste et prévoyant à son mariage bien des retards, sinon des empêchements formels, une idée lumineuse traversa son cerveau. Seule, la comtesse Koumiassine était en état de prouver que le prince n’avait pas vu sa nièce depuis leur arrivée à la campagne, et que depuis le départ de la jeune fille, il ne s’était pas absenté. La comtesse ne pouvait guère être bien disposée à l’égard de sa nièce, c’était clair ; mais en s’adressant à la noblesse de ses sentiments, on pourrait probablement obtenir son témoignage.

    Pendant les trois jours qu’il passa aux arrêts, Maritsky eut le temps de préparer et d’écrire sa lettre ; aussi cette lettre fut-elle un petit chef-d’œuvre de style et de sentiment. Mais la poste n’a pas d’ailes ; elle se sert des moyens ordinaires, et le jeune officier eut le loisir de calculer les chances bonnes et mauvaises dans toutes leurs combinaisons avant d’avoir une réponse.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • L

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  • Comment on va aux serres avec des parapluies.

  •  

    Par une heureuse inspiration, ou plutôt par un coup de tête d’une audace inouïe, le prince s’était présenté chez la comtesse Koumiassine le lendemain même du départ de Vassilissa. Il arriva peu après que Zénaïde avait obtenu le pardon de sa mère ; elle jouait du piano dans la grand salle et s’arrêta net en le voyant. Le regard joyeux de la jeune fille répondit à la question muette de Chourof, et il passa dans le salon voisin.

    – Bonjour, prince ! lui dit amicalement la comtesse. Depuis quelque temps, elle était toujours contente de le voir arriver. Après le premier échange de civilités :

    – Ma nièce nous a quittés, lui dit-elle d’un ton dégagé.

    – Ah ! fit le prince, surpris de se voir annoncer si paisiblement un événement qui avait dû causer un grand remue-ménage dans la maison.

    – Oui ; sa mère est venue la chercher.

    Le prince était encore « assez bête » pour s’étonner de la façon aisée dont la comtesse lui présentait la chose.

    – Ah ! elle est venue la chercher ? répéta-t-il – il ne savait plus bien à quoi s’en tenir ; était-il possible que madame Gorof se fût en effet présentée et eût emmené sa fille ouvertement ? – Ah ! et mademoiselle Vassilissa l’a suivie de bon cœur ?

    – Mais oui, cher prince ! fit la comtesse, qui ne put s’empêcher de rire de la figure penaude de son visiteur.

    – Ah ! fit le prince abasourdi, très bien. Alors mademoiselle Vassilissa va mieux ?

    – Beaucoup mieux, à ce qu’il paraît. Et vous, qu’avez-vous fait depuis qu’on ne vous a vu ?

    – J’ai passé la soirée en face, de l’autre côté de la rivière ; il m’a semblé voir une lueur chez vous, vers les neuf heures !

    – Oui, nous avons eu un petit incendie sans conséquence : une grange... rien de sérieux. S’est-on amusé chez nos voisins ?

    – On a dansé jusqu’à minuit. J’ai reconduit le général Kortsof chez lui, et j’y ai passé la nuit ; je ne suis pas rentré chez moi, c’est si loin...

    – Vous auriez dû venir déjeuner ici, puisque vous étiez si près, fit aimablement la comtesse.

    Dans le courant de l’après-midi, elle fit plus d’une fois la réflexion que le prince devait s’être beaucoup fatigué la veille, car il n’était pas en possession de toutes ses ressources. À vrai dire, le pauvre garçon ne comprenait rien à l’indifférence souriante de son hôtesse. Il avait cru tomber chez une lionne irritée, et voilà qu’il se trouvait en face d’une chatte de salon, faisant ronron avec sa grâce habituelle. Si fort homme du monde qu’il fût, la secousse était un peu trop rude.

    Vers quatre heures, Zina vint à la rescousse. C’était le moment où sa mère la chargeait du soin d’entretenir ses hôtes, pendant qu’elle s’habillait pour le dîner. Miss Junior la suivait, mélancolique et préoccupée, assez semblable à un ruban fripé qu’on laisse traîner sur les meubles. Elle voyait des incendies sans fin illuminer les nuits futures, et machinalement elle cherchait dans ses poches pour se convaincre qu’elle ne possédait point d’allumettes et qu’on ne s’en prendrait pas à elle.

    La pluie continuait.

    – Allons voir les serres ! dit Zénaïde après cinq minutes de conversation décousue.

    – Oh ! miss Zina, il pleut, fit la gouvernante.

    – Tant mieux ! en cas d’accident, ça éteindrait le feu, répliqua la malicieuse créature.

    Un frisson passa entre les maigres épaules de l’Anglaise qui regarda son élève de travers.

    – Nous prendrons des parapluies, n’est-ce pas, prince ? C’est très amusant de se promener avec des parapluies !

    Très amusant, en effet, pour les grandes dames qui considèrent un parapluie comme faisant partie d’un valet de pied, quand on monte en voiture par un mauvais temps.

    Ceux qui s’en servent journellement y trouvent peut-être moins de charme, mais Zina était de celles qui ne touchent aux parapluies que pour s’amuser.

    Les trois promeneurs furent bientôt dans l’antichambre. Les domestiques, étonnés de cette fantaisie, ouvrirent trois parapluies ; chacun se munit de son arme, et les voilà sautillant à travers les flaques d’eau dans les allées saturées de pluie. Zina, la plus alerte et la plus vive, cognait à tout moment son gigantesque parapluie contre celui du prince – elle avait pris le plus grand – et riait comme une enfant. Miss Junior, plus exercée à manier cet instrument, s’avançait avec précaution et marchait lentement pour ne pas mouiller sa robe pudiquement abaissée sur ses pieds d’autruche. Zina s’était arrêtée à quelque distance et la regardait venir, picorant çà et là une place plus sèche pour y poser la pointe du pied.

    – Il nous manque quelqu’un ! s’écria la jeune comtesse, la partie n’est pas complète. Miss Junior, je vous adorerai et je déposerai dans vos mains innocentes toutes les allumettes que je puis encore posséder. Vous allez être un ange anglais, l’ange des poètes, et vous irez chercher mon frère. Vous direz à Wachtel qu’il me faut mon frère. Et surtout qu’il prenne un parapluie !

    Miss Junior, peu semblable, quoi qu’en dit Zénaïde, à un ange, même anglais, s’en retourna, toujours sur la pointe des pieds, chercher le jeune polisson.

    Wachtel, par ses principes autant que par sa nature, était constamment disposé à laisser aller son élève. Dmitri se fit ouvrir une demi-douzaine de parapluies, les trouvant tous trop petits, et finit par se décider pour une ombrelle de toile écrue, grande à peu près comme un champignon de belle taille.

    Il suivit miss Junior, singeant si bien sa démarche anguleuse, que Zina se mit à rire du plus loin qu’elle les vit.

    Pendant ce moment de solitude, elle avait pourtant parlé de choses sérieuses avec le prince, et ses yeux étaient humides.

    – Elle est partie ? avait dit Chourof.

    – Oui ; bien malade, bien faible, évanouie.

    – Évanouie ! Comment a-t-elle pu aller jusque-là ?

    – Je vous avais dit que je la porterais ! fit Zina avec un orgueil ingénu.

    Le prince la regarda de telle façon qu’elle baissa les yeux.

    – Et votre mère ? dit-il après un silence.

    – Oh ! j’ai bien cru qu’elle me maudirait ! Elle m’a reniée devant tout le monde !

    Ils étaient seuls ; mais, dans ce jardin ouvert de toutes parts, il n’osa lui prendre la main.

    – Comment vous y êtes-vous prise pour la faire sortir ?

    La jeune fille le regarda de ses yeux pétillants d’esprit et de malice.

    – J’ai mis le feu à la grange ! Je suis dangereuse, prenez garde !

    – Dangereuse... répéta le prince à mi-voix, dites : héroïque...

    Zina baissa ses longs cils sur ses yeux bruns.

    – Héroïque, et telle qu’on ne pourra jamais assez vous admirer, ni... ni vous aimer, ajouta-t-il en baissant la voix.

    Ils gardèrent le silence ; Zina sentait son cœur s’ouvrir comme une fleur qui déroule ses pétales à l’ardeur du soleil ; le rose de ses joues s’accentua.

    – Ma cousine est sauvée, dit-elle, grâce à vous. Je vous en remercie ; c’est ma seule amie...

    En ce moment Dmitri apparaissait au bout de l’avenue.

    – Regardez mon frère, dit-elle ; et le fou rire reprit, partagé bientôt par le prince ; malgré la gravité de la situation, il ne put garder son sérieux à la vue de la caricature exacte, mais artistique, que le petit garçon faisait de la pauvre Anglaise. En quelques bonds, il fut près d’eux. Zina lui ôta son ombrelle des mains et le poussa vers le prince.

    – Embrassez-le, dit-elle, c’est un jeune héros.

    Le prince enleva dans ses bras le petit héros tout crotté et ne le déposa à terre qu’après avoir baisé plusieurs fois ses joues hâlées où la santé était revenue avec le soleil.

    – C’est ma sœur qui est brave, répondit Dmitri ; ma grande sœur ! elle n’a peur de rien ; je voudrais lui ressembler.

    Miss Junior arrivait ; Dmitri reprit son ombrelle, et gambadant, sautillant, la troupe joyeuse finit par atteindre les serres.

    – Taquine un peu miss Junior, dit tout bas Zénaïde au petit garçon, j’ai à parler à notre ami.

    Dmitri ne se le fit pas dire deux fois ; avant que l’Anglaise eût eu le temps de se demander où il allait, elle entendit des piaillements forcenés partir de l’autre côté de la serre.

    – Oh ! s’écria-t-elle éplorée, cet enfant est encore allé à la volière ! Comme la dernière fois, il va se faire mordre par le perroquet !

    On entendit la voix de Dmitri, de tout point semblable à celle de son adversaire emplumé, lui prodiguer des apostrophes désagréables. Le perroquet répondait dans sa langue avec une telle ardeur, que miss Junior s’enfuit vers la volière, où Dmitri s’escrimait de son mieux avec le manche de son ombrelle.

    Le jardinier en chef s’approcha des visiteurs, les débarrassa de leurs parapluies et se retira. Zina sortit un petit sécateur de sa poche et se mit à couper un bouquet.

    C’était une vieille serre à l’ancienne mode : de lourds châssis de chêne encadraient de petites vitres verdâtres ; mais qu’importait l’extérieur ? Les plantes étaient anciennes pour la plupart : de gros orangers, des myrtes énormes, des pamplemousses de quinze pieds de haut, heurtaient du front le toit vitré ; les gradins étaient couverts de plantes rares, rosiers de toutes espèces, géraniums variés, fougères exquises ; des gloxinias de velours, des calcéolaires fantastiques, des bégonias de toutes couleurs représentaient les goûts modernes.

    Le prince écoutait d’une oreille préoccupée les piaillements lointains de la volière ; il se disait que les minutes étaient comptées, et pourtant il en perdit deux avant d’ouvrir la bouche.

    – Je voudrais bien, dit enfin Zina en coupant résolument au milieu d’un gros myrte une pluie serrée de branches en fleur qu’elle recueillait dans sa robe – je voudrais bien que ma cousine pût se marier prochainement selon son cœur. Le mariage seul lui donnera une position définitive.

    – En effet, répondit Chourof, ce serait pour le mieux. Je m’associe de toute mon âme à ce vœu.

    – Vraiment ? fit la jeune fille en moissonnant fiévreusement des roses, je croyais que...

    Elle s’arrêta troublée, son sécateur tomba ; le prince se précipita pour le ramasser et le lui rendit.

    – Vous voulez faire allusion, dit-il, aux sentiments que m’avait inspirés votre cousine ? Oui, j’en conviens, je l’ai tendrement aimée, et je crois même l’aimer en ce moment autant que jamais, – seulement l’affection que j’éprouvais pour elle n’avait rien de passionné et provenait plutôt, je le vois maintenant, de sa position pénible, de sa dépendance.

    Zina se remit à couper sans pitié tout ce que son sécateur rencontrait ; les fleurs débordaient de sa robe, légèrement relevée.

    – Et puis, elle me parlait avec bonté, elle me prenait au sérieux, elle ne riait pas de ma gaucherie...

    Zina rougit plus fort que jamais.

    – Vous-même, continua le prince en faisant tourner une branche de lierre autour de ses doigts, l’été dernier, vous ne me parliez guère sans rire...

    – J’étais une petite fille, s’écria Zina, une enfant capricieuse et méchante parfois, je ne vous connaissais pas...

    Le petit sécateur fouilla précipitamment au milieu d’un pélargonium superbe qui devint chauve en un moment.

    – Alors, à présent, je ne vous fais plus rire ? demanda le prince redevenu timide.

    – Vous ? le meilleur des hommes, le plus généreux ! car si ce n’est pas par... par amour, continua-t-elle bravement, que vous avez secouru ma cousine, quel nom donner à votre générosité ?

    – Non, répondit lentement le prince, ce n’est pas par amour ; à présent, j’en suis à me demander si je l’ai réellement aimée. J’aimais en elle l’idée d’une épouse, d’une amie, d’une jeune fée à mon triste foyer de vieux garçon... Mais quand j’ai appris qu’elle ne m’aimait pas, je n’ai point ressenti un de ces chagrins violents qui brisent une existence ; je me suis ennuyé, ajouta-t-il en souriant.

    Zina s’était arrêtée devant lui, tenant toujours dans sa main gauche le pan de sa robe, d’où les fleurs s’échappaient en longues traînes.

    – Et puis ? fit-elle anxieusement.

    – Et puis, quand j’ai reçu votre lettre...

    – Avez-vous pensé que c’était de moi ? interrompit-elle, curieuse.

    – Non, je l’avoue.

    – Et moi qui avais pensé à vous tout de suite !

    – Je n’avais pas assez d’outrecuidance pour supposer que quelque part dans le monde on attachât tant d’estime et d’amitié à mon souvenir... Lorsque j’ai appris par vous que je pouvais être utile, je me suis empressé d’agir, j’ai fait de mon mieux...

    – Et vous avez été blessé, dit Zina, et vous pouviez être tué. Quel égoïsme que le mien, cependant ! sans moi tout cela ne fut pas arrivé...

    – Votre cousine serait malheureuse, avec ce misérable. Et puis, est-ce que ces gens-là peuvent tuer un honnête homme ?

    – Comment avez-vous fait, reprit vivement la jeune fille, pour que dans le monde on n’ait pas parlé davantage de votre... – elle hésita – amitié pour Lissa ?

    Le prince, pour la première fois frappé de cette idée, se posa la même question. Tout à coup, il se rappela la défaite qu’il avait donnée à son vieil ami le sénateur : « Supposez que j’aie l’intention de demander la main de la jeune comtesse Koumiassine. » Et il rougit jusqu’aux oreilles. En le voyant rougir, Zina devint aussi confuse que lui et s’assit pour arranger son bouquet.

    – L’attachement que je porte à madame votre mère est bien connu, dit-il non sans embarras.

    Les yeux rieurs de Zénaïde se levèrent sur lui et se baissèrent aussitôt ; il s’arrêta troublé.

    – Enfin, reprit-elle, puisqu’on n’a rien dit, tout est pour le mieux ; que nous faut-il de plus ? Vous avez une belle âme, prince, vous êtes généreux et bon... et je me repens de grand cœur des railleries qui vous ont blessé autrefois. Voulez-vous me les pardonner ?

    En disant ces mots, elle tendait sa main fine et rosée au prince Charmant. Cette fois, celui-ci osa y poser ses lèvres.

    Un bruit de pas pressés se fit entendre ; Zina se leva brusquement, et, dans sa confusion, elle laissa tomber sa moisson de fleurs.

    Dmitri arrivait au petit trot, suivi à bonne distance de miss Junior.

    – L’ennemi ! cria-t-il du plus loin qu’il les vit.

    – Je suis à jamais votre esclave dévoué, murmura le prince, enhardi par l’occasion ; il mit un genou à terre.

    Zénaïde ne répondit pas, elle s’était rassise, et Chourof, sans se troubler, commença à ramasser une à une les fleurs tombées qu’il déposait sur ses genoux. Quand il eut fini, Dmitri et miss Junior se querellaient à plaisir auprès d’eux.

    – Celle-ci sera pour le chevalier des dames, dit Zina en prenant une rose thé qu’elle offrit au prince, encore agenouillé devant elle. Son regard plein de douceur rencontra les yeux éloquents de Chourof. Il n’était plus laid, il n’était plus timide ; pour la première fois il se sentait apprécié, il aimait véritablement et de toute son âme.

    Le bouquet s’acheva, et l’on reprit le chemin du logis. Il ne pleuvait plus ; les gouttes de pluie tombaient doucement de branche en branche avec un petit bruit mélancolique ; la terre buvait peu à peu l’eau superflue ; dans le ciel encore mouillé, un rayon jaune annonçait la présence du soleil ; tout respirait une langueur, une sorte de détente favorable aux épanchements... Les jeunes gens marchèrent côte à côte jusqu’au perron sans rompre le silence.

    Zina pensive rentra chez elle pour faire toilette pendant que le prince allait rejoindre la comtesse.

    Le jour s’acheva comme les autres jours. Le soir, avant de s’endormir, surprise, émue, elle interrogea son cœur... Son cœur lui répondit que de tous les brillants cavaliers qu’elle connaissait, il n’en est pas un qui ne pâlit étrangement devant les mérites et les vertus du prince Charmant.

    – Eh bien ! quand cela serait ? se dit-elle avec orgueil. Je n’ai pas à rougir d’aimer le prince Chourof.

    Aimer... déjà ? Pourquoi pas ?

    – Je vais avoir dix-sept ans, pensa-t-elle, et ce n’est pas ma faute si j’ai été forcée de vivre vite.

    Elle s’endormit en rêvant à la serre.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LI

  •  

  • Vassilissa exprime nettement son opinion à Tchoudessof.

  •  

    Le prince revint la semaine suivante, puis il revint encore ; la comtesse le trouvait bon.

    Zénaïde, heureuse, laissait couler sa vie sur une pente charmante. Il arrivait de bonne heure ; quelquefois on se promenait, puis souvent on restait au jardin ; le soir venu, le piano était là, avec ses inépuisables ressources de morceaux à quatre mains ; tout y passait, ouvertures, symphonies, opéras, jusqu’à des oratorios en entier, la comtesse fut obligée de faire venir de la musique de Moscou.

    De temps en temps, elle disait que c’était beaucoup de musique et d’intimité, que Zénaïde avait l’air bien contente les jours où la troïka du prince entrait dans l’avenue... puis elle ajoutait en elle-même qu’après tout ce serait une alliance fort convenable, à laquelle personne ne trouverait rien à redire. Et puis, n’avait-elle pas beaucoup trop bien élevé sa fille pour redouter de sa part la moindre inconvenance ?

    La comtesse ne se tourmentait plus de sa nièce, mais pas le moins du monde ! Elle avait reçu la lettre de Moscou, l’avait lue et mise de côté avec les pensées désagréables y attenantes. Une lettre de Justine fit ensuite mention de la visite de Vassilissa à son oncle. Ce détail avait rappelé à la comtesse qu’elle avait négligé de prévenir son mari des événements survenus. Réparant son oubli, elle avait écrit au comte pour le tenir au courant de ce qui se passait à la campagne, et elle avait ajouté :

    « Vassilissa a jugé à propos de nous quitter ; c’est une ingrate dont nos bienfaits n’ont pu fléchir le naturel indomptable. Elle vous a fait visite, à ce que j’ai appris. Ne l’abandonnez pas si, dans le besoin, elle s’adresse à vous, mais ne vous inquiétez plus de son sort. Les personnes de son espèce, ingrates comme les chats, de même que ces animaux, s’arrangent toujours pour retomber sur leurs pattes sans se faire de mal. »

    Après l’expédition de cette missive, la comtesse avait repris sa quiétude lorsque la seconde lettre de sa nièce vint la tirer de ce doux repos.

    Vassilissa se mariait ! Elle épousait Maritsky ! Ce même Maritsky classé par la comtesse parmi ceux qu’elle autorisait à faire la cour à sa fille ! Maritsky, de bonne et authentique noblesse, riche, très riche, très bien posé ! Mais c’était absurde ! monstrueux ! impossible !

    Absurde, oui ; impossible, non. La lettre était là, et Vassilissa n’eût pas osé pousser la mystification jusqu’à inventer de toutes pièces une fable aussi fantastique. Au lieu de répondre à sa nièce, la comtesse écrivit à son mari pour lui demander ce que cela voulait dire.

    « Cela veut dire, ma chère, lui répondit le comte, que Maritsky, déjà épris de notre nièce l’hiver dernier – à ce qui m’est revenu d’autre part – l’a revue, l’a trouvée ce qu’elle est : jolie à ravir, spirituelle, extrêmement bien élevée, grâce à vos soins maternels, et qu’il l’épouse, ce dont je ne saurais le plaindre. »

    – Voilà bien les hommes ! Un joli visage leur fait perdre la tête ! pensa dédaigneusement la comtesse. On ne sait si cette réflexion visait le comte Koumiassine, ou simplement le fiancé de Vassilissa.

    Indignée de voir son mari l’abandonner dans cette crise douloureuse, elle prit aussitôt son papier le plus cassant, sa plume d’oie la plus hargneuse, et de son écriture la plus menaçante elle écrivit :

     

    « Mademoiselle,

    « En quittant ma maison, vous avez rompu les liens qui m’attachaient à vous. Vous me demandez ma bénédiction ; vous prenez une peine inutile, car je ne vois pas à quoi vous servirait une chose dont vous avez fait si peu de cas jusqu’ici. Pour moi, je ne sépare pas ma bénédiction de mon amitié, et je ne puis plus vous donner ni l’une ni l’autre. Cependant, comme mes promesses doivent recevoir une exécution, je fais envoyer chez vous votre trousseau, qui est resté à Saint-Pétersbourg. Vos meubles seront remis à celui qui se présentera de votre part. Votre dot est déposée chez le banquier N... Vous pourrez la toucher le jour de votre majorité ; jusque-là, l’intérêt vous en sera servi mensuellement à domicile.

    « Comtesse Koumiassine. »

     

    Cette lettre, qui croisa celle de Maritsky, tomba chez Vassilissa juste à point pour mettre le comble à la colère et à la douleur de la malheureuse enfant. En quittant les arrêts, le jeune homme trouva sa fiancée dans un abattement profond, qui rappelait la faiblesse de Koumiassina ; il eut beaucoup de peine à lui faire reprendre courage, d’autant plus que lui-même était fort éprouvé, et ne parvint à souffler un peu d’énergie à la jeune fille qu’en lui démontrant la nécessité de faire face à l’orage et de ne pas donner à l’ennemi anonyme la satisfaction de voir que ses coups avaient porté.

    Cette idée rendit en effet des forces à la jeune fiancée, et elle trouva moyen de paraître chaque soir au concert, souriante comme si rien ne fût venu troubler son bonheur.

    Autour d’elle, cependant, elle sentait des réticences ; certains sourires sur le visage de certains hommes, pendant qu’ils lui parlaient, lui faisaient monter au front une rougeur de colère autant que de honte. Une nuance de froideur plus accusée dans les saluts des femmes de sa connaissance, un signe de tête pressé, au lieu de quelques bonnes paroles de la part de celles qui lui avaient jusque-là témoigné de la bienveillance, lui prouvaient que Figaro n’a pas tort, et que, si sotte que soit la calomnie, il en reste toujours quelque chose.

    Ce qui la faisait le plus souffrir était de ne pouvoir se rencontrer avec l’auteur de la lettre anonyme.

    – Que ce soit Justine, que ce soit Tchoudessof, et ce ne peut être qu’un des deux, se disait-elle, si je rencontre l’être abject qui a voulu me perdre, je le reconnaîtrai rien qu’à son regard.

    Un soir, Maritsky, retenu par son service, n’avait pu l’accompagner au Waux-Hall ; elle s’y rendit en compagnie de mademoiselle Bochet. Distraite, en proie aux agitations qui consumaient sa vie, elle écoutait, ou plutôt n’écoutait pas la musique, tout en répondant avec un sourire forcé aux réflexions de la bonne Suissesse. Celle-ci, à bout de ressources pour égayer la jeune fille, avait fini par devenir moqueuse : elle, qui de sa vie n’avait pu tolérer le sarcasme, épluchait avec malice les toilettes et les allures des allants et venants autour d’eux ; mais le sourire navré qui accompagnait ses remarques lui prouvait clairement que ce suprême effort était aussi vain que les autres. Le sifflet de la locomotive qui amenait le train de Saint-Pétersbourg fit tressaillir Vassilissa qui retomba dans son indifférence. Le jardin, éclairé a giorno, se remplit bientôt de nouveaux arrivés que mademoiselle Bochet continua à critiquer sans miséricorde.

    Tout à coup elle s’arrêta court au milieu d’une phrase, saisit ses lunettes dans sa poche et les mit vivement sur son nez. La jeune fille suivit ce mouvement, non sans quelque surprise, et sous les feux d’un candélabre, à quelques pas d’elle, elle aperçut Tchoudessof.

    Plus jaune que jamais, les cheveux plus plats et plus luisants que ses bottes vernies, le bel employé cherchait des yeux autour de lui, non sans une certaine prudence.

    Vassilissa saisit la main de mademoiselle Bochet.

    – Il ne nous a pas vues, ne dites rien, murmura-t-elle ; ne remuez pas ; je suis sûre qu’il nous cherche. N’ayons pas l’air de l’avoir aperçu.

    Mademoiselle Bochet dirigea aussitôt ses lunettes sur le chef d’orchestre. On entamait un pot-pourri fort à la mode quelques années auparavant, nommé le Tour du monde, où la France, par parenthèse, était désignée par l’air de Marlborough. Les deux dames s’absorbèrent dans le genre d’attention que réclamait une musique aussi sérieuse.

    En effet, Tchoudessof avait fait trente kilomètres en chemin de fer pour contempler son ouvrage. Il rôdait par le jardin de l’air indifférent d’un homme venu pour s’amuser ; il rencontra deux ou trois visages de connaissance, distribua quelques poignées de main, courba son échine pour accomplir un de ces élégants saluts qui n’avaient pas trouvé grâce jadis devant son implacable fiancée, et continua à chercher. Après avoir vainement fait le tour du jardin, il se rapprocha du centre et revint à son candélabre, excellent poste d’observation. De là, il continua à scruter la foule, et bientôt son coup d’œil d’aigle rencontra le visage qu’il cherchait.

    Alors il s’abandonna tout entier au plaisir de savourer le changement qui s’était accompli en celle qu’il avait voulu honorer de son nom. Elle était bien jolie... Hélas ! on n’avait pas pu lui ôter cela ; mais qu’elle était amaigrie ! Que ses yeux bleus semblaient grands dans ce doux visage pâli ! Quel air de fatigue et de chagrin ! Elle avait payé cher la sotte infatuation de ne pas le trouver assez bon pour elle, et vraiment, cette Justine était inappréciable ; elle avait superbement réussi son ouvrage !

    Il s’absorba si bien dans la joie légitime de l’artiste en présence de son œuvre, que le morceau de musique s’acheva sans qu’il s’en aperçût. Au dernier accord, Vassilissa leva soudain la tête, et ses yeux se rivèrent avec la ténacité d’un clou sur ceux de Tchoudessof. Les lunettes de mademoiselle Bochet suivirent son mouvement. Les deux dames se levèrent, et regardant toujours le malheureux employé, elles s’avancèrent sur lui.

    Ce brusque changement l’avait pris au dépourvu, et son regard plein de haine satisfaite ne prêtait pas à l’équivoque. Vainement voulut-il donner à ses traits la vague expression de l’indifférence : les grands yeux bleus qui parlaient si clairement s’approchaient comme les fanaux d’une locomotive lancée à fond de train. Il eut l’idée que Vassilissa allait passer sur lui et l’écraser ; déjà il se faisait petit dans sa peau pour amoindrir le choc, mais arrivée à deux pas de lui, si près qu’elle lui barra le passage, comme il se trouvait pris entre elle et son candélabre, elle le montra du geste à mademoiselle Bochet.

    – Lâche, vil calomniateur ! dit-elle doucement de sa voix posée qui ne trahissait pas d’émotion ; faute de mieux on a recours à la lettre anonyme ; mais on est parfois pris à son propre piège !

    – Oh ! mademoiselle ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la frayeur plus que par la colère.

    Quelques personnes se retournèrent, Vassilissa la première. Son visage exprima une telle surprise, un dégoût si profond qu’il n’osa continuer. Les spectateurs crurent qu’il avait marché sur sa robe et voulait s’en excuser. N’osant s’avancer davantage, il alla méditer son injure à l’écart, en attendant l’heure du train, qui n’était pas proche, tant s’en fallait.

    Vassilissa prit une autre place et, contre son habitude, resta jusqu’à dix heures ; mais Tchoudessof n’eut garde de se montrer.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LII

  •  

  • La comtesse prend une résolution généreuse.

  •  

    Ce soir-là précisément était témoin d’un grand remue-ménage à Koumiassina.

    La veille seulement la comtesse avait reçu la lettre de Maritsky ; la poste n’arrivait en ces lieux reculés que deux fois par semaine, comme partout en Russie, du reste, excepté dans les villes qui se trouvent sur le parcours direct d’une ligne de chemin de fer ; et Maritsky étant pressé, le sort malin, qui se mêle toujours de nos affaires pour contrecarrer nos désirs, lui avait fait manquer d’un jour le départ du courrier.

    La comtesse, en ouvrant la lettre, la parcourut d’abord sans la comprendre, puis courut à la signature... Cette signature la pétrifia sur place... Comment ! ce n’était pas assez que ce jeune homme voulût épouser la nièce qui lui avait si audacieusement manqué ? Il se permettait encore de lui écrire... à elle ?

    Après avoir donné un libre cours à son indignation, elle reprit cette lettre du bout des doigts, car il fallait savoir ce qu’on lui voulait, pourtant, et se mit à lire avec une attention minutieuse.

    Les premières phrases lui déplurent ; on y sentait le trouble d’un homme secoué par de violentes émotions, et la comtesse n’aimait pas les épanchements, avons-nous dit ; et puis, quand on a l’honneur d’écrire pour la première fois à la comtesse Koumiassine, est-ce qu’on ne devrait pas faire au moins un brouillon ?

    Bientôt, cependant, elle cessa d’éplucher les expressions, tant ce qu’elle lut la remplit d’horreur et d’incrédulité. Quoi ! on avait osé souiller sa maison d’un soupçon ! Car c’était sa maison qu’on outrageait. Pouvait-on supposer qu’un commerce clandestin eût lieu chez elle ? Et l’on accusait, qui ? Le plus beau fleuron de la noblesse de cette province, un homme connu par sa tenue irréprochable et par ses bonnes mœurs – la comtesse ignorait la visite des tsiganes. – C’était inouï, et, de plus, stupide !

    Mais, en admettant qu’il se fût trouvé un calomniateur pour forger cette fable, quels étaient les imbéciles qui pouvaient y avoir ajouté foi ?

    La comtesse se rappela que les parents de Maritsky étaient de très bonne noblesse, et retira mentalement l’expression « imbécile », trop vive ; elle la remplaça par une simple pensée de commisération, à l’endroit de leur ignorance du monde, – excusable, d’ailleurs, chez des gens qui vivaient depuis si longtemps dans leurs terres. Puis, enfin, vint l’idée que le mariage de Vassilissa était fort en péril pour le présent, – sinon tout à fait impossible pour l’avenir.

    La première impression – nous avons presque honte de l’avouer, tant la manière de l’exprimer fut vulgaire – se traduisit par le mot : c’est bien fait ! Et la noble dame s’appuya avec satisfaction sur le dossier de son fauteuil.

    – Oui, c’était bien fait ! Pourquoi cette méchante et sotte enfant avait-elle voulu quitter sa maison et se marier toute seule ? N’était-il pas plus simple d’attendre patiemment le retour de sa tante en ville ? N’aurait-elle pas trouvé Maritsky aussi bien à Pétersbourg qu’à Pavlovsk ?

    Sans s’en apercevoir, la comtesse avait fait du chemin : elle avait déjà accepté l’idée du mariage avec Maritsky. Si un confident incommode – les confidents finissent presque toujours par devenir incommodes ; aussi la comtesse, l’ayant appris jadis à ses dépens, avait fini par bannir cette espèce de sa maison, – mais si un confident incommode ou un observateur indiscret lui avait rappelé que Vassilissa s’était enfuie de la maison précisément pour ne pas s’engager dans une promesse où Maritsky n’avait rien à voir, ledit confident ou observateur eût été rabroué de la belle façon.

    – « Comment ! eût dit la noble dame, moi, j’ai exigé une promesse positive pour un mariage à venir ? Mais, jamais ! Je voulais simplement mettre à l’épreuve la confiance et la soumission de ma nièce. Elle était appelée par la distinction de ses manières, contractée dans ma maison, et par l’excellente éducation que je lui ai donnée, à tenir dignement sa place même au rang le plus élevé ; et, sans son esprit de révolte et d’insubordination, aucune des tribulations dont elle souffre ne lui fût échue en partage ! »

    Et puis, on s’étonne après cela que l’historien le plus impartial dénature les faits exacts de l’histoire ! Mais, ô critique ma mie, que trouves-tu là d’extraordinaire, quand les plus simples mortels ne savent plus eux-mêmes ce qu’ils pensaient il y a huit jours et se trompent du blanc au noir sur leur propre fait ?

    – Oui, se dit la comtesse en poursuivant le cours de ses méditations, c’est cette fuite insensée qui a détourné de ma nièce tous les honnêtes gens ; l’appréciation du fait est absolument fausse et perverse ; mais le fait existe, indéniable. C’est fort malheureux, mais je n’y puis rien.

    Elle reprit la lettre qu’elle n’avait pas achevé de lire, et ses idées changèrent soudain. Telle – si la comparaison n’est pas trop irrévérencieuse – la girouette protectrice de l’âtre obéit fidèlement au souffle de l’aquilon.

    Maritsky avait trouvé la corde sensible et s’était mis à en jouer comme s’il n’avait fait autre chose de sa vie.

    « Vous seule, madame la comtesse, écrivait le jeune officier, vous seule, oubliant le chagrin que vous a causé le départ de votre nièce, pouvez sauver l’innocence calomniée. Devant votre parole ou la sanction de votre présence, qui donc oserait mal penser d’une jeune fille qui a grandi sous vos yeux et à laquelle vous avez donné l’exemple des vertus domestiques ? (Maritsky, on le voit, dans son désespoir, s’était un peu monté la tête ; il abordait, non sans succès, d’ailleurs, le mode lyrique avec des louanges à la clef.) Vous pouvez réduire à néant les imputations calomnieuses des misérables qui vous outragent en outrageant celle que vous avez élevée. Un mot de vous à mes parents ou votre présence à notre mariage seraient pour mademoiselle Gorof la justification la plus éclatante. »

    – Il écrit bien, se dit la comtesse ; il s’exprime fort convenablement.

    Elle acheva la lettre qui n’avait plus que quelques lignes et tomba dans un abîme de réflexions.

    – Si j’étais accessible à quelque sentiment mesquin, pensa-t-elle, quelle magnifique occasion de me venger !

    La comtesse rendit sincèrement grâce au Tout-Puissant d’avoir banni de son âme épurée jusqu’à l’ombre d’un sentiment étroit ou égoïste, et continua de creuser la question.

    – Certainement, se dit-elle, ce jeune homme fait ici preuve d’un grand bon sens. Vassilissa, protégée de ma présence, est à l’abri du soupçon. Mais dois-je accorder à la nièce ingrate et coupable les privilèges de l’enfant docile et soumise ? Serait-il juste qu’après ne m’avoir témoigné ni affection, ni reconnaissance, elle reçût de moi les mêmes bienfaits que si j’avais eu toujours à me louer d’elle ? Non ! non ! se répondit énergiquement la comtesse, ce ne serait pas juste, et cela ne doit pas être.

    Elle plia la lettre de Maritsky, la mit dans son secrétaire et retourna s’asseoir. Sa décision était prise, elle éprouvait ce genre de repos qui suit les grandes déterminations ; mais si son orgueil était satisfait, son cœur, resté bon et généreux malgré ses énormes défauts, ne l’était pas de même.

    – C’est une orpheline, lui disait son cœur, elle n’a ni père ni frère pour la défendre ; son sort est dans mes mains : il est juste, oui, mais est-il généreux de la laisser sans secours quand, seule, je puis tout, comme l’a fort bien écrit ce jeune homme ? Si seulement elle avait écrit elle même, si elle s’était humiliée ; mais non, c’est une barre de fer ! Et moi, j’ai juré de ne pas céder.

    Elle en était là de ses réflexions lorsque la troïka du prince s’arrêta devant le perron. Le visiteur bienvenu entra presque aussitôt.

    – Vous arrivez fort à propos, dit la comtesse, je suis très perplexe.

    – Vous, comtesse ? Minerve en personne connaît aussi la perplexité ?

    Sans s’en rendre compte, par ces mots bien choisis, le prince amadouait sa future belle-mère. Que celui qui n’a rien de semblable à se reprocher lui jette la première pierre !

    Un aimable sourire fut sa récompense.

    – Imaginez-vous, dit la comtesse, que... (elle s’arrêta, hésitante) bah ! vous êtes un homme sérieux, on peut tout vous dire : imaginez-vous qu’il s’est trouvé à Pétersbourg un être assez misérable et des gens assez bornés pour écrire et croire que vous êtes l’auteur de l’évasion de ma nièce.

    – Oh ! fit le prince consterné, sentant un bât très lourd le blesser fortement.

    Il était si confondu qu’il oublia de remarquer combien le mot évasion différait de la première version du même fait dans la bouche de cette même comtesse. Madame Gorof a emmené sa fille, avait-elle dit. Il se trouvait maintenant que Vassilissa s’était évadée. Mais le pauvre prince avait bien autre chose à penser.

    – N’est-ce pas ? reprit la comtesse, interprétant ce « oh ! » à sa manière. Mais si stupide qu’il soit, ce bruit est nuisible à la réputation de ma nièce, d’autant plus que, ajoute-t-on, votre motif pour lui faire quitter ma maison n’était pas des plus désintéressés.

    – Oh ! s’écria le prince, mais cette fois avec une autre énergie.

    Il se leva comme pour fondre sur le calomniateur. La comtesse le retint et le calma du geste. Il reprit son siège.

    – Qui a pu inventer cette infamie ? dit-il dès qu’il eut recouvré la parole.

    – C’est anonyme, comme beaucoup d’autres infamies.

    – Une lettre ? à vous ?

    – Non pas à moi, au vieux Maritsky.

    Le prince regarda son hôtesse d’un air si désorienté qu’elle eut envie de rire.

    – Est-ce que vous ne saviez pas que ma nièce est promise à Alexis Maritsky ?

    – C’est le premier mot que j’en entends.

    La comtesse regarda son visiteur ; il avait l’air radieux. Satisfaite de son examen, elle reprit paisiblement :

    – C’est que j’aurai oublié de vous le dire. À vous voir, on croirait que ce mariage vous fait plaisir.

    – Certainement ! mademoiselle Vassilissa est charmante, et ce gentil garçon de Maritsky me paraît digne d’elle sous tous les rapports.

    – Allons, je suis enchantée de vous voir en de si bonnes dispositions. Mais ce mariage n’est pas fait ; la lettre anonyme a été envoyée aux parents du jeune homme, et ils veulent savoir à quoi s’en tenir avant de donner leur consentement.

    – Alors, dit le prince en se levant, je pars tout de suite pour... où sont-ils, ces braves gens ?

    – Au gouvernement de Moscou.

    – Eh bien, j’y vais pour démentir cette absurde et monstrueuse calomnie.

    – Quelle pétulance ! fit la comtesse avec un sourire. Cher prince, si vous voulez achever de perdre ma nièce, vous n’avez qu’à demander vos chevaux.

    Le prince se rassit, plus penaud qu’un lièvre pris par les oreilles.

    – Si c’était vrai, ne seriez-vous pas obligé de le démentir de même, quitte à tuer en duel ce pauvre Maritsky ?

    – Alors, vous, comtesse, chère comtesse, partez, je vous en supplie, partez pour Pétersbourg ; vous savez bien que ce n’est pas vrai, vous ! (Oh ! oui, elle le savait, pensa-t-il en se rappelant l’insuccès de sa tentative matrimoniale de l’année précédente – mais il n’avait pas de rancune.) Protégez cette innocente ! Vous allez partir, n’est-ce pas ?

    – J’y pensais, répondit-elle simplement.

    Il lui baisa la main avec transport. Elle sourit de cette reconnaissance originale.

    – Quelle hâte de voir un rival heureux ? dit-elle non sans malice.

    – Un rival ? quel rival ? Maritsky ? Oh ! ce n’est pas un rival ! dit-il en devenant tout rouge au souvenir de la serre. La rose thé de Zina était dans son petit portefeuille, poche gauche de son habit.

    – Tant mieux ! tant mieux ! répéta la comtesse avec finesse.

    – Quand partez-vous ? le temps presse, dit le prince, oubliant tout pour son rôle de don Quichotte.

    – Demain ! fit triomphalement la comtesse.

    Elle donna ses ordres, tout en s’applaudissant intérieurement d’avoir spontanément accompli cet acte de générosité que sa nièce méritait si peu !

    – Il faudra qu’elle me demande pardon, se dit la noble dame ; je ne veux pas jouer le rôle d’une dupe qu’on fait aller et venir à volonté. Pour pouvoir se marier, elle me demandera pardon, et je lui pardonnerai !

    Et voilà pourquoi tout était sens dessus dessous à Koumiassina.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LIII

  •  

  • Zénaïde joue une vieille valse.

  •  

    Une autre difficulté se présenta à l’esprit de la comtesse. Que fallait-il dire à sa fille, et, bien mieux, que fallait-il en faire ? L’emmener ? C’était la mettre au courant de bien des intrigues qu’elle devait ignorer. La laisser à la campagne avec son frère et miss Junior ? Les visiteurs, non prévenus du voyage de la comtesse, ne manqueraient pas d’affluer comme de coutume, et Zina pourrait, soit par ignorance, en dire plus qu’il ne convenait, soit par maladresse, laisser deviner aux curieux des choses que sa mère ne tenait pas à ébruiter.

    D’un autre côté, les choses allaient si bien ! N’était-ce pas dommage de rompre une idylle commencée sous de si favorables auspices ?

    La comtesse eut un trait de génie. Pendant que sa fille s’habillait pour le dîner : – Prince, fit cette excellente mère, qu’est ce que vous faites chez vous, en ce moment-ci ?

    – Moi, fit Chourof, je ne fais rien du tout !

    – Peut-être votre présence serait-elle utile... Venez avec nous à Pétersbourg en partie de plaisir.

    Il faut être Russe pour considérer un voyage de cinq cents lieues en poste comme une partie de plaisir ; mais quand on est Russe, on trouve cela tout naturel. Le prince, d’ailleurs, n’avait pas besoin de l’idée de plaisir pour trouver la proposition délicieuse. En pressant la comtesse de partir, il n’avait pas songé d’abord qu’elle emmènerait probablement sa fille, et, depuis qu’il avait eu le temps de réfléchir, il broyait du noir à l’idée de voir Zina disparaître de son horizon. Il remercia la comtesse avec la même effusion que si, souveraine, elle lui avait conféré l’ordre de l’Aigle blanc.

    Zina entra sur ces entrefaites. Elle n’avait pas encore vu Chourof ce jour-là, les préoccupations de sa mère l’ayant tenue à l’écart. Son temps, du reste, avait été fort bien employé. Ses robes, que sa mère faisait faire de plus en plus longues depuis le départ de Vassilissa, – sous le prétexte spécieux que sa fille grandissait, ce qui était absolument faux pour le moment, – ses robes avaient passé une inspection sévère, et la plus jolie, celle qui servait le mieux à son genre de beauté, envoyée à la blanchisserie, avait reçu le coup de fer merveilleux d’une artiste repasseuse. Les blanches garnitures aériennes flottaient autour de la jeune fille, moelleuses comme le duvet du cygne ; par-ci par-là, des nœuds de velours incarnat se cachaient dans le fouillis habilement combiné, et ses boucles brunes, rattachées par des velours de même couleur, tombaient jusqu’à sa ceinture incarnate.

    Son premier coup d’œil lui apprit qu’il se passait quelque chose d’insolite, et le cœur lui manqua. Se pouvait-il que le prince eût eu assez peu de confiance en elle, assez peu d’estime, pour avoir parlé à sa mère avant de s’adresser à elle-même ?

    Le regard joyeux et assuré de Chourof calma ses appréhensions.

    – Vous partez avec moi demain matin pour Pétersbourg, lui dit sa mère.

    La figure de Zina exprima tant d’étonnement et si peu de joie, que le prince eut envie de rire, tout en se sentant délicieusement ému par la pensée qu’elle ne désirait pas quitter la campagne... Les yeux de la jeune fille semblaient lui reprocher l’épanouissement de son visage...

    – Votre cousine Vassilissa a disposé de sa main, continua la comtesse ; elle épouse Alexis Maritsky.

    – Oh ! que je suis contente ! s’écria Zina frappant dans ses mains, sans égard pour le décorum.

    – Ce mariage n’est pas fait, continua ce modèle des mères en plaçant méticuleusement ses paroles comme un éteignoir sur la joie de sa fille. Il est survenu des empêchements graves... Mais cela ne vous regarde pas.

    La comtesse passa dans ses appartements. Miss Junior parut, et bientôt après elle Dmitri, son persécuteur attitré.

    – Madame votre mère m’a permis de vous suivre en ville, dit le prince à Zina, pendant que celle-ci, préoccupée, combinait déjà son plan pour faire venir Chourof à Pétersbourg afin d’abréger la longueur de l’hiver.

    – Vraiment ! s’écria-t-elle radieuse. Le sentiment des convenances lui revint soudain, et elle ajouta cérémonieusement :

    – J’en suis charmée ; nous aurons sans doute le plaisir de vous voir chez nous ?

    L’air, les paroles, l’inflexion de la voix, le mouvement de la tête étaient une copie involontaire, mais si bien réussie de la comtesse, que le prince, Dmitri et miss Junior elle-même ne purent s’empêcher de rire.

    – Vous vous moquez de moi ! s’écria joyeusement Zina ; pour la première fois de ma vie que je m’avise d’être convenable, il faut avouer que je n’ai pas de chance !

    – Si tu savais comme tu ressemblais à maman ! dit Dmitri. Sautant sur une feuille de papier qui se trouvait sur la table, il tira prestement un crayon de la poche de miss Junior scandalisée, et en une seconde esquissa le profil de sa sœur, légèrement inclinée en avant avec son gros nœud de velours à la ceinture, une main étendue avec grâce, et l’autre posée sur son cœur.

    Le prince s’empara de la silhouette, autant pour se l’approprier que pour la soustraire aux yeux terribles de la comtesse.

    – Allons jouer à quatre mains, dit-il à sa jolie partenaire.

    Ils se dirigèrent vers le piano. Zina prit en souriant un vieux cahier usé aux coins, un peu déchiré, démantibulé de toutes parts, et l’ouvrit.

    – La valse de Lissa ? dit-elle en levant ses beaux yeux bruns avec une grâce sournoise.

    – À la santé des fiancés ! répondit le prince, qui fit rouler d’un bout à l’autre du piano un arpège triomphal.

    – Alors, vous viendrez ! murmura Zina en exécutant avec âme la mélodie enchanteresse qui avait si mal accompagné le premier roman de Chourof.

    – Nous ne serons pas à dix verstes de distance sur la route, répondit celui-ci.

    – Il n’y a pas moyen de partir ensemble ? ce serait plus amusant !

    – Non, répondit le prince, mais on peut se rencontrer. La comtesse serait bien inhumaine si, après m’avoir enlevé, – car c’est elle qui m’enlève, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, – elle me laissait manger à la cuisine des stations de poste... Il y aura bien pour moi quelques petits pâtés à la moelle, à l’heure du dîner.

    – Vivent les petits pâtés à la moelle ! chanta Zina sur l’air de la valse, qu’elle savait par cœur.

    Tout à coup, elle s’interrompit au milieu d’une mesure, fit un demi-tour sur son tabouret à vis, et se planta en face du prince.

    – Qu’est-ce que vous allez faire à Pétersbourg, au fond ? dit-elle.

    – Au fond ? je n’en sais rien, je croirais assez que je vais consacrer l’union de votre cousine avec Maritsky, en qualité de diacre assistant ; au moins ne vois-je pas d’autre motif à mon voyage, ajouta-t-il en souriant imperceptiblement dans les coins de sa moustache.

    Zina se mit à taper délibérément sur l’instrument, en jouant la valse d’un seul doigt. Le prince la rattrapa au vol, et ils jouèrent ainsi une dizaine de mesures. Soudain, la jeune comtesse saisit irrévérencieusement le cahier de musique par un coin et le lança en l’air ; les feuilles éparses retombèrent en pluie sur le parquet, à l’extrême indignation de miss Junior, qui se précipita pour les ramasser. Dmitri, derrière elle, imitait avec précision ses gestes anguleux. Zina se mit à rire.

    – Vous lui en voulez, à cette pauvre valse ? demanda le prince. Qu’est-ce qu’elle vous a fait ?

    – Elle sent le moisi, répondit sentencieusement la jeune capricieuse. C’est la musique du passé. Voyons la musique de l’avenir !

    Sans mot dire, le prince ouvrit la partition de Don Juan au duo : La ci darem la mano, et s’assit devant le clavier. Zina, rouge comme les velours qui flottaient sur ses épaules de marbre rosé, joua jusqu’à la fin sans ouvrir la bouche.

    – Bravo ! s’écria l’Anglaise. Oh ! miss Zina, vous avez fait des progrès étonnants !

    Zénaïde la regardait moitié rieuse, moitié fâchée. Dmitri vint la tirer d’embarras.

    – Tu vas à Saint-Pétersbourg, ma grande sœur ? Et vous aussi, mon prince ? Et vous aussi, miss Colifichet ? jeta-t-il par-dessus l’épaule à la gouvernante scandalisée ; eh bien, et moi ? moi, Dmitri, comte Koumiassine, en l’absence de mon père, qui ne vient jamais ici, seul représentant mâle de cette noble famille, je reste à la campagne ?

    – Hélas ! mon pauvre ami, commença Zina, maman...

    La comtesse entrait.

    – Maman, vous ne m’emmenez pas ? dit le petit garçon.

    – Non, mon fils ; notre absence ne sera probablement pas longue, et je ne puis vous emmener.

    – Alors, maman, pour m’exercer dans la pratique de la langue anglaise, laissez-moi miss Junior !

    La comtesse trouva cette idée si lumineuse qu’elle fut sur le point de la mettre à exécution.

    – Non, dit-elle après réflexion, je regrette, mon cher enfant, de ne pouvoir vous accorder une demande si raisonnable ; je serai obligée de sortir, votre sœur ne peut rester seule.

    L’Anglaise, qui avait frémi, soupira de bonheur ; Zénaïde, qui avait espéré, fit la mine. Dmitri prit son parti comme il sied à un philosophe.

    – Eh bien, répondit-il, je pratiquerai l’allemand : c’est même, dit-il confidentiellement au prince, une excellente occasion d’apprendre le russe – car c’est la seule langue que je sois incapable de parler et d’écrire.

    Heureusement, la comtesse pensait à autre chose et ne releva point cette déclaration aussi incongrue que véridique.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LIV

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  • Fer contre fer.

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    Heureux ceux qui s’aiment et qui voyagent ensemble !

    Est-il rien de plus délicieux que de rouler côte à côte au galop égal et rythmé de chevaux rapides, de se perdre au détour des chemins pour se retrouver bientôt, d’échanger un regard, un sourire, lorsqu’une voiture dépasse l’autre, de rompre le pain de l’hospitalité voyageuse et, toujours séparés, d’être pourtant toujours ensemble !

    Cette joie irritante électrisait le prince, et Zénaïde elle-même, au bout de quarante-huit heures, ne s’interrogeait plus. Elle aimait de toutes ses forces et dans la quiétude de son âme. Mais aussi, que de moyens délicats et discrets le prince ne trouvait-il pas de lui prouver combien elle était présente à ses pensées ! Ce voyage fut pour eux un enchantement, une de ces choses que, devenu vieux, en tisonnant dans les cendres de ses souvenirs, on retrouve comme une étincelle ardente, éclairant d’une lueur joyeuse l’abîme grisâtre du passé !

    Il leur fallut se séparer pourtant. Le prince n’osa suivre la comtesse tout le long de la route et gagna Moscou pour prendre le chemin de fer, tandis que Zénaïde, pour la première fois de sa vie, maudissait le voyage en poste et l’inévitable fourgon de bagages, avec la cuisine portative.

    Les deux jeunes gens ne furent pas longtemps sans se revoir. Le soir même de l’arrivée des deux dames à Saint-Pétersbourg, Chourof se présenta chez la comtesse pour s’informer de sa santé.

    La noble dame se hâta de renvoyer sa fille, qui, pour se consoler, alla dans la grande salle jouer à tour de bras sur le piano désaccordé par sa longue solitude.

    – Avez-vous appris quelque chose ? dit la comtesse avec empressement.

    – Mon Dieu non ! Je n’ai osé me montrer dans le voisinage de mademoiselle Gorof, de crainte de nuire là où je voudrais être utile. Mais à y bien réfléchir, je soupçonne fort le Tchoudessof d’être pour quelque chose là-dedans.

    – Oh ! s’écria la comtesse scandalisée, se pourrait-il qu’un homme bien élevé, un homme qu’on reçoit dans une société respectable, fût capable d’une telle infamie !

    – J’en sais plus long que d’autres sur ce monsieur, répondit Chourof. Jadis je me suis tu, n’ayant pas qualité pour parler ; maintenant que je suis compromis, si j’achevais de couper les oreilles à ce joli personnage ?

    Malgré les efforts du prince pour la convaincre, et le récit qu’il lui fit des détails communiqués par son ami le sénateur, la comtesse ne voulut pas prendre au sérieux cette dernière proposition.

    – Ce que je ne comprends pas, dit-elle, c’est qu’il ait pu en imposer à des gens de bien ; je vous avouerai que je n’ai jamais eu de sympathie pour lui. On me l’avait présenté comme un homme honorable et fort épris de ma nièce ; croyant faire le bonheur de tous les deux, j’avais surmonté mes répugnances, mais j’ai été heureuse que l’événement vint me donner raison.

    Chourof, stupéfait, regarda la comtesse. Elle était dans son bon sens et pleinement convaincue : on l’eût hachée menu comme chair à pâté sans lui persuader qu’elle avait jadis pensé d’une façon bien différente.

    – Enfin, se dit-il, quand elle sera ma belle-mère, j’essaierai de lui faire entendre raison.

    Le prince, on le voit, avait gardé, à trente-deux ans, toutes les illusions de la jeunesse.

    Le lendemain matin, Vassilissa fut réveillée par un télégramme. Sa tante était à Saint-Pétersbourg et désirait la voir. Un messager manda Maritsky ; il arriva sans perdre un moment.

    – C’est la réponse à ma lettre, dit-il.

    – Tu avais donc écrit ?

    – Oui. Puisqu’elle est venue elle-même, au lieu d’écrire, c’est qu’elle est bien disposée. Vas-y sans crainte ; je suis retenu en ce moment par mon service ; mais dans l’après-midi, j’irai te rejoindre.

    Le cœur plein d’angoisse, Vassilissa partit avec sa mère pour se rendre chez sa noble tante. Elle la connaissait bien et savait, à n’en pas douter, qu’elle allait subir une scène désagréable, – après quoi, peut-être obtiendrait-elle une éclatante réhabilitation.

    – Il y a pourtant, pensa l’orpheline, des paroles que je ne peux pas prononcer. Je serai soumise, je lui demanderai pardon de l’avoir quittée. Mais si elle veut que je me repente de n’avoir pas consenti à promettre sans savoir ce que je promettais, je ne pourrai pas le faire !

    À l’arrivée du train, elle trouva dans la gare le valet de pied de sa tante, qui l’attendait avec l’équipage. Du moment où elle devait épouser Maritsky, la comtesse ne pouvait permettre que sa nièce s’encanaillât dans une voiture de louage. Si elle avait dû épouser Tchoudessof ou le policier du gouvernement de N..., c’eût été bien différent, et la voiture de louage, loin d’encanailler Vassilissa, eût été le véhicule approprié à sa situation ; mais noblesse oblige !

    La comtesse attendait sa nièce de pied ferme. Elle aussi se préparait à la bataille. Elle tenait dans sa main l’honneur et le mariage de Vassilissa et comptait ne les lâcher que donnant donnant. Il lui fallait une soumission et un repentir absolus. Dès l’entrée de sa nièce, elle comprit que la victoire lui serait chèrement disputée.

    Annoncée par un domestique, mademoiselle Gorof entra dans le petit salon de sa tante. Sa mère, à qui la crainte et le chagrin donnaient l’air d’une brebis en peine, marchait sur ses talons. Elle fit un profond salut à sa tante, qui s’était levée, et s’approcha pour lui baiser la main, comme autrefois. Il ne convenait pas à la comtesse d’ouvrir les hostilités ; elle se prêta à cet acte de déférence et se rassit, après avoir indiqué des sièges à ses parentes, puis elle attendit les excuses de sa nièce.

    Vassilissa comprit que le moment critique était arrivé ; de ce qu’elle allait dire dépendait le bonheur de sa vie. Toute pâle, baissant les paupières pour contenir l’éclat de ses yeux bleus, animés par la fièvre et par sa colère intérieure, elle parla d’une voix distincte :

    – Ma chère tante, dit-elle, je reconnais combien j’ai été coupable en abandonnant votre maison. Je vous en fais mes excuses ; je regrette d’avoir si mal agi envers vous, et je vous demande pardon pour la peine, l’inquiétude et le mécontentement que je vous ai causés.

    Elle avait prononcé cette phrase tout d’une baleine ; elle s’arrêta et attendit une réponse. Le visage de la comtesse exprimait un étonnement mêlé de colère, – et cependant, en elle-même, elle admirait l’excellente tenue de la jeune fille, sa dignité modeste, la grâce de son maintien, ces choses-là étaient son œuvre à elle, le fruit de ses efforts ; elle glissa un regard de pitié sur la pauvre madame Gorof, qui pleurait comme une fontaine dans son mouchoir, et se demanda comment cette oie avait pu pondre un cygne. Mais ces satisfactions purement extérieures ne calmaient pas son orgueil blessé ; l’irritation prit le dessus.

    – Est-ce là tout ce dont vous avez à me demander pardon, mademoiselle ? dit-elle d’une voix sèche.

    – Je sens très bien, ma tante, répondit la jeune fille, que le mauvais exemple de ma révolte était pernicieux pour ma cousine Zina... Ses paupières palpitèrent sur ses yeux, mais elle refoula les larmes jaillissantes... Elle va bien, ma tante ? dit-elle d’une voix émue ; me sera-t-il permis de voir ma chère Zina ?

    La comtesse triompha au spectacle de l’émotion de sa nièce.

    – Zina va bien ! fit-elle d’un air détaché. Nous verrons tout à l’heure s’il y a lieu de vous permettre de la voir. Alors, vous comprenez que vous avez manqué à tous vos devoirs envers moi ?

    – Oui, ma tante.

    – Précisez.

    – Je comprends que je n’aurais pas dû permettre à Zina de seconder ma fuite, que dussé-je mourir, je n’avais pas le droit d’exposer une fille à déplaire à sa mère... je vous demande pardon de mes offenses et j’attends tout de votre bonté.

    Cette dernière phrase toucha particulièrement la comtesse par son élégance.

    Décidément, cette jeune fille était admirablement élevée. Mais des causes de la rébellion de Vassilissa, pas un mot ! Persisterait-elle par hasard à se croire innocente et persécutée ? L’insoumission et le manque de confiance allaient-ils reparaître au moment où cette malheureuse enfant avait le plus grand besoin de sa bienfaitrice outragée ?

    La comtesse, malgré son indignation secrète, ne voulut pas brusquer les choses et préféra démontrer préalablement à sa nièce la nécessité de se confier à sa générosité. Laissant de côté la question de pardon, elle entama une homélie longuement préparée.

    – La Providence, dit-elle, n’a pas tardé à vous punir de votre ingratitude. À peine aviez-vous échappé à la protection de mon toit, que vous étiez déjà en butte à la calomnie. Votre évasion même a donné lieu aux suppositions les plus inconvenantes : on a prétendu que le prince Chourof vous avait accompagné dans votre fuite.

    – C’est faux ! s’écria madame Gorof, sortant enfin de son mouchoir son visage ruisselant de larmes.

    – Je le sais bien, répliqua la comtesse avec hauteur. Si je croyais que ce fût vrai, ma nièce ne serait pas en ma présence.

    Elle continua, s’adressant à Vassilissa :

    – Vous voyez combien le monde est disposé à juger sévèrement celles qui tentent de se soustraire à ses lois ; non seulement cette calomnie a trouvé un inventeur – je n’ai pas besoin de vous dire que si je puis le découvrir, il sera traité comme il le mérite – mais ce qui est plus triste encore, elle a trouvé des gens disposés à l’admettre ; de sorte que, sans avoir à vous reprocher ce dont on vous accuse, vous êtes justement punie pour une autre faute : votre insoumission envers moi.

    Vassilissa baissait la tête ; madame Gorof s’était replongée dans son mouchoir.

    La comtesse continua avec une satisfaction intime :

    – Par la voie anonyme, méprisable entre toutes, les parents de votre fiancé ont été informés de ce que votre fuite inconvenante avait fait penser de vous ; M. Maritsky, avec une sagesse que je loue, s’est adressé à moi comme à la seule personne qui pût vous défendre et vous protéger. Il sait, m’a-t-il écrit, qu’un mot de moi, que ma présence à votre mariage anéantirait ces bruits fâcheux. Donc, je puis vous rendre l’honneur et vous donner la joie de devenir la femme d’un honnête homme, d’un homme du meilleur monde ; je suis prête à le faire, mon enfant, et avec plaisir, mais je suis lasse de voir mes bontés payées d’ingratitude. Si vous voulez que je prononce ce mot, méritez-le par un aveu sans restriction, humble et complet, de tous vos torts passés, de toutes vos injures à mon égard.

    La comtesse se tut. Le silence régna dans le petit salon, interrompu seulement par les sanglots étouffés de madame Gorof.

    – Ma tante, dit Vassilissa de sa voix claire, je suis au désespoir de ne savoir mieux exprimer ce que je ressens et de ne pouvoir me faire comprendre. Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répéterai sans cesse, j’envisage pleinement l’étendue de mes torts envers vous et envers ma cousine ; je suis pénétrée de reconnaissance pour votre générosité, aussi bien dans les choses morales que dans les choses matérielles ; je vois qu’en vous quittant comme je l’ai fait, non seulement j’ai agi d’une manière imprudente aux yeux du monde, mais encore coupable envers vous, qui remplaciez ma mère...

    – Mais, s’écria la comtesse, qui se leva, les yeux brillants de rage, vous ne voulez pas avouer que votre fol entêtement et votre orgueil infernal ont été la première cause de ces torts que vous énumérez si complaisamment ?

    Vassilissa leva la tête, et leurs yeux se croisèrent : fer contre fer.

    – Je ne puis avouer cela, ma tante, dit-elle courageusement. Si vous ne m’aviez demandé que ce qu’on peut exiger d’une enfant soumise et respectueuse, j’aurais obéi.

    – J’ai donc trop exigé ? cria la noble dame.

    Vassilissa baissa les yeux et ne répondit pas.

    – Soumets-toi, ma fille, fais ce que veut la comtesse, murmura madame Gorof totalement anéantie en tirant sa fille par sa robe.

    Vassilissa semblait sourde et muette.

    – Taisez-vous, dit brutalement la comtesse à sa pauvre cousine, qui tressaillit et se fit imperceptible, cela ne vous regarde pas. J’ai outrepassé mes droits ? dit-elle à sa nièce d’un ton menaçant.

    La jeune fille resta immobile.

    – Répondez ! cria la tante en fureur. C’est là ce que vous voulez dire ? Répondez, je vous l’ordonne !

    Vassilissa leva la tête d’un air assuré et ouvrit enfin la bouche :

    – Puisque vous voulez que je réponde, ma tante, je pense que vous avez exigé de moi plus qu’il n’était juste et raisonnable.

    La fureur de la comtesse tomba soudain, remplacée par une ironie amère, implacable. Elle s’assit tranquillement et croisa ses mains sur sa robe.

    – Ainsi, dit-elle, voilà une demoiselle que j’ai prise chez moi à l’âge de quelques mois, orpheline, sans un sou, condamnée à végéter dans un institut de province et à se placer ensuite comme gouvernante à trois cents roubles par an chez quelque hobereau campagnard. Je la prends en pitié, elle entre chez moi comme ma fille, je lui donne une gouvernante, des maîtres, des talents, des plaisirs, des toilettes, des bijoux, tout ce qui constitue non seulement le bien-être, mais le luxe ; elle acquiert, grâce à mes soins, des manières convenables ; je lui permets d’avoir pour amie la comtesse Zénaïde Koumiassine, ma fille, – et pour me remercier de tant de bienfaits, le jour où j’exige d’elle une marque de soumission purement apparente, elle me la refuse avec éclat et m’injurie ! Car, sachez-le, mademoiselle, et rougissez éternellement de votre faute, cette promesse que je vous demandais, c’était une épreuve, rien qu’une épreuve, et vous n’avez pas seulement voulu avoir l’honneur d’en sortir triomphante !

    Depuis une minute, Vassilissa combattait avec peine un tremblement nerveux.

    – Et Tchoudessof, était-ce aussi une épreuve ? dit-elle.

    Muette d’indignation, la comtesse regarda sa nièce sans pouvoir répondre.

    – Jusqu’au jour où, malgré mes prières, malgré mon refus formel, vous avez accordé ma main à ce monsieur, qui n’avait ni âme ni conscience, que son éducation et ses habitudes mettaient autant au-dessous de ce que je suis, grâce à vous, que le domestique est au-dessous de son maître, j’ai eu en vous, ma tante, la même foi qu’en Dieu. Je fusse morte pour vous défendre contre quiconque vous eût jugée capable d’une injustice !

    Vassilissa prononça ces derniers mots avec une animation fiévreuse.

    – Et depuis ? fit la tante, toujours ironique.

    – Depuis, j’ai pensé autrement.

    – Et qu’avez-vous pensé ? dit la comtesse du plus haut de son orgueil.

    – J’ai pensé que si ma tante était toujours bonne et généreuse, elle tenait par-dessus tout à se voir obéie ; j’ai pensé que si des circonstances indépendantes de la volonté de ma faute n’étaient pas venues rompre ce mariage, je serais à cette heure dans la tombe ou bien mariée à Tchoudessof...

    – Eh bien ! le beau malheur ! interrompit la comtesse.

    – Et si je n’étais pas morte avant, j’aurais tué de ma main cet être vil et méprisable qui, pour se venger, se sert de l’anonyme...

    La comtesse tressaillit : c’était aussi l’opinion du prince.

    – Qui vous a dit que ce soit lui ?...

    – Je l’ai vu, il est venu à Pavlovsk pour voir comment je portais mon infortune ; il se réjouissait de la pensée de me voir triste et pâle... Je l’ai laissé me regarder bien à son aise, et alors je lui ai dit ce qu’il est : lâche, vil et calomniateur ! Il n’a rien répondu.

    Inconsciemment, Vassilissa avait élevé la voix ; ses yeux bleus lancèrent une flamme, et elle se tut. Sa tante ne trouvait rien à dire ; peut-être sans le savoir rendait-elle hommage au sang aristocratique qui bouillonnait dans ce jeune cœur. Malheureusement pour elle, la jeune fille reprit :

    – Et voilà l’homme dont je devais porter le nom ! Après avoir vu jusqu’à quel point vous voulez être obéie, ma tante, j’ai craint de m’engager dans une seconde épreuve. La première fois, je n’avais rien promis. Que serait-il arrivé la seconde, si je m’étais laissé imprudemment lier ?

    – C’est cela, dit la comtesse ; méfiance et ingratitude ! Fidèle à votre devise, vous y ajoutez encore l’insulte ! Et vous refusez de vous excuser ?

    – Pour cette méfiance ? Oui, ma tante, je le refuse. Cette méfiance était juste et fondée.

    – Je suis donc un monstre, la plus perverse des femmes ? dit froidement la comtesse.

    – Non, ma tante, vous en êtes la meilleure, et je ne puis cesser de vous aimer, quelle que soit votre injustice ; mais vous voulez être obéie sans restriction ; il n’est ni de ma dignité ni de mon honneur d’obéir à une volonté despotique.

    – Despotique ! s’écria la comtesse avec emportement : elle se calma. – Votre honneur ? reprit-elle, c’est bien peu de chose en ce moment ; je le tiens dans ma main, que je puis garder fermée, si bon me semble. Que je retourne à la campagne sans avoir rien dit, sans avoir rien fait, votre honneur est mort et votre mariage rompu.

    – Vous n’en avez pas le droit, ma tante.

    – Comment ! je n’en ai pas le droit ? J’ai le droit de parler ou de me taire, suivant mon bon plaisir.

    D’un geste ample et superbe, la jeune fille montra le ciel.

    – Au-dessus de votre bon plaisir, il y a Dieu et le devoir ! Votre devoir est de sauver une innocente de l’infamie imméritée.

    – Et si je ne veux pas sauver une insolente d’un châtiment mérité ? dit la comtesse blême de rage.

    – Dieu vous jugera ! car en cachant la vérité, vous seriez complice de l’infamie.

    – Sortez ! cria la comtesse en frappant du pied.

    Vassilissa s’inclina devant elle et sortit la tête haute.

    Madame Gorof essaya de balbutier quelques excuses, mais la comtesse impatientée la repoussa.

    – Vous avez mis ce monstre au monde, lui dit-elle, tâchez de lui faire entendre raison.

    Madame Gorof sortit plus morte que vive.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LV

  •  

  • Zina fait une visite sans permission.

  •  

    Au lieu de se faire reconduire à la gare, les dames Gorof rentrèrent dans leur petit appartement de Saint-Pétersbourg. Maritsky arriva dans l’après-midi, suivant qu’il avait été convenu, et courut chez elles.

    Le bouleversement de cette petite maison, où rien n’était à sa place, où la table dressée à la hâte portait encore le plateau du déjeuner servi tant bien que mal par les soins de madame Gorof, n’était pas fait pour diminuer l’impression pénible que produisit sur le jeune homme la vue du visage de sa future belle-mère décomposé par les pleurs.

    – Cela ne va pas ? fut sa première parole.

    – Pas du tout, répondit tristement la malheureuse femme. La comtesse veut que Lissa lui demande pardon, et celle-ci ne veut pas.

    – C’est-à-dire, Alexis, interrompit la jeune fille, que je lui ai demandé pardon, mais elle veut autre chose ; il lui faut des excuses pour mon refus d’engager ma parole sans savoir qui l’on me proposait.

    – C’est trop fort ! s’écria Maritsky.

    – C’est comme cela, pourtant ; elle n’en veut pas démordre. Je te le demande, à toi, puis-je, dois-je céder ?

    Maritsky réfléchit pendant un moment, qui parut long à sa fiancée.

    – Non, lui dit-il tendrement, tu ne dois pas lui demander pardon pour cela ; ce serait à elle de se faire pardonner son sot entêtement, son stupide...

    Un coup de sonnette lui coupa la parole, fort à propos pour la comtesse, car il n’était pas au bout de son rouleau. Madame Gorof courut ouvrir, et au même instant Zina, riant, pleurant, bondissant comme un chevreau, se précipita dans la chambre. Miss Junior, plus effarée que jamais, courait après elle et commença par ramasser l’ombrelle que la jeune comtesse avait jetée à terre afin de mieux embrasser sa cousine.

    – Oh ! Zina, Zina ! s’écria Vassilissa, qui fondit en larmes, depuis le jour où tu m’as portée dans tes bras !... – Elle m’a portée, je n’avais plus de forces, continua-t-elle en se tournant vers Maritsky ; je ne sentais plus rien ; je n’ai pu ni la remercier ni l’embrasser... Je serais morte sans elle... Alexis, mon fiancé, ma cousine Zénaïde, dit-elle en s’apercevant qu’elle avait oublié la présentation de rigueur.

    – Bonjour, mon cousin, je vous fais mon compliment sincère ! dit Zina en tendant la main au jeune homme avec cette grâce parfaite qui était son apanage.

    Maritsky baisa cette aimable main de jeune reine, et Zina embrassa sa cousine plus étroitement que jamais. Miss Junior adressa au bel officier son petit compliment anglais, aussi sec qu’un pruneau, et resta debout les deux ombrelles à la main, malgré les instances de madame Gorof pour la faire asseoir.

    – Miss Zina, dit-elle, à présent que vous avez vu votre cousine, retournons à la maison.

    – N’y comptez pas, miss Junior, répondit Zénaïde en secouant la tête ; je ne m’en irai que lorsque je n’aurai plus rien à dire.

    – Oh ! si madame la comtesse le savait...

    – Ce n’est pas moi qui irai le lui raconter, répliqua la jeune indomptée avec son sang-froid habituel ; si vous aimez à rester debout, vous êtes bien libre ; moi, j’aime à m’asseoir. Si tu savais comme nous avons couru, dit-elle en se laissant tomber sur le vieux canapé vermoulu, tenant toujours Vassilissa par la main. Alors tu es heureuse ?

    – Heureuse, oui ! mais pas mariée ! Je ne sais quand cela s’arrangera...

    – Oui ! au fait, maman me dit tout le temps que cela ne me regarde pas, tu sais que je n’interroge jamais les domestiques, – excepté tantôt le cocher qui m’a dit où tu demeures – miss Junior, on lui dit aussi que cela ne la regarde pas... Pauvre Missy !

    Ses yeux rieurs lancèrent un regard amical à l’Anglaise qui avait fini par s’asseoir sans lâcher les ombrelles, mais qui par l’extrême roideur de son attitude protestait contre cette démarche imprudente.

    – Elle est très bonne, ma miss Junior, dit vivement Zina. Je la fais bien enrager – moins que mon frère cependant ; – sa conscience est toujours aux prises avec ma volonté, mais elle est très bonne et très patiente – et puis, elle finit toujours par faire ce que je veux, et c’est bien gentil.

    L’Anglaise sourit un peu, et ses yeux bridés exprimèrent une douce satisfaction. En réalité, les généreuses folies de son élève, tout en secouant d’une façon vraiment terrible ses pauvres nerfs jadis si paisibles, lui avaient inspiré la plus haute estime pour cette vaillante qui ne craignait rien.

    – Et le prince ? demanda Vassilissa, je n’ai pas pu le remercier.

    – Le prince ? répéta Zina, je le remercierai pour toi si tu veux, – il le prendra très bien de ma main, ajouta-t-elle en rejetant la tête en arrière avec un geste charmant d’orgueil féminin. Nous sommes très bons amis, fit-elle en rougissant, parce que Maritsky la regardait. Il est venu, tu sais ?

    – Il est venu ? répéta le jeune officier.

    – Oui ; il paraît que vous aurez peut-être besoin de lui... Au fond, qu’est-ce qu’il y a ?

    – Il y a, répondit Vassilissa, qu’on accuse le prince de m’avoir enlevée, et moi de vivre à ses dépens...

    – Eh bien ! fit Zina, maman va arranger tout cela !

    – Elle ne veut pas.

    – Comment, elle ne veut pas ? Nous allons bien voir ! Elle n’est plus méchante du tout, maman ; maintenant je fais presque tout ce que je veux. Elle est devenue très indulgente.

    – Pas pour moi, toujours, répliqua Lissa en se rappelant la scène du matin.

    – Elle t’a grondée ce matin ? Tu as été secouée ?

    – Comme un prunier ! Elle m’a positivement chassée !

    – Oh ! fit Zina, c’est sa grande ressource quand elle ne sait plus que dire, mais je t’assure qu’au fond elle est meilleure qu’elle en a l’air.

    – Pourquoi n’y êtes-vous pas allé, vous ? dit-elle à Maritsky.

    – Je m’y préparais, mademoiselle, quand vous êtes entrée...

    – Eh bien, allez-y tout de suite, ça l’empêchera de trouver que je suis trop longtemps absente. Avez-vous avoué quoi que ce soit relativement à la part du prince dans l’évasion de Lissa ?

    – Non, répondit la jeune fiancée ; je crois que ma tante ne s’en doute pas.

    – Très bien ; n’en parlez pas, monsieur Maritsky, je n’ai rien dit non plus. Je lui en réserve la surprise pour plus tard ; mais à présent ça gâterait mes affaires. Allez, allez donc, dit-elle en pressant le jeune officier.

    Quand il fut parti, elle emmena sa cousine dans une autre pièce, et, la regardant bien en face :

    – Qu’est-ce que tu dirais, fit-elle, si j’épousais Chourof ?

    – Oh ! s’écria Vassilissa avec effusion, que je serais contente ! Il aurait enfin la récompense qu’il mérite !

    – Eh bien, ma chérie, tu peux te réjouir. Si je ne le pousse pas un peu, il n’osera jamais, mais cela ne m’embarrasse guère. Arrangeons d’abord ton mariage.

    – Et tu l’aimes ? demanda Vassilissa en interrogeant le visage de son amie.

    – Je l’adore ! répondit bravement Zina. Il n’est pas au monde d’homme meilleur, plus honnête, plus délicat... et il m’aime, vois-tu ! non pas à en perdre la tête, mais à devenir d’une intelligence prodigieuse. Pauvre cher prince Charmant ! C’est par remords que je l’épouse, tu sais, pour l’avoir si abominablement taquiné. Quand on pense que je l’ai trouvé bête, j’ai envie de me battre !

    Elle se mit à rire. Miss Junior la réclamait piteusement dans la pièce voisine ; elle se décida à terminer ses alarmes et prit congé de Vassilissa.

    – Quand te verrai-je ? dit celle-ci.

    – Demain ; tu viendras chez maman...

    – Elle m’a chassée !

    – Oh ! ça ne fait rien, sois tranquille, tu peux te lever de bonne heure, car on t’enverra chercher. Je te dis qu’elle n’est pas méchante, elle est seulement un peu... Elle chercha le mot... Despote ! conclut-elle.

    Vassilissa se rappela combien peu cette expression lui avait réussi le matin et sourit tristement.

    – Je te dis de ne pas avoir de chagrin, répéta impérieusement la jeune comtesse. Que maman le veuille ou non, je te verrai demain.

    Elle l’embrassa encore une douzaine de fois et sortit. Vassilissa, penchée hors de la fenêtre, la vit passer, légère comme Diane en personne, toujours flanquée de miss Junior, qui n’était pas sans ressemblance avec un chien basset appartenant à la meute de la divine chasseresse.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LVI

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  • Henry Gréville, Les Koumiassine

    Un peu partout.

     

    Après avoir télégraphié à mademoiselle Bochet de venir la retrouver à Saint-Pétersbourg, Vassilissa se remit à la fenêtre pour guetter le retour de son fiancé. La journée était grise et triste ; le mois de septembre n’est pas des plus gais en Russie. Le temps parut bien long à la jeune fille, et beaucoup de tristes pensées se succédèrent dans son esprit, la laissant de plus en plus abattue.

    Maritsky parut enfin, mais pâle et défait comme après une maladie. Elle le regardait sans oser l’interroger... Il la prit dans ses bras avec tendresse.

    – Eh bien ? fit-elle timidement.

    – Elle est intraitable ! répondit-il avec un geste de désespoir. Je n’avais pas idée d’un entêtement pareil. J’ai bataillé pendant deux heures ; toutes les cinq minutes elle était au pied du mur, et malgré cela elle venait à bout de reprendre le dessus. Elle a une manière de répondre à ce qu’on ne lui dit pas et de ne pas répondre à ce qu’on lui dit qui est bien ce qu’il y a de plus fatigant au monde. De guerre lasse, je suis parti : rien n’est fait, ou plutôt tout est à recommencer.

    – Oh ! je la connais, dit tristement la fiancée, il n’y a pas moyen de discuter avec elle ; et encore elle n’a pas osé se mettre en colère devant toi...

    – Elle n’a pas osé ! s’écria Maritsky. Ah ! si tu l’avais entendue ! « Cette fille perverse, cette enfant dénaturée... ce monstre d’ingratitude !... » Moi, je lui répétais : « Cette jeune fille qui sera ma femme dans quelques jours... » Elle s’arrêtait, modérait sa voix et ses expressions, et repartait de plus belle ! Pour une scène, ça a été une scène bien réussie !

    – Elle a crié ? demanda ingénument Vassilissa.

    – Tant qu’elle a pu ! Elle en est tout enrouée. Je ne comprends pas comment une femme du monde, une personne de notre aristocratie peut s’oublier au point de faire des éclats de voix que les domestiques doivent entendre de l’autre bout de la maison !

    – Elle est comme cela quand on lui tient tête, répondit la jeune fille. Elle n’a pas l’habitude de rencontrer de la résistance, elle perd complètement possession d’elle-même. Qu’allons-nous faire ? ajouta Lissa après un silence.

    – Nous y retournerons demain ensemble... Elle compte sur moi pour te décider à faire des excuses, ce qu’elle appelle des excuses complètes.

    – Veux-tu que je lui en fasse ? demanda la jeune fille après un court silence.

    Maritsky, au lieu de lui répondre, la regarda avec des yeux pleins de larmes.

    – Si tu crois que ce soit le seul moyen d’en finir, dit-elle ; si par là ton repos et celui de tes parents peuvent être assurés, je crois que je pourrais prendre sur moi de faire ce qu’elle désire... Je ne la reverrais jamais, alors, car je mourrais sans lui pardonner. Il faut que tu me dises que tu le désires, qu’en faisant ainsi je te prouve mon amour... Sans cela...

    Elle secoua tristement la tête, et sa voix s’éteignit.

    Maritsky se mit à genoux devant elle.

    – Tu es un ange, dit-il, pendant qu’une vraie larme roulait sur sa joue. Tu es la plus courageuse et la plus dévouée des femmes. Jamais je ne t’aimerai assez pour ce que tu viens de dire là.

    Il la serra longuement sur son cœur et s’assit près d’elle.

    – Non, reprit-il, je ne veux pas que tu t’humilies ; je ne veux pas que toi, généreuse et bonne, tu demandes pardon de ton martyre à cette vieille folle...

    Vassilissa lui mit la main sur la bouche.

    – Elle m’a élevée, dit-elle, sans ses bienfaits, je ne serais pas de celles à qui tu peux donner ton nom.

    – Je t’aurais aimée dans n’importe quel rang, paysanne ou servante...

    Le cœur de Lissa but avidement ces paroles passionnées ; mais sa raison lui fit secouer la tête avec un sourire.

    – Soit, dit-elle ; nous sommes libres de ne pas l’admirer ni l’aimer beaucoup ; mais je ne peux être une ingrate, et tu me feras plaisir en ne l’appelant plus...

    – Vieille folle ? dit Maritsky en riant, je veux bien ; je trouverai un équivalent.

    Les fiancés se mirent à rire ensemble. À cet âge, les impressions très vives se succèdent presque sans transition, comme chez l’enfant.

    – Et si elle ne veut rien entendre ? reprit Vassilissa.

    – J’ai mon idée, répondit mystérieusement le jeune officier. Je donne ma démission, car je ne peux me marier actuellement sans le consentement de mon colonel, et il ne me le donnera pas sans que j’aie celui de mes parents ; une fois libre, je trouverai bien un prêtre qui nous mariera, moyennant finance... Je t’emmènerai chez mes parents, et dès qu’ils t’auront vue, ils t’aimeront comme tu le mérites.

    Vassilissa combattit longtemps cette proposition ; elle ne voulait pas apporter en dot à son fiancé les désagréments et les reproches qui accompagnent et suivent ces sortes de mariages ; mais Maritsky, à bout de bonnes raisons, lui déclara qu’il se brûlerait la cervelle si elle refusait plus longtemps.

    Cet argument la décida. Madame Gorof ne fut pas si longue à convertir. Restait mademoiselle Bochet, qui se laissa gagner à ce projet aventureux avec une facilité extraordinaire. La bonne créature dont la vie s’était passée à enseigner la grammaire et le piano s’était d’abord sentie un peu mal à l’aise dans cette atmosphère de passion, de combats et d’orages, puis insensiblement elle y avait pris goût ; elle s’apercevait qu’il y a autre chose au monde que Noël et Chopsal et les exercices de Czerny. De vagues bouffées de jeunesse lui montaient au cerveau en contemplant cet amour impétueux et fou ; un peu plus, elle fût allée dire son fait à la comtesse. Mais ce n’était pas à elle que devait revenir cette mission périlleuse.

    Ce n’était pas au comte Koumiassine non plus que devait échoir le dangereux honneur de faire entendre raison à sa femme.

    Rappelé par télégramme – et Dieu sait si le laconisme de ce mode de correspondance s’était fait ce jour-là plus sec et plus anguleux que de coutume ! – le pauvre comte était arrivé dans l’après-midi. Son premier entretien avec sa femme le désarçonna complètement, car il se trouva tout à coup responsable là où sa conscience ne lui reprochait rien.

    – C’est vous, lui dit sa moitié, vous qui êtes coupable de tout le mal ; vous avez toujours gâté cet enfant, et récemment encore, quand elle est venue se plaindre à vous de moi, votre devoir n’était-il pas de la rembarrer d’importance ?

    – Mais, ma chère...

    – Au lieu de cela, qu’avez-vous fait ? poursuivit impitoyablement la comtesse ; – vous l’avez choyée, caressée, et vous lui avez donné des sommes folles...

    – Oh ! folles ! murmura piteusement le comte.

    – Combien ?

    – Six cents roubles, dit le comte, diminuant la vérité de moitié.

    – Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? Six fois plus qu’il n’était nécessaire. Enfin, c’est votre faute, et vous seriez mal venu aujourd’hui à m’implorer pour elle.

    – Cependant, ma chère amie, elle n’a rien à se reprocher, et la calomnie...

    – Rien à se reprocher ! répéta la comtesse en fausset (c’était la voix de ses colères conjugales). Et son ingratitude envers moi ? Et la noirceur de ce complot de fuite dans lequel elle a entraîné votre propre fille ?

    Le comte mordit sa moustache, mais cette fois pour s’empêcher de rire ; l’idée de ses braves enfants faisant évader Vassilissa sous le nez de la respectable comtesse n’avait pas cessé de chatouiller agréablement son orgueil paternel. Voyant qu’il n’obtiendrait rien, il abandonna la poursuite, mais non sans avoir déchargé son arme.

    – Fort bien, ma chère, dit-il en pivotant sur ses talons ; vous êtes maîtresse de vos actions, je le conteste moins que personne ; mais vous m’accorderez bien le même droit. Autant que vous, je suis le parent, et, de plus, le tuteur légal de ma nièce. Vous pouvez refuser votre consentement à son mariage, vous pouvez refuser votre témoignage à son innocence injuriée ; moi, hélas ! je n’ai pas qualité pour servir de protecteur à l’innocence, mais je puis conduire ma nièce à l’autel, – de même que je puis couper la figure à quiconque la regarderait de travers. – Et, je vous en donne ma parole, mon consentement pas plus que ma protection ne lui manqueront en cette occasion solennelle.

    Là-dessus, le comte rapprocha ses deux talons, ses éperons sonnèrent ; il s’inclina galamment sur la main de sa moitié stupéfaite, la porta à ses lèvres et disparut léger comme un brouillard du matin.

    La comtesse était si bouleversée qu’elle ne songea pas à le retenir. Quoi ! son mari se mêlait de lui tenir tête ! Mais c’était donc une conjuration ! Le monde entier conspirait-il contre sa dignité ?

    Une ou deux fois seulement pendant les vingt-huit années de leur union, le comte avait exprimé des volontés opposées à celles de sa femme, mais il avait tenu bon, et la comtesse avait été contrainte de céder – de bonne grâce, pour couvrir sa défaite. Or, cette fois, son époux s’était exprimé avec une netteté qui ne laissait pas de place au doute : il le ferait comme il l’avait dit ; allaient-ils donner au monde le spectacle d’un ménage désuni ? Faudrait-il qu’après tant d’années d’une association si paisible, modèle de tous les mariages présents et à venir au point de vue mondain, le calme bienséant de cette union exemplaire fût remplacé par un orage retentissant ?

    La comtesse mûrit ces réflexions pendant une heure ou deux, au bout desquelles sa disposition d’esprit n’était pas sans analogie avec celle qui la dominait au moment de l’évasion de sa nièce ; elle eût donné gros pour sortir de là avec les honneurs de la guerre.

    Chourof, qui vint la voir dans la soirée, la trouva songeuse et distraite ; de sorte que le soin de la conversation retomba principalement sur Zénaïde.

    Celle-ci, à l’exemple de sa mère, s’était fait un visage sérieux – un visage de jour maigre, disait-elle, – mais sous l’expression solennelle de sa jolie figure perçait on ne sait quelle folle gaieté, aussitôt réprimée. On parla de promenade, innocemment le prince fit une allusion au jardin d’été ; depuis les sourcils légèrement levés jusqu’à la fossette du menton, un sourire fugitif et narquois illumina le visage de la jeune comtesse, ce qui ne l’empêcha pas de mettre dans sa réponse toute la gravité désirable. Le pauvre prince avait vainement battu les allées de ce lieu de plaisance de deux à quatre heures. Zina n’avait eu garde d’apparaître.

    Malgré ces velléités frivoles, Zénaïde sut maintenir l’entretien à une hauteur convenable, et même elle sut mériter un signe de tête approbateur de sa mère par la façon dont elle apprécia l’utilité des écoles privées pour l’éducation des enfants pauvres. En dépit de toutes les probabilités menaçantes, une heureuse harmonie régnait dans ce petit cercle, lorsque Justine Adamovna se présenta pour faire son rapport.

    Justine – pour employer une expression vulgaire, à coup sûr, mais éloquente – était dans ses petits souliers, depuis l’arrivée inattendue, invraisemblable de la comtesse ; un événement survenu dans l’après-midi avait encore rétréci le diamètre de ces étroites chaussures, de sorte qu’elle pouvait à peine se tenir sur ses jambes : elle avait rencontré Maritsky dans l’escalier, et celui-ci lui avait jeté un regard si éloquent qu’elle en était restée muette ; son bonjour avait reçu pour toute réponse un salut militaire fort écourté ; l’infortunée en était à se demander si l’on avait des soupçons sur son compte, et son esprit travaillait à en perdre haleine.

    Le dîner relativement succinct se passa sans encombre ; près de la moitié de la soirée s’était écoulée de même ; elle n’avait osé lever les yeux autrement que de côté, pour étudier l’expression des visages. N’y voyant rien d’insolite, elle s’était rassurée cependant, et l’heure venue, elle apportait sa petite pancarte, indiquant soit les événements survenus à l’asile pendant le jour, soit l’absence totale d’événements.

    La vue de la protégée avait commencé par faire une impression désagréable sur Zénaïde, qui n’avait pas oublié la manière dont elle s’était conduite avec Vassilissa pendant le grand carême précédent ; puis elle conçut soudain l’idée de se servir de Justine pour obtenir des informations sur ce qu’elle voulait savoir ; par cela même que cette utile personne était restée à Pétersbourg, elle devait être en mesure de lui donner tous les renseignements désirables.

    Profitant du moment où l’on servait le thé, la jeune comtesse se dirigea vers la salle à manger au moment où Justine s’était réfugiée après la présentation de son rapport, et lui dit à brûle-pourpoint :

    – J’ai entendu parler de certaine lettre anonyme ; avez-vous quelque soupçon du misérable qui a pu l’écrire ?

    Justine, certainement, était une personne de grand mérite et possédait beaucoup d’empire sur elle-même ; mais attaquée si rigoureusement, elle perdit contenance, d’autant mieux qu’elle était loin de se douter combien peu Zénaïde pensait à la soupçonner. Elle devint verte, n’osant lever les yeux, resta rivée au sol et répondit d’une voix singulièrement enrouée :

    – Non, mademoiselle. Qui est-ce qui vous en a parlé ?

    Le timbre étrange de la voix, le changement de son visage avaient frappé Zénaïde ; c’est avec une intonation bien différente qu’elle reprit :

    – Tout le monde en parle ici, d’ailleurs. Il m’a semblé que vous deviez être bien informée.

    Justine sentit qu’il fallait lever les yeux à tout prix ; elle se décida donc à regarder la jeune comtesse, mais elle rencontra deux yeux si pleins de flammes, de mépris, d’indignation, qu’elle se hâta de revenir à sa modestie habituelle ; ses mains tremblantes plièrent soigneusement son ouvrage, et elle répliqua du ton le plus aimable :

    – Je ne suis pas mieux informée que les autres.

    – En êtes-vous sûre ? dit Zénaïde avec hauteur. Vous avez eu de tout temps l’habitude de savoir tout avant les autres.

    – Que voulez-vous dire, mademoiselle ? s’écria la protégée d’une voix pleine de larmes.

    Zina haussa les épaules et lui tourna le dos, plus qu’à demi convaincue de la vérité.

    Encore un peu de conversation sérieuse, et le prince prit son chapeau.

    Pendant qu’il traversait l’un après l’autre les salons presque obscurs, Zina, qui le guettait, vint à sa rencontre et lui dit à demi-voix :

    – Demain, après midi, ici, vers deux heures, venez voir ma mère.

    – Oui, mademoiselle, fit Chourof. Puis il ajouta d’un ton piteux : Je ne vous ai pas vue, aujourd’hui !...

    – Ce soir ne compte pas ? répliqua Zina avec une ingénuité de commande.

    – Non : si vous saviez ce que j’ai marché autour du jardin d’été !

    La malicieuse jeune fille étouffa un petit rire argentin.

    – Cela vous apprendra, dit-elle, à vous promener sans permission.

    Elle lui tendit la main avec un regard si pénétrant et si doux que Chourof, éperdu, baisa cette main clémente.

    Elle fit d’abord le geste de retirer vivement sa main, qu’il gardait dans la sienne ; un regard rapide autour de l’appartement lui ayant appris qu’ils étaient seuls, elle laissa les lèvres du prince s’appuyer encore une fois sur ses doigts roses, puis elle s’enfuit à travers les longues enfilades de pièces désertes. Une glace qui se trouvait là refléta son image vivement éclairée par les lampes dont elle se rapprochait... le prince contempla cette image jusqu’à ce qu’elle se fût fondue en un brouillard grisâtre, poussa un soupir et s’en retourna chez lui.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LVII

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  • La comtesse prend les choses de haut.

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    Le lendemain, à une heure précise, la voiture de la comtesse vint prendre Vassilissa – sans sa mère – tel était l’ordre précis de la comtesse, que la figure de madame Gorof remplissait d’un insurmontable ennui. Maritsky sauta sur un drochki et arriva en même temps qu’elle au perron de la maison Koumiassine. La porte s’ouvrit, ils entrèrent, et pendant qu’un domestique allait les annoncer, le jeune officier eut le temps de murmurer à sa compagne :

    – Ne cède pas, je t’en prie !

    Comme ils traversaient le salon bleu, Zina apparut dans l’embrasure d’une porte et leur fit un signe muet de protection et d’amitié ; avant qu’ils eussent pu répondre, elle avait disparu, et un moment après, ils se trouvèrent en présence de la redoutable comtesse.

    Cette fois, Vassilissa ne fit aucun mouvement pour s’approcher de la main qui lui avait montré la porte le jour précédent ; après sa révérence, elle attendit l’invitation de s’asseoir que lui fit aussitôt sa tante.

    Quand elle n’était pas en colère, la comtesse était encore plus polie avec ses ennemis qu’avec ses amis.

    Un silence fort embarrassant s’était établi ; la noble dame adressa la parole à Maritsky.

    – Eh bien ! monsieur, dit-elle avec une sorte d’enjouement, avez-vous obtenu quelque chose de cette enfant rebelle ?

    Un geste respectueux, mais négatif, fut la réponse. Vassilissa fort pâle, mais toujours résolue, prit la parole.

    – Ma tante, acceptez les expressions de repentir que je vous ai offertes et que je suis prête à réitérer ; croyez à ma sincérité et ne me demandez pas plus de paroles que mon cœur n’en peut ratifier.

    Elle levait sur la comtesse des yeux si pleins de tendresse, de prière et en même temps de dignité féminine, que Maritsky se tint à quatre pour ne pas se jeter à ses pieds. La comtesse fut un moment sans répondre.

    – Alors, dit-elle enfin, je dois comprendre que vous aimez mieux renoncer à votre mariage que d’humilier votre orgueil ?

    – J’aimerais mieux renoncer à mon mariage que de consentir par intérêt à faire une démarche que désavoue ma conscience. Je puis ne jamais épouser l’homme que j’aime, dit fièrement Vassilissa ; mais si je l’épouse, ce sera le front haut et la conscience pure de tout mensonge, de toute hypocrisie !

    Hypocrisie ! La comtesse n’avait pas pensé à cela ! Peu lui importait au fond ce que penserait Vassilissa ; il s’agissait uniquement d’une concession matérielle, semblable à celle qu’elle avait exigée à Koumiassina, alors que sa nièce malade perdait ses forces tous les jours dans un isolement malsain et dangereux. Il y aurait donc hypocrisie à proférer des paroles de regret que désavouerait le cœur ! Évidemment, oui ! Alors, fallait-il persévérer jusqu’au bout, refuser son témoignage, laisser flétrir une innocente parce qu’elle n’aurait pas voulu être hypocrite ?

    Ces réflexions entraînaient bien loin la comtesse, et cependant le temps pressait, car sa nièce et Maritsky attendaient ses paroles.

    – Votre tort, dit-elle enfin, est précisément d’être incapable de contrition.

    Vassilissa baissa la tête ; sur ce chapitre-là, en effet, la contrition lui était impossible.

    – Mais madame, dit Maritsky, en cette circonstance, vous ne songez qu’à mademoiselle Gorof, et il me semble que j’y suis aussi pour quelque chose ! En ne faisant pas les démarches qui peuvent amener le consentement de mes parents, vous punissez votre nièce de ses torts réels ou non envers vous ; – mais moi, qui ne vous ai rien fait, contre lequel vous n’avez pas de griefs, pourquoi voulez-vous m’empêcher de me marier selon mon cœur.

    – Eh bien ! épousez-la ! s’écria la comtesse au comble de la colère ; épousez-la telle qu’elle est, décriée, déshonorée... et vous serez malheureux toute votre vie avec elle. Une enfant aussi ingrate ne peut être qu’une mauvaise femme, une mauvaise mère ; épousez-la malgré vos parents, qui en mourront de chagrin, sans ma bénédiction, sans celle de Dieu, qui a dit : « Tu honoreras ton père et ta mère », et puissiez-vous être punis de votre ingratitude par celle de vos enfants !

    Tout cœur russe est superstitieux. Combien plus celui d’une jeune fille malheureuse depuis longtemps déjà ! Vassilissa s’était levée au mot « déshonorée », blanche, roide, une main sur son cœur ; elle avait écouté les terribles paroles de sa tante, qui ressemblaient à une prophétie ou à une malédiction.

    – Ma tante a raison, dit-elle à Maritsky plein d’angoisse, je ne peux obtenir sa bénédiction, celle de vos parents vous manquerait de même, – je ne veux pas vous porter malheur, – je ne serai jamais votre femme, oubliez-moi... Adieu...

    Elle fit un pas et tomba sans connaissance ; Maritsky la souleva dans ses bras et la porta sur le canapé, et la comtesse lui fit respirer un flacon de sels qui ne la quittait pas.

    En ce moment un coup de sonnette retentit en bas, mais on n’y fit pas attention dans le salon bleu.

    Vassilissa ouvrit enfin les yeux, et fit sur-le-champ le mouvement de se lever pour partir. D’un geste plus tendre qu’impérieux, sa tante l’obligea de rester couchée.

    – Je souhaite, madame, dit Maritsky à voix basse, qu’au jour du jugement vous et moi nous puissions nous présenter devant notre Créateur avec une conscience aussi droite, aussi pure que celle de cette malheureuse enfant. Elle entrera au ciel avec la couronne du martyre !

    La comtesse ne répondit pas ; les dernières paroles de Vassilissa l’avaient vivement frappée par leur noblesse et leur élévation. Le travail inconscient commencé depuis la veille dans son esprit troublé s’acheva tout à coup. Elle hésita une seconde encore ; – céder, c’était plier son orgueil, faire acte de soumission, – elle, comtesse Koumiassine ! La pensée du jugement que venait d’évoquer le jeune homme l’emporta soudain vers le ciel ; aussi sincèrement qu’à Pâques, alors qu’elle faisait acte de religion d’un cœur fervent et contrit, elle offrit à Dieu le sacrifice de son orgueil.

    – Vous avez raison, monsieur, dit-elle non sans émotion ; je n’ai pas la prétention d’être infaillible... Que Dieu soit juge entre elle et moi. J’ai cru bien faire... ; mais elle vient de montrer un courage et une abnégation qui peuvent racheter bien des défauts. Je désire que vous soyez heureux, ajouta-t-elle, et une larme tomba de ses yeux sur la joue pâlie de Vassilissa.

    Celle-ci se souleva aussitôt et se jeta dans les bras de sa tante, qu’elle serra étroitement sur son cœur.

    – Ah ! que je vous aime ! que je vous aime ! lui dit-elle à plusieurs reprises, pendant que Maritsky baisait la main de la comtesse avec un sentiment de respect sincère et d’affection véritable.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LVIII

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  • Zina fait des siennes.

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    Quand ils eurent tous trois repris un peu de sang-froid, au moment où la comtesse allait entamer une homélie, un bruit de pas se fit entendre tout près, et ce n’étaient pas ceux d’un domestique !

    La noble dame arrêta les paroles sur ses lèvres, pour les remplacer par d’autres, moins indulgentes peut-être, à l’adresse de l’importun, quand – ô surprise inouïe ! – elle vit sa fille, sa propre fille, qui venait sans être appelée, et suivie du prince Chourof, encore.

    Cette fille irrévérente se précipita dans les bras de sa mère sans y avoir été conviée et la couvrit de baisers en s’écriant :

    – Maman, ma chère maman, que vous êtes bonne et que nous vous aimons tous !

    Elle avait écouté ! Zénaïde avait écouté ! Ô miracle d’horreur !

    Mais la comtesse n’eut guère le temps de proférer des reproches, car Chourof lui avait pris les deux mains et lui répétait, tout rouge de joie et de timidité :

    – Vous avez une belle âme, comtesse, une âme céleste ! Vous êtes un ange !

    – D’où tombez-vous, prince ? fit la comtesse moitié contente du compliment, moitié fâchée de l’intrusion. On ne vous a pas annoncé.

    Elle jeta un regard de reproche à sa fille qui répondit avec une naïveté trop jolie pour n’être pas un peu feinte :

    – C’est moi, maman, qui n’ai pas laissé monter le domestique. Je savais que vous étiez en affaires, j’ai préféré amener le prince moi-même.

    La pauvre comtesse n’y était plus du tout, du tout ! Sa fille amenait le prince, elle empêchait les domestiques d’annoncer ! Mais c’était le renversement complet des choses d’ici-bas ! Elle se promit de remettre dans le droit chemin Zénaïde, que ce voyage avait par trop émancipée.

    Dans sa joie, le prince secouait à le rompre le bras de Maritsky, et il avait tout à fait oublié de faire ses compliments à Vassilissa ; celle-ci, souriante et nageant dans une félicité céleste, s’approcha doucement de lui et se hasarda à poser le bout du doigt sur son bras. Chourof se retourna tout d’une pièce.

    – Prince, lui dit-elle, je ne vous avais pas encore vu, je n’ai pu vous remercier...

    – Remercier de quoi ? s’écria la comtesse, qui avait l’ouïe excellente.

    Les quatre jeunes gens s’entre-regardèrent et restèrent cois. Vassilissa se rappelait, mais trop tard, la recommandation de sa cousine et s’adressait déjà les plus justes reproches... Zina prit bravement son parti.

    – Maman, dit-elle, ma cousine remerciait le prince de m’avoir si généreusement aidée à la faire partir de chez nous.

    – À la faire partir ? Mais c’est donc vrai ? s’écria la comtesse bouleversée.

    – Ce qui est vrai, dit le prince, c’est que, sans mes chevaux et mon cocher que j’avais fait venir exprès d’une autre terre, mademoiselle Gorof eût difficilement quitté votre domaine ; voilà tout.

    – Vous trouvez peut-être que ce n’est pas assez ! fit la comtesse avec humeur. Alors, vous ?... ajouta-t-elle en tournant vers sa fille son visage couvert d’horreur.

    – Alors, moi, maman, j’ai prié le prince de m’aider, parce que, toute seule, je ne pouvais pas tout arranger, vous comprenez !

    – Mais quand, comment avez-vous pu, à mon insu ?...

    – Oh ! maman, nous avons causé en nous promenant, et puis nous nous sommes écrit.

    Elle prononça ces derniers mots avec une mutinerie si adorable que les fiancés, heureux et la main dans la main, ne purent se défendre d’échanger un regard et un sourire. Chourof, la tête basse, avait l’air d’un cheval qu’on étrille.

    – Écrit ? vous ? murmura la comtesse. Elle se demanda si c’était elle qui perdait la raison ou sa fille qui devenait folle. Le prince en ce moment sourit malgré lui, comme s’il ne comprenait plus l’énormité de son crime. Les yeux de Zénaïde brillaient comme deux étoiles sournoises sous ses paupières modestement baissées.

    – Oh ! une lettre seulement, c’est-à-dire lui une et moi une : voilà tout, ma chère maman.

    – Cela ne vous suffit pas ? dit amèrement la comtesse. Est-ce qu’il n’aurait pas aussi mis le feu à ma grange, par hasard ?

    – Non, maman ; ça, c’est moi toute seule ! fit Zina avec un petit mouvement de tête qui dénotait une sorte de satisfaction intime.

    – Mon Dieu ! comment sortirons-nous de tout cela ? murmura la comtesse en levant ses bras et ses yeux éperdus vers le ciel.

    Zénaïde prit la main du prince et le poussa doucement vers sa mère.

    – Maman... dit-elle, et elle s’arrêta, tirant un peu sur le bras de Chourof.

    – Bénissez-nous ! murmura celui-ci en s’agenouillant avec la jeune fille devant la comtesse ébahie.

    La surprise et la joie noyèrent le reste dans l’esprit passablement troublé de la noble dame, et la résistance disparut dans le tourbillon.

    – Ah ! de tout mon cœur, mes enfants ! s’écria-t-elle.

    Pendant une minute, tout le monde s’embrassa.

    Le comte entra à ce moment, annoncé par le cliquetis de ses éperons. Sa femme lui fit part des événements qui venaient de s’accomplir et lui, toujours ami de l’ordre et de la paix, il sut s’arranger pour avoir l’air suffisamment surpris, bien qu’un petit entretien qu’il avait eu dix minutes auparavant avec les nouveaux fiancés lui eût épargné la secousse que la comtesse espérait lui faire éprouver.

    On envoya chercher madame Gorof et même mademoiselle Bochet, que la comtesse sut remercier amicalement de l’attachement qu’elle avait témoigné à son ancienne élève dans la peine, et la journée s’écoula, pleine de projets, de rires et de valses à quatre mains. Les jeunes couples poussèrent la folie jusqu’à danser des quadrilles au son d’une vieille pendule à musique, pendant que la comtesse, souriante et calmée, les regardait en faisant le devis de deux superbes trousseaux pareils pour les jeunes mariées. Madame Maritsky devait prétendre à un bien autre trousseau que madame Tchoudessof. Il fallait douze douzaines de tout. Cette jeunesse amoureuse et gaie lui rappelait d’ailleurs le temps de ses fiançailles avec le comte, et son mari fut traité ce jour-là avec une grâce toute particulière.

    L’heure du dîner arriva ; le comte avait fait monter du vin de Champagne pour arroser, à la santé des nouveaux mariés, un menu superfin, commandé au club anglais. Seule, mademoiselle Justine, absente depuis le matin, ignorait ce qui s’était passé.

    – Tout le monde se marie, mademoiselle, lui dit Zina en courant à sa rencontre, tout le monde, excepté vous ! Lissa épouse Alexis Maritsky, j’épouse le prince Chourof, et vous, qui épousez-vous ?

    – M. Tchoudessof ! jeta Vassilissa en passant derrière sa cousine ; je ne connais que lui qui soit digne de mademoiselle Justine ; et d’ailleurs, j’ai idée qu’ils se connaissent bien mieux que nous autres, simples d’esprit, ne le supposons !

    – J’espère qu’ils auront des enfants, beaucoup d’enfants qui leur ressembleront ! ajouta Zénaïde.

    – Amen ! fit le prince, qui pourtant n’était pas méchant.

    Justine, livide de colère, avait écouté tout cela en souriant d’un air désagréable. Elle prenait fort bien la plaisanterie.

    – Vous croyez rire, pensa-t-elle ; mais nous verrons bien si votre prédiction ne s’accomplit pas !

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

  • LIX

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  • Conclusion.

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    Huit jours après, Maritsky épousa Vassilissa, que le comte et la comtesse conduisirent à l’autel, au milieu de l’assemblée la plus brillante que l’on eût pu recruter à cette époque de l’année. Chourof avait décidé avec Zénaïde qu’ils se marieraient chez eux, à la campagne ; et quelques jours après ce premier mariage, tout le monde partit pour Koumiassina.

    Dmitri fut le plus heureux des petits garçons en apprenant que son bon ami, le prince, allait être son beau-frère et qu’il aurait le droit de le tutoyer.

    La veille de son mariage, Zina se promenait avec lui dans la grande allée où ils avaient comploté ensemble la fuite de Vassilissa.

    – Cela me fait pourtant de la peine, lui dit-elle en l’embrassant, de te laisser ici, mon petit homme. Tu vas être bien triste et bien seul...

    – Oh ! répondit fièrement l’enfant, dans six semaines j’entrerai au corps des pages comme pensionnaire ; je suis ignorant comme une carpe avec mes trois langues étrangères ; j’aurai assez à faire de m’instruire, et pendant les vacances tu me prendras bien avec toi, dis ? fit-il en serrant le bras de sa sœur sur son petit cœur gros de larmes, malgré sa brave contenance.

    – Toujours, mon frère chéri ! et en ville tu passeras tous tes congés avec nous.

    – Oh ! oui, maman a bien assez à faire avec sa charité, elle n’aura pas besoin de moi...

    Le lendemain, Zina quitta le nom et la terre des Koumiassine pour ceux des Chourof.

    – Voulez-vous que je fasse changer en rose les tentures de la chambre bleue ? lui avait demandé son fiancé.

    – Pourquoi ? répondit la vaillante créature ; je ne crains pas les souvenirs, ils n’ont ni corps ni âme, et puis le bleu me va bien, ajouta-t-elle avec la coquetterie enfantine qui lui donnait une grâce si piquante.

    La comtesse, de plus en plus absorbée dans sa « charité », comme disait son fils, ne se permet plus que trois ou quatre mois de vacances, sur lesquels elle passe environ six semaines à Chourova. Son gendre, le modèle des gendres, car il a su trouver le moyen de vivre avec elle sans se quereller, lui faisait un jour les honneurs de son potager.

    – Ah ! vous avez mis des pommiers dans ce trou-là ? dit-elle ; moi, j’y aurais mis des cerisiers... l’emplacement était fait exprès ; mais vous vous y entendez mieux que moi, naturellement ; seulement vos pommiers ne vous donneront jamais de pommes, tandis que des cerisiers...

    Un autre jour, en examinant les châssis pour le forçage des primeurs :

    – Vous faites des petits pois ? Quelle idée baroque ! À quoi bon ? Si c’étaient des asperges, je comprendrais cela... Nous forçons les asperges à Koumiassina, et nous en avons toute l’année ; mais des petits pois ! comme si l’on n’avait pas l’été pour en manger ! D’ailleurs, c’est votre affaire, mais c’est bien de l’argent dépensé pour un piètre résultat.

    Lorsqu’elle quitte Chourova, le prince, qui adore les petits pois, pousse un soupir de soulagement et télégraphie immédiatement aux Maritsky de venir.

    – Ça renouvelle l’air ! dit Zénaïde avec sa malice ordinaire.

    Les enfants des deux cousines grandissent ensemble et ne forment qu’un seul groupe, toujours remuant et joyeux, de garçons robustes et de fillettes spirituelles.

    – Il y a des moments, dit Vassilissa, où je ne puis plus reconnaître les miens.

    Tout ce petit monde adore l’oncle Dmitri, car Dmitri n’a pas tardé à être promu au grade d’oncle ; il a attendu plus longtemps sa promotion de sous-lieutenant ; mais toute chose arrive en son temps, et il vient d’obtenir les honneurs d’une brillante sortie du corps des pages. Sa nouvelle dignité ne l’empêche pas de découper toute espèce de choses dans du papier, à l’ébahissement perpétuel de ses neveux et nièces, dont aucun ne possède ce talent particulier et assez rare.

    Mademoiselle Bochet élève les enfants de Vassilissa ; miss Junior est retournée en Angleterre avec une jolie pension. Zénaïde lui devait bien cela ! On demandait un jour à cette dernière pourquoi elle n’avait pas, à l’exemple de Vassilissa, gardé son ancienne institutrice pour élever ses enfants.

    – J’ai eu trop peur, répondit-elle, que mes filles n’eussent mon caractère, et dans ce cas-là, ou miss Junior aurait complètement perdu la raison à mon service, on bien mes filles auraient fait des leurs, tout comme j’ai fait des miennes !...

    Le prince, ravi, n’a pas assez d’yeux pour la regarder quand elle rit de cette façon discrètement railleuse qui donne à sa physionomie un charme irrésistible.

    Les enfants sont tous charmants, mais on les cache quand la comtesse vient dîner, car elle ne peut pas les tolérer plus de cinq minutes.

    – Ce n’est pas ainsi que j’ai élevé les miens, dit-elle parfois : autres temps, autres mœurs, mais l’ancien système valait mieux.

    Dans ces moments-là, la princesse et son frère tâchent de se regarder sans rire.

    La prédiction de Vassilissa s’est réalisée. La princesse, qui ne désirait pas voir Justine vivre et mourir dans la maison de sa mère, a sollicité et obtenu pour cette personne capable la direction d’un asile municipal, y compris le chauffage, l’éclairage et le logement.

    Justine était devenue un bon parti, et Tchoudessof l’a épousée. Seulement, on ne peut pas tout avoir ! Il a dû renoncer à se payer « une petite cocotte », car sa femme est d’une jalousie à faire frémir. Au grand regret du prince, ils n’ont pas d’enfant.

    – J’aurais été curieux, dit-il parfois, de voir ce qui aurait pu sortir de cette union-là ! Et de fait, c’eût été curieux ! Mais pour cette fois, la Providence a pris pitié des pauvres humains, et ces braves gens n’auront pas de postérité.

    Henry Gréville, Les Koumiassine

     

     

     

     

     

    Cet ouvrage est le 696e publié

    dans la collection À tous les vents 

    par la Bibliothèque électronique du Québec.

     

     

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    Jean-Yves Dupuis.