Henry Gréville, pseudonyme de Alice Marie Céleste Durand née Fleury (1842-1902), a publié de nombreux romans, des nouvelles, des pièces, de la poésie ; elle a été à son époque un écrivain à succès. 

Henry Gréville, Le moulin Frappier

 

 

 

 

 

  • Henry Gréville, Le moulin Frappier

    Première partie

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • I

  •  

    Les deux cloches de l’église de Haville jetaient dans l’air ensoleillé de midi leurs derniers tintements inégaux, lorsque la Quesnelle, comme on l’appelait dans le pays, Victoire Beauquesne, de son véritable nom, mit la clef dans la serrure de la porte, au moulin Frappier. Son homme venait à quelques pas derrière elle, traînant un peu la jambe par habitude de paysan accoutumé aux sabots, et qui n’aime guère les souliers de cuir. Elle entra résolument, de l’air de quelqu’un qui connaît son affaire, et sans prendre le temps de s’asseoir, ou seulement de respirer, elle alla à l’armoire, pour y reprendre sa coiffe et son tablier de tous les jours.

    Beauquesne, moins pressé de quitter ses habits du dimanche, se dirigea vers le fauteuil de paille à coussin de duvet qui trônait au coin de la cheminée, et s’y laissa tomber d’un air dolent.

    Il n’aimait point les marches précipitées qu’on fait le long des grands chemins, au soleil, les bras ballants, pendant que les cloches sonnent l’évangile, ou quand la faim vous pousse à grands pas vers le logis, pour le coup de midi. Ce qu’il aimait, c’étaient les courtes promenades dans les sentiers ombreux et humides, quand on s’en va défouir des pommes de terre, à raison d’un boisseau par cinq heures de travail, ou bien examiner la luzerne, plus haute d’un bon doigt que la veille.

    Simon Beauquesne n’était point de ceux qui redemandent du travail quand leur tâche est finie. Non ; il aimait mieux se reposer, et n’est-ce pas bien naturel ? Ce jour-là, estimant qu’avoir mis ses habits du dimanche pour aller à l’église bien qu’on fût en semaine, et avoir entendu la messe des morts pour le bout de l’an de son oncle Frappier, suffisait à une âme chrétienne, il s’assit au coin du foyer éteint, son bâton entre ses jambes, et ferma les yeux de satisfaction, en pensant qu’il n’aurait plus rien à faire de toute la journée.

    – Eh bien, grommela Victoire, tout en se défaisant avec activité de ses beaux atours, où donc est la Mélie ? Est-ce que le feu ne devrait pas être allumé, la soupe dessus, et depuis beau temps ? Cette fainéante sera allée voir le service à l’église, comme si les bouts de l’an étaient faits pour que les domestiques s’amusent !

    La Mélie rentrait en ce moment par la porte du jardin, toujours ouverte même quand les maîtres absents ont emporté la clef de la porte qui donne sur la rue. Une cruche de cuivre sur l’épaule, rouge, essoufflée, elle s’avança jusqu’au milieu de la salle, fit glisser adroitement le long de son bras la longe de cuir qui retenait la cane en équilibre et la déposa sur le sol, sans que le lait écumant eût dépassé d’une goutte l’orifice rétréci du vase.

    – D’où viens-tu, coureuse ? gronda Victoire.

    – Du champ, maîtresse. Les vaches étaient tout au bout à l’ombre ; la pièce de terre est grande, ça va tout en montant. J’ai eu du mal, allez ! Je croyais ne pas revenir...

    – C’est bon ; fais la soupe, et vite ! gronda la Quesnelle en refermant son armoire avec bruit.

    Elle avait repris la petite coiffe courte en percale à mille plis que les femmes du pays portent à l’ordinaire, et, pour marquer que le deuil était fini, elle l’épingla d’un ruban bleu foncé, au lieu du ruban noir qu’elle avait porté un an. La jupe de droguet, propre, mais usée, le juste de même étoffe qui laissait voir la chemise au cou et depuis l’épaule jusqu’au bas de la large manche de toile, le tablier de cotonnade à carreaux bleus et blancs, tout son costume était celui d’une petite propriétaire de campagne ; rien n’y indiquait la richesse, ni même l’aisance.

    – Eh ! Simon, vas-tu garder tout le jour tes habits du dimanche ?

    Beauquesne poussa un soupir, se leva et monta l’escalier sans trop se presser, afin de reprendre ses vêtements qu’il avait laissés à la chambre.

    Pendant ce temps la Mélie activait le feu avec le souffle de sa poitrine robuste, et le fagot d’ajoncs pétillait en dégageant une épaisse fumée aromatique ; le chaudron brillant de suie prit sa place à la crémaillère au-dessus du foyer, et bientôt le dîner fut en bon chemin.

    Simon redescendit, et s’assit à sa place sans mot dire ; il n’aimait pas à perdre ses paroles.

    La soupe faite, la maîtresse du logis tailla de minces tranches de pain dans trois écuelles de terre, et versa sur chacune sa part de légumes et de bouillon.

    – Et le garçon, tu n’y penses pas ? dit enfin Simon, qui la regardait faire.

    Victoire leva les épaules.

    – Il boit, dit-elle, il n’a que faire de manger. Si tu le vois revenir avant six heures du soir, c’est qu’il y aura du nouveau.

    Elle parlait encore quand la porte s’ouvrit, laissant entrer dans la salle obscure un grand rayon de lumière ; debout, sur le seuil, un garçon de haute taille leva son chapeau qu’il remit sur le champ, et dit :

    – Bonjour, mon père. Bonjour, ma mère.

    Il entra, refermant la porte, et toute la gaieté du jour disparut.

    – Te voilà, garçon ? dit Simon en regardant son fils avec complaisance. Une expression plus chaude traversa ses yeux bleus pendant qu’il les portait sur le beau gars.

    – Qu’as-tu fait de tes invités ? demanda la mère avec sa brusquerie ordinaire.

    – Je leur ai payé à boire, et du meilleur, et je les ai congédiés. Ils sont partis contents.

    – Je croyais que la fête aurait duré plus longtemps, dit Victoire en prélevant une part de soupe sur chaque écuelle afin d’en faire une pour son fils.

    – On se lasse de boire, et je n’aime pas le cabaret, répondit François d’un air sérieux.

    Simon Beauquesne soupira encore une fois. De son temps, on ne connaissait point d’autre manière d’honorer les morts que de boire à leur santé jusqu’à rouler sous les tables. La mère hocha la tête d’un air prudent, et offrit à son fils l’écuelle pleine. Chacun mangea sur ses genoux, silencieusement, avec de longues pauses ; la petite servante mangeait aussi, assise auprès de la porte.

    – Tu n’aimes pas le cabaret ? fit Victoire, après un long silence pendant lequel le balancier de la grosse horloge marqua pesamment la fuite du temps.

    François ne répondit pas.

    – D’où vient donc que tu vas si souvent à Délasse ? Je m’étais laissé dire que le cidre y est bon.

    – Il n’est pas mauvais, dit le jeune homme de sa voix grave.

    – Si tu ne bois pas, tu ferais mieux de rester par ici, reprit la mère avec une pointe d’aigreur. Au moins, on saurait où te trouver quand on a besoin de toi au moulin.

    François rougit légèrement ; il regarda sa mère comme pour répondre, puis il baissa les yeux sur sa soupe et continua à manger lentement.

    La petite servante avait fini son repas ; elle mit en place son écuelle après l’avoir lavée, prit une fourche dans le cellier voisin, mit son grand chapeau de paille grossière et s’en alla aux champs sans demander ni recevoir d’ordres. Elle connaissait son ouvrage, et savait qu’il ne fallait pas ennuyer la Quesnelle de questions inutiles.

    – Tu ne fais pas de café, ma femme ? demanda timidement Simon.

    – J’en fais, répondit Victoire. Il faut bien fêter un peu le jour où ce pauvre bonhomme Frappier a laissé son bien en héritage à notre fils François ; n’est-ce pas, garçon ?

    – Comme vous voudrez, ma mère, dit François sans se départir de sa gravité.

    Ces manières inaccoutumées inquiétaient Victoire Au fond, elle avait un peu peur de son fils. De tout temps le sérieux du jeune homme lui avait imposé ; mais depuis qu’un héritage inattendu avait fait de lui le propriétaire du moulin Frappier, elle s’était prise d’une sorte de respect pour ce beau garçon.

    François s’était toujours montré bon fils, et le sort qui l’avait enrichi en passant par-dessus la tête de ses parents, n’avait point changé son cœur. En prenant possession du moulin Frappier, il y installa son père et sa mère.

    Victoire se trouva bientôt à l’aise dans cette opulence relative ; elle se mit à gronder et rudoyer les garçons du moulin, comme si elle n’eût fait autre chose de sa vie. François la laissa faire, estimant qu’elle lui épargnait ainsi quelques peines, et ensuite qu’on ne peut se refaire ; le naturel de Victoire étant de mener tout haut la main, mieux valait s’y soumettre que d’essayer de barrer le flot.

    Le café fuma dans les tasses, et une atmosphère de cordialité sembla se répandre dans la salle avec la vapeur embaumée de la cafetière.

    – Eh, fils, dit Simon, à présent que voilà ton deuil fini, me semble que tu pourrais songer à te marier ?

    – J’y songe, mon père, répondit François.

    Il était devenu pâle. Mais il regarda son père et sa mère d’un air assuré.

    – Vrai ? Et... as-tu trouvé à qui parler ? fit la mère anxieuse.

    – J’ai trouvé, ma mère. J’attendais ce jour du bout de l’an de mon regretté parent, qui, en me donnant son bien, m’a donné le moyen de me marier selon mon cœur... Dieu ait son âme...

    François leva son chapeau, Simon de même ; Victoire fit un signe de croix à l’intention de l’âme du défunt, puis elle regarda son fils, toujours inquiète.

    – Selon ton cœur ? Tu aimes une fille riche, que tu n’aurais pas pu épouser quand nous étions sans fortune ?

    – J’aime une fille qui n’a rien. Mon père et ma mère, je vous prie de me donner votre consentement pour me marier avec Geneviève Héroüy.

    – Geneviève ? La servante à Délasse ? Ah ! je comprends pourquoi tu y trouvais le cidre bon... Allons donc, mon gars, ne te moque pas de ton père et de ta mère ! Geneviève ! eh bien, en voilà une bru, par exemple !

    Victoire, outrée, repoussa virement sa tasse, au point de renverser quelques gouttes de café sur la table, et les essuya du coin de son tablier avec un air de mauvaise humeur.

    – Avez-vous quelque chose à dire contre elle ? fit François avec douceur.

    Il avait prévu cet accueil à sa demande, et savait qu’il lui faudrait supporter un orage.

    – Quelque chose ? Tout ! Une fille qui vient on ne sait d’où ! Ça n’a pas seulement de père ; sa mère n’a pour tout bien qu’une chèvre qu’elle mène paître dans les chemins... Geneviève, ma bru ! En voilà une femme pour le meunier du moulin Frappier !

    – Je n’étais pas meunier quand je lui ai parlé pour la première fois, dit François ; nous étions presque aussi pauvres qu’elle, ma mère ; elle me plaisait dans ce temps-là, et je n’osais pas vous le dire, car vous m’auriez reproché avec quelque raison de vouloir marier la disette avec la misère. Mais aujourd’hui que je suis riche, et que je puis prendre une femme sans m’inquiéter de la fortune, je me suis décidé à vous dire que c’est Geneviève que je veux, et pas une autre.

    – Une servante d’auberge ! Une fille à qui tout le monde parle.

    – Personne ne lui dit de bêtises, ma mère ; elle ne le souffrirait pas.

    – Une fille qui vient on ne sait d’où...

    – On l’a assez reproché à sa mère ; l’enfant n’en est pas cause, et Geneviève est une honnête fille.

    – C’est très bon ; elle t’a enjôlé. Veux-tu que je te dise ? Je ne veux pas !

    – Et vous, mon père, dit François sans s’émouvoir, mais devenant encore plus pâle, vous ne dites rien ; est-ce que vous me refusez votre consentement ?

    – Hé ! Je ne sais pas... ce sont des choses graves... c’est ta mère qui sait mieux que moi...

    Victoire était assise sur le coin d’un banc d’un air bourru, et roulait le coin de son tablier, ce qui chez les femmes est signe d’humeur.

    – La belle bru ! La belle épousée ! s’écria-t-elle : une fille maigre comme un clou, avec des yeux comme des charbons, et pas le sou...

    – Elle est forte et courageuse au travail, fit observer François.

    – Nous n’avons pas besoin de ça ; on prend des servantes, gronda la mère. Ce que je voulais, moi, c’était une jolie fillette qui t’aurait apporté du bien...

    – J’en ai pour deux, répondit le jeune homme.

    – Est-ce qu’on en a jamais de trop ! riposta Victoire. Une bru qui nous aurait fait honneur, la fille du maire, par exemple, ou bien...

    – C’est Geneviève que j’aime, dit François.

    – Prr ! Ces filles-là, quand on les aime, on n’est pas tenu de les épouser...

    François avait pris le bras de sa mère et le serrait si fort qu’elle s’arrêta, sentant qu’un mot de plus amènerait une collision.

    – Je l’aime et je veux l’épouser.

    – Pas de mon consentement, toujours ! dit Victoire en fureur.

    – C’est bien, ma mère, je m’en passerai. Mon père ne me refusera pas le sien. Il vous a aimée dans le temps, comme j’aime ma Geneviève ; vous n’aviez pas plus de bien qu’elle n’en a.

    – Victoire, puisqu’il l’aime ! dit le père, enhardi par ce discours.

    Madame Beauquesne avait jeté son tablier sur sa tête et s’était mise à pleurer.

    Son fils et son mari s’approchèrent pour la calmer.

    – Une fille de rien, dans ma maison ! quelle honte ! sanglotait Victoire, en réponse à tous les arguments de François et à toutes les cajoleries de son mari.

    Vaincue, à la fin, sentant que son fils ne céderait pas, craignant peut-être aussi de l’irriter par sa résistance, sachant très bien qu’il était maître de sa fortune et de ses actions, et qu’il pouvait, en un jour de colère, la renvoyer à sa petite maison noire et humide, elle laissa tomber ces mots qu’il fallut bien prendre pour un consentement :

    – Eh bien, épouse-la puisque tu en es affolé ; mais je ne pourrai jamais la souffrir.

    Sur cette parole peu encourageante cependant, François, pressé d’échapper à cette scène qui avait beaucoup trop duré, s’esquiva en disant : – Je vais la chercher.

    Simon le suivit sous prétexte d’aller voir les ruches, et Victoire resta seule.

    Pendant un moment, elle ne fit qu’aller et venir, bousculant tout sur son passage avec des paroles de colère. Le chat se sauva dans le jardin, les poules qui venaient picorer les miettes s’envolèrent en caquetant d’un ton d’alarme. Le silence se fit dans la vaste salle dallée, et Victoire, lasse de tant d’émotions, s’assit pour méditer.

    Elle avait toujours prévu l’entrée d’une belle-fille dans cette maison, qui n’était en réalité que celle de son fils ; mais cette inévitable bru, dans les rêves de madame Beauquesne, serait une personne molle et sans caractère, toute jeune, facile à modeler suivant de nouvelles idées. Voilà que François prétendait lui amener une fille énergique et courageuse, qui depuis l’âge de douze ans allait en journée, faisant la lessive, repassant, cousant, sarclant, fanant, le tout de grand cœur et sans avoir appris, partant de cet unique principe qu’il ne faut refuser aucune occupation honnête qui rapporte un salaire, et, une fois acceptée, qu’il faut s’y appliquer de son mieux.

    Ce n’était pas du tout la bru qui convenait à Victoire. Faudrait-il se soumettre à voir aller et venir autour d’elle cette créature déplaisante, qui peut-être se figurerait être la maîtresse au logis, parce qu’elle était la femme du maître ? Jamais Victoire Beauquesne n’accepterait une telle humiliation ! Elle aimerait mieux s’en aller ! S’en aller, c’était perdre toutes les douceurs de cette vie aisée, c’était redevenir la pauvre Quesnelle, après avoir été madame Beauquesne du moulin Frappier, et pendant ce temps-là, l’autre, la Geneviève, triompherait à sa place... Mieux valait encore rester et lutter pour garder son sceptre ; après tout, Geneviève se lasserait peut-être de la lutte... Afin de s’inspirer des forces pour la bataille, Victoire sortit et se dirigea vers le moulin.

    C’était un maître moulin ; le cours d’eau qui faisait mouvoir les six paires de meules se divisait au-dessus en trois parties, dont l’une, le trop-plein, s’en allait, de ressaut en ressaut, arroser les grandes prairies, où paissaient les cinq vaches du bonhomme Frappier. Les deux autres bras de la petite rivière se séparaient sous une passerelle toujours tremblante, et venaient enserrer l’édifice de pierre grise et moussue.

    On arrivait au grand moulin, haut comme une église, par un pont de pierre, assez large pour le passage des plus grosses charrettes. Le bruit des trémies en mouvement résonnait jusqu’au fond de la grande cour ; les garçons meuniers chargeaient les sacs de farine sur un chariot attelé de deux chevaux patients ; plus loin le mulet blanc d’un des porteurs à domicile attendait sa charge, et à l’entrée du pont, une lourde voiture dételée, chargée de sacs de grains, devait déverser avant la fin du jour sa charge sous les meules infatigables.

    Victoire traversa le pont, entra dans le moulin et tança les garçons qui laissaient le blé à l’air. Elle ne quitta la place qu’après avoir vu les sacs rentrer un à un sur l’échine des garçons qui pliaient sous le faix, lorsque le mulet chargé eut disparu au tournant de la route, quand la charrette et ses deux chevaux eurent emporté la mouture.

    Comme elle traversait la cour, où l’herbe poussait par endroits, Victoire tourna les yeux vers l’avenue de grands frênes qui conduisait à sa demeure. Sous l’arcade de verdure qui environnait la barrière de bois verdi par la mousse, dans un rayon de soleil couchant, guidée par son fils qui lui tenait la main, madame Beauquesne vit apparaître la belle fille aux yeux noirs, aux cheveux châtains, au teint d’ambre, que François aimait et qui allait devenir la reine de ce lieu...

    – Voici Geneviève, ma mère, dit le jeune maître ; aimez-la pour l’amour de moi.

    Les yeux humides, Geneviève s’avança pour embrasser sa future belle-mère ; suivant la mode du pays, leurs joues se touchèrent deux fois, mais la jeune fille sentit que leurs cœurs ne se confondaient pas.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • II

  •  

    – Fait-il bon vivre à l’auberge de Délasse ? demanda méchamment Victoire, quand sa future belle-fille fut assise en face d’elle sur une chaise de paille, dans la salle dallée.

    François rougit, et répondit pour sa fiancée :

    – Il fait bon vivre partout, ma mère, quand on y remplit son devoir, et qu’on a l’âme contente.

    – C’est bien dit, mon garçon, fit la paysanne rusée, en approuvant du sourire. Eh bien, Geneviève, votre cœur a donc parlé pour mon garçon ? C’est un beau gars, et riche, et vous auriez eu de la peine à trouver mieux.

    – Ce n’est pas parce qu’il est riche que je l’ai aimé, dit Geneviève d’une voix grave, sans regarder madame Beauquesne ; je l’ai aimé quand il n’était guère plus fortuné que moi. Lorsqu’il a hérité, j’ai voulu lui rendre sa parole, mais c’est lui qui n’a pas voulu. Je crois qu’il a eu raison. J’aurais fait de même.

    La main de François vint se poser doucement sur les deux mains de la jeune fille, enlacées sur ses genoux ; il en prit une et la garda sans affectation.

    Victoire, déconcertée, ne sut que répondre, et offrit un verre de liqueur. Elle avait une sourde envie de pleurer, de mordre, de jeter dehors cette impudente qui venait lui apprendre à parler... Elle se contenta de faire remarquer combien la journée avait été belle, surtout pour un jour de bout de l’an.

    – C’est si rare qu’il ne pleuve pas, dans ces occasions-là ! conclut-elle.

    Comme ni François ni sa future n’avaient jamais fait de remarque à ce sujet, ils ne répondirent rien à cette réflexion saugrenue.

    – Quand comptez-vous vous marier ? dit tout à coup madame Beauquesne, avec la vivacité jouée de quelqu’un qui s’avise d’une chose à laquelle il n’a jamais pensé.

    – Dès que les bans seront publiés, répondit François ; nous avons déjà tant attendu, que nous pouvons bien nous presser un peu maintenant.

    – Et vos maîtres, que disent-ils de cela ? reprit Victoire avec intérêt, en regardant Geneviève.

    – Ils en sont contents, parce qu’ils m’aiment.

    Geneviève avait l’air si innocent en faisant cette réponse que Victoire se mordit les lèvres. Cette fille avait l’air de ne pas sentir les piqûres ; on aurait de la peine à la mater.

    – À ce propos, ma mère, dit François, je pense qu’il ne convient pas que Geneviève reste plus longtemps à Délasse. Il me semble qu’elle pourrait vivre ici jusqu’au jour du mariage ; ce serait de votre part lui montrer de l’amitié...

    – On glosera, mon garçon, fit Victoire d’un air malin. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des jeunes gens, avec l’espoir de saisir quelque intelligence entre eux ; mais ils restèrent tous deux impassibles.

    – On ne dira rien, si je m’en vais, repartit François. Voilà le moment d’acheter du blé pour la mouture de l’été ; je puis être trois semaines absent, je reviendrai pour le jour de la noce.

    – Tu t’en vas ? dit tristement Geneviève en tournant ses grands yeux noirs vers son promis.

    – Il le faut, ma bonne amie ; mais quand je reviendrai ce sera pour ne plus te quitter qu’à la mort.

    Il souriait en parlant ; mais au dernier mot, Geneviève pâlit.

    – Ne parle pas de ça, dit-elle, ça me fait mal.

    Il se leva en lui serrant la main.

    – Il est grand temps que Geneviève s’en retourne, pour être chez elle avant la nuit, dit-il ; je regrette que mon père ne soit pas rentré...

    – Me voici, dit Simon sur le seuil..

    Il s’était attardé à plaisir, craignant de tomber dans une discussion orageuse. Enchanté de voir régner la bonne harmonie, il trouva quelques paroles aimables pour Geneviève et s’assit au coin du feu d’un air content.

    – Vous allez souper avec nous ? dit-il à la jeune fille.

    – Merci, monsieur Beauquesne, répondit-elle ; il faut que je rentre.

    – Je vais te reconduire, dit François.

    Ils sortirent ensemble, et reprirent le chemin de Délasse, sans hâte ni lenteur ; ils étaient tranquilles, comme des gens qui ont la vie devant eux pour s’aimer. D’ailleurs, le propre des grandes joies, c’est de mettre d’un seul coup l’équilibre dans les âmes.

    – Ta mère ne m’aimera pas, dit la jeune fille au moment où, en vue de l’auberge, son promis se penchait vers elle pour l’embrasser.

    – Ça ne fait rien puisque je t’aime, moi, répondit-il. C’est moi qui suis le maître.

    Quand François rentra, il s’attendait à voir tout le monde couché, mais ses parents veillaient devant l’âtre. Quand il eut mangé sa soupe, comme il se levait pour leur souhaiter le bonsoir :

    – C’est égal, si le bonhomme Frappier avait su que son moulin irait à une servante d’auberge... dit Victoire avec amertume...

    François se retourna.

    – Ma mère, fit-il, vous dites là une mauvaise parole, et injuste. Frappier m’a laissé son bien parce qu’il savait que j’aimais Geneviève. Et maintenant, il ne faut plus m’en parler, ça ne me convient pas.

    Il monta l’escalier de granit pour se rendre à sa chambre, laissant sa mère courroucée et son père à moitié content. Simon ne trouvait pas toujours sa femme bonne et raisonnable.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • III

  •  

    Le jour des noces approchait. Déjà les bans avaient été publiés deux fois à l’église, et comme François, avant de partir, avait acheté le troisième ban, rien n’empêchait le mariage d’avoir lieu au premier jour.

    Le futur se faisait attendre ; il avait annoncé son retour pour le commencement de la semaine, puis il s’était attardé dans ses achats, et une autre lettre avait expliqué son retard sans fixer de jour pour son arrivée. Victoire avait grondé, Geneviève n’avait rien dit, et sa douceur silencieuse avait semblé un reproche à la paysanne impatiente.

    La grande lessive qui précède les noces du Cotentin touchait à une fin satisfaisante.

    Les menues pièces étaient déjà rentrées au fond des armoires énormes, et le gros linge seul restait encore à étendre et à plier. Tout le jour, dans le pré qui touchait au moulin, Geneviève allait et venait dans l’herbe haute, déplaçant et retournant les grands morceaux de toile blanche, qui ne voulaient pas finir de sécher.

    La Mélie venait souvent l’aider à plier les draps, chose impossible quand on est seule, car l’usage du pays veut qu’on les étire sans que jamais le fer leur impose son outrage. La Mélie aimait d’instinct cette grande fille silencieuse, au visage noble et grave, qui ne grondait pas, mais payait d’exemple, et, sans mot dire, refaisait elle-même l’ouvrage mal fait, reproche cent fois plus cruel qu’une invective.

    Une après-midi, les deux jeunes filles étiraient ensemble les draps, à l’ombre d’un aune qui s’élançait avec une incroyable vigueur d’une haie touffue. Moins sérieuses que de coutume, elles riaient entre elles, quand le drap, échappant à l’étreinte de leurs doigts serrés, faisait choir l’une d’elles dans la bonne herbe drue. Les vaches, à l’autre bout du pré, les regardaient d’un air paisible, le moulin faisait son bruit ordinaire, et l’eau, s’échappant joyeusement de dessous les roues, coulait avec rapidité entre deux rives d’iris en fleur.

    – Voilà votre maman qui vient, mademoiselle Geneviève, dit Mélie, qui avait l’œil vif.

    La jeune fiancée tourna la tête, et aperçut en effet au-dessus d’elle, dans la cour, sa mère qui entrait humblement, un paquet sous le bras.

    C’était une paysanne maigre et frêle, à l’œil craintif, comme tous ceux qui sont souvent rebutés ; son jupon gros bleu rapiécé en maint endroit, sa petite coiffe timide, telle qu’en portent les filles pauvres du pays, lui donnaient bien l’air d’une journalière ou d’une servante.

    – Maman ! s’écria Geneviève de sa voix claire et forte.

    La paysanne tourna la tête du côté du pré et envoya un signe de tête avec un sourire à la belle créature qu’elle avait mise au monde ; mais au même instant, avertie par les aboiements des chiens de garde, madame Beauquesne sortait de la maison.

    – Elle descendra tout à l’heure, dit Geneviève ; voyons, Mélie, encore une paire de draps, et puis tu iras abreuver les veaux.

    Elles se remirent à l’ouvrage avec la même ardeur.

    Madame Beauquesne avait froncé le sourcil en apercevant Céleste Héroüy ; la fille, passe encore, puisqu’on ne pouvait faire autrement ; mais faudrait-il héberger la mère ? Est-ce qu’elle venait pour s’installer avec ce paquet sous son bras ?

    – Bonjour, Céleste, dit la ménagère ; qu’est-ce que vous apportez là ?

    – Ce sont les effets de ma fille, répondit timidement la nouvelle venue ; puisqu’elle va se marier, je les lui apporte bien lavés, bien raccommodés.

    La Quesnelle fit un rire méprisant.

    – Vous pouvez bien les garder pour vous, dit-elle ; nous sommes, Dieu merci, assez riches pour prendre une fille sans le sou, et aussi sans hardes...

    Le visage de Céleste se couvrit de rougeur.

    – Ma fille m’a dit de les lui apporter, j’ai fait ce qu’elle m’a dit... je m’en vais lui dire bonjour, madame Beauquesne.

    – Allez, Céleste, dites à Mélie de me remonter tout le linge qu’elles ont plié. Nous avons tant de linge que nous n’avons pas assez d’armoires pour le mettre, murmura la Quesnelle comme si elle se parlait à elle-même ; en réalité, pour humilier l’humble femme qui se tenait devant elle.

    Au moment où celle-ci prenait le chemin du pré, Victoire la rappela du geste.

    – Dites donc, Céleste, puisque votre fille va se marier, qu’est-ce que cela vous ferait de nous dire le nom de son père ? Il y a assez longtemps que c’est arrivé pour que ce ne soit plus un secret, et puis, entre nous... on aime bien à savoir quel sang on fait entrer dans sa famille.

    Céleste avait détourné la tête sous l’outrage ; elle la releva à la fin de la phrase.

    – C’est un sang, madame Beauquesne, dont vous n’auriez pas à rougir, dit-elle. Mais Dieu sait bien ce qu’il veut, et ceux qu’il prend, il les prend peut-être pour que leurs secrets soient mieux gardés... Je n’ai pas lieu d’en être fière, car j’ai mal fait en oubliant mes devoirs ; mais le père de Geneviève était un brave cœur ; elle ne sera pas trop mal à sa place sous le toit de maître François.

    Effrayée elle-même de son audace, Céleste Héroüy prit à grands pas le chemin du pré, laissant madame Beauquesne confondue de tant d’impertinence.

    Mélie remontait, lourdement chargée d’une pile de draps, dans le sentier étroit et raboteux qui menait directement du pré à la maison. La brave femme eut pitié de l’enfant, et lui prenant sans mot dire une part de son fardeau, elle rebroussa chemin jusqu’au haut du ravin. Là, remettant tout le linge sur les bras de la fillette, elle lui fit un signe amical et redescendit vers sa fille.

    Geneviève s’était assisse à l’ombre du grand aune. Une ombre de fatigue se lisait sur ses traits purs, presque classiques ; elle était peut-être lasse d’attendre le bien-aimé, si peu qu’elle en fit paraître... La vue de sa mère lui fit du bien ; elle aimait la pauvre paysanne qui avait toujours été douce pour elle, même quand les enfants du village l’accompagnaient avec des pierres à la sortie de l’école, en l’appelant la Bâtarde.

    – J’ai peur d’avoir fâché madame Beauquesne, dit Céleste quand elle fut assise à côté de sa fille, dans l’herbe qui leur montait aux épaules.

    Geneviève fit un signe indiquant que le malheur n’était pas bien grand, mais la vue du visage ému de sa mère lui inspira quelque inquiétude.

    – C’est aussi qu’elle n’est pas bonne, reprit l’humble femme ; j’ai peur, ma fille, que tu n’aies du mal avec elle.

    La jeune promise arracha quelques brins d’herbe et les froissa dans sa main.

    – On a toujours du mal avec une belle-mère, dit-elle enfin ; François m’aime assez pour me protéger contre celle-là. Il n’en est pas à l’essayer, allez !

    Céleste soupira ; la vie avait été trop rude à son égard pour qu’elle comprit ce jeune courage. Brisée dès le début par un malheur inattendu, elle n’avait eu de force que pour élever son enfant, et gagner leur pain quotidien ; cependant la fermeté de Geneviève la consola tant soit peu.

    – Elle est mauvaise, cette femme, dit-elle à voix basse ; elle m’a fait de la peine tout à l’heure... Dis, elle ne t’a jamais parlé... de ton père ?

    Le pauvre visage hâlé s’était détourné de la jeune fille avec la rougeur de la honte. Geneviève répondit :

    – Non, elle n’aurait pas osé. Ma mère, vous m’avez élevée de votre mieux, et, depuis ma naissance, personne n’a pu dire un mot contre vous. Regardez-moi donc en face, et ne pensez pas que je permette à quelqu’un de vous insulter.

    – Ah, si tu savais, murmura Céleste ; mais ce sont des secrets, je ne peux les dire à personne... Tu vas te marier avec ton bon ami, tu es heureuse, toi, et je suis bien contente ! J’avais peur, va, quand je voyais François te courtiser, j’avais peur qu’il ne t’arrivât comme à moi... mais qu’est-ce que j’étais pour te faire de la morale ! Et puis, la morale... on m’en a tant fait, à moi...

    La pauvre créature, humiliée au souvenir d’un passé vieux de vingt ans, essuya une larme du revers de sa main brunie.

    – Ma mère, dit Geneviève en posant une main sur le genou de Céleste, le premier mot de François avant de me dire qu’il m’aimait, a été de me demander si je voulais l’épouser.

    – C’est un bon garçon, dit Céleste soudain rassérénée, tu seras heureuse avec lui...

    Un grand bruit de chevaux et de roues se fit entendre dans la cour. Elles levèrent les yeux et aperçurent François qui sautait à bas de son cabriolet.

    Il embrassa madame Beauquesne venue à sa rencontre, puis fit une question et se tourna vivement vers le pré ; il s’avança jusqu’au bord du ravin, et leva son chapeau pour saluer Geneviève qui s’était levée en hâte. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, les yeux dans les yeux. Après trois semaines d’absence, le bonheur de se revoir leur arrivait avec une telle intensité qu’ils avaient peur de rompre le charme. Ah ! comme ils s’aimaient, et la belle chose que la jeunesse !

    Soudain François revint à lui, et descendant le ravin par le plus court à travers buissons et gaulis, il arriva dans le pré, franchit d’un bond le bras de rivière sans aller chercher la passerelle, et pressant Geneviève dans ses bras, il l’embrassa franchement, comme une sœur, non comme une amante.

    – Et vous voilà aussi, maman ? dit-il à Céleste, qui toute confuse se tenait en arrière ; nous avons tous les honneurs aujourd’hui ! Vous soupez avec nous, maman, et nous nous marions dimanche, Geneviève !

    Geneviève ne dit pas non. Ils reprirent tous trois le chemin de la maison, sans échanger d’autres paroles. Dans la cour ils rencontrèrent madame Beauquesne, qui sortait du cellier, où elle avait tiré elle-même du meilleur cidre, pour faire fête à son garçon.

    Ils entrèrent dans la salle, où Mélie activait le souper, et virent cinq couverts sur la grande table de châtaignier, ce qui fit froncer les sourcils de Victoire.

    – Qu’est-ce que c’est ? dit-elle d’un ton dur.

    Son fils l’arrêta.

    – J’ai invité maman Céleste à souper, dit-il avec autorité, et même je voudrais qu’elle comprit une fois pour toutes qu’elle est ici chez elle, dans la maison de sa fille.

    La maison de sa fille ! Victoire faillit suffoquer, mais il ne faisait pas bon tenir tête à François. Elle se tut, faisant mauvaise mine à tout, même à la bonne chère.

    Quand on se sépara, Céleste prit Geneviève à part.

    – François est bien bon, lui dit-elle, mais je ne saurais vivre dans un endroit où il y a quelqu’un qui ne veut pas de moi... tu m’entends, n’est-ce pas ? Tu le remercieras de ma part ; je saurai pourtant me tenir chez moi, où je ne reçois pas d’affronts. Embrasse-moi, ma fille, je viendrai à tes noces, comme il convient, et puis tu ne me verras plus que quand tu descendras jusqu’à la maison.

    – Vous avez raison, maman, répondit Geneviève ; mais nous ne vous en aimerons que mieux pour cela.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • IV

  •  

    La noce se fit, une belle noce, car François y avait convoqué le ban et l’arrière-ban de sa parenté, non par folle ostentation, mais pour montrer à tous qu’il ne se cachait point d’épouser Geneviève Héroüy.

    Au repas de noce, un vieux parent du défunt bonhomme qui avait légué le moulin à François, se leva pour porter une santé.

    – Je bois, dit-il, à la mémoire de mon cousin, Jérôme Frappier.

    Un grand silence se fit autour de la table.

    – Jérôme, continua le vieillard, était plus malin que nous tous ; il aimait son moulin, qu’il tenait de son père ; si son fils avait vécu, Jérôme aurait été le meilleur des hommes. Mais le garçon étant mort jeune, il n’avait pas dix-neuf ans, le propriétaire du moulin devait penser à trouver un maître pour son bien, quand il n’y serait plus. Il m’en a parlé souvent, le vieux meunier, et s’il t’a choisi, François, de préférence à d’autres parents, j’y suis peut-être bien pour quelque chose.

    – Je vous remercie, mon cousin, fit François en levant son verre d’une façon solennelle.

    – Après moi, reprit le vieux, il n’y aura plus de Frappier ; car je suis le dernier, mais le moulin reste là, pour témoigner que notre famille était bonne et forte ; si tu veux faire plaisir à ta parenté, François, donne à ton premier garçon le prénom de Frappier ; c’est un drôle de nom de baptême, et le curé fera peut-être des façons, mais c’est tout de même un nom de chrétien, et qui a été bravement porté !

    – Il le sera encore pareillement, répondit François, et je vous remercie de votre conseil, mon cousin, car il est bon à suivre. Je vous fais raison : À la mémoire de Jérôme Frappier, qui m’a laissé avec son bien le moyen d’épouser sans tarder ma bonne femme Geneviève !

    Le reste de la fête fut comme partout ailleurs ; on s’en alla pour la plupart fort ivres ; il y eut des querelles et des raccommodements ; beaucoup de vin de bu, pas mal de renversé ; les chevaux trottèrent tard dans la nuit sur des routes qu’ils ne connaissaient guère, ramenant leurs maîtres vers leurs demeures lointaines, et pendant ce temps-là, Céleste, retournée seule à sa maisonnette couverte de chaume, pleurait au souvenir de sa jeunesse, si brusquement évoquée devant elle par la noce et le discours du vieux cousin.

    Oui, Geneviève était bien à sa place sous ce toit nuptial qui avait appartenu à Jérôme Frappier ; si le jeune homme mort à dix-neuf ans eût vécu quelques mois de plus, c’est Céleste qui serait entrée en maîtresse sous le toit où régnait hier Victoire Beauquesne, où régnerait désormais Geneviève, la fille du jeune Frappier emporté en huit jours par une fluxion de poitrine.

    Le savait-il, le vieux meunier, que cette fillette aux yeux noirs était la fille de son fils ? Peut-être en se sentant mourir, le jeune homme lui avait-il confié le triste sort de l’enfant qui devait naître ?

    C’était un bonhomme fantasque, ennemi de toute contrainte. S’il ne fit rien d’apparent pour Céleste et sa fille, c’est qu’il détestait le scandale, et la menace de commentaires provoqués par cet événement lui semblait d’avance le plus effroyable des désastres. Personne n’avait rien su... Pourquoi révéler ce qu’on ignorait ? Libre de sa fortune, n’aurait-il pas le droit d’en disposer un jour en faveur de sa petite-fille si d’ici là les défauts mêmes ou les vices de l’enfant ne l’en avaient pas détourné ?

    Il fut bon pour Céleste, qui travailla dur, mais sans jamais manquer de pain. Les villageois avaient eu quelque soupçon de la vérité : ils avaient remarqué combien Jérôme, indifférent jadis pour les enfants des autres, depuis la mort de son fils était devenu généreux pour les petits de Haville, généreux surtout pour Geneviève ; mais c’était naturel, elle était la plus pauvre.

    La fillette allait et venait dans la maison pendant que sa mère en journée faisait la lessive ou les raccommodages, et le vieux bonhomme, vieilli de vingt ans par son chagrin, la laissait aller et venir. Puis, quand elle avait eu douze ans, il l’avait blâmée de rester à rien faire, aux côtés de Céleste qui travaillait ; c’est ainsi qu’elle avait pris le goût de l’ouvrage, avec la fierté du pain gagné !...

    Il était mort, le vieux Frappier, sans avoir jamais laissé deviner à personne pourquoi son testament portait François pour légataire universel... Céleste s’en doutait, et la nouvelle de cet héritage inattendu, qui faisait du bon ami de sa fille le plus riche propriétaire du pays, avait été pour elle la preuve que le défunt n’avait jamais douté, en son cœur, de la filiation de Geneviève. La malheureuse mère sentit ce jour-là une montagne lui tomber des épaules : sa faute lui sembla pardonnée.

    François savait seulement que Frappier s’intéressait à ses amours. Un soir qu’il revenait du hameau où Geneviève, devenue grande, soignait non les clients de l’auberge, mais le ménage de l’aubergiste, il avait trouvé Jérôme assis sur le bord d’une haie.

    – Tu viens de Délasse ? dit le vieux.

    – Oui, père Frappier.

    – Tu courtises Geneviève ?

    Pris de court, le garçon ne sut pas mentir.

    – Je l’aime, dit-il.

    – L’épouserais-tu ?

    – Ah ! tout de suite, si ma mère voulait ; mais il faudra que je gagne ma vie plus richement que je ne fais !

    – Entre au moulin, répondit le vieux ; je m’intéresse aux jeunes gens. Tu seras mon premier garçon meunier, et avec le temps on verra à vous faciliter le mariage. J’aime les jeunes gens qui se marient, moi !

    Il avait surveillé pendant six mois son nouveau garçon, puis il s’était attaché à lui comme à un fils... et le lendemain de sa mort, François, appelé chez le notaire, s’était vu riche, maître de son sort.

    C’est à tout cela que pensait Céleste, en pleurant de chagrin pour le passé et de joie pour l’avenir. Quant à François, il ne s’en doutait pas.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • V

  •  

    Le lendemain de la noce, Victoire se leva de bon matin, et sortit dans la cour pour regarder la maison.

    C’était une demeure moitié seigneuriale, moitié campagnarde. Trois corps de bâtiment formaient les trois côtés d’un rectangle ouvert que fermait le moulin, à une distance de deux ou trois cents mètres. D’un côté, les étables, remises, greniers, etc. ; de l’autre, les celliers, buanderies, bûchers et menues dépendances. Au fond, bien éclairée par les rayons roses du soleil levant, avec la façade couverte de vignes, de rosiers, d’arbres fruitiers, la maison souriante semblait se cacher sous les fleurs et sous les fruits.

    C’était une jolie maison ! Les fenêtres du premier étage, avec leurs rideaux blancs, s’alignaient régulièrement sous les petites ouvertures en pierre ornée des greniers, surmontées chacune d’un beau pigeon en terre cuite et vernissée... Tout était en bon état ; de son vivant, le bonhomme Frappier veillait au grain, disait-on dans le pays, et chaque ardoise enlevée par un coup de vent était le lendemain remplacée par une ardoise neuve... c’est ainsi qu’on conserve aux vieilles maisons un air de prospérité qui n’exclut pas l’impression vénérable de l’âge.

    Oui, tout était beau, noble, imposant ; cette demeure avait plutôt l’air d’une seigneurie que d’une exploitation commerciale. Le jardin potager, mêlé de plantes d’agrément rustiques, était clos et bien exposé ; il y avait aussi des engins de pêche dans les chambres d’en haut ; si Simon avait voulu..., mais c’était un paresseux fini ? Quel grand bonheur que la fortune leur fût venue ! car le pauvre homme, encore qu’âgé de cinquante ans à peine, n’avait pas plus de courage qu’une mauviette.

    Le cœur réjoui par la vue de toutes ces richesses, madame Beauquesne alla jusqu’au moulin qui chômait encore à cette heure par suite de la fête de la veille. Les garçons arrivèrent en s’étirant, car la mouture n’attend pas. Une vanne levée, un flot clair se répandit dans la vieille rigole noircie par l’âge, et les premières gouttes tombèrent sur la première roue comme une pluie de diamants ; la seconde rigole s’emplit à son tour, et lentement, lourdement, les grosses roues verdies par la mousse se mirent à tourner, comme si le premier effort était aussi bien une peine pour elles que pour un être animé.

    Un bruit léger fit retourner Victoire, qui calculait le produit de la journée avec trois meules seulement, et, à sa grande surprise, elle vit derrière elle les nouveaux mariés. D’un air tranquille, comme si depuis la veille ils n’étaient pas entrée dans une autre existence, ils venaient côte à côte voir commencer le travail du jour.

    – Eh quoi ! déjà ? ne put s’empêcher de dire madame Beauquesne. Avec le jour ?

    La jeune femme s’approcha de sa belle-mère avec déférence et lui souhaita le bonjour, puis elle entra avec son mari dans le moulin, où elle n’avait jamais mis les pieds jusqu’alors.

    François lui expliqua tout le mécanisme, si simple, de l’exploitation ; pendant que, debout sur l’échelle, elle regardait le blé diminuer dans la trémie frémissante, il passa un bras autour de sa taille, pour la soutenir et l’empêcher de tomber, si elle était prise de vertige. Elle redescendit, ramenant sa jupe de laine sur ses pieds chaussés de souliers, car elle ne devait plus porter de sabots, et sortit avec François, sans oublier de répondre au bonjour empressé des meuniers.

    Les époux s’en allèrent lentement dans le pré, derrière les grandes haies ; Victoire, qui les suivait des yeux, perdait parfois de vue la chemisette blanche de Geneviève et le chapeau noir de François, mais ils reparaissaient l’instant d’après baignés dans la lumière rose, ou protégés par l’ombre des grands hêtres ; Victoire songeait... Une voix la fit tressaillir.

    – Une belle meunière, n’est-il pas vrai, madame Beauquesne ? Et une jolie mariée, tout de même, dit Saurin.

    – Occupe-toi de ton ouvrage, fainéant, et ne fais pas le malin, répondit brutalement la belle-mère.

    Elle rentra au logis ; toute sa joie était passée. C’est vrai, Geneviève était la meunière à présent... Eh bien, elle, qu’est-ce qu’elle était ?

    Elle mit sens dessus dessous toute sa laiterie, cassa un pot plein de lait, allongea une tape à Mélie, qui ne dit rien quoiqu’elle eût le cœur gros. Mais tout cela sans soulager son âme pleine d’amertume.

    C’est par une belle soirée d’été que le premier coup de tonnerre éclata dans un ciel jusqu’alors serein, au moins en apparence.

    François était absent depuis la veille pour affaires de meunerie.

    Geneviève l’avait accompagné jusqu’à la barrière avec son calme habituel ; lorsque le cabriolet avait disparu sur la route, elle était rentrée au logis avec le même visage, mais navrée au fond, comme dans l’attente de quelque malheur.

    Elle était trop fine et trop franche pour n’avoir pas mesuré l’aversion qu’elle inspirait à sa belle-mère ; son beau-père, indifférent et apathique, lui témoignait une sorte de bienveillance qui fût vite devenue de l’amitié sans les regards terribles de Victoire. En présence de François, cependant, tout se contenait dans les limites d’une politesse tant soit peu aigre ; en son absence qu’allait-il arriver ?

    Au moment où le souper, retardé le plus possible par Geneviève, réunissait autour de la table les garçons meuniers, la petite servante et les maîtres, suivant l’usage patriarcal du pays, Victoire jeta un regard irrité sur sa belle-fille, qui venait de s’asseoir à sa place ordinaire, près de celle de son mari restée vide.

    – Enfin, dit-elle avec aigreur, on vous voit ! Ce n’est pas malheureux ! Depuis midi on n’a pas seulement eu le plaisir de vous regarder !

    Geneviève, ne sachant que répondre, gardait silence.

    – Hein ? fit l’implacable Victoire, en tendant l’oreille avec effort.

    – J’ai travaillé tout le jour, comme à l’ordinaire, tantôt dedans, tantôt dehors, dit la jeune femme sans lever les yeux.

    – La belle affaire ! tout le monde travaille ! répliqua la ménagère.

    Le silence régna tout autour de la table, interrompu seulement par le choc des cuillers sur la poterie des petites soupières. Les garçons meuniers n’avaient rien à dire, n’étant point interpellés, et dans le Cotentin, on n’aime point à se mêler des querelles des autres. Pourtant en son cœur, plus d’un trouvait sans doute que la Quesnelle n’était pas commode.

    – Si vous vous proposez de faire ainsi la mine toutes les fois que mon fils sera absent, vous ne serez pas une bru bien aimable, reprit Victoire d’un air rogue.

    – On fait ce qu’on peut, répondit Geneviève, en regardant sa belle-mère bien en face cette fois. Si j’étais gaie, vous trouveriez probablement que je n’ai pas assez à cœur l’absence de mon mari ; je fais la figure que le bon Dieu m’a donnée, et comme je ne dis rien à personne, je ne crois pas avoir tort.

    – Voyez-vous la sotte ! s’écria madame Beauquesne, perdant toute mesure ; elle veut me donner des leçons !

    Les meuniers avaient fini leur soupe. L’un d’eux se leva, souleva son chapeau, murmura un bonsoir, et sortit ; les autres suivirent. Mélie resta tremblante, frémissant des duretés qu’allait entendre sa jeune maîtresse, car elle s’était mise à l’adorer à la façon d’un chien.

    Geneviève avait tressailli ; son visage, devenu blême, se contracta péniblement, mais ce fut un éclair ; elle déposa sa cuiller sur la table, et attendit ce qui allait suivre.

    – Voyons, Victoire, dit Simon, elle ne te dit rien qui ne soit juste ; laisse-la tranquille !

    La colère de madame Beauquesne ne connut plus de bornes.

    – On ne te parle pas, à toi, dit-elle. Si mon fils a voulu faire asseoir à notre table une servante d’auberge, une mendiante autant dire, il n’a pas voulu en même temps qu’elle pût apprendre à vivre à sa mère !

    Geneviève se leva doucement, et marcha sans se presser jusqu’à la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta, voulant parler, mais elle renonça à se défendre, et monta péniblement l’escalier jusqu’à sa chambre, où elle se jeta sur une chaise, pleurant amèrement.

    – Tu n’as pas raison, Victoire, fit Simon en hochant la tête, dès que la jeune femme eut disparu. Elle va raconter tout ça à François, et ce n’est pas toi qui auras le dernier mot !

    – Laisse-moi tranquille, répondit la Quesnelle. Ce qui est dit est dit : il y a beau temps que ça me montait du cœur aux lèvres : c’est fait, je ne m’en repens pas.

    C’est avec une certaine inquiétude, cependant, que Victoire attendit le retour de son fils pendant la journée du lendemain. Elle était d’humeur assez belliqueuse pour ne craindre aucune espèce d’escarmouche ; mais François avait une manière silencieuse de témoigner son mécontentement, qui effrayait la verbeuse ménagère.

    Geneviève n’avant point paru au repas de midi ; prétextant un grand mal de tête, elle avait gardé la chambre. Au bruit des roues, elle descendit, le visage calme et les yeux baissés.

    – Tu as l’air malade ? dit le jeune homme dès le premier regard.

    – Ce n’est rien, répondit-elle. Me voilà guérie.

    Pendant l’heure qui suivit, François examina attentivement les deux femmes, cherchant à pénétrer ce qui s’était passé en son absence. Ni l’une ni l’autre ne fit d’allusion à la soirée précédente, et il finit par croire qu’en effet rien d’insolite n’avait eu lieu. Victoire, au lieu de rendre justice à la modération de sa bru, conçut alors une idée bizarre.

    – Elle craint de dégoûter son mari d’elle en lui rappelant son origine. Jamais elle n’en parlera elle-même. C’est bon, nous savons par où la prendre.

    Et, sûre de son moyen d’action, elle se réserva pour de plus brillantes occasions.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VI

  •  

    Il serait injuste d’accuser madame Beauquesne d’une méchanceté calculée. C’était simplement un de ces êtres auxquels il faut un souffre-douleur. Jusque-là, Mélie avait été en possession du privilège indiscuté d’aider sa maîtresse à passer ses colères. Le mariage de François, sans améliorer pour cela la position de la petite servante, avait promis à Victoire un champ plus digne pour ses joutes oratoires. Quoi de plus naturel que d’être en querelle avec sa bru, cette bru fût-elle la perfection même ? Geneviève, si patiente et si calme, ne prêtait pas à la querelle par sa personne, mais son humble naissance en faisait un souffre-douleur indiqué par la nature elle-même.

    Si la Providence eût voulu que madame Beauquesne vécût en paix avec sa belle-fille, elle eût désigné pour ce rôle une autre que Geneviève. C’était si clair que le doute n’était même pas possible.

    Mais comme, à côté de cela, François n’aurait pas permis de toucher du bout du doigt à son trésor, il fallait, pour concilier les deux choses, tourmenter Geneviève en cachette de son mari. Si celle-ci avait regimbé sous le premier coup de fouet, Victoire en fût peut-être restée là après une violente querelle avec son fils. La jeune femme n’avait rien dit. Mais alors, le plaisir de la tourmenter devenait un véritable devoir, car il ne faut pas permettre à ces fausses humilités d’écraser leurs supérieurs naturels par l’apparence d’une modération au fond pleine d’orgueil !

    Un jour, François étant parti pour quarante-huit heures, la jeune femme, après le repas de midi, se préparait à aller inspecter le linge des armoires, espérant trouver là de l’occupation pour la journée entière, quand la silhouette humble et maigre de Céleste se dessina au dehors, à travers les vitres ruisselantes, sur le ciel rayé de pluie.

    – Maman ! fit Geneviève en courant à la porte, c’est vous qui venez par un temps pareil !

    – Il m’ennuyait de toi, dit la pauvre femme en contemplant sa fille avec des yeux débordants de joie maternelle. Il m’ennuyait si bien que j’ai voulu venir quand même, malgré l’eau, car dès qu’il fera beau, on va s’occuper du lin, par chez nous ; j’irai en journées, et je ne pourrai plus venir.

    Geneviève prit sa mère par la main, l’amena au coin du foyer et la fit asseoir dans le fauteuil de paille où siégeait d’ordinaire Simon Beauquesne, fort affairé ce jour-là à l’examen des fameuses lignes de pêche, si bien oubliées dans les greniers.

    – Vous êtes gelée, maman, dit-elle, et trempée ! Il n’y a pas de bon sens à se laisser mouiller comme cela ! Attendez, je vais vous faire du feu.

    D’un geste rapide, elle attira à elle une brassée d’ajoncs épineux rangés au sec dans un coin de l’énorme cheminée, et remuant les tisons recouverts de cendre, sans craindre de se fatiguer la poitrine à souffler, elle fit une grande flambée dont les reflets dansèrent joyeusement sur les armoires en chêne noirci.

    Victoire n’avait rien dit. D’un signe de tête sec et maussade, elle avait répondu au bonjour craintif de la journalière ; quand le feu monta dans la cheminée, ses traits se contractèrent, moins par esprit d’avarice que par colère envieuse. Pourquoi tant de frais pour cette femme de rien ?

    – Mélie ! dit Geneviève en haussant un peu la voix.

    La tête blonde et frisottée de la petite servante se montra à l’entrée de la laiterie.

    – Fais-nous vite un peu de café, continua la jeune maîtresse.

    Victoire se leva par un mouvement aussi vif que la détente d’un ressort, et disparut dans le vestibule. Céleste, qui la suivait de l’œil, eut un petit frisson d’aise quand elle eut cessé de la voir. Mélie avait soigneusement refermé la laiterie ; elle mit une bouillotte pleine d’eau dans les cendres brûlantes, prépara trois tasses et s’en alla, en quête de madame Beauquesne, qui détenait les provisions dans un réduit très sec, fait tout exprès.

    – Eh bien, maman, cela va-t-il ? demanda Geneviève en pressant affectueusement les mains de sa mère restées sur ses genoux.

    – Cela va, cela va, ma fille ; depuis que tu es mariée, et avec un si bon garçon, je prends tout à gré, vois-tu ! Tiens, tu dis qu’il pleut, c’est vrai ; mais en venant ici je ne sentais pas la pluie, tant j’étais contente !

    – Ma chère maman ! fit la jeune femme, je suis heureuse, c’est vrai... vous êtes bonne, tout de même, de m’aimer tant... Mais vous êtes trop fière ; vous ne devriez pas refuser ce que je peux vous offrir sans nuire à personne. Mon mari me laisse de l’argent pour en faire ce que je veux ; pourquoi ne voulez-vous jamais que je vous vienne en aide ? Est-ce que vous devriez travailler en journée comme vous le faites ?

    – Crois-tu, dit Céleste avec vivacité, que je pourrais vivre d’un pain que je n’aurais pas gagné ? Quand je serai vieille et impotente, je ne dis pas... Il ne serait pas convenable de vivre alors à la charité des autres, je vivrai à la tienne ; mais aussi longtemps que je pourrai travailler, ne me parle pas de cela.

    Geneviève se tut. Elle ignorait les sophismes avec lesquels on vainc les résistances, et ce raisonnement simple, pareil à ceux qu’elle faisait elle-même, la trouvait sans objections.

    – Pourtant, reprit timidement Céleste, tu m’as souvent proposé de me donner quelque chose qui me ferait plaisir...

    – Eh ! maman, que voulez-vous ? dites-le bien vite, que j’aie la satisfaction de vous contenter.

    – C’est un parapluie, fit l’humble créature en rougissant. Le mien est hors d’usage, il est tout cassé... Un parapluie foncé, n’est-ce pas ? noir ou brun, pas rouge, c’est trop beau...

    – Vous aurez un parapluie rouge, maman, s’écria Geneviève, rayonnante de joie ; le plus beau parapluie rouge qu’on puisse acheter entre Cherbourg et Coutances !

    – Non, ma fille, pas rouge, c’est au-dessus de ma position, reprit Céleste ; mais si tu crois qu’un vert ne serait pas trop voyant, j’aimerais bien un parapluie vert...

    – Vous en aurez un la semaine prochaine, maman, conclut Geneviève, et c’est François qui vous l’achètera.

    L’eau chantait depuis un instant dans la bouillotte. Tout à coup elle déborda dans les cendres, à gros bouillons, faisant monter un épais nuage de vapeur.

    – Eh bien, à quoi pense Mélie ? Ce café ne vient pas... Mélie ?

    Personne ne répondant, Geneviève se leva pour aller appeler dans le vestibule.

    – Mélie ?

    Tout en haut de l’escalier, la voix fraîche de la fillette répondit :

    – Maîtresse ?

    – Ce café ?

    La tête de la jeune fille, qui se montrait sur la rampe de fer forgé, disparut soudain.

    – Laisse-la tranquille, dit Céleste, dont le cœur commençait à battre trop fort et trop vite. Je n’ai pas besoin de café...

    – Pardon, ma mère, reprit Geneviève en devenant très pâle, il faut qu’on m’obéisse quand je commande. C’est François qui le veut. Mélie, arrive ici.

    La petite servante descendit l’escalier en courant, ses sabots à la main, pour aller plus vite, et elle s’arrêta devant sa jeune maîtresse, rouge et confuse, avec des traces de larmes récentes sur ses joues nacrées.

    – Pourquoi n’as-tu pas fait de café ? demanda Geneviève d’un ton sévère.

    – Madame... Oh ! madame, c’est madame Beauquesne qui n’a pas voulu m’en donner, s’écria l’innocente qui fondit en larmes. Je l’en ai bien priée, pourtant.

    – Geneviève, intercéda Céleste, je n’ai pas besoin de café, je n’en prendrai pas...

    – Ce n’est pas une question de café, maman, répliqua fermement Geneviève. Il s’agit de savoir si je suis ici une servante ou la femme du maître. Attendez-moi.

    Malgré les supplications de sa mère, elle monta l’escalier, sans trop de hâte, et se mit à la recherche de madame Beauquesne. Mais celle-ci devait être fée, car il fut impossible de la trouver. Elle s’était réfugiée au fond des vieux greniers, où Geneviève ne se souciait pas d’aller la relancer dans une querelle sans témoins. Elle revint au bout de quelques minutes qui avaient paru un siècle aux deux femmes consternées et muettes, restées dans la grande salle.

    – Va jusqu’à l’église, dit-elle à Mélie qui n’osait la regarder, voilà de l’argent, achète du sucre et du café, et reviens en courant. Tiens, prends ma mante, pour te garantir de la pluie.

    – Votre belle mante neuve !... Je n’oserai jamais, balbutia la fillette, pendant que sa maîtresse l’encapuchonnait avec un soin maternel.

    – Dépêche-toi ! dit la jeune femme sans l’écouter.

    Mélie ouvrit la porte sans bruit et disparut sous l’averse qui redoublait de fureur. Geneviève s’était assise sur le tabouret bas placé près du feu qui sert aux ménagères à attiser la flambée, et elle regardait la suie noire brillante dans la cheminée, mais sans la voir.

    Jusque-là, seule en question, elle avait dédaigné de répondre aux attaques de Victoire ; mais ce coup, en frappant sa mère, l’avait blessée à l’endroit vulnérable de son cœur.

    Elle était blessée aussi dans sa dignité. La petite vengeance qu’elle se préparait par les mains de Mélie n’était qu’une revanche momentanée ; fallait-il donc faire intervenir François dans ces questions intestines ? Elle se demanda si elle n’avait pas eu tort jusque-là de garder le silence et de supporter tant de petits affronts.

    – Ma fille, dit Céleste à voix basse, je m’en vais...

    – Vous ? Du tout ! Vous resterez, ma mère ; si j’avais quelque chose à me reprocher, si j’avais mérité ce qu’on me fait aujourd’hui, je ne vous dirais pas de rester, mais j’ai la conscience tranquille ; tant pis pour les méchants !

    Mélie rentra, tout essoufflée ; elle avait couru si vite qu’elle ne pouvait plus parler. En un clin d’œil le liquide parfumé fuma dans les tasses, et l’arôme s’en répandit dans toute la maison.

    Tout porte à croire qu’il pénétra jusqu’au fond des greniers, car Victoire apparut au bout d’un instant, le visage si bouleversé, que Mélie, incapable de contenir la gaminerie de ses quatorze ans, s’enfuit dans le cellier pour y cacher son envie de rire...

    En voyant les tasses pleines, madame Beauquesne resta bouche béante. Elle aurait voulu dire qu’elle avait refusé le café, et pourtant elle n’osait l’avouer bien franchement, car c’était du même coup avouer sa déconvenue. Toute sa fureur impuissante se tourna contre la fillette.

    – Qui t’a permis de sortir ? lui dit-elle d’une voix étranglée par la colère.

    – C’est moi, ma mère, dit tranquillement Geneviève.

    Elle avait eu le temps de se calmer, puis la satisfaction d’ennuyer sa belle-mère lui avait mis de la générosité dans l’âme.

    – Ah ! c’est bien ! répondit madame Beauquesne, vaincue pour cette fois.

    – Voulez-vous une tasse de café ? reprit la jeune femme en mettant sa main sur l’anse de la cafetière.

    Victoire lui tourna le dos, sans mot dire, et retourna à ses greniers. Elle y rencontra son mari, qui reçut la grêle la plus inattendue de reproches et de gronderies, sans pouvoir comprendre de quoi il s’agissait. L’odeur du café attirait le bonhomme vers le rez-de-chaussée, ce que motivait d’ailleurs sa complète ignorance des causes qui avaient provoqué ce régal.

    Il arriva jusqu’en bas, les mains embarrassées de divers engins destructeurs, et les oreilles encore tintantes des paroles de sa moitié ; il fut tout surpris de trouver Céleste dans son fauteuil. Elle se leva vivement pour lui céder sa place, qu’il occupa sans hésitation. Quand il se vit installé confortablement, réjoui par la chaleur des ajoncs réduits en braise ardente, il dirigea ses yeux malins vers la table.

    – Désirez-vous une tasse de café, mon père ? dit Geneviève.

    Il accepta aussitôt, et se trouva plongé dans un état complet de béatitude. La jeune femme emmena Céleste dans sa chambre, Mélie disparut du côté des étables, et quand Victoire revint l’instant d’après, elle trouva son mari qui sirotait doucement les dernières gouttes du liquide contenu dans sa tasse.

    Simon eut une idée, dans l’espoir d’amadouer sa farouche moitié.

    – En veux-tu ? lui dit-il en indiquant la cafetière ; il y en avait beaucoup, et elles n’en ont guère pris, car il y en a encore.

    Victoire regarda son époux comme pour le foudroyer. Puis après réflexion, elle prit une tasse, et, d’un commun accord, ils vidèrent la cafetière.

    De toute la maison, Mélie, qui avait été chercher le café, fut la seule à n’en point goûter.

    Quand elles furent seules dans la grande chambre haute de plafond, lambrissée de sapin que les années avaient revêtu d’une merveilleuse couleur de cuivre rouge, Geneviève sourit à sa mère, qui tremblait encore un peu, au souvenir de l’émotion passée.

    – Il ne faut pas avoir peur comme cela, maman, dit-elle ; si mauvaise qu’elle soit, elle ne vous mangera pas !

    – Tu n’es pas heureuse, ma fille ! s’écria Céleste qui fondit en larmes. Moi, je te croyais dans le paradis, mais je vois bien que tu ne m’as pas tout dit !

    – N’y faites pas attention, répliqua la jeune femme. Chacun a ses peines, et celle-ci est bien peu de chose à côté de l’amour de mon François. Je voulais vous demander quelque chose, maman : Est-ce que dans le temps vous ne saviez pas faire de la dentelle ?

    – Tu te souviens de cela ? dit Céleste en souriant. Oui, dans ta petite enfance, j’ai fait de la dentelle ; j’y étais même très habile, mais cela rapportait trop peu. C’est si long ! C’est bon pour une femme qui a son ménage ; mais quand il faut gagner sa vie avec cela, et nous étions deux, toi et moi, ce n’est plus possible. Il paraît que, dans les villes, c’est encore assez bien payé, à cause des raccommodages...

    – Pourriez-vous me l’enseigner ? demanda Geneviève, songeuse.

    – Je crois que oui, en essayant de me le rappeler. Mais, qu’est-ce que tu veux faire de cela ? tu as du bien, par ton mari...

    – On ne sait pas ce qui peut arriver, reprit la jeune femme, pensive. Je sais tous les métiers et je n’en sais aucun ; je ne pourrais pas me tirer d’affaire s’il m’arrivait malheur...

    Céleste regardait sa fille avec des yeux pleins d’épouvante.

    – Si je perdais mon mari, continua Geneviève, croyez-vous que ma belle-mère me souffrirait ici ! Ah ! j’y ai pensé souvent, allez ! Quand on aime un trésor par-dessus tout, on tremble toujours de le perdre ; moi, je ne rêve qu’à cela. Je m’éveille en sursaut, la nuit, croyant qu’il est mort et qu’on ne veut pas m’enterrer avec lui... Si je le perdais, je ne resterais pas ici, je vous le jure ! Apprenez-moi à faire de la dentelle, ma mère.

    – Je le veux bien, mon enfant ; mais comment l’idée t’en est-elle venue ?

    Geneviève ouvrit une armoire, et prit sur la plus haute planche un petit coffre en bois des îles surmonté d’une pelote, d’où pendaient d’innombrables fuseaux fins comme des brins de paille.

    – Voilà, dit-elle, ce que j’ai trouvé l’autre jour, en fouillant dans les vieux bahuts là-haut. Il y a peut-être cent ans, quelque dame des Frappier faisait de la dentelle pour son plaisir... Je voudrais en faire pour gagner ma vie.

    Céleste promenait ses yeux encore clairs sur le réseau commencé.

    – Je connais ce point-là, dit-elle, c’est la tante du bonhomme Frappier qui savait tout cela ; c’est elle qui me l’a appris, pauvre chère âme, car j’y venais autrefois, dans ce domaine, ma fille ; j’y ai passé plus de la moitié de mes journées...

    Elle s’arrêta, les joues couvertes de rougeur, craignant d’en avoir trop dit. Mais Geneviève était sans malice, et d’ailleurs elle ne pensait en ce moment qu’à la dentelle.

    – Tâchez de retrouver le point, dit-elle en approchant une chaise.

    Et les deux femmes, penchées sur le vieux petit métier de l’aïeule, s’appliquèrent à faire jouer les fuseaux pleins d’une poussière fine qui sentait l’ambre.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VII

  •  

    La pluie avait cessé d’assombrir les vitres. François, revenu de son expédition, en préparait déjà une autre, quand Geneviève prit un grand parti.

    – Me permettras-tu, dit-elle à son mari, la veille d’un nouveau départ, d’aller passer le temps de ton absence chez ma mère ?

    Victoire tressaillit comme sous la piqûre d’un taon. Si Geneviève prenait l’offensive, la maison ne serait plus tenable !

    – Sans doute ! dit François ébahi : je n’ai point de motifs pour t’empêcher d’aller voir ta mère ; mais ne ferais-tu pas mieux de l’inviter à venir ici ? Sa maison n’est ni grande ni commode ; il me semble que pour elle-même ce serait plus agréable d’habiter le domaine, ne fut-ce que quelques jours.

    – Je te remercie, dit Geneviève d’une voix nette, qui vibra jusqu’au fond de la salle, mais je serai plus à ma place chez ma mère en ton absence, que ma mère ne serait à la sienne ici. Elle y a été mal reçue, et ni elle ni moi ne sommes d’humeur à le supporter une seconde fois.

    – Je vais te dire, François, se hâta d’expliquer madame Beauquesne : ta femme s’est figuré que je n’aime pas Céleste, sur je ne sais quels commérages de servante...

    Mélie, sans oser rien dire, regarda la Quesnelle bien en face ; le regard scrutateur du meunier alla de l’une à l’autre, et son opinion fut faite.

    – N’importe, ma mère, dit-il ; que vous aimiez Céleste ou que vous ne l’aimiez pas, elle est la mère de ma femme, et à ce titre je lui dois autant de considération que Geneviève vous en doit à vous-même. Elle fera ce qu’il lui plaît, ici comme chez elle. Tu peux le lui dire de ma part, Geneviève ; mais il me semble qu’on ne devrait pas avoir besoin de le lui dire.

    – Je te remercie, mon François, dit la jeune femme avec son calme habituel. À l’ordinaire, ma mère viendra me voir ici, quand tu y seras ; mais permets, pendant tes voyages, que j’y aille quelquefois ; le temps me dure quand tu n’es pas là...

    – Elle s’ennuie avec nous ! dit aigrement Victoire, nous ne savons pas l’amuser.

    – Allons, ne la taquinez pas ; n’est-il pas naturel qu’elle aime sa mère ? Que diriez-vous si depuis mon mariage je m’étais désaccoutumé de vous aimer ?

    – Ce n’est pas la même chose, faillit dire Victoire. Elle se retint, mais son fils avait lu sur son visage.

    – Faites bon accueil à Céleste pour l’amour de moi, dit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Et toi, ma femme, tu n’as ni conseils ni ordres à recevoir de personne. Tu es la maîtresse de tes actions, puisque ton mari te donne toute liberté !

    Victoire ne put contenir son humeur, et faute d’un prétexte réel, elle se rejeta sur le grand reproche des ménagères campagnardes.

    – Nous avions bien besoin, dit-elle, de nous embarrasser d’une bru, qui ne sait pas seulement avoir d’enfants ! Si je la taquine, c’est que le cœur me saigne en pensant que vous voilà mariés depuis six mois, et qu’il n’en est pas seulement question !

    Les yeux de François et ceux de Geneviève se croisèrent avec un tel rayonnement de tendresse que madame Beauquesne en fut saisie.

    – Vous serez grand-mère avant la Pentecôte, dit-il ; mais il n’est pas nécessaire de le crier sur les toits. L’hiver ne fait que de commencer, nous avons le temps d’en parler aux gens.

    Victoire se mit à pleurer.

    – Est-ce que je ne devais pas être la première à le savoir ? gémit-elle dans son tablier. Une telle joie n’est pas faite pour être tenue secrète, on s’expose à des reproches non mérités...

    – Il y aurait une chose, ma mère, dit François impatienté, ce serait de ne point faire de reproches du tout, ni à personne ; chacun s’en trouverait mieux.

    La mère se tut, jugeant la leçon suffisante.

    – Tu feras tout ce qu’il te plaira, Geneviève, dit-il en se tournant vers sa femme. J’ai en toi pleine confiance ; et ne te laisse pas molester : qui te touche me touche, et je te défendrai mieux que je ne sais me défendre moi-même.

    Il sortit, un bras passé autour du cou de la jeune femme. Victoire les regarda s’éloigner avec un sentiment de joie et de colère. Elle avait bien envie de se voir un petit-fils, mais par quelle malchance fallait-il que ce fût en même temps l’enfant de Geneviève !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VIII

  •  

    L’hiver passa lentement ; la maison Frappier résistait bien aux coups de vent du nord, et le moulin n’arrêta pas son travail un seul jour.

    Victoire, silencieuse contre son habitude, allait et venait des celliers aux greniers, méditant sans cesse sur l’événement qui allait donner un héritier à tant de richesses. Elle avait bien désiré cet enfant, et maintenant qu’il allait naître, elle se sentait triste à la pensée de la nouvelle importance que prendrait Geneviève dans la vie de François. Femme, elle le dominait déjà ; mère, que ne serait-ce pas ?

    L’objet de tant d’alarmes ne songeait point à affirmer sa domination.

    Depuis la visite de Céleste, à l’automne, Geneviève avait pris un grand calme intérieur qui lui manquait parfois jadis, et c’est une simple résolution, celle d’apprendre un métier, qui lui avait donné cette paix profonde. Elle se sentait désormais indépendante, par la seule pensée que son pain quotidien ne dépendait plus, dans le cas d’un malheur, de bontés problématiques de sa belle-mère, mais du travail de ses mains seulement.

    François, poussé par les siens, avait fait un contrat de mariage suivant la coutume du pays, où pas une précaution n’est négligée quand il s’agit d’affaires ; par ce contrat, il n’avait pu reconnaître à sa femme que la propriété de quelques pièces de terre, indépendantes du moulin, d’un revenu si modique, qu’en vérité on pouvait le compter à peu près pour rien.

    Ce n’est pas que le beau meunier n’eût eu bonne envie de partager avec Geneviève tout ce qu’il possédait ; mais la famille, convoquée par Victoire Beauquesne, lui avait tant démontré l’impossibilité d’aliéner les biens Frappier, tant répété que si lui, François, venait à mourir sans postérité, il serait injuste de dépouiller les siens au profit d’une étrangère, que le pauvre garçon, las de tous ces tiraillements, avait fini par céder.

    – Si nous avons des enfants, s’était-il dit, Geneviève sera riche. Sinon, tant que je vivrai, elle n’aura plus besoin de rien, et si je me voyais malade, je ferais mon testament en sa faveur.

    Ayant ainsi apaisé les derniers reproches de sa conscience, il avait cédé sur tous les points, excepté sur celui qui donnait à la jeune femme les trois cents francs de revenu, provenant des Clos Gardin. Là-dessus, malgré les récriminations de sa mère, il avait tenu bon, soutenu d’ailleurs par le vieux cousin, qui paraissait s’être pris tout d’un coup d’une affection plus sérieuse que démonstrative pour Geneviève. C’était sans doute une de ces vieilles amitiés cachées qui ressourdent du fond des âmes quand le moment favorable est venu.

    Geneviève avait assisté à toutes ces discussions avec une superbe indifférence.

    – Puisque je n’ai rien, avait-elle dit un jour à son futur, pourquoi veux-tu absolument me reconnaître quelque chose ? À quoi bon ce mensonge ?

    François avait pu lui faire comprendre la nécessité d’assurer son avenir, fût-ce de la façon la plus modeste, mais il n’avait pu la lui faire admettre. Elle s’était retranchée dans son refus, disant : Je comprends bien, mais je ne veux pas.

    Il avait passé outre cependant, et elle n’avait plus résisté ; mais dans son âme, elle était blessée de toutes les précautions prises par la famille pour la dépouiller si elle restait veuve sans enfant, et la résolution de gagner son pain de ses propres mains l’avait tourmentée pendant longtemps, jusqu’au jour où le métier à dentelle lui avait révélé tout un monde d’idées jusque-là fermé pour elle.

    Les armoires de la maison Frappier, avec leur poussière parfumée, lui avaient appris bien des choses. Elle avait trouvé là, et aussi dans les vieux coffres de bois peint en vert et en rouge, avec des oiseaux et des fleurs jusqu’à l’intérieur des couvercles, des objets bizarres, dont l’usage lui était inconnu, et quelques livres.

    Au commencement, les livres lui parurent mystérieux ainsi que le reste. Cette paysanne, qui savait lire passablement et écrire à peu près, ayant eu pour toute instruction l’année d’école qui précède la première communion, essaya vainement de comprendre les ouvrages de philosophie et d’histoire qui lui tombèrent les premiers sous la main. Ces livres dépareillés étaient les restes d’une bibliothèque amassée jadis par un Frappier du dix-huitième siècle, qui de son rustique manoir suivait le mouvement littéraire. La langue qu’ils parlaient se rapprochait cependant plus du langage du pays que ne le serait du parisien moderne ; mais ce n’étaient pas les mots, c’étaient les idées qui demeuraient étrangères à Geneviève.

    Un jour, tout au fond d’un coffre, elle trouva un petit volume relié en veau, tranches dorées, imprimé sur un papier mince, ferme et soyeux, avec des caractères de forme délicate ; elle le feuilleta, pour voir s’il contenait des images, et distraitement se mit à lire au haut d’une page. La page finie, elle continua, et le crépuscule la trouva encore assise sur le bord du coffre, lisant toujours avec tant d’attention qu’elle avait mal au cou, à force de le tenir penché sur les caractères qui pâlissaient avec la clarté du jour.

    Ce livre, qu’elle comprenait, c’était, ô lecteur, ne criez pas à l’impossible ! c’était Télémaque.

    Télémaque, que les enfants lisent avec passion, et dont les hommes faits se moquent, encore qu’il soit écrit dans la plus belle langue, la plus claire, la plus sonore. Télémaque, type du roman d’aventures, où l’innocence trouve sa récompense, où la sagesse guide l’adolescent !... On en peut rire à trente ans ; à quarante on le relit, et l’on y trouve un parfum faible et évaporé, tel que celui des vieux sachets, mais encore doux et subtil.

    C’est dans ce livre démodé que Geneviève apprit la valeur des mots ; une page lui en faisait comprendre une autre ; elle s’arrêtait pour réfléchir, et trouvait à la fin ce qui l’avait embarrassée. Aussi, pendant les absences de son mari, ce livre devint-il le compagnon de ses heures de solitude.

    Encouragée par le succès de ses fouilles, la jeune femme continua ses recherches dans les armoires mystérieuses, pleines d’une foule d’objets d’époques et de provenances diverses. Elle y trouva de tout : des récits de voyages, des éventails, du rouge, desséché au fond des pots de porcelaine décorée, des boîtes à mouches, des dentelles précieuses, de vieux bijoux ternis et pour la plupart endommagés, des monceaux de fine batiste, des étoffes de soie à fleurs, des gants, si vieux qu’ils se déchiraient sous la main qui les touchait, enfin toutes les ruines élégantes et frivoles d’un monde disparu.

    Les objets aidèrent peu à peu Geneviève à comprendre les livres, et les livres nommèrent les objets. Plusieurs générations de Frappier s’étaient succédé dans la vieille maison qui datait de Louis XIV, et comme c’étaient des gens riches, de bonne et ancienne roture, ils frayaient avec les hobereaux du cru. La Révolution avait nivelé tout cela ; les femmes avaient disparu de ce petit coin de terre ; deux hommes devenus veufs de bonne heure s’étaient succédé là, oubliant même les commodités de la vie, devenant de plus en plus paysans jusqu’au jour où Jérôme Frappier avait enseveli son fils de ses mains robustes, qui tremblaient à faire pitié pour cette triste besogne.

    Geneviève comprit et apprit ainsi une foule de choses. Des liasses de parchemins et de papiers divers trouvés parmi le reste lui enseignèrent toute la généalogie de la famille de son mari, qu’elle reconstruisit, et qu’elle arriva à connaître mieux que lui. Son langage se purifia, ses manières s’affinèrent, et elle devint de plus en plus pour Victoire Beauquesne une créature étrange et déplaisante.

    Quand vint Pâques, Geneviève avait retrouvé le point d’Alençon si longtemps perdu. Elle le faisait avec une dextérité surprenante, comme si elle s’y fut appliquée toute sa vie ; il est juste de dire qu’elle y consacrait presque tout son temps, et que la nature lui avait donné cette rare bonne fortune de doigts agiles, souples, obéissants, qui ne refusent jamais d’exécuter ce que le cerveau commande. Encore un an ou deux d’exercice, et la jeune femme pouvait devenir la plus habile dentellière de la province... Mais elle ignorait la valeur du talent qu’elle venait d’acquérir, et ne s’en montra ni plus ni moins fière. D’ailleurs, la layette de l’enfant à naître la préoccupait, et elle y donna tous ses soins.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • IX

  •  

    – Un fils ! s’écria François en recevant le nouveau-né, dans ses deux mains étendues.

    – Un fils ! répéta Simon Beauquesne, qui entrait en ce moment, le visage animé par la joie.

    Céleste, assise dans un coin à l’abri des rideaux du lit, ne disait rien, mais ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et allaient de la jeune mère, pâle et souriante, au petit garçon serré si fort dans ses langes qu’il en était devenu plus rouge encore que de raison.

    Madame Beauquesne s’approcha avec précaution, reprit l’enfant des mains de son père, et l’emporta comme un chat emporte une souris, dans une pièce éloignée, pour le contempler à son aise. François resta tout stupéfait ; le contentement qu’il éprouvait lui ôtait la moitié de ses facultés ; il ne savait que regarder Geneviève et lui répéter : Ma bonne femme !

    – Je voudrais avoir le petit avec moi, dit faiblement la jeune mère.

    – Cela ne se peut pas, ma belle amie, dit une matrone avec cette obséquieuse politesse des gens salariés quand ils se trouvent chez les riches. Il vous dérangerait. Laissez-le à madame Beauquesne, elle en aura bien soin, allez !

    Geneviève tourna ses yeux suppliants vers son mari, mais celui-ci, circonvenu d’avance, feignit de ne pas comprendre. Depuis huit jours, sa mère lui répétait matin et soir que le voisinage de l’enfant ferait le plus grand tort à la mère. François étant novice en pareille matière, il l’avait cru.

    – Tiens, ma Geneviève, dit-il, je suis si heureux que je voudrais avoir les plus beaux trésors du monde pour te les donner ! Qu’est-ce que tu veux, dis ! Demande, et je te promets, foi d’honnête homme, que c’est accordé !

    – Je veux, dit lentement Geneviève, que ma mère Céleste reste ici jusqu’au jour où je pourrai me lever, et je veux qu’elle soigne mon petit.

    François, inquiet, regarda autour de la chambre : Victoire et l’enfant ne s’y trouvaient pas.

    – Allez le chercher, dit-il à la matrone.

    Avec un geste sénile, qui tenait de la révérence et de la chorégraphie, la bonne dame se glissa hors de la chambre.

    – Cela va peut-être contrarier ma mère, dit-il avec un peu d’embarras, mais puisque tu le veux...

    – Cela fera plaisir à la mienne, murmura Geneviève.

    La matrone rentra, portant sur ses bras le poupon, qu’elle déposa sur les genoux de Céleste, avec autant de précautions, pour ne pas toucher du doigt la pauvre femme, que si celle-ci eut été attaquée de la peste noire.

    François s’attendait à quelque observation, quelque reproche... rien. Victoire rentra l’instant d’après, avec un visage indifférent. Le meunier ne put contenir sa joie de cet heureux dénouement à son acte d’autorité.

    – Ma chère femme, dit-il, tu ne m’as rien demandé pour toi, mais je veux te donner quelque chose.

    Il ouvrit l’armoire de leur chambre, la grande armoire de chêne sculpté, et, glissant la main derrière une pile de linge, il en retira une bourse de cuir, de moyenne dimension, qui paraissait pleine.

    – Tiens, dit-il, voilà nos bénéfices de l’année. Grâce à Dieu, depuis que nous sommes mariés, tout a mieux prospéré que devant ; j’ai retiré nos frais, le reste est à toi.

    La bourse tomba sur le lit et rendit le son particulier aux pièces d’or.

    Simon et la matrone regardèrent d’un air ébloui. Victoire fronça le sourcil.

    – Je vais la ranger, dit-elle en étendant la main vers la bourse. Mais Geneviève la tenait déjà.

    – Ma mère Céleste, dit-elle, gardez-moi cela, s’il vous plaît. Je te remercie, Beauquesne, ajouta-t-elle, employant pour la première fois le nom de famille de son mari pour lui parler, ce qui donna quelque chose de solennel à ses paroles ; tu es généreux avec moi, j’accepte, mais tu peux être sûr que tes dons ne seront pas mal employés.

    Céleste se leva très confuse, l’enfant sur le bras gauche, et prit de la main droite la bourse qu’elle glissa dans sa poche.

    – Il faudrait au moins savoir le compte de ce que tu donnes ! murmura Victoire assez haut pour être entendue.

    Céleste rougit et fit un brusque mouvement pour rendre la bourse. François l’arrêta du geste, et dit d’un air épanoui, bien fait pour chasser les mauvaises pensées :

    – Ne craignez rien, ma mère, dit-il, il y a ce qu’il y a, et l’argent est entre bonnes mains.

    Un grand silence se fit ; Victoire, mortifiée, regardait par la fenêtre ; Simon, pour se retirer, voulut marcher sur la pointe des pieds et ne réussit qu’à faire craquer formidablement le plancher sous son poids augmenté de sa gaucherie.

    – J’ai sommeil, dit Geneviève en regardant son mari avec des yeux pleins de prière.

    Il la comprit, se pencha sur elle pour l’embrasser au front, et dit :

    – Allons, bonnes gens, allons nous réjouir en bas.

    – Venez-vous, Céleste ? dit madame Beauquesne avec un geste qui invitait franchement sa rivale à la suivre.

    – Maman, restez, s’il vous plaît, fit doucement Geneviève.

    – Le petit va vous déranger, ma fille, dit Victoire d’un ton aigre-doux.

    – Non, répondit simplement la jeune mère.

    – Mais, madame Lernet, n’est-ce pas qu’il faut qu’elle reste tranquille ?... insista la belle-mère, en s’adressant à la sage-femme.

    – Laissez-la faire comme il lui plaît, dit François avec autorité. Je ne veux pas qu’on la tourmente, et aujourd’hui moins que jamais.

    La porte se referma doucement. Céleste, assise au pied du lit, sur une chaise basse, l’enfant endormi sur les genoux, n’osait remuer, de peur de se réveiller d’un trop beau rêve ; ses yeux parlaient pour elle, et adressaient à la jeune accouchée beaucoup d’éloquents discours que sa bouche aurait été incapable de formuler.

    Geneviève, les yeux fermés, savourait intérieurement les joies de ce jour, sa maternité nouvelle et la tendresse redoublée de son mari... Au bout d’un moment elle regarda sa mère.

    – Maman, dit-elle, apportez-moi mon fils, que je l’embrasse à mon aise. Ils ne me l’ont pas laissé voir !

    Elle se tourna un peu de côté, et Céleste mit l’enfant sur la couverture, et, après une longue contemplation, la jeune mère dit très doucement :

    – Il ressemble à mon François. Le bon Dieu est bon de me l’avoir donné.

    Elle posa le bout de son doigt sur le petit maillot qui reposait tout contre elle et s’endormit d’un sommeil délicieux.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • X

  •  

    – C’est aujourd’hui que vous nous quittez, maman Céleste ? dit François à sa belle-mère d’un ton affable, quand dix jours après Geneviève se trouva installée dans la salle basse, auprès des tisons recouverts de cendre.

    – Mais oui, François, dit l’excellente femme, je ne suis que trop restée ici...

    – Ce n’est toujours pas moi qui vous l’ai dit, repartit François de belle humeur.

    Les yeux de Céleste se dirigèrent instinctivement vers la porte, où ils craignaient de voir paraître la Quesnelle ; mais elle ne dit mot. François, qui ne se doutait de rien, comprit vaguement que sa mère devait avoir attaqué la pauvre femme d’une façon plus sérieuse que par des taquineries superficielles.

    – Faut pas vous laisser faire du chagrin, dit-il ; Geneviève est là pour y veiller, n’est-ce pas, femme ?

    – Maman fait bien de s’en aller, dit la jeune mère d’un ton calme. J’irai la voir.

    Victoire entra fort à propos pour interrompre cette conversation. Céleste retourna chez elle le jour même, et en rentrant dans son humble logis, elle ne put retenir un soupir d’aise. Là, au moins, ses moindres actes ne seraient pas interprétés de travers, et depuis que sa fille était mère, elle n’avait plus rien à craindre pour son avenir.

    Le petit garçon fut présenté au baptême sous les noms de Jean-Frappier, ainsi que l’avait conseillé le vieux cousin. François voulut rendre hommage à la mémoire de son bienfaiteur, en conservant son nom dans la famille, et le curé ne fit pas de leçons, bien que Frappier ne soit le nom d’aucun saint du paradis ; car, dit-il, Frappier était un homme de bien et doit être entré dans la béatitude éternelle.

    Cette charitable conclusion ne faisait tort à personne et arrangeait tout ; chacun s’en félicita. La seule personne qui eut à souffrir de la naissance de maître Jean fut la pauvre Mélie, et certes ce n’était pas sa faute !

    La Quesnelle, s’apercevant que d’instinct sa belle-fille lui préférait Mélie pour lui confier l’enfant quand elle ne pouvait s’en occuper, prit la petite servante en grippe, et la délégua d’office au département des bestiaux ; une grosse fille de ferme, brutale et joviale, se trouva en échange attirée le plus souvent à l’intérieur de la maison, si bien que Geneviève n’eut plus rien à opposer aux envahissements de sa belle-mère dans ses droits maternels.

    Par bonheur, les droits de la nourrice, au moins à certaines heures, primaient tous les autres ; on ne pouvait ôter à Geneviève la joie de voir son enfant se gorger de lait sur le sein maternel.

    – Vous lui en donnez trop ! fit un jour Victoire, outrée de ne pouvoir intervenir.

    – Vous voudriez peut-être le nourrir à ma place ! répliqua Geneviève, les yeux brillants d’une colère longtemps concentrée, qu’elle commençait à ne plus pouvoir contenir.

    Victoire reçut le coup en plein visage, et avec sa grâce accoutumée trouva une méchanceté pour réponse.

    – Il serait sevré d’aujourd’hui, qu’il ne s’en porterait que mieux. Il est chétif comme un petit moineau !

    D’un geste rapide, Geneviève ôta tous les langes qui emmaillotaient l’enfant.

    – Regarde, dit-elle à François qui rentrait, ta mère prétend que notre fils est chétif !

    Le robuste petit garçon, délivré de toute contrainte, agitait joyeusement ses bras et ses jambes potelées ; sa chair ferme et rose formait des bourrelets rebondis à toutes les articulations. Le père éclata de rire.

    – Chétif ? mon fils ! Ma mère veut rire, Geneviève, tu l’entends bien !

    – Elle ne rit pas, répliqua la jeune femme frémissante. Elle le dit pour faire mal, peut-être pour me faire tourner mon lait, qu’est-ce que j’en sais ? Écoute, Beauquesne, j’ai beaucoup supporté d’injustices de la part de ta mère parce qu’elle ne s’adressaient qu’à ma mère et à moi ; mais si elle veut se mettre entre mon enfant et moi, ou bien entre toi et moi, je ne le supporterai pas, je te le déclare !

    – Et qu’est-ce que vous ferez donc, ma mignonne ? dit doucereusement Victoire avant que son fils eût eu le temps de parler.

    – Je dirai à mon mari ce que vous me faites endurer en son absence ! repartit Geneviève, devenant de plus en plus pâle.

    François, effrayé, lui prit les mains pour la calmer. Geneviève se dégagea avec un reste de colère, emmaillota l’enfant et se leva.

    – François, dit-elle, je t’aime plus que ma vie, et Dieu est témoin que si j’ai subi jusqu’à ce jour les persécutions de ta mère, c’est que je t’aime. Je t’ai épousé parce que je t’aimais, et tu sais bien que ce n’était ni pour ton argent, ni pour ton moulin que je l’ai fait. Mais si tu ne peux pas empêcher cette femme de me tourmenter, je m’en irai d’ici, oui, par le vrai Dieu ! Je m’en irai, et si tu m’aimes, c’est toi qui viendras me rejoindre.

    – Ça veut dire que vous voulez que mon fils me mette dehors ! dit la Quesnelle avec cette perfidie cauteleuse qui était son arme favorite.

    – Non, certes ! Gardez le moulin, et la fortune, et le reste ; ce que je veux avoir à moi seule, c’est mon mari et mon enfant, et si vous me prenez le mari, moi je garderai l’enfant ! Voilà tout.

    – Tu l’entends, François, elle est folle ! s’écria la Quesnelle enragée.

    François la prit par le poignet et la serra fortement.

    – Va dans notre chambre, Geneviève, j’irai t’y retrouver tout à l’heure, dit-il. Sois sûre qu’avec ma permission personne au monde ne te molestera.

    Geneviève sortit, serrant son fils dans ses bras.

    – Ma mère, dit le meunier quand ils furent seuls, je connais Geneviève depuis l’enfance. Pour qu’elle ait parlé comme elle vient de le faire, il faut que vous l’ayez bien tourmentée, car elle est douce et patiente...

    – Patiente ! une fille qui a peut-être du sang de bandit dans les veines, pour ce qu’on en sait ? répliqua la mégère.

    – Pour ce que vous en savez, ma mère, n’insultez pas ma femme ; son sang est dans les veines de mon fils, et j’en suis fier, car il n’est pas de meilleure femme au monde. Je ne veux pas, entendez-vous ? je ne veux pas que Geneviève doit molestée. Elle élève son fils à son idée, elle fait bien.

    – Si l’on n’a plus le droit de rien dire ! reprit Victoire en grondant ; jamais on n’a vu les parents céder à leurs enfants.

    – Aussi, ma mère, je ne vous demande pas de céder ; si vous ne vous accordez pas avec ma femme, comme elle ne doit pas vivre sans moi, ni moi sans elle, je vous donnerai la Quesnerie pour y habiter avec mon père, et ainsi, nous vivrons en paix chacun chez nous. Je l’ai dit et je m’y tiendrai.

    Il sortit d’un pas ferme, sans regarder Victoire qui se laissa tomber sur une chaise. Comment ! son fils la menaçait de la mettre à la porte ? La Quesnerie était une belle ferme, à peu de distance du moulin, mais qu’était cela auprès de l’honneur d’habiter le domaine ? Que deviendrait Victoire si elle ne pouvait plus tarabuster au moins deux fois par jour les garçons du moulin, qui, dans tout autre pays moins patient, l’auraient envoyée au diable vingt fois pour une ? Quitter le moulin Frappier ! Autant valait s’en aller mendier son pain sur les routes !

    Juste en ce moment, entra Simon, un panier plein de belles truites à la main, les jambes de son pantalon ruisselant comme des fontaines, car il avait marché dans l’eau pendant plus d’un kilomètre.

    – Hein, mon pauvre homme, qu’est-ce que tu dirais, si l’on me chassait du moulin, comme une domestique infidèle ? lui jeta Victoire.

    À cette question totalement imprévue, Simon resta bouche béante et faillit laisser tomber son panier ; mais, comme c’était un homme prudent, il le retint et le posa sur un banc.

    – Qu’est-ce que tu dis, ma femme ? fit-il, je ne te comprends point.

    – Je dis que la Geneviève a ensorcelé notre garçon. Il veut que tout le monde lui cède ici, sans quoi il nous mettra dehors, toi et moi, comme des chiens galeux. Qu’est-ce que tu en dis ?

    – Je dis, je dis que si c’est comme ça, eh bien, faudra voir à lui céder, fit le bonhomme en retirant avec précaution ses pieds mouillés de ses sabots.

    Victoire se leva furieuse, et d’un tour de main envoya les sabots, l’un dans la cour, l’autre dans la porte de la laiterie, qui gémit sous le choc.

    – Et tu dis que tu es un homme ! fit-elle avec mépris. Tu te laisserais mener par cette enjôleuse ?

    – Je ne te dis pas ça, Victoire, rétorqua Simon en prenant une autre paire de sabots sous l’armoire. Il ne faut pas se laisser mener, mais il faut encore moins avoir du bruit avec sa famille. Tu fais bien du bruit, ma femme ; sans reproche, tu grognes et tu taquines ; ce n’est pas le moyen de vivre en paix avec les gens. Il vaudrait mieux ne rien dire et faire à sa tête.

    Victoire, surprise d’une telle profondeur de vues chez son mari qui se révélait ainsi sous un jour nouveau, prit une paire de bas de laine dans l’armoire, et les donna à Simon, qui commença méticuleusement l’opération délicate de remplacer ses bas mouillés par ceux qu’il venait de recevoir.

    – Faire à sa tête ? répéta Victoire ; faire quoi ?

    – Eh ! ce qu’on veut ! Tiens, par exemple, tu avais dit vingt fois que tu mettrais Mélie aux étables, avant de l’y mettre ; fallait pas le dire une seule fois, et fallait le faire tout de suite !

    – Est-ce que tu crois que la Geneviève n’en aurait pas été aussi furieuse ? demanda Victoire un peu ébranlée par ce plan de bataille savamment combiné.

    – Furieuse ? oui, elle l’aurait été, mais pas tant, parce que ça aurait eu l’air d’un hasard. On aurait dit : Il y a un veau qui ne mange pas, et il n’y a que Mélie capable de le soigner ; on l’y aurait envoyée, et elle y serait restée.

    – Ah ! fit Victoire songeuse... C’est vrai, pourtant ! Mais qu’est-ce que ça aurait fait ?

    – Elle n’aurait pas pu se plaindre, et ce n’est pas une petite affaire. Qu’est-ce qu’il a contre nous, notre garçon ?

    Désormais prise d’un respect nouveau pour son mari, qui se révélait plus malin qu’elle ne l’avait jamais cru, Victoire lui raconta la scène tout entière.

    – Eh bien, il n’y a pas encore trop de mal, fit le bonhomme en attachant ses jarretières, il n’y a qu’à laisser passer l’orage. Ne souffle mot, et nous n’irons pas à la Quesnerie.

    – Mais Geneviève sera la maîtresse ici ! insista Victoire dominée par son idée fixe.

    – Elle n’a pas un caractère à ça, répondit judicieusement le beau-père ; si tu ne l’avais pas taquinée, elle n’aurait jamais rien dit ; mais tu n’as pas su te tenir : les femmes, c’est naturellement mauvais !

    Victoire n’entendit pas, et ne voulut point entendre. Ne point entendre, quelle force ! et comme toutes les grandes vérités, quelle force méconnue ! C’était du moins l’avis de Simon, qui n’insista pas pour obtenir une réponse.

    Au repas du soir, quelques heures plus tard, François trouva sa mère d’humeur fort radoucie, et son père placide comme toujours, mais aimable et guilleret avec Geneviève. Il lui raconta des histoires de pêche, si longues et si filandreuses, que la première à peine finie, comme il entamait l’autre, François tombant de sommeil prit le parti d’aller se coucher.

    Avant de monter, cependant, il prit à part Victoire, qui eut peur, pensant qu’il allait lui annoncer ses intentions de les établir ailleurs ; mais elle fut bientôt rassurée.

    – Je désire que Mélie revienne dans la maison, dit-il ; ses services conviennent à ma femme. Dorénavant, elle sera attachée à sa personne.

    – Une servante à madame ! pensa Victoire. Elle allait le dire, quand elle se sentit tirer par son jupon.

    – On le lui dira demain matin, fit la voix de Simon. Bonsoir, fils ; la journée a été rude, mais les trouètes étaient bonnes.

    François remonta chez lui, et les vieux époux restés seuls s’entre-regardèrent d’un air narquois.

    – Tu as failli dire une bêtise, fit le bonhomme ; il n’était que temps de te tirer par ton cotillon, car tu aurais eu du désagrément avec François.

    – Une servante à madame ! dit la Quesnelle, éprouvant le besoin de dire tout haut ce qu’elle avait sur le cœur.

    – Eh ! qu’est-ce que ça te fait ? N’est-il pas assez riche pour la payer ? Laisse faire ! le plaisir de vivre au domaine vaut bien les quelques écus par an que ça va lui coûter.

    – Je n’ai pas de servante, moi ! grommela Victoire.

    – Prends-en une ; c’est ton droit.

    – Que veux-tu que j’en fasse ? Est-ce que je saurais me faire servir ? Quand on pense que c’est cette mendiante qui va avoir des domestiques... sans compter l’argent qu’il lui a donné !... Les bénéfices de l’hiver... qu’est-ce qu’il pouvait donc bien y avoir, Simon ?

    – Pas bien moins de trois mille francs, répondit le bonhomme, qui avait fait son calcul depuis longtemps.

    Victoire leva les bras au ciel.

    – Laisse faire ! Tu as vu comme je leur ai raconté des histoires ?

    – Ça les a assez ennuyés, interrompit gracieusement la Quesnelle.

    – Oui, je le sais bien, mais ça les a empêchés de parler, et c’est ce qu’il faut. Si tu ne dis rien, et notre bru non plus, tu pourras faire presque tout ce que tu voudras. Quand elle n’y pensera plus, ça ira tout seul, car tu sais, femme, elle n’est pas méchante.

    – Il ne manquerait plus que cela ! fit rageusement Victoire.

    – Enfin elle pourrait l’être ! Mais sois tranquille, je leur raconterai des histoires.

    Sur ce, les conspirateurs allèrent se coucher.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XI

  •  

    Un autre hiver passa sur le moulin. Le petit Jean, frais et vigoureux, se tenait debout à cinq mois et marchait seul à huit. Jamais on n’avait vu de plus bel enfant, au dire de toute la commune. Ceux mêmes qui avaient commencé par faire froide mine à Geneviève lors de son mariage, qui avait dérouté tant d’ambitions féminines, ceux-là mêmes s’étaient laissé toucher par la beauté de l’enfant et la dignité de la jeune mère.

    On sentait si bien que cette femme ne vivait que pour son mari et pour son fils, on était si complètement forcé de reconnaître qu’aucune pensée cupide n’avait présidé à son mariage, qu’une fois le fait accompli, on s’y était résigné.

    Le vieux cousin Frappier, qui venait parfois au moulin, se montrait particulièrement bienveillant avec Geneviève. Il regardait le petit garçon pendant de longs instants, s’extasiant sur sa ressemblance avec les Frappier.

    – Ce garçonnet sera riche, dit-il un jour en se levant pour partir.

    Geneviève le regarda interdite.

    – Son père a du bien, dit-elle en hésitant.

    – Oui ; allons, tant mieux, fit le vieillard avec un sourire énigmatique.

    Geneviève ne comprit pas et ne chercha pas à comprendre. Dix années devaient s’écouler avant qu’elle se rappelât ce court entretien.

    Les premiers jours du printemps apportèrent un grand chagrin à la jeune femme. Un matin, s’étonnant de n’avoir pas vu Céleste depuis la veille, des voisines entrèrent dans la maisonnette ; elle était assise sur sa petite chaise, son coussin à dentelles sur les genoux (car, encouragée par sa fille, elle avait repris son ancien métier, moins dur que celui de journalière) ; elle semblait dormir... elle était morte, sans souffrance et sans secousse, de la maladie de cœur qui la menaçait depuis de longues années.

    Le coup fut très dur pour Geneviève : on craignit un instant de lui voir perdre son lait, et, à vrai dire, ce malheur eût réjoui fort Victoire, qui, grâce au sevrage, se fût emparée de son petit-fils ; mais les soins et la tendresse de François adoucirent le chagrin de la jeune femme. D’ailleurs, dans l’amour qu’elle avait pour sa mère entrait beaucoup de ce détachement, de cette abnégation des gens qui s’aiment sans pouvoir vivre ensemble et dont l’affection n’est pas égoïste. Ceux-là ont déjà renoncé à une grande partie des joies de la famille et de l’amitié : la séparation finale les afflige peut-être plus profondément que d’autres, mais d’une manière moins extérieure et plus résignée.

    Pour Victoire, cette mort fut une petite fête de famille, à laquelle Simon refusa de participer.

    – Elle ne m’avait jamais fait de mal, cette fille, dit-il pour toute oraison funèbre. Je ne sais pas ce que tu as à te réjouir comme ça de la voir porter en terre.

    – Quand elle n’aurait fait que de mettre Geneviève au monde ! grogna la Quesnelle.

    – Ah ! dame, il y avait ça, en effet, répliqua Simon en haussant les épaules ; mais une autre belle-mère aurait été plus gênante, à ce que je crois.

    – On aurait pu trouver une bru qui n’aurait pas eu de mère du tout, fit madame Beauquesne, toujours ingénieuse.

    Simon ne rit pas, il ne riait guère ; mais il se confirma de plus en plus dans son opinion que les femmes sont généralement mauvaises.

    Un malheur n’arrive jamais seul, dit le proverbe : en effet, une série de malchances s’abattit sur le moulin, après la mort de Céleste. Une forte partie de grain se trouva avariée, une crue subite du ruisseau enleva une vanne, qui fut longue et coûteuse à réparer, et François eut fort à faire pour se comporter dignement vis-à-vis de tant d’ennuis divers.

    Ce qui le consolait de tout, c’est la joie qu’il éprouvait à voir la paix rétablie dans son intérieur. Sans doute, Victoire lançait de temps à autre à Geneviève quelques brocards, pour ne point laisser rouiller sa langue ; mais la jeune femme paraissait heureuse et tranquille ; madame Beauquesne ne grognait point au-delà des limites permises ; et Simon, plus grand pêcheur que jamais, ayant imaginé d’acclimater des écrevisses dans le ruisseau, n’avait plus d’autre souci que d’empêcher ses pupilles de retourner à leur premier domicile ainsi qu’il arrive quelquefois.

    Et puis, la grande joie du moulin, c’était l’enfant.

    L’enfant venait à merveille ; il marchait seul, jasait comme un oiseau dans un langage mystérieux que lui seul et sa mère pouvaient comprendre, et se racontait des histoires à lui-même, tout en trébuchant dans la grande cour. Les garçons meuniers devenaient doux et tendres devant ce petit être déjà volontaire, qui suivait son idée avec l’entêtement particulier aux enfants et aux animaux, aussi peu en état les uns que les autres de comprendre les nombreux pourquoi qui sous le ciel s’opposent à la réalisation de nos désirs.

    Jean-Frappier Beauquesne venait d’avoir trois ans et ne connaissait plus aucune contrainte ; chaussé de mignons sabots bien bourrés de chaussons de laine, culotté de gros drap, coiffé d’un bonnet de laine bleue, il allait et venait dans le moulin, donnant d’effroyables peurs à son père quand il s’approchait des meules, courait dans la cour, allongeant aux chevaux paisibles de grands coups sur les jarrets avec un fouet, toujours confisqué par Geneviève, toujours remplacé par les garçons meuniers qui aimaient à le voir « brave ».

    Ce jeune conquérant effarouchait les poules, courait sus aux dindons, se faisait pincer par les écrevisses et tirait sur les jupes de Mélie, qu’il aimait de tout son cœur et tourmentait de toutes les façons. Sa grand-mère l’adorait, mais il avait une manière de cligner des yeux, quand elle lui faisait des reproches, qui indignait la bonne dame, tant la physionomie du petit scélérat devenait finaude et moqueuse. Pour son grand-père, il n’est point besoin de mentionner le peu de cas que faisait de lui l’héritier du moulin ; il lui faisait faire ses commissions, l’envoyait ramasser des bûchettes ou chercher ses joujoux, et de fait, Simon n’avait point sur la terre d’emploi plus indispensable.

    Un matin de novembre, le jour s’était levé dans ce ciel gris-de-lin qui promet les belles journées et les froides nuits. François traversa la cour blanche de rosée sur les toiles, tissées à l’aube comme un fin réseau, par les araignées diligentes.

    – Papa ! cria l’enfant en courant après lui, papa, tu t’en vas sans m’embrasser !

    François se retourna et souleva le petit garçon jusqu’à la hauteur de ses yeux.

    – Tu es mon Jean, et je t’aime, dit-il en le regardant avec passion.

    Les menottes du petit serraient fortement le visage hâlé du père, et ses lèvres roses se pressèrent contre sa joue. Il baisa son fils sur ses cheveux bouclés avec une tendresse presque violente, puis instinctivement leva les yeux vers une fenêtre bien connue.

    Geneviève venait de l’ouvrir et se tenait légèrement penchée, regardant avec un sourire confiant le cher groupe qui concentrait toutes ses joies. François lui adressa un geste et un sourire, puis il la montra à l’enfant.

    – Envoie un baiser à maman, dit-il.

    Jean appuya sa main potelée sur sa bouche et déploya son petit bras avec une vigueur étonnante.

    – Va rejoindre ta mère, dit l’heureux père en déposant le petit garçon à terre.

    Jean s’enfuit, faisant claquer ses sabots sur les dalles qui pavaient le devant de la maison.

    François s’en alla lentement au moulin, suivi par le regard de Geneviève.

    Quand il entra, son premier mot fut un reproche, ce qu’il n’aimait guère.

    – Pourquoi tous ces sacs en désordre ? dit-il ; est-ce que les chats sont venus ici cette nuit, Saurin ?

    Le premier garçon meunier lui répondit avec un certain embarras.

    – C’est Digard qui s’est amusé trop longtemps à l’auberge hier, et il n’est pas bien sûr de son pied ce matin...

    – Je n’aime pas qu’on boive, dit François d’un air sévère. Passe les jours de fête, mais en semaine nous n’avons pas besoin de ça. Où est-il ?

    – Je l’ai envoyé dormir, Beauquesne ; car il ne saurait faire d’ouvrage qui vaille aujourd’hui.

    Le meunier secoua la tête d’un air mécontent. Autour de lui, les autres s’acharnèrent à la besogne afin de conjurer un orage qu’ils sentaient venir.

    François allait et venait, inspectant la mouture, goûtant la farine tiède, qui tombait dans les caisses ; tout à coup, il fit un geste irrité.

    – Voilà une paire de meules qui tourne à vide, dit-il. Faut-il que vous soyiez...

    Il ne finit pas sa phrase et courut aux sacs de grains. Pas un n’était ouvert ; il tira son couteau, pour couper la ficelle...

    – Lami, va fermer la vanne, cria-t-il au troisième garçon qui paraissait sur le seuil, va vite.

    Le garçon partit à toutes jambes, pendant que François, d’une main qui tremblait un peu, coupait la corde du sac.

    Saurin, inquiet, paralysé par l’émotion, ne pensait pas à apporter un récipient pour recueillir le grain.

    – Une corbeille ! gronda François.

    Les meules tournaient avec une rapidité surprenante, dégageant de petites étincelles, avec des saccades et des heurts bizarres.

    – N’approchez pas de la meule, Beauquesne, fit Saurin, on dirait qu’elle va éclater.

    – Eh ! parbleu, elle éclatera si on ne lui donne pas de grain à moudre ! dit François avec humeur.

    Et cet autre imbécile qui n’en finit pas de fermer la vanne !...

    Les meules tournaient toujours. Le meunier posa sur sa tête la lourde corbeille pleine de grain et mit le pied à l’échelle qui conduisait à la trémie.

    Un bruit strident retentit, un cri, une pluie d’éclats de grès tomba dans la haute salle, et Beauquesne tomba foudroyé de son haut sur la corbeille de blé qui s’éparpilla sous lui.

    La meule de dessous fit encore quelques tours d’un mouvement ralenti, puis s’arrêta ; la vanne était fermée.

    – Beauquesne ! cria Saurin en se précipitant sur son maître.

    François ne remua point ; un filet de sang rouge coulait sur sa joue, partant de dessous les cheveux.

    – François Beauquesne ! cria le garçon meunier en le secouant.

    Il ne répondit pas ; son bras retomba inerte.

    – Ah ! mon Dieu ! Il est mort ! fit le pauvre diable en se laissant tomber à genoux.

    Lami apparut, hors d’haleine.

    – Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, en s’arrêtant pétrifié.

    – La meule a éclaté ! Grand misérable que tu es, tu ne pouvais pas courir ! Le maître a la tête fendue ! Il est peut-être mort !

    – Je vas le dire à la Quesnelle, fit le paysan qui courut à toutes jambes vers la maison.

    Les autres meules continuaient à tourner. Pour éviter d’autres malheurs, Saurin courut fermer toutes les vannes ; les roues s’arrêtèrent, et un grand silence régna dans le moulin, interrompu seulement par le bruit des gouttes d’eau qui tombaient au dehors, des palettes encore ruisselantes.

    – Qu’est-ce qu’ils font, qu’ils ne viennent pas ? gémit Saurin éperdu. Le maître va périr là sans secours...

    Geneviève parut sur le seuil, si pâle, les traits si péniblement contractés, qu’elle semblait plus mince et plus grande que de coutume.

    – Beauquesne, dit-elle d’une voix ferme, Beauquesne, tu n’es pas mort, dis ?

    Elle s’approcha de lui, essuya le sang qui coulait, chercha le cœur en passant la main sous la chemise de rude toile.

    – Il vit, dit-elle, portons-le jusque chez lui.

    Elle souleva la tête qui se laissait aller, inerte, et la posa sur son genou, puis d’un effort viril elle leva les épaules, en prenant le corps sous les bras.

    – Pas vous, maîtresse, fit le meunier épouvanté de son calme.

    – C’est à moi de le porter, de le soigner, et s’il est mort, de l’ensevelir, dit l’épouse. Prenez-lui les pieds, et allez doucement, pour ne pas lui faire de mal.

    Ils sortirent du moulin, tout à l’heure si bruyant, maintenant silencieux comme une tombe ; en passant le seuil, Saurin trébucha sur une pierre.

    – C’est un morceau de la meule, dit-il à voix basse.

    Geneviève tressaillit, mais sans laisser aller son lourd fardeau.

    À mi-chemin du logis, ils rencontrèrent Victoire et Simon, celui-ci hébété par la catastrophe, celle-là tout en larmes, les bras levés au ciel, avec des interjections sans fin.

    – Il entend peut-être, dit Geneviève, ne répétez donc pas tant qu’il est mort.

    Elle monta l’escalier à reculons, sans paraître s’apercevoir du poids de son fardeau, et ils déposèrent le blessé sur son lit, ce lit nuptial où Jean avait reçu la naissance.

    – Si l’on faisait venir le médecin ? hasarda timidement Saurin.

    – Lami y est parti, dit Geneviève.

    Elle baignait déjà le front de son mari d’eau fraîche ; et le déshabillait avec tant de douceur qu’on eût dit un enfant nouveau-né. Victoire sanglotait sur une chaise.

    – Voyons, ma mère ! dit la jeune femme avec une nuance de dédain. Vos larmes n’y feront pas de bien, et elles peuvent faire du mal. Laissez-le tranquille, ce pauvre cher homme !

    – On voit bien que vous ne l’aimez pas ! cria la Quesnelle en montrant sa figure sillonnée de pleurs ; si vous l’aimiez, ça vous ferait quelque chose de le voir comme ça.

    Elle rejeta son tablier sur sa tête et recommença à gémir.

    Geneviève se détourna avec un sourire amer. Non, elle n’aimait pas François, puisqu’elle se tenait auprès de lui, sans cris et sans larmes.

    Le petit garçon se montra sur la porte ; oublié dans la salle basse, au premier moment de stupeur, il avait grimpé l’escalier de granit, s’aidant de ses pieds et de ses mains, et venant voir pourquoi son père, au lieu de marcher lui-même, comme à l’ordinaire, se faisait porter comme un enfant.

    – Il est donc malade ? dit la voix claire de Jean au milieu du silence.

    Geneviève le saisit frénétiquement dans ses bras et le pencha sur la face pâle du blessé.

    – Embrasse ton père, il le sentira peut-être.

    Jean posa timidement un gros baiser sur la joue qu’il tenait à poignée une demi-heure auparavant, puis regarda avec inquiétude les visages bouleversés qui l’entouraient, et subitement, sans préparation aucune, il se mit à pleurer avec de grands cris, comme font les enfants quand ils tombent.

    – Emportez-le, dit Geneviève sans quitter des yeux son mari.

    Victoire n’attendit pas une seconde ; elle sauta sur l’enfant, et l’emporta dans les profondeurs les plus reculées de la vieille maison, où elle savait trouver de quoi le distraire.

    Geneviève ne parut pas s’en apercevoir.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XII

  •  

    Les heures s’écoulaient, longues et lourdes, sans rien changer à l’état de François ni à la posture de sa femme. Vaincue par la fatigue, elle s’était laissée tomber sur une chaise, et le bras sur la couverture, elle regardait son époux avec l’air désespéré que les peintres donnent aux saintes femmes dans les descentes de croix. De temps en temps elle changeait la compresse qui protégeait la blessure, puis reprenait sa place et restait immobile et silencieuse.

    En bas, le gazouillis de Jean annonçait que son gros chagrin s’était calmé ; on l’entendait rire de temps à autre. Simon et Mélie étaient venus sur la pointe du pied voir s’il n’y avait rien de nouveau ; Victoire n’avait garde de se montrer ; tout entière à la joie de posséder son petit-fils sans conteste, elle s’efforçait de se persuader que l’accident n’aurait aucune gravité ; l’arrivée du médecin les tirerait tous de peine.

    Il arriva sur le soir comme le soleil se couchait, et sans perdre de temps monta près du blessé. À sa vue, Geneviève s’effaça pour le laisser approcher, avec un geste si simple et si noble, que le médecin la regarda avec étonnement, surpris de la trouver si bien élevée.

    L’inspection du blessé le laissa muet, et Geneviève, qui attendait une parole d’espérance, sentit son cœur mourir dans sa poitrine, en voyant qu’il ne parlait pas.

    – C’est très mauvais ? dit-elle à voix basse, contraignant ses lèvres desséchées à s’ouvrir pour proférer des sons.

    – Je ne peux pas vous le cacher, répondit le docteur, en la regardant avec intérêt.

    – Guérira-t-il ? dit la jeune femme ; pas maintenant, mais plus tard, avec des soins...

    Elle hésitait, et semblait supplier... Le médecin se sentit ému de ce calme apparent que démentaient cruellement les yeux soudain creusés, pleins d’angoisse.

    – Il serait cruel de vous donner de l’espérance, dit-il d’une voix pleine de pitié. Tout est possible cependant, mais il est peu probable que le blessé reprenne connaissance...

    – Qu’est-ce qu’il a ? demanda Geneviève de plus en plus pâle, en s’accrochant au dossier d’une chaise.

    – Le crâne est brisé, un angle de pierre a atteint le cerveau.

    – Alors, il va mourir ? insista-t-elle en baissant la voix.

    Le docteur hocha la tête, il n’osait dire oui à cette épouse qui allait être veuve, il fit un pansement, par esprit de devoir, car il connaissait l’inutilité de ses efforts ; debout près de lui, Geneviève lui présentait tous les objets nécessaires. Quand ce fut fini, il se tourna vers elle.

    – Ne restez pas seule, lui dit-il avec bonté ; faites venir quelqu’un...

    – A-t-il besoin de quelque autre personne ? demanda-t-elle.

    – Non, mais vous-même...

    – Je resterai seule avec lui, dit-elle sans quitter des yeux son mari.

    Le médecin sortit sans bruit, sentant qu’il était inutile d’insister.

    Elle resta ainsi quelques instants, puis s’approcha du lit et se mit à parler à voix basse à ce corps où restait encore un peu de vie, mais dont l’intelligence s’était envolée à jamais.

    – Je t’ai aimé, mon François, lui dit-elle de sa voix douce et grave, je t’ai toujours aimé, depuis la première fois que je t’ai vu, et je t’aimerai jusqu’à ce que je meure, que tu vives ou que tu t’en ailles aujourd’hui... Je ne t’ai aimé ni pour ta fortune ni pour ton beau visage, c’était pour ta bonté... Tu as été bon pour la pauvre fille d’auberge... et je t’aime, ô mon François, je t’aime ! J’élèverai ton fils, j’en ferai un honnête homme comme toi, je te le promets, tu m’entends, n’est-ce pas ?

    Le mourant fit un faible mouvement, tout instinctif, mais elle le prit pour une réponse.

    – Tu as reçu ma promesse, tu peux être en paix maintenant.

    Elle se pencha sur la main glacée de l’époux adoré, et y posa un baiser respectueux comme ceux que les femmes pieuses déposent sur les pieds d’ivoire du crucifix, le vendredi saint.

    Il n’y avait plus rien que d’immatériel dans cette tendresse, nourrie de résignation pendant de longues années d’attente, et de dévouement depuis le mariage ; elle avait aimé François comme un Dieu ; mourant, elle le vénérait comme une croyance.

    Elle lui parlait encore, tout bas, lui rappelant mille douces choses du temps de leur amour, quand ils causaient le soir dans les chemins verts, sans s’effleurer seulement la main, et qu’ils se reconduisaient l’un l’autre à plusieurs reprises : ce temps, pur comme une extase sacrée lui semblait avoir de l’analogie avec l’heure présente. Alors elle ne l’avait pas encore, ni n’espérait l’avoir jamais ; maintenant elle allait le perdre... Jamais la chambre nuptiale n’avait entendu d’effusions de tendresse aussi pures et aussi résignées.

    François fit un mouvement : ses paupières battirent deux fois, puis retombèrent. La respiration s’arrêta, le nez devint aigu, les joues se plombèrent, et Geneviève sentit son cœur se glacer dans sa poitrine comme si la mort avait mis aussi son doigt sur elle.

    Elle se pencha, écouta, écouta encore, mit la main sur ce cœur, plein d’elle jusqu’à la fin...

    – Adieu, mon François, dit-elle, et tout à coup, un amour profond reprenant le dessus, elle serra dans ses bras cette dépouille qui se refroidissait rapidement ; elle couvrit les yeux et les joues de baisers redoublés...

    Un bruit dans la salle basse la rendit à elle-même ; honteuse de sa faiblesse, elle arrangea les mains du défunt comme on le fait dans le pays, elle lui ferma les yeux d’un doigt léger et compatissant, replia le drap sur lui, puis recula de quelques pas, sans le quitter des yeux.

    Beauquesne semblait dormir. Enlevé dans la force de la jeunesse et de la santé, sauf la rigidité des traits, il n’avait rien de ce qui caractérise la mort, et paraissait plus beau que jamais.

    – François, dit la veuve, mon François, est-il possible que tu sois mort ?

    Le silence régnait dans la chambre ; elle se tordit les mains.

    – Que la vie est longue ! dit-elle avec désespoir. Mais il faut vivre pour élever l’enfant, je l’ai promis...

    La nuit était noire au dehors ; une bougie auprès du lit jetait des ombres vacillantes dans la grande pièce sombre. Geneviève regarda autour d’elle et frissonna. Tous les souvenirs heureux s’étaient évanouis, il ne restait plus que l’horreur du présent, les amertumes de l’avenir...

    – Ah ! dit-elle, j’ai été heureuse, j’ai eu mon lot... Tout cela est fini comme un rêve.

    Elle essuya d’un geste lent et mécanique son visage soudain vieilli, et passa la main sur ses yeux sans larmes.

    – Il faut pourtant le leur dire, pensait-elle, c’est mon devoir...

    Elle baisa encore une fois le cher visage insensible, et se dirigea lentement vers la salle basse.

    Le médecin était parti, laissant de vagues et banales paroles à ceux-là qui avaient d’autres soins et d’autres amis que la veuve ; il avait défendu qu’on la troublât dans sa veille, et les deux vieux, heureux peut-être au fond d’être débarrassés de la triste mission, s’attachaient à amuser l’enfant, l’indocile et volontaire petit Jean, qui abusait de son pouvoir sur eux pour leur faire faire cent choses saugrenues.

    À la clarté de la lampe, Simon s’évertuait à projeter sur le mur l’ombre d’un lapin à longues oreilles, quand Geneviève entra.

    – Beauquesne est mort, dit-elle de sa voix pleine.

    Les deux vieux firent un cri, et l’enfant effrayé se précipita dans les bras de sa mère.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIII

  •  

    Ce qu’il y a de plus douloureux dans une maison que la mort vient de frapper, c’est peut-être le silence.

    Quand la catastrophe a été précédée par une longue maladie, les pas ont eu le temps de s’assouplir, les voix de s’abaisser jusqu’au murmure, les murailles elles-mêmes semblent s’être capitonnées pour mieux étouffer le son ; mais quand un coup soudain frappe la demeure de famille en plein cœur de joie et de prospérité, le grand arrêt de la vie qui s’ensuit a quelque chose de saisissant, comme le silence profond qui suit les éclats de la foudre.

    Geneviève le sentit, ce recueillement muet qui accompagne la mort du maître ; elle l’avait senti déjà dans la maison soudain si vaste, aux portes grandes ouvertes, dans une attente désolée ; mais cette impression, sans cesse atténuée par les pas des parents, la visite des amis, le bruit de l’enfant qu’on ne pouvait contraindre à se taire, n’était rien auprès de ce qu’elle éprouva en entrant dans le grand moulin vide, muet depuis la mort du maître.

    Depuis la veille, elle résistait à l’impulsion qui l’amenait là ; mais aux lueurs de l’aube, se rappelant que vingt-quatre heures auparavant il lui avait parlé dans la cour, pour la dernière fois, elle ne put résister au désir de faire le triste pèlerinage.

    La clef, accrochée par Saurin à l’endroit où François la mettait tous les soirs, tentait la main de Geneviève ; elle la prit, et jetant un coup d’œil sur la salle où Jean déjeunait avec sa grand-mère, elle s’en alla lentement à travers la cour, où elle voyait marcher devant elle l’ombre de l’époux défunt qui dormait là-haut d’un sommeil éternel.

    Elle mit la clef dans la grande porte, comme François l’avait fait tant de fois ; jamais elle n’était venue à cette heure matinale, et elle eut quelque peine à ouvrir. Elle entra pourtant, et s’arrêta saisie d’une vague terreur.

    Le moulin paraissait énorme. Les hautes murailles de pierre brute, tapissées jusqu’aux poutres du toit d’une impalpable poussière de farine, semblaient revêtues de suaires. Les longues toiles d’araignée pendant de la charpente, qui eussent été noires partout ailleurs, étaient d’un gris blanchâtre et blafard. Le jour entrait par les grandes fenêtres et tombait tristement sur les meules immobiles.

    Les cinq paires qui avaient travaillé la veille portaient encore tous les signes du travail ; la trémie était à demi pleine, les caisses de farine à demi vides ; mais le regard de la veuve alla droit à la meule brisée, à l’instrument du meurtre.

    Le moulin avait tué son maître... c’était injuste, inique ! Le meunier n’avait-il pas toujours été doux et bon aux hommes et aux choses ? Geneviève s’approcha de la meule avec le sentiment d’une colère indicible, d’une révolte inexprimable... Pourquoi cette pierre avait-elle tué son François ?

    Soudain le calme surhumain qui l’enveloppait depuis la veille comme un manteau glacé disparut comme un rêve ; elle tomba prosternée sur le sol, au milieu des éclats de la meule brisée, et son âme s’exhala en cris éperdus.

    Au dehors, l’eau qui sourd à travers les vannes et suinte dans les rigoles moussues quand le moulin est au repos, tombait sur les palettes immobiles avec un bruit de larmes.

    Elle était là depuis longtemps, criant et appelant François d’une voix désespérée, lorsque Saurin inquiet passa la tête par la porte restée entrebâillée.

    – Maîtresse, dit-il à voix basse.

    Geneviève se trouva debout, le front haut, le regard fixe.

    – Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en lissant ses cheveux et son tablier.

    – Vous vous faites du mal, pensez au petit Jean-Frappier ; c’est à lui le moulin maintenant. Il va falloir qu’il vive de ce qui a tué son père... pensez à Jean-Frappier, madame Beauquesne.

    Cet homme simple, ignorant les belles phrases, il parlait comme il pensait, sans suite, – mais la veuve le comprit.

    – C’est bien, Saurin, c’est bien, vous avez raison, dit-elle. Et puis le défunt ne doit pas rester seul.

    Elle sortit, après avoir jeté un dernier coup d’œil à la meule brisée. Au moment où elle allait retirer la clef de la porte, Saurin tendit la main pour la prendre ; elle la lui donna, et marcha jusqu’à la maison sans se retourner.

    Le garçon meunier entra à son tour dans le moulin, et marcha droit à la meule brisée. Il se croisa les bras et la regarda pendant un instant, avec une fureur contenue.

    – Ah ! la traître ! dit-il enfin en lui montrant le poing, ah ! la gueuse qui a tué son maître ! ah ! la coquine !... un si bon maître... ce n’est pas Simon ni la Quesnelle qui vont mener le moulin à cette heure ! Ce sera la Geneviève, elle a plus de tête qu’eux tous... mais à mon idée elle a le cœur bien malade, et en attendant que le petit Jean-Frappier Beauquesne soit devenu meunier...

    Il alla chercher le balai dans un coin, et balaya l’aire du moulin avec autant de soin que si c’eût été le pavé de mosaïque d’un palais. Puis il prit un levier, et fit sauter à terre le morceau de la meule qui était resté, et qui se brisa en tombant. Sans se décourager, il recommença à balayer, jusqu’à ce que les moindres parcelles de grès eussent disparu.

    – Tant pis, dit-il, je m’en vais écrire au marchand de meules pour qu’il m’en envoie une. Il ne faut plus que madame Geneviève revoie cette place-là vide comme elle est. Jean-Frappier a besoin d’elle. Ce n’est pas la Quesnelle qui la remplacerait, ah, mais non !

    Ayant ainsi formulé son opinion sur le compte de Victoire, il s’assura d’un coup d’œil que tout était en ordre, sortit, et emporta la clef qu’il remit à sa place.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIV

  •  

    Quand la dépouille de François fut couchée dans le petit cimetière de Haville, dans l’enclos réservé aux Frappier, car on hérite de tout, en ce monde, même des sépultures, Victoire Beauquesne se trouva en proie à de grandes perplexités. François avait-il fait un testament, ou bien laissait-il en mourant les choses dans le même état que lors de son contrat de mariage ? Cette question la préoccupait à tel point qu’elle ne put y tenir, et s’en alla trouver le notaire.

    Celui-ci n’avait connaissance d’aucun testament. Peut-être Geneviève en savait-elle plus.

    La pensée d’interroger Geneviève fit froncer le sourcil à madame Beauquesne. Sa bru, en général, peu causeuse, était devenue tout à fait muette, depuis le malheur qui avait frappé le moulin.

    – Et s’il n’y a pas de testament ? dit Victoire après un moment de silence.

    – Alors, rien n’est plus simple, le fils de François Beauquesne hérite purement et simplement des biens de son père. Sa mère est tutrice naturelle ; mais qu’importe ? Le moulin est assez riche pour vous nourrir tous, et il y a de la place pour tout le monde.

    – C’est cette femme qui aura la liberté d’élever l’enfant ? fit la Quesnelle d’un ton aigre.

    – Dame ! c’est sa mère, répliqua le notaire assez vertement.

    – Il n’y aurait pas moyen de l’en empêcher ? continua Victoire, suivant sa pensée.

    – Et pourquoi l’en empêcher ? Il me semble que c’est une brave et digne femme ; votre fils avait bien rencontré, quoiqu’elle fût sans fortune, car une honnête femme et une bonne épouse, voyez-vous, madame Beauquesne, cela vaut tout l’or du monde.

    Victoire ne réclama point la suite de cette leçon ; elle tourna sèchement le dos au notaire avec une révérence des moins cérémonieuses, et elle reprit le chemin du moulin, plongée dans ses méditations.

    À présent que son fils était mort, elle pouvait se donner la satisfaction de l’avouer hautement, madame Beauquesne la mère détestait sa bru. Maintenant que rien ne la contraignait plus à des dehors bienveillants, Victoire éprouvait un soulagement énorme à penser qu’elle courrait remettre à sa place cette étrangère qui n’était entrée dans la famille que pour enlever aux parents de François l’affection qu’il leur devait avant tout.

    Non qu’elle n’eût pas aimé son fils et qu’elle ne le pleurât sincèrement ; mais, dans certaines âmes cupides, les blessures du cœur se cicatrisent assez vite, quand la fortune survit aux êtres aimés. Le moulin restait avec tous ses avantages ; il ne s’agissait plus que d’éliminer le plus vite possible la mère de Jean-Frappier, afin de conserver l’héritage et l’héritier sans partage.

    Deux ou trois jours après la visite au notaire, n’y pouvant plus tenir, Victoire aborda la question du testament, prudemment, et devant témoins, afin que la réponse ne fut pas perdue. À la fin du repas de midi, comme les garçons se préparaient à quitter la table, madame Beauquesne dit à sa bru, d’une voix douce :

    – Vous ne nous avez pas montré le testament que mon fils a fait en votre faveur.

    Geneviève tressaillit comme sous un coup de fouet ; son beau visage prit une expression farouche, et elle dédaigna de répondre.

    – Il serait utile de le faire voir, continua Victoire, car les affaires le plus vite réglées sont les meilleures.

    Geneviève se leva.

    – Si c’est là ce que vous voulez, madame Beauquesne, dit-elle d’une voix basse, il n’est besoin de mentir ni de biaiser. Mon défunt mari n’a point fait de testament. Je reste sa veuve avec ce qu’il m’a reconnu par contrat de mariage, mais je suis bonne pour élever son fils, si c’est là ce que vous cherchez. Tant que je vivrai, Jean trouvera sa mère auprès de lui, et tout ce qui est ici lui appartient.

    – Vous en êtes bien fière ! riposta la Quesnelle avec aigreur.

    – Il y a de quoi ! dit tranquillement Geneviève en sortant derrière les garçons meuniers.

    Saurin tenait Jean dans ses bras, et lui racontait des histoires ; quand il fut dans la cour, il mit l’enfant à terre et se retourna vers la jeune femme :

    – Vous aurez du fil à retordre, maîtresse, lui dit-il à voix basse, sans la regarder, comme s’il continuait à parler avec le petit garçon. Mais nous sommes là ; je ne peux pas grand-chose pour vous ; cependant, s’il vous faut un témoignage...

    – Merci, Saurin, répondit Geneviève touchée, car un témoignage est la chose qui s’offre le moins en Normandie, où la peur d’être cité en justice égale, si elle ne la dépasse, celle du choléra lui-même.

    Saurin se dirigea vers le moulin comme à l’ordinaire, et Geneviève alla au jardin avec le petit garçon, qui la tenait par la main en se faisant tirer, comme tous les enfants gâtés.

    Le jardin était triste ; une averse tombée le matin même avait attiré au dehors des quantités de limaces et de colimaçons qui traînaient leurs formes noires et rampantes sur la terre humide des allées ; les ruches en deuil portaient le morceau de crêpe qu’on leur attache quand le maître meurt ; ce chiffon noir flottait lugubrement dans une bise aigre et mordante.

    Geneviève frissonna et voulut rentrer, mais Jean la tira plus fort par la main, en disant : – Allons au clos.

    La barrière était tout près ; de ses doigts déjà savants, le petit garçon retira le crochet qui la retenait ; elle s’ouvrit toute grande, entraînée par son poids, et Jean, lâchant la main de sa mère, courut au milieu des vaches assemblées au milieu de l’herbage.

    – Maman, cria-t-il, fais-moi monter à cheval sur la vache.

    Geneviève courut après lui, dans l’herbe humide d’un vert éclatant, et le rattrapa par son pantalon.

    – Je veux monter sur la vache, cria maître Jean-Frappier Beauquesne en se démenant comme un diable dans un bénitier.

    Le taureau qui paissait à l’écart releva la tête avec un renâclement de mauvais augure. Geneviève saisit l’enfant, lui maîtrisa les bras en le serrant fortement contre sa poitrine, et, sans souci des coups de pied qu’il lui décochait sans interruption, elle courut jusque dans le jardin, le jeta sur un tas de feuilles sèches, et referma la barrière au moment où le taureau arrivait au galop sur eux.

    Arrêté par la barrière, l’animal stupide resta un instant étonné, mugissant sourdement ; puis sa colère s’étant calmée, il retourna lentement vers ses compagnes, non sans jeter de temps à autre des regards irrités sur ceux qui étaient venus le braver dans son domaine.

    – Méchante maman, dit le petit garçon en pleurant, méchante qui ne veut pas me faire aller à cheval sur la vache.

    – Tu vois bien que les vaches sont en colère, dit Geneviève avec douceur. Elle était hors d’haleine, et s’appuya contre le mur de terre pour respirer.

    – Méchante maman, méchante ! fit le petit, s’enhardissant devant cette douceur qui lui parut de la faiblesse. Il leva son petit poing fermé, et l’abattit au hasard dans les jupes de sa mère.

    – Jean ! fit Geneviève stupéfaite ; tu bats ta mère !

    – Oui, maman est mauvaise, elle ne veut jamais faire ce que je veux. J’aime mieux maman Victoire ! dit Jean, tout à fait hors de lui. Il répétait inconsciemment ce qu’il entendait dire tout le jour.

    Geneviève avait pâli subitement ; la pensée qu’on pouvait détourner son fils d’elle ne lui était pas encore venue. Elle avait pensé qu’on le gâterait, qu’on le rendrait volontaire et capricieux, mais qu’on pût lui enseigner à blâmer sa mère... Elle reconnut la main qui avait préparé le coup.

    – Jean, dit-elle, prise d’une telle douleur qu’elle crut n’avoir jamais souffert jusqu’à ce jour, Jean, embrasse maman et demande-lui pardon.

    – Non, cria le petit en se débattant, car il apercevait Victoire à l’autre bout du jardin, pas pardon ! Maman est méchante !

    Et il frappa Geneviève au visage.

    – Mon fils, dit celle-ci soudain pénétrée du sentiment d’un grand devoir, tu viens d’offenser ta mère, tu vas être puni.

    La sévérité de cette voix, la rigueur de ce visage, pour lui si doux d’ordinaire, frappèrent l’indocile petit garçon. Il resta immobile, sans crier ni pleurer, sentant qu’il allait se passer quelque chose de grave.

    Le renversant sur son genou, Geneviève lui administra trois claques solides au bas des reins, puis elle le remit sur ses pieds.

    – Le fils qui frappe sa mère, le fils qui parle mal à sa mère, est un mauvais fils, qui sera puni.

    La mère et l’enfant restèrent aussi tremblants l’un que l’autre, après cette exécution, la première, faite avec tant de solennité.

    Victoire arrivait à grandes enjambées.

    – Maman ! s’écria tout à coup maître Jean, vaincu peut-être par l’affection qu’il portait à sa mère, peut-être par le sentiment de son impuissance... Il se précipita la tête en avant dans les jupes maternelles, et Geneviève, se baissant, referma sur lui ses bras pleins de caresses.

    – Si ce n’est pas une honte de frapper ainsi un pauvre enfant ! s’écria Victoire qui les avait enfin rejoints. S’il y a du bon sens ! Ah ! Geneviève, tenez, vous êtes une mauvaise mère !

    La jeune femme tressaillit de la tête aux pieds.

    – Si vous étiez seulement une aussi bonne mère que moi, dit-elle avec dédain, vous ne diriez pas cela devant mon fils, afin qu’il le croie et le répète. Je n’ai jamais dit devant lui ce que vous êtes pour moi, car, si petit qu’il est, je crains qu’il ne s’en souvienne. Je croirais manquer à la mémoire de son père si je blâmais sa grand-mère en sa présence... mais vous n’avez pas des sentiments si délicats...

    – La première délicatesse est de ne pas se faufiler dans les maisons honnêtes, pour détourner les fils de leurs parents, fit Victoire, blême de rage.

    – Ah ! oui ! toujours mon mariage, n’est-ce pas ? Tenez, Victoire, vous me faites pitié ! dit Geneviève en prenant son fils à son bras. Ce qui est fait est fait, vous n’y changerez rien, ni moi non plus. Mais, si vous apprenez à mon fils à se mal conduire envers moi, cela ne se passera pas comme cela... Je vous conseille d’y renoncer tout de suite.

    Elle s’en alla au moulin, Jean toujours suspendu à son cou, qui la serrait bien fort.

    Victoire resta aussi stupéfaite qu’indignée. Geneviève lui parler ainsi !... Qui s’en serait douté ? Mais alors, c’était une ennemie sérieuse, avec laquelle il fallait compter ?...

    La Quesnelle rentra au logis en méditant des plans de vengeance, tous variés, et tous impraticables.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XV

  •  

    La scène du jardin se répéta souvent, sous des formes diverses. Quand Geneviève et le petit garçon se trouvaient en désaccord, sous le plus léger prétexte, Victoire arrivait aussitôt, avertie par une sorte d’instinct, et se mettait immédiatement du côté de Jean, n’épargnant à la mère ni les aigres reproches, ni les allusions déplaisantes à son enfance et à sa jeunesse, et le tout, autant que possible, devant les employés de la maison.

    – Ça n’est pas bien étonnant que vous ne sachiez pas gouverner un enfant de bonne famille, dit-elle un jour, quand, comme vous, on a été élevé sur les grandes routes...

    – Victoire, dit Geneviève en la regardant bien en face, un beau jour vous recevrez un soufflet de ma main devant les domestiques du moulin.

    – Vous l’entendez, bonnes gens ! elle me menace ! s’écria Victoire en se retournant. Mais il n’y avait plus personne. Les garçons meuniers avaient disparu, pour ne pas entendre. Simon seul restait au coin du feu, chauffant ses vieux tibias, qui devenaient particulièrement sensibles depuis qu’il s’adonnait à l’élève des écrevisses.

    Geneviève était sortie, emportant son enfant comme elle le faisait toujours en pareilles circonstances.

    – Oui, j’entends, dit le vieux en se frottant les jambes.

    – Et tu ne dis rien ? Tu me laisserais insulter sans seulement remuer le doigt.

    – Tu as tort, Victoire, tu as tort, répondit le malin paysan. Je te l’ai dit autrefois, faut faire, faut pas dire. Toi, tu dépenses ta colère en paroles, et puis un jour, la Geneviève nous fera procès, et nous serons obligés de nous en aller d’ici.

    – Procès ? à nous ? cette rien du tout ? cria Victoire hors d’elle-même.

    – Eh oui ! ça pourrait durer longtemps, mais enfin, ce n’est pas nous qui sommes les maîtres ici...

    – Et qui donc ?

    – Jean-Frappier Beauquesne, notre petit-fils, qui en sa qualité de mineur est sous la tutelle naturelle de sa mère. Elle n’est pas de mauvaise conduite, la Geneviève, on n’a jamais pu dire un mot contre elle, nous ne lui ferions pas retirer la tutelle, c’est nous qui nous en irions. Oui, femme, c’est comme ça ! Tu n’as pas besoin de me faire des grimaces, ça n’y changera rien. Elle peut nous renvoyer d’ici.

    Victoire, consternée, s’assit en face de son mari, les mains dans son tablier roulé sur ses genoux.

    – Eh bien, et nous, qu’est-ce que nous sommes ?

    – Rien du tout.

    Victoire se mordit les lèvres jusqu’au sang, et se contint un instant, mais pour mieux éclater.

    – En voilà une drôle de loi ! s’écria-t-elle. C’est François qui a tout apporté, cette va-nu-pieds n’avait qu’un petit paquet de hardes... t’en souviens-tu, de ce petit paquet que la Céleste apporta un jour, avant le mariage ? Et c’est cette gueuse-là qui a droit à tout ; nous, qui sommes le père et la mère de François, nous n’avons droit à rien ?

    – Écoute, femme, tu ne referas pas les lois, mieux vaut se taire. Il y a des moyens, te dit-on.

    La Quesnelle se rapprocha curieusement de son mari.

    – D’abord il faut dire dans le pays qu’elle élève mal l’enfant, et qu’elle n’entend rien aux affaires. Ça servira plus tard.

    – Bien. Après ?

    – Après ? Faudrait tâcher de la faire se remarier.

    Victoire bondit sur ses deux pieds, prise d’un violent accès d’indignation.

    – Se remarier ! après l’honneur que lui a fait notre fils en la prenant pour femme ! Si jamais elle osait seulement y penser...

    – Victoire, Victoire, dit le vieux en branlant la tête, tu ne seras jamais qu’une sotte, c’est moi qui te le dis. Si elle se remarie, nous lui ôterons la tutelle de l’enfant ; ça ira tout seul.

    La colère de Victoire s’arrêta court, comme un cheval qui reconnaît la porte du cabaret.

    – Ah ! fit-elle, alors, c’est à voir ! Mais sitôt !

    – Il n’est jamais trop tôt pour commencer les affaires. Si ça n’est pas emmanché longtemps d’avance, il n’y aura plus moyen de s’y prendre ensuite.

    – Se remarier, répéta Victoire, songeuse, mais avec qui ?

    – Qu’est-ce que ça nous fait, pourvu qu’il l’emmène ? Il faudrait même que ce ne fût pas quelqu’un de trop bien, parce que pour lui retirer la tutelle, il faudrait pouvoir dire quelque chose...

    Les deux époux cherchèrent longtemps quel garçon mal famé, quel veuf sujet à caution ils pourraient offrir pour époux à Geneviève. Le résultat de cet examen fut que le village n’offrait pas de sujet convenable, et qu’il faudrait chercher plus loin.

    Dans le courant de l’hiver, un nouveau visage se présenta au moulin. C’était un marchand de moutons, qui parcourait ce pays deux ou trois fois par an, afin de réunir le bétail épars chez les petits propriétaires, pour l’envoyer aux îles anglaises, qui n’en ont jamais assez.

    Pierre Lumeau n’était ni beau ni laid, plutôt laid, ni grand ni petit, ni gros ni maigre, au dire des gens, ni fripon ni honnête. C’était un de ces hommes sur lesquels il est bien difficile de porter un jugement, à moins de les avoir connus depuis très longtemps, et quand on en est arrivé là, on se dit : À quoi pensé-je de ne pas m’être aperçu que j’avais affaire à un filou !

    Mais ces filous sont les plus difficiles à surprendre.

    Pourquoi vint-il au moulin, qui ne nourrissait point de moutons ? Simon aurait pu le dire, mais il s’en garda bien, et la première fois, même, il lui fit si mauvaise mine que Geneviève en eut pitié. Après tout, cet homme venait pour acheter des moutons, on n’en avait point à lui vendre, était-ce une raison pour ne pas lui offrir un verre de cidre ? Un verre de cidre s’offre toujours, à moins d’un désir formel d’être désagréable au nouveau venu.

    Ce fut donc Geneviève qui appela Mélie pour lui faire tirer du cidre, et c’est elle qui remplit les verres, après quoi, elle se rassit devant la fenêtre, à son petit métier à dentelles.

    Depuis son veuvage, elle y travaillait ouvertement. Du temps de François Beauquesne, elle n’osait pas, de peur de provoquer des questions auxquelles elle se sentait incapable de répondre par un mensonge, et dont la seule pensée, à présent comme alors, lui faisait monter les larmes à la gorge.

    Pierre Lumeau revint ; Simon et sa femme n’étaient pas bien accueillants, mais c’était un peu leur manière avec tout le monde, et Geneviève n’y prenait pas garde. Cet homme représentait pour elle une ombre sur le seuil de la porte, à son entrée, et c’était tout. Ce qu’il disait, elle ne l’entendait pas ; elle le laissait causer avec les deux vieux, pendant ces longues heures de conversation paysanne, où il ne s’échange que quatre idées par heure, la pipe et le verre de cidre remplissant les intervalles.

    Le vieux cousin Frappier venait aussi parfois plus souvent que du vivant de François. Il s’était intéressé à Geneviève, qu’il voyait toujours la même, droite et silencieuse, un ruban noir à sa coiffe, vêtue de noir de la tête aux pieds, avec des yeux qui ne quittaient jamais le petit Jean.

    Celui-ci, toujours indiscipliné, avait pourtant pris un grand respect pour la main maternelle, depuis qu’il en avait senti la rude atteinte.

    On ne se figure pas tout ce que peut penser et ressentir un enfant d’environ quatre ans. Il se forme sur les êtres qui l’entourent des opinions, souvent fausses, mais très arrêtées ; Jean s’était convaincu que sa grand-mère était menteuse : diverses menues circonstances où elle n’avait pas pris la peine de dissimuler devant un enfant si jeune, lui avaient dévoilé cette particularité regrettable. Dès lors, il n’eut plus en elle la moindre confiance.

    Son véritable ami était le brave Saurin, qui lui montrait les meules, qui le penchait sur les trémies, afin qu’il put voir disparaître le blé toujours en mouvement par le petit trou où l’on mettait du grain, pour qu’en bas il sortit de la farine. C’est Saurin qui lui faisait des cages pour les mouches, et des sonnettes en osier pour suspendre au cou du chien de garde, ce qui mettait celui-ci en fureur ; mais ni Jean ni Saurin ne s’en souciaient le moins du monde, car il était doux comme un agneau.

    Saurin parlait constamment de sa mère au petit garçon, et avec un tel respect que Geneviève en eût été touchée. Depuis qu’il l’avait vue au désespoir devant la meule meurtrière, il s’était pris pour elle d’une vénération presque superstitieuse, et il avait reporté sur elle toute l’affection qu’il ressentait jadis pour son maître, augmentée d’une tendresse plus intime et plus profonde, parce qu’elle était femme et malheureuse.

    Le deuil que Geneviève portait sur elle n’était guère apparent, les habitudes du pays n’admettant pas de crêpes ni de pleureuses ; celui de son âme ne l’était pas davantage, mais c’était au fond d’elle-même une douleur intense qui noyait dans son flot les menus tourments de la vie. Le bonheur dont elle avait joui, si grand et si court, lui avait laissé une sorte d’éblouissement ; tellement que, par moments, elle ne croyait ni à son mariage ni au malheur qui l’avait rendue veuve. Il lui semblait qu’elle faisait un rêve et qu’elle allait se réveiller servante à l’auberge de Délasse.

    Son fils devint l’unique préoccupation de sa vie, et c’est avec une joie presque sauvage qu’elle le vit devenir peu à peu moins respectueux pour la grand-mère. Mais quand elle s’aperçut qu’elle n’y gagnait rien, que le petit, toujours indiscipliné, s’arrangeait seulement pour tenir ses méfaits au-dessous de la correction manuelle, une fois éprouvée ; quand elle vit que Jean dans cette atmosphère de ruse perdait tous les jours en franchise pour gagner en subtilité, elle éprouva une de ces colères que connaissent seules les âmes droites.

    Elle pouvait comprendre la jalousie des grands-parents ; mais s’ils rendaient son fils mauvais et pervers, elle était capable d’un coup de tête. Elle s’appliqua pendant plusieurs semaines à rechercher les causes de ce changement, et ne les trouva qu’avec peine, car son adversaire était bien rusé, – dans les discours de son beau-père à son petit garçon.

    Au rebours de Victoire, qui se fâchait tout rouge et disait des injures, Simon procédait avec lenteur. Il ne disait jamais : Ta mère est une mauvaise mère, mais il disait : Ne dis pas à ta mère que je t’ai permis cela, car elle te gronderait !

    Et, flattant ainsi les goûts de l’enfant, ceux-là que Geneviève aurait tâché d’étouffer, il l’amenait peu à peu à rechercher sa société, si bien que Geneviève finissait par avoir honte de toujours arracher son fils à ce vieillard tranquille, de qui elle n’avait jamais reçu une mauvaise parole, et qu’elle croyait bien disposé envers elle, comparativement à l’irascible Victoire.

    Cependant Jean s’échappait d’auprès de sa mère dès qu’il le pouvait, et s’en allait avec Simon, qui avait retrouvé ses bonnes jambes pour l’emmener le plus loin possible.

    Pendant l’hiver, Geneviève était sûre de le retrouver dans les environs du moulin ; mais quand vinrent les premiers jours du printemps, avec les premiers rayons du soleil, le grand-père et le petit-fils s’éclipsèrent après le dîner toutes les fois que le temps le permit. Victoire, interrogée, ne savait jamais où ils étaient, mais, vers trois heures, elle disparaissait à son tour, avec un panier au bras, contenant des friandises, et ils allaient goûter tous les trois quelque part, à un rendez-vous donné d’avance.

    Ces promenades, d’où Jean revenait fatigué, demandant à se coucher, avaient pour résultat de le rendre maussade, quand on lui résistait, et gourmand à toutes les heures. Geneviève s’en aperçut, se fâcha, et déclara qu’elle le défendait.

    Simon l’apaisa avec de bonnes paroles.

    – Eh mon Dieu ! c’est bon ! On croyait bien faire, on s’est trompé ? On ne recommencera pas ! ce n’est pas la peine de tant crier pour si peu de chose. Vraiment, Geneviève, vous n’êtes pas raisonnable !

    Le lendemain, ce fut Geneviève qui emmena son fils. Saurin, prévenu la veille au soir, avait attelé la jument grise à la voiture, et vers neuf heures du matin le bruit des roues dans la cour fit mettre aux fenêtres Victoire et Simon stupéfaits.

    – Où vous en allez-vous comme cela ? fit Victoire, plus hardie.

    – À mes affaires, répliqua la jeune femme en assemblant les rênes.

    La jument partit au trot, pendant que Jean, émerveillé, battait des mains, et les deux vieux restèrent ébahis l’un en face de l’autre, se demandant ce que voulait dire ce coup de tête inattendu.

    Geneviève alla tout d’une traite jusque chez le notaire, qui habitait à trois lieues de là. En la voyant entrer, celui-ci fut frappé de la dignité de cette femme, à qui son chagrin donnait quelque chose d’auguste.

    – Que désirez-vous de moi ? lui dit-il d’un air affable.

    – Connaître mes droits et mes devoirs, répondit Geneviève ; savoir ce que je dois supporter, ce que je puis empêcher, et savoir surtout si je suis obligée de laisser détourner de moi le seul bien qui me reste sur terre.

    Elle faillit pleurer en disant ces derniers mots mais elle se retint avec un grand courage.

    Le notaire l’interrogea : en quelques questions il fut fixé sur la conduite des époux Beauquesne, qui, d’ailleurs, étaient connus de tous pour leur caractère mesquin et leurs allures envahissantes.

    – Dois-je subir cela sans me révolter ? dit la jeune femme en terminant le récit de ses griefs.

    – Légalement, rien ne vous y oblige, répondit le notaire. Vous êtes tutrice de votre fils, vous seule avez pouvoir pour l’élever ; la gérance de ses biens vous appartient...

    – Cela, interrompit Geneviève, j’y ai renoncé depuis longtemps déjà ; je ne crois pas les Beauquesne capables de faire du tort à leur petit-fils, et d’ailleurs ils n’ont pas d’autre héritier.

    – Ce n’est pas légal, dit le notaire souriant ; mais si ni vous, ni eux, ne faites d’objection à ce mode d’arrangement, on peut passer outre, en attendant d’autres décisions.

    – Comment faire, reprit la jeune femme, pour les empêcher de m’insulter en présence de mon fils, de lui dire du mal de moi, de me l’enlever pendant des journées entières ?

    – Vous pouvez mettre l’enfant dans une pension, où ils ne le verraient qu’avec votre permission.

    Geneviève regarda son fils avec tendresse.

    – Pauvre petit, si jeune... et moi, que deviendrai-je, en tête-à-tête avec ces deux êtres qui me haïssent et qui ne passent pas un jour sans souhaiter ma mort ?

    – Vous pouvez mettre votre fils en pension dans une ville que vous habiteriez, fit observer le notaire.

    – Ah ! dit Geneviève saisie, je pourrais faire cela ?

    – Sans doute !

    – Mais aux vacances, il faudrait le ramener...

    Le notaire ne répondit pas ; ce n’étaient pas là ses affaires.

    – Et pour les biens de mon fils, je suis obligée de les gérer moi-même ?...

    – Cela peut se faire à l’amiable en famille, comme vous l’avez fait jusqu’à présent, mais vous êtes responsable envers votre fils pour le jour de sa majorité.

    Geneviève sourit faiblement.

    – Nous avons le temps de réfléchir, d’ici là, dit-elle. Pourrais-je éloigner les deux vieux ?

    – Vous en avez le droit, mais je ne puis vous cacher que cela vous ferait dans le pays un tort incalculable... On ne manquerait pas de vous accuser d’écarter les témoins intéressés à la gérance des biens et à l’éducation de l’enfant ; c’est là une démarche que je ne prendrai jamais sur moi de vous conseiller.

    – C’est bien, monsieur, je vous remercie, fit la jeune mère en se levant. J’aurai peut-être besoin de vous un jour ou l’autre. Vous touchez mon fermage ?

    – Comme toujours ; vos fermiers paient bien, et j’ai même de l’argent à vous. Le voulez-vous ?

    – Donnez, dit Geneviève, cela peut servir.

    Le notaire lui apporta les quelques centaines de francs qui constituaient son revenu annuel.

    – Quand vous voudrez de l’argent, dit-il, je puis toujours en avancer...

    – Je vous remercie, répondit simplement Geneviève. Vous êtes un brave homme, monsieur.

    Elle remonta dans sa voiture, à la grande joie de Jean qui s’ennuyait fort à l’étude, où les affiches bariolées ne l’avaient amusé qu’un instant.

    Victoire guettait son retour, derrière la fenêtre de la salle.

    – Eh bien, avez-vous fait une bonne promenade ? dit-elle avec un visage souriant.

    – Très bonne ; merci, Victoire, dit Geneviève en remettant les rênes à Saurin.

    – Votre ami Lumeau vous attend, et la journée lui semble longue, dit la belle-mère, d’un air si ouvert que la jeune femme se sentit aussitôt sur ses gardes.

    – Mon ami ? dites le vôtre ! répliqua-t-elle brusquement, car je ne sais en vérité qui l’a amené ici, ni qui l’y retient.

    Elle monta à sa chambre pour changer de toilette. Jean, fier de se voir dans ses habits du dimanche, s’échappa pendant qu’elle s’habillait, et courut à la salle basse, car la promenade lui avait ouvert l’appétit.

    – Faites-moi une tartine, grand-mère, dit-il d’un air décidé.

    – Tout de suite, mon petit homme. Et vous avez été loin, dis !

    – À la ville !

    Pour Jean, le gros bourg était une ville, et quelle ville !

    – Voir une amie à maman, bien sûr ? insista Victoire, en tirant à elle un gros pot de confitures.

    – Une amie ? Mais non, c’était un monsieur qui a donné de l’argent à maman. Oh ! grand-mère, quelle drôle de chambre ! Il y avait des papiers de toutes les couleurs sur les murs, avec des lettres noires hautes comme ça !

    Il montrait son bras dans toute sa longueur. Les deux vieux échangèrent un regard.

    – C’est le notaire, dit Pierre Lumeau d’un air indifférent. Elle a touché ses rentes.

    – Elle n’est pas riche, mais tout de même ce n’est pas un mauvais parti, fit remarquer Victoire à voix basse.

    – Oui, si on lui conservait la tutelle, dit Lumeau du haut de sa grandeur ; mais sans ça, c’est bien peu de chose.

    – On pourrait s’arranger, insinua Simon.

    – Et puis, elle a l’argent que notre pauvre François lui avait donné quand le petit est né ; elle n’a pas dépensé un sou. Si ce n’est pas ridicule de garder de l’argent comme ça quand il pourrait rapporter de bonnes rentes...

    – Combien ? fit Lumeau.

    – Trois mille et des francs. Elle le garde dans son armoire... enfin c’est à elle !

    Les yeux de Lumeau s’étaient fixés sur le foyer, et sa figure restait impénétrable. Geneviève entra.

    – Voulez-vous goûter, ma fille ? dit Victoire avec une prévenance bien rare chez elle.

    Geneviève se coupa un morceau de pain à la miche restée sur la table, et s’assit auprès de son petit garçon. Lumeau ne put en tirer une parole ce jour-là.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVI

  •  

    L’automne vint, ramenant le bout de l’an de François Beauquesne. Ce jour, Geneviève se rendit à l’église, couverte de la mante à capuchon rabattue sur son visage, qui donne tant de noblesse aux femmes de son pays, quand elles portent le grand deuil. Le service funéraire eut lieu suivant les rites, mais Geneviève n’invita personne au logis.

    Cette infraction aux usages fut d’autant plus remarquée, que Lumeau, de passage dans le village, – nul ne savait pourquoi, car il n’avait pas acheté de moutons depuis plus de six mois, – suivit au moulin la famille Beauquesne, et resta si longtemps, que Simon l’invita à dîner.

    Geneviève ne parut point à ce repas ; enfermée dans la chambre nuptiale, elle avait posé sa tête sur la courtepointe de son lit, et elle pleurait, heureuse de pleurer, car elle craignait par-dessus tout les grandes crises muettes de sa douleur, qui duraient des jours entiers et la laissaient brisée.

    En montant, elle avait remis son petit garçon aux soins de Saurin, qui ne devait pas le quitter. Le moulin chômait ce jour-là, et de peur que la veuve ne fût tentée d’aller revoir l’endroit où elle avait trouvé le corps de son mari, le brave garçon en tenait la clef soigneusement cachée au fond de sa poche.

    Après le repas, qui fut court, car les deux vieux, fort ennuyés de l’absence de leur bru, avaient bâte de se débarrasser de leur hôte qu’au fond ils méprisaient cordialement, Saurin proposa à Jean, pour le distraire, d’aller voir battre du grain à la batteuse mécanique, nouvellement achetée par un gros propriétaire des environs. Le petit, enchanté, courut en demander l’autorisation à sa mère ; car Saurin ne se fut pas permis de l’emmener sans le consentement de Geneviève, et les deux camarades partirent sans que les vieux eussent fait d’objection.

    La grange où se trouvait la batteuse n’était pas très éloignée ; le chemin était beau, Jean se lassa bientôt de questionner son grand ami, et se mit à courir en avant pour l’attendre aux détours du chemin, ou bien aux carrefours, car il ne connaissait pas la route.

    Un paysan, puis deux, rejoignirent Saurin, et naturellement la conversation tomba sur la cérémonie du matin, qui avait été accomplie avec toutes les pompes du culte en usage dans la paroisse.

    – Tout de même, dit l’un, après avoir approuvé chaleureusement ce qui avait été fait par les soins de la famille pour honorer la mémoire de François Beauquesne, tout de même, c’est drôle que Geneviève ne puisse pas s’entendre avec les parents du défunt. Il me semble que ce sont de braves gens qui ont été bons pour elle.

    Saurin dressa l’oreille.

    – Qui est-ce qui vous a dit ça ? fit-il avec sa prudence normande.

    – Mais, c’est tout le monde ! Chacun sait qu’elle leur fait des misères sans fin, jusqu’à être jalouse du petiot.

    – Pour ça, fit gravement le garçon meunier, il y a du vrai. Madame François Beauquesne n’aime pas qu’on détourne son petit de l’aimer, ni qu’on lui raconte des menteries tout le jour ; mais je ne vois pas qu’en cela elle ait si grand tort.

    – Oh ! vous, chacun sait que vous parlez pour elle, reprit le paysan vexé.

    Le second promeneur se mit de la partie.

    – Saurin n’a pas de raison pour mal parler de la maîtresse du moulin, dit-il, on n’a que faire de médire de celui qui vous nourrit ; mais ce que je trouve drôle, moi, c’est autre chose. C’est ce grand bête de Lumeau qui vient à la maison du moulin depuis plus de six mois ; m’est avis que si la Geneviève n’avait pas envie de rester veuve, elle pourrait mieux choisir qu’un coureur de moutons décrié de tout le monde.

    Geneviève se remarier ! Saurin croyait rêver ! Il ouvrit ses oreilles toutes grandes.

    – On peut fort bien avoir envie de rester veuve, dit-il, sans pour cela vivre en nonne ; il en vient d’autres au logis que Lumeau ; pourquoi ne parler que de celui-là ?

    Ils étaient arrivés à la grange où l’on battait le blé ; une demi-douzaine d’habitants du pays, petits propriétaires et journaliers, examinaient curieusement la batteuse, qui travaillait avec régularité, produisant si vite que les deux hommes attachés à sa conduite suffisaient à peine à l’entretenir de blé.

    Pendant que Jean regardait de tous ses yeux, Saurin, préoccupé en apparence par les mouvements de la machine, écoutait ce qui se disait dans les groupes. On y parlait à voix basse, car si le Normand n’est pas ennemi de la médisance, il ne l’aime qu’à la dérobée, à cause des conséquences.

    Il put se convaincre bientôt que les visites de Lumeau avaient produit un effet désastreux pour la renommée de Geneviève ; tout ce qu’on avait dit d’elle lors de son mariage, habilement remué et renouvelé par la Quesnelle, revenait dans les mémoires, grossi de l’horreur qu’inspire dans ces contrées une veuve qui se laisse courtiser avant deux années de deuil révolues.

    – On voit bien qu’elle n’avait épousé Beauquesne que par intérêt, disait l’un.

    – Faut-il qu’elle ait une mauvaise nature pour penser à rompre son deuil, après tout ce que le défunt avait fait pour elle ! disait l’autre.

    – Ce qu’il y a de plus vilain, c’est d’avoir invité le marchand de moutons à la cérémonie d’aujourd’hui, ajouta un troisième.

    – Mais ce n’est pas tout, elle l’a emmené dîner chez elle, renchérit un quatrième qui parla haut imprudemment.

    Saurin fit un mouvement si brusque que le bavard se retourna, et ne pouvant tenir sa langue :

    – N’est-ce pas, Saurin, que Lumeau a dîné chez vous aujourd’hui ?

    – C’est vrai, répondit le garçon meunier, mais ce n’est pas madame veuve Beauquesne qui l’a invité, car elle ne peut le souffrir. C’est madame Victoire, et du diable si je sais pourquoi ! à moins que ce ne soit pour une mauvaiseté.

    Il se fit un silence, et Saurin, prenant la main de Jean, lui dit :

    – Allons-nous-en d’ici, mon garçon, les gens y parlent sans savoir ce qu’ils disent.

    Cette sortie attira au brave homme quelques regards malveillants. Dans un pays à sang plus chaud, les regards se fussent traduits par des gourmades, mais dans le Cotentin, on n’aime pas à brusquer les dénouements.

    Saurin s’en revint tout pensif vers le moulin : Jean-Frappier jasait de son mieux, et Saurin répondait à peu près, car il avait l’esprit préoccupé d’autre chose. Au détour d’un chemin, il prit par les clos, afin de n’y rencontrer personne, et profitant d’une belle haie en talus, bien gazonnée et propre à faire un siège, il s’assit, et prit l’enfant sur ses genoux.

    – Elle t’aime bien, n’est-ce pas, ta maman Victoire ? dit-il en tirant de sa poche un couteau pour faire une musique au petit garçon.

    – Oh oui ! elle me donne tout ce que je veux, et quand maman Geneviève ne veut pas que j’en aie, elle m’emmène et m’en donne tout de même ; elle est bonne.

    – Et ta maman Geneviève, est-ce qu’elle t’aime aussi ?

    Jean réfléchit un moment : la question ne s’était pas encore présentée à son esprit.

    – Je ne sais pas, dit-il en hésitant.

    – Mais, sans doute, Victoire te dit que ta maman est bonne et douce ?

    – Non ! Elle me dit qu’elle est méchante, et qu’elle ne m’aime pas ; mais ça n’est pas vrai : c’est une menteuse, grand-mère.

    – Pas mal raisonné, pensa Saurin, en coupant le bout de la branche qui lui servait à confectionner son instrument. Eh bien ! mon garçonnet, faut pas croire ce que dit ta grand-mère, quand elle te dit du mal de ta mère. Ta mère est un ange du bon Dieu ! un ange ! et il n’y a jamais eu personne qui la vaille, si ce n’est ton défunt père, qui est aujourd’hui en paradis.

    Les larmes avaient monté aux yeux de Saurin. Du revers de sa manche, il les essuya avec force et remit au petit l’instrument désormais parfait.

    – Si l’on te dit quelque chose de ta mère, tu viendras à moi, et je ne te dis que ça...

    Il brandit le poing dans la direction du village et rentra au logis avec Jean qui soufflait dans sa musique de façon à assourdir toute la population du hameau.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVII

  •  

    Le dimanche suivant quand Geneviève entra à l’église, tenant son fils par la main, elle surprit des regards singuliers, des chuchotements bizarres qui cessaient dès qu’elle tournait les yeux de ce côté. Le même manège se continua pendant l’office. Elle s’aperçut alors que Simon et Victoire s’étaient mis à l’autre bout du banc de famille, de façon à laisser un vaste espace vide entre eux et elle-même. Victoire avait attiré le petit garçon de son côté, en lui montrant des images de son paroissien, de sorte que la jeune femme, à l’écart, avait l’air d’une brebis galeuse.

    – Jean, dit-elle à demi-voix, viens ici.

    Le petit tourna bien la tête de son côté, mais retenu secrètement par Victoire qui tirait sur sa veste, il retourna au paroissien.

    Le prêtre entonnait le Credo, Geneviève ne voulut pas faire d’esclandre ; elle se rapprocha du groupe qui s’était éloigné d’elle, et comme ceux-ci s’étaient réfugiés à l’extrémité du banc, ils furent bien forcés de subir son voisinage.

    La sortie est le moment où l’on s’aborde, où l’on se fait des compliments, surtout entre gens qui vivent à de certaines distances. Geneviève fit quelques signes de la tête à des femmes qu’elle connaissait : elle en reçut en échange des saluts tellement glacés qu’elle se sentit blessée au cœur. Détournant ses regards de la foule, elle entraîna doucement son fils vers la grande croix des Frappier, en disant : – Allons voir papa.

    Le petit résista un peu, car sa grand-mère l’appelait du geste, mais Geneviève tenait la menotte bien serrée, et, bon gré, mal gré, il dut la suivre.

    Elle prit un instant seulement, ne voulant pas se donner en spectacle à cette foule qui lui paraissait hostile, sans qu’elle sût pourquoi, puis elle se leva et se dirigea vers la porte du cimetière.

    Victoire et Simon n’étaient plus là ; ils avaient pris les devants ; la jeune femme aperçut au loin la coiffe de sa belle-mère, reconnaissable à son ruban noir, en conciliabule avec une autre coiffe à ruban bleu ; le ruban noir disparut, le ruban bleu revint et se mêla à un groupe de commères qui stationnaient sur la place.

    Geneviève marchait un peu plus vite que de coutume, traînant monsieur son fils, qui était de mauvaise humeur ; comme elle s’approchait des commères qui tenaient une conversation fort animée, elle entendit son nom, prononcé d’un ton de mépris. Elle leva fièrement la tête en les regardant :

    – Vous parlez de moi, dit-elle.

    – Non, madame Beauquesne, répondit la coiffe à ruban bleu, qui la regarda avec effronterie.

    Le silence se fit, plus insultant, plus écrasant qu’une injure.

    Geneviève passa lentement sans les saluer.

    – Pauvre petit ! dit une voix derrière elle. Jean se retourna pour voir qui parlait, mais sa mère le secoua par la main qu’elle tenait, et il baissa la tête se sentant un peu en faute.

    – Je vous demande un peu ce qu’il a fait pour le maltraiter ainsi ! dit une autre voix perçante.

    La jeune femme continua son chemin sans presser le pas. Quand elle eut atteint un endroit où elle se sentait à l’abri des regards, elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

    – Maman, tu pleures ? dit Jean en voyant tomber des gouttes brûlantes sur le tablier de soie noire de Geneviève.

    – Ô mon cher petit, mon cher petit ! s’écria-t-elle, en le prenant dans ses bras ! Ils finiront par t’empêcher de m’aimer !

    Jean n’était pas d’humeur à se laisser embrasser, il se prêta de mauvaise grâce aux caresses de sa mère ; dès qu’elle l’eut remis à terre, il s’échappa et courut en avant, criant de toutes ses forces : – Maman Victoire !

    Geneviève se tordit les mains avec un geste désespéré. Que lui voulait-on ? qu’avait-elle fait ?

    Elle entra rapidement dans la cour du moulin, vit en passant son petit garçon sur les genoux de Simon détourna la tête et monta à sa chambre. Elle avait besoin d’être seule pour réfléchir.

    Elle ne pouvait plus se le dissimuler : les regards malveillants, les paroles sournoises que depuis la mort de son mari elle sentait flotter autour d’elle, toute cette animosité qu’elle avait prise pour un produit de son imagination malade, cela existait ! On lui en voulait, de quoi ? Elle l’ignorait, mais à coup sûr on avait déchaîné contre elle, dans le pays, une colère avec laquelle il lui fallait compter.

    Mais comment se défendre de ce qu’elle ignorait ? Comment nier des fautes que personne ne formulait ? Elle résolut de s’expliquer avec Victoire, coûte que coûté, au risque d’une rupture définitive ; car, pour l’ennemi, elle le tenait sans aller plus loin : c’était son implacable belle-mère.

    Elle descendit pour le repas de midi. Saurin venait de rentrer, et avec lui les deux autres garçons du moulin ; la table était mise pour tous. Elle s’assit, laissant présider son beau-père, qui n’avait jamais cédé cet honneur à personne, pas même à son fils.

    Elle ne mangea guère, mais son esprit éveillé aux soupçons était à l’affût de tout ce qui pouvait désormais l’éclairer. Elle remarqua les signes d’entente secrets entre le grand-père et le petit-fils. Ils se faisaient des petites mines, des sourires discrets... On avait comploté quelque partie pour l’après-midi, bien certainement ; Jean allait encore disparaître sans qu’on sût où il était passé.

    Elle se promit d’y veiller cette fois, et au moment où le café apparaissait sur la table, Jean faisant mine de vouloir s’évader pour courir, elle se leva brusquement.

    – Vous ne voulez pas de café ? lui dit gracieusement son beau-père.

    – Je reviens à l’instant, fit-elle d’un ton indifférent. Jean, tu n’as pas de sarreau, viens en mettre un bien vite.

    Jean, sans défiance, suivit sa mère, qui prit dans l’armoire un tablier bleu et blanc, et le lui attacha, tout en causant.

    – Où allez-vous cette après-midi ! dit-elle d’un air négligent.

    Le petit rusé la regarda de côté, un doigt dans sa bouche, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.

    – Eh bien ?

    – Grand-père m’a dit de ne pas te le dire, répliqua enfin l’enfant d’un air malicieux.

    – Mais tu sais qu’il faut obéir à ta mère, dit la jeune femme avec douceur, maîtrisant l’immense colère qui bouillonnait en elle.

    Jean secoua la tête d’un air mutin, et fit deux pas vers la porte.

    – Dis-moi où vous devez aller, et je te laisserai peut-être sortir, insista Geneviève ; mais si tu ne veux pas me répondre, tu resteras ici toute la journée.

    – Sans descendre ? fit le malin petit garçon.

    – Sans descendre.

    – J’aime mieux ne pas le dire, tu ne voudrais pas me laisser aller. Tu ne veux jamais que je sorte avec mon grand-père et ma grand-mère.

    – C’est bien, dit Geneviève, tu resteras ici jusqu’à ce que tu aies obéi, et demandé pardon. Moi, je vais prendre mon café.

    Elle sortit, emportant la clef.

    Quand elle entra dans la salle d’en bas, les yeux perçants de Victoire cherchèrent l’enfant derrière Geneviève, qui s’assit tranquillement devant la tasse de café que son beau-père venait de lui verser.

    – Où est Jean ? dit Victoire.

    – Là-haut, dans ma chambre.

    Au même instant une grêle de coups de pied retentit à l’étage supérieur dans le bois de la porte, et des cris perçants firent résonner toute la maison.

    – Ce pauvre petit, vous l’avez oublié. Je vais lui ouvrir, dit Victoire empressée.

    – Ne vous dérangez pas ; je l’ai enfermé.

    – Tout seul ? Si c’est Dieu permis ! Il y a de quoi lui faire tourner le sang ! Geneviève, il y a longtemps que je l’ai dit, vous n’êtes pas une bonne mère ! Qu’est-ce qu’il a pu faire, cet ange ?

    – Il ne va pas rester seul longtemps, dit tranquillement Geneviève, car je vais remonter auprès de lui. Ensuite, voici ce qu’il a fait : il ne veut pas me dire où son grand-père lui a promis de l’emmener cette après-dîner.

    – Et c’est pour cela que vous le martyrisez ! s’écria Victoire en levant les mains au ciel.

    Les cris, un instant arrêtés, avaient repris de plus belle, et les coups de pieds faisaient rage.

    – Je veux savoir où il va, dit la jeune mère avec calme.

    – Voilà une belle affaire ! Je voulais l’emmener au pont Cosnard, où il y a des nèfles chez le meunier qui doivent être bonnes à manger à l’heure qu’il est.

    – Je suis bien aise de le savoir, fit Geneviève ; il n’était pas besoin de m’en faire mystère. Mais il n’avait qu’à me le dire, je l’aurais laissé aller ; je n’aime pas les cachotteries.

    – Ah ! jour de Dieu ! cria Victoire, si mon fils vivait encore, ça ne se passerait pas comme ça !

    – Je le crois, madame Victoire, dit Geneviève en rassemblant tout son courage ; il y a beau temps qu’il vous aurait fait quitter la maison où vous rendez son fils menteur et méchant ; mais ce qu’il aurait fait, je suis bonne pour le faire. À Noël, vous irez demeurer à la Quesnerie, s’il vous plaît. Je ne veux point de méchantes gens chez moi.

    – L’entends-tu, Simon ? s’écria Victoire outrée. Elle nous renvoie ! Et avec quoi donc que vous nous renverrez si nous ne voulons pas nous en aller ? C’est-il avec les gendarmes ?

    – Ne dites pas de bêtises, ma fille, dit Simon d’un air paterne. Vous savez bien que si nous quittions le moulin, les propos ne chômeraient pas. Je vous conseille de nous garder, car vous avez besoin de nous pour soutenir votre bonne renommée.

    – Ma renommée ! s’écria Geneviève si surprise qu’elle en oublia sa colère, qu’est-ce que ma renommée a à voir là-dedans ?

    – On sait ce qu’on sait, on dit ce qu’on dit, reprit le vieux paysan. Croyez-moi, ma fille, nous avons toujours agi pour le mieux, et nous continuerons à faire de même ; mais le jour où nous sortirions d’ici, personne ne voudrait plus vous parler.

    – Que dit-on, enfin ? s’écria la veuve, perdant toute mesure.

    Il lui fut impossible d’obtenir une réponse. Celui qui, dans sa vie, ne s’est pas buté à quelqu’une de ces obstinations diaboliques, ne pourra jamais comprendre à quel degré d’exaspération ce système peut amener un être innocent qui sent son impuissance à lutter. Simon gardait tant de mesure et de prudence qu’il était invulnérable. Victoire se taisait, voyant la partie fortement engagée ; enfin, elle n’y put tenir. C’était là son défaut capital.

    – Allez, dit-elle, vous êtes bien heureuse qu’après avoir été ramassée par mon fils, vous trouviez encore de braves gens pour couvrir vos manières de leur honnêteté.

    La main de Geneviève se leva, et dame Victoire aurait reçu ce jour-là le soufflet qui lui était promis depuis longtemps, si le fracas d’un meuble tombant à terre et les cris furieux du petit garçon ne l’avaient attirée en même temps à l’escalier, laissant vociférer Victoire, que Simon, cette fois, n’essaya pas de calmer.

    Jean n’avait rien que la peur : à force de se débattre, il avait fait tomber une lourde chaise en bois massif, dont le fracas lui avait causé une angoisse horrible. Quand sa mère ouvrit la porte, ses cris s’arrêtèrent tout à coup, et il courut se cacher dans son tablier, avec des pleurs de repentir.

    L’après-midi était fort avancée ; je ne sais si quelqu’un l’a remarqué, mais le temps passe extraordinairement vite quand on se querelle. À cette époque de la fin de novembre, le jour baisse rapidement. Il était près de quatre heures, et le jour baissait.

    L’enfant avait tant pleuré qu’il était las. Sa mère feignit d’avoir oublié le sujet de cette scène, et l’endormit dans ses bras pendant que la nuit achevait de tomber.

    Quand il dormit paisiblement, elle le souleva et le déposa sur le grand lit, en l’entourant d’oreillers pour qu’il ne courut aucun danger de rouler en bas, puis elle alluma une bougie et sortit, en ayant soin de prendre la clef.

    Elle descendit l’escalier avec précaution, car elle ne voulait pas attirer l’attention des deux vieux. Au moment où elle atteignait la moitié des marches, elle vit entrer Lumeau qui ne pouvait la voir dans l’ombre, mais qu’elle reconnut à la lueur du foyer de la salle basse. Une vague intuition de la vérité lui passa dans le cerveau.

    Elle acheva de descendre, passa rapidement devant la porte et se trouva dans la cour. Elle se dirigea du côté du moulin, où Saurin avait une petite chambre au-dessus d’une salle basse, et frappa du doigt à la vitre.

    Le brave garçon parut sur le seuil. La journée lui semblait longue, il n’avait osé s’approcher de la maison, et pourtant, s’il l’avait pu, avec quelle joie il eût poursuivi Simon et Victoire à coups de fourche, jusqu’à la Quesnerie ?

    – Que voulez-vous, maîtresse ? dit-il.

    Elle fit un pas pour entrer, il lui barra le chemin.

    – Pas chez moi, maîtresse, excusez la hardiesse, mais il ne faut pas que vous entriez chez votre garçon meunier.

    Elle recula de quelques pas, et il l’introduisit de l’autre côté des granges, dans un endroit tout à fait désert, où personne ne pouvait les voir. La nuit était noire et sans étoiles.

    – Qu’est-ce que le marchand de moutons vient faire ici ? dit-elle, commençant par la première idée qui lui vint, au milieu de tant de perplexités.

    – Rien de bon, grommela le meunier, j’en donne ma foi ! Est-ce que c’est ça que vous vouliez me demander, maîtresse ?

    – Non, il y a autre chose. Que dit-on de moi dans le village, et pourquoi la protection des Beauquesne est-elle utile à ma bonne renommée ?

    – Nous y voilà, dit le brave garçon : eh bien, madame Geneviève, il n’y a qu’une réponse aux deux questions. La Quesnelle a fait courir le bruit que vous rompiez votre veuvage, pour épouser cette figure de suif qu’on appelle Lumeau.

    – Moi ! cria Geneviève en se frappant la poitrine à plusieurs reprises. Moi ! rompre le veuvage de mon François ! Ils sont fous !

    – Pas fous, mais bien méchants, dit Saurin. Vous n’avez pas vu comme ils ont attiré cette mauvaise peau de marchand de moutons, pour faire croire aux gens que vous le regardiez. Ils espéraient endommager si bien votre réputation, que vous auriez été obligée de l’épouser, sous peine d’être montrée au doigt.

    – Eh bien ? fit Geneviève qui ne comprenait pas.

    – Eh bien, on vous aurait retiré la tutelle de Jean-Frappier Beauquesne, et vous auriez été vivre avec votre mari. Voilà ce qu’ils avaient imaginé. Ce n’est pas bien fort, mais tout ce que leur esprit peut produire.

    Geneviève épouvantée restait muette.

    – Faut pas vous faire de chagrin, maîtresse, dit humblement Saurin, je ne suis qu’un pauvre garçon meunier, mais si je puis vous être bon à quelque chose...

    – Je leur ai dit qu’ils iraient vivre à la Quesnerie, murmura la jeune femme essayant de rattraper ses pensées qui flottaient à la dérive.

    – Il aurait mieux valu ne pas leur dire, fit observer Saurin ; mais puisque c’est fait...

    – Croyez-vous que je puisse vivre à côté d’eux, les voir, leur parler après ce qu’ils ont fait ? Et ces femmes, ce matin, qui m’ont insultée... Ô François, si tu étais là !

    Elle s’était tournée vers le moulin et le regardait avec des yeux dilatés par l’horreur de sa situation sans issue.

    – Ils ne s’en iraient pas ! dit Saurin.

    – Mais la loi ?

    – Vous ne pouvez pas leur faire un procès pour ça ! On vous jetterait des pierres !

    Geneviève recula soudain la tête.

    – Eh bien, soit, dit-elle ; mon bon Saurin, je vous remercie de votre amitié. Il n’y a de bon ici que vous et Mélie.

    S’il n’avait pas fait si noir, elle aurait vu rougir le garçon meunier.

    – À propos de la Mélie, si vous vouliez, maîtresse...

    – Quoi ?

    – Je l’aurais bien épousée... elle vous aime tant !

    – Ah ! j’en serai bien contente ! s’écria Geneviève. Au moins, elle aura quelqu’un pour la protéger contre Victoire. J’aurai le cœur moins serré en pensant à elle, la pauvre enfant !

    – Merci, madame Geneviève, fit Saurin, prêt à fondre en larmes, sans savoir pourquoi. Et sans vous commander, qu’est-ce que vous allez faire ?

    – Je n’en sais rien ! dit la jeune femme. Dans tous les cas, Saurin, je me souviendrai de votre amitié d’aujourd’hui.

    Elle retourna lentement vers la maison pendant qu’il rentrait dans sa chambre.

    Une résolution bizarre se formulait dans l’esprit de Geneviève ; la vue de l’odieux Lumeau, assis auprès du foyer entre les deux Beauquesne, précipita sa décision.

    – Vivre avec ces gens-là ! Revoir ceux qui m’ont trahie, insultée, leur disputer mon fils à toutes les minutes de ma vie ! Jamais !

    Avant de monter, elle tira les verrous d’une petite porte qui allait dans le jardin, passant sous l’escalier, et dont on ne se servait presque jamais ; puis elle se rendit à sa chambre.

    Jean dormait toujours, sous la lueur vacillante de la bougie. Geneviève prépara son petit manteau à capuchon, qu’il mettait dans les grands froids, puis elle prit sa propre mante, qu’elle revêtit. Fouillant au fond de l’armoire, elle tira de derrière les draps une bourse de toile remplie d’or, celle-là même que François avait été heureux de lui donner lors de la naissance de leur fils. Elle prit aussi une petite boîte plate, qui contenait les dentelles qu’elle avait finies, et le petit coussin avec l’ouvrage commencé. Le tout passa dans un sac de moyenne grandeur, qu’elle attacha à sa ceinture au moyen d’une courroie solide. Puis elle enleva l’enfant endormi qui poussa un soupir, sans se réveiller, l’enveloppa dans la mante, et descendit avec toutes les précautions imaginables.

    Tout était comme elle l’avait laissé : les gens dans la salle, la porte du jardin entrouverte... Elle la franchit et la tira doucement derrière elle, puis elle traversa rapidement le jardin.

    Au moment où elle arrivait sur la route, après avoir passé dans un herbage désert, elle s’arrêta pour regarder le moulin, dont la haute silhouette se découpait sur le fond noir des arbres, aux lueurs vagues de la nuit.

    – Ô mon François, adieu ! dit-elle. C’est parce que je t’aime que je m’en vais !

    Et elle s’enfuit rapidement, emportant son enfant endormi dans ses bras.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVIII

  •  

    La première nuit qui suivit son arrivée à Paris, Geneviève Beauquesne fit un rêve.

    Elle se vit, toute jeune femme, telle qu’au lendemain de son mariage, elle avait parcouru avec son époux les prés et les taillis de leur propriété ; elle marchait à côté de François, dans la lueur nacrée de l’aube naissante, et son cœur se fondait de joie et de reconnaissance comme il l’avait fait alors. Tout en marchant, ils arrivèrent à une clairière, entourée de grands arbres ; c’était la croix Bonami, vieux carrefour où de tout temps les enfants du pays se réunissaient pour leurs jeux. Une bande joyeuse s’y trouvait rassemblée, et, chose étrange, telle qu’il s’en voit dans les rêves, Geneviève, parvenue à l’âge de femme, y revit les compagnons de son enfance, restés petits. Ils s’approchèrent d’elle lui présentant des guirlandes de feuillage, comme on en fait pour les reposoirs du Saint Sacrement ; elle les accepta en souriant, et François se réjouissait de la voir entourée de fleurs. Parmi ces petits, elle reconnut soudain son propre fils ; le père le prit et le lui mit dans les bras en lui disant : Garde-le bien...

    Les ombres du soir environnèrent Geneviève, qui sentit le cœur lui manquer. La forme jeune et robuste de son mari s’effaça peu à peu et devint insaisissable.

    Le cœur plein d’une douleur aiguë, elle lui tendit les bras, et voulut le suivre ; mais l’enfant s’accrocha désespérément à son cou, en criant : Maman !

    Elle serra instinctivement les bras autour de lui, pour l’empêcher de tomber, et la force de son émotion fut telle qu’elle se réveilla. Jean la tenait par le cou, et l’appelait en criant de toutes ses forces : Maman !

    Ce réveil fut une des émotions les plus pénibles que la jeune veuve eût jamais ressenties. L’image de son mari lui était apparue si nette, si vivante, qu’elle éprouva dans toute son horreur ce second sentiment de la perte de l’être adoré, si vif, qu’il stupéfie presque à l’égal du premier coup. Jamais depuis son veuvage elle n’avait rêvé de François que pour le voir passer de loin, d’une façon vague, avec l’impression que c’était bien un rêve. Cette fois, elle l’avait vu, elle lui avait parlé !... Elle resta un instant accablée sous le choc de l’affreuse réalité.

    Il y a des êtres qui aiment tendrement, et qui oublient sans effort ; d’autres n’aiment guère, mais se souviennent ; d’autres encore aiment silencieusement, jusqu’au plus profond de leur âme muette, et la séparation leur arrache une partie d’eux-mêmes, la plus intime, la meilleure.

    Geneviève était de ceux-là, et ceux-là ne se consolent jamais.

    Elle ouvrit les yeux, sourit à son fils, qui avait peur, et dont les lèvres se contractaient, prêtes à laisser échapper des sanglots, puis elle s’assit sur son lit, et regarda autour d’elle. C’était perdre son mari deux fois que d’avoir quitté le moulin Frappier.

    Jean n’avait pas grand tort d’avoir peur, car c’était une laide chambre que celle où ils se trouvaient, et pour des yeux accoutumés aux plafonds élevés, aux meubles vénérables du manoir, la transition paraissait brusque.

    Jean-Frappier, debout sur le pied du lit, qui touchait à la fenêtre, avait écarté le rideau et regardait les toits noirs avec une secrète horreur, qui se traduisit en une seule parole, plus éloquente qu’un long discours :

    – Maman, je veux aller chez nous !

    Geneviève soupira.

    – Chez nous ! cher innocent, « chez nous » est loin, et nous ne pouvons pas y retourner aujourd’hui. Mais je te trouverai un « chez nous » moins laid que celui-ci.

    Elle se hâta de faire sa toilette et celle de son petit garçon.

    Ils furent bientôt dans la rue, la rue qui lui parut étroite et obscure, au pavé glissant, rendu gras par un brouillard de novembre. Jean la tenait par la main, ouvrant les yeux d’un air ébahi et maussade, et se demandait évidemment ce qu’on avait fait de la cour du moulin, si vaste et si claire, la grande cour où à cette heure les araignées d’automne devaient étendre le réseau blanc de leurs fines toiles.

    Entre autres misères, Jean avait faim, et ne se privait pas de le dire ; Geneviève prit le parti de ne pas l’écouter, et continua à marcher lentement, cherchant des yeux un établissement quelconque où elle pût se procurer de la nourriture.

    Enfin elle aperçut à travers une devanture claire des tables de marbre blanc, et sur le comptoir du fond de grandes terrines de lait. Geneviève entra dans la crémerie, et demanda du lait chaud, pour elle et pour son fils.

    – Connaissez-vous une manufacture de dentelles ! demanda la jeune femme à la crémière en lui payant sa dépense.

    – Une manufacture de dentelles ? On dit qu’il y en a quelque part à Bayeux, et aussi dans le Nord, à Valenciennes... répondit la femme avec étonnement.

    – C’est à Paris que je veux dire, reprit Geneviève, un peu honteuse, sentant déjà que sa question était singulière.

    – À Paris ? Eh ! ma bonne dame, nous n’avons point de fabrique de ce genre ; ces choses-là viennent de la province. Comment une ouvrière en dentelles trouverait-elle le moyen de vivre ici avec le prix qu’on lui paie sa journée ? Ce n’est pourtant pas faute qu’on les vende assez cher, ces malheureuses dentelles ; mais les marchands de toute espèce ont deux prix, un pour payer, l’autre pour vendre.

    Geneviève resta pensive ; Jean avait repris sa main, et, l’estomac satisfait maintenant, cherchait à l’entraîner au dehors.

    – Est-ce que vous êtes ouvrière en dentelles ? demanda la crémière avec curiosité.

    – Je sais faire la dentelle, répondit la jeune femme en relevant la tête avec une nuance d’orgueil, mais je n’ai encore jamais travaillé pour gagner de l’argent.

    – Ah ! fit la crémière avec pitié, c’est dur, quand il faut s’y mettre...

    – On s’y mettra tout de même, répondit Geneviève. Au revoir, madame.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIX

  •  

    Après avoir marché au hasard pendant une heure environ, Geneviève s’arrêta pensive devant un magasin à l’aspect sévère, dont les boiseries peintes en noir, avec des filets d’or, avaient l’air d’une riche bibliothèque. À l’intérieur, on ne voyait rien que des panneaux d’ébène, rehaussés d’or, qui occupaient toute la hauteur de la vaste pièce ; mais dans la montre, sur un lit moelleux de satin rose, de chaque côté de la porte s’étalaient de merveilleuses dentelles, rangées avec un art savant, les blanches à gauche, les noires à droite, afin que l’effet des unes ne nuisit pas à celui des autres.

    Après une longue hésitation, Geneviève tourna le bouton de la porte et entra. Un grand jeune homme, aussi sérieux qu’un diplomate, s’avança vers elle d’un air glacial.

    – Que désirez-vous, madame ? lui dit-il. Un seul coup d’œil jeté sur les vêtements de Geneviève lui apprit qu’elle venait de province, et qu’elle n’avait probablement pas grande fortune.

    – Où faites-vous faire ces dentelles ? demanda la jeune femme en indiquant du doigt l’étalage où se trouvaient des échantillons de tous les réseaux.

    – Mais dans des endroits fort divers, répondit le jeune homme en surveillant attentivement les moindres mouvements de la mère et de l’enfant. Puis-je vous demander pourquoi cette question ?

    – C’est que je sais faire la dentelle, dit Geneviève en devenant pourpre sous l’effet de son audace, et je crois que je pourrais vous en faire au moins d’aussi belle que celle-là. Voulez-vous me les montrer ?

    – Désolé de vous refuser, dit le grand garçon avec une suprême insolence ; nous ne montrons nos dentelles qu’aux dames qui en achètent.

    – Ah ! fit Geneviève en devenant pâle sous l’injure imméritée. C’est bien, monsieur, j’espère qu’on ne vous en achètera pas beaucoup.

    Elle sortit, laissant muet le beau jeune homme, qui n’avait pas prévu une telle riposte.

    Dans la rue, son audace tomba et elle eut envie de pleurer. Mais elle fit bonne contenance et reprit le chemin de l’hôtel.

    Elle n’avait pas fait vingt pas, qu’elle s’arrêta devant une vitrine pleine de choses bizarrement assemblées ; des bijoux anciens pendaient à de petits bras de cuivre, des robes défraîchies occupaient le fond de l’étalage, des liasses de papiers de couleurs voyantes, portant ces mots « mont-de-piété », bourraient les coins, et à la hauteur de l’œil, sur le bras d’un bec de gaz, une main de femme grasse et jaunâtre venait de poser, retombant négligemment des deux côtés, un morceau de vieille dentelle, roussie par l’âge et déchirée par ses fatigues ; cette dentelle était identiquement semblable à l’une de celles que Geneviève portait cousues dans un linge blanc au fond de sa poche !

    Jean regardait les « joujoux » épars dans la vitrine, et se parlait à lui-même, en se montrant du bout du doigt les objets qu’il honorait de sa préférence.

    – Je voudrais bien avoir celui-ci, et puis celui-là, disait-il... Tout à coup, il se trouva dans la boutique, et resta muet devant les grandes robes attachées au plafond, qui avaient l’air de femmes suspendues par le cou.

    – Qu’est-ce que ça peut valoir, ce morceau de vieille dentelle que vous avez là ? demanda Geneviève.

    La revendeuse à la toilette cligna de l’œil d’un air connaisseur.

    – C’est un fin morceau, dit-elle. Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

    – C’est pour rassortir, répondit la jeune femme en rougissant.

    – Vous en avez d’autre ? fit la revendeuse, en éteignant prudemment dans ses yeux un éclair allumé par la convoitise.

    – Oui ; qu’est-ce que ça vaut ? demanda Geneviève d’un ton bref.

    – Pour acheter, ça vaut deux cents francs, répliqua la marchande sur le même ton.

    – Ce vieux morceau déchiré ? s’écria naïvement la jeune femme.

    – Les dentelles, ça se raccommode, ma petite, et est-ce que vous ne voyez pas que c’est de l’Alençon ?

    – De l’Alençon ? répéta Geneviève ahurie.

    – Du point d’Alençon, puisqu’il faut vous mettre les points sur les i, fit la marchande en riant de sa propre plaisanterie, qu’elle trouvait très spirituelle. Le point d’Alençon, ma petite, c’est perdu, voyez-vous ; il n’y a plus de personne qui sache le faire ; aussi, ceux qui en ont font bien de le vendre, car, pour l’acheter... En avez-vous beaucoup ?

    – Pas mal, répondit Geneviève qui sentit son cœur commencer à battre bien fort.

    – Du pareil à ça ?

    – Tout pareil.

    – En bon état ?

    – Pas un fil n’a manqué.

    – Eh bien, apportez-le, pour voir... ça vaut de l’argent.

    – Un morceau comme celui-là, sans défaut, qu’est-ce que vous en donneriez ? dit la veuve, craignant de se laisser aller à commettre une imprudence.

    – Il faudrait le voir, ma belle, mais on pourrait en donner une cinquantaine de francs, s’il est comme vous dites.

    – Et vous me demandez deux cents francs de cette loque ! s’écria madame Beauquesne indignée.

    – Loque ! mon point d’Alençon ! s’écria la revendeuse qui prit feu comme de l’amadou ; eh ! dites donc, si c’est tout ce que vous avez à m’apprendre, vous savez, je ne vous retiens pas !...

    Geneviève se mit à rire de si bon cœur que son fils ébahi leva la tête et resta la bouche ouverte. Il y avait longtemps qu’il n’avait vu rire sa mère, si longtemps... Maître Jean ne s’en souvenait plus. Ils étaient tous les deux dans la rue que, mal revenu de son étonnement, il regardait encore la jeune femme. Elle ne riait plus, mais un sourire passait de temps en temps sur son visage, et le petit, enhardi par cette expression nouvelle, se hasarda à lui dire :

    – Quand est-ce que nous aurons à dîner, maman ?

    – Tout de suite, répondit Geneviève en entrant dans un bouillon qui se trouvait là.

    Tout en prenant son déjeuner, Geneviève repassait dans sa tête les choses étonnantes qu’elle venait d’apprendre. Le point d’Alençon, qu’on disait perdu, c’est elle qui l’avait en sa possession. Qu’est-ce que c’était que le point d’Alençon ?

    Un dictionnaire spécial, consulté au cabinet de lecture, lui donna tous les renseignements désirables et la plongea dans l’étonnement le plus profond.

    Geneviève passa la plus grande partie de la nuit en méditations profondes. Pendant la journée qui venait de s’écouler, elle avait observé et retenu tant de choses qu’elle ne pouvait trouver le sommeil.

    Son échec auprès du marchand de dentelles lui avait enseigné qu’il est prudent de ne point montrer son côté faible, même à des gens qu’on ne connaît pas ; ses courses fatigantes et la mauvaise humeur de maître Jean l’avaient convaincue de la nécessité de placer celui-ci quelque part lorsqu’elle aurait à sortir, et, plus que tout le reste, noyant les impressions de ce jour dans une buée lumineuse, son entretien avec la revendeuse lui avait fait entrevoir qu’elle possédait dans son art de dentellière, non seulement de quoi subsister, ainsi que ses rêves les plus ambitieux le lui faisaient espérer, mais de quoi se faire une fortune peut-être... Une fortune qui ne devrait rien aux Beauquesne ! Une fortune personnelle, indépendante...

    C’était trop beau ! Par un grand effort de volonté, Geneviève écarta cette pensée envahissante, et s’endormit enfin, réveillée de temps en temps par le ressaut des lourdes voitures sur le pavé, ressaut qui faisait trembler ses vitres et qui lui donnait des frayeurs soudaines.

    À neuf heures du matin, elle sortit, tenant son fils par la main ; elle rentra à midi, un paquet noué à son bras, méconnaissable ; grâce aux facilités qu’offre ce grand Paris, si avenant pour ceux qui ont de l’argent, en deux ou trois heures elle s’était métamorphosée ainsi que son petit garçon.

    Les vêtements très simples qu’elle portait étaient ceux d’une femme à son aise, sans exagération de luxe et d’austérité. C’était encore du deuil, mais on pouvait s’y méprendre, et croire que Geneviève portait du noir par simple préférence de goût. Maître Jeanne se sentait pas d’aise dans ses beaux habits de petit Parisien, et volontiers il eut dit à tout venant : « Maman m’a acheté tout de neuf, tout, de la tête aux pieds !... » Oui, tout, excepté les bons bas de laine tricotés par Geneviève et qui devaient lui tenir les pieds bien chauds.

    Lorsqu’elle eut monté à sa chambre, sous les toits, le paquet d’effets qu’elle avait rapporté, elle redescendit, s’informa des externats de garçons qui pouvaient se trouver dans le voisinage, et fit une ronde minutieuse dans tous ces établissements. Après avoir employé une bonne partie de l’après-midi en pourparlers avec des chefs d’institution plus ou moins vieillis sous le harnais, plus ou moins usés par leur métier, qui conserve les femmes, et où les hommes s’épuisent, elle s’arrêta à une petite pension modestement tenue par un jeune homme pâle, à l’air maladif.

    Il avait l’air de prendre la vie avec tant de courage, malgré sa fatigue, malgré la toux qui le secouait péniblement, que Geneviève en fut touchée ; elle conclut aussitôt un pacte d’alliance avec cet excellent garçon qui, moyennant dix francs par mois, consentait à la débarrasser de son terrible petit fardeau.

    – Eh bien, Jean, tu obéiras bien à monsieur, tu entends ? dit Geneviève en embrassant le petit garçon ; je reviendrai te chercher tantôt ; en attendant, sois sage !

    – Oh mais non ! cria celui-ci d’un air décidé.

    M. Jamerin sourit d’un air indécis. Geneviève, le cœur gros, serrait bien fort la main de son fils...

    – Par ici, madame, dit le professeur, en montrant le chemin à la jeune mère.

    Elle franchit le seuil de la porte qui se referma, et aussitôt des cris perçants, accompagnés de trépignements forcenés sur le parquet, lui apprirent que maître Jean n’acceptait pas l’idée de la séparation.

    – Je reviendrai dans deux heures, dit-elle, pour le premier jour, ce sera assez. Si vous voulez qu’il reste tranquille, donnez-lui un crayon et du papier pour faire des bonshommes.

    Elle sortit et se trouva tout étonnée de ne plus sentir la main de son fils dans la sienne.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XX

  •  

    Avec un soupir, elle se mit en route pour l’inconnu.

    Aguerrie maintenant contre les mauvais vouloirs des commerçants, et sûre de posséder un trésor, si méconnu qu’il pût être pour le moment, Geneviève se présenta d’un air tranquille dans un grand magasin de trousseaux, célèbre pour le beau choix de ses dentelles.

    Elle franchit sans apparence d’embarras la grande porte d’une seule glace de Saint-Gobain, demanda le rayon de dentelles et s’y rendit sans témoigner l’émotion qu’elle ressentait intérieurement. Le luxe de tapis, de glaces, d’employés, qui éblouit les nouveaux débarqués, ne lui causait rien que de l’étonnement ; son bon sens de Normande qui se sait riche la mettait bien au-dessus de tout ce déploiement de magnificence.

    Elle arriva dans un petit salon où trois dames richement vêtues causaient ensemble derrière des rideaux de velours grenat ; l’une d’elles se leva et vint à la rencontre de Geneviève, avec la phrase de rigueur :

    – Que désire madame ?

    Geneviève tira de sa poche un petit paquet noué d’une faveur rose.

    – Je voudrais, dit-elle simplement, six mètres de dentelle pareille à celle-ci.

    La « première » s’était retirée dans l’embrasure de la fenêtre, et avait repris sa conversation.

    La demoiselle que le sort avait chargée de madame Beauquesne développa le paquet sans empressement, puis resta muette.

    – Six mètres ? dit-elle enfin, comme au sortir d’un rêve.

    Geneviève fit un signe affirmatif.

    La demoiselle appela la « première », qui tourna la tête d’un air négligent. Elle se leva pourtant et s’approcha du comptoir. Quand elle eut aperçu le chiffon sans prix que Geneviève feignait de ne plus regarder, elle leva les yeux sur cette femme extraordinaire qui venait lui demander six mètres d’une chose qui n’existe plus. Elle prit l’objet dans ses mains habituées à manier les tissus précieux, et le palpa délicatement. Elle dit un mot à l’oreille de l’autre demoiselle, qui partit et revint au bout d’un instant avec une de ces petites loupes que les commis au « blanc » emploient pour examiner la qualité des toiles ; l’examen répondit : pur réseau de fil de lin le plus fin.

    La première regarda Geneviève encore une fois, sans loupe, mais d’un œil aussi scrutateur que fait un botaniste en disséquant une fleur. Madame Beauquesne tourna lentement les yeux vers elle et supporta ce regard avec une indifférence un peu hautaine.

    – Eh bien ? dit-elle du ton de quelqu’un qui pense qu’on le fait trop attendre.

    – Cette dentelle, madame, ne se trouve pas dans le commerce, répondit la première, un peu vexée.

    Geneviève fit un petit mouvement d’humeur.

    – Je verrai ailleurs, dit-elle en faisant le geste de reprendre son bien.

    – Vous n’en trouverez pas ailleurs, madame, le point est perdu. Quand même on réunirait les six mètres que vous demandez, ce ne serait pas neuf, et les dessins seraient différents.

    – Alors, ce n’est pas la peine, dit Geneviève d’un air détaché. Je tâcherai de retrouver l’ouvrière qui l’a faite.

    – Qui l’a faite ? s’écrièrent les trois femmes d’une seule voix. La personne qui a fait cela vit encore ?

    – Je l’espère, dit Geneviève qui fit un mouvement pour battre en retraite.

    Un grand silence régna dans le petit salon, les employées s’entre-regardaient sans oser proférer tout haut leurs réflexions.

    – Allez chercher monsieur, fit tout à coup la « première » se décidant à cet acte inouï de faire venir le chef de la maison, pour quelque chose qui n’était pas une vente.

    « Monsieur » fit son apparition sans trop de retard ; il prit son air le plus froid pour saluer madame Beauquesne ; mais dès qu’il eut vu le morceau de dentelle, son sang-froid de commerçant céda devant son enthousiasme d’artiste.

    – C’est merveilleux ! s’écria-t-il.

    Il s’arrêta soudain, et le commerçant reparut.

    – C’est un très beau travail, madame. On ne peut guère en tirer parti, vu l’impossibilité de s’en procurer de semblable... C’est très antique, sans doute ?

    – Non, monsieur.

    « Monsieur » parut perplexe, mais Geneviève était bien décidée à le laisser parler, profitant ainsi de l’avantage propre à ceux qui « attendent pour voir venir ».

    – Vous savez où et comment elle a été faite ?

    – Oui, monsieur.

    Tout le monde s’entre-regarda et regarda la jeune femme qui baissa les yeux d’un air satisfait, mais modeste.

    – La personne qui a exécuté ce travail habite-t-elle Paris ?

    – Pas d’ordinaire, répondit Geneviève qui ne mentait pas.

    – Si vous la connaissez, reprit le chef d’un air indifférent, vous pourriez lui dire de passer ici. Nous aurions peut-être des commandes à lui faire.

    – Elle ne saurait venir, dit Geneviève lentement, mais je puis servir d’intermédiaire...

    « Monsieur » considéra la jeune femme avec le respect dû à toute personne qui entend le commerce ; elle voulait avoir sa commission peut-être des deux parts... C’était fort sage !

    – Soit, dit-il avec un sourire de condescendance. Quand vous aurez quelque chose à nous apporter, vous voudrez bien vous adresser à madame, il indiqua la « première »... qui me fera prévenir.

    Geneviève replia définitivement la dentelle, qui disparut dans sa poche accompagnée par les regards de regret des dames employées.

    Elle fit un signe de tête à ses interlocuteurs ébahis et s’en alla lentement, de l’air le plus tranquille, chez le maître de pension pour y reprendre maître Jean. Assis sur un petit banc très bas, en compagnie de quatre ou cinq moutards, il regardait, bouche béante, les premiers signes de l’alphabet que le jeune homme traçait à la craie sur un tableau noir.

    – Ça, c’est un A, disait-il.

    – A, répétaient en chœur les gamins dociles.

    – Eh bien, toi, pourquoi ne dis-tu pas A ? fit un voisin en poussant Jean-Frappier Beauquesne, dont la bouche ouverte ne proférait aucun son.

    – Parce que ça ne me convient pas ! répondit majestueusement le grave personnage. C’est bon pour vous autres, mais moi je fais ce que je veux.

    L’accent normand, le patois à peine dégrossi du petit garçon provoquèrent une telle hilarité, que le professeur se vit obligé d’intervenir.

    – Pourquoi vous moquez-vous de ce petit ? dit-il ; c’est très mal !

    – C’est lui qui a tort, répliqua un jeune philosophe de cinq ans. Pourquoi ne veut-il pas faire comme les autres ? Qu’il reste chez lui, alors !

    Geneviève parut très à propos pour faire diversion. Elle remercia le maître, et emmena son garçon.

    – Eh bien, Jean, comment te trouves-tu de l’école ? dit-elle en retournant à l’hôtel avec lui.

    – Ces petits sont bêtes, maman ; et comme ils sont drôles ! ils ne savent pas bien parler !

    C’était l’opinion de Jean sur l’accent parisien ; il ne fut pas longtemps avant d’en changer.

    Geneviève renouvela dans plusieurs magasins la petite scène qui lui avait réussi près la maison Pluchet et Cie ; à quelque légère différence près, ce fut avec le même résultat partout. On ouvrait de grands yeux et on lui demandait son adresse. Sûre désormais d’un succès qui ne pouvait être que plus ou moins retardé, la jeune femme quitta l’hôtel, après avoir loué une belle chambre claire au cinquième, et après l’avoir meublée de quelques meubles bien simples, mais neufs, grâce à cette horreur des meubles d’occasion qui caractérise le paysan.

    Maître Jean allait à l’école, sans y faire de progrès le moins du monde, car la nécessité de l’éducation ne lui paraissait pas démontrée. Fier et hautain, muet presque toujours, il ne se montrait pas désobéissant.

    – Je crois qu’il obéit, disait le maître, parce qu’il ne veut pas être puni. Si vous saviez de quel air il regarde ses camarades, quand ils se font mettre en pénitence !

    – Tant mieux ! fit Geneviève avec un léger sourire d’orgueil.

    Elle était orgueilleuse, cette femme tranquille qui passait dans les rues de Paris inaperçue malgré sa beauté ; son orgueil était d’élever son fils sans prendre un sou à la fortune des Frappier. Son beau-père et sa belle-mère vivaient du bien de François, dont elle avait la gérance, dont son fils était l’unique héritier.

    Ils pouvaient manger la meilleure farine du moulin, boire le plus fin cidre de ses pommiers, elle ferait de son fils un homme, et cela par son travail, par son courage !

    C’est l’avenir entrevu d’abord, maintenant certain, qui donnait tant de courage à Geneviève le premier jour qu’elle se présenta dans le salon des dentelles chez M. Pluchet et Cie, avec un petit carton qui contenait divers échantillons du fameux point perdu.

    M. Pluchet fut mandé, et ne se fit point attendre. Au lieu de revenir au bout de huit jours, Geneviève en avait laissé passer quinze, et il craignait qu’ayant trouvé ailleurs des propositions plus franches, elle ne les eût acceptées. Le sourire qu’il adressa à la jeune femme était véritablement bienveillant.

    – Eh bien, que nous apportez-vous ? lui dit-il en lui présentant une chaise.

    Madame Beauquesne ouvrit son carton, et en tira plusieurs morceaux du précieux point, qui furent examinés en silence et avec l’attention la plus méticuleuse.

    – Que demande votre ouvrière pour ceci ? dit enfin M. Pluchet en indiquant le plus bel échantillon.

    Geneviève recueillit toutes ses forces, et, maîtrisant les battements de son cœur, dit d’une voix un peu voilée :

    – Deux cents francs le mètre.

    L’air enchanté des auditeurs disparut comme par magie. Ces braves gens s’étaient figuré que la jeune femme ignorait la valeur de ce qu’elle apportait.

    – Elle ne donne pas ses heures pour rien, votre dentellière, dit Pluchet, exprimant ainsi les sentiments de l’assemblée.

    – Certainement, riposta Geneviève ; ne m’avez-vous pas dit que le point était perdu, et la dentelle introuvable ?

    Ah ! comme les assistants maudirent leur imprévoyance qui les avait fait tomber dans le piège tendu par une provinciale inexpérimentée ! Mais aussi qui pouvait se douter que cette jeune femme possédait un tel secret, un trésor ?

    – Nous ne pouvons pas traiter sur de semblables propositions, dit Pluchet en remettant soigneusement les dentelles dans leur carton.

    – Libre à vous, monsieur, dit Geneviève en nouant le cordon rose avec le plus grand sang-froid. D’ailleurs, cela n’en vaudra que mieux, je crois ; la personne qui fait ceci préfère les raccommodages de dentelles anciennes, qui sont plus lucratifs.

    M. Pluchet vit passer devant ses yeux des myriades de vieux morceaux d’Alençon, redevenus neufs et jetés sur le marché de Paris. Si l’on réparait ces dentelles en leur donnant l’apparence de la nouveauté, autant valait alors s’en procurer de véritablement neuves.

    – Envoyez-moi donc cette dame, dit-il presque désespérément : je suis sûr que nous parviendrions à nous entendre...

    – C’est moi, dit Geneviève en le regardant bien en face.

    – Vous ! s’écrièrent les trois femmes présentes, sur le ton de l’incrédulité.

    La personne qui faisait le point d’Alençon devait, dans leur imagination, avoir au moins quatre-vingts ans, et ressembler aux contes des fées de ma mère l’Oie.

    Les sourires moqueurs exaspérèrent Geneviève qui fouilla soudain dans une de ses poches, ces vastes poches normandes dont nul ne connaît la profondeur. Elle en retira une petite boîte carrée dont elle enleva le couvercle, et montra aux spectateurs ébahis un petit coussin à dentelles, avec ses innombrables fuseaux, et le dessin commencé.

    M. Pluchet regarda Geneviève avec une considération nouvelle, où se mêlait cependant un peu de vexation. Comment, cette dame était une ouvrière en dentelles ? Et on l’avait traitée comme une cliente !

    – Vous nous permettrez bien de réfléchir, dit-il à la jeune femme.

    – C’est trop juste, répondit-elle en se préparant à partir.

    – Vous raccommodez aussi les dentelles, je crois ? fit-il d’un air aimable. Voulez-vous bien vous charger de réparer le morceau que voici ?...

    Il lui montra un lambeau de point qu’elle examina en souriant.

    – Je l’ai acheté pour comparer avec les vôtres, ajouta-t-il, voyant qu’elle le devinait.

    – C’est beaucoup plus grossier, dit-elle. Combien l’avez-vous payé ?

    Il faillit répondre franchement, et se voyant pris, se mit à rire.

    – Vous vous moqueriez de moi si je vous le disais, fit-il d’un air de bonne humeur.

    – Peut-être bien, dit Geneviève d’un air qui voulait dire : certainement.

    – Voulez-vous me laisser votre adresse, cette fois ?

    Geneviève indiqua sa demeure et se retira, laissant tout le monde très préoccupé.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXI

  •  

    Entre Noël et le nouvel an, maître Mallard, notaire, arriva dans son cabriolet au moulin Frappier, qui marchait toujours, mais dont la joie était partie. Il attacha son cheval à un anneau, scellé dans le mur pour cet usage, sans appeler de serviteurs pour l’aider ; c’était un homme avisé qui connaissait le prix du temps.

    Comme il achevait cette opération, une figure blanche de farine se montra sur le seuil du moulin, car les six paires de meules battaient fort en ce moment-là ; la figure se brossa d’après le procédé primitif qui consiste de mettre sur sa manche tout ce qu’on a sur le visage, noir ou blanc, et les yeux gris de Saurin brillèrent sous ses épais sourcils.

    – Vous voilà, maître Mallard ? dit-il avec une inquiétude pleine d’espoir ; on ne vous voit guère qu’aux grandes occasions, soit dit sans reproche. Est-ce pour le bien ou le mal que vous êtes venu ? Je ne voudrais pas vous commander, mais s’il y avait un nouveau malheur chez nous...

    Il secoua sa brave tête blanche de farine. Le joli visage rose de Mélie se montra derrière lui ; depuis que leur noce était fixée aux Rois, elle trouvait toujours vingt prétextes contre un pour courir au moulin.

    – Ce n’est pas pour le malheur, mon garçon, dit Mallard en se dirigeant vers la maison.

    – C’est-il des nouvelles de madame Geneviève ? s’écria Saurin qui devint tout pâle. Ah ! si vous avez de bonnes nouvelles, monsieur le notaire, ne tardez à me le dire, car depuis qu’elle est partie, j’ai le cœur malade, je vous jure.

    Voyant le brave homme sourire, le garçon meunier continua en s’échauffant :

    – Et mon Jean-Frappier, va-t-il bien ? Est-il grand et fort ? les verrons-nous bientôt ?

    – Pour cela je n’en sais rien, répliqua le notaire, mais ils vont bien tous les deux, la mère et l’enfant, voilà ce que je puis vous dire.

    – Ah ! que Dieu en soit loué ! dit Saurin en devenant grave. Il ôta son chapeau et le remit, sans savoir ce qu’il faisait ; puis, se retournant tout à coup, il saisit par la taille Mélie qui n’y pensait pas, et lui planta un gros baiser sur la joue.

    – Tiens, fit-il pendant qu’elle se défendait après coup et toute honteuse, il faut que je passe ma joie ! Si je n’avais pas eu des nouvelles de la maîtresse, je ne sais pas si j’aurais eu le cœur de nous marier dans huit jours, après les bontés qu’elle a eues pour nous.

    Ils étaient arrivés à la maison ; le notaire frappa un coup de heurtoir, car la porte était fermée à cause du froid, et il entra. Saurin resta dehors avec sa promise, de peur de paraître indiscret sur le moment ; mais après un instant d’hésitation, ils entrèrent bien doucement, sans faire de bruit, et se glissèrent dans le cellier, d’où l’on pouvait entendre les discours tenus dans la salle.

    – Oui, disait maître Mallard, j’ai reçu deux lettres de madame Beauquesne ; la première, environ trois jours après son départ d’ici.

    – Et pourquoi ne l’avez-vous point montrée ? dit aigrement Victoire.

    – Je n’avais pas reçu mission de le faire, répondit roidement le notaire.

    – M. Mallard a raison, ma femme, écoute-le, dit Simon, toujours prudent.

    – Madame Beauquesne a résolu de se fixer à Paris, reprit le notaire, imperturbable...

    – À Paris !

    Rien ne saurait rendre l’accent indigné de Victoire : pour elle, quitter le moulin était déjà un forfait abominable ; mais Paris, cette ville de perdition !

    – Elle veut y élever son fils, et lui donner une éducation proportionnée à sa fortune.

    – Quoi donc ! elle ne veut pas qu’il soit meunier à présent ?

    – Ma femme, écoute monsieur, dit Simon de sa voix traînante. Victoire se tut.

    – Jean Beauquesne sera un jour propriétaire d’une fortune assez ronde ; mais si madame Geneviève peut continuer jusqu’au bout dans les intentions qu’elle m’a affirmées, les revenus de cette fortune, s’accumulant d’année en année, feront du jeune homme parvenu à sa majorité un homme très riche et en passe d’arriver à tout.

    – Je ne comprends pas, dit Simon en ôtant sa pipe de sa bouche. Avec quoi ma bru prétend-elle élever mon petit-fils ?

    – Avec l’argent qu’elle gagnera.

    – Geneviève gagner de l’argent ! s’écria Victoire, et comment, bon Dieu ?

    – Madame Beauquesne ne m’a dit encore que quelques mots de ses projets, mais j’ai tout lieu de les croire réalisables, reprit le notaire sans se troubler. Si elle avait besoin d’une somme quelconque, d’ailleurs, je la lui ferais parvenir à sa première réquisition.

    – Et qui vous la rembourserait ? dit la Quesnelle avec toute la grossièreté de sa nature.

    – Vous-même, ma chère dame, en me versant les revenus du moulin. J’ai reçu tous pouvoirs pour les toucher, et les employer de la façon la plus avantageuse.

    Victoire resta muette ; Simon vint à son secours.

    – De sorte, monsieur Mallard, dit-il, que notre bru a enlevé son fils et nous l’a soustrait sans donner ses raisons. Nous sommes cependant ses parents, ses aînés, et nous avons autant de droits qu’elle sur l’enfant de notre fils.

    – La loi, dit gravement le notaire... Simon fronça le sourcil. La loi, répéta-t-il en insistant, donne l’enfant à la mère...

    – Mais si elle en fait mauvais usage ? interrompit Victoire.

    – Il faudrait le prouver ; je ne vous conseille pas de le tenter, dit M. Mallard. Madame Beauquesne, en vous laissant la gérance du moulin et des fermes, vous donne une confiance dont vous devez lui savoir gré !...

    – Lui savoir gré de quelque chose ? Mais, monsieur, vous battez la campagne ! s’écria la Quesnelle exaspérée. Elle nous a volé notre petiot, il faut qu’elle nous le rende, je ne sors pas de là, moi ! Et j’irai devant les tribunaux si elle vous a suborné.

    – Les violences sont inutiles, madame, dit M. Mallard en se levant ; je sais que de votre part elles n’ont aucune importance...

    – À cause ?

    – Parce que c’est votre langage ordinaire, riposta le notaire. Brisons là. Quand vous désirerez des nouvelles de votre petit-fils, vous voudrez bien vous adresser à moi, qui me ferai un plaisir de vous en donner.

    – L’adresse de cette femme, s’il vous plaît ! dit brutalement Victoire.

    – Je ne puis vous la transmettre. Madame Beauquesne tient à sa tranquillité.

    – Alors nous ne pourrons pas lui écrire ?

    – Si fait, en m’adressant vos lettres, que je lui ferai fidèlement parvenir, pourvu cependant qu’elles ne contiennent rien que la raison et les bienséances n’approuvent.

    Victoire allait riposter, son mari la retint.

    – C’est bien, monsieur, dit-il ; j’écrirai moi-même.

    – Ce sera préférable, fit Mallard en souriant. Quand vous aurez touché vos fermages de Noël, vous voudrez bien me le faire savoir...

    – J’irai vous les porter moi-même, répondit le vieux madré, en accompagnant le notaire jusqu’à son cabriolet. Saurin arrangeait déjà les guides.

    – Elle est bien décidée à ne pas revenir ? dit Simon lorsque Mallard fut assis dans le véhicule.

    – Pour le moment, je crois inutile de l’y engager, répondit celui-ci ; plus tard, peut-être, il est possible que madame Geneviève ait le mal du pays. Le cas n’est pas rare parmi ceux qui ont toujours vécu à la campagne lorsqu’ils se fixent dans les villes. C’est pourquoi je ne saurais trop vous consoler de modérer les vivacités de madame Beauquesne, qui pourraient engager votre belle-fille à vous quitter une seconde fois.

    Simon approuva d’un signe de tête.

    – Et vous êtes sûr, dit-il en baissant la voix, tout à fait sûr que la loi est pour elle ?

    – Tout ce qu’il y a de plus sûr, mon cher monsieur. Un procès qui raconterait les faits tels qu’ils se sont passés vous couvrirait de honte à tout jamais, soit dit sans...

    – Adieu, adieu, monsieur Mallard, fit Simon en contrefaisant la surdité. Bon voyage !

    Le cabriolet fila bon train le long de l’avenue, suivi par le regard du vieux paysan.

    – Si tu pouvais te casser les os, dit-il, et elle aussi, la misérable !... Et quand je pense que François lui a fait des rentes, et lui a donné de l’argent gros comme elle... que sans cela elle n’aurait pas pu s’en aller... Quelle misère !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXII

  •  

    Cependant Geneviève était en proie à mille perplexités. Après avoir rendu à M. Pluchet la dentelle raccommodée, elle avait pensé recevoir une commande, et rien n’était venu. Elle se demanda alors si elle ne s’était pas trompée du tout au tout sur la valeur de son travail, et pendant les jours d’hiver, courts et froids, où le chauffage et l’éclairage doublent la dépense quotidienne, elle passa de longues heures à réfléchir tristement.

    Tous ceux qui travaillent les ont connues, ces méditations pleines d’angoisse, où l’être jeune et plein de bonne volonté, voyant qu’on ne veut pas employer ses forces, se prend la tête dans les mains et doute de lui-même.

    – Qu’est-ce que je leur demande ? Gagner honnêtement ma vie !

    Ce cri sort à toute heure de milliers de poitrines, et le plus souvent sans écho.

    Mais s’il est vrai que rien n’est plus difficile que de se faire une place au soleil, il est également certain que dans cette grande bataille de la vie, bien peu de ceux qui ont de l’énergie restent parmi les vaincus.

    Geneviève était décidée à lutter jusqu’au bout de ses forces, jusqu’au terme de son existence. Elle ne retournerait pas au moulin, quand même elle devrait se placer comme servante, afin de subvenir à l’éducation de son fils.

    Les trois cents francs que lui assurait annuellement la rente de son douaire lui permettraient toujours de joindre les deux bouts, fut-ce au prix de mille privations pour elle seule.

    Elle travaillait toujours, enrichissant son trésor de divers dessins précieux ; à mesure que son espoir de les vendre diminuait, elle travaillait avec plus d’âpreté, se disant que le moment avait beau n’être pas favorable, un jour viendrait où ces merveilles retrouveraient leur prix.

    Le printemps arriva sur ces entrefaites. Une souffrance sourde, mal définie, s’empara de la jeune femme ; la verdure lui manquait cruellement, les eaux courantes, la grande vanne du moulin au flot toujours clair et rapide, les jeunes pousses des arbres, les bouquets blancs de l’aubépine... Tout le sang de paysanne de Geneviève se révoltait dans la prison que lui faisaient les murailles grises, indéfiniment percées de fenêtres noires. Elle se sentait défaillir par moments, mais une indomptable volonté lui faisait redresser la tête.

    – Non ! se disait-elle, je ne céderai pas ! Je ne retournerai pas au moulin Frappier !

    Un jour, elle sentait la nostalgie plus fort que de coutume, car l’air était doux et tiède, l’odeur des premiers lilas montait jusqu’à elle, emportée par un vent léger. On frappa à sa porte.

    – Entrez, dit-elle.

    – Une lettre, madame, dit un homme à casquette galonnée ; j’attends la réponse.

    Elle ouvrit l’enveloppe, non sans un battement de cœur.

    C’était, en deux mots, l’invitation de passer sur le champ à la maison Pluchet.

    – C’est bien, j’y vais, répondit-elle.

    – Tout de suite, s’il vous plaît, fit le messager ; on est pressé.

    Il n’était pas poli, à quoi bon ? Geneviève n’était pas riche.

    Elle mit à la hâte son mantelet et son chapeau, et se rendit au magasin, qui n’était pas éloigné.

    Le chef de la maison avait l’air aussi ouvert et affable que possible.

    – Je crois vous avoir trouvé de l’occupation, dit-il en indiquant un siège à la jeune femme.

    – Tant mieux, monsieur, répondit-elle avec calme.

    – Une de mes meilleures clientes, madame Nanteuil, marie prochainement sa fille, et pour la toilette de mariée, elle veut employer de fort belles dentelles anciennes qu’elle possède, des trésors de famille... c’est ce point que vous savez faire...

    – Le point d’Alençon ? dit Geneviève d’une voix claire.

    – Précisément. Il lui en manque quelques petits morceaux pour compléter la garniture, il y aurait aussi des réparations à faire... j’ai pensé que cela pourrait vous être agréable.

    – Je vous remercie, monsieur, dit posément la jeune femme ; j’entreprendrai ce travail avec d’autant plus de plaisir que ce sera pour moi une occasion de m’exercer la main.

    – Vous ne travaillez pas maintenant ? demanda Pluchet.

    – Oh ! si ! mais on se perfectionne en voyant des points qu’on ne connaît pas encore, et comme il n’y a personne à Paris qui puisse me renseigner là-dessus, puisque je suis seule à connaître...

    – Elle va me prendre très cher, pensa Pluchet. Il y a une petite difficulté, dit-il tout haut ; madame Nanteuil tient beaucoup à ses dentelles, et ne veut pas les laisser sortir de sa maison ; il faudrait faire les réparations chez elle...

    Geneviève fronça légèrement le sourcil. Jamais encore elle n’était entrée à semblable titre dans une maison étrangère, et il lui semblait accepter par là une sorte de domesticité...

    – Quel sot orgueil ! se dit-elle aussitôt. Est-ce que je n’ai pas été servante à l’auberge de Délasse ?

    – J’irai, monsieur, fit-elle tranquillement. Quand faut-il m’y rendre ?

    – Tout de suite, si vous le pouvez.

    – C’est bien, monsieur, et les conditions ?

    – Vous verrez ce qu’il y a à faire, vous me demanderez votre prix, et nous nous entendrons. Mais n’oubliez pas que c’est avec moi que vous devez traiter, et non avec ces dames directement ; il y aurait là un manque d’égards pour moi...

    – Ne craignez rien, monsieur, interrompit Geneviève avec hauteur, je sais ce que je dois à un intermédiaire tel que vous...

    – La diable de femme ! pensa Pluchet ; on ne sait comment la prendre !

    Il lui indiqua l’adresse de madame Nanteuil, et Geneviève partit, singulièrement émue à l’idée de cette démarche. Comme tous ceux qui ont vécu solitaires, elle était sauvage et craignait les nouvelles figures.

    Celle de mademoiselle Nanteuil la réconcilia sur-le-champ avec la tâche qu’elle avait acceptée, car jamais madame Beauquesne n’avait vu de visage si avenant. Non que la jeune fille fût remarquablement jolie ; pas un des traits de son visage n’eût résisté à un examen sévère. Mais elle avait la grâce, « plus belle encore que la beauté », et dans ses yeux lumineux une bonté touchante, avec un brin d’espièglerie, qui faisait d’elle la plus adorable petite fée qui se pût voir.

    – Maman, c’est la dame qui vient pour nos dentelles, dit Marguerite Nanteuil en ouvrant la porte d’un petit salon où sa mère feuilletait un livre de comptes.

    Madame Nanteuil se leva, salua Geneviève et lui indiqua un siège, le tout d’un air si bienveillant que la jeune femme se sentit touchée d’un accueil différent de ce qu’elle avait coutume de rencontrer.

    En quelques mots l’affaire fut arrangée, Geneviève promit de venir dès le lendemain, et elle rentra dans sa chambrette avec une émotion joyeuse.

    Le lendemain, en effet, à l’heure fixée, elle était au travail, dans une pièce que madame Nanteuil avait spécialement consacrée à cet usage, et où elle se trouvait seule.

    Deux ou trois fois dans la journée, Marguerite entrouvrit la porte et montra son frais visage éclairé d’un sourire.

    – Vous n’avez besoin de rien ? disait-elle. Geneviève répondait négativement, et l’aimable vision disparaissait.

    Le second jour, madame Beauquesne s’enhardit jusqu’à répondre par un sourire à celui que lui adressait la jeune fille. Le troisième jour, au lieu de rester sur le seuil, Marguerite entra à moitié, sans quitter de la main le bouton de la porte.

    – Si j’osais, dit-elle, je viendrais de temps en temps vous dire un petit mot... Vous devez vous ennuyer, enfermée ainsi toute seule !

    – Je ne m’ennuie pas seule, mademoiselle, répondit Geneviève, je suis habituée à la solitude, et je ne la crains pas...

    Cette réponse, qui eût dû décourager Marguerite, la décida à entrer tout à fait, tant le ton était en désaccord avec la sévérité des paroles.

    – Vous vivez toute seule ? demanda-t-elle avec autant de précautions délicates dans la voix que si elle avait en peur d’affliger une malade.

    – Avec mon petit garçon, répondit Geneviève, étonnée de se sentir pour la première fois de la vie la tentation de parler d’elle-même.

    – Votre mari voyage ? fit doucement Marguerite.

    La voix de Geneviève trembla légèrement quand elle dit :

    – Je suis veuve.

    – Déjà ! s’écria Marguerite qui fit un pas en avant. Elle recula aussitôt, craignant de se montrer indiscrète. Sa mère lui avait dit que le secret de Geneviève valait beaucoup d’argent, et qu’il ne fallait pas avoir l’air de vouloir le surprendre.

    Madame Beauquesne s’aperçut de ce mouvement, et tout à coup, éclairée par la délicatesse de ses propres sentiments, elle en devina la cause.

    – N’aimeriez-vous pas, dit-elle avec une hardiesse qui la surprit elle-même, savoir comment on fait cette merveilleuse dentelle qui garnira votre robe de noce ?

    – J’aimerais bien à vous voir travailler, mais j’ai peur d’être indiscrète...

    Pour toute réponse Geneviève attira une chaise auprès d’elle, et la jeune fiancée vint s’y asseoir.

    Pendant quelques instants, elles gardèrent le silence, occupées toutes deux du travail qui s’accomplissait sur le petit coussin. Puis Marguerite, ayant levé les yeux sur le visage penché de la jeune femme, s’oublia à contempler les traits et l’expression sérieuse de cette ouvrière qui avait l’air d’une reine.

    – Vous êtes très adroite, lui dit-elle enfin ; jamais je ne pourrais me reconnaître dans tous ces fils embrouillés... Il y a longtemps que vous avez appris ?

    Le cœur de Geneviève se gonfla, et elle répondit d’une voix brisée : Cinq ans.

    Marguerite n’avait que dix-neuf ans, cependant elle savait assez de la vie pour deviner toute une destinée douloureuse dans le ton de cette réponse troublée ; elle baissa les yeux, et murmura : Oh ! pardon !

    Geneviève la regarda et la vit si contristée qu’elle voulut la consoler.

    – C’est ma mère qui m’a enseigné ce métier, dit-elle d’un ton presque joyeux. Elle ne croyait pas me rendre un si grand service, la chère âme !

    – Vous l’avez encore ? hasarda timidement Marguerite.

    Geneviève fit un signe négatif.

    – Que de chagrins ! commençait Marguerite.

    La porte s’ouvrit et laissa passer la tête de madame Nanteuil.

    – Comment, ici ? fit-elle d’un ton de reproche affectueux, en voyant sa fille assise auprès de la jeune ouvrière.

    – C’est moi, madame, qui ai proposé à mademoiselle de voir comment on s’y prend.

    Madame Nanteuil sourit et entra, comme avait fait sa fille.

    – Si vous ne recherchez pas la solitude, dit-elle gaiement, je vais lever votre quarantaine. M. Pluchet m’a dit que vous étiez en possession d’un secret unique, et qu’il fallait se garder de vous laisser voir pendant que vous travaillez...

    – C’est vrai, madame, dit Geneviève qui rougit soudainement.

    – Mais alors...

    – Je ne pense pas, madame, que ni mademoiselle ni vous puissiez avoir l’idée de me dérober ce qui me fait vivre ; c’est pourquoi je n’ai pas à me cacher de vous.

    Geneviève avait prononcé cette longue phrase tout d’une haleine, poussée par la noblesse native de son cœur. La mère et la fille s’entre-regardèrent.

    – Eh bien, nous viendrons vous tenir compagnie de temps en temps, puisque vous le permettez, dit madame Nanteuil en emmenant Marguerite, qui du seuil envoya à madame Beauquesne un joli geste d’adieu.

    – Maman, elle a perdu sa mère, elle est veuve, elle a un petit garçon ! dit Marguerite dès qu’elles furent hors de la portée de la voix.

    – Pauvre femme ! Elle paraît fort distinguée.

    – Si tu le permettais, j’irais travailler de temps en temps près d’elle ; elle est triste, cela la distrairait.

    – Certainement, répondit madame Nanteuil. Mais n’abuse de rien, pas même de la bonté.

    Les visites de Marguerite, d’abord courtes, se prolongèrent de plus en plus, si bien qu’à la fin de la première semaine, elles duraient toute l’après-midi, excepté quand madame Nanteuil l’emmenait pour quelque course ; ces jours-là, Geneviève trouvait le temps long, et le souvenir de ses chagrins lui revenait avec plus d’amertume.

    Peu à peu, sans qu’elle sût comment, les tristes secrets de son cœur lui échappèrent.

    Pourquoi cette femme éprouvée par la vie se fit-elle une confidente de cette jeune fille heureuse et riche ? Ceux-là seuls peuvent le dire qui ont rencontré sur leur chemin le trésor d’une sympathie subite et irrésistible qui devait leur rester fidèle jusqu’au bout.

    Un hasard apprit un jour à mademoiselle Nanteuil la différence qui existait entre la somme demandée par M. Pluchet pour la réparation de ses dentelles, et celle qu’il avait accordée à Geneviève. Saisie d’indignation à la pensée que le riche propriétaire du magasin de trousseaux gagnait sur cette affaire environ deux fois plus qu’il ne payait à la dentellière, Marguerite se demanda pendant quelques jours si elle devait informer Geneviève de ce fait important.

    Elle tint conseil avec sa mère, et elles résolurent de n’en rien dire. Tant qu’elles ne pourraient pas offrir à la jeune femme l’équivalent de ce qu’une brouille avec Pluchet pouvait lui faire perdre, il était plus sage de ne rien dire, et elles connaissaient assez maintenant le caractère ombrageux de Geneviève pour être sûres qu’elle dirait à celui qui l’employait de la sorte quelques rudes vérités.

    Le mariage eut lien sur ces entrefaites. Les après-midi que passait Geneviève dans la grande lingerie, vaste et bien aérée, égayées de temps en temps par l’apparition de Marguerite, parurent désormais bien longues à la paysanne exilée au milieu de la grande ville.

    Jean rentrait à six heures, et, plein de son importance, il s’efforçait d’expliquer à sa mère les découvertes qu’il faisait chaque jour dans le beau pays de science. Geneviève écoutait, charmée, le marmot qui savait bientôt lire, car son horreur pour l’instruction avait disparu comme par enchantement ; maintenant, il voulait être le premier.

    – Dans ta division ? lui dit un soir sa mère assise auprès de la fenêtre, en regardant les étoiles.

    – Non, dans la première classe, répondit intrépidement maître Jean-Frappier.

    Geneviève ramena ses yeux sur le petit bonhomme.

    – Mais, mon chéri, dit-elle, tu es très petit, et les garçons de la première classe sont de grands jeunes gens ! Il faudrait savoir attendre.

    – Qu’est-ce que ça fait ? dit orgueilleusement l’enfant, il y a des grands qui sont si bêtes ! Les petits peuvent bien avoir de l’esprit, et leur passer sur le dos !

    Geneviève embrassa passionnément son fils. Ce besoin de s’élever, sans souci des obstacles, c’était son sang qui parlait, c’était elle-même décidée à tout vaincre pour vivre indépendante. Jean resta debout près d’elle et tout fier.

    – Nous sommes pauvres, dis, maman ? fit-il après un silence.

    – Oui, mon garçonnet ; pourquoi me demandes-tu cela ?

    – Parce que là-bas, au moulin, on ne me refusait jamais rien, et ici, quand je te demande quelque chose, tu me dis souvent : Je ne peux pas, nous ne sommes pas assez riches.

    – C’est vrai, dit la jeune mère, étonnée de voir tant de réflexions écloses en silence dans le cerveau de son petit garçon.

    – Pourquoi sommes-nous pauvres, tandis qu’au moulin nous étions riches ? Et puis pourquoi ne voyons-nous plus papa Simon et maman Victoire ? Est-ce que tu es fâchée avec eux, dis ?

    – Je ne suis pas fâchée avec tes grands-parents, dit-elle, mais écoute-moi bien, Jean-Frappier, quoique tu ne sois qu’un enfant, je vais te parler comme à un homme.

    Jean regarda sa mère au fond des yeux, avec une honnête assurance.

    – Ah ! comme tu ressembles à ton père ! s’écria Geneviève en l’attirant à elle. Elle l’enferma dans ses bras sur son sein palpitant, et l’y tint un moment comme si elle avait concentré en lui toutes les joies évanouies, toute sa jeunesse envolée, tout son amour couché sous la terre avec le cher mort. Puis elle refoula les larmes avec un geste superbe et s’essuya les yeux du revers de la main, avec la résolution d’une femme qui ne veut pas faiblir.

    – Je n’ai que toi, mon fils, dit-elle : j’aimais ton père de toutes mes forces ; il est mort tout à coup, et je me suis trouvée avec de longues années à vivre, sans autre joie que celle de t’élever et de faire de toi un homme bon et courageux, honnête et généreux, comme ton père l’avait été. Je n’avais plus que toi, me comprends-tu ?

    L’enfant fit un signe de tête énergique. Il comprenait mieux encore avec ses yeux qui fouillaient au fond de l’âme de sa mère qu’avec ses oreilles attentives.

    – Eh bien, j’ai vu que ton grand-père et ta grand-mère, qui t’aiment pourtant, t’aimaient mal, de façon à te laisser devenir méchant et malheureux. Tu devenais menteur, tu devenais gourmand, tu ne respectais pas les vieillards, parce qu’ils n’étaient pas toujours justes envers toi...

    Jean avait rougi, mais il releva la tête, qu’il avait baissée.

    – Ils n’étaient pas justes avec toi non plus, dit-il, car tu es bonne !

    – Avec moi, c’est autre chose, dit Geneviève singulièrement émue de cette parole, fruit de tant de pensées muettes dans cette petite tête frisée. C’est de toi qu’il est question, de toi seulement. Je n’ai pas voulu te laisser devenir injuste et méchant, et je t’ai emmené, pour que tu apprennes à vivre pauvrement, et pour que tu sois un jour un homme de bien... afin que quand je mourrai, je puisse dire à ton père que je t’ai bien élevé...

    – Ma mère, dit lentement Jean-Frappier en posant sa main sur les genoux de la veuve ; ma mère...

    Il ne témoigna point la tendresse d’un enfant de son âge ; aucun élan ne le poussa dans les bras maternels, un grand travail se faisait dans son cerveau surexcité ; l’image du père mort presque effacée, oubliée, venait de se lever devant lui ; la pensée que sa mère serait un jour aussi froide que le père, l’idée confuse, à peine entrevue, d’une rencontre de ces deux êtres dans la mort, ou dans un autre monde où ils se parleraient de lui, toute cette évocation de choses les plus graves de la vie le mûrit soudainement. Comme une grande lame enlève un vaisseau et lui fait franchir les récifs sur lesquels il allait se briser, le discours de sa mère emporta l’esprit de Jean-Frappier bien au-delà des émotions ordinaires à son âge, et il se trouva soudain dans les eaux calmes d’un grand sentiment bien compris.

    – Ma mère, tu seras tout pour moi, dit-il en la regardant si gravement qu’elle eut peur de lui avoir donné une trop forte commotion. Tout, mon père et ma mère à la fois.

    Geneviève appuya sa main sur les cheveux frisés, avec quel amour, quel orgueil, les mères seules peuvent le savoir !

    – Alors, ils étaient méchants, les vieux, dis ? fit maître Jean, retombant sur la terre avec un éclair dans le regard.

    Geneviève, bien qu’encore tout émue, eut peine à s’empêcher de rire, tant les yeux du petit garçon pétillaient de malice.

    – Ils n’étaient pas méchants, dit-elle en hésitant.

    – Alors ils étaient bêtes !

    – Jean ! s’écria Geneviève soigneuse de maintenir le respect des aînés dans l’esprit de l’enfant.

    – Mais puisqu’ils faisaient tout ce que je voulais, et en cachette de toi, encore !

    Aux yeux du petit garçon la mère venait de grandir soudain dans une proportion démesurée ; s’être caché d’elle devenait un crime de lèse-majesté.

    – Les enfants ne peuvent pas tout comprendre, dit la jeune mère d’un air sérieux, mais sans oser répondre au regard inquisiteur de M. son fils. Tu as assez compris pour aujourd’hui. Quand tu seras plus grand et plus raisonnable, nous reparlerons de tout cela. Maintenant, il faut dormir.

    Jean reposait depuis longtemps dans son petit lit, que Geneviève, assise au bord de la fenêtre, les yeux perdus dans les étoiles, resongeait à ce passé, si beau, si doux, qu’il avait l’air d’un rêve, et, fière pourtant de ce qu’elle avait fait, voyait dans l’avenir un Jean Beauquesne digne de son père.

    Elle était heureuse, et pourtant sa joie était amère, car, en se levant, elle s’aperçut que sa robe était tout humide de ses larmes. Mais il y a si peu de joies qui ne soient amères !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXIII

  •  

    – Vous dites que c’est moderne ?

    – Tout ce qu’il y a de plus moderne.

    – C’est une femme qui fait cela ?

    – J’ai eu le plaisir de vous le dire.

    – Et vous la connaissez ?

    – Je l’ai vue à l’ouvrage.

    – C’est prodigieux !

    – N’est-ce pas ?

    Le riche manufacturier se passa la main sous le menton ; c’était son geste favori, dans lequel il y avait de la complaisance et du doute à la fois.

    – Envoyez-la-moi donc, dit-il après une courte méditation.

    Madame Nanteuil se mit à rire. Il la regarda tout surpris.

    – Pourquoi riez-vous ?

    – Parce que vous êtes tous les mêmes, mes beaux messieurs, dit-elle. Je vous montre la garniture de la robe de ma fille, qui est très réussie, n’est-ce pas ?

    – Oh ! très réussie !

    – Vous dites : Voilà qui est prodigieux ! et vous demandez à voir l’ouvrière.

    – Qu’y a-t-il là de si singulier ? fit M. Moisson en levant les sourcils qu’il avait fort noirs.

    – Oh ! rien du tout ! Vous allez proposer à l’ouvrière soit de venir chez vous, à la manufacture de Valenciennes, soit de travailler chez elle, à ses pièces...

    – Est-elle riche ?

    – Non.

    – Eh bien ?

    – Vous allez lui offrir un beau salaire de dix francs par jour, pour vous élever des ouvrières...

    M. Moisson, de plus en plus ébahi, regarda madame Nanteuil, qui commença à rire.

    – Comment le savez-vous ? fit-il.

    – Est-ce que vous n’êtes pas tous les mêmes ?

    – Mais dix francs par jour, c’est beau, cela ! Où sont les femmes qui gagnent honnêtement dix francs par jour ?

    – C’est très beau, certainement ; nous disons donc qu’elle vous instruira des ouvrières, vous vous ferez un monopole de ce qu’elle enseignera, et vous gagnerez cent mille francs par an.

    M. Moisson chercha une réplique et n’en trouva pas.

    – Que voudrez-vous donc ? dit-il.

    – Qu’elle fût associée à vos bénéfices.

    La manufacturier bondit, sans souci des yeux qui le regardaient. Marguerite Nanteuil, depuis cinq mois madame Reynold, s’approcha de sa mère pour lui demander cause de cette animation.

    – De quoi s’agit-il ? dit-elle en s’assoyant en face des interlocuteurs sur un pouf.

    – De Geneviève, répondit sa mère.

    – J’espère que vous allez mettre à profit une pareille aubaine ! dit tranquillement la jeune femme.

    – Aubaine ?... soit ! Mais pas dans les conditions que propose madame Nanteuil.

    – Moitié dans les bénéfices, et son nom à toutes les récompenses ! dit tranquillement celle-ci.

    – Parfait ! Et moi, alors ?

    – Vous aurez l’autre moitié, et l’honneur de l’avoir entrepris.

    Cela n’arrangeait pas du tout le manufacturier. Cependant il se creusait vainement la tête depuis longtemps en cherchant quelque chose qui pût relever la vitrine qu’il préparait pour l’Exposition de 1855, cette première exposition universelle, qui empêchait tant de manufacturiers de dormir. Il y avait quelque chose à faire avec ce point d’Alençon, si miraculeusement retrouvé... il finit par entrer en pourparlers avec madame Nanteuil. Rendez-vous fut pris chez celle-ci pour rencontrer Geneviève, et l’on se sépara, à demi contents les uns des autres.

    Madame Beauquesne arriva la première, le jour fixé ; ses amies l’avaient bien prévenue de ne pas se laisser séduire par les premières offres du manufacturier. Il s’agissait non d’un bien-être momentané, mais d’une fortune, d’une position ; il fallait tenir bon, « au nom de l’enfant », avait ajouté Marguerite, qui la croyait toujours pauvre, du moins relativement.

    M. Moisson fut aimable, galant même ; mais la question principale menaçait de ne pas se résoudre ; il pouvait céder de l’argent, soit ; mais son idée, l’idée de se faire passer pour l’inventeur de ce qu’un être plus intelligent et moins riche aurait trouvé à sa place, cette idée-là, il y tenait prodigieusement.

    – Eh bien, non, dit enfin Geneviève en se levant pour finir le débat, non ; ma mère m’a légué cela pour toute fortune, j’ai appris par moi-même au moins autant qu’elle m’a enseigné, c’est mon bien ; je le tiens dans ma main fermée, j’aime mieux l’ouvrir pour tout le monde...

    – N’allez pas faire une semblable sottise ! s’écria M. Moisson.

    Geneviève se retourna fièrement.

    – C’est donc une sottise que d’enseigner ce que l’on sait à ses semblables ? que de partager avec eux ce que l’on possède ? Ah ! monsieur, Dieu m’est témoin que j’aimerais mieux donner mon secret à dix femmes qui meurent de faim, que de vous le vendre aux conditions que vous proposez !

    – Bravo, Geneviève ! s’écria Marguerite qui faisait silencieusement jusque-là du crochet dans l’embrasure d’une fenêtre.

    M. Moisson eut grand-peur pour son exposition.

    – Que diable, dit-il, on ne peut pourtant pas tout mettre dans un seul plateau de la balance...

    – Vous y consentez cependant, pourvu que ce plateau soit la vôtre, riposta Geneviève.

    M. Moisson n’avait pas la réplique très prompte : il resta terrassé sous le coup.

    Tout à coup, Marguerite eut une idée, elle aussi. Elle quitta son crochet et vint s’asseoir entre les deux contractants qui, debout l’un et l’autre, se tournaient le dos avec beaucoup d’humeur.

    – Écoutez, leur dit-elle, il me semble que tout peut s’arranger. Que demande madame Beauquesne ? Rien que de parfaitement juste ; que son nom soit cité, comme celui de la personne qui a conservé la tradition du point d’Alençon. Est-ce cela, madame ? dit-elle en se tournant vers Geneviève.

    Celle-ci répondit oui, de la voix et du sourire. Tout ce que disait Marguerite était bien dit.

    – Et vous, monsieur Moisson, vous tenez absolument à ce que la vitrine qui portera votre nom, renferme le point d’Alençon exécuté par madame Beauquesne, et à ce qu’on vous attribue l’honneur de cette restitution d’un objet d’art longtemps perdu ?

    – Parbleu ! je crois bien, que j’y tiens ! s’écria le manufacturier d’un ton bourru.

    – Eh bien, qui vous empêche de mettre au travail exécuté par madame une inscription ainsi conçue ou à peu près : Point d’Alençon, perdu depuis la Révolution, retrouvé et exécuté par madame Geneviève Beauquesne, sous les auspices de M. Moisson, qui en a acquis la propriété unique ? C’est un peu long, ajouta-t-elle avec un sourire, mais nous prierons un de ces messieurs de l’Académie de rédiger notre petite pancarte ; ils ne nous refuseront pas ce léger service.

    – Vous consentiriez à affirmer que j’ai acquis la propriété unique de votre point ? dit M. Moisson ébranlé.

    – Je vous donnerai ma parole de ne l’enseigner qu’aux personnes désignées par vous, dit Geneviève. Ce que je ne puis céder, c’est mon droit à faire reconnaître que j’ai retrouvé un secret perdu.

    – Vous êtes ambitieuse ? dit lourdement M. Moisson, qui croyait faire une aimable plaisanterie.

    – Oui, monsieur, pas pour moi, pour mon fils.

    M. Moisson ne comprit pas, mais ce n’était pas nécessaire. Un accord fut signé, et Geneviève se trouva, par sa simple signature, en possession d’un revenu de six mille francs, d’une part dans les bénéfices, et de la certitude de voir son nom porté à la connaissance du public.

    M. Moisson s’en alla vite, il avait d’autres affaires. Geneviève voulait le suivre. Marguerite la retint.

    – Eh bien, lui dit-elle, que pensez-vous de cela ?

    – Je crois rêver, répondit madame Beauquesne. La tête me tourne ; j’ai peur de n’avoir pas compris. Est-ce vrai que mon nom sera sur mon ouvrage à l’Exposition ?

    – Et sur la liste des récompenses, j’espère ! dit Marguerite en souriant. Vous voilà presque riche !

    – Oh ! la richesse, ça m’est égal ! dit Geneviève d’un ton léger.

    – Je croyais que cela ne vous serait pas indifférent, répliqua madame Reynold surprise.

    La jeune veuve révéla alors à son amie sa véritable position ; la fortune de son fils, et les motifs puissants qui l’avaient décidée à venir combattre contre l’existence, afin d’être seule à élever Jean-Frappier.

    – Geneviève, dit Marguerite, les yeux pleins de larmes, quand cette histoire fut terminée, vous êtes sublime ! Vous m’aiderez à élever l’enfant que je porte, car je crains bien qu’il ne soit aussi orphelin que le vôtre, quoique son père soit en vie ! Mais à nous deux, nous réussirons, n’est-ce pas ?

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXIV

  •  

    – Ce qui m’ennuie, c’est que je ne sais rien, dit Geneviève en repoussant son métier à dentelles.

    Elle venait souvent passer une partie de la journée chez Marguerite qui, très fatiguée, restait souvent au logis.

    – Comment ! rien ? il me semble au contraire que pour une personne élevée à la campagne, dans un pays perdu...

    Geneviève l’interrompit.

    – Oui, sans doute, pour une paysanne, je suis assez instruite ; mais que penseriez-vous d’une femme de votre monde qui n’en saurait pas plus long que moi ? Il m’est venu une idée : j’ai pensé à recommencer tout par le commencement avec mon fils et à apprendre ce qu’il apprendra en même temps que lui. Je crois que ce ne serait pas très difficile.

    – À quoi bon vous engager dans une pareille entreprise ? commençait Marguerite.

    Geneviève secoua la tête.

    – Trouveriez-vous convenable qu’au moment de son mariage, par exemple, mon fils fût obligé de reléguer dans un coin l’humble dentellière qui l’aurait élevé, parce que son langage et ses manières ne seraient pas en rapport avec la dignité de sa nouvelle famille ?

    – Oh ! Geneviève ! vous savez bien que cela ne peut arriver ! s’écria Marguerite.

    – On ne sait pas ; vous m’aimez, vous, et vous ne pensez pas à me reprocher mon ignorance des usages ; mais la famille de ma bru, qui n’aura pas de raisons pour m’aimer, croyez-vous qu’elle ne remarquera pas tous ces petits défauts choquants ?

    – D’ici là, reprit Marguerite, vous aurez le temps de vous perfectionner.

    – Oui, à condition de m’instruire. Dorénavant, je ferai de mon côté les devoirs que mon fils fera du sien... je sais à peine écrire !

    – Vous irez plus vite que lui ! dit la jeune femme en souriant.

    – Mais je l’abandonnerai en route... il saura bien des choses que je devrai ignorer... Enfin je ferai de mon mieux.

    Elle poussa un léger soupir, et se remit à la dentelle.

    – Serez-vous prête pour l’Exposition ? demanda madame Reynold.

    – Je l’espère, à condition de travailler sans relâche.

    Un silence se fit. Geneviève paraissait préoccupée, mais son amie était trop discrète pour l’interroger. Après avoir hésité trois ou quatre fois, madame Beauquesne se décida enfin. Instinctivement elle avait envie de pencher la tête sur son ouvrage, elle se contraignit à lever les yeux et à regarder Marguerite pendant qu’elle lui parlait, quoique son visage fut couvert de rougeur.

    – J’ai un autre ennui, lui dit-elle, et plus grave, mais c’est si bête que je ne sais comment vous en parler... je suis si ignorante de tout, des mœurs, des habitudes du monde... Peut-être ce qui m’ennuie est-il une chose naturelle... peut-être ai-je tort de m’alarmer...

    – Qu’est-ce donc ?

    – Figurez-vous que depuis trois mois, je ne sais comment cela s’est fait, un homme s’est peu à peu introduit chez moi...

    – Que voulez-vous dire ? fit Marguerite étonnée.

    – Oui ; c’est un représentant de la maison Pluchet, à ce que je crois, bien qu’il ne me l’ait pas dit ; mais je suis sûre de l’avoir rencontré deux ou trois fois au magasin, quand j’y allais. Il est venu me voir un jour, sous prétexte de me commander un éventail en dentelle pour une corbeille de mariage. Les dessins ne lui convenaient pas ; il a promis d’en faire faire un et de revenir. Je n’ai dit ni oui ni non, vous comprenez ; j’avais besoin d’ouvrage dans ce temps-là, j’en aurais pris de toutes mains... Il est revenu sans apporter de dessin ; il est revenu encore, il a pris l’habitude de venir... le soir surtout, quand Jean est rentré, car dans le jour je n’y suis guère. Il vient le soir, vers huit heures, amuse Jean, lui fait dessiner des bonshommes sur des bouts de papier, cause avec moi... et...

    – C’est un amoureux ! dit Marguerite en souriant.

    – Un amoureux, à moi ?

    Geneviève redressa sa haute taille et respira profondément.

    – Un amoureux ! répéta-t-elle, oh ! je l’aurais senti tout de suite, et il ne serait pas revenu deux fois. Un amoureux n’entrera pas sous le toit de la veuve de François Beauquesne !

    – Je ne veux pas dire, fit Marguerite avec douceur, que vous permettiez à un amoureux de vous entretenir de ses sentiments ; mais, Geneviève, on peut être amoureux de vous sans que vous le sachiez ! Vous êtes assez jolie pour cela !

    Les yeux de la veuve exprimèrent un profond étonnement.

    – Jolie ? moi ? dit-elle. Je vous en prie, madame Reynold, ne me contez pas de sornettes ! Je n’ai jamais été jolie, peut-être ce qu’on appelle un beau brin de fille autrefois, quand mon François...

    Elle poussa un soupir et passa la main sur son front pour écarter le souvenir douloureux.

    – Mais si je croyais un instant qu’un homme peut me regarder...

    Marguerite se mit à rire.

    – On vous regardera, ma chère Geneviève, et beaucoup, n’en doutez pas. Ne vous gendarmez donc pas contre des admirations que vous ne pouvez empêcher. Le tout est de les contenir dans les bornes du respect. Est-ce que ce monsieur qui vient vous voir vous a parlé quelquefois de sa famille, de ses affaires ?

    – Il m’a laissé sa carte : Roger Besnard.

    – Pas de qualification ?

    – Non.

    – L’adresse ?

    – Il y en avait une ; mais il m’a dit qu’il avait déménagé !

    Marguerite resta songeuse, et Geneviève reprit sa dentelle. Elle se sentait le cœur allégé depuis qu’elle avait parlé à son amie de ce visiteur presque inconnu.

    – Avez-vous de l’argent chez vous ? demanda soudainement Marguerite.

    Geneviève leva la tête tout effarée.

    – Oui, un peu, pas beaucoup... Pourquoi ?

    – Si cet homme était un voleur ?

    – Un voleur ? Oh ! non... ce que j’ai ne vaut pas la peine d’être volé.

    – Et votre secret ne vaut-il pas la peine d’être surpris ? dit Marguerite, soudainement éclairée. D’autant plus surpris qu’il n’est plus à vous, maintenant que vous l’avez vendu à M. Moisson, et qu’un rival en commerce aurait intérêt à...

    – Ah ! s’écria Geneviève, se peut-il qu’il y ait des gens assez scélérats pour former de pareils projets ?

    – On en fait bien d’autres ! dit la jeune femme avec un sourire. Si M. Besnard n’est pas un amoureux, c’est un espion envoyé auprès de vous par M. Pluchet.

    Geneviève ne répondit pas, et continua à travailler.

    – J’en aurai bientôt le cœur net, dit-elle ; voici quatre heures et demie, je vais chercher mon fils à l’école, et si mon amoureux, comme vous dites, vient ce soir, il faut qu’il me dise ce qu’il veut.

    – Soyez prudente, au moins, dit Marguerite. Si je m’étais trompée ?

    – Ne craignez rien, fit Geneviève avec un sourire. Je suis Normande, vous savez !

    Elle partit. Jean avait précisément ce soir-là tant de choses à lui dire au sujet d’un « nouveau » entré le matin même, qu’elle eut à peine le temps de méditer ce qu’elle allait dire à son visiteur.

    – Maman, dit maître Jean en la tirant par la manche, figure-toi que le nouveau est bête, mais bête !...

    – C’est assez l’ordinaire des nouveaux, répondit Geneviève impatientée. Il te paraît bête, et ne l’est peut-être pas ; mais vous autres enfants, dès qu’on n’est pas pareil à vous, vous déclarez qu’on n’est qu’un sot.

    – Oh ! maman ! fit Jean d’un air malicieux ; pour cette fois, je t’assure que je n’ai pas tort ! Il est aussi bête que moi, quand je suis arrivé à la pension le premier jour !

    Il n’y avait rien à reprendre à cette comparaison ; Geneviève ne put s’empêcher d’en rire. Le dîner fut vite expédié ; la mère et l’enfant avaient gardé la frugalité du village. Dès que la nappe fut enlevée, Jean apporta des crayons et du papier.

    – J’espère, dit-il, en jetant un regard de côté vers sa mère, j’espère bien que M. Roger va venir ce soir. J’aime quand il vient, parce qu’il m’amuse.

    Geneviève ne répondit pas à cette invite. Jean reprit :

    – Il est amusant, M. Roger, il sait faire des bonshommes très drôles, et puis on les découpe. C’est intéressant. Pourquoi ne sais-tu pas faire des bonshommes, toi, maman ?

    – Parce que je n’ai pas appris, répondit la mère avec un peu d’irritation.

    – Il faut apprendre, il faut tout apprendre ! dit maître Jean d’un air capable. On peut tout ce qu’on veut.

    – Alors tâche de vouloir te taire un peu, dit Geneviève avec humeur. Tu m’étourdis avec ton bavardage.

    Jean coula un regard en dessous vers sa mère, et garda un silence prudent.

    Un quart d’heure après, on frappa à la porte.

    – Entrez, dit Geneviève dont le cœur battait comme dans les grandes circonstances de la vie.

    On entra ; c’était M. Roger Besnard lui-même, tout souriant, tenant à la main un petit paquet de gâteaux, destinés à son jeune ami, et avec l’apparence la plus cordiale.

    Il avait de trente à quarante ans, un air aimable, des yeux gris, très mobiles, dont il était difficile de saisir l’expression tant ils étaient vifs dans leurs mouvements, des mains blanches, des favoris noirs, et une toilette décente ; il avait l’air d’un commis voyageur en passe de devenir patron.

    Jamais Geneviève ne l’avait étudié d’aussi près ; à vrai dire, précédemment elle ne l’avait pas regardé. Toute sa vie, elle s’était vue entourée d’indifférents, mais elle n’avait pas connu la solitude. Petite, dans les maisons où elle accompagnait sa mère, on la laissait courir comme un jeune chien ; plus tard, à Délasse, le bruit des conversations entre les chalands de l’auberge lui avait rempli les oreilles sans préoccuper son esprit ; au moulin, on entendait toujours grogner Victoire, ou travailler la petite servante. Le grand isolement qui environne les travailleurs solitaires dans ce vaste Paris avait froissé Geneviève sans qu’elle s’en rendit compte.

    Plus d’une fois, quand, après avoir conduit son fils à l’externat, elle était partie seule pour une longue course, elle avait eu envie de pleurer, de crier, tant la poitrine lui faisait mal, tant ce brouhaha auquel elle était étrangère lui paraissait cruel et inhospitalier.

    Trop fière pour causer avec sa concierge, elle en était réduite à rentrer chez elle. C’étaient cinq heures de solitude et de silence d’hiver, parfois de neige, interrompu seulement par le ronflement du poêle quand Geneviève y remettait du charbon.

    C’est le contraste de son existence passée avec la solitude présente qui avait engagé Geneviève à se départir de sa sauvagerie en faveur de l’homme inconnu qui était venu opinément lui rendre visite. Elle avait cédé malgré elle et sans le savoir à ce besoin de sociabilité qui fait autour de nous tant de bonnes choses et de mauvaises. Le jour où elle s’aperçut qu’elle avait eu tort, elle devint très clairvoyante.

    Roger Besnard fut toisé de la tête aux pieds par le premier regard qu’elle jeta sur lui ce soir-là pendant qu’il était occupé à dessiner pour Jean un cavalier turc sur un superbe cheval... Il s’était assis sans y être invité comme un hôte attendu et bienvenu... Elle eut honte d’elle-même pour lui avoir permis de prendre cette place, dans son intérieur, auprès de Jean-Frappier, qu’elle avait juré d’élever seule. S’ils la voyaient de là-bas au village, en ce moment, que penseraient-ils d’elle ?

    Cette idée amena sur ses joues une rougeur brillante qui donna tant d’éclat à ses yeux que Besnard en fut surpris. Il se figura immédiatement que cet éclat extraordinaire venait des sentiments que la belle veuve éprouvait pour lui.

    – Eh bien, madame Beauquesne, lui dit-il, vous voilà jolie comme un cœur, ce soir. Vous avez passé une bonne journée ?

    Les avertissements de Marguerite n’avaient pas quitté l’esprit de Geneviève ; mais à ce mot familier, si peu en harmonie avec ses sentiments à elle, elle eut peine à contenir un mouvement d’indignation. Elle sut s’en préserver cependant et répondit d’un ton calme :

    – Oui, j’ai vu une amie que j’aime et que j’estime.

    – Ah oui ! Votre amie à la dentelle ?

    Ce mot froissa Geneviève. Elle se tut, préparant une grosse question.

    – Vois-tu, mon petit bonhomme, il est fini, dit Besnard, en donnant un dernier coup de crayon à son œuvre ; tu peux le découper à présent.

    – J’aime mieux le copier ! dit l’enfant qui prit le crayon des mains du visiteur, et s’appliqua de toutes ses forces à reproduire son modèle.

    Besnard passa ses dix doigts dans ses cheveux pommadés, et se tourna vers Geneviève.

    – Eh bien, monsieur, lui dit-elle sans préambule, cet éventail que vous deviez me faire faire ?

    – Vous y songez encore ? répondit-il avec un gros rire.

    – C’est pour cela que vous étiez venu, fit-elle en reculant un peu sa chaise.

    – C’est vrai, c’est pour un éventail ; mais vous n’avez jamais voulu faire de dentelles devant moi, je ne sais pas seulement si vous pourriez vous en tirer.

    Geneviève ne répondit pas.

    – J’aimerais à voir comment vous vous y prenez, continua-t-il... ces jolis doigts si fins doivent être agiles...

    Il essaya de saisir la main de Geneviève, qui la retira doucement.

    – Que voulez-vous de moi, monsieur Besnard ? dit la jeune femme ; voici déjà quelque temps que vous venez ici, et je ne sais pas bien le motif de vos visites...

    – Quoi donc ? fit-il, est-ce qu’on a besoin de motif quand on se convient ? Vous êtes une aimable femme, madame Beauquesne, votre fils est un gentil garçon, je m’amuse dans votre société... Est-ce que cela ne suffit pas ?

    – Pas tout à fait, reprit Geneviève de sa voix claire qui résonnait comme une fanfare dans le silence de l’étage désert. Si vous étiez une femme ou moi un homme, ce serait tout simple, mais j’ai à garder ma réputation d’honnête femme, et mon honneur de veuve...

    Besnard, un peu interloqué de cette brusque attaque, si peu prévue, ne sut trop que répondre.

    – On vous a fait la leçon, dit-il soudain, exprimant sans le vouloir la pensée qui se retournait dans sa tête.

    – Je suis d’âge à me la faire à moi-même, répondit-elle tranquillement.

    Besnard jeta un regard inquiet sur le petit garçon ; seul avec sa mère, il eût trouvé d’autres arguments, que la présence de l’enfant glaçait sur ses lèvres, tout Parisien jovial qu’il était.

    Se retirant un peu en arrière de Jean, il essaya encore une fois de prendre la main de Geneviève, qui la retira comme à la vue d’un fer rouge.

    – Ne comprenez-vous pas, lui dit-il, les raisons du sentiment... on a un cœur, que diable... Vous me faites dire ce soir des choses que j’aimerais mieux vous dire demain dans l’après-midi, par exemple, pendant que les enfants sont à l’école.

    – Non, monsieur, fit Geneviève en quittant sa place pour passer auprès de Jean, et le mettre ainsi entre elle-même et son hôte. Quand les enfants sont à l’école, je travaille et je ne reçois personne.

    – Pas même moi ? dit Besnard d’une voix insinuante.

    – Personne, répondit Geneviève d’une voix ferme en le regardant en face.

    Une telle expression de dépit, de rancune, de colère concentrée, passa sur les traits de cet homme, en voyant déjoués les plans qu’il croyait savamment combinés, que madame Beauquesne pâlit ; il avait détourné la tête et ne put voir les yeux dilatés de Geneviève se fixer sur lui avec horreur. Un instant elle eut peur, en se sentant seule avec lui, car Jean était pour elle un bien faible défenseur...

    – Comme il vous plaira, dit Besnard en revenant au sentiment de la situation ; j’ai pour principe de ne jamais contrarier les dames, même dans leurs caprices. Jean, veux-tu que je te fasse un autre cheval ?

    – Non, fit Jean en levant vers lui son museau effronté. Tu m’ennuies ce soir ; tu peux t’en aller.

    – Eh bien ! il est gentil, votre gamin ! dit brusquement Besnard en se levant. C’est vous qui lui apprenez à me traiter comme cela ?

    – Jean, dit doucement Geneviève sur un ton de reproche, il ne faut jamais être impoli envers personne, et tu viens d’être impoli avec monsieur. Fais-lui tes excuses.

    L’enfant avait bonne envie de désobéir, mais sa mère le regardait d’un air si ferme qu’il n’osa.

    – Je vous demande pardon, dit-il d’un ton boudeur, les yeux baissés, la lèvre pendante, comme un garçon résolu à bouder.

    Geneviève lui mit doucement sa main sur la tête : Besnard ne dit rien. Ils étaient debout tous trois ; renouer la conversation à l’amiable n’était pas facile.

    – Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu M. Pluchet ? dit tranquillement madame Beauquesne.

    Son calme apparent lui coûtait cruellement, car Jean sentit trembler la main de sa mère.

    – M. Pluchet ? balbutia l’infortuné, mais je ne le connais pas...

    – Alors je suis fixé sur votre compte, reprit Geneviève. Si vous m’aviez avoué le connaître, j’aurais douté de la sincérité de vos paroles, mais j’aurais continué à vous recevoir. Vous ne le connaissez pas... moi, je vous ai vu chez lui.

    – Quand cela ? fit Besnard insolemment.

    – Quand j’y allais, il y a un an ; quand vous ne pensiez pas avoir affaire à moi, j’ai passé près de vous inaperçue ; je n’étais alors à vos yeux ni jolie ni intéressante... Ce secret, qui est maintenant la propriété d’un autre, et qu’il n’a pas voulu m’acheter autrefois, combien M. Pluchet vous a-t-il donné pour me le voler, dites !

    Besnard ouvrit la porte et se faufila dans l’escalier mal éclairé, se heurtant à toutes les marches, en murmurant quelque grossière injure.

    Geneviève referma la porte à double tour et ouvrit la fenêtre comme pour chasser les miasmes.

    – Maman, dit Jean, il est méchant et menteur, tu le détestes ?

    – Oui, mon fils ; mais il faut toujours être poli, même avec ceux qu’on n’aime pas.

    – Bon, fit Jean-Frappier. Pour poli, je tâcherai ; mais qu’il ne revienne pas, car moi aussi je le déteste.

    – Sois tranquille, dit sa mère. Il ne reviendra pas.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXV

  •  

    Un gros souci préoccupait Geneviève. Les grands-parents restés au moulin commençaient à s’impatienter. Longtemps, ils avaient tenu bon, espérant que la famine ramènerait les fugitifs au logis.

    Mais quand ils virent commencer un second hiver, ils comprirent que leur belle-fille avait dû faire son nid dans la grande ville et que son retour n’était guère probable dans ces conditions-là. Simon, alors, poussé par Victoire, se mit en course, et le cabriolet de François Beauquesne, longtemps délaissé sous la remise, fut un beau jour tiré dans la cour et visité par Saurin, qui en avait le cœur gros.

    – Il me semble voir le maître, disait-il, quand, au moment de partir, il demandait : « Allons, fils, tout y est-il ? »

    Victoire ne faisait pas de sentiment : ça ne rapporte rien. Elle avait dit de nettoyer le cabriolet, et Saurin dut obéir. Le véhicule fut lavé, frotté, graissé, brossé dessus et dessous, dedans et dehors, jusqu’à ce qu’il fut en état satisfaisant. On y attela une vieille jument borgne, qui n’aimait guère à trotter, mais qui ne se fut emportée pour rien au monde, cela lui eût donné trop d’agitation, et Simon, vêtu de son plus bel habit, se hissa dedans, non sans peine. Il n’était pas né cocher, et eut, dès l’abord, quelque peine à faire comprendre à Bijou qu’elle ne pourrait jamais entrer dans l’écurie avec le cabriolet à sa suite, à cause de la capote, qui était trop haute. Mais avec l’aide de Saurin, qui avait le mauvais cœur d’en rire, le mécréant ! la barrière fut franchie, et Simon s’en alla cahin-caha le long de l’avenue.

    Sa première visite fut pour le curé. Il fréquentait peu le presbytère, si peu que, depuis la première communion de son fils, nul ne se souvenait de l’y avoir vu. Entre temps, l’ancien curé était mort et un autre l’avait remplacé. Celui-ci avait marié François, et baptisé Jean-Frappier Beauquesne. Peut-être avait-il quelque moyen judicieux de faire rentrer au bercail les brebis fugitives.

    Hélas ! il n’en avait point ! C’était un brave homme chez qui la charité n’excluait pas une pointe de raillerie, bien normande. Il savait par ouï dire que Victoire était d’un caractère difficile, et de plus, portait culotte au moulin.

    – Que voulez-vous que j’y fasse ? dit-il après avoir écouté les doléances du bonhomme.

    – C’est à vous de lui faire comprendre qu’elle doit revenir ! dit le père Simon.

    – Je m’en garderai bien, répondit le bon curé. Je ne m’occupe que du salut des âmes et serais fort réprimandé par mes supérieurs si je me mêlais des affaires personnelles de mes ouailles... Je vous promets d’offrir mes prières pour que la fugitive s’attendrisse et sente le désir de vous revenir, mais je ne puis davantage.

    Simon, fort penaud, alla trouver le maire.

    C’était un bonhomme vaniteux, qui en voulait encore au défunt François Beauquesne d’avoir préféré Geneviève à sa propre fille. Il expédia Simon en deux paroles.

    – Ce ne sont point mes affaires, dit-il, ce sont les vôtres. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. Il ne fallait point vous embarrasser d’une bru d’humeur si voyageuse. Après tout, elle ne doit rien à personne et peut faire ce qu’elle veut.

    – Oui, dit Simon, mais l’enfant ?

    – L’enfant ? s’il se porte bien, s’il va à l’école, etc., que diable voulez-vous demander de plus ? Allez, allez, maître Simon Beauquesne, si votre fils s’était mieux marié, vous ne seriez pas si fort en peine aujourd’hui ; mais quand on a semé le vent, il faut se résigner à récolter la tempête.

    – Eh ! qui vous garantit que le petit se porte bien, qu’il aille à l’école, etc., comme vous dites ?

    – Est-ce que la mère n’écrit pas ?

    – Si bien, au notaire qui nous apporte les lettres.

    – Demandez un certificat du médecin et un autre de l’instituteur, dit le maire après avoir profondément réfléchi. Je ne vois rien de mieux à faire.

    C’était une idée, cela... et d’abord cela ne pouvait manquer d’ennuyer beaucoup Geneviève.

    Simon s’en réjouit et remercia le maire, qui le salua du haut de sa cravate, après quoi il remonta dans son cabriolet et tourna la tête de Bijou du côté du bourg où demeurait maître Mallard.

    Comme il attachait la jument par la bride à l’anneau scellé pour cet usage dans le mur, non sans geindre tant soit peu, car c’était chez lui l’accompagnement du moindre mouvement, il vit une ombre s’interposer entre son visage et le pâle soleil d’hiver qui lui tenait compagnie ce jour-là. Il leva la tête et il aperçut un visage connu.

    – Toi, cousin Frappier, dit-il, que viens-tu faire ici ?

    Le vieux cousin cligna de l’œil et mit dans sa poche la pipe qu’il venait de bourrer, par précaution.

    – Et toi-même ? répondit-il sans se troubler ; m’est avis que tu apportes au notaire les fermages de Noël que tu as touchés pour ta belle-fille ?

    La vieille métaphore, « jeter de l’huile sur le feu », ne fut jamais si bien appliquée. Simon faillit se mettre en colère, ce qui eût été certainement pour la première fois de sa vie. Mieux avisé, il se contint et répliqua d’un ton calme :

    – Juste ! tu as deviné, garçon ! mais toi qui n’as pas de fermages ?

    – Je n’ai pas à en faire mystère, dit le vieillard, je viens savoir des nouvelles de la Geneviève et du petit.

    Simon s’arrêta net, au milieu du couloir qui conduisait à l’étude du notaire.

    – Toi ? ça t’intéresse donc ?

    – Un peu.

    Simon reprit sa marche avec tant d’humeur qu’il se heurta énergiquement à la porte en entrant.

    Après une courte attente, le clerc vint leur dire qu’ils pouvaient entrer. Ils trouvèrent le notaire assis devant son bureau, les jambes agréablement rôties par un bon feu de houille, et disposé le mieux du monde.

    – Que désirez-vous, messieurs ? dit-il de l’air le plus encourageant en les invitant à s’asseoir.

    – Moi, dit le vieux Frappier, je veux entendre ce que vous direz à mon cousin, voilà tout ; ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie.

    Il s’assit modestement à l’angle du feu, de manière à se chauffer les pieds, et en même temps à empêcher Simon d’en approcher les siens. Celui-ci tira une chaise à lui et s’assit tout contre le bureau du notaire.

    – Je n’ai que faire de Frappier, dit-il, je ne sais pas seulement pourquoi il est venu, je l’ai rencontré en bas ; ainsi, nous ne sommes pas ensemble, monsieur le notaire ; si vous vouliez bien lui dire de s’en aller...

    Le brave homme ébahi regarda tour à tour les deux cousins, mais Frappier imperturbable dit tranquillement :

    – Nous savons que quand il s’agit de ta bru, tu ne demandes que plaies et bosses. Permettez-moi de rester, monsieur le notaire, ça servira peut-être à quelque chose.

    Plus ébahi que jamais, maître Mallard prit la parole.

    – Permettez-moi de vous faire observer, messieurs, que vous auriez dû vous accorder avant de venir ici ; mes moments sont comptés, et je...

    – Pardon, monsieur, dit Frappier avec une grande politesse, ça n’est pas de vous que j’ai l’intention de me moquer, je vous en donne ma foi d’honnête homme. Voulez-vous me dire seulement si vous avez reçu des nouvelles de madame Geneviève Beauquesne et de son fils Jean ?

    – Il m’est facile de vous satisfaire, dit le notaire, qui commençait à comprendre et qui avait envie de rire. J’ai reçu avant-hier une lettre que j’ai là et que je vais vous communiquer.

    – Pourquoi pas à moi seul ? dit Simon, pendant que maître Mallard fouillait dans un carton.

    – Parce que vous êtes tous deux parents, bien qu’à différents degrés, des personnes dont il s’agit.

    Simon renferma encore une fois sa mauvaise humeur, et écouta la lecture en silence, sans manifestation d’aucune sorte. Quand ce fut terminé :

    – Alors, ils vont bien ? dit-il.

    – Comme vous le voyez.

    – Ils n’ont aucune intention de revenir ?

    – Pas pour le présent.

    – Et la loi tolère ces choses-là ? demanda prudemment le vieux madré.

    Maître Mallard se mit à rire.

    – La loi n’a rien à y voir, fit-il avec la condescendance qu’on témoigne aux lubies d’un enfant malade.

    – Pourtant, notre maire m’a dit qu’il faudrait se procurer un certificat de médecin, comme quoi mon petit-fils se porte bien, et un autre du maître d’école pour savoir s’il reçoit de l’instruction...

    – Ah ! le maire vous a dit cela, fit le notaire d’un ton glacé.

    – Oui. Il a dit que ce serait bien nécessaire.

    – Vous pouvez sans doute réclamer de madame Beauquesne les deux pièces dont vous parlez ; mais je doute que cette demande ait pour effet de la décider à revenir...

    – Oh ! nous ne tenons pas à elle, pourvu qu’elle renvoie le petit !

    Simon avait parlé d’une voix si onctueuse que son cousin Frappier lui allongea sournoisement un coup de son bâton dans les jambes, en l’accompagnant d’une épithète murmurée à demi-voix. Maître Mallard fit mine de ne pas s’en apercevoir.

    – Enfin, monsieur le notaire, reprit Simon d’une voix pleine de larmes, ce petit, c’est la seule joie qui nous reste, c’est l’espoir de nos vieux jours ; je ne suis plus jeune, j’ai passé soixante ans, monsieur, et j’avais bien le droit de compter sur mon petit-fils pour me fermer les yeux...

    – Nous avons le temps d’y penser ! dit Frappier par manière de consolation.

    Simon, à son tour, fit la sourde oreille.

    – Nous sommes très malheureux, monsieur le notaire, et nous avons le droit de réclamer notre enfant.

    – Non, fit maître Mallard. Il échangea un regard avec le vieux Frappier, qui riait en dessous.

    Simon découragé cessa d’employer sa voix larmoyante, et reprit d’un ton naturel :

    – Et si je ne payais plus les fermages, que j’ai la peine et l’ennui de recevoir ? C’est à la veuve de s’occuper de cela !

    – Je le ferais à votre place, monsieur Simon.

    Le bonhomme exprima involontairement par le jeu de sa physionomie qu’il préférait de beaucoup être chargé de cet office. Sans rien distraire du bien de son petit-fils, il avait soin de se faire donner pour épingles une quantité de menus profits dont il n’entendait pas se dessaisir.

    Après un instant de méditation, il reprit avec une ardeur nouvelle :

    – Mais, monsieur le notaire, de quoi vivent-ils ? Ils doivent être gueux comme des rats, si elle se nourrit avec ses trois cents francs de rente...

    – Soyez sans crainte à cet égard, madame Beauquesne a su s’arranger une existence très honorable.

    Simon réfléchit encore un peu, puis, saisi d’une idée nouvelle :

    – Tout ça, c’est très bien, monsieur le notaire, mais c’est sur le papier, et autant vaut dire que cela ne signifie rien. Il faudrait aller y voir !

    Le vieux Frappier se leva subitement.

    – Tu as bien dit, Simon, fit-il d’un air gai, et pour la première fois de ta vie, je crois ! Il faut y aller voir, et j’irai, moi !

    – Vous ! s’écria le notaire, surpris de cette vivacité.

    – Oui, moi ! J’ai soixante-dix ans ! La belle affaire ! Regardez donc ce malingreux de Simon, s’il n’a pas l’air d’être mon grand-père ! J’irai à Paris, puisque la Geneviève ne veut pas venir ici, et je verrai le petit, et je vous en rapporterai des nouvelles.

    Le notaire hésitait.

    – Je ne sais, dit-il, si je suis autorisé à vous donner l’adresse de madame Beauquesne.

    – À moi ? fit le vieux Frappier soudain rajeuni, eh ! vous n’y songez pas, monsieur ! La belle Geneviève ne sera point fâchée de voir un homme qui ne lui a jamais voulu que du bien. Si c’était Simon, vous feriez bien de la lui refuser, par exemple.

    – Si je voulais y aller, qui m’en empêcherait ? fit Simon d’un air bravache.

    – Tu n’aurais pas l’adresse, mon vieux ; n’est-ce pas, monsieur le notaire, qu’il ne l’aurait pas ? Mais moi, c’est différent. C’est dit, j’y vais ; je partirai lundi, et nous fêterons les Rois en famille, avec le petit Jean.

    Simon avait envie de pleurer de rage, mais cela n’aurait servi à rien.

    – Tu feras donc le voyage à tes frais, dit-il, car pour en supporter la dépense...

    Le vieux Frappier leva les épaules.

    – Tu ne seras jamais un homme d’esprit, mon pauvre gars ! dit-il d’un ton de pitié. Je suis plus riche que toi ! Ainsi ne t’occupe de rien. C’est moi qui te rapporterai tes certificats. Donne vite l’argent du petit à monsieur, et après tu pourras t’en aller. Maître Mallard, j’ai deux mots à dire, quand il aura fini avec vous.

    Simon donna son argent et s’en alla plus penaud que jamais.

    Geneviève avait reçu avis de l’arrivée de son cousin, et c’est ce qui la rendait songeuse. Le notaire, s’excusant en quelques mots d’avoir fait connaître son domicile, contrairement à ses désirs, lui avait expliqué la nécessité morale de se soumettre à cette visite.

    Cette nécessité, la jeune femme l’avait comprise, mais elle était néanmoins pleine de craintes.

    Frappier s’était montré bienveillant, mais c’était aux jours de la prospérité, du vivant de François, qu’il aimait... Que serait-il maintenant ? Et si lui aussi allait exiger le retour au moulin ? S’il lui enlevait son fils, par ruse ou par violence, que deviendrait-elle ? Pourrait-elle le reprendre une seconde fois ? Elle attendit le vieillard dans les plus cruelles angoisses.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXVI

  •  

    Un dimanche, la veille du jour des Rois, après le déjeuner de midi, Geneviève prit son coussin à dentelles, comme d’ordinaire, car elle n’avait pas un jour à perdre pour achever en temps convenable l’ouvrage commencé ; maître Jean, qui débutait dans l’aquarelle de fantaisie, venait de s’installer devant la table, avec tout un attirail de peintre, et un verre d’eau pour laver ses pinceaux ; l’après-midi pluvieuse promettait une tranquillité parfaite aux travailleurs, lorsqu’on frappa à la porte plusieurs coups secs et forts.

    Un peu troublée, Geneviève alla ouvrir, et se trouva en présence de son cousin Frappier !

    Le grand vieillard n’avait rien changé à son costume pour se présenter aux Parisiens ; il portait les culottes et la veste de droguet bleu foncé, fait au pays. Sa chemise de toile fine méprisait les tromperies de l’empois, et son chapeau de poil de lapin, à la mode de Coutances, bravait toutes les lois de la chapellerie moderne, mais il n’en était pas plus fier pour cela.

    – Madame Beauquesne, dit-il en soulevant ce chapeau extraordinaire.

    – C’est le cousin ! s’écria Jean, abandonnant son dessin pour courir aux jambes du vieillard.

    – Il m’a reconnu ! murmura Frappier, visiblement ému.

    Geneviève lui avança une chaise et ferma la porte. Le petit était déjà sur les genoux du bonhomme et lui faisait cent questions.

    – Il m’a reconnu, répéta le vieillard, troublé par cet accueil inattendu. Vous lui avez parlé de moi, Geneviève, vous ne lui avez pas permis de m’oublier ? C’est bien, cela ! Vous êtes un brave cœur.

    – Je n’ai pas eu besoin de l’y contraindre, dit Geneviève, pleinement rassurée par cette entrée en matière. Il se souvient de tout le monde, et je me garderai bien de lui faire oublier personne ! Il faut qu’il se souvienne, pour le jour où il rentrera chez lui !

    Le bonhomme déposa Jean à terre et le garda entre ses jambes.

    – Vous voulez donc y retourner ! dit-il.

    – À tout autre que vous, je dirais non, afin d’avoir la paix ; mais à vous, mon cousin, qui êtes venu de si loin pour nous voir, et dont le premier salut a été une bonne parole, je ne veux pas mentir : oui, nous retournerons au moulin, quand mon fils aura vingt et un ans, afin de le mettre en possession de ce qui lui appartient.

    – Vingt et un ans... répéta Frappier d’un ton grave. C’est long, ma fille ; il y aura beaucoup de gens de morts avant cela...

    Geneviève ne répondit pas sur-le-champ. Au bout d’un moment, elle leva sur le vieillard ses grands yeux où la décision était tempérée par la douceur d’une prière.

    – J’ai juré à la mémoire de son père d’en faire un homme, à moi toute seule ; croyez-vous qu’on soit un homme avant vingt et un ans révolus ?

    – Ah ! Seigneur ! s’écria Frappier, il y en a tant qui sont des enfants bien après quarante ! Vous êtes décidée, Geneviève ? Moi qui venais avec l’espoir de vous ramener... nous aurions mis la Quesnelle dehors, et j’aurais vu mon Jean aller et venir dans le moulin, comme faisait autrefois le fils de Jérôme... il y a longtemps.

    – Je ne l’ai pas connu, dit Geneviève. Il était mort avant ma naissance, je crois... C’était un bon garçon, à ce qu’on m’a dit...

    Le vieux Frappier la regarda en dessous ; elle parlait simplement, sans arrière-pensée.

    – Oui, dit-il, c’était un bon garçon, et vous avez raison de bien parler de lui, ma fille, c’est votre devoir. Voyons, décidez-vous, Geneviève, je vous jure que vous serez traitée comme il convient. Je m’en charge. J’ai déjà étrillé Simon, l’autre jour, chez le notaire...

    Il rit silencieusement en se rappelant la piteuse mine que faisait alors son cousin.

    – Vous êtes bon, dit Geneviève, et je vous en remercie, mais cela ne se peut pas. Dans deux ans, il faudra que Jean aille au collège ; plus tard, il passera ses examens, et puis il aura à choisir une carrière... il devra être en état de se suffire à lui-même, mon cousin, comme sa mère. Là-bas, on m’opposerait encore des raisons...

    Elle regardait Frappier bien en face, afin de lui faire entendre que l’enfant devait grandir dans l’ignorance de sa fortune. Il comprit et fit un signe de tête approbatif.

    – Au collège, dit-il lentement ; son père a été élevé chez les Frères... son grand-père savait à peine lire et écrire, son bisaïeul ne savait rien du tout... Oui, c’est juste, c’est ainsi que les fils deviennent plus savants que leurs pères... En sont-ils meilleurs ?

    – Oui, répondit fermement Geneviève, ils sont meilleurs. L’instruction élève et ennoblit leurs pensées. Mon fils vaudra mieux que moi ; je ne parle pas de son père, c’était un saint.

    Le bonhomme Frappier resta muet. Il avait l’esprit clair, mais à son âge les idées nouvelles ont quelque peine à pénétrer dans le cerveau.

    – Vous avez peut-être raison, dit-il après un long silence. Dans tous les cas, je ne peux dire que vous ayez tort. Vous allez donc faire un monsieur de ce garçon-là, au lieu de le laisser devenir un meunier comme son père. Qu’en adviendra-t-il ?

    – Saurin est un bon meunier, mon cousin, répondit la jeune femme ; Saurin ou un autre tel que lui peut faire marcher un beau moulin. Mais ceux qui inventent des machines ou qui guérissent les maladies ne sont-ils pas plus utiles que Saurin ? Ne serait-ce pas grand dommage si l’un de ceux-là se faisait meunier, et quittait la science ou la médecine ? Si Jean n’est pas capable de faire mieux, il sera meunier ; il en sera toujours temps.

    – Hé, ma fille, ne méprisez pas la meunerie, dit Frappier en hochant la tête ; n’est pas bon meunier qui veut, cela demande encore un apprentissage, et maître Jean pourrait bien être dégoûté de la farine, quand il aura tâté d’autre chose ! Mais je ne vous blâme pas, d’ailleurs, d’avoir de l’ambition pour votre fils.

    – Ma première ambition est de l’élever seule ! dit Geneviève.

    – Bien, cela ! De quoi vivez-vous ?

    Geneviève raconta ce qui s’était passé depuis son arrivée à Paris ; ses luttes et son succès final. Elle ne parla pas, cependant, de la robe en dentelle qu’elle préparait pour l’Exposition, voulant ménager aux gens du moulin une véritable surprise. Mais il n’en fallait pas tant pour éblouir le vieux Frappier.

    – Six mille francs de gages, dit-il, voilà ce qui est sérieux, car pour les bénéfices, je ne peux guère supposer que votre patron vende assez de ces chiffons pour réaliser un bénéfice qui mérite d’être partagé ; mais je ne m’y connais pas, d’ailleurs. Six mille francs ! cela valait la peine de se déranger, et vous fûtes avisée de quitter le moulin, où l’on vous rendait malheureuse ! Et qui vous a appris un métier de si bon rapport ?

    – Ma mère ! dit tristement Geneviève, en pensant combien la pauvre créature, maintenant endormie sous l’herbe, avait peu profité du secret qui devait enrichir son enfant.

    – C’était une bonne fille, qui n’a pas été heureuse, dit le vieillard. Elle méritait mieux que son sort... Nous en causerons quelque jour. Maintenant, parlons un peu de vous et aussi des gens du moulin, car c’est pour cela que je suis venu.

    Le vieux Frappier resta deux jours à Paris ; pendant ce temps, il ne voulut aller ni au théâtre, ni voir les monuments, ni même dans la rue. En descendant de la diligence qui l’avait amené rue Saint-Honoré, dans la cour des messageries, il était entré dans le premier hôtel venu, pour prendre les soins de toilette qu’imposait ce voyage de trente-six heures dans une boîte poudreuse. Ensuite il s’était fait conduire chez Geneviève, et, le soir venu, la jeune femme avec l’enfant le reconduisirent jusqu’à sa porte. Le lendemain, il recommença la même promenade, et ne voulut jamais entendre parler de visiter les curiosités de Paris.

    – Ce n’est pas Paris que je suis venu voir, je suis venu passer les Rois en famille.

    La galette que l’on découpa ce jour-là chez Geneviève contenait en guise de fève un rouleau d’or dont Jean s’empara, sans se douter de ce que c’était.

    – C’est pour lui acheter des livres, dit le bonhomme, en réponse aux reproches de Geneviève. Puisque vous voulez qu’il s’instruise, il faut bien l’y aider, n’est-ce pas ? Je vous croyais dans la misère, moi, et j’avais apporté de quoi vous soulager ; mais vous êtes plus riche que moi !

    Il riait, et Jean-Frappier lui sauta au cou, quoique la barbe du cousin, un peu négligée depuis deux jours, fut aussi rude qu’une brosse de crin.

    Ce soir-là, le cousin resta longtemps ; quand l’enfant dans son petit lit dormit à poings fermés, Frappier approcha sa chaise et mit confidentiellement une main sur celles de la jeune femme.

    – Vous êtes-vous demandé pourquoi je vous protégeais contre ces brutes qui sont au moulin ?

    – Non, dit-elle ingénument. Je vous ai toujours trouvé très bon ; j’ai cru que c’était votre naturel.

    – Je ne suis pas bon, dit Frappier en fronçant le sourcil, je suis un vieux braque. Mais si je vous aime, Geneviève, si depuis votre petite enfance j’ai toujours eu l’œil sur vous, c’est que... écoutez-moi bien, ma fille, avec le respect qui convient devant les morts, c’est que le moulin est à vous, vous êtes une Frappier par votre père.

    – Mon père ? fit Geneviève qui ne comprenait pas.

    – Oui ; le fils à Jérôme est mort trop tôt pour épouser Céleste, mais tu n’en es pas moins sa fille déclarée ; il l’a dit à son père en ma présence. Mais Jérôme avait ses idées, il m’avait défendu d’en parler ; quand il a laissé le moulin à Beauquesne, c’était à condition qu’il t’épouserait...

    – Il m’aimait bien avant ! murmura la veuve, attendrie par tant de souvenirs chéris, brusquement évoqués devant elle.

    – C’est, parce qu’il t’aimait, ma fille, que Jérôme l’a pris en amitié. Le moulin est à toi, bien à toi, avant même d’être à ton fils ; mais c’est tout un maintenant. Et à présent, je ne te dirai plus vous, Geneviève, car bien que M. le maire n’y ait point passé, tu es ma nièce à la mode de Bretagne, et je t’aime comme ma propre fille.

    Geneviève pleurait. Une famille à elle, à elle le moulin où elle avait reçu tant d’injustes réprimandes, tant d’affronts douloureux ! Qu’importait d’ailleurs la richesse ? c’est François qu’elle eût voulu avoir ! Avec lui, la misère même eût été douce.

    – Et, dit-elle, lui, mon mari, il le savait ?

    – Il ne l’a su qu’à l’ouverture du testament, ou plutôt il l’a deviné, car personne ne le lui a dit. Ta mère a pleuré vingt ans sans trahir son secret.

    – Ah ! je suis bien aise qu’il m’ait aimée avant ! répéta Geneviève, le cœur débordant à la fois de joie et de tristesse.

    – Tu vois, mon enfant, dit le vieillard en se levant, que tous les moyens sont bons pour récompenser ceux qui le méritent. C’est la résignation de ta mère et ta sagesse qui vous ont valu tous ces biens...

    – Qu’importent les biens ? dit amèrement Geneviève, c’est François qui m’était cher !

    – Élève bien son fils ! dit Frappier en montrant le petit lit. Tu es une vaillante femme, Geneviève ; fais de l’enfant un homme de bien ! Savant ou meunier, qu’il soit honnête homme avant tout.

    – Ne craignez rien, dit-elle avec un fier sourire, il sera digne de la famille.

    – C’est Simon et Victoire qui enrageront quand ils sauront ça ! fit le bonhomme, revenant à sa malice ordinaire. J’espère qu’ils vivront très vieux, afin que tu puisses leur occasionner encore beaucoup de désagrément !

    – Savez-vous, dit Geneviève en souriant, que leurs tracasseries me font moins d’effet depuis que je connais ma naissance ?

    – Je comprends cela, mais ça ne suffit pas. Attends, quand je leur dirai que tu gagnes six mille francs, c’est ça qui leur donnera de l’ennui ! Mets le petit au collège et ne t’inquiète pas de son avenir. Jean-Frappier Beauquesne sera le plus riche de toute sa race, et si les Frappier d’il y a cent ans pouvaient le voir le jour qu’il rentrera au moulin, ils lui diraient : Salut, mon garçon !

    Le vieux paysan repartit le lendemain. Seulement, pour faire plus commodément le voyage, il passa une blouse de coutil rayé par-dessus ses beaux habits de droguet, et remplaça ses souliers à clous par des sabots bourrés de paille.

    – Avec cela, dit-il, on n’a jamais froid aux pieds.

    Ainsi accoutré, il traversa bravement la rue Saint-Honoré, – il eût traversé les Champs-Élysées, – et s’installa dans l’intérieur de la diligence où il avait plus chaud que dans la rotonde, et où il avait retenu un coin. La lourde machine s’ébranla aux fanfares du conducteur, qui faisaient retentir la haute voûte de la cour des messageries ; le cousin se pencha à la portière pour envoyer un dernier adieu à Geneviève et à Jean, qui étaient venus le conduire, puis il se rencoigna contre le drap bleu de l’intérieur, et feignit un sommeil que rien ne troubla, ni la cérémonie de la pose sur un truc à la gare Saint-Lazare, ni le départ du chemin de fer.

    Deux ans après, Geneviève apprit un jour que le dernier des Frappier était mort, en faisant de Jean son légataire universel, à charge de servir à sa mère l’usufruit des biens, sa vie durant. Si le vieux braque voulait être regretté, il avait trouvé le moyen de réaliser son désir, chose rare en ce monde.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXVII

  •  

    On visitait beaucoup Geneviève, depuis quelque temps. C’étaient d’étranges visites : des ouvrières qui lui faisaient leurs offres de service, des blanchisseuses de dentelles qui offraient leurs services, des femmes de ménage qui lui proposaient de les occuper, des commis de magasin qui venaient lui demander si elle avait des marchandises disponibles.

    Madame Beauquesne travaillait comme d’ordinaire une après-midi, et par un hasard singulier, elle se sentait presque gaie. Le lourd fardeau qu’elle avait porté si longtemps sur son cœur semblait s’alléger de jour en jour, à mesure qu’elle voyait s’approcher le moment de la récompense. Elle s’était même prise à fredonner un ancien air du pays, chanté jadis à son berceau par la pauvre Céleste, maintenant endormie à l’ombre d’un mur d’église, sous un abri de rosiers de Bengale, lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre.

    Deux coups, durs et secs, comme ferait un homme pressé, qui attend à la porte de sa maison.

    – Oh ! oh ! pensa Geneviève avec une envie de rire, voilà un maître, où je me trompe fort !

    Elle alla ouvrir, avec cet air de raillerie sur son visage, et se trouva en présence d’un grand jeune homme mince, orné d’un col droit à pointes aiguës qui l’empêchait de baisser le menton, un monocle à l’œil, une petite canne à la main ; bref, un joli spécimen du contentement de soi-même.

    – Madame Beauquesne, s’il vous plaît ? dit-il en s’efforçant d’abaisser ses regards vers Geneviève, qui était cependant presque aussi grande que lui ; mais son col était si pointu !

    – C’est moi, monsieur, dit la jeune femme en réprimant un sourire.

    – Ah ! je suis charmé !...

    Le beau jeune homme entra dans la chambre, et, au jour de la fenêtre, Geneviève, qui l’inspectait minutieusement, acheva de le reconnaître.

    – Je suis chargé, madame, d’une mission délicate par la maison Grosdos... Vous connaissez la maison Grosdos ?

    Geneviève indiqua du geste que la maison Grosdos lui était totalement inconnue. Le jeune homme parut prodigieusement surpris.

    – Comment ! vous ne connaissez pas la maison Grosdos ! Vous m’étonnez.

    Il fut une seconde à se remettre de son étonnement ; mais, comme Geneviève ne faisait rien pour l’en tirer, il revint à lui sans autre secours.

    – La maison Grosdos, reprit-il, est une des plus importantes maisons de dentelles de l’Europe ; elle a son dépôt principal rue de...

    Geneviève inclina la tête en signe d’acquiescement ; elle revoyait encore, elle reverrait toujours le magasin somptueux, meublé d’ébène à filets d’or où elle était entrée le jour de son arrivée à Paris, pleine de confiance en sa propre honnêteté.

    – Vous voyez cela d’ici ! Tout le monde connaît la maison, qui a une réputation européenne. Nous avons appris que vous fabriquez ou faites fabriquer des dentelles assez curieuses, et nous voudrions entrer en pourparlers avec vous au sujet de cette fabrication.

    Geneviève restait muette.

    – Nous voudrions voir quelques échantillons de vos ouvrages... continua le beau jeune homme d’un ton de plus en plus aimable. Sans répondre, Geneviève attira à elle le carton où elle mettait ses dentelles, en retira un grand morceau et le mit dans la main de son visiteur.

    – C’est étonnant, dit-il, étonnant ! Vous faites travailler ?

    – Non, monsieur.

    – C’est étonnant ! répéta le messager de la maison Grosdos... Eh bien, madame, nous voudrions savoir à combien vous évaluez le monopole de la vente de vos produits, afin de voir si la maison peut s’entendre avec vous pour l’acquérir... nous vous ferions de belles conditions, très belles.

    – Ce n’est plus à vendre, monsieur, dit Geneviève en se levant.

    Son visiteur, surpris, remit machinalement la dentelle dans le carton, par habitude de commerçant, puis il regarda la jeune femme en penchant la tête de côté, car son col s’opposait absolument à ce qu’il la regardât en face.

    – Vous l’avez vendu ? dit-il, stupéfait.

    – Oui, monsieur, et vous devez le savoir, car sans cela vous ne seriez pas venu chez moi me faire des propositions, pour lesquelles d’ailleurs je vous prie d’exprimer ma reconnaissance à la maison Grosdos.

    Le beau jeune homme resta un instant muet.

    – Mais, s’écria-t-il, il fallait venir chez nous ; nous sommes la première maison du monde, et c’était le plus élémentaire de vos devoirs de vous adresser...

    – Pardon, monsieur, dit Geneviève de sa voix claire. Le jour de mon arrivée à Paris, le jour même, entendez-vous ? je suis allée droit à votre maison, sans la connaître d’ailleurs. Je vous proposai à vous-même, monsieur, car je vous reconnais parfaitement, de me faire voir un échantillon de dentelles, ajoutant que je pourrais en faire d’au moins aussi belles que celles qui étaient dans la vitrine. Vous me répondîtes qu’on montrait les dentelles seulement aux personnes qui pouvaient en acheter... Vous l’avez oublié, monsieur ? Je m’en souviens, moi. Eh bien, ce jour-là, je possédais dans un petit carton, au fond de ma poche, la fortune d’une maison de dentelles... C’est la maison Grosdos qui l’aurait eue, – et pour un morceau de pain, car j’en ignorais la valeur, – si vous aviez été simplement poli ; oui, monsieur, poli et intelligent, car dans le commerce il ne suffit pas d’être très bien mis, il faut avoir le flair du commerçant qui distingue l’honnête homme de l’aventurier... Vous ne l’avez pas eu, monsieur, ce qui prouve que vous ne serez jamais un bon commerçant. Et je vous engage à raconter cette aventure à la maison Grosdos, qui n’y est pour rien, et à laquelle je regrette de ne pouvoir donner une réponse plus satisfaisante. J’ai bien l’honneur de vous saluer, monsieur.

    Le beau jeune homme se trouva sur le palier sans savoir comment, et Geneviève, rentrée chez elle, la porte fermée, se mit à rire de tout son cœur.

    – Eh bien, se dit-elle quand, son hilarité calmée, elle se remit à l’ouvrage, ça aurait été grand dommage que ce gentil monsieur, avec son col pointu, ne fut pas venu me voir !

    N’espérant pas recevoir jamais de visite plus réjouissante, Geneviève ordonna désormais de dire invariablement qu’elle était sortie, quand des inconnus viendraient la demander.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXVIII

  •  

    – C’est une fille, madame, une jolie petite fille ! dit madame Nanteuil à Geneviève qui venait prendre des nouvelles de madame Reynold.

    – Elle en est contente ? fit Geneviève en souriant.

    – Enchantée ; c’est ce qu’elle désirait.

    – Allons, tant mieux ! dit la jeune veuve. Voilà un petit bonnet que j’ai fait à son intention ; je voudrais qu’elle le mit aujourd’hui, pour son début dans la vie.

    C’était le plus mignon bonnet d’Alençon qui se put voir, un objet de layette royale. Après s’être bien récriée, madame Nanteuil en coiffa la tête du petit être qui la faisait grand-mère.

    Au bout d’un moment, Marguerite envoya demander Geneviève, « une petite minute seulement ».

    Geneviève entra dans la chambre à demi obscurcie par les rideaux.

    – Voilà une petite femme pour votre fils ! fit la jeune accouchée avec un bon sourire. Nous les marierons dans dix-huit ans d’ici !

    – Plaise à Dieu ! dit doucement Geneviève. Il se passera bien des choses d’ici là !...

    – Rien qui puisse porter atteinte à notre amitié, répliqua Marguerite.

    Geneviève rentra chez elle, l’âme pleine de doux sentiments, qu’elle ne connaissait pas encore.

    C’était bon de se sentir non seulement aimée, mais traitée en égale par ces femmes riches, bien élevées, d’une position si différente ; c’était l’avant-goût d’un avenir où l’ancienne servante d’auberge aurait, à côté des plus considérées, une place qu’elle se serait faite à elle-même.

    Au moment où elle mettait la clef dans la serrure de sa porte, elle entendit derrière elle, la respiration essoufflée d’une personne qui se hâte, et des pas lourds, résonnant dans l’escalier. Elle tourna la tête machinalement, et vit une de ses voisines, installée depuis peu sur le palier et qui raccommodait des dentelles, qui montait en courant, autant que le lui permettait son embonpoint.

    – Madame Beauquesne, dit-elle en soufflant entre chaque mot, ma bonne madame Beauquesne, avez-vous un peu de feu chez vous ?

    – Je n’en sais rien, répondit Geneviève en ouvrant sa porte. Le poêle est peut-être éteint... non, le charbon de terre brûle encore. En voulez-vous ?

    La replète personne se faufila dans la chambre à la suite de la jeune femme.

    – Malheureusement non ! Figurez-vous que le tuyau de mon poêle s’est détraqué ce matin. J’ai couru chez le fumiste, mais il ne peut m’envoyer son ouvrier que demain, et j’ai un travail pressé à rendre. Il faudra travailler tout le jour et toute la soirée sans feu... ça, c’est un petit malheur ; mais j’ai quelque chose à repasser, et voilà ce qui m’ennuie. Si vous voulez me permettre de faire chauffer mes fers à votre poêle, vous me rendrez un vrai service.

    Geneviève ne voyait pas grand inconvénient à accorder cette petite faveur à sa voisine, qui ne faisait aucun bruit, et qui paraissait une femme sérieuse. D’ailleurs, devant quitter la maison dans quinze jours, et rompant par là avec tout son voisinage, elle était moins prudente que si elle avait eu devant elle la perspective de longues relations de porte à porte.

    Madame Minot remercia chaleureusement, et courut chercher ses fers.

    – Voyez, dit-elle en conduisant Geneviève dans sa chambre, voyez un peu dans quel état la suie a mis mon plancher.

    Effectivement, la petite pièce était à peine habitable. Le tuyau séparé du poêle était appuyé le long du mur. La suie s’était déposée partout en poussière grasse et onctueuse, qui restait aux doigts imprudents.

    – Je n’ose pas nettoyer, dit madame Minot ; comme demain j’aurai un ramonage complet, ce que je ferais aujourd’hui serait en pure perte. Je vais tâcher de trouver un petit coin bien propre pour repasser mon ouvrage... c’est un volant d’application que j’ai raccommodé, faudrait pas le salir !

    Geneviève retourna dans sa chambre, se reprochant de ne pas inviter cette pauvre femme à repasser sa dentelle dans ce joli intérieur, si pauvre et si propre ; mais une méfiance instinctive la mettait désormais en garde contre tout ce qui lui était inconnu.

    Madame Minot, de l’air le plus doux, allait et venait, prenant et rapportant ses fers, et s’excusait à chaque fois du dérangement qu’elle causait à Geneviève. Au bout d’un quart d’heure, la porte sans cesse ouverte et refermée avait envoyé tant d’air froid que la chambre était complètement glacée.

    – Je vous demande bien pardon de vous donner tant de dérangement, dit la voisine en voyant Geneviève s’envelopper d’un châle, c’est que de les emporter comme ça, voyez-vous, ça gèle les fers ; l’ouvrage n’avance pas plus que si on n’y faisait rien. Je m’en vais acheter un peu de charbon dans un « gueux » en terre. Je l’aurais déjà fait si je ne craignais de m’asphyxier ; il n’y a que le trou du poêle, en haut, pour donner de l’air, et encore, je crois bien qu’il est bouché par la suie... Mais bah ! je n’en mourrai peut-être pas...

    Pour le coup, Geneviève se sentit obligée, par toutes les lois de l’humanité, d’offrir à cette femme de venir terminer son repassage dans sa chambre. Madame Minot accepta après s’être fait prier pour la forme, et entra bientôt avec sa planche à repasser et tout son attirail, qu’elle installa près de la fenêtre.

    Tout en travaillant avec une lenteur qui probablement n’était pas de la sagesse, elle jetait des coups d’œil sournois sur le mobilier de Geneviève. Le petit buffet, l’armoire à robes, la commode, furent interrogés extérieurement avec un soin méticuleux, la commode surtout, qui devait renfermer beaucoup de linge, à en juger par le mouvement que fit Geneviève en refermant le lourd tiroir où elle venait de prendre un raccommodage. Si pressée qu’elle fût de terminer son ouvrage à temps pour l’Exposition, la jeune femme ne se sentait nulle envie de travailler en présence de cette intruse. L’aventure de Besnard l’avait rendue prudente.

    L’après-midi s’acheva ainsi lentement ; madame Minot avait commencé d’interminables récits sur les dames pour lesquelles elle réparait des dentelles, et Geneviève ne l’interrompant jamais, les récits s’enchaînaient les uns aux autres de telle façon que le plus célèbre des reconstructeurs de généalogies, d’Hozier lui-même, y eût perdu toute filiation. Vers cinq heures, madame Minot s’écria, en levant les bras au ciel :

    – Eh bien, et mon dîner, comment vais-je le faire sans feu ? Et encore, je vous empêche de faire le vôtre, madame Beauquesne.

    – Cela ne fait rien, dit Geneviève en la rassurant du geste ; ne vous inquiétez pas de mon dîner.

    – Et votre petit garçon que vous devriez aller chercher ? C’est moi qui vous retiens ! Mais vous pouvez y aller sans crainte, ma bonne madame Beauquesne, vous me connaissez, Dieu merci, et votre chambre sera bien gardée...

    Ce discours rassurant acheva de décider Geneviève. Laissant la porte de la chambre grande ouverte, elle s’avança sur le palier et appela la concierge d’une voix si sonore que toute la maison en retentit. Au second appel, la concierge apparut en bas dans le vestibule.

    – Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle avec humeur.

    – Je voudrais vous prier d’aller chercher mon petit garçon à l’école, dit la jeune veuve, et de me rapporter pour mon dîner quelque chose de chaud, ce que vous voudrez.

    Le bruit d’une pièce de cinq francs, enveloppée de papier, retentit sur les dalles du vestibule, et la voix de la concierge, soudain adoucie, grogna en s’éloignant.

    – J’y vais tout de suite.

    Geneviève rentra dans sa chambre, ferma doucement la porte, et se remit à son raccommodage, sans ajouter un mot.

    Un quart d’heure après, Jean arriva tout joyeux, muni d’une boîte au lait pleine de bouillon, et d’une de ces petites marmites en fer battu, si commodes pour transporter des mets chauds et liquides.

    – Voilà le dîner, maman ! s’écria-t-il en entrant ; nous avons été l’acheter au restaurant, et la dame m’a donné un biscuit.

    Madame Minot avait terminé son travail miraculeusement vite. Elle plia bagage et remporta ses fers.

    – Je vous demande mille fois pardon, madame, dit-elle, et je vous remercie de tout mon cœur. Pour le peu que j’ai à faire ce soir, je l’emporterai chez une amie qui demeure en haut du faubourg Saint-Honoré. C’est un peu loin, mais j’aime mieux n’importe quoi que de rester seule ce soir dans cette vilaine chambre froide qui sent la suie. J’ai même envie de ne revenir que demain matin, pour le fumiste. N’est-ce pas, madame Beauquesne ?

    – Faites pour le mieux, madame, dit celle-ci ; ce sont vos affaires.

    Madame Minot murmura encore quelques paroles et sortit en refermant la porte. Geneviève éprouvait en sa présence une gêne insurmontable, un sentiment de répulsion qui allait presque jusqu’à l’horreur. Elle ne pouvait comprendre la raison de ces impressions bizarres, mais, quand cette femme fut partie, elle se sentit délivrée d’un grand poids.

    Avec l’aide de Jean, qui devenait un auxiliaire habile, elle prépara leur modeste repas du soir, et aussitôt après elle prit son cher ouvrage, auquel elle s’attachait de plus en plus tous les jours. Elle l’aimait tant qu’elle pensait avec regret à l’heure prochaine où il lui faudrait s’en séparer pour le mettre dans la vitrine capitonnée de satin, que lui préparait M. Moisson.

    Ce soir-là son amour pour son œuvre était si grand, qu’elle ne put résister au plaisir de la voir dans son ensemble. Réunissant les morceaux séparés qui devaient la former, elle s’obstina dans ce travail longtemps après que Jean se fut endormi, longtemps après que minuit fut sonné.

    Ses voisins rentrèrent, suivant leurs habitudes respectives, à des heures diverses ; elle crut entendre des pas étouffés se rapprocher de la porte... Si Jean eût été debout, elle eût été voir quel curieux se permettait de regarder par le trou de la serrure... Il dormait ; une vague terreur, la peur de l’inconnu, bien souvent éprouvée par ceux qui vivent seuls, la retint, et un petit frisson lui passa dans le dos...

    – On ne peut pas venir m’assassiner, pensa-t-elle, et puis, je crierais, il y a du monde dans la maison.

    Elle resta penchée sur son ouvrage, assemblant dextrement les bandes isolées, formant des dessins complets avec des fragments qui semblaient informes, et quand elle n’eut plus de morceaux épars, elle porta la robe sur son lit, et l’étala sur son édredon rouge, après avoir levé l’abat-jour de la lampe.

    – Que c’est beau ! murmura-t-elle tout bas : les princesses portaient autrefois des robes comme ça !

    Un soupir étouffé lui sembla venir de derrière la porte comme si quelqu’un s’y tenait dans une position gênante. Elle alla s’assurer que la porte était fermée à double tour, la clef à l’intérieur ; elle ne pensa pas que la clef pouvait être tournée de façon à laisser pénétrer le regard.

    Elle revint alors à la robe, et la prenant à poignée, elle la baisa avec ardeur, à plusieurs reprises, ensevelissant son visage dans l’inappréciable tissu, œuvre de ses doigts...

    – Ô mon ouvrage, lui dit-elle tout bas, ô produit de mon courage et des leçons de ma pauvre mère Céleste, je t’aime, et je te remercie ! C’est grâce à toi que mon fils et moi nous allons vivre heureux et libres ! Jamais personne ne saura ce que je te dois de résignation, de patience, et maintenant, de joie !

    Deux larmes de douce fierté coulèrent sur le fin réseau et furent promptement absorbées. La femme triomphante, altesse ou reine, qui porta cette robe ne se douta jamais que sa couronne et ses millions étaient hors d’état de lui procurer autant de bonheur que ces deux larmes en avaient donné à Geneviève.

    Après un instant de contemplation, la jeune femme replia la robe, désormais presque terminée, la mit dans le carton d’où elle avait tiré les morceaux épars dont elle était faite, puis elle enferma ce carton dans l’armoire, sur la plus haute tablette ; elle mit ensuite le coussin à dentelles avec l’ouvrage en train, dans sa commode, à sa place ordinaire, retira les deux clefs réunies par un anneau, et pensa alors seulement à poser l’abat-jour sur sa lampe. Le bruit étouffé qu’elle avait cru déjà entendre frappa encore une fois ses oreilles, mais en décroissant, et une porte se ferma avec une extrême précaution.

    – Demain après-midi, se dit-elle, je porterai cette robe chez madame Nanteuil. Elle vaut trop d’argent pour que je la conserve ici ; on pourrait me la voler...

    Elle s’endormit, brisée de fatigue, car il était près de deux heures du matin, et rêva voleurs toute la nuit.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXIX

  •  

    Le lendemain, Geneviève s’éveilla tard, et fut aussitôt sur pied, car il fallait expédier à l’école maître Jean, toujours plus lambin à mesure qu’on était plus pressé, suivant la coutume invariable des enfants.

    Les terreurs de la nuit s’étaient dissipées à la vue du beau soleil qui dorait les toits et les cheminées. Il ne s’agissait plus de craindre, mais d’espérer ; tout était joyeux et vif, et les moineaux qui battaient du bec avec impatience à la fenêtre en réclamant leur déjeuner de miettes, n’étaient ni plus gais ni moins vifs que maître Jean et Geneviève elle-même.

    Celle-ci conduisit son fils à l’école. Il aurait mieux aimé s’en aller sous les arbres des Tuileries, où sa mère le conduisait le dimanche, à cette époque où l’on pouvait encore conduire ses enfants aux Tuileries sans leur mettre pour deux cents francs de toilette sur les épaules ; mais Geneviève avait ses ouvrières qui l’attendaient à l’atelier pour la leçon de dentelle : elle repoussa cette supplique de maître Jean, et s’en alla gaiement à l’atelier, poussée et encouragée par un vent frais qui mettait de la joie jusque dans les petits morceaux de papier qui tourbillonnent dans les rues avec un air de papillons blancs.

    Les ouvrières avaient pensé qu’il faisait trop beau pour travailler, car une seule était venue ! Geneviève la renvoya, et revint chez elle vers onze heures, portant son déjeuner dans un petit panier, qu’elle tenait du bout des doigts. Elle dit bonjour à la concierge en passant, prit sa clef dans sa poche en montant l’escalier, ouvrit sa porte, et entra dans sa chambre.

    Elle éprouva sur-le-champ une singulière impression : l’odeur de son logis était changée.

    Qui ne connaît l’importance des odeurs, parmi le total des impressions que nous recevons de l’extérieur ? En entrant dans une maison oubliée depuis l’enfance, l’odeur des murs fait monter au cerveau mille souvenirs perdus, que les yeux ni la mémoire n’auraient si puissamment évoqués.

    Geneviève huma l’air autour d’elle et sentit que l’atmosphère de sa chambre n’était pas la même que de coutume. À quoi attribuer ce changement bizarre ? La fenêtre était fermée, le poêle froid, le logis bien rangé, et cependant ce n’était pas le rangement habituel ; la différence était peu de chose, mais il y avait une différence...

    – On est entré ici ! pensa Geneviève.

    Elle resta droite, effarée, ses terreurs de la nuit l’assaillant avec une intensité redoublée. Elle n’osait remuer, craignant de faire sortir de quelque cachette un être dangereux qui la prendrait à la gorge. Elle voulut crier, et se retint, à la pensée qu’on la croirait folle de crier sans motif, et cependant effrayée au-delà des paroles, elle n’osait plus avancer.

    Une idée traversa tout à coup son esprit. Elle ouvrit sa porte toute grande, afin d’être entendue si elle criait, puis elle courut à son armoire. La clef était dans sa poche, cependant le battant vint de lui-même à l’impulsion de sa main. Elle saisit le carton qui contenait la robe de dentelle, et qu’elle voyait sur la planche ; et elle l’ouvrit d’une main tremblante... le carton était vide.

    Elle poussa un cri et courut à la commode. Le tiroir non plus n’était pas fermé, car la serrure était tombée à l’intérieur sous la poussée du ciseau... le coussin à dentelle, l’ouvrage commencé, les cartons modèles, tout avait disparu, emportant les espérances de Geneviève.

    Elle resta immobile, les mains enlacées et tordues, devant ces meubles béants, mesurant l’horreur de sa situation. Le travail de plusieurs années perdu, ses modèles et ses fuseaux disparus, c’était dur, mais ce n’était rien auprès de l’abîme qu’elle aperçut sur-le-champ. Qui la croirait victime d’un vol ? Aux yeux de M. Moisson, aux yeux de tous, ne passerait-elle pas pour la complice, chèrement payée, de ceux qui venaient de voler l’exposition du manufacturier ?

    Elle ne resta pas longtemps affaissée sous ce coup. La lumière s’était faite dans son esprit en même temps que le vol s’était manifesté. Elle sortit de sa chambre, la laissant ouverte, et pour ainsi dire au pillage : que pouvait-on lui prendre désormais ? Sans hésiter une seconde, elle alla frapper rudement à la porte de sa voisine.

    Personne ne répondit.

    L’étage était désert ; à cette heure, tous les locataires déjeunaient au dehors. Elle frappa encore, deux fois, trois fois, avec une rage terrible et muette... Il n’y avait personne, ou bien on ne voulait pas répondre. Geneviève rassembla ses forces, plia les genoux, et d’un coup d’épaule, elle força la porte. Le bois craqua, la serrure fit entendre un bruit métallique, et la gorge de fer tomba sur le plancher. Le porte en s’ouvrant toute grande alla battre contre le mur, et Geneviève entra.

    La chambre était dans le même état que la veille, cependant une place soigneusement balayée devant le lit, et le couvre-pied blanc, sans trace de suie, annonçaient qu’on y avait passé la nuit, sans quoi ces endroits eussent été recouverts comme le reste d’une couche épaisse de poussière noirâtre. Geneviève jeta un regard autour d’elle, et sans hésiter, comme poussée par un ressort, elle alla droit au lit.

    L’un après l’autre, d’une main alerte et vigoureuse elle jeta sur le plancher l’oreiller, puis les couvertures, puis les draps, puis les matelas ; rien. C’était un honnête lit d’ouvrière, qui ne recélait aucun objet mal acquis... Geneviève se prit la tête dans les mains. Est-ce que cette voleuse aurait emporté les objets volés sur-le-champ sans prendre le temps de respirer ?

    Une grande rage la prit ; elle avait besoin de briser quelque chose, et elle cherchait du regard autour d’elle, quand une idée désespérée lui vint.

    – J’en aurai le cœur net ! dit-elle tout haut, dans sa colère.

    Avec une force surhumaine, elle saisit le sommier par son attache de coutil, et le secoua vigoureusement... quelque chose tomba sous le lit.

    Sans s’arrêter à le regarder, Geneviève leva la lourde machine d’un seul bras et la fit basculer, montrant le dessous... Un cri de triomphe partit de sa poitrine, et elle enfonça ses mains puissantes, au risque de les déchirer, au travers des ressorts de cuivre tournés en spirale, et elle ramena un paquet enveloppé d’une serviette, soigneusement caché tout au fond.

    Avec tant de précautions, que les mains lui tremblaient, elle ôta l’enveloppe, et sa robe de dentelle apparut. Geneviève se baissa alors, et retira de dessous le lit l’objet qui était tombé dans la furie de son attaque ; c’était son coussin et les modèles, enveloppés dans un mouchoir.

    Elle les sentit au travers de la toile, et sans s’arrêter à les examiner, elle retourna en hâte dans sa chambre avec ses trésors. Elle ferma sa porte à clef, et s’assit, car ses jambes ne pouvaient plus la soutenir.

    Tout était clair, si clair qu’il était inutile d’y penser. La seconde réflexion fut celle-ci :

    – Elle va revenir, accompagnée sans doute de l’homme qui l’a payée pour ce vol ; je suis seule, ils sont capables de me tuer.

    Elle avait encore son chapeau et son pardessus, elle prit dans l’armoire un petit portefeuille contenant son argent, auquel la voleuse n’avait pas touché, peut-être ne l’avait-elle pas vu, et ramassant les chers objets qui représentaient non seulement sa fortune, mais son honneur de commerçante, elle les mit dans un panier. Puis elle sortit, ferma sa porte et descendit l’escalier en courant.

    Entre le premier et le second, elle entendit la voix de madame Minot qui montait en compagnie d’un homme maigre et velu, qu’elle ne connaissait pas. Son sang lui reflua au cœur ; les paroles lui manquaient, elle eut peur, plus peur que jamais ; elle prit son élan et passa le long de la muraille, si vite que ceux qui venaient à sa rencontre ne surent trop ce que c’était.

    – Eh mais, c’est elle ! dit madame Minot en se penchant sur la rampe.

    – Vite ! répondit l’homme.

    Ils montèrent rapidement tous deux. Geneviève s’arrêta dans le vestibule, mue par un invincible désir de savoir ce qui allait arriver. Maintenant qu’elle était presque dans la rue, sous la protection de tous, elle n’avait plus peur. Elle écouta le bruit des pas lourds, de plus en plus inégaux à mesure qu’ils montaient plus haut, puis un cri retentit, un cri de rage impuissante.

    – Elle a vu sa chambre, se dit Geneviève. Je suis vengée.

    Sans en attendre davantage, elle courut chez madame Nanteuil, qu’elle trouva à son déjeuner.

    – On me l’a volée, lui dit-elle tout d’une haleine. Puisque M. Moisson n’est pas à Paris, gardez-moi tout cela, chez vous ce sera en sûreté !

    Madame Nanteuil eut quelque peine à comprendre comment Geneviève la priait de lui garder ce qui lui avait été volé ; mais avec quelques explications, elle fut au courant.

    – Décidément, dit-elle à la jeune femme, vous ne devriez pas vivre seule ! Vous vous exposez à trop de périls. En attendant que nous ayons trouvé quelque accommodement, vous allez occuper la chambre de Marguerite, quand elle était jeune fille. Ici, au moins, comme vous le dites, tout sera en sûreté, vos biens et vous-même.

    Il n’y avait pas à refuser ; Geneviève accepta. Cet asile provisoire la sauvait aussi des dangers d’une vengeance éventuelle. À l’heure ordinaire, elle alla chercher maître Jean, qui fut très surpris de ne pas rentrer à son domicile de la veille et non moins enchanté de dîner chez madame Nanteuil, qui le gâtait assez pour le charmer, et trop peu pour lui être nuisible.

    Un petit appartement « trop cher », disait Geneviève, se trouvait vacant dans la maison dont M. Reynold était propriétaire, et qu’il habita avec sa femme. Madame Nanteuil se chargea d’arranger la difficulté, et prit son gendre à part.

    Il ne voulut rien diminuer au prix qu’il avait fixé. C’était un homme avisé et qui connaissait le prix de l’argent ; un bail fut signé pour douze ans, et madame Nanteuil courut le porter à sa protégée.

    Un homme de confiance fut chargé d’aller chercher les meubles de Geneviève dans son ancienne chambre ; ils n’étaient pas beaux, et convenaient peu à son nouvel appartement, dans lequel elle se perdait à tout moment ; mais tels qu’ils étaient, ils pouvaient servir à donner plus d’une leçon à de nouveaux enrichis. On les mit dans la chambre de Jean-Frappier Beauquesne, car ce personnage devait désormais avoir une chambre.

    – Ça m’est égal, dit le jeune indompté quand madame Nanteuil, croyant lui faire plaisir, lui annonça cette nouvelle. Ça m’est tout à fait égal et ça ne me punit pas du tout : je sais bien que maman viendra toujours y travailler à côté de moi !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXX

  •  

    Peu de jours après, Jean rentra souffrant de l’école. C’était un garçon courageux, qui n’aimait pas à se plaindre ; il ne dit rien. Mais le lendemain, quand il fallut se lever, le petit garçon, pris de vertige, tomba sur le parquet comme une masse. Sa mère envoya chercher un médecin. C’était une de ces maladies de l’enfance qui n’offrent aucun danger par elles-mêmes, mais aux cours desquelles peuvent survenir des complications inquiétantes.

    Jean était un singulier garçon, paysan par l’enveloppe robuste et lourdaude, affiné, presque délicat, par l’extrême sensibilité nerveuse qu’il tenait de sa mère. Il fut malade longtemps, avec des rechutes, des reprises de fièvre, alors que tout semblait fini, des faiblesses sans cause, des langueurs inexplicables. Plus d’une fois, sa mère en le voyant couché plutôt qu’assis dans le lit, les mains molles, les yeux atones, au cours d’une convalescence sans cesse troublée, la pauvre mère, tourmentée par les remords, se dit qu’elle avait tué son fils en l’amenant à Paris.

    – C’est au moulin qu’il devait vivre, se disait-elle en le regardant jouer avec des bouquets de violettes qui semblaient noires entre ses mains de cire. C’était un enfant de village, et la ville le tuera... Si je savais qu’il fallût retourner au moulin, j’y retournerais.

    Le médecin l’en dissuada. Jean, si vigoureux autrefois, était devenu trop délicat pour cet air du Cotentin, saturé des brises de mer, et rude aux natures frêles. Ce qu’il lui fallait, c’était un séjour paisible dans quelque plaine, pas trop loin de Paris, une de ces douces plaines de l’Île-de-France, où pendant les beaux jours de l’été l’air semble du velours, où le soleil chauffe sans brûler, tamisé par les grands arbres, où les fruits qui mûrissent embaument l’atmosphère pendant toute la saison des récoltes.

    Ce lieu de calmes délices, M. Reynold le possédait, dans le département de Seine-et-Marne. Marguerite et sa petite fille Renée devaient y passer l’été, pendant que le chef de la famille, qui s’était fait nommer, on ne sait comment, membre du jury des récompenses, serait retenu à Paris par ses hautes et multiples fonctions.

    Il fut donc convenu que, dès le rétablissement de Jean, sa mère l’emmènerait à Rosigneules, pour y passer l’été. Ce moment tant attendu se trouvait retardé de jour en jour, si bien que l’époque de la distribution des médailles arriva. Ce fut alors madame Nanteuil qui engagea Geneviève à rester à Paris quelques jours de plus.

    – Vous devez bien cela à M. Moisson, lui dit-elle.

    Geneviève ne saisissait pas très bien l’à-propos de cet aphorisme ; mais elle se laissa d’autant mieux convaincre qu’elle ne comprenait pas, et qu’en cas semblable, elle cédait presque toujours à ses amies.

    Jean allait mieux, beaucoup mieux ; sa mère put enfin le quitter pour quelques heures, et se rendre au palais de l’Industrie où elle n’avait pas mis les pieds depuis l’ouverture de l’Exposition. Elle se laissa mener de vitrine en vitrine, et ressentit tout à coup un grand coup au cœur, en reconnaissant sa robe, exposée dans toute sa splendeur, entourée de tout ce qui pouvait en faire ressortir la beauté.

    Et son nom était là, en lettres d’or, sur un cartel de velours grenat, le nom de la meunière du moulin Frappier, exposé aux yeux de l’univers entier !

    Et l’univers entier s’arrêtait devant la robe et s’extasiait sur le travail exquis, sur le goût irréprochable, sur la longue patience, et surtout s’étonnait de la résurrection d’un point perdu, une de ces choses que Colbert nommait jadis la fortune de la France !

    Geneviève, après avoir entendu ces discours, restait muette, abasourdie, presque hébétée par tout ce qui l’entourait, et plus encore par ce qu’elle ressentait. Marguerite, qui l’accompagnait, la prit par le bras pour l’emmener ; elle la suivit docilement.

    – Voulez-vous rentrer ? lui dit madame Reynold, en la voyant si étrangement affectée.

    Geneviève fit un signe affirmatif, et elles montèrent en voiture.

    Après un assez long silence, la veuve posa sa main sur celle de Marguerite.

    – Tout cela est beau comme un rêve, dit-elle ; c’est à peine croyable, et cependant je sens que c’est vrai. J’ai retrouvé là avec mon courage, mes émotions, mes craintes et mes joies du temps passé ; ce que j’ai entendu me tinte encore aux oreilles... mais voyez-vous, Marguerite, si j’avais perdu mon fils, j’aurais tout laissé là, et je serais allée mourir dans quelque coin.

    Et les larmes qu’elle contenait depuis trois mois roulèrent sur ses genoux, rapides et bienfaisantes.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXXI

  •  

    La grande nef du palais de l’Industrie chatoyait sous les yeux des spectateurs placés dans les galeries. Les drapeaux de toutes nationalités se balançaient doucement sur la tête des exposants ; tout au fond, sous le grand vitrail qui représente la France convoquant les nations, un monsieur en cravate blanche lisait la liste des récompenses devant les puissants de ce monde ; de temps en temps, la musique éclatait en fanfares triomphantes, des applaudissements se faisaient entendre. Bien des mécontents, dans cette fête, hochaient la tête d’un air de blâme, pendant que d’autres rayonnaient sans vergogne, ainsi qu’il arrive à toutes les distributions de récompenses.

    Le tour des dentelles arriva enfin. Geneviève assise parmi les exposants, à côté de M. Moisson, se pencha vers lui :

    – Vous avez une médaille, n’est-ce pas ?

    Le brave homme fit un signe qui voulait dire oui, et tendit l’oreille pour entendre proclamer son nom.

    Dans la galerie en face, Marguerite Reynold s’inclina sur Jean Beauquesne, qui s’endormait, engourdi par la chaleur, par la lassitude de la longue séance, et dont le visage pâle, amaigri, avait une frappante ressemblance avec celui de sa mère.

    – Jean, dit-elle, réveille-toi, écoute bien, tu vas entendre quelque chose.

    – Quoi donc ? les récompenses ! C’est ennuyeux !

    – Oui, mais écoute ce que je te dis. Tu sais ce que c’est qu’une médaille d’or ?

    – Vous me l’avez expliqué hier, fit Jean d’un air fatigué qui demandait grâce.

    – Eh bien, écoute, M. Moisson va en avoir une... après son nom, écoute encore.

    Jean fit un signe affirmatif, et, tout à fait réveillé, appuya son menton sur le bord de la galerie. Sa mère, qui ne le quittait pas des yeux, lui envoya un geste d’amitié avec un sourire.

    – ... Joseph Moisson ! proféra distinctement le monsieur qui lisait, détachant les noms, seuls importants, de tout le reste de sa lecture.

    Geneviève adressa un sourire au manufacturier.

    – ... Madame Geneviève Beauquesne ! dit une voix au bout de la nef.

    – Maman ! cria Jean en tendant les bras vers sa mère. Maman !

    Il se rejeta en arrière, son visage se couvrit d’une pâleur cendrée, et Marguerite l’emporta évanoui dans ses bras au milieu d’un murmure sympathique des assistants émus de la beauté et de la faiblesse de l’enfant.

    Quand il ouvrit les yeux, sa mère le regardait, penchée sur lui, avec un vague sourire mêlé de crainte.

    – Ce n’est rien du tout, dit le médecin de service. La chaleur et l’émotion, c’en est assez pour expliquer ce petit accident. Tous mes compliments, madame.

    Il s’inclina devant la jeune mère, qui soutenait tendrement son fils déjà debout.

    – Une médaille d’or, maman, une médaille ! Ah ! tu l’as bien gagnée !

    Geneviève se hâta d’enlever son enfant aux compliments de toute espèce qui bourdonnaient à ses oreilles. Elle ne comprenait plus bien ce qui lui arrivait. Marguerite les conduisit vers sa voiture.

    – Est-ce vrai que j’ai une médaille ? dit-elle à son amie, pendant qu’elles roulaient vers leur demeure, avec Jean entre elles.

    – Rien n’est plus vrai !

    – Comment ne l’ai-je pas su ?

    – C’était un complot, nous voulions vous en faire la surprise. Nous aurions dû au moins le dire à Jean... Mais nous avions peur qu’il ne sût pas garder le secret.

    – Moi ? fit Jean, complètement remis. Est-ce que je n’ai pas gardé le secret de maman depuis longtemps ? Jamais je n’ai dit à l’école, que maman faisait de la dentelle, et si vous croyez qu’on ne me l’a pas demandé !

    Quand, à la fin de cette journée, la mère et le fils se trouvèrent seuls ensemble, leur premier mouvement fut de s’enlacer étroitement. Jean ne pouvait dénouer ses bras du cou de sa mère.

    – Une médaille d’or, maman, une médaille à l’Exposition ! Ah ! ma chère maman, tu es contente, n’est-ce pas ?

    – Oui, dit Geneviève d’une voix grave. Mais rappelle-toi, mon fils, que c’est la récompense du travail... Il faudra bien travailler, Jean, pour en avoir à ton tour quand tu seras un homme !

    – Oh ! maman, tu verras ! dit Jean d’un air convaincu. Je te ferai honneur !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

     

     

     

  • Henry Gréville, Le moulin Frappier

    Deuxième partie

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • I

  •  

    Geneviève lisait auprès de la fenêtre. Ses cheveux avaient blanchi, mais elle était toujours belle.

    Un violent coup de sonnette retentit dans l’antichambre, la bonne y courut, et presque au même instant la porte de la chambre de madame Beauquesne s’ouvrit toute grande.

    – Mère, s’écria Jean en paraissant sur le seuil, mère, je suis reçu !

    Geneviève leva les yeux d’un air à la fois joyeux et étonné.

    – Reçu ? où donc ! Je croyais que tu avais passé tes examens depuis longtemps ! dit-elle avec un sourire.

    – Reçu, ma bonne mère... c’est un secret, ou plutôt c’en était un. Rassure-toi, c’est un bon secret, de ceux qui servent à faire les surprises... Je suis reçu au salon de peinture.

    Et il mit sous les yeux de Geneviève la lettre du ministère des beaux-arts qui annonçait l’admission de ses deux tableaux ; puis il s’assit sur son siège bas, et se blottit contre sa mère, comme au temps où il était petit garçon ; elle posa une main sur les boucles brunes de son fils, et resta absorbée dans ses pensées.

    – Eh bien, mère, tu n’es pas contente ? fit Jean, un peu surpris de son silence.

    – Je suis heureuse, mon fils, heureuse d’un succès si rapide... Es-tu sûr de le mériter ?

    – Oh ! mère, écoute, après la quantité de croûtes qui se fait remarquer tous les ans au Salon, je n’ai vraiment pas de quoi me pavaner que de me savoir accroché à un mur, tout là-haut, là-haut, au-dessus des toiles de sept mètres sur neuf ! Tu vois que je ne me fais pas d’illusions sur mon succès, comme tu dis. Je mérite toujours bien cela, mère sévère et prudente, qui ne m’as jamais gâté, tu en conviendras la première !

    Geneviève ne put s’empêcher de rire, tant son fils avait l’air modeste.

    Jean était maintenant un beau garçon, dans la fleur de la vie et de la santé. Grand et mince, tout en ressemblant à sa mère, il commençait à montrer le sang paternel dans sa démarche aisée et surtout dans sa manière de porter haut la tête, les cheveux rejetés en arrière. C’était un de ceux à qui tout semble facile et pour qui les petits obstacles de la vie n’existent pas ; tout leur est facile en effet, car la moitié des difficultés en ce monde provient du manque d’énergie et de décision.

    – Je souhaitais que cette lettre arrivât pour l’anniversaire de ma naissance, reprit Jean, et, tu le vois, mère, le destin m’a favorisé ; je viens de la recevoir en rentrant.

    – Et si tu avais été refusé, monsieur le présomptueux ? dit madame Beauquesne.

    – Tu n’en aurais rien su ! N’est-ce pas assez d’être refusé, sans être encore grondé par sa mère !

    – Cela ne t’aurait pas manqué ! riposta Geneviève. Mais ses yeux souriaient, malgré son ton sévère, et son fils savait lire sur ce visage aimé. Il l’embrassa tendrement et reprit son chapeau.

    – Tu sors encore ? Ne t’attarde pas pour le dîner ; tu sais que nous avons du monde...

    Jean rougit un peu.

    – Je serai exact, ma mère chérie, dit-il ; je ne te demande qu’un quart d’heure.

    Il sortit en courant, et Geneviève alla inspecter les préparatifs du dîner qu’elle donnait à ses amis en l’honneur du vingt et unième anniversaire de son fils.

    Tout avait changé autour de l’ancienne paysanne ; un mobilier de bon goût, décelant l’aisance, un service de porcelaine blanche avec un chiffre d’or, une argenterie simple, mais irréprochable, des fleurs sur la table, des tapis partout, tout enfin annonçait un bien-être complet et intelligent.

    En effet, Geneviève, sachant qu’une fortune considérable appartenait à son fils, n’avait pas à redouter pour lui les surprises de l’avenir. Elle s’était efforcée de lui donner tout ce que l’or seul ne peut procurer : le goût des belles choses, et surtout le plaisir de les acheter au prix de son travail. Pas un des objets d’art ou de luxe de cet appartement qui n’eût été l’occasion d’une leçon pour le jeune homme, et l’argent qu’il voyait sortir d’une vieille petite bourse, à lui bien connue, pour payer les factures des marchands, y avait été mis en sa présence, produit des journées de travail de sa mère, ou des ventes de M. Moisson.

    Le résultat avait dépassé leurs espérances ; la condition, stipulée par Geneviève, d’une part dans les bénéfices, avait été le principal élément de leur bien-être. Aussi bénissait-elle tous les jours madame Nanteuil, qui lui en avait donné la pensée.

    La bonne dame était morte depuis quelques années, laissant sa fille bien seule ; au milieu de tout son luxe et pendant sa longue maladie, elle l’avait confiée à Geneviève.

    – Aimez-la bien, avait-elle dit, car je ne sais trop qui l’aimera. La fille me paraît ressembler beaucoup au père, et pour celui-là, je n’en parle pas.

    Après la mort de madame Nanteuil, la famille Reynold s’était soudainement accrue d’un membre inattendu. Un beau jour, au retour d’un de ses fréquents voyages, car c’était l’être le plus instable de l’univers, M. Reynold avait ramené une grande fillette d’environ quatorze ans.

    – C’est ma nièce, avait-il dit en la présentant à sa femme. C’est une orpheline ; je vous prie de la traiter comme votre enfant.

    Un peu surprise de ce surcroît de maternité qui lui tombait du ciel, Marguerite avait fait de son mieux, supposant que le séjour de mademoiselle Clotilde ne serait que provisoire ; mais l’installation paraissait au contraire définitive, car M. Reynold choisit des cours pour elle, désigna une femme de chambre pour l’y accompagner, et lui fit arranger une chambre dans l’habitation de Paris.

    – Cette enfant n’a que nous, elle porte mon nom, dit-il à Marguerite, un jour qu’elle s’était décidée à l’interroger ; je veux qu’elle habite sous notre toit ; vous me ferez plaisir en la traitant comme votre fille, et quand le moment sera venu de la produire, elle sortira avec Renée, dont on pourra avancer les débuts dans le monde, afin de ne pas trop faire attendre Clotilde.

    Madame Reynold n’essaya ni de lutter ni d’obtenir des éclaircissements ; elle connaissait assez son mari pour savoir que c’était inutile ; mais dans ses conversations avec Geneviève, le sujet fut épuisé jusqu’à la dernière goutte, et les deux amies conclurent que, selon toute vraisemblance, cette enfant, de trois ans plus âgée que Renée, devait appartenir à M. Reynold par des liens plus rapprochés qu’il ne voulait le dire.

    – Mon Dieu, conclut madame Reynold, ce n’est pas sa faute, à cette enfant ! Je ne lui en veux pas, et me sens toute disposée à lui tenir lieu de la mère qu’elle a perdue ; mais je la voudrais plus expansive ! Mademoiselle Clotilde, en effet, ne parlait guère, mais deux yeux noirs magnifiques, ombragés par des cils épais, se chargeaient volontiers de faire la conversation à défaut de sa langue. On ne peut dire qu’elle inspirât la confiance, mais un intérêt bizarre causé par l’étrangeté de sa discrète personne s’attachait à elle, quoi qu’on en eût. Elle connaissait son pouvoir, et ne se faisait pas faute d’en user.

    En grandissant, cette espèce de coquetterie s’était voilée sous la modestie de son âge ; elle y avait beaucoup gagné, et nombre des amis que M. Reynold attirait chez lui faisaient une cour assidue à la jeune fille, bien qu’elle eût à peine dix-sept ans. Ces hommages ne plaisaient guère à Marguerite ; son mari répondit à quelques observations timides, qu’ayant l’intention de marier Clotilde de bonne heure, il ne pouvait trouver mauvais qu’elle fût en mesure de faire son choix ; dès lors, madame Reynold ne dit plus rien, et se borna à tenir Renée autant que possible à l’écart lors de ces occasions, malheureusement fréquentes.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • II

  •  

    Jean rentra comme il avait dit, au bout d’un quart d’heure, et trouva sa mère dans la salle à manger, en train de donner aux objets du couvert ce dernier rangement de la maîtresse de maison qui leur communique un aspect si différent des tables d’hôte, somptueusement garnies, cependant.

    – L’anniversaire de ton fils doit être une fête pour toi, mère, dit le jeune homme en présentant à Geneviève un bouquet de roses épanouies.

    L’heureuse mère sourit et embrassa son garçon.

    – Que caches-tu là ? dit-elle en voyant qu’il tenait quelque chose dans la main qui pendait le long de son corps.

    – C’est un bouquet pour madame Reynold et un autre pour Renée... et un pour Clotilde... pour mademoiselle Clotilde, reprit-il avec un peu d’embarras ; tu devrais les mettre à la place que tu leur destines...

    – Choisis toi-même ces places, dit madame Beauquesne, après une courte hésitation. Ce jour doit être pour toi un jour de joie sans mélange.

    Jean feignit d’être très occupé dans la lecture des cartes qui indiquaient la place des invités ; cet examen dura si longtemps, que sa mère se retira, pensant qu’en sa présence, il n’en finirait pas.

    À peine était-elle au salon qu’il l’y rejoignit en effet.

    – Tu as terminé tes arrangements ? dit Geneviève.

    – Oui ; je me suis mis entre les deux demoiselles... je pense que ce sera plus gai...

    – Soit. Aujourd’hui, tout le monde te gâte ; j’espère que M. Reynold n’y mettra pas d’opposition.

    – Oh ! pour cela j’en suis sûr ! dit inconsidérément le jeune homme.

    Il baissa la tête un instant, puis il la releva avec l’ancien geste de son père, et ses yeux rieurs plongèrent dans ceux de sa mère.

    – Maman, ne me taquine pas, dit-il en la menaçant du doigt.

    – Je ne te dis rien, fit observer Geneviève. Mais je n’ai pas intention de te taquiner. Pour une fois dans notre vie, nous pouvons dire, sans manquer à nos devoirs : À demain les affaires sérieuses.

    Le dîner eut lieu dans toutes les formes. L’assistance était choisie : quelques anciens professeurs de Jean, deux jeunes peintres de ses amis, un peu plus âgés que lui, madame Reynold avec les deux jeunes filles et M. Reynold dans sa gravité de propriétaire et d’homme influent. Influent près de qui ? influent en quoi ? Nul n’a jamais pu le dire, mais chacun s’accordait à reconnaître que c’était un homme influent.

    M. Reynold, le père Rabat-Joie, ainsi rappelait irrévérencieusement Jean aux beaux jours du collège, était devenu si aimable avec le jeune homme, depuis quelque temps, que celui-ci s’en montrait tout ébahi.

    – Ça ne peut pas être parce qu’il m’aime ? disait-il à sa mère un soir après le départ de l’homme influent, et ça ne peut pas être non plus parce que je l’aime ! Alors, pourquoi ?

    Geneviève mieux avisée eut peut-être pu dire la raison de cette soudaine sympathie, qui avait attendu pour se montrer le moment où Clotilde allait finir ses études. Clotilde était évidemment dans la pensée de M. Reynold la fiancée d’élection destinée à Jean Beauquesne. Si celui-ci n’eut eu pour toute fortune que sa belle éducation et son talent de peintre, il est douteux que l’homme influent lui eût permis de vivre dans une si douce intimité avec les deux jeunes filles. Mais, sans connaître exactement la fortune des Frappier, il avait acquis la certitude que Jean était un excellent parti pour une fille sans dot, telle que Clotilde. S’il se fût agi de Renée, il eût été plus prudent, car Renée était une héritière ; mais Clotilde... le brave homme ne voyait aucune objection à un mariage entre ces deux jeunes gens.

    Quand le repas fut terminé, les invités se dispersent dans le salon, heureux de se dégourdir un peu les jambes ; après avoir fait le tour des fauteuils et des canapés, avec une parole aimable pour chacun, ainsi qu’il sied à un jeune homme extrêmement bien élevé, en l’honneur duquel se donne une fête, Jean se faufila sournoisement entre deux chaises massives, et tomba assis, comme par mégarde, sur un pouf, frauduleusement placé là, on ne sait par quels soins.

    – Tu ne vas plus t’en aller, j’espère, lui dit Renée en étalant sur lui sa jupe bouffante, afin de le cacher aux yeux peu clairvoyants.

    – N’oubliez pas, mademoiselle, qu’il nous est ordonné de nous vouvoyer, dit Jean d’un ton doctoral.

    – Bah ! personne n’écoute, et puis aujourd’hui, toutes les consignes sont levées ! dit la gamine en haussant les épaules avec un joli geste de mutinerie. Dis-le toi aussi, Clotilde, pour désobéir !

    Les beaux yeux de la jeune fille jetèrent un éclair velouté du côté de Jean, et elle répondit à voix basse :

    – Je ne suis pas désobéissante.

    – Ah ! par exemple ! s’écria Renée.

    Le bruit de sa voix avait fait retourner son père, qui fronçait déjà les sourcils ; mais en apercevant la tête de Jean qui émergeait au-dessus des jupes empesées des fillettes, il sourit et retourna à sa discussion entamée, dans sa pose favorite, adossé à la cheminée, comme font tous les gens vaniteux qui aiment à tenir les auditeurs occupés de leur personnalité.

    Les trois jeunes têtes furent bientôt en conciliabule secret, avec des chuchotements à voix basse, qui faisaient pâmer Renée dans des petits rires étouffés. Évidemment elle trouvait un plaisir infini à bavarder tout bas, avec l’apparence du mystère, pendant que les parents parlaient de choses sérieuses à l’autre bout du salon. À quatorze ans, les petites filles adorent tout ce qui semble mystérieux ; la présence d’un jeune homme, bien que pour Renée ce fut presque un frère, ajoutait encore au plaisir ordinairement défendu.

    Jean, lui, se grisait de cette intimité si douce et si dangereuse. De temps en temps, en parlant, il se trompait, disait vous à Renée, toi à Clotilde, et celle-ci se reculait à demi, avec un air réservé si drôle qu’ils éclataient de rire tous les trois. Ils ne disaient que des niaiseries, et l’on se fut étonné à bon droit, en les entendant, de voir un garçon sérieux et instruit comme Jean prendre tant de plaisir à de telles fadaises. Mais ce n’étaient pas les paroles qu’il écoutait, c’était la voix de Clotilde, c’était le frôlement de ces vêtements de jeunes filles, c’étaient les regards magnétiques et voilés de la jeune grande coquette, qui le jetaient dans une sorte d’extase.

    Avec cela ils se taquinaient abominablement tous les trois. Renée avait une langue bien affilée de jeune Parisienne qui va aux cours de M. X... apprendre l’art du bien dire que lui enseigne son professeur et l’art de dire des méchancetés que lui enseignent ses compagnes. Renée excellait à ce genre de torture qui consiste à mettre les gens au pied du mur, en contradiction avec eux-mêmes, à tout moment ; à propos de tout, qui prend acte d’une confidence faite dans un moment d’expansion, pour démolir tout un échafaudage d’apparences, le tout sans trahir la foi jurée, à mots couverts, faisant consister tout le supplice dans la crainte, toujours superflue, de voir le secret ébruité à la face de tous. Ces sortes de mystifications sont l’apanage des très jeunes filles dans une classe de la société fort nombreuse et tout à fait distinguée... Quelques-uns, témoins de ces escarmouches, ont souvent regretté que la victime de ces plaisanteries, soudain exaspérée, n’ait jamais eu l’idée d’appliquer publiquement une belle paire de soufflets à son joli bourreau, si spirituel et si fin ! Mais peut-être une leçon isolée n’eût-elle pas suffi.

    Renée taquinait donc Clotilde, et bellement.

    – Enfin, disait-elle, me l’as-tu dit, ou ne me l’as-tu pas dit ?

    – Quoi ? fit Jean.

    – Ça ne te regarde pas ! riposta prestement Renée. Clotilde ! l’as-tu dit ?

    – Je ne sais pas de quoi tu parles.

    – Ce que tu m’as dit l’autre jour, dimanche, en revenant de la messe.

    – Je ne m’en souviens pas.

    – Veux-tu que je te le répète pour te le rappeler ?

    – Non ! s’écria vivement Clotilde.

    – Alors tu t’en souviens !

    Et Renée battit des mains. Jean écoutait un peu ému, sentant qu’il était question de lui sous ce verbiage.

    – Alors tu me l’as dit ?

    – Peut-être... fit Clotilde inquiète, et énervée de ce long persiflage.

    – Puisque tu me l’as dit, je peux le répéter, car bien sûr tu ne peux rien me dire de mal, n’est-ce pas ?

    – Je ne veux pas ! cria la jeune fille prête à pleurer.

    – Qu’est-ce que tu ne veux pas ?

    – Que tu dises à Jean...

    – Quoi ? fit Jean en prenant la main de Clotilde, qui résistait faiblement.

    – Qu’elle te préfère à tout le monde ; voilà ! dit Renée, en détournant la tête d’un air moqueur.

    Clotilde rejeta sa main et la mit devant ses yeux. Peut-être était-ce une vraie larme qu’elle voulait cacher.

    – Est-ce vrai ? fit Jean à voix basse.

    – Non, dit Clotilde qui s’était remise ; c’est une plaisanterie. Je voulais voir si Renée était capable de garder un secret, et pour m’en assurer, je lui ai dit la première chose qui me passait par la tête... Elle l’a crue, ce n’était pas très spirituel de sa part.

    Jean se sentit vexé. Il aurait mieux aimé savoir que Clotilde le préférait à tous. Cependant ce qu’il ressentit n’était pas une douleur intense, c’était plutôt l’aiguillon de la vanité déçue.

    Ce fut au tour de Renée à baisser la tête d’un air confus. Mais sa malice reprit le dessus aussitôt.

    – Si c’était une attrape, tu y as été prise, car, vrai ou non, tu as eu joliment peur de me voir répéter ta confidence. Quand on veut attraper les autres, il faut avant tout tâcher de ne pas y être pris soi-même. Voilà.

    Et sachant bien, avec son instinct de fillette qui grandit, que Jean et Clotilde ne pourraient rester seuls près l’un de l’autre, elle s’envola à l’autre bout du salon, et s’assit sur le tabouret du piano.

    – Jean, dit-elle de sa voix claire, je vous ai appris un morceau, absolument comme au jour de l’an pour tes parents ! Si vous n’êtes pas content, vous pouvez le dire !

    – C’est trop de bonté, dit le jeune homme en se levant. Il en voulait un peu à cette gamine de troubler ainsi un entretien qui lui paraissait très doux ; mais il ne pouvait garder sa place plus longtemps.

    Renée joua son morceau avec un aplomb, un brio, bien faits pour surprendre. Elle était douée de cette assurance naturelle qui permet à quelques-uns de paraître en public sans la moindre gêne, tandis que d’autres, moins heureux, ne peuvent affronter les regards de dix personnes réunies. Elle termina au milieu des applaudissements, et alla discrètement s’asseoir à l’abri de la robe maternelle. L’entretien de Clotilde et de Jean était fini pour ce jour-là.

    Au moment du départ, cependant, celle-ci s’aperçut qu’elle avait oublié son bouquet. Jean courut le lui chercher, et le lui remit. Elle était déjà dans l’antichambre, habillée pour le départ ; en lui donnant les roses, il effleura les doigts de la jeune fille ; elle feignit de ne pas l’avoir senti ; mais pendant l’échange du dernier bonsoir, elle plongea son visage au milieu des boutons de roses blanches, et en retira deux pétales qu’elle mordillait entre ses dents...

    Jean la regarda comme il ne l’avait jamais fait encore. Les paupières de Clotilde battirent deux ou trois fois, et elle se détourna lentement, suivant les invités dans l’escalier.

    Jean restait immobile, les yeux fixés sur la porte : sa mère lui toucha doucement l’épaule.

    – Il n’est pas minuit, lui dit-elle, et j’ai à te parler ; viens dans ma chambre.

    Il la suivit docilement dans la grande chambre fraîche, où brûlait une lampe.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • III

  •  

    Jean s’assit en face de sa mère, les yeux dans ses yeux, afin de ne rien perdre de ce qu’elle allait lui dire. Il n’avait pas peur, et cependant une sorte d’inquiétude lui donnait un peu de fièvre.

    – Tu as vingt et un ans accomplis ce matin, mon enfant, dit Geneviève d’une voix grave, et je dois te rendre compte de ma tutelle, pendant les seize années qui se sont écoulées depuis la mort de ton père.

    Jean fit un geste ; elle l’interrompit avant qu’il eût parlé.

    – Je sais que tu as confiance en moi, mon fils ; aussi n’est-ce pas un compte d’argent que je veux te donner, c’est l’explication de l’éducation que tu as reçue et de la fortune à laquelle tu peux prétendre.

    Elle s’arrêta un instant et reprit :

    – Tes grands-parents, qui vivent encore au moulin Frappier, sont de simples paysans qui savent à peine lire et pas du tout écrire. Ton père était devenu par un héritage, qui était à la fois une bonne action et une sorte de justice, le propriétaire du moulin et du domaine. Moi, je n’avais rien. Quand ton père m’a épousée, j’étais servante chez l’aubergiste d’un hameau nommé Délasse, sur la commune de Haville.

    Jean prit la main de sa mère et la serra tendrement.

    – Tes grands-parents ne m’aimaient pas ; ils avaient plusieurs raisons pour cela. D’abord, j’étais pauvre ; ensuite... mais tu trouveras l’explication de la seconde raison dans le testament de ton vieux cousin Frappier, que, suivant ses intentions dernières, le notaire m’a envoyé ce matin. De plus, j’étais leur belle-fille, et ton père m’aimait. Ta grand-mère était jalouse de cette affection, et je crois que plus j’avance en âge, plus je suis disposée à l’en excuser.

    Jean rougit un peu et sourit d’un air embarrassé. Geneviève continua.

    – Enfin, ils ne me rendaient pas heureuse, mais je supportais beaucoup de choses sans rien dire, à cause de ton père que je craignais d’affliger. Un grand malheur nous arriva : je t’ai raconté comment ton père fut tué par l’explosion d’une meule. Après sa mort, la vie me devint intolérable au moulin. Moi, ce n’était rien, mais toi ! on te rendait menteur, méchant, paresseux, ingrat. Je ne pouvais le souffrir plus longtemps, et un beau soir, poussée à bout, provoquée par les plus méchants procédés, je m’enfuis t’emportant dans mes bras.

    Jean vint s’asseoir sur le canapé auprès de sa mère qu’il serra contre lui.

    – Tu m’appartenais, tu étais mon bien, c’était clair, et cependant, aujourd’hui que ma raison s’est mûrie, et que je connais les lois du monde, je me demande comment j’ai pu concevoir et exécuter cet acte inouï. Heureusement pour nous deux, tes grands-parents s’étaient mis dans leur tort d’une façon si évidente qu’il leur était impossible de réclamer. Ils essayèrent de te faire revenir, mais il leur fallut y renoncer, et tu me restas, mon cher trésor. Je n’avais que toi, mais je t’avais bien à moi.

    – Et le moulin ? demanda Jean, intéressé au plus haut degré, et se demandant comment jusqu’alors il ne s’était pas informé davantage de choses qui le touchaient directement.

    – Le moulin était resté à tes grands-parents. Je leur en avais laissé la gestion, comme une sorte de compensation pour l’ennui que je leur causais en leur enlevant leur petit-fils. Mais par un point d’honneur à moi, je m’étais promis de t’élever avec mes propres ressources. Si j’avais échoué dans mes tentatives pour subvenir à nos besoins, tu comprends bien que je n’aurais pas laissé souffrir ton éducation morale ou physique par un amour-propre mal entendu ; mais la chance m’a permis de trouver l’emploi de mes travaux avant que la somme d’argent que j’avais emportée, et qui était un présent de ton père, fût épuisée. Donc, je puis te le dire aujourd’hui avec un peu d’orgueil, tu es le fils de mon travail et de ma volonté : ton éducation n’appartient qu’à moi seule ; je suis deux fois ta mère.

    Jean s’était laissé glisser à terre, et il baisait avec reconnaissance les mains de sa mère.

    Il posa sa tête sur le sein maternel et resta à terre, les genoux pliés comme au temps où il était tout petit.

    – Tu comprends, reprit Geneviève, que pendant les seize années que nous avons passées loin du moulin, tes revenus, dont nulle partie n’était distraite, car tes grands-parents ne dépensent presque rien, et les menus produits du manoir leur suffisent amplement, pendant seize ans, tes revenus accumulés ont plus que doublé ta fortune.

    – Nous sommes donc bien riches ? dit Jean en ouvrant de grands yeux.

    – Je n’ai rien à revendiquer dans ta fortune, mon fils, tout est à toi. Tu possèdes aujourd’hui le moulin Frappier et les fermes qui en dépendent. Grâce à une ligne de chemin de fer qui passe à peu de distance, et aussi grâce à des améliorations introduites dans le système des eaux, par mes ordres, ces biens valent cent vingt mille francs, et vaudront davantage avec le temps. Le moulin rapporte cinq mille francs ; les fermes, trois mille. Ces revenus capitalisés, défalcation faite des sommes qu’a nécessitées l’entretien des biens, donnent environ cent mille francs placés en valeurs diverses. De plus, le vieux cousin Frappier, qui nous aimait tous deux, t’a légué une fortune composée d’une cinquantaine de mille francs en terres. Il ne plaçait pas d’argent, il achetait sans cesse un clos par-ci, un pré par-là, et toujours à proximité des biens que t’a laissés ton père, de sorte qu’avec un peu de patience et d’habileté tu pourras acquérir les bandes de terrain qui séparent les pièces, et ta propriété sera une des plus étendues du canton. Te voilà donc en possession, à partir de ce jour, d’un revenu qui, bon an, mal an, atteindra quinze mille francs. C’est à toi de voir si tu veux mener l’existence d’un oisif ou celle d’un homme de travail.

    Jean écoutait et ne pouvait en croire ses oreilles.

    – Mère, dit-il après un moment de réflexion, comment se fait-il que je n’aie rien su de tout cela ?

    – Je craignais que la pensée de la fortune ne te détournât du travail, et je crois que j’ai bien fait de ne pas t’en parler.

    – Tu as bien fait, mère, sans doute. Mais crois-tu prudent de me le dire aujourd’hui ? Il me semble que je suis encore bien peu raisonnable, pour me savoir à la tête de tant d’argent.

    – Il faudra pourtant que tu m’en donnes une décharge par-devant notaire, dit Geneviève en souriant d’un air grave. Je n’ai plus le droit de te le cacher, mon fils. À dater d’aujourd’hui, tu es un homme.

    Jean ne put s’empêcher de rire.

    – Va pour un homme, dit-il, quoique je me sente bien gamin ! Ainsi, mère aimée, c’est toi qui as subvenu à tous les frais de mon éducation ?

    – Oui, et c’est mon orgueil, c’est ma joie ! dit fièrement Geneviève. Ne me parle jamais de me les rembourser, je ne te le pardonnerais pas ! Mais il y a autre chose. J’ai promis à tes grands-parents de te ramener au moulin quand tu aurais atteint ta majorité. Il faut aller au moulin.

    – Tout de suite ? fit Jean avec un effroi comique.

    – Non, après l’ouverture du Salon, répondit Geneviève.

    Elle ne put s’empêcher de regarder avec orgueil le beau garçon qui restait assis à ses pieds.

    Jean méditait.

    – Quand j’écrivais par tes ordres des lettres de bonne année à mes grands-parents, j’étais loin de me douter que c’étaient des paysans très riches. Je me figurais de vieilles gens, des sortes d’anciens employés, qui vivaient dans une petite ville, comme on en voit quand on passe en chemin de fer... Et pourquoi ne sommes-nous jamais retournés au moulin Frappier ?...

    – Ils auraient voulu t’y garder, dit jalousement Geneviève.

    Jean embrassa encore une fois sa mère, et se retira dans sa chambre. Longtemps, le mirage de cette fortune inattendue le tint éveillé. Il voyait aussi ses deux petits panneaux suspendus à des hauteurs incalculables au-dessus de la cimaise, au salon de peinture ; puis le dernier regard de Clotilde lui revenait de temps en temps, submergé, il faut bien le dire, par des quantités de questions diverses qu’il se posait à lui-même. Qu’était le moulin ? comment était-il fait ? Et ses revenus, que pourrait-il bien en faire ? Et ses grands-parents, que leur dirait-il ? Enfin il s’endormit en essayant de se représenter le notaire, qui avait si bien aménagé cette belle fortune.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • IV

  •  

    – Papa, papa, c’est ici ! au troisième rang ! C’est moi qui t’ai trouvé ! dit Renée en tirant son père si fort qu’elle faillit renverser un monsieur très chauve qui regardait en l’air. C’est moi qui l’ai trouvé, répéta-t-elle à l’oreille de Clotilde, oui, moi, et pas toi !

    Elle lui fit une grimace expressive, derrière sa main, en cachette, et toute la famille se planta devant les deux paysages de Jean Beauquesne, accrochés non loin l’un de l’autre, à une hauteur très raisonnable, qui permettait de les voir sans lunette d’approche.

    – Un peu plus loin, et un peu moins en rang, je vous en prie, dit M. Reynold avec une bonhomie touchante ; nous avons l’air d’une famille de province.

    Une bande de provincial qui passait justement le long de la cimaise jeta à l’homme influent autant de regards indignés qu’elle comptait de membres ; mais il avait bien autre chose en tête.

    – Ça, c’est un paysage de Brives-la-Gaillarde, dit à un camarade un peintre méconnu, en lui montrant un des panneaux de Jean, et l’autre, c’est une vue de Pouilly-les-Oies, et tous les deux, ça fait de jolis devants de cheminée ; les devants de cheminée de l’avenir ! Plus solide et moins coûteux que le papier peint, mesdames et messieurs ! Si ce n’est pas écœurant ! Il y a rue de Laval un marchand de peintures qui en a des douzaines qu’il vend cent sous ou six francs, suivant la figure du bourgeois, et ça vaut mieux que ces machines-là !

    Ils passèrent, laissant M. Reynold plongé dans l’effarement le plus complet, Clotilde rouge et honteuse, et Renée dans une indicible colère. Ne sachant comment venger la peinture de son ami, elle tira démesurément la langue au peintre, qui ne pouvait la voir.

    Jean arriva en ce moment.

    – Je vous cherche depuis une heure, dit-il, tout hors d’haleine.

    – Connaissez-vous cet homme ? dit majestueusement M. Reynold en indiquant l’orateur, pâmé devant une nature morte, et qui expliquait à son ami combien ce tableau était supérieur à ceux des « anciens ».

    Jean tourna autour de l’individu désigné, et revint en riant.

    – Oui, je l’ai vu quelquefois ; il faudrait l’entendre, il est assez drôle.

    – Drôle ? Il arrange bien votre peinture ! Nous l’avons entendu.

    – Ah ! ça ne m’étonne pas, dit Jean, c’est un refusé.

    Les deux fillettes tournèrent le dos au refusé avec accord parfait, et M. Reynold opéra le même mouvement de dédain avec une lenteur pleine de dignité.

    – Dis donc, Jean, fit Renée, profitant pour tutoyer son ami de ce qu’on n’oserait pas la gronder en public, il dit que ta peinture ressemble à des devants de cheminée !

    – Eh ! il y a du vrai là-dedans, fit Jean d’un ton mélancolique. Je n’ai pas assez regardé la nature.

    Clotilde ne cessait d’observer le jeune homme avec une curiosité discrète ; elle s’était figuré qu’un peintre reçu au Salon se trouvait au-dessus de toutes les critiques ; c’était en quelque sorte un brevet de talent que conférait l’admission. L’amour-propre de la jeune fille souffrait vaguement de voir Jean traité par les autres et par lui-même avec tant de sans-gêne. Elle fit le tour de l’Exposition avec l’air d’une jeune martyre qui se résigne, et rentra au logis dans un état d’esprit peu satisfaisant.

    Jean dînait ce jour-là chez M. Reynold avec sa mère. On lui fit les honneurs du repas, et le chef de la famille ordonna même de servir du vin de Champagne pour fêter le début de leur jeune ami sur la grande scène de l’art !

    Après le dîner, on causa joyeusement de tout le monde, de tout ce que pouvaient entendre les oreilles des deux jeunes filles naturellement. Mais M. Reynold semblait ce soir-là piqué par une mouche spéciale. Il se tenait si près de la limite qui sépare ce qu’on peut entendre de ce qui doit se taire, que Marguerite le regarda plus d’une fois avec étonnement, se demandant où voulait en venir cet homme ordinairement si prudent.

    – Il faut se marier de bonne heure, je ne sors pas de là, conclut l’homme influent après avoir cité plusieurs exemples de mariages malheureux. Se marier de bonne heure, et voir grandir ses enfants autour de soi, quelle joie serait plus douce au cœur du père de famille ? N’est-ce pas, mesdames ?

    Les dames tombèrent d’accord. Les demoiselles n’auraient pas demandé mieux que de donner aussi leur opinion, mais on ne la leur demandait point. Renée hocha sagement la tête en guise d’approbation. Clotilde baissa les yeux et ne dit rien.

    – Et vous, jeune homme, votre avis ? demanda soudainement M. Reynold.

    C’était un coup droit ; Jean n’y songeait pas. Avec la candeur d’un agneau poursuivi qui se réfugie chez le boucher, il répondit :

    – Pourvu qu’on aime sa femme, il me semble, monsieur, qu’on peut se marier à n’importe quel âge. L’essentiel, c’est d’être sûr qu’on sera heureux.

    – Bien répondu ! fit M. Reynold. Et de plus je me permettrai d’ajouter qu’à mon avis la fortune ne fait pas le bonheur ! Pourvu qu’il sache joindre les deux bouts, un jeune homme qui a du talent peut épouser une fille sans dot. L’avenir ne leur en réserve que plus de jouissances. N’êtes-vous pas de mon avis, madame ? dit-il en se tournant vers Geneviève, vous qui avez été l’artisan de votre propre fortune ?

    – Pour moi, répondit Geneviève, c’est très différent. Je voulais élever dignement mon fils, et je tenais à honneur de doubler l’héritage que son père lui avait laissé. Sans cela, je ne sais si j’aurais eu le courage de travailler comme je l’ai fait.

    Les yeux de M. Reynold brillèrent.

    – Vous avez doublé son héritage, chère madame, et comment cela, je vous prie ?

    – En capitalisant les revenus pendant une période de seize années, répondit Geneviève. Le moyen est bien simple, comme vous le voyez.

    – Admirable ! s’écria M. Reynold enthousiasmé ; sublime ! Ah ! madame, vous êtes une mère comme il y en a peu ! Permettez-moi de vous serrer la main.

    Les yeux de Renée allaient malicieusement de Clotilde à Jean, qui évitaient de se regarder pendant cet entretien. Tout à coup la fillette se pencha vers son ami.

    – Es-tu riche ? lui dit-elle à voix basse.

    – Non, répondit-il. J’ai à peu près quinze mille francs de rente. Ce n’est pas de quoi rouler carrosse, mais pour un paysan comme moi...

    Clotilde détourna la tête avec une moue. Rien ne lui était plus désagréable que d’entendre Jean rappeler son origine.

    Le lendemain, les deux mères se trouvaient ensemble ; la conversation tomba tout à coup entre elles, comme si elles eussent eu quelque secret à se cacher mutuellement. Enfin madame Reynold fit un effort.

    – Ma bonne et vraie amie, dit-elle à Geneviève, il me semble que depuis quelque temps on vous engage, à votre insu probablement, dans une voie qui pourrait ne pas vous plaire... Bien qu’en vous en parlant je contrecarre peut-être les projets de mon mari, je me crois obligée de vous dire qu’il me semble avoir jeté son dévolu sur votre fils, comme mari de Clotilde, malgré leur extrême jeunesse à tous deux. Il voudrait ne plus avoir à s’occuper d’elle, et Jean lui paraît juste assez naïf pour se laisser prendre sans difficulté.

    Geneviève déposa son ouvrage sur la table.

    – Je m’en suis aperçue depuis bien longtemps, dit-elle, mais maintenant il n’y a plus à en douter ; hier M. Reynold a parlé assez franchement pour nous mettre à l’aise.

    – Eh bien ? fit Marguerite, étonnée de ce calme.

    – Eh bien ! je suis d’avis de laisser aller les choses.

    – Vous accepteriez Clotilde pour belle-fille ? fit madame Reynold de plus en plus surprise et tant soit peu mécontente.

    – Écoutez, mon amie, dit Geneviève en lui prenant la main, je crois aussi inutile que dangereux de s’opposer aux mariages qui déplaisent. Non, Clotilde ne me plaît pas pour belle-fille ; mais si mon fils l’aime véritablement, j’aurai beau lui résister, je n’obtiendrai pour tout résultat que de leur inspirer à tous deux de mauvais sentiments, car le mariage se ferait tout de même...

    – Jean ne se marierait pas contre votre gré ! dit madame Reynold.

    – Je n’en sais rien, et crois plus sage de ne pas en faire l’expérience, répondit la prudente mère. Mais la question est de savoir s’il l’aime véritablement, ou s’il éprouve seulement pour elle un sentiment passager. Clotilde, sans s’en douter, nous aidera elle-même à le reconnaître. Elle est mondaine et vaniteuse ; sous ses dehors légers, mon fils est plein de sentiments graves, et de nombreuses impressions nouvelles lui sont réservées d’ici peu... Je suis persuadée qu’il ne tardera pas à voir clair dans son cœur. S’il aime Clotilde, eh bien, il l’épousera ! Que voulez-vous, ma chère, nous élevons nos enfants non pour nous, mais pour eux-mêmes.

    – J’avais pensé qu’il épouserait Renée, dit tristement madame Reynold. Avec quelle joie j’aurais remis ma fille aux mains de ce brave garçon dans quelques années d’ici !

    Geneviève sourit.

    – Oui, dit-elle, on fait de ces rêves, et puis la réalité n’y ressemble guère. Ils se sont connus trop jeunes pour s’aimer autrement que d’une affection fraternelle. Croyez-moi, mon amie, laissons nos enfants chercher leur voie, contentons-nous de les diriger de loin, d’une façon indirecte, jusqu’au jour où ils voudraient faire quelque action déshonorante ou périlleuse... C’est alors seulement qu’il faut faire acte d’autorité... Nous ne leur apprendrons pas à aimer ce que nous aimons... soyons heureux s’ils nous aiment ! C’est déjà beaucoup.

    Cette sagesse mélancolique n’était pour Marguerite qu’une demi-consolation.

    – À quoi vous décidez-vous ? dit-elle enfin. Mon mari a l’intention de vous inviter à passer l’été chez nous, à Rosigneules, comme de coutume ; viendrez-vous ?

    – Non, dit Geneviève ; il faut que mon fils aille voir ses grands-parents au moulin Frappier. C’est une dette que je dois acquitter sans délai. Voulez-vous me faire plaisir ? Venez avec nous, amenez les jeunes filles, et votre mari lui-même.

    – Mais... objectait Marguerite.

    – Il n’y a pas de mais ; faites ce que je vous dis. Votre mari sera enchanté d’inspecter les propriétés de Jean.

    – Pour cela, je n’en doute pas ! fit Marguerite en riant malgré elle ; mais ne craignez-vous pas de laisser les jeunes gens si près l’un de l’autre, dans la liberté de la campagne ?

    – À Rosigneules, ce serait la même chose, fit observer Geneviève, et d’ailleurs j’ai mon idée. Consentez-vous ?

    – Soit ! dit madame Reynold avec un reste d’hésitation, qui fut bientôt vaincu par les assurances de son amie.

    Il fut convenu que Geneviève et son fils partiraient la semaine suivante, et que toute la famille Reynold les rejoindrait quinze jours après.

    – Tu es bonne, ma mère ! dit Jean quand cet arrangement lui fut communiqué.

    – Tu crois ? fit Geneviève avec un sourire moitié tendre, moitié railleur. Mais elle ne lui demanda pas d’explications.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • V

  •  

    Le feu du soir brillait dans la grande salle du manoir, au moulin Frappier, éclairant de ses lueurs capricieuses la figure ridée du vieux Simon, qui s’y chauffait les jambes, suivant son habitude.

    Victoire, vieillie, blanchie, courbée, mais toujours alerte et grognon, allait et venait, préparant le repas du soir. Ils n’avaient guère changé, ces habitants du moulin, car leur vie uniforme ne prêtait pas aux émotions vives, qui rongent et détruisent les visages comme les cœurs.

    Sur le seuil, une petite servante, en tout semblable à la Mélie d’autrefois, récurait une cruche de cuivre, à la lueur du jour décroissant. Quand elle eut fini, elle rinça avec de l’eau fraîche le vase aux flancs rebondis, puis elle le leva sur son épaule avec un geste aisé et charmant, et l’y maintint en équilibre au moyen d’une courroie qu’elle tint serrée dans sa main droite. Ainsi faisaient sans doute, il y a trois cents ans, les trayeuses des vieux Frappier. La tête un peu de côté, la fillette partit d’un pas égal et rapide.

    Au milieu de la cour, elle croisa un grand jeune homme, qui marchait lentement en regardant à droite et à gauche ; il était un peu pâle, et cherchait à rassembler des souvenirs diffus ensevelis au plus profond de sa mémoire.

    – Simon Beauquesne ? demanda-t-il à la petite servante.

    Elle indiqua la porte ouverte, et resta muette devant un si beau monsieur.

    Il souleva son chapeau et passa. Elle le regarda jusqu’au moment où il disparut dans l’ombre du seuil, et courut tout d’un trait au pré où paissaient les vaches.

    – Bonsoir, dit le jeune homme en restant sur la porte.

    Il avait ôté son chapeau, et recevait en pleine figure la lueur du feu, alimenté par des ajoncs secs, qui font une grande flamme.

    – François ! cria Simon en se levant, mon François !

    Il retomba assis, les yeux fixés sur cette image vivante de son fils perdu.

    – C’est Jean ! s’écria Victoire en courant à son petit-fils. C’est notre Jean !

    Il fut aussitôt serré dans les bras de la vieille paysanne, qui l’accablait de questions, puis il s’approcha respectueusement du fauteuil du grand-père et lui donna l’accolade.

    – Eh bien, et ta mère ? demanda Victoire.

    – Elle vient. Elle a voulu que j’eusse votre premier mot de bienvenue, dit Jean en s’asseyant sur le banc de châtaignier, noirci par l’usage.

    – Qu’il est beau, notre Jean ! faisait Victoire en tournant autour de lui.

    Elle avait allumé deux bougies dans de grands chandeliers de cuivre, et elle contemplait curieusement le petit-fils si longtemps éloigné du domaine paternel.

    – Il est grand comme était son père, n’est-ce pas, Simon ?

    – Un peu moins grand, je crois, répondit le vieillard, à peine remis de son émotion. Et pourquoi m’avez-vous pas écrit le jour exact de votre arrivée ! Vous vouliez donc me faire une surprise, ta mère et toi ?

    – Ce n’est pas cela, répondit Jean, nous craignions au contraire de ne pouvoir arriver au jour fixé, et nous ne voulions pas vous donner l’ennui d’une vaine attente. Quand avez-vous reçu notre lettre !

    – Hier matin ! Et ta chambre est prête, mon garçon. Une belle chambre ! Celle qu’habitait ton père avant d’être marié.

    Geneviève entra à son tour et fut cordialement reçue par les grands-parents. Ils ne lui en voulaient plus, car à la longue tout s’apaise, même la haine. À vrai dire, ils lui savaient gré d’avoir tenu sa promesse en amenant leur petit-fils au moulin.

    De questions en réponses, le temps passe vite ; on en était à peine au quart de ce que l’on avait à s’apprendre, quand un pas léger comme celui d’une souris se fit entendre derrière eux. Jean se retourna vivement, et, par suite de ce mouvement, la clarté des deux bougies tomba sur le visage enfantin, sur les yeux bleus étonnés, sur les cheveux d’or frisés de la petite servante qui rentrait avec sa cruche de cuivre sur l’épaule.

    Jean se précipita instinctivement pour l’aider à s’en débarrasser ; mais cette politesse citadine ne fut point acceptée par la fillette. Sans trouver de mots pour expliquer sa pensée, elle fit glisser à terre le lourd fardeau, et resta rouge et confuse sous les yeux qui la regardaient.

    – Laisse-la, Jean, dit Victoire, ces jeunesses-là, ce n’est pas accoutumé à ce qu’on les aide ; ça se tire bien d’affaire tout seul.

    Le jeune peintre ne pouvait détacher ses yeux de la mignonne figure. Le buste étroitement serré dans un corsage de droguet noir, les bras et le cou recouverts par la grosse chemise de toile, la jeune fille avait l’air d’une nymphe de Jean Goujon, vêtue à la mode campagnarde. Le petit bonnet blanc insuffisant pour contenir les cheveux rebelles, lui donnait un air d’enfant mise en pénitence, qui la rendait plus touchante.

    À regret, Jean retourna vers ses parents. Sa mère causait avec Simon, et n’avait rien remarqué. Un ordre de Victoire amena la fillette dans la partie éclairée de la salle, et Geneviève à son tour s’arrêta surprise.

    – Mélie ! dit-elle.

    L’enfant leva sur elle ses yeux bleus que remplit soudain un flot de larmes contenues.

    – C’est la fille de Mélie, dit Victoire. Après votre départ elle avait épousé Saurin ; mais elle n’avait guère de force, elle est morte il y a quatre ans, et nous avons pris la petite pour nous servir, quoiqu’elle ne soit pas bonne à grand-chose.

    À ce reproche immérité, une vive rougeur couvrit les joues de la fillette ; mais elle ne dit rien, et continua sans bruit son service.

    Quand le repas fut prêt, Victoire appela ses hôtes.

    – Allons, dit-elle, vite à table. Toi là, Jean près du père. Vous ici, ma fille ; et toi, ajouta-t-elle à Simplicie, va-t-en là-bas.

    Elle indiquait un coin, près de la porte. Geneviève s’interposa.

    – Elle ne mange donc pas avec vous, suivant l’usage du pays ?

    – Si, mais pas avec de belles gens de la ville comme vous ! répliqua Victoire d’un ton à demi moqueur.

    – Si c’est cela, je vous en prie, ne faites pas de différence à cause de nous, dit Geneviève en regardant la fillette avec bonté.

    – Allons, fit Victoire, puisque tes maîtres le permettent, Simplicie, viens t’asseoir à table.

    La jeune fille, les yeux toujours baissés, avec une indicible expression de modestie et de souffrance, s’assit au bout de la table, devant sa petite soupière, et mangea sans oser regarder une seule fois ces nouveaux hôtes du moulin, que Victoire appelait ses maîtres.

    Bientôt après, les voyageurs fatigués demandèrent leurs chambres. Montant dans la sienne, Jean poussa un cri de joie. La fenêtre ouverte, décorée à l’extérieur de festons de vigne, laissait entrer la clarté magique de la pleine lune. Il souffla sa bougie pour mieux jouir de cette lumière.

    – Oh ! mère, dit-il, c’est trop beau ! C’est comme un conte de fées. Que nous allons être heureux ici !

    Au moment de s’endormir, il s’aperçut que depuis son arrivée il n’avait pas pensé une seule fois à Clotilde. Il voulut réparer cette négligence ; mais, par un inexplicable caprice de son imagination, ce fut la fillette aux cheveux d’or qui se présenta à son souvenir.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VI

  •  

    – Parle-moi de ta mère, dit Geneviève à Simplicie, venue le lendemain matin pour lui demander si elle n’avait besoin de rien, d’après les ordres de Victoire, qui mettait son amour-propre à flatter les goûts citadins qu’elle supposait à sa belle-fille.

    La mignonne créature rougit, sourit, et tout à coup deux larmes coulèrent sur ses joues veloutées.

    – Tu te souviens de ta mère, n’est-ce pas ? insista Geneviève avec bonté.

    – Oh ! oui ! Elle vous aimait bien ! Elle a dit bien des fois que si vous aviez été là, la vie eût été meilleure pour tout le monde au moulin.

    La fillette avait parlé tout d’une haleine. Elle s’arrêta court, hésita, regarda le coin de son tablier qu’elle roulait dans ses doigts, et fit un mouvement pour s’en aller.

    – Attends, fit Geneviève. Alors, Mélie pensait encore à moi ? Elle t’a parlé de moi ?

    – Je vous connais bien, sans vous connaître ; répondit Simplicie en prenant courage. Ma mère ne laissait pas passer de jour sans parler de vous et de petit maître Jean. Si elle avait vécu pour vous voir arriver hier, elle aurait été trop contente.

    Geneviève soupira. Les batailles de la vie brisent presque toujours ainsi quelque cœur aimant qu’on est obligé de laisser derrière soi. Mélie avait souffert au départ de sa maîtresse malgré son nouveau bonheur, malgré son mariage, et son mari avait été sans doute impuissant à la défendre contre les colères de Victoire.

    – Ton père est bon pour toi ? demanda madame Beauquesne.

    – Il est bien bon, mais je ne le vois guère depuis que je suis ici... Il travaille tout le jour, et le soir venu, il est las, il dort.

    Un air de fatigue inexprimable passa sur les traits de Simplicie. C’était déjà la vie qui s’appesantissait sur elle, bien qu’elle eût à peine quinze ans. Geneviève en eut pitié.

    – Tu resteras à mon service pendant que je resterai ici, dit-elle. Il y a d’autres servantes ?

    – Oui, à la ferme.

    – Eh bien, on leur fera faire ton ouvrage. Tu es à moi, maintenant.

    – Dites-le vous-même à madame Victoire, fit craintivement la petite.

    – Sois tranquille, tu n’as qu’à obéir, et à ne t’inquiéter de rien.

    Simplicie se retira le cœur plus joyeux qu’elle ne se l’était senti depuis la mort de sa mère, et Geneviève alla voir si son fils était éveillé.

    Sa chambre était vide, il était sorti depuis longtemps. Les premiers rayons du soleil, pénétrant à travers le rideau de pampres de sa croisée, l’avaient invité à parcourir son domaine.

    Depuis deux heures, il marchait sur les talus plantés d’une double rangée d’arbres séculaires, qui font de si belles promenades autour des pièces de terre dans cette partie de la Normandie. Il allait au hasard, au travers des buées blanches que la chaleur du soleil matinal faisait lever des prés humides, et qui s’enroulaient en flocons laineux autour des buissons d’osier. Les champs succédaient aux champs, les prés aux prés ; la jolie petite rivière miroitait par places, au milieu des iris en fleurs, épais sur ses bords comme une forêt vierge. Les vaches paresseuses broutaient lentement l’herbe haute ; au penchant de la vallée, dans la lande encore dorée par la fleur jaune des ajoncs, les agneaux de l’année grimpaient déjà hardiment derrière les brebis blanches. Jean marchait comme dans un rêve ; tout cela était à lui !

    Saurin lui avait dit : Jusqu’au rocher noir qui se trouve au tournant de la vallée, tout est à vous. Il arriva enfin au rocher noir et se retourna pour contempler sa richesse.

    Le soleil emplissait la vallée d’une lumière si douce qu’elle semblait tamisée à travers une mousseline ; les feuilles des arbres brillaient comme si elles étaient franchement vernies, l’herbe ressemblait à du velours, les fleurs à des pierres précieuses, l’air qu’il respirait était une ivresse, toutes ces merveilles étaient à lui, et il avait vingt et un ans !

    Jean se croisa les bras sur la poitrine, leva la tête vers le ciel bleu, et bénit la mémoire de son père.

    C’est son père qui possédait tous ces biens ; – mais, sans sa mère, que fût-il devenu ?

    Un garçon meunier qui venait du moulin, chassant devant lui un mulet chargé de farine, attira son attention sur le chemin qui gravissait le coteau. Sans sa mère, Jean eût été semblable à ce meunier, un peu plus riche, mais aussi peu capable de savourer les exquises jouissances de ce jour... Par un élan de sa pensée, le jeune homme envoya tout son amour à la mère incomparable qui l’avait fait ce qu’il était.

    Il retournait à pas lents au manoir, quand il vit Geneviève venir à lui. Il pressa le pas pour la rejoindre, et lui prit le bras, qu’il passa sous le sien :

    – Que c’est beau ! lui dit-il, et que de richesses ! Non pour l’argent qu’elles représentent, mais pour tous les sens à la fois, que de joies nouvelles... Je crois, ma mère, que tu as agi sagement en ne me laissant venir ici qu’au moment où j’étais en état de goûter toutes ces belles choses. Plus jeune, je n’aurais pas apprécié mon bonheur.

    – J’ai toujours tâché de faire pour le mieux, répondit simplement sa mère.

    En, rentrant au manoir, ils rencontrèrent Simplicie dépêchée à leur recherche. Le bonjour de Jean fit rougir la fillette. Elle n’était pas accoutumée à la politesse ; modestement, comme un chien fidèle, elle les suivit en marchant sur leurs talons. Être si près de ces bonnes gens, c’était en soi une joie.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VII

  •  

    Saurin, absent la veille, attendait ses maîtres dans la salle basse.

    À la vue de Geneviève, il se tint immobile, le cœur plein de larmes. Cette femme aux cheveux blanchissant, aux traits sévères, vêtue simplement, mais à la mode des villes, était-elle bien la même que seize ans auparavant il avait vue dans la fleur de sa jeunesse, couchée à terre sur les débris de la meule qui avait tué François !

    Ce grand désespoir, dont lui seul avait été le témoin silencieux, le remuait encore au fond de l’âme, quand il y songeait ; mais elle, madame Geneviève, avec le souvenir de ses peines avait-elle gardé celui de son fidèle serviteur ?

    Elle s’avança les mains étendues, et sa joue frôla la barbe grise du vieux meunier.

    – Ah ! maîtresse ! dit-il ému...

    Jean lui serrait la main ; il se laissa faire, ébloui, ne comprenant pas bien comment le petit garçon qu’il avait amusé tant de fois était devenu ce beau monsieur, si bien vêtu ; il craignait que les cœurs ne fussent changés comme les apparences, et il essaya de réciter une phrase de bienvenue qu’il mûrissait dans son cerveau depuis longtemps, mais la mémoire lui manqua soudainement.

    – Ah ! Dieu du ciel ! s’écria-t-il, seize ans, c’est long, madame Geneviève ! Et quand on pense que c’est moi qui vous ai fait partir !

    – Vous ? gronda Victoire qui tricotait activement un bas de laine auprès de la fenêtre.

    – Eh oui, moi ! Je peux bien le dire ; à présent que voilà la maîtresse revenue ; c’est moi qui lui ai répété les vilains bruits que vous faisiez courir sur son compte, madame Victoire. Je me suis repenti bien des fois, en voyant combien la maison était devenue triste ; mais aujourd’hui j’en suis content... Bien sûr qu’un jour ou l’autre il y aurait eu ici quelque mauvais coup de fait... Je m’étais juré de ne jamais en rien dire, mais c’est plus fort que moi, il faut que ça sorte !

    Victoire se levait, avec la rage maussade qui était le trait distinctif de son caractère ; Geneviève l’arrêta du geste.

    – Écoutez-moi, ma mère, dit-elle d’une voix grave. Mon fils Jean, que voici, n’a jamais été au courant de nos dissentiments. Je n’ai pas jugé convenable de lui en faire part quand il était petit, de peur de lui inspirer des sentiments qu’il aurait dû chasser ensuite de son cœur. Je vous ai amené un petit-fils respectueux et affectionné. Mais il convient que Jean sache maintenant pourquoi je l’ai élevé loin de la maison paternelle. Il faut que mon fils soit convaincu que les torts n’étaient pas de mon côté ; il faut qu’il le sache de votre bouche, ma mère, et vous, mon père, ajouta-t-elle en se retournant vers Simon qui écoutait sans mot dire. J’ai été une épouse sans reproche : je me suis efforcée d’être une bonne mère ; à présent que les années ont passé sur votre colère, vous devez bien le savoir, Victoire, j’ai eu raison de partir puisque je n’étais pas aimée ici, puisque mon fils ne pouvait apprendre à m’y respecter !

    Simon se leva.

    – Vous avez bien parlé, ma fille, dit-il ; nous avons eu des torts envers vous, ma femme le sait dans son cœur, et moi, je n’étais pas sans reproche. Que voulez-vous ! Nous ne vous aimions pas, c’était assez naturel, car nous voulions notre petit-fils pour nous seuls. Vous nous avez bien punis en nous enlevant l’enfant, mais vous nous l’avez ramené, c’est bien. Et puis, Geneviève, c’est seulement à la mort du cousin Frappier que son testament nous a fait connaître le droit du sang que vous aviez sur ce domaine... Nous sommes vieux, ma fille, et nous voulons mourir en paix ; si vous y consentez, on ne rappellera pas le passé, et nous vous aimerons comme nous aurions toujours dû le faire.

    – Jean, dit simplement Geneviève ; remercie tes grands-parents de leur amitié pour ta mère.

    Les vieillards très émus embrassèrent leur petit-fils qui, troublé, ne savait que dire. Il comprenait seulement qu’une grande réparation était faite à sa mère, et son cœur s’en réjouit pour elle.

    Saurin, sur le seuil de la porte, avait assisté à cette scène.

    – Voilà un beau jour, dit-il ; il est beau pour tout le monde, et pour moi de même, puisque je vois la maîtresse accueillie comme elle doit l’être.

    – Il n’y a plus de maîtresse, dit Geneviève en souriant, il n’y a qu’un maître, et le voilà.

    Elle indiquait Jean ; Saurin se mit à rire.

    – Un beau maître, dit-il ; je suis sûr qu’il ne sait pas distinguer l’avoine du froment.

    – Ah ! Saurin, fit le jeune homme, vous me calomniez ; je connais l’avoine, mais vous m’apprendrez le reste de mon métier de meunerie.

    – Vous ! répéta Saurin ; quand vous étiez petit, maître Jean, vous me disiez toi !

    – Il y a bien longtemps ! reprit le jeune homme, mais je tâcherai.

    Dans la soirée, Geneviève prit son fils à part.

    – Nous avons, lui dit-elle, de grandes obligations à Saurin. Il aurait pu quitter le moulin cent fois pour une, obtenir de plus gros gages, ou s’établir à son compte. Il n’a jamais voulu en entendre parler par amour pour la famille, pour toi, devrais-je dire, car il n’était guère l’ami de tes grands-parents. Ne crois-tu pas qu’il faudrait faire quelque chose pour lui ?

    Jean ne demandait pas mieux ; ils cherchèrent un moyen de faire au brave homme une position honorable, sans l’écarter du lieu où il avait passé sa vie, et, d’un commun accord, ils résolurent de lui affermer le moulin pour une rente qui lui permit de réaliser de beaux bénéfices.

    Le lendemain, de grand matin, Geneviève et son fils allèrent au moulin.

    Depuis le jour des funérailles de son mari, la veuve n’y était pas rentrée. Elle tremblait un peu, et fut obligée de prendre le bras de son fils pour entrer sous la grande porte.

    Le moulin était tel qu’autrefois ; les années n’avaient rien apporté ni emporté dans cette haute cage de pierre, où les meules tournaient toujours. Les yeux de Geneviève se portèrent sur une place du sol, où invisibles pour tous, elle voyait les débris de la meule qui avait fait de son fils un orphelin... La douleur amère, sans pitié, l’étreignit comme alors... On ne se console jamais de la mort de ceux qu’on a vraiment aimés. On peut oublier son chagrin pour un temps ; mais quand la mémoire se réveille, la souffrance est la même après vingt années.

    Geneviève ne voulait pas assombrir l’esprit de Jean en lui racontant l’horrible scène ; il aurait un jour, lui aussi, ses deuils et ses désespoirs, car la vie ne fait grâce à personne ; elle se détourna de l’endroit fatal. Saurin avait suivi son regard ; leurs yeux se rencontrèrent, et ils échangèrent un signe de tête plein de pensées graves et affectueuses.

    – Saurin, dit Geneviève, mon fils a une proposition à vous faire.

    – Voulez-vous prendre le moulin à votre compte ? dit Jean sans préambule.

    Le vieux meunier s’assit sur un sac de grain, qui se trouvait là fort à propos.

    – Moi ? et comment, mon Dieu !

    On lui expliqua le moyen concerté la veille. Il resta muet, les yeux fixes sur l’endroit où était tombé jadis François Beauquesne.

    – Ah ! mon maître, dit-il, votre fils a hérité de votre cœur, et c’est là son plus bel héritage ; mais c’est sa mère Geneviève qui le lui a conservé comme le reste.

    – Eh bien, mon vieux Saurin, voulez-vous ? dit Jean.

    – J’accepte, mon maître ; mais c’est à condition que vous ne me direz plus vous, comme à un étranger, et que s’il m’arrive de vous tutoyer, vous n’en prendrez pas d’ombrage, car ça me semble drôle, quand je pense à vous, de vous traiter comme si je ne vous avais pas tenu dans mes bras...

    La forme élégante de Simplicie se montra sur le seuil.

    – Et celle-là, dit Saurin, qui cachait son émotion sous une apparence plaisante, qu’est-ce que nous allons en faire ? Elle ne voudra plus être servante, à présent que je ne suis plus domestique.

    La fillette ouvrait de grands yeux, sans comprendre.

    – Eh oui, c’est comme ça ! ton père est maître meunier, à présent. Tu vas venir demeurer avec moi, n’est-ce pas, petite ? Tu vivras de tes rentes.

    Simplicie regarda son père avec hésitation, puis dit de sa voix douce :

    – Qui est-ce qui servira madame Geneviève ?

    Saurin éclata de rire, et s’essuya les yeux du revers de sa manche.

    – Elle a raison ! Elle a plus d’esprit que moi ! Allons, reste avec madame Geneviève, si elle le veut bien, et tâche de lui prouver à toute heure du jour qu’il y a du bon dans le sang des Saurin.

    Il se détourna, voulut faire le brave, et tout d’un coup alla se cacher le visage entre les sacs de farine en criant :

    – Ah ! ma pauvre Mélie, quel jour c’eût été pour elle !

    Et il pleura à chaudes larmes ; mais c’était de joie plus encore que de chagrin.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • VIII

  •  

    Quinze jours s’écoulèrent bien vite en préparatifs de toute espèce ; le manoir avait besoin de nombreux embellissements pour devenir digne des hôtes qu’il attendait. Jean, en vrai Parisien, avait été frappé dès le premier abord de l’air de négligence de la cour et du jardin. Il ne comprenait pas une cour autrement que sablée ou pavée ; l’herbe poussait partout en touffes irrégulières dans celle du manoir ; les chemins étaient raboteux et pleins d’ornières ; le jardin, autrefois bien tenu, n’était plus qu’un potager informe. Pourvu qu’il y poussât des choux, Victoire et Simon n’en demandaient pas davantage.

    Un jardinier fut mandé de la ville voisine avec ses aides, et pendant une semaine entière, au grand ébahissement des hameaux environnants, d’énormes charrettes transportèrent sans cesse du sable de rivière et de la terre végétale. Un beau matin, le parterre dessiné par Jean dans le style des anciens jardins de Versailles, en accord avec la maison elle-même, se montra sous les fenêtres comme un tapis de Perse aux couleurs harmonieuses. Des plantes déjà grandes furent repiquées par centaines, et l’eau ne manquant pas, tout reprit à merveille en peu de jours.

    Ces embellissements inutiles ne manquèrent pas d’ennuyer fort les vieux Beauquesne. On eût dit qu’on leur prenait quelque chose en leur ôtant les cailloux contre lesquels leurs pieds avaient pris l’habitude de butter matin et soir. Ils préféraient au beau chemin sablé qui contournait la pelouse nouvellement gazonnée, le sentier capricieusement tracé en zigzag au milieu des touffes d’ivraie par les pieds des allants et venants. Mais Geneviève avec sa voix calme, et Jean avec son beau rire, tinrent bon contre leurs résistances, et, bon gré, mal gré, la cour fut transformée en un parterre parfumé. Les vieux Beauquesne se consolèrent en obtenant grâce pour le potager, qui leur fut laissé, et où Victoire eut la consolation d’aller couper elle-même ses choux à chaque repas.

    Toute la vieille maison avait pris un aspect hospitalier. La grande porte longtemps condamnée s’était rouverte, et laissait voir tout le jour l’escalier de granit à rampe de fer forgé, qui montait jusqu’aux combles, éclairé par de larges fenêtres à petits carreaux. Les chambres, bien aérées, débarrassées de la poussière et des araignées que Victoire, devenue négligente avec l’âge, avait laissées s’y accumuler, reprirent leur aspect seigneurial, grâce aux hautes cheminées de pierre ouvrée, et aux lits drapés, chers à nos aïeux.

    Jean ne voulut rien acheter de neuf ; des meubles modernes auraient fait un étrange contraste avec le cadre qui devait les contenir ; mais, guidé par sa mère, il fit des découvertes de tout genre dans les énormes greniers, et les anciens meubles prirent leur place sous les lambris sculptés dont les plus jeunes dataient de Louis XV. La maison ainsi restaurée prit un grand air, et le jeune homme s’en émerveilla plus d’une fois.

    – Es-tu content de ton œuvre ? lui dit un soir sa mère.

    Ils avaient passé la journée à répartir dans les diverses pièces les objets que Simplicie ne cessait d’apporter avec un goût et une intelligence remarquables.

    – C’est superbe, ma mère chérie ! répondit-il en s’asseyant dans une grande bergère en tapisserie. Tout cela me paraît un conte de fée, et je n’ai qu’un souci : quand l’histoire sera finie, je me réveillerai, et je ne trouverai plus qu’une citrouille à la place de mon carrosse.

    – Tout est bien réel cependant, dit Geneviève, y compris la poussière que nous avons avalée en travaillant. Penses-tu que les Reynold trouveront la maison à leur goût.

    – Je l’espère, répondit Jean, toujours un peu troublé quand sa mère faisait allusion à la visite attendue.

    Pendant un grand silence, il prit son courage à deux mains, puis se confessa tout à coup.

    – Mère, dit-il, je me reproche de manquer de franchise envers toi, et cela depuis longtemps. Il me semble que M. Reynold se montre très bienveillant pour moi, et que... Enfin je suis bien jeune pour me marier, mais cependant, te déplairait-il d’avoir Clotilde pour fille.

    Geneviève réfléchissait, la tête penchée sur la poitrine ; Simplicie, voyant qu’on n’avait plus besoin d’elle, sortit discrètement. Elle n’écoutait jamais les discours de ses maîtres, autant par esprit de devoir que par indifférence pour ce qu’ils avaient à se dire. Ils appartenaient à un monde si peu semblable au sien !

    – Ne déplaçons pas la question, dit enfin madame Beauquesne. Parlons de toi, et de toi seulement. Tu désires épouser Clotilde ?

    Ce fut au tour de Jean d’être pris au dépourvu. Cette question si simple l’embarrassait beaucoup.

    – Le désirer ? Je crois que oui... Vraiment, je ne sais pas si je le désire... M. Reynold le verrait sans déplaisir, à ce que je crois...

    – Je le crois aussi, fit Geneviève. Mais parlons de toi, te dis-je. Es-tu sûr de le désirer ? Le mariage est une chose si importante, qu’on ne peut trop prendre de précautions pour s’assurer de son bonheur futur. Crois-tu être heureux avec Clotilde ? Considérerais-tu comme le plus grand de tous les malheurs la pensée de vivre sans elle ou de lui survivre, si elle venait à mourir ?

    – Je ne sais, dit Jean devenu soudain très grave. Elle me plaît, je crois que je l’aime... mais je n’ai pas réfléchi à tant de choses.

    – Eh bien, mon fils, répondit Geneviève en se levant, tu as le temps d’y penser. Puisque tu n’es pas sûr de préférer Clotilde au reste de l’univers, tâche de voir clair dans ton cœur avant de faire une démarche décisive. Pour ma part, je ne désire en ce monde que ton bonheur. Quelle que soit la femme que tu choisiras, je l’accueillerai comme ma fille, pourvu qu’elle le mérite ; mais il faudra que tu l’aimes... je ne suis pas pour les mariages de raison, surtout quand pour les motiver il ne se trouve ni alliances brillantes ni fortune. Sache bien que M. Reynold, qui t’offre sa nièce, te refuserait sa fille...

    – Pourquoi ? fit Jean surpris.

    – Parce que tu n’es pas assez riche.

    Jean fit un mouvement.

    – C’est impossible ! s’écria-t-il, un homme comme M. Reynold, un ami de quinze ans, ne se laisserait pas influencer par une semblable vétille ! J’ai de quoi vivre honorablement, que faut-il de plus ? Si j’aimais Renée, il n’aurait pas le courage de rendre sa fille malheureuse pour une simple question d’argent.

    Geneviève sourit.

    – Tu parles comme il sied à ton âge, et je regretterais de te voir penser autrement ; mais sois assuré de ce que je te dis. D’ailleurs la question n’est pas là, c’est de Clotilde qu’il s’agit. Sois prudent, je n’ai pas d’autres recommandations à te faire.

    Jean resta plus perplexe que jamais. À Paris, il lui avait bien semblé être amoureux de Clotilde ; en son absence, il se sentait calme, presque jusqu’à l’indifférence. Que signifiait ce changement ? À force d’y penser, il se donna une sorte de fièvre, et devint si impatient de revoir la jeune fille que les jours lui semblaient durer des semaines. Non que sa passion fut très vive, mais il désirait le retour de ses émotions passées. Tout finit en ce monde, même les jours d’attente, et le terme fixé arriva enfin.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • IX

  •  

    Il était environ cinq heures quand le break, acheté tout exprès par Jean Beauquesne, amena la famille Reynold dans la cour du manoir. Renée sauta à bas la première, et fut enlevée dans les bras de Jean, qui la déposa à terre pour recevoir Clotilde.

    Celle-ci avança sur le marchepied un pied mignon chaussé de petits souliers décolletés, descendit sans presque s’appuyer sur le bras du jeune homme, qui cherchait en vain ses yeux. Elle daigna cependant mettre dans celle qu’il lui tendait, une main finement gantée de suède, mais elle la retira aussitôt de l’air le plus réservé.

    – Ah ! la drôle de maison ! s’écria Renée en regardant autour d’elle, et les drôles de chemins ! Et les drôles de chevaux ! Dis donc, Jean, tu as un joli break, mais tes chevaux, quelles rosses !

    – Renée ! fit sévèrement madame Reynold.

    – Je ne sais pas où elle apprend à se servir de telles expressions ! dit M. Reynold en fronçant le sourcil.

    – Papa ! fit l’enfant terrible, c’est toi qui l’as dit : à la gare ! au premier coup d’œil !

    Jean riait ; il n’était pas sensible à de semblables coups.

    – C’est vrai, dit-il, ce sont des bêtes impossibles, des chevaux de travail accoutumés à la charrette. Que voulez-vous, on n’achète pas une paire de chevaux comme on achète une voiture, cela demande plus de soins. L’année prochaine, si vous me faites l’honneur de répéter votre visite, vous serez mieux servis.

    On entrait dans la maison, et instinctivement, M. Reynold, qui ouvrait la marche, tourna à droite dans la première pièce où il vit du monde. C’était la salle basse où depuis plus de vingt années vivaient Simon et Victoire.

    Les deux vieillards s’étaient levés pour recevoir les hôtes de leur petit-fils. Simon tira son chapeau qu’il remit aussitôt, et Victoire fit une courte révérence, à la mode du vieux temps. M. et madame Reynold répondirent avec politesse à ce salut, mais Renée pouffa de rire dans le dos de Clotilde, qui esquissa un sourire dédaigneux, aussitôt réprimé.

    – Mon grand-père et ma grand-mère, dit Jean du ton le plus respectueux. Mes chers parents, voici nos amis, qui ont été bons pour nous, dès le commencement. Je vous prie de les aimer pour l’amour de moi.

    – Soyez les bienvenus chez nous, monsieur et mesdames, dit le vieux Simon en redressant sa haute taille courbée. Nous sommes heureux de voir ceux qui aiment notre Jean.

    M. Reynold répondit quelques paroles polies, et Jean pria les nouveaux venus de monter au premier où les attendait une petite collation.

    – Quelles caricatures ! murmura Renée à l’oreille de sa compagne. Je ne me figurais pas que Jean eût de si drôles de parents.

    – Tais-toi donc ! fit la prudente Clotilde, ils nous regardent !

    Renée prit un air grave ; mais les deux vieillards furent pendant toute la soirée l’objet de sa curiosité maligne.

    Tout lui semblait fort laid dans cette demeure antique, et lorsqu’elle fut seule avec Clotilde, son humeur sarcastique se fit jour.

    – Les vilains lits, dit-elle, avec ces étoffes à ramages, on ne sait trop à quoi cela ressemble ! Et les fauteuils en bois dépeint, et les glaces qui vous font le nez de travers !

    – C’est ancien, tout cela, ma chère ; et cela a de la valeur !

    – De la valeur, de la valeur ! Ça m’est bien égal, si c’est laid ! répliqua la jeune rebelle.

    – Cette question n’est pourtant pas à dédaigner, fit Clotilde en bâillant.

    Renée s’assit en face d’elle et la regarda avec une attention moqueuse.

    – Sais-tu, toi, de quoi je te soupçonne ?

    – Non ! fit Clotilde d’un air maussade.

    – D’être intéressée, et très intéressée !

    – Moi ! s’écria la jeune fille. Ah certes non ! Si j’avais de l’argent, je t’assure qu’il ne resterait pas dans ma bourse. Il y a tant de manières de le dépenser agréablement ; les jolis meubles, les toilettes ; les voitures et les chevaux, l’été à Trouville, l’hiver à Nice... Ah ! si j’étais riche !

    – Je n’ai pas dit que tu fusses avare, rétorqua sévèrement Renée. J’ai dit que tu étais intéressée.

    Clotilde feignant de ne pas entendre, la fillette lui mit la main sur l’épaule.

    – Il m’est venu des doutes, lui dit-elle ; c’est très sérieux, tu sais, Clotilde. Je t’aime bien, mais j’aime mieux Jean que toi.

    – Si ta mère t’entendait ! dit railleusement la jolie coquette.

    – Du tout ! maman le sait très bien, et ne m’en blâme pas ! Je ne suis pas d’âge à ce qu’on me blâme pour penser et dire une chose si simple.

    Clotilde se mordit les lèvres, décontenancée.

    – Il m’est venu à l’esprit, continua Renée, que tu aimes mieux Jean riche que Jean pauvre ; que tu ne l’aurais pas épousé s’il n’avait pas le sou. Est-ce vrai, dis ?

    – Quand on aime quelqu’un, on l’aime toujours, fit Clotilde, en essayant de détourner la conversation.

    – Oui, oui, je te connais, tu ne m’y prendras pas. Tu sais, ma chère, je te l’ai déjà dit, nous sommes camarades, mais pas amies, ce n’est pas la même chose. Si je pensais que tu épouses Jean parce qu’il est riche...

    – Eh bien ? fit Clotilde dont les yeux brillèrent comme l’acier.

    – Je le lui dirais tout simplement, ma belle demoiselle ! Te voilà avertie.

    La jeune fille tourna le dos à Renée et se mit au lit sans dire un mot.

    – C’est égal, pensa la fillette, je crois que je ferai bien d’en parler à mon ami Jean.

    Mais, au grand jour, quand il fallut mettre ce projet à exécution, jamais Renée ne se sentit l’audace nécessaire, et Clotilde garda cette attitude réservée qui rendait Jean si inquiet.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • X

  •  

    – Tu n’as donc pas de voisins ? dit Renée au bout de deux ou trois jours ; on ne voit jamais un chat ici !

    Jean se mit à rire.

    – Les voisins, dit-il, sont un objet de première nécessité que je n’ai pas encore pensé à me procurer ; mais sois tranquille ; la prochaine fois que je me ferai envoyer quelque chose de Paris, je donnerai ordre d’en joindre quelques-uns, de qualité supérieure.

    M. Reynold daigna sourire, sans cesser de lire son journal financier, qui le suivait jusque dans ses pérégrinations les plus lointaines.

    – Vous devez cependant vous trouver bien seuls, dit-il, pendant le temps nécessaire pour tourner la feuille.

    – Non, monsieur, répondit le jeune homme, je pourrais vous répondre comme la dame de la légende à son cavalier, je ne m’ennuie jamais seul ! Mais ce ne serait pas poli ; la vérité est que j’ai beaucoup trop d’occupation pour trouver le temps de faire aux environs les visites que nécessite l’entretien des relations sociales.

    La phrase obtint l’approbation de M. Reynold.

    – Et où s’amuse-t-on ? demanda Renée.

    – On ne s’amuse pas, on travaille, mademoiselle ! répliqua Jean d’un air sévère.

    Renée lui tira la langue, et il lui fit les gros yeux.

    – On a Paris pour s’amuser, conclut M. Reynold.

    – Si on peut dire ! s’écria Renée. À Paris, maman me dit : Travaille, tu t’amuseras à la campagne ; maintenant papa dit : Travaille à la campagne, tu t’amuseras à Paris ! Il n’y aura plus moyen de s’entendre !

    – Vous connaissez-vous en agriculture ? demanda M. Reynold, sans relever le discours de sa fille.

    – Pas du tout ! fit Jean avec assurance.

    – Et en meunerie ?

    – Moins encore !

    – Mais alors, que faites-vous ici ? demanda M. Reynold ébahi.

    – J’ai le plaisir et l’honneur de vous recevoir chez moi, fit Jean avec un beau salut.

    – C’est fort bien, dit l’homme grave, mais cela ne durera pas toujours, et ne saurait suffire à charmer vos loisirs.

    – Saurin me donne des leçons, reprit Jean, et il n’y va pas de main morte, je vous le certifie. Avec un tel professeur, je ne puis manquer de faire les plus rapides progrès.

    Clotilde écoutait cet entretien d’un air ennuyé, bien fait pour attirer l’attention du jeune homme. Plus d’une fois déjà il avait cherché l’occasion de causer avec elle, mais elle semblait l’éviter, si bien que, depuis son arrivée, elle n’avait pas échangé avec lui d’autres paroles que les banalités d’usage.

    Voyant que M. Reynold retournait à son journal, et que les deux dames s’étaient assises dans le parterre, à l’abri de la haute maison qui les protégeait contre le soleil, elle s’écarta sans affectation, et prit le chemin de la rivière. Renée, au lieu de la suivre comme elle le faisait toujours, se dirigea du côté des deux dames, ce qui surprit un peu Clotilde ; mais, connaissant le caractère fantasque de sa compagne, elle ne s’en tourmenta guère. Un coup d’œil à la dérobée lui apprit que Jean, resté seul, se disposait à la suivre, et elle se pressa afin d’être hors de vue quand il la rejoindrait.

    À peine engagée dans l’allée de frênes, elle entendit derrière elle le pas alerte du jeune homme. Elle ne fit pas mine de le remarquer, et il se mit à marcher près d’elle, sans qu’elle donnât le moindre signe de reproche ou d’approbation.

    – Vous êtes fâchée contre moi ? dit Jean, après l’avoir regardée un long moment.

    Sa voix était tendre, car les yeux baissés de la jeune fille réveillaient en lui le trouble qu’il avait ressenti tout l’hiver. Il voulait voir se lever sur lui ces beaux yeux si doux, mais il n’eut pas cette satisfaction.

    – Non, répondit-elle ; d’où vous vient cette idée singulière ?

    – Je ne sais ; je vous trouve si changée ! Autrefois, nous étions amis, nous causions en toute confiance, nous avions mille choses à nous dire... Maintenant, vous m’évitez, vous avez cessé de me parler, vous ne voulez même pas me regarder...

    Les yeux de Clotilde se levèrent avec un regard doux et résigné, si plein de reproches que le jeune homme en fut ému.

    – Bien sûr ! vous n’êtes pas fâchée ? reprit Jean en se penchant vers elle, pour lire sur son visage.

    Elle le regarda encore une fois et sourit. Ce sourire énigmatique était un de ses principaux charmes ; il s’y joignait ce jour-là une mélancolie mystérieuse, bien faite pour piquer au vif un jeune homme déjà amoureux.

    – Alors, continua-t-il, pourquoi vous montrer si différente de ce que vous étiez à Paris ?

    Elle secoua la tête sans mot dire. Ce silence acheva de provoquer Jean au-delà des limites de la raison.

    – Allons par ici, lui dit-il, en lui faisant escalader quelques marches à peine dégrossies dans les racines d’un hêtre, et qui menaient à une de ces belles avenues élevées autour des champs en guise de clôture. Nous y causerons sans risque d’être interrompus.

    Ils pouvaient marcher tous deux de front, parfois obligés par l’étroitesse du chemin de se rapprocher l’un de l’autre. Dans les champs, le bétail était leur seul témoin ; mais ces murs, élevés d’un mètre et demi au-dessus du sol, étaient exposés aux regards de tous côtés. Madame Reynold elle-même n’eût rien pu dire sur le choix de ce lieu de promenade.

    – Dites, répéta le jeune homme, pourquoi semblez-vous me fuir ! M’avez-vous pris en grippe ? Ai-je commis sans le savoir quelque horrible forfait ? Dites-le-moi, au moins, afin que je m’en excuse, car je vous assure que, depuis mon départ de Paris, je n’ai pensé qu’à vous. Je suis peut-être coupable, mais c’est sans le savoir, je vous le jure !

    Jean s’était grisé de ses propres paroles : il se croyait véritablement méconnu, et tout son être palpitait d’impatience dans l’attente d’une réponse.

    Clotilde soupira.

    – Pourquoi m’interrogez-vous ? dit-elle enfin, sans lever les yeux. Il serait plus charitable à vous de ne rien demander. On m’a amenée ici, j’y suis venue, à regret, je dois le dire... mais...

    – À regret ? interrompit Jean, vous me détestez donc bien ?

    – Pouvez-vous le demander ? fit la jeune fille en levant sur lui ses yeux humides.

    Elle les laissa retomber aussitôt, mais le coup avait porté.

    – Eh bien, alors, chère Clotilde, commença Jean, je ne comprends plus...

    Elle se détourna avec un mouvement d’impatience tout à fait charmant.

    – Vous ne voulez pas comprendre, dit-elle d’une voix tremblante. Mon oncle m’a appris que je n’ai aucune fortune ; il aurait peut-être dû me le dire plus tôt, et me donner une éducation mieux en rapport avec mes ressources, mais il a cru bien faire, et je ne puis lui en vouloir. Je sais maintenant que je n’ai rien, que je serais obligée de travailler pour vivre, si ses bienfaits venaient à me manquer... Comprenez-vous maintenant ?

    – Non ! fit Jean en toute sincérité, je ne comprends pas du tout.

    – Eh bien, dit Clotilde avec un violent effort sur elle-même, autrefois je vous croyais peu fortuné ; je pensais bien que vous vous feriez plus tard une fortune avec votre pinceau, mais en attendant vous n’aviez rien, je me croyais riche, aussi riche que Renée, par exemple... et dans ce temps-là... Ah ! vous ne me comprendrez jamais ! ajouta-t-elle en se détournant.

    – Chère Clotilde, s’écria Jean en lui prenant la main, vous vouliez m’enrichir ! Ah ! que je vous aime, pour votre cœur généreux, pour...

    Il baisa furtivement la main qu’il tenait, et qui cherchait à s’en défendre.

    – Eh bien, reprit-il, rien n’est changé, à ce qu’il me semble. C’est moi maintenant qui suis à votre place, vous êtes à celle que j’occupais, les distances ne sont-elles pas les mêmes entre nous ?

    Tout cela était bel et bon, mais le mot mariage n’avait pas été prononcé, et Clotilde était trop habile pour ne pas finir par l’amener d’une façon quelconque.

    – Non, dit-elle, je n’ai pas de talent ; vous êtes riche deux fois, vous, par votre mérite et par votre fortune. Je ne serai jamais la femme d’un homme à qui je devrais tout. Ma fierté s’y oppose, quand même mon cœur devrait en souffrir. Vous avez voulu me faire parler, Jean, vous avez eu tort. Nous pouvions rester amis, maintenant ce n’est plus possible. Je vais prier mon oncle de me ramener à Paris dès demain, et j’entrerai dans une institution comme sous-maîtresse, pour y gagner mon pain...

    Elle voulait reprendre le chemin de la maison, Jean lui barra le passage.

    – Vous êtes trop fière, Clotilde, lui dit-il, on peut tout accepter d’un mari qui vous aime et qu’on aime... Si vous partez, c’est que vous ne m’aimez pas. Partirez-vous ?

    Clotilde ne répondit pas ; Jean, profitant d’un buisson touffu qui les cachait pour un moment à tous les regards, se pencha sur elle, et mit un baiser sur la joue qu’elle détournait.

    Ils revinrent lentement au manoir, en silence. Elle triomphait, et lui se sentait penaud comme un renard qu’une poule aurait pris. Mais il avait oublié toutes les fables de La Fontaine.

    Quand il se trouva seul avec lui-même, Jean fut fort embarrassé de la décision qu’il avait si soudainement prise. À vrai dire, ce n’était pas une décision, pas plus que le plongeon dans le vide qu’on fait quand un malin camarade vous pousse vigoureusement par derrière n’est un saut gymnastique.

    Il était bel et bien le fiancé de Clotilde. L’avait-il voulu ? À s’interroger, il reconnaissait que non ; cependant il ne pouvait s’en prendre qu’à lui seul d’un acte pour lequel il n’avait demandé de conseils à personne, et malgré l’évidence de ce raisonnement. Jean se sentait mécontent de tout le monde : de lui-même, d’abord, de Clotilde, de M. Reynold et même de sa mère.

    C’est à celle-ci qu’il courut d’abord, avec une grande envie de lui demander pourquoi elle ne lui avait pas bellement défendu ce mariage, qui, c’était facile à voir, ne lui plaisait guère ; mais quand il arriva près d’elle, son assurance avait disparu, et il se sentait très petit garçon. Il prit le parti de ne rien dire à personne, et d’attendre que ses sentiments se fussent un peu débrouillés.

    Il aimait Clotilde quand elle était là, c’était certain ; mais, elle absente, il se sentait presque en colère à la pensée de ce qu’il lui avait dit. Peu à peu sa colère se tourna contre lui-même. N’était-ce pas ridicule qu’un grand garçon comme lui se fût laissé prendre...

    Ici, il s’avoua qu’il avait été pris, et toute sa mauvaise humeur se changea en une stupeur profonde. Pris, par qui ? Par cette jeune fille coquette, qui lui montait au cerveau comme un vin trop capiteux ? Cette fois, son amour-propre disparut, et il courut à sa mère pour lui raconter son aventure.

    Madame Beauquesne écouta ce récit non sans inquiétude, mais sans marques extérieures de désapprobation. Elle savait qu’un homme, à vrai dire, ne se marie que s’il le veut bien. Entre la coupe que Jean venait de se verser et les lèvres des deux jeunes gens, il y avait place pour une foule de choses.

    – C’est tout ! demanda Geneviève quand son fils eut terminé sa confession.

    – Certainement ! Tu trouves que ce n’est pas assez ? dit Jean d’un ton tragique.

    – Je trouve que c’est trop. Mais si réellement Clotilde t’aimait, si elle te croyait pauvre, ou à peu près, n’aurais-tu rien à te reprocher ? N’as-tu pas fait de ton mieux pour en arriver là ?

    Jean réfléchit un instant, puis répondit avec toute sa franchise :

    – Non, ma mère, je me suis laissé entraîner ; j’ai fait la cour à Clotilde comme on fait aux jeunes filles aimables et coquettes, mais je n’y ai mis ni toutes mes forces ni toute ma volonté ! Si ce n’était pas horriblement ridicule, je dirais que c’est elle qui m’a séduit.

    Geneviève ne put s’empêcher de rire, tant son fils avait l’air malheureux.

    – Tu ris ? C’est tout l’effet que te fait l’idée que je serai d’ici peu marié avec une femme que je ne suis pas sûr d’aimer ?

    – Tu mériterais que le monde entier fit ses gorges chaudes de ta sottise, mon cher enfant, mais nous tâcherons de te tirer d’un si mauvais pas. Nous en reparlerons à loisir. D’ici là, tâche de ne pas te trouver seul avec Clotilde, car, en vérité, elle me semble plus dangereuse pour toi que toi pour elle... J’ai une proposition à te taire. Si tu veux, nous resterons ici jusqu’à l’époque des grands froids. Il y a tant de travaux pour lesquels notre surveillance est nécessaire.

    – Certes ! s’écria Jean. Ce pays me charme, j’y voudrais vivre toujours. Je ne rêve rien de mieux que d’y passer le plus clair de mon temps. C’est plein d’études intéressantes, et je suis sûr qu’un paysagiste y trouverait de quoi travailler cent ans !

    – C’est ton idée ? fit Geneviève en l’observant. Eh bien, parles-en ce soir à dîner.

    – Pourquoi ?

    – Eh, mon Dieu ! fais ce que je te dis. Tu es venu me demander des conseils, suis-les ! Si Clotilde accepte de passer ici sa vie entre nous deux, j’en fais ma belle-fille avec joie. Mais ne lui en fais pas la proposition, car elle dirait peut-être oui.

    Jean resta rêveur.

    – Mère, dit-il, nous doutons d’elle, et c’est peut-être la meilleure et la plus honnête enfant du monde !...

    – Je le souhaite, mon fils, autant pour elle que pour toi. Mais l’or passe par le creuset ; ne trouve donc pas mauvais qu’une créature, plus précieuse que l’or, soit exposée aux mêmes épreuves.

    Le jour s’acheva cependant sans que Jean eût eu le courage de parler de ses plans. Le regard humide et voilé qu’il avait reçu de Clotilde en la rencontrant sur le seuil de la salle à manger lui avait peut-être ôté le courage. Peut-être aussi le sens du chevaleresque, si fort dans la jeunesse, lui faisait-il repousser l’idée d’un piège. Après le dîner, il resta avec les dames, au lieu d’aller fumer son cigare en compagnie de M. Reynold, comme il le faisait souvent. Une vague crainte d’être entrepris à propos de mariage par l’homme influent, l’engageait à se tenir coi. Une sorte de nuage planait sur la maison, et faisait tomber aussitôt les conversations commencées ; la soirée fut courte, et chacun se retira de bonne heure.

    Le lendemain, Jean se leva de grand matin, comme de coutume. C’est à cette heure matinale qu’il aimait surtout son domaine, dans la fraîcheur de l’aube, dans la douceur transparente des premiers rayons du jour. Comme il descendait l’escalier avec précaution pour ne troubler le sommeil de personne, il entendit la voix de Simon qui se disputait avec sa femme.

    – Je te répète, moi, qu’une Parisienne n’est point son fait, disait le vieillard. Notre Jean a du sang de cultivateur dans les veines, ça se voit à la façon dont il regarde la terre. C’est comme ça que doit la regarder tout homme qui la possède. Ce grand imbécile de monsieur qu’ils ont amené, ça ne sait pas seulement distinguer l’orge du seigle... et tu veux me faire croire que notre garçon épouserait une femme de cet acabit ? J’aimerais mieux lui voir prendre une servante, comme a fait notre François, qui au bout du compte s’en est bien trouvé !

    – Mais si elle était riche, la Parisienne ? fit Victoire d’un ton acerbe.

    – Bonjour, mes grands, dit Jean suivant la mode familière du pays, en se montrant sur le seuil.

    – Eh ! c’est toi, notre fils ? Bonjour, garçon. C’est bien à toi de venir voir les vieux pendant que les jeunes dorment. Tu nous négliges, mon Jean, sans reproche.

    – C’est vrai, dit-il avec cette bonne humeur qui le faisait aimer de tous. Mais aussi pourquoi ne voulez vous pas manger avec nous ?

    – Nous ne savons pas nous servir d’un couteau rond et d’une fourchette comme vous autres, et une demi-douzaine de plats ne nous va guère. Va, mon fils, laisse-nous vivre à notre guise, tout en ira mieux...

    – À votre volonté, dit Jean. Je m’en vais voir la luzerne.

    Il sortit, et l’air frais du matin entra dans sa poitrine, qui se dilata largement.

    – Ah ! il fait bon vivre ! dit-il à demi-voix.

    – Bonjour, monsieur Jean ! dit une douce voix près de lui.

    Simplicie venait à sa rencontre, un grand pot de terre plein de lait dans ses deux mains brunes et mignonnes. Elle lui sourit en passant, car elle s’était enhardie, le connaissant mieux. Il lui répondit par un bonjour amical, et elle entra dans la maison.

    Jean la suivit des yeux.

    – Il faudra que je fasse son portrait, pensa-t-il ; elle est adorablement jolie ; puis elle a tant de bonté, tant de candeur dans le regard.

    Il descendit le cours de la rivière, préoccupé d’abord de son destin si brusquement changé depuis la veille ; puis ce qui l’entourait, les prés, les arbres, le ciel, plein de nuages blancs qui couraient rapidement dans un azur merveilleusement pur, détournèrent le cours de ses idées. Il se mit à marcher vite, suivant les nuages, qui semblaient le couvrir ; la route se déroulait devant lui, avec de petits détours qui lui donnaient l’attrait de l’imprévu. Jamais il n’avait encore été si loin de ce côté.

    Une odeur saline le frappa tout à coup.

    – Est-il possible, se dit-il, que je sois si près de la mer ?

    Il marcha plus vite, et franchit deux collines, croyant toujours arriver à un point élevé d’où il dominerait les environs. Son attente déçue ne fit que redoubler son impatience. La route descendait maintenant, il se mit à courir sur la pente, et tout à coup, à un brusque détour, il s’arrêta, saisi d’un sentiment étrange et nouveau : dans une échancrure de terrain, bleue, et pailletée de points d’argent, tranquille et brillante au soleil, la mer était devant lui, immense, jusqu’aux confins de l’immense horizon.

    Il l’avait vue, la mer, comme on la voit à Trouville avec la côte en face, et le panache de fumée d’un bateau à vapeur au fond, un joli décor d’opéra-comique. Mais ce qu’il avait sous les yeux ne ressemblait guère à ses souvenirs.

    C’était l’Océan paisible, inviolé, que les peintres n’ont pas exposé au Salon, que les touristes n’ont pas croqué sur leur album, entre la charge d’un petit monsieur et la silhouette d’une petite dame. La falaise le dominait, les croupes couvertes de bruyères s’abaissaient comme des bras amis pour enserrer ce triangle d’azur mouvant, si doux à l’œil et pourtant si solennel. Jean eut envie de l’embrasser, et en même temps de se mettre à genoux pour l’adorer. Il sentit dès cet instant qu’il appartenait à la mer, qu’il appartenait à ce pays, et que, forcé de vivre au loin, son cœur languirait toujours dans l’attente du retour.

    Il resta là des heures, oubliant la faim, oubliant ses hôtes et le manoir, et quand il lui fallut s’en revenir, il revint à pas lents, se retournant à chaque détour, s’imaginant qu’il allait voir encore une échappée, un rayon de l’enchanteresse qui l’avait conquis.

    Midi sonnait quand il rentra dans la cour du moulin.

    – On est en peine de vous, lui dit Saurin, qu’il rencontra.

    – J’ai été jusqu’à la mer, répondit Jean d’un ton qui expliquait tout.

    – Ah ! il y a un bon bout de chemin, mais on dit que c’est beau ! fit le meunier.

    – Vous n’y avez jamais été ?

    – Jamais ; je n’en ai pas eu la curiosité, répondit bonnement le brave homme.

    Jean regarda avec surprise cet homme étrange qui vivait si près et qui n’avait jamais eu la curiosité d’aller voir la mer ; puis il entra au manoir, où il fut assailli de questions par la société réunie dans la salle à manger.

    – J’ai été un peu loin, dit-il ; je vous demande pardon de m’être fait attendre.

    Geneviève le regarda attentivement, et vit que quelque chose d’insolite se passait dans l’âme de son fils.

    – Tu as remonté la rivière ? lui dit-elle.

    – Non, je l’ai descendue. J’ai été jusqu’à la mer.

    – Ah ! fit M. Reynold, c’est un beau spectacle.

    – Magnifique, s’écria Jean enthousiasmé. Voulez-vous y aller cette après-midi ? je vais faire atteler le break...

    – Avec tes deux superbes chevaux ? fit malicieusement Renée.

    – Précisément. Ils sont laids et ne vont pas très vite, mais ils ont le pied sûr, et ne courent pas risque de nous faire rouler dans quelque vallon tapissé d’épines.

    Une heure après, le break s’arrêta devant la porte. Saurin servait de cocher ; malgré la dignité de ses nouvelles fonctions, il ne voulait céder à personne l’honneur de conduire ses maîtres. Ce n’était pas un cocher bien élégant, quoiqu’il eût mis sa blouse des dimanches et un superbe chapeau de paille flambant neuf. Son costume et sa tournure prêtèrent à rire aux jeunes filles, mais un regard sévère de madame Reynold leur imposa silence.

    Marguerite, avec toute sa douceur patiente, était d’une extrême clairvoyance. Rien de ce qui s’était passé depuis quelques jours ne lui avait échappé. L’air sournoisement triomphant de Clotilde, pas plus que l’embarras de Jean. Elle n’osait intervenir directement, car son mari détestait toute ingérence dans ses projets, et lui avait défendu une fois pour toutes de contrecarrer ses plans. Mais sa non-intervention dans les affaires de la famille ne l’obligeait pas à laisser les jeunes filles agir à leur guise. Il est vrai que les remarques adressées à Clotilde avaient généralement un assez fâcheux résultat ; mais elle gardait la haute main sur Renée, et une bonne part des reproches faits à celle-ci tombait sur sa compagne. Renée, d’ailleurs, ne s’y trompait pas.

    – Ce n’est pas pour moi, disait-elle souvent à Clotilde ; ça, c’est pour toi, ma chère : fais-en ton profit.

    – Madame Reynold se mit donc à observer sa nièce, et elle s’aperçut, pendant la promenade, des efforts discrets auxquels celle-ci se livrait pour obtenir un regard de Jean qui se montrait imperturbable. À les voir, on ne se fut jamais douté de ce qui s’était passé entre eux la veille ; ils avaient plutôt l’air de deux ennemis qui se craignent que de deux fiancés qui ont échangé leurs promesses. En sentant combien cette attitude du jeune homme lui causait de déplaisir. Clotilde se rendit compte de l’effet produit sur lui par son manège des jours précédents, et s’en applaudit. Mais que s’était-il passé depuis leur conversation de la veille, pour motiver tant de froideur ?

    Comme elle ne pouvait espérer d’éclaircissement tant que durerait la promenade, elle finit par se laisser entraîner à partager la gaieté de Renée, qui trouvait tout très amusant, depuis l’allure des chevaux jusqu’aux paysans rencontrés sur la route, jusqu’aux rares maisons qui marquaient la limite des diverses propriétés, et sur le seuil desquelles elle voyait jouer des enfants joufflus, roses et peu débarbouillés.

    Enfin ils arrivèrent à l’endroit où Jean s’était arrêté le matin.

    – Voilà ! dit-il en étendant le bras.

    Tous les yeux se tournèrent vers l’échancrure de la colline, où apparaissait la mer, telle qu’il l’avait vue, peut-être plus brillante et plus bleue encore.

    – Ça ? fit Clotilde d’un ton désappointé ; mais il n’y a pas seulement de plage !

    Geneviève se tourna brusquement vers son fils, et surprit le regard qu’il attacha sur la jeune imprudente. Ce regard était plein de doute, de blâme, de regret, de pitié aussi... Clotilde ne s’en aperçut pas. On était descendu de voiture, et elle essaya, avec peu de succès, de marcher sans heurter aux cailloux du chemin ses petits pieds finement chaussés. Elle pensait certainement plus à ses petites bottines mordorées qu’au spectacle qu’elle avait sous les yeux.

    – Non, il n’y a pas de plage, dit Jean avec une certaine amertume, pas de casino, pas de baigneurs non plus. Avec le temps, il y aura de tout cela, sans doute en quantité suffisante ; mais quand ce temps viendra, s’il doit venir de mon vivant, je quitterai le pays que les Parisiens auront gâté, et qui est beau surtout par son aspect sauvage.

    Marguerite et Geneviève échangèrent un coup d’œil. Clotilde venait de porter un coup fatal à ses ambitions ; ce coup, madame Beauquesne l’avait prévu, mais elle n’aurait osé espérer à son épreuve un résultat si prompt.

    M. Reynold avait emmené sa fille en avant ; les deux dames fermaient la marche. Jean se trouva contraint de cheminer auprès de Clotilde, mais ce hasard, qui la veille lui eût semblé une bonne fortune, lui causait maintenant quelque ennui. Il ne pouvait raisonnablement faire de reproches à la jeune fille pour avoir librement exprimé sa pensée, et pourtant il aurait voulu lui dire combien ses désirs à lui étaient différents.

    Il se contenta de garder le silence, jusqu’au moment où M. Reynold, lassé de descendre par un chemin qui avait plutôt l’air d’un torrent desséché, s’arrêta en disant à sa fille :

    – Vois, mon enfant, quelle immensité ! Les beautés de la nature font toujours une impression forte sur les âmes sensibles.

    Renée n’ajouta rien à cette phrase, qui termina l’excursion. On s’en retourna du côté du break, dans le même ordre, et dans un silence à peu près complet.

    – Dis donc, Jean, fit Renée tout bas au moment où il la mettait en voiture, m’est avis que tu as fait un joli four avec ta promenade !

    Jean ne répondit rien ; ce n’était que trop vrai, il avait manqué son but, mais en même temps il en avait peut-être atteint un autre auquel il ne voulait pas.

    Au dîner, chacun apporta son tribut de bonne humeur, pour effacer la fâcheuse impression de l’après-midi ; Clotilde se montra particulièrement brillante. Elle parlait rarement à table ; mais quand elle le faisait, c’était toujours pour elle l’occasion d’un succès. Son esprit et sa gaieté ne parvinrent pas à dérider Jean, qui semblait lui tenir rigueur. Désireuse d’en finir avec une situation qui contrastait si vivement avec les attentions passées du jeune homme, elle l’interpella directement, dans l’espoir qu’il lui répondrait comme il le faisait d’ordinaire.

    – Il y a quelque part dans les environs, les ruines d’un château, n’est-ce pas, Jean ? Ne nous mènerez-vous pas les voir quelque jour ?

    La question semblait banale, le ton ne l’était pas, le regard en disait long... Marguerite regarda la jeune fille.

    – L’imprudente, elle brûle ses vaisseaux ! pensa-t-elle.

    Jean tint bon. Cette attaque directe, qui la veille lui eût semblé une faveur, lui parut dans l’état actuel de son esprit dépasser les limites de la modestie.

    – Quand vous voudrez, répondit-il sans la regarder.

    – Le pays n’est-il pas peuplé de ruines imposantes ? demanda M. Reynold.

    – Des ruines, oui ; imposantes, non ! répliqua Jean de la meilleure grâce du monde. Ces ruines sont presque toutes celles de manoirs, dans le genre de celui-ci ; quelques-uns avaient des pigeonniers ronds, ce qui leur donne une petite tournure féodale, dont en réalité ils sont fort innocents. Les propriétaires d’autrefois, mieux avisés que ceux d’aujourd’hui, vivaient sur leurs terres et entretenaient leurs demeures en bon état.

    – C’était fort sage, opina M. Reynold.

    – C’est aussi mon avis, reprit Jean.

    Sa voix, plus vibrante et plus claire que de coutume, résonna sous le lambris de bois sonore ainsi qu’une trompette. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Il continua :

    – C’était fort sage, car un vrai propriétaire, celui qui aime son bien, doit vivre dans ses terres, et ne s’absenter que pour peu de temps à la fois. Aussi ai-je pris la résolution de faire comme ont fait mes aïeux, et de vivre ici le plus clair de mon temps.

    L’écho de sa voix s’éteignit ; il promena son regard autour de la salle, et sa bravoure reçut en récompense un sourire approbateur de sa mère.

    M. Reynold restait tant soit peu déconcerté. Clotilde paya d’audace.

    – C’est une résolution bien soudaine, dit-elle ; rien jusqu’ici ne l’avait fait prévoir.

    – C’est que je la mûrissais en silence, répliqua Jean qui la regardait en face, cette fois.

    Les yeux de la jeune fille retombèrent sur son assiette.

    – Tu viendras bien nous voir quelquefois à Paris ? fit Renée d’un ton moqueur.

    Elle ne croyait pas beaucoup à ce séjour à la campagne ; mais, sentant que Clotilde était mécontente, elle s’en trouvait charmée.

    – Certainement ! dit Jean ; est-ce que je pourrais vivre sans une Renée pour me taquiner ?

    – À la santé du Robinson normand ! fit Renée en levant son verre. Nous viendrons tous te voir, en guise de Vendredis.

    Les parents ne purent s’empêcher de rire ; Clotilde rit plus fort que les autres, mais elle était pâle, et sa gaieté avait disparu.

    Quand Geneviève se trouva seule avec son fils, elle lui mit la main sur l’épaule.

    – Eh bien ? dit-elle.

    – Oh ! ma mère, répondit-il, je ne sais ce que j’éprouve. Il me semble avoir fait une mauvaise action ! Je souffre pour elle et pour moi... N’eût-il pas mieux valu l’aimer simplement, sans chercher à pénétrer le fond de son cœur ?

    – Mon fils, dit Geneviève de sa voix grave, si imposante, on dit cela d’une femme que l’on n’estime pas ; mais quand c’est de la compagne de sa vie qu’il s’agit, le devoir est de sonder son âme. Si elle t’aimait, elle vivrait heureuse à tes côtés, n’importe où !

    Jean resta pensif. Il sentait combien sa mère avait raison.

    – Où la trouver, dit-il enfin, cette femme d’élite qui n’aura d’autres vœux que les miens, qui aura les goûts simples, qui acceptera la vie telle que je la sens, modeste et cachée, avec l’art et la nature pour amis... Existe-t-elle seulement ?

    – Tu as le temps de la chercher, dit Geneviève ; tu entres à peine dans les années de jeunesse. Je suis la première à te dire : Marie-toi jeune ! Mais avant de douter de l’existence d’une femme faite pour te plaire, il faudra probablement tenter encore d’autres épreuves !

    Jean se leva, moins découragé.

    – Que lui dire maintenant ? fit-il d’un ton d’ennui.

    – Bien. C’est elle qui te rendra ta parole, avec seulement un peu de patience.

    Jean soupira. À vingt ans, avoir de la patience est le conseil qu’on vous donne le plus souvent, et de tous, c’est à tous les âges le plus difficile à suivre.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XI

  •  

    Deux jours s’écoulèrent sans rien modifier au moulin. Geneviève et Marguerite, presque toujours ensemble, jouissaient du plaisir de causer à cœur ouvert et de se communiquer leurs craintes maternelles, cet inépuisable sujet de conversation entre mères. M. Reynold, de plus en plus majestueux et condescendant, jouait volontiers au volant avec les deux jeunes filles, sans rien perdre pour cela de sa dignité, malgré les fréquentes atteintes que tentait d’y porter Renée. Jean, soucieux et préoccupé, navré de la visible tristesse de Clotilde, se laissait prendre malgré lui de temps en temps à lui témoigner quelque tendresse, à chercher le regard de ces beaux yeux, voilés d’une impénétrable mélancolie.

    Le matin du troisième jour, Renée, toujours un peu paresseuse, ouvrit ses yeux en entendant sonner huit heures, et s’assit sur son lit avec un sursaut.

    – Comment ! huit heures ? s’écria-t-elle.

    Puis, se rappelant qu’elle n’était plus à Paris, elle ajouta en s’étirant les bras :

    – Heureusement il n’y a pas de cours au moulin Frappier, sans quoi nous serions joliment en retard !

    Elle cherchait partout des yeux Clotilde, qui semblait avoir disparu. Celle-ci émergea d’un coin de rideau, qui abritait l’énorme embrasure de la fenêtre.

    – Clotilde ! s’écria l’espiègle, ce n’est pas toi ! avoue que ce n’est pas toi qui t’offres à mes regards consternés. Ce ne peut pas être toi ! Tu étais jolie, coquette et coiffée en boucles : l’être modeste et peigné à la chinoise qui se montre à contre-jour ne peut être ma Clotilde ordinaire.

    – C’est pourtant moi, dit la jeune fille avec quelque dépit, en venant s’accouder au pied du lit de Renée.

    – Quel changement ! J’ajouterai : quel changement douloureux ! Et une robe de laine grise ; une robe pour faire les devoirs, comme dit maman, la malheureuse robe dévouée par avance aux taches d’encre, qu’on nous offre tous les ans au retour des vacances ! La robe des jours de pluie quand on nous fait mettre des caoutchoucs pour traverser le jardin... Tu as quelque chose ! Clotilde, ne me fais pas languir, dis-moi ce qui t’est arrivé.

    – Rien du tout ! dit avec humeur la nièce de M. Reynold. Est-ce que je ne puis plus mettre une robe sans te rendre des comptes ?

    – Oh ! ma chère, toutes les robes, et jamais de comptes ! répliqua Renée en s’appliquant avec ferveur à sa toilette. Mais ces cheveux plats, ces yeux tristes, cette robe modeste, pas de rubans, pas de bijoux, une simple broche en acier, d’environ ceux francs cinquante, tout ceci trahit des projets... Une conversion... Clotilde ! Tu pars pour les Carmélites, comme ton illustre modèle, Louise de la Vallière ? Es-tu sûre que le beau Louis coure après toi ?

    Clotilde retourna à son coin de rideau, et, au bout d’un instant, un bruit étouffé dans un mouchoir apprit à son impitoyable compagne que la jeune fille pleurait.

    Renée n’avait pas l’âme méchante, elle courut vers la fenêtre.

    – Des larmes, dit-elle, de vraies larmes ! Voyons, parlons sérieusement, ce ne sont pas mes taquineries qui t’émeuvent à ce point ? Je t’en ai fait bien d’autres ! Tu as un vrai chagrin ?

    Clotilde leva vers la fillette son visage baigné de larmes.

    – Oui, dit-elle, j’ai du chagrin ; c’est Jean qui en est la cause, et toi, méchante, tu ne fais que l’irriter contre moi.

    Renée devint très grave.

    – J’aime Jean, dit-elle, autant qu’un frère ; je suppose du moins que si j’avais un frère, je l’aimerais autant que lui ; je l’aime plus que tout, après ma mère...

    – Plus que moi ? fit Clotilde indignée.

    – Ah ! je crois bien ! s’écria naïvement la gamine, qui resta tout étonnée de sa propre exclamation. Elle rougit et reprit d’un ton posé : J’aime Jean... extraordinairement ; je serais heureuse de le voir heureux, de le voir... elle hésita... de le voir marié... mais à condition que sa femme soit bonne et digne de lui... Si elle le rend malheureux, je la détesterai... oh ! je la détesterai tellement que je le vengerai, lui, ce pauvre Jean !

    – Qu’est-ce que tu ferais ? dit Clotilde d’un air de dépit.

    – Je n’en sais rien ! Ce n’est pas à quinze ans que je puis savoir cela, dit assez raisonnablement la fillette ; mais je trouverais bien quelque chose ! Ainsi, Clotilde, tu te le tiens pour dit, n’est-ce pas ? Ne t’attaque pas à Jean, à moins d’être décidée à lui céder en tout !

    Au lieu de répondre à cette menace par une impertinence, selon son habitude, la jeune fille entoura Renée de ses bras et continua de pleurer, la tête sur la poitrine.

    – Vois-tu, dit-elle à travers ses larmes, j’ai été folle et imprudente. Je n’ai pas compris son caractère ! et maintenant, je l’ai froissé, j’ai peur qu’il ne m’aime plus...

    Renée se dégagea doucement, et garda le silence.

    – Si c’est comme cela que tu me consoles ! reprit Clotilde avec un redoublement de sanglots.

    – Il t’aimait donc ? demanda la fillette d’un ton soucieux. Tout son visage avait pris une apparence rigide ; elle paraissait ainsi beaucoup plus vieille que son âge.

    – Oui ! soupira Clotilde.

    – Il te l’avait dit ?

    – Oui, répéta-t-elle, non sans hésitation, car, à vrai dire, elle l’avait plutôt arraché au jeune homme.

    Renée étouffa un léger soupir, et laissa retomber le long de son corps ses mains rouges, d’un air découragé.

    – C’était écrit ! dit-elle. S’il te l’a dit, c’est que c’est vrai ; Jean Frappier n’a jamais menti. C’est égal, je ne m’étais pas figuré que c’est toi qui serais sa femme !

    – Toi, peut-être ? fit Clotilde avec aigreur.

    – Moi ? Oh ! non ! je ne suis pas assez bonne pour lui ! s’écria l’enfant avec une explosion de colère et de confusion. Moi ! Voilà une idée ! Il faut quelque chose de mieux que moi à Jean Beauquesne. Je m’étais figuré un visage de madone idéale, un être angélique...

    On frappa à la porte, et la voix douce de Simplicie pria « les demoiselles » de descendre pour le café.

    – J’y vais ! cria Renée. Elle s’appliqua rapidement à sa toilette, fort négligée durant cet entretien. – Oui, reprit-elle, tout en se dépêchant, une figure angélique, un être supérieur, une créature douce et simple, presque humble, car Jean est un si grand artiste, que sa femme ne sera jamais son égale ! Une femme qui lui laisserait faire toutes ses volontés, afin de ne pas le déranger dans son travail ou dans ses idées de travail... voilà ce qu’il lui faut, à Jean Beauquesne. Mais, tu sais, Clotilde, cette femme-là, ce n’est pas toi !... ni moi, ajouta-t-elle avec un sourire railleur qui lui contracta si singulièrement la bouche qu’il avait presque l’air d’un sanglot.

    Clotilde la regarda en dessous. Ses larmes s’étaient séchées. C’était pourtant de vraies larmes, mais les pleurs de dépit sèchent vite.

    – C’est cette femme que je veux être, dit-elle avec une feinte humilité. J’ai vécu jusqu’ici trop frivole et trop personnelle ; mais je suis jeune, et je puis me corriger ; je veux me corriger, et tu verras...

    – En attendant, reprit la moqueuse Renée, vite remise de son trouble, tu corriges ton extérieur, en mettant une robe grise et en te coiffant à la chinoise. C’est un sacrifice, Clotilde, j’en conviens, et d’autant plus méritoire qu’il t’enlaidit...

    – N’est-ce pas ? fit la jeune coquette d’un ton dolent.

    – Positivement ; mais c’est plus facile que de corriger ton intérieur, ma belle amie ! Tiens, laisse-moi te faire des petites boucles sur le front, avec tes cheveux follets... là... tu seras plus jolie, et tes bonnes résolutions n’en souffriront point le moindre dommage.

    Clotilde se laissa faire avec une résignation touchante, bassina ses yeux avec de l’eau fraîche, et descendit la première.

    Restée seule. Renée regarda longtemps la porte qu’elle venait de refermer :

    – C’est drôle, se dit-elle enfin, autrefois, l’idée qu’il l’épouserait me paraissait toute naturelle ; et ici, au moulin, cela me paraît absurde ! Jean en meunier, cela se comprend encore... il est superbe, sous le grand chapeau de feutre, et puis il connaît tout ; mais Clotilde en meunière... Elle aurait au moins de la poudre de riz à discrétion !

    Cette idée fit éclater de rire la fantasque fillette, qui descendit l’escalier en courant.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XII

  •  

    Jean avait pris une grande résolution, pendant ces trois jours d’incertitude. Toute contrainte, tout mensonge pesait à son esprit honnête ; la position fausse où il s’était laissé mettre lui était devenue odieuse, et il était décidé à en sortir à tout prix.

    Sa promenade quotidienne à travers les prés baignés de rosée lui avait inspiré les meilleures résolutions ; aussi, c’est avec un air de franchise et de décision qu’il aborda sa mère ce jour-là. Sans lui faire de questions, Geneviève s’aperçut bien que l’esprit de son fils avait travaillé. Pleine de confiance, elle attendit qu’il parlât. Mais Jean n’était pas de ceux qui s’évaporent en paroles : il avait résolu d’agir le jour même, et c’est seulement par le sourire et par le regard que ces deux êtres s’entendirent.

    Après le premier déjeuner, qui était toujours court et décousu, chacun venant à gré, Jean se rapprocha de Clotilde, et sans affectation, tout en causant de tout avec tout le monde, il la dirigea vers le parterre, alors baigné, de la lumière matinale qui filtrait à travers le feuillage.

    Saurin, qui passait, adressa un sourire d’intelligence à son jeune maître. Il ne lui déplaisait pas de voir Jean Frappier courtiser les belles ; un peu d’amour sied à la jeunesse, disait-il.

    – Eh ! Saurin, lui cria Jean, voilà que tu t’en vas encore au moulin la pipe à la bouche ; quelque jour tu mettras le feu à toute la machine !

    Saurin tira sa pipe et rit à belles dent.

    – N’ayez pas peur, dit-il de sa voix franche qui résonna comme un clairon dans l’air sonore, voilà tantôt trente ans que je me promène la pipe à la bouche, et le feu me craint... il sait que c’est moi qui mène l’eau ! Ce n’est pas pour quelques méchantes bottes de paille qu’on a mises dans le moulin avant-hier, que vous allez gronder votre vieux Saurin, Jean Beauquesne.

    – Je ne te gronde pas, mon brave ami, répondit Jean, en se rapprochant de lui, toujours accompagné de Clotilde, qu’il invitait du regard à le suivre ; tu es d’ailleurs fermier de ton moulin ; s’il brûlait, tu y perdrais autant que moi.

    – C’est bien ça ! répondit le meunier en souriant ; d’ailleurs, cette belle pipe-là, c’est un cadeau de défunt votre père François ; elle ne voudrait pas nuire à son maître, n’est-ce pas ?

    Cependant il l’éteignit et la mit dans sa poche. Jean le suivit des yeux et le vit disparaître sous la grande porte du moulin, et involontairement, par un mystérieux courant d’idées, il se souvint de la meule qui avait tué son maître...

    Il fronça le sourcil, ému par cette pensée douloureuse, et se retourna vers Clotilde. Elle le suivait, les yeux baissés, les mains à peine enlacées par le bout des doigts, sur le devant de sa robe de pensionnaire. Elle avait l’air soumis d’un agneau qui suit son propriétaire. Il eut pitié d’elle et faillit lui proposer de rentrer à la maison ; mais sa droiture reprit le dessus, et il tourna à gauche, le long du ruisseau, sous les grands frênes dont les feuilles ailées dessinaient sur le gazon un capricieux lacis d’ombres flottantes. Ils marchèrent quelques instants.

    – Clotilde, dit enfin Jean, le cœur serré, la gorge sèche, j’ai à vous parler...

    Elle leva les yeux sur lui, les lèvres entrouvertes, mais elle ne dit rien.

    Jean aurait voulu être au bout du monde, en face de cent ennemis féroces, et les combattre tous à la fois ; cette dépense d’énergie lui eût fait grand bien. Devant cette jeune fille muette, il se faisait horreur ; il avait l’air d’un bourreau.

    – J’ai réfléchi, dit-il sans la regarder, aux suites de notre entretien de l’autre jour, et je me suis dit...

    – N’achevez pas, dit Clotilde, devenue d’une pâleur mortelle ; j’ai compris... je ne suis pas digne de vous.

    Elle fit un geste de renoncement, puis essaya de se retenir au tronc d’un frêne, et se laissa glisser sur le gazon, la tête cachée dans ses mains, à demi agenouillée, dans une posture indiciblement désolée.

    – Ce n’est pas cela que je veux dire, s’écria le jeune homme.

    – Ah ! épargnez-vous au moins la peine de mentir, s’écria Clotilde avec véhémence, ne chargez pas ma conscience de cette nouvelle honte. Je vous comprends, allez ! Qu’y a-t-il de commun entre vous, simple, noble, grand, vous qui aimez l’art et qui vivez pour lui, et une pauvre fille comme moi, frivole et vaine, sans talents et sans fortune...

    À ce mot, Jean fit un brusque mouvement. Clotilde le regarda de ses yeux noirs pleins de larmes, de prières et d’amour.

    – Oui ! j’étais frivole, indigne de vous ; mais cela, Jean, je l’avais senti. Jusqu’au jour où j’ai vu clair dans mon cœur, j’ai vécu comme un oiseau, insoucieuse de mes propres défauts... mais depuis que j’avais fait ce beau rêve d’être votre femme, un horizon nouveau s’était ouvert à mes yeux ; pour vous plaire, j’avais renoncé à ces goûts mondains qui vous choquent... Ah ! Jean, je ne veux pas vous faire de reproches, je me résigne à mon destin, mais vous n’auriez pas dû parler alors ! Il valait mieux me laisser telle que j’étais !...

    Elle fit un geste désespéré, et le peigne qui retenait l’unique torsade de ses beaux cheveux coiffés à la chinoise tomba en arrière, entraînant le flot soyeux. Elle n’y prit pas garde.

    Machinalement, Jean voulut l’aider à rétablir sa coiffure ; mais sa main, après avoir plongé dans ces ondes noires, plus douces que le satin, aussi ténues que les fils d’un cocon, sa main téméraire se trouva sans force ; il la retira et resta rêveur.

    – Ah ! reprit Clotilde en s’essuyant les yeux, j’étais folle de penser que je pourrais être votre femme... mais je ne l’aurais pas cru si vous ne l’aviez dit vous-même...

    – J’ai en tort, en effet... commença Jean.

    Elle l’interrompit, et toujours affaissée au pied d’un saule, aussi poétique que celui de Desdémone, elle continua sa lamentation passionnée.

    – Certainement, je me sais pleine de défauts : je suis frivole, vaniteuse, inutile ; mais le désir de devenir digne de vous m’avait déjà sauvée de tout cela ! Ici, dans cette solitude, j’aurais appris ce qui me manque, j’aurais perdu ce qui me dépare à vos yeux... Mais, pardon, Jean, je vous afflige, et je ne vois pas que vous obéissiez ici aux ordres de votre mère...

    – Je n’obéis à personne, dit Jean en s’asseyant auprès d’elle. Voyons, Clotilde, renouez vos cheveux, car il serait regrettable qu’on vous vit ainsi.

    Avec une soumission passive, presque machinale, elle renoua sa torsade et planta son peigne au beau milieu, d’un geste résolu ; puis elle tourna vers le jeune homme ses yeux mornes, pleins d’une flamme sombre.

    – Soyons amis, Clotilde, dit-il, cédant à un irrésistible besoin de lui prendre la main, cette main si souvent abandonnée aux siennes l’hiver précédent. Elle ne fit pas mine de le sentir et le laissa faire. Je crois, ma chère Clotilde, qu’en effet nos caractères ne se conviennent pas...

    Elle fit un triste geste négatif.

    – Mais ce n’est pas une raison pour nous détester réciproquement. Vous avez de l’amitié pour moi. Cette amitié, d’ancienne date, ne peut s’éteindre en un jour ; oublions le rêve que nous avons fait inconsidérément, et nous serons encore très heureux par notre amitié, notre confiance réciproque.

    La petite main, glacée tout à l’heure, s’était réchauffée et brûlait maintenant celle de maître Jean, qui, on ne sait pourquoi, pour l’éteindre peut-être, eut l’idée de la porter à ses lèvres... Les yeux noirs le regardaient avec une expression si étrange, si pénétrante, qu’il se sentait pris de vertige comme un homme qui se noie... Il voulait détourner la tête, pour ne plus voir ces yeux pleins de danger, mais Clotilde laissa tomber sa tête sur la poitrine de notre ami, le peigne, mal planté, s’en retourna à terre avec les cheveux, et la jeune fille fondit en larmes en murmurant :

    – Ah ! mon Dieu ! Si vous saviez combien je vous aimais... Pardon, Jean, pardon et adieu.

    Elle défaillait... Il passa un bras autour de sa taille, et sans qu’il sut comment, ces yeux noirs, plus passionnés que jamais, se trouvèrent sous ses lèvres, qui ne cherchèrent point à fuir. Il ferma les yeux et sentit que maître Jean n’était qu’un bien petit garçon, près de cette admirable Clotilde qui oubliait tout dans sa folle tendresse.

    Ce ne fut qu’un éclair, bien qu’il crût avoir laissé s’écouler un siècle. Il rouvrit les yeux et s’aperçut avec une indicible joie qu’à peine une demi-seconde s’était écoulée depuis que son bon sens l’avait si cruellement abandonné. Clotilde continuait ses phrases entrecoupées... Il se leva, non sans que quelques cheveux emmêlés dans les boutons de son paletot se fussent rompus dans ce brusque mouvement.

    – Clotilde, dit-il d’un ton sévère, il ne faut jamais céder à la passion qui nous entraîne ; ce n’est pas ainsi qu’on assume le bonheur de sa vie.

    Comme maître Jean se souvenait de ses professeurs, à cette heure solennelle de sa vie ! Et combien la lecture de Télémaque, Télémaque jadis si cher à sa mère, devait avoir laissé en lui de profondes traces ! Clotilde, les yeux ardents, le visage couvert de la rougeur de la colère autant que de la honte, l’écoutait immobile.

    – Vous dites que vous ne pouvez changer, Clotilde, reprit Jean, pénétré de son rôle d’apôtre ; je vous crois, mais ne précipitons pas une décision irrévocable... Dans un an, à pareille époque, nous prendrons un engagement définitif. D’ici là, nous nous montrerons l’un à l’autre tels que nous sommes, chacun s’efforçant de faire pour le mieux, mais sans hypocrisie ; si dans un an nos sentiments sont encore tels qu’aujourd’hui, alors, chère Clotilde, nous... nous nous marierons tout de suite, car, chère Clotilde, je vous aime... vous me...

    C’est Clotilde qui recula un peu et mit quelque distance entre elle et son fiancé conditionnel. Jean, satisfait de son empire sur lui-même, estimant qu’il avait déployé une grandeur d’âme peu commune et une sagesse digne d’un héros, avait grande envie de redevenir un simple mortel, et de retourner un peu à ces mains tièdes, à ces cheveux de soie...

    Mais Clotilde trouvait sa victoire suffisante pour ce jour-là, et ne voulait point d’ailleurs payer les frais de la guerre. Elle rattacha sa torsade avec un air de reine, refusa à Jean, qui l’implorait, le moindre baiser de fiançailles, et reprit seule le chemin du manoir, sans témoigner de trouble.

    Le jeune homme, resté seul, s’assit à la place où ils étaient l’instant d’auparavant ; un cheveu long comme ses deux bras s’étant trouvé sous sa main, il le déroula et l’enroula lentement sur ses doigts, perdu dans de profondes méditations. Peu à peu, le cheveu perdit tout son charme, et finalement, roulé en boule, fut irrévérencieusement jeté de côté. Clotilde partie n’avait plus de pouvoir... La méditation de Jean se termina par une phrase qui n’exprimait pas la passion la plus absolue.

    – D’ici un an, elle et moi, nous saurons à quoi nous en tenir...

    Au même instant, Clotilde, avant de tourner le coin du moulin, s’était arrêtée et secouait le doigt d’un air menaçant dans la direction du vieux saule.

    – Avant un an, je serai mariée, disait-elle, et vous en pleurerez toutes vos larmes, maître Jean, car d’ici là vous m’aimerez follement... Moi, je ne veux pas que l’on me quitte !

    Et elle retourna dans sa chambre, sous le prétexte d’un mal de tête. Par bonheur pour elle, Renée ne s’y trouvait pas, et elle put se recoiffer à loisir.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIII

  •  

    – Bonsoir, mon fils, dit Geneviève.

    Jean resta sur le seuil, tenant le battant de la porte dans sa main indécise.

    – Qu’attends-tu ? lui demanda-t-elle, venant en aide à la perplexité du jeune homme.

    Il rentra et vint s’asseoir sur la chaise basse où il passait d’ordinaire une heure le soir à causer des choses du jour.

    – Je ne suis pas content de moi, dit-il ; je suis un imbécile, qui ne sait prendre aucun parti.

    – Voyons, dit simplement Geneviève, en levant ses grands yeux profonds sur le visage de son fils.

    Il fit sa confession tout entière, non sans maudire l’étrange faiblesse où il tombait toutes les fois que Clotilde faisait appel à ses sentiments.

    Quand il eut fini, Geneviève le regarda d’un air de douce raillerie.

    – C’est la fable le Renard et le Corbeau, qui se joue à tes dépens, dit-elle, et tu t’y laisseras prendre indéfiniment, à moins que quelque événement ne vienne à ton secours. Cependant tu as fait preuve d’une grande prudence en ajournant à un an ce fameux mariage...

    – Ah ! s’écria inconsidérément le jeune homme, si ce n’était pas pour toute la vie !...

    Madame Beauquesne fronça le sourcil.

    – Tu viens, dit-elle, de condamner les sentiments que t’inspire Clotilde, avec plus de rigueur que je n’aurais osé le faire moi-même, mon fils. Comment qualifier un amour qui ne doit pas durer toute la vie ? Est-ce de l’amour ?

    Jean baissa la tête. Geneviève lui mit doucement la main sur l’épaule.

    – Va, dit-elle, avant un an, vous serez libre tous deux : elle, mariée à un autre...

    – Elle ! Avec les sentiments qu’elle me porte, mariée à un autre ! Ah ! ma mère ! tu la juges bien sévèrement.

    Geneviève sourit.

    – Toujours le Renard et le Corbeau ! Toujours la vanité flattée ! Elle t’adore, et te pleurerait toute sa vie, n’est-ce pas ?

    Jean hésitait à répondre.

    – Elle te l’a dit, ou te l’a fait entendre. Eh bien, nous verrons si c’est elle qui ment, ou moi qui me trompe. Toi, de ton côté, tu verras un jour la différence qui existe entre l’attrait que t’inspire cette fille coquette et un sentiment profond, éternel, qui survit à la mort...

    Ses lèvres tremblaient légèrement ; elle se tut, et tourna ses regards vers le grand lit où était mort François Beauquesne.

    – Un tel amour, vois-tu, ne trouble pas nos sens, n’agite point notre cervelle ; il entre en maître dans notre âme, et l’on ne sait quand ni comment on a aimé ; mais on sait qu’on aimerait mieux mourir que de cesser d’aimer. De près ou de loin, à travers la vie et les misères, et les joies, une seule pensée, un seul souvenir, une seule présence... C’est ainsi qu’on aime, et quand c’est ainsi, il faut se marier, sous peine de devenir méchant ou malheureux ; d’ailleurs, c’est la même chose.

    Jean s’inclina respectueusement sur la main de sa mère.

    – Je ne suis qu’un enfant, dit-il ; je te demande pardon, ma sainte mère, de te troubler de ces choses frivoles...

    – Le bonheur de ta vie est ce que j’ai de plus cher, dit-elle en lui caressant les cheveux.

    – Sois ma sauvegarde, défends-moi de moi-même ! dit-il plus bas.

    – Ah ! soupira la veuve, c’est ton père qu’il te faudrait... Je ne suis qu’une femme, et il y a tant de choses que j’ignore... Nous ferons de notre mieux pour les apprendre, n’est-ce pas, mon fils ?

    Jean pressa sa mère sur son cœur, plein de pensées graves. Avec un tel guide, il ne redoutait rien de la vie.

    Il rentra dans sa chambre, éteignit sa bougie et ouvrit la fenêtre. Comme le jour de son arrivée, la lune éclairait doucement la vallée, et dessinait sur le parquet les couleurs délicates des pampres qui tapissaient le mur. Une brume légère donnait aux objets, et à la clarté même, une mollesse délicieuse ; l’air était odorant, chargé des senteurs des grandes reines des prés qui bordaient le ruisseau sur son parcours dans les prairies... Le jeune homme s’appuya à la fenêtre, et regarda au dehors toutes ces choses simples, journalières et pourtant merveilleuses.

    Qu’y avait-il là de si extraordinaire ? Le parterre, le moulin, les frênes, la vigne contre le mur, la lune, la brume elle-même, n’avaient rien d’insolite ou de nouveau. Alors pourquoi cette indicible émotion à ce spectacle qu’il voyait tous les jours ?

    Jean comprit pour la première fois qu’une bonne moitié de nos joies et de nos enthousiasmes est en nous-mêmes. Son entretien avec sa mère avait ouvert son âme aux sentiments élevés ; la vue de ce paysage tranquille, éclairé par une lumière sereine, continua le courant de ses idées.

    – C’est merveilleusement beau, se dit-il, et cependant un être prosaïque le trouverait vulgaire... La vie aussi est vulgaire, le mariage comme tout le reste est une succession de menues circonstances, dont bien peu sont de nature à emporter l’âme vers le ciel. D’où vient alors que du mariage se dégage parfois cet idéal de noblesse et de grandeur que ma mère connaît si bien, un amour tel que mon père eut pour elle, et qu’elle a encore pour lui ?

    Jean continuait à regarder la vallée, où s’élevaient de légers brouillards, flottant au-dessus de la rivière. Rappelant le souvenir des récits de Saurin, il lui sembla voir marcher Geneviève et François, appuyés l’un à l’autre, au lendemain de leur mariage, avec la tranquille tendresse de ceux qui ont l’avenir devant eux...

    – C’est la durée qui fait la beauté du mariage, se dit-il... Il est grand, parce qu’il est éternel... Heureux ceux qui ont la vie entière pour s’aimer...

    Il se jeta sur son lit, fatigué de toutes ces pensées nouvelles, et, avant de s’endormir, il crut voir passer dans une blanche vision de vapeurs sa propre image, si semblable à celle de son père, aux côtés d’une autre, une femme douce et belle, qui l’aimait, pour laquelle il sentait son cœur se dilater, plein d’une indicible tendresse... mais cette femme n’était pas Clotilde.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIV

  •  

    La lune allait se coucher, car la nuit était déjà avancée, et sa clarté laiteuse rasait le sol, d’où s’élevait partout une légère buée ; immense et noir à l’ombre des hauts frênes, le grand moulin dormait, l’eau montait furtivement à travers les vannes fermées, en un filet d’argent qui glissait dans la rigole moussue, et tombait de très haut avec un bruit cristallin jusqu’au fond du ravin plein de vieux cailloux noirs. Les coqs s’étaient rendormis, après leur premier chant, et tout était tranquille, si tranquille qu’un passant attentif eût marché doucement, de peur de troubler ce grand repos. Tout était blanc ; le sol couvert de brouillard, l’air, les arbres, entourés de vapeurs, le moulin lui-même, venaient de disparaître sous un voile délicat de brume flottante ; l’air semblait de ouate mince... Soudain, cette blancheur se teinta de rose... un rien, un soupçon, un éclair... et tout redevint blanc.

    Une teinte rose, plus vive, perça la brume, et un grand vol de pigeons s’échappa avec fracas de la toiture du moulin, qui leur servait d’asile. Avec de lourds battements d’ailes, mais sans un cri, ils s’abattirent sur la maison qu’habitait Saurin. Dans leur trouble ils se groupèrent sur le chaume, sur les fenêtres, partout où une saillie leur offrait un asile. Simplicie, qui dormait dans une petite chambre enclavée dans le grenier au-dessus de celle de son père, se leva, réveillée par les coups d’ailes qui frappaient les vitres, et resta interdite en voyant ces hôtes inattendus.

    L’horloge à l’étage au-dessous sonna trois heures. La jeune fille émue, presque inquiète, ne comprenant rien à cette invasion, ouvrit la fenêtre, et deux ou trois pigeons effarés se précipitèrent au dedans. Les autres s’envolèrent pour aller se poser plus loin.

    Simplicie se pencha au dehors et regarda le manoir, objet de sa constante préoccupation.

    Il était tranquille, les fenêtres plus noires se détachaient comme des trous sur la façade ; la brume se levait lentement au-dessus du parterre... Elle se tourna de l’autre côté, et regarda le moulin... l’air était rose.

    Elle frissonna de tout son corps fluet ; les mains appuyées sur le rebord de granit, elle se pencha au dehors, autant qu’elle le put, au risque de tomber... Une lueur cerise lui passa devant les yeux, et soudain une large bande noire sépara le moulin de sa toiture. Simplicie s’accrocha au mur, et cria :

    – Père, père... le feu !

    Sa voix s’éteignit dans sa gorge : elle avait trop peur, et ne pouvait crier. Elle voulut courir, ses pieds restèrent immobiles, lourds comme des morceaux de marbre. Elle se laissa retomber sur l’appui de la fenêtre, s’accrochant au mur, sans sentir qu’elle se blessait, criant de sa voix éteinte, qui n’avait plus de son : Le moulin ! le moulin... !

    Elle crut qu’elle allait mourir à cette place, sans pouvoir appeler de secours, et se tint immobile, écrasée sur la pierre, en pensant à Jean Beauquesne, qui allait être ruiné...

    Une grande lueur déchira le voile de brume, un grand tourbillon de fumée sortit en tournoyant par la toiture, des langues de flammes s’élancèrent des trous ménagés dans les murailles pour donner de l’air, et les oiseaux, réveillés dans les arbres, s’envolèrent avec des cris aigus dans l’air d’un rouge vif, cruel comme l’aspect du sang... Simplicie retrouva sa voix et ses forces.

    – Père, père, le moulin brûle ! cria-t-elle en nouant à la hâte un jupon.

    Elle descendit en courant le petit escalier et trouva Saurin debout.

    – Tu rêves, dit-il en la voyant apparaître, les tresses battant ses épaules, ses mains fiévreuses ajustant ses vêtements.

    Au lieu de répondre, Simplicie ouvrit la porte ; Saurin la suivait de si près qu’ils furent dehors ensemble. Le moulin brûlait tranquillement, laissant les flammes sortir par toutes les ouvertures ; seule la grande porte noire restait fermée, comme pour mieux protéger l’incendie contre les secours du dehors.

    – Misérable ! s’écria Saurin en se prenant aux cheveux, misérable ! j’ai laissé ma pipe dans mon pantalon de travail. C’est moi qui ai mis le feu au moulin ! misérable !

    Il s’arrachait des poignées de cheveux gris et les jetait à terre avec fureur. Simplicie, le cœur gros de larmes, tremblant de froid et de peur, dans cet air humide du matin, lui dit de sa voix douce :

    – Père, que faut-il faire pour l’éteindre ?

    Rappelé à lui-même, le meunier reprit son sang-froid.

    – Va réveiller Jean Frappier ; il sait faire marcher la grande pompe. Moi, je vais aux hommes.

    Simplicie courut légèrement sur ses pieds nus jusqu’au manoir, ouvrit la porte, fermée d’un simple loquet, passa devant la chambre des vieux Beauquesne sans les réveiller, et arriva d’une traite au haut de l’escalier. Le corridor était sombre, elle compta les portes : Une, deux, trois, quatre... elle connaissait bien la chambre de Jean, car elle seule la mettait en ordre tous les matins. Elle frappa.

    – Monsieur Jean, dit-elle d’une voix timide.

    Elle était venue là sans autre pensée que celle du feu qui dévorait le moulin, et tout à coup elle se sentit prise de peur devant cette porte fermée, d’une peur terrible.

    – Jean-Frappier ! dit-elle un peu plus haut, se servant inconsciemment de l’appellation familière... Rien ne répondit au dedans. Elle hésita ; crier, au risque de réveiller les dames, d’épouvanter madame Geneviève, sa protectrice, son ange gardien... Elle tourna le bouton de la porte, et entra résolument dans la chambre du jeune maître.

    – Jean-Frappier, dit-elle avec une voix devenue claire et nette, il faut vous lever vite.

    Jean se souleva, éveillé en sursaut, et resta pétrifié en voyant au pied de son lit cette mince figure, semblable à une apparition.

    – Ma mère ? dit-il, courant droit à sa plus chère pensée.

    – Non ! Dieu en soit loué ! fit Simplicie avec élan. Mais il y a un malheur, maître Jean, le moulin brûle.

    Une grande lueur remplit la chambre d’un flamboiement sinistre.

    – J’y vais, fit Jean.

    Simplicie sortit et referma la porte, puis s’arrêta dehors, tremblante, apeurée, se demandant ce que madame Geneviève dirait, quand elle saurait que le moulin avait brûlé !

    Il brûlait vite ; les sacs de blé, les bottes de paille, les trémies, les blutoirs, tous ces instruments de meunerie en beau bois de chêne vieux et sec flambaient joyeusement en se dépêchant, comme pour avoir plus vite fini ; les grands tourbillons d’étincelles s’enlevaient jusque dans la toiture, et là-haut, tout là-haut, les poutres chauffées commençaient à brûler avec une sage lenteur, ainsi qu’on fait quand on a du temps devant soi ; elles se charbonnaient peu à peu, noires d’abord, rouges ensuite, puis tout d’un coup flambaient activement pour réparer le temps perdu.

    Saurin était monté à la muraille avec une grande échelle, de celles qu’utilisent les couvreurs campagnards pour réparer les toits de chaume ; il voulait voir à l’intérieur, s’assurer de l’étendue du sinistre. Les garçons meuniers, les fermiers, les paysans, accourus à la lueur, le dissuadaient vainement de sa folle entreprise.

    – Laissez faire, disait-il, j’ai dans l’idée qu’il n’y a qu’un côté qui brûle, et je sais bien que le feu n’a pas pris ici.

    Il se hissa jusqu’à une petite fenêtre sous le toit que le feu avait en effet respectée et regarda à l’intérieur. La fumée remplissait tout, mais par instants, manquant d’air, le feu se rabattait sur lui-même ; le mur auquel s’appuyait l’échelle n’était pas encore attaqué. Saurin, ne se trompait pas. Les sacs de blé empilés formaient une muraille intacte.

    – Hardi, garçons, cria-t-il en redescendant avec l’agilité d’un jeune homme. Donnez ici le tuyau de la pompe, et nous allons faire de rude besogne.

    Jean arriva, suivi de la pompe, que quatre gars vigoureux traînaient au pas de course ; il donna le signal, et l’eau afflua dans les tuyaux.

    – Bénie soit madame Geneviève qui a pensé à nous envoyer ça, voilà tantôt six ans, dit Saurin en l’abordant. S’est-on assez moqué d’elle ici, quand on a vu arriver cette machine ! Elle avait pourtant raison, cette âme du bon Dieu !

    Il prit la lance des mains de Jean, et remonta l’échelle d’un pas alourdi. La fièvre qui l’animait l’instant d’avant était tombée à la vue de son jeune maître.

    – Saurin, cria Jean, ne t’expose pas, mon ami, je t’en prie ; laisse-moi monter à ta place.

    – Il n’y a pas de danger, Jean-Frappier, répondit le meunier : c’est moi qui ai fait le mal, c’est à moi de le réparer.

    Il acheva péniblement l’escalade : l’échelle tremblait sous son pas lourd, et dans la vague lueur de l’aube sa silhouette robuste chancelait sur les échelons fragiles. D’un coup d’épaule, il brisa une vitre ; le verre tomba en éclats autour de lui, et la pompe en mouvement envoya un jet puissant dans l’intérieur embrasé du moulin.

    – Laisse la lance en place, descends, Saurin, cria Jean.

    Une grande bouffée de flammes et de fumée sortit par la nouvelle ouverture, montant jusqu’au toit, qu’elle parcourut extérieurement. Saurin atteint en plein visage se rejeta en arrière ; son corps tournoya dans l’air et s’abattit au pied de l’échelle. Jean, sans pousser un cri, courut à lui. Quittant la manœuvre de la pompe, les gars s’empressèrent. On essaya de le relever, mais un gémissement d’une inexprimable angoisse sortit de la poitrine du meunier, au premier mouvement.

    – J’ai les reins cassés, dit-il, laissez-moi là, je n’en ai pas pour longtemps. Jean-Frappier, c’est moi qui ai brûlé le moulin, c’est juste, il n’y a rien à dire.

    Cédant aux supplications de Jean, il permit pourtant qu’on le transportât plus loin, à l’abri des flammèches qui commençaient à tomber autour d’eux. Bientôt il eut près de lui Geneviève et Marguerite, réveillées par le bruit. Les autres habitants du manoir regardaient de loin.

    – Madame Geneviève, dit le meunier d’une voix saccadée, j’ai eu tort, je vous prie de me pardonner. Jean me l’avait dit, je n’ai pas voulu le croire... j’avais laissé ma pipe dans la poche de ma culotte de toile... je la croyais éteinte, il paraît qu’elle ne l’était pas. Je ne l’ai pas fait exprès... Je m’en vais retrouver ma femme... Ce qui me gêne, c’est la petite... vous ne la laisserez pas aller servante chez les autres, n’est-ce pas, madame Geneviève ? Elle restera chez vous ?

    – Je vous le promets, dit Geneviève.

    – Ça me met l’esprit en repos, savez-vous, maîtresse.

    Il s’affaiblissait rapidement ; sa main errait cherchant celle de Jean.

    – Dis, Jean-Frappier, te souviens-tu, quand tu étais petit, je te faisais des « musiques » ?... Il y a longtemps, garçon, le temps en est passé !... Où est ma fille ?

    Simplicie s’approcha tout contre lui : son respect l’empêchait de pleurer, sa soumission lui ordonnait d’attendre que son père la demandât. Ces filles de Cotentin, silencieuses et réservées, dépensent en dedans leurs douleurs et leurs joies.

    – Simplicie, tu serviras bien madame Geneviève, tu lui obéiras toujours... et au jeune maître...

    – Oui, mon père, dit la jeune fille à genoux.

    – Comme à moi-même, Simplicie ; ce sont eux qui remplacent ton père et ta mère, ma pauvre fillette...

    Ses mains cherchaient toujours dans le vide. Jean en prit une, Simplicie tenait l’autre ; les flammes montaient haut par-dessus les arbres, éclairant tout d’une belle clarté rouge. Un grand fracas se fit entendre.

    – Le moulin, le voilà qui s’en va... cria Saurin ; j’étais sûr qu’il lui arriverait malheur, pour avoir tué François Beauquesne... C’était un méchant moulin qui n’aimait pas son maître...

    Les flammes montèrent jusqu’au zénith, la charpente venait de tomber à l’intérieur. L’obscurité sembla se faire, l’aube blanchissait de plus en plus l’horizon.

    – C’est fini, soupira Saurin, comme un souffle.

    Sa tête retomba en arrière, sans que Jean ni Simplicie eussent quitté ses mains.

    – Il est mort ? dit la jeune fille, de sa voix douce, qui tremblait.

    Geneviève, sans répondre, l’entoura maternellement de ses bras ; elle se laissa faire ; les larmes coulaient lentement sur ses joues blanches, sans cris ni secousses. On voulut l’emmener, elle fit un léger mouvement de résistance.

    – Laissez-moi avec lui jusqu’à la fin, dit-elle sur le ton de la plus touchante supplication. Cela ne peut rien faire, n’est-ce pas ? Je voudrais rester avec lui...

    – Comme tu voudras, dit Geneviève. La veuve de François pouvait comprendre ce besoin profond de ne pas se séparer d’un mort aimé.

    Saurin fut placé sur une civière, et le convoi prit le chemin du manoir. Les gars étaient retournés à la pompe, Jean les invita à le suivre.

    – Que le feu finisse son ouvrage, dit-il, nous n’avons plus rien à perdre.

    Il regarda tristement le corps inerte de son vieil ami.

    – J’aurais donné mille fois le moulin pour conserver la vie de celui-là ! dit-il avec amertume.

    Simplicie leva les yeux sur lui, quels yeux ! des yeux pleins de larmes de reconnaissance et de dévouement, des yeux d’enfant qui donne son âme. Jean reçut ce regard comme une bénédiction.

    – Ma pauvre enfant, dit-il, nous vous aimerons !

    – Je le sais, répondit-elle. Et elle continua de marcher en tenant la main du cadavre.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XV

  •  

    – Tu es à nous, maintenant, dit Geneviève à sa protégée, lorsque le cortège funèbre, au retour du cimetière, eut reçu les remerciements de Jean, qui avait conduit le deuil. Tu es à nous, ma pauvre fillette ; nous tâcherons de te rendre la vie douce.

    Simplicie ne répondit point ; elle ne parlait guère, et dans son esprit encore enfantin, les sentiments ne savaient pas se développer en paroles. Ses yeux parlaient pour elle, et ceux qui l’aimaient en rencontraient à tout moment le regard bleu, tendre et franc, qui faisait songer à une fleur.

    – Simon Beauquesne est malade, dit la jeune fille, pour toute réponse.

    Geneviève comprit, et accorda la permission tacitement demandée par ces mots. Simplicie alla s’asseoir auprès du lit du bonhomme, son tricot à la main, à cette place qu’elle devait occuper plusieurs longues semaines, sans que sa patience et sa douceur fussent lassées un seul jour.

    Simon était tombé malade de saisissement ; l’incendie, la mort de son fidèle Saurin qu’il querellait souvent, mais qu’il estimait fort, et même qu’il aimait, autant qu’il pouvait aimer ce qui n’était pas quelque part de lui-même : tous ces événements pénibles, tombant à la fois dans cette existence jusqu’alors si paisible, lui avaient donné une de ces longues fièvres tenaces, que la médecine ne sait trop comment classer.

    Victoire s’était dès l’abord déclarée incapable de le soigner. Rester auprès d’un lit, écouter les doléances du malade, contenter ses caprices, supporter son humeur, c’était une tâche au-dessus de ses forces. Elle eut du moins le bon esprit de le reconnaître.

    À qui alors confier la garde du malade, sinon à la bonne et discrète Simplicie ? Celle-ci, d’ailleurs, ne demandait qu’à remplir ces fonctions délicates et fatigantes. Dans les fantaisies du malade, dans les soins qu’il réclamait, elle trouverait une distraction à ses tristes pensées, en même temps qu’un moyen de prouver à ses maîtres l’inexprimable gratitude qu’elle ressentait pour eux, depuis qu’ils l’avaient acceptée des mains de son père mourant.

    Simplicie ne cherchait point à percer l’avenir. Elle ne se demandait pas à quel titre elle recevrait le pain quotidien dans cette maison, la sienne depuis sa naissance. Madame Geneviève avait promis de la garder auprès d’elle, c’en était assez. On lui avait fait des habits de deuil, elle ne demandait point qui les paierait. Elle avait mis la robe noire et le bonnet de crêpe noir, comme elle eût revêtu un cilice si Geneviève le lui avait apporté. Elle ne vivait plus qu’en deux idées : le culte de ses parents morts, et l’amour profond, sans bornes, qu’elle portait à ses bienfaiteurs ; ces deux dévouements suffisaient à remplir sa vie.

    Le lendemain matin, vers la fin du déjeuner, M. Reynold, dans un petit speech fort bien tourné, annonça son intention de rentrer à Paris avec sa famille. En de si douloureuses circonstances, il comprenait fort bien que la présence d’étrangers, malgré toute l’urbanité des maîtres du lieu, ne pouvait être qu’une gêne. Son cœur restait avec ses amis, si cruellement éprouvés dans leur fortune et dans leurs affections ; mais le devoir même de l’amitié lui faisait une loi... Bref, il tourna un peu court, au risque de verser, et pria madame Beauquesne de lui procurer des chevaux pour gagner la station et prendre le train de nuit.

    Avant que Geneviève eut ouvert la bouche, Jean avait répondu :

    – Très bien, je vais donner des ordres, – et avait disparu dans l’escalier.

    Geneviève resta un peu surprise de cette courte réponse ; mais après tout, M. Reynold, avec toutes ses précautions oratoires, n’en méritait pas d’autre. Un silence gêné régna autour de la table, puis Marguerite échangea un coup d’œil avec madame Beauquesne et se leva pour procéder aux préparatifs du départ. Renée boudait franchement, et Clotilde, les yeux baissés, l’air grave, paraissait totalement indifférente à la décision qui venait d’être prise. Jean ne reparaissant pas, elle se décida à rentrer dans sa chambre, suivie de sa compagne.

    – Tu trouves ça convenable, toi ? fit Renée dans une explosion de colère, dès qu’elles furent chez elles.

    – Quoi ? la conduite de M. Beauquesne ? fit Clotilde d’un air précieux.

    – Qui ça, M. Beauquesne ? Jean ? Non, la sienne est ce qu’elle doit être ; c’est de mon père que je parle.

    – Il ne m’appartient pas de juger mon oncle ! répondit gravement Clotilde.

    Exaspérée, Renée lui tira la langue, lui montra le poing et lui tourna le dos, le tout avec une prestesse extraordinaire ; puis revenant vers elle, la gamine reprit :

    – C’est très bien ; moi non plus, il ne m’appartient pas de juger mon père, et tu peux même lui dire, si ça te fait plaisir, que je l’ai blâmé, ce qui me fera attraper un bon gros sermon ; mais ce n’est pas moi qui abandonnerais ainsi nos amis dans le malheur ! Sais-tu ce que l’incendie du moulin va coûter à Jean ? Il en parlait ce matin à maman.

    – Non, fit Clotilde d’un air indifférent.

    – Ça va lui coûter au moins quarante-cinq mille francs. Les murailles étaient vieilles ; il faut rebâtir de fond en comble ; le matériel est perdu, les meules, tout... Et ce pauvre Saurin qui l’aimait tant...

    Renée se détourna et fondit en larmes ; Clotilde la regardait d’un air embarrassé, ne sachant que dire, et craignant de paraître indifférente. Sa cousine se rapprocha d’elle :

    – Toi, ça ne te fait rien que Saurin soit mort, tu ne regrettes que l’argent... Est-ce que Jean te plaît toujours autant avec quarante-cinq mille francs de moins ?

    – Ce sont mes affaires, dit posément Clotilde, en pliant une robe.

    Renée resta muette, suffoquée d’indignation.

    – Ah ! dit-elle enfin, ce sont tes affaires ? Eh bien, moi, je m’occuperai des miennes.

    Elle sortit en courant, non sans faire grand bruit avec le battant de la porte, et descendit jusqu’au bas de l’escalier, cherchant son ami d’enfance. En passant devant la chambre des époux Beauquesne, elle aperçut la haute silhouette de Jean, qui se détachait sur le fond sombre des rideaux du lit, et elle s’arrêta.

    – Ayez, confiance, grand-père, et patience aussi, disait Jean. Plaie d’argent n’est pas mortelle ! Grâce à la prévoyance de ma chère mère Geneviève, nous pouvons réparer le mal avant les pluies d’automne ; à la Toussaint, le moulin moudra comme devant ! Ce qu’il faut maintenant, c’est vous guérir bien vite, pour mettre vous-même le bouquet au faîte du nouveau toit !

    – Tu jases, garçon ! dit le vieux visiblement ragaillardi. Un pauvre bonhomme comme moi, qui s’en va faire son dernier voyage...

    – Vous vivrez cent ans ! fit Jean d’un air gai. On vous soignera bien, n’est-ce pas, Simplicie ?

    La fillette lui répondit par ce regard plein de choses indicibles, qui était son meilleur langage, et, d’une main délicate, elle lissa la couverture du lit.

    Renée resta interdite. Ces paroles affectueuses et consolantes, ce grand-père malade, cette blonde figure de madone, si douce et si triste sous son crêpe, ce geste muet, plein de tendresse, faisaient un étrange contraste avec les sentiments mauvais qui l’avaient amenée là. Elle avait beau se dire que son amitié pour Jean lui ordonnait de démasquer Clotilde, elle sentait, au fond de son cœur, que la rancune et le dépit causés par les mauvaises paroles de sa compagne étaient le véritable motif qui la faisait agir.

    Elle hésitait, ne sachant trop à quoi se décider ; Jean, sortant de la salle, la trouva sur le seuil.

    – Je te cherchais, Jean, lui dit-elle, se sentant tout à coup soulagée d’un grand poids. Je voulais te dire que nous partons, c’est vrai, mais malgré moi ; je t’assure...

    – Je présume, en effet, dit le jeune homme sans pouvoir s’empêcher de rire, que si ton père t’avait consultée, tu n’aurais pas demandé les chevaux...

    Elle se mit à rire comme lui, et tous deux, sans savoir comment cela se faisait, passèrent la main sur leurs yeux pour essuyer une larme, tant Jean avait été blessé du procédé de M. Reynold. Cette coïncidence les fit rire derechef, et ils se prirent les mains dans une bonne et forte étreinte ; après quoi, ils remontèrent silencieusement l’escalier. Au moment de se séparer, Jean ne put s’empêcher de demander à demi-voix :

    – Et Clotilde, qu’en dit-elle ?

    – Elle n’aime qu’elle-même, répondit Renée.

    Ce n’était pas une réponse, et cependant, rien ne pouvait mieux expliquer les sentiments confus de Renée à l’endroit de sa cousine. Jean fronça le sourcil, surpris un peu, et tout à coup se pencha sur le front de sa petite amie, où il mit un baiser fraternel.

    – Jean, j’ai peur que tu ne sois malheureux, murmura Renée, incapable de se contenir.

    – Je ne serai pas malheureux, ma chère Renée, dit-il d’un air grave. Ma mère et ceux qui m’aiment vraiment sauront m’en défendre.

    Renée rentra dans sa chambre le cœur allégé de plus d’un souci.

    – Eh bien, tes affaires sont finies ? demanda Clotilde d’un air railleur.

    – À mon entière satisfaction, ma chère, répondit sa compagne.

    Elles ne se parlèrent plus de tout le jour, mais Renée n’y prit pas garde ; malgré l’ennui du départ, elle était revenue presque joyeuse.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVI

  •  

    Le manoir était devenu bien triste et bien solitaire depuis que ses hôtes momentanés l’avaient quitté.

    Saurin était un de ces êtres qu’on aime pour ainsi dire sans le savoir, et dont la présence n’est guère appréciée, mais qui, une fois partis, laissent dans le cœur un vide dont on ne peut se consoler.

    Tout le monde éprouvait cette impression, et la venue de nombreux ouvriers pour la reconstruction du moulin fut une distraction utile, qui attira l’esprit des Beauquesne sur une foule de soins matériels.

    Victoire se trouvait dans son élément ; nourrir et loger une trentaine d’ouvriers, c’était précisément ce qu’il fallait pour tenir l’alerte vieille en haleine et donner de l’occupation à ses loisirs, trop souvent maussades. Les filles de ferme eurent parfois occasion de la maudire, mais Simon put respirer en paix en son absence, et faire de bons petits sommes sous la surveillance de Simplicie, qui lisait ou tricotait près de son lit.

    Elle lisait de simples livres d’enfant, appropriés à son ignorance, mais elle avait enfin pris le goût de la lecture, qui ne vient qu’à la longue dans les esprits peu cultivés ; elle était bientôt fatiguée de lire, mais pendant les longues heures de silence et d’ouvrage à l’aiguille, elle repassait dans son esprit les lectures de la veille, et elle arrivait peu à peu à saisir l’idée d’un monde plus vaste que le manoir, cet horizon de son âme, que jusqu’alors elle ne croyait pas possible de dépasser.

    Simon allait de mieux en mieux ; il se leva un jour, puis une autre fois sortit à la tiède douceur d’un premier jour d’automne, appuyé sur le bras de Simplicie, et enfin put faire de petites promenades dans le parterre avec le secours d’un bâton.

    Un beau matin, s’étant éveillé plein de courage, à petits pas, avec de longs repos, il arriva jusqu’au moulin.

    Le soin de la marche, dont il était déshabitué, l’avait obligé de regarder à ses pieds, et d’ailleurs sa vue s’était fort affaiblie. Quand il fut sorti du parterre, et qu’après s’être assis sur une pierre, il leva les yeux, il resta ébahi, la bouche ouverte, ne comprenant plus ce qu’il voyait.

    Il avait entendu dire qu’on reconstruisait le moulin, il avait vu parfois l’ingénieur, qui venait visiter les travaux ; mais, dans son esprit, le moulin n’en était pas moins resté l’ancienne bâtisse haute et noire, à la toiture aiguë, le vieux moulin Frappier, en un mot.

    Il voyait devant lui une construction moderne, où pas un pouce de terrain n’était perdu, où pas une pierre n’était sans emploi, une maison de moitié moins haute que l’ancienne, où pourtant huit paires de meules trouvaient de la place pour fonctionner.

    – Eh, garçon, ne put-il l’empêcher de dire dans sa surprise, ce n’est point là un moulin !

    Il lui fallut pourtant se rendre à l’évidence, le jour où l’eau, coulant dans les vannes neuves, mit en mouvement les roues superbes, et où devant ses yeux ravis la première poignée de farine tiède tomba dans le coffre de chêne luisant.

    Jean se tenait debout, la tête découverte, et pensait à la meule qui avait tué son père. Le méchant moulin n’existait plus ; celui-ci aurait-il une longue et heureuse existence ?

    Geneviève, qui regardait à ses côtés, se tourna vers la foule des domestiques, ouvriers, voisins, qui se pressait à la grande porte, et chercha des yeux la fille de Saurin, la dernière victime du moulin cruel.

    Ne la voyant pas, elle la nomma tout bas à son fils qui courut au manoir.

    Elle ne s’y trouvait nulle part ; il parcourut la vaste demeure, l’appelant par son nom ; rien ne lui répondit. Il revenait triste et même inquiet, lorsqu’en passant devant l’ancienne maisonnette de Saurin, que personne n’habitait plus, il vit la clef sur la porte. Il entra discrètement et vit agenouillée devant le lit, la tête dans ses deux mains, Simplicie, qui pleurait silencieusement.

    Il s’approcha d’elle, et la releva en passant un bras autour de sa taille ; elle tressaillit et le regarda d’un air effrayé ; mais, en le reconnaissant, elle cessa toute résistance.

    – On inaugure le moulin, dit-il, venez avec nous...

    – Je ne peux pas, dit-elle faiblement.

    Il la soutenait toujours un peu ; soudain, elle lui glissa entre les mains et tomba à terre. Ce fut une faiblesse d’un instant. Il la releva, étonné de la sentir si légère, et l’emporta au dehors.

    Elle ouvrit les yeux, et sentant sa tête reposer sur l’épaule de Jean, elle les referma avec une expression de confiance et de repos.

    – Je n’ai plus que vous, dit-elle.

    La foule s’écartait en ce moment pour laisser passer Geneviève. Elle s’approcha des jeunes gens et se pencha, pleine de pitié, sur le visage décoloré de la pauvre enfant.

    – Tu es de la famille, lui dit-elle, en lui prenant un bras pour la soutenir.

    Suivie d’un murmure de compassion respectueuse, Simplicie rentra au manoir entre Jean Beauquesne et sa mère.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVII

  •  

    Geneviève, étendue sur une chaise longue, les pieds enveloppés d’une couverture, écoutait la lecture que lui faisait Simplicie d’un journal du soir. Un écran protégeait contre la clarté trop vive de la lampe ces yeux fatigués, ces pauvres beaux yeux noirs, qui avaient tant regardé de fins réseaux, tant compté de fils dans la dentelle.

    Geneviève avait les yeux malades, et c’était un gros chagrin pour elle que de ne plus pouvoir lire et coudre ; toujours active, sans hâte fébrile, elle avait su, pendant son existence entière, employer les heures sans un instant de paresse ou d’ennui... l’ennui, ce terrible ennemi, menaçait d’entrer dans son existence, désormais condamnée à l’oisiveté, et la peur de devenir aveugle, qui la forçait d’obéir au docteur, la rendait malade d’inquiétude.

    Plus de travail, plus de lecture... quelles longues journées que celles qui s’écoulent ainsi, depuis le lever du jour jusqu’aux heures tardives de la soirée, dans le désœuvrement des mains jadis actives, des pieds qui ne savent où porter le corps découragé, de la tête qui pense, et qui ne peut exécuter sans le secours des yeux, fatalement condamnés, s’ils travaillent !

    L’écran vert de la lampe, voilà tout l’horizon de Geneviève ; l’éclat des lumières, le théâtre, la rue, les passants, les magasins, ces spectacles des yeux, tout cela lui était interdit, pour quelque temps au moins. Quand les feuilles reviendraient aux arbres, elle pourrait reposer ses regards sur le vert naissant de la tendre verdure ; mais jusque-là, le repos et l’oisiveté, tel était l’arrêt de la science, pendant ce long hiver parisien, qui commençait à peine.

    Jean avait ramené sa mère à Paris, espérant que les visites, les causeries, les livres nouveaux arracheraient Geneviève aux tristes préoccupations où la jetait la crainte terrible et constante d’une cécité prochaine ; mais quoique Paris présentât certainement plus de ressources que le moulin Frappier, la pauvre femme, un instant distraite, avait senti son ennui plus profond que jamais, au bout de quelques jours.

    Les visiteuses n’étaient pas revenues... Que dire à cette malade attristée ? Geneviève ne pouvait pas lire, sortir à peine, et le roulement lointain des voitures ne faisait que rendre plus pénible le silence des longues nuits d’insomnie, présage douloureux de cette éternelle nuit de la cécité, qu’elle redoutait presque plus que la mort.

    Que faire ? Pendant une semaine entière, Jean s’astreignit à rester auprès de sa mère, ne sortant pas, lui faisant la lecture, travaillant à ses côtés, en un mot lui consacrant toutes ses heures... Ce sacrifice ne réussit pas mieux que le reste. Geneviève ne put supporter l’odeur de la peinture. Jean, réduit au dessin, trouvait les journées longues, allait et venait d’un air inquiet, s’arrêtant brusquement près de la porte au moment de sortir, et souriait d’un sourire forcé quand ses yeux rencontraient le regard de la malade...

    – Va, mon pauvre enfant, lui dit un jour Geneviève, tu m’as donné la meilleure preuve de tendresse, en essayant de te consacrer uniquement à moi : je te remercie de l’avoir fait, mais je serais une méchante égoïste si j’acceptais le sacrifice. Va, et reviens de temps en temps, quand tu le pourras, mais il faut bien que je m’accoutume à vivre seule... Que ferais-je quand tu seras marié ?

    Ce fut la première et la dernière fois que madame Beauquesne fit allusion à l’avenir qui l’attendait lorsque Jean aurait un intérieur à lui. Jusqu’alors il avait été tacitement convenu que son fils ne la quitterait jamais... Mais l’expérience de la vie était venue détruire ce rêve de toutes les mères. Jamais Geneviève, elle le reconnaissait elle-même, n’aurait pu vivre avec Clotilde... Clotilde ou une autre... Il viendrait donc un jour où Geneviève vivrait seule. C’est alors que la pensée de la veuve s’arrêta sur l’orpheline, avec une douceur nouvelle.

    Quand Jean serait marié, Simplicie lui resterait, cette douce et modeste compagne, toujours silencieuse, moins qu’une pupille, plus qu’une femme de chambre, quelque chose dans le genre d’une demoiselle de compagnie ; un peu trop rustique pour des gens de la ville, mais cette rusticité même était un charme de plus pour Geneviève, restée meunière au fond de l’âme, malgré sa transformation en Parisienne comme il faut.

    C’est ainsi que Simplicie apprit à lire tout haut, pour faire la lecture à madame Geneviève pendant les longues après-midi et les longues soirées, pendant que Jean peignait à son atelier, ou bien allait dans le monde, ce qui pour réussir en peinture est peut-être encore plus nécessaire que d’avoir du talent. Elle lisait bien, un peu trop lentement, mais avec goût, dirigée en ceci par Marguerite Reynold, qui s’était enthousiasmée de cette idée, et qui lui donnait de temps en temps d’excellentes leçons.

    Simplicie ne comprenait pas tout ce qu’elle lisait, il s’en fallait de beaucoup, mais qu’importe ? Les filles de Milton, qui faisaient à leur père aveugle la lecture de l’Iliade, ne savaient pas un mot de grec, et n’en lisaient pas moins cette langue de façon à l’intéresser. Et d’ailleurs, il y a des grâces d’état ; ceux qui lisent beaucoup à haute voix lisent souvent d’une façon machinale, sans même se rendre compte des sons qu’ils profèrent.

    Ce n’était pas le cas pour Simplicie ; elle s’efforçait de comprendre, relisant seule les passages qui lui avaient paru obscurs, s’enhardissant jusqu’à demander à Geneviève l’explication des mots nouveaux, et son esprit enfantin, développé soudain par la bonté de son âme et son désir de se rendre utile, prit un essor nouveau.

    Le petit visage doux et mutin n’était plus encadré du mignon bonnet blanc, aux petites ailes relevées. Geneviève n’avait pas voulu qu’elle gardât à Paris ce costume, qui semble aux étrangers un signe de domesticité. Simplicie portait pour toute coiffure ses beaux cheveux blonds, nattés en couronne sur sa petite tête bien faite, et quand elle sortait, ce qui était bien rare, c’était avec un petit chapeau de deuil, comme une demoiselle de la bourgeoisie. Geneviève l’avait ordonné, Simplicie avait obéi, mais sans en tirer vanité ; n’était-elle pas destinée à obéir toute sa vie ?

    Ce soir-là Geneviève écoutait la lecture que lui faisait la jeune fille, mais son esprit était ailleurs, et les mots frappaient son oreille sans arriver jusqu’à son esprit : d’ailleurs la voix de Simplicie était une musique en elle-même. Madame Beauquesne s’apercevait depuis quelque temps que son fils avait quelque ennui secret, et le silence qu’il gardait à cet égard l’affligeait un peu. Elle eût voulu qu’il lui dit tout, et c’est précisément ce qui est impossible ; sûre, d’ailleurs, qu’un jour elle saurait ce qui l’inquiétait, quand le sujet d’inquiétude serait relégué dans les choses passées, elle attendait... avec un peu de surexcitation nerveuse.

    Jean entra, après avoir frappé, et vint s’asseoir en pleine lumière, en face de Geneviève, qui le regarda avec orgueil.

    – Suis-je beau ? lui demanda-t-il d’un ton enjoué.

    – Superbe ! répondit la mère avec cette gravité souriante qui était son caractère distinctif. Simplicie leva les yeux sur le beau jeune homme, le regarda un instant avec une admiration tranquille, comme un tableau ou une belle fleur, puis baissa les yeux sur son livre.

    Jean était superbe, en effet. Le costume moderne n’est favorable qu’aux jeunes gens dans la fleur de leur jeunesse et de leur grâce naturelle ; à cet âge, d’ailleurs, pour peu que la nature ne se soit point montrée marâtre, tout sied. Les cheveux de Jean, bouclés en dépit de ses efforts pour les rendre plus sages, les yeux brillants, le teint mat et ombré de sa mère, la belle barbe châtaine frisée et soyeuse, les membres agiles et souples, la haute stature, tout faisait de Jean Beauquesne le plus beau spécimen de sa génération, bien qu’il eût cet inappréciable bonheur d’être au premier coup d’œil assez semblable à tout le monde pour passer inaperçu.

    – Je vais faire un tas de conquêtes, dit-il en s’allongeant paresseusement dans le fauteuil. D’ailleurs, pour ce soir, j’ai un carnet bien rempli. Il faut gagner à ma cause, d’abord, un membre de l’Institut, section des beaux-arts ; un chef de bureau au ministère, ça c’est pour les commandes et achats de tableaux, un avenir encore lointain, mais tu sais, ma mère, que je vois les choses de loin ; ensuite un peintre célèbre, dont je voudrais être admis à visiter l’atelier. Il doit y avoir là-dedans des choses merveilleuses, mais c’est un ours, et je ne sais trop comment le prendre, et puis...

    – Et puis ? demanda Geneviève.

    – Et puis une quantité de gens plus ou moins décorés, illustres, célèbres tout au moins...

    – Une soirée d’hommes, alors ?

    – Précisément.

    Geneviève garda le silence. Elle ne craignait que les femmes, sûre que Jean, avec son honnêteté, sa droiture et son vaillant courage, serait toujours apprécié des hommes de bien.

    – Bonsoir, mère, dit le jeune homme en se penchant sur elle pour l’embrasser. Bonsoir, Simplicie.

    Il sortit avec un geste affectueux, et la porte se referma. Geneviève poussa un soupir. La jeune lectrice leva les yeux, et de sa voix douce :

    – Faut-il continuer ?

    – Non, dit madame Beauquesne, va te coucher, mon enfant. Tu dois être fatiguée.

    Simplicie fit un signe négatif et sourit avec sa bonne grâce habituelle. Elle ferma le livre, le rangea dans la bibliothèque, puis fit le tour de la chambre pour s’assurer que tout y était préparé pour la nuit. Sa main diligente et soigneuse répara par-ci par-là un peu de désordre, puis elle s’approcha de la porte et dit :

    – Bonsoir, madame Geneviève.

    Madame Beauquesne lui répondit un mot amical, et la jeune fille se trouva seule dans le grand corridor.

    La bonne était couchée, Jean avait sa clef pour rentrer, une veilleuse brûlait dans l’antichambre avec un air mélancolique. Simplicie pensa que la nuit serait longue, cette nuit d’hiver qui commence si tôt et finit si tard. Elle n’avait pas envie de dormir, puis un autre sentiment confus la poussait encore : elle ouvrit d’une main timide une porte qui craqua terriblement, et, honteuse, hésitante, elle entra dans la chambre de Jean.

    Elle y était venue mille fois le jour, en l’absence et en la présence du jeune homme, porteuse de messages de Geneviève, et elle y était entrée bravement, comme partout ailleurs. Le soir, pendant que Jean était sorti, cette chambre avait un autre aspect. Elle était mystérieuse, avec ses tentures foncées, et des objets d’art, aux formes étranges, placés sur tous les meubles au hasard. Simplicie leva un peu la bougie qu’elle tenait à la main, et la lueur se refléta vivement dans les facettes d’une carafe de verre de Bohème, taillée comme un diamant.

    Ce miroitement dans l’ombre fit tressaillir la jeune fille, mais elle se remit bien vite, et sourit de sa frayeur. Prenant courage, elle traversa la vaste chambre et ouvrit la porte d’une autre pièce qui était pour Jean une sorte d’atelier. L’atelier était plus sombre et plus mystérieux encore, mais Simplicie marcha droit à un chevalet, souleva la toile grise qui le recouvrait, et faisant un réflecteur de sa main fluette, elle resta immobile devant le tableau.

    C’était son cher moulin Frappier, qu’elle venait voir furtivement, comme une coupable. Le moulin était vivant sur la grande toile, non pas le moulin nouveau, bas et peu pittoresque, mais le moulin brûlé, celui qui avait été fatal à la famille. Jean avait voulu en perpétuer le souvenir, moins peut-être par sentiment romanesque qu’à cause de la beauté du vieil édifice, qui était véritablement magnifique dans sa robuste vétusté.

    Simplicie resta longtemps devant le moulin Frappier. Mille souvenirs lui montaient du cœur aux yeux, pendant qu’elle contemplait cette image. Les grands frênes avaient abrité son enfance ; elle avait aimé le moulin d’une de ces tendresses bizarres qui croissent au cœur des enfants sans qu’on sache pourquoi. Dans une nuit d’horreur, le moulin et son père avaient disparu en même temps, lui laissant l’impression d’un malheur immérité, d’une catastrophe inexpliquée ; tout à la fois !... sa pauvre âme écrasée sous le coup avait lutté longtemps avant de revenir à la vie, à la santé de l’esprit.

    Comme elle ne disait rien, on n’avait pas pris garde à cet état étrange où elle vivait comme dans une sorte de somnambulisme. Elle vaquait à ses occupations avec sa douceur habituelle, mais le ressort de son intelligence était faussé ; elle ne pouvait pas comprendre pourquoi tout ce qu’elle aimait lui avait été enlevé en même temps, sans qu’elle eût rien fait pour le mériter. C’est le jour de l’inauguration du moulin neuf, que Jean avec ses bonnes paroles, Geneviève avec sa tendresse compatissante, en rompant ce charme douloureux, l’avaient ramenée aux réalités de la vie.

    Elle les aimait, ces protecteurs de son abandon ! Elle les aimait comme elle avait aimé le moulin et son père, avec toute la confiance, tout l’élan de son âme. Ils avaient remplacé son père et le moulin. Mais Jean avait parlé de cette esquisse, un jour en déjeunant, et depuis lors, Simplicie brûlait du désir de revoir son moulin. Elle fut morte plutôt que de le demander ; mais Jean absent, quel mal y avait-il à venir regarder en cachette ? Elle ne dérangerait rien, elle refermerait soigneusement la porte... Elle était venue.

    C’était bien son moulin ; en effet, elle reconnut même à l’ombre des frênes une pierre noire où elle avait l’habitude, quand elle était petite et quand sa mère vivait, de passer les journées d’été, en compagnie d’une petite poupée de chiffons. Pleine d’un indicible attendrissement, elle posa sa bougie sur un meuble qui se trouvait tout près, de façon à voir le tableau, et elle resta en extase les mains jointes devant elle.

    Qu’elle l’aimait, ce vieux moulin, cet ami de toute sa vie ! Le moulin n’était plus, mais les grands arbres, le manoir, la maisonnette où elle avait vécu avec son père, tout cela existait... Elle éprouva une sensation douloureuse en pensant que tout cela était si loin, ai loin... Paris l’entourait, avec ses grandes rues longues, ses maisons hautes, ses fenêtres qui vous regardent comme des yeux curieux de l’autre côté de la rue ; puis le pavé, et toujours le pavé ! plus de cette bonne terre battue, souple et élastique sous le pied, qui le renvoie et vous convie à la marche...

    – Oh ! mon moulin ! soupira Simplicie.

    Un craquement dans la boiserie la fit sursauter comme si elle avait commis un crime. Elle se hâta de recouvrir l’esquisse de sa toile grise, puis elle reprit sa bougie, et sortit de l’atelier, le cœur encore gros de son émotion récente.

    Le feu s’éteignait dans la cheminée de la chambre ; elle rapprocha les tisons, mit une nouvelle bûche qu’elle enterra dans la cendre, puis se releva sur ses talons, et resta un instant accroupie devant le bois qui s’enflammait rapidement. Cette vue lui fit mal tout à coup. Elle se leva brusquement et rentra dans sa chambre sans faire de bruit.

    Le lendemain matin, au déjeuner, Jean remercia la bonne d’avoir pensé à lui arranger son feu. Comme c’était une brave fille, un peu bête et assez négligente, elle répondit évasivement, pensant que monsieur se moquait d’elle. Simplicie ne dit rien, mais un sourire et une rougeur fugitive passèrent sur son visage. Jean la regardait par hasard et fut ébloui.

    – J’avais dit que je ferais votre portrait, lui dit-il, je ne sais à quoi je pense de ne pas l’avoir commencé. Mais il faudrait poser avec le costume du pays et une cane de cuivre sur l’épaule...

    – Quand vous voudrez, dit Simplicie, dont les discours n’étaient jamais longs.

    – Vous n’avez pas d’habits ?

    – J’ai apporté les miens, dit-elle en rougissant encore. Je n’avais que ceux-là avant de venir.

    – Parfait ! J’ai une cane de cuivre superbe, énorme, avec sa longe pour la tenir en équilibre. Quand voulez-vous commencer ?

    – Quand vous voudrez, répéta la jeune fille, les yeux baissés.

    – Après déjeuner, alors ; c’est très bien, je vous mettrai sous les arbres du moulin Frappier.

    Simplicie leva sur lui ses yeux calmes, et Jean se sentit comme si elle lui avait jeté au visage un bouquet de pervenches, frais, délicat et bleu.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XVIII

  •  

    L’étude de Simplicie en trayeuse était finie ; elle avait renoncé au petit bonnet et à la jupe courte. Elle posait maintenant pour la tête, Jean ayant découvert qu’il n’existait pas de meilleur modèle, plus docile, plus patient ni plus apte à saisir et à garder le mouvement.

    Geneviève n’avait garde de se plaindre de ces séances, qui retenaient son fils à la maison. Le grand atelier était négligé pendant ce temps-là, mais qu’importe, puisque Jean ne cessait de travailler, et qu’il se montrait content de ses travaux ? Les yeux de madame Beauquesne allaient mieux, d’ailleurs : elle pouvait se permettre de regarder de temps en temps ce que faisait son fils ; elle causait avec lui pendant qu’il peignait, et les après-midi, si longues autrefois, se passaient maintenant sans trop d’ennui pour elle.

    Simplicie posait sans fatigue apparente, pendant des heures entières, la tête tournée à droite ou à gauche, suivant les besoins de la pose. Elle aimait cette espèce d’oisiveté, qui lui rappelait ses anciennes rêveries d’enfant à l’ombre du grand moulin, ou dans les oseraies, le long de la petite rivière où le père Simon pêchait des truites. Il l’emmenait avec lui volontiers, pour lui porter son panier, car elle était silencieuse et n’effarouchait pas le poisson. Elle s’asseyait sur le tronc penché d’un saule à quelques pas du bonhomme, et restait des heures à regarder le reflet aveuglant du soleil dans l’eau.

    À quoi pensait-elle alors ? Elle n’eut pu le dire. À sa mère Mélie, qui l’avait laissée orpheline ; à son père Saurin, qui faisait au moulin de rudes journées de garçon meunier ; à dame Quesnelle, qui la tarabusterait dès sa rentrée au logis, et souvent, le plus souvent, à cette mystérieuse madame Geneviève, dont on parlait avec une sourde colère, mais aussi avec un certain respect. Son père lui avait appris qu’il ne fallait pas croire un mot du mal qu’on pourrait dire de madame Geneviève, et elle avait cru son père. Dès lors l’image de madame Beauquesne s’était dressée dans son esprit comme celle d’une sainte persécutée, d’une martyre, qu’il fallait adorer à genoux et de loin.

    Maître Jean, c’était le maître, celui qui avait tout, qui savait tout ; sa mère et lui apparaissaient à Simplicie à travers les saules comme une vision de la Madone portant l’Enfant sacré.

    Quand maître Jean reviendrait ! Saurin parlait de ce temps avec ferveur, avec emphase. Rabroué le long du jour par Victoire, il rentrait chez lui, et après avoir mangé sa pauvre soupe, préparée par Simplicie qui avait remplacé sa mère dans ces fonctions domestiques, il expliquait à sa fille ce que deviendrait le moulin quand maître Jean serait revenu.

    C’est à ces choses que pensait la jeune fille pendant les heures de pose, et c’est le charme de ces souvenirs qui la maintenait immobile, la tête un peu penchée, sérieuse, mais pas triste, malgré le flot de mélancolie qui noyait parfois la fin de ses pensées.

    Et maître Jean était revenu ! Quel retour ! Le fils du roi n’eût pas plus saisi Simplicie que la rencontre de Jean dans la cour le jour qu’il était enfin rentré dans ses domaines. Maître Jean était resté, dans la pensée de la fillette, l’enfant que sa mère avait emporté endormi dans ses bras. Elle s’était parfois dit depuis qu’il devait avoir grandi, mais c’est sous les traits d’un garçonnet de son âge qu’elle le voyait alors... Cette idée la troublait, elle aimait mieux se reporter à une très ancienne image du paroissien de sa mère qui représentait la fuite en Égypte. Telle avait dû être la fuite de Geneviève.

    Maître Jean ! On lui disait « monsieur » maintenant ; dans son cœur, elle l’appelait maître : à présent comme alors, il était le maître de tout. Saurin était mort dans ses bras, c’était naturel, cela devait être ; il était mort trop tôt, trop vite, mais il était mort comme il convient à un fidèle serviteur, sous les yeux et au service de son maître.

    Les yeux de la fillette cherchèrent involontairement le visage de Jean.

    – Vous êtes fatiguée, Simplicie, reposez-vous, dit-il en quittant ses pinceaux.

    Elle obéit, et vint ramasser le peloton de madame Geneviève, qui, depuis qu’elle avait la vue mauvaise, tricotait avec acharnement, « pour se désennuyer les doigts », disait-elle.

    Deux coups précipités retentirent à la porte, qui s’ouvrit en même temps, et Renée bondit dans l’atelier.

    – Voilà où il faut venir vous chercher ! dit-elle en embrassant Geneviève. Vous avez des chambres à double fond, avec des cachettes ! C’est très ingénieux, on a la ressource de s’y retirer quand il vient des importuns ; mais moi, j’ouvre toutes les boîtes à secret, c’est un fait connu. Qu’est-ce que vous faites tous ici ?

    Jean indiqua du bout de son appui-main l’étude commencée.

    – C’est gentil, dit mademoiselle Reynold, cela ressemble. Et moi, quand feras-tu mon portrait, mon ami Jean ?

    – Quand vous serez sage, mademoiselle ! répondit-il d’un air imposant.

    Tout le monde se mit à rire, excepté Simplicie, qui en avait grande envie, mais qui n’osa pas. Elle avait un peu peur de Renée, qu’elle ne comprenait pas toujours, et dont les allures absolument parisiennes bouleversaient sa candeur de paysanne.

    – Impertinent ! fit Renée.

    Elle poursuivit Jean au travers de l’atelier, jusqu’au moment où, essoufflés tous deux, ils vinrent se jeter par terre aux pieds de Geneviève, sur la peau d’ours qui lui servait de tapis.

    – Mon Dieu ! que vous êtes enfants ! dit complaisamment madame Beauquesne.

    Comme toutes les mères, elle aimait à rajeunir son fils, pour le sentir plus près d’elle. Tout ce qui le ramenait aux impressions de l’enfance flattait doucement ce cœur maternel.

    – Ce n’est pas pour que vous me disiez des choses désagréables que je suis venue toute seule, dit Renée. Oui, toute seule, madame Geneviève, vous n’avez pas besoin de me faire de grands beaux yeux comme ça ! J’ai laissé notre institutrice dans l’escalier, j’ai traversé la cour, et pendant qu’elle monte avec Clotilde, je suis venue ; je me figure qu’on me cherche.

    – Et ta mère ? qu’en dira-t-elle ? fit madame Beauquesne sans pouvoir s’empêcher de rire.

    Renée fit un petit mouvement d’épaules qui signifiait : Elle ne dira rien du tout.

    – Comprenez-moi bien, maman Geneviève chérie, ce n’est pas pour tourmenter maman que je l’ai fait, je serais désolée de tourmenter ma chère maman que j’aime de tout mon cœur, et même que j’aime de plus en plus ! Oui, je ne sais comment cela se fait, depuis quelque temps, je l’aime tous les jours davantage !

    Elle resta pensive un instant, puis repartit, avec sa vivacité d’enfant gâtée :

    – C’est pour taquiner miss Blunt, et puis pour faire enrager Clotilde. Alors, ça ne peut pas tourmenter maman, vous comprenez !...

    – Ce n’est pas si clair... commençait Geneviève.

    – Et puis elle n’est pas à la maison, conclut l’étourdie en lui coupant la parole. Pardon, maman Geneviève, je suis très impolie, et vous m’en voyez pleine de remords, mais c’est plus fort que moi !

    Elle se leva du pouf où elle était assise, saisit un fez tunisien, en coiffa la Niobé de plâtre qui tournait dans un coin ses yeux blancs vers une toile d’araignée, dressa les bras d’un mannequin de bois de façon à lui faire faire un pied de nez, sauta par-dessus la tête de la peau d’ours et revint s’asseoir à sa place d’un air content au milieu de l’hilarité générale. Cette fois, Simplicie ne se retint pas de rire.

    – Ah ! vous vous moquez de moi, petite madone ? dit tout à coup Renée en se tournant vers elle, ce qui la fit rougir comme une fraise.

    – Pardon, mademoiselle, je ne me moque pas, répondit la jeune fille sans élever la voix ; mais c’est gai de vous voir.

    – N’est-ce pas, petite fleur des bois ? dit Renée en lui plantant un baiser sur la joue ; vous n’êtes pas gais ici. Oh ! mais pas du tout ! Jean était gai, autrefois ; maintenant, il est sérieux comme un catafalque. C’est même à ce propos que je suis venue...

    Elle jeta un regard autour d’elle, hésita un peu, et reprit :

    – C’est très mal, ce que je vais faire, vous savez !

    – Alors il ne faut pas le faire, dit Geneviève avec une gravité bienveillante.

    – Pardon, maman Geneviève, je crois qu’il faut le faire ; c’est très mal pour moi seulement ; c’est un vrai cas de conscience. Dois-je charger mon âme d’un péché pour le bien d’autrui, ou bien faut-il laisser périr autrui et garder mon âme immaculée comme une blanche colombe ! Vous hésitez, maman Geneviève ? C’est malin, n’est-ce pas ? Eh bien, je me dévoue ; je vais charger mon âme d’un horrible potin... pardon, potin n’est pas français, je crois. Jean, veux-tu me passer un dictionnaire ? Non ? tu n’en as pas ? Alors disons cancan, c’est un mot français, j’en suis certaine.

    Elle bavardait à tort et à travers ; mais pour qui la connaissait bien, ce verbiage était le signe évident d’une grande lutte intérieure. Elle se décida enfin, et dit d’un ton décidé :

    – Clotilde n’ira plus aux cours, à partir d’aujourd’hui. Son éducation est finie !

    – Eh bien ? fit Geneviève qui ne comprenait pas.

    – Eh bien, son éducation est finie. On m’a défendu de le dire ; mais comme ce n’est que papa... Oh ! pardon !

    Elle se mordit les lèvres. Madame Beauquesne interdite cherchait sans le trouver ce que la révélation de ce fait pouvait avoir de si terrible. Jean, mieux au fait des coutumes parisiennes, devint pâle et dit à Renée :

    – Pourquoi vous a-t-on défendu d’en parler ?

    – Ah ! voilà ! reprit-elle, ça doit être un mystère. Son éducation est finie, à partir d’aujourd’hui. Jean, est-ce toi que cela regarde ? Si ce n’est pas toi...

    – Ce n’est pas moi, dit-il lentement, sans lever les yeux.

    Renée le regardait avec une curiosité mêlée d’angoisse. Elle avait désiré vivement de voir l’effet que produirait sur lui cette nouvelle, et elle avait peur d’avoir parlé avec trop peu de ménagements.

    – Je ne comprends toujours pas, fit Geneviève avec un peu d’humeur.

    – Maman, dit Jean du ton le plus respectueux, les jeunes filles cessent le plus souvent leurs leçons au moment de leur mariage.

    – Ah ! fit Geneviève, saisie.

    Elle éprouvait un serrement de cœur semblable à celui qu’on ressent en tombant sans se faire de mal d’un endroit élevé. Cela lui faisait du mal et du bien à la fois.

    Les quatre amis demeurèrent silencieux un moment. Jean était resté pâle ; il se tourna vers Renée et lui dit d’une voix un peu étouffée :

    – Sais-tu qui ?

    – Non, répondit-elle. Mais il y en a une douzaine au moins. Ah ! mon pauvre Jean, tu as bien fait de ne pas venir aux après-midi de maman, pendant tout l’hiver ! Tu aurais vu des choses bien extraordinaires !

    – Les après-midi ? fit Jean interdit.

    – Oui, de cinq à six. C’est papa qui avait arrangé cela. Les messieurs venaient faire leurs grâces, et Clotilde leur offrait du thé avec des petits gâteaux et « un peu de crème » ! Si tu l’avais entendue ! On eût dit que c’est elle qui était la crème !

    – Mais, fit Jean stupéfait, comment cela a-t-il pu arriver sans que je... sans que moi... Enfin je ne comprends pas.

    – Voilà ! dit Renée avec plus de sérieux qu’elle n’en avait encore montré. Tu venais le jeudi et le dimanche. C’était le vieux jeu. Alors on a inventé les avant-dîner. Ça a beaucoup ennuyé ma pauvre maman, mais ça ne fait rien que ça l’ennuie, au contraire, on dirait que quand ça l’ennuie, ça n’en vaut que mieux. Donc, à cinq heures, tous les jours, Clotilde rentrée du cours avec moi, j’avais une leçon supplémentaire d’anglais avec miss Blunt. – C’est vrai que je ne sais pas bien l’anglais, mais cette leçon supplémentaire... enfin, passons. Clotilde n’avait pas de leçon supplémentaire. Il paraît qu’elle, elle sait assez l’anglais ! Tant mieux, mon Dieu ! tant mieux pour elle ! Alors, naturellement, n’est-ce pas ? Clotilde allait aider à offrir du thé avec de la crème aux messieurs qui revenaient de la Bourse, car je ne sais pas ce qu’ils ont, ils viennent tous de la Bourse, à cette heure-là !

    Elle fit un geste de dédain tout à fait indescriptible à cette idée, puis reprit du même ton dégoûté :

    – Hier, miss Blunt a eu la migraine, et, en rentrant, elle m’a demandé la permission de ne pas me donner ma leçon supplémentaire. Vous comprenez avec quelle urbanité parfaite je lui ai immédiatement accordé cette permission. Si elle avait voulu, je la lui aurais même donnée à perpétuité. Alors moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Vous devez vous en douter ! J’ai laissé s’écouler un quart d’heure. Dieu ! que c’est long, un quart d’heure ! Et puis je suis entrée droit dans le salon, afin d’expliquer à maman pourquoi je n’étais pas à piocher ce malheureux anglais. J’ai fait un effet !... Ah ! mes amis, jamais je ne ferai plus autant d’effet que cela ! On n’a pas cette chance-là deux fois dans sa vie ! J’étais en robe grise, la robe pour faire les devoirs, avec pas mal de taches d’encre un peu partout ; je suis entrée tranquillement et je suis allée droit à maman ; elle était toute seule au coin de la cheminée et elle avait l’air de ne pas s’amuser du tout. Papa, Clotilde et une demi-douzaine de messieurs causaient autour de la théière. Clotilde riait, elle avait l’air de s’amuser, elle. Alors j’ai dit tout haut :

    – Maman, miss Blunt vous prie de l’excuser, elle a la migraine.

    Les messieurs se sont retournés ; papa m’a fait une grimace épouvantable ; maman m’a dit tout bas :

    – Va-t’en, Renée, tu vas te faire gronder.

    Pauvre chère maman ! Un des messieurs a mis ses moustaches dans l’oreille de Clotilde pour lui demander à quelle espèce du règne animal je pouvais appartenir, et je suis partie. C’est égal, si c’est ce monsieur-là, il est vilain, vilain, vilain ! Alors, hier soir, papa m’a administré un galop... est-ce que c’est français, Jean, galop dans ce sens-là ? Maman m’a dit d’avoir un peu de prudence, et de ne plus faire de semblables espiègleries, parce que c’est sur elle que cela retombait... Ah ! si j’avais su !... Mais on ne peut pas se douter de cela, n’est-ce pas ? Et ce matin, à déjeuner, papa a dit que Clotilde irait encore au cours aujourd’hui, mais que c’était pour la dernière fois. Demain il y a un grand dîner, on a envoyé chez Chevet, et vous n’êtes pas invités. Voilà tout.

    Elle se tut, tordit nerveusement le bout de ses doigts, et resta immobile. Un grand silence régna dans l’atelier.

    – Et Clotilde, que dit-elle ? demanda madame Beauquesne, après avoir longtemps réfléchi.

    Renée se leva avec colère et se mit à marcher fiévreusement, poussant du pied avec violence les menus meubles qui se trouvaient sur son passage, poufs, tabourets, petits tapis.

    – Elle ne dit rien ! fit la jeune fille avec l’accent de l’indignation. Depuis deux jours, impossible de lui tirer une parole. Elle sourit d’un air méchant en pinçant ses lèvres minces qui deviennent blanches. Je la déteste, oui ! je la déteste ! conclut-elle d’un air de défi en s’arrêtant devant son ami Jean.

    Il baissa la tête et demeura muet.

    – Vous ne dites rien ? fit Renée, dont la colère croissait toujours. Vous n’avez donc pas de sang dans les veines ! Qu’est-ce qu’il faut pour vous faire parler ? Attendrez-vous qu’elle vienne ici pour vous annoncer son mariage, avec ses yeux méchants et ses lèvres minces ? Voyons, Jean ! tu n’as pas envie de la battre, de la déchirer en morceaux, de je ne sais quoi ?...

    Elle frémissait de rage, et ses yeux lançaient des éclairs. Jean lui prit la main et, passant un bras autour de sa taille maigre et fluette, lui posa la tête sur son épaule.

    – Je te remercie, Renée, dit-il en la serrant contre lui, tu parles et tu penses comme ferait une sœur dévouée... Je comprends ton indignation, mais ce qui arrive ne m’étonne guère... Vous me l’aviez dit, ma mère, ajouta-t-il en se tournant vers Geneviève, votre sagesse ne s’est point trompée... J’ai encore à vous remercier de m’avoir empêché de brusquer les événements. C’est à vos conseils que je dois de n’être pas le mari d’une femme sans cœur.

    Il quitta Renée pour se pencher sur le front de sa mère, où il déposa le plus tendre baiser. Elle lui prit la tête dans ses deux mains et l’embrassa passionnément, comme au temps où, tout petit, il lui demandait pardon de ses fautes. Renée se détourna et fondit en larmes.

    On frappa à la porte, la bonne se montra et dit :

    – On demande mademoiselle Reynold.

    La jeune fille sécha ses larmes en un clin d’œil, embrassa Geneviève, sauta au cou de Jean, fit un signe en passant à Simplicie et sortit en courant sans avoir ajouté un mot.

    Simplicie, témoin de toute cette scène, n’avait rien dit ; les yeux grands ouverts, comprenant vaguement, elle avait regardé Renée avec une pitié sympathique. L’apostrophe véhémente à maître Jean l’avait fait tressaillir, mais le calme du jeune homme l’avait rassurée. Elle restait immobile, ne sachant si elle devait rester ou s’en aller...

    – Mon fils, dit Geneviève, je voudrais être sûre que tu n’éprouves plus de chagrin.

    Jean secoua la tête.

    – Je ne puis te l’assurer, ma mère, dit-il revenant au tutoiement familier. Je voudrais pouvoir le dire... mais ce que je souffre, ce n’est pas pour moi, c’est pour elle... C’est bien dur d’avoir à mépriser...

    Il s’interrompit et détourna son visage.

    – Vous ne travaillez plus aujourd’hui ? fit près de lui Simplicie. Elle avait dans la voix, avec une vibration de cristal, quelque chose d’ému, de mouillé, pour ainsi dire, qui forçait à la regarder, dans la crainte qu’elle n’eût pleuré.

    Jean la regarda : les yeux bleus étaient pleins de douceur, mais ils ne contenaient pas de larmes ; c’était l’émotion intérieure qui faisait vibrer cet adorable instrument. Un sourire craintif entrouvrait les lèvres ; l’humble enfant apportait à l’amant blessé ce qu’elle avait en elle de consolations ; sa grâce et sa pitié.

    Il la regarda une seconde fois, et, retournant à sa palette :

    – Si fait, dit-il, nous travaillerons encore, si vous n’êtes pas fatiguée.

    – Je ne suis jamais fatiguée, fit-elle. Je serai bien aise de poser pour vous, monsieur Jean.

    – Ô candeur ! pensa-t-il, âme d’ange qui ne connaît pas le mal ! Reprenez la pose, dit-il à haute voix.

    Simplicie tourna la tête un peu à droite, et, par la fenêtre sans rideaux, regarda un petit coin de ciel bleu.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XIX

  •  

    Le lendemain matin, M. Reynold sortit après son déjeuner, car on a beau être un homme au-dessus de tout, on a des affaires qui vous forcent à sortir l’après-midi. Jean, qui s’était informé chez le concierge, sonna tranquillement, demanda madame Reynold, apprit qu’elle était chez elle, fut annoncé par la bonne, et entra dans le petit salon, juste à temps pour entendre ces mots de la bouche de Marguerite, adressés à Clotilde :

    – Enfin, mon enfant, c’est votre affaire. Souvenez-vous que, malgré les instances de votre oncle, j’ai toujours refusé de me mêler de votre établissement. Vous avez fait votre choix, c’est fort bien, je n’ai rien à vous dire là-dessus.

    Jean referma la porte derrière lui. Le léger bruit du bouton qui retombait fit retourner les deux femmes ; il fit un pas en avant, et se trouva en face de Clotilde.

    Elle ne manquait pas d’assurance ; depuis six mois, elle préparait cette minute comme celle de son triomphe, et cependant elle baissa les yeux sous le regard du jeune homme.

    – Jean ! fit madame Reynold, craignant quelque scène violente. Il la rassura du geste et du regard.

    – Mademoiselle, dit-il d’un ton calme, j’ai pensé que, dans la circonstance présente, vous me sauriez quelque gré de vous épargner une démarche ennuyeuse. Je viens donc vous rendre la parole que vous m’aviez donnée au moulin Frappier.

    Clotilde avait pâli. Ses yeux lancèrent à son ex-amoureux un regard de vipère prise au nid.

    – S’il vous en souvient, reprit-il, cette parole était un serment réciproque d’attendre un an pour voir clair dans votre cœur, comme moi dans le mien, avant de nous unir en mariage. Je suis heureux de voir que ce délai ne vous a pas été nécessaire pour vous expliquer vos sentiments à vous-même. Vous êtes libre de disposer de votre main, qui, à ce que j’ai appris, est fort recherchée.

    – Je l’ai accordée, monsieur ! répondit-elle en levant la tête d’un air de défi. J’épouse un homme riche, aimable, intelligent, qui n’a pas eu besoin de délais pour voir dans son cœur.

    Elle souligna ces mots d’une intention ironique.

    – Je suis charmé, répondit Jean en s’inclinant. Je souhaite que dans un an il se trouve avoir conservé les mêmes sentiments.

    Ne pouvant rien répondre, Clotilde sortit brusquement, sans même regarder l’homme qui avait failli être son mari.

    – Mon pauvre Jean ! fit Marguerite tout émue, je t’assure que je ne suis pour rien dans ceci. C’est bien malgré moi...

    – Vous n’avez pas besoin de me le dire, interrompit en portant l’une après l’autre à ses lèvres les mains de sa plus ancienne amie. Je sais d’avance que vous n’avez rien tramé contre moi !

    – Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-elle. C’est bien malgré moi que tu t’étais attaché à cette personne vaniteuse et sans cœur ! Tu aurais pu voir que je n’avais pas pour elle une affection sans bornes...

    – Eh oui ! je m’en suis aperçu ! répondit-il ; mais, voyez l’aveuglement d’un jeune homme sans malice, elle m’a fait entendre que vous n’aviez pas d’affection pour elle à cause de sa parenté avec M. Reynold, qui vous l’avait imposée un peu malgré vous...

    – Et tu l’as cru ! fit Marguerite avec un soupir. Une amitié de seize ans n’a pu te mettre en garde contre les calomnies de cette méchante petite fille.

    – Ah ! je sens tous mes torts, et j’en suis puni ! s’écria Jean en se laissant tomber sur un siège.

    – Et moi, je te les pardonne, dit madame Reynold avec un demi-sourire. Que vas-tu faire, à présent ? Vas-tu rester ici pour assister au mariage ?

    – Quand a-t-il lieu ?

    – Dans trois semaines ; les délais légaux.

    Jean haussa les épaules.

    – Elle le connaît depuis longtemps ?

    – Depuis un mois. Il lui a été présenté tout exprès pour la circonstance.

    Il soupira.

    – Quel avenir ! Est-ce un homme comme il faut ? Quelle espèce d’homme est-ce ?

    – Un brasseur d’affaires, assez vulgaire au fond, mais correct dans la forme.

    – Riche ?

    – Oui.

    – Pourquoi l’épouse-t-il alors, elle qui n’a pas de dot ?

    – Parce qu’elle est jolie. Elle lui servira à amadouer les actionnaires. Ils vont tenir maison et donner des fêtes. Le luxe de madame sera le garant de la fortune de monsieur. Il y a encore des gens qui croient à cela.

    – Allons ! cela est parfait, dit Jean en se levant. Me voilà fixé. Je leur souhaite beaucoup de prospérités.

    – Pas moi ! répliqua Marguerite, car il n’y aurait plus de justice en ce monde. Eh bien, tu ne m’as pas répondu ; faudra-t-il t’envoyer une lettre de faire-part ?

    – Non, répondit-il d’un ton distrait... j’ai presque envie d’aller faire un tour en Italie.

    – Ce serait une excellente idée. Je ne sais pourquoi je crains tout de cette fille-là ; j’ai peur pour toi si tu restais ici.

    – Elle ne m’empoisonnerait pas ? fit Jean avec un effroi comique.

    – Non, mais elle pourrait pousser son mari à te chercher quelque sotte querelle...

    – Grand merci ! ce n’est pas moi qui la rendrai veuve ! dit-il en riant.

    – Tu prends bien ton malheur ! ne put s’empêcher de lui dire madame Reynold.

    – C’est peut-être parce que ce n’est pas un malheur, répondit le jeune homme plus sérieux ; mais au fond, ça me fait mal tout de même. N’en parlons plus, voulez-vous, ma bonne amie ?

    Jean fit un petit tour au grand air ; il en avait besoin, car son chapeau lui paraissait de fer rougi. Il y a des victoires qui vous laissent aussi brisé qu’une défaite ; celle qu’il venait de remporter était du nombre. Comme il se préparait à rentrer, au coin d’une rue, il rencontra M. Reynold, qui lui adressa le salut le plus affable.

    – On ne vous voit plus ! lui dit-il en passant. Venez donc un dimanche soir !

    – Merci, répondit Jean d’un ton ironique, le dimanche, je dîne en ville. D’ailleurs, vous êtes trop bon, je ne mérite pas cette faveur.

    Avant que M. Reynold fût revenu de sa stupéfaction, Jean était déjà au troisième étage de son escalier.

    – Mère, dit-il en entrant, qu’est-ce que tu dirais d’un voyage en Italie ?

    – Pour toi ou pour moi ? demanda-t-elle.

    Il s’assit, songeur. Il n’avait pensé qu’à lui... Pouvait-il la laisser seule, à demi aveugle, derrière lui ?

    – Pour nous deux, répondit-il.

    – J’aimerais beaucoup cela, dit-elle avec vivacité. J’ai toujours eu envie d’aller dans le Midi ! Mais qu’est-ce que tu feras d’une infirme comme moi ? Tu serais obligé de me laisser seule dans les hôtels.

    – Nous emmènerons Simplicie, déclara Jean d’un air royal.

    Il aurait emmené tout Paris pour peu que sa mère en eût témoigné le désir.

    – C’est une idée, cela ! et puis la pauvre enfant, ce serait bien dur en effet pour elle de rester seule au moulin, à présent qu’elle a pris l’habitude de vivre avec nous !... Mais dis-moi d’où te vient cette fantaisie de voyage.

    En quelques mots, son fils la mit au courant de ce qui s’était passé chez madame Reynold. Sous une apparence de calme, le cœur de Geneviève battait bien fort pendant ce récit. Elle avait eu vaguement peur de quelque querelle, d’une provocation inspirée par Clotilde à son futur époux dans un but de vengeance. Le voyage arrangeait tout ; il fut bientôt combiné jusque dans ses moindres détails.

    Simplicie entrait avec une lampe qu’elle posa sur la table.

    – Petite fille, lui dit Jean, avec un reste de cette joyeuseté fébrile qui provenait de la tension de ses nerfs, nous allons faire un grand voyage !

    Les yeux de Simplicie s’arrondirent comme deux coupes de porcelaine de Sèvres, mais elle ne dit rien.

    – Nous allons en Italie ! continua le jeune homme en se frottant les mains.

    L’Italie ou la Chine, ou même tout autre pays, qu’importait à la fille du meunier ! Ses joues pâlirent légèrement.

    – Alors je vais retourner au moulin, dit-elle de sa voix argentine, un peu tremblante.

    – Mais, non ! Vous venez avec nous ! Que ferait ma mère sans vos yeux de quinze ans ?

    Le rose reparut sur les joues délicates de la fillette.

    – Comme vous voudrez, monsieur Jean, dit-elle d’un ton soumis ; mais les coins de sa bouche légèrement relevés trahissaient sa joie, et ses yeux baissés brillaient sous ses longs cils. Du moment où ses chers bienfaiteurs voulaient bien la garder avec eux, elle irait au bout du monde.

    – C’est loin, l’Italie ? demanda-t-elle un peu après le dîner.

    – Passablement, mais n’ayez pas peur, nous n’irons pas à pied, répondit Jean.

    – Oh ! cela m’est égal ! fit Simplicie avec élan. C’était seulement pour savoir.

    Trois jours après ils avaient quitté Paris.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XX

  •  

    Le voyage en Italie s’accomplit dans toutes les règles et sans que rien d’extraordinaire en vint troubler le cours. Geneviève avait mis des lunettes bleues, afin de jouir des beaux sites qu’elle traversait, et se plaignait parfois de voir la vie par trop en bleu. Pour lui épargner la peine de demander vainement à Jean des renseignements historiques ou géographiques dont celui-ci n’avait pas la moindre idée, préoccupé qu’il était de questions purement artistiques, Simplicie se mit à lire le Guide avec une telle ardeur qu’elle y passait parfois une partie de la nuit.

    – Mais voilà Simplicie qui sait le Guide par cœur ! s’écria un jour Jean, émerveillé de lui entendre réciter une page que, par le plus grand des hasards, il venait de lire à l’instant.

    – C’est pour ménager les yeux de madame Geneviève, dit en rougissant la jeune fille.

    Elle était aussi honteuse que si elle avait commis quelque méfait. Geneviève, très touchée, l’attira à elle et l’embrassa. Elle n’était pas prodigue de caresses, et Jean, qui les regardait en souriant, fut frappé de l’expression étrange qui passa sur les traits de Simplicie : juste orgueil, regret, mélancolie, et surtout un éclair de tendresse comprimée, si vif que le jeune homme en resta pensif.

    Souvent, dans le silence de ses méditations ou de ses belles paresses, à l’aube, en face des coteaux noyés dans le soleil, ce regard de jeune fille, débordant pour Geneviève d’affection muette, soigneusement cachée, lui revint à l’esprit, ramenant sa pensée vers l’humble enfant qui grandissait à ses côtés, et se transformait peu à peu en une femme sérieuse et douce.

    Grâce à Simplicie, tout allait à souhait, les auberges italiennes mêmes prenaient un air de demeure stable ; elle installait une petite table à côté d’un fauteuil, y posait son panier à ouvrage toujours en fonction, tirait d’un petit sac mystérieux qui ne la quittait guère un abat-jour pour la bougie le soir, un petit vase pour mettre un bouquet le jour, et aussitôt la vulgaire chambre d’hôtel prenait un aspect hospitalier, comme si la famille Beauquesne y était fixée depuis de longs mois.

    Où avait-elle appris le secret de rendre aimable ce qui l’entourait ? Qui lui avait inspiré ces recherches de sollicitude ? Son cœur, sans doute, son grand amour pour la mère de Jean... Jean lui-même participait à ces prévenances, mais de plus loin, d’une façon plus réservée, pour ainsi dire plus discrète.

    À Florence, sur leur chemin de retour, nos voyageurs reçurent une lettre, la première depuis leur départ, la seule à vrai dire pendant toute leur absence. C’était Renée qui leur adressait en quatorze pages de son écriture la plus mince le récit du mariage de Clotilde, agrémenté de ses propres réflexions.

    « Elle est entrée à l’église, disait-elle en parlant de sa compagne, comme dans un wagon de chemin de fer, avec cet air tranquille et indifférent qu’elle a pris depuis quelque temps et pour lequel je la battrais. On aurait dit qu’elle partait pour Trouville avec un petit sac de voyage à la main au lieu de son bouquet de mariée. Elle avait des diamants gros comme mon poing aux oreilles, mais ils ne luisaient pas si fort que ses deux méchants yeux de vipère. Par moments il me semblait que je voyais une langue fourchue sortir de ses lèvres minces. Il y a eu un déjeuner magnifique, et puis on est allé se promener au bois de Boulogne. Maman disait que c’était mauvais genre, mais il a fallu y aller tout de même. Moi, je n’y ai pas été. J’ai dit que j’avais mal à la tête, et je suis allée m’enfermer dans ma chambre. J’avais envie de pleurer, de mordre, de déchirer la belle toilette de la mariée, et puis cela m’a passé, et, tout d’un coup, j’ai trouvé que c’était bien drôle. À partir de ce moment-là j’ai eu envie de rire tout le temps, et même j’ai ri, car c’était plus fort que moi. Papa m’a appelée petite effrontée, et maman m’a fait les gros yeux ; mais ça m’était égal. Enfin elle est partie, la méchante, et la maison est dix fois plus agréable depuis qu’elle n’y est plus. Maman et moi nous passons la moitié de nos journées ensemble, et je fais mes devoirs dans sa chambre. Mais j’ai pourtant bien envie de vous voir tous revenir, maman Geneviève et la petite Simplicie. J’envoie mon cœur à mon ami Jean. Maman m’a dit de vous écrire, mais je ne lui montrerai pas ma lettre, car, bien sûr, elle ne me permettrait pas de l’envoyer.

    « J’ai oublié de vous dire que le mari de Clotilde a l’air d’une de ces têtes qu’on voit chez les coiffeurs, avec un côté des cheveux et une moustache grise, et l’autre d’un noir de jais. Lui, il a tout noir, mais je suis sûr qu’il se teint. Il est exactement du même noir que la moustache chez le coiffeur. Je voudrais qu’il lui arrivât un accident, à ce beau monsieur-là, et à Clotilde aussi. Ils sont partis pour la Belgique. Vous leur avez pris l’Italie. C’est bien dommage, n’est-ce pas ? Quand reviendrez-vous ? Le temps me dure sans vous, comme on disait là-bas au moulin Frappier ! »

    – Quel joli morceau de style ! dit Geneviève en repliant la lettre. Si Marguerite lisait cela, elle ne ferait pas compliment au professeur de sa fille.

    – Le moulin Frappier, dit Jean, sans répondre à sa mère. Le moulin ! Dis, mère, veux-tu que nous retournions en France ? J’ai le mal du pays.

    – Cela te prend comme cela, subitement ? fit madame Beauquesne stupéfaite.

    – Oui et non... il y a déjà longtemps que cela me travaillait en dedans ; mais ce nom, jeté brusquement par Renée au bas de sa lettre, m’a fait bondir le cœur. Veux-tu que nous partions ?

    – Quand tu voudras, dit Geneviève. Je me sens beaucoup plus forte, et j’ai assez des hôtels.

    – Demain alors ? Simplicie, faisons les malles !

    Les malles furent tirées au milieu de la chambre, et les deux jeunes gens se mirent à y empiler tout ce qui leur tomba sous la main. Parfois Jean combinait au fond d’un coffre des rencontres par trop bizarres ; alors Simplicie avec un sourire lui prenait l’objet des mains sans mot dire, et le mettait de côté pour un moment plus favorable. Il se laissait faire, et bientôt revenait avec une nouvelle brassée d’effets qu’il casait le moins méthodiquement du monde, mais avec tant de gaieté et de bonne humeur, que Geneviève ne pouvait s’empêcher d’en rire.

    Quand toutes leurs emplettes italiennes, tous leurs effets de voyage furent casés, quand les malles fermées, cadenassées et cordées firent un groupe imposant, Jean en mit deux l’une sur l’autre, se percha sur la plus haute avec une pose de statue antique et exprima son triomphe en soufflant un air de trompe de chasse dans son poing fermé.

    – Eh bien, Simplicie, dit-il en sautant à terre après cet exploit, ça ne vous fait donc pas plaisir de retourner là-bas ?

    – Oh ! si ! dit-elle. Et ses yeux bleus brillèrent si doucement que Jean songea aux fleurs bleues qui croissaient le long des ruisseaux là-bas, au moulin Frappier.

    Geneviève fit à part elle la réflexion que la nouvelle du mariage de Clotilde, au lieu d’affliger Jean comme elle avait craint, semblait au contraire lui causer la plus vive satisfaction.

    – C’est qu’il ne l’aimait pas, se dit-elle ; ce qu’il a ressenti pour elle était une simple illusion des sens ou de l’imagination ; maintenant qui va-t-il aimer ? Quelle belle-fille me donnera-t-il ?

    Sur cette interrogation, grosse d’angoisses, Geneviève quitta Florence le lendemain. Pour elle, plus que pour toute autre, c’était une question vitale, car ses yeux affaiblis la mettaient à la merci de ceux qui l’entouraient.

    – Enfin, soupira-t-elle à part soi, j’aurai toujours la ressource de cette pauvre mignonne Simplicie !

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXI

  •  

    De retour en France, Geneviève n’avait pas poussé plus loin que Paris. La saison n’était pas encore assez belle pour qu’on pût aller s’installer au moulin Frappier, et Jean s’était repris d’une belle ardeur pour la peinture. Il passait désormais sa vie à l’atelier, sûr que sa mère ne se sentirait pas isolée dans la société de Simplicie, qui était devenue une véritable consolation. Le voyage lui avait étonnamment développé l’esprit et le corps ; maintenant elle était à peu près semblable à tout le monde, bien que sous cette écorce civilisée se cachât un fonds de nature neuve, encore mal pliée aux exigences mondaines. Quand la vie autour d’elle lui semblait par trop bizarre, elle se taisait, baissait les yeux, et tombait dans une sorte de contemplation intérieure, dont le désir de se rendre utile pouvait seul la faire sortir.

    – Voilà Simplicie qui ferme ses fenêtres, disait alors Jean, qui la taquinait parfois.

    Il s’était tout à coup intéressé à cette fillette silencieuse, qui d’abord lui avait semblé plutôt bonne qu’intelligente. Peu à peu il avait découvert de grandes qualités de tout ordre dans ce silence modeste et fier ; maintenant, il l’étudiait avec un soin presque jaloux, s’acharnant à lui arracher ses pensées ; il y parvenait parfois, mais le plus souvent la victoire restait à la jeune fille, qui se taisait avec un sourire énigmatique, presque malicieux, et pourtant si tendre !

    Depuis quelques jours, ce sourire irritait Jean ; il aurait voulu savoir tout ce qu’elle pensait, et n’y pouvait parvenir.

    Entre lui et sa mère, la place s’était faite pour la fille du brave Saurin, telle que dans ses rêves les plus ambitieux, le meunier ne l’aurait jamais imaginée. Il n’était plus question de domesticité ; les services qu’elle rendait, elle les rendait par amour, et ils étaient acceptés de même. En parlant d’elle à la bonne, Jean avait dit un jour : mademoiselle Simplicie. C’est ainsi dorénavant qu’elle fut désignée dans la maison.

    Renée venait souvent, le soir, passer une heure ou deux près de Geneviève. Jean restait volontiers alors à la maison, dessinant à la lueur adoucie de la lampe la tête blonde de Simplicie qui posait toujours avec la même inaltérable patience. Bientôt, à moins d’une nécessité particulière, il prit l’habitude de rester le soir au logis, que Renée vînt ou ne vînt pas.

    Cette étrange fillette avait beaucoup changé depuis le mariage de Clotilde ; mais on ne saurait dire que le changement lui fût favorable. Par moments elle était douce, calme, soumise, se faisait le petit chien de Geneviève, trouvait des paroles affectueuses pour Simplicie et cessait même de taquiner son ami Jean.

    D’autres fois, elle venait les sourcils froncés, les yeux brillants, le verbe haut, mettait tout sens dessus dessous dans le paisible appartement, harcelait Jean de ses épigrammes, ne parlait pas à la fille de Saurin, répondait vertement à Geneviève qui la tançait, puis disparaissait comme un ouragan, en laissant pour traces de son passage une sorte de mécontentement général.

    C’était une heure après seulement, quand Simplicie avait ramassé les objets épars, rétabli l’ordre dans les meubles, et repris son ouvrage près de la table, que nos trois amis, s’entre-regardant, se sentaient à l’aise et reposés. C’est alors que Jean sentit s’infiltrer en lui un besoin extrême de cette paix du soir. Il le promenait tout le jour dans les mille endroits divers où la vie l’envoyait, et revenait au logis un peu plus tôt que jadis, pour recommencer ces heures paisibles qui étaient devenues l’essence même de son existence.

    Aux premiers jours du printemps, Geneviève, se trouvant mieux, fit de fréquentes promenades avec son fils. Elle aimait à s’appuyer sur son bras, et, par une sorte de crainte jalouse, elle voulait être seule avec lui. Quand le temps le permettait, ils sortaient ensemble vers quatre heures, et ne rentraient que pour le dîner.

    Dans les commencements, Simplicie avait été contente de ces deux heures de solitude. Elle rangeait la chambre et l’atelier de Jean, elle mettait en ordre ce qui appartenait à madame Beauquesne, puis s’asseyait à la fenêtre pour les attendre, et l’attente lui semblait fort agréable. Mais, avec les beaux jours, les promenades s’étaient prolongées, et la jeune fille trouvait le temps long. Un jour Renée vint vers quatre heures, au moment où Jean venait de sortir avec sa mère ; elle demanda Simplicie et la trouva au milieu de l’atelier, mettant tout en ordre avec cette activité silencieuse qui était son apanage.

    – Seule ? dit mademoiselle Reynold.

    – Toute seule, répondit la fillette.

    Renée jeta un coup d’œil autour d’elle et s’en alla dans un coin fouiller un tas de cartons et d’esquisses. C’était plein de Simplicie, dans toutes les poses, à toutes les heures du jour ; elle avait posé debout, assise, de dos, de face, si bien que son image, plus ou moins distincte, se retrouvait à chaque instant dans l’œuvre du jeune peintre. Renée repoussa brusquement les esquisses qui tombèrent pêle-mêle, et revint s’asseoir sur le pied de la chaise longue où se reposait ordinairement Geneviève.

    – Laissez cela, dit-elle à Simplicie qui voulait réparer le désordre, laissez donc ! Il ne faut pas qu’un atelier soit trop bien rangé ; ça sent les bourgeois ici ! Tout est en ordre comme une batterie de cuisine !

    Elle se leva pour bouleverser les meubles ; mais changeant de fantaisie, elle se rassit et appela Simplicie près d’elle.

    – Quand irez-vous à la campagne ? dit-elle. Maman vient de me permettre d’y aller aussi. Il paraît que je suis malade et que j’ai besoin d’air. Comme papa ne veut pas se priver de la société de maman, on me laissera aller au moulin Frappier avec madame Beauquesne. Ce sera gentil, hein ? Nous ferons de bonnes parties ensemble.

    – Oui, dit Simplicie en souriant.

    – Ce sera bien plus gentil que l’année dernière ! reprit Renée en frappant les coussins de la chaise longue avec le bout d’un appui-main. Nous n’aurons pas cette ennuyeuse Clotilde ! À propos, je crois qu’ils vont acheter un hôtel, et qu’ils donneront une matinée dansante pour pendre leur bête de crémaillère... Nous n’irons pas, n’est-ce pas, Simplicie ?

    La jeune fille tourna lentement la tête de gauche à droite avec un faible sourire. Renée continua sans la regarder, en tiraillant les glands des coussins :

    – Quand on pense que ce grand nigaud de Jean aurait pu épouser Clotilde ! Si c’est permis ! il y a vraiment des gens qui sont trop bêtes ! Mon ami Jean est du nombre. Mais la Providence veillait sur lui. N’est-ce pas, Simplicie, que la Providence veillait sur lui, puisqu’elle a permis que Clotilde aimât mieux épouser un monsieur qui a une tête de cire et des moustaches de coiffeur ? Voyons, petite, vous n’avez pas l’air convaincue de l’intervention de la Providence ? Vous ne croyez pas à la Providence, vous ?

    – Oh ! si ! fit la jeune fille avec un gros soupir.

    Renée tirait si fort sur le coussin que le gland lui resta dans la main. Sans se déconcerter, elle se mit à le faire sauter, comme une pelote, tout en continuant son discours.

    – La Providence, et puis moi, dit-elle, à nous deux nous avons arrangé ça. Nous lui réservons bien d’autres surprises, à notre ami Jean ! Mais ce sera pour son mariage.

    – Monsieur Jean va se marier ? fit innocemment Simplicie en regardant Renée de tous ses yeux.

    – Mais, certainement ! répliqua mademoiselle Reynold avec une gravité malicieuse. Je l’espère bien !

    Simplicie baissa la tête. L’idée qu’on pouvait la mystifier ne lui était jamais venue.

    – Est-ce que vous savez à qui ? demanda-t-elle après un long silence.

    – Oui, mademoiselle, mais c’est un secret, répondit Renée en envoyant le gland jusqu’au plafond.

    Simplicie ne dit rien. Sa malicieuse compagne la regarda du coin de l’œil, et une question se formula tout à coup dans son esprit gamin de Parisienne éveillée.

    – Est-ce que, par hasard, cette fillette aurait regardé mon ami Jean ?

    La réponse à cette question fut une révolte de l’orgueil de Renée.

    – Elle, cette paysanne, oser lever les yeux sur Jean ! Jean que je trouve supérieur à moi, Jean que j’aime depuis l’enfance comme...

    Elle n’osa achever la banale comparaison : comme un frère, et d’ailleurs peu lui importait en ce moment. L’orgueil bourgeois de son père se retrouva tout entier dans la phrase cruelle qu’elle accentua d’un ton acerbe :

    – Il épousera une jeune fille de son monde, riche et bien élevée, qui lui fera le plus grand honneur. Ils iront demeurer dans un hôtel, comme Clotilde, et vous resterez avec madame Geneviève.

    – Ah ! fit Simplicie sans témoigner d’étonnement ; Et ce sera bientôt ?

    – Mais... je le suppose ! répondit dédaigneusement Renée.

    Elle fit un geste pour lancer le gland au bout de l’atelier, puis, se ravisant, elle le tendit à Simplicie.

    – Tenez, vous recoudrez ça, fit-elle d’un air indifférent. Et puis vous direz à mes amis que je regrette bien de ne pas les avoir trouvés.

    – Oui, mademoiselle, répondit la fille du meunier.

    Sa voix, toujours si claire et si doucement vibrante, semblait s’être étouffée tout à coup. Renée la regarda, et éprouva quelque chose qui ressemblait à un remords. Les yeux de Simplicie rencontrèrent les siens avec franchise. Dans ce regard héroïque, il y avait tant de noblesse et de dignité que mademoiselle Reynold, piquée, descendit l’escalier en courant, le cœur plein de dépit. Si cette petite fille avait eu du chagrin, Renée aurait pu se repentir d’un mensonge gratuit, peut-être d’une méchante action ; mais si elle se mêlait de faire de la dignité !... Le sang de Marguerite n’était pas seul à couler dans les veines de sa fille ; malheureusement l’élément paternel comptait pour beaucoup dans sa nature.

    Simplicie, restée seule, répara machinalement le désordre causé par Renée, puis elle alla chercher une aiguille enfilée et recousit solidement le gland arraché, après quoi elle resta les mains inertes, assise sur un pouf bas, livrée à des sensations étranges qu’elle ne parvenait pas à formuler en pensées.

    Elle souffrait, c’était bien certain. Au-delà, elle ne savait plus rien. Où souffrait-elle ? pourquoi ? Elle l’ignorait de même. Elle resta ainsi longtemps perdue dans un océan d’émotions douloureuses. Le coup de sonnette qui annonçait la rentrée de madame Beauquesne la fit relever en sursaut ; elle courut à sa chambre, pour s’y laver les yeux, et pourtant elle n’avait pas pleuré.

    Elle répéta fidèlement le message de Renée, qui d’ailleurs vint elle-même dans la soirée ; rien d’insolite ne marqua la fin de ce jour ; mais quand Simplicie rentra dans sa chambre, et qu’elle s’étendit sur son lit pour dormir, elle s’étonna de se trouver si lasse sans avoir travaillé. C’était une lassitude extrême, comme celle qui suit les grandes luttes, les crises décisives. La jeune fille n’essaya pas de résister et s’engourdit dans un sommeil fiévreux, qui rassemblait à la veille, et qui faisait passer dans son cerveau des images bizarres.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXII

  •  

    Sans la plaisanterie maligne de Renée, la pauvre Simplicie eût pu vivre longtemps dans la tranquille extase qui l’enveloppait comme d’une atmosphère. Jusque-là, elle n’avait jamais essayé de se rendre compte ni de la place qu’elle occupait dans la maison de Geneviève, ni de l’avenir qui pouvait l’attendre, ni des changements qui se produiraient un jour dans l’asile qui l’avait accueillie lorsqu’elle était restée orpheline. Tout cela existait sans doute, mais ne la touchait pas ; elle y restait en quelque sorte étrangère.

    Il y aurait donc un jour quelque chose de changé à cette douce vie à trois ? Jean se marierait, s’en irait. Simplicie sentit la tête lui tourner à cette idée, comme si la terre manquait sous ses pieds, et si elle tombait dans l’infini. Seule avec Geneviève ! Elle aimait bien madame Geneviève, elle s’était bien promis de rester toujours avec elle, surtout quand elle serait devenue tout à fait aveugle ; mais dans ce rêve de dévouement, Jean était là, près de sa mère, et quand elle la soutiendrait d’un côté, il serait de l’autre : c’est entre eux deux qu’elle arriverait à l’extrême vieillesse, où les gens paraissent n’avoir plus d’âge, surtout quand on a seize ans.

    Jean s’en irait... Ah ! qu’importait que ce fut avec sa femme ou tout seul, s’il devait s’en aller ! L’âme de Simplicie, faite pour la douleur, n’était pas accessible à la jalousie, et d’ailleurs savait-elle seulement ce que c’est que la jalousie ? Elle ne pouvait vivre sans la présence de maître Jean, voilà tout ! Elle avait passé sa jeune vie à l’attendre là-bas, jadis, au moulin, sans le connaître... « Quand maître Jean viendrait », disait Saurin ; et maintenant encore elle l’attendait tous les jours, à toute heure, et il venait. Mais que serait-ce, mon Dieu ! quand il ne reviendrait plus ?

    Simplicie se ressouvint tout à coup que tous ceux qu’elle avait aimés étaient partis un jour, lui laissant l’impression d’un abandon cruel, immérité. Sa mère ! elle revit sa mère si jolie, si pâle, blonde comme elle, avec des cheveux d’or frisés, qui frisaient encore sous le linceul. Son père ensuite ! – celui-là était parti d’une façon si tragique qu’en y pensant elle cacha son visage dans ses deux mains pour ne pas revoir le moulin embrasé, l’échelle tombant à la renverse... Toutes les fois qu’elle y songeait, un frisson de fièvre parcourait son corps svelte.

    Jean s’en irait aussi, lui, non plus porté au cimetière par les mains compatissantes de ses proches, mais dans le triomphe des noces... Simplicie avait vu passer des noces parisiennes se rendant au Bois dans les grands landaus tout de glaces, et son imagination naïve lui représenta Jean aux côtés de sa femme, partant dans un grand landau pour on ne sait où, la Belgique peut-être... pour toujours...

    Cette nuit-là, Simplicie entendit Jean rentrer à pas de loup, et un serrement de cœur douloureux lui vint en songeant au temps prochain, sans doute, où il ne rentrerait plus...

    Après trois ou quatre journées semblables, elle avait si rapidement changé, que le jeune homme en fut frappé. Profitant d’un moment où elle était seule dans le salon, il s’approcha d’elle avec douceur.

    – Simplicie, dit-il en lui mettant une main sur l’épaule, comme à un enfant qu’on aime, vous avez quelque chose qui vous tourmente : dites-moi ce que c’est.

    Elle détourna les yeux et fit un léger mouvement pour se dégager, mais elle n’osa.

    – Quelqu’un vous a fait de la peine ?

    Elle fit signe que non.

    – Vous ai-je manqué en quelque chose, reprit Jean avec un peu d’inquiétude : je vous ai souvent taquinée, j’espère que ce ne sont pas mes innocentes taquineries qui vous ont attristée ? Rien, je vous le jure, n’était plus loin de ma pensée.

    – Vous ne m’avez jamais fait de chagrin, monsieur Jean, répondit Simplicie dont le cœur se gonflait à mesure qu’il parlait.

    – Alors dites-moi ce que vous voulez... Désirez-vous quelque chose que nous puissions vous donner ! Vous êtes si bonne pour ma mère, si bonne pour nous deux, que je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

    Il s’échauffait en parlant, à mesure qu’il sentait combien, en effet, elle avait apporté jusqu’alors de dévouement dans leur maison. Penché sur elle, il essayait de lire dans ses yeux bleus, mais elle les tenait obstinément baissés.

    Une singulière émotion traversa le cœur du jeune homme quand elle parla de sa voix cristalline et comme mouillée de larmes.

    – En vous aimant tous deux, je ne fais que mon devoir, dit-elle. Il ne faut pas me remercier pour cela.

    Cette voix vibrait de sentiments muets, de tendresses inexprimées, de sanglots retenus, de tout ce qui fait la passion dans un cœur innocent et sans détour. Jean la sentit vibrer jusqu’au plus profond de son âme.

    – Simplicie, dit-il en lui prenant les deux mains, qu’il serrait avec force, dites-moi votre chagrin, nous vous aimons, nous voulons vous voir heureuse ; parlez, ma chère enfant, ma chère...

    Elle fit un mouvement pour dégager ses deux mains, les tordit faiblement dans celles de Jean, et dit avec l’expression de la prière la plus ardente :

    – Je voudrais retourner au moulin Frappier.

    Jean resta pétrifié et ouvrit les mains. Celles de Simplicie retombèrent sur ses genoux ; le corps tout entier de la jeune fille s’affaissa sur le dos de sa chaise, et elle répéta faiblement :

    – Je voudrais aller au moulin...

    Ses yeux se levèrent sur Jean avec une inexprimable angoisse. Ils disaient tant de choses, ces beaux yeux fatigués par les larmes des nuits sans sommeil ! Le jeune homme y vit passer une lueur singulière, une expression étrange, presque égarée, et au moment où il saisissait les mains de Simplicie qu’elle semblait tendre vers lui, elle se pencha doucement à gauche et roula sur le sol. Il n’eut que le temps de la retenir et de la porter sur un canapé. Elle venait de perdre connaissance.

    Jean appela, sonna, cria ; – on accourut, croyant à quelque catastrophe. Simplicie ouvrit bientôt les yeux, et vit le visage aimé de Geneviève penché sur elle avec inquiétude ; un air de lassitude douloureuse passa sur ses traits, et elle pensa : – Je ne suis donc pas encore morte !

    Le médecin fut mandé ; il interrogea, médita, et finit par dire :

    – C’est de l’anémie, – changement de vie trop brusque, développement tardif, tout à coup précipité. Elle a raison, il faut l’envoyer au moulin ; c’est le mal du pays.

    Un demi-sourire passa sur les lèvres de la jeune fille en entendant cet arrêt. Mais, qu’il se trompât ou non, le docteur se mettait de son côté, elle était sûre de gagner la partie.

    – Quelle drôle de petite fille ! dit Geneviève, quand le départ immédiat de Simplicie fut décidé. Tu ne pouvais pas attendre six semaines ? Nous serions partis tous ensemble...

    – J’attendrai tant que vous voudrez, dit la fillette avec douceur.

    – Oui, et tu tomberas malade pendant ce temps-là... J’aime encore mieux te voir partir tout de suite.

    Le voyage résolu, la grande question fut de savoir comment on enverrait la jeune fille au moulin.

    – J’irai seule, disait-elle.

    Geneviève était assez d’avis de la laisser faire. Jean s’y opposa tout à fait, Jean, devenu soudain quinteux et difficile à contenter :

    – Voyons, mère, dit-il un jour avec quelque emportement, jolie comme elle l’est, tu ne peux pas penser à lui faire faire un si grand voyage !

    – Je l’ai bien fait seule avec toi ! riposta Geneviève un peu piquée.

    – Avec moi, répondit Jean ramené à la douceur par le mécontentement de sa mère. Si elle avait un enfant à conduire, je serais le premier à l’abandonner à elle-même. Et si en route elle a un évanouissement comme celui de l’autre jour ?

    Ce dernier argument était le meilleur de tous ; aussi ne rencontra-t-il pas d’opposition. Madame Reynold trouva une duègne, et le départ fut fixé au jour le plus rapproché. Jean conduisit lui même les voyageuses à la gare et les installa dans un coupé de première classe, au grand étonnement de la duègne, à qui Geneviève n’avait parlé que des secondes ; puis il tira de sa poche une petite boîte de chocolat et un livre.

    – Pour la route, dit-il en souriant à Simplicie.

    Elle lui jeta un regard si triste qu’il se sentit navré.

    – Merci et adieu, monsieur Jean ! dit-elle.

    – Au revoir ! répondit-il gaiement.

    – Adieu ! répéta la jeune fille.

    Le train s’ébranla, Jean fit un dernier geste amical, et la pâle figure de Simplicie s’effaça derrière la vitre. Le jeune homme secoua la tête et reprit le chemin du logis avec l’impression qu’il venait de quitter un convoi funèbre.

    – Singulière enfant ! se dit-il. Si c’est le mal du pays, elle va guérir en quelques jours ; mais si c’était un chagrin ? Si elle nous avait trompés ?... Si elle aimait quelqu’un... Il ne vient personne chez nous, elle ne sort jamais...

    Maître Jean-Frappier reçut tout à coup une commotion intérieure si violente qu’il s’arrêta sur le trottoir. Puis il se remit en marche sans pouvoir et sans vouloir analyser ce qu’il venait d’éprouver.

    – La maison va être bien triste sans elle, conclut-il.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXIII

  •  

    Simplicie fut bien accueillie par les vieux Beauquesne lors de son arrivée au manoir. Ils s’ennuyaient seuls, après le mouvement qu’avaient apporté l’année précédente Jean et sa mère. Saurin leur manquait plus qu’ils n’auraient voulu l’avouer, et la fillette elle-même, si douce et si alerte, n’était remplacée qu’au point de vue matériel par la grosse fille de ferme lourdaude qui avait repris ses fonctions. Simon d’ailleurs nourrissait depuis sa maladie une tendresse de grand-père à l’égard de celle qui l’avait si bien et si patiemment soigné.

    Quand la voiture envoyée pour la chercher à la gare s’arrêta devant la porte, et que Simplicie en descendit, non plus en sautant légèrement comme il convient à son âge, mais avec des mouvements craintifs et alanguis, les deux vieux poussèrent un cri :

    – Mon Dieu ! que la voilà chétive ! Si c’est comme ça que les Parisiens vous renvoient au pays, ce n’est pas la peine d’aller chez eux !

    – Qu’est-ce qui t’est donc arrivé, ma pauvre fille ? demanda Victoire en la bousculant amicalement dans la salle basse.

    – Rien, madame Beauquesne, rien, père Simon ; je vous remercie de votre amitié...

    Elle ne voulait pas pleurer, elle faisait des efforts héroïques pour refouler les larmes qui l’étouffaient à la vue de tant d’objets chers et familiers ; mais elle n’y fut point parvenue si Victoire n’avait ajouté de sa voix grondeuse :

    – Ils t’ont donc fait bien de la misère, là-bas, que te voilà si pâle et si maigrie ?

    À cette atteinte portée contre tout ce qu’elle aimait le mieux au monde, Simplicie retrouva toutes ses forces.

    – Non, madame Victoire, répondit-elle d’une voix ferme, mais c’est le chagrin que j’avais d’être loin du pays. Cela va me passer dès que j’aurai été ici seulement huit jours.

    En effet, au bout de huit jours, la jeune fille avait retrouvé le sommeil, et les couleurs commençaient à revenir sur ses joues, que hâlait déjà le soleil de mai. Elle allait et venait dans la grande maison, qui désormais paraissait moins vide, mettant tout en ordre pour l’arrivée prochaine de ses chers bienfaiteurs.

    En rangeant dans les chambres bien négligées par Victoire pendant l’hiver, elle trouva le Télémaque, qui avait fait jadis les délices de Geneviève, et qui devait faire les siennes. Elle le lut à la clarté décroissante des soirs de printemps, et plus d’une fois ses larmes coulèrent sur le livre, aux paroles de Mentor, si pénétrées de sagesse, et pour elle pleines d’allusions amères :

    « – Ne laissez pas prendre votre cœur aux délices passagères et trompeuses... »

    Simplicie eût été bien embarrassée de dire quelles étaient les délices trompeuses et passagères auxquelles elle avait laissé prendre son cœur innocent, et cependant elle sentait dans son âme qu’elle avait péché en quelque chose.

    Qu’était cette chose mystérieuse qui lui brûlait le cœur comme un remords ? Elle y pensait en travaillant auprès de Victoire à raccommoder le linge de la maison, ce linge vénérable filé par les aïeules des Frappier un siècle peut-être auparavant. Elle y pensait en coupant l’herbe pour les lapins, en portant le grain aux poules, en faisant les mille travaux domestiques qu’une ménagère de campagne accomplit elle-même, ne laissant aux servantes que le gros de l’ouvrage.

    Dès son arrivée elle avait repris ses anciens vêtements de servitude ; mais elle n’avait pu se résoudre à coiffer le petit bonnet blanc qui lui paraissait trop lourd, et peut-être trop laid. Elle allait et venait chaussée de sabots qui blessaient parfois ses pieds accoutumés aux bottines de cuir ; mais elle trouvait une joie amère à ressentir cette souffrance : c’est ainsi qu’elle se punissait d’avoir oublié dans la mollesse des villes son humble condition de servante.

    Un jour de printemps, chaud et doux comme un jour d’été, la lumière se fit dans cette âme troublée. Paresseuse, après un rude travail dans le parterre que Simon méprisait profondément, et que le jardinier de la ville voisine ne soignait pas assez au gré de Simplicie, qui savait que Jean ne serait pas content, – elle se dirigea vers l’avenue de frênes qui longeait la rivière derrière le moulin, et s’assit à l’endroit même où Clotilde avait su si bien soutirer à Jean Beauquesne une imprudente promesse. Soudain, un souvenir noyé jusque-là dans le trouble de mille impressions nouvelles se dressa devant Simplicie. Au loin, traversant la passerelle pour quelque message domestique, elle avait entrevu ce jour-là Jean et Clotilde assis tout près l’un de l’autre, elle l’avait vu relever les ondes superbes de cette chevelure rebelle...

    – Il a dû l’épouser dans un temps, se dit la jeune fille ; il l’aimait...

    Une souffrance aiguë, horrible, traversa son cœur, douloureuse initiation aux mystères de la vie, et, pour la première fois, regardant au fond d’elle-même, elle aperçut la vérité.

    – Je ne peux pas vivre sans lui, s’écria-t-elle en tendant ses bras vers l’azur impassible. Je mourrais sans lui... mais je mourrai auprès de lui... Venez, venez, maître Jean, je ne puis plus souffrir davantage... je vous aime...

    Elle se laissa tomber la face ensevelie dans l’herbe courte et moussue, anéantie par ce grand élan d’amour qui l’avait révélée à elle-même.

    Oui, elle l’aimait ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? C’était le chagrin de le voir se marier qui l’avait rendue malade ! Fille sans pudeur, servante effrontée, elle avait osé lever les yeux sur son maître. Quelle nature sans discipline et sans morale était donc la sienne, qui l’avait amenée jusque-là, car aimer son maître, c’était presque un crime !

    – Je ne savais pas ! balbutia la pauvre enfant, je ne savais pas que je l’aimais... si je l’avais su, j’aurais vu tout de suite que c’était mal !

    – Il fallait savoir, lui répliqua sa conscience irritée. C’est l’orgueil qui t’a conduite à cet abîme de honte. Tu as voulu t’élever au-dessus de ta position, te croire une demoiselle parce que tes maîtres te témoignaient de la bonté ; tu as abusé de cette bonté jusqu’à oublier ta condition... tu seras punie dans ton orgueil. Tu es une servante, et s’ils sont tentés de l’oublier, c’est toi qui le leur rappelleras.

    – Ô mon maître Jean ! dit Simplicie en serrant ses bras sur sa poitrine, comme pour étreindre l’image adorée de son idole, mon maître Jean, je serai votre esclave, votre chien, mais ne me chassez pas de votre présence... J’élèverai vos enfants, je serai soumise à votre femme ; jamais, jamais on ne saura ce que j’ai osé penser... mais laissez-moi vivre auprès de vous, puisque je ne peux pas mourir !

    Le soleil était déjà bas sur l’horizon, quand Simplicie revint au manoir.

    – Où a-t-elle passé sa journée ? gronda Victoire en la voyant rentrer ; et voilà une montagne de linge qui revient de la lessive, et elle disparaît pendant des heures... Fainéante, va !

    – Je vous demande pardon, répondit humblement Simplicie. Je me suis oubliée au bord de la rivière, il y faisait bon... mais je ne serai plus négligente à l’avenir, je réparerai le temps perdu.

    Surprise d’un si long discours, peu en harmonie avec le mutisme ordinaire de la jeune fille, Victoire la regarda et vit qu’elle avait pleuré.

    – C’est bon, c’est bon, dit-elle d’une voix radoucie, on te gronde, c’est pour ton bien ; on ne veut pas te rendre malheureuse, et puis d’ailleurs tu ne le mérites pas.

    Dès le lendemain, Simplicie apparut avec son petit bonnet blanc, qu’elle avait repoussé jusque-là. Il fallait bien se châtier soi-même, s’attacher aux travaux les plus pénibles. Afin de vaincre l’excès d’orgueil qui l’avait fait lever les yeux sur Jean Beauquesne, elle se fit la plus humble des servantes de ferme. Un beau jour Simon stupéfait la vit rentrer avec la cane de cuivre sur l’épaule, comme autrefois, revenant du pré !

    – Qu’est-ce qui te prend, ma fille ? lui dit-il, nous avons une servante pour cela ; tu n’as pas besoin de si gros ouvrages ?

    – C’est mon plaisir, maître Simon, répondit-elle. Quand je travaille fort, ça me fait du bien.

    Son corps fluet se développait en effet dans ces exercices fatigants ; elle avait grandi et pris des forces sans rien perdre de sa grâce. Quand, penchée au bord du douet, sous la fontaine, elle frappait le linge à grands coups de battoir, un lettré eût pensée à cette fille d’un roi de l’antiquité qui lavait elle-même son linge à la rivière.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXIV

  •  

    – Jean ! fit Geneviève un soir de la fin de mai, tiens-tu beaucoup à rester à Paris encore un mois ?

    Jean rougit. Depuis le départ de Simplicie, il vaguait dans la vie, plein d’un indicible ennui.

    – Moi ? dit-il avec la diplomatie des gens qui se sentent en faute. Je n’y tiens pas beaucoup. Il n’y a déjà plus personne.

    C’était une grosse erreur ; mais Paris lui semblait vide.

    – Si nous partions pour la campagne ? Renée viendra quand nous voudrons...

    – Partons, dit Jean d’un air indifférent, bien qu’il se sentît rempli de joie ; je ne demande que deux jours pour mettre mes affaires en ordre.

    Il en fallut davantage à Geneviève ; mais à la fin de la semaine, ils arrivèrent comme la première fois, à la tombée du jour, dans la cour du manoir.

    Comme la première fois, Jean aperçut une silhouette élégante : la jeune trayeuse, sa cane de cuivre en équilibre sur l’épaule, s’avançait à sa rencontre... La longe de cuir trembla dans la main de la fillette, la cane glissa et tomba... heureusement elle était vide.

    – Simplicie ! Ce n’est pas vous ! s’écria Jean en courant à elle. Avec le petit bonnet, en costume de paysanne ? Je vais gronder ma grand-mère.

    Renée venait d’entraîner Geneviève dans la salle basse, vers Victoire et Simon qui s’avançaient.

    – Ce n’est pas madame Victoire, fit Simplicie à voir basse, c’est moi qui l’ai voulu...

    Jean la regardait, muet. Elle avait changé. Ce n’était plus une enfant inconsciente ; c’était une femme qui avait souffert.

    – Et je ne vous dis pas seulement bonjour, fit-il en se penchant vers elle pour l’embrasser... Elle recula imperceptiblement, il n’osa avancer, il n’osa même pas lui prendre la main. Elle se baissa pour reprendre la cane de cuivre, il s’en empara et l’emporta résolument dans la salle basse. Elle le suivit sans mot dire. L’instant d’après, quand il eut terminé les compliments de bienvenue, il se retourna pour voir ce qu’était devenue Simplicie. Elle avait disparu, et la cane avec elle. Grommelant quelque chose entre ses dents, il s’élança dans la cour ; mais la jeune fille était déjà loin, il ne put l’apercevoir et rentra un peu confus.

    – Maman, dit Jean le lendemain matin en entrant dans la chambre de Geneviève, où se trouvait déjà Renée, dis donc à Simplicie qu’elle n’aille pas traire. Je le lui ai défendu hier, mais elle y est retournée aujourd’hui.

    – Quel mal y a-t-il, fit Geneviève, si cela l’amuse ?

    – Cela ne convient pas, commençait Jean ; il se mordit les lèvres et fit un retour sur lui-même. Renée l’examinait curieusement. – Il ne convient pas, reprit-il après une courte réflexion, que ta demoiselle de compagnie exerce ici les fonctions d’une fille de ferme...

    – Tu n’as pas tout à fait tort, répondit Geneviève. Je lui en parlerai. Mais il ne faut pas non plus donner trop d’importance à cette petite fille...

    – La fille d’un homme qui s’est tué à notre service ! riposta Jean avec une sorte d’emportement. Tu n’as pas, je suppose, l’intention de la reléguer pour toute sa vie dans l’humble position d’une servante !

    – Je n’ai aucune intention, Jean, dit Geneviève en regardant son fils avec étonnement. Tu es de mauvaise humeur aujourd’hui. Si tu as des observations à me présenter, je t’engage à choisir un moment où tu seras dans des dispositions plus favorables.

    Jean se tut. Renée s’approcha de Geneviève et détourna la conversation. Elle aussi avait beaucoup changé ; l’air de la campagne lui était évidemment nécessaire, car elle était frêle pour son âge, et ses nerfs tendus tout l’hiver avaient besoin de calme. Au bout d’un instant, Jean quitta la chambre et alla rôder dans le manoir ; mais ni là, ni dehors, il ne put apercevoir Simplicie, qui semblait s’être faite invisible pour lui.

    Au bout de quelques jours, il se trouva dans une disposition d’esprit singulièrement pénible. Tout le monde, excepté lui, voyait Simplicie, et lui parlait ; lui seul ne pouvait arriver à la rencontrer que de loin, ou en présence de nombreux témoins. Plus il recherchait les occasions de la voir, plus elle semblait mettre ses soins à l’éviter. Elle n’allait plus traire les vaches, et Geneviève la trouvait souvent près d’elle pour lui rendre mille petits services comme jadis ; mais elle s’était sans doute créé d’autres occupations, car la douce intimité d’autrefois avait complètement disparu. C’était Renée qu’il trouvait maintenant partout où précédemment il voyait Simplicie. Il aimait bien Renée, mais ce n’était pas la même chose... Il souffrait vaguement, sans pouvoir définir son mal, et par instants se montrait d’humeur bizarre.

    Renée tout à coup se mit aussi à disparaître d’une façon inexplicable. On passait des heures sans la voir, et puis elle rentrait les yeux brillants, l’air satisfait, et reprenait l’existence au point où elle l’avait laissée, sans paraître se douter qu’on avait remarqué son absence. À vrai dire, c’est Jean seul qui la remarquait ; intrigué par cette apparence de mystère, il se mit en observation, suivit un jour Renée, et, à son inexprimable surprise, il la vit se diriger vers la vieille maisonnette qu’habitait jadis Saurin. C’est là, dans la pièce d’en bas, qu’elle entra, et derrière les rideaux de calicot à demi écartés, il vit aussi, penchée sur son ouvrage, la tête blonde de Simplicie.

    Elle se réfugiait pour travailler dans la maison de son père... c’était bien simple ! Et Renée allait l’y rejoindre ; quoi de plus naturel ? Que pouvaient-elles se dire ? Jean eût été curieux de le savoir, mais il n’avait pas l’habitude d’écouter aux portes, et il se contenta de s’asseoir dans le parterre afin de voir combien de temps les jeunes filles resteraient ensemble.

    – Je ne suis pas méchante, disait Renée à la fille du meunier, qui mettait patiemment une grande pièce de toile à un drap antédiluvien. J’en ai l’air parfois, mais au fond, je vous assure que le cœur est bon.

    – J’en suis sûre, mademoiselle, fit Simplicie avec douceur.

    – Bien sûre ? Vous croyez que j’ai bon cœur ?

    La jeune fille leva ses yeux purs sur mademoiselle Reynold et répondit tranchement :

    – Oui.

    – Je vous ai fait de la peine pourtant, reprit celle-ci.

    – Pas exprès.

    – Si, exprès, reprit Renée, le visage couvert de rougeur ; c’est un remords qui me tourmente depuis longtemps.

    Simplicie la regarda ; un rose plus vif teinta ses joues, puis elle baissa les yeux sur son ouvrage.

    – Et d’abord, reprit Renée, avant que je me confesse, dites-moi pourquoi vous vous êtes mise à l’écart, pourquoi au lieu de vivre avec nous, comme à Paris, vous avez repris les habitudes de votre enfance... Personne ici ne le désire, vous le savez bien... pourquoi l’avez-vous fait ?

    – Je vais vous le dire, mademoiselle, fit Simplicie.

    – Appelez-moi Renée, je vous en prie, dit mademoiselle Reynold avec insistance, ou bien je croirai que vous êtes fâchée contre moi.

    – Je ne suis pas fâchée, mademoiselle, mais veuillez m’excuser, je ne le puis. Je vous dirai en même temps pourquoi j’ai repris mes anciennes habitudes.

    Simplicie s’exprimait nettement désormais. Le voile qui cachait ses pensées s’était déchiré ; elle voyait clair dans la vie et devant elle, et ses sentiments longtemps médités trouvaient facilement leur expression par la parole.

    – Je suis née servante, voyez-vous, dit-elle ; mon père est mort domestique ; s’il avait vécu quelques années de plus, peut-être en serait-il autrement pour moi. Dans sa grande bonté, madame Geneviève a bien voulu me rapprocher d’elle et me traiter presque comme son enfant. C’était très bien de sa part, mais ce n’est pas une raison pour que j’oublie mes devoirs. J’étais devenue orgueilleuse, j’étais tentée de me croire plus que je ne suis ; heureusement, il était temps : j’ai repris ma véritable condition, celle où je dois vivre et mourir, et je ne penserai jamais à m’en plaindre.

    – Orgueilleuse, vous ? murmura Renée, touchée jusqu’au fond du cœur par ces humbles paroles, si fières dans leur humilité.

    – Oui... on est orgueilleux sans le vouloir, sans s’en douter... C’est mal tout de même, il faut savoir s’en punir, surtout quand on est jeune... Vous êtes bien bonne, mademoiselle, de venir causer avec moi comme ça les après-midi, et pourtant, si j’osais, je vous prierais de ne pas le faire, parce que ça m’habitue à la société de gens plus haut placés que moi, et peut-être qu’après je m’ennuierais avec mes pareils... ce ne serait pas bien non plus.

    Elle causait rapidement, avec des mouvements vifs et fiévreux. Renée méditait.

    – Vous ne m’avez pas fait de mal, vous ne m’avez fait que du bien, dit bravement Simplicie, qui la regarda en face. Elles se comprirent sur-le-champ, car leurs yeux à toutes deux s’emplirent de larmes.

    – Ah ! ces yeux bleus, s’écria Renée en se précipitant dans les bras de la jeune fille. Ces yeux d’ange que j’ai tant fait pleurer !... Simplicie, je vous ai dit que Jean allait se marier, ce n’était pas vrai, c’était pour vous taquiner.

    Une grande pâleur envahit le visage de la jeune paysanne. La pensée que son secret était deviné était pour elle la plus douloureuse des tortures. Cependant elle se roidit contre la douleur.

    – Vous m’avez rendu service, mademoiselle Renée, dit-elle en s’efforçant d’affermir sa voix. C’est en pensant que M. Jean quitterait la maison que je me suis aperçue combien on m’y avait gâtée, moi qui ne suis qu’une servante.

    – Taisez-vous, s’écria Renée au désespoir en lui fermant la bouche avec sa main. Vous êtes un ange, et j’aurai éternellement le remords de vous avoir causé de la peine, et une peine inutile...

    Simplicie lui tendit la main, Renée la prit dans ses bras et la serra de toutes ses forces contre son cœur, qui battait vite. Ensuite elle se rassit près d’elle, tout contre sa chaise.

    – Vous ne pouvez pas savoir, dit-elle, combien j’aime Jean. Laissez-moi parler de lui, je vous en prie, car il le faut... Après ma mère, c’est lui que j’aime le plus au monde ; maman aurait voulu me voir devenir sa femme, je ne veux pas : je ne suis pas assez bonne pour lui. Je me connais. Je suis impérieuse, brusque, fantasque, égoïste... enfin je suis pleine de défauts, et des défauts les plus antipathiques au caractère de Jean. Il m’aime bien maintenant ; mais si nous étions mariés, nous serions malheureux au bout de huit jours. N’est-ce pas, ma petite amie, que ce serait grand dommage de le voir malheureux ?

    – Oh ! oui ! soupira Simplicie avec un élan de tout son être.

    – Il faut à Jean une femme douce et simple, qui l’aime... pour lui, qui se plie à ses volontés, enfin une femme comme il n’y en a guère... On verra. Dans tous les cas, la femme de Jean ne sera pas moi. Et maintenant, Simplicie, voulez-vous me dire que vous me pardonnez ?

    – Quoi ? fit la jeune fille.

    – Le chagrin que je vous ai fait, et qui vous a rendue malade, murmura Renée tout près de son oreille. Il vous aime, vous : vous êtes bonne, vous êtes grande, vous êtes digne de tout ce qu’il y a de meilleur au monde... vous êtes une sainte, vous...

    Les larmes des deux jeunes filles coulèrent mêlées sur la toile qui recouvrait les genoux de Simplicie.

    – J’ai ma part, dit celle-ci ; elle n’est pas si chétive, il y en a de plus mauvaise, et votre amitié m’est bien douce.

    – Et celle de Jean ? dit tout bas Renée. Il vous aime... beaucoup...

    – Maître Jean, voyez-vous, dit Simplicie en réunissant toutes ses forces, les mains serrées l’une contre l’autre, maître Jean, c’est mon maître, je lui ai donné ma vie... ne le lui dites pas. Je tâcherai qu’il la prenne et qu’il n’en sache jamais rien. Quand je serai morte, vous pourrez le lui dire... ça me consolera.

    Elle se tut ; c’était désormais tout son espoir : après la vie, Jean saurait de quel amour il avait été aimé. Renée la quitta sans bruit, la laissant plongée dans une sorte d’extase où la douleur devenait si éthérée qu’elle se faisait jouissance.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXV

  •  

    – D’où viens-tu comme cela, cachottière ? dit Jean en saisissant Renée au passage.

    Pleine encore des émotions qu’elle venait d’éprouver, elle marchait la tête baissée, sans regarder autour d’elle.

    Au lieu de rire comme à l’ordinaire, la jeune fille tourna vers lui ses yeux graves et attendris.

    – Je viens de passer une heure avec une petite amie, dit-elle ; une bonne heure, je t’assure, une heure que je n’oublierai pas.

    – Tu as une petite amie ? fit Jean en essayant de plaisanter.

    – Tu sais bien de qui je veux parler. Oh ! Jean, cette enfant est adorable ! Si tu savais quelle noblesse de sentiments, quelle dignité, quelle franchise... Nous sommes bien peu de chose avec nos mesquineries à côté de cette nature angélique, qui souffre sans se plaindre...

    – Elle souffre ? de quoi ? Qui s’est permis de l’affliger ? fit Jean en s’arrêtant brusquement au détour du chemin.

    – Qui ! Nous tous, mon pauvre ami ; moi d’abord, mais je lui ai avoué ma faute et elle m’a pardonné ; je ne suis pas seule coupable, Jean ! tu l’es aussi, et ta mère avec les meilleures intentions...

    – Oui, dit le jeune homme, en reprenant sa marche dans le parterre, je sais que nous avons agi inconsidérément en l’accoutumant à vivre dans un milieu plus relevé que le sien. Mais est-ce un mal ? Ne doit-on pas s’efforcer d’élever, d’ennoblir les natures qui s’y prêtent ? N’est-ce pas rendre service à l’humanité tout entière, que de travailler à l’amélioration de quelques-uns ?

    – Oui, répondit Renée en posant sa main sur le bras de son ami, ce sont de belles et bonnes théories de philosophe ; en réalité, doit-on apprendre qu’il est des jouissances plus relevées à ceux que leur condition condamne à l’obscurité ? Doit-on montrer le bonheur à ceux qui sont obligés de ne jamais le connaître ?

    Jean resta soucieux, puis prenant un parti :

    – Bah ! dit-il, tout cela, ce sont des discussions sur une pointe d’aiguille. Les faits sont plus probants. Simplicie a été malade, elle a eu une petite lubie d’existence villageoise, elle se donne le plaisir de la satisfaire, et dans quelques semaines elle reviendra avec nous à Paris...

    – Non, dit gravement Renée, elle ne retournera pas à Paris, elle restera ici.

    Jean s’arrêta court.

    – Et pourquoi, grand Dieu ! s’écria-t-il, pourquoi nous quitterait-elle ? A-t-elle eu à se plaindre de nous ? Ne l’avons-nous pas aimée et choyée comme l’enfant de la maison ?

    – Sans doute, mais après ?

    – Après ? fit le jeune homme inquiet, que veux-tu dire ?

    – Je veux dire que plus tard, quand elle aura vingt ans... quel avenir lui réservez-vous ? Elle ira vivre auprès de ta mère toujours, alors ? Elle deviendra vieille fille et mourra seule après avoir fermé les yeux à notre mère Geneviève ? Est-ce là un avenir ?

    – Évidemment non, répondit Jean.

    – Alors elle se mariera, ajouta impitoyablement Renée. À qui ?

    Jean fit un mouvement si vif que Renée eut peur d’avoir provoqué sa colère. Elle se remit cependant et reprit sa lente promenade.

    – Dis-le donc, fit Renée tout à coup, dis-le donc que tu ne veux pas qu’elle se marie, que tu veux qu’elle reste toujours près de toi, pour poser dans tes tableaux, pour soigner ta mère, pour être votre servante et votre jouet, jusqu’au jour où vous serez lassés d’elle, où elle sera inutile à votre bonheur, et où vous la mettrez de côté, comme un vieil habit qui n’est plus de mode !

    – Tu es méchante, fit soudain Jean devenu très pâle. Il y a longtemps qu’on me l’a dit, mais je ne voulais pas le croire.

    – Je sais, c’est Clotilde qui te l’avait dit, fit négligemment Renée, et Clotilde est un oracle, c’est convenu. Mais il n’est pas question de moi, c’est de Simplicie qu’il s’agit. Elle ne retournera pas à Paris.

    – Je veux qu’elle y retourne, cria Jean avec colère. Eh ! que ferions-nous sans elle ?

    Renée recueillit avidement ce cri du cœur, mais continua son œuvre sans se troubler.

    – Égoïste ! dit-elle, et Simplicie, que fera-t-elle près de vous ?

    Jean quitta sans cérémonie mademoiselle Reynold, sauta par-dessus les plates-bandes et arriva en trois bonds jusqu’à la porte de la maisonnette de Saurin. Là, sur le seuil, il hésita. Qu’allait-il lui dire, à cette enfant que le destin avait rapprochée de lui d’une façon si cruelle ? Sans vouloir l’approfondir, il entra.

    – Est-ce vrai, demanda-t-il sans préambule, que vous vouliez nous quitter ?

    Simplicie eut envie de s’enfuir sans répondre. N’avait-elle pas assez souffert, sans qu’il lui fallût supporter le martyre de donner à Jean des raisons qui étaient autant de mensonges ? Mais il était sur le seuil et lui barrait la porte.

    D’un air découragé elle repoussa son ouvrage et répondit :

    – C’est vrai.

    Il resta muet. Mille visions de paix, de joie domestique, de foyer de famille passèrent devant ses yeux, et il sentit que jamais, plus un jour, plus une heure, il ne pourrait vivre sans l’humble enfant qui se tenait devant lui, désespérée.

    – Pourquoi ? demanda-t-il, pendant que la souffrance de la séparation prochaine entrait en souveraine dans son âme.

    Simplicie regarda le mur, puis la porte, puis la fenêtre, et se dit qu’elle ne pouvait s’échapper. Résignée dès lors à son pire destin, elle répondit avec la sincérité du désespoir :

    – Parce que je m’accoutume trop à vous, parce que j’aime trop votre maison, parce que je ne dois plus y vivre... Que voulez-vous que je vous dise encore ?

    Il s’approcha d’un pas seulement.

    – Et vous pourrez vivre loin de nous sans souffrance, dites ?

    Elle tourna vers lui ses yeux sans larmes, démesurément agrandis par l’angoisse.

    – Je souffrirai, dit-elle.

    – Pourquoi nous quittez-vous, alors ?

    – Parce que je le dois. Ah ! pourquoi me tourmentez-vous ainsi ? ajouta-t-elle avec l’accent d’une prière ardente.

    – Et moi, dit lentement le jeune homme en s’appuyant à la porte, croyez-vous que je puisse vivre sans vous ?

    Un éclair, puis un autre, passèrent dans les yeux bleus ; elle répondit de sa voix mouillée de larmes :

    – Il faut savoir se résigner à sa destinée, maître Jean ; mais ce qu’il faut surtout, c’est une bonne conscience.

    Jean recula, et la lumière entra plus librement dans la pauvre chambre.

    – Une bonne conscience console de tout, reprit Simplicie en parlant comme dans un rêve. La mienne m’a dit de vous quitter, mon maître. Si je l’avais entendue plus tôt, j’aurais peut-être eu moins de chagrin. Mais je ne savais pas... Ah ! si j’avais su !

    – Vous voudriez ne jamais nous avoir connus ? fit Jean avec amertume.

    – Oh ! non ! cela, non ! s’écria-t-elle avec élan. Au prix de toutes mes peines et de tous mes chagrins du passé et de l’avenir, je ne voudrais pas, maître Jean, ne vous avoir pas connu, ne vous avoir pas aimé !

    Sa voix mourut dans la chambre sans échos. Elle avait baissé la tête sur sa poitrine. Quand elle la releva, sans honte, car elle n’avait pas conscience d’avoir rien dit de mal, Jean n’était plus là.

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

  • XXVI

  •  

    Sans même jeter un regard du côté de Renée, qui, debout dans le parterre, le regardait avec anxiété, Jean Beauquesne monta dans la chambre de Geneviève, et se tint la tête découverte devant elle.

    – Ma mère, lui dit-il, j’ai besoin de toute votre bonté, de toute votre justice.

    Madame Beauquesne le regarda, et bien qu’il fut assez loin d’elle pour qu’avec ses yeux affaiblis elle ne pût distinguer exactement l’expression de son visage, elle vit dans toute l’attitude de son fils que l’heure était solennelle.

    – Vous m’avez dit un jour, reprit-il d’une voix qui tremblait un peu, comment on aime quand c’est pour la vie. Vous m’avez parlé d’un amour qui ne troublait pas, mais qui entrait en maître dans notre âme, si bien qu’on aimerait mieux mourir que de cesser d’aimer... un seul souvenir, une seule présence sans laquelle on ne saurait vivre heureux et bon... C’est ainsi que j’aime, ma mère chérie, et je viens vous demander d’épouser celle que j’aime.

    – Renée ? fit vivement Geneviève dont le visage soucieux s’éclaira.

    – Non, ma mère, pas Renée...

    Jean éprouva soudain un extrême embarras : ses sentiments, si bien cachés qu’à peine venait-il de les pénétrer lui-même, devaient être absolument incompréhensibles pour sa mère. Au lieu de lui jeter brusquement le nom de l’humble enfant, il résolut d’user d’un détour. Prenant une chaise, il vint s’asseoir auprès de Geneviève avec les câlineries de sa première enfance.

    – Maman, dit-il en prenant un ton familier, nous avons eu depuis un an près de nous un être aimable qui a été notre ange gardien, qui a remplacé pour toi la vue décroissante, pour moi les rêves du peintre, qui, toujours douce, affectionnée, silencieuse, a mis dans notre vie les joies les plus discrètes, les plus intimes... c’est elle...

    – Simplicie ? fit Geneviève en repoussant les mains de son fils qui cherchait les siennes... Tu es fou ! Jamais !

    – Écoute-moi, ma mère, avant de me répondre, insista Jean.

    – Pourquoi t’écouter ? Ne sais-je pas tout ce que tu pourras me dire ? fit Geneviève avec véhémence. Elle est douce, elle est parfaite, je le sais. Mais est-ce pour que tu épouses une servante que je t’ai élevé si fort au-dessus de ta classe ? Est-ce pour te voir mener une vie obscure que j’ai passé ma jeunesse et perdu les yeux sur des morceaux de dentelle ? Quand j’étais lasse de pleurer, dans les temps de la lutte et de la pauvreté, je reprenais courage en te regardant dormir avec un air tranquille. Je me disais : Jean sera un homme, un artiste, il sera peut-être un maître... La fortune de son père que je lui conserve jalousement lui servira à monter plus haut encore... Que ne sera-t-il pas, avec les biens que je lui donnerai, l’éducation et la richesse ? Et j’aurais fait tout cela, pour que tu épouses une servante et que tu t’endormes dans la vie des paysans ? Non, Jean, non, c’est moi qui en appelle à ta justice. Après ce que j’ai fait pour toi, est-ce juste de renverser ainsi mes plans ?

    Les lèvres de madame Beauquesne tremblaient d’émotion. Elle regarda son fils et vit qu’il était affligé, mais non convaincu.

    – Je serai ce que tu voudras, mère, répondit-il, et si tu es ambitieuse pour moi, je tâcherai de te satisfaire ; mais ne puis-je en même temps être heureux, te voir heureuse et passer ma vie avec la femme de mon choix ? Elle est encore ignorante, mais depuis un an tu as vu combien elle a changé ! Et pour ce qui regarde le moral, connais-tu une seule jeune fille qui lui ressemble, même de très loin ? L’an dernier, tu me permettais d’épouser Clotilde, que tu n’aimais pas. Cette année tu m’interdis d’épouser Simplicie, que j’aime...

    – Je savais que tu n’épouserais pas Clotilde, interrompit vivement Geneviève.

    – Soit ; tu me permets aujourd’hui d’épouser Renée... Je l’aime tendrement et ne veux point la déprécier ; mais pour passer ensemble une longue existence, est-il possible de comparer le caractère de Renée à celui de Simplicie ? C’est donc seulement l’absence de fortune...

    – Je ne veux pas que tu épouses une servante, fit orgueilleusement Geneviève. Tu es assez riche pour prendre une fille sans dot...

    L’argument que Jean avait sur les lèvres ne put sortir ; il sentit qu’à aucun prix il ne pourrait rappeler à sa mère son humble origine, semblable à celle de Simplicie.

    – Mère, dit-t-il d’un ton suppliant, je l’aime...

    – Il ne fallait pas l’aimer, répondit Geneviève, je te croyais le cœur mieux placé.

    Sans répondre, Jean se leva doucement, et, après un instant de silence, quitta la chambre sans témoigner d’irritation. Il connaissait sa mère et savait que pour le moment elle ne céderait point. Il avait à peine fait deux pas dans le corridor qu’elle le rappela.

    – Tu lui en as parlé sans doute ? fit-elle d’un ton chagrin.

    – Me croyez-vous capable, ma mère, répondit-il respectueusement, de porter le trouble dans son cœur sans la certitude que vous consentiriez à me la donner ?

    Geneviève rentra chez elle sans répliquer, et Jean se dirigea vers sa chambre. Avant d’y rentrer, il rencontra Renée qui venait à lui anxieuse.

    – Tu as vu ta mère ? dit-elle à demi-voix.

    – Oui. Elle refuse.

    Renée baissa la tête. Il n’était pas besoin d’explications entre eux.

    – J’ai peut-être eu tort, dit-elle ; j’aurais dû ne te rien dire...

    – Ce serait arrivé tout de même, fit Jean d’un air triste. J’avais le cœur plein d’elle à déborder depuis son départ de Paris... Je ne pouvais plus vivre sans elle...

    – Courage ! dit la jeune fille, je vais parler à ta mère, moi.

    – Toi ? que lui diras-tu ?

    – Cela ne te regarde pas, mon ami Jean.

    Elle hésita quelques instants, puis le regardant avec émotion :

    – Je t’aime bien, va, plus que tu ne crois, plus que tu ne le croiras jamais ; si tu n’es pas heureux, je ne le serai pas non plus... Va, mon ami, laisse-moi essayer.

    Elle s’éloigna et avant d’entrer chez Geneviève, se retourna pour le voir encore. Immobile, il la regardait de loin, elle lui jeta un baiser du bout des doigts, frappa à la porte et entra.

    – Vous êtes fâchée, maman Geneviève ? dit Renée en s’asseyant près d’elle sur un tabouret bas.

    Madame Beauquesne ne répondit pas ; la plaie de son cœur saignait ; elle souffrait de la voir découverte.

    – Je vous demande pardon si je vous parais indiscrète, maman Geneviève, reprit l’enfant gâtée, mais j’ai beaucoup à me reprocher dans tout ce qui arrive, et je voudrais obtenir votre pardon.

    – Comment ? fit Geneviève surprise.

    Renée raconta en quelques mots la malice qui avait eu pour Simplicie de si graves conséquences.

    – Que voulez-vous, ma petite maman ? ajouta-t-elle, j’aime Jean, j’étais comme vous très orgueilleuse, et ça me faisait plaisir de remettre cette petite fille à sa place.

    Geneviève réprima un petit mouvement. Renée, sans faire mine de s’en apercevoir, continua :

    – J’avais dit, de même que vous, que Jean épouserait une belle demoiselle... Elle a trouvé ça très naturel ; seulement, elle est tombée malade, comme vous l’avez vu, et alors, comme elle est très honnête, elle a voulu s’en aller. Elle avait raison, n’est-ce pas ? C’était très bien de sa part ?

    – Sans doute, répondit Geneviève un peu à contrecœur.

    – Ici, vous avez vu comme elle se cache, on ne la voit plus ; j’ai eu toutes les peines du monde à la dénicher dans sa cachette. Elle n’espère rien. Vous savez, elle comprend parfaitement la position... Seulement, vous pensez bien qu’elle ne demandera pas à retourner à Paris avec vous... Elle restera ici pour soigner les vieux.

    Geneviève ne releva pas cette appellation irrévérente. Elle pensait à sa solitude de l’hiver, quand Jean, blessé de son refus, serait sans cesse absent, qu’elle serait livrée à des soins mercenaires. Quel malheur que son fils se fût attaché à cette petite fille ! Qui pouvait prévoir cela ?

    – Cette pauvre Simplicie, ce qu’elle aurait de mieux à faire, reprit Renée, ce serait de mourir... Elle le sait bien, elle le dit elle-même, cela arrangerait tout, mais ne meurt pas qui veut. Enfin, si vous ne voulez pas qu’elle revoie Jean, vous pouvez l’envoyer dans quelque ferme.

    Geneviève fit un mouvement d’impatience.

    – Pourquoi me dis-tu des choses qui me sont désagréables ? fit-elle avec humeur. Tu parles à tort et à travers de mourir et de renvoyer... Cela ne te regarde pas, au bout du compte.

    – Pardon, maman Geneviève, dit Renée en se levant. Cela me regarde plus que vous ne pensez. Depuis que je suis au monde, j’aime Jean. Voilà la vérité. Et je pense en même temps que les familles ont grand tort d’arranger au berceau des mariages qui ne se font pas plus tard, parce qu’on accoutume les enfants, les petites filles surtout, à des idées dont il vaudrait mieux ne pas leur parler... Mais il y a deux malheurs dans cette affaire, dont un seul suffirait très bien pour tout déranger : le premier, c’est que Jean ne m’aime pas, et le second, c’est que papa ne me donnera pas un mari qui ait moins de cinq cent mille francs ; or, Jean n’en a que trois cent mille. Je vaux cinq cent mille francs, vous savez, il faut que mon ménage vaille un million, c’est positif, parce que deux et deux font quatre. Eh bien, maman Geneviève, j’aime Jean, mais il aurait le demi-million tout rond que je ne l’épouserais pas, même si vous étiez là tous deux à m’en prier, parce que je ne suis pas faite pour lui. Simplicie est faite pour lui ; jamais vous n’aurez une bru comme celle-là, c’est aussi positif que mes cinq cent mille francs. Elle est faite pour vous aussi, ça n’est pas étonnant, elle tient ça de père et de mère.

    Geneviève revit dans sa pensée la pâle figure de Mélie, Mélie tout enfant encore, grondée et battue pour trop l’aimer, puis Saurin tombant de l’échelle sous le mur du moulin embrasé.

    – Voilà ce que je voulais vous dire, maman, et vous voyez que ça me regarde un peu. J’ai bien aussi quelques droits sur votre fils, et puisque avec un gros crève-cœur j’en fais abandon, vous pourriez bien, à ce qu’il me semble, en faire autant du vôtre. Après ça, c’est que moi je ne l’aime que pour lui-même, tandis qu’une mère, c’est toujours un peu égoïste.

    Sur cette impertinence, Renée disparut en fermant la porte, et Geneviève resta préoccupée, ne sachant si elle devait chapitrer vertement la jeune fille, ou la remercier de sa franchise.

    Au repas du soir, qui fut court et silencieux ; Victoire et Simon, surpris de voir tous les visages fort différents de leur expression habituelle, attendirent à se trouver seuls avec Geneviève pour lui adresser des questions. Bientôt en effet Renée disparut avec Simplicie. Jean alla fumer un cigare dans le parterre. Geneviève voyait dans l’aube du soir le petit point de feu aller et venir sous la fenêtre.

    – Eh bien, ma fille, qu’y a-t-il donc ? dit enfin Simon, quand ils furent seuls tous trois.

    – Il y a, répondit madame Beauquesne, que Jean veut se marier.

    – Eh bien ?

    – Il veut épouser Simplicie, et je n’y consens pas, conclut la mère.

    Les deux vieux s’entre-regardèrent. Ils s’étaient bien aperçus que leur petit-fils ne traitait pas la fillette en servante ; mais, comme ce n’était pas leur affaire, ils n’avaient rien dit.

    – Je n’y consens pas, reprit Geneviève, parce que je n’ai pas fait de mon fils un homme riche et intelligent à seule fin de lui voir épouser une servante...

    – Eh, ma fille, fit Victoire avec aigreur, les servantes ne sont point si méprisables, après tout. Quand mon fils vous épousa, vous étiez fille d’auberge à Délasse !

    Le coup fut rude pour l’orgueil de Geneviève, mais elle trouva aussitôt une réplique.

    – Aussi, vous l’avez trouvé mauvais, et vous l’avez assez montré.

    – Et nous avions tort, dit Simon en s’interposant. Est-ce donc vrai, ma fille, que les fautes des parents ne corrigent point les enfants ? Vous avez prouvé, Geneviève, que François avait raison de vous aimer... il faudrait voir si Jean a tort d’aimer la petite. Elle est douce et de bon caractère, et m’est avis qu’avant tout c’est ce qu’il faut chercher dans une femme ; et puis s’il l’aime...

    – Vous en voudriez pour votre petite-fille, vous ? s’écria Geneviève.

    Victoire allait répondre et gâter tout, suivant son habitude. Simon lui fit signe de le laisser parler.

    – Oui, dit-il, j’en voudrais pour la femme de Jean. Les filles des villes, voyez-vous, ma bru, ce n’est pas ce qu’il nous faut à nous autres paysans. Vous avez du sang de paysan dans les veines, sans reproche, Geneviève, et votre fils est le fils d’un meunier. Il n’est pas mal que le paysan soit rattaché à la terre par quelque lien. Il n’est pas mal qu’un garçon riche épouse une fille pauvre...

    – Vous pensiez différemment, fit Geneviève avec irritation.

    – J’avais tort, vous ai-je dit, je le répète pour vous faire plaisir. Vous nous avez appris bien des choses, ma fille, et maintenant c’est moi qui vous les répète, car vous les avez oubliées. Et puis, est-ce que le bonheur n’est pas le premier de tous les biens ? Vous ne voulez pas que votre fils soit heureux à son idée ; c’est vous qui avez tort, cette fois, Geneviève, et je ne m’en dédirai pas.

    Madame Beauquesne ne répondit pas. Elle sentait ce qu’il y avait de juste dans les paroles du vieux paysan.

    Elle lui souhaita le bonsoir, et remonta à sa chambre, sans accepter le secours de personne, pas même de son fils.

    – Comment, dit Victoire à Simon quand elle les eut quittés, tu accepterais Simplicie pour la femme de notre petit-fils ?

    – Oui, répondit fermement le vieillard. D’abord elle est sans défaut autant que c’est possible, et puis il n’est pas mal de rabaisser un peu l’orgueil de Geneviève ; c’est une brave femme, elle l’a prouvé, mais il ne faut pas qu’elle en vienne à rougir de son origine.

    Victoire ne fit plus d’objection. Du moment où Geneviève était humiliée, elle n’en demandait pas davantage. Elle avait appris à respecter sa belle-fille et même à l’aimer ; mais une petite leçon à cette orgueilleuse lui ferait grand bien.

    Le lendemain, à midi, comme la cloche appelait tout le monde à table, Geneviève entra la dernière dans la salle, et sur le seuil croisa Simplicie, qui sortait pour chercher quelque chose. À sa vue elle tressaillit, et un flot de larmes monta à ses yeux. Prenant par le bras la jeune fille surprise, elle dénoua les cordons du petit bonnet blanc qui couvrait ses cheveux blonds.

    – Tu ne porteras plus ce bonnet de servante, lui dit-elle ; à dater de ce jour, tu es notre enfant. Jean, embrasse ta femme.

    Simplicie, tour à tour rouge et pâle, ne comprenait pas. En voyant s’approcher d’elle celui qui était toute sa vie, en le sentant presser sa main glacée, elle éprouva quelque chose d’inouï. Un rayon de soleil inonda son âme résignée. Elle arracha sa main de celle de Jean et tomba à genoux dans les plis de la robe de Geneviève en criant : Ma mère !

    Jean est devenu un grand peintre ; il passe quelques mois d’hiver à Paris ; mais dès que les premières feuilles pointent aux rameaux, il retourne au cher moulin Frappier.

    Geneviève est presque tout à fait aveugle. Cependant elle voit encore assez pour deviner les objets qui l’entourent. C’est au travers d’un nuage blanc qu’elle entrevoit les têtes blondes et les yeux bleus de ses petits-enfants. Mais la vie ne lui est point à charge, car elle sait qu’elle n’est à charge à personne. Simplicie ne la quitte pas, et lui consacre plus de tendresse qu’à ses propres enfants. Ce grand cœur qui a tant aimé continue une vieillesse heureuse et tranquille au milieu de l’amour des siens.

     

     

    fin

    Henry Gréville, Le moulin Frappier

     

     

     

     

     

    Cet ouvrage est le 698e publié

    dans la collection À tous les vents 

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