Arnould Galopin, La ténébreuse affaire de Green-Park

Cet ouvrage est le 549ème publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.

Chapitre 1 : Une partie interrompue

Chapitre 2 : Le mort parle

Chapitre 3 : La trace du fauve

Chapitre 4 : Comment je devins le cousin d’un individu suspect

Chapitre 5 : Mauvais départ

Chapitre 6 : L’homme d’affaires de Fitzroy-Street

Chapitre 7 : Chez Mr Coxcomb, chief-inspector

Chapitre 8 : Où je retrouve ma piste

Chapitre 9 : La fiche n° 76.948

Chapitre 10 : Une complication que je n’avais pas prévue

Chapitre 11 : L’étoile à six branches

Chapitre 12 : Un coup d’audace

Chapitre 13 : L’alibi

Chapitre 14 : Où je stupéfie successivement mon geôlier, le directeur de la prison et le chief-inspector de Melbourne

Chapitre 15 : La souricière

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Une partie interrompue Comment je suis arrivé à mener à bien ce que l’on a appelé la Ténébreuse Affaire de Green-Park ? C’est bien simple. Je veux dire : bien simple à raconter. Comme tout Anglais de race, je suis méthodique, car j’estime qu’avec de la méthode on arrive à une précision de mémoire extraordinaire. Et il faut de la mémoire pour exercer l’art si complexe du détective, – je dis « détective » et non pas policier. D’abord, je suis gentleman, fils de gentleman. Mon père, Arthur Edgar Dickson, était un des farmers les plus honorablement connus de l’Ouest australien. Le policier, lui, n’est jamais un gentleman et c’est presque toujours un mauvais détective, car il manque précisément de ce qui fait notre force à nous : la méthode. La méthode ne s’apprend pas ; chacun se crée la sienne suivant ses aptitudes ou la disposition de son esprit. Le policier subalterne applique servilement les procédés qu’il tient de son supérieur, celui-ci s’incline lui-même devant les avis de son chef, lequel, à son tour, s’en rapporte au sien, et ainsi de suite en remontant la hiérarchie jusqu’au « lord-chief » de justice. De sorte qu’il n’y a dans tout un royaume qu’une façon d’instruire officiellement toutes les affaires criminelles, quand, à chacune d’elles, devrait au contraire correspondre un tour de main particulier inspiré de l’analyse de l’affaire elle-même. Aussi les policiers officiels n’aboutissent-ils, en général, à rien et ont-ils recours à nous en désespoir de cause. C’est ce qui arriva précisément pour le crime de Green-Park. Je viens au fait. Par une chaude après-midi de juillet, je me trouvais chez moi, dans ma maison de Broad-West, en compagnie de quelques intimes : Michaël Perkins, un ami de collège, Gilbert Crawford le millionnaire, mon voisin de campagne, et la délicieuse Miss Edith. Je n’ai pas à présenter cette demoiselle : je ne suis pas romancier. Ce qu’il y a plus d’intérêt à retenir, c’est que c’était un dimanche et que nous faisions à quatre une partie de « scouring ». Ce point mérite qu’on s’y arrête parce qu’il fixe pour moi le début de ce récit. C’est, si l’on veut, le petit coup de pouce qui fait se déclencher automatiquement dans ma mémoire méthodique une suite de tableautins, pareils à des épreuves cinématographiques et composant à eux seuls le drame visuel que j’ai classé dans ma troisième circonvolution frontale sous la fiche « Green-Park ». Nous jouions donc au scouring et M. Crawford, le millionnaire, venait d’abattre le dix de trèfle quand, à ce moment même, mon vieux Jim frappa trois petits coups à la porte du salon. – Fie ! encore l’Alarm-Knock ! s’écria Michaël Perkins en jetant rageusement ses cartes sur la table, et cela juste à la minute où le jeu devenait intéressant... c’est à croire que le diable a le scouring en aversion ! – Pas le diable, fis-je en me levant... mais sans doute pis... Ramassez votre jeu, Perkins, je n’en ai peut-être pas pour bien longtemps. Sur ces mots, je tirai ma montre qui est un bon chronomètre de fabrication anglaise et j’ajoutai : – Notre ami Crawford vient d’abattre une carte... cette carte est un trèfle... Retenez bien ceci, je vous prie : il faut dans toutes les actions de la vie se référer à des procédés mnémotechniques ; or, trèfle signifie espérance... « Espérez-moi » donc, sans y compter trop. Ce trèfle est un dix... Attendez-moi dix minutes et si, ce temps écoulé, c’est-à-dire à trois heures quarante-cinq, je n’ai pas reparu, veuillez reprendre la partie sans votre serviteur. Et ce disant, je pris congé de mes hôtes. Il me sembla, lorsque je refermai la porte, entendre à mon endroit certaine réflexion que d’autres jugeraient désobligeante... mais pas moi... Une réputation d’originalité, même dans les choses indifférentes en apparence, n’est point pour me déplaire. Je passai dans mon cabinet. Un homme m’y attendait, assis dans un fauteuil, et je reconnus aussitôt un de ces fonctionnaires dont je parlais tout à l’heure, lesquels font un peu comme ces matrones de village qui vont chercher le médecin lorsque leur inexpérience a tout compromis. – Ah ! c’est vous, Mac Pherson, fis-je en m’avançant vers le trouble-fête... qu’y a-t-il encore ?... un crime ?... – Peut-être, monsieur Dickson. – Une mort, tout au moins ? – Oui, monsieur Dickson. – Mystérieuse ? – Les uns le prétendent... les autres sont d’un avis tout opposé. – L’affaire en deux mots ? – Voici... vous avez sans doute entendu parler de M. Ugo Chancer... vous savez, ce vieil original qui demeure à Green-Park ? – Parfaitement... et ce M. Chancer est mort ? – Comment ! vous le savez déjà ? – Mais c’est vous qui venez de me l’apprendre... Voyons, Mac Pherson, vous vous présentez chez moi pour m’entretenir d’un décès suspect et vous commencez votre récit en me nommant M. Ugo Chancer... Le moins que je puisse faire est bien d’en inférer que ce M. Chancer est la victime... Continuez, je vous prie... – En effet, M. Chancer a été trouvé mort ce matin dans son cabinet de travail... Nous avions d’abord, le chief-inspector Bailey et moi, conclu à un décès naturel, lorsqu’une femme de chambre est venue faire une déposition qui a tout embrouillé... Ketty – c’est le nom de cette fille – prétend avoir entendu vers minuit des cris d’appel partant du bureau de son maître... Elle affirme même avoir vu, à la lueur de la lune, un homme qui escaladait le mur du parc... Tout cela est bien étrange et je vous avouerai que, pour ma part, je n’en crois pas un mot... – Et sur quoi vous fondez-vous, Mac Pherson, pour rejeter a priori les déclarations de cette Ketty ? – Sur quoi ? Mais by God ! sur mon expérience d’abord et ensuite sur mon enquête... Pour arriver jusqu’à M. Chancer, nous avons été obligés, Bailey et moi, d’enfoncer la porte de son cabinet qui était fermée en dedans par un solide verrou d’acier... une autre porte était également cadenassée... Quant aux fenêtres, elles étaient toutes hermétiquement closes... Pour moi, voyez-vous, M. Chancer qui était très gros et très rouge est mort d’une congestion. Cependant, comme le mot de crime a été prononcé et que les voisins du défunt réclament votre intervention, je suis venu, sur l’ordre de Bailey, vous demander si vous consentiriez à vous occuper de cette affaire. Je fis un signe de tête affirmatif. L’aventure m’intéressait. Le bref exposé que je venais d’entendre avait suffi à me faire, une fois de plus, toucher du doigt l’impertinente incapacité de la police. J’appuyai sur un bouton électrique et mon domestique entra aussitôt en coup de vent. – Jim, commandai-je, mon grand pardessus beige. – Par cette chaleur Mr Dickson ? – M’avez-vous compris, Jim ? Depuis quand faut-il vous répéter un ordre ? Jim s’éclipsa derrière la porte et reparut bientôt avec mon overcoat. – En route ! dis-je à Mac Pherson. Nous descendîmes et j’aperçus stationnant devant la maison un hansom dans lequel se trouvait le chief-inspector Bailey. Ce fonctionnaire avait craint sans doute de compromettre le bon renom de son administration en venant lui-même implorer le secours d’un amateur et il m’avait dépêché son secrétaire. – Bonjour, monsieur Dickson, dit-il d’un air froid. – Bonjour, Bailey... eh bien ! il paraît que vous avez besoin de moi ? Le chief-inspector eut un imperceptible haussement d’épaules que l’on pouvait prendre en bonne ou en mauvaise part, mais je me contentai de sourire, habitué que j’étais aux façons un peu libres de ce policier sans usages. Au moment où j’allais franchir le seuil de la porte, je fus rejoint par M. Crawford. Mon richissime voisin avait son chapeau sur la tête et semblait un peu confus. – Excusez-moi, dit-il, mais je viens d’apprendre que vous partez en expédition pour Green-Park. – Tiens... vous êtes déjà au courant ? – C’est de votre faute, mon cher Dickson, vous parlez un peu fort... et ma foi, sans le vouloir nous avons entendu toute votre conversation avec l’agent Mac Pherson. Voulez-vous me permettre de vous accompagner ? – Avec plaisir. – J’ai beaucoup lu M. Conan Doyle et je ne serais pas fâché de vous voir un peu à l’œuvre, mon cher Dickson... une fantaisie, que voulez-vous ? Ainsi, c’est entendu, je suis des vôtres... Laissez-moi alors vous emmener dans mon auto... nous serons, de la sorte, rendus en quelques minutes à Green-Park... Vous en auriez pour une heure avec ce hansom. – J’accepte... fis-je en souriant... Miss Edith et Perkins en seront réduits à faire un piquet en tête à tête...

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II Le mort parle M. Crawford prit le volant, et, comme il menait un train d’enfer, au bout de dix minutes, nous stoppions devant le cottage de M. Ugo Chancer. C’est une coquette habitation en briques rouges et en pierres de taille avec des bow-window au rez-de-chaussée et de petites fenêtres irrégulières au premier et au second étage ; une énorme vigne-vierge et des clématites grimpent le long des murs, formant au-dessus des balcons plusieurs bosquets aériens du plus joli effet. Après avoir suivi une allée de tilleuls, nous arrivâmes devant un monumental perron soigneusement passé au blanc de Sydney, suivant la mode australienne. Dans le vestibule étaient assis quelques domestiques qui, en nous apercevant, prirent incontinent des mines éplorées comme s’ils eussent été les plus proches parents du mort. Quand j’eus dit mon nom, un valet de chambre obèse et exagérément parfumé à l’héliotrope, nous conduisit aussitôt au premier étage où se trouvait le cabinet de M. Ugo Chancer. La porte, très éprouvée par les vigoureuses épaules de Bailey et de Mac Pherson était demeurée entr’ouverte. – Laissez-moi entrer seul, dis-je à Bailey... ou plutôt non... avec monsieur... Et je désignai M. Crawford. – Comme vous voudrez, monsieur Dickson, répondit le chief-inspector avec un sourire narquois. Nous pénétrâmes dans la chambre mortuaire, mon honorable voisin et moi, et aussitôt je poussai une chaise contre la porte. J’eus soin aussi de boucher le trou de la serrure avec une cigarette afin que personne ne pût nous observer du dehors. L’obscurité était complète. Je frottai une allumette et regardai rapidement autour de moi, cherchant d’un coup d’œil à me représenter la scène qui s’était passée. J’ai toujours pour habitude de procéder ainsi, car j’ai remarqué que ma première impression est généralement la bonne. M. Crawford suivait tous mes mouvements avec un intérêt visible. – Je regrette, dit-il, de n’avoir pas la facilité d’un docteur Watson pour me faire l’historiographe des tours de force de votre imagination. – Votre admiration me flatte, répondis-je en souriant... mais elle est un peu prématurée... Attendez donc, au moins, que j’aie découvert quelque chose. Autour de moi je ne distinguai, tout d’abord, que quelques meubles de bois noir et une grande glace dans laquelle se jouait la petite flamme jaune de mon allumette de cire... puis, sur le parquet, j’aperçus une sorte de plumeau blanc, oublié là sans doute par quelque domestique distrait. Cependant, m’étant approché de la chose, je reconnus que ce que je prenais pour un plumeau, c’était la tête de l’infortuné M. Chancer. J’allumai alors une bougie qui se trouvait sur une console et je commençai mon inspection, avec lenteur et méthode, selon ma formule. Le premier coup d’œil ne m’avait rien révélé qui pût me fournir un indice. Cela débutait mal. – Voyons, dis-je, examinons attentivement le cadavre. M. Chancer était étendu sur le dos, le bras gauche allongé et le poing crispé ; une de ses jambes, la droite, se repliait sous le corps. Chose curieuse ! le visage du mort était pourpre, presque violet au sommet du front et les yeux grands ouverts brillaient d’un éclat singulier. Je collai mon oreille contre la poitrine de M. Ugo Chancer et, je dois l’avouer, j’éprouvai une réelle émotion en entendant un petit bruit étouffé, régulier et très rapide. – Ah çà ! est-ce que je rêve ? fis-je en prenant le bras de M. Crawford... écoutez donc, je vous prie. M. Crawford s’accroupit et écouta à son tour. – En effet, murmura-t-il, on entend quelque chose... comme si... L’expression effarée de son regard achevait la pensée que son trouble l’empêchait de formuler. Soudain je haussai les épaules. La montre !... c’était de la montre du mort que provenait ce bruit... d’une grosse montre de chasse semblable à celles qui se fabriquent depuis quelques années à Manchester et dont l’échappement, au lieu d’être sec et bruyant, rend, au contraire, un son mat, à cause de deux garnitures de cuir très épaisses interposées entre le boîtier et le mouvement, dans le but d’empêcher l’humidité. Il n’y avait plus à en douter, M. Ugo Chancer était bien mort et si – chose singulière – ses yeux étaient demeurés brillants, cela tenait à la grande quantité de sang localisée dans le cerveau. Posant alors ma bougie sur un meuble, je me mis à arpenter la pièce, m’arrêtant longuement devant chaque objet. Tout était en ordre ! seule une chaise avait été renversée, mais il n’était pas possible d’admettre qu’elle fût tombée en même temps que M. Chancer. Elle se trouvait d’ailleurs trop loin du cadavre et il aurait fallu supposer – ce qui eût été invraisemblable – que le vieillard l’avait repoussée en s’abattant sur le parquet. Tout cela était bien étrange et j’en pris mon compagnon à témoin. – J’admire, me répondit M. Crawford, la peine que vous vous donnez pour reconstituer un crime que rien ne fait présumer... Vous tenez donc bien, monsieur Dickson, à ce que ce vieillard ait été assassiné ?... Inclination professionnelle, me direz-vous... Quant à moi, je me range à l’opinion des bonnes gens... – La congestion ? – Oui... La congestion. Regardez cette face, la coloration insolite de ce front, l’œdème des paupières et jusqu’à la position repliée, recroquevillée, pour mieux dire, des membres inférieurs ; tout semble, n’est-il pas vrai, corroborer ce diagnostic ? J’étais ébranlé. – Pourtant, cette chaise ? fis-je remarquer à mon interlocuteur. – Eh ! sait-on à quels mouvements désordonnés peut se livrer un malheureux qui se sent subitement saisi à la gorge par l’asphyxie ? J’étais bien près de me rendre à la parfaite justesse de cette objection. Mon admirateur de tout à l’heure se révélait comme un terrible critique. Ce n’était plus un Watson qui toujours approuve et s’extasie... c’était un raisonneur qui voyait très juste, ma foi, et qui, avant d’arriver à une conclusion, voulait savoir de quoi elle était faite. Il n’est rien de si vétilleux qu’un millionnaire ! En somme, que me restait-il pour étayer mon opinion contre celle de M. Crawford ? rien, sinon le témoignage tardif d’une fille peut-être hallucinée ou névropathe, nerveuse à coup sûr... et à bon droit surexcitée... N’importe, mon habileté professionnelle était en jeu et il s’agissait de faire bonne figure devant mon contradicteur. J’ouvris la porte. – Que l’on fasse monter la fille Ketty, ordonnai-je aux deux policiers qui se tenaient toujours sur le palier. Quelques minutes après, la femme de chambre arrivait. C’était une petite boulotte au teint en fleur, aux cheveux couleur de blé mûr, aux yeux rieurs et parfaitement symétriques. Elle n’avait rien d’une hallucinée ni d’une malade et je fis part de cette remarque à M. Crawford. La maid se tenait devant nous, les mains dans les poches de son tablier blanc à bavette et regardait le cadavre avec un air de compassion que l’on sentait de commande. – Qu’a dit le médecin ? lui demandai-je à brûle-pourpoint. – Que c’était un coup de sang. – Oui... grommelai-je... encore un professionnel, celui-là... et quel est votre avis ? – Mon avis à moi, répondit la maid, c’est que mon maître a été assassiné... de ça, monsieur, je n’en démordrai pas... d’ailleurs, je l’ai dit à la police. – Je connais votre déposition... À quelle heure exactement avez-vous entendu des bruits de lutte ? – Un peu avant minuit. – Et à quelle heure le médecin fait-il remonter le décès ? – À minuit, monsieur. – Parfait !... voilà qui concorde de tout point, dis-je en m’adressant à M. Crawford, par-dessus la tête de la jeune fille. Mon voisin eut un petit sourire. – Pardon, fit-il, quand le médecin est-il venu faire ses constatations ? – Ce matin, aussitôt après que le corps eût été découvert, répondis-je. – Et cette enfant a déposé devant le surintendant de police... ? – Cet après-midi. – Sa déposition a donc pu être inspirée par les propos du docteur. Le terrible millionnaire triomphait ! De l’échafaudage si précaire de mes probabilités il ne restait plus grand’chose... un doute... une présomption tout au plus... Mais j’étais résolu à lutter jusqu’au bout. – Amenez-moi tous les domestiques, ordonnai-je. Ils étaient quatre, outre la maid : un jardinier, une cuisinière, une vieille gouvernante et le valet de chambre qui se parfumait outrageusement. Quand ils furent réunis : – Votre maître, leur dis-je, avait-il l’habitude de se verrouiller chez lui ? Le jardinier se récusa ; il ne montait jamais à l’appartement de M. Chancer. Chez les autres les réponses furent contradictoires. Ketty qui tenait à sa version prétendit que l’on entrait librement chez le vieillard à toute heure, où qu’il se trouvât. La cuisinière faisait des réserves : il était arrivé que M. Chancer la laissât frapper vainement à la porte alors qu’elle venait prendre ses ordres pour le dîner. Le suave valet de chambre fut plus explicite. – J’ai été fort surpris, dit-il, de constater que Monsieur s’était enfermé chez lui... Une chose m’a surtout étonné : en cette saison Monsieur dormait ou veillait toujours les fenêtres ouvertes... J’avais bien soin, tous les soirs, après avoir fermé les volets, de laisser les vantaux des croisées entrebâillés derrière les rideaux... Eh bien ! ce matin, nous avons trouvé toutes les fenêtres hermétiquement closes... Il faut que Monsieur les ait refermées après mon départ et s’il est mort d’un coup de sang, comme on le dit, c’est probablement à cause de l’excessive chaleur à laquelle il s’était condamné. – Voyez-vous, dis-je à M. Crawford, un excès de précaution peut être quelquefois pire qu’une imprudence ? Notre assassin a pensé à tout... Il a même dépassé la mesure, car le soin qu’on a mis à démontrer qu’il était impossible de pénétrer chez M. Chancer prouve au contraire qu’on y est entré. M. Crawford parut contrarié. Il était évident qu’il perdait du terrain. – Pourquoi, riposta-t-il, vous faut-il bon gré mal gré un assassin ? On ne tue pas les gens sans raison... on assassine pour des motifs d’ordre passionnel, ce qui n’est pas le cas, je suppose... On assassine surtout pour de l’argent... A-t-on volé M. Chancer ? Mon honorable contradicteur avait raison. Dans ma précipitation, je n’avais pas encore songé à ce facteur élémentaire de toute présomption de crime : le vol. Je congédiai donc la valetaille et fis signe à Bailey et à Mac Pherson d’approcher. L’inspecteur Bailey gardait un air goguenard qu’il accentua même lorsque je pris la parole. – Vous vous êtes sans doute, lui dis-je, livré à une perquisition sommaire ? – Dès la première heure, oui, monsieur Dickson. – Avez-vous relevé des traces d’effraction sur les meubles ? – Aucune, monsieur Dickson. Et le chief-inspector ajouta avec emphase : – Le vol n’est pas le mobile du crime, si toutefois il y a crime. – Sur quoi étayez-vous cette affirmation ? Bailey me désigna un petit secrétaire en bois de rose : – Voici le meuble où le défunt serrait ses valeurs. Tout est en place... monsieur Dickson peut s’en rendre compte. J’ouvris le secrétaire avec précaution. Sur les tablettes, des papiers soigneusement rangés et assemblés par liasses s’étageaient en petites piles régulières. Rien dans cet ordre méticuleux ne laissait supposer que la main hâtive d’un voleur eût fouillé ces archives. Je visitai un à un les six tiroirs intérieurs du meuble et j’en trouvai cinq bondés de ces menus objets sans valeur que collectionnent les maniaques inoffensifs. Quant au sixième, lorsque je le tirai, il rendit un son métallique. La figure de Bailey s’épanouit. Ce tiroir était rempli de monnaie d’or. – Ce sont les économies du bonhomme, me dit le chief-inspector. Je ne pense pas que l’on puisse parler de vol dès lors qu’on se trouve en présence d’un malfaiteur assez novice pour ne pas faire main basse sur un trésor aussi peu caché. Je considérai cet or qui scintillait au fond du tiroir et semblait me narguer. La somme paraissait assez considérable, mais en cela seul ne pouvait consister toute la fortune du mort. J’en fis l’observation à Bailey. – Sait-on d’où M. Chancer tirait ses ressources ? me répondit le chief-inspector. Il devait avoir un ou plusieurs hommes d’affaires à Melbourne... Ceux-ci administraient son bien et lui en servaient le revenu... Cet argent doit représenter le dernier versement ; tel est du moins mon humble avis, monsieur Dickson. L’explication était, en effet, assez vraisemblable. En présence des policiers, je vidai le contenu du tiroir et une à une les pièces d’or me passèrent entre les doigts. C’étaient des souverains à l’effigie de la Reine Victoria et – détail qui me surprit – ayant tous un aspect neuf et brillant bien que la plupart portassent des millésimes déjà anciens. J’en vins à supposer que M. Chancer, qui se complaisait sans doute dans la contemplation de ses richesses, se faisait spécialement réserver les pièces qui, ayant longtemps séjourné dans les caisses publiques, gardent cet éclat de métal vierge que perdent rapidement leurs contemporaines lancées dans la circulation. Il y avait en or exactement cent quatre-vingt-trois livres, plus quelque monnaie en argent, couronnes et shillings auxquels je ne prêtai pas attention. Toutefois, mettant à profit la demi-obscurité dans laquelle nous opérions, je glissai subrepticement dans ma poche quatre souverains empruntés au magot et que je remplaçai, séance tenante, par quatre pièces à moi, de même valeur. – C’est bien, dis-je d’un ton sec... il n’y a eu ni effraction, ni vol... Je vous remercie, messieurs... vous êtes témoins que j’ai remis la somme en place dans son intégrité. Les policiers s’inclinèrent. J’avais repris en main la bougie... un reflet éclaira soudain la tête du mort et je tressaillis imperceptiblement. Je reconduisis vivement Bailey et Mac Pherson jusqu’à la porte que je refermai en la calant avec une chaise, comme je l’avais fait quelques minutes auparavant, puis je m’approchai de mon ami. M. Crawford ne semblait plus s’intéresser à cette affaire et je le surpris bâillant à se décrocher la mâchoire... Il devait sans doute à ce moment avoir une triste opinion de moi et il n’était pas douteux que je lui fisse l’effet d’un piètre Sherlock Holmes. – Maintenant, lui dis-je, je vais interroger le cadavre... – Que signifie cette plaisanterie macabre ? dit-il. Je revins auprès du corps, et dès que j’eus promené la lumière en tous sens, de droite, de gauche, en bas, en haut, je ne pus retenir une petite exclamation de joie. Je ne m’étais pas trompé. Alors, je m’agenouillai et priant M. Crawford de me tenir la bougie à bonne distance, je pris à deux mains la tête de M. Ugo Chancer. Dans ses cheveux on voyait des petits points qui brillaient comme des paillettes de verre. C’étaient des grains de sable presque imperceptibles, mais que l’on sentait cependant très bien sous les doigts. Lorsque, reconduisant les policiers, j’avais surpris ce scintillement, une idée m’était venue qui se précisa rapidement. Oui, c’était bien cela, je me trouvais en présence d’une affaire absolument semblable à celle de Paddington-House. – Ceci est du sable, déclarai-je d’un ton péremptoire. M. Crawford répéta machinalement : – En effet, on dirait du sable. – Et la présence de ce sable dans la chevelure de M. Chancer ne vous paraît pas bizarre ? – Ma foi... – Cela ne vous suggère rien ? – Rien... sinon – mais ce serait insoutenable – que M. Chancer est tombé dans une allée de son jardin et qu’il est venu ensuite mourir ici... – C’est assez bien déduit, répliquai-je... mais insoutenable en effet... Ce sable est beaucoup trop menu pour provenir du jardin... C’est du sable de mer, monsieur Crawford. – Vous croyez ? – Je l’affirme... et ces parcelles que vous voyez là se sont échappées d’un bag-maul. – Un bag-maul, dites-vous ? – Oui... vous ne connaissez pas cet engin ? – Ma foi non... c’est même la première fois que j’entends prononcer ce mot. – Eh bien ! monsieur Crawford, le bag-maul est une sorte de petit sac oblong rempli de sable dont se servent comme d’une massue certains professionnal robbers [1] d’Australie... M. Ugo Chancer a été assommé au moyen d’un de ces sacs. – Ah ! vous m’intéressez... oui, vous m’intéressez vivement... condescendit mon critique dont la figure s’était éclairée. Je repris : – M. Chancer est mort victime d’un attentat, cela, je l’affirme... Je l’ai toujours affirmé d’ailleurs et je vous en fournis présentement la preuve. – En ce cas, repartit M. Crawford, votre enquête devrait maintenant porter sur le personnel. – J’y ai pensé... mais pour l’instant il importe peu... Qu’il soit de la maison ou d’ailleurs, je dois d’abord établir comment l’assassin a pu pénétrer ici et en sortir, toutes les issues s’étant trouvées fermées en dedans, lors de la constatation du décès. C’était Bailey qui était entré le premier dans le bureau de M. Chancer en faisant sauter la porte. Son premier soin, après s’être assuré que le rentier était bien mort, avait été de visiter les portes et les fenêtres. Elles étaient closes et solidement maintenues, les premières par des verrous, les secondes à l’aide de petites targettes d’acier. Je refis pour mon compte les observations de Bailey. Tout se trouvait en effet tel qu’il l’avait dit. L’extrémité d’une des crémones avait même été, pour plus d’herméticité, calée dans sa gâche à l’aide d’un tampon de papier. Je pris ce papier et le dépliai lentement. C’était une enveloppe de format moyen qui portait au verso la trace d’un cachet de cire tout craquelé par le froissement. La suscription indiquait qu’elle avait été adressée à M. Ugo Chancer et dans le coin était imprimée au timbre humide l’adresse de l’expéditeur : M. R.-C. Withworth, 18, Fitzroy street, Melbourne. – Lettres d’affaires, me dis-je... peut-être envoi de fonds... Le chief-inspector Bailey a pour une fois raison. Je glissai, sans y attacher autrement d’importance, l’enveloppe repliée dans le gousset de mon gilet, puis je poursuivis lentement mes investigations. Elles allaient sans nul doute demeurer infructueuses, quand en examinant attentivement une porte basse dissimulée derrière une tapisserie, je remarquai qu’à la hauteur du verrou de sûreté, il y avait un petit trou rond, grand tout au plus comme une pièce de six pence, pratiqué à droite de la garniture. Ce trou, la chose était visible, avait été fait récemment à l’aide d’une mèche moyenne de vilebrequin. On voyait même encore sur le parquet une légère couche de sciure tombée pendant l’opération. Je tenais la clef de l’énigme. L’assassin était décidément un homme très habile et la lutte que j’aurais à soutenir contre lui promettait d’être intéressante. Cette affaire, si obscure dès le début, m’apparaissait maintenant d’une limpidité merveilleuse. Le meurtrier, son forfait accompli, était sorti par cette porte basse et à l’aide d’une ficelle double passée dans le bouton du verrou, il avait pu, une fois à l’extérieur, faire jouer celui-ci... La porte refermée, il avait retiré la ficelle et s’était enfui. Je fis part aussitôt de ma découverte à M. Crawford et lui exposai le stratagème du malfaiteur en termes nets et concis. Il parut abasourdi d’abord, puis émerveillé, mais je voyais bien qu’au fond il était un peu vexé. Je triomphais ! – C’est très bien imaginé, dit-il en examinant le trou. – Oui... répliquai-je, mais c’eût été tout à fait bien si le meurtrier avait eu soin de reboucher ce trou avec une petite cheville de bois dont il aurait dû préalablement se munir. Le millionnaire me regarda en souriant. – Quelle remarquable fripouille vous auriez fait, mon cher Dickson ! me dit-il en me frappant amicalement sur l’épaule. Je m’inclinai modestement. Mon amateur en avait, je crois, pour son argent. Il ne devait pas regretter son voyage et je sentais bien qu’il ne tenterait plus de me jeter à bas du piédestal où je venais tout à coup de me hisser à ses yeux. Je ne voulais point toutefois que cet homme me ménageât désormais ses critiques. Elles m’étaient un stimulant et j’entrepris de l’y encourager en le prenant par la flatterie : – Vous avez médit de vous tout à l’heure, cher monsieur, lorsque vous vous êtes défendu d’être un docteur Watson... Vous êtes précisément quelque chose de semblable en vérité... Le célèbre Sherlock Holmes dit quelque part à son collaborateur Watson qu’il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent le don de le stimuler chez autrui. Il reconnaît que le docteur lui rend journellement ce service rien qu’en le forçant à reprendre ses déductions et il se proclame son obligé... Je ferai de même avec vous... Vos contradictions sont pour moi précieuses et bien supérieures en elles-mêmes aux simples erreurs d’un Watson. M. Crawford me regarda tout interloqué : – Ainsi vous croyez que c’est à moi que vous devez d’avoir démasqué l’assassin de M. Ugo Chancer ? – Absolument, mon cher. – Je suis, croyez-le, très flatté, mais je vous soupçonne fort de me « monter un bateau », comme on dit en France. – Détrompez-vous, je pense réellement ce que je dis. – En ce cas, permettez-moi de vous remercier. Et nous étreignîmes nos phalanges d’un vigoureux shake-hands.

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III La trace du fauve J’étais sur le premier pas d’une piste ; je tenais l’extrémité d’un fil qu’il ne s’agissait plus que de suivre sans le lâcher jamais. Et le bout de ce fil partait précisément de cette porte dérobée par où mon assassin s’était esquivé. Je devais suivre de là sa trace au dehors. – Venez-vous, mon cher ? dis-je à M. Crawford. – Non... vraiment... je préfère vous attendre ici. – Comme il vous plaira... J’ouvris la porte qui donnait sur un escalier secret et gagnai le parc sans plus me soucier de Bailey ni de Mac Pherson qui se morfondaient toujours dans l’antichambre. Mon espoir était de relever sur le sol une empreinte de pas. La chaussure c’est l’homme, a dit quelqu’un, et jamais aphorisme ne fut plus vrai. Avec le simple tracé d’une semelle on peut toujours, pourvu qu’on soit habile, retrouver un malfaiteur. Malheureusement il n’avait pas plu depuis trois semaines et la terre était sèche comme de la craie. Toutefois, le long d’un mur où de grands arbres entretenaient une providentielle humidité, je finis par découvrir une empreinte de bottine assez bien dessinée... une bottine fine, étroite, à bout effilé et carré, une vraie chaussure de gentleman. Un détail pourtant choquait dans l’élégante cambrure de la semelle : c’était une ligne à peine perceptible qui la barrait en biais au niveau de l’évidement. Cette chaussure avait été ressemelée ! Or un homme du monde ne porte jamais de chaussures ressemelées ! [2] Mon assassin n’était donc pas un fashionable. Il avait sans doute dérobé cette paire de bottines et l’avait fait réparer pour en prolonger l’usage. Cette solution me satisfaisait provisoirement, mais une autre aussitôt se présenta à mon esprit : le meurtrier pouvait très bien aussi être un domestique à qui son maître, comme c’est l’usage, donnait ses vieux effets. Et je m’arrêtai à cette idée avec plus de complaisance. Je ne sais pourquoi les domestiques me paraissent a priori suspects. Leur connaissance des lieux et des habitudes de ceux qu’ils servent les mettent toujours dans une situation particulièrement avantageuse, s’ils sont malintentionnés. Il y a plus : ils forment entre eux une redoutable franc-maçonnerie qui tend, de jour en jour, à se transformer en syndicats actifs. Ils n’ignorent rien de ce qui se passe chez leurs maîtres respectifs et en admettant qu’il ne se trouve qu’un valet malhonnête sur mille, celui-là aura sous la main, en ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf camarades, autant d’indicateurs bénévoles qui lui faciliteront le coup à faire et cela le plus innocemment du monde. Tout en conjecturant de la sorte, j’interrogeais soigneusement le sol autour de la trace que je venais de découvrir. Des éraflures toutes récentes se voyaient encore sur le crépi du mur. C’était par là, à n’en pas douter, que l’assassin avait pénétré dans le parc et l’empreinte si profondément marquée de son pied en ce seul endroit indiquait assez clairement qu’il avait pesé là de tout son poids, en sautant à terre. L’escalade était patente ; le malfaiteur était venu du dehors. Il y avait donc lieu d’écarter tout soupçon à l’endroit du personnel du cottage. Restait cependant à envisager l’hypothèse de la complicité des gens de M. Ugo Chancer, au cas où l’homme à la chaussure fine mais usagée aurait été un domestique. Et je me promis bien de ne pas perdre de vue ce valet de chambre parfumé à l’héliotrope qui ne me revenait que médiocrement. Une porte sert indifféremment à entrer ou à sortir. Il en est de même d’une brèche ou d’un point quelconque d’une clôture propice à l’escalade. L’assassin de M. Chancer s’était introduit dans la propriété par cet endroit du mur ; c’était aussi par là qu’il avait dû s’enfuir, son crime accompli. Je sortis donc du parc et me trouvai sur la route. Cette route était poudreuse, car je prie le lecteur de se souvenir qu’il n’avait pas plu depuis plusieurs semaines. À l’endroit précis où mon homme avait dû sauter, j’espérais retrouver dans la poussière l’empreinte révélatrice, aussi fus-je vraiment désappointé quand, après avoir inspecté le sol, je ne découvris que des traces de chaussures indifférentes et jusqu’à la marque de grossiers sabots. Je reconnus même les clous triangulaires des brodequins de Mac Pherson et les foulées profondes des gros souliers américains de Bailey. À la longue cependant, avec beaucoup de patience, je parvins à démêler dans cet enchevêtrement de pieds une ou deux empreintes, quoique assez mal dessinées, des bottines de mon assassin... mais ce fut tout. J’allais contourner le parc pour m’assurer que le gredin n’avait pas pris la route de Somerset, lorsque je remarquai la trace des pneus d’une automobile dont les nervures avaient laissé sur le sol un petit quadrillé bien reconnaissable. – Parbleu ! m’écriai-je, cet assassin est décidément tout à fait upper [3] ; les malandrins d’aujourd’hui voyagent en auto... c’est le progrès. Et je me mis à suivre les lignes intermittentes que les roues caoutchoutées avaient imprimées sur la route. Tout à coup je me tapai sur la cuisse d’un mouvement rageur : – Fallait-il que je fusse distrait !... Ces marques... mais c’était nous qui venions de les faire en nous rendant au cottage dans la limousine de M. Crawford... Il n’y avait pas, grâce à Dieu, de témoin de ma bévue et je me félicitai in petto de la bonne inspiration qu’avait eue le millionnaire en restant à la maison. Néanmoins, j’étais mécontent de moi et je marchais la tête basse comme un pointer qui se sent pris en faute. Cette position m’engageait tout naturellement à suivre la quadruple trace des pneumatiques qui serpentait sous mes yeux, se contrariant, se croisant en courbes ondulées. Les empreintes étaient par endroits très nettes : au milieu les deux lignes parallèles et lisses imprimées par les pneus d’avant et, débordant celles-ci de part et d’autre, la double empreinte plus large et quadrillée des roues arrière. Pourtant un doute naquit subitement en mon esprit toujours en éveil. N’y avait-il là que les traces d’une seule voiture ? Bientôt ce doute devint présomption et cette présomption se changea en certitude. Deux automobiles s’étaient croisées sur cette poussière et leurs empreintes se superposaient. Seulement – rencontre bizarre – les pneus des deux voitures étaient à ce point semblables que j’étais bien excusable d’en avoir confondu les marques. C’était plus qu’une ressemblance, c’était une identité. Il n’était passé, en réalité, qu’une automobile, mais elle était passée deux fois... ou plus exactement trois fois, effectuant un premier voyage aller et retour et un deuxième aller seulement. Ce dernier, dont on distinguait les traces toutes fraîches, correspondait précisément à la course que nous venions d’effectuer de Broad-West à Green-Park. Rien à cela que de très naturel, mais c’était avec les marques plus anciennes que commençait l’énigme. Le lecteur s’étonnera peut-être de l’assurance avec laquelle je me prononçai sur la nature et l’origine de traces à peine indiquées sur la poussière d’une route. C’est là une question d’habitude et j’ai résolu des problèmes autrement complexes avec des éléments plus imparfaits encore. Le bon détective est une façon de savant qui ne doit rien ignorer de la méthode analytique. Cuvier n’est-il pas arrivé à des reconstitutions d’espèces animales entières en n’ayant en main qu’un fragment de dent fossile ? Des points de repère me guidaient d’ailleurs. Les pneus qui avaient passé par là étaient de fabrication américaine. On en relevait assez nettement l’estampille : un rectangle allongé répété de distance en distance, au milieu duquel je devinais inscrit, plutôt que je ne le lisais, le nom du fabricant, « Beeston ». En outre, je retrouvais régulièrement reproduit, en avant de ce rectangle, un motif de roue circulaire, quelque chose comme une figure ailée. Ce détail avait son importance, car dans les empreintes que la voiture avait laissées sur la route, le signe rond accompagnant la marque de fabrique se trouvait invariablement placé, par rapport à moi, à la droite du rectangle, et la position respective des deux figures était tout à fait semblable dans un autre ensemble de traces plus anciennes, ce qui prouvait que la même auto ou une autre toute pareille était venue une fois déjà, avant ce jour, à la maison de Green-Park. Mais il y avait encore d’autres sillages creusés dans la poussière par les roues caoutchoutées. Dans ceux-ci on retrouvait la même vignette rectangulaire et la même figure de roue ailée, seulement elles étaient ici placées à la gauche du rectangle, c’est-à-dire dans la direction de Broad-West. C’était là un point capital. Le renversement des deux figures témoignait nettement du fait qu’entre l’un et l’autre passage de roues la voiture avait fait demi-tour. L’auto qui s’était rendue au cottage en était aussi revenue. Or, les empreintes de retour partaient exactement du point du mur où, dans le piétinement de toutes sortes de semelles, j’avais démêlé la trace du pied de l’assassin. Une conclusion s’imposait donc rigoureusement : le meurtrier de M. Ugo Chancer était venu en automobile – et dans l’automobile de M. Crawford ! Mais, pour être mathématique, cette conclusion, par son invraisemblance même, ne me satisfaisait pas encore. Je vins demander un éclaircissement à la voiture elle-même qui stationnait près de la grille du cottage, à l’entrée de l’avenue de tilleuls. J’aime mieux parfois converser avec les choses qu’avec les hommes : elles sont plus précises, absolument sincères et à l’abri de tout soupçon de partialité. Or, la consultation de la limousine me confirma dans mes déductions. Je retrouvai sur les pneus d’avant l’estampille rectangulaire au nom de « Beeston », et, à côté, le petit attribut qui était la marque du fabricant. Restait à envisager l’hypothèse de deux voitures montées sur des caoutchoucs de même marque qui se seraient succédé sur la route de Green-Park. J’avoue que je ne m’y arrêtai guère, bien que cela eût pleinement satisfait ma raison. L’expérience m’a démontré que l’absolue ressemblance n’existe pas, non plus que ces sortes de coïncidences dont les romanciers tirent souvent leurs plus jolis effets : or, on sait que je ne suis pas romancier. J’ai dit que la limousine de M. Crawford était pourvue de pneumatiques de fabrication américaine. L’usage de ces pneus est fort rare en Australie où l’on s’adresse de préférence à l’industrie anglaise. La découverte d’un détail vint d’ailleurs me tirer d’incertitude et justifier amplement l’excellence de ma méthode. Sur l’une des roues d’avant, la droite, le caoutchouc mordu depuis peu par un éclat de verre se soulevait légèrement et présentait, outre une solution de continuité très apparente, une inégalité assez sensible pour laisser une empreinte moulée en creux dans la poussière. Cette empreinte, j’arrivais, maintenant que j’étais averti, à la reconstituer de trois en trois pas, parmi les légers sillages imprimés sur la route. Dans les tout récents, ceux du jour même, le creux était aisément reconnaissable, mais je retrouvais les stigmates de la blessure révélatrice, quoique plus atténués – probablement parce que l’entaille était à ce moment moins profonde – dans les anciennes traces, et cela très régulièrement, toujours de trois en trois pas. L’identification était acquise. La même voiture automobile s’était rendue chez M. Chancer à deux reprises différentes et cette voiture était bien celle de M. Crawford. Plusieurs versions se présentaient alors à mon choix : ou mon honorable ami était venu rendre visite à M. Chancer – ce qui était absurde – ou des gens sans aveu avaient soudoyé son personnel pour se faire prêter la voiture, ou bien encore un des domestiques du millionnaire s’était rendu clandestinement à Green-Park. Et tout naturellement, j’en revenais à ma première idée : l’assassin devait être recherché parmi les gens de maison. De tout cela je n’avais qu’une façon d’avoir le cœur net, c’était de faire parler M. Crawford. « Voilà, me disais-je, mon Watson bien plus engagé qu’il ne le prévoyait dans une affaire où il verra le détective aux prises avec un joli faisceau de difficultés. » Je rentrai donc dans le cottage, résolu toutefois à user de diplomatie dans l’interrogatoire du millionnaire, car je le savais chatouilleux et il s’agissait, en somme, de l’amener à me faire trouver un scélérat parmi ceux à qui il accordait sa confiance. – Vous avez été bien longtemps, mon cher Dickson, me dit-il, dès qu’il m’aperçut. – Non... en vérité ? – Avez-vous découvert votre assassin ? – Rien... ou du moins pas grand’chose et je compte sur vous pour m’aider. – Tout à votre service, répondit M. Crawford en souriant, mais je ne vois point en quoi je puis vous être utile. – Si... vous pouvez m’être très utile, au contraire... Voyons, connaissiez-vous M. Chancer ? – Nullement... et vous m’obligez à me répéter, cher monsieur. – Veuillez agréer mes excuses et ne vous formalisez pas de ma question... Ainsi vous n’avez jamais mis le pied dans cette maison ? – Jamais avant ce jour... et je le regrette, ma foi ! car elle renferme des collections curieuses quoique fort mal classées. – D’où tenez-vous cela ? – De moi-même... Je me suis livré à une petite perquisition en vous attendant. – Bailey et Mac Pherson vous ont laissé faire ? – Ils m’ont même servi de guides... – Parfait... Ainsi donc vous ne savez rien des habitudes, vous ne connaissez aucune des petites manies du défunt ? – Pardon... je viens d’en découvrir une... M. Ugo Chancer enfermait dans des placards des services de Delft et de Copenhague et mangeait dans de vulgaires assiettes de restaurant à un penny la pièce. – Le fait n’est pas exceptionnel, observai-je. – Ce n’est pas mon avis... les belles choses sont faites pour qu’on s’en serve... Je possède, moi, le véritable pot à eau en argent de la Reine Élisabeth et je m’en sers tous les jours pour ma toilette, monsieur Dickson. Je m’inclinai. – Millionnaire ! pensai-je méprisant ; mais je repris tout haut : – Et ces collections sont indemnes ? – Absolument indemnes. M. Ugo Chancer n’a pas été volé. – Ainsi votre avis ? – Est que ce vieil original a mérité son sort... il ne savait pas jouir de sa fortune. – Ceci est une opinion, mais je vous parle sérieusement, rappelez-vous que mon honneur est attaché à la découverte de l’assassin. – Que puis-je faire ? – Vous associer à mes recherches. – Je ne demande pas mieux, mais vous avez pu constater que je n’étais pas très perspicace. Je m’approchai du millionnaire et le prenant par le revers de son veston : – Maintenant... monsieur Crawford, c’est sur le personnel domestique du cottage que doivent peser nos soupçons. – Ah ! vraiment ? – Et voici, repris-je, où votre intervention pourrait m’être utile. – En quoi, je vous prie ? – En me renseignant sur la moralité des domestiques de M. Chancer. Le millionnaire eut un haut-le-corps. – Je ne fréquente point les valets, fit-il, un peu froissé. Je me récriai : – Non pas vous, certes, mais peut-être les gens de votre maison. – Mes gens n’ont pas la facilité de nouer des relations au dehors. – Le jour, je ne dis pas... mais la nuit ? – Je ne sors jamais la nuit... – Cependant... quand vous dormez ? – J’ai un moyen infaillible pour surveiller mon monde, tout en dormant... – C’est merveilleux, cela ! – Vous l’avez dit... – Ainsi vous répondez de vos domestiques ? – Comme de moi-même. Je n’insistai plus. La confiance du millionnaire en son personnel et en ses petits procédés d’inquisition était tout à fait touchante. Il est deux catégories d’hommes que leur sort condamne à être dupes toute leur vie : ce sont les gens trop confiants et les gens trop riches. M. Crawford était l’un et l’autre exagérément ; j’en avais maintenant la preuve. Et mon raisonnement était des plus simples. M. Crawford, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, n’avait jamais visité avant ce jour le cottage de M. Chancer : cependant on était venu à ce cottage avec son automobile. Il faut, pour s’autoriser à user d’une chose aussi personnelle qu’une voiture, en avoir obtenu licence de quelqu’un de la maison ou être de la maison soi-même. De toute évidence, cette course avait été faite à l’insu de M. Crawford. Ceux qui se cachent ont généralement un motif et l’individu qui s’était rendu dans ces conditions à Green-Park y venait donc avec de mauvais desseins. Était-il présomptueux d’affirmer que cet individu avait trop l’apparence d’être le meurtrier pour qu’il ne le fût pas en effet, et de dire qu’un particulier qui s’appropriait si aisément la voiture de M. Crawford, devait, selon toute vraisemblance, être un de ses familiers ? Si j’avais pu exposer librement ma théorie à mon honorable ami, je suis certain que je l’eusse convaincu, mais la prudence qui est une des qualités maîtresses de ma profession me faisait un devoir de ne pas éveiller ses susceptibilités. Le naïf millionnaire paraissait trop sûr de la moralité de son entourage, il était trop féru de sa supériorité de maître modèle pour que je pusse sans inconvénient saper ainsi sa conviction. Il aurait certainement voulu me tenir en échec et m’égarer peut-être pour me prouver que j’avais tort. Je résolus de le « travailler » adroitement, afin de savoir sur lequel de ses gens devait peser tout le poids de ma présomption. J’allai donc avertir Bailey et Mac Pherson que mon enquête était terminée et nous revînmes vers la voiture. M. Crawford, comme à l’aller, sauta sur le siège et prit le volant. Nous partîmes, et chemin faisant je profitai d’une confidence qu’il m’avait faite, pour ramener le millionnaire à la question qui me préoccupait. – Vous conduisez toujours seul, lui dis-je, vous avez raison... c’est plus prudent, car je ne suppose pas que, dans votre situation, ce soit pour faire l’économie d’un chauffeur. – J’ai simplement un chauffeur pour les réparations et le nettoyage, mais il reste toujours à la maison... il me déplaît d’avoir un conducteur avec moi. – Et je vous approuve d’autant que les chauffeurs prennent aux côtés de leurs maîtres une place que n’avaient pas les cochers d’autrefois. – Place tout à fait usurpée, croyez-le... – J’y suis tout disposé, cher monsieur... le vôtre au moins est-il entendu ? – Il est assez bon mécanicien... mais je l’emploie chez moi à d’autres besognes encore. L’insolence des chauffeurs vient précisément de ce qu’ils se cantonnent dans leur métier et se drapent dans leur vanité professionnelle avec des airs d’ingénieurs diplômés. – Rien de semblable chez vous, alors ? – Non... mon chauffeur est un domestique, puisque je le paie. Mon millionnaire se rengorgeait. Avec quelques flatteries vous tirerez tout ce que vous voudrez d’un homme. Je connaissais maintenant le faible de mon voisin ; ce gentleman immensément riche n’avait qu’une prétention : celle de passer pour le premier majordome d’Australie. Cela s’alliait d’ailleurs assez bien avec l’amour du home de ce quadragénaire libre de toute attache, qui se targuait de ne jamais découcher. J’avais capté sa confiance et le moment était venu de l’amener à me faire quelques révélations décisives. Je lui dis à brûle-pourpoint : – Vous êtes sûr de cet homme ? – Quel homme ? – Votre chauffeur, parbleu ! M. Crawford me regarda. – Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il. Oui, je réponds absolument de lui. Je sentis que j’étais allé trop loin. Il m’était désormais difficile de renouer l’entretien sur le sujet qui m’intéressait. Le chief-inspector Bailey profita de notre mutisme pour me décocher sa pointe : – J’espère, dit-il, que le surintendant de police ne refusera plus le permis d’inhumer. Mac Pherson approuva en dodelinant de la tête. Bailey poursuivit : – Ce n’est pas une raison parce qu’un homme a été frappé de congestion pour livrer son cadavre à la curiosité publique. Le trait fit long feu et je ne le relevai pas, comme bien on pense. De son côté, M. Crawford paraissait poursuivre une pensée bien subtile, car ses yeux se faisaient extraordinairement aigus comme pour en saisir le fil le long de l’arête de son nez. À ma grande surprise ce fut lui qui nous ramena sur le terrain brûlant dont il avait paru vouloir s’évader. – Je ne suis pas comme vous, messieurs, dit-il, je n’ai point l’âme policière... Moi, je préjuge toujours l’honnêteté chez les gens... je tiens mes serviteurs pour des hommes probes... autrement je ne les admettrais pas dans mon intimité. – Évidemment, approuvai-je. – C’est même enfantin d’évidence, poursuivit-il... Je considère mon cuisinier comme un garçon incapable d’une mauvaise pensée, sans quoi je ne lui mettrais pas en main des armes pour m’empoisonner. J’eus un sourire d’acquiescement. – Il en est de même de mon chauffeur qui me sert aussi de valet de chambre, car je vis simplement. Je l’estime un brave garçon, et je le crois très dévoué. Je n’insistai plus et me pris à réfléchir. Il y avait dans l’entourage de M. Crawford un homme tout particulièrement désigné pour conduire une automobile... Cet homme était mécanicien de son état et ses fonctions de valet de chambre le mettaient, plus que tout autre, à même de connaître les moments de liberté que l’absence ou l’inattention de son maître lui permettaient d’utiliser. Or, j’avais en main, ou presque, une arme terrible. Je pouvais identifier cet homme avec l’assassin de M. Chancer. Cette arme, si je puis m’exprimer ainsi, c’était l’empreinte laissée par la bottine du scélérat, le long du mur du cottage. Ce qu’il me restait à faire maintenant, c’était de comparer avec cette empreinte la bottine elle-même de l’assassin présumé. Si l’une s’appliquait exactement sur l’autre, mon rôle était terminé : je n’avais plus qu’à faire prendre au collet le possesseur de la chaussure. La difficulté était seulement de se procurer cette pièce essentielle. Et d’abord, il me fallait approcher ce chauffeur Maître-Jacques et entrer assez avant dans son intimité. Là était le point délicat : comment pouvais-je espérer m’introduire incognito dans une maison aussi surveillée que semblait l’être celle de M. Crawford ? M’y présenter sous mon identité réelle, il n’y fallait pas songer. Je serais reçu, comme bien des fois déjà, au salon ou au fumoir, dans le hall ou sous la véranda, jamais dans les communs, ni à proximité des chambres de domestiques. ....................................................... Nous arrivions à Broad-West. M. Crawford passa sans s’arrêter devant son cottage, qui est une sorte de grand chalet norvégien de belle apparence, bâti à l’entrée de la ville. Il tenait à me déposer devant ma maison située à peu de distance de la sienne. Seuls de vastes jardins et de beaux ombrages nous séparent l’un de l’autre. À mi-chemin les deux policiers descendirent pour prendre la voie pavée qui mène au cœur de Broad-West. En désespoir de cause, j’allais tout bonnement faire part à M. Crawford de mes soupçons sur la personne de son chauffeur et, quoi qu’il dût en penser, lui exposer la nécessité où je me trouvais de poursuivre chez lui mon enquête, lorsqu’il me dit tout à coup : – Vous voici rendu, monsieur Dickson... j’ai passé, grâce à vous, un après-midi fort agréable avec un homme dont l’esprit me charme... Vous poursuivrez demain vos investigations, sans doute ?... – Et avec ardeur, je vous en réponds. – Je regrette de ne pouvoir vous accompagner, car il faut que je m’absente toute la journée. J’exultais intérieurement, mais ne laissai néanmoins rien paraître de ma joie. – Vous me voyez, répondis-je, plus au regret que vous-même de ce fâcheux contre-temps, mais vous comprendrez que je ne puisse attendre votre retour pour continuer mes recherches. – Cela est assez naturel... les exigences de la profession avant tout... Je vous engagerai même à vous hâter, afin de ne pas priver plus longtemps ce pauvre M. Chancer de la sépulture qui lui est due. Je remerciai M. Crawford de cette bonne parole et nous nous séparâmes après nous être serré la main.

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IV Comment je devins le cousin d’un individu suspect Le lendemain, vers neuf heures du matin, un homme qu’à son gilet de flanelle à carreaux rouges et noirs on reconnaissait facilement pour un cocher ou quelque valet d’écurie, s’arrêtait devant la grille latérale du cottage de M. Gilbert Crawford. Cet homme n’était autre que moi-même. Sorti de chez moi, à la demie de huit heures, revêtu du grand overcoat beige que l’on connaît déjà, j’avais rapidement gagné les bosquets qui forment autour de Broad-West une couronne de verdure. Aussitôt que je fus hors de vue, je me jetai dans un fourré, et là, retirant à la hâte mon pardessus qui est doublé de cette flanelle à carreaux dont on confectionne les gilets des lads, je le retournai et j’en rentrai les pans dans ma ceinture, de sorte qu’en un clin d’œil j’eus l’air d’un parfait domestique. Cachant ensuite mon chapeau dans un buisson, je tirai de ma poche une petite casquette écossaise, puis m’étant frotté le visage avec un enduit de mon invention qui a la propriété de rendre un homme méconnaissable tant il ride la peau et lui donne une couleur terreuse, je me dirigeai résolument vers le chalet, certain que c’était là que je trouverais la clef du mystère de Green-Park. Quand je fus parvenu à la grille, je remarquai sur le côté, dans une petite cour bitumée et légèrement déclive, une automobile fort poussiéreuse que je reconnus aussitôt. Un chauffeur en tenue de travail était en train de laver nonchalamment la voiture, tout en chantant d’une voix fausse : – Spring... spring... beautiful spring ! – C’est lui, pensai-je. Je m’arrêtai et le regardai fixement à travers les barreaux de la grille, en prenant mon air le plus niais. – Qu’a donc ce drunkard à me dévisager ainsi ? dit-il en m’apercevant... il est probable que ce gentleman d’écurie n’a jamais vu une quarante chevaux... – Pardon, camarade, répondis-je en prenant l’accent des paysans de Black-Well... je connais aussi les voitures à pétrole et je puis même, si vous le désirez, réparer votre pneu de droite qui est bien malade. L’homme me regarda surpris : – Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir comment de l’endroit où tu es, tu peux voir que mon pneu de droite a besoin d’une réparation... – Je l’ai vu tout de même, à ce qu’il paraît... – Eh bien ! tu es moins bête que tu en as l’air... J’avais gagné la confiance du chauffeur. C’était une sorte d’hercule roux, aux gros yeux bleus à fleur de tête et aux tempes très renflées, ce qui est généralement un mauvais signe. Il vint à moi d’un air jovial : – Ainsi, dit-il, tu me proposes de réparer mon pneu... ce n’est pas de refus, mais il faut d’abord nous entendre... combien me demanderas-tu ? – Deux shillings. – Deux shillings... alors... ça va... je te paierai même un verre de whisky par-dessus le marché, fit-il en m’ouvrant la grille. J’étais dans la place. Il s’agissait maintenant de jouer serré et je me mis aussitôt à la besogne. Tandis que mon chauffeur, assis sur un seau renversé, fumait avec béatitude une pipe de Bird’s eye, je m’évertuais de mon mieux à réparer le pneu crevé. J’ai possédé autrefois une auto et faute de pouvoir me payer un chauffeur, force m’avait été, comme on dit, de mettre souvent « la main dans l’huile ». En une demi-heure le pneu fut réparé, replacé et regonflé. J’avais même eu la chance de ne pas pincer la chambre à air. Pendant tout le temps que dura l’opération, j’avais jeté de temps à autre un regard sur mon homme. Il ne me quittait pas des yeux et ma dextérité semblait l’étonner au plus haut point. – Sais-tu, fellow, me dit-il lorsque j’eus terminé, que tu ne t’y prends pas mal du tout... Tu as sans doute été chauffeur ? – Oui, répondis-je tristement, mais mon patron m’a congédié. – Parce que tu buvais trop de gin, hein ? – Non... parce qu’il ne pouvait plus me payer... – C’est une raison, cela. – Tu ne crains pas que la même chose t’arrive ? dis-je au gros homme. Sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles. – Oh ! moi ! fit-il d’un air de pitié protectrice... Et la façon dont il levait les épaules disait clairement : la question ne se pose même pas. – Alors tu as un bon patron ? repris-je. – Tu n’as donc jamais entendu parler de M. Gilbert Crawford ? – Non... je ne suis pas de ce pays, moi... j’arrive de Sandhurst. – Je souhaite à tous les domestiques un maître comme celui-là. – Exact ? – Comme une horloge... et puis cela sonne ici !... – Quoi donc ? – Mais l’or, by God ! – Il en a beaucoup ? Mon interlocuteur eut un geste qui enveloppait l’espace. – Tu en as de la chance, murmurai-je... Moi, je suis sans emploi. Le chauffeur réfléchit quelques instants puis me prit familièrement par le bras. – Écoute, dit-il, la place est bonne ici mais le patron est regardant... Chacun a sa tâche dans cette maison et nous ne sommes pas nombreux. – Il a pourtant un chauffeur ? – Bien sûr, puisque c’est moi... – Et une femme de chambre ? – À quoi vois-tu cela ? – Dame ! ces tabliers et ces bonnets blancs qui sèchent là-bas au soleil... – Tu es un finaud, toi... tu vois tout du premier coup d’œil... Nous avons aussi un cuisinier, un nommé Picklock, qui fabrique le pudding comme pas un. Et mon compagnon éclata de rire en me donnant une grande claque dans le dos. Ce chauffeur m’horripilait, il me faisait surtout l’effet d’une brute sournoise et je pensais en moi-même : ce doit être quelque repris de justice... quelque ancien convict échappé des galères. Instinctivement, je regardai ses pieds : il était chaussé d’espadrilles qui me parurent énormes, mais la bottine dont j’avais relevé la trace était grande, elle aussi. Oh ! coûte que coûte il fallait que je me la procurasse... je serais allé la chercher au fond d’un puits... Cependant, je la devinais là, toute proche, séparée de moi seulement par une pelouse de gazon... et je mesurais la distance du regard, en inspectant d’un œil avide la façade irrégulière et joliment ajourée du pavillon situé en face de la remise. Le chauffeur se méprit sur les tendances de ma pensée intime : – Tu te trouverais bien ici... hein ?... bel oiseau... me dit-il. Tu admires la cage, je comprends cela... mais il n’y a vraiment pas de place pour toi... Pourtant, je suis bon camarade et tu me plais... car tu es adroit et déluré... Tiens, veux-tu que je te propose une affaire ? – Je suis sans situation, j’accepterai n’importe quoi. – Eh bien ! écoute... Je te prends provisoirement à mon service... pas au service du patron... au mien... tu saisis la nuance ? La besogne ici est très pénible, mais comme elle est bien rémunérée je puis me payer le luxe d’un domestique... – Ah ! ah ! approuvai-je niaisement. – Vois-tu, fellow, il faut que je te dise : je suis un peu flémard, moi... J’ai les côtes en long et ça m’est très pénible de me baisser. – Ah ! ah ! fis-je, en riant. – Oui... ainsi, tiens, aujourd’hui, je n’ai pas le cœur à l’ouvrage... j’étais de sortie hier et tu comprends... – On vous accorde souvent des sorties ? Le chauffeur me regarda d’un air finaud : – Jamais... répondit-il... mais nous en prenons... Dans la soirée, je suis allé à Melbourne où j’ai passé la nuit à boire et je suis rentré par le premier train, fourbu, éreinté, vanné comme un boisseau d’orge. J’étais tout oreilles. « Ah ! confiant M. Crawford ! » pensais-je à part moi. L’autre continuait : – Et pour me remettre il faut maintenant que je lave cette voiture et ensuite que je frotte les appartements, car c’est aujourd’hui le grand nettoyage... – Oui, tu voudrais que je te donne un coup de main ou que je te remplace à l’occasion ? – C’est cela même... voyons, tâchons de nous arranger... Je te donnerai cinq shillings par semaine et tu partageras mes repas... d’ailleurs je ne mange pas beaucoup, moi... j’ai plutôt soif... cela tient sans doute à ce que j’ai longtemps vécu dans les pays chauds... Pour le logement, on s’arrangera toujours... tu coucheras dans la soupente... Cela te va-t-il ? – Tu parles !... Mais ton patron, que dira-t-il s’il me rencontre ? – Ne te tourmente pas de cela, fellow, il a d’ailleurs en moi une confiance aveugle... s’il me demandait par hasard qui tu es, je lui raconterais que tu t’appelles Slang comme moi, que tu es mon cousin et que tu arrives d’Angleterre. – Je te remercie, dis-je simplement. Puis, après une pause, je repris : – M. Colsford est absent ? – Crawford, rectifia mon pseudo-cousin... oui, à quoi vois-tu cela ? – À rien... je te le demande. – Oui... il est parti je ne sais où... mais il rentrera sûrement vers huit heures au plus tard... car jamais il ne passe la nuit dehors... C’est un homme rangé, trop rangé même ! Dès qu’il a dîné, il se couche et c’est bien là le mauvais côté de la place... Mais je t’expliquerai cela plus tard... Pour l’instant, nettoyons d’abord l’auto, puis nous irons nous mettre à la disposition de Betzy, la femme de chambre... C’est une bonne fille à laquelle je ne crois pas être indifférent... – et Slang eut un petit coup d’œil lascif – il suffira que je lui dise que tu es mon cousin pour qu’elle te reçoive en ami... D’ailleurs Betzy a besoin de moi... je lui rends quelques services et elle m’en est reconnaissante... Allons, à l’ouvrage, fellow, nettoyons la guimbarde... oh !... quelle poussière ! bon Dieu ! quelle poussière ! Ai-je besoin de dire que Slang ne m’aida pas une minute ? Cet homme était réellement un slothful à qui le travail répugnait et dont l’unique préoccupation était de vivre sans rien faire... Or la paresse mène à tout... même au crime ! Je tenais décidément ma piste ; il ne me manquait plus que la bottine. Quand l’auto fut nettoyée, nous la roulâmes sous la remise, puis Slang me conduisit à la villa dont il me fit les honneurs avec une affectation qui décelait en lui le goût du confort et du luxe : deuxième circonstance aggravante. Il m’ouvrit toutes les portes pour me montrer une série de pièces meublées avec un grand souci d’élégance et dont je connaissais déjà certaines pour y avoir été reçu par M. Crawford : le petit salon notamment, et le jardin d’hiver ainsi que le fumoir entièrement plaqué de bois des îles comme l’intérieur d’une immense boîte à cigares. Ce Slang me connaissait à peine et il m’initiait sans scrupules aux aîtres de la maison. Comme on sentait bien l’homme qui a déjà des projets en tête et qui ne tient plus guère à sa place ! Sûrement il avait dû trouver un magot chez M. Chancer et, un beau matin, il allait filer à l’anglaise, si je lui en laissais le temps... Au premier étage, nous suivîmes une longue galerie dont les murs disparaissaient sous des panoplies d’armes malaises, hawaïennes et canaques. Tout à coup, Slang s’arrêta devant une glace sans tain placée à hauteur d’homme. Cette glace reposait de l’autre côté de la cloison sur une cheminée de grand style encombrée de bibelots et la vue plongeait dans une pièce meublée à l’imitation de celles du palais de Windsor. – La chambre à coucher du patron, me dit mystérieusement mon guide... – Et à quoi sert cette glace ? – Nous l’appelons « l’observatoire ». – Ah ! et pourquoi cela ? – C’est toute une histoire, fellow... Figure-toi que chaque nuit nous sommes obligés, Betzy, le cuisinier et moi, de faire des rondes pour nous assurer que le patron repose tranquillement... Il paraît qu’il est atteint d’une maladie bizarre... et il faut le surveiller continuellement... Nous avons l’ordre, si nous nous apercevions qu’il dort du côté gauche, de le réveiller aussitôt et de lui faire respirer de l’éther... – Mais comment le voyez-vous la nuit ? Slang haussa les épaules. – Parbleu ! il y a une veilleuse dans sa chambre... Ah ! ces rondes, voilà bien le revers de la médaille... ça vous coupe le sommeil, et moi, une fois que je suis réveillé, c’est le diable pour me rendormir... Mais que veux-tu ? c’est à prendre ou à laisser... Le patron nous a posé ses conditions, à Betzy, au cuisinier et à moi, quand nous sommes entrés à son service... La nuit dernière c’est cette pauvre Betzy qui m’a remplacé avec le maître cook et ils doivent être vannés tous les deux, car ils ont été obligés de faire trois pointages au lieu de deux... Tu vois ce tableau ? nous devons, à chaque ronde, appuyer sur le bouton du cadran, après nous être assurés que M. Crawford ne dort pas du côté gauche. « Ah ! ah ! plaisantai-je à part moi... naïf M. Crawford ! Voilà donc votre procédé infaillible pour vous assurer que vos gens ne sortent pas la nuit... Très bien imaginé, ma foi ! votre petit appareil de pointage horaire, ce qui n’empêche, qu’avec la complicité de votre maid de confiance et de votre cuisinier, le valet fidèle qui doit veiller sur votre sommeil passe ses nuits à se saouler à Melbourne, quand il ne prend pas votre automobile pour aller cambrioler les rentiers des environs... » Slang crut sans doute voir une critique de sa conduite dans le pli ironique de mes lèvres, car il me dit aussitôt : – Tu sais, fellow, c’est à charge de revanche... Quand Betzy ou le cuisinier sont de sortie, c’est moi qui fais les trois rondes. Mais il ne s’agit pas de cela... il est plus de dix heures, faudrait voir à se mettre à l’ouvrage... Je t’avouerai franchement que j’aimerais mieux fumer une pipe à l’ombre ou déguster un gin-cocktail... mais le service avant tout... Allons ! viens... moi, je nettoierai les carreaux, toi tu cireras. Et Slang m’entraîna dans un petit cabinet où je trouvai tout ce qui était nécessaire pour exercer mon métier de frotteur. – Commence par la chambre du patron, me dit-il. À ce moment, une porte qui donnait sur le couloir s’ouvrit avec fracas et une grande fille maigre, à la peau jaune et aux yeux froids, s’avança vers nous d’un air digne. À n’en pas douter c’était Betzy. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de la voir quand j’étais allé chez M. Crawford, ce qui m’était arrivé deux ou trois fois. En m’apercevant, sa figure en lame de rasoir eut une expression de véritable surprise et deux dents énormes, pareilles à des défenses, saillirent de ses lèvres entr’ouvertes. Me reconnaissait-elle malgré mon maquillage ? Mais non, cela était impossible... car elle eût été, dans ce cas, plus habile que les meilleurs limiers de Melbourne eux-mêmes... – Slang, quel est cet homme ? demanda-t-elle d’un ton scandalisé. – Ne vous tourmentez pas, Betzy, répondit mon compagnon en prenant une petite voix flûtée, c’est mon cousin Ralph... vous savez, celui dont je vous ai souvent parlé... – Ah ! ce mauvais sujet qui était dans les Scot-Guards à Londres ? – Oui, Betzy... mais il s’est bien amendé depuis quelque temps... Il a fini son service et, comme il cherche une situation, il est venu me trouver pour que je m’occupe de lui. – C’est venir de bien loin pour trouver un emploi, fit dédaigneusement la vilaine maid. – Dame ! ce pauvre garçon n’a plus que moi : alors, vous comprenez... je me suis permis de le prendre comme « extra », à mes frais, naturellement. Il partagera mes repas et couchera dans la chambre de débarras en attendant qu’il ait trouvé quelque chose... Il faut bien obliger ses semblables et à plus forte raison ses parents... nous ne sommes pas des sauvages, que diable ! – C’est bien, Slang, mais tâchez que M. Crawford ne l’aperçoive pas... sans cela... – On fera son possible, Betzy... mais vous voyez, j’ai tenu à vous le présenter. La femme de chambre ne répondit point et je compris au regard qu’elle me décocha que j’étais loin de lui être sympathique... Cela ne m’étonnait pas d’ailleurs, car l’enduit que je m’étais passé sur la figure me donnait un peu l’apparence d’un leper [4] et me bridait horriblement les yeux que j’ai pourtant assez beaux, si j’en crois Miss Edith dont la franchise est la principale qualité. – Allons, fellow, occupe-toi, me dit Slang. Fais voir à Betzy que le travail ne te fait pas peur. Aussitôt, j’adaptai une grosse brosse à mon pied droit, saisis énergiquement un balai pour me faire un point d’appui et me mis à frotter le parquet avec une énergie farouche... On eût dit à me voir que je n’avais jamais fait que cela de ma vie. Slang était émerveillé et Betzy approuvait complaisamment de la tête, comme pour féliciter le chauffeur de l’excellente recrue qu’il venait de faire. De temps en temps mon compagnon, qui voyait sans doute que les parquets de la villa Crawford étaient en bonnes mains, trouvait un prétexte pour s’absenter et je restais alors sous la surveillance de Betzy qui ne me quittait pas du regard. Se méfiait-elle de moi ? Les femmes ont parfois de ces intuitions qui déconcertent les plus avertis. Déjà, je me demandais avec inquiétude quand finirait mon supplice – et c’en était un, je vous en réponds, que de frotter ainsi sans s’arrêter une minute par une chaleur de quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit – lorsque Slang me frappa amicalement sur l’épaule... – En voilà assez pour cette pièce-ci, me dit-il d’un ton engageant... cire la galerie maintenant. Je ne pus retenir un geste de découragement. – Oh ! tu sais, ajouta le chauffeur, ce n’est pas la peine de le « récurer », nous ne sommes pas au Tread-Manor, passe la brosse vivement et donne ensuite un coup de chiffon... Tout ça, vois-tu, c’est pour épater Betzy... tu comprends, la première fois... – Oui... oui... murmurai-je essoufflé en secouant brusquement la tête pour faire tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front. Je ne pouvais, en effet, m’essuyer la figure avec mon mouchoir : c’eût été enlever mon maquillage qui commençait déjà à se ramollir. En passant devant une glace appliquée le long de la cloison, je me regardai hâtivement. J’étais horrible... mon enduit avait coulé et faisait sur mon visage d’affreuses taches gluantes qui me donnaient un aspect repoussant. Ah ! comme je compris alors l’air dégoûté de Betzy ! « Si je cire un quart d’heure de plus, murmurai-je inquiet, tout en faisant décrire à ma jambe droite un incessant mouvement de va-et-vient, mon maquillage va fondre tout à fait et révéler mon incognito. » Fort heureusement, Betzy finit par disparaître et j’entendis le frou-frou de ses jupes empesées s’éteindre peu à peu dans l’escalier. – Elle ne remontera plus, me dit Slang... repose-toi, fellow... il est onze heures moins dix ; à onze heures nous allons décamper et nous offrir un whisky... j’en ai d’excellent... tu verras... Attends-moi là, je vais jeter un coup d’œil dans la chambre du patron pour voir si tout est bien en ordre... et je reviens... Je m’affalai sur une banquette, éreinté, fourbu littéralement abruti et n’ayant même plus la force de prononcer une parole. J’étais, à ce moment, semblable à un homme en proie au mal de mer... Je voyais tout tourner autour de moi et ne distinguais plus les objets qu’à travers une sorte de brouillard. Le tintement joyeux d’une horloge placée dans la galerie me tira enfin de ma torpeur. J’allais donc être libre ! et j’attendais Slang avec une impatience que l’on conçoit, mais le gredin ne se pressait pas du tout de venir me rejoindre... Que faisait-il donc dans la chambre de M. Crawford ? Ma curiosité de détective reprenant le dessus, je m’apprêtais déjà à aller jeter un coup d’œil par la glace de « l’observatoire », quand mon compagnon reparut. Il me sembla tout drôle, mais c’était sans doute une idée. – Allons, viens, fellow, dit-il en me prenant par le bras... nous avons assez travaillé... Et il me poussa vers un petit escalier en pitchpin qui donnait sur un vestibule orné d’une grande carte de Melbourne et de ses environs. On avait dû consulter souvent cette carte, à en juger par les traces de doigts qui maculaient ses marges. Nous traversâmes en biais un coin du parc et nous atteignîmes un petit pavillon de deux étages construit en briques rouges et dont le toit d’ardoises se perdait d’un côté parmi les branches d’un cèdre gigantesque. – Montons à ma niche, me dit Slang... Je te montrerai l’endroit que je te réserve comme chambre à coucher. Le pavillon dont je viens de parler était situé à environ cent mètres de la villa Crawford. Ceci fut pour moi une indication nouvelle : il était donc possible à quelqu’un de sortir avec l’automobile sans éveiller l’attention du millionnaire... Il suffisait de pousser la voiture jusqu’à la route – ce qui était très facile puisque la surface bitumée qui menait à la grille était en pente – et une fois là, de mettre la machine en marche. Il y a dans la soirée une grande animation sur cette route qui va de Melbourne à Whittlesea, car nombre d’habitants des environs rentrent généralement du théâtre en auto ; le confiant M. Crawford ne pouvait donc s’étonner d’entendre, la nuit, le ronflement d’un moteur aux abords de son cottage. « Coquin de Slang ! pensais-je en moi-même... il est vraiment servi à souhait par les circonstances et l’on jurerait, ma parole, que tout a été ainsi aménagé pour lui fournir le moyen de se livrer à ses petites expéditions nocturnes... Pauvre M. Crawford avec son observatoire et ses cadrans enregistreurs ! » La chambre de Slang se trouvait au bout du pavillon ; on y accédait par un escalier roide, à pente d’échelle. – Tu vois, me dit le chauffeur, ce n’est pas aussi confortable ici que chez le patron... mais bah ! on ne doit pas se montrer trop exigeant... Il y a derrière la cloison un cabinet de débarras où je te ferai un lit... Nous enlèverons deux planches pour pouvoir communiquer et tu verras que nous ne nous embêterons pas... En attendant, passe-moi cette bouteille de whisky que tu vois là, sur l’étagère... c’est du fameux, je t’en réponds... un vrai velours. Et Slang, après avoir amoureusement caressé du regard la fiole que je lui tendais, prit deux verres dans une petite armoire en bois blanc et les remplit jusqu’aux bords. – À la tienne, Ralph, fit-il avec un gros rire. – To your health, Slang, répondis-je en levant mon verre. – Appelle-moi donc John... Slang, c’est mon nom de famille. – Va pour John... cela m’est égal. Mon compagnon avait déjà vidé son verre... Ce Slang n’était pas un homme... c’était une éponge... – Moi, vois-tu, je bois sec, déclara-t-il en faisant claquer sa langue... au fond, est-ce que j’ai tort ? Quel plaisir aurions-nous sans cela ? – De fait, approuvai-je... Mon compagnon me regardait maintenant d’un air embarrassé et je vis bien dans ses yeux qu’il avait quelque chose à me dire. Enfin, après avoir fait deux ou trois tours dans l’étroit espace où nous nous trouvions, il revint se planter devant moi : – Écoute, dit-il, tu es un bon garçon... je peux tout te dire, n’est-ce pas ? – Mais comment donc ! – Eh bien ! je vais te faire une confidence. Qu’allait-il m’apprendre ? Est-ce que déjà, l’alcool aidant, il allait me faire l’aveu de son crime ? Non, ce n’était pas cela... Slang m’apprit tout simplement qu’il avait un rendez-vous à Melbourne avec une girl de mœurs faciles et qu’il allait profiter de l’absence de M. Crawford pour aller retrouver cette demoiselle. – Tu peux rester ici, si tu le veux... me dit-il, mais il vaut mieux que tu ailles déjeuner dans un restaurant... Tiens, voici cinq schellings... c’est ta semaine... Tu vois, moi, je suis bon prince, je paye d’avance... mais ne me fais pas la blague de ne plus revenir, hein ? cela me serait très désagréable, non pas à cause des cinq schellings, mais parce que je t’ai déjà pris en amitié et que tu frottes comme pas un... Quel coup de jarret, by God ! Betzy en était émerveillée ! – Oh ! Slang ! fis-je d’un air offusqué, pour qui me prends-tu donc ? Peux-tu me croire capable d’une chose pareille... Je ne suis pas un joker. – C’est bon, c’est bon, Ralph... ne te fâche pas... tu sais, il ne faut point m’en vouloir... j’aime parfois à plaisanter... mais c’est toujours sans arrière-pensée. Allons, donne-moi la main... Je serrai sans conviction la dextre de ce louche individu aux poignets duquel j’allais bientôt sans doute passer les handcuffs à double chaîne. – Maintenant, me dit Slang, je vais m’habiller. Si cela te choque, tu peux aller m’attendre dehors. Je protestai, et pour une fois, très sincèrement. Non seulement je n’étais nullement scandalisé que Slang s’habillât devant moi mais j’aurais fait pour assister à cette opération plus de bassesses qu’un courtisan pour être admis au petit lever du roi. Je m’assis donc sur une chaise de paille et pris l’attitude rassurante du bon jeune homme qui baye aux corneilles. À ma droite, un rideau de lustrine verte était tiré sur ce que je devinais être la garde-robe du chauffeur. Ce rideau ne descendait pas tout à fait jusqu’au sol et j’étais malgré moi hypnotisé par la vue d’une demi-douzaine de talons miroitants qui apparaissaient entre le plancher et le bord inférieur de la lustrine. Slang, devant un petit miroir à trois faces pendu à la fenêtre, se faisait consciencieusement la barbe, ce qui l’empêchait provisoirement de parler. Il me tournait le dos et instinctivement ma main se tendait déjà vers la rangée de chaussures dont l’une, grâce à moi, fournirait demain la preuve éclatante de la vérité, mais je me retins... Le miroir à barbe pouvait me trahir ! Oh ! m’emparer d’une de ces bottines, d’une seule, et courir, courir au cottage de Green-Park ! Si grand était mon trouble que j’eus peur qu’il ne fût apparent et je me mis à fredonner : The tear fell gently from her eye When last we parted on the shore ; My bosom heaved with many a sigh To think I ne’er might see her more. – Tiens ! que chantes-tu là ? me demanda Slang en se retournant. – Une rengaine de matelot. – Tu as donc servi dans la flotte ? – Oui... – Longtemps ? – Quarante-deux mois. – Es-tu allé au Brésil ? – Oui... pourquoi cela ? – Pour rien... Et il se remit à se gratter le menton... Je sentis bien qu’il n’avait pas osé me poser la question qui lui brûlait les lèvres... mais je crus saisir sa pensée... Évidemment, il avait entendu dire qu’au Brésil on n’extrade pas facilement les criminels et il tirait déjà des plans... Ainsi, sans le vouloir, le chauffeur se livrait peu à peu... Ayant achevé de se raser, Slang s’approcha du rideau de lustrine ; il en fit courir les anneaux sur une tringle et son modeste vestiaire m’apparut. J’eus un violent battement de cœur. La rangée de chaussures soigneusement cirées étincelait à mes yeux. Il y en avait quatre paires exactement ; dont une de snow-boots caoutchoutés. Slang décrocha un pantalon à carreaux, l’enfila avec méthode, puis il revint aux chaussures, se courba et parut se consulter. Je ne perdais pas un seul de ses mouvements. Il prit d’abord une paire de brodequins lacés de forme américaine, les soupesa et les remit en place. Des bottines à boutons se trouvaient à côté : ce furent celles-là qu’il choisit. D’un rapide revers de manche, il les débarrassa d’une poussière d’ailleurs imaginaire et vint les poser au pied d’une chaise. – Mâtin ! m’extasiai-je... tu te mets bien, toi... tu es chaussé comme un lord ! – Voilà comment nous sommes, nous autres... répondit Slang avec un petit clignement d’œil... on ne se refuse rien... Et il se mit dans la posture d’un homme qui chausse ses souliers. Dans ce mouvement il tendit alternativement chacun de ses pieds vers moi, sans façon aucune, et me présenta successivement ses deux semelles. Elles étaient très longues, étroites, effilées, carrées du bout... et en plein milieu on voyait parfaitement une solution de continuité. Les bottines de Slang avaient été ressemelées ! Je ne sais quel scrupule, quel besoin d’asseoir plus fermement ma conviction m’empêchèrent de me ruer sur le chauffeur, de le terrasser, et, en faisant au besoin jouer un rôle persuasif à mon browning, de m’emparer de ces deux pièces à conviction qui prouvaient surabondamment la culpabilité de l’assassin. « Mon ami » ne se douta certainement pas un seul instant du drame angoissant qui se jouait dans ma cervelle à la minute où il boutonnait ses chaussures. Il avait un pied levé, posé sur le bord de la chaise, et dans l’état d’équilibre instable où il se trouvait, le jeter à terre n’eût été pour moi qu’un jeu d’enfant. Mais quelques impairs commis à mes débuts m’ont mis en garde contre les gestes prématurés. Il ne m’appartenait pas d’ailleurs de m’emparer de cet homme : cela regardait la police officielle. De sorte que plus que tout, je crois le sentiment de ma dignité arrêta mon élan. Slang achevait tranquillement sa toilette qu’il compléta par une cravate écossaise, un gilet de piqué blanc, un veston de cheviotte bleue ; il coiffa un chapeau melon en feutre gris, prit une badine de bambou puis sortit d’un tiroir une paire de gants jaunes qui n’avaient jamais été ouverts et que, précautionneusement, il garda à demi ployés dans sa main. Cependant, il se souvint qu’il avait oublié quelque chose dans ses vêtements de travail : c’était un portefeuille en cuir fauve, tout bourré de papiers qu’il glissa furtivement dans sa poche comme s’il eût craint que je pusse apercevoir ce qu’il contenait. Puis il consulta sa montre : – Hurrah ! s’écria-t-il, j’ai encore le temps de prendre le train de onze heures quarante-six... Au revoir, fellow !... Va déjeuner dans le pays... tu trouveras à l’angle de Sussex-Street et de Wimbledon-Place un petit restaurant pas cher où le stout est excellent... Je te dirais bien de rester ici... mais tu comprends, ce n’est pas possible... Tant que je suis là, ça va bien, mais en mon absence, Betzy pourrait trouver cela drôle... Je rentrerai probablement vers cinq heures... six heures au plus tard... Allons ! good bye ! tâche de ne pas t’enivrer... Et Slang, après m’avoir donné une vigoureuse poignée de main, partit d’un pas rapide. Du seuil de la grille, je le vis s’éloigner, s’engager dans l’avenue qui conduit à la gare, puis disparaître entre les arbres. Mes yeux n’avaient pas quitté ses semelles. Il me semblait qu’avec elles cet homme emportait tout mon bien ! Ce que l’on va lire maintenant paraîtra peut-être invraisemblable à certains lecteurs. Je les supplie, ceux-là, de me faire crédit de quelque confiance ; ils verront par la suite si j’ai dénaturé ou surfait quoi que ce soit dans une affaire qui fut certainement la plus compliquée de toutes celles que j’eus à instruire, durant ma carrière déjà longue de détective amateur.

5

V Mauvais départ Sans perdre une minute, je pris, comme on dit, mes jambes à mon cou dans la direction du petit bois qui m’avait déjà servi d’asile et j’en sortis presque aussitôt transformé en parfait gentleman. J’avais même eu la chance de retrouver mon chapeau. Au lieu de rentrer chez moi, je me dirigeai précipitamment chez un marchand d’automobiles nommé Bloxham qui demeurait à l’entrée de la ville et je pénétrai dans son garage en hurlant : – Bloxham !... Bloxham !... Un petit homme aux yeux bigles sortit de derrière une auto dont il était en train de regonfler les pneus et me regarda d’un air ahuri : – Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-il en se découvrant. – Voyons... avez-vous donc perdu la tête, Bloxham ? Comment ? vous ne me reconnaissez pas ? – Non monsieur... c’est-à-dire qu’il me semble bien vous avoir déjà vu quelque part... mais... Je songeai aussitôt à mon maquillage que je n’avais pas eu le temps d’enlever : – Je vous dirai mon nom tout à l’heure... pour le moment contentez-vous de savoir que j’exige de vous un service... il faut que j’arrive à Melbourne avant le train qui part de Broad-West à onze heures quarante-six. Le petit homme tressauta comme s’il eût été surpris par un courant électrique, et ses deux pupilles vinrent affleurer la racine de son nez. – Vous n’y pensez pas ! s’écria-t-il en se retournant vers l’horloge placée dans le fond du garage... il est exactement onze heures quarante-deux ; le train va partir dans quatre minutes. – Il le faut, vous dis-je... Je paierai ce qu’il faudra... et d’avance encore... Avez-vous une voiture prête ? – Celle-ci... mais il faut que je regonfle un pneu... – Faites vite alors !... – Je vous assure, monsieur... – M’avez-vous entendu, Bloxham ? – Vraiment c’est impossible... oui, c’est réellement impossible... grognait le petit homme en ajustant son raccord sur la valve... il faudrait faire du quatre-vingt-dix de moyenne... – On fera du cent s’il le faut ! m’écriai-je... Et pendant que le pauvre Bloxham actionnait désespérément sa pompe, je pris un seau, allai le remplir à une fontaine et, me servant de mon mouchoir en guise de serviette, j’enlevai rapidement l’affreux enduit qui me barbouillait le visage. – Eh bien ! me reconnaissez-vous maintenant ? demandai-je en m’approchant. – Oh ! monsieur Dickson... Quelle surprise !... Ah ! par exemple !... Si jamais j’aurais pu penser que c’était vous, ce vilain individu... pardon... je voulais dire... – C’est bon... hâtez-vous... – Du moment que c’est pour vous obliger, monsieur Dickson, je ferai l’impossible... Et de fait, Bloxham se mit à pomper avec une énergie désespérée. Cet homme me devait quelque reconnaissance, car je m’étais récemment occupé pour lui d’une affaire assez embrouillée, dans laquelle il se trouvait compromis, quoiqu’il fût tout à fait innocent, et j’avais fini par mettre la main sur les vrais coupables. J’avais sauvé la réputation de Bloxham et j’étais sûr qu’il ferait tout pour sauvegarder la mienne. – Vite !... vite !... activons, m’écriai-je après avoir regardé ma montre... nous n’avons plus qu’une minute... – C’est prêt, monsieur Dickson, répondit Bloxham en dévissant son raccord... Montez, nous allons partir aussitôt. Et il appela : – Jarry ! Jarry ! Une figure cramoisie s’encadra dans un guichet. – Surveillez le garage... Jarry... je m’absente pour quelques heures... et surtout si M. Sharper veut encore essayer la vingt-quatre chevaux, dites qu’elle est en réparation. – All right ! répondit l’individu qu’il avait interpellé... on aura l’œil... Déjà, Bloxham avait donné un tour de manivelle et le moteur battait avec une trépidation sonore. Il sauta au volant, actionna le levier de mise en marche et nous partîmes. À ce moment même, un coup de sifflet strident nous annonçait l’arrivée en gare du rapide de onze heures quarante-six. La distance qui sépare Melbourne de Broad-West n’est que de quarante-deux kilomètres par chemin de fer, mais on en compte cinquante-trois par la route qui décrit de nombreuses courbes et au milieu de laquelle se trouve une côte de douze cents mètres excessivement rapide. De plus, – et là était la difficulté – le rapide qui ne s’arrête plus entre Broad-West et la capitale de l’État de Victoria met juste vingt-cinq minutes pour effectuer le parcours. Il fallait donc que nous le gagnions de vitesse. Avec une quarante chevaux comme celle que nous montions, la chose était facile, en admettant que nous ne rencontrions sur la route aucun encombrement et que nous traversions à toute allure Long-House et Merry-Town, deux petites localités assez désertes, situées sur notre passage. Pendant sept kilomètres environ, nous longeâmes la voie du chemin de fer et je pus constater avec un vrai bonheur que nous « semions » le rapide, mais il nous fallut bientôt nous engager dans un chemin sinueux et aborder la fameuse côte de Devil, dont la pente, d’après les cartes, est de vingt pour cent ! L’auto de Bloxham enleva la rampe en troisième et dévala ensuite vers Long-House à une allure fantastique. Le rapide devait être à cette minute très loin derrière nous et je jubilais intérieurement, en songeant à la tranquillité de Slang, qui était à cent lieues de se douter qu’un détective allait le prendre en filature au débarcadère de Melbourne pour ne plus le lâcher d’une semelle. Mon plan était simple. Je m’attacherais à ses pas, ou si besoin était, je le ferais suivre par des agents secrets, ma modeste personne, quelque active qu’elle fût, n’étant pas encore parvenue à se dédoubler. Il fallait, en effet, avant de mettre les menottes à mon « pseudo-cousin », recueillir certains indices qui m’étaient indispensables. L’assassin de M. Ugo Chancer pouvait avoir des complices. Je me trouverais alors avoir affaire à une bande puissamment organisée pour le cambriolage et le vol. Si cela était, la découverte d’une association de malfaiteurs, sur d’aussi faibles indices, me classerait définitivement parmi les plus fins limiers de police et une pensée d’orgueil intime, autant que de curiosité professionnelle, m’aiguillonnait de plus en plus à mesure que nous approchions de Melbourne. Oui, plus je réfléchissais, plus j’arrivais à me persuader que j’allais me trouver en présence d’une sorte de Robber’s Company semblable à celle de Brisbane. Slang paraissait trop sot pour avoir conduit seul cette affaire... Cependant il était l’instrument du meurtre, tout en témoignait et il importait d’élucider promptement ce qui restait de ténébreux dans l’exécution d’un crime aussi habilement conçu. Et d’abord, il n’était pas admissible que le voleur-assassin s’en fût allé sans tirer aucun profit de son crime. Nous avions trouvé dans le secrétaire de M. Ugo Chancer une forte somme en or, mais il n’était pas croyable que la fortune du vieux de Green-Park se réduisît à cent quatre-vingt-trois livres en monnaie courante. Il devait avoir des titres déposés chez un ou plusieurs hommes d’affaires, comme l’insinuait le chief-inspector Bailey. Peut-être ? Mais cela n’expliquait pas le geste, véritablement par trop désintéressé, du cambrioleur assassin. De toute façon, il était urgent que j’entrasse en relations avec l’homme d’affaires de la victime ; or un hasard providentiel m’avait, on le sait, livré le nom de M. R. C. Withworth, 18, Fitzroy Street, à Melbourne. Je devais donc m’adresser à ce M. Withworth qui envoyait au défunt des plis cachetés et semblait être, sinon le confident, du moins l’intermédiaire entre M. Ugo Chancer et les différentes banques d’Australie. Nous venions de dépasser Merry-Town et nous apercevions déjà les premières maisons de Melbourne, quand notre automobile eut soudain des ratés. Cela se traduisit d’abord par quelques explosions rapides et bruyantes qui peu à peu s’atténuèrent pour se changer en un pénible crachotement de valétudinaire. C’était la panne ! l’affreuse panne devenue pourtant si rare aujourd’hui grâce aux merveilleux perfectionnements de l’industrie automobile. J’avais pâli et Bloxham avait proféré un mot énergique que la bienséance ne me permet pas de reproduire ici... – Voyez vite ce que c’est ! m’écriai-je en secouant mon malheureux conducteur par le bras. Bloxham sauta sur la route, releva le capot de la voiture et se mit à examiner les quatre cylindres. – Eh bien ? demandai-je... – C’est l’allumage qui ne se fait plus, répondit-il, le nez sur le moteur. – Vérifiez vite... by God ! – Les bougies sont en bon état... – Votre huile donne bien ? – Oui... – Alors ? Tout à coup, il se frappa le front d’un geste désespéré, courut au réservoir de cuivre placé à l’arrière de la voiture, en dévissa rapidement le bouchon et s’écria, après avoir jeté un coup d’œil dans l’intérieur : – Il n’y a plus d’essence, monsieur Dickson !... J’eus envie de sauter sur cet homme, de le prendre à la gorge et de l’étrangler comme un poulet... Fort heureusement, je me contins et ma rage s’exhala en injures et en imprécations. – Je croyais que nous aurions assez d’essence, monsieur Dickson, balbutiait Bloxham en se frappant la poitrine à coups redoublés comme un gorille aux abois. – Vous croyiez ! vous croyiez !... Ah ! idiot ! crétin ! triple brute !... Vous mériteriez... À cause de vous un assassin des plus dangereux va m’échapper... Je vais être perdu de réputation... Je... Le sifflet narquois du rapide passant à quelques mètres de la route me coupa la phrase sur les lèvres et me jeta dans un état de fureur indescriptible... Si encore j’avais pu télégraphier, téléphoner à la gare de Melbourne... Mais non, nous étions à trois milles au moins de Merry-Town et le train serait arrivé avant que j’eusse atteint le bureau de poste de cette localité. J’étais hors de moi... Je trépignais comme un enfant à qui on a volé ses billes, et un facteur qui passait sur la route me prit sans doute pour un fou, car il s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes. Quant à Bloxham il s’était accroupi dans la poussière et poussait des cris déchirants. Je regrette qu’un photographe amateur ne nous ait pas pris à ce moment avec son kodak car cela aurait fait un cliché des plus amusants pour le Great Humoristic ou l’Australian Jester. Enfin je me calmai et regardai ma montre. Il était exactement midi dix et l’express allait entrer en gare de Melbourne... – Tout n’est peut-être pas perdu... pensai-je. Il se peut fort bien que mon Slang revienne à la villa Crawford... Somme toute, il n’a aucune raison de se méfier... Pourquoi s’enfuirait-il ? Ce serait avouer son crime... Et j’en arrivai presque à me persuader que je le retrouverais le soir, dans le petit pavillon dont il m’avait fait les honneurs avec une cordialité si touchante. En tout cas, puisque je l’avais laissé échapper, il fallait que je continuasse mon enquête, que je visse M. Withworth et le chief-inspector de Melbourne. Et qui sait si je ne rencontrerais pas ce bandit de Slang dans quelque rue de la ville ? C’était un alcoolique invétéré et il serait bien surprenant qu’il ne fît pas de nombreuses stations dans les bars de Collingswood ou de Northcote. – Combien d’ici à Melbourne ? demandai-je à Bloxham qui se lamentait toujours dans la poussière. – Quatre milles, monsieur Dickson... bégaya le pauvre homme en agitant ses petits bras pareils à des ailerons. – C’est bien... je vais les faire à pied. Excusez-moi, Bloxham, si je vous ai un peu malmené tout à l’heure, mais je ne vous en veux plus... Combien vous dois-je ? – Vous plaisantez, monsieur Dickson... D’ailleurs je n’accepterai jamais de vous quoi que ce soit... je vous dois trop pour cela... Ah ! quelle fatalité, by God ! quelle fatalité ! Pour une fois que je voulais vous être agréable ! – L’occasion se représentera, Bloxham, soyez-en sûr... Et tenez... puisque vous désirez m’obliger, il y a un moyen... – Oh ! dites, monsieur Dickson ! – C’est d’avoir toujours dans votre garage de Broad-West une voiture prête à partir... une voiture avec de l’essence... par exemple... – Comptez sur moi, monsieur Dickson... et veuillez encore une fois agréer toutes mes excuses... – Vous êtes tout excusé, mon ami, répondis-je en donnant au malheureux chauffeur une tape amicale dans le dos – ce qui eut pour effet de soulever un affreux nuage de poussière – et croyez que je regrette vivement les qualificatifs un peu désobligeants dont je me suis servi à votre endroit... Allons, good bye !... J’irai probablement vous rendre visite ce soir... Et après m’être épousseté tant bien que mal avec mon mouchoir, je me dirigeai pédestrement vers Melbourne.

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VI L’homme d’affaires de Fitzroy-Street Je ne sais s’il est arrivé à quelqu’un de mes lecteurs de quitter tout à coup, pour cause de panne, une confortable automobile et de faire dans la poussière, sous un soleil de plomb, quatre milles anglais, ce qui représente exactement quatre fois seize cent neuf mètres, c’est-à-dire une bonne lieue et demie de France. Cela manque de charme, surtout pour un détective qui a caressé un instant l’idée de « pincer » un criminel et qui voit soudain ce criminel prendre sur lui une avance considérable. La nature m’a heureusement doué d’une certaine dose de philosophie, sans quoi, dans différentes circonstances, j’aurais, comme on dit, jeté bien souvent le manche après la cognée. Mais j’ai du ressort : je ressemble un peu à ces stayers qui reprennent de la vigueur et de l’énergie en apercevant le poteau... et dont les superbes efforts déconcertent toutes les prévisions. Mon overcoat sous le bras, j’avalai donc mes quatre milles et quand je pénétrai dans le faubourg de Richmond qui mène à Melbourne-Ville, il était exactement une heure trente-cinq. Hélant alors un hansom qui maraudait en cherchant l’ombre, je me fis conduire à Wilson-Hall, dans une petite rue où je savais trouver un lavatory. Une fois rasé, coiffé, brossé, ciré, je remontai en voiture en jetant cette adresse au cabman : – 18, Fitzroy-Street. L’homme acquiesça d’un signe, éteignit sa pipe qu’il avait allumée pendant que je me faisais bichonner et enleva son cheval d’un vigoureux claquement de langue. Le hansom partit comme un trait, traversa à toute allure Victoria-Parade, longea la cathédrale Saint-Paul, Albert-Park et Gressington, puis ralentit brusquement devant un immeuble de huit étages. – Stop ! dis-je au cabman. – Well ! fit l’homme en rallumant sa pipe et en tirant de dessous son siège un numéro du Melbourne Magazine. La maison devant laquelle je me trouvais semblait de haut en bas être habitée bourgeoisement. À ma grande surprise, je ne voyais ni sur la porte d’entrée ni sur les balcons de la façade aucune de ces plaques de tôle vernie ou émaillée qui signalent ordinairement les maisons de banque et d’affaires ou les officiers ministériels. Je ne découvris rien autre que la lanterne rouge d’un médecin [5]. Pourtant, je pénétrai sous le vestibule afin de consulter la liste des locataires, et j’y trouvai, à ma grande satisfaction, l’indication que je désirais. Third floor. – C. A. Withworth. Agent. Je grimpai quatre à quatre les escaliers et sonnai à une grande porte brune à deux battants. Une accorte petite bonne vint m’ouvrir. Je lui remis ma carte qu’elle lut aussitôt avec un sans-gêne qui me surprit un peu, puis elle disparut dans un couloir très sombre, éclairé par une lanterne en fer forgé représentant un satyre jouant de la flûte. Quelques instants après, elle reparaissait, me faisait signe de la suivre et m’introduisait dans un cabinet de travail où un amoncellement d’objets de toutes sortes que je distinguai mal en entrant, interceptait ou plutôt absorbait la lumière. Un vieillard de petite taille se tenait debout dans la partie la plus éclairée, devant une table de vieux chêne : il était chenu et très barbu, à la façon de ces singes de l’Inde qu’on appelle gibbons. C’est du moins l’impression que j’en eus tout d’abord. – Monsieur Withworth ? demandai-je. – C’est moi, répondit le vieillard en me désignant un siège. Je m’assis. Le haut fauteuil sur lequel j’avais pris place me paraissait être un de ces meubles de musée disgracieux et incommodes auxquels l’ancienneté seule donne quelque valeur. L’occupant du lieu me faisait aussi plutôt l’effet d’un collectionneur que d’un businessman, car je distinguai, derrière lui, entre deux bahuts en bois sculpté, la haute silhouette d’une armure érigée toute droite, une hallebarde au gantelet. M. Withworth attendait que je l’instruisisse du motif de ma visite et il me faisait de petits signes interrogateurs tout en rajustant sa robe de chambre. – Vous savez qui je suis ? dis-je d’un ton confidentiel. Mon interlocuteur inclina la tête. – Et vous savez également que M. Ugo Chancer, de Green-Park, est mort ? – J’ai fait frapper d’opposition tous les titres que possédait le défunt. – Vous allez au-devant de ma question, monsieur ; ainsi vous étiez l’homme d’affaires de ce pauvre M. Chancer ? – Son homme de confiance, oui... je m’occupais de ses placements... M. Ugo Chancer était mon meilleur ami. – Tout va bien alors et je me félicite du hasard qui m’a mis en possession de votre adresse... Vous voyiez souvent M. Chancer ? – Il y a vingt-cinq ans que je ne l’ai vu ; mais il était, je vous le répète, mon meilleur ami ;... nos relations s’entretenaient par correspondance. – Alors vous êtes absolument au courant de la situation de fortune de M. Chancer ? – Oui... j’opérais en son nom toutes les ventes et tous les achats de valeurs. – Vous devez avoir les numéros de ses titres ? – Tous, oui monsieur. – Mais pas les titres ? – Non... M. Ugo Chancer les gardait chez lui. – Ils ont donc été volés ? – Je l’ai pensé, c’est pourquoi je les ai fait frapper d’opposition. – C’est une sage précaution qui pourra nous être fort utile pour la suite de l’affaire. Excusez-moi, monsieur, mais votre opinion n’est-elle pas que M. Ugo Chancer a été assassiné ? – Je n’ai pas d’opinion... c’est à la police de m’en faire une... j’ai agi comme je croyais devoir le faire... voilà tout. – Et vous avez été très bien inspiré, monsieur... Mon avis à moi c’est que M. Chancer a été victime d’un cambrioleur-assassin... et je suis en ce moment sur une piste. – Que vous croyez bonne ? – Oui... – Allons, tant mieux ! – Je dois d’abord vous dire que je me suis livré à une perquisition chez le défunt et que je n’ai trouvé en tout et pour tout que cent quatre-vingt-trois livres en or. – M. Chancer, je vous le répète, gardait par devers lui tous les certificats de ses actions et obligations. Mon honorable ami était fort imprudent... Il n’avait pas même de coffre-fort. Je sais qu’il serrait ses papiers dans un petit meuble de son cabinet de travail, meuble très rare que je lui vendis autrefois pour un prix dérisoire. – Un secrétaire en bois de rose ? – Parfaitement... un secrétaire qui provenait de la succession de sir Walter Raleigh... – C’est bien en effet dans l’un des tiroirs de ce meuble que j’ai découvert les piles d’or dont je vous ai parlé. – Les titres devaient s’y trouver également... Vous êtes détective... concluez... – J’ai toujours cru à un vol. – Oui, l’argent monnayé que vous avez vu chez ce pauvre Chancer a été abandonné à dessein... pour donner le change. – C’est aussi mon avis, monsieur. Le petit vieux parut réfléchir un instant puis il reprit : – Une chose me frappe en outre dans ce que vous m’avez dit... c’est le peu d’importance de la somme trouvée dans le secrétaire. – Cent quatre-vingt-trois livres. – Je sais... M. Chancer qui était un original conservait toujours chez lui dix ou quinze mille livres en or... et chose qui est à retenir, il marquait toutes ses pièces... c’était une manie... qu’il avait !... Ah ! il était si bizarre, ce pauvre ami ! Je tendis à M. Withworth les quatre souverains que j’avais, la veille, glissés dans la poche de mon gilet. Le vieillard s’approcha de la fenêtre et les considéra longuement au jour. Ensuite, il prit une grosse loupe sur la table et examina minutieusement chaque pièce. – Ces souverains n’ont jamais appartenu à M. Chancer, déclara-t-il. – Comment cela ? – C’est la vérité... Je vous l’ai dit, mon honorable ami avait une manie : il marquait tout son or d’un signe à lui. M. Withworth m’appela près de la fenêtre et me mettant en main la loupe et une des pièces d’or : – Remarquez, dit-il, qu’il n’y a rien sur le cou de la Reine... – ? ? – Oui... M. Chancer avait un poinçon très fin, une imperceptible étoile à six branches qu’il gravait sur toutes ses pièces du côté face, à la section du cou et de la figure. J’admirai le stratagème du défunt et lui décernai mentalement des louanges posthumes pour m’avoir fourni ainsi des armes de premier ordre. M. Withworth jeta violemment l’une après l’autre les quatre pièces sur un petit meuble d’ébène. – D’ailleurs, dit-il, ces souverains sont faux... Et il fit dans l’un d’eux une petite incision avec la pointe de son canif. – Ils sont, poursuivit-il, composés d’un alliage sans valeur, mais assez bien imités... c’est du beau travail de faux-monnayeur... Si mon opinion n’avait pas été faite, je n’aurais plus eu de doutes à cette heure ; Slang n’était pas de taille à avoir combiné seul un vol aussi savant. Slang n’était qu’un comparse, l’exécuteur d’une association de malfaiteurs adroits qui préparaient leurs coups dans l’ombre avec toutes les ressources de la science et d’une imagination cultivée. Il paierait cet honneur de sa tête... soit... mais c’était insuffisant. Je devais à l’honneur de mon nom de démasquer les véritables coupables, c’est-à-dire les bénéficiaires de cet attentat sans précédent. J’eus tout de suite dressé mes batteries. – Voulez-vous me permettre, dis-je à M. Withworth, de relever les numéros des titres qui étaient la propriété de M. Chancer ? – Mais certainement, monsieur, me répondit le vieillard en se dirigeant vers un cartonnier surmonté d’une potiche japonaise. Et il me soumit un registre où se trouvaient méthodiquement consignées les particularités afférentes à chaque valeur : séries, numéros d’ordre, dates et prix d’achat, montant du revenu, nombre de coupons demeurés au titre lors de l’acquisition, etc.... Ces renseignements étaient précieux et je les consignai scrupuleusement sur mon calepin. Tandis que j’écrivais, d’un rapide calcul de tête j’évaluais le chiffre de la fortune de M. Chancer. Elle se montait à quatre cent mille livres sterling !... Il était évident que ce Pactole ne s’était pas englouti dans la poche du seul Slang, chauffeur. Après avoir remercié M. Withworth de l’amabilité avec laquelle il s’était mis à ma disposition, je m’apprêtais à prendre congé, quand il me retint par la manche : – Vous savez, dit-il, j’ai ici des objets merveilleux que vous ne trouverez nulle part, pas même à Londres... Voici un buste de Napoléon attribué à Hudson Lowe, une statuette de Nelson par Van den Brocke, un chiffonnier ayant appartenu à Marie-Antoinette... un manuscrit de Cromwell... le portrait du prince Albert, par Sweet... J’ai aussi de fort jolis meubles moyen âge, des faïences italiennes du seizième siècle et tenez... voici quelque chose qui ferait très bien sur la cheminée de votre bureau : la tête de James Blomfield Rush, pendu à Norfolk en avril 1849... Cette tête a été moulée par Higghins, une heure après l’exécution... – Merci... fis-je... une autre fois... très curieux, en effet... Je reviendrai certainement vous rendre visite, quand je serai moins pressé... – Dans l’attente de vos ordres, monsieur Dickson, répondit le petit vieux en me remettant sa carte... Ici tous les objets vendus sont garantis authentiques... et comme vous vous occupez de l’affaire de Green-Park je vous ferai exceptionnellement des prix d’ami... Décidément, quoiqu’il s’en défendît, ce M. Withworth était un homme d’affaires et il savait profiter de toutes les circonstances. Malheureusement il tombait mal, car j’avais d’autres préoccupations en tête. – Ah ! s’il eût offert de me vendre la piste de Slang, je la lui aurais payée à prix d’or ! Muni des précieux renseignements qu’il m’avait donnés en ce qui concernait les titres et les souverains de M. Chancer, je me rendis en hâte au Police-Office, certain que j’allais émerveiller le chief-inspector et l’édifier une fois de plus sur l’incapacité de ses agents.

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VII Chez Mr Coxcomb, chief-inspector – Le chief-inspector ? demandai-je à un policeman qui somnolait sur une chaise. – Il est occupé, sir. – C’est très urgent... faites-lui passer ma carte. Le policeman eut un bâillement, se frotta les yeux de ses grosses mains rouges, prit ma carte et disparut derrière une porte capitonnée. Quelques instants après, il revenait et me disait d’un ton maussade : – M. le chief-inspector est avec quelqu’un... – En a-t-il pour longtemps ? – Je n’en sais rien... – C’est très urgent, insistai-je... Cette fois le policeman ne répondit pas. Je compris à son attitude que le chief-inspector avait dû, en recevant ma carte, se livrer sur mon compte à quelque réflexion désobligeante et le sous-ordre, persuadé que je n’étais qu’un personnage de médiocre importance, en prenait maintenant à son aise avec moi. Au bout de trois quarts d’heure d’attente, je fus cependant admis dans le bureau de M. Coxcomb, le grand maître de la police de Melbourne. C’était un homme d’un certain âge, à l’air intelligent, mais qui était affligé d’un tic plutôt bizarre : une sorte de moue dédaigneuse compliquée d’un plissement de la joue, de sorte qu’à certains moments la pointe de sa moustache allait caresser son oreille droite. Je déclinai mes nom et qualité, mais dès les premiers mots il m’arrêta : – Cela suffit, dit-il... quels renseignements venez-vous m’apporter ? – Je me suis occupé de l’affaire de Green-Park et... Le chief-inspector eut un imperceptible haussement d’épaules : – Nous sommes fixés sur cette affaire, monsieur... et j’ai quelques raisons de croire que l’instruction va en être close... Il n’y a eu ni assassinat ni vol... – Pardon... fis-je avec énergie. Le magistrat ne me laissa pas achever. – Oui, je sais... vous appartenez à la police privée, monsieur Dickson, et si l’on écoutait tous les rapports de la police privée, nous arrêterions une bonne moitié de Melbourne. J’insistai : – Excusez-moi, monsieur, mais je ne partage pas votre avis en ce qui concerne l’affaire de Green-Park... – J’en suis fâché, monsieur, mais notre opinion est faite... – Et si pourtant il y avait eu crime ? – C’est vous qui le supposez... – Je ne suppose pas, j’affirme. Et ma main gantée s’abattit péremptoirement sur la table du chief-inspector. – Les rapports des autorités sont là, dit-il en me regardant ironiquement ; permettez que je leur fasse l’honneur de les prendre en considération. Et le chief-inspector se leva pour me reconduire, mais je ne suis pas homme à me laisser congédier ainsi. – Vous m’entendrez... insistai-je... oui, vous m’entendrez, monsieur, en vertu du droit qu’a tout citoyen de déposer devant un magistrat... Quand je vous dis : « M. Ugo Chancer a été assassiné » c’est que je suis en mesure de fournir la preuve de ce que j’avance. – Et cette preuve, monsieur ? – Est là, dans ma poche. Cette fois le magistrat se rassit et son tic s’accentua de telle façon que la pointe de sa moustache dépassa certainement le lobe de son oreille droite. Je le sentais toujours hostile, mais mon ton avait fini par lui imposer quand même. – Je vous écoute, fit-il. Je repris lentement : – Bailey, le chief-inspector de Broad-West qui a fait les premières constatations au domicile de M. Ugo Chancer n’a relevé aucune trace d’effraction et il a retrouvé dans le tiroir du secrétaire une somme de cent quatre-vingt-trois livres... – Ce sont en effet les termes du rapport. – Je n’y contredis pas, mais j’ai examiné les lieux, moi aussi... or j’ai découvert les traces d’une effraction et cela en présence d’un habitant de Broad-West, M. Gilbert Crawford qui pourra en témoigner, sous la foi du serment. – Bien... après ? – Quant à la somme de cent quatre-vingt-trois livres, elle n’existe pas... – Comment cela ? on l’a pourtant vue, ce me semble ? – Oui... mais elle est sans valeur aucune... – Je ne vous comprends plus... – C’est bien simple. Et tirant de ma poche les quatre pièces d’or que je venais de soumettre à M. Withworth je les posai sur la table en disant : – Ces souverains sont faux, monsieur le chief-inspector... Le magistrat prit les pièces, les palpa et les fit sonner sur le socle de marbre vert d’un presse-papier posé devant lui. – Ces souverains sont faux, en effet, monsieur Dickson, mais qu’en inférez-vous ? – Que la somme entière qui a été trouvée dans le secrétaire de M. Ugo Chancer est composée de pièces de mauvais aloi, car les quatre souverains que voici ont été pris par moi au hasard... Or, cela tend à prouver ou que M. Chancer faisait constamment usage de fausse monnaie, ce qui me paraît insoutenable – mais, même en ce cas, l’instruction ne doit pas être close – ou que le malfaiteur qui s’est approprié les valeurs du défunt les a adroitement remplacées par cette pacotille afin de détourner les soupçons. Vous voyez, monsieur, que Bailey, malgré tout son flair, a été parfaitement dupe de cette ruse grossière. Le magistrat se carra dans son fauteuil. – Poursuivez, dit-il... je ne me refuse jamais à accueillir la vérité... mon devoir est de tout entendre. – Il y a plus, continuai-je... Je me suis procuré l’adresse de l’homme d’affaires de M. Ugo Chancer, grâce à une enveloppe de lettre que j’ai trouvée chez le défunt et qui avait également échappé aux investigations de la police. Cet homme de confiance est M. Withworth qui habite ici même, 18, Fitzroy street. Il m’a appris que M. Chancer était en possession d’actions et d’obligations diverses pour une valeur de quatre cent mille livres dont il gardait les titres par devers lui. Ce chiffre qui représente une fortune considérable écarte de lui-même la suspicion de fraude à l’endroit du défunt... Mais comme, en outre, les titres n’ont pas été retrouvés chez M. Chancer, il est de toute évidence qu’ils ont été dérobés et que c’est à ces papiers, précisément, qu’a été substituée la fausse monnaie dont vous avez là un spécimen, monsieur le chief-inspector. – Ce M. Withworth a-t-il les numéros des certificats disparus ? – Il nous a prévenus tous les deux : lorsque je me suis présenté chez lui il avait déjà formé opposition sur tous les titres dans les comptoirs de banque. – En ce cas, nous ne saurions tarder à mettre la main sur le voleur. S’il existe, en effet, il n’aura rien de plus pressé que de se défaire de ces titres pour les convertir en argent. – J’y compte bien, monsieur. Le magistrat me considéra un instant avec bienveillance. – Votre façon de raisonner me plaît, monsieur Dickson, me dit-il... Vous pouvez être, c’est certain, un très utile auxiliaire de la police. Je m’inclinai, non sans ironie. Le chief-inspector prit un temps, puis il atteignit un livre à couverture grise qu’il se mit à feuilleter rapidement. – Tenez, dit-il tout à coup, une plainte vient d’être déposée par l’Australian Bank Exchange... J’étais tout oreilles. – Oui... il s’agit d’un titre frappé d’opposition qu’un inconnu a tenté de négocier à Melbourne aux guichets de la succursale de cette société. – A-t-on le signalement de l’individu ? – Oh ! un signalement vague !... Le chief-inspector réfléchit quelques instants et reprit : – Je ne voyais d’abord aucun lien entre cette affaire banale et la mort de M. Chancer, mais maintenant que vous me signalez la disparition de valeurs ayant appartenu à ce gentleman, il serait peut-être bon de vérifier... Vous avez les numéros des titres volés ? – Oui, monsieur... Quelle est la valeur visée par la plainte ? – Voici les indications qui me sont transmises par l’Australian Bank Exchange : Obligation de la Newcastle Mining Cie, émission 1895, troisième série, numéro 0,0882. Je parcourus fébrilement la colonne de chiffres griffonnés au crayon sur les feuillets de mon agenda : – Newcastle Mining Cie ! m’écriai-je tout à coup... voici : il y a plusieurs numéros de la troisième série... huit cent quatre-vingt... huit cent quatre-vingt-un... huit cent quatre-vingt-deux... zéro, virgule, zéro huit cent quatre-vingt-deux !... Le titre appartenait à M. Ugo Chancer !... Et je tendis mon carnet au chief-inspector en posant l’index sur les chiffres. – C’est bien cela, dit-il... il n’y a pas d’erreur possible... Il faut retrouver cet inconnu... oui... mais c’est maintenant un peu tard... La banque a manqué à son devoir : elle aurait dû faire arrêter le négociateur du titre... Au surplus, il s’est peut-être enfui sans qu’on ait eu le temps de prévenir un policeman... Enfin, espérons encore... notre homme ne s’en tiendra pas là... et tentera ailleurs d’écouler son papier... C’est à vous, monsieur Dickson, qu’il appartient de suivre cet individu et de le prendre sur le fait. J’acquiesçai d’un signe de tête. – Vous reconnaissez alors, dis-je en souriant, que je puis être de quelque utilité à la police ? – Oui... enfin nous verrons... – Il serait peut-être nécessaire que vous eussiez les numéros des titres volés ? – J’allais vous demander ces numéros, monsieur Dickson. Je reposai de nouveau mon carnet sur la table et tandis que le chief-inspector écrivait : – Il y a encore un point, insinuai-je, qui peut avoir son intérêt... – Parlez... – Je fais personnellement opposition sur tous les souverains marqués au poinçon d’une étoile à six branches au-dessus de la section du cou de la Reine. Toutes les pièces de M. Ugo Chancer étaient ainsi estampillées... Je n’ai pas à apprécier le mobile auquel il obéissait en agissant de la sorte... Il faut reconnaître cependant que son inoffensive manie aura, par une sorte d’intuition, rendu un grand service à la cause de la vérité... Le stérile anonymat de la monnaie courante n’existe pas pour ce qui a passé dans les mains du prévoyant défunt... Vous remarquerez d’ailleurs, monsieur le chief-inspector, que les souverains faux que je vous ai montrés ne portent aucun signe de ce genre. – Je prends bonne note de ce que vous me dites là, monsieur Dickson... le fait est curieux, et peut, en effet, servir à guider nos recherches... Le magistrat, qui avait fini d’inscrire les numéros des titres, me remit mon carnet, puis se leva : – Un dernier mot, repris-je... J’ai de graves raisons, des raisons très sérieuses pour soupçonner du crime de Green-Park non pas un homme, mais une bande de malfaiteurs. Il y a dans les associations de ce genre – comme en toute société organisée – des gens qui exécutent et d’autres qui commandent... des bras sans doute, mais souvent une tête... Faites surveiller les bars, monsieur le chief-inspector, les restaurants de nuit, les tripots et les cercles. La passion du jeu a livré plus d’escrocs, de faussaires et d’assassins que les plus fins limiers du monde. Le magistrat daigna sourire et approuva mon idée d’un petit déplacement de moustache. – Des agents en civil seront placés dans tous les endroits de plaisir, me promit-il. Puis il repoussa bruyamment son fauteuil. Cette fois c’était bien mon congé. Il était évident que le chef de la police officielle ne voulait avoir recours à moi que le moins possible. Cependant mes déclarations avaient mis sa curiosité en éveil et la suite à donner à l’affaire de Green-Park lui apparaissait dès lors très nettement. Néanmoins il tenait à s’en réserver tout le mérite. Je saluai et sortis. Je n’avais livré de mon plan que ce qui m’avait paru indispensable, afin de m’assurer le concours des agents de l’administration. Pour le surplus j’aurais d’ailleurs eu tort de compter sur le flair de mon grave personnage. J’avais heureusement mieux à ma disposition. Je courus au bureau de poste.

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VIII Où je retrouve ma piste L’agence Pinkerton brothers, 446, Broadway, à New-York est, sans contredit, la plus puissante organisation de recherches privées qui soit dans le monde entier. Je n’ai pas ici à en faire l’éloge ni à en exposer les procédés, car on pourrait croire que je reçois une subvention de cette agence. Elle est d’ailleurs universellement connue. Qu’il me suffise de constater que les frères Pinkerton concurrencent quotidiennement la police de l’ancien comme du nouveau continent et qu’ils livrent en un jour à la justice plus de criminels que toutes les polices réunies. L’agence a des ramifications dans tous les pays du globe et il n’est pas de ville ou de comptoir commercial où elle n’entretienne un ou plusieurs représentants. Tous les voleurs, escrocs, maîtres-chanteurs et criminels ressortissent à la maison-mère de New-York où leurs fiches sont gardées, classées par ordre et sériées, suivant la catégorie de malfaiteurs à laquelle ils appartiennent. Là est la force de l’agence Pinkerton. Les professionnal robbers (voleurs, cambrioleurs et pick-pockets) forment une de ces séries ; les faussaires, une autre ; les « fractureurs » de coffres-forts, une troisième ; les voleurs de titres, une quatrième ; et ainsi des escrocs, incendiaires, assassins, faux-monnayeurs et tutti quanti. Il a été prévu chez les frères Pinkerton autant de catégories qu’il y a de façons d’abuser de son prochain, au mépris des lois. Et la liste n’est pas close !... elle ne le sera probablement jamais !... Dès qu’un malfaiteur est signalé au siège social de l’agence Pinkerton, son nom reçoit aussitôt l’étiquette correspondant à sa spécialité. Il se trouve là en compagnie de milliers d’individus de toute nationalité réunis par la fraternité du crime. Qu’un attentat se produise quelque part : effraction ou cambriolage, communication est aussitôt donnée aux autorités qui la demandent, de toutes les références de la série correspondante : cambrioleurs ou « fractureurs ». Il est dès lors aisé à la police de découvrir les complices de son triste client, s’il en a. C’est même le seul procédé vraiment rapide et sûr de reconstituer une bande organisée. Tous les détectives connaissent la maison Pinkerton de New-York et s’y adressent dès qu’ils ont en main le moindre indice à fournir. Les services qu’elle leur a rendus sont inappréciables. Et c’est ce puissant auxiliaire que je tenais maintenant, pour ainsi dire, à l’autre bout du câble dont l’employé du télégraphe de Parade-Avenue manœuvrait le transmetteur sous mes yeux. La maison Pinkerton brothers est, en effet, reliée par des fils spéciaux à toutes les grandes villes du monde. Je rédigeai une longue dépêche en langage chiffré, suivant l’alphabet conventionnel adopté par la grande agence, et j’y mentionnai les numéros et la nature des titres dérobés à M. Ugo Chancer. Je donnai également un signalement précis de Slang, aiguillai les recherches sur la corporation des domestiques-cambrioleurs, puis la dépêche expédiée, je me rendis à la succursale de l’Australian Bank Exchange. Aussitôt arrivé dans le hall luxueux de cette maison de banque, je fis passer ma carte au directeur, M. Dubourdiew, que je connaissais déjà et qui me reçut aussitôt. Il fut tout de suite au fait : – Vous venez sans doute au sujet de la dénonciation que nous avons faite au Police-Court ? – Oui, monsieur. – Voici l’affaire en deux mots : un individu qui n’est nullement client de la maison s’est présenté à nos guichets pour négocier une obligation de la Newcastle Mining Cie, obligation qui était frappée d’opposition. C’est moi qui ai rédigé la plainte contre le porteur du titre. Je regrette d’avoir été mis au courant trop tard, lorsque cet individu était déjà dehors ; sans cela je l’aurais fait garder à vue. – C’eût été préférable, en effet. – Oui, monsieur Dickson... mais c’est notre préposé au service des titres, un jeune auxiliaire très novice, qui a reçu le visiteur. Il n’a pas eu la présence d’esprit qu’exigeait la situation et il a laissé fuir le gredin... – C’est vraiment regrettable, murmurai-je. Le directeur s’excusa du geste : – J’en ai fait l’observation à M. Carrey, l’employé coupable. – A-t-il au moins gardé un souvenir suffisamment précis de cet individu ? – Je vais le faire appeler. Bientôt M. Carrey parut. C’était un petit jeune homme blond, fort élégant, aux cheveux également séparés sur le milieu de la tête, et qui semblait s’hypnotiser dans la muette contemplation de ses souliers vernis. Fort heureusement, si la présence d’esprit lui faisait défaut, il ne manquait pas de mémoire. – Pourriez-vous, lui dis-je, me donner le signalement de l’individu qui a tenté de vous vendre un titre frappé d’opposition ? – Il avait plutôt l’air d’un domestique, répondit d’un ton méprisant le fashionable employé. – Grand ? – Oui, de belle taille et fort massif. – Jeune ? – Trente ans environ. – Blond ? – Plutôt roux... – Point de signe particulier ? – Si... les yeux très écartés du nez, ce qui donne à sa physionomie une expression assez obtuse. C’était le signalement de Slang. Je ne m’étais donc pas trompé dans mes présomptions : ce chauffeur était bien l’assassin ou tout au moins le complice des meurtriers de M. Ugo Chancer. Je tirai encore quelques renseignements du complaisant jeune homme. Le porteur de l’obligation de la Newcastle Mining Cie était vêtu d’un complet bleu et coiffé d’un chapeau gris. Le commis avait même noté une autre particularité : son client d’occasion avait à la main une badine de bambou qu’il avait placée sur le guichet, à côté de ses gants... des gants jaunes qui n’avaient jamais été portés... J’étais fixé... cependant je demandai encore : – Quand vous avez annoncé à cet homme que son titre était frappé d’opposition, que vous a-t-il dit ? – Rien... il a paru stupéfait, puis il a pris sa canne et ses gants et s’est enfui comme un voleur... avant que j’aie eu le temps de faire fermer les portes... Je remerciai le directeur de l’agence, recommandai paternellement à M. Carrey d’avoir à l’avenir plus de décision, puis je sortis. Au fond, j’étais très heureux... Grâce à l’inexpérience de cet employé novice, Slang me restait. L’assassin de M. Ugo Chancer n’était pas accaparé par la police officielle. Oui, mais voilà ! après cette équipée rentrerait-il à la villa Crawford ? Je repris immédiatement le train pour Broad-West et profitai du court répit que m’imposait ce voyage pour classer mes impressions. Ainsi que je l’avais pressenti, la suite de mon enquête ne faisait qu’accumuler les charges contre Slang. Le hasard même parlait contre lui. Il n’était plus possible de douter qu’il eût en mains les valeurs ayant appartenu à la victime du crime de Green-Park. Le drôle ne manquait pas d’un certain humour. Tandis que nous épiloguions là-bas, M. Crawford et moi, sur les probabilités d’un vol, il faisait bombance à la santé de son patron avec l’argent dérobé au mort... Il n’avait pas encore vendu de titres, mais il devait avoir les souverains, les vrais, ceux qui étaient marqués d’une étoile... Cependant j’étais arrivé à Broad-West. Il faisait nuit. « À cette heure, me dis-je, assez inquiet, Slang est de retour pour recevoir son maître ou bien il ne rentrera plus. » Je procédai rapidement dans le petit bois que l’on connaît à ma rapide transformation en lad, je me passai encore sur le visage une couche de mon vilain enduit, puis je m’acheminai vers la villa Crawford. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres du cottage... seule une imperceptible clarté, pareille à un pâle reflet de lune, filtrait à travers les bow-windows de la galerie du premier étage. J’atteignis la grille latérale qui donnait du côté des communs et tirai le cordon de sonnette. – Slang ! lançai-je en même temps d’une voix nasillarde... Slang ! êtes-vous là ? Comme je n’obtenais aucune réponse, je sonnai de nouveau, mais avec plus d’énergie. Enfin, des pas craquèrent sur le sable et une petite lanterne scintilla dans une allée... – C’est vous, Slang ? demanda une voix de femme. Je reconnus le tablier blanc de Betzy. – Oui... répondis-je... ouvrez-moi, je vous prie. La maid eut un mouvement de recul en me dévisageant à la lueur de sa lanterne. – Mais non... balbutia-t-elle... – Pardon... protestai-je... pardon, miss Betzy, je suis Ralph Slang, le cousin de John... La fille me reconnut aussitôt. – Ah ! oui, je comprends, dit-elle, vous êtes allés fêter ensemble votre rencontre... et Slang est, à cette heure, ivre-mort dans quelque coin de Broad-West. – Comment ! fis-je... il n’est pas encore rentré ? – Non... bien sûr... vous n’étiez donc pas avec lui ? – Pas le moins du monde... moi, j’ai cherché tout le jour une place dans les maisons bourgeoises des environs. Betzy était de fort méchante humeur, non contre moi, je pense, mais contre l’indiscret chauffeur qui abusait cyniquement de sa complaisance. – Il reviendra encore ivre comme un nègre... murmura-t-elle... et M. Crawford qui va rentrer... pourvu qu’il ne le rencontre pas, au moins ! On sentait, malgré tout, que Betzy avait une secrète sympathie pour le robuste chauffeur... Elle m’ouvrit la grille en disant : – Allons, entrez... je ne puis pourtant pas vous laisser dans la rue... mais c’est égal... Slang abuse vraiment... Montez vite vous coucher... et surtout si M. Crawford appelait, ne répondez pas... cachez-vous au besoin... Que penserait-il s’il savait qu’on a introduit un homme ici, pendant son absence ? Je remerciai Betzy et gagnai rapidement la chambre de Slang. Aussitôt monté, j’avais allumé un bout de bougie, qui traînait avec quelques autres sur la table de nuit de mon pseudo-cousin, et muni de ce lumignon vacillant, je m’étais dirigé vers la rangée de chaussures. Il y avait, ai-je dit, au nombre de ces chaussures une paire de boots caoutchoutés ; celle-ci était à éliminer. Je retournai vivement les autres : deux paires de brodequins à lacets... Aucune n’avait été ressemelée. Il était donc de toute évidence que les bottines qui avaient laissé leur empreinte dans le jardin du crime étaient bien celles que le misérable avait aujourd’hui aux pieds. Je fis, par habitude professionnelle, un rapide inventaire des objets contenus dans la chambre de Slang et ne découvris rien d’intéressant. Je songeais déjà à m’en aller, mais après réflexion, je résolus d’attendre encore, espérant toujours que mon assassin reviendrait. Je m’assis donc sur le lit et me mis à réfléchir, roulant dans ma tête mille projets plus absurdes les uns que les autres, quand soudain le grincement d’une porte me rappela à la réalité. C’était Slang qui rentrait... ivre comme un nègre ainsi que l’avait prévu Betzy... ivre comme une tribu de nègres. Dans l’escalier il tituba et je l’entendis pousser un juron formidable. J’éteignis la bougie. Bientôt, il pénétra dans sa chambre, chercha à tâtons son lit et s’y abattit comme une masse. Alors une idée me traversa l’esprit : À la faveur de ce beau désarroi physique et mental, ne pourrais-je pas tirer des aveux de cet inconscient ? Je m’approchai donc de l’ivrogne et prononçai d’une voix caverneuse : – Slang ! tout est découvert... il faut sauver les amis... ceux qui ont pris les autres titres... dis-moi leurs noms que je courre les prévenir... Slang fit un mouvement et bégaya en se laissant rouler sur le parquet : – Les titres !... les titres !... Ah ! c’est le petit blond de la banque qui a parlé... Je ne suis pas un voleur... non..., je vous le jure... pardon... le voilà, le titre... Ah ! malheur !... ils l’ont conservé... mais je le ren... drai... je vous le... pro... mets... Et il se mit à pousser des hurlements épouvantables. – Voyons, parleras-tu ? repris-je dans l’obscurité... Où t’es-tu procuré ces titres ? C’est toi qui as tué M. Chancer ! – M. Chancer !... M. Chancer ! répétait la brute d’une voix pâteuse... À ce moment Betzy, un bougeoir à la main, entrait, attirée par ce tapage. – Donnez-moi un coup de main, lui dis-je, pour m’aider à coucher ce pauvre John... qui est un peu pris de boisson. – Ah ! oui... vous pouvez le dire... maugréa la maid. Néanmoins, elle me vint en aide. Nous allongeâmes Slang sur le lit et rapidement je lui enlevai ses bottines. Le chauffeur prononçait maintenant des paroles inintelligibles et Betzy s’occupait de le border tout habillé dans ses couvertures. Comme elle me tournait le dos, j’en profitai pour glisser une des chaussures, dans la poche intérieure de mon overcoat. – Il n’a plus conscience de rien, soupira Betzy ; peut-on se mettre dans des états pareils ! – C’est triste en effet, opinai-je d’un air désolé, mais bah ! demain matin il n’y paraîtra plus... Je ne coucherai pas ici cette nuit, il vaut mieux que ce pauvre John reste seul... – Ah ! oui... je vous comprends, dit la maid, en jetant sur l’ivrogne qui hoquetait d’une façon inquiétante un long regard de dégoût. – Il sera mieux et moi aussi, repris-je ; il me reste quelque argent, je vais louer une chambre à l’auberge. Betzy m’approuva d’un signe de tête. Elle descendit avec moi, m’ouvrit la grille, la referma soigneusement et je l’entendis qui s’éloignait en bougonnant. Mon voleur était dans la souricière ; il s’agissait maintenant de ne plus le laisser fuir. Tout en essuyant tant bien que mal avec mon mouchoir l’affreux enduit qui me barbouillait le visage, je courus aussitôt chez Mac Pherson qui demeurait High Street, dans une petite villa située au fond d’un jardin. Quand j’arrivai, le brave agent allait se mettre au lit et il avait déjà noué autour de sa tête un grand foulard rouge qui lui donnait l’apparence d’un bandit calabrais. – Qu’y a-t-il, monsieur ? interrogea le sous-ordre de Bailey en fixant sur moi ses gros yeux ronds. – Il y a, Mac Pherson, qu’il faut absolument que vous exerciez cette nuit une surveillance... – Impossible, monsieur Dickson. – Et pourquoi cela ? – Je suis très fatigué... je ne tiens plus debout. – Il y a deux livres pour vous, Mac Pherson. Sa figure se rasséréna : il eut un petit rire qui ressemblait à un gloussement et répondit en balançant la tête : – J’accepte... mais c’est bien pour vous faire plaisir, monsieur Dickson. – Bon... habillez-vous vite... prenez votre revolver et allez vous poster à proximité de la villa Crawford sur la petite route qui contourne le bois... Vous connaissez le chauffeur de M. Crawford ? – Oui... ce gros garçon roux qui paye à boire à tous ceux qu’il rencontre... – C’est cela même... Eh bien ! il s’agit de le surveiller et, au besoin, de lui mettre la main au collet s’il tentait de sortir cette nuit... – Mais... le motif ?... je ne puis pourtant pas arrêter les gens comme ça ! – J’ai dans ma poche un mandat d’amener contre lui... mentis-je avec aplomb... – En ce cas, c’est parfait... seulement permettez-moi de vous faire observer, monsieur Dickson, que la villa Crawford a deux issues, sans parler des murs qui ne sont pas très élevés... Si votre homme veut fuir, cela lui sera facile... – Non... s’il sort, ce sera par la porte que je vous indique... en tout cas, pour plus de sûreté, vous pouvez vous tenir sur la petite éminence qui avoisine la villa. De cet endroit on découvre parfaitement les communs où logent les domestiques... Mac Pherson leva le rideau de sa fenêtre et murmura : – Il fait clair de lune... ça va bien... Je suivrai vos ordres, monsieur Dickson, seulement, vous savez, pas un mot de cela à Bailey... il me ferait révoquer... – Soyez tranquille, mon ami... vous connaissez ma discrétion... Tenez ! Et je lui glissai deux livres dans la main. ....................................................... Quelques minutes après, passant à proximité de la villa Crawford, je vis une ombre qui s’agitait entre les arbres sur un petit tertre situé en bordure de la route. Mac Pherson veillait.

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IX La fiche n° 76.948 Le lendemain, lorsqu’à mon coup de sonnette, Jim me monta mon petit déjeuner, il était porteur d’un télégramme qui venait d’arriver. C’était la réponse de l’agence Pinkerton de New-York : « Slang (John-George-Edward), trente-deux ans, exerçant la profession de chauffeur d’automobile, actuellement en résidence à Broad-West (Nouvelle-Galles du Sud), Série H. R., folio 849, fiche n° 76.948. « A été employé à Brisbane et Adélaïde en qualité de gardien de garage, de 1922 à 1923. « Condamné en 1923 à Adélaïde à deux ans d’emprisonnement pour détournement d’objets mobiliers au préjudice de la Cyclon Cie Ltd. » – C’est bien ce que je pensais, me dis-je en repliant la dépêche... le compte de ce drôle est bon... malfaiteur de bas étage, employé infidèle pourvu d’antécédents déplorables, repris de justice, alcoolique, brutal et lâche... on lui passera avant peu autour du cou une jolie cravate de chanvre. Slang m’intéressait déjà beaucoup moins : ce que je voulais découvrir, c’étaient ses complices – car il en avait sûrement – mais de quelle façon arriver jusqu’à eux ?... Faire arrêter Slang et tâcher de lui arracher leurs noms ? Il était assez pleutre pour les dénoncer. D’autre part, j’avais en main tous les éléments pour ordonner son arrestation... oui... mais ne serait-ce pas donner l’éveil aux gens intelligents de la bande ? J’étais perplexe et beaucoup moins pressé que je n’eusse cru tout d’abord de faire l’expérience définitive de la bottine... J’étais sûr d’avance du résultat... Je m’habillai lentement, contre mon habitude, ne voulant pas sortir avant d’avoir pris une décision. Trois routes s’ouvraient entre lesquelles je devais choisir : celle de Green-Park, celle de Melbourne ou tout simplement le chemin de la villa Crawford. N’avais-je pas intérêt à mettre le millionnaire au fait de la culpabilité de son chauffeur ? Ne pouvait-il pas, en l’occurrence, m’être de quelque secours ? Et pour le moins, n’était-ce pas manquer à la courtoisie la plus élémentaire envers mon voisin que de faire arrêter un de ses domestiques sans l’avoir prévenu ? Un deuxième télégramme me parvint sur ces entrefaites. Il avait été expédié de Sydney par la succursale de l’agence Pinkerton et était ainsi conçu : « Inconnu s’est présenté ici aux guichets de la Banque Columbia pour négocier dix obligations de la Newcastle Mining, frappées d’opposition par la succession Ugo Chancer, de Green-Park. » Suivaient les numéros des titres et cette invitation : « Pour détails complémentaires, M. A. D. est prié de passer au téléphone. » Cette nouvelle dépêche mit fin à mes hésitations. Je ne pris aucune des trois routes entre lesquelles j’hésitais : je pris celle du bureau téléphonique et, une demi-heure plus tard, j’étais renseigné sur la nouvelle tentative faite pour écouler les valeurs provenant du vol de Green-Park. L’individu qui s’était présenté dans les bureaux de la banque Columbia de Sydney, était un vieillard à lunettes bleues. En présence du refus de recevoir l’ordre de vente que lui signifiait l’employé, il avait battu promptement en retraite en emportant ceux des titres qu’il avait pu ressaisir. Comme il se voyait sur le point d’être appréhendé par le personnel, il avait menacé de son revolver le groom nègre qui lui barrait la route et à la faveur de la stupéfaction de ce dernier, avait réussi à gagner la sortie et à se perdre dans la foule. Ces explications confirmaient absolument mes soupçons. Je me trouvais bien en présence d’une bande merveilleusement organisée et se ramifiant dans les principaux centres du continent australien. L’arrestation du vieillard de Sydney eût fourni une précieuse indication, mais il n’y fallait plus songer. Je pris donc le parti, tout en me servant des documents étrangers que je pourrais recueillir, de ne compter dorénavant que sur moi. Sur moi... et... sur le hasard, ce dieu des policiers. Les observations les plus minutieuses, le scent-track (flair) comme on dit en argot de métier, les déductions les plus habiles reposent toutes sur un premier fait dont le détective est impuissant à provoquer la révélation. Et c’est pour la production de ce fait-là qu’il faut aveuglément se confier au hasard. Le hasard, dans l’affaire de Green-Park, devait si profondément modifier ma tactique pour m’amener au résultat final qui a consacré ma réputation, que ce serait ingratitude de ma part de ne pas lui rendre hommage ici. ............................................................. En revenant du bureau téléphonique, je passai près de la villa Crawford. Mac Pherson était toujours à son poste ; seulement j’eus quelque peine à le découvrir car il s’était couché à plat ventre dans l’herbe, afin de ne pas éveiller l’attention du vilain oiseau qu’il guettait. – Eh bien ? interrogeai-je en m’approchant. – Ah ! c’est vous, monsieur Dickson ! Et Mac Pherson leva vers moi ses gros yeux ronds que la fatigue rendait un peu troubles : – Notre homme est toujours là ? – Oui... mais il a l’air bien malade... Tenez... vous pouvez l’apercevoir d’ici... il est couché sous cette remise... En effet, par la porte grande ouverte du garage, on voyait Slang étendu sur un vieux rocking-chair, la tête entre les mains, dans l’attitude d’un homme qui ne se soucie guère de ce qui se passe autour de lui. – Faut-il le surveiller encore ? demanda Mac Pherson. – Oui... – Mais c’est que j’ai faim... monsieur Dickson, et puis Bailey m’attend : nous devons aller aujourd’hui à Merry-Town faire une enquête sur un vol de diamants. – C’est juste. Attendez encore une demi-heure ; je vais vous trouver un remplaçant. Ce remplaçant, ce fut Bloxham, l’homme à la panne, celui qui se serait jeté au feu pour moi. Dès que je l’eus mis au courant du service que j’attendais de lui, il endossa une veste de cuir, mit un bull-dog dans sa poche, prit un sac rempli de provisions et s’achemina vers l’observatoire où se morfondait le pauvre Mac Pherson. J’étais sûr de Bloxham... il resterait en faction jusqu’à ce que je vinsse le relever... C’était de plus un petit homme très alerte qui ne perdrait pas Slang de vue et saurait au besoin s’attacher à ses pas. D’ailleurs, le chauffeur de M. Crawford ne me semblait pas disposé à prendre la fuite, du moins pour l’instant. Je résolus donc de me rendre à Green-Park. Cette nouvelle visite au lieu du crime pouvait peut-être me réserver quelque précieuse découverte. Je pris ma bicyclette et pédalai à toute allure vers le cottage Chancer. Quand j’y arrivai, je constatai avec plaisir que rien n’avait été sensiblement modifié dans la maison, depuis mon départ. Seul, le corps de la victime, préalablement injecté de substances antiseptiques, avait été transporté dans la salle de bains transformée en local réfrigérant, aux fins d’autopsie. J’appris même que, des trois médecins désignés pour se prononcer sur les causes de la mort, l’un avait désiré me voir, et m’entretenir en particulier, mais que les deux autres s’y étaient opposés. Pour moi, ma conviction était faite et toutes les démonstrations de la science n’auraient pas prévalu contre elle. Ces formalités ne me regardaient d’ailleurs aucunement. Je descendis au jardin. Il est, je crois, à peine besoin de dire que la semelle de la bottine s’appliquait exactement sur l’empreinte. Je ne fus pas fâché toutefois de n’avoir pas trop tardé à faire cette constatation. La terre commençait à se craqueler... elle se serait à bref délai désagrégée et cette preuve matérielle que je tenais entre les mains aurait manqué à l’instruction. J’eusse alors été obligé d’employer le procédé de moulage inventé par le docteur Bertillon et que nombre de policiers ont plus d’une fois mis en pratique [6]. Je pris le personnel du cottage à témoin de la parfaite coïncidence des formes de la bottine avec son effigie et j’instituai solennellement, en présence des autres domestiques, le valet de chambre parfumé surveillant de cette partie du jardin. J’avais bien pensé pour cette petite cérémonie à me ménager le témoignage de M. Crawford car, outre le plaisir que j’aurais eu à me rencontrer une fois de plus avec ce gentleman, cela prévenait tout accès de mauvaise humeur de sa part, lorsque je serais obligé de faire arrêter son chauffeur. Malheureusement, M. Crawford était absent de chez lui quand j’avais quitté Broad-West. J’allais maintenant requérir du chief-inspector de Melbourne l’arrestation immédiate de Slang, en le priant toutefois de tenir cette arrestation secrète afin de ne pas donner l’éveil aux complices du bandit.

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X Une complication que je n’avais pas prévue Après être retourné à Broad-West pour donner quelques instructions à Bloxham et lui avoir adjoint un jeune homme du nom de Frog que j’avais employé maintes fois à des filatures assez compliquées, je pris le rapide qui me déposa sur le quai de Melbourne à l’heure du déjeuner. Mon but était de m’assurer que le chief-inspector, suivant la promesse qu’il m’avait faite, s’était occupé de faire surveiller les lieux de plaisir et les grands hôtels. Je me rendis donc au Criterion qui est un des plus beaux restaurants de la ville et où la clientèle est cependant fort mélangée. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrant dans la salle à manger du Criterion, d’y apercevoir M. Crawford. J’allai au millionnaire, la main tendue, et il m’offrit de lui-même une place vacante à sa table. – Je suis, en vérité, charmé de cette rencontre, dis-je en souriant. – Moi de même, cher monsieur... fit M. Crawford. Et cette enquête ? Votre assassin serait-il à Melbourne ? – Peut-être, fis-je évasivement... c’est-à-dire qu’il est ici et partout... mon assassin est légion... – Vous croyez à une bande ? – L’enquête le dira, répondis-je, fidèle à ma consigne de ne jamais me livrer trop. – Puissiez-vous réussir... mais déjeunons, hein ? – Avec plaisir. M. Crawford était un galant homme, et, je m’en aperçus, fort beau mangeur. Comme il en était à l’entrée, il se fit servir de nouveau toute la première partie du menu afin de me tenir compagnie. Je résolus d’user d’atermoiements avant d’arriver à la révélation que je sentais d’avance devoir être mal accueillie. – Je suis retourné au cottage... dis-je... Les médecins ont été appelés encore une fois à se prononcer sur les causes de la mort... l’autopsie va être pratiquée... – Elle conclura à la congestion. – Sans doute... mais il y a congestion et congestion... Celle qui a déterminé la mort de M. Chancer a été, vous le savez, provoquée mécaniquement par des coups violents appliqués sur le crâne... – Je crois que vous êtes dans le vrai... une chose qui ne fait pas de doute, en tout cas, c’est que l’on s’est introduit furtivement, dans le bureau de M. Chancer. – Je crois avoir établi ce point, en effet. – Oui... fit M. Crawford, et j’estime qu’il faut en revenir à ce que je vous disais avant-hier : cherchez parmi les gens de maison. Il n’y a que quelqu’un parfaitement au courant des habitudes du défunt qui ait pu ainsi arriver jusqu’à lui. – Pardon, cher monsieur... il y a du vrai et du faux dans ce que vous dites : les domestiques de M. Chancer ont pu servir d’indicateurs, peut-être à leur insu, mais ce n’est pas un familier de la maison qui aurait eu recours au petit « truc » que nous avons découvert sur la sortie secrète du cabinet... il serait entré par la porte, tout simplement. – Que croyez-vous alors ? – Je crois qu’un étranger renseigné sur la disposition des lieux se sera glissé par surprise ou avec la complicité de quelqu’un jusqu’à l’escalier dérobé et aura pu ainsi préparer son ingénieux système de loquet à ficelle. – Cela doit être, en effet... J’étais charmé de voir le millionnaire abonder dans mon sens. D’abord, c’était flatteur pour moi ; ensuite cela me facilitait la pénible communication que j’avais à lui faire. Je l’avais décidément converti à mes idées par la rigoureuse logique de mes déductions. Je décidai cependant de laisser s’achever en paix cet excellent déjeuner, avant d’en venir aux explications délicates. M. Crawford ne souffrit pas que je réglasse l’addition. – Vous êtes mon hôte, mon cher Dickson, me dit-il... je vous garde avec moi... Votre société m’est d’ailleurs trop précieuse pour que je vous laisse ainsi aller... Voulez-vous que je vous accompagne dans vos recherches. J’acquiesçai d’un salut à la proposition. J’avais déjà formé, on s’en souvient, le projet d’emmener avec moi le millionnaire, et son absence m’avait vivement contrarié. Le hasard le plaçait inopinément sur ma route et il avait l’amabilité de m’offrir lui-même sa compagnie. J’étais donc servi à souhait. Je n’avais garde de décliner une proposition aussi flatteuse de la part d’un homme que toute la gentry de Melbourne, en quelque endroit qu’il parût, saluait chapeau bas. Et puis ?... faut-il l’avouer ? Je n’étais pas fâché non plus d’éblouir un peu mon richissime voisin en le faisant assister, phase par phase, à la réalisation de mes hypothèses. Je pressentais d’ailleurs que cette journée me réservait des surprises d’où résulterait fatalement quelque coup de théâtre. – Nous ferons, si vous le voulez bien, un tour dans la ville, me proposa mon ami... le temps est splendide, et tout en déambulant, vous m’exposerez plus librement qu’ici vos projets et les résultats déjà acquis de votre tactique... Et pour justifier ces paroles, il me désignait d’un signe de menton un monsieur de mine assez correcte, portant des favoris à l’autrichienne et qui nous décochait de temps à autre un petit coup d’œil furtif. Le millionnaire eut un geste de mauvaise humeur. – On coudoie partout des policiers aujourd’hui, dit-il. Mais se reprenant aussitôt : – Soit dit sans allusion blessante, mon cher Dickson. Je m’inclinai en souriant. – Je parle des mouchards... des professionnels... expliqua-t-il. L’observation du millionnaire me remplissait de satisfaction. La personne qui excitait son impatience était de la police à n’en pas douter. J’admirai le flair de M. Crawford, mais j’admirai encore plus que le chief-inspector m’eût tenu parole. Les grands restaurants étaient surveillés : je venais d’en acquérir la preuve. M. Crawford jeta sa serviette sur la table et nous sortîmes. Cependant, je poursuivais une pensée intime ; je tenais à savoir si la surveillance était bien exercée sur tous les établissements où l’on dépense sans compter. Là est le rendez-vous tout désigné de ceux à qui l’argent ne coûte guère. J’avais constaté que les grands restaurants étaient bien gardés, mais il restait à m’assurer de ce qui avait été fait pour les maisons de jeu de Melbourne. – Que diriez-vous d’un petit tour au cercle ? proposai-je insidieusement. – Au cercle ?... Vous jouez donc, mon cher Dickson ? – Oui, cela m’arrive. – Vous m’étonnez. – Pourquoi ? – Parce qu’un homme dont le cerveau est continuellement occupé de problèmes aussi ardus que ceux que vous résolvez n’a guère le temps de songer aux bagatelles... du moins, je le croyais. – Le jeu n’est pas une bagatelle, répondis-je... c’est un exercice et je lui dois beaucoup. – En vérité ? – Oui... le système de déductions d’un bon joueur et les procédés d’un bon détective sont absolument identiques. Ce que le joueur appelle la veine est exactement ce que nous appelons la piste... Une même Ariane tient le bout de ces deux fils... et elle a nom Logique... cher monsieur. – Voilà que vous devenez lyrique, interrompit M. Crawford... Décidément vous m’étonnez... Eh bien ! allons au cercle... – Oh ! protestai-je... une demi-heure tout au plus... un simple petit exercice d’entraînement... – Êtes-vous en fonds, au moins ? me demanda le millionnaire en riant. – Suffisamment... j’ai sur moi quelques bank-notes... – Laissez-moi vous dire que cela n’est rien... un coup de râteau... – Je sais me modérer... – All right ! en tous cas, comptez sur moi, je vous prie, le cas échéant. Je remerciai mon généreux voisin, et quelques instants après, nous entrions dans la maison de jeu la mieux fréquentée de Melbourne : j’ai nommé le Pacific Club. Nous nous dirigeâmes d’un commun accord vers les salles de roulette et j’eus le plaisir de voir mon compagnon reconnu de la plupart des gros joueurs attablés là. Il me semblait qu’il rejaillissait sur moi, humble détective, quelque chose de cette considération. Nous prîmes place. M. Crawford commença par mettre une bank-note sur le tapis. Quant à moi, je pontai modérément avec ce que j’avais d’espèces métalliques dans la poche de mon gilet. J’avais bluffé avec M. Crawford. La vérité est que je ne joue jamais et me tiens farouchement à l’écart de cette terrible sirène qu’est la roulette. Il m’arriva bien entendu ce qui arrive aux novices : je gagnai. M. Crawford, lui, perdit coup sur coup plusieurs sommes assez considérables, car il ne misait qu’avec des billets. Cependant je me raidissais de mon mieux contre l’entraînement. Au surplus, ce n’était pas pour jouer que j’avais tenu à pénétrer dans ce lieu... On sait quelle raison m’y avait attiré...

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XI L’étoile à six branches Sans en rien laisser paraître, je dévisageais, tout en ayant l’air de suivre la partie, les joueurs réunis autour de moi, et mon attention fut tout à coup éveillée par un individu à l’allure assez gauche qui rôdait près des tables. Cette préoccupation me retint-elle trop ? La fortune tourna-t-elle ? Toujours est-il que je me mis à perdre. Dès lors, entraîné sur la pente, je perdis ce que je voulus. Tout mon gain y passa et aussi ce qui me restait de monnaie disponible. Je voulus me retirer de peur d’être tenté d’attaquer ma réserve de banknotes, mais je m’étais sottement engagé au delà de ce que j’avais devant moi, et je dus donc, bon gré mal gré, avoir recours à mon portefeuille. Je mis la main dans la poche intérieure de mon veston et soudain j’eus peine à réprimer un cri : Mon portefeuille avait disparu ! Je me tâtai, fouillai mes autres poches... Rien ! J’étais volé ! Cette petite fantaisie me coûtait cinquante livres... mon revenu d’un mois... Il fallait cependant que je fisse figure. Je me souvins alors de l’offre obligeante de M. Crawford et m’approchant du millionnaire, je lui exposai mon cas à voix basse. M. Crawford gagnait maintenant... ma mésaventure ne lui parut mériter qu’une médiocre attention. – Qu’à cela ne tienne, dit-il sans lever les yeux... Combien vous faut-il ? – Cinq livres... ce sera suffisant. Et le regard toujours fixé sur la roulette, le millionnaire prit à côté de lui, sur le tapis, cinq souverains qu’il me glissa discrètement dans la main. Je remerciai mon obligeant ami, puis je revins à ma place et jetai les cinq livres sur la table. À ce moment, je vis le louche individu que j’avais déjà remarqué se pencher sur mes pièces d’or, en prendre une entre ses doigts avec un sans-gêne qui m’exaspéra, puis la reposer en souriant d’un air stupide. – C’est quelque fou, pensai-je... un fétichiste qui consulte le millésime de mes souverains. – Laissez donc cela... lui dis-je. Il me regarda effrontément et prit deux souverains après avoir fait un signe au croupier. – C’est à vous, ces pièces d’or ? demanda-t-il. – Oui, répondis-je... ce n’est pas à vous, je suppose ? L’inconnu s’avança vers moi et me dit à voix basse : – Veuillez me suivre. Et comme je protestais, il tira de sa poche une carte orange que je connaissais bien. Cet homme était un inspecteur de la police secrète ! Si le lecteur manifeste ici quelque étonnement, qu’il sache bien que ma stupéfaction ne le céda en rien à la sienne, quelle qu’elle soit. Arrêté, moi Allan Dickson, détective ! arrêté dans l’exercice de mes fonctions ! arrêté par une sorte de confrère d’ordre inférieur, alors que j’étais venu en cet endroit précisément pour m’assurer de sa présence, et par comble d’ironie, au moment où je venais d’être volé par un habile pick-pocket ! Je ne sais ce qui l’emportait à ce moment, dans mon âme tumultueuse, de la surprise ou de l’indignation ! Ceci ou cela me laissa quelques minutes sans réplique, dans l’impossibilité absolue de formuler une protestation. Je me suis rarement vu dans un état d’ahurissement aussi complet. Heureusement, les impressions les plus violentes sont chez moi de courte durée. Sous les regards étonnés des joueurs, j’avais suivi l’agent hors de la salle sans dire le moindre mot, mais une fois dehors, je recouvrai toute ma présence d’esprit. Regardant alors dans le blanc des yeux le représentant de la force publique, je lui dis d’une voix sifflante : – M’expliquerez-vous, monsieur, ce que signifie cette comédie ? – Je n’ai rien à vous dire, monsieur. – Je suis Allan Dickson... insistai-je... veuillez voir vous-même... – Je n’ai rien à voir... vous vous expliquerez au poste. Tous les efforts que je fis pour arracher à cet obscur suppôt de police un semblant d’explication furent absolument inutiles. L’agent appela un policeman et nous montâmes tous trois dans un cab qui partit à vive allure. En dix minutes, nous fûmes rendus au commissariat où le chef de poste, montrant un empressement dont je fus intérieurement très flatté, se trouva aussitôt en disposition de procéder à mon interrogatoire. C’est ici que ma surprise devint de l’ébahissement, mon ébahissement de la stupeur ! J’étais le jouet d’un enchaînement de faits dont l’ordre logique échappait absolument à ma méthode, et les premiers mots du chef de poste me laissèrent béant : – C’est vous, Alsop, dit-il à l’agent en civil, qui étiez de service au Pacific Club ? – Oui, chef. – C’est là que vous avez arrêté cet individu ? – Oui, chef. – Dans quelles circonstances ? – J’ai suivi point par point la consigne qui m’avait été donnée... Monsieur jouait à la roulette... ses allures étranges ont attiré mon attention... il avait l’air de se méfier de quelque chose et regardait sans cesse autour de lui. Je l’ai surveillé et pris sur le fait... – Que faisait-il ? – Il venait de jeter sur la table de jeu cinq souverains... – La déclaration de l’agent est-elle exacte ? demanda le fonctionnaire. – Absolument exacte, répondis-je, ne comprenant pas encore de quel délit j’étais accusé. – C’est bien... Continuez, Alsop. – Monsieur avait donc jeté sur la table cinq souverains... J’en vérifiai l’effigie, suivant les instructions que j’avais reçues... Deux étaient tournés du côté face et portaient très nettement l’étoile à six branches à la section du cou de la Reine... Je ne savais si je devais m’indigner ou éclater de rire... Le comique d’un homme arrêté d’après ses propres indications était vraiment irrésistible, encore que je fusse victime du quiproquo le plus fantastique. J’essayai de mettre un peu de lumière dans ces ténèbres. C’était vouloir tenter l’impossible ! Le chef ne m’écoutait pas ; il fouillait dans ses dossiers. De son côté, l’agent qui m’avait arrêté tirait deux souverains de sa poche et les faisait sonner sur le bureau. – Voici, dit-il avec un fin sourire, les pièces que j’ai saisies... Le chef examina attentivement les souverains, puis il me les soumit : – Vous reconnaissez que vous avez été en possession de ces pièces ? demanda-t-il. – Je ne sais, répondis-je... mais du moment que votre agent l’affirme... – Eh bien ! ces pièces proviennent tout simplement d’un vol avec effraction accompagné d’assassinat sur la personne de M. Ugo Chancer, de Green-Park... Qu’avez-vous à répondre ? – Que je n’y comprends absolument rien... Cependant, on pourrait utilement invoquer le témoignage de M. Crawford, le millionnaire, de Broad-West de qui je tiens ces souverains... Lui seul en indiquerait certainement la provenance... mais je puis d’ores et déjà vous donner mon opinion... – Nous n’avons que faire de votre opinion, répondit le chef d’un ton sec... Vous prétendez être le détective Allan Dickson ? – Cela, oui... – Vous persistez à l’affirmer ? – Je persiste. – C’est bien... Vous êtes un gaillard audacieux, mais vous ne vous tirerez pas de là facilement... – C’est ce que nous verrons. Le policier appuya sur un timbre et deux policemen parurent. – Conduisez cet homme à Wellington-Gaol, leur dit-il... Je suis fataliste et je crois que les événements s’enchaînent suivant un ordre rigoureusement mathématique. Ils ne nous apparaissent pas toujours logiques, mais ils ont évidemment une raison d’être. S’il nous est permis d’employer notre sagacité à en découvrir le premier chaînon, en revanche, il serait absurde de vouloir nous opposer à leur développement naturel. C’est pourquoi je me résignai. Je me prêtai de bonne grâce à la formalité de la fouille, me laissai docilement passer les hand-cuffs et montai dans un affreux fourgon grillagé en cédant courtoisement le pas, en gentleman correct, aux deux policemen qui m’accompagnaient. Un quart d’heure après, j’étais jeté dans une cellule de la prison de Wellington-Gaol, comme le dernier des vagabonds ramassé sur le port de Melbourne ou dans quelque boarding interlope de Footscray street.

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XII Un coup d’audace Je comprends l’infortuné Pellisson élevant une araignée dans son cachot de la Bastille pour charmer les loisirs d’une horrible captivité. Je n’étais pas depuis une demi-heure en prison que je m’étais moi-même découvert une araignée à apprivoiser. Cette bestiole rétive d’abord, et absolument inaccessible, parut peu à peu vouloir s’apprivoiser. Elle souffrit ensuite que je la regardasse sous toutes ses faces, se prêta à ce que je demandai d’elle pour que je visse bien sans doute à quel genre d’araignée j’avais affaire, puis se laissa prendre enfin et si bien que je ne la lâchai plus. Cette araignée, c’est dans un coin de mon cerveau que je l’avais découverte. Je la sentis quelque temps confusément me trotter par la tête et je n’y prêtai pas plus d’attention qu’il convenait. Cependant, comme elle devenait obsédante, force me fut bien d’en faire cas. Je me livrai alors au jeu de la manipuler avec une curiosité d’instant en instant grandissante. « Voyons, me disais-je, que signifie tout cela ? Je suis trouvé dans l’espace de deux minutes en possession de l’argent dérobé à M. Ugo Chancer... cet argent est de l’argent criminel et le policier du Pacific Club a bien fait de me mettre en état d’arrestation... Il a obéi à la consigne que j’avais donnée moi-même... Cependant, comment me suis-je trouvé avoir en main cet or coupable ? Je n’avais plus un penny vaillant et je venais d’emprunter cinq livres à M. Crawford... c’est donc de M. Crawford que je tenais les souverains marqués du signe de Hugo Chancer... Comment se faisait-il qu’il eût lui-même ces souverains ? Les avait-il gagnés au jeu ? c’était plus que certain... Donc, un des assassins de Green-Park se trouvait dans la salle et écoulait, sans se douter qu’elles fussent marquées, les pièces de M. Chancer... » La seule réponse satisfaisante, c’est M. Crawford lui-même qui pouvait me la donner. J’avais timidement émis cette opinion devant le chef de poste mais il avait passé outre avec une indifférence qui m’avait surpris. Je sentais, peut-être à tort, dans la façon désinvolte avec laquelle ce fonctionnaire avait agi à mon égard, une manifestation de cette jalousie sourde que vouent les officiels aux détectives amateurs. J’aurais eu tort, évidemment, de compter sur la moindre bienveillance de la part d’un inspecteur de police. M. Crawford n’ayant pas été appelé à s’expliquer, il me restait à découvrir avec mes propres moyens la clef de l’énigme. Deux explications étaient également plausibles. M. Crawford qui jouait au moment où je lui empruntai cinq livres, pouvait avoir à son insu, comme je le disais tout à l’heure, ramassé les pièces suspectes avec son gain. Ou bien les souverains étaient auparavant la propriété de M. Crawford et alors il fallait de toute nécessité que ledit M. Crawford justifiât de leur provenance. Je ne pouvais pas, de la prison où j’étais, établir, grâce à mon habituelle méthode inductive, par quels procédés, quelle succession d’intermédiaires, mon voisin de Broad-West se trouvait avoir dans sa poche l’argent provenant d’un vol qualifié. Je pensai un moment à la possibilité d’un échange de monnaie consenti par le chauffeur Slang à son maître... Sans doute cela était admissible, mais je n’en aurais le cœur net qu’en me retrouvant face à face avec M. Crawford. Le lendemain, sans nul doute, suivant la loi australienne, on me ferait subir un interrogatoire plus sérieux. Il serait alors tout naturel que j’insistasse pour être confronté avec le millionnaire. Cela allait de soi et faisait si peu de difficulté que j’en vins à penser qu’on me le proposerait spontanément. Cette formalité me parut même tellement inévitable, nécessaire, inéluctable que je résolus d’éviter à tout prix une telle confrontation. En effet, la réponse de M. Crawford serait certainement décisive. L’affaire de Green-Park entrerait dès lors dans sa dernière phase, mais elle m’échapperait en même temps ; elle deviendrait la chose de la police. J’en serais pour mes frais, mes calculs et mon dévouement – dévouement qui allait jusqu’à me faire dévaliser d’abord et emprisonner ensuite. D’autres recueilleraient les lauriers de cette gloire si chèrement acquise. Et cela, je ne le voulais à aucun prix. Il fallait que j’eusse une explication avec M. Crawford ; mais il importait que cette explication eût lieu en dehors de toute ingérence policière. Il n’y avait à ce problème qu’une solution : la fuite. C’est alors que je commençai à prêter quelque complaisance à la petite bête qui me trottait dans le cerveau. Cela avait une voix menue qui me murmurait sans relâche : – S’évader ? mais rien de plus simple... Est-il déshonorant de s’évader quand on a été emprisonné par erreur... Les barreaux ? ils ne sont jamais bien solides à la prison préventive... de simples épouvantails, tout au plus... Ce premier pas franchi, se laisser glisser en bas ? Rien... un jeu d’enfant pour un homme de sport... Ah ! ça ne serait certes pas un tour de force héroïque à la Monte-Cristo. Mais j’entends une grosse voix couvrir ici le petit cri tentateur qui m’obsédait de plus en plus. Cette voix est la vôtre, lecteur... Elle proteste, elle se récrie avec véhémence : – À d’autres !... on ne s’évade pas ainsi des prisons modernes... D’abord, pour se ménager une issue, il faut des outils... Or vous n’aviez pas d’outils, monsieur... on vous avait fouillé, vous nous l’avez dit vous-même. – Oui, cher lecteur, on m’avait fouillé... et cependant j’avais sur moi un petit attirail d’évasion. Je ne pensais certes pas avoir jamais à me servir d’une lime pour scier les barreaux d’une geôle ni d’une corde solide pour me soustraire à la justice de mon pays. Non, cette éventualité-là, je ne l’avais pas envisagée... Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver dans le métier de détective. Tout est possible ; on vient d’en avoir la preuve. Je pouvais un jour ou l’autre être séquestré, mis au secret par des malfaiteurs, des jaloux, que sais-je ? Et en prévision de cela j’avais toujours sur moi une de ces petites scies dont la description a été faite maintes fois : un ressort de montre finement dentelé dont les morsures sont funestes aux barreaux des fenêtres, un vrai joujou qui ne tient pas plus de place qu’un cure-dent et que je conservais toujours avec une petite pièce d’or, dans la doublure de mon gilet. J’avais aussi mon grand pardessus beige dont je ne me sépare jamais, quelque temps qu’il fasse et l’on a vu les services que cet overcoat m’avait déjà rendus en me permettant, grâce à sa doublure, de me livrer aux plus rapides transformations. Cette doublure avait aussi un autre avantage : elle recelait, outre quelques menus objets que je tenais à sauver des curiosités indiscrètes, une longue corde de soie aussi solide qu’un câble, grâce à la qualité de la soie employée et au procédé de tissage. Cette corde, à peine grosse comme un chalumeau d’avoine, et que je pouvais grossir en la doublant ou en la triplant, faisait plusieurs fois le tour de mon pardessus dans la couture des bords inférieurs où l’épaisseur normale du vêtement rendait sa présence invisible. Il faut être prévoyant quand on est détective et l’on voit que j’avais plus d’un tour dans mon sac... ou plutôt dans mon pardessus. L’électricité brilla tout à coup au plafond de ma cellule qui était des mieux aménagées. Outre la lumière électrique, elle comportait un lavabo complet avec jet d’eau froide et d’eau chaude, une table à écrire pourvue d’un menu matériel de bureau, deux sièges dont un fauteuil en bambou et une crédence où voisinaient, avec des commentaires de la Bible, quelques livres de voyage et d’histoire. Le lit, très simple, monté sur un sommier métallique avait cet aspect d’élégance sobre que donnent l’extrême propreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu. C’était en réalité un « home » confortable où il faisait bon vivre et je compris fort bien que de pauvres diables préférassent cette hospitalité à l’abri précaire des garnis borgnes et des logis de rencontre. Le repas qu’on me servit était fort mangeable et le gardien-chef de la prison me fit même l’honneur de venir me tenir compagnie pendant que j’étais à table. C’était un gros homme, au crâne piriforme, aux yeux rieurs et au nez rouge et pointu comme un piment. – Vous savez, me dit-il, la lourde prévention qui pèse sur vous ? – Je sais, monsieur... répondis-je en m’excusant de poursuivre la dégustation d’un haricot de mouton dont je lui fis compliment. – Votre affaire est très grave... Je n’ai pas à vous interroger... mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est de fournir sans réticences tous les détails possibles sur votre complicité dans le crime de Green-Park. Vous avez été écroué ici sous un faux nom, hein ? – Pourquoi aurais-je donné un faux nom, monsieur ? – Ah ! ah ! ah ! mais pour égarer la justice, parbleu ! Je haussai les épaules. Le gardien-chef me regarda curieusement : – Vous paraissez avoir reçu une certaine éducation... c’est regrettable... oui, très regrettable... Allons, avouez-le, c’est la noce, n’est-ce pas, qui vous a conduit là ? Ah ! ah ! ah ! Enfin la nuit porte conseil... pensez à ce que je vous ai dit... Je remerciai le brave gardien et très ostensiblement je fis mine de me coucher. Le bonhomme me souhaita le bonsoir ; je lui rendis ses souhaits et il me laissa seul. Neuf heures sonnaient à ce moment à l’horloge de Wellington-Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon des plus harmonieux. Bien que très calme de nature et aussi par profession, j’étais, on le conçoit, d’une impatience fébrile. Je n’osais pourtant mettre mon projet à exécution avant que les derniers bruits se fussent éteints dans la prison. Il convenait d’agir avec prudence. Je montai sur une chaise et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi obscure ; c’étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur service de nuit. De temps à autre, j’entendais de longs appels, un grand bruit de verrous et par-dessus tout cela le ronflement sourd et régulier de la machine à vapeur qui distribue l’électricité dans la prison modèle de Wellington-Gaol. Enfin, vers onze heures, les couloirs et les fenêtres des cellules parurent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de tout à l’heure. – Allons ! à l’œuvre... me dis-je. J’atteignis au toucher la petite scie roulée en spirale et dissimulée dans mon gilet, puis j’ouvris la fenêtre avec précaution. C’était une sorte de baie cintrée de moyenne ouverture qui présentait deux barreaux verticaux espacés l’un de l’autre de vingt centimètres environ. Comme je suis très mince, il me suffisait d’enlever un seul barreau. Je me mis donc au travail. Les dents imperceptibles de ma scie faisaient merveille. Je les sentais mordre âprement le fer et c’est à peine si l’on entendait un léger crissement. Tout en activant ma besogne, je mesurais de l’œil la hauteur à laquelle je me trouvais. Rien d’une évasion romanesque du haut d’un donjon, en effet !... car ma cellule était au premier étage du bâtiment. N’eussent été le risque de faire une chute sur quelque obstacle invisible et la crainte du bruit que produirait inévitablement la rencontre de mes bottines avec le sol, j’aurais pu sauter simplement sans avoir recours à ma corde. Le barreau céda enfin. D’une violente poussée, je l’écartai au dehors pour y glisser ma modeste corpulence. Cela fait, je revins à mon lit, y pris mon overcoat, et d’un coup de dent, je pratiquai dans la doublure un tout petit trou par lequel je pinçai du bout des doigts la corde enroulée à l’intérieur. Cette corde extraite de sa cachette, je la triplai, non pour lui donner plus de force, car elle était, comme je l’ai dit, d’une solidité à toute épreuve, mais de façon à pouvoir la serrer avec mes mains, puis j’en fixai une extrémité au barreau demeuré intact. Tout était prêt... J’écoutai encore pendant quelques minutes, puis j’endossai mon inséparable overcoat, enfonçai mon chapeau jusqu’aux oreilles et enjambai l’appui de la petite fenêtre. En trois flexions de bras, j’avais atteint le sol où j’atterris sans faire plus de bruit qu’un oiseau se posant sur une branche. J’éprouvai, je l’avoue, une réelle satisfaction à me sentir à l’air libre, quelque chose comme la joie du collégien partant en vacances ou du militaire qui vient d’être libéré. – Aïe ! je m’étais réjoui trop tôt ! J’étais dehors, sans doute, mais dans la cour... c’est-à-dire encore entre les murs de la prison. Il me restait à franchir le pas le plus redoutable : la grande porte... et le cerbère qui la gardait ne manquerait certainement pas de s’étonner en me voyant surgir des ténèbres. Il fallait payer d’audace jusqu’au bout. Je me dirigeai donc, d’un pas assuré et en faisant sonner le talon, vers la voûte sous laquelle s’ouvrait la loge du concierge. Devant moi la lourde porte dressait ses vantaux ferrés et rébarbatifs. Au delà c’était la liberté ! Ma foi, tant pis ! je jouai mon va-tout et, me ruant sur le guichet, je l’ébranlai d’un coup de poing formidable. – Holà ! criai-je... holà door-keeper ! (portier) awake !... awake !... (Réveillez-vous). Il se fit un mouvement à l’intérieur de la loge... j’eus une seconde de véritable angoisse... – M’entends-tu, brute, repris-je en haussant le ton... Lève-toi et vivement ! Une porte s’entrebâilla et je vis apparaître à la lueur du falot qui éclairait la voûte, une figure d’homme mal éveillée enfouie dans une barbe à la Robinson. Je ne laissai pas le temps au brave portier d’ouvrir la bouche : – Cours vite chercher un cab, enjoignis-je, une voiture quelconque à deux places... Monsieur le directeur me suit... L’homme me regarda en clignant des yeux, comme un hibou surpris par l’aurore : – Ah ! c’est vous, monsieur Nash ? dit-il enfin. – Bien sur... tu ne me reconnais donc pas ? Allons, dépêche-toi... nous venons de recevoir un coup de téléphone... il faut que nous allions immédiatement chez le chief-inspector... Le portier balbutia, me sembla-t-il, quelques excuses, puis, ne prenant que le temps de s’envelopper d’une grande capote, il sortit, fit jouer les ferrures sonores de la grande porte, l’ouvrit mais se plaça devant moi pour me barrer le passage. – Eh bien... et ce cab ? répétai-je d’un ton furieux. – J’irai le chercher quand monsieur le Directeur sera là... Vous savez bien, monsieur Nash, qu’il ne veut pas que l’on sorte, passé dix heures... – C’est vrai, dis-je en m’approchant sournoisement. Et d’un swing vigoureusement appliqué, j’envoyai le malheureux door-keeper rouler sous la voûte. Inutile de dire que lorsqu’il se releva j’étais déjà loin. Cette fois j’avais été bien servi par le hasard, puisque je ressemblais, paraît-il, à un certain M. Nash qui devait être quelque fonctionnaire important de Wellington-Gaol. Et, de fait, j’eus plus tard l’occasion de constater qu’entre M. Nash et moi on pouvait parfaitement se méprendre. Ainsi, sans m’en douter, j’avais un sosie dans une prison... un bon sosie, un sosie providentiel à qui je dois aujourd’hui d’avoir pu m’illustrer dans l’affaire de Green-Park. Un quart d’heure après, étendu sur la banquette d’un confortable wagon de première classe, je roulais vers Broad-West.

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XIII L’alibi Mon intention formelle était d’aller sur l’heure trouver M. Crawford et d’éclaircir, sans plus tarder, le mystère des pièces d’or. Je savais que je le rencontrerais sûrement chez lui, puisqu’il ne découchait jamais. D’autre part, il était urgent que cette question fût tirée au clair... Mon évasion n’avait pas d’autre but et je devais me constituer prisonnier, dès le réveil, afin de ne pas aggraver mon cas. Il y allait de la réussite de l’affaire, du moins en ce qui me concernait. En revanche, réveiller un homme fort jaloux de son repos à une heure du matin, c’était une façon de procéder un peu sans gêne. J’aurais hésité en toute autre circonstance à commettre une semblable incorrection, ou plutôt je n’eusse même pas envisagé l’éventualité d’une telle tentative. Mais le moment était grave... et puis, somme toute, plus je me représentais la conduite de M. Crawford, plus je la trouvais de nature à excuser ma façon d’agir. – Comment ! cet homme m’avait vu appréhender à ses côtés et n’avait même pas eu un geste en ma faveur ! Il était peut-être le premier à ignorer qu’il fût la cause indirecte de ma mésaventure... soit ; mais au moins on s’informe... on ne laisse pas comme cela « coffrer » ses amis. Le jeu le passionnait-il par trop ? Ou bien lui, qui, deux minutes auparavant, m’ouvrait si généreusement sa bourse, avait-il été subitement désillusionné sur mon compte au point de ne vouloir plus paraître avoir quelque chose de commun avec moi ? Cette lâcheté eût été assez digne du parvenu que j’avais deviné déjà en mon richissime voisin. – C’est moi l’offensé sans doute, me disais-je, moi à qui l’on a manqué d’égards... Ce M. Crawford s’est décidément conduit comme... et un mot que j’avais entendu en France me vint au bout des lèvres... comme un mufle, c’est cela... oui, comme un mufle !... Nous entrions en gare de Broad-West. Le train stoppa. Je sautai hors de mon compartiment et me hâtai vers la villa Crawford tout en poursuivant mon monologue. De toute façon, j’avais bien droit à une explication et, quelque intempestive qu’elle pût paraître, ma démarche le cédait encore en discourtoisie à l’inexplicable indifférence du millionnaire. Arrivé devant le cottage, j’hésitai... Un rai de lumière pâle filtrait au-dessus des rideaux à cette fenêtre du premier que je connaissais bien. M. Crawford est là, me dis-je... c’est l’essentiel... Quant à réveiller le personnel, bah ! la belle affaire !... Plus souvent que je prendrai des gants ! Slang d’abord, qu’il récrimine ou non, aura demain de mes nouvelles par l’intermédiaire de quelqu’un qu’il n’attend guère... et son maître à l’instant même... et sans intermédiaire encore... À ce moment une ombre me frôla, et, à la lueur de la lune, je reconnus Frog. – Eh bien ? lui dis-je. – Votre homme est toujours là... Faut-il passer la nuit en observation ? – Plus que jamais, répondis-je. – C’est bien, fit le pauvre garçon d’un air contrit. J’allais sonner à la grille de la villa et me faire annoncer à M. Crawford, mais je réfléchis que ce serait probablement Slang qui viendrait m’ouvrir et qu’en me reconnaissant – car, cette fois, je n’avais pas d’enduit sur la figure – il serait aussitôt pris de peur et s’enfuirait comme un lièvre. Slang me connaissait, en effet, et il savait fort bien que j’étais détective ; d’ailleurs, ce n’était un mystère pour personne à Broad-West. Il y avait bien Frog qui veillait à quelques pas de la grille, un revolver au poing, mais qui sait si malgré toute son habileté, il pourrait sinon arrêter, du moins suivre à la piste ce bandit de Slang ? D’autre part, mon coup de sonnette ne manquerait pas de réveiller les autres domestiques : la grincheuse Betzy, le vieux cuisinier... et tout le monde serait bientôt au courant de ma visite... Décidément, il valait mieux agir avec mystère et pénétrer dans la villa comme un vulgaire cambrioleur. De cette façon, Slang n’aurait pas lieu de s’alarmer et, le lendemain, l’agent chargé de le mettre en état d’arrestation le trouverait à son gîte. Il eût été stupide, en effet, de compromettre par une imprudence l’issue d’une affaire, déjà passablement embrouillée. Slang avait beau être une brute, il comprendrait fort bien qu’une visite aussi tardive faite à son maître par un homme qui s’occupait de police devait avoir quelque rapport avec l’affaire de Green-Park, et il n’attendrait sans doute pas que mon entrevue avec M. Crawford eût pris fin pour se soustraire à un interrogatoire. Puisque je tenais le gredin dans une souricière où il semblait d’ailleurs fort tranquille, je ne devais pas éveiller ses soupçons... Mon parti fut vite pris. J’entrerais dans la villa par escalade. Revenant alors auprès de Frog, je lui dis à voix basse : – Écoute-moi bien... J’ai affaire dans cette maison, mais il faut que j’y entre sans qu’on m’aperçoive... Je vais escalader ce mur qui n’est d’ailleurs pas très élevé... Dès que j’aurai mis le pied dans le parc, surveille bien les fenêtres de ce petit bâtiment que tu aperçois sur la droite... c’est là que logent les domestiques... Si tu voyais une lumière briller soudain dans ce pavillon, ou si tu entendais un bruit de pas, donne aussitôt deux coups de sifflet. – Compris, monsieur Dickson... mais si vous étiez par malheur en danger, faudrait-il aller vous porter secours ? – Je n’ai rien à redouter... car je suis connu dans cette maison et dans le cas où je serais surpris, je trouverais toujours une raison pour expliquer ma présence... Ce que je désire avant tout, c’est que les domestiques qui font des rondes chaque nuit ne me surprennent pas dans les escaliers. – J’aurai l’œil, soyez tranquille, répondit Frog. – As-tu un couteau ? – Voici, monsieur Dickson. – Bien, merci. Je me dirigeai alors vers un endroit où le mur n’avait pas plus de deux mètres de haut, m’enlevai à la force des poignets, fis un rétablissement par principe et me laissai glisser doucement dans le parc. Arrivé devant la petite porte par laquelle j’étais déjà passé avec Slang et qui donnait sur le vestibule, je m’apprêtais déjà à en forcer la serrure avec la pointe du couteau de Frog, quand je m’aperçus que cette porte n’était pas fermée. Je tournai sans bruit le bouton et me trouvai au pied de l’escalier en pitchpin qui conduisait à la galerie du premier étage où j’avais été présenté à Betzy. Je montai sans bruit. Une sorte de réverbération mourante s’étendait en plein milieu du couloir ; j’atteignis cette lueur et reconnus la grande glace sans tain (l’observatoire) devant laquelle je m’arrêtai. La chambre m’apparut alors baignée de la lumière incertaine d’une veilleuse. Je distinguai le lit, la blancheur des draps... et dans le lit, M. Crawford reposant le plus tranquillement du monde. – Riche nature, pensai-je... Cet homme élève le culte de son repos à la hauteur d’un sacerdoce. Je frappai deux petits coups discrets sur le verre. Le dormeur ne sourcilla pas. – Je suis bien bon, dis-je, d’user de telles précautions... C’est une souche ! Et je réitérai un double appel... à coups de poing, cette fois... Rien ! – Simulerait-il ? me demandai-je... ou serait-ce une manière d’éviter une explication embarrassante ? J’avisai la porte placée à deux pas de la glace et fis la réflexion que le bois est plus sonore et moins fragile que le verre. Je me mis donc à tambouriner contre le panneau sans aucun ménagement, puis je revins à « l’observatoire ». M. Crawford n’avait pas bougé. Alors, j’ébranlai la porte et joignant ma voix au bruit des vantaux entrechoqués : – Monsieur Crawford !... Monsieur Crawford !... mille pardons ! m’écriai-je. J’ai deux mots à vous dire et je vous jure, by God ! que je ne sortirai pas d’ici sans vous les avoir dits... Autant essayer d’émouvoir une borne !... L’impassibilité de ce visage reposant toujours à la même place sur l’oreiller était telle qu’elle m’impressionna : – Ah çà ! me dis-je... serait-il mort ? Tout ce qui m’arrive depuis quelques heures devient si étrange !... Ma foi, tant pis, c’est un cas de force majeure. Et j’atteignis le lit. Tout d’abord la pâleur anormale de la face du millionnaire m’étonna. – Monsieur Crawford, réitérai-je... monsieur Crawford ! Alors je n’hésitai plus... d’un geste brusque j’écartai violemment draps et couvertures. Stupéfaction !... dans le lit, à la place du corps, il n’y avait qu’un long traversin entouré d’une étoffe blanche ! ! ! Cette tête et ce buste ne tenaient à rien ! Un lambeau de chemise flasque se prolongeait jusqu’à l’endroit où aurait dû se trouver le milieu du tronc... et sous cette loque... rien... rien que de la plume ! D’un mouvement machinal, je posai ma main sur le masque livide de M. Crawford. Ce que j’éprouvai à ce contact, je ne l’avais jamais ressenti... c’était quelque chose de frigide, sans doute, mais encore de non-vivant, d’irréel... quelque chose qui n’aurait jamais vécu ! Où je comptais rencontrer la résistance de la chair, je trouvais la légèreté d’une balle remplie de son... Ce haut de corps tronçonné cédait à la poussée du doigt, oscillait, roulait sur le parquet où il tombait en rendant le son mat d’une tête de poupée... Je me baissai sur la chose inerte qui venait de choir et je saisis le chiffon de toile qui y était attaché. C’était bien une tête de poupée que j’avais en main : une figure de cire à la ressemblance parfaite de M. Crawford ! Et, subitement, ce fut dans mon esprit comme si un voile se déchirait. La conduite incompréhensible du soi-disant millionnaire, ses allures étranges, ses réticences... la présence dans ses poches de l’argent volé, les allées et venues de son automobile sur la route de Green-Park, tout s’expliquait maintenant ! Qu’était cet individu en somme ? et d’où tirait-il les ressources considérables qu’on lui attribuait ? D’un bond instinctif, je me ruai sur le secrétaire dont je crochetai la serrure, avec la pointe du couteau de Frog. Au premier plan, lié à la hâte, je trouvai un paquet de titres. Ils étaient tous de la Newcastle Mining Cie ! Je ne m’attardai pas à en vérifier les numéros ni à constater l’origine des autres valeurs que j’apercevais éparses ; j’ouvris fébrilement les tiroirs et puisai à même dans la monnaie d’or qui s’y trouvait répandue. Au hasard, je ramassai quelques souverains et allai les regarder à la lueur de la veilleuse. Chacun d’eux portait l’étoile à six branches poinçonnée à la section du cou de la Reine ! Je refermai le secrétaire, replaçai la figure de cire dans le lit et donnai un dernier coup d’œil autour de moi pour m’assurer que tout était en ordre dans la chambre. Au moment de sortir, je remarquai, très ostensiblement installés sur une chaise basse, les vêtements de M. Crawford. Une idée me traversa l’esprit : je retournai ces vêtements et j’en fouillai les poches. J’y trouvai un trousseau de clefs, quelque menue monnaie, une boîte de wax vestas, des cartouches de petit calibre et, dans la poche intérieure du paletot, un portefeuille. Ce portefeuille était le mien et j’y découvris intacte la somme qui m’avait été subtilisée pendant le trajet du Criterion au Pacific Club. Je ne pris que la précaution de noter sur un carnet les numéros de mes banknotes, puis je les replaçai consciencieusement dans le portefeuille et glissai celui-ci dans la poche où je l’avais pris. – Cette fois, exultai-je, je tiens la clef de l’énigme et je la tiens bien ! Voilà donc la raison de ces rondes bizarres, de cette glace par laquelle le maître exigeait que l’on constatât sa présence, chaque nuit, alors que ses occupations multiples le retenaient ailleurs !... Ah ! tout cela était bien imaginé et je doute que Sherlock Holmes ait jamais eu à instruire une affaire aussi captivante. Là-dessus je sortis de la chambre et descendis l’escalier. Il était temps, car un coup de sifflet de Frog m’avertissait qu’il avait aperçu quelque chose. J’attendis quelques instants, blotti dans une touffe de fusains et je vis bientôt une lanterne qui projetait sur le sol un petit cône lumineux. C’était Betzy qui allait faire sa ronde. Elle prit l’escalier par lequel je venais de descendre et atteignit le fameux couloir aux cadrans enregistreurs. J’étais déjà dans la rue. – Et alors ? interrogea Frog. – Tout s’est bien passé... Maintenant, mon ami, continue à faire bonne garde... Quand Bloxham vient-il te remplacer ? – À cinq heures du matin. – C’est bon... Tâche de ne pas t’endormir d’ici là... – Oh ! monsieur Dickson... – Allons, à demain. – Good night ! sir. .................................................. Je ne m’accordai que le temps de prendre chez moi quatre heures de repos bien gagné, et, à six heures cinquante, je reprenais le train pour Melbourne.

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XIV Où je stupéfie successivement mon geôlier, le directeur de la prison et le chief-inspector de Melbourne Lorsque, fidèle comme Régulus à la parole donnée, je me fis ouvrir la porte de Wellington-Gaol, la première personne que je rencontrai sous la voûte fut le gardien-chef au crâne piriforme et au nez écarlate. – Comment !... vous voilà, vous, s’écria-t-il... Votre affaire est bonne... ah ! vous pouvez vous vanter de donner du tracas aux gens ! Que désirez-vous à présent ? Que voulez-vous ? Je laissai passer ce premier flot de mauvaise humeur, puis soulevant très poliment mon chapeau : – Voudriez-vous, dis-je, avoir l’obligeance de m’annoncer au directeur ? – Je crois bien que je vais vous annoncer ! Vous n’aviez pas besoin de le demander ! il va vous recevoir le directeur... Et comme le gardien ne semblait guère pressé de me conduire auprès de son chef, je hasardai : – Qu’attendons-nous ? – Que huit heures aient sonné. M. le directeur est en train de prendre son bain. Mais venez avec moi... vous pourriez vous échapper encore et maintenant que je vous tiens... – Serais-je revenu si mon intention était de fuir ? – C’est juste, mais avec un humbug de votre espèce, on ne peut jamais savoir... Tenez, vous me rappelez Harry Fowler ; c’était un type dans votre genre. La comparaison n’avait rien de flatteur, car ce Harry Fowler était le plus détestable gredin qu’eût jamais produit l’Australie... Huit heures sonnèrent. – Allons ! dit le gardien. Nous traversâmes la cour d’honneur, montâmes un perron orné de fleurs en haut duquel s’ouvrait une porte vitrée, puis, une fois dans le vestibule, nous attendîmes. Derrière la cloison j’entendais la voix irritée du directeur. Il gourmandait un de ses scribes, le traitait de paresseux et d’incapable, en frappant à coups de poings sur les meubles. Enfin mon tour d’audience arriva. En me voyant entrer, le directeur s’inclina fort cérémonieusement de quarante-cinq degrés, mais quand le gardien-chef lui eut appris qui j’étais, il changea aussitôt d’attitude. – Ah ! dit-il, c’est ce voyou qui nous a brûlé la politesse... Qui l’a repincé ? – Personne, répondit le gardien... Il est venu de lui-même se constituer prisonnier. Le directeur qui était un gros homme apoplectique faillit suffoquer d’étonnement et me regarda d’un air ébahi. – Vous n’êtes pas un prisonnier ordinaire, vous... finit-il par articuler. – En effet, lui dis-je... et si vous voulez bien m’accorder seul à seul un moment d’entretien, je vais vous apprendre une chose qui va certainement vous surprendre. Le directeur hésita quelques instants, puis après s’être assuré que son revolver était dans le tiroir de son bureau, il se campa devant la cheminée et dit au gardien : – Sortez, Plumcake. Le gardien obéit. Quand il eut refermé la porte : – Eh bien ! je vous écoute, me dit froidement le directeur. – Monsieur, commençai-je, je vous dois d’abord des excuses pour la façon assez cavalière dont j’ai dû me séparer de vous... Cela répondait aux procédés un peu brusques que la police avait employés pour me confier à vos soins... sans même se donner la peine de vérifier mon identité. Et après avoir sorti les pièces justificatives dont je m’étais muni, lors de mon court passage chez moi, je repris d’un ton calme : – Je vous répéterai donc ce que j’ai déjà voulu faire entendre au chef de poste : je suis Allan Dickson... Voici mes papiers ! Le directeur parcourut négligemment les certificats dûment revêtus d’estampilles que je lui soumettais et me dit brusquement : – S’il est vrai, monsieur, que vous apparteniez par quelque côté à l’administration de la justice, vous auriez dû vous montrer, plus qu’un autre, respectueux de ses arrêts. – C’eût été mon plus vif désir, mais cette soumission passive n’eût abouti qu’à la constatation stérile d’une erreur... D’autre part, je suis détective et, hier encore, j’étais sur la piste de l’assassin de M. Ugo Chancer... Ma présence à Broad-West était absolument indispensable... et à tel point que je tiens maintenant cet assassin, monsieur... et puis le livrer à la justice. Le directeur me regarda d’un air méfiant : – Qu’est-ce qui me prouve que vous dites la vérité ? – Ceci, monsieur (et je désignais mes papiers), ceci d’abord... et puis le témoignage du chief-inspector lui-même qui est au courant de certains détails et auprès duquel je vous prie de me faire conduire sans retard. Le fonctionnaire parut choqué de ce dernier mot. – Sans retard... répéta-t-il ironiquement. – Sans retard, oui monsieur... parce qu’il y va de l’arrestation d’un malfaiteur des plus dangereux et que chaque minute d’atermoiement fait peut-être une victime de plus sur le territoire australien... Le directeur parut ébranlé : – Vous allez être confronté à l’instant avec le chef de police, dit-il... Je vous accompagnerai moi-même, mais prenez garde... Si vous avez voulu en imposer à la justice, votre situation sera particulièrement grave, cette fois... Je regardai fixement mon interlocuteur : – Serais-je ici, monsieur, si telle avait été mon intention ? Le directeur prit son chapeau, un vieux gibus de forme archaïque, aux bords minuscules, endossa un long pardessus mastic exagérément garni d’américaines, puis ouvrit la porte de son cabinet. – Plumcake, dit-il au gardien, allez me chercher Big. Quelques instants après, le geôlier revenait avec une sorte de géant qui portait l’uniforme bleu et rouge des gardes-chiourme de Wellington-Gaol. Le directeur qui ne semblait avoir en moi qu’une confiance médiocre me remit entre les mains – et quelles mains ! – du surveillant Big, puis nous montâmes tous les trois dans un coupé automobile qui stationnait au bas du perron. Il était exactement huit heures quarante-cinq. À neuf heures précises, nous arrivions au Police-Office où M. Coxcomb nous recevait immédiatement dans son cabinet. Là, le directeur de la prison entreprit d’abord d’exposer mon odyssée : le chef de police parut prêter peu d’attention à ce discours. – C’est une erreur regrettable, dit-il, qui est à la charge de mes agents... comme il y a, à votre charge, M. Allan Dickson, un acte de rébellion, d’effraction et de détérioration de matériel appartenant à l’État. Cette affaire suivra son cours à part. Vous avez tenu à me parler... je vous écoute... – Monsieur le chief-inspector, dis-je d’une voix vibrante, l’assassin de Green-Park est démasqué. – Par vous ? – Par moi. – Seul ? – Seul... et je dirai même envers et contre les efforts qu’a faits la police pour m’en empêcher. – Passons... L’assassin a-t-il des complices ? – Peut-être... du moins cela paraît probable... – Son nom ? – Gilbert Crawford, de Broad-West. Le chief-inspector et le directeur de la prison sursautèrent en même temps. – M. Gilbert Crawford, le millionnaire ? – Il passe pour tel, en effet, monsieur le chief-inspector. – Le richissime propriétaire de Broad-West ? – Propriétaire de quoi ? monsieur... Nous vivons ainsi d’idées toutes faites... les apparences sont parfois trompeuses... – Mais... un tel homme..., reprit le haut fonctionnaire de la police, interloqué... un tel homme... pour quelles raisons se serait-il fait assassin ? – Pour voler... tout simplement... le vol constitue ses seuls moyens d’existence. Le chief-inspector parut consulter du regard le directeur de la prison et je lus dans ses yeux une nuance d’incrédulité. – Au surplus, repris-je, je m’offre à faire, dès ce soir, la démonstration de ce que j’avance. – À l’instant même, monsieur Allan Dickson, à l’instant même... – Non, si vous le permettez, monsieur le chief-inspector... ce soir seulement... Je vous dirai pourquoi après... ou plutôt vous le comprendrez vous-même... Voulez-vous me laisser la conduite de cette affaire que j’ai menée jusqu’à ce jour ? – Faites... – En ce cas, je vous demanderai deux inspecteurs expérimentés, déterminés et de taille à soutenir une lutte, s’il y a lieu... J’emmènerai ces messieurs à Broad-West... le reste me regarde. – Vous aurez vos deux inspecteurs, monsieur Dickson, mais prenez garde... vous pouvez vous tromper... Songez aux terribles conséquences que pourrait entraîner une arrestation arbitraire... surtout l’arrestation de M. Gilbert Crawford !... – Est-il nécessaire, monsieur le chief-inspector, de vous rappeler mes précédents états de service et de vous remettre en mémoire les différentes affaires qui m’ont valu du lord-chief des félicitations et des témoignages de sympathie ? N’est-ce pas moi qui ai élucidé l’affaire si embrouillée de la Tortue rouge, le meurtre mystérieux du banquier Pound, le drame de Wimblester-House, n’est-ce pas moi encore qui... Le chief-inspector m’arrêta, d’un geste : – Je sais... je sais... dit-il... que vous avez toujours fait preuve de tact et d’habileté... mais il faut y prendre garde, monsieur Allan Dickson... notre métier est dangereux... on réussit dix affaires et un beau jour on commet une « gaffe » impardonnable qui rejaillit sur la police tout entière... – Si je parle avec tant d’assurance, monsieur, c’est que j’ai fait une enquête minutieuse et que je tiens en main le fil de l’affaire de Green-Park... J’ai des preuves... des preuves palpables... et quand je vous dis : M. Crawford est l’assassin de M. Ugo Chancer, c’est que j’en suis sûr... c’est que j’ai vu chez lui les titres volés et les pièces d’or poinçonnées d’une étoile... – Cela suffit, monsieur Dickson, j’ai confiance en votre flair... cependant... j’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi vous vous êtes fait arrêter au Pacific Club... – M. Gilbert Crawford vous l’apprendra avant peu, monsieur le chief-inspector. – C’est bien... je vous donnerai deux inspecteurs ainsi que je vous l’ai promis, mais pour dégager ma responsabilité en cette affaire – dans le cas peu probable d’ailleurs où elle tournerait mal – je vous serais obligé, monsieur Dickson, de vouloir bien rédiger devant moi une dénonciation formelle. Je pris une plume et traçai ces mots sur une feuille à en-tête du Police-Office : « Je soussigné Allan Dickson, détective, demeurant à Broad-West, affirme sur l’honneur que M. Gilbert Crawford est l’assassin de M. Ugo Chancer et qu’il a pris à ce dernier les titres de la Newcastle Mining Cie frappés d’opposition par M. Withworth ainsi que les pièces d’or poinçonnées d’une étoile à six branches. « J’affirme en outre que M. Gilbert Crawford m’a dérobé mon portefeuille. » Et je signai. Le chief-inspector lut le papier, le tendit au directeur de la prison, puis prononça d’une voix grave : – Cette accusation est formelle... Si M. Crawford est innocent, M. Dickson supportera seul le poids de son erreur... C’est bien entendu, n’est-ce pas ?... vous n’avez plus rien à ajouter ? – Non, monsieur, répondis-je. – En ce cas, vous êtes libre... Voulez-vous que j’envoie immédiatement les agents à Broad-West ? – Non, c’est inutile, répondis-je... D’ailleurs, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pourrais requérir sur place l’inspecteur Bailey et le constable Mac Pherson qui ont procédé aux premières constatations, à la maison du crime. – Je vous y autorise. Et le chief-inspector s’asseyant à son bureau me signa un mandat d’arrêt en bonne et due forme, en spécifiant toutefois en marge que c’était sur ma demande qu’il le délivrait. Il évita aussi de faire allusion à l’affaire de Green-Park. C’était un homme prudent qui craignait les complications et ne se compromettait jamais ; il laissait ce soin à ses agents et aux pauvres détectives.

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XV La souricière – Ton maître est-il là ? Nous étions devant la villa Crawford, l’inspecteur Bailey, Mac Pherson et moi. La nuit était obscure et le tonnerre grondait dans le lointain du côté de Merry-Town. Par instants, de rapides arabesques de feu glissaient entre les arbres et les chauves-souris surprises plongeaient dans les taillis. À la fenêtre du premier étage filtrait la petite lueur pâle qui signalait la chambre paisible du millionnaire. Slang, averti par son instinct de cheval de retour, flageolait sur ses jambes à la vue de ces trois hommes qui le regardaient à travers la grille. Bailey lui tendit sa carte. – Introduis-nous, ordonna-t-il... ordre du chief-inspector de Melbourne... Le chauffeur ouvrit la grille et s’effaça respectueusement. – Slang, fis-je à mon tour, en foudroyant du regard le malheureux garçon, allez voir si votre maître peut nous recevoir. – Mais... – Allez, vous dis-je. Il disparut et nous nous concertâmes rapidement pendant son absence qui fut courte. – Messieurs, balbutia-t-il quand il fut de retour, excusez-moi... mon maître est là... mais il dort... et je n’ai pas osé le réveiller. – Montons, fis-je. Je pris la tête du cortège et guidai mes aides, une petite lampe électrique à la main. Dès que nous eûmes atteint le corridor du premier étage, la lumière de la veilleuse, projetée à travers la glace, nous éclaira suffisamment. Je menai mes inspecteurs jusqu’à « l’observatoire » et là, étendant le bras : – Voyez, messieurs, leur dis-je, M. Crawford est dans son lit ainsi que toutes les nuits, au témoignage de ses gens... Bailey et Mac Pherson s’approchèrent de la glace et, retenant leur souffle, contemplèrent un instant le masque impassible du dormeur. – Il ne nous a pas entendus venir, murmura Mac Pherson. Je fis jouer la poignée de la porte et pénétrai dans la chambre. – Entrez, dis-je à mes compagnons abasourdis de ce sans-gêne, puis me plantant au milieu de la pièce. – Monsieur Crawford !... monsieur Crawford !... monsieur Crawford !... appelai-je par trois fois. Les policiers se regardèrent. Alors je m’approchai du lit, écartai violemment les draps et saisissant par les cheveux l’effigie de cire faite à l’image du millionnaire : – L’alibi, prononçai-je. Un « Oh ! » de surprise, d’admiration, de stupéfaction plutôt, accueillit ce coup de théâtre effarant. Je poursuivis très calme : – Messieurs, veuillez maintenant vérifier dans le secrétaire la présence des valeurs, titres et pièces de monnaie qui ont été la propriété de M. Chancer. – C’est une violation de domicile... hasarda timidement Bailey. – Laissez donc... je prends tout à ma charge... D’ailleurs ne suis-je pas couvert par le chief-inspector de Melbourne ? Le secrétaire une fois ouvert, les certificats d’actions et d’obligations furent vérifiés un à un avec la liste des numéros dont j’avais un double dans ma poche. Ce fut ensuite au tour des souverains si bizarrement poinçonnés par le vieil original de Green-Park de passer de main en main. Les inspecteurs se saisirent de toutes ces pièces sous ma responsabilité. Ensuite, nous replaçâmes la figure de cire dans le lit, rétablîmes un ordre apparent et sortîmes de la chambre. Slang, qui venait de monter, nous regarda sortir et jeta un coup d’œil sur le lit de son maître où la figure de M. Crawford ne manifestait aucune émotion. Lui, en revanche, paraissait ahuri et roulait des yeux hagards. Je le pris par le bras. – Slang, lui dis-je, vous allez conduire ces messieurs au petit salon du rez-de-chaussée où vous les prierez de s’asseoir... puis, vous viendrez ensuite me retrouver ici... Le chauffeur se précipita pour exécuter mes ordres. Les policiers descendirent : je les entendis remuer les chaises, s’installer, verrouiller les fenêtres. Slang reparut. – Ceci n’est point une comédie, dis-je d’un air sévère... D’où vient la paire de bottines à boutons récemment ressemelée que vous portiez avant-hier ? Le chauffeur me considéra, absolument hébété. – Allons, répondez... d’où vous venait cette paire de bottines ? – C’est mon patron qui me l’a donnée... articula-t-il faiblement. – Vous ne l’avez pas dérobée ? – Sur l’honneur, gémit le malheureux. – Bien... Quand votre maître vous a-t-il fait ce cadeau ? – Je ne sais plus... je ne me rappelle plus... il y a peu de temps en tout cas... – Rassemblez vos souvenirs, Slang... Vous avez reçu ici dernièrement un domestique sans place que vous avez fait passer pour un de vos parents ?... – Je ne connaissais pas cet homme... j’ai voulu lui rendre service... Je ne croyais pas mal faire... – C’est bon... Y avait-il longtemps à cette date que vous aviez reçu la paire de bottines ? – C’est ce jour même, monsieur Dickson... oui... je me souviens à présent... M. Crawford m’a donné ces chaussures qui le gênaient, m’a-t-il dit, depuis qu’il les avait fait ressemeler... oui... il me les a données le matin, à son lever... – Parfait... Maintenant, écoutez-moi bien Slang... vous êtes un voleur !... – Moi ?... je vous jure... – Ne jurez pas... vous avez fait de 1922 à 1925 deux ans de prison à Adélaïde pour indélicatesses commises au préjudice de la Cyclon Company. Ma victime s’effondra sur un banc du couloir. Je poursuivis : – Vous avez en outre tenté de vendre il y a deux jours aux guichets de l’Australian Bank Exchange de Melbourne un titre qui ne vous appartenait pas... Le chauffeur tomba sur les genoux : – Grâce, monsieur Dickson !... grâce !... balbutiait-il. – Vous l’aviez dérobé, ne niez pas... C’est votre tête que vous jouez en ce moment, Slang, car cette obligation faisait partie de la fortune de M. Chancer qui a été assassiné à Green-Park... – Je ne suis pas un assassin ! s’écria le chauffeur en se relevant... Je ne suis pas un assassin ! J’ai pris le titre, c’est vrai... mais dans la chambre de mon patron... – C’est bien, dis-je... il vous sera tenu compte de votre aveu... Vous ne serez pas inquiété, j’en fais mon affaire, mais à une condition : c’est que vous m’obéissiez aveuglément, Slang. – À vos ordres, monsieur Dickson, murmura le pauvre diable. – Voici : vous allez veiller à la porte extérieure du cottage, en vous dissimulant, bien entendu, et vous viendrez nous avertir dès que vous entendrez venir M. Crawford... Le chauffeur jeta un regard étonné vers la chambre qu’éclairait faiblement la veilleuse. – Votre maître n’est pas là, dis-je. – ? ? – Non, il n’est pas là... Il ne rentrera sans doute qu’au petit jour... Faites, ce que je vous dis, Slang, et je réponds de vous... sans quoi, je vous livre incontinent à la justice. – Ah ! monsieur Dickson, quelle reconnaissance ! Je fis un geste de congé. – Allez, Slang !... Le chauffeur descendit l’escalier quatre à quatre et j’allai rejoindre Mac Pherson et Bailey dans le petit salon. ....................................................... À la première heure du jour, ainsi que je l’avais prévu, le chauffeur vint nous avertir que M. Crawford ouvrait la grille du jardin. Je ne fis qu’un saut jusqu’à la chambre du misérable en recommandant à mes compagnons de se tenir à proximité. J’entrai seul et me dissimulai derrière les rideaux du lit, puis j’attendis. Je perçus le grincement d’une porte que l’on ouvre, puis les pas étouffés du maître montant légèrement l’escalier. C’est à peine si l’on entendait les marches gémir. Par la grande glace donnant sur le couloir, je vis M. Crawford qui s’arrêtait un instant pour vérifier le tableau des rondes. Il était en habit, avec un manteau de soirée sur les épaules. Alors je sortis doucement de ma cachette. Il ouvrit la porte, m’aperçut et s’arrêta, médusé. Mais je ne bronchai pas et, de mon air le plus naturel, désignant du doigt la figure de cire couchée sur l’oreiller : – Pardon gentlemen, demandai-je... lequel de vous deux est M. Gilbert Crawford ? Le bandit devint aussi pâle que son effigie et je le vis faire un mouvement dont je devinai le but, mais je le prévins en braquant sur lui le canon de mon browning. – À moi ! criai-je en même temps. Les policiers cachés dans la galerie bondirent aussitôt dans la chambre. Slang les suivait, les yeux hors de la tête. – Arrêtez cet homme, fis-je en désignant M. Crawford... c’est l’assassin de Green-Park !... Et je remis tranquillement mon revolver dans ma poche en disant au pseudo-millionnaire : – Eh bien ! monsieur, vous qui teniez tant à me voir à l’œuvre, êtes-vous satisfait maintenant ? * * * À deux mois de là, mon infortuné voisin de campagne se balançait au bout d’une corde dans la prison de Wellington-Gaol. Quant au vieillard à lunettes bleues qui avait tenté, comme on sait, d’écouler les obligations de la Newcastle Mining, et dont la parfaite innocence avait été démontrée en ce qui concernait le meurtre de M. Chancer, il fut simplement condamné à dix ans de « hard labour ». Ce vieillard était d’ailleurs un jeune homme du nom de Tommy qui était passé maître dans l’art de se grimer. M. Crawford avait fait sa connaissance dans une prison de Sydney et se l’était spécialement attaché pour la négociation des titres volés. En souvenir de cette affaire qui me valut, comme bien on pense, les félicitations du Lord chief of justice, j’ai conservé la figure de cire, l’ingénieux alibi, et je l’ai placée sur la cheminée de mon salon. Peut-être un jour, si je vais à Londres, en ferai-je don au Musée Tussaud où elle a sa place tout indiquée à côté des têtes de Burke, d’Harry Benson, de Charles Peace et de William Palmer...