À une femme qui est ta sincère institutrice et qui, – par le privilège de l’entière bonté – est, toute fervente aussi, l’Épouse et la Mère.

 

Je fus fiancée à vingt-trois ans. Il était temps.

Par une grâce, dit-on, assez rare, le surmenage des études classiques n’avait rien détraqué en moi, la longue attente virginale n’avait pas perverti mon imagination. Élevée sans mère depuis l’âge de douze ans, j’étais très simple, très saine, très « nature » ; de visage coloré, de caractère gai, de gestes vifs. Mais, enfin, il était temps que la certitude d’un prochain mariage vint secourir la belle patience de mon tempérament.

Mon fiancé avait le profil chevaleresque d’un Louis XIII adouci, et sa conversation mettait en poésie les plus ordinaires circonstances de la vie. J’éprouvais auprès de lui une exaltation heureuse, tout en pensée. Après son départ, je me sentais alourdie, comme si mon corps même portait aussi une rêverie à bientôt exhaler.

 

Or mon père mourut subitement de l’issue désastreuse d’une affaire d’argent.

Je me trouvai, du jour au lendemain, orpheline, pauvre, délaissée, car la poésie de mon fiancé ne survécut pas à la perte de ma dot. Et je ne pus empêcher ma douleur d’amante d’envahir ma douleur filiale.

 

Un seul parent me restait : un oncle, vieil officier retraité, qui, naguère, avait été profondément indigné de mon succès aux examens du baccalauréat et de la licence ès lettres. Il consentit rageusement à me recueillir.

Après deux mois de solitude larmoyante, l’inévitable réaction afflua. Je n’avais pas en vain frôlé de si près le mariage : j’éprouvai le besoin de sortir, d’agir, de vivre.

Un soir, au retour d’une promenade séduisante et triste, commencée lentement, puis raccourcie de pas rapides, je prononçai cette inflexible décision qui devait être la sauvegarde de ma sagesse : « Il ne faut pas que je m’ennuie ». Et je priai mon oncle de me chercher d’urgence un emploi dans l’enseignement.

Mon oncle se flattait justement de quelques accointances au ministère. Il ne tarda pas à rapporter ce déplorable renseignement que je ne serais jamais institutrice primaire : toutes les places étaient promises, plusieurs années à l’avance, et d’ailleurs je n’avais pas le diplôme voulu.

– Comprends-tu ? me disait-il avec une aigreur qui n’était pas exempte de triomphe, le brevet d’aptitude à l’enseignement primaire, c’est le brevet élémentaire. L’as-tu ? Non. Eh bien, tu collectionnerais tous les diplômes de la création : licenciée, doctoresse, agrégée, académicienne et même décorée, tu ne pourrais pas enseigner la grammaire. Ça se comprend, pourtant !

Oh ! ces bouffées de mépris qui sortaient de sa pipe ! Ces jets de salive invincibles ! Oh ! ces regards pratiques, insoutenables, clairs comme le néant, qui incriminaient mon visage nerveux, mes traits évaporés et tout le chimérique de ma personne mince !

Je ne pouvais pas attendre six mois l’examen, d’ailleurs platonique, du brevet élémentaire. Je me déclarai prête à accepter, séance tenante, n’importe quel travail.

Alors apparut, sans remède, la tare d’avoir trop d’instruction.

Je vois encore mon oncle courroucé tombant sur une chaise au retour de courses éreintantes :

– Il ne manque pas d’emplois que tu pourrais obtenir, si tu n’avais pas tes sacrés diplômes ! Tiens, il y a une place de femme de service d’école maternelle… mais la condition, c’est d’être à peu près illettrée.

La logique le criait : jamais on ne me nommerait femme de service si l’on savait que j’étais bachelière, licenciée. Voyons, voyons, la main sur le cœur : par convenance, par égard pour l’instruction, par respect humain, – oui, monsieur, par respect humain, – on me laisserait plutôt mourir de faim !

J’étais atterrée ; mon oncle m’accablait de ses regards sévères.

– Je pourrais les déchirer, les brûler mes diplômes ? hasardai-je.

Un haussement d’épaules rebuté :

– Ça n’avancerait pas ; il en reste quelque chose sur toi, dans ta façon de parler… c’est ineffaçable.

– Je baissai la tête sous le poids de mon indignité.

Mais la nécessité poussait son aiguillon insupportable. Il fut décidé que j’essaierais tout de même de dissimuler mes fâcheux antécédents ; je protesterais contre le soupçon d’une capacité supérieure à lire et écrire.

Ce fut fait bravement, ma foi, avec même une pointe d’espièglerie, au début, car je suis d’un tempérament assez enjoué.

Je hantai les bureaux, comme il convenait, pendant que mon oncle, de son côté, mobilisait ses relations les plus galonnées.

Ah ! cette tare de l’instruction ! Je ne sais quoi me trahissait : les employés me toisaient, mal disposés.

– Femme de service ?… Il faut des aptitudes.

J’avais beau torturer ma pauvre tête pour trouver le mot trivial, pour forger la tournure de phrase incorrecte, j’avais beau m’appliquer à faire des cuirs, ces messieurs se méfiaient ; une prévention hostile se devinait sous leur politesse étriquée.

– Les emplois de femme de service sont des emplois modestes, qui ne permettent aucune ambition, mais qui exigent des qualités pratiques, sérieuses. On les destine de préférence à des personnes de condition ordinaire, sans prétentions.

C’est qu’il s’agit de ne pas dépasser le niveau, quand-on brigue un emploi !

On n’obtient rien sans effort. Je travaillai. Je lus des feuilletons populaires, je me bourrai des œuvres les plus dénuées de style. Je fus assidue jusqu’à l’anémie.

Ah ! j’en ai attrapé des maux de tête, des vertiges, à désapprendre !

Je l’ai compris plus tard : dans les bureaux, j’aurais dû rire bêtement et complaisamment en tortillant la pointe de mon corsage, les paupières baissées, l’air subjugué ; j’aurais dû peut-être laver moins mes mains, répandre sur ma robe un peu d’eau-de-vie, de façon à présenter l’odeur de ma condition ; sait-on les choses qui donnent confiance à l’administration ?

Heureusement je sus recevoir à la figure, en fille qui a quelques motifs de honte, la supériorité ricanante des messieurs expéditionnaires ; et, malgré ma maladresse à faire valoir, d’autorité, que j’étais sans culture aucune, – à force de persévérance dans l’abaissement ignare, – j’obtins l’emploi de femme de service à l’école maternelle de la rue des Plâtriers, 20e arrondissement.

Un matin d’octobre, mes diplômes celés à tout jamais au fond d’une malle, je prie le tablier bleu et le balai.

 

Mais, dès le premier jour, une misère inattendue m’étreignit l’âme. On ne quitte pas si facilement son rang, on n’abolit pas si facilement ses facultés maîtresses.

Comme des besoins artificiels tenaillent l’alcoolique repentant dont le corps réclame impérieusement l’humectation vénéneuse, de même, à cause des lettres et de l’éducation que l’on m’avait inoculées, – j’étais travaillée d’un immense besoin de satisfaction intellectuelle, – le soir, après avoir fait le ménage de mon école, – et je me raccrochais éperdument à mon passé.

Puis, j’avais vingt-trois ans, j’avais été fiancée ; Paris bouillonnait autour de moi ; une sève affectueuse m’accablait de son expansion impossible.

Mais je ne voulais pas m’ennuyer. Alors je sentis qu’en dehors de mon métier manuel, il fallait inventer une tâche qui me prouvât la persistance de ma personnalité première. Je devais, chaque jour, au miroir de ma conscience, me reconnaître pour une personne de quelque culture et de quelque sentiment. Il fallait, dans ma vie, une garantie de santé morale, une manie élevée à laquelle je dédierais tout mon idéal et qui userait toutes mes virtualités.

Donc, par impulsion romanesque, – sans doute parce que j’avais lu des livres où le personnage intéressant, à un moment bien choisi, se mettait à buriner ses mémoires, – je résolus d’écrire le journal de ma vie à l’école, le journal de ma vie rapportée à l’observation passionnée des enfants.

D’ailleurs, pouvais-je mieux trouver ?

Puisque des enfants composaient mon entourage permanent et que j’avais un si douloureux besoin de penser et d’aimer !

La Maternelle

I

 

L’école est dans une rue pauvre d’un quartier pauvre, assez différent d’un quartier ouvrier proprement dit.

Voici le paysage : les ruisseaux ont une maladie noire ; la chaussée, de la largeur de deux fiacres, sue gras quand elle n’est pas noyée par la pluie ; les trottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en épluchures traîtresses.

Les boutiques à badigeon sombre portent une gourme négligée d’éclaboussures ; les maisons, au-dessus, tendent leurs faces chiffonnières, cendrées, avec des traînées de larmes couleur de café ; les fenêtres étroites, malsaines, n’ont que de la friperie à laisser voir. Des lanternes interlopes, çà et là, dépassent seules l’alignement.

Une odeur de graillon suspecte et compliquée est attachée pour toujours à la vieillesse du sol et des immeubles.

Sur vingt boutiques, on en compte quatorze de marchands de vin et quatre de brocanteurs, il y a le vins-restaurant, le vins-épicerie, la fruiterie et vins, le vins-crémier, le vins-tabac, le vins-concert et bal musette, le charbons et vins, le bar, la distillerie, le grand comptoir, et, pour chaque débit, un hôtel meublé.

La rue part du boulevard de Ménilmontant. Les fiacres y sont rares et les passants peu variés : la majorité des gens apparaissent en savates et nu-tête ; des journées entières peuvent s’écouler sans que l’on rencontre un pardessus ou un chapeau de haute forme. Cependant l’animation ne manque pas. Des quantités d’affaires se traitent dehors à grands éclats de voix et comportent l’appoint de solides horions. Quand l’école n’est pas ouverte, des déballages considérables d’enfants jonchent le trottoir et la chaussée.

 

Un drapeau déteint signale de loin un local d’utilité publique. De près, on reconnaît une école, aux fenêtres élevées du rez-de-chaussée à boiseries jaune foncé et à l’architecture de pierres de taille agrémentée, dans le bas, d’affiches officielles et d’inscriptions scabreuses charbonnées par les gamins. Devant cette façade, le pavé en bois, succédant au pavé de grès, fait taire brusquement les voitures.

Quatre marches extérieures conduisent dans une vaste entrée dallée, peinte en gros vert jusqu’à hauteur d’appui, en vert d’eau jusqu’au plafond et caractérisée par trois tableaux d’honneur publiant les noms des meilleurs élèves. À gauche, la loge de la concierge et un escalier d’appartement ; à droite, le bureau de la directrice, le préau et la cantine ; en face, la cour de récréation.

C’est une petite école maternelle de trois classes, parfaitement insuffisante pour le quartier. Mais, que diable ! la grandeur d’une école dépend du terrain acquis et non du chiffre de la population.

Une directrice et deux adjointes se partagent un stock d’environ deux cents enfants. La directrice se charge des tout petits, de deux à trois ans ; les deux autres divisions comprennent les moyens, de trois à cinq ans, et les grands, de cinq à sept.

La classe des tout petits et celle des grands sont au rez-de-chaussée, à la suite du préau. Le premier étage est occupé par la classe des moyens et par l’appartement de la directrice.

Dans la cour en rectangle, un marronnier au tronc noir est prisonnier, tout seul, à peu de distance du coin où s’alignent les dix cabines de water-closets. À cet arbre nostalgique, les propriétés mitoyennes ne montrent que leur fond : trois grands murs aveugles, avec des ébrèchements de poutres et de meulières.

 

Mes fonctions de femme de service ont commencé le 1er octobre. Quelques jours avant, j’étais allée recevoir ma nomination de la directrice. Car c’est la directrice qui nomme ; seulement (il y a un petit seulement) sa délégation est soumise à l’agrément du préfet, et, lorsqu’une place est vacante, la préfecture a soin d’envoyer plusieurs postulantes et de faire savoir que l’une d’elles, expressément désignée, étant particulièrement recommandable et recommandée, « l’administration serait très heureuse » de lui voir accorder la préférence. À part cela, le choix de la directrice est absolument libre.

 

Ma directrice est une femme de quarante ans, veuve, encore très belle, extrêmement bien parée, avec toutes sortes de recherches pour dissimuler un embonpoint regrettable. J’ai admiré, dans sa réception, une pratique consommée de l’amabilité :

– Aimez-vous les enfants ? a-t-elle demandé d’une apostrophe rieuse, en m’analysant d’un regard perplexe, puis, sans écouter mes protestations de dévouement, elle m’a expliqué allègrement mes fonctions, d’après le Règlement, invoqué comme un avantage, à tout bout de phrase.

La femme de service est priée d’arriver strictement à six heures du matin, pour l’allumage des feux, en hiver, pour l’arrosage de la cour et l’aération des classes en été. À partir de sept heures, en été, et de huit heures, en hiver, elle doit être continuellement à la disposition de la directrice et des adjointes pour tous les soins matériels nécessaires aux enfants et notamment pour la conduite aux cabinets et aux lavabos, à neuf heures, avant l’entrée en classe et à une heure, après le déjeuner. Le matin, pendant la classe, c’est-à-dire de neuf heures un quart à onze heures et demie, elle entretient les feux, prépare les paniers et les tables de réfection, répond à tous les appels, en cas d’accidents malpropres, et garde les élèves si la directrice ou une maîtresse a besoin de s’absenter. Ensuite elle habille ceux qui vont prendre leur repas dans la famille, elle sert le déjeuner, sous la surveillance d’une maîtresse et aide les tout petits à manger.

Après le repas et le service de la cour, il faut dégraisser les tables et le parquet. À quatre heures, distribution des paniers, habillage et organisation de la sortie avec les maîtresses. Ensuite, nettoyage minutieux des classes évacuées, et, seulement après le départ du dernier enfant, balayage du préau. Les enfants que les parents viennent chercher peuvent rester jusqu’à six heures en hiver, jusqu’à sept heures en été. Dans les temps froids, on monte de la cave environ dix seaux de charbon de terre. En somme, la journée est à peu près terminée à sept heures, en hiver, et à huit, en été.

Je m’inclinai en grande satisfaction. Je n’entrevoyais pas plus de treize à quatorze heures de travail quotidien pour mes quatre-vingts francs par mois et je me disais : il n’y a encore rien de tel que l’Administration.

Avant de me congédier, la directrice ajouta rondement avec un sourire de générosité personnelle :

– Quand deux jours de fête se succèdent, vous employez l’un d’eux, celui que vous voulez, à faire le lessivage général des parquets.

Les impressions de ma première journée furent diverses et fortes.

Un étonnement, dès le début : je n’étais pas seule de service, j’avais une collègue, particulièrement chargée de la cantine et du bureau de la directrice, mais tenue aussi de me seconder : Mme Paulin, une femme d’aspect torchon et bienveillant, de type méridional, brune, solide, vive et d’âge indéterminé : j’aurais hésité entre trente et cinquante ans.

M’ayant regardée mettre mon tablier bleu sur ma jupe noire, elle me demanda fort naturellement :

– Vous n’avez pas déjà servi dans une brasserie ?

 

À huit heures moins dix, la directrice arriva dans le préau qui fut laissé grand ouvert : une salle de vingt mètres de longueur sur douze de largeur : quatre fenêtres sur la rue, trois fenêtres et une sortie sur la cour de récréation. Comme aucune personne étrangère à l’école ne doit pénétrer dans les locaux, l’entrée du préau, après la porte, est défendue par une barrière à claire-voie dans laquelle est pratiqué juste le passage d’un enfant.

À huit heures moins cinq, ouverture de la porte de la rue par la concierge, une vieille, à la bouche cousue. Aussitôt, des enfants apparurent dans le préau, comme s’ils poussaient la trappe d’un piège. La directrice siégeant devant un pupitre, contre la balustrade à droite, – leur consigne est de passer devant elle, de lui remettre, s’il y a lieu, les deux sous de cantine, d’aller poser panier, coiffure et vêtements, au bout de la salle ; sous les fenêtres de la-rue, entre le calorifère et les lavabos, puis d’obliquer vers le mur entre les deux portes de classes, face à l’entrée, où filles et garçons mêlés s’asseyent sur des bancs en trois groupes différents, selon leur importance physique.

C’était une arrivée ininterrompue, offrant cette première image, en gros : un monde lilliputien avec tabliers, mollets nus tout minces et grosses chaussures à cordons. Quelques enfants amenés par leur mère pleuraient en dehors de la balustrade, mais, une fois enclos, ils reniflaient une consolation immédiate, en s’entendant interpeller gentiment par la directrice :

– Eh bien ! eh bien !

Beaucoup arrivaient par paires : de taille inégale, ils se tenaient par la main et traînaient les pieds, puis se séparaient avec un « galochage » rapide.

« Mon Dieu, qu’ils sont petits ! Quels brimborions que les élèves d’une école maternelle ! » Telle fut ma remarque inattendue et j’étais saisie d’une disproportion presque comique entre la hauteur des bambins et la distance du plafond, à cinq mètres du plancher, car il faut grimper sur une chaise pour ouvrir les fenêtres et elles sont encore surmontées d’un vasistas.

La directrice tapa dans ses mains, sans grande conviction, vers les bancs grouillants et bruissants.

– Voyons, là-bas, un peu moins de vacarme !

Une centaine de jeunes têtes présentèrent pendant cinq secondes l’attention de leurs yeux vifs, puis redevinrent exactement aussi mouvantes et babillantes.

Une autre remarque : il y avait deux catégories de « binettes » : les parisiennes pures, plus mièvres et plus ciselées, et les parisiennes d’occasion, plus épaisses, avec des traits rudes, sous lesquels on déchiffrait le normand ou l’auvergnat.

Je plaçais toujours de nouveaux paniers et de nouveaux bérets. Un bruit confus d’éléments régnait dans le préau, j’avais l’impression d’un envahissement total, par écluses lointaines, de l’atmosphère. D’autre part, une disposition inconnaissable s’éveillait en moi. N’avais-je pas éprouvé, une fois, ce vague attendrissement à la vue de chats nouveau-nés ? Et la question de la directrice me revenait : « Aimez-vous les enfants ? »

J’étais toute drôle : comme gênée et sollicitée.

La directrice me montra un enragé bonhomme : je l’avais déjà fait asseoir deux fois, et il était encore debout qui interpellait et tirait ses camarades. Pour qu’il restât en place, je lui appuyai ma montre à l’oreille, une montre d’homme à fort tic tac : « Écoute ! »

Il prononça aussitôt d’un ton d’attention grave et dégagé : « Toc, toc, toc, toc ! » puis, levant le nez, avec un sourire malin, supérieur :

– C’est pas une montre que tu me mets là, c’est une auto.

Ah ! cette assurance ! cette puissance riante et indulgente ! Avait-il trois ans ? Je n’attendais de ce tout petit qu’un gazouillis dénué de sens… Alors, brusquement, ce fut l’entrée de l’enfance dans mon cerveau ; ce fut net, entier, définitif comme une révélation. Jusqu’à présent, je n’avais guère perçu de rapport vital entre moi et les enfants ; je ne spécialisais pas de sentiments à leur égard.

L’éclair de ma pensée pénétra l’immensité inconnue : ce petit être ne sait rien, vous y touchez, il en sort les plus notables réflexions. La clarté de son visage est faite de myriades d’expressions, comme une nappe d’eau est faite de myriades de molécules et cette transparence enfantine, pareille à celle de la mer, du ciel, est riche de tous les reflets créés depuis l’origine du monde et perdus par nous, grandes personnes ; ce qui naît étant supérieur en passé et en avenir à ce qui a déjà vécu.

Je suis sûre que ma physionomie fut changée pour toujours et je continuai à manipuler les élèves arrivants avec l’aise forcée d’une personne qui a reçu une atteinte subjuguante.

Quelques-uns devisaient tout seuls pendant que je les déshabillais.

Un autre choc : j’admirai subitement ce verbiage spécial caractérisé par la suppression de ne avec pas et par l’absence de liaisons : « C’est pas (h) une montre, c’est (h) une auto », et aussi par l’ignorance des élisions ordinaires : « Il a pleuré parce que il voulait pas (h) aller à l’école, si il voulait (h) aller à l’école, si il avait pas du chocolat. »

Ce parler lent, poussif, bonhomme, fait pour conduire l’évidence tranquille, recèle une preuve touchante d’intimité avec soi-même et de franchise confiante ; c’est foncièrement et uniquement puéril.

Mais la voix de la directrice coupa mon attendrissement :

– Rose, Rose, là-bas !…

Un « moyen » pleurait sur son banc ; un camarade bien plus petit s’était dérangé et lui essuyait les yeux avec son mouchoir, d’un geste drôle, à distance, comme on effacerait de la craie sur un tableau noir. Il se dépêchait, le visage contracté, tâchant d’empêcher ces pleurs de le gagner lui-même.

– Vite, Rose, le moins de contact physique possible d’enfant à enfant. Je vous ai donné les instructions relatives à la lutte contre les maladies contagieuses.

 

À huit heures et demie, la directrice fut remplacée par une adjointe, Mme Galant, grosse femme assez commune, qui avait l’air d’une marchande des Halles cossue, plutôt que d’une institutrice. La directrice passa dans son bureau pour recevoir des parents d’élèves postés dans l’entrée.

Pendant la courte cessation de surveillance résultant du changement de maîtresse, éclata un brouhaha formidable d’enfants dérangés et querelleurs.

– Madame ! Madame !

L’adjointe s’approcha des bancs, harcelée par ce mot crié sur tous les tons, archi-aigus, gémisseurs, rageurs :

– Madame ! Madame !

On entendait de véritables miaulements, des voix de polichinelle.

Mme Galant se pencha, prononça des paroles perdues, allongea des gestes de magnétiseur, d’escamoteur, qui replacèrent les gamins sur leurs bancs, puis, redressée, elle frappa dans ses mains et commanda, s’adressant surtout au groupe des « moyens », ses élèves :

– Chantons !

On dit qu’il est un petit vieux

Cent bouches s’ouvrirent, rondes, d’où jaillit un son unanime :

On dit qu’il est un petit vieux

Qui vient le soir jeter du sable

Dans tous les pauvres petits yeux

Des enfants qui sortent de table.

J’étais stupéfaite de la façon commode dont la maîtresse s’était débarrassée des plaintes, des cris, des pleurs : « Chantons ! » Et le comble c’était qu’en un instant le piaulement était devenu chant dans la bouche des enfants. C’est-à-dire que la bouche, ouverte pour exhaler un gémissement avait, par un brusque tour de clé, modulé une note gaie.

De nouveaux bambins entraient toujours, en file interminable.

 

Le chant augmenta et précisa ma particulière émotion de débutante et de dépaysée. C’était d’abord l’émotion de l’innombrable, une impression d’envahissement non seulement de l’espace, mais de moi-même. Je reconnaissais aussi l’école pour un lieu unique, retranché, où les gens, métamorphosés, prenaient une respiration de commande. Puis, je souriais malgré moi et j’avais comme une douce envie de pleurer.

Je sus que mon sentiment majeur était la pitié : le chant commun, traînard, grêle, révélait tout à coup les qualités des corps d’où il vibrait. Quelle singularité ! Tous ces enfants étaient de l’espèce chétive, de l’humanité miséreuse.

L’entrée ayant cessé, j’enfilai les bancs du regard ; l’aspect peuple était saisissant : un ensemble de figures pâlotes, propres, mais « pas fraîches » ; on sentait la chair creuse, la substance inférieure, les cheveux mêmes paraissaient communs et fanés.

Ce n’était pas seulement l’enfance et sa fragilité, ce n’était pas seulement le mystère des existences commençantes qui m’inquiétait, c’était la notion pénétrante de pauvreté. Tous ces enfants formaient une seule race dénuée, et l’habillement uniforme, – tabliers disgracieux, chaussettes mal tirées, souliers mal lacés, – reproduisaient l’aspect miteux et déteint du quartier.

Obligés de lever la frimousse pour chanter, ils me scrutaient : j’étais du nouveau pour eux. Je sentis leurs yeux clairs me toucher ; puis, on aurait dit que toutes les bouches bâillaient à qui crierait le plus fort, en mon honneur ; puis le nez, les oreilles me sollicitèrent. Le mélange des cheveux de filles et des cheveux de garçons me frappa aussi. Je me rappelle encore deux croix, avec des rubans rouges sur des tabliers noirs et, au bout d’un banc, un garçon : grand front, nez ébréché, joues caves, bouche de travers ; il semblait bramer vers moi un appel interminable.

 

Avant neuf heures, la directrice revint, suivie de la deuxième adjointe. Celle-ci était toute jeune, brune, grande, mince, bien habillée. Son visage faisait penser à une image de Diane par la régularité grecque des traits et par une certaine expression majestueuse donnée au front et à l’abaissement des paupières : « Mortels, ne me touchez pas ! » Mlle Bord avait le gouvernement des « grands ».

Il y eut une rapide inspection de propreté. Quelques enfants furent envoyés au lavabo. Mme Paulin s’élança du fond de sa cantine, fit semblant de m’aider à passer l’éponge sur un nez sale et, désignant de la tête la jeune adjointe, me confia comme le renseignement le plus important du monde :

– C’est la normalienne.

Là-dessus, elle s’en retourna dans sa cuisine ; elle n’était venue que pour me souffler cette grave parole.

Sur un coup de sifflet, trois rangs se formèrent et ce fut la conduite aux cabinets. Je suis chargée du déboutonnage, du relevage de chemise et du reboutonnage des petits qui ne savent pas procéder seuls.

Dieu qu’ils sont bas ! pas plus hauts que le siège d’une chaise ! Il ne suffit pas que je me courbe en deux, il faut que je me tienne accroupie ; on ne se doute pas combien cette position est fatigante. Mes clients font la queue près de moi et arrivent dans mes mains chacun à son tour. J’ouvre, je trousse, très vite… cinq, six, allez ! Je reprends, je rajuste ; allez, allez !

Un blondin drôlement culotté que je crois avoir suffisamment préparé ne bouge pas ; il me considère fixement et me dit d’un ton d’autorité impatiente :

– Eh bien ! sors-moi ma bête !

Le toucher nouveau, inattendu, me donne une crispation et mes doigts ont peur comme d’une fragilité qui pourrait s’écraser. Mais quoi ! il n’y a pas à penser, il y a le devoir : allez, allez ! Je complète mon déboutonnage d’un tâtonnement ; je me hâte, les sourcils serrés, je ne veux rien éprouver… je farfouille…

– J’en ai pas encore, me dit bonnement une gamine à cheveux ras.

 

Dès que j’eus fini, s’effectua l’entrée en classe. Mon service est d’accompagner le rang des tout petits dans la classe de la directrice et de les placer sur les bancs, face au bureau.

– Pour vous les faire connaître rapidement, ce qui est indispensable, me dit la directrice, amusez-vous à les séparer par sexe.

Mais je me trouvai fort embarrassée – ces mioches de deux à trois ans étaient tous en robe et ils parlaient mal. Beaucoup n’avaient pas plus une tête de garçon qu’une tête de fille.

La directrice ne s’occupait pas de moi ; elle compulsait et signait des papiers.

Impossible de trier mon troupeau : en voici deux que j’ai mis à droite, je les reprends, je les range à gauche ; pour celui-là, j’ai envie d’opérer le changement inverse.

– Comment t’appelles-tu ?

– Zizi.

Je ne suis pas plus avancée.

Heureusement, Mme Paulin apparut :

– Je me doutais que vous seriez le bec dans l’eau, dit-elle ; tenez, voilà la manière, quand on ne les connaît pas par leurs noms.

Sans s’attarder à des réflexions, elle attrapa Zizi à pleines mains, par le milieu du corps, le retourna la tête en bas et regarda la marque, comme on retournerait et regarderait l’envers d’une potiche. Cette évolution fut si rapide que l’enfant n’eut pas le temps de dire ouf.

– Allez, c’est une fille. Et toi ?… Loulou ? Fais voir un peu ton bulletin. Crac ! les pattes en l’air.

Elle en déchiffra ainsi une douzaine, à l’envers, en moins d’une minute ; absolument le chic de l’ouvrière parisienne : vite et bien.

Elle me laissa, et je me tirai d’affaire passablement. Mais j’étais ahurie par le bruit incohérent de mes marmots ; leurs pieds surtout ne cessaient pas de tapoter et de racler. Mes « chuut » et mes agitations de main ne produisaient aucun effet. Et soudain, derrière moi, la directrice proféra je ne sais quel mot ; épandit je ne sais quel signe : tout se tut.

Alors, j’entendis et je vis qu’un exercice de lecture au tableau était déjà en train, dans la classe des grands, éclairée sur la cour et séparée de celle-ci, donnant sur la rue, par une simple cloison vitrée. J’entendis au premier étage, dans la classe des moyens, une récitation unanime.

Et je connus le silence particulier d’une école : un silence ronflant, vivant. Ou plutôt, faut-il dire, le bruit ordonné, groupé, équivaut au silence. C’est le désordre du bruit qui est fatigant, mais le son réglé d’une classe ne se mêle pas à la représentation d’une autre classe, on l’écarte à volonté.

– Allez préparer vos paniers pour le déjeuner ; n’oubliez pas la sciure humide sur le parquet. Surtout ne quittez pas le préau ; ces dames peuvent avoir besoin de vous d’un instant à l’autre.

 

Vers dix heures, des pas précipités me firent sursauter : un monsieur s’était introduit dans l’école. Il s’arrêta, le temps de me toiser et de me crier : « Madame la directrice ! » puis il fila tout droit à la petite classe.

Mme Paulin accourut, l’air effrayé :

– C’est le délégué cantonal ! Vous avez été nommée à la place de sa protégée ; il vient voir comment c’est arrivé. Il est furieux. Gare à vous !

– Comment, gare à moi ?

– Dame ! Il vous a déjà regardée de haut en bas. Et s’il indispose la directrice contre vous ? Il y a cinq ans, le délégué d’avant, un vieux, avait pris la femme de service en grippe, il a fini par la faire renvoyer.

– Délicieux ! Je vais être heureuse dans cette école. Mais je sais que la fonction d’un délégué cantonal est d’examiner la tenue de l’école ; il n’a nullement à s’occuper de moi.

– Oh ! dit Mme Paulin avec philosophie, tout le monde peut faire des misères à une subalterne : y a même pas besoin de motif.

– Est-ce qu’il vient souvent, ce délégué ?

– Pour ça, oui ! C’est de ces gens qui ne savent pas trop ce qu’ils veulent. Les enfants l’intéressent beaucoup : il aime bien à bavarder, la directrice aussi ; alors, voilà, il s’amène.

– Bon ! Je pourrai l’admirer à loisir. J’ai seulement vu qu’il avait un pardessus noir, un magnifique chapeau de soie, à preuve qu’il avait oublié de le retirer, dans sa colère. Il est assez jeune ?

– C’te question ! S’il est jeune ? À peine trente ans. Il s’appelle Libois. Il est très bien pour un blond : ni trop grand, ni trop petit. Si la normalienne était maligne…

Je me souviens maintenant de la première récréation : de dix heures un quart à dix heures trois quarts.

Une file d’enfants sortait indéfiniment par la porte de la grande classe et, vue du préau, faisait penser à une mèche noirâtre tirée par une maîtresse le long du mur de la cour.

Subitement, à un signal, la mèche sauta : les enfants jaillirent, s’éparpillèrent, tourbillonnèrent, se croisèrent avec mille éclats de voix. Tous, sans exception, au moment précis, éprouvèrent le besoin d’exhaler un « aah ! » sauvage, de s’élancer, de faire le moulin avec leurs bras ; toutes les bouches étaient béantes, tous les corps agités, sans idée, par explosion, exactement. Puis, l’instant d’après, les têtes se cherchèrent, il se forma cinq ou six gros tas mouvants de tabliers et de mollets ; entre ces masses, des brimborions tournant, recueillis par leurs aînés, des fillettes qui se tenaient par le bras, à quatre, et marchaient, très occupées de leur bavardage, et aussi, dans tous les sens, des poursuites incompréhensibles organisées à grands cris.

Je lançais ma sciure à poignées, à la façon d’un garçon de café saupoudrant de sable sa terrasse, je restai le bras en l’air, saisie par un spectacle de foule. Dix fois, des poursuivants hurleurs étaient passés, dédaignés, près d’un groupe de « moyens » affairés à échanger des bons points ; soudain, comme par l’effet d’une onde électrique, tout le groupe se précipita, braillant avec les camarades, sans signification, sans motif ; alors, d’autres groupes frôlés se joignirent, des grands entraînèrent leurs petits frères, des causeurs tranquilles sautèrent, brusquement emballés, plus éperdus, plus frénétiques, clamant plus fort que les premiers, et ce fut une ruée d’élément, un haro unanime, un emportement destructeur et oppresseur : panique, assaut, joie brute. Puis, brusquement encore et sans cause encore, il y eut baisse et discordance des cris, éparpillement du nombre. Le mal que l’on pourchassait était-il censément puni ? Ou bien le fléau que l’on fuyait était-il évité ? Impossible de savoir, c’était la foule.

Les adjointes s’émouvaient peu ; elles réclamaient de la modération par acquit de conscience et ne quittaient pas une étroite longueur bitumée devant la classe et le préau. Les mioches branlants trouvaient un refuge dans la promenade de leurs jupes. Pourtant, quelques-uns furent bousculés.

Les femmes de service mangent dans la cantine, un quart d’heure avant la sortie des élèves. J’ai le grand avantage de recevoir gratis de la viande et des légumes à volonté, (La cantinière prélève, de droit, deux gamelles et l’on tolère qu’elle partage avec sa collègue.)

Mme Paulin, qui entend bien garder sur moi un légitime ascendant, me dit avec une sollicitude sévère :

– Vous êtes anémique, il faudra vous bourrer solidement.

Elle essuie le bout de son nez avec son bras nu et me rapporte du bœuf. Elle me regarde grignoter, maternelle, et son visage s’éclaire d’une lueur gaie qui me fait rougir :

– Faut bien que jeunesse se passe.

Et je devine qu’elle excuse, qu’elle admire mon anémie dont les causes folâtres ne lui échappent pas.

C’est une excellente personne ; son zèle amical baisserait, si elle savait qu’il ne m’est rien arrivé, mais rien du tout, dans cette jeunesse qui se passe.

Je bredouille, la bouche pleine :

– Merci, vous êtes trop aimable… je ne mangerai jamais tout ça… je vous assure que je suis très bien portante.

Une singulière pudeur m’empêche d’entrer en explications autres, et je perdrais contenance tout à fait, s’il me fallait fournir ce détail de conséquence :

« Avant d’être ici, je n’avais jamais quitté ma famille. »

 

Les enfants qui déjeunent à l’école défilent dans le préau et prennent leur panier, entre le lavabo et le calorifère.

Je distribue, avec Mme Paulin, les cuillers et les gamelles toutes servies, légumes et viande coupée.

– Silence et les mains au dos ! On ne commence pas à manger avant que la distribution soit complète.

Les enfants doivent apporter leur serviette, leur pain et leur boisson. Quelques-uns ont du vin, beaucoup trop de vin ; très peu ont du dessert.

Mlle Bord est « de service de déjeuner ». Nous secourons les tout petits, nous obtenons qu’ils fourrent au moins autant de nourriture dans leur bouche que sur la table et sur leur serviette.

Je suis captivée par Mlle Bord : son aspect, sa voix, tous ses procédés sont remplis de pédagogie. Je constate que sa froide et régulière beauté exerce une souveraine influence sur la gent écolière.

– Quel âge as-tu, toi ? demande-t-elle.

– Quatre ans.

– Eh bien, puisque tu as quitté ta place sans permission, tu n’as plus que deux ans ; voilà ta punition. Tu as beau me regarder, je te dis que tu n’as plus que deux ans, mon bonhomme.

Le bonhomme, navré, suffoquant, suit mademoiselle, avec des yeux de chien battu.

Autre algarade :

– Mais, voyez donc, Rose, celui-là qui plonge ses mains dans sa gamelle ! Toi, pour le coup, tu mangeras ton pain à l’envers. Tu la vois ta tartine, je la retourne à l’envers, et mors dedans, maintenant. Regardez tous : il mange son pain à l’envers !

Le malheureux, couvert de honte, baisse les paupières et mâche avec amertume.

 

J’ai oublié de dire que la directrice m’avait demandé très aimablement si je voulais bien qu’on m’appelât de mon petit nom, tout court, Rose. Si j’avais été mariée, on m’aurait donné mon titre de femme, comme à la cantinière, Mme Paulin. Mais on nommait l’adjointe de la grande classe « mademoiselle », la-directrice « madame », la maîtresse de la classe moyenne « Mme Galant » ; quant à moi, vraiment, on ne pouvait se dispenser de cette appellation, d’ailleurs fort seyante : Rose.

 

J’ai fonctionné l’après-midi, comme le matin, sans trop de maladresse, guidée par ma collègue et par « ces dames ». À quatre heures, avec Mme Galant, j’ai conduit, jusqu’au coin de la rue, le rang des élèves qui s’en vont seuls.

Il m’a semblé que je n’avais pas respiré la rue depuis un mois. Comme elle a une odeur, une clarté, une animation différentes de celles de l’école ! Et comme un enfant vu sur le trottoir ne suggère par les mêmes pensées que vu dans l’école !

Une cinquantaine de bambins, que l’on vient chercher séparément, sont restés sur les bancs du préau.

 

Le dernier enfant parti, les maîtresses, la cantinière parties, une lâche mélancolie me saisit, quand je me trouvai seule, mon balai à la main, dans le vide immense du préau.

Immobile, je considérais les choses, leur demandant l’apparence d’être vivantes : les deux cents patères au mur, les cordes pendantes des vasistas, les quatre tuyaux à gaz tombant du plafond avec leurs abat-jour de métal émaillé… Je comptais les raies du parquet, je cherchais le souvenir des enfants sur les bancs reluisants.

Étais-je assez abandonnée ? Était-ce moi cette personne quelconque ; empruntée, dépaysée, en tablier bleu, en costume vulgaire, en coiffure vieillissante ? Cette personne au visage réservé jusqu’à être inintelligent ?

J’aurais dû me réjouir, pourtant : d’après leur façon de commander, ces dames m’avaient jugée du premier coup : une fille pleine de bonne volonté, capable de comprendre le service, mais gnian-gnian, comme on est à la campagne. Cette appréciation me vaudrait un affable mépris, autrement dit : la paix, la sécurité, le bonheur…

Mon énergie s’affaissait, comme si le bruit de l’école l’avait seul soutenue jusque-là : « Voyons, femme de service, moi ?… rien d’autre ?… il faut terriblement tenir à la vie… »

Et, tout à coup, je pensai :

« Il ne faut pas oublier que j’ai un ennemi dangereux : le délégué cantonal. Après son départ, il m’a bien semblé que la directrice m’apostrophait d’un ton plus sec. »

Fait curieux : l’idée de lutter me remonta le moral. Comme j’ai des choses amères en moi ! Comme cela me soulagerait de pouvoir haïr quelqu’un !

« J’espère bien, monsieur le délégué, que vous serez vaillant à venger votre mécompte. J’ai soufflé la place de votre protégée !… Comme je vous évoque bien ! Vous êtes l’Autorité et vous êtes un monsieur !… Jamais vous ne réunirez tout l’odieux que je souhaite, moi, l’ex-jeune fille du monde ; l’ex-fiancée, « promue » femme de service. Je n’aurais peut-être pas eu le courage de continuer mon dur métier, mais vraiment je tiens à vous fournir l’occasion d’exercer vos forces. Comment punissez-vous les femmes qui ont démérité : par insolence directe, ou bien, traîtreusement, par délation ? Je veux, quitte à en mourir, compléter mon expérience de la valeur masculine !… J’ai reçu indûment quelques baisers à valoir sur une dot que je n’ai pas pu livrer ; ils me reviennent aux joues quelquefois, ces baisers… Monsieur le délégué, j’aurais besoin, pour ma guérison, d’être souffletée de main d’homme… »

Mais j’aperçus la concierge de l’école qui, les lèvres pincées, m’épiait avec application par la porte vitrée de la cour. Je balayai.

 

Le manque d’habitude produit des résultats bien ridicules. Ne rentrai-je pas chez moi nantie d’ampoules à ne plus pouvoir fermer la main ! Par places, la peau était enlevée. J’avais trop serré le balai.

Puis de m’être courbée si bas sur les enfants, je me couchai avec le torticolis, avec mal dans le dos, mal dans les reins, mal dans les jambes.

Le matin, au réveil, chaque mouvement m’arrachait un cri. Mais quoi ! Il fallait marcher ou renoncer à mon emploi.

Je me suis rappelé l’opinion commune en usage pour les douleurs articulaires : « Il faut que ça s’échauffe ! » Je me suis bousculée ; ça s’est échauffé. J’ai pu continuer mon service, mais l’air piteux, voûtée, la bouche entr’ouverte, les yeux abêtis, à cause des lancinements intolérables.

La directrice, absolument charmante, m’a interpellée :

– Eh bien, Rose, à la bonne heure !… vous avez pris le courant du premier coup : restez ainsi et tout ira bien.

Mme Paulin, essuyant plus que jamais son nez avec son bras nu, a tourné autour de moi, du matin au soir, comme une mère poule inquiète.

 

À l’issue de ma troisième journée, au milieu de la petite classe, comme je me recueillais dans ce silence avide propre aux locaux administratifs et qui propage en sonorité creuse le moindre heurt du pied contre un meuble, – ce fait stupéfiant m’est apparu nettement : de tout le personnel d’une école maternelle, c’est la femme de service qui assume le rôle le plus indispensable ; une maîtresse, la directrice même peut s’absenter sans trop d’inconvénient, mais on ne saurait se passer un seul jour des deux manœuvres : la cantinière et la préposée à la propreté. Cette dernière, – la véritable femme de service, – s’honore de rapports exclusifs avec les enfants ; dix fois, vingt fois par jour, on la requiert dans chaque classe pour un office où personne ne peut la remplacer. Je sais même que, par un léger accroc au règlement, on lui confie la surveillance aux heures extrêmes où les enfants sont peu nombreux dans le préau : de huit heures à huit heures un quart, le matin, de cinq heures et demie à six heures, le soir.

Mais, voilà le plus renversant : vis-à-vis des tout petits, elle seule représente l’école. En effet, on ne leur fait pas la classe, à ces mioches, il s’agit en réalité de les garder et de les soigner. Or, tous les soins appartiennent à la femme de service, d’une part, et, d’autre part, la garde lui incombe une partie du temps, la directrice étant souvent dérangée. Aussi la maîtresse est-elle bien plus éloignée des petiots que la journalière ; ils s’égalent aux enfants riches qui connaissent bien plus leur gouvernante que leur mère. À la moindre alarme, ils savent bien : c’est le « tablier bleu » qu’ils cherchent, qu’ils attendent.

Certes, on ne doute pas que ces dames n’aiment leur troupeau : la directrice, notamment, se désole de son union stérile et elle adopte, du cœur, tous les bambins gentillets. Mais le dévouement du personnel enseignant n’amoindrit pas la femme de service : déchoir elle ne peut !

Je promenais mon plumeau sur les tables minuscules, et mon ombre démesurée époussetait le mur, le tableau noir, les cartes d’histoire naturelle. « Ça y est ! » me dis-je, immobilisée tout à coup par l’évidence de mon souvenir, « en trois jours, les tout petits ont déjà pris possession de moi : ils m’appellent Rose, me tutoient, s’accrochent à ma robe. Que je veuille ou non, je sens bien que je ne m’appartiens plus : aujourd’hui, du matin au soir, j’ai manœuvré sans personnalité, captée, tirée, hypnotisée par eux. »

C’est qu’il faut voir ces brimborions, ces riens qui vous viennent à peine au genou : ces corps sans poids où saillissent des os de chat maigre, ces malheureuses frimousses cireuses ! Ça ne tient pas debout, ça vacille même assis, il faut continuellement que ça s’appuie des yeux sur une grande personne. Et il faut voir leur vigilance à ne pas perdre ma trace : dans l’isolement et la bousculade de l’école, je suis la consolation et la protection. Il faut absolument que je réponde à cette confiance touchante… C’est un peu fort !… je suis prise malgré moi… Mais quel rôle écrasant ! Pourrai-je ?… Voyons, mes pauvres enfants, je ne suis pas préparée, moi… si vous saviez : je ne suis pas maternelle… je suis une jeune fille qui n’a eu ni frère, ni sœur… J’essaie, je veux bien… un petit jupon détaché, un petit doigt qui a du bobo, voilà, voilà, je fais de mon mieux… Mais, mes pauvres enfants, vous êtes si peu appétissants, si lamentables !… et vous sentez l’aigre, la crasse, le linge douteux.

La Maternelle

II

 

J’habite, à quelques pas de l’école, dans la même rue, une des rares maisons qui ne soient pas un hôtel meublé. Il y a une sage-femme au premier et un trafiquant en reconnaissances du Mont-de-Piété au troisième. Ma chambre est au sixième étage sur la cour.

Mon oncle, mon dernier parent, ayant fait un choix judicieux des meubles dont il pouvait se séparer, me les a donnés.

Mes biens mobiliers ne se composent pas seulement d’un lit de sangle et d’une malle, je possède, en outre, une étagère avec des livres, une table, une chaise et un fauteuil. Seulement, voilà : ma table est un guéridon de jeu, ma chaise, une fumeuse, et mon fauteuil un rocking-chair en osier quelque peu détraqué ; si l’on ne s’assied pas juste au milieu, elle se déforme, gémit et fuit tout d’un côté ; on peut jouir à la fois du roulis et du tangage sur ce fauteuil : pour se remettre, on peut faire du cheval sur la chaise.

Le soir, au sortir de l’école, je prends, au vins-restaurant qui est en bas de chez moi, du bouillon dans une boîte à lait et une portion dans une assiette. Il faut que je traverse la salle où s’alimentent des hommes et des femmes d’aspect étrange ; des boulettes de pain me cinglent la figure et des mots d’argot moqueurs courent après mes jupons. Je monte vite. Ma chambre cellulaire, au papier ridé, ne me ragaillardit pas ; mon dîner n’est pas bon.

Mais je ne veux pas me sentir abandonnée ; je ne veux pas m’ennuyer. Vite, je me débarrasse de la corvée de manger, puis je remue mes livres, je pose du papier sur ma table : la solitude et le silence font sortir de moi toute l’animation recueillie dans la journée, j’écris.

 

Des jours ont passé. Comment cela va-t-il ? Je ne peux pas répondre autrement : cela va bien.

Et d’abord, j’ai revu le fameux M. Libois, délégué cantonal.

Déception ! Malgré les dires de Mme Paulin, mon impression est qu’il ne m’honorera d’aucune persécution. Il ne regarde pas les femmes de service, il a bien trop affaire avec la directrice : ce qu’ils en débitent tous les deux ! Pas possible, ils ne parlent pas de l’école.

Mme Paulin a raison sur ce point : ce monsieur n’est pas mal ; une belle santé, ma foi ! Il sait interroger les enfants ; son visage bienveillant, réfléchi, n’est pas précisément gai, il porte plutôt le reflet de la gaité, avec une certaine lassitude élégante.

Ce monsieur tenait à la main des revues et un livre ; sans doute il fait de la littérature. Parbleu ! son affection pour les enfants consiste en la recherche de documentation. Ce monsieur met les pauvres en chefs-d’œuvre… Je m’étonnais aussi qu’il donnât son temps pour rien avec une telle prodigalité : le code masculin s’oppose aux dépenses sans profit.

Ses yeux pâles, ses yeux de Russe, inventorient de temps en temps la normalienne. Bonne chance !

Je l’ai frôlé une fois par la nécessité du service, une autre fois, exprès ; je voulais m’assurer de son indifférence.

 

Je suis émerveillée à la fois du fonctionnement facile et des bienfaits de l’école maternelle.

Du reste, l’agencement apparaît impropre à l’usage domestique, à la vie ordinaire ; dans l’air, dans l’odeur, la couleur, la disposition des lieux, il y a une incrustation de discipline, par quoi les gens et les enfants, une fois là, se trouvent changés, scolarisés… les gens eux-mêmes, moi-même… L’« administratif » s’empare de moi, bon gré mal gré, sous le plafond de cinq mètres.

Avant d’être du métier, je me demandais comment on pouvait manœuvrer à souhait cent, deux cents bambins. C’est relativement simple, à cause de l’aspect autoritaire que reçoivent les grandes personnes dans le désert des locaux, à cause enfin du groupement et de ses lois : sur une file de cinquante enfants, il suffit de cinq ou six qui exécutent un ordre pour entraîner les autres. Toutes les marches en rang, du préau aux classes, des classes à la cour, se font en chantant ; la tranquillité sur les bancs s’obtient aussi par des chants, ou par des mouvements de bras. Évidemment il ne faut pas avoir peur de répéter, ni de crier le commandement ; mais enfin, je le constate, une réunion d’enfants ressemble à une mécanique bien engrenée : inutile que le conducteur touche toutes les pièces de la machine, il suffit de mettre en branle la force motrice.

Il est risible et touchant de voir le sursaut du « signal » chez les élèves de deux ans. Ces innocents qui sont l’instabilité et le bruit perpétuels, on les fait s’immobiliser, se taire pendant des quarts d’heure ! ces bébés qui devraient être l’insouciance, la libre impulsion même, on les fait obéir strictement au sifflet !

Je mets en principe que les enfants ne sont, par nature, ni très méchants, ni très audacieux ; et, à part quelques inconscients, ils sont très facilement intimidables.

Mais, grands dieux ! n’aurais-je pas un faible pour les indisciplinés ? pour les malintentionnés ! ! ! Je préfère ne pas approfondir et raconter un incident gentil.

Dans un petit espace, entre le mur et le tuyau du vaste poêle du préau, je cache un torchon qu’il m’est très utile de trouver sous la main, pour accourir, en armes, à toute réquisition. Dès le début, j’avais adopté cet endroit et, chaque jour, trois, quatre fois, mon torchon était tiré de là et jeté par terre à mon grand agacement, car la directrice me répète souvent avec sa haute autorité :

– Surtout, Rose, de l’ordre ; ne laissez pas traîner vos ustensiles !

Aujourd’hui, vers une heure, avant la conduite aux cabinets, comme la marmaille grouillait dans le préau, j’ai surpris une gamine, qui, sournoisement, l’œil sur moi, fouillait dans ma cachette. C’était la coupable ! je n’avais jamais fait attention à elle, je ne l’aurais pas reconnue dans la rue pour une élève de l’école, mais elle, elle m’avait observée, elle savait ma persévérance à placer mon chiffon ; une poupée de six ans, tête brune, ovine, vaguement juive, les cheveux relevés par un peigne, ce qui favorisait l’avancée d’effronterie de ses sourcils, de son nez, de tout son petit museau.

Je m’approchai, réellement furieuse.

Alors elle, avec un sourire qui contenait toutes les réprimandes susceptibles de lui être adressées et toutes les excuses de sa part, et tous les appels à mon indulgence de grande personne, avec un hochement de tête repentant et d’une adorable malice :

– Je suis méchante, hein ?

Oh ! ce prodigieux, cet incommensurable inattendu de l’enfance ! Et quelle féminité dans ce brimborion ! J’ai vu une jolie femme accoutumée à tourmenter son mari, cumuler ce jeu irrésistible, cet aveu qui subjugue et oblige à tous les pardons, cette inspiration aux racines introuvables qui fait servir la méchanceté même à obtenir un redoublement d’affection.

– Petite Louise Guittard, je me souviendrai de toi… quand j’aurai des bonbons.

 

Dans la classe de la directrice, tout en assurant le mouchage des nez et l’équilibre des bambins, parfois mobiles sur leurs bancs comme des feuilles au vent, je m’intéresse aux travaux de Mlle Bord. Mon infime emploi me devient cher, parce qu’il me permet de constater, sur le vif et dès l’origine, la fonction grandiose de l’école maternelle.

La méthode actuelle consiste principalement à faire des récits. À travers la cloison vitrée, je vois et j’entends la normalienne, debout à son bureau, qui raconte une leçon. Correctement vêtue de noir, calme, sculpturale, ni gaie, ni triste, elle est à sa juste place et remplit son rôle exact. Elle représente le bien, elle le dégage, elle le projette.

Et j’ai un plaisir grave à compter, en face d’elle, cinq rangées de douze enfants : les garçons tondus, les filles, aux cheveux noués d’un bout de ruban. L’ensemble apparaît toujours gris, piteux, mais, grâce au large éclairage de serre, un aspect vivant, printanier, prometteur, se découvre aussi. Tous reflètent et absorbent la maîtresse, les uns avec vibration, les autres avec un abandon végétatif, le buste mou, la tête inclinée sur l’épaule, les lèvres disjointes. Mais la signification est unanime :

« Tiens : nous sommes la simple, sereine et ouverte nature ; va, tu n’as qu’à susciter en nous la potentielle richesse. »

Mon impression s’accentue : il n’y a rien d’arrêté dans ces âmes, ni bon, ni mauvais ; c’est l’indécise éclosion. Et alors ?… On dirait que mon corps se resserre et que mon front s’évase-… Pensez donc : non seulement on accueille les enfants à deux ans, mais la plupart viennent de la crèche où ils ont été admis dès leur naissance ! Comme cet élevage est prévoyant et généreux de la part de la société ! L’humanité a procréé, voilà son sang ; attention ! dame Société, c’est pour vous que vous travaillez !

Une fois, au milieu de ces réflexions, Mme Galant me fit appeler dans sa classe pour un enfant pris de vomissement. Cette maîtresse, en contact avec ses élèves, me parut bien épaisse et bien placide ; je fus étonnée du peu d’acuité, du peu d’élan, du peu de flamme de sa physionomie. Il me semble que moi… Car, enfin, il n’y a pas à douter : l’école maternelle tente le premier labourage et la première semaille… Voyons : la normalienne, la directrice, la grosse Mme Galant, les a-t-on placées là, au hasard, au petit bonheur, comme on en aurait placé d’autres ?… Laissons ces idées ; tout est pour le mieux. Aurais-je eu la grande âme d’une bonne institutrice ? Aurais-je eu le don ?… Allons, pas d’extravagances… à chacun son lot… à chacun selon ses moyens.

À genoux et à force de bras, j’ai lessivé longtemps le parquet souillé, et quand mes genoux et mes bras ont été brisés, j’ai retrouvé la perspective juste.

Certes, l’attitude correcte de ces dames à mon égard ne se dément dans aucune circonstance ; mais, quand elles réclament Rose pour certaines besognes, elles possèdent vraiment, sans affectation, un air, un accent qui établissent la distance infranchissable entre nous ; on sent combien un tablier bleu différencie une femme d’une autre ; on apprécie que le rang est le rang, dans le monde. Ces dames préféreraient supporter les pires privations plutôt que de toucher à mon torchon. J’avoue que ma corvée est souvent pénible ; et quand il faut se baisser, s’aplatir, s’appliquer à la propreté sous les yeux hauts et froids d’une supérieure en tablier noir, sous les yeux amusés de cinquante enfants, Rose devient un peu pâle… et s’il n’y avait pas les quatre-vingts francs par mois pour vous remettre le cœur…

 

Bien entendu, M. le délégué cantonal a daigné me regarder pour la première fois avec quelque insistance, à un moment où je nettoyais le plancher.

Il a dû le faire exprès ! Toute ma dignité de créature humaine a réagi en une sueur subite.

M’a-t-il assez examinée, ce monsieur, avec ses mains gantées pleines de brochures et son air de somnolence pensive ! Il expliquait à la directrice les avantages du linoléum sur le parquetage.

Dessine-t-il ?… J’ai l’échine un peu maigre, n’est-ce pas ?…

A-t-il comparé les postures ? La normalienne n’était pas à trois mètres de me marcher sur les mains.

Si ce Libois avait donc pu glisser et s’étaler tout de son long !… Il me semble que désormais nous ne serons quittes qu’à égalité d’humiliation.

D’ailleurs, ce monsieur est fondé à montrer quelque suffisance : la présence d’un personnage mâle détenteur d’une parcelle de la puissance publique, dans une école tenue par des femmes, propage un indiscutable émoi.

Dans ce milieu si spécial, on aperçoit avec une singulière amplification « l’état de commerce » institué entre les deux sexes, – en ce sens que chaque personne cherche aussitôt à présenter son maximum d’importance.

Une rumeur électrique : M. le délégué ! Immédiatement, la grosse Mme Galant, elle-même, compose son maintien. La normalienne rectifie ses bandeaux et devient « d’un marbre plus pur ». Mme Paulin déploie sa malice guetteuse de femme du peuple : il lui faut un roman, du moment qu’il y a un coq parmi les poules. La directrice arbore une féminité particulière ; j’exclus tout soupçon de marivaudage entre elle et le délégué, mais ils se rendent satisfaits l’un et l’autre…

Eh bien ! moi-même… quel bavardage, la Rose au torchon !

 

Dieu merci, mes pires vicissitudes seront toujours distraites par la merveilleuse œuvre scolaire. L’admiration vous empoigne devant « l’emploi du temps » qui comprend, dès la classe moyenne, dans une seule journée, les matières suivantes : exercices de lecture, d’écriture, de langage, anecdotes, récits, interrogations portant sur l’histoire nationale et la géographie, calcul, chant, dessin, morale et travail manuel.

La normalienne fait un véritable cours et elle y joint le prestige d’une méthode brillante. Hier, je l’entendais discourir eu géographie, puis poser des questions :

– Qu’est-ce qu’une mer ?

Un chœur unanime et chantant répondait :

– Une mer est une grande étendue d’eau salée.

Seulement, comme j’étais occupée à ramasser des papiers sous le dernier banc, je me suis aperçue que plusieurs rangées d’enfants criaient avec un entrain parfait :

– Ma grand’mère elle est étendue dans l’eau salée.

 

Les mamans des élèves sont plus rapprochées de moi que ces « dames ». Je crois même que plusieurs m’accordent une familiarité d’égalité, comme font les bourgeois aux domestiques de grande maison dont ils attendent un service.

Passé quatre heures, quand a lieu la sortie surveillée des élèves rentrant seuls, on trouve toujours sur le trottoir, devant la porte, un groupe de femmes en cheveux, en tablier, camisole et fichu de laine, un panier ou un nourrisson au bras, jeunes mais fanées, qui regardent sortir le rang, apathiques et bavardes. Une à une, elles vont appeler leur enfant resté dans le préau, ensuite elles se rejoignent à quelques pas de l’école et recommencent leur conversation, flanquées de leurs gamins qui se houspillent.

Quelques-unes me font signe : « bonjour », au passage du rang, puis me demandent : « Envoyez-moi ma bonne pièce ! »

Mais chez la plupart se révèle un sentiment double : entre elles et moi, il existe la séparation compliquée de la domesticité et de la force. D’une part, je suis payée pour leur préparer et leur servir leur enfant et, à cet égard, je mérite un certain mépris malveillant ; d’autre part, j’appartiens à l’administration à laquelle se doit quelque déférence intéressée.

Le jour de mon début, une mère à qui je délivrais sa fillette l’arrêta contre la balustrade :

– Fais voir si tu as ton mouchoir ? Ah, bon ! le voilà… C’est que je ne veux pas vous en laisser un tous les jours, dit-elle, en me toisant de coin et en secouant la tête pour ajouter implicitement : Je sais que vous empochez les mouchoirs qui traînent, mais, moi, on ne me roule pas.

 

Mme Paulin, énergique et protectrice, me remonte de temps en temps.

– Il faut être d’accord avec les parents des gosses, mais il ne faut pas avoir peur de leur parler.

En grattant ses bras nus, elle m’étudie avec curiosité et mécontentement ; elle flaire en moi quelque chose de pas ordinaire et qui ne l’enchante pas :

– Vous, vous auriez mieux réussi d’être entretenue par des étudiants, m’a-t-elle dit une fois, dans sa bienveillance bougonne.

Et, de fait, en un mois, je ne suis pas encore adaptée. Pour être bien la femme de mes fonctions, il faut que je devienne du même monde que les enfants, que leurs mères, que Mme Paulin. J’y incline : je sens que le milieu me transforme, que des quantités de forces contribuent à me niveler, à m’incorporer. Malheureusement, « la bête ne vaut pas cher » ; et, d’abord, je me rends bien compte que je manque de camaraderie avec ma collègue ; il semblerait que j’aie désappris la phraséologie : je demande de bon gré les brèves indications de service, je souris le plus sincèrement possible, je prodigue les acquiescements obligeants, mais, en dépit de mes efforts, je ne trouve rien à raconter. Or la vraie cordialité n’existe que par la longueur des histoires que l’on dévide, d’une bouche à l’autre, entre commères. Je le sais, je le sais ! j’ai honte de ma sécheresse : des femmes que j’ai vues, à quatre heures, s’épancher ensemble, devant l’école, je les repince à six heures, au même endroit, en pleine effusion.

D’une façon générale, je pèche par défaut de gaieté ; malgré mon tempérament plutôt espiègle et, quoique j’arrive à balayer, torchonner, arranger des culottes avec une patiente sérénité, il reste un nuage. Pourtant j’ai emprunté un tic à Mme Paulin dans l’action des besognes particulièrement fatigantes ou répugnantes. Je souffle entre mes lèvres, trois ou quatre notes, en échappement de vapeur, toujours les mêmes : tuu… tuutuutû – tû – tû tûtu. C’est très pratique ; cela empêche de penser : on va, on va, comme une machine.

Mais la vraie gaieté peuple, à fond d’insouciance et d’inconséquence, je ne l’acquerrai sans doute qu’avec les années.

 

En attendant, je me suis offert un petit amusement.

Le régulier, le périodique, le calamiteux M. Libois avait passé dans les trois classes, il avait recueilli les hommages de ces dames : « Oui, monsieur le délégué, – Bien, parfaitement, monsieur le délégué », et des révérences et des gestes obséquieux.

Il revint dans le préau en disant à la directrice :

– Amenez-moi donc cet enfant ici, en dehors des autres.

Il resta un moment seul, planté non loin du lavabo, à moitié dissimulé par un pilier ; ses brochures placées sur un banc.

Je ne sais par quelle impulsion, je sortis de la cantine qui nous sert d’observatoire, à moi et à Mme Paulin, j’obliquai vers le lavabo, l’air affairé, une éponge à la main, comme si j’ignorais la présence de l’intrus. Je me disais : « Il m’agace, ce poseur avec ses brochures ».

Je reconnus sur le banc la Revue des Deux Mondes. Alors, ce fut plus fort que moi, je bougonnai tout haut, sans m’arrêter :

– Qui est-ce qui nous amène Brunetière ici ?

M. le délégué dut virevolter à la manière d’un enfant dont on a sournoisement tiré les cheveux par derrière.

Je lavais mon éponge tranquillement. Je retournai vers la cantine, le nez en l’air. Vous pouvez m’examiner tant qu’il vous plaira, cher monsieur ; à mon tour de négliger votre quelconque personnalité.

 

Le 31 octobre, il a plu toute la journée. Ah ! la pluie d’arrière-saison à Ménilmontant ! La pluie ne doit pas pleurer si désespérément dans un autre endroit ; je ne me souviens pas, du temps où j’habitais chez mes parents, d’avoir rencontré sous l’ondée un arbre aussi noir, aussi désolé que le marronnier de la cour.

Les enfants sont arrivés, la plupart nu-tête et mal chaussés ; les uns, pareils à des épouvantails, avec leurs vêtements de guingois collés sur leur carcasse maigre, et des égouttures au bout des doigts et au bout du nez ; les autres, des petits tas informes, comparables aux vieux paillassons dont les balayeurs municipaux se servent pour barrer les ruisseaux. Des tignasses aquatiques rappellent la race bâtarde de certains vilains chiens d’aveugles.

Les premiers entrés ont marqué leurs pas juteux sur le parquet, de la barrière aux patères et des patères aux bancs ; bientôt, un chemin de boue s’est dessiné dans le préau.

À dégrafer les capuchons, j’ai la peau des doigts frisée comme après une lessive.

Tiens ! voici Louise Guittard ; elle me convie à rire des perles qui pendent aux oreilles des garçons.

Mais je m’agace de la stupide et pernicieuse manie des foulards. Il semble, dans le peuple, qu’un foulard dispense de donner à un enfant une coiffure, des chaussures, un vêtement suffisant ; du moment qu’il a un chiffon au cou, il est bien soigné, il n’attrapera pas de mal !

Attention ! Là-bas, sur les bancs, s’élève une rumeur que je connais bien : la rumeur des accidents de culotte ; et je distingue chez une gamine cette inquiétude dont la source ne se dissimule pas.

Je m’approche en même temps que la directrice : une mare s’est étalée sous la gamine et celle-ci, terrifiée, mal parlante, se défend :

– J’avais… j’avais pas envie.

Une plus grande la montre du doigt et glapit d’un air enchanté :

– Madame ! c’est la môme Prévot…

– Hein ? Comment avez-vous dit ? je n’ai pas bien entendu, interrompt la directrice.

– C’est Marie Prévot, madame, c’est son tablier qui coule ! Sa mère part à six heures, alors, madame, all’ était dehors, toute mouillée ; c’est moi qui l’amène, madame, all’ demeure dans ma maison.

– C’est bon ! du silence… Adam aura trois mauvais points… Tiens, toi, et ne tousse pas, surtout.

La directrice donne une pastille à Marie Prévot, et tourne le dos, après avoir réfléchi un instant.

La femme de service ne peut se permettre de formuler un avis ; aussi m’en gardais-je bien ; seulement je ronchonne distinctement :

– Parbleu ! on ne va pas encombrer notre cantine…

La directrice fait volte-face et me foudroie.

– Votre cantine ! dirait-on pas que c’est un sanctuaire ?… Justement, j’y pensais : conduisez-moi cette enfant à Mme Paulin et qu’on l’asseye près de la cuisinière.

La pluie a comme grossi des tares invisibles autour de moi. La pauvreté ambiante m’afflige, et de plus – voilà où se manifeste le grossissement – un fait existe ici-même, sans jamais cesser, qui est profondément douloureux… parfois des souffles d’avertissement affreux sortent des murs de l’école, comme par moment, dans le quartier, des relents d’infection émigrent des ruisseaux et des allées de maisons. Et surtout, dans cette matinée du 31 octobre, vers dix heures, quand les trois classes fonctionnaient, les tout petits chantant, les moyens et les grands écoutant un récit, j’ai eu l’intuition d’un grand malheur ; puis, le coup de folie amusante de la récréation est arrivé avant que rien se soit précisé.

À moi la faculté de réagir ! Los au double contenu – favorable et adverse – des faits et ces idées.

Le mauvais temps rend particulièrement évidents les bienfaits de l’école, et il n’est pas besoin de prouver combien le vaste abri administratif est préférable à la rue noyée, au logement étroit et malsain.

Les enfants lâchés font penser parfois à des volailles qui cherchent à picorer ; ils quêtent, s’approchent, on dirait qu’ils vont becqueter les camarades ; ils se fuient, se réunissent, rient, se fâchent, s’évadent ; il y a des volontés brutales, des minauderies, des complots, des promesses, des menaces ; des trésors sortent des poches, y rentrent ; des gestes se précipitent, se retirent. Des tout petits se griffent, des fillettes interviennent, justicières ; des commères ne tarissent pas, des forcenés glissent, tapent du talon, chantent, braillent, en amateurs solitaires. Le cri pointu des filles se dégage en maître.

Encore un bienfait scolaire révélé fortement par la récréation : le mélange rend les enfants égaux.

À vrai dire, les classes de la société ne sont guère tranchées. Pourtant, on pourrait établir trois catégories : 1° les enfants de boutiquiers ; 2° les enfants de marchands ambulants, d’employés manuels, d’ouvriers à travail et à ménage réguliers ; 3° les enfants de gens à métier inclassable, à existence instable, – ces derniers les plus nombreux. Car il est caractéristique, dans ce quartier, que des quantités de familles (?) logent dans les hôtels meublés ; des locations qui se paient à la semaine, voire à la journée !

Ce n’est pas un semblant de mélange dans notre école : j’en atteste le tableau suivant. (Heureusement que la directrice ne le voit pas ! autrement, gare aux fameuses prescriptions d’hygiène !) Près du lavabo, un gros blond, à tête de Normand, admet cinq camarades à partager un sucre de pomme ; mais les doigts se poissent sans parvenir à casser le bâton ; alors, après la manipulation générale, on le passe de bouche en bouche : chacun a droit à cinq ou six sucements ; pendant que l’on déguste, les autres écarquillent les yeux, remuent à vide les lèvres et la langue, avalent leur salive. Mais la plus égalitaire tendance comporte des restrictions ; il y a des réprouvés : tout seul contre le mur, délaissé, ignoré, un bambin affreux, à tête de singe malade, suit la scène de sucement avec une effrayante expression d’avidité et de résignation ; il croise ses bras sur sa poitrine, il les serre, il les enfonce ; je vois sa peau remuer ; il frémit des pieds à la tête.

Je suis allée lui montrer une pastille de chocolat ; il n’a pas-bougé ; ses sourcils froncés ont exprimé qu’il était blasé sur ce genre de mauvaise plaisanterie et qu’il avait sa fierté stoïque. Je lui ai mis le bonbon entre les lèvres ; vite, il l’a happé, mais il me regardait, tellement saisi par une notion extraordinaire que, certainement, il ne sentait pas le goût. Richard est son nom.

À l’exemple des maîtresses, je suis toujours munie de sucreries. Car, à l’école maternelle, les dragées font partie des récompenses, avec les bons points et la croix. On a ainsi utilisé ingénieusement, pour la discipline et l’émulation, les trois principaux instincts des enfants : instinct de gourmandise, instinct de propriété, instinct de domination.

La grosse Mme Galant, debout, loin de moi, contre la porte de la cour, crie beaucoup et confisque des bons points, des billes, des soldats en papier, des bouchons ; voilà donc pourquoi ses poches de tablier se gonflent, telles des mamelles supplémentaires.

La directrice et Mlle Bord sont en grande conversation près de la balustrade : très droites, très nobles de lignes, elles avèrent l’impériale faculté de planer au-dessus de la multitude, sans la voir, sans l’entendre.

 

J’ai bien réussi d’avoir bougonné après Brunetière ! M. Libois n’en est pas encore revenu. Il m’accable de sa curiosité. Je redouble d’impassibilité, d’inattention à l’existence de cc bipède pareil à tous les autres.

Sur une question qu’il a posée pendant que je trimais pour la sortie du déjeuner, la directrice m’a considérée au passage, avec étonnement, et elle a répondu : « Non, non, je ne crois pas. »

À vrai dire, il m’ennuie énormément, il m’exaspère. Je n’ai pas de goût pour la gloire.

– Enfin, dis-je à Mme Paulin, jamais un délégué cantonal n’a montré pareil zèle ! Il ne rate pas une semaine.

– Chuutt ! Malheureuse ! a soufflé Mme Paulin. Il est médecin, il n’exerce pas ; mais, souvent, il remplace le médecin de l’école qui est un de ses amis et qui devrait inspecter ici au moins toutes les quinzaines, sans manquer. Vous avez bien vu, l’autre jour : M. Libois a passé la revue générale des enfants dans les classes, parce que son ami était empêché sans doute. Surtout, pas un mot ; censément il n’y a que la directrice qui sait le truc.

Je me suis découvert des tendances à la délation.

Je comprends très bien maintenant « le besoin de méchanceté » chez les enfants ; cela existe comme une sorte d’appétit physique. J’aurais éprouvé un bonheur immense à pouvoir aller jacasser partout, telle une gamine malicieuse : « Le délégué cantonal et la directrice s’entendent pour tromper l’administration ; le médecin de l’école signe des rapports sans se déranger ; le délégué cantonal sort gravement de son rôle…

 

La conduite aux cabinets, d’une heure à une heure un quart, a eu lieu sous une averse torrentielle, et, tout l’après-midi, les enfants ont été insupportables. On ne se doute pas combien la discipline scolaire est influencée par les variations du baromètre. Il semble notamment que l’humidité atmosphérique s’interpose pour diminuer le magnétisme autoritaire de ses maîtresses.

La directrice m’a laissé complètement les petits, devenus hargneux et qui n’arrêtaient pas de s’asticoter, de se tortiller sur leurs bancs.

J’ai organisé le premier et le plus simple des exercices de pliage. Chaque enfant reçoit un morceau de papier, à charge de la rouler en balle, « comme si l’on voulait faire jouer le petit chat ». Explications concomitantes :

– Pourquoi le papier se met-il en boule ? parce que le creux de la main est rond.

– Pourquoi des balles de plusieurs grosseurs ? parce que les morceaux de papiers n’étaient pas tous pareils et aussi parce que Totor a serré plus fort que Marie, – c’est un homme !

Nous jetons les balles en l’air et nous les rattrapons, d’abord dans les deux mains, puis dans une seule main, la droite, la gauche. Je pose un vaste cornet sur le bureau ; chacun essaie de lancer sa balle dedans, puis tous ensemble bombardent le but.

Je donne sept balles à un enfant, il les renvoie en annonçant avec moi : dimanche, lundi, mardi, mercredi, etc. Tous ces jours-là font une semaine. Chaque jour a ses qualités : le dimanche est le premier de la semaine ; le samedi est le dernier, le jour numéro sept, le jour où l’on distribue les croix, etc.

À Julie Leblanc (trois ans) :

– Qu’est-ce que c’est le samedi ?

Julie devine qu’on veut lui faire dire une gentillesse ; elle se contorsionne, baisse les paupières et sourit sans répondre.

– Tu ne sais pas ?

– Si.

– Tu ne veux pas le dire ?

– Si.

– Eh bien, qu’est-ce que c’est le samedi ?

Alors, la mignonne, délicieuse, fière, séraphique :

– C’est le jour où qu’on se soûle.

Je n’entends pas. On n’entend jamais ces étourderies qui sont sans réplique ; on bifurque vivement :

– Eh ! toi, là-bas, ne déchire donc pas ta balle ! Nous allons ranger notre ménage, car il ne faut pas de vilains fouillis dans la classe, et il ne faut pas gâcher ses affaires ; déplions les papiers soigneusement et nous les mettrons en pile dans l’armoire pour les retrouver demain ; ils serviront à faire des bateaux ou des cocottes.

Les deux adjointes, de leur côté, se sont égosillées au point que la normalienne souffrait le soir d’un éraillement de larynx pénible à entendre.

 

J’ai été étonnée de la détérioration complète des grands, rendus intolérants et rapporteurs par l’humidité.

– Mademoiselle ! il a craché par terre.

– Appelez Rose… Non, elle ne peut pas quitter les élèves de Madame. C’est toi, Adam, qui as craché ! Tu vas essuyer avec un papier et le jeter dans le poêle.

Tumulte. Adam récrimine : « Sale cafard » Le mot court : cafard ! cafetière ! Mademoiselle crie, se dérange, lance des gestes exaspérés pour maintenir les têtes immobiles. J’entends que le cracheur et le cafard seront punis : ils rendront leur cahier, ils n’écriront pas.

 

La pluie a apporté le bruit nouveau de la toux. Les enfants toussent comme ils rient, par contagion ; mais certains rauquements véritables me cognent dans l’estomac ; les rangées grises de marmots figurent des ballots de marchandises avariées ; çà et là, quelques enfants de commerçants assez bien habillés, joufflus, roses, font ressortir davantage la moisissure du stock.

Bah ! au diable le pessimisme ! En rang pour la sortie : les élèves sont enchantés de retourner patauger et de trouver la rue obscure à quatre heures. Un maçon et sa femme attendent leur progéniture sous la pluie. Ils ne possèdent qu’un chapeau de famille, un vieux feutre marron taché de plâtre ; c’est la femme qui l’a sur la tête, mais voici la gamine attendue : à son tour d’en jouir. Elle disparaît comiquement sous ce couvercle trop vaste ; les parents recueillent et renvoient de gros rires à droite et à gauche ; ils ne donneraient pas ce « coup de temps-là » pour cher. Qu’importe leur propre chevelure marécageuse ? Ils rentreront par le chemin le plus long.

Personne, ici, n’a de prétention à la suavité. La petite du maçon, au moment du départ, pleurait en tenant son derrière à deux mains.

– Qu’est-ce que tu as, ma mignonne ?

Un garçon blasé sur le pleurnichage féminin a haussé les épaules et m’a renseignée :

– C’est Machin qui lui a flanqué un coup de pied dans l’ livarot

La Maternelle

III

 

Dimanche. J’ai fait mon ménage, à fond, le matin, pour me réchauffer. L’après-midi, je me suis promenée jusqu’aux Buttes-Chaumont.

Les dimanches précédents, j’avais rendu visite à mon oncle, mais je le dérangeais. Ce jour-là, il reçoit les attentions d’une jeune personne qui a été élevée à Saint-Denis, à la Maison de la Légion d’honneur, et qui ne montre pas d’estime pour moi.

Je n’ai pas d’amies à qui je puisse confier que je suis femme de service et que j’habite la sinistre rue des Plâtriers, et il ne me plaît pas de mentir.

Mes amies !… Ayant encore beaucoup à apprendre, j’aurais tort de retourner à elles et de contrarier mon adaptation par des fréquentations inopportunes.

Car, – ne l’ai-je pas déjà signalé ? – nous autres, gens de Ménilmontant, nous proférons un langage spécial et nous nous entretenons de sujets spéciaux.

Un amour de deux ans, – à cet âge, ô mes amies, où les chérubins de votre monde inventent une poésie pour jaser des douceurs dont on les entoure, – un amour de deux ans balbutie toujours ses premières paroles, à l’école, pour se plaindre d’avoir été malmené. Il faut le voir froncer les lèvres : « Yose ! Yose ! » des lèvres qui ont l’air de vouloir téter encore :

– Yose ! sale gosse là-bas, m’a f… une bâfre su’ la deule

Et les mignonnes de six ans, l’une des choses dont elles ont le plus à disserter, savez-vous ?… Elles ne disent pas : « Maman va m’acheter un petit frère ». Non, mes amies, on ne s’exprime pas ainsi dans le quartier des Buttes-Chaumont. On a six ans, des jupons de poupée, des mollets minces à faire pleurer, un tablier à manches courtes laissant voir la chair trop frêle des poignets, une figure de soubrette ratée, sérieuse et chiffonnée, avec un nez drôle retroussé ; on jabote en se promenant dans la cour de l’école.

Une camarade demande :

– Pourquoi que ta mère ne vient plus te chercher, à la sortie ?

On ne dit même pas : « Maman est enceinte » On se penche, on pointe le menton, et l’on jette d’un ton péremptoire et résigné, applicable aux faits périodiques, inévitables et ennuyeux :

– Maman !… Elle a sa butte.

Vraiment, je ne peux plus aller rendre visite à Mlle Yvonne de Pérignon, avenue de Villiers, près du pare Monceau.

Mme Paulin m’avait invitée, au début.

– Venez donc prendre le café, rue des Maronites, à deux pas d’ici, y a des voisins, des jeunes gens, on blague.

Je n’ai pas accepté, à cause de mon oncle ; censément. Et je suis affreusement seule.

Le quartier revêt son aspect du dimanche : quelques boutiques sont fermées, les commerces de vins sont plus encombrés, ils vendent beaucoup « à emporter », le comptoir devient ami de la famille ; on voit des bambins se hausser sur la pointe des pieds pour poser leur fiole vide sur le zinc. Les passants plus rares s’offrent une allure de baguenaude ; les gens « bouclés » pendant la semaine se mettent à l’air, les autres, au contraire, fatigués d’être dehors, restent chez eux. Ces gens du dimanche rendent la rue inhabituelle et plus étrangère.

Au cours de ma promenade, j’ai reconnu avec plaisir des enfants de l’école. Devant chez moi, deux garçons, à plat ventre sur le trottoir, soufflaient dans le ruisseau sur un bateau fait d’un bouchon et d’une allumette. Quelques-uns, mêlés à des grands de l’école primaire, armés de manches à balai, formaient des groupes belliqueux ; je ne suis pas sûre que les grands seuls fumaient. Une bande, se livrant au jeu ultra-chic du traîneau, fauchait le trottoir : deux gamins s’accroupissent sur une planche supportée par quatre roues hautes de trois doigts ; les camarades poussent, appuyés à la planche et au chargement ; avec un formidable vacarme de cris et de roulement, le traîneau, mené de travers, heurte les boutiques ou verse sur la chaussée. On relègue les voyageurs assommés dans un coin ; d’autres marmots se disputent à qui fera le nouveau chargement.

Une fillette m’a dit bonjour. Elle a sept ans, on ne lui en donnerait pas quatre ; ses condisciples l’appellent « la Souris ». Elle accompagnait sa mère, marchande des quatre-saisons, elle poussait le dessous de la voiture et criait d’une voix drôle, courageuse : « Quat’ sous les pommes, quat’ sous la livre » ; une vieille voix des rues, qui n’aurait pas pu servir à aucun jeu d’enfant.

Les Buttes-Chaumont ! Cela m’a rappelé mon enfance : du bonheur confiant, simple et doux. Des choses inutiles à mettre ici.

Je suis rentrée avec la nuit, parce que, le soir, ma rue me fait peur avec toutes ses lanternes d’hôtels meublés, ses faux éclairages de marchands de vin et des gens qui rôdent et s’effacent, et d’autres plantés là qui semblent vous évaluer. La façade sombre de l’école ménage un espace louche, en retrait, ou stationnent toujours des femmes, des hommes, et, au loin, c’est le boulevard de Ménilmontant, encore plus hasardeux, trop vaste, avec ses arbres égarés et ses tramways hurleurs qui fuient le long des réverbères.

Je suis rentrée pas très réchauffée… On aimerait voir un visage en ouvrant sa porte ; on aimerait voir autre chose qu’une fumeuse, une table de jeu et un rocking-chair… J’ai toujours un serrement de cœur sur le seuil de ma chambre.

Au-dessus de la fenêtre, un piton à rideaux, trop haut planté, conserve un bout de cordon qui oscille et accueille mon arrivée.

Mais je ne veux pas me laisser agripper par le découragement. J’ai pris un livre, sans retirer mon manteau ; l’haleine tiède de la lampe est venue sur mon front et m’a empêchée de lire : j’ai pensé à des promenades de famille, d’amis, de fiancés, dans un décor de quartier opulent… nous marchons, souriants… l’avenue se profile claire et monumentale… quand les mots ont été très caressants, nous nous taisons pour sentir leur douceur s’élargir à l’infini et, d’un accord spontané, nous nous retournons pour attendre les parents qui sourient derrière nous… J’ai rêvé à de l’affection, à la bonté des choses…

L’obsédante physionomie de M. Libois s’est imposée à ma méditation.

Est-ce drôle ! Mon ex-fiancé disparaît dans ce passé chimérique, ses traits échappent à ma mémoire. Je ne le hais pas.

Quel soulagement j’éprouverais pourtant à détester quelqu’un ! Je le sens bien, voilà ce que cherche mon intime vitalité : un dérivatif de rancune. Et j’aimerais bien mieux les enfants !

J’ai peur que le délégué cantonal ne porte un intérêt sincère à la malheureuse population de l’école. Cela me le gâterait, ce monsieur d’importance. Il faut que le personnage garde cette propriété de crispation qui galvanise une femme… Oui, voyons… à l’avenir je savourerai un âcre plaisir à être encore à genoux par terre, les mains dans l’ordure en sa présence. Je me complais dans ma bassesse. Ainsi, un enfant puni dans son amour-propre se barbouille, se rend ignoble par bravade, par excès de rage.

Les hommes ne mépriseront jamais assez les femmes. Mme Paulin m’a lu, hier, ce drame sur son cher Petit Journal ; un désespéré n’ayant pu obtenir la haute position qu’il convoitait a corrigé le sort par deux coups de revolver. Nous recélons plus de lâcheté, nous, les femmes : si nous ne pouvons pas gravir les marches, nous acceptons de les laver…

Un frisson m’a secouée ; j’ai attrapé mes paperasses, je me suis mise à les feuilleter, à faire un brin de toilette à mes notes ; j’ai attifé des phrases, comme si elles devaient un jour se produire en public. Et, finalement, je me suis obligée à songer à mon métier. Je veux « rejoindre » l’employé qui a la nostalgie du bureau et ne saurait se livrer à la moindre spéculation en dehors du service ; celui-là est un sage, il construit du bonheur avec les éléments mesquins que le sort lui a départis.

Demain, j’aurai une journée fatigante ; les enfants sont durs à tenir le lundi… Ah ! m’y voici ! voici le préau avec ses boiseries jaunes, sa barrière marron. Voici la classe de la normalienne ; derrière le bureau, deux tableaux noirs et des ouvrages de marqueterie, en laine sur carton, accrochés au mur ; les tables ; dans un coin, le poêle, dans l’autre coin, l’armoire qui renferme des livres, des cahiers et les fournitures pour le travail manuel, obligatoire tous les jours de trois heures et demie à quatre heures ; de la paille de différentes couleurs pour le tressage, du papier en bande pour le tissage, du carton pour le piquage, des perles, de la laine, etc. Au mur encore, très haut, sur de grandes pancartes, sont représentées des îles, des montagnes, des mers, pour aider l’explication des termes géographiques, puis des plantes, des fruits et des légumes, illustrations des leçons de choses. Voici la classe de la directrice, autant dire ma classe : les cartes murales montrent des animaux ; les tables et les bancs ont la hauteur du « petit banc » cher aux ouvreuses ; l’armoire contient du papier de différentes couleurs (car les tout petits font déjà du pliage compliqué) et des jeux de construction et des guignols ; il est si difficile d’occuper, d’amuser, de garder assis ces bambins ; j’ai dû apprendre à faire les marionnettes… Ah ! mon Dieu, demain matin, à six heures, mes feux ; pourvu que l’allumage ne rate pas… Pourvu que le temps reste sec ; je n’aime pas manipuler des épaves. Je vois l’arrivée, l’inspection de propreté, la conduite aux cabinets, l’entrée en classe… pourvu que le pain ne soit pas mouillé dans les paniers… pourvu qu’on n’entende pas trop souvent les appels d’alarme : « Rose, venez vite, Chéron saigne encore du nez. – Rose, conduisez Guittard au lavabo… »

Comme je me sens mieux ! on dirait que la lampe a réchauffé toute ma chambre. J’aurais tort de me plaindre : n’est-ce pas moi qui ai la plus belle famille ? Je peux dépenser à plein cœur toutes mes forces d’affection et, voyons, cet attendrissement qui me pénètre me prouve aussi que je suis aimé !

Mais oui : je connais tous les petits par leurs noms (je n’ai plus besoin de les chavirer pour lire leur marque et ma sensibilité sait même établir une distinction entre chaque… il y en a de si laids que leur regard m’arrache de ma place et me fait venir, toute penchée. Ces exigeants, ils m’ont complètement adoptée ! Il arrive aussi qu’un petit se dérange sans parler et, levant irrésistiblement vers moi son museau souffreteux, m’apporte ses pauvres mains rouges à dégourdir… Alors, alors, il faut bien croire que la maternité est en moi, sans quoi cet enfant ne la solliciterait pas si impérieusement… alors, il est bien certain qu’un petit enfant, quel qu’il soit, appartient à toute grande personne… des fibres rattachent une génération à une autre.

Je connais aussi, par leurs noms et par leurs types, la plupart des moyens et des grands ; mais eux ne commercent guère avec moi.

On ne se figure pas combien il est rare que des enfants accordent leur attention à qui ne les soigne pas constamment. Ils vous lorgnent, ils notent vos ridicules au passage, avec leur extraordinaire faculté d’observation, ils s’adressent à votre complaisance, mais vous ne faites pas partie du monde de leur pensée. Cela me chiffonne… surtout les élèves de Mlle Bord : ce sont déjà des personnages définis, je désirerais être admise dans leur intimité, je me sens à leur niveau… Et pourquoi donc me dédaigneraient-ils ? Est-ce qu’ils copieraient la correcte et supérieure politesse de Mademoiselle à mon égard ? Quand la sculpturale normalienne me parle, ses yeux ne posent pas sur moi, ils s’étendent au delà ; elle ne doit pas savoir si je suis brune ou blonde. Ses élèves empruntent ce regard distrait, négligent, pour me demander leur panier, leur béret. J’ai beau les aider, à l’arrivée, au départ, les rafistoler dans la journée, leur servir à déjeuner, ils ne m’aiment pas à la façon de mes tout petits. Je me sens pareille à une demoiselle habituée aux adulations, qui croit sa beauté irrésistible et qui rencontre un jeune homme parfaitement indifférent ; elle le déteste, elle cherche des rivales à détester, elle devient capable des pires sottises pour s’imposer à lui… Eh bien, oui ! je suis ambitieuse, orgueilleuse, jalouse ! oui, jalouse… Et j’ai voulu obtenir de l’attention ; j’en ai obtenu.

Je ne parle pas de Richard, l’affreux gamin à tête de singe malade, à qui j’ai révélé le goût des pastilles de chocolat. Le cas est tout à fait à part. Il existe entre nous un pacte, intensément sérieux, exempt de sentimentalité. C’est Richard qui a délimité nos rapports. Je lui avais donné un bonbon ; sa stupéfaction diminuée, il a exigé de rentrer dans le raisonnable ; on ne peut pas vivre sans attribuer aux faits une logique. Son expérience ne lui permettait pas de concevoir un don gratuit, il a tiré de sa poche un bout de papier crayonné.

– Tiens, alors je te donne un dessin, a-t-il dit simplement. Et son alors contenait l’inflexibilité des obligations réciproques.

Depuis cette époque, presque chaque jour, il y a échange entre nous, après quatre heures, dans le préau. (Vers trois heures, la normalienne distribue des carrés de papier et des crayons et autorise l’art fantaisiste.) Je tends un bonbon, Richard tend son croquis, nous ne sourcillons pas.

Pourtant un sentiment ondule chez Richard, mais je ne discerne pas si c’est de la reconnaissance, ou un souci d’honnêteté. Il a œuvré pour moi, expressément, avec conscience, avec goût, selon l’invariable répertoire graphique des jeunes enfants : une locomotive, un bateau, un cheval, un bonhomme. De plus, je constate qu’il laisse le moins de blanc possible ; il affiche, un air satisfait qui signifie : « Tu es bien servie, j’espère ? » Très attentif au sort de sa création, il ne me quitte pas des yeux que je ne l’aie précieusement logée dans ma poche.

Quand je me flatte d’avoir obtenu de l’attention, je fais allusion à une autre histoire.

Vendredi dernier, il était dix heures passées, je profitais de la présence de Madame dans sa classe pour préparer les tables du déjeuner ; soudain, j’entendis la normalienne qui se fâchait à l’extrême :

– Vraiment, c’est intolérable ! Adam ! je ne veux plus de vous ; sortez cinq minutes à la porte, dans le préau, avec Rose.

Depuis le premier jour, je connaissais Adam, le mauvais sujet de la grande classe ; sept ans bientôt, assez grand, trapu, blond, le teint coloré, la face tauresque ; l’apparence d’un hercule pas méchant, un peu narquois, doué de cette intelligence ronde qu’on appelle un gros bon sens ; le regard gai, hardi, coutumier d’une fixité limpide à déconcerter même les grandes personnes. Il représente la vie puissante, décidée à s’élargir sans précaution ; au déjeuner, il finit les gamelles restées en souffrance, il mange le gras ; à la récréation, il règne, il conduit toujours une bande, il est particulièrement autoritaire avec les filles.

Il vient à moi, son tablier retroussé, les deux mains dans les poches de pantalon et tranquillement, avec philosophie, le regard voyageur, il me dit :

– Elle m’a f… à la porte.

(Les enfants ont un langage d’apparat pour les maîtresses, mais entre eux, dans la cour, dehors, ils reprennent le style du quartier.)

– Tiens ! qu’est-ce que tu as donc fait ? m’informai-je avec beaucoup d’intérêt.

Un haussement d’épaules :

– Ah ! je rigolais.

Et il se détourna vers la cour sans plus s’occuper de moi. Je fus piquée de ce peu d’expansion ; une impulsion inexplicable me fit simuler la plus violente indignation :

– Eh bien, je vais la disputer, Mademoiselle. Dans un instant c’est la récréation : gare là-dessous ! Ah ! elle te met à la porte ! je m’en vais l’arranger moi : elle n’a pas le droit de te renvoyer… et, si elle n’est pas contente, je suis plus forte qu’elle.

Adam se campa en face de moi, considéra mon visage, me toisa ; il n’y avait pas à douter de ma résolution ; j’avais à demi retroussé mes manches, ce qui – à Ménilmontant – est l’indice du sérieux. Il ne répondit pas, ne sourit pas, mais une houle passa dans ses yeux bleu foncé, profonds, énigmatiques.

Presque aussitôt retentit le coup de sifflet : la longue mèche se déroula : les grands sortant directement dans la cour, les petits venant derrière dans la grande classe, par la porte de la cloison vitrée ; et, à la queue, les moyens descendant du premier étage. La mèche éclata. Je me dirigeai vers la normalienne en station près du marronnier. Adam se collait à moi et tâchait de lire ma physionomie. J’allais d’un air décidé, querelleur. (Mon intention était de dire : Je vous amène Adam repentant, qui désire prendre part à la récréation.)

– Nous allons voir, annonçai-je en secouant mon poing, quand je ne fus plus séparée que par une chaîne d’enfants de la normalienne qui me tournait le dos. Ah ! ah ! Mademoiselle.

Brusquement, Adam me saisit la main droite et y planta un coup de dent terrible.

Arrêtée net, je poussai un cri ; je me dégageai :

– Oh ! le vilain méchant !

Il ne se sauvait pas, il continuait, par son attitude, à me défendre d’avancer. Ses yeux combattaient, implacables, ce n’étaient pas des lueurs mauvaises, mais des lueurs « de justice ». (Je parlerai un jour du sentiment de la justice chez les enfants.)

Je cachai ma main saignante sous mon tablier. Les clameurs de la récréation avaient dominé mon cri de douleur. La normalienne rejoignait sa collègue.

– Je plaisantais, dis-je à Adam, tu es un brutal ; je voulais que tu demandes pardon à Mademoiselle.

Une espèce de sourire détendit son énergie ; il allongea une moue significative vers ma main cachée « On ne fait pas de ces blagues-là, tant pis ! »

Des voix en folie le requirent ; il rompit là, sans autre formalité. D’un geste, il rallia toute une bande.

– Au chemin de fer ! ordonna-t-il. Et il s’élança, imitant le sifflet de la locomotive et suivi de sa cohorte grossissante.

Tout de même, je suis contente. Adam fait attention à moi, maintenant.

Samedi, à plusieurs reprises, il m’a frôlée avec prudence, le regard en coin sur mon pouce entortillé, puis l’air dégagé comme un qui ne se souvient pas.

– Alors, tu aimes bien Mademoiselle ? lui ai-je demandé au moment de déjeuner.

– Je sais pas.

Ses prunelles ont miroité hardiment sur moi pour ajouter : « Recommence à vouloir l’attaquer, tu verras ! »

Le soir, à la sortie de quatre heures, je n’arrivais pas à former la queue du rang, dans le préau ; une vingtaine de mioches, occupés d’une bêtise, clignaient gentiment, riaient et ne faisaient rien de ce que je commandais. Je n’en pouvais plus de m’égosiller, de m’élancer vers l’un, vers l’autre. Adam s’est retourné, les épaules remontées, le mufle tendu, menaçant :

– Voulez-vous vous mettre en rang, tas de m…, morveux !

Cette aimable apostrophe les a décidés immédiatement. Et j’ai senti, dans mon instinct femelle, que maintenant Adam me protégeait.

 

Aujourd’hui lundi, je savais bien que la tâche serait rude. Mme Galant a été indisposée, prise d’étourdissements, tellement « les moyens » étaient insupportables. De fait, pendant toute la durée de la classe, je n’ai cessé de les entendre taper des pieds. Les petits, excités par le vacarme au-dessus de leur tête, galochaient aussi, tant qu’ils pouvaient. La directrice a fini par passer la main.

– Rose, j’y renonce, je me réfugie dans mon cabinet. Ouvrez l’armoire et tâchez de les calmer avec les guignols et les constructions.

L’inévitable M. Libois n’est-il pas entré tout de go dans la classe, croyant y trouver la directrice ? J’oserai dire que nous avons croisé nos regards.

Selon ma consigne, j’étais dans le bureau, à la place même de la directrice.

(Que voulez-vous, monsieur le délégué, on ne peut pas toujours me contempler à quatre pattes ; j’ai quelquefois ordre de me tenir debout.)

Je l’avais vu venir, par la porte vitrée ; aussi, Dieu me pardonne ! ce sont les yeux de l’Autorité qui ont « flanché », comme nous disons à Ménilmontant.

(Eh ! Eh ! cher monsieur, un de vos congénères a bien voulu, naguère, concéder que mes yeux noirs possédaient une certaine force… et vraiment, vos yeux slaves sont un peu trop pâlots…)

Et puis, l’Autorité n’a pas eu le temps de rentrer toute l’amabilité préparée pour Mme la directrice, il en est même resté quantité considérable : un déférent et gracieux penchement d’homme du monde. Dommage de perdre tant d’élégance pour une femme de service !

(Je crois que vous auriez voulu dire quelque chose, monsieur le délégué ? Mais il ne m’appartient pas de vous entendre.)

Avec la même intonation qu’une authentique institutrice, j’ai ordonné à mes mioches de se lever en l’honneur de l’Autorité et je les ai gardés sous mon geste jusqu’à ce qu’il vous ait plu de battre en retraite.

J’ai eu l’impression d’une insistance… Mais je pratique aussi bien qu’une autre cet abaissement de paupières qui étend une barrière infranchissable…

C’est incompréhensible : le lundi, l’école présente un aspect particulier ; les enfants ne chantent pas de leur voix ordinaire, leur visage porte des traces de fatigue malsaine.

– Ils ont des têtes « de lendemain de noce », dit Mme Paulin.

À dix heures moins un quart, la normalienne n’avait pas commencé les exercices de lecture. À onze heures, son récit de géographie se coupait à chaque phrase d’une distribution de mauvais points ; l’instant de montrer une presqu’île sur la carte murale, trois gamins poussés par leurs voisins tombaient le derrière par terre.

Adam était à tuer ; ses camarades aussi lâchaient l’excessif de leurs propensions. Richard se grattait des pieds à la tête et envoyait des coups de pattes à Gillon qui le pinçait. Il faut, du reste, que j’introduise ici les personnages marquants de la grande classe.

Une réunion de soixante enfants possède un certain lot de types : six ou sept individus complets, fortement caractérisés, ressortent et résument l’ensemble ; les autres sont des exemplaires intérieurs, des copies plus ou moins effacées. Eh bien, dans la classe de la normalienne, les types, je les dégage et les vois constamment émergeant, frappés de lumière ; c’est maladif, j’allais écrire « vicieux », plus exactement peut-être. Connaître à fond ces enfants personnalisés, garçons et filles, correspond à une exigence de ma nature, de ma féminité ; le malsain est que cela se relie à des imaginations, à des regrets, à des aspirations… Parfois, je suis effrayée de ma perspicacité, en quelque sorte inavouable.

J’ai commencé par Adam, continuons l’exhibition.

Le lundi, parmi les élèves qui ont encore plus mauvaise « touche » que d’habitude, la palme revient à Bonvalot et la normalienne peut lui prodiguer des leçons de morale ! Il siège à la dernière rangée des tables ; il constitue le type « inquiétant » : blême, les pommettes vieilles, sinistres, la bouche torse, les yeux coupants, il a la manie de crachoter continuellement ; du reste, il doit fumer. On rencontre, dans le quartier, des adultes à sa ressemblance, de ceux que les faits divers des journaux désignent comme de « pâles voyous ». Ses joues se plissent d’un rire jaune, pas gai. Il est détesté par ces dames et même par Mme Paulin, sans motif bien précis, car on ne remarque pas qu’il dévalise les petits ou qu’il batte les filles plus que ne le font les autres grands. À vrai dire, on ne le punit pas énormément ; on l’exclut, du regard on le rejette ; il perçoit la réprobation et s’endurcit. Je ne peux considérer son long cou sans un malaise étrange et cet enfant au tablier rapiécé, aux souliers troués m’inspire encore plus de pitié que de répulsion : une pitié glaciale, frissonnante… Ses cheveux laids, d’un châtain terni, mal plantés, encombrent ses tempes et paraissent toujours trop longs. Je retrouverais Bonvalot dans les journaux illustrés : tête d’assassin, tête d’assassiné.

Croirait-on que je le préfère à Gillon qui trône à la table du milieu ? Gillon, espèce de méridional, brun frisé, fils d’un employé ; étale l’insolence, la santé, la superbe, la suprématie de la sottise. Quand il approche trop bouffi, trop engoncé de vêtements chauds et que rien ne se sauve autour de lui, je sens la bêtise reine du monde. Cet après-midi où la classe était déjà si agitée, pendant la leçon de calcul à deux heures, pendant le dessin à trois heures, pendant le travail manuel, il n’a cessé de réclamer : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! » d’une voix exaspérante. Du reste, tous les jours, à toutes les leçons, il se plaint que ses voisins « copient sur lui », ou se moquent de lui. Et il a des camarades qui le suivent, qui l’écoutent ; dans la cour, il organise des jeux tels que d’empêcher les filles de parler en venant fourrer la tête entre elles pour les écouter, en les séparant de force lorsque, bras dessus, bras dessous, à quatre ou cinq, elles déambulent en vraies commères ; d’autres jeux consistent à « faire les cornes », à conspuer, à entourer d’un rond dansant et grimaçant les punis, les malchanceux, les plus décriés de l’école, ceux qui arrivent trop barbouillés, trop mal ficelés, et que je suis obligée de remettre en état. Certes, je préfère encore à Gillon l’idiote Berthe Hochard reléguée dans la classe de Mme Galant ; l’idiote au moins n’a que des idées bêtes. Oh ! la binette obtuse et arrogante de Gillon déclarant : « Mon père à moi est employé dans un bureau. » Je le vois devenu grand… officier d’académie… détenteur d’une parcelle d’autorité… Tenez, j’aime Bonvalot, à qui j’ai donné, en dedans de moi, un surnom sinistre, un surnom blême et fuyant…

 

À la première table, tout près de la cloison vitrée, Louise Cloutet se tient droite, reflétant exactement la sagesse de la normalienne ; c’est elle que les camarades ont surnommée « la Souris » à cause de sa taille minuscule. Brune, son bout de natte serré d’une rosette grenat, non pas en ruban, mais en tresse vulgaire, la peau foncée, les yeux noirs, petits, luisants, la figure déjà faite, elle a une physionomie sérieuse de femme pauvre, entendue et courageuse. Son tablier noir bouclé d’une ceinture de cuir jaune est presque toujours paré de la croix ; avec ses gros souliers de garçon, ses chaussettes noires et ses mollets bis, incroyablement minces, elle n’offre aucune séduction de petite fille ; mais elle fait aimer la vie, elle vous porte à savoir accepter la destinée allègrement. Elle me présage la ménagère parfaite ; ses gestes disent l’économie, la résolution, l’affection, l’indulgence généreuse. C’est surtout la femelle dans le sens de la bonté infinie. Il faut la voir arriver avec son panier, son carton et son frère, un bambin de trois ans, de l’espèce naine aussi, qu’elle appelle son « poussin » ; il faut la voir, au déjeuner, surveiller la nutrition du poussin ! Dans la cour, elle ne joue qu’avec lui comme une poupée. Son dévouement s’est communiqué à trois ou quatre autres gamines ; elle groupe les maternelles et, par amour pour « le sien », elle soigne, elle amuse les petits des autres. Elle danse en rond ; comme elle sait se rapetisser, se rajeunir ! Le poussin est laid et grognon ; quand il murmure une phrase, le visage de sa sœur, admiratif et ravi, se tourne vers chacun ; « Hein ! est-il gentil et intelligent ! » Au milieu de la récréation, si la bande des brise-tout vient à passer, Louise Cloutet transporte le poussin à pleins bras, de place en place, hors de leur atteinte ; son front bouge, la vigilance semble le tendre et l’arrondir : Adam pourrait s’approcher avec sa grosse face et ses épaules de déménageur, il trouverait à qui parler !

Le poussin m’a néanmoins adoptée, comme les autres tout petits. Louise alors ?… Cela n’a pas été long : la première fois qu’elle a vu son frère cramponné en maître à mon tablier, elle m’a absorbée d’un regard intense et elle m’a connue. La Souris m’a promue son égale. La Souris ! Je tâche d’être digne de cette compagne maternelle qui, noyée dans le tas, d’un signe ami, m’élève aux régions immenses de sa brave sérénité.

 

Virginie Popelin, à la deuxième rangée, derrière la Souris, c’est la vicieuse née, incorrigible et hypocrite jusqu’au merveilleux. Blonde claire, bouclée, avec un minois de coquette chiffonnée, trop maigre, d’un rose trop déteint, agréable seulement à distance ; je la vois grandie, très dévergondée, mais pas dans la catégorie des filles perdues ; au contraire, je l’imagine mariée, jouissant de la considération bourgeoise. Pendant les récréations, elle n’est occupée qu’à une chose : farfouiller les culottes des petits garçons soi-disant déboutonnées, ou conduire des garçons aux cabinets, ou inviter les garçons en robe à se baisser pour jouer dans le sable. Douée d’un regard sournois étonnamment rapide, elle singe la maternité de la Souris. Quand on la surprend de loin, en faute, rien ne saurait donner une idée de sa promptitude à rejeter ses mains derrière son dos, à attraper une pose insouciante, distraite, le nez en l’air ; on lui adjugerait tous les agréments : candeur, réflexion, rêverie charmante. Saisie sur le fait, elle nie, les paupières baissées, le bas du visage pincé, avec une obstination de fausse pudeur absolument déconcertante.

Je demande quantité de renseignements à Mme Paulin pendant le sursis restaurateur où nous sommes seules, dans la cantine, avant le déjeuner des enfants. Mme Paulin conserve dans les archives de sa mémoire l’histoire de tous les habitants du quartier. Il y a huit ans environ, la mère de Virginie, mariée, sans enfant, jeune, ronde, fraîche, était concierge d’une maison où demeurait un contrôleur de l’enseignement, célibataire. Sans instruction aucune, elle épelait à peine les noms des locataires. Un jour, faute d’avoir su déchiffrer la mention « très urgent », elle néglige une lettre adressée au monsieur vérificateur. Grave affaire.

– Eh ! mais, dit aux concierges le destinataire lésé, vous voyez le danger ! Madame ne peut rester complètement illettrée, elle a des dispositions et de l’intelligence, il faut qu’elle monte chez moi, le soir, après dîner, prendre quelques leçons.

– J’ignore, déclare Mme Paulin, si la culture a bien marché, mais, un fait certain, c’est que Virginie est née un an après. Et cette gamine-là, elle a bien hérité de la coquetterie de sa mère, mais je vous promets aussi qu’elle en a de la rouerie d’inspecteur ! Moi, à la regarder faire la sainte nitouche, je reconnais le miel de ces messieurs fonctionnaires qui sont tout indulgence et justice et bonhomie par devant vous et qui vous flanquent des rapports salement traîtres au derrière : Je ne dis pas qu’ils sont tous taillés dans le même drap, ces gros messieurs, mais j’ai vingt ans d’école et je sais ce que je sais…

Revenons au portrait actuel. Virginie hésite à se frotter aux garçons de sa classe qui sont trop grands et surtout elle ne peut pas leur imposer ses complaisances ; mais alors, comble de la ruse, elle leur demande service.

Une fois, elle s’était rencontrée dans le coin du lavabo avec Bonvalot : celui-ci attiré par un gamin qui suçait un bout de sucre d’orge ; elle-même alléchée par le susdit gamin qui laissait voir un coin de sa chemise. Empêchée, elle a sollicité Bonvalot :

– Boutonne-moi mon tablier.

– Voilà.

Je lavais les éponges des tableaux noirs. J’ai remarqué son sourire remerciant, gâté d’incitation perverse, et, un instant après, sa voix courtisane :

– Resserre-moi mon nœud de ceinture, derrière, veux-tu ?

Mais Bonvalot l’a empoignée par une épaule et l’a fait pirouetter, en grognant d’un accent canaille inimitable :

– Ah ! Mais, t’as pas fini, toi ? Tu sais, j’aime pas être embêté par les femmes.

Bonvalot n’est pourtant pas insensible au beau sexe. Aujourd’hui encore, dans la cour, je l’ai vu pousser Julia Kasen et la faire cogner du front contre le marronnier, parce qu’elle déclinait ses amabilités Depuis longtemps, je suis peinée de certaines persécutions impunément exercées. Parbleu ! la surveillance détaillée est si difficile dans le pêle-mêle hurleur et forcené de deux cents enfants ! Et il n’y a que deux maîtresses « de service de récréation », après le déjeuner les deux adjointes, ou la directrice et une adjointe. La troisième maîtresse, ayant participé au service du réfectoire, déjeune à son tour.

Les deux surveillantes se promènent sur la bordure asphaltée ; pour plus de vigilance, elles ne doivent pas se parler, d’après le Règlement. Mais leur regard pédagogique a beau courir sur les types, les Adam, les Bonvalot, les Popelin, il ne peut s’arrêter qu’aux gros faits excessifs.

Julia Kasen est une brune pâle à face orientale, d’une coulée pure, ombrée de sourcils et de cils splendides. Si je ne comptais sur la régénérante influence de l’école, je dirais que sa destinée infaillible est de devenir une misérable esclave de la débauche ; et, chose curieuse, cette enfant ne passe jamais auprès de moi sans me regarder à la dérobée, ou franchement avec un sourire faible et honteux comme si « nous savions », elle et moi. Ses parents sont des journaliers estimables quelconques, mais elle est jolie, d’une certaine joliesse spéciale, professionnelle quasiment, et son allure se ressent aussi d’une sorte de nonchalance fataliste. Et pourquoi Bonvalot a-t-il l’instinct de la cramponner sans cesse ? On devine qu’elle le déteste, elle se crispe, essaie de s’échapper, puis elle le subit, elle se laisse promener par le bras, soumise.

– Rose, Mademoiselle a dit que vous veniez essuyer par terre.

Saluons Léon Chéron communément chargé des messages de la normalienne ; un brun qui saigne souvent du nez, petite tête régulière, sans accentuation, un type par le définitif de sa banalité. C’est l’échantillon de l’écolier sage, toujours décoré, toujours inscrit au tableau d’honneur ; tablier noir bien tiré, bien boutonné ; intelligence moyenne, droite, pas futé, mais appliqué. À la première table, il est le plus relié à la maîtresse par son attention tendue ; ses oreilles sont écartées, croirait-on, par excès de zèle. Au plus fort des jeux, dans la cour, il ne manque pas de jeter des regards raisonnables sur Mademoiselle. Des parents à principes doivent l’élever sévèrement ; il a deux frères qui ne le vaudront pas : un, avec Mme Galant et un, dans les tout petits, qui vient de la crèche. En somme, une volonté suffisante et louable. Je le détermine, – par transposition d’âge : artisan à nombreuse famille, besogneux et optimiste ; bon contribuable, bon électeur, bon père, bon travailleur ; l’élément régulier, conservateur, pondéré dans le peuple.

Oui, c’est Léon Chéron le préféré de la normalienne ; mais la confiance de Mademoiselle, à force de solidité, devient trop distraite et il arrive que le détestable Adam reçoit bien plus d’attentions que le préféré, je saisis même que les beaux yeux marrons de la normalienne fixés sur Adam affectent une sévérité menteuse, et quand Mademoiselle s’indigne vers la directrice : « Madame, voyez ! encore ce monstre d’Adam à cheval sur cette porte de cabinet ! » je dépiste là-dessous un certain sentiment féminin dont ne bénéficiera jamais le sage Léon Chéron.

 

À considérer ces deux enfants si dissemblables, on mesure déjà combien importante est l’éducation de la volonté, mais pour être édifié complètement il faut étudier Léon Ducret : celui-là n’a pas de volonté du tout ; un gamin blond fadasse, à visage anguleux, incolore, qui reste où on le consigne sans oser décamper. Ni bon, ni méchant, il n’est pas sympathique ; il tortille un dos craintif de bas fonctionnaire ; ses jeux diffèrent de ceux des camarades ; tous ses gestes ont des crans d’arrêt : on dirait que la surveillance l’a aplati jusqu’à lui retirer du souffle, jusqu’à l’estropier. Il désobéit, mais bêtement, pour des riens et avec une ruse mesquine ; il fait penser à l’employé qui use ses facultés à tromper la vigilance du chef, pour des niaiseries : pour lire son feuilleton, pour s’absenter dix minutes. Par exemple, Ducret fourre des cailloux dans ses poches, à la récréation, puis, dans la classe, dissimulé par les élèves assis devant lui, il lime furtivement des entailles à sa table. Pris en faute, il s’anéantit, sans ressort. Et pourtant il a été placé à la crèche dès sa naissance et, depuis quatre ans, il vit à l’école maternelle. Fallait-il qu’il fût d’une nature inconsistante ! Car enfin, ce ne peut pas être l’élevage administratif même qui l’ait plié comme un chiffon et rendu si nul ? D’ailleurs, il a une sœur et deux frères plus jeunes et de pire acabit : rabougris, affamés, hagards.

 

Pour faire pendant à Léon Ducret, côté des filles, je citerais plutôt dix noms qu’un : Berthe Cadeau ? Gabrielle Fumet ? Vraiment, je ne peux choisir, elles sont dix dans la classe qui se ressemblent comme des sœurs : visage vieux, allongé, chlorotique, grand nez, grand menton, physionomie d’une laideur triste vraiment pauvre, corps maigre sans grâce et même agaçant par trop d’apathie. C’est le type le plus nombreux et le plus adhérent au quartier. Ça ne parle presque pas, ça ne sait pas s’amuser, ça ne désobéit presque pas, ça décourage la taquinerie des garçons, ça n’existe presque pas : si bien, dis-je, que, dans le tas, il n’y a pas de sujet faisant relief. Et elles sont bêtes : l’esprit inextensible comme leur figure pierreuse, comme leur corps chétif ; enfin, au lieu d’énergie, de l’entêtement dans le nuisible ou dans l’inutile.

On ne se représente guère une famille fondée par les Berthe Cadeau, par les Gabrielle Fumet : ça doit disparaitre on ne sait comment, sans laisser de traces… Ou alors, tout l’opposé ; ça pourrait avoir des enfants, des avortons, beaucoup, sans conscience, par veulerie, presque par maladie, comme un animal a des portées successives… des enfants que ça laisserait croupir, sans les soigner… Heureusement que l’école va infuser son sang « à ces visages pointus ».

 

Au-dessous, il n’y a plus à mettre que Berthe Hochard ; l’arriérée de chez Mme Galant : elle reste des heures immobile, assise ou debout, paraissant ne rien voir, ne rien entendre. De face, les yeux perdus dans l’espace, la bouche fixe entr’ouverte, les joues inertes, elle évoque l’idée d’une humanité à bout de souffrance, arrivée à l’éternel repos. De côté, l’on s’aperçoit qu’elle a la tête déformée, cabossée, aplatie, comme par de monstrueuses gifles et que les traits broyés tiennent leur expression immuable d’une superposition d’abominables épouvantes. Et l’on se demande quelles étapes affreuses la race a pu gravir, combien il a fallu de générations suppliciées pour aboutir à un tel anéantissement dans l’horreur ! Et l’on se demande qui a pu souffleter d’un tel outrage indélébile la majesté humaine !

Lorsque je monte au premier, dans la classe de Mme Galant, pour arranger le feu, le poêle étant à droite du bureau, face aux élèves, une cinquantaine de paires d’yeux s’enquièrent vite de ce que je fais ; seule, Berthe Hochard, assise à la première table, ne permet pas un vacillement à son regard de pierre. On chante ; les cinquante bouches s’ouvrent à qui la plus ronde sur les e, les i, les a, une partie des gamins rendent distraitement les sons par impulsion mécanique, les autres poussent les voyelles exagérément par sentiment des mots ou par espièglerie, au milieu de ce jeu cadencé des gosiers, les lèvres mortes de Berthe Hochard exhalent sans fin le silence intérieur. Si la maîtresse improvise une leçon en s’aidant des pancartes murales qui représentent des plantes, des fruits, l’attention sort en couleur, en relief, des fronts, des yeux, des nez, des joues, la compréhension miroite et chatoie au fin bout des museaux, palpite aux cils et se pose aux mentons ; quelquefois, Mme Galant provoque volontairement un rire général qui fuse tout droit d’abord, puis trinque et se mêle de voisin à voisin ; alors, il faut bien frissonner. Berthe Hochard garde sa rigidité inexorable, hallucinante : elle est arrivée ! toutes les émotions, toutes les larmes, tout le sang, tous les cris, toutes les convulsions ont été arrachées d’elle – et elle attend patiemment que les autres voyageurs veuillent bien la rejoindre !

 

Je m’améliore beaucoup depuis que je connais des enfants de la grande classe.

Ces élèves ont un attachement vrai pour leur institutrice, mais ils ne sont pas précisément amis avec elle ; ils sont disposés, mais une mésentente subsiste.

D’une façon générale, les maîtresses abordent les enfants avec trop de pédagogie ; par préjugé de métier, elles les croient trop « enclins à mal agir ». En les abordant « comme tout le monde », au naturel, on doit mieux réussir.

Quelle précieuse découverte ! Je veux « être amie », moi ! Je veux leur cœur, leur caractère original ; je veux qu’ils daignent m’admettre dans leur intimité, qu’ils me fassent la charité de leur franche brutalité. Donc, je me rends le plus possible camarade et pareille à eux.

Et voici ma chance : ils portent l’odeur de leur famille, ils sentent le fer, l’huile, le charbon des machines et des outils, le vernis d’ébéniste, les pommes de terre frites, la sueur, le vin, le musc ; ils répètent aussi les manières de leur entourage : les uns font la chaloupe en marchant, les autres accusent l’allure lente d’ouvriers fatigués, l’air de traîner une voiture à bras derrière eux, l’air de tirer, du dos, l’immémoriale misère. Eh bien ! ils m’imprègnent de leur odeur, puisque je les manipule, puisque je nettoie leurs traces, puisque je m’agenouille… Oh ! cette fadeur que mes vêtements éparpillent dans ma chambre ! Je me rappelle que j’aimais la verveine autrefois… Non, je ne me rappelle rien… Eh bien, aussi, je prends leur allure, une dégaine peuple, ouvrière, carrée, lourde. Je traverse ballante le préau, j’appuie d’une hanche sur l’autre pour apporter une éponge de tableau noir, je me baisse d’une masse, avec une grâce de coltineur pour mon service des cabinets. J’ignore les hésitations de mains blanches, je tripote à même, aïe donc ! J’apostrophe les enfants comme si j’allais leur offrir un verre sur le comptoir et ma voix gratte l’accent de Ménilmontant. Telle est l’impression que je me fais à moi-même, à juste titre sans doute, car non seulement les enfants, mais les mères se familiarisent étonnamment avec moi. Je m’améliore beaucoup.

Il y a une porteuse de pain, Mme Fradin, qui, dès la Toussaint, s’est improvisée d’autorité mon amie. Son gamin est un grand qui vient tout seul à l’école et s’en va de même et je n’ai pas encore deviné comment elle me connaît si bien. Nos rencontres ont lieu le matin, dans la rue, à six heures. Elle m’interpelle :

– Hein ! ma vieille, on a du mal à commencer la journée si tôt ? Qui est-ce qui vous réveille ?… Ah ! oui, la vie est dure à nous autres ; c’est les pieds qui souffrent… pas vrai ?

Je suis forcée de m’arrêter et de soutenir un instant la conversation. D’abord, par tempérament, je désire garder les meilleurs rapports avec le quartier ; et puis, je n’oublie pas le mot d’ordre administratif : « Il faut être bien avec tout le monde » or la femme de service n’a qu’un moyen de réaliser ce programme, c’est de montrer les qualités d’une parfaite cancanière.

Chaque fois que Mme Fradin me trouve l’air un peu sombre, elle compatit :

– Hein, ma vieille, c’est les pieds qui souffrent !

 

Du personnel de l’école, c’est moi que les parents voient le plus souvent et de plus près. Le matin, à l’arrivée, je me tiens toujours contre la barrière du préau (Maintenant que je suis au courant, la directrice ne descend plus dès l’ouverture.) À onze heures, avec une adjointe, je conduis au coin de la rue les élèves qui s’en retournent déjeuner ; des bonnes femmes m’attrapent par la manche ; il faut absolument échanger quelques paroles ; puis je délivre les enfants que l’on vient chercher ; encore quelques mots. À quatre heures, même conduite dehors, même nécessité de lambiner un instant sur le trottoir.

– Malheureux, que vous n’ayez pas le temps d’accepter un verre.

– Pas le temps du tout, merci.

– Prenez donc une prise.

De quatre à six, même remise d’enfants réclamés à l’intérieur, avec les quelques coups de langue indispensables. Enfin, passé six heures, s’il y a un gamin d’oublié – fait assez fréquent – je vais le restituer à domicile ; et, dame, il faut bien que la mère m’explique tout au long pourquoi elle l’a oublié. Si c’est seulement qu’elle n’a pas eu le temps de courir jusqu’à l’école, je suis perdue : je ne me tire pas de l’explication à moins d’une grande heure dans le courant d’air du palier et de l’escalier.

Au milieu même de la journée, il m’arrive d’emmener un enfant chez qui le médecin inspecteur a reconnu des symptômes de maladie contagieuse. Les précautions sont des plus strictes ; la directrice fait écarter vivement les élèves, les adjointes, de l’enfant dangereux ; une sollicitude attendrissante vibre dans sa voix :

– Que personne n’y touche !… Rose, prenez-le par la main.

J’ai dû m’attribuer faussement une épouvantable gastralgie pour pouvoir refuser sans offense les nombreuses offres de café, imposées par le code du savoir-vivre. (À Ménilmontant, le hasard veut toujours, dans chaque maison, que le café soit justement prêt, là, sur le poêle.) Grâce à ma mine peu brillante, la chance m’a favorisée, il y a, comme ça, des réussites qui tiennent à peu de chose : non seulement ma gastralgie est acceptée, mais elle devient un fait du quartier ; j’ai déjà entendu plusieurs fois, dans le groupe des mères, devant la porte de l’école, cette apostrophe effrayante : « Quand vous aurez une gastralgie, comme Rose !… »

 

Le moment particulièrement propice aux rapprochements se doit situer entre cinq heures et demie et six heures. Quand il ne reste plus qu’une demi-douzaine d’enfants, la maîtresse qui était de service s’en va. Les mères viennent l’une après l’autre et, me trouvant seule, s’accoudent à la balustrade. Des « spéculations » variées :

– Quel sale temps ? Vous en avez du balayage dans ce préau ! Et ce poêle, combien peut-il brûler de charbon ? C’est rudement commode, votre lavabo ; nous, qu’il faut monter l’eau de la cour au cintième !…

J’ai presque toujours les mêmes visiteuses : la mère de Gabrielle Fumet, celle de Louise Guittard, la mère Doré.

La mère de Virginie Popelin, qui laisse souvent passer l’heure, me donne deux sous de pourboire toutes les fins de quinzaine.

Quel bouleversement, la première fois ! Ma main qu’il a fallu avancer… ces deux sous tout chauds… la marque décisive de mon métier, quoi ! (Le premier argent du déshonneur doit être ainsi difficile à tenir.) Mais là, pas de gastralgie pour m’excuser ; là, en conscience, je ne pouvais refuser que par orgueil, et je ne veux pas faire la fière. Enfin une pensée est venue, à point, aider mon geste ; au déjeuner, il se trouve toujours des paniers dégarnis : il est bon, par conséquent, d’avoir quelques deux sous de pain à distribuer. J’ai accepté, pour mes becs affamés, mentalement ; j’ai pu articuler le remerciement et corriger la pourpre honteuse de mon visage par un regard presque brave.

Halte-là ! je ne dis pas tout et je me fais meilleure que je ne suis : en un brusque frisson j’ai revécu mes lointaines ambitions de jeune fille et c’est surtout l’amertume du regret qui m’a décidée à empocher un pourboire.

Comme on a de la peine à se résigner, sans manifestation, à être une créature finie ! Moi, par accès intermittents, je me repais de ma déchéance à tel point que me rehausser serait peut-être le plus grand tort à me faire ; sans le désastre à parachever, ma vie aurait moins d’intérêt…

Le Règlement défend aux gens de service de recevoir des sous. Je voudrais que l’administration fût informée de mon délit. Je voudrais subir l’interrogatoire de quelqu’un d’important ; il me semble que je m’enfoncerais dans l’ignominie :

– Oui, oui, j’ai tendu la main, j’ai quémandé des pourboires, afin, parbleu ! d’imiter mes pareilles, d’aller chez le marchand de vin.

Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc ? Ce mensonge me plairait, comme s’il devait faire souffrir… qui ?

 

J’apporte, le matin, le restant de mon pain, parce que « je n’aime pas le rassis », dis-je à Mme Paulin ; le morceau est généralement assez gros.

Mme Paulin m’a d’abord démontré que c’était bien facile d’éviter cette perte en achetant moins de pain à la fois. Puis, devant l’heureux emploi de mon superflu, elle n’a plus rien dit : seulement, elle m’a inspectée longuement, passive, là, grattant ses gros bras nus, ayant l’air de subir une infiltration forcée ; et maintenant elle apporte aussi « ses croûtes ». Qu’est-ce que vous voulez, elle est comme moi, elle n’a pas l’appétit régulier ; elle a pris trop de pain, elle ne va pas le jeter peut-être ?

 

Les adjointes évitent le plus possible le contact des parents. D’abord, la hiérarchie exige que la directrice seule écoute les réclamations, et puis les adjointes ne veulent pas se commettre avec les femmes du quartier des Plâtriers, ni s’exposer à des invectives ou à l’offre d’un pourboire. Il faut voir la maîtresse « de service » le soir, après quatre heures. Les paniers ont été alignés près de la sortie, par terre. Quand on vient appeler un enfant, il quitte son banc et doit prendre son panier au passage ; mais, le plus souvent, il ne le reconnaît pas, malgré sa mère qui lui indique au travers des barreaux : « Celui-là… non… plus loin… »

L’adjointe préside, à deux pas de la balustrade, moi je torchonne au fond du préau, ou même dans une des classes ; l’adjointe appelle de haut :

– Rose, trouvez donc le panier.

À aucun prix, elle ne se mêlerait à la recherche de la mère.

 

Avec tous les individus que je connais maintenant, ma pensée travaille singulièrement : je peux, à tels enfants, attribuer tels auteurs, par induction, à tels parents, telle existence. Je constate en moi des acquisitions stupéfiantes et des erreurs, des préjugés en déroute, que j’aurais gardés forcément si je n’avais pas touché à la pâte même du peuple.

D’autre part, maintenant que l’école n’est plus un ensemble anonyme, je l’envisage sous un jour nouveau. J’avais commencé par discerner son rôle général, son but selon la théorie ; depuis quelque temps, mon observation devient pratique et je dois dire qu’elle n’est plus optimiste sans réserve. Je crains bien que cette espèce de pressentiment noir dont je suis obsédée pendant mon service ne se rapporte à l’enseignement même. J’entrevois un enchaînement formidable : les parents, les enfants, l’école, la société.

Le souci naît le soir, avec la fatigue, avec la diminution du vacarme scolaire.

Passé cinq heures et demie, le vaste préau prend un aspect morne et vacant de salle publique, avec ses papillons de gaz qui bougent de distance en distance. Les quelques enfants restant, épars sur un banc, sont disposés à sommeiller ou à pleurnicher. Je m’assieds en face d’eux et j’essaie de stimuler la conversation :

– Où demeures-tu, toi ? Et toi ? et ton papa, qu’est-ce qu’il fait ? Es-tu allé sur les chevaux de bois, à la fête ?

Une remarque : les enfants, si bavards entre eux, ont peu de mots au service des grandes personnes ; semblablement les paysans ne savent quoi dire aux gens de la ville ; mais n’inférez pas, de là, qu’ils soient taciturnes.

Je persiste à discourir pour dissiper le noir qui me pénètre ; je veux me réfugier dans la douceur égayante des enfants. Voici Kliner penché comme un pantin disloqué ; il montre, à la gorge, une profonde cicatrice ; sa voix difficile scie lentement des sons en bois.

– Qu’est-ce que tu as donc eu au cou ?

– J’ai eu un coup de couteau.

– Où est-ce arrivé ? Chez toi ?

– Oui, chez nous.

– Ce n’est pas ton papa, pour sûr ?

– J’en ai pas.

– Qui ça, alors ?

– Eh bin, pardié, un homme qui venait dormir.

– Qu’est-ce qu’elle a dit, ta maman ?

– Alle a dit comme ça : ah bin tant faire, aurait fallu le tuer tout à fait. Eh ! Rose, eurgardez donc le gaz comme i’ danse, i’ fait guignol ! tututu, tututu, danse, danse, danse, tu…

Nous rions aux anges ; les paupières mi-closes, le nez en l’air, le gosier offert.

Le plus beau rire appartient à Irma Guépin. J’aime bien qu’elle reste tard, le soir ; je m’amuse à l’attifer, à ornementer sa chevelure opulente. Des yeux bleus écarquillés, un nez court, une bouche trop fendue, le front éclairé, une blondeur et une blancheur alsaciennes, elle rit tout le temps, à tout le monde, et surtout aux garçons. Si elle ne changeait pas, ce serait le type de la fille facile par douceur, par envie de folâtrer, par tempérament bêta et bonasse. En voilà encore une sur quoi l’école devra avoir une action des plus raffermissantes ! Pas de vice en elle ; ce ne serait pas une personne de mauvaise vie, à vrai dire, car elle ne garderait pas assez de rigueur pour vivre de son inconduite ; ce serait l’ouvrière sans mœurs, des romances populaires, en plein vent, qui se laisse cueillir par le plus hardi. Il faut voir comme Irma est « sans défense » devant Adam. Celui-ci, par exemple, n’a jamais de dessert, il n’hésite pas à s’adresser aux privilégiés et de préférence aux filles ; elles sont plusieurs qui ne lui refusent jamais. Il demande avec une autorité qui magnétise ; la gamine rit à son audace, à sa santé brutale, et donne. Il y a la soumission d’un sexe à l’autre ; on devine des générations de femmes battues par les mâles et gourmandes de la force.

Je m’assieds et elle se tient debout, entre mes genoux. Je ne possède plus de chiffons élégants, moi, je ne connais plus la coquetterie personnelle, et voilà qu’un plaisir m’alanguit comme si je reprenais mon miroir de jeune fille, mes colifichets d’autrefois. L’instinct de mignardise apparaît vite chez cette gentille Irma proprette et gracieuse ; elle se prête à mon jeu comme à une leçon de « bon goût ».

Ce soir, mon chiffonnage de ruban n’allait pas comme je voulais, rien de léger, de mousseux. Et soudain, j’ai vu mes ongles usés, mes doigts imprégnés d’une crasse indélébile par le nettoyage du poêle, par le balayage, le lavage. J’ai baisé Irma Guépin au front et j’ai laissé son ruban neuf, qui était d’une fraîcheur trop délicate pour les mains rugueuses d’une femme de service.

Que noterais-je encore ?

À l’école où j’ai fait mes études, les grandes élèves choisissaient toutes une petite qui était « leur fille », c’est-à-dire leur protégée et leur poupée. J’ai pris Irma Guépin comme fille, sans y penser, par répétition d’actes anciens. On s’est même aperçu de cette préférence avant que j’en eusse pleine conscience moi-même. La directrice m’a secouée une fois.

– Surveillez donc votre Irma, là-bas.

Quand je l’ai eu baisée au front, Irma est restée debout devant moi et, tout à coup, son rire a modulé une sonorité particulière :

– Mon ruban mauve, maman me l’a acheté avec une pièce de vingt sous que M. Libois m’a donnée.

– Bien, bien.

– Il attendait le tramway, il m’a parlé, M. Libois. Il m’a demandé qui j’aimais le mieux à l’école.

Irma m’observait dans les yeux avec un air extraordinairement futé et elle chantait :

– Oui, il m’a demandé… il m’a demandé, dé, dé, dé…

J’avais la bouche sèche. Est-ce bête ! On m’aurait tuée, on ne m’aurait pas décidée à poser une question à Irma !

Elle a continué à chanter, à faire des mines espiègles :

– Alors je lui ai dit… je lui ai dit quelqu’un… il m’a donné vingt sous.

La Maternelle

IV

 

Quand je suis dans la classe des tout petits, à les amuser avec les guignols, avec les constructions, à leur répéter les formules de la directrice, premières notions du bien et du mal, à les empêcher de s’égratigner, je trouve encore le moyen, à travers la cloison vitrée, de noter l’ordre des leçons de la normalienne. Je laisse passer sans attention le calcul, la géographie, la lecture, le dessin, l’écriture, les exercices manuels, mais les causeries de morale m’émeuvent toujours. La normalienne les répand dans la perfection ; un manuel lui fournit des canevas qu’elle développe d’abondance et selon la méthode. Je la vois, debout dans son bureau, sa voix sonne d’une sincérité pénétrante, son visage fin nuance et anime les propositions, son corps flexible situe les choses ; tous les élèves se penchent, obéissent à un rythme et, en un instant, une totale harmonie possède la classe.

« Écoutez bien comment le petit Gaston a été puni pour n’avoir pas obéi à sa maman… » C’est la grande œuvre ! Le récit familier, c’est la source où rafraîchir et vivifier cette fragile humanité.

 

15 janvier. – Un fait est venu brusquement bouleverser mes idées, puis leur imposer un cours nouveau, torrentiel.

Ah çà ! est-ce que les bienfaits de l’école ne seraient que théoriques et apparents ? est-ce que l’enseignement commettrait cette erreur prodigieuse de ne pas tenir compte de la réalité, de se baser sur le convenu, sans souci du vrai ?

C’était après quatre heures, je revenais de conduire le rang au coin de la rue, avec Mme Galant. La mère Doré demandait sa fille, une brunette louchante, d’une joliesse maladive, et elle parlait à la directrice par-dessus la barrière du préau. Je me mis à transporter près de la sortie les paniers restés entre le poêle et le lavabo.

Et voilà que j’entends cet énoncé d’une conviction sévère :

– Punissez-la, madame la directrice, car elle est vicieuse et je ne veux pas de ça… Mademoiselle, à cinq ans, se connaît déjà et ne demande qu’à se montrer… Je ne veux pas de ce vice-là maintenant… quand elle aura l’âge, elle aura l’âge…

Et la femme, en scandant cette dernière phrase, arborait les signes hautains d’une expérience absolue, indiquant que le vice était de rigueur, promettant de l’admettre quand il faudrait et promettant que ce serait très prochainement.

J’écarquillai les yeux : la mère Doré est grande, robuste, la poitrine canonnante. Les bras nus ; brune avec un peigne de cuivre dans les cheveux étagés impérialement, elle a une mine de voracité charnelle fixée par l’habitude, une laideur de Junon sans âge, à traits grecs exagérés, grossis, couperosée par les liqueurs chères aux laveuses.

Elle détenait un air parfait de « parent d’élève » ; elle était bien dans la fonction, rien de faux ne jurait dans son accent, ni dans sa pose ; c’était bien la mère, avec son droit calme et supérieur de diriger l’enfant, droit sacré, fortifié, éternisé par l’ensemble des institutions et des idées ; et elle s’appuyait solidement, normalement, sur l’école.

La directrice obligée d’acquiescer hochait la tête vers l’enfant.

Et, dans le même instant, juxtaposée à la puissance de la mère Doré, j’ai revu la sérénité, la fascination irrésistible de la directrice, de la normalienne, de Mme Galant, haussées dans leur chaire et proclamant à leurs troupes :

« Vous devez obéissance à vos parents – vous devez suivre l’exemple de vos parents ; tout ce que vos parents disent, ordonnent et font est bien dit, bien ordonné, bien fait, car ils incarnent la sagesse éprouvée en dehors de laquelle vous seriez perdus. »

Eh, oui ! les devoirs envers la famille, devoirs de soumission et de conformisme, c’est la leçon de tous les jours, c’est l’anneau de départ qui commande l’enchainement du reste.

Cependant, la mère Doré s’en allait ; on criait les noms d’autres enfants, je donnais les capuchons, les paniers.

Je sentais comme des griffes qui labouraient en moi cette notion : mais non ! les parents ne sont pas parfaits, bien au contraire ; ce qu’ils font est rarement bien fait ; il ne faut pas que les enfants les imitent… Eh, mais, alors… alors l’enseignement de l’école se trompe !

J’étais tout ahurie, je boutonnais de travers, je confondais les paniers, je présentais un béret à Bonvalot ! une coiffure sur les cheveux délavés de Bonvalot ! C’était aussi cocasse que d’allouer des gants à un manchot. La directrice m’appelait, je n’entendais pas ; une courbature extraordinaire m’était causée par l’exercice habituel de m’accroupir, de me relever, de m’accroupir encore devant les tout petits. Mme Paulin traversait silencieusement le préau avec un seau plein de son mouillé pour le balayage des classes, je sursautais : « Hein ? qu’est-ce que vous voulez ? »

Pendant la dernière heure de garde, j’étais encore mal équilibrée. Je ne trouvais rien à dire à « ma fille » Irma Guépin, j’ai fini par remarquer bêtement :

– Tiens, tu n’as plus ton ruban mauve ?

– Celui acheté avec les sous de M. Libois ? Non, je ne l’ai plus, il est tombé dans la boue.

Elle m’a contemplée fixement avec un rire émoustillant, selon son habitude. Pourquoi ai-je rougi jusqu’aux cheveux ? Pourquoi cette moiteur aux mains, – et cette singulière sensation de vide quand Irma a été partie ?

 

Ce soir, dans ma chambre, là, posément, j’essaie de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Voyons, je suis bien de sang-froid, les choses n’ont pas changé : voici ma fumeuse, et ma table de jeu, et le piton à rideau, là-haut… Eh bien, la population du quartier, ces gens, les parents des enfants, je les vois bien aller et venir dans la rue, je connais leur extérieur, leurs gestes, leur langage et je sais le secret de leur activité ; ce sont, pour la plupart, des pauvres hères assez bas, travaillant trop ou croupissant trop, mangeant mal, buvant mal, tournant dans un cercle étroit de souffrance, de laideur, d’ignorance et de préjugé, ayant une petite animation cérébrale désastreusement entretenue, une intelligence de samedi de paie, de café-concert, de lendemain de noce et de tirage au sort… Eh bien ! tout examiné, le but serait que les enfants diffèrent d’eux le plus possible ; je n’extravague pas !

Réfléchissons maintenant à cet enseignement si intransigeant sur le chapitre spécial de la famille ; voyons, je ne me trompe pas non plus, j’entends bien raconter tous les jours l’histoire du petit mouton qui n’a pas voulu passer juste par le chemin où passait sa mère et qui, à cause de cela, a été mangé par le loup. Que signifie cette infaillibilité des parents ? À quoi tend ce dogme à voie unique ? Si ce n’est à rendre la génération qui vient d’éclore pareille à sa devancière ?

On ne se contente pas de dire : « Vous devez écouter les bons conseils de tranquillité, de propreté, de sobriété », non ! une insistance généralisante semble prévoir les ordres inadmissibles et prescrire la soumission passive même à l’absurde, même au mal.

Jusqu’à présent, les leçons de docilité m’avaient paru indispensables, adressées à des enfants de deux à sept ans. Quoi de plus naturel ? « Va faire les commissions. – Mange ta soupe comme papa. – Imite la tenue convenable des grandes personnes. » Oui ! Mais il faut penser à leur terrible faculté de tirer la conséquence totale d’une idée : « Si l’exemple des parents est bon pour une chose, il est bon pour toutes », disent les enfants. Leur logique rudimentaire, de roc, de fer, est impénétrable à tout raisonnement contradictoire et « distingueur » ; elle se confond avec le sentiment de la « justice égale », lequel prédomine immanquablement, étant dérivé lui-même de l’instinct de conservation. (Jolie phrase et d’un poids montagneux ! Elle n’a que le défaut d’infirmer la donnée précédente – pas plus ; – car si la dialectique enfantine même est à voie unique, les préceptes absolus ne nuisent pas expressément, ou tout au moins, à quoi servirait-il de faire des réserves ?)

Quoi conclure ? On ne peut pourtant pas prescrire aux enfants de n’écouter personne en dehors de l’école et de discerner seuls le bien et le mal… Je m’étais couchée, je me suis relevée. Les échos du soir étaient venus me tenir compagnie, comme d’habitude : ce furent d’abord, envoyés par la maison, un cognement de querelle de ménage, sourd, consistant et un autre cognement de « correction d’enfant » plus écraseur ; puis, envoyés par la rue, l’appel « à l’assassin » et la galopade ordinaire des bottes de sergents de ville traînant derrière elles une queue de rumeurs. On ne se lève pas pour si peu. Mais, de longs cris montent de chez la sage-femme, des hurlements affreux de douleur et aussi des râles de fécondité, d’assouvissement, qui se répercutent dans ma chair en une tristesse intolérable. Je me remets à écrire sans bas, en camisole, je veux avoir froid, je veux que mes jambes se glacent.

Je me rappelle des récréations où le courant est de jouer au papa et à la maman : cela tourne toujours de telle sorte que, malgré les remontrances antérieures, Adam embauche une bande pour faire la noce. Des chérubins roses, des fillettes aux yeux bleus hallucinants d’infinie candeur, des innocents de deux ans, savent déjà la règle du jeu.

– Ohé, les autres ! on est en bombe.

– Tu paies un verre ?

– Viens donc, on a touché sa paie.

– Mais non, on est des « tonscrits » avec des « liméros ».

Ils se tiennent à sept, huit, par le bras, ils chantent avec des gestes, des zigzags de godaille. Les voix prennent le ton crapuleux :

– Eh bin, de quoi ? tu vas pas turbiner, j’espère !

La troupe grossit. Quelle ardeur ! quelle transfiguration ! Les plus misérables, les petits à nez sale qui ont toujours froid, ressuscitent. Richard l’affreux, qui ne joue jamais, cesse d’être délaissé ; on l’accepte, bras dessus, bras dessous. Julia Kasen se trémousse au bras de Bonvalot.

Il est défendu d’imiter l’homme soûl, dans la cour ; on entraîne Vidal, il ne demande pas mieux que de marcher en tête du cortège. Quelle joie hurlante ! Vidal bossu, déjeté, sans équilibre sur de pauvres jambes tordues, se déplaçant avec un sautèlement, un battement de membres, une oblicité tombante d’oiseau blessé ou de crapaud mutilé. Vidal fait le pochard, au naturel !

La folie gagne.

La Souris, chargée de son précieux fardeau, se décide : avec son air de femme sérieuse voulant que son enfant ait sa part comme les autres, elle crie : « Attendez-moi donc ! et mon poussin ! il en est aussi ! »

Ah ! c’est bon d’avoir froid ! Mais cette femme hurlante n’en finira donc pas ?… Tiens, je ris maintenant.

Un jeudi matin, j’ai reconduit le plus jeune frère de Léon Ducret qui avait été pris de vertige en arrivant à l’école. Dans la cour de sa maison, la concierge avait voulu tuer un lapin en lui crevant simplement un œil et en le suspendant par une patte la tête en bas. La marmaille du lieu faisait cercle, près de la pompe. Le lapin gigotait depuis longtemps sans doute, car toute une pluie de sang était visible au mur et sur les pavés. Comme je passais, la concierge en colère gourmandait :

– Ah çà ! Tu n’en finiras donc pas de mourir, toi, ce matin ?

Elle employait le ton sévère des parents qui ne tolèrent pas qu’on prenne de mauvaises habitudes.

Je ris. Il me semble que je n’ai plus de jambes… Je crois bien que l’enseignement moral se fiche du monde : il supposerait tranquillement que les parents, non seulement sont exempts de tout défaut, mais possèdent les plus hautes vertus et beaucoup d’argent avec. Cet enseignement ainsi basé serait d’un comique prodigieux dans mon quartier des Plâtriers.

J’ai vu tant de drames en reconduisant les enfants ! et ces drames dont j’aurais désiré enfouir le souvenir, les cris de la femme les arrachent et les étalent.

La directrice est logée au-dessus du préau. Un soir elle descend :

– Comment ! Gabrielle Fumet est encore là ? On l’a oubliée, renduisez-la bien vite.

Elle va consulter les fiches dans son cabinet et me rapporte l’adresse : rue de Palikao, 20.

Au cinquième étage. La porte s’ouvre de cinquante centimètres. J’aperçois une femme sur une chaise, qui coud et deux enfants tout habillés sur un lit. Je n’entre pas et pour cause.

La femme s’excuse, par l’entre-bâillement, d’avoir laissé sa fille ; elle n’a pas d’horloge et elle espérait qu’il n’était pas si tard. Mon Dieu, quelle heure est-il donc ?

– Sept heures et demie.

Elle sursaute et fond en larmes.

– Ah Dieu ! voilà que mes doigts se ralentissent !

Et elle me raconte (toujours par l’entrebâillement) :

– Je couds des épaulettes, six sous le cent. Jusqu’à présent j’abattais à toute vitesse mes cinquante à l’heure. Mais voilà un cent pas fini, je l’ai commencé vers cinq heures.

Je reste là, je bredouille une consolation : elle se sera trompée d’heure.

La petite Gabrielle se glisse devant moi et grimpe sur le lit.

– Déchausse-toi, au moins, dit la mère toujours pleurante ; elle continue, de mon côté :

– Je suis veuve, il faut pourtant que j’arrive à gagner mes trente sous pour nous quatre. Et vous voyez, quand je suis levée, il faut que les enfants soient sur le lit, je ne me couche que lorsqu’ils sont partis. Je sors sur le carré pour qu’ils se préparent ; il n’y a pas de place par terre pour nous quatre ensemble.

Brusquement, elle s’effare :

– Eh, mais ! je suis là, mon aiguille arrêtée !

Elle s’est accordé la récréation, le luxe de pleurer !

Une voix d’enfant vieille et sentencieuse s’échappe du lit :

– Oui, tes yeux vont se brouiller, tu vas bousiller et tu auras encore « du refusé ».

Je me suis esquivée, en me demandant quel salaire fantastique pouvait toucher celui ou celle qui assumait ce métier terrifiant de refuser de l’ouvrage fait à la veuve Fumet ! Je ne l’ai pas dépeinte, elle… parce qu’il faudrait des mots trop livides ; mon sang se retire, je me trouverais mal.

Voilà pourquoi j’ai ri tout à l’heure. Gabrielle Fumet est une élève de Mme Galant et j’évoque cette maîtresse, dans son bureau, grosse, bonne, avec une accentuation posée, pénétrante, des gestes sûrs et réglementaires ; elle dit : Écoutez bien cette histoire : « La chambre de Louise », et son jeu de physionomie friand fait ouvrir les yeux, les becs et les âmes.

« Huit heures sonnent à l’horloge ; Louise va partir à l’école. Elle va chercher son panier dans sa chambre. À la bonne heure ; voilà une chambre dans un ordre parfait. Rien ne traîne sur les meubles. Les chaises sont à leur place. Le petit lit blanc est admirablement fait. On aperçoit des pantoufles bleues dessous. Les effets de nuit sont soigneusement pliés. Tous les jouets sont rangés avec goût dans une armoire. La poupée et le trousseau sont dans un tiroir. C’est que Louise a beaucoup d’ordre et de soin. Jamais elle n’égare son mouchoir ni ses rubans. C’est une grande qualité que l’ordre et tous les enfants devraient ressembler à Louise. Dans une maison, il faut une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. »

Je ris tout haut !… La veuve Fumet, obligée d’attendre pour se coucher que ses enfants soient partis… Ah, ah, ah ! Gabrielle toute ratatinée, à qui sa mère doit recommander de ne pas grandir, pour laisser un peu de place ; cette pauvrette moribonde, le cou tendu, le bec ouvert, recevant la pâtée morale de Mme Galant !

Ma maison plonge enfin dans le silence. La femme a dû finir d’accoucher ou de mourir. Délimitons l’importance des choses. Évidemment, il y a deux parts : l’enseignement des connaissances primaires, inerte, et l’enseignement moral, sensible. Ce n’est pas la géographie ni le calcul plus ou moins justement serinés qui influencent l’enfant pour toute la vie, ce qu’un enfant subit de grave à l’école, c’est la culture des sentiments. Il apprend à vouloir ou à refuser. Il ne fait que tâter constamment avec l’instinct ce qui convient ou ne convient pas à sa propre pousse. Je me représente d’imperceptibles prolongements de nerfs dans l’espace, fouillant, s’allongeant, se retirant à la manière des cornes d’escargot. L’école propose des préférences, des habitudes, des directions à ces invisibles tentacules nerveuses.

Comment, à la fois, montrer à l’enfant du possible à aimer – et rejeter l’erreur routinière de lui rendre chères sa servitude, ses tares ?

Justement hier, – non, avant-hier, – M. le délégué cantonal, dans une conversation avec la directrice, a émis cette opinion.

– On n’introduit rien dans un enfant ; il possède des germes, les uns ataviques, les autres actuels, que l’on développe ou que l’on étouffe, pas plus…

Très juste ? mais cela n’améliore pas l’enseignement.

M. Libois s’approchait machinalement du lavabo où j’étais occupée. J’ai eu l’impression qu’il haussait la voix, qu’il façonnait sa phrase, pour que la directrice ne fût pas seule à jouir de son discours. La normalienne était dans le préau.

Je lavais une bosse, dans les cheveux d’un bambin. M. Libois est intervenu en sa qualité de docteur :

– Ça ne te fait pas mal là ?… ni là ?

Il se pourrait que la vibration mâle de sa voix eût un charme pour les enfants ; ils sourient avec confiance, ils n’ont pas peur de ses mains longues de savant.

M. Libois m’a demandé du ton le plus naturel :

– Petit traumatisme ?

On appelle cela, je crois, « jeter une sonde ».

Et moi, surprise par cette interpellation, au lieu de feindre de ne pas comprendre son mot grec, j’ai répliqué comme une étourdie :

– Ce n’est pas une plaie, une simple ecchymose.

J’ai senti, d’un choc, son regard et ma bêtise tout à la fois, comme un inculpé saisit, à l’avidité du juge d’instruction, qu’il a parlé imprudemment.

M. Libois a tourné les talons trop vite, tel un visiteur indélicat qui emporte un objet chipé.

Après tout, je m’en moque de sa curiosité.

 

16 janvier. – Ce matin, la rue et la façade de l’école m’ont semblé toutes changées ; il gelait au moins à dix degrés ; la rue déserte et sonore dormait comme la cour triste d’un vieil et sale immeuble. Devant ma porte, un gros pavage extraordinairement bossué et défoncé résume le délabrement du quartier ; plus loin, le bout de pavage en bois paraît emprunté à une partie riche de Paris ; la façade de l’école cubique, en pierres de taille, d’une estompe de monument, avec son drapeau, ses affiches au rez-de-chaussée, tranche sans pouvoir s’accorder avec le gris jaune des maisons en plâtre, ni avec les devantures de boutique en bois peint de rouges variés.

J’ai attendu dans l’entrée que la concierge eût tourné le compteur et allumé le gaz. La lumière a jailli tout d’un coup, et j’ai regardé, comme si je ne les avais jamais vus, la vieille femme toujours muette, la loge, le cabinet et l’escalier de la directrice, les murs peints couleur vert d’eau et les trois tableaux d’honneur.

J’ai vite fermé les vasistas du préau, des classes et commencé l’allumage des poêles. Les bouts de cordes se balancent longtemps, comme, dans ma chambre, fait le cordon de rideau au-dessus de ma fenêtre : bonjour, bonjour. Un petit béret de fille oublié, coiffant une seule des deux cents patères du préau, évoquait une idée d’enfance et aurait suffi à indiquer à un étranger l’usage de la vaste salle, meublée, tout autour, de bancs très bas. L’odeur de crayon, de chien mouillé et de pommes de terre frites, que je ne remarquais plus les jours précédents, m’a causé une espèce de crainte administrative ; le bruit de mes pas m’a fait sentir le vide et la grandeur des classes. J’étais dépaysée comme après des vacances.

Mme Paulin est arrivée, bonne femme, indulgente, charitable ; elle m’a dit :

– Vous avez des yeux comme des entonnoirs à baisers… Alors, c’était son jour à votre ami ?

Elle approuvait que sa jeune collègue se fût payé un peu de bon temps. J’ai souri, les bras tirés par mes seaux de charbon.

Mme Paulin m’a porté plusieurs seaux, d’un poêle à l’autre, par complaisance et elle emmanchait de grands coups de tisonnier, en maugréant :

– Vous avez bien raison de profiter de votre jeunesse ; seulement je voudrais vous voir manger davantage…, y a rien dans c’te poitrine-là, ma petite… M. Libois m’a demandé si nous étions bien nourries…

Y a rien !… Il est de fait que je me rétrécissais, tout incomplète.

L’arrivée des enfants m’a beaucoup secourue ; d’autant plus que le premier entré a été un petit boiteux qui fait toujours le chien après moi : il enfonce sa tête dans mon tablier, frotte ses cheveux, relève son museau qui voudrait lécher et, plusieurs fois, avant d’atteindre sa place, il se retourne, s’arrête sur une patte et me contemple, souriant de bonté espiègle.

Par ce froid terrible, les enfants apportent des têtes violacées et pochées d’ivrognes pleurards. Des petites filles clopinent raidies, cassées en deux comme des vieilles, les mains ramenées au creux de l’estomac, un panier au coude, au lieu de cabas. Je dénoue les grands fichus de laine attachés derrière le dos ; des avortons allongent leurs mains tuméfiées devant mon tablier bleu, comme ils les approcheraient d’un poêle brûlant.

Dans le bruit grandissant des galoches et des nez mouchés, j’étais dolente, le cerveau usé, le cœur fondant, sans aucune envie de critiquer. J’avais froid aussi ; le préau et les classes ne s’attiédissent à dix degrés que vers neuf heures et les seize degrés réglementaires, on ne les obtient que le soir, parce qu’il faut aérer à chaque sortie des classes, quelle que soit la température.

Bonvalot « radine » sans hâte, le visage plus coupant que d’habitude, l’air d’un condamné qui ne veut pas trembler. Des bambins mal éclos n’ont que leur tablier et une robe au ras du derrière ; quand ils se baissent, quand ils s’asseyent, on voit bleuir des coins de chair et leur mine piteuse, étonnée, dit qu’ils ne savent pas au juste d’où ils souffrent, ni pourquoi ils souffrent.

Les voix gelées sont affaiblies, les toux sont grossies ! Lorsque je fourgonne le feu, une trentaine de tout petits me surveillent avec avidité ; ils attendent que je leur procure la chaleur, comme ils attendent que je distribue les gamelles.

L’inspection de propreté. Le froid a mangé la crasse des mains comme il a supprimé la boue de la rue.

La conduite aux cabinets. Pénible nécessité ; un vent griffeur souffle dans la cour. La-misère des accoutrements se révèle : des loques innommables servent de chemises, de jupons, de caleçons. Pitié ! Des innocents n’ont même pas chaud à leur pauvre ventre ! Mes pauvres petits ! les garçons… on ne leur trouve plus rien ; des poupées, dont le dessous n’est pas assez protégé, tournent un regard désespérant, comme lointain et anxieux.

La directrice m’a laissé sa classe.

– Faites-leur exécuter des mouvements de bras pour les réchauffer ; j’ai mes écritures de décembre à terminer.

J’entends la normalienne :

– Puisque vous avez trop froid pour écrire, si vous êtes raisonnables, je vous raconterai encore « la Mésange »… Adam !

Je me suis ensoleillée de contentement et de désir comme les élèves de mademoiselle. « La Mésange » c’est une vraie récompense d’écouter cette histoire d’oiseaux qui ont des petits.

Avant la délectation de « la Mésange », j’inventorie avec réconciliation les deux classes : les pancartes d’animaux et de plantes, les armoires, les tables et les rangées d’enfants. Un mélange de chaleur, d’odeur et de bruit me pénètre, je soupire longuement et me regonfle. Je sens, comme au toucher, l’existence multiple, la respiration de l’école.

Mademoiselle va commencer. Droite, sculpturale, le visage blanc et doux, au-dessus de son costume noir, elle a bien l’âme institutrice ; quelque chose d’unique, de professionnel s’émane d’elle et les enfants apprivoisés perçoivent bien qu’elle est d’une race à part.

Comme sa voix claire et prenante porte jusqu’à moi, au travers de la cloison, j’interromps les mouvements de bras et je dis à mes tout petits, d’un air de malice mystérieuse :

– Vous ne savez pas ? Nous allons écouter une belle histoire de Mademoiselle, comme si nous étions des grands !

Et nous voilà tous enchantés de cette espèce de larcin, de cette audition chipée aux grands.

Je sais que Mademoiselle illustrera son récit de dessins au tableau noir, merveilleux instantanés faits de simples lignes ; je profiterai des pauses pour répéter les données principales à mes mioches. Ils placent les mains sur les genoux et lèvent le nez ; les uns bayent d’attention, d’autres rentrent leur lèvre inférieure et avancent leurs dents du haut à la moitié de leur menton ; des filles pincent un petit bec pointu.

« La Mésange », je veux l’écrire d’un souvenir exact, parce que j’ai entendu la normalienne affirmer à Mme Galant que c’était une relation vraie où pas un détail n’était inventé. (Notre délégué cantonal l’aurait écoutée une fois avec la plus vive émotion. Un bon point, monsieur ! Vous serez un excellent père.)

 

« Une vieille dame habitait à la campagne avec son chat nommé Mistigris. La maison était blanche avec un toit rouge, on y entrait par un perron, c’est-à-dire un escalier de pierre, comme celui de l’école, qui avait cinq marches et une rampe en fer.

« Le jardin, devant la maison, était entouré d’un mur blanc, au-dessus duquel on pouvait passer la tête et il était tout plein de soleil, parce que les poiriers, les pruniers et les cerisiers n’étaient guère plus hauts que le mur ; mais, en face du perron, il y avait un très gros marronnier, plus grand que celui de notre cour, qui donnait un bel ombrage sur la maison. Les arbres à fruits étaient placés sur deux rangs et, entre eux on voyait une corbeille de fleurs dans le genre de celles des Buttes-Chaumont au mois de mai et on aurait dit d’une place de fête où les abeilles, les oiseaux et les papillons ne cessaient de passer et de se balancer.

« Chaque jour, après déjeuner, la vieille dame venait s’asseoir sur un fauteuil d’osier, au bas du perron et elle mettait ses lunettes et elle faisait de la tapisserie en levant les yeux de temps en temps sur le marronnier où les feuilles remuaient doucement et faisaient un chuchotement comme certains élèves qui se figurent qu’on ne les entend pas.

« Mistigris, qui ne quittait jamais sa maîtresse, s’installait sur la dernière marche. Assis, la queue sous les pattes, sans bouger, il regardait les abeilles, les papillons qui tournaient autour des fleurs. Des grains d’or remuaient dans ses yeux et il avait l’air d’écouter avec ses yeux le bruit d’une charrette sur la route, le sifflet du chemin de fer très loin. Si une mouche s’approchait, il faisait un mouvement de tête ; il surveillait aussi, de côté, sa maîtresse qui travaillait et quand il avait bien vu que rien n’était changé dans le monde, il se léchait les pattes, se mettait en rond et dormait.

« Un jour, comme la vieille dame allait s’asseoir dans son fauteuil d’osier, voilà qu’elle entend des cris d’oiseaux, ah, mais ! des cris aigus, précipités, affreux et elle voit deux mésanges qui voletaient comme des perdues autour du marronnier ; les ailes battaient vite et faisaient penser à des mains malheureuses qui tremblent, qui ne savent pas où se poser ; les petits oiseaux approchaient des branches, s’éloignaient, approchaient encore : Mistigris était dans l’arbre auprès d’un nid où les petits montraient leur bec et c’étaient le père et la mère qui criaient pour le chasser.

« Aussitôt la vieille dame, tout effrayée, appelle Mistigris ! Mistigris ! mais il ne veut pas venir, alors elle cherche quoi faire, elle ramasse des cailloux et les lance entre les branches.

« Mistigris tourne bien la tête brusquement, d’un côté, de l’autre, comme un malfaiteur inquiet, mais les cailloux ne l’atteignent pas ; il se jette sur le nid et vite, vite, il croque les petits, malgré l’égosillement affreux des deux mésanges.

« Il descend de l’arbre, en voulant avoir l’air ignorant et tranquille ; mais, avec des précautions de poltron, il avance une patte, puis l’autre, lentement.

« Dès qu’il est par terre, la vieille dame, pleurante et indignée, le gronde sévèrement.

« C’est abominable ce qu’il a fait là, et il n’a pas d’excuse, il venait de déjeuner ; et quand même il aurait eu faim, jamais, jamais il ne devait manger les petits oiseaux.

« Mistigris rampait, levait à moitié sa tête sournoise ; il voulait faire croire qu’il ne savait pas : on lui avait appris que c’était bien d’attraper les souris, alors il attrapait toutes les petites bêtes.

« Non ! la dame disait qu’il ne devait jamais tuer, même des souris ; car les souris sont de pauvres animaux qui ne font pas grand dégât.

« Et elle le chassa en jetant son dernier caillou :

« – Allez-vous-en, vilain monstre !

« Mistigris s’en alla bouder dans la maison dont la porte restait ouverte.

« Le lendemain, comme d’habitude, après le déjeuner, la dame vient s’asseoir au bas du perron, à l’ombre. Mistigris derrière elle arrive, en s’étirant comme un paresseux ; il se place sur la dernière marche. Aussitôt, ah, mon Dieu ! une plainte déchirante sort du marronnier. C’est la mésange, la mère des petits oiseaux mangés, qui est perchée près du nid vide et qui reconnaît Mistigris. Elle lui envoie un cri, quelque chose comme un cui, cui, prolongé, mais non, un cri impossible à répéter et qui doit signifier : « Rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

« Et voilà cette plainte qui continue lente, pénétrante, toujours pareille. Alors, ce même gémissement, sans arrêter, toujours, toujours, cela fait une tristesse qui reste dans l’air comme du gris de brouillard et qui s’élargit ; toujours, toujours.

« Les autres oiseaux du jardin se taisent ; on dirait que les feuilles cessent de bouger, que les fleurs se baissent, que les papillons se cachent.

« Ce n’est pas seulement une plainte d’oiseau que l’on entend, c’est bien plus grand : c’est une plainte de maman ! On dirait qu’il y a aussi l’arbre, le soleil, le ciel qui pleurent avec la mésange. Figurez-vous toutes les choses qui pleurent autour de vous. Sachez alors que toutes les mamans du monde, les mamans des enfants et les mamans des animaux, pleurent de la même manière quand on leur a pris leur petit, puisque l’on a fait du mal à la vie que nous respirons, puisque c’est tout qui souffre du même coup, c’est la maison et c’est la rue !

« Les chats ne comprennent pas le langage des oiseaux ; mais Mistigris a compris tout de suite la mésange, comme si c’était sa mère, à lui, qui pleurait ! « Cui, cui, rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

« Il a regardé vite, là-haut, dans le marronnier, puis le voilà qui a fait semblant de ne pas entendre, il tourne le front du côté des poiriers et des pruniers, il s’occupe des mouches qui volent là-bas, il cligne ses yeux, comme si leur poussière d’or le gênait, et il a l’air de compter les fleurs penchées, plus loin encore, tout là-bas.

« Mais la mésange est toujours là, sur la branche qui lève son petit bec, et le baisse et le relève, droit vers lui, sans arrêt, toujours, toujours, pleurant la même plainte : « Rends-moi mes petits ! rends-moi mes petits ! »

« Malgré lui, peu à peu, Mistigris ramène ses moustaches devant l’arbre, il les incline et flaire attentivement la pierre du perron à ses pieds.

« Mais la mésange continue de crier.

« Et peu à peu, la tête de Mistigris se relève, il faut qu’il regarde ! il faut qu’il entende ! il faut qu’il reste là, les yeux fixés sur la mésange qui le harcèle.

« Alors les cris de la maman qui se penche et se redresse sans faiblir sont comme des aiguilles que chaque balancement enfoncerait ; des frissons remuent le dos de Mistigris, ses poils font l’effet de l’herbe soufflée par le vent. Il se tient de plus en plus tendu d’attention, forcé de laisser entrer toute la peine et tout le reproche de la mère. Et le voilà torturé aussi de cette tristesse de toutes les choses qui se jette et s’amasse en lui. Il ouvre la bouche pour miauler, aucun bruit ne sort. Il veut se détourner, mais non, sa tête revient, il faut qu’il écoute.

« Encore des frissons le long de son corps, et la plainte frappe sans rémission, toujours pareille et il est malheureux, il ne peut rien, rien. Cela devient tellement intolérable qu’il arrive à faire vers sa maîtresse un miaulement suppliant :

« – Je t’en prie, délivre-moi, fais-la taire !

« La vieille dame écoute l’oiseau, malheureuse aussi, les deux mains sur ses genoux, ayant laissé tomber sa tapisserie par terre. Elle répond tout bas, gravement :

« – Non, non, Mistigris, tu as mangé ses petits.

« Mistigris reste cloué là et ne répète même pas son miaulement misérable.

« Tout à coup, il essaie encore de jeter sa tête de biais, son dos tressaille d’une secousse violente et ses oreilles s’aplatissent : voilà qu’il a peur !

« En effet, le cri de la mère change ; maintenant c’est un cri de colère : « Ah ! tu ne veux pas me rendre mes petits-! » C’est un cri de colère terrible, irrésistible ; il révolte l’air tout autour.

« Et un oiseau arrive près de la mésange, sur une branche : c’est le père des petits oiseaux mangés.

« – Va ! va ! crie la mère.

« Alors, excité, le père s’envole, fait un cercle, sans bruit, vers Mistigris et revient à l’arbre. Mistigris effrayé ne bouge pas et, malgré ses prunelles qui ne veulent pas, il voit l’oiseau ! Il entend le silence des ailes il sent leur battement.

« – Va ! Va !

« Alors, le mâle décrit des courbes de plus en plus rapprochées de Mistigris ; et chaque fois aussi il revient se percher de plus en plus près de Mistigris. Il ne le quitte pas, il le vise, il mesure la distance, le voici sur la plus basse branche, le voici sur la rampe du perron, le voici sur une marche.

« Mistigris baisse le cou, il respire en dessous, de côté, il ne peut plus bouger ; le cri terrible de la mère le paralyse.

« Et soudain, oui là vraiment, le petit oiseau pas plus gros qu’une noix s’abat sur le front du chat, entre les oreilles et tiens donc, tiens donc, à coups de bec, furieusement, sur son nez : tiens donc, méchant ! mangeur de pauvres petits innocents.

« Puis il s’envole, va rejoindre la mère mésange.

« Un grand silence. Tout le jardin regarde Mistigris.

« Mistigris abattu, sentant que toute la nature est contre lui, toutes les choses et tout ce qui respire, ne pouvant plus rester devant l’arbre, ne pouvant plus rester devant les plantes ni devant la lumière, Mistigris se coule misérable, la tête basse, la queue basse, vers la maison ; il se traîne dans un coin noir.

« Et tous les jours, au moins pendant un mois, dès que Mistigris, après le déjeuner, apparaissait auprès de sa maîtresse, la mère mésange était là dans l’arbre qui l’attendait et qui commençait aussitôt sa plainte déchirante, incessante et toujours pareille : « Cui, cui, rends-moi mes petits, rends-moi mes petits ! »

« Mistigris l’écoutait, la tête fixe.

« Puis, le mâle arrivait.

« Mais Mistigris s’en allait dès qu’il le voyait voler en rond et s’approcher.

« Enfin, Mistigris n’eut plus le courage de se poser sur le perron. Il descendait les cinq marches, apercevait la mésange dans l’arbre et s’en retournait…

« Cette bonne mésange, ses petits lui ont été rendus ; le nid est refait, le nid est habité.

« Mistigris a regardé le nid renaître, du haut du perron et un jour il a compris qu’il était pardonné. Il revient s’asseoir à sa place ordinaire sur la dernière marche auprès de la vieille dame qui fait de la tapisserie.

« La mère mésange ne se plaint plus, on voit sa tête qui sort du nid. Elle et Mistigris restent des heures à se regarder, sans crainte, sans méchanceté. Mistigris, devenu très sage, songe profondément. Il songe qu’une maman de mésange est plus forte qu’un chat armé de ses griffes et de ses crocs ; il songe à cette chose qui torture les chats mangeurs d’oiseaux, il songe à cette chose qui fait renaître les petits oiseaux mangés.

« De temps en temps, le mâle apporte la becquée. La mère se lève, les petits becs s’agitent dans le nid.

« Alors, Mistigris fait semblant d’avoir entendu du bruit dans la maison ; il se dérange tout doucement et se pose, tournant le dos à l’arbre. »

 

Je n’essaierai pas de restituer par des mots la beauté haute, électrisante, de la normalienne, auteur de ce récit.

Je ne peux pas dire non plus toutes les émotions des deux classes.

Seulement ceci :

À l’endroit où le chat croque les petits, plusieurs mioches se sont vite serrés l’un contre l’autre et sont demeurés recroquevillés, conscients d’être bons à manger, eux aussi. Une fillette a entouré sa sœur jumelle de son bras, et ses yeux noirs, bougeurs, scintillaient comme des diamants au soleil. Un tout petit a lancé les mains en avant :

– Rose, prends-moi !

Enfin, à ce passage : « Cette bonne mésange, ses petits lui ont été rendus… Mistigris a regardé le nid renaître… » là, un nouveau de la grande classe, dont je ne sais pas le nom, s’est dressé frémissant, menaçant, les yeux retournés, brute altérée de justice :

– Je veux pas qu’il les remange !

Tel fut son accent sauvage, tel fut son coup de mâchoire aveugle, que j’ai compris l’exactitude de symboliser le peuple par un lion très noble et très massif.

La Maternelle

V

 

Ce matin, à neuf heures moins un quart, dans le préau, on a entendu venir de la rue des cris affreux d’enfant et un murmure de foule. La directrice qui comptait les sous de la cantine, assise près de la barrière, a échangé un regard impuissant avec Mme Galant.

Depuis quelques minutes, l’entrée avait cessé complètement. Tous les matins le courant d’enfants arrivants se coupe ainsi, pendant un temps plus ou moins long ; il est arrêté par un accident ordinaire de la rue : rixe entre hommes ou femmes, excentricités d’ivrogne, amours de chiens.

Cette fois, un père amenait sa fille à force de gifles et de poussades ; une troupe d’élèves accourus de tous les bouts du quartier formait cortège ; il y eut un envahissement tumultueux.

L’enfant battue fut projetée la première dans le préau : Louise Guittard ; un crêpe est piqué à son béret depuis huit jours ; c’est… c’est son second père qui l’accommode si rudement.

Je l’ai vite prise par le bras et conduite au lavabo, sa figure de pauvre mouton, barbouillée de larmes, était enflée, labourée d’ecchymoses.

Les camarades ont afflué derrière, bruyants, excités, hilarants, profitant de leur nombre pour continuer à manifester, l’accent canaille :

– Mince alors ! T’as vu c’te pâtée !

Ils viennent poser leurs paniers près de l’endroit où je tamponne Guittard ; plusieurs, chez qui persiste l’émerveillement de la magistrale correction, portent eux-mêmes de terribles marques paternelles sur le visage.

Que de notations instructives j’aurais à enregistrer ! Voir battre un camarade est une occasion d’importance qui fait sortir la nature, qui grossit et accentue les physionomies et, dans tous les cas, il apparaît incontestablement que notre vieille âme héroïque et conquérante n’est pas morte ; j’en juge à la façon dont Bonvalot tire les cheveux à Julia Kasen, sans méchanceté, par débordement enthousiaste.

Le choc nerveux s’est communiqué aux gamins déjà assis ; les cous se sont allongés vers Louise Guittard, les figures ont grimacé leur expression « de la rue », j’ai vu courir le long des bancs l’avidité féroce, stupide et lâche de la foule.

Mme Galant a donné le signal du chant, comme unique moyen d’apaisement. La pédagogie a de ces inspirations : un hosanna criard se déchaine :

Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…

J’avais des fleurs pour couronner ta tête…

Quant à moi, l’émotion concentre ma force d’observation sur les laideurs. Quelle lamentable espèce d’enfants ! J’en compte çà et là une quantité, filles, garçons, grands, petits, moyens, qui, sans erreur possible, – ont le visage modelé par les coups. En a-t-il fallu des brutalités depuis leur naissance ! Car la chair reprend sa forme après une torgnole, le sourire renaît après les pleurs. En a-t-il fallu des réitérations pour que des coins de visage restent de travers, pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence de renifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfant rit !

Mais il y a pis que les déformations accidentelles ! Cette enfance pèche par mille stigmates de dégénérescence. Voici la petite Doré atteinte de strabisme et vingt autres, victimes de la même hérédité alcoolique. Quand ce ne sont pas les yeux, ce sont les hanches qui chavirent : nous possédons toute une collection de coxalgies ; nous recélons trois boiteux, sans compter Vidal, le bossu ; quant aux rachitiques, aux noués, aux scrofuleux, on ne les distingue même pas : autant prendre l’effectif entier, à un degré près.

Les ressemblances d’animaux ne se doivent pas dédaigner : beaucoup d’enfants, émules de Richard, offrent des faces de singes, vieilles à grandes rides, et leur gaieté plisse toujours péniblement. Nous foisonnons en têtes de poissons, à bouches molles, en félins à nez aplatis, en boucs, en crânes plats de casoars, en mâchoires de lévriers, en mentons qu’on croirait tombés, allongés en excroissances morbides. Des oreilles décollées deviennent si drôles, montrées par un gamin qui glapit :

– Madame ! i’ n’a pas lavé ses garde-crotte !

Des petites filles vocalisent, la nuque renversée ; je reconnais des têtes de noyées, des physionomies de mortes que se sont disputées l’éclampsie et l’inanition.

Par compensation, aucun tableau poétique du monde ne saurait être égalé à celui offert par la mignonne Louise Guittard, la tête penchée sur l’épaule, les yeux en velours, les lèvres tuméfiées, chantant de toute sa bonté convaincue :

Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…

À propos de Louise Guittard, Mme Paulin m’a informée.

– V’là encore une adresse pour Libois. (Elle dit Libois tout court ; j’ai essayé, ça ne me va pas.) Il s’occupe des enfants les plus battus : il ose lui-même endoctriner les parents, ou bien il les signale.

– Tiens ! la philanthropie policière.

Mme Paulin hausse les épaules :

– Non ! il les signale pour leur faire coller un secours ! Il prétend que c’est avec des pains de quatre livres que l’on empêche le mieux les parents d’assommer leurs gosses ! Des bêtises ! Les gens le sauront, ils battront le rappel exprès… Est-il assez godiche, le délégué ! Il ne vous parle jamais ?

– Dieu non !

– Moi, il me parle, même dans la rue. Et puis la directrice fait porter souvent des lettres chez lui, au sujet des maladies contagieuses, je crois. Ça devrait être votre service. Écoutez, il ne faut pas m’en vouloir, je n’ai pas intrigué. C’est lui-même qui a dit à la directrice : « Envoyez-moi de préférence Mme Paulin, parce que je la connais. » Du reste, il habite dans mes parages, la grande belle maison neuve en face du métro. Alors quand il est là, je monte la lettre. Je ne suis pas forcée, mais, n’est-ce pas ? on aime bien voir l’intérieur de ces messieurs. Et croiriez-vous qu’il est devenu bavard tout d’un coup ! « Vous avez bien fait de monter, Madame Paulin. Qu’est-ce que je vais vous offrir ? Un verre de bordeaux ? Et l’école, ça marche le service ? Vous vivez d’accord ? – D’accord avec Rose, que je réponds ! Pour sûr, Rose, monsieur, j’en ai jamais vu une pareille. »

Cette pie borgne n’a-t-elle pas raconté je ne sais quelle histoire à propos du pain qui manque dans les paniers et de notre petite invention d’y suppléer. Elle devait être un peu grise. M. Libois, paraît-il, avait l’air, à chaque instant, de chercher des objets qu’il ne trouvait pas, – ou d’un chien à qui l’on marche sur la patte (parbleu ! il se détournait pour rire). Il lui a donné la bouteille entamée à emporter, il lui a donné le paquet de biscuits, il lui a serré les mains. Une paire d’amis, quoi !… (Il ne savait plus comment s’en débarrasser.)

Dans tous les cas, il faut que je signifie à Mme Paulin de ne plus me mêler à ses commérages.

La directrice a séjourné dans sa classe toute la matinée. J’ai eu suffisamment de besogne après les poêles qui ne tiraient pas ; impossible de dégourdir la température à dix degrés, excepté au premier, chez Mme Galant. Il faut dire que, dans la classe de la normalienne, au-dessus des fenêtres et de la porte donnant sur la cour, les vasistas qui ferment mal, attendent l’architecte depuis un an.

Armée de mon tisonnier, en allant d’un poêle à l’autre, je n’ai pas cessé de recenser les tares de ma population enfantine. Et l’atavisme moral ! Et les perversions instinctives !

L’autre jour, quand Mademoiselle racontait « la Mésange », plusieurs de ses élèves, aux phrases du commencement, – restaient distraits, à peine intéressés, – Gillon, par exemple, – c’était déjà de l’obtusion intellectuelle, mais d’autres riaient malignement : indice de perversion ; et je me rappelle maintenant, placée de côté comme j’étais, avoir remarqué des crânes singuliers, en ruines, avec des pans abattus.

Il est vrai qu’au milieu du récit, Irma Guépin pleurait, la Souris, sublime, contractée à l’extrême, vibrait d’une seule pièce ; j’aurais compté les ondes frémissantes de son corps ; Adam assombrissait terriblement son facies de taureau. À la fin, il régnait une palpitation générale ; il planait quelque chose de plus fort que le destin de ces enfants et qui les emportait, les transformait, les sauvait : le grand souffle du sentiment. Et Bonvalot n’était plus l’assassin, ni Virginie Popelin la vicieuse, ni Julia Kasen la sacrifiée ; et Léon Chéron, Léon Ducret et les « visages pointus », Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau, s’embellissaient de personnalité.

Mes tout petits eux-mêmes amenuisaient leurs frimousses pour saisir la délicatesse des mots et leurs becs, leurs nez travaillaient, tels des menottes malhabiles qui cherchent à prendre un objet un peu trop gros, un peu trop lourd.

Mais comment faire durer cette minute sentimentale, tout de suite envolée ?

Il me semble que la classe a une âme collective, lourde, croupissante, où s’envase la servitude misérable : quelle peut être l’action de la maîtresse sur cette stagnation ? N’est-ce pas seulement une action passagère, rapide et vaine comme le souffle du vent sur l’eau ?

Ainsi, chez ces mêmes enfants si indignés contre Mistigris, j’ai vu apparaître, au bout de peu de temps, l’inclination du peuple envers les brigands. Hier, Mademoiselle organise cette expérience d’inviter ses élèves à raconter eux-mêmes « la Mésange », chacun participera à la narration pour un épisode, à la suite. La parole est à Louis Clairon.

J’ai observé Clairon, un garçon de la catégorie simiesque, nature bretonne, à l’air intelligent et têtu.

– Y avait un chat qui avait faim…

– Mais non, rectifie mademoiselle, Mistigris venait de déjeuner.

– Y avait un chat qui était en colère…

– Mais pas du tout…

Le parti pris était flagrant ; Clairon se rappelait très bien, mais il ne voulait pas que le chat-brigand fût sans excuse ; il n’a pas cédé :

– Y avait un chat qui n’avait rien du tout…

Et voilà le malheur : l’inclination du peuple pour les brigands n’est pas l’instinctive bienveillance à l’égard du réprouvé ayant osé agir contre tous, elle n’est pas due non plus à l’obscure perception qu’un malfaiteur c’est un pauvre et qu’un pauvre c’est « du peuple », non, je crois plus banalement que cette inclination révèle un goût fanfaron de l’oppression et découle des romans feuilletons, des mélodrames, de la mauvaise éducation héroïque, du besoin d’art mal servi.

 

Je voudrais garder ma confiance entière dans les bienfaits de l’enseignement moral. Vain désir ! La réalité brutale m’étreint à chaque instant.

J’ai entendu la mère Doré renouveler sa plainte à la directrice :

– Punissez cette morveuse, elle a déjà des idées… c’est trop jeune, est-ce vrai ? madame ? c’est trop jeune.

Il faut que l’école touche joliment juste pour avoir une influence améliorante !

Alors, une morale par enfant ?

Dame ! Que dirait-on d’un hôpital où les malades seraient répartis pêle-mêle dans les salles, d’après leur âge simplement, et où un médecin, n’ayant pas le moyen d’examiner chaque cas particulier, prescrirait la même potion pour soixante patients différents ?

Quelle tête ferait le visiteur à considérer les malades un à un ? J’en suis là : je ne puis m’empêcher de détailler les enfants, de scruter les parents, le quartier, et de m’arrêter à chaque tare particulière.

Et alors, étant agenouillée entre un banc et une table à nettoyer par terre, j’aspire comme des bouffées de vérité : on ne peut pas alléguer que l’école se trompe – appréciation trop vague – il faut spécifier : la leçon a le tort d’être servie pareille à tous, aux forts, aux faibles, aux gentils, aux affreux ; tel conseil profitable à Pierre peut parfaitement nuire à Paul.

La morale c’est le bien de l’individu considéré dans son milieu. Chaque nature et chaque situation a la sienne. Quelle révélation ! Et maintenant j’écoute ces malheureuses maîtresses verser leur médication collective, sans souci ni de tempérament, ni de famille, ni de condition économique. Je ramasse des papiers, je renifle les odeurs différentes des enfants et je me dépite : mais fourrez donc le nez sur vos élèves !

Certes, ces dames moralisent à propos de toutes les choses diverses (conformément au manuel spécial de leur métier), mais pas à propos des enfants divers.

Tous les exercices de la classe et les jeux de la récréation doivent fournir prétexte à sapience. On ne l’oublie pas ; il n’est pas jusqu’au modèle d’écriture qui ne porte ses fruits.

La leçon que l’on arrose le plus de vertueux propos est celle de calcul. Morale et calcul, à première consonance, cela ne se marie pas nécessairement.

La normalienne, le lundi, le mercredi et le vendredi, d’une heure trois quarts à deux heures et demie, se charge, des plus aisément, la craie à la main, de cet heureux rapprochement.

« J’ai deux douzaines de cerises, vous allez les voir sur le tableau ; j’en veux faire trois parts égales : une que je mangerai de suite, une que je conserverai pour ce soir, une que j’offrirai à un camarade. »

Et la craie marche, et la langue, et tout y passe – sans que le truquage apparaisse – l’addition, la soustraction, la division, la frugalité, la prévoyance, l’économie, la générosité… et un cerisier et une assiette et une table.

C’est bien. Et je ne suis nullement satisfaite.

Du reste, j’ai l’esprit chagrin et il ne m’arrive que des ennuis.

Je suis allée dimanche, voir mon oncle, sur une convocation brève et peu aimable.

– Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-il crié à brûle-pourpoint.

– Mon oncle, c’est vous qui m’appelez…

– Tu ne sais rien ? Qu’est-ce que ça veut dire : on est venu dans le quartier, chez la concierge, faire une enquête… oui, quand tu écarquilleras les yeux… et c’était surtout toi, tes antécédents, que l’on voulait connaître. Tu y es maintenant ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Mon oncle, peut-être l’Administration…

– Ce n’est pas l’Administration ; il s’agit d’une de ces agences qui font des recherches dans l’intérêt des familles.

J’ai fini par rabrouer mon oncle vertement ; il avait l’air de douter de ma conduite.

Et je ne veux pas approfondir cette histoire de concierge. Que m’importe ?

J’ai beau faire, une inquiétude inexplicable vit en moi. Des riens m’agacent, sans motif.

 

Et me voici dans ma chambre. Si seulement j’avais du feu, je serais moins mal pensante ; le bec de ma lampe à pétrole parcimonieux, avare, ne me communique pas l’égoïsme digne et accommodant du monde qui a chaud.

Le temps de monter mes six étages, mon dîner était figé ; et je ne m’habitue pas à ces gens à accroche-cœur attablés en bas dans la gargote, ni à leurs éclaboussures d’argot, ni à leurs bouchons, ni à leurs boulettes de pain.

Ma digestion ne s’accomplit pas, je ne peux pas me coucher ; pour un peu, je sortirais. J’ai peur et j’ai envie… Quel réconfort trouverais-je dehors ? Voilà bien de quoi soulager ma douloureuse aspiration vers une bonté aimante et belle : la rue des Plâtriers, le boulevard de Ménilmontant avec leurs ombres, leurs projections blafardes de débits empoisonneurs et ces gens à démarche rôdeuse qui ne vont nulle part et ces formes inquiétantes qui stationnent, et ces coups de sifflet sinistres…

J’ai honte de moi, je voudrais un prétexte… je voudrais avoir oublié quelque chose à l’école. J’irais… une fois les réverbères allumés, la fonction du quartier c’est la débauche… toute femme jeune passe au milieu de la convoitise et de la concurrence… je ferais quelques pas, je sentirais toutes sortes de menaces autour de moi. Devant la façade assombrie de l’école, je verrais des personnes en train de chercher, de parler, de monter la garde. Juste là, sous le drapeau, et le long des affiches, je retrouverais le même trottoir occupé qu’à onze heures et à quatre heures lorsque l’on attend la sortie des élèves… à peu près mêmes visages, mêmes vêtements. Faut-il l’écrire ? de celles qui viennent chercher leur enfant dans la journée, il y en a, je crois, qui reviennent la nuit devant l’école.

Sans doute, c’est seulement la curiosité de vérifier qui m’attire dehors… Belle curiosité ! c’est plutôt mon intolérable solitude qui me pervertit.

J’ai souvent rêvé cette inouïe fortune : un enfant que l’on ne viendrait pas retirer le soir et dont je ne retrouverais pas les parents à l’adresse marquée sur la fiche, je l’emmènerais chez moi, je le ferais dîner, je le coucherais, je le dorloterais. Comme cela doit être bon d’avoir un enfant à embrasser dans le silence du chez soi, quand, dehors, guette la nuit hostile !

Le fait s’est produit, Mme Paulin me l’a raconté : un bébé de quatre ans, demeurant soi-disant rue des Panoyaux ; l’heure passe, on le reconduit ; à cet endroit, la mère était inconnue. Perplexité. Le petit, paraît-il, a eu comme une intuition terrible : il s’est mis à réclamer sa mère avec cet affolement de l’instinct vers une seule protection, avec cette épouvante de l’être perdu qui sent la voracité partout, autour de lui… ah ! mais, de tels cris, par les rues, que n’importe où la mère aurait été, à proximité, elle serait sortie. La femme de service a ramené l’enfant à l’école.

– On aurait dû se douter de quelque chose, dit Mme Paulin. Ce mioche de misère qui, la moitié du temps manquait de pain, ce jour-là, on avait trouvé un énorme gâteau dans son panier…, on aurait dû comprendre… Je me rappelle ; on en a coupé une douzaine de parts et même le mioche n’en a pas goûté, tellement il était content de voir bâfrer les autres, de faire le riche…

La directrice l’a mis en garde chez la concierge. On l’a hébergé quatre jours, après avoir informé la mairie, le commissaire. Pendant quatre jours, il a appelé, il a gratté aux murs, aux portes, voulant aller chercher sa mère. Jamais, jamais on n’a eu d’elle aucune nouvelle. L’Assistance publique est venue retirer de la bouche de l’enfant ce mot anti-administratif : maman.

Parfois toutes mes fibres crient que j’étais faite pour avoir des enfants ; alors, exclue du mariage, créature dénaturée, je forme des imaginations monstrueuses ! Il y en a un petit que je guette : Louis Clairon… sa mère a l’air si fini !

 

Avant la fermeture, quand les maîtresses sont parties, j’essaie mes chances :

– Qui est-ce qui veut s’en aller avec moi et que je sois sa maman ?

Hélas ! personne ne se précipite dans mes bras.

Je m’habitue aux déboires. Dans les premiers temps, le soir, au milieu du préau, sous le gaz, assise sur un banc trop bas en face de trois ou quatre bambins, je conversais naïve et ignorante, je tâchais d’accorder ma voix à la douceur et à la pureté enfantines, je modulais une intonation chantante, jolie, délicate :

– Dis donc, Léonie, maman va venir, tu vas rentrer à la maison, il y a une table ronde, hein, je suis sûre ? Et la soupe est sur le fourneau…

À mesure que je parlais, Léonie Gras, une roussotte frisée comme un caniche, faisait : non, non, de la tête, souriant avec des yeux malins, telle une enfant que l’on taquine par une offre dérisoire : « Donne-moi tes dragées, je te donnerai une poignée de cailloux ». Elle me souffla sur le nez comme sur une bougie, par dédain, puis s’expliqua :

– Non ! on mange chez l’troquet avec maman.

Elle ponctua cette déclaration d’un avancement de menton : « Voilà, ça t’ennuie, tu es jalouse ! »

– Ah ! fis-je interloquée, mais après tu vas faire dodo ?

– Non, maman boit avec des gens et moi je liche les verres.

Et encore ce coup de menton qui signifie en langage de Ménilmontant : « Voilà, ma vieille, ça te la coupe ! »

Ensuite ce fut Bonvalot, blafard, les pommettes trouant la peau, le cou détiré. Il était en retenue.

– Tu aimes bien ta mère ?

Signe de tête négatif.

– Comment ! tu n’aimes pas ta mère ?

– Non, a’ m’bat. (Brèche-dents, il crache à distance, en soulevant à peine les lèvres.)

– Et ta tante, que j’ai vue une fois, tu l’aimes ?

Hochement négatif.

– A’ m’bat.

– Et ta grande sœur ?

Même jeu.

– A’ m’bat.

Il crachote froidement, d’un air de millionnaire qui regrette mais ne saurait vous accorder ce que vous demandez.

– Et ton père ?

– Y bat maman… il lui jette les assiettes à la tête, elle lui rejette les morceaux.

– Et moi, tu ne m’aimes pas non plus ?

Silence. Il crache moins loin. Puis, un signe furtif, entre nous deux seulement, indiquant que, tout de même, il a un sentiment pour moi.

– Tu m’aimes parce que je te donne des bonbons ?

– Non.

– Parce que je t’apporte ta gamelle, je te débarbouille ?

– Non.

– Pourquoi alors ?

Il me regarde, mécontent, rechigné, puis, les paupières baissées, il dit sans amabilité :

– Parce que y a des images dans tes yeux.

 

J’y pense maintenant, ce n’est pas bien dangereux de prôner aux enfants la soumission et l’admiration envers les parents indignes. Est-ce que Bonvalot coupe dans les leçons sur les parents ? Admettons, mais nous voilà loin des bienfaits suprêmes de l’école ! Nous en sommes à plaider son innocuité.

Certes, l’enfant ne tient pas grand compte des conseils. Toutefois, dans le cas de contradiction apparente, il s’empresse de choisir ; ayant entendu ces deux exhortations : « Imite tes parents. – Sois sobre », si les parents se grisent, l’enfant aura soin de ne considérer que l’exhortation à suivre l’exemple familial.

 

5 février. – J’en étais sûre ! Je passe mon temps à confronter les leçons et la matière enfantine : voyons si « ça colle »…

Ce matin, dans la grande classe, c’étaient surtout le dos, les épaules que j’observais ; quelles différences dans les nuques ! Adam concentre là sa force et Gillon sa bêtise ; quelques petites filles montrent déjà, sous leur natte, une pureté de marbre : Julia Kasen, Irma Guépin, Léon Chéron et la Souris ont la nuque archibrune et mince, mince !

La normalienne donnait un simple exposé historique. Superficiellement, tous les enfants avaient l’air aussi absorbant, aussi bénéficiant ; mais, à fixer mon attention, je voyais les phrases tomber différemment sur eux ; un dépit irrésistible me crispait : cette forme de parole ne s’adapte pas à cette forme de tête…

Quel malheur, quand la normalienne ne pénètre pas dans les ténèbres des petites intelligences, ou quand elle ouvre aux enfants un aspect trop compliqué de son intelligence, à elle ! On croirait voir quelqu’un offrir de bonne foi des couleurs à un aveugle et attendre qu’il choisisse.

 

Ma solide complexion de Parisienne « mollit » singulièrement.

Le délégué cantonal a chaperonné une nouvelle dame patronnesse, une grosse vieille en deuil, à qui l’on a présenté le personnel, y compris les femmes de service.

M. Libois s’est fendu d’un petit discours sur les mérites de chacune : très dévouée Mme la directrice, très dévouées, Mlle Bord, Mme Galant, Mme Paulin.

Pourquoi ai-je rougi comme une imbécile quand mon tour est venu ? Et pourquoi l’autre – imbécile aussi, – qui était souriant sans solennité, pour dire les mérites de ces dames, – a-t-il semblé plus sérieux… pourquoi s’est-il dispensé de me regarder ?

« Et enfin Mlle Rose, dont vous… dont les soins maternels n’ont pas moins d’importance… »

D’ailleurs, rien d’anormal ; autrement, Mme Paulin n’aurait pas manqué de le remarquer.

Pourquoi suis-allée pleurer dans la cour ?

Il ne faut s’en prendre à personne ; je traverse une crise. N’ai-je pas déjà pleuré hier, à propos d’un petit nouveau ? Sa mère venait le chercher ; il a hésité comme s’il ne disposait que d’un baiser, il allait me le donner, vite il l’a donné à sa mère. Je suis restée la tête basse…

À la vérité, j’ai attrapé un tourment jaloux à voir tous ces enfants des autres, à voir tous ces gens qui possèdent des enfants. Je voudrais posséder aussi.

Le mal est plus grave que l’on ne croirait ; je n’ose l’avouer : « J’ai fait un nid ! » J’ai disposé un coin dans ma chambre pour recueillir d’aventure un enfant abandonné… j’arrange des bouts de chiffons… Un précédent existe, juste dans la famille ; mon oncle a longtemps gardé une vieille tourterelle apprivoisée qui couvait un œuf en bois, à repriser les bas…

 

J’ai signalé une espèce très commune dans les quartiers pauvres : des enfants à visage pointu, front pointu, nez pointu, menton pointu ; comme si, à pleine main, on en avait pincé la cire blette. Ah ! oui, la cire ! Car on ne peut guère nommer chair cette substance décolorée, creuse, où transparaissent quelques veines ténues, bleuâtres. Et ces visages d’enfants n’expriment que l’incapacité ; leur seul caractère, c’est la laideur, même pas excessive. Voilà une régénérescence qui s’impose !

La voyez-vous, grandie, cette élève à figure pointue ? appelez-la Berthe Cadeau, ou Gabrielle Fumet : une couturière osseuse et graillonnante, au long nez pointillé comme ses doigts, dédaignée par la débauche même ; tenez, elle habite là, sur mon palier, dans la chambre voisine de la mienne : une pauvre assassinée, n’ayant jamais rien osé, dont le masque hébété s’effraye lorsqu’on parle du mieux à revendiquer.

Eh bien, en guise de régénérescence par l’école, écoutez la leçon d’inertie, de routine, qui s’abat sur les nuques molles.

« L’ambition punie. – Il y avait une fois, dans en colombier, deux pigeons qui s’aimaient beaucoup ; ils allaient chercher du grain dans l’aire du fermier et se désaltéraient dans l’onde pure d’une fontaine. On entendait le murmure de ces heureux pigeons et leur vie était délicieuse. Mais, hélas ! l’un d’eux se dégoûta des plaisirs d’une vie tranquille. Il se laissa séduire par une folle ambition et livra son esprit aux projets de la politique. Le voilà qui abandonne son vieil ami. Il part du côté du Levant. Il voit des pigeons qui servent de courriers, il envie leur sort.

« On le met bientôt dans leurs rangs. Il porte, attachées à son pied, les lettres d’un pacha et fait au moins trente lieues par jour.

« Mais un jour, le Grand Seigneur soupçonnant le pacha d’infidélité voulut savoir ce que contenaient les lettres. Une flèche tirée perce le pauvre pigeon et il tombe ensanglanté. Pendant qu’on lui ôte les lettres pour les lire, il expire plein de douleur, condamnant son ambition et regrettant le doux repos de son colombier où il pouvait vivre en sûreté avec son ami. Que d’hommes ressemblent à ce pigeon ! Ils dédaignent le bonheur qu’ils ont sous la main, pour courir après un bonheur qui, toujours, leur échappe. »

Il faut voir, dis-je, cet enseignement s’appesantir sur la misère des chairs étiolées et des tabliers rapiécés !

Et l’histoire d’une petite curieuse :

« Berthe a un très grand défaut : elle est d’une curiosité incroyable, elle veut tout entendre, tout savoir, toucher à tout. Quand elle marche dans la rue, sa tête ressemble à une girouette, elle ne cesse de tourner ! Elle veut suivre ce qui se passe à droite, à gauche, devant, derrière. Si deux personnes causent ensemble, elle tâche d’entendre ce qu’elles disent. Sa mère a honte de l’emmener en visite, parce que, en arrivant, elle inspecte la pièce où elle est et regarde les objets les uns après les autres. Elle ouvre les tiroirs pour palper ce qu’ils renferment. Elle feuillette librement les livres qui sont sur la table ! Un jour, elle s’est permis d’ouvrir une boîte qui appartenait à un collectionneur d’insectes ; dans cette boîte, il avait renfermé un énorme bourdon à corps velu ; l’affreux insecte armé de son dard a sauté à la figure de la petite curieuse. »

Où en est mon drame dans tout cela ? Je devais enregistrer les améliorations de cette année décisive, en voilà un tiers d’écoulé : quoi d’amélioré chez Gabrielle Fumet, chez Bonvalot, chez la petite Doré ? Je note de l’assouplissement, de la discipline, de la mécanisation ; certes, les rangs manœuvrent de mieux en mieux pour la conduite aux cabinets, pour la sortie du déjeuner. Les superbes leçons sur les inconvénients de la turbulence, de l’impétuosité, de la vivacité semblent avoir porté leurs fruits… Je me demande si l’école n’a pas pour principal effet de rendre convenable, polie, résignée, la misère physique et morale ? Habile résultat, certes, à un point de vue spécial… mais enfin je croyais que l’on devait redresser, développer, armer cette enfance inférieure ?

Allons, tout le monde ensemble : le salut – puis les mains au dos… Ah ! la belle uniformité !

La pauvreté, le vice, la maladie ont enfanté ; la misère humaine a enfanté, elle vous envoie sa progéniture, avec des supplications… Vous rangez par grandeur, par grosseur, par âge, vous dites : « Soyez bien sages, ne bougez pas ! » Puis : « Exécutez bien tous le même mouvement, attention ! »

Et l’alcoolisme, la tuberculose, la fringale, la névrose, le rachitisme contorsionnent en chœur le même simulacre !

Ainsi, font, font, font, les petites marionnettes !…

7 février. – Ma mauvaise chance s’accentue. Décidément je ne trouve plus de justice nulle part ! Ne me semble-t-il pas que les punitions infligées aux enfants manquent trop cruellement de mesure !

Enfin que l’on réfléchisse : la même punition est bénigne ou monstrueuse selon la sensibilité et la condition de l’enfant. Ici encore, avant de sentencier, il faudrait envisager la monographie des administrés.

Parbleu ! cette étude individuelle est impossible et l’éternel résultat se produit : les peccadilles sont terriblement châtiées, les grosses fautes sont presque exonérées. (Ces dernières appartiennent aux enfants qui ont de l’estomac et qui digèrent facilement les fortes réprimandes, les premières sont le fait des délicats, émotionnés par des riens.) Je ne demande pas la punition proportionnelle des grosses fautes, je souhaite la décharge des peccadilles.

À la récréation de ce matin, j’ai observé un petit nouveau qui, nécessairement, avait la sensation d’être perdu dans l’école étrangère, – pour avoir retiré sa ceinture, on l’a mis, selon l’usage, en pénitence, cinq minutes, contre le mur de la cour, face au marronnier, en lui disant : « Tu vas rester là tout seul, personne ne s’occupe plus de toi. » Punition excessive parce que l’enfant était nouveau. Pendant quelques instants il a connu l’infini désespoir de l’abandon total. Contre son mur, il faisait penser à un aveugle, à un asphyxié : il tâtait le vide à mains tremblantes, il ouvrait le bec, palpitait, affolé d’être tout seul. Sait-on combien un enfant se laisse suggestionner ? Combien son imagination le peut halluciner ? Les désolations sans cause sont peut-être les plus atroces.

Mme Galant détient le record des punitions regrettables. C’est une maîtresse fanatiquement dévouée à l’enseignement – je ne dis pas dévouée aux enfants – elle emploie une pédagogie de dévote : implacable, sans pardon. Quand elle a annoncé une punition, elle s’en souvient, fût-ce trois jours après, et elle possède cette extraordinaire faculté de pouvoir sévir comme cela, à froid.

Beaucoup d’élèves ont la terreur du sergent de ville, du commissaire. Ces croquemitaines lui servent trop fréquemment, – sans discernement.

J’ai pris des informations, moi. Parbleu ! ces enfants ont pour parents des camelots, des marchands des quatre-saisons, des ambulants, continuellement pourchassés et saisis par la police ! Les enfants ont, de naissance, ils ont par habitude, ils ont dans le sang, dans l’estomac, l’effroi du sergent de ville ; ils savent des exemples terrifiants de désastres causés par les « agents ».

Ce soir, au moment de la sortie de quatre heures, dans le préau, Mme Galant s’est tout à coup faite sévère :

– S’il te plaît, Kliner, j’ai promis avant-hier de te conduire chez le commissaire ; arrive un peu avec moi, mon bonhomme.

J’ai vu la mort passer sur le visage de Kliner ; ses yeux se sont retournés d’ans un horrible strabisme. On ne soupçonne pas la quantité d’épouvante que peut contenir la carcasse d’un enfant de cinq ans.

Évidemment Mme Galant ne calcule pas ses effets : c’est de la chance, quoi !

Mais, assez de couleur sombre, j’avoue qu’il est bon, parfois, de ne pas tenir compte de la situation de chacun ; par exemple, chez nous, on ne constate pas de préférence injuste, pas de traitement selon que les enfants paraissent être de famille plus ou moins aisée (imperfection fréquente des établissements privés, des écoles payantes). La pitié même se manifeste modérément et j’approuve : c’est souvent griffer la misère que de la plaindre, ouvertement.

Certes, la gentillesse de visage et d’allure exerce son attirance, mais je l’affirme, on lâche les cajoleries instinctivement, sans idée de rang. Et, par contre, on surmonte, on déguise la répulsion de la laideur.

Je vois la normalienne mettre une application vraiment généreuse à traiter les affreux – Vidal, Richard – comme les autres, comme s’il n’existait aucune différence entre eux et les plus agréables, ce qui, – vis-à-vis des camarades – est bien plus charitable que de témoigner de la compassion.

– Voyons, quelqu’un de solide pour reporter la pelle à Rose ? Mais oui, Vidal.

Je le certifie : le front superbe de Mademoiselle jure à la face du ciel que Vidal le bossu, – crapaud et oiseau mutilé – est aussi solide qu’Adam. Je certifie que Vidal, sa pelle à la main, a conscience d’être pareil à tous. Et il y a ce sublime : personne ne rit ! Mademoiselle impose ses propres yeux à toute la classe, Mademoiselle délègue sa propre beauté à Vidal.

À propos de beauté, demandez le grand événement du jour ! la grande découverte de ces dames : « Notre délégué se néglige ! »

Ces dames n’ont plus d’autre sujet de conversation. Pensez donc : après trois ans de chapeau de forme et de pardessus ultra chic, M. le délégué est apparu avec un simple « melon » et une espèce de cover-coat ! Littéralement, son élégance a descendu de plusieurs crans !

Ces dames ne subissent plus si fort le prestige autoritaire de M. le délégué. Je ne suis pas faite comme tout le monde, moi : j’oserais plutôt moins le regarder maintenant.

 

Pour en revenir au problème des punitions, je voudrais les remplacer par du raisonnement et de l’explication : « Tu as fait cela, c’est mal, je vais t’expliquer pourquoi. Écoutez, vous autres, pourquoi votre camarade a mal agi. »

La pédagogie officielle prône chaleureusement ce système. Mais où trouver le temps, le moyen, avec soixante enfants par maîtresse ?

Et puis, encore ce procédé est si dangereux quand on ignore la condition des élèves.

Hier matin, aussitôt l’appel terminé, dans la classe, la normalienne à son bureau, le visage composé, annonce d’une voix caustique :

– Je vais vous raconter une histoire de Mlle Brouillon.

Toutes les têtes se tournent vers Hélène Leblanc.

– Mlle Brouillon, une grande fille de six ans, habille sa petite sœur. Savez-vous comment ? Elle lui a mis des chaussettes dépareillées ! Voilà trois jours aussi, que Mlle Brouillon néglige de faire recoudre les boutons à son tablier.

Moi qui suis allée reconduire les deux petites Leblanc oubliées récemment à l’école, je connais une autre histoire. Leur mère a filé, voilà quatre jours, abandonnant mari et enfants, emportant pêle-mêle une partie du linge ; si bien que beaucoup de pièces se trouvent dépareillées, notamment des chaussettes, – et que les boutons de tablier restent décousus.

Accablée sous le regard de la classe, Mlle Brouillon se durcit, dans le sentiment du blâme immérité.

Et il y a sa voisine, Léonie Gras, – l’air pas bête et pas commode, – qui sait la fugue de la mère et qui fixe de singuliers yeux récriminateurs sur la maîtresse.

Oh ! Oh ! Mademoiselle la normalienne, prenez garde au sentiment de la justice aussi bien chez l’enfant réprimandé que chez l’enfant témoin !

Pensez donc ! La logique sentimentale détermine la personnalité présente et future : dès les premiers ans, l’enfant se fait une base de « justice possible » sur laquelle il appuiera toute sa vie ; et de la justice rendue à lui-même, il dégage sa propre dette de bonté.

Analysez Mlle Brouillon, le front contracté, les yeux sombres, la bouche serrée : sa faculté de comparer travaille, cristallise, forme du définitif. Prenez garde ! Sous l’influence de votre admonestation malavisée, Mlle Brouillon va fausser sa conscience.

 

Dans la plupart des cas, je crois que l’exemple du mal serait moins dangereux sans le soulignement de la punition. Celle-ci ne garantit pas l’avenir, elle n’intimide que les inoffensifs, tandis qu’elle donne de l’intérêt au mal. Infailliblement les enfants sont fiers d’un camarade coupable d’une action « à suite répressive ».

Un jour, M. l’inspecteur primaire arrive à onze heures, une partie des enfants étant en rang, dans le préau, prêts à partir déjeuner. L’inspecteur, c’est le chef suprême devant lequel les adjointes, la directrice même, bégaient et tremblent : si un enfant se tient de travers devant M. l’inspecteur, ces dames se croient perdues. À l’aspect d’un tel personnage, les élèves devaient donc saluer de la main, militairement, et se redresser le plus correctement possible. Pendant l’instant où les maîtresses présentent leurs propres civilités, Adam, – toujours écouté, – fait un signe, lance un ordre : « Les bérets sur les têtes et les mains dans les poches ! »

La directrice, Mme Galant, Mademoiselle en ont pleuré.

La punition d’Adam a été le retrait de tous ses bons points, l’interdiction partielle de jeu et de travail en commun pendant plusieurs jours.

Mais, ensuite, il fallait entendre les gamins fanfarer devant les absents, devant les aînés de l’école primaire :

– Adam a rendu tous ses bons points ! Il ne jouera pas, il n’écrira pas pendant une semaine !

Traduction : « Hein ! Adam est épatant ! et, par conséquent, nous, ses camarades, sommes épatants. »

Adam n’a pas eu un moment de honte devant les copains ; il se sent soutenu. Toute punition éveille la solidarité latente. Et, chez les enfants, fonctionne puissamment l’instinct coaliseur des êtres de même espèce, de même faiblesse. Devant le châtiment, les bons élèves même reconnaissent qu’il y a un ennemi commun : le maître.

 

Ce soir, j’avais mon spleen : il avait fait un après-midi splendide, avec un soleil de fiançailles et des souffles d’air moite ensorcelants, et l’école sentait la prison, le local étranger à la vie… et mes mains couturées, corrodées de crasse étaient si laides sur mon tablier taché… Et je regrettais de tant maigrir ; le dégraissement ne m’embellit pas, fichtre ! je n’ai plus besoin de me composer une coiffure vieillissante : la mère Guittard, qui a bien quarante-cinq ans, m’a dit en montrant Louise :

– Son père a encore mangé la moitié de sa paie ! Ça ne vous étonne pas ? À nos âges on est fixé sur la rosserie des hommes, pas vrai ?

Toutes sortes de circonstances contribuaient à me mal disposer.

Mme Paulin m’avait agacée au suprême degré :

– Dites donc, Rose, ces dames ont bien raison : il se néglige ! il ne met plus de gants.

– En quoi cela peut-il nous intéresser ? je ne comprends pas cette manie de s’occuper de l’extérieur des gens. M. Libois ne met plus de gants pour entrer dans l’école des Plâtriers, la belle prouesse ! Ça lui fait un ridicule de moins.

Jamais je n’avais parlé à Mme Paulin sur un ton aussi insolent. La pauvre excellente femme, un soufflet n’aurait pas autrement fait jaillir ses larmes.

Je me suis excusée ensuite : une fatigue de tête, le bruit des classes… il y a des moments où il ne faudrait pas s’occuper de moi ; les paroles me crispent sans même que je les comprenne.

Là-dessus, passée l’heure réglementaire, Tricot restait à m’embarrasser.

Il ne songeait nullement à pleurer : l’impossible tâche de rattacher les ficelles de ses souliers en décomposition l’absorbait complètement. Sans doute pensait-il à la neige fondue, à la boue glaciale dont le quartier ne se nettoie pas depuis un mois.

Tricot est un des plus marmiteux : on dirait que ses vêtements ont séjourné un temps déraisonnable dans la Seine ; il a une face de vieille femme de bureau de bienfaisance, et des vilains cheveux « en tête de loup. »

Alors, je ne sais pourquoi, un irrésistible besoin m’a prise de le tourmenter.

– Ma foi, puisqu’on ne vient pas te chercher, je vais éteindre le gaz et t’enfermer là, seul, toute la nuit.

Sursaut d’épouvante de l’enfant.

Écroulée sur un banc, en face de lui, j’ajoute, la voix dure :

– Tu comprends, ça ne m’amuse pas de poser là pour toi.

Des mains qui se précipitent, battent l’air, implorantes ; un bégaiement :

– Ma… ma… maman va venir tout de suite… attends encore un peu… tiens, écoute, on l’entend qui marche.

– Non, non, je ne veux pas attendre.

Tricot quitte son banc ; piétinement affolé.

– Si, si… écoute, elle est arrêtée à la porte qui parle…

De vagues roulements de voitures traversent le silence. Il lève l’index et tâche de me « donner le change » : Ah… ah…

– Non !

Je sors un trousseau de clés de ma poche.

Le menton de vieille femme danse et les yeux extravagants m’enveloppent tout entière pour m’empêcher de fuir.

– Je… je te raconterai une histoire, veux-tu ? Je te raconterai la fête de Ménilmontant ; pendant ce temps-là, maman arrivera.

– Non…

– Dimanche, je t’emmènerai à la fête. Tu verras les manèges de cochons, il y en a de gros comme un cheval… et des noirs… mais les blancs sont bien plus drôles, avec la queue en ficelle…, et tu sais… la tête remue pour de vrai !

– Non.

Et je me lève.

Alors Tricot s’élance, s’accroche à mon tablier et, pleurant, les yeux hagards, cherchant mes yeux pour les fasciner, il parle d’une modulation rapide et caressante, avec toute la persuasion d’une grande personne qui veut embobiner un bébé :

– Si tu veux me garder encore, je te mènerai voir où qu’on vend des gâteaux… tu sentiras comme ça sent bon… tu verras qu’on met du sucre dessus avec une boîte à sel… tu verras…

J’éteins le bec de gaz au-dessus de ma tête et je me moque :

– Tu verras… tu sentiras… en v’là un beau régal.

Alors, éperdu, Tricot arrache de ses entrailles le cri suprême :

– Je t’apporterai un sou !

Il a bien fallu que j’éclate de rire pour ne pas éclater en sanglots.

– Voyons, tu ne devines pas que je plaisante ? Je ne m’en vais pas… tu sais bien qu’il faut encore que je balaie.

Tricot a été un moment avant de se remettre, haletant, regardant le parquet sali. Tout de même, il m’a fait rasseoir et il s’est planté debout contre mes genoux, les mains dessus, pour que je ne me relève pas ; il a essuyé ma joue mouillée avec le coin de son tablier et – tout de même – pour plus de sûreté, il a tenu à me distraire en me racontant « Le petit garçon qui était tombé dans un puits ».

Le gaz fait : chuutt ; là-bas, le lavabo, le calorifère, les patères au mur. Un grand silence ; le mobilier scolaire même semble attentif. Tricot me cajole avec de bons yeux de grand’mère ; il a une gentille petite voix simple. J’écoute, en mordillant mon pouce, les paupières baissées.

« C’était un autre petit garçon qui avait été bien plus méchant que ça encore. Sa maman l’avait envoyé faire une commission et il était tombé dans le puits en se penchant trop pour tâcher de voir des poissons. On lui avait pourtant assez défendu de se pencher là… Au fond du puits, il avait de l’eau jusqu’au menton et il appelait : « Maman ! Maman ! » parce qu’il avait peur là tout seul.

« Mais sa maman n’entendait pas parce qu’elle était occupée à causer avec la fruitière, puis après avec la mercière, puis après avec l’épicière du coin.

« Heureusement un monsieur passe et il demande :

« – Qu’est-ce qu’il y a pour crier comme ça ?

« – C’est moi qu’es dans le puits :

« Alors le monsieur fait descendre le seau et dit : Assieds-toi dedans. Il tire sur la corde et il remonte le seau qui n’était pas rempli qu’avec de l’eau, puisque le petit garçon était dedans.

« Et le petit garçon sort du seau et il se secoue comme un chien baigné, en envoyant des gouttes tout autour.

« V’là justement sa mère qui arrive. Elle croit que c’est le monsieur qui a poussé son petit garçon dans le puits et elle se met en colère, parce que ça abîme joliment les effets et les souliers d’être trempés comme ça.

« Et elle dit au monsieur que c’était pas malin de faire un tour pareil à un enfant pour qu’après il soit rossé par sa mère. Et elle voulait sauter après la barbe du monsieur. Mais il a expliqué que c’était lui, au contraire, qui avait retiré le petit garçon du puits.

« Alors la maman a dit au petit garçon :

« – Attends un peu, tu vas me le payer !

« Et comme il faisait un froid de chien, que tous les ruisseaux étaient gelés, la maman a invité le monsieur à entrer chez le marchand de vin et à prendre un verre, histoire de causer un peu. Pendant ce temps-là, le petit garçon était sur le trottoir, derrière la porte, qui égouttait, en attendant de recevoir sa volée. »

La Maternelle

VI

 

C’est sûrement par accident que j’ai voulu faire souffrir Tricot.

Du reste, il a compris que je n’étais pas foncièrement mauvaise, que j’avais plutôt besoin d’être traitée par la douceur et il ne me tient pas rancune : quand je passe, mon torchon à la main, tirant mes épaules de manœuvre, il me considère avec sollicitude et il réfléchit avec la même gravité que devant l’état de purée de ses chaussures.

Je dois même dire, à mon avantage, que mon intimité augmente avec les élèves. Dame ! ma finesse s’applique à ne rien négliger. Tout en acceptant l’importance des grandes personnes, l’enfant veut qu’on ait égard à sa personnalité ; il faut s’occuper de ses affaires, le prendre au sérieux, montrer qu’on le connaît.

Ma popularité s’établira solidement à la longue, parce que je suis en bons termes avec les têtes principales qui attirent et conduisent des groupes. Ces chefs, je m’adresse à eux ; en quelque sorte, je leur demande des nouvelles de la corporation.

– Ça va-t-il le métro ? (On joue beaucoup au Métropolitain.)

Ou bien :

– Qu’est-ce qu’on fait, le soir, quand papa ou maman n’est pas rentré à huit, neuf heures ?

– On va voir au poste qu’est-ce qui a bien pu arriver.

Je prouve ma bonne volonté à m’instruire par une moue patiente, amusée ou consternée ; on ne peut douter que les questions corporatives m’intéressent réellement. Il ne s’agit pas d’un vain bavardage : on me répond posément.

Lorsque la directrice est en conférence avec une personne officielle, dans son cabinet, il faut du silence à tout prix. La normalienne envoie trois ou quatre de ses élèves (généralement Richard, Léon Chéron, Irma Guépin), pour m’aider à occuper sans bruit les tout petits. Nous distribuons – sur les genoux, dans le creux du tablier, – des tuyaux de paille coupés menu, de la dimension d’un grain de blé, et des bouts de fil ; nous montrons à faire des bagues, des chaînes de montre, des bracelets. La coquetterie séduit même les mioches de deux ans ; tous s’appliquent, – à langue tirée. Voici de la tranquillité pour une heure.

Moi et mes aides, nous n’avons qu’à veiller à ce qu’ils n’avalent pas leur fil ou leurs pailles. Alors, face à l’atelier, nous causons choses sérieuses. Irma, les mains dans ses poches de tablier, riante, rengorgée, pérore à son gré :

– Une fois que maman s’avait disputée avec sa patronne, j’ai été au poste avec mon petit frère Mimile dans les bras ; il braillait tellement pour téter, que le brigadier a renvoyé maman tout de suite. Maintenant que Mimile ne tette plus, puisqu’il est mort, Mme Chartier me prête sa petite Lisette pour aller chercher maman au poste, mais Lisette pleure pas assez fort, rapport qu’elle est née à sept mois, qu’on dit, alors je suis obligée de la pincer… »

Richard, philosophe, intervient avec ce talent qu’ont certains enfants de répéter et de prendre à leur compte les dires des grandes personnes :

– C’est le monde renversé, c’te patronne-là : c’est elle qui se pique le nez et qui cherche des raisons aux ouvrières !

Irma, contrariée, mais n’y pouvant rien :

– Oui, c’est le monde renversé !

Léon Chéron ne bavarde pas ; il court de-ci de-là, ramasser les pailles qui roulent.

Moi. – Les jours allongent, on peut jouer le soir dans la rue ; avez-vous recommencé le traineau ?

Richard. – Le traîneau de Kliner est cassé, y a une roulette qu’est tombée dans l’égout, faudrait la remplacer par une roulette de lit. J’ai essayé d’en enlever une au lit à maman, j’ai pas pu… Mais, de ce moment c’est la guerre entre les Plâtriers et les Panoyaux, parce que les ceusses de l’école des Panovaux ont chiné nos croix qui sont pas si belles qu’à eux… Dimanche, on les attend su’ le tas d’sable du boulevard…

 

Aujourd’hui, avant le déjeuner, j’ai regardé dans le panier de Gabrielle Fumet. Il ne contenait rien, – selon l’habitude. Quelques autres paniers se promènent ainsi, toujours vides. J’ai interrogé là-dessus, d’un air détaché, aimable, la Souris qui est à la tête d’un groupe auquel se rattache Gabrielle Fumet. J’ai appris, – d’un regard large, ironique à peine, qui a mesuré ma triste ignorance et qui lui a pardonné, – j’ai appris que l’on apporte son panier vide par convenance, par respect humain, pour ne pas choquer le monde. On ne montre pas son derrière dans la rue, ni dans l’école, n’est-ce pas ? Eh bien, on ne montre pas non plus sa débine.

Sur la question du pain, les enfants sont d’une sévérité tragique, il ne faut pas badiner avec cela.

Je me rappelle que la normalienne s’est fait « moucher » une fois ; elle n’y reviendra plus. Elle surveillait le déjeuner.

Léonie Gras, à un bout de table, mangeait sans pain.

Mademoiselle, très affable, mais en même temps très déesse, demanda d’un ton trop négligent :

– Tiens, toi, pourquoi n’as-tu pas de tartine ?

Léonie présente son masque extraordinairement creusé, expérimenté. Un temps : un regard rigide, pointu, dans les yeux de la normalienne. Puis une phrase à mots froids détachés, qui font remuer la maigreur et le douloureux des joues :

– Il a plu toute la soirée.

Ce renseignement jeté à la normalienne – de quelle hauteur de misère ! – contenait la plus sanglante protestation.

« Vous vous moquez pas mal qu’il pleuve, vous qui gagnez votre pain, à l’abri, le jour… Pourtant, il faudrait réfléchir que le mauvais temps a de l’importance pour d’autres… et vous devriez faire attention à vos paroles ; tout le monde ne peut pas être « Mademoiselle » et enseigner la morale en costume noir, sans se crotter. »

Moi, un seau d’eau glacée ne me serait pas autrement descendu par tous les membres.

La normalienne n’a pas insisté ; elle s’est détournée inopinément vers Berthe Hochard, de qui elle a redressé la serviette ; elle s’est éloignée.

« Va, va, ma fille, me suis-je dit en moi-même ; va préparer quelque belle leçon conforme au programme. »

Toute cette journée, elle m’a semblé porter avec moins d’aisance son air habituel de virginité impérieuse. Aurait-elle compris que son attribut de Diane est un luxe, lequel – comme tous les luxes – est compensé par une misère correspondante et qu’il ne faut pas, dans une satisfaction inconsidérée, blesser les gens qui peinent pour vous.

 

Encore à propos du pain. Je sais bien qu’une femme de service ne peut se permettre d’avoir une idée : les adjointes même doivent laisser à la directrice le monopole de formuler des opinions concernant l’école. Si une mesure inusitée paraît s’imposer, les adjointes consultent naïvement, inférieurement, de façon que l’initiative émane de Madame. Mais enfin voyons (notre pain rassis, à Mme Paulin et à moi, est insuffisant), ne pourrait-on organiser « un service ad hoc ? » Le matin, à l’insu de quiconque, une main discrète glisserait un trognon dans chaque panier vide. Nous regorgeons de dames patronnesses prêtes à souscrire. Et le président de la délégation cantonale, donc ! En voilà un qui est disposé aux participations généreuses. Il accompagne parfois M. Libois.

Il a la manie des discours solennels et neufs, toutes les classes réunies, dans le préau :

– Mes enfants, je suis été petit comme vous…

C’est un ancien entrepreneur enrichi. Je l’aime bien ; il distribue des sous aux gamins qui le reconnaissent dans la rue et nasillent tout au long, sans se tromper :

– Bonjour, m’sieu l’président de la délégation cantonale !

Il m’a interpellée une fois en me crochetant le menton de son index :

– Vous, la fille, si vous lâchez votre place, venez me trouver ! Vous avez l’air d’une bonne bougresse.

Dieu me pardonne ! j’ai vu rougir M. Libois. D’ordinaire on s’émeut ainsi pour les gens auxquels on tient de près. Par exemple, on rougit de voir son père ridicule.

M. Libois porte tant d’intérêt à M. le président de la délégation !

Je n’aurais jamais cru qu’une pourpre aussi subite et aussi intense pût monter au visage d’un homme.

Tous les mois, la grosse dame patronnesse en deuil apporte des sacs de bonbons. Il faut des gâteries aux pauvres, d’accord. Mais la donatrice exagère : une moitié de l’argent pourrait être appliquée à des achats de pain ; le jour des bonbons je ne cesse de dépoisser avec mon éponge les tout petits qui ressemblent à des oiseaux pris dans la glu ; le sucre vous colle partout, aux tables, aux bancs, aux portes.

Et puis un fait notoire : dans un quartier besogneux, les enfants sont plus privés de soupe que de confiserie. Parfaitement ; il est de mode, par exemple, de faire déjeuner un mioche avec un rogaton douteux, une bribe insuffisante, mais de lui donner deux sous pour acheter des bonbons. Une tartine de saindoux et deux sous de pastilles de menthe, – laisse-moi t’embrasser, gros joufflu…

 

On ne saurait imaginer la bizarrerie des parents à Ménilmontant. Ainsi, l’on croit peut-être que la majeure partie des enfants mangent à la cantine : il est tellement avantageux pour eux de recevoir, moyennant deux sous, une nourriture saine, abondante, bien chaude l’hiver ! La corrosive charcuterie revient excessivement cher. Eh bien ! il n’y a pas la moitié des élèves qui déjeunent à l’école. Soupçonne-t-on pourquoi ? Parce que c’est trop d’aria d’aménager le panier, c’est-à-dire d’y mettre un chiffon de serviette, un morceau de pain et une bouteille bouchée. Même des indigents qui ont la cantine gratuite n’en font pas profiter leurs enfants ! c’est trop d’aria.

Maintenant que je suis camarade avec beaucoup de mères, j’essaie de les raisonner. Sans avoir l’air d’y toucher, dans nos jacasseries, en passant ; mais on ne remue pas la bêtise inerte, on ne remue pas la misère déchue à l’état de masse croupissante.

L’autre jour, je voyais Louise Guittard, piteuse, famélique, sur le banc, dans le préau, attendant qu’on vînt la chercher pour déjeuner. Enfin, à midi et demi, sa mère arrive. Il tombait de la neige ; sa gamine n’avait pas de coiffure.

– Vous devriez la laisser déjeuner ici, dis-je ; regardez, là-bas, ce réfectoire. Alors la mère, une femme avachie, aussi molle de cerveau que de corps :

– Ah ! qu’est-ce que vous voulez ? Le matin on n’en finit pas… s’il fallait encore préparer un panier !…

Au bout d’une demi-heure, Guittard est revenue glacée, les yeux cernés, le nez rouge dans sa face blême. Je ne sais quel ignoble repas elle avait fait, mais elle fleurait le roquefort et la mauvaise « vinasse ».

Tout l’après-midi, à la dernière table de la grande classe, elle m’a peinée : un hoquet affreux soulevait ses dérisoires épaules pointues, projetait son menton, déclanchait son gosier. La normalienne discourait généreusement dans sa chaire ; Guittard avait l’air de ne pouvoir absolument pas avaler ses paroles.

 

La mère Guittard ne mérite pas d’être admirée comme une exception.

La semaine dernière une femme amène un élève nouveau : tablier blanc et tête malpropre.

– Madame, dit la directrice, laissez l’enfant pour aujourd’hui, mais nous n’acceptons pas de tablier blanc, c’est sale tout de suite : si vous n’en avez pas d’autres, je vous donnerai de l’étoffe pour en tailler un noir ; et puis je vous prierai de faire couper les cheveux et nettoyer la tête de l’enfant : j’ai des bons gratuits à votre disposition.

La mère déclare « qu’elle n’a pas besoin de tout ça ». Le lendemain elle n’envoie pas l’enfant, le surlendemain il arrive seul, à dix heures et tel que le premier jour : tablier blanc déjà maculé, chevelure en friche.

– Rose, reconduisez cet enfant immédiatement et dites que le Règlement est formel : un tablier de couleur et la tête propre ; rappelez que, si l’on veut, cela ne coûte rien.

La mère, occupée à moudre du café, tout debout sur le palier, en compagnie d’une voisine, lâcha le tiroir du moulin, par la violence de son indignation.

Elle avait laissé radoter la directrice ; jamais elle n’aurait cru possible une pareille prétention !

Elle m’accabla d’invectives, attrapa son enfant comme si elle l’arrachait à mes mains indignes et me cria sa résolution sous le nez :

– Ah bien ! s’il faut tant d’histoires pour envoyer un enfant à l’école, celui-ci n’ira pas ! J’ai bien moins de mal à le garder à la maison ; il jouera dans l’escalier.

 

Si un élève habitué à manger à la cantine n’apporte pas ses deux sous, par hasard, on ne lui refuse pas la gamelle, bien entendu. On fait crédit très facilement ; la directrice sait même, en bonne charité, oublier les dettes, le cas échéant ; mais elle doit prendre garde qu’on n’abuse.

Il arrive aux enfants de perdre leurs sous, mais aussi, de temps en temps, l’un, l’autre succombe à la tentation : il achète une toupie, des billes, n’importe quoi.

– Où sont tes deux sous ?

– Je sais pas.

Il y aurait danger de se contenter de telles réponses.

Parfois, on est fort embarrassé :

– Virginie, la cantine ?

– Madame, maman m’avait donné mes deux sous, mais, en route, v’là papa qu’avait plus de tabac, alors, il m’a dit : « Tu raconteras à l’école que tu les as perdus. »

(Mes enfants ne mentez jamais : voilà, Virginie ne ment pas.)

(Mes enfants, vos parents sont parfaits : soyez tranquille, Virginie a le fin sourire ; elle sait que son papa est un malin, au-dessus de toutes les vérités.)

Certains parents ont de l’amour-propre. Tant pis pour l’estomac des enfants.

Les deux petites Cadeau sont nourries à la cantine dix jours de suite ; puis interruption : censément elles vont déjeuner à la maison. C’est la fin de quinzaine et l’on n’a plus quatre sous à leur donner pour la cantine. Il suffirait d’un mot à la directrice pour arranger les choses. Non ; le boulanger fournit à crédit. Se tenant sagement par la main, les deux petites Cadeau sortent prendre une livre de pain, le mangent dans la rue, par la pluie et par la bise, et quand le temps convenable est écoulé, elles rentrent en s’essuyant la bouche, comme les gros gourmands, les lèvres grasses, à plusieurs reprises, sur le poignet.

 

20 février. – À cause de ma camaraderie, de plus en plus cimentée, avec les mamans des élèves, je subis des conversations inouïes.

Un soir, comme je sortais, mon ouvrage terminé, à sept heures passées, deux femmes flanquées de leurs mioches bavardaient devant la porte de l’école ; certainement leur exorde remontait à plus de trois quarts d’heure. Il gelait assez fort.

Elles se séparèrent et l’une d’elles, Mme Pluck, m’accompagna jusqu’à ma porte, tout en parlant « dare-dare » sans perdre de temps :

– Hein ? Croyez-vous que ça a de la chance les enfants, aujourd’hui ? Croyez-vous que c’est soigné : on vient les chercher… Moi, à six ans, je gagnais ma vie.

– Pas possible ? quel travail pouviez-vous donc faire ?

Il a bien fallu que nous nous arrêtions sur le trottoir, devant chez moi ; on ne peut pas laisser une histoire en train. Le jeune Pluck, tout ratatiné par le froid, la tête penchée sur l’épaule, toussotait péniblement, à petites secousses exténuées.

– Ma mère était cardeuse de matelas et, à cette époque-là, on défaisait la laine à la main ; c’était mon ouvrage, dès six ans, quand on commence à devenir raisonnable… Dame, on en boulotte de la poussière ! et puis, n’est-ce pas ? les gens ne font guère carder les matelas qu’après un décès ; en v’là de la mauvaise poussière, car il y a poussière et poussière, mais celle-là c’est rudement de la mauvaise. J’en ai-t-y attrapé des drôles de maladies ! dans le nez, des polypes, on aurait dit du corail qui me poussait ; et dans la gorge, des angines ! Les amygdales, on me les a retirées à huit ans, bien sûr, ça ne sert à rien… Ah ! puis, je ne sais plus tout ce qu’on m’a encore charcuté… Eh bien, au fait, je n’ai plus qu’un poumon… J’ai gagné ma vie, je ne dis rien. Tout le monde ne peut pas avoir deux poumons, non plus, pas vrai ? Mais c’est pour vous dire que les gosses d’aujourd’hui sont bien heureux… Le mien, le médecin prétend qu’il est un peu tuberculeux, laissez donc, si c’est ça, il ne sera pas soldat : autant de gagné.

J’ai pensé ne pas en être quitte avant minuit. Des hommes entraient dans la gargote, puis sortaient et nous apostrophaient :

– Vous feriez bien mieux de rentrer jacter devant le comptoir ; ça serait un vermout que je picterais, si toutefois j’étais pas de trop.

La chère amie m’a raconté toute sa vie. Du reste, c’est leur manie, aux femmes du quartier : dévider toutes leurs affaires à la personne la moins connue, dès la première rencontre.

Et alors, maintenant, chaque fois que la mère Pluck peut m’attraper dans la rue, elle n’a plus de préambule ; c’est toujours la même histoire qui continue :

– Comme je vous le disais… les femmes ont nécessairement quelque chose qui cloche du côté du ventre, mais moi, déjà, étant gamine, avec cette poussière de matelas qui se logeait partout…

 

Je suis forcée de faire des progrès. Il n’y aura bientôt plus de différence, au point de vue conversation renseignée, entre moi et n’importe quelle matrone de Ménilmontant.

Tous les samedis matin, à six heures, je suis guettée par la mère de Léon Ducret ; elle est employée comme extra chez le vins-hôtel meublé attenant à l’école.

– Parce que, le samedi soir, ça se succède les chambres, et il faut préparer tout un matériel, m’a-t-elle expliqué.

Elle est enceinte. Sa première causerie s’est limitée à l’historique complet de quatre grossesses précédentes. D’inévitables questions m’ont, toutefois, assaillie :

– Vous n’avez pas d’enfants ?

– Non, ai-je répondu, le visage un peu détourné, comme si j’apercevais quelque chose de curieux au bout de la rue, vers le boulevard.

– Vous n’en avez jamais eu ?

– Non, ai-je fait d’un ton modeste, avec un léger coup d’épaule qui pouvait signifier : « Ça s’est trouvé comme ça. » Je n’ai pas eu la bêtise d’alléguer que je ne suis pas mariée, cette circonstance n’ayant aucun rapport avec la question.

Mme Ducret m’a expertisée de la tête aux pieds avec une moue désapprobatrice.

– Oui, je sais bien, a-t-elle prononcé, on se drogue… mais ça abîme…

Elle a froncé les sourcils, elle me trouve terriblement abîmée.

Et voilà dix samedis, vingt samedis, qu’elle m’entretient de son ventre fécond et des inconvénients menaçants de ma stérilité voulue.

 

C’est une persécution formidable : à six heures le matin, à la sortie du déjeuner, à la sortie de quatre heures, le soir à sept heures, le dimanche à n’importe quel moment, la mère de Julie Kasen, celles de Léon Chéron, de Louise Guittard, de Bonvalot, de Tricot, d’Irma Guépin, la mère Doré, toutes, dès qu’elles peuvent me saisir, ont à se plaindre des infirmités spéciales du sexe, toutes ont à m’exposer des théories populaires de gynécologie.

Et il faut non seulement que j’entende, mais encore que je réponde, sans faire la pimbêche, puisque le monde où je vis se caractérise principalement par cet échange continuel : confidences immédiates, complètes, et curiosité cynique, impérieuse, sur le chapitre intime.

De toute façon, je ne pourrais donc pas éviter ce genre de conversation aussi banal que l’appréciation de la température ; et d’ailleurs à qui la faute ? Il paraît – miséricorde ! – que j’ai une mine « qui engage » : une ciselure parisienne avec « censément des restes de masque », m’a dit Mme Paulin ; et les autres camarades ne me l’ont pas mâché ; dès qu’on me voit, on est édifié sur mon tempérament, on sent combien je suis femme et que « j’ai passé par tous les chemins ».

La mère Doré secouant sa coiffure impériale diadémée de cuivre, daigne amicalement m’accepter à son niveau :

– On a bien des embêtements, mais il y a de sacrés bons moments tout de même, hein ! la Rose de feu ?

Et c’est pourtant vrai : ses yeux luisants de coquetterie goulue peuvent se comparer à mes yeux brillants de réflexion morale.

Maintenant que je me civilise, maintenant que Bonvalot, Adam, Richard et mes amours de babies en robe d’azur m’ont appris que les yeux se disent : les châsses, les mirettes, en langage familier, j’ai fait aussi cette découverte : lorsque je viens chercher ma portion le soir à la gargote, le sarcasme boueux des consommateurs s’attaque surtout à mes yeux. Et j’ai peur… j’ai peur bientôt de tout comprendre !

 

La récréation d’aujourd’hui. L’explosion habituelle, le fouillis des têtes, des bras disloqués, les cris pour le plaisir de crier, le galop pour le plaisir de galoper. Puis, les mots, si charmants :

– Louise, veux-tu, on va jouer au papa et à la maman ? Alors, Louise, angélique, sérieuse, pas en train :

– Ah ! bin, non, j’me bats pas.

Mais, au bout de la cour, à l’opposé de la bande d’asphalte où piétinent les maîtresses, en revenant de travailler aux cabinets, je surprends une vingtaine d’élèves, filles et garçons, Bonvalot, Adam, Irma Guépin, etc., acharnés à conspuer Tricot qui est en guenilles : sa chemise passe au derrière, ses genoux de pantalon sont arrachés, son tablier sans bouton échappe aux épingles, sa figure est en mauvais état, ses cheveux semblent avoir servi à balayer. La troupe épileptique braille cette moquerie :

– Ah ! la purée ! Ah ! la purée !

Eh bien, ce matin, la normalienne a commenté une petite fable, « La Renoncule et l’Œillet », d’où cette objurgation : « il faut rechercher la bonne société, rejeter les promiscuités disgracieuses, juger les gens sur l’extérieur », d’où aussi un parallèle entre l’enfant bien tenu et l’enfant mal tenu… Et la férocité à conspuer Tricot et sa misère pourrait bien n’être que l’effet de cette leçon imprudente. La normalienne ne se défie pas assez des interprétations « à côté ». Pauvre Tricot ! Il faut fuir la mauvaise compagnie. Y a-t-il pire approche que la sienne ?

Il est vrai que Mademoiselle a eu soin d’amender sa morale par un aperçu complémentaire : « Toutefois, pour être heureux, il faut regarder au-dessous de soi, jamais au-dessus. »

Je ne connais guère qu’une demi-douzaine d’enfants, comme la Souris, Léon Chéron qui puissent prendre cette leçon dans le sens utile ; les autres entendront plutôt qu’il faut guetter le malheur d’autrui et s’en réjouir.

Et encore, non, je répudie la tendance totalement.

 

Irma Guépin… Qui expliquera l’intuition des enfants ? Qui expliquera surtout la transmission magnétique entre personnes du sexe, quelle que soit la différence d’âge ?

Depuis qu’Irma Guépin est ma préférée, elle a toujours eu ce jeu, le soir, dans l’intimité des quelques enfants restants, de m’embrasser à l’improviste – pour me faire peur – cou, cou ! – au moment où je suis distraite par un autre bambin.

L’autre soir, elle s’est arrêtée en chemin : à un mouvement de mes cils, elle a senti que, si elle m’embrassait à l’improviste, elle recevrait un soufflet.

Cela aurait été infailliblement ! Pourquoi, mon Dieu ? Je me le suis demandé l’instant d’après.

Il n’est pas permis de devenir pareillement intolérante.

J’ai adressé un signe rassurant à Irma.

– Allons, viens sur mes genoux !

Si les maîtresses étaient seulement douées de la pénétration enfantine !

Elles usent étroitement de formules convenues ; sans même se méfier de la double face des mots, à plus forte raison ne soupçonnent-t-elles pas l’effet produit, compliqué, désastreux, qui peut résulter d’un appoint inattendu d’atavisme ou d’exemple.

Par une ironie sans pareille, le dévouement sublime, la foi professionnelle totale se trouvent unis à de mesquins préjugés, à une vue fausse du peuple, du monde. Et cette constatation stupéfiante s’impose que la carrière d’institutrice est étrangère au progrès des idées, étrangère même aux intérêts féminins.

J’ai entendu la directrice, au visage fin et bienveillant, dire carrément :

– Je parcours la Revue féministe, parce que M. Libois me la prête, mais vous pensez bien que je n’achèterais pas cette publication de déséquilibrées.

Étant donné ce retard indéniable sur le mouvement intellectuel, il faudrait savoir comment sont fabriquées les institutrices.

Mlle Bord a encore moins l’air « de se douter de quelque chose » que Mme Galant ; ou plutôt la normalienne est mieux l’adepte de notre enseignement aveugle, dogmatique.

Mais, au fait, les institutrices sont de deux sortes : les normaliennes et les autres, simplement pourvues du brevet élémentaire ou du brevet supérieur. Mme Paulin m’a appris cette importante différence, du premier jour, rien qu’à sa façon d’appeler Mlle Bord, « la normalienne », et moi-même, depuis, j’ai constaté non seulement une dissemblance, mais un antagonisme entre les institutrices. La normalienne se croit d’une autre essence que sa collègue ; elle juge inférieure et « popote » toute institutrice qui ne sort pas de la fabrique spéciale. Mme Galant est quelque peu médisante et ironique à l’égard de Mademoiselle.

Dès qu’un problème me tracasse, il faut que j’en glose – directement ou indirectement – toute seule et devant le monde. J’ai pris ce travers de m’entretenir avec moi-même (à preuve ces notes que j’écris) et je marmonne à demi-voix, en allant et venant, dans le préau, dans l’escalier, dans la cour de l’école ; c’est le tic des gens solitaires et aussi c’est bien « peuple » avec cette habitude et la manie de siffler en frottant, je suis tout à fait « de mon métier ».

En outre, machinalement, pendant notre quart d’heure de déjeuner, je lance à Mme Paulin des paroles qu’elle ne peut comprendre, faute d’en connaître les préoccupations de départ, et elle me regarde sans répondre, un peu alarmée de mon état mental.

– Je voudrais bien savoir ce qui se passe à l’école normale, dis-je inopinément, entre deux bouchées. Mme Paulin saute de sa chaise, comme piquée au plus gras ; elle achève de retrousser ses manches au-dessus de son coude, essuie le bout de son nez sur son bras et me foudroie de ses prunelles irritées :

– Vous n’allez pas faire la bêtise de demander à être femme de service à l’École normale ? En v’là de l’orgueil… Ça vous quittera, ma petite… Parbleu ! « attachée » à l’École normale, ça frime, on se gobe… Mais, j’en parle savamment, j’y ai été volée, moi : telle que vous me voyez j’ai été pendant dix-huit mois auxiliaire à l’École normale – eh bien, croyez-moi, c’est une sale boîte… Et puis, tenez, voulez-vous que je vous dise encore une chose qui m’inquiète pour vous ? C’est l’ambition qui vous perdra, na !

Il faut noter que Mme Paulin se considère comme « appartenant à l’enseignement » et que, par conséquent, elle a été obligée de prendre parti dans la querelle entre normaliennes et non normaliennes.

Elle est contre les normaliennes.

– Ces poseuses-là ne sont bonnes qu’à jeter de la poudre aux yeux. Dame ! pour cela, elles s’y entendent.

Et maintenant, grâce à elle, je suis à peu près renseignée : j’ai pu compléter ses histoires par les modèles placés sous mes yeux et (à un certain point de vue) par l’analyse de mon propre cas. Voici donc l’opinion que je me fais.

Les jeunes filles internes à l’école normale mènent une vie incomplète et artificielle. D’abord elles sont trop séparées du dehors, trop éloignées des affections naturelles et du spectacle du monde ; puis, jusqu’à dix-huit et vingt ans, elles s’exilent encore, absorbées par l’idée du brevet supérieur à conquérir, sans autres préoccupations que celles des compositions et des examens ; elles ne prennent même pas assez d’exercice et de récréation. De sorte qu’elles ont peu de santé, des mines graves et ennuyées, des amitiés romanesques pour leurs maîtresses et pour leurs compagnes et que, de plus, elles sont profondément pénétrées de leur propre supériorité.

Ce sont des personnes de serre chaude ; leur savoir professionnel même est purement théorique ; elles connaissent les enfants d’après leurs livres, elles apprennent à faire la classe par « principe ».

Les normaliennes sont des demoiselles qui ne savent ni raccommoder, ni enlever une tache, ni mettre le couvert ; jamais elles n’ont touché un balai, un torchon, un fer à repasser (l’économie domestique n’existe dans le programme qu’à l’état doctrinal) ; quelle peut être leur conception des rapports entre les divers éléments sociaux ?

On prépare ces élues à être tout, excepté de vraies femmes et des mères intelligentes et bonnes. Et ce sont ces demoiselles, névrosées et pédantes, incapables de s’assurer la santé, la gaieté, de se servir elles-mêmes, de participer au travail commun de la cuisine et du nettoyage, – ce sont ces « précieuses » totalement ignorantes des individus, des groupes, des concurrences matérielles, qui se chargent de soigner l’enfance, de former l’intelligence et le cœur des petits enfants, en vue des terribles difficultés de la vie !

Aussi, avec quelle magistrale inconscience, avec quel superbe dévouement propagent-elles l’erreur et le préjugé ! Avec quel sublime aveuglement distribuent-elles la pâture uniforme, à tort et à travers ! Et il faut avouer que, comme institutrices, elles font de l’effet !

Les autres, simples titulaires de brevet, vaudraient mieux, s’il n’y avait pas cette satanée rivalité qui les oblige à parader aussi et à montrer un savoir livresque égal à celui des normaliennes. Je crois que la générosité femelle est équivalente de part et d’autre, mais les non normaliennes seraient séparées des élèves par un abîme moins grand. Et encore…

 

Ce soir ma concierge m’a remis une nouvelle missive de mon oncle, toujours dans le style bourru et laconique.

« Maintenant, je dois être fixée sur cette enquête, dit-il. Ce n’était pas la peine de faire la sainte-nitouche. Alors il est probable que l’on me verra bientôt. »

Alors me laisse rêveuse. Non, mon oncle, je ne suis aucunement fixée, je ne veux rien savoir. Je n’irai pas vous demander l’explication de vos excuses dissimulées…

Subitement, pourquoi ce soupçon absurde, en éclair, – que Mme Paulin et mon oncle se sont abouchés ? Folie. Toutefois, j’en suis sûre maintenant, – peu après notre conversation sur l’École normale, – j’ai surpris un double jeu : Mme Paulin m’observait à la dérobée. Elle continue d’ailleurs et, de plus, elle s’empresse à de cordiales complaisances, – comme quelqu’un qui a « vendu » son camarade et qui n’a pas cessé de l’aimer…

La Maternelle

VII

 

20 mars. – Encore une belle journée ; dès le matin, le temps a été clair et doux ; je regrettais d’avoir si peu de chemin à parcourir pour me rendre à mon travail ; j’aurais marché indéfiniment, je humais dans l’air toutes sortes d’incitations à rester dehors, toutes sortes d’espoirs à chercher dans le lointain.

Mais c’est étrange comme l’école change d’aspect, lorsque l’air est vivifiant, frais, sain. Je n’avais pas encore si fortement remarqué cette couleur jaune-marron des boiseries, des tables, des armoires, des bancs ; et cette hauteur de plafond, ces cordes pendantes de vasistas !

Et comme le grand espace du préau, des classes, sent la cage ! Un froid d’insensibilité s’émanait des murs, du mobilier, j’étais égarée, seule, dans un endroit non affectueux, non disposé pour contenir et dégager de la tiédeur cordiale. Est-ce drôle, ce besoin de m’éparpiller qui se tourne en nostalgie ! Le marronnier noir avec ses bourgeons blancs et roses prêts à éclater m’a singulièrement attendrie. Est-il assez faubourien et spécial en son genre ! Il pousse là, enfermé entre quatre murs, dans le sol parisien, sans humus ; il a un entêtement de pauvre à vivre étiolé, sans suc, sans brise, martelé, tailladé par la cohue des récréations, il prouve un enracinement tenace pareil à celui des enfants d’ici qui poussent sans air, sans chaleur, sans nourriture.

La journée habituelle s’est écoulée. J’ai été arrachée à mon spleen par l’engrenage du service.

Le médecin et le délégué cantonal sont restés longtemps en conversation avec la directrice pendant la récréation. J’ai entendu que l’on se préoccupait des épidémies inévitables favorisées par le changement de saison.

 

Je m’aperçois que le printemps agit sur les enfants ; ils ne savent pas, ils se tortillent, ils flairent, ils interrogent le ciel, comme par l’instinct de s’envoler.

J’observe « ceux en cire », les anémiques avec des têtes d’octogénaires, les moribonds dont le cramponnement à l’existence ne s’explique pas, puisqu’ils n’ont ni sang, ni chair, – ceux-là le printemps doit leur donner l’alarme de d’épidémie qui les guette ; on dirait que la besoin de substance vivifiante, s’émeut obscurément en eux, ils ouvrent le bec, ils remuent les mâchoires à vide, ils désirent de la salive, de la sève. Dimanche dernier, sur un arbuste poudreux, en caisse devant un marchand de vin, j’ai vu une chenille maladive qui se traînait péniblement, qui s’arrêtait, balançait la tête, cherchait la vraie verdure, – pourquoi ai-je pensé à Gabrielle Fumet ?

D’autre part, certains bruns aux yeux brillants ont du sang de bohémiens dans les veines, on devine chez eux un souvenir de migration ; les portes, les murs semblent les gêner ; ils se consultent sans trouver à quoi jouer et pourtant une fermentation inaccoutumée les soulève.

Deux élèves ont cané l’école (traduction : ils ont fait l’école buissonnière), le frère et la sœur – six ans et quatre ans, – se tenant par la main, avec leur panier du déjeuner, sont allés aux Buttes-Chaumont – les pattes flaneuses, le nez en avant, renifleur, attirés par l’odeur. Ils ont mangé leur pain, assis par terre, dans le jardin. Mais la fillette, fatiguée, a fini par se mettre à pleurer, le garçon n’a plus reconnu son chemin. Un cantonnier les a ramenés à trois heures, un peu avant la fin de la récréation. Grand scandale ! On les a plantés contre le mur, au pilori ; toute l’école a défilé devant eux. Il y a eu un speech de la directrice, sur ces deux vagabonds qui auraient pu être ramassés par des saltimbanques.

Oh ! la tête des deux vagabonds sanglotants ! Le frère avec un grand front, un nez large, la sœur avec une de ces bouches trop fendues, faites pour vomir les cris puissants de rassemblement. Et le défilé ! Les tout petits qui suffoquaient et commençaient à pleurer, par contagion ; la mine pensive de Tricot, l’air narquois de Bonvalot, le regard apitoyé de la Souris et la mine rancunière de Léonie Gras, qui n’a pas voulu regarder, elle !

– Parbleu, c’est les deux Pantins, m’a dit Mme Paulin ; ils s’appellent Pantois, mais on les surnomme Pantins, parce que l’été, vous verrez, ils sont tout raides, tout mal articulés. Ah ! les deux petits bougres, ils sentent venir l’été !… Figurez-vous qu’ils sont quatre enfants, il y en a un plus grand et un plus petit que les deux d’ici, avec le père et la mère, ça fait six personnes : ils habitent une chambre au sixième étage si bien exposée qu’en été il est absolument impossible de dormir dans cette étuve, ah ! mais, une fournaise à se sauver… Alors, on accroche tous les meubles au mur et au plafond, – c’est drôle les chaises et la table au plafond ? – on passe le chiffon mouillé par terre et on se couche à même, avec une simple chemise, sur le carrelage nu, c’est le seul moyen d’arriver à dormir un peu… seulement, je vous le dis, ces deux gosses ont une drôle de touche, l’été, ils sont comme en bois… Comprenez-vous, ils ont vu le soleil aujourd’hui… ils ont étouffé, ils ont cherché de l’air… Ah ! les deux petits bougres !

À la sortie de quatre heures, le châtiment continue : les deux Pantins sont dans le préau, assis à part, tels des pestiférés, contre le mur, entre les deux portes de classes. La punition réussit, car, serrés l’un contre l’autre, ils pleurent interminablement, affaissés comme des loques.

Au milieu du préau, la directrice, Mme Galant, la normalienne délibèrent : les deux Pantins s’en vont seuls d’habitude, faut-il les faire accompagner, ou bien faut-il envoyer chercher la mère ?

Ces dames sont là, plantées, noires, pleines de pédagogie et de conviction, décidées à opérer le sauvetage, la guérison morale des deux vagabonds, à tout prix ; leurs yeux planent, leurs fronts se chargent de nuages, elles semblent consulter le bâtiment scolaire, les lignes droites, les angles rigides, la peinture marron et cette atmosphère de Règlement inhérente aux locaux.

Mme Galant qui n’est pas de service conduira les deux-Pantins à leur porte, et demain, on enverra une lettre aux parents : une sévère correction s’impose.

– Et puis, a demandé la directrice, n’avez-vous pas, dans votre livre de morale, quelques histoires qui s’appliquent à leur cas ?

– Nous en avons certainement, a dit la normalienne.

– Il y en a qui s’appliquent tout à fait ! a prononcé avec force Mme Galant, et, fanatique, implacablement dévouée à la pédagogie, elle a emmené les deux Pantins. Ils sont venus à elle : deux pauvres dos étriqués, rétrécis, de guingois, deux fronts piteux, à demi levés pour implorer une entente miséricordieuse, – mais Mme Galant pensait trop haut, à ce moment-là, elle n’a rien vu.

L’obscure incitation du printemps chez les enfants, l’obscur désir d’évasion, de nouveau et par conséquent de beau, porte à réfléchir au besoin d’art chez le peuple.

Il s’avère que, chez le peuple, les louables souhaits « d’en dehors » tournent mal, par fatalité : la poétique, saine, nécessaire influence du printemps tourne à la flânerie affameuse ; l’aspiration magnifique sert à renforcer les préjugés, la servitude, la misère.

Le besoin d’art conduit au café-concert inepte et ordurier, aux bars, aux débits à ornementation brillante, il conduit à acclamer l’apparat militaire, à lire Rocambole avec passion, à bayer d’aise devant les enluminures violentes des journaux illustrés : reproductions de fêtes officielles, apothéoses de gouvernants, accidents, crimes, exécutions.

Les enfants jouent à la guerre, au cheval, au voleur ; ils reproduisent dans leurs jeux leur destinée d’obéir, d’être exploités et malmenés ; et, la conception du mieux, le besoin d’art, ne peut élever chacun qu’au rêve de devenir, à son tour, celui qui commande, celui qui exploite ou qui frappe : l’officier, le cocher, le gendarme.

 

Mme Paulin, elle-même, paraît toute singulière, tout « marchande de printemps ». Elle me fait penser aux duègnes du théâtre classique.

Dès le premier jour, elle m’a voué une sincère affection ; maintenant ses égards s’accentuent, elle me soigne, elle me couve, dirai-je, comme une mère ayant un fils à marier.

Et je me rappelle cette invitation de jadis : « Venez donc, le dimanche ; dans ma maison, il y a des jeunes gens, on s’amuse ». Elle m’avait même cité le fils de sa concierge : « Un garçon qui a fréquenté beaucoup les cours du soir – et de plus, réformé du service militaire pour un motif qui n’empêche pas les sentiments ».

Elle avait eu l’intelligence de ne pas insister. Une nouvelle lubie serait vraiment comique !

Dans tous les cas, elle m’a demandé, – négligemment, trop négligemment, – si je ne pensais pas à me marier.

J’étais d’assez bonne humeur :

– Pourquoi pas ? je suis comme les autres. Seulement, je veux quelqu’un de ma sorte, ai-je dit avec l’idée de me moquer d’elle.

Mais Mme Paulin est beaucoup plus fine que l’on ne croirait. Elle pressent, par exemple, que « quelqu’un de ma sorte », ce n’est pas un garçon de salle, malgré ma qualité de femme de service.

Tiens ! tiens ! Elle a hoché la tête et elle a gratté son bras nu avec la gravité demi-souriante d’une respectable personne qui connaît les derniers secrets du printemps.

 

Le beau temps persiste. Depuis deux jours mon exigence aventureuse s’enquiert des livres que l’on confectionne pour les écoles. Ces ouvrages officiels revêtent une importance considérable, puisque les institutrices s’en rapportent à eux, sans discuter, puisqu’elles y ont recours dans tel cas grave comme le vagabondage des deux Pantins.

J’ai pu chiper, oublié sur le bureau, un des livres où la normalienne choisit ses thèmes oraux ; titre : « Morale pratique de l’école enfantine ». Un petit livre à couverture bleue, gentil, coquet. Ce bleu sur ma table, près de la lampe, égaie ma chambre, émoustille mes idées ; je souris à ma fumeuse, à ma rocking-chair et me voici infusée d’une indulgence infinie.

Aujourd’hui, les enfants ont été particulièrement instables et inattentifs ; il a fallu s’égosiller après eux, du matin au soir ; on aurait cru que quelqu’un les attendait, les appelait, dans la rue, au loin. Ils ont joué à faire la noce. Et maintenant, je comprends très bien la noce dans le peuple, le besoin de dépenser, de gâcher, l’illusion de la liberté, l’incursion hors de la misère, l’illusion d’être – pendant un moment – d’une autre catégorie sociale, de la classe heureuse… Comme ça va bien avec le printemps !

Quelle récréation forcenée ! Il fallait voir Adam… Lorsqu’une idée a frappé les enfants au cours d’une leçon, souvent ils la reprennent entre eux à la récréation, – comme à l’entr’acte du théâtre de Belleville, on s’extasie sur les coups de scène. Ce matin, Mademoiselle avait prononcé, dans un récit d’histoire, cette phrase quelconque : « Alors les Normands ont pillé la vallée de la Garonne », il fallait voir Adam, deux heures après, au milieu de la cour, faire rouler ses épaules et avancer son mufle écarquillé dans une formidable admiration compétente :

– Hein ! mon vieux ! les Normands ont pigé et avalé la Garonne !

Et c’est samedi de paie ce soir ! En quittant l’école, j’ai perçu, deviné, flairé un brouhaha, un éclairage, une odeur de grande liesse commençante… Je vais lire et j’ai du bleu dans l’esprit : un murmure confus filtre à travers les murs, eh bien ! il ne m’est pas désagréable de sentir l’énorme effervescence nocturne du quartier venir jusqu’à moi.

 

Dimanche. – J’ai cessé de lire vers deux heures du matin, quand la rue a retrouvé son calme. Ceux qui ont fait la noce n’ont pas la tête plus en capilotade que moi.

Le séduisant livre bleu ne contient qu’un traité de singeries ; d’un bout à l’autre, le conseil faux, anti-naturel, sue l’insensibilité grossièrement roublarde.

Je parlerai seulement de la première partie, consacrée à la réglementation des rapports de cœur à cœur.

1° Le respect envers les parents. – Une profane comme moi n’aurait jamais pensé à révéler aux enfants qu’ils devaient réfléchir et calculer avant de se jeter dans les bras de leur mère. Eh bien, il est indispensable de débiter des leçons là-dessus, il est indispensable qu’une personne diplômée, officiellement déléguée, une spécialiste, quoi ! intervienne et apprenne aux enfants – dès l’âge de deux ans – « qu’il faut bannir tout ce qui, dans leurs rapports avec les parents, tombe dans une camaraderie condamnable ». Je copie textuellement. Et l’auteur, avec gravité – je l’affirme – enseigne les signes extérieurs de respect et d’amour à donner aux parents ; exactement comme on procède au régiment pour le soldat et les supérieurs.

Oui, madame, l’enfant qui saura bien cette leçon de gestes aura du respect pour ses parents ; oui, madame, l’enfant qui composera bien scrupuleusement sa mine en approchant sa mère, celui-là aimera le mieux sa mère.

Le livre, avec une logique implacable, expose ensuite qu’autrefois les signes de respect n’étaient pas les mêmes, ils étaient plus accentués : il s’agit donc bien d’une mode, d’une convention strictement réglée, à laquelle on doit être attentif. Autrefois, un enfant disait vous à ses parents et s’agenouillait souvent avec crainte ; aujourd’hui, l’on peut se dispenser du vous et de la crainte, mais « la distance entre parents et enfants n’en est pas moins grande », et il n’en existe pas moins une nécessité de « démonstrations » qui prime tout.

Malheureusement je ne peux pas reproduire la texture sinistre et pierreuse de cette leçon.

Une pareille matière, bien entendu, comporte des exemples historiques. L’auteur cite comme fils « presque irréprochable », le marquis de Mirabeau « qui s’accusait d’avoir profité de la loi qui abrégeait le deuil, autrefois extrêmement long après la mort d’un père ». Hein ? est-ce beau, est-ce d’un noble cœur, d’une profonde sensibilité, ce Mirabeau qui dissertait et se dépitait publiquement de son manque de tenue ? Et comme les enfants doivent comprendre que, regretter son père, c’est exhiber longtemps des habits noirs ! Le code sur la façon de traiter la famille va ainsi jusqu’au bout : du salut au crêpe ! Quelle prévoyance de la part des éducateurs ! Les parents n’ont pas à s’inquiéter : tout est réglé jusqu’après leur disparition ! Et quelle commodité pour la jeunesse munie d’un programme classique d’affection pour toutes les circonstances !

Je ne commenterai pas l’obéissance aveugle due aux parents « qui sont les représentants de la loi », parce que je veux rester sur les choses qui parlent au cœur de l’enfant ; nous sommes dans le sentiment – avec l’auteur, – restons-y.

Il y a un chapitre spécial sur le devoir d’aimer ses parents. Un enfant pourrait ne pas aimer ses proches croyant que c’est facultatif ; on lui signifie que c’est obligatoire et crac ! il se dépêche.

Un exemple de dévouement filial est fourni. Car, enfin faut-il savoir dans quelle forme il est préférable de se dévouer filialement. Découpez-moi votre abnégation sur le patron ci-dessous :

« Une maison s’écroule ; dans les décombres on retrouve le propriétaire appuyé sur les deux poignets le dos en voûte, supportant à grand’peine une masse de décombres et protégeant sa mère qui était tombée devant lui et qu’il aurait étouffée sans son admirable dévouement. Retiré des décombres, dès qu’il peut parler, il s’écrie : « Je sais que je suis ruiné, mais je ne me plains pas, j’ai eu le bonheur de sauver ma mère. »

Voilà le cri filial, voilà le jet de l’âme, voilà la première exhalation de l’homme transporté d’affection émue : « Je sais que je suis ruiné… » On le voit mesurant d’un regard circulaire l’importance du dégât. Puis : « Je ne me plains pas », seconde préoccupation d’intérêt ; il annonce d’avance la générosité de ce qu’il va proférer, afin d’en tirer toute la compensation possible, « Je ne me plains pas », c’est-à-dire : « Malgré la perte immense que je subis, vous allez admirer ma grandeur d’âme… »

Hein ! ce mélange de calcul et de prétendu dévouement, cette façon de peser la perte et le reliquat, cela sent-il assez le convenu, l’ostentation papelarde, l’absence de tout sentiment vrai ? Hein ! est-ce assez en signes extérieurs, cette morale ?

Et comme on se représente bien les enfants façonnés sur cet unique souci de l’apparence ! Comme on les voit, parlant, agissant pour être appréciés, sans âme et sans naturel, incapables de la moindre impulsion désintéressée.

J’en connais des quantités, à l’école, qui jouent la comédie « du bon cœur ». Virginie Popelin, notamment, excelle dans le genre : lorsque les maîtresses confèrent entre elles, à proximité ou bien dans l’entrée quand des parents stationnent, elle a d’abord un coup d’œil calculateur et de mise en scène, pour s’assurer du public attentif, puis sa voix monte, d’une amabilité creuse, d’un timbre faux trop poussé à la sonorité :

– Je mangerais bien mon bonbon… mais je m’en passerai, tiens, je te donne mon bonbon, prends-le, c’est pour toi.

Et, sournoisement, elle guigne le bon effet de sa générosité. N’est-ce pas d’exacte tradition ? La vertu sur commande, au moment favorable : faire le bien pour la galerie ! Du reste, le livre ne s’en cache pas, avec son titre d’une exactitude impudente la Morale pratique. Oh ! l’inconscience, l’âpre cuistrerie du faiseur d’histoires morales !

Quel funèbre dévot laïque, noir, sec, compassé peut avoir conçu l’idée de codifier la tendresse, la palpitation de l’être, le don éperdu de toutes les fibres impressionnables ?

Je viens d’interroger la couverture du livre bleu : ils sont deux auteurs, ils se sont mis à deux pour amplifier le noble souffle purificateur : un maître d’études, et son chef. Parbleu ! ces gens ont tellement l’habitude de craindre le qu’en dira-t-on, et d’agir pour le résultat superficiel, ils sont contraints à un tel truquage professionnel, qu’en fait de morale, innocemment, ils indiquent aux enfants la roublardise ; ils n’enseignent pas le bien, ils enseignent à prendre les attitudes louables : de l’artificiel, rien que de l’artificiel. Ce sont des fonctionnaires qui ne voient que sous le joug administratif et, – je le sens bien tous les jours à l’école, – il n’y a pas de nature possible en atmosphère administrative.

En effet, – je l’ai constaté, je l’ai entendu avouer par des maîtresses, je l’ai entendu conseiller presque crûment par la directrice et par l’inspecteur, – dans l’enseignement, le mot d’ordre n’est pas de fournir des leçons qui profitent aux enfants, il s’agit de leçons qui fassent de l’effet au regard du public. Et pas moyen d’échapper à cette obligation.

Extérieur ! Extérieur ! Apparence ! L’instituteur, l’inspecteur, ne peuvent pas travailler pour les enfants, ils sont forcés de travailler pour les notes hiérarchiques, pour le règlement, pour l’administration. Et l’administration est forcée de fonctionner « pour la statistique », pour les rapports et les comptes rendus.

La frime s’impose dans tout. Ainsi la grosse annonce clamée sur tous les tons, à propos de l’entretien de l’école, c’est : Propreté. Hygiène. Mais il ne s’agit pas que le nettoyage soit réel. À chaque instant la directrice guide mon zèle :

– Rose, je vous recommande les cuivres, les boutons de porte, ce qui brille… mon Dieu, le reste…

Et elle déploie un geste indulgent, qui me dispense de balayer très soigneusement dans les coins.

Quand on prévoit la visite d’une autorité quelconque, alors on soigne pour de bon la propreté du préau. Rien n’est plus important que l’hygiène de ce grand local, si foncièrement scolaire. Alors, je m’en paie du frottage et du lavage, mais pour ne pas salir le préau, on y laisse les élèves le moins de temps possible ; plus il fait mauvais et plus on les maintient dans la cour ; on les parque sous le petit bout d’auvent, les pieds dans l’eau, sans jouer. En effet, il faut pouvoir parader :

– Voyez comme nous observons les règlements sur l’hygiène ! Voyez comme nous avons souci de l’extrême propreté si indispensable à la santé des enfants ! Voyez la netteté du plancher !

Cet hiver, parfois, les tout petits ressemblaient à des animaux, chats, chiens, hors de la maison, qui désirent rentrer ; pelotonnés dans leurs loques, ils fixaient obstinément les fenêtres, la porte du préau où il faisait chaud, comme si la force de leurs grelottements devait faire ouvrir.

– Pas moyen de vous réchauffer, mes chéris, nous attendons le délégué cantonal…

 

À moi-même, l’école inculque des qualités comme à tout le monde : j’ai acquis une tendance expresse au mensonge !

Il n’est pas vrai qu’on laisse les enfants dehors « pour le délégué cantonal ». C’est la visite de l’inspecteur primaire, de l’adjoint au maire, ou des dames patronnesses qui leur vaut cette mise à l’air. Le délégué cantonal a même protesté contre cette incohérence « de soigner le ménage du préau pour ne pas s’en servir ». Parbleu ! il a protesté pour ce motif que les femmes de service bénéficient seules du non-usage du préau.

Je mens encore.

Mme Paulin, devenue singulièrement sans-gêne avec l’autorité, s’est écriée d’un non rude :

– On voit bien que monsieur de délégué n’est pas chargé de nettoyer la boue des parquets.

Et M. Libois s’est tu « comme un petit garçon ». Avez-vous remarqué ? m’a dit Mme Paulin.

 

Après tout, s’il me plait de mentir, à moi…

J’ai remis le livre bleu à sa place sur le bureau de la normalienne. Mes appréciations manquent peut-être de mesure. J’avais trouvé l’école trop parfaite, pour commencer, je réagis à l’excès ; c’est un défaut très féminin d’aller d’une exagération à l’autre.

Comment moraliser en gros autrement qu’avec des histoires du genre critiqué ci-dessus ? Or on ne peut pas faire du détail. Et tout de même, ces histoires prêchent la douceur, la bonté ; elles ont déjà le mérite considérable d’appeler l’attention vers un idéal.

Admettons. Mais, nous atteignons le mois d’avril, la grande année s’avance et je ne vois toujours pas resplendir heureusement le dénouement de mon drame.

Avec le système de jeter de la poudre aux yeux, de s’attacher à l’extérieur, de niveler surtout, l’école diminue les enfants ; autant de simulacres imposés, autant de personnalité retirée. Et il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une race débilitée et que, parmi les causes de la misère, se place en premier lieu le défaut de volonté profonde, réfléchie. Que deviendront les enfants-marionnettes, sortant de l’école, l’énergie changée en politesse hypocrite, la décision subordonnée uniquement au souci du trompe-l’œil ?

La loi de l’obéissance à l’école même vient encore aggraver les regrettables leçons de résignation et de croupissement.

– Adam, fais ça…

– Mademoiselle, je…

– Pas d’explication…

L’enfant n’a pas le droit de défendre sa volonté. Il faudrait au contraire le laisser dire, puis le persuader, et non le contraindre. Mais je baisse la tête, à mon tour, devant cette objection ironique : « Avec soixante élèves par maîtresse ? »

Allons, allons, pas d’utopie ; il faut du pratique à l’école, du solide et du pas compliqué.

Aujourd’hui, pendant la récréation, j’observais trois gamins : Ducret, Virginie Popelin, Marie Doré ; sans erreur possible, à leur faux air de sagesse, à leur vigilance sournoise vers les maîtresses, ils jouaient à quelque chose de défendu. Eh bien ! ils sont arrivés à une telle perfection de clandestinité, que je n’ai jamais pu découvrir à quoi ils s’occupaient.

– Parbleu ! ces trois-là sont à l’école depuis l’âge de deux ans… Que dis-je ? Ils ont été mis à la crèche le lendemain de leur naissance ; âgés de six ans, ils ont six ans de discipline ? Leur figure même est scolarisée ! Ils exhibent ici une expression spéciale, une physionomie d’uniforme.

Et voilà précisément le désastreux : ces enfants ne sont plus nature et pourtant on n’a pas amendé leurs instincts profonds ! Les germes de plein air susceptibles d’apporter la réaction utile ont été étouffés, tandis que demeure la perversion qui rampe et se tapit pour mieux sévir plus tard. Allez donc corriger les goûts de malpropreté de Virginie Popetin, de Marie Doré, maintenant qu’elles se réfugient derrière le signe extérieur de propreté !

 

Je voudrais bien changer d’horizon, mais j’ai beau déplacer mon objectif, la vision gaie ne se présente pas. Et encore je m’astreins à la plus grande modération, mes constatations pénibles sont triées. Par exemple, je n’ai pas encore parlé de la façon dont les enfants se battent pour de bon, dans la rue, je n’ai pas dépeint non plus les scènes scandaleuses faites par les parents dans l’école même.

Pour excuser ma manie d’écrire, je me dis toujours « ces notes peuvent rendre service ». Oui, à la condition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouver créance, il ne faut pas être trop vrai.

Les gens sont si heureux de pouvoir hausser les épaules et crier à l’exagération ! C’est un procédé si commode de ne pas croire aux histoires trop tristes et qui économise la pitié, si congrûment !

Donc, je resterai « dans la moyenne des faits ». Pour être capable d’admettre les énormités, il faut une préparation progressive. Moi-même, à mes débuts à la Maternelle, avant « d’être de Ménilmontant », que de choses j’aurais obstinément rejetées comme impossibles !… Allons, allons, gens ordinaires, gens d’un autre quartier, comment voulez-vous atteindre la même foi et la même compréhension que moi, qui fus témoin de l’incident suivant !

Un matin glacial, Marie Fadette, cinq ans, apparaît, tablier pas boutonné, souliers pas noués, très pâle. (On connaît les différentes pâleurs d’élèves ; pâleur de faim, de froid, de phtisie, de mauvais coups reçus…) Marie Fadette était d’une lividité insolite. Et puis, elle n’a pas l’air d’arriver à l’école, elle a l’air d’aller ailleurs, de déménager avec son panier.

La directrice, non moins pénétrante que moi, l’arrête au passage, et voici Marie entre nous deux. Aussitôt là, sur le couvercle du panier, nous remarquons une large tache roussâtre.

– Où as-tu mal ?

Pas de réponse.

– Tu es tombée ?

Signe négatif.

– Ta maman t’a corrigée ?

Même signe.

– Eh bien, parle, voyons !

Les enfants du préau se taisent un instant par curiosité, et certainement aussi par instinct : quelque chose d’invisible est entré avec Marie Fadette.

Elle ne répond pas et, pendant la courte cessation de surveillance, un gamin mal assis tombe du banc, tout d’une pièce, avec bruit. Sursaut de Marie Fadette en arrière, et une pétrification épouvantée, les yeux désorbités, la bouche béante, vers le camarade un instant étendu.

– Va t’asseoir, dit la directrice soucieuse. Marie n’était pas placée depuis cinq minutes que deux hommes demandaient Mme la directrice ; chapeaux mous, vestons, grosses moustaches de sergents de ville. Colloque rapide à voix basse, au-dessus de la balustrade.

Madame, pâle à son tour, se retourne vers les enfants :

– Marie ! Appelle-t-elle.

Il y a vingt Marie dans le préau. Pourquoi Madame n’a-t-elle pas besoin d’ajouter un nom ? Pourquoi sa voix changée fait-elle comprendre de quelle Marie il s’agit ? Tous les enfants regardent Marie Fadette qui, seule, s’est levée. Quel pauvre petit être traversant le préau ! Et quel aspect, le peuple des condisciples ! une attention, un air d’expérience, comme vers un spectacle d’arrestation. Oh ! la tête fatale de Bonvalot ! Oh ! l’implacabilité présidentielle de Berthe Hochard !

Marie Fadette sait qu’elle doit reprendre son panier. Je le lui donne ; il est vide.

– Allons, viens, ma petite, dit un des hommes d’une voix autoritaire le plus possible adoucie.

Une si petite main s’avance, d’un geste fini, sans espoir !… Je n’avais jamais vu si large poigne s’abattre sur l’innocence. Et jamais plus il ne fut question de cette éclosion promise à la douceur des jours, qui avait nom Marie Fadette.

Eh bien, gens ordinaires, gens « d’un autre quartier », quand vous aurez vu arriver à l’école une enfant de cinq ans dont la mère a été assassinée pendant la nuit (l’imaginez-vous s’habillant seule, enjambant le corps, prenant son panier ?) quand vous aurez subi cette préparation, nous nous entendrons peut-être et je pourrai tout dire ! En attendant, je suis obligée de rester modestement dans les faits moyens.

 

Les batailles se succèdent régulièrement, on se promet une tripotée pour telle heure ; cela fait partie de l’emploi du temps. Les batailles complètent le devoir d’aller à l’école, n’est-ce pas surtout pour se retrouver et se cogner que l’on afflue chaque jour à cet endroit déterminé ? Aujourd’hui encore Richard et Pluck ont à moitié assommé Tricot et Kliner. Des passants indignés sont entrés prévenir la concierge de l’école. La directrice a écarté les mains : « Nous ne pouvons pas les tenir en laisse. »

– Tu sais, ai-je dit à Richard, si tu bats encore Kliner je ne « change » plus avec toi, tu garderas tes dessins.

Et pour bien rester dans mon rôle, j’ai ajouté résolument :

– Je « changerai » avec un autre.

Car enfin, moi qui ne me bats pas, si je suis une vraie camarade, je ne dois pas avoir d’autre préoccupation que de troquer mes bonbons contre « quéque chose ».

Dans la rue, les plus pauvres se lorgnent de travers ; ce sont toujours les déguenillés qui « écopent ». Les quelques enfants de commerçants, représentent censément la classe aisée, subissent moins d’avanies ; non pas qu’ils vaillent mieux sous le rapport du caractère, mais l’éducation est ainsi dirigée que les malheureux s’attaquent de préférence à la misère ; un qui a son tablier déchiré se moquera d’un qui a son pantalon troué ; un qui tousse enverra une poussade à un qui boite ; la faiblesse et la gueuserie attirent les coups.

« N’élevez pas vos regards trop haut ; luttez entre vous. – La violence envers les faibles est permise : témoin l’action des parents sur les enfants ; témoin l’éternel refrain de style national : les étrangers nous sont inférieurs, au physique, au moral, ce sont des misérables auprès de nous, Grands Français, il faut les battre. »

Du reste, l’éducation vient simplement en aide à la propension naturelle : on incline toujours vers le plus facile à faire. Les bas malfaiteurs dévalisent un débardeur, sur le quai, pour cent sous, plutôt que d’assaillir une poche contenant cent francs. Les cochers d’omnibus et les charretiers « ne se ratent pas », réciproquement ; on jurerait qu’ils ne peuvent s’en prendre à d’autres de la difficulté de vivre.

Du reste encore, s’il en était autrement, les gens comme il faut ne connaîtraient plus de sécurité, ou bien le monde changerait et – Dieu merci ! – le monde n’a pas envie de changer.

 

Pendant que ces pensées me tracassent, évidemment je ne sème pas les éclats de joie, mais enfin, qu’est-ce que Mme Paulin peut bien me vouloir depuis quelque temps ? Elle m’engage doucement à quelques frais de toilette : « Je suis jeune, agréable ; malgré ma profession de femme de service, on pourrait me remarquer tout de même, si j’avais un peu de coquetterie. On a vu plus drôle que ça… »

Pourquoi s’obstine-t-elle à un certain sujet de conversation ? Elle se demande « si je n’ai pas éprouvé des peines de cœur et si je ne suis pas entrée ici comme une autre serait allée au couvent. Il ne faut pas ainsi renoncer à la vie ». Textuel.

Pas possible, madame Paulin, vous avez trouvé cela toute seule ? J’ai été obligée de lui déclarer sèchement que ces questions personnelles m’étaient désagréables. On peut plaisanter une fois et n’être pas disposée à continuer indéfiniment.

Nous déjeunions.

– Bien, a répondu de bonne grâce Mme Paulin, on ne parlera plus que du service.

Elle est allée hier porter une lettre chez M. Libois – affaire de service – je n’ai rien à dire ? déclara-t-elle. « Le délégué n’est pas le monsieur qu’on pourrait croire : très simple et très délicat, il n’est pas riche ; il a de quoi vivre en s’occupant de publications ; il se spécialise dans les études sur la protection de l’enfance, car il a beaucoup de cœur et – le plus étonnant – il est extrêmement timide. Mme Paulin ne mangeait guère, elle épluchait sa nourriture, elle s’adressait à son assiette plutôt qu’à moi. Un serrement d’estomac auquel je suis sujette depuis quelques semaines me laisse peu d’appétit et m’obligeait aussi à chipoter dans mon assiette.

« Et Mme Paulin a pleuré la dernière fois qu’elle a vu M. Libois chez lui, parce que cet homme-là est vraiment bon… parce que vraiment il faudrait être barbare… »

J’ai prié Mme Paulin de m’excuser : l’heure était sonnée, mon service ne me permettait pas de rester dans la cantine.

 

Après les seules dispositions énergiques des enfants, n’oublions pas celles des parents. Il ne se passe pas de jours que des algarades fâcheuses n’éclatent devant la barrière du préau : invectives et menaces lancées à pleine voix, contre les maîtresses, contre moi, contre « cette sale administration ».

Hier. La mère Tricot vient chercher son garçon ; la voici derrière la balustrade, elle porte un paquet de linge mouillé sur l’épaule droite et un seau avec battoir, eau de javelle, etc., dans la main droite ; elle conduit de la main gauche une fillette toute petite, et, bien entendu, elle est enceinte.

Tricot n’arrive pas à reconnaître son panier dans la rangée installée par terre. La normalienne, qui est de service, le regarde farfouiller et finit par appeler :

– Rose ; s’il vous plaît…

Alors, la mère Tricot, à gorge déployée, contre la normalienne :

– Mais reluquez-moi c’te mijaurée, c’te momie, qui ne peut seulement pas se baisser ! Il ne vous salira pas, ce panier… Dire que nous payons ces propres à rien ! Croirait-on pas qu’elle a pondu l’obélisque avec sa robe noire ? En v’là un métier de feignante… Enfin il ne sait pas, cet enfant… il a besoin qu’on l’aide… et il est autant que les autres, vous entendez, espèce de momie ? il vaut mieux que vous, cet enfant-là.

J’ai donné le panier. Tricot franchit la barrière. Sa chère mère, qui réclamait si passionnément des égards pour lui, pose son seau par terre et lui détache une formidable torgnole :

– Mais aussi, tu ne peux pas le préparer d’avance, ton panier.

 

Les enfants gardent-ils de la rancune contre leurs parents, après avoir été « corrigés » ? Non, ils sont solidaires des parents, dont ils partagent de bonne heure les souffrances et « ils comprennent les claques ». Ils s’habituent à être claqués comme on s’habitue à mal manger ; on pourrait même dire que, parfois, ils y prennent goût : certains parents ont la taloche gaie, ils rossent jovialement, pour un peu on provoquerait les « corrections ». Et aussi, les enfants excusent les punitions même injustes, qui s’abattent d’un coup, par la vivacité du sentiment ; cela n’a pas d’importance ; on n’y pense plus, de part et d’autre, au bout d’un instant. La punition réfléchie, celle qui s’aggrave de règlement, est moins bien acceptée ; les punitions de l’école, assumant un caractère de permanence, pourraient rendre les enfants vindicatifs et sournois. Tricot n’a pas sourcillé, sa tête a seulement cogné contre la barrière ; chargé de son panier, il a eu la complaisance avisée de prendre à son bras le seau de sa mère et, l’air entendu, il est parti devant, comme un homme. C’est lui qui, appréciant sa mère, d’un ton de médiocrité satisfaite, disait à Louise Guittard en se frottant une bosse au front :

– Pendant qu’a m’bat, on a la paix.

Je le répète, c’est une affaire de quartier : les parents ont une façon particulière de comprendre leurs droits vis-à-vis de l’école – et une façon non moins particulière d’aimer leurs enfants qu’ils rossent si bien.

On note d’abord curieusement la crainte, l’hostilité et l’exigence des gens du peuple à l’égard de l’administration. « C’est nous qui payons ; les administratifs sont là pour nous servir », et, en même temps, pour eux, l’école tient du bureau de bienfaisance. Ils s’humilient pour obtenir la cantine gratuite, pour participer à la distribution des galoches et des tabliers qui a lieu après la Toussaint, mais ils s’humilient « à coup sûr ». Ils prétendent céder en partie leur progéniture à l’administration.

Ainsi, une fois, Léon Ducret avait perdu une pièce de quarante sous en allant faire une course pour un commerçant, sa mère est venue réclamer à la directrice, sans hésitation :

– Madame, ce petit a perdu quarante sous, faudrait que l’école les rembourse.

Dans son idée, l’école était responsable du gamin. Les gens sont très pénétrés aussi du respect hiérarchique. Ils menacent peu la directrice, mais ils se rendent compte qu’une institutrice adjointe est une salariée d’un genre à part, guère mieux lotie qu’eux-mêmes, et – selon leur expression vindicative – ils ne la ratent pas : facilement, ils adressent une plainte à M. l’inspecteur, ou à M. le directeur de l’enseignement, sur du papier de cérémonie, avec force protestations de dévouement servile.

 

À propos ! ces dames ont épilogué avec effarement sur un départ dramatique de M. Libois, dernièrement. La normalienne m’ayant hélé de haut – de très haut – pour un enfant indisposé, M. Libois aurait fait mine de s’élancer vers la normalienne, vers l’enfant, puis, – brusquement, « pâle comme un mort » il se serait retiré.

Il n’a pas le cœur solide, pour un médecin, M. Libois !

Le plus étrange, c’est que Mme Paulin, ensuite, jubilait et œilladait vers la normalienne avec méchanceté.

 

Oui, tous les parents ont une façon d’aimer leurs enfants. Je m’étais trompée sur le compte de certaines femmes mollasses, – de nature bovine pour ainsi dire, – en les croyant complètement égoïstes et apathiques, à cause de leur manie de geindre continuellement, d’être toujours en traitement, d’avoir la tête entortillée, le cou raide. Évidemment, la grande affaire de leur existence, c’est la conversation sur leur santé, – non pas sur une autre misère, non pas sur leur condition sociale, non ! – sur leur malheureuse santé, sur leurs infirmités féminines, sur leurs grossesses, – mais il ne faudrait pas confisquer un bon point mal à propos à leur enfant !

La mère des deux Pantins est venue, une fois, à la rentrée d’une heure, déclarer véhémentement que, si son aîné ne sortait pas le soir avec sa croix qu’on lui avait retirée le matin, « ça ne se passerait pas comme ça », et elle est restée tout l’après-midi, sur le trottoir, à faire le siège de l’école, avec deux autres voisines solidaires.

Oui, dans le peuple, on a beau laisser les enfants sans soins et les brutaliser d’importance, on les aime et on les respecte.

Un auteur latin a formulé cette belle maxime : le plus grand respect est dû aux enfants. Cette déclaration fondamentale, je l’ai vue développée dans les livres et sur la scène avec la puissante magie de l’art, je l’ai vue magnifiquement obéie, dans la vie, par des gens de haute situation ou de prépondérante intellectualité. J’ai perçu avec une émotion palpitante, non seulement le respect, mais le sacrifice dû aux enfants. Mais quelqu’un m’a fait sentir la sainteté de l’œuvre de race dans ma chair même, « en pratique sublime ». (je ne sais pas si je dis bien, la valeur des termes m’échappe, je roule dans un abîme.)

Elles étaient là – deux femmes singulières – qui parlaient haut devant la porte, sous la réverbère, chacune tenue au jupon par une fillette écoutant, le museau dressé, les doigts dans le nez. Sur une allégation dubitative, la mère de Léonie Gras a grandi, d’un sursaut, devant son interlocutrice, et jamais tête renversée en arrière, front superbe, bas de visage serré, paupières de Diane, n’ont exprimé la sévérité d’un acte de devoir, avec plus d’effluves nobles :

– Moi ! ma chère, tout le temps que j’ai été enceinte, pas une seule fois, je n’ai accepté moins de cent sous.

Eh bien, quoi ! Je ne suis plus moi-même, je le sais bien ; je n’ai plus d’ingénuité, plus d’ignorance ; plus d’illusion. J’ai pour tant conservé la faculté de rougir et certes mon sang se jette encore devant les mots énormes, pour protéger ma dignité, mais on ne s’en aperçoit guère à cause de mon teint de gras double, de ma bouche au rictus blasé, de mes yeux meurtris.

Mon âme me semble encrassée sans remède, comme mes mains.

Le dimanche ne me ressuscite pas.

Qui n’a déjà remarqué une vieille fille, pauvre, seule, – vingt-cinq ou quarante ans, sait-on ? – se promenant, un jour de fête dans Paris ? Quand les familles passantes se mêlent du regard, du sourire, se sentent en cohésion, en sympathie dans leur quartier, dans la ville, – la vieille fille a beau vouloir ressembler à tout le monde et faire semblant d’avoir un but, un motif de vivre, – comme on dégage l’être dépareillé, sans attache, sans aimantation !

Cet après-midi j’apercevais dans les vitrages mon corsage plat, mon chapeau sans jeunesse, mon visage désabusé… Pourquoi cette manie de frôler les boutiques ? Pourquoi cette insoulevable timidité sur mes paupières ? Il ne me manquait plus qu’un livre de messe à la main. Mme  Paulin, qui devait guetter le retour de ma triste promenade, est venue me faire une visite dans ma chambre !

– Une idée qui m’a prise par hasard, a-t-elle exprimé si bien, que la préméditation n’était pas douteuse.

Elle m’a raconté toute une période de sa vie : ses fiançailles, des détails sur son défunt mari. Elle est arrivée, sans trop de maladresse, à des considérations sur la nécessité du mariage ; elle a recommencé des allusions que j’ai supportées par faiblesse, par découragement.

Certes, le moment avait été choisi à point. Accoudée à ma table de jeu, dans une sensation affreuse d’abandon, je répondais par des haussements d’épaules, par des mots d’indifférence à l’égard des décisions du sort.

Oui ! mais n’ai-je pas eu l’air d’acquiescer « à n’importe quoi » ? Et j’ai laissé formuler des conseils trop explicites, – presque des « propositions » !

Maintenant je me reprends. Quelle est cette nouvelle persécution ? Ne suis-je pas folle de l’avoir permise ? Et vraiment, n’ai-je pas entrevu… ?

Je me révolte ! Chassons ces pensées.

Non, abordons-les carrément, une bonne fois, pour en finir ! Assez de lâcheté, assez d’hypocrisie, assez de me tromper moi-même : Mme Paulin a une mission et depuis longtemps déjà ; aucun doute là-dessus.

C’est prodigieusement bête d’avoir chargé de mission Mme Paulin, malgré son âge d’expérience… à moins que cela ne soit profondément « psychologique »,… car, de qui aurais-je toléré les allusions si bien réussies par Mme Paulin ?

Non ! il n’y a là que de l’audace indécente et de la stupidité. L’affaire est réglée.

Parfois, le matin, à six heures, rien que d’avoir traversé la rue déserte, pleine de clarté, de fraîcheur et recueillie dans le silence, – malgré çà et là, un vieux soulier, un morceau de corset, une loque, épaves du mouvement nocturne, – j’arrive au travail, tout offerte à la vie belle et généreuse. Mais je ne me sens pas uniquement dévouée aux bambins, mon attendrissement trop féminin et pas assez maternel, s’envole au delà de l’école. J’attrape alors mes torchons, je cherche mes cuivres à frotter, les taches à enlever aux parquets du préau, des classes, de l’escalier.

Ah ! quand la poésie vous lancine, quand votre substance voudrait s’éparpiller en amour et recevoir le baiser de la nature entière, du soleil, des arbres – le bon remède : frotter par terre, à genoux, brosser avec rage, les bras nus ! Va, rêve donc, sale bête !

Ah ! j’en ai étouffé des soupirs sous le bruit de la brosse de chiendent ! Ah ! le besoin de parler avec intelligence et tendresse, j’en ai flanqué de la potasse là-dessus !

Et il faut ajouter que depuis trop longtemps Mme Paulin me couve avec une affection patiente, avec une sorte de supplication, les yeux humides :

– Mon enfant, pourquoi te fais-tu du mal à toi-même ?

Assez ! assez ! je ne veux rien que de l’anéantissement. Enfin, après deux heures de suée, quand les enfants arrivent, je leur appartiens sans réserve ; aplatie, matée, j’ai pour eux une bonté de bête de somme docile, éclopée ; ils peuvent me tirailler, m’appeler, me faire baisser et relever cent fois de suite, ils reçoivent tous le même sourire usé, complaisant. Et Mme Paulin peut prendre ses airs penchés !

Une sorte d’hébétement me béatifie ; je juge les choses en « bonne femme ». Je ne pense plus ou je pense tout court, niais, superficiel.

Les tout petits, qui sont encore, dans une certaine mesure, de jeunes animaux, me sentent une créature infime, pareille à eux ; ils mirent leur passivité dans la mienne ; le plus qu’ils peuvent, ils se frottent à moi, me tendent leurs yeux, leurs nez. Parfois, devant le lavabo, quand les classes fonctionnent, je baise un petit museau mâchuré, qui comprend bien que je ne suis pas d’un acabit raffiné.

J’ai constaté que plusieurs enfants ne savent pas embrasser ; oui, des enfants, la réalisation, le symbole du baiser ! C’est mignon, faible, à peine éclos, ça devrait battre du bec vers vous comme ça ouvre les yeux… Non ! ce geste ne se pratique pas dans leur entourage, on ne leur a pas appris, ils n’ont pas eu l’occasion… Ils veulent bien, ils fouillent, ils appuient leur bouche maladroitement. Richard – je l’ai vu souvent au clignement de ses yeux, à une nervosité des lèvres, – il essaierait bien, mais il ne peut pas se décider…

On n’imagine pas ce singulier effet : la première fois que, sur le point d’embrasser un enfant, je me suis aperçue qu’il ne comprenait pas l’intention de mes lèvres, cela m’a endolorie comme si je découvrais une mutilation.

Il y a des essais de baiser que l’on n’oublie pas.

Un dimanche, – j’avais lu, dans le journal, des histoires peu égayantes ; le crime du jour était celui d’un conscrit ayant assassiné une vieille femme, sa bienfaitrice, – l’après-midi, au début de ma promenade, je reconnais Bonvalot qui traînait lugubrement à la chasse aux bouts de cigarettes. Une impulsion irrésistible, – je ne sais quel besoin d’être d’accord avec quelqu’un, – m’a fait appeler :

– Veux-tu qu’on soit amis, tous les deux ?

– Ça m’est égal…

– Quand tu n’es pas à l’école, le dimanche matin, il faut venir me voir. J’ai des livres à images, j’ai des choses à manger et puis, j’ai des sous… Tiens, entrons au bazar, je veux t’acheter ce qu’il te plaira ; choisis… Bon ! mais tu vas m’embrasser.

Bonvalot est un de ceux qui ne savent pas. Il a posé, enfoncé son museau près de mon oreille ; et – je le certifie – j’ai senti à mon cou, le froid impressionnant de son nez, comme le froid de l’objet qu’il avait choisi avidement, sans hésitation : un couteau.

 

Mais pourquoi ces histoires de caresses ?

Je vis dans une obsession continuelle : un danger moral me menace.

Mme Paulin ne m’entretient plus de rien hors les questions de service, et elle me persécute davantage que si elle disait les préoccupations inscrites sur son visage. Ses yeux me suivent et me tourmentent. Heureusement que j’ai mon précieux dérivatif.

Aujourd’hui le lessivage a fonctionné rudement ; j’en suis tout avachie. Ce soir, le coude sur ma table, je souris à tout ce qui me passe par la tête… Bonjour, Tricot… Celui-là, pour donner un baiser, il ferme les yeux et il tire le gosier, comme s’il avalait un cachet trop gros.

Aux environs du jour de l’an, quand il a gelé si fort, la dame patronnesse en deuil, qui apporte tant de bonbons, assistait à une récréation dans la cour. Tricot se trouva près d’elle, arrêté ; on voyait sa chair des cuisses, on devinait que le tablier ne recouvrait aucun vêtement chaud.

– Mon Dieu, ce pauvre amour, comme il doit avoir froid ! dit la dame avec un mouvement de recul.

Je me rappelle la mine de Tricot, cherchant autour de lui, par terre, où était le chien, la bête soignée, qui inspirait si douce pitié à la belle dame. Puis-je faire autrement que de sourire, très amusée ?

Vraiment, je me trouverais dans un état excellent, s’il n’y avait pas cette Mme Paulin qui me plonge dans la honte avec ses mines de garde-malade fanatique, implacablement décidée.

Je lui tiens rancune d’avoir prononcé des paroles insensées qui, maintenant, me donnent à l’infini le sentiment de ma déchéance. Je considère comme criminel de présenter à notre détresse une espérance irréalisable…

Une espérance ?… Alors, mon mal, ce n’est pas la volonté de refuser ?… C’est la timidité de croire ?

Je m’égare, je ne sais plus lire en moi-même. Je voudrais m’en aller loin, loin… être morte.

 

Ma déchéance s’accomplit si manifestement que j’éprouve une admiration obséquieuse pour plusieurs enfants chez qui subsistent des lignes de distinction et de beauté.

Ce matin, Irma Guépin et Léonie Gras tournaient une corde, Julia Kasen sautait : brune, mince, tablier noir serré, chaussettes noires, les bras collés au corps, elle dansait sans autre mouvement que le rebondissement rythmé d’un objet élastique. Cette impassibilité officiante n’appartient qu’à Julia ; il semble que des effluves divinisent son visage fixe. Une forme féminine très pure vous reste dans les yeux, monte et descend, se balance comme un insecte dans le soleil… Je revenais de mon service des cabinets, j’ai arrondi de gros yeux indolents, telle une servante commune qu’émerveille sincèrement la finesse aristocratique de sa jeune maîtresse.

Un peu plus loin, dans la cour, une autre satisfaction m’a requise : la Souris a adopté les deux petites Leblanc dont la mère « a filé ». Sans négliger « le poussin », très réellement et sans comédie, elle les a prises sous sa garde. Elle arrange leurs cheveux, leur col. « Tu n’as pas oublié ton mouchoir, aujourd’hui ? demande-t-elle, donne-le, tu as du noir au front. » Elle pose les questions que doit poser une mère : « Combien de bons points, ce matin ? Et toi, as-tu bien mangé ? » Elle répète la morale des mamans :

– Voyons, tenez-vous droites, ne faites pas de grimaces !

Il faut voir la confiance tranquille des deux pauvres petites, si désemparées depuis leur abandon.

Comment l’aimant a-t-il agi entre la Souris et les deux Leblanc ? Mystère. Mais là, vraiment, les deux innocentes ne sont plus sans mère, une fois arrivées à l’école.

 

Rien que des choses touchantes. Louise Guittard manquait à l’appel depuis trois semaines, j’avais entendu parler d’un coup de pied trop sévère lancé par son pseudo-père. À quatre heures, – le rang conduit au coin de la rue, – j’ai appris qu’elle avait la jambe cassée : une chute dans l’escalier, – dit-on, sans insister, – il a fallu la placer à l’hôpital.

Sa mère s’était arrêtée devant la porte de l’école, après avoir communiqué des nouvelles à la directrice. Tout un groupe de femmes bavardait avec elle.

Et voilà que j’entends, au passage, une voix émue, heureuse :

– Pauv’ gosse ! d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareille fête !

Je suis demeurée ébahie devant l’air émerveillé, attendri de toutes les ménagères, y compris la principale intéressée. Du reste, celle-ci m’a saisie par le bras et m’a fourni des explications avec complaisance et fierté, pour m’éblouir en même temps que les autres commères :

– Figurez-vous que Louise a un lit ! un vrai lit ! du linge blanc ! des repas réguliers… Mme la directrice l’a visitée et lui a apporté une poupée.

C’est une joie qui emplit les cœurs et gagne tout le trottoir ; le rassemblement augmente : décidément, d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareille fête ! Pauv’ gosse, quel bonheur pour elle ! Les yeux en sont humides.

Une pointe d’envie se discerne dans l’enchantement de certaines mamans et des regards se promènent sur des moutards, comme si l’on cherchait ce qu’on pourrait bien leur démolir.

J’ai béni le sort, comme les autres bonnes femmes. Et je voudrais bien rester toujours ainsi approbatrice : le corps mou, le cerveau mou.

 

Quand la gaieté s’y met, elle peut atteindre au formidable. Un souvenir du matin m’est revenu, comme j’allais me coucher. Assise au bord de mon lit, je me suis abattue, la tête dans l’oreiller et j’ai ri silencieusement, j’ai ri à mourir. (Vous sentez toute votre substance qui fond, s’écroule et s’en va ; un évanouissement terminerait ce flux incoercible si vous ne vous leviez pour suivre les murs à tâtons…)

La mère de Louise Clairon a demandé la cantine gratuite pour son enfant. On a envoyé à la directrice les rapports et certificats nécessaires en l’occurrence. J’ai pu jeter un coup d’œil dessus. Il y a un rapport du commissaire de police : trois lignes, pas plus, c’est laconique et grand.

Si quelqu’un y résiste, c’est que – selon toute probabilité – mon hilarité avait une source maladive. Mais, peut-être aussi, manque-t-il ce fait d’avoir vu l’air de dénûment affamé de Louis Clairon, ce matin même : un enfant qui n’a pas eu sa soupe et qui arrive blême, verdâtre… Trois lignes, puis un point, c’est tout : « La nommée femme Clairon a vécu pendant plusieurs années avec un individu qui l’a abandonnée, n’a laissé que deux manches de parapluies. »

La Maternelle

VIII

 

Toute la semaine, j’ai gardé un rire nerveux, effrayant, un rire « de Saint-Guy ».

Enfin, dimanche, la mesure a débordé : Mme Paulin m’a fait une seconde visite, en grand apparat : nu-tête, mais des mitaines noires, une chaîne de cou dorée, l’air d’une charbonnière glorieuse. Alors, j’ai eu une crise de larmes telle que la couturière phtisique, ma voisine, a dû perdre plusieurs sous à écouter la scène derrière ma porte. J’espère que maintenant je suis guérie. Nous étions assises face à face, Mme Paulin sur le bord du rocking-chair, moi sur le bord du lit.

J’ai vidé mon cœur :

– Eh bien, oui, si vous voulez le savoir, j’ai dû me marier avec un galant homme élégant, instruit – qui m’a lâchée parce que je n’avais plus de dot. Oui ! je suis couverte de diplômes ! Oui, j’étais une demoiselle du monde… Et je ne veux plus recommencer l’expérience. Est-ce que je sais si l’on ne se moque pas de moi ?… Sans doute, on a besoin de documentation, on veut voir… on a trouvé le cas bizarre… Je ne suis pas à marier !… On ne bafouera pas ma tendresse une seconde fois… Et d’abord une sorte de contrat d’honneur m’empêcherait d’abandonner ces pauvres enfants qui m’ont donné leur affection et qui ont besoin de mon dévouement… Tenez, si je me mariais, je voudrais, en guise de dot, adopter un des plus misérables… Louis Clairon… que je dirais mien et je voudrais être épousée pour mon déshonneur… Laissez-moi !… Et puis, vous savez : quelqu’un me gêne, m’excède, je ne veux plus le voir à l’école… et je vais demander à permuter… Laissez-moi, je veux changer d’école.

Mme Paulin a eu l’intelligente bienveillance de ne pas m’interrompre. Ensuite elle m’a essuyé les yeux, elle m’a consolée par de vagues paroles accommodantes, elle s’est bien gardée de discuter : tout ce que j’ai voulu m’a été concédé, promis, comme à un enfant gâté.

Elle m’a embrassée avant de partir. Je me rappelle maintenant qu’elle n’avait pas précisément l’air d’une personne qui a perdu la partie, – sans doute la satisfaction de connaître « mon histoire ».

 

25 mai. – Ce matin, dans la classe de la directrice, je me suis agitée comme une folle, à entendre professer la normalienne. Les tout petits se sont amusés : à leur idée, je faisais la comédie sans guignols.

« Un Arabe mourant de faim dans le désert, trouve un sac d’argent ; il aurait bien préféré trouver un sac de dattes, aussi rejette-t-il avec dépit ce trésor inutile. Morale à développer : l’argent ne rend pas heureux, il faut le laisser aux gens déraisonnables. »

Je dénonce la tromperie malfaisante de cet enseignement, puisque l’argent est le sang vital des sociétés actuelles. Déplorez le fait, si vous voulez, mais ne faussez pas la réalité.

 

Ah ! les bons élèves crédules, Léon Chéron, Irma Guépin, la Souris ! Ah ! mes pauvres visages pointus !… à l’assassin ! à l’assassin !

 

J’étais donc dans une disposition d’esprit défavorable ; à la sortie du déjeuner, la mère de Vidal – le bossu ornithobatracien – a voulu absolument bavarder un peu.

– Votre Eugène n’a pas de chance, dis-je, il me semble que son cou et son épaule se paralysent, sa tête ne tourne plus…

Très misérable, un nourrisson sur le bras, la mère Vidal détient un accent d’acceptation résignée impossible à imaginer ; elle vous expose, avec une conviction irrécusable, des nécessités stupéfiantes :

– Le père était alcoolique ; n’est-ce pas ? c’était forcé : il avait été au Tonkin cinq ans… il avait la médaille, c’était forcé qu’il soit alcoolique – et vous savez comme les alcooliques ont des enfants, à chaque coup, ça ne peut pas rater, vous le savez… eh bien, tous les enfants que j’ai eus avec cet homme-là sont morts, sauf Eugène ; ils étaient tous estropiés… (Tous, on dirait qu’il s’agit d’une quantité, une vingtaine au moins.) J’en ai d’autres de meilleure santé, – ajoute-t-elle d’un air récompensé, avantageux (et comme un commerçant dirait : j’ai des produits d’autres marques meilleures), – tenez, en v’là un, d’un cocher, il n’aura qu’un peu de coxalgie, là, dans la hanche…

Elle secouait sur son bras un avorton ratatiné, verdâtre, inerte.

Par une subite et puissante clairvoyance, devant cette femme inconsciente et ses deux lamentables procréations, ma mauvaise humeur a laissé l’école et s’est attaquée aux parents.

Gare à vous ! voilà du nouveau.

L’année scolaire prendra fin dans deux mois, mon expérience grandit. Ce soir, je suis très forte. Les objets autour de moi projettent une médiocrité austère. Ma privation, toute ma privation de fille pauvre m’élève à la vision justicière. Le silence de ma chambre – comme le calme en moi – est solennel. Je touche à la vérité.

La mère Vidal est là, dans ma pensée, avec ses deux avortons, qui attend un verdict, – et d’autres sont là qui attendent de comparaître… Et je sais maintenant que la sévérité première de mon jugement portera sur le crime des parents !

 

Il faut dire d’abord que j’ai des motifs d’être si hautement calme !… Il ne vient plus !

J’exagère ma placidité jusqu’à l’insolence devant Mme Paulin.

L’école est plongée dans la stupeur par cette disparition inexpliquée : un mois entier !

Je me sens très bien, très à l’aise… à part quelques étourdissements, vite dissipés, le matin.

Et Mme Paulin ne bronche pas, quoique j’atteigne à l’inconvenance odieuse par mes attitudes froides, sereines, par mon air « de n’avoir jamais entendu parler de rien… »

Quelles menaces lui a-t-on faites ? – et quelles promesses ensemble ? – pour qu’elle observe une telle résignation !

Non ! vous m’aimez bien sincèrement, Mme Paulin, et c’est à cause même de la force prise en votre affection, que – telle une enfant ingrate, – je suis méchante à plaisir.

Oh ! comme vous m’aimez de toute votre âme de peuple ! Et comme, là, vous m’êtes supérieure !… Jamais je ne serai « peuple » autant que vous, au point de vue de l’affection dévouée. Et j’ai beau vous aimer aussi, – je ne peux pas renoncer à l’agréable perception de faire souffrir à mon tour.

Il ne vient plus !… J’en ris sous cape en traversant les classes.

 

Mais il ne s’agit pas de cela.

Des images stationnent dans ma mémoire, – comme les femmes dans l’entrée de l’école, – des images barbares que j’aurais toujours voulu laisser dehors… Je vais « juger ! »

Il y a quatre frères et sœurs du nom de Ducret, à l’école ; des enfants malingres, avec accentuation à mesure que les âges descendent, mais aucune difformité ; ils n’ont d’effrayants que les yeux, hagards, trop écarquillés et vacillants. Généralement, leur panier contient la valeur d’un sou de pain pour eux quatre. Ils ont toujours faim, leurs yeux de fringale vous suivent dans le préau, dans les classes, dans la cour. Un jour de cet hiver, nous avions commencé de déjeuner, Mme Paulin et moi ; après quelques bouchées nous avons cessé, nous ne pouvions plus consommer notre pain ; et Mme Paulin a dit le motif : « On sent la faim des Ducret d’ici… »

Trois de ces enfants s’en vont seuls, à quatre heures, mais la mère vient chercher le dernier, âgé de deux ans, parce qu’il a des vertiges ; de temps en temps, il tourne sur ses jambes et tombe comme une masse.

La veille de Pâques, on l’avait oublié ; je dus le reconduire à sept heures, rue des Panoyaux.

La concierge rit sur mon passage.

– Ah ! vous auriez attendu longtemps qu’on aille vous le réclamer ! Le père est rentré plein d’absinthe, y a de l’occupation là-haut.

Je monte et je trouve, dans l’escalier, assis de marche en marche, d’abord les trois Ducret de l’école maternelle, puis trois autres plus âgés. Ils devaient être là depuis longtemps et, d’après leur façon de regarder la porte du logement, ils attendaient, pour entrer, la terminaison d’une chose ordinaire se passant à l’intérieur. Mais je n’ai pas deviné cela, sur le moment ; je suivais mon petit, en ne pensant qu’au vertige. Il file devant ses frères, va jusqu’à la porte et la pousse ; mal fermée, elle s’ouvre toute grande.

En face, je vois le lit, un homme et une femme pris à l’improviste. Des jurons de l’homme et une voix plus gênée : « Allons, entre et ferme la porte. »

Eh bien, je le déclare, renseignée par une horreur inexprimable et par ma pitié pour les petits Ducret si affreusement misérables, il existe un crime de lèse-humanité qui s’appelle : le crime d’avoir trop d’enfants.

 

Mais voici une autre comparution.

C’est dans la rue grouillante et malpropre. La journée finie, la mère Fondant et une de ses amies m’ont entreprise ; nous obstruons le trottoir ; l’haleine fade d’une allée d’hôtel meublé nous caresse le visage, il fait doux et humide, et, comme dit Mme Paulin, « le temps est à l’amour ».

– Quand on a beaucoup d’enfants il faut bien taper dessus, affirme la mère Fondant… ou alors faudrait être très riche…

– Oui, dit l’autre femme en riant à dents blanches vers un gaillard qui l’a bousculée, de cogner sur les grands ça aide à élever les petits. Pas vrai, Rose ?

– Écoutez, les enfants qui pleurent, ce n’est pas gai…

– Rose est feignante…

De là une dissertation sur la façon de « corriger » les enfants ; le battage des enfants étant assimilé à une nécessité domestique, telle que le battage des tapis.

– Ça ne se bat guère avant cinq ou six mois.

– Le matin, de préférence, ça les remonte pour la journée.

– Dame ! le dimanche, ils écopent davantage, parce qu’on a plus de temps.

– Moi, les miens je les ai toujours époussetés avec une baguette, parce que, chez mon père, autrefois, y en a eu un d’éborgné par un coup de poing ; alors, c’est dans la famille : ma sœur aussi, les siens ne sont rossés qu’à la baguette.

– Quand mon quatrième est né, j’étais si en colère que je n’arrêtais pas de cogner sur l’aîné comme si c’était de sa faute « Toi, chameau, si tu n’étais pas là, ça ne m’en ferait pas quatre. »

– Enfin, Rose, venez-vous prendre un verre, on est toute en beurre de ce temps-là ?

– Vous savez bien qu’elle ne peut pas, avec sa gastralgie.

 

Je me rappelle, en effet, la mère Fondant amenant ses trois enfants à l’école et poussant à part l’aîné Gaston.

– Celui-là, madame, n’ayez pas peur de taper dessus, c’est un sale enfant ! il a tous les défauts !

Elle criait ces mauvaises paroles avec une passion sincère, saisissante.

Pauvre bambin inerte ! « Tous les défauts » Il ne parlait pas, n’agissait pas, il ne cherchait qu’à se cacher ; sitôt lâché par sa mère, il se réfugiait effaré dans les jupes de la maîtresse présente. Pareil à un chien qui discerne les personnes amies des bêtes, il m’avait devinée, sa préférence était pour moi. Aux heures de présence dans le préau, – à moins d’employer la menace, – il me suivait partout en tenant un coin de mon tablier. « Il ne me gêne aucunement, disais-je à la directrice », et, le plus souvent, on tolérait sa manie. Ma pitié pour lui différait complètement de mon affection souriante pour Irma Guépin, « ma fille ».

Son âge le plaçait chez Mme Galant ; mais il se désolait tant de monter l’escalier sans moi, qu’on le laissait dans la petite classe. (Je crois aussi que, chez Mme Galant, il faisait un pendant trop lamentable à Berthe Hochard).

Assis au premier rang, dans la classe de la directrice, les mains sur les genoux, une épaule remontée par l’habitude de la peur, avec sa figure trop longue, toujours pochée, on aurait dit qu’il comptait interminablement les coups reçus et les coups à venir ; à chaque bruit de l’école un peu accentué, raclement de galoche, ou bien choc sur le bois du bureau, une secousse remuait son dos étroit, cassé, osseux. Quand la directrice racontait de gentilles historiettes : « Vos parents sont bons – ils n’agissent que pour votre bien – votre papa et votre maman se donnent beaucoup de peine pour que vous ne manquiez de rien… » je me suis souvent demandé comment elle n’était pas fascinée par le poche-œil de Gaston Fondant, irradiant vert, jaune, noir, à la rencontre de ses paroles.

Pendant la récréation, Fondant restait isolé, immobile contre le mur ou contre le marronnier. Les autres gamins, quoiqu’ils fussent pour la plupart des enfants battus eux-mêmes, le délaissaient, sans affectation, par instinct simplement : il sentait trop les coups. De temps en temps, seulement, l’un des quelques enfants gâtés de l’école s’approchait, venait flairer avec une curiosité prudente la chair massacrée de Fondant.

À la voix de sa mère, le soir, son peu de sang se sauvait du visage et se cachait vite dans son cœur.

– Hein ! croyez-vous, il ne veut pas venir, il coucherait à l’école, grinçait la mégère. Ah ! le sale enfant ! il est jaloux des autres… Quant à ça, tu peux y compter, plus tu auras de frères, plus tu recevras de raclées !

 

Oui, je le crie, je l’affirme, je le râle : les pauvres commettent un crime en ayant beaucoup d’enfants, puisqu’alors – selon leur propre théorie – ils sont obligés de les maltraiter.

Et l’abomination va bien plus loin qu’on ne pense : si la famille est mauvaise, l’école est mauvaise à proportion, puisque son enseignement moral est basé sur la famille supposée parfaite.

Le jour où j’ai débuté, Mme Paulin m’a offert cette sentence en cadeau : « Quand il y a tant de brutalités à la maison, il en faut absolument à l’école. »

Et ici une digression. À mon tour d’être jugée.

Je n’avais jamais parlé, dans mes notes, de Gaston Fondant, par une sorte de coquetterie. L’ayant un peu adopté, cet enfant, je n’allais pas m’en vanter. Sainte fille, va ! Bonne et modeste, quoi ! Toutes les qualités.

Comédienne !

Ce fut un de ces jours printaniers où les bâtiments administratifs suintent une austérité froide en contradiction avec la nature et avec le besoin d’affection et de sécurité que l’on porte en soi. Et, il faut le dire aussi, un jour de persécution de Mme Paulin. Je terminais cette séance de prison dans un état d’agacement égoïste. Gaston Fondant et ses deux frères restaient les derniers dans le préau ; je rangeais pour n’avoir plus qu’à balayer après leur départ.

Gaston avait voulu me suivre, selon l’habitude, en trottinant accroché à ma jupe. Je l’avais renvoyé : « Laisse-moi ! » de telle façon qu’il était allé se blottir près de ses frères.

Comme je partais la corbeille débordante de papiers récoltés dans les coins et sous les bancs, il tira mon tablier au passage ; des papiers tombèrent. Je me baissai, posai la corbeille par terre, et, avant de rien ramasser, d’une impulsion nerveuse irrésistible, je lançai une claque à l’enfant. Moi ! j’ai fait cela !

Mme Paulin me l’avait annoncé : « On ne peut pas s’en empêcher. »

Oh ! ce fut affreux ; mes doigts, – faute de trouver assez de ressort, – avaient atteint les petits os ! Et la chair était si pauvre qu’elle ne rougit même pas sous le choc ! Puis, je vis cette tête d’innocent préparé « à en recevoir encore », qui s’était levée de surprise et demeurait offerte. Les yeux disaient : « Toi aussi ? Eh bien, va, fais-moi du mal si ça te soulage…, mais oui, c’est dans la nature des plus forts de torturer… j’ai déjà tant souffert… un peu plus, un peu moins… »

Et puis, comme ma gifle restait isolée, il eut une espèce de sourire : « Je ne t’en veux pas, va ! dans le fond, tu n’es pas méchante… tu ne savais pas, hein ? »

Après ce jour-là, Fondant continua de se réfugier en moi, mais sa main, à mon jupon, ne s’attachait plus avec autant de ténacité. Des remords creusaient ma conscience véreuse : ma brutalité n’avait-elle pas retiré à cet enfant la dernière croyance en la Bonté ? N’avais-je pas lâchement abattu sa mourante volonté de vivre ? Il ne se jetait plus dans moi à corps perdu, il me sondait avant : « Veux-tu ? » et ses yeux jaunâtres exprimaient un souvenir qui me lancinait. Je lui trouvais une langueur pensive « de malade qui aurait pu être guéri ». Autrefois, je m’adressais à lui par des mots espacés : « Te voilà ?… viens !… » le silence entre nous était naturel et plein de signification. Après ma brutalité, j’aurais voulu lui parler davantage et je ne pouvais pas… rien ne sortait… J’essayai de lui caresser la joue, mais il eut peur de ma main et sa chair en coton fit rétracter mes doigts.

Enfin, un matin, la Souris tirait mon tablier dans le préau :

– Rose, Rose…

À force d’être assourdie, on prend l’habitude, avec les enfants, de ne presque jamais répondre au premier appel.

– Rose…

Puis, on répond sans écouter, ni regarder :

– Oui, oui, bon…

Cependant la voix de la Souris vibrait autrement qu’à l’ordinaire.

– Eh bien, quoi, Rose ? qu’est-ce qu’elle a fait, Rose ? demandai-je.

La Souris haussait vers moi des yeux de ciel, un front comme le miroir de ma propre conscience, un visage grave sur lequel était imprégné de l’ineffaçable :

– Rose, Fondant est mort.

 

Eh bien, oui, na ! Je suis mauvaise, je le sais bien… l’école aussi est mauvaise et l’on ne voit partout que crimes contre l’enfance.

On vous assène, à chaque instant, sur la tête, « les prérogatives du père de famille », qui donc revendiquera contre tout le monde les droits criants de l’enfant ? Non seulement l’enfant a le droit qu’on ne l’empoisonne pas d’alcool et qu’on ne l’empoisonne pas de croyances asservissantes, mais il porte en lui l’exigence essentielle de ne pas avoir trop de frères et de sœurs. (On laisse bien aux légumes, dans les champs, la quantité de terre voulue pour qu’ils poussent !)

Et voici des visions qui comparaissent pour hurler cette dernière justice.

Voici des gamins de six ans, noués, arrêtés dans leur croissance, atrophiés sans espoir, par la fatigue de porter continuellement les tout petits sur les bras.

Voici des fillettes, vieilles à treize ans, usées littéralement par le soin de la marmaille. Celle-ci, c’est Joséphine Guépin, qui vient chercher sa sœur et ses deux frères, je ne l’ai jamais rencontrée sans un enfant au bras et un autre à sa jupe ; elle est finie, le dos rond, le buste déjeté. Elle reste un instant le bec ouvert avant de parler, le temps de gonfler un peu sa poitrine aplatie, et, les yeux ternes, elle me dit sans rancune, sincèrement :

– Maman s’en fiche d’avoir des enfants, c’est moi qui ai tout le mal.

 

Voici les trois enfants Chéron qui s’approchent. Trois qualités de produits : bonne, médiocre, mauvaise. L’aîné, Léon, six ans, a été élevé par sa mère, c’est un bon petit garçon, à intelligence droite, à volonté assez accentuée. Le second, quatre ans, a été mis en nourrice, il a souffert, il est moins intelligent, moins énergique. Le troisième a été confié à la crèche. Les enfants de la crèche se reconnaissent entre tous : ils sont plus vieux, plus décolorés, plus mécanisés ; ils portent en bêtise sournoise la marque de l’élevage administratif.

 

Juin. – Aujourd’hui, à déjeuner, Mme Paulin m’a annoncé un décès par accident : chez les Tricot, le dernier né a été étouffé dans la nuit.

– On n’y comprend rien, me dit-elle, faut que la mère l’ait pris machinalement en dormant, car le soir elle l’avait arrangé au mieux. N’est-ce pas ? on n’a ni la place ni la literie suffisante, on est obligé de coucher le petit dernier dans le lit des parents : comment empêcher qu’il roule par terre ou qu’il soit écrasé ? Eh bien, on a un excellent moyen, employé dans toutes les familles, surtout en été : la mère dort sur le dos, le petit entre ses jambes ; rien de plus pratique, et aucun danger ; il peut ballotter, à droite et à gauche, il ne tombera pas et il est très bien là, dans le creux. Je vous dis, c’est le bon système : chez les Pantois, le ménage n’a qu’un lit d’une personne, deux gamins dorment par terre, le père, dans le lit couche, de champ, contre le mur et le dernier gosse entre les jambes de la mère ; bonté divine ! il n’y a pas un pouce de terrain de perdu.

Tout de suite, je saisis l’occasion : il va m’être facile de démontrer que ce n’est pas aimer les enfants, ni rendre service à la société ! d’en avoir quatre quand on ne peut en loger, en nourrir, en soigner que deux. La belle avance pour le pays d’assumer des frais de végètement et de mortalité !

Mais Mme Paulin m’interrompt, la mine grave et, avec un accent religieux :

– Une grande famille, c’est toujours beau ; ainsi, chez moi, nous étions une belle famille : onze enfants.

– Tous vivants ?

– On ne sait pas.

– Comment ? on ne sait pas ?

– Dame, non ! Sitôt qu’un avait dix ans, il partait, cédé à des maîtres pour sa nourriture ; on ne le revoyait plus jamais. Je ne connais pas six de mes frères et sœurs. Mais enfin : onze enfants, c’est une belle famille et mes parents, à cause de cela, avaient bien de la considération, jusque dans les pays d’alentour.

Mme Paulin, attendrie, levait des yeux extatiques. Une immense lassitude a coulé par mes membres, je n’ai même pas essayé d’exposer que la famille cesse dès qu’il y a trop d’enfants, puisque, forcément, on ne se connaît même pas entre frères et sœurs. J’ai mis plusieurs minutes à plier ma serviette dans la perfection et Mme Paulin a dit :

– Nous sommes riches, vous mangez de moins en moins.

(C’est vrai : je perds l’appétit. Je suis brisée sans avoir travaillé. Je subis des attendrissements qui ne se rapportent pas aux enfants…

(Il ne vient plus. J’ai obtenu satisfaction. Dans la journée, je me plais à observer sur le visage de Mme Paulin un certain vieillissement, – comme le reflet transmis d’une souffrance… Qu’est-ce que j’ai à pleurer, la nuit, dans ma chambre ?… Le dimanche, je redoute une visite de Mme Paulin, – ne suis-je pas déçue, le soir venu, de n’avoir vu personne !)

Nous avons fait le service du déjeuner, nous avons donné la pâtée à notre misérable troupe, nous avons compté ceux qui n’ont jamais de pain, ceux qui en manquent aujourd’hui, mais qui boiront la valeur d’une chopine de vin pur, ceux qui ont du dessert.

Les convives doivent attendre que toutes les parts soient apportées avant de commencer la danse des cuillères, autrement on ne s’y reconnaîtrait plus : l’avalage des premiers servis irait plus vite que la distribution. Il faut voir ces petits Tantales !… Par pitié on sert les Ducret les derniers : une fois l’aîné s’était évanoui d’aspirer la vapeur de sa soupe ; le cadet, les mains au dos, essayait de laper ; son menton grelottant sur le fer de l’écuelle « jouait la Marseillaise ». (Appréciation des camarades.)

Mangez !… Ah ! ce mouvement des mâchoires qui fait remuer les tempes livides aux veines décolorées ! Et ceux qui ont tellement faim qu’ils ne peuvent plus manger ! Ceux qui sont habitués à de telles saletés qu’ils ne peuvent digérer une nourriture saine ! Et Pluck « que sa toux nourrit ! »

Des tout petits lèvent les dents lentement, comme s’ils n’avaient plus de salive, comme des vieux dont les mandibules usées pèsent « du plomb ».

La Souris gave son « poussin » avant de se permettre une bouchée. Puis elle surveille les deux petites Leblanc et s’arrête inquiète, si elles font mine de chipoter.

Mais, tout à coup, son regard noir pèse sur moi et me suit ; sûrement, quelque chose cloche dans le repas. Je cherche : reste-t-il, un enfant qui n’a pas de pain ? Non, pourtant… Voyons, c’est au bout de la tablée, en face, que ça ne va pas… Parbleu ! Tricot a la lèvre fendue par un horion paternel et tellement enflée qu’il ne peut introduire la cuillère ordinaire, je lui prête une cuillère à café.

Quoi encore, maintenant ? un flottement, une agitation, tous se penchent du même côté. En effet, il se produit un fait incroyable, insensé, abasourdissant : Gabrielle Fumet a trouvé un biscuit dans son panier ! Cela dépasse tellement tout ce que l’imagination la plus folle aurait pu inventer d’impossible, – il est tellement extravagant que Gabrielle Fumet puisse « avoir du dessert », que tous s’émeuvent, bayent, rient, se regardent pour bien se reconnaître et murmurent en rêve : Gabrielle Fumet !…

Mme Paulin dirige vers moi un sourire entendu qui signifie : « Farceuse, va ! » mais, j’en ai autant à son service. Mme Galant nous considère aussi, l’une après l’autre, avec un clignement de connivence. Le mystère ne s’éclaircira pas. Irma Guépin rit aux anges – elle n’a jamais rien vu de si heureux ; elle donne son dessert à Adam ; immédiatement une contagion de partage se déclare et ce n’est pas seulement Gabrielle Fumet, c’est Vidal, Tricot, les Ducret, dix autres qui mangent du dessert pour la première fois de leur vie !

 

Après le déjeuner, je siffle en balayant, puis je parle toute seule :

– Soyez moins nombreux et tout le monde aura du dessert. Je me demande si c’est avec préméditation que les misérables sont si prolifiques ? C’est plutôt par ignorance, qu’ils pèchent ; dans ce cas, je placerai au-dessus de tout la haute moralité la charité, de leur enseigner à ne pas procréer criminellement.

Je maudis ma stupide situation de demi-savante… Voilà une propagande qui concerne un philanthrope comme M. le délégué cantonal ? Que devient-il ?… J’en ris sous cape.

 

Le soir, je ne fais plus la conversation avec les trois ou quatre bambins retardataires ; je m’assieds en face d’eux, au milieu du préau, sous l’appareil à gaz, et je songe, ayant l’air de compter indéfiniment, là-bas, dans l’ombre, des cordes qui pendent. C’est désolant : je rêvasse, oubliant même les enfants autour de moi, je songe dans le lointain… je songe que je suis bien malheureuse.

Irma Guépin s’est levée sans bruit, elle a redressé des cheveux, près de mon oreille, elle a arrangé une caque de ma cravate, absolument comme elle aurait accommodé sa poupée à son idée, avec des mouvements de tête sérieuse, penchée à droite, penchée à gauche ; elle a ramassé ma main gauche et l’a mise sur mon genou, pareille à la droite. Je renonçais au moindre automatisme. Satisfaite de ma pose ; elle a passé derrière le banc et a piqué sur ma joue, de côté, un baiser « de petite maman », réservé aux têtes de poupée, puis elle est retournée s’asseoir auprès de Tricot.

– C’est ta mère qui viendra te chercher ? a-t-elle demandé.

– Je ne sais pas, maman pleure.

– Pourquoi qu’elle pleure ?

– Parce que papa l’a battue… (avec fierté) tu sais, il est fort papa, quand il cogne, ça rebondit !

– Pourquoi qu’il l’a battue ?

– Parce qu’il trouve que le peintre vient trop souvent à la maison.

Silence. Méditation profonde de part et d’autre.

– C’est peut-être ta sœur qui viendra ; dans quelle classe qu’elle est ?

– Dans la classe du certificat d’études. (Un geste péremptoire, une voix d’absolue certitude). Si Maurice est là pour lui faire la cour elle ne viendra pas ; elle se fiche pas mal de moi dans ces moments-là. Veux-tu qu’on joue à se faire la cour ?

– Comment qu’on fait ?

– …………………

– Ah bin, non, t’as les mains trop noires…

 

Juin. – Voilà plus de huit soirs consécutifs que je reste assise dans ma chambre, après dîner, sans me décider à prendre la plume. Le peu d’amélioration produite à la fin de l’année scolaire me décourage. Et puis, je voudrais savoir des choses… et j’ai peur… Un trouble général persiste en moi : un mélange de dévouement et de « la maladie d’un être anormal ». Je voudrais sauver les misérables des crimes de l’amour… Et moi, de quoi est-ce que je souffre ?…

Où vais-je ? Un courant plus fort que ma volonté m’entraîne : j’envisage maintenant hardiment une certaine éventualité ; je discute le pour et le contre. En somme, je n’ai pas fait vœu de célibat… mon grand ennui provient surtout des circonstances inaccoutumées… autrement, mon Dieu, je n’éprouve pas une répugnance invincible.

Détail curieux : à ces moments de délirante imagination, il me semble que j’ai des torts envers les enfants de l’école : je sens naître des remords de déserteuse.

Enfin, aujourd’hui, je me suis réconfortée dans l’admiration de Louise Cloutet (la Souris). De jour en jour, le visage de cette enfant se purifie et s’élève ; le rayonnement sage, souriant et bon de ses yeux noirs s’étend de plus en plus loin ; elle prend la morale scolaire juste du bon côté et dans la proportion voulue. L’école serait valeureuse quand elle n’aurait sauvé et façonné que cette grande personnalité !

Cet après-midi, à regarder la Souris dans la classe de la normalienne, à la première table, il me semblait que toute l’école fonctionnait pour elle, passait en elle, que toute la morale enseignée devenait vivante par cette enfant qui était chargée d’en porter la projection salubre dans les ténèbres du quartier.

Elle arrive maintenant, le matin, avec ses trois enfants : le poussin et les deux Leblanc. Quand elle fait miroiter devant eux son front marmoréen, semblable à celui de la normalienne, il y a vingt ans de distance entre elle-même et eux.

J’ai lieu de penser que la mère de la Souris intervient aussi dans le soin et la protection des deux enfants sans mère.

Au fait, j’ai rencontré Mme Cloutet un dimanche matin. J’avais vu des prodiges, autrefois, au cirque : par exemple, un homme se suspend par les pieds à un trapèze, la tête en bas, on accroche un cheval à ses bras, dans l’espace, l’homme s’allonge comme un élastique. Mais aucun spectacle d’effort ne saurait être plus stupéfiant que celui offert par la mère Cloutet, poussant, dans la côte de Ménilmontant, une voiture chargée de cinquante kilos de cerises. « À la douce, cerises, à la douce ! » Une femme guère plus grande, ni large que la Souris, une arête de dos toute pointue et une voix si sympathique « de bonne misère », demandant seulement à rendre service et à manger. Je m’étonnais que les gens ne fussent pas crochetés par cette voix, si persuasivement chantante sous l’écrasement ; je m’étonnais que toute la rue ne s’approchât pas…

Cette femme est capable de tout. Sûrement les petites Leblanc ont affaire à elle. J’avais demandé naguère à l’aînée comment s’arrangeait son dîner :

– Papa est trop ennuyé le soir, il me dit : « Tiens, v’là six sous, achetez ce que vous voudrez. » Il s’en va ; j’achète du saucisson ou du brie, on se couche, on ne le revoit plus.

À présent, j’augure que les petites Leblanc mangent de la soupe le soir : depuis peu, la plus jeune semble avoir les joues mieux nourries. Miracle ! c’est comme de la vraie chair qui lui viendrait à la figure !

 

Un souvenir, à propos de Louise Cloutet et des cadeaux qui sont envoyés à l’école par les parents du quartier des Plâtriers. Le surlendemain du jour de l’an, j’ai vu la Souris arriver en royal appareil : un brin de plumeau à son béret, drapée jusqu’à terre d’un capuchon éteignoir.

Et quand vous auriez vu Dieu le père tenir en sa main l’univers, – j’ai vu la Souris apporter une orange !

 

Allons, je ne resterai plus un seul jour sans écrire ; cet exercice intellectuel entretient ma clairvoyance et conserve ma dignité. Le travail manuel profite à ma santé ; il me donne en outre la satisfaction d’un office utile par quoi je suis en règle avec la société.

J’ai pris ma lampe et, dans une glace pendue à l’espagnolette de ma fenêtre, j’ai constaté qu’une louable sérénité éclairait mon visage. De quoi me plaindrais-je ? ma solitude et ma condition m’ont instruite profondément : je suis débarrassée d’un maquillage produit par les livres, par l’éducation première ; je juge, j’analyse, je réprouve et je nie, seule contre l’opinion admise, j’attends, je souffre, j’ai des consolations, je vis, quoi !

Allons, allons, désormais pas d’imaginations, pas de projets malsains, pas de désertion ! Et pour être bien sûre de rester dans le bien et dans la vérité, avant de me coucher, j’ai déchiré mes diplômes cachés au fond d’une malle ; comme une personne guérie d’une vilaine maladie déchire les ordonnances médicales, et l’on peut venir : Voyez mon tablier bleu, mes mains raboteuses… moi ? J’ai toujours été « du peuple », je n’ai jamais su que ce que les enfants m’ont appris, je n’ai jamais rêvé de changer ma situation…

Je vais bien dormir d’un sommeil souriant, j’en suis sûre : dans ma poche j’ai retrouvé des miettes de pâtisseries. Kliner, revenant de déjeuner à la maison, m’a offert, en cachette, derrière le poêle, un morceau de gaufrette de la dimension d’un timbre-poste, soigneusement au chaud dans le creux de sa main.

– Je t’ai gardé ta part.

– Ah ! vraiment ? merci, tu es bien gentil d’avoir pensé à moi.

Kliner est ce brun à la gorge entaillée : la figure émaciée, mais l’air intelligent, avec des yeux de geai d’une continuelle mobilité.

J’ai tenu mon poing fermé devant ma bouche et feint de mâcher longuement ; j’ai même tiré le cou plusieurs fois pour avaler.

Kliner, de toute la tension de ses facultés, regardait descendre en moi l’ambroisie et guettait mon emparadisement. Car enfin, ça se voit extérieurement une si rare pénétration, ça transforme une personne immédiatement une absorption si succulente !

– C’est rien bon, mon vieux ! ai-je exhalé rayonnante.

Alors lui, parti dans les grandeurs, millionnaire, reprend :

– Hein ? c’est pas du manger d’ouvrier !

Et, comme deux élus qui, – à l’insu de la foule envieuse et malgré la coalition universelle – ont connu la fortune, tout l’après-midi, chaque fois que nos yeux ont pu se rencontrer, « nous avons bien rigolé ».

Et mes remords sont tout à fait guéris : il n’y a plus aucun danger de désertion ; je suis forte !

 

Juillet. – Pendant la récréation, dans la cour même, les enfants exhalent une joie forcée de fausse délivrance ; ils apporteraient un autre tumulte dans la rue, ou dans un square. Moi, le matin, ma figure change, il tombe dessus quelque reflet de la pédagogie de ces dames ; et, aussi, intérieurement, j’éprouve la sensation de dépendre d’une autorité qui ne peut pas se familiariser ; d’instinct, mon corps se rétrécit et se garde.

Je voulais constater un résultat à la fin de l’année scolaire, le voici : tout le monde a perdu de son essence propre, tout le monde subit l’influence occulte de l’« administratif ».

Dès l’entrée, – à cause de l’odeur unique, de la construction générale haute et déserte, du mobilier symétrique, fait pour l’alignement, à cause du Règlement affiché, imprégné dans l’air, – les enfants et les grandes personnes prennent une âme « de commande ».

Les enfants arrivent, ils décrivent un salut spécial, un salut « qui ne sert qu’à l’école » ; ils composent leur voix, leur regard.

Combien de force, de beauté, de possibilité heureuse apportée là, et détruite ! Car, il faut le dire : c’est le meilleur de l’individu qui se dissout à l’école.

De même que l’art est vivifié et renouvelé par les excessifs, par les « sauvages », de même la vie est orientée vers le mieux par les turbulents. L’espoir de la génération est dans les mauvais écoliers.

C’est Adam, surnommé par ces dames « L’Exempt de bien faire » qui présente pour moi l’avenir en progrès.

Que diable ! ce n’est pas le sage Léon Chéron, le discipliné ne contenant aucun imprévu, qui peut recéler l’Espoir !

 

J’ai reçu une convocation solennelle de mon oncle : « Il sera heureux de tenir le rôle qui eût appartenu à mon père dans la circonstance présente. » Il m’attend après-demain, dès le commencement des vacances.

Voilà où j’en suis ! J’ai beau ne pas agir : les événements marchent en dehors de moi, malgré moi ! Et la situation va se dénouer, à sa date, semble-t-il, comme si j’avais pris part à une série de faits convenus.

Que de chemin parcouru ! Cette lettre de mon oncle ne m’a pas révoltée ; elle m’a seulement donné un tremblement qui dure encore et aussi une lourdeur de sang et de pensée… Ai-je donc rêvé ma résistance ? Il y a donc en moi deux personnes : l’une qui refusait, l’autre qui acquiesçait ?

Je ne suis pas sûre des paroles de lassitude que j’ai laissé entendre à Mme Paulin ; sans doute elles équivalaient à un consentement.

À moi-même que répondre ? je ne peux pas dire que je n’aime pas ?…

Mais, à mesure que mon amour se dénonce, mes remords aussi se précisent. Et je ne peux pourtant pas mentir du jour au lendemain à toutes mes résolutions !

Demain est le dernier jour de classe : il faudrait que cette journée fût bien mauvaise pour que je faillisse à mon devoir qui est de rester au service des enfants.

Oh ! rien n’a été omis. Et Mme Paulin à suivi fanatiquement les instructions reçues. On a fait combattre par avance mes scrupules si graves, mes scrupules de conscience : « Les gens du peuple ne tiennent pas à vous ; ils ne comprennent pas votre sacrifice. Vous les servirez mieux de loin que de près. Il ne faut pas descendre au niveau des humbles, il faut les élever à soi, etc. »

Vraiment ? Eh bien ! si, demain, les parents, les enfants me renient, nous verrons…

Mais j’espère bien être empêchée de me rendre chez mon oncle, après-demain. Si j’y vais, c’en est fait !… Je le sens à ma faiblesse physique, à ma volonté qui s’égare, à ma mémoire obscurcie… quelle honte ! je le sens au trouble qui m’envahit… le trouble de mes premières fiançailles ! La créature humaine subit des lois bien ironiques : j’ai beau me répéter qu’une fois déjà j’ai été déçue, bafouée, tant pis ! l’aspiration renaît !

Ce sont « les gens d’ici » qui décideront. Demain, j’aurai une attitude qui criera vers tous : « Ne me laissez pas partir ! » Et nous verrons !

 

Je veux passer cette nuit à écrire, à penser, je veillerai « en compagnie des enfants de l’école » à qui je me confesserai d’avance, en cas de défaillance.

Et, quelle que soit la journée de demain, j’aurai soin d’en tracer la relation – comme le testament d’une existence au seuil d’une autre existence.

Car, aujourd’hui encore je suis une « personne provisoire », l’épreuve de demain fera de moi définitivement une vieille fille ou une femme… (Donc, je ne doute pas : mon mariage est certain, si je veux !)

Sais-je ?… De toute façon, un plaidoyer demeurera pour prouver que je n’ai pas déserté de mon plein gré !

Mais je ne déserterai pas ! Mes petits enfants, je vous évoque tous, là, dans ma chambre : ne me laissez pas partir, accrochez-vous à moi, comme vous avez fait tant de fois par jeu.

Écoutez bien : j’étais une bourgeoise, différente de vous, de vos parents ; j’étais d’une autre « classe sociale », comme on dit… Eh bien, cette classe veut me reprendre ! Il paraît qu’on ne s’évade pas de sa classe ! On se figure pendant quelque temps que l’on a changé de camp, on s’illusionne soi-même, c’est un semblant !

Mais je commettrais la pire des lâchetés à vous abandonner ! Vous avez des droits sur moi ! Vous m’aimez, vous comptez sur moi, – mes soins maternels sont attendus par votre besoin de vivre. Et, après cette année d’affection réciproque, je ne vous verrais plus !

Vous ne savez pas ? On m’a promis que je vous reverrais – autrement qu’en tablier bleu !

Non ! Adam, piges-tu ? Rose, devenue une madame et visitant l’école ! Bonvalot, tu dégotes ?… Si je fais ça, Bonvalot, enlève ta galoche et ne me rate pas !

Et vous, les mamans, les femmes de Ménilmontant, qui m’accostez dans la rue, qui me traitez en camarade, j’aurai eu beau faire : je ne suis pas de votre bord, je ne suis qu’une déguisée ! Est-ce vrai ? Est-ce possible ?

Mes pauvres amis, je n’ai pas dit le plus terrible : si je m’en allais, je ne pourrais plus vous aimer. Si je m’en allais, pour me marier, je voudrais avoir des enfants à moi, j’aurais des enfants de ma propre chair et ma maternité pour vous n’existerait plus !

Ne me laissez pas partir ! Votre contact a développé en moi une sorte de sauvagerie maternelle ; je le sens bien au serrement brutal de mes fibres, je serais comme une bête qui a des petits, je n’aimerais plus que « les miens » ! Des enfants à moi !… À cette imagination, le sang martèle mes tempes… on dirait que mes entrailles vont s’évanouir…

La Maternelle

IX

 

Je donne sincèrement – et sauf quelques lacunes – la relation de cette dernière journée qui a fixé mon sort.

Mes étourdissements du matin ont été un peu plus inquiétants que d’ordinaire : la fatigue d’avoir passé une partie de la nuit à méditer, à écrire, – et la conscience que ce moment de ma vie est décisif.

Le dernier jour de classe !

Les portes s’ouvrent. Miséricorde ! on dirait qu’il n’y a plus de mauvais garnements ! Adam, Tricot, Bonvalot, – d’autres, toute la clique, – vous décochent leur espèce de salut militaire ; c’est dégoûtant de correction.

Voici les élèves sur les bancs qui attendent paisiblement l’inspection de propreté et la conduite aux cabinets ; à peine si quelques tout petits miaulent, se tiraillent, se grafignent d’une patte molle. Est-ce la chaleur qui les abat ? Le thermomètre du préau marque vingt degrés dès neuf heures du matin.

Voici la normalienne dans sa classe. J’imagine de torchonner les vitres de la porte d’entrée donnant dans le préau, pendant qu’elle improvise un discours de circonstance.

– Vous avez bien profité de mes leçons, vous en serez récompensés dans toute votre vie…

Je frotte avec rage : Voyons, mademoiselle, ne faut-il pas un fond, au bonheur, pour attacher ses racines ? chez ces misérables, est-ce votre prédication qui constituera la base indispensable ? est-ce que, dans la société, les bonnes qualités toutes nues – sans assaisonnement de protection, de capital, etc., – fournissent l’origine du succès ? Mademoiselle, est-ce que votre sagesse ne rendra pas plutôt ces déshérités mieux exploitables ?

La normalienne continue, fervente, visitée par un rayon de soleil blanchissant, sévèrement belle dans sa chaire :

– Vous souvenez-vous ? quand vous êtes arrivés ici, plus petits, vous lanciez de vilains gestes, vous employiez de vilains mots, et vous étiez criards, indolents, turbulents ! Regardez comme vous êtes changés !… Au mois d’octobre vous irez à la grande école, on dira tout de suite : « Oh ! oh ! ceux-ci viennent de l’école maternelle, ce sont les plus sages… »

J’ai beau siffler au-dessus de ma main qui fonctionne, la critique bouillonne quand même : Ah ! mademoiselle, pendant l’année écoulée, vous avez beaucoup parlé entre ces murs, mais vous n’avez rien modifié de ce qui règne au dehors. Ah ! l’immense ironie : « Soyez sobres, ayez le respect de vous-mêmes et des autres, soyez justes, soyez bons, etc. » – et dehors : les cabarets, les taudis, la bestialité, l’exploitation !… Croyez-vous que votre enseignement changera la production du quartier ? Chaque portion de Paris garde sa spécialité : dans le faubourg Saint-Antoine, on fabrique des meubles, dans le Marais, se produit l’article de Paris – il semble que, dans le quartier des Plâtriers, on fait de la misère, des enfants, de la prostitution, de l’alcoolisme.

Les heures passent et – fait singulier – j’oublie la réalité, par longs intervalles : l’échéance de demain sort totalement de ma pensée. Mes enfants, vous ne me laisserez pas partir, moi qui vois si clair, moi qui connais si bien votre intérêt !

 

Un grand événement cet après-midi.

Une ancienne institutrice vient de se présenter, – qui – vu sa retraite insuffisante – a l’autorisation de parcourir les écoles et de photographier les élèves par groupes. La vieille qui n’a plus de larynx et s’exprime surtout par hochements de tête, par sourires, par signes, avoue qu’en définitive elle ne gagne rien à ce métier, mais elle conserve la joie « de voir des classes », d’être au courant de l’enseignement ».

Je considère son costume d’institutrice, autrefois noir, son chapeau ravagé, ses gants troués ; je ne sais quelle envie me prend d’aller m’incliner devant cette détresse acharnée à rester « chargée de service ».

Aurai-je maintenant l’égoïsme de déserter ?

– Mes enfants, annonce la directrice, comme c’est le dernier jour de classe, la dame déposera les photographies chez la concierge de l’école ; la semaine prochaine, chacun pourra en retirer une, moyennant cinquante centimes.

La dame aux gants troués s’empresse de réclamer, en cachette, que l’on veuille bien « en donner quelques-unes gratis, aux plus pauvres ». La dame au corsage reprisé flaire la population de l’école, elle n’a pas peur de ne pas en vendre beaucoup, elle a peur que tout le monde n’en ait pas.

En place pour le premier groupe, dans la cour, à l’opposé du marronnier et des cabinets ; les élèves de la grande classe par étages : une rangée d’enfants accroupis sur les cailloux, ceux de la seconde rangée assis sur des bancs, ceux de la troisième rangée tout debout par terre et ceux de la quatrième rangée debout sur les bancs.

L’ensemble de l’étalage rappelle les exhibitions de ce marché de brocanteurs dénommé « le Marché aux puces ».

La normalienne anémique – selon le devoir de toute bonne institutrice à la fin de l’année scolaire, – fiévreuse, fanatique, s’évertue à maintenir la tranquillité dans les rangées : il ne faudrait pas de flottement et pas de mauvaise tenue.

Et, tout d’abord, mon cœur se serre au spectacle dérisoire de cette jeune fille, usée à vingt ans, chargée d’entraver et d’embellir ce demi-cent de gamins, ce lot débordant de pauvreté, de laideur, de maladie et de vice.

On n’en finit pas de les placer convenablement : on a beau masquer des horreurs, il en ressort toujours de nouvelles : c’est Kliner qui tourne sa figure du mauvais côté, du côté assassiné ; c’est Tricot qui remue ses pouces de pieds par les trous de ses chaussures ; c’est la petite Doré qui louche plus que d’habitude, c’est Vidal qui abuse de sa bosse, c’est Bonvalot qui crachote et allonge trop son long cou ; si l’on redresse Virginie Popelin, on exhibe fâcheusement Pluck qui tousse trop pour se tenir droit.

Il faudrait à chaque enfant une mise en lumière à part, devant l’appareil photographique ; de même qu’il faudrait une éducation pour chaque tempérament bien défini et bien situé.

En effet, selon que je me déplace, les mêmes têtes présentent des aspects de dégénérescence répulsive, ou des aspects de croissance normale, touchante. Je médite :

– Certains ingrédients se qualifient de dangereux, étant à la fois remèdes et poisons. De même, nos élèves ont des instincts dangereux.

Attention donc ! imprudentes institutrices, vous excitez chez cet enfant une certaine partie atavique à laquelle il fallait se garder soigneusement de toucher, tandis que, cette même partie, vous ne l’exaltez pas assez chez cet autre enfant ! Vous n’avez rien à leur donner à ces malheureux, mais vous avez à mettre en valeur, ou à atténuer ce qu’ils possèdent virtuellement.

Tenez, Adam doit se manifester dans l’exceptionnel ; si vous ne lui procurez pas de l’exceptionnel bon, il tombera dans l’exceptionnel mauvais ; et ils sont nombreux, les camarades de même acabit : leur « sauvagerie » bien employée en ferait des gens précieux, des sauveteurs, – mal entreprise, elle les rendra « ennemis de la société ».

Tant pis ! l’école est trop nombreuse : sur ces germes si divers, on étale uniformément une couche d’engrais moral – et alors, quel étouffement, quelle fermentation !

Je réarrange quelques chevelures de fillettes. Mme Paulin me surveille à la dérobée, anxieuse et forte. Bien entendu, elle n’ignore pas la convocation de mon oncle. Elle cherche à deviner ma décision. Ses traits rigides disent qu’au besoin elle me conduira de force.

Ah ! la photographe déclare que le groupe est enfin « bien composé » ; les enfants immobiles ont compris la nécessité du signe extérieur de sagesse, la normalienne les hypnotise, sculpturale, un livre à la main (le livre bleu).

– La photographie « fera de l’effet », prévoit la directrice, au comble de la satisfaction.

Et maintenant : garde à vous ! regardez bien ce qui va sortir de cette boîte… regardez encore… il faut trois clichés.

Tout à coup, dans un éclair de révélation, j’ai découvert ce qui couvait sous la couche de morale. Pendant un instant les têtes se sont offertes déscolarisées, naturelles, transparentes, vers l’appareil, et il m’a semblé voir ces innocents de cinq à sept ans, dans leur faiblesse, tendre la gorge à l’avenir.

Mes enfants, je ne vous quitterai pas !

J’ai vu Irma Guépin, Louise Cloutet, Julia Kasen, Berthe Cadeau, tendre la gorge aux différents martyres des femelles pauvres : martyre de l’amour, martyre de la maternité, martyre de la débauche, martyre du travail impayé, Irma Guépin avec ses yeux bleus écarquillés, son nez court, sa blancheur et sa blondeur alsaciennes, souriant sans défense ; Louise Cloutet avec sa physionomie de ménagère soucieuse d’économie, Julia Kasen, d’une joliesse orientale, nacrée, Berthe Cadeau figure pointue de couturière héroïque et bornée.

J’ai vu l’un des Ducret, les yeux hagards, serrant son bec affamé pour toujours : j’ai vu Tricot avec sa tête de vieille femme du bureau de bienfaisance, ses cheveux en chicorée fanée, j’ai vu Richard affreux, simiesque et résigné, cherchant en vain à échanger leur laideur obligeante contre un peu de bienveillance ; j’ai vu Léon Chéron et l’aînée des Leblanc promettre leur sang et leur substance à quelque maître insatiable ; et Louise Guittard, avec sa tête ovine, résignée aux coups, ressemblant au petit mort Gaston Fondant ; et Bonvalot fermé, les tempes farouches, affrontant sa mauvaise destinée, les bras croisés ; et une gamine sans nom, – Marie tout court, – le visage dur, expérimenté, sinistre, et Pantois, l’un des vagabonds, les épaules aplaties, les yeux bas – les ailes coupées !

J’ai vu le sort de ces enfants rendu inévitable par l’école ; ils attendaient ficelés, prêts à être livrés ; leurs vêtements loqueteux ; leur chair creuse et tarée attendaient…

Pluck ne toussait plus, parti déjà dans une espèce de sérénité moribonde. (Le médecin a dit que ce n’était pas la peine de l’inscrire à la grande école : octobre est trop loin pour sa frêle poitrine.) Et, justement, non loin du groupe, reléguée dans un coin pour tout le temps de la photographie – Berthe Hochard demeurait pétrifiée dans l’éternelle tranquillité. Alors Pluck et Hochard m’ont fait l’effet de deux libérés « ayant fini de souffrir ».

Un frisson m’a saisie : quel tribut devaient encore payer les camarades pour rejoindre les deux arrivés !

– Mes enfants, n’est-ce pas ? il ne faut pas que je vous abandonne ? Je suis des vôtres !

Et pourtant, machinalement, j’ai avancé les mains pour me garer ; pensez donc ! cette immense moisson de larmes, de sang, d’abjection, promise par une école de quartier pauvre !

Imaginez le « futur » dévoilé : au premier regard, on s’enfuirait éperdu d’horreur !… Ces petites têtes, ces petits corps, ces fragilités affamées de douceur, pensez donc cette chétive enfance pantelante, sans rien devant les ronces, les crocs, les griffes de l’avenir !

Mais, si l’on pouvait seulement prévoir approximativement, on ne résisterait pas à devenir fou d’épouvante : ça, ça qui vous regarde, cette misère deviendra grande et vivra ! ça, ça, ces douces petites lèvres qui, éclosent, c’est la matière, le fond, la substance de la misère future ! Vous savez bien, les crimes, les suicides, les trafics odieux, toute l’abomination humaine, ça pousse comme autre chose, les voici !

Assez ! assez ! je ne veux pas que la Souris offre si tendrement sa chair à manger ! Assez de sourire, Julia Kasen ; assez, Irma Guépin…, ils te tueront !… assez, Léon Chéron, avec ta croix de sagesse !…

J’allais crier, peut-être, heureusement la pose était finie. La normalienne emmenait ses élèves, Mme Galant s’apprêtait à placer les siens.

Il s’agissait encore d’arranger un joli groupe, faisant de l’effet, avec un Ducret, un Pantois, un Chéron, une Leblanc. J’ai laissé la vieille institutrice photographe à l’œuvre, j’ai marché jusqu’aux cabinets, pour rien, pour remuer ; j’ai donné un coup de balai inutile.

Puis, est venu le tour des tout petits. Le directrice a appelé : Rose et Mme Paulin. Le groupe n’était pas facile à coordonner. Il fallait d’abord moucher tous les nez.

Je ne me sentais pas dans mon état ordinaire, la sueur me perlait aux tempes, une sorte de vapeur gênait ma vue. C’étaient mes tout petits à moi ; ils m’accueillaient avec des mines espiègles et bonnes, fronçant le nez, rapetissant les yeux, pinçant le bec. Mais la douce aimantation qui existe entre eux et moi me faisait souffrir ; ces enfants étaient encore frais, presque sans stigmates ; à les toucher, j’éprouvais le malaise de toucher à du sang, à de la chair écorchée.

Allons, trêve de gentillesses, il ne faut plus oser un mouvement ; présentons les têtes ! Soyons sages !

Alors, ce fut étrange, il me sembla d’abord que tous ces minois innocents agrandissaient une supplication vers moi, ils comprenaient, ils demandaient grâce. L’effroi béant des yeux me saisissait et faisait lentement mon sang se retirer et mon souffle cesser.

Puis cette terrifiante scène exista : ces pauvres yeux avaient une voix et criaient : Nous sommes perdus ! Nous savons ! Tu nous abandonnes ! Et tu dissimules bien inutilement : il y a longtemps que c’est décidé… Tiens ! M. le délégué vient te chercher avec son visage bienveillant.

La paralysie me clouait ; j’essayai pourtant de me retourner pour voir.

Ensuite je ne sais plus… Des heures s’étaient écoulées, il ne restait que deux ou trois enfants dans le préau. Je me rappelle la directrice :

– Vous avez été indisposée, Rose, je vous dispense du service, Mme Paulin le finira. Vous pouvez vous en aller.

Arrivée à ma porte, je n’ai pas voulu monter, j’ai eu peur de la solitude dans ma chambre malchanceuse.

J’ai préféré continuer mon chemin sans but déterminable. D’après mon imagination confuse, « l’on m’attendait », je devais apparaître à quelque endroit du quartier pour empêcher un grand malheur. Et je voulais discuter avec moi-même : irais-je demain chez mon oncle ? Il me semblait qu’en marchant je trouverais l’irréfutable motif à rester femme de service. Et cette découverte – dans la rue – était indispensable ; l’école ne me tenait pas par des liens inarrachables.

Un fait dominait ma mémoire, j’ignore par quel phénomène : on était allé chercher un médecin, il était venu, lui ! Il avait disparu au moment de ma résurrection. Mais on avait dû, un certain temps, le laisser seul dans la cantine où j’étais évanouie ; j’avais la certitude qu’un baiser puissant, fougueux, m’avait été donné et – malgré ma syncope – mon être tout entier avait bu ce baiser ! La preuve était que j’en portais encore le feu en moi…

J’ai voyagé à l’aventure, tournant dans le quartier, d’abord la rue des Panoyaux, la rue des Couronnes, la rue des Maronites. Puis, par l’habitude du dimanche, le chemin des Buttes-Chaumont m’a requise. Là, j’ai voulu revenir chez moi, mais, dans mon trouble, j’ai continué à m’éloigner vers la Villette, le long d’une rue interminable, la rue Bolivar, je crois. C’est seulement au débouché du Canal que j’ai retrouvé ma direction par les boulevards extérieurs.

Mais que de temps, que de divagation, que de distance ! Par-ci, par-là, je m’arrêtais pour rattraper la notion du réel, je m’obligeais à nommer les choses environnantes : « Voyons… telle rue… bon ! une marchande de frites et de gras double… un marchand de chaussures d’occasion, de cinquante centimes à deux francs ; il y a des souliers de bal. » Malgré moi, à chaque arrêt, des enfants de l’école s’interposaient dans ma pensée ; je les voyais avec les yeux de l’âme dans des attitudes ayant existé, j’évoquais des traits de leur destinée et leur image hallucinante m’attirait comme dans un trou ; je serais tombée, si je n’avais précipitamment continué ma marche.

Et voici l’impression en quelque sorte matérielle, survivant à chaque apparition : ma chair se séparait du quartier, ma personnalité se retirait d’un milieu qui n’était pas le sien, je retournais par aspiration naturelle vers ma classe d’origine.

Dans une rue, j’ai été offusquée de la teinte uniformément rousse des devantures de boutiques, ce rouge de vieux sang me crispait ; j’ai voulu me planter devant les affiches, du concert Mélino, j’ai lu tout haut des noms d’acteurs… la petite Irma… Soudain, j’ai eu la vision de la petite Doré : je la rencontrais, avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié une bouteille contenant un liquide verdâtre.

– Qu’est-ce que tu apportes là ?

– Du lait, Rose.

Elle ajoutait tout bas : « Quatre sous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les faire dormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez… Dodo, l’enfant do… » Et elle sortait la langue avec un air si contrarié d’être obligée de mentir, puisque sa maman le lui avait recommandé, elle inclinait gracieusement sa mignonne tête d’enfant obéissante, que je me penchais du même mouvement… C’était le vertige ! vite, vite, j’ai, marché…

Au milieu d’une chaussée bruyante de voitures, j’ai souvenance d’avoir compté des quantités de vieux ouvriers en blouse noire, ou en gilets à manches qui étaient tous Léon Chéron devenu homme : l’artisan honnête, régulier, intelligent, sobre, qui entretient soigneusement une nombreuse famille. C’est lui qui, avec ses douze heures de travail et ses six francs par jour, vous fournit les jolis trottins, les délicieuses modistes, les minois affriolants sans lesquels Paris ne serait pas Paris. Il part le matin à l’atelier, rentre, se couche, repart, donne son argent ; on lui raconte n’importe quoi, lorsque les filles sont en retard ; quand il a usé sa vie à les élever jusqu’à dix-huit ans, un soir, elles disparaissent. Peu après, c’est un vieux triste qui retombe aux salaires d’apprenti ; il a cinquante ans, c’est un vieux d’hôpital.

J’ai changé de rue ; il n’y avait plus de voitures, la chaussée était trop étroite ; par les fenêtres des maisons, toutes sortes de nippes et d’ustensiles débordaient, les taudis étaient si délabrés que je voyais branler les murs, j’ai bien été forcée de m’arrêter ; les maisons vacillaient. Je suis restée longtemps appuyée, le dos à une porte, en face d’une fabrique d’où sortaient interminablement des fantômes de femmes en qui je reconnaissais Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau ; mais voilà qu’elles me souriaient éperdument de toute leur phtisie pointue, parce qu’il n’y avait pas de pain dans leurs paniers fermés… Montrez-moi, un peu… J’ai dû encore reprendre ma course. Je ne suis pas entrée dans les Buttes-Chaumont, il m’a suffi de toucher à la grille, je scrutais avec application les cailloux par terre, j’ai vu Kliner, dans le préau.

– Eh ! toi, là-bas, ne file donc pas comme ça ! Tes deux sous de cantine, s’il te plaît ? demandait la directrice.

– Je les ai pas ; papa en a pas.

– Je croyais… (Elle allait dire : Je croyais que tu n’avais pas de papa.)

L’enfant continuait :

– Il attend que maman lui en envoie, elle lui en envoie pas.

– Où est-elle, ta maman ?

Allons, les grands artistes, il s’agit d’un seul enfoncement du regard, d’exprimer aussi clairement que si vous articuliez pour être applaudis du parterre au poulailler, il s’agit, dis-je, de répondre avec les yeux :

– Ma maman, ma protection, mon admiration et mon affection, ma maman à moi, tout petit, elle est absente pour cause de démêlés avec la police…

Non, laissez-nous, cabotins, gens d’un l’autre quartier, artistes, gens ignares que vous êtes, je crois qu’il faut avoir des yeux bleus de six ans, la tête exsangue, à moitié décollée et être un élève de la Maternelle de Ménilmontant… Tenez, il faut d’abord fourrer sa langue sous les dents du fond à gauche, cela entr’ouvre la bouche, de travers et fait saillir la pommette… Le vertige ! le vertige !…

J’ai marché droit et vite, à heurter les passants. Mes souvenirs se perdent alors, mais je me suis certainement trouvée non loin du Canal, à la Villette, au déclin du jour, vers huit heures par conséquent, et j’ai certainement rencontré, pour de bon, la Souris, sa mère et le poussin qui m’ont dépassée sans me reconnaître. Mme Cloutet allait à grands pas, courbée, le poussin pleurait lugubrement sur son bras ; elle avait un air d’évasion muette. La Souris tenait son jupon, obligée de courir pour la suivre, et elle levait son visage sérieux, doux, ses petites jambes se hâtaient, son petit tablier noir flottait, et elle disait d’une voix maternelle, pénétrante et indulgente :

– Il est bien petit, ton poussin, maman, mais il est bien méchant.

Je n’ai pas voulu continuer dans la même direction ; du reste, on apercevait le boulevard extérieur.

Si je m’asseyais sur un banc ?

Et demain ? Qu’ai-je donc décidé ?

Les gaz s’allumaient, des gens équivoques circulaient. J’ai subi l’apparition de Gillon donnant le bras, de force, à Julia Kasen, délicate et jolie. Gillon représente toute une race savourant la beauté à sa manière ; sans doute répète-t-il quelque façon paternelle, car il éructe avec sonorité et prononce d’un ton de domination gaillarde :

– Quante j’aime, v’là comme je soupire !

Oh ! sur moi, les yeux de pervenche de Julia Kasen !… Debout !

Je ne me suis plus ralentie avant d’avoir atteint ma rue des Plâtriers ; l’ombre s’accumulait propice aux frôlements audacieux et aux talonnements qui accompagnent : quante j’aime, quante j’aime…

Enfin, je suis arrivée devant l’école, croulante de lassitude et rentrée dans mon bon sens, c’est-à-dire – comme après m’être brisée à lessiver ou à frotter – devenue sage, molle, sans idée, approbatrice.

La photographie de l’après-midi, l’aspect des groupes, les visions de ma course errante, toutes les impressions pénibles s’éloignaient et s’effaçaient. À peine me restait-il un souffle de faculté critique qui achevait de s’épuiser dans un semblant d’ironie et qui allait faire place à la béate acceptation. Je me parlais toute seule, gentiment, arrêtée sur la chaussée :

– Eh bien ! oui, c’est l’école et son drapeau national, et ses affiches officielles, et son inscription imperturbable : Liberté – Égalité – Fraternité. C’est le puissant et austère monument, cubique et massif, qui se carre dans le quartier ; le grand Dépôt de Morale !… On a dit : Faites-nous beaucoup d’enfants, apportez encore et encore des enfants ; ici, c’est la vinfabrique de Bonheur… Pourquoi pas ? L’école donne tout le possible… et ils seront toujours bien aussi heureux que leurs parents… leurs parents vivent, après tout… ils les imiteront…

Un fiacre me fit monter sur le trottoir. J’avais un immense besoin de repos physique et de paix morale, j’aspirais avidement à sourire à quelqu’un, à être d’accord, à trouver du bien, rien que du bien. Je souriais à l’école.

– Eh, mais ! l’affiche est déjà collée sur la porte : « La rentrée des classes aura lieu le 18 août. » C’est vrai : je suis en vacances !

L’année scolaire était finie, ma tâche était finie, je n’avais plus à me tourmenter. J’éprouvais une satisfaction de peine récompensée, de loisir gagné, je tournais la tête à droite, à gauche, pour jouir tout de suite des vacances. Quant à demain, j’étais soulagée complètement ; les choses s’accordaient je ne sais comment : j’irais demain, chez mon oncle – et cependant je ne déserterais pas.

Toutes les devantures de marchands de vin flamboyaient et toutes les lanternes d’hôtels meublés : le vins-restaurant, le vins-tabac, le vins-crémier, l’épicerie et vins… et l’hôtel des Passagers, et l’hôtel de l’Habitude… Dans la rue traînaient encore des odeurs d’absinthe et d’oignon, et déjà des relents de musc ; on ne voyait plus de petits enfants, mais des moyens couraient encore et criaient ; des passants allaient, étranges, imprécis, lents comme des gens en avance ; c’était encore la soirée, pas encore la nuit. Un bien-être m’envahissait, une douce fermentation : tout se tenait, l’école, les maisons, l’éclairage, l’odeur ; cela formait un milieu ami, où l’on était chez soi, à sa place, dans son quartier.

J’appréciais l’organisation des choses : avoir quinze jours de repos payé, avec cette conscience du devoir accompli, avec cette espèce de provision d’honneur !

Deux femmes se concertaient dans le retrait d’ombre de l’école, juste avant la lumière blanche du marchand de vin attenant. Je les connaissais ; l’une était la mère de Léonie Gras, l’autre, son nom m’échappait.

– Bonsoir, dis-je, en secouant la tête comme une camarade. Et j’ajoutai à demi-voix : N’est-ce pas, que vous voulez que je reste ?

– Tiens ! c’est la Rose…

Elles s’approchèrent :

– Croyez-vous qu’en v’là un malheur !

– Quoi ? quel malheur ? demandai-je.

– Comment vous ne savez pas ? La mère Cloutet vient de se fiche dans le canal avec ses deux gosses ; on l’a retirée encore vivante et c’est une grande chance, car elle est enceinte, mais les deux pauv’ gosses sont noyés.

– Hein ?… la Souris, le poussin ?… ma pauvre petite mère Souris ?

Mais j’étais trop avachie de fatigue, j’avais usé tout mon désespoir, toute ma raison sensible, l’affreuse nouvelle ne put qu’achever mon hébétement. Je restai un moment à essayer d’atteindre la catastrophe avec ma pitié, à essayer d’accorder mes nerfs à cette affliction, les larmes ne jaillirent pas, il ne sortit de moi qu’une loquacité délirante ; parler me soulageait comme une émission de sanglots.

– Ah ! la mère est sauvée et justement qu’elle était enceinte ! c’en est une chance, là ! on peut dire !… Figurez-vous que j’arrive de loin et je les avais rencontrés tous les trois… elle portait le petit qui pleurait, il pleurait à fond, vous savez ces pleurs sans consolation où coule la détresse accumulée de toute une race… et la Souris, si vous aviez vu ses mignonnes jambes qui tricotaient ! Vous connaissez sa voix sage et bonne ? Voilà qu’en passant près de moi, elle raisonnait : « Il est bien petit, ton poussin, maman, mais il est bien méchant ! » Si vous aviez entendu la façon aimante dont elle appuyait sur l’e du petit : « Il est bien petit, ton poussin… » Et, faut croire que je me doutais de quelque chose ; en sortant de l’école, je suis allée par là sans motif… Mais je n’ai pas voulu les suivre et je me rappelle : au bout, c’était le Canal et l’on apercevait les deux montants d’une passerelle comme deux longs bras noirs vers le ciel… Alors, on l’a repêchée tout de suite, la mère ?

Ce récit terminé, je le recommençai presque identique, puis, n’étant pas encore apaisée, je portais la tête de-ci de-là, cherchant une continuation à mon discours.

À la longue, les deux femmes me regardèrent curieusement ; l’une dit :

– La mère Cloutet a bu un coup… ça arrive à tout le monde.

L’intérieur du marchand de vin tirait mon attention ; une gamine y dormait, le front sur une table de marbre, je reconnus Léonie Gras et me rappelai qu’elle manquait l’école depuis un certain temps. Alors, j’obéis à mon stupide besoin de verbiage.

– Tiens ! Léonie là-bas, ses cheveux frisés cachent presque le verre… vous ne l’envoyez donc plus à l’école ? Vous auriez tort, vous savez, pour façonner les enfants, dans leur intérêt moral…

Quelle surprise ! La mère Gras se pencha d’une détente brusque et me répondit :

– Venez donc un peu que je vous explique, vous Rose, la Maternelle ; y a longtemps que j’ai envie de vous causer… Venez donc là, dans le coin.

Elle bombait ses épaules et avançait le menton comme Adam quand il va se battre ; son intonation copiait celle des provocations en usage dans le quartier : « Viens donc un peu, su’ l’ boul’vard, si t’es pas un feignant ! »

Je la suivis, moitié de gré, moitié parce qu’elle me tenait le coude. Elle se mit à me parler dans la figure.

– Non, elle n’ira plus à vot’ école ma fille… c’est pas la peine, pour apprendre qu’il faut rester dans la débine comme père et mère et se tenir bien tranquille, en crevant de faim tout comme eusses et surtout pas oublier de dire merci… Mais c’est pas vrai, vos histoires ! il ne suffit pas d’être poli… Et qu’est-ce que t’avais l’air de rigoler en me regardant, avec ton intérêt moral ? L’intérêt c’est de bouffer… J’y ai été à l’école, moi, est-ce que ça m’a empêchée de crever la misère ?… Ah ! oui, j’ai fait comme ma mère, pour sûr !… Et quand ma gosse me répétait vos boniments d’école, je croyais entendre mes premiers patrons : de l’ordre, de la propreté, du respect, de l’obéissance, de la politesse… Oui ! et des dix-huit heures de travail et mal nourrie, et pas de pitié, pas de bon Dieu, jusqu’à ce qu’on vous flanque dans le ruisseau… Et v’là que c’est toujours les mêmes boniments que de mon temps ! mais je veux autre chose !… Dis donc, la Maternelle, est-ce que tu crois que c’est toujours les mêmes qui la danseront !… Dis donc, chienne de garde, chienne d’administration, me v’là, moi, devant ta baraque en pierres de taille, et v’là ma gosse…, est-ce que : tu crois que ça va recommencer ? Je te le demande ?… Qué que tu dis ?… Tu veux pas me répondre… De quoi que tu te mêles alors ?… On n’a pas besoin de toi, laisse donc les malheureux ; tu n’auras pas ma gosse pour ton école de crève-la-faim !… Va-t’en de not’passage !…

Et, du geste le plus irréconciliable qu’eût jamais précipité la maternité en révolte, elle me chassa de sa misère.

FIN

La Maternelle

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Janvier 2011

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, Jean-Marc, Jean-BernardC, PatriceC, Coolmicro et Fred.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.