Paul Féval, Une histoire de revenants

Cet ouvrage est le 299ème publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.

Avant Propos

Chapitre 1 : Le moulin de Guillaume Féru

Chapitre 2 : Deux sergents

Chapitre 3 : Terreurs nocturnes

Chapitre 4 : La Croix-qui-Marche

Chapitre 5 : L’apparition

Chapitre 6 : Bonne personne Marion

Chapitre 7 : L’Homme noir

Chapitre 8 : Geneviève

Chapitre 9 : Ce que c’était que Gabriel

Chapitre 10 : Double baptême

Chapitre 11 : Le vampire

Chapitre 12 : La comtesse Torquati

Chapitre 13 : Entrée de Tanneguy à Paris

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Avant-propos Cette histoire extraordinaire, moitié bretonne, moitié parisienne, me fut racontée par un Anglais, à Londres, en 1842. M. J. N. W...y, alors protestant, a eu le bonheur de finir dans la communion catholique, à Paris, vers le commencement du second Empire. Il ne croyait pas beaucoup aux revenants, mais sa conviction était que, au début de l’institution surtout, les assurances sur la vie, qui ont leur excellent côté, furent l’origine d’un assez grand nombre de crimes. M. W...y avait occupé un emploi important dans les bureaux de la première en date parmi les compagnies sur la vie ; il y était chef du contentieux et avait puisé une partie des détails, qu’on va lire dans les pièces d’une enquête, poursuivie à Londres et à Paris en 1820 pour soustraire sa Société, le Campbell-Life, à l’obligation de solder le dividende énorme dont il va être question dans notre drame. Au fond de ce récit, M. W...y, qui avait le coup d’œil anglais, voyait surtout la menace sociale contenue dans la situation d’un homme « sans préjugés » pour qui telle somme, possible à conquérir par un méfait, dix, vingt et même cent mille francs, par exemple, devient d’une part, une fois chaque année, à jour fixe, le strict nécessaire indépendamment des besoins de sa vie, puisqu’elle représente pour lui sa prime à payer, – et pour qui, d’autre part, cette même somme ou prime, régulièrement payée aux échéances, représente un grand nombre de millions dans un avenir prochain. C’est là un cas de tentation, de tentation exorbitante qui doit être rare ; mais M. J. N. W...y (il s’y connaissait) ne regardait point comme unique le curieux exemple qu’il en citait et qui fait le sujet de la présente histoire.

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I Le moulin de Guillaume Féru La vieille église se cachait dans un pli du vallon ; le clocher montrait son coq de cuivre, incliné sur sa tige, que le temps avait faussée, au-dessus d’un groupe de chênes ébranchés, ressemblant de loin à des géants difformes. C’était un carrefour de la Grand’Lande, entre Redon et Malestroit, au pays de Bretagne. Il y avait là une table de pierre couchée sur trois supports inégaux. L’ajonc épineux, les genêts et la haute fougère formaient comme une haie autour de ce monument druidique que jamais paysan du bourg d’Orlan n’avait osé toucher du pied ni du doigt : on l’appelait la Pierre-des-Païens. On disait que, sous cette table de granit, se creusait un trou de forme ovale, caché par les ronces, et que ce trou donnait accès dans une caverne qui rejoignait les souterrains du manoir de Treguern. On disait cela ; mais personne n’y avait été voir, car la ceinture de fougère, de genêts et d’ajoncs était intacte et ne présentait pas d’ouverture apparente pouvant livrer passage à un lapin. Il était à un quart de lieue de là, le manoir de Treguern, montrant ses murailles mélancoliques, à mi-côte, au devant de la forêt ; tristesse, abandon, pauvreté, voilà ce que disait le lierre pendu aux crevasses de ses murailles et ce que répétaient ses grandes fenêtres où le vent chassait la pluie par les trous des carreaux, brisés depuis longtemps. Il y avait dans le chœur de l’église d’Orlan une tombe orgueilleuse en granit noir qui portait, couchée, la statue d’un chevalier. On l’appelait le tombeau de Tanneguy, et c’était là, disait-on, que reposaient les restes du premier sire de Treguern : Tanneguy-Filhol-Aimé Le Mâdre, créé comte de Treguern par le roi Louis XII, en l’an 1513. Après cette tombe, sur les limites du chœur et de la nef, on trouvait un autre monument funèbre, aussi en granit noir, mais qui était plus modeste et qui ne portait point de statue. C’était le dernier asile du second seigneur de Treguern. Puis venait, pour le troisième, un simple cube de maçonnerie recouvert d’une pierre sans ornement. Puis, pour le quatrième, rien qu’une dalle d’ardoise à fleur de sol. Il fallait sortir de l’église pour trouver le cinquième, qui avait une croix de marbre au lieu le plus haut du cimetière. Le cimetière allait en pente, comme l’unique rue du bourg d’Orlan qui le bordait. Le sixième Treguern suivait la pente et descendait ; la croix, où ses noms et ses titres étaient inscrits, était en grès brut de Saint-Pern et moins haute que celle de son devancier. Le septième n’avait déjà qu’une croix d’ardoise grise. Pour le huitième, on avait relié ensemble deux tiges de fer qui s’étaient rouillées et ne gardaient plus trace d’inscription. Puis c’étaient des croix de bois qui s’en allaient, descendant la pente, toujours plus petites et plus pauvres, jusqu’à la dernière, qui était non point plantée, mais étendue sur une sépulture toute fraîche où l’herbe n’avait pas eu le temps de pousser. Sur celle-ci on lisait en piètres caractères : Filhol-Aimé-Tanneguy Le Mâdre, chevalier, comte de Treguern, août 1800. L’inscription disait encore qu’il était décédé à l’âge de vingt-et-un ans, et invitait les chrétiens à prier pour le repos de son âme. Il y a des familles qui montent, comme si la Providence les conduisait par la main ; il y a des familles qui descendent, comme si la main de Dieu pesait sur elles. Treguern avait possédé autrefois tout le pays, depuis la Vilaine jusqu’à l’Oust : entre Redon et Vannes, nul ne pouvait se dire plus grand seigneur que Treguern. Mais cette pente du cimetière racontait l’histoire de la décadence ; il y avait loin du tombeau de Tanneguy, le fier mausolée, à ce petit tas de terre remuée fraîchement, où se couchait l’humble croix qui portait le nom de Filhol, dernier comte de Treguern. À la Pierre-des-Païens, six chemins se croisaient, formant une large étoile : cette place, irrégulièrement ronde, se trouvait située à quelque trois cents pas du coteau qui dominait le bourg d’Orlan. L’un des chemins montait tout droit entre deux levées de terre de bruyère, jusqu’au sommet de la colline où se perchait un moulin à vent. La route qui faisait face de l’autre côté de la pierre druidique, s’en allait vers les prairies où la petite rivière d’Oust égarait son cours sinueux. À gauche, un troisième sentier se dirigeait vers le village, tandis que le quatrième, remontant un peu la pente, aboutissait à un grand bâtiment demi ruiné dont les toits de chaume avaient pour couronne une vieille tour crénelée. C’était une ferme, bâtie sur les ruines d’un manoir noble, et qui portait encore le nom de Château-le-Brec. Les deux sentiers de droite ouvraient leur angle davantage. Le premier suivait parallèlement le plateau de la colline pour gagner le manoir de Treguern et la forêt ; le second tombait plutôt qu’il ne descendait au fond d’un ravin sombre qu’on nommait le Trou-de-la-Dette. On était au mois d’août de la première année de ce siècle. Il faisait nuit ; le vent chaud et chargé d’électricité plaignait dans la bruyère ; la lune à son premier quartier inclinait déjà son croissant à l’horizon, découpant les silhouettes noires de Château-le-Brec, avec sa tour dentelée, et de l’église d’Orlan dont le clocher dépassait la cime des plus hauts arbres. Des nuages sombres et pressés couraient au ciel. Deux femmes marchaient avec lenteur dans le sentier qui venait du manoir de Treguern. L’une avait une forêt de cheveux gris sous le capuchon brun des paysannes morbihannaises ; l’autre semblait toute jeune. Elle n’avait ni chapeau, ni capuce, mais un voile qui s’attachait aux tresses de ses cheveux retombait sur son visage. Une fois que le vent souleva les plis de ce voile, au moment où la lune brillait entre deux nuages, sa compagne s’arrêta pour la regarder en face. – Courage, Marianne ! murmura-t-elle. La jeune femme avait des larmes plein les yeux. – Où est-il, dit-elle, à cette heure où je souffre, et où je vais peut-être mourir ? Où est mon mari ? La vieille paysanne la soutint entre ses bras, parce qu’elle la vit chanceler. – Courage, Marianne ! dit-elle encore ; je n’aime que toi sur la terre, toi et lui. Tu seras riche, Marianne, Marianne de Treguern, et tu vivras longtemps ! Un soupir souleva la poitrine de la jeune fille. – Douairière, prononça-t-elle avec effort, dites-moi plutôt que je serai heureuse ! La vieille paysanne secoua la tête, et un sourire amer vint parmi les rides de ses lèvres. – Oui, oui, Marianne, répliqua-t-elle de ce ton que l’on prend pour calmer l’impatience des enfants, tu seras bien heureuse ! Ton mari est à chercher la fortune. C’était une femme de grande taille, dont le visage sévère semblait de marbre. La lande était déserte et muette. La Pierre-des-Païens ressortait, blanche, au milieu du sombre fourré, comme ces nappes de lin qu’on étend sur la verdure pour que la rosée des nuits les lustre et les satine. – C’est là ! dit Marianne de Treguern, qui frissonna en détournant les yeux ; c’est là qu’il revient, mon frère défunt, mon pauvre frère ! La vieille femme haussa les épaules et s’arrêta, appuyée sur le long bâton blanc à crosse qu’elle portait. – Qui l’a vu ? murmura-t-elle, voilà bien des fois que je passe ici après la nuit tombée, pourquoi ton frère ne se serait-il pas montré à moi comme aux autres ? – Parce que vous m’aimez trop, douairière, répondit Marianne à voix basse, et parce que vous n’aimez pas assez les autres enfants de mon père. Douairière Le Brec approcha d’elle la jeune fille et la baisa. Vous eussiez éprouvé un sentiment étrange en voyant les caresses de cette femme qui ne semblait point faite pour aimer. Son visage dur repoussait toute idée tendre ou féminine ; il y avait, dans le dessin hardi de ses traits, je ne sais quelle fierté tragique. – Voici longtemps que Le Brec et Treguern sont ennemis, dit-elle en redressant sa grande taille, tandis que le vent d’orage emportait en arrière les mèches grises de ses cheveux ; longtemps ! Le premier homme qui s’appela Le Brec de Kervoz détesta le premier homme qui eut nom de Mâdre de Treguern. Il se trouva pourtant une fille des Le Brec qui épousa un fils de Treguern. Celle-là était ma sœur ; je l’aimais si tendrement, que je lui donnai ma légitime, afin de contenter l’avarice du Treguern. Je t’aime parce que tu es sa fille ; c’est mon sang qui m’attire à toi ; mais ma pauvre sœur Jeanne mourut en te mettant au monde, et une autre prit sa place dans la maison du Treguern. Pourquoi aimerais-je les enfants que l’ennemi de notre race eut plus tard d’une étrangère ? Un bruit se fit parmi les broussailles qui entouraient la table druidique. Marianne se rejeta en arrière et la terreur fit claquer ses dents. Douairière Le Brec étendit son bâton blanc vers la pierre. Elle ne tremblait pas. – Si c’est toi, défunt Filhol de Treguern, dit-elle, à voix haute, ne te cache pas ! Je suis Françoise Le Brec, et celle-ci est Marianne ta sœur. Nous te demandons pourquoi tu ne gardes pas le repos de la tombe ? Marianne cacha son visage dans le sein de la vieille femme ; la frayeur lui ôtait le souffle. Si elle s’attendait à voir paraître le pâle fantôme du dernier Treguern, ou à entendre sa voix changée, l’événement trompa sa crainte : rien ne se montra au-devant de la table, aucune voix ne s’éleva dans les ajoncs. Seulement, le bruit continua, et, malgré la nuit, on put deviner que la cime des genêts s’agitait faiblement. Le croissant, descendu au niveau du clocher, voguait dans une petite flaque d’azur entourée de grands nuages. Au bout de quelques secondes, et au moment où la lune glissait déjà une de ses cornes sous la nuée, on put voir une forme humaine qui sortait des broussailles, de l’autre côté de la Pierre-des-Païens. Si c’était un spectre, c’était un spectre de femme. L’apparition traversa le chemin circulaire d’un pas lent et gracieux. Elle passa à une cinquantaine de pas de douairière Le Brec et de sa compagne. Un instant, elles purent apercevoir un visage d’une beauté angélique, autour duquel retombaient, éparses, de grandes boucles de cheveux blonds. Douairière Le Brec étendit son doigt ridé ; un sourire amer et méchant releva les coins de sa bouche. – La reconnais-tu ? demanda-t-elle. – Geneviève ! murmura Marianne. – Oui, Geneviève, répéta la douairière, Geneviève, la veuve de ton frère Treguern. – Où va-t-elle ? – Voir son fils comme tu vas voir le tien. N’ont-ils pas la même nourrice ? – C’est vrai, ma mère, dit Marianne, vous l’avez voulu ainsi. Le sourire de la vieille femme devint plus incisif. – Nos prophéties de Bretagne ne mentent jamais, dit-elle. Le nom de Treguern se relèvera. – Je suis la femme de Gabriel Le Brec, dit Marianne avec indifférence : que m’importe cela ? Douairière Le Brec lui prit la main et la regarda en face. Ses yeux brillaient d’un enthousiasme étrange. – Quelquefois, dit-elle, le hasard s’amuse. Ce n’est pas avec les oreilles de mon corps que j’entends cela, car il est loin, mon fils, mon Gabriel, mais je le sens venir. N’est-il pas assez beau, n’est-il pas assez hardi pour prendre ce nom de Treguern qui n’est plus à personne ? – Le commandeur Malo... commença Marianne. – Le commandeur Malo est chevalier de Malte, un chevalier de Malte est comme un prêtre : il n’y a que le petit enfant... En parlant ainsi, la voix de la vieille femme semblait perdre sa fermeté naturelle, pour prendre un accent de fanfaronnade. On eût dit que celui-là dont-elle prononçait le nom, le commandeur Malo, lui faisait peur. – Allons, marche, reprit-elle avec une soudaine rudesse. Tu dors sous le toit de Treguern, mais tu es la femme de Gabriel Le Brec, mon fils ; marche, ma fille, tu seras riche ! – Serai-je heureuse ? demanda Marianne. On n’entendait plus rien sur la lande ; les deux femmes firent le tour de la Pierre-des-Païens, et s’engagèrent dans le sentier à pic qui montait au moulin, entre les deux levées de terre de bruyère. Comme elles étaient au milieu de la montée, elles entendirent la porte du moulin s’ouvrir et se refermer. – Geneviève est arrivée la première, dit Marianne. Elle vient pour le baptême de son enfant. Quand fera-t-on le baptême du mien ? – Quand tu voudras, répondit la vieille. Voilà que les prêtres sont revenus dans les églises. Le monde allait bien sans cela... Holà ! Guillaume ! Elle frappa la porte du moulin avec son bâton et répéta : – Holà ! Guillaume Féru : c’est moi, douairière Le Brec, ta dame ! Les gros sabots de Guillaume sonnèrent sur les dalles de l’intérieur ; une seconde fois la porte tourna sur ses gonds rouillés. – Que Dieu vous bénisse, douairière, dit le meunier Guillaume, qui n’apercevait point encore Marianne. Vous auriez pu attendre à demain, car il va faire gros temps, et je ne mettrai pas ma toile au vent cette nuit. – Tu te trompes, Guillaume Féru, répliqua la douairière, ce que je voudrai, tu le feras, je veux voir ta femme. Guillaume se mit à rire. – Oh ! oh ! dit-il, nous avons marché sur de la mauvaise herbe ! Fanchette n’est pas là, justement, on est venu la chercher à la brune... – Tu mens ! interrompit douairière Le Brec, qui mit sa main sèche sur le bras du bonhomme. Celui-ci voulut se reculer, mais la Le Brec était plus forte que lui. – Tu mens, répéta-t-elle en le regardant dans le blanc des yeux. Va me chercher Fanchette, tout de suite. Je le veux ! – Le roi disait : Nous voulons, grommela Guillaume Féru qui n’avait pas l’air trop pressé d’obéir. Cependant le regard qu’il jeta sur la vieille femme exprimait une crainte. – Voyez-vous, douairière, reprit-il, faut de la justice : Fanchette ne peut pas être ici et au bourg de Bains. Douairière Le Brec lâcha les bras du meunier. – Lève-toi, dit-elle en prenant Marianne par la main. Marianne obéit. – Range-toi, dit encore la vieille femme en s’adressant à Guillaume. Celui-ci hésitait et ne bougeait pas. Douairière Le Brec fit un pas vers lui. – Prends garde ! dit-elle d’un accent si impérieux que le meunier courba la tête malgré lui, je sais ce qui se passe chez toi mieux que toi, et ceux qui m’ont résisté jusqu’ici ont eu du malheur. Guillaume était tout pâle. – Je ne parle pas ainsi, continua douairière Le Brec, parce que je suis ta dame ; je parle ainsi parce que tu aimes Fanchette, ta femme, et parce que vous restez tous les deux souvent, le soir, bien longtemps, à regarder votre petit enfant dans son berceau. Les sourcils du meunier s’étaient froncés violemment, mais il tremblait. – Je ferai ce que vous voudrez, douairière, murmura-t-il après un silence, ne jetez pas vos sorts sur nous. – À la bonne heure, dit la vieille femme ; Fanchette m’entend-elle ? – Oui, répondit une voix altérée, qui semblait partir de la pièce voisine. Je vous entends bien, douairière ; ce que vous voulez sera fait. – Pour ce qui est de toi, Fanchette, reprit la vieille femme, je pense que tu m’obéiras, car tu me connais et tu es bonne mère. Mais Guillaume ton mari... – Vous resterez ici et vous veillerez, interrompit le meunier d’un ton bourru. – Cela ne suffit pas, dit la douairière. Tu vas monter au blutoir, Guillaume Féru, et je vais tirer sur toi le verrou de la trappe. – Prisonnier dans ma propre maison ! se récria le bonhomme. – Comme cela, poursuivit encore douairière Le Brec, tu ne seras point tenté par la curiosité. – Monte, mon homme, dit la voix de Fanchette, monte pour notre pauvre petit ! Le meunier mit le pied sur l’échelle qui conduisait à l’étage supérieur. Comme il allait disparaître au-dessus de la trappe, il se retourna, parce que l’échelle oscillait sous un poids nouveau. C’était douairière Le Brec qui montait derrière lui pour mettre le verrou. – Quand tu vas être là-haut, dit-elle, pour ne pas perdre ton temps, tu moudras une somme de grain ou deux. – Par le vent qu’il fait ! une veille de fête gardée ! – Il le faut, prononça la douairière d’un ton péremptoire. La trappe ouverte retomba ; le gros verrou entra de force dans sa gâche ; douairière Le Brec redescendit les degrés de l’échelle et entraîna Marianne vers la seconde chambre. – Ouvre la porte, Fanchette, dit-elle. La seconde chambre était plongée dans une obscurité complète. Sans doute que la vieille femme s’attendait à cela, car elle ne fit aucune observation. – Fanchette, dit-elle seulement, si tu fais comme on te commandera, ton fils Josille grandira et deviendra fort... Approche, je ne suis pas seule. Fanchette vint dans l’ombre et reconnut Marianne. – La demi-sœur ! pensa-t-elle, la demi-sœur du défunt Treguern ! Marianne entra. Douairière parla bas à Fanchette assez longtemps. Elle dit en sortant : – Je sais que l’autre est là ; sois adroite ! Puis elle resta dehors où le vent soufflait avec une violence croissante ; de larges gouttes de pluie commençaient à tomber. Douairière Le Brec rejeta la capuche de sa mante en arrière pour que le vent et l’eau du ciel pussent rafraîchir sa tête qui brûlait. Elle se mit de l’autre côté du chemin, au pied du talus, et demeura immobile, appuyée sur son grand bâton blanc. Elle regardait le moulin aux fenêtres duquel une lueur pâle s’alluma ; Guillaume, obéissant, venait de donner les ailes au vent d’orage qui les saisit furieusement. Douairière était immobile et pensait : – Ils sont deux enfants du même jour et du même sang : lequel sera comte ?... Gabriel ! Gabriel ! où peut-il être à cette heure et pourquoi tarde-t-il ainsi ! Ses lèvres se crispèrent, tandis qu’elle murmurait : – Si je pouvais prier ! Mais, presque aussitôt, son front affaissé se releva, et son œil défia la sombre nuit du ciel. Le premier éclair déchirant les nuages illumina son visage orgueilleux qui semblait provoquer la toute-puissance de Dieu. Un coup de tonnerre prolongea au loin sur la lande ses échos graves et sourds. Quand la foudre se tut, on put entendre au revers de la montée, sur la route de Redon, une voix mâle et sonore qui chantait à tue-tête, malgré le tonnerre et malgré la pluie, une joyeuse chanson d’Ille-et-Vilaine. Douairière Le Brec crut rêver. La route de Redon était là devant elle ; mais il faisait noir maintenant comme dans une cave, et les objets disparaissaient à la distance de quinze pas. Du fond de ces ténèbres partit un double éclat de rire bien franc, et une autre voix se joignit à la première pour répéter à plein gosier le refrain de la ronde : Veux-tu boire, j’ai de l’iau, Plein ma seille, plein mon siau, Jean, ma pauv’ vieille ; Digue, digue, digue diguedou ! J’nai point d’ l’iau, j’ai du bon cidre doux Plein mon siau, plein ma seille ! – Il faut être le diable pour chanter en ce moment ! grommela Guillaume Féru, qui grelottait derrière la saillie de sa fenêtre et qui suivait avec épouvante le mouvement désordonné de sa machine. – On dirait la voix du gars Étienne qui est parti soldat, pensait la vieille femme. Pourquoi revient-il ici, lui qui a encore cinq ans à faire la guerre ? – Dame Le Brec ! s’écria le meunier, voici l’arbre qui va se rompre et les meules qui vont éclater comme verre. Au nom de Dieu, faut-il amener ? – Laisse l’arbre se rompre, Guillaume Féru, répondit la vieille femme, et les meules éclater comme verre. Guillaume fit le signe de la croix et se coucha sur un sac de farine. Ceux qui arrivaient par la route de Redon se rapprochaient. Douairière Le Brec traversa le chemin, changé en torrent ; l’eau fangeuse et couverte d’une écume jaunâtre lui montait jusqu’aux genoux. Elle s’accroupit contre le mur, sur la terre mouillée. Les joyeux compagnons, qui narguaient la tempête en chantant, étaient maintenant si près qu’on pouvait les voir avancer dans l’ombre. – Eh bien ! s’écria l’un deux avec une imperturbable gaîté, on ne peut dire que nous amenons le beau temps au pays, mon Mathurin ! – Pourvu que nous n’ayons pas perdu notre route, mon Étienne ! répliqua l’autre. Attends donc ! j’aperçois une lumière... – Digue diguedou, bon cidre doux ! voilà une lumière qui vient fort à propos ! mais entends-tu ce tapage ? Ils s’arrêtèrent. – Je crois que c’est un moulin... commença Mathurin. – Parbleu ! répondit Étienne, voilà que je me reconnais ! Nous sommes dans le chemin qui descend à la Pierre-des-Païens, et c’est le moulin de Guillaume Féru. – Quel diable de sabbat fait-il donc là dedans, ce soir, le père Guillaume ? – Si tu veux le savoir et te sécher un peu, nous n’avons qu’à frapper à la porte. Mathurin hésita un instant. Douairière Le Brec retenait son souffle. – Quand il tomberait des obus et des baïonnettes, dit enfin Mathurin, la première maison où j’entrerai cette nuit sera la maison de ma bonne femme de mère. C’est ici que nous allons nous séparer, ami Étienne. Tu vas tout droit, moi je tourne à gauche. Embrassons-nous, et au revoir ! La voix d’Étienne s’imprégna de mélancolie. – C’est vrai, dit-il, toi, tu as une mère. Un second éclair brilla en ce moment ; la lande inondée sortit de l’ombre. Douairière Le Brec vit à quelques pas d’elle, sur le sommet du coteau, deux jeunes gens vêtus de l’uniforme qui se tenaient embrassés. C’étaient deux beaux soldats ; mais à l’épaule de l’un d’eux pendait une manche vide. Les yeux de douairière Le Brec s’ouvrirent tout grands. – Oh ! dit-elle en respirant avec force, Étienne, l’ami de Treguern, a perdu son bras droit : Gabriel a du bonheur ! L’éclair était passé. – Bonne chance ! dit Mathurin. – Bonne chance ! répondit Étienne. Mathurin prit le sentier qui conduisait à la forêt, Étienne appuya contre son épaule le bâton qui soutenait son petit paquet de voyage et se dirigea tout droit vers la porte du moulin.

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II Deux sergents Quelques heures auparavant, sous le porche de la dernière maison du faubourg de Redon qui rejoint la route de Vannes, nos deux soldats étaient attablés, le dos à la muraille, et causant comme de vieux amis. Il avait fait une chaleur étouffante toute la journée, et leurs uniformes, couverts de poussière, témoignaient des fatigues d’une longue route ; aussi, avaient-ils l’air de savourer avec délice cet instant de repos, et le pichet de cidre couronné de mousse qui était entre eux deux avait été rempli et vidé plusieurs fois. C’était un cabaret d’assez bonne apparence. Par la porte cochère, on pouvait voir une cour assez vaste et une écurie tout ouverte, où trois ou quatre petits chevaux du pays prenaient leur provende du soir. Nos soldats étaient gradés et portaient tous les deux les galons de sergent. Le plus âgé pouvait approcher de la trentaine ; l’autre, celui qui avait un bras de moins, ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois ans : c’était un beau garçon, à la physionomie franche et gaie, dont le front se couronnait de cheveux noirs bouclés. – Voilà ! mon vieux Mathurin, dit-il en laissant échapper un gros soupir, quand on a la patte cassée, il faut choisir entre les Invalides et le village. J’ai mieux aimé revenir ici voir si ma main gauche est encore bonne à planter des choux. Il faisait de son mieux pour sourire ; mais, derrière cette gaieté forcée, il y avait bien de la tristesse. – C’est dommage, fit Mathurin ; du train dont tu marchais, tu serais pour sûr devenu capitaine. Combien y avait-il de temps que tu étais à l’armée ? – Quinze mois quand j’ai reçu cette maudite balle. Et j’étais sergent déjà depuis du temps. – Alors, ce n’est pas capitaine, s’écria Mathurin, c’est colonel que tu aurais été avant d’avoir la moustache grise ! Étienne trempa ses lèvres dans son écuellée de cidre. On eût dit qu’il buvait du fiel. – Tiens, mon vieux, s’écria-t-il en posant brusquement son écuelle sur la table, ne parlons pas de ça, car mes yeux me picotent et il ne te servirait à rien de me faire pleurer comme un enfant. Mathurin lui tendit la main en silence. – Comme ça, reprit Étienne, ta mère t’a touché un mot ou deux dans ses lettres de ce fameux cloarec Gabriel. Ce nom de cloarec (clerc) désigne en basse Bretagne les écoliers du séminaire. – Pas grand-chose. La bonne femme m’a dit qu’il y avait au presbytère d’Orlan une manière de muscadin, plus savant que les livres, qui était le neveu ou bien le filleul de douairière Le Brec, et qui devait un jour ou l’autre remplacer le vieux recteur. Étienne fronça le sourcil. – Mauvaise race ! dit-il. Celui-là n’est pas encore prêtre, malgré son habit de séminariste. S’il le devient, ce sera le diable dans le bénitier ! Le soleil descendait à l’horizon et se cachait déjà derrière la base carrée de cette tour en forme d’obélisque où, quelques années auparavant, les chouans avaient soutenu l’assaut de l’armée républicaine. Un cavalier vêtu de noir et monté sur un cheval qui semblait rendu de fatigue parut au détour de la rue. Il marcha tout droit vers le cabaret. – Combien y a-t-il encore d’ici au bourg d’Orlan ? demanda-t-il au maître de l’auberge, qui s’avançait pour le recevoir. Les deux sergents dressèrent l’oreille. – Il va chez nous, dit Étienne. – Et c’est un Anglais, ajouta Mathurin ; j’ai appris à connaître l’accent de ces paroissiens-là. Le maître de l’auberge répondit à la question de l’étranger : – Quatre lieues de pays. L’étranger hésita un instant, puis il jeta la bride à l’aubergiste. Il mit pied à terre et défit lui-même les courroies de sa valise, qu’il chargea sur ses épaules, sans vouloir accepter l’aide empressée du garçon d’écurie. – Une chambre, dit-il, un bon dîner, si ça se peut, et un cheval frais dans une heure. – Il paraît qu’il y a quelque chose de bon dans la valise, dit Étienne. – Ces goddam, répliqua Mathurin, ça ne fait rien comme les autres. – Mais que diable as-tu donc contre cette pauvre bonne femme Le Brec ? ajouta-t-il quand l’étranger eut franchi le seuil de l’auberge. – La sorcière damnée ! gronda Étienne. Elle a essayé bien des fois de jeter un sort à Treguern ! Mathurin éclata de rire. Étienne le regarda en face d’un air mécontent et reprit : – Il y a trop longtemps que tu as quitté le pays, toi. Tu ne crois plus à rien ! – Si fait, interrompit Mathurin, je crois au bon Dieu ; mais tu l’aimes donc bien, ton Treguern ? – Oui, répondit Étienne avec simplicité, je l’aime bien. Je ne l’aimerais pas mieux s’il était mon propre frère. Mathurin se mordit la lèvre comme s’il eût voulu retenir un mot prêt à s’échapper. Étienne continuait d’un accent rêveur. – Cela fut toujours ainsi entre Treguern et nous. Treguern était bon seigneur : nous étions des vassaux fidèles. Mathurin haussa les épaules. – Seigneur ! vassaux ! répéta-t-il ; par exemple, voilà de l’histoire ancienne ! – Mon grand-père avait cinq fils, poursuivit Étienne comme s’il n’avait point entendu, cinq beaux jeunes gens, forts et braves comme des lions. Ils suivirent en Amérique l’avant-dernier comte de Treguern, qui allait là se battre contre les Anglais. Mon grand-père mourut en mettant sa poitrine au-devant de la poitrine de Treguern. Il dit à ses fils : Faites comme moi ; et ses fils obéirent. Quand Treguern revint en Bretagne, il n’avait plus avec lui qu’un seul des cinq fils de mon grand-père : les quatre autres étaient morts en lui sauvant la vie. J’ai vu sur le front de celui qui restait, et qui était mon père, un coup de sabre qu’un dragon anglais destinait au front de Treguern. En mourant, mon père m’a dit : Fais comme nous ; et je ne regretterais pas tant mon bras droit, si je l’avais donné à Treguern. – Des goûts et des couleurs... commença Mathurin. On m’avait dit, pourtant, que tu lui avais donné mieux que cela ? Le beau visage du jeune soldat devint grave et triste. – C’est vrai, répliqua-t-il, je lui ai donné mon bonheur. Mathurin se rapprocha et emplit les deux écuelles. – Quand tu partis pour l’armée, toi, Mathurin, reprit Étienne, Geneviève Le Hir était tout enfant, n’est-ce pas ? – Huit ou dix ans, au plus. – Tu n’as point gardé souvenir d’elle ? – Si fait ! La plus jolie fillette que j’aie rencontrée en ma vie ! Elle a dû être bien belle quand elle a pris ses seize ans ? – Bien belle ! répéta Étienne, dont la voix s’altéra ; oui, belle comme les anges ! – Oh ! oh ! dit Mathurin, alors, c’est une histoire ? – Ta mère ne t’a donc pas dit dans ses lettres le nom de la femme de Filhol de Treguern ! – Je ne m’en souviens pas, répondit Mathurin. Étienne passa les doigts de sa main gauche sur son front. – Nous étions du même âge, Filhol et moi, reprit-il ; la maison de Treguern était devenue si pauvre qu’on nous avait élevés ensemble, de pair à compagnon. J’étais comme le frère de Filhol et, jusqu’à l’âge de vingt ans, je ne pense pas avoir passé un seul jour sans partager ses peines ou ses plaisirs. Un soir, nous venions d’atteindre notre dix-huitième année, il y avait fête au manoir, malgré le malheur des temps ; ce qui restait de gentilshommes au pays était réuni dans la grand’salle. Le bruit avait couru que le commandeur Malo s’était fait tuer par les bleus, dans cette tour que tu vois là au-dessus des maisons de la rue. Il y avait plusieurs mois qu’on ne l’avait vu : il entra tout à coup, ce soir-là, sans se faire annoncer, et vint se mettre debout au milieu du cercle qui entourait la cheminée. – Ah ça ! interrompit Mathurin, je suis bien aise d’être fixé sur ton commandeur Malo. Est-il sorcier ou est-il fou, celui-là ? – Le commandeur Malo est cadet de Treguern, repartit Étienne d’un ton sévère ; il faut prononcer son nom avec respect. As-tu entendu parler du voile ? – Quel voile ? – Le voile qui annonce la mort. – Ah ! ah ! fit Mathurin dont le gros rire devint un peu forcé. Le voile de Treguern ! Oui, oui, j’ai entendu parler de cela. Et, en vérité, je crois qu’on change dès qu’on se retrouve au milieu de nos landes. Je n’avais pas songé à toutes ces diableries depuis dix ans, et Dieu sait que j’aurais ri comme un bossu si on m’avait conté quelque histoire de revenants à l’armée de Sambre-et-Meuse. Maintenant, voilà que j’ai presque la chair de poule ! – Si tu as entendu parler du voile de Treguern, poursuivit Étienne dont l’accent était mélancolique et calme, tu sais que depuis le grand chevalier Tanneguy, dont le tombeau est dans l’église d’Orlan, tous les mâles du sang de Treguern ont le don de prévoir la mort de leurs amis et de leurs ennemis. – Si bien que quand ce Malo me regardait entre les deux yeux autrefois, grommela Mathurin, moi qui n’étais pourtant ni son ami, ni son ennemi, je prenais ma course comme si j’avais vu le diable ! Étienne continua encore : – Ce soir-là, donc, la bonne comtesse, mère de Filhol, était assise sous le manteau de la cheminée. Elle portait son deuil de veuve, parce que le comte était mort l’année d’auparavant. Le commandeur Malo la regarda et devint tout pâle. – Madame ma cousine, dit-il, il faut songer à Dieu. La comtesse était une sainte femme ; elle se leva et s’en alla tout droit au commandeur. – Monsieur mon cousin, lui dit-elle, depuis que le comte mon époux n’est plus de ce monde, je ne songe qu’à Dieu. La joie s’était glacée sur tous les visages, et, de l’extrémité du salon où Filhol et moi nous dansions avec les jeunes filles, nous entendîmes ce mot, répété tout bas parmi le silence : – Le voile ! le voile ! La comtesse appela Filhol et lui dit d’aller chercher un prêtre. Je me souviens bien que Geneviève, la pauvre enfant, dansait avec moi. Elle murmurait, sans savoir qu’elle parlait : « Celle-là serait bien hardie, qui oserait entrer dans cette famille de Treguern ! » La bonne comtesse mourut en chrétienne avant d’avoir revu le soleil. Le commandeur Malo resta au manoir jusqu’après l’enterrement, puis il partit, suivant sa coutume, sans dire où il allait. Filhol n’avait plus ni père ni mère ; il était maître de ses actions. Une grande tristesse le prit, et cette tristesse, je l’éprouvais moi-même, car il semblait que nos deux cœurs fussent jumeaux. Les circonstances qui avaient précédé la mort de la bonne comtesse nous avaient frappés vivement, et nous ne nous occupions plus que des choses surnaturelles. Ce fut en ce temps que nous échangeâmes une promesse qui est peut-être un péché... – Quelle promesse ? demanda Mathurin. Et ce n’était plus en vérité le joyeux vivant de tout à l’heure. Le soleil avait disparu derrière les pignons du faubourg ; la nuit tombait rapidement ; le ciel, qui se chargeait de nuages à l’horizon, semblait près de confondre sa ligne circulaire et sombre avec la ligne plus foncée des montagnes de Saint-Pern. La route, au-delà du faubourg, montait une rampe tournante et allait se perdre entre deux murs d’ardoise. Au-delà encore, c’était le noir, la lande immense et déserte, la lande qu’on allait être obligé de traverser de nuit. – La promesse que nous échangeâmes, Filhol de Treguern et moi, reprit Étienne, ne pouvait s’accomplir que si l’un de nous deux mourait, et, Dieu merci ! lui et moi, nous sommes encore de ce monde. Je m’expliquerai plus clairement tout à l’heure : parlons d’abord de Geneviève. Je n’avais pu la voir, si douce et si pieuse, sans souhaiter de l’avoir pour femme, quand l’âge serait venu. Je me croyais seul à la rechercher ; j’avais de l’espoir ; il me semblait que ses sourires étaient pour moi. Parfois, pourtant, des craintes me venaient. Filhol était si beau et si bon ! Mais Filhol ne m’avait jamais rien confié, et je me souvenais malgré moi de cette parole de Geneviève : « Celle-là serait bien hardie qui oserait entrer dans cette famille de Treguern ! » « Au mois de mai 1798, voilà deux ans de cela, nous avions atteint tous les deux, Filhol et moi, notre vingtième année. Nous tirâmes ensemble à la conscription. J’eus un bon numéro, Filhol tomba au sort. Je ne songeai d’abord qu’à Geneviève, ce qui était songer à moi-même. En revenant au manoir, tout joyeux que j’étais, j’entendis qu’on pleurait derrière la haie du verger ; mon cœur se serra, car je me dis : Voici la demi-sœur Marianne de Treguern et la petite sœur Laurence qui pleurent le départ du pauvre Filhol ! « Ils vivaient ensemble au manoir, Marianne, fille de la première femme, Filhol et Laurence tout enfant ; on croyait que Laurence ne vivrait pas, elle ressemblait aux âmes qui cherchent le ciel. « La feuillée n’était pas encore bien épaisse ; j’approchai mon œil de la haie, et je vis Geneviève avec ses grands cheveux blonds épars, qui sanglotait. – Ami Mathurin, dit ici Étienne, quand on m’a coupé mon bras droit, je n’ai pas ressenti une semblable douleur. Je pris ma course vers le manoir, où l’on m’avait donné place dans les anciens communs, car j’étais déjà, comme Filhol, sans père ni mère. Je fis un petit paquet de mes hardes et je dis à ma sœur Marion : « Je suis tombé au sort. Adieu ! je pars. Sois heureuse. » « On était encore en guerre ; les conscrits devaient partir le soir pour Redon. Je mis mon paquet sur mes épaules au bout d’un bâton, et je revins toujours courant au manoir, où Filhol et Geneviève étaient ensemble. « Ils me devinèrent, et peut-être qu’ils s’étaient attendus à cela, car Geneviève se jeta à genoux sur l’herbe en remerciant Dieu, tandis que Filhol me pressait contre son cœur. Filhol et moi nous allâmes au bourg et nous fîmes, en présence du maire, l’échange de nos numéros. Je partis le soir même, et Filhol vint me conduire jusqu’à Redon. Ce que je fis pour Filhol, Filhol l’aurait fait pour moi. – Peut-être... murmura Mathurin. – D’ailleurs, j’obéissais au dernier commandement de mon père. Depuis lors j’ai reçu deux lettres du pays : l’une par laquelle Filhol m’annonçait son mariage avec Geneviève, l’autre qui m’apprenait la naissance de son premier enfant, la petite Olympe de Treguern. Étienne se tut et sa tête inclinée pendit sur sa poitrine. – Combien y a-t-il de temps que tu as reçu la seconde lettre ? demanda Mathurin. – Un an. – Et bonne personne Marion ne t’a point donné de nouvelles ? – Ma sœur Marion ne sait pas écrire. – Et, maintenant que tu reviens au pays, Étienne, dit Mathurin tout ému et comme s’il n’eût pu retenir cette parole, si tu retrouvais Geneviève veuve... libre ? Étienne se redressa de son haut et devint si pâle qu’on eût dit un mort. Il fixa ses yeux grands ouverts sur son compagnon, comme s’il n’eût point osé l’interroger autrement que du regard. Au détour de la rue où naguère s’était montré ce cavalier vêtu de noir, que Mathurin avait déclaré être un Anglais, on entendit le galop d’un autre cheval. La brune était tombée depuis longtemps ; quelques lumières brillaient déjà derrière les vitres étroites des croisées. Une silhouette sombre apparut vaguement dans la nuit. C’était encore un cavalier vêtu de noir. Il franchit en quelques secondes la distance qui le séparait de l’auberge, et son cheval, dont les flancs fumaient, s’arrêta court devant la table où se reposaient nos deux sergents. Il y avait là un réverbère attaché d’un côté au mur du cabaret, de l’autre à une potence plantée au-delà du pavé. Le nouveau venu fit claquer le petit fouet qu’il tenait à la main pour appeler les gens de l’auberge. Il restait cependant à cheval comme s’il avait eu frayeur de descendre sans aide. C’était un tout jeune homme qui semblait avoir un an ou deux de moins qu’Étienne. Les boucles de sa chevelure blonde, épaisse et fine, s’affaissaient tout humides de sueur sous les larges bords de son chapeau. Il portait un manteau court, des culottes rattachées au genou par un ruban de soie et des demi-bottes à éperons. Mais, malgré ce costume cavalier, il y avait en lui ce je ne sais quoi de gauche et de craintif qui annonce l’homme habitué à la vie sédentaire et retirée. Point n’était besoin d’être observateur pour voir cela ; Étienne le vit. Il fallait quelque chose de bien grave pour distraire l’attention d’Étienne après les dernières paroles de son camarade ; son attention fut cependant distraite. Dès qu’il eut fixé les yeux une fois sur le nouvel arrivant, son regard ne se détacha plus de lui. – Est-ce que tu le connais ? demanda tout bas Mathurin. – Je ne l’ai jamais vu, répondit Étienne, mais je crois que je le connais. – Holà ! cria le cavalier d’une voix juvénile, mais qui semblait prendre tout naturellement des accents impérieux, n’y a-t-il personne ici pour me recevoir ! C’était le vent qui empêchait d’entendre à l’intérieur de l’auberge ; le vent venait de se lever ; les nuages s’amoncelaient au loin sur la lande et la poussière de la route commençait à tourbillonner. Le jeune homme, à bout de patience, jeta son fouet et lâcha la bride pour descendre en s’aidant de la crinière. C’était décidément un très pauvre écuyer. Le cheval, qui n’en pouvait plus, ne bougea pas et le jeune homme mit pied à terre sans encombre, mais, tandis que ses deux mains étaient occupées, le vent s’engouffra sous les grands bords de son chapeau qui fut emporté à vingt pas de là. La lueur du réverbère tomba sur une figure d’une beauté presque féminine et qu’on eût dit trop petite pour la prodigue richesse des cheveux blonds qui l’encadraient. À bien regarder cependant, il y avait sur ce visage au teint trop blanc, parmi ces traits trop délicats et trop fins, un reflet d’intelligence hardie et de volonté obstinée. Le front était haut, on voyait bien qu’il montait sous la racine des cheveux ; la bouche aux lèvres minces avait des contours arrêtés fermement ; le nez présentait cette courbe indécise qui n’est pas tout à fait la ligne aquiline ; les narines mobiles et presque transparentes accusaient déjà ce méplat du prolongement de l’os frontal que l’âge seul équarrit d’ordinaire. L’arcade des sourcils, belle et tranchante comme si un ciseau habile l’eût taillée dans le marbre, recouvrait des yeux d’un bleu sombre. Au premier aspect, c’était une tête charmante. Le second regard cherchait en vain parmi cet harmonieux ensemble la franchise un peu imprudente et les chères témérités de la jeunesse. – Ramasse mon chapeau, dit le nouveau venu au garçon d’auberge qui se présentait enfin, et, une autre fois, tâche de venir plus tôt quand j’appelle ! Étienne serra plus fortement la main de son compagnon. – C’est lui ! murmura-t-il. Je gagerais ma vie que c’est lui ! – Qui ça, lui ? demanda Mathurin. – Le cloarec Gabriel ! – Avec des bottes éperonnées ?... commença Mathurin en riant. Mais il n’acheva pas, parce que le nouveau venu s’était retourné pour recevoir son chapeau des mains du garçon d’auberge, qui lui dit : – Oh ! oh ! monsieur Gabriel, vous arrivez bien : ce soir, il fera meilleur chez nous que sur la lande ! Le jeune voyageur se dirigeait sans répondre vers la porte de la cour. – Tu as pourtant deviné, dit Mathurin à l’oreille d’Étienne, c’est ton cloarec d’Orlan ! Étienne lui imposa le silence d’un geste et avança la tête pour écouter mieux. Gabriel parlait. – Une chambre, disait-il, un bouillon, du pain et du vin, dans un quart d’heure, un cheval tout prêt à la porte. – Quoi ! s’écria le garçon, vous allez vous remettre en route par ce temps-là, monsieur Gabriel ? Étienne se pencha davantage encore pour saisir la réponse, mais le jeune voyageur avait passé déjà le seuil de la porte. – Et nous ? dit Mathurin qui regardait le ciel menaçant, si nous couchions ici ? demain il fera jour. Et comme le jeune sergent gardait toujours le silence, Mathurin ajouta : – À quoi penses-tu ? – Je pense, répliqua Étienne d’une voix lente et changée, je pense que celui-là est arrivé au presbytère d’Orlan une semaine après mon départ pour l’armée. C’est comme un sort : Filhol était seul et Filhol est faible. Je pense que Filhol ne m’a écrit que deux fois, une douzaine de lignes dans chaque lettre, depuis le jour où je lui dis adieu à la place où nous sommes. Je pense que c’est une chose singulière et de mauvais augure de rencontrer tout d’abord sur mon chemin, en arrivant au pays, le visage de celui qui m’a pris le cœur de mon frère Filhol. – Bah ! voulut dire Mathurin. Étienne releva la tête et interrogea le ciel à son tour ; les nuages de plus en plus sombres semblaient se rapprocher de terre et toucher le pignon des maisons. – Il faut qu’il soit bien pressé, ce Gabriel ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même. – Que nous importe ? dit Mathurin. – Et l’autre, reprit Étienne, celui qui a chargé la lourde valise sur son épaule ? Pourquoi tous deux le même jour, à la même heure ? – Pourquoi nous sommes-nous rencontrés toi et moi sur la grande route ? demanda Mathurin en riant. – Oui... pourquoi ? répéta Étienne. J’ai vu des saisons tout entières où il n’arrivait pas un seul voyageur au bourg d’Orlan. Mathurin haussa les épaules. – Voyons ! s’écria-t-il. Voici le pichet vide et il n’y a plus rien dans les écuelles. Restons-nous ? Partons-nous ? Moi je vote pour que nous restions. Étienne se leva et frappa la table du bout de son bâton de voyage. – Reste si tu veux, ami Mathurin, dit-il, moi je crois qu’il va se passer quelque chose cette nuit au bourg. Pourquoi je crois ça, je n’en sais rien ; mais il y a comme une voix qui tinte à mes oreilles et qui me crie : Dépêche-toi ! Si je n’ai plus qu’un bras, Dieu merci ! il est bon : je pars. Ce n’est pas une chose naturelle qu’un Le Brec soit devenu l’ami de Treguern. Il mit quelques gros sous dans la main du garçon pour payer la dépense. – Donne-moi le temps d’emplir ma gourde, s’écria Mathurin, tu ne t’en iras pas seul. Tonnerre ! et c’est le cas d’en parler, car voilà déjà les nuages qui battent le briquet derrière la montée de Saint-Pern ; nous en avons vu bien d’autres, à l’armée de Sambre-et-Meuse ! Garçon, mets-moi de l’eau-de-vie jusqu’au goulot, et en route !

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III Terreurs nocturnes Il était huit heures du soir, à peu près, quand Étienne le manchot et son camarade quittèrent l’auberge du faubourg de Redon. Le premier pas qu’ils firent les mit dans la campagne, car, après le petit enclos du cabaret, il n’y avait plus de maisons. La gourde de Mathurin avait été remplie jusqu’au goulot, selon son désir, et la gourde était grande. Il y avait de quoi prendre du cœur. Les deux sergents montèrent la rampe en silence, baissant la tête pour éviter le vent chargé de poussière et marchant à grandes enjambées. À mesure qu’ils avançaient, le chemin, taillé dans l’ardoise, tournait et s’enfonçait entre deux murailles à pic. Mathurin regardait souvent en arrière ; tant qu’il vit briller au bas de la montée les quelques lumières éparses qui indiquaient l’emplacement de la ville, ce fut bien ; mais quand le mur d’ardoise se ferma pour éteindre la dernière lueur, Mathurin tira un gros soupir du fond de sa poitrine. Ils étaient, Étienne et lui, dans une sorte de tunnel dont le ciel bas et noir formait la voûte. Le vent d’orage s’engouffrait là-dedans avec une violence furieuse. Puis, quand le vent se taisait par hasard, c’était tout à coup un silence morne au milieu duquel les pas de nos deux voyageurs retentissaient étrangement. – Il y a dix ans que je n’ai passé ici, dit Mathurin d’une voix mal assurée, en avons-nous pour longtemps à rester entre ces roches ? – Un demi-quart d’heure, répondit Étienne. – Ma foi ! gronda Mathurin, qui enviait le calme de son compagnon, j’ai franchi, en ma vie, des défilés pleins de neige, où les camarades tombaient gelés tout le long du chemin ; je ne sais pourquoi je n’avais pas froid, comme ici, jusque dans la moelle de mes os. Il faisait chaud pourtant, et le pauvre sergent Mathurin avait de la sueur aux tempes. Au sommet de l’une des rampes voisines, une voix triste s’éleva qui chantait la houpée des pâtours. Une autre voix répondit sur la rampe opposée, et ce fut, durant quelques secondes, comme un échange de sons plaintifs et prolongés. Puis les clochettes des chèvres tintèrent et le vent apporta le beuglement des bœufs, ramenés à l’étable. Mathurin se redressa tout brave ; ces bruits mélancoliques et connus lui parlaient au moins du monde vivant. Le pâtour aux pieds nus, et la bergerette, qui parlaient d’une roche à l’autre, les troupeaux mugissants, les clochettes aiguës, tout cela, c’était la bonne voix du pays, et Mathurin l’aimait bien, son pauvre pays de Bretagne. À cette heure, s’il eût été, les pieds au feu de quelque ferme amie, entouré des gars et des fillettes, des métayers et des bonnes femmes, à la veillée du bourg d’Orlan, il n’y aurait pas eu, dans tout l’univers, d’homme plus heureux que Mathurin le sergent. Mais elles sont si longues, ces lieues bretonnes ! et la Grand’Lande cache tant de spectres derrière ses rochers blancs entourés de bruyères ! Étienne avait eu raison de le dire : Mathurin avait oublié à l’armée les traditions superstitieuses du pays. Le feu du bivouac est souverain pour guérir ces vagues terreurs. Pas une seule fois peut-être, depuis qu’il avait endossé l’uniforme, Mathurin n’avait songé à ces rondes fantastiques que les kourils mènent autour des croix de granit, – aux miaulements lugubres des Chats Courtauds, tenant leurs conseils sur les hauts échaliers, – aux grosses bêtes, ce gigantesque attelage de Satan, qui ont pour cornes des chênes séculaires et qui broutent les futaies, comme les brebis paissent l’herbe de la prairie, – aux Corniquets, ces madrés lutins qui sautent sur la nuque du voyageur et l’abandonnent étranglé dans les fondrières, aux Laveuses de Nuit, ces grandes filles pâles qui ont des yeux sans regard et qui forcent le passant à tordre à rebours le linge humide des suaires. Mais ces souvenirs-là dorment et ne meurent pas ; le paysan breton peut faire le tour du monde et retrouver intactes ses impressions d’enfance en remettant le pied sur la terre de Bretagne. Il y a là dans l’air quelque chose qui ne peut être défini : la solitude des nuits se peuple, le silence parle, le vide prend un corps ; chaque roche semble une forme accroupie, chaque arbre étend de longs bras menaçants et décharnés ; des plaintes passent dans la brume, où l’on sent flotter les voiles que le vent secoue derrière les Belles-de-Nuit, ces vierges mortes avant l’heure des fiançailles. Dans les nuages, vous voyez des montagnes qui déchirent leurs flancs, des forêts immenses bordant la sombre profondeur des grands lacs, des tours de cathédrales et la colossale figure couchée qui passe toujours en regardant la terre. Puis, au loin, sur le chemin parcouru, vous entendez crier l’essieu du Char noir. Personne ne l’a vu jamais, ce char, mais chacun a pu ouïr cent fois en sa vie le grincement funeste de ses roues. Carriguel an ancou, dit la vieille langue galloise : la brouette de la mort ! Puis les branches du taillis s’agitent ; un son de cor se prolonge sous le couvert ; un chevreuil bondit et coupe le sentier, ses yeux sont deux charbons, ses os percent son cuir. Derrière le chevreuil, un squelette de cheval passe, rapide comme l’éclair ; sur cette monture bizarre il y a un chevalier de grande taille, portant une armure d’acier complète, sauf le casque, qui manque. Et à quoi bon le casque ? Sur les épaules du cavalier il n’y a point de tête. C’est le chasseur décédé qui court la forêt depuis la tombée de la nuit jusqu’à l’aube. Et là-bas, ces petites flammes pâles qui voltigent sur le cressonnet des douves : âmes en peine cherchant les prières perdues, comme le mendiant qui attend les miettes de la table opulente. Et plus loin, au tournant de la rivière, cette forme balancée, blanche comme une statue d’albâtre, qui grandit quand vous vous éloignez jusqu’à toucher du front les étoiles... Il y avait déjà du temps qu’on n’entendait plus ni le pâtour, ni la bergerette, ni les grelots des chèvres, ni les mugissements des troupeaux. – Mathurin, dit tout bas Étienne, pourquoi m’as-tu parlé de Geneviève, veuve et libre ? – Pourquoi ? répéta Mathurin ; plus tard... pas ici ! j’étouffe entre ces murailles sombres. Afin de se remettre un peu, il ôta pour la première fois le bouchon de sa gourde et but une gorgée. Étienne continuait de marcher. – En veux-tu ? demanda Mathurin par derrière. Étienne ne répondait point ; il avait la tête basse, et ses pensées l’absorbaient. – Veuve et libre ! se disait-il, ce n’est pas possible. Comment Filhol pourrait-il être mort, puisque je ne l’ai jamais revu ni dans la veille, ni dans le rêve, lui qui m’avait promis ! Mathurin se hâtait pour le rejoindre ; la nuit du chemin creux s’éclairait peu à peu, parce que les rampes s’abaissaient, en même temps que le ciel devenait moins sombre. La route tourna brusquement, et ce fut comme un coup de théâtre. L’horizon s’ouvrit à perte de vue au-devant de nos deux voyageurs ; la muraille continuait sur la droite ; à gauche, c’était le vide, car le chemin, qui jusqu’alors avait percé la montagne, se collait maintenant à son flanc. Pour un instant, le vent avait eu raison des nuages, tout épais et lourds qu’ils fussent ; il y avait de grands déchirements qui laissaient voir çà et là l’azur étoilé du ciel ; le croissant de la lune se montrait par intervalles, pour se noyer bientôt sous les vapeurs amoncelées, puis reparaître victorieux et rayonner au milieu des nuages. Par le beau soleil, c’est un grand et riche paysage qui se présente aux yeux du voyageur arrivé aux revers de la montée de Saint-Pern. Sous ses pieds, la carrière d’ardoise descend à une profondeur immense, fouillée selon le caprice de ses veines ; gardant ici de petits mamelons tapissés d’herbe et de fleurs pour se plonger un peu plus loin dans des abîmes que l’œil ne peut sonder. À cent pas du pied de la montagne, la rivière d’Ise, affluent de la Vilaine, égare les gracieux replis de son cours et vient baigner les pieds de la chapelle qui sert de paroisse à la ville des carriers. Au-delà de l’Ise, la prairie peuplée de troupeaux monte en pente douce jusqu’aux guérets du bourg de Bains, où le passage se relève pour atteindre, à travers les plantations de pins, les hauteurs arides de la Grand’Lande. Tout est plein de mouvement et de vie dans cette fourmilière de travailleurs. Mais la nuit, cela change. On se couche de bonne heure aux carrières de Saint-Pern, pour se lever de grand matin. Le silence remplace les mille bruits du travail, les feux sont éteints, les cahutes disparaissent dans l’ombre et l’exploitation tout entière ressemble à un trou noir qui n’a point de fond. Étienne s’arrêta ; Mathurin avait comme un vertige en voyant le vide qui bordait la route. – Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil, pensait tout haut Étienne, je croyais pourtant que j’allais être bien heureux en respirant le premier air qui vient du pays. Voici l’Ise où je me suis baigné tant de fois ; j’ai conduit le troupeau du manoir jusque dans ces prairies. Regarde, Mathurin, maintenant que la lune éclaire : voici la futaie de Grandpré, voici le Moulin-Neuf, en avant du bourg de Bains, et il me semble que je distingue les deux ailes du beau château de Moeil. – Tu vois tout cela, toi, dit Mathurin qui s’était reculé jusqu’à la rampe opposée, tu es bien heureux ! moi, je ne vois que ce diable de précipice où tu vas tomber, tête première, si tu restes comme cela sur le bord. Je vois l’ombre des nuages courir dans la campagne, et tout là-bas, le dos de la Grand’Lande qui semble éclairé par je ne sais quelle lueur diabolique. Il disait vrai. Le croissant venait de se cacher pour nos deux voyageurs, mais il blanchissait vivement l’horizon et, derrière les premiers plans du tableau assombri, la Grand’Lande ressortait au loin, tranchant sur le noir de l’horizon. – Cela n’est pas naturel, reprit Étienne en parlant de ses propres impressions. – Non, non, s’écria Mathurin, ce n’est pas naturel ! et il faut aller ailleurs que sur la Grand’Lande, à cette heure de nuit où nous la traverserons pour nos péchés, si l’on veut voir des choses naturelles. Il serait encore temps de retourner à Redon, qu’en dis-tu ? Étienne remit son bâton sur son épaule et reprit sa marche. Ils descendirent le chemin en silence. – Est-ce que les lois du mariage sont changées aussi en Bretagne ? demanda Étienne tout à coup. – Pourquoi cela ? fit Mathurin. – Je crois qu’ils appellent cela le divorce, reprit Étienne. Il faut donc que le divorce soit établi chez nous, puisque tu me parles de Geneviève, veuve et libre ? – Quant à ça, dit Mathurin entre haut et bas, je n’y entends goutte. Mais hâtons le pas, si tu veux, « Orage qui traîne devient tempête, » et le mieux pour nous est de gagner vitement le haut pays. Le jeune sergent ne bougea pas. C’était toujours la même idée qui le tenait depuis le commencement du pays. – Alors, dit-il en tâchant de bien voir la physionomie de son compagnon, tu as ouï dire que Filhol de Treguern est mort ? – Un peu plus tôt, un peu plus tard, répliqua Mathurin qui était sur les épines, il faut bien finir par là ; nous mourrons tous. Malgré l’obscurité, on pouvait deviner sur le visage d’Étienne une agitation extraordinaire. – Ils ont menti, ceux qui t’ont dit cela, ajouta-t-il en reprenant sa marche : quand Filhol de Treguern mourra, c’est moi qui le saurai le premier. Mathurin n’avait garde de discuter ; il avait embrassé déjà trois ou quatre fois sa gourde, mais le cœur ne lui revenait point. C’était, pour l’heure, un triste compagnon que ce manchot d’Étienne. Impossible de lui arracher une parole raisonnable ! Mathurin l’entendait murmurer entre ses dents : – Et si Dieu n’avait pas voulu ? Si les trépassés ne pouvaient pas accomplir les promesses faites durant la vie ? La route montait. Sur la gauche on apercevait, quand une éclaircie se faisait, les hautes cheminées du château du Moeil. En avant, une grande masse sombre coupait le chemin : c’était la futaie de Grandpré. Encore quelques pas, et les vieux chênes arrondissaient en voûte leurs cimes énormes. Une fois engagés sous la futaie, nos deux soldats ne virent plus littéralement ni ciel ni terre. La respiration de Mathurin s’embarrassait dans sa gorge : il avait peine à suivre le pas égal et toujours tranquille de son compagnon. Le vent ne lui soufflait plus au visage comme naguère, tout au plus s’engouffrait-il parfois sous la futaie, frappant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, de capricieuses et courtes rafales. Mais la tempête pesait sur le faîte des chênes, et les gros troncs se balançaient en gémissant. Mathurin était plus mort que vif. – En voici un ! dit tout à coup Étienne, qui s’arrêta court et sembla prêter l’oreille. – Un quoi ? balbutia Mathurin au comble de l’épouvante. – Écoute ! On entendait distinctement, mais sans pouvoir préciser la direction, le bruit d’un cheval galopant sous la futaie. – Le Chasseur trépassé... commença Mathurin. – Ils étaient deux à l’auberge, interrompit Étienne ; celui-ci arrivera le premier. – Pas de beaucoup ! se reprit-il en présentant son oreille à une autre aire de vent, car j’entends un second cheval. – Et en voici un troisième arrêté au beau milieu de la route ! s’écria Mathurin, qui étendit ses mains en avant comme pour repousser une vision. Seigneur Dieu ! quelle nuit ! Il y avait, en effet, un cavalier immobile au centre d’une clairière formant carrefour qui s’ouvrait à quarante ou cinquante pas. Rien n’interceptait à cet endroit les rayons de la lune, tamisés par les nuages plus légers. Le cavalier semblait entouré d’une auréole de lumière. Il avait la tête nue ; on distinguait déjà son visage maigre et pâle sous les mèches flottantes de ses cheveux grisonnants. Il était de haute taille et les plis d’un manteau de longueur inusitée tombaient de ses épaules jusqu’aux jambes de son cheval. On le vit faire un geste de la main, et sa voix s’éleva pendant que le vent faisait silence. – Holà ! cria-t-il, si vous êtes des chrétiens, répondez-moi : avez-vous vu deux cavaliers traverser la futaie en se dirigeant vers le bourg d’Orlan ? – Le commandeur Malo ! murmura Étienne. Quand il vient au pays, c’est qu’un malheur est prêt de frapper à la porte de Treguern ! – Nous avons entendu le galop de deux chevaux, reprit-il tout haut ; nous n’avons rien vu. Le cavalier tourna la tête de sa monture vers la Grand’Lande. – Écoutez ! s’écria Étienne, ils sont bien près désormais et ils vont vous rejoindre ; si vous avez besoin de secours, parlez, Malo de Treguern. Les éperons du cavalier touchèrent le flanc de sa monture, qui bondit et disparut sous le couvert. On put entendre néanmoins sa réponse. Il avait dit : – Je vais où Dieu me mène et je n’ai besoin de personne ! Avant qu’Étienne et Mathurin eussent franchi les quelques pas qui les séparaient de la clairière, la poudre de la route s’éleva en tourbillon sous les pas des deux chevaux qui se croisèrent comme des flèches pour se perdre presque aussitôt après dans l’ombre. Un instant encore on entendit le double galop sous les voûtes de la futaie, puis tout se tut, excepté l’orage qui enflait sa voix menaçante.

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IV La Croix-qui-Marche Désormais, le pauvre sergent Mathurin ne vivait plus du tout dans le monde réel. Il avait la fièvre et le contenu de sa gourde ne faisait qu’exalter ses frayeurs. Ce cavalier au long manteau noir, planté au centre de la clairière, lui avait paru plus grand qu’un homme ; ses yeux éblouis avaient vu des traînées de feu derrière ces deux autres cavaliers, dont la course désordonnée avait soulevé en tourbillons la poudre de la route. La présence d’Étienne ne le rassurait plus ; au contraire, ce n’était pas sans terreur qu’il mesurait la marche assurée et toujours tranquille de son jeune compagnon ; puisqu’il restait si calme, c’est donc qu’il se sentait là dans son élément ! Et maintenant que le pauvre Mathurin y songeait, il se souvenait bien de lui avoir trouvé un air étrange lorsqu’il l’avait rencontré, la veille, sur le chemin de Paris. Étienne lui-même était peut-être un de ces morts qui reviennent et qui attirent les vivants sur la pente du cimetière. Cela s’était vu, et ce soupçon tardif ne manquait point de sagesse, Mathurin se l’avouait en frémissant. Et pourtant il suivait Étienne, il le suivait comme un chien, on peut le dire, faisant les mêmes détours et n’osant pas le perdre de vue un seul instant. C’est toujours ainsi. Une chaîne plus forte que l’acier attache le vivant au mort, dans toutes les légendes. Certes, une heure ou deux auparavant, sous le porche du cabaret, dans le faubourg de Redon, Étienne avait une honnête figure, Mathurin ne pouvait dire non ; mais cela ne le rassurait point, parce qu’il pensait : Pourquoi ne la montre-t-il plus, sa figure ? Par le fait, Étienne ne s’était pas retourné une seule fois depuis le pont de Saint-Pern. Il allait droit devant lui, sans hésiter jamais, comme si le soleil eût éclairé les obstacles de la route. Il y avait déjà du temps que le bruit des chevaux galopant s’était perdu sous le couvert. Étienne s’appuya sur son bâton au centre du carrefour. – J’ai bien reconnu le cloarec ! murmura-t-il en parlant pour lui-même, il a suivi le même sentier que le commandeur Malo. L’autre a pris la traverse qui mène au manoir de Treguern... Mathurin ! – Après ? fit celui-ci, qui se tenait à quelques pas, appuyé, lui aussi, sur son bâton. – Ta mère t’a-t-elle parlé dans sa lettre de Marianne la demi-sœur ? – Puissé-je la revoir en ce monde, ma pauvre vieille mère ! grommela Mathurin. Elle m’a parlé de ceci et de cela, monsieur Étienne, ajouta-t-il, mais je n’ai pas la mémoire bien claire à l’heure qu’il est. – Pourquoi m’appelles-tu monsieur ? demanda le jeune sergent, qui se tourna, étonné. Mathurin vit le mouvement et ferma les yeux, comme s’il eût craint d’apercevoir la tête qui a deux trous à la place des yeux. – Ce n’est pas par malice, répliqua-t-il en tâchant de sourire. Quant à Marianne de Treguern, la demi-sœur de Filhol, il y a je ne sais plus quelle histoire où le nom du cloarec Gabriel se trouve encore mêlé. Mais que nous importe cela ? Je donnerais de bon cœur tout ce que j’ai dans mon sac pour être au bout de la Grand’Lande, devant le moulin de Guillaume Féru. – Nous y arrivons, dit le jeune sergent, qui se remit en route, et tu garderas tout ce que tu as dans ton sac, mon ami Mathurin... mais, d’ici là, il faut que je sache des nouvelles. – Des nouvelles ? et à qui donc en demanderez-vous ? D’ici au moulin de Guillaume Féru, c’est la Grand’Lande ; et sur la Grand’Lande, je ne connais pas une seule demeure humaine. – Celui qui me donnera des nouvelles, prononça le jeune soldat, dont la voix baissa malgré lui, n’est peut-être plus dans une demeure humaine. Le sergent Mathurin ne pensait pas que son épouvante pût augmenter. Il se trompait et, pour le coup, son cœur défaillit. – Au nom de Dieu ! monsieur Étienne, balbutia-t-il, ne tentez pas les secrets de la tombe ! – Tu m’as dit que Geneviève était veuve et libre, répliqua Étienne d’un ton ferme, je veux savoir si c’est vrai. Je veux le savoir de celui qui doit me l’apprendre, de par sa promesse solennelle. – Écoute, mon ami, mon frère, s’écria Mathurin, qui trouva dans sa détresse même le courage de se rapprocher ; je vois bien où tu veux aller : c’est le chemin des Pierres-Plantées, c’est le chemin de la Croix-qui-Marche ! À ceux qui passent par là, il arrive toujours malheur ! – C’est par là pourtant qu’il faut que je passe, répondit Étienne. Mathurin essaya de l’arrêter et prit un accent de supplication plus vive. – Ce n’est pas le chemin du village ! dit-il, les larmes aux yeux, car à cette heure il était plus faible qu’un enfant. Dis-moi si tu es mort, Étienne, et ne m’entraîne pas à ma perte ! Le pâle visage du jeune sergent eut un sourire. – Il faut que j’aille m’asseoir cette nuit sur les degrés de la Croix-qui-Marche, dit-il. Mathurin tomba sur ses genoux et s’écria, en joignant les mains : – Mon vrai camarade, si c’est pour avoir la certitude de la mort du dernier Treguern, ne va pas si loin, car je puis te la donner, par malheur. Filhol de Treguern est décédé en son manoir, il y a bientôt un an. – Je ne te crois pas ! dit Étienne. Quelques heures auparavant, il n’eût pas fait bon de dire comme cela, en face, au sergent Mathurin : Je ne te crois pas ; mais Dieu sait qu’en ce moment il n’était pas susceptible ! – Je ne te crois pas, répéta Étienne, et si la paroisse d’Orlan tout entière venait me dire comme toi, je répondrais encore : C’est impossible ! entre Treguern et moi il y a un pacte, et Treguern est le fils des chevaliers : pourquoi aurait-il oublié sa promesse ? Le pas du jeune soldat s’allongeait malgré lui, et il parlait maintenant avec une certaine agitation. – Alors, dit Mathurin, dont la voix s’étouffait dans sa gorge, tu crois que le mort t’attend aux Pierres-Plantées ? – Je prie Dieu qu’il n’y ait point de mort, répondit Étienne. Puis il ajouta en voyant que Mathurin ralentissait sa marche : – Voici mon chemin. L’autre sentier conduit tout droit au bourg d’Orlan. Je n’ai pas besoin de toi pour aller à la Croix-qui-Marche. Séparons-nous ici. Ils avaient atteint la lisière de la futaie, la lande était devant eux éclairée par cette lumière fantastique et changeante que les nuages laissaient tomber dans leur course. C’était comme un immense tapis ras et tout noir sur lequel tranchaient çà et là des roches d’une blancheur éclatante. Aussi loin que le regard pouvait atteindre, les choses étaient ainsi : des points blancs sur un fond noir. Elles sont là, dressées et alignées dans un ordre bizarre. On dit que chaque année il en vient une nouvelle durant la nuit du vendredi-saint. Qui donc les a dressés, ces colosses de pierre que nulle force humaine ne pourrait soulever ? Les deux sentiers désignés par Étienne formaient un angle très aigu. L’un d’eux montait vers le dos de la lande, au plus épais des Pierres-Plantées ; l’autre suivait le plat et s’en allait vers les champs cultivés. Mathurin hésitait grandement. L’idée de s’engager tout seul dans un des sentiers de la lande lui donnait un avant-goût de son agonie. – Va donc ! murmura-t-il d’une voix brisée, je te suis. Mais que ma perte retombe sur toi, si je n’ai pas de confession à ma dernière heure ! Pendant un quart d’heure, ils marchèrent sans échanger un mot. Par intervalles, des gouttes de pluie, larges comme un écu, tombaient avec bruit et sonnaient à la ronde. Ce n’était pas assez pour abattre la poussière du chemin. Au bout de quelques secondes, le ciel se refermait et le croissant qui descendait vers l’horizon diamantait les sommets humides des touffes de bruyère. Il y a des roches debout sur presque toute l’étendue de la Grand’Lande. On appelle plus particulièrement les Pierres-Plantées une sorte d’enceinte irrégulièrement ovale qui est formée par plusieurs rangs de roches concentriques et au milieu de laquelle se trouve une table en granit, pareille à celle que nous avons décrite sous le nom de la Pierre-des-Païens. Autour de l’enceinte, les roches s’éloignent en radiant, et si l’on voyait de haut, en ballon, par exemple, l’ensemble de ce gigantesque monument, on trouverait qu’il figure une étoile à treize branches inégales. La Croix-qui-Marche est située à une centaine de pas de l’enceinte, en un lieu où la lande, moins aride, laisse croître quelques broussailles. Elle est beaucoup plus haute que le commun des croix de carrefour et taillée dans un seul bloc de granit. Le caractère des sculptures à demi-effacées qui la couvrent lui donne une date fort ancienne. Il y a sur l’arbre des monstres cornus et des têtes de démons. Elle est élevée sur trois marches de grès et entourée de grandes ardoises fichées en terre. Un jour, en un temps que nous ne saurions point dire, Tanneguy de Treguern, le bon chevalier, poursuivi par une douzaine d’Anglais et perdant son sang abondamment, vint tomber sur les degrés de la croix. La croix était alors un peu plus loin et l’on voit bien encore la trace carrée de sa base à quelques pas de là. Quand les Anglais se montrèrent, sortant des rochers, Treguern prit son épée et tâcha de se relever ; mais il ne put, parce que tout son sang baignait les marches de la croix. Il dit : « Sainte croix, rends-moi mon sang pour que je meure debout, comme un chevalier, ou viens à mon secours ! » La croix se mit en marche, jetant assez rudement de côté le bon Tanneguy de Treguern ; quand les Anglais hérétiques virent ce miracle, ils se serrèrent les uns contre les autres dans leur épouvante, tellement qu’à douze qu’ils étaient, ils n’occupaient pas plus de place que le degré inférieur de la croix. Celle-ci vint jusqu’à eux, se souleva de terre et leur fit de sa large base une tombe après les avoir broyés. On raconte ainsi l’origine de ce nom : La Croix-qui-Marche ; mais on la raconte encore autrement et il y a bien sur ce thème un demi-cent de légendes. Étienne pénétra dans l’enceinte des Pierres-Plantées ; il ne s’arrêta qu’au pied même de la croix. – C’est ici, dit-il en se découvrant, que nous sommes venus une fois, Filhol de Treguern et moi, à l’heure de minuit. C’est ici que chacun de nous a dit, sous serment : « Si je meurs le premier, je reviendrai t’apprendre ce qu’il y a sous la pierre du tombeau. » Les jambes de Mathurin chancelaient, et il lui semblait que la terre allait s’entr’ouvrir sous ses pieds. – Nous étions assis sur les marches de la croix, dit encore Étienne, je vais m’asseoir sur les marches de la croix. Comme il le disait, il le fit. Mathurin n’avait plus de sang dans les veines. – Filhol ! prononça Étienne d’une voix tremblante, non pas de crainte, mais d’émotion, si tu es mort, souviens-toi de ta promesse ! Une voix distincte s’éleva dans le silence de la nuit pour répondre : – Je suis mort, et je me souviens. Mathurin poussa un cri d’angoisse et tomba la face contre terre. Il ne bougea plus. Étienne se leva tout droit, respirant avec force et promenant sous les broussailles qui environnaient la croix son regard avide. Le rouge de la fièvre était à son front, l’audace de la fièvre était dans son cœur. Il ne vit rien ; le vent laissait les broussailles immobiles, et nul objet vivant ne se montrait sur le fond noir de la bruyère. – Où es-tu ? demanda-t-il. – Dans l’air que tu respires, répondit la voix. – Ne peux-tu te montrer à moi ? Il y eut un silence, et le premier éclair déchira la nue vers l’occident. Quand la voix répondit de nouveau, elle semblait s’être éloignée et, comme le vent grondait furieusement, c’est à peine si Étienne put saisir le sens de ses paroles. La voix disait : – Quand tu seras seul et que la lune sera descendue sous le clocher d’Orlan, je te donne rendez-vous à la Pierre-des-Païens. Ne crois rien de ce qui te sera dit contre Geneviève, ma femme.

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V L’apparition Étienne écoutait encore, mais son oreille ne saisit plus aucun son. Il crut voir seulement au loin une forme indécise qui glissait sur la lande, comme si le souffle de l’orage l’eût emportée. Alors il essuya la sueur de son front et appuya sa main contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine ; la nature reprenait le dessus ; des larmes jaillirent de ses yeux, et l’exaltation fébrile qui tout à l’heure le soutenait fit place à une douleur profonde. Filhol de Treguern était mort ! Filhol qu’il aimait comme les autres aiment leurs frères et leurs sœurs, leur père et leur mère. Il n’avait pour toute famille, lui, Étienne, que sa sœur Marion depuis longtemps mariée, puis veuve ; sa vraie famille, c’était Filhol, son maître et son ami. Une fois, ce sentiment qui est au cœur de tout jeune homme avait entraîné Étienne vers la pensée du mariage, et, comme il avait un cœur loyal, sa tendresse avait été sincère et profonde. Elle était si belle, cette blonde Geneviève qu’il voyait sourire à Dieu, parmi les fleurs qui entouraient l’image de la Vierge, dans la paroisse d’Orlan ! Elle était si pure, si bonne, si pieuse, et celui qui devait être son époux aurait un si doux ciel sur la terre ! Eh bien ! Geneviève, la blonde, celle qui avait eu les prémices de son cœur et qui était l’espoir de toute sa vie, Étienne lui avait dit adieu, sans se plaindre, parce que son rival était Filhol de Treguern. Il n’avait pas hésité un instant ; la pensée ne lui était même pas venue qu’il pût faire autrement que de donner à Filhol sept ans de liberté, en même temps qu’il lui sacrifiait le bonheur de sa vie entière ! Et maintenant voilà que Filhol de Treguern était mort, mort à vingt-deux ans, laissant Geneviève veuve à la garde d’un pauvre berceau. Étienne avait dit non tant qu’il avait pu, mais il fallait bien croire, enfin. Les sanglots déchiraient sa poitrine. Et je ne sais comment une lueur l’éblouit parmi ses larmes, tandis qu’une voix tentatrice répétait à son oreille : Veuve et libre ! C’était l’image de Geneviève qui passait devant ses yeux. Il se fit horreur à lui-même. – Holà ! Mathurin ! cria-t-il en secouant sa chevelure inondée de pluie, car l’orage avait enfin éclaté et les nuages versaient leurs torrents d’eau sur la lande. Mathurin restait là, étendu comme une masse et à demi-noyé, dans la boue. Étienne le releva de force, et le pauvre diable ouvrit enfin les yeux. Il n’avait gardé aucune conscience de ce qui s’était passé ; seulement, quand il vit à la lueur des éclairs la figure pâle et ravagée de son compagnon, d’instinct il se reprit à trembler. – Où sommes-nous ? murmura-t-il avec hébétement. – Sur la route du pays, répondit Étienne, qui eut un rire amer, et c’est une heure joyeuse que celle où l’on revient au pays. – Oui, balbutia Mathurin, qui se tâtait et qui commençait à sentir le froid de ses habits mouillés ; c’est une heure joyeuse ! mais pourquoi sommes-nous en ce lieu ? – Passe-moi la gourde, dit Étienne. Mathurin obéit. Étienne soupesa la gourde pour en jauger le contenu, puis il la rendit à Mathurin en disant : – Tu peux boire. La gourde était de taille, et restait pleine aux trois quarts. Mathurin but, et chaque fois qu’il s’arrêtait, Étienne lui disait : Encore ! encore ! Si bien que la gourde se trouva à moitié. Étienne la prit alors et ne but qu’un coup ; mais, quand il la rendit à Mathurin, elle était vide. – Oh ! oh ! fit Mathurin, que sa dernière libation, arrivant à la suite d’un évanouissement, avait enivré, tu as bu une bonne gorgée ! Étienne brandit son bâton au-dessus de sa tête ; il avait du feu dans le cerveau. – Sens-tu comme elle est fraîche sur le front, cette ondée du bon Dieu ! s’écria-t-il. En route ! ceux qui nous aiment nous attendent ! – En route ! répéta Mathurin. – Et une chanson ! reprit Étienne, afin qu’on nous écoute venir de loin et qu’on ne dise pas que des soldats comme nous ont peur du tonnerre ! Mathurin n’était pas en état de démêler ce qu’il y avait de cruellement triste dans cette gaîté de son camarade ; il était lancé désormais, le bon garçon, et ce fut à pleine voix qu’il entonna le refrain de la ronde : Veux-tu boire, j’ai de l’iau, Plein ma seille, plein mon siau, Jean, ma pauv’ vieille ; Digue, digue, digue digue dou ! J’nai point d’ l’iau, j’ai du bon cidre doux Plein mon siau, plein ma seille ! – Allons, Étienne, ajouta-t-il, du gosier, mon homme, du gosier ! Ils marchaient, sous la pluie battante, dans le sentier changé en torrent, et ils chantaient. Quelqu’un les écoutait venir, selon la parole d’Étienne. Comme ils achevaient le refrain après un dernier couplet, ils virent les grandes ailes du moulin de Guillaume Féru que le vent faisait tourner avec une rapidité folle. La lande était traversée et Mathurin se sentait si brave maintenant qu’il prit de lui-même la route qui menait à la maison de sa mère. Étienne descendit tout seul vers le moulin. Au moment où il frappait à la porte, la taille haute et raide de douairière Le Brec se dessina en silhouette devant la fenêtre éclairée. – Salut, soldat, dit-elle, tu arrives en chantant et tu arrives bien. Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras au baptême. Étienne ne répliqua point. Il se demandait pourquoi cette vieille femme était là, sous ce grand orage, à pareille heure de la nuit, et il pensait, car, malgré son courage intrépide, il y avait un coin de son cœur ouvert à la superstition, il pensait que cette rencontre était de menaçant augure. La première personne qu’il avait vue en arrivant au pays, c’était le cloarec Gabriel, cet ennemi inconnu. La seconde, c’était douairière Le Brec, dont la haine violente et implacable ne faisait mystère pour personne. Que parlait-elle de funérailles et de baptême ? – Tu perdrais ton temps, soldat Étienne, reprit douairière Le Brec, à vouloir entrer dans cette demeure. Continue ton chemin, et va vers celui qui t’attend. – Celui qui m’attend ? répéta le jeune sergent. La vieille eut un rire sec et moqueur. – Les broussailles de la Croix-qui-Marche ont des oreilles, murmura-t-elle ; si les morts ont du temps à perdre, Filhol de Treguern te doit quelque chose depuis l’heure de son décès. En ce moment, au milieu du fracas que faisait le moulin, on entendit des voix, Étienne, qui s’éloignait déjà, s’arrêta. – Je veux savoir ce qu’il y a là, dit-il. Douairière Le Brec lui avait dit tout à l’heure qu’il ne franchirait pas le seuil du moulin, et, en disant cela, elle s’était campée devant la porte, son bâton blanc à la main, comme si elle eût voulu défendre le passage de vive force ; mais elle parut se raviser. – Tu n’es pas tout le monde, toi, dit-elle avec sarcasme, tu es de la famille ! Entre si tu veux. Étienne n’entra pas. Une main de fer serrait son cœur dans sa poitrine. Il avait cru reconnaître une des voix qui, tout à l’heure, avaient parlé, et le nom de Geneviève était sur ses lèvres. – Eh bien ? dit douairière Le Brec, qui s’effaça pour le laisser passer. Étienne s’éloigna en courbant la tête et sans répondre. Comme il descendait le chemin qui mène à la Pierre-des-Païens, il put entendre la vieille femme répéter avec son rire strident : – Tu n’étais point aux funérailles : tu seras au baptême ! – Geneviève ! Geneviève, pensait Étienne dont le cœur se fendait. Pendant qu’il descendait le sentier lentement, le vent avait balayé les derniers nuages ; la pluie tombait encore de la feuillée sur les bords du chemin, mais le sombre azur du ciel étincelait de mille feux. Les étoiles avaient cet éclat diamanté qui leur vient après la tempête. Lorsque Étienne arriva devant la Pierre-des-Païens, le ciel, purifié, étalait au-dessus des campagnes les prodigues merveilles de sa magnificence ; la lande arrosée jetait dans la nuit ses parfums sévères, et l’on entendait pour tout bruit le murmure des petits torrents laissés par la tempête sur les pentes labourées. Étienne n’était pas le premier au rendez-vous. Il reconnut de loin Filhol de Treguern, debout au milieu des touffes d’ajoncs et le coude appuyé sur la table de pierre. Treguern n’avait point cette apparence que l’on prête à ceux qui reviennent de l’autre monde. Il est vrai que la nuit était trop profonde pour qu’Étienne pût distinguer les traits de son visage, mais l’habitude de son corps gardait cette grâce juvénile qui le distinguait autrefois. Les touffes de ses beaux cheveux blonds retombaient sur ses épaules, son front s’appuyait contre sa main. L’émotion du jeune sergent était à son comble. Peut-être eût-il supporté mieux la vue d’une de ces apparitions funèbres qui frappent l’imagination encore plus que le cœur : une longue forme pâle drapée dans ce vêtement suprême que la mort emporte avec elle. Mais, au contraire, il revoyait Filhol tel qu’il l’avait laissé au départ. Ce que la nuit cachait pouvait être horrible, ce que la nuit laissait voir était tout gracieux et tout jeune. L’idée de la mort s’évanouit dans l’esprit d’Étienne, la notion du temps écoulé disparut aussi. Il se demanda s’il n’avait pas fait un rêve cruel et si ce n’était pas la veille qu’il avait embrassé son frère Filhol pour la dernière fois. Il eut cette joie des gens qui s’éveillent et qui repoussent loin d’eux le cauchemar vaincu. Il s’élança, emporté par son premier mouvement, et s’engagea entre les broussailles, impatient de presser Treguern contre son cœur. – Reste là ! dit l’apparition, qui fit en même temps un geste de la main. Étienne s’arrêta court. Treguern s’était redressé dans l’attitude du commandement, et Étienne frissonna jusque dans la moelle de ses os, parce que son regard, habitué à l’obscurité, distingua vaguement sous la blonde chevelure de son frère, quelque chose de confus et de sombre qui n’était plus un visage. La réalité poignante l’étreignait de nouveau. – Souffres-tu, Filhol, mon frère ? demanda-t-il, les larmes aux yeux. – Oui, répondit Treguern, et je le mérite. – Je reviens pauvre comme j’étais parti, s’écria le jeune sergent, et je n’ai plus qu’un bras ; mais si ce bras peut travailler encore, tu auras des messes et des prières, Filhol, mon pauvre Filhol ! L’apparition remit son front sur sa main et Étienne n’eut point de réponse. – As-tu quelque chose à me commander ? dit-il après un silence. Mort ou vif, Treguern est mon maître et je saurai lui obéir. L’apparition fit un signe de tête équivoque, et le jeune sergent crut entendre qu’elle murmurait : – Peut-être. Il y eut un second silence, puis le spectre reprit d’une voix lente et chargée de tristesse : – Te souviens-tu, Étienne, la veille de ton départ, nous entrâmes tous deux à l’église d’Orlan ; nous nous mîmes à genoux devant le grand tombeau de Tanneguy, qui parle si haut de la puissance de mes ancêtres, et nous priâmes. Et nous allâmes ainsi, de tombe en tombe, partout où était inscrit le nom de Treguern, nous agenouillant et priant. – Je m’en souviens, dit Étienne. – Je te disais, poursuivit Filhol, car j’avais l’âme navrée de l’abaissement de ma race, je te disais, en suivant ces sépulcres qui allaient s’amoindrissant toujours : C’est comme un escalier dont le premier degré, tout en marbre, soutient les colonnes du portique, tandis que la dernière marche, broyée par le pied des passants, disparaît sous la fange. Je disais cela en voyant la tombe de mon père, où nous ne pûmes planter qu’une pauvre croix de bois. Étienne, t’en souviens-tu ? – Je m’en souviens. – Eh bien ! au-dessous de cette dernière marche fangeuse et mutilée, il y a encore un degré. Après la pauvre tombe de mon père, il y a encore une tombe plus pauvre, et celle-là est à moi ! – Sur mon salut, Filhol, s’écria Étienne, qui sanglotait, dussé-je mendier par les chemins, tu auras une table de marbre comme il convient à ta naissance, une table avec ton nom, tes titres et ton écusson ! Filhol secoua la tête. Étienne crut deviner comme un sourire sous les boucles blondes qui inondaient son visage. Quand Filhol parla de nouveau, sa voix était changée. – Ce qu’il faut, dit-il d’un accent bref et impérieux, ce n’est pas une tombe à Treguern mort, c’est un palais à Treguern vivant ! – Vivant ! Treguern ! répéta Étienne, prompt à espérer. – L’heure passe, interrompit le spectre, et les minutes sont sévèrement comptées. Je vais t’interroger, réponds-moi : Qu’as-tu vu cette nuit sur la route de Redon ? – Trois hommes à cheval, répliqua Étienne. – Qui étaient ? – Ton nouvel ami, Filhol, ce Gabriel... – Passe ! dit l’apparition, celui-là ne pouvait pas manquer de venir. – Ton oncle, le commandeur Malo... – Passe ! Il est, dit-on, un oiseau qui ne sort du nid que durant la tempête. Et le troisième ? – Un étranger. – Un Anglais ? – On me l’a dit. Un long soupir s’échappa de la poitrine de Treguern. Était-ce souffrance ou joie ? Le spectre reprit : – Tu as passé devant le moulin de Guillaume, as-tu vu ou entendu quelque chose ? – J’ai entendu des voix. J’ai vu une fenêtre éclairée, douairière Le Brec au devant. L’apparition tressaillit à ce nom. – Le jour viendra, murmura-t-elle, où chacun sera récompensé selon ses œuvres. Une femme du nom de Treguern a été trompée par ceux qui lui devaient aide et secours. Que son suborneur soit maudit ! – Dis un mot, s’écria Étienne, et celui qui a fait tort à Geneviève... – Je ne parle pas de Geneviève, interrompit le spectre sans s’émouvoir, je parle de ma demi-sœur Marianne. Je t’avais ordonné de ne rien croire contre Geneviève. Étienne dit : – J’ai eu tort, pardonne-moi. Filhol reprit d’une voix calme et grave : – Cette pauvre tombe qui est après celle de mon père, ma tombe à moi, est creusée, comme on te l’a dit, depuis une année. Et pourtant, Geneviève, ma femme, m’a donné un fils. Ne m’interromps pas : le temps presse. L’enfant est légitime et c’est en lui que le nom de Treguern sera relevé. Tu seras son parrain, et demain tu le porteras au baptême, malgré les clameurs des gens de la paroisse. Tu le nommeras Tanneguy comme s’est appelé mon père, comme se sont appelés tous nos grands aïeux et comme je m’appelais moi-même. Après le baptême, l’enfant n’aura plus besoin de toi. Quelqu’un veillera sur lui et sur sa mère. Et maintenant, adieu, mon frère Étienne. Le jeune sergent allait interroger peut-être, lorsqu’un bruit faible se fit derrière lui. Il se retourna vivement. La taille haute et raide de douairière Le Brec se dessinait au milieu du chemin. – Que t’avais-je dit, soldat Étienne ? grommela-t-elle en ricanant : Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras au baptême ! Étienne ramena son regard vers la Pierre-des-Païens, mais le spectre de Filhol n’y était plus. Seulement il entendit, tout près de lui, dans les broussailles, un murmure léger qui disait encore : – Adieu, mon frère : prie pour moi ! Puis ces paroles plus confuses arrivèrent jusqu’à lui : – N’approche pas, cette nuit, du manoir de Treguern, je te le défends !

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VI Bonne personne Marion – Faut pas croire, dit le père Michelan avec force, qu’un orage comme cela fait grainer le blé noir. Ah ! dam ! non, sûrement, ma foi jurée ! – Plus on va, répliqua Vincent Féru, le frère du meunier Guillaume, plus ça devient difficile de faire pousser quelque chose sur la terre. Mon papa a vu le temps où le froment montait tout seul et sans fumier à une toise et demie au-dessus du sillon. Vlà qu’est vrai ! – Et mon grand-père, ajouta le gars Mathelin, qui était pâtour, a vu les pommes du clos Le Brec grosses comme la boule à jouer aux quilles et plus rouges que la joue de Toinette Maréchal ! Ce compliment ne contribua point à pâlir les joues de Toinette, et ce devaient être de belles pommes que celles qui rivalisaient d’éclat avec le ponceau luisant de son teint. Ils étaient tous, les filles et les garçons, assis autour de la table, et faisant la veillée de la fête de l’Assomption, à la mi-août, chez bonne personne Marion Lécuyer, métayère à la ferme de Treguern. La ferme de Treguern s’appelait ainsi par souvenir seulement. Bien qu’elle touchât au manoir, il y avait longtemps qu’elle avait changé de maîtres. La salle basse de la ferme était grande ; trois degrés taillés dans le sol et maintenus par de petits pieux la séparaient de l’étable où dormaient deux bonnes vaches sur la litière, non loin des porcs ronfleurs qui rêvaient, le groin sous le ventre, roulant en demi-cercle leur échine étroite et longue. Il y avait sur la table une chaudronnée de gigoudaine ou soupe de sarrasin, mets national que Paris arriéré ne connaît pas encore ; çà et là, les pichets couronnés de mousse arrondissaient la brune faïence de leur ventre. Bonne personne Marion Lécuyer avait de quoi, comme on disait au bourg d’Orlan : elle pouvait offrir ce festin à ses voisins et amis, rassemblés chez elle pour la veillée. Les écuelles, larges, profondes, s’emplissaient et se vidaient assez bien, car la gigoudaine altère et il n’en faut pas beaucoup pour étouffer un homme robuste. Tout en parlant de la tempête qui versait pour la seconde fois ses torrents de pluie au dehors, le vieux Michelan, Vincent Féru, Pelo, le vannier, Mathelin et les autres glissaient de temps en temps vers l’âtre des regards sournois ; il y avait là, sous le vaste manteau de la cheminée, un personnage dont nous n’avons point parlé encore. C’était un soldat. Son uniforme trempé d’eau fumait ; il tournait le dos à l’assemblée et appuyait sa tête contre sa main. La salle n’était éclairée que par une résine prise dans un petit bâton fendu en deux qui pendait à la poutre ; le feu allait s’éteignant et ne rendait plus aucune lueur ; on ne voyait point le visage de l’étranger, et les bonnes gens qui faisaient la veillée chez Marion Lécuyer perdaient leur peine à vouloir distinguer ses traits. Il était entré là un quart d’heure auparavant ; il avait été prendre place sans mot dire sur une escabelle vide au coin de l’âtre. Bien que l’hospitalité bretonne permette à la rigueur cette façon de s’introduire, il est pourtant d’usage de dire en entrant : Salut à tretous, bonsoir la maisonnée, ou quelque autre politesse. Le soldat – le bleu – comme l’appelaient déjà les hôtes de bonne personne Lécuyer, s’était dispensé de cette simple formule. Depuis qu’il avait passé le seuil, il gardait sa tête appuyée contre sa main gauche, absorbé dans ses réflexions et poussant par intervalles de gros soupirs. Au moment de son arrivée, on bavardait activement autour de la chaudronnée de gigoudaine ; il y avait sur le tapis un sujet de conversation intéressant au plus haut point et tout plein de mystères. Il s’agissait des deux orphelines et de la veuve qui habitaient le manoir de Treguern, vivant Dieu sait comme, et allant Dieu sait où. Il s’agissait de la chute étrange de cette grande race des Treguern à qui le pays tout entier portait encore un respect involontaire. Il s’agissait des mille bruits qui couraient sur la mort prématurée de Filhol, sur sa demi-sœur Marianne endiablée par douairière Le Brec, l’excommuniée, et sur Geneviève vivant seule au manoir avec la petite sœur Laurence. L’entrée du bleu avait fermé toutes les bouches. La Bretagne était en paix, mais le souvenir des guerres de la chouannerie restait trop vif pour qu’il n’y eût point dans les cœurs un reste de défiance contre tout inconnu portant l’uniforme. C’était à cause du soldat qu’on parlait ainsi de la pluie et du beau temps. – Quant à cela, reprit le vieux Michelan en ôtant le fosset de la corne de bœuf qui lui servait de tabatière, j’ai vu bien des cuvées dans mon pressoir, et les plus grosses pommes ne font pas toujours le meilleur cidre, je ne mens pas. Vincent Féru ajouta didactiquement : – Faut qu’elles soient grosses en moyenneté. Point de trop ni de trop peu ; mais pour ce qui est du cidre de la voisine Marion, il est droit en goût et fort en fruit. Ah ! dam ! oui, dam ! – Ah ! dam, oui, ça c’est vrai ! appuya le chœur, tandis que toutes les lèvres altérées se mouillaient aux bords des écuelles. De tous les regards qui s’attachaient à la chevelure noire et frisée du soldat, celui de Marion Lécuyer était le plus obstinément curieux. Une fois déjà, pour remplir son devoir, elle avait demandé au soldat s’il voulait une écuellée de gigoudaine toute chaude ; le soldat avait répondu non sans se retourner. En écoutant le son de cette voix, bonne personne Marion eût donné une pièce de quinze sous pour voir à son aise la figure de l’étranger. – L’homme ! dit-elle en s’adressant à lui une seconde fois, si vous avez traversé la lande sous la première ondée, m’est avis que vous avez grand besoin de vous réchauffer le cœur. Levez-vous et prenez place à table. Le soldat ne bougea point. Les gens de la veillée échangèrent un regard significatif. – Il dort ! dit Toinette Maréchal. Marion Lécuyer était une femme de trente ans à peu près. Sa figure honnête et douce avait cette digne bienveillance qui est la beauté de la ménagère bretonne. Mais là-bas les femmes travaillent dur, comme eût dit le père Michelan, et le travail vieillit. Marion Lécuyer, veuve depuis du temps, n’était plus une jeune femme ; elle avait le grade de bonne personne, qui est quelque chose comme un brevet de virilité accordé aux maîtresses des grosses fermes restant seules et sans métayer pour mener les hommes de la charrue, de la huche et du pressoir. Toute gradée et importante qu’elle était, bonne personne Marion jeta sur l’inconnu un regard timide, et devint pensive. Michelan avait versé, dans le trou que forment à l’attache du poignet les deux muscles du pouce, un petit tas de la poudre impalpable que les paysans bretons prisent en fraude de la régie. Il secoua la tête avec lenteur et aspira la poussière jaunâtre qui lui amena des larmes plein les yeux. – Du temps que je braconnais dans la forêt, murmura-t-il, j’ai vu plus d’un lièvre qui ne bougeait point sur le coup et qui me partait ensuite entre les jambes quand j’avais remis mon fusil à l’épaule. – Vous croyez qu’il fait semblant ?... risquèrent quelques voix timides. Michelan remit sa corne dans sa poche et prit le pichet en disant à haute et intelligible voix : – Pour ça, mes garçailles, des orages de même ne feraient pas grainer le blé noir. Ah ! dam ! nenni donc ! Pendant que chacun admirait la prudence de ce vieillard, Marion Lécuyer, la métayère, prit la résine et se leva. Elle alla jusqu’au foyer et se mit à examiner son hôte de plus près. Cela n’était point facile, car la main du soldat s’étendait comme un masque de son front à sa bouche. Marion revint et dit avec un soupir de regret : – Ce n’est pas celui que je croyais ; il n’a qu’un bras. – Il n’a qu’un bras ? répéta le cercle étonné : c’est donc manchot qu’il est ! – Et vous pouvez parler sans crainte, ajouta bonne personne, car il dort comme une souche ! – Eh bien ! s’écria le pâtour Mathelin, je disais que douairière Le Brec, chez qui je suis pour mes péchés, a pris son bâton blanc dès la brune pour aller trôler par la lande. C’est jour de sabbat, pour sûr, et la nuit dernière j’ai entendu parler jusqu’au matin dans le bas de la Tour de Kervoz. – C’était peut-être le commandeur Malo qui chantait ses litanies ? dit Vincent Féru. – Quand le commandeur Malo est à la tour, répliqua le petit Mathelin, on voit la lueur de sa lampe par les meurtrières du premier étage. Je sais bien comme c’est fait chez lui, puisque c’est moi qui ai bouché les trous de sa muraille avec de la terre mouillée. Voilà déjà bien un mois que le commandeur n’est venu à la tour. – Il y sera cette nuit, interrompit Pelo, le vanneur. En traversant la châtaigneraie, j’ai entendu son cheval poussif qui plaignait et qui toussait dans le fourré. – Il vient chercher là la pierre cassée ! prononça gravement Marion Lécuyer. – Est-ce que vous croyez à la pierre cassée, vous, la Marion ? demanda Vincent Féru, qui avait parfois des velléités de scepticisme. – Si je crois à la prophétie de Treguern ! s’écria la métayère, dont le visage tranquille s’anima. Et pourquoi n’y croirais-je point, puisque mon père et mon aïeul y ont cru avant moi ? Tous les chrétiens qui vont à la grand-messe le dimanche ont pu voir qu’il manque une cornière au tombeau de Tanneguy. Cela est ainsi depuis des centaines d’années. Et depuis que cela est ainsi, Treguern descend toujours, toujours : la prophétie l’avait annoncé. Et pour que Treguern regagne tout ce qu’il a perdu, il faut qu’on retrouve l’angle de pierre qui manque au tombeau de Tanneguy ! – Depuis le temps qu’on cherche... voulut commencer Vincent. Mais les femmes se signaient déjà et le vieux Michelan dit : – Treguern n’est pas du monde comme les autres. Il y a encore une autre prophétie qui dit : « Avant de ressusciter, Treguern mourra trois fois. » Ceux qui sont jeunes verront peut-être bien des choses ! – Pas tant que n’en ont vu ceux qui sont vieux ! interrompit Marion Lécuyer, qui avait croisé ses bras devant elle sur la table ; on vit longtemps avant de mourir, Vincent Féru, et pourtant la mort ne manque jamais à personne : avant de trouver aussi, on peut chercher longtemps. Quand ma mère était jeune fille, la maison où nous sommes appartenait encore à Treguern, et vous savez bien que c’était un bon maître ! Les Le Brec de Kervoz commençaient alors à faire fortune : à mesure que Le Brec montait, Treguern descendait. Ma mère disait que les trois jeunes frères du comte Tanneguy se rencontrèrent une fois avec les cinq fils Le Brec dans le pâtis de la Margerie. Il y eut bataille, car ces deux races-là se haïssent d’instinct comme les braves chiens de garde détestent les loups. Quatre des cinq Le Brec restèrent sur le gazon : un Treguern valut toujours deux hommes. Françoise Le Brec, qu’on appelle maintenant la douairière, trempa dans le sang le coin de son crêpe de deuil. Quand l’évêque de Vannes vint au pays pour réconcilier Le Brec et Treguern, qui s’embrassèrent par trois fois sur les marches de l’autel, quand la fille aînée de Kervoz eut épousé le comte Tanneguy, Françoise Le Brec ne voulut jamais passer le seuil du manoir. On dit que, dès ce temps-là, elle allait aux Pierres-Plantées, et que le faux prêtre lorrain, hérétique et janséneux et jureur qui dit la messe à la Croix-qui-Marche, lui avait enseigné à jeter le mauvais sort. Les trois cadets de Treguern qui avaient tiré l’épée aux pâtis de la Margerie moururent dans l’année qui suivit le mariage, et Marianne, la demi-sœur du pauvre Filhol, vint au monde le jour même où le dernier des trois trépassa... On écoutait autour de la table. Les écuelles restaient pleines maintenant. On voyait les jeunes filles et les jeunes gars ouvrir de grands yeux et avancer la tête : cette histoire de la famille de Treguern était plus ou moins connue de tous ceux qui menaient la veillée chez Marion Lécuyer : mais, pour ce petit peuple, avide de merveilleux, l’histoire de Treguern était la plus merveilleuse de toutes les légendes. On avait beau savoir, on ne savait jamais tout. C’était comme une inépuisable mine du fond de laquelle surgissait toujours quelque nouveau mystère. – Les trois cadets défunts revinrent pendant un an à la Pierre-des-Païens, dit le vieux Michelan à voix basse, tandis que tout ce qui portait coiffe dans l’assemblée avait le frisson. On les appelait les trois Freux parce qu’ils plaignaient dans la nuit comme des oiseaux de malheur. La mère de la Marion ne mentait point. Au bout de l’an, un soir, Hélène Le Brec, comtesse de Treguern, la mère de Marianne, s’endormit bien portante et ne s’éveilla plus : on avait entendu toute la nuit les trois Freux qui l’appelaient par son nom en maudissant. – Alors, reprit Marion Lécuyer, Françoise Le Brec, la douairière, entra pour la première fois au manoir. Elle se mit à aimer la petite Marianne, fille de sa sœur défunte, et peut-être qu’elle eût oublié sa haine si le comte Tanneguy, tout jeune encore, n’eût épousé une autre femme. – La bonne comtesse ! s’écrièrent plusieurs voix dans l’assemblée, la mère de Filhol et de la petite demoiselle Laurence ! – Françoise Le Brec quitta de nouveau le manoir, continua la métayère et, de cette fois, elle ne devait jamais oublier ni pardonner. Elle était déjà veuve en ce temps de son cousin Jean Le Brec, qui lui laissa en douaire la grand’ferme, Château-le-Brec et le moulin de Guillaume. Elle avait été passer du temps au bourg de Feuillans, dans le pays de St-Brieuc, et elle en revint avec un petit gars dont personne n’a jamais connu le père ni la mère. Autour de la table, quelques voix prononcèrent tout bas le nom du jeune cloarec Gabriel. La métayère fit comme si elle n’eût point entendu. – Quand Marianne de Treguern eut l’âge de marcher, reprit-elle, vous eussiez dit que ses petites jambes la portaient tout naturellement vers Château-le-Brec. Celle-là n’a point le cœur Treguern ! Elle ressemble aux Le Brec de Kervoz par l’âme et par le visage. – Elle n’est point vilaine demoiselle, dit Mathelin le pâtour, mais, pour bonne, c’est différent. Si je ne sais pas ce qui se passe au manoir, je puis bien parler de Château-le-Brec, puisque j’y demeure. Eh bien ! quand Marianne venait visiter sa tante, l’automne dernier, on était bien sûr de voir le cloarec Gabriel dévaler le chemin du bourg. Il y avait à peine un mois que Filhol était dans la terre que déjà on se divertissait comme il faut dans la grande salle de Château-le-Brec. Douairière fermait les portes ; mais, quand on rit de trop bon cœur, les portes fermées n’empêchent pas d’entendre. J’ai ouï bien souvent douairière dire qu’il n’y avait pas de bon Dieu, que son Gabriel ne serait jamais de la cachette et qu’il s’épouserait avec Marianne à la Croix-qui-Marche par la bénédiction du faux prêtre jureur... Bonne personne Marion, vous qui savez tout, est-ce vrai que les souterrains de Château-le-Brec vont jusqu’au manoir de Treguern, en passant sous la Pierre-des-Païens ? – Ma mère me l’a dit bien souvent, répliqua la métayère. – C’est que je n’ai pas pu finir tout à l’heure quand je vous parlais de ces bruits qu’on entend sous la Tour de Kervoz. Au moins, le commandeur Malo lit ses grimoires tout bas, et il ne fait pas beaucoup de tapage en cherchant sa pierre cassée. Mais, au-dessous du trou qu’il a choisi pour demeure, il y a l’étage souterrain de la tour. J’ai tâché vingt fois, quand le grand soleil me donnait du cœur, de trouver la porte qui mène en ce lieu : je vous le dis, il n’y a point de porte ; seulement, au plus profond des broussailles où je m’étais faufilé en rampant, j’ai trouvé une manière de crevasse par laquelle un lapin aurait eu de la peine à passer. J’ai mis mes deux mains de chaque côté de mes yeux et j’ai regardé. – Et qu’as-tu vu, Mathelin ? demanda-t-on à la ronde. – Ce que j’ai vu ? répéta le pâtour, je n’en sais rien moi-même. Il fait noir là-dedans comme au fond de l’enfer, et je sentais un froid humide qui me frappait au visage. Cependant j’apercevais confusément quelque chose : cela ressemblait à un corps étendu de son long, et il me semblait ouïr le souffle d’un homme endormi. – Si c’est possible ! dit le père Michelan, qui eut recours à sa corne de bœuf. Les jeunes filles retenaient leur respiration, effrayées qu’elles étaient et charmées à la fois ; les hommes échangeaient des regards étonnés. La curiosité de tous était violemment excitée. Un être humain endormi sous cette masse en ruine qu’on nommait la Tour-de-Kervoz ! – Et après, mon garçonnet ? dit bonne personne Marion, qui n’était pas la moins pressée de savoir. – Et bien ! reprit Mathelin, celui-là, quel qu’il soit, homme ou diable, a des compagnons quand arrive la nuit, car de ma chambrette qui touche la muraille de la Tour, j’entends des voix confuses qui parlent sous mon lit. – Et tu n’as point dit la chose à douairière Le Brec ? demanda Marion Lécuyer. – Si fait bien, et plutôt dix fois qu’une ! – Qu’a-t-elle répondu ? – Que j’étais un poltron, que je rêvais tout éveillé et qu’elle me chasserait si j’entendais encore quelque chose. – Voyez-vous ça ! dit-on autour de la table. Personne ne songeait plus au pauvre soldat qui sommeillait au coin de l’âtre. – Si bien, poursuivit Mathelin, que j’ai voulu en avoir le cœur net une bonne fois. Je ne me fais pas plus brave que je ne le suis, mais, tout de même, j’en suis venu à mon honneur ! Il y eut un mouvement général sur les bancs qui entouraient la table. On n’interrogeait plus, mais les yeux écarquillés et les bouches béantes en disaient plus long que toutes les interrogations du monde. Mathelin se sentait devenir un personnage. – Voilà donc qu’est bon, reprit-il en posant son bonnet de laine de travers : j’avais mon idée ! Pour causer si longtemps, il faut allumer la chandelle, et je pensais bien que la cave n’était pas si noire la nuit que le jour. Hier soir, vers onze heures avant minuit, j’ai entendu qu’on commençait la veillée sous ma couchette ; je me suis levé tout doucement, j’ai pris mes braies, mon vestaquin, et je me suis habillé de bout en bout, sauf que je n’ai point chaussé mes sabots, crainte d’éveiller douairière. Je tremblais dur ; j’avais mis un peu d’eau-de-vie dans un tesson de tasse pour me réchauffer à l’occasion : je la bus ; après ça, j’ouvris ma fenêtre et je me coulai dehors. Pour le coup, on aurait entendu la souris courir dans la salle basse de la ferme. – Ma foi jurée ! s’écria Mathelin, qui était sûr désormais de son succès, je n’avais jamais vu la tour comme cela se dresser au-devant de la lune toute basse qui se couchait déjà derrière les arbres du cimetière. Elle était noire et toute déchiquetée ; le lierre qui pend aux fentes des créneaux avait l’air d’un grand drap de deuil. Les chouettes ont l’oreille fine ; je les avais éveillées ; elles tournaient en pleurant autour de leurs nids. « Il n’y avait point de lumière dans la retraite du commandeur Malo au premier étage. Mais, à l’endroit où j’avais vu la crevasse, au ras de terre, sous les broussailles, une lueur apparaissait. Je donnai mon âme au bon Dieu, car je sentais bien que je risquais ma vie, et pour la seconde fois, je me glissai, en rampant dans les ronces, jusqu’à l’entrée du soupirail... » Ici, Mathelin s’arrêta pour boire un coup à son écuelle. Chacun, dans son imagination, donnait un dénouement au récit interrompu du pâtour, et voyait de prodigieuses choses à la lueur pâle qui sortait de ce soupirail. Il y a des légendes de veillée qui commencent justement ainsi : Et Dieu sait ce qu’on découvre au fond de ces souterrains mystérieux ! – C’était comme une espèce de chambre, poursuivit Mathelin, toute ronde et qui gardait la forme de la tour. Une lampe brûlait au milieu sur un tonneau placé debout ; une manière de lit avec une carrée et des rideaux de grosse serge était à droite de la crevasse ; à gauche, du côté de la ferme, il y avait une maçonnerie arrangée pour servir d’âtre, et en m’orientant je compris bien que la fumée des tisons allumés devait monter dans la propre cheminée de douairière Le Brec. Au fond, la lumière de la lampe se noyait dans une ouverture sombre qui avait l’air d’un corridor. Où mène ce couloir ? Dieu le sait ! Autour du tonneau qui supportait la lampe, il y avait trois personnes. – Trois personnes ! répéta le cercle stupéfait. Les trois Freux, peut-être ! Et Michelan ajouta : – Dormez tranquille, après cela ! quand vous savez qu’il se passe des choses pareilles dans votre propre paroisse ! – Les connais-tu, ces trois personnes, miévrot ? demanda Marion Lécuyer. – Je suis bien sûr d’en connaître deux, répliqua le pâtour, et si je ne dis rien de la troisième, c’est que je n’ai pas vu son visage. – Qui était-ce ? qui était-ce ? s’écria l’assemblée dans une explosion de curiosité. – Or, devinez ! dit le pâtour.

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VII L’Homme noir Le pâtour Mathelin attendit une minute. Comme personne ne devinait, il prit une pose solennelle. – Nenni donc, ce n’était pas les trois Freux, prononça-t-il lentement ; il y avait deux hommes et une femme : au milieu était assis un des deux hommes, tout habillé de noir et que je n’ai pas reconnu parce qu’il tournait le dos. À droite, le cloarec Gabriel lisait des papiers à la lueur de la lampe ; à gauche, madame Geneviève pleurait sous son voile de deuil. Un grand murmure s’éleva autour de la table ; les uns répétaient le nom de Gabriel, les autres celui de Geneviève. D’autres encore disaient : – Le troisième ! le troisième ! Mathelin gardait le silence. Bonne personne Lécuyer secoua la tête gravement. – Le troisième ? dit-elle. Les cadets de Treguern revinrent pendant un an à la Pierre-des-Païens. Ma grand’mère disait bien souvent que le père du feu comte, l’aïeul de Filhol, se montra pendant douze mois dans l’avenue du manoir. Le comte lui-même, souvenez-vous... – Alors, vous pensez que le troisième était le dernier défunt Treguern ? interrompirent plusieurs voix. – Pourquoi le feu comte Filhol n’aurait-il pas le privilège de sa famille ? murmura Marion ; chacun sait bien qu’il faut un an et un jour à Treguern pour s’endormir du dernier sommeil. Cette explication cadrait trop bien avec les idées reçues pour que l’assemblée ne penchât point à l’admettre. Le silence même du petit Mathelin semblait donner raison à la métayère. Mais Vincent Féru prit la parole : – Cet homme dont le pâtour n’a pu voir le visage, dit-il, bien d’autres l’ont rencontré, depuis quelques mois, dans les champs et sur la lande. Moi qui parle, je l’ai trouvé plus d’une fois rôdant autour du manoir. – Moi aussi, murmura Pelo le vannier. D’autres encore dirent : – Moi aussi ! – Et celui-là, continua Vincent Féru, n’est pas Filhol de Treguern. Écoutez : le père de Treguern était un bon seigneur avant de devenir un pauvre homme ; je n’ai rien contre Treguern. Mais vous perdez votre temps, croyez-moi, à vouloir expliquer ce qui se passe autour de nous. Il y en a un qui sait le fin mot, et celui-là ne le dira pas. – Parles-tu de Gabriel, Vincent ? interrompit Marion Lécuyer, dont les sourcils se froncèrent. – Je m’entends et vous m’entendez, ma commère, cela suffit. Gabriel n’a pas besoin d’aller dans les caves de la tour de Kervoz, puisque Gabriel est le maître au manoir. Et, s’il jette la soutane aux orties, comme il aurait dû le faire depuis longtemps, s’il avait eu pour un liard de religion et d’honneur, on vous l’a dit, ce ne sera pas pour Geneviève, mais bien pour Marianne. – Tu parles bien, Vincent Féru ! s’écria la métayère, en respirant comme si on lui eût ôté un poids de dessus le cœur ; il n’y a point de tache à la robe de Geneviève ! Tous les yeux se portèrent sur Vincent Féru, qui avait fait un vif mouvement de la main. – J’étais à l’église d’Orlan, dit-il, quand Geneviève vint s’agenouiller à l’autel avec Filhol son fiancé. Je ne crois pas qu’il y ait au paradis un plus doux ange ! Du fond de l’âme, je leur souhaitai à tous deux du bonheur. Il s’arrêta et parut hésiter, puis il reprit en changeant de ton : – J’aimerais mieux dire ceci ailleurs que devant vous, Marion Lécuyer, car vous êtes une digne femme et vous êtes la fille du vieil Étienne qui donna tous ses enfants à Treguern. Vous aimez les Treguern comme au temps où ils étaient vos maîtres. Mais il y a onze mois que Filhol est mort... – Et tu oserais dire ?... commença Marion, suffoquée par la colère. – Je dis qu’on renvoie bien souvent, à la nuit tombante, le seul valet qui ait suivi la mauvaise fortune de Treguern. Je dis que le berceau d’Olympe, la pauvre orpheline de Filhol qui n’a point connu son père, reste bien souvent à la garde d’une autre enfant, la petite sœur Laurence, et qu’elles sont là toutes seules dans ce grand manoir, tandis que Marianne et Geneviève vont où l’esprit du mal les attire. – Tu mens ! s’écria Marion Lécuyer en se redressant comme un homme. – Non, je ne mens pas... et pourquoi mentirais-je ? Je dis que cet inconnu, l’Homme noir, comme l’appellent les gens du village... – Tu mens ! tu mens ! répéta par deux fois bonne personne Marion, qui avait des larmes plein les yeux ; et si mon pauvre frère Étienne était au pays, ton sang paierait tes mensonges, Vincent Féru ! Une plainte sourde se fit entendre du côté de l’âtre, et tous les regards se tournèrent vers le soldat, qui avait sans doute gémi dans son sommeil. Dans le silence qui suivit, on put ouïr le grand bruit de la tempête qui faisait rage au dehors. – Ah dam ! ah dam ! dit le père Michelan, revenant avec plaisir au point de départ de la conversation, ce n’est point des temps comme ça qui feront grainer le blé noir ! sûrement et certainement de vraie vérité ! Mais Vincent Féru n’était pas de caractère à laisser ainsi rompre les chiens. – Bonne personne Marion, dit-il, Étienne, votre jeune frère, était un franc compagnon autrefois. Il pourrait bien me casser la tête si je ne lui rompais point les os ; mais cela n’empêcherait pas qu’à l’heure même où je vous parle, la veuve et la sœur de Treguern sont toutes les deux dehors. Et si le cœur vous en dit, Marion Lécuyer, nous ferons ensemble le tour du clos pour entrer au manoir, que nous trouverons vide, je vous le promets, sauf la pauvre petite sœur Laurence qui remplace la mère absente auprès du berceau d’Olympe abandonnée. La métayère se leva comme pour accepter le défi. Elle était belle de sa colère et de sa pieuse foi en l’honneur de Treguern : vous eussiez bien reconnu la sœur du brave Étienne. Mais, en ce moment, la porte de la ferme s’ouvrit, et un nouvel arrivant passa le seuil. C’était un pauvre homme vêtu d’un casaquin de futaine trop mûre, que la pluie collait à ses os. Il avait les joues toutes pâles sous les mèches grises de ses cheveux gris. – Claude ! s’écria-t-on autour de la table ; le valet du manoir ! Il semblait que le hasard l’eût amené là tout exprès pour décider entre Vincent Féru et Marion Lécuyer, la métayère. Quand il s’approcha de la table, on vit qu’il avait le frisson sous ses habits mouillés et que ses lèvres blêmes tremblaient. – Une écuellée de cidre, pour l’amour de Dieu, bonne personne Marion, dit-il d’une voix qui chevrotait, je viens de voir le diable ! Les deux bancs qui flanquaient la table faillirent se renverser à la fois par le soubresaut que fit toute l’assemblée. Les mains tremblantes de Claude saisirent un pichet, il but à même, et l’on put entendre ses dents claquer contre la faïence. – Seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! balbutia-t-il en se laissant choir sur une escabelle, qui d’entre nous sera en vie demain matin ? – Allons ! Claude, mon bonhomme, dit Vincent Féru, que t’est-il arrivé ? Claude tamponna son front baigné de sueur. Tout le monde le regardait, bouche béante. – Dieu m’assiste ! répliqua le valet du manoir, dont la cervelle n’avait pas l’air bien solide ; je tournais autour de la Pierre-des-Païens, parce que j’avais vu douairière Le Brec tout debout, sous la pluie, au milieu du chemin qui monte à la lande. Et qui oserait se croiser avec la Le Brec à cette heure de nuit ? Tout à coup Filhol, mon jeune maître, s’est dressé sur la pierre et il a causé avec quelqu’un que je ne voyais pas, mais qu’il appelait Étienne. – Faudra prier pour le salut de l’âme du soldat Étienne, dit le vieux Michelan, tandis que Marion Lécuyer couvrait de ses deux mains ses yeux humides. Quand on entend un mort prononcer le nom d’un absent, les parents peuvent bien prendre le deuil. – Mon pauvre frère ! sanglota Marion Lécuyer. – Pour ma fortune, reprit le bonhomme Claude, je n’aurais pas voulu rester là. J’ai joué des jambes à travers champs pour aller au moulin de Guillaume, qui est bonne âme et qui ouvre volontiers sa porte. Quand je suis arrivé à l’entrée de la lande, j’ai bien entendu des pas de chevaux qui galopaient tout autour de moi ; mais je croyais que c’était ma pauvre tête qui déménageait, car j’avais la grande fièvre et mes oreilles tintaient. N’entendais-je pas aussi le moulin de Guillaume qui allait, malgré la fête gardée, qui allait comme si Satan l’eût mis en branle ! – Holà ! Claude ! m’a dit une voix. « Et Malo de Treguern était tout près de moi sur son cheval efflanqué. Que Dieu m’assiste ! Je me suis laissé choir sur mes genoux. – Pourquoi n’es-tu pas à ton devoir ? m’a demandé le commandeur Malo. Est-ce ainsi que tu gardes la maison de Treguern ? J’ai répondu tout tremblant que j’étais : – On m’a renvoyé, pour cette nuit, de la maison de Treguern. – Va vite ! va vite ! s’est écrié le commandeur Malo. Retourne au manoir. L’esprit du mal est dehors et veut entrer. Va vite ! va vite ! – Claude, interrompit ici la métayère, c’est Marianne de Treguern qui t’a mis pour cette nuit hors du manoir, n’est-ce pas ? – Non, répliqua le bonhomme, c’est madame Geneviève. Marion Lécuyer baissa la tête pour éviter le regard triomphant de Vincent Féru. – Le commandeur Malo, poursuivit Claude, piqua le ventre de sa bête, qui franchit les palis d’un saut et se mit à galoper vers la Tour-de-Kervoz ; il me semblait toujours entendre la voix répétant au loin : Va vite ! va vite ! « Comme j’essayais de me relever, un autre cheval, lancé à toute course, a passé si près de moi que j’ai vu la fumée de ses naseaux. Si Gabriel le cloarec n’était pas parti d’hier, je dirais que ce second cavalier était Gabriel. Il a descendu le chemin qui mène au bourg ; puis encore un autre bruit de cheval galopant et un autre cavalier dans la nuit ! – La route du manoir de Treguern ? m’a dit celui-là qui avait une voix comme jamais je n’en ai ouï de ma vie. « Je ne sais pas ce que j’ai répondu. Nous étions sous le moulin ; le vent a pris les quatre ailes à revers et les a arrachées pour les porter à deux cents pas de là sur la lande. Mes oreilles folles entendaient comme des cris à l’intérieur. Le troisième cavalier avait disparu. Alors quelqu’un qui avait la voix de douairière Le Brec a dit dans la nuit : « Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras au baptême ! » Il y a quarante ans que je suis avec Treguern ; j’ai pris le sentier du manoir comme le commandeur Malo me l’avait ordonné. Ici près, au bout de l’avenue, j’ai entendu qu’on tirait les barres de la grand’porte. – Coûte que coûte, me suis-je dit, je servirai Treguern jusqu’à la dernière heure ! « Et j’ai prie mon élan pour franchir la porte ouverte. « Est-ce Satan qui voyage par la tempête sur un cheval noir comme la nuit ? Malo ne m’avait-il pas parlé de l’Esprit du mal ? Qui avait ouvert la grand’porte ? Je ne peux pas le dire, car il n’y a que des femmes au manoir, et les barres sont lourdes, même pour la main d’un homme. Un éclair a embrasé le ciel ; j’ai vu ce cavalier qui m’avait interrogé sur la lande, grand comme un géant et tout sombre au milieu de la lumière éblouissante... – L’Homme noir ! murmura Vincent Féru. Et un frisson courut autour de la table, tandis que toutes les voix effrayées répétaient : – L’Homme noir ! – Il a passé le seuil, poursuivit le bonhomme Claude, et la porte a retombé au moment où j’allais entrer moi-même. Avant de partir, j’avais détaché les deux dogues ; l’an passé, les deux dogues ont étranglé ce larron qui escalada les murailles de la cour ; les deux dogues n’ont pas même aboyé ! – C’est que les deux dogues connaissaient l’Homme noir ! conclut Vincent Féru. Le pauvre Claude embrassa un autre pichet. – Moi, je dis, murmura-t-il entre deux rasades copieuses, que le démon est comme les deux dogues de Treguern : on l’a déchaîné. Il y a des menaces de mort autour de nous, et vous verrez que plus d’un banc sera vide à la grand’messe de demain dimanche... La veillée était finie depuis longtemps et l’horloge, dont les rouages grondaient dans son armoire de chêne sculpté, avait sonné la demie de onze heures. On entendait encore le vent siffler dans les arbres du pâtis et pleurer par les fentes des fenêtres, mais la pluie faisait trêve. Les amis et voisins avaient profité de l’éclaircie pour regagner leurs demeures. Pelo le vannier, Mathelin, Vincent Féru et les autres étaient partis avec le père Michelan, qui n’avait pas manqué de leur dire en route : – Ce n’est pas des temps pareils qui feront grainer le blé noir ! À l’intérieur de la ferme, les valets et les servantes s’étaient juchés dans leurs nids respectifs. On avait donné au pauvre Claude une bonne place sur la paille de l’étable. Personne n’avait trop songé au soldat sommeillant sur son escabelle, les pieds dans les cendres éteintes ; l’hospitalité bretonne est ainsi, elle ne refuse point, mais elle offre peu ; l’hôte a juste ce qu’il demande. Si vous vous endormez au coin du feu dans une ferme morbihannaise, vous ne serez éveillé que par le bruit du travail matinier. Ce qu’on veut, on le réclame : telle est la règle. Comme le soldat n’avait rien demandé, on ne lui avait rien donné. Ailleurs, on s’inquiéterait peut-être, à un autre point de vue, d’un homme qui resterait seul à dix pas du lit d’une femme, après le départ des voisins et des valets ; mais, dans ce pauvre bon pays, les voleurs sont rares et il n’y a point de méfiance. Quand bonne personne Marion Lécuyer fut seule, elle se mit à genoux devant le bahut guilloché qui servait de montoir à sa couche. Elle pria pour la maison de Treguern et pour son frère Étienne à qui elle avait presque servi de mère. C’était tout ce qu’elle aimait en ce monde. Hélas ! la maison de Treguern suivait la pente fatale où l’entraînait la destinée, et quant à Étienne qui était à la guerre, la digne Marion avait trop de sang breton dans les veines pour ne pas croire aux tristes présages. Tant de jeunes gars étaient partis ainsi, beaux et braves comme Étienne, pour ne jamais revenir ! En faisant sa prière, Marion Lécuyer pleurait. Elle se releva enfin, essuyant ses paupières rougies, et, consolée un peu par son oraison fervente, elle tira la corde qui ouvrait les gros rideaux de son lit. Avant d’y monter, cependant, elle tourna d’instinct un dernier regard vers la place où le bleu dormait. Marion, au moment de faire sa prière, l’avait laissé assis sur l’escabelle. Elle le retrouva debout. Soit que les yeux de la métayère fussent troublés par les larmes, soit que la lueur de la résine n’éclairât point suffisamment la chambre, elle ne pouvait distinguer ses traits. – L’homme, dit-elle avec un commencement d’inquiétude, la faim vous est-elle venue en dormant et vous faut-il maintenant à souper ? L’inconnu fit un signe de tête négatif. La résine en ce moment se prit à pétiller et rendit une lumière plus vive. Les mains de Marion tremblèrent ; elle eut comme une vision. – J’ai trop pleuré, murmura-t-elle. La fièvre est dans mes yeux ! Puis elle reprit, car la flamme de la résine avait baissé et le visage de l’inconnu rentrait dans l’ombre : – L’homme, vous faut-il un lit, ou voulez-vous qu’on vous ouvre la porte afin de continuer votre voyage ? – Je n’ai pas besoin de lit, répondit le soldat : cette nuit je ne dormirai point ; mais je ne continuerai pas non plus mon voyage, parce que je suis arrivé. La métayère joignit ses mains froides et les appuya contre sa poitrine. – Seigneur Jésus ! murmura-t-elle, est-ce qu’ils m’ont rendue folle avec leurs histoires de malheur ? – Que Dieu vous garde, ma sœur Marion ! dit le soldat, qui décrocha la résine et la mit au-devant de son visage, vous n’avez pas oublié votre frère ! Les jambes de la bonne femme chancelèrent sous le poids de son corps. Elle tendit ses bras en avant, et le jeune sergent fut obligé de s’élancer pour la soutenir contre sa poitrine. – Étienne ! disait-elle en le contemplant à travers ses larmes, le fils de notre bien aimée mère ! Bénie soit la sainte Vierge pour avoir exaucé ma prière, car j’ai craint un instant, mon frère, mon frère chéri, de ne plus jamais te revoir ! Étienne la pressait sur son cœur ; il l’appelait sa sœur et sa mère. Les yeux de Marion tombèrent sur la manche vide qui se rattachait au revers de l’uniforme. Elle baissa la tête et ne parla point. Étienne comprit son silence et murmura : – Ma sœur, que la volonté de Dieu soit faite ! Nous n’avons pas le temps de nous occuper de nous. – C’est vrai ! s’écria la métayère, qui le regarda inquiète. Tu m’as dit que tu ne te coucherais pas cette nuit. Pourquoi m’as-tu dit cela ? – Parce que j’ai entendu, répliqua Étienne, comme on parle maintenant, à la veillée, de ceux qui étaient nos maîtres. – Ah ! fit Marion, tu ne dormais donc pas là, sous le manteau de la cheminée ? – Je veillais, et je n’ai pas perdu une parole. Le front pâle du jeune sergent s’était redressé. – Ma sœur ! ma sœur ! dit-il d’une voix lente et pleine de tristesse, il n’y avait que toi ici pour défendre le nom de Treguern ! – Mais maintenant nous serons deux, n’est-ce pas ? s’écria la vaillante femme, qui mit le poing sur la hanche avec défi ; et gare aux misérables lâches qui ont attendu la mort de Filhol pour insulter sa veuve ! – Oui, ma sœur, nous serons deux, répondit le jeune sergent ; tant qu’il y aura du sang dans mes veines, ce sang-là, jusqu’à la dernière goutte, appartiendra aux enfants de Treguern. Mais ils disaient vrai, les gens de la veillée : Geneviève a donné un fils à Treguern. Marion Lécuyer recula d’un pas. – Et c’est toi, s’écria-t-elle, c’est toi qui dis cela, Étienne, mon frère ! – Ma sœur, interrompit le jeune sergent, ce n’est pas pour mentir que les morts sortent de leur tombe ! La métayère baissa la tête. – C’est donc bien vrai que le défunt Filhol t’a parlé ? murmura-t-elle. – Filhol m’a parlé. Je vais lui désobéir pour la première fois de ma vie. Je ne me coucherai pas sous votre toit, ma sœur, parce qu’il faut que j’entre, cette nuit, au manoir, malgré la défense de Treguern ! Marion Lécuyer se prit à trembler de tout son corps. – Tu ne feras pas cela, mon frère, s’écria-t-elle, tu as bien entendu ce qu’on a dit : l’Homme noir... l’esprit du mal a franchi le seuil du manoir ! – J’en sais déjà trop, pour ne pas aller jusqu’au fond de ce mystère. Il y a un homme dans la maison de Treguern. Je veux savoir qui est cet homme et ce qu’il fait chez la veuve de mon frère ! – La porte est close, objecta faiblement Marion Lécuyer, on ne l’ouvrira pas. – L’issue que nous prenions autrefois pour entrer chez Treguern est-elle condamnée ? demanda Étienne. La bonne femme croisa ses bras sur sa poitrine. – Si je te priais de rester avec moi cette nuit, murmura-t-elle avec caresses, Étienne, mon cher enfant, me refuserais-tu ? – Je vous refuserais, ma sœur chérie. Marion Lécuyer prit elle-même la résine. – Viens donc, dit-elle, et que Dieu soit avec toi ! Elle passa derrière son lit. Dans la ruelle, il y avait une petite porte qu’elle ouvrit ; elle remit la résine à Étienne, qui la baisa au front et s’engagea dans un étroit corridor. Marion Lécuyer referma la porte derrière lui et resta en prières sur le seuil.

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VIII Geneviève Ce qu’on appelait maintenant le manoir de Treguern avait été un immense château, entouré de murailles et fortifié selon l’art du moyen âge. On pouvait suivre encore sur la pelouse le tracé anguleux de l’enceinte, et une demi-douzaine de monticules régulièrement espacés permettaient aux antiquaires de Vannes et de Redon de fixer avec précision l’emplacement des six maîtresses tours. Un pli de terrain circulaire marquait encore les douves, et, à plus de cent pas de la triste maison grise, on trouvait les ruines d’une chapelle de merveilleux style qui avait fait partie des bâtiments primitifs. Ces vieux châteaux bretons étaient des villes. Il les fallait assez grands pour donner asile à ce peuple de vassaux qui abandonnaient leurs tenances, quand l’ennemi entrait en campagne. Après avoir mesuré en superficie le terrain pris entre les six tours et la chapelle, les antiquaires de Vannes et de Redon avaient déclaré qu’à son bon temps le château de Treguern pouvait bien donner retraite à deux cents familles, y compris les équipages de charrue et les bestiaux. La tradition du pays avait gardé souvenir de cette puissance, mais ce qui faisait surtout le renom du château de Treguern, c’était l’étendue inusitée de ses souterrains. Les bonnes gens du bourg d’Orlan penchaient à croire que ces souterrains se promenaient en zigzags jusqu’aux limites de la Grand’Lande ; quelques-uns admettaient que leur parcours s’arrêtait à la Croix-qui-Marche. Enfin, il y avait les sceptiques qui n’accordaient à ces sombres galeries que l’espace compris entre le manoir de Treguern et Château-le-Brec, en passant par la Pierre-des-Païens. Selon ceux-ci, les souterrains du manoir se terminaient par une vaste salle voûtée, au-dessus de laquelle on avait bâti la Tour-de-Kervoz. Pourquoi cette communication si intime entre deux maisons ennemies depuis tant de siècles ? Les bonnes gens du bourg d’Orlan n’en savaient pas le premier mot. Le fait existait, ou du moins on en affirmait l’existence : c’était tout. Et il y avait de belles histoires au sujet de ces galeries. Plus d’une fois, disait-on, aux temps chevaleresques, Treguern et Le Brec s’étaient rencontrés sous ces voûtes, à cheval, armés de toutes pièces et la lance couchée. Immédiatement au-dessous de la Pierre-des-Païens, le souterrain s’élargissait de façon à former une arène circulaire. À l’époque des guerres de succession entre Charles de Blois et Jean de Montfort, Treguern était pour Blois avec Bertrand Duguesclin, Le Brec était pour Montfort avec Olivier de Clisson et bien d’autres. Il y eut dans ce noir champ-clos dont nous venons de parler, une véritable bataille rangée, et Tanneguy de Treguern, vainqueur, put écrire sur la pierre des murailles souterraines les noms de cent ennemis morts. Un bas-relief extérieur de la chapelle en ruines, située à l’orient de l’ancien château, présentait la parodie grotesque de ce mémorable événement. La renaissance de l’art fut fantasque et moqueuse ; bien qu’on ne puisse pas dire qu’elle dédaignât toujours le drame, il est certain que la farce lui plaisait mieux. Dans le bas-relief de la chapelle, les chevaliers étaient transformés en marmitons, marmitons à queue et à cornes, bien entendu : la gaîté du temps ne sortait pas de là ; les lances étaient des broches, les masses d’armes des casseroles ; mais la transformation la plus hardie était, sans contredit, celle que la bizarre invention de l’artiste avait fait subir aux nobles coursiers. L’artiste avait été plus loin que Cervantes ; ce n’était pas Rossinante qui servait de monture aux combattants, ce n’était pas l’humble roussin de Sancho : les paladins de la broche et de la poële étaient montés sur des porcs étroits et longs, habillés de fer comme des destriers de bataille, allongeant leur groin bridé et tortillant leurs queues plus minces que des ficelles sous les franges magnifiques de leur croupière [1]. Ce bas-relief avait le privilège de faire rire à gorge déployée les enfants grands et petits du bourg d’Orlan. Ils ne découvraient peut-être pas si bien que les antiquaires de Redon et de Vannes l’intention satirique de l’artiste, mais les casseroles, les broches et les porcs déguisés en coursiers suffisaient à leur bonheur, et le bas-relief de la chapelle était pour eux la preuve irréfragable de l’existence d’un souterrain reliant les caves du manoir de Treguern aux fondations de la Tour-de-Kervoz. Ce qui restait du manoir à l’époque où se passe notre récit semblait s’être reculé vers l’ouest. Les bâtiments ne pouvaient pas remonter à une antiquité très haute, et pourtant leur ensemble triste, presque désolé, présentait un certain aspect de grandeur. Ce n’était pas cette mélancolie solitaire et robuste, peinte à si larges traits par Walter Scott dans la tour de Ravenswood, ce nid d’aigle perché sur la pointe d’un écueil et regardant la grande mer : c’était une maison noble vieillissant et se déjetant auprès d’une bonne grosse ferme annuellement réparée. Seulement, la bonne grosse ferme, joyeuse et touffue, placée trop près du pauvre manoir efflanqué, rendait la vue de celui-ci plus pénible. Misère pour misère, nous aimons mieux celle qui se meurt fièrement dans la solitude. Mais on ne choisit pas. D’ailleurs, il n’y avait plus que des femmes derrière ces pauvres murailles, et qui sait si depuis la mort du dernier Treguern la ferme riche et grasse n’avait pas fait plus d’une fois l’aumône au manoir agonisant ? La ferme de bonne personne Marion Lécuyer était située en dehors de l’ancienne enceinte et touchait l’angle sud-ouest du manoir dont l’entrée principale s’ouvrait sur la pelouse, du côté opposé. Le passage où Étienne s’était engagé avec sa résine allumée, en quittant la salle basse de la ferme, ne faisait point partie des fameux souterrains de Treguern ; il était à fleur du sol et le moindre entretien en eût fait un corridor ordinaire. Mais, depuis le départ d’Étienne pour l’armée, personne n’avait suivi ce chemin. Les pieds s’enfonçaient dans la poussière froide ; les toiles d’araignées pendaient à la voûte comme de grands lambeaux et les pierres déchaussées sortaient de la muraille suintante. Étienne allait, le cœur serré. Cette atmosphère humide et lourde pesait sur ses poumons. Il atteignit une porte située à l’autre extrémité du passage et qui avait une véritable serrure de prison : cette serrure fermée eût été un obstacle insurmontable, mais Étienne savait bien qu’il n’y avait point de clé. C’était la chambre qu’il occupait au manoir dans sa jeunesse. Il poussa la porte, qui n’opposa à son effort que le poids de ses lourds battants et la rouille invétérée de ses gonds. Un sentiment indéfinissable, mêlé de douleur et de joie, lui prit l’âme : la chambre était exactement telle qu’il l’avait laissée au départ. Le lit de paille était défait, les instruments de chasse et de pêche pendaient aux murailles et, sur le billot qui lui servait jadis de table de nuit, le livre de prières oublié, qu’il avait tant de fois regretté à l’armée, restait encore ouvert. Je ne sais pourquoi tous ces objets lui parlaient de Filhol encore plus que de lui-même. Quand il s’étendait là, le soir, sur cette pauvre couche, il échangeait toujours avec Filhol, dont la retraite était proche, les souhaits de bonne nuit. Parfois, avant de s’endormir, ils restaient bien longtemps causant tous les deux à travers la porte ouverte. Filhol parlait toujours de fortune et d’avenir, Filhol était ambitieux ; Filhol voyait sans cesse au delà de la misère présente des jours éclatants et radieux pour la gloire éclipsée de Treguern. Il était jeune, il était beau, il était brave : qui sait si Dieu n’eût point réalisé ses espoirs ? Étienne eut besoin de se violenter lui-même pour entrer dans la chambre voisine qui avait appartenu à Filhol. Là, tout était bien changé. Dès le seuil, Étienne sentit la pensée de la mort qui lui étreignait le cœur. Si pauvre qu’elle soit, la jeunesse ingénieuse sait orner son réduit. Il y avait autrefois dans la chambre de Filhol un lit à rideaux blancs ; tout alentour, de beaux trophées de chasse s’alignaient ; la bonne comtesse sa mère avait pendu quelques tableaux aux lambris, Filhol aimait les fleurs ; dans deux grands vases de porcelaine antique, riches débris que la misère avait oubliés au sein de ce dénûment profond, Filhol entretenait toujours de frais bouquets. Il avait sa petite bibliothèque, et des papillons rassemblés par lui étalaient sous le verre le velours miroitant de leurs ailes. Tout cela était dans le souvenir d’Étienne. Durant l’absence, il avait revu bien souvent la chambre de son frère ; il eût pu dire la place exacte de chaque objet et peindre en quelque sorte le réduit tout entier de mémoire. Hélas ! il n’y avait plus rien ; les murailles étaient toutes nues ; on avait emporté les beaux vases et il ne restait à la place que deux bottes de fleurs desséchées ; le mobilier modeste avait disparu avec les tableaux ; le bois de lit, sans matelas et sans draperie, cachait ses moulures sous la poussière. Il n’y avait plus rien, hélas ! hélas ! rien que le crucifix qui avait servi sans doute aux derniers moments du pauvre Filhol et qu’on avait laissé là, dans la poudre du plancher. Étienne s’agenouilla. Il releva le crucifix et au travers de ses larmes, il contempla l’image du Christ qui avait touché les lèvres mourantes de Treguern. Ce témoin, resté là depuis l’heure fatale, lui disait une à une les angoisses de l’agonie de son frère : la solitude de la chambre se peuplait, les ténèbres s’éclairaient, et, aux quatre coins du lit où Treguern tout pâle était couché, quatre cierges se dressaient. Il y avait là Marianne composant son visage, la petite sœur Laurence essuyant ses yeux baignés de pleurs, et Geneviève éperdue, Geneviève, folle de douleur, voilant sous ses cheveux épars ses traits plus pâles que ceux du mourant lui-même. Au loin, vers la porte, quelques paysans et quelques pieuses femmes égrenaient leurs chapelets dévotement. Puis Geneviève apportait un berceau où Olympe enfant dormait dans ses langes ; un sourire naissait sur les lèvres blêmes du jeune père, qui essayait en vain de tendre ses bras vers ce doux trésor qu’il allait quitter pour jamais. Il parlait, et que sa voix était changée ! Il bénissait sa jeune sœur, sa femme et sa fille, Geneviève, Laurence et Olympe de Treguern. Un prêtre venait. Tous les genoux fléchissaient, tandis qu’une prière s’élevait dans le silence... Filhol avait le crucifix sur la poitrine et ne bougeait plus. Dans son berceau mignon, l’enfant souriait encore. Elle ne savait pas, la pauvre petite Olympe, que cette heure funeste la faisait orpheline. Mais Geneviève, Geneviève, mon Dieu ! Geneviève au désespoir. Était-ce possible, ce qu’on disait d’elle ! quelques semaines avaient-elles suffi à la faire si différente d’elle-même ! La calomnie est lâche et s’attaque toujours à la faiblesse. Non non, Geneviève n’avait point dépouillé cette chère auréole qui naguère couronnait son front d’ange ; quelques pas encore, et Étienne allait la trouver veillant auprès du berceau de sa fille Olympe. Étienne se releva pour les faire, ces quelques pas qui le séparaient de la vérité. Il baisa le crucifix et quitta la chambre de Filhol. Les deux pièces qui suivaient avaient appartenu à feu la bonne comtesse. C’était encore le vide et l’abandon. En les traversant, Étienne prêtait l’oreille, il avait peur de saisir quelque bruit dans le silence. Un bruit, une voix, que sais-je ! c’était peut-être la condamnation de Geneviève. Au contraire, le silence et le repos plaidaient sa cause. Étienne n’entendait rien ; il savait par expérience quels fantômes évoque dans la nuit l’imagination peureuse du paysan breton, et il commençait à nier, en lui-même, l’existence de ce personnage mystérieux qui était entré au manoir, d’après le récit du pauvre Claude. Comme il allait passer le seuil de la deuxième pièce, qui avait servi de chambre à coucher à la comtesse, il entendit ce chant doux et monotone avec lequel les jeunes mères bercent le sommeil de leurs enfants ; il s’arrêta, plus ému que s’il se fût trouvé tout à coup en présence de Geneviève elle-même. Pauvre belle sainte ! elle était là, donnant à la fille de Treguern les soins pieux de l’amour des mères. Et savait-elle seulement le premier mot de toutes ces fables qui couraient dans le pays affolé ? Telle fut la première pensée d’Étienne. Mais le sourire attendri ne resta point sur ses lèvres. Ce n’était pas seulement douairière Le Brec, ce n’étaient pas seulement les gens de la veillée... Treguern lui-même avait quitté sa tombe pour lui parler de Geneviève ! Après la chambre où se trouvait Étienne, il y avait un corridor fermé par une porte vitrée. Étienne aperçut une lueur au travers des carreaux ; il souffla sa résine et continua d’avancer. Le cœur lui battait ; le chant de la jeune mère continuait, mais était-ce bien la voix de Geneviève ? Étienne n’était plus qu’à quelques pas de la porte vitrée ; ses yeux se baissèrent malgré lui comme s’il eût eu frayeur, au moment de connaître enfin le mot de l’énigme. Quand il releva son regard, il vit au devant de lui, à travers les vitres recouvertes d’un lambeau de mousseline, une chambre vaste et presque nue, comme toutes celles du manoir. Il y avait pourtant dans cette chambre un lit, un berceau et quelques sièges. Dans le berceau, la petite Olympe dormait. Laurence de Treguern, la jeune sœur de Filhol, la berçait en chantant d’une voix tremblante ; son visage d’enfant, admirablement beau, mais déjà voilé par la tristesse précoce, recevait en plein les rayons de la lampe. Étienne cherchait où allait sans cesse son regard tout plein d’effroi ; le fond de la chambre se perdait, en effet, dans l’ombre, et Étienne n’avait aperçu d’abord que les deux enfants. En suivant le regard effrayé de Laurence, il aperçut, auprès de la cheminée, un homme tout habillé de noir, assis dans un fauteuil de paille. Celui-là était immobile et semblait attendre. À un mouvement qu’il fit et qui tourna vers la lumière les traits de son visage, Étienne reconnut le premier des deux voyageurs, descendu dans la soirée au cabaret de Redon où Mathurin et lui avaient fait halte : l’Anglais, puisque Mathurin, qui s’y connaissait, voulait que ce fût un Anglais. Sans doute aussi l’homme noir de la veillée du bourg d’Orlan. À cette heure où les apparences semblaient confirmer si énergiquement les propos du village, Étienne s’étonna de trouver en lui-même plus de curiosité que d’indignation. En traversant les appartements du manoir, il s’était dit : « Si cet homme est là véritablement, je croirai. » Cet homme était là, Étienne le voyait de ses yeux, Étienne ne croyait pas. Les faits ne valent que suivant l’aspect sous lequel ils se présentent à nous ; le fait existait, l’homme était là ; mais il était dans la chambre où la petite Olympe dormait bercée par le chant de Laurence. Il y avait un mystère ; le cœur du jeune homme se révolta, et sa raison, complice, s’écria : C’est impossible ! Mais alors, que venait faire cet homme dans la maison de Treguern ? L’esprit d’Étienne se perdait dans le champ des conjectures, lorsqu’une porte s’ouvrit derrière le lit de Geneviève, et Geneviève elle-même parut. Elle était si changée, qu’Étienne eut peine à la reconnaître. Elle portait son deuil de veuve. À son aspect, la petite Laurence poussa un cri de joie et s’élança vers elle. Il était évident que la présence de Geneviève mettait fin à ses terreurs. L’étranger lui avait donc causé un bien grand effroi ! Elle n’était donc pas accoutumée à voir l’étranger ? Ce raisonnement vint tout de suite à l’esprit d’Étienne. Mais, en même temps que ce raisonnement, une question se fit jour : Qui donc, en l’absence du vieux Claude et de Geneviève elle-même, qui donc avait pu tirer les lourdes barres de la porte principale pour livrer à l’étranger l’entrée du manoir ? Laurence dit quelques mots à l’oreille de sa sœur, qui chancelait sur ses jambes tremblantes et paraissait toute prête à se trouver mal. Geneviève se tourna vivement vers l’étranger, qu’elle n’avait point aperçu en entrant. Celui-ci s’avança vers elle et lui fit un grave salut. – Êtes-vous la veuve du comte Filhol de Treguern ? demanda-t-il de cet accent guttural qu’Étienne avait déjà entendu au cabaret du faubourg. – La veuve ? répéta Geneviève avec une hésitation manifeste. Puis elle se reprit et ajouta en baissant les yeux : – Oui, monsieur, je suis la veuve du comte Filhol de Treguern. Étienne se rapprocha de la porte vitrée et colla son œil aux carreaux. Le début de cette scène s’éloignait si complètement de ce qu’il avait redouté ou prévu que tout sentiment chez lui cédait à la surprise. L’étranger était un homme entre deux âges, à la figure austère et froide. Il dit avec simplicité : – Je suis débarqué hier en face de Sarzeau, et les garde-côtes, qui m’ont pris pour un chouan, m’ont donné la chasse jusqu’à la Roche-Bernard ; mais je savais que je risquais ma vie quand j’ai quitté Londres pour venir ici ; madame, quand un Anglais a donné sa parole, il n’y a point de force qui puisse l’empêcher de l’accomplir. La petite Laurence était retournée auprès du berceau, et ses grands yeux ébahis suivaient les mouvements de l’étranger. – Avez-vous les preuves du décès de votre mari ? demanda celui-ci. Étienne chercha en vain une larme à la paupière de Geneviève. À part la souffrance physique qui, évidemment, l’accablait, ce n’était pas de la douleur qui était en elle, c’était plutôt un trouble, poussé jusqu’à l’angoisse. – J’ai les preuves, murmura-t-elle. Sa main se posa sur son cœur qui défaillait. – Veuillez me pardonner, madame, poursuivit l’Anglais qui se croyait de bonne foi la cause innocente de toute cette détresse, je réveille en vous de bien tristes souvenirs, mais la Compagnie m’a donné sa confiance et je dois remplir mon devoir. Geneviève se traîna plutôt qu’elle ne marcha jusqu’au chevet de son lit. Sous l’oreiller, elle prit un portefeuille qu’Étienne reconnut tout de suite pour avoir appartenu à Filhol ; elle l’ouvrit et y choisit quelques papiers qu’elle tendit à l’Anglais. Celui-ci les lut avec l’attention d’un homme d’affaires. – Vous avez la police d’assurance ? demanda-t-il ensuite. Geneviève lui tendit un autre papier. L’Anglais fit un signe d’approbation après avoir lu, puis il ajouta : – Il ne me faut plus que votre acte de mariage. L’acte de mariage était prêt comme le reste. Quand l’étranger en eut pris connaissance, il s’inclina de nouveau devant Geneviève, immobile et pâle comme une statue d’albâtre, puis il tourna le dos et regagna la place qu’il occupait naguère auprès de la cheminée. En ce moment où Geneviève se croyait à l’abri de tout regard, Étienne la vit passer la main sur son front, jeter le portefeuille avec une sorte d’horreur, et lever ses beaux yeux vers le ciel comme si elle eût imploré le pardon de Dieu. L’Anglais revenait en traînant sur le parquet un objet pesant qui avait échappé jusqu’alors à l’attention d’Étienne. En marchant, l’Anglais disait : – Voilà ce qui donnait beau jeu aux garde-côtes : Je m’en irai plus leste que je ne suis venu. Nos bank-notes n’ont plus cours sur le continent depuis la guerre ; j’ai dû apporter de l’or pour payer le montant du contrat. Il poussa son fardeau aux pieds de Geneviève, et Étienne reconnut la petite valise de cuir que l’étranger avait mise sur ses épaules en changeant de cheval au cabaret de Redon. L’Anglais ouvrit la valise et la retourna ; une véritable rivière d’or ruissela sur le plancher. Étienne se frotta les yeux, car tout cela dépassait les limites de la vraisemblance, et il avait besoin de s’interroger lui-même, à chaque instant, pour se bien assurer qu’il ne rêvait point. En face de cette flaque d’or, étalée dans la poudre, Geneviève restait froide et triste. La petite Laurence, au contraire, souriait, mais c’était seulement parce que ce bel or brillait joyeusement dans les ténèbres, et son sourire lui-même disait tout naïvement qu’elle ne soupçonnait point la valeur de ce qu’elle voyait. Comme Olympe, éveillée par le bruit, s’agitait dans ses langes, Laurence se mit à la bercer en continuant sa chanson monotone. Étienne se disait : Il y a bien là dix mille écus ! Et il était loin de compte. L’Anglais chercha des yeux une table où il pût aligner ses piles de souverains. Comme il n’en trouva pas, il s’assit sur la valise vide et commença son œuvre. Ce fut sur le plancher même que l’argent fut compté. L’Anglais divisa le monceau d’or en rouleaux de quarante livres sterling, valant chacun mille francs ; quand il se releva, il y avait cent de ces rouleaux debout et alignés à la file l’un de l’autre. – Veuillez compter, madame, dit-il. Geneviève s’appuya aux colonnes de son lit. – J’attendrai, s’il le faut, dit l’Anglais avec résignation, mais le patron qui m’a amené de Londres croisera demain à l’embouchure de la Vilaine, et le moindre retard peut être fatal. Geneviève tira du portefeuille un dernier papier. – J’avais préparé la quittance, monsieur, dit-elle, la voici. S’il vous plaît d’accepter l’hospitalité de Treguern, cette nuit, restez. Si vous êtes pressé, je ne vous retiens pas. Que Dieu soit avec vous ! L’Anglais prit la quittance, s’inclina et se dirigea vers la porte. Avant de passer le seuil, il s’arrêta. – Quand je suis entré, dit-il, j’ai entendu qu’on replaçait les barres derrière moi. – Celui qui a replacé les barres les ôtera, murmura Geneviève. Étienne remarqua bien que sa voix tremblait pour faire cette réponse. L’Anglais sortit ; la petite Laurence s’élança vers les piles d’or et se mit à jouer avec les souverains brillants. – Sœur, c’est donc à toi tout cela ? demandait-elle. Geneviève avait traversé la chambre en s’appuyant aux chaises qui étaient sur son chemin ; elle se penchait au-dessus du berceau d’Olympe et elle pleurait. On entendit au dehors le bruit sourd du portail qui s’ouvrait, puis les lourds battants retombèrent et le galop d’un cheval s’étouffa sur le gazon de l’avenue. Presque aussitôt après, on frappa doucement à la porte par laquelle l’étranger était sorti. Geneviève tressaillit et se releva. – Va-t-en, Laurence, dit-elle, tu as besoin de te reposer. Je veillerai auprès d’Olympe le reste de la nuit. Laurence ne se hâtait pas d’obéir. – C’est que tu as l’air bien malade, sœur ! répliqua-t-elle ; si tu savais comme tu es pâle ! J’aimerais mieux rester avec toi. – Petite folle ! murmura Geneviève, qui tâcha de sourire, je ne suis pas malade, et il ne vaut rien pour les enfants de veiller si tard ! va te reposer. Laurence vint lui donner son front à baiser, puis elle s’éloigna docile. Pendant la minute qui suivit, la sueur froide perça sous les cheveux d’Étienne. Il avait compris le manège de Geneviève ; l’épreuve n’était pas finie, et il regardait avec épouvante cette porte qui, en s’ouvrant, allait lui montrer le mot de la terrible énigme. Geneviève attendit que le pas léger de Laurence se fût perdu dans le corridor, puis elle prononça d’une voix basse et découragée : – Tu peux entrer, je suis seule ! Un éclair s’alluma dans les yeux d’Étienne. C’était bien là le mot qu’il redoutait ! Mais son courroux eut à peine le temps de naître et il faillit tomber à la renverse en voyant celui qui se montra sur le seuil. C’était l’apparition qu’une fois déjà, cette nuit, il avait vue à la Pierre-des-Païens, c’était Filhol de Treguern. Filhol vint se mettre à genoux près des piles que l’Anglais avait alignées, et ses mains frémissantes les dispersèrent de façon à reformer un monceau d’or. Geneviève s’était assise auprès du berceau et cachait son visage entre ses mains. Filhol laissa l’or pour venir mettre un baiser sur le front de la petite Olympe endormie. – Tu seras heureuse ! murmura-t-il. Étienne voyait les larmes couler entre les doigts de Geneviève ! Filhol la prit dans ses bras en répétant avec une exaltation délirante : Tu seras heureuse ! tu seras heureuse ! – Dieu nous voit ! balbutia la jeune femme. – Et notre petit Tanneguy, qui vient de naître dans la misère, poursuivit Filhol, a maintenant la richesse qu’il faut pour porter le nom de Treguern ! Étienne se disait en pressant à deux mains ses tempes brûlantes : « Je rêve ou je suis fou ! » Il vit Filhol s’élancer de nouveau vers le monceau d’or et l’entasser à pleines poignées dans la valise que l’Anglais avait laissée sur le plancher. Filhol chargea la valise sur ses épaules et s’enfuit en disant : – Le trésor de Treguern n’est pas en sûreté au manoir. Je vais le mettre en un lieu où Gabriel ne le trouvera pas ! À demain, Geneviève ! Tanneguy sera baptisé demain, Tanneguy, l’enfant heureux et riche ! Geneviève fit un effort pour lui répondre et peut-être pour le retenir. Mais sa voix s’étouffa dans sa gorge et Filhol était déjà parti. Geneviève, vaincue, s’affaissa sur elle-même et perdit connaissance. Étienne eut d’abord la pensée d’aller à son aide, mais, comme il entendit dans le corridor le pas furtif de la petite Laurence, qui revenait, sollicitée par son inquiétude, il prit le même chemin que Filhol, décidé à suivre jusqu’au bout l’aventure. Les morts peuvent bien se montrer, la nuit, au clair de lune, en Bretagne, auprès des pierres druidiques ou dans les ruines, mais ils ne chargent pas, même en Bretagne, de lourdes sacoches sur leurs épaules. Étienne, désormais, voulait savoir.

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IX Ce que c’était que Gabriel Un peu avant l’heure où la veillée finissait chez bonne personne Marion Lécuyer, un homme à pied, traînant son cheval par la bride, s’embourbait dans le chemin creux qui menait directement de la Grand’Lande à Château-le-Brec. L’orage était calmé déjà depuis plus d’une heure, mais il avait laissé tant d’eau dans le chemin creux, que c’était d’un bout à l’autre comme une longue mare de fange liquide. Notre homme battait cruellement son pauvre cheval pour le faire avancer ; il jurait d’une voix pleine de colère, mais qui, malgré tout, ressemblait à une voix de femme tant elle était douce et juvénile. C’était presque un enfant, on pouvait bien le deviner malgré l’obscurité profonde. Il avait perdu son chapeau en route, et de grandes masses de cheveux blonds soyeux tombaient sur ses épaules. – Quelle nuit ! murmurait-il ; j’aurais mieux fait de venir à pied ! Je serais arrivé plus vite ; mais si je me suis égaré dans la futaie et sur la lande, moi qui suis du pays, bien sûrement l’Anglais sera resté en chemin ! Il se retourna pour appliquer sur la tête du cheval un coup du bâton de houx qu’il tenait à la main. – Mon étoile ! reprit-il en pressant le pas, comme si cette idée eût galvanisé sa lassitude. Au plus fort de l’orage, j’ai regardé le ciel et j’ai vu mon étoile qui brillait entre deux nuées ! La fange du chemin céda sous ses pas ; il enfonça jusqu’aux genoux dans une ornière. – Cent mille francs ! dit-il en riant, car sa pensée tournait comme une girouette. L’hiver passé, j’aurais pris cela pour une fortune. Montre-toi, mon étoile, et dis-nous si je serai prince ! Cent mille francs, ce n’est rien ! Le son de sa voix, l’énergie folle de ses gestes, indiquaient une sorte d’ivresse. Au-dessus de sa tête, les vieux chênes qui bordaient le chemin joignaient leurs cimes inclinées. C’était comme un dôme, mais ça et là ce dôme avait des déchirures, et notre jeune homme, qui avait levé le front, poussa un cri de joie. Par une des ouvertures de la feuillée, il voyait un beau diamant sur le bleu du ciel. – Salut, salut, mon étoile ! dit-il avec un élan d’enthousiasme. Ces cent mille francs ne sont qu’un enjeu, n’est-ce pas ? n’est-ce pas qu’il faut les risquer d’un seul coup ? Je suis beau joueur : je veux des millions ! Il avait fait un pas et il ne voyait plus l’étoile ; sa tête pensive s’inclina sur sa poitrine. – Ces cent mille francs, reprit-il, je ne les ai pas encore. Allons ! bête ignoble et maudite, est-ce toi qui m’arrêteras sur le chemin de ma fortune ! Il prit le bâton de houx par le petit bout, et, à deux mains, il assomma son cheval qui se prit à trotter la tête entre les jambes. Le chemin creux s’élargit. Une masse sombre apparut dessinant vaguement dans la nuit la forme d’une grande maison. À droite de la maison, une tour haute et tout enveloppée, comme l’avait dit le pâtour Mathelin, dans des haillons de lierre, se détachait, semblable à une sentinelle géante. La maison était Château-le-Brec, et cette sombre masse de granit qui flanquait son pignon, débris antique d’un édifice que personne dans la contrée n’avait connu, s’appelait la Tour-de-Kervoz. Les fenêtres closes de Château-le-Brec ne laissaient échapper aucune lueur ; rien ne se montrait aux meurtrières de la tour. Notre voyageur fronça le sourcil en quittant le chemin creux pour entrer dans le pâtis, planté de saules, qui précédait la ferme. – On dort déjà ici ! grommela-t-il, serait-il donc si tard ? Il ne se donna point la peine d’attacher son cheval, bien sûr que la pauvre bête n’était pas en humeur de courir le pays ; il lâcha seulement la bride pour arriver plus tôt à la porte de la maison. – Holà, Mathelin ! cria-t-il en frappant à tour de bras avec son bâton ; ouvre-moi vite, mon gars : il faut que je voie douairière Le Brec à l’instant même ! Mathelin le pâtour n’avait garde de répondre, puisqu’il était encore à la veillée. Le voyageur n’en frappait que mieux. Après avoir appelé Mathelin, il appela douairière Le Brec elle-même. Douairière Le Brec ne répondit pas plus que Mathelin. Le voyageur fit alors ce par quoi il aurait dû sans doute commencer. Il éprouva le loquet de la porte, qui céda au premier effort, et la porte s’ouvrit. – Vous dormez donc bien dur, ma mère Françoise ? dit notre jeune homme en entrant. Le chien de la ferme aboya dans la basse-cour, mais à l’intérieur le silence continua. Notre voyageur savait les êtres. Il alla tout droit à la cheminée en évitant la table qui tenait le milieu de la chambre et mit la main dans le trou au briquet. L’acier grinça sur la pierre, une gerbe d’étincelles jaillit et le bois mort prit feu. L’instant d’après, une résine allumée éclairait le visage de notre voyageur. Son visage ressemblait à sa voix ; c’était quelque chose de doux, de presque efféminé : un front blanc très développé avec deux réseaux de veines bleuâtres aux tempes, de grands cheveux blonds soyeux et légers que la pluie rassemblait en boucles brillantes, des sourcils fins hardiment dessinés sur l’arête tranchante de l’os frontal, des yeux bleus qui cachaient je ne sais quel indéfinissable mélange d’audace effrontée et de virginale timidité sous leurs paupières frangées de longs cils. Au demeurant, on eût fait du chemin avant de trouver un adolescent doué d’une beauté plus régulière et plus intelligente à la fois. Pourquoi le cloarec Gabriel inspirait-il aux bonnes gens du bourg d’Orlan un sentiment tout autre que l’affection ? Pourquoi ? La tonsure devait bien aller à ce visage de Chérubin. On comprenait l’affection que le dernier Treguern avait conçue, lui, le fort et le grave, pour cet enfant délicat et timide. On comprenait la tendresse de douairière Le Brec. On eût compris toutes les sympathies, mais l’effroi, mais la haine des bonnes gens d’Orlan, on ne les comprenait point. Le sentiment religieux qui imprègne là-bas si profondément les âmes aurait pu seul expliquer cette répulsion, car Gabriel, quoiqu’il portât l’habit du séminaire, n’avait ni la conduite, ni la foi de ceux qui se destinent au service de Dieu, mais après tout, il n’avait pris aucun engagement avec l’Église, et il était encore temps pour lui de dire : J’avais méconnu ma vocation. Si vous aviez interrogé les bonnes gens d’Orlan à ce sujet, suivant toutes les probabilités, les bonnes gens d’Orlan auraient gardé le silence. Si vous aviez pu plonger un regard curieux en dedans de leur conscience, voici ce que vous y eussiez vu peut-être : d’abord, le Breton ne veut pas qu’on touche l’habit sacerdotal sans savoir et en quelque sorte par mégarde ; cette robe du prêtre, il la révère avant tout et il ne permet pas qu’on l’essaie en se jouant. Ensuite Gabriel n’était point né au bourg d’Orlan ; il y avait un mystère sur les premiers jours de sa vie. En troisième lieu, Gabriel sentait le Le Brec, comme s’exprimait l’énergie des vrais gars du bourg. Enfin l’opinion commune était qu’il avait ensorcelé le dernier Treguern : ceux qui avaient connu Filhol avant l’arrivée de Gabriel pouvaient dire combien Filhol avait changé pour mourir ! Ceux qui l’avaient aimé ne le reconnaissaient plus dans ses derniers jours. Et cette mort elle-même du dernier descendant des chevaliers, cette mort prématurée et si malheureuse, avait été accompagnée de circonstances qui motivaient en vérité l’épouvante inspirée par ce beau Gabriel. Nous n’avons point compté parmi nos motifs de haine les bruits qui couraient d’un mariage mystérieux et, disait-on, presque sacrilège, contracté sous les auspices de la douairière, qui était païenne ou tout au moins hérétique, entre Marianne, la demi-sœur, et Gabriel. La demi-sœur s’appelait Treguern, mais elle était fille d’une Le Brec, c’est-à-dire cousine du diable, et les bonnes gens disaient volontiers : « Que celle-là s’arrange ! » On s’inquiétait d’elle médiocrement. Une chose certaine, c’est que l’aversion des paysans du bourg d’Orlan gênait assez peu ce blond Gabriel ; il avait son étoile, et le vol de ses rêves ambitieux l’enlevait si haut qu’il ne voyait plus ceux qui restaient en bas à ses pieds. Il y a des rêveurs oisifs, mais Gabriel travaillait en rêvant, et la contemplation de son étoile ne l’empêchait jamais d’agir. Quand il eut allumé la résine, il écarta les rideaux du lit de la Le Brec ; le lit était vide. Le front de Gabriel se rembrunit. Il ouvrit la porte du trou qui servait de retraite à Mathelin et reconnut que Mathelin aussi était absent. – Personne ! pensa-t-il tout haut ; je ne saurai rien ! Est-ce que ce serait jour de malheur ? Il retourna vers le lit de douairière Le Brec et passa dans la ruelle. À l’aide de son dos, qu’il appuya contre la muraille, il fit glisser la couche massive et découvrit une trappe à fleur de sol. Il déposa sa chandelle de résine à terre. La trappe se soulevait à l’aide d’un gros anneau de chanvre qui rentrait dans une moulure du bois ; Gabriel se mit à la besogne vaillamment ; il prit à deux mains la poignée de chanvre et tira de toute sa force. Il avait jeté son manteau et retroussé ses manches : on eût pu voir, aux secousses qu’il donnait à la trappe, des muscles d’acier saillir sous la peau blanche et satinée de ses bras ; les veines de son cou se gonflaient et un flux de sang rougissait la pâleur délicate de ses joues. Pour employer encore une expression morbihannaise, celui-là devait être fort en dedans. Mais, soit que la trappe fût fixée par dessous, soit que le poids des lourds madriers dépassât réellement la vigueur du cloarec, il fut obligé de lâcher prise pour essuyer ses tempes déjà baignées de sueur. Son talon frappa le plancher avec colère. – Faudra-t-il faire le grand tour, murmura-t-il, et aller chercher la Pierre-des-Païens ! Il jeta un regard vers l’horloge, dont le balancier faisait tintamarre au fond de sa boîte, et une pâleur plus mate envahit son visage. – L’heure passe, murmura-t-il en repoussant le lit de douairière Le Brec dans la ruelle, et je n’ai pas le temps d’aller jusqu’à la Pierre-des-Païens ! Une idée venait de naître en lui ; il sortit précipitamment de la ferme et prit sa course vers les broussailles qui croissaient au pied de la Tour-de-Kervoz. Il connaissait sans doute cette crevasse dont Mathelin le pâtour nous parlait naguère à la veillée, car il se fit jour avec son bâton à travers les ronces et tâta la base de la tour jusqu’à ce qu’il eût trouvé le trou. – S’il y avait quelqu’un, pensa-t-il tout haut, je verrais la lumière. Un juron, qui semblait trop gros pour passer entre ses lèvres, ponctua la phrase, et Gabriel se mit à genoux sur la terre humide. Sa tête touchait maintenant l’ouverture. – Treguern ! appela-t-il d’une voix contenue, réponds-moi, es-tu là ? Il ne se fit aucun bruit dans cette mystérieuse salle où, la veille, le pâtour Mathelin avait glissé son regard. Mais, à l’étage supérieur, Gabriel put entendre comme un long murmure. En même temps les broussailles remuèrent leur feuillage chargé de pluie. Gabriel se releva vivement ; il y avait auprès de lui un cheval qui n’était pas le sien et qui broutait la cime des ronces. Les os de ce cheval perçaient son cuir ; vous eussiez dit un squelette. Gabriel regarda tout de suite aux meurtrières de la tour, car il connaissait bien la monture du commandeur Malo. Une des meurtrières était maintenant éclairée. Gabriel eut un frisson. Le murmure s’enfla et devint distinct. Le murmure disait, du moins Gabriel crut l’entendre : – Treguern mourra trois fois ! La lueur qui brillait à la meurtrière changea de place et vint éclairer une grande brèche que la guerre avait faite jadis à la muraille de la tour. Sur ce fond clair, une figure se dessina tout sombre, entourée de cheveux gris qui se hérissaient par mèches. La voix s’éleva de nouveau disant : – Le Brec, pourquoi viens-tu chercher le défunt Treguern ? Gabriel ne répondit point. Ses yeux restaient fixés sur cette figure étrange et son souffle s’embarrassait dans sa poitrine. C’était une âme de fer que l’âme de cet enfant, mais elle avait son côté vulnérable. Le commandeur continuait comme se parlant à lui-même. – La nuit est noire : je ne vois rien, mais je sais que Le Brec est ici... c’est l’heure ! Puis tout à coup : – Le Brec ! Le Brec ! renégat ! cria-t-il avec une sorte de défi, as-tu vu la croix arrachée et couchée sur la tombe de Treguern ? c’est moi qui ai fait cela ! La croix peut attendre, Treguern n’est mort qu’une fois. – Maudit sois-tu, Le Brec ! poursuivit la voix rauque et chevrotante du commandeur : depuis le temps des grands chevaliers, Treguern n’avait jamais menti. Tu as acheté, pour un peu d’or, le premier mensonge de Treguern ! Tu veux l’avoir, cet or : en ce moment il court la lande. Fou que tu es ! travaille ! travaille, c’est par toi que le nom de Treguern sera relevé ! Gabriel passa entre les jambes du cheval et sortit des ronces en rampant. Le commandeur avait pris la lampe derrière lui et la penchait maintenant au dehors ; le vent s’emparait de la flamme, qu’il abattait en la tordant. On voyait vaguement les traits hâves et comme pétrifiés de Malo de Treguern. – Tu es jeune, je suis vieux, disait-il en rejetant derrière lui les mèches raides de ses cheveux ; je suis pauvre et tu seras riche, mais tu mourras avant moi et plus pauvre que moi, car Dieu veut que je vive jusqu’à ce que j’aie retrouvé l’angle de pierre qui manque au tombeau de Tanneguy ! Il s’interrompit comme pour prêter l’oreille. – J’entends le son de ton or ! murmura-t-il. Je veux qu’il soit pour toi, cet or ! va vite, Le Brec, va vite, renégat ! car, une fois le trou creusé, la lande est vaste, tu ne le retrouverais plus. Gabriel tremblait et la sueur froide glaçait ses tempes. Il y avait des gens qui disaient que le commandeur Malo avait perdu la raison ; il y en avait d’autres qui lui prêtaient un pouvoir surnaturel. Gabriel, que douairière Le Brec avait fait athée, Gabriel, qui bravait Dieu chaque jour sur les marches de l’autel, Gabriel croyait à je ne sais quelles puissances surhumaines. De son délire ambitieux naissait la superstition ; il avait la foi des infidèles et la religion de ceux qui n’aiment pas. Il osait, il savait ; il pouvait. C’était un esprit d’élite que l’âge allait approfondir et mûrir. C’était une âme bizarrement trempée, faible et forte à la fois, sachant réagir contre ses propres terreurs et capable de toutes les audaces. Mais, si grand que dût être un jour son avoir, si grande sa vigueur, Gabriel devait rester pour un peu l’esclave de ses impressions d’enfant. À quelque hauteur que le fît monter son étoile, les enseignements de douairière Le Brec, l’esprit fort du village, devaient demeurer en lui comme ces empreintes que le fer chaud et la poudre à canon tracent sur la peau et qu’on emporte avec soi dans la tombe. Chaque parole tombée des lèvres du commandeur était pour Gabriel un oracle. Il tremblait, mais il ne s’arrêtait pas, et cette vague terreur qui serrait sa poitrine le poussait dans la lutte avec une passion de plus. – On est à compter l’or, se disait-il ; Filhol ne m’a pas attendu ! malheur à lui ! Il avait retrouvé son cheval sur le pâtis, ses mains frémissantes prirent les pistolets qui étaient dans les fontes de la selle, et il les passa de force dans sa ceinture. – Merci, cria-t-il en étendant le bras vers la tour, merci, vieil homme ! Il n’y avait plus de lumière à la brèche, mais, comme Gabriel traversait le pâtis pour gagner le chemin creux, il put entendre encore la voix du commandeur, semblable à un écho indistinct qui disait : – Va, Le Brec ! va, païen, hâte-toi, le sang expiera le mensonge. La tempête n’empêchera pas ta moisson ; l’enfant va grandir ! hâte-toi, hâte-toi, la nuit sera bonne... Gabriel se hâtait. Il courait à travers champs dans la direction du manoir de Treguern. Et il se disait, préoccupé par une seule pensée : – On a eu le temps de compter l’or ! Filhol m’a trahi ! Ce vieillard a raison : la lande est vaste ; si une fois le trou est creusé, comment retrouver le trésor ? Il pressait le pas ; il coupait court par les clos cultivés, franchissant les haies et les palis. Mais où allait-il ? Au manoir ? l’Anglais avait dû l’y précéder, l’Anglais en était parti déjà peut-être. Cette aventure qui s’est présentée à nous sous un aspect si bizarre : l’arrivée d’un étranger porteur de quatre mille livres sterling dans cette pauvre maison de Treguern, chancelante et toute nue, Gabriel pouvait l’expliquer très naturellement. Il y avait là une intrigue dont Gabriel était la cheville ouvrière. Gabriel était parti pour la Roche-Bernard afin de recevoir l’Anglais et de lui servir de guide jusqu’au manoir de Treguern ; il avait manqué son homme parce que celui-ci s’était enfoncé dans les terres pour éviter les garde-côtes. Treguern, car il faut bien donner un nom à ce personnage qui jouait le rôle du comte Filhol, que ce fût le comte Filhol lui-même, ou son spectre, ou un audacieux imposteur, Treguern devait attendre Gabriel toute cette nuit dans la salle souterraine de la Tour-de-Kervoz. Puisque Treguern n’était pas au rendez-vous, il y avait trahison, et les mystiques paroles du commandeur Malo ne laissaient aucun doute à cet égard. Gabriel n’était point de ceux qui cherchent à endormir leur conscience ; il parlait franc avec lui-même ; il s’avouait sans honte ni remords que, s’il eût rencontré l’Anglais cette nuit, la valise n’aurait jamais passé la porte du manoir. Il avait compté là-dessus absolument et mathématiquement : il lui fallait ces cent mille francs aujourd’hui même. Cent mille francs à cet enfant chétif en sa gentillesse, hôte toléré du pauvre presbytère d’Orlan ! Cent mille francs à lui, dont le regard n’avait jamais dépassé l’horizon morne des landes ! Avait-il bien, en mangeant son pain noir, l’idée exacte de la valeur de cette somme ? Et s’il l’avait, quelle orgie devait faire son imagination en fièvre ! Adieu l’école, le pain dur et l’humble grenier sous la charpente du presbytère ! À lui le plaisir sans fin, tout ce qui est défendu, tout ce qui est entraînant, tout ce qui damne et tout ce qui enivre ! Cent mille francs ! voit-on jamais la fin d’un pareil trésor ! Eh bien ! ce n’était pas ainsi que rêvait Gabriel ; non, il avait eu d’autres songes, et ces songes venaient aussi de l’enfer, car le désir ne peut grandir en nous qu’à la taille de notre science, et les désirs de Gabriel étaient vastes comme l’inconnu. Ce n’était pas pour se plonger au milieu de ces joies qui affolent les jeunes imaginations que Gabriel avait besoin des cent mille francs de l’Anglais. Il était plus mauvais que cela. Son rêve était de notre temps, sans poésie et tout d’affaire ; il avait pour base ce qui remue le cœur de notre époque : la convoitise et l’ambition : il voulait avoir et pouvoir. Dans tout le bourg d’Orlan, vous n’eussiez pas trouvé un homme qui se rendît matériellement compte de cette somme énorme : cent mille francs ! Gabriel, qui n’avait pas vu le monde de beaucoup plus près que les paysans du bourg, Gabriel regardait cette somme avec le sang-froid d’un calculateur, et, comme il nous l’a dit lui-même, ce n’était pour lui qu’un enjeu : une première mise. Il y a des destinées. Le grand vautour est tout entier dans l’œuf qui pèse quelques onces, et le gland qui sert de jouet à l’enfant contient le germe du chêne énorme. Le vautour brisera sa coquille, le chêne jaillira hors du gland : qu’importe l’humilité du point de départ ? Au fond de sa solitude close, Gabriel avait vu un monde à travers les erreurs et les haines d’une vieille femme : un monde pour lui tout seul. Il avait deviné tantôt bien, tantôt mal ; il avait calculé faux quelquefois, quelquefois juste. La clairvoyance de son esprit, obscurcie par cette sorte de mysticisme païen qui restait comme un bandeau sur sa vue, lui avait montré l’univers sous un aspect odieux, mais qui ne manquait point de vérité : il avait vu la société comme une immense foule où chacun s’arme comme il peut pour hériter de ses voisins terrassés. Mais, au-dessus de la foule, il n’avait point vu la souveraine justice. Et il cherchait des armes, croyant qu’il ne s’agissait que de frapper. La première arme, c’est l’or, cela se devine au village comme à Paris. Au début de son calcul, l’or, pour Gabriel, qui n’avait jamais vu cent écus de six livres réunis, c’était sans doute peu de chose, peut-être ce qu’il fallait pour acheter une pièce de terre, le moulin de Guillaume ou la ferme du vieux Michelan. Mais, une fois posé le premier terme, la progression va vite et va loin dans ces esprits terribles de logique. Une fois, dans un voyage qu’il fit à Redon, le hasard mit entre ses mains une feuille anglaise où il y avait un long article, avec la traduction française en-dessous. Cet article portait pour titre : Assurances sur la vie. Gabriel le lut une fois, puis vingt fois. Il réfléchit pendant deux longs mois. Au bout de ce temps, il avait combiné, lui tout seul, une intrigue qui devait amener au manoir de Treguern la fameuse somme de cent mille francs. Il avait besoin d’un complice ; il choisit Filhol de Treguern. Au premier moment, son intention sincère était peut-être de partager, mais bientôt, son ambition grandit et il lui fallut la somme entière. Puis cette somme elle-même lui apparut comme une goutte d’eau dans la mer, et il se dit : Pour être véritablement homme, il faut la centupler. Et il se mit à établir le calcul qui devait centupler les cent mille francs. Le journal anglais lui fournissait la base exacte de ce calcul. Le calcul fut fait avec cette précision froide qui n’exclut nullement la passion. Certaines natures, et ce sont les plus dangereuses, gardent la lucidité que donne le calme au milieu même de l’exaltation : selon le journal anglais, pour centupler les cent mille francs, il fallait vingt ans et une mise annuelle de cent mille francs. Or on peut acheter pareille mise de plusieurs manières : par le travail, réuni à un étrange bonheur, – et par le crime. Gabriel se dit : Dans vingt ans, j’aurai quarante ans à peine ; c’est la force de la vie : je puis bien donner vingt ans, et mon âme, pour être plus riche qu’un roi. Le pacte était conclu avec lui-même. Et, à supposer que votre raison n’admette point le mérite de tous ces calculs millionnaires, faits par le petit cloarec dans son grenier poudreux, à supposer que vous le regardiez comme un songe-creux méchant, ou comme un fou d’espèce nuisible, il vous faut bien accorder au moins qu’à cette époque où nous sommes arrivés, son château en Espagne n’était pas tout à fait dépourvu de fondements. Il avait eu, cet enfant au plus bas de sa misère, l’inexplicable pouvoir de faire partir de Londres, en plein temps de guerre, un homme porteur de cinq mille louis, et d’attirer cet homme au manoir de Treguern : vous avez vu cela. Dans la gigantesque partie qu’il voulait engager, quelles qu’en fussent d’ailleurs les chances, n’était-ce pas cette première mise qui était la plus difficile à trouver ? Il l’avait trouvée, contre toute vraisemblance ; les autres mises pouvaient venir de même. Mais voilà que cette inestimable conquête lui échappait ! L’homme qu’il comptait tromper le trompait. Gabriel éprouvait pour la première fois de sa vie une angoisse poignante et mortelle. Il sentait la fortune glisser entre ses doigts. Il n’avait plus ce qu’il fallait de sang-froid pour réfléchir ; il se disait seulement : « Je le trouverai ! je le trouverai, fût-il dans les entrailles de la terre ! » Et il accélérait sa course à chaque instant davantage. Il n’aurait point su dire au juste où il était, quand une voix de femme tremblante et tout émue l’appela par son nom. Ses yeux se dessillèrent ; il vit devant lui une porte grande ouverte et une chambre éclairée. Son premier mouvement fut de fuir, mais la Le Brec le tenait déjà par les deux bras. Cette chambre éclairée était la salle basse du moulin de Guillaume Féru. – Te voilà enfin, Gabriel, disait la vieille femme, nous t’avons attendu longtemps. Et si tu savais comme elle a souffert la pauvre Marianne, ta femme, pour te donner un fils. – Un fils ! répéta le jeune homme, Marianne ! ma femme ! Il semblait que ces idées ne voulussent point entrer dans son esprit. – Laissez-moi passer ! ajouta-t-il en essayant de se dégager. Douairière Le Brec le regarda aux lueurs qui sortaient de la porte. – Comme tu es pâle ! murmura-t-elle effrayée ; t’est-il arrivé malheur ? – Je vous dis de me laisser passer ! répéta Gabriel, dont la colère crispait les lèvres. – Mais il faut que tu la voies, enfant, s’écria la vieille femme, elle est là ! ils sont là tous les deux, ta femme et ton fils ! De l’intérieur du moulin une voix faible appela : – Gabriel ! Gabriel ! Le cloarec recula. – Le temps s’écoule ! murmura-t-il. La lande est vaste, si le trou est creusé une fois... – Est-ce la fièvre avec le délire ? interrompit la Le Brec en l’attirant vers le moulin. Elle était forte ; Gabriel se débattait entre ses bras. – Une femme ! un enfant ! disait-il ; malédiction sur elle et sur lui ! Je n’en veux pas ! Je n’en veux plus ! Douairière Le Brec s’arrêta pétrifiée. Gabriel fit comme s’il se fût éveillé tout à coup et sa voix changea : – Oui, oui, dit-il en passant ses mains sur son front, c’est la fièvre avec le délire. N’est-ce pas pour eux que je travaille, pour elle et pour lui ? Mère, tu ne veux donc plus que je bâtisse un palais pour les mettre tous deux : un palais pour Le Brec à la place même où fut la maison de Treguern ? Les yeux de la vieille femme brillèrent. – Laisse-moi passer, répéta pour la troisième fois le cloarec ; c’est l’heure qui va décider entre les deux races. As-tu donc maintenant un amour qui soit plus fort que ta haine ? – Non ! dit la vieille femme, qui lâcha prise, tandis que son regard sombre se baissait vers la terre. La voix faible appelait toujours au dedans du moulin : – Gabriel ! Gabriel ! – Un mot de consolation ! murmura la vieille femme, un baiser, une minute... – Qui sait ce que valent les minutes ! s’écria Gabriel, qui reprit sa course vers le manoir : console-la pour moi, je joue ma destinée ! Douairière Le Brec resta un instant immobile à écouter le bruit de ses pas qui s’éloignait. – Qu’y a-t-il dans cette poitrine-là ? murmura-t-elle. Puis elle rentra au moulin et pressa Marianne contre son cœur en disant : – Je m’étais trompée, ma fille, ce n’était pas notre Gabriel. C’était une singulière histoire que celle de ce mariage secret entre la demi-sœur de Filhol de Treguern décédé et Gabriel Le Brec. Bien des gens l’ont dit : il reste dans ce pays de Bretagne si chrétien de vieux ferments druidiques, et c’est cet arrière-goût de paganisme qui perpétue au fin fond de quelques trous perdus des levains d’hérésie et de révolte. Ces coins païens furent huguenots au XVIème siècle, jansénistes à la fin du XVIIème et athées sous la république. Françoise Le Brec avait dénoncé les prêtres en 1793 et tricoté en cérémonie au pied de l’échafaud de Redon. Elle aimait la révolution qui coupait les têtes nobles. C’était toujours la vieille haine de Le Brec contre Treguern. Elle avait consenti à faire de Gabriel un clerc, après la chute des tyrans révolutionnaires, tout uniment pour lui éviter les chances de la conscription, mais elle lui avait dit : – Tu ne seras pas prêtre, il n’y a pas de Dieu. C’est le démon Bel qui gouverne la terre. Tu épouseras la demi-Treguern qui est fille d’une Le Brec et vous aurez toute la richesse des comtes d’autrefois. Et il se racontait qu’une nuit, sur la Grand’Lande, à la Croix-qui-Marche, le prêtre-jureur qu’on appelait le Janséneux et qui avait suivi le char de la déesse de la Raison à Vannes, était venu à l’heure de minuit avec Françoise Le Brec, Marianne et Gabriel, plus deux témoins qu’on avait pris en passant au cimetière. Les cierges s’étaient allumés sur le piédestal de la croix et une messe de malheur avait été dite : de malheur et de mariage. Il se racontait aussi que la voix du défunt Filhol avait protesté dans la nuit, et qu’au lointain de la Grand’Lande, on avait ouï galoper le cheval fantôme du commandeur Malo qui hennissait en tonnerre...

10

X Double baptême Nous avons dit déjà le nom du lieu où nous conduisons le lecteur ; il s’appelait le Trou-de-la-Dette. C’était une ravine qui fermait la Grand’Lande, entre le moulin de Guillaume Féru et le manoir de Treguern. Le chemin de traverse, aboutissant à l’avenue du manoir, passait sur la lèvre même du ravin ; quelques troènes avaient été plantés le long de la route, pour maintenir les terres. Dans ce sol ingrat, les troènes étaient venus maigres et tout noirs ; ils formaient un petit taillis à hauteur d’homme qui descendait jusqu’à mi-côte. À l’endroit où les troènes s’arrêtaient, on voyait percer sous la bruyère naine la carcasse pierreuse de la lande : un roc calcaire que le moindre attouchement réduisait en poussière bleuâtre. Tout au fond du ravin, il y avait une mare étroite qui ne contenait en été qu’un peu de vase couverte de lentilles ; des saules crevassés, vivant par leur écorce robuste et dressant en faisceaux leurs branches toutes jeunes, entouraient la mare. On descendait là en s’aidant des pieds et des mains ; il n’y avait point de chemin tracé. Quand on était au bord de la mare, sous les saules, on voyait autour de soi la rampe, irrégulièrement circulaire, monter en s’évasant comme les parois d’une urne gigantesque. On ne voyait que cela et un rond de ciel qui semblait être le couvercle du vase. Dans le pays, le ravin passait pour un lieu hanté ; ceux qui avaient droit descendaient tous les deux ans au bord de la mare, pour ébrancher les saules qui végétaient avec une force étonnante. Le reste du temps, nul pied humain ne foulait cet endroit désert. Quand les paysans des environs étaient obligés de suivre, après la nuit tombée, le chemin de traverse qui était au-dessus des troènes, ils hâtaient le pas en se signant et en fermant les yeux. Cette nuit, l’eau de la tempête avait empli la mare qui débordait et baignait le pied des saules. La pluie dégouttait encore du feuillage mouillé. C’était une demi-heure avant l’aube environ, à ce moment où l’obscurité plus profonde étend son voile uniforme sur tous les objets. Il y avait un homme au fond du ravin ; cet homme s’appuyait sur une pioche et regardait l’eau de la mare que le sol altéré buvait lentement. Il semblait attendre que le niveau fût descendu au-dessous d’une certaine limite. De temps en temps, ses yeux se relevaient et interrogeaient le ciel chargé d’étoiles. – J’ai le temps, murmurait-il alors. Et il se reprenait à suivre le mouvement de l’eau, qui baissait lentement. Quand le pied du plus gros des saules fut découvert, l’homme leva sa pioche et donna un premier coup dans la terre humectée. C’est à peine si la pioche écorcha légèrement le sol inerte ; l’homme redoubla, puis les coups se succédèrent drus et pressés. Au bout de quelques minutes, il s’arrêta pour reprendre haleine. Avec moitié moins de travail, il eût fait un bon trou dans la terre arable ; mais, ici, son effort n’avait réussi qu’à entamer le sol. – La valise sera bien là, pensait-il tout haut, quand je lui aurai fait son nid, et je suis sûr au moins que personne ne viendra l’y chercher ! Il reprit à deux mains sa pioche, qui rebondit de nouveau sur la terre à la fois humide et dure ; mais il ne donna qu’un coup, parce qu’il crut entendre un bruit de pas au-dessus de sa tête dans le sentier bordé de troènes. Il écouta : le bruit se taisait ; tout était silence aux alentours. Il se dit : – Mes oreilles tintent ! Et il se remit à la besogne vaillamment. Ses oreilles n’avaient point tinté, cependant ; c’était bien un bruit de pas qu’il avait entendu dans le chemin de traverse. Un homme courait à toutes jambes sur la lande, venant du moulin de Guillaume et se dirigeant vers le manoir. En arrivant au bord du ravin, l’homme de la route avait fait comme celui qui creusait la terre au pied du saule : il s’était arrêté au bruit sourd et prochain de la pioche ; puis, comme le bruit avait cessé au même instant, il s’était dit : – Mes oreilles tintent. Et il avait continué sa route. Il arriva que l’homme du ravin, à peine remis au travail, entendit encore marcher au-dessus de lui, et que le marcheur, dès les premiers pas qu’il fit, crut ouïr de nouveau le son de la pioche. Ils s’arrêtèrent en même temps, prêtant l’oreille l’un en haut, l’autre en bas. Le plus patient des deux devait avoir le mot de l’énigme. Le plus patient ne fut pas l’homme à la pioche, qui était pressé sans doute et qui reprit sa besogne au bout de quelques secondes. Désormais, il n’entendit plus rien. Il y allait de grand cœur et, si rebelle que fût le sol, il eut bientôt creusé un trou assez grand pour enfouir une petite valise qui était par terre auprès de lui. Il prit la valise et la poussa dans la fosse, pour voir si elle y tenait à l’aise. Le résultat lui sembla favorable et il se redressa tout content. Mais, en se redressant, il vit un homme debout au-devant de lui : l’homme d’en haut, celui qui tout à l’heure marchait dans le chemin des troènes. – Gabriel ! murmura le piocheur en reculant de plusieurs pas. Le nouveau venu restait immobile, les bras croisés sur sa poitrine. – Tu ne m’attendais donc pas, Filhol, mon bon frère ? dit-il d’un accent doucereux et railleur. L’homme à la pioche ramassa son outil et le serra instinctivement entre ses mains comme si c’eût été une arme. Il répondit. – Non, Gabriel : je ne t’attendais pas. – Tu t’étais sans doute lassé de m’attendre à la Tour-de-Kervoz ! reprit le jeune cloarec, dont la voix se faisait plus moqueuse. – Je ne t’ai pas attendu à la Tour-de-Kervoz, répliqua Treguern. – Non ? et pourquoi cela, mon frère ? – Parce qu’il me répugnait de casser la tête d’un homme qui a été mon ami. Il y eut un silence après cette réponse qui fut faite d’un ton rude et menaçant. Gabriel restait toujours immobile et calme en apparence. L’homme qu’on appelait Filhol de Treguern tourmentait, au contraire, le manche de sa pioche. Gabriel avança d’un pas ; Treguern lui dit : – N’approche pas ! Gabriel fit un pas de plus, et c’était montrer du courage. – Tu as quelque chose contre moi, mon frère ? dit-il d’une voix douce qui ne gardait plus trace de moquerie. – Sur mon honneur, Gabriel, prononça Filhol, qui détourna la tête, tu ferais mieux de ne pas rester ici ! – Qu’ai-je donc à craindre ? – Gabriel ! Gabriel ! s’écria Filhol d’un accent plein de tristesse ; j’avais mis ma confiance en toi. Pour toi, la porte de la maison de mon père n’était jamais fermée. Gabriel, j’étais à la Croix-qui-Marche cette nuit où douairière Le Brec, l’ennemie de Treguern, amena le prêtre maudit. Tu sais bien que je ne pouvais ni me montrer, ni protester ; j’étais hier soir à la Pierre-des-Païens, quand Marianne a passé avec douairière Le Brec pour aller au moulin de Guillaume. Gabriel, ce mariage est un mensonge et un crime. Gabriel, qu’as-tu fait de l’honneur de Marianne ma sœur ? – Ah ! murmura le cloarec, dont la voix changea tout à coup, tu sais cela ? et tu t’es dit : Je devais donner cinquante mille francs à Gabriel, je les garderai pour moi : ce sera le prix de l’honneur de Treguern ? Filhol leva sa pioche ; Gabriel mit la main à sa ceinture. Filhol s’élança sur lui et lui porta un coup que Gabriel esquiva, souple comme un serpent. D’un bond, il s’était réfugié derrière le saule. – Tu as frappé le premier, dit-il, je ne fais que me défendre ! Filhol entendit le bruit sec d’un pistolet qu’on arme. Le ravin s’illumina à l’éclair d’une détonation et Filhol s’affaissa sur lui-même, la poitrine traversée par une balle. Les parois évasées du ravin prolongèrent et enflèrent la détonation. Un grand cri se mêla à ces échos. Dans le premier moment de trouble, Gabriel crut que c’était la victime qui l’avait poussé. Filhol était couché au pied du saule, ses cheveux baignaient dans la mare ; il ne bougeait plus. Pendant une seconde, Gabriel resta comme étourdi ; sa main laissa échapper le pistolet, pour tâter d’instinct sa propre poitrine à la place du cœur. – Il bat ! il bat ! murmura-t-il ; ma tête tourne. La première fois qu’on regarde au fond d’un précipice, le vertige vous prend... puis on s’habitue : cela vaut cent mille francs ! Un second cri retentit aux parois du ravin. Gabriel écouta, frémissant de tout son corps ; cette fois, il ne pouvait pas se méprendre. Le grand étourdissement qui accompagne le crime avait eu le temps de se calmer ; les échos de la détonation se taisaient. Le feuillage maigre du taillis de troènes s’agitait ; quelqu’un descendait par la partie la plus escarpée du ravin, et quelqu’un prononçait le nom de Filhol. Gabriel prit son second pistolet à sa ceinture. Une branche du taillis craqua et se rompit, Gabriel dut penser qu’il n’aurait pas besoin de son arme, car le nouveau venu, perdant l’équilibre, roulait sur les roches calcaires. Il arriva ainsi au fond du ravin, et rebondit sur ses pieds en disant : Filhol ! Filhol ! Par miracle, sa chute l’avait laissé sans blessure. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient le ciel. Gabriel put distinguer un homme de haute taille, revêtu du costume militaire et n’ayant plus qu’un bras. À ce moment même, Étienne l’apercevait à son tour dans l’ombre et s’élançait vers lui. – Tu n’es pas Filhol ! cria-t-il ; qu’as-tu fait de Filhol ? Gabriel avait armé d’avance son second pistolet. – D’où venez-vous, l’ami, dit-il froidement, si vous ne savez pas que Filhol de Treguern est mort des fièvres de marais, au mois de septembre de l’an passé ? Le pied d’Étienne se heurta contre la valise qui rendit un son métallique. – Ah ! fit-il, Dieu voit le fond de ce mystère ! Ceci est un témoin. J’ai suivi Treguern depuis le manoir jusqu’en ce lieu ; il portait cette valise sur ses épaules. Tu es le cloarec Gabriel et tu viens d’assassiner Treguern ! Gabriel vit seulement alors que son adversaire tenait dans la seule main qui lui restât un sabre aigu et recourbé ; il avait repris tout son sang-froid : Étienne était si près de lui, que la pointe du sabre pouvait arriver à sa poitrine avant qu’il eût levé le bras pour décharger son pistolet. Son esprit rapide et fécond en ressources lui fournit un stratagème sur lequel il joua aussitôt son va-tout. – Regarde à tes pieds, dit-il, et vois si celui-là dont la tête pend dans la mare est bien ton Filhol de Treguern. Étienne se retourna vivement ; les lueurs pâles de l’aube lui montrèrent le cadavre étendu de l’autre côté du saule. Il ne jeta sur lui qu’un regard, et les muscles de son bras se raidirent pour lever son sabre : Gabriel était condamné. Mais Gabriel avait eu le temps d’appuyer son pistolet contre le tronc du saule, pour éviter ce tremblement inséparable de l’émotion, et, au moment où Étienne revenait sur lui, une nouvelle détonation éveilla les échos du ravin. La poitrine du jeune sergent rendit une plainte ; son bras gauche, fracassé à la naissance de l’épaule, tomba inerte le long de son flanc. Son élan ne fut pas arrêté, pourtant, et il se précipita sur Gabriel, sans comprendre encore, peut-être, toute l’étendue de son impuissance. Par deux fois, et malgré la douleur atroce qu’il ressentait il essaya de relever ce bras qui n’avait plus de ressort. Par deux fois, la crosse du pistolet de Gabriel résonna sur son front que rien ne défendait. Au premier coup, le visage d’Étienne s’était inondé de sang ; au second coup il ferma les yeux et s’en alla en arrière, auprès du corps de Filhol. Gabriel lava la crosse de son pistolet dans l’eau de la mare et passa son mouchoir mouillé sur ses tempes. Le crépuscule éclairait assez pour qu’on pût distinguer les objets ; Gabriel regarda les deux cadavres. Il était pâle, mais il portait la tête haute. La respiration sortait avec force de sa poitrine gonflée. Il chargea la valise sur ses épaules et se mit à gravir la rampe du ravin d’un pas ferme. Ce fut dans la nuit du quatorze au quinze août de l’année 1800, que le Trou-de-la-Dette vit ce double assassinat. Le lendemain était la fête de l’Assomption. Dès le matin, les paysans du bourg d’Orlan se rassemblaient, suivant la coutume, dans le cimetière qui sert de place à la paroisse. Il y avait grand mouvement parmi eux ; on lisait une sorte d’effroi sur tous les visages, et, derrière l’effroi, la curiosité se montrait. On parlait bas dans les groupes ; les femmes, toutes pâles, chuchotaient, et l’on empêchait les enfants de jouer dans les hautes herbes qui entouraient les tombes. Le clocher tinta la première messe, et personne, sinon quelques femmes pieuses, ne quitta le cimetière pour entrer dans l’église. Le principal groupe était composé de nos amis qui avaient fait la veillée de l’Assomption chez bonne personne Marion Lécuyer. Les métayères avaient sur la tête leurs catiolles de belle toile plissée, portant au sommet cette crête ou cocarde qui ressemble au cimier d’un casque. Les métayers fumaient leurs pipes à court tuyau sous les bords de leurs chapeaux de paille rabattus en forme de parapluie. Les fillettes montraient leur croix d’argent brillante sur la guimpe de chanvre, et les bons gars avaient les épinglettes de laine rouge gagnées au tir du fusil ou à la course en sac. Tout cela pour le jour de la fête. Mais tout cela était triste et cadrait mal avec les figures affairées. Le groupe se massait au pied du calvaire. – Quant à ça, disait Pelo le vannier, cette nuit-là ne pouvait pas ressembler aux autres nuits ! – Ah dam ! ah dam ! fit-on dans le cercle, dès hier on sentait bien que le malheur était tout près d’ici ! – À quelle heure est rentrée douairière Le Brec ? demanda le sceptique Vincent Féru, qui était presque aussi empêché que les autres. La question s’adressait à Mathelin. – Ma foi jurée, répondit le pâtour, il faisait grand soleil quand je l’ai entendue. Mais vous ne savez pas, vous autres ? quand je suis revenu, après la veillée, j’ai trouvé un cheval noir dans le pâtis. La porte de la maison était tout ouverte ; il y avait des traces de souliers mouillés par terre, et le lit de douairière Le Brec avait roulé de plus d’un pied et demi hors de sa place ordinaire. Les têtes hochèrent, silencieuses et graves. – Il y avait de la chandelle chez le commandeur, reprit Mathelin. – Ah ! fit-on à la ronde, il avait senti cela ! – Mais que disent-ils donc, gars Pelo, du côté de la forêt ? demanda une bonne femme. – Le sergent Mathurin est revenu chez sa mère, répliqua le vannier, le sergent Étienne est revenu chez sa sœur. – Tiens ! tiens ! s’écria-t-on, c’était peut-être lui qui dormait sous le manteau de la cheminée, hier au soir. – C’était lui, mais il n’a pas couché à la métairie, et il était dehors à l’heure où l’on a entendu les deux coups de feu devers la Grand’Lande. On se regarda dans le groupe et l’on répéta : – Tiens ! tiens ! – Il y en a qui l’ont rencontré ce matin, reprit encore le vannier, comme il montait l’avenue du manoir. Il avait du sang jusque par-dessus les yeux, et la manche de son bras gauche (la manche de son bras droit est vide, vous savez bien) était rouge et toute noire de sang, depuis l’épaule jusqu’au coude. – Mon Dieu donc ! mon Dieu donc ! fit-on autour de la croix, que va-t-il se passer par chez nous ! – Bonjour à vous, père Michelan ! crièrent quelques voix. Le vieux métayer venait de passer l’échalier d’ardoise qui fermait le cimetière. Il allait d’un pas lent et pénible, et chacun pouvait remarquer sa figure blême sous les mèches rares de ses cheveux blancs. – Bonjour à vous, et Dieu vous bénisse, mes enfants ! dit-il en tirant son chapeau pour se signer devant la porte de la paroisse ; qui vivra verra, pour sûr ! Mais avez-vous jamais vu un temps où les corps morts s’échappent pour n’avoir point de sépulture ? Le groupe s’agita dans tous les sens, devinant bien quelque chose de terrible sous l’obscurité de cette phrase, et chacun s’écria : – Vous savez du nouveau, père Michelan ? Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Le vieillard fut quelque temps avant de parler. – Depuis que le comte Filhol est décédé, dit-il enfin, personne ne tient plus l’affût dans la forêt ni sur la lande. Ce n’est pas un chasseur qui a tiré ces deux coups de feu, cette nuit. – Non, non ! gronda-t-on dans le groupe, bien sûr et bien vrai, ce n’est pas un chasseur ! – Mais qui est-ce ? ajoutèrent les plus curieux. – Je voulais couper mon regain avant la messe chantée, poursuivit le bonhomme, parce qu’il n’y a plus d’herbe à l’étable et qu’on peut travailler jusqu’au premier des trois sons. Au point du jour, j’ai envoyé mon neveu Jean-Marie chercher au bourg ceux qui sont d’avec moi. Il est revenu au bout d’un quart d’heure, blanc comme linge, le pauvre petiot, et ne pouvant plus parler. Je lui ai donné une écuelle de fort cidre pour renouer sa langue, et voilà ce qu’il m’a dit, vrai comme Dieu est Dieu et nous des pécheurs. Le père Michelan reprit haleine et le groupe se massa, plus compact, autour de lui, pendant qu’il continuait : – Jean-Marie m’a dit : « Quand j’ai passé par le chemin des troènes, au-dessus de la ravine qui borde la Grand’Lande, j’ai entendu qu’on plaignait au fond du trou. Je suis trop petit pour voir par-dessus des troènes. Je me suis glissé sous les feuilles en descendant toujours jusqu’au bord du taillis. Il y avait une trouée toute faite, comme si quelqu’un avait passé avant moi. Au bout du taillis, j’ai trouvé un troène cassé en deux et une grande glissade qui avait éboulé la terre par-dessus les roches. La mare était pleine jusqu’aux bords. Auprès de l’eau, j’ai vu deux corps étendus dans le sang. » – Deux corps ! répéta-t-on sourdement dans le groupe. Et Pelo le vannier ajouta : – Un pour chaque coup de feu ! – J’ai demandé au petiot, poursuivit le père Michelan, comment ils étaient faits, ces corps. Il m’a dit : Le premier était un soldat qui n’avait qu’un bras... – Étienne ! se dit-on à la ronde : le frère de bonne personne Marion ! – L’autre, continua encore le vieux Michelan, avait sa tête renversée dans la mare, et il était habillé d’une casaque de velours noir, comme feu le jeune comte Filhol quand il allait à la chasse. Michelan se tut. Catiolles et chapeaux de paille s’agitèrent, tandis qu’un long murmure s’élevait autour de la croix. – Et vous n’avez pas été voir à votre tour ? s’écria Vincent Féru ; vous n’êtes pas curieux, papa Michelan ! – J’ai été voir à mon tour, répliqua le bonhomme, parce que j’ai pensé qu’il y avait peut-être là des chrétiens à secourir. Seulement, quand je suis arrivé au bord de la mare, je n’ai rien trouvé. – Ah ! fit le groupe désappointé, le petiot avait menti ? – Non fait, vous autres ! Quand je dis rien, je parle des corps ! il restait des traces de lutte dans la boue, et le sang n’avait pas eu le temps de sécher. – Mais les corps ? qui donc les avait enlevés ? – J’étais à me demander cela, répliqua le vieux Michelan, lorsque j’ai vu tout à coup auprès de moi, adossés au tronc d’un saule, un homme vêtu d’une longue robe noire où il y avait des broderies, comme qui dirait les instruments de la passion : la croix, les fléaux, la couronne d’épines. Celui-là était maigre comme un squelette, et ses cheveux gris retombaient sur ses joues décharnées. Comment était-il venu jusqu’à moi sans que je pusse le voir ni l’entendre ? je n’en sais rien. Il y avait des années que je n’avais vu le commandeur Malo, mais je le reconnus bien tout de suite. Les respirations s’échappèrent bruyantes de toutes les poitrines. En ce moment, du fond de l’église ouverte, la cloche du servant tinta l’élévation. Hommes et femmes se mirent à genoux dans l’herbe en courbant la tête. – Le commandeur Malo, reprit Michelan quand tout le monde fut relevé, regardait les traces sanglantes et paraissait ne point me voir ; il murmurait entre ses dents de ces paroles étranges que lui seul prononce et que les autres ne comprennent pas. Il disait, du moins j’ai cru l’entendre ainsi : Treguern mourra trois fois ! Puis, tout à coup, il m’a regardé en face. – Pourquoi n’es-tu pas au baptême ? m’a-t-il demandé brusquement. Ton père et ton grand-père étaient serviteurs de Treguern. Ce n’est pas tous les jours qu’on porte sur les fonts un héritier des chevaliers ! Comme je restais bouche béante et sans répondre, il s’est agenouillé au pied du saule, et il a considéré les traces de pas pleines de sang. – C’est le sang de Treguern ! a-t-il murmuré ; il faut cela : le taillis pousse sur le tronc coupé du vieil arbre ! Va-t-en, vassal ! va-t-en au baptême de ton maître ! moi, j’ai quelque chose à faire ici. Son doigt impérieux me montrait la route par où j’étais venu. Il y avait au pied du saule un trou à demi-creusé dans lequel était une pioche. Le commandeur portait une hachette sous son bras. Tout en obéissant et en reprenant le chemin de la lande, je me suis retourné plus d’une fois, comme vous pensez ; j’ai vu le commandeur retourner la terre avec sa pioche partout où il y avait des traces de sang, et former ainsi une manière de petite tombe ; puis je l’ai vu prendre la hachette, couper un jeune saule et en faire une croix, qu’il a plantée dans la terre remuée. – Mais qui d’entre vous, demanda ici le vieux Michelan, pourra me dire de quel baptême a parlé le commandeur Malo ? Je n’ai point ouï les cloches en traversant la lande, et je ne vois pas d’enfant nouveau-né à la porte de la paroisse. Comme il achevait, les bonnes femmes qui avaient assisté à la première messe sortirent de l’église, et les cloches se mirent aussitôt à sonner comme pour un baptême. Dans le chemin qui longeait le cimetière, on vit Fanchette la sage-femme qui s’avançait parée de ses plus beaux habits, portant un enfant sur chaque bras. Douairière Le Brec était derrière elle avec son costume de paysanne en étoffe de soie, sa grande coiffe de dentelle noire et son bâton blanc recourbé. Pendant que la sage-femme et douairière Le Brec franchissaient un des échaliers du cimetière, un autre groupe se présentait au second échalier. C’était bonne personne Marion Lécuyer tout en larmes, et Mathurin, le sergent, qui soutenaient comme ils pouvaient Étienne, chancelant à chaque pas, et si faible, qu’on eût dit un agonisant. Étienne avait deux grandes plaies au front ; son bras gauche, entouré de bandages, tombait le long de son corps, faisant pendant à la manche de son bras droit qui était vide. Les deux groupes traversèrent lentement la pelouse funèbre au milieu du silence des paysans que l’émotion et la surprise faisaient muets ; ils se rencontrèrent à la porte de la paroisse, où le cloarec Gabriel les attendait. Fanchette la sage-femme entra la première. Elle se dirigea tout de suite vers la petite chapelle où étaient les fonts, pour se décharger de son double fardeau. Le recteur était en habits sacerdotaux auprès du vase de granit poli contenant l’eau du baptême. Quand les deux groupes dont nous avons parlé furent entrés à la suite de Fanchette, la foule des paysans fit irruption dans l’église, car chacun sentait bien qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire, et chacun voulait voir. Le village entier se pressa autour de la chapelle baptismale. – Ces enfants ont-ils été portés à la commune ? demanda le recteur avant de commencer la cérémonie. Fanchette répondit sans hésiter, en femme qui a sa leçon faite d’avance : – On a vu de pauvres innocents mourir sans avoir reçu le saint baptême, parce qu’on les avait menés à la commune avant de les mener à l’église. Le recteur approuva d’un signe de tête, puis il demanda : – Qui sont ces enfants ? Vous eussiez entendu une mouche voler dans l’église, tant le silence qui se fit à cette question fut complet. Fanchette baissa les yeux et ne répondit point tout de suite ; elle se tourna à demi vers douairière Le Brec qui la couvrait d’un regard fixe et impérieux. – Celui-là, dit Fanchette, dont la voix tremblait un peu en montrant l’enfant qu’elle tenait du bras droit, celui-là est le fils d’une femme que je ne connais pas. Il y eut un murmure. Le vicaire tenait le registre de la paroisse sur un pupitre auprès de la fenêtre. Il l’ouvrit. – Et son père ? demanda le recteur. Fanchette s’inclina en silence. Gabriel ne sourcillait pas. – Que le parrain et la marraine se présentent, dit le recteur. Douairière Le Brec et Gabriel s’avancèrent en même temps vers les fonts. Douairière portait la tête haute et arrogante. Gabriel semblait impassible. – Je me suis trompé sur ma vocation, dit-il d’une voix calme et très distincte ; je n’appartiendrai jamais à l’église ! Le recteur se détourna de lui avec tristesse. – Et l’autre enfant ? reprit-il en continuant d’interroger Fanchette, pendant que le murmure grandissait. – Celui-ci, répliqua la sage-femme, est le fils de Filhol-Aimé-Tanneguy Le Madre, chevalier, comte de Treguern, et de Geneviève Le Hir, sa femme. Un grand mouvement se fit sous la voûte de l’église d’Orlan. C’était une protestation muette, mais générale. M. le recteur sembla n’y point prendre garde, et dit cette fois comme l’autre : – Que les parrain et marraine se présentent ! Marion Lécuyer, Étienne et Mathurin s’avancèrent. – Lequel de vous deux est le parrain ? demanda le vieux prêtre. – C’est moi, répondit Étienne, mais, comme j’ai perdu cette nuit mon second bras, Mathurin que voici soutiendra l’enfant sur les fonts à ma place. La foule s’émut à ce coup ; le jeune sergent était beau, malgré sa pâleur, et, sous la grosse toile des catiolles, plus d’un œil attendri s’humecta. Le recteur ouvrit son missel. Depuis le commencement de cette scène, la figure d’Étienne exprimait une inquiétude et un doute. Il avait vu l’hésitation de Fanchette lors de la première question du recteur ; il avait vu le coup d’œil impérieux que douairière Le Brec avait jeté à la sage-femme. Maintenant, il lui semblait voir je ne sais quel air de triomphe sous le calme affecté du cloarec ; il y avait du triomphe aussi et encore plus de sarcasme dans le sourire amer de la Le Brec. – Femme, dit-il brusquement en se retournant vers Fanchette, aurais-tu osé mentir jusque dans le sanctuaire de Dieu ? Gabriel tressaillit ; les sourcils de la Le Brec se froncèrent, tandis qu’elle serrait son bâton blanc à deux mains ; Fanchette changea de couleur et ne trouva point de paroles pour répondre. – Elle a menti ! dit Étienne d’un accent assuré. – Elle a menti ! répéta Marion Lécuyer qui la montra au doigt : menti devant l’autel ! Et la foule, accueillant avec avidité cette nouvelle péripétie du drame qui se jouait devant elle, se prit à gronder d’un bout à l’autre de l’église. – Elle a menti ! elle a menti ! Fanchette effrayée pleurait. – Et tout n’est pas fini, reprit Marion, qui jeta sur son frère un regard de douloureuse tendresse, Gabriel et toi, Françoise Le Brec, vous répondrez du sang versé ! – Prends patience, Marion, murmura la Le Brec, il y aura temps pour tout, et nous n’avons pas peur ! Gabriel souriait avec dédain. À ce moment, des voix s’élevèrent du côté de la porte. – Place ! place ! criaient-elles ; en voici un qui va vous dire la vérité ! – Place ! ajoutaient d’autres voix ; place au commandeur Malo, qui vient reconnaître son neveu ! Il n’y avait dans ces mots aucune nuance de raillerie. La présence de Malo de Treguern avait donné le dessus à l’idée surnaturelle. On ne comptait plus les mois qui s’étaient écoulés entre le décès du père et la naissance du fils. Depuis le grand chevalier Tanneguy, dont la tombe était là, grave et fière, auprès de l’autel, l’histoire de cette race de Treguern n’était-elle pas comme un tissu de mystères ? On livra passage au commandeur Malo, qui, après s’être agenouillé pieusement sur la première dalle de l’église, se dirigea vers les fonts baptismaux. Le visage de Gabriel avait enfin pâli, et douairière Le Brec avait grand-peine à garder le sourire de défi qui grimaçait parmi ses rides. En arrivant au centre de la chapelle, le commandeur Malo alla tout de suite à l’enfant sans père que la sage-femme avait présenté le premier ; il lui imposa les mains et le regarda longtemps. – Voyez ! voyez ! murmurait la foule, les Le Brec avaient payé Fanchette Féru pour mentir ! – Ce n’est pas le commandeur Malo qui pourrait se tromper, ajouta le vieux Michelan, lui qui a dit au bord de la mare : « Ceci est le sang de Treguern ! » Le commandeur laissa enfin l’enfant sans père, pour se tourner vers celui qui avait été présenté le second comme étant le fils du feu comte Filhol. Il n’eut pour celui-ci qu’un regard indifférent : sa bouche s’ouvrit ; on crut qu’il allait prononcer l’arrêt. Mais il se ravisa ; son regard alla de Gabriel à douairière Le Brec, puis aux deux enfants. Les rides de son front se creusèrent sous les grandes mèches de ses cheveux gris. Il baisa le crucifix qui pendait à sa poitrine. Toute son attitude révélait le travail d’une méditation profonde. Enfin ses lèvres remuèrent, et Étienne tout seul l’entendit murmurer : – Il le faut ! c’est ainsi que se relèvera le nom de Treguern ! Sa main se posa étendue sur le front de l’enfant qu’il dédaignait naguère, et il prononça tout haut : « Celui-là est le fils de mon neveu et seigneur Filhol, comte de Treguern ! » Gabriel et la Le Brec respirèrent, comme si leurs poitrines eussent été délivrées d’un poids écrasant. Les deux enfants furent baptisés, savoir : celui qui n’avait point de père sous le nom de Stéphane tout court, et l’autre sous le nom de Tanneguy-Filhol de Treguern. À la sortie de l’église, les paysans virent quatre gendarmes dans le cimetière. Quand Étienne sortit à son tour, soutenu par le sergent Mathurin et par sa sœur Marion, Gabriel, qui l’avait précédé, le montra aux gendarmes en disant : – C’est celui-là qui a versé le sang. Douairière Le Brec provoqua du regard Marion, muette d’épouvante et de surprise, et répéta : – C’est celui-là ! Les gendarmes arrêtèrent Étienne au nom de la loi. Est-il possible, cependant, d’arrêter quelqu’un pour avoir retué un mort ? Les paysans du bon bourg d’Orlan se demandèrent cela. Voici l’explication qui courut : un étranger s’était arrêté, la veille, à ce cabaret du faubourg de Redon où Mathurin et Étienne avaient fait halte ; cet étranger portait une valise pleine d’or ; on l’avait rencontré, la nuit précédente, dans la Grand’Lande, vers le chemin des troènes. Une lutte avait eu lieu au fond du ravin qui termine la Grand’Lande, et cette lutte avait laissé de rudes traces sur le corps d’Étienne. L’étranger avait disparu, ainsi que sa valise. Étienne était accusé du meurtre de l’étranger. Ce même jour, à la tombée de la nuit, Gabriel prit le chemin de Redon. Il allait à pied et portait un fardeau. À Redon, épuisé qu’il était par la fatigue, il se rendit chez un de ces marchands aventureux qui continuaient, malgré la guerre, de faire le commerce avec Londres. Il compta sur le bureau du négociant cent mille francs en or, et le négociant lui fournit une quittance par laquelle il s’engageait à faire passer cette somme à Londres, au siège du Campbell-Life, la première en date parmi les compagnies qui ont spéculé sur la mortalité humaine. Gabriel, ayant fait cela, se dit : – C’est ma prime. Je l’ai eue une fois, je l’aurai dix-neuf autres fois ! Je crois à mon étoile ! Quant aux vingt ans de vie qu’il fallait, Gabriel n’eut pas même un doute. C’était un beau joueur. Il acheta un morceau de pain du dernier gros sou qu’il avait dans sa poche, et revint à pied au bourg d’Orlan se mettre au lit dans son grenier.

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XI Le vampire Nous sommes à Paris. Les allées du bois de Boulogne commençaient à se peupler d’équipages ; le soleil moins ardent déclinait à l’horizon : c’était le jour de la fête de l’Assomption, en l’année 1820 : vingt ans, par conséquent, jour pour jour, après les événements que nous avons racontés. Le taillis tout jeune prodiguait ses pousses robustes et feuillues. La dernière coupe du bois de Boulogne avait été faite en dehors des règles et aménagements par le sabre des Cosaques. Dieu merci ! les Cosaques avaient passé la frontière pour ne plus revenir, et le bois de Boulogne, forçant de sève, cachait sous sa verdure plus opulente l’outrage de ces cicatrices guéries. L’ombre manquait encore un peu, parce que les arbres à tiges n’avaient pas eu le temps de brancher, mais la verdure était si fraîche qu’on prenait patience, et la fashion parisienne allait au bois déjà, ne fût-ce que pour le voir pousser. Il était cinq heures du soir. Dans l’allée qui conduit de Madrid à Bagatelle, les rayons obliques du soleil se jouaient au travers de la brume poudreuse. Tout à l’entour, dans les avenues voisines, on entendait rouler les équipages. Trois cavaliers se montrèrent à l’angle d’un sentier de chasse. C’étaient trois élégants du jour, montés comme il faut et vêtus avec recherche : redingotes ajustées à la hanche et laissant voir le gilet taillé en bec de clarinette, revers bombés et gaufrés, retombant sur les manches à gigots plissés ; pantalons de nankin très courts, fixés sous la botte ronde à l’aide de sous-pieds étroits comme des lacets ; cravates maintenues par des cols en baleines, breloques bavardes, chapeaux évasés par le haut et dont les bords se roulaient au-dessus de l’oreille comme les volutes qui coiffent les colonnes doriques. Il y en avait un gros, un maigre et un entrelardé. Le gros s’appelait le baron Brocard. L’entrelardé avait nom M. de Champeaux : il venait de province. Le maigre était le chevalier de Noisy, surnommé le Sec, à cause de l’absence d’embonpoint qui caractérisait sa personne. Il y eut des chevaliers jusqu’en 1825, à peu près. Au moment où ils quittaient le sentier de chasse pour entrer dans l’avenue, M. de Champeaux, le provincial, disait : – Les trois Freux ! Valérie la morte ! Et quoi encore ! Voilà des contes de la mère l’Oie ! ah ça ! on parle donc toujours revenants chez votre éternelle marquise du Castellat ? – Il y a des choses bien étranges, répondit le chevalier de Noisy sérieusement, des choses dont il ne faut pas se moquer ! – Le fait est, dit Champeaux, que ma tante m’a souvent conté des diableries qui me donnaient la chair de poule. Figurez-vous qu’étant jeune, elle avait rencontré un bélier blanc... Le gros baron Brocard haussa les épaules. C’était un esprit fort. Nos trois cavaliers allaient maintenant de front et au petit pas. Le chevalier de Noisy s’arrêta au moment où Champeaux allait poursuivre, et montra le sentier couvert qui se dirigeait en tournant vers la petite faisanderie de Madrid. – Je vous dis que ces gens ne sont pas comme tout le monde ! murmura-t-il. On croit quand on a vu... – Et vous avez vu quelque chose là, chevalier ? demanda Champeaux en désignant à son tour l’entrée du couvert. – Les trois Freux de Bretagne ? ajouta le baron Brocard en raillant. – Ou bien Valérie la morte ? Le chevalier secoua la tête lentement. – Les trois Freux, Valérie la morte, répéta-t-il, ce sont des histoires plus ou moins véridiques qu’on raconte chez madame la marquise parce que madame la marquise est comme moi : elle croit à ces histoires. Je ne trouve pas mauvais que d’autres soient moins crédules, mais, quand j’ai vu de mes yeux et que j’affirme avoir vu... – Chevalier, interrompit Champeaux, vous n’avez rien affirmé du tout ! Noisy avait tourné la tête de son cheval vers le chemin couvert. – Vous souvenez-vous, demanda-t-il en baissant la voix, malgré lui, de cette jeune fille si belle qui était la sœur cadette de la marquise et qu’on appelait Laurence ? – Laurence de Treguern qui devait épouser M. Gabriel de Feuillans ? dit Brocard. Certes, je me souviens d’elle. – L’an passé, reprit le chevalier de Noisy, je vins ici où nous sommes de très grand matin pour me rencontrer avec M. de Saint-Julien, qui m’avait appelé le Sec. Je n’avais pas dormi de la nuit, non point que j’eusse frayeur, mais parce que cela m’irrite, à la fin, d’être obligé de tuer ainsi de temps à autre quelque honnête jeune homme pour cette fade plaisanterie de Noisy-le-Sec. J’avais devancé l’heure, et il ne faisait pas encore jour, quand j’arrivai tout seul dans le bois. Je me promenais pour passer le temps. J’entendis trotter un cheval dans le sentier que vous voyez là. L’aube commençait à poindre. Je vis bientôt sortir de l’ombre une tête de cheval, puis une amazone dont le visage se cachait derrière un voile épais... Il faut vous dire, ajouta ici le chevalier, que j’avais été, comme beaucoup d’autres, un prétendant à la main de la belle Laurence, et que sa mort si malheureuse m’avait jeté dans une maladie de langueur. Quand l’amazone passa près de moi, son voile se leva, et il me sembla qu’elle me saluait en souriant. Je tombai à genoux au beau milieu de l’avenue, car j’avais bien reconnu Laurence de Treguern ! « Il y avait plus de six mois qu’elle était morte, reprit Noisy, et je pris cela pour un avertissement. Je me présentai sur le terrain avec la certitude d’y rester... – Ce qui n’empêcha pas le pauvre Saint-Julien de s’en aller dans l’autre monde à ta place, dit Champeaux. On a parlé de ce diable de coup d’épée jusque chez nous, à Romorantin ! – Le fait de l’apparition n’en existe pas moins, répliqua le chevalier. Je n’ai vu ni les trois Freux, comme on les appelle, ni l’ombre de Valérie, qui est de la mode, mais, puisque cela touche à Treguern, il doit y avoir quelque chose de vrai là-dedans. Treguern est un nom fantôme. Tous les Treguern ont un pied dans l’autre monde. Comme M. de Noisy prononçait ces deux locutions : « Les trois Freux, l’ombre de Valérie », qui ne peuvent avoir pour nous aucun sens bien précis, et qui se rapportaient à certaines légendes ayant cours dans un des plus élégants salons de Paris, Champeaux s’écria, moitié riant, moitié surpris : – Parbleu ! voici venir trois personnages vraiment fantastiques qui pourraient bien être les trois Freux ! En même temps Brocard disait : – N’est-ce point celle-là qui est l’impalpable Valérie ? Une jeune fille, vêtue d’une amazone de drap noir et montant un magnifique cheval de la même couleur, débouchait du sentier couvert, traversait l’avenue plus rapide qu’une flèche, et disparaissait dans la route de chasse que nos compagnons venaient de quitter. Sa figure était couverte d’un voile. Nul cavalier ne l’accompagnait. Un fiacre lourd et de forme antique roulait pesamment dans la poussière de l’avenue ; il contenait trois hommes dont les visages immobiles avaient attiré le regard de Champeaux et motivé son exclamation. Si rapide que fût le passage de la jeune fille, elle eut le temps d’échanger un signe de tête avec les trois hommes du fiacre. Puis ceux-ci baissèrent les stores d’un rouge déteint, et le lourd véhicule, qui semblait maintenant une boîte fermée, continua sa marche pénible. Nos trois amies échangèrent un regard, et le chevalier de Noisy prononça, comme en se parlant à lui-même : – C’est elle ! – Qui, elle ? demandèrent à la fois Champeaux et Brocard. – Je vous dis que ces gens-là ne sont pas faits comme tout le monde ! murmura Noisy au lieu de répondre. Puis il poussa son cheval. Derrière le fiacre, qui semblait une laide chenille égarée au milieu d’un essaim de papillons, car ils étaient plus légers et plus brillants que les papillons, ces équipages effleurant le sol au trot balancé de leurs beaux chevaux, souples sur leurs ressorts, bondissants et tout fiers d’emporter leur charge de femmes et de fleurs ; derrière le fiacre, disons-nous, venait une élégante calèche découverte qui récoltait sur son passage ample moisson de saluts et de sourires. Elle ne contenait qu’une femme, très belle, à la vérité, mais qui semblait avoir franchi déjà les limites de la jeunesse. Sa calèche portait aux panneaux un écusson bizarre et réellement lugubre qu’on eût pu blasonner ainsi : de sable semé de larmes d’argent. Il était timbré d’une couronne de comte. À en juger par l’attention qu’elle excitait, ce devait être une femme à la mode. Elle avait une toilette à la fois simple et remarquable ; ses cheveux blonds, les plus beaux du monde, encadraient un visage pâle aux traits fiers et un peu fatigués, qui eussent parlé de souffrance sans le regard de ses grands yeux bleus, limpide et insouciant comme le regard d’une jeune fille. Cette femme portait un nom étranger : Comtesse Ginevra Torquati. Sur les coussins, à côté d’elle, reposait un livre de prières aux fermoirs d’or guilloché. Elle répondait en souriant aux saluts et aux sourires qui lui venaient de toutes parts. Nos trois cavaliers firent comme les autres et s’inclinèrent profondément sur son passage. À ce moment même, une autre calèche, venant en sens contraire, croisa le fiacre et prit le bas-côté de l’avenue. Celle-là portait encore une femme seule, une femme que tout le monde saluait aussi avec empressement. Son nom est déjà venu sous notre plume ; elle s’appelait madame la marquise du Castellat : toilette un peu chargée, embonpoint trop prononcé, prétentions survivant à l’âge où les prétentions se tolèrent, souvenirs vagues d’une beauté qui avait sans doute eu sa fleur et qui avait laissé pour fruit je ne sais quel épanouissement bourgeois ayant un peu odeur d’égoïsme. Quand les deux calèches se croisèrent, le regard de la belle comtesse se fixa calme et froid sur madame la marquise, qui détourna les yeux en caressant un gros chien mouton qui était sur les coussins à côté d’elle. Soit maladresse de la part du cocher, soit fantaisie de l’attelage rétif, le vilain fiacre où étaient nos trois inconnus venait de se mettre en travers de la voie. En même temps, la calèche de la marquise du Castellat avait été forcée de reculer, et les deux chevaux fringants de la comtesse Torquati se lançaient au grand trot dans l’espace trop étroit qui restait entre la calèche et le fiacre. Nos cavaliers étaient pris au nœud même de l’embarras. De tous côtés, les chevaux et les équipages arrivaient, augmentant la cohue ; la grosse marquise effrayée respirait déjà son flacon de sels ; la comtesse Torquati semblait à peine voir ce qui se passait autour d’elle. Il y eut un moment où son bras étendu aurait pu entrer jusqu’au coude par la portière du fiacre, dont justement le store rougeâtre se releva un peu ; une voix dit à l’intérieur : – Ce soir, quinze août ! La belle comtesse changea de couleur et ses yeux se baissèrent. – Avez-vous remarqué ? dit Champeaux au moment où la calèche dégagée filait sur le sable de l’avenue, les bonnes gens qui sont là-dedans sont bien heureux ! La comtesse Ginevra leur a fait un signe de tête comme la charmante amazone de tout à l’heure. Je crois même que les trois bonnes gens du fiacre lui ont envoyé quelque compliment par-dessous leur store en guenille. – Moi ! j’en suis sûr, repartit Brocard ; ce sont des ambassadeurs déguisés ou des princes qui se promènent incognito. Noisy a dû entendre ce qu’ils disaient, car il était entre eux et la comtesse. Le chevalier suivait d’un œil pensif la calèche qui s’éloignait. – Je n’ai rien entendu, répondit-il. La circulation était rétablie et le mouvement avait repris son cours des deux côtés de l’avenue. – Bonjour, Stéphane ! s’écria Brocard en faisant un salut de la main à un beau jeune homme qui montait avec une remarquable élégance le plus fin cheval qui fût au Bois. C’était un de ces privilégiés qui savent guérir nos modes de leur ridicule incurable, un de ces heureux qui portent leur jeunesse si bravement que les inventions des tailleurs ne peuvent rien ôter à leur grâce native. Vous eussiez dit, comme il passait, les cheveux blonds au vent, le gai sourire aux yeux et aux lèvres, qu’il était là le seul gentilhomme au milieu d’un troupeau de courtauds endimanchés. Il donna le doigt au baron Brocard et au chevalier de Noisy, puis il salua M. de Champeaux, qu’il ne connaissait point. – Messieurs, dit-il, vous me tirez d’une grande gêne. Ce qu’on ne fait point d’habitude fatigue, et j’étais, par impossible, occupé à réfléchir profondément. – Vous, Stéphane ! s’écria Brocard en riant. – Et à quoi réfléchissez-vous, mignon de la fortune ? demanda le chevalier de Noisy d’un ton sincèrement amical. – Avant tout, messieurs, repartit Stéphane, avez-vous vu ce drame qu’on représente au nouveau théâtre de la Porte Saint-Martin, et qui a nom : Le Vampire ? Tout le monde avait vu le Vampire. En 1820, le Vampire avait un furibond succès. Quand on eut répondu affirmativement, Stéphane prit un petit air sérieux qui lui allait à ravir et glissa un coup d’œil oblique vers le bout de l’avenue. Par hasard, la foule était moins grande en ce moment ; à l’endroit où se fixaient les regards de Stéphane, il y avait un large vide ; dans ce vide, un homme s’avançait, au pas de son cheval, la tête inclinée et le poing sur la hanche. Derrière cet homme chevauchait un laquais nègre qui avait dû être, avant de quitter son pays natal, le plus laid moricaud de toute la côte de Guinée. Stéphane étendit sa main vers ce groupe. – Je vous prie de regarder attentivement mon illustre ami Gabriel de Feuillans et son esprit familier, Congo, dit-il avec un accent demi-railleur, sous lequel on devinait une préoccupation. – Nous le regardons, répondit Brocard, après ? – Ne trouvez-vous rien en lui d’extraordinaire ? – Rien, si ce n’est qu’il porte le costume noir comme personne. – Le fait est, ajouta Noisy, qu’il est merveilleux, ce Gabriel de Feuillans ! On dit qu’il met sa cravate à la diable : voyez ce nœud, comme c’est classique ! On dit qu’il n’a jamais fait retoucher un habit, voyez cette coupe, quel style et quelle sévérité ! Brummel, qui faisait métier de cela, n’était qu’un petit garçon auprès de lui ! Stéphane secoua sa tête bouclée. – Ce n’est ni pour sa cravate, ni pour son habit que je vous prie de le regarder, messieurs, dit-il. – Et pourquoi donc ? – C’est uniquement pour savoir si vous ne trouvez point comme moi qu’il ressemble au Vampire de la Porte Saint-Martin. Le baron Brocard partit d’un éclat de rire, et Noisy, qu’il ne fallait jamais surnommer le Sec, sous peine de recevoir une balle dans la tête ou un coup d’épée dans la poitrine, Noisy lui-même se dérida. – Si vous ne trouvez pas cela, continua Stéphane, qui essayait de rire aussi, c’est que je deviens fou, il n’y a pas à en douter. Ce Feuillans produit sur moi, depuis quelques jours, un effet véritablement agaçant. Je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Il m’attire, il me séduit, il me fascine ! Et il y a en moi je ne sais quelle voix mystérieuse qui me crie : « Prends garde !... » – Absolument comme dans le drame du Vampire, s’écria le baron Brocard. Noisy ne riait déjà plus, et son regard s’attachait sur Stéphane avec un intérêt mêlé de curiosité. – Vous parlez sérieusement ? murmura-t-il. – Sur mon honneur ! répliqua le jeune homme, dont la charmante figure était légèrement contractée, je voudrais railler, que je ne le pourrais pas ! Gabriel de Feuillans s’approchait avec lenteur, suivi de son noir. Stéphane le regarda une seconde fois et chacun put le voir frissonner. – C’est plus fort que moi ! ajouta-t-il, je ne sais pourquoi j’ai cette folle idée qu’il doit me tuer ! – Bah ! s’écria Brocard, vous tuer ! Le chevalier l’interrompit et prononça tout bas en serrant la main de Stéphane : – Moi, je ne ris jamais des choses que je ne comprends pas. Il ajouta en baissant la voix davantage : – Évitez Gabriel de Feuillant, croyez-moi. Et s’il se présente sur votre chemin quelqu’une de ces aventures romanesques où sont entraînés trop souvent les jeunes gens de votre âge, croyez-moi, fuyez-la ! Stéphane était dans cette disposition d’esprit où l’on écoute volontiers un avertissement. Comme il allait répondre, il vit le baron Brocard échanger un salut avec quelqu’un qui suivait l’autre côté de la route. Il se retourna involontairement. Ce quelqu’un était Gabriel de Feuillans en personne. Il eût été fort difficile de préciser l’âge de M. de Feuillans par les traits de son visage ou de sa tournure. Ceux qui n’admiraient en lui que la rigueur élégante de sa mise se montraient en vérité fort avares. Il était beau ; son port avait de la noblesse ; il se tenait grandement à cheval ; si l’on ne pouvait pas dire que ce fût un jeune homme, c’était seulement à cause de la maturité ferme et grave qui se lisait sur son front. Autour de ce front, des cheveux blonds, un peu rares déjà et d’une finesse extrême, bouclaient et retombaient plus bas que ne le comportait la mode. Ses tempes larges avaient, sous la blancheur de sa peau, comme un reflet bleuâtre. Une couche d’indifférence recouvrait son regard perçant et profond. Je ne sais pas s’il ressemblait réellement au Vampire de la Porte Saint-Martin, mais les vampires de théâtre se font en général des bouches méchamment sarcastiques, et celle de M. de Feuillans n’offrait que des lignes calmes et pures. Le chevalier de Noisy, qui, en ce moment, l’examinait avec attention, lui trouvait une autre ressemblance. Il comparait ses traits avec ceux de ce charmant jeune homme, Stéphane Gontier, qu’il avait appelé, tout à l’heure, le mignon de la fortune, et il trouvait qu’à part certaines différences, plus de maigreur et plus de pâleur chez M. de Feuillans, plus de tranchant dans les arêtes osseuses, plus de hauteur aussi dans le dessin général du visage ; chez Stéphane, au contraire, plus de grâce, plus d’harmonie et à la fois plus de force physique ; il trouvait entre eux, ce chevalier de Noisy, des rapports nombreux et frappants. M. de Feuillans passa tout près de notre groupe et dit en mettant le chapeau à la main : – Messieurs, j’espère avoir le plaisir de vous retrouver ce soir chez madame la marquise ? Brocard et Noisy s’inclinèrent, Stéphane baissa les yeux. M. de Feuillans s’éloigna le sourire sur les lèvres ; mais, avant qu’il eût dépassé complètement le groupe, son regard croisa celui de Stéphane, qui avait relevé les yeux comme malgré lui. – À ce soir ! dit M. de Feuillans d’un ton doux et presque caressant. Stéphane rougit et répondit tout bas : – À ce soir ! M. de Noisy prétendit plus tard (après l’événement) qu’il avait vu les grosses lèvres de Congo s’ouvrir et montrer d’un bout à l’autre la double rangée de ses dents de loup. Quoi qu’il en soit, au moment même où Congo, suivant son maître, se perdait dans la foule, un jeune garçon que vous eussiez pris volontiers pour une fillette déguisée, s’élança hors de l’allée de chasse où l’amazone avait disparu quelques minutes auparavant et traversa intrépidement la cohue des équipages pour rattraper nos quatre cavaliers. Noisy était en train de demander à Stéphane s’il avait un rendez-vous particulier avec M. de Feuillans pour ce soir. Selon la réponse du jeune homme, le chevalier se sentait en bonne disposition de prêcher, lorsque le petit garçon vint se planter au-devant de nos cavaliers et tendit à Stéphane un pli. Stéphane prit le papier. Le jeune garçon traversa de nouveau la chaussée et se perdit sous le couvert.

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XII La comtesse Torquati Le baron Brocard, parce qu’il était de Paris, et M. de Champeaux, parce qu’il venait de province, eurent la même pensée et le même sourire. – Bon ! s’écrièrent-ils tous les deux à la fois : M. Stéphane va nous fausser compagnie ! – Voilà qui va parler plus haut que les pressentiments, grommela le chevalier de Noisy, et c’est ainsi que commencent toutes les méchantes aventures ! Stéphane avait changé de couleur en ouvrant le billet ; la joie pétillait dans ses yeux. – Excusez-moi, messieurs, dit-il du bout des lèvres. Et, sans en dire plus long, il piqua des deux. Son beau cheval bondit en avant ; trois secondes après, il avait disparu au tournant de l’allée. – Ah ça ! dit Champeaux, il faut avoir pitié de moi, à la fin. J’arrive de ma Normandie, et les choses les plus simples me font l’effet d’énigmes insolubles. Qu’est-ce que c’est que ce Stéphane, et qu’est-ce que c’est que ce Feuillans ? Brocard et Noisy se regardèrent comme s’ils se fussent renvoyés mutuellement la charge de répondre à cette double question. – Quelque métier qu’ils fassent, disait cependant Champeaux, qui restait sous le coup de son admiration, ils ont diantrement bonne tournure tous les deux ! – Pour vous expliquer en détail ce que c’est que Feuillans, dit le chevalier de Noisy après un silence, il faudrait une séance de plusieurs heures... et encore vous ne sauriez que ce qui se dit dans le monde. En gros, Feuillans est un homme très à la mode, riche, à ce qu’il paraît, dès à présent, et devant posséder sous peu, à ce qu’on affirme, une fortune absolument colossale. On ne sait pas d’où il vient, mais il est accepté en cour. Son nom est de ceux qu’on ne discute point, parce qu’il sonne bien aux oreilles profanes et que les adeptes le placent franchement dans le domaine de la fantaisie. Quelques personnes oisives ont pris la peine de broder un roman sur le mystère de son existence. Il a, dit-on, une étoile, comme César et Napoléon. Là-bas, je ne sais où, en Bretagne, au fond de quelque canton perdu, tout plein de fantasmagories et de légendes, il a fait construire un palais que voudraient habiter les fées. Autour de ce palais, il ne possède pas un pouce de terre, mais il attend cette gigantesque fortune que doit lui léguer bientôt son étoile pour acheter vingt lieues carrées de pays... – C’est un fou ? interrompit Champeaux, qui ouvrit de grands yeux. – Non pas, assurément ! – C’est un chevalier d’industrie ? – Ne répétez jamais ce mot qui vous ferait lapider par les plus jolies mains de Paris ! – Alors dans quelle catégorie le placez-vous ? – Je le place, répondit Noisy avec son grand sérieux, dans la catégorie des gens qui ont un démon familier. On ne lui connaît aucune fortune et il accomplit au vu et au su de tout le monde un véritable tour de force financier. Il a toujours fait tout ce qu’il a voulu, et le voilà qui va, dit-on, épouser Olympe de Treguern, qui est la reine de beauté de nos salons parisiens et que le testament de feu M. le marquis du Castellat fait une des plus riches héritières du vrai monde. Voilà le positif, personne ne vous en pourrait dire plus long. – Mais ce tour de force financier ? – Il est assuré depuis vingt ans au Campbell-Life pour une prime annuelle de cent mille francs, il a toujours payé et l’assurance arrive à son terme. Champeaux enfla puis vida ses joues d’un air qui voulait dire : « Ah ! peste ! je voudrais bien être à sa place ! » Puis il demanda : – Et Stéphane ? – Oh ! Stéphane, s’écria le baron Brocard, c’est une autre affaire. Puisque nous parlions tout à l’heure du Vampire, et à supposer que Feuillans soit un petit Vampire, Stéphane est ce blondin, beau comme l’Amour, doué d’un caractère naïf et généreux, qui vient au cinquième acte arrêter la victime sur le bord du précipice. On le tue, le blondin, très cruellement, deux ou trois fois, s’il le faut, pour les nécessités de l’intrigue ; mais il ressuscite toujours afin que la vertu soit récompensée au dénoûment. J’ai cru voir à la dernière soirée de la marquise les yeux de la belle Olympe, la fiancée de Feuillans, fixés sur Stéphane... – Baron, interrompit Noisy le Sec avec gravité, je ne sais pas pourquoi tout l’esprit que vous avez me sonne aujourd’hui faux à l’oreille. Il y a une menace sur ce jeune homme. Je ne peux pas dire que je le sais, mais je le sens. – Eh bien ! chevalier, pour vous plaire, je vais fermer les écluses de mon esprit. Aussi bien Stéphane est un charmant garçon que j’aime autant que vous pouvez l’aimer. J’achève donc, en deux mots, son histoire : voici quelque dix-huit mois qu’il est arrivé à Paris de Bretagne. Il avait la jolie figure que vous savez et une centaine de louis dans son portefeuille. Une lettre de recommandation qu’il apportait lui donna entrée à l’hôtel du Castellat. Je me souviens très bien de l’avoir vu dans un coin du salon, immobile et tout embarrassé de sa personne, contempler la belle Olympe de loin avec une admiration timide. Un soir, la belle Olympe ne vint point au bal de la marquise, sa tante : cela lui arrive quelquefois, et cette belle Olympe, soit dit en passant, n’est pas un des mystères les moins piquants de l’hôtel du Castellat, tout rempli de mystères. Notre Stéphane, ce soir-là, se laissa entraîner à une table de jeu : on joue très cher à l’hôtel du Castellat : notre Stéphane gagna sans trop s’en rendre compte je ne sais plus quelle somme fabuleuse. Le lendemain, les perdants demandèrent la revanche ; Stéphane s’y prêta galamment ; il gagna deux fois plus que la veille. Et notez qu’il n’y a qu’une voix pour reconnaître qu’il n’a jamais touché les cartes qu’une seule fois de sa propre volonté. Cependant, de revanche en revanche, il s’est trouvé dans un charmant hôtel des Champs-Élysées, avec une écurie bien montée, cinquante mille écus dans son secrétaire, un train de maison à l’avenant et une réputation de joueur malgré lui qui le pose en petit héros de roman et lui donne une place à part dans notre monde... Voilà ! Le baron Brocard plaça ce mot en guise de point final, et nos cavaliers se reprirent à trotter, saluant à droite et à gauche, humant la poussière à plein gosier, enfin se divertissant comme de vrais gentlemen. Il est certain que les oreilles de Stéphane ne tintaient point pendant qu’on parlait ainsi de lui. Stéphane avait oublié ses trois compagnons aussi parfaitement que s’il ne les avait point vus depuis un siècle. Stéphane galopait comme un fou dans les allées de traverse pour éventer son front brûlant. Il tenait encore à la main le billet qu’il avait lu d’un seul regard. Le billet disait : « Quelque chose vous menace, prenez garde. Mon frère et l’avocat de Bretagne arrivent ce soir, huit heures : Messageries de la rue du Bouloi. » Au bas de l’écriture, il y avait un nom : Valérie. Le baron Brocard n’avait pourtant parlé que de la belle Olympe. Et y avait-il donc dans ces deux lignes de quoi faire Stéphane si joyeux ? Puisque Champeaux était en train d’interroger, il aurait bien pu demander aussi, ce semble, qui était cette blonde comtesse qui portait un nom italien et dont les cheveux n’avaient certes point pris leurs reflets sous l’ardent soleil d’Italie. C’était encore une chose à savoir, et la comtesse Torquati valait bien M. de Feuillans ou le petit Stéphane. Sa calèche continuait de suivre la route de Bagatelle. Elle faisait sensation ; partout, sur son passage, on voyait les dames chuchoter, et si quelque autre provincial, plus curieux que Champeaux, demandait l’histoire de cette solitaire, fièrement parée dans sa simplicité, la réponse était toujours la même : – C’est la belle-sœur de la marquise du Castellat, c’est la veuve du dernier Treguern ; elle a épousé en secondes noces le comte Torquati. – Et le comte Torquati ? – On ne l’a jamais vu. Le badaud remarquait alors la sombre robe de l’attelage, les émaux lugubres de l’écusson qui timbrait les panneaux de la calèche. Il remarquait que la blonde avait une ceinture noire à sa robe blanche, et sur sa guimpe une croix de jais. C’était, parmi tout ce brillant et sous cette élégance, comme une pointe de deuil qui perçait. La comtesse Torquati semblait ne point prendre garde à l’attention dont elle était l’objet ; ses yeux étaient à demi-fermés ; la rêverie alanguissait son beau front. Au moment où ses chevaux traversaient le rond-point, un jeune garçon que nous aurions pu reconnaître pour l’avoir vu déjà accomplir un autre message, vint vers elle en courant et lui dit : – Elle vous attend devant les fossés de la Muette. La comtesse Torquati se redressa et ses grands yeux bleus brillèrent. – À la Muette ! au galop ! dit-elle à son cocher. Les deux chevaux noirs, touchés par le fouet, bondirent ; la poussière soulevée dessina un long nuage au travers du rond-point, et les badauds durent chercher quelque autre chose à voir, car l’équipage de la comtesse Torquati n’était déjà plus qu’un point confus dans la perspective de l’allée. On sait que le caprice de la mode parisienne n’adopte jamais qu’un tout petit coin à la fois dans les lieux qui sont dévolus au plaisir. Le bois de Boulogne est grand ; la mode y trace ses limites, selon les temps. En 1820, l’allée de Longchamp bornait l’empire de la mode. Personne ne s’égarait au sud-ouest du bois, parce que tout le monde savait bien que là on pouvait se promener à l’aise. La Muette allait avoir son règne, mais pour le moment elle était aussi loin de Bagatelle que Pézenas ou Quimper-Corentin. Si la fantaisie de la belle comtesse Torquati était de s’égarer vers ces latitudes biscornues, la foule ne pouvait point la suivre dans cette voie. Au bout de dix minutes, la calèche glissait sur le sable d’une allée déserte : sans quitter le bois de Boulogne, la comtesse était à vingt lieues de Paris. Elle vit à travers le feuillage léger des acacias ces opulents panaches de fleurs qui tombaient sur les fossés de la Muette. Une jeune fille vêtue en amazone et que nous n’eussions point eu de peine à reconnaître traversa au galop la pelouse en agitant le mouchoir qu’elle tenait à la main. Elle entra dans le massif situé à gauche de l’enclos de la Muette. La comtesse Torquati ordonna d’arrêter et mit pied à terre. Le chasseur demanda s’il devait suivre madame la comtesse. Il lui fut répondu que non. Madame la comtesse se dirigea vers les fossés, dont elle admira un instant la crête fleurie, puis elle suivit la pelouse à pas lents et entra dans le massif où avait disparu la jeune fille. L’instant d’après, nous les eussions retrouvées toutes les deux, la comtesse et la jeune fille, sur l’herbe verte, au pied d’un grand arbre. La comtesse était assise : la jeune fille s’agenouillait devant elle et livrait sa tête souriante à ses baisers. La comtesse disait d’une voix que l’émotion faisait trembler : – Olympe ! Olympe ! que je t’aime et que les heures me semblaient lentes durant ton absence ! La jeune fille avait rejeté en arrière le voile qui lui couvrait le visage et montrait maintenant l’exquise beauté de ses traits. Elle paraissait avoir vingt ans à peine. C’était une brune et l’azur foncé de ses yeux semblait noir quand ses paupières fermées à demi abaissaient la longue frange de leurs cils. Elle tenait les deux mains de la comtesse pressées contre ses lèvres. – Regarde-moi ! que je te voie bien comme il faut ! murmurait celle-ci, qui avait les larmes aux yeux ; Dieu n’a pas voulu que j’eusse la joie des mères, moi qui ne vis que par mes enfants ! – Si tu le voyais, dit la jeune fille, qui se prêtait, tout heureuse, à ses caresses, comme tu remercierais le Ciel ! – C’est vrai, tu arrives de Bretagne. Tu l’as vu, toi ! parle-moi de lui bien vite. Est-il beau ? – Il te ressemble. – Est-il bon ? – Je te dis qu’il te ressemble, il a ton visage et ton cœur. Il est bon, il est simple, il est franc. Il est brave comme un lion, et le frôlement d’une feuille le faisait frissonner dans la nuit. Tant de terreurs superstitieuses ont plané au-dessus de son berceau ! Il a entendu tant de fois la voix qui parle sous la Tour-de-Kervoz ! – Sera-t-il assez fort pour porter le nom de son père ? demanda la comtesse, dont le regard se chargea d’inquiétude. Olympe eut un sourire. – Aujourd’hui, répliqua-t-elle, ce n’est qu’un pauvre petit paysan. Demain, si vous le voulez tous, ce sera un chevalier ! La comtesse se redressa et mit ses deux mains sur les épaules de la jeune fille pour la regarder en face. – Mais tu me parles de lui, dit-elle, comme s’il n’y avait plus ni doute ni mystère. Es-tu donc bien sûre de savoir que c’est lui ? – J’en suis sûre, dit Olympe, qui baissa les yeux. – Et l’autre ? murmura la comtesse. Une nuance rosée vint aux joues d’Olympe. – L’autre ? Stéphane ? dit-elle en contenant sa voix. Stéphane aussi est bon et brave. Une fois qu’on accusait Geneviève de Treguern... car il y a des misérables qui t’accusent, ma mère, il se mit seul contre tous et imposa silence aux calomniateurs. Mais Stéphane n’est pas ton fils, non, non, c’est Tanneguy qui est mon frère ! Un mot se pressait sur les lèvres de la comtesse Torquati. Elle ne le prononça point. – Olympe, dit-elle pour détourner l’entretien, les trois hommes, le comte, le marchand de diamants et le docteur sont à Paris, le sais-tu ? – Je les ai vus, ma mère. – Dans le fiacre ? – Dans le fiacre. – Étaient-ils en même temps que toi à Orlan ? – Oui... puis ils sont allés en Allemagne, du côté de Cologne. – Et qu’as-tu fait durant tout ce temps où je ne t’ai point vue ? – J’ai obéi aux trois hommes. Le jour de mon arrivée à Redon je trouvai, comme on me l’avait annoncé, le commandeur Malo qui m’attendait sur la Grand’Lande. Il me conduisit chez une vieille femme appelée Marion Lécuyer. Quand il lui dit mon nom, elle me baisa les deux mains en pleurant, mais son intelligence, usée par la souffrance, trahit son bon vouloir, et je ne pus rien tirer d’elle, sinon qu’elle avait eu en sa vie ce grand honneur d’être la marraine d’un Treguern. Pendant que je lui parlais, le commandeur me dit à l’oreille : « Hâte-toi, car tu ne la verras qu’une fois ; le voile est là ! » – Le voile ! répéta la comtesse frémissante ; et la vieille femme mourut, n’est-ce pas ? – Elle mourut avant la fin de la nuit. La comtesse passa le revers de sa main sur son front. – Marion Lécuyer, murmura-t-elle, était la sœur aînée d’un serviteur qui nous aimait bien. – L’homme sans bras ? demanda Olympe. La comtesse la regarda, étonnée. – Je croyais ne t’avoir jamais parlé de cela ! dit-elle. – Il se nomme Étienne, continua Olympe, qui semblait suivre la pente de sa rêverie, il fut accusé du meurtre commis au Trou-de-la-Dette dans la nuit du 15 août 1800. Je le cherche ; s’il n’a pas rendu son âme à Dieu, je le retrouverai, j’en réponds. – Mais il était innocent ! s’écria la comtesse, qui se méprit sur le sens de ces paroles. – N’était-il qu’innocent ? prononça tout bas la jeune fille ; les grandes races doivent être reconnaissantes. Je pense que vous vous souvenez tous de ce que cet Étienne a fait pour Treguern ? La comtesse garda un instant le silence, puis elle répondit, en baissant les yeux : – Moi, je m’en souviens, ma fille. – Toi, ma mère chérie, s’écria Olympe en couvrant ses mains de baisers, il faut t’aimer à deux genoux, et c’est toi qui me consoles de mon lot dans la vie ! Je sais bien, que tu es bonne et sainte. Je sais bien que tu te mettrais entre moi et le mal. Mais n’as-tu point un bandeau sur les yeux, ma mère ? Les desseins de ces trois hommes dans les mains de qui tu m’as placée comme un instrument docile, ma mère, les connais-tu ? Le front de la comtesse s’était assombri. – Les voies de Dieu sont cachées, enfant, murmura-t-elle ; il y a des instruments que la Providence choisit pour exécuter l’arrêt de la justice. Olympe secoua la tête. – Quand Étienne fut accusé de meurtre en l’an 1800, dit-elle, il y eut un jeune avocat qui le défendit généreusement, alors que tout le monde l’abandonnait. Cet avocat a pris de l’âge, mais il se souvient d’avoir juré autrefois qu’avant de mourir il sonderait le fond de ce mystère. – Ah ! fit la comtesse vivement, prends garde, Olympe, pauvre enfant ! toi aussi tu as soif de savoir ! toi aussi tu voudrais sonder le fond du mystère ! – C’est vrai, je le voudrais, repartit Olympe. – Et pour arriver là, ma fille, te ferais-tu l’adversaire de ceux à qui tu dois respect ? – M. Privat, dit Olympe au lieu de répondre, n’a de haine que pour le mensonge et le crime. – Tu l’as donc vu, lui aussi, l’ancien avocat d’Étienne ? – Oui, ma mère. – Tu lui as parlé ? – Souvent et longtemps. – Prends garde ! répéta la comtesse, qui était devenue plus pâle. On eût dit que le regard d’Olympe voulait descendre jusqu’au fond de son cœur. – Le comte Torquati n’est pas mon père, n’est-ce pas ? demanda-t-elle brusquement. – Non, répondit la comtesse après un silence : tu es Treguern. Puis elle ajouta en appuyant sa tête contre ses mains : – L’enfant qui aime bien sa mère ne doute pas d’elle ainsi. Olympe se jeta à son cou en pleurant. Pendant quelques minutes, ce ne furent que larmes et caresses, puis la comtesse reprit : – Et le registre des naissances ? – M. Privat m’a menée au presbytère d’Orlan, répondit Olympe, j’ai feuilleté le registre des naissances. À la date du 16 août 1800, il y a une page arrachée. La comtesse croisa ses bras sur sa poitrine. – À la mairie, poursuivit Olympe, la seule naissance portée au registre, le 16 août de la même année, est celle de Stéphane, père et mère inconnus. On dit là-bas... mais réponds-moi, ma mère ; est-il vrai que la marquise du Castellat, ma tante, chez qui tu veux que je demeure, ait été la femme de M. de Feuillans ? – C’est vrai, dit la comtesse avec répugnance. – Comment, alors, put-elle épouser M. le marquis du Castellat ? – Le premier mariage était nul. – Et comment enfin, demanda encore Olympe, madame la marquise put-elle consentir aux noces projetées entre ce même Gabriel et notre bien-aimée Laurence ? La comtesse hésita, puis elle dit : – Marianne est une malheureuse âme qui ne s’appartient plus. Elle n’avait pas mauvais cœur, mais elle a été élevée par douairière Le Brec : la femme qui ne croit pas en Dieu. Elle secoua la tête et ajouta : – La page arrachée, on m’en avait parlé déjà. Douairière Le Brec doit être bien vieille ; avec les années, le repentir vient parfois. Si tu l’avais interrogée... – J’ai interrogé douairière Le Brec, dit Olympe. Celle-là ne se repentira jamais. Mais ce n’est pas elle que j’accuse, ma mère. Il y avait en ce temps au presbytère d’Orlan un homme... – Gabriel ! interrompit la comtesse ; celui-là, tu le hais ! – Gabriel ! répéta Olympe, dont les yeux eurent un éclair, Gabriel que vos amis entourent d’une protection mystérieuse, Gabriel à qui on fait une route sans obstacles, Gabriel – M. de Feuillans ! – à qui on va me dire, bientôt peut-être, de donner ma main. Faudra-t-il encore obéir ? La comtesse mit sa joue sur la bouche d’Olympe et la fit muette ainsi. – Folle et révoltée ! dit-elle en essayant de sourire ; on veille sur toi, ne veux-tu rien donner à l’espérance de voir renaître la gloire de tes pères ? Ne peux-tu fermer les yeux et te laisser guider par ceux qui t’aiment ? – Qui m’aiment ! répéta Olympe amèrement, je suis l’esclave de ces trois hommes à qui tu m’as ordonné d’obéir. S’il leur fallait mettre le pied sur moi pour passer, ils m’écraseraient sans remords. Tout à coup elle se releva. – Il est tard, dit-elle. Ma mère, n’as-tu plus rien à me demander ? – Rien, répondit la comtesse, aime-moi et pense à moi ! Olympe donna son front aux lèvres de sa mère, et, pendant que celle-ci la baisait longuement, elle lui dit : – Si tu n’as plus rien à me demander, moi j’ai encore quelque chose à t’apprendre ; ma mère, prépare-toi à être heureuse : celui que tu aimes le mieux au monde est tout près de toi ! – Celui que j’aime le mieux au monde, répéta la comtesse émue et tremblante, mon fils ! mon Tanneguy ! – Dans quelques heures tu le verras, ma mère. Olympe s’échappa des bras de la comtesse, sauta sur son cheval et galopa vers les Champs-Élysées, où elle tourna l’allée des Veuves. Nous l’eussions retrouvée, un quart d’heure après, dans la chambre qu’elle occupait à l’hôtel du Castellat, où une fillette à l’air éveillé dégrafait lestement le spencer de son amazone. Cette fillette ressemblait trait pour trait au petit garçon qui avait remis le pli à Stéphane et qui avait envoyé la comtesse Torquati devant les fossés du château de la Muette. Une robe de couleur sombre remplaça l’amazone d’Olympe, qui dit : – Vevette, je sors, dans une heure je reviendrai. Que tout soit prêt, mes fleurs, ma robe et mes bijoux : nous aurons juste un quart d’heure pour ma toilette. Olympe sortit par une porte donnant sur le jardin, qu’elle traversa, et se trouva bientôt dans une rue étroite descendant à l’allée des Veuves et où se trouvait une voiture de place. Olympe y monta et dit au cocher : – Rue du Bouloi, aux Messageries ! La brune commençait à tomber.

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XIII Entrée de Tanneguy à Paris Une diligence petite et de pauvre aspect entra, en rasant la borne, dans la cour des Messageries de France, situées alors rue du Bouloi. Trois chevaux ruisselants de sueur et tout gris de poussière la traînaient ; elle était composée de deux compartiments : un intérieur et un coupé. Le jour s’en allait tombant ; la soirée était brûlante. Pendant que les trois chevaux soufflaient, sur le pavé déchaussé de la cour, le conducteur descendit du trône incommode qu’il occupait sous le prolongement de la bâche et toucha le sol en grondant : – Versé deux fois ! cette vieille carriole est endiablée, c’est fini ! J’aime mieux demander mon pain que de me remettre là-dedans ! Le fait est que la petite diligence avait un faux air de corbillard. Cependant, la portière du coupé et celle de l’intérieur s’ouvrirent en même temps. Par la portière du coupé sortit un personnage dont le costume rappelait un peu celui des frères de la doctrine chrétienne. Il avait une figure longue, pâle et triste. – Avec ça, quand on charge des têtes pareilles ! murmura le conducteur. Il n’acheva pas : un domestique à livrée s’élançait vers le voyageur du coupé pour le recevoir. – Bonjour, monsieur le commandeur, dit-il avec un empressement où le respect et la crainte se mêlaient à doses égales. Madame la marquise m’a envoyé ici vous attendre. Avez-vous des bagages ? Celui qu’on appelait le commandeur montra du doigt trois vastes caisses carrées que les déchargeurs venaient de mettre à découvert. – Je ne sais pas si nous pourrons placer cela dans la calèche, objecta le domestique. – Voilà un monsieur qui a plus de bagages que moi ! prononça une voix jeune et gaie, devant la portière de l’intérieur. Cette voix appartenait à un grand garçon, merveilleusement découplé, qui secouait sa jaquette de voyage couverte de poussière. Ses regards tombèrent sur le commandeur et il demeura bouche béante. – Ah ça ! pensa-t-il tout haut pendant que son visage perdait soudain son expression de franche humeur, est-ce que ces visions-là me suivront au bout du monde ! Il se tourna vers l’intérieur de la diligence où une voix flûtée et grêle disait : – C’est ridicule, un marchepied si haut que cela ! Donnez-moi un peu la main, monsieur Tanneguy, voulez-vous ? M. Tanneguy, c’était notre beau grand luron, tout frais arrivant de son village où il avait eu, paraîtrait-il, quelques visions du genre lugubre. Quiconque eût entendu la voix aigrelette, partant de l’intérieur, se fût dit, à coup sûr : il y a là une vieille dame. Celui-là se serait trompé de sexe et d’âge. Une petite main sèche sortit de l’intérieur pour s’appuyer sur la main belle et forte de Tanneguy. Puis l’on vit une casquette pointue en drap marron ; sous la casquette, il y avait une figure grosse comme le poing, osseuse, anguleuse, colorée outre mesure, et appartenant à ce genre que la gaîté populaire caractérise par le mot de casse-noisette. Le petit homme, propriétaire de cette figure, descendit avec précaution les deux degrés du marchepied, et se secoua d’un air assez gaillard en touchant le pavé. Les employés des Messageries le regardèrent comme ils avaient regardé le prétendu frère ignorantin, et certes le petit homme avait en lui quelque chose de plus fantastique encore que le grave et maigre personnage. La diligence à tournure de corbillard devait, de toute nécessité, verser deux fois dans la route, ce fut l’avis général : une fois pour l’homme à la soutane noire, une fois pour cette grimace vivante qui ricanait sous la grande visière de sa casquette pointue. Une chose singulière, c’est que ce haut personnage à mine claustrale, qui était attendu par des valets de marquise avec une calèche, salua le premier la casquette pointue, et que la casquette pointue, qui sentait d’une lieue le saute-ruisseau de province, rendit de la nuque seulement un salut digne, presque protecteur. – Vous connaissez ce monsieur-là ? murmura Tanneguy à son oreille. – Oui, répliqua le petit homme. Je connais un peu tout le monde, mais vous savez que je n’aime pas beaucoup les questions, mon camarade. Une question se pressait justement sur la lèvre de Tanneguy. Mais c’était un de ces braves garçons qui affronteraient une armée et qui sont timides comme des jeunes filles : Tanneguy n’osa pas. – Au fait, se dit-il, la cour des Messageries, c’est encore un peu le pays. Une fois hors d’ici, je vais être à cent lieues de toutes mes diableries ! À Paris, il n’y a plus de fantômes. Demain j’aurai oublié la Tour-de-Kervoz, le Trou-de-la-Dette et cette vieille chambre ronde où j’ai failli devenir fou ! – Est-ce que vous comptez coucher ici ? lui dit la voix criarde du petit homme qui l’éveilla en sursaut. Car le grand Tanneguy était sujet à s’égarer bien vite dans le pays des rêves. En se retournant, il vit auprès de son compagnon de route un nouveau personnage qui était immobile, et qui, à première vue, lui parut avoir les bras croisés étroitement sur la poitrine. En regardant mieux, il reconnut que l’homme n’avait réellement point de bras. Un crochet tenait par des courroies aux épaules mutilées de ce manchot double. Tanneguy ne se souvenait point d’avoir vu jamais une figure plus morne. C’était comme un bloc de granit sculpté. – Ah ! ah ! dit Tanneguy à son covoyageur, on vous attend aussi, vous ? Il n’y a que moi qu’on n’attend pas. Le commandeur s’en allait, suivi par le valet de la marquise et trois facteurs qui portaient ses caisses carrées. Un quatrième facteur était auprès de la casquette pointue et déchargeait sa malle. – Vous ne réclamez rien, vous, monsieur ? demanda un employé à Tanneguy. Tanneguy leva son mince paquet, au bout de son bâton, et l’employé rentra au bureau en soufflant dans ses joues. – Aidez-moi, dit sans façon la casquette pointue en montrant sa malle d’une main et l’homme sans bras de l’autre, nous allons charger ma bête de somme. Tanneguy fronça le sourcil, la plaisanterie lui semblait cruelle. L’homme sans bras ne perdit rien de son impassibilité. Tanneguy prit la malle à lui tout seul et la plaça sur les crochets. L’homme sans bras se mit en marche aussitôt. – Attends ! lui dit le petit voyageur d’un ton de commandement militaire. Le mutilé s’arrêta court, le pied levé à demi, au milieu d’une enjambée. Le petit homme profita de ce temps d’arrêt pour donner la main à notre beau garçon. – Mon jeune camarade, dit-il, ne vous occupez pas trop de cet honnête mulet : il en porterait bien d’autres. Les bras n’y sont plus ; la tête est un peu partie, mais le tronc est solide... Ah ça ! nous allons nous souhaiter le bonsoir, nous deux. Je ne vous ai reconnu qu’un défaut pendant le chemin : c’est de questionner trop. Comme cela, voyez-vous, on n’apprend rien, parce que la nature humaine est contrariante. – Si je ne vous avais pas questionné, interrompit naïvement Tanneguy, vous m’auriez donc dit le nom de cette jeune fille ? – Peut-être, répondit le casse-noisette en ricanant tout doucement. Tanneguy fixa sur lui un regard de supplication si éloquent que le petit homme, pour ne point faiblir, tourna les yeux d’un autre côté, baissant la visière de sa monumentale casquette. Le mutilé prit cela pour un ordre et fit un pas en avant. – Attends ! ordonna encore le petit homme. Il releva sur Tanneguy un regard fixe et perçant. Dans ce regard notre Breton crut lire comme l’expression d’un regret. – Écoutez, s’écria-t-il, je vous accompagnerai jusque chez vous, si vous voulez... – Ce n’est pas votre chemin, mon camarade. – Savez-vous donc où je vais ? – Il y a loin de mon quartier à l’Allée des Veuves, prononça le petit homme en souriant derrière ses lunettes. Car nous avons oublié de constater qu’il portait des lunettes, rondes et larges comme des pièces de six livres. Tanneguy recula d’un pas en voyant derrière lui, au clair de la lune, la tête hérissée d’une sorcière. Le sourire du petit homme perdit son expression de moquerie. – Y a-t-il longtemps que vous connaissez ce Stéphane ? demanda-t-il. – Mais, s’écria Tanneguy d’un accent de révolte, vous ai-je donc dit que je connaissais Stéphane ? À ce nom deux fois prononcé, le mutilé ouvrit de grands yeux et respira avec force. Au lieu de répondre à Tanneguy, le petit homme continua d’une voix lente et grave : – Stéphane était beau, Stéphane était fort, Stéphane était riche... L’homme sans bras semblait comprendre maintenant : à chaque mot, il secouait gravement la tête en signe d’approbation. – Vous parlez de lui comme s’il était mort ! balbutia notre Breton, qui devint pâle. – Mort ! répéta le mutilé comme un écho. Le petit homme poursuivit, sans s’inquiéter de l’émotion qu’il avait fait naître : – Douairière Le Brec vous a donné un mot d’écrit ; gardez précieusement le mot d’écrit de douairière Le Brec. Au milieu de l’étonnement qu’il éprouvait, car chaque parole de son interlocuteur était pour lui un mystère, Tanneguy surprit le regard du casse-noisette qui se tournait vivement vers l’autre extrémité de la cour. Il suivit ce regard et un cri s’étouffa dans sa poitrine. Il venait d’apercevoir, pendant un instant de raison seulement, une taille de jeune fille. Cette taille, il la connaissait, ou croyait la connaître, et il se fût servi de ses poings robustes, comme un vrai chevalier rustique qu’il était, contre quiconque eût voulu prétendre que cette taille n’était point la plus parfaite en cet univers. La jeune fille avait tourné l’angle de la porte cochère et disparu dans la rue, sans que Tanneguy eût aperçu son visage. – C’est elle ! murmura-t-il en saisissant le bras de son compagnon de route. Celui-ci haussa les épaules. – Je vous dis que vous lui avez fait un signe d’intelligence ! s’écria Tanneguy presque menaçant. Il avait entraîné son compagnon jusqu’à la porte cochère et plongeait son regard dans le lointain de la rue. Le mutilé les avait suivis pas à pas. Il s’avança jusqu’au milieu de la rue, pour voir plus loin. Une émotion singulière avait remplacé l’apathie peinte sur son visage. – Valérie ! prononça-t-il tout bas d’une voix tendre et douce. La morte ! – Valérie ! répéta Tanneguy, qui n’avait entendu que le nom. Le mutilé le regarda et ses paupières battirent. Le casse-noisette se mit entre eux. – Valérie, soit ! grommela-t-il, vous savez son nom à présent : grand bien vous fasse ! Puis il ajouta d’un ton tranchant et sentencieux : – À Paris, on trouve rarement ce qu’on cherche ; mais souvent on trouve ce qu’on ne cherche pas. Avant qu’il soit longtemps, vous vous souviendrez peut-être de ce que je vous dis là, mon camarade ! Tanneguy n’écoutait pas. – Je l’ai vue deux fois, murmurait-il, une fois qu’elle se glissait sous les châtaigniers du presbytère d’Orlan, une fois qu’elle priait à la tombe du comte Filhol... Une autre fois, je l’ai entendue comme elle était agenouillée dans notre vieille église et je suis bien sûr qu’elle disait à Dieu : « C’est Tanneguy qui est mon frère... » – Maintenant que vous ne demandez plus rien, reprit le casse-noisette en se dressant sur ses jarrets, je vais vous dire quelque chose. Je me nomme M. Privat, souvenez-vous bien de cela ! Je suis avocat sans causes. J’habite cette maison à sept étages qui est dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis de la fontaine des Innocents. Au-dessus des mansardes, la cage et les pigeons sont à moi. Si vous avez besoin d’avis, et cela ne tardera pas, venez me rendre visite, mon camarade. Mon pigeonnier se voit de loin. Du reste, nous nous retrouverons peut-être plus tôt que nous ne pensons tous les deux. Il serra légèrement la main de Tanneguy et poussa sa bête de somme, comme il appelait l’homme sans bras, en criant : – Hue ! Tanneguy ne connaissait pas beaucoup le monde et n’avait aucune prétention au titre d’observateur ; néanmoins, pendant la route, il avait pu apprécier le caractère de son compagnon. Il l’avait vu entêté, volontaire, contrariant, bon diable à de certaines heures et sous de certains aspects, original surtout, original par nature et original aussi de parti pris. Jusqu’à l’âge de vingt ans, Tanneguy n’avait guère perdu de vue la tour crevassée et vêtue de lierre de Château-le-Brec, où il avait été élevé par une vieille femme du nom de douairière Le Brec, qu’il appelait sa grand’mère. Il n’y avait pas, à proprement parler, de mystère dans sa vie, mais autour de sa vie, les mystères se pressaient. Depuis que l’âge de raison lui avait ouvert les yeux, il n’en était plus à compter les choses effrayantes ou seulement inexplicables qui semblaient le jeter sans cesse hors du monde réel et faire de son existence une fantasmagorie. Rien qu’à le voir, ce beau Tanneguy, avec ses yeux d’un bleu sombre, pleins de douceur et pleins de feu, vous eussiez fait serment qu’il était brave. Et en vérité, qu’il eût à la main un bâton de cormier ou une épée, Tanneguy ne craignait âme qui vive. Mais la nuit, quand il était tout seul, le beau Tanneguy avait bien souvent la sueur froide, et ses lèvres pâles tremblaient malgré lui, au souvenir de ce qu’il avait vu là-bas dans la lande d’Orlan, au clair de la lune. M. Privat, avec ses lunettes rondes et sa casquette pointue, n’avait rien en lui qui pût rappeler précisément la terrible poésie des nuits bretonnes, et, cependant, Tanneguy s’était senti tressaillir en l’apercevant, comme si le petit homme eût apporté dans cette diligence, qui s’en allait vers Paris, tout l’attirail des superstitions armoricaines. M. Privat n’avait pas dit une seule parole qui pût avoir trait, de près ou de loin, aux choses de l’autre monde, et le cœur de Tanneguy avait éprouvé cette oppression que naguère encore lui donnaient les rayons blêmes de la lune passant à travers les crevasses de la Tour-de-Kervoz. C’était à moitié route, entre la Bretagne et Paris, que le petit homme à la casquette pointue était venu prendre place dans l’intérieur de la diligence. Tanneguy ne le connaissait point ; mais ces vagues terreurs de son enfance, qu’il fuyait et qu’il réussissait à oublier déjà dans son atmosphère nouvelle, ramenèrent tout à coup le frisson sous sa peau. Cet inconnu, c’était comme le pays qui montait en croupe derrière lui. Rien qu’à le voir, Tanneguy entendit la plainte du vent sur la lande, il vit tournoyer la ronde des esprits autour des Pierres-Plantées, et le pâtis de Treguern, penchant tout à coup au-devant de lui la chevelure de ses saules, lui montra ces trois hommes noirs qu’il avait suivis une fois dans l’ombre, et sous les pas de qui la terre avait semblé s’ouvrir : les trois Freux, comme l’épouvante des bonnes gens d’Orlan nommait ce trio mystérieux. Pourquoi tous ces souvenirs ? Parce que, au moment où M. Privat refermait la portière de la diligence, une tête de jeune fille avait apparu. Entre toutes les visions terribles qui assombrissaient la mémoire de Tanneguy, il y en avait une radieuse. La jeune fille ne se montra qu’un instant ; pour lui, elle n’avait pas encore de nom, mais les bonnes gens du bourg d’Orlan l’appelaient la Morte. La jeune fille ne fit que passer devant la portière et ne prononça que deux paroles, qui semblaient être à l’adresse de M. Privat, mais un événement étrange avait gravé ces deux paroles en lettres de feu dans le souvenir de Tanneguy. Ces deux paroles évoquaient pour lui tout un monde de terreurs. Elles étaient bien simples, pourtant ; la jeune fille avait dit, en glissant comme une ombre : – Quinze août ! Cela se passait à quelques lieues de la ville de Laval. En ce temps, on mettait deux longues journées pour venir de Laval à Paris. Pendant ces quarante-huit heures, Tanneguy eut beau questionner, il ne put obtenir de M. Privat ni le nom de la jeune fille, ni le sens mystérieux de cette date. Maintenant, le nom s’était échappé par hasard des lèvres de ce pauvre être qui n’avait plus de bras, le « mulet » de M. Privat ; mais la date ? Tanneguy resta bien trois minutes, planté comme un mai devant la porte des messageries, et regardant toujours le coin de la rue Coquillière. Au bout de trois minutes, un mirliflor qui passait le heurta ; Tanneguy s’éveilla et lui demanda pardon de bon cœur. Le mirliflor s’épousseta le coude ostensiblement, comme si le contact de notre jeune gars eût souillé sa redingote ; puis, voyant qu’on ne se fâchait point, le mirliflor devint mauvais et grommela le mot rustre en levant sa badine. Ma foi ! Tanneguy ne se fâcha point encore, mais il mit le mirliflor dans le ruisseau. Après quoi, il descendit la rue du Bouloi d’un air pacifique. Désormais, il était chez lui, l’exécution du mirliflor l’avait réveillé et le Palais-Royal lui fit franchement plaisir à voir. Cette fois, les brouillards de Bretagne étaient bel et bien dissipés. Comment garder de funèbres pensées parmi ces lumières éblouissantes qui éclairaient tant d’or et tant de fleurs ? L’épisode qui fait suite et termine ce roman est intitulé : L’Homme sans Bras