LE PETIT GARS.

I. – L’HOSPITALITÉ.

La paroisse de Cournon se cache au fond d’une riante vallée qu’arrose le lent et tortueux courant de la rivière d’Oust. Son petit clocher dépasse à peine les toits de chaume de ses cabanes, lesquelles, au nombre de trente au plus, se groupent au hasard sur un microscopique mamelon. De loin, on les prendrait pour un troupeau de brebis qu’une panique aurait rassemblées en ce lieu ; on s’attend presque à les voir tout à coup redescendre la colline et bondir par les hautes herbes, le long des bords aplatis de la rivière.

Les vieilles gens de la paroisse de Cournon savent de belles histoires de revenants qu’ils content aux veillées d’été, dans la grange de M. le recteur, – aux veillées d’hiver, sous le vaste manteau de la cheminée d’une ferme, en faisant rôtir des châtaignes sous la cendre, pour les manger ensuite, arrosées de bon cidre. Ils savent aussi de longues légendes où figurent les nobles filles des ducs, les chevaliers de la cour de Bretagne, et ces nains hideux que recélaient jadis les cavernes des Montagnes Noires, au duché de Penthièvre. Mais, ce qu’ils savent le mieux, ce sont ces drames héroïques que jouèrent les paysans bretons au temps de la chouannerie. En les contant, ils se passionnent, parce que leurs frères, leurs pères, y furent acteurs, parce que souvent eux-mêmes y jouèrent un rôle.

Le héros de Cournon, l’homme dont les conteurs de veillées aiment surtout à rappeler les hauts faits, se nommait Janet Legoff. Il était connu de ses amis, et davantage de ses ennemis sous le nom du Petit Gars. Sur ce chapitre, les bardes de la vallée de l’Oust ne tarissent point : on ferait une épopée avec leurs récits ; mais nous nous bornerons pour aujourd’hui à une simple anecdote, en demandant pardon au Petit Gars d’en user ainsi avec sa gloire.

Vers la fin de l’année 1790, Armand de Thélouars, capitaine aux gardes françaises, épousa par amour Henriette-Élise de Lanno-Carhoët, nièce de M. de Carhoët, baron de Saulnes, qui s’en était allé mourir en Amérique pour défendre les marchands du nouveau monde contre les marchands de l’ancien : bataille où, par parenthèse, une noble épée comme la sienne n’avait que faire ; mais c’était la mode alors, et cette guerre, à tout prendre, devait immortaliser le cheval blanc de M. de Lafayette.

Henriette était belle de visage et plus belle encore de cœur. C’était une de ces simples et pures filles de Bretagne, qui aiment et se dévouent sans faste, par nature, comme les autres vivent et respirent. Son mari l’appréciait à sa valeur, et la chérissait tendrement. Elle n’avait plus de famille depuis la mort du baron de Saulnes, son oncle, qui l’avait élevée. Le seul parent qui lui restât était M. le marquis de Graives, austère vieillard, qui vivait fort retiré en son manoir, et que Henriette connaissait à peine. Les deux fils de ce marquis de Graives servaient le roi, et passaient pour être dignes en tout du nom de leur père.

Armand de Thélouars quitta Paris au mois de septembre de l’année 1792. Il revenait en Bretagne pour se joindre à l’association royaliste, fondée par son fameux homonyme, Armand Tuffin de la Rouarie.

Ce dernier était, lui aussi, un ancien soldat d’Amérique, où il avait acquis une grande renommée d’intrépidité ; mais, à la différence de M. de Saulnes, il avait revu son pays sain et sauf. On sait le résultat de ses patients efforts pour soutenir le trône en ruines. Mal secondé par les uns, trahi par un misérable, dont le nom, comme celui d’Érostrate, ne devrait être jamais prononcé, le marquis de la Rouarie mourut à la tâche, et sa conspiration fut étouffée. Mais l’œuvre d’un esprit de cette trempe ne peut point être anéantie d’un seul coup. Il faut, pour ainsi dire, la tuer plus d’une fois pour en faire un cadavre. L’organisation que la Rouarie avait imprimée à la résistance bretonne était si vivace et si puissante, que, la tête coupée, force resta aux membres ou du moins à quelques-uns. Dans le Morbihan, MM. de Silz et de Lantivy demeurèrent en armes ; dans le Finistère, M. d’Amphernay ne remit que longtemps après sa loyale épée au fourreau. Boishardy, Caradeuc, du Bernard, Palierne, du Bois-Guy, etc., combattirent même après avoir perdu l’espoir de vaincre ; le prince de Talmont, enfin, au milieu de ses domaines héréditaires, préluda dès lors aux chevaleresques travaux qui devaient remplir sa brillante et courte carrière.

Un instant découragé par la mort de celui que les royalistes de Bretagne regardaient à bon droit comme leur chef, M. de Thélouars s’était retiré à son château, situé au delà de la Vilaine, non loin de la Roche-Bernard, avec sa femme et son enfant, âgé d’un an ; mais bientôt il reçut du Morbihan des nouvelles qui l’engagèrent à reprendre les armes.

Il partit un soir, sans suite, accompagné seulement d’un adolescent, nommé Janet Legoff, qui était né à Cournon, sur les terres de Lanno-Carhoët, et qu’Armand tenait en singulière affection. Comme nulle retraite n’était sûre, en ces temps de malheur, il fut convenu que Mme de Thélouars rejoindrait son mari, quelques jours après, aux environs de Ploërmel. Janet Legoff n’avait jamais quitté jusqu’alors sa jeune maîtresse, qu’il aimait avec une sorte de respectueuse adoration. Il se montra fort triste de ce départ, bien que son chagrin fût combattu par ce charme irrésistible qui attire le premier âge vers les dangereuses aventures. Il avait, à cette époque, quatorze ou quinze ans tout au plus. C’était un enfant au visage doux, timide et rêveur ; sa taille était petite, mais merveilleusement prise, et l’on devinait la force sous la grâce nonchalante de chacun de ses mouvements. Janet, comme on voit, ne ressemblait guère au commun des rudes enfants des campagnes bretonnes. Il était pourtant fils de paysans et des plus pauvres. C’était par charité que la mère d’Henriette lui avait jadis donné un asile.

Ce fut un vendredi du mois d’avril 1795, que Mme de Thélouars se mit en route pour rejoindre son mari. Voyager en carrosse eût été s’exposer à des dangers presque certains. Henriette confia le petit Alain, son fils, à une servante montée sur un mulet bâté ; elle-même s’assit sur un fort cheval, et le pèlerinage commença.

Aucun accident n’en troubla le début. La petite caravane traversa la Vilaine sans encombre au-dessus de Redon, et prit la direction de Malestroit, afin de gagner Ploërmel. Henriette avait fait dessein de passer la nuit à son manoir de Carhoët, situé dans la vallée de l’Oust, à une demi-lieue du bourg de Cournon ; mais, à la tombée de la nuit, et au moment où la cavalcade atteignait la lisière des grandes landes qui sont entre Renac et la Gacilly, un orage épouvantable éclata tout à coup. C’était un de ces ouragans mêlés de grêle qui suivent presque toujours de près les équinoxes dans le voisinage des côtes. Le fracas de la tourmente était si fort, et l’obscurité si opaque, que la suite de Mme de Thélouars se dispersa. Elle demeura seule, au milieu de la lande, avec Marguerite, la servante qui s’était chargée du petit Alain. En plein jour, les gens du pays eux-mêmes s’égarent parfois dans cet inextricable écheveau des sentiers que trace, à travers les hauts ajoncs des landes, l’insouciance du paysan morbihannais. Ces sentiers, en effet, tournent, reviennent, se bifurquent, rayonnent, se rejoignent, tout cela sans but, et probablement par hasard. Nous voudrions parier que le fameux labyrinthe de Crète n’était qu’un jeu d’enfants auprès de la lande de Renac. Qu’on juge de la position d’Henriette, perdue dans ce désert, par une nuit de tempête, avec un pauvre enfant qui pleurait d’épouvante, et n’ayant d’autre boussole que les éblouissants éclairs qui déchiraient incessamment les ténèbres.

Effrayée et prise de cette fièvre de l’inquiétude qui conseille le mouvement et ne permet point d’attendre, la jeune femme poussa son cheval, et se recommanda à la Providence. La servante la suivit, à demi folle de terreur. Longtemps elles errèrent ainsi dans une forêt d’ajoncs, dont les têtes épineuses éperonnaient leurs montures. – La nuit était déjà fort avancée, lorsqu’un éclair leur montra une masse noire qui empruntait à la fugitive lueur de l’orage une effrayante et sombre majesté. Quand l’éclair se fut éteint dans l’ombre, Henriette aperçut devant elle une lumière. La masse noire était une demeure humaine, et, à en juger par ses dimensions, ce devait être un noble château. Henriette ordonna à Marguerite de frapper à la grand’porte, et de réclamer l’hospitalité.

On ne se pressa point d’ouvrir. – Lorsqu’on ouvrit enfin, ce fut un vieux serviteur à mine revêche qui se montra sur le seuil. Au lieu de souhaiter la bienvenue aux pauvres voyageuses, il dirigea sur elles l’âme d’une lanterne sourde, tandis que son autre main élevait, par précaution pure, le canon octogone d’un massif pistolet. L’examen ne parut pas satisfaire le vieux valet.

– Si j’avais su, grommela-t-il entre ses dents, du diable si j’aurais ouvert… Il y a un village à une huchée sur la droite, ajouta-t-il tout haut ; m’est avis que vous y passerez une bonne nuit comme je le souhaite.

Et il attira sur lui le lourd battant de la porte.

– Mon brave homme, s’écria Henriette, je suis accablée de fatigue, et j’ignore la route. Au nom de Dieu, ne me repoussez pas !

 

Le vieillard eut un instant d’hésitation.

– Le fait est que c’est un fait ! murmura-t-il enfin. La jeune dame a l’air fatiguée, et la nuit est noire comme la joue du diable… Allons !… entrez, madame… monsieur le marquis n’en saura rien.

Nos deux voyageuses ne se firent point répéter cette permission. Tandis que le vieux valet refermait soigneusement la porte, Henriette regardait autour d’elle, et il lui semblait que ce lieu ne lui était pas étranger.

– Monsieur n’en saura rien, répétait le bonhomme en poussant de son mieux les verrous ; il se fâcherait… Et Pierre-Paul qui ne revient pas ! faut qu’il y ait du nouveau là-dessous !… Entrez, ma jeune dame, et chauffez-vous. Jésus Dieu ! il y a un enfant… pauvre innocente créature !… Ah ! dame ! j’ai vu le temps où vous auriez été mieux reçue que cela ; mais faut se méfier, au jour d’aujourd’hui… L’enfant est joli, tout de même, et je lui souhaite du bonheur… Mais ce Pierre-Paul qui ne revient pas !

Henriette et sa servante s’approchèrent avidement du feu de bois vert qui brûlait dans la vaste cheminée de la cuisine. Leurs vêtements étaient trempés de pluie, et le petit Alain, qui tremblait de froid et de peur, reprit son sourire d’enfant joyeux en retrouvant la chaleur et la lumière. Henriette le baisa au front avec une tendresse passionnée.

– Chez qui sommes-nous, mon brave homme ? demanda-t-elle.

– Pierre-Paul ne revient pas ! répéta tristement le vieux valet, qui se nommait Bernard : – pour sûr, il y a du nouveau… Et Dieu sait ce que c’est que le nouveau, par le temps qui court !

– Madame vous demande chez qui nous sommes, dit Marguerite étonnée qu’on tardât à satisfaire sa maîtresse.

– Ça, c’est une autre affaire, répondit Bernard sans se presser. La prudence est la mère de toutes les vertus, et vous êtes peut-être la femme de quelque maudit… respect de vous tout de même !… de quelque maudit bleu.

 

– Je suis Henriette de Lanno-Carhoët, femme de monsieur de Thélouars.

– Jésus Dieu ! s’écria Bernard ; – la nièce de monsieur le marquis !… Et moi qui ne la reconnaissais pas !…

– Serais-je donc ici à Graives… chez mon oncle ? demanda Henriette.

– Notre bonne dame, dit humblement Bernard, je me fais vieux ; mes yeux se perdent, et puis, il y a si longtemps que je ne vous avais vue !… Sans mentir, vous avez fièrement grandi… Mais j’y pense, je vais prévenir monsieur le marquis.

Henriette l’arrêta.

– Ne troublez point le sommeil de mon oncle, dit-elle.

– Son sommeil ! répéta Bernard avec mystère et tristesse ; – il ne dort pas… il ne dort plus ! On dit que les serviteurs de Sa Majesté… je prie Dieu de les bénir… lui ont confié un dépôt, quelque chose de précieux… de plus précieux que l’argent et que l’or… Il garde, il veille, la nuit, le jour, sans cesse… Ah ! notre bonne dame, c’est un rude travail pour un homme de l’âge de monsieur le marquis !

Henriette ne comprenait pas parfaitement, mais elle n’eut pas le temps de demander des explications. Bernard, en effet, prit la résine qui brûlait, retenue par un bâton fendu, fiché dans la paroi intérieure de la cheminée, et se dirigea vers la porte. D’un geste respectueux, il invita la jeune dame à le suivre.

 

Blaise Houdé de Bellissant, marquis de Graives, était seul dans un grand salon carré, tapissé de haute lisse, et meublé avec cette magnificence ample, opulente, un peu trop cossue, qui caractérise le luxe breton. C’était un homme de grande taille, mais courbé par l’âge ; il atteignait alors les plus extrêmes limites de la vieillesse, et comptait près de cent ans. Des deux côtés de son front large et fier tombaient les mèches, touffues encore, d’une chevelure blanche comme la neige. Ses yeux éteints et voilés semblaient nager dans un milieu terne, sans reflets ; mais l’arc audacieusement dessiné de ses épais sourcils et les lignes sévères de sa bouche annonçaient que le temps n’avait point dompté l’inébranlable détermination de son caractère. Il était assis dans un fauteuil dont le haut dossier, renversé en forme de bateau, portait, brodé, l’écusson de Bellissant, burelé d’or et de gueules, au chef d’azur, chargé d’un buste de carnation issant d’un nuage d’argent. Auprès de lui, sur une table, reposaient son épée, un livre d’heures et un cornet acoustique. Le marquis de Graives était sourd. Dès que Bernard parut, le marquis se tourna vers lui avec une vivacité que ne promettait point son grand âge :

– Pierre-Paul est-il de retour ? demanda-t-il en appliquant le cornet à son oreille.

Bernard, tout en faisant un signe négatif, s’effaça et donna passage à Mme de Thélouars. Un nuage couvrit le front du vieillard qui, néanmoins, se leva aussitôt et fit quelques pas à la rencontre d’Henriette, qu’il ne reconnaissait pas.

– Mademoiselle de Lanno-Carhoët ! prononça distinctement Bernard.

– Madame ma nièce ! dit le vieillard avec étonnement.

– Monsieur mon oncle, balbutia Henriette, à qui M. de Graives avait toujours inspiré un respect mêlé d’une forte dose de crainte, – je vous prie de m’excuser… ma présence inattendue est peut-être un embarras.

 

Le marquis lui mit au front un grave et courtois baiser.

– La fille de feu ma bonne et estimée cousine est toujours la bienvenue au château de Graives, interrompit-il ; néanmoins, ma nièce, je ne puis dire que je sois aise de vous voir. Nous vivons dans un temps malheureux et plein de périls, et ma maison, entre toutes, est une retraite dangereuse… Asseyez-vous, madame ma nièce… du moins y trouverez-vous, durant tout le temps qu’il vous plaira d’y demeurer, une hospitalité franche et empressée.

– Je partirai demain, dit Henriette, glacée par ce froid accueil. En attendant, afin de ne vous point troubler, permettez que je me retire.

Le marquis, en guise de réponse, lui baisa la main et s’inclina.

Au moment où Henriette se dirigeait vers la porte, des coups violents et précipités retentirent au dehors. Bernard tressaillit, et M. de Graives, qui n’avait pas entendu, devina.

– Pierre-Paul ! dit Bernard.

– Va !… mais va donc vite ! cria le marquis avec une vivacité inquiète. Pardon, madame ma nièce, ajouta-t-il, en réprimant tout signe extérieur d’émotion.

Henriette demeurait immobile et ne songeait plus à sortir. Un instinct secret, instinct de mère, l’avertissait qu’un événement important allait avoir lieu.

M. de Graives s’était rassis, calme, grave, impassible comme devant. La porte s’ouvrit violemment, et un homme, trempé de sueur, de pluie et de boue, s’élança dans le salon. C’était Pierre-Paul.

– Ils viennent ! s’écria-t-il en entrant.

– Ils viennent ? répéta froidement le marquis.

– De Redon et de Vannes à la fois.

– Sont-ils loin encore ?

– Sur mes talons !… Au moment où je vous parle, le château doit être investi déjà.

– Combien sommes-nous ?

– Dix, répondit Bernard.

– Combien sont-ils ?

– Deux cents, répondit Pierre-Paul.

 

M. le marquis de Graives se leva. Sa taille avait retrouvé toute sa hauteur, son regard la flamme perçante et dominatrice des jours de la jeunesse.

– Que tout le monde quitte le château sur l’heure, dit-il d’une voix vibrante ; il en est temps encore. Quant à moi, mon poste est ici ; je resterai à mon poste.

– Seul ? demanda Bernard à voix basse.

Le marquis comprit. Un éclair d’orgueil brilla sous l’ombre de ses épais sourcils.

– Pour mourir, dit-il en souriant, Bellissant eut-il jamais besoin de compagnie ?…

Les Contes de nos pères

II. – LA CACHETTE.

Mme de Thélouars était restée spectatrice muette de cette scène. Elle n’avait compris qu’une chose : le château était investi, investi par les troupes républicaines, sans doute. Or, si elle était prise avec son fils, son sort ne pouvait être douteux. Femme d’un royaliste sous les armes, elle devait subir les conséquences de cette jurisprudence conventionnelle dont les victimes ne se peuvent point compter. Son fils lui-même, le pauvre enfant, n’aurait point un destin meilleur, car les gens de la république n’y regardaient point de si près. Henriette demeura quelques minutes anéantie sous le coup d’une terreur poignante ; puis, s’élançant vers l’office où était resté son fils, elle l’arracha dormant des mains de Marguerite, et le pressa convulsivement contre son cœur ; puis encore, sans dire une parole, elle sortit en courant pour retourner auprès de son oncle et lui demander conseil.

M. le marquis de Graives avait péremptoirement répété à ses gens l’ordre de quitter le château sur l’heure. Ceux-ci, habitués à obéir quand même, firent à la hâte leurs préparatifs, et s’enfuirent, entraînant avec eux Marguerite, qui voulait attendre sa maîtresse, et pleurait à la pensée de l’abandonner.

Henriette, pendant cela, perdue dans les sombres couloirs du château, ne pouvait retrouver sa route. Elle entendit s’ouvrir, puis se refermer les lourds battants de la grande porte sur les habitants de Graives qui fuyaient. Son cœur se serra davantage. Elle s’appuya, tremblante, à la muraille d’un corridor inconnu ; ses yeux se remplirent de pleurs amers, et, pour la première fois, ce fut avec angoisse qu’elle baisa le front de son fils endormi.

Comme elle hésitait, ne sachant de quel côté reprendre sa course, une des extrémités du corridor s’illumina subitement. Henriette aperçut M. le marquis de Graives qui s’avançait avec lenteur, une lampe à la main. Le vieillard avait revêtu un somptueux costume militaire ; sa poitrine, couverte de décorations, scintillait au loin, et renvoyait en gerbes multicolores les rayons brisés de la lampe. Il avait sous le bras une petite cassette, sa main gauche tenait une épée nue, et deux riches pistolets étaient passés à sa ceinture.

Il se croyait seul, et ne voyait point Henriette qui se collait immobile à la muraille. En ce moment où nul regard indiscret ne pouvait épier sa physionomie, M. le marquis de Graives n’était certes point suspect de jouer un rôle. Il n’était point comme ces pères conscrits de Rome qui se drapaient dans leur orgueil, et mouraient fastueusement, assis sur leur chaise d’ivoire. Seul avec sa conscience, il était lui-même, et rien de plus. Le calme sublime de son regard ne cherchait pas l’admiration d’une foule amie ou ennemie. Aussi cette tranquillité sainte du juste en face de la mort mettait à son front une sorte d’auréole qui annonçait le martyre.

Henriette était loin de percer le mystère de cette mort prochaine ; elle ignorait le dessein de son oncle, elle ne savait rien, et pourtant la vue seule du vieillard lui fut comme une révélation de trépas inévitable. Cet homme n’était plus du monde ; il voyait le ciel, tandis que son pied touchait la terre encore ; il s’en allait vers Dieu, impatient d’accomplir un suprême devoir.

Henriette était mère. Elle songea à son fils, et poussa un cri de détresse. Dans cette absence complète de tout autre bruit, ce cri perçant parvint vaguement jusqu’à l’ouïe paralysée du vieillard. Il leva sa lampe, et vit la jeune femme. À cet aspect, ses sourcils se froncèrent.

– J’avais dit à tout le monde de quitter le château ! prononça-t-il avec dureté ; – éloignez-vous, madame !

Henriette fit machinalement quelques pas pour obéir ; mais au même instant la grand’porte extérieure retentit sous un déluge de coups.

– Il n’est plus temps, murmura-t-elle ; au nom de Dieu, mon oncle, donnez un asile à mon enfant !

Le vieillard fit un geste de colère.

– Mes heures sont comptées, dit-il, je ne puis les perdre en discussions vaines… Sortez, madame, fuyez ces lieux, pour vous, pour votre mari, pour votre enfant.

– Mais je ne puis, s’écria Henriette navrée ; écoutez ! on brise les portes, on force le château…

Un coup de fusil, tiré du dehors, l’interrompit, et les débris d’un vitrail de la galerie tombèrent aux pieds de M. de Graives.

Jusqu’alors ce dernier n’avait rien entendu, ni les paroles de sa nièce, ni le fracas extérieur ; mais l’explosion le fit tressaillir. Il comprit, et son visage devint sombre.

– Peut-être vaudrait-il mieux pour vous, dit-il d’une voix étouffée, braver la barbarie de ces hommes que de venir là où je vais, madame. Mais je ne vous repousse plus. Des deux côtés, le péril est certain, fatalement inévitable… Voulez-vous rester ou venir ?

– Avec vous ! avec vous ! murmura la pauvre mère affolée en s’attachant aux vêtements du marquis.

Le vieillard, sans répondre, reprit sa marche. Au bout du corridor, il fit jouer un ressort caché dans le mur ; une porte massive tourna sur ses gonds, et laissa voir un étroit couloir où l’on ne pouvait s’engager que de profil.

– Mes ancêtres, dit-il en se parlant à lui-même, se firent huguenots au seizième siècle. Ce fut une faute griève, – que Dieu puisse leur pardonner en sa miséricorde !… On les traquait alors, comme on nous poursuit maintenant ; les retraites qu’ils se ménagèrent contre les catholiques vont servir à un catholique contre les fils de leur damnable doctrine. – Entrez, madame, s’il vous plaît.

Le couloir se terminait par une seconde porte semblable à la première, qui s’ouvrait sur un escalier en pierre. Lorsque M. de Graives fit jouer le ressort caché de cette seconde porte, une bouffée d’air humide s’élança au dehors et faillit éteindre la lampe.

– Entrez, madame ma nièce, répéta le vieillard.

Henriette, plus morte que vive, descendit en chancelant ces marches glissantes qui exhalaient comme une odeur de tombeau. M. de Graives barricada fortement la porte derrière lui, et descendit à son tour.

– Pour nous découvrir, murmura-t-il, il faudra démolir le château ; mais on le démolira… non point peut-être pour massacrer une femme et un vieillard : la peine passerait le plaisir ; mais parce que leur âme est avide, et qu’ils savent suivre, à travers les décombres, la piste égarée d’un trésor !

Henriette écoutait, tremblante, ces paroles qui ne lui étaient point destinées. Au bas de l’escalier, le marquis ayant tiré un panneau tournant qui donnait, presque de plain-pied, sur une chambre basse, la jeune femme y entra et s’affaissa aussitôt, épuisée, sur un siége.

La pièce où se trouvèrent ainsi nos deux fugitifs avait été récemment munie de tout ce qui est nécessaire pour soutenir un blocus. Il y avait des vivres en abondance, de l’eau, et de l’huile pour la lampe. Évidemment le marquis n’avait point été pris au dépourvu. Quant à la pièce elle-même, c’était une sorte de trou rond, bas-voûté, ménagé dans l’épaisseur plus qu’ordinaire de la muraille orientale du château. Une meurtrière, en forme d’entonnoir, permettait au malheureux forcé d’habiter ce cachot de respirer par rares bouffées l’air pur du parc. C’était, en effet, sur le parc, et même sur l’endroit le plus ombreux du parc, que donnait la meurtrière. À l’extérieur, elle se trouvait cachée par le branchage des arbres.

M. le marquis de Graives déposa sa lampe sur une table, et jeta autour de lui un regard presque satisfait. Ce regard annonçait une détermination si profonde, et à la fois si dépourvue d’espoir, que Mme de Thélouars ne put le soutenir. Elle baissa les yeux en gémissant, et se prit à bercer le petit Alain qui, réveillé par tout ce mouvement, vagissait et se plaignait.

– Tout y est ! dit en ce moment M. de Graives, qui ouvrit son grand livre d’Heures à la place où il avait naguère interrompu sa pieuse lecture ; – nous avons ici ce qu’il faut pour vivre et pour mourir.

Il approcha la lampe et donna son âme à la religieuse poésie du livre saint. M. le marquis de Graives était préparé dès longtemps. Depuis plus d’un mois que ses fils avaient rejoint le petit noyau de royalistes qui tentaient d’organiser insurrectionnellement la campagne de Ploërmel, le vieillard avait dû s’attendre à quelque visite armée. Son manoir d’ailleurs avait une réputation de richesse qui ne pouvait manquer de tenter l’âme intègre des suppôts de la Convention : en ce temps où il y avait tant de héros aux frontières, on salissait volontiers l’uniforme à l’intérieur. Mais à part ces raisons de craindre qui lui étaient communes avec tous les autres gentilshommes non encore spoliés, M. le marquis de Graives avait un motif spécial de compter sur une attaque prochaine.

L’avant-veille, Pierre-Paul, le valet de confiance qu’il employait à éventer les desseins des autorités du voisinage, lui avait appris que la rumeur publique l’accusait de cacher à Graives un inestimable trésor. Par extraordinaire, la rumeur publique ne se trompait point. Soit hasard, soit indiscrétion de quelque royaliste, elle tombait juste. Un trésor était caché à Graives. Or, pour quiconque connaissait les mœurs des gens de la Convention, d’une rumeur semblable à l’attaque, à l’incendie, au meurtre, il y avait précisément la distance du lieu suspect au plus prochain district, et rien de plus. M. de Graives savait cela ; il prit ses mesures en conséquence. Pierre-Paul fut dépêché en éclaireur ; nous avons vu le résultat de sa dernière reconnaissance.

 

Voici maintenant quel était le trésor tenu en dépôt par M. de Graives. Un peu moins d’un an auparavant, M. de la Rouarie était venu dans le Morbihan, avec son ami de Fontevieux, pour montrer aux royalistes de ces contrées la signature dont les princes, frères du roi, avaient revêtu l’acte d’association bretonne. Il y eut une assemblée des partisans de l’insurrection au château de Graives, dont la situation, sur les confins du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine, était particulièrement propre à cet objet. À la suite des délibérations, M. de la Rouarie fit deux parts du trésor de l’association. Il garda une somme considérable en billets de caisse, souscrits par M. de Calonne, pour le compte des princes, et remit au châtelain de Graives le reste des billets de caisse, des lettres de change sur M. de Botherel, agent de la famille royale à Jersey, et un diamant d’une énorme valeur, obole princière, cotisation personnelle de monseigneur le duc d’Enghien en faveur des soutiens du trône. Les billets de caisse gardés par la Rouarie sont ces mêmes valeurs qui, dirigées sur Paris et confiées pour la négociation à Latouche C…, médecin de Bazouge, mirent ce dénonciateur à même de livrer à Danton le secret de l’association bretonne.

Quoi qu’il en soit, depuis cette époque, et même après la catastrophe qui étouffa l’insurrection, les royalistes du pays entre Vannes et Redon s’accoutumèrent à regarder M. de Graives comme le trésorier du parti. Trop vieux pour combattre de sa personne, et connu de tous pour un de ces derniers types de loyauté chevaleresque, égarés dans cet âge de fer, M. de Graives était l’homme qu’il fallait aux serviteurs du roi. Dévoué jusqu’à l’héroïsme et tenant à suprême honneur la confiance de ses frères en croyance, il avait plus d’une fois fait serment de mourir avant de rendre le dépôt laissé entre ses mains. Ce dépôt, notablement diminué par la déchéance des billets de caisse, restait néanmoins considérable, à cause du diamant dont la trop grande valeur avait empêché la vente jusqu’alors.

Les proverbes ne mentent guère, et il y a un proverbe qui dit : Abondance de bien nuit. M. le marquis de Graives dépensa trop de courage dans une circonstance où la plus simple prudence eût été préférable. Il aurait dû, dès les premières alarmes, aviser les insurgés de Ploërmel, et se décharger de sa responsabilité ; mais cette responsabilité lui était chère, parce qu’elle portait en elle un péril, et que, grâce à elle, il y avait chance de mourir pour le roi. Lorsqu’il apprit les rumeurs qui se répandaient dans les villes environnantes, il ressentit un mouvement qui ressemblait fort à de la joie, et répéta son serment au fond de son cœur. Durant la nuit, il descendit à la cachette dont lui seul, avec ses deux fils, connaissait le secret chemin, fit tranquillement ses préparatifs, et attendit des nouvelles des bleus en lisant son vieux livre d’Heures. Ce qu’il avait prévu ne manqua pas d’arriver. Seulement il y eut luxe d’assaillants. On avait flairé le trésor à Vannes et à Redon : on vint à la fois de Redon et de Vannes. Le coffret que M. le marquis de Graives avait rapporté sous son bras contenait le diamant de Condé, les papiers de l’association, et un morceau de la vraie croix, relique de famille que le vieux seigneur eût livrée aux profanes aussi peu volontiers que le trésor lui-même.

Entre nos deux reclus, la nuit se passa silencieuse et triste. L’enfant se réveillait de temps en temps ; il avait froid. Mme de Thélouars le regardait alors avec des yeux désolés, et songeait à son mari.

– S’il savait où nous sommes ! pensait-elle.

Mais ces mots étaient seulement une plainte, et non point l’expression d’un espoir. La plus folle imagination n’aurait pu concevoir désormais un moyen de communiquer avec les insurgés de Ploërmel. Une heure auparavant, la chose était possible. Un mot prononcé par le vieux seigneur eût transformé ses serviteurs en autant d’émissaires, mais ce mot, il ne l’avait point voulu prononcer. Son dévouement, dépassant l’héroïsme pour arriver à la monomanie, prétendait obstinément au martyre.

Cette pensée de martyre, caressée peut-être pendant de longs mois, trônait despotiquement dans son esprit. Trop tyrannique pour être lucide, elle mettait dans l’ombre tout raisonnement. M. de Graives ne voyait pas, ou ne voulait pas voir qu’il faut un but à tout sacrifice, et que le martyre inutile n’est qu’une sublime erreur ; mais Dieu nous garde d’un blâme inopportun contre de telles faiblesses ! Elles sont trop rares pour être dangereuses, et ce n’est pas notre époque qui a besoin d’un frein pour modérer l’exagération des instincts généreux. M. de Graives, et c’est ce que nous avons voulu établir, se croyait donc obligé d’honneur à mourir auprès du dépôt confié. Qu’il se trompât ou non, il pensait être à son poste et remplir un étroit devoir.

On n’entendait plus aucun bruit à l’extérieur. Sans nul doute, les révolutionnaires étaient entrés au château. Ils cherchaient. Tant que dura la nuit, le silence de la cachette ne fut point troublé ; mais, au moment où une ligne blanchâtre commençait à marquer l’étroite ouverture de la meurtrière, et annonçait le lever du jour, Mme de Thélouars entendit avec effroi des coups réguliers et lointains encore. C’était comme le bruit de la pioche attaquant une forte muraille.

Le vieillard n’avait point son appareil acoustique. Aucun son ne parvenait à son oreille. Il continuait sa lecture. Mais bientôt l’effort des démolisseurs, redoublant sans cesse, produisit un ébranlement périodique et sensible. M. de Graives releva la tête et devint attentif. Puis, après s’être assuré qu’il ne se trompait point, il quitta son siége et ouvrit une sorte de placard pratiqué dans le mur. De ce placard, il tira un baril d’un demi-pied de diamètre ainsi qu’une mèche d’étoupe soufrée, et plaça le tout sur la table. Henriette le regarda faire avec indifférence, car elle ne savait pas ce que contenait le baril.

 

– S’ils poussent droit, murmura le vieillard, nous en avons pour une heure ; s’ils dévient d’un pied seulement, ils pourront travailler pendant deux jours avant d’arriver jusqu’à nous.

Et il ajouta avec un soupir :

– Ce sera bien long !

Mais, comme il prononçait ces mots, son regard tomba sur Mme de Thélouars, dont la tête s’était penchée sur sa poitrine. La fatigue avait vaincu la jeune femme ; ses yeux s’étaient fermés un instant, et son front incliné touchait les boucles blondes qui couronnaient le front du petit Alain. Le visage de M. de Graives exprima une commisération profonde.

– Pauvres enfants ! pensa-t-il.

Car la mère et la fille étaient également pour lui des enfants. Son âge quintuplait l’âge de la jeune femme. – Il fit sur lui-même un effort violent, et détourna ses yeux de ce groupe dont la vue amollissait son cœur. Il pouvait avoir pitié, mais il ne pouvait point fléchir dans son dessein, parce que le devoir commandait, et que, depuis cent ans, M. de Graives obéissait au devoir.

Il enleva le couvercle du baril, remua le contenu avec la pointe de son épée, et y introduisit de force le petit coffret. Cela fait, il posa la mèche soufrée tout à côté de la lampe.

– La première pierre qui branlera, dit-il, sera mon signal… Ah ! que c’eût été un glorieux moment sans cette femme, et pourquoi est-elle venue pour empoisonner la joie de ma dernière heure !

À ce moment, Henriette tressaillit et s’éveilla. L’enfant se prit à sourire en étendant ses bras vers la meurtrière. M. de Graives, pour ne point voir ce spectacle qui le navrait, reprit son livre de prières. Henriette se leva doucement, et s’approcha de l’ouverture. – Le petit Alain souriait toujours.

C’est que, au dehors, sous le branchage épais des arbres du parc, une voix douce, voix d’enfant ou de femme, chantait les couplets d’une chanson connue de tout habitant du pays de Vannes. Elle disait ces naïves paroles, si populaires dans les bruyères morbihannaises :

C’est au pays de Bretagne

Qu’on fait de jolis sabots ;

Tenez vos petits pieds chauds,

Ma belle brune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

M. de Graives n’entendait rien et lisait son livre d’Heures.

– Janet ! prononça bien bas Mme de Thélouars qui tâchait de passer sa tête à travers la meurtrière.

La voix cessa de chanter.

– Janet Legoff ! répéta Henriette.

– Qui m’appelle ? dit la voix avec une expression d’étonnement inquiet.

Avant qu’Henriette pût répondre, on entendit armer un pistolet sous le feuillage. Aussitôt un bruit de pas agiles et précipités retentit sur le gazon du parc, et la voix, lointaine maintenant, continua avec un accent de bravade :

Les rochers y sont de pierre,

De pierre du haut en bas ;

Le soleil ne les fond pas,

Non plus la lune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

Les Contes de nos pères

III. – LE RÉGENT.

Cette même nuit, vers une heure du matin, M. de Thélouars fut éveillé par une inquiétante nouvelle. Les insurgés étaient cantonnés au château de K…, à trois lieues de Ploërmel. Ils étaient au nombre de trois cents environ, et, dans ce nombre, se trouvaient les deux fils de M. le marquis de Graives. On avait tenu conseil jusqu’à minuit ; Armand venait de se mettre au lit, lorsque arriva l’un des hommes de la suite de sa femme : l’escorte s’était dispersée ; on ne savait ce qu’était devenue Mme de Thélouars.

Presque au même instant, un message de M. de Silz annonça le départ de Vannes d’un détachement de cent hommes, se dirigeant du côté de la Gacilly. Ce dernier événement rendait la position d’Henriette fort dangereuse. Armand le sentit, et ne fut pas le seul à le sentir. Janet Legoff, qui était couché sur un lit de camp dans un coin de la chambre, sauta sur ses pieds, et remit silencieusement sa veste qu’il avait ôtée pour dormir.

Malgré sa préoccupation, M. de Thélouars remarqua ce mouvement.

– Que fais-tu, Janet ? dit-il.

– Va bien falloir envoyer quelqu’un pour savoir, répondit Janet le plus simplement du monde.

– C’est un homme qu’il faut pour cela, mon enfant.

– Je ne dis pas non. Envoyez un homme, notre monsieur. L’homme cherchera, moi je trouverai… si c’est un effet de votre bonté de le permettre.

M. de Thélouars aimait beaucoup Janet Legoff, et le connaissait pour un jeune garçon intrépide et intelligent. Il lui permit de seller un cheval et de partir ; mais, médiocrement rassuré par cette mesure, il envoya ses gens dans différentes directions, à son château, à Cournon, à Rieux et jusqu’à Redon, avec ordre de s’informer, et de revenir à franc étrier à K…

Pendant ce temps, comme nous l’avons vu, le château de Graives, auquel M. de Thélouars ne songeait nullement, et qui renfermait pourtant la pauvre Henriette, avait été investi par deux détachements républicains.

Le premier, celui qui avait été signalé par M. de Silz et qui venait de Vannes, était commandé par le capitaine Jolly ; l’autre, venant de Redon, avait pour chef le citoyen lieutenant Morest.

Chacun de ces détachements était accompagné d’un de ces personnages problématiques, moitié soldats, moitié agents de police, qui se nommaient représentants du peuple lorsqu’ils suivaient une armée ou une flotte, et qui, dans un rang inférieur, n’avaient point de titre que nous sachions. Ces misérables étaient comme une nauséabonde matérialisation de l’influence parisienne dans les provinces éloignées. Ils représentaient admirablement le gouvernement d’alors, en ce qu’ils engendraient le mal et tâchaient d’empêcher le bien. Les soldats ne les aimaient guère, et, du reste, les soldats n’aimaient point la Convention davantage. C’était, on peut le dire, malgré cette assemblée que la gloire française brilla, en ce malheureux temps, d’un éclat que l’Empire sut à peine surpasser.

Les deux personnages dont nous parlons étaient donc des représentants au petit pied, des racines cubiques de conventionnels, des extraits de marauds, enfin, s’il est permis d’employer un terme de si mauvaise compagnie, même pour caractériser la position la plus souillée que l’homme politique puisse tenir.

Celui qui venait de Vannes s’appelait Bertin ; celui qui venait de Redon avait nom Thomas. – C’étaient tous les deux des gens d’un certain âge, à la physionomie insignifiante, si elle n’eût révélé leur bas instinct de rapine et de cruauté. À peine est-il besoin de dire que c’étaient eux qui avaient la direction effective de l’expédition. Sous la République, en effet, époque d’invraisemblable tyrannie, le chef militaire commandait seulement lorsqu’il y avait des balles ou des boulets à recevoir.

Le citoyen Thomas et le citoyen Bertin furent très-médiocrement satisfaits de se rencontrer. La présence du citoyen Thomas parut au citoyen Bertin un double emploi, et le citoyen Thomas regarda la venue du citoyen Bertin comme une pure superfétation. Il y avait au château de Graives un trésor, et la voix publique allait jusqu’à dire que le fameux diamant, ci-devant de la couronne, le Régent, y était caché ; mais ce trésor, quel qu’il fût, perdrait moitié à être partagé. Nos deux citoyens étaient assez forts en logique pour admettre cette dernière supposition sans conteste.

 

Or il fallait bien que le proconsul de Vannes eût sa part : il était de nécessité que le représentant de Redon eût la sienne, sans parler des commissaires de Paris. Donc, voici ce qui arrivait, et c’était déplorable : Bertin avait compté partager seulement avec son chef de file de Vannes, les agents supérieurs de Paris, et la République s’il en restait ; maintenant, il se trouvait forcé de partager avec Thomas, lequel avait derrière lui une hiérarchie identiquement pareille, de mains toujours ouvertes pour prendre, toujours fermées pour restituer. – Qu’on juge si Bertin et Thomas devaient se voir d’un bon œil !

Quant aux deux chefs militaires, à qui on devait un an de solde, quant à leurs soldats, qui n’avaient pas de souliers, ils venaient chercher un trésor, comme les garçons de caisse de la Banque vont toucher un bordereau. Peu leur importait la destination de ce trésor ; ils étaient instrument depuis les pieds jusqu’à la tête ; on se servait d’eux en ce temps comme d’une arme bien trempée, apte également aux actions héroïques et aux vols de grand chemin.

En entrant au château, Bertin et Thomas secouèrent, comme deux barbets, leurs grotesques tricornes et les draperies déteintes de leurs écharpes tricolores, en se jetant réciproquement de fauves regards. Puis, ayant débouclé le ceinturon de leurs inoffensives épées, afin de se mettre à l’aise, ils procédèrent à la visite du manoir. Autre désappointement : le manoir était vide. Une fois la porte principale forcée, nul obstacle ne les arrêta plus. C’était bien mauvais signe. On avait sans doute abandonné le château ; on avait peut-être emporté le trésor.

– Citoyen, dit le lieutenant Morest à son représentant, nous aurons été prévenus.

Le capitaine Jolly en dit autant à son surveillant.

Ce commun déboire rapprocha un instant les deux rivaux. Ils se consultèrent, et le résultat de leur conférence fut d’ordonner de nouvelles recherches.

– Courage, citoyens ! s’écria Bertin ; le vieux ci-devant se cache quelque part, et je prends sur moi, au nom de la République, – une et indivisible, – de promettre une paire de sabots toute neuve au défenseur de la patrie qui découvrira ce vil ennemi du salut public !

On ne donnait pas tous les jours une paire de sabots aux défenseurs de la patrie. Cette généreuse promesse ranima leur ardeur, et ils se précipitèrent en tous sens dans les galeries abandonnées du château.

Vers le point du jour, après avoir fouillé inutilement les moindres recoins, ils se crurent enfin sur la piste. Un soldat fit remarquer que la muraille extérieure de l’aile orientale était d’une épaisseur inusitée. Aussitôt on se mit à l’œuvre. Les pioches et les pics allèrent leur train, et, malgré la solidité de cette antique maçonnerie, la besogne avança rapidement.

Mais la cachette n’avait qu’un étage ; elle se trouvait au centre de la muraille, comme ces trous que la fermentation ouvre dans les massifs fromages de Parme. Pour la rencontrer, il ne fallait percer ni trop haut ni trop bas. – On perça trop bas.

Il y eut néanmoins un moment où les sapeurs approchèrent si près de la chambre secrète, que l’ébranlement éveilla les sens émoussés du vieux marquis de Graives. Ce fut alors qu’il se leva pour placer près de lui le baril et la mèche.

Les soldats travaillaient, conduits par le capitaine et le lieutenant. Ni le citoyen Bertin, ni le citoyen Thomas n’étaient la pour les guider. – Que faisaient donc ces dignes soutiens de l’égalité ? étaient-ils descendus aux caves, afin d’abreuver leur vertueux larynx d’une liqueur contre-révolutionnaire ? Nous ne prétendons point affirmer qu’ils fussent incapables d’une action pareille, mais, pour le moment, ils avaient, en vérité, bien autre chose en tête. On leur avait dit que le Régent, ci-devant diamant de la couronne, était caché à Graives ; ils voulaient trouver le Régent.

Rien n’affriande les voleurs comme un monceau d’or, représenté par une valeur qui tient dans le creux de la main.

– Si je le trouve, disait le citoyen Bertin, je le cacherai sous mon aisselle.

– Si l’Être suprême permet que je mette la main dessus, pensait le citoyen Thomas, je l’avalerai comme une prune.

Et ils songeaient à la joie de leurs épouses, et aux carmagnoles de satin dont ces honnêtes citoyennes pourraient désormais se revêtir aux solennités de la guillotine. – Nos deux miniatures de représentants se mirent donc à fureter chacun de son côté, songeant à la République un peu moins qu’au roi de Prusse, et promettant un cierge à la déesse de la Raison, au cas où leur chasse serait heureuse. En furetant, ils eurent ensemble la même idée, ce qui, à titre d’exception, confirme la fameuse règle : les beaux-esprits se rencontrent.

Le citoyen Bertin, qui se trouvait alors au rez-de-chaussée, se frappa le front ; – le citoyen Thomas, qui visitait les combles, exécuta le même geste, indice certain de l’enfantement d’une idée, et tous deux sortirent, l’un par la porte de la cour, l’autre par la porte du jardin. Arrivés au bas des perrons opposés, ils décrivirent deux courbes concentriques dont les arcs devaient nécessairement se rejoindre. Cette manœuvre les amena au pignon de l’aile orientale, vis-à-vis de l’endroit où les soldats travaillaient à l’intérieur, et juste sous la meurtrière qui ventilait la chambre secrète.

Voici quel était leur calcul. – Tous deux avaient remarqué, lors de la reconnaissance préalable que font toujours au dehors les habiles dans la gaie science des visites domiciliaires, reconnaissance qui donne en gros le plan des localités, tous deux, disons-nous, avaient remarqué une petite porte basse, vermoulue, condamnée d’apparence, et sur laquelle se croisaient les pousses chevelues du lierre. Cette petite porte semblait n’avoir point servi depuis un siècle ; mais on ne fait pas usage de cachette tous les jours : s’il y avait une cachette, cette porte devait y communiquer directement ou indirectement.

Or les travailleurs faisaient un infernal tintamarre ; il était possible que le vieux marquis, effrayé, voulût s’échapper par cette voie, – en supposant toujours qu’il y eût une cachette, et que le vieux marquis y eût cherché un abri. Ce raisonnement, on en conviendra, n’était pas très-mauvais, les deux prémisses valaient quelque chose, la conclusion seule tombait à faux : la poterne, en effet, communiquait seulement avec l’ancien arsenal du château, où achevaient de s’oxyder côte à côte deux vieilles coulevrines et trois ou quatre douzaines d’arquebuses à rouet.

 

Quoi qu’il en soit, le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, laissant les défenseurs de la patrie continuer leur œuvre de dévastation, s’installèrent sous l’épais couvert du parc, à quinze pas l’un de l’autre, et sans se voir. Ils couvaient avidement de l’œil la poterne, s’attendant à chaque instant à la voir s’ouvrir et donner passage à un vieillard débile qui se laisserait dépouiller et assassiner sans résistance.

La porte ne s’ouvrit point, mais, tandis que nos deux champions gardaient obstinément l’affût, les basses branches des arbres s’agitèrent légèrement, et un pas, bondissant et vif comme celui d’un chevreuil, se fit entendre sous le couvert : le citoyen Bertin se croyait seul, le citoyen Thomas aussi. Tous deux dressèrent l’oreille, et cherchèrent à percer de l’œil l’épaisseur du fourré. – Ils ne virent qu’un enfant, un charmant enfant au visage doux et timide, qui attachait sur le château un mélancolique regard.

L’enfant, lui aussi, se croyait seul. Il s’approcha de la muraille, et s’appuya d’un air distrait à la poterne.

– Si je ne la retrouvais pas ! murmura-t-il.

Puis, avec la versatilité de son âge, il donna sans doute son esprit à d’autres pensées, car une subite gaieté vint épanouir sa lèvre, et il se mit à chanter le fameux pot-pourri morbihannais dont le second couplet termine notre dernier chapitre.

C’était Janet Legoff qui courait le pays, à la recherche de sa jeune dame.

Lorsque Mme de Thélouars vint à la meurtrière, et prononça son nom pour la première fois, Janet saisit seulement un bruit vague et inarticulé, car les parois de la meurtrière, disposées en entonnoir, arrêtaient le son au passage, et le rejetaient à l’intérieur ; la seconde fois il entendit tout à fait, mais, à cause de l’effet acoustique que nous venons de mentionner, il ne reconnut point la voix de sa maîtresse, et regarda tout autour de soi en disant :

– Qui m’appelle ?

À ce mot, nos deux factionnaires tressaillirent. Ils se crurent découverts, et, suivant leur habitude, leur premier mouvement fut d’avoir peur. Mais ce n’était qu’un enfant ! Ils se rassurèrent, en ayant soin toutefois d’armer leurs pistolets.

Janet tressaillit à son tour, bondit en avant comme un jeune faon, et disparut légèrement derrière les arbres.

Mais il ne s’éloigna point. Il avait déjà visité le manoir de Lanno-Carhoët et les maisons environnantes. Nulle part on n’avait pu lui donner des nouvelles de sa maîtresse. Chemin faisant, il avait appris que les bleus s’étaient arrêtés au château de Graives, et, sans trop savoir pourquoi, il avait dirigé sa course de ce côté. Cette voix mystérieuse et inconnue qui l’appelait par son nom lui donna à penser ; il se coula d’arbre en arbre, sous les épais feuillages du parc, et rôda autour du château.

Nul indice ne se présenta d’abord pour fixer ses incertitudes. Toutes les portes étaient ouvertes, mais on apercevait partout à l’intérieur des uniformes de soldats ; tenter de s’introduire eût été une inutile folie. Janet, forcé de demeurer à distance, hésitait grandement, et se demandait déjà si mieux n’eût valu porter ailleurs ses recherches, lorsque son regard, baissé vers la terre, découvrit sur le sol amolli par l’orage de la nuit les traces du sabot d’un cheval. Il se pencha vivement. Les traces étaient doubles : c’étaient d’abord celles d’un palefroi, empreintes légères, mais irrégulièrement frappées et entremêlées de fréquentes glissades sur la glaise humide ; c’étaient ensuite les marques plus profondes du pas sûr et ferme d’un mulet.

Janet se releva d’un saut. Une vive rougeur couvrit sa joue. Son regard petilla d’intelligence et de joie. Il s’élança au travers du parc, et gagna un petit tertre où il avait attaché son cheval.

– C’est elle ! oh ! ce doit être elle ! se disait-il.

L’enfance, d’ordinaire, n’est pas irrésolue, parce qu’elle ne réfléchit point. Pour employer une expression presque proverbiale, elle ne doute de rien ; mais Janet n’était pas un enfant comme les autres. Au moment de piquer des deux, son œil se tourna pensif vers le château de Graives, dont il apercevait, de cette position élevée, les plus basses fenêtres par-dessus les arbres.

– Si elle n’y était pas ! pensa-t-il.

Et l’idée de la responsabilité qu’il assumait sur soi, du mal que pourrait causer une indication fausse ou téméraire, lui traversa l’esprit, et refroidit brusquement son ardeur. Une erreur pouvait en effet égarer les secours, et rendre mortel le danger d’Henriette et de son fils, qui peut-être, en ce moment, étaient sur le point de tomber au pouvoir de leurs cruels ennemis.

Un point blanc se montra sur la noire surface du pignon du château, et attira l’attention de Janet. Cet objet remuait. Janet s’orienta et acquit la conviction que ce point blanc se trouvait juste au-dessus de l’endroit où naguère il avait entendu prononcer son nom. – Au lieu de monter à cheval, il descendit avec précaution le tertre, et se glissa de nouveau sous le couvert.

Cet objet était la main d’Henriette, qui avait aperçu Janet sur le tertre, et qui l’appelait comme on appelle une dernière espérance. La pauvre femme l’avait entendu s’éloigner avec angoisse, et, désespérant de se faire entendre, elle déchira une page de ses tablettes, sur laquelle elle traça quelques mots à la hâte. L’aspect de M. le marquis de Graives qui, toujours immobile et muet comme une statue de bronze, semblait avoir oublié sa présence, et s’absorbait dans l’attente de la mort, la glaçait et la tuait. Sans se rendre compte de son vague espoir, et plutôt pour s’isoler de ce froid visage de vieillard, véritable personnification du trépas, Henriette regagna la meurtrière, et tenta de passer sa tête par l’ouverture, afin de voir au pied de la muraille. L’ouverture était beaucoup trop étroite, mais Henriette réussit à détacher une pierre, qui roula en morceaux à l’intérieur.

Alors elle put se pencher et regarder.

Immédiatement au-dessous d’elle, un dôme opaque de branchages entrelacés lui cachait le sol ; à droite et à gauche il y avait deux éclaircies. Par la première, Henriette vit le citoyen Thomas ; par la seconde, le citoyen Bertin. Tous deux avaient le cou tendu, et dévoraient des yeux la poterne.

– Pauvre Janet ! pensa la jeune femme ; – ils vont le tuer.

Et pourtant, l’instinct de conservation et l’amour de mère, surexcités en elle par l’horreur de sa situation, ne lui permirent point de repousser cette dernière chance de salut. Elle entendit le pas léger de l’enfant, et n’eut pas le courage de l’avertir que deux hommes étaient là, cachés, – deux ennemis.

Janet avançait toujours. Mme de Thélouars enveloppa un fragment de pierre dans son billet, afin que le tout pût percer la voûte de branchages, et le laissa tomber.

L’effet fut tel, qu’elle ne pouvait point s’y attendre.

Un double cri retentit : le citoyen Bertin et le citoyen Thomas s’élancèrent à la fois.

– Le Régent ! dirent-ils en même temps.

Ils se rencontrèrent auprès du billet qui gisait à terre, et se regardèrent stupéfaits. Puis leurs yeux s’allumèrent, et, pour la première fois de leur vie sans doute, leurs mains cherchèrent instinctivement et de bon cœur la garde de leur épée.

– Arrête ! dit brutalement le citoyen Bertin, ce diamant est à moi.

– Tu mens ! s’écria Thomas, qui couvrait le billet de son épée nue ; ce diamant est à moi ; personne n’y touchera !

– C’est ce que nous allons voir !

Ils s’attaquèrent, cherchant à se prendre par trahison, et songeant bien plus, malgré leur avidité passionnée, à se couvrir qu’à frapper.

Le prétendu diamant restait entre eux, comme un prix attendant son vainqueur.

Mais, au plus fort de la bataille, un enfant, un sylphe ! passa sous leurs épées croisées avec la rapidité d’une flèche, se pencha, se redressa et disparut.

– Le Régent ! clamèrent ensemble les deux antagonistes en baissant leurs épées.

Le billet en effet n’était plus là.

Le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, rapprochés par cette catastrophe, se précipitèrent de compagnie sur les traces du ravisseur. Ils arrivèrent à temps pour le voir enfourcher son cheval et partir au grand galop.

Henriette aussi, les mains jointes et les yeux au ciel, vit son jeune sauveur prendre la direction de Ploërmel. Tandis qu’elle pleurait de reconnaissance, en remerciant Dieu, et que les deux citoyens s’arrachaient les cheveux en chœur, ces derniers eurent la mortification d’entendre de loin la voix du Petit Gars qui, claire, argentine, moqueuse, leur envoyait, en guise d’adieu, ce troisième couplet de sa bizarre chanson :

 

Le soir on danse sur l’aire,

Sur l’aire à battre le blé.

Ah ! dame, il fait bon danser

Quand vient la brune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

Les Contes de nos pères

IV. – DEUX COUPS DE PISTOLET.

Henriette demeura longtemps à genoux. Elle avait suivi de l’œil, tant qu’elle avait pu, la course rapide de Janet, qui, brandissant de loin son chapeau de paille au-dessus de sa tête, semblait promettre un prompt retour.

Quand elle rentra dans l’intérieur de la cellule, un sourire presque joyeux embellissait son charmant visage. Elle mit au front du petit Alain, qui s’était rendormi, un baiser plein de passion maternelle.

– Armand te reverra, dit-elle. Oh ! puisses-tu être sauvé, et que Dieu prenne ma vie !

Puis, se souvenant tout à coup qu’elle n’était pas seule, elle s’élança, souriante, vers le vieux marquis, afin de lui faire partager sa joie. Celui-ci était toujours immobile : il avait déposé son livre d’Heures, et priait mentalement, trouvant sans doute que l’ennemi tardait bien à paraître.

– Monsieur mon oncle, cria gaiement Henriette en serrant dans ses blanches mains les mains ridées du vieillard, – nous allons être sauvés !

– C’est par là qu’ils doivent venir, répondit le marquis en montrant un angle de la cachette ; – c’est l’endroit faible… N’ai-je point vu remuer une pierre ?

– Non, monsieur mon oncle. Les démolisseurs se sont éloignés. On n’entend plus leurs coups, dont le retentissement funèbre me brisait l’âme… Écoutez ! J’ai envoyé un message à M. de Thélouars. Il va venir !

Le vieillard n’entendait pas. Il se méprit à l’enthousiasme qui brillait dans les traits de sa nièce, et crut qu’elle aussi attendait le dénoûment avec impatience. Cette idée était peut-être la seule qui désormais pût l’émouvoir puissamment. Il regarda Henriette avec des yeux où se peignait une admiration sans bornes.

– C’est un noble sang que le sang des Carhoët ! murmura-t-il. Vos pères furent de vaillants cœurs, madame ma nièce, et vous êtes bien leur digne fille !… Oui, ajouta-t-il avec mélancolie, vous aviez devant vous de longs jours, pleins de tendresse et de joie, madame, car vous êtes heureuse mère et heureuse épouse… Et pourtant, lorsque la mort vient vers vous, lente, cruelle, inévitable, vous l’attendez le sourire aux lèvres et l’allégresse au front… C’est beau, madame !

– Que parlez-vous de mort ? voulut interrompre Henriette.

– Oh ! c’est beau ! point de fausse modestie !… Votre rôle fait honte au mien… Moi, je suis un vieillard ; mon sacrifice est dérisoire. Ce sont quelques jours solitaires et tristes, quelques semaines peut-être, que je donne à Dieu et au roi… Vous, c’est une vie entière, une vie double, car votre unique enfant ne vous survivra point.

– Mais écoutez-moi, par pitié ! s’écria Henriette ; vos paroles me torturent… Mon fils ! Oh ! Dieu ne peut vouloir qu’il meure…

– Que je voudrais être à votre place, ma fille ! reprit encore le vieillard ; – que votre mort sera belle devant les hommes et devant Dieu !

– La mort ! toujours la mort ! murmura Henriette dont toute la joie s’enfuyait devant cette lugubre éloquence ; – si je pouvais lui faire comprendre…

Elle se pencha vivement à l’oreille du marquis, et cria de toute sa force :

– Il va venir ! il va venir !

Le vieillard parut avoir entendu ce dernier mot.

– Chut ! fit-il avec mystère ; je le crois comme vous, madame ; ils vont venir… par là… C’est par là que je les attends… mais, de par Dieu ! ils ne trouveront point ce qu’ils cherchent. Écoutez-moi, vous êtes digne de me comprendre, et je suis sûr qu’au moment suprême vous ne faillirez point. Je n’entends plus ; je vois à peine ; ils pourraient me surprendre, et ce serait, madame, un terrible malheur !… Lorsqu’ils arriveront, lorsque les coups ébranleront les dernières pierres, faites un signe, et alors !…

M. le marquis de Graives, dont l’enthousiasme semblait aller croissant, ne finit point sa phrase, mais il saisit la mèche, et fit le geste de l’approcher du baril.

Henriette comprit à demi ce que signifiait cette menaçante pantomime : elle se précipita sur le baril, et reconnut alors ce que le lecteur a deviné depuis longtemps, savoir que le baril était plein de poudre.

À ce moment, comme si tout se fût réuni pour l’accabler, les coups recommencèrent, plus rapprochés et plus vigoureux.

La pauvre femme poussa un cri déchirant ; et, prenant son enfant dans ses bras, elle se réfugia à l’angle le plus éloigné de la cachette.

– Je m’étais trompé, murmura le vieillard avec une tristesse mêlée d’orgueil ; – je vois que ce n’est pas chose si banale que d’envisager la mort sans frémir, et que je n’ai pas vécu assez encore pour voir le cœur d’une femme s’égaler au courage du vieux soldat.

Il détourna froidement ses regards d’Henriette, pour épier le premier indice de l’invasion des républicains.

– Armand ! Armand ! au secours ! cria Mme de Thélouars dont la tête se perdait.

* * *

Le cheval de Janet Legoff était vite, et Dieu sait qu’il l’éperonna comme il faut. Il avait déplié le billet, et il savait lire. Plus de doute maintenant. Sa jeune maîtresse était là, en péril de mort.

– Armand ! au secours ! disait la pauvre femme, sur le papier comme de vive voix.

Janet allait comme le vent.

Son cheval épuisé tomba mourant à trois cents pas du manoir de K… Janet prit sa course, sans donner un regard à son fidèle compagnon, et atteignit la porte en quelques secondes.

Les chefs étaient assemblés ; on voulut le faire attendre, mais qui eût pu dès lors empêcher Janet Legoff de faire sa volonté ? Il repoussa les sentinelles qui avaient bien le double de sa taille, prit passage de vive force, et tomba comme une bombe au milieu du conseil assemblé.

 

– Pardon, excuse ! dit-il en essuyant les gouttes de sueur qui collaient ses cheveux à son front, et ruisselaient tout le long de sa joue rose ; – j’ai trouvé notre jeune dame, et faut pas perdre de temps !

– Où est-elle ? s’écria M. de Thélouars.

Quelques royalistes, et, parmi eux, les deux fils du marquis de Graives, se prirent à murmurer les mots de bien public et d’intérêt du parti.

– Où est-elle ? répéta Armand ; messieurs, vous ne me refuserez point votre aide !

– Nous avons une lourde tâche… commença en hochant la tête l’aîné des fils de M. de Graives.

Janet le regarda en dessous.

– Où est-elle ? dit-il. Elle est au château de Graives, que les bleus saccagent à l’heure où je vous parle.

Les deux Bellissant n’eurent garde de continuer leurs objections. Ils se levèrent des premiers, et un quart d’heure après, toute la petite troupe était en route, savoir, les gentilshommes au galop, et les paysans au pas de course. Janet, monté sur un cheval frais, devançait tout le monde. Il s’était armé jusqu’aux dents ; ses traits enfantins et réguliers respiraient l’ardeur des batailles.

Mais il ne devait point y avoir de bataille. Ce qui nous reste à raconter est autre et plus terrible qu’un combat.

La vue d’un cavalier fuyant à toute bride avait donné à réfléchir au citoyen Thomas, ainsi qu’au citoyen Bertin. Ils revinrent au manoir de fort mauvaise humeur, firent donner encore çà et là quelques coups de pioche, et tinrent ensuite, à l’écart, une sorte de conseil.

– Citoyen, dit Thomas, nous étions venus tous les deux, je le vois, dans le même but : nous voulions nous emparer du Régent

– Pour le compte de la République ! interrompit Bertin avec emphase.

– Évidemment ! reprit Thomas. Le diamant ci-devant de la couronne n’eût fait que passer entre nos mains pures et incorruptibles… Mais, à l’heure qu’il est, le Régent court la poste.

– Ce n’est que trop vrai ! soupira Bertin.

– L’homme qui l’emporte pourrait bien nous attirer sur le dos les cohortes contre-révolutionnaires.

– Je pense que cela n’est pas impossible.

– Je n’ai pas peur, citoyen Bertin.

– Je suis sans crainte, citoyen Thomas… mais…

– Au fait…

– La République a besoin de nous.

– La République en a très-grand besoin !

– Je ne vous parle pas de fuir…

– Je repousserais avec indignation une pareille ouverture.

– Je le sais, citoyen Thomas, j’en suis persuadé plus que vous ne pouvez croire… Je propose seulement de sonner la retraite.

– Celle des dix mille a immortalisé Thémistocle, fit observer Thomas, qui n’était point un ignorant.

– Je crois que vous voulez dire Xénophon, rectifia Bertin.

– Thémistocle ou Xénophon, je m’en bats l’œil, citoyen… Vous proposez la retraite ?

– Sauf meilleur avis, citoyen.

– Je me rends à vos raisons, dit Thomas avec un sérieux fort méritoire.

Et les défenseurs de la patrie s’en allèrent comme ils étaient venus, les mains vides et les pieds nus. – Pour ne pas blesser toute vraisemblance, nous avouerons néanmoins que les poches incorruptibles du citoyen Thomas, et aussi celles du citoyen Bertin, donnèrent asile à une foule de menus objets précieux dont la République ne profita guère.

 

De sorte que, lorsque M. de Thélouars et ses compagnons arrivèrent devant le château de Graives, les bleus étaient en route pour Vannes et pour Redon depuis une heure. Les deux fils du marquis n’hésitèrent pas un seul instant ; les indications de Janet Legoff leur avaient appris où se trouvait Mme de Thélouars, et sans doute le marquis était auprès d’elle.

Ils firent attaquer aussitôt la première des trois portes qui conduisaient à la cachette.

Le bruit des leviers vint réveiller l’angoisse dans le cœur de mère d’Henriette de Thélouars. Depuis une heure environ qu’elle n’entendait plus rien, son épouvante s’était calmée ; elle commençait à espérer. Mais ce fracas qui retentissait dans une autre direction lui annonçait de nouveaux efforts.

La première porte était la plus faible, elle fut rapidement brisée.

Lorsque les barres de fer attaquèrent la seconde, l’âme d’Henriette fut déchirée. La mort approchait, la mort pour son enfant.

Elle leva son regard effrayé sur M. de Graives. Le vieillard était immobile : il n’entendait rien encore.

La seconde porte résista plus longtemps que la première, mais elle céda enfin ; un bruit confus de voix et de pas se fit entendre, et un violent coup de pince ébranla le chêne épais de la porte intérieure de la cachette.

Henriette tomba lourdement à genoux, et couvrit son fils de ses mains croisées.

M. le marquis de Graives, au contraire, se leva de toute sa hauteur, et jeta sur la porte un regard étonné.

– Je ne les attendais pas de ce côté, murmura-t-il ; – qu’importe ?

Il remua du doigt la poudre qui recouvrait le baril, et prit la mèche en main.

– Henriette ! Henriette ! dit à ce moment au dehors la voix de M. de Thélouars.

La jeune femme se leva à demi. Son œil brilla, sa poitrine battit. Une joie délirante, et qu’il ne faut point essayer de décrire, envahit son cœur.

– C’est lui ! mon Dieu ! c’est lui ! murmura-t-elle en se traînant vers la porte.

La voix de M. de Graives lui répondit, grave, monotone, résignée ; elle disait :

– De profundis clamavi ad te, Domine ; Domine, exaudi vocem meam !

En même temps, il approcha la mèche de la lampe.

– Armand ! râla Henriette qui pouvait parler à peine ; – hâte-toi, il va nous tuer !

Mais la porte, robuste barrière, ne cédait point encore, et M. le marquis de Graives prétendait mourir à propos. Il lui fallait la vue de l’ennemi pour sanctionner le dernier acte de sa vie. Ce n’était point un suicide qu’il voulait commettre ; les âmes héroïques comme était la sienne ne savent point subroger leur main à la main de Dieu, pour hâter une mort convoitée. Elles attendent, parce qu’elles sont fortes pour souffrir aussi bien que pour oser. S’il voulait mourir, c’était en chrétien et en soldat : s’il ne laissait pas le soin de son trépas aux balles républicaines, c’est qu’il croyait devoir, en mourant, anéantir le dépôt qu’il ne pouvait plus défendre.

Il ne se hâta donc point, et, retenant la mèche suspendue au-dessus de la lampe, il continua sa funèbre prière :

– Fiant aures tuæ intendentes in vocem deprecationis meæ.

– Armand ! Armand ! criait la pauvre Henriette.

Les coups redoublaient, et M. de Thélouars répondait :

– Me voici ! une minute encore, et je suis près de toi !

Une minute !… Henriette se sentait devenir folle. Tantôt elle priait Dieu, tantôt elle se traînait aux pieds du vieillard qui ne l’entendait pas et ne voulait point la voir.

Un dernier coup de levier fit sauter un fragment de la porte. M. de Graives mit la mèche sur la lampe en disant :

– Si iniquitatem observaveris

Une autre planche tomba. – Le vieillard interrompit sa prière, et dit avec enthousiasme :

– Mon Dieu, prenez nos âmes !

 

Mais, au moment où la mèche s’enflammait, un éclair illumina la cachette, un coup de pistolet se fit entendre du côté de la meurtrière, et la lampe vola en éclats.

– Il y a temps pour tout ! dit au même instant la joyeuse voix de Janet ; le De profundis n’est pas de saison.

Personne ne l’entendait dans la cachette, car Henriette, succombant enfin aux émotions poignantes qui l’accablaient depuis douze heures, gisait sur le sol, privée de sentiment.

Janet Legoff, cependant, faisait tous ses efforts pour voir ce qui se passait à l’intérieur de la cellule, où ne régnait plus qu’un sombre demi-jour. Nous voudrions bien dire au lecteur qu’il se trouvait là par l’effet d’un profond calcul, mais pourquoi altérer la vérité ? Janet était un enfant. Impatient de voir le travail de ses compagnons traîner en longueur, il avait voulu, le premier de tous, porter à sa jeune maîtresse un signal de salut. Or, il était alerte et audacieux ; de branche en branche, il parvint jusqu’à la meurtrière, à l’ouverture de laquelle il se cramponna.

Il arriva au moment où le vieillard commençait le troisième verset de l’hymne mortuaire, et d’un coup d’œil il devina tout. Prendre un de ses pistolets, viser la lampe, fut l’affaire d’une seconde. – Le résultat prouva qu’il avait bien visé.

Quand la lampe fut éteinte, Janet ne vit plus rien d’abord, et il s’effraya.

 

– Dépêchez-vous ! cria-t-il, comme si ses compagnons eussent pu l’entendre ; – qui sait quelle imagination va venir au vieux monsieur, maintenant !

Par le fait, en voyant la lampe s’éteindre, M. le marquis de Graives entra dans une violente fureur. Il se hâta, autant que ses vieilles jambes le lui permirent, vers la cavité d’où il avait retiré naguère le baril de poudre, et y prit un pistolet qu’il dirigea d’instinct vers la meurtrière. Mais il se ravisa bientôt.

– Je n’en ai qu’un, pensa-t-il : avec quoi mettrai-je le feu au baril, si je perds ce coup !

Il revint donc vers la table, résolu à en finir, – ce qu’il eût sans doute exécuté si Janet, dont les veux s’habituaient à l’obscurité, ne lui eût brisé son arme dans la main d’un second coup de pistolet.

– Bien touché ! cria l’enfant qui poussa un long cri de joie.

M. de Graives lui répondit par un gémissement de profond désespoir. Il se laissa tomber sur son siége, et demeura plongé dans l’abattement le plus complet.

Par bonheur, il n’y resta pas longtemps. Quelques secondes après, les royalistes jetaient la porte en dedans, et Mme de Thélouars était dans les bras de son mari, remerciant Dieu, élevant avec transport son enfant sauvé jusqu’à la bouche d’Armand, et se demandant si douze heures d’angoisses n’étaient pas assez payées par cet instant d’inexprimable joie.

Quant à M. le marquis de Graives, il ne perdit pas tout de suite sa mauvaise humeur, et fit à ses fils, qui lui volaient son martyre, un accueil assez froid. Néanmoins, lorsqu’on lui eut rendu son cornet acoustique, et qu’on lui eut fait comprendre comment Janet Legoff l’avait empêché d’accomplir son funèbre dessein, il jeta un regard attendri vers un coin du grand salon de Graives où M. de Thélouars tenait sa femme pressée contre son cœur.

– C’eût été dommage ! murmura-t-il ; et, après tout, le dépôt est sauvé… Qu’on m’amène ce jeune drôle !

Janet arriva, le rouge au front et le chapeau de paille à la main.

– Tu aimes donc bien ta maîtresse ? lui dit M. de Graives d’un ton sévère.

– Ça, c’est la vérité, monsieur le marquis.

– Et si j’avais été, par hasard, entre ton pistolet et la lampe ?

– Dame ! monsieur le marquis.

– Qu’aurais-tu fait ?

– M’est avis que je vous aurais dit : Rangez-vous !

– Je suis sourd, je n’aurais pas entendu.

– C’est tout de même vrai, murmura Janet.

– Eh bien, demanda encore M. de Graives, qu’aurais-tu fait ?

– Dame ! monsieur le marquis, la pauvre jeune dame était là, par terre ; et le petit monsieur pleurait…

– Enfin, qu’aurais-tu fait ?

Janet Legoff releva tout à coup son regard, et dit d’une voix basse, mais ferme :

– Sauf votre respect, monsieur le marquis, m’est avis que je vous aurais tué.

Les bonnes gens de Cournon disent, aux veillées, que le vieux seigneur sourit, et qu’il fit don au Petit Gars d’une belle paire de pistolets.

Toujours est-il que ce fut là le premier exploit de Janet Legoff. Plus tard, il fit mieux encore. Son nom, qui devint célèbre dans les grandes landes de l’Ille-et-Vilaine, et dans les forêts du pays de Rieux, reviendra sans doute plus d’une fois sous notre plume, car il y a maints drames romanesques ou terribles dans la vie guerrière du Petit Gars, telle que la racontent les bonnes gens de la paroisse de Cournon, en rôtissant leurs châtaignes sous la cendre.

Les Contes de nos pères

LE VAL-AUX-FÉES

De Pontréan à Guichen, il y a une lieue de Bretagne, c’est-à-dire un myriamètre et davantage. Le paysage est beau tout le long de la route : à droite, dans la direction de Maure, s’étendent, à perte de vue, d’immenses forêts d’ajoncs que parsèment de vastes clairières, où le sol, rocheux et complétement brûlé, ne peut pas même nourrir la stérile végétation des landes. À gauche, c’est un pêle-mêle de petites collines, groupées tumultueusement et séparées par de microscopiques vallées, où le pommier trapu élève à peine sa tête ronde et verte au-dessus de l’or ondoyant des moissons. Çà et là, une loge couverte en chaume s’accroupit à portée d’un monceau de décombres qui fut jadis un vaillant château. Ce qui reste du manoir domine encore la chaumière : on dirait que le loyal paysan de Bretagne n’a point osé mettre sa girouette vassale au-dessus du rez-de-chaussée dont les dalles poudreuses gardent peut-être l’empreinte du pied de fer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoit la Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban de satin. Un poëte de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modeste naïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; il songerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieurs milliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon, les collines grandissent et se font montagnes ; les lointains se teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de ses jaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis de bruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire et pointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré de futaies gigantesques, et mirant la campanille de son beffroi dans les eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

Tout cela est d’un charmant aspect ; – mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, tout cela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, les moissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ; la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ; l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur le crâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots de Venise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

Or, c’était par une matinée d’août de l’année 183…, et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas et les pieds meurtris, sur la route de Pontréan à Guichen.

Après deux heures de marche, j’entendis derrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, à l’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais qui revenait de Rennes sur un bidet phthisique. Le bidet soufflait déplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sous son vaste chapeau de paille.

– Combien y a-t-il encore d’ici Guichen ? lui demandai-je au moment où il passait devant moi.

– Toujours tout droit… faut pas mentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

 

La réponse ne me parut point parfaitement catégorique, et je repris :

– Avons-nous bien encore une lieue ?

– Une lieue ! répéta le Guichenais d’un ton goguenard.

– Une demi-lieue ?

– Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

– Combien donc ?

– Faut pas mentir !

Ce disant, le Guichenais souleva de nouveau son grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dus m’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastique plaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepte profondément recommandable, et je continuai ma route en tâchant de me convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

Au premier détour de la route, je retrouvai mon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait à terre et agonisait.

C’est toujours ainsi au champ d’honneur que meurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemple qu’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir sur la litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tous les tons :

– Je suis ruiné, aussi vrai que je m’appelle Joson Férou !

Et il tâchait de relever son cheval, qui remuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans un suprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenais joignit ses mains, courba la tête, et prononça avec accablement :

– Faut pas mentir !

Ce dicton n’a point son pareil dans le monde. Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaire et leurs diverses combinaisons.

La douleur du pauvre diable me toucha, et, oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai une pièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou.

Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta son large chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avec embarras.

– Not’ monsieur, dit-il, merci tout de même, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatre livres dix sous… Ma fâ dame oui.

Ceci me fit augurer que cent écus de rente devaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sans dire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que je voulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce qui compensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmes route ensemble.

Nous venions de descendre une côte roide et bordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierre rose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond du ravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sans doute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait à gauche, et se perdait en courant tortueusement dans la vallée : l’autre branche, qui était la continuation du grand chemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieu était triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

– Comment nomme-t-on ce ravin ? demandai-je au Guichenais.

– Sauf respect, notre monsieur, c’est le Val…

Joson s’interrompit et se signa.

– Le Val-aux-Fées, sauf respect ! ajouta-t-il.

En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveille que des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide, noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve et méchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portières modernes pourraient en donner une idée affaiblie.

En Écosse, on eût donné ce nom charmant de Val-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de ces romantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous a rendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistre entonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre le plus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent les rayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis qui foisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portent en août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait une forêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière du chemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommet de laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille, barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé du ravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée par de gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment de crouler.

 

De sorte que, dans les idées bretonnes, le nom et le lieu s’accordent à merveille.

Joson s’était arrêté. Il regardait les ruines en clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question. Tout homme est un peu cicerone ; Joson était certes à l’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savait un conte et voulait gagner son écu de six livres.

Ma curiosité vint en aide à son envie.

– Qu’est cela  ? demandai-je encore, en montrant le sommet de la côte.

– Faut dire la vérité ! prononça Joson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château de Lucifer.

Joson s’appuya sur son mince bâton de cormier à massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes à périlleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamais retomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairant une bonne vieille histoire.

L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Je vais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la conta sur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers, en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’un solennel FAUT PAS MENTIR.

Les Contes de nos pères

I. – CINQ ANS.

Il y a bien des années, les gentilshommes avaient coutume de passer la mer pour s’en aller en terre sainte et combattre les païens. Beaucoup partaient et ne revenaient point ; mais cela n’empêchait pas leurs fils de partir après eux, parce que les nobles de Bretagne, vieillards et jeunes gens, étaient de vaillants chrétiens.

Voici ce qui arriva une fois en temps de carême, la veille du saint dimanche des Rameaux.

Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron, Yves Malgagnes et Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, s’en vinrent à la ville de Rennes sur leurs bons chevaux. C’étaient quatre francs batailleurs, ne craignant rien, si ce n’est Dieu beaucoup, et un peu le diable. Ils avaient fantaisie de prendre la croix, afin de conquérir le tombeau du Sauveur qui était aux mains des infidèles.

Vers deux heures après l’Angelus de midi, ils frappèrent de compagnie à la porte de l’orfévre Pointel, que les bourgeois de Rennes, ses compères, avaient surnommé Lucifer. Pointel était riche à tonneaux d’or et à tombereaux d’argent. Il avait, disait-on, du sang juif dans les veines, et pratiquait l’usure comme ont fait en tout temps les gens de cette nation ; mais il allait à la messe, ce qui enlevait tout prétexte honnête à ses dupes, qui l’eussent voulu de bon cœur lapidé. La seule vengeance qu’on se permît à son égard consistait en cet étrange et emphatique sobriquet de Lucifer. On ne peut s’empêcher de penser que c’était là jeter au démon un cruel outrage, et, au fond de l’enfer, l’archange déchu doit s’irriter outre mesure en se voyant rabaissé au niveau d’un trafiquant israélite, – espèce si vile, race si profondément abjecte, que l’opulence elle-même est impuissante à la relever.

Mais ne mettons plus notre loquèle à la place du récit de Joson.

Lucifer tenait à coup sûr le premier rang parmi les argentiers de Rennes. Il habitait un vaste édifice situé sur les bords de la petite rivière d’Ille, et ses jardins, plantés d’arbrisseaux précieux et tout pleins de fleurs rares, s’étendaient au bord de l’eau, si loin, que l’œil n’en pouvait voir à la fois les deux extrémités. C’était un homme de quarante ans environ, petit, et portant sur son visage ce caractère d’avidité cauteleuse qui est le propre des enfants d’Abraham. Il avait la taille voûtée, et ses cheveux commençaient à grisonner. Sa physionomie changeait suivant les circonstances ; elle était arrogante en face du faible, humble vis-à-vis du puissant.

De notre temps, cet orfévre eût fait un banquier recommandable.

Nos quatre barons, descendus de cheval à sa porte, frappèrent bel et bien jusqu’à ce qu’un valet leur vînt ouvrir.

– Va-t’en dire à ce chien de Lucifer !… commença Yves Malgagnes.

Mais Hervé de Lohéac, qui était un seigneur prudent, l’interrompit.

 

– Ami, dit-il au valet, va, je te prie, et préviens maître Pointel que quatre nobles hommes désirent l’entretenir sur-le-champ.

Le valet obéit.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes, c’est pitié de jeter sa courtoisie à un juif !

Les barons étaient alors dans un somptueux vestibule dont les tentures faisaient grande honte aux pauvres tapisseries de leurs manoirs. Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, avait amené avec lui son fils unique, Addel, qui était à peine âgé de seize ans. Le jeune homme regardait ces magnificences avec une admiration naïve. Il s’approchait, il touchait le drap d’or, la soie et le velours ; il ne se pouvait point rassasier de voir et de s’émerveiller.

Par hasard, tandis qu’il faisait ainsi le tour du vestibule, Addel souleva les draperies festonnées d’une portière. Curieux comme on est à son âge, il avança vivement la tête, afin de jeter son regard dans la pièce voisine. Mais tout aussitôt une épaisse rougeur colora son front ; il mit ses deux mains sur son cœur, et demeura immobile, dans l’attitude d’une muette contemplation.

Au milieu d’un petit salon tendu à la mode orientale, Addel venait d’apercevoir une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. La jeune fille était belle de cette beauté noble, suave, choisie, que Dieu a laissée aux vierges d’Israël, parce qu’il y a toujours un rayon de clémence dans les orages du courroux divin. Elle était demi-couchée sur des coussins amoncelés. Son grand œil noir rêvait sous l’arc hautain d’un sourcil de reine ; un vague sourire venait par intervalle aux lignes pures de sa bouche. De larges boucles, abondantes, noires et lustrées, ruisselaient le long de sa joue pâle. Elle tenait à la main un luth de forme étrangère, dont les cordes, récemment sollicitées, rendaient encore un vague et fugitif murmure.

Au mouvement que fit Addel, la jeune fille se retourna. En ces temps de chevalerie, l’amour était un culte, et l’enfance apprenait de bonne heure le code de cette galanterie mystique et contemplative qui est morte un beau jour, étouffée sous le poids des pédants ressouvenirs de la Renaissance. Addel mit un genou en terre. La belle juive, un instant effrayée, rappela son charmant sourire, et fit un digne et gracieux salut.

Addel fut sur le point de s’élancer vers elle.

– Sainte croix ! dit à ce moment la grosse voix de Malgagnes, – ce chien de mécréant a-t-il bien l’audace de faire attendre quatre bons gentilshommes !

Addel tressaillit. Sa main laissa retomber la draperie ; son rêve était fini.

Avant qu’il pût se raviser, le valet rentra et déclara qu’il avait ordre d’introduire les quatre barons. – Addel suivit son père, non sans jeter de bien tristes regards vers la portière de soie.

– Qu’elle est belle ! se disait-il.

Maître Pointel était assis dans un vieux fauteuil de cuir à clous de fer, sans dorure. La simplicité, pour ne pas dire la misère du réduit où il reçut ses nobles hôtes, contrastait singulièrement avec la splendeur des autres appartements.

 

– Messeigneurs, dit-il du plus loin qu’il les aperçut, quelle circonstance vaut au plus soumis de vos serfs l’honneur de votre visite ?

Ce fut Lohéac qui répondit.

– Maître, nous venons vers toi pour traiter une importante affaire. As-tu quarante mille écus dans tes coffres ?…

– Dieu de Moïse !… c’est-à-dire sainte Vierge ! s’écria Lucifer, – qui entendit jamais parler de pareille somme ?

Hervé de Lohéac répéta froidement sa question.

– Quarante mille écus ! répéta de son côté Lucifer ; – Dieu d’Abraham… c’est-à-dire par le saint nom du Christ ! je vous jure, mes bons seigneurs, que ma pauvre escarcelle n’est point assez large pour contenir le quart de cet immense trésor.

Martin Mortemer de Mauron fronça le sourcil ; Gérard Lesnemellec toucha la poignée de sa dague ; Yves Malgagnes grommela force malédictions. Quant au jeune Addel, son esprit et son cœur étaient auprès de la belle fille qui tenait un luth dans sa blanche main, et dont la bouche rose lui avait donné un sourire.

– Maître, reprit Hervé de Lohéac d’une voix ferme et grave, je veux croire que les bruits qui courent sur ton compte sont des calomnies.

– Vous en pouvez faire serment, monseigneur.

– Tu es un bon chrétien…

– Un chrétien fervent et sincère, par la verge d’Aaron !… je veux dire par les saints apôtres !

– Donc, poursuivit Lohéac, tu ne peux point refuser de nous venir en aide… Ces quarante mille écus doivent nous servir à gagner la Palestine, où nous mesurerons nos lances contre les esclaves du démon.

– Mais je suis un pauvre homme.

– Misérable chien ! s’écria Malgagnes à bout de patience.

Gérard Lesnemellec tira sa dague ; Martin de Mauron fit le geste de prendre Lucifer à la gorge. – Addel ne voyait rien de tout cela.

– Qu’elle est belle ! se disait-il ; que ses cheveux sont noirs et doux ! que d’enchantements il y a dans son sourire !…

– Mes bons seigneurs, ayez pitié de votre humble serviteur ! murmura Lucifer qui tremblait de tous ses membres ; – les temps sont durs, et les hommes n’ont point l’honnêteté que prescrit le Talmud… je veux parler de la divine décade des commandements de Dieu… De faux frères m’ont emprunté mon or, et je suis aussi dépourvu, à cette heure, que le plus pauvre de tous les mendiants.

– Silence ! dit impérieusement Lohéac. Avant de prodiguer ainsi le mensonge, écoute nos propositions. Il me faut, pour ma part, dix mille écus… En garantie, je te donnerai ma seigneurie de Lohéac.

– Avec le château ? demanda Lucifer, dont l’œil avide rayonna subitement.

– Avec le château.

– Et les cinq paroisses ?… Et la futaie de Tintaine ?

– Et la forêt de Tintaine, et les cinq paroisses.

– Je tâcherai, monseigneur.

– Moi, dit Malgagnes, pour dix mille écus qu’il me faut, je t’engage, chien de juif, mes prairies de Guignen et de la Féraudais, avec mon manoir de Malgagnes.

– Cela ne vaut pas Lohéac ; mais, pour vous obliger, monseigneur, je tâcherai.

C’était au tour de Mauron.

– Moi, dit-il, je mettrai entre tes mains maudites ma tour et mon domaine.

– C’est peu, répondit Lucifer.

– Je n’ai que cela.

– Je tâcherai… Cela fait trente mille écus.

Il ne restait plus que Gérard Lesnemellec. Lorsqu’il ouvrit la bouche, Lucifer composa subitement son visage. Gérard demanda comme les autres dix mille écus, sous la garantie de son domaine.

– C’est trop peu, répondit encore Lucifer, mais cette fois d’un ton péremptoire.

– Mon château de Lern est beau, reprit Gérard en insistant ; – le Val-aux-Fées, dont je suis maître, est fertile et vaut trois fois la somme que je te demande.

Lucifer savait mieux que personne la vérité de ces paroles, car il avait souvent admiré la magnifique position du château et la fertilité de la vallée. Nonobstant, il se roidit dans son refus.

– C’est trop peu, répéta-t-il.

Les trois autres barons voulurent plaider la cause de Gérard.

– Messeigneurs, dit Lucifer, je suis un pauvre marchand, laissez-moi, s’il vous plaît, traiter mes affaires comme je l’entends… Ce soir, chacun de vous aura ces dix mille écus qu’il m’a demandés, mais je ne puis rien faire pour le châtelain de Lern.

– Que veux-tu de plus, demanda celui-ci.

– Qu’avez-vous de plus, monseigneur ?

Gérard se creusa la cervelle. Au bout de quelques secondes, il courba la tête et répondit tristement :

– Je n’ai rien.

– Écoutez, reprit Lucifer. Je croirais pécher en mettant obstacle à votre saint pèlerinage. S’il vous plaît accepter ce que je vais vous proposer, vous aurez les dix mille écus en bonnes et belles pièces d’or, toutes neuves, à l’effigie de notre aimé seigneur, le riche duc, que Dieu veuille garder de tout mal !

Les quatre barons se découvrirent et dirent amen, puis Gérard reprit :

– Quelles sont tes prétentions ?

– Peu de chose… Le château de Lern et le Val appartiendront après vous à ce damoisel…, qui est beau et de noble mine, par Jacob !… je veux dire par saint Corentin !

– C’est vrai… Après ?

– Vous n’avez point d’autre héritier ?

– Cela est encore vrai… Où en veux-tu venir ?

– Monseigneur, vous plairait-il me vendre votre châtellenie de Lern avec le Val, pour vingt mille écus d’or.

Gérard recula de trois pas et leva son lourd gantelet de fer qui eût brisé le crâne de maître Pointel aussi aisément qu’une noix.

– Oses-tu bien me proposer de déshériter mon fils Addel ! s’écria-t-il en fronçant terriblement ses sourcils.

– Du tout, point, monseigneur – À Dieu ne plaise que je veuille aucun mal à ce gentil damoisel… Seulement Lern me plaît, le Val aussi : et si vous avez désir d’aller en terre sainte, il vous faudra subir mes conditions.

– Lern, mon voisin et ami, demanda Malgagnes, veux-tu que je lance ce fils de Satan dans la rivière ?

C’était en vérité chose faisable : l’Ille coulait sous les fenêtres. Heureusement pour maître Pointel, Hervé de Lohéac s’interposa.

– Messieurs mes voisins et amis, dit-il, un meurtre serait une méchante préparation à notre pieux voyage. Tâchons de ramener cet homme à des sentiments meilleurs… Maître, as-tu dit ton dernier mot ?

– Je ne dis jamais mon dernier mot, monseigneur… Discutons… Ce gentil damoisel va-t-il, lui aussi, en Palestine ?

– Sans doute, répondit Gérard ; il mourrait de déplaisir si je prétendais lui ôter cette occasion de gagner de l’honneur.

– Hélas ! pensa Addel, qui s’était pris enfin à écouter : hier, ce matin encore, il en était ainsi… Pourquoi l’ai-je vue, mon Dieu ! Pourquoi !…

– C’est au mieux, reprit Lucifer, et la question change. Je n’offre plus que dix mille écus, mais je vous laisse vos domaines.

– À la bonne heure !

– À condition que vous scellerez du pommeau de votre vaillante épée un parchemin que je vais remplir à l’instant.

– Et que dira ton parchemin ? demanda Gérard avec défiance.

– Il dira que si messire Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, ou, à son défaut, l’héritier dudit seigneur, ne se présente pas dans le délai de cinq ans et cinq jours pour payer à maître Pointel dix mille écus d’or, ledit Pointel deviendra, de fait et de droit, seigneur et maître du château de Lern, du Val-aux-Fées et autres domaines dudit Gérard Lesnemellec.

Malgagnes, qui avait fait, pour suivre et comprendre cette longue phrase, des efforts désespérés, secoua la tête et dit d’un air profondément convaincu :

– Mon avis est qu’il vaudrait mieux jeter le mécréant à la rivière.

Martin Mortemer de Mauron fit un geste non équivoque d’adhésion.

– Consultez-vous, mon voisin et ami, dit Lohéac à Gérard. C’est vous seul que cela regarde.

Lesnemellec réfléchit un instant.

– À la garde de Dieu ! s’écria-t-il tout à coup au bout de quelques secondes, en touchant l’épaule de son fils Addel ; – je suis robuste ; l’enfant est fort et notre querelle est sainte… Ce serait grande mésaventure si l’un de nous deux au moins ne revoyait point la terre de France avant cinq longues années… J’accepte tes conditions, maître.

 

Lucifer frappa dans ses mains, et un valet, habillé comme ne le sont point d’ordinaire les serviteurs des chrétiens, montra sa tête à la porte entre-bâillée. Sur un signe, il apporta tout ce qu’il fallait pour écrire.

L’acte fut fait en un clin d’œil, car Lucifer était clerc habile autant que pas un. Gérard le scella du pommeau de son épée. Les trois autres barons consentirent des reconnaissances qu’ils ne lurent point, pour cause, et un fleuve d’or coula sur les carreaux poudreux du réduit de Lucifer.

Quand le tout fut bien et dûment compté, les quatre barons prirent congé, savoir : Hervé de Lohéac, par un grave salut, Lesnemellec, par un sombre et silencieux regard, et les deux autres, par un franc : Va-t’en au diable, chien de juif !

Addel sortit le dernier. En traversant la somptueuse antichambre, il ralentit le pas de manière à demeurer seul un instant. Son cœur battait violemment. Il s’élança vers la portière et la souleva. Les carreaux de soie aux éclatantes couleurs étaient là encore amoncelés sur le moelleux tapis, mais il n’y avait plus de jeune fille sur les carreaux de soie. La chambre était vide. – Addel laissa retomber tristement la draperie, et rejoignit son père, qui déjà se tenait en selle et tournait la tête de son cheval vers le manoir de Lern.

Tant que la distance permit d’apercevoir la demeure de maître Pointel, Addel tint son regard attaché sur les croisées. Une fois, il crut apercevoir les plis d’une écharpe qui s’agitait et flottait au vent. Il se découvrit alors et mit sa toque, ornée d’un bouquet de plumes blanches, au bout du fourreau de son épée. Son cœur accompagna ce lointain hommage et revint aux pieds de la belle inconnue. Addel aimait. Il n’avait que seize ans, mais il était en ces vieux jours une tendresse naïve, timide et si pure ! – Il n’avait que seize ans, mais il portait la lance ; sa main et son cœur étaient forts : chez ces prédestinés au royal métier de chevalerie, l’homme devançait l’âge. Ils vivaient tôt, vite et bien, parce qu’ils vivaient tout près de la mort.

Lorsque les arbres de la route cachèrent enfin la maison de Lucifer, Addel se recueillit en lui-même et fêta silencieusement son jeune amour.

 

Il ne s’était point trompé. C’était bien la belle juive qui, suivant des yeux la marche de la cavalcade, avait agité son mouchoir en signe d’adieu. Rachel était la fille de maître Pointel. Son enfance s’était passée dans la retraite, selon les usages orientaux, car son père, affublé d’un masque chrétien, suivait en réalité, comme il a été dit déjà, les rites secrets de la religion judaïque. Rachel n’avait point vu souvent un si beau page que le fils de Lern. Les vierges d’Orient sont inflammables ; néanmoins, si notre Guichenais ne nous eût point positivement affirmé qu’elle se sentit éprise à la première vue, nous n’oserions point avancer cette circonstance romanesque et peu vraisemblable.

 

Rachel, durant tout le reste de cette journée, donna son âme à une rêverie inconnue. Le soir, son père lui fit présent d’un riche bandeau de pierreries.

– Je puis t’offrir cette bagatelle sans me faire plus pauvre, mon trésor, dit-il, en mettant sa bouche ridée sur le beau front de Rachel. Aujourd’hui, j’ai gagné une fortune.

Et, en véritable trafiquant qu’il était, Lucifer se prit à narrer complaisamment le marché qu’il avait fait avec les quatre barons.

– Les trois premiers, dit-il en finissant, m’ont signé une obligation qui me fera leur héritier, s’ils meurent en Palestine, – ce que puisse permettre le Dieu de Jacob ! – L’autre n’a pas besoin de mourir. Dans cinq ans, s’il revient, ce sera pour demander l’aumône à la porte de son ancien domaine.

 

Le cœur de Rachel se serra.

– Pourquoi leur faire tant de mal, murmura-t-elle.

– Pour me faire beaucoup de bien, répondit Lucifer en ricanant. – Et dis-moi, ma perle, comment trouves-tu ces turquoises qui reluisent doucement alentour de ton bandeau ?

Rachel soupira et garda le silence.

– C’est le prix de son malheur ! pensa-t-elle ; – et, s’il revient avant cinq ans ? reprit-elle, tout en levant son grand œil noir sur le marchand.

– Il ne reviendra pas.

Rachel baissa les yeux et pria le Dieu des chrétiens d’avoir pitié du beau damoisel.

Quelques jours après, Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron, Yves Malgagnes, Gérard Lesnemellec et son fils Addel revinrent à Rennes avec une suite nombreuse d’hommes d’armes et de bons serviteurs. Ils reçurent la croix des mains de l’évêque, et se rendirent à l’église cathédrale afin d’entendre la messe de départ.

 

Addel s’était placé le dernier et touchait la balustrade du chœur.

De l’autre côté de cette balustrade, une femme voilée priait, dévotement agenouillée sur les froides dalles de la nef.

Cette femme était Rachel, la fille de maître Pointel l’orfévre.

Au moment où les chevaliers allaient quitter la nef, elle releva son voile et montra son radieux visage. Addel croyait rêver. La joie et la surprise paralysaient ses muscles. Il restait cloué au sol.

– Rachel, murmura-t-il enfin, je sais votre nom ; car, depuis le jour où je vous ai vue, j’erre, soirs et matins, sur les bords de l’Ille, guettant un regard de vos yeux, interrogeant vos serviteurs, et devinant votre doux visage derrière le voile épais de vos rideaux jaloux… Je pars, Rachel, et je vous laisse mon pauvre cœur, qui souffre et ne veut plus guérir du mal d’amour.

Rachel écouta ces mots sans colère. Tandis qu’elle écoutait, un fugitif incarnat colora sa joue pâle.

– Addel, répondit-elle en souriant avec mélancolie, je sais votre nom, moi aussi ; soirs et matins, je reste à ma fenêtre, tant que vous errez sur les bords de l’Ille… Mais vous êtes noble, et mon père est marchand ; vous êtes pauvre, et nul ne saurait compter les opulents trésors de mon père… Aimer, pour nous, ce sera souffrir.

– Qui ne voudrait souffrir pour l’amour de vous, Rachel !

– Addel ! cria de loin la voix retentissante de Gérard Lesnemellec, qui était en selle sur le parvis.

La foule s’était écoulée sans que les deux jeunes gens y eussent pris garde. Ils restaient seuls sous les hauts piliers de la nef.

– Adieu, dit Rachel, je vous donne mon cœur et vous le garderai fidèlement pendant cinq ans.

– Pourquoi cinq ans ? voulut demander Addel.

Mais la belle juive lui passa vivement au doigt un anneau d’or et s’enfuit en répétant :

– Cinq ans !

Addel éleva l’anneau d’or vers sa bouche, afin de le baiser. Sur le chaton, il y avait deux mots gravés. Addel épela lettre à lettre et parvint à déchiffrer :

– Cinq ans !

– Je reviendrai, dit-il ; cet ordre, quelle qu’en soit la cause inconnue, est sacré pour moi… Donc, au revoir, dans cinq ans !

Les larges voûtes de la cathédrale s’emparèrent de ces mots, et, de chapelle en chapelle, l’écho redit :

– Cinq ans !

Rachel s’était mise à genoux dans l’ombre d’une colonne. Depuis huit jours, elle priait bien souvent le Dieu des chrétiens, qui était le Dieu d’Addel.

– Seigneur, dit-elle, faites qu’il se souvienne !

Les Contes de nos pères

II. – QUATRE MENDIANTS.

Joson fit trêve à ces derniers mots ; il avait fini ce que je pourrais appeler le prologue de son récit, et, à part quelques divagations dont je me dois avouer coupable, à part quelques termes ambitieux que j’ai mis, par méchante gloriole, à la place des bonnes et simples paroles du Guichenais, il faut que le lecteur croie bien que je n’ai rien ajouté à son histoire.

– Notre monsieur, me dit-il à cet endroit, – faut dire la vérité.

– Je ne m’y oppose point, répondis-je.

– Respect de vous, j’ai le gosier sec comme si j’aurais chanté au pupitre pendant trois heures de vêprées.

Ma gourde était vide. Je fis le geste de la renverser.

– Dommage ! prononça Joson avec onction ; – tout de même, il y a une auberge au revers de la côte, et, si c’est un effet, nous allons y aller. Vous me ferez l’honnêteté d’un verre de cidre ou deux.

– Ou trois, mon brave. Montons la côte.

Ce fut donc assis commodément sur le banc de bois d’un petit cabaret fort affreux à voir, les coudes sur la table, et en face d’un pot de cidre aqueux et singulièrement saturé d’acides, – du vrai piot, en un mot, – que Joson commença cette seconde partie de sa légende. Nous ferions mieux peut-être de le laisser parler ; mais (faut pas mentir !) ceux de nos lecteurs qui ne font point domicile au joli bourg de Guichen auraient parfois peine à comprendre le style de Joson. Nous continuerons donc de traduire.

On parlait beaucoup à Guichen et à Pontréan, et à Lohéac, et aussi à Rennes, d’un chevalier qui faisait merveilles en terre sainte contre les païens. Le roi l’avait fait comte, le duc l’appelait mon cousin, et pas un croisé n’avait conquis une gloire égale à la sienne.

Aussi les ménestrels chantaient-ils sur tous les tons sa renommée, et l’on entendait de toutes parts retentir, au milieu des louanges, le nom du vaillant comte Addel.

Il y avait cinq ans que Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, était parti pour la Palestine, en compagnie de ses trois voisins et amis. Depuis bien longtemps on n’avait point entendu parler d’eux en Bretagne. Plusieurs gentilshommes du pays qui étaient de retour dans leurs foyers affirmaient que, suivant toutes probabilités, les quatre barons avaient laissé leurs vies auprès du tombeau de Notre-Seigneur. Ces bruits mettaient beaucoup de joie à l’âme de maître Pointel, surnommé Lucifer. Il y croyait et agissait en conséquence.

 

Ainsi, fort des actes qu’il avait fait signer à ses débiteurs, il se mit provisoirement en possession de leurs gages, c’est-à-dire de leurs domaines. Il trancha du noble seigneur, rassembla autour de lui une garde d’hommes d’armes qui eût suffi à un comte, et fit peser sur toute la contrée sa tyrannique domination.

Il n’y a rien au monde d’irritant comme le despotisme d’un usurpateur. Les bonnes gens du pays entre Pontréan et Lohéac essayèrent maintes fois de secouer le joug, mais ils n’étaient pas les plus forts. Maître Pointel opposait à leurs phalanges mal armées les jacques de fer de ses cavaliers. Il demeurait toujours vainqueur.

Entre tous ces châteaux, il avait choisi celui de Lern pour y faire sa résidence. Dès longtemps maître Pointel avait jeté son regard de convoitise sur ce noble manoir, et nous avons vu que, pour se l’assurer mieux, il avait imposé à Gérard Lesnemellec une clause particulière. Maintenant qu’il était arrivé à ses fins, maître Lucifer s’en donnait à cœur joie. Il avait transporté à Lern toutes les magnificences de la maison qu’il habitait autrefois sur les bords de la rivière d’Ille. Dans la grande salle, ornée encore des portraits des Lesnemellec, depuis Athelstan de Lesnem, qui était venu du pays de Galles au temps où les Saxons furent chassés d’Angleterre, jusqu’à Gérard lui-même, Lucifer festoyait jour et nuit avec ses hommes d’armes. Il buvait, le manant éhonté, dans la grande coupe de fer que jamais vilain n’avait jusqu’alors touchée de ses lèvres ; il buvait sans comprendre que la fière devise qui entourait l’écu de Lesnemellec, gravée sur le métal, était un amer reproche à toute sa vie de tortueux trafiquant ; il buvait, le juif sordide, dans ce vase antique, austère héritage de famille, dont le baron chrétien se servait seulement aux jours solennels qui voyaient un fils de Lesnem naître, se marier ou mourir ; il y buvait chaque soir et portait, au nom de Lesnemellec, d’insultants et dérisoires toasts.

En un mot, maître Lucifer se prélassait à son aise dans le manoir de Lern. On ne peut dire pourtant qu’il fût parfaitement heureux. Deux chagrins pesaient sur sa nouvelle vie. Le premier venait de Rachel. Rachel, en effet, par un motif mystérieux, et que son père ne pouvait point deviner, avait refusé d’habiter le château de Lern, devenu le château de Lucifer. Pour l’avoir au moins près de lui, l’orfévre avait été obligé de lui bâtir une maison au milieu du Val. Jamais Rachel ne franchissait le seuil du manoir. Cette conduite, que maître Pointel prenait parfois pour un tacite reproche de spoliation, lui était un grand crève-cœur. Il aimait sa fille avec passion, et le respect de plus en plus froid qui avait remplacé chez celle-ci l’expansive tendresse des jours de son enfance, mêlait une forte dose d’amertume au bien-être du vieux juif.

Le second chagrin de Lucifer avait une source moins naturelle. Le Val, il faut que le lecteur le sache, est habité, depuis le commencement du monde, par trois fées de naturel capricieux et acariâtre, lesquelles s’ingénient, du matin au soir, à trouver de méchants tours qu’elles mettent à exécution du soir au matin. Ces fées sont sœurs, ou pour le moins cousines. Elles se nomment Gulmitte, Reschine et Mêto. Au physique, elles ressemblent de tout point à trois vieilles femmes très-laides ; leur moral répond positivement à leur physique. Quant à leur pouvoir, il est celui de toutes les fées : elles savent planter des bosses hideuses sur le dos des enfants, rendre louches les yeux les plus droits, etc., etc. En outre, et ceci du moins est original, elles ont la faculté de se grandir ou de se rapetisser jusqu’à l’indéfini, sans pouvoir changer en rien leurs traits ni leur tournure. De sorte que, à volonté, Gulmitte, Reschine et Mêto deviennent d’affreuses vieilles d’une dimension colossale, ou des vieilles horribles d’une ténuité microscopique.

Joson me donna ces détails à demi-voix et d’un air fort peu rassuré.

Cette faculté d’extension propre à Gulmitte, Reschine et Mêto, faculté que le caoutchouc lui-même ne nous paraît point posséder à un degré aussi éminent, sert admirablement leur instinct taquin et mystificateur. Tantôt les trois fées, exhaussant leurs visages grossis sur leurs corps démesurément allongés, se guindaient jusqu’aux fenêtres de l’orfévre, et, faisant ombre à la lune, montraient de grimaçantes et gigantesques silhouettes. L’orfévre invoquait alors le Dieu d’Abraham et de Jacob, et d’une foule d’autres Hébreux célèbres ; mais, tandis qu’il récitait ses prières, Gulmitte, Reschine et Mêto, passant d’un extrême à l’autre, se rapetissaient tout d’un coup et entraient dans la chambre, avec la brise des nuits, par les fissures de quelque fenêtre. Elles se ruaient sur le lit du juif et le mordaient à belles dents, ce qui indiquait chez ces vieilles personnes un appétit fort sauvage, car la peau d’un usurier doit faire, après tout, un assez triste festin. – Quand elles étaient rassasiées de mordre, Lucifer les voyait avec terreur reprendre lentement la taille humaine. Elles grandissaient, grandissaient, et s’asseyaient en rond au milieu de la chambre afin de tenir un grave conseil. Ce qu’elles disaient alors, Lucifer ne le comprenait point, mais il pensait que ce devaient être d’effrayantes choses, et ses cheveux gris se dressaient sur son crâne déprimé.

Vers le matin, Gulmitte, Reschine et Mêto enfourchaient le premier rayon du jour, et disparaissaient en grinçant un cacophonique éclat de rire.

Cela se renouvelait souvent. Maître Pointel en perdait la tête. Néanmoins, comme tout larron tient outre mesure à la chose volée, la pensée d’abandonner le château de Lern ne lui venait jamais. Le jour, il tâchait de se persuader que les terreurs de sa nuit étaient l’effet d’un rêve. Il buvait du mieux qu’il pouvait avec ses hommes d’armes, et attendait, tremblant, malgré son ivresse, que l’heure du sommeil fût venue.

Quant aux gens, vivants ou morts, qui étaient en Palestine, on peut affirmer que Lucifer ne s’en inquiétait point. Ce glorieux nom de comte Addel qu’il entendait répéter dix fois chaque jour, n’éveillait en lui aucune crainte. Qu’importait au juif la renommée d’un chrétien ?

Rachel, au contraire, s’occupait fort de ce valeureux comte dont parlaient avec admiration voyageurs et pèlerins. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle se faisait dire longuement ses batailles et ses victoires. Elle pâlissait au récit des dangers courus ; elle tressaillait d’orgueil aux descriptions des vaillants travaux et beaux coups de lance du chevalier croisé ; puis, quand le voyageur se taisait enfin, elle le récompensait généreusement, et disait d’une voix timide :

– L’amour d’une reine n’est point au-dessus de si grande gloire… Sire pèlerin, apprenez-moi, je vous prie, à quelle princesse le comte Addel a donné son cœur.

– On ne lui connaît point d’amour, répondait le pèlerin.

– Il doit porter les couleurs de quelque noble dame ?

– Il ne porte point de couleurs.

– Son écu doit avoir une devise ?

– Point de devise à son écu !

Rachel rougissait et souriait.

Une fois, un pèlerin qui avait approché le comte Addel de plus près que les autres, sut donner un renseignement plus précis.

– Le beau chevalier, dit-il, n’a ni écharpe, ni devise, mais il porte un anneau d’or à son doigt. Sur cet anneau j’ai lu deux mots.

– Quels mots ? demanda Rachel avec une ardente curiosité.

– Cinq ans, répondit le pèlerin.

Ce pèlerin fut récompensé plus richement que les autres.

Rachel n’avait pas attendu cette révélation pour deviner le fils de Gérard Lesnemellec sous le brillant manteau de gloire que s’était fait le comte Addel. Elle avait tenu, entière, la promesse faite autrefois en l’église de Rennes : elle gardait son cœur en attendant que les cinq ans fussent écoulés.

Or, ce terme de cinq ans, comme on le pense, elle l’avait fixé à dessein, afin qu’Addel revît la Bretagne lorsqu’il serait temps encore pour lui de racheter les domaines de son père. Rachel, dès le premier instant, avait résolu d’empêcher cette inique spoliation, et, si elle ne voulait point habiter le manoir de Lern, c’est que la pensée de jouir d’un bien usurpé sur Addel ou son père lui faisait horreur. L’absence, loin d’éteindre l’amour de la belle fille du juif, avait contribué à le grandir. Sans cesse en face d’elle-même, dans sa solitude, elle évoquait le souvenir d’Addel ; elle le revoyait tel qu’il était à l’heure du départ ; elle s’enivrait de son dernier regard, si tendre et si doux, si plein de serments de constance.

Mais elle ne se bornait point à de stériles souvenirs. Les chevaliers qui revenaient de Palestine n’avaient point coutume d’apporter d’autre butin qu’un honneur sans tache et la gloire gagnée en combattant les infidèles. Or, gloire et honneur ne se peuvent point monnayer. Quand Addel reviendrait, comment ferait-il pour racheter Lern et le Val ?

Voilà ce que se demandait Rachel.

Cette question n’était point facile à résoudre. Tant que Lucifer continua d’habiter sa maison de Rennes, sur les bords de la rivière d’Ille, Rachel se tortura l’esprit sans trouver aucun moyen. Quand Lucifer vint à Lern, Rachel, attristée par l’attente et l’inquiétude, prit la coutume de se promener seule par les sentiers déserts qui couraient sous les taillis, dans les profondeurs du Val. À demi chrétienne déjà, par l’amour pur, dévoué, sans bornes, qu’elle nourrissait pour un chrétien, elle priait Dieu et Marie de lui donner conseil.

Il fallait dix mille écus d’or pour racheter Lern. Contre cet obstacle venait incessamment se briser le bon vouloir de la pauvre Rachel.

Un soir qu’elle revenait tristement au petit manoir que son père avait fait élever pour elle au milieu du Val, elle entendit un bruit dans le taillis. La nuit tombait ; il n’y avait point de lune au ciel. Rachel, sans faire trêve à sa rêverie, porta son regard distrait vers l’endroit d’où était parti le bruit. Elle vit un spectacle étrange.

À travers les branches confusément enchevêtrées du taillis, elle aperçut une étroite clairière, au centre de laquelle trois êtres de forme humaine étaient couchés. Ces créatures avaient tout au plus un pied de hauteur. Elles se trouvaient éclairées par une demi-douzaine de vers luisants artistement disposés en girandoles.

Rachel voulut s’enfuir, car ces créatures, à part même leur taille exceptionnelle, étaient fort laides à voir ; mais la terreur la clouait au sol. Elle avait reconnu d’un coup d’œil les trois fées du Val. Tandis qu’elle restait ainsi à la même place, son regard, par une sorte de fascination, ne pouvait quitter les trois terribles sœurs. Se rappelant involontairement les récits de ses serviteurs, Rachel reconnaissait, à ne s’y pouvoir méprendre, chacune des trois vieilles : c’était bien là le visage renfrogné de Reschine, le nez crochu de Mêto et les cheveux mêlés de Gulmitte.

C’était le ronflement des fées endormies que Rachel avait entendu.

À ce moment, Gulmitte se souleva sur son séant et se frotta les yeux en bâillant. Ses sœurs l’imitèrent, et l’entretien suivant s’engagea entre elles.

GULMITTE. .

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

MÊTO.

Loin du bruit.

RESCHINE.

Loin du regard des hommes…

Qu’ont à faire, ce soir, les maîtresses du Val ?

GULMITTE.

À chanter.

MÊTO.

À danser.

RESCHINE.

C’est ennuyeux !

GULMITTE.

À rire.

RESCHINE.

C’est fade !

MÊTO.

Nous pouvons conjurer ou maudire…

RESCHINE.

C’est commun !… Je sais, moi, quelque chose de pire :

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit du mal.

TOUTES LES TROIS, en chœur.

Le pire, c’est le mieux ! Foin du chant ! fi du rire !

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit du mal !

D’un bond, les trois fées franchirent la distance qui les séparait de Rachel, et la jeune fille se trouva tout à coup entourée par trois vieilles femmes de taille ordinaire, qui ressemblaient, à s’y tromper, aux trois petites créatures étendues naguère sous le taillis. Ces vieilles femmes se prirent d’abord à faire d’inconcevables grimaces, puis elles poussèrent ensemble un éclat de rire bref et peu harmonieux.

– Fille de juif, dit ensuite Gulmitte, l’aînée de la fantasque famille, que fais-tu si tard par les sentiers humides de la forêt ?

Comme on voit, les fées daignent parler en prose, lorsqu’elles s’adressent à de simples mortels.

Rachel, terrifiée par cette laide apparition, n’eut garde de répondre.

– Sœurs, reprit Gulmitte, ne donnerons-nous point un bon conseil à cette pauvre enfant ?

 

– Si fait, répondirent les deux fées cadettes.

Gulmitte poursuivit.

– Fille de juif, tu cherches de l’or… beaucoup d’or !… Ne tressaille pas ainsi ; nous lisons dans ta pensée comme dans un livre ouvert… Si mes sœurs y consentent, je puis te faire trouver l’or que tu cherches.

Rachel prêta l’oreille avidement. Reschine et Mêto secouèrent la tête en signe d’adhésion, et Gulmitte s’approcha de la jeune fille qu’elle prit par la main.

– Écoute, dit-elle en s’efforçant d’adoucir sa voix glapissante, – il est au château de Lucifer un coffre de métal où ton père entasse ses richesses. Il y a dans ce coffre plus d’or que n’en ont vu jamais tes yeux. Plonges-y tes bras jusqu’au coude, ma fille ; prends les dix mille écus qui te sont nécessaires, – et n’aie point de remords, car cet or, c’est de l’or volé !

Ce disant, Gulmitte ricana, et ses sœurs l’imitèrent. Rachel fit un geste de dégoût.

– Tu ne veux pas ! s’écria Mêto. Cœur dégénéré ! Tu répugnes à suivre les exemples de ton père.

Reschine se contenta de faire une effroyable moue.

– Eh bien, reprit Mêto, je vais te donner un autre moyen… Vends-nous ton âme pour dix mille écus.

– Vends-nous ton âme, répétèrent Gulmitte et Reschine.

Et, comme Rachel, tremblante, à demi morte, ne pouvait point trouver de réponse, les trois fées, croyant qu’elle hésitait, se réunirent pour la presser.

– Ton âme, dit Gulmitte, deviendra une âme de fée : tu connaîtras le passé, tu verras le présent, tu devineras l’avenir.

– Tu pourras faire du mal à tes ennemis, ajouta Reschine en passant sa langue pointue sur ses lèvres, comme si l’idée de la vengeance avait pour elle une palpable saveur.

– Tu seras belle, reprit Gulmitte, qui disposa ses cheveux hérissés avec une grotesque coquetterie.

– Aussi belle que nous, dit Mêto.

Et toutes trois répétèrent :

– Vends-nous ton âme !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura dans sa détresse la pauvre Rachel.

Gulmitte, Reschine et Mêto reculèrent.

Rachel, enhardie par ce mouvement rétrograde, essaya timidement le signe de la croix. Tandis que sa main, novice à ce saint œuvre, descendait de son front à sa poitrine, Gulmitte, Reschine et Mêto se prirent à rapetisser à vue d’œil. Lorsque la main de Rachel passa enfin de l’épaule gauche à la droite pour parfaire le signe béni, Gulmitte, Reschine et Mêto, devenues un peu moins grosses que des fourmis, se blottirent en frémissant sous un brin d’herbe.

Rachel passa et rentra vitement à son petit manoir du Val. Durant cette nuit entière, elle ne put trouver le sommeil. Elle avait évité un danger, mais son embarras restait le même, et la pauvre jeune fille, en revoyant l’aurore, se demanda, pour la millième fois :

– Quand Addel reviendra de la terre sainte, comment fera-t-il pour racheter ses domaines ?

Une autre eût pensé peut-être aux méchants conseils des fées, mais Rachel avait un noble cœur. Loin de donner son âme à de coupables rêveries, elle se réfugia dans la prière, et confessa pour la première fois, sans restriction, sa foi nouvelle : elle pria Dieu et la Vierge et les saints.

Aussi, Dieu fit descendre en elle sa grâce, et voici ce qu’elle résolut :

Lucifer l’accablait sans cesse de présents de toutes sortes. Elle avait un coffret plein de joyaux de prix. Ces joyaux étaient bien à elle. Rachel fit dessein de les vendre aux orfévres de Rennes, afin de rassembler la somme dont aurait besoin Addel à son retour. Malheureusement ces joyaux étaient loin de valoir dix mille écus. Rachel thésaurisa. Elle redevint juive, tant elle se fit avare, ce qui causa une grande joie à maître Pointel.

– L’enfant a de mon sang dans les veines, se disait-il avec allégresse ; elle est économe et sait le prix d’un ducat. Si le Très-Haut eût voulu lui donner de la barbe, elle eût fait la gloire d’Israël !

Et maître Lucifer redoublait de générosité, parce qu’il croyait savoir que ses dons tombaient en bonnes mains, ladres et parcimonieuses.

Quand Rachel recevait un anneau, un collier, une agrafe, elle se rendait à Rennes, où les confrères de Lucifer n’hésitaient point à lui acheter ces objets au quart de leur valeur : ceci par esprit fraternel ; car d’habitude ils volaient davantage. Rachel revenait au manoir avec son argent, et le joignait au trésor qu’elle amassait en terre, au pied d’une souche de châtaignier, dans le recoin le plus sombre et le plus désert du Val.

Elle fit tant et si bien, que, la veille du jour où devaient finir les cinq ans, elle compléta son trésor. Après l’avoir soigneusement compté et recompté, elle le couvrit de terre et reprit la route de son petit manoir.

Elle était joyeuse, car, bien que le terme fût presque écoulé, l’idée ne lui venait point qu’Addel pût manquer à sa promesse.

– Qu’il vienne ! pensait-elle, la maison de son père ne lui sera point ravie. Il sera riche, il sera heureux…

* * *

Le matin de ce même jour, quatre hommes vêtus de haillons misérables, qui gardaient la forme de manteaux de pèlerins, passèrent les portes de la ville de Rennes et prirent la route qui mène à Pontréan. Leurs chaussures étaient blanches de poussière ; sans doute, ils n’avaient pris, la nuit précédente, que bien peu de repos, car leur apparence annonçait une extrême fatigue.

Trois de ces hommes étaient des vieillards. Le quatrième pouvait avoir vingt trois ans.

Ils commencèrent leur voyage de ce pas lourd et mesuré des gens pour qui la marche est une nécessité de chaque jour. Nulle parole n’était échangée entre eux. Ils allaient, silencieux et mornes, se signant dévotement aux croix des carrefours, en demandant parfois un morceau de pain à la porte des cabanes qui se trouvaient sur la route.

Arrivés entre Pontréan et Guichen, à la hauteur du château de Lucifer, les quatre mendiants s’arrêtèrent.

– Voici le terme de mon voyage, dit le plus jeune ; – : il faut nous séparer ici.

Les trois autres lui touchèrent la main.

– Bonne chance ! dirent-ils.

Et ils poursuivirent leur route du côté de Guichen.

– Bonne chance ! répéta le jeune homme, qui se dirigea vers le château de Lucifer.

Il était si las, qu’il eut peine à soulever le pesant marteau de la grand’porte au-dessus de laquelle ne brillaient plus les nobles émaux de l’écusson de Lesnemellec. Le juif avait fait gratter blason et devise : que d’usurpateurs ont cru comme lui tuer un souvenir en biffant un emblème !

À l’appel du jeune mendiant, un serviteur à mine revêche ouvrit cauteleusement l’un des battants de la porte, et le referma tout de suite en voyant l’extérieur du nouvel arrivant.

Un éclair ardent et terrible jaillit de l’œil de celui-ci. Il porta d’instinct sa main à l’endroit où pend d’ordinaire l’épée d’un homme d’armes, – mais il n’avait point d’épée.

– Ouvrez ! cria-t-il à travers la porte, ouvrez, au nom de Dieu ! Je demande l’hospitalité au maître de ce manoir.

 

Point de réponse.

La colère du pèlerin n’avait duré qu’un instant. Il courba la tête et se signa humblement.

– J’ai péché, murmura-t-il avec résignation ; – Dieu me châtie.

Comme il promenait autour de lui son regard découragé, il aperçut au fond du Val, à travers les branches dépouillées des taillis, les blanches murailles du petit manoir habité par Rachel. Il tourna ses pas de ce côté, afin d’implorer les hôtes de cette demeure. Rachel venait de rentrer. À l’annonce d’un homme vêtu du costume de pèlerin, elle ordonna aussitôt de l’introduire en sa présence, et ne prit que le temps de jeter sur son gracieux visage le voile épais des femmes de l’Orient.

Le pèlerin entra d’un air triste et abattu. Les bords de son large feutre ne permettaient point d’apercevoir ses traits.

– Vous êtes las, dit Rachel avec bonté, asseyez-vous, sire étranger, et dites-moi… : Que fait en Palestine le renommé comte Addel ?

– Le comte Addel n’est plus en Palestine, répondit le pèlerin d’une voix sourde, et en se laissant choir, épuisé, sur un siége.

Le cœur de la jeune fille tressaillit d’orgueil et de joie.

– Je n’ai donc pas espéré en vain ! pensa-t-elle. Il s’est souvenu de sa promesse… Je vais le revoir !… A-t-il touché la terre de France ? ajouta-t-elle tout haut.

Le pèlerin fut quelque temps avant de répondre.

– Le comte Addel ! reprit-il enfin d’un ton plein d’amertume ; – qui parle du comte Addel ?… Naguère, c’était un chevalier chrétien, modèle de foi et de vaillance. Maintenant, il a déserté son poste ; il a trahi sa religion et ses frères d’armes… Qui parle du comte Addel ?

Le pèlerin avait mis sa tête entre ses mains. Rachel était pâle ; son souffle soulevait péniblement sa poitrine.

– Celui-là en a menti ! – murmura-t-elle d’une voix basse, mais ferme, – qui dit que le comte Addel est un traître.

Le pèlerin se redressa vivement ; son regard sembla vouloir percer le voile qui recouvrait les traits de la jeune fille.

– Merci ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, il ajouta :

– Noble dame, votre cœur est généreux, puisque vous défendez l’absent ; mais, par malheur, je n’ai point menti. Jugez vous-même ; Addel a quitté la croisade ; il a laissé ses soldats, – des soldats chrétiens, madame, – sans chef et sans appui, à la veille d’une bataille…

– A-t-il fait cela ? interrompit Rachel.

– Il l’a fait !… Un indigne amour lui brûlait le cœur.

– Étranger, prononça sévèrement Rachel, qui vous a dit que l’amour d’Addel fût un indigne amour ?

Le pèlerin porta la main à sa poitrine.

– Il aime une juive ! dit-il d’une voix si basse, que Rachel eut peine à l’entendre.

– Mensonge ! s’écria la jeune fille.

– Hélas ! qui mieux que moi peut le savoir ?

– Vous connaissiez donc Addel ?

– Pourquoi cacher plus longtemps ma honte ! Je me nommerai, ce sera ma pénitence. Je suis Addel, madame, Addel fugitif et déshonoré.

Rachel, d’un geste rapide comme l’éclair, souleva le feutre du pèlerin. À la vue de ses traits brûlés par le soleil de Judée, mais qu’on ne pouvait point méconnaître, elle poussa un cri, et se laissa tomber à son tour sur un siége.

– Accablez-moi de vos mépris, poursuivit lentement le pèlerin. – Pour elle j’ai perdu mon âme et taché mon écusson. J’avais fait une promesse fatale. Un jour, au milieu de nos glorieux combats d’outre-mer, je me suis souvenu de cette promesse, et j’ai tout abandonné. Cinq ans ! m’avait-elle dit ; les cinq ans se sont écoulés : me voilà !

– Béni soit Dieu ! disait Rachel en extase.

Le pèlerin ne l’entendait pas.

– J’ai traversé bien des pays, reprit-il encore. J’ai vendu mes armes, mes éperons d’or, mon cheval et jusqu’à mon épée de chevalier ; – puis, lorsque tout a été vendu, j’ai souffert de la faim et de la soif, mais j’ai gardé l’anneau que je tiens d’elle.

Rachel prit l’anneau comme pour le considérer, et le baisa à la dérobée.

– Enfin, j’ai revu les domaines de mon père, poursuivit Addel, de mon noble père qui n’est plus ! J’ai frappé à la porte de notre manoir, souillé par un hôte infâme. C’est là qu’elle doit être. On m’a refusé l’entrée… Mais je sens se réveiller ma force assoupie. Ce voyage aura servi du moins à ma maison. Cinq ans ! c’était aussi le délai du rachat de nos domaines. Je vais aller à Rennes, chez les parents de mon père ; j’implorerai leur aide, et le juif maudit sera chassé honteusement.

Rachel lui rendit son anneau.

– Vous voyez bien, madame, acheva le pèlerin, que je n’ai point calomnié le malheureux Addel. Il aime… car je l’aime encore ! il aime…

– Une chrétienne ! interrompit Rachel en relevant son voile d’un geste calme et digne.

– Vous ! s’écria le jeune chevalier ; – est-il possible !

Rachel tira de son sein un médaillon d’or sur lequel était sculptée l’image adorable du Dieu crucifié.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit-elle en baisant la sainte effigie, je suis chrétienne, monseigneur.

Une joie pure et sans bornes illumina le noble visage du comte Addel.

– Rachel, ma bien-aimée, murmura-t-il après un long silence, je puis donc t’adorer sans crime, et je n’ai plus à choisir entre le bonheur et mon renom de chevalier !…

* * *

En cet endroit, Joson se fit, coup sur coup, l’honnêteté de trois écuelles de cidre.

– Notre monsieur, me dit-il en essuyant ses lèvres humides, – en voilà du vrai bon, c’est tout de même la vérité !

Je retirai prudemment mon écuelle.

– Allons, notre monsieur, s’écria Joson, un petit coup, s’il n’y a pas d’offense !

– Est-ce que l’histoire est finie ? demandai-je.

– Puisque vous ne buvez pas, c’est que vous n’avez pas soif… À votre santé tout de même !

 

– Et l’histoire ?…

– Faut pas mentir ! Je boirais l’étang de Lohéac par cette chaleur-là, si tant seulement l’étang de Lohéac était autre chose que de l’eau… Quant à l’histoire, saint bon Dieu ! non, elle n’est pas finie. Croyez-vous donc que les fées vont les laisser comme ça ?

– Alors, mon brave, continuez.

– C’est la fin qui est le plus beau !… Mais le pichet est vide, aussi vrai que nous sommes au jour d’aujourd’hui… m’est avis que vous en boiriez bien un autre ?…

Cette chute méritait à coup sûr un salaire. Je fis venir une autre cruche que Joson caressa du regard. Ranimé par ce renfort, il poursuivit son récit.

Les Contes de nos pères

III. – LE TRÉSOR.

Ce fut un entretien plein de charmes que celui du comte Addel avec la belle fille de maître Lucifer. Les deux amants ne se pouvaient point lasser d’être ensemble, après avoir été si longtemps séparés. Le propre du bonheur est de rendre à l’âme sa vigueur perdue. Le comte Addel se prit à songer au bien de sa maison.

– Et maintenant, madame, dit-il à Rachel, faites-moi donner un cheval, je vous prie. Il faut que je parte pour Rennes.

– Quoi ! me quitter déjà ! dit la jeune fille avec reproche.

– Il le faut. Cet homme, – à qui Dieu me garde de vouloir du mal puisqu’il est votre père ! – avait, lui aussi, fixé cinq ans pour délai. Cinq ans et cinq jours. Les cinq ans sont écoulés. Il me reste cinq jours pour rassembler la somme qui rachètera le patrimoine de Lesnemellec.

Rachel se prit à sourire.

– Comte, dit-elle, vous avez des amis diligents, et cinq jours ne vous seront point nécessaires.

– Cinq jours pour rassembler dix mille écus d’or, ce n’est pas trop, dit Addel.

– Ce ne serait pas assez peut-être, si les dix mille écus n’étaient pas rassemblés d’avance…

– Hélas ! interrompit le chevalier, qui donc se serait occupé de l’absent ?…

Il n’acheva pas. Le charmant sourire de Rachel était une réponse, et le comte Addel se pencha sur sa main qu’il baisa.

– Oui, seigneur, reprit-elle. Aujourd’hui même j’ai complété les dix mille écus que j’amasse depuis bien des jours à votre intention. Ils sont en lieu sûr… Reposez-vous durant cinq jours dans ma demeure que je vous offre ; le cinquième vous irez trouver mon père afin de racheter votre château.

Addel ne trouva point de paroles pour rendre grâces. Il se mit à genoux auprès de sa maîtresse qui lui demanda le récit de ses hauts faits.

* * *

Pendant cela, les trois mendiants, compagnons de voyage du comte Addel, avaient continué leur route. Ils s’étaient séparés à leur tour en se souhaitant bonne chance, et chacun d’eux avait cherché fortune de son côté. Quatre jours se passèrent. Le matin du cinquième jour, les mendiants se retrouvèrent sur la route de Pontréan à Guichen, cheminant tous les trois vers le château de Lern, où ils espéraient être reçus par leur compagnon, le comte Addel. Ils soulevèrent donc le marteau et n’éprouvèrent point un meilleur accueil que le comte Addel lui-même. Le valet de Lucifer leur ferma discourtoisement la porte sur le nez.

– Hélas ! hélas ! dirent alors les trois mendiants, qu’allons-nous devenir !

Ces trois mendiants sont de notre connaissance. Le plus vieux d’entre eux était Hervé de Lohéac. Il marchait maintenant à grand’peine, le pauvre seigneur, et ses cheveux étaient tout blancs. Les deux autres étaient Yves Malgagnes et Martin Mortemer de Mauron. Ils revenaient de faire visite à leurs anciens domaines, et tous trois avaient subi pareille réception. Hervé avait trouvé les gens de Lucifer installés dans son beau château de Lohéac ; les cinq paroisses obéissaient à l’ancien orfévre, qui avait abattu bel et bien la futaie de Tintaine. Malgagnes avait vu les troupeaux de Lucifer paissant dans les prairies de Guignen et de la Féraudais ; enfin, Martin Mortemer n’avait pu pénétrer dans sa tour de Mauron, où les hommes d’armes de Lucifer faisaient bombance.

Partout Lucifer !

Les trois seigneurs, transportés d’une fort légitime colère, avaient appelé aux armes leurs vassaux ; mais ils étaient pauvres et couverts de haillons : leurs vassaux ne les voulurent point reconnaître. En sorte que, repoussés pareillement, ils se rencontrèrent au moment où chacun d’eux venait réclamer l’aide du comte Addel, qui peut-être, et c’était leur seul espoir, avait été moins malheureux.

 

Là encore, ils devaient trouver Lucifer.

– Sainte croix ! s’écria Malgagnes d’un ton moitié dolent, moitié courroucé ; – ce diable de juif est sur terre pour le châtiment de nos péchés… J’ai faim !

– J’ai soif ! repartit Mauron.

– J’ai sommeil ! ajouta le vieux Hervé de Lohéac.

Un strident et cacophonique éclat de rire se fit entendre à leurs pieds. On eût dit le discordant produit de la gaieté moqueuse de trois vieilles femmes.

Les trois barons s’arrêtèrent étonnés. Tout en devisant et se lamentant, ils avaient descendu au hasard la colline, et ils se trouvaient alors en un lieu sombre et désert, au plus épais des noirs taillis du Val.

– Mes voisins et amis, demanda Malgagnes à voix basse, avez-vous entendu ?

– Oui, répondirent les deux autres.

– Qu’est-ce cela, je vous prie ?

– Je n’en sais rien, répliqua en bâillant le vieux seigneur de Lohéac ; – j’ai sommeil.

– J’ai soif ! soupira Martin Mortemer.

Et Malgagnes, entraîné par l’exemple, ne put faire moins que de répéter :

– J’ai faim !

Un second éclat de rire, plus strident, plus moqueur, retentit encore à leurs pieds. Cette fois, les trois barons se penchèrent, mais ils ne virent d’abord que trois petites bêtes, qui se cachèrent sous une feuille morte. Comme ils allaient se redresser et poursuivre leur route, Malgagnes poussa un cri de joie.

– Un écu d’or, dit-il.

Malgagnes ne se trompait point. Un écu d’or était là, sur le sol, et nos trois barons, réduits à la besace, n’eurent garde de l’y laisser.

– Béni soit Dieu ! s’écria Mauron, je vais boire !

– Je vais manger ! ajouta Malgagnes.

Hervé de Lohéac aurait pu dire : – Je vais dormir ; mais c’était un vieillard prudent et avisé. Au lieu de parler, il se prit à interroger du regard le sol tout autour de soi. Il n’y avait point d’autres écus, mais la terre était fraîchement remuée.

– Mes amis et voisins, dit-il, je suis d’avis que nous nous arrêtions ici.

Les deux autres se récrièrent. Ils voulaient manger et boire.

Le vieux Hervé s’assit froidement et se mit à gratter le sol avec ses doigts. La terre n’était point foulée ; il avançait rapidement dans sa besogne.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes à l’oreille de Mauron, notre pauvre voisin et ami perd la tête.

– Il est fou, répondit Mauron.

Et tous deux se préparèrent à quitter la place.

– Une minute encore, s’il vous plaît, dit gravement Lohéac, qui continuait toujours de fouiller.

Ventre affamé n’a point d’oreilles, suivant le proverbe ; mais une minute est si peu de chose ! Cette minute, accordée, suffit pourtant à Hervé de Lohéac pour en venir à ses fins. En fouillant, ses doigts rencontrèrent un objet résistant, qu’il débarrassa de la terre qui le couvrait encore. C’était une cassette.

D’un vigoureux coup de son bâton de pèlerin, Malgagnes brisa le couvercle du coffret, et des flots d’or ruisselèrent sur le sol.

Malgagnes et Mauron ouvrirent de grands yeux ; mais le vieux Lohéac ne parut point trop surpris.

– La terre était fraîchement remuée, murmura-t-il.

– Gloire à vous, notre bien-aimé voisin et ami ! s’écrièrent en même temps les deux barons, chez qui la joie remplaçait l’étonnement. Nous allons reprendre, à l’aide de cet or, l’apparence qui convient à notre rang.

– Ce sera bien fait, dit Lohéac.

– Nous allons nous montrer de nouveau à nos vassaux.

– Les éblouir !

– Les subjuguer !

– Et maître Lucifer verra beau jeu !

Ce disant, ils empilèrent les pièces d’or dans leurs besaces, et remontèrent la côte d’un pas si leste, qu’on eût pu croire que Mauron avait bu, Malgagnes mangé et Lohéac dormi à discrétion pendant une grasse semaine.

À peine avaient-ils disparu sous le taillis, qu’une feuille sèche s’agita auprès du trou, vide maintenant.

– Sœurs, êtes-vous là ? dit une voix.

– Nous y sommes, répondirent deux autres voix.

La feuille se souleva. Gulmitte, Reschine et Mêto, grosses chacune comme un pois, montrèrent tout à coup leurs grimaçantes figures.

GULMITTE, regardant de tous côtés sous le couvert.

Loin du jour ?

RESCHINE, de même.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes…

Elles gardèrent un instant le silence et commencèrent à grandir lentement. Lorsqu’elles eurent atteint la taille ordinaire des femmes, Gulmitte reprit en peignant ses cheveux mêlés, à l’aide d’une bogue de châtaignier :

Qu’ont à faire aujourd’hui les maîtresses du Val ?

RESCHINE.

Du mal.

GULMITTE.

Encor ?

RESCHINE.

Toujours !

GULMITTE.

Soit !

MÊTO.

Soit.

TOUTES LES TROIS, ensemble.

Faisons du mal !

Elles s’accroupirent alors autour du trou qu’elles bouchèrent en un clin d’œil. Puis elles se mirent à piétiner en chantant sur la terre remuée, afin d’effacer toute trace de l’opération accomplie par Hervé de Lohéac. Sous leurs pieds, le sol devint uni et dur comme la pierre.

Cela fait, elles poussèrent en chœur trois éclats de rire particulièrement diaboliques et disparurent, clopin-clopant, sous les branches dépouillées du bois.

Presque au même instant, un bruit de pas se fit entendre derrière les arbres ; c’étaient deux personnes qui marchaient lentement et causaient de cette voix basse et murmurante qui fait bondir le cœur d’un jaloux aux écoutes. Bientôt le taillis s’agita ; les branches s’écartèrent ; le comte Addel et la fille de Lucifer parurent.

Rachel s’appuyait doucement au bras du chevalier. Elle était deux fois belle, car le bonheur avait mis à son front sa radieuse auréole. Le comte Addel aussi semblait bien heureux.

– Ainsi, disait-il avec tendresse, c’était pour me garder les biens de mon père que vous me donnâtes autrefois cet anneau sur lequel étaient gravés ces mots : Cinq ans !

– C’était pour cela, répondit Rachel ; et aussi pour vous revoir, monseigneur.

Addel lui baisa la main.

– Merci, dit-il, merci du fond de l’âme, Rachel. Pour payer tant d’amour, je voudrais être un roi et vous donner mon trône… Hélas ! je ne suis qu’un pauvre chevalier…

– Moi je suis fille de juif, monseigneur, interrompit Rachel avec humilité ; – vous descendez jusqu’à moi, vous pardonnez à mon père… ne suis-je pas trop payée ?

 

– Descendre jusqu’à toi ! s’écria le comte, – ne parle pas ainsi, Rachel, ma bien-aimée. Ton cœur est noble et tu es la plus belle. Mes pairs envieront mon bonheur.

– Dieu le veuille ! soupira la jeune fille.

– Je te montrerai à tous avec orgueil, poursuivit Addel ; je dirai : Voilà ma dame ! et par le saint tombeau du Sauveur, celui-là sera audacieux ou insensé qui n’inclinera pas son panache sur ton passage.

Rachel pleurait et souriait en même temps.

– Monseigneur, dit-elle, les heures passent et nous sommes au dernier jour du délai…

– Laisse-moi te parler encore de notre amour, voulut interrompre Addel ; – laisse-moi te dire les fêtes de nos épousailles…

Rachel l’arrêta.

– Nous voici au lieu où j’ai enfoui la rançon de vos domaines, dit-elle. Il y a dix mille écus d’or sous nos pieds. Tirez votre épée, monseigneur, et fouillez le sol.

Addel avait repris son costume de chevalier. Une toque empanachée couvrait les longues boucles de ses beaux cheveux blonds. Lorsque Rachel le regardait à la dérobée, elle admirait la richesse de sa taille gracieuse, la mâle beauté de son visage, la flamme douce mais hautaine qui jaillissait de sa prunelle d’azur. Le cœur de la jeune fille était plein d’amour.

 

Le comte, cependant, tira son épée et commença à fouiller le sol. La terre était dure et battue ; la besogne avançait lentement.

– C’est étrange ! dit-il au bout de quelques minutes en essuyant la sueur de son front ; – ce lieu ne semble point avoir été fouillé récemment.

– Patience, monseigneur, répondit Rachel en souriant ; – allez toujours.

Addel redoubla ses efforts. Son épée se brisa dans la terre durcie ; il continua de fouiller avec le tronçon. Rachel s’était assise à quelques pas sur le gazon. Elle chantait.

En chantant, elle ne s’apercevait point qu’Addel travaillait maintenant avec une sorte de fièvre, et qu’il lançait de temps en temps vers elle des regards de soupçons.

Enfin le chevalier jeta son arme avec colère, et s’appuya, épuisé, au tronc d’un arbre.

– Il n’y eut jamais de trésor en ce lieu ! dit-il d’une voix sourde.

Rachel cessa de chanter, et se leva. Elle s’avança, toujours souriante, vers le trou ; mais à peine y eut-elle jeté son regard, qu’elle poussa un cri d’étonnement et d’angoisse. Jamais elle n’avait creusé si profondément la terre, et pourtant le trésor ne paraissait point.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle en joignant les mains.

Addel se redressa tout à coup. Ses traits étaient contractés ; son œil brûlait de colère.

– À quoi bon cette comédie ? prononça-t-il durement.

Deux larmes roulèrent sur la joue pâlie de Rachel.

– Quoi ! dit-elle avec désespoir, vous doutez de moi, monseigneur ?

– Je ne doute point : je suis sûr… De par Dieu ! tout cela était merveilleusement combiné ; et le juif, votre père, vous doit des éloges… Cinq jours me restaient, cinq jours qui, pour moi, étaient plus précieux que tout le reste de ma vie. J’allais partir et les mettre à profit. Vous m’avez arrêté. Abusant du fol aveu que je croyais faire à une étrangère, vous avez calculé ce que pouvait encore sur mon cœur cet amour insensé qui m’a fait déserter mon poste de chrétien. Vous m’avez endormi par un mensonge, tandis que vos caresses décevantes enchaînaient ma volonté comme un charme maudit…

– Grâce ! grâce ! disait Rachel à genoux.

– Arrière ! s’écria le comte avec un éclat de voix ; – vous m’avez volé cinq jours, mais il me reste six heures. Dans six heures, un bon cheval peut aller à Rennes et en revenir. Avant la nuit, je serai de retour, avec l’or et avec une épée… Oh ! tout n’est pas dit encore, femme ; je reconnais la main du juif dans cette trame dont vous n’êtes que l’instrument perfide, et si je ne puis rentrer ce soir, à l’aide de l’or, dans le château de mon père, demain j’y rentrerai par le fer.

Rachel se sentait défaillir.

– Écoutez-moi, murmura-t-elle ; ayez pitié !…

Mais Addel, trompé par une apparence qui avait frappé soudain son esprit avec tous les caractères de la réalité, s’éloignait à grands pas, et ne l’entendait déjà plus.

Rachel, suffoquée par ses larmes, se laissa choir sur le gazon, et perdit connaissance.

Elle demeura bien longtemps ainsi. Lorsqu’elle recouvra ses sens, la lune brillait au ciel. On entendait un bruit confus sur la montagne. Rachel jeta autour d’elle ses regards effrayés. Elle vit devant elle Gulmitte, à sa droite Reschine, à sa gauche Mêto. Les trois vieilles ricanaient avec une ironie pendable.

– Fille du juif, dit Gulmitte, tu as méprisé nos offres, et nous t’avons punie.

Rachel ne comprenait point. Son âme troublée avait peine à coordonner ses pensées et ses souvenirs. Elle se savait malheureuse, voilà tout.

– Tu avais mis cinq ans à rassembler ton trésor, reprit Gulmitte ; il a suffi d’une minute pour te le ravir. Le comte Addel…

– Addel ! interrompit Rachel d’une voix déchirante.

Ses souvenirs revenaient, précis, navrants, impitoyables.

– Il m’a outragée, murmura-t-elle ; il m’a délaissée, il m’a maudite !

– Il a fait tout cela, dit Gulmitte.

Et les deux autres vieilles répétèrent : – Il a fait tout cela.

Le bruit redoublait sur la montagne. C’était comme un mélange de clameurs et de ce rauque cliquetis du fer heurtant le fer.

– Aussi, tu ne l’aimes plus, reprit Gulmitte.

– Je l’aime encore ! pensa tout haut Rachel.

Et les trois fées de rire à briser les jointures fêlées de leurs côtes.

– À la bonne heure, dit Mêto. Alors tu seras bien aise d’apprendre de ses nouvelles ?

– Dites, oh ! dites, s’écria la pauvre fille.

– Écoute ! prononça emphatiquement Mêto, qui étendit son bras décharné vers la montagne où s’élevait le château de Lucifer.

Le fracas atteignait son comble. On eût dit qu’une attaque furieuse ébranlait les fortes murailles du manoir.

– Il est là ! poursuivit Mêto, entre le feu et le fer… La mort est suspendue au-dessus de sa tête.

Rachel, accablée, n’avait point la force de répondre.

– Ne voudrais-tu point le sauver ? demanda brusquement Reschine.

La jeune fille releva sa tête affaissée, et dit avec ardeur :

– Que faut-il faire ?

– Nous vendre ton âme, répondirent ensemble les trois fées.

Rachel mit la main sur son cœur, et fit un signe négatif.

– Mon âme est à Dieu, murmura-t-elle.

Gulmitte, Reschine et Mêto grondèrent sourdement et reculèrent d’un pas, comme si le nom de Dieu les eût effrayées.

Puis elles revinrent à la charge.

– Il est là, répéta Gulmitte en montrant le château.

– Entre le feu et le fer, ajouta Mêto.

– Et d’un mot tu pourrais le sauver.

– Ma vie ! s’écria la jeune fille ; ne pouvez-vous vous contenter de ma vie ?

– C’est quelque chose, dit Reschine. – Sœurs, prendrons-nous la vie de la fille du juif ?

Elles se consultèrent durant la trentième partie d’une seconde.

– Sa vie est belle, pure, pleine d’avenir, et elle n’a que vingt ans, reprit ensuite Mêto ; – prenons sa vie.

– Sa vie et son sang ! ajouta Reschine.

Gulmitte ne donna point son avis, et demeura pensive.

– Eh bien, sœur ? demandèrent les deux autres fées.

Gulmitte étendit son doigt ridé vers Rachel, et dit :

– Je ne veux pas.

Chaque sœur avait droit de veto dans ce triumféminat (nous pensons qu’il n’est pas possible d’inventer un mot plus effrayant). Reschine et Mêto courbèrent leurs têtes jaunâtres en grondant, et s’éloignèrent en sautillant de branche en branche comme de très-laids écureuils. Gulmitte fit mine de les suivre.

La pauvre Rachel se tordait les mains en sanglotant.

– Addel ! mon chevalier ! disait-elle, pourquoi ne puis-je payer ton salut au prix de mon sang !

Ses yeux se fermèrent sous le poids de ses larmes.

Quand elle les rouvrit, elle vit devant elle Gulmitte, la moins hideuse des trois fées. Gulmitte la regardait ; en la regardant, elle faisait une grimace qui n’était pas jolie, mais qui exprimait une manière de compassion.

– Fille du juif, dit enfin la fée, je viens chercher ta vie.

– Oh ! prenez-la, prenez-la ! s’écria Rachel avec passion, – et qu’Addel soit sauvé !

Ce que nous allons dire n’est point un mensonge : du revers de sa main crochue, Gulmitte essuya une larme qui se promenait dans les rides de sa joue. Le dévouement est chose si sainte, qu’il émeut parfois jusqu’au cœur d’une fée. Néanmoins il ne faudrait pas compter là-dessus.

– Écoute, dit-elle d’une voix tremblotante ; – moi aussi j’ai aimé du temps que j’étais mortelle… Tu me rappelles d’heureux jours, ma fille… Je vais dire à mes sœurs que tu t’es ravisée et que tu m’as vendu ton âme…

– Ne dites pas cela ! interrompit Rachel.

– Pourquoi ? – T’imagines-tu, petite sotte, que nous soyons à cela près d’un mensonge !… Ne t’inquiète de rien, et regarde-moi faire.

Elle ramassa en tas une multitude de feuilles sèches dont elle fit neuf fois le tour en prononçant des paroles que nul ne saurait comprendre. Au neuvième tour, les feuilles sèches se changèrent en écus d’or tout neufs, à l’effigie du duc régnant.

– Cela est à toi, dit Gulmitte à la jeune fille ; il y en a dix mille bien comptés. Je fais là une sottise, mais tu m’as rappelé mon bon temps, et je ne suis pas exposée à rencontrer des cœurs comme le tien tous les jours… Ce serait ruineux, ma fille !

Rachel se trouva seule, au milieu des taillis du Val, avec un sac d’or entre les mains.

La lune s’était cachée, mais une lueur sanglante éclairait l’horizon au-dessus du château de Lucifer. Le beffroi d’alarme tintait lugubrement, tandis que les autres bruits semblaient faire trêve. Rachel, faible et chancelante, se dirigea péniblement vers la montagne, qu’elle commença à gravir. Elle succombait presque sous son fardeau. Lorsqu’elle atteignit la lisière des taillis, elle vit un spectacle qui la glaça d’horreur.

Le château de Lucifer était en flammes.

Voici ce qui était arrivé :

Les gentilshommes de Rennes à qui s’adressa le comte Addel se trouvèrent avoir plus de vaillance que d’écus d’or. Ils ceignirent leurs longues épées, prirent leurs lances, et montèrent à cheval. Addel, dont le courroux grandissait par les obstacles, les guida lui-même vers le château de Lucifer. Au pied de la colline, les gentilshommes de Rennes rencontrèrent une troupe nombreuse de cavaliers commandés par Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron et Yves Malgagnes. Ces trois barons avaient employé comme il faut leurs dix mille écus d’or.

On fit le siége du château de Lucifer, et c’était le bruit du combat que Rachel entendait naguère sous les taillis du Val. Les hommes d’armes de l’usurpateur furent facilement vaincus, d’autant que ce dernier s’était caché on ne savait où dès le commencement de la bataille. On prit le château, on y mit le feu par excès de zèle ou autrement, sans réfléchir que ce n’était point rendre un service très-précieux au comte Addel, et l’on chercha Lucifer depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux combles.

Point de Lucifer.

Rachel, cependant, continuait de monter. Elle ne voyait plus ; elle ne pensait plus. Un ardent et vague désir de sauver Addel et son père la poussait en avant.

Au moment où elle arrivait au pied des murailles, une cavalcade franchit la grande porte, abandonnant le château à demi consumé. Addel marchait en tête.

– Monseigneur ! cria Rachel, en tombant, brisée, sur l’herbe, je vous apporte l’or des fées.

Or, il se trouva que MM. de Lohéac, de Mauron et Malgagnes, tout en distribuant çà et là de surprenants coups d’estoc, avaient raconté au jeune héritier de Lesnemellec le merveilleux hasard qui les avait mis en face d’un trésor. De sorte que le comte Addel se repentait déjà fort amèrement d’avoir soupçonné Rachel.

Sans comprendre les paroles de la jeune fille, il la souleva d’une main vigoureuse, la mit en croupe sur son cheval, et partit au galop.

Le sac de dix mille écus était tombé au ras des murailles, auprès d’un soupirail fermé par des barreaux de fer. Un bras maigre et ridé s’allongea vivement à travers les barreaux, et saisit l’or avec avidité.

Sur la route, il est à croire qu’Addel obtint son pardon. Rachel et lui allèrent se marier au loin, – ce qui fut prudent, suivant Joson Férou, car la fée Gulmitte aurait bien pu se raviser.

Le lendemain, au clair de lune, les trois fées montèrent la colline et vinrent au château de Lucifer, afin de prendre l’âme de Rachel, que Gulmitte prétendait avoir achetée à beaux deniers comptants.

Le manoir brûlait encore. Gulmitte, Reschine et Mêto grandirent d’abord jusqu’à dépasser de la tête les toitures les plus élevées, afin de plonger par toutes les fenêtres leurs regards curieux. Nulle part, elles ne virent Rachel. Alors, en désespoir de cause, elles se rapetissèrent et entrèrent dans les caves par les soupiraux.

Dans l’une des caves, elles entendirent la respiration d’un être humain endormi. Elles se rangèrent en triangle et entamèrent à voix basse leur entretien cabalistique :

GULMITTE.

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

RESCHINE.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes.

GULMITTE.

Que cherchent, en ce lieu, les maîtresses du Val ?

RESCHINE.

Une âme que notre or a convertie au mal !

Les trois fées, suivant leur coutume, répétèrent en chœur ce dernier vers ; puis Mêto alla quérir au dehors un ver luisant pour éclairer leur recherche. Le ver luisant leur montra dans un coin de la cave le juif Lucifer endormi. En guise d’oreiller, il avait mis sous sa tête le sac d’or oublié par Rachel auprès du soupirail.

À la vue de l’or et de l’homme, Reschine et Mêto accomplirent une double grimace en désappointement. Elles avaient espéré mieux. Gulmitte seule ne fut pas trop étonnée.

 

Néanmoins, afin de ne point perdre leur soirée, elles prirent Lucifer par les pieds, et le tirèrent au dehors à travers les barreaux du soupirail, malgré ses cris lamentables et ses invocations au Dieu d’Abraham et de Jacob. Puis Reschine, ajoutant une cinquantaine de pieds à sa taille, se guinda jusqu’au beffroi, où elle pendit maître Lucifer par le cou.

Les dix mille écus d’or devinrent dix mille feuilles sèches.

Gulmitte, Reschine et Mêto enveloppèrent soigneusement l’âme du vieil orfévre et en firent cadeau à Satan, qui ne leur en sut point de gré.

 

Quant au château de Lucifer, ses ruines restent depuis ce temps solitaires et sombres sur la montagne. Nulle main n’essaya jamais de le rebâtir, et le temps semble impuissant à miner ses gigantesques débris.

L’histoire était finie.

– Et qu’est devenue la race des Lesnemellec, seigneurs de Lern et du Val ? demandai-je.

Joson Férou se leva et prit son bâton de cormier.

– Je m’en vas vous dire, répondit-il : – je ne sais pas.

Nous sortîmes du cabaret pour reprendre notre route vers Guichen. En me retournant, je vis les derniers rayons du soleil mettre un rouge reflet aux murailles noircies du château de Lucifer.

– Quoi qu’il ait pu advenir dans cette demeure, pensai-je, ce dut être jadis une noble forteresse… Ah çà ! mon brave, continuai-je tout haut ; – les fées ne meurent point : à quoi passent-elles leur temps à présent ?

Joson avait bu quelques écuelles de trop. Il enfonça son grand chapeau sur l’oreille gauche, et brandit son bâton de cormier d’un air fanfaron.

– Les damnées ! murmura-t-il ; elles donnent la gale aux moutons ; elles tordent le cou des poulains sur la lande ; elles affolent les génisses ; elles sèchent le trèfle sur tige, piquent le blé noir, et font tourner le lait des vaches.

– Les avez-vous vues quelquefois ?

– Faut dire la vérité !… Un soir de dimanche, j’ai vu trois petites bêtes se cacher sous une touffe de genêts dans le Val, trois petites bêtes qui étaient laides comme des péchés… Je fis un signe de croix, notre monsieur, et je pris ma course.

Cette conversation dégrisait sensiblement mon Guichenais. La brune commençait à tomber. Joson perdait son allure vaillante ; sa voix avait moins d’éclat, et il jetait d’anxieux regards sur les buissons du chemin.

– Ce n’était peut-être pas les fées ? dis-je pour le faire parler.

– C’était ce que cela voulait… Un bon chrétien a autre chose à faire qu’à penser à tout cela.

– Qu’est-ce ? Joson, m’écriai-je, en m’arrêtant tout à coup ; – avez-vous vu ?…

Joson devint pâle comme un mort.

– Faut pas mentir ! murmura-t-il.

– Avez-vous vu ces trois êtres étranges ?

Les dents de Joson se prirent à claquer comme des castagnettes.

– Où ça, notre monsieur, où ça ? prononça-t-il avec détresse.

– Ici, dis-je en montrant le premier buisson venu.

Joson poussa un cri de terreur, jeta son bâton par-dessus la haie, son chapeau dans un fossé, et prit sa course à travers champs dans la direction opposée.

Joson Férou court encore.

Les Contes de nos pères

FORCE ET FAIBLESSE.

 

Les Contes de nos pères

I. – DEUX FRÈRES.

Le château de Saint-Maugon était bien vieux déjà au dix-septième siècle ; il était presque aussi vieux que la noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage au riche duc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche et Porhoët. Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sont morts ; le trône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis des siècles, mais Saint-Maugon dresse encore ses cinq tours grises, tout en haut de la montagne d’Ernec-le-Vicomte, à trois lieues de la bonne ville de Rennes. Son donjon, dix fois centenaire, domine toujours la plaine, comme au temps où la plaine, vassale, obéissait à Mauguer depuis Châtillon jusqu’à Saint-Hellier. La mousse, cette rouille du granit, a rongé ses murailles ; le lierre a monté de la base au faîte, pour redescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol, multipliant d’année en année ses grêles festons, jetant une bouture dans chaque fente, couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet de verdure, si bien que la pierre disparaît sous son luisant et noir feuillage, comme se cachent parfois la décrépitude et la vieillesse sous les plis opulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé, Saint-Maugon fait une vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit de bien loin ; son aspect met au cœur du passant une vague mélancolie ; il est comme ces vieux hommes qui restent dans la vie, tristes et seuls, après avoir vu mourir leurs petits-fils : ces hommes ne peuvent point accoutumer leurs yeux de cent ans à contempler des choses nouvelles ; ils ont vu mieux que le présent ; ils regrettent ; ils ne se sont point assez hâtés de mourir. – De même l’antique manoir, débris d’un passé trop lointain, fait tache au milieu des bourgeoises villas qui s’asseyent aux croupes des collines environnantes. Il ne les connaît pas ; elles ne sont point de sa famille.

La nuit, quand la voie lactée étend au-dessus des toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugon semble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas le soleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore, – il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; il regarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent le pâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommes dorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent. Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âge d’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âge d’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de fer qui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique, corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où nous sommes !

Deux avenues conduisent de la plaine au château de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible, aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans la direction de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte et escarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus. Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur large voie ; mais au dix-septième siècle, époque où les Mauguer de Saint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, une quadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs le long des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’une demi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.

Par une journée d’hiver de l’an 1683, deux cavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbres dépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre, celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, et portaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, des officiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes, montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Il paraissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave et doux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre à plumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noire qui tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes de capitaine.

L’autre cavalier était plus jeune encore. Il arrivait de loin, car sa monture, haletante, avait de la boue jusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux du capitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats et plus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plus de fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemble de sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.

Il poussait vivement son cheval, qui n’en pouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château. Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps que le capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.

Dès que nos deux cavaliers s’aperçurent mutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance, quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

 

– Roger ! dit le capitaine en appuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.

– Monsieur mon frère ! répondit celui-ci avec une tendresse mêlée de respect.

– Fi ! Roger, au régiment ou devant la foule, passe encore ; mais ici, appelle-moi Bertrand, rien que Bertrand ! Les autres sont aînés et cadets ; nous sommes frères, nous !

– Oh ! oui, frères, répéta Roger, qui avait une larme dans les yeux.

Les deux jeunes officiers se prirent par la main et franchirent le seuil de la cour. C’étaient MM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer de Saint-Maugon, chevalier, baron de Keruau, mort brigadier des armées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendant ce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était resté à Rennes. Or Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittés jusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deux frères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pour l’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur, inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger se ressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et de l’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : son frère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Roger était plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tous les droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendait qu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique, mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffit à le prouver surabondamment.

– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand en traversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. – Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.

Roger toucha l’impondérable duvet qui commençait à poindre sur sa lèvre supérieure.

– Je suis un soldat, frère, dit-il. Mais toi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter ta moustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autre officier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beau que toi.

Et Roger contemplait avec une admiration naïve le mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passait sa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableau gracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suave comme les joies de la famille.

Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyenne grandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes. Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tous deux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de la dame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leur sourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bien près l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écusson de Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé de dix cors. »

Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaient du regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout le bonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.

– Six mois ! c’est bien long, frère, dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel, ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon poste pour venir t’embrasser.

– Toujours étourdi comme autrefois, et toujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu fait durant cette longue absence ?

– Bien des choses, frère. Il y a de nobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantais tirent volontiers l’épée…

– Tu t’es battu ! interrompit vivement Bertrand.

– Plaisante question, frère ! J’ai bientôt dix-neuf ans.

– Et avec qui t’es-tu mesuré ?

– Je ne sais… Avec l’un, puis avec l’autre… Mais laissons là ces bagatelles.

Il y avait plein contraste entre l’inquiète sollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.

– Laissons cela, en effet, dit l’aîné de Saint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions point nous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deux bons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme on va danser une courante.

– C’est le devoir d’un gentilhomme.

– C’est la manie d’un fou, quand ce n’est pas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée, Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.

– Vous êtes sévère, monsieur mon frère, dit Roger, d’un ton de reproche.

– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dû garder ces paroles de blâme. Mais, je t’aime tant, Roger !

Celui-ci rappela son sourire et pressa la main de Bertrand contre son cœur.

– Frère, dit-il d’une voix caressante et pleine de joyeuse malice ; à ma prochaine affaire, je viendrai prendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler de duels, parlons amour.

– Es-tu donc amoureux ?

– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avec une comique emphase.

– C’est juste… Et peut-on connaître ?

– Chut !… Nous savons sur le bout des doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nous serons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes bien curieux !

– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne se dit point… Moi-même…

– Es-tu donc amoureux, toi aussi ? interrompit en riant Roger.

Bertrand fit un grave signe d’affirmation.

– Tant mieux ! s’écria Roger ; en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles. Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point, comme je fais tout le reste, à la légère et en riant…

– Tant pis ! prononça involontairement le capitaine.

– Pourquoi ? elle est noble, riche, belle…

– T’aime-t-elle ?

– Je le crois… Elle sait que mon cœur est tout à elle… Souvent j’ai cru lire dans son sourire un aveu…

– Les sourires sont trompeurs, mon frère.

Roger devint triste ; ses traits prirent une expression de pitié.

– Serais-tu malheureux en amour ? demanda-t-il.

– Non, répondit Bertrand.

– C’est que tes paroles… Mais je suis fou ! la femme que tu aimes doit être fière en effet. Celle-là sera heureuse entre toutes.

– S’il ne faut pour cela que l’aimer, elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.

– C’est comme moi.

– Je l’aime plus que femme ne fut jamais aimée… Elle est si belle !

– Oh ! pas plus belle que la mienne ! s’écria vivement Roger.

– Plus belle que toutes les autres femmes, frère. Si tu la voyais !…

– Si tu voyais la mienne !

– N’ai-je pas vu tout ce que Rennes contient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu de toutes ses compagnes.

Roger fit un geste d’impatience.

– Nantes est plus grand que Rennes, dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.

– Rennes est le centre de noblesse, répondit Bertrand qui prenait feu sans le savoir ; – quel autre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes du Nantais aux nobles dames qui suivent les états ?

– Mais elle suit les états ! s’écria Roger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu ! si tu n’étais mon frère !…

Il toucha brusquement son épée, puis, honteux de ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le sein du capitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.

– Enfant ! murmura-t-il, en jetant ses bras autour du cou de Roger. C’est moi qui ai tort, ou plutôt nous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutes deux, puisque nous les aimons.

Roger se releva et rendit à Bertrand son accolade, mais il restait sur son gracieux visage quelques traces de méchante humeur.

– Je veux que tu la voies ! dit-il. Je veux que tu me demandes merci comme un chevalier désarçonné ; que tu te déclares vaincu…

– Je le fais d’avance, puisque cela te plaît.

– Non pas ! il faut juger en connaissance de cause.

– Mais, objecta Bertrand, il y a loin d’ici à Nantes.

– Elle n’est plus à Nantes, elle est à Rennes ; et la prochaine fois que quelqu’un de messieurs des états donnera bal…

– C’est fête ce soir chez M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.

– À merveille ! alors je te provoque formellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir… Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droit d’aînesse, et je vous présage une rude défaite.

– Nous verrons ! dit Bertrand moitié riant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.

Quelques heures après, à la nuit tombante, MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteaux leurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour du château. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquais armés les suivirent. C’était, pour le temps, une escorte noble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquante hommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né de Mauguer.

Les deux frères, impatients de vider leur différend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrent loin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route, Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses et innocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’il croyait être de triompher dans quelques instants.

On arriva aux portes de Rennes. L’anguleux cailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Après avoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeuses de la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leur avaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels. Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noble architecture montrait ses nombreuses fenêtres brillamment illuminées. C’était l’hôtel de monsieur le lieutenant de roi.

MM. de Saint-Maugon jetèrent la bride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, et montèrent le grand escalier que remplissait déjà l’harmonie du bal. L’huissier les annonça ; ils firent leur entrée.

Il y avait foule dans les salons et foule dans les galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de riches tentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout des fleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les parures scintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants ou timides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velours tranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardes des épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et les éclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à la brise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œil charmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, et quand les violons entamaient l’austère ouverture du menuet en vogue, composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour se croire au fabuleux pays des rêves.

Bertrand et Roger firent le tour des salles, interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant et s’étonnant de ne point trouver.

– Salut à M. le baron de Keruau, disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.

Bertrand saluait d’un geste distrait et continuait sa recherche.

Quant à Roger, il n’avait point de titres, et ses camarades ne lui jetaient qu’un familier : bonsoir, Saint-Maugon.

Nos deux frères avaient parcouru toutes les salles et toutes les galeries.

– Elle n’est pas là ! dit Bertrand.

– Elle n’est pas là ! répéta Roger.

– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon, il nous faudra remettre notre gageure.

Un huissier souleva la portière de la porte principale.

– Peut-être ! dit Roger, qui tendait l’oreille avidement.

– M. le président de Montméril ! annonça l’huissier.

Les deux frères tressaillirent.

Un vieillard, portant le costume des présidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit la portière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquise beauté.

– La voilà ! dirent ensemble les Saint-Maugon avec un accent de triomphe.

Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre. Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardait d’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; au contraire, dans celui de Roger il y avait de la rage.

– Et tu dis qu’elle t’aime ! murmura-t-il.

Bertrand ne répondit point. Roger lui saisit fortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrent sur sa joue. – Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut, évanoui, sur la poitrine.

 

Les Contes de nos pères

II. – MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL.

L’huissier de M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, annonça ce soir-là de bien illustres noms. À part les seigneurs tenant charges royales, tels que Vignerod-Duplessis, duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne, M. de Pontchartrain, intendant (nommé) de l’impôt, le chef d’escadre Coëtlogon et bien d’autres, toutes les grandes maisons de Bretagne avaient des représentants dans les salons de M. de Poulpry. Rohan causait avec Goulaine, Rieux s’appuyait au bras de la Chevière ; Penhoët donnait la main à Combourg. Il eût fallu aller jusqu’à Versailles pour trouver une autre et aussi noble assemblée.

L’arrivée du président de Montméril et de sa fille fit événement, non-seulement pour MM. de Saint-Maugon, mais pour tout le reste de l’assistance. M. de Montméril, en effet, doyen des présidents à mortier du parlement breton, était fortement soupçonné de mauvais vouloir à l’encontre du gouvernement de Sa Majesté. Il fomentait, au sein des états, cette opposition hardie, et jusqu’alors victorieuse, qui repoussait l’intendant royal de l’impôt, et prétendait conserver à la province le droit d’administrer elle-même ses revenus. Hors des états, son rôle n’était pas moins actif, mais devenait, disait-on, plus coupable. Beaucoup affirmaient qu’il n’était point étranger à cette révolte partielle, peu offensive, mais obstinée, des paysans de la haute Bretagne, qui ne demandaient rien moins que l’annulation du pacte d’union consenti par la duchesse Anne, malgré son peuple. Madame de Sévigné, dans ses lettres, traite fort sévèrement cette insurrection ; les historiens la citent à peine pour mémoire, et ne se donnent point souci de discuter la légitimité de ses motifs. Ceci ne nous doit pas surprendre, attendu que les insurgés furent vaincus.

Mais l’Irlande aussi peut être vaincue. À Dieu ne plaise qu’il nous vienne à l’esprit une comparaison injurieuse pour la France ! La France fit de chaque Breton un Français, tandis que l’Angleterre, ce gigantesque comptoir qui spécule sur tout, sur le sang et sur les sueurs, ne prit l’Irlande que pour la pressurer. Néanmoins la Bretagne était un peuple, et l’on doit concevoir qu’il se puisse trouver parmi un peuple des esprits pour ne vouloir point comprendre qu’une femme ait le droit de capitaliser leur nationalité, afin de l’apporter en dot à l’étranger. Ces esprits ont tort dans tel cas donné ; leur révolte est peut-être condamnable ; mais, de toutes les révoltes, n’est-ce point celle-là qui se peut le plus naturellement excuser ?

Quoi qu’il en soit, quand la Bretagne s’insurge, ce n’est pas pour un jour, d’ordinaire, et ce n’est jamais tout à fait en vain. La révolte dont nous parlons, soutenue en quelque sorte par la résistance des états aux volontés souveraines de Louis XIV, fut souvent redoutable, et empêcha plus d’une fois de dormir les ministres du grand roi. En 1683, elle avait subi une recrudescence soudaine, et quelques jours avant le bal du marquis de Poulpry, on avait vu, aux portes mêmes de Rennes, une manière de bataille. Les paysans s’étaient retirés laissant une centaine de prisonniers aux gens du roi ; mais ils avaient promis de revenir, et Dieu sait qu’ils tenaient toujours les promesses de ce genre. Les captifs avaient été enfermés à l’ancien château ducal de la Tour-le-Bât, où l’on faisait bonne garde aux portes de la ville.

On doit penser que, dans ces circonstances extrêmes, il y avait, de la part de M. de Montméril, suspect de connivence avec les insurgés, une téméraire audace à venir braver jusqu’en son hôtel le représentant de l’autorité royale. Aussi son nom, prononcé, provoqua dans l’assemblée un chuchotement général et d’augure équivoque. Tous les yeux se fixèrent à la fois sur lui. C’était un vieillard de haute taille, à la physionomie sévère et dont le caractère principal indiquait une inflexible détermination. Il ne parut point prendre garde à l’émotion de la foule, et s’avança d’un pas lent et grave vers le marquis de Poulpry, qu’il salua avec une froide courtoisie. Cela fait, sans gêne aucune et sans affectation, il se mêla aux groupes des invités.

Quant à mademoiselle de Montméril, elle fit aussi sensation ; mais non point de la même manière. Sa vue mit dans le cœur des femmes le dépit et l’envie ; au cœur des hommes elle fit naître, comme toujours et partout dès qu’elle se présentait, une admiration sans bornes. Bertrand et Roger avaient raison tous les deux : c’était bien la plus belle !

Elle avait dix-huit ans : sa taille haute et flexible gardait de la fierté dans sa grâce ; elle marchait de ce pas correct et majestueusement naturel que ne peuvent point imiter les comédiennes affublées d’un rôle de vierge noble. Son front pur s’encadrait de boucles blondes qui ondulaient, élastiques et molles, jusqu’à la naissance de ses épaules, chastement voilées. Son œil, d’un bleu obscur, pensait et parlait ; sa bouche sérieuse savait sourire, et l’ovale exquis de son visage semblait emprunté aux tableaux de ces peintres d’Italie qui voyaient Marie et les anges dans les saintes extases de leur génie. Tout était beau dans cette belle fille ; son nom même lui était une parure ; elle s’appelait Reine.

Roger l’avait vue à Nantes, où M. de Montméril avait fait un voyage au commencement de l’hiver, pour s’entendre avec les mécontents de Clisson. Le cadet de Saint-Maugon, jeune, ignorant la vie, fougueux et faible à la fois, fut pris d’une de ces passions subites et accablantes qui croissent seulement au cœur des adolescents. Il aima Reine ardemment et sans mesure ; cet amour fut plus fort que sa timidité, il balbutia des mots de tendresse, et ne fut point repoussé.

Qui pourrait dire où s’arrête la légèreté, où commence la coquetterie ? Reine écouta Roger. Il était beau, et puis il aimait tant ! Mais lorsque Reine quitta Nantes pour revenir avec son père en la capitale de la Bretagne, ce fut sans douleur bien amère et sans regrets fort cuisants.

Tandis que Roger se morfondait en pensant à elle, Mlle de Montméril n’était pas cependant, il faut le dire, sans songer un peu à lui. Voici comment : elle avait trouvé à Rennes Bertrand de Saint-Maugon, lequel ressemblait à son frère comme une bonne épée de combat ressemble à une rapière de parade. Ce fut en comparant que Reine se souvint. Or la comparaison n’était point à l’avantage du pauvre Roger. Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron de Keruau, capitaine au régiment de la couronne, était chef d’armes, et succédait aux biens considérables de Mauguer ; Roger n’avait, lui, que son épaulette d’enseigne.

Cette différence importait assez peu à Mlle de Montméril, mais elle avait un père, et nous en devons tenir compte. À part cela, d’ailleurs, Bertrand, vaillant soldat et cavalier accompli, ne le cédait en rien à son frère par les avantages extérieurs ; pour les choses de l’intelligence et de l’âme, il était évidemment son maître. Reine vit cela. Qui sait ? le pauvre Roger avait frayé peut-être la voie qui conduisait au cœur de sa maîtresse. Le chemin frayé, ce fut Bertrand qui passa. Reine crut voir en lui sans doute un autre Roger plus parfait et plus digne.

Mlle de Montméril était une de ces femmes qui accaparent les regards et monopolisent les hommages. Bertrand, au contraire de Roger, prétendit résister à l’attrait qui l’entraînait vers elle. Il se savait fort ; il se confiait en lui-même, mais sa force le trahit. Et comme il avait résisté davantage, l’amour entra plus profondément dans son âme. Ce fut une passion en quelque sorte réfléchie, où il y avait de la tristesse, mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirs de bonheurs. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avec une tendresse de père, un culte de servant et un dévouement d’ami.

Nous l’avons dit, et le mot est à peine assez énergique : ce fut pour les deux frères un coup de foudre lorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; il était jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalité écrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plus mortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui ne tombent qu’une fois ; c’est pour mourir.

Son frère était là, près de lui, renversé sur un siége, pâle, sans mouvement. À quelques pas, Mlle de Montméril, entourée d’un triple rang d’admirateurs, jetait au hasard ses sourires que l’on se disputait au passage. Son regard croisa celui de Bertrand, et tout aussitôt son sourire changea ; elle y mit des paroles, et le triple cercle tressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur qui battait à soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir au sourire qui était un appel, il salua gravement et se dirigea vers la porte.

Il était fils d’Adam. Avant de passer le seuil il se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arriva jusqu’à lui et l’interrogea timidement.

– Ayez pitié, mon Dieu ! murmura Bertrand qui fit un pas vers la jeune fille.

Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger. Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement la portière derrière laquelle il disparut.

– Qu’a donc ce soir M. le baron de Keruau ? demanda le jeune M. de Kercornbrec en précipitant les véloces roulades du grasseyement de Quimper.

– Le bonheur le rend fou, répondit un cadet de Trégaz avec l’accent chromatique du pays nantais.

– Le fait est, s’écria M. de Châteautruhel, un gros homme rose et blanc, qui nasillait comme c’est le devoir et le droit de tout habitant de Rennes, – le fait est que le petit baron est un fortuné mortel !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo firent tour à tour leurs réflexions : à Vitré, l’on clapote ; à Vannes, les mots passent des deux côtés des langues épaisses ; à Saint-Brieuc, la voix se dandine lentement sur d’incroyables cadences ; à Saint-Malo… Mais, à tout prendre, où parle-t-on comme il faut ? Le véritable accent français est-il ce cahoteux et bruyant roulement à l’aide duquel s’étourdissent réciproquement les riverains de la Garonne ? Est-ce plutôt le débonnaire gloussement du Picard ? la traînante chanson du Normand ? le grêle et glapissant fausset du Parisien ? ou le choli bârler des pons hâpitants de l’Alsace ?

Reine n’écoutait point ces questions et ces réponses qui se croisaient autour d’elle. C’était, pour son oreille, un bourdonnement dépourvu de signification. Son regard restait fixé sur la porte par où venait de sortir Bertrand.

– Ne m’aime-t-il donc plus ! murmura-t-elle.

 

Reine fut bien triste pendant une grande demi-heure. Puis elle fut saisie par la fièvre du bal. Sa tête tourna au vent de ces frivoles pensées qui sont dans les notes joyeuses de l’orchestre, dans l’éblouissant éclat des girandoles, dans l’atmosphère de la fête, toute saturée de parfums. Elle dansa : ses rivales furent écrasées sous le poids de son triomphe ; son triomphe l’étourdit et l’exalta.

Soyons cléments. D’honnêtes cœurs, des hommes graves ont oublié parfois de sérieuses douleurs au milieu d’un succès de tribune ou d’académie ; nul ne résiste au prestige de l’ovation ; nous ne pouvons exiger que l’âme d’une jeune fille ait cette mémoire précise, tenace, imperturbable, que possède tout seul ici-bas l’estomac d’un député des centres.

Lorsque Roger parvint à secouer enfin l’affaissement physique et moral qui s’était emparé de lui, ses idées se prirent à rouler confusément dans son esprit, comme il arrive si l’on est éveillé en sursaut après un pesant sommeil. Il jeta autour de lui son regard étonné.

 

– Il s’est passé quelque chose ! murmura-t-il enfin avec frayeur, comme s’il eût craint maintenant de renouer le fil brisé de ses souvenirs.

C’était entre deux menuets. Des couples passaient et repassaient. Entre mille voix Roger reconnut la voix lointaine de Mlle de Montméril. Cette voix, entendue, précipita le mouvement de son sang. La mémoire des faits récents envahit son cœur avec violence.

– Il l’aime ! pensa-t-il ; Bertrand ! mon frère… C’est mon frère qui me prend tout mon bonheur !

Sa tête brûlait.

– Mon frère ! répéta-t-il avec amertume et colère ; – n’avait-il pas assez de tout ce que le hasard lui avait donné à mon préjudice ?… Titres, fortune… De par Dieu ! nous sommes égaux devant cette femme ! Et je la lui disputerai, fallût-il… !

Il s’arrêta. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front sur sa joue. Son visage décomposé annonçait le paroxysme d’une effrayante exaltation. Seul, dans un angle obscur de la galerie, abrité par l’ombre d’une colonne, il semblait un mauvais génie, égaré au milieu des splendides joies de cette fête.

À ce moment, Mlle de Montméril, appuyée sur le bras d’un brillant cavalier, montra son radieux sourire au bout de la galerie. Roger l’aperçut. Cette vue, au lieu d’attiser sa colère, mit une larme de repentir dans ses yeux.

– Peut-on ne la point aimer ! se dit-il ; – pauvre frère !

Tandis que Reine passait, Roger, le cou tendu, l’œil grand ouvert, la couvrait de son regard fixe. Quand elle eut disparu à l’angle de la galerie, Roger se leva et fit quelques pas en chancelant. Il voulait chercher son frère, lui parler, l’interroger, savoir…

Son frère n’était plus au bal, mais, en le cherchant, il se trouva bientôt face à face avec Reine qui le reconnut, rougit, et ne parut point prendre souci de cacher son émotion. Roger l’aborda. Reine était parfaitement remise de cette attaque de mélancolie qui l’avait prise au commencement de la nuit. Il lui restait seulement un peu de rancune contre Bertrand, ce qui, naturellement, fut tout profit pour Roger. Mademoiselle de Montméril voulut bien se souvenir, en effet, des belles fêtes de Nantes et des longs entretiens qu’elle avait eus avec le cadet de Saint-Maugon. Celui-ci était transporté. Il se croyait aimé. Il en venait parfois à plaindre son frère dont Reine, pour cause, ne disait pas un mot. Elle n’avait garde. Le charmant abandon qu’elle montrait à Roger était peut-être une petite vengeance à l’adresse de Bertrand. Parler de ce dernier, c’eût été montrer son dépit ; – or, fi donc !

Tout prend fin, hélas ! les choses qui plaisent, surtout, ne durent point. Roger fut forcé bientôt de donner le baise-mains et de se retirer.

Il avait épuisé son contingent de joie pour cette nuit. Pendant tout le reste du bal, il erra dans les salons, tâchant de ne point perdre de vue un instant la belle Reine, et réussissant très-bien à attirer l’attention des observateurs, gens qu’on n’appelait peut-être point encore alors des badauds.

– Hé ! hé ! hé ! fit par trois fois le jeune M. de Kercornbrec, qui trouva moyen de grasseyer d’une façon déplorable, quoiqu’il n’y ait point d’r dans ces monosyllabes, – je crois que le petit Saint-Maugon, – qui sera bien quand il aura moustache, – veut marcher sur les brisées de son aîné !

Le cadet de Trégaz procéda par demi-tons pour répondre :

– Hé ! hé ! hé ! cela pourrait bien être.

À quoi M. de Châteautruhel repartit en imitant de son mieux l’organe d’un oiseau aquatique fort différent du cygne :

– Hen ! hen ! hen… cela ne me paraît pas impossible !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo énoncèrent des opinions non moins ingénieuses, à l’aide de voix encore plus surprenantes.

En dehors de ce groupe aimable, un autre personnage observait, lui aussi, le cadet de Saint-Maugon. Ce n’était rien moins que M. le président de Montméril en personne. Plusieurs fois il parut être sur le point de s’approcher de Roger, mais toujours au moment de l’aborder, il se ravisait.

Roger ne prenait point garde. Il ne voyait que Reine. Un coup de tonnerre ne l’eût point distrait de son ardente contemplation.

Mais, pour un soldat, la voix du chef parle plus haut que le tonnerre. Ce fut Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte de Verdun, colonel du régiment de la couronne, qui vint enfin le tirer de son rêve.

 

– Où est votre frère, monsieur de Saint-Maugon ? lui demanda le colonel, vers la fin du bal.

Roger ne pensait plus à son frère. Ce mot réveilla en lui un souvenir.

– Je ne sais, monsieur, répondit-il avec embarras.

– J’ai des ordres à lui donner… une mission à lui confier… Vous êtes brave, monsieur de Saint-Maugon : êtes-vous prudent ?

– Monsieur !…

– Je n’ai pas voulu vous offenser, mais les circonstances sont difficiles ; écoutez-moi.

M. de Montméril s’était approché d’eux sans bruit. Il appuya son épaule à la colonne voisine et prêta l’oreille. – Nous ne prétendons point excuser le président à mortier, mais, quand on veut savoir ce que les gens disent, c’est un moyen.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit le colonel, nous avons cent insurgés prisonniers à la Tour-le-Bât. On craint une nouvelle attaque pour demain. Je comptais charger votre frère du poste de la Tour… Le temps presse… S’il vous plaît, vous le remplacerez.

– Cela me plaît, monsieur, et je vous rends grâces de votre confiance.

– Vous la mériterez, j’en suis sûr… Allez vous préparer, sur-le-champ, je vous prie.

Le colonel salua d’un geste et aborda un autre officier. Il était évident que des mesures d’urgence étaient prises et que l’insurrection se faisait plus menaçante que jamais. Roger se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, il se sentit toucher le bras.

– Je voudrais vous entretenir, monsieur de Saint-Maugon, dit une voix à son oreille.

Il se retourna. Le président de Montméril était à ses côtés. En ce moment Roger se fût excusé vis-à-vis de tout autre, mais le père de Reine !…

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il.

– Dans deux heures, où pourrais-je vous rencontrer ?

– Au château de la Tour-le-Bât, qu’on vient de m’assigner pour poste.

– Je m’y rendrai, monsieur, dit le président de Montméril, qui se perdit aussitôt dans la foule.

Les Contes de nos pères

III. – LA TOUR-LE-BÂT.

On voyait encore à Rennes, il y a quelques mois à peine, le vieux château ducal de la Tour-le-Bât dresser confusément ses donjons, ses corps de logis, ses remparts, au milieu de gracieux jardins et de maisons blanches. Il semblait honteux, l’antique castel, non pas de son grand âge, mais de l’insulte qu’on avait faite à sa vieillesse. La demeure des riches ducs était devenue prison. La salle d’armes était transformée en ignoble pistole ;les terrasses servaient de préau ; les croisées saxonnes, barrées de fer, ne laissaient passer que des jurons de bas lieu et d’abjectes paroles.

Nous nous trompons : pêle-mêle avec les scélérats vulgaires, se trouvaient là, dans ces dernières années, des cœurs loyaux, – de saints vieillards qui pouvaient reconnaître le cachot qu’ils avaient occupé déjà durant la Terreur, d’intrépides adolescents qui savaient souffrir et confesser leur croyance, comme firent leurs pères en des temps d’héroïque martyre ; de vaillantes femmes enfin, de ces femmes qui vivent pour prier, secourir, aimer, anges de la terre qu’attendent et admirent les anges du ciel, trésors de fidélité, de force, de patience ; de ces femmes qui craignent la renommée, fuient les bravos du monde, et cachent, sous un voile de modestie, leur magnifique et silencieux dévouement.

Il ne fallait rien moins que ces hôtes pour réhabiliter la vieille forteresse. Elle avait vu les ancêtres de ces captifs mourir sur ses murailles en combattant l’Anglais : les siècles passent sur la robuste Bretagne, et ne changent point le cœur de ses enfants ; la forteresse ducale reconnut les arrière-petits-fils des preux dans ces hommes qui regardaient en face l’échafaud menaçant, et disaient : – Quand même !

On a démoli la Tour-le-Bât.

En 1683, elle n’avait point de destination bien précise. C’était un arsenal et un poste militaire. Dans les moments d’urgence, la partie des bâtiments qui bordait les remparts de l’est et qui dominait le cours de la Vilaine, de concert avec le fort Saint-Georges, servait au besoin de prison de guerre.

C’était là qu’on avait déposé les cent paysans faits prisonniers à la dernière rencontre.

Le soleil venait de se lever et dispersait capricieusement toutes les nuances du prisme sur les prés humides qui séparaient la tour de la rivière. Roger de Saint-Maugon, assis sur l’appui du rempart, donnait son âme entière aux récents souvenirs du bal de monsieur le lieutenant de roi. Plongé dans ce demi-sommeil qu’impose la fatigue, il voyait passer devant ses yeux Reine, qui lui souriait doucement, puis son frère, triste, morne, vaincu.

– Il se croyait aimé ! murmurait alors le cadet de Saint-Maugon. Pauvre Bertrand !

 

Les voix des sentinelles, qui refusaient passage à un étranger, le jetèrent brusquement hors de son rêve. Cet étranger était de grande taille. Son chapeau rabattu ne permettait point de voir ses traits, et le reste de sa personne disparaissait sous les plis abondants d’un vaste manteau.

– Monsieur de Saint-Maugon, cria-t-il de loin, je viens à notre rendez-vous.

– Le président de Montméril ! pensa Roger, qui avait oublié cette circonstance.

Puis il ajouta tout haut :

– Laissez passer !

Les soldats baissèrent leurs mousquets et s’écartèrent. Le président traversa lentement le terre-plein, et vint se poser en face de Roger.

– Merci, dit-il.

Son regard inquiet fit le tour du terre-plein, mesura la distance qui le séparait des sentinelles, comme s’il eût voulu se bien assurer que ses paroles ne pourraient point être entendues.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit-il brusquement après cet examen et en se tournant vers Roger, – vous aimez ma fille.

Le jeune homme ne put retenir un geste de surprise.

– Vous aimez ma fille, répéta Montméril d’un ton positif et péremptoire. Vous l’aimez depuis six mois, je le sais. J’avais deviné cet amour à Nantes, et si j’avais pu garder quelques doutes, le bal de la nuit dernière me les eût enlevés. Ma fille vous aime-t-elle, monsieur ?

Roger balbutia quelques paroles inintelligibles.

– Elle vous aime. Vous le croyez, au moins.

– Si je pouvais l’espérer !… commença Saint-Maugon avec chaleur.

– Espérez, si cela vous peut être un plaisir, interrompit M. de Montméril ; mais laissez-moi poursuivre. Je ne suis pas venu ici pour entendre des serments d’amour.

Il y avait quelque chose de brutalement forcé dans le ton de cet homme. Sa voix raillait, tandis que son front restait grave, et son regard indécis accompagnait mal la rudesse tranchante de ses paroles. Il jouait un rôle. – C’est pitié de voir la peine que se donne un bon fils de la Bretagne quand, par hasard, il essaye le masque de l’intrigue à son simple et franc visage. Montméril était à la gêne et faisait un pauvre acteur, mais un plus naïf encore eût réussi auprès de Roger, qui éprouvait, en face du père de Reine, cette terreur stupéfiante qui empêche le païen de voir que son idole est un vil morceau de bois.

– Je suis venu pour vous dire, reprit le président, que Reine de Montméril ne peut point être votre femme.

– Ô monsieur… monsieur ! s’écria Roger avec accablement ; pourquoi cet arrêt cruel ?

– Parce que je suis un Breton, monsieur, et que vous, vous n’êtes qu’un Français.

Roger se redressa offensé.

– Monsieur le président, dit-il, vous oubliez que votre robe passe après mon épée ; vous oubliez que vos aïeux se perdaient dans la foule quand les miens s’asseyaient aux marches du trône ducal !

 

– Tant mieux pour eux qui suivaient une glorieuse route ! s’écria Montméril, tant pis pour vous qui désertez leurs traces !

Il n’y avait plus ici de rôle appris. Le vieux Breton était fort, et digne, et solennel en prononçant ces mots qui jaillissaient de son cœur, exalté par l’amour de la Bretagne.

– Vos pères, reprit-il, servaient un duc ; un roi est venu, qui, puissant et inique, a volé l’héritage de ce duc… Entre ce duc et ce roi, monsieur, quel parti eussent pris vos pères ?

– Mais vous me parlez de deux cents ans ! voulut répliquer Roger ; il n’y a plus de duc…

– Les souverains ne meurent pas, monsieur, prononça lentement Montméril, et leurs droits ne sont point de ceux qui se peuvent prescrire. – M. de Montméril ôta respectueusement son feutre. – Monseigneur Julien d’Avaugour, héritier légitime et direct de la maison de Dreux, sans armée, sans argent, exilé, proscrit, est, par la grâce de Dieu, duc de Bretagne, tout comme s’il avait cent mille soldats, des trésors et une patrie !

– Je respecte le malheur de M. d’Avaugour, mais je suis né sujet du roi, et je porte l’uniforme de son armée.

– Tant pis pour vous ! dit une seconde fois le président.

Il se fit un instant de silence. M. de Montméril avait parlé avec éloquence et noblesse, parce que ses paroles, pour être témérairement appliquées, énonçaient néanmoins un principe fondamental et d’une éternelle vérité. Mais il se souvint qu’il était venu pour faire un marché ; son langage changea.

– Je suis un homme de robe, reprit-il au bout de quelques secondes, et vous me l’avez rappelé à propos, car j’avais tentation de parler plus qu’il n’est besoin… Ma volonté est irrévocable. Toute discussion serait superflue. Vous n’avez, pour la fléchir, qu’un moyen… un seul !

Roger tendit avidement l’oreille. C’était son arrêt qu’on allait prononcer.

– Je ne vous demande point, continua M. de Montméril, de vous faire Breton après avoir été Français. Nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pour n’avoir pas souci de quêter des défenseurs, – mais il se trouve dans ces murs cent malheureux dont le seul crime est d’avoir été fidèles, dévoués, intrépides… Soyez leur sauveur ; la main de ma fille est à ce prix.

– C’est une trahison que vous me proposez ! s’écria le cadet de Saint-Maugon qui recula d’un pas.

– C’est un marché, répondit froidement Montméril, un marché où vous gagnez et où je perds. Les plus nobles partis se disputent la main de ma fille ; je vous l’offre, à vous, quand je pourrais la garder à votre frère.

– Mon frère ! interrompit Roger dont la jalousie serrait le cœur.

– Votre frère, qui est aussi riche que vous êtes pauvre, aussi puissant que vous êtes faible.

Roger mit sa tête entre ses mains.

Un sourire de triomphe vint à la lèvre de M. le président de Montméril.

– Vous n’agirez pas, reprit-il encore ; vous laisserez faire… Fermer les yeux, ce n’est point trahir… Je crois, moi aussi, que Reine vous a distingué, monsieur de Saint-Maugon.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Roger aux abois.

– Il est vaincu ! pensa le président. – Eh bien ! continua-t-il tout haut, voulez-vous être l’époux de Mlle de Montméril ?

– Pitié ! s’écria l’enseigne. Pitié ! monsieur ; vous voyez bien que ma raison se perd… Retirez-vous !

– Votre refus la jette aux bras d’un autre…

– Ah ! tenter une sentinelle à son poste, est acte indigne d’un chrétien et d’un gentilhomme, monsieur… Laissez-moi !

– Adieu donc ! dit Montméril en tournant le dos. Reine, la pauvre enfant, espérait une autre réponse.

Roger poussa un sanglot déchirant et arrêta Montméril par son manteau.

– Monsieur, dit-il avec le calme de la démence, donnez-moi Reine et prenez mon honneur !

Le milieu du jour était passé. Le ciel gris et sombre se fondait en torrents de pluie glacée. Le lugubre tintement du tocsin se faisait entendre à la fois aux cinq clochers des paroisses de Rennes, et le bourdon de la tour de l’Horloge était en branle. Les bourgeois avaient prudemment fermé leurs portes ; quelques-uns même, donnant un exemple qui ne devait pas être perdu pour les bourgeois à venir, se cachaient jusque dans leurs caves.

Bertrand de Saint-Maugon, qui revenait de son château, afin de remplir les devoirs de son grade, entendit de loin les cloches et hâta le trot de sa monture.

Il était pâle comme on est après une nuit sans sommeil, passée au milieu des hésitations et des angoisses. Lorsqu’il avait quitté le bal de M. le marquis de Poulpry, ç’avait été pour monter à cheval et prendre au grand galop la route de Saint-Maugon. Le vent des nuits, en glissant sur son front qui brûlait, ne pouvait y mettre sa fraîcheur. Il allait murmurant de ces paroles sans suite que dicte le trouble de l’âme.

 

En arrivant au château, il traversa la longue suite d’appartements qui conduisaient au salon où nous l’avons vu naguère avec Roger. Là, il se jeta épuisé sur un siége.

C’était un valeureux et robuste cœur, mais force et vaillance peuvent fléchir, à condition de se relever. Bertrand demeura quelque temps comme accablé. Au bout d’une heure d’apathique désespoir, son regard tomba sur le portrait de son père, dont le fier visage semblait vivre encore et refléter de loyales pensées. Bertrand, ranimé par cette vue, retrouva courage.

Il traversa le salon d’un pas ferme, et vint se mettre à genoux devant le portrait.

– Monsieur mon père, dit-il avec un saint recueillement, priez Dieu d’avoir pitié de vos fils et donnez-moi conseil.

Les heures de la nuit s’écoulaient. Bertrand demeurait à genoux, mais il avait maintenant la force de combattre contre lui-même. Il mit son frère avant son amour, et, refoulant l’ardente protestation de sa passion, il résolut d’attirer à soi toute la souffrance, afin de laisser à Roger le bonheur.

Après cette douloureuse victoire, il se sentit plus calme. Les premiers sons du tocsin qui frappèrent son oreille au moment où il reprenait la route de Rennes jetèrent à travers son martyre une sorte de joie sauvage. Il devina de loin un danger matériel, et piqua des deux, impatient de trouver la mêlée, le péril, la mort peut-être.

 

On se battait bel et bien, en effet, par les rues de Rennes. Les paysans étaient venus en nombre, de la forêt, de Saint-Aubin-du-Cormier, et jusque de Louvigné-du-Désert. Les troupes royales avaient presque partout le dessous, d’autant mieux qu’elles étaient attaquées sur leurs derrières par la populace, à laquelle se joignaient les cent captifs qui, au moment du combat, avaient recouvré la liberté comme par enchantement. C’était, on en conviendra, hasard déplorable ou fort noire trahison.

Nul ne vit, ce jour-là, dans la mêlée, le cadet de Saint-Maugon.

En revanche, au plus fort de la bataille, un cavalier portant l’uniforme du régiment de la couronne, rehaussé par les deux petites épaulettes dragonne qui indiquaient le rang de capitaine, déboucha vers deux heures après midi du côté du faubourg Saint-Hellier. Il prit seul, et armé uniquement de son épée, les assaillants à revers, perça comme un boulet de canon leurs rangs tumultueusement formés, et se vint mettre à la tête d’un gros de fusiliers qui se défendaient de leur mieux, à la tête du pont de Viarmes. C’était Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron de Keruau.

Son arrivée changea le cours de la bataille. Bien qu’il fût renommé déjà pour sa brillante valeur, jamais on ne l’avait vu charger comme il le fit en cette occasion. Les pauvres paysans tombaient sous son épée comme le sainfoin et le trèfle sous le fer du faucheur.

Ils résistèrent longtemps, puis ils se débandèrent. Ce mouvement détermina la retraite générale des insurgés. Mais les gens du roi de France payèrent chèrement leur victoire. En fuyant, les paysans gardèrent leurs prisonniers, au nombre desquels était Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte de Verdun, en personne.

Cependant, lorsque la fièvre du combat se fut calmée, un bruit courut parmi les officiers et soldats du régiment de la couronne. On disait que le président de Montméril, lequel était en fuite maintenant, avait acheté l’officier chargé du poste de la Tour-le-Bât, ce qui avait causé l’évasion des cent captifs.

Quel était cet officier ? Personne ne pouvait le dire. C’était Gilbert de Gadagne lui-même qui l’avait mis à ce poste, et le malheureux colonel n’était point là pour répondre.

Bertrand ne donnait point attention à ces bruits. Couvert de sueur et de sang, il allait par les rues et demandait à tout passant des nouvelles de son frère qui n’avait pas paru au combat.

Les passants répondaient que Roger de Saint-Maugon était sans doute à son poste ; quelques-uns disaient qu’il était prisonnier des rebelles, et il se trouva un bourgeois, de ceux qui sortaient de leurs caves, pour affirmer que lui, bourgeois, avait sauvé la vie au cadet de Saint-Maugon en mettant à mort deux douzaines de paysans. – N’avons-nous pas vu, il y a treize ans, d’autres bourgeois piper des places et des rubans à l’aide de mensonges analogues.

Bertrand, dévoré d’inquiétudes, interrogeait toujours.

Enfin, l’un de ses camarades, qu’il rencontra, le força d’entendre le récit de la trahison qui entachait l’honneur du régiment de la couronne.

Au nom du père de Reine, Bertrand pâlit, et un funeste soupçon lui traversa le cœur. Il remit son cheval au galop, et poussa vers la Tour-le-Bât.

Le terre-plein était désert ; mais en pénétrant dans le corps de garde, Bertrand se trouva face à face avec son frère qui le regarda d’un œil fixe et affolé.

 

– Ce n’est pas toi ! s’écria Bertrand ; dis-moi que ce n’est pas toi qui as trahi !

Roger demeura muet ; Bertrand, l’âme navrée, s’assit auprès de lui.

– Frère, reprit-il d’une voix suppliante, ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Même silence.

Un éclair d’indignation brilla dans l’œil de Bertrand.

À ce moment on entendit au dehors la voix des officiers qui s’entretenaient vivement et se disaient :

– Il faut pourtant que nous sachions le nom du traître !

Roger se leva, posa la main sur son cœur et retomba, brisé, sur le sol.

Bertrand se pencha et mit un baiser sur le front glacé de son frère. Puis il sortit du corps de garde et ferma la porte à clef.

– Le nom du traître ! répétaient les officiers.

– C’est moi, dit Bertrand de Saint-Maugon en s’avançant vers eux.

Les officiers reculèrent étonnés.

– Monsieur de Saint-Maugon, dit Hugues de Maurevers, lieutenant-colonel, je vous ai vu si bien faire aujourd’hui, que je ne puis vous croire.

– C’est moi, vous dis-je ! répéta Bertrand.

Maurevers réfléchit un instant.

– Il y a en ceci un mystère que je ne comprends point, reprit-il enfin. Quoi qu’il en soit, je dois faire mon devoir… Au nom de Sa Majesté le roi, monsieur de Saint-Maugon, je vous requiers de me rendre votre épée.

Bertrand obéit aussitôt.

Les Contes de nos pères

IV. – PÉRIPÉTIES.

Le lendemain, dans une chambre basse de la Tour-le-Bât, les deux Saint-Maugon étaient réunis. Roger dormait d’un sommeil fiévreux et plein d’angoisses ; il était couché tout habillé sur le lit de camp, qui formait, avec deux escabelles, le mobilier de cette espèce de prison.

Bertrand, à genoux devant un crucifix de bois, pendu à la muraille, achevait sa prière du matin. Il avait le regard serein et le front calme.

Tout à coup un roulement de tambour, qui se fit au dehors pour appeler le corps de garde sous les armes, éveilla Roger en sursaut. Son premier regard tomba sur Bertrand, et un doux sourire vient épanouir sa lèvre.

– Ce n’était qu’un songe ! murmura-t-il, un songe effrayant et cruel… Ô frère, j’ai fait cette nuit un bien terrible rêve.

Bertrand se leva sans répondre, et s’approcha lentement du lit de camp.

– Que Dieu te bénisse, frère ! dit-il d’une voix grave, mais exempte de toute amertume.

– Si tu savais ce que j’ai rêvé ! reprit Roger en tendant son front au baiser de Bertrand. J’en frémis encore, et il ne faut rien moins que ta vue… Mais où sommes-nous donc ?… ces froides murailles… ce sol humide…

 

Roger retomba sur son lit.

– Malheur ! malheur ! s’écria-t-il avec désespoir. Ce n’était pas un rêve, et le nom de notre père est flétri !

Bertrand prit sa main qu’il serra entre les siennes. Il y avait tout l’amour d’un père dans le regard triste et résigné de l’aîné de Saint-Maugon. Roger pleurait et ne cherchait point à retenir les sanglots qui soulevaient sa poitrine.

– C’est toi qui seras son époux ! prononça-t-il d’une voix entrecoupée ; – misérable et insensé que je suis ! cet homme m’a trompé…

– Il était bien fort contre toi, pauvre frère !… ce fut, de sa part, une tentation perfide.

– Oh ! oui, s’écria Roger ; perfide en effet ! ses paroles… il me semble les entendre encore !… troublaient mon cœur, aveuglaient ma raison. Que sais-je ? s’il m’eût demandé davantage !… mais que pouvait-il me demander de plus !

Il retira d’un geste brusque la main que pressait Bertrand, et détourna la tête.

– Vous me méprisez, monsieur mon frère, dit-il.

– Je t’aime et je te plains, répondit doucement le capitaine.

– Vous me plaignez !… votre rôle est facile : vous êtes heureux, vous !

Bertrand regarda le ciel.

– Frère, dit-il, tu souffres… Je te pardonne.

– Je n’ai que faire de votre pardon, s’écria Roger en se levant, et je repousse votre pitié, monsieur… Reine m’aimait… je le sais… j’en suis sûr… entendez-vous ? j’en suis sûr !…

Il se mit à parcourir la salle basse à grands pas.

– Elle m’aime… on me tuera… vous pourrez être son époux… mais…

– Je le souhaite, répliqua Bertrand qui ne perdit pas cette inaltérable mansuétude que donne la vigueur morale.

Roger s’arrêta et regarda son frère en face. La souffrance vicie profondément les cœurs faibles. Roger se sentit venir un fougueux mouvement de haine.

– Hypocrisie !… pensa-t-il. Il me raille en héritant de mon bonheur !

Puis il ajouta tout haut avec rudesse :

– Que faites-vous ici ?… Je suis prisonnier ; vous êtes libre : ne puis-je au moins jouir de tout mon cachot ?

– Pauvre enfant ! murmura l’aîné de Saint-Maugon ; qu’elle doit être poignante l’angoisse qui met ces paroles dans la bouche d’un frère !

Il jugeait Roger d’après lui, et se trompait. Certes, Roger souffrait ; mais dans sa souffrance, il y avait autre chose qu’un remords. Ignorant le dévouement de son frère, il se croyait prisonnier, sous le coup d’une accusation de trahison. Le châtiment prochain lui semblait une expiation. Ce qui le transportait de rage, c’était l’inutilité de sa faute. Reine lui échappait. Son honneur, cet inestimable enjeu, était joué, était perdu. En revanche, au lieu du bonheur espéré, il recueillait la honte.

La honte mortelle qui ne se rachète point : l’échafaud.

Mais sa jalousie, furieuse et folle, l’aveuglait à l’endroit de sa honte. Sa torture était dans son amour.

La veille encore, Roger était un enfant loyal, mais faible. Aujourd’hui c’était une âme déchue, un gentilhomme indigne, un soldat dégradé, un mauvais frère.

C’est que, pour un cœur faible, l’existence est une périlleuse loterie. La vieillesse peut venir sans chute, par hasard ; mais, le plus souvent, le déshonneur la gagne de vitesse. Le droit chemin, pour employer une expression poétique dans sa trivialité, est un très-étroit sentier qui passe au-dessus d’un abîme. Comment l’homme, pur et bon qu’il soit, résistera-t-il aux passions qui l’attirent vers le précipice, s’il n’a point la force, cet appui auquel seul l’antiquité accordait le nom de vertu ? L’honneur, la probité, la fidélité, chez les cœurs débiles, sont comme ces couleurs éclatantes qui brillent sur les tissus de bas prix. Le matin, elles éblouissent ; le soir, après quelque rude averse, il ne reste qu’un haillon terne et misérable.

Bertrand ne voyait en Roger que le malheureux et non point le coupable. Généreux et dévoué comme tous ceux qui sont forts, il avait résolu, dès le premier moment, d’attirer à lui la tempête pour en préserver son frère. Mais il ne voulait pas dévoiler son dessein, de peur d’éprouver un obstacle de la part de Roger lui-même. Celui-ci se croyait captif ; il fallait lui laisser cette croyance. Aussi, lorsque Roger le somma brusquement de sortir, Bertrand se retira aussitôt. Il était, lui, bien réellement prisonnier, et dut s’arrêter dans la pièce d’entrée qui formait une espèce d’antichambre. Comme il y mettait le pied, une clef tourna dans la serrure de la porte extérieure, et un soldat parut, suivi d’une femme voilée.

– Entrez, madame, dit le soldat. La consigne est sévère, mais, dût-on me pendre, je ne me repentirais pas, si votre visite fait plaisir à M. le baron.

Ce que disait ce soldat, tous ses camarades l’eussent dit à sa place : Bertrand était si brave et si bon !

La femme voilée entra et se découvrit le visage. C’était Mlle de Montméril.

Bertrand n’était point préparé. La vue de Reine amollit son cœur. Il se sentit fléchir dans sa résolution. Sa passion, vaincue, se releva plus irrésistible, et recommença la lutte. Il aimait Reine de cet ardent et profond amour que l’homme n’a point deux fois en sa vie, et qui, refoulé un instant, reprend l’âme de vive force et la domine tyranniquement.

– J’étais résigné, pensa-t-il ; pourquoi Dieu m’envoie-t-il maintenant ce calice de suprême amertume !

Reine ne ressemblait guère à cette brillante jeune fille que nous avons admirée au bal de M. le marquis de Poulpry. Plus de diamants dans ses cheveux, plus de sourire à sa bouche : une robe sombre ; des yeux fatigués de larmes, et de la pâleur sur sa joue. Mais elle était belle ainsi, plus belle encore que la veille, entourée qu’elle était alors de tant de splendeurs et de tant d’hommages.

Bertrand, cachant son trouble sous une froideur respectueuse, s’était incliné en silence, et lui avait montré du doigt l’unique siége qui se trouvât dans l’antichambre. Reine ne voulut point s’asseoir.

– Monsieur, dit-elle, je viens vers vous d’après la volonté de mon père.

Elle s’attendait peut-être à quelque tendre reproche touchant la froideur de ce début. Son attente fut déçue.

– Monsieur de Montméril, répondit Bertrand avec tristesse, peut-il rendre à Mauguer l’honneur qu’il vient de lui ravir.

– L’honneur ! répéta Reine interdite ; – il s’agit de votre liberté, monsieur… Et, au nom du ciel ! ajouta-t-elle, ne pouvant soutenir plus longtemps ce rôle glacial ; – ne me parlez pas ainsi Bertrand !… Que vous ai-je fait ? Qu’avez-vous depuis hier ?

– Depuis hier ! murmura le capitaine, dont tout le cœur s’élançait vers Reine ; – oh ! je suis bien malheureux depuis hier, mademoiselle !

– Tout peut être réparé… commença Reine.

– Non ! dit Bertrand.

Et comme Mlle de Montméril le couvrait de son regard perçant et doux, regard d’ange auquel on ne résistait point, il courba la tête afin de fuir l’enivrement qui montait de son cœur à son cerveau. Sa piété fraternelle aux abois fit un dernier effort.

– Non, répéta-t-il, sans relever les yeux ; – mais vous parliez de liberté ?…

– Je viens pour vous sauver, ne le devinez-vous point ? Dans un quart d’heure, les postes vont être relevés ; les sentinelles sont gagnées…

– Dites-vous vrai ? interrompit le capitaine avec vivacité.

– Tout est prêt ! répondit Reine. Des chevaux attendent au dehors.

– Il sera donc sauvé ! s’écria Bertrand, dont l’œil se releva fier et brillant.

L’amour était vaincu de nouveau. Son héroïque abnégation avait le dessus.

Reine ne comprenait point.

– De qui parlez-vous ? demanda-t-elle.

– Écoutez, dit Bertrand avec entraînement ; c’est par vous qu’il est malheureux ; c’est par votre père qu’il fut coupable. – Votre dette est grande : il faut l’acquitter, mademoiselle.

– C’est vous que je veux sauver.

– C’est lui que vous sauverez !… Lui, mon pauvre Roger, mon frère, dont hier encore la vie était si pure et l’avenir si riant ; lui que la mort de notre père a fait mon enfant ; lui qui vous aime et qui vous a tout donné, jusqu’à notre honneur !…

– Mais vous… vous ! interrompit Reine.

– Moi, mademoiselle…

Bertrand s’arrêta. Sa bouche, rebelle, se refusait à consommer le sacrifice.

– Moi, reprit-il enfin d’une voix altérée ; – moi… Je ne vous aime pas.

Reine s’appuya au mur humide de la salle basse. Elle défaillait.

– Vous voyez bien qu’il faut le sauver ! dit encore Bertrand.

– Oui, répondit Reine qui ressaisit sa fierté de femme ; – je le vois, et je suis prête, monsieur.

Roger était toujours assis sur le lit de camp, immobile, morne, le corps affaissé, l’âme engourdie. L’approche de Reine qu’introduisait Bertrand le galvanisa tout à coup.

Lorsqu’on lui dit de suivre Reine, il se leva et obéit. Il ne demanda point comment, prisonnier, il lui était permis de sortir. Il ne vit point que son frère demeurait à sa place. Pas un mot pour ce dernier, pas un geste d’adieu. Reine était là. Son esprit ébranlé n’avait plus de ressort que pour une pensée : Reine. – Il la suivit machinalement et d’instinct, comme un somnambule, dominé par le despotique fluide, suit le magnétiseur qui l’appelle.

Reine, au contraire, en quittant la salle basse, ne put retenir un douloureux soupir, qui descendit jusqu’au fond du cœur de Bertrand.

Les deux fugitifs partirent. Bertrand, resté seul, croisa les bras sur sa poitrine. Il resta ainsi, les yeux au ciel et le visage content. Lorsque le bruit des lourds battants de la maîtresse porte du château lui apprit que les fugitifs étaient hors de danger, il remercia Dieu.

* * *

Il y avait des guirlandes de fleurs aux vénérables lambris du château de Saint-Maugon. L’or de l’écusson de Mauguer scintillait aux feux de mille flambeaux. La musique inondait les hautes salles où se pressait une noble foule. – C’était dix-huit mois après les événements que nous venons de raconter.

– Ma foi de Dieu ! disait le jeune M. de Kercornbrec, natif de Quimper, – M. le baron de Keruau peut se vanter d’avoir la plus belle femme de la Bretagne.

– C’est-à-dire la plus belle femme du monde ! solfia avec une excellente méthode le cadet de Trégaz, Nantais fort éloquent.

– C’est tout un ! nasilla le Rennais Châteautruhel.

Les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo firent à ce sujet des observations analogues et qui ne méritent point d’être rapportées. Après quoi M. de Kercornbrec reprit, en grasseyant de la façon la plus remarquable :

– Ce pauvre baron l’échappa belle, s’il vous en souvient, messieurs, il y a un an ou dix-huit mois. Si ces damnés paysans de Louvigné n’avaient pas rendu la liberté au colonel de Gadagne, l’aîné de Saint-Maugon se laissait condamner au lieu et place de son frère, ce qui eût été, ma foi de Dieu ! grand dommage.

– Le fait est que Gilbert de Gadagne revint fort à propos… c’était lui qui avait assigné le poste au petit Roger de Saint-Maugon. Son témoignage sauva le pauvre baron.

Un valet passait en ce moment avec un plateau chargé de vins choisis. M. de Châteautruhel choisit cette occasion pour parler du nez.

 

– Je propose, dit-il, de boire à la santé des nouveaux époux.

Cette motion fut acceptée avec enthousiasme.

– Et Roger ? demanda Trégaz, – s’il vous plaît, qu’est-il devenu ?

– Il était amoureux fou de Mlle de Montméril, qui est depuis hier Mme la baronne de Kéruau. Mais la belle Reine ne l’aimait point. Quand le témoignage de M. de Gadagne eut mis la vérité en lumière, Roger, qui se cachait à Montméril, prit la fuite.

– C’était un pauvre cœur.

– Tout beau, messieurs, interrompit Châteautruhel ; il est mort comme il faut, en Breton et en gentilhomme… Il est mort devant la ville africaine d’Alger, en combattant pour le roi.

– Donc, que Dieu ait son âme ! dit le reste du groupe.

Un étranger était entré dans la salle. Son feutre rabattu cachait son visage. Il portait la double épaulette de capitaine. En entendant l’oraison funèbre de Roger il se prit à sourire.

Pendant cela, Bertrand de Saint-Maugon, assis auprès de Reine, sa femme, se recueillait en son bonheur, au milieu de toute cette joie bruyante ; mais son bonheur n’était point sans mélange.

– Vous semblez triste, Bertrand, dit Reine avec tendresse.

– Je suis heureux, répondit l’aîné de Saint-Maugon, bien heureux, car vous êtes à moi, et je vous aime… Mais notre père mourant l’avait mis à ma garde. Il était mon frère et mon fils… Pauvre Roger !

– Pauvre Roger ! répéta Reine.

– Mon frère ! mon noble frère ! dit une voix émue à leurs côtés.

Puis Bertrand se sentit prendre à bras-le-corps, et une bouche s’appuya passionnément contre son front.

Le feutre de l’étranger tomba et laissa voir les traits de Roger, brûlés par le soleil des côtes africaines. Bertrand poussa un cri de joie.

– De par Dieu ! murmura le jeune M. de Kercornbrec, il paraîtrait qu’il n’est pas mort !… Il a gagné une épaulette, voilà tout.

– J’ai voulu voir votre bonheur, dit Roger ; demain, je repars pour l’armée.

– Quoi ! sitôt ? demanda Reine.

– Madame ma sœur, répondit le jeune homme en baissant les yeux et avec un léger trouble dans la voix, – il faut la gloire pour effacer la honte.

– Dieu est bon ! murmurait Bertrand, plongé dans une sorte d’extase. – Reine, Roger… tout ce que j’aime !…

Sa voix fut couverte par le nez de M. de Châteautruhel, qui proposait de boire au retour du cadet de Saint-Maugon, ce à quoi obtempérèrent, avec satisfaction, MM. de Kercornbrec et de Trégaz, ainsi que les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo.

Les Contes de nos pères

LA MORT DE CÉSAR.

Afin que le lecteur n’aille point se fourvoyer, nous dirons tout de suite que notre héros, à part son trépas malheureux, n’a rien de commun avec le vainqueur de Pharsale. Le César dont nous allons chanter la fin précoce était, en son vivant, une honnête créature dépourvue d’ambition, et qui n’eût certes point pleuré de jalousie en voyant la statue d’Alexandre de Macédoine. Il menait une existence pure et tranquille, accomplissant soigneusement les modestes devoirs qui lui étaient confiés, et pratiquant dans le silence toutes les vertus compatibles avec sa position sociale.

De père en fils, les ancêtres de César avaient fidèlement servi la noble maison de Bazouge-Kerhoat, dont les aînés tenaient état de prince, et passaient, avec Rieux et Rohan, pour les plus hauts seigneurs de la province de Bretagne. César faisait comme ses aïeux ; il était aimant, dévoué, fidèle.

Il eût été réellement fort difficile de trouver un plus beau chien que César, – car César était un chien. Sans cette circonstance, nous prenons sur nous d’affirmer que ses éminentes qualités l’auraient fait connaître dès longtemps au monde, et qu’il n’aurait point eu besoin de nous pour écrire tardivement sa biographie. Son portrait en pied, qui orne le salon à manger du château de Kerhoat, atteste qu’il était de haute stature, portait fièrement sa tête carrée, et ramassait comme il faut son torse robuste pour résister prudemment ou bondir à l’attaque avec une héroïque intrépidité. Son poil était blanc, tigré de marques châtain foncé. Bien que son museau fût court comme celui d’un dogue, il avait de belles et longues oreilles ; les soies de ses reins, molles et légèrement bouclées, donnaient une apparence de richesse à sa fourrure. En somme, il y avait en lui du chien-loup, du dogue et de l’épagneul. Nous ne sommes point assez spécialement versés dans la physiologie canine, pour dire au juste de quel croisement de races ce noble et fort animal pouvait être le produit.

En l’automne de l’année 1793, César avait trois ans. Son cou tigré ne portait point le lourd collier de cuir, hérissé de pointes de fer. Un simple anneau de cuivre, luisant comme de l’or fin, et poinçonné aux armes de Bazouge, se cachait à demi sous ses longs poils soyeux. À cet anneau pendait une petite plaque où se voyait un chiffre délicatement gravé et formé des initiales H. B. Cette plaque indiquait que César appartenait à Mlle Henriette de Bazouge.

À cette époque, le château de Kerhoat n’avait plus cet aspect de vie et de bien-être qui réjouissait naguère ses hôtes, au bon temps où M. de Bazouge tenait table ouverte tant que durait la session des états de Bretagne. Situé à trois lieues de Rennes, sur la lisière de la forêt du même nom, le riche manoir servait alors de maison de plaisance à messieurs de la noblesse. C’était fête perpétuelle. Les remises, si vastes qu’elles fussent, ne pouvaient suffire à la foule des carrosses. Il fallait être duc ou ami du châtelain pour avoir place en l’écurie pour son attelage. Le soir, les vastes salons s’illuminaient ; les mille cristaux des girandoles envoyaient des faisceaux d’éblouissants rayons aux sculptures des lambris, à la sombre dorure des portraits de famille, aux émaux savamment éprouvés des écussons. Puis venait le splendide souper, égayé par les récits de quelque petit chevalier, qui avait été jusqu’à Paris où se passaient de fort singulières choses. Les dames s’étonnaient et ne voulaient point croire qu’il y eût au monde une femme aussi belle que la reine, et un homme aussi laid que M. de Mirabeau. Après le souper, le bal, le bal antérévolutionnaire, avec sa danse grave, digne, gracieuse, galante ; danse où pouvaient figurer les princesses, – danse naïve, mais hautaine, et qui rappelait, par son royal caractère, les nobles mœurs des jours chevaleresques.

Mais les lustres étaient éteints maintenant. Il n’y avait plus dans les longues galeries ni cavaliers empressés, balayant le sol du blanc panache de leur feutre, ni belles dames, ni velours, ni diamants, ni fleurs. Les bruits de fête se taisaient ; les splendeurs s’étaient voilées, et si quelque clarté venait, durant les nuits silencieuses, effleurer dans leurs cadres brunis les sévères visages des seigneurs de Kerhoat, c’était un pâle rayon de lune, qui glissait, fugitif et triste, entre les franges poudreuses des épais rideaux des fenêtres.

C’était toujours le même château, dressant superbement ses quatre hautes tours qui gardaient, comme autant de vigilantes sentinelles, les symétriques constructions du corps de logis. Il y avait toujours, d’un côté de la cour, les immenses écuries ; de l’autre, les communs. – Mais les communs étaient déserts, et deux chevaux grelottaient seuls dans la vaste solitude de l’écurie.

Un mauvais ange avait plané au-dessus de Kerhoat, secouant son aile sur ses joies, et mettant à néant du même coup sa splendeur et sa puissance.

Depuis deux ans, le chef actuel de la maison de Bazouge, vieillard octogénaire, avait perdu ses quatre fils aînés : deux à l’armée de Condé, deux sur l’échafaud. Le cinquième combattait en Vendée. M. de Bazouge habitait seul son château de Kerhoat avec Henriette, sa petite-fille. Jusqu’alors, son grand âge et la vénération de ses anciens vassaux avaient suffi à le protéger.

Les paysans de Noyal-sur-Vilaine et les sabotiers de la forêt se découvraient encore sur son passage, lorsque, à de rares intervalles, il parcourait, appuyé sur le bras d’Henriette, les campagnes qui avaient été son domaine. Quelques-uns même lui disaient bien bas : – Dieu vous bénisse, notre monsieur ! Les femmes, toujours plus courageuses, ne se cachaient point pour saluer Henriette d’un cordial : – Bien le bonjour, notre demoiselle ! Mais là s’arrêtaient les marques de respect ou de sympathie. On n’était qu’à trois lieues de Rennes, cité de 25,000 âmes, qui jouissait de cinq guillotines, et il n’était besoin que d’un pareil voisinage pour enseigner la prudence aux plus étourdis.

M. de Bazouge s’était défait de sa meute comme de ses chevaux et de ses valets. Il n’y avait plus au château, outre le jardinier, qu’un brave serviteur nommé Lapierre, deux chevaux de selle, et César, qu’on avait conservé à l’instante prière d’Henriette.

Celle-ci était une jolie enfant de treize ans, dont le doux visage empruntait aux malheurs qui avaient accablé sa race, une expression de mélancolie. Elle environnait son aïeul de soins attentifs et respectueux. Le matin, quand M. de Bazouge s’éveillait, la première figure qu’il voyait était celle d’Henriette. Elle lui faisait la lecture pour le distraire, et quand de bien tristes pensées amenaient un nuage plus sombre au front du vieillard, Henriette se mettait à genoux devant lui et chantait. M. de Bazouge écoutait : l’amertume de son cœur se dissipait peu à peu au son de cette pieuse voix, comme la gelée matinale se fond à la tiède chaleur du soleil des premiers jours de printemps. Il posait ses deux mains sur le front d’Henriette, et lissait d’un geste distrait les brillants bandeaux de ses cheveux blonds.

Puis le pauvre vieillard se prenait à sourire, et son regard, levé vers le ciel, remerciait Dieu pour cette suprême consolation, accordée au soir de sa vie.

D’autres fois, l’aïeul et sa petite-fille se mettaient à genoux, côte à côte, sur un beau prie-Dieu d’ébène. L’aïeul priait pour ses quatre fils, martyrs de la plus sainte des causes, et pour le cinquième, qui attendait le même martyre. L’enfant priait pour son père. Et quand cet homme, qui avait donné sa famille entière à Dieu et au roi, avait fini de louer Dieu, il criait : Vive le roi ! – et la faible voix de la jeune fille répétait ce cri loyal, héroïque mot d’ordre que murmurait peut-être en ce moment la bouche mourante du dernier Bazouge, sur quelque champ de bataille vendéen.

 

Pendant cela, César était couché dans un coin du salon ; ses yeux gris, à reflets de feu, se fixaient amoureusement sur sa jeune maîtresse. Quand le regard d’Henriette tombait sur lui par hasard, il se levait à demi, tendait ses deux pattes de devant et humait joyeusement l’air. Il ne la perdait jamais de vue tant que durait le jour ; la nuit, il se couchait en travers de sa porte, comme faisaient les gentilshommes de la chambre des anciens rois de Portugal.

 

Dès qu’Henriette mettait le pied dehors, César tournait en bondissant autour d’elle. Il courait follement le long des grandes allées du jardin, enjambait les plates-bandes, et revenait mettre son museau dans le sable au pied de sa suzeraine. César aimait bien M. de Bazouge, mais nous ne trouvons pas de mot qui puisse peindre convenablement son attachement pour Henriette. Sur un geste d’elle, il eût abandonné un os à ronger, il aurait peut-être, sur son ordre, signé un traité de paix avec certain matou retranché dans les combles du château, et contre lequel il entretenait une vendetta héréditaire.

Il y avait au bout de l’ancien parc de Kerhoat un petit ermitage où, par hasard, une croix était restée debout. Henriette dirigeait volontiers sa promenade vers ce but, tandis que son aïeul faisait la sieste ou lisait. L’office le plus important de César était d’escorter la jeune fille dans ces excursions. Dès qu’il la voyait tourner la clef du jardin pour entrer dans le parc, sa contenance changeait. Il modérait subitement son allure et prenait un maintien fort grave, comme s’il eût senti l’importance de la responsabilité qui pesait sur lui. En vérité, sa protection en valait, pour le moins, une autre ; il avait le jarret ferme, l’œil perçant, et des dents à mettre en déroute une escouade de loups. Malheureusement les animaux féroces qui infestaient alors la France étaient beaucoup plus nombreux et plus méchants surtout que les loups.

Un jour Lapierre, l’unique serviteur du château, revint de Noyal, l’effroi peint sur le visage. On disait que les autorités de Rennes étaient lasses de laisser si près d’elles, en paix et en vie, un vieux ci-devant qui avait eu plus de titres à lui seul que la moitié des états ensemble. En conséquence, la gendarmerie, escortée par un délégué du district, devait faire sous peu une descente au château de Kerhoat. M. de Bazouge reçut cette nouvelle en vieux soldat et en chrétien ; mais, en regardant Henriette, son œil se remplit subitement de larmes. Elle était si jeune, si belle et si bonne ! Au jour de sa naissance, un si riant avenir s’ouvrait devant elle ! Autour de son berceau, la famille avait rêvé sans doute quelque brillante et noble alliance. Hélas ! il n’y avait plus de famille. Le vieillard restait seul pour voir l’hymen de l’enfant, lugubre fête qui devait se passer en place publique et sous le soleil, avec l’échafaud pour autel, et pour prêtre le bourreau.

– Que la volonté de Dieu soit faite ! dit M. de Bazouge en essuyant furtivement sa joue ; et vive le roi !

– Vive le roi ! répéta Henriette.

– Vive le roi ! prononça lentement une troisième voix forte et grave.

César sauta joyeusement vers le nouvel arrivant. C’était un homme de grande taille, dont la figure disparaissait sous les larges bords d’un feutre à cocarde blanche. Un vaste manteau drapé autour de sa taille cachait le reste de son costume. Il s’était arrêté sur le seuil.

– Qui êtes-vous ? demanda le vieillard.

 

Le nouveau venu fit une caresse à César comme pour le remercier de son bon accueil, jeta son manteau sur un siége et se découvrit.

– Mon père ! Mon fils ! crièrent en même temps Henriette et M. de Bazouge.

Et l’étranger les pressa tour à tour sur son cœur en répétant :

– Mon père ! Ma fille !

C’était le dernier héritier mâle de Bazouge de Kerhoat, Henri, vicomte de Plenars. Il arrivait des environs de Beaupréau, où il avait laissé la division qu’il commandait dans l’armée catholique et royale. Ses bottes étaient blanches de poussière et ses éperons sanglants. Quand sa première joie fut calmée, le vieillard devint silencieux. Pendant que le vicomte embrassait sa fille avec passion et semblait ne point pouvoir se rassasier de sa vue, M. de Bazouge réfléchissait.

– Henri, dit-il enfin, que dois-je penser de ce retour ? La guerre est-elle finie ? N’y a-t-il plus en France un coin de terre où se puisse planter notre drapeau ?

Le vicomte fit trêve à ses caresses et montra sa cocarde blanche.

– Monsieur, répondit-il en secouant la poussière de ses bottes de voyage, – mes frères sont morts comme il appartenait à vos fils de mourir. Quand le drapeau blanc tombera, vous ne verrez point de sang à mes éperons, mais à mon épée. Je tiens à honneur d’imiter messieurs mes frères… Ne craignez rien. Vous n’aurez point la honte d’entendre dire jamais que la guerre est finie tant que battra le cœur du dernier de vos fils.

M. de Bazouge prit la main du vicomte et la serra fortement.

– Ah ! si je pouvais !… murmura-t-il avec angoisse.

– Il y aurait un héroïque soldat de plus dans l’armée de Sa Majesté, interrompit le vicomte ; mais la pauvre Henriette serait seule au monde… Qu’elle est belle, monsieur, et comme elle ressemble à sa mère !

Ce souvenir amena une larme dans les yeux de M. de Bazouge, et mit un nuage de rêveuse tristesse sur le front hautain du vicomte ; mais, secouant bientôt cette préoccupation, il prit à part son père et lui expliqua les motifs de son voyage. Les mesures de rigueur sévissaient de plus en plus par toute la France. Il avait profité d’un moment de répit et s’était mis en route le lendemain d’une victoire, pour déterminer son père à fuir en Angleterre.

– Je vous le demande, non point pour vous, monsieur, ajouta-t-il, mais pour cette pauvre enfant qui est notre seule joie et notre seul espoir… Refuserez-vous de lui sauver la vie ?

M. de Bazouge rejeta d’abord bien loin toute idée de fuite. Trop vieux pour combattre, il voulait du moins braver le danger dans le manoir de ses pères, mais le vicomte fut éloquent. La vue d’Henriette, qui souriait de loin et semblait implorer la permission de s’approcher, fit le reste.

– Viens, ma fille, viens, dit le vieillard attendri ; je tournerai le dos une fois en ma vie, mais tu vivras, et Dieu te donnera des jours meilleurs.

Toutes les mesures du vicomte étaient prises à l’avance. Il avait envoyé des gens sûrs à Granville pour préparer les moyens de passage, et sa suite, composée de six braves serviteurs, l’attendait sur la lisière de la forêt, prête à servir d’escorte aux fugitifs. Il fut résolu qu’on quitterait le château à la nuit. Et le vicomte, pour ne point éveiller les soupçons, rejoignit sa petite troupe qui se tenait cachée dans la maison abandonnée d’un garde. Lapierre fut chargé de mettre en état l’une des voitures qui gisaient, inutiles depuis longtemps, sous la remise, et de préparer les chevaux.

Si courageuse qu’on soit, à l’âge d’Henriette on n’envisage point la mort sans frémir. Quand elle sut le danger qui l’avait menacée et le salut qu’on lui apportait, elle se sentit joyeuse. Ce ne fut point pourtant sans une secrète douleur qu’elle se vit sur le point de dire adieu au vieux manoir où s’était passée son enfance. Elle allait çà et là, par tout le château, suivie de César qui semblait comprendre ses regrets et sa joie, elle allait donnant un triste regard à chaque chose, et contemplant, pour la dernière fois peut-être, ces vastes salles où les dorures scintillaient encore sous leur poudreux linceul, ces longues et hautes galeries au pavé de marbre, ces larges escaliers qu’embaumaient autrefois une double rangée de caissons de fleurs. Puis elle descendait au jardin et cueillait un bouquet, afin de garder bien longtemps sur la terre d’exil des roses de Kerhoat, en souvenir de la patrie. – À cette heure de la séparation, tout prenait autour d’elle un aspect aimable. Le vieux château lui apparaissait plus vénérable et plus fier ; les parterres dessinaient plus coquettement leurs symétriques arabesques ; les massifs de grands chênes secouaient plus doucement leurs feuillages inclinés ; les rosiers effeuillaient leurs fleurs, afin d’envoyer de plus pénétrants parfums. Rien, en ce monde, n’est plus séduisant que le bien qu’on va perdre, – si ce n’est peut-être le bien qu’on a perdu.

Henriette voulut s’agenouiller encore une fois dans l’ermitage où la conduisait naguère sa promenade quotidienne. Elle traversa le parc, sous l’escorte de César, et vint s’arrêter au pied de la croix. Cette croix était située sur une sorte de tertre, et dominait la campagne. Après avoir prié, Henriette s’assit et donna son esprit à la rêverie. César, couché à ses genoux, avait pelotonné son corps ; ses yeux se fermaient nonchalamment pour éviter un rayon de soleil couchant, qui, passant à travers les feuilles, se jouait dans les cils rougeâtres de sa paupière. Il semblait sommeiller à demi.

Tout à coup il se leva et poussa un sourd aboiement. La tête haute, le jarret tendu, il braquait son œil grand ouvert dans la direction de Noyal. Henriette suivit ce regard et devint pâle. Sur la route de Noyal, quatre cavaliers s’avançaient. Henriette avait reconnu l’uniforme redouté des soldats de la république.

Elle se dressa sur ses jambes tremblantes, et prit à toute course le chemin du château. César s’arrêta un instant sur le tertre pour lancer un aboiement menaçant, auquel répondit la voix lointaine d’un fort limier qui suivait les soldats, tenu en laisse par l’un d’entre eux.

À Kerhoat, comme dans presque tous les anciens châteaux, il y avait de sûres et impénétrables cachettes. Henriette devança les soldats d’un quart d’heure, ce qui lui donna le temps de vaincre les scrupules de son aïeul. Le vieillard consentit enfin à se mettre à couvert dans une chambre secrète, après avoir toutefois ceint son épée de bataille et passé à son cou le cordon des ordres du roi, pour le cas où l’on viendrait à découvrir sa retraite. Ces fiers débris de la gloire française n’aimaient point à mourir en négligé.

César se coucha en travers de la cachette.

Quelques minutes après, trois soldats et un délégué du district de Rennes se présentèrent à la porte du château. Lapierre, qui n’était point averti, ouvrit, et fut immédiatement fait prisonnier.

– Où est ton maître ? demanda le délégué.

– À Guernesey, répondit sans hésiter le fidèle serviteur.

Les trois défenseurs de la patrie et leur acolyte firent quatre fort laides grimaces ; mais ils aperçurent la voiture de voyage dans un coin de la cour.

– Misérable traître ! dit le délégué ; tu as menti à la république… Pied à terre, citoyens ! attachez-moi ce drôle, et commençons la visite du repaire.

On attacha Lapierre à un anneau de fer, devant l’écurie. Cela fait, le délégué ôta la laisse à son limier.

– Pille, Rustaud, pille ! dit-il.

Le limier, dressé dès longtemps à la chasse humaine, se précipita dans le grand escalier, remplissant le château de ses aboiements. Les soldats et leur chef le suivirent.

Pendant ce temps, Lapierre faisait de son mieux pour rompre ses liens, mais les soldats l’avaient garrotté en conscience, et le pauvre garçon avançait bien lentement dans sa besogne.

– Si j’étais libre ! se disait-il, j’irais chercher monsieur le vicomte, et, dans un quart d’heure, ces sans-culottes verraient beau jeu.

Mais il n’était pas libre.

Les soldats avaient bientôt perdu de vue le limier, qui s’était lancé en hurlant dans les interminables corridors du premier étage. Ils le suivaient seulement, guidés par sa voix, et le délégué l’excitait de loin avec des termes de vénerie, hideusement appropriés à cette abominable chasse.

– Il rencontre, disait-il ; il tient la voie. Le vieux blaireau ne peut nous échapper.

La cachette était située à la hauteur du deuxième étage, et pratiquée dans l’épaisseur de la muraille de l’ancien beffroi. Elle s’ouvrait sur une chambre inhabitée. César était toujours à son poste, couché en travers de la porte. Quand le limier, guidé par son flair exercé, entra dans la chambre, César se dressa silencieusement sur ses quatre pattes. Une seconde après, les deux chiens étaient en présence.

C’étaient deux robustes animaux, pleins d’ardeur, de force et de souplesse. Le limier montra sa double rangée de dents blanches et pointues.

César ne bougea point.

– Taïaut ! Rustaud ! hardi, mon brave ! cria de loin le républicain.

Le limier bondit en avant. César l’évita et le prit à la gorge. Le limier se débattit convulsivement durant une seconde, puis il poussa un rauque hurlement, – puis encore, il se roidit et demeura immobile.

César alors lâcha prise et se recoucha paisiblement à son poste. Le limier était mort.

– Où diable est passé Rustaud ? disait le délégué dans le corridor ; on ne l’entend plus… Hardi, mon bellot ! hardi !

 

Rustaud n’avait garde de répondre. Le délégué s’impatienta. Pour comble de malheur, par une fenêtre de la galerie, il aperçut Lapierre qui, ayant réussi enfin à détacher ses liens, enfourchait le cheval de l’un des soldats et s’enfuyait au grand galop.

– Ça se gâte ! grommela-t-il.

Désormais les chasseurs marchaient à l’aveugle ; mais, conduits par Rustaud jusqu’à la galerie du second étage, ils ne pouvaient tarder longtemps à découvrir la fameuse chambre. C’est ce qui arriva en effet. Au bout de dix minutes, le délégué se trouva en face du cadavre du limier. Un peu plus loin, dans l’ombre d’une encoignure, il distingua les yeux flamboyants de César.

– Nous y voilà, camarades ! dit-il en se retirant prudemment derrière les soldats. Ce chien monstrueux a assassiné Rustaud, aux mânes duquel je rends la justice de dire qu’il est mort servant la patrie… Sondez ce mur. Le trou du blaireau n’est pas loin.

Les soldats s’avancèrent. César, le corps ramassé, les poils hérissés, aspirait bruyamment l’air. Son ventre touchait le sol. Ses yeux lançaient du feu. Le premier soldat qui voulut sonder le mur fut terrassé comme un enfant, puis César reprit son poste.

– Tirez ! cria le délégué ; immolez ce monstre, défenseurs de la patrie !

Les soldats mirent en joue ; mais, à ce moment, la porte de la cachette roula sur ses gonds, et M. de Bazouge se montra sur le seuil. Il avait tout entendu, et, voyant sa perte désormais certaine, il venait faire tête au danger. En ce moment suprême, sa grande taille s’était fièrement redressée. Son hautain visage, autour duquel voltigeaient quelques mèches de cheveux blancs, brillait d’une résignation sublime. Il portait le costume de lieutenant général, et ce fut l’épée à la main qu’il se présenta devant ses ennemis.

Les soldats se sentirent intimidés, mais le délégué reprit courage.

– Salut, citoyen ! dit-il ; on a besoin de toi là-bas au tribunal… Tu es bien le citoyen Bazouge, n’est-ce pas ?

– Je suis, répondit le vieillard d’un ton grave, Yves de Bazouge-Kerhoat, marquis de Bouëx, comte de Noyal et de Landevey, seigneur de Pléchastel, Kernez et autres lieux, chevalier des ordres du roi, lieutenant général des armées et……

– Assez, citoyen, assez ! Il y en a dix fois de trop pour te faire pendre ! s’écria le délégué en éclatant de rire. – Allons ! donne-nous ta vieille rapière, citoyen marquis.

– Venez la prendre, répondit M. de Bazouge, qui se mit résolument en garde.

Le républicain, alléché par cette facile victoire, dégaina et porta une botte au vieillard qui para faiblement. Henriette, plus morte que vive, s’élança au-devant de lui pour détourner le second coup, mais César se jeta au-devant d’Henriette. Ce fut lui qui reçut l’épée en plein poitrail.

– Pitié ! s’écria la jeune fille en tombant à genoux.

Le délégué répondit par un impitoyable ricanement, et releva son épée sanglante.

– Vive le roi ! dit M. de Bazouge en se remettant en garde.

– Vive le roi ! répéta cette même voix grave et forte que nous avons entendue une fois déjà.

L’épée du républicain, qui s’appuyait déjà sur le cœur du vieillard, retomba. Il se retourna plein d’épouvante. Le vicomte de Plenars, Lapierre et six hommes armés jusqu’aux dents venaient de faire irruption dans la chambre. En un tour de main, les défenseurs de la patrie furent réduits à l’impuissance et jetés dans un coin.

Henriette, riant et pleurant, embrassant son père, baisait les mains de son aïeul et remerciait Dieu.

– En route, maintenant, dit le vicomte.

La voiture de voyage fut attelée à la barbe des républicains. M. de Bazouge y monta le premier. Quand ce fut au tour d’Henriette, elle se sentit retenue par sa robe, et vit à ses pieds César, dont l’œil plaintif et mourant semblait implorer une caresse. César l’avait suivie jusque-là. Depuis le perron, une large traînée de sang marquait la trace de son passage.

Henriette se sentit émue jusqu’au fond du cœur. Elle se baissa et mit sa jolie bouche sur le front sanglant du fidèle animal. César remua joyeusement la queue et fit entendre un grognement de bien-être.

 

– Il faut le panser, il faut l’emmener ! dit Henriette.

César lui lécha les mains, puis il s’étendit tout de son long, et mourut.

* * *

M. de Bazouge et sa fille gagnèrent heureusement les côtes d’Angleterre. Henriette revint seule en France, après les mauvais jours de la révolution. Elle se souvint de César, et l’image de ce noble animal se voit encore sur l’un des panneaux de la salle à manger de Kerhoat. – Quand un visiteur s’en étonne, le vieux Lapierre s’empresse de saisir l’occasion, et raconte comment César vainquit en combat singulier un limier de la Convention, et fut assassiné par un républicain, à l’instar de son homonyme impérial.

Les Contes de nos pères

JOUVENTE DE LA TOUR.

Beaucoup d’Anglaises d’un certain âge fréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à une demi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompées par une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleux cosmétique célébré par les poëtes du moyen âge. Mais il n’y a point de fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieux archipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor, intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent de rocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindre écueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises courbaturées regagnent tristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques rides de plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus large que la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblent ménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte de vue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutes neuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu du courant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieux séjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté sa tente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes que les tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradis terrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort à l’aise, car, à part les Anglaises dont nous avons parlé, on n’y rencontre que des courlis, des barnaches, et quelques douaniers très-mal vêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux de mer.

En face des îles, sur la rive gauche de la Rance, gît un monceau de ruines à demi caché par un bouquet de hauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui, suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinion commune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : le passage et le prieuré furent baptisés tous deux par le même parrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans les vénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin, écrit en langue latine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèque publique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellent curé de Langourla, tout en attachant à ce précieux débris l’importance convenable, le communique libéralement, et va même jusqu’à traduire les passages les plus remarquables aux personnes qui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivières qui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg de Langourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gens de loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leur promenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ; mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ils n’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est point possible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de la Rance un batelier nomme Jouvente (Juventus). Il était beau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’explique formellement sur ce dernier point ; ce qui nous induit à penser que Jouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de la châtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitait une petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire et laborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le cor résonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageur mettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormait jamais que d’un œil ; nuit et jour il orientait sa voile ou appuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de la Rance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huit ans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenait Jouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par un beau clair de lune, souvent, bien souvent ses mains cessaient de peser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait des paroles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueur voilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant à travers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac, abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îles disparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-même se cachait bientôt derrière l’arête d’un cap. Jouvente alors s’éveillait brusquement, comme si un lien mystique eût existé entre la lueur lointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons et remontait le fleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublé laissait voir de nouveau la lumière, Jouvente souriait doucement, et sa bouche se fronçait comme pour donner un baiser.

 

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme de sa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernier regard vers la lumière qui, plus rapprochée maintenant, scintillait capricieusement entre les feuilles des arbres. Le plus souvent il demeurait bien longtemps à cette place, et, quand la lumière s’éteignait, Jouvente devenait triste et murmurait : – Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venait lentement ; mais dès que sa paupière était close, sa bouche se prenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait à son chevet pour enchanter ses nuits. – Il dormait et souriait ainsi jusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeter hors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour de Jouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard et sa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc et sa fille avait nom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dans la vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle : de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave que celui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnait dans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle courait gaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à ces gentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardes inspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans la chambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine qui faisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimait Nielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimait point autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleur d’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, les nuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait que quinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles de cet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cette enfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de son fait.

 

Jouvente attendait aussi ; mais c’était fort à contre-cœur. À mesure que passaient les jours, sa solitude se faisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois, emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquiets désirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillait toujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers des larmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pour prendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède à son mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparait du manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fier courage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait dessein d’aller vers le vieillard et de solliciter la main de sa fille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il se demandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous la châtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eau verte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève. Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, si aisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terribles difficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de sa tour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. – La nuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière se montrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou, lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas le moins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécute ici une fort habile et longue transition qui fait les délices du bon curé de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteurs dédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’une classe estimable à tant d’autres égards. – Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à son chevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauve oscillait lentement.

– Ma fille, dit-il, Dieu m’a donné de longs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’ai veillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut un autre protecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit la main de son père qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

– Il faut te marier, ma fille, reprit le vieillard.

– Je veux rester avec vous, mon père, avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

– Toujours ! répéta-t-il en souriant tristement : – c’est bien long à ton âge, ma fille ; au mien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

– Non ! oh ! non ! murmura Nielle dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser et poursuivit :

– Il te faut un époux dont le bras fort remplace mon bras qu’ont affaibli les années… Réponds, ma fille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme dont tu voudrais être la compagne ?

– Jamais je n’y ai songé, mon père.

– N’as-tu point remarqué que Jouvente de la Tour est beau et bien fait ?

– On dit qu’il a le cœur noble et bon, mon père.

– On le dit, ma fille… Ne voudrais-tu point être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya de sourire ; elle eût voulu éluder cette explication dont le début avait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta sa question d’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blonde chevelure dans le sein du vieillard et répondit enfin :

– S’il vous plaît que je devienne la femme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait la cloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutait point de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait été appelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace et pèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

– Combien paye-t-on pour le passage ? demanda ce pauvre étranger.

– Mon compagnon, répondit Jouvente, on paye un denier rennais, – à moins qu’on ne préfère gagner le gué qui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

 

L’étranger retourna tristement ses poches : elles étaient vides.

– Mes pieds saignent et je suis bien las, murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville de Dinan, afin de trouver le gué.

– Ne faites point cela, mon compagnon, dit Jouvente, touché de compassion ; entrez dans mon bateau, je vous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourde oreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, et s’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé à cette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr. Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondamment sur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle, et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, le dos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et lui se trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent et tous deux eurent la même pensée.

– Dans un combat corps à corps, se dirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sa partie.

Mais c’était là une pensée vague et inspirée seulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoir motif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance et bon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bord ils se serrèrent la main.

– Mon compagnon, dit l’étranger, je prie Dieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En ce moment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sans asile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me fera puissant.

– Le peu que j’ai fait pour vous, répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et s’il y avait place pour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vous plaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main le contenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

– Merci-Dieu ! s’écria l’étranger, vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfer si cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vous prie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie la nourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt le manoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir le vieillard lui-même qui se dirigeait vers la grève, aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

– Voici l’hôte de tous les nécessiteux, dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan du Bosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en tête pour le moment : il attendait Jouvente depuis une heure et prétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avança vers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’un geste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi de Coëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; mais Robert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru la colère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer de manoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, chose que l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abat la fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’il était, obéit au geste du vieillard et se retira en silence à quelques pas.

– Mon fils, dit Rostan du Bosc à Jouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignant Dieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. La joie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouvente étouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de son corps.

– Refuserais-tu ? demanda tristement le vieillard qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente et sillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit la main du vieux Rostan qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-ci comprit et fut heureux.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! dit enfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant de joie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée de mes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains du vieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes années et répétait doucement :

– Tant mieux ! mon fils, tant mieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoin de moi.

Ce soir-là, Jouvente regarda gaiement la lumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers. Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elle s’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant : – À bientôt !

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvre étranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doit croire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car il resta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant, il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et il restait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avait acheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et le manuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eût difficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuis l’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays et savait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits. Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sans ennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits de galanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. La bouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elle donnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïve intelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ; son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toute honnête légende, enlèvent de douces recluses, injustement enchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

– Que ne puis-je ainsi vous donner ma vie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente un air suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié de sœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait son obéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendresse qui est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était point Jouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux, pourtant. L’année qui sépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encore quelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événements au manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu, qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert de Coëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneur son père, ce pourquoi Robert partit en toute hâte ; mais, avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous son voile de deuil :

– Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; elle fut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Le manuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laisse percer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chose dans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notre avis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps à vouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon se désolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubre fête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit comme d’habitude au manoir où l’attendait cette fois une agréable surprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposé avec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était un changement aussi rapide que complet.

– Aurais-je amené le bonheur dans mon bac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit sur cette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer son visage.

Nielle détourna vivement la tête ; mais Jouvente poussa un franc éclat de rire.

– Il m’a donné un écu d’or pour son passage, continua-t-il ; j’en aurais donné vingt, moi qui suis un pauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, ton sourire que tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna sa tour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempête en rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de la tour résonna bruyamment. Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

– Je suis chrétien et ne veux point tenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendra pas l’eau par cette terrible nuit.

– Descends, mon homme, répondit une voix brève et impérieuse.

– Je connais cette voix ! pensa Jouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendez à demain, ajouta-t-il tout haut.

– Demain, il sera trop tard. Descends, te dis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effet l’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait son visage derrière un long voile, s’appuyait à son bras et tremblait.

– Embarque ! dit l’inconnu.

– J’embarquerai parce que tu m’as défié, répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

– Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans le bac que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance, grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peine lancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment, que Jouvente lui-même crut qu’il allait se briser ; mais le bac était bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accident la ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un péril évité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nul indice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulement un éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes de Saint-Suliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissent le fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crête blanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo, dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient à Jouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc, espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais, ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe, Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramait avec énergie ; le bac était à moitié route, et les contre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sa coque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur du lendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femme voilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse. L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sans doute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement sur le bateau qui venait de dépasser le groupe des îles ; le manteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules ; le voile de la jeune femme eut le sort du manteau. En même temps le ciel s’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : les avirons s’échappèrent de ses mains et il demeura comme foudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme était Robert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; – Jouvente se leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main sur l’épaule de Robert.

– Autrefois je t’ai fait l’aumône, dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ce ainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre de Robert.

– Ma dette ! répéta-t-il ; je te l’ai payée hier soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouilla son escarcelle où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu la veille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu qui frappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard ; Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, qui n’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçait naufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent, que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ils chancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscurité restait profonde, la foudre seule éclairait la lutte qui se poursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc des éléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être de remords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

– Renonce à elle ! cria Jouvente qui venait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

– Tu peux me tuer ; mais elle m’aime.

Cette idée n’était point venue encore à Jouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non pas son amant. Il fut frappé au cœur.

– Elle t’aime ! répéta-t-il machinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi !

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil. Les débris de sa coque se dispersèrent. Il ne resta sur l’eau que le mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-même et saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint sur l’eau et parvint à s’accrocher à la vergue qui fléchit sous son poids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés était désespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouvente soutenait d’une main Nielle que la terreur affolait ; de l’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avait laissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vague submergeait le mât ; il fallait en finir. Jouvente leva son arme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais il dit avec une résignation pleine de triomphe :

– C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter. L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait de Nielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

– Est-ce vrai ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

– Il a menti, n’est-ce pas ? s’écria Jouvente dont un espoir passionné réchauffa l’âme ; dis-moi qu’il a menti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

– Je l’aime ! prononça faiblement la jeune fille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Il était pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient le ciel.

– Il n’y a place ici que pour deux, murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous une vague. Le mât, à demi submergé, se releva.

– Jouvente ! Jouvente ! cria Nielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puis on n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de la tempête.

Le flux et le courant poussèrent le mât dans le havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant les blanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robert furent sauvés.

 

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourg et d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au bout de quelques années de mariage, elle quitta le monde pour se renfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propres deniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cette fondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenir venait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente resta au monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservé jusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait une réflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que le tardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixième partie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces deniers pour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire à cette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmes sensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi un peu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, et prétend que ce fluvialis nauta (il traduit naturellement cette expression par marin d’eau douce) fit preuve en tout ceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui, bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus le marché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion de ce bedeau.

Les Contes de nos pères

LE MÉDECIN BLEU

I. – SAINTE.

Le bourg de Saint-Yon est pittoresquement assis sur la croupe d’une colline, dont le sommet se couronne d’arbres séculaires. Au pied de cette colline s’étend un vaste marais. Ses eaux baignent à perte de vue la campagne de Redon et les extrêmes limites du département d’Ille-et-Vilaine. Le bourg est composé d’une seule rue, dont les maisons grises et couvertes en chaume s’étagent en amphithéâtre. À voir cette longue chaîne de maisons descendre tortueusement la montagne, on dirait, de loin, un serpent gigantesque endormi au soleil ou buvant l’eau tranquille des marais.

En l’année 1794, M. de Vauduy était propriétaire du manoir de Rieux, antique résidence des nobles seigneurs de ce nom, et situé à une demi-lieue au plus de Saint-Yon. M. de Vauduy était un homme d’une cinquantaine d’années, froid, sévère et taciturne. Les uns disaient qu’il était républicain fougueux, et donnaient pour preuve l’empressement qu’il avait mis à se rendre possesseur du château de Rieux, au préjudice du dernier rejeton de cette illustre maison, alors réfugié en Angleterre. Les autres prétendaient, au contraire, qu’il était secrètement partisan des princes exilés, et que le château de Rieux n’était, entre ses mains, qu’un dépôt, dont il conservait précieusement la propriété à son maître légitime.

Cette seconde opinion était la mieux accréditée, et assurait à M. de Vauduy une sorte de popularité dans le pays : car, il est à peine besoin de le dire à nos lecteurs, les campagnes bretonnes n’avaient point un fort grand amour pour le gouvernement républicain.

Au reste, tous les bruits qui couraient sur le maître du château étaient des conjectures plus ou moins probables, et pas autre chose. Sa porte, en effet, restait habituellement close ; il ne voyait personne, si ce n’est parfois Jean Brand, ancien bedeau de Saint-Yon, au temps où l’église était ouverte, et le docteur Saulnier, médecin du bourg.

 

Le citoyen Saulnier avait, avec M. de Vauduy, quelques traits de ressemblance morale. C’était aussi un homme froid et sévère ; mais ses opinions républicaines, poussées à l’excès, n’étaient un mystère pour personne ; et comme les paysans des alentours, qui s’étaient déjà soulevés plusieurs fois contre la Convention, donnaient aux soldats réguliers le sobriquet de Bleus, on ne connaissait guère le docteur, depuis Redon jusqu’à Carentoir, que sous le nom du Médecin bleu. Il n’était point aimé dans le pays, parce qu’il s’était joint à diverses reprises, en qualité de volontaire, aux colonnes républicaines qui pourchassaient les Chouans ; mais on s’accordait à reconnaître qu’il était médecin habile, et son talent lui était un boulevard contre la malveillance publique.

Une autre cause encore diminuait le mauvais vouloir des paysans. Le docteur avait une fille, objet du respect et de l’amour de tous.

Elle avait nom Sainte, et entrait dans sa quatorzième année ; mais ceux qui ne la connaissaient point, en voyant son enfantin sourire et la candeur angélique de son front, lui auraient donné deux ans de moins. Parfois, pourtant, quand elle était loin de la foule, et qu’elle donnait son âme à cette rêverie que souffle la solitude, on aurait pu voir son grand œil bleu s’animer sous les cils à demi baissés de sa paupière. Sa charmante tête devenait sérieuse ; ses lèvres se rejoignaient et cachaient l’éblouissant émail de ses dents ; la ligne de ses sourcils, si noire et si pure qu’on l’aurait pu croire tracée par le pinceau d’un peintre habile, s’affermissait et tendait la courbe hardie de son arc ; tout son visage, en un mot, dépouillant l’indécise gentillesse des premières années, revêtait la pensive et intelligente beauté d’un autre âge.

En Bretagne, où tout est matière à superstitieux pressentiments, ce nom de Sainte et la précoce mélancolie qui assombrissait aussi parfois sans motif ce radieux visage d’enfant semblaient un présage de mort prochaine. Quand elle passait, les paysans se découvraient, et les femmes tiraient leur plus belle révérence.

– Bonjour, not’ demoiselle ! disaient-ils.

Puis se retournant, ils regardaient avec une naïve admiration la légèreté gracieuse de sa démarche, et ajoutaient, en se signant dévotement :

– Dieu la bénisse ! Ce sera bientôt un ange de plus dans le ciel.

En attendant, c’était un ange sur la terre. Il n’y avait pas dans tout le bourg de pauvre cabane dont elle n’eût plus d’une fois passé le seuil. Elle allait partout porter aide et consolation. La souffrance semblait fuir à l’aspect de son frais et doux visage, et les cris de douleur se changeaient, quand elle apparaissait, en murmures d’allégresse et de bénédiction.

Sainte avait une amie ; c’était la fille du ci-devant bedeau de Saint-Yon : Marie Brand. Marie, aussi belle, plus belle peut-être que sa compagne, avait un bon cœur et une tête légère. Elle était fière outre mesure, ce qui eût semblé bien ridicule chez la fille d’un pauvre paysan, si Marie, spirituelle et parlant comme on parle dans les villes, n’eût point été mieux élevée que ses compagnes. Il y avait quatre ans seulement qu’elle habitait le toit de son père. Jean Brand, qui était veuf, l’avait amenée un jour de bien loin, disait-il, sans s’expliquer davantage. Or, on savait au bourg de Saint-Yon que Jean Brand n’aimait point les questions indiscrètes.

Durant les premiers mois qui suivirent l’arrivée de Marie, Sainte et elle s’étaient liées d’une étroite amitié. Elles avaient mis en commun leurs joies et leurs chagrins d’enfant ; elles s’étaient confié leurs petits secrets, révélé leurs plans d’avenir, dévoilé ces fantasques et mystérieux espoirs qui naissent au cœur des jeunes filles. Le citoyen Saulnier avait paru voir d’abord sans répugnance cette intimité. Mais lors du premier soulèvement du Morbihan, qui eut lieu en 1791, Jean Brand fut soupçonné d’avoir fait partie des insurgés. Depuis ce jour, Sainte reçut l’ordre de ne plus voir Marie. Elle pleura ; mais elle obéit.

 

Les Contes de nos pères

II. – LE RÔLE D’UNE FEMME.

Sainte n’était point l’unique enfant du médecin bleu. Elle avait un frère qui, depuis deux ans, avait quitté le toit paternel. René Saulnier était un grand et fort jeune homme, à la physionomie hautaine et résolue. Durant son enfance, il avait été le favori du docteur, qui voulait en faire un soldat. En ce temps, c’est-à-dire cinq ou six ans avant l’époque où commence notre récit, le bourg de Saint-Yon présentait un tableau champêtre plein de vie et de bonheur. Il y avait un bon curé au presbytère ; il y avait au manoir une châtelaine aussi compatissante que riche, et qui ne voulait point qu’il y eût de malheureux sur ses domaines. Aux environs, une douzaine de gentilhommières étaient peuplées de ces hobereaux campagnards, si pullulants en Bretagne, dont la tête est aussi folle que leur cœur est loyal, et qui parlent, entre les quatre murs enfumés de leur cabane, des royaumes conquis autrefois, en Syrie, par leurs fabuleux ancêtres.

Madame de Rieux, veuve du marquis d’Ouessant, dominait toute cette plèbe noble, et son fils était comme le chef de la jeunesse du pays. M. de Vauduy, pauvre gentilhomme, et parent éloigné de la maison de Rieux, était l’intendant et le commensal du château. Lui, le docteur Saulnier et l’abbé de Kernas, alors curé de Saint-Yon, formaient une petite société intime et basée sur une estime amicale et mutuelle. L’honnête curé s’occupait de l’éducation religieuse du jeune René et de sa sœur, qu’il aimait comme un père aime ses enfants ; M. de Vauduy, ancien militaire, apprenait à René le maniement des armes. À seize ans, René était un jeune homme simple de cœur, fervent chrétien, dévoué à ceux qu’il regardait comme ses bienfaiteurs ; il était de plus robuste, intrépide jusqu’à la témérité, maître passé au maniement de toute arme blanche, et si habile tireur, qu’on n’eût point trouvé son pareil à dix lieues à la ronde.

 

La révolution était venue ; le bon curé avait été obligé de fuir ; la famille de Rieux avait passé la mer, et les douze ou quinze gentillâtres étaient allés se faire tuer dans l’armée de Condé. Seul, M. de Vauduy était resté à Saint-Yon.

Quant à René, la fuite de ses anciens compagnons de plaisir, et surtout celle du bon curé, lui avaient mis au cœur une irritation profonde. Habitué à vivre au milieu des nobles, simples et loyaux comme leurs épées, et ne pouvant juger le gouvernement nouveau que par ses actes, il se prit à le haïr. Du fond de son obscure retraite, il ne pouvait mesurer les motifs qui faisaient agir tous ces bras impitoyables ; il entendait parler de la guillotine ; son père, sincèrement imbu des doctrines républicaines, essayait bien parfois de le ramener à son parti, mais le jeune homme écoutait d’un air sombre, et répondait :

– La république a chassé les habitants du château, qui étaient les bienfaiteurs du pays ; elle a chassé monsieur le curé, dont la vie ne fut qu’une longue suite d’actions méritoires ; elle a chassé tout ce qui était noble, bon et beau… Je ne puis aimer la république.

Puis un jour, il prit son fusil double et partit sans dire adieu à son père.

Sainte avait alors douze ans ; elle pleura et pria bien son frère afin qu’il n’abandonnât point la maison paternelle, mais le jeune homme fut inflexible.

– Sainte, dit-il en l’embrassant, tu ne sais pas, ma sœur, dans quelques mois la conscription viendra ; on me fera soldat de la république… J’aime mieux mourir…, mourir pour Dieu et pour le roi ! N’est-ce pas une noble cause, ma sœur ?

Sainte ne répondit point. Au fond de son cœur chacune de ces paroles trouvait un écho, mais elle n’eût point voulu donner tort à son père. Elle gardait le silence.

– Écoute, reprit René, d’autres motifs encore m’obligent à partir ; il se passe ici des choses que tu ne vois point et que tu ne saurais comprendre… M. de Vauduy n’est pas ce qu’il paraît être… Jean Brand ne couche point la nuit dans son lit, et l’heure approche où les bois de Saint-Yon retentiront du bruit des fusils… Mais ce ne sera plus le joyeux fracas de la chasse, ma sœur !…

– Que veux-tu dire ? s’écria Sainte.

– Un jour, ce fut la dernière fois que je vis notre bon curé ; en me disant adieu, il me baisa au front, et je sentis une larme rouler sur ma joue : « René, murmura-t-il à mon oreille, de malheureux temps vont venir ; la guerre civile et ses fureurs étouffent la piété filiale dans le cœur des enfants, l’amour paternel dans le cœur des pères… Quoi qu’il arrive, mon fils, souviens-toi du divin précepte, et ne te fais pas l’ennemi de ton père ! » Cette parole est restée dans mon souvenir, et je pars.

Sainte baissa douloureusement la tête.

– René, dit-elle, je ne te retiens plus, mais… notre père est vieux ; il a des ennemis ; qui le défendra quand viendra l’heure du péril ?

– Toi, ma sœur, toi qu’on aime, toi que nul malheureux ne peut voir sans se rappeler un bienfait ou une consolation. Tu restes avec lui, tu seras son égide… D’ailleurs, mieux vaut l’abandonner que d’être forcé de le combattre.

Sainte frissonna de la tête aux pieds.

– Pars ! s’écria-t-elle, oh ! pars bien vite, mon frère !

René déposa un dernier baiser sur son front, et disparut sur la route de Vannes.

Il se faisait tard ; Sainte reprit le chemin de la demeure de son père. En passant près de l’église, qui était fermée et déserte, elle s’agenouilla sur le seuil.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle avec ferveur, faites que cette horrible crainte ne se réalise point ! Ils sont bons tous les deux et suivent la voix de leur conscience. Si l’un ou l’autre se trompe, et que ce soit un crime, prenez ma vie, mon Dieu, et ne permettez point qu’une lutte impie les rapproche, et que…

Elle n’eut point la force d’achever.

– Puisse Dieu vous exaucer, ma fille ! dit auprès d’elle une voix grave et triste.

Sainte se releva vivement. Un homme enveloppé d’un vaste manteau s’était agenouillé à ses côtés. Elle reconnut l’abbé Kernas, l’ancien curé de Saint-Yon.

C’était un beau vieillard à la physionomie ferme et douce à la fois. Il était découvert ; les rayons de la lune, luttant contre les dernières lueurs du crépuscule, envoyaient à son front chauve, entouré d’une transparente couronne de cheveux blancs, un reflet indécis, presque fantastique. Sainte se sentit calmée par cette apparition inattendue ; elle s’inclina comme elle avait coutume de faire autrefois devant le prêtre, et celui-ci prononça sur elle les paroles de la bénédiction.

– Ma fille, dit-il ensuite, ce que je craignais est arrivé, je le devine. Votre père, que je regarde encore comme mon ami, bien qu’un abîme nous sépare maintenant, n’a pu étouffer les convictions de René ; leurs opinions se heurtent, et peut-être…

– René est parti, mon père.

– Dieu soit loué !… On ne peut dire à un homme : Change de croyances ; mais on peut lui ordonner, au nom de la religion universelle, de fuir quand il y a autour de lui des occasions de crime… Je comptais voir votre frère, Sainte ; c’était là le motif de ma présence en un lieu où je suis désormais proscrit.

– Ne pourriez-vous demeurer quelque temps parmi nous ? demanda la jeune fille ; le pays est maintenant tranquille…

– Tranquille ! répéta le vieillard en hochant la tête ; plût au ciel qu’il en fût ainsi, ma fille ! mais des signes que vous ne sauriez apercevoir annoncent une tempête à mes yeux plus clairvoyants… Non ! je ne puis rester ; lors même que ma tranquillité personnelle serait assurée, je ne pourrais rester encore… Mon devoir m’appelle, ma fille, et la vie du prêtre n’est qu’une longue obéissance à la voix du devoir.

Il prit la main de Sainte et la serra entre les siennes.

– Vous êtes bonne, continua-t-il, je puis le dire, moi qui lis dans votre jeune cœur comme dans un livre ouvert. Si les orages politiques pouvaient être conjurés par l’influence d’une âme angélique, votre père et tout ce qui vous est cher seraient à l’abri… mais c’est une haine folle et furieuse que celle qui pousse les uns contre les autres les enfants d’une même patrie. C’est une haine implacable, qui rend aveugle et sourd, qui durcit le cœur et le ferme à tous les sentiments de la nature… Priez Dieu, Sainte, priez !… mais travaillez aussi, et souvenez-vous que, dans ces luttes dénaturées, le rôle d’une femme chrétienne est tout de charité, de paix et de clémence. Commencez donc, enfant, votre rôle de femme, et soyez, au milieu de nos discordes intestines, l’ange de la conciliation et de la pitié !

Avant que la jeune fille eût le temps de lui répondre, l’ancien curé de Saint-Yon s’inclina profondément devant la croix de son église, et disparut derrière les ifs touffus du cimetière.

Sainte était triste, mais elle se sentait forte et courageuse. Ce rôle, que le prêtre venait de lui tracer, c’était celui qu’elle avait choisi d’elle-même dès que sa jeune intelligence avait pu entrevoir et comprendre le malheur des temps. Chouans et Bleus étaient également ses frères.

 

– Je serai toujours du parti des vaincus, se dit-elle, et Dieu me récompensera en faisant qu’un jour mon père et mon frère se retrouvent et s’embrassent.

Elle rentra. La nouvelle du départ de son fils fut un coup terrible pour le médecin bleu. Jusqu’alors il avait espéré le ramener à ses propres croyances, mais tout espoir était perdu désormais.

– J’ai donc assez vécu, s’écria-t-il, pour voir mon fils devenir le suppôt des tyrans !

Sainte n’essaya point en ce moment de prendre la défense de son frère. Il fallait, pour ce rôle conciliateur qu’elle s’était imposé, non-seulement de la bonne volonté, mais aussi de la prudence et de l’adresse. Elle attendit.

Ce soir-là, le citoyen Saulnier refusa de prendre part au modeste souper que lui avait préparé Sainte. Il se retira dans sa chambre en silence, et passa la nuit en proie à une fièvre ardente. La fuite de René avait doublé tout d’un coup sa haine contre les partisans des princes exilés. Il accusait les Chouans d’avoir séduit son fils, et de l’avoir entraîné dans leurs ténébreuses associations.

Ce soupçon n’était point sans quelque fondement.

René, pendant son séjour à Saint-Yon, visitait souvent, à l’insu de son père, la cabane de Jean Brand. Le ci-devant bedeau était trop prudent pour endoctriner lui-même le jeune homme : il eût fallu se confier à lui, et Jean Brand ne se fiait à personne ; mais il y avait sous son toit un autre avocat dont la prestigieuse éloquence savait trouver le chemin du cœur de René. Marie Brand était royaliste, et elle portait dans la manifestation de son opinion cette fougue ardente et indomptée qui était le fond de son caractère. Quand elle parlait du meurtre de Louis XVI ou des innombrables assassinats par lesquels la Convention déshonorait sa cause, son œil flamboyait d’un éclat étrange ; sa voix d’enfant vibrait, perçante, et atteignait un diapason presque viril.

René dévorait alors, bouche béante, la parole de la charmante enthousiaste. Sa haine propre se fortifiait de la haine de Marie, et il jurait mentalement de faire une guerre à mort à quiconque portait la cocarde aux trois couleurs.

Il ne songeait pas que ces couleurs étaient celles du drapeau de son père.

Sainte ignorait cette circonstance. Elle avait religieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuis longtemps de voir Marie.

Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours la pauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui ne convenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes de demoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans les sentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’aurait pas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenant à la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnitures d’argent renvoyaient, en gerbe, les rayons du soleil. Cette conduite semblait à peine exciter la surprise des habitants de Saint-Yon.

– Jean Brand, avait-on coutume de dire, fait comme il veut ; sa fille aussi : voilà tout !

Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlait de Marie, il disait :

– Il y a dans ces veines bleuâtres qui diaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main si fine, il y a du sang d’aristocrate !

Puis il hochait la tête.

Nous reverrons plus tard si le citoyen Saulnier se trompait.

Les deux années qui suivirent le départ de René s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutiles efforts. Elle dépensait, à miner peu à peu le courroux haineux de son père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomates pour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle était sans cesse à son poste, toujours prête à saisir l’occasion de placer un mot en faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. La rancune du docteur semblait augmenter, loin de diminuer. Il était, au milieu de ces campagnes royalistes, comme une vedette de l’armée républicaine ; et plus d’une fois, ses avis amenèrent des colonnes de Bleus par delà les marais et dans le voisinage du château.

Les paysans étaient fortement irrités contre lui ; mais Sainte était si bonne ! Souvent elle avait recueilli et soigné de malheureux Chouans blessés ; plus souvent, les femmes de ceux qui étaient dans les bandes avaient dû à sa générosité le pain quotidien de leur famille. Le docteur, en ces occasions, ne mettait nul obstacle à sa bienfaisance. Il adorait sa fille, et se reposait de ses haines dans le spectacle de la perfection de Sainte.

Les Contes de nos pères

III. – LA CROIX DU CARREFOUR.

Par une fraîche matinée du mois de septembre 1794, le médecin bleu et sa fille se mirent en route, à pied, pour faire une promenade dans la forêt de Rieux.

Le citoyen Saulnier, toutes les fois qu’une préoccupation politique ne faussait point son esprit, était un aimable et excellent homme, un peu froid, mais franc, honnête et capable de donner à sa fille une éducation irréprochable. Sainte s’appuyait sur son bras. Ils allaient lentement, savourant le charme de ces intimes entretiens, si doux de père à fille, et dont la plume est impuissante à rendre les suaves épanchements.

Insensiblement, la conversation, après avoir effleuré divers sujets, était tombée sur l’abbé de Kernas. Le docteur, entraîné par ses souvenirs, parlait avec chaleur des services nombreux et désintéressés que le bon prêtre lui avait rendus autrefois. Sainte l’écoutait et se réjouissait ; la pauvre enfant croyait que cet hommage rendu à un homme proscrit par la république était une preuve que les opinions de son père devenaient moins extrêmes et moins passionnées. Malheureusement la pente était glissante, et l’ancien curé de Saint-Yon ramena tout naturellement le docteur à ses déclamations favorites.

– Il était bon, dit-il, il était vertueux, et sa présence était une bénédiction pour le pays. Je l’aimais comme un frère… Mais doit-on regretter un juste quand le coup qui l’a frappé a jeté bas, en même temps, des milliers de scélérats et de tyrans ?

Ils étaient alors au centre de la forêt de Rieux, à deux ou trois cents pas du château. Sainte, voulant détourner l’entretien, montra du doigt, au hasard, un objet qui s’élevait au bord du sentier.

– Qu’est-ce-là, mon père ? dit-elle.

Le docteur leva les yeux et s’arrêta stupéfait. Sainte elle-même tressaillit ; elle se repentit vivement de sa question étourdie.

Au centre d’une étoile, formée par le croisement de plusieurs routes, s’élevait autrefois une croix de bois, dont les bras et la tête, terminés en fleurs de lis, avaient éveillé la susceptibilité des Bleus. La croix, depuis bien longtemps, gisait à terre, sous la bruyère touffue ; on l’avait remplacée par un poteau routier, surmonté d’un bonnet phrygien.

Mais ce jour-là, les choses avaient changé de face. C’était, à son tour, le poteau républicain qui gisait sur l’herbe, et c’était la croix qui, droite et haute, marquait le centre du carrefour. À son sommet, un drapeau blanc livrait ses longs plis à la brise, et la main du Christ tenait un écriteau sur lequel on lisait le cri de guerre des insurgés bretons et vendéens : Dieu et le roi !

 

– Dieu et le roi ! s’écria le médecin bleu avec un amer sourire ; sacrilége alliance du bien et du mal, du sublime et du grotesque !… Il faut qu’ils se croient bien forts pour oser pousser à ce point l’insolence !

– Ils sont malheureux, mon père, dit la douce voix de Sainte ; ne peut-on les plaindre au lieu de les haïr !

– Les plaindre ! répéta le docteur, dont les sourcils se froncèrent ; plaint-on le serpent qui vous enfonce au cœur son dard venimeux ?… Plaint-on le loup avide qui aiguise ses dents au tronc des chênes, et attend dans l’ombre sa proie pour la dévorer ?… Les plaindre !…

Le docteur s’interrompit tout à coup ; et dominant sa colère par un violent effort, il reprit :

– Mais je t’effraye, pauvre enfant. Tu es trop jeune encore pour comprendre tout ce qu’a de sacré la sainte cause que j’ai embrassée, pour sentir tout ce qu’a d’odieux et d’abominable le principe qu’ils défendent… Les lâches ! ils m’ont volé le cœur de mon fils !… Malheur à eux !

Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille.

– Pauvre René ! murmura-t-elle ; il y a deux ans que nous n’avons eu de ses nouvelles.

– Puissions-nous !… s’écria le citoyen Saulnier.

Il allait ajouter : ne jamais le revoir ; mais son cœur démentit à l’instant ce vœu blasphématoire, et il n’acheva point.

– Sainte, poursuivit-il d’un ton plus calme, en lâchant le bras de la jeune fille, cette croix et l’écriteau qu’elle supporte sont de clairs et tristes présages. Une insurrection nouvelle va éclater, je m’y attendais ; les brigands de la Vendée, vaincus au delà de la Loire, devaient venir chercher chez nous un asile et des prosélytes. Retourne seule à la maison, et prépare en toute hâte ma valise ; je partirai ce soir pour Redon.

– Ne répugnez-vous donc point, mon père, à ramener de nouveau les milices républicaines dans ce malheureux pays ? dit Sainte.

– Il le faut… Je vais entrer au château, afin de m’entendre avec Vauduy… Va !

Sainte obéit sans répliquer, et le médecin bleu prit à grands pas le chemin du manoir.

La pauvre Sainte, au contraire, marchait lentement et la tête baissée. Son cœur se serrait à l’idée de cette nouvelle lutte et des malheurs qui nécessairement en devaient être la suite.

Comme elle tournait un angle de la route, le galop d’un cheval vint frapper ses oreilles. Elle s’arrêta craintive ; son père avait déjà disparu derrière les grands arbres de la forêt. Le bruit cependant approchait rapidement. Bientôt, Sainte aperçut un cheval lancé à toute bride, et qui venait vers elle. Sur le cheval était une jeune fille à peine sortie de l’enfance qui, vêtue en amazone, poussait sa monture avec une sorte de frénésie. Sainte reconnut Marie Brand.

La fille du ci-devant bedeau passa près de son ancienne amie sans s’arrêter. Elle fit de la main un geste de reconnaissance plutôt hautain qu’amical, et un fier sourire vint errer sur sa lèvre. Puis, elle toucha de sa cravache la croupe fumante de son beau cheval, qui bondit en avant, et franchit en deux sauts l’espace qui le séparait de la route.

Sainte répondit au froid salut de Marie par le cordial : Bonjour ! du village. Elle ne l’avait jamais vue ainsi parée des atours qui conviennent à une demoiselle des villes. Elle la trouva belle, et se sentit venir au front une subite rougeur. Peut-être était-ce le plaisir de voir une compagne aimée ; peut-être aussi était-ce un vague et fugitif désir de parures : pour être simple, généreuse et bonne, Sainte n’en était pas moins une jeune fille, et quelle jeune fille ne se sent point parfois tourmentée par la naïve coquetterie du premier âge ?

Quand Marie fut passée, elle la suivit du regard, et remarqua le fusil double qu’un cordon de soie retenait à l’épaule de la jeune amazone ; elle remarqua aussi que sa toque de velours était surmontée d’une cocarde blanche.

– Où va-t-elle ainsi ? se demanda Sainte.

Puis, se souvenant des demi-mots de son père lorsqu’il venait à parler de Marie, elle ajouta :

– Et qui est-elle ?…

Les Contes de nos pères

IV. – MARIE BRAND.

Grâce à l’achat national qu’en avait fait M. de Vauduy, ou mieux le citoyen Vauduy, le noble château de Rieux n’avait subi aucune dégradation. Il s’élevait entre ses quatre douves, défendu par sa ceinture de remparts dix fois séculaires, et protégé en outre par huit tourillons qui flanquaient, deux à deux, chacun des quatre angles de ses ailes. Au-dessus de la grand’porte, l’écusson avait été gratté et remplacé par une couche de badigeon : c’était la seule marque qu’y eût laissée le passage des cohortes républicaines.

À l’heure où Sainte reprenait, seule, le chemin de la maison de son père, il y avait trois personnages rassemblés dans le grand salon du manoir. Assis dans un vaste fauteuil, sous le tablier de la cheminée, Jean Brand, en costume de paysan, les deux pieds sur les chenets, causait avec M. de Vauduy à voix basse. Le riche gentilhomme et le pauvre villageois semblaient se traiter d’égal à égal, et souvent les opinions du premier étaient rudement repoussées par le second. Le troisième personnage portait un large chapeau rabattu sur ses yeux, et tout son costume disparaissait sous le manteau qui le couvrait complétement. Étranger à la conversation, il arpentait lentement la salle et s’arrêtait seulement de temps à autre devant quelqu’un des vieux portraits de famille qui s’alignaient en cordon le long des hauts lambris.

Tout à coup, sans qu’aucun des domestiques eût annoncé la venue d’un étranger, trois coups retentirent à la porte.

 

– Ce ne peut être que le docteur, murmura précipitamment M. de Vauduy.

– Que le diable le confonde ! s’écria Jean Brand, qui se leva aussitôt, et, mettant le bonnet à la main, se hâta de prendre l’humble posture qui semblait lui convenir.

L’homme au manteau enfonça davantage son chapeau sur son front, et se glissa dans un embrasure.

Au même instant, et avant que M. de Vauduy eût pris le temps de dire : « Entrez ! » la porte s’ouvrit. Le médecin bleu parut sur le seuil.

Le citoyen Saulnier avait toujours conservé envers M. de Vauduy les rapports d’amitié qui les liaient autrefois ; il pouvait entrer à toute heure au château, et nulle querelle n’avait jamais eu lieu entre lui et l’ancien intendant de Rieux ; mais un observateur eût facilement deviné que ces semblants de bonne intelligence recouvraient une froideur mutuelle.

En entrant, le docteur jeta un rapide regard autour de la salle.

– Vous n’êtes pas seul, citoyen, dit-il, je vous dérange ?

Puis il ajouta mentalement en regardant le ci-devant bedeau :

– Toujours cet homme !

– Bien le bonjour, monsieur le docteur, murmura Jean Brand d’un ton bourru. – Et il se mit à l’écart.

– Loin de me déranger, mon cher docteur, dit M. de Vauduy, votre venue me fait grand plaisir. Je comptais me rendre chez vous ce matin.

– Ah ! fit Saulnier.

– Oui… J’avais un service à réclamer de vous.

– Je suis à vos ordres… Moi-même, j’avais également un service à vous demander.

– Cela se trouve à merveille ! s’écria M. de Vauduy.

– À merveille, en effet ! répéta Saulnier. Puis-je savoir ?…

– C’est une chose bien simple… Jean Brand, que voilà, est obligé de s’absenter ; moi-même, je suis sur le point d’entreprendre un voyage qui sera fort long peut-être…

– Ah ! fit encore Saulnier, dont un sarcastique sourire releva la lèvre.

– Et je voulais vous prier, continua M. de Vauduy, de prendre chez vous pendant notre absence…

– La jeune citoyenne Marie, n’est-ce pas ? interrompit le docteur.

– Mademoiselle Marie, dit Brand avec emphase.

– Vous avez deviné, cher docteur, il s’agit de Marie Brand, à laquelle je m’intéresse… plus que je ne puis le dire.

– Citoyen, répondit Saulnier avec sécheresse, je suis forcé de vous refuser, et vous comprendrez mes motifs… Moi-même, je compte partir ce soir, et je venais vous prier de donner asile à ma fille jusqu’à mon retour.

Jean Brand traversa lentement la salle et vint se placer en face du docteur.

C’était un personnage assez remarquable que ce Jean Brand, et il mérite une description particulière. Sa taille était de beaucoup au-dessous de la moyenne, mais elle gagnait en largeur ce qu’elle perdait en longueur. Sa carrure eût fait honneur à un homme de six pieds, et son torse, supporté par de courtes jambes, de forme peu académique, était un modèle parfait de force musculaire. D’habitude, il tenait les yeux baissés, et sa tête se penchait sur son épaule dans une attitude de nonchalante apathie ; mais quand une passion soudainement excitée roidissait ses muscles, son cou se redressait et devenait de bronze ; les veines de son front se gonflaient, ses yeux fauves lançaient un éclair sombre et perçant à la fois. En ces instants, sa physionomie se faisait terrible et puissamment accentuée.

Rien de semblable n’existait lorsqu’il traversa la salle pour s’approcher du citoyen docteur. Seulement sa paupière demi-baissée laissait échapper un regard hostile et moqueur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, ou citoyen, puisque c’est votre idée qu’on vous appelle comme ça, j’ai envie de vous donner un conseil.

– Je vous tiens quitte, répondit le médecin bleu avec dédain.

Jean Brand cligna de l’œil et roula son bonnet entre ses doigts.

– M’est avis, reprit-il, que vous avez marché sur une mauvaise herbe, not’ maître.

– Je ne suis pas ton maître ; si je l’étais, mon premier soin serait de te dire : Va-t’en !

– Vous auriez tort, mon bon monsieur ; moi, tout au contraire, je vous dis : Restez !

– Que veut dire ce misérable ? s’écria le docteur en s’adressant à M. de Vauduy.

Mais celui-ci ne répondit que par un geste équivoque, qui pouvait se traduire ainsi :

– Je n’ai pas le droit de lui imposer silence.

– Cela veut dire, reprit Jean Brand en se redressant tout à coup, que vous parlez à un capitaine au service de Sa Majesté le roi de France et de Navarre ; cela veut dire que vous n’êtes pas mon maître, en effet, parce que je suis le vôtre ; cela veut dire enfin que vous avez joué trop longtemps le rôle d’espion de la république dans ce pays et que vos exploits en ce genre touchent à leur terme… Vous êtes mon prisonnier.

À cette époque de troubles, chacun portait sur soi des armes. Saulnier, qui était un homme de cœur, voulut résister et mit la main sur ses pistolets ; mais Jean Brand, le prévenant, appuya un des siens contre sa poitrine.

– Pas de sang ! s’écria l’homme au manteau, qui se précipita entre eux et les sépara. Monsieur Brand, pourquoi cette violence ?… Donnez-moi vos armes, Saulnier ; je vous engage ma parole qu’il ne vous sera point fait de mal.

Celui qui parlait ainsi releva son chapeau à ces mots, et tendit la main au docteur.

 

– L’abbé de Kernas ! murmura celui-ci ; j’aurais dû m’en douter !… Je suis dans un repaire de Chouans.

– Ami, répondit le prêtre, vous êtes en effet entre un serviteur de Dieu et un défenseur du trône : à cause de cela, vous êtes en sûreté.

Il fit un geste, et Jean Brand remit ses pistolets à sa ceinture.

Vauduy était resté spectateur impassible de cette scène.

– Ce diable de Brand, dit-il alors, a des façons d’agir tout à fait extraordinaires ; il ne sait pas dire deux mots sans brûler une cartouche… Mon cher Saulnier, je vous demande pardon de ce qui arrive, mais… ce que vous a dit Brand est la vérité ; vous êtes son prisonnier.

– Comment !… vous aussi !

– Moi plus que personne, poursuivit froidement Vauduy. Je n’ai point changé d’état ; je suis, comme autrefois, le serviteur de la maison de Rieux, rien de plus.

– Mais de quel droit ?…

– Permettez. Le droit est positif : Brand a prononcé un mot fâcheux, mais juste ; vous faites, parmi nous, le rôle d’espion, mon très-cher Saulnier.

Celui-ci voulut se récrier.

– Permettez, poursuivit M. de Vauduy avec la même froideur ; vous êtes un honnête homme, je le crois, et je vais vous en donner bientôt une preuve… mais il n’en est pas moins vrai que vous comptiez partir ce soir pour Redon, afin de dénoncer…

– Je l’avoue, interrompit Saulnier ; je fais plus, je m’en glorifie !

– Chacun prend sa gloire où il la trouve, mon cher Saulnier ; mais, en bonne conscience, votre aveu suffit pour motiver la conduite du capitaine Brand, et, sans notre excellent curé, qui a mieux aimé jeter bas son incognito que de permettre…

– Me croyez-vous assez lâche pour le dénoncer ?

– Je ne prétends point cela, quoique Brand fasse, dans son coin, une grimace significative ; mais brisons là… Voulez-vous être libre ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Peu de chose. Vous me rendrez le petit service que je réclamais de vous au commencement de cette entrevue.

– C’est-à-dire ?

– Vous recevrez chez vous Marie Brand, en promettant, sous serment, – je crois à votre parole, moi, – en promettant de la traiter comme votre fille, et surtout de ne point aller à Redon.

Saulnier se prit à réfléchir.

À ce moment, on entendit ouvrir la porte extérieure du château, et les pas d’un cheval retentirent sur le pavé de la cour.

L’hésitation du docteur ne dura pas longtemps.

– Ni l’un ni l’autre, répondit-il. En sortant d’ici, le premier acte de ma liberté sera de partir pour Redon.

– Voilà qui est parler, murmura Jean Brand.

Le prêtre haussa les épaules en soupirant.

– En outre, poursuivit Saulnier, je ne souffrirai jamais que le toit qui abrite ma fille soit souillé par…

– Silence ! s’écria Brand d’une voix menaçante.

– Silence, en effet, maître Saulnier, dit M. de Vauduy, perdant tout à coup son ton de froideur ; si j’ai deviné ce que vous alliez dire, vous feriez bien de recommander à Dieu votre âme avant d’achever tout haut votre pensée.

L’ancien curé de Saint-Yon s’approcha de nouveau du docteur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, nous étions autrefois amis, et j’espère que vous m’avez gardé votre estime ?

– Mon estime et mon amitié, citoyen Kernas, dit le docteur en lui tendant la main.

– Eh bien, reprit le prêtre, ayez égard à ma prière ; consentez à rester neutre dans ces tristes combats et à donner asile à Marie Brand.

Avant que le docteur eût pu répondre, il se fit un léger bruit à la porte ; personne n’y prit garde.

– Jamais ! s’écria le citoyen Saulnier ; je suis républicain, je servirai la république jusqu’à la mort.

– Ainsi vous refusez de recevoir Marie Brand ? prononça lentement de Vauduy.

– Je refuse.

Vauduy tira le cordon d’une sonnette, et deux paysans, armés jusqu’aux dents, parurent sur le seuil d’une porte latérale.

Mais, au même instant, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas, et Marie Brand s’élança dans le salon. Une vive rougeur colorait sa joue ; son œil brillait d’un éclat extraordinaire, et ses sourcils froncés donnaient à sa physionomie une expression de sauvage et impérieuse rudesse.

À son aspect, M. de Vauduy, Jean Brand, et le curé lui-même se découvrirent respectueusement. Elle ne répondit point à leur salut.

– Que signifie cela, messieurs ? dit-elle, en entrant, d’une voix brève et courroucée ; depuis quand la fille de mon père a-t-elle besoin qu’on sollicite pour elle un asile ?

– Not’ demoiselle… murmura humblement Jean Brand.

– Paix ! Je vous avais fait connaître mes volontés ; vous saviez qu’il me plaisait de suivre l’armée royaliste, et de combattre dans les rangs des fidèles soutiens du trône et de l’autel. Est-ce un complot que vous tramiez contre moi, messieurs ?

– Mademoiselle, dit Vauduy, si c’est un crime d’avoir voulu mettre à l’abri votre précieuse personne…

– Est-ce donc la fille d’un roi ? se demanda Saulnier.

Et en effet, à voir le geste impérieux et la pose pleine de majesté de cette enfant de treize ans, devant laquelle s’inclinaient ces trois hommes, cette question était permise. Si Marie n’était pas de race royale, du moins devait-elle être d’une bien illustre naissance, pour que son caprice fût ainsi accueilli par le respect et l’humilité.

Le prêtre, néanmoins, parut bientôt se souvenir que son ministère était au-dessus de toute distinction sociale.

– Ma fille, dit-il d’un ton ferme, vous êtes bien jeune…

– Qu’importe ?

– Peu importe, en effet. Eussiez-vous l’âge d’une femme, votre place ne serait point au milieu des camps. N’est-ce point assez des hommes pour répandre le sang dans cette déplorable querelle ?

Marie écoutait, le front haut ; un sourire impatient et railleur précéda sa réponse.

– Mon père, dit-elle, je suis femme ; je le sais ; c’est un malheur. Mais monsieur mon cousin de Rieux est mort en exil, je suis le dernier rejeton de la plus illustre maison de Bretagne, et, par la Vierge ! ma sainte patronne, je dis : Foin de mon sexe ! et je porte l’épée. Il ne faut pas, voyez-vous, que l’héritage de Rieux tombe en quenouille !

– Bravo ! murmura Jean Brand dont l’œil rayonna d’enthousiasme.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille, dit le prêtre, car votre cœur est plein d’orgueil.

Et il se retira lentement.

Le docteur était né vassal de Rieux. Involontairement saisi par le souvenir de tous les bienfaits dont cette noble race avait de tout temps comblé le pays, il se découvrit à son tour.

– Citoyenne, balbutia-t-il avec embarras, j’ai refusé asile à Marie Brand, mais Marie de Rieux…

 

– Assez, monsieur ! interrompit la jeune fille avec mépris ; je ne veux point vous dire ce que je pense de vous, car Sainte, votre fille, fut mon amie, et René, votre fils, est un digne soldat du roi ; mais si vous eussiez accepté l’offre que ces messieurs ont eu la faiblesse de vous faire, j’aurais refusé, moi ! Allez, monsieur, allez continuer votre rôle ; il n’y a pas loin d’ici à Redon… et vous êtes libre !

– Libre ! répéta le médecin bleu au comble de la surprise.

– Not’ demoiselle l’a dit ! grommela Jean Brand avec résignation.

– Qu’il soit fait suivant sa volonté ! ajouta M. de Vauduy.

Saulnier salua profondément Marie de Rieux et fit une froide inclination à Vauduy. En passant près de l’abbé de Kernas, il lui tendit de nouveau la main…

– C’est une noble enfant ! dit-il à voix basse en désignant Marie.

– Monsieur Saulnier, répondit le prêtre, remerciez Dieu, car il vous a donné une fille qui a toutes les vertus de son sexe et qui n’a que celles-là.

Quant à Jean Brand, il suivit le docteur, jusqu’au seuil, d’un regard haineux et plein de rancune.

– Il va nous dénoncer, pensa-t-il, mais nous serons loin demain, et je veux mourir sans confession, s’il retrouve autre chose qu’un tas de cendres à la place de sa maison !

Les Contes de nos pères

V. – LE BIEN POUR LE MAL.

Un mois s’est écoulé depuis la scène que nous venons de rapporter. La lutte s’est engagée ardente, implacable, comme toute lutte entre concitoyens.

Le jour de sa visite au château, le docteur avait accompli sa menace ; il était parti pour Redon avec Sainte. Jean Brand aussi s’était souvenu de sa promesse ; quand le citoyen Saulnier revint le lendemain, escorté d’un détachement de Bleus, il vit de loin fumer les derniers débris de sa maison.

 

Sainte pleura sur la demeure où s’était passée son enfance, où elle avait reçu le dernier soupir de sa mère, – sa bonne mère qui l’aimait tant ! mais aucune pensée de vengeance n’entra dans son cœur. Il n’en fut pas de même du médecin bleu, qui, dans sa colère, jura la mort de Jean Brand, et se fit volontaire pour poursuivre son ennemi.

Bientôt les environs de Saint-Yon offrirent un aspect de désolation profonde. Le bourg lui-même était abandonné, et c’est à peine si quelques femmes et quelques enfants se montraient parfois dans sa longue rue déserte. Ces malheureux ne faisaient à Sainte aucun reproche, mais, quand ils passaient près d’elle, ils ne lui envoyaient plus leur cordial et joyeux salut. Son père n’était-il pas l’agent fatal qui avait amené les républicains dans ces contrées ?

Sainte ne discontinuait point pour cela sa vie de bienfaisance. Ce qu’elle avait, elle le donnait aux tristes débris de la population du bourg. On recevait ses bienfaits, parce que la misère ne marchande pas, mais on les recevait sans gratitude, et il semblait que tout son généreux dévouement ne pût désormais compenser la juste haine qu’on portait au médecin bleu.

Celui-ci avait choisi l’une des cabanes abandonnées pour y établir sa demeure. Cette cabane, par un singulier hasard, était justement celle de Jean Brand, le ci-devant bedeau, son mortel ennemi. Du reste, le citoyen Saulnier n’y faisait que de courtes apparitions ; il poursuivait son œuvre de colère avec une passion inouïe, et se montrait toujours le plus ardent à la poursuite des Chouans.

Souvent Sainte restait seule au logis durant de longues semaines, sans nouvelles de son père. Quand il revenait, elle se précipitait à sa rencontre, joyeuse de voir ses inquiétudes terminées et espérant qu’enfin son père ferait trêve à cette lutte acharnée ; mais il n’en était rien. Le médecin bleu recevait avec une distraite indifférence les caresses de sa fille, puis il repartait en toute hâte.

Les Chouans, cependant, étaient loin d’avoir toujours le dessous. Déjà plusieurs fois des renforts étaient venus de Redon, mais la victoire restait indécise. Quand les Chouans étaient obligés de céder le champ de bataille aux troupes régulières, ils disparaissaient tout à coup pendant quelques jours. Nul ne savait quelle retraite les dérobait alors aux recherches les plus actives, puis, au bout d’une semaine, on les voyait revenir plus nombreux, plus déterminés que jamais.

Les femmes et les enfants qui étaient restés à Saint-Yon semblaient avertis de tout ce qui se passait au dehors, et faisaient les plus étranges récits. On disait que le général des Chouans était une jeune fille de treize ans, belle comme on ne vit jamais de beauté, et plus intrépide que le plus brave de ses soldats.

Et comme Sainte, dans sa naïve curiosité, s’informait de son nom, on lui répondait, avec l’emphase propre aux paysans de la haute Bretagne :

« Des gens l’ont connue et fréquentée, qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de ses souliers ; ceux-là l’appelaient Marie Brand, mais son vrai nom est mademoiselle de Sourdéac, marquise d’Ouessant, dame de Rieux, d’Acérac et de Châteauneuf-de-la-Mer ! »

Sainte s’émerveillait de ces récits, mais elle n’avait garde d’envier le sort brillant de son ancienne compagne. Elle se souvenait des paroles du bon prêtre et n’ambitionnait point d’autre rôle que celui que l’abbé de Kernas lui avait autrefois tracé en trois mots : PAIX, CONCILIATION ET PITIÉ. Comme elle aimait encore Marie, et que Marie était en péril, elle unissait, dans sa prière de chaque jour, son nom à ceux de René et de son père.

Un jour, il y avait longtemps que le médecin bleu n’était venu à la cabane. Sainte revenait de la forêt où s’était dirigée sa promenade solitaire, lorsqu’un fracas soudain retentit derrière elle : c’était le bruit d’une vive fusillade. Elle tourna la tête et vit une cinquantaine de Chouans franchir le talus du chemin et s’enfuir, poursuivis par un nombre double de républicains. Ils passèrent rapidement auprès d’elle.

– Voici un otage ! s’écria l’un d’eux ; saisissons la fille du médecin maudit !

Mais les fuyards étaient presque tous des gens de Saint-Yon. Ils passèrent, et plusieurs même soulevèrent leur chapeau en disant :

– Dieu vous bénisse !

Quelques-uns pourtant, étrangers au bourg, s’arrêtèrent, ayant à leur tête celui qui avait parlé le premier et qui n’était autre que Jean Brand, revêtu de son costume de capitaine, c’est-à-dire portant le feutre à plumes, la veste à revers et la ceinture blanche.

– Saisissons-la ! répétèrent-ils.

Sainte voulut fuir. Ses jambes fléchissaient ; elle eût été bien vite atteinte, si une seconde décharge des Bleus, qui avaient franchi le talus à leur tour, n’eût mis le trouble parmi ceux qui la poursuivaient. Ils s’enfoncèrent rapidement dans les taillis qui bordaient un côté de la route.

Mais la décharge avait eu un autre résultat. Jean Brand, frappé de deux balles, était tombé aux pieds de Sainte.

– Jésus-Dieu ! dit-il ; j’ai mon compte.

Les Bleus, sans se donner le temps de recharger leurs armes, s’étaient précipités sur les traces des fuyards.

Quand ils eurent disparu, Jean Brand se releva en chancelant. Ses traits exprimaient l’étonnement le plus profond.

– Mam’selle, murmura-t-il, saviez-vous que c’est moi qui ai mis le feu à la maison de votre père ?

– Je le savais, répondit Sainte ; appuyez-vous sur mon bras.

– Et pourtant, reprit Jean Brand, vous avez laissé passer les Bleus sans leur dire : Le voilà !… tuez-le !… Vous vous êtes placée devant moi pour me cacher… et maintenant, vous me soutenez comme si j’étais votre ami.

– Venez, interrompit Sainte ; votre sang coule ; je vous panserai.

– Et tout à l’heure encore, continua Jean Brand, je proposais à mes hommes de vous saisir – Vous m’avez entendu, n’est-ce pas ?

– Je vous ai entendu… Hâtons-nous, ils vont revenir !

– Mam’selle Sainte, je pensais qu’au ciel seulement il y avait des anges !

On entendit au loin un nouveau bruit de fusillade.

– Venez, venez ! s’écria Sainte en l’entraînant.

Jean Brand se laissa faire. En marchant, il levait sur sa jeune protectrice un regard de reconnaissance et d’admiration.

Sainte allait avec précaution, et le soutenait de son mieux. Après bien des efforts, ils arrivèrent à la cabane, et Jean Brand se coucha dans son propre lit, qui était devenu celui du docteur. Sainte avait souvent aidé son père dans ses pansements. Intelligente et adroite, elle avait retenu ce qu’il fallait faire en ces occasions, et le blessé se sentit bientôt assez soulagé pour chercher le sommeil.

À peine était-il endormi, que les Bleus arrivèrent. Sainte fit retomber autour du lit l’épais rideau de serge, et ouvrit la porte aux soldats de la république. Si Jean Brand s’éveilla pendant l’heure qui suivit, il dut se croire l’objet d’une étrange vision. Les républicains s’étaient attablés sans cérémonie et faisaient fête au vin du docteur. Quand ils eurent bien bu, ils se retirèrent et laissèrent la pauvre Sainte accablée de tristesse : nul, parmi eux, n’avait pu lui donner des nouvelles de son père.

Cependant Jean Brand s’éveilla, ignorant le danger qu’il avait couru durant son sommeil. Sa première parole fut néanmoins un cri de gratitude. Tandis que Sainte le pansait, elle sentit une larme tomber sur sa main. Jean Brand pleurait.

 

– Mam’selle Sainte, dit-il, si Dieu m’exauce, je vous revaudrai cela quelque jour.

– Vous ne me devez rien, répondit-elle, et si vous voulez me faire une promesse, je serai trop payée.

– Laquelle ? s’écria Brand avec vivacité.

– Le hasard… votre aversion mutuelle peut-être… peut vous mettre un jour en face de mon père dans un combat… Épargnez-le !

– Je vous le jure.

– Merci.

Sainte avait fini le pansement. Elle s’assit auprès du lit et mit sa tête entre ses mains. Alors seulement Brand remarqua sa profonde tristesse, et c’eût été merveille pour un observateur, que de voir la sympathique mélancolie qui envahit tout à coup le rude visage du proscrit.

Jean Brand était un de ces hommes énergiquement trempés qui surgissent soudain aux jours des révolutions. Simple, dépourvu de toute espèce d’instruction, mais possédant un coup d’œil rapide autant que sûr, et cet imperturbable sang-froid dans le danger, qui est la première vertu d’un chef de partisans, il avait gagné la confiance des nobles qui commandaient la chouannerie. C’était lui qui, avec M. de Vauduy, dirigeait la bande des environs de Saint-Yon, composée en majeure partie des anciens vassaux de la maison de Rieux. Jean Brand pouvait être cruel par circonstance ou par nécessité, mais son cœur, fort dans le bien comme dans le mal, était capable d’une reconnaissance sans bornes. La conduite de Sainte l’avait touché plus que nous ne saurions dire ; cette chose sublime que commande la religion chrétienne et que pratiquent si peu de chrétiens, le pardon des injures, semblait au Chouan demi-sauvage un acte de vertu surhumaine. Il avait fait le mal, on lui rendait le bien ; ce n’était là qu’accomplir strictement la lettre de la morale évangélique ; mais, dans les campagnes bretonnes, la loi du talion est en vigueur, et ceux-là seulement qui sont trop faibles pour se venger, font fi de la vengeance.

Jean Brand suivait donc avec sollicitude la mélancolique rêverie de l’enfant qui venait de lui sauver la vie, et se sentait venir à l’âme une tendresse croissante.

– Oh ! oui, murmura-t-il involontairement, s’il veut me tuer, il me tuera ; mais moi, je le respecterai désormais comme s’il était mon propre frère.

Sainte leva sur lui son regard voilé de larmes.

– Pourquoi pleurez-vous ? demanda-t-il.

– Hélas ! répondit Sainte, je vous crois sincère, mais est-il temps encore ? Il y a quinze jours que je n’ai eu de nouvelles de mon père.

– Nous en aurons ! s’écria l’ancien bedeau ; je me charge d’en avoir ; fallût-il vous conduire jusque dans notre retraite, dont nul ne connaît le secret, vous aurez des nouvelles du médecin bleu… Et, tenez, je me sens fort ; peut-être pourrons-nous partir sur-le-champ !

Il voulut se lever ; mais, affaibli par la grande quantité de sang qu’il avait perdu, il ne put y réussir, et s’affaissa sur son lit.

– Merci, dit Sainte en souriant doucement ; quand vous serez rétabli, nous partirons.

Les Contes de nos pères

VI. – LE TROU-AUX-BICHES.

Huit jours se passèrent, et aucune nouvelle du docteur ne vint calmer l’inquiétude de Sainte. Grâce à ses soins, Jean Brand était complétement rétabli.

– Mam’selle Sainte, dit-il un matin, je vais retrouver mes frères. Le secret de notre retraite fait toute notre sûreté, mais je me confie en vous comme si vous étiez ma fille… voulez-vous venir avec moi ?

– Aurai-je des nouvelles de mon père ? demanda Sainte.

– Nous chercherons ; nous interrogerons les garsdepuis le premier jusqu’au dernier. Quant à moi, je ferai de mon mieux, voilà ce qui est sûr.

– Partons donc ! dit Sainte ; mais la route est longue, sans doute ?

– Pas si longue que vous pensez… Venez.

Les dernières maisons du bourg de Saint-Yon touchent à un terrain dépourvu d’arbres et dont une portion est maintenant défrichée. C’était alors une lande aride, s’étendant à perte de vue, entre la lisière de la forêt et les rivages du marais de l’Oust. Toute cette lande était couverte d’ajoncs vigoureux et touffus, qui s’élevaient un peu au-dessus de la stature d’un homme.

De tous côtés, comme il arrive d’ordinaire sur les landes où nulle considération ne force le piéton à s’écarter de la ligne directe, ce taillis épineux était percé de mille sentiers divergents, qui se coupaient et s’enchevêtraient de telle sorte, que le fameux fil d’Ariane eût été une ressource parfaitement insuffisante pour se diriger au milieu de cet inextricable labyrinthe. Mais, à défaut de fil, Jean Brand, qui s’y était engagé avec Sainte, avait une connaissance exacte et minutieuse du pays. Aussi allait-il d’un pas ferme, changeant de sentier tous les dix pas, mais ne montrant jamais une ombre d’hésitation.

Au bout d’une demi-heure de marche, il s’arrêta.

– Nous voici arrivés, dit-il.

Sainte regarda autour d’elle avec surprise. Elle connaissait ce lieu pour y être venue souvent dans ses promenades, mais elle n’y avait jamais rien découvert qui pût servir d’abri à des êtres humains.

Cet endroit formait à peu près le milieu de la lande. Le terrain s’y affaissait circulairement, de manière à former un large amphithéâtre ou entonnoir, à pente insensible, dont le centre était marqué par un dolmen (pierre druidique). Le sol, parfaitement uni et sans mouvement aucun, ne permettait point de croire à l’existence d’une caverne cachée ; et l’absence complète d’arbres éloignait toute idée d’un campement en plein air.

– C’est le Trou-aux-Biches, dit Sainte, en donnant à ce lieu le nom sous lequel il était désigné dans le pays.

– C’est plutôt le Trou-aux-Chouans, répondit le bedeau. Du moins, à l’heure qu’il est vous y trouverez plus de Chouans que de biches.

Sainte jeta un nouveau regard aux alentours. Elle ne vit rien encore.

Jean Brand écarta alors avec précaution les branches épineuses d’un gigantesque ajonc.

– Passez, dit-il.

Sainte obéit. Aidée par le Chouan, qui, avec une adresse singulière, la préserva de toute piqûre, elle franchit le premier obstacle, et se trouva dans un nouveau sentier, tortueux, étroit, et le long duquel on ne pouvait marcher qu’en se courbant, parce que les ajoncs se rejoignaient à quatre pieds du sol, et formaient une manière de berceau impénétrable à l’œil. On serait passé vingt fois devant la touffe d’ajoncs qui masquait ce sentier sans soupçonner son existence, et ce n’était là cependant, pour ainsi dire, que le premier anneau de la chaîne de précautions dont s’entouraient les insurgés royalistes.

Jean Brand prit la main de Sainte, et lui fit descendre la pente douce de l’amphithéâtre.

Ils arrivèrent ainsi au pied du dolmen dont la tête grise s’élevait à plusieurs toises de terre. Jean Brand en fit le tour et toucha par trois fois, avec la crosse ferrée de son fusil, une pierre plate et carrée qui semblait scellée dans le sol. Au troisième coup, la pierre, tournant sur une charnière intérieure, fit bascule et laissa découvert l’orifice d’un large trou.

– Mort ! cria une voix souterraine.

– Bleu ! répondit Jean Brand, achevant ainsi le juron caractéristique qui servait de mot de passe.

La pauvre Sainte s’était reculée avec effroi, en voyant la gueule béante de la caverne ; le Chouan la rassura doucement, et tous deux commencèrent à descendre.

– Mettez vos fusils de côté, mes braves, dit Jean Brand en voyant deux sentinelles en blouse et en sabots croiser les armes au bas de l’escalier.

– Le bedeau ! s’écrièrent en même temps les deux Chouans ; le bedeau !

Et de tous les coins de la caverne, un hourra général et joyeux répéta :

– Le bedeau !

Sainte descendait en ce moment la dernière marche ; en tournant l’angle saillant de l’escalier, elle se trouva tout à coup dans une immense salle, brillamment éclairée, et remplie d’hommes armés. Plus morte que vive, elle se pressa timidement contre son conducteur.

La caverne, de forme semi-circulaire, et dont les deux bouts se repliaient légèrement, de manière à figurer un croissant, était entourée d’une litière de paille, couche commune où s’étendaient les Chouans, lorsque l’heure du sommeil était venue. Au-dessus de cette litière, une sorte de râtelier contenait l’arsenal de rechange de la bande. C’étaient des armes de toutes sortes, de toutes formes, et, on peut le dire, de toutes provenances. À côté d’une rapière droite, à lame triangulaire, pendait un sabre recourbé à pointe de Damas, dont la poignée, bizarrement historiée, annonçait une origine musulmane ; auprès d’un tromblon de cuivre, à la gueule évasée comme le pavillon d’un cor de chasse, se dressait la longue et fluette canardière du chasseur des marais ; puis venait un luxueux fusil à deux coups, arme de gentilhomme, qui avait mis à mort sans doute plus d’un vieux loup, plus d’un fort sanglier ; puis encore un mousquet massif, un canon blanc et lisse, trophée conquis sur un pauvre milicien de la république. Au bout de ce magasin, sur un affût à pivot, une petite pièce de deux livres de balle était soigneusement recouverte de son étui de serge. Ce petit canon ne sortait jamais du souterrain ; c’était l’artillerie de défense.

Sainte ne vit tout cela, comme on le pense, que fort imparfaitement. L’aspect de tous ces hommes à figures farouches et déterminées l’effrayait ; elle osait à peine lever les yeux et avait rabattu son voile sur son visage.

– Bedeau, mon ami, dit un officier supérieur en costume, dans lequel Sainte reconnut M. de Vauduy ; nous avions presque fait le sacrifice de ta précieuse personne… D’où viens-tu ? et qui nous amènes-tu là ?

– C’est trop de questions, répondit Jean Brand, et je n’ai pas le temps d’y répondre… Où est mademoiselle ?

– Dans son boudoir, répliqua M. de Vauduy en ricanant.

Jean Brand traversa la foule, écartant, à l’aide de ses coudes vigoureux, ceux que la curiosité portait à s’approcher de trop près de Sainte.

Arrivé au bout de la caverne, il poussa une porte et entra dans une petite cellule voûtée, où Marie de Rieux était seule.

– Ah ! ah ! fit Marie en prenant un air de souveraine qui ne lui allait point trop mal ; notre fidèle père nourricier !… Sois le bienvenu, Jean Brand, je craignais de ne plus te revoir.

Elle tendit la main avec une affectation théâtrale, et le bedeau la porta à ses lèvres.

– Not’ demoiselle, dit-il, voici mam’selle Sainte, qui m’a sauvé la vie, et qui voudrait savoir des nouvelles du médecin bleu.

– Sainte ! s’écria la hautaine enfant en cachant une émotion réelle sous un sardonique sourire ; qu’elle soit aussi la bienvenue ! mais est-ce bien chez nous qu’il faut venir, pour chercher des nouvelles du médecin bleu ?

– Sauf respect, commença Brand, en interrogeant nos hommes…

– C’est bien ! interrompit Marie, interroge qui tu voudras, et laisse-nous seules.

Brand salua et se retira aussitôt.

Les deux jeunes filles ne s’étaient point vues depuis le jour où la croix, surmontée d’un drapeau blanc, avait été relevée au carrefour de la forêt. Il y avait de cela plusieurs mois. Sainte fut surprise et affligée du changement que ce court espace de temps avait opéré sur les traits de sa compagne. Marie était toujours belle, mais une mate et maladive pâleur avait remplacé les fraîches couleurs qui brillaient autrefois sur sa joue. Son œil était entouré d’un cercle bleuâtre, et il y avait une tristesse profonde sous la méprisante ironie de son sourire.

Elles restèrent quelques minutes en face l’une de l’autre. Marie semblait faire une comparaison pénible entre le doux visage de Sainte et ses traits à elle, ses traits d’enfant, déjà fanés et presque flétris. Enfin elle rompit le silence.

– La fille du médecin bleu, dit-elle sans abandonner son ton de froideur, s’est donc enfin souvenue de son ancienne amie ?

– Elle ne l’a jamais oubliée, répondit Sainte avec douceur.

– C’est, de sa part, bien de la bonté… Et n’avez-vous point tremblé, Sainte, à l’idée de confier votre vie à des brigands tels que nous ?

Marie appuya sur ce dernier mot avec une singulière emphase ; on voyait que la pauvre enfant prenait fort au sérieux sa position d’héroïne. Sainte songea peut-être à cette fable que le bon la Fontaine a intitulée la Mouche du coche, mais elle n’en fit rien paraître, et répondit simplement :

– Je suis sous la sauvegarde de Jean Brand.

– Pauvre sauvegarde, ma fille !… Jean Brand est ce que tout le monde est ici, mon serviteur… un mot de moi, un geste, moins que cela, le ferait rentrer sous terre.

Sainte baissa les yeux… Elle se sentait prise de pitié.

– Vous êtes bien puissante, Marie, dit-elle ; êtes-vous heureuse ?

Cette question fit tomber comme par enchantement le masque au moyen duquel Marie voulait cacher son naturel franc et sincère. Elle regarda un instant Sainte d’un air indécis, puis, se levant d’un saut, elle lui jeta les bras autour du cou et se prit à pleurer.

– Sainte, ma bonne Sainte, dit-elle, que je voudrais être à ta place !

La fille du docteur lui rendit son étreinte, et toutes deux, les bras enlacés, s’assirent côte à côte.

– Ainsi, dit Sainte, tu n’es pas heureuse ?

– Je ne sais… Parfois des idées de gloire traversent ma cervelle ; je me sens le cœur d’un homme, et ma main trouve plaisir à caresser la garde d’une épée… C’est le sang de Rieux qui parle, alors ; en cet instant, j’irais à la mort comme on court à une fête… Mais d’autres fois, quand je me vois, pauvre enfant que je suis, au milieu de tous ces hommes dévoués, mais grossiers et toujours prêts à lâcher la bride à leurs passions brutales… faut-il le dire ?… j’ai peur.

Elle cacha sa tête dans le sein de son amie.

– Oh ! reprit-elle après un moment de silence, ce n’est pas la mort que je crains. Mon bras est faible, mais mon cœur est fort… Ce qui me ronge, c’est le doute : parfois, je crois surprendre un sourire de pitié sur les lèvres de mes hommes ; parfois, ils me répondent avec cet air de condescendance que prennent les bons serviteurs avec l’enfant gâté d’un maître qu’ils aiment… Admirent-ils ma précoce énergie ?… Raillent-ils mes inutiles exploits ?… Suis-je grande ou suis-je ridicule ?

En prononçant ce dernier mot, elle lança à la dérobée, vers Sainte, un regard plein d’anxiété.

 

Celle-ci fut quelque temps avant de prendre la parole. Quand elle rompit enfin le silence, ce fut d’un ton grave, presque sévère.

– Et c’est là tout ce que vous craignez ? dit-elle.

– N’est-ce pas assez ?

– Un jour, le curé de Saint-Yon, que vous respectiez autrefois, Marie…

– Et que je respecte encore…

– Je le souhaite… Un jour donc, le saint prêtre me dit ces paroles, qui se sont gravées dans ma mémoire : « En ces temps de luttes impies, ma fille, le rôle d’une femme doit être un rôle de paix, de conciliation et de pitié… » Ne vous a-t-il jamais rien dit de semblable, Marie ?

– Si fait… Je crois me souvenir… Mais je trouve injustes et cruelles ces prescriptions qui font de la femme un être passif, un être nul…

– Nul pour le mal, et tout-puissant pour le bien ! pensez-vous que ce soit un mauvais partage que le nôtre ?

– Je ne sais, dit Marie en soupirant ; peut-être as-tu raison… En tous cas, pour reculer, je suis trop avancée…

– Est-il jamais trop tard pour reconnaître ses torts ? dit Sainte.

– Pour loi… pour tout autre… non ! Mais je m’appelle de Rieux, et suis seule pour soutenir la gloire de ma race… Adieu ! Sainte, tes paroles amollissent mon cœur, et j’ai besoin d’un cœur de bronze… Adieu !

Marie de Rieux déposa un baiser sur le front de Sainte, et la congédia d’un geste. Quand elle fut seule, elle tomba dans une profonde rêverie et murmura machinalement :

– Paix, conciliation, pitié !… C’est là le rôle d’un ange et non d’une créature mortelle… et pourtant c’est celui de Sainte.

Cette dernière rentra dans la caverne, et chercha des yeux Jean Brand, qui vint aussitôt à sa rencontre d’un air triste.

– J’ai interrogé tout le monde, dit-il, et personne n’a pu me répondre.

– N’y a-t-il plus d’espoir ? murmura Sainte accablée.

– Notre bande n’est pas seule, répondit le bedeau. J’irai, je m’informerai.

– Oh ! merci, merci, monsieur Brand ! s’écria Sainte. Dieu vous récompensera.

– Pensez-vous donc, dit le paysan en montrant sa poitrine, que ceux que vous appelez des brigands n’ont pas là de cœur pour aimer et se souvenir ? J’ai contracté envers vous une dette, mam’selle, et je vous la payerai avant de mourir…

Les Contes de nos pères

VII. – LA DETTE DE JEAN BRAND.

Sainte revint tristement à la cabane, et passa encore une semaine en proie à toutes les tortures de l’attente.

Un jour, Jean Brand arriva tout essoufflé.

– Une chopine de cidre, mam’selle, si c’est un effet de votre bonté, dit-il en tombant épuisé sur un banc.

Sainte se hâta de lui servir à boire, et le bedeau avala la chopine d’un seul trait.

– Ah !… fit-il avec un long soupir de soulagement : un morceau de lard et du pain, maintenant, mam’selle, si ce n’est pas trop demander.

Sainte mit du pain et du lard sur la table. Jean Brand, avec une rapidité merveilleuse, fit disparaître le tout en un instant.

– Ah !… dit-il encore en avalant la dernière bouchée.

Puis il ajouta dolemment :

– Il y avait trois grands jours que je n’avais mangé, mam’selle !

– Est-il possible ! s’écria Sainte.

– Voyez, reprit Jean, qui se leva et montra son costume d’un geste mélancolique.

Son habit d’officier royaliste était réduit à l’état de haillons ; son écharpe blanche, déchirée et noircie par la poudre, pendait en lambeaux autour de son corps.

– Qu’est-il donc arrivé ? demanda Sainte.

– De tristes nouvelles pour les amis du roi, mam’selle. Voilà trois jours que nous nous battons, ou plutôt que nous sommes battus. Le général *** est en campagne, le maudit Bleu !… Nous étions un contre quatre… Ah ! mam’selle Sainte, il y a bien des corps morts à cette heure sur la lande.

 

– Et mon père ? s’écria la jeune fille dans son égoïste tendresse.

– J’allais y venir, mam’selle, et je vous demande pardon de vous avoir parlé de nous… Il y a des nouvelles… de votre père d’abord… et puis d’un autre encore…

– Mon frère ?

– Bien touché !… C’est du gars René, en effet, qu’il s’agit.

– Parlez, monsieur Brand, par pitié, parlez !

– Je suis venu pour cela, mam’selle, et je viens de loin… D’abord, il faut vous souvenir que je vous devais quelque chose, et que j’avais promis de payer ma dette avant de mourir… Je l’ai payée, mam’selle, et tout à l’heure, je vais aller mourir… ça vous étonne ?… Écoutez : Il y a trois jours, un corps de Vendéens nous arriva ; les pauvres diables étaient dans un piteux état, car, depuis la Loire, ils avaient été poursuivis par les Bleus. Néanmoins, ils n’avaient perdu qu’un des leurs… un jeune homme, qui était tombé de fatigue à deux cents pas du Trou-aux-Biches. Je demandai son nom : René Saulnier, me répondit-on.

– Mon frère !… mon pauvre frère !…

– Attendez donc !… Je pris ma canardière et m’en allai sur la lande. René était là, qui tirait la langue à faire pitié. Je lui donnai ma gourde et le chargeai sur mes épaules ; mais les républicains arrivaient : saint Jésus ! nous l’avons échappé belle ! Heureusement que ma gourde avait ranimé René ; il fila, et moi je restai pour couvrir sa fuite.

– Excellent homme ! s’écria Sainte en prenant la main de Jean.

– Attendez donc !… Ce fut l’affaire de dix minutes. Les Bleus n’avaient plus de munitions ; j’en ai été quitte pour quelques coups de crosse, et j’ai la tête dure… et d’un !… Le lendemain ce fut une autre fête. Nous sortîmes du Trou-aux-Biches avant le jour pour surprendre les Bleus : nous les trouvâmes endormis… Votre père était là, mam’selle…

– Mon Dieu ! qu’allez-vous m’apprendre ? murmura Sainte.

– Attendez donc… Il eut le temps de s’armer, et vint à notre rencontre comme un brave homme qu’il est, quoique pataud… Il se trouva en face de M. de Vauduy, son ancien camarade… Voyez-vous, mam’selle, dans ces guerres de Français à Français, il n’y a pas d’amitié qui tienne : souvent même l’idée qu’on a devant soi un ami vous pousse et vous met le diable au corps. Vauduy est maître en fait d’armes. Il reçut votre père, ferme sur la hanche, et allait l’embrocher, lorsque je l’ai terrassé d’un coup de crosse, priant le citoyen votre père d’aller voir à deux lieues de là si j’y étais par hasard… Voilà !

– Quoi ! sauvés tous deux ! sauvés par vous ! dit Sainte, qui fondit en larmes. Que faire pour vous prouver ma reconnaissance ?

– Voulez-vous me rendre bien content ? dit Brand, qui se sentit rougir sous le cuir bronzé de sa joue.

– Parlez, que faut-il faire ?

Brand ouvrit ses bras.

– Embrassez-moi, mam’selle Sainte, mais là, bien comme il faut… comme une bonne fille embrasse son vieux père.

Sainte se jeta à son cou.

Le bedeau souriait et pleurait en même temps.

– Merci !… dit-il, maintenant, je ne vous dis pas au revoir, mam’selle Sainte, car je ne vous verrai plus… j’ai frappé mon officier ; nous avons, nous aussi, une discipline… Adieu !

Sainte ne comprit pas tout d’abord ; mais bientôt la réalité lui apparut tout entière.

– Ils vont le fusiller ! s’écria-t-elle en courant sur les pas du bedeau : Brand !… Jean Brand !… restez avec moi.

Mais le Chouan n’était déjà plus à portée de l’entendre.

Les Contes de nos pères

VIII. – LE RÊVE.

Les Chouans de Saint-Yon étaient à l’agonie ; un dernier coup devait les détruire ou les disperser. M. de Vauduy, seul officier restant, disposa ses hommes pour une suprême bataille ; il ne leur cacha point l’imminence du danger. À quoi bon ? Ils étaient préparés à mourir.

Quand Vauduy se fut acquitté de ses devoirs de soldat, il entra dans la cellule de Marie.

– Mademoiselle, dit-il, deux chevaux sont sellés, et vous attendent au pied du dolmen ; un de mes hommes vous accompagnera jusqu’à Vannes, où j’ai fait retenir votre passage sur un brick qui part pour Falmouth… Il faut nous séparer.

Marie secoua l’engourdissement du désespoir où l’avaient plongée les défaites successives de ses compagnons.

– Vous êtes donc bien sûrs de vaincre ? dit-elle, en se redressant tout à coup.

– Hélas ! mademoiselle, nous sommes sûrs de mourir.

– Et vous voulez me renvoyer à l’heure du péril ?… Vauduy, cela n’est pas d’un serviteur loyal… Puisque la race des Rieux doit s’éteindre avec moi, qu’elle s’éteigne noblement, et sur un champ de bataille !

Vauduy voulut faire des représentations.

– Je le veux ! s’écria Marie.

L’ancien intendant s’inclina jusqu’à terre et sortit à reculons.

Comme il sortait, il rencontra Jean Brand.

– Bedeau, mon ami, dit-il, pourquoi es-tu revenu ?

– J’avais donné ma parole.

– Une parole est quelque chose, mais la vie est davantage… Tu m’as frappé ; tu dois mourir. Mais n’est-ce pas une chose dérisoire que de fusiller un brave tel que toi, la veille de notre mort à tous ?

– Cela vous regarde, dit froidement Jean Brand ; vous m’aviez laissé vingt-quatre heures pour aller jusqu’à Saint-Yon, où j’avais à remplir un devoir. Ce devoir est rempli ; me voilà.

– Jean Brand, mon ami, répondit Vauduy avec une égale froideur, ce que tu fais là est peut-être fort beau… mais mademoiselle et toi, vous êtes les deux plus grands fous que je connaisse.

Puis il ajouta, en bâillant :

– Reste si cela te plaît, va-t’en si tu veux. Demain, au point du jour, si tu es encore là, et qu’on ait du temps à perdre, on te fusillera.

Et Vauduy, succombant à la fatigue, se roula dans son manteau, et s’endormit.

– L’excès du péril peut-il donc tuer à l’avance, comme un feu trop violent brûle de loin ? murmura Jean Brand ; cet homme n’a plus ni espoir, ni crainte, ni tendresse, ni haine ; son cœur s’est fait pierre, il est mort déjà. –

Puis, profitant de la permission donnée, il saisit sa canardière, et s’éloigna lentement, résolu à partager, le lendemain, le sort de ses compagnons d’armes.

Sainte était rentrée dans la cabane, la pensée du sort qui attendait Jean Brand gâtait sa joie. Cette joie elle-même, d’ailleurs, n’était point sans mélange. Le citoyen Saulnier et René vivaient ; ils avaient échappé tous deux, comme par miracle, aux affreux dangers de cette guerre d’extermination, mais ils allaient se trouver en présence. Le médecin bleu savait-il que son fils était revenu ? René, lui-même, n’ignorait-il point que son père combattait, en qualité de volontaire, dans les rangs des républicains ? Le hasard ne pouvait-il pas les rapprocher dans la mêlée ?

À cette cruelle idée, Sainte, tremblant de tous ses membres, se sentait mourir ; et, comme il arrive dans ces occasions, plus l’idée était terrible, plus elle était tenace, obsédante, tyrannique. Impossible de la fuir ou de la chasser.

La nuit était venue. Sainte, assise près de sa lampe, la joue pâle, les yeux fixes et mornes, voyait sans cesse devant elle une effrayante vision, et ne songeait point à dormir. Les heures de la nuit passèrent lentement, l’une après l’autre ; la jeune fille veillait toujours.

Enfin, les premières lueurs du matin firent pâlir les rayons de la lampe. Sainte, exténuée de fatigue, engourdie par l’angoisse, ferma les yeux, et le sommeil vint la surprendre.

Elle dormit bien longtemps. Depuis plus de six heures, le soleil avait franchi la ligne de l’horizon, et répandait à flots sa lumière. Sainte dormait encore.

Mais ce sommeil lourd, fiévreux, plein de tressaillements soudains et de rêves pénibles, n’était point de ceux qui reposent. Sainte voyait passer devant ses yeux des images terribles et grotesques à la fois. Le pesant cauchemar oppressait sa poitrine. Des voix lugubres criaient des plaintes à son oreille, et, sous ses pieds, grouillait une eau impure où il y avait du sang. – Puis son rêve prit un enchaînement logique et affecta les allures de la réalité. Alors, ce fut horrible.

Sainte se voyait sur la lande, non loin de ce sauvage amphithéâtre que nos lecteurs connaissent déjà sous le nom de Trou-aux-Biches. Elle entendait çà et là des coups de feu derrière les ajoncs, mais elle n’apercevait rien.

Tout à coup, au détour de l’un des mille sentiers qui marbrent la lande, elle vit deux hommes arrêtés face à face.

L’un était un jeune homme, l’autre un vieillard.

– Vive la république ! dit le vieillard.

– Dieu et le roi ! répondit le jeune homme.

Deux sabres furent dégainés, et un combat furieux s’engagea.

Le jeune homme était René Saulnier ; le vieillard était le médecin bleu.

– Mon père ! mon frère ! voulait crier Sainte. –

Mais le cauchemar collait sa langue à son palais ; elle ne pouvait produire aucun son.

Et le hideux combat se poursuivait toujours.

Sainte fit des efforts inouïs pour se précipiter entre eux. Mais le cauchemar paralysait ses jambes, et ses pieds étaient devenus de plomb……

 

Les Contes de nos pères

IX. – LES INTÉRÊTS DE LA DETTE DE JEAN BRAND.

Au moment où Sainte rêvait ainsi, c’est-à-dire, vers cinq heures du soir, les pauvres Chouans du Trou-aux-Biches étaient fort mal menés. M. de Vauduy et bien d’autres encore étaient morts, en vendant comme il faut leur vie. Il n’y avait plus à tenir que le petit corps de Vendéens arrivés récemment en Bretagne.

On se battait dans la forêt de Rieux, et l’ombre des grands arbres ajoutant à l’obscurité croissante, on se frappait, pour ainsi dire, au hasard et sans se reconnaître.

Aussi, le rêve de la pauvre Sainte se réalisa : les deux Saulnier, le père et le fils, se rencontrèrent dans l’ombre et ne se reconnurent point.

Le médecin bleu, ardent et passionné comme toujours, sous une apparence de froideur, était affolé par la fièvre du combat et frappait avec frénésie ; René, sans espoir de vaincre, voulait du moins mourir vengé : c’était un duel à mort qui allait avoir lieu.

Mais à l’instant où les sabres se croisaient, cherchant un passage, et menaçant à la fois la poitrine des deux assaillants, un homme se précipita entre eux :

– Bas les armes ! s’écria-t-il d’une voix brisée.

Et, en disant ces mots, il tomba pesamment sur la mousse de la forêt.

La lune, à ce moment, se faisant jour au travers des hauts chênes, tomba d’aplomb sur nos trois personnages.

Les deux Saulnier se reconnurent et jetèrent leurs sabres. René se mit à genoux.

– Voilà donc où tu en devais venir ! s’écria le médecin bleu avec amertume.

– Taisez-vous un petit moment, monsieur Saulnier, dit l’homme qui avait mis fin au combat ; – me reconnaissez-vous ?

– Jean Brand ! s’écrièrent en même temps le père et le fils.

– En propre original !… approchez-vous, docteur, car je sens que je m’en vais…

– Êtes-vous donc blessé ? interrompit Saulnier.

– Mieux que cela, docteur, et tous vos remèdes n’y feraient rien… ainsi donc, écoutez-moi. Je vous ai sauvé la vie hier…

– Je le sais.

– Ne m’interrompez pas… Or, si je vous ai sauvé la vie, ce n’était pas par tendresse pour vous, monsieur Saulnier, car je vous ai toujours détesté du mieux que j’ai pu… c’était pour votre fille… Quant à toi, René, je t’ai sauvé aussi, mais tu es un bon garçon et je te tiens quitte.

– Quel prix mettez-vous au service que vous m’avez rendu ? demanda le docteur.

– Ne m’interrompez donc pas ! En outre de cela, docteur, je viens de vous empêcher de vous entre-tuer, votre fils et vous, ce qui eût été désagréable, même pour un Bleu… excusez-moi… Pour ces deux services je ne réclame qu’une chose.

– Parlez.

La voix de Jean Brand s’affaiblissait graduellement ; il reprit pourtant avec effort :

– Monsieur Saulnier, la guerre est finie ; il n’y a plus de Chouans à Saint-Yon, je suis le dernier, et dans deux minutes j’aurai rejoint mes frères… Embrassez votre fils, monsieur Saulnier… cela fera plaisir à mademoiselle Sainte… et je mourrai content.

Le docteur hésita un instant.

– Dépêchez-vous, murmura le bedeau ; si vous voulez que je voie ça, dépêchez-vous !

– Il ne sera pas dit que j’aie refusé la dernière demande d’un homme qui m’a sauvé la vie ! s’écria le docteur Saulnier.

Et il tendit les bras à son fils qui s’y jeta en pleurant.

– À la bonne heure ! dit Jean Brand d’une voix si éteinte, qu’on pouvait à peine l’entendre : mam’selle Sainte sera bien contente… et j’ai fièrement payé ma dette… principal et intérêts !

* * *

Vers sept heures, la porte de la cabane s’ouvrit. Sainte ferma les yeux instinctivement, et se recula, comme pour ne point voir ou entendre la confirmation de ses terreurs.

Mais deux voix connues prononcèrent en même temps son nom, et elle se trouva dans les bras de son père et de son frère.

Derrière eux était entré l’abbé de Kernas.

– Monsieur Saulnier, dit-il, remerciez Dieu d’avoir mis cet ange dans votre maison. Au milieu de ces luttes insensées, elle a pratiqué la loi du Seigneur, et le Seigneur l’en a récompensée dans ceux qu’elle aime… Vous, Sainte, ajouta-t-il en mettant un baiser au front de l’enfant, persévérez ; le rôle que vous avez pris, ma fille, a appelé sur ce qui vous entoure la miséricorde céleste… Adieu… quoi qu’il arrive, soyez toujours, au milieu des luttes politiques, l’ange de la PAIX, de la CONCILIATION et de la PITIÉ.

 

– Ne restez-vous point avec nous ? demanda René.

– Mon fils, répondit le prêtre, on se bat encore dans d’autres parties de la Bretagne ; je vais aller prêcher et consoler.… Quand il n’y aura plus de malheureux à secourir au loin, je reviendrai.

Il fit un pas vers la porte. Sainte courut à lui.

– Et Marie ? demanda-t-elle.

Une larme vint aux yeux du prêtre.

– C’était, répondit-il lentement, la fille des Rieux, ces chevaliers à l’âme de fer ; elle avait le cœur de ses pères ; elle est morte comme eux.

– Morte ! répéta Sainte en pleurant.

– Morte en criant : Dieu et le Roi !

Les Contes de nos pères

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Avril 2010

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