Les années de collège de maître Nablot

 

 

I

 

En 1834, dit maître Nablot, sous le règne de Louis-Philippe, vivaient à Richepierre, en Alsace, sur la pente des Vosges, un honnête notaire, M. Didier Nablot, sa femme, Catherine, et leurs enfants : Jean-Paul, Jean-Jacques, Jean-Philippe, Marie-Reine et Marie-Louise.

Moi, Jean-Paul, j’étais l’aîné de la famille, et je devais, en cette qualité, succéder un jour à l’étude de notre père.

Ce bon temps de la jeunesse me revient dans toute sa fraîcheur : je vois notre vieille maison à l’entrée du village ; sa cour, entourée de hangars, de granges, d’écuries ; son fumier, où se promenaient les poules ; sa large toiture plate, où tourbillonnaient les pigeons, et nous autres enfants, le nez en l’air, jetant de hauts cris, pour chasser les moineaux qui venaient piller le grain dans le colombier.

Et puis, derrière les vieilles bâtisses vermoulues, je vois notre jardin, qui descend jusqu’au bas de la colline, avec ses bordures de buis le long des allées et ses carrés de légumes. La vieille servante Babelô, les cottes retroussées, coupe des asperges avec un vieux couteau terreux ; la mère cueille des haricots ou d’autres légumes de la saison, son grand chapeau de paille tombant sur les épaules et le panier au bras... Tout est là, devant mes yeux !

Au-dessus de nous s’étageait le village, montrant ses fenêtres innombrables, hautes, basses, rondes ou carrées ; ses vieux pignons garnis de bardeaux et de planches contre la pluie et le vent ; ses balustrades et ses escaliers de bois. Les femmes allaient et venaient le long des galeries ; et, tout au haut de la côte, les sentinelles se promenaient l’arme au bras sur les remparts du vieux fort.

C’est un spectacle que je n’oublierai jamais, un de ces souvenirs d’enfance beaux comme un rêve, parce qu’alors on ne pensait à rien ; que le déjeuner, le dîner, le souper vous attendaient tous les jours à la même heure, et qu’on dormait tranquillement sur la foi des bons parents, sans s’inquiéter du lendemain.

Voilà le plus beau temps de la vie !

Notre père, petit homme vif et remuant, aimait à parler haut, à dire sa façon de voir sur toutes choses, à morigéner les campagnards, gens pleins de ruses et de chicanes, disait-il, auxquels il faut mettre les points sur les I, pour éviter les procès. Bien loin de les engager à faire des actes, il les prévenait toujours d’être prudents, de réfléchir avant de se décider ; et quand il s’apercevait d’un détour, d’un piège, d’une porte de derrière, selon son expression, l’indignation l’emportait. C’est alors qu’il fallait l’entendre se fâcher ; sa voix montait et descendait, toujours plus perçante ; on l’entendait de la rue. Et les autres, les braves gens qu’il apostrophait de la sorte, le bonnet de coton ou le large feutre à la main et l’air rêveur, s’en allaient, hommes et femmes, se consultant entre eux sur l’escalier et se demandant s’il fallait rentrer.

Mais lui, tout à coup, poussait la porte et leur criait :

– Allez-vous-en au diable et ne revenez jamais. Je ne veux plus rien savoir de votre affaire. Allez trouver maître Nickel.

On pense bien qu’avec ce système nous ne devions pas être riches ; mais dans tout le pays on disait :

« M. Nablot est un bon notaire ; c’est un honnête homme ! »

Quant à notre mère, grande, blonde, les joues rosées comme une jeune fille, sous ses cheveux grisonnants, c’était la plus tendre des mères.

Elle surveillait son ménage, ne laissait rien se perdre, et savait tirer parti des moindres loques, pour nous habiller et nous tenir propres. Tous les vieux habits du père passaient de l’un à l’autre, en commençant par moi ; et quand Jean-Philippe les avait portés, ils étaient bien usés, bien rapiécés, je dois en convenir. Aussi criait-il et s’indignait-il avec les mêmes gestes et les mêmes éclats de voix que notre bon père, de ce que j’étais toujours mieux mis que lui, chose que le bon petit garçon ne pouvait comprendre. Marie-Reine et Marie-Louise héritaient des vieilles robes de notre mère, et tout allait ainsi le mieux du monde, à la grâce de Dieu.

Nous fréquentions alors l’école de M. Magnus, un bon vieux instituteur à grande capote râpée, culotte courte et souliers ronds à boucles de cuivre, comme il s’en rencontrait encore quelques-uns dans nos montagnes, au commencement du règne de Louis-Philippe. Son école fourmillait d’enfants ; les uns – en très petit nombre – bien habillés, comme nous ; les autres, pieds nus, crasseux, en blouse déchirée, en manches de chemise, la culotte de toile pendue à l’épaule par une seule bretelle, un lambeau de casquette sur la tignasse, enfin quelque chose d’incroyable et qui ne sentait pas bon, surtout en hiver, les portes et les fenêtres fermées.

Nous étions là-dedans, mes frères et moi, comme de petits seigneurs gros et gras, roses et joufflus, auprès de pauvres êtres minables, et dont plusieurs, avec leurs yeux de chats ou de petits renards, avaient l’air de vouloir nous manger.

M. Magnus, son martinet sous le bras, semblait aussi nous respecter plus que les autres, et ne tapait sur nous qu’à la dernière extrémité : nous étions des enfants de bonne famille, les fils de M. le notaire de Richepierre ! Et puis, à sa fête et au jour de l’an, il recevait de notre mère quelques tablettes de chocolat et deux ou trois bouteilles de vin rouge de Thiaucourt, ce qui méritait considération.

Malgré cela, nous ne pouvions pas avoir les premières places, parce que Christophe Gourdier, le fils du portier-consigne, Jean-Baptiste Dabsec, le fils du garde champêtre, et Nicolas Koffel, le garçon du tisserand, avaient tous une plus belle écriture que nous ; qu’ils récitaient mieux leurs leçons et savaient mieux additionner et multiplier au tableau.

Cela me désolait, car à force d’entendre dire à la maison que les Nablot avaient toujours été les premiers de père en fils, et que c’était une honte de voir les garçons d’un vétéran, d’un chasse-pauvres et d’un ouvrier nous grimper sur le dos, je m’indignais en moi-même d’une si grande humiliation.

Et le pire, c’est trois gueux, entre l’école du matin et celle du soir, allaient encore à la forêt chercher leur fagot de bois mort, pour gagner leur vie ; tandis que nous autres nous avions tout notre temps pour étudier et repasser les leçons.

La colère me prenait quelquefois tellement en songeant à cela, qu’un jour, rencontrant Gourdier, le fils du portier-consigne, qui rentrait pieds nus au village, avec son fagot sur l’épaule, je l’appelai mendiant !

Il était petit, maigre et sec ; mais aussitôt, jetant son fagot à terre, et son grand bonnet de police crasseux, qui lui couvrait la nuque, à côté, il tomba sur moi comme un loup et me donna tant de coups de poing en quelques secondes, que je ne voyais plus clair et que le sang me coulait du nez comme un ruisseau.

Je poussais des cris terribles.

Gourdier, sans s’émouvoir, remit tranquillement son fagot sur l’épaule, il passa dessous le manche de sa hachette et continua son chemin, remontant vers le fort comme si rien ne s’était passé.

J’aurais pu le dénoncer à mon père, qui l’aurait fait renvoyer de l’école, mais j’avais pourtant encore trop de bon sens pour ne pas voir qu’il avait eu raison, et je me contentai d’entrer dans notre cour, pour me laver le nez à la pompe.

Depuis ce jour, j’ai conservé, sans le vouloir, une sorte de respect pour le fils du vétéran et les autres camarades qui portaient des fagots, me disant en moi-même qu’ils avaient les os durs, qu’ils étaient vifs et hardis à force de grimper sur les arbres, et puis qu’ils portaient lourd. Oui, cela m’inspira toutes sortes de réflexions sur la force !

Peu de temps après ce désagrément, comme j’allais tous les jeudis et tous les dimanches au bois, chercher des nids avec cinq ou six camarades plus déguenillés les uns que les autres, le père me fit une grande remontrance à ce sujet, criant que le fils d’un notaire n’est pas le fils d’un manœuvre ; qu’il ne doit pas aller vagabonder avec la racaille, et que chacun en ce monde est obligé de tenir son rang et de se respecter lui-même, s’il veut obtenir le respect des autres.

Je l’écoutais, comprenant bien ce que cela signifiait. Il finit par me dire que le temps était venu de songer aux choses sérieuses, et que j’allais prendre des leçons de latin chez M. le curé Hugues.

M. Hugues était un grand Lorrain de cinq pieds huit pouces, maigre, osseux, la figure rouge et les cheveux gris taillés en brosse. Il aimait beaucoup mon père et venait souvent le soir à la maison faire sa partie de cartes. C’est lui qui m’apprit mes déclinaisons, mes conjugaisons et la règle liber Petri.

J’allais tous les jours, après dîner, à la cure, dans son cabinet orné de livres, la fenêtre ouverte sur un petit jardin fermé de hautes murailles.

– Ah ! te voilà, Jean-Paul, me disait-il ; assieds-toi, tu peux commencer à réciter.

Et tout en se promenant, en prenant de grosses prises dans sa tabatière, sur la table, en regardant dehors par la fenêtre, il me criait de temps en temps :

– Futur : amabo, amabis, amabit, j’aimerai, tu aimeras, il aimera. Infinitif : amare, aimer... C’est bon, je suis content de toi. Voyons le devoir.

Il prenait mon thème, regardait et disait :

– C’est ça !... ça marchera... Tu connais déjà les deux premières règles : Ludovicus rex – Liber Petri. C’est bien. Il faudra voir l’autre, la règle : Amo Deum, j’aime Dieu ; et puis l’autre : Implere dolium vino, remplir le tonneau de vin ; vinum à l’ablatif. C’est une belle règle ; nous verrons ça.

Je crois qu’en me parlant il songeait à tout autre chose.

Ensuite il me disait :

– Tu peux t’en aller, Jean-Paul. N’oublie pas de souhaiter le bonjour à ton père et à ta mère de ma part.

Et je m’en allais. C’est ainsi que j’apprenais le latin.

Dès que le village sut que j’allais chez M. le curé, je fus un grand personnage ; toutes les vieilles me regardaient d’un air d’attendrissement ; le bruit courut bientôt que je me préparais pour le séminaire. On me saluait, on m’appelait « monsieur Jean-Paul », et mes anciens camarades, même Gourdier et Dabsec, étaient impressionnés par cette grandeur nouvelle.

Moi, je me redressais et je prenais un air grave, pour répondre à l’attention publique ; je faisais à la maison le petit papa, parlant à mes frères et sœurs d’un air de protection et d’indulgence. L’idée de la comédie me gagnait ; il faut que ce soit en quelque sorte naturel aux hommes de notre race, de se poser selon l’opinion des autres.

Cela durait depuis plus d’un an, et M. le curé vantait beaucoup mes progrès, lorsqu’il fut question de me conduire au collège de Sâarstadt, où l’on faisait des bacheliers, moyennant quoi vous pouviez pousser vos études plus loin, et devenir médecin, avocat, juge, pharmacien, fonctionnaire de l’État, en allant étudier encore quelques années soit à Strasbourg, soit ailleurs.

Mes parents ne causaient plus que de cela ; et, comme l’affaire me regardait particulièrement, j’écoutais leurs conversations sur ce chapitre avec intérêt, me représentant d’avance toutes les joies et les satisfactions que j’allais avoir au collège, toutes les couronnes que j’allais remporter, selon les prédictions de M. le curé, et la belle place que j’aurais, au bout du compte, si je cédais l’étude à mon frère Jean-Jacques, pour m’installer dans une position plus élevée.

Cela me paraissait aussi simple, aussi naturel que de manger ma soupe le matin ; je ne savais pas encore que bien d’autres veulent avoir les bonnes places ; qu’il faut livrer bataille, ou courber l’échine pendant quinze ou vingt ans pour les obtenir, parce qu’au lieu de se gagner au concours, comme ce serait juste, elles sont trop souvent le prix de la platitude et de l’hypocrisie, et qu’un très grand nombre de découragés s’en vont à la fin sans avoir rien obtenu du tout.

Mon père et ma mère voyaient aussi tout en beau ; leur résolution fut arrêtée vers l’automne de 1834, et dès lors la mère ne pensa plus qu’à mon trousseau.

Le père, très fort sur les ordonnances et les règlements concernant l’instruction publique, dont il avait acheté le recueil à Strasbourg, disait :

– Il faut un habit de drap bleu de roi, collet et parements bleu céleste, un pantalon idem, deux caleçons, une veste bleue pour la petite tenue, deux paires de draps, six serviettes, huit chemises, six mouchoirs de poche, douze paires de bas, dont six de laine et six de fil ou de coton, trois bonnets de nuit, un peigne et une brosse à cheveux, deux paires de souliers neufs, avec les brosses nécessaires pour le nettoyage et le cirage des chaussures. Il faut tout cela, d’après le décret du 17 mars 1808, sur l’organisation des collèges communaux, les décrets du 15 novembre 1811, le statut du 28 septembre 1814, l’ordonnance royale de 1821, la circulaire de 1823, etc., etc.

Il avait tout étudié d’avance et savait jusqu’au nombre de boutons qu’il fallait à l’uniforme ; aussi était-ce une véritable affaire d’État pour m’habiller d’après les règlements ; il fallut faire venir le drap, la doublure et les boutons de Saverne ; et puis ma mère, sachant que Blaise Rigaud, le tailleur du village, avait la mauvaise habitude de fourrer du drap dans son sac, ma bonne mère fit tout peser devant lui, sur la balance de notre buanderie : boutons, drap, doublure, fil, afin de retrouver le même compte plus tard, avec les vêtements et les morceaux de reste.

Je n’ai jamais vu de figure plus étonnée que celle de maître Blaise en ce moment ; il baissait le nez, comme un vieux renard surpris d’un pareil tour, il ne disait rien et réfléchissait bien sûr à la malice des femmes ; mais comme l’ouvrage était rare, et qu’il était sûr d’avoir bonne table à la maison, et même un verre de vin à dîner, il s’installa dans la grande salle, commençant par me prendre mesure et par tailler le drap avec ses grands ciseaux. Ensuite il grimpa sur la table, et les jambes croisées, l’écheveau de fil pendu au cou, il se mit à pousser l’aiguille.

Toute la famille, grands et petits, le contemplait. Moi, j’étais toujours là pour essayer les habits quand il en avait besoin. Le père continuait ses études sur les lois, ordonnances et décrets touchant l’Université.

Au bout de huit jours, tout étant à peu près bien, le cordonnier Malnoury m’ayant aussi fait de bons souliers avec trois rangées de clous, et la couturière de bonnes chemises de toile, il fut décidé que le père m’achèterait une casquette d’uniforme chez M. Surloppe, chapelier à Sâarstadt, attendu qu’il n’existait pas à Richepierre d’ouvrier capable de m’en faire une selon l’ordonnance de 1823.

Enfin les effets essayés, payés et mis en ordre dans la vieille malle, le père, la mère et M. le curé, la veille du départ après souper, me firent un long sermon, me recommandant de bien travailler, de remplir toujours mes devoirs religieux, de ne pas oublier mes prières et d’écrire à la maison au moins deux fois par mois ; et, le lendemain matin, 5 octobre 1834, au milieu de la moitié du village rassemblé pour me voir partir, mes anciens camarades déguenillés et pieds nus parmi la foule, notre vieille Grisette attelée au char à bancs, mon père et moi assis devant, la malle derrière dans la paille, le fouet se mit à claquer.

La mère pleurait ; les petits frères et sœurs, les bras levés autour de la voiture, voulaient encore m’embrasser ; la vieille servante Babelô, qui m’avait vu venir au monde, accourait le tablier sur les yeux ; et moi je trouvais cela bien extraordinaire, puisque je partais pour mon bonheur.

De Richepierre à Sâarstadt on compte quatre lieues par les bois. De loin en loin se rencontrent un étang, une scierie, une maison forestière sous les roches et les sapins, un bûcheron qui retourne au village, sa hache sur l’épaule, un juif qui ramène sa vache de la foire ; les gens s’arrêtent au bord du chemin, ils semblent vous attendre et vous saluent d’un grand bonjour. Tout le monde se salue dans la montagne, les rencontres sont si rares !

En cette saison de l’année, les feuilles mortes remplissaient déjà la route ; le bétail se promenait en silence au fond des vallées, et ce spectacle de la solitude vous rendait tout rêveur.

Le père ne disait rien ; quelquefois il touchait le cheval du bout de son fouet, et nous recommencions à courir.

Vers onze heures, nous arrivions sur le plateau de Hesse, et la ville, avec ses remparts du temps d’Adam, ses vieilles tours croulantes, son église et ses maisons de grès rouge, apparaissait au bas de la côte, dans la vallée de la Sarre.

Vingt minutes après, nous entrions par la porte des Vosges ; les vieux fossés remplis de jardins et le corps de garde des douaniers défilaient ; j’eus à peine le temps de les voir. Notre voiture s’engouffra sous la porte sombre ; les pas du cheval retentirent sur le pavé, et je commençais à regarder les petites maisons basses, propres, bien alignées, quand notre char à bancs s’arrêta, sur une petite place, devant l’auberge de l’Abondance, au milieu d’une quantité d’autres voitures, diligences, pataches, cabriolets, encombrant la porte cochère, et de malles, de portemanteaux entassés contre les murs, jusqu’au fond de la cour.

En ce temps, l’hôtel de l’Abondance était une des premières auberges du pays ; on ne parlait, sur toute la route de Strasbourg à Nancy, que des bons rôtis, des bonnes fricassées et du bon vin de Mme Abler ; commis voyageurs, gros propriétaires des environs, tout le monde s’arrêtait à l’Abondance, sûr d’y trouver de bons dîners à quarante sous et des chambres tant qu’on en voulait. C’était alors le grand courant, et naturellement, à la rentrée des vacances, quand tant de gens d’Alsace et de Lorraine amenaient leurs enfants au collège, l’encombrement était encore plus extraordinaire.

Un garçon vint dételer notre cheval ; on porta notre malle dans une chambre au premier, et nous montâmes aussitôt nous donner un coup de brosse, étant tout blancs de poussière ; après quoi nous descendîmes pour dîner.

La grande salle en bas fourmillait de monde ; des familles entières d’Alsaciens, père, mère, enfants grands et petits, étaient venus ensemble voir la ville, avant de laisser leur fils ou leur frère au collège ; c’est à peine si nous trouvâmes une petite table où nous placer près des fenêtres. Mais tout fut servi promptement : soupe, rôti, grand plat de choucroute garni de saucisses, jambon et salade ; et puis les noix, le raisin, les biscuits, le fromage, le tout arrosé de bon vin.

Je n’avais jamais vu de mouvement pareil.

Notre dîner terminé, le père ayant pris son café se leva et me dit :

– Maintenant, Jean-Paul, je vais te présenter à M. Rufin, le principal ; arrive !

Nous sortîmes et nous traversâmes la place du marché, encombrée de monde. Des officiers de cuirassiers, le bonnet de police sur l’oreille et la taille serrée dans leur petit habit-veste, se promenaient au milieu de la foule, en faisant sonner leurs éperons. Nous prîmes à gauche, la rue de la Sarre, et bientôt nous fûmes sur l’escalier en péristyle du vieux couvent des Capucins, transformé en collège depuis l’Empire.

– C’est ici, dit le père ; monte !

La grande porte du vestibule était encore ouverte, car les classes ne devaient commencer que le lendemain. Le vieux tailleur Van den Berg, concierge du collège, laissait encore entrer et sortir, observant seulement les passants par les petites vitres de sa loge ; malgré cela, nos pas retentissant sur les dalles de la première cour me donnèrent à penser.

Nous entrâmes dans le grand corridor, par où les anciens capucins allaient autrefois à leur chapelle, et dont les hautes fenêtres à la file ressemblaient à des arcades. Mon père frappa deux petits coups du doigt à une porte ; on sentait je ne sais quelle odeur d’encens.

– Entrez ! dit quelqu’un d’une voix nasillarde.

C’était Canard, l’un des domestiques, un petit homme brun, très laid et les cheveux luisants de pommade.

Il époussetait les meubles avec son plumeau.

– Monsieur le principal ?

– Il est là, monsieur, répondit Canard en montrant une autre porte à gauche.

Il fallut frapper de nouveau, et l’on répéta :

– Entrez !

Alors nous entrâmes dans le cabinet de M. Rufin, un véritable cabinet de principal : beau parquet luisant, belle bibliothèque, grand fourneau de porcelaine à cercles de cuivre et plaque de marbre, meubles de noyer, rideaux de damas sombre, enfin quelque chose de tout à fait bien. La haute et large fenêtre donnait sur la cour du rempart.

M. l’abbé Rufin, un petit homme à soutane et rabat bien propres, la figure ronde et grassouillette, l’œil gauche un peu trouble et fixe, et l’autre assez observateur, M. Rufin, qui lisait, déposa son livre sur la table et se leva pour nous recevoir, nous invitant à prendre place.

On s’assit. Mon père remit au principal une lettre de M. Hugues, qui lui donnait toutes les explications nécessaires sur mon compte.

– C’est très bien, dit M. Rufin après avoir lu, cela suffit ; nous ferons notre possible pour seconder vos vues. Les classes s’ouvrent demain, vous n’aurez qu’à faire transporter la malle au collège ; nous trouverons au jeune homme une bonne place à la salle d’étude et au dortoir.

Il me touchait la joue de sa main potelée, d’un air de bienveillance, et moi j’étais devenu tout timide.

– Puisqu’il sait ses déclinaisons, ses verbes réguliers et les premières règles du rudiment, dit M. le principal, nous pourrons le mettre tout de suite en sixième, dans la classe de M. Gradus ; il traduira le de Viris illustribus urbis Romœ.

Je ne bougeais pas, et mon père semblait comme attendri.

– C’est un bel enfant, finit par dire M. Rufin.

Puis, ayant pris mes nom et prénoms sur son registre, reçu le prix du premier semestre et donné quittance, M. le principal nous reconduisait, lorsqu’un véritable flot de nouveaux venus se présenta dans l’antichambre : toute une famille de Lorrains, trois garçons, qu’il s’agissait d’inscrire, le père, la mère, le curé de la commune ; aussi M. Rufin, dépêchant son salut à mon père, dit aux arrivants :

– Messieurs et madame, donnez-vous la peine d’entrer.

Nous sortîmes dans le corridor ; la porte se referma, et nous reprîmes en silence le chemin de la rue.

Une sorte d’inquiétude avait remplacé mon enthousiasme, et j’aurais voulu pouvoir retourner au village ; le père devinait sans doute mes pensées ; en marchant, il me dit :

– C’est maintenant une affaire faite ; nous allons dire à l’auberge de porter ta malle au collège. Tu seras avec de braves gens ; tu travailleras bien ; tu nous écriras souvent, et s’il le faut, je viendrai te voir. C’est un passage difficile, mais nous avons tous passé par là.

J’entendais à sa voix qu’il se raffermissait lui-même, et pour la première fois peut-être je compris toute l’étendue de son affection.

À l’Abondance, ses ordres étant donnés, nous ressortîmes faire un tour en ville. Il me montrait les édifices et me parlait avec une sorte de considération, comme on parle à un jeune homme :

– Tiens, voilà le palais de Justice ; c’est là que se réunissent les juges et qu’on vend les coupes. Voici la caserne, où logent les soldats, l’hôpital militaire, etc.

Nous visitâmes toute la petite ville, même sa vieille prison, son hospice Saint-Nicolas et sa synagogue. C’était pour passer le temps, pour ne pas nous séparer tout de suite.

À cinq heures et demie nous rentrâmes au collège ; ma malle était arrivée, le domestique l’avait portée au dortoir ; il nous y conduisit. Nous vîmes Mme Thiébaud, la lingère, et son fils, qui était borgne.

En haut, dans l’immense corridor, une foule d’autres élèves étaient arrivés ; les grands avaient leur petite chambre à part : d’anciennes cellules donnant sur la cour intérieure. Chacun s’occupait de ranger ses effets, de remettre son trousseau à la lingère. On chantait, on riait, comme des gens qui ont bien dîné. On nous regardait passer en disant :

– Tiens... un nouveau !...

D’autres personnes se promenaient aussi dans cet immense corridor avec leurs fils.

M. Canard nous mena plus haut, au grand dortoir, où des quantités de petits lits sur deux rangs allaient d’un bout de la salle à l’autre.

– Voici le lavoir, nous dit-il, en nous montrant deux grandes aiguières de fer-blanc ; c’est ici que les enfants se lavent avant de descendre pour l’étude du matin, à cinq heures.

Et puis, tout au bout de la salle, entre les deux fenêtres du fond, il nous fit voir mon lit, déjà prêt, avec son petit rouleau pour oreiller et sa couverture à liséré rouge ; ma malle était au pied du lit.

Tout ce mouvement, ces éclats de rire des camarades, ces étrangers allant et venant autour de nous, me donnaient d’avance le sentiment de l’isolement où j’allais être ; je cherchais des yeux quelque figure sympathique, mais chacun s’occupait de ses propres affaires ; une sorte de trouble me gagnait.

Il n’y a que ceux de troisième ou quatrième année qui rient en rentrant dans leurs habitudes ; tous les nouveaux, je le crois, éprouvent un grand serrement de cœur.

Enfin, ayant donné un coup d’œil à l’établissement, mon père remercia Canard de nous avoir conduits et lui glissa quelque chose dans la main.

La nuit venait. Nous redescendîmes ; et comme nous rentrions dans la cour en bas, le père Van den Berg, son vieux bonnet de laine grise sur les oreilles, le nez et le menton en carnaval, et son tricot retombant de ses épaules voûtées, – une vraie figure de vieux capucin ressuscité d’entre les morts ! – ouvrait un petit placard sous la voûte du vestibule, et se mettait à tirer une corde. La cloche de l’antique chapelle tintait ; ces sons se répandaient dans tous les vieux corridors, les élèves descendaient à la file.

C’était l’heure du souper, qu’on avait avancé pour donner aux parents le temps de regagner leur village le même jour, en rentrant le moins tard possible.

On se réunissait dans la cour, avant d’aller au réfectoire, les petits devant, les grands derrière.

En ce moment, les embrassades commençaient de tous les côtés :

– Adieu, Jacques !... Adieu, Léon !... Allons, mon enfant, du courage !...

Quelques petits pleuraient, les mères aussi. Moi, je faisais bonne contenance ; mais, au moment où la cloche ayant cessé de tinter, le père me dit : « Eh bien, Jean-Paul !... » en me tendant les bras, alors mon cœur éclata et je ne pus m’empêcher de sangloter.

Le père, lui, ne disait rien ; il me serrait dans ses bras ; et seulement au bout d’un instant, s’étant remis, il me dit d’une voix enrouée :

– C’est bien !... je raconterai à ta mère que tu as montré du courage jusqu’à la fin... Et maintenant, travaille bien, et donne-nous de tes nouvelles le plus souvent possible.

Il m’embrassa de nouveau et sortit brusquement.

Au même instant, le concierge fermait la grande porte, la clef grinçait dans la serrure : j’étais prisonnier !... Et sans savoir comment je me trouvais dans le rang des petits, nos maîtres d’étude à côté, nous défilions deux à deux en bon ordre, pour aller au réfectoire.

Ce soir-là, j’étais trop affecté pour faire attention à la grande salle du réfectoire : à ses hautes fenêtres ouvertes sur la cour du jardin, à sa chaire en vieux chêne, aux deux vieux tableaux tellement couverts de crasse qu’on n’y distinguait pour ainsi dire plus rien, aux longues tables où nous étions divisés par sections. Je ne vis pas même au fond la table de M. le principal, où les professeurs et les maîtres d’étude mangeaient des mets plus délicats et buvaient de meilleur vin que nous ; ni l’antique guichet, par lequel M. Canard et son confrère Miston recevaient les plats que leur présentait Mlle Thérèse, la cuisinière.

Ma pensée était ailleurs.

– Allons, mange donc, petit, me disait notre chef de plat, un ancien déjà tout barbu, le gros Barabino, du Harberg ; il faut manger et boire, ça chasse le chagrin.

Les autres riaient, mais Barabino les reprenait, disant :

– Laissez-le tranquille !... Plus tard, je vous en préviens, ce petit-là sera des bons... Il est triste maintenant ; ça peut arriver à tout le monde d’être triste, surtout quand on quitte les bons dîners de la maison, pour entrer au collège de Sâarstadt ; ce n’est pas consolant d’avoir des haricots, des pois et des lentilles, des lentilles, des haricots et des pois sur la planche pour un an, avec de la friture sans beurre, de la salade sans huile et du vin aigre, enfin ce que M. le principal appelle dans ses prospectus « une nourriture saine, abondante et variée !... » Non, ce n’est pas gai du tout, on pourrait se chagriner à moins.

Ainsi parlait le gros Barabino, et les autres ne riaient plus.

Après le souper, en me promenant dans le grand corridor, où les camarades se racontaient joyeusement leurs vacances, j’aurais voulu fondre en larmes.

Enfin la nuit étant venue, la cloche se remit à tinter, et l’on se rassembla pour monter au dortoir. Tous ces pas grimpant quatre à quatre les vieux escaliers du cloître produisaient un bruit de tonnerre.

En haut, je reconnus mon lit à ma petite malle qui se trouvait à côté ; et, m’étant déshabillé, je me glissai dans l’étroite couchette, sans oublier de faire ma prière. La lanterne brillait au pilier du milieu ; M. Wolframm, le maître d’étude, faisait lentement son tour dans la salle, attendant que tous les élèves fussent couchés ; puis il éteignit la lampe et alla se reposer dans sa petite chambre, au coin du dortoir.

M. Rufin, sur le coup de dix heures, au moment où les trompettes sonnaient le couvre-feu à la caserne de cavalerie, passa comme une ombre. La lune brillait par les vitres, calme et silencieuse. Mon voisin dormait profondément, et je m’assoupis à mon tour.

 

 

II

 

La pâle lumière du matin éclairait à peine l’enfilade des fenêtres entre lesquelles nous étions couchés, et Dieu sait avec quel bonheur nous dormions, quand la maudite cloche se mit à tinter.

Oh ! misère, il était cinq heures, il fallait déjà se lever.

Je n’ai jamais eu d’ennui pareil, et depuis trente-sept ans je crois toujours entendre cette cloche du père Van den Berg ; ses sons clairs, aigres me reviennent. Je vois les camarades qui se réveillent, qui se frottent les yeux, qui bâillent, et puis lentement, lentement, s’asseyent sur leur lit, tirent la boîte à cirage et les brosses de la table de nuit et se mettent à cirer leurs souliers ; je nous vois tous ensuite réunis au lavoir, en train de nous barboter la figure dans le grand lavabo de zinc, et puis descendre à la salle d’étude, où M. Wolframm passe l’inspection des mains et des chaussures avant de dire la prière.

Cette vieille salle, mal pavée, avec ses tables déchiquetées par dix générations d’élèves, ses pupitres, son maître d’étude dans sa chaire, sous le quinquet fumeux, les plumes qui grincent, les vieux dictionnaires qu’on feuillette du pouce, les thèmes, les versions que l’on bâcle, tout est là... J’en frémis, oui, j’en ai la chair de poule !

Et dire qu’il se trouve des êtres assez dépourvus de bon sens pour soutenir que c’est le plus beau temps de la vie !

Au bout de deux heures de cet ennui mortel, voilà que la cloche recommence ; les pupitres se referment avec vacarme, on court au réfectoire, où Canard et Miston vous distribuent de gros morceaux de pain pour déjeuner. Ceux qui sont de bonne famille, que M. Canard connaît, ont tous les croûtons ; les autres, pauvres diables dont les parents n’ont glissé qu’une petite pièce de quarante sous à M. Canard, auront la mie toute l’année. Et les fils de famille recevront en outre, de la maison, des jambons, des cervelas, des pots de confiture et de compote, dont ils n’offriront jamais rien à leurs camarades.

Ça, c’est la première leçon et la meilleure du collège ; ce n’est pas du grec ni du latin, c’est du bon français : Pour mériter la considération de M. Canard et des camarades, il faut être riche. C’est là que se révèle le sens du positif ; c’est là que les goinfres commencent à se croire supérieurs aux autres, qui ne reçoivent rien de chez eux, car naturellement ceux qui se nourrissent de bonnes choses sont d’une essence supérieure !... Et c’est aussi là que le pauvre diable commence à se recueillir en lui-même, à réfléchir sur ce qui se passe, à s’indigner en silence.

Oui, c’est le commencement de tout le reste, le point de départ de l’amour et de la concorde qui règnent entre nous.

Les caractères bas se montrent dès ces premiers temps. Ceux-là, pauvres de chez eux, n’en aiment pas moins le jambon et les confitures ; ils tournent autour des riches, ils leur sourient, ils se font leurs complaisants ; et les autres, quelquefois, étant bien repus, leur laissent nettoyer le fond d’un petit pot, ou grignoter le bout d’un cervelas. Ainsi s’établit l’alliance du gros bourgeois et du futur homme d’affaires.

L’enfant voit tout, il devine tout ; je comprenais ma position, n’étant pas riche, et j’étais résolu à ne pas me laisser abattre ni dominer.

Nous étions quinze en classe, des Allemands et des Français ; des grands et de tout petits ; des garçons sachant depuis longtemps quelle carrière ils voulaient embrasser, et d’autres qui ne savaient pas même ce que c’est qu’une carrière.

Je les ai tous les quinze sous les yeux, assis à leur place, au fond de notre petite chambre, blanchie à la chaux. D’abord le grand Zillinger, fils d’un garde général bavarois, avec ses manches courtes, sa figure longue, son front carré, ses mâchoires serrées ; il est venu pour apprendre le latin, il ne veut pas manger l’argent de son père, et se plaindra bientôt de ne pas recevoir sa ration de latin régulièrement, à cause des petits qui retardent la classe ; on ne doit s’occuper que de lui, son père a payé d’avance ! Ensuite le gros Steinbrenner, fils d’un brasseur de Landau, qui veut aussi son compte, et, n’étant encore qu’en sixième, calcule déjà ce que lui coûteront les droits d’examen, lorsqu’il sera reçu bachelier. Puis les deux frères Bloum, les fils d’un papetier du Palatinat qui vont consommer du latin en conscience, mais sans vouloir s’en donner une indigestion, attendu que c’est du luxe pour eux, et qu’ils se destinent au commerce. Le grand Geoffroy, de Sarrebourg, n’en veut prendre qu’à son aise ; les Poitevin et les Vaugiro en ont assez dès la première séance... Les externes, les fils des vieux soldats retraités et des petits bourgeois de la ville essayeront d’abord de tout enlever à la baïonnette, ils seront à l’avant-garde le premier mois ; mais ensuite, comme les grands Allemands avanceront toujours en bon ordre, et que M. Gradus n’aura d’encouragements que pour les riches, gare au deuxième semestre ; les pauvres externes se décourageront, ils ne travailleront plus que tout juste pour éviter les pensums.

Oh ! braves camarades : Moreau, Desplanches, Engelhard, Chassard, comme je vous vois là, calmes, impassibles sous le feu roulant des mauvaises plaisanteries du professeur Gradus, qui vous appelle cagnards, malgré vos efforts, et vous relègue au bout de la classe, en établissant même une ligne de démarcation entre vous et les autres. Avec quel air de dédain vous le regardez, pendant qu’il va, vient, le nez en l’air, essuyant les verres de ses lunettes, riant et faisant l’homme d’importance, parce qu’il est bachelier !

Oui, tout cela je le vois, j’y suis !... Et puis j’entends l’éternelle rengaine latine qui recommence... Il y a de quoi vous endormir encore au bout de trente ans.

Moi, dans mon petit coin, je regardais, et je pensais à ne pas me laisser enterrer par les Allemands ; j’avais de l’avance sur eux en commençant, à cause des leçons de M. le curé Hugues ; mais ils étaient si grands, si âpres au travail, que chaque jour ils gagnaient du terrain, avalant de la nomenclature, des verbes, des adverbes, du rudiment avec une conscience terrible ; leurs parents ne pouvaient pas se plaindre d’eux, ils gagnaient bien leur argent !

Mais quelle triste méthode d’enseignement, quelle sécheresse, quelle aridité !... Au lieu de commencer par des lectures faciles, que le professeur expliquerait lui-même à ses élèves, dont il leur donnerait le sens d’abord et dont il analyserait ensuite les mots et les phrases, forcer des enfants pendant quatre grandes années, avant la rhétorique, à réciter des kyrielles de mots et de règles abstraites, n’y a-t-il pas de quoi stupéfier l’espèce humaine ? Est-ce que, dès le premier jour, un homme raisonnable, après avoir fait réciter les leçons quelques minutes, n’aurait pas dû passer aux devoirs et dire, par exemple :

« Mes amis, je viens de regarder vos versions ; elles sont bien mauvaises, parce que vous ne savez pas vous y prendre ; vous traduisez un mot après l’autre ; et cela ne peut pas réussir. Pour faire une bonne version, il faut d’abord voir celui qui parle ; un soldat, un paysan, un savant parlent tout autrement sur le même sujet, parce qu’ils ont d’autres idées ; et, quand on se rend compte de la personne qui parle, on prévoit ce qu’elle va dire.

» Ensuite, il faut tâcher de découvrir le sujet, la question dont il s’agit, parce que celui qui ne s’inquiète pas de la question traduit au hasard et risque de faire des contresens énormes.

» Eh bien ! ces deux choses ne se découvrent pas dans la première phrase ni dans la seconde ; elles se découvrent dans toute la page. Il faut donc commencer par lire le latin d’un bout à l’autre, en cherchant au dictionnaire les mots qu’on ne connaît pas encore ; et puis, seulement après avoir saisi de son mieux le sens général de la version, on commence à traduire chaque phrase séparément, et ces phrases doivent se rapporter à l’ensemble. »

Il me semble qu’un véritable professeur aurait dû parler de la sorte à des enfants, et que cette méthode de s’attacher au sens général, plutôt qu’à chaque mot en particulier, aurait été plus simple et même plus scientifique. Mais hélas ! voici un spécimen des règles que M. Gradus nous donnait pour traduire le latin :

– Cherchez le sujet, le verbe et l’attribut, et puis faites votre construction. Le sujet répond à la question qu’est-ce qui ? Le régime direct répond à la question qui ou quoi ? Le sujet est au nominatif, le régime direct à l’accusatif. Les verbes actifs et les verbes déponents ont des régimes directs ; les verbes passifs n’en ont pas.

Est-ce qu’un enfant peut comprendre cela ? « Le sujet est au nominatif et le régime direct à l’accusatif ! » Voilà de belles raisons pour développer le jugement de la jeunesse ; avec des raisons pareilles, les plus grands imbéciles peuvent se passer de réfléchir et de raisonner ! un um à la place d’un us, un is à la place d’un ibus font toute leur science ! Mais pourquoi un us plutôt qu’un um, un ibus plutôt qu’un is ? Pourquoi ? Pourquoi ?... C’est ce qu’il faudrait expliquer !

J’en reviens à mon histoire, car à quoi bon raisonner avec des gens qui ne veulent pas entendre ? Ne faut-il pas, pour le bon ordre, que nos enfants fassent d’abord leurs sept ou huit ans de prison dans un collège, pour s’y façonner à la servitude du corps et de l’esprit ? Qu’est-ce que deviendrait le monde, si ces enfants, devenus des hommes, entraient dans la vie avec le sentiment de la justice et de la liberté ? Ce serait l’abomination de la désolation prédite par les prophètes. Ah ! Bonaparte savait bien ce qu’il faisait, en rétablissant dans notre Université les méthodes inventées par les jésuites !

Qu’on se figure l’ennui, le dégoût des enfants aux prises avec un enseignement pareil.

Dans cette position désolante, je fis la connaissance d’un camarade, Charles Hoffman surnommé Goberlot, le fils du plus riche banquier de Sâarstadt. Son père, homme très dévot, l’ayant surpris à lire Tartuffe, l’avait fait enfermer au collège, pour le punir de ce grand crime.

Goberlot partageait toutes mes idées, et dès ce temps, au milieu de nos misères, nous commencions à nous inquiéter du bon Dieu, et à nous demander comment il pouvait se faire que, sachant tout d’avance, il nous avait envoyés dans un collège où l’ennui nous portait à maudire tout le monde, et par suite à nous faire damner, chose contraire à sa justice. Oui, voilà ce qui nous étonnait !

Tous les jours de promenade, les jeudis et les dimanches, Goberlot et moi nous avions de longues conversations sur ce chapitre ; je lui demandais :

– Pourquoi M. Gradus est-il si bête, et Canard si injuste ? Pourquoi M. Laperche, le professeur de quatrième, est-il si grave, puisque tout le monde dit qu’il n’a pas quatre idées dans la tête ? Pourquoi M. Perrot, le professeur de rhétorique, doué d’un plus grand savoir, est-il boiteux et fort laid ? Pourquoi souffrons-nous de la sottise des autres, nous qui ne pouvons pas résister ? Cela me paraît contraire à la justice du bon Dieu.

Et Goberlot me répondait :

– C’est pour notre salut ! Si tous ces êtres n’étaient pas si injustes, nous n’aurions aucun mérite, et nous ne gagnerions jamais le Paradis ; le bon Dieu veut nous faire gagner le Paradis.

– Et les professeurs, il ne veut donc pas leur faire gagner le Paradis, Goberlot ? Il veut qu’ils aillent en enfer !

– Ah ! je ne sais pas... Peut-être bien, puisqu’il est juste.

Ces jours-là nous traversions la ville en rang, deux à deux, sous la surveillance du maître d’étude, M. Wolframm, et nous sortions tantôt par la porte des Vosges, tantôt par celle de France ; mais le temps était déjà gris, pluvieux en cette saison de l’année, et les promenades ne pouvaient aller loin, sans s’exposer aux averses d’automne.

À peine sur les glacis, tous les yeux des nouveaux se tournaient vers les cimes lointaines des montagnes.

– Vois-tu là-bas, disait l’un, cette petite chapelle blanche sur une roche, au milieu des sapins ? C’est Dâbo ; c’est là que nous demeurons.

Et l’autre :

– Vois-tu l’Altenberg, entre ces deux montagnes ? Derrière est Richepierre.

Oh ! que votre cœur galopait en ce moment, et comme on se représentait bien le village, la vieille maison, les bons parents !... Comme on aurait pleuré, sans la crainte d’exciter le rire des camarades ! Et l’on continuait tristement son chemin jusqu’à la lisière des bois ; plus de verdure, plus d’oiseaux : le silence, les grands arbres levant leurs branches dépouillées à perte de vue, les sentiers couverts de feuilles mortes.

L’hiver, l’hiver approche ; les nuages gris se plient et se déplient lentement ; quelques gouttes commencent à tomber, il faut retourner en ville. On arrive tout essoufflés sur le seuil de la vieille capucinière ; et le père Van den Berg cherche sa clef, pendant qu’on crie dehors : « Ouvrez ! ouvrez !... » en tapant à la porte, et que l’averse commence. Enfin il arrive, il ouvre, et l’on se précipite sous la voûte, trempés comme des canards. Voilà nos promenades d’automne.

Et puis, au bout de six semaines, l’hiver est là. Dans une seule nuit, tout est devenu blanc : les toits, les cours, les maisons, les remparts, la montagne et la plaine, aussi loin que peut s’étendre la vue.

Dieu du ciel, quelle existence ! La neige qui tombe, et tombe toujours, le vent qui souffle, les girouettes qui crient, les grands corridors humides et pleins de boue !... Ah ! quelle différence avec les bons hivers de la maison, au coin du feu, – le bonnet sur les oreilles, les pieds bien secs, – où la bonne mère vous disait :

– Ne sors pas, Jean-Paul, tu pourrais attraper un rhume, tu pourrais avoir des engelures !

Ah ! Canard, Miston et le père Dominique se moquaient bien de nos engelures ; ils se moquaient bien du fils d’un petit notaire de village, qui ne donne que quarante sous aux domestiques !

C’est là qu’on prenait des leçons de philosophie pratique et de physique expérimentale. Pas de feu dans le dortoir ; les grandes fenêtres, couvertes de givre depuis novembre jusqu’à la fin de février, laissent passer la bise ; impossible de s’endormir à cause du froid ; on se recroqueville dans la petite couchette, la couverture sur la tête, les pieds dans les mains ; enfin, à force de sommeil, et le lit s’étant un peu réchauffé, on s’endort.

Mais la cloche du père Van den Berg vous réveille. Oh ! misère, misère !... Je ne crois pas qu’il y ait rien de pire pour un enfant qui dort si bien, que d’être réveillé avant le jour, dans une salle immense où tout gèle, où passent des courants d’air glacé, et d’être forcé de s’habiller, de cirer ses souliers, de casser la glace du lavabo pour se laver ; et tout grelottant, mal essuyé, à cause de l’onglée et des engelures qui vous gercent les mains, de descendre ces grands escaliers froids, espérant au moins pouvoir se réchauffer à la salle d’étude, et de trouver là les grands, déjà barbus, qui forment cercle autour du poêle, se serrant, riant entre eux, et dont pas un n’a le bon cœur de vous faire place et de vous dire : « Avance, petit, sèche-toi, chauffe-toi ! »

Non, pas un seul. Pauvre nature humaine, que tu es loin de la perfection, et qu’on a besoin de te bonifier ! Malheureusement personne ne s’occupe de cela dans nos collèges ; le grec et le latin prennent tout le temps des professeurs. Un petit cours de morale et d’humanité trouverait pourtant bien là sa place ; mais la grande affaire est de bâcler des bacheliers, qui deviendront ensuite ce qu’ils pourront.

Enfin, quand le maître d’étude était arrivé, quand il était installé dans sa chaire, et qu’il bâillait lui-même comme un malheureux, était-il possible qu’un enfant eût l’envie d’étudier, alors qu’il dormait les yeux ouverts ?

Non, je l’ai moi-même éprouvé bien des fois, la bonne volonté ne suffit pas, il faut encore le pouvoir. Les enfants ont besoin de dormir plus que les grandes personnes ; qu’on fasse lever les grands, soit, mais qu’on donne aux petits au moins une heure de sommeil en plus ; c’est le bon sens qui l’indique.

– Vous ne savez pas votre leçon, monsieur Nablot, vous avez dormi à l’étude ; vous serez privé de sortie jeudi prochain, et vous copierez vingt fois le verbe dormir !

Pourquoi pas cent fois, imbécile ? Dire à un enfant, parce qu’il ne sait pas sa leçon : « Tu recommenceras vingt fois la même corvée, comme un cheval aveugle qui tourne sa meule ! » n’est-ce pas vouloir l’abrutir à toute force ? Je le demande aux gens raisonnables.

Voilà pourtant les punitions qu’on infligeait de mon temps au collège.

Après cela, les jeudis et les dimanches matin, nous avions, sous forme de récréation, l’explication des mystères de notre sainte religion catholique, apostolique et romaine.

En sortant de l’instruction religieuse, on avait la permission de courir dans les corridors ; puis au bout d’une heure on dînait. Un des grands, dans la chaire du réfectoire, nous lisait à haute voix les voyages des pères Jésuites en Chine, ou d’autres histoires semblables, qu’il fallait écouter avec recueillement, car, le repas fini, M. le Principal interrogeait toujours quelques élèves sur ce qu’on venait de lire, et, faute de pouvoir répondre, vous étiez privé de vin au dîner suivant.

Il est possible que je me trompe ; mais, en réfléchissant depuis à ces lectures, j’ai toujours pensé qu’on les avait établies pour empêcher les élèves de faire attention à la mauvaise nourriture et à l’eau rougie qu’on nous servait au collège. Oui cela me semble le plus clair du profit qu’on pouvait en tirer.

Pendant les grands froids, M. Rufin, après avoir soupé, faisait venir dans sa chambre bien chaude quelques-uns des petits : les Poitevin, les Vaugiro, les Henriot, tous fils de gens bien posés et recommandés particulièrement. Mais mon pauvre ami Goberlot et moi nous restions dans le corridor ; on ne nous invitait pas et pourtant nous étions aussi jeunes et nous avions aussi froid que les autres.

Enfin, nous n’en sommes pas morts tout de même ; au contraire, après les cinq ou six premières grandes gelées, ayant supporté la chose en battant de la semelle et soufflant dans nos mains courageusement, nous étions devenus tout rouges et hardis ; et quand il y avait bataille de pelotes de neige avec les externes, c’est nous qu’ils craignaient le plus, car nous seuls, lorsqu’ils fonçaient sur les internes, nous soutenions la charge, en criant aux autres qui se sauvaient :

– En avant !... en avant !

À la maison, malgré tous les bons soins de ma mère, j’avais toujours eu des rhumes ; mais, depuis cet hiver, je n’ai plus su ce que c’était qu’un rhume ; encore aujourd’hui, quand je tousse pour essayer mon creux, les vitres en tremblent.

– Hum !... hum !... Ça va bien... ça va très bien !...

Tout est affaire d’habitude. La seule chose à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer, c’est l’injustice.

Les mois de janvier, février et mars se passèrent ainsi. Les conjugaisons, les déclinaisons, les règles du rudiment allaient leur train en classe, les non-sens et les contresens aussi dans les versions, agréablement entremêlés de barbarismes et de solécismes dans les thèmes.

Et les beaux jours revenaient ! La neige fondait ; de tous les côtés, pendant les longues heures d’étude, nous entendions les tas de neige glisser et tomber du haut des toits dans la cour, comme des coups de tonnerre. On balayait la neige fondante en grands tas boueux, le long des murs ; le froid se dissipait, le soleil, le beau soleil pénétrait dans tous les recoins, et l’on sentait cette bonne chaleur éloigner tout doucement l’humidité du dortoir.

On voyait d’en haut les arbres du rempart, les grands tilleuls se couvrir de verdure tendre, où bientôt allaient bourdonner les hannetons ; et les moineaux, aussi piteux que nous en hiver et voltigeant jusqu’à nos pieds dans la neige, pour saisir une mie de pain, les pauvres moineaux se remettaient à crier, à s’agacer, à se poursuivre.

Enfin, c’était le printemps ; tout le monde, Canard lui-même, vous paraissait moins laid ; on se regardait comme attendris ; et les vacances de Pâques approchaient !

On composait deux fois par semaine. Les grands Allemands étaient les plus forts ; ils voulaient enjamber la classe et passer tout de suite en cinquième ; ils en avaient le droit, ayant toujours bien travaillé !

Après eux j’étais le premier, à cause de ma bonne mémoire ; même ce que je ne comprenais pas, faute d’explications, je le retenais, et malgré tout je passais avant les Poitevin, les Henriot et les Vaugiro.

Mon ami Goberlot et moi, nous avions d’heureuses dispositions, c’est M. Gradus qui le disait ; mais nous étions indisciplinés, incorrigibles, ennemis de la société, amoureux de la solitude, raisonneurs, querelleurs, batailleurs et récalcitrants.

Voilà nos notes.

Nous avions eu plus de pensums et de salle d’arrêt à nous deux, que toute la classe ensemble. Que voulez-vous ? chacun a sa manière de voir ! Si l’on nous avait demandé nos notes sur M. Gradus, elles n’auraient pas été fameuses non plus, et peut-être aurions-nous eu de meilleures raisons que lui pour motiver notre jugement.

Enfin de jour en jour les vacances approchaient ; et maintenant que j’y pense, il me semble entendre quatre ou cinq de nos anciens, le grand Léman d’Abrecheville, Barabino, du Harberg, et Limon le fils du brasseur, qui chantent, en se promenant bras dessus bras dessous, dans les corridors, le chant des vacances, qu’ils avaient appris de leurs anciens, et qui passait de génération en génération au collège de Sâarstadt. Je le fredonne moi-même, et j’en ai les larmes aux yeux :

 

Ah ! ah ! ah !

Valete studia !

Omnia jam taedia

Vertantur in gaudia ?

I ! I ! I !

Vale, magister mi...

 

Oui, oui, si le temps du collège paraît à quelques-uns le plus beau de la vie, c’est sans doute qu’ils ne se souviennent que de l’approche des vacances.

Faisons comme eux, pour un instant.

L’hiver est passé, les compositions sont finies ; nous sommes au commencement d’avril, après la fête des Rameaux, au temps de Pâques. De tous les côtés les parents viennent nous chercher ; un grand nombre d’élèves sont déjà partis. Mon père m’a écrit la veille qu’il arrivera me prendre, et je suis à l’étude du matin. De temps en temps la porte s’ouvre ; on appelle tantôt l’un, tantôt l’autre des camarades, qui se lève tout pâle, ferme son pupitre et sort ; les parents sont là, qui l’attendent dans la cour.

Chaque fois que la porte s’ouvre, mon cœur bat : – C’est moi qu’on va nommer ! – Non, c’est un autre.

Tout à coup le nom de Jean-Paul Nablot retentit ; je me lève, je saute par-dessus la table, je sors en trébuchant, et mon père me reçoit dans ses bras.

Je pleure, et lui s’essuie les yeux.

– Eh bien, Jean-Paul, j’arrive de chez le principal ; tes compositions sont bonnes, tu as de la mémoire, mais tu ne travailles pas assez. Tu aimes la solitude, tu raisonnes... Tu veux donc me donner du chagrin ?

Et mes sanglots redoublent.

– Allons... allons..., dit-il, tu travailleras mieux après les vacances... Viens... ne parlons plus de çà.

Nous sortons.

Le père Van den Berg regarde ; il nous laisse passer... Dieu du ciel ! je suis dehors !... Tout est oublié... Le vieux char à bancs est là devant la porte ; nous sommes dessus, et nous voilà roulant au grand trot sur le pavé jusqu’à la porte des Vosges. Bientôt Grisette galope dans le chemin sablonneux qui mène à Richepierre. Je suis redevenu gai.

Mon père, voyant mes joues rouges, mes yeux brillants, ne s’inquiète plus de mon amour pour la solitude ; il pense sans doute :

« Le principal se trompe. Que le garçon aime la solitude ou non, cela ne lui fait ni chaud ni froid. »

Au bout d’une heure, nous avons traversé Hesse, et tout en galopant dans le bois de Barville, sous la voûte des hêtres, des chênes et des bouleaux, déjà tout couverts de bourgeons, je lui raconte les mille injustices qu’on m’a faites ; car dans mon idée les maîtres d’étude et les professeurs m’en veulent.

Le bon père m’écoute ; il a bien des choses à redire sur tout cela ; dans le fond, l’excellent homme voit la situation ; il ne me donne pas tout à fait tort, et après m’avoir longtemps écouté, non sans une sorte d’attendrissement, il me répond :

– Tout cela, mon enfant, c’est possible, je te crois ! Mais nous ne sommes pas riches, nous faisons de grands sacrifices pour toi, tâche d’en profiter et ne t’inquiète pas des injustices ; l’essentiel est de ne pas en commettre soi-même, de remplir ses devoirs et de s’élever par son courage, sa persévérance et son travail. Aujourd’hui seulement, tu commences à voir les difficultés de la vie ; tout ceci n’est rien, c’est une petite expérience. Plus tard, lorsqu’il s’agira de te créer une position, au milieu de ces millions d’êtres qui tous serreront les rangs et voudront t’empêcher d’entrer, c’est alors que les véritables obstacles se présenteront. Ainsi, calme-toi, ne t’indigne pas inutilement. Tu te portes bien, la première épreuve est passée, cela suffit provisoirement. Ton premier but doit être de te faire recevoir bachelier, car ce titre est exigé pour entrer dans n’importe quelle carrière ; ne pense qu’à cela, et travaille en conséquence.

Ainsi me parlait ce brave homme, et je comprenais qu’il avait raison ; j’étais résolu à suivre ses bons conseils, pour lui faire plaisir d’abord, ainsi qu’à ma mère, et puis pour ennuyer ceux qui cherchaient à me mettre des bâtons dans les roues.

Deux heures après notre départ de Sâarstadt, nous étions arrivés au pied de la côte rocheuse qui monte à Richepierre ; la voiture se ralentissait, le cheval soufflait. « Hue ! » criait mon père. Moi, pensif, je revoyais enfin le vieux village, tout ému de mes souvenirs d’enfance et du bonheur d’embrasser bientôt ceux que j’aimais.

Enfin la première maison en haut de la côte paraît ; le cheval se remet à trotter, et nous descendons la grande rue bordée de granges, de fumiers et de hangars.

La mère nous attendait sous le vestibule ; les frères et sœurs regardaient :

– Hé !... le voilà... voilà Jean-Paul !

Et tous les voisins, les voisines se penchaient aux fenêtres.

Avant que la voiture fût arrêtée, j’étais à terre, et j’embrassais la bonne mère avec enthousiasme ; elle ne pouvait retenir ses larmes. Les frères et sœurs, pendus à mon cou, poussaient de grands cris ; et c’est ainsi que nous entrâmes pêle-mêle dans la grande chambre, où nous attendait le dîner.

Qu’est-ce que je peux vous dire encore ? Ces quinze jours de vacances passèrent comme une minute.

Tous les anciens camarades d’école venaient me voir. Gourdier et Dabsec, en passant matin et soir, les pieds nus, la poitrine débraillée, leur fagot sur l’épaule, s’arrêtaient, relevant d’un mouvement de tête leurs grands cheveux pendant sur la figure, et me regardaient en silence.

– Bonjour, Gourdier, dis-je un jour à celui que M. Magnus proclamait autrefois le meilleur de ses élèves.

Un éclair passa dans ses yeux bruns.

– Bonjour, dit-il brusquement, en reprenant sa charge, le manche de la hachette au-dessous et grimpant au fort.

J’étais devenu moins fier, mais lui n’oubliait pas que je l’avais appelé mendiant ; il ne me pardonnait pas.

Peut-être pensait-il qu’avec un peu d’argent il aurait aussi pu continuer ses études, et se révoltait-il en lui-même d’être arrêté. Je n’en sais rien ; cela se peut, car il avait de l’ambition à l’école, et n’ayant pas d’huile dans la lampe à la maison pour étudier ses leçons, il tenait son livre à la bouche du fourneau, la tête entre les genoux pour lire ; quand il venait le matin à l’école, ses yeux étaient tout rouges. Je crois donc qu’il m’en voulait d’avoir plus de bonheur que lui et de pouvoir étudier à mon aise.

M. le curé vint aussi dîner une fois ou deux fois à la maison pendant ces vacances ; il me posa des questions et parut satisfait, surtout de mes progrès en histoire sainte.

Puis il fallut repartir et rentrer en classe chez M. Gradus ; ce fut une grande tristesse.

 

 

III

 

La plus grande plaie des petits collèges en ce temps, c’était le trafic des livres auquel se livraient les principaux.

Ces industriels ne se contentaient pas des bénéfices qu’ils faisaient sur la pension des élèves ; ils recevaient tous les ans et quelquefois tous les six mois d’énormes paquets de grammaires françaises, grecques et latines, de dictionnaires, d’histoires saintes ou romaines d’un nouveau modèle, que les professeurs adoptaient aussitôt, pour procurer à leur supérieur l’écoulement de sa marchandise.

Les anciennes grammaires, les anciennes arithmétiques, les anciens rudiments étaient mis au panier ; après Lhomond, on prenait Noël et Chapsal ; après Noël et Chapsal, on prenait Burnouf ; ainsi de suite.

Il arriva de la sorte que pour faire gagner quatre sous au principal, une foule d’élèves ne surent jamais leur grammaire, ni leur rudiment, même au bout de cinq ou six années d’études, parce qu’on leur en avait fait étudier d’autres tous les ans.

Je ne crois pas que, dans n’importe quel commerce, l’avidité du lucre se soit montrée plus éhontée ; sous prétexte de perfectionner les méthodes d’enseignement, les élèves n’apprenaient jamais rien à fond.

C’est ce qui nous arriva dès cette année ; avant Pâques, nous avions eu le rudiment de Lhomond, sa grammaire et son catéchisme historique ; M. Gradus nous fit prendre à la rentrée ceux d’un monsieur qui raffinait sur Lhomond ; il fallut apprendre par cœur – toujours par cœur ! – de nouvelles règles, de nouveaux exemples, de nouveaux temps primitifs, et cætera, et cætera. Ceux qui croyaient savoir quelque chose, parce qu’ils s’étaient fourré des mots dans la tête, ne savaient plus rien ; il fallait recommencer la même chose avec d’autres mots, arrangés d’une autre manière ; et pour ma part, je l’avoue, ces deux grammaires n’ont pas cessé de se faire la guerre dans ma cervelle jusqu’à la fin de mes classes ; je n’ai jamais su à laquelle m’en rapporter. Mais le principal avait gagné deux ou trois francs sur chaque élève, les parents en avaient dépensé quinze ou vingt, l’affaire étant dans le sac.

Les grands Allemands ayant enjambé la classe de M. Gradus, après Pâques, une nouvelle fournée d’internes et d’externes, les plus forts de la septième, vinrent les remplacer : Masse, Marchal, les frères Martin, Baudouin, Moll, etc.

Cette fois, nous étions tous à peu près du même âge, chose fort heureuse, car l’intelligence d’un garçon de quinze ans n’est pas celle d’un enfant de dix à douze ans ; le professeur qui parle à l’un ne peut se faire entendre de l’autre ; les petits sont toujours sacrifiés.

Ce qui me revient de ce temps, c’est une chose qui m’intrigua beaucoup les premiers jours. Nos fenêtres, en été, restaient ouvertes, à cause de la chaleur accablante qui régnait entre les murs du vieux cloître, et tout en récitant nos conjugaisons, nos fables de La Fontaine, nous entendions une grande voix s’élever d’instant en instant et pousser un cri mélancolique, avec des intonations bizarres :

« Kod... ì... ì... ì ?... Kod... ì... ì... ì ?... Kod... ì... ì... ì ?... »

De deux à quatre heures, nous l’entendions retentir au moins cent fois, et je me disais :

« Mon Dieu ! qu’est-ce que cela peut être ? Quelle espèce d’oiseau pousse ce cri ? »

Eh bien, c’était du grec ! C’était le cri de M. Laperche, professeur de quatrième, enseignant à ses élèves, dans la petite salle voisine, le grec qu’il ne savait pas. J’ai vu cela plus tard, après être entré dans sa classe. Il se promenait gravement, sur ses jambes de héron, mesurant en quelque sorte chacun de ses pas, et suivant, dans une traduction interlinéaire, la leçon de l’élève qui récitait ; et, quand l’élève s’arrêtait embarrassé par un mot, M. Laperche, pour toute explication, d’un ton grave et la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, poussait son cri : « Kod... ì... ì... ì ?... Kod... ì... ì... ì ?... » qui signifie en grec : « Et... et ?... » Cela soit dit pour les dames qui ne savent pas le grec.

Ce cri solitaire, dans cette grande cour où la chaleur de juin tombait en nappes d’or au milieu des ombres, ce cri mélancolique, prolongé, monotone, vous faisait dormir à la longue. Tous mes pauvres camarades et moi, penchés sur la vieille table, nous nous regardions d’un œil vague, les paupières à demi-closes, en nous donnant toutes les peines du monde pour résister à notre accablement. Et, tandis que l’un de nous récitait sa page de nomenclature ; tandis que M. Gradus, assis, les jambes croisées, bâillait dans sa main, ou bien essuyait les verres de ses lunettes, en rêvant à quelque soirée en ville, à quelque bonne partie de campagne, sans s’inquiéter plus de la nomenclature que du Grand Turc, nous tous, à force d’entendre ce cri : « Kod... ì... ì... ì ?... Kod... ì... ì... ì ?... » qui revenait aussi régulièrement que la goutte d’eau du père Bridaine, pour marquer l’Éternité, nous sentions notre tête se pencher, se pencher tout doucement, jusqu’à ce que notre nez fût sur le livre. Alors nous étions heureux... oui, bien heureux... Nous dormions !...

Mais cela ne durait pas longtemps. Au bout de quelques minutes, la voix aigre de M. Gradus, cent fois plus terrible que la trompette du jugement dernier, se mettait à crier :

– Monsieur Scheffler... monsieur Nablot... vous me copierez dix fois le verbe dormir. Levez-vous... récitez votre leçon !

Et l’on se levait ; on commençait à réciter : « Agricola, laboureur ; asinus, âne... » etc.

Toute cette nomenclature, je l’ai pour ainsi dire encore devant les yeux, avec ses taches d’encre et de graisse. Elle ne m’a jamais servi à grand-chose, mais elle m’a terriblement ennuyé à cette époque.

Et quand je pense que l’année suivante il fallut recommencer le même métier chez un autre professeur ! C’est pourtant épouvantable de tuer le temps des élèves d’une façon aussi ridicule, et de leur faire prendre en grippe, pour toute la vie, ce qu’on est chargé de leur enseigner.

Combien de choses utiles on aurait pu nous apprendre à la place de tous ces mots creux, combien de bons principes on aurait pu nous donner, par l’étude raisonnée des langues mortes ou vivantes !

Car tout cela n’était pas sérieux, c’était de la routine pure. On parlait de développer notre mémoire, mais la mémoire a bien autre chose à faire que de retenir des mots, des conjugaisons, des règles abstraites ; les règles ne font pas la langue, pas plus que la rhétorique ne fait l’éloquence, et que la philosophie des écoles ne fait le bon sens ; les mots ne sont que des mots, ils ne remplacent rien, les idées moins que le reste.

Avec tous ces mots, ces règles, ces exercices de mémoire, nous serions devenus stupides, sans les promenades du jeudi et du dimanche, réellement très agréables aux environs de Sâarstadt.

Quel bonheur de respirer le grand air !

Nous allions vers la Scierie, la bonne Fontaine, ou les Baraques, à l’ombre des hêtres ou des sapins.

On s’arrêtait au premier village ; les fils de familles riches, pourvus d’argent, se faisaient servir de la crème, des fraises, du beurre frais, du miel, de bonnes omelettes au lard. On ne leur défendait que le vin, parce que ces jeunes messieurs auraient pu se griser, et que la faute en serait retombée sur le malheureux maître d’étude. Ils ne pouvaient donc boire que de la bière.

Mon ami Goberlot et moi, n’ayant pas le sou, nous allions nous promener au loin, sous bois, courant comme des chevreuils dans les sentiers perdus, et grimpant sur les plus grands arbres de la forêt, au risque de nous casser le cou. Et lorsque, arrivés tout en haut, nous ne voyions plus que l’immensité du ciel au-dessus de nous, et sous nos pieds la mer du feuillage, alors, n’entendant plus aucun bruit, nous commencions nos discussions sur l’Éternel, bien contents de ne plus voir ni M. Gradus, ni M. Wolframm, ni Canard, ni la salle d’étude, enfin heureux comme des oiseaux dans l’air.

Cela durait jusqu’au moment où les autres, ayant fini de se goberger, se réunissaient au coin du bois, et tous ensemble poussaient un grand cri : « Hé ! hohé ! » qui se prolongeait dans les échos de la montagne et montait jusqu’à nous.

À cet appel, jetant un dernier regard sur le beau soleil couchant, nous descendions et nous regagnions le village, bien ennuyés de n’avoir pu continuer de nous balancer jusqu’à la nuit noire, au milieu des étoiles.

En nous voyant revenir, tout le collège criait :

– Voilà les déserteurs !... Les voilà !...

Et le maître d’étude nous condamnait aux arrêts, pour avoir quitté la promenade et retardé le départ ; mais cela nous était bien égal, nous avions couru dans les halliers, nous avions respiré le grand air, nos yeux s’étaient plongés par-delà les forêts, dans les perspectives bleuâtres de la Lorraine et de l’Alsace, nous avions une provision de bonheur pour plusieurs jours.

À peine rentrés dans notre nid à rats, on nous conduisait en prison, tandis que les autres, qui s’étaient déjà repus pendant la promenade, allaient au réfectoire ; Goberlot et moi, qui n’avions rien mangé depuis midi, nous ne recevions que du pain sec.

Franchement, il nous fallait un bon caractère pour ne pas prendre l’espèce humaine en grippe. Mais Goberlot, élevé par un père très dévot, au milieu d’une société de curés et de jésuites, qui dînaient deux ou trois fois par semaine à la maison, et conduisaient ainsi la famille au paradis, mon ami Goberlot, les yeux plissés et malins, avait appris à voir dès l’enfance les choses au comique.

Moi, le Seigneur Dieu m’avait créé philosophe, et je me contentais de mépriser tous les êtres injustes.

Les choses allèrent de la sorte jusqu’aux compositions de fin d’année. Mes notes ne valaient pas mieux qu’avant Pâques, mais j’étais le premier de la sixième ; je traduisais, et je récitais mieux mes leçons que les autres.

Le désir d’humilier les richards de notre classe, comme Gourdier m’avait humilié moi-même dans le temps, me faisait travailler avec une ardeur extraordinaire. Il m’arriva même quelquefois de me faire priver de sortie le jeudi et le dimanche, pour repasser mes matières pendant que les autres se promenaient.

Après les compositions d’août, qui devaient compter pour deux, il ne me restait que la peau et les os ; mais, ayant fait voir aux grands la copie de mes thèmes et de mes versions, tous m’assurèrent que j’emporterais plusieurs premiers prix. J’y comptais donc, et, dans ma joie, je l’avais même écrit à mon père.

Depuis une quinzaine, les vieux corridors retentissaient encore une fois du chant des vacances, lorsqu’enfin le grand jour de la distribution arriva : les portes s’encombrèrent de parents, d’amis, de conseillers municipaux, d’autorités civiles et militaires en grande tenue ; grands tricornes, gilets rouges, bonnets alsaciens, habits noirs, chapeaux ronds, shakos, robes de soie se mirent à défiler sous le vestibule du vieux cloître, montant à la salle de distribution, magnifiquement décorée de guirlandes, sa belle inscription latine sur la grande porte, et son estrade au fond, avec la table chargée de livres et de couronnes.

Nous étions en rangs dans la cour, lorsque mon père accourut me dire tout joyeux que la mère était venue pour me couronner. Il m’embrassait, et je n’avais pas la force de lui répondre, tant mon émotion était grande.

Quelques instants après, tout le monde étant placé nous traversions cette foule magnifique, et nous prenions place sur les deux côtés de l’estrade, tandis que la musique du 8e cuirassiers, avec sa grosse caisse, ses fifres, son chapeau chinois, ses trompettes et ses clarinettes, faisait trembler les vitres et jouait une marche triomphale qui nous traversait jusqu’à la moelle des os.

Ensuite de quoi, M. le maire, son écharpe en sautoir, prononça quelques paroles sur l’heureuse réunion ; puis M. Wilhelm, professeur de la classe industrielle, lut un discours sur l’origine des connaissances humaines depuis l’invention de la forge par Tubalcaïn, allant des Hébreux aux Phéniciens, aux Grecs, aux Romains, aux barbares Mérovingiens ; aux Carlovingiens, un peu moins bornés que les Mérovingiens ; aux Arabes, aux Turcs, etc., etc.

Les dames en suaient à grosses gouttes ; on aurait bien voulu lui crier : « Halte !... halte !... » mais dans une assemblée pareille cela ne convenait pas ; il fallut attendre qu’il s’arrêtât de lui-même ; et cela durait déjà depuis au moins une heure, quand on le vit enfin tourner son dernier feuillet, ce qui fit pousser à toute la salle un long soupir de soulagement. Mais il n’avait pas encore fini, et dit avec finesse qu’il n’entamerait pas le chapitre des découvertes modernes, pour ménager la modestie de ses contemporains et particulièrement celle de S. M. Louis-Philippe. Il lui fallut encore un bon quart d’heure pour expliquer cela, de sorte que la désolation vous gagnait de nouveau, quand à la fin des fins il s’assit en faisant un grand salut, au milieu des applaudissements de toute l’assemblée.

Aussitôt après, M. Laperche se mit à proclamer les noms des vainqueurs, en commençant bien entendu par les philosophes. C’était sa spécialité et son triomphe. M. Laperche jouissait d’une haute taille, qui permettait de le voir de loin, et d’une voix onctueuse et retentissante, quoique un peu nasillarde, qu’il exerçait tous les jours avec son grec.

Je bouillonnais à l’appel de tous ces noms ; le feu de l’espérance me sortait par les joues. Tous les camarades, du reste, étaient dans le même état ; nous ne pouvions attendre notre tour ; mais comme, entre chaque proclamation, pendant que le vainqueur descendait dans la salle se faire couronner par ses parents, l’orchestre jouait un petit air, cela prenait du temps, et, sur les trois heures seulement, le tour de notre classe arriva.

J’avais déjà distingué mon père et ma mère, assis l’un à côté de l’autre, au milieu de la foule brillante, qui nous regardait, lorsque M. Laperche se mit à proclamer les prix de la sixième, et qu’au lieu de mon nom, comme je m’y attendais, j’entendis ceux de MM. Poitevin, Henriot et Vaugiro, tous protégés de M. Gradus. Moi, je n’avais que des accessits !

J’en étais devenu pâle comme un mort.

À la fin, cependant, pour le prix de mémoire, qu’on ne pouvait pas me refuser, – parce que j’avais toujours le mieux su mes leçons, – pour le prix de mémoire, je fus nommé le premier.

Je me ranimai d’un coup, et je courus, ivre de bonheur, me faire couronner par mon père et ma mère, qui m’embrassèrent tous deux en pleurant. Puis, je revins ; et, quelques minutes après, la distribution des prix étant terminée, la foule s’écoula lentement, roulant sur l’escalier de bois avec un grand bruit sourd.

Je descendis ; la réflexion m’était revenue, je frémissais en moi-même. Sous la porte, dans le vestibule, je trouvai mon père seul ; il m’avait attendu, et m’embrassa de nouveau avec effusion, en me disant :

– Je suis content de toi, Jean-Paul, très content ; tu m’as donné toute la satisfaction que je pouvais espérer... Arrive !... ta mère nous attend à l’Abondance, tes effets sont déjà sur la voiture ; nous allons partir tout de suite.

Je le suivis tout pensif. Vers dix heures, nous entrions à Richepierre ; pendant toute la route, malgré la satisfaction de mes parents, je n’avais pas dit un mot ; l’injustice qu’on venait de me faire me stupéfiait, je ne pouvais pas y croire, cela me paraissait quelque chose d’horrible !

 

 

IV

 

Je vous ai raconté ma première année de collège. Les quatre années suivantes ressemblèrent à celle-là d’une façon déplorable ; après M. Gradus, vint M. Laurent ; après M. Laurent, M. Laperche ; après M. Laperche, M. Damiens ; après M. Damiens, M. Fischer. Après le de Viris illustribus Romae, le Cornelius Nepos, le Selectae è profanis, le Virgilii Eclogae, le de Senectute, les Géorgiques, les Odes d’Horace, Maecenas atavis, etc. ; sans parler de la Chrestomathie grecque, des Fables d’Ésope, de la Cyropédie de Xénophon, du premier livre de l’Iliade ; du rudiment, du rudiment, du rudiment ; des temps primitifs et des temps primitifs ; de la grammaire et de la grammaire ; des règles et des règles ; le tout sans explications ! – Et puis de la physique sans instruments, de la chimie sans laboratoire, de l’histoire naturelle sans collections, de l’histoire sans critique ; enfin des mots, des mots, toujours des mots !

Faut-il s’étonner que tant de gens n’aient que des mots dans la tête ? On ne nous apprend que cela dix ans de suite. C’est la mémoire mise à la place du raisonnement ; c’est la formule, la règle sacro-sainte, posée sur l’intelligence, comme une cage sur un oiseau.

Bienheureux quand, dans un de nos pauvres collèges municipaux, se rencontre un professeur qui ramène les esprits au sens du vrai, et s’efforce de faire comprendre à ses élèves que la beauté d’une œuvre littéraire ne résulte pas de l’arrangement des mots, mais de la justesse des pensées, de la profondeur des sentiments et de la vérité des observations ; cet homme, avec des sujets médiocres, fait des élèves remarquables, en vertu du proverbe que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois.

J’avais commencé mes études jeune, plein d’ardeur et d’illusions, et, cinq ans après, le rudiment m’avait abruti ; l’encombrement des mots de chimie, de géographie, de physique, de latin, de grec, de mythologie, de noms propres, de dates, de règles, et même d’allemand, que nous enseignait aussi M. Laperche, d’après la même méthode que son grec, cet entassement était devenu tel que je n’y comprenais plus rien moi-même.

Je prenais les mots pour des choses. Après avoir récité la liste des corps simples, je croyais les connaître ; après avoir répété mot à mot un chapitre de physique, je me figurais être aussi savant qu’Ampère, Arago, Gay-Lussac, etc., sans avoir jamais rien vu, rien expérimenté.

Pour le grec et le latin, c’était différent ; quand on me parlait de la beauté d’une ode d’Horace, d’un chant d’Homère, d’un discours de Démosthènes, je me figurais qu’on voulait se moquer de moi ; que rien n’était plus ennuyeux ; que tous ces gens-là radotaient, qu’ils cousaient des mots les uns au bout des autres, d’après les règles de la syntaxe, comme M. Gradus ; et Bossuet, Corneille, Racine, Boileau me produisaient le même effet ; leurs chefs-d’œuvre me faisaient suer à grosses gouttes ! Tous mes camarades avaient la même façon de voir ; mais nous voulions être reçus bacheliers, et nous prenions la mine de gens convaincus. L’ennui, le découragement nous avaient saisis ; et voilà ce qu’on appelle développer dans la jeunesse le sentiment du beau, le goût de la littérature, le culte des anciens.

Bref, on nous avait rendus stupides ; et, puisque nous en sommes sur ce chapitre, je soutiens que bien des jeunes gens sortent de leur collège dans le même état ; qu’ils ont perdu le sens commun, et qu’il leur faut deux ou trois ans pour se remettre, quand ils se remettent, car beaucoup n’en reviennent jamais, et ceux-là restent des machines toute leur vie ; après avoir eu l’opinion de leur professeur, ils ont l’opinion de leur gazette ; ils s’appellent entre eux gens sérieux, raisonnables ; ils condamnent tout mouvement vers le progrès, et ne connaissent absolument que leurs formules ; tout ce qui dérange leurs formules est détestable ; ils ne veulent pas en entendre parler, ils le repoussent et le proscrivent.

Le pire, c’est qu’un grand nombre, outre le sens commun, ont aussi perdu le sentiment de la dignité naturelle à l’homme. Je ne parle pas des vices que l’ennui profond engendre dans les établissements fermés, je parle du sentiment de la justice et de la liberté ; je parle du courage nécessaire pour soutenir son droit envers et contre tous ; je parle de la bassesse de caractère qui succède à la fierté native de tout être bien conformé ; oui, l’affaissement des caractères résulte aussi de ce système d’instruction.

La quatrième année de mes études, étant en seconde, il arriva pendant l’hiver quelque chose de bien singulier.

J’avais alors quinze ans ; j’étais malade depuis quelques mois, malade d’ennui, pâle, les yeux creux, maigre comme un clou ; de grands cheveux bruns me retombaient sur le front, quelque léger duvet commençait à paraître sur mes joues et mes lèvres ; je m’affaissais. Il me fallait toute la vitalité que j’avais puisée autrefois dans l’existence heureuse de la famille, en pleins champs, pour me soutenir encore un peu ; et, pendant les récréations, je restais toujours à moitié couché sur le banc, derrière mon pupitre, regardant avec indifférence les jeux des autres élèves.

Je voyais tout en noir.

Mon ami Goberlot, l’année d’avant, était parti pour Fribourg, d’où le pauvre garçon devait revenir bien changé par les Jésuites. Mais cela ne regarde pas mon histoire, et je ne veux pas dire de mal d’un vieux camarade.

« Quel malheur d’être venu dans ce monde ! Quel tas de Canard, de Gradus et de Laperche nous environnent ! Quelle quantité de mensonges on vous fait avaler pour des vérités ! Dieu du ciel ! faut-il que, sans savoir ni comment ni pourquoi, nous soyons condamnés à ces galères ? »

C’est à ce genre d’idées peu consolantes que je me livrais depuis quelque temps. Je tremblais, je pleurais pour rien ; j’étais devenu comme une femme, et pourtant je ne connaissais aucun vice. C’est à force d’avoir avalé du rudiment, de la nomenclature et des injustices, que je me trouvais dans cet état.

Or, vous saurez que, en ce temps de crise, trois ou quatre grands gaillards de dix-huit à vingt ans avaient pris l’habitude de molester les petits et même de les battre, lorsqu’ils n’acceptaient pas leurs vexations d’un air de bonne humeur ; c’étaient des fils de famille qui se livraient à ces distractions, au lieu de préparer leur baccalauréat ; mais les professeurs leur donnant des leçons particulières, ils étaient sûrs d’arriver tout de même.

Le maître d’étude Bastien fermait les yeux sur ces choses, les tyrans de nos récréations avaient donc beau jeu.

Le plus acharné de ces mauvais drôles était M. Charles Balet, le fils de l’avocat Balet, de Sarrebourg, un fainéant, un ivrogne, une nullité dont les vices n’ont fait que s’accroître de jour en jour, jusqu’à l’époque où, s’étant ruiné de fond en comble, il devint chaudronnier ambulant, menant son âne pelé par la bride. Tout le pays a vu cela.

Mais alors c’était un riche ; il faisait des farces et ne se refusait rien, en fait d’insolences et de brutalités, sur les petits qui ne pouvaient pas lui résister.

Un soir donc, pendant les grands froids de janvier, tous les élèves étaient réunis dans la salle d’étude ; les uns jouaient à la main chaude, aux billes, etc. ; d’autres causaient autour du poêle, quand tout à coup un immense éclat de rire retentit.

M. Charles Balet venait de faire une farce à l’un des petits, Lucien Marchal, un bon petit garçon de onze à douze ans, bien doux, bien tranquille, et même un peu rêveur, comme il arrive aux enfants éloignés pour la première fois de leurs parents.

M. Balet venait de lui tirer brusquement la chemise, par un trou du pantalon ; c’est de là que venait la joie des autres.

Le petit Marchal, tout rouge de honte, se dépêchait de rentrer sa chemise ; mais Charles Balet, encouragé par son triomphe, la retirait aussitôt à grandes secousses, de sorte que l’ouverture du pantalon s’élargissait toujours, et que Marchal, au milieu du cercle des rieurs, et trop faible pour se défendre, se mit à pleurer.

Moi, derrière mon pupitre, j’avais regardé cela ; je sentais mes joues trembler.

Depuis longtemps j’en voulais à ce tyran, qui n’avait pourtant jamais osé m’attaquer, devinant sans doute, quoique beaucoup plus grand et plus fort que moi, qu’il pourrait bien risquer quelque chose et recevoir des égratignures, ce qui n’entrait pas dans son caractère.

De mon côté, me sentant beaucoup plus faible, j’hésitais ; mais, aux sanglots de Marchal, l’indignation l’emporta.

– Dis donc, Balet, m’écriai-je en élevant la voix, tâche de cesser tes mauvaises plaisanteries ; je te défends de tourmenter les petits.

Le gueux se retourna stupéfait de mon audace ; il me regarda de haut en bas, surpris de voir qu’un nabot, comme il m’appelait, osât porter atteinte à son autorité.

Tous les autres, non moins étonnés, s’étaient tus, regardant... écoutant.

Je sortis lentement de ma place derrière la table, devinant qu’il allait falloir livrer bataille, et résolu de faire payer cher sa victoire au grand lâche que je détestais.

Il était devenu d’abord tout rouge, et puis pâle.

– Tu me défends, toi ! dit-il en ricanant ; tu me défends ?

– Oui, lui répondis-je froidement et les dents serrées, je te défends de battre les petits !

Alors il leva la main ; mais aussitôt la colère amassée dans mon cœur eut sa satisfaction, et d’un bond je lui sautai au cou comme un chat, les ongles plantés derrière ses oreilles.

Il fit entendre un cri terrible.

En même temps, tous les camarades, surtout les petits, transportés d’enthousiasme en voyant le tyran attaqué, me crièrent :

– Courage, Nablot... courage !

Je n’avais pas besoin d’encouragements ! Le grand Balet me frappait des deux poings à la figure, et le sang me jaillissait du nez, mais je ne lâchais pas prise ; je me cramponnais, mes ongles entraient dans sa chair de plus en plus, et je riais comme joyeux, en lançant au bandit des coups de pied dans les jambes, avec une rage qui le fit bientôt crier :

– Au secours !... On m’étrangle !...

Personne ne bougeait.

– Ah ! grand lâche, lui dis-je en redoublant, tu as peur !

Et le frémissement d’enthousiasme, les cris de « Courage, Nablot ! » furent tels que le maître d’étude entendit du corridor, et M. le Principal de sa chambre au fond.

Tout à coup la porte s’ouvrit ; M. Rufin, M. Bastien, Canard et Miston parurent à l’entrée de la salle.

Balet, se voyant secouru, redoublait ses coups de poings ; mais il chancelait, il suffoquait, il pleurait, quand de tous les côtés à la fois je fus saisi et arraché de son cou sanglant.

– Monsieur Nablot, je vous chasse ! me criait le Principal, je vous chasse !... Dans votre position... maltraiter M. Balet !... c’est abominable !...

Je n’écoutais rien. Et pendant que les autres me tiraient par les bras et le collet de l’uniforme pour m’entraîner, regardant le tyran d’un œil sauvage, je lui dis en riant :

– Ça t’apprendra, grand lâche, à battre les petits... Attention à toi !...

Et comme il me menaçait encore, me voyant retenu, d’un mouvement terrible je me dégageai de toutes les mains, et, bondissant, je lui crachai à la figure.

Alors le Principal indigné me fit saisir et porter au cachot.

Les vitres de la prison étaient cassées, il ne restait que les barreaux. Le vent, le froid, la pluie et la neige entraient tour à tour dans cette petite pièce, étroite et sombre, où se glissait rarement un rayon de soleil. On me mit là sur les dalles, et je ne bougeai pas pendant quatre heures ; le sang à la fin s’était gelé sur ma figure. J’entendis sonner la cloche pour aller au réfectoire, puis pour la récréation, puis pour le coucher.

Tout le monde était au lit depuis une heure, il gelait à pierres fendre, quand un pas lointain glissa dans le corridor, une clef entra dans la serrure ; M. le Principal lui-même s’était souvenu de moi. Canard, Miston, le père Dominique, le père Van den Berg m’avaient oublié, ou peut-être pensaient-ils que j’étais indigne de vivre, ayant osé battre M. Balet, le fils du premier avocat de Sarrebourg.

M. Rufin tenait sa bougie, qu’il abritait d’une main ; il me dit :

– Levez-vous... allez vous coucher... J’ai fait prévenir votre père, il viendra vous prendre demain.

Je me levai sans répondre, et, montant le grand escalier sombre, je me lavai la figure en passant à l’aiguière, et puis j’allai me mettre au lit, moitié content, moitié inquiet.

Les paroles du Principal me revenaient à l’esprit : « Dans votre position, battre M. Balet !... » Je me demandais ce que cela voulait dire.

Il était dix heures, et la cloche sonnait pour la dernière étude avant midi, lorsque je m’éveillai dans le grand dortoir désert, les fenêtres toutes blanches de givre. Les camarades me voyaient dormir comme un bienheureux, la figure toute bleue de coups, ne m’avaient pas réveillé, et le maître d’étude, M. Bastien, pensant que j’étais chassé du collège, ne s’était pas non plus occupé de moi.

Je me levai ; et tout en m’habillant, assis sur le lit, égayé par le jour clair et blanc de l’hiver, par la satisfaction d’avoir battu celui que je détestais, je me mis à siffler comme un merle. J’étais las du collège, et, quoi qu’il pût m’arriver, rien ne pouvait être pire que cette existence de prisonnier ; c’est du moins ce que je pensais.

« Tu seras clerc de ton père, me disais-je, tu travailleras dans l’étude, en attendant l’âge de t’engager. »

Mes idées s’éclaircissaient, et je prenais gaiement mon parti de tout, quand, au fond de la grande salle, parut M, Canard, en cravate de couleur et une petite calotte sur l’oreille, qui me cria d’un air narquois :

– Eh bien, monsieur Nablot, vous ne voulez donc pas nous quitter ?... Votre papa est en bas, qui vous attend.

Comme je croyais tout terminé avec ce collège, je lui répondis, en imitant son accent nasillard :

– Tout de suite... monsieur Canard... tout de suite !...

Ce qui l’offensa gravement.

– Monsieur Nablot, dit-il, qui vous a permis de me contrefaire ? Vous êtes un malhonnête...

– Et vous, monsieur Canard, vous êtes un homme injuste : vous m’avez donné de la mie pendant quatre ans, parce que mon père ne vous graissait pas assez la patte.

Alors il devint tout rouge, et comme il restait là, ne sachant que répondre, je passai devant lui lentement et je descendis l’escalier.

En bas, dans l’antichambre de M. le Principal, j’entendis la voix de mon père, et je frappai.

– Entrez !

Mon père était là, debout.

En me voyant entrer la figure toute machurée, l’excellent homme, fort triste, comme on pense, ne put s’empêcher, malgré le chagrin que je venais de lui donner, de m’embrasser avec attendrissement.

– Mon pauvre enfant, dit-il, comment as-tu pu maltraiter un de tes camarades ? Ce n’est pourtant pas ton caractère.

– Monsieur Nablot, dit le Principal, vous vous faites illusion sur Jean-Paul ; c’est un caractère intraitable, un mauvais cœur.

– Le grand Balet a trois ans de plus que moi, dis-je alors ; il bat tous les petits depuis longtemps ; je lui ai défendu de continuer, et c’est lui qui a commencé ; qu’on demande à tout le monde : il a commencé.

– M. Balet est à l’infirmerie ; vous l’avez battu d’une façon indigne, il a les jambes toutes noires. Vous avez voulu l’étrangler... Vous êtes un caractère violent.

– Je n’ai jamais fait de peine à personne, répondis-je ; mais je ne me laisserai pas battre. Le grand Balet me croyait plus faible, il s’est trompé. Tous les camarades m’ont donné raison ; qu’on leur demande ce qui s’est passé ; ce sont eux qu’il faut interroger, et non pas le grand Balet, ni M. Bastien, qui n’était pas là. Qu’on fasse venir les petits... qu’on les interroge... on verra !...

Il y eut un instant de silence, et mon père, profondément ému, me dit :

– Écoute, Jean-Paul, je viens d’intercéder pour toi. C’est une honte... une grande honte d’être chassé du collège ; cela vous suit toute la vie !... Je viens de supplier M. le Principal de t’excuser ; il s’est laissé fléchir, mais à une condition, c’est que tu feras des excuses à M. Balet, un de tes anciens... un...

– Jamais ! répondis-je brusquement, non !... Quand j’ai raison, je ne fais pas d’excuses... ce serait une bassesse... Tu m’as toujours dit qu’il valait mieux tout supporter que de faire des bassesses !

– Vous l’entendez ? dit le Principal.

Mon père était devenu tout pâle. Il me regarda quelques secondes, les yeux pleins de larmes.

– Oh ! Jean-Paul !... fit-il tout bas.

Puis, se tournant vers M. Rufin, il dit d’une voix un peu enrouée :

– Je les ferai pour lui, monsieur le Principal, si vous voulez bien le permettre...

Alors, entendant cela, je pris ma casquette sur la chaise, et je sortis le cœur déchiré. Le Principal me cria de la chambre :

– Retournez à votre place à la salle d’étude ; en considération de l’honnête homme dont vous êtes le fils, je veux bien vous recevoir encore.

Je m’arrêtai deux secondes dans l’antichambre, me demandant si j’accepterais. Jamais je n’ai réfléchi plus vite ; les idées me passaient par la tête comme des éclairs ; l’affection que je portais à mon père me décida.

« J’irai jusqu’à la fin de l’année, me dis-je, et puis ce sera fini ; j’en ai bien assez ! »

Et d’un pas plus lent, traversant la cour, j’entrai dans la salle d’étude.

Tous les yeux se levèrent.

Je passai près du poêle, j’enjambai mon pupitre et je m’assis à ma place.

M. Bastien s’approcha doucement ; comme il allait me parler, je lui dis à voix basse :

– Je suis venu par ordre de M. le Principal.

Au même instant, mon père et M. Rufin passaient dans la cour, devant les fenêtres, sans s’arrêter. Le maître d’étude retourna s’asseoir dans sa chaire, et je me mis tranquillement à faire mon devoir, jusqu’à l’heure où la cloche annonça le dîner.

Tout alla comme à l’ordinaire, personne ne me parla de ce qui s’était passé.

Huit jours après, le grand Balet revint aussi s’asseoir à sa place. Quelquefois, en levant les yeux par hasard, je le voyais qui m’observait ; aussitôt il regardait ailleurs. Il vexait encore les petits, mais le prestige de sa force était tombé, quelques autres grands prenaient la défense des faibles.

Quant à moi, j’étais devenu encore plus sombre qu’avant ; une chose m’humiliait, c’est que mon père eût fait des excuses ; en pensant à cela, tout mon sang se retournait, cela me paraissait contre nature, et, puisqu’il faut dire toute ma pensée, je lui en voulais...

Les choses allèrent ainsi jusqu’à la fin de l’année. Les camarades se tenaient en quelque sorte éloignés de moi ; je me souciais aussi fort peu de leur amitié ; depuis le départ de Goberlot, je n’avais plus d’affection particulière au collège. L’étude m’ennuyait de plus en plus. Enfin, les vacances revinrent comme d’habitude. Je n’obtins pas un seul prix ; cette fois, le dégoût était complet, et j’étais bien décidé à ne plus revenir.

 

 

V

 

Cette année-là, les vacances furent tristes.

Je ne voulais plus retourner au collège, et je n’osais le dire à mes parents, sachant combien cela leur ferait de peine.

Au lieu de me promener comme autrefois dans les vallons et les bois, si beaux en automne ; au lieu de me baigner à l’ombre des hêtres et de pêcher à la main sous les roches, ce qui me rafraîchissait le sang et ranimait toujours mes forces, je restais tout rêveur à la maison.

Notre jardin en pente ; ses petits murs tapissés d’espaliers ; sa gloriette couverte de vigne vierge, de pois d’Espagne et de chèvrefeuille ; ses grands massifs de groseilliers et de framboisiers, où ma mère et Babelô faisaient la cueillette ; les grosses poires dorées et les magnifiques pommes rouges courbant sous leur poids les branches des vieux arbres, tout cela ne me disait plus rien.

J’entendais les cris de joie de mes frères et sœurs dans la rue, au passage des hautes voitures de regain, sans même regarder à la fenêtre ; et durant de longues journées je me tenais assis à l’étude auprès de M. Pierron, un bon vieux clerc, grave, sérieux, un peu maniaque, comme tous les gens de bureau, aimant à tout mettre en ordre ; sa plume à droite, près de l’écritoire, sa grosse tabatière d’écorce de bouleau à gauche, sous la main, pour n’avoir jamais à chercher et penser le moins possible.

Je voyais des files de cinq et six paysans, hommes et femmes, en robes crasseuses, jupons de laine, sarraus bleus, l’air soucieux, l’œil louche, se regardant en dessous, venir se disputer chez nous sur leurs contrats de vente ou de fermage, cherchant à se tromper les uns les autres par des détours ridicules, se grattant la tignasse, ou mettant la main sur l’estomac pour attester leur bonne foi ; et mon père, forcé de leur expliquer longuement, de point en point, d’abord ce qu’ils voulaient, car ils ne le savaient pas toujours, et puis ce qu’ils pouvaient faire d’après la loi, car ils n’en savaient rien du tout et se croyaient tout permis, même de convenir entre eux de choses contraires à l’ordre public.

Ces mauvaises intentions se voyaient comme peintes sur leurs figures, dans leurs paroles et leurs gestes. Je m’en indignais. Le père aussi quelquefois avait peine à se contenir ; mais il devenait vieux, il avait de grandes charges à supporter pour l’instruction de ses enfants, et bien souvent, quand tous ces êtres de mauvaise foi n’avaient pu s’entendre et que tout semblait rompu, il reprenait l’affaire depuis le commencement avec une patience admirable, et finissait, à force de bon sens, de justice et de droiture, par les accorder et rédiger son acte.

Voilà l’existence du notaire de village ! On se figure qu’il n’a pas besoin d’en savoir autant que ceux des villes, c’est une grande erreur. Dans les villes, on trouve des avocats, des avoués, des géomètres, des architectes, des experts de toute sorte, capables de vous éclairer et de vous aider au besoin ; à la campagne, le notaire fait tout lui seul, il tire tout de son propre fonds ; et puis dans les villes chacun sait ce qu’il veut, comment il le veut, à quelles conditions il se soumet ; et le plus souvent les paysans n’en savent rien du tout ; il se croient plus malins que les autres et marchent hardiment d’après cette bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, sans prévoir les conséquences dangereuses de leurs finesses.

Dans les villes aussi, les contractants savent parler, s’expliquer, dire clairement leurs intentions, qu’il suffit d’écrire dans les formes prescrites par la loi : au village, le notaire est forcé de tout débrouiller, dans l’esprit de ses clients d’abord, ensuite sur le papier. Il est en quelque sorte le tuteur ou le fléau du pays ; il conserve l’avoir des familles ou les ruine ; c’est quelque chose de terrible, surtout avec ce principe « que nul n’est censé ignorer la loi », lorsque pas un paysan sur mille n’en connaît le premier mot.

Et je me permets de dire à cette occasion que, du moment qu’on écrit un tel principe dans la loi, parce qu’il est indispensable au gouvernement des peuples, on devrait au moins trouver autre chose que des affiches pour faire connaître les nouvelles lois ; les affiches sont bonnes pour ceux qui savent lire ! Si l’on tient à ces affiches, on devrait apprendre à lire aux enfants, sans cela ce principe n’est pas seulement une fiction, c’est un mensonge, une imposture, un moyen détourné de livrer la masse à la rapacité d’une foule d’égoïstes. Et si l’on ne veut pas que les gens sachent lire, – car il y a des richards, des nobles et des prêtres qui ont cette idée dans notre pays, – eh bien alors, qu’on fasse publier les lois au prône, par les curés ; cela serait au moins aussi utile que les mandements des évêques sur le gras et le maigre, et cela ne nuirait pas à la religion : l’ignorance amène la misère, et la misère amène tous les vices.

Le spectacle de tout le travail que faisait mon père pour nous élever, en restant honnête homme, me donnait beaucoup à réfléchir, et la carrière du notariat me paraissait de plus en plus difficile.

« C’est bien la peine, me disais-je souvent, de tant étudier pour en arriver là ! »

Vers la fin des vacances, l’idée de retourner au collège m’accablait et j’étais d’autant plus à plaindre que le courage de refuser franchement me manquait. Non, je n’osais faire un tel chagrin à ceux qui m’aimaient et mettaient en moi leurs plus chères espérances.

Cela se présenta pourtant la veille du départ ; l’aveu m’échappa sans y penser.

C’était le matin, avant l’arrivée de notre vieux clerc ; j’occupais déjà ma place ordinaire à l’étude, le coude au bord de la fenêtre, et je rêvais tristement.

Le père, en train d’écrire un acte qu’il avait étudié la veille jusqu’à minuit, ne faisait pas attention à moi ; il était absorbé, quand tout à coup je m’écriai :

– Plutôt que de retourner au collège, j’aimerais mieux me jeter à la rivière !

Le pauvre homme se retourna brusquement ; il me regarda quelques secondes, et puis, élevant la voix, une voix frémissante de douleur, il dit :

– Voilà donc la récompense de mon travail depuis tant d’années !... Voilà mon espérance qui s’en va !... Voilà ce qu’il me faut entendre de l’enfant en qui j’avais mis toute ma confiance !... Je l’ai trop aimé !...

Il jeta sa plume comme désespéré.

– Oui, je l’ai trop aimé !... J’ai peut-être fait tort à ses frères... C’est ma punition.

Il se mit à marcher avec agitation ; chacune de ses paroles me perçait le cœur : il avait raison, je ne répondais pas à son affection, j’en étais indigne.

– Que veux-tu faire ? dit-il en se rasseyant désolé. Dans ce monde, il faut faire quelque chose pour vivre.

– Tout ce que tu voudras, lui répondis-je ; fais-moi cordonnier, boulanger, tailleur, tout, j’accepte tout, plutôt que de me remettre au latin.

La mère entrait dans ce moment, et le père lui dit d’un accent étrange :

– Tiens, voilà Jean-Paul qui ne veut plus continuer ses classes.

– Non, m’écriai-je, c’est assez ! Je ne peux plus supporter toutes ces injustices. Je ne veux plus être forcé de demander pardon à des Charles Balet !

Mon pauvre père était devenu tout pâle.

– Mais ce n’est pas toi, Jean-Paul, fit-il au bout d’un instant, qui as demandé pardon... C’est moi !...

– Et pourquoi l’as-tu fait ? lui dis-je, car cette grande humiliation m’était restée sur le cœur, et l’idée de retourner où je l’avais subie m’ôtait toute retenue.

– Tu veux le savoir ? dit le père d’une voix tremblante, eh bien, je vais te le dire... J’ai fait cela pour toi... pour te permettre de continuer tes études et ne pas briser ta carrière... Si l’on t’avait renvoyé, je n’aurais pu, faute d’argent, te placer dans un autre collège... À Sâarstadt, M. le Principal me fait crédit...

Il voulut continuer, mais les larmes lui coupèrent la voix.

– Il fallait bien aussi penser à tes frères et sœurs, dit-il en se reprenant... Je ne pouvais pas tout faire pour toi, et rien pour les autres. Je ne suis pas riche, et vous êtes cinq !...

Il allait de long en large, sanglotant dans son mouchoir. Moi, je baissais la tête.

– C’est convenu depuis longtemps avec le Principal, reprit-il. À la fin de la deuxième année, comme je demandais un délai pour le paiement du second semestre, que je n’avais pu réaliser, ayant placé ta sœur Marie-Reine à Molsheim et ton frère Jean-Jacques à Saverne, M. Rufin me dit : – Je connais votre position... vous êtes chargé d’une nombreuse famille... Votre fils est un peu turbulent, mais il a de l’intelligence et travaille bien... Ce serait dommage de l’arrêter au milieu de ses études. Ne vous tourmentez pas... J’attendrai !

Il se remit à pleurer, en disant :

– Eh bien, les choses ont toujours marché depuis sur le même pied... Je n’ai jamais donné que des à compte. Cela m’a permis de placer aussi ton frère Jean-Philippe et ta sœur Marie-Louise... Je suis en retard de plusieurs semestres... mais M. le Principal attend... Je lui paye les intérêts... il ne me presse pas trop. – Je ne voulais pas te le dire... Je voulais porter l’humiliation tout seul... Voilà pourquoi j’ai demandé pardon à ce grand vaurien qui t’avait battu !

Alors, entendant cela, je me levai en lui criant :

– Mon père, pardonne-moi !... Je ferai toujours ce que tu voudras... Je ne te demanderai jamais plus rien !

Il me reçut dans ses bras et me dit, en me regardant avec un attendrissement inexprimable :

– Courage, mon enfant, courage !... Tu pourras être bien plus malheureux que tu ne l’es maintenant ; mais souviens-toi que le seul malheur qu’il faille redouter, le seul irréparable, c’est de ne pas remplir son devoir. Je te pardonne de bon cœur. Va demander aussi pardon à ta mère, car elle ne savait rien non plus, et tu m’as forcé de raconter devant elle que nous devons à un étranger le bienfait de ton éducation.

Je me mis à genoux devant ma mère, qui pleurait la tête penchée dans sa main ; elle m’embrassa, et comme nous ne pouvions arrêter nos larmes, le père dit :

– Pierron va venir !... Entrons dans la salle à manger.

Nous sortîmes.

– À quelle heure partons-nous, mon père ? dis-je en m’essuyant les yeux.

– Aussitôt après déjeuner, Jean-Paul. J’ai prévenu Nicolas d’atteler le cheval ; à quatre heures, il faut que je sois de retour, car les Didier viendront ce soir signer leur acte ; c’est convenu, Pierron va le mettre au net.

– Et tes effets sont prêts, dit la bonne mère, j’ai tout arrangé dans la malle.

Alors, quoi qu’il pût arriver, et quand même mon dégoût aurait été dix fois plus grand, je me serais regardé comme un gueux de faire la moindre objection.

Au contraire, j’avais hâte de me remettre au travail et d’en finir avec mes deux dernières années de collège, mais bravement, sans compter sur les prix, et décidé seulement à les mériter.

 

 

VI

 

Cette année-là, j’obtins une petite chambre pour moi tout seul, donnant comme presque toutes les autres sur la cour intérieure, une ancienne cellule de capucin, blanchie à la chaux, avec un petit lit, une chaise, une table de bois de sapin.

J’avais seize ans, j’entrais dans la classe des grands. Enfin j’étais mieux ; je pouvais travailler un peu le soir et rêver à mes leçons, cela me fit plaisir.

Et puis, j’appris à connaître un professeur digne de ce nom, car tous les autres, dans notre collège, n’étaient, à proprement parler, que des routiniers, faisant leur métier d’instruire la jeunesse, comme on fabrique des chaussures, toujours sur les mêmes formes, ce qui ne demande pas beaucoup de réflexion.

Depuis mon arrivée à Sâarstadt, j’avais vu M. Perrot traverser la cour matin et soir, clopin-clopant, le chapeau sur la nuque, pour se rendre à sa classe. Il n’avait pas l’élégance de M. Gradus, ni la majesté de M. Laperche ; il boitait des deux jambes, s’appuyant sur un bâton et galopant quelquefois d’une façon assez risible ; ses épaules étaient inégales, ses lèvres grosses, son front haut et chauve. Des lunettes en cuivre ballottaient sur son nez un peu mou et aplati ; ses habits, toujours mal fagotés, dansaient sur son dos ; en somme, on ne pouvait voir d’être plus indifférent à la mode.

Mais M. Perrot avait d’abord quelque chose qui manquait à ses confrères ; il savait le grec, le latin et le français à fond ; c’était un lettré dans toute la force du terme, et, de plus, il avait le rare talent de communiquer son savoir à ses élèves.

Je n’oublierai jamais la première classe de rhétorique qu’il nous fit, et l’étonnement que j’éprouvai lorsque, au lieu de commencer par la correction grammaticale de nos devoirs de vacances, il mit tranquillement ce tas de paperasses dans sa poche de derrière, en nous disant :

– C’est bon !... c’est de l’histoire ancienne... Passons à de nouveaux exercices.

Nous étions assis à quinze, dans la grande salle d’étude alors déserte, tournant le dos aux fenêtres du fond, et lui s’assit en face de nous, sur une chaise, près du poêle ; il retira une de ses bottines, qui le gênait ; il regarda, se gratta, remit la bottine d’un air rêveur et puis nous dit :

« Messieurs, vous prendrez des notes. Vous rédigerez mon cours, c’est la seule manière de bien fixer les choses dans la mémoire. Vous réserverez de grandes marges dans vos cahiers de rédaction, et sur ces marges vous écrirez l’entête des chapitres, avec les indications principales de la matière qui s’y trouve traitée.

» Ainsi, d’un coup d’œil, en parcourant ces entêtes, il vous sera facile de vous rappeler l’ensemble du chapitre, et si les détails ne vous reviennent pas tout de suite, vous n’aurez qu’à relire le développement en regard.

» La rhétorique n’est qu’une collection d’observations faites par des philosophes et des critiques, sur les œuvres oratoires ou littéraires qui de leur temps avaient obtenu le plus de succès.

» Ces philosophes et ces critiques, au nombre desquels se trouvent Aristote, Longin, Denys d’Halicarnasse, Quintilien, etc., ont tiré des règles de ces observations, concluant de ce qu’un tel moyen avait réussi souvent, qu’il devait toujours réussir dans les mêmes circonstances.

» C’est le recueil de ces règles qu’on appelle rhétorique.

» Mais remarquez bien, messieurs, que les œuvres avaient précédé les règles. Ce ne sont pas les règles qui ont produit les chefs-d’œuvre, ce sont au contraire les chefs-d’œuvre qui ont dicté les règles.

» Donc, pour savoir si les règles sont bonnes, fondées sur des observations exactes, et déduites avec rigueur de ces observations, nous recommencerons le travail que les critiques ont dû faire.

» D’abord, pour les différents genres oratoires : démonstratif, délibératif et judiciaire, nous lirons les discours de Démosthènes, de Cicéron, de Pline le Jeune, quelques harangues tirées de Tite-Live, de Salluste, de Tacite, etc.

» Pour les productions du genre dramatique, nous lirons Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane chez les Grecs, Térence et Plaute chez les Latins, avec une ou deux tragédies de Sénèque.

» Nous verrons si la règle des trois unités : de temps, de lieu, d’action, a toujours été bien observée.

» Enfin pour tous les genres nous ferons la même étude ; alors notre rhétorique sera solide.

» Mais vous comprenez que ce travail ne peut se faire par écrit, car ce serait beaucoup trop lent, nous n’aurions pas vu le quart de nos auteurs à la fin de l’année. Nous traduirons donc verbalement tous les jours quelques pages d’un ouvrage ; chacun de vous à son tour lira, les autres suivront ; si quelque difficulté se présente, je vous éclaircirai la question, et vous en prendrez note.

» Nous embrasserons ainsi, dans un an, non seulement les auteurs exigés pour l’examen du baccalauréat ès lettres, ce qui serait peu de chose, mais la littérature de deux grands peuples, représentée par leurs œuvres monumentales.

» Si nous voyons que le temps nous manque vers la fin de l’année, eh bien ! tous les jours, après neuf heures, lorsque les enfants iront dormir, nous autres nous poursuivrons nos études jusqu’à minuit s’il le faut.

» Profitez bien du temps, messieurs. Quant à moi, je n’épargnerai rien pour vous faire une bonne classe de rhétorique, qui vous servira toujours, quelle que soit la carrière que vous embrassiez par la suite, car, quoique bien peu d’entre vous soient destinés à devenir des auteurs, des poètes ou des écrivains en titre, vous aurez toujours besoin de savoir juger d’une production littéraire quelconque ; cela contribuera d’abord au développement de votre intelligence, ensuite aux jouissances sérieuses et durables de votre vie. »

Ainsi parla cet honnête homme, avec une simplicité qui me surprit ; jusqu’alors je n’avais vu que des faiseurs d’embarras, de pauvres sires, très fiers de leur science grammaticale, tandis que M. Perrot parlait de lire tous les principaux auteurs grecs et latins, comme d’une chose toute simple. Cela me paraissait impossible, étant encroûté dans les difficultés de trois ou quatre rudiments, qui, bien loin de nous aider en quoi que ce soit, embrouillaient tout dans notre esprit ; mais je reconnus bientôt qu’avec un vrai professeur tout devient facile.

Cette année de rhétorique et celle de philosophie qui suivit, fut le seul bon temps de ma jeunesse, le temps du réveil, après un long cauchemar, le temps où tout un monde d’idées parut éclore dans mon esprit, où la santé me revint, où le dégoût disparut.

M. Perrot aimait ses élèves ! En hiver, pendant les récréations, quand le vent soufflait dans le vieux cloître, que la neige s’amassait aux vitres et que tout le monde grelottait dans les corridors, il arrivait le soir sur ses pauvres jambes infirmes ; il se pendait aux épaules de deux grands et ranimait le courage de tous, en chantant comme un véritable enfant : « Frère Jacques, dormez-vous ? » ou bien : « Malbrouck s’en va-t-en guerre ! » Bientôt la vieille capucinière était ressuscitée, et l’on finissait par lire comme des bienheureux, jusqu’à l’heure où la cloche du père Van Den Berg nous envoyait au lit.

En classe, nous parlions de harangues, de discours, d’Athènes, de Rome. Nous comparions Démosthènes, le dialecticien terrible, à Cicéron, le pathétique ; l’oraison funèbre des guerriers morts dans la guerre du Péloponnèse, de Périclès, par Thucydide, à l’oraison funèbre du grand Condé par Bossuet. On bataillait, on se disputait. Tantôt Masse, tantôt Scheffler ou Noblet en chaire soutenaient l’attaque des camarades, sur la supériorité de tel ou tel chef-d’œuvre. M. Perrot, assis au milieu de la salle, ses grosses lunettes sur le front et le nez en l’air, excitait les uns et les autres ; et quand par hasard l’un de nous trouvait un argument nouveau, une réplique décisive, il se levait comme transporté d’enthousiasme et galopait clopin-clopant devant les pupitres, en poussant des exclamations de joie.

À la fin, quand la cloche sonnait la sortie, l’excellent homme fermait la discussion, et toute la classe tombait d’accord que ces anciens-là savaient écrire et parler. Les réfutations de Démosthènes et les péroraisons de Cicéron avaient surtout notre estime ; et nous aurions été bien heureux de pouvoir assister à quelques-unes de ces fameuses discussions, où tous les citoyens écoutaient d’un bout de la place à l’autre, et jusque sur les toits en terrasse, les terribles lutteurs aux prises pour ou contre la guerre à Philippe, les lois agraires, l’arrestation des Gracques et d’autres grandes mesures semblables.

La seconde partie de notre rhétorique, après Pâques, fut encore plus intéressante, car alors commencèrent nos lectures dramatiques ; alors M. Perrot nous fit connaître le théâtre grec, bien autrement imposant que le nôtre, puisque c’était sous le ciel, en pleine nature, pendant les fêtes d’Eleusis ou les Panathénées, et devant tous les peuples accourus des îles Ioniennes, de la Crète et des colonies asiatiques, que se donnaient ces représentations des Euménides, des Suppliantes, d’Oedipe-roi, d’Hécube, etc., aux applaudissements de la foule immense. La voix des acteurs était portée au loin par des bouches de bronze ; les chœurs, composés de jeunes filles vêtues de lin, chantaient dans les intermèdes l’espérance, l’enthousiasme, la terreur, quelquefois des invocations aux dieux infernaux, à la fatalité ; enfin tout était en scène, et l’émotion de la foule y jouait le premier rôle.

Quant aux comédies, elles se représentaient plus modestement sur l’Agora, la place du marché, où chacun pouvait aller rire à son aise.

C’est aussi là que se promenait Socrate, parmi les échoppes de tous métiers, apostrophant tantôt un savetier, tantôt un marchand de marée, tantôt un surveillant de la halle, et faisant rire le peuple à leurs dépens. Il élevait une concurrence dangereuse aux comédiens, nous dit M. Perrot, et c’est pourquoi tous les comédiens se liguèrent contre lui : le sophiste Anitus, l’orateur politique Lycan, le misérable poète Mélitus, avec lesquels un écrivain de génie comme Aristophane n’aurait jamais dû se mêler.

Nous apprîmes en même temps l’accentuation grecque, la mélopée de l’hexamètre et celle de l’ïambe, les dialectes ionien et dorien ; et tout cela sans difficultés, parce que le professeur ne nous enseignait que ce qu’il savait lui-même.

Nous eûmes encore le temps de lire quelques passages de la Guerre du Péloponnèse par Thucydide, de celle de Massinissa par Polybe, et le commencement des Annales de Tacite.

Pour nous familiariser avec le dialecte dorien, M. Perrot nous fit traduire deux ou trois idylles de Théocrite, mais dans une édition de Leipzig soigneusement expurgée. Nous aurions bien voulu connaître les vers restés en blanc ; nous étions à l’âge où tout ce qu’on nous cachait prenait à nos yeux une importance extraordinaire.

Enfin, nos études avançaient ; et, chose singulière, au lieu d’être dans les derniers, comme en seconde, j’étais devenu le premier de notre classe. M. Perrot me reprochait bien quelques barbarismes et quelques solécismes dans mes rédactions latines ; il trouvait bien des fautes de quantité dans les vers que je fabriquais à grands coups de dictionnaire, avec des bribes du Gradus ad Parnassum, mais il soutenait que j’avais plus le sentiment de la langue qu’aucun autre de mes camarades ; et quant au discours français, je suis obligé de n’en rien dire ; les autres me considéraient comme un petit Cicéron. Grâce à Dieu, j’avais assez de bon sens pour voir qu’ils se trompaient.

Or, en ce temps-là, M. Perrot, qui lisait beaucoup les modernes, ayant oublié par hasard en classe un petit livre relié en maroquin rouge, je crus pour le coup tenir les idylles de Théocrite, sans aucune rature, et le soir, dans ma petite chambre, à la chandelle, je tirai le volume de ma poche.

C’était une contrefaçon belge des Orientales et des Odes et Ballades de Victor Hugo, qui me rendirent fou d’enthousiasme. Je n’avais rien vu de pareil : ce style coloré, pour nous peindre les scènes de la vie d’Orient, puis l’originalité, le pittoresque des tableaux du Moyen Âge, me tiraient les yeux de la tête.

Tout ce que j’avais lu jusqu’alors me paraissait fade auprès de cela, et le lendemain je m’en allais courant dans les corridors, et criant que Racine, Corneille et La Fontaine étaient de pauvres poètes ; qu’ils n’avaient jamais eu d’inspiration, et qu’il fallait les mettre tous au rebut.

Le petit livre se promenait de mains en mains, et tous les camarades adoptaient mon avis par acclamation.

Deux jours après, M. Perrot ayant longtemps cherché ses Orientales, se souvint de les avoir oubliées en classe, et s’adressant à moi :

– Monsieur Nablot, me dit-il, n’auriez-vous pas trouvé, par hasard, un petit volume relié en maroquin ?

Je devins tout rouge, car il était entre les mains de quelqu’un ; je ne savais pas de qui.

– Le voici ! dit Scheffler, Nablot me l’a prêté.

– C’est bon, dit M. Perrot en le recevant. Il est bien heureux que vous ayez vu presque tous vos auteurs, car vous ne ferez plus rien de naturel ; vous allez voir jusqu’à la fin de l’année des giaours brillants de pierreries, des têtes plantées sur les aiguilles des minarets et causant entre elles comme des philosophes... Je connais cela, s’écria-t-il ; je suis désolé de ma négligence. Vous avez lu le livre, monsieur Nablot... et vous autres ?

– Oui, monsieur.

– Ah ! j’en étais sûr !

Et clopin-clopant à travers la salle, il poursuivit d’une voix criarde :

« À quoi tout cela rime-t-il ? Est-ce que cela tient des Grecs ?... Est-ce que cela tient des Latins ?... De quelle école est-ce ? Je vous le demande. Voyons !...

Comme nous ne répondions pas, il s’écria :

– Cela tient des barbares ! C’est un dévergondage d’imagination... quelque chose dans le genre des prophètes juifs : d’Isaïe, d’Ezéchiel, de Jérémie. Mais ceux-là, du moins, étaient pouilleux, ils mangeaient des sauterelles, ils logeaient dans des baleines, ils n’avaient ni feu ni lieu, ils attrapaient tous les jours quelque bon coup de soleil sur leur crâne chauve ; leur exaspération et leurs fantaisies étranges s’expliquaient. Oui, à la rigueur, on comprend qu’avec leur manteau en poil de chèvre rempli de vermine, jeûnant des quarante jours de suite et ne trouvant pas un verre d’eau à boire, ces personnages aient poussé des cris d’aigle, et qu’ils aient eu des visions dans le genre de l’Apocalypse !... Mais celui-ci n’a pas la moindre excuse ; il est jeune, il se porte bien, il vit dans la meilleure société, il fait toutes ses classes... Je n’y comprends rien !...

En s’arrêtant :

– Monsieur Nablot, vous trouvez cela beau ?

– Oui, monsieur.

– Et vous, Masse, Scheffler... vous tous ?

– Très beau !

Alors M. Perrot s’indignant nous dit :

– Vous êtes tous des ânes ! C’est bien la peine de vous avoir enseigné les règles d’Aristote et de Quintilien ! Vous aimez cela, monsieur Nablot ?

Il me regardait, ouvrant de grands yeux.

– Oui, monsieur, lui répondis-je, non sans émotion.

– Pourquoi ?

– C’est nouveau... ça m’éblouit !...

– Ce n’est pas une raison, s’écria-t-il. Est-ce que si l’inspecteur venait, il se contenterait de cela ? Que lui diriez-vous ?

– Je lui dirais que si l’on avait toujours fait comme Homère, on n’aurait jamais vu Virgile.

– Asseyez-vous, dit M. Perrot, vous êtes un sophiste ! Nous allons relire l’Art poétique d’Horace, pour nous remettre tous dans le bon sens ; car ceci, messieurs, fit-il en élevant son petit livre, c’est l’invasion des barbares ; nous sommes envahis dans le Midi par les Numides et dans le Nord par les Scandinaves. Ces gens-là n’ont pas les mêmes règles que nous ; ils n’ont pas même d’histoire. Nous, nous venons des Latins et, par les Latins, des Grecs, peuples pleins de bon sens et de simplicité. Tous ces romantiques bouleversent les traditions françaises. Je ne conteste ni leur talent, ni même leur génie ; ils nous ont emprunté la langue du seizième siècle, pour nous battre avec nos propres armes ; mais les classiques auront leur Marius !... Espérons-le... Espérons-le... Si cela n’arrivait pas, le génie national serait perdu !

Ce bon M. Perrot se désolait ! Telle était alors l’influence de l’éducation classique sur les esprits les plus libéraux : ils ne comprenaient rien à la grande révolution littéraire, qui devait faire pour l’art ce que 89 avait fait pour la politique.

Pendant la saison d’été, notre professeur nous accompagnait souvent à la promenade ; appuyé sur mon épaule et sur son bâton, il galopait comme un cabri ; la joie d’être au milieu de ses élèves le transformait, il devenait presque beau.

Le but ordinaire de la promenade était la scierie, et lorsque nous arrivions sous bois, à l’ombre des hêtres et des sapins, la vallée au-dessous de nous, avec ses grandes prairies à perte de vue, toute jaune de pissenlits et la petite rivière au milieu, comme enfouie sous les hautes herbes ; tout en galopant pour gagner la maison forestière, M. Perrot prononçait des harangues et lançait des apostrophes à la nature. Nous lui répondions de notre mieux ; les petits autour de nous, écoutaient dans l’admiration, et le nouveau maître d’étude, Bastien, un ancien élève de M. Perrot, se mettait aussi de la partie.

Le chant d’une grive, le roucoulement d’une troupe de ramiers sous la haute futaie, le cri d’un épervier à la cime des airs nous faisaient arrêter ; et, le cou replié, nous regardions un instant l’oiseau de proie tracer dans le ciel ses grands cercles en spirale. Ensuite, nous repartions dans le chemin sablonneux ; et lentement, après avoir passé le petit pont en dos d’âne, où les femmes avec leurs charges de feuilles sèches, et leurs enfants avec leurs fagots, s’arrêtent pour respirer, un peu plus loin, au détour de la vallée, nous découvrions enfin l’auberge de la Scierie.

C’est dans cet endroit que notre professeur avait ses abeilles en pension, car c’était un amoureux d’abeilles, de culture, de jardinage et de tout ce qui se rapporte à la vie rustique.

Là, nous cassions une croûte de pain sous la tonnelle, nous buvions un verre de bière. M. Perrot faisait apporter du beurre, une assiette de miel, et nous nous regardions comme des philosophes, des gens au-dessus du vulgaire, des sages.

 

Lisant au front de ceux qu’un vain luxe environne,

Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne !

 

Ainsi se passaient les dimanches et les jeudis dans ce bon temps.

Quelle différence d’un professeur à un autre ! Et que de reconnaissance on devrait avoir pour l’homme instruit et sympathique qui vous a donné son âme entière, le fruit de son expérience et de son travail, pour développer en vous quelques germes heureux, espérant pour toute récompense obtenir un souvenir... et peut-être un regret après sa mort. Oui, de pareils hommes existent dans nos petits collèges, et savez-vous ce qu’ils reçoivent pour vivre, eux et leur famille ? Dix-huit cents francs par an ! Je le demande à tous les gens de cœur, n’est-ce pas une injustice révoltante ? On voudrait chasser les capacités des collèges communaux, si nécessaires à l’instruction de la petite bourgeoisie, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Au bout d’une heure ou deux de halte à la petite auberge, lorsque le soleil commençait à s’incliner derrière les montagnes, nous rentrions à Sâarstadt.

Pour en finir avec ma rhétorique, je vous dirai qu’à la fin de l’année j’obtins tous les premiers prix de notre classe.

Cette année-là, je m’en souviens, M. le maire, dans son discours, parla du maréchal de Villars, disant que tous ses triomphes ne lui avaient jamais fait autant de plaisir que les premiers prix remportés au collège. Il cita le mot de Vauvenargues : « Que les premiers feux de l’aurore ne sont pas aussi doux que les premiers sourires de la gloire. » Et je reconnus qu’il avait raison, quand ma mère, mes sœurs, mes frères, M. le curé Hugues, notre bonne vieille Babelô, enfin tous ceux que j’aimais, réunis devant notre porte, vinrent m’embrasser avec des cris d’enthousiasme, en voyant le char à bancs couvert de couronnes. Ah ! le beau jour !...

Toutes ces vacances-là, je ne fis que galoper dans la montagne, tendre des reginglettes aux oiseaux, et pêcher à la main dans la rivière. Je n’étais plus malade ; je ne pensais plus à me faire cordonnier... Il n’y a rien de tel que le succès pour se bien porter et voir l’avenir en beau.

 

 

VII

 

Bien des années se sont écoulées depuis cette histoire, et presque toutes les bonnes gens dont je parle dorment en paix dans la terre ; leur âme, comme disait M. Perrot, recueille le fruit de leurs vertus.

Je le souhaite sincèrement pour M. Perrot, car c’était un excellent homme ; mais d’après mon humble façon de voir, aujourd’hui que j’ai vingt-quatre ans de pratique notariale, et que je connais un peu les affaires de ce monde, au lieu de s’en tenir à des généralités, notre professeur aurait bien fait d’introduire dans son cours de philosophie l’étude de quelques lois positives tirées du code civil, du code pénal et du code de procédure, utiles à connaître pour défendre ses droits contre les intrigants qui trop souvent exploitent l’ignorance de la jeunesse.

Enfin, cela n’entrait pas dans le programme du baccalauréat ès lettres, et malheureusement, après sept ans de collège, on sait une foule de choses qui ne vous serviront jamais à rien, et l’on ignore les plus nécessaires : M. Perrot suivait le programme.

La première fois que nous entrâmes dans sa classe de philosophie, il nous annonça joyeusement que, après nous avoir appris à parler, il allait nous apprendre à penser, chose qui distingue l’homme de l’animal.

– Les animaux ne pensent pas ! s’écriait-il. Ces êtres bornés ne se demandent jamais : – Que suis-je ? D’où viens-je ? Que serai-je après la vie ? – Ils ne savent pas même ce que c’est de vivre et de mourir ; et que tous les jours, en piochant la terre, le plus pauvre paysan lève son regard mélancolique vers le ciel et se demande :

– Qu’est-ce que je deviendrai plus tard, au cimetière du village, quand mes os vermoulus seront avec ceux de beaucoup d’autres, dans la baraque du fossoyeur ? Qu’est-ce qui m’arrivera ? Qu’est-ce que deviendra mon âme ? – Car nous avons une âme, le dernier malheureux sait qu’il a son âme, et qu’elle est immortelle !

En parlant, M. Perrot se frappait la poitrine et criait :

« Elle est là... nous la sentons... Elle nous fait vivre... elle nous fait penser ! Est-ce qu’il existe un être humain assez abandonné du ciel pour ignorer l’existence de son âme et pour ne pas s’inquiéter de ce qu’elle deviendra ? Notre âme est impérissable ; on ne voit que des ossements dans la terre, l’âme s’est envolée, elle est dans les sphères célestes !... C’est une chose reconnue, prouvée par le consentement universel de tous les peuples, un bienfait de la philosophie et du christianisme.

» Les anciens Égyptiens, ne sachant pas qu’ils avaient une âme, faisaient embaumer leurs corps pour les conserver ; ils élevaient des pyramides pour les défendre de la destruction, ce qui montre bien que l’homme éprouve un grand besoin naturel de durer après sa mort. Et cela continua de la sorte, pendant une longue suite de siècles, jusqu’à ce qu’enfin Platon, un véritable philosophe, découvrit l’âme. Tous les autres avant lui n’avaient vu que la matière ; ce génie sublime vit l’esprit, l’idée, l’âme immortelle !

» C’est la plus grande découverte que l’on ait faite depuis l’origine des temps historiques ; elle a créé toutes les religions et toutes les sociétés modernes. Saint Augustin lui-même a reconnu que Platon était un des précurseurs du Christ, et c’est avec justice, car Platon est le créateur de l’idéalisme, l’inventeur de l’immortalité de l’âme, dont Moïse et les plus grands génies de la Bible ne disent pas un mot. Pour eux, un homme mort est bien mort ; et tout au plus les prophètes sont-ils enlevés au ciel sur un char de feu, pour les empêcher de mourir.

» Depuis cette découverte, on n’embaume plus les corps ; on les méprise, ils sont voués à la pourriture.

» Autrefois, les monarques d’Orient seuls avaient l’espérance, moyennant leurs parfums et leurs pyramides, de subsister longtemps après la mort ; aujourd’hui, le dernier paysan a cette consolation de savoir qu’il vivra par son âme immortelle ; c’est ce qui le fait suer, travailler, souffrir sans se plaindre ; et s’il faut reconnaître que la religion seule lui confère cet avantage, il est juste de reconnaître aussi que la philosophie en a eu la première idée, une espèce de révélation surnaturelle, dont Platon lui-même n’a peut-être pas vu toutes les conséquences.

» Pas un journalier ne voudrait travailler la terre pour les autres, s’il n’avait pas une âme qui sera récompensée de ses peines ; pas un soldat ne voudrait se faire tuer pour défendre le bien des riches, s’il n’était pas sûr de revenir dans un monde meilleur.

» Et moi-même, mes chers élèves, croyez-vous que je renoncerais à mes goûts naturels, et que je n’aimerais pas mieux mille fois aller voir mes abeilles, courir les bois, me livrer à la poésie, écrire dans un petit journal les fantaisies de mon imagination, que de venir m’enfermer ici, dans une salle obscure, froide en hiver, chaude en été... Croyez-vous que j’aurais sacrifié ma jeunesse pour une faible rétribution annuelle, si je n’étais pas sûr de jouir un jour du fruit de mon travail ?... Non ! non ! j’aurais fait toute autre chose.

» La conviction de l’immortalité de mon âme me soutient : toutes les injustices, toutes les abominations, toutes les hypocrisies et les mensonges qui blessent souvent notre vue, ne peuvent nous révolter contre les autorités légitimes ; on se dit que c’est un mérite de plus de les supporter avec courage et de se soumettre à la volonté de Dieu, qui nous en récompensera largement.

» Oui, toute la civilisation repose sur ce principe : « que l’âme survit à la destruction du corps ! »

» Cette conception admirable assure le bon ordre dans ce monde et la justice dans l’autre.

» Les philosophes matérialistes seuls nient l’existence de l’âme ; mais les matérialistes sont des êtres charnels, attachés aux faux biens de la terre ; des ambitieux rongés d’un esprit d’envie et de convoitise, qui voudraient retirer aux peuples malheureux leur unique consolation, pour les soulever contre la société.

» Ils n’ont pas une seule preuve contre l’existence de l’âme, qui nous est attestée par le consentement universel et par le témoignage de notre propre conscience.

» Cela nous suffit ! L’âme est un fait que chacun peut observer à son aise, en y pensant.

» Nous allons commencer notre philosophie par l’étude de l’âme, qui jouit de trois facultés : la sensibilité, l’intelligence et l’activité. »

Voilà, mot à mot, notre première leçon de philosophie, que je viens de copier dans un vieux cahier resté au fond d’une armoire, avec ceux de mes études de droit.

Notre professeur n’apportait jamais la moindre preuve de ce qu’il avançait touchant l’existence et l’immortalité de l’âme, excepté « le consentement universel » et « le témoignage de la conscience ». Il y en a pourtant beaucoup d’autres, et de très fortes, mais ce n’est pas dans la philosophie de M. Cousin qu’on les trouve.

Pour M. Perrot, la philosophie n’était qu’un exercice de rhétorique ; celui qui parlait le mieux avait toujours raison ; et, comme il nous faisait discuter les uns contre les autres, nous nous poussions des arguments terribles. M. Perrot, lui-même, étonné de notre force, galopait dans la salle, en criant :

– C’est ça !... À la bonne heure, Nablot ! Répondez, Masse, vous pouvez !... Bon !... bon ! Fameux ! C’est admirable ! – Et vous, Bloum, qu’avez-vous à dire ? Ah ! c’est étonnant ! Je n’ai jamais eu de classe pareille... Vous méritez tous de concourir à Paris ; vous trouvez des choses qu’on n’a jamais écrites nulle part. C’est tout neuf ! !

La bonne opinion qu’il avait de nous nous exaltait ; nous croyions tous être des Platon, des Socrate.

Après ça, je pense qu’il n’avait pas tort d’envisager la philosophie à ce point de vue ; discuter sur des idées, sans présenter aucun fait positif à l’appui, c’est perdre son temps.

Enfin, cet exercice nous déliait la langue, et plusieurs de nos camarades sont devenus d’excellents avocats.

Je pourrais maintenant vous raconter la visite de M. Ozana, inspecteur venu de Paris, tout étonné de notre loquacité singulière, de notre ardeur à la discussion et de nos arguments nouveaux.

Il me semble le voir aller et venir tout rêveur, en se demandant sans doute s’il devait en croire ses oreilles. Je me souviens qu’il interrogea l’un de nous, dont la voix était plus timide et moins forte que les nôtres, et qu’il lui dit d’un ton de bonne humeur :

– Allons... allons... ce n’est pas mal. Vous allez terminer vos études ; quelle carrière voulez-vous suivre ?

– Je voudrais devenir avocat, monsieur l’inspecteur.

– Avocat ! fit-il. Alors mon ami, il faut faire comme vos camarades, il faut crier ; quand on crie, on ne s’entend pas, et c’est un grand avantage qu’on se donne sur les autres.

M. l’inspecteur comprenait quelle espèce de philosophes nous étions ; il avait sans doute la même opinion que M. Perrot en matière philosophique, et finit par lui faire compliment sur sa méthode.

J’aurais bien encore à vous parler de mes examens du baccalauréat à Nancy, et rien ne me serait plus facile que de vous démontrer combien ce système d’examens est absurde, puisqu’il laisse au hasard le choix des questions sur lesquelles chaque élève doit être interrogé, de sorte que si vous avez la main heureuse, si vous tombez par exemple sur l’explication de Virgile, de la Cyropédie, et puis en histoire sur le règne de Louis XIV, en géographie sur les détroits de l’Europe, en rhétorique sur quelque chose d’aussi difficile, votre examen est une ânerie dont un élève de quatrième se tirerait très bien ; et, dans le cas contraire, si vous avez par exemple à expliquer les chœurs de Sophocle et les principes de l’entendement du Dr Kant, de Kœnigsberg, vous êtes certainement refusé d’avance.

J’eus cet horrible malheur ; tous mes camarades passèrent comme une lettre à la poste, et moi je fus renvoyé pour six semaines, à la fin des vacances.

Ah ! si vous aviez vu ma désolation, et comme je pleurais en rentrant à la maison, après onze heures. J’avais fait la route à pied de Sâarstadt à Richepierre. C’est mon père qui m’ouvrit. Il s’était levé bien vite, m’entendant frapper au volet et croyant apprendre la bonne nouvelle.

– Eh bien, fit-il, tu es reçu ?

Je ne pus lui répondre que par les plus amers des sanglots.

Et puis, il fallut se remettre à travailler pendant les vacances. M. Perrot levait les mains au ciel, en apprenant la funeste nouvelle ; il me proclamait son meilleur élève et ne pouvait rien comprendre à cette catastrophe.

La seconde fois, je fus reçu avec la mention très bien, le seul de tous les candidats. Ce n’était pourtant pas en six semaines que j’étais devenu, d’incapable, plus capable que les autres. Que voulez-vous, je n’avais pas eu de chance.

Pour des jeunes gens riches, cela ne signifie rien d’avoir de la chance ou de ne pas en avoir ; pour des pauvres, cela peut entraîner la perte de leur carrière.

On ne doit jamais laisser au hasard seul la responsabilité de faits pareils, lorsqu’il est possible de les éviter par une série de mesures plus sérieuses et mieux entendues. Les épreuves écrites et le concours me paraissent les meilleurs moyens, quoique moins expéditifs.

Plus j’avance, plus il me reste de choses à dire ; mais il faut se borner, dit la rhétorique, et se garder contre les entraînements de la passion.

En conséquence, je me résume.

Ce n’est pas pour mon plaisir que je viens de vous raconter mes années de collège, c’est au contraire avec un grand sentiment d’amertume ; mais je crois que, dans la triste position où nous sommes, tout bon citoyen a le devoir d’éclairer les représentants du pays de son expérience et des observations qu’il a pu recueillir sur une question aussi grave que l’instruction publique.

Les habitudes de l’esprit et du corps que l’on contracte dans sa jeunesse se conservent toute la vie ; mettez un enfant dans la même attitude pendant sept ans, il n’en changera jamais. Or, l’instruction du collège nous donne à tous une attitude que je trouve mauvaise ; en développant outre mesure notre mémoire, aux dépens de l’intelligence et de la volonté, elle tend à produire des fonctionnaires et non des hommes indépendants ; elle ôte toute initiative à l’individu, pour le soumettre à la règle, en un mot elle fait des machines.

C’est la méthode des anciens collèges royaux, perfectionnée autrefois par les jésuites pour s’emparer de notre pays : perdre beaucoup de temps en choses inutiles, laisser ignorer celles qui pourraient émanciper l’homme, en lui fournissant par l’instruction des moyens d’existence assurés.

D’après ce système, les caractères disparaissent ; chacun ayant sa case marquée d’avance et ne sachant comment vivre au dehors, y reste et se soumet à tous les gouvernements qui se présentent. J’ai vu tomber depuis quarante ans Charles X, Louis-Philippe, la République de 48, Napoléon III, et le lendemain de ces catastrophes la machine allait son train comme avant ; les ruines, les fusillades, les déportations, les injustices de toute sorte n’y faisaient rien ; chaque fonctionnaire restait tranquillement à son bureau, prenant note des nouvelles autorités, des nouveaux décrets, des nouvelles mesures, et se gardant bien de plaindre ceux qu’on enlevait !

Mais ce fameux système d’instruction ne produit pas seulement des fonctionnaires qui acceptent tous les gouvernements, dans la crainte de perdre leurs places, il produit aussi les faiseurs de révolutions. L’État ne peut pas employer tous les bacheliers que l’Université fabrique chaque année, un grand nombre restent sur le pavé. Que peuvent faire ces malheureux avec leur grec, leur latin et leur philosophie ? Rien du tout ! On n’en veut pour commis ni dans l’industrie ni dans le commerce ; ils sont déclassés, irrités, et naturellement trouvent tout mal.

Au lieu du grec et du latin, si on leur avait appris les langues vivantes, la comptabilité, la chimie, la mécanique, l’économie politique, la géographie et le droit commercial, ces mêmes hommes iraient, comme les Allemands et les Anglais, chercher fortune dans tous les pays du monde, portant avec eux le nom français, et ne resteraient pas ici en masse pour tout critiquer et renverser !

Beaucoup d’autres, les voyant réussir, suivraient leur exemple ; la grande, la terrible question du riche et du pauvre, qui semble grandir après chaque exécution sociale, perdrait ses chefs les plus redoutables ; et, l’exemple une fois donné, qui sait si tout ne pourrait pas se calmer et se régulariser avec du temps et de la justice ? Les Anglais, qui émigrent et colonisent, n’ont jamais de révolutions ; cela mérite qu’on y réfléchisse.

Je crois aussi que, pour avoir de bons maîtres dans nos collèges municipaux, il faudrait leur faire des positions sérieuses. C’est une honte pour notre nation de payer des professeurs comme des garçons de bureau, une grande honte !

En outre, il semble que nous avons tort de mettre une si grande distinction entre l’instruction primaire et l’instruction secondaire, et qu’on devrait au contraire développer l’instruction primaire le plus possible, pour rapprocher le peuple de la bourgeoisie, effacer cette mauvaise idée de défiance et d’envie qui les sépare, et les décider à marcher ensemble.

Napoléon III, pendant ses vingt années de règne, n’a eu qu’un but toujours fixe : diviser le peuple et la bourgeoisie ! Il prenait toutes ses mesures en conséquence, et qu’on le sache bien, puisqu’on ferme les yeux là-dessus, il a parfaitement réussi : c’est dans la division des deux grandes classes de la nation qu’a poussé et vécu le bonapartisme ! Il pourrait y repousser, pour notre honte et notre démembrement définitifs, si les bourgeois ne se dépêchent pas d’effacer cette division, en instruisant le peuple, en l’élevant, en lui accordant tout ce qui est juste.

 

 

 

 

Cet ouvrage est le 182ème publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

 

 

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Jean-Yves Dupuis.