Arthur Conan Doyle

LES MÉMOIRES DE SHERLOCK HOLMES

1893

LA BOITE EN CARTON

LA BOITE EN CARTON{1}

En choisissant quelques affaires typiques qui illustrent les remarquables qualités mentales de mon ami Sherlock Holmes, j’ai autant que possible accordé la préséance à celles qui, moins sensationnelles peut-être, offraient à ses talents le meilleur champ de manœuvres. Il est toutefois malheureusement impossible de séparer tout à fait le sensationnel du criminel, et le chroniqueur se débat dans un dilemme : ou sacrifier des détails essentiels et donner ainsi du problème une présentation inexacte, ou bien se servir de la matière que le hasard, et non un choix, lui fournit. Après cette courte préface je me tourne vers mes notes pour en extraire une chaîne d’événements étranges et particulièrement terribles.

C’était une journée d’août ; il régnait une chaleur torride. Baker Street ressemblait à une fournaise ; la réverbération du soleil sur les briques jaunes de la maison d’en face était pénible pour l’œil ; on avait de la peine à croire que c’était les mêmes murs qui surgissaient si lugubrement des brouillards de l’hiver. Nos stores étaient à demi tirés. Holmes était roulé en boule sur le canapé : il lisait et relisait une lettre que lui avait apportée le courrier du matin. Quant à moi, mon temps de service aux Indes m’avait entraîné à mieux supporter la chaleur que le froid, et une température de 33°ne m’éprouvait nullement. Mais le journal du matin n’avait aucune nouvelle intéressante. Le Parlement était en vacances. Tout le monde avait déserté la capitale. Je languissais après les clairières de la Nouvelle-Forêt ou les galets de Southsea. Un compte en banque réduit à zéro m’avait obligé à retarder mes vacances. Mon compagnon n’éprouvait pas le moindre attrait pour la campagne ni pour la mer : il affectionnait de vivre au centre de cinq millions d’habitants, d’étirer ses fils parmi eux, de vibrer au premier bruit déclenché par un crime mystérieux. L’amour de la nature ne faisait certes pas partie de ses dons innombrables.

Comme Holmes me semblait trop absorbé pour bavarder avec moi, j’avais rejeté mon journal et, m’adossant sur ma chaise, j’étais tombé dans une profonde rêverie. Soudain la voix de Sherlock Holmes s’immisça dans mes pensées.

« Vous avez raison. Watson ! me dit-il. C’est une manière tout à fait absurde de régler un conflit.

– N’est-ce pas ? Tout à fait absurde ! » m’exclamai-je.

Et subitement, je me rendis compte qu’il avait fait écho à ma pensée la plus profonde. Je me redressai et le regardai avec ahurissement.

« Qu’est-ce à dire, Holmes ? m’écriai-je. Voilà qui dépasse l’imagination. »

Il se mit à rire de bon cœur.

« Rappelez-vous qu’il y a quelque temps, lorsque je vous ai lu le passage de l’un des contes de Pœ où un logicien serré suit les pensées non formulées de son compagnon, vous avez été enclin à prendre cela pour un vulgaire tour de force de l’auteur. J’ai alors observé que cette habitude m’était courante, et vous avez exprimé une certaine incrédulité.

– Oh non !

– Peut-être pas avec votre langue, mon cher ami, mais à coup sûr avec vos sourcils. Aussi quand je vous ai vu jeter votre journal et mettre vos pensées en route, j’ai été très heureux de saisir l’occasion de lire à travers elles et, éventuellement, de les interrompre, ne fût-ce que pour vous prouver que je pouvais entrer en rapport avec elles. »

Je ne me contentai pas de si peu.

« Dans l’exemple que vous m’avez lu, lui répondis-je, le logicien tirait ses conclusions des gestes de l’homme qu’il observait. Si je me souviens bien, son sujet trébuchait sur un tas de pierres, levait le nez vers les toiles, etc. Mais moi je suis resté tranquillement assis sur ma chaise : quels indices aurais-je pu vous offrir ?

– Vous êtes injuste envers vous-même. La physionomie a été donnée à l’homme pour lui permettre d’exprimer ses émotions ; la vôtre remplit fidèlement son office.

– Voulez-vous me faire croire que vous avez lu dans mes pensées par le truchement de ma physionomie ?

– De votre physionomie, oui. Et spécialement de vos yeux. Peut-être ne vous rappelez-vous pas comment a débuté votre rêverie ?

– Ma foi non !

– Alors je vais vous le dire. Après avoir jeté votre journal, geste qui a attiré mon attention, vous êtes demeuré assis pendant une demi-minute avec une expression vide. Puis vos yeux se sont portés vers le portrait nouvellement encadré du général Gordon, et j’ai vu d’après l’altération de vos traits qu’un train de pensées avait démarré. Mais il n’est pas allé bien loin. Votre regard s’est dirigé presque aussitôt vers le portrait non encadré de Henry Ward Beecher qui est placé au-dessus de vos livres. Puis vous avez contemplé les murs. La signification de tout cela était évidente : vous étiez en train de penser que si le portrait était encadré il remplirait juste cet espace nu et ferait un heureux vis-à-vis au portrait de Gordon.

– Vous m’avez admirablement suivi ! m’exclamai-je.

– Jusque là je ne risquai guère de me tromper. Mais ensuite vos yeux se sont reportés sur Beecher, et vous l’avez regardé attentivement, comme si vous essayiez de lire son caractère d’après ce portrait. Puis vous avez cessé de froncer le sourcil, tout en continuant de regarder dans la même direction, et votre visage est devenu pensif. Vous évoquiez les épisodes de la carrière de Beecher. Je savais bien que vous ne le pourriez pas sans songer à la mission qu’il entreprit pour le compte des Nordistes au temps de la guerre civile, car je me rappelle vous avoir entendu clamer votre indignation contre l’accueil qui lui réservèrent les éléments les plus turbulents de notre population. Indignation si passionnée que j’étais sûr que vous n’auriez pas pensé à Beecher sans réfléchir à cet épisode. Quand, un moment plus tard, j’ai vu vos yeux s’éloigner du tableau, j’ai senti que votre esprit s’était plongé dans la guerre civile ; lorsque j’ai observé vos lèvres serrées, vos yeux étincelants, vos mains crispées, j’étais certain que vous pensiez au courage manifesté par les deux camps au cours de cette lutte désespérée. Et puis, à nouveau, votre physionomie s’est attristée ; vous avez hoché la tête. Vous méditiez alors sur les horreurs, les deuils, le gaspillage des vies humaines. Vous avez porté la main sur votre vieille blessure, et un sourire a flotté sur vos lèvres : j’en ai déduit que l’absurdité de l’application de cette méthode aux problèmes internationaux ne vous avait pas échappé. A ce moment j’ai déclaré partager votre opinion sur cette absurdité, et j’ai été ravi de constater l’exactitude de mes déductions.

– Parfaite exactitude ! dis-je. Et maintenant que vous m’avez tout expliqué, j’avoue que j’en suis encore confondu.

– C’était très superficiel, mon cher Watson, je vous assure ! Je ne me serais pas permis une telle intrusion si l’autre jour vous n’aviez manifesté votre incrédulité. Mais je suis aux prises avec un petit problème dont la solution peut se révéler plus difficile que ce modeste essai de lecture de pensées. Avez-vous remarqué dans le journal un entrefilet se rapportant au contenu peu banal d’un paquet qui a été adressé par la poste à Mlle Cushing, de Cross Street, à Croydon ?

– Non, je n’ai rien vu.

– Ah ! Il a dû vous échapper. Tendez-moi le journal, je vous prie. Voici : sous la colonne financière. Seriez-vous assez bon pour le lire à haute voix ? »

Je repris le journal qu’il m’avait renvoyé, et je lus l’entrefilet en question. Il était intitulé « Paquet macabre ».

« Mademoiselle Susan Cushing, habitant Cross Street, à Croydon, a été victime d’une plaisanterie révoltante, à moins qu’il ne faille attacher à l’incident une signification plus sinistre. A deux heures hier après-midi, le facteur lui délivra un petit paquet enveloppé de papier brun. Une boîte en carton se trouvait à l’intérieur : elle était pleine de gros sel. Mlle Cushing, en la vidant, découvrit avec horreur deux oreilles humaines, apparemment coupées depuis peu. La boîte enveloppée dans le papier avait été postée de Belfast la veille au matin. L’expéditeur est inconnu. L’affaire est d’autant plus mystérieuse que Mlle Cushing, qui a cinquante ans, a mené une existence fort retirée et possède si peu de relations ou de correspondants que c’est un événement quand elle reçoit une lettre par la poste. Cependant il y a quelques années, lorsqu’elle habitait à Penge, elle avait loué des chambres de sa maison à trois jeunes étudiants en médecine, dont elle dut se débarrasser en raison de leurs habitudes bruyantes et irrégulières. La police estime que ce geste outrageant a pu être commis par l’un des trois jeunes gens qui lui aurait gardé rancune et qui comptait l’épouvanter par ces dépouilles d’une salle de dissection. Cette thèse s’appuie sur le fait qu’un étudiant était originaire du nord de l’Irlande et même, selon les dires de Mlle Cushing, de Belfast. En attendant, une enquête est ouverte ; elle a été confiée à M. Lestrade, qui est l’un de nos meilleurs détectives. »

– Assez pour le Daily Chronique ! fit Holmes quand j’eus achevé ma lecture. Passons à notre ami Lestrade. Ce matin j’ai reçu un mot de lui. Voici ce qu’il écrit :

“Je pense que cette affaire est tout à fait dans votre ligne. Nous avons le ferme espoir d’élucider le mystère, mais nous éprouvons une certaine difficulté à trouver une base sur laquelle démarrer. Bien sûr nous avons télégraphié au bureau de poste de Belfast, mais ce jour-là beaucoup de paquets ont été manipulés et personne ne se souvient de celui-ci en particulier, ni de son expéditeur. La boîte est une boîte d’une demi-livre de tabac doux, et elle ne nous a rien livré d’intéressant. La thèse de l’étudiant en médecine m’apparaît encore comme la plus vraisemblable, mais si vous aviez quelques heures à perdre, je serais très heureux de vous rencontrer. Je serai, soit chez Mlle Cushing, soit au commissariat, toute la journée.”

« Qu’en dites-vous, Watson ? Vous sentez-vous capable de braver la chaleur et de descendre à Croydon avec moi pour courir le risque d’enrichir vos annales ?

– Je ne demandais justement que d’avoir quelque chose à faire.

– Eh bien, voilà le quelque chose. Sonnez pour commander un fiacre. Je troque ma robe de chambre contre un veston, je garnis mon étui à cigares, et je suis prêt. »

Pendant que nous étions dans le train, un orage éclata, et la chaleur nous parut moins oppressante à Croydon que dans la capitale. Holmes avait envoyé un télégramme à Lestrade qui nous attendait à la gare : le représentant de Scotland Yard était toujours aussi sec, nerveux, sémillant, semblable à une fouine. Au bout de cinq minutes de marche, nous arrivions à Cross Street où habitait Mlle Cushing.

C’était une très longue rue bordée par des maisons de briques à deux étages, coquettes et propres ; les perrons étaient d’un blanc impeccable ; des commères en tablier jacassaient sur le pas des portes. Deux cents mètres plus loin, Lestrade s’arrêta et frappa : une jeune bonne lui ouvrit. Mlle Cushing était assise dans la pièce du devant où nous fûmes introduits. Elle avait le visage placide, de grands yeux doux, des cheveux grisonnants qui dessinaient une boucle sur chaque tempe. Une têtière était posée sur ces genoux ; sur un tabouret à côté de sa chaise un panier débordait de soies de couleur.

« Elles sont dans l’appentis, ces horreurs ! dit-elle à Lestrade quand nous entrâmes. Je voudrais bien que vous m’en débarrassiez.

– Je n’y manquerai pas, mademoiselle Cushing. Je les gardais ici jusqu’à ce que mon ami, M. Holmes, les vît en votre présence.

– En ma présence ! Pourquoi ?

– Pour le cas où il désirerait vous poser quelques questions.

– A quoi bon me poser des questions alors que je vous dis et que je vous répète que je ne sais rien à leur sujet.

– Bien sûr, mademoiselle ! intervint Holmes d’une voix lénifiante. Je comprends parfaitement que vous ayez été plus qu’ennuyée par toute cette affaire.

– Vous pouvez le dire, monsieur ! Je suis une femme tranquille et je mène une existence retirée. C’est quelque chose de tout à fait nouveau pour moi que de voir mon nom dans les journaux et de recevoir la visite de la police. Je ne veux pas que vous les apportiez ici, monsieur Lestrade. Si vous voulez les regarder, allez dans l’appentis. »

L’appentis était situé dans le jardinet derrière la maison. Lestrade y pénétra et en sortit une boîte jaune en carton, un morceau de papier marron et de la ficelle. Au bout de l’allée il y avait un banc sur lequel nous allâmes nous asseoir pendant que Holmes examinait, les uns après les autres, les objets que Lestrade lui avait remis.

« La ficelle est d’un intérêt extraordinaire, observa-il en l’élevant à la lumière et en la flairant comme un chien de chasse. Que pensez-vous de cette ficelle, Lestrade ?

– Elle a été goudronnée.

– Précisément. C’est un morceau de ficelle goudronnée. Vous avez aussi remarqué, sans doute, que Mlle Cushing l’a coupée avec des ciseaux, comme en témoigne le double effilochage de chaque côté. Cela est important.

– Je ne vois pas cette importance… commença Lestrade.

– L’importance réside dans le fait que le nœud est intact, et que ce nœud est assez particulier.

– Il est très adroitement confectionné. J’ai déjà rédigé une note à ce sujet, répondit Lestrade avec suffisance.

– Ne parlons plus de la ficelle, alors ! fit Holmes en souriant. Venons-en au papier qui enveloppait la boîte. Du papier brun, avec une odeur distincte de café. Comment, vous ne l’aviez pas sentie ? Je crois que c’est incontestable. L’adresse est écrite un peu à la débandade : “Mademoiselle S. Cushing, Cross Street, Croydon.” Rédigée avec une plume à pointe large, probablement une J, et avec de l’encre de qualité très inférieure. Le mot Croydon a d’abord été écrit avec un i, puis l’i a été corrigé en y. Le paquet a donc été adressé par un homme (l’écriture est indiscutablement masculine) d’une instruction limitée et peu familiarisé avec la ville de Croydon. Bon. La boîte est une boîte jaune d’une demi-livre de tabac doux ; elle ne présente rien d’intéressant sauf deux traces nettes d’un pouce sous l’angle gauche ; elle est remplie de gros sel, d’une qualité habituellement utilisée pour la conservation des peaux et des cuirs grossiers. Et, couchées dans le sel, voici les étranges pièces annexes de notre dossier… »

Tout en parlant il prit les deux oreilles, posa une planche sur ces genoux, et procéda à leur examen minutieux. Lestrade et moi l’encadrions et nous regardions alternativement ces horribles dépouilles et le visage méditatif, tendu de notre compagnon. Finalement il les reposa dans le sel et demeura silencieux quelque temps.

« Vous avez remarqué, bien entendu, demanda-t-il, que ces oreilles n’appartiennent pas à la même personne ?

– Oui, je l’ai vu. Mais il s’agit d’une mauvaise plaisanterie d’étudiants dans une salle de dissection, peu importait deux oreilles dépareillées ou une paire.

– En effet. Mais il ne s’agit pas d’une mauvaise plaisanterie.

– Vous en êtes sûr ?

– De fortes présomptions s’y opposent. Dans les salles de dissection les cadavres reçoivent une injection de liquide antiseptique. Ces oreilles n’en portent pas trace. D’autre part, elles sont fraîches. Elles ont été arrachées avec un instrument émoussé ; or les étudiants travaillent avec de bons instruments. Par ailleurs un esprit tant soit peu médical aurait songé à du phénol ou de l’alcool rectifié, mais sûrement pas à du gros sel. Je répète qu’il ne s’agit pas d’une farce, mais d’un crime grave. »

Un petit frisson me parcourut l’échine en entendant les mots de mon compagnon et en regardant le sérieux qui avait durci ses traits. Ce préliminaire brutal semblait présager un drame horrible et inexplicable encore à l’arrière-plan. Lestrade, toutefois, secoua la tête comme quelqu’un qui n’est qu’à demi convaincu.

« Je ne nie pas que la thèse de la farce se heurte à plusieurs objections, dit-il. Mais il y en a de bien plus fortes contre la vôtre. Nous savons que cette femme a mené une existence très discrète et très respectable à Penge comme ici depuis vingt ans. Elle ne s’est presque jamais absentée de chez elle plus d’une journée. Pourquoi dès lors un criminel lui enverrait-il les preuves de son crime ? A moins qu’elle ne soit une actrice consommée, elle ne comprend pas mieux l’affaire que nous-mêmes.

– Tel est le problème que nous avons à résoudre, répondit Holmes. Pour ma part je m’y attellerai en présumant que mon raisonnement est correct et qu’un double assassinat a été commis. L’une de ces oreilles est une oreille de femme : petite, délicate, percée par un anneau. Ces deux personnes sont sans doute mortes, sinon nous aurions entendu parler d’elles. Nous sommes vendredi. Le paquet a été posté jeudi matin. Le drame a donc eu lieu mercredi, ou mardi, ou plus tôt. Si ces deux personnes ont été assassinées, qui d’autre que leur meurtrier aurait adressé à Mlle Cushing la preuve de son crime ? Nous pouvons déduire que l’expéditeur du paquet est l’homme que nous recherchons. Mais il devait avoir une bonne raison pour l’adresser à Mlle Cushing ! Quelle raison ? Sans doute pour l’avertir que le crime avait été commis ; ou peut-être pour la faire souffrir. Mais dans ce cas elle sait qui il est. Le sait-elle ? J’en doute. Si elle le sait, pourquoi aurait-elle alerté la police ? Elle aurait enterré les oreilles, et personne n’en aurait rien su. Voilà ce qu’elle aurait fait si elle avait désiré protéger le criminel. Mais si elle ne désirait pas le protéger, alors elle nous aurait livré son nom. C’est un bel écheveau à débrouiller. »

Il avait parlé de sa voix aiguë et rapide en regardant dans le vague ; soudain il sauta sur ces pieds et se tourna vers la maison.

« J’ai quelques questions à poser à Mlle Cushing, dit-il.

– Dans ce cas je vais vous laisser ici, déclara Lestrade, car j’ai une autre petite affaire en cours. Je crois n’avoir plus rien à tirer de Mlle Cushing. Retrouvez-moi au commissariat.

– Nous y passerons en nous rendant à la gare », répondit Holmes.

Nous nous retrouvâmes bientôt dans la pièce du devant où la vielle demoiselle travaillait paisiblement à sa têtière. Elle la reposa sur ces genoux quand nous entrâmes et nous regarda de ses yeux bleus perçants, bien francs.

« Je suis persuadée, monsieur, nous dit-elle, que c’est une erreur, et que ce paquet ne devait absolument pas m’être adressé. Je l’ai dit et répété à ce gentleman de Scotland Yard mais il n’a fait qu’en rire. Pour autant que je sache, je ne compte aucun ennemi sur cette terre ; pourquoi dons me jouerait-on une pareille plaisanterie ?

– Je partage tout à fait cette opinion, mademoiselle Cushing, répondit Holmes en prenant un siège à côté d’elle. Je crois qu’il est plus probable… »

Il s’arrêta ; je le vis non sans surprise considérer avec une intensité singulière le profil de Mlle Cushing. Un éclair d’étonnement et de satisfaction passa sur son visage ; mais lorsqu’elle leva les yeux pour découvrir la cause de son silence, il était redevenu impassible. Je me mis alors à étudier les cheveux plats et grisonnants de notre hôtesse, son petit bonnet propret, ses boucles d’oreille, sa physionomie placide, sans voir ce qui avait pu provoquer l’émotion de mon compagnon.

« Il y a deux ou trois petites questions…

– Oh ! je suis lasse des questions ! s’écria avec impatience Mlle Cushing.

– Vous avez deux sœurs, je crois ?

– Comment le savez-vous ?

– Au moment où je suis entré dans la pièce j’ai remarqué que vous aviez sur la cheminée la photographie d’un groupe de trois dames : l’une est incontestablement vous-mêmes, et les deux autres vous ressemblent tellement qu’elles ne peuvent qu’appartenir à votre famille.

– Vous avez tout à fait raison. Ce sont mes sœurs Sarah et Mary.

– Et voici près de moi un autre portrait, pris à Liverpool, de votre plus jeune sœur en compagnie d’un homme qui, à en juger par son uniforme, est un steward. A cette époque elle n’était pas mariée.

– Vous avez le don d’observation très développé !

– C’est mon métier.

– Eh bien, vous avez entièrement raison ! Mais elle épousa M. Browner quelques jours plus tard. Il était sur la ligne de l’Amérique du Sud quand cette photo fut prise, mais il était si amoureux de sa femme qu’il ne pouvait pas se résoudre à la quitter si longtemps ; aussi s’engagea-t-il dans des navires qui font le trafic entre Liverpool et Londres.

– Ah ! Le Conqueror, peut-être ?

– Non, le May Day, aux dernières nouvelles. Jim vint me voir ici une fois. C’était avant qu’il se remît à boire. Mais ensuite, il buvait toujours quand il était à terre, et le moindre petit verre le rendait fou furieux. Ah ! ce fut un triste jour quand il se remit à boire ! D’abord il me laissa tomber, puis il se querella avec Sarah, et maintenant que Mary ne m’écrit plus, nous ne savons pas comment ils vont. »

Il était évident que Mlle Cushing avait abordé là un sujet qui lui tenait au cœur. Comme la plupart des gens qui mènent une vie retirée, elle s’était montrée timide au début, mais elle devint vite extrêmement communicative. Elle nous donna beaucoup de détails sur son beau-frère le steward, puis reprit le thème de ses précédents locataires, les étudiants en médecine, nous énuméra leurs défauts, leurs noms et les hôpitaux où ils travaillaient. Holmes écoutait tout avec beaucoup d’attention, et l’interrompait parfois pour lui poser une question.

« A propos de votre deuxième sœur Sarah, dit-il, je me demande pourquoi, puisque vous êtes célibataires toutes les deux, vous n’habitez pas ensemble.

– Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas le caractère de Sarah ! Quand je suis venue à Croydon, j’ai essayé ; il y a deux mois nous avons dû nous séparer. Je ne veux rien dire contre ma sœur, mais elle se mêle toujours de tout et elle est difficile à satisfaire, Sarah !

– Vous dites qu’elle s’est disputée avec votre famille de Liverpool ?

– Oui, et pourtant ils furent quelques temps les meilleurs amis du monde. Elle était allée à Liverpool pour habiter avec eux. Et à présent elle n’a pas de mots assez durs pour Jim Browser. Quand elle était ici, elle ne parlait de rien d’autre que de son ivrognerie et de ses mauvaises manières. Je pense qu’il n’a pas dû supporter ses ingérences dans son ménage, et que leur brouille a commencé comme ça.

– Merci, mademoiselle Cushing, dit Holmes en se levant et en s’inclinant. Votre sœur Sarah habite, m’avez-vous dit, dans le New Street, à Wallington ? Au revoir. Je suis tout à fait désolé que vous ayez été troublée par une affaire qui ne vous concerne nullement. »

Un fiacre passait quand nous sortîmes. Holmes le héla.

« Wallington est loin d’ici ? demanda-t-il.

– Quinze cents mètres, monsieur.

– Très bien. Grimpez, Watson. Il faut que nous battions le fer pendant qu’il est chaud. L’affaire a beau être simple, il reste encore quelques détails à préciser. Quand vous passerez devant un bureau de poste, cocher, vous vous arrêterez. »

Holmes expédia une courte dépêche et, quand le fiacre se remit en route, il s’adossa dans le fond de la voiture avec son chapeau rabattu sur les yeux pour se protéger du soleil. Notre cocher s’arrêta devant une maison qui ressemblait assez à celle que nous venions de quitter. Mon compagnon lui commanda de nous attendre, et au moment où il posait sa main sur le heurtoir la porte s’ouvrit et un grave gentleman vêtu de noir, coiffé d’un chapeau très lustré, apparut sur le perron.

« Mlle Cushing est-elle ici ? s’enquit Holmes.

– Mlle Sarah Cushing est très gravement malade, répondit-il. Depuis hier elle souffre d’un dérangement cérébral extrêmement sérieux. En ma qualité de médecin, je ne saurais prendre la responsabilité d’autoriser une visite. Je vous prie de revenir dans dix jours. »

Il enfila ses gants, referma la porte et descendit la rue.

« Eh bien, si nous ne pouvons pas, nous ne pouvons pas ! fit Holmes avec entrain.

– Peut-être n’aurait-elle pas pu, ou voulu vous en dire beaucoup ?

– Je ne voulais pas qu’elle me dise grand-chose. Je voulais simplement la regarder. Tout compte fait, je pense que j’ai amassé tout ce dont j’avais besoin. Conduisez-nous à un restaurant convenable, cocher. Nous allons déjeuner, après quoi nous irons retrouver l’ami Lestrade au commissariat de police. »

Nous déjeunâmes fort agréablement tous les deux. Holmes ne parla pas d’autre chose que de violons, et il me conta avec beaucoup de verve comment il avait acheté son Stradivarius personnel qui valait au moins cinq cents guinées chez un brocanteur juif de Tootenham Court pour cinquante-cinq shillings. Ce qui le lança sur Paganini, et pendant une heure il multiplia les anecdotes sur cet homme extraordinaire. L’après-midi était fort avancé et l’ardeur du soleil légèrement tombée quand nous arrivâmes au commissariat. Lestrade nous attendait devant la porte.

« Un télégramme pour vous, monsieur Holmes ! annonça-t-il.

– Ah ! C’est la réponse… »

Il l’ouvrit, y jeta un coup d’œil et l’enfouit dans sa poche.

« … Tout va bien ! fit-il.

– Avez vous découvert quelque chose ?

– J’ai tout découvert !

– Quoi ? Vous plaisantez ? »

Lestrade le considérait avec stupéfaction.

« Je n’ai jamais été plus sérieux. Un crime ignoble a été commis, et je crois que j’en possède maintenant tous les détails.

– Et le criminel ? »

Holmes griffonna quelques mots au dos d’une de ses cartes de visite et la tendit à Lestrade.

« Voilà le nom, dit-il. Vous ne pourrez pas effectuer l’arrestation avant demain soir au plus tôt. Je préférerais que vous ne mentionniez pas mon nom dans cette affaire, car je tiens à ne le voir associé qu’à des problèmes dont la solution présente des difficultés. Venez, Watson ! »

Nous repartîmes ensemble vers la gare, tandis que Lestrade contemplait d’un air épanoui la carte que Holmes lui avait remise.

« L’affaire, me dit Sherlock Holmes tandis que nous bavardions ce soir-là en fumant un cigare dans notre meublé de Baker Street, est l’une de celles où, comme pour les enquêtes que vous avez intitulées Étude en rouge ou Le Signe des Quatre, nous avons été contraints de raisonner en remontant des effets aux causes. J’ai écrit à Lestrade pour le prier de nous fournir les détails qui nous manquent encore et qu’il ne pourra se procurer qu’après avoir capturé le meurtrier. Cette capture ne fait pas de doute car, bien qu’il ait la cervelle vide, il est plus tenace qu’un bouledogue à partir du moment où il a compris ce qu’il doit faire ; c’est d’ailleurs cette ténacité qui l’a fait monter en grade à Scotland Yard.

– Votre dossier n’est donc pas complet ?

– Presque complet pour l’essentiel. Nous savons qui est l’auteur de cette révoltante affaire, mais l’identité de l’une des victimes nous manque. Naturellement vous avez déjà formulé vos propres conclusions ?

– Je suppose que ce Jim Browner, steward sur un navire de la ligne de Liverpool, est l’individu que vous soupçonnez ?

– Oh ! c’est plus qu’un soupçon.

– Et cependant je ne vois rien de mieux que quelques vagues indications…

– Au contraire, rien ne saurait être plus clair ! Retraçons les principales étapes. Nous avons abordé l’affaire, vous vous en souvenez, avec un esprit totalement vierge, ce qui est toujours un avantage. Nous n’avions pas échafaudé de théories. Nous étions là simplement pour observer et tirer des déductions de nos observations. Qu’avons-nous vu pour commencer ? Une demoiselle très tranquille et fort respectable, qu’on ne pouvait absolument pas accuser de nous cacher quelque chose, et puis une photographie qui m’a révélé qu’elle avait deux sœurs plus jeunes. Instantanément, j’ai pensé que la boîte avait pu être adressée à l’une ou à l’autre. J’ai mis cette idée de coté, en me disant que nous pourrions la vérifier ou l’infirmer à loisir. Puis nous nous sommes rendus dans le jardin, et nous avons examiné le contenu de la petite boîte jaune.

« La ficelle était du genre de celles dont se servent les voiliers à bord d’un navire ; tout de suite notre enquête s’est parfumée d’un souffle d’air marin. Quand j’ai remarqué que le nœud était confectionné à la manière des marins, que le paquet avait été posté d’un port, et que l’oreille masculine était percée par un anneau (ce qui est plus fréquent chez les marins que chez les terriens) j’ai acquis la certitude que tous les acteurs du drame appartenaient à la classe sociale des gens de la mer.

« Quand j’ai examiné l’adresse du paquet, j’ai constaté qu’elle portait le nom de Mlle S. Cushing. La sœur aînée s’appelait, bien sûr, Mlle Cushing et, bien que l’initiale du prénom fût un S., cet « S. » pouvait concerner aussi bien l’une de ses sœurs. Dans ce cas-là, il fallait reprendre toute l’affaire sur de nouvelles bases. Je me suis donc rendu dans la maison pour éclaircir ce point. J’allais affirmer à Mlle Cushing que j’étais convaincu qu’une erreur avait été commise, quand je me suis brusquement, vous vous le rappelez, interrompu. Le fait est que je venais de voir quelque chose qui m’a rempli d’étonnement et qui, du même coup, a limité singulièrement le champ de nos investigations.

« En qualité de médecin, vous savez, Watson, qu’il n’y a pas d’organe du corps humain qui présente plus de personnalité qu’une oreille. Toutes les oreilles diffèrent les unes des autres ; il n’y en a pas deux semblables. Dans le numéro de l’an dernier de l’Anthropological Journal, vous trouverez deux brèves monographies de ma plume sur ce sujet. J’avais donc examiné les oreilles dans la boîte avec les yeux d’un expert, et j’avais soigneusement noté leurs particularités anatomiques. Imaginez ma surprise quand, regardant Mlle Cushing, je m’aperçu que son oreille correspondait exactement à l’oreille féminine que je venais d’examiner. Il ne pouvait pas s’agir d’une simple coïncidence : la même minceur de l’hélix, la même incurvation du lobe supérieur, la même circonvolution du cartilage interne… Pour l’essentiel c’était la même oreille.

« Bien entendu, je discernai immédiatement l’importance énorme de cette observation. Il m’apparut évident que la victime était une parente du même sang, et probablement une très proche parente. J’ai donc mis Mlle Cushing sur le chapitre de sa famille, et vous vous rappelez tous les détails qu’elle nous a fournis.

« Tout d’abord sa sœur s’appelait Sarah et elles avaient vécu ensemble jusqu’à ces tout derniers temps : c’était là l’explication de la méprise, comme de l’adresse du paquet. Puis nous avons appris l’existence de ce steward, marié à la troisième sœur, et nous avons su qu’il avait été autrefois en si bons termes avec Mlle Sarah, qu’elle avait quitté Liverpool pour vivre auprès des Browner, mais qu’ensuite une dispute les avait séparés. Cette dispute avait mis depuis quelques mois un terme à toutes les relations, si bien que pour le cas où Browner aurait voulu expédier un paquet à Mlle Sarah, il l’aurait envoyé à son ancienne adresse.

« L’affaire sortait donc merveilleusement des brumes. Nous connaissions l’existence de ce steward, impulsif, à passions violentes (n’avait-il pas renoncé à un emploi qui devait être plus lucratif afin de se rapprocher de sa femme ?), sujet enfin à des accès occasionnels d’ivrognerie. Nous avions toutes raisons de croire que sa femme avait été assassinée, et qu’un homme probablement un marin, avait été assassiné en même temps. La jalousie paraissait être le mobile évident du crime. Et pourquoi envoyer les preuves de son acte à Mlle Sarah Cushing ? Sans doute parce que, durant son séjour à Liverpool, elle avait dû être mêlée aux événements qui aboutirent au drame… Vous remarquerez que cette ligne de navigation fait escale à Belfast, Dublin et Waterford ; en supposant que Browner eût commis son crime juste avant de s’embarquer sur son vapeur le May Day, Belfast était le premier endroit d’où il pouvait expédier son sinistre paquet.

« A cette étape une deuxième solution était évidemment possible : bien que je l’eusse jugée improbable, encore me fallait-il en avoir le cœur net avant d’aller plus loin. Un amoureux éconduit aurait pu avoir tué M. et Mme Browner, et l’oreille masculine aurait alors appartenu au mari. De sérieuses objections s’élevaient contre cette hypothèse, mais elle était, après tout, possible. J’ai donc envoyé une dépêche à mon ami Agar, de la police de Liverpool, et lui ai demandé de me dire si Mme Browner était chez elle, et si Browner avait embarqué sur le May Day. Puis nous sommes allés à Wallington rendre visite à Mlle Sarah.

« J’étais surtout curieux de voir si cette oreille de famille était aussi bien reproduite sur elle. D’autre part, elle pouvait nous fournir d’importants renseignements, mais je n’y comptais guère. Elle avait dû entendre parler de l’affaire dès la veille, puisque tout Croydon la savait, et que seule elle était à même de comprendre la signification du paquet. Si elle avait voulu aider la justice, elle se serait déjà mise en communication avec la police. Néanmoins il était de notre devoir d’aller la voir ; nous nous sommes rendus chez elle. Nous avons appris que la nouvelle de l’arrivée du paquet (car sa maladie date de ce moment-là) avait déclenché une fièvre cérébrale. Il était plus clair que jamais qu’elle en comprenait toute la signification, mais qu’avant un certain laps de temps elle ne nous serait d’aucun secours.

« Nous n’avions pas besoin, heureusement, de son témoignage. La réponse à mon télégramme nous attendait au commissariat de police. Rien n’aurait pu être plus concluant. Depuis plus de trois jours la maison de Mme Browner était fermée, et les voisins pensaient qu’elle était allée dans le sud voir ses sœurs. Le bureau maritime certifiait que Browner s’était embarqué à bord du May Day, dont l’arrivée dans la Tamise est prévue pour demain soir. Quand il arrivera il sera cueilli par notre ami Lestrade peu malin mais décidé. Je ne doute pas que nous n’obtenions alors tous les détails qui nous manquent. »

Sherlock Holmes ne fut pas déçu. Le surlendemain il reçut une grande enveloppe qui contenait une courte lettre du détective et un document dactylographié de plusieurs pages.

« Lestrade l’a fort bien cueilli, dit Holmes. Peut-être voudriez-vous savoir ce qu’il me dit ?

“Mon cher Monsieur Holmes,

Comme suite au plan que nous avions élaboré pour la confirmation de nos théories…”

« Le « nous » n’est pas mal, hé, Watson ?…

“Je me suis rendu à l’Albert Dock hier soir à six heures et je suis monté à bord du vapeur May Day, appartenant à la compagnie Packet de Londres-Dublin-Liverpool. Après enquête j’ai découvert qu’il y avait parmi l’équipage un steward du nom de James Browner, qui s’était comporté pendant le voyage d’une façon si extraordinaire que le commandant s’était vu contraint de le relever de son poste. Je suis descendu dans sa cabine, et je l’ai trouvé assis sur un coffre, la tête dans les mains et se balançant d’arrière en avant. C’est un grand gaillard costaud, sans barbe, très bronzé (un type dans le genre d’Albridge, qui nous aida dans l’affaire de la blanchisserie fantôme). Il bondit quand il entendit ce que j’avais à lui dire. J’avais déjà porté mon sifflet à la bouche pour appeler deux agents de la police fluviale qui se trouvaient dans le coin, mais il s’effondra et me tendit tranquillement les poignets pour que je lui passe les menottes. Nous l’avons mis en cellule au commissariat et nous avons emmené son sac pour le cas où il contiendrait quelque chose d’intéressant ; à l’exception d’un grand couteau tranchant comme en ont beaucoup de marins, nous n’avons rien trouvé de notable. Nous n’avons cependant pas besoin de preuves supplémentaires car, une fois traduit devant l’inspecteur de service au commissariat, il demanda à faire une déposition qui fut prise en sténo et dactylographiée en trois exemplaires. Vous en trouverez un dans le pli. L’affaire s’avère, comme je l’avais toujours pensé, d’une simplicité enfantine, mais je vous suis très obligé de l’aide que vous m’avez apportée.

Avec mes meilleurs sentiments,

votre G. Lestrade”

« … Hum ! reprit Holmes. L’affaire était vraiment d’une simplicité enfantine, mais je crois qu’il ne l’avait pas trouvée aussi simple lorsqu’il nous a demandé un coup de main. N’importe : voyons ce que dit Jim Browner. Voici sa déposition, telle qu’elle a été enregistrée devant l’inspecteur Montgomery du commissariat de police de Shadwell ; elle a l’avantage d’être prise sur le vif. »

« Si j’ai quelque chose à dire ? Oui, j’ai beaucoup à dire. Je vais tout vous avouer. Vous pouvez me pendre, ou me laisser en vie : je m’en soucie comme d’une guigne. Je vous dis que je n’ai pas fermé l’œil depuis que je l’ai fait, et je crois que je ne dormirai plus jamais. Parfois c’est la tête à lui, le plus souvent c’est la tête à elle. Lui, sombre et renfrogné ; elle, avec une sorte d’étonnement dans le regard. Oui, l’agnelle blanche, elle a dû être bien étonnée quand elle a lu un arrêt de mort sur un visage qui ne l’avait jusqu’ici jamais regardée qu’avec amour !

« Mais tout ça, c’est la faute de Sarah. Puisse la malédiction d’un homme brisé lui faire pourrir le sang dans les veines ! Ce n’est pas que je veuille m’innocenter. Je sais que je m’étais remis à boire, comme la bête sauvage que j’étais. Mais elle m’aurait pardonné ; elle serait restée liée à moi comme une corde à une poulie si cette femme n’avait pas forcé notre porte. Car Sarah Cushing m’aimait (c’est là la racine de l’affaire). Elle m’aima jusqu’à ce que tout son amour se transformât en haine quand elle se rendit compte que je préférais la trace des pas de ma femme dans la boue plutôt qu’elle avec tout son corps et toute son âme.

« Elles étaient trois sœurs. L’aînée était une brave femme, la deuxième un démon, la troisième un ange. Sarah avait trente-trois ans, et Mary vingt-neuf quand je me suis marié. Nous étions parfaitement heureux quand nous vivions tous les deux, et dans tout Liverpool il n’y avait pas de meilleure femme que ma Mary. Et puis, nous avons invité Sarah à passer une semaine chez nous ; la semaine est devenue un mois ; et finalement elle s’est installée.

« A cette époque je ne buvais que de l’eau ; nous mettions régulièrement un peu d’argent de côté, et l’avenir était aussi clair qu’un dollar neuf. Mon Dieu, qui aurait pensé que cela se terminerait ainsi ! Qui l’aurait jamais imaginé ?

« Généralement je passais les week-ends à la maison ; parfois si le bateau était retardé par un chargement, je restais toute une semaine ; j’eus de cette façon l’occasion de voir de plus près ma belle-sœur Sarah. C’était une belle femme, grande, brune, vive, farouche, avec un fier port de tête et une lueur dans les yeux comme l’étincelle d’un silex. Mais quand la petite Mary était là je ne songeais guère à elle : je le jure avec autant de force que je crois à la miséricorde de Dieu !

« J’avais remarqué quelquefois qu’elle aimait être seule avec moi, ou qu’elle me demandait de la sortir, mais je n’avais jamais pensé à autre chose. Un soir mes yeux s’ouvrirent. J’étais rentré du bateau et ma femme était sortie ; Sarah se trouvait seule à la maison. “Où est Mary ?” j’ai demandé. “Oh ! elle est sortie pour régler quelques achats.” J’étais impatient, et je ne pouvais pas tenir en place. “Vous ne pouvez donc pas être heureux cinq minutes sans Mary, Jim ? me dit-elle. Ce n’est pas très gentil pour moi que vous ne vous contentiez pas de ma compagnie pour si peu de temps. – Très bien, ma fille !” je lui dis en lui tendant gentiment une main ; aussitôt elle s’empara de ma main et la prit entre les siennes ; elles étaient brûlantes comme si elle avait de la fièvre. Alors je la regardai et dans ses yeux je lus tout. Il n’y avait pas besoin de parler, ni l’un ni l’autre. Je fronçai le sourcil et dégageai ma main. Elle se tint debout à côté de moi, sans rien dire, puis posa sa main sur mon épaule. “Du calme, vieux Jim !” me dit-elle. Et sur un rire moqueur, elle quitta la pièce en courant.

« Eh bien, depuis ce jour, Sarah me voua une haine féroce. Et je jure que c’est une femme qui peut haïr ! J’ai été stupide de tolérer qu’elle continue à vivre avec nous. Oui, un imbécile ! Mais je n’ai rien dit à Mary, pour ne pas lui faire de la peine. Les choses ont continué comme par le passé, mais au bout d’un certain temps j’ai noté que Mary changeait. Toujours elle avait été confiante, naïve ; voilà qu’elle devenait bizarre, soupçonneuse : elle voulait savoir où j’avais été, ce que j’avais fait, qui m’écrivait, ce que j’avais dans mes poches, et mille autres bêtises. De jour en jour elle se faisait plus irritable, plus étrange ; nous nous disputions sans raison pour des riens. Je n’y comprenais goutte. Sarah m’évitait maintenant, mais elle et Mary étaient inséparables. Je me rends compte à présent qu’elle complotait contre moi et qu’elle envenimait le caractère de ma femme, mais j’étais tellement aveugle que je ne le supposais même pas. Puis, je me suis remis à boire : cela, je crois que je ne l’aurais pas fait si Mary était restée la même. Du coup elle trouva un motif de reproche, et entre nous le fossé se creusa de plus en plus. Survint alors cet Alec Fairbairn. Les choses se noircirent mille fois plus.

« C’était pour voir Sarah qu’il commença à nous faire visite : mais il vint bientôt pour nous tous, car c’était un homme séduisant et il se faisait des amis partout où il allait : beau garçon, fanfaron, tiré à quatre épingles, frisé, il avait vu la moitié de monde et il savait parler de ce qu’il avait vu. Il était agréable, je ne le nie pas, et pour un marin il était extraordinairement poli, ce qui me donnait à penser qu’autrefois il avait dû se tenir sur la poupe et non sur la plage avant ; Pendant un bon mois il vint chez moi à sa fantaisie ; jamais je ne pensai qu’un mal quelconque pourrait naître de ses manières douces et insinuantes. Un jour tout de même un incident me le rendit suspect ; à partir de ce moment-là, je perdis mon repos pour toujours.

« Un très petit incident. J’étais arrivé à l’improviste dans le salon et, quand j’ouvris la porte, j’aperçus sur le visage de ma femme un éclat de joie. Mais quand elle vit que c’était moi, cet éclat s’évanouit et elle se détourna toute déçue. C’en fut assez pour moi. Il n’y avait personne d’autre qu’Alec Fairbairn dont le pas pouvait être confondu avec le mien. Si je l’avais remarqué à cet instant-là, je l’aurais tué, car j’ai toujours agi comme un fou quand je me mettais en colère. Mary vit dans mon regard la lueur du diable et elle courut vers moi en posant sa main sur ma manche. “Non, Jim ! Non !” me dit-elle. “Où est Sarah ?” j’ai demandé. “Dans la cuisine. – Sarah ! j’ai dit quand je suis rentré dans la cuisine, ce Fairbairn ne remettre jamais les pieds chez moi !” Elle m’a regardé : “Et pourquoi ?” J’ai répondu : “Parce que c’est mon ordre. – Oh ! elle a dit, si mes amis ne sont pas dignes de cette maison, alors je ne suis pas digne d’elle non plus. – Vous ferez ce que vous voudrez, j’ai dit, mais si ce Fairbairn se montre encore une fois ici, je vous enverrai l’une de ses oreilles en guise de souvenir.” Elle a été épouvantée par l’expression de mon visage, je crois, car elle ne m’a rien répondu, et le soir même elle quittait ma maison.

« Ma foi, je ne sais pas si c’était pure diablerie de la part de cette drôlesse, ou si elle croyait pouvoir me tourner contre ma femme en encourageant celle-ci à se mal conduire. Toujours est-il qu’elle alla s’établir à deux rues de chez moi pour louer des chambres à des marins. Fairbairn y descendait régulièrement, et Mary s’y rendait pour prendre le thé avec sa sœur et lui. Combien de fois y est-elle allée, je l’ignore ; mais je l’ai suivie une fois, et quand je suis entré, Fairbairn s’est enfui en sautant le mur du jardin comme le lâche qu’il était. Je jurai à ma femme que je la tuerais si je la retrouvais avec lui, et je la ramenai à la maison : elle tremblait, sanglotait ; elle était aussi blanche qu’une feuille de papier. Il n’y eut plus d’amour entre nous. Je pouvais me rendre compte qu’elle me détestait ; quand cette idée me poussait à boire, elle me méprisait et me haïssait encore plus.

« Sur ces entrefaites Sarah comprit qu’elle ne pouvait gagner sa vie à Liverpool, et elle partit pour Croydon afin d’habiter, je crois, avec sa sœur. A la maison les choses continuèrent d’aller leur train. Et puis ce fut cette dernière semaine, et toute la misère et l’anéantissement de tout.

« Voici comment. Nous avions embarqué à bord du May Day pour un voyage circulaire d’une semaine ; mais une barrique se désamarra et démolit l’une de nos tôles, si bien que nous dûmes regagner le port pour douze heures. Je descendis à terre et rentrai à la maison : j’espérais que peut-être ma femme serait heureuse de me voir si tôt de retour. Quand je tournai dans ma rue, un fiacre me croisa et je la vis à l’intérieur, assise à côté de Fairbairn, tous deux riant aux éclats et bavardant : ils étaient loin de penser à moi qui les observais du trottoir.

« Je vous le dis, et je vous en donne ma parole, à partir de cet instant, je ne fus plus mon maître : la suite se présente comme un rêve confus quand j’y repense. J’avais beaucoup bu ces derniers temps, et les deux choses ensemble me montèrent au cerveau. Maintenant il y a quelque chose qui bat dans ma tête, comme un marteau de charpentier, mais ce matin-là il me semblait avoir dans les oreilles le bruit de tout le Niagara.

« Alors j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai poursuivi le fiacre. J’avais à la main un lourd gourdin de chêne, et je vous dis que d’abord j’ai vu rouge ; mais tout en courant, je réfléchissais et j’ai ralenti un peu afin de les voir sans être vu. Ils s’arrêtèrent à la gare. Autour des guichets, il y avait beaucoup de monde ; je pus donc m’approcher sans attirer leur attention. Ils prirent des billets pour New Brighton. Moi aussi. Je montai dans le troisième compartiment derrière eux. A New Brighton ils se promenèrent le long du boulevard de la plage ; je les suivais à cent mètres. Enfin je les vis louer un bateau, monter dedans : il faisait très chaud, sans doute cherchaient-ils un peu de fraîcheur sur l’eau.

« C’était juste comme s’ils m’étaient donnés dans la main. Il y avait un peu de brume : on ne pouvait pas voir à plus de quelques centaines de mètres. Je louai un bateau moi aussi, et je tirai sur les avirons. Je distinguais le sillage de leur embarcation, mais ils avançaient presque aussi vite que moi et ils étaient à peu près à quinze cents mètres du rivage quand je parvins à leur hauteur. La brume nous enveloppait comme dans un rideau, et nous étions tous les trois seuls en plein milieu. Mon Dieu, oublierai-je jamais leurs visages quand ils reconnurent l’homme qui montait la barque tout près d’eux ? Elle se mit à hurler. Lui jura comme un forcené, et essaya de me porter un coup d’aviron car il avait dû lire le meurtre dans mon regard. Je l’évitai et lui assenai un coup de gourdin qui lui écrasa la tête comme un œuf. Je l’aurais peut-être épargnée, elle, en dépit de toute ma folie, mais elle glissa ses bras autour de lui, criant et l’appelant “Alec”. Je frappai un deuxième coup, elle s’écroula à côté. J’étais comme une bête sauvage ayant bu du sang. Si Sarah s’était trouvée là, par le Seigneur elle les aurait rejoints ! Je tirai mon couteau et… Là, j’en ai dit assez ! J’éprouvai une sorte de joie féroce quand je pensai à la tête de Sarah quand elle verrait les conséquences de ses intrigues. Puis j’attachai les deux corps au bateau, je creusai une planche et je restai là jusqu’à ce qu’ils eussent sombré. Je savais bien que le loueur des bateaux penserait qu’ils s’étaient perdus dans la brume et qu’ils avaient dérivé en pleine mer. Je me nettoyai, revins à terre, et rembarquai à bord de mon navire sans qu’âme au monde ait soupçonné ce qui s’était passé. Cette nuit-là je préparai le paquet pour Sarah Cushing ; le lendemain je l’expédiai de Belfast.

« Voilà. J’ai dit toute la vérité. Vous pouvez me pendre. Vous pouvez faire de moi tout ce que vous voudrez. Mais vous ne pourrez pas me punir comme déjà, j’ai été puni. Je ne peux pas fermer les yeux sans voir ces deux visages me regarder : me regarder comme ils l’ont fait quand mon bateau a troué la brume. Je les ai tués vite : eux me tuent lentement. Encore une autre nuit, et je serais mort ou fou avant le matin. Vous ne me laisserez pas seul dans une cellule, monsieur ? De grâce ne le faites pas ! Au jour de votre agonie, puissiez-vous être traité comme vous me traiterez aujourd’hui. »

« Quelle est la signification de tout cela, Watson ? me demanda Holmes d’un ton solennel en reposant le document. A quelle fin tend ce cercle de misère, de violence et de peur ? Il doit bien tendre à une certaine fin, sinon notre univers serait gouverné par le hasard, ce qui est impensable. Mais quelle fin ? Voilà le grand problème qui est posé depuis le commencement des temps, et la raison humaine est toujours aussi éloignée d’y répondre. »

LA FIGURE JAUNE

LA FIGURE JAUNE{2}

Les dons exceptionnels de mon compagnon m’ont permis d’être l’auditeur, et parfois l’acteur, de drames étranges. En publiant ces croquis tirés de dossiers innombrables, j’insiste tout naturellement davantage sur les succès de Holmes que sur ses échecs. Ne croyez pas que je le fasse dans l’intérêt de sa réputation : c’était en effet dans les cas où toutes ses ressources paraissaient épuisées qu’il déployait une énergie et une vivacité d’esprit absolument admirables. La raison est ailleurs : là où il échouait personne d’autre, généralement, ne réussissait ; du coup l’affaire s’enterrait avant d’avoir reçu une conclusion. Il arriva tout de même que Holmes se trompa et que la vérité fut néanmoins tirée du puits. Je possède des notes sur une demi-douzaine de cas de ce genre : l’affaire de la deuxième tache et celle que je vais raconter sont les deux qui présentent un maximum d’intérêt.

Sherlock Holmes prenait rarement de l’exercice par amour de l’exercice. Peu d’hommes, à ma connaissance, étaient capables d’un plus grand effort musculaire et, sans contestation possible, il comptait parmi les meilleurs boxeurs à son poids. Mais il considérait l’effort physique sans objet comme un gaspillage d’énergie. S’il se remuait, cela faisait partie de son activité professionnelle. Il était alors infatigable. Son régime alimentaire péchait plutôt par un excès de frugalité que par une trop grande richesse. Ses habitudes fort simples frôlaient l’austérité. En dehors de la cocaïne dont il usait par intermittences, je ne lui connaissais pas de vice. D’ailleurs lorsqu’il se tournait vers la drogue, c’était pour protester à sa manière contre la monotonie de l’existence, sous le prétexte que les affaires étaient rares et les journaux sans intérêt.

Cette année-là, le printemps s’annonçait précoce. Holmes rompit un après-midi avec ses habitudes pour faire une promenade dans Hyde Park en ma compagnie : les premières touches de vert égayaient les ormes, les poisseuses barbes des noisettes commençaient à jaillir de leurs quintuples feuilles. Pendant deux heures nous marchâmes pour le plaisir de marcher. Le plus souvent sans échanger une phrase, comme il sied à deux hommes qui se connaissent intimement. Quand nous nous retrouvâmes dans Baker Street il était près de cinq heures.

Notre groom nous arrêta sur le seuil de la maison.

« Pardon, monsieur ! Un monsieur vous a demandé, monsieur. »

Holmes m’accabla d’un regard lourd de reproches.

« Voilà bien les promenades ! s’écria-t-il. Ce monsieur est reparti ?

– Oui, monsieur.

– Vous ne lui aviez pas dit d’entrer ?

– Si, monsieur. Il est entré.

– Combien de temps a-t-il attendu ?

– Une demi-heure, monsieur. C’était un monsieur bien agité, monsieur ! Il marchait, il n’a pas arrêté de tout le temps qu’il est resté ici. J’attendais à la porte, monsieur, et je l’entendais. A la fin il est sorti dans le couloir et il a crié : “Est-ce que cet homme ne va jamais rentrer ?” Tel que je vous le dis, monsieur ! J’ai répondu : “Vous n’avez qu’à attendre un petit peu encore.” Il m’a dit : “Alors, je vais attendre au grand air, car je me sens comme si j’étouffais. Je vais revenir bientôt !” Là-dessus il est sorti. Rien de ce que je lui ai dit n’a pu le retenir.

– Bon ! Vous avez fait pour le mieux, dit Holmes tandis que nous pénétrions dans notre salon. C’est tout de même assommant, Watson ! J’avais vraiment besoin d’une affaire pour me distraire, et d’après l’impatience de ce client, j’en aurais eu une importante, sans doute… Halloa ! Sur la table ce n’est pas votre pipe. Il doit avoir oublié la sienne. Une belle pipe en vieille bruyère avec un bon tuyau terminé par ce que le marchand de tabac appelle de l’ambre. Je me demande combien il y a à Londres de vrais tuyaux de pipe en ambre. On m’a affirmé que lorsqu’il y avait une mouche dedans c’était un signe d’authenticité. Voici une industrie : mettre des fausses mouches dans du faux ambre ! Eh bien, il faut que notre visiteur ait été très troublé pour oublier une pipe à laquelle il attache un grand prix !

– Comment savez-vous qu’il y attache un grand prix ?

– Voyons : cette pipe coûte à l’achat sept shillings et six pence. Or, elle a été deux fois réparée : une fois dans le tuyau en bois, une autre fois dans l’ambre. Ces deux réparations ont été faites, comme vous le remarquez, avec des bagues d’argent qui ont dû coûter plus que la pipe. L’homme qui préfère raccommoder sa pipe plutôt que d’en acheter une neuve pour le même prix, y attache en principe une grande valeur.

– Rien d’autre ? » interrogeai-je.

Holmes tournait et retournait la pipe dans sa main et il la contemplait pensivement, à sa manière.

Il la leva en l’air et la tapota de son long index maigre comme aurait fait un professeur dissertant sur un os.

« Les pipes sont parfois d’un intérêt extraordinaire, dit-il. Je ne connais rien qui ait plus de personnalité sauf, peut-être, une montre ou des lacets de chaussures. Ici toutefois les indications ne sont ni très nettes ni très importantes. Le propriétaire de cette pipe est évidemment un gaucher solidement bâti qui possède des dents excellentes, mais qui est assez peu soigné et qui ne se trouve pas contraint de pratiquer la vertu d’économie. »

Mon ami me livra tous ces renseignements avec une nonchalance affectée, car je le vis me regarder du coin de l’œil pour savoir si j’avais suivi son raisonnement.

« Vous pensez qu’un homme qui fume une pipe de sept shillings doit vivre dans l’aisance ? dis-je.

– Voici du tabac de Grosvenor à huit pence les 30 grammes, me répondit Holmes en faisant tomber quelques miettes sur la paume de sa main. Comme il pourrait acheter du très bon tabac pour un prix moitié moindre, il n’a pas besoin d’être économe.

– Et les autres points ?

– Il a pris l’habitude d’allumer sa pipe à des lampes ou à des flammes de gaz. Regardez : là, sur un côté, elle est toute carbonisée. Une allumette ne ferait pas ces dégâts : personne ne tient une allumette à côté de sa pipe. Mais personne non plus ne peut allumer une pipe à une lampe sans brûler le fourneau. Et le fourneau est brûlé du côté droit. J’en déduis donc que ce fumeur est un gaucher. Approchez votre pipe près de la lampe : comme vous êtes droitier, tout naturellement c’est le côté gauche que vous exposez à la flamme. Vous pourriez de temps à autre exposer le côté droit, mais vous ne le feriez pas habituellement. Or, cette pipe n’est brûlée que du côté droit. Par ailleurs l’ambre a été mordu, abîmé. Ce qui suppose un fumeur musclé énergique, et pourvu d’une excellente dentition. Mais si je ne me trompe pas, le voilà dans l’escalier : nous allons avoir à étudier quelque chose de plus intéressant que sa pipe. »

Un instant plus tard, la porte s’ouvrit, et un homme jeune, de grande taille, pénétra dans notre salon. Il était vêtu avec une simplicité de bon goût : costume gris foncé, chapeau de feutre marron. Je lui aurais à peine donné trente ans ; en réalité il en avait un peu plus.

« Je vous prie de m’excuser, commença-t-il vaguement confus. Je crois que j’aurais dû frapper. Oui, bien sûr, j’aurais dû frapper à la porte ! Le fait est que je suis un peu bouleversé. Alors mettez cet oubli sur le compte de mes ennuis. »

Il passa la main sur son front comme quelqu’un à demi hébété, avant de tomber sur une chaise.

« Je vois que vous n’avez pas dormi depuis deux ou trois jours, fit Holmes avec une gentillesse spontanée. Le manque de sommeil met les nerfs d’un homme à l’épreuve plus que le travail, et même plus que le plaisir. Puis-je savoir comment je pourrais vous aider ?

– Je voulais votre avis, monsieur. Je ne sais pas quoi faire, et c’est toute ma vie qui s’effondre.

– Vous désirez me consulter en tant que détective ?

– Pas cela seulement. Je veux l’opinion d’un homme de bon jugement, d’un homme du monde aussi. Je veux savoir ce que je devrais faire. J’espère que vous serez capable de me le dire. »

Il s’exprimait par petites phrases qui étaient autant d’explosions. J’eus l’impression que parler lui était très pénible et que sa volonté luttait pour dominer son penchant au mutisme.

« Il s’agit d’une chose très délicate, nous expliqua-t-il. On n’aime pas parler de ses affaires domestiques aux étrangers. Cela me semble terrible de discuter de la conduite de ma femme avec deux hommes que je n’ai jamais vus auparavant. C’est horrible d’avoir à le faire. Mais je n’en peux plus. Il me faut un conseil.

– Mon cher monsieur Grant Munro », commença Holmes.

Notre visiteur bondit de sa chaise.

« Comment ! s’écria-t-il. Vous connaissez mon nom ?

– Lorsque vous tenez à préserver votre incognito, répondit Holmes en souriant, permettez-moi de vous conseiller de ne plus porter voter nom gravé sur la coiffe de votre chapeau, ou alors tournez la calotte vers la personne à qui vous vous adressez… J’allais vous dire que mon ami et moi nous avons entendu dans cette pièce beaucoup de secrets troublants et que nous avons eu la chance d’apporter la paix à quantité d’âmes en peine. J’espère que nous en ferons autant pour vous. Puis-je vous demander, car il se peut que le temps soit précieux, de me communiquer sans attendre davantage les éléments de votre affaire ? »

Notre visiteur se passa une main sur le front comme s’il éprouvait une sensation très douloureuse. Tous ses gestes, tous les jeux de sa physionomie révélaient un homme réservé, peu communicatif, avec une pointe d’orgueil, vraiment mieux disposé à cacher ses blessures qu’à les étaler. Puis tout à coup, avec le geste farouche de quelqu’un qui rejette par-dessus bord toute pudeur et toute discrétion, il commença :

« Voici les faits, monsieur Holmes. Je suis marié depuis trois ans. Pendant ces trois ans ma femme et moi nous nous sommes aimés l’un l’autre et nous avons vécu dans le bonheur comme, je vous assure, peu d’époux l’ont fait. Nous avons toujours été d’accord en pensées, en paroles, en actes. Et maintenant, depuis lundi dernier, une barrière s’est subitement élevée entre nous ; et je découvre que dans sa vie et dans ses préoccupations il y a quelque chose que je connais aussi peu que si elle était une passante de la rue. Nous sommes devenus des étrangers, et je voudrais savoir pourquoi.

« Cela dit, et avant d’aller plus loin, mettez-vous bien dans la tête, monsieur Holmes, qu’Effie m’aime. Aucun malentendu à ce sujet, n’est-ce pas ? Elle m’aime avec tout son cœur et toute on âme. Et jamais elle ne m’a aimé davantage, je le sens, je le sais. Il n’y a pas à discuter là-dessus. Un homme peut dire assez facilement quand une femme l’aime. Mais voilà : il y a ce secret entre nous, et nous ne pourrons jamais redevenir les mêmes avant qu’il soit éclairci.

– Ayez l’obligeance de me mettre au courant des faits, monsieur Munro ! interrompit Holmes avec une légère impatience.

– Je vais vous dire ce que je sais de la vie d’Effie. Elle était veuve quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Et pourtant elle était jeune : vingt-cinq ans seulement. Elle s’appelait alors Mme Hebron. Elle était allée en Amérique quand elle était enfant et elle avait vécu dans la ville d’Atlanta. Ce fut là qu’elle épousa ce Hebron, avocat pourvu d’une bonne clientèle. Ils eurent un enfant, mais une épidémie de fièvre jaune se déclara dans la ville, et le mari et l’enfant furent emportés par le mal. J’ai vu le certificat de décès. Dégoûtée de l’Amérique elle revint habiter chez une vieille tante à Pinner, dans le Middlesex… Je puis dire que son mari lui avait laissé une aisance confortable, et qu’elle avait un capital d’environ 4500 livres qu’il avait si bien fait fructifier, qu’il lui rapportait en moyenne du 7%. Elle était à Pinner depuis six mois quand je la rencontrai : ce fut le coup de foudre réciproque, et nous nous mariâmes quelques semaines plus tard.

« Je suis moi-même marchand de houblon ; comme j’ai un revenu annuel de sept ou huit cents livres, nous nous trouvâmes dans une situation financière prospère, et nous louâmes à Norbury une jolie villa pour 80 livres par an. Bien que ce soit près de Londres, nous sommes presque en pleine campagne. Un peu plus haut, il y a une auberge et deux maisons, ainsi qu’une autre villa juste à l’extrémité du champ qui nous fait face. En dehors de cela, pas d’autres habitations jusqu’à ce que l’on arrive près de la gare. Mes affaires m’amènent à la City dans certaines périodes de l’année, mais en été j’ai moins de travail : aussi, dans notre maison de campagne ma femme et moi coulions des jours parfaits. Je vous le répète : jamais une ombre ne s’est glissée entre nous jusqu’au début de cette maudite histoire.

« Ah ! que je vous précise un détail ! Quand nous nous sommes mariés, ma femme m’a cédé tous ses biens. C’était plutôt contre mes idées, car si mes affaires avaient mal marché nous aurions été dans de beaux draps ! Mais elle y tenait, et ce fut fait. Eh bien, voici à peu près six semaines, elle vint me dire :

« – Jack, lorsque je t’ai donné mon argent, tu m’as bien déclaré que lorsque je voudrais une certaine somme je n’aurais qu’à te la demander ?

« – Bien sûr ! lui répondit-je. Il est toujours à toi.

« – Alors, dit -elle, je voudrais cent livres.

« Je fus un peu surpris : je m’étais imaginé qu’elle avait tout simplement envie de s’acheter une nouvelle robe ou quelque chose comme ça.

« – Et pour quoi faire ? demandai-je.

« – Oh ! fit-elle avec son enjouement habituel. Tu m’as dit que tu serais mon banquier. Les banquiers ne posent jamais de questions, tu sais !

« – Si réellement tu veux cet argent, tu l’auras.

« – Oh oui ! Je le veux réellement.

« – Et bien tu ne peux pas me dire pour quoi faire ?

« – Un jour, peut-être, mais pas tout de suite, Jack !

« Je dus donc me contenter de cette dérobade. C’était pourtant la première fois qu’il y avait un secret entre nous. Je lui remis un chèque, et je n’y pensai plus. Peut-être cet incident n’a-t-il rien à voir avec la suite, mais j’ai préféré le mentionner.

« Je vous ai dit qu’il y avait une autre villa non loin de la nôtre. Un champ nous en sépare. Mais pour y accéder, il faut prendre la route, puis tourner dans un petit chemin. Juste après, derrière la villa, s’étend un agréable petit bois de pins d’Écosse. J’avais pris l’habitude d’aller me promener par là, car les arbres sont toujours de bons voisins. Depuis huit mois que nous nous étions installé à Norbury, nous n’avions vu personne dans la villa. Elle était vide, inoccupée, et c’était dommage car elle avait un porche ancien tout couvert de chèvrefeuille, deux étages… Plus d’une fois je m’arrêtais devant pour la contempler, et je me disais qu’elle ferait une ravissante petite ferme.

« Bon. Lundi soir je descendais à pied par là, quand je croisai un fourgon vide qui remontait le petit chemin. Sur la pelouse à côté du porche étaient déballées toutes sortes de choses, des tapis, etc. C’était clair : la villa enfin avait été louée. Je la longeai, la dépassai, puis m’arrêtai, comme tout flâneur aurait pu le faire, pour la regarder, et je me demandai quelle sorte de gens venaient habiter si près de chez nous. Et tandis que je regardais, je pris soudain conscience qu’une figure m’observait par l’une des fenêtres du haut.

« Je ne sais pas ce qu’il y avait sur cette figure, monsieur Holmes, mais j’en ai eu la chair de poule. J’étais à quelque distance et je ne pouvais pas bien distinguer ses traits ; pourtant elle donnait l’impression de quelque chose d’anormal, d’inhumain. Du moins fut-ce ce que je ressentis. J’avançai rapidement pour voir de plus près qui m’observait ainsi. Mais lorsque j’approchai, la figure disparut soudain : si vite qu’elle paraissait avoir été arrachée de la fenêtre et rejetée dans la pièce obscure. Je demeurai là cinq minutes à réfléchir, à essayer d’analyser mes impressions. Je ne pouvais affirmer si c’était une figure d’homme ou de femme. Sa couleur m’avait frappé plus que tout. Imaginez une figure d’un jaune livide mat, avec quelque chose de figé et de rigide, affreusement monstrueuse. J’étais si troublé que je résolus d’en savoir davantage sur les nouveaux habitants de la villa. J’allai frapper à la porte. On m’ouvrit immédiatement. Je me trouvai face à face avec une grande femme décharnée au visage rébarbatif.

« – Qu’est-ce que vous voulez ? me demanda-t-elle.

« Elle avait l’accent du Nord.

« – Je suis votre voisin, répondit-je en désignant ma maison. Je vois que vous venez seulement d’emménager. Et je pensai que si je pouvais vous être d’une aide quelconque…

« – Oui ? Eh bien, quand on aura besoin de vous, on ira vous chercher !

« Sur quoi elle me claqua la porte au nez. Mécontent de cette grossière rebuffade, je fis demi-tour et revins chez moi. Toute la soirée, bien que je me fusse efforcé de penser à autre chose, j’étais obsédé par l’apparition à la fenêtre de la figure jaune et les manières hargneuses de la locataire. Je décidai de ne pas parler e l’apparition à ma femme : elle est en effet d’un tempérament nerveux, exalté ; et je ne jugeais pas utile de lui faire partager une impression aussi désagréable. Avant de m’endormir, je lui dis toutefois que la villa était maintenant occupée ; elle ne me répondit rien.

« D’habitude, j’ai un sommeil de plomb. Dans ma famille il est de tradition de plaisanter sur mes facultés de dormeur : en principe rien ne saurait me réveiller la nuit. Mais ce soir-là, soit par suite de l’incident qui m’avait agacé, soit pour toute autre raison, je dormis beaucoup moins lourdement. Et, un peu comme dans un rêve, je me rendis compte confusément que ma femme s’était levée, habillée, qu’elle mettait un manteau et un chapeau. J’ouvrais la bouche pour lui signifier ma surprise et pour lui adresser une remontrance touchant une toilette aussi prématurée quand mes yeux à demi ouverts remontèrent jusqu’à son visage qu’éclairait la flamme d’une bougie. La stupéfaction scella mes lèvres. Elle m’apparut telle que je ne l’avais jamais vue auparavant, telle que je ne l’aurais jamais crue capable de devenir. Elle était mortellement pâle. Elle avait le souffle rapide. Elle haletait presque. Elle jetait des coups d’œil furtifs dans la direction du lit tout en enfilant son manteau pour s’assurer que je dormais toujours et qu’elle ne m’avait pas réveillé. Mon immobilité et ma respiration régulière l’ayant rassurée, elle s’échappa sans bruit de notre chambre. Un moment plus tard j’entendis un grincement aigu qui ne pouvait provenir que des gonds de la porte d’entrée. Je me dressai sur mon séant et me pinçai vigoureusement pour savoir si je rêvais ou non. Je regardai ma montre : il était trois heures. Que diable pouvait faire ma femme sur une route de campagne à trois heures du matin ?

« Il y avait bien vingt minutes que je tournais et retournais tout cela dans ma tête pour trouver une explication plausible (et plus je réfléchissais, plus je me heurtais à de l’extraordinaire, à de l’inexplicable) quand j’entendis la porte d’entrée se refermer doucement, et ses pas monter l’escalier.

« – Où donc es-tu allée, Effie ? lui demandai-je quand elle rentra dans note chambre.

« Elle tressaillit violemment et elle poussa une sorte de cri étouffé quand elle m’entendit ; ce cri et ce sursaut me troublèrent plus que tout le reste car ils traduisaient indiscutablement un sentiment de culpabilité. Ma femme avait toujours été d’un naturel franc et ouvert. Il y avait de quoi frémir à la voir pénétrer comme une voleuse dans sa propre chambre, et crier, et chanceler lorsque son mari lui adressait la parole.

« – Tu es réveillé, Jack ? s’exclama-t-elle dans un petit rire nerveux. Moi qui croyais que rien ne pouvait t’éveiller !…

« – Où es-tu allée ? répétai-je avec une sévérité accrue.

« – Ton étonnement ne me surprend pas, tu sais ! me dit-elle.

« Tandis qu’elle déboutonnait son manteau, je voyais ses doigts qui tremblaient.

« – Ma foi ! reprit-elle. Je ne me rappelle pas avoir jamais fait une chose pareille. Le fait est que je me sentais comme si j’étouffais, et que j’avais besoin de respirer au grand air. Je crois réellement que je me serais évanouie si je n’étais pas sortie. Je suis restée devant la porte quelques minutes, et maintenant ça va tout à fait bien.

« Pendant qu’elle me débitait son histoire, elle ne me regarda pas une fois dans les yeux, et sa voix n’avait pas du tout ses intonations habituelles. Je fus convaincu qu’elle me mentait. Je ne répondis pas. Je me retournai face au mur, le cœur brisé, l’esprit débordant de doutes et de soupçons empoisonnés. Que me cachait ma femme ? Où était-elle allée pendant cette expédition bizarre ? Je sentis que je ne connaîtrais plus de paix avant de savoir. Et cependant je me retins de le lui redemander puisqu’elle m’avait menti une fois. Tout le reste de la nuit je m’agitai en quête d’une théorie qui conciliât la vérité et notre bonheur ; j e n’en trouvai point de vraisemblable.

« Ce jour-là j’aurais dû me rendre la City, mais j’avais l’esprit trop perturbé pour m’intéresser à mes affaires. Ma femme semblait aussi bouleversée que moi-même ; d’après les rapides regards interrogatifs qu’elle me lançait, je vis qu’elle avait compris que je ne la croyais pas, et qu’elle ne savait vraiment plus quoi faire. Pendant le petit déjeuner nous n’échangeâmes pas deux phrases. Immédiatement après je sortis pour marcher et repasser dans ma tête toute l’affaire à l’air frais du matin.

« J’allai jusqu’au Crystal Palace, passai une heure dans le parc, et je fus de retour à Norbury vers une heure de l’après-midi. Mon chemin me mena près de la villa de l’apparition. Je m’arrêtai un instant pour regarder les fenêtres, dans l’espoir de pouvoir mieux étudier la figure invraisemblable que j’avais observée la veille. Jugez de ma stupéfaction, monsieur Holmes, quand la porte s’ouvrit et que ma femme sortit !

« A sa vue, je fus frappé de stupeur. Mais mon émotion ne fut rien à côté de celle qui chavira ses traits quand nos regards se croisèrent. Un instant je crus qu’elle allait rentrer en courant dans la maison. Mais elle se rendit compte que toute feinte serait inutile. Alors elle s’avança vers moi. Elle avait un visage blême et des yeux épouvantés qui démentaient le sourire que ses lèvres arborèrent.

« – Oh Jack ! fit-elle. Je suis allée voir si je ne pouvais pas aider nos nouveaux voisins. Pourquoi me regardes-tu comme ça, Jack ? Tu n’es pas fâché contre moi, dis ?

« – Donc, répondit-je, voilà où tu es allée cette nuit ?

« – Que veux-tu dire ?

« – C’est ici que tu es allée. J’en suis sûr ! Quels sont les gens à qui tu vas rendre visite à pareille heure ?

« – Je n’y étais pas allée déjà, Jack.

« – Comment peux-tu articuler ce que tu sais être un mensonge ? Ta voix n’est plus la même. Moi jamais je ne t’ai caché quoi que ce soit ! Je vais entrer, je saurai bien ce qu’il en est !

« – Non, Jack, pour l’amour de Dieu ! s’écria-t-elle. Je te jure qu’un jour tu sauras tout, mais si tu vas dans cette villa, tu ne provoqueras que du malheur…

« Comme j’essayais de l’écarter, elle s’accrocha à moi dans une supplication frénétique.

« – Aie confiance en moi, Jack ! cria-t-elle. Fie-toi à moi pour cette fois seulement. Tu n’auras jamais à le regretter ! Tu sais bien que je ne te cacherais jamais rien sauf par amour pour toi ! Notre existence entière se joue là-dessus. Si tu rentres avec moi chez nous, tout sera bien. Si tu entres de force dans cette villa, tout sera fini entre nous !

« Dans son attitude il y avait une telle gravité, un tel désespoir que je m’arrêtai devant la porte, ne sachant plus que faire.

« – Je te croirai à une condition, et à une seule condition ! lui dis-je enfin. C’est qu’à partir de maintenant il n’y ait plus de mystère. Tu as le droit de garder un secret qui t’appartient, mais il faut que tu me promettes que tu ne feras plus de visites nocturnes et que tu ne me cacheras plus rien désormais.

« – J’étais sûre que tu aurais confiance en moi ! s’écria-t-elle en poussant un grand soupir de soulagement. Ce sera comme tu le veux. Retournons, oh ! retournons chez nous !

« Elle me tirait par la manche, nous nous éloignâmes de la villa. Tout de même je me retournai pour regarder et voilà que je revis la figure jaune, livide, à la fenêtre d’en haut. Quel lien pouvait-il exister entre ma femme et cette créature, ou avec la mégère hargneuse que j’avais vue la veille ? C’était une énigme peu ordinaire. Mais je savais que tant que je ne l’aurais pas résolue, je ne pourrais jamais retrouver la tranquillité d’esprit.

« Les deux jours qui suivirent cette scène, je demeurai chez moi, et ma femme parut exécuter loyalement l’engagement qu’elle avait pris car, à ma connaissance du moins, elle ne sortit pas de la maison. Le troisième jour cependant, j’eus la preuve évidente que sa promesse solennelle ne suffisait pas à la soustraire à cette influence mystérieuse qui l’éloignait de son mari et de son devoir.

« J’étais allé en ville ce jour-là, mais je revins par le train de deux heures quarante au lieu de prendre, comme à l’accoutumée, le train de trois heures trente-six. Quand j’entrai chez moi, la bonne accourut dans le vestibule avec un air effaré.

« – Où est votre maîtresse ? demandai-je.

« – Je crois qu’elle est sortie pour se promener, répondit-elle.

« Immédiatement le soupçon se réinstalla dans mon esprit. Je me précipitai en haut pour avoir la confirmation qu’elle n’était pas dans la maison. Je ne sais pas pourquoi, je regardai dehors par l’une des fenêtres de l’étage, et je vis la domestique à laquelle je venais de parler courir à travers le champ en direction de la villa. Alors, bien sûr, je compris ce que cela signifiait. Ma femme était allée là-bas, et elle avait prié la bonne de la chercher si je rentrais plus tôt. Vibrant de colère, je me ruai à mon tour dans le champ. J’étais décidé à en terminer avec ce mystère. J’aperçus ma femme et la bonne qui se hâtaient par le petit chemin, mais je ne m’arrêtai pas pour leur parler. Dans la villa se dissimulai ce secret qui assombrissait ma vie. Je me jurai que, quoi qu’il advînt, ce secret serait percé au jour. Quand j’arrivai, je ne frappai même pas. Je tournai le loquet et me précipitai dans le corridor.

« Au rez-de-chaussée, tout était calme et tranquille. Dans la cuisine une bouilloire chantait sur le feu. Un gros chat noir était couché en rond dans un panier. Il n’y avait aucune trace de la mégère. Je courus dans l’autre pièce ; elle était vide. Je gravis quatre à quatre l’escalier, mais seulement pour trouver tout en haut deux autres pièces inoccupées. Il n’y avait personne dans toute la maison. Le mobilier et les tableaux étaient d’un goût résolument vulgaire, sauf dans la chambre à la fenêtre de laquelle j’avais vu l’apparition. C’était une pièce confortable, élégante, et tous mes soupçons s’embrasèrent quand je vis sur la cheminée une photographie en pied de ma femme ; cette photographie, je l’avais prise moi-même trois mois plus tôt.

« Je restai assez longtemps pour être certain que la maison était absolument vide. Puis je la quittai avec sur le cœur un poids épouvantable. Quand je rentrai chez moi, ma femme sortit dans le vestibule, mais j’étais trop peiné, trop en colère aussi pour lui parler. Je ne m’arrêtai pas et je me dirigeai vers mon bureau. Elle me suivit et entra avant que j’eusse pu refermer la porte.

« – Je regrette de ne pas avoir respecté ma parole, Jack ! me dit-elle. Mais si tu savais tout, je suis sûre que tu me pardonnerais.

« – Alors, dis-moi tout !

« – Je ne peux pas, Jack ! Je ne peux pas !

« – Jusqu’à ce que tu me dises qui a habité cette villa et à qui tu as remis ta photographie, il n’y aura jamais de confiance possible entre nous ! »

« Je la repoussai et sortis. Cela se passait bien, monsieur Holmes, et je ne l’ai pas revue depuis, et je ne sais rien de plus. C’est le premier nuage qui assombrit notre union. Il a fait irruption si brusquement que je ne sais pas comment agir pour le mieux. Ce matin j’ai pensé que vous étiez tout à fait l’homme qui pouvait me conseiller : aussi ai-je couru vers vous ; je me place sans restriction aucune entre vos mains. S’il y a quelques points que je n’ai pas su rendre clairs, questionnez-moi. Mais par-dessus tout, dites-moi vite ce que je dois faire, car ce malheur est trop lourd pour moi. »

Holmes et moi, nous avions écouté avec le plus vif intérêt cette extraordinaire déclaration qui nous avait été faite sur le mode saccadé, haché, d’un homme en proie à une émotion extrême. Mon compagnon demeura silencieux quelques instants ; il avait le menton appuyé sur une main ; il pensait.

« Dites-moi, murmura-t-il enfin, pourriez-vous me jurer que la figure que vous avez vue à la fenêtre était une figure d’homme ?

– Les deux fois où je l’ai vue, j’étais à quelque distance ; il m’est impossible de le préciser.

– Et toutefois cette figure vous a frappé d’une façon déplaisante.

– Elle semblait d’une couleur anormale, et ses traits avaient une fixité bizarre. Quand je me suis approché, elle a disparu dans une secousse…

– Il y a combien de temps que votre femme vous a demandé cent livres ?

– Presque deux mois.

– Avez-vous déjà vu une photographie de son premier mari ?

– Non. Très peu de temps après sa mort, un grand incendie éclata à Atlanta ; tous ses papiers furent détruits.

– Et pourtant elle avait un certificat de décès. Vous me dites que vous l’avez vu ?

– Oui. C’était un duplicata qu’elle s’était fait établir après l’incendie.

– Avez-vous jamais rencontré quelqu’un qui l’eût connue en Amérique ?

– Non.

– A-t-elle déjà parlé d’une envie qu’elle aurait de revisiter l’Amérique ?

– Non.

– Reçoit-elle des lettres d’Amérique ?

– Pas à ma connaissance.

– Merci. J’aimerais bien réfléchir un peu à cette affaire. Si la villa est en permanence inoccupée, nous aurons évidemment quelques complications à vaincre. Si au contraire, comme je le crois, les locataires ont été avertis de votre arrivée et sont partis avant votre entrée dans la maison, alors ils doivent être maintenant de retour, et la solution du problème est sans doute à notre portée… Permettez-moi de vous donner un conseil. Retournez à Norbury et examinez encore une fois les fenêtres. Si vous avez quelque raison de supposer qu’elle est habitée, ne forcez pas la porte : mais envoyez-nous un télégramme. Une heure après l’avoir reçu, nous vous auront rejoint et en très peu de temps nous aurons vidé l’affaire jusqu’au fond.

– Et si la maison est encore vide ?

– En ce cas je viendrai demain et nous parlerons de tout cela. Bonsoir. Surtout, surtout !… ne vous rongez pas le cœur avant de savoir que réellement vous avez une bonne raison pour cela… »

Quand mon compagnon revint après avoir reconduit M. Grant Munron, il me dit :

« … Je crains que l’affaire ne soit pas très jolie, Watson ! Qu’en pensez-vous ?

– Elle rend un vilain son, répondis-je.

– Oui. Il y a du chantage là-dedans, ou je me trompe beaucoup !

– Et qui serait le maître chanteur ?

– Eh bien, sans doute cette créature qui habite la seule chambre confortable de l’endroit, et qui a sur la cheminée la photographie de la dame. Ma parole, Watson, c’est très attirant, cette apparition de cette figure livide à la fenêtre ! Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cette affaire.

– Vous avez une théorie ?

– Oui. Une théorie provisoire. Mais je serais bien surpris si elle ne s’avérait pas exacte. Le premier mari de cette femme est dans la villa.

– Pourquoi croyez-vous cela ?

– Comment expliquer autrement son angoisse frénétique lorsque son deuxième mari voulait entrer ? Les faits, tels que je les reconstitue, doivent ressembler à ceci : cette femme s’est mariée en Amérique. Son mari a révélé un jour quelques particularités haïssables, ou, dirons-nous, il a contracté une maladie maudite et est devenu un lépreux ou un idiot. Elle s’est enfuie, a réintégré l’Angleterre, changé de nom et redémarré dans la vie, toute neuve… du moins elle le croyait ! Elle était mariée depuis trois ans ; elle pensait que sa situation était sûre ; elle avait dû montrer à son mari le certificat de décès d’un homme dont elle avait falsifié le nom. Et puis voilà que son domicile est découvert par son premier mari, ou, nous pouvons le supposer, par une femme que les scrupules n’embarrassent pas et qui s’est liée à l’invalide. Ils écrivent à Mme Grant Munro et la menacent de venir et de la démasquer. Elle demande à son mari cent livres et s’efforce d’acheter leur silence. En dépit des cents livres ils arrivent. Et quand le mari lui annonce par hasard que des nouveaux venus occupent la villa voisine, elle sait déjà que ce sont ses persécuteurs. Elle attend que son mari soit endormi, puis elle se précipite pour essayer de les convaincre de la laisser en paix. Comme elle n’obtient pas gain de cause, elle y retourne le lendemain matin, et son mari la surprend au moment où elle en sort. Elle lui promet de ne plus y aller, mais deux jours plus tard l’espoir de se débarrasser de ces terribles voisins est trop fort pour elle, et elle se livre à une nouvelle tentative en apportant une photographie qui lui a sans doute été demandée. En plein milieu de la discussion, la bonne accourt pour annoncer le retour de son maître. Sur quoi la femme, sachant qu’il se rendrait tout droit à la villa, fait sortir ses interlocuteurs par la porte de derrière, et les conduit sans doute à ce bois de pins qui nous a été indiqué comme tout proche. Ainsi il trouve la maison déserte. Je serais bien surpris, cependant, si elle était aussi tranquille quand il rentrera ce soir. Que pensez-vous de ma théorie ?

– Ce sont des hypothèses, sans plus !

– Des hypothèses qui au moins collent avec les faits. Quand de nouveaux faits seront apportés à notre connaissance et que ma théorie en collera plus, alors il sera assez tôt pour la reconsidérer. Pour l’instant nous n’avons rien à faire d’autre que d’attendre un message de notre ami de Norbury. »

Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Il arriva juste quand nous finissions notre thé. « La villa est toujours habitée. Ai vu la figure à la fenêtre. Je serai au train de sept heures. Ne prendrai aucune décision avant votre arrivée. » Tel était le message de M. Grant Munro.

Il nous guettait sur le quai à notre descente de wagon. Les lampes de la gare nous permirent de constater qu’il était très pâle et qu’il frémissait d’une agitation difficilement contenue.

« Ils sont encore là, monsieur Holmes ! murmura-t-il en posant une main sur la manche de mon ami. J’ai vu des lumières dans la villa quand je suis descendu. Nous allons régler tout maintenant, une fois pour toutes !

– Quel est votre plan ? demanda Holmes tandis que nous nous engagions dans la sombre route bordée d’arbres.

– Je vais pénétrer dans la maison par n’importe quel moyen : de force sans doute. Je verrai par moi-même qui habite là. Je voudrais que tous les deux vous me serviez de témoins.

– Vous y êtes absolument déterminé, en dépit de l’avertissement de votre femme ? Rappelez-vous : elle vous a dit qu’il valait mieux que vous ne sondiez pas ce mystère…

– Oui, je suis absolument déterminé.

– Ma foi, je pense que vous avez raison. N’importe quelle certitude est préférable au doute torturant. Nous ferions mieux de monter tout de suite. Certes, légalement nous nous mettons dans un mauvais cas, mais la cause en vaut la peine. »

La nuit était très sombre et une petite pluie commença à tomber quand nous quittâmes la grand-route pour tourner dans un petit chemin creux aux ornières profondes. M. Grant Munro marchait très vite ; en trébuchant nous le suivions du mieux que nous le pouvions.

« Voilà les lumières de ma maison, murmura-t-il en désignant une lueur parmi les arbres. Et voici la villa que je vais forcer. »

Après un coude du petit chemin, la villa se dressa tout près de nous. Une raie jaune qui tombait sur le premier plan obscur montrait que la porte n’était pas complètement fermée. A l’étage supérieur une fenêtre était largement éclairée. Pendant que nous regardions, une tache noire se déplaça derrière le store.

« C’est la mégère ! s’écria Grant Munro. Vous voyez bien qu’il y a quelqu’un ici ! Suivez-moi, et nous aurons bientôt le fin mot de tout ! »

Nous nous approchâmes de la porte, mais tout à coup une femme sortit de l’ombre et se plaça dans le rayon doré de la lampe. Comme elle était à contre-jour je ne pouvais pas voir son visage, mais elle étendait ses bras dans une attitude de supplication.

« Pour l’amour de Dieu, Jack, non ! cria-t-elle. J’avais le pressentiment que tu viendrais ce soir. N’entre pas, mon chéri ! Fais-moi confiance : je te jure que tu n’auras jamais à le regretter.

– Trop longtemps je t’ai fait confiance, Effie ! Laisse-moi passer. Il faut que je passe. Mes amis et moi nous allons éclaircir cette affaire et la régler une fois pour toutes. »

Il la poussa de côté, nous le suivîmes. Il ouvrit la porte. Une femme d’un certain âge accourut, voulut lui barrer le passage, mais il la bouscula, et nous grimpâmes l’escalier. Grant Munro se précipita dans la pièce éclairée du haut. Nous entrâmes sur ses talons.

C’était une chambre confortable, bien meublée, avec deux bougies qui brûlaient sur la table, et deux autres sur la cheminée. Dans un coin, penchée au-dessus d’un pupitre, il y avait ce qui ressemblait à une petite fille. Elle nous tournait le dos quand nous entrâmes, mais nous constatâmes qu’elle portait une robe rouge et de longs gants blancs. Quand brusquement elle nous fit face, je ne pus réprimer un cri de surprise et d’horreur. Sa figure était d’une affreuse teinte livide, avec des traits parfaitement dépourvus de toute expression. Une seconde plus tard le mystère fut expliqué. Holmes, en riant, passa une main derrière l’oreille de l’enfant, un masque tomba de sa figure, et nous nous trouvâmes en face d’une petite Négresse noire comme du charbon qui riait de toutes ses dents blanches devant notre stupéfaction. En sympathie avec sa joie, je me mis à rire aussi, mais Grant Munro, une main sur la gorge, cria :

« Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

– Je vais te l’expliquer !… »

Mme Grant Munro entra dans la chambre. Elle avait un fier visage, tragiquement beau.

« … Tu m’as obligée, alors que je ne le voulais pas, à tout dire. A présent il faudra que toi et moi nous nous accommodions de la vérité. Mon mari est mort à Atlanta. Mon enfant a survécu.

– Ton enfant ! »

Elle tira de son corsage un médaillon en argent.

« Tu n’as jamais vu ce médaillon ouvert ?

– Je croyais qu’il ne s’ouvrait pas. »

Elle toucha un ressort, la face du dessus se leva. Alors apparut le portrait d’un homme, d’une beauté et d’une intelligence frappantes, mais qui portait sur ses traits les signes formels d’une ascendance africaine.

« C’est John Hebron, d’Atlanta ! fit la femme de Grant Munro. Et il n’y a jamais eu plus noble cœur sur la terre. J’avais rompu avec ma race pour l’épouser. Tant que nous avons vécu ensemble, je ne l’ai pas une fois regretté. Notre malheur a été que notre unique enfant ait tiré davantage de lui que de moi. Cela arrive souvent dans de telles unions, et ma petite Lucie est beaucoup plus noire que son père. Mais, noire ou blanche, n’importe ! Elle est ma petite fille chérie, elle sera l’enfant gâtée de sa mère ! »

La fillette, à ces mots, s’élança pour aller se pelotonner dans les jupes de Mme Grant Munro, qui reprit :

« … Je ne l’ai laissée en Amérique que parce que sa santé était fragile, et parce que tout changement lui aurait fait du mal. Je l’ai confiée aux soins d’une fidèle écossaise qui avait été notre servante. Pas un instant je n’ai songé à la renier ! Mais quand j’ai appris à t’aimer, j’ai eu peur de te parler de cet enfant. Que Dieu me pardonne ! Je craignais de te perdre. Je n’avais pas le courage de tout te dire. Devant choisir entre vous deux, dans ma faiblesse de femme je me suis détournée de ma petite fille. Pendant trois ans je t’ai caché son existence, mais la nourrice me donnait de ses nouvelles et je savais ainsi qu’elle était complètement rétablie. Finalement, il me vint un désir insurmontable de revoir l’enfant. Je luttai, me débattis : en vain. J’avais beau supputer tous les dangers, je résolus de l’avoir près de moi, ne fût-ce que pour quelques semaines. J’envoyais cent livres à la nourrice et je lui fis parvenir toutes les indications quant à cette villa. De la sorte elle pouvait être notre voisine, sans qu’il y eût apparemment le moindre lien entre nous. Je poussai mes précautions jusqu’à lui commander de garder l’enfant à la maison pendant le jour, et de la munir d’un masque et de gants pour que les flâneurs susceptibles de la voir à la fenêtre ne bavardent point au sujet d’une enfant noire dans le pays. Peut-être aurais-je été mieux inspirée de prendre moins de précautions, mais j’étais folle de peur que tu n’apprisses la vérité.

« C’est toi qui m’as dit le premier que la villa était occupée. J’aurais sans doute dû attendre le matin, mais je ne pouvais pas dormir tant cette nouvelle m’avait énervée. Aussi me glissai-je dehors, persuadée que tu dormais. Seulement tu m’avais vue sortir, et ce fut là le début de mes chagrins. Le lendemain mon secret était à ta discrétion, mais noblement tu te contins pour ne pas poursuivre ton avantage. Trois jours plus tard, toutefois, la nourrice et l’enfant eurent juste le temps de fuir par la porte de derrière tandis que tu entrais par la porte de devant. Et maintenant… Maintenant ce soir tu sais tout… Et je te le demande, Jack : que va-t-il advenir de mon enfant et de moi ? »

Elle se tordit les mains en attendant une réponse.

Il ne s’écoula pas moins de deux minutes avant que Grant Munro ne rompit le silence. Mais quand il formula sa réponse, elle était du genre de celles dont j’aime à me souvenir. Il prit la petite fille, la leva à bout de bras, l’embrassa, et puis, tout en continuant à la porter, il tendit à sa femme son autre main et se dirigea vers la porte :

« Nous pourrons en discuter chez nous beaucoup plus confortablement, dit-il. Je ne suis pas un homme parfait, Effie, mais je crois que je suis meilleur que tu ne l’avais cru. »

Holmes et moi, nous les suivîmes dans le petit chemin creux. Mon ami me tira par la manche :

« Je pense que nous serons plus utiles à Londres qu’à Norbury… »

Il ne me souffla plus mot de l’affaire avant que, tard dans la nuit, au moment où il allait pénétrer dans sa chambre, il ne se retournât pour me dire :

« Watson, si jamais vous avez l’impression que je me fie un peu trop à mes facultés, ou que j’accorde à une affaire moins d’intérêt qu’elle ne le mérite alors ayez la bonté de me chuchoter à l’oreille : “Norbury !” Je vous en serai toujours infiniment reconnaissant. »

L’EMPLOYÉ DE L’AGENT DE CHANGE

L’EMPLOYÉ DE L’AGENT DE CHANGE{3}

Peu de temps après mon mariage, j’avais acheté une clientèle dans le quartier de Paddington. Le vieux M. Farquhar, qui me l’avait cédée, avait été autrefois un excellent praticien de médecine générale ; mais son âge, compliqué d’un mal qui ressemblait à la danse de Saint-Guy, avait éloigné les patients de son cabinet. Rien d’anormal, n’est-ce pas, à ce que le public parte du principe que l’homme qui fait profession de soigner autrui doit être lui-même en bonne santé ? Beaucoup de gens se méfient du médecin dont les remèdes sont inefficaces pour son propre cas. Au fur et à mesure que déclinait mon prédécesseur, sa clientèle tombait. Quand je pris sa succession, elle était descendue de mille deux cents consultations annuelles à trois cents. Toutefois j’étais jeune, plein d’énergie, et j’avais confiance : quelques années, j’en étais sûr, me suffiraient pour remonter la pente.

Au cours des trois mois qui suivirent mon installation, je ne bougeai de chez moi que pour visiter mes malades ; je vis donc rarement mon ami Sherlock Holmes, qui ne se déplaçait presque jamais en dehors de ses affaires, puisque de mon côté j’étais trop occupé pour me rendre dans Baker Street. Aussi fus-je surpris, certain matin de juin, lorsque, assis en train de lire la Gazette médicale anglaise après mon petit déjeuner, j’entendis la sonnette bientôt suivie de la voix aiguë, presque stridente, de mon vieux camarade.

– Ah ! mon cher Watson ! s’écria-t-il en pénétrant dans le salon. Je suis ravi de vous voir. J’espère que Mme Watson est tout à fait remise des petites émotions que nous avons connues lors de notre aventure du « signe des quatre » ?

– Merci, tous deux nous allons très bien ! répondis-je en lui serrant chaleureusement la main.

– Et j’espère aussi, reprit-il en s’asseyant dans le rocking-chair, que les soucis de l’exercice de la médecine n’ont pas entièrement détruit l’intérêt que vous portiez à nos petits problèmes de logique ?

– Au contraire ! répondis-je. Hier soir encore je me suis plongé dans mes vieilles notes pour classer quelques-uns de nos résultats. Considéreriez-vous votre collection comme terminée, achevée, complète ?

– Pas du tout ! Je ne souhaiterais rien de mieux que de l’enrichir d’expériences nouvelles.

– Aujourd’hui par exemple ?

– Oui. Aujourd’hui si cela vous plaît.

– Et aussi loin qu’à Birmingham ?

– Certainement, si vous le désirez.

– Et la clientèle ?

– J’assure celle de mon voisin quand il s’en va. Il est toujours prêt à acquitter ses dettes.

– Ah !’voilà qui est parfait ! s’exclama Holmes en se laissant aller dans son fauteuil et en me regardant attentivement à l’abri de ses paupières à demi closes. Je m’aperçois que ces derniers temps votre santé n’a pas été brillante. Les rhumes de l’été sont toujours assez fatigants.

– J’ai dû rester à la chambre trois jours la semaine dernière à cause d’un coup de froid. Mais je croyais que je n’en arborais aucune trace.

– En effet. Vous paraissez remarquablement en forme.

– Comment alors avez-vous su que j’avais été souffrant ?

– Vous connaissez mes méthodes, cher ami !

– Vous l’avez déduit ?

– Exactement.

– Et de quoi ?

– De vos pantoufles.

Je considérai les pantoufles vernies neuves que je portais.

– Comment diable ?…

Holmes répondit à ma question avant que j’eusse eu le temps de la formuler.

– Vos pantoufles sont neuves, dit-il. Il ne peut pas y avoir plus de quelques semaines que vous les avez. Or les semelles que vous présentez en ce moment à ma vue sont légèrement roussies. Un instant j’ai pensé que vous aviez pu les mouiller, puis les roussir en les séchant. Mais près de la cambrure je vois un petit disque rouge de papier avec les hiéroglyphes du marchand. L’humidité l’aurait naturellement décollé. Vous vous êtes donc assis les pieds au feu, ce qu’un homme en parfaite santé n’aurait pas fait, même par un mois de juin aussi pluvieux que celui dont nous sommes gratifiés.

Les raisonnements de Holmes avaient ceci de particulier : une fois l’explication fournie, la chose était la simplicité même. Il lut ce sentiment sur mon visage. Son sourire se nuança d’amertume.

– J’ai l’impression que je me déprécie quand j’explique, dit-il. Des résultats sans cause sont beaucoup plus impressionnants. Êtes-vous prêt à partir pour Birmingham ?

– Bien sûr ! De quelle affaire s’agit-il ?

– Je vous la raconterai dans le train. Mon client est dehors dans une voiture. Pouvez-vous venir tout de suite ?

– Une minute, et je suis à vous.

Je griffonnai un billet pour mon voisin, montai quatre à quatre afin d’avertir ma femme, et rejoignis Holmes sur le pas de ma porte.

– Votre voisin est un médecin ? me demanda-t-il en me désignant la plaque de cuivre.

– Oui. Il a acheté une clientèle comme moi.

– Une clientèle établie depuis longtemps ?

– Comme la mienne. Toutes deux existaient depuis que les maisons ont été construites.

– Ah ! dans ce cas vous vous êtes assuré de la meilleure des deux.

– Je pense que oui. Mais comment le savez-vous ?

– Par les marches, mon cher. Les vôtres sont trois fois plus usées que les siennes. Mais voici, dans cette voiture, mon client M. Hall Pycroft. Permettez-moi de vous présenter à lui. Fouettez votre cheval, cocher ! Car nous avons juste le temps d’arriver à la gare pour prendre le train.

L’homme en face de qui je m’assis était jeune, bien bâti, avec un teint clair, un visage ouvert et honnête, et une petite moustache blonde frisée. Il portait un haut-de-forme fort brillant, un costume noir sombre et élégant, bref, ce qu’il fallait pour lui donner l’apparence de ce qu’il était : un jeune familier de la City appartenant à cette classe que l’on a baptisée Cockneys mais qui a fourni l’élite de nos régiments de volontaires, de nos sportifs et de nos athlètes. Sa figure ronde, rougeaude, respirait naturellement la bonne humeur, mais les coins de sa bouche s’étaient affaissés sous l’effet d’une détresse qui ne me parut pas exempte de comique. Il me fallut attendre cependant que nous fussions installés dans notre compartiment de première classe et que notre train eût démarré dans la direction de Birmingham pour apprendre la nature de l’ennui qui l’avait conduit chez Sherlock Holmes.

– Nous avons soixante-dix minutes devant nous, annonça Holmes. Je vous demande, monsieur Hall Pycroft, de bien vouloir faire part à mon ami de votre très intéressante aventure, exactement comme vous m’en avez fait part à moi-même, avec même quelques détails supplémentaires si possible. Cela me sera utile d’entendre à nouveau la succession des faits. Il s’agit d’un cas, Watson, peut-être parfaitement creux, mais qui du moins présente ces caractéristiques sortant de l’ordinaire qui vous sont aussi chères qu’à moi. Maintenant, monsieur Pycroft, je ne vous interromprai plus.

Notre jeune compagnon me regarda avec une lueur de malice dans les yeux.

– Le pire dans cette histoire, dit-il, c’est que j’ai l’air du plus fieffé des idiots. Évidemment, rien n’est encore catastrophique, et, d’ailleurs, je ne vois pas comment j’aurais pu agir autrement. Mais si j’ai perdu ma place sans compensation, alors je paierai cher pour le doux crétin que j’aurai été ! Je ne suis pas très fort pour raconter les histoires, docteur Watson, mais il faut me prendre comme je suis.

« Je travaillais chez Coxon and Woodhouse, à Draper’s Garden, mais au début du printemps ils eurent un coup dur avec l’emprunt vénézuélien, comme vous vous rappelez sans doute, et ce fut une méchante faillite. J’étais resté chez eux cinq ans ; le vieux Coxon me délivra un fameux certificat quand survint le krach. Mais nous, les employés, au nombre de vingt-sept, nous fûmes tous sur le pavé. Je frappai à plusieurs portes, mais il y avait beaucoup d’autres types dans mon cas et j’essuyai partout un fiasco complet. Chez Coxon, on me payait trois livres par semaine ; j’en avais économisé environ soixante-dix ; mais je commençais à en voir la fin. J’étais quasiment à sec. C’était tout juste si je pouvais acheter des timbres pour écrire aux petites annonces et des enveloppes pour y coller mes timbres. J’avais troué mes semelles à force de monter les escaliers des bureaux. Toujours rien en vue.

« Finalement, je sus qu’il y avait une place libre chez Mawson and William’s, le grand agent de change de Lombard Street. Les histoires de Bourse, ça n’est peut-être pas votre rayon, mais je peux vous garantir que Mawson and William’s compte parmi les maisons très prospères de Londres. A l’annonce qui avait paru, il fallait répondre par lettre. J’envoyai mon certificat et mon curriculum vitae, mais sans grand espoir. Par retour du courrier, je reçus une réponse m’informant que si je me présentais le lundi suivant, je pourrais immédiatement entrer en fonctions, à condition que mon aspect extérieur fût satisfaisant. Personne ne sait comment ces choses-là se décident. Il y en a qui affirment que le directeur se contente de plonger sa main dans le tas et de prendre le premier nom qui sort. En tout cas, le mien était sorti ; rien ne pouvait me faire davantage plaisir ! Pour appointements de début, on me proposait une livre de plus par semaine que chez Coxon, avec des fonctions à peu près analogues.

« Et maintenant j’en viens à la partie bizarre de mon histoire. Je logeais en garni sur la route de Hampstead : 17, Potter’s Terrace. Bon. Le soir même du jour où j’avais reçu ma promesse d’emploi, je fumais un cigare le cœur en paix, lorsque la propriétaire monta dans ma chambre avec une carte de visite sur laquelle je lus : Arthur Pinner, agent financier. Je n’avais jamais entendu parler de ce Pinner, et je me demandai bien ce qu’il pouvait me vouloir, mais naturellement je le fis monter. Le voilà qui entre : taille moyenne, cheveux bruns, yeux noirs, barbe noire, avec un je ne sais quoi d’un peu juif dans le nez. Il a des manières vives, il parle bref, comme un monsieur qui connaît la valeur du temps.

« – Monsieur Hall Pycroft, je crois ?

« – Oui, monsieur.

« Je lui avance une chaise.

« – Vous étiez récemment chez Coxon and Woodhouse ?

« – Oui, monsieur.

« – Et engagé maintenant par Mawson ?

« – Exact.

« – Bon, fait-il. Voilà : j’ai entendu quelques histoires peu banales sur vos capacités financières. Vous vous rappelez Parker, le directeur de Coxon ? Il était intarissable à votre sujet.

« Evidemment, j’étais bien aise de l’entendre. Au bureau j’avais toujours bien travaillé, mais je n’aurais jamais cru que dans la City on parlait autant de moi.

« – Vous avez une bonne mémoire ? me demande-t-il.

« – Assez ! dis-je modestement.

« – Êtes-vous demeuré en contact avec la Bourse pendant que vous n’avez pas travaillé ?

« – Oui. Tous les matins je lis la cote des valeurs.

« – Voilà qui dénote une réelle application ! s’écrie-t-il. Voilà comment on s’enrichit ! Vous ne m’en voudrez pas si je vous mets à l’épreuve, n’est-ce pas ? A combien aujourd’hui les Ayrshires ?

« – 105, contre 105 1 / 4.

« – Et le consolidé de Nouvelle-Zélande ?

« – 104.

« – Et les Broken Hills anglais ?

« – 7 contre 7 et 6.

« – Merveilleux ! s’exclame-t-il en levant les bras. Exactement ce que j’aurais répondu. Mon garçon, mon garçon, vous êtes bien calé pour prendre une place d’employé chez Mawson !

« Cette explosion m’étonne, comme vous pouvez le penser. Ma foi, dis-je à M. Pinner, d’autres gens ne m’apprécient pas autant que vous. J’ai dû me bagarrer dur avant de trouver ce job et je suis rudement content de l’avoir obtenu.

« – Peuh ! mon cher ! Vous devriez voler plus haut, voyons ! Vous n’êtes pas dans votre vraie sphère. Moi, ce que je vous offre est peu de chose par rapport à vos capacités, mais par rapport à ce que vous offre Mawson, c’est le jour à côté de la nuit. Dites-moi ; quand vous présentez-vous chez Mawson ?

« – Lundi.

« – Ah ! ah ! Je parierai bien une petite somme que vous n’irez chez Mawson.

« – Pas chez Mawson ?

« – Non, monsieur ! Lundi vous serez directeur commercial de la société de quincaillerie Franco-Midland, Sarl., qui groupe cent trente-quatre succursales dans les villes et villages de France, sans compter celles de Bruxelles et San Remo.

« J’en ai le souffle coupé. Je murmure :

« – Mais je n’en ai jamais entendu parler !

« – Rien d’étonnant. Tout cela a été tenu très secret. Le capital a été entièrement souscrit par des particuliers : c’est une trop jeune affaire pour y admettre le public. Mon frère, Harry Pinner, est l’animateur et l’administrateur délégué. Il savait que j’étais dans le bain, et il m’a demandé de lui trouver un brave type pas cher… c’est-à-dire un homme jeune, actif, plein de mordant, d’énergie. Parker m’a parlé de vous, voilà pourquoi je suis ici ce soir. Nous ne pouvons vous offrir qu’un salaire de misère : cinq cents pour débuter…

« Je hurle :

« – Cinq cents livres par an ?

« – Seulement pour commencer. Mais vous aurez une commission de 1 % sur toutes les affaires enlevées par vos agents, et vous pouvez me croire : cette commission doublera votre salaire !

« – Mais je ne connais rien à la quincaillerie !

« – Tut ! mon garçon, vous vous y connaissez en chiffres !

« J’ai des bourdonnements dans la tête. Je voudrais bien rester calme et tranquille sur ma chaise, mais c’est difficile. Soudain un petit frisson de doute me chatouille.

« – Il faut que je sois franc avec vous, lui dis-je. Mawson ne m’offrait que deux cents livres, mais Mawson est une affaire sérieuse, sûre. En réalité, je sais si peu de chose sur votre société que…

« – Ah ! parfait ! Bravo ! s’écrie-t-il dans une sorte d’extase. Vous êtes exactement l’homme qu’il nous faut ! On ne vous la fait pas, à vous, et vous avez bien raison ! Tenez, voici un billet de cent livres. Si vous pensez que nous pouvons nous entendre, vous n’avez qu’à le glisser dans votre poche : ce sera une avance sur votre salaire.

« – C’est fort généreux de votre part, dis-je. Quand dois-je débuter dans mon nouvel emploi ?

« -Soyez à Birmingham demain à une heure. J’ai dans ma poche une lettre que vous remettrez à mon frère. Vous le trouverez au 126 B, Corporation Street, où sont situés les bureaux provisoires de la société. Naturellement, c’est lui qui vous confirmera votre engagement, mais entre nous l’affaire est conclue.

« – Vraiment, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, monsieur Pinner, lui dis-je.

« – Mais pas du tout, mon garçon ! Vous n’avez que ce que vous méritez. Il y a une ou deux choses, de simples formalités, que je voudrais régler avec vous. Avez-vous une feuille de papier ici ? Bon. Écrivez : « Je soussigné déclare accepter les fonctions de directeur commercial à la société de quincaillerie Franco-Midland, contre des appointements minima de cinq cents livres. »

« Je fais ce qu’il demande, et il met le papier dans sa poche.

« – Encore un autre détail, reprend-il. Qu’avez-vous l’intention de faire avec Mawson ?

« Dans ma joie, j’avais complètement oublié Mawson.

« – Je vais écrire une lettre de démission.

« – Voilà précisément ce que je ne veux pas. Figurez-vous que je me suis disputé à propos de vous avec le directeur de Mawson. J’étais monté lui parler de vous, et il a été très désagréable. Insultant même ! Il m’a accusé de vouloir vous embobeliner pour vous faire quitter sa firme. A la fin, j’ai presque perdu mon sang-froid et je lui ai lancé :

« – Si vous voulez de bons employés, il faut les payer un bon prix.

« Il m’a répondu :

« – Il préférerait avoir notre petit salaire plutôt que le vôtre !°

« Et moi j’ai répondu :

« – Je vous parie cinq livres que lorsqu’il aura écouté mes offres, vous n’entendrez plus jamais parler de lui.

« Il m’a dit :

« – Tenu ! Nous l’avons ramassé dans le ruisseau, il ne nous lâchera pas de sitôt !

« Voilà ses propres paroles.

« – L’impudent coquin ! Jamais je ne l’ai vu de ma vie ! D’ailleurs pourquoi m’occuperais-je de lui ? Si vous préférez que je ne lui écrive pas, certainement je ne lui écrirai pas !

« – Bien ! Voilà qui est promis, me dit-il en se levant de sa chaise. Hé bien ! je suis ravi d’avoir déniché pour mon frère quelqu’un d’aussi intelligent. Voici votre avance de cent livres, et voici la lettre. Prenez note de l’adresse, 126 B, Corporation Street, et souvenez-vous de l’heure de votre rendez-vous : demain à une heure. Bonne nuit. Je vous souhaite de gagner tout l’argent que vous méritez !

« Voilà tout ce qui s’est passé entre nous, si mes souvenirs sont exacts. Vous imaginez, docteur Watson, comme j’étais content une chance aussi peu ordinaire ! Je passai la moitié de la nuit à remuer tout ça dans ma tête, et le lendemain je partis pour Birmingham par un train qui me laissait suffisamment de temps pour arriver à l’heure. Je déposai mes affaires dans un hôtel de New Street, et je me rendis à l’adresse indiquée.

« J’étais en avance d’un quart d’heure, mais je me dis que ça n’avait pas d’importance. Le 126 B était un couloir entre deux grandes boutiques, qui menait à un escalier de pierre en colimaçon sur lequel ouvraient de nombreux appartements, loués en guise de bureaux à des sociétés ou à des membres de professions libérales. Les noms des locataires étaient badigeonnés sur un tableau, mais je ne vis pas le nom de la S. à r. l. Franco-Midland de quincaillerie. Je demeurai interdit, j’en avais le cœur gros comme une montagne, je me demandais si toute cette affaire était une mystification… Et puis un homme survint et m’adressa la parole. Il ressemblait beaucoup au type que j’avais vu la veille au soir : il avait la même voix, la même silhouette, mais il était imberbe et ses cheveux étaient plus clairs.

« – Seriez-vous M. Hall Pycroft ? me demande-t-il.

« – Oui.

« – Ah ! je vous attendais, mais vous êtes un peu en avance. J’ai reçu ce matin une lettre de mon frère : il me chante vos louanges.

« – J’étais en train de chercher vos bureaux.

« – Nous n’avons pas encore notre nom inscrit ici, car ce n’est que la semaine dernière que nous avons pu nous procurer ces locaux provisoires. Venez avec moi, nous allons parler de l’affaire.

« Je le suis jusqu’en haut d’un escalier, sous les ardoises. Là deux petites pièces vides et poussiéreuses, sans tapis et sans rideaux, dans lesquelles il me pousse. Moi j’avais pensé à un grand bureau avec des tables étincelantes, des employés rangés derrière comme j’y étais habitué ! Alors je regarde plutôt interloqué deux chaises branlantes et une petite table qui, avec un registre et une corbeille à papier, composaient tout l’ameublement.

« – Ne vous découragez pas, monsieur Pycroft, s’écrie ma nouvelle connaissance en voyant la tête que je faisais. Rome ne s’est pas construit en un jour ; nous avons beaucoup d’argent derrière nous, quoique nous ne fassions pas énormément d’épate dans nos bureaux. Allons, asseyez-vous et donnez-moi votre lettre.

« Je la lui donne. Il la lit très soigneusement.

« – Vous semblez avoir produit une très forte impression sur mon frère Arthur, dit-il en reposant la lettre. Or je le connais bien il a le jugement sain. Certes il ne jure que par Londres et moi par Birmingham : toutefois, en cette occasion, je suivrai son avis. Veuillez vous considérer comme définitivement engagé.

« – Qu’aurai-je à faire ?

« – Vous aménagerez bientôt notre grand dépôt de Paris qui va déverser un flot de faïences et de poteries anglaises dans les magasins de nos cent trente quatre agents en France. L’achat sera totalement effectué dans la semaine. D’ici là vous resterez à Birmingham et vous vous rendrez utile.

« – En quoi faisant ?

« Pour toute réponse, voilà qu’il prend dans un tiroir un gros livre rouge.

« – Ceci est le Bottin, me dit-il. Le Bottin est la liste des habitants de Paris ; leur profession est inscrite après le nom. Je voudrais que vous emportiez ce livre chez vous et que vous releviez les noms de tous les quincailliers avec leurs adresses. Cela me servirait beaucoup d’avoir cette liste.

« – Sûrement il en existe déjà dans des annuaires, non ?

« – On ne peut pas se fier à elles. Leur système est différent du nôtre. Mettez-vous là-dessus et venez m’apporter vos listes lundi prochain à midi. Au revoir, monsieur Pycroft. Si vous continuez à montrer du zèle et de l’intelligence, vous trouverez que la société est un bon patron.

« Je rentre à l’hôtel, avec sous le bras, le gros livre rouge et, dans le cœur, des sentiments fort contradictoires. D’un côté je suis définitivement engagé et j’ai cent livres en poche. De l’autre aspect des bureaux, l’absence du nom sur le tableau et d’autres détails qui auraient frappé un homme d’affaires m’ont fâcheusement impressionné sur la situation de mes employeurs. Mais après tout, j’ai mon argent. Advienne que pourra ! Je m’attelle donc à ma tâche. Tout le dimanche, je demeure penché au-dessus du Bottin, et lundi je n’en suis arrivé qu’à la lettre H. Je retourne chez mon patron. Je le trouve dans la même pièce vide. Il me dit de continuer jusqu’au bout, et de revenir mercredi. Mercredi je n’ai pas encore terminé. Je travaille d’arrache-pied jusqu’à vendredi, c’est-à-dire hier. Alors j’apporte mon travail à M. Harry Pinner.

« – Je vous remercie beaucoup, me dit-il. Je crains d’avoir sous-estimé les difficultés de cette tâche. Vous avez fait là un travail qui me sera d’un secours matériel considérable.

« – Et qui m’a pris du temps !

« – Maintenant, reprend-il, je vais vous demander de me dresser la liste des maisons d’ameublement, car elles vendent toutes de la quincaillerie.

« – Très bien.

« – Venez demain soir à sept heures pour me dire où vous en serez. Ne vous surmenez pas. Deux heures de music-hall dans la soirée ne vous feront pas de mal après vos travaux.

« Le voilà qui se met à rire tout en me parlant, et je m’aperçois non sans sursauter que sa deuxième dent du côté gauche a un très vilain plombage en or.

Sherlock Holmes se frotta les mains avec ravissement, tandis moi je contemplais avec ahurissement notre client.

– Oui, oui ! Vous avez bien raison de paraître sidéré, docteur Watson ! me dit-il. Mais pourtant c’est ainsi. Quand j’avais causé avec l’autre type à Londres il avait ri à l’idée que je n’irais pas chez Mawson. Et j’avais remarqué que sa dent était plombée, très exactement comme celle que j’ai vue hier. Vous comprenez : le reflet de l’or, dans les deux cas, fixa mon attention. Quand je réfléchis que la voix et la silhouette étaient les mêmes, et que les seules caractéristiques qui différaient pouvaient provenir d’un coup de rasoir ou d’une perruque, je me dis que c’était certainement un seul et même homme. Bien sûr, on comprend que deux frères se ressemblent, mais pas au point d’avoir la même dent plombée de la même façon… Il me congédia et je me retrouvai dans la rue, ne sachant pas trop si je marchais sur la tête ou sur les talons. Je revins à mon hôtel, me plongeai la tête dans l’eau froide et essayai de penser.

« Pourquoi m’avait-il envoyé de Londres à Birmingham ? Pourquoi était-il arrivé à Birmingham avant moi ? Pourquoi s’était-il écrit une lettre à lui-même ? C’était trop de problèmes pour ma tête ; je n’y comprenais rien. Et soudain l’idée me traversa que ce qui était pour moi noir comme la nuit pouvait être clair comme le jour pour M. Sherlock Holmes. J’ai eu juste le temps de prendre le train de nuit, de le voir ce matin et de vous ramener tous deux à Birmingham.

Lorsque l’employé de l’agent de change eut terminé le récit de sa surprenante aventure, il y eut un instant de silence. Puis Sherlock Holmes m’adressa un clin d’œil et s’adossa aux coussins avec la figure à la fois satisfaite et critique d’un connaisseur qui vient de s’humecter le palais avec un grand cru de l’année.

– Pas mal, Watson, n’est-ce pas ? Il y a dans cette affaire certains détails qui me plaisent. Je pense que vous conviendrez avec moi qu’un entretien avec M. Harry Pinner, au siège provisoire de la Franco-Midland, ne manquerait pas de piquant pour nous deux ?

– Mais comment pourrons-nous ?… demandai-je.

– Oh ! rien de plus facile ! s’exclama joyeusement Hall Pycroft. Vous êtes deux de mes amis qui cherchez un emploi. Quoi de plus normal que je vous présente à l’administrateur délégué ?

– Bien sûr ! D’accord ! fit Holmes. Je voudrais voir de près ce personnage et tenter de percer son petit jeu. Quelles qualités, mon ami, possédez-vous donc pour que vos services soient si hautement évalués ? Ou serait-il possible que…

Il se mit à se ronger les ongles et à regarder obstinément par la portière. Nous n’obtînmes pas plus de deux ou trois paroles de lui avant notre arrivée dans New Street.

A sept heures, ce soir-là, nous déambulions tous les trois dans Corporation Street vers les bureaux de la société.

– Ce n’est pas la peine d’arriver en avance, nous expliqua notre client. Il ne vient là que pour me voir apparemment, car les lieux sont inoccupés jusqu’à l’heure fixée pour notre rendez-vous.

– Voilà qui est suggestif ! observa Holmes.

– Je vous l’avais bien dit ! s’exclama subitement l’employé de banque. Le voici qui marche devant nous.

Il nous désigna un homme plutôt petit, blond, bien habillé, qui se hâtait sur l’autre trottoir. Tandis que nous le surveillions, il regarda du côté d’un gamin qui hurlait les titres de la dernière édition du journal du soir, s’élança au milieu des voitures et des autobus pour en acheter un. Puis, le journal dans une main, il disparut par une porte.

– C’est là ! s’écria Hall Pycroft. Il monte aux bureaux de la société. Venez avec moi. Je vais tout régler le plus facilement du monde.

Nous grimpâmes cinq étages à sa suite ; notre client frappa à une porte entrouverte.

– Entrez !

Nous nous trouvâmes alors dans la pièce nue et vide qui nous avait été décrite. Devant la table unique était assis l’homme que nous avions aperçu dans la rue ; le journal du soir était étalé sous ses yeux. Quand il leva la tête, il me sembla que je n’avais jamais vu de visage portant autant de signes d’accablement, et de quelque chose au-delà de l’accablement… d’une horreur telle que peu de gens en éprouvent au cours de leur existence ! Son front était luisant de sueur, ses joues avaient la couleur blanchâtre d’un ventre de poisson, dans ses yeux brillait un sauvage regard fixe. Il regarda son employé comme s’il ne le reconnaissait plus, et je constatai d’après l’étonnement qu’exprimait la figure de notre guide que cette contenance n’était pas du tout celle à laquelle il l’avait habitué.

– Vous paraissez souffrant, monsieur Pinner ! s’exclama-t-il.

– Oui, je ne me sens pas très bien ! répondit l’autre en faisant des efforts évidents pour se ressaisir.

Il passa sa langue sur ses lèvres avant de demander :

–… Quels sont ces messieurs que vous avez amenés avec vous ?

– L’un est M. Harris, de Bermondey, et l’autre M. Price, de cette ville, annonça notre employé avec aisance. Ce sont deux amis à moi, des hommes d’expérience, mais ils sont chômeurs depuis quelque temps, et ils espéraient que peut-être vous pourriez utiliser, leurs capacités dans la société.

– Bien possible ! Bien possible ! fit M. Pinner avec un sourire affreux à voir. Oui, nous pourrons sans doute faire quelque chose pour vous. Quelle est votre spécialité, monsieur Harris ?

– Je suis comptable, répondit Holmes.

– Ah ? Nous aurons justement besoin d’un teneur de livres. Et vous, monsieur Price ?

– Employé de bureau, répondis-je.

– J’ai tout lieu d’espérer que la société pourra vous engager. Je vous le ferai savoir dès que nous serons entrés dans la voie des décisions. Et maintenant, je vous prie de me laisser. Pour l’amour de Dieu, laissez-moi seul !

Ces derniers mots avaient jailli de sa bouche comme si la contrainte qu’il avait visiblement exercée sur lui-même avait brusquement volé en éclats. Holmes et moi échangeâmes un regard, et Hall Pycroft fit un pas vers la table.

– Vous oubliez, monsieur Pinner, que vous m’avez donné rendez-vous ici pour que je reçoive vos instructions, dit-il.

– Certainement, monsieur Pycroft, certainement ! répondit l’autre d’une voix plus calme. Vous pouvez attendre un moment, et il n’y a pas de raisons pour que vos amis n’attendent pas avec vous. Je serai tout à fait à votre disposition dans trois minutes, si tant est que je puisse abuser de votre patience jusque-là.

Il se leva avec un air très courtois, s’inclina en passant devant nous, ouvrit une porte située à l’autre bout du bureau et la referma derrière lui.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? chuchota Holmes. Va-t-il nous filer entre les doigts ?

– Impossible ! répondit Pycroft.

– Pourquoi ?

– Cette porte donne sur une pièce intérieure.

– Sans issue ?

– Sans autre issue que la porte.

– Est-elle meublée ?

– Hier elle était vide.

– Alors que peut-il y faire ? Quelque chose m’échappe dans cette affaire. Si jamais un homme a été aux trois quarts fou de terreur, c’est bien Pinner. Qu’est-ce qui a bien pu lui donner la tremblote ?

– Il a pensé que nous étions des policiers, dis-je.

– C’est sûr ! fit Pycroft.

Holmes secoua la tête.

– Il n’est pas devenu blême. Il était blême quand nous sommes entrés. Il est possible que…

Sa phrase fut interrompue par un toc-toc assez fort qui venait de la porte intérieure.

– Pourquoi diable frappe-t-il à sa propre porte ? cria l’employé.

A nouveau et beaucoup plus fort retentit le toc-toc-toc. Cette porte fermée commençait à nous énerver. Je me tournai vers Holmes et je vis sa figure se figer tandis qu’il se penchait en avant avec une excitation intense. Puis soudain nous entendîmes une sorte de gargouillement et un vif tambourinage sur du bois. Holmes bondit comme un forcené à travers la pièce et poussa sur la porte. Elle était assujettie de l’intérieur. Ensemble nous pesâmes dessus de toute notre force, de tout notre poids. Une charnière sauta, puis une autre ; enfin la porte céda. Nous nous élançâmes par-dessus les débris.

La pièce était vide.

Notre embarras ne dura qu’une seconde. Dans un angle, l’angle le plus proche du bureau où nous avions attendu, il y avait une deuxième porte. Holmes sauta, l’ouvrit. Par terre gisaient une veste et un gilet. A un crochet fixé derrière la porte était pendu, avec ses propres bretelles autour du cou, l’administrateur délégué de la société de quincaillerie Franco-Midland. Il avait les genoux remontés, la tête qui faisait un angle atroce avec le reste du corps ; le battement de ses talons contre la porte avait été le bruit qui avait interrompu notre conversation. En un instant je l’avais attrapé par la taille, soulevé, tandis que Holmes et Pycroft dénouaient les bandes élastiques qui avaient presque disparu entre les plis blanchâtres de la peau. Puis nous le transportâmes dans l’autre pièce. Il resta là étendu ; sa figure avait le teint plombé de l’ardoise ; à chaque souffle ses lèvres rouges se gonflaient et se dégonflaient. Une véritable ruine, à côté de ce qu’il était quelques minutes plus tôt !

– Qu’est-ce que vous en pensez, Watson ? me demanda Holmes.

Je me penchai pour procéder à un bref examen. Le pouls était faible et irrégulier. Mais sa respiration se faisait moins saccadée et ses paupières frémissaient assez pour laisser voir un peu du blanc de l’œil.

– Il était moins cinq ! Mais à présent il vivra. Tenez, ouvrez la fenêtre s’il vous plaît, et apportez-moi la carafe d’eau…

Je lui déboutonnai le col, j’aspergeai sa figure, et je fis exécuter à ses bras tous les mouvements classiques destinés à ranimer les asphyxiés, jusqu’à ce qu’il émît un souffle long et normal.

–… Ce n’est plus qu’une question de temps, dis-je en me détournant de lui.

Holmes se tenait près de la table, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon et le menton baissé contre la poitrine.

– Je suppose que nous devrions maintenant appeler la police, dit-il. Pourtant j’avoue que je préférerais remettre aux policiers une affaire complètement élucidée.

– Tout ça, c’est énigme et Cie ! s’écria Pycroft en se grattant la tête. Pourquoi voulaient-ils me faire monter et me garder ici, et puis ?…

– Peuh ! fit Holmes avec impatience. Tout est devenu assez clair. Sauf ce dernier geste subit.

– Vous comprenez donc le reste ?

– Le reste est l’évidence même. Qu’est-ce que vous dites, Watson ?

Je haussai les épaules.

– Moi je n’y comprends rien !

– Oh ! voyons, si vous considérez les premiers éléments, ils ne mènent qu’à une seule conclusion !

– Quelle est votre théorie, alors ?

– Toute l’affaire repose sur deux points. Le premier, c’est la déclaration qu’on fait écrire à Pycroft et par laquelle celui-ci entre au service de cette absurde société. Vous ne voyez pas son importance ?

– Je crains que non.

– Allons ! Pourquoi en avaient-ils besoin ? Pas pour la bonne règle, car ces sortes d’arrangements sont habituellement verbaux ; en quel honneur y aurait-il eu une exception ? Ne voyez-vous pas, mon jeune ami, qu’ils étaient très désireux d’obtenir un spécimen de votre écriture et que c’était pour eux le seul moyen de l’avoir ?

– Mais pourquoi ?

– D’accord ! Pourquoi ? Quand nous aurons répondu à ce pourquoi, nous aurons progressé vers la solution de notre petit problème. Quelqu’un voulait apprendre à imiter votre écriture, et il lui fallait auparavant s’en procurer un exemplaire. Et maintenant, si nous passons au deuxième point, nous découvrons que chacun éclaire l’autre. Le deuxième point est celui-ci : Pinner vous demande de ne pas démissionner de votre emploi : Pinner veut laisser croire au directeur de Mawson qu’un M. Hall Pycroft, qu’il n’a jamais vu, prendra son service lundi matin.

– Mon Dieu ! s’exclama notre client. Quelle linotte j’ai été !

– A présent, mesurez-vous l’importance de votre déclaration manuscrite ? Supposez que quelqu’un prenne votre place, et que ce quelqu’un ait une écriture très différente de celle par laquelle vous avez posé votre candidature, la supercherie aurait été éventée. Mais entre-temps, le coquin a appris à vous imiter ; sa situation était donc bien assurée, car je présume que personne dans les bureaux ne vous avait jamais vu ?

– Personne ! gémit Pycroft.

– Parfait ! Naturellement, il était du plus haut intérêt de vous empêcher de trop réfléchir là-dessus, comme de vous éviter tout contact vous permettant d’apprendre que vous aviez un double qui travaillait chez Mawson. Voilà pourquoi ils vous ont donné une jolie avance sur vos appointements, et expédié dans les Midlands, où il vous accablèrent de travail pour que vous ne puissiez pas vous rendre à Londres et compromettre leur petite combinaison. Tout cela est assez simple.

– Mais pourquoi cet homme ferait-il semblant d’être son propre frère ?

– Mais c’est également fort clair ! Dans ce complot, ils sont évidemment deux. L’autre est en train de se faire passer pour vous au bureau. Celui-ci a joué le rôle de vous engager, et puis il a trouvé qu’il ne pourrait pas vous dénicher un patron sans mettre une troisième personne dans le secret. Ce à quoi il ne tenait pas du tout. Il a donc modifié son aspect extérieur du mieux qu’il a pu, et il a attribué cette ressemblance que vous deviez évidemment remarquer à un air de famille. Mais par chance il y a eu le plombage en or. Sinon vous n’auriez sans doute rien soupçonné !

Hall Pycroft dressa en l’air ses mains jointes.

– Seigneur ! s’écria-t-il. Mais pendant que je jouais l’imbécile ici, que fabriquait l’autre Hall Pycroft chez Mawson ? Que devons-nous faire, monsieur Holmes ? Dites-moi quoi faire !

– Il faut télégraphier chez Mawson.

– Le samedi, ils ferment à midi.

– N’importe. Il peut y avoir un concierge ou un gardien…

– Ah ! oui ! Ils emploient un gardien en permanence à cause des valeurs qu’ils détiennent dans leurs coffres. Je me rappelle en avoir entendu parler dans la City.

– Très bien. Nous allons télégraphier au gardien pour savoir si tout se passe bien, et si un employé à votre nom travaille dans l’établissement. Cela est assez clair. Par contre, ce qui l’est moins, c’est pourquoi l’un des coquins, du seul fait qu’il nous voit, quitte cette pièce et va aussitôt se pendre à côté.

– Le journal ! grinça une voix derrière nous.

Le coquin en question, tout blanc, s’était mis sur son séant ; on aurait dit un spectre ; la raison commençait à réapparaître dans ses yeux ; il frictionnait nerveusement le large sillon rouge creusé autour de son cou.

– Le journal ! Bien sûr ! s’écria Holmes au paroxysme de l’excitation. Idiot que je suis ! J’étais tellement axé sur notre visite que pas un instant je n’ai pensé au journal. Naturellement c’est dans le journal que nous trouverons la clé de l’énigme !

Il l’étala sur la table, et un cri de triomphe s’échappa de ses lèvres.

– Regardez, Watson ! C’est un journal de Londres. L’une des premières éditions de l’Evening Standard. Voici ce qui nous manquait. Regardez les titres : « Un crime dans la City. On assassine chez Mawson and William’s. Un gigantesque coup monté. Capture du criminel. » Allez, Watson, nous sommes tous également anxieux de savoir : alors, s’il vous plaît, lisez l’article à haute voix.

D’après son emplacement dans le journal, il s’agissait de l’affaire la plus importante de la capitale.

« Une formidable tentative de brigandage, qui se solde par la mort d’un homme et la capture du criminel, a eu lieu cet après-midi dans la City. Depuis quelque temps, Mawson and William’s, les agents de change bien connus, assumaient la garde de valeurs dont le total dépassait un million de livres sterling. Le directeur était si conscient de la responsabilité qui lui incombait en raison des grands intérêts en jeu des coffres-forts du dernier modèle avaient été mis en service, et qu’un surveillant armé montait la garde nuit et jour dans le bâtiment. Il est établi que la semaine dernière un nouvel employé du nom de Hall Pycroft fut engagé par la société. Ce Pycroft, en définitive, n’était autre que Beddington, le célèbre faussaire et cambrioleur qui, en compagnie de son frère, venait de purger un emprisonnement de cinq ans. Par des moyens qui n’ont pas encore été précisés, il parvint à obtenir sous un faux nom une situation dans l’établissement ; il l’utilisa à prendre les empreintes de diverses serrures et à connaître l’emplacement de la chambre forte et des coffres.

« Chez Mawson, les employés quittent leur travail le samedi à midi. Le sergent Tuson, de la police de la City, fut donc plutôt surpris de voir quelqu’un muni d’un sac de voyage descendre les marches à une heure vingt. Ses soupçons s’éveillèrent. Le sergent suivit son homme. Avec l’aide de l’agent Pollock, il réussit, en dépit d’une résistance désespérée, à l’arrêter. Immédiatement, il apparut qu’un vol audacieux et considérable avait été commis. Près de cent mille livres de bons des Chemins de fer américains, plus une grosse quantité d’autres titres, furent inventoriés dans le sac. L’examen des lieux amena la découverte du corps du malheureux gardien, plié en deux et enfoncé dans le plus grand des coffres où il n’aurait pas été trouvé avant lundi si le sergent Tuson n’avait pas manifesté autant de zèle que de courage. Le crâne de la victime avait été fracassé par un coup de tisonnier assené par-derrière. Sans aucun doute, Beddington avait pu entrer en simulant d’avoir oublié quelque chose ; il avait tué le gardien, dévalisé le gros coffre, mis le cadavre à la place des valeurs, et il se disposait à partir avec son butin. Son frère, qui est habituellement son associé, n’apparaît pourtant pas dans cette affaire, du moins d’après ce qu’on en peut dire aujourd’hui. Mais la police enquête afin de savoir où il se tient actuellement. »

– Hé bien ! nous pouvons épargner à la police quelques difficultés de ce côté-là ! fit Holmes en lorgnant vers le corps recroquevillé près de la fenêtre. La nature humaine est un étrange composé, Watson ! Voyez comme un bandit doublé d’un assassin peut susciter assez d’affection pour que son frère tente de se suicider quand il apprend que la corde l’attend. Mais nous n’avons pas le choix : le docteur et moi monterons la garde, monsieur Pycroft, pendant que vous pousserez la complaisance jusqu’à aller prévenir la police.

LE « GLORIA-SCOTT »

LE « GLORIA-SCOTT »{4}

– J’ai ici quelques papiers, me dit mon ami Sherlock Holmes un soir d’hiver où nous étions assis de chaque côté de la cheminée, qui selon moi mériteraient que vous y jetiez un coup d’œil. Il s’agit des documents qui se rapportent à l’affaire extraordinaire du Gloria-Scott : par exemple le message qui a foudroyé d’horreur le juge de paix Trevor quand il l’a lu.

D’un tiroir, il avait exhumé une petite boîte décolorée ; après en avoir défait le ruban, il me tendit un court billet griffonné sur une demi-feuille de papier ardoisé. En voici le texte :

« Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l’élevage d’Angleterre. »

Quand je relevai les yeux après avoir lu ce message énigmatique, je vis Holmes glousser de joie.

– Vous me paraissez un peu désorienté ! me dit-il.

– Je comprends mal qu’un pareil message ait pu foudroyer d’horreur son destinataire : il me semble, au contraire…

– Mais oui : au contraire !… Et pourtant le fait est que son destinataire, un beau vieillard robuste, s’est écroulé après qu’il en eut pris connaissance comme s’il avait reçu à bout portant un coup de fusil.

– Vous éveillez ma curiosité ! Mais d’abord pourquoi m’avez-vous dit que cette affaire méritait de ma part un intérêt particulier ?

– Parce qu’elle a été ma première affaire. J’avais souvent essayé d’obtenir de mon compagnon qu’il me révèle les motifs qui l’avaient aiguillé vers les enquêtes criminelles, mais je n’avais jamais réussi jusque-là, à le saisir dans une humeur communicative. Or ce soir je le vis étaler sur ses genoux les documents auxquels il avait fait allusion. Il alluma sa pipe et pendant quelques instants demeura silencieux dans son fauteuil à remuer des souvenirs.

« Vous ne m’avez jamais entendu parler de Victor Trevor ? me demanda-t-il. Il fut le seul ami que je me fis pendant mes deux années d’école. Je ne me rappelle pas, Watson, avoir jamais été un individu très sociable : je préférais m’enfermer dans ma chambre afin de mettre au point mes petites méthodes personnelles de raisonnement : si bien que je ne me mêlais guère aux garçons de mon âge. En dehors de l’escrime et de la boxe, le sport ne me tentait pas. Je consacrais donc mon attention à des sujets fort différents de ceux qui passionnaient mes camarades. Le résultat fut qu’entre eux et moi il n’y avait aucun point de contact. Trevor était le seul avec lequel je me liai ; encore fallut-il pour cela qu’un matin, alors que je me rendais à un service religieux, son bull-terrier se prît d’une passion soudaine pour ma cheville.

Cette manière prosaïque de faire connaissance s’avéra efficace. Je fus immobilisé pour dix jours, et Trevor venait prendre de mes nouvelles. D’abord il ne resta à bavarder qu’une minute. Mais bientôt ses visites se prolongèrent, et nous devînmes vite amis. C’était un garçon vigoureux, sanguin, plein d’esprit et d’énergie, à beaucoup d’égards mon contraste. Cependant nous nous découvrîmes quelques points communs, et notre amitié se scella du jour où j’appris qu’il était aussi dépourvu d’amis que moi. Finalement il m’invita chez son père à Dommthrope, dans le Norfolk, et j’acceptai son hospitalité pour un mois de grandes vacances.

Le vieux Trevor était incontestablement un homme riche et considéré : juge de paix et propriétaire terrien. Dommthrope est un petit hameau juste au nord de Laugmere, dans la région des lacs et des marécages. La demeure était de type ancien, très longue, avec des solives de chêne et des murs de briques ; une belle avenue bordée de tilleuls y menait. On chassait dans les fougères d’excellents canards sauvages ; il y avait du poisson remarquable ; la bibliothèque était limitée mais elle ne contenait que de bons ouvrages : héritée, d’après ce que je compris, d’un précédent occupant ; la cuisine était convenable. Bref, il aurait fallu être bien difficile pour ne pas passer là un mois enchanteur.

Le vieux Trevor était veuf, et mon ami était son fils unique. Il avait eu une fille, je crois, mais elle était morte de la diphtérie au cours d’un séjour à Birmingham. Le père m’intéressa énormément. Il n’était pas très cultivé. Seulement il était doué d’une force primitive considérable, à la fois physique et mentale. Il avait peu lu, mais il avait beaucoup voyagé, et loin. Il avait vu le monde, et il se souvenait de tout ce qu’il avait appris, C’était un grand gaillard à forte et épaisse carrure, à tignasse poivre et sel, avec un visage hâlé et des yeux bleus perçants qui lui donnaient parfois un air féroce. Pourtant il avait dans le pays la réputation d’être bon et charitable. Au tribunal, il était renommé pour son indulgence.

Un soir, peu de temps après mon arrivée, nous étions assis après dîner devant un verre de porto, et le jeune Trevor se mit à parler de mes habitudes d’observation et de déduction dont j’avais déjà fait un système, sans en avoir deviné pour autant l’importance qu’il allait prendre dans ma vie. Naturellement, le vieillard crut que son fils exagérait en racontant deux ou trois exploits banals que j’avais accomplis.

– Allons, monsieur Holmes ! me dit-il en riant gaiement. Essayez de déduire quelque chose sur mon compte : je suis un excellent sujet.

– Je crains de ne pas pouvoir vous en dire long, répondis-je. Néanmoins je pense que vous avez circulé ces derniers temps en redoutant une agression personnelle.

Le rire s’éteignit sur ses lèvres, et il me considéra avec un vif étonnement.

– Ma foi, voilà qui est exact ! dit-il. Tu sais, Victor, quand nous avons mis un terme aux activités de cette bande de braconniers, ils ont juré d’avoir notre peau. Et sir Edward Hoby a récemment été attaqué. Depuis, je n’ai pas cessé de me tenir sur mes gardes ; mais je me demande bien comment vous pouvez le savoir.

– Vous avez une très jolie canne, dis-je. D’après l’inscription, j’ai remarqué que vous ne la possédiez que depuis un an. Mais vous vous êtes donné du mal pour en creuser la pomme et pour y verser du plomb fondu, si bien que vous disposez d’une arme formidable. J’en ai déduit que vous n’auriez pas pris de telles précautions si vous n’aviez pas redouté un danger quelconque.

– Et quoi encore ? me demanda-t-il en souriant.

– Dans votre jeunesse vous avez fait de la boxe.

– Exact, cela aussi. Comment l’avez-vous deviné ? Est-ce que mon nez n’est pas tout à fait droit ?

– Il ne s’agit pas de votre nez, mais de vos oreilles. Elles ont l’allongement et l’épaisseur qui ne se retrouvent que chez les boxeurs.

– Rien d’autre ?

– Les callosités de vos mains m’apprennent que vous avez beaucoup retourné la terre.

– Tout mon argent vient d’un champ aurifère.

– Vous êtes allé en Nouvelle-Zélande.

– Exact encore.

– Vous avez séjourné au Japon.

– Parfaitement vrai.

– Et vous avez été très intimement associé avec quelqu’un dont les initiales étaient J. A. et qu’ensuite vous avez cherché à oublier complètement.

M. Trevor se leva avec peine, me fixa de ses grands yeux bleus dont l’expression devint sauvage, farouche, et piqua du nez parmi les coquilles de noix qui jonchaient la nappe : évanoui raide.

Vous pouvez imaginer, mon cher Watson, comme nous avons été bouleversés, son fils et moi. Son attaque ne fut pas cependant de longue durée ; dès que nous eûmes déboutonné son col et aspergé d’eau fraîche son visage, il hoqueta deux ou trois fois et se remit sur son séant.

– Ah ! mes enfants ! nous dit-il en s’efforçant de sourire. J’espère que je ne vous ai pas effrayés, au moins ? Costaud comme je suis, j’ai pourtant une faiblesse du côté du cœur et il ne m’en faut pas beaucoup pour me flanquer par terre. Je ne sais pas comment vous vous débrouillez, monsieur Holmes, mais j’ai l’impression que tous les détectives officiels ou officieux sont à côté de vous des enfants. C’est là votre carrière, monsieur ! Et vous pouvez en croire un homme qui a roulé sa bosse dans les cinq parties du monde !

Voilà le conseil, joint à une estimation exagérée de mes capacités, qui me mit pour la première fois, Watson, si vous me faites l’honneur de me croire, en face de ce sentiment, tout nouveau pour moi : à savoir que je pourrais gagner ma vie grâce à ce qui n’avait été pour moi qu’un simple passe-temps. Sur le moment, d’ailleurs, je fus trop préoccupé par le soudain malaise de mon hôte pour penser à autre chose.

– J’espère ne vous avoir rien dit qui vous ait fait du mal ? murmurai-je.

– Hé bien ! vous avez touché à coup sûr une corde sensible ! Puis-je vous demander comment vous savez cela, et ce que vous savez exactement ?

Il s’adressait maintenant à moi sur un ton badin, mais au fond de son regard une sorte de terreur restait tapie.

– C’est la simplicité même ! répondis-je. Quand vous avez relevé votre manche pour tirer tout à l’heure le poisson hors de l’eau, j’ai vu les initiales J. A. tatouées au pli du coude. Les lettres sont encore visibles, mais étant donné leur demi-effacement et la couleur de votre peau tout autour, il est évident que vous avez tenté de les faire disparaître. Évident, par conséquent, que ces initiales vous ont été autrefois très chères et qu’ensuite vous avez souhaité les oublier.

– Quels yeux ! s’écria-t-il non sans pousser un soupir de soulagement. C’est tout à fait ce que vous avez dit. Mais n’en parlons plus. De tous les revenants, les spectres de nos amours sont les pires. Passons dans la salle de billard et fumons paisiblement un cigare.

A dater de ce jour et en dépit de toute sa cordialité, il y eut constamment dans le comportement de M. Trevor envers moi une pointe de soupçon. Son fils le remarqua. « Vous avez donné une telle peur au vieux, me dit-il, qu’il ne sera plus jamais sûr de ce que vous savez et de ce que vous ignorez. » Il n’avait pas l’intention de me le montrer, j’en suis certain, mais cette impression était si fort entrée en lui qu’elle se manifestait en toute occasion. Finalement, me rendant compte que ma présence le tourmentait, je brusquai la fin de mon séjour. Toutefois, la veille de mon départ, il se produisit un incident dont l’importance se révéla par la suite.

Nous étions assis sur la pelouse dans des fauteuils de jardin, prenant le soleil et admirant le panorama des lacs, quand la bonne vint annoncer qu’à la porte quelqu’un désirait voir M. Trevor.

– Qui ? s’enquit notre hôte.

– Il n’a pas voulu me dire son nom.

– Que me veut-il alors ?

– Il m’a seulement dit que vous le connaissiez, et qu’il voulait vous parler juste un moment.

– Faites-le venir ici.

Nous vîmes apparaître un petit bonhomme à la mine chafouine, à l’allure obséquieuse, à la démarche traînante. Il portait une veste déboutonnée, tachée de goudron à la manche, une chemise à carreaux noirs et rouges, des pantalons de treillis, de grosses chaussures éculées. Il avait la figure maigre, brunie, rusée, ornée d’un perpétuel sourire qui découvrait une rangée irrégulière de dents jaunes. Ses mains ratatinées étaient à demi fermées, comme les marins ont l’habitude. Pendant qu’il traversait pesamment la pelouse, j’entendis M. Trevor comprimer un petit cri de gorge : il se leva précipitamment et courut dans la maison. Il fut de retour presque aussitôt ; quand il passa prés de moi, je sentis une forte odeur de cognac.

– Alors, mon vieux ! fit-il. Que puis-je faire pour votre service ?

Le marin resta debout à le regarder avec des yeux plissés. Le même sourire écartait toujours ses lèvres molles.

– Vous ne me connaissez pas ? demanda-t-il enfin.

– Ah ? çà, mon Dieu ! Mais c’est Hudson ! s’écria M. Trevor avec une intonation de surprise.

– C’est Hudson, monsieur, répondit le marin. Hé ? oui, cela fait bien trente et quelques années que je ne vous ai vu. Et vous voilà dans votre maison, tandis que moi j’en suis encore à ramasser ma croûte dans les poubelles.

– Allons ! Allons ! mon vieux ! Tu t’apercevras que je n’ai pas oublié les anciens ! déclara M. Trevor, qui s’avança vers le marin, lui dit quelque chose à voix basse et reprit plus fort : Va à la cuisine. On te donnera à manger et à boire. Je te trouverai certainement une situation.

– Merci, monsieur. Je viens de passer deux ans sur un cargo de huit nœuds, et je voudrais bien me reposer un peu. Je pensais que je pourrais m’arranger, soit avec M. Beddoes, soit avec vous.

– Ah ! s’exclama M. Trevor, tu sais l’adresse de M. Beddoes ?

– Pardonnez-moi, monsieur, mais je sais où sont tous mes vieux amis ! répondit le marin en accentuant son sourire sinistre.

Il suivit alors la bonne à la cuisine. M. Trevor marmonna quelques mots pour nous dire qu’il avait été camarade de bord avec cet homme au cours de son voyage vers les terres aurifères. Puis il nous laissa et rentra. Une heure plus tard, quand nous regagnâmes la maison, nous le trouvâmes étendu ivre mort sur le sofa de la salle à manger. Cet incident me laissa une vilaine impression, et je ne fus pas fâché le lendemain de quitter Dommthrope : je sentais que ma présence serait pour mon ami une source de gêne.

Tous ces événements eurent lieu pendant le premier mois des grandes vacances. Je revins m’enfermer dans ma chambre de Londres, où je procédai, durant sept semaines, à diverses expériences de chimie organique. Un jour d’automne cependant, alors que les vacances touchaient à leur fin, je reçus un télégramme de mon ami me suppliant de revenir à Dommthrope parce qu’il avait grand besoin de conseils et d’appui. Je laissai tout tomber et je repris la route du nord.

Il m’attendait à la gare avec la charrette anglaise. Du premier regard, je compris qu’il venait de passer deux mois fort pénibles. Il avait maigri, il semblait rongé par le chagrin, il avait perdu la gaieté de bon aloi qui l’animait.

– Le vieux est en train de mourir ! me dit-il dès l’abord.

– Pas possible ! m’écriai-je. Mourir de quoi ?

– D’apoplexie. Un choc nerveux. Tout aujourd’hui il a été à deux doigts de la mort. Je ne sais pas si nous le retrouverons en vie.

À cette nouvelle inattendue, j’étais, comme vous le devinez, Watson, absolument bouleversé.

– Et la cause ? demandai-je.

– Ah ! voilà le point ! Montez, nous parlerons en route. Vous vous rappelez le type qui est arrivé la veille de votre départ ?

– Très bien.

– Savez-vous qui nous avons introduit ce jour-là dans notre maison. ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Le diable, Holmes !

Je le dévisageai avec stupéfaction.

– Si, Holmes. C’était le diable en personne. Depuis son arrivée, nous n’avons : pas eu une heure de tranquillité. Pas une ! Depuis ce soir-là, le vieux n’a jamais plus relevé la tête. Et maintenant sa vie ne tient plus qu’à un souffle, il a le cœur démoli : tout ça à cause de ce maudit Hudson.

– Quel pouvoir détenait-il donc ?

– Ah ! je donnerais gros pour le savoir ! Mon pauvre père, si bon, si généreux, si gentil ! Comment a-t-il pu tomber dans les griffes de ce bandit ? Mais je suis content que vous soyez venu, Holmes. Je fonde de grands espoirs sur votre jugement et sur votre discrétion. Je suis sûr que vous me conseillerez au mieux.

Nous volions sur la route lisse et blanche ; devant nous s’étendait tout le pays des lacs et des marécages qui miroitaient sous la lumière rouge du soleil couchant. Parmi un bouquet d’arbres sur notre gauche, j’aperçus déjà les hautes cheminées et le mât pavoisé qui indiquaient la demeure de M. Trevor.

– Mon Père a fait d’Hudson, un jardinier, m’expliqua mon ami. Et puis, comme le jardinage ne lui plaisait plus, il l’a nommé maître d’hôtel ; la maison paraissait être à lui, il s’y promenait et agissait à sa guise. Les bonnes se plaignirent de son intempérance et de ses grossièretés. Papa les augmenta pour les faire taire. Hudson prenait le bateau et le meilleur fusil de mon Père pour s’offrir des petites parties de chasse. Et toujours ce visage insolent, ricanant, sournois, que j’aurais boxé vingt fois s’il avait été celui d’un homme de mon âge ! Je vous le jure, Holmes, tout ce temps-là je me suis dominé terriblement. Et maintenant je me demande si je n’aurais pas mieux fait de me contraindre un peu moins !… Bref, les choses tournèrent de mal en pis : cet animal de Hudson devint de plus en plus importun, il se mêlait toujours davantage de choses de qui ne le regardaient pas, jusqu’au jour où en ma présence il répliqua insolemment à mon père. Je le pris par les épaules et le chassai de la pièce où nous nous tenions. Il fila tout blême, avec des yeux venimeux qui exprimaient plus de menaces que n’importe quel discours. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite entre mon pauvre vieux et lui, mais papa vint me trouver le lendemain pour me demander de bien vouloir faire des excuses à Hudson. Comme vous le pensez, je refusais net et je ne cachai pas à mon père ma surprise qu’il tolérât une pareille canaille qui prenait de si grandes libertés avec lui et avec les bonnes.

« Ah ! mon enfant ! me répondit-il. C’est très facile de parler quand on ne sait pas dans quelle position je me trouve. Mais tu le sauras, Victor. Je veillerai à ce que tu sois au courant, advienne que pourra ! Tu ne penseras jamais du mal de ton vieux papa, dis, mon fils ? »

Il était très ému. Il s’enferma dans son bureau toute la journée. Par la fenêtre je l’aperçus : il était occupé à écrire. Ce soir-là se produisit ce qui me parut être une bonne détente : Hudson nous annonça qu’il allait nous quitter, Il nous informa de sa détermination après le dîner ; il avait la voix épaisse d’un homme à moitié ivre : « J’en ai assez du Norfolk, nous dit-il. Je vais descendre voir M. Beddoes, dans le Hampshire. Il sera, sans mentir, aussi content de me voir que vous l’avez été. »

Avec une douceur qui me fit bouillir, mon père lui demanda : « Tu ne pars pas fâché, Hudson, je l’espère ? »

Le type jeta dans ma direction un regard maussade : « Je n’ai pas eu mes excuses ! »

Alors mon père se tourna vers moi : « Victor, tu reconnais que tu t’es conduit avec rudesse envers ce brave type, n’est-ce pas ? »

Je me bornai à répondre.

« Au contraire ! Je crois que tous les deux nous avons été formidablement patients envers lui. »

Il gronda : « Ah ! oui, vous trouvez ? Vous trouvez ? Très bien, mon petit ami, on en reparlera »

Il se glissa hors de la pièce et une demi-heure après il avait quitté la maison. Mon père était dans un état nerveux pitoyable. Mais ce fut juste au moment où il recouvrait un peu de confiance que tomba le dernier coup.

– Et de quelle manière ? demandai-je avidement.

– Le plus extraordinairement du monde. Hier une lettre pour mon père arriva à la maison. Elle portait le cachet de la poste de Fording-bridge. Papa la lut, se prit la tête dans les mains, et il mit à courir en rond dans le salon comme quelqu’un qui est subitement devenu fou. Quand je parvins à le coucher sur le canapé, sa bouche et ses paupières étaient crispées d’un côté, et je vis qu’il avait une attaque. Le docteur Fordham accourut immédiatement. Nous le mîmes au lit. Mais la paralysie s’est étendue, il n’a pas repris, connaissance, et je crois que nous ne le retrouverons pas vivant.

– Vous m’épouvantez, Trevor ! m’exclamai-je. Mais quoi donc, dans cette lettre, aurait pu provoquer une telle catastrophe ?

– Rien. Et voilà l’inexplicable. Le message était absurde, banal. Ah ! mon Dieu ! C’est ce que je craignais…

Pendant qu’il parlait, nous avions contourné le virage de l’a venue des tilleuls ; dans la lumière faiblissante du soir, nous vîmes que tous les stores de la maison avaient été baissés. Nous nous précipitâmes vers la porte. Mon ami avait la figure dévorée par le chagrin. Un homme vêtu de noir franchissait le seuil ; il s’arrêta quand il nous aperçut.

– Quand cela est-il arrivé, docteur ? interrogea Trevor.

– Presque immédiatement après votre départ.

– Avait-il repris connaissance ?

– Juste un instant avant la fin.

– A-t-il dit quelque chose pour moi ?

– Ceci seulement : « Les papiers sont dans le tiroir du fond du meuble japonais. »

Mon ami monta, accompagné du docteur, vers la chambre mortuaire. Moi je restai dans le bureau, méditant sur toute l’affaire, et me sentant plus affligé que je ne l’avais jamais été. Quel était le passé de ce Trevor ? Il avait été boxeur, il avait voyagé, il était devenu chercheur d’or. Et comment était-il tombé au pouvoir de ce marin au visage repoussant ? Pourquoi également, s’était-il évanoui pour une allusion aux initiales à demi effacées sur son bras ? Et pourquoi était-il mort de frayeur au reçu d’une lettre de Fording-bridge ? Puis je me rappelai que Fording-bridge était situé dans le Hampshire, et que ce M. Beddoes, chez qui s’était rendu le marin probablement dans l’intention de le faire chanter, m’avait été indiqué comme résidant dans le Hampshire. La lettre pouvait donc venir soit de Hudson le marin annonçant qu’il avait trahi le secret coupable qui semblait exister, soit de Beddoes avertissant un vieil associé qu’une trahison de cet ordre était imminente. Jusque-là, c’était assez clair.

Mais dans ce cas, comment se faisait il que le message fût banal, absurde, pour reprendre les mots mêmes du fils ? Il avait dû l’avoir mal lu, mal compris. Ou alors ce message aurait été rédigé dans l’un de ces codes ingénieux qui permettent d’écrire une chose qui en signifie une autre. Il me fallait avoir cette lettre entre les mains. Si elle avait un sens caché, je saurais bien le deviner. Pendant une heure je demeurai assis réfléchissant dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’une bonne en larmes apportât une lampe ; et, tout de suite derrière elle, mon ami Trevor, pâle mais maître de lui, muni des papiers qui sont, maintenant sur mes genoux. Il s’assit en face de moi ; approcha la lampe du bord de la table et me tendit un court billet griffonné, comme vous le voyez, sur une simple feuille de papier gris ; et je lus : « Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l’élevage d’Angleterre. »

Je peux bien vous dire que je fus frappé du même étonnement que vous aujourd’hui, quand je lus ce message pour la première fois. Puis je le relus, très attentivement. Évidemment, comme je l’avais supposé, un deuxième sens devait être dissimulé dans cette étrange combinaison de mots. Ou bien y avait-il une signification convenue antérieurement dans des mots comme « mèche de fouet » ou « perdrix rouge » ? D’un code arbitraire, il m’aurait été impossible de déduire quoi que ce fût ! Or j’étais prêt à jurer que là était le nœud de l’affaire. La présence du nom « Hudson » semblait indiquer que l’objet du message était celui auquel j’avais pensé et que son auteur était Beddoes plutôt que le marin. J’essayai de le lire à rebours, mais les derniers mots : « l’élevage d’Angleterre… » me découragèrent. Puis-je tentai des mots alternés, mais ni les « Plus difficultés » comme « à pour… » ni les « de quitter semaine Angleterre » faire ne m’éclairèrent le moins du monde. Enfin, tout à coup, la clé m’apparut. Je vis que le premier de chaque groupe de trois mots était seul à retenir, ce qui donnait une suite de phrases qui avaient poussé au désespoir le vieux Trevor.

L’avertissement était bref, net. Je le traduisis pour mon camarade : « Plus rien à faire. Hudson a vendu la mèche. Ta seule chance : quitter l’Angleterre. »

Victor Trevor enfouit son visage dans ses mains frémissantes.

– Je suppose que ce doit être exact, me dit-il. Mais c’est pire que la mort, car cela signifie aussi le déshonneur. Tout de même, que signifient les mots ton représentant et perdrix rouge ?

– Rien pour le message, mais peut-être en saurions-nous davantage si nous découvrions l’expéditeur. Vous voyez : il a commencé par écrire : Plus… rien… à… faire, etc. Ensuite, pour se conformer au code, il a bouché les espaces par deux mots à la suite. Naturellement il s’est servi des premiers mots qui lui venaient à l’idée. Et s’il y en a tant qui se rapportent au gibier, vous pouvez être sûr que cet expéditeur est ou un fanatique de la chasse ou un passionné de l’élevage. Qu’est-ce que vous savez sur ce Beddoes ?

– Maintenant que vous m’y faites penser, dit-il, je me souviens que chaque automne mon pauvre père était invité à chasser sur sa réserve.

– Alors c’est incontestablement de lui que vient le billet ! Reste à savoir la nature du secret que le marin Hudson semble avoir tenu en suspens au-dessus de la tête de ces deux hommes riches et respectables.

– Hélas ! Holmes ! s’écria-t-il, j’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’un secret de péché ou de honte ! Pour vous je n’en ai pas. Voici la déclaration qui a été rédigée par mon père quand il a su que le danger était imminent. Je l’ai trouvée dans le meuble japonais, comme me l’avait annoncé le docteur. Prenez-la et lisez-la moi. Je n’ai ni la force ni le courage de le faire moi-même.

Et voici les papiers, mon cher Watson, qu’il me remit. Je vais vous les lire à vous, comme je les lui ai lus, à lui, cette nuit-là dans le vieux bureau. Sur l’extérieur il est écrit : « Détails sur le voyage du Gloria-Scott, depuis son départ de Falmouth le 8 octobre 1855 jusqu’à sa destruction à 15° 20’de latitude nord et 25°l4’de longitude ouest le 6 novembre. » Cette déclaration est rédigée sous forme de lettre. En voici le texte :

« Mon bien cher fils,

Maintenant que le déshonneur qui approche commence à assombrir les dernières années de ma vie, je puis écrire en toute vérité et probité que ce n’est pas la crainte de la loi, ni la perte de ma situation dans le comté, ni ma chute sous les yeux de tous ceux qui m’ont connu qui me fend le cœur : c’est l’idée que tu auras à rougir de moi, toi qui m’aimes et qui n’as jamais eu de motif pour ne point me respecter.

Mais si le coup que pour toujours je redoute s’abat sur moi, alors je désire que tu lises ceci, afin que ce soit de moi que tu apprennes jusqu’où j’ai été à blâmer. Si tout au contraire se passe bien (que le Dieu tout-puissant entende ma prière !) et si par hasard ce papier n’est pas détruit et tombe entre tes mains, je te conjure par tout ce que tu considères de plus sacré, par la mémoire de ta chère mère et par l’amour qui nous a toujours unis, d’arrêter là ta lecture, de le jeter au feu et de ne plus lui accorder la moindre pensée. Si, donc, tu poursuis cette lecture, c’est que j’aurai été préalablement démasqué et mené hors de ma maison ; ou, ce qui est plus probable étant donné ma maladie de cœur, que je serai mort avec mon secret scellé à jamais sur ma langue. Dans l’un ou l’autre cas, je n’aurais rien à te cacher. Prends par conséquent chacun de mes mots pour la vérité nue. Je le jure !

Cher enfant, je ne m’appelle pas Trevor. Lorsque j’étais beaucoup plus jeune je m’appelais James Armitage. Tu comprends à présent le choc que j’éprouvai il y a quelques semaines lorsque ton ami d’école me parla d’une manière qui pouvait me laisser supposer qu’il avait percé mon secret. Sous le nom d’Armitage, j’entrai dans une banque de Londres. Sous le nom d’Armitage, je fus déclaré coupable d’avoir contrevenu aux lois de mon pays, et je fus condamné à la relégation perpétuelle. Ne pense pas trop de mal de moi, mon petit enfant. J’avais à payer une dette d’honneur, comme on dit, et pour m’en acquitter j’ai utilisé de l’argent qui ne m’appartenait pas : j’étais certain que je pourrais le restituer avant qu’on s’aperçût qu’il manquait. Une terrible malchance s’acharna sur moi. L’argent sur lequel j’avais compté ne me fut pas donné, et un examen prématuré des comptes fit apparaître le déficit. L’affaire aurait pu s’arranger dans la clémence, mais les lois étaient appliquées plus sévèrement il y a trente ans que maintenant, et le jour de mon trente-troisième anniversaire je me trouvai enchaîné comme criminel avec trente-sept autres forçats dans l’entrepont du bateau Gloria-Scott, en partance pour l’Australie.

C’était en 1855. La guerre de Crimée battait son plein. Les vieux bateaux de forçats avaient beaucoup servi comme transports de troupes en mer Noire. Le gouvernement fut donc obligé d’utiliser des navires plus petits et moins adéquats pour reléguer ses bagnards. Le Gloria-Scott avait fait le commerce du thé avec la Chine, mais de nouveaux voiliers l’avaient supplanté : il était trop vieux, lourdement arqué avec de larges baux. Il jaugeait cinq cents tonnes. En sus de trente-huit gibiers de potence, il transportait un équipage de trente-six hommes, dix-huit soldats, un capitaine, trois lieutenants, un médecin, un aumônier et quatre gardiens. En somme, il avait une cargaison de cent âmes quand nous quittâmes Falmouth.

Les cloisons entre les cellules des forçats n’étaient pas en chêne solide comme dans les transports pénitentiaires : elles s’avérèrent minces et fragiles. Mon voisin vers l’arrière se trouvait être un gaillard que j’avais particulièrement remarqué au moment de l’embarquement. Il était jeune ; son visage clair ne portait ni barbe ni favoris ; il avait un long nez effilé, des mâchoires en casse-noix, un port de tête insouciant, et il se balançait en marchant. Par-dessus tout, il était d’une taille qui l’empêchait de passer inaperçu. Je ne crois pas qu’il y en eût un parmi nous qui lui arrivât plus haut que l’épaule. A coup sûr il ne mesurait pas moins de deux mètres ! C’était bizarre de voir au milieu de tant de figures maussades et lasses une tête qui respirait la décision et l’énergie. Quand je l’aperçus, ce fut comme un brasier dans une tempête de neige. Je fus donc satisfait de l’avoir comme voisin, et plus heureux encore quand, dans le silence mortel de la nuit, j’entendis un chuchotement contre mon oreille : il s’était débrouillé pour tailler une ouverture dans la planche qui nous séparait.

– Salut, camarade ! dit-il. Comment t’appelles-tu ? Pourquoi es-tu ici ?

Je lui répondis et lui demandai en échange qui il était.

– Je suis Jack Pendergast, me dit-il. Et, ma foi, tu apprendras à respecter mon nom !

Je me rappelais avoir entendu parler de son affaire, car peu de temps avant mon arrestation elle avait provoqué une énorme sensation dans tout le pays. C’était un homme de bonne famille et de grandes capacités, mais il était incurablement atteint d’habitudes déplorables et, par un ingénieux système d’escroquerie, il avait dépouillé quelques-uns des plus riches commerçants de Londres.

– Ah ! ah ! Tu te souviens de moi ? me demanda-t-il fièrement.

– Très bien !

– Alors peut-être te rappelles-tu un détail curieux dans mon affaire ?

– Lequel ?

– J’avais près d’un quart de million, n’est-ce pas ?

– C’est ce que l’on a dit.

– Mais on n’a rien récupéré, eh ?

– Non.

– Hé bien ! où t’imagines-tu que se trouve le fric ?

– Je n’en ai aucune idée, répondis-je.

– Juste entre mon index et mon pouce ! s’écria-t-il. Par Dieu, je possède plus de livres à mon nom que tu as de cheveux sur ta tête. Et si tu as de l’argent, mon fils, et si tu sais comment le manier et le dépenser, tu peux faire n’importe quoi ! Alors crois-tu vraisemblable qu’un type qui pourrait faire n’importe quoi, va traîner ses guêtres dans la cale puante d’un vieux cercueil plein de rats et de poux comme ce caboteur de la côte chinoise ? Non, monsieur ! Un type pareil veille sur lui-même et sur ses copains. Cramponne-toi à lui, et, sur la Bible, tu n’auras pas à t’en plaindre.

C’était sa façon de parler. D’abord je crus que de telles paroles ne signifiaient rien. Mais au bout d’un moment, quand il m’eut éprouvé et fait promettre le silence avec toute la solennité possible, il me donna à entendre qu’il y avait réellement un complot en train pour que nous nous assurions le commandement du bateau. Une douzaine de prisonniers l’avaient tramé avant de monter à bord. Pendergast en était le chef ; son argent en était le puissant moteur.

– J’avais un associé, me dit-il. Un brave type comme il y en a peu, aussi fidèle qu’un cercle à un tonneau. Et plein aux as. Un richard ! Où crois-tu qu’il se trouve en ce moment ? Hé bien ! c’est l’aumônier du bateau. L’aumônier, pas moins ! Il est monté à bord avec un habit noir et des papiers en règle. Il a assez d’argent dans sa valise pour acheter le bateau depuis la quille jusqu’à la pomme du mât. L’équipage lui est dévoué corps et âme. Il pouvait acheter les matelots à tant la douzaine au comptant et il les a payés avant qu’ils signent leur engagement. Il a deux des gardiens, plus Mercer, le second. Il aurait acheté le capitaine lui-même s’il avait cru que ça en valait la peine !

– Que devrons-nous faire, alors ? demandai-je.

– Qu’est-ce que tu crois ? Nous allons donner à quelques-uns de ces soldats une tunique plus rouge que celle dont leur tailleur les a gratifiés.

– Mais ils sont armés !

– Et nous le serons aussi, mon garçon ! Il y a une paire de pistolets pour chacun de nous. Si nous ne pouvons pas prendre ce bateau, avec tout l’équipage pour nous, alors il faudra nous renvoyer à la communale. Cette nuit tu parleras à ton copain de l’autre côté et tu verras si on peut avoir confiance en lui.

Je n’y manquai point. Il se trouva que mon autre voisin était un homme jeune dont la situation ressemblait à la mienne : il avait été condamné pour faux. Il s’appelait Evans, mais plus tard il changea dé nom comme moi, et il est à présent un citoyen riche et heureux de l’Angleterre du Sud. Tout de suite il se déclara prêt à se joindre à la conspiration, puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut. Nous n’avions pas encore quitté la Manche qu’il n’y avait plus que deux prisonniers tenus dans l’ignorance. L’un avait l’esprit faible et nous n’osions pas nous confier à lui ; l’autre était atteint de jaunisse et ne pouvait nous être d’aucun secours.

Dès le départ, rien en vérité ne pouvait nous empêcher de prendre possession du bateau. L’équipage se composait de coquins spécialement enrôlés pour cette aventure. Le faux aumônier passait dans nos cellules pour nous exhorter, – il portait un sac noir soi-disant rempli de brochures de piété, – il venait si souvent qu’à la fin du troisième jour nous avions tous, soigneusement serrés au pied de notre lit, une lime, une paire de pistolets, une livre de poudre et vingt pièces d’or. Deux des gardiens étaient aux ordres de Pendergast ; le second lieutenant était son bras droit. Nous n’avions contre nous que le capitaine, deux seconds, deux gardiens, le lieutenant Martin et ses dix-huit soldats, plus le médecin. Pourtant nous avions décidé de ne négliger aucune précaution et de procéder à l’attaque par surprise, de nuit. Mais elle eut lieu plus tôt que prévu, et voici pourquoi :

Un soir, à peu près trois semaines après notre départ, le médecin du bord était descendu pour voir l’un des prisonniers qui était malade. Passant sa main au bas de la couchette, il sentit la forme des pistolets. Sil n’avait rien dit, toute l’affaire aurait été éventée. Mais c’était un petit bonhomme nerveux : il poussa un cri de surprise et il devint si pâle que son patient devina sur l’heure ce qu’il avait découvert. Il le saisit, le bâillonna avant qu’il pût donner l’alarme, et le ficela sous sa couchette. Le médecin avait ouvert la porte qui conduisait au pont. Tous, d’un même élan, nous la franchîmes. Les deux sentinelles furent abattues, ainsi que le caporal qui était accouru pour voir ce qui se passait. A l’entrée des cabines, il y avait deux autres soldats : leurs fusils ne devaient pas être chargés, car ils ne firent pas feu sur nous, et ils furent tués tandis qu’ils essayaient de mettre la baïonnette au canon. Nous nous précipitâmes dans la cabine du capitaine ; mais au moment où nous poussions sa porte, une déflagration retentit de l’intérieur : nous le trouvâmes la tête couchée sur la carte de l’Atlantique qui était épinglée sur sa table ; l’aumônier se tenait à côté de lui, avec à la main un pistolet encore fumant. Les deux lieutenants furent arrêtés par l’équipage. Tout paraissait bel et bien réglé.

La cabine de luxe était attenante à celle du capitaine ; nous y pénétrâmes en masse et nous nous affalâmes sur les banquettes en parlant tous ensemble ; nous étions au bord de la folie, dans le sentiment de notre liberté retrouvée. Tout autour il y avait des coffres, et Wilson, le faux aumônier, en fractura un pour en extraire une douzaine de bouteilles de xérès doré. Aussitôt nous leur cassâmes le goulot et remplîmes nos gobelets. Au moment où nous les levions pour trinquer, voilà que sans avertissement ni sommations une salve de fusils nous déchira les oreilles, – la cabine s’emplit d’une fumée telle que nous ne pouvions pas voir de l’autre côté de la table. Quand elle se dissipa, je me retrouvai dans un véritable abattoir. Wilson et huit forçats se tortillaient par terre, pêle-mêle. Le sang et le xérès coulaient et se confondaient sur la table encore aujourd’hui j’ai des nausées en y pensant. Nous étions paralysés par ce spectacle, et je crois que nous nous serions rendus si Pendergast n’avait pas été là. Il mugit comme un taureau et se rua à la porte avec tous les survivants derrière lui. Face à nous, sur la poupe, il y avait le lieutenant et dix de ses hommes. Les châssis vitrés au-dessus de la table de la cabine avaient été légèrement ouverts, et ils nous avaient tiré dessus par l’entrebâillement. Avant qu’ils eussent eu le temps de recharger les fusils, nous fûmes sur eux. Ils résistèrent avec acharnement, mais nous avions l’avantage du nombre ; en cinq minutes tout fut consommé. Mon Dieu ! Y eut-il jamais semblable boucherie à bord d’un navire ? Pendergast se démenait comme un démon ; il ramassait les soldats, à croire qu’ils étaient des enfants, et les balançait par-dessus bord morts ou vifs. Un sergent horriblement blessé eut le courage de nager longtemps, jusqu’à ce que l’un de nous, pris de pitié, lui fit sauter la cervelle d’un coup bien ajusté. Quand le combat prit fin, il ne restait de nos ennemis que les deux gardiens, les deux lieutenants et le médecin.

Ce fut à leur sujet que se produisit la grande querelle. Beaucoup d’entre nous étaient fort contents d’avoir reconquis leur liberté, cela leur suffisait, ils ne tenaient pas à avoir un meurtre sur la conscience. Rien de commun en effet entre jeter par-dessus bord des soldats armés d’un fusil et assister à un massacre exécuté de sang-froid. Nous fûmes huit, trois marins et cinq forçats, à déclarer que nous ne le voulions pas. Mais il n’y eut rien à faire pour ébranler Pendergast, et ceux qui partageaient son avis. Il nous affirma que notre unique chance de sécurité consistait à achever le nettoyage et qu’il ne laisserait pas en vie une langue capable de témoigner contre nous. Il s’en fallut de peu que nous partagions le sort des prisonniers, mais finalement il nous dit que nous pouvions prendre un canot et partir. Nous sautâmes sur cette offre, tant nous étions écœurés de cette volonté sanguinaire, et nous comprenions bien qu’il n’était pas en notre pouvoir d’y mettre un terme. 0n nous donna à chacun des frusques de marin, un baril d’eau, une caisse de bœuf salé et une caisse de biscuits, plus une boussole. Pendergast nous mena devant la carte, nous expliqua que nous étions des marins naufragés dont le bateau avait sombré par 15°de latitude nord et 25°de longitude ouest. Puis il coupa l’amarre de l’embarcation et nous laissa filer.

Et maintenant j’en arrive, mon cher fils, à la partie la plus surprenante de mon récit. Les marins avaient halé bas la vergue de misaine pendant la révolte. Quand nous nous éloignâmes ils la remirent d’équerre. Comme il soufflait un léger vent du nord-est, le bateau commença à prendre de la distance. Notre canot escaladait tant bien que mal les longues vagues douces. Evans et moi, qui étions les plus instruits du groupe, nous avions pris place à l’arrière pour décider de notre destination. C’était un joli problème, car le Cap Vert était situé à plus de sept cent cinquante kilomètres sur notre nord, et la côte africaine à un millier de kilomètres sur notre est. En définitive, comme le vent venait plutôt du nord, nous pensâmes que la Sierra Leone était la meilleure solution, et nous mîmes le cap dans cette direction. L’autre bateau naviguait à ce moment presque coque noyée sur notre tribord arrière. Soudain, alors que nous regardions de son côté, nous vîmes une gerbe de fumée noire épaisse en jaillir, qui s’épanouit sur l’horizon comme un arbre gigantesque. Quelques secondes plus tard, un coup de tonnerre éclata. Lorsque la fumée fut chassée par le vent, nous ne vîmes plus trace du Gloria-Scott. Immédiatement nous virâmes de cap et rimes force de rames vers l’endroit où une brume noirâtre, flottant encore au-dessus de l’eau, indiquait la scène du sinistre.

Il nous fallut une bonne heure pour l’atteindre. D’abord nous crûmes que nous étions arrivés trop tard. Les débris d’un canot, une grande quantité de caisses et d’espars montaient et redescendaient au gré des vagues. N’ayant décelé aucun signe de vie, nous avions fait demi-tour, mais nous entendîmes appeler au secours : à une certaine distance, sur un morceau de bois, un homme gisait étendu. Nous le halâmes sur notre canot : c’était un jeune matelot qui s’appelait Hudson : il était tellement brûlé et épuisé que nous dûmes attendre le lendemain matin pour apprendre de sa bouche ce qui s’était passé.

Après notre départ, Pendergast et sa bande s’étaient mis en devoir d’exécuter les cinq prisonniers survivants. Les deux gardiens avaient été abattus et jetés par-dessus bord. Puis ç’avait été le tour du troisième lieutenant. Pendergast était alors descendu dans l’entrepont et de ses propres mains il avait tranché la gorge du malheureux médecin. Il ne restait plus que le lieutenant en premier, qui était hardi et énergique. Quand il vit que le forçat s’avançait vers lui avec un couteau ensanglanté à la main, il se dégagea de ses liens, qu’il avait préalablement desserrés, et il sauta du pont dans la cale arrière.

Une douzaine de forçats armés de pistolets descendirent pour le rattraper. Ils le trouvèrent assis près d’un baril de poudre ouvert, une boîte d’allumettes dans la main. Ce baril était l’un des cent que transportait le bateau, Il jura qu’il ferait tout sauter s’il était molesté. Quelques minutes plus tard, ce fut l’explosion. Hudson pensait qu’elle avait été causée par un coup de pistolet mal dirigé plutôt que par l’allumette du lieutenant. Mais quelle qu’en fût la cause, le Gloria-Scott était anéanti, ainsi que la canaille qui en avait pris le commandement.

Telle est, mon cher enfant, l’histoire résumée en peu de mots de la terrible affaire dans laquelle je me suis trouvé engagé. Le lendemain, nous fûmes repérés par le brick Hotspur qui se dirigeait vers l’Australie, et son capitaine nous crut sans difficulté quand nous lui affirmâmes que nous étions les survivants d’un bateau de voyageurs qui avait fait naufrage. Le Gloria-Scott fut déclaré par l’Amirauté perdu en mer. Jamais son véritable destin n’a été révélé. Après un excellent voyage, le Hotspur nous débarqua à Sydney, où Evans et moi prîmes de faux noms. Nous nous dirigeâmes vers les terres aurifères ; là, parmi la foule cosmopolite qui était rassemblée, nous abandonnâmes pour toujours notre première identité.

Je n’ai pas besoin de relater la suite. Nous avons fait fortune, nous avons voyagé, et nous sommes revenus en Angleterre comme des coloniaux enrichis pour y acheter des terres. Pendant plus de vingt ans nous avons mené une existence paisible et utile, en espérant que notre passé était à jamais enterré. Imagine donc ce que j’ai pu éprouver quand dans le marin qui survint. Je reconnus instantanément l’homme que nous avions sauvé du naufrage ! Je ne sais comment il avait retrouvé nos traces, mais il était décidé à profiter de notre peur. Tu comprends maintenant pourquoi je m’efforçais de maintenir la paix entre vous. Et, dans une certaine mesure, tu sympathiseras avec la terreur qui m’habite, depuis qu’il a quitté la maison avec des menaces sur la langue pour se rendre auprès de son autre victime. »

Au-dessous est écrit, d’une main si tremblante qu’on peut à peine lire : « Beddoes m’avertit en code que H. a tout dit. Doux Seigneur, ayez pitié de nos âmes ! »

Voilà le récit que j’ai lu cette nuit-là au jeune Trevor, et je crois, Watson, qu’étant donné les circonstances, c’était un récit plutôt dramatique. Mon brave ami eut le cœur brisé. Il alla en Extrême-Orient s’occuper de plantations de thé, où il réussit bien. Quant au marin et à Beddoes, je n’ai jamais eu de nouvelles de l’un ou de l’autre à partir du jour où a été écrite cette lettre. Tous deux ont disparu complètement. Or la police n’avait reçu aucune dénonciation : si bien que Beddoes a pris une menace pour l’exécution de la menace. La police croit que Hudson et Beddoes se sont mis d’accord pour partir ensemble. Pour ma part, je pense que la vérité est exactement l’inverse. Il est probable que Beddoes, poussé au désespoir et se croyant déjà trahi, s’est vengé sur Hudson et a quitté le pays en emportant autant d’argent qu’il le pouvait. Tels sont les faits de l’affaire, docteur, et s’ils peuvent êtres utiles à votre collection, je les mets bien volontiers à votre disposition.

LE RITUEL DES MUSGRAVE

LE RITUEL DES MUSGRAVE{5}

Une anomalie qui m’a souvent frappé dans le caractère de mon ami Sherlock Holmes, c’était que, bien que dans ses façons de penser il fût le plus clair et le plus méthodique des hommes, et bien qu’il affectât dans sa mise une certaine recherche d’élégance discrète, il n’en était pas moins, dans ses habitudes personnelles, un des hommes les plus désordonnés qui aient jamais poussé à l’exaspération le camarade qui partageait sa demeure. Non pas que je sois, moi-même, le moins du monde, tatillon sous ce rapport. La campagne d’Afghanistan, avec ses rudes travaux, ses dures secousses, venant s’ajouter à une tendance naturelle chez moi pour la vie de bohème, m’a rendu un peu plus négligent qu’il ne sied à un médecin. Mais il y a une limite et, quand je découvre un homme qui garde ses cigarettes dans le seau à charbon, son tabac dans une pantoufle persane, et les lettres à répondre fichées à l’aide d’un grand couteau au beau milieu de la tablette en bois de la cheminée, alors, je commence à arborer des airs vertueux. J’ai toujours estimé, quant à moi, que la pratique du pistolet devait être strictement un exercice de plein air et, lorsque Holmes, dans un de ses accès de bizarrerie, prenait place dans un fauteuil, avec son revolver et une centaine de cartouches, et qu’il se mettait à décorer le mur d’en face d’un semis de balles qui dessinaient les initiales patriotiques V. R. {6}, j’ai chaque fois éprouvé l’impression très nette que ni l’atmosphère ni l’aspect de notre living n’y gagnaient.

Nos pièces étaient toujours pleines de produits chimiques et de reliques de criminels qui avaient une singulière façon de s’aventurer dans des lieux invraisemblables, de se montrer dans le beurrier ou dans des endroits encore moins indiqués. Mais mon grand supplice, c’étaient ses papiers. Il avait horreur de détruire des documents, et surtout ceux qui se rapportaient à ses enquêtes passées ; malgré cela, il ne trouvait guère qu’une ou deux fois par an l’énergie qu’il fallait pour les étiqueter et les ranger, car, comme j’ai eu l’occasion de le dire en je ne sais quel endroit de ces Mémoires décousus, les crises d’énergie et d’ardeur qui s’emparaient de lui lorsqu’il accomplissait les remarquables exploits auxquels est associé son nom étaient suivies de périodes léthargiques pendant lesquelles il demeurait inactif, entre son violon et ses livres, bougeant à peine, sauf pour aller du canapé à la table. Ainsi, de mois en mois, les papiers s’accumulaient, jusqu’à ce que tous les coins de la pièce fussent encombrés de paquets de manuscrits qu’il ne fallait à aucun prix brûler et que seul leur propriétaire pouvait ranger. Un soir d’hiver, comme nous étions assis près du feu, je me risquai à lui suggérer que, puisqu’il avait fini de coller des coupures dans son registre ordinaire, il pourrait employer les deux heures suivantes à rendre notre pièce un peu plus habitable. Il ne pouvait contester la justesse de ma demande, aussi s’en fut-il, le visage déconfit, à sa chambre à coucher d’où il revint bientôt, tirant derrière lui une grande malle en zinc. Il la plaça au milieu de la pièce et, s’accroupissant en face, sur un tabouret, il en leva le couvercle. Je pus voir qu’elle était déjà au tiers pleine de papiers réunis en liasses de toutes sortes avec du ruban rouge.

– Il y a là, Watson, dit-il en me regardant avec des yeux malicieux, pas mal d’enquêtes. Je pense que si vous saviez tout ce que j’ai dans cette boîte, vous me demanderiez d’en exhumer quelques-unes au lieu d’en enfouir de nouvelles.

– Ce sont les souvenirs de vos premiers travaux ? J’ai, en effet, souvent souhaité de posséder des notes sur ces affaires.

– Oui, mon cher. Toutes ces enquêtes remontent au temps où mon biographe n’était pas encore venu chanter ma gloire. (Il soulevait les liasses l’une après l’autre, d’une façon en quelque sorte tendre et caressante.) Ce ne sont pas toutes des succès, mais il y a là quelques jolis petits problèmes. Voici les souvenirs des assassins de Tarleton, l’affaire de Vanberry, le marchand de vin, les aventures de la vieille Russe, et la singulière affaire de la béquille en aluminium, ainsi qu’un récit détaillé du pied-bot Ricoletti et de son horrible femme. Et voici… ah ! cela, c’est réellement un objet de choix !

Il plongea le bras au fond de la caisse et en retira une petite boîte en bois munie d’un couvercle à glissière, comme en ont celles où on range les jouets d’enfant. Il en sortit un morceau de papier chiffonné, une vieille clé en laiton, une cheville de bois à laquelle était attachée une pelote de corde et trois vieux disques de métal rouillé.

– Eh bien, mon garçon, que dites-vous de ce lot-là ? demanda-t-il en souriant de l’expression de mon visage.

– C’est une curieuse collection.

– Très curieuse, et l’histoire qui s’y rattache vous frappera comme plus curieuse encore.

– Ces reliques ont une histoire, alors ?

– À tel point qu’elles sont bel et bien de l’Histoire.

– Que voulez-vous dire par là ?

Sherlock Holmes les prit une à une et les posa sur le bord de la table. Puis il se rassit dans son fauteuil et les considéra, une lueur de satisfaction dans les yeux.

– C’est là, dit-il, tout ce qu’il me reste pour me rappeler l’épisode du Rituel des Musgrave.

Je l’avais, à plusieurs reprises, entendu mentionner cette affaire, bien que je n’eusse jamais pu en recueillir les détails.

– Je serais si content si vous vouliez m’en faire le récit…

– Et laisser ce fouillis tel quel ? s’écria-t-il malicieusement. Votre amour de l’ordre n’en souffrira pas tellement, somme toute, Watson, et moi je serais content que vous ajoutiez cette affaire à vos Mémoires, car elle comporte certains points qui la rendent absolument unique dans les annales criminelles de ce pays et, je crois, de tous les pays. Une collection de menus exploits serait assurément incomplète si elle ne contenait point le récit de cette singulière enquête.

Vous vous rappelez peut-être comment l’affaire du Gloria Scott et ma conversation avec le malheureux dont je vous ai raconté le sort dirigèrent pour la première fois mon attention vers la profession que j’allais exercer ma vie durant. Vous me connaissez, maintenant que mon nom s’est répandu partout, maintenant que le public et la police officielle admettent que je suis l’ultime instance à laquelle on fait appel dans les affaires douteuses. Même quand vous avez fait ma connaissance, au temps de l’affaire que vous avez perpétuée dans L’Étude en rouge, je m’étais déjà créé une clientèle considérable, bien que pas très lucrative. Vous ne pouvez guère vous rendre compte des difficultés que j’ai d’abord éprouvées et du temps qu’il m’a fallu avant de réussir à atteindre le premier rang.

Quand je suis venu à Londres, à mes débuts, j’avais un appartement dans Montague Street, juste au coin en partant du British Museum, et là, j’attendais, occupant mes trop nombreuses heures de loisir à l’étude de toutes les branches de la science susceptibles de m’être profitables. De temps en temps, des affaires s’offraient à moi, grâce surtout à l’entremise de quelques anciens camarades d’études, car, dans les dernières années de mon séjour à l’université, on avait pas mal parlé de moi et de mes méthodes. La troisième de ces affaires fut le Rituel des Musgrave et c’est à l’intérêt qu’éveilla ce singulier enchaînement d’événements et aussi aux résultats auxquels il aboutit, que je fais remonter les premières étapes sérieuses de ma réussite actuelle.

Reginald Musgrave avait été au même collège que moi et je le connaissais quelque peu. En règle générale il n’était pas très populaire parmi les étudiants, quoiqu’il m’ait toujours semblé que ce que l’on considérait chez lui comme de l’orgueil n’était, en réalité, qu’un effort pour couvrir un extrême manque naturel de confiance en soi. D’aspect, c’était un homme d’un type suprêmement aristocratique, mince, avec un long nez, de grands yeux, une allure indolente et pourtant courtoise. C’était, en effet, le rejeton d’une des plus vieilles familles du royaume, bien que sa branche fût une branche cadette qui s’était séparée des Musgrave du Nord à une certaine époque du XVIème siècle pour s’établir dans l’ouest du Sussex, où le manoir de Hurlstone constitue peut-être le plus vieux bâtiment habité du comté. Quelque chose du lieu de sa naissance semblait adhérer à l’homme, et je n’ai jamais regardé son visage pâle et ardent, ou bien considéré son port de tête, sans les associer aux voûtes grises, aux fenêtres à meneaux et à toutes ces vénérables reliques d’un château féodal. De temps en temps, nous nous laissions aller à bavarder et je peux me rappeler que, plus d’une fois, il exprima un vif intérêt pour mes méthodes d’observation et de déduction.

Il y avait quatre ans que je ne l’avais vu, quand, un matin, il entra dans mon logis de Montague Street. Il n’avait guère changé ; il était habillé comme un jeune homme à la mode – ce fut toujours un peu un dandy – et il gardait ces mêmes manières tranquilles et douces qui l’avaient jadis caractérisé.

– Qu’êtes-vous donc devenu, Musgrave ? lui demandai-je après une cordiale poignée de main.

– Sans doute avez-vous appris la mort de mon père, dit-il. Il a été emporté il y a deux ans environ. Depuis lors, j’ai, naturellement, dû administrer le domaine de Hurlstone, et comme je suis député de ma circonscription en mème temps, ma vie a été assez occupée ; mais j’ai appris, Holmes, que vous employiez à des fins pratiques ces dons avec lesquels vous nous étonniez.

– Oui, dis-je, je me suis mis à vivre de mon intelligence.

– Je suis enchanté de l’apprendre, car vos conseils aujourd’hui me seraient infiniment précieux. Il s’est passé chez nous, à Hurlstone, d’étranges événements sur lesquels la police a été absolument incapable de jeter une lumière quelconque. C’est vraiment la plus extraordinaire et la plus inexplicable affaire.

Vous imaginez, Watson, avec quel empressement je l’écoutais, car c’était l’occasion même que j’avais si ardemment désirée pendant tous ces longs mois d’inaction, qui semblait se trouver à ma portée. Tout au fond de mon cœur, je me croyais capable de réussir là où d’autres échouaient et j’avais cette fois la possibilité de me mettre à l’épreuve.

– Je vous en prie, donnez-moi les détails ! m’écriai-je.

Reginald Musgrave s’assit en face de moi et alluma une cigarette que j’avais poussée vers lui.

– Il faut que vous sachiez, dit-il, que, bien que célibataire, je dois entretenir à Hurlstone tout un personnel domestique, car les bâtiments sont vieux et mal distribués et il faut s’en occuper pas mal. J’ai aussi des chasses gardées et, pendant la belle saison, j’ai d’ordinaire beaucoup d’invités, de sorte que cela n’irait plus si on manquait de personnel. Il y a donc, en tout, huit bonnes, le cuisinier, le sommelier, deux valets de pied et un garçon. Le jardin et les écuries ont, naturellement, leur personnel à eux.

« De ces domestiques, celui qui a été le plus longtemps à notre service était le sommelier Brunton. Quand il a été d’abord engagé par mon père ; c’était un maître d’école sans situation mais, homme de caractère et plein d’énergie, il devint vite inappréciable dans la maison. C’était aussi un bel homme, bien planté, au front magnifique et, bien qu’il ait été avec nous pendant vingt ans, il ne peut aujourd’hui en avoir plus de quarante. Avec ses avantages personnels, ses dons extraordinaires – car il sait plusieurs langues et joue presque de tous les instruments de musique –, c’est étonnant qu’il se soit si longtemps contenté d’une situation pareille, mais je suppose qu’il se trouvait confortablement installé et qu’il n’avait pas l’énergie de changer. Le sommelier de Hurlstone est un souvenir qu’emportent tous ceux qui nous rendent visite.

« Mais ce parangon a un défaut. C’est un peu un don Juan, et vous pouvez imaginer que, pour un homme comme lui, le rôle n’est pas très difficile à jouer, dans ce coin tranquille de campagne. Quand il était marié, tout allait bien, mais depuis qu’il est veuf, les ennuis qu’il nous a faits n’ont pas cessé. Il y a quelques mois, nous espérions qu’il allait de nouveau se fixer, car il se fiança à Rachel Howells, notre seconde femme de chambre, mais il l’a jetée par-dessus bord depuis et s’est mis à courtiser Jane Trigellis, la fille du premier garde-chasse. Rachel, qui est une très bonne fille, mais celte et, par conséquent, d’un caractère emporté, a eu un sérieux commencement de fièvre cérébrale et circule maintenant – ou plutôt circulait hier encore – dans la maison comme l’ombre aux yeux noirs de ce qu’elle était naguère. Ce fut là notre premier drame à Hurlstone ; mais il s’en est produit un autre qui l’a chassé de nos pensées et qui fut précédé de la disgrâce et du congédiement du sommelier Brunton.

« Voici comment cela s’est passé. Je vous ai dit que l’homme était intelligent, et c’est cette intelligence même qui a causé sa perte, car elle semble l’avoir conduit à se montrer d’une insatiable curiosité à l’égard des choses qui ne le concernaient nullement. Je n’imaginais pas où cela le mènerait, jusqu’au moment où un accident très simple m’a ouvert les yeux.

« Je vous ai dit que la maison est assez mal distribuée. Une nuit de la semaine dernière – celle de jeudi pour être plus précis –, je constatai que je ne pouvais dormir, pour avoir, après dîner, sottement pris une tasse de café noir très fort. Jusqu’à deux heures du matin j’ai lutté contre cette insomnie, puis j’ai compris que c’était tout à fait inutile ; je me suis donc levé, et j’ai allumé la bougie, dans l’intention de continuer la lecture d’un roman. Comme j’avais laissé le livre dans la salle de billard, j’ai passé ma robe de chambre et je suis allé le chercher.

« Pour parvenir à la salle de billard, je devais descendre un escalier, puis traverser l’amorce du couloir qui menait à la bibliothèque et à la salle d’armes. Imaginez ma surprise quand, en regardant le couloir devant moi, j’aperçus une lueur qui provenait de la porte ouverte de la bibliothèque. J’avais moi-même éteint la lampe et fermé la porte avant d’aller me coucher. Naturellement je pensai tout d’abord à des cambrioleurs. Les murs des couloirs, à Hurlstone, sont abondamment ornés de trophées et d’armes anciennes. Saisissant une hache d’armes et laissant là ma bougie, je me suis avancé doucement sur la pointe des pieds et, par la porte ouverte, j’ai regardé à l’intérieur de la bibliothèque.

« Brunton, le sommelier, était là, assis dans un fauteuil, avec, sur son genou, un petit morceau de papier qui ressemblait à une carte, le front appuyé dans sa main, il réfléchissait profondément. Je demeurai muet d’étonnement à l’observer d’où j’étais, dans l’ombre. Une petite bougie, au bord de la table, répandait une faible lumière, mais elle suffisait pour me montrer qu’il était complètement habillé. Soudain, pendant que je regardais, il se leva de son siège et, se dirigeant vers un bureau, sur le côté, il l’ouvrit et en tira un des tiroirs. Il y prit un papier et, revenant s’asseoir, le posa à plat près de la bougie, au bord de la table, et se mit à l’étudier avec une minutieuse attention. Mon indignation à la vue de ce tranquille examen de nos papiers de famille m’emporta si fort que je fis un pas en avant. Brunton, en levant les yeux, me vit dans l’encadrement de la porte. D’un bond il fut debout, son visage devint livide de crainte, et il fourra à l’intérieur de son vêtement le papier, qui ressemblait à une carte, qu’il était en train d’étudier.

« – Quoi ! dis-je, c’est ainsi que vous nous remerciez de la confiance que nous avons mise en vous ? Vous quitterez mon service demain.

« Il s’inclina, de l’air d’un homme qui est complètement écrasé et s’esquiva sans dire un mot. La bougie était toujours sur la table et à sa lumière je jetai un coup d’œil pour voir quel était le papier qu’il avait pris dans le bureau. À ma grande surprise, je vis que ce n’était pas une chose importante, mais simplement une copie des questions et des réponses de cette vieille règle singulière qu’on appelle le Rituel des Musgrave. C’est une sorte de cérémonie particulière à notre famille, que, depuis des siècles, tous les Musgrave, en atteignant leur majorité, ont accomplie – quelque chose qui n’a qu’un intérêt personnel et qui, s’il présente, comme nos blasons et nos écus, une vague importance aux yeux de l’archéologue, n’a, en soi, aucune utilité pratique, quelle qu’elle soit.

– Nous reviendrons à ce papier tout à l’heure, dis-je.

– Si vous pensez que c’est vraiment nécessaire… répondit-il, en hésitant un peu. Pour continuer mon exposé, cependant, j’ai refermé le bureau, en me servant pour cela de la clé que Brunton avait laissée, et j’avais fait demi-tour pour m’en aller quand je fus surpris de voir que le sommelier était revenu et se tenait devant moi.

« – Monsieur Musgrave, monsieur, s’écria-t-il d’une voix que l’émotion étranglait, je ne puis supporter ma disgrâce, monsieur ; toute ma vie, ma fierté m’a placé au-dessus de ma situation et la disgrâce me tuerait ; vous aurez mon sang sur la conscience, monsieur – sur votre conscience, c’est un fait –, si vous m’acculez au désespoir. Si vous ne pouvez me garder après ce qui s’est passé, pour l’amour de Dieu, alors, laissez-moi vous donner congé et m’en aller dans un mois, de mon propre gré. Cela je pourrais le supporter, monsieur Musgrave, mais non d’être chassé au vu de tous les gens que je connais si bien.

« – Vous ne méritez pas tant d’égards, Brunton, répondis-je. Votre conduite a été trop infâme : cependant, comme il y a longtemps que vous êtes dans la famille, je ne désire pas vous infliger un affront public. Disparaissez dans une semaine et donnez de votre départ la raison que vous voudrez.

« – Rien qu’une semaine, monsieur ! s’écria-t-il d’une voix désespérée. Une quinzaine, dites : au moins, une quinzaine.

« – Une semaine ; et vous pouvez estimer que je vous ai traité avec indulgence.

« Il s’en alla sans bruit, la tête tombant sur la poitrine, comme un homme accablé, tandis que j’éteignais la lumière et regagnais ma chambre.

« Pendant les deux jours qui suivirent cet incident, Brunton se montra fort zélé à remplir ses devoirs. Je ne fis aucune allusion à ce qui s’était passé et j’attendis avec quelque curiosité de voir comment il couvrirait sa disgrâce. Au matin du troisième jour, pourtant, il ne vint pas, comme c’était son habitude, après le petit déjeuner, prendre mes instructions pour la journée. Comme je quittais la salle à manger, je rencontrai par hasard Rachel Howells, la bonne. Je vous ai dit qu’elle n’était que tout récemment remise de maladie et elle avait l’air si lamentablement pâle et blême que je la grondai parce qu’elle travaillait.

« – Vous devriez être au lit, dis-je. Vous reviendrez travailler quand vous serez plus forte.

« Elle me regarda avec une expression si étrange que je commençai de la soupçonner d’avoir le cerveau dérangé.

« – Je suis assez forte, monsieur Musgrave, répondit-elle.

« – Nous verrons ce que dira le docteur ! Il faut en tout cas que vous cessiez de travailler, à présent, et, quand vous descendrez, voulez-vous dire à Brunton que je désire le voir ?

« – Le sommelier est parti, dit-elle.

« – Parti ! Parti où ?

« – Il est parti. Personne ne l’a vu. Il n’est pas dans sa chambre. Oh, oui, il est parti – il est parti.

« Elle recula et tomba contre le mur, en poussant des cris et en riant, et je restai là, horrifié par cette crise hystérique, puis, je me précipitai vers la cloche pour appeler à l’aide. Pendant qu’on emmenait dans sa chambre la fille toujours criant et sanglotant, je m’informai de Brunton. Il n’y avait pas de doute : il avait disparu. Il n’avait pas dormi dans son lit, personne ne l’avait vu depuis qu’il s’était rendu dans sa chambre la veille, et pourtant il était difficile de voir comment il avait pu quitter la maison, puisqu’on avait, au matin, trouvé les portes et les fenêtres fermées à clé. Ses habits, sa montre et même son argent étaient chez lui – mais le complet noir qu’il portait d’ordinaire n’était pas là. Ses pantoufles aussi avaient disparu, mais il avait laissé ses souliers. Où donc Brunton avait-il pu aller pendant la nuit et qu’était-il devenu à présent ?

« Naturellement, nous avons fouillé la maison de la cave au grenier, mais il n’y avait aucune trace de l’homme. La maison est, je vous l’ai dit, un labyrinthe, surtout l’aile primitive qui, pratiquement, est maintenant inhabitée, mais nous avons tout retourné, dans chaque chambre, chaque mansarde, sans découvrir la moindre trace du disparu. Il me semblait incroyable qu’il ait pu s’en aller en laissant là tout ce qui lui appartenait, et pourtant où pouvait-il être ? J’ai fait venir la police locale, mais sans succès. Il avait plu la nuit précédente, et nous avons examiné la pelouse et les allées tout autour de la maison, mais en vain. Les choses en étaient là quand un nouvel incident détourna complètement notre attention de ce premier mystère.

« Pendant deux jours, Rachel Howells avait été si malade, en proie tantôt au délire, tantôt à l’hystérie, qu’une infirmière s’occupait d’elle et la veillait. La troisième nuit qui suivit la disparition de Brunton, l’infirmière, jugeant sa malade placidement endormie, se laissa aller à sommeiller dans son fauteuil ; quand elle se réveilla, aux premières heures du matin, elle trouva le lit vide, la fenêtre ouverte et plus trace de la malade. Tout de suite on m’éveilla et, avec les deux valets de pied, je partis sans retard à la recherche de la disparue. Il n’était pas difficile de dire quelle direction elle avait prise, car, en partant de dessous sa fenêtre, nous pouvions aisément suivre la trace de ses pas à travers la pelouse jusqu’au bord de l’étang, où elles disparaissaient, tout près du chemin de gravier qui mène hors de la propriété. L’étang, à cet endroit, a huit pieds de profondeur, et vous imaginez ce que nous avons éprouvé quand nous avons vu que la piste de la pauvre démente s’arrêtait au bord même.

« Tout de suite, naturellement, les barges furent là et on se mit au travail pour chercher le corps de la fille, mais nous n’avons pu en trouver trace ; par contre, nous avons ramené à la surface une chose des plus inattendues. C’était un sac de toile qui contenait, avec une masse de vieux métal rouillé et décoloré, plusieurs galets ou morceaux de verre de couleur sombre. Cette étrange trouvaille fut tout ce que nous avons pu extraire de l’étang et, bien que nous ayons fait hier toutes les recherches et enquêtes possibles, nous ne savons rien ni du sort de Rachel Howells, ni de celui de Richard Brunton. La police du comté y perd son latin, et je suis venu vers vous, parce que je vous considère comme mon ultime ressource.

Vous pouvez supposer, Watson, avec quelle attention j’ai écouté cette extraordinaire suite d’événements et comme je m’efforçais de les ajuster ensemble et d’imaginer un fil quelconque auquel on pourrait les rattacher tous.

Le sommelier était parti. La fille était partie. La fille avait aimé le sommelier, mais avait eu ensuite des raisons de le haïr. Elle avait de ce sang gallois, fougueux et passionné ! Elle avait été terriblement surexcitée aussitôt que l’homme avait disparu. Elle avait jeté dans l’étang un sac qui contenait des choses bizarres. Autant de facteurs qu’il fallait prendre en considération, et cependant aucun n’allait au fond de l’affaire. Il s’agissait de savoir quel était le point de départ de cet enchaînement d’événements, là se trouvait l’extrémité de cette filière embrouillée.

– Il faut, Musgrave, dis-je, que je voie le papier qui, aux yeux de votre sommelier, valait assez la peine d’être consulté pour qu’il encoure le risque de perdre sa place.

– C’est une chose assez absurde que notre Rituel, répondit-il, mais il a, du moins, pour le sauver et l’excuser, la grâce de l’antiquité. J’ai là une copie des questions et des réponses, si vous voulez prendre la peine d’y jeter un coup d’œil…

Il me passa ce papier, celui que j’ai là, Watson, et voici l’étrange catéchisme auquel chaque Musgrave devait se soumettre quand il arrivait à l’âge d’homme. Je vous lis questions et réponses, telles qu’elles viennent :

– À qui appartenait-elle ?

– À celui qui est parti.

– Qui doit l’avoir ?

– Celui qui viendra.

– Quel était le mois ?

– Le sixième en partant du premier.

– Où était le soleil ?

– Au-dessus du chêne.

– Où était l’ombre ?

– Sous l’orme.

– Comment y avancer ?

– Au nord par dix et par dix, à l’est par cinq et par cinq, au sud par deux et par deux, à l’ouest par un et par un et ainsi dessous.

– Que donnerons-nous en échange ?

– Tout ce qui est nôtre.

– Pourquoi devons-nous le donner ?

– À cause de la confiance.

– L’original n’est pas daté, mais il a l’orthographe du milieu du XVIème siècle, me signala Musgrave. J’ai peur toutefois qu’il ne puisse guère vous aider à résoudre ce mystère.

– Du moins, dis-je, nous fournit-il un autre mystère, et celui-ci est même plus intéressant que le premier. Et il peut se faire que la solution de l’un se trouve être la solution de l’autre. Vous m’excuserez, Musgrave, si je dis que votre sommelier me semble avoir été un homme très fort et avoir eu l’esprit plus clair et plus pénétrant que dix générations de ses maîtres.

– J’ai peine à vous suivre, répondit Musgrave. Ce papier me semble, à moi, n’avoir aucune importance pratique.

– Et, à moi, il me semble immensément pratique et j’imagine que Brunton en avait la même opinion. Sans doute l’avait-il déjà vu avant cette nuit où vous l’avez surpris.

– C’est bien possible. Nous ne prenions pas la peine de le cacher.

– Il désirait simplement, en cette dernière occasion, se rafraîchir la mémoire. Il avait, si je comprends bien, une espèce de carte qu’il comparait avec le manuscrit et qu’il a mise dans sa poche quand vous avez paru ?

– C’est bien cela. Mais en quoi pouvait l’intéresser cette vieille coutume de famille, et que signifie ce rabâchage ?

– Je ne pense pas que nous éprouverons de grandes difficultés à l’établir, dis-je. Avec votre permission nous prendrons le premier train pour le Sussex et nous examinerons la question un peu plus à fond sur les lieux.

Ce même après-midi nous retrouva tous les deux à Hurlstone. Peut-être avez-vous vu des images ou lu des descriptions de cette fameuse résidence, aussi n’en parlerai-je que pour vous dire que la construction a la forme d’un L dont la ligne montante serait la partie la plus moderne et la base, la portion originale sur laquelle l’autre s’est greffée. Au-dessous de la porte basse, au lourd linteau, au centre de cette partie antique, est gravée la date 1607, mais les connaisseurs conviennent tous que les poutres et la maçonnerie sont en réalité bien plus vieilles que cela. Les murs, d’une épaisseur énorme, et les fenêtres, toutes petites, ont, au siècle dernier, chassé la famille dans l’aile nouvelle et l’ancienne étant désormais utilisée comme réserve et comme cave, quand toutefois on s’en servait. Un parc splendide avec de beaux vieux arbres, entourait la maison, et l’étang dont avait parlé mon client s’étendait tout près de l’avenue, à deux cents mètres environ du bâtiment. J’étais déjà bien convaincu, Watson, qu’il ne s’agissait pas de trois mystères distincts, mais d’un seul et que si je pouvais déchiffrer sans erreur le Rituel, j’aurais en main le fil qui me guiderait vers la vérité, aussi bien en ce qui concernait le sommelier Brunton que pour Howells, la bonne. C’est à cela que j’ai appliqué toute mon énergie. Pourquoi ce domestique était-il si anxieux de bien posséder cette ancienne formule ? Évidemment parce qu’il y voyait quelque chose qui avait échappé à toutes ces générations de grands propriétaires et dont il escomptait quelque avantage personnel. Qu’était-ce donc et en quoi cela avait-il influencé son destin ? Pour moi, il était évident, à la lecture du Rituel, que les mesures devaient se rapporter à un certain endroit auquel le reste du document faisait allusion et que si nous parvenions à trouver cet endroit, nous serions sur la bonne voie pour apprendre quel était le secret que les vieux Musgrave avaient cru nécessaire de garder de façon si curieuse. Deux points de repère nous étaient fournis au départ : un chêne et un orme. Pour le chêne, cela ne pouvait faire de question. Juste en face de la maison, sur le côté gauche de l’avenue, se dressait un chêne patriarche, un des plus magnifiques arbres que j’eusse jamais vus.

– Cet arbre était-il là, m’enquis-je comme nous passions à côté, lorsque votre Rituel a été écrit ?

– Selon toute probabilité, il était là au temps de la conquête normande. Il mesure sept mètres de tour.

Un de mes points était ainsi bien assuré.

– Avez-vous de vieux ormes ?

– Il y en avait un très vieux là-bas, mais il a été frappé par la foudre il y a dix ans, et on en a enlevé la souche.

– On peut voir où il était ?

– Oh ! oui.

– Il n’y en a pas d’autres ?

– Pas de vieux, mais il y a quantité de hêtres.

– J’aimerais voir où se dressait l’orme.

Nous étions venus en dog-cart et mon client me conduisit tout de suite, sans même entrer dans la maison, à l’excavation, dans la pelouse, où l’orme s’était dressé. C’était presque à mi-chemin entre le chêne et la maison. Mon enquête semblait progresser.

– Je suppose qu’il n’est pas possible de savoir quelle était sa hauteur ? demandai-je.

– Je peux vous la donner tout de suite : un peu moins de vingt mètres.

– Comment se fait-il que vous sachiez cela ? ai-je demandé, surpris.

– Quand mon vieux précepteur me donnait à faire un exercice de trigonométrie, cela s’appliquait toujours à des hauteurs à déterminer. Dans ma jeunesse, j’ai calculé la hauteur de tous les arbres et de tous les bâtiments de la propriété.

C’était un coup de veine inattendu. Mes données arrivaient plus vite que je n’aurais pu raisonnablement l’espérer.

– Dites-moi, votre sommelier vous a-t-il jamais posé pareille question ?

Reginald Musgrave me regarda, étonné.

– Maintenant que vous me le rappelez, répondit-il, Brunton m’a effectivement demandé la hauteur de cet arbre, il y a quelques mois, à propos d’une petite discussion avec le valet d’écurie.

C’était une excellente nouvelle, Watson, car elle me prouvait que j’étais sur la bonne voie. J’ai regardé le soleil ; il était encore assez bas dans le ciel et j’ai calculé qu’en moins d’une heure il serait juste au-dessus des branches les plus élevées du vieux chêne. Une des conditions stipulées dans le Rituel serait alors remplie. Et l’ombre de l’orme devait vouloir dire la partie la plus extrême de l’ombre, sans quoi on aurait pris le tronc comme point de repère. Il fallait donc trouver l’endroit où l’extrémité de l’ombre tomberait quand le soleil s’écarterait du chêne.

– Cela à dû être difficile, Holmes, l’orme n’étant plus là.

– Eh bien ! je savais du moins que si Brunton était capable de le trouver, je le pouvais aussi. En outre, il n’y avait vraiment pas de difficulté. Je suis allé avec Musgrave dans son bureau et là j’ai taillé moi-même cette cheville à laquelle j’ai attaché cette longue ficelle en y faisant un nœud tous les mètres. J’ai pris ensuite deux morceaux de canne à pêche qui mesuraient tout juste deux mètres, et je suis retourné avec mon client à l’ancien emplacement de l’orme. Le soleil effleurait tout juste le sommet du chêne. J’ai dressé la canne à pêche, j’ai marqué la direction de l’ombre et je l’ai mesurée. Elle avait trois mètres de long.

Bien entendu le calcul était simple. Si une canne à pêche de deux mètres projetait une ombre de trois mètres, un arbre de vingt mètres en projetterait une de trente, et la direction dans les deux cas serait la même, bien entendu. J’ai mesuré la distance voulue, ce qui m’amena presque au mur de la maison, endroit où j’ai planté une fiche. Vous pouvez imaginer ma joie, Watson, quand, à moins de deux pouces de ma fiche, je découvris, dans le sol, un trou conique. J’étais sûr que c’était la marque qu’avait faite Brunton en prenant ses mesures et que j’étais sur sa piste.

Depuis ce point de départ, je me mis à avancer, après avoir d’abord vérifié les points cardinaux à l’aide de la boussole de poche. Dix pas m’amenèrent sur une ligne parallèle au mur de la maison et de nouveau j’ai marqué cet endroit avec une cheville. Puis j’ai, avec grand soin, fait cinq pas à l’est et deux au sud, ce qui me conduisit au seuil même de la vieille porte. Deux autres pas à l’ouest impliquaient alors que je devais marcher vers le corridor dallé et que là était l’endroit qu’indiquait le Rituel.

Je n’ai jamais ressenti un tel frisson de déception, Watson. Un moment, il me sembla qu’il devait y avoir une erreur radicale dans mes calculs. Le soleil couchant éclairait en plein le sol du corridor et je pouvais voir que son pavage de pierres grises, usées par les pas, était solidement assemblé par du ciment et n’avait certainement pas été bougé depuis de longues années. Brunton n’avait pas travaillé par là. J’ai frappé sur le sol, mais partout il rendait le même son et il n’y avait nul signe de fissure ou de crevasse. Par bonheur, Musgrave, qui avait commencé à saisir le sens de mes actes et qui ne se passionnait pas moins que moi, sortit son manuscrit pour vérifier mes calculs.

– Et « en dessous » ? s’écria-t-il. Vous avez oublié le « et en dessous » !

J’avais pensé que cela voulait dire que nous devions creuser, mais alors, naturellement, je vis tout de suite que j’avais tort.

– Il y a donc une cave sous ces dalles ? m’écriai-je.

– Oui, et aussi vieille que la maison. En descendant ici, par cette porte.

Nous descendîmes les degrés en colimaçon d’un escalier de pierre, et mon compagnon, frottant une allumette, alluma une grosse lanterne qui se trouvait sur un tonneau, dans un coin. Tout de suite il fut évident que nous étions enfin parvenus au bon endroit et que nous n’étions pas les seuls à le visiter depuis peu.

On s’en était servi pour y emmagasiner du bois, mais les bûches, de toute évidence jetées auparavant en désordre partout sur le sol, avaient été empilées de chaque côté de façon à laisser un espace libre au milieu. Dans cet espace se trouvait une large et lourde dalle, munie au centre d’un anneau de fer rouillé, auquel un épais cache-nez à rayures était attaché.

– Par Dieu ! s’exclama mon client, c’est le cache-nez de berger de Brunton ! Je le lui ai vu et je pourrais en jurer. Qu’est-ce que cette canaille est venue faire ici ?

À ma demande, on fit venir deux agents de la police du comté pour qu’ils fussent présents et je me suis alors efforcé de soulever la pierre en tirant sur le cache-nez. Je ne pus que la bouger légèrement et ce ne fut qu’avec l’aide d’un des agents que je réussis enfin à la pousser sur un des côtés. Un grand trou noir s’ouvrit, béant, dans lequel nous regardâmes tous, pendant que Musgrave, à genoux sur le bord, y descendait sa lanterne.

Une cavité carrée, profonde de deux bons mètres environ, et d’un peu plus d’un mètre de côté, s’ouvrait devant nous. Il s’y trouvait une boîte en bois plate et cerclée de laiton, dont le couvercle à charnières était relevé ; dans la serrure était engagée cette curieuse clé ancienne. L’extérieur était couvert d’une épaisse couche de poussière ; l’humidité et les vers avaient rongé le bois, de sorte qu’une foule de champignons poussaient au-dedans. Plusieurs disques de métal – sans doute de vieilles pièces de monnaie – comme ceux que j’ai là traînaient au fond de la boîte, mais elle ne contenait rien d’autre.

À ce moment-là, toutefois, nous n’avons guère pensé à cette vieille boîte, car nos yeux étaient rivés sur une chose qu’on voyait accroupie tout à côté. C’était, tassé sur ses cuisses, le corps d’un homme, vêtu d’un complet noir, la tête affaissée sur le bord de la boîte, qu’il enserrait de ses deux bras. Cette position avait fait monter à son visage tout le sang, qui ne circulait plus, et nul n’aurait pu reconnaître ces traits, déformés et cramoisis ; toutefois la taille de l’homme, son costume, ses cheveux suffirent pour montrer à mon client, quand nous eûmes redressé le corps, que c’était bien le sommelier disparu. Il était mort depuis quelques jours, mais il n’y avait sur sa personne ni blessure, ni meurtrissure qui révélât comment était survenue cette fin terrible. Quand nous avons eu emporté son corps hors de la cave, nous nous sommes retrouvés en face d’un problème presque aussi formidable que celui par lequel nous avions commencé.

J’avoue que jusque-là, Watson, j’avais été quelque peu déçu dans mes recherches. J’avais compté résoudre le mystère une fois que j’aurais trouvé l’endroit auquel le Rituel faisait allusion, mais maintenant, j’y étais et je demeurais apparemment aussi éloigné que jamais de connaître ce secret que la famille avait caché avec tant de laborieuses précautions. Il est vrai que j’avais fait la lumière sur le sort de Brunton, mais il me fallait à présent découvrir comment le destin l’avait surpris et quel rôle avait joué, en cette affaire, la bonne qui avait disparu. Je me suis assis sur un tonnelet dans un coin et j’ai avec soin passé en revue toute l’affaire.

Vous connaissez mes méthodes en ces cas-là, Watson ; je me mets à la place de l’homme et, après avoir estimé son intelligence, j’essaie d’imaginer comment j’aurais moi-même pro-cédé dans les mêmes circonstances. Dans ce cas, la chose était simplifiée par l’intelligence de Brunton, qui était de premier ordre ; point n’était besoin, donc, de tenir compte de « l’équation personnelle », comme l’ont appelée les astronomes. Il savait qu’il y avait quelque chose de précieux caché quelque part. Il avait localisé l’endroit. Il avait constaté que la pierre qui couvrait cet endroit était trop lourde pour qu’un homme la soulevât sans aide. Qu’allait-il faire alors ? Il ne pouvait aller, même s’il avait eu quelqu’un à qui il pût se fier, chercher de l’aide à l’extérieur, débarricader les portes et courir un grand risque d’être découvert. Mieux valait, si possible, trouver l’aide voulue dans la maison. Mais qui pouvait-il solliciter ? Cette fille lui avait été très attachée. Si mal qu’il l’ait traitée, un homme a toujours beaucoup de peine à se rendre compte qu’il a pu perdre définitivement l’amour d’une femme. Il tenterait, grâce à quelques attentions, de faire la paix avec la bonne, puis l’engagerait à devenir sa complice. Une nuit, ils iraient ensemble à la cave et leurs forces réunies suffiraient pour soulever la pierre. Jusque-là je pouvais suivre leur action comme si je les avais effectivement vus.

Mais pour deux personnes, dont l’une était une femme, ce devait être un bien lourd travail, que l’enlèvement de cette pierre. Un vigoureux policeman du Sussex et moi, nous n’avions pas trouvé la besogne facile. Alors qu’auraient-ils donc fait pour se faciliter la tâche ? Je me suis levé et j’ai examiné avec soin les bûches éparses sur le sol. Presque tout de suite, je suis tombé sur ce que je souhaitais. Un morceau de bois de presque un mètre de long portait à une de ses extrémités une entaille très nette, tandis que plusieurs autres étaient aplatis sur les côtés, comme s’ils avaient été comprimés par quelque chose de très lourd. Évidemment, une fois la pierre un peu soulevée, ils avaient glissé des billots de bois dans la fente jusqu’au moment où, l’ouverture étant enfin assez large pour s’y introduire, ils l’avaient maintenue ouverte à l’aide d’une bûche placée dans sa longueur et qui pouvait s’être entaillée à son extrémité du bas, puisque tout le poids de la pierre levée la pressait contre le bord de l’autre dalle. Jusque-là j’étais encore en terrain ferme.

Et maintenant, comment allais-je procéder pour reconstruire ce drame nocturne ? Évidemment une seule personne pouvait descendre dans le trou, et cette personne c’était Brunton. La fille avait dû attendre sur le bord. Brunton avait alors ouvert la boîte, lui avait passé ce qu’elle contenait – je le présume, puisqu’on n’a rien trouvé –, et alors… alors, qu’était-il arrivé ?

Quel feu de vengeance mal éteint se ranima-t-il tout à coup, flamba-t-il dans l’âme celte de cette passionnée, quand elle vit en son pouvoir l’homme qui lui avait nui – et peut-être bien plus que nous le soupçonnions ? Était-ce par hasard que le bois avait glissé et que la pierre avait enfermé Brunton dans ce qui était devenu son tombeau ? La seule culpabilité de la fille avait-elle été de garder le silence sur le sort de l’homme ? Ou, d’un coup brusque, avait-elle fait sauter le support de bois et laissé brutalement retomber la pierre en place ? Quoi qu’il en fût, il me semblait voir la silhouette de la femme étreignant toujours sa trouvaille et regrimpant à toute vitesse l’escalier sinueux, tandis que ses oreilles retentissaient peut-être des appels assourdis et du bruit des mains qui tambourinaient frénétiquement sur la dalle de pierre qui étouffait, jusqu’à le tuer, l’amant infidèle. C’était là le secret du visage blafard de cette fille, le secret de ses nerfs ébranlés, de son accès de rire hystérique du lendemain matin.

Mais qu’y avait-il eu, dans la boîte et qu’en avait-elle fait ?

Naturellement, ce devaient être les vieux morceaux de métal et les cailloux que mon client avait retirés de l’étang. Elle les y avait jetés aussitôt qu’elle l’avait pu, pour faire disparaître la dernière trace de son crime.

Pendant vingt minutes, j’étais demeuré assis, réfléchissant à toute l’affaire. Musgrave était toujours debout, très pâle et, en balançant sa lanterne, il regardait dans le trou.

– Ce sont des pièces de Charles Ier, dit-il, en me tendant celles qui étaient restées dans la boîte. Vous voyez que nous avions raison quand nous avons établi la date du Rituel.

– Peut-être trouverons-nous autre chose de Charles Ier ! m’exclamai-je, comme, tout à coup, le sens probable des deux premières questions du Rituel s’imposait à ma pensée. Faites-moi voir le contenu du sac que vous avez retiré du lac.

Nous sommes donc remontés à son bureau et il a placé les débris devant moi. En les regardant, j’ai pu comprendre qu’il les considérait comme de peu d’importance, car le métal était presque noir et les pierres, ternes et sombres. Toutefois j’en ai frotté une sur ma manche et, au creux sombre de ma main, elle s’est mise à briller comme une étincelle. Le gros morceau de métal avait l’apparence d’un double cercle, mais plié et tordu, il avait été déformé.

– Vous ne devez pas oublier, dis-je, que le parti royaliste a résisté en Angleterre, même après la mort du roi, et que, quand à la fin ils se sont enfuis, ils ont probablement laissé enterrés derrière eux beaucoup de leurs biens les plus précieux, avec l’intention de venir les rechercher en des jours plus paisibles.

– Mon ancêtre, Sir Ralph Musgrave, fut un cavalier éminent et le bras droit du roi Charles Ier lors de son exil et de sa vie errante, dit mon ami.

– Vraiment ! Eh bien, je crois que ce fait doit nous fournir le dernier maillon qui manquait à notre chaîne. Je vous félicite d’entrer en possession, bien que de façon tragique, d’une relique qui a en elle-même une grande valeur, mais qui a plus d’importance encore comme curiosité historique.

– Qu’est-ce donc ? balbutia Musgrave, étonné.

– Ceci n’est rien de moins que l’ancienne couronne des rois d’Angleterre.

– La couronne ?

– Exactement. Considérez ce que dit le Rituel. Quelles sont les formules ? « À qui appartenait-elle ? – À celui qui est parti. » Cela se passait après l’exécution de Charles. Puis : « Qui doit l’avoir ? – Celui qui viendra. » Celui-là, c’était Charles II, dont on prévoyait déjà la venue. Je crois qu’on ne saurait mettre en doute que ce diadème bosselé et informe a jadis couronné la tête des rois Stuart.

– Et comment est-il venu dans l’étang ?

– Ah ! il nous faudra quelque temps pour répondre à cette question.

Là-dessus je lui retraçai la longue chaîne de suppositions et de preuves que j’avais imaginée. La nuit était tombée et la lune brillait au ciel avant que j’eusse achevé mon récit.

– Et comment se fait-il que Charles n’ait point repris sa couronne à son retour ? demanda Musgrave en remettant la relique dans son sac de toile.

– Là, vous mettez le doigt sur le seul point que, sans doute, nous ne serons jamais capables d’élucider. Il est probable que le Musgrave détenteur du secret mourut dans l’intervalle et que, par négligence, il laissa ce Rituel à son descendant sans lui en expliquer le sens. À partir de ce moment-là, on se l’est transmis de père en fils, jusqu’au jour où il tomba enfin entre les mains d’un homme qui en déchiffra le secret, mais perdit la vie dans l’aventure.

Et c’est là, Watson, l’histoire du Rituel des Musgrave. Ils ont la couronne, là-bas, à Hurlstone, bien qu’ils aient eu quelques ennuis avec la loi et une forte somme à payer pour obtenir la permission de la garder. Je suis sûr que si vous veniez de ma part, ils seraient heureux de vous la montrer. Quant à la femme on n’en a jamais entendu parler ; il est probable qu’elle a quitté l’Angleterre et que, emportant le souvenir de son crime, elle s’en est allée en quelque pays par-delà les mers.

LES PROPRIÉTAIRES DE REIGATE

LES PROPRIÉTAIRES DE REIGATE{7}

Au printemps de 1887, la santé de mon ami, M. Sherlock Holmes, s’était trouvée ébranlée par un surmenage excessif. L’affaire de la Compagnie de Hollande et Sumatra et les projets fantastiques du baron Maupertuis sont encore trop présents à la mémoire du public et trop intimement liés à de délicats problèmes politique et de finance pour trouver place dans cette galerie de croquis. Ils furent pourtant l’origine indirecte d’une démonstration par mon ami de l’excellence d’une arme nouvelle qu’il n’avait pas encore utilisée dans sa guerre aux criminels.

Si je me réfère à mes notes, je constate que le 14 avril je reçus un télégramme de Lyon m’avisant que Holmes, malade, était alité à l’Hôtel Dulong. Dans les vingt-quatre heures, j’étais à son chevet ; à mon grand soulagement je ne découvris rien de grave dans les symptômes de son mal. Sa constitution de fer, cependant, n’avait pas résisté à la tension d’une enquête qui s’était prolongée pendant deux mois ; au cours de cette période, il n’avait jamais travaillé moins de quinze heures par jour ; il lui était même arrivé m’affirma-t-il, de ne pas se reposer une heure pendant cinq jours d’affilée. Le succès éclatant qui couronna ses efforts, ne le mit pas à l’abri d’une réaction, et tandis que l’Europe retentissait du bruit fait autour de son nom, que sa chambre était jonchée de télégrammes de félicitations dans lesquels on s’enfonçait jusqu’à la cheville, je le trouvai en proie à la plus noire des dépressions. Il savait qu’il avait réussi là où les polices de trois pays avaient échoué, et qu’il avait déjoué toutes les manœuvres du plus habile filou d’Europe : cela ne suffisait pas à le tirer de sa prostration nerveuse.

Trois jours plus tard, nous étions de retour à Baker Street. Mais il était évident que mon ami tirerait le plus grand profit d’un changement d’air, et j’avoue que la perspective de passer une semaine à la campagne n’était pas personnellement pour me déplaire. Mon vieux camarade le colonel Hayter, que j’avais soigné en Afghanistan, s’était rendu acquéreur d’une maison près de Reigate, dans le Surrey, et il m’avait souvent invité à passer quelques jours chez lui. La dernière fois que je l’avais vu, il m’avait formellement déclaré que, si mon ami voulait m’accompagner, il serait heureux de le recevoir avec moi. Il me fallut user d’un peu de diplomatie, mais quand Holmes apprit que notre hôte était célibataire et qu’il jouirait de la plus entière liberté, il se laissa persuader. Une semaine après notre retour de Lyon, nous nous trouvions donc sous le toit du colonel. Hayter était un bon vieux soldat qui avait beaucoup voyagé, et, comme je l’avais prévu, il se découvrit avec Holmes de nombreux traits communs.

Au soir de notre arrivée, nous étions réunis après dîner dans la salle d’armes ; Holmes s’allongea sur le canapé, tandis que Hayter et moi examinions sa collection d’armes à feu.

– A propos, dit le colonel, je vais emporter là-haut un de ces revolvers pour le cas où nous aurions une alerte.

– Une alerte ? m’écriai-je.

– Oui, nous avons eu récemment une petite alerte. Le vieil Acton, qui est l’un de nos gros bonnets du comté, a été cambriolé lundi dernier. Il n’y a pas eu beaucoup de dégâts, mais les voleurs n’ont pas encore été arrêtés.

– Pas de piste ? interrogea Holmes en lançant un coup d’œil au colonel.

– Pas jusqu’ici. Mais c’est une affaire insignifiante, un petit fait divers de campagne, tout à fait indigne, monsieur Holmes, de retenir votre attention après cette grosse affaire internationale !

Holmes écarta de la main le compliment, mais son sourire montra qu’il y avait été sensible.

– Pas de détails caractéristiques ?

– Ma foi non. Les voleurs ont mis à sac la bibliothèque et ils n’ont guère été récompensés de leur travail. Toute la pièce a été mise sens dessus dessous, les tiroirs ouverts, les papiers dispersés, pour le butin que voici : un volume dépareillé de l’Homère de Pope, deux chandeliers en doublé, un petit baromètre en chêne, et une pelote de ficelle.

– Quel curieux assortiment ! murmurai-je.

– Oh ! les cambrioleurs ont évidemment mis la main sur ce qu’ils pouvaient emporter !

Sur son canapé, Holmes émit un grognement.

– La police locale devrait tirer quelque chose de cela ! fit-il. Voyons, il est clair que…

Mais je levai un doigt menaçant :

– Vous êtes ici pour vous reposer, mon cher ! Au nom du Ciel, vous ne jetez pas sur un nouveau problème quand vos nerfs sont en loques.

Holmes haussa les épaules, lança du côté du colonel un regard empreint de résignation comique, et la conversation dévia vers des sujets moins dangereux.

Le destin voulut, cependant, que ma vigilance professionnelle eût été dépensée en pure perte, car le lendemain matin le problème nous assaillit de telle manière qu’il ne nous fut pas possible de l’ignorer, et notre séjour à la campagne prit une tournure tout à fait imprévue. Nous étions en train de prendre notre petit déjeuner quand le maître d’hôtel du colonel fit dans la salle à manger une entrée bruyante, très incompatible avec sa réserve habituelle.

– Vous savez la nouvelle, monsieur ?… Chez les Cunningham, monsieur !

Le colonel s’immobilisa avec sa tasse de café entre la table et sa bouche.

– Un cambriolage ?

– Un meurtre !

Le colonel siffla entre ses dents.

– Nom d’un chien ! s’écria-t-il. Qui a été tué ? Le juge de paix ou son fils ?

– Ni l’un ni l’autre, monsieur. C’est William, le cocher. D’un coup en plein cœur, monsieur. Mort sans dire un mot.

– Qui l’a tué ?

– Le cambrioleur, monsieur. Il a disparu. Il venait de fracturer la fenêtre de l’office quand William est arrivé. William a perdu la vie en défendant le bien de son maître.

– Quelle heure était-il ?

– Cette nuit, monsieur. Vers minuit.

– Bien. Nous irons faire un tour par là tout à l’heure, dit le colonel avec un grand sang-froid.

Il attendit que le maître d’hôtel fût sorti pour ajouter :

– Sale histoire ! C’est un personnage très influent par ici, ce vieux Cunningham ; de plus, un brave homme. Il sera fort affligé, car le cocher était à son service depuis de nombreuses années et c’était un excellent serviteur. Nous nous trouvons devant les mêmes brigands qui ont cambriolé la maison d’Acton.

– Et qui ont volé cette collection si particulière ? demanda pensivement Holmes.

– Exactement.

– Hum ! Peut-être la chose est-elle d’une simplicité enfantine. Tout de même, à première vue, elle apparaît plutôt bizarre, n’est-ce pas ? Normalement, une bande de cambrioleurs opérant dans une région ne pratique point deux fois dans la même ville à quelques jours d’intervalle : elle a intérêt à transporter plus loin le théâtre de ses exploits ! Quand vous avez parlé hier soir de prendre des précautions, j’ai pensé que Reigate était sans doute la dernière paroisse de l’Angleterre qui intéresserait le ou les voleurs. Décidément, j’ai encore beaucoup à apprendre !

– S’il s’agit d’un professionnel local, dit le colonel, les maisons d’Acton et de Cunningham sont évidemment celles qu’il aurait choisies : elles sont de beaucoup les plus grandes du pays.

– Et les plus riches ?

– Elles devraient l’être. Mais leurs propriétaires sont tous deux engagés depuis des années dans un procès qui les ruine à mon avis. Le vieil Acton revendique la moitié du domaine de Cunningham ; des deux côtés, les hommes de loi se font payer cher…

– Si c’est un coquin des environs, il ne devrait pas y avoir de grandes difficultés à lui mettre la main au collet ! fit Holmes en réprimant un bâillement. Ne vous inquiétez pas, Watson ! Je n’ai nulle envie de m’en mêler.

– L’inspecteur Forrester, monsieur ! annonça le maître d’hôtel en ouvrant la porte.

Le représentant de la police officielle, jeune, présentant bien, l’œil vif, pénétra dans la pièce.

– Bonjour, colonel. J’espère que je ne vous dérange pas trop ? Mais nous avons appris que M. Holmes, de Baker Street, se trouvait ici…

Le colonel désigna mon ami. L’inspecteur s’inclina.

–… Nous avons pensé, monsieur Holmes, que peut-être vous voudriez bien faire quelques pas avec moi.

– Le sort est contre vous, Watson ! s’écria Holmes en riant. Nous étions en train de discuter de l’affaire quand vous êtes entré, inspecteur. Consentirez-vous à nous donner quelques détails ? Quand je le vis s’adosser contre la chaise dans l’une de ses attitudes favorites, je compris que le cas était désespéré.

– Nous n’avions aucun indice dans l’affaire Acton. Mais ici nous avons de quoi marcher, et sans aucun doute, dans les deux affaires, il s’agit de la même bande. L’homme a été vu.

– Ah !

– Oui, monsieur. Mais il a détalé comme un daim après avoir tiré le coup de feu qui a tué net le pauvre William. M. Cunningham l’a vu de la fenêtre de sa chambre, et M. Alec Cunningham l’a vu de la porte de service. Il était minuit moins le quart quand l’alerte a été donnée. M. Cunningham venait de se mettre au lit, et M. Alec, en robe de chambre, fumait une pipe. Tous deux ont entendu William le cocher appeler au secours, et M. Alec est descendu quatre à quatre pour voir ce qui se passait. La porte de service était ouverte ; quand il arriva au bas des marches, il vit deux hommes qui se battaient dehors. L’un des deux hommes tira un coup de feu ; l’autre tomba ; le meurtrier se rua dans le jardin et escalada la haie. M. Cunningham, de la fenêtre de sa chambre, aperçut le bandit quand il atteignit la route, mais il le perdit de vue presque immédiatement. M. Alec s’arrêta pour regarder s’il pouvait porter secours au mourant, si bien que le meurtrier put s’échapper. En dehors du fait qu’il était de taille moyenne et vêtu d’étoffe sombre, nous n’avons pas d’autre indication particulière, mais nous nous livrons à une enquête serrée, et s’il est étranger au pays nous le trouverons bientôt !

– Que faisait là ce William ? A-t-il dit quelque chose avant de mourir ?

– Pas un mot. Il habite avec sa mère la loge du concierge ; c’était un serviteur très dévoué ; aussi pensons-nous qu’il s’était dirigé vers la maison pour voir si tout était normal. Vous comprenez, l’affaire Acton avait alerté tout le pays. Le cambrioleur venait de forcer la porte de service (la serrure a été effectivement forcée) quand William lui est tombé dessus.

– Est-ce que William a dit quelque chose à sa mère avant de sortir ?

– Elle est très vieille et sourde. Impossible d’obtenir d’elle le moindre renseignement ! Le choc de la mort de son fils l’a assommée, mais je crois qu’elle n’a jamais été très vive d’esprit. Cependant il y a un élément extrêmement important. Regardez !

Il tira de son carnet de notes un petit morceau de papier déchiré, et il l’étala sur son genou.

– Ce bout de papier a été trouvé entre le pouce et l’index de la victime. Il semble que ce soit le fragment angulaire d’une feuille plus grande. Vous remarquerez que l’heure qui y est indiquée est exactement l’heure à laquelle le pauvre diable est mort. Vous voyez que son meurtrier a pu lui arracher le reste du feuillet, à moins que William n’ait arraché ce fragment à son assassin. A lire ces quatre bouts de ligne, on dirait qu’il y a eu rendez-vous : « à onze heures trois quarts… apprendrez… beaucoup… utile. » Holmes s’empara du papier.

– En supposant qu’il s’agisse d’un rendez-vous, poursuivit l’inspecteur, on peut admettre que ce William Kirwan, en dépit de sa réputation d’honnêteté, ait été de mèche avec le voleur. Il a pu le rencontrer là, ou il a pu l’aider à forcer la porte, et ensuite ils ont bien pu se quereller.

– Ce papier présente un intérêt extraordinaire ! murmura Holmes en l’examinant avec une intense concentration d’esprit. Nous nous trouvons dans des eaux beaucoup plus profondes que je ne l’aurais cru !

Il se plongea la tête dans les mains tandis que l’inspecteur souriait complaisamment devant l’effet que produisait son affaire sur le célèbre spécialiste de Londres.

– Votre dernière remarque, dit bientôt Holmes, relative à la possibilité d’une entente entre le cambrioleur et le cocher, et concluant que nous ayons là un billet de rendez-vous entre eux, est ingénieuse. Je ne dis pas que l’hypothèse soit improbable, mais ce papier nous ouvre…

A nouveau, il enfouit son visage entre ses mains et il demeura quelques minutes enfermé dans ses pensées. Quand il releva la tête, je fus surpris de voir ses joues aussi colorées, ses yeux aussi brillants qu’avant sa maladie. Il sauta sur ses pieds avec toute sa vieille énergie.

– Je vous dirai quoi ! reprit-il. J’aimerais examiner tranquillement les détails de l’affaire. Il y a quelque chose qui me fascine. Si vous m’y autorisez, colonel, je vais vous laisser avec mon ami Watson, et je vais faire un tour avec l’inspecteur pour vérifier quelques-unes de mes petites idées fantaisistes. Je serai de retour dans une demi-heure.

Une heure et demie s’écoula avant que l’inspecteur ne revînt. Il était seul.

– M. Holmes est en train de faire les cent pas dans le champ, expliqua-t-il. Il désire que tous les quatre nous nous rendions ensemble à la maison.

– Chez M. Cunningham ?

– Oui, monsieur.

– Pour quoi faire ?

L’inspecteur haussa les épaules.

– Je l’ignore totalement, monsieur. Entre nous, je crois que M. Holmes n’est pas tout à fait rétabli de sa maladie. Il s’est conduit d’une façon bizarre, et il est très excité.

– Je ne crois pas que vous ayez besoin de vous inquiéter, dis-je. D’habitude, il y a toujours de la méthode dans sa folie.

– Certains pourraient dire qu’il y a de la folie dans sa méthode, marmonna l’inspecteur. Mais il est tout feu tout flamme pour partir, colonel ! Si vous êtes prêt, nous ferions mieux d’y aller. Nous retrouvâmes Holmes dehors. Il arpentait le champ. Il avait le menton enfoncé dans sa poitrine, les mains enfouies dans les poches de son pantalon.

– L’affaire prend de l’intérêt, dit-il. Watson, votre promenade à la campagne sera une réussite remarquable. J’ai passé une matinée charmante.

– Vous vous êtes déjà rendu sur les lieux du crime ? demanda le colonel.

– Oui. L’inspecteur et moi avons effectué une petite reconnaissance.

– Couronnée de succès ?

– Ma foi, nous avons vu différentes choses très intéressantes. Tout en marchant, je vous dirai ce que nous avons fait. D’abord nous avons vu le cadavre de ce malheureux. Il est certainement mort d’une balle de revolver, comme on vous l’a dit.

– Vous en doutiez ?

– Oh ! il est toujours préférable de tout vérifier. Notre examen n’a pas été inutile. Nous avons eu ensuite une petite conversation avec M. Cunningham et son fils, qui nous ont montré l’endroit exact où le meurtrier était passé dans sa fuite à travers la haie. Ç’a été passionnant !

– Naturellement.

– Puis nous avons vu la mère du pauvre diable. Elle n’a pu nous donner aucun renseignement, tant elle est vieille et faible.

– Et le résultat de vos investigations est que…

– Une conviction : ce crime n’est pas banal. Peut-être la visite que nous allons faire apportera-t-elle un élément qui la rendra moins obscure. Je crois que nous sommes bien d’accord, inspecteur, sur l’importance extrême à attacher au fragment de papier trouvé dans la main de la victime et sur lequel était écrite l’heure précise de sa mort ?

– Il devrait nous donner une indication, monsieur Holmes.

– Il nous donne une indication. La personne qui a écrit ce billet est celle qui a tiré William de son lit à cette heure-là. Mais où est le reste de cette feuille de papier ?

– J’ai examiné le sol très soigneusement dans l’espoir de retrouver l’autre morceau, murmura l’inspecteur.

– Le papier a été arraché de la main du mort. Pourquoi quelqu’un tenait-il tant à l’avoir ? Parce que le papier l’incriminait. Qu’en a-t-il fait ? Il l’aura sans doute mis dans sa poche, sans remarquer qu’un coin manquait et était demeuré dans la main du mort. Si nous pouvions récupérer le reste de ce feuillet, nous avancerions à grands pas vers la solution du problème.

– Oui. Mais comment arriver à la poche du criminel avant d’avoir attrapé le criminel ?

– Oh ! cela vaut la peine d’y penser ! Il y a un autre point évident. Le billet a été envoyé à William. L’homme qui l’a écrit ne le lui a pas remis, sinon il aurait communiqué son message verbalement et non par écrit. Qui donc a transmis le billet ? Ou bien serait-il arrivé par la poste ?

– Je me suis livré à une enquête là-dessus, répondit l’inspecteur. William a reçu hier une lettre par le courrier de l’après-midi. Il a détruit l’enveloppe.

– Excellent ! s’écria Holmes en tapant dans le dos de l’inspecteur. Vous avez vu le facteur. C’est un plaisir de travailler avec vous ! Bon. Voici la loge. Si vous voulez bien me suivre, colonel, je vous ferai les honneurs de la scène du crime.

Nous dépassâmes la petite villa où avait vécu le cocher assassiné, et nous montâmes par une allée bordée de chênes vers une belle vieille maison construite au temps de la reine Anne : la date de Malplaquet était inscrite sur le fronton de la porte. Holmes et l’inspecteur nous firent faire le tour de la demeure jusqu’à ce que nous arrivions à une porte latérale ; quelques mètres carrés de jardin la séparaient de la haie qui longeait la route. Un policier se tenait de faction à la porte de service.

– Ouvrez la porte, je vous prie ! dit Holmes. Maintenant, vous voyez cet escalier : c’est de ces marches que le jeune M. Cunningham aperçut les deux hommes qui luttaient à l’endroit où nous sommes. Le vieux M. Cunningham se tenait à cette fenêtre, la deuxième sur la gauche, et il a vu le meurtrier s’enfuir juste à gauche de ce buisson. Le fils l’a vu aussi. Ils sont tous deux formels à propos du buisson. Puis M. Alec a couru s’agenouiller à côté du cocher blessé. Le sol est très dur, comme vous pouvez le constater, il n’y a pas d’empreintes pour nous guider.

Tandis qu’il parlait, deux hommes descendirent l’allée du jardin après avoir contourné la maison. L’un était âgé il avait une tête puissante, des traits burinés, des paupières lourdes. L’autre était un jeune homme vif, dont l’expression souriante, gouailleuse, contrastait étrangement avec la nature de l’affaire qui nous avait amenés dans sa maison.

– Encore là-dessus, alors ? fit-il en s’adressant à Holmes. Je croyais que vous autres, gens de Londres, étiez imbattables. Vous n’avez pas l’air d’avancer bien vite !

– Ah ! il faut nous accorder un peu de temps ! répondit Holmes d’une voix enjouée.

– Vous en aurez besoin ! déclara le jeune Alec Cunningham. Dites, je n’ai pas l’impression que nous possédions le moindre indice.

– Un seul, répondit l’inspecteur. Nous pensons que si seulement nous pouvions trouver… Mon Dieu ! monsieur Holmes, que se passe-t-il ?

Le visage de mon pauvre ami avait pris un aspect épouvantable. Ses yeux s’étaient révulsés, ses traits se tordirent sous l’effet de la souffrance ; en poussant un gémissement étouffé, il s’écroula par terre. Effrayés par la soudaineté et la violence de cette crise, nous le transportâmes dans la cuisine sur un large fauteuil où pendant quelques minutes il respira lourdement. Finalement, après s’être excusé de sa faiblesse, il se remit debout.

– Watson vous dira que je relève d’une maladie pénible, expliqua-t-il. Je suis encore sujet à ces soudaines crises nerveuses.

– Voulez-vous que je vous fasse reconduire dans mon cabriolet ? proposa le vieux Cunningham.

– Hé bien ! puisque je suis ici, il y a un point à propos duquel je voudrais être fixé absolument. Nous pouvons le vérifier très facilement.

– De quoi s’agit-il ?

– Voilà : je me demande si l’arrivée de ce pauvre William a eu lieu avant ou après l’entrée du cambrioleur dans la maison. Vous semblez tenir pour certain que, bien que la porte eût été forcée, le voleur n’a jamais pénétré à l’intérieur.

– Cela me paraît évident, répondit gravement M. Cunningham. Voyons, mon fils Alec n’était pas encore au lit : il aurait certainement entendu du bruit.

– Où était-il assis ?

– Dans mon cabinet de toilette, en train de fumer.

– Quelle fenêtre ?

– La dernière à gauche, à côté de celle de mon père.

– Vos lampes, chez vous et chez votre père, étaient allumées ?

– Sans aucun doute.

– Il y a décidément quelques points singuliers dans cette affaire ! fit Holmes en souriant. N’est-il pas extraordinaire qu’un cambrioleur (et un cambrioleur non dépourvu d’expérience) entre de force dans une maison alors que deux lumières lui indiquent que deux membres de la famille sont encore debout ?

– Il devait avoir un fameux sang-froid !

– N’est-ce pas, si l’affaire n’était pas bizarre, nous nous serions abstenus de faire appel à vous ? dit M. Alec. Mais pour en revenir à votre idée que le cambrioleur a dévalisé la maison avant d’être surpris par William, je la trouve absurde. N’aurions-nous pas trouvé les lieux en désordre et remarqué qu’il manquait divers objets ?

– Cela dépend de la nature de ces objets, répondit Holmes. Rappelons-nous que nous avons à faire à un cambrioleur d’un type un peu spécial, et qui semble travailler d’une manière particulière. Considérez, par exemple, l’étrange assortiment qu’il a emporté de la maison d’Acton. Qu’est-ce qu’il y avait ? Une pelote de ficelle, un pèse-lettre, et je ne sais quoi !

– Nous nous en remettons entièrement à vous, monsieur Holmes ! dit le vieux Cunningham. Tout ce que vous suggérerez, vous ou l’inspecteur, sera certainement fait.

– En premier lieu, j’aimerais que vous offriez une récompense, vous-même, car la police mettra du temps à fixer la somme, et il convient d’agir au plus vite. J’ai préparé une formule : voudriez-vous la signer ? Cinquante livres suffiront, je pense.

– J’en donnerais volontiers cinq cents ! dit le juge de paix en prenant la feuille de papier et le crayon que Holmes lui tendait. Mais ceci ne m’apparaît pas tout à fait correct, ajouta-t-il en parcourant le papier.

– Je l’ai écrit assez vite…

– Voyez ! Vous commencez ainsi : « Attendu que, vers minuit trois quarts, une tentative… etc. » Or il était minuit moins le quart, onze heures trois quarts si vous préférez.

Cette erreur me contraria, car je savais comme Holmes était susceptible, sensible à toute défaillance de sa part. Il était célèbre pour la précision quant aux faits. Décidément sa maladie l’avait secoué ! Ce simple petit incident me montrait éloquemment à quel point une convalescence prolongée lui serait salutaire. Pendant quelques instants il demeura embarrassé. L’inspecteur leva le sourcil. Alec Cunningham éclata de rire. Le vieux monsieur corrigea l’erreur et rendit le papier à Holmes.

– Faites-le imprimer le plus tôt possible, dit-il. Je crois que votre idée est excellente.

Holmes rangea soigneusement le papier dans son portefeuille.

– Et maintenant, dit-il, ce serait une bonne chose si nous visitions ensemble toute la maison afin de nous assurer que ce cambrioleur un tant soit peu excentrique n’a rien emporté.

Auparavant, Holmes examina la porte qui avait été forcée. Il était évident qu’un couteau robuste ou une cisaille avait été enfoncé, et que la serrure avait été repoussée. Les traces sur le bois étaient encore visibles.

– Vous ne mettez pas de barres, par conséquent ? demanda Holmes.

– Nous ne l’avons jamais jugé nécessaire.

– Vous n’avez pas de chien ?

– Si. Mais il est attaché de l’autre côté de la maison.

– Quand les domestiques se retirent-ils ?

– Vers dix heures.

– D’habitude William était couché à cette heure-là ?

– Oui.

– Il est curieux que cette nuit précisément il ait été debout. A présent, monsieur Cunningham, je serais très heureux si vous vouliez bien nous faire visiter votre maison.

Un couloir dallé, où débouchaient les cuisines, menait par un escalier en bois directement au premier étage de la maison. Sur le palier aboutissait un deuxième escalier plus décoratif qui venait du vestibule de devant ; on y voyait les portes du salon ainsi que de plusieurs chambres dont celles de M. Cunningham et de son fils. Holmes avançait lentement, observant toute l’architecture de la maison. D’après l’expression de son visage, je compris qu’il était sur une piste chaude ; mais je n’imaginais guère la direction où l’engageaient ses déductions.

– Mon bon monsieur ! s’écria non sans impatience M. Cunningham, ceci n’est sûrement pas nécessaire. Ma chambre est là, au bout des marches, et celle de mon fils est la suivante. Je laisse à votre bon sens le soin de dire si le voleur a pu monter sans que nous l’ayons entendu.

– Vous devriez faire demi-tour et chercher une autre piste, je crois ! fit le jeune Cunningham avec un sourire malicieux.

– Je vous demanderai pourtant de tolérer encore un instant mon caprice. J’aimerais, par exemple, voir jusqu’où s’étend le champ visuel à partir des fenêtres. Ceci est la chambre de votre fils ? demanda Holmes en poussant la porte. Et voici le cabinet de toilette où il était assis en train de fumer quand l’alarme fut donnée. Sur quoi donne la fenêtre ?

Il traversa la chambre, ouvrit une porte, et jeta un coup d’œil dans la pièce attenante.

– J’espère que vous êtes satisfait maintenant ? interrogea avec humeur M. Cunningham.

– Merci. Je pense que j’ai vu tout ce que je désirais voir.

– Si c’est absolument nécessaire, nous pouvons entrer dans ma chambre.

– Si cela ne vous dérange pas trop…

Le juge de paix haussa les épaules et il nous conduisit dans sa propre chambre, fort confortablement meublée. Pendant que nous la traversions en direction de la fenêtre, Holmes ralentit pour se mettre à ma hauteur en queue du groupe. Au pied du lit il y avait une petite table carrée, qui supportait une carafe d’eau et un panier d’oranges. En passant à côté d’elle, Holmes, à ma grande stupéfaction, se pencha et la renversa. La carafe se brisa en mille morceaux, et les fruits roulèrent dans toutes les directions.

– C’est malin, Watson ! s’exclama-t-il froidement. Vous avez bien arrangé le tapis !

Tout confus, je me baissai et commençai à ramasser les fruits. Certes, j’avais deviné que pour un motif quelconque mon compagnon désirait que j’assumasse la responsabilité de cette maladresse. Les autres firent avec moi la chasse aux oranges et nous remîmes la table d’aplomb.

– Tiens ! s’écria l’inspecteur. Où est-il passé ?

Holmes avait disparu.

– Attendez-moi ici ! fit le jeune Cunningham. Ce type, à mon avis, n’est pas dans son assiette. Venez avec moi, papa.

Ils se précipitèrent hors de la chambre. Nous demeurâmes tous trois, le colonel, l’inspecteur et moi, à nous regarder stupéfaits.

– Ma foi, je commence à croire que M. Alec a raison ! murmura l’inspecteur. C’est peut-être une conséquence de sa maladie, mais tout de même…

Il s’arrêta court : un cri, presque un hurlement, retentit :

– Au secours ! A l’assassin !

Comme un fou je me précipitai sur le palier, car j’avais reconnu la voix de mon ami. Les cris s’étaient transformés en gémissements rauques, inarticulés. Ils provenaient de la pièce que nous avions visitée en premier. Je me ruai à l’intérieur, puis dans le cabinet de toilette. Les deux Cunningham étaient penchés au-dessus du corps prostré de Sherlock Holmes ; le fils lui serrait la gorge à deux mains ; le père lui tordait un poignet. En un éclair nous les eûmes arrachés à leur proie. Holmes se remit sur ses pieds, très pâle ; visiblement épuisé, il chancelait.

– Arrêtez ces hommes, inspecteur ! haleta-t-il.

– Sur quelle accusation ?

– Celle d’avoir assassiné leur cocher, William Kirwan !

L’inspecteur le considéra avec ahurissement :

– Allons, allons, monsieur Holmes ! fit-il. Je suis sûr que réellement vous ne voulez pas dire que…

– Non ? Mais regardez-les, voyons ! cria Holmes.

Jamais figures humaines ne confessèrent plus clairement l’aveu d’une culpabilité. Le vieux Cunningham semblait pétrifié : son visage buriné était empreint d’une dureté mauvaise. Le fils avait perdu toute sa jactance, toute sa gouaille ; dans ses yeux noirs luisait la férocité d’une dangereuse bête sauvage qui déformait ses traits. L’inspecteur ne dit rien, mais il alla vers la porte et sortit son sifflet. Deux de ses agents arrivèrent aussitôt.

– Je n’ai pas le choix, monsieur Cunningham ! fit-il. J’espère que tout ceci se terminera par l’éclatante démonstration de votre innocence. Mais vous pouvez voir que… Ah ! vous voudriez ?

– Lâchez-moi ça !

Il lança sa main en avant, et un revolver, que le jeune homme venait d’armer, tomba sur le plancher.

– Gardez cette pièce ! dit Holmes qui mit le pied dessus. Elle sera utile au procès. Mais voici ce dont nous avions surtout besoin !

Il leva en l’air un petit bout de papier chiffonné.

– Le reste du feuillet ? s’écria l’inspecteur.

– Exactement.

– Et où était-il ?

– Là où j’étais sûr qu’il se trouvait. Je vais tout vous expliquer. Je pense, colonel, que vous et Watson pourriez rentrer maintenant ; je vous rejoindrai dans une heure au plus tard. L’inspecteur et moi devons avoir un petit entretien avec les prisonniers. Vous me reverrez certainement pour le déjeuner.

Sherlock Holmes tint parole : vers une heure, il pénétra dans le fumoir du colonel. Il était accompagné d’un vieux monsieur qu’il présenta comme le M. Acton dont la maison avait été le théâtre du premier cambriolage.

– Je désirais que M. Acton fût présent pour écouter ma démonstration, dit Holmes, car tout naturellement les détails ne lui sont pas indifférents. Je crains, mon cher colonel, que vous ne regrettiez amèrement l’heure où vous avez accueilli l’oiseau des tempêtes que je suis !

– Au contraire ! répondit chaleureusement le colonel. Je considère comme un grand privilège d’avoir été le témoin de vos méthodes de travail. J’avoue qu’elles dépassent tout à fait mon attente, et que je suis parfaitement incapable de comprendre comment vous êtes parvenu à ce résultat. Je n’ai pas encore vu le vestige d’un indice !

– J’ai peur que mes explications ne vous déçoivent, car j’ai toujours eu pour habitude de ne rien cacher de mes méthodes à ceux qui, comme mon ami Watson ou tout autre, s’y intéressent intelligemment. Mais tout d’abord, comme je suis encore sous le choc des coups que j’ai reçus dans le cabinet de toilette, je crois, colonel, qu’une rasade de votre cognac me fera grand bien. Mes forces ont été soumises à une dure épreuve.

– Je croyais que vous étiez débarrassé de ces crises nerveuses…

Sherlock Holmes rit de bon cœur.

– Nous en parlerons tout à l’heure, dit-il. Je vais vous faire un récit chronologique de l’affaire, pour vous montrer les divers éléments qui m’ont guidé. Si quelque chose ne vous paraît pas tout à fait clair, ayez l’amabilité de m’interrompre.

« Dans l’art du détective, il est excessivement important de distinguer entre les faits qui ne sont que des incidents et les faits essentiels. Sinon l’attention et l’énergie se dissiperaient au lieu de se concentrer. Pour cette affaire, depuis le début je n’ai pas eu le moindre doute : la clé de l’énigme devait être cherchée dans le bout de papier que la victime avait en main.

« Avant d’aller plus loin, je voudrais vous faire remarquer que si le récit d’Alec Cunningham avait été correct, et si l’agresseur, après avoir tué William Kirwan, s’était immédiatement enfui, il n’aurait pas pu arracher et déchirer le papier que tenait le mort. Si ce n’était pas lui, c’était donc Alec Cunningham en personne, car avant que le vieux Cunningham fût descendu, plusieurs domestiques seraient accourus. C’est un détail simple, mais l’inspecteur l’a négligé parce qu’il est parti de l’hypothèse où ces gros bonnets du pays n’avaient rien à voir dans l’affaire. Or moi, je me fais une règle de n’avoir aucun préjugé et de suivre docilement la voie que m’ouvrent les faits. C’est pourquoi tout au début de mon enquête je me suis un petit peu méfié du rôle qu’avait joué M. Alec Cunningham.

« Alors j’ai étudié de près le bout de papier que l’inspecteur nous avait montré. Tout de suite, je fus persuadé que c’était un document fort intéressant. Le voici. N’observez-vous rien de très suggestif ?

– L’écriture est bien irrégulière, dit le colonel.

– Mon cher monsieur, s’écria Holmes, il ne peut pas y avoir le plus léger doute : il a été écrit par deux personnes, chacune traçant un mot. Quand j’aurai attiré votre attention sur la barre accentuée dans les mots « trois » et « utile », et sur la fine barre du t dans le mot « quarts », vous en serez convaincu. Une très brève analyse vous permettrait d’affirmer que les mots « apprendrez » et « beaucoup » sont écrits d’une main ferme tandis que le mot « quarts » est tracé d’une main moins sûre, plus débile.

– Mais c’est clair comme le jour ! s’écria le colonel. Pourquoi diable se mettre à deux pour écrire une lettre ?

– Voilà : c’était une vilaine affaire ! L’un des deux, celui qui se méfiait de l’autre, était résolu à ce que chacun eût une part égale à ce qui arriverait. Mais des deux, celui qui écrivit « trois » et « utile » était certainement l’instigateur du coup.

– Comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ?

– Nous pourrions le déduire simplement par la comparaison du caractère des deux écritures. Mais nous possédons des motifs plus valables que ce qui ne serait en somme qu’une supposition. Examinez soigneusement ce bout de papier ; vous constaterez que l’homme à la main ferme a écrit ses mots le premier en laissant des blancs pour que l’autre les remplisse. Ces blancs n’ont pas toujours été assez longs. L’homme à la main plus faible a eu du mal, par exemple, à intercaler son « heures » entre « onze » et « trois », mots qui indubitablement avaient été tracés avant. Je dis donc que l’homme qui a écrit ses mots le premier est assurément l’homme qui a machiné l’affaire.

– Excellent ! s’écria M. Acton.

– Mais très superficiel ! ajouta Holmes. Venons-en à présent à un élément d’importance. Vous ignorez peut-être que le calcul de l’âge d’après l’écriture est presque devenu une science exacte. Normalement, on peut, presque à coup sûr, dire l’âge d’un homme à dix ans près. Je répète : normalement. Car il y a des cas de maladie ou de déficience physique où se trouvent reproduits des signes de sénilité, même lorsque le sujet est jeune. Mais dans notre affaire, en examinant l’écriture ferme et décidée de l’un et l’écriture plus hésitante de l’autre (lisible certes, mais dont les t ont presque perdu leur barre), nous pouvions affirmer que l’un était jeune et l’autre d’un âge avancé quoique encore vert.

– Excellent ! s’écria à nouveau M. Acton.

– Un autre point, toutefois, est d’un intérêt plus subtil, et supérieur. Entre ces deux écritures, il existe des analogies. Elles émanent donc de deux êtres du même sang. Cela apparaît nettement dans l’e grec qui leur est commun. Mais d’autres ressemblances moins affirmées indiquent la même chose. Je suis absolument sûr qu’il existe une particularité familiale dans ces deux spécimens d’écriture. Je ne vous livre, naturellement, que les principaux résultats de mon examen. J’ai fait vingt-trois autres déductions qui intéresseraient surtout des experts spécialisés. Toutes tendaient à me confirmer dans l’impression que les Cunningham, père et fils, étaient les auteurs de cette lettre.

« Étant arrivé jusque-là, il me restait, bien sûr, à examiner les détails du crime et à voir comment ils pouvaient nous aider. Je me rendis à la maison avec l’inspecteur, et je vis tout ce que j’avais à voir. La blessure sur le cadavre avait été provoquée, je l’ai déterminé avec une certitude absolue, par un coup de revolver tiré à un peu plus de quatre mètres. Il n’y avait pas sur les vêtements de traces de noircissement causé par la poudre. Alec Cunningham avait donc menti quand il avait déclaré que les deux hommes étaient aux prises quand le coup avait été tiré. D’autre part, le père et le fils étaient d’accord sur l’endroit où l’homme se serait enfui par la route. Or à cet endroit il y a un fossé qui était plein de boue, mais où manquaient les empreintes que j’aurais dû trouver s’ils avaient dit la vérité. Jamais un inconnu n’était intervenu dans l’affaire.

« J’avais encore à découvrir le mobile du crime singulier. Dans ce but, je m’astreignis d’abord à déceler la raison pour laquelle un cambriolage avait été commis chez M. Acton. D’après ce que le colonel nous avait dit, je compris qu’un procès vous mettait aux prises, monsieur Acton, avec les Cunningham. Tout de suite j’eus l’idée qu’ils avaient forcé votre bibliothèque avec l’intention d’emporter un document qui aurait été d’importance pour la suite des débats judiciaires.

– C’est exact, répondit M. Acton. Leurs intentions étaient nettes. J’ai des droits bien établis sur la moitié de leur domaine actuel ; s’ils avaient pu trouver un certain papier qui, par chance, est dans le coffre de mon avoué, ma position aurait été fort affaiblie.

– Nous y voilà ! fit Holmes en souriant. C’était une tentative dangereuse, trop hardie, où je retrouve l’influence du jeune Alec. N’ayant rien découvert, ils ont essayé d’éloigner les soupçons en agissant comme de vulgaires cambrioleurs ; c’est pourquoi ils ont pris ce qui leur est tombé sous la main. Tout cela est assez clair, mais tout à l’heure était encore assez obscur. Ce que je voulais surtout, c’était récupérer la partie manquante du billet. J’étais persuadé qu’Alec l’avait arrachée de la main de la victime et presque certain qu’il l’avait fourrée dans la poche de sa robe de chambre. Où l’aurait-il mise ailleurs ? Toute la question était de savoir si elle s’y trouvait encore. Cet objectif méritait un effort. Voilà pourquoi nous sommes tous allés dans la maison.

« Les Cunningham nous rejoignirent dehors, près de la porte de la cuisine. Il ne fallait absolument pas leur rappeler l’existence de ce papier ; sinon ils le détruiraient aussitôt. L’inspecteur était sur le point d’y faire allusion en leur expliquant l’intérêt que nous lui attachions. Un hasard bienveillant voulut alors que je subisse une sorte de syncope et que le sujet de la conversation s’en trouvât modifié.

– Grands dieux ! s’exclama le colonel en riant. Est-ce à dire que nous avons gaspillé notre sympathie, et que votre syncope était une comédie ?

– Formidablement bien jouée, du strict point de vue professionnel ! m’écriai-je en contemplant avec admiration cet homme dont l’astuce m’étonnait toujours.

– Il y a des comédies utiles, répondit Holmes. Quand je me relevai, je tenais toute prête une ruse dont je ne suis pas mécontent pour amener le vieux Cunningham à écrire le mot « quarts » : je voulais absolument le comparer avec le mot « quarts » écrit sur le papier.

– Oh ! quel âne j’ai été ! soupirai-je.

– J’ai bien vu votre commisération à propos de ma faiblesse d’esprit ! fit Holmes en riant. J’étais désolé de vous faire ce petit chagrin inspiré par la sympathie que vous me portez… Nous sommes montés ensemble. Je suis entré dans la chambre. J’ai vu la robe de chambre suspendue derrière la porte. J’ai renversé une table pour détourner quelques instants leur attention, et je me suis défilé pour inspecter les poches. A peine avais-je déniché le papier qui se trouvait, comme je m’y attendais, dans l’une d’elles, que les deux Cunningham se jetèrent sur moi. Je crois véritablement qu’ils m’auraient bel et bien tué si vous n’étiez pas venus à mon secours avec autant de rapidité que d’efficacité. En ce moment encore je sens sur ma gorge les doigts du jeune homme ! Le père me tordit le poignet pour me faire lâcher le papier. Ils avaient compris que j’avais percé leur secret. Passant du sentiment de la plus parfaite sécurité à celui du désespoir, ils agirent en désespérés.

« J’ai eu un petit entretien avec le vieux Cunningham, ensuite, pour me faire préciser le mobile du crime. Il se montra assez raisonnable, alors que son fils, parfait démon, aurait fait sauter la cervelle de tout le monde s’il avait pu remettre la main sur le revolver. Mais quand Cunningham vit que les charges qui pesaient sur lui étaient écrasantes, il entra dans la voie des aveux. Il semble que William ait secrètement suivi ses deux maîtres pendant la nuit où ils se livrèrent à leur expédition chez M. Acton ; comme il les tenait en son pouvoir, il essaya en les menaçant de les faire chanter. Mais M. Alec n’était guère homme à supporter ce jeu. De sa part ce fut un trait de génie de distinguer dans l’épouvante que les cambrioleurs avaient semée dans le pays, l’occasion de se débarrasser de l’homme qu’il redoutait. William fut attiré dans un guet-apens et exécuté. S’ils avaient seulement récupéré tout le billet qui lui assignait un rendez-vous, et s’ils n’avaient pas négligé quelques petits détails, il est fort possible qu’ils n’eussent jamais été soupçonnés.

– Et ce fameux billet ? demandai-je.

Sherlock Holmes le plaça devant nous en rapprochant les deux morceaux. Voici ce que nous lûmes :

« Si vous voulez vous trouver à onze heures trois quarts à la porte de service, vous apprendrez quelque chose qui vous étonnera beaucoup et qui vous sera utile, à vous ainsi qu’à Annie Morrison. Mais n’en parlez à personne. »

– C’est bien ce que je supposais, dit Holmes. Bien sûr, nous ne connaissons pas encore les relations qui ont pu exister entre Alec Cunningham, William Kirwan et Annie Morrison. A ne considérer que le résultat, le piège avait été adroitement tendu. Je suis sûr que vous serez ravis par les signes d’hérédité que révèlent les p et les q. L’absence des points sur les i dans les mots écrits par le vieux Cunningham est non moins caractéristique. Watson, je crois que nos petites vacances à la campagne m’ont admirablement réussi. Je rentrerai à Baker Street en pleine forme dès demain !

UN ESTROPIÉ

UN ESTROPIÉ{8}

Un soir d’été, quelques mois après mon mariage, j’étais assis auprès de l’âtre, et je fumais une dernière pipe en somnolant sur un roman, car ma journée de travail avait été épuisante. Ma femme était montée dans notre chambre et le bruit qu’on avait fait en fermant la porte quelque temps auparavant avait notifié que les domestiques, eux aussi, s’étaient retirés. Je m’étais levé de mon fauteuil et je secouais les cendres de ma pipe quand, soudain, j’entendis retentir la sonnette.

Je regardai l’horloge ; il était minuit moins le quart. A une heure aussi tardive, ça ne pouvait être une visite. Un malade, évidemment, et peut-être une séance de toute la nuit. Avec une grimace, j’allai dans le vestibule et j’ouvris la porte. A ma grande surprise, je vis Sherlock Holmes sur le seuil.

– Ah ! Watson, dit-il, j’avais l’espoir de ne pas arriver trop tard pour vous trouver.

– Mon cher, je vous en prie. Entrez.

– Vous avez l’air surpris et ce n’est pas étonnant. Soulagé aussi, j’imagine ! Hum ! Vous fumez toujours le mélange d’Arcadie de vos jours de célibat, donc ! Il n’y a pas à s’y méprendre, avec cette cendre pelucheuse sur votre paletot. Il est facile de dire que vous avez été accoutumé à porter l’uniforme, Watson ; vous ne passerez jamais pour un pur civil tant que vous aurez l’habitude de mettre votre mouchoir dans votre manche. Pouvez-vous me donner asile ce soir ?

– Avec plaisir.

– Vous m’avez dit que vous aviez une chambre pour une personne seule et je vois que vous n’avez aucun visiteur pour le moment : votre porte-chapeaux le proclame.

– Je serai enchanté si vous voulez rester.

– Merci ! Je vais donc occuper une de ces patères. Je regrette de constater que vous avez affaire à domicile avec l’ouvrier britannique. C’est toujours signe de dégâts. Ce n’est pas l’eau, j’espère ?

– Non, le gaz.

– Ah ! il a laissé deux marques de clous de souliers sur votre linoléum, là où tombe la lumière. Non, merci, j’ai pris un léger souper à Waterloo, mais c’est avec plaisir que je fumerai une pipe avec vous.

Je lui tendis ma blague et il s’assit en face de moi et, pendant quelque temps, fuma en silence. Je savais bien que seule une affaire importante l’avait amené chez moi à pareille heure, aussi j’attendis sans impatience qu’il en vînt au fait.

– Je vois que votre profession vous occupe pas mal en ce moment, dit-il en me regardant avec attention.

– Oui, ma journée a été très occupée, répondis-je. Mais, cela va vous sembler peut-être bien sot, ajoutai-je, je ne vois pas de quoi vous l’avez déduit.

Holmes rit tout bas.

– J’ai l’avantage, Watson, de connaître vos habitudes. Quand votre tournée est restreinte, vous allez à pied, et quand elle est longue, vous prenez un fiacre. Comme je vois que vos chaussures, bien que portées toute la journée, ne sont pas sales du tout, je ne saurais douter que vous êtes à présent assez occupé pour que cela justifie l’usage d’un fiacre.

– Excellent ! m’écriai-je.

– Élémentaire, dit-il. C’est un de ces exemples dans lesquels le logicien peut produire un effet qui paraît remarquable à son voisin parce que l’autre n’a pas saisi le petit détail qui sert de base à la déduction. On peut en dire autant, mon cher, de l’effet produit par quelques-uns de vos petits récits, effet tout factice, puisqu’il résulte de ce que vous gardez par-devers vous quelques-uns des éléments du problème, dont vous ne faites pas part au lecteur. Or, je suis, à présent, dans la même position que ces lecteurs ; je tiens en ma main plusieurs fils d’une des affaires les plus étranges qui aient jamais intrigué le cerveau d’un homme, et pourtant il me manque un, peut-être deux, des fils qu’il me faut pour compléter ma théorie. Mais je les aurai, Watson, je les aurai !

Ses yeux étincelaient, et une légère rougeur monta à ses joues maigres. Un instant le voile qui cache sa nature ardente et intense se souleva, mais ce ne fut qu’un instant. Quand de nouveau je regardai son visage, il avait repris cette impassibilité de Peau-Rouge qui fait que tant de gens le considèrent comme une machine plutôt que comme un homme.

– Ce problème offre des caractères intéressants. Je dirais même des caractères exceptionnellement intéressants. J’y ai déjà jeté un coup d’œil et je suis arrivé, je pense, en vue de ma solution. Si vous pouviez m’accompagner dans ma dernière démarche, vous pourriez me rendre un très grand service.

– J’en serais enchanté.

– Pourriez-vous venir jusqu’à Aldershot demain ?

– Je ne doute pas que Jackson ne se charge de mes malades.

– Très bien. J’ai l’intention de partir à 11 h 10 de Waterloo.

– Ça me donnera le temps nécessaire.

– Alors, si vous n’avez pas trop sommeil, je vais vous esquisser ce qui m’est arrivé et ce qu’il reste à faire.

– J’avais sommeil avant votre arrivée. Je suis bien éveillé maintenant.

– Je résumerai l’histoire autant qu’on peut le faire sans omettre rien d’essentiel. Il est même probable que vous avez pu en lire un récit quelconque. Il s’agit de l’assassinat présumé du colonel Barclay, du Royal Mellows, à Aldershot ; c’est le sujet de mon enquête.

– Je n’en ai pas entendu parler.

– Cela n’a pas encore fait grande sensation, sauf dans la région. Les faits ne datent que de deux jours. En bref les voici : le Royal Mellows est, vous le savez, un des plus fameux régiments irlandais de l’armée britannique. Il a fait des merveilles tant à la guerre de Crimée qu’au moment de la rébellion et il s’est, depuis lors, distingué dans toutes les occasions possibles. Jusqu’à lundi soir il était commandé par James Barclay, un brave vétéran qui a commencé comme simple soldat, a été promu officier pour sa bravoure lors de la rébellion, puis a vécu assez longtemps pour finir à la tête du régiment dans lequel il a jadis porté le fusil.

« Le colonel Barclay s’était marié lorsqu’il était sergent, et sa femme, de son nom de jeune fille Nancy Devoy, était la fille d’un ex-sergent qui fut garde du drapeau dans le même régiment. Il y eut donc, comme on le peut imaginer, quelque friction dans la société quand le jeune couple (car ils étaient encore jeunes) fit son entrée dans son milieu nouveau. Ils semblent, pourtant, s’être adaptés rapidement, et Mme Barclay, d’après ce que j’ai appris, a toujours été aussi bien vue des dames du régiment que l’était son mari des officiers. J’ajoute que c’était une femme d’une très grande beauté et que, même aujourd’hui, après plus de trente ans de mariage, sa beauté demeure remarquable.

« La vie familiale du colonel Barclay semble toujours avoir été heureuse. Le commandant Murphy, à qui je dois la plupart de ces renseignements, m’assure qu’il n’a jamais entendu parler d’un désaccord dans le ménage. Dans l’ensemble, il croit que la dévotion de Barclay pour sa femme était plus grande que celle de l’épouse pour le mari. S’il la quittait une journée, il était si inquiet que cela en faisait mal. Elle, de son côté, toute dévouée et fidèle qu’elle fût, se montrait moins ostensiblement affectueuse ; néanmoins on les considérait, dans le régiment, comme le modèle même d’un couple entre deux âges. Il n’y avait absolument rien dans leurs rapports qui fût de nature à préparer le public à la tragédie qui allait survenir.

« Le colonel Barclay paraît, pour sa part, avoir eu dans son caractère quelques traits singuliers. C’était d’ordinaire un vieux soldat, audacieux et jovial, mais en certaines occasions il semblait faire preuve d’une nature violente et vindicative. Il n’apparaît pas, toutefois, que sa femme ait eu à souffrir de ce côté de son caractère.

« Un autre fait qui a frappé le commandant Murphy et trois des cinq autres officiers avec qui je me suis entretenu, c’était une espèce de dépression qui s’emparait parfois du colonel. Pour employer les mots du commandant, alors même qu’il venait de prendre sa part de tous les plaisirs et de tous les bavardages de la table du mess, le sourire s’évanouissait de ses lèvres comme si une main invisible l’en avait chassé. Des jours de suite, quand il tombait dans cette humeur, il restait en proie à la plus profonde mélancolie. C’était là, outre une légère teinte de superstition, les seuls traits anormaux de son caractère que les officiers, ses collègues, eussent remarqués. Le dernier trait se traduisait surtout par une aversion à demeurer seul, en particulier dans l’obscurité… Ce trait, puéril chez un homme remarquablement brave, avait souvent fait naître des commentaires et des suppositions.

« Le premier bataillon du Royal Mellows (qui est l’ancien 117e) est, depuis quelques années, caserné à Aldershot. Les officiers mariés ne demeurent pas dans la caserne et le colonel a, de tout temps, occupé une villa qu’on appelle “Lachine”, à environ un demi-mille du Camp Nord. La maison est entourée d’un jardin, mais vers l’ouest elle n’est guère à plus de trente mètres de la grand-route. Un cocher et deux bonnes constituent tout le personnel domestique. Ceux-ci, avec leur maîtresse et leur maître, étaient les seuls habitants de la villa, car les Barclay n’avaient pas d’enfants et ne recevaient guère de visiteurs à demeure.

« J’arrive maintenant aux événements qui se sont déroulés à “Lachine”, lundi soir, entre 9 et 10…

« Mme Barclay était, paraît-il, membre de l’Église catholique romaine ; comme telle, elle s’était fort intéressée à la création de l’Association de Saint-Georges qui, sous les auspices de la chapelle de Watt Street, a pour but de procurer aux pauvres de vieux vêtements. Ce soir-là, à 8 heures, avait lieu une réunion de l’association et Mme Barclay avait dîné rapidement afin d’y assister. Quand elle quitta la maison, le cocher l’entendit faire à son mari quelques remarques insignifiantes et lui donner l’assurance qu’elle serait bientôt de retour. Elle est alors passée prendre Mlle Morrisson, une jeune fille qui habite la villa voisine, et toutes deux se sont rendues ensemble à leur réunion. Celle-ci a duré quarante minutes et à 9 h 15 Mme Barclay est rentrée chez elle, après avoir quitté Mlle Morrisson à sa porte, en passant.

« Il y a à “Lachine” une pièce, que l’on appelle le petit salon, qui fait face à la grand-route, et qui, par une grande porte vitrée à deux battants, donne sur la pelouse. Cette dernière a trente mètres de largeur et n’est séparée de la route que par un mur bas, surmonté d’une grille en fer. Ce fut dans cette pièce que Mme Barclay entra à son retour. Les jalousies n’en étaient pas baissées, car on se servait rarement de cette pièce le soir, mais Mme Barclay alluma elle-même la lampe, puis sonna et demanda à la bonne, Jeanne Stewart, de lui apporter une tasse de thé, ce qui était tout à fait contraire à ses habitudes. Le colonel était demeuré dans la salle à manger, mais en entendant que sa femme était revenue, ii la rejoignit au petit salon. Le cocher l’y a vu entrer après avoir traversé le vestibule. On ne l’a jamais plus revu en vie.

« Le thé commandé fut apporté au bout d’une dizaine de minutes, mais la bonne, en approchant de la porte, fut surprise d’entendre les voix de son maître et de sa maîtresse qui se disputaient furieusement. Elle frappa sans recevoir de réponse, elle tourna même la poignée, mais ce ne fut que pour constater que la porte était fermée à l’intérieur. Naturellement, elle descendit en courant informer la cuisinière, et toutes les deux montèrent avec le cocher dans le vestibule pour écouter la dispute qui faisait toujours rage. Tous sont d’accord qu’on n’entendait que deux voix, celles de Barclay et de sa femme. Barclay s’exprimait d’une voix étouffée mais saccadée, de sorte que ceux qui écoutaient n’en percevaient rien. En revanche, les répliques de la dame étaient très âpres et, quand elle élevait la voix, on pouvait l’entendre nettement. “Lâche ! répéta-t-elle à maintes reprises. Que peut-on faire à présent ? Rendez-moi ma vie. Je ne veux jamais plus fût-ce respirer le même air que vous ! Vous êtes un lâche ! un lâche !” Ce sont là des bribes de leur conversation, qui se termina soudain par un cri perçant que poussa l’homme puis, après un grand fracas, par un autre cri perçant que poussa la femme. Convaincu qu’une tragédie venait de se dérouler, le cocher se jeta sur la porte et tenta de l’ouvrir de force, tandis que, à l’intérieur, les cris continuaient. Le cocher ne réussit pourtant pas à entrer et les bonnes étaient trop éperdues de peur pour lui être d’aucun secours. Une pensée soudaine lui vint, toutefois ; il franchit en courant la porte du vestibule et se dirigea vers la pelouse sur laquelle ouvrait la haute porte vitrée. Un des deux battants s’en trouvait ouvert, fait, paraît-il, tout à fait extraordinaire en été ; notre homme entra donc dans la pièce sans difficulté. Sa patronne, qui avait cessé de crier, était étendue sans connaissance sur un canapé, tandis que, avec ses pieds, posés sur le bras d’un fauteuil et la tête sur le plancher du garde-feu, l’infortuné soldat gisait, raide mort, dans une mare de son propre sang.

« Naturellement, la première pensée du cocher, en voyant qu’il ne pouvait rien faire pour son maître, fut d’ouvrir la porte. Mais là une difficulté inattendue et bizarre se présenta. La clé n’était pas à l’intérieur sur la serrure, et il ne put la trouver nulle part dans la pièce. Il sortit donc par la fenêtre et revint quand il se fut procuré l’aide d’un agent de police et d’un médecin. La dame, toujours sans connaissance et sur qui pesaient les plus graves soupçons, fut transportée dans sa chambre. On plaça le corps du colonel sur le divan et on se livra à un examen soigneux du théâtre de la tragédie.

« On trouva que la blessure qui avait tué l’infortuné soldat était une entaille irrégulière, et longue de deux pouces, pratiquée à la nuque, de toute évidence par un instrument qu’il n’était pas difficile d’identifier, car sur le plancher, tout près du corps, gisait un étrange bâton en bois dur sculpté, muni d’une poignée en os. Le colonel possédait une collection d’armes diverses rapportées des différents pays où il s’était battu, et la police suppose que ce bâton comptait parmi ses trophées. Les domestiques nient l’avoir jamais vu avant, mais parmi toutes les curiosités de la maison il se peut qu’on ne l’ait pas remarqué. La police n’a fait dans la pièce aucune autre découverte de quelque importance, mis à part le fait inexplicable que, ni sur la personne de Mme Barclay, ni sur celle de la victime, ni nulle part ailleurs, on n’a pu trouver la clé disparue. Un serrurier d’Aldershot a, par la suite, ouvert la porte.

« Telle se présentait la situation, Watson, quand, mardi matin, à la requête du commandant Murphy, je suis allé à Aldershot aider la police dans ses efforts. Vous reconnaîtrez, je crois, que le problème offrait déjà pas mal d’intérêt, mais mes observations firent que je me rendis vite compte qu’il était, en vérité, bien plus extraordinaire qu’il ne le paraissait d’abord.

« Avant d’examiner la pièce, j’ai interrogé les domestiques, mais je n’ai réussi qu’à en tirer les faits que j’ai déjà exposés. Jeanne Stewart, la femme de chambre, se souvint toutefois d’un détail intéressant. Vous vous rappelez qu’en entendant le bruit de la querelle, elle était descendue et qu’elle était revenue avec les autres. Elle dit que, quand elle était seule, la première fois, les voix de ses patrons étaient si basses qu’elle pouvait à peine les entendre et que c’est à leur ton, plus qu’à leurs paroles, qu’elle a jugé qu’ils s’étaient pris de querelle. En insistant, cependant, elle se souvint qu’elle avait entendu le mot “David”, prononcé deux fois par la dame. Ce point est de la plus haute importance, car il nous aiguille vers la cause de la soudaine querelle : le nom du colonel, vous ne l’avez pas oublié, est James.

« Il y avait, dans cette affaire, une chose qui avait fait la plus profonde impression tant sur les domestiques que sur la police. C’était l’affreuse contraction du visage du colonel. Il était figé, suivant leur propre récit, dans l’expression la plus terrible de crainte et d’horreur que visage humain pût prendre. Plusieurs personnes s’évanouirent rien qu’à sa vue, tant l’effet en était hideux. Il était par conséquent certain que le défunt avait vu venir son sort et qu’il en avait éprouvé une immense horreur. Naturellement, cela cadrait avec la théorie de la police, si le colonel avait pu voir sa femme essayer de l’assassiner. Le fait que la blessure se trouvât à la nuque n’était pas non plus un obstacle décisif à cette théorie, car il avait fort bien pu se détourner pour éviter le coup. Impossible, d’ailleurs, de tirer aucun renseignement de la dame qui, pour le moment, en proie à une crise aiguë de fièvre cérébrale, déraisonnait.

« Par la police, j’ai appris que Mlle Morrisson, qui, ce soir-là, vous vous le rappelez, était sortie en compagnie de Mme Barclay, assurait ignorer complètement ce qui avait, au retour, provoqué la mauvaise humeur de son amie.

« Après avoir recueilli ces faits, Watson, j’ai fumé plusieurs pipes en y songeant et en m’efforçant de séparer ceux qui étaient essentiels de ceux qui se trouvaient purement accidentels. On ne pouvait mettre en doute que le point le plus caractéristique, et le plus riche en suggestions était, en l’occurrence, la disparition de la clé de la porte. Une fouille minutieuse n’avait pas réussi à la faire retrouver dans la pièce. Donc, on l’avait prise. Mais ni le colonel ni sa femme n’avaient pu la prendre. Voilà qui était tout à fait clair. Une tierce personne avait donc dû entrer et cette tierce personne n’avait pu entrer que par la fenêtre. Il me sembla qu’un examen sérieux de la pièce et de la pelouse révélerait peut-être des traces de ce mystérieux personnage. Vous connaissez mes méthodes, Watson. Il n’y en a pas une que je n’aie employée dans mes recherches. Et je finis par découvrir des traces, mais bien différentes de celles que j’avais escomptées. Il y avait eu un homme dans la pièce et, venant de la route, il avait traversé la pelouse. J’ai pu dénicher cinq empreintes très nettes de ses pas ; l’une sur la route même, au point où il a grimpé sur le mur, deux sur la pelouse et deux, très faibles, sur des planches couvertes de terre près de la fenêtre où il est entré. Sans doute avait-il traversé la pelouse en courant, car les pointes des pieds étaient bien plus profondément marquées que les talons. Mais ce ne fut pas l’homme qui me surprit, ce fut son compagnon.

– Son compagnon !

Holmes tira de sa poche une grande feuille de papier de soie et là déplia soigneusement sur son genou.

– Que dites-vous de ça ? demanda-t-il.

Le papier portait les calques des empreintes de pattes d’un petit animal. Il y en avait cinq, très nettes, avec la marque de longues griffes et l’ensemble d’une empreinte était à peu près de la dimension d’une cuillère à café.

– C’est un chien, dis-je.

– Vous avez déjà vu un chien grimper à un rideau ? J’ai trouvé des traces fort nettes qui prouvaient que cet animal l’a fait.

– Un singe, alors ?

– Mais ce n’est pas l’empreinte d’un singe.

– Qu’est-ce que ça peut donc être ?

– Ni chien, ni chat, ni singe ; ce n’est pas un animal qui nous soit familier. J’ai essayé de le reconstruire d’après les mesures. Voici quatre empreintes prélevées à un endroit où la bête est restée immobile. Vous voyez qu’il n’y a pas moins de quarante centimètres entre la patte de devant et la patte de derrière. Ajoutez à cela la longueur du cou et de la tête et vous avez un animal d’au moins soixante centimètres de long – probablement davantage, s’il a une queue. Mais remarquez, à présent, cette autre mesure. L’animal s’est déplacé et nous avons la longueur de ses pas : dans chaque cas, ceux-ci ont tout au plus huit centimètres de long. Et cela nous indique, vous le voyez, un long corps juché sur de très courtes pattes. L’animal n’a pas eu la prévenance de laisser des poils derrière lui, mais sa forme générale doit être celle que j’ai dite. En outre, il est capable de grimper à un rideau et carnivore.

– De quoi déduisez-vous cela ?

– De ce qu’il a grimpé au rideau. Il y avait une cage à serin pendue à la fenêtre et son but semble avoir été d’arriver jusqu’à l’oiseau.

– Mais quelle bête était-ce donc ?

– Ah ! si je pouvais lui donner un nom, cela nous mènerait loin sur la voie de la solution de notre affaire. Tout compte fait, c’était sans doute un animal de la famille de la belette ou de l’hermine – et pourtant il est plus fort qu’aucune de celles que j’aie vues.

– Mais quelle part a-t-il au crime ?

– Cela aussi reste obscur ; tout de même nous avons appris pas mal de choses, vous voyez. Nous savons qu’un homme est resté sur la route, debout, à regarder les Barclay se disputer – les jalousies étaient levées et la pièce éclairée. Nous savons aussi que cet homme a traversé la pelouse en courant, qu’il est entré dans la salle avec un animal inconnu et que, ou bien il a frappé le colonel, ou bien, ce qui est également possible, le colonel est tombé de pure frayeur en le voyant et s’est fendu la tête sur l’extrémité du garde-feu. Enfin, nous avons le fait curieux que l’intrus a emporté la clé de la porte, en s’en allant.

– Vos découvertes semblent laisser l’affaire plus obscure qu’elle ne l’était au début, dis-je.

– Très juste. Elles ont indiscutablement montré que cette affaire était bien plus compliquée qu’on ne l’a d’abord supposé. Je l’ai reconsidérée et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il faut l’aborder d’un autre point de vue. Mais, vraiment, Watson, je vous tiens debout et il me serait tout aussi possible de vous dire tout cela demain en nous rendant à Aldershot.

– Merci. Vous êtes allé trop loin pour en rester là.

– Donc, il était absolument certain que, quand Mme Barclay est partie de chez elle à 7 h 30, elle était en bons termes avec son mari. Elle n’a jamais fait, je crois vous l’avoir dit, étalage de son affection, mais le cocher l’a entendue bavarder amicalement avec le colonel… Or, il était non moins certain qu’immédiatement après son retour elle était allée dans la pièce où elle avait le moins de chances de voir son mari, qu’elle avait aussitôt demandé du thé, comme le fait une femme agitée, et enfin qu’elle avait éclaté en reproches violents quand son mari était venu la rejoindre. Entre 7 h 30 et 9 heures, donc, il s’était passé quelque chose qui avait complètement changé ses sentiments envers son mari. Or, Mlle Morrisson ne l’avait pas quittée de toute cette heure et demie. Il était donc absolument certain que, malgré ses dénégations, elle devait savoir quelque chose de l’affaire.

« Ma première supposition fut que, peut-être, il y avait eu, entre cette jeune femme et le vieil officier, certaines relations dont elle avait fait l’aveu à son épouse. Cela expliquerait le retour irrité de celle-ci chez elle et aussi l’affirmation de celle-là qu’il n’était rien arrivé. Et ce n’était pas non plus en désaccord avec la plupart des paroles qu’on avait surprises. Seulement il y avait cette allusion à David, et aussi l’affection bien connue du colonel pour sa femme ; deux choses qui allaient fort à l’encontre de cette idée, sans parier de l’intrusion de l’autre homme qui, naturellement, pouvait être sans aucun rapport avec ce qui s’était produit. Il n’était pas facile de se diriger mais, tout bien pesé, j’étais porté à écarter l’idée qu’il s’était passé quelque chose entre le colonel et Mlle Morrisson, et j’étais plus convaincu que jamais que cette jeune personne pouvait me mettre sur la voie des raisons qui avaient poussé Mme Barclay à prendre soudain son mari en horreur. Je résolus donc de lui rendre visite, de lui expliquer que j’étais tout à fait certain qu’elle connaissait tous les faits et de lui donner l’assurance que son amie, Mme Barclay, pourrait bien s’asseoir au banc des accusés avec une inculpation d’assassinat si l’affaire n’était pas tirée au clair.

« Mlle Morrisson est un petit brin de femme rêveuse, avec des yeux timides et des cheveux blonds, mais je ne l’ai nullement trouvée dénuée de finesse et de bon sens. Quand j’ai eu parlé, elle est restée quelque temps à réfléchir, puis, se tournant vers moi d’un air alerte et bien décidé, elle s’est lancée dans un récit remarquable que je vais résumer à votre intention.

« – J’ai promis à mon amie de ne rien dire de cette affaire, et une promesse est une promesse, dit-elle. Mais si je peux vraiment lui venir en aide, la pauvre, quand on porte contre elle une accusation aussi grave, et quand la maladie lui ferme la bouche, je crois que cela me délie de ma promesse. Je vais donc vous dire exactement tout ce qui lui est arrivé lundi soir.

« “Nous revenions de la mission de Watt Street vers 8 h 45. Notre chemin nous faisait traverser Hudson Street, qui est une voie très tranquille. Il n’y a dans cette rue qu’un réverbère du côté gauche et, comme nous en approchions, j’ai vu un homme qui venait vers nous. Il avait le dos très courbé et portait quelque chose qui ressemblait à une boîte suspendue à une de ses épau1e par une courroie. Il paraissait tout à fait difforme, car sa tête s’inclinait très bas en avant et il marchait les genoux pliés. Nous passions à côté de lui quand il leva le visage pour nous regarder dans le cercle de lumière que projetait le réverbère et, ce faisant, il s’arrêta et s’écria d’une voix terrible : “Grand Dieu ! c’est Nancy.” Mme Barclay devint d’une pâleur mortelle et elle serait tombée si cet être d’aspect terrifiant ne l’avait retenue. J’allais appeler la police, mais, à ma grande surprise, elle répondit tout à fait poliment à cet individu.

« – Je vous croyais mort depuis trente ans, Henry, dit-elle d’une voix tremblante.

« – Et c’est vrai, dit-il, et il y avait quelque chose d’effrayant dans le ton dont il prononçait ces paroles. Son visage était sombre, épouvantable et il avait dans les yeux une flamme qui me revient dans mes rêves ; ses cheveux et ses favoris étaient semés de gris et sa figure était toute gercée, craquelée comme une pomme flétrie.

« – Faites quelques pas, ma chère, me dit Mme Barclay, je voudrais échanger quelques mots avec cet homme. Il n’y a rien à craindre.

« Elle s’efforçait de parler d’un ton dégagé, mais elle était toujours mortellement pâle et elle pouvait à peine énoncer ses mots, tant ses lèvres tremblaient.

« Je fis ce qu’elle me demandait et ils causèrent pendant quelques minutes. Elle me rejoignit ensuite, ses yeux étincelaient, quant au malheureux estropié, je le vis, debout près du réverbère, qui agitait dans l’air ses poings crispés, comme s’il était fou de rage. Elle ne prononça pas un mot avant que nous ne fussions à ma porte. Alors elle me prit la main et me pria de ne souffler mot à quiconque de ce qui venait d’arriver. “C’est quelqu’un que j’ai connu, il y a longtemps, et qui a eu des revers dans la vie”, m’expliqua-t-elle. Quand j’eus promis de ne rien dire, elle m’embrassa, et je ne l’ai plus revue depuis. Je vous ai maintenant rapporté toute la vérité, et si je l’ai cachée à la police, c’est que je ne me rendais pas compte alors du danger où se trouvait mon amie. Je sais qu’il ne peut être qu’à son avantage que tout soit connu.

– Telle fut sa déclaration, Watson, et pour moi, comme vous pouvez l’imaginer, elle fut comme une lumière dans la nuit. Tout ce qui auparavant était sans lien aucun commença tout de suite à prendre sa vraie place et j’eus comme un vague pressentiment de toute la suite des événements. Ma première démarche, évidemment, consistait maintenant à trouver l’homme qui avait produit sur Mme Barclay une si remarquable impression. S’il était encore à Aldershot, ce ne devait pas être une tâche difficile. Il n’y a pas un bien grand nombre de civils à Aldershot et un estropié avait sûrement dû attirer l’attention. J’ai passé une journée à le chercher, et le soir – ce soir même, Watson – je me suis presque heurté à lui. L’homme s’appelle Henry Wood et il loge dans la rue même où ces dames l’ont rencontré. Il n’y a que cinq jours qu’il est là. En me faisant passer pour un agent du contrôle, j’ai fait une causette très intéressante avec sa logeuse. C’est, par profession, un prestidigitateur et un saltimbanque, il visite les cantines, à la nuit tombée, et y donne un petit divertissement. Il porte avec lui dans une boîte une bête dont la logeuse semble avoir grand-peur, car elle n’a jamais vu un animal pareil. A ce qu’elle dit, il s’en sert pour certains de ses tours. Voilà ce que la femme a pu me dire, et aussi qu’on se demandait comment cet homme était en vie, tant il est difforme, et enfin qu’il parlait parfois une langue étrange, que les deux dernières nuits elle l’avait entendu gémir et pleurer dans la chambre où il couche. Quant à l’argent tout allait bien, mais dans le dépôt qu’il lui a confié, il lui avait donné une pièce qui avait l’air d’un mauvais florin. Elle me l’a montrée, Watson : c’était une roupie indienne.

« Et maintenant, mon cher ami, vous voyez exactement où nous en sommes et pourquoi j’ai besoin de vous. Il est évident que lorsque ces dames l’eurent quitté, cet homme les a suivies d’un peu loin, que, par la fenêtre, il a vu le mari et la femme se quereller, qu’il s’est rué dans la pièce et que la bête qu’il portait dans la boîte s’est échappée. Tout cela est tout à fait certain. Mais il est la seule personne au monde qui puisse nous dire exactement ce qui s’est passé dans cette pièce.

– Et vous voulez le lui demander ?

– Très certainement, mais en présence d’un témoin.

– Et le témoin, ce sera moi ?

– Si vous le voulez bien. S’il peut éclaircir l’affaire, fort bien. S’il refuse, nous n’aurons pas d’autre ressource que de solliciter un mandat d’arrêt.

– Mais comment savez-vous qu’il sera là quand nous retournerons là-bas ?

– Soyez tranquille : j’ai pris mes précautions. J’ai un de mes petits bonshommes de Baker Street qui monte la garde et le surveille, et qui se collera à lui comme un glouteron, partout où il pourra aller. Nous le trouverons demain dans Hudson Street, Watson ; et en attendant, je serais un criminel moi-même si je vous empêchais plus longtemps d’aller vous coucher.

Il était midi lorsque nous nous sommes trouvés sur le lieu de la tragédie et, guidés par mon compagnon, nous nous sommes sans retard dirigés vers Hudson Street. En dépit de la façon dont il excelle à cacher ses émotions, je pouvais facilement voir que Holmes était dans un état de surexcitation qu’il maîtrisait, cependant que je frémissais moi-même de ce plaisir mi-sportif, mi-intellectuel, que j’éprouvais invariablement quand je me trouvais associé à ses recherches.

– Voici la rue, dit-il en prenant une petite voie bordée de simples maisons en brique à deux étages. Ah ! voici Simpson qui vient au rapport.

– Tout va bien, monsieur Holmes ; il est là-haut, s’écria un petit gamin des rues, en accourant à nous.

– C’est bien, Simpson ! dit Holmes en posant la main sur sa tête. Venez, Watson. Voici la maison.

Il fit passer sa carte avec un mot qui disait qu’il était venu pour une affaire importante ; un instant après, nous étions en face de l’homme que nous venions voir. Bien que le temps fût chaud, il était penché sur le feu et la petite chambre ressemblait à un four. L’homme était assis, tout tordu et recroquevillé sur sa chaise, de telle façon qu’il produisait une indéfinissable impression de difformité ; toutefois, la figure qu’il tourna vers nous, bien que fatiguée et basanée, avait dû être autrefois d’une exceptionnelle beauté. Ses yeux, striés d’un jaune bilieux, nous considéraient d’un air soupçonneux et, sans parler, sans se lever, d’un simple signe, il nous montra deux chaises.

– Vous êtes bien monsieur Henry Wood, anciennement résidant aux Indes, dit Holmes avec affabilité. Je suis venu au sujet de cette petite affaire qu’est la mort du colonel Barclay.

– Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ?

– C’est ce dont je voulais m’assurer. Vous savez, je suppose, que si la chose n’est pas tirée au clair, Mme Barclay, qui est une de vos vieilles amies, sera très probablement poursuivie pour assassinat.

L’homme tressaillit violemment.

– Je ne sais qui vous êtes, s’écria-t-il, ni comment vous avez appris ce que vous savez, mais voulez-vous me jurer que ce que vous me dites est bien la vérité.

– Ma foi ! on attend seulement qu’elle reprenne ses sens pour l’arrêter.

– Mon Dieu ! Êtes-vous de la police vous-même ?

– Non.

– Alors, en quoi cette affaire vous regarde-t-elle ?

– C’est l’affaire de tout le monde de veiller à ce que justice soit faite.

– Vous pouvez me croire sur parole : elle est innocente.

– Alors vous êtes coupable ?

– Non, je ne le suis pas non plus.

– Qui donc a tué le colonel James Barclay ?

– C’est un destin équitable qui l’a tué. Mais, comprenez-moi bien : je lui aurais fait sauter la cervelle, comme j’avais à cœur de le faire, qu’il n’aurait eu, de ma part, que ce qu’il méritait. Si le remords ne l’avait pas terrassé, il est bien probable que j’aurais eu son sang sur la conscience. Vous voulez que je vous raconte l’histoire ? Eh bien ! je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas, car je n’ai aucune raison d’en rougir.

« Voici comment ça s’est passé, monsieur. Vous me voyez aujourd’hui avec mon dos comme un chameau et mes côtes tout de travers ; mais il a eu un temps où le caporal Henry Wood était l’homme le plus élégant du 1l7e d’infanterie. Nous étions alors aux Indes, cantonnés dans un endroit que nous appelions Bhurtee. Barclay, qui est mort l’autre jour, était sergent dans la même compagnie que moi, et la belle du régiment – mieux que cela, la plus belle fille qui ait jamais aspiré l’air du bon Dieu entre ses lèvres –, c’était Nancy Devoy, la fille du sergent de la garde au drapeau. Il y avait deux hommes qui l’aimaient, mais elle n’en aimait qu’un seul ; et vous sourirez quand, considérant ce pauvre être recroquevillé devant le feu, vous m’entendrez dire qu’elle m’aimait pour ma fière allure.

« Eh bien ! quoique son cœur fût à moi, le père avait décidé qu’elle épouserait Barclay. J’étais étourdi, insouciant, tandis que lui, il avait de l’éducation et se trouvait désigné pour être promu officier. Mais la fille me restait fidèle et il semblait bien qu’elle serait à moi lorsque la mutinerie éclata et tout l’enfer se déchaîna dans la région.

« Nous avons été enfermés dans Bhurtee, tout le régiment avec une demi-batterie d’artillerie, une compagnie de Sikhs et quantité de civils et de femmes. Dix mille rebelles qui nous encerclaient et ils étaient aussi enragés qu’une meute de fox-terriers autour d’une cage à rats. Vers la seconde semaine, l’eau manqua et la question se posa de savoir si nous pourrions communiquer avec la colonne du général Neill, qui s’avançait, quelque part dans la région. C’était notre seul espoir car, avec toutes les femmes et les enfants, nous ne pouvions escompter sortir les armes à la main. Je me suis alors proposé comme volontaire pour aller informer le général Neill du danger où nous étions. Mon offre fut acceptée et je m’en entretins avec le sergent Barclay, qui était censé connaître le pays mieux que n’importe qui. Il me dessina le chemin par où je pourrais traverser les lignes rebelles. A 10 heures, ce même soir, je me mis en route. Il y avait mille existences à sauver, mais je ne pensais qu’à une seule quand je me suis laissé tomber de l’autre côté du mur, cette nuit-là.

« Mon chemin suivait un cours d’eau desséché qui, nous l’avions espéré, me cacherait à la vue des sentinelles ennemies, mais au moment où je me glissais doucement à un détour, j’ai marché tout droit sur six d’entre elles qui, tapies dans l’obscurité, m’attendaient. En un clin d’œil je reçus un coup terrible qui m’étourdit, et on me ligota les mains et les pieds. Mais le véritable coup me frappa au cœur et non à la tête, car lorsque je revins à moi et que j’écoutai tout ce que je pouvais saisir de leur conversation, j’en entendis assez pour comprendre que mon camarade, celui-là même qui m’avait tracé la route à suivre, m’avait, avec la complicité d’un domestique indigène, trahi et livré aux mains des ennemis.

« Il n’est pas nécessaire que j’insiste sur cette partie de mon histoire. Vous savez à présent ce dont James Barclay était capable. Bhurtee fut délivré par Neill le lendemain, mais les rebelles m’emmenèrent avec eux dans leur retraite et de longues années s’écoulèrent pour moi sans revoir un visage blanc. J’ai été torturé, j’ai essayé de m’échapper, on m’a repris et on m’a torturé de nouveau. Vous voyez vous-même l’état dans lequel on m’a laissé. Un groupe de rebelles qui s’enfuirent au Népal m’emmenèrent avec eux et, plus tard, on me conduisit du côté de Darjeeburg. Là-haut, les gens des collines massacrèrent les rebelles qui me détenaient et je devins leur esclave pendant quelque temps, jusqu’au jour où je m’évadai, mais au lieu d’aller vers le Sud, j’ai dû monter vers le Nord, car je me suis en fin de compte trouvé chez les Afghans. Là, j’ai erré pendant de longues années et je suis enfin revenu au Punjab où j’ai vécu parmi les indigènes grâce aux tours de prestidigitation que j’avais appris. A quoi cela m’aurait-il servi, pauvre estropié que j’étais, de revenir en Angleterre et de m’y faire reconnaître par mes anciens camarades ? Même mon désir de vengeance ne pouvait m’y résoudre. Je préférais laisser Nancy et mes frères d’armes de jadis penser qu’Henry Wood était mort, le dos toujours bien droit, plutôt que de me montrer tel que j’étais vivant, étayé d’un bâton comme un chimpanzé. On n’a jamais douté de ma mort et je voulais qu’on n’en doute pas. J’ai appris que Barclay avait épousé Nancy, qu’il était rapidement monté en grade dans le régiment, mais même cela ne m’a pas fait parler.

« Seulement, en vieillissant, on se prend à regretter la patrie. Pendant des années j’ai rêvé des champs verts et brillants, des haies de l’Angleterre. A la fin j’ai résolu de les revoir avant de mourir. J’ai économisé assez d’argent pour faire la traversée et puis, je suis venu ici, où il y a des soldats, car je connais leurs habitudes et je sais les amuser pour gagner ma pitance.

– Votre récit est fort intéressant, dit Sherlock Holmes. J’étais déjà au courant de votre rencontre avec Mme Barclay et je sais comment vous vous êtes reconnus. Vous l’avez ensuite suivie, je crois, jusque chez elle et, par la fenêtre, vous avez assisté à la querelle qu’elle a eue avec son mari et au cours de laquelle, sans doute, elle lui a jeté à la face la façon dont il s’était conduit envers vous. Vos sentiments ont pris le dessus, vous avez traversé la pelouse en courant et vous avez fait irruption dans la salle.

– C’est vrai, monsieur, et à ma vue il a changé à tel point que je n’avais jamais vu avant un homme avec cet air-là, puis il est tombé, la tête sur le garde-feu. Mais il était mort avant de tomber. Je lisais la mort sur son visage, aussi clairement que je lis ce texte au-dessus de la cheminée. Ma seule vue a été pour lui comme une balle au travers de son cœur coupable.

– Et ensuite ?

– Ensuite, Nancy s’est évanouie et j’ai pris dans sa main la clé de la porte, dans l’intention d’ouvrir et d’appeler au secours. Mais au moment de le faire, il m’a semblé qu’il valait mieux ne pas m’en occuper et partir, car les choses pourraient mal tourner pour moi et, de toute façon, mon secret serait connu si j’étais pris. Dans ma hâte j’ai fourré la clé dans ma poche et j’ai laissé tomber mon bâton, en cherchant à rattraper Teddy qui était grimpé au rideau. Quand je l’ai eu rentré dans sa boîte, d’où il s’était échappé, j’ai filé aussi vite que possible.

– Qui est Teddy ? demanda Holmes.

L’homme se pencha dans le coin sur une espèce de cage dont il souleva le couvercle. Aussitôt en sortit vivement un animal d’un beau rouge brun, fin et souple, avec les pattes d’une belette, un long nez effilé et deux yeux qui étaient les plus beaux yeux rouges que j’aie jamais vus dans la tête d’une bête.

– Une mangouste ! m’écriai-je.

– Oui, il y en a qui l’appellent comme cela et d’autres un ichneumon, dit l’homme. « Attrape serpent », voilà comment, moi, je l’appelle, car Teddy est d’une vivacité étonnante pour saisir les cobras. J’en ai un là, dépourvu de ses crochets à venin, et Teddy l’attrape chaque soir pour amuser les gars des cantines. Rien d’autre, monsieur ?

– Il se peut que nous demandions à vous revoir, au cas où Mme Barclay se trouverait sérieusement en difficulté.

– En ce cas, bien sûr, je viendrais.

– Mais sans cela, il n’y a aucune raison d’évoquer ce scandale qui accable un mort ; si viles qu’aient été les actions de celui-ci, vous avez, du moins, la satisfaction de savoir que, pendant trente ans de sa vie, sa conscience lui a amèrement reproché son infamie. Ah ! voici le commandant Murphy qui passe sur le trottoir d’en face. Au revoir, Wood. Je veux savoir s’il s’est produit quelque chose depuis hier.

Nous rejoignîmes le commandant avant qu’il n’eût atteint le coin de la rue.

– Ah ! Holmes, dit-il, je suppose que vous savez que tout ce bruit qu’on a fait n’a, en fin de compte, abouti à rien ?

– Comment cela ?

– L’enquête vient de se terminer. Le témoignage du médecin a démontré de façon concluante que la mort est due à l’apoplexie. Vous le voyez, c’était, somme toute, une affaire bien simple.

– Oh remarquablement superficielle, dit Holmes en souriant. Allons, Watson, je ne pense pas qu’on ait encore besoin de nous à Aldershot.

– Il reste une chose, dis-je, tout en descendant vers la gare. Si le nom du mari était James et celui de l’autre, Henry, pourquoi a-t-on parlé de David ?

– Ce seul mot, mon cher Watson, aurait dû me révéler toute l’histoire, si j’avais été le logicien idéal que vous aimez tant à dépeindre. C’était, de toute évidence, un mot de reproche.

– De reproche ?

– Oui, David pécha un peu de temps en temps, vous le savez et, en une certaine occasion, il s’écarta du droit chemin de la même façon que le sergent Barclay. Vous n’avez pas oublié la petite affaire d’Une et de Bethsabée ? Mes connaissances bibliques sont un peu rouillées, j’en ai peur, mais vous trouverez cette histoire dans le premier ou le second livre de Samuel.

LE MALADE À DEMEURE

LE MALADE À DEMEURE{9}

En jetant un regard sur la série un peu décousue des Mémoires dont je me suis efforcé d’illustrer quelques-unes des particularités intellectuelles de mon ami Sherlock Holmes, j’ai été frappé par la difficulté que j’ai éprouvée pour choisir les exemples qui répondent en tout point à mon objet. En effet, dans bien des affaires où Holmes a accompli quelques tours de force de raisonnement analytique et où il a démontré la valeur de ses singulières méthodes d’investigation, les faits eux-mêmes étaient souvent si insignifiants ou si banals que je ne m’estimais pas en droit de les mettre sous les yeux du public. D’autre part, il est fréquemment arrivé qu’il s’est intéressé à quelque enquête où les faits ont revêtu un caractère tout à fait remarquable et dramatique, mais où la part qu’il a prise à en déterminer les causes a été moins prédominante que son biographe ne le souhaiterait. La petite affaire que j’ai racontée sous le titre d’Une étude en rouge, et plus tard cette autre associée à la perte du Gloria Scott peuvent servir d’exemple des dangers qui menacent toujours son historien. Il se peut que dans l’affaire que je vais maintenant relater son rôle ne fût pas suffisamment marqué ; et pourtant toute la suite des circonstances est si remarquable que je ne puis me résoudre à l’omettre de cette série de Mémoires.

Cette journée d’octobre avait été lourde et pluvieuse. « Temps malsain, Watson, me dit mon ami ; mais le soir a rapporté la brise avec lui. Que dites-vous d’une excursion à travers Londres ?… »

J’étais las de notre petit studio et j’acceptai avec plaisir. Pendant trois heures nous avons erré ensemble, considérant le kaléidoscope toujours changeant de la vie qui afflue et reflue dans Fleet Street et le Strand. La conversation caractéristique de Holmes avec son observation pénétrante du détail et sa subtile puissance de déduction ne cessèrent de m’amuser et de me charmer.

Il était 10 heures quand nous sommes rentrés à Baker Street. Un coupé attendait à notre porte.

– Hum ! Une voiture de docteur ; médecine générale, à ce que je vois, dit Holmes. N’exerce pas depuis longtemps, mais a eu pas mal à faire. Venu pour nous consulter, je suppose. Une chance que nous soyons rentrés.

J’étais assez familier avec les méthodes de Holmes pour pouvoir suivre son raisonnement et voir que la nature et l’état des divers instruments médicaux qui se trouvaient dans la corbeille en osier suspendue près de la lampe à l’intérieur du coupé lui avaient fourni les données de sa rapide déduction. La lumière à notre fenêtre, là-haut, montrait que cette tardive visite nous était, en effet, bien destinée. Assez curieux de savoir ce qui pouvait nous amener un confrère à pareille heure, j’ai suivi Holmes dans notre sanctuaire.

Un homme pâle, dont le visage mince et allongé s’encadrait de favoris blonds, se leva d’une chaise près du feu quand nous entrâmes. Il ne pouvait avoir plus de trente ou trente-quatre ans, mais son air hagard et son teint maladif révélaient une existence qui, en minant ses forces, lui avait enlevé sa jeunesse. Sa manière d’être était nerveuse et timide comme celle d’un mondain trop sensible, et la main blanche et mince qu’il posa sur la cheminée en se levant était celle d’un artiste plutôt que d’un chirurgien. Ses vêtements étaient discrets et sombres : une redingote noire, pantalon foncé et un soupçon de rouge dans la cravate.

– Bonsoir, docteur, dit Holmes d’une voix allègre. Je suis heureux de voir que vous n’avez attendu que quelques minutes à peine.

– Vous avez donc parlé à mon cocher ?

– Non, c’est la bougie sur ce buffet qui m’a renseigné. Je vous en prie, reprenez votre siège et dites-moi en quoi je puis vous être utile.

– Je suis le docteur Percy Trevelyan et je demeure au 403 de Brook Street.

– N’êtes-vous pas l’auteur d’une monographie sur les lésions nerveuses obscures ? demandai-je.

Ses joues pâles rougirent de plaisir lorsqu’il apprit que je connaissais son œuvre.

– J’entends si rarement parler de cet ouvrage que je le croyais bien mort, dit-il. Ce que mes éditeurs me disent de sa vente me décourage tout à fait. Vous êtes vous-même médecin, je suppose ?

– Chirurgien militaire en retraite.

– J’ai toujours eu un faible pour les maladies nerveuses. Je voudrais en faire tout à fait ma spécialité, mais, naturellement, il faut d’abord prendre ce qu’on peut avoir. Toutefois tout cela est à côté de la question, monsieur Sherlock Holmes, et j’apprécie fort bien à quel point votre temps est précieux. Le fait est qu’une série d’événements très singuliers se sont déroulés récemment chez moi, dans Brook Street ; c’en est arrivé ce soir à un tel degré que j’ai senti qu’il m’était absolument impossible d’attendre une heure de plus avant de vous demander votre avis et votre aide.

Sherlock Holmes s’assit et alluma sa pipe.

– Vous êtes bienvenu pour l’un et pour l’autre, dit-il ; je vous en prie, faites-moi le récit détaillé des circonstances qui vous ont inquiété.

– Il y en a une ou deux qui sont si triviales, vraiment, que j’ai presque honte de les mentionner. Mais la chose est tellement inexplicable et le tour récent que cela a pris est si compliqué que je vous exposerai tout pour que vous jugiez ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas.

« Je suis obligé, pour commencer, de dire quelque chose de ma carrière d’étudiant. Je suis sorti de l’université de Londres, vous le savez, et je suis sûr que vous ne me croirez pas en quête de louanges déplacées si je dis que mes professeurs considéraient ma carrière d’étudiant comme vraiment pleine de promesses. Mes études terminées, j’ai continué de me consacrer à des recherches ; tout en n’occupant qu’une position secondaire à King’s College Hospital, je fus assez heureux pour susciter un intérêt considérable par mes recherches sur la pathologie de la catalepsie et pour remporter finalement le prix et la médaille Bruce Pinkerton avec cette monographie sur les lésions nerveuses à laquelle votre ami a fait allusion tout à l’heure. Je n’exagérerais pas si je disais qu’à ce moment-là l’impression générale était qu’une carrière remarquable s’ouvrait devant moi.

« Mais la grosse pierre d’achoppement pour moi, c’était le manque de capitaux. Comme vous le comprendrez facilement, un spécialiste qui a de hautes visées est contraint de débuter dans l’une quelconque de cette douzaine de rues du quartier de Cavendish Square, qui toutes impliquent des loyers énormes et de grands frais d’installation. En plus de ces dépenses préliminaires, il faut qu’il soit préparé à subvenir à ses besoins pendant quelques années et à louer une voiture et un cheval présentables. Tout cela était au-delà de mes moyens et je pouvais tout au plus espérer qu’en économisant il me serait possible, en une dizaine d’années, de mettre assez d’argent de côté pour m’établir. Tout à coup, cependant, un incident inattendu m’ouvrit une perspective toute nouvelle.

« Ce fut la visite d’un certain M. Blessington qui m’était complètement inconnu. Il entra dans mon cabinet un matin et, tout de suite, se lança à fond dans son sujet.

« – Vous êtes bien, dit-il, Percy Trevelyan qui a eu une carrière si distinguée et a obtenu un grand prix il n’y a pas longtemps ?

« Je m’inclinai.

« – Répondez-moi franchement, continua-t-il, vous verrez que c’est votre intérêt. Vous avez toute l’habileté qui fait qu’un homme réussit, mais possédez-vous le doigté ?

« Je ne pus m’empêcher de sourire de la brusquerie de cette question.

« – J’espère, dis-je, en avoir ma part.

« – Pas de mauvaises habitudes ? Pas de penchant pour la boisson, hein ?

« – Mais, monsieur !… m’écriai-je.

« – Bon, bon ! ça va très bien ! mais il fallait que je le demande. Avec toutes ces qualités, pourquoi n’avez-vous pas une grande clientèle ?

« J’ai haussé les épaules.

« – Allons Allons ! dit-il de sa manière agitée. C’est de la vieille histoire. Plus de cervelle dans la tête que d’argent dans la poche, hein ? Que diriez-vous si je vous lançais dans Brook Street ?

« Je le regardai stupéfait.

« – Ah ! je le ferais pour moi et non pour vous, s’écria-t-il. Je veux être tout à fait franc avec vous et, si ça vous convient, ça me conviendra à merveille. J’ai quelques milliers de livres à placer, voyez-vous, et je crois bien que je les placerai sur vous à fonds perdu.

« – Mais pourquoi ? ai-je balbutié.

« – Eh bien ! c’est une spéculation comme une autre, et plus sûre que bien d’autres.

« – Que faut-il donc que je fasse ?

« – Je vais vous le dire. Je prendrai la maison, je la meublerai, je paierai le personnel et je me chargerai de tout. Tout ce que vous aurez à faire, ce sera de rester assis sur votre chaise dans votre cabinet de consultation. Je vous donnerai l’argent de poche et le nécessaire. Par contre, vous me passerez les trois quarts de vos gains et vous garderez l’autre quart pour vous.

« Voilà, monsieur Holmes, l’étrange proposition avec laquelle cet homme Blessington m’aborda. Je ne vous ennuierai pas en vous racontant comment nous avons négocié et fait affaire. Cela finit ainsi : à l’Assomption suivante, j’ai emménagé dans la maison et j’ai ouvert mon cabinet à très peu de chose près dans les conditions qu’il avait suggérées. Lui-même est venu dans la maison comme malade à demeure. Son cœur était faible, semble-t-il, et il avait besoin d’une surveillance médicale constante. Il aménagea les deux meilleures pièces du premier en studio et en chambre à coucher pour son usage personnel. Homme aux habitudes singulières, il évitait la société et sortait très peu. Sa vie était irrégulière, mais sous un seul rapport il était la régularité même. Chaque soir, à la même heure, il venait dans mon cabinet de consultation, examinait les livres, déposait sur le bureau cinq shillings et trois pences pour chaque guinée que j’avais gagnée et emportait le reste dans son coffre-fort, dans sa chambre.

« Je peux dire en toute confiance qu’il n’a jamais eu l’occasion de regretter sa spéculation. Dès le début ce fut un succès. Quelques cas intéressants et la réputation que j’avais acquise à l’hôpital me mirent rapidement en vedette et, depuis un an ou deux, j’ai fait de lui un homme riche.

« En voilà assez, monsieur Holmes, sur mon passé et mes relations avec M. Blessington. Il ne me reste à présent qu’à vous dire ce qui est survenu pour m’amener ici ce soir.

« Il y a quelques semaines, M. Blessington descendit chez moi, dans un état, me semble-t-il, de très grande agitation. Il me parla d’un cambriolage qui, disait-il, avait été commis dans le West End. Il me parut, je m’en souviens, tout à fait inutilement surexcité à ce sujet et annonça qu’il ne se passerait pas un jour avant que nous ne fassions poser des verrous plus forts aux portes et aux fenêtres. Toute une semaine, il demeura dans un singulier état d’agitation ; il regardait sans cesse par la fenêtre et avait renoncé à la petite promenade qui, d’ordinaire, préludait à son dîner. Son attitude me suggéra qu’il avait une peur mortelle de quelque chose ou de quelqu’un, mais quand je lui posai une question, il se montra si désagréable que je fus forcé de laisser tomber le sujet. Peu à peu, avec le temps, ses craintes semblèrent se dissiper et il avait repris ses anciennes habitudes quand un nouvel événement le réduisit au pitoyable état de dépression dans lequel il se trouve à présent. Ce qui est arrivé est ceci. Il y a deux jours j’ai reçu la lettre que je vais vous lire. Elle ne porte ni adresse ni date :

« “Un noble Russe, qui séjourne présentement en Angleterre, serait heureux de profiter de l’aide professionnelle du Percy Trevelyan. Il est depuis quelques années sujet à des crises de catalepsie et on sait que le Dr Trevelyan fait autorité en la matière. Il se propose de lui rendre visite demain vers 6 h 15, si le Dr Trevelyan peut sans inconvénient se trouver chez lui.”

« Cette lettre m’a profondément intéressé, parce que la principale difficulté dans l’étude de la catalepsie, c’est la rareté de la maladie. Vous croirez donc sans peine que j’étais dans mon cabinet de consultation quand, à l’heure fixée, mon jeune domestique introduisit le malade.

« C’était un homme d’âge mûr, mince, d’allure modeste et banale – nullement l’idée qu’on se fait d’un noble Russe. Je fus bien plus frappé par l’aspect de son compagnon. Celui-ci était un homme jeune, grand, d’une beauté remarquable, avec une figure sombre, pleine de feu, les membres et la poitrine d’un hercule. Il avait, pour entrer, passé sa main sous le bras de l’autre et il l’aida à s’asseoir avec une tendresse qu’on n’aurait guère attendue d’un homme de son aspect.

« – Vous m’excuserez d’entrer, docteur, dit-il en anglais avec un léger zézaiement, monsieur est mon père et sa santé est pour moi de la plus haute importance.

« Je fus touché par cette anxiété filiale.

« – Peut-être désireriez-vous rester pendant la consultation ? dis-je.

« – Non, pour rien au monde, fit-il avec un geste d’horreur. Cela m’est plus pénible que je ne saurais le dire. Si je devais voir mon père dans une de ces terribles crises, je suis convaincu que je n’y survivrais pas. Mon propre système nerveux est d’une sensibilité exceptionnelle. Avec votre permission, je resterai dans la salle d’attente, pendant que vous étudierez le cas de mon père.

« A cela, bien entendu, j’ai consenti, et le jeune homme s’est retiré.

« Le malade et moi nous nous sommes alors plongés dans la discussion de son cas et j’ai pris quantité de notes. Il n’était pas d’une intelligence remarquable et me faisait souvent des réponses embrouillées que j’attribuais à sa connaissance restreinte de notre langue. Soudain, pendant que j’étais assis, en train d’écrire, il cessa tout à fait de répondre à mes questions et, quand je me tournai vers lui, je fus saisi de voir qu’assis, droit et raide sur sa chaise, il me regardait avec un visage d’une rigidité parfaitement inexpressive. Il était une fois de plus la proie de sa mystérieuse maladie.

« Ce que j’ai d’abord éprouvé, je viens de le dire, ce fut de la pitié et de l’horreur. En second lieu, ce fut, j’en ai peur, une satisfaction professionnelle. J’ai noté les pulsations et la température de mon malade, j’ai éprouvé la rigidité de ses muscles, examiné ses réflexes. Il n’y avait, dans l’ensemble, rien de sensiblement anormal et toutes les observations concordaient avec mes expériences passées. J’avais, dans des cas semblables, obtenu de bons résultats par l’inhalation de nitrite d’annyle et ce me semblait une admirable occasion d’en éprouver une fois encore les vertus. Le flacon se trouvait en bas, dans mon laboratoire ; laissant donc mon malade assis sur sa chaise, je courus le chercher. J’ai un peu tardé à le trouver – mettons cinq minutes – puis je suis revenu. Jugez de mon étonnement en constatant que la pièce était vide et le malade disparu.

« Naturellement, la première chose que je fis fut de courir dans la salle d’attente. Le fils aussi était parti. La porte du vestibule avait été tirée, mais non fermée. Le garçon qui introduit les clients est nouveau et nullement prompt. Il attend en bas et monte pour faire sortir tes malades, quand je sonne de mon cabinet. Il n’avait rien entendu et l’affaire demeura tout à fait mystérieuse. M. Blessington est rentré peu après mais je ne lui en ai pas soufflé mot, car, à dire vrai, j’en suis venu depuis quelque temps à communiquer avec lui aussi peu que possible.

« Eh bien ! Je pensais certes ne jamais revoir le Russe et son fils, aussi vous pouvez imaginer mon étonnement quand, ce soir, exactement à la même heure, ils sont entrés dans mon cabinet, juste comme ils l’avaient fait auparavant.

« – Je sens que je vous dois mille excuses pour mon brusque départ d’hier, docteur, dit mon malade.

« – J’avoue que j’en ai été très surpris, dis-je.

« – Le fait est que lorsque je me remets de ces attaques, mon esprit est un peu brouillé en ce qui concerne tout ce qui a précédé. Je me suis éveillé dans une pièce inconnue (à ce qu’il m’a semblé) et en une sorte de transe éblouie, je suis sorti dans la rue pendant que vous étiez parti.

« – Et moi, dit le fils, en voyant mon père franchir le seuil de la salle d’attente, j’ai cru, tout naturellement, que la consultation était terminée. Ce ne fut qu’une fois rentré à la maison, que j’ai commencé de me rendre compte du véritable état de choses.

« – Fort bien, dis-je en riant ; il n’y a pas de mal, si ce n’est que vous m’avez terriblement intrigué ; si donc vous voulez bien passer dans la salle d’attente, je serai heureux de reprendre la consultation qui s’est terminée si brusquement.

« Pendant une demi-heure à peu près, j’ai discuté de ses symptômes avec le vieux monsieur, puis après lui avoir fait une ordonnance, je l’ai vu s’en aller au bras de son fils.

« Je vous ai dit que M. Blessington choisissait en général cette heure de la journée pour prendre un peu d’exercice. Il rentra peu après et monta chez lui. Un instant plus tard, je l’entendis dégringoler l’escalier et il entra dans mon cabinet comme un homme que la panique a rendu fou.

« – Qui est allé dans ma chambre ? cria-t-il.

« – Personne, dis-je.

« – C’est un mensonge ! hurla-t-il. Venez voir.

« Je ne fis pas attention à la grossièreté de ses propos, car la peur semblait lui faire perdre à moitié la tête. Je suis monté avec lui, et il m’a montré plusieurs empreintes de pied sur le tapis de couleur claire.

« – Vous n’allez pas me dire que ce sont là les traces de mes pas ? cria-t-il.

« Beaucoup plus grandes, certes, que celles qu’il aurait pu laisser, elles étaient évidemment toutes fraîches. Il a beaucoup plu cet après-midi, comme vous le savez, et mes deux malades furent les seuls à me rendre visite. Il s’ensuivait donc que, pendant que je m’occupais de l’autre, l’homme de la salle d’attente était, pour une raison ignorée, monté à la chambre de mon malade à demeure. On n’avait touché à rien, on n’avait rien pris, mais les traces des pas prouvaient que cette visite d’un intrus était un fait indéniable.

« M. Blessington m’a paru plus surexcité à propos de cette affaire que je ne l’aurais cru possible, quoique, naturellement, c’en était assez pour troubler la tranquillité d’esprit de n’importe qui. Il s’est assis dans un fauteuil et s’est bel et bien mis à pleurer, et j’ai eu beaucoup de peine à le faire parler raisonnablement. Ce fut lui qui suggéra qu’il fallait que je vienne vous trouver et, naturellement, j’ai vu tout de suite la justesse de son idée, car, bien qu’il m’ait l’air d’en exagérer beaucoup l’importance, l’incident est certainement très singulier. Si seulement vous vouliez bien venir avec moi dans mon coupé, vous sauriez, du moins, calmer mon hôte, bien que je ne puisse guère espérer qu’il vous sera possible d’expliquer cet étrange événement. »

 

Sherlock Holmes avait écouté ce long récit avec une attention qui témoignait du vif intérêt qu’il éveillait en lui. Son visage était aussi impassible que jamais, mais ses paupières s’étaient abaissées plus lourdement sur ses yeux et la fumée montait de sa pipe en cercles plus épais, comme pour ponctuer plus fortement chaque épisode curieux du récit du docteur. Comme notre visiteur concluait, Sherlock se leva aussitôt sans mot dire ; il me passa mon chapeau, prit le sien sur la table et suivit le Dr Trevelyan à la porte. En moins d’un quart d’heure, celui-ci nous déposait devant sa demeure dans Brook Street. C’était l’une de ces maisons à façade plate et sombre que l’on associe à l’idée d’un médecin du West End. Un jeune domestique nous fit entrer et, tout de suite, nous prîmes un grand escalier recouvert d’un superbe tapis.

Mais soudain nous fûmes arrêtés net par une interruption singulière. La lumière du haut s’éteignit brusquement et, de l’obscurité, une voix sifflante et tremblante partit.

– J’ai un revolver ! criait-elle, et je vous donne ma parole que je fais feu si vous approchez.

– Vraiment, cela passe toutes les bornes, monsieur Blessington, s’exclama le Dr Trevelyan.

– Ah ! c’est donc vous, docteur ? dit la voix avec un grand soupir de soulagement. Mais il y a d’autres gens ; pour qui se donnent-ils ?

Nous eûmes conscience que, de l’obscurité, on nous examinait longuement.

– Oui ! oui ! ça va bien ! dit-on enfin. Vous pouvez monter, et je regrette que mes préoccupations vous aient ennuyés.

Ce disant, il refit la lumière dans l’escalier et nous vîmes devant nous un homme à l’air étrange dont l’aspect aussi bien que la voix trahissaient la tension nerveuse. Il était très gras, mais apparemment il avait, à un certain moment, été beaucoup plus gras encore, de sorte que sa peau pendait autour de son visage en poches flottantes comme les bajoues d’un lévrier. Son teint était maladif et ses cheveux, peu fournis et roux, semblaient se hérisser tant son émotion était grande. Il tenait à la main un revolver qu’il fourra dans sa poche quand nous nous avançâmes.

– Bonsoir, monsieur Holmes, dit-il, je vous assure que je vous suis fort obligé d’être venu ici. Personne n’a jamais eu plus besoin de vos conseils que moi. Je suppose que le Dr Trevelyan vous a parlé de cette injustifiable intrusion dans ma chambre ?

– Parfaitement, monsieur Blessington. Qui sont ces deux hommes et pourquoi désirent-ils vous molester ?

– Là ! là ! dit le malade nerveusement, c’est difficile de vous dire cela, naturellement. Vous ne pouvez guère compter que je vais vous répondre, monsieur Holmes.

– Voulez-vous dire que vous n’en savez rien ?

– Venez par ici, s’il vous plaît. Ayez simplement la bonté d’avancer par ici.

Il nous mena dans sa chambre à coucher, qui était grande et confortablement meublée.

– Vous voyez ça ? dit-il, nous montrant du doigt une grande boîte noire au pied de son lit. Je n’ai jamais été très riche, monsieur Holmes, je n’ai jamais fait qu’un seul placement d’argent dans ma vie, le Dr Trevelyan vous le dirait. Je n’ai jamais voulu me fier à un banquier. Entre nous, le peu que je possède est dans cette boîte, alors vous pouvez comprendre ce que cela signifie pour moi quand des gens inconnus forcent l’entrée de mon appartement.

Holmes le regarda de son air interrogateur et hocha la tête.

– Il n’y a pas possibilité pour moi de vous donner un conseil si vous essayez de me tromper, dit-il.

– Mais je vous ai tout dit.

Holmes tourna les talons avec un geste de dégoût.

– Bonne nuit, docteur, dit-il.

– Et pas un conseil pour moi ! s’écria Blessington, la voix brisée.

– Mon conseil pour vous, monsieur, c’est de dire la vérité.

Une minute plus tard, nous étions dans la rue en train de rentrer chez nous. Nous avions traversé Oxford Street et nous étions à mi-chemin de Harley Street, que je n’avais pas encore tiré un mot à mon compagnon ; à la fin il parla :

– Désolé de vous avoir emmené dans cette course stupide, dit-il. Pourtant, dans le fond, c’est une affaire intéressante.

– Je n’y peux rien démêler, ai-je confessé.

– Eh bien ! il est tout à fait évident qu’il y a deux individus – peut-être davantage, mais deux au moins – qui, pour une raison quelconque, sont résolus à joindre ce Blessington et qu’à la seconde occasion le jeune homme est entré chez lui pendant que son complice, par un stratagème ingénieux, empêchait le docteur d’intervenir.

– Et la catalepsie ?

– Une frauduleuse imitation, bien que je n’oserais point insinuer pareille chose devant notre spécialiste. C’est une maladie qu’on peut facilement imiter. Moi-même, je l’ai fait.

– Et alors ?

– Par le plus grand hasard, Blessington était sorti les deux fois. S’ils ont choisi une heure aussi peu ordinaire pour une consultation, c’était, évidemment, afin d’être sûrs qu’il n’y aurait pas d’autre malade dans la salle d’attente. Il s’est trouvé, pourtant, que cette heure a coïncidé avec la promenade hygiénique de Blessington, ce qui paraît indiquer qu’ils n’étaient pas très au courant de ses habitudes journalières. Naturellement, s’ils n’avaient voulu que le voler, ils auraient au moins essayé de trouver quelque chose. En outre, je lis dans les yeux d’un homme, quand c’est pour sa peau qu’il craint. Il est inconcevable que ce bonhomme ait pu, sans le savoir, se faire deux ennemis aussi vindicatifs que ceux-ci semblent l’être. Je suis donc à peu près certain qu’il sait parfaitement qui sont ces hommes et que, pour des raisons à lui, il ne le dit pas. Il se peut que demain le trouve d’humeur plus communicative.

– N’y a-t-il pas une alternative, ai-je suggéré, improbable et grotesque, sans doute, mais possible quand même, après tout ? Toute l’histoire de ce Russe avec sa catalepsie, et de son fils, ne pourrait-elle être une machination du Dr Trevelyan qui chercherait, pour ses propres fins, à pénétrer dans l’appartement de Blessington.

Sous la lumière du gaz, je vis que Holmes souriait d’un air amusé en m’entendant me lancer ainsi.

– Mon cher ami, ce fut là une des premières solutions qui s’offrirent à moi, mais je me suis vite trouvé en mesure de corroborer le récit du docteur. Le jeune homme a laissé sur le tapis de l’escalier des empreintes qui rendaient superflu pour moi de demander à voir celles qu’il avait faites dans la chambre. En outre, quand je vous aurai dit qu’il portait des souliers à bouts carrés et non à bouts pointus, comme ceux de Blessington, et que lesdits souliers sont d’un pouce un tiers plus longs que ceux du docteur, vous reconnaîtrez qu’il ne saurait y avoir de doute quant à sa personne. Mais nous pouvons dormir là-dessus maintenant, car je serais bien surpris s’il ne nous vient pas quelque chose de nouveau de Brook Street demain matin.

La prophétie de Sherlock Holmes s’accomplit bientôt et de dramatique façon. A 7 h 30, le lendemain matin, dans la première et vague lumière du jour, je le trouvai debout, en robe de chambre, près de mon lit.

– Il y a un coupé qui nous attend, Watson, dit-il.

– Qu’y a-t-il donc ?

– L’affaire de Brook Street.

– Des nouvelles fraîches ?

– Tragiques, mais ambiguës, dit-il en levant la jalousie. Regardez ceci – une feuille arrachée d’un carnet avec : Pour l’amour de Dieu, venez tout de suite. P. T. griffonné au crayon. Notre ami le docteur était dans un grand embarras quand il a écrit cela. Venez, mon cher, car c’est là un appel urgent.

Au bout d’un quart d’heure nous nous retrouvions chez le médecin. Il descendit en courant à notre rencontre, son visage était empreint d’horreur.

– Oh ! quelle affaire ! s’écria-t-il en portant les mains à ses tempes.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Blessington s’est suicidé !

Holmes siffla.

– Oui, il s’est pendu pendant la nuit !

Nous étions entrés, et le docteur nous avait précédés dans ce qui était évidemment sa salle d’attente.

– C’est à peine si je sais ce que je fais, dit-il. La police est déjà là-haut. Ça m’a donné une secousse terrible.

– Quand l’avez-vous découvert ?

– Tous les matins, de bonne heure, on lui porte une tasse de thé. Quand la bonne est entrée, vers 7 heures, le malheureux était là, pendu au milieu de la chambre. Il avait accroché sa corde au crochet auquel pendait autrefois une lourde lampe et il avait pris son élan en montant sur la boîte même qu’il nous a montrée hier.

Holmes, pendant un moment, demeura profondément absorbé.

– Avec votre permission, dit-il enfin, j’aimerais aller là-haut pour étudier un peu cette affaire.

Nous sommes montés tous les deux, avec le docteur derrière nous. Un terrible spectacle s’offrit à nos yeux dès que nous eûmes franchi la porte de la chambre à coucher. J’ai parlé de l’impression de chairs flasques que donnait ce Blessington. Mais pendu à ce crochet, cette impression s’exagérait et s’intensifiait encore, à tel point qu’il n’avait que bien juste l’aspect d’un être humain. Le cou s’allongeait comme celui d’un poulet plumé, ce qui, par contraste, faisait paraître le reste du corps plus obèse et plus étrange. Il n’était vêtu que de sa longue chemise de nuit, au bas de laquelle ses chevilles enflées et ses pieds vulgaires pointaient fortement vers l’avant. Auprès du cadavre, un inspecteur de police, d’allure élégante, prenait des notes dans un carnet.

– Ah ! monsieur Holmes, dit-il quand mon ami entra. Je suis enchanté de vous voir.

– Bonjour, Launer. Vous ne me considérez pas comme un intrus, j’en suis sûr. Savez-vous quelque chose des événements qui ont amené cette affaire ?

– Oui, j’en connais quelques-uns.

– Vous êtes-vous formé une opinion ?

– Autant que je peux voir, c’est la peur qui a fait perdre la tête au bonhomme. Il s’est bien couché, vous le voyez. Voici, dans le lit, la place bien marquée de son corps. C’est vers 5 heures du matin, vous le savez, que les suicides sont les plus courants ! C’est vers cette heure-là qu’il s’est pendu. Il me semble que ç’a été de sa part une chose mûrement réfléchie.

– Je dirais, en effet, qu’il y a trois heures qu’il est mort, si j’en juge par la rigidité des muscles, dis-je.

– Rien remarqué de particulier dans la chambre ? demanda Holmes.

– Trouvé un tournevis et quelques vis sur le lavabo. Semble aussi avoir beaucoup fumé pendant la nuit. Voilà quatre bouts de cigares que j’ai ramassés dans l’âtre.

– Hum ! fit Holmes. Avez-vous son fume-cigare ?

– Non. Rien de ce genre.

– Son étui à cigares, alors ?

– Oui, il était dans la poche de son costume.

Holmes l’ouvrit et flaira l’unique cigare qu’il contenait.

– Oh ! ça, c’est un havane ; or, les autres sont de cette espèce particulière que les Hollandais importent de leurs colonies des Indes orientales. Ils sont, d’ordinaire, entourés de paille, comme vous le savez, et plus minces par rapport à leur longueur que ceux de n’importe quelle autre marque.

Il prit les quatre mégots et les examina avec sa loupe de poche.

– Deux ont été fumés avec un fume-cigare et deux sans. On en a coupé deux avec un couteau qui n’était pas très aiguisé, et d’excellentes dents ont mordu les bouts des deux autres. Ce n’est pas un suicide, monsieur Launer. C’est un assassinat, très habilement arrangé, et commis de sang-froid…

– Impossible ! s’écria l’inspecteur.

– Et pourquoi ?

– Pourquoi assassinerait-on un homme de façon si incommode, en le pendant ?

– C’est là ce qu’il nous faut découvrir.

– Comment ont-ils pu entrer ?

– Par la porte de devant.

– Elle était, ce matin, fermée au moyen d’une barre.

– Elle a été fermée après leur entrée.

– Comment le savez-vous ?

– J’ai vu leurs traces. Si vous m’excusez un moment, je serai en mesure de vous donner de plus amples renseignements à ce sujet.

Holmes retourna à la porte et, faisant jouer la serrure, il l’examina à sa façon méthodique. Il prit ensuite la clé qui était à l’intérieur et l’inspecta aussi. Successivement il examina le lit, le tapis, les chaises, le manteau de la cheminée, le cadavre et la corde et, enfin, se déclara satisfait ; avec mon aide et celle de l’inspecteur, il coupa la corde et dépendit le malheureux, qu’avec sollicitude il recouvrit d’un drap.

– D’où vient donc cette corde ? demanda-t-il.

– On l’a prélevée là-dessus, dit le Dr Trevelyan, en en tirant de dessous le lit un gros rouleau… Il avait une peur morbide et nerveuse du feu et il gardait toujours cela à sa portée, de façon à pouvoir s’échapper par la fenêtre au cas où l’escalier brûlerait.

– Cela leur a épargné la peine d’en apporter, dit Holmes, songeur. Oui, les faits véritables sont très clairs et je serais surpris si je ne pouvais, cet après-midi, vous fournir aussi les raisons. Je vais prendre cette photographie de Blessington qui est sur la cheminée ; elle pourra m’aider dans mes recherches.

– Mais vous ne nous avez rien dit ! s’exclama le docteur.

– Oh ! il ne saurait y avoir de doute sur l’enchaînement des événements. Il y en avait trois dans l’affaire : le jeune homme, le vieux, et un troisième sur l’identité duquel je n’ai aucun indice. Les deux premiers, j’ai à peine besoin de le mentionner, sont ceux-là mêmes qui se sont fait passer pour un comte russe et son fils ; nous sommes donc à même d’en donner un signalement complet. Ils ont été introduits par un complice à l’intérieur de la maison. Si j’ai un conseil à vous donner, inspecteur, ce serait d’arrêter ce jeune domestique qui, si j’ai bien compris, n’est entré que tout récemment à votre service, docteur ?

– Le petit vaurien, on ne peut le retrouver, dit le Dr Trevelyan ; la bonne et la cuisinière viennent de le chercher partout.

Holmes haussa les épaules.

– Il a joué dans ce drame un rôle qui est loin d’être sans importance, dit-il. Les trois hommes, après avoir monté l’escalier sur la pointe des pieds, le vieux d’abord, le jeune homme ensuite et l’inconnu à l’arrière…

– Mon cher Holmes ! me récriai-je.

– Oh ! cela ne saurait faire de doute, les empreintes supposées des pieds sont formelles. A cet égard j’étais documenté dès hier soir. Ils sont donc montés à la chambre de M. Blessington dont ils ont trouvé la porte fermée à clé. A l’aide d’un fil de fer, pourtant, ils ont repoussé le pêne. Même sans la lampe, vous verrez, par les égratignures sur la gâche, l’endroit où la pression a été exercée.

« Quand ils sont entrés dans la pièce, la première chose qu’ils firent fut, sans doute, de bâillonner M. Blessington. Peut-être dormait-il, peut-être la terreur l’a-t-elle paralysé au point qu’il fut incapable de crier. Ces murs sont épais et on peut concevoir que son cri, s’il a eu le temps d’en pousser un seul, ne fut pas entendu.

« Pour moi, il est évident qu’après s’être assurés de sa personne, ils ont tenu une sorte de conseil, quelque chose, sans doute, qui avait l’allure d’un jugement et qui dut durer quelque temps, car ce fut alors qu’on fuma les cigares. Le vieux était assis sur cette chaise en osier ; c’était lui qui se servait du porte-cigares, le plus jeune était assis là-bas, il faisait tomber sa cendre contre la commode. Le troisième individu allait et venait. Blessington, je crois, était assis, tout raide, sur son lit, mais de cela je ne saurais me dire absolument certain.

« Pour finir, ils ont saisi Blessington et l’ont pendu. La chose avait été si bien arrangée d’avance que j’ai la conviction qu’ils avaient apporté cette espèce de poulie pour remplacer éventuellement la potence. J’imagine que ce tournevis et ces vis étaient destinés à l’assujettir. Toutefois en voyant le crochet au plafond, ils ne se sont pas donné cette peine. Quand ils ont eu fini leur besogne, ils sont partis et la porte a été barricadée derrière eux par leur complice.

C’était avec le plus profond intérêt que nous avions écouté Holmes esquisser ce drame nocturne qu’il avait déduit de traces si subtiles, si menues que, même quand il nous les avait montrées, nous avions peine à le suivre dans ses raisonnements. L’inspecteur sortit aussitôt en toute hâte, pour rechercher le domestique, pendant que Holmes et moi nous rentrions déjeuner à Baker Street.

– Je reviendrai vers 3 heures, dit-il quand nous eûmes fini. L’inspecteur et le docteur nous retrouveront ici à cette heure-là, et j’espère qu’à ce moment-là j’aurai éclairci tout ce qu’il peut rester d’obscur dans cette affaire.

Nos visiteurs arrivèrent à l’heure fixée, mais il était 3 h 45 lorsque mon ami fit son apparition. Toutefois, rien qu’à son air, je vis, quand il entra, que tout avait marché à son gré.

– Rien de neuf, inspecteur ?

– Nous tenons le domestique.

– Excellent ! Moi, j’ai les hommes.

– Vous les avez !

Ce fut notre cri à tous les trois.

– Eh ! du moins je connais leur identité. Ce soi-disant Blessington est, comme je m’y attendais, bien connu à la direction de la police, et ses assassins le sont aussi. Ils s’appellent Briddle, Hayward et Moflat.

– La bande de la banque Workington ! s’écria l’inspecteur.

– Précisément.

– Alors Blessington devait être Sutton ? Tout cela devient maintenant clair comme de l’eau de roche ! dit l’inspecteur.

Mais Trevelyan et moi nous nous regardions, ahuris.

– Vous devez vous rappeler sûrement la grande affaire de la banque Workington, dit Holmes ; il y avait cinq hommes dans cette affaire ces quatre-ci et un cinquième nommé Cartwright. Tobin, le gardien, fut assassiné, et les voleurs prirent la fuite avec sept mille livres. Cela se passait en 1875. Ils furent arrêtés tous les cinq, mais les témoignages n’étaient nullement décisifs. Ce Blessington, ou Sutton, qui était le pire de la bande, se fit délateur. Ce fut sur son témoignage que Cartwright fut pendu et que les trois autres attrapèrent quinze ans chacun. Quand on les a relâchés, l’autre jour, quelques années avant qu’ils eussent purgé toute leur peine, ils ont entrepris, comme vous le voyez, de traquer le traître et de venger sur lui la mort de leur camarade. Deux fois ils ont essayé de le joindre, et ont échoué ; la troisième fois, ça n’a pas raté. Y a-t-il encore quelque chose que je puisse vous expliquer, docteur ?

– Je crois que vous avez admirablement tout éclairci, dit le docteur. Sans doute le jour où il était si agité était-il celui où il venait d’apprendre par les journaux la mise en liberté de ses complices ?

– Exactement. Son histoire de cambriolage n’était que poudre aux yeux.

– Mais pourquoi ne pouvait-il vous révéler ce qu’il en était ?

– Eh bien, mon cher, connaissant le caractère vindicatif de ses anciens associés, il a essayé de cacher à tout le monde sa propre identité aussi longtemps qu’il l’a pu. Son secret était un secret honteux et il ne pouvait se résoudre à le divulguer. Toutefois, tout misérable qu’il fût, il vivait encore sous le bouclier de la loi anglaise, et je ne doute pas, inspecteur, que vous ne vous rendiez compte que, si ce bouclier n’a pas réussi à le protéger, le glaive de la justice est toujours là pour la vengeance.

Telles furent les circonstances singulières de l’affaire du malade à demeure et du docteur de Brook Street. Depuis cette nuit-là, la police n’a plus jamais entendu parler des trois assassins, de sorte qu’on a supposé à Scotland Yard qu’ils se trouvaient parmi les passagers de l’infortuné North Creina, ce vapeur qui, il y a quelques années, se perdit corps et biens sur la côte portugaise, à quelques lieues au nord d’Oporto. L’instruction contre le domestique fut abandonnée, faute de preuves, et « le mystère de Brook Street », comme on l’a appelé, n’a jamais, jusqu’à présent, fait le sujet d’une étude complète imprimée et offerte au public.

L’INTERPRÈTE GREC

L’INTERPRÈTE GREC{10}

Au cours de ma longue et intime fréquentation de Sherlock Holmes, je ne l’avais jamais entendu faire allusion à sa famille, et presque jamais à son enfance. Cette réticence de sa part avait renforcé mon impression qu’il était un peu en dehors de l’humanité, au point que, parfois, il m’arrivait de le regarder comme un phénomène unique, un cerveau sans cœur, aussi dépourvu de sympathie pour les hommes qu’il leur était supérieur en intelligence. Si son antipathie pour la femme et son aversion à se faire de nouveaux amis étaient caractéristiques de sa nature impassible, la suppression absolue de toute allusion aux siens ne l’était pas moins. J’en étais venu à croire qu’il était orphelin, sans parents vivants, quand un soir, à ma grande surprise, il se mit à me parler de son frère.

C’était un soir d’été, après le thé, et la conversation, intermittente et décousue, après avoir passé des clubs de golf aux causes de variations dans l’obliquité de l’écliptique, en était, en fin de compte, venue à la question de l’atavisme et des aptitudes héréditaires. Il s’agissait, dans notre discussion, de déterminer dans quelle mesure un don remarquable, quel qu’il soit, chez un individu, était imputable à sa filiation et jusqu’à quel point il était dû à son éducation première.

– Dans votre propre cas, dis-je, d’après tout ce que vous m’avez dit, il est évident que votre faculté d’observation et votre facilité particulière de déduction sont dues à votre propre entraînement systématique.

– Jusqu’à un certain point, répondit-il, en réfléchissant. Mes ancêtres étaient des propriétaires campagnards qui paraissent bien avoir mené la vie qui correspondait naturellement à leur état. Néanmoins, cette façon d’agir, je l’ai dans le sang et elle peut venir de ma grand-mère qui était la sœur de Vernet, l’artiste français. L’art, dans le sang, est susceptible de prendre les formes les plus étranges.

– Mais comment savez-vous qu’il s’agit de quelque chose d’héréditaire ?

– Parce que mon frère Mycroft le possède à un degré bien plus élevé que moi.

C’était là un élément nouveau pour moi. S’il y avait en Angleterre un autre homme qui possédait des dons aussi remarquables, comment se faisait-il que ni la police ni le public n’en eussent entendu parler ? Je posai la question, en insinuant que c’était la modestie de mon compagnon qui lui faisait reconnaître son frère comme supérieur. Holmes se mit à rire de ma suggestion.

– Mon cher Watson, dit-il, je ne saurais être d’accord avec ceux qui rangent la modestie parmi les vertus. Pour le logicien, toutes les choses doivent être exactement ce qu’elles sont, et se sous-estimer soi-même, c’est s’écarter de la vérité, autant qu’exagérer ses propres mérites. Donc, quand je dis que Mycroft a des facultés d’observation supérieures aux miennes, vous pouvez croire que je dis à la lettre l’exacte vérité.

– Est-il votre cadet ?

– De sept ans mon aîné.

– Comment se fait-il qu’on ne le connaisse pas ?

– Oh ! on le connaît fort bien dans son milieu.

– Où donc ?

– Eh bien, au club Diogène, par exemple.

Je n’avais jamais entendu parler de cet établissement et mon air sans doute le disait, car Sherlock Holmes sortit sa montre.

– Le club Diogène est le plus étrange de Londres et Mycroft est un de ses membres les plus étranges. Il s’y trouve toujours de cinq heures moins un quart à huit heures moins vingt. Il est maintenant six heures ; si donc, par ce beau soir, une petite promenade vous disait quelque chose, je serais très heureux de vous présenter deux curiosités.

Cinq minutes après, nous étions dans la rue, et nous nous dirigions vers Regent Circus.

– Vous vous demandez, dit mon compagnon, pourquoi Mycroft n’emploie pas ses dons comme détective, il en est incapable.

– Mais je croyais que vous aviez dit ?…

– J’ai dit qu’il m’était supérieur pour l’observation et la déduction. Si l’art du détective commençait et finissait dans un fauteuil, mon frère serait le plus grand expert criminel ayant jamais existé. Mais il n’a aucune ambition, aucune énergie. Il ne s’écarterait même pas de son chemin pour vérifier ses propres solutions et aimerait mieux passer pour avoir tort que de se donner la peine de prouver qu’il a raison. À maintes reprises je lui ai soumis des problèmes et j’y ai reçu une explication qui, par la suite, se révélait exacte. Et malgré cela, il était absolument incapable de faire ressortir les points pratiques dont il faut être en possession avant de pouvoir porter une affaire devant un juge ou un jury.

– Ce n’est pas sa profession, alors ?

– Nullement. Ce qui est, pour moi, un moyen d’existence, constitue pour lui la plus pure marotte d’un dilettante. Il possède un don extraordinaire pour les chiffres et il apure les livres de plusieurs administrations gouvernementales. Mycroft, qui demeure dans Pall Mall, fait un tour par le coin de Whitehall tous les matins et il le refait dans le sens inverse tous les soirs. D’un bout de l’année à l’autre, il ne prend pas d’autre exercice et on ne le voit nulle part ailleurs, sauf au club Diogène, qui se trouve juste en face de chez lui.

– Ce nom ne me dit rien.

– Rien d’extraordinaire à cela. Il y a à Londres, vous le savez, beaucoup d’hommes qui, les uns par timidité, les autres par misanthropie, ne recherchent nullement la société de leurs semblables. Toutefois, ils ne détestent point pour autant les fauteuils confortables, non plus que les plus récentes revues. C’est pour la commodité de ces gens-là que le club Diogène a été formé, et il compte, maintenant, les hommes les plus asociaux, les plus ennemis des clubs qui soient à Londres. On ne permet à aucun membre de se préoccuper d’un autre. Sauf dans la salle des Étrangers, il est interdit de parler, dans quelques circonstances que ce soit, et trois infractions à cette règle, si le comité en est informé, peuvent entraîner l’exclusion du bavard. Mon frère fut l’un des fondateurs et j’ai moi-même trouvé dans ce club une atmosphère éminemment sédative.

Tout en bavardant, nous avions atteint Pall Mall ; en débouchant par le haut de St. James, Sherlock Holmes s’arrêta devant une porte à peu de distance du Carlton et, en me rap pelant de ne pas parler, me conduisit dans le vestibule. À travers les vitres, j’aperçus une vaste et luxueuse salle dans laquelle un nombre considérable de messieurs étaient assis çà et là, à lire les journaux, chacun dans son coin. Holmes me fit entrer dans une petite pièce qui donnait sur Pall Mall puis, m’ayant quitté une minute, il revint avec un compagnon qui, je le voyais, ne pouvait être que son frère.

Mycroft Holmes était beaucoup plus grand et plus fort que Sherlock Holmes. Sa corpulence et sa taille étaient remarquables, mais son visage, bien que massif, avait gardé quelque chose de l’acuité d’expression si caractéristique de celui de son frère. Ses yeux, d’un singulier gris aqueux, semblaient garder en permanence ce regard lointain, introspectif, que je n’avais observé chez Sherlock Holmes que lorsqu’il déployait toutes ses facultés.

– Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur, dit-il, en me tendant une main aussi large et aussi plate qu’une nageoire de phoque. Partout j’entends parler de Sherlock Holmes depuis que vous vous êtes institué son mémorialiste. À propos, Sherlock, je m’attendais à te voir par ici la semaine dernière pour me consulter au sujet de cette affaire du Manoir. Je pensais que tu avais un peu perdu pied.

– Non, je l’ai résolue, dit mon ami, en souriant.

– C’était Adams, bien sûr ?

– Oui, c’était Adams.

– J’en étais certain, dès le début.

Ils s’assirent tous les deux dans le bow-window du club.

– Pour qui désire étudier l’humanité, voici le bon endroit, dit Mycroft. Regardez-moi ces types magnifiques ! Regardez, par exemple, ces deux hommes qui viennent de notre côté.

– Le marqueur au billard et l’autre ?

– Précisément. Qu’est-ce que tu dis de l’autre ?

Les deux hommes s’étaient arrêtés en face de la fenêtre. Quelques traces de craie autour de la poche de son gilet étaient les seuls signes de joueur de billard que je pus découvrir chez l’un d’eux. Son compagnon était un homme très petit, avec un chapeau rejeté en arrière et plusieurs paquets sous le bras.

– Un vieux soldat, à ce que je vois, dit Sherlock.

– Et licencié tout récemment, observa le frère.

– A fait du service aux Indes.

– Un sous-officier.

– D’artillerie, je suppose, dit Sherlock.

– Et veuf.

– Oui, mais avec un enfant.

– Des enfants, mon petit, des enfants.

– Çà ! dis-je en riant, voilà qui est un peu fort !

– Certes non, répondit Holmes, il n’est pas difficile de dire qu’un homme avec cette allure, cet air d’autorité et cette peau cuite par le soleil est plus qu’un simple soldat et qu’il est revenu des Indes depuis peu.

– Qu’il n’a pas quitté le service depuis longtemps, ça se voit aux souliers réglementaires qu’il porte, remarqua Mycroft.

– Il n’a pas la démarche du cavalier et pourtant il portait sa coiffure de travers, comme en témoigne la couleur de sa peau, plus claire de ce côté-ci du front. Il est trop lourd pour un sapeur. Donc il était dans l’artillerie.

– Et puis son costume de deuil montre qu’il a perdu quelqu’un de très cher. Qu’il fasse lui-même ses commissions semble indiquer que c’était sa femme. Il a acheté des choses pour ses enfants, vous voyez : il y a une crécelle, ce qui implique que l’un d’eux est très jeune. La femme a dû mourir en couches. Le livre d’images sous son bras montre qu’il y a un autre enfant auquel il doit aussi penser.

Je commençais à comprendre ce que mon ami voulait dire quand il déclarait que son frère possédait des dons supérieurs même aux siens.

Sherlock me regardait et souriait. Mycroft prit une pincée de tabac dans une tabatière en écaille et, avec un grand mouchoir de poche en soie rouge, il brossa les grains égarés sur son vêtement.

– À propos, Sherlock, dit-il, on a soumis à mon jugement quelque chose qui est tout à fait selon ton cœur – un problème très étrange. Je n’ai vraiment pas eu l’énergie de le suivre, sauf de façon très incomplète, mais il m’a fourni une base pour quelques réflexions très agréables. Si tu avais envie d’entendre les faits…

– Mon cher Mycroft, j’en serais enchanté.

Le frère griffonna une note sur une feuille de son carnet et, ayant sonné, passa le billet au garçon de salle.

– J’ai prié M. Melas de traverser la rue, dit-il. Il demeure à l’étage au-dessus du mien et je le connais un peu, ce qui l’a amené à venir me voir à un moment où il était fort perplexe. M. Melas est grec d’origine, je crois, et c’est un linguiste remarquable. Il gagne sa vie en partie comme interprète auprès des tribunaux et en partie en remplissant le rôle de guide auprès des riches Orientaux qui peuvent descendre dans les hôtels de Northumberland Avenue. Je crois que je lui laisserai raconter à sa manière sa très remarquable aventure.

Quelques minutes plus tard nous rejoignait un homme petit et gros dont la face olivâtre et les cheveux noirs comme du jais proclamaient l’origine méridionale, bien que son langage fût celui d’un Anglais bien élevé. Il échangea avec Sherlock une cordiale poignée de main et ses yeux étincelèrent de plaisir quand il comprit que le fameux détective désirait connaître son histoire.

– Je ne crois pas que la police ajoute foi à ce que je dis, commença-t-il, d’une voix plaintive. Je ne le crois pas, ma parole. Simplement parce qu’ils n’ont jamais rien entendu de pareil avant, ils pensent que cela ne se peut pas. Mais je sais, moi, que jamais plus je n’aurai l’esprit en repos tant que je ne saurai pas ce qu’est devenu mon pauvre homme avec l’emplâtre sur son visage.

– Je suis tout attention, dit Sherlock.

– C’est aujourd’hui mercredi soir. Eh bien, donc, c’était lundi soir – il y a seulement deux jours, vous comprenez, que tout cela est arrivé. Je suis interprète, comme peut-être mon voisin que voici vous l’a dit. J’interprète dans toutes les langues – ou presque toutes – mais comme je suis grec de naissance et de nom, c’est à cette langue particulière qu’on m’associe partout. Pendant de longues années j’ai été le principal interprète grec à Londres et mon nom est fort connu dans les hôtels.

« Il arrive assez souvent que l’on m’envoie chercher à des heures insolites ; ce sont des étrangers qui se trouvent en difficulté, des voyageurs qui arrivent tard et ont besoin de mes services. Je ne fus donc pas surpris quand, lundi soir, un certain M. Latimer, jeune homme très élégant, entra dans ma chambre et me demanda de l’accompagner dans un fiacre qui attendait à la porte. Un Grec de ses amis était venu le voir, pour affaires, disait-il, et comme il ne parlait que sa propre langue, on ne pouvait se passer des services d’un interprète. Il me fit entendre que sa maison se trouvait à quelque distance, dans Kensington. Il semblait très pressé, et me poussa rapidement dans le fiacre lorsque nous fûmes descendus dans la rue.

« Je dis “dans le fiacre”, mais j’eus bien vite des doutes et je me demandai si ce n’était pas dans une voiture particulière que je me trouvais. Elle était certainement plus spacieuse que ces voitures à quatre roues qui sont la honte de Londres, et les garnitures, bien qu’éraillées, étaient certainement d’une riche qualité. M. Latimer s’est assis en face de moi et, partis rapidement par Charing Cross, nous avons remonté Shaftesbury Avenue. Nous venions de déboucher dans Oxford Street et je m’étais risqué à observer que c’était un chemin bien détourné pour aller à Kensington, quand l’extraordinaire conduite de mon compagnon me coupa la parole.

« Il commença par sortir de sa poche une trique plombée qui avait l’air fort lourde ; à plusieurs reprises il en cingla l’air, en avant et en arrière, comme pour en éprouver le poids et montrer sa force. Puis, sans un mot, il la plaça sur le siège à côté de lui. Après quoi, il leva les glaces de chaque côté et, à mon étonnement, je m’aperçus qu’elles étaient recouvertes de papier, pour m’empêcher de voir au travers.

« – Je regrette de vous couper la vue, monsieur Melas, dit-il. Le fait est que je n’ai pas l’intention de vous laisser voir à quel endroit nous allons. Il pourrait m’être désagréable que vous y reveniez.

« Comme vous l’imaginez, je fus complètement déconcerté par de tels propos. Mon compagnon était un jeune homme très fort, aux larges épaules, et, même sans son arme, je n’aurais pas eu la moindre chance si je m’étais battu avec lui.

« – C’est là une conduite très étrange, monsieur Latimer, balbutiai-je. Vous devez vous rendre compte que ce que vous faites est tout à fait illégal ?

« – C’est prendre quelque liberté, sans doute ; mais on vous dédommagera. Je dois toutefois vous avertir monsieur Melas, que si, à n’importe quel moment, ce soir, vous essayez de donner l’alarme ou de faire quoi que ce soit de contraire à mes intérêts, vous pourrez tâter à quel point ce sera grave. Je vous prie de vous rappeler que personne ne sait où vous êtes et que, tant dans cette voiture que dans ma maison, vous êtes entre mes mains.

« Il parlait tranquillement, mais mettait dans ses mots une âpreté menaçante. Je demeurai silencieux, me demandant quelle pouvait bien être la raison qu’il avait pour m’enlever de façon si extraordinaire. Quoi qu’il en fût, il était parfaitement clair qu’il ne me servirait à rien de résister et que je ne pouvais qu’attendre pour voir ce qui arriverait.

« Pendant deux heures ou presque, nous avons roulé, sans que j’eusse la moindre idée de l’endroit où nous allions. Parfois, le bruit des sabots des chevaux révélait une chaussée pavée, à d’autres moments, notre course douce et silencieuse suggérait le macadam, mais hormis cette différence dans le bruit, il n’y avait absolument rien qui pût le moins du monde m’aider à deviner où nous étions. Le papier sur les glaces des deux côtés était impénétrable à la lumière et l’on avait tiré un rideau bleu sur la vitre du devant. Il était sept heures et quart à notre départ de Pall Mall et ma montre marquait neuf heures moins dix quand enfin nous nous sommes arrêtés. Mon compagnon baissa la glace et j’aperçus rapidement une entrée de porte cintrée au-dessus de laquelle brûlait une lampe. Pendant qu’on me poussait vivement hors de la voiture, la porte s’est ouverte et je me suis trouvé à l’intérieur de la maison, avec la vague impression d’une pelouse et d’arbres aperçus de chaque côté de moi en entrant. Qu’il s’agît là, toutefois, de la vraie campagne, ou d’une propriété privée, c’est plus que je ne pourrais m’aventurer à en dire.

« Il y avait à l’intérieur une lampe de couleur dont la lumière était tellement baissée que je ne pus rien voir, sauf que le vestibule était assez grand et orné de tableaux. Dans la lumière vague, je pus me rendre compte que la personne qui avait ouvert la porte était un homme entre deux âges, à l’air mesquin, aux épaules rondes. Lorsqu’il se tourna vers moi, le faible rayon de lumière me montra qu’il portait des lunettes.

– Est-ce là M. Melas, Harold ? dit-il.

– Oui.

– Fort bien ! Fort bien ! Vous ne nous en voulez pas, mon sieur Melas, j’espère. Mais nous ne pouvions nous en tirer sans vous. Si vous agissez honnêtement, vous ne le regretterez pas, mais si vous essayez d’user de quelque mauvais tour, que Dieu vous aide !

« Il parlait d’un ton nerveux, saccadé et, entre ses phrases, riait d’un rire étouffé ; mais, quoi qu’il en fût, il m’inspirait plus de crainte que l’autre.

« – Que voulez-vous de moi ? demandai-je.

« – Seulement que vous posiez quelques questions à un gentleman grec qui est chez nous en visite et que vous nous don niez ses réponses. Toutefois, n’en dites pas plus qu’on ne vous priera d’en dire, sans quoi – et de nouveau il se mit à rire –, mieux vaudrait pour vous n’être jamais né.

« Tout en parlant, il ouvrit une porte et me conduisit dans une pièce qui semblait meublée richement, mais, là encore, la seule lumière était fournie par une lampe unique à moitié baissée. Cette pièce était certainement vaste, et la façon dont, quand j’avançai, mes pieds s’enfoncèrent dans le tapis, m’en disait la richesse. J’aperçus des chaises de velours, une haute cheminée en marbre blanc et, sur un des côtés, quelque chose qui me parut être une collection d’armes japonaises. Il y avait une chaise, juste sous la lampe, et le plus vieux des deux hommes me fit signe de m’y asseoir. Le plus jeune nous avait quittés, mais il revint tout de suite par une autre porte, amenant un homme, vêtu d’une espèce d’ample robe de chambre, qui s’avança lentement vers nous. Lorsqu’il entra dans le cercle de faible lumière qui me permit de le voir plus distinctement, je frémis d’horreur à son aspect. D’une pâleur de mort et d’une maigreur effrayante, il avait les yeux saillants et brillants de celui dont le courage est plus grand que la force. Mais ce qui me frappa plus que les signes de sa faiblesse physique, ce fut que son visage était sillonné de bandes de sparadrap et qu’il en avait un large morceau sur la bouche.

« – As-tu l’ardoise, Harold ? cria le vieux, tandis que cet être étrange tombait, plutôt qu’il ne s’asseyait, sur une chaise. Ses mains sont-elles libres ? Maintenant, donne-lui le crayon. Vous allez poser les questions, monsieur Melas, et il écrira les réponses. Demandez-lui tout d’abord s’il est préparé à signer les papiers.

« Les yeux de l’homme flamboyèrent.

« Jamais ! écrivit-il en grec sur l’ardoise.

« – À n’importe quelles conditions ? demandai-je par ordre du tyran.

« “– Seulement si je la vois mariée en ma présence par un prêtre grec que je connais.”

« L’homme, de nouveau, se mit à rire d’un rire venimeux.

« – Vous savez ce qui vous attend, alors ?

« “– Je ne m’en soucie pas pour moi-même.”

« Ce sont là des échantillons des questions et des réponses qui constituèrent notre étrange conversation mi-parlée, mi-écrite. Plusieurs fois, je dus lui demander s’il voulait céder et signer les documents et chaque fois j’obtins la même réponse indignée. Mais, bien vite, une heureuse pensée me vint. Je me mis à ajouter à chaque question quelques petites phrases de mon cru, insignifiantes, d’abord, pour m’assurer si l’un ou l’autre de mes compagnons se rendait compte de quelque chose, puis, comme je constatais qu’ils ne réagissaient pas, j’ai joué un jeu plus dangereux. Notre conversation se déroula à peu près comme ceci :

« – Vous ne pouvez rien gagner par cet entêtement. Qui êtes-vous ?

« “– Ça m’est égal. Je suis un étranger à Londres.”

« – Vous-même serez la cause de votre mauvais destin. Depuis quand êtes-vous ici ?

« “– Qu’il en soit ainsi ! Trois semaines.”

« – La propriété ne pourra jamais être à vous. De quoi souffrez-vous ?

« “– Elle n’ira pas à des canailles. Ils me font mourir de faim.”

« – Vous serez libre, si vous signez. Quelle est cette maison ?

« “– Je ne signerai jamais. Je n’en sais rien.”

« – Ce n’est pas lui rendre service, à elle. Quel est votre nom ?

« “– Que je l’entende, elle, me le dire. Kratidès.”

« – Vous la verrez, si vous signez. D’où venez-vous ?

« “– Alors je ne la verrai jamais. D’Athènes.”

« Cinq minutes encore, monsieur Holmes, et je lui aurais ainsi soutiré toute l’histoire sous leur nez. La question même que j’allais poser aurait pu éclairer toute l’affaire, mais, à cet instant, la porte s’ouvrit et une femme s’avança dans la pièce. Je n’ai pas pu la voir assez nettement pour savoir autre chose que ceci : elle était grande et gracieuse, avait des cheveux noirs, et elle portait une espèce d’ample robe de chambre blanche.

« – Harold ! dit-elle, dans un anglais incorrect. Je n’ai pas pu demeurer plus longtemps. Je suis si seule là-haut avec seulement… Ô mon Dieu, c’est Paul !

« Ces derniers mots furent dits en grec, et, au même instant l’homme, en un violent effort, arrachait l’emplâtre de ses lèvres et en criant bien haut : “Sophie ! Sophie !” se précipitait dans les bras de la femme. Leur étreinte, toutefois, ne dura qu’un instant, car le jeune homme saisit la femme et la poussa hors de la pièce, cependant que l’autre maîtrisait sans difficulté sa victime émaciée et l’entraînait dehors par l’autre porte. Un instant je suis resté seul dans la pièce ; je me levai vivement, avec la vague idée que je pourrais, d’une manière ou d’une autre, obtenir quelque indication concernant la maison où je me trouvais. Par bonheur cependant, je ne bougeai pas, car, en levant les yeux, je vis que le plus vieux des deux hommes se tenait dans l’encadrement de la porte, les yeux fixés sur moi.

« Cela suffit, monsieur Melas, dit-il, vous voyez que nous avons fait de vous le confident d’affaires qui nous sont toutes personnelles. Nous ne vous aurons pas dérangé si notre ami qui parle grec et qui a entamé ces négociations n’avait pas été forcé de retourner en Orient. Il était indispensable que nous trouvions quelqu’un pour le remplacer, et nous avons eu la chance d’entendre parler de vos capacités.

« Je m’inclinai.

« – Voici cinq souverains, dit-il en s’avançant vers moi. Ce seront, je l’espère, des honoraires suffisants. Mais n’oubliez pas ! ajouta-t-il en me tapant légèrement sur la poitrine et en riant. Si vous parlez de cela à âme qui vive –, faites bien attention : à âme qui vive –, que Dieu ait pitié de votre âme.

« Je ne saurais vous dire la répugnance et l’horreur que m’inspirait cet individu à l’air insignifiant. Ses traits étaient saillants et ternes, sa petite barbe en pointe, maigre et filasse. Il jetait la tête en avant tout en parlant, et ses lèvres et ses yeux se contractaient sans arrêt comme ceux d’un homme qui a la danse de Saint-Guy. Je n’ai pu m’empêcher de croire que cet étrange petit rire saccadé était aussi le symptôme d’une maladie nerveuse. La terreur qu’inspirait son visage résidait en ses yeux d’un gris d’acier, dont l’éclat était froid, et la cruauté inexorable en leur profondeur.

« – Nous saurons si vous parlez de tout cela, dit-il. Nous avons nos moyens d’information à nous. Maintenant, vous trouverez la voiture qui vous attend et mon ami vous accompagnera.

« On me fit traverser rapidement le vestibule et on me poussa dans le véhicule ; un instant encore, je pus apercevoir les arbres et le jardin. M. Latimer était sur mes talons et prit place en face de moi sans mot dire. Ce fut de nouveau, dans un profond silence, la course interminable, glaces levées, et enfin, juste après minuit, la voiture s’arrêta.

« – Vous descendrez ici, monsieur Melas, fit mon compagnon. Je regrette de vous laisser si loin de chez vous, mais je ne puis faire autrement. Toute tentative de votre part pour suivre la voiture n’aboutirait qu’à un malheur pour vous-même.

« Ce disant, il ouvrit la portière, et j’avais à peine eu le temps de sauter dehors, que déjà le cocher fouettait son cheval et que la voiture s’éloignait avec bruit. Je regardai autour de moi, étonné. J’étais sur une sorte de terrain vague couvert de bruyère avec, çà et là, les taches plus claires de genêts épineux. Au-delà s’étendait une rangée de maisons avec, de loin en loin, une lumière aux fenêtres d’en haut. De l’autre côté, j’apercevais les signaux lumineux d’une ligne de chemin de fer.

« La voiture qui m’avait amené était déjà hors de vue ; je restais là à regarder autour de moi et à me demander où diable je pouvais être, quand je vis quelqu’un qui se dirigeait vers moi dans l’obscurité. Quand il s’approcha, je reconnus un employé de chemin de fer.

« – Pouvez-vous me dire quel est cet endroit ? demandai-je.

« – Les terrains communaux de Wandworth, dit-il.

« – Puis-je attraper un train pour Londres ?

« – Si vous allez jusqu’à Clapham Junction – il y a à peu près un mile –, vous arriverez juste pour le dernier train qui va à Victoria.

« Ce fut là la fin de mon aventure, monsieur Holmes. Je ne sais ni où j’ai été, ni à qui j’ai parlé ; rien de plus que ce que je vous ai dit. Mais je sais qu’il se trame du vilain, et je voudrais secourir ce malheureux, si je le puis. J’ai raconté toute l’histoire à M. Mycroft Holmes le lendemain matin, puis ensuite à la police. »

Après ce récit extraordinaire, nous demeurâmes silencieux quelque temps. Puis Sherlock Holmes dit, en regardant son frère :

– Tu as fait quelque chose ?

Mycroft ramassa le Daily News sur une table à côté :

Récompense à qui fournira des renseignements sur un monsieur grec nommé Paul Kratidès, originaire d’Athènes, et qui ignore l’anglais. Pareille récompense sera donnée à qui fournira des renseignements sur une dame grecque dont le petit nom est Sophie. X. 2473.

– L’annonce est dans tous les quotidiens. Pas de réponse.

– Et à l’ambassade de Grèce ?

– Je me suis informé. Ils ne savent rien.

– Un télégramme, alors, au chef de la police d’Athènes ?

– Sherlock a accaparé toute l’énergie de la famille, dit Mycroft, en se tournant vers moi. Eh bien, prends donc l’affaire en main, je t’en prie, et fais-moi savoir si tu en tires quelque chose de bon.

– Certainement, répondit mon ami, en se levant. Je t’en informerai, et M. Melas aussi. En attendant, monsieur Melas, à votre place, je me tiendrais sur mes gardes, car il est évident qu’ils savent par cette annonce que vous les avez trahis.

En rentrant chez nous, Holmes s’arrêta à un bureau de poste pour expédier plusieurs dépêches.

– Vous voyez, Watson, remarqua-t-il, que notre soirée n’a nullement été perdue. Quelques-unes de mes affaires les plus intéressantes me sont ainsi venues grâce à Mycroft. Le problème que nous venons d’écouter, bien qu’on n’y puisse trouver qu’une seule explication, a pourtant quelques traits caractéristiques.

– Vous espérez le résoudre ?

– Eh bien, sachant tout ce que nous savons, il serait étrange que nous manquions de découvrir le reste. Vous devez, vous-même, avoir conçu une théorie qui explique les faits que nous avons entendus.

– D’une façon assez vague, oui.

– Et quelle est donc votre idée ?

– Il m’a paru évident que cette jeune Grecque a été enlevée par le jeune Anglais qu’on appelle Harold Latimer.

– Enlevée d’où ?

– D’Athènes, peut-être.

Sherlock hocha la tête.

– Ce jeune homme, Harold, ne savait pas un mot de grec. La dame savait assez bien l’anglais. Déduction : la jeune femme a été quelque temps en Angleterre, mais lui n’a jamais été en Grèce.

– D’accord, alors nous supposerons qu’elle est venue visiter l’Angleterre et que ce Harold l’a persuadée de fuir avec lui.

– Voilà qui est plus probable.

– Alors le frère – car tel doit être, j’imagine, leur degré de parenté – vient de Grèce pour s’en mêler. D’imprudente façon, il tombe au pouvoir du jeune homme et de son associé plus âgé. Ils s’emparent de lui, et emploient la violence pour lui faire signer des papiers qui transfèrent à leur nom la fortune de la jeune fille, fortune dont il est peut-être le dépositaire. Il s’y refuse. Pour négocier, il leur faut un interprète et ils font choix de ce M. Melas, après en avoir employé un autre. À la jeune fille, on ne dit rien de l’arrivée de son frère et c’est tout à fait par hasard qu’elle le découvre.

– Excellent, Watson ! J’imagine vraiment que vous n’êtes pas loin de la vérité. Vous voyez que nous avons toutes les cartes en main et que nous n’avons à redouter qu’un acte quelconque de violence de leur part. S’ils nous en donnent le temps, nous devons leur mettre la main dessus.

– Mais comment découvrir où se trouve cette maison ?

– Bah ! Si notre supposition est juste et si le nom de la jeune fille est, ou était, Sophie Kratidès, nous ne devrions avoir aucune difficulté à la retrouver. C’est là notre principal espoir, car le frère, naturellement, est tout à fait inconnu. Il est clair que quelque temps déjà s’est écoulé depuis que ce Harold est entré en relation avec la jeune personne – quelques semaines, en tout cas – puisque le frère, qui était en Grèce, a eu le temps d’en être informé et de venir. S’ils ont habité ce même endroit pendant ce temps-là, il est probable qu’on répondra à l’annonce de Mycroft.

Tout en causant, nous étions parvenus à notre logis de Baker Street. Holmes monta l’escalier le premier et, quand il ouvrit la porte, il tressaillit de surprise. En regardant par-dessus son épaule, je ne fus pas moins étonné : son frère Mycroft était assis dans un fauteuil et fumait paisiblement.

– Entre, Sherlock ! Entrez, monsieur, dit-il doucement, en souriant de nos airs étonnés. Tu n’attendais pas tant d’énergie de ma part, hein, Sherlock ? Mais, je ne sais pourquoi, cette affaire me fascine !

– Comment es-tu venu ici ?

– Je vous ai dépassés en fiacre.

– Il y a quelque chose de nouveau ?

– J’ai eu une réponse à mon annonce.

– Ah ?

– Oui, elle est arrivée quelques minutes après votre départ.

– Et que dit-elle ?

Mycroft sortit une feuille de papier.

– La voici, écrite avec une plume J, sur du papier crème royal, par un homme d’âge moyen et de faible constitution :

« Monsieur dit-il, en réponse à votre annonce de ce jour, j’ai l’honneur de vous informer que je connais très bien la jeune dame dont il s’agit. S’il vous plaisait de me rendre visite, je pourrais vous donner quelques détails concernant sa pénible histoire. Elle demeure à présent aux “Myrtes” Beckenham. Respectueusement. J. Davenport.

« Il écrit de Brixton, dit Mycroft. Ne crois-tu pas que nous pourrions y aller maintenant et nous informer de ces détails ?

– Mon cher Mycroft, la vie du frère est plus précieuse que l’histoire de la sœur. Je crois que nous devons aller chercher l’inspecteur Gregson à Scotland Yard et nous rendre directement à Beckenham. Nous savons qu’on est en train de faire mourir un homme et chaque heure peut être d’importance vitale.

– Il vaudrait mieux prendre M. Melas en passant, suggérai-je. Nous pourrions avoir besoin d’un interprète.

– Excellente idée ! dit Sherlock. Envoyez le garçon chercher un landau et nous filerons tout de suite. (Il ouvrit le tiroir de la table et je remarquai qu’il glissait son revolver dans sa poche.) Oui, dit-il, répondant à mon regard, d’après ce que nous avons entendu, j’ose dire que nous avons affaire à une bande particulièrement dangereuse.

Il faisait presque noir avant que nous n’arrivions à Pall Mail, dans la chambre de M. Melas. Un monsieur était venu le demander et il était parti :

– Pouvez-vous me dire où ? demanda Mycroft.

– Je ne sais pas, répondit la femme qui nous avait ouvert la porte, je sais seulement qu’il est parti en voiture avec le monsieur.

– Ce monsieur a-t-il donné un nom ?

– Non, monsieur.

– Ce n’était pas un jeune homme grand, beau et noir de cheveux ?

– Oh ! non, monsieur, c’était un monsieur petit, avec des lunettes, une figure maigre, mais de manières agréables, car il riait tout le temps qu’il parlait.

– Filons ! s’écria Sherlock brusquement.

– Cela devient sérieux ! remarqua-t-il, en voiture, pendant que nous nous rendions à Scotland Yard. Ces individus tiennent de nouveau M. Melas. C’est un homme qui n’a pas de courage physique, ainsi qu’ils ont pu s’en rendre compte par leur expérience de l’autre nuit. Cette canaille a pu le terroriser dès l’instant qu’elle s’est trouvée en sa présence. Sans doute ont-ils besoin de ses services professionnels ; mais après s’être servis de lui, ils auront peut-être envie de le punir de ce qu’ils considèrent comme sa perfidie.

Nous espérions qu’en prenant le train il nous serait possible d’arriver à Beckenham aussi tôt ou plus tôt que la voiture. Mais, arrivés à Scotland Yard, il nous fallut plus d’une heure pour joindre l’inspecteur Gregson et pour remplir les formalités légales qui nous permettraient de pénétrer dans la maison. Il était dix heures moins le quart passées quand nous atteignîmes la gare de London Bridge et dix heures et demie quand, tous les quatre, nous sautâmes sur le quai de Beckenham. Une course en voiture d’un demi-mile nous amena aux « Myrtes », une grande maison sombre qui s’élevait, en retrait de la rue, au milieu d’une propriété. Là, nous renvoyâmes notre voiture et nous remontâmes l’allée.

– Toutes les fenêtres sont noires, remarqua l’inspecteur. La maison paraît abandonnée.

– Nos oiseaux se sont envolés, le nid est vide, dit Holmes.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Une voiture chargée de lourds bagages est sortie d’ici il y a une heure.

L’inspecteur rit.

– J’ai vu, dit-il, les traces de roues à la lumière de la lampe du portail, mais qu’est-ce que des bagages viennent faire là-dedans ?

– Vous avez pu observer les mêmes traces de roues allant en sens inverse ; or, les traces en direction de l’extérieur étaient bien plus profondes, si profondes que nous pouvons dire avec certitude que la voiture portait un chargement considérable.

– Là, je ne vous suis plus tout à fait, fit l’inspecteur en haussant les épaules. Cette porte ne sera pas facile à forcer. Mais voyons déjà si nous pouvons nous faire entendre de quelqu’un.

Il frappa lourdement avec le marteau de la porte, puis tira sur la sonnette, mais sans succès. Holmes avait disparu tout doucement ; il revint au bout de quelques minutes.

– J’ai ouvert une fenêtre, dit-il.

– C’est un bonheur que vous soyez du côté de la police et non contre elle, monsieur Holmes, remarqua l’inspecteur, en se rendant compte de l’habile manière dont mon ami avait forcé, puis repoussé la fermeture. Eh bien ! Je crois que, étant donné les circonstances, nous pouvons entrer sans attendre d’y être invités.

L’un après l’autre nous entrâmes dans une grande pièce qui était évidemment celle dans laquelle M. Melas était venu. L’inspecteur avait allumé sa lanterne et, à sa lumière, nous pûmes voir les deux portes, le rideau, la lampe et la collection d’armes japonaises qu’il nous avait décrits. Sur la table il y avait une bouteille d’eau-de-vie vide, deux verres et les reliefs d’un repas.

– Qu’est-ce qu’on entend ? demanda tout à coup Holmes.

Nous ne bougeâmes plus et écoutâmes. Le bruit d’une plainte basse nous arrivait de quelque part au-dessus de nos têtes. Holmes se précipita vers la porte et passa dans le vestibule. Le geignement lugubre venait bien d’en haut. Il s’élança dans l’escalier avec l’inspecteur et moi-même sur ses talons, tandis que son frère Mycroft suivait, aussi rapidement que le lui permettait sa corpulence.

Au second étage, trois portes nous faisaient face et c’était de celle du milieu que sortaient les bruits sinistres qui, parfois, s’abaissaient jusqu’à n’être plus qu’un marmottement sourd et, parfois, s’élevaient de nouveau en une plainte aiguë. La porte était fermée, mais la clé était à l’extérieur. Holmes l’ouvrit brusquement et se précipita dans la chambre, pour en sortir tout de suite, la main à la gorge.

– C’est du charbon de bois ! s’écria-t-il. Un moment ! ça va se dissiper.

En jetant un regard, nous pûmes voir que la seule lumière de la chambre venait d’une flamme bleue qui montait, vacillante, d’un trépied en laiton placé au milieu. Elle projetait sur le plancher un cercle étrange et livide, et, dans les recoins sombres, plus loin, nous apercevions deux silhouettes vagues, tassées contre le mur. Par la porte ouverte s’écoulaient des exhalaisons de poison qui nous firent haleter et tousser. Holmes, quatre à quatre, courut jusqu’en haut de l’escalier pour faire entrer de l’air frais, puis, se précipitant dans la pièce, il en ouvrit vivement la fenêtre et jeta dans le jardin le trépied de laiton.

– Nous pourrons entrer dans une minute, murmura-t-il en ressortant en hâte. Où y a-t-il une bougie ? Je doute que nous puissions frotter une allumette dans cette atmosphère. Tenez la lumière à la porte et nous les sortirons. Allons, Mycroft !

D’un bond nous fûmes auprès des prisonniers et les traînâmes jusqu’au palier. Tous les deux avaient les lèvres bleues et tous deux étaient sans connaissance ; dans leurs faces congestionnées, les yeux s’exorbitaient. En fait, leurs traits étaient si décomposés que, sans sa barbe noire et sa forte carrure, nous n’aurions pu reconnaître en l’un d’eux l’interprète grec qui nous avait quittés quelques heures plus tôt seulement, au club Diogène. Ses mains et ses pieds étaient solidement attachés ensemble et il portait sur un œil les traces d’un coup violent. L’autre, garrotté de la même façon, était un homme de grande taille, arrivé au dernier degré d’émaciation ; plusieurs morceaux de sparadrap étaient disposés de grotesque façon sur son visage. Il avait cessé de se plaindre quand nous le déposâmes sur le palier et un coup d’œil me montra que, pour lui du moins, notre aide était venue trop tard. M. Melas, cependant, vivait encore et, en moins d’une heure, grâce à l’ammoniac et à l’eau-de-vie, j’eus la satisfaction de le voir ouvrir les yeux et de savoir que ma main l’avait arraché à la sombre vallée où toutes les voies se rencontrent.

L’histoire qu’il avait à nous dire était bien simple et elle ne fit que confirmer nos propres déductions. Son visiteur, en entrant chez lui, avait tiré un casse-tête de sa manche et lui avait inspiré une telle crainte d’une mort immédiate et inévitable, qu’il l’avait enlevé une seconde fois. À vrai dire, c’était presque un effet magnétique que la ricanante canaille avait produit sur le malheureux linguiste, car lorsqu’il en parlait, ses mains tremblaient et ses joues blêmissaient. On l’avait emmené rapidement à Beckenham et il avait rempli son rôle d’interprète dans une seconde entrevue, plus dramatique encore que la première, au cours de laquelle les deux Anglais avaient menacé leur victime d’une mort immédiate si elle n’accédait pas à leur demande. Enfin, trouvant qu’aucune menace ne pouvait l’ébranler, ils avaient rejeté l’homme dans sa prison. Ils avaient alors reproché à M. Melas sa perfidie, rendue manifeste par l’annonce des journaux ; ils l’avaient assommé d’un coup de bâton et il ne se souvenait plus de rien jusqu’au moment où il me trouva penché sur lui.

Telle fut l’affaire de l’interprète grec, dont l’explication est encore entourée d’un certain mystère. Nous avons pu découvrir, en nous mettant en rapport avec le monsieur qui avait répondu à l’annonce, que la malheureuse jeune fille, appartenant à une riche famille grecque, était venue en visite chez des amis en Angleterre. Pendant son séjour chez eux, elle avait rencontré un jeune homme du nom de Harold Latimer qui avait pris sur elle un grand ascendant et l’avait, plus tard, persuadée de fuir avec lui. Les amis de la jeune femme, indignés de sa conduite, s’étaient contentés d’en informer son frère à Athènes et s’étaient lavé les mains de l’affaire. Le frère, dès son arrivée en Angleterre, s’était imprudemment mis au pouvoir de Latimer et de son complice, un nommé Wilson Kemp, homme aux antécédents exécrables. Ces deux canailles, découvrant que, grâce à son ignorance de l’anglais, le jeune homme se trouvait à leur merci, l’avaient tenu prisonnier et s’étaient efforcés, par la cruauté et la faim, de lui faire signer l’abandon de ses propres biens et de ceux de sa sœur. Ils l’avaient gardé dans la maison à l’insu de la jeune fille et le sparadrap sur son visage servait à le rendre plus difficilement reconnaissable au cas où elle l’aurait aperçu. Toutefois, sa sensibilité féminine avait tout de suite percé à jour ce déguisement lorsque, durant la visite de l’interprète, elle l’avait vu pour la première fois. La pauvre fille, cependant, était elle-même prisonnière, car il n’y avait personne d’autre dans la maison en dehors de l’homme qui servait de cocher et de sa femme, qui, tous deux, étaient complices. Quand ils eurent découvert que leur secret était connu et qu’ils ne pourraient venir à bout de leur prisonnier par la contrainte, les deux canailles s’étaient enfuies, sans tarder un instant, de la maison meublée qu’ils avaient louée, non sans s’être d’abord vengés, à ce qu’ils pensaient du moins, de l’homme qui les avait défiés aussi bien que de celui qui les avait trahis.

Un mois plus tard, une curieuse coupure de journal nous parvint de Budapest. Elle rapportait la fin tragique de deux Anglais qui voyageaient avec une femme. Tous deux avaient été poignardés, paraît-il, et la police hongroise pensait qu’au cours d’une querelle ils s’étaient réciproquement infligés des blessures mortelles. Holmes, cependant, est, je crois, d’un avis différent et il estime encore aujourd’hui que si l’on pouvait retrouver la jeune Grecque, on pourrait apprendre comment furent vengés tous les maux qu’ils avaient eu à endurer, elle et son frère.

LE TRAITÉ NAVAL

LE TRAITÉ NAVAL{11}

Le mois de juillet qui suivit mon mariage reste dans ma mémoire parce qu’il fut marqué par trois affaires intéressantes, où j’eus la bonne fortune d’être associé aux recherches de Sherlock Holmes et, par là même, d’étudier ses méthodes. Ces affaires, j’ai pris sur elles des notes que je retrouve dans mes carnets sous trois titres : La Seconde Tache, Le Traité naval et Le Capitaine fatigué. La première ne saurait être contée avant de longues années, non pas seulement parce que des intérêts considérables étaient en jeu, mais aussi parce que des personnalités appartenant aux premières familles du Royaume se trouvèrent impliquées dans l’aventure. Je dirai pourtant que jamais les raisonnements analytiques de Holmes ne me firent plus profonde impression qu’en cette occasion. Je me souviens presque mot pour mot des propos qu’il tint, le jour où il exposa les faits, tels qu’ils s’étaient passés, à M. Dubuque, de la Sûreté française, et à Fritz von Walbaum, le fameux policier de Dantzig, lesquels furent, l’un et l’autre, obligés de reconnaître qu’ils avaient perdu leur temps sur de fausses pistes. La relation de ces événements ne pouvant être rendue publique avant plusieurs années encore, c’est la deuxième de ces trois affaires que je raconterai aujourd’hui. Elle en vaut la peine, car les intérêts majeurs du pays étaient en jeu.

Alors que je faisais mes études, j’avais été très lié avec un garçon qui s’appelait Percy Phelps, qui était à peu près de mon âge, encore qu’il fût, sur le plan scolaire, de deux ans en avance sur moi. C’était un élève brillant, qui raflait tous les prix de sa classe et qui, après avoir remporté tous les succès, réussit à décrocher une bourse qui l’envoya poursuivre à Cambridge sa triomphale carrière. Il était, il faut le dire, d’excellente famille et nous savions tous que sa mère était la sœur de lord Holdhurst, l’un des membres les plus éminents du parti conservateur. Cette parenté flatteuse, si elle le servit peu au collège, lui fut utile dans l’existence. Je l’avais perdu de vue, mais il m’était revenu que ses puissantes relations et ses talents personnels lui avaient valu un poste de choix au Foreign Office.

Il se rappela à mon souvenir, après bien des années, par la lettre que voici :

Briarbræ, Woking

 

Mon cher Watson,

Je ne doute pas que tu ne te souviennes de « Tadpole » Phelps, qui était en troisième alors que tu étais en cinquième. Il se peut même que tu aies entendu dire que, grâce à mon oncle, qui est un personnage influent, j’ai trouvé au Foreign Office une situation flatteuse, dont je dirais beaucoup de bien si des événements malheureux et imprévisibles n’étaient venus soudain compromettre ma carrière.

Ces événements, je ne saurais par écrit te les conter en détail. Tu les connaîtras par le menu si tu acceptes de me rendre le service que je vais te demander. Je suis en convalescence après une fièvre cérébrale qui m’a tenu alité pendant neuf semaines, et je suis encore très faible. Crois-tu qu’il te serait possible de décider ton ami, M. Holmes, à venir me voir ? J’aimerais savoir ce qu’il pense d’une certaine affaire, encore que les autorités compétentes affirment qu’il n’y a plus rien à tenter. Essaie de me l’amener, je t’en conjure, et le plus tôt possible. J’attends ta réponse avec anxiété. Dis à M. Holmes que, si je ne l’ai pas appelé plus tôt, ce n’est nullement parce que je méconnais ses talents, mais parce que, du fait de mon état de santé, je n’étais pas en mesure de le faire. Maintenant, j’ai toute ma tête. Je n’ose pas trop réfléchir, par crainte d’une rechute, mais je compte sur toi. Je suis encore trop faible pour écrire et, ce mot, je suis obligé de le dicter. Persuade M. Holmes de venir et crois-moi

ton vieux copain de « bahut »,

Percy PHELPS.

 

Il y avait, dans cette lettre, quelque chose qui me toucha. Elle m’émut au point que j’aurais essayé de convaincre Holmes d’aller voir Phelps, même si la chose avait été difficile. Mais il n’en était rien : je savais que l’illustre détective aimait assez son art pour ne pas refuser son aide à quelqu’un qui pouvait en avoir vraiment besoin. Ma femme convint qu’il n’y avait pas une minute à perdre et qu’il fallait le mettre au courant sans délai. Je terminai mon petit déjeuner et, une demi-heure plus tard, je me retrouvai une fois encore dans le cabinet de Holmes, dans son appartement de Baker Street.

Assis à une petite table, Holmes, en robe de chambre, poursuivait une expérience de chimie. Il m’accorda à peine un regard quand j’entrai dans la pièce et, comprenant que le moment était grave, je m’installai dans un fauteuil et j’attendis. Holmes continua à manipuler ses fioles pendant un instant, prenant avec une pipette de verre un peu de liquide, tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre, pour le verser dans une éprouvette. Sa solution prête, il se tourna vers moi. Il tenait à la main une petite feuille de papier au tournesol.

– Mon cher Watson, me dit-il, vous êtes arrivé à la minute décisive. Si ce papier reste bleu, tout va bien. S’il tourne au rouge, un homme risque fort de laisser sa peau dans l’aventure.

Il plongea le papier dans le liquide. La feuille prit immédiatement une coloration rouge sombre.

– Je m’en doutais ! s’écria-t-il. Je suis à vous dans un instant, Watson ! Vous trouverez du tabac dans la babouche persane.

Il alla s’asseoir à son bureau et rédigea rapidement quelques télégrammes. Les dépêches remises au gamin chargé de les envoyer, Holmes se carra dans son fauteuil, croisa ses longues jambes et, les mains fermées sur ses genoux, engagea enfin la conversation.

– Au total, ce n’est là qu’un meurtre fort banal. J’imagine que vous m’apportez mieux, vous qui êtes un peu le pétrel du crime ! De quoi s’agit-il ?

Je lui tendis la lettre de Phelps, qu’il lut avec attention.

Voilà qui ne nous apprend pas grand-chose ! dit-il en me la restituant.

– Elle ne nous dit même rien du tout.

– L’écriture, pourtant, est intéressante.

– Mais ce n’est pas la sienne !

– C’est justement pour ça ! C’est une écriture de femme.

Je protestai.

– Sûrement pas ! C’est une écriture d’homme !

– Non, Watson, de femme. J’ajouterai qu’il s’agit d’une femme qui a du caractère. Au début d’une enquête, voyez-vous, il est toujours utile de savoir que votre client est en relations étroites avec quelqu’un qui, que ce soit pour le Bien ou pour le Mal, est exceptionnellement doué. Cette affaire, dont je ne sais rien, m’intéresse déjà et, si vous êtes prêt à me suivre, nous nous rendrons à Woking sur-le-champ. J’ai hâte de voir ce diplomate qui est dans de si vilains draps et de connaître la dame à qui il dicte son courrier.

Nous prîmes le train à la gare de Waterloo et, moins d’une heure plus tard, Woking nous apparaissait, avec ses bois de sapins et sa lande couverte de bruyère. « Briarbræ était une grande villa isolée, située dans une vaste propriété, à quelques minutes de marche de la gare. Nos cartes remises, nous fûmes introduits dans un salon meublé avec goût, où vint bientôt nous rejoindre un homme assez « fort », qui nous fit le meilleur accueil. Il ne devait pas être loin de la quarantaine, mais, avec ses joues vermeilles et ses yeux rieurs, il conservait quelque chose de l’adolescent grassouillet et malicieux qu’il avait dû être.

– Je suis ravi que vous soyez venus, nous dit-il en nous serrant les mains avec effusion. Percy n’a parlé que de vous durant toute la matinée. Le pauvre vieux ne sait plus à quel saint se vouer ! Son père et sa mère m’ont prié de vous recevoir car la moindre allusion à cette malheureuse affaire leur est extrêmement pénible.

– Nous ne sommes encore au courant de rien, lui fit remarquer Holmes. Je crois comprendre que vous n’êtes pas vous-même de la famille ?

L’homme, une seconde, parut surpris. Puis, baissant les yeux sur une breloque qu’il portait à sa chaîne de montre, il se mit à rire.

– Évidemment, c’est ce monogramme « J. H. » qui vous l’a appris. J’ai presque failli croire que vous veniez de faire quelque chose de très fort. Je m’appelle Joseph Harrison et je serai bientôt de la famille, puisque Percy va épouser ma sœur Annie. Vous la verrez dans la chambre de Percy, car depuis deux mois elle lui sert d’infirmière. Voulez-vous que nous allions le trouver maintenant ? Il est tellement impatient de vous voir !

La chambre de Percy, située au rez-de-chaussée, tenait à la fois du salon et de la chambre à coucher. Il y avait des fleurs dans tous les coins et, venant du jardin, tous les parfums de l’été entraient par la fenêtre grande ouverte. Un homme, encore jeune, au visage pâle et fatigué, était allongé sur un divan. Je reconnus Percy. Une femme qui était assise à côté de lui se leva à notre arrivée.

– Je vous laisse, Percy ?

Il la retint par la main et se tourna vers moi.

– Bonjour, Watson ! Comment vas-tu ? Avec ta moustache, je crois bien que je ne t’aurais pas reconnu et j’ai tellement changé, moi, que je ne pourrais t’en vouloir de ne pas me reconnaître. J’imagine que Monsieur est ton illustre ami, M. Sherlock Holmes ?

Je fis les présentations et nous nous assîmes. M. Joseph Harrison s’était retiré, mais sa sœur était restée, sa main toujours dans celle du malade. Elle était plutôt petite et courtaude, mais on sentait qu’elle ne manquait pas de personnalité. Son teint était mat et ses grands yeux, au regard sombre, auraient pu appartenir à une Italienne, comme d’ailleurs la lourde chevelure noire qui encadrait son visage volontaire.

– Je ne vous ferai pas perdre votre temps, dit Phelps, se redressant sur sa couche, et c’est sans préambule que je vous exposerai l’affaire. J’étais un homme heureux, Monsieur Holmes, et j’étais sur le point de me marier lorsqu’une catastrophe, aussi terrible qu’inattendue, est venue ruiner toutes mes espérances. Ainsi que Watson a dû vous le dire, j’étais au Foreign Office où, l’influence de mon oncle, lord Holdhurst, aidant, je m’étais élevé rapidement à un poste comportant de sérieuses responsabilités. Lorsque mon oncle prit le ministère des Affaires étrangères, il me confia plusieurs missions de confiance, dont j’eus la bonne fortune de m’acquitter heureusement, de sorte qu’il en vint peu à peu à faire le plus large crédit à mes talents. Il y a deux mois et demi environ – c’était, je puis préciser la date, le 23 mai –, il me fit venir dans son bureau et, après m’avoir félicité des résultats que j’avais obtenus au cours de négociations particulièrement délicates que je venais de mener à bien, m’annonça qu’il avait de nouveau une tâche extrêmement importante à me confier.

« Tirant d’un des tiroirs de son bureau un gros rouleau de papier gris, il me dit :

« – Voici l’original du traité secret anglo-italien, traité auquel, j’ai le regret de le dire, il a déjà été fait quelques allusions dans la presse. Il est absolument indispensable que les indiscrétions en restent là. Pour savoir ce que contient ce document, les ambassades française et russe paieraient avec joie des sommes considérables et je ne le laisserais certainement pas sortir de mon cabinet si je ne me trouvais dans l’obligation de le faire copier. Vous avez dans votre bureau un meuble qui ferme à clé ?

« – Oui, Monsieur.

« – Alors, vous allez prendre ce traité et l’enfermer dans ce meuble. Ce soir, vous resterez après le départ de tout le monde, vous copierez le texte du document et, quand vous aurez fini, vous mettrez original et copie sous clé, pour me les donner en mains propres demain matin.

« Je pris les papiers et… »

Sherlock Holmes interrompit le récit.

– Je vous demande pardon ! Pendant cette conversation, vous étiez seuls ?

– Absolument seuls.

– La pièce était-elle grande ?

– Dix mètres sur dix, environ.

– Vous étiez au milieu de la pièce ?

– À peu près.

– La conversation était tenue à haute voix ?

– Mon oncle parlait très bas. Quant à moi, je n’ai pratiquement rien dit.

– Merci ! dit Holmes, fermant les yeux. Continuez, je vous en prie.

– J’agis exactement selon ses instructions et j’attendis l’heure de la fermeture des bureaux pour commencer ma tâche. Un de mes collègues, Charles Gorot, ayant du travail en retard à mettre à jour, je pris le parti d’aller dîner. À mon retour, il n’était plus là. Je m’attelai à la besogne, soucieux d’en finir vite, car Joseph – le M. Harrison que vous avez vu tout à l’heure – était à Londres, je savais qu’il rentrerait à Woking par le train de onze heures du soir et j’aurais été heureux de le prendre avec lui.

« Au premier coup d’œil jeté sur le traité, je constatai que mon oncle n’avait pas exagéré en me disant qu’il présentait une importance considérable. Sans entrer dans les détails, je puis dire qu’il précisait la position de la Grande-Bretagne à l’égard de la Triplice et laissait prévoir ce que serait la politique anglaise dans l’hypothèse où la flotte française affirmerait une supériorité numérique manifeste sur la flotte italienne dans la Méditerranée. Le traité, qui ne s’occupait que de questions navales, était revêtu des signatures des hautes personnalités qui avaient mené les négociations. Après avoir parcouru le texte, j’entrepris de le copier.

« Écrit en français et ne comportant pas moins de trente-six articles, le document était long et, à neuf heures du soir, je n’avais encore transcrit qu’une dizaine d’articles. Il était à peu près certain que je n’attraperais pas mon train. La tête lourde, un peu parce que j’avais bien mangé, un peu aussi parce que j’avais travaillé toute la journée, je me dis qu’une tasse de café me ferait du bien. Je sonnai pour appeler le garçon qui passe la nuit dans une petite logette installée au bas de l’escalier et qui a l’habitude de faire du café sur un réchaud à alcool, non pas seulement pour lui, mais aussi pour les employés du ministère qui se trouvent avoir à travailler jusqu’à une heure tardive.

« À ma grande surprise, ce fut une femme que je vis arriver, une solide matrone en tablier, à l’air passablement vulgaire, qui m’expliqua qu’elle venait à la place de son mari et qu’elle était chargée du nettoyage des bureaux. Je lui demandai de m’apporter du café et je copiai encore deux articles. Me sentant de plus en plus fatigué, je posai la plume et me levai pour me dégourdir un peu les jambes. Mon café ne venait toujours pas et ce retard m’agaçait. J’ouvris la porte et j’avançai dans le couloir, un boyau étroit, mal éclairé, qu’on est obligé de suivre pour gagner la pièce où je travaillais. Il aboutit à un escalier en courbe, conduisant au hall dans lequel se trouve la logette du garçon. À mi-chemin, il y a un palier, où vient se terminer un petit couloir menant à un autre escalier qui descend directement sur une entrée de service, que les employés du ministère utilisent parfois, pour s’épargner quelques pas, quand ils viennent de Charles Street. Voici d’ailleurs un croquis sommaire qui vous fera mieux comprendre la disposition des lieux… »

Holmes prit la feuille de papier que Phelps lui présentait, examina le dessin et invita le narrateur à poursuivre.

– Je descendis l’escalier, reprit Phelps, et je trouvai le garçon, profondément endormi dans sa logette, à côté d’un coquemar qui crachait par le bec une partie de l’eau qui bouillait furieusement à l’intérieur. Mon arrivée n’avait pas tiré le bonhomme de son sommeil et j’avançais la main pour le secouer par l’épaule quand, au-dessus de sa tête, une sonnette se mit en branle qui le réveilla en sursaut. Il me regarda avec des yeux effarés.

« – Monsieur Phelps !

« – Je suis venu voir si mon café était prêt.

« – J’avais mis l’eau à bouillir, Monsieur, et je me suis endormi…

« Écarquillant les yeux plus encore, il ajouta :

« – Mais, Monsieur, puisque vous êtes ici, qui est-ce qui a bien pu faire marcher cette sonnette ?

« – Où aboutit le cordon ?

« – Au bureau où vous étiez…

« J’eus l’impression qu’une main glacée s’appliquait sur ma gorge. Il y avait quelqu’un dans le bureau et le traité était sur la table ! Je me précipitai vers l’escalier, que je gravis quatre à quatre. Personne dans le corridor, personne non plus dans la pièce ! Tout était exactement dans l’état même où je l’avais laissé, à ceci près que les précieux papiers qui m’avaient été confiés avaient disparu. La copie était là, mais l’original était parti. »

Je remarquai que Holmes se frottait les mains. C’était là un problème selon son cœur.

– Alors, demanda-t-il, qu’avez-vous fait ?

– Je me dis tout de suite que le voleur devait s’être enfui par le petit escalier et la porte de service. Je l’aurais forcément rencontré s’il avait pris l’autre chemin.

– Vous êtes sûr qu’il ne se cachait pas dans le bureau ou dans ce corridor, dont vous nous avez dit qu’il était chichement éclairé ?

– Absolument sûr. Un rat ne pourrait se cacher ni dans l’un, ni dans l’autre. Il n’y a pas d’endroit où se dissimuler.

– Merci. Continuez, je vous prie !

– Le garçon, devinant à mon visage bouleversé qu’il avait dû se passer quelque chose de grave, m’avait suivi. Nous dégringolâmes rapidement l’escalier qui descend dans Charles Street. En bas, la porte était fermée, mais pas à clé. Je l’ouvris. À ce moment-là, je l’ai remarqué, l’horloge d’une église voisine sonna trois coups : il était exactement dix heures moins le quart.

– Très intéressant, dit Holmes, jetant une note sur sa manchette.

– La nuit était noire et une petite pluie, fine et chaude, tombait. Il n’y avait personne dans Charles Street, mais, au bout de la rue, Whitehall était, comme à l’ordinaire, très animé. Nous courûmes dans l’autre direction. Au coin, il y avait un agent.

« – On vient de voler au Foreign Office un document extrêmement important, lui dis-je d’une voix haletante. Vous n’avez vu passer personne ?

« – Il y a un quart d’heure que je suis ici, me répondit-il, et, pendant tout ce temps-là, je n’ai vu passer qu’une personne : une femme, plutôt grande et déjà âgée, avec un fichu brun.

« – Ce n’est que ma femme ! s’écria le garçon. Vous n’avez vu personne d’autre ?

Personne.

« – Alors, c’est qu’il s’est sauvé de l’autre côté !

« L’homme me tirait par la manche et cherchait à m’entraîner, mais son insistance même commençait à me paraître suspecte.

« – Cette femme, demandai-je à l’agent, de quel côté est-elle partie ?

« – Je ne saurais pas vous dire, Monsieur. Je n’avais pas de raison de la surveiller, n’est-ce pas ? Elle avait l’air pressé.

« – Il y a combien de temps de ça ?

« – Oh ! pas longtemps.

« – Plus ou moins de cinq minutes ?

« – Sûrement pas plus !

« Le garçon intervint de nouveau.

« – Vous êtes en train de perdre votre temps, Monsieur, et, en ce moment, les minutes comptent ! Croyez-moi, ma bourgeoise n’est pour rien dans l’affaire et nous ferions mieux d’aller voir à l’autre bout de la rue ! J’y vais…

« Je le rattrapai après quelques pas.

« – Où habitez-vous ? lui demandai-je.

« – 16, Ivy Lane, à Brixton, me répondit-il. Mais, croyez-moi, Monsieur, ce n’est pas la peine de vous lancer sur une fausse piste ! Venez au bout de la rue ! Nous verrons bien si nous apercevons quelqu’un…

« Je n’avais rien à perdre à suivre son conseil. Accompagnés par l’agent, nous courûmes vers Whitehall. Les passants étaient nombreux, qui se hâtaient sous la pluie, uniquement soucieux, semblait-il, de se mettre à l’abri le plus tôt possible. Il n’y avait là ni policeman, ni badaud susceptible de nous donner un renseignement quelconque. Nous retournâmes à mon bureau, procédant en cours de route à une minutieuse inspection de l’escalier et du couloir, dont le parquet est recouvert d’un linoléum qui garde admirablement les empreintes. Je l’examinai avec soin sans y relever la moindre trace de pas suspecte. »

– Avait-il plu toute la soirée ? demanda Holmes.

– Il pleuvait depuis sept heures.

– Alors, comment se fait-il que cette femme de ménage qui est entrée dans votre bureau vers neuf heures n’ait point laissé d’empreintes ? Ses semelles devaient être humides et boueuses.

– Je suis heureux que vous posiez la question. Elle m’était venue à l’idée, mais je me suis souvenu que les femmes de ménage ont l’habitude de retirer leurs chaussures dans la logette du garçon de bureau et de circuler en pantoufles dans le ministère.

– Parfait. Donc, il pleuvait et vous n’avez remarqué aucune trace de pas. L’affaire me paraît fort intéressante. Qu’avez-vous fait ensuite ?

– Nous avons examiné le bureau. Il n’a pas de porte secrète et les fenêtres sont à dix mètres du sol. Elles étaient, d’ailleurs, fermées toutes les deux. Aucune trappe dans le plancher, qui est couvert d’un tapis, non plus que dans le plafond, qui est uni. L’homme qui a volé le document n’a pu entrer et sortir que par la porte, j’en donnerais ma main à couper.

– Quid de la cheminée ?

– Il n’y en a pas. L’hiver, la pièce est chauffée par un poêle. Le cordon de la sonnette pend juste au-dessus de mon bureau. Il a fallu s’approcher de ma table pour le tirer. Mais pourquoi un voleur l’aurait-il tiré ? C’est ce qui reste pour moi un insoluble mystère.

– La chose, certes, n’est pas banale, dit Holmes. Revenons à ce que vous avez fait ! J’imagine que vous avez cherché les indices que le malfaiteur pouvait avoir laissés derrière lui : cendres de cigarette, gant, épingle à cheveux, et cœtera ?

– Je n’ai rien trouvé.

– Aucune odeur particulière dans la pièce ?

– Je n’ai pas songé à ça.

– Dommage ! Dans une enquête de ce genre, il serait précieux de savoir que le voleur fumait tel ou tel tabac.

– N’étant pas fumeur, il me semble que, s’il y avait eu une odeur de tabac dans le bureau, je l’aurais remarquée. Je n’ai donc relevé aucun indice. Le seul fait qui me parût digne d’être retenu, c’était ce départ précipité de la femme du garçon de bureau, Mme Tangey. Il ne pouvait, lui, nous l’expliquer d’aucune façon et se contentait de répéter qu’elle était partie à peu près à l’heure où elle s’en allait tous les soirs. L’agent et moi, nous jugeâmes que ce que nous avions de mieux à faire était de joindre la femme avant qu’elle n’eût eu le temps de se débarrasser des papiers, en admettant qu’elle les eût.

« Cependant, Scotland Yard était alerté depuis un instant déjà et M. Forbes, le détective, arrivait, qui prit l’affaire en main avec beaucoup de décision. Nous sautâmes ensemble dans un cab et, une demi-heure plus tard, nous étions à l’adresse qui nous avait été donnée. Une jeune femme vint nous ouvrir. C’était la fille aînée de Mme Tangey. Elle nous apprit que sa mère n’était pas encore rentrée. Nous l’attendîmes dans une sorte de petit salon.

« Nous étions là depuis une dizaine de minutes quand on frappa à la porte de la rue. Nous commîmes alors une erreur que je me reprocherai toujours : au lieu d’aller ouvrir nous-mêmes, nous laissâmes à la jeune femme le soin de le faire. Nous l’entendîmes annoncer à sa mère que deux messieurs l’attendaient. Presque aussitôt des pas se hâtèrent dans le couloir, filant vers le derrière de la maison. Forbes bondit, nous quittâmes vivement le petit salon, mais la femme était déjà dans la cuisine quand nous y arrivâmes à notre tour. Elle nous regardait d’un air de défi, qui se changea en stupéfaction quand elle me reconnut.

« – Mais, s’écria-t-elle, c’est M. Phelps !

« – Allez ! allez ! dit Forbes. Pour vous sauver comme ça, qui vous figuriez-vous que nous étions ?

« – Des créanciers ! Nous avons eu des ennuis, ces temps derniers, avec un fournisseur.

« – L’excuse ne vaut pas grand-chose, répliqua Forbes. Nous avons des raisons de croire que vous vouliez surtout vous débarrasser de papiers importants que vous avez volés au Foreign Office. Vous allez venir avec nous à Scotland Yard, où vous passerez à la fouille !

« Elle eut beau protester et se débattre, elle fut bien obligée de nous suivre. Nous partîmes tous les trois en voiture vers le Yard. Auparavant, nous avions fait une minutieuse inspection de la cuisine, examinant tout spécialement le fourneau, où elle aurait très bien pu jeter les papiers avant notre arrivée. Nous n’avions rien trouvé. À Scotland Yard, Forbes la conduisit immédiatement à une femme qui la fouilla et dont j’attendis le rapport avec l’angoisse que vous pouvez imaginer. Mme Tangey n’avait pas le document sur elle.

« Ce fut à ce moment-là que, pour la première fois, je me rendis pleinement compte du tragique de ma situation. Jus qu’alors j’avais fait quelque chose et l’action m’avait empêché de réfléchir. J’étais si sûr de remettre tout de suite la main sur le traité que je n’avais même pas voulu penser à ce qui se produirait si je n’y réussissais pas. Maintenant, ne sachant plus que tenter, j’avais tout loisir de faire le point et ma position m’apparaissait dans toute son horreur ! Watson pourra vous le confirmer, j’ai toujours été nerveux et hypersensible. C’est mon tempérament. Je songeai à mon oncle et à ses collègues du Cabinet, à la honte qui allait rejaillir sur lui, sur moi et sur toute ma famille. Vous me direz que j’étais victime d’une sorte d’extraordinaire “accident” C’est vrai, mais les “accidents” ne sont pas permis quand les intérêts supérieurs de la nation sont en jeu. J’étais déshonoré. Il ne me restait aucun espoir. Ce que je fis alors, je l’ignore. Je me souviens seulement, et de façon très vague, d’une petite foule d’agents et de fonctionnaires qui m’entouraient en faisant de leur mieux pour me calmer et je sais aussi que l’un d’eux m’accompagna à Waterloo pour me mettre dans le train de Woking. Il l’aurait sans doute pris avec moi si nous n’avions rencontré sur le quai de la gare le Dr Ferrier, qui, rentrant lui-même à Woking, me prit en charge. Fort heureusement d’ailleurs, car je devais faire en route une crise de nerfs et c’est pratiquement un fou que le médecin ramena ici au milieu de la nuit.

« Ce que fut mon arrivée, vous l’imaginez sans peine. À me voir dans cet état, la pauvre Annie et ma mère fondirent en larmes, le cœur brisé. L’agent qui m’avait conduit à la gare en avait dit suffisamment au Dr Ferrier pour qu’il pût donner une idée assez précise de ce qui s’était passé et son récit n’arrangeait pas les choses. On comprit que j’allais faire une longue maladie et Joseph se vit chassé de sa jolie chambre qui devint la mienne. Je suis resté couché, Monsieur Holmes, pendant plus de deux mois, totalement inconscient, avec des accès de fièvre cérébrale durant lesquels je délirais furieusement. Sans les soins attentifs du médecin et sans Miss Harrison, je ne serais pas en train de vous parler en ce moment. Miss Harrison m’a soigné durant la journée, une infirmière professionnelle s’occupant de moi la nuit. On ne pouvait, en effet, me laisser seul à aucun moment, car, pendant mes crises, j’étais capable de tout. Peu à peu, la raison m’est revenue, mais je n’ai vraiment recouvré la mémoire qu’en ces trois derniers jours. Je puis dire qu’il m’est plusieurs fois arrivé de le regretter. Mon premier geste a été de télégraphier à M. Forbes, dont on m’avait dit qu’il avait été chargé de poursuivre l’enquête. Il vint me voir et m’apprit que, bien qu’on eût fait tout ce qu’il était possible de faire, on n’avait découvert aucune piste sérieuse. Le garçon de bureau et sa femme avaient été longuement interrogés sans que l’affaire avançât d’une ligne. Les soupçons s’étaient ensuite portés sur mon jeune collègue Gorot, qui, je vous l’ai dit, était, ce soir-là, resté au ministère après l’heure de la fermeture des bureaux. Cette circonstance et son nom français pouvaient le rendre suspect, mais, en fait, je ne m’étais mis au travail qu’après son départ et, si sa famille est bien d’origine huguenote, il est aussi bon Anglais que vous et moi. On ne trouva rien à retenir contre lui et on le laissa tranquille. C’est donc, Monsieur Holmes, vers vous que je me tourne maintenant et vous êtes, je le dis en toute sincérité, mon unique et mon dernier espoir. Si vous ne réussissez pas, j’aurai tout perdu, ma situation aussi bien que mon honneur ! »

Épuisé par le long récit qu’il avait fait, le malade laissa tomber sa tête sur ses oreillers. Son infirmière s’empressa et lui fit absorber quelques gouttes d’un cordial. Holmes resta un long moment immobile et silencieux, les paupières closes, dans une attitude qui pouvait intriguer un étranger, mais sur laquelle je ne pouvais, moi, me méprendre : il se concentrait et réfléchissait.

– Vous avez été si clair et si précis, dit-il enfin, que vous ne m’avez presque pas laissé de questions à vous poser. Il en est une, pourtant, qui me paraît d’une importance capitale. Ce travail, que votre oncle vous avait confié, en aviez-vous parlé à quelqu’un ?

– À personne.

– Pas même, par exemple, à Miss Harrison ?

– Non. Je ne suis pas revenu à Woking entre le moment où la tâche m’a été assignée et celui où j’ai commencé à l’exécuter.

– Et vous n’avez, dans l’intervalle, rencontré personne de votre famille ?

– Personne.

– Vos parents sont-ils familiers avec les aîtres du ministère ?

– Certainement ! Ils ont tous eu, un jour ou l’autre, l’occasion de venir à mon bureau.

– Ces questions sont, d’ailleurs, sans intérêt, si vous n’avez rien dit à personne.

– Je n’ai rien dit.

– Savez-vous quelque chose du garçon de bureau ?

– Rien, sinon que c’est un ancien militaire.

– Quel régiment ?

– Il se trouve que je le sais : les Coldstream Guards.

– Je vous remercie. Je suis convaincu que Forbes me fournira des détails utiles. Les fonctionnaires, s’ils ne savent guère en tirer parti, sont excellents pour amasser des faits. Quelle jolie rose !

Holmes s’était levé pour s’approcher de la fenêtre ouverte et pencher sa haute silhouette sur une rose-mousse, qu’il retenait entre ses doigts pour mieux admirer sa couleur écarlate. C’était pour moi une nouveauté, car jamais encore je ne l’avais vu accorder quelque intérêt aux beautés de la nature.

– Le raisonnement déductif, reprit-il, n’est jamais aussi nécessaire qu’en matière de religion. Il peut avoir, bien conduit, toute la rigueur des sciences exactes. Les fleurs sont la meilleure preuve que nous ayons de la bonté divine. Tout le reste, la force qui est en nous aussi bien que la nourriture que nous mangeons, est indispensable à notre existence même. Mais cette rose, c’est du luxe ! Son parfum et sa couleur, nous pourrions nous passer d’eux. Ils ne sont que pour embellir notre vie. Tout le superflu nous est donné par gentillesse et, je le répète, les fleurs nous sont une bonne raison d’espérer.

Percy Phelps et son infirmière considéraient Holmes d’un air à la fois surpris et désappointé. La rose toujours entre les doigts, il était maintenant plongé dans une sorte de rêverie, qui se prolongea plusieurs minutes durant, avant que la jeune femme ne se décidât à l’interrompre.

– Croyez-vous, Monsieur Holmes, demanda-t-elle d’une voix un peu acide, qu’il vous sera possible de venir à bout de ce mystère ?

– Ah ! oui, le mystère…

Brusquement rappelé à la réalité, Holmes répondit :

– Il serait absurde de nier que l’affaire semble très obscure et très compliquée. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je l’étudierai et que je vous tiendrai au courant.

– Vous ne voyez pas quelque indice qui pourrait vous mettre sur la voie ?

– Vous m’en avez donné sept, mais il faut, bien entendu, que je les examine avant de me prononcer sur leur valeur.

– Soupçonnez-vous quelqu’un ?

– Je me soupçonne…

– Vous dites ?

–… d’avoir tendance à conclure trop vite.

– Alors, rentrez à Londres et voyez de près vos conclusions !

– Je crois, Miss Harrison, que vous me donnez là un excellent conseil et c’est exactement, Watson, ce que nous avons de mieux à faire. N’ayez pas trop d’espoirs, Monsieur Phelps ! Cette histoire me paraît terriblement embrouillée.

– C’est dans la fièvre que je vais attendre votre prochaine visite, Monsieur Holmes !

– Je viendrai vous revoir demain, par le même train qui m’a amené aujourd’hui. Mais il est infiniment probable que je ne vous apporterai rien de positif…

Le visage de Phelps s’éclaira d’un sourire.

– Qu’importe, Monsieur Holmes ! Je me sens revivre à la seule idée qu’il y a peut-être quelque chose à faire. Au fait, je ne vous ai pas dit que j’avais reçu une lettre de lord Holdhurst !

– Comment a-t-il pris la chose ?

– Mon Dieu ! il se montre assez froid, mais pas trop dur, vraisemblablement parce qu’il me sait malade. Il me rappelle que le document avait une importance énorme et ajoute qu’aucune décision en ce qui concerne ma carrière – c’est-à-dire ma mise à pied – ne sera prise avant que ma santé ne soit rétablie et que l’occasion ne m’ait été offerte de réparer ma faute.

– Voilà, dit Holmes, qui me paraît plein de sagesse et de bienveillance. Venez, Watson ! Nous avons devant nous, à Londres, une belle journée de travail.

M. Joseph Harrison nous conduisit à la gare en voiture et bientôt nous roulions vers Londres. Absorbé dans ses pensées, Holmes n’ouvrit pas la bouche durant le trajet. Nous avions déjà passé Clapham Junction quand il se décida à parler.

– Il est très réconfortant, dit-il, de rentrer dans Londres par une de ces lignes qui dominent la ville et vous permettent de voir les maisons en contrebas.

Je crus qu’il plaisantait, car le paysage était passablement sordide, mais il s’expliqua :

– Regardez, Watson, ces groupes d’immeubles qui s’élèvent au-dessus des toits d’ardoise comme des îlots rouges au milieu d’une mer couleur de plomb.

– Des collèges…

– Vous voulez dire « des phares », mon vieux ! Les phares de l’avenir ! C’est là que s’élabore l’Angleterre de demain, qui sera meilleure et plus sage que celle d’aujourd’hui. Ce Phelps, dites-moi, je suppose qu’il ne boit pas ?

– Je ne crois pas.

– Je ne le crois pas non plus, mais nous sommes forcés d’envisager toutes les hypothèses. Le pauvre type s’est fourré dans un invraisemblable bourbier et le problème est de savoir s’il nous sera possible de le ramener sur la terre ferme. Qu’est-ce que vous pensez de Miss Harrison ?

– C’est une jeune femme qui a l’air d’avoir du caractère.

– Oui, mais c’est une brave fille ou je me trompe beaucoup. Son père, un maître de forges du Northumberland, n’a eu que deux enfants : elle et ce Joseph Harrison que nous avons vu. Elle s’est fiancée à Phelps l’hiver dernier, au cours d’un voyage, et, escortée de son frère, elle est venue à Woking pour être présentée à la famille. Là-dessus est arrivée la catastrophe et elle est restée pour servir d’infirmière à son amoureux. Le frère, qui se trouvait très bien installé, s’est dit qu’il n’avait aucune raison de s’en aller. Vous voyez que, sans en avoir l’air, je me suis renseigné sur quelques petits à-côtés. Nous allons, d’ailleurs, dès aujourd’hui, mener une enquête sérieuse.

– Ma clientèle…

Holmes me coupa la parole assez sèchement.

– Ah ! si vous trouvez vos affaires plus intéressantes que les miennes…

– J’allais vous dire, repris-je, que ma clientèle se passerait fort bien de moi pendant un jour ou deux, étant donné que nous sommes à cette époque de l’année qui est la plus mauvaise qui soit pour les médecins.

Cette déclaration lui rendit toute sa bonne humeur.

– Parfait ! dit-il. C’est donc ensemble que nous allons travailler. Je crois que nous devrions commencer par voir Forbes. Il doit être en mesure de nous donner pas mal de « tuyaux », qui nous indiqueront peut-être comment nous pourrions approcher l’affaire.

– Vous avez dit que vous possédiez un indice.

– J’ai même dit que j’en avais plusieurs. Seulement, c’est notre enquête qui nous apprendra ce qu’ils peuvent valoir. Le crime le plus embarrassant est celui qui paraît avoir été commis sans mobile. Dans cette affaire, le mobile existe. À qui le vol peut-il profiter ? Réponse : à l’ambassadeur de France, à son collègue russe, à quiconque peut espérer vendre le document à l’un ou à l’autre, et, enfin, à lord Holdhurst.

– À lord Holdhurst !

– Dame ! On conçoit très bien qu’un homme d’État se trouve placé dans une position telle qu’il puisse sans chagrin voir détruire un document de ce genre.

– Mais lord Holdhurst est un homme intègre, au passé irréprochable…

– C’est une possibilité et nous ne pouvons pas nous permettre de la négliger. Nous rendrons visite à cet éminent personnage dans la journée et nous verrons bien s’il a quelque chose à nous dire. D’ici là, j’aurai peut-être eu un certain renseignement que j’attends.

– Un certain renseignement ?

– Oui. J’ai envoyé quelques télégrammes de la gare de Woking. Le petit avis que voici paraîtra dans tous les journaux du soir…

Il me tendait une feuille de carnet, sur laquelle il avait griffonné au crayon les lignes suivantes :

DIX LIVRES DE RÉCOMPENSE

à qui fera connaître le numéro du cab qui, dans la soirée du 23 mai, à dix heures moins le quart, a déposé un client dans Charles Street, à la porte du Foreign Office ou à proximité. Se présenter 221, Baker Street.

– Vous croyez que le voleur est arrivé en voiture ? demandai-je.

– Si je me trompe, il n’y a rien de perdu. Cependant, s’il est bien exact, comme l’affirme M. Phelps, qu’on ne peut se cacher ni dans son bureau, ni dans les couloirs, le voleur ne peut pas ne pas être venu du dehors. Il pleuvait et il n’a laissé aucune trace humide sur le linoléum, examiné quelques minutes à peine après son passage. Il est donc très probable qu’il descendait de voiture. Le cab me paraît très plausible.

– En effet.

– C’est là la première des pistes possibles dont j’ai parlé. La seconde, c’est, évidemment, ce coup de sonnette, qui est bien ce qu’il y a de plus curieux dans l’affaire. Pourquoi l’a-t-on donné ? Est-ce le voleur qui a voulu faire un geste de bravade ? Est-ce quelqu’un qui a fait ce qu’il a pu pour alerter le garçon de bureau ? Est-ce un accident ? Est-ce…

Holmes n’acheva pas sa phrase et retomba dans sa songe rie. J’eus l’impression, le connaissant bien, qu’une possibilité nouvelle venait de lui apparaître brusquement.

Il était trois heures vingt quand nous descendîmes de wagon. Après un rapide déjeuner au buffet de la gare, nous gagnâmes Scotland Yard. Forbes, prévenu par télégramme, nous attendait. C’était un homme de petite taille, qui ressemblait à un renard, très fin sans aucun doute, mais certainement peu aimable. Il nous accueillit avec une froideur qui se fit plus marquée encore quand Holmes lui eut fait connaître l’objet de notre visite.

– Monsieur Holmes, dit-il avec aigreur, on m’a déjà parlé de vos façons de procéder. Vous recueillez les informations que nous voulons bien mettre à votre disposition et vous faites ce que vous pouvez pour terminer l’affaire tout seul, jetant ainsi le discrédit sur la police !

Holmes protesta énergiquement.

– C’est tout le contraire ! répliqua-t-il. Dans les cinquante-trois dernières affaires dont je me suis occupé, il en est quatre seulement à l’occasion desquelles mon nom a été publié. Dans les quarante-neuf autres, j’ai laissé tous les lauriers à vos collègues. Je ne vous reproche pas de l’ignorer. Vous êtes jeune et vous manquez d’expérience, mais, si vous voulez faire votre chemin, vous ferez bien de travailler avec moi plutôt que contre moi.

Forbes changea de ton.

– Je ne dis pas, reprit-il, que je ne serais pas content qu’on me souffle un conseil ou deux. Jusqu’à présent, cette affaire ne m’a pas fait de bien…

– Quelles sont les dispositions que vous avez prises ?

– Je fais filer Tangey, le garçon de bureau. Il a quitté les Guards avec de bonnes notes et nous n’avons rien trouvé contre lui. Sa femme, elle, ne vaut pas grand-chose. J’ai idée qu’elle en sait plus long qu’elle ne prétend.

– Vous la faites surveiller ?

– Un de nos agents féminins l’a prise en filature. Elle boit. On l’a approchée à deux reprises alors qu’elle était « bien », mais on n’a rien pu tirer d’elle.

– J’ai cru comprendre que le ménage avait des dettes ?

– Il en a eu. Elles sont payées.

– D’où venait l’argent ?

– Rien à dire. Tangey avait touché sa pension. Depuis, il ne semble pas qu’ils aient fait des dépenses excessives.

– Comment la femme a-t-elle expliqué le fait que c’est elle, et non pas Tangey, qui a répondu au coup de sonnette de M. Phelps, quand il a appelé pour se faire monter du café ?

– Elle a dit que son mari était très fatigué et qu’elle avait voulu lui rendre service.

– Ce qui semble plausible, puisque, peu après, il s’endormait sur sa chaise. En somme, vous n’avez rien contre eux ? La femme boit, c’est tout. Lui avez-vous demandé pourquoi elle était si pressée ce soir-là ? Au point que l’agent de police qui était dehors l’a remarqué.

– Elle nous a déclaré qu’elle avait quitté le ministère plus tard que d’habitude et qu’elle avait hâte de rentrer chez elle.

– Vous lui avez fait observer que, M. Phelps et vous, vous êtes partis vingt minutes après elle et que, malgré ça, vous êtes arrivés avant elle ?

– Elle nous a répondu qu’il y a une différence entre un autobus et un fiacre.

– Et vous a-t-elle dit pourquoi, dès son retour chez elle, elle s’est précipitée à la cuisine ?

– Il paraît que c’est parce que c’était là qu’était l’argent qu’elle devait à ses créanciers.

– Je vois qu’elle a réponse à tout. Lui avez-vous demandé si, en sortant du Foreign Office, elle a rencontré ou vu quelqu’un dans Charles Street ?

– Elle dit n’avoir vu que l’agent qui était au coin de la rue.

– J’ai l’impression que vous n’avez rien oublié dans votre interrogatoire. Qu’avez-vous fait d’autre ?

– Gorot, qui travaille au Foreign Office, a été filé pendant deux mois. Aucun résultat. Nous n’avons rien contre lui.

– Quoi d’autre encore ?

– Ma foi… nous n’avons rien sur quoi marcher ! Pas l’ombre d’une piste !

– En ce qui concerne le coup de sonnette, avez-vous une théorie ?

– Je dois avouer que ça, ça me dépasse ! Je ne sais pas qui a tiré sur le cordon, mais c’est un type qui avait un certain culot !

– Je vous l’accorde et je vous remercie de tout ce que vous avez bien voulu me dire. Si je peux mettre le coupable entre vos mains, je ne manquerai pas de vous faire signe. Vous venez, Watson ?

Nous sortîmes.

– Où allons-nous ? demandai-je, quand nous nous retrouvâmes dans la rue.

– Nous allons bavarder avec lord Holdhurst, membre du gouvernement et futur « Premier » d’Angleterre.

La chance était avec nous : lord Holdhurst n’avait pas encore quitté son cabinet quand nous nous présentâmes à Downing Street. Holmes lui fit passer sa carte et nous fûmes reçus immédiatement. L’homme d’État nous accueillit avec cette courtoisie d’un autre âge à laquelle il reste attaché et nous fit asseoir dans des fauteuils impressionnants, à droite et à gauche d’une vaste cheminée. Il resta debout entre nous deux. Grand et mince, le visage plein de distinction, avec une chevelure ondulée qui grisonnait à peine, il était le type parfait de ce personnage malgré tout assez peu courant : un gentilhomme vraiment digne de ce nom.

– Je vous connais de réputation, Monsieur Holmes, dit-il en souriant, et je ne prétendrai pas ignorer les motifs de votre visite. Votre présence dans ces bureaux ne peut s’expliquer que d’une seule et unique façon. Ce que j’aimerais savoir, si la question n’est pas indiscrète, c’est quels intérêts exactement vous représentez ?

– Ceux de M. Percy Phelps, répondit Holmes.

– Ah ! ah ! mon neveu !… Vous devez vous rendre compte, Monsieur Holmes, que c’est justement parce que je suis son oncle qu’il m’est impossible de fermer les yeux et de le couvrir. J’ai bien peur que cette malheureuse affaire n’ait de très fâcheuses répercussions sur sa carrière.

– Mais si l’on retrouvait le document ?

– Évidemment, tout changerait !

– Il y a, lord Holdhurst, une question ou deux que j’aimerais vous poser.

– Faites ! Je serai heureux de vous répondre, si c’est en mon pouvoir.

– Est-ce dans la pièce même où nous nous trouvons que vous avez donné à M. Phelps des instructions quant à la copie qu’il devait faire du traité ?

– Oui.

– Il y a donc peu de chances que quelqu’un ait pu surprendre votre entretien ?

– La question ne se pose même pas.

– Avez-vous dit à quelqu’un que vous aviez l’intention de donner ce document à copier ?

– À personne.

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument.

– Dans ces conditions, puisque vous n avez pas parlé, puisque M. Phelps n’a pas parlé, puisque personne n’était au courant de vos intentions, il faut admettre que le vol n’a pas été prémédité, que le voleur s’est trouvé là par hasard, qu’il a vu une occasion de faire une bonne affaire et qu’il s’est empressé de la saisir.

L’homme d’État sourit.

– Là, Monsieur Holmes, je ne suis plus sur mon terrain.

Holmes réfléchissait. Au bout d’un instant, il reprit :

– Il y a un autre point que je voudrais discuter avec vous. Vous redoutiez, si j’ai bien compris la situation, que la divulgation des clauses du traité n’eût, sur le plan international, de graves conséquences ?

Une ombre passa sur le visage mobile de lord Holdhurst.

– C’est exact. De très graves conséquences…

– L’événement a-t-il prouvé que vos craintes étaient justifiées ?

– Jusqu’ici, non.

– Si le traité était parvenu entre les mains du ministre des Affaires étrangères de France, par exemple, ou de Russie, il est probable que vous en auriez eu vent ?

– Sans aucun doute.

Le visage de l’homme d’État faisait peine à voir.

– Donc, poursuivit Holmes, puisque dix semaines ont passé, ou peu s’en faut, et que vous n’avez entendu parler de rien, il n’est pas aventuré de supposer que le traité n’a pas été remis à l’un de vos collègues étrangers ?

Lord Holdhurst haussa les épaules.

– Il est difficile d’imaginer, Monsieur Holmes, que le voleur s’est emparé d’un tel document à seule fin de le faire encadrer pour l’accrocher au mur.

– Je vous l’accorde. Mais peut-être attend-il des offres supérieures à celles qu’il a pu recevoir ?

– S’il tergiverse trop, il ne touchera sans doute rien du tout : le traité cessera d’être secret d’ici quelques mois.

– Voilà qui est fort important, dit Holmes. Admettons que le voleur ait eu, subitement, une grave maladie…

– Une fièvre cérébrale, par exemple ?

Holmes, imperturbable, soutint le regard de l’homme d’État.

– Je n’ai pas dit ça. Je crois, lord Holdhurst, que nous n’avons déjà que trop abusé de vos instants et nous allons vous demander la permission de prendre congé.

Lord Holdhurst nous reconduisit jusqu’à la porte et ne nous quitta qu’après nous avoir, « en toute sincérité », souhaité de mettre la main sur le coupable, « quelqu’il fût ».

– Ce n’est pas un mauvais type, me dit Holmes, comme nous nous retrouvions dans Whitehall. Seulement, il se débat pour défendre sa situation. Il n’est pas riche et il est très sollicité. Vous avez remarqué que ses souliers étaient ressemelés ? Sur quoi, Watson, je ne vous retiens pas et je vous restitue à vos chers malades. Je ne ferai plus rien aujourd’hui, à moins que quelqu’un ne réponde à ma petite annonce. Je vous rends votre liberté, mais vous me feriez plaisir en m’accompagnant de nouveau demain à Woking. Je prendrai le train que nous avons pris ce matin.

Je retrouvai Holmes à la gare le lendemain. La petite annonce n’avait rien donné et il n’avait rien appris de neuf. Il avait, quand il le voulait, une impassibilité de Peau-Rouge et, encore que je le connusse bien, il m’aurait été impossible de dire s’il était ou non satisfait de la tournure que prenait son enquête. Durant le trajet, il ne me parla guère que du système anthropométrique de Bertillon, pour lequel il ne cachait pas son admiration.

Notre client, sur lequel son infirmière continuait à veiller avec dévouement, me parut en bien meilleure santé que la veille. Il se leva pour nous recevoir et, tout de suite, posa à Holmes la question qu’on pouvait attendre.

– Vous avez du nouveau ?

Holmes secoua la tête.

– Comme prévu, je suis obligé de vous répondre non. J’ai eu un entretien avec Forbes, j’ai vu votre oncle et j’ai commencé quelques recherches qui nous mèneront peut-être quelque part.

– Vous n’avez donc pas perdu tout espoir ? Jamais de la vie !

– Dieu vous bénisse ! s’écria Miss Harrison. Je suis sûre que, si nous avons assez de courage et de patience, la vérité finira par se faire jour !

Phelps s’assit sur le divan.

– Si vous n’avez rien à nous dire, déclara-t-il, nous avons, nous, quelque chose à vous apprendre.

C’est un peu dans cet espoir que je suis venu, répondit Holmes.

– Oui, reprit Phelps, il nous est arrivé cette nuit une aventure curieuse, qui mériterait peut-être un qualificatif plus inquiétant.

Son visage avait pris une certaine expression de gravité et je dirais volontiers qu’il y avait comme de la peur dans ses yeux.

– Savez-vous, poursuivit-il, que je commence à me demander si je ne suis pas au centre de quelque monstrueuse conspiration, dont j’ignore tout, et si l’on n’en veut pas à ma vie aussi bien qu’à mon honneur ?

– Je vous écoute, dit Holmes.

– Ça paraît incroyable, évidemment, car je n’ai pas, que je sache, un ennemi au monde… et, pourtant, après ce qui s’est passé cette nuit, il me serait difficile de parler autrement !

– Voyons ça !

– Je dois d’abord vous dire qu’hier soir, pour la première fois, l’infirmière ne passait pas la nuit dans ma chambre. Je me sentais tellement mieux qu’il m’avait semblé que je n’aurais certainement pas besoin de ses services. J’avais pourtant conservé une veilleuse. Vers deux heures du matin, je dormais, d’un sommeil sans doute très léger, car un bruit à peine perceptible suffit à me réveiller. Je crus qu’il s’agissait de quelque souris grignotant une plinthe et, machinalement, je tendis l’oreille. Bientôt, le bruit devint plus net et il y eut, du côté de la fenêtre, comme un claquement métallique. Surpris, je me dressai sur mes oreillers. Aucun doute possible : ce que j’avais entendu au début, c’était un instrument qu’on forçait dans le châssis et, ensuite, le loquet qu’on avait poussé. Je me tins coi, durant dix bonnes minutes, persuadé que, dehors, quelqu’un attendait pour savoir si le bruit m’avait ou non éveillé. La fenêtre craqua doucement, comme elle fait toujours quand on l’ouvre, quelque précaution qu’on prenne. Mes nerfs, malheureusement, ne sont plus ce qu’ils étaient et, à ce moment-là, je ne pus plus y tenir : je me levai d’un bond, je courus à la fenêtre et je tirai les volets{12}. Un homme était accroupi au pied de la fenêtre. Il était enveloppé dans une sorte de grand manteau, dont le col relevé lui cachait tout le bas du visage. Il tenait à la main un long poignard, dont j’ai vu luire la lame tandis qu’il prenait la fuite en courant.

– Très intéressant, dit Holmes. Qu’avez-vous fait ensuite ?

– Si j’avais eu un peu plus de forces, je me serais lancé à sa poursuite, mais, les choses étant ce qu’elles sont, je me suis contenté de donner l’alarme et d’ameuter la maison. Il m’a fallu pour cela un certain temps, car la sonnette retentit dans la cuisine et tous les domestiques couchent au second étage. Mes cris, cependant, furent entendus de Joseph, qui réveilla tout le monde. Il descendit et, avec le valet de chambre, releva des traces de pas dans le parterre de fleurs qui se trouve juste devant la fenêtre. Malheureusement, le temps a été si sec en ces dernières semaines que la piste se perdait bientôt dans la pelouse. Pourtant, d’après ce qu’ils ont dit, la barrière qui longe la route a été escaladée à un certain endroit. Naturellement, je n’ai pas prévenu la police. Je tenais à vous consulter.

Le récit paraissait faire sur Holmes une impression extra-ordinaire : il allait et venait dans la pièce, comme quelqu’un qui ne peut tenir en place.

– Comme vous voyez, conclut Phelps avec un sourire contraint, un malheur ne vient jamais seul !

Holmes s’arrêta.

– Il me semble que vous avez eu plus que votre part de malchance, dit-il. Croyez-vous qu’il vous serait possible de faire le tour de la maison avec moi ?

– Certainement ! Un peu de soleil me sera bien agréable. Joseph nous accompagnera.

– Et moi aussi ! dit Miss Harrison.

Holmes secoua la tête.

– J’ai peur que non, Miss Harrison. Je vais, tout au contraire, vous demander de rester assise où vous êtes.

Laissant la jeune femme, assez contrariée, nous sortîmes, avec son frère qui était venu nous rejoindre. Contournant la pelouse, nous vînmes examiner le sol sous la fenêtre de Phelps. Les traces de pas dont il nous avait parlé étaient très visibles, mais confuses et peu révélatrices. Holmes se baissa pour les mieux regarder. Haussant les épaules, il se releva et conclut :

– Ce sont là des empreintes dont personne ne saurait tirer grand-chose ! Faisons le tour de la maison et voyons s’il y avait une raison particulière pour que le cambrioleur choisît précisément cette fenêtre. À sa place, il me semble que j’aurais plutôt été attiré par les grandes portes-fenêtres du salon et de la salle à manger…

– Oui, dit Joseph Harrison. Seulement, elles sont plus visibles de la route.

– C’est juste ! Je n’y songeais pas. Cette porte, qui aurait pu le tenter aussi, qu’est-ce que c’est ?

– L’entrée de service. Naturellement, le soir, elle est fermée à clé.

– Est-ce que vous avez eu des tentatives de cambriolage dans le passé ?

– Jamais ! répondit Phelps.

– Y a-t-il dans la maison de l’argenterie, des bijoux, quelque chose enfin qui soit de nature à attirer les voleurs ?

– Non. Rien de très grande valeur…

Holmes marchait, les mains dans les poches, avec une affectation d’indifférence chez lui assez inhabituelle.

– À propos, dit-il à Joseph Harrison, vous avez, m’a-t-on expliqué, découvert un endroit où le gaillard a escaladé la clôture. Si nous allions voir ça ?

Joseph Harrison nous conduisit. Effectivement, la barrière avait été endommagée. Un morceau de bois pendait, à demi arraché. Holmes l’examina longuement.

– Vous croyez que c’est d’hier soir ? demanda-t-il enfin. Ça me paraît remonter plus loin que ça !

– C’est bien possible !

– D’autre part, d’après le terrain, il ne semble pas qu’on ait sauté de l’autre côté. Je n’ai pas l’impression que nous ayons quoi que ce soit à apprendre ici. Rentrons !

Nous reprîmes le chemin de la maison. Percy Phelps marchait très lentement et s’appuyait sur le bras de son futur beau-frère. Holmes, auprès duquel je me tenais, traversa la pelouse à grandes enjambées, revint près de la fenêtre de la chambre à coucher et, du dehors, s’adressa à Miss Harrison, lui parlant avec une rare autorité.

– Miss Harrison, lui dit-il, vous ne bougerez pas de cette pièce de toute la journée. Sous aucun prétexte. C’est extrêmement important !

La jeune fille, assez surprise, répondit que, puisque tel était le désir de mon ami, la chose était entendue.

– D’autre part, reprit Holmes, quand vous irez vous coucher, je vous demande de fermer la porte de l’extérieur et de garder la clé. Vous me promettez de ne pas oublier ?

– Mais Percy ?

– Il rentre à Londres avec nous.

– Et moi, il faut que je reste ici ?

– C’est pour son bien et vous lui rendrez un grand service ! Décidez-vous vite ! C’est promis ?

Elle acquiesça d’un bref signe de tête, comme les autres nous rejoignaient. Son frère, à son tour, l’interpellait.

– Pourquoi restes-tu cloîtrée comme ça, Annie ? Viens donc un peu profiter du soleil !

– Merci, Joseph, mais j’ai un léger mal de tête et cette pièce est délicieusement fraîche…

Percy Phelps, cependant, se tournait vers Holmes.

Alors, Monsieur Holmes, quelles sont maintenant vos intentions ?

– Cette enquête secondaire, Monsieur Phelps, ne doit pas nous faire perdre de vue celle pour laquelle vous m’avez appelé, qui est autrement importante. Vous me seriez d’un grand secours si vous pouviez rentrer à Londres avec moi.

– Tout de suite ?

– Mon Dieu ! aussi tôt qu’il vous sera possible. Disons dans une heure, voulez-vous ?

– Je me sens assez de forces pour vous accompagner si vous croyez que je puis vous être utile.

– Vous me rendrez un service inimaginable !

– Il faudra peut-être que je passe la nuit à Londres ?

– J’allais vous le demander.

– De sorte que, si mon visiteur nocturne revient ce soir, il trouvera l’oiseau envolé ? Parfait ! Monsieur Holmes, nous avons mis l’affaire entre vos mains, nous agirons donc selon vos instructions. Il serait peut-être bon que Joseph vînt avec nous, quand ce ne serait que pour s’occuper de moi ?

– Du tout ! du tout ! Mon ami Watson est médecin, il veillera sur vous. Nous déjeunerons ici, si vous le voulez bien, et, à trois heures, nous partirons pour Londres.

Tout se passa conformément aux désirs de Holmes et Miss Harrison, suivant ses recommandations à la lettre, s’excusa, invoquant sa migraine, de ne point assister au repas, afin de rester dans la chambre à coucher. Pourquoi Holmes lui avait-il donné cette étrange consigne ? Je me posai la question sans pouvoir y répondre, ayant peine à admettre que ce fût simplement pour tenir la jeune femme éloignée de Phelps. Holmes nous réservait d’ailleurs une autre surprise : après nous avoir installés dans notre compartiment, il nous annonça froidement qu’il n’avait, lui, nulle intention de quitter Woking !

– Il me reste quelques petits points à éclaircir avant de rentrer à Londres, nous dit-il. Votre absence, Monsieur Phelps, sert mes desseins. Vous me ferez plaisir, Watson, en vous faisant, dès votre arrivée, conduire à Baker Street, où vous resterez avec notre ami jusqu’à ce que je vienne vous retrouver. Vous avez été au collège ensemble, c’est une chance ! Je suis sûr que vous avez des tas de choses à vous dire. M. Phelps couchera dans la chambre d’ami et je prendrai le petit déjeuner avec vous, puisqu’il y a un train qui m’amène à Waterloo vers huit heures.

– Mais votre enquête à Londres ? demanda Phelps d’un ton navré.

– Nous nous en occuperons demain. Pour l’instant, j’ai le sentiment que je serai plus utile ici.

Le train s’ébranlait.

– Dites à Briarbræ que je pense être de retour demain soir ! lança Phelps, se penchant à la portière.

– Je ne crois pas retourner à Briarbræ ! répondit Holmes, agitant la main en signe d’adieu.

Phelps et moi, nous bavardâmes durant le trajet. La décision de Holmes nous paraissait, à l’un et à l’autre, totalement inexplicable.

– Il est probable, dit Phelps, qu’il espère trouver quelque indice qui le mettra sur la piste du cambrioleur, si cambrioleur il y a. Car, à mon avis, il ne s’agit pas d’un voleur ordinaire.

– Que crois-tu donc ?

– Attribue ça, si tu veux, au lamentable état de mes nerfs, mais je suis absolument convaincu que je me trouve au centre de je ne sais quelle vaste intrigue politique et que, pour une raison qui m’échappe, ces gens-là en veulent à ma peau ! Ça peut sembler absurde et tu diras sans doute que je m’exagère ma petite importance, mais les faits sont là ! Pourquoi un voleur aurait-il essayé de s’introduire dans cette chambre à coucher, où il ne pouvait faire qu’un maigre butin, et surtout pourquoi aurait-il pris soin de pénétrer dans la maison, un couteau à la main ?

– Tu es sûr que tu ne confonds pas et qu’il ne s’agit pas d’un outil professionnel, une pince-monseigneur, par exemple ?

– Non, non ! C’était un poignard. J’ai distinctement vu les reflets de la lune sur la lame.

– Mais pourquoi diable t’en voudrait-on à ce point ?

– C’est bien ce que je me demande !

– Si Holmes voit les choses comme toi, sa décision est tout expliquée, tu ne trouves pas ? Admettons que ton hypothèse soit exacte. Si Holmes met la main sur le type qui a voulu s’introduire chez toi hier soir, son enquête aura fait un grand pas et il ne sera pas loin de découvrir qui s’est emparé du traité naval. Car il me semble difficile de supposer que tu as deux ennemis, un qui n’est qu’un voleur et l’autre qui en veut à ta vie.

– Mais M. Holmes a dit qu’il ne retournait pas à Briarbræ.

– Il y a un bout de temps que je le connais, dis-je, et je ne l’ai jamais vu faire quoi que ce fût sans raison.

Sur quoi, nous parlâmes d’autre chose.

La journée me sembla longue. Phelps, après sa longue maladie, était encore faible et ses malheurs l’avaient quelque peu aigri. Ce fut vainement que j’essayai de placer la conversation sur toutes sortes de sujets intéressants, vaine ment que je cherchai à l’entretenir des Indes, de l’Afghanistan et du problème social, il revenait tout de suite à ce traité qu’on lui avait volé, avec trois questions qui semblaient résumer ses préoccupations immédiates : Que faisait Holmes ? Quelles décisions lord Holdhurst allait-il prendre ? Qu’apprendrions-nous de neuf, le lendemain ?

Vers le soir, Phelps me faisait vraiment de la peine.

– Tu as vraiment confiance en Holmes ? me demanda-t-il enfin.

– Je lui ai vu faire des choses étonnantes, répondis-je.

– Mais pas dans des affaires aussi obscures que la mienne ?

– Allons donc ! Je lui ai vu résoudre des problèmes où les indices étaient encore bien plus minces que ceux qu’il doit détenir actuellement.

– Mais où les intérêts en jeu étaient loin d’être aussi considérables ?

– Je n’en jurerais pas. À ma connaissance, trois fois au moins il a travaillé pour le compte de familles régnantes dans des affaires qui présentaient pour elles une importance vitale.

– Enfin, Watson, tu le connais bien ! Il est tellement secret, tellement impénétrable, que moi, je ne sais que penser. As-tu l’impression, toi, qu’il a bon espoir d’arriver à un résultat ? Crois-tu qu’il est sûr de ne pas aller à un échec ?

– Il ne m’a rien dit.

– C’est mauvais signe !

– Au contraire. J’ai remarqué que, généralement, lorsqu’il a perdu la piste, il me le dit. C’est quand il la suit, mais sans être encore sûr de rien, qu’il se montre plus taciturne. Cela dit, mon cher vieux, ce n’est pas parce que nous nous énerverons à discuter cette histoire-là que les choses s’arrangeront et c’est pourquoi je suggère que nous allions nous coucher, de façon à être en bonne forme demain matin pour faire, quoi que ce soit, ce que la situation exigera de nous.

Phelps finit par se laisser convaincre et gagna son lit, mais dans un état de surexcitation tel que j’étais à peu près sûr qu’il ne dormirait pas de la nuit. Je n’étais guère plus calme et, pendant des heures, je me retournai sur ma couche, imaginant pour résoudre l’étrange problème qui occupait mon esprit cent théories, dont la dernière était encore plus absurde que toutes les précédentes. Pourquoi Holmes était-il resté à Woking ? Pourquoi avait-il prié Miss Harrison de ne pas quitter la chambre de Phelps ? Pourquoi s’était-il bien gardé de révéler aux hôtes de Briarbræ qu’il avait l’intention de demeurer dans le voisinage ? Toutes ces questions, et bien d’autres, me torturèrent le cerveau jusqu’au moment où je m’endormis dans un dernier effort pour découvrir une solution qui expliquât tout.

À sept heures du matin, dès mon réveil, j’allai trouver Phelps. Il avait les traits tirés de quelqu’un qui a passé une nuit blanche. Ses premières paroles furent pour me demander si Holmes était arrivé.

– Il sera là à l’heure annoncée, répondis-je. Ni plus tôt, ni plus tard !

Je ne me trompais pas. Un peu après huit heures, un cab s’arrêtait devant la porte. Holmes en descendit. Nous étions à la fenêtre et je remarquai qu’il portait un pansement à la main gauche. Il était pâle et me parut d’humeur assez sombre. Il entra dans la maison, mais quelques instants s’écoulèrent avant qu’il ne montât à l’appartement.

– Il a un air de vaincu ! murmura Phelps.

Je dus avouer que c’était assez mon avis.

– Après tout, ajoutai-je, c’est sans doute à Londres même qu’est la clé de l’énigme.

Phelps émit une sorte de grognement.

– Je ne sais comment ça se fait, dit-il, mais j’avais fondé tant d’espoirs sur son retour ! Cette blessure à la main, c’est nouveau, n’est-ce pas ? Il ne l’avait pas hier. Qu’a-t-il pu lui arriver ?

Holmes entrait dans la pièce.

– Vous n’êtes pas blessé ? lui demandai-je.

– Non, me répondit-il, tout en nous souhaitant le bonjour du geste. C’est une simple égratignure, que j’ai récoltée par ma propre maladresse. Cette maudite affaire, Monsieur Phelps, est une des plus embrouillées que j’aie jamais vues !

– Je craignais bien qu’elle ne sortît des limites de votre compétence…

– J’ai vécu des heures passionnantes.

J’intervins.

– Ce pansement, Holmes, parle d’aventures. Est-ce que vous ne nous raconterez pas ce qui s’est passé ?

– Après le petit déjeuner, mon cher Watson ! N’oubliez pas que j’ai respiré ce matin l’air vivifiant du Surrey ! J’imagine qu’il n’y a toujours pas de réponse à ma petite annonce ? Le cabman ne s’est pas manifesté. Que voulez-vous ? On ne peut pas gagner à tous les coups !

Le couvert était mis et j’allais sonner quand Mme Hudson entra, apportant le thé et le café. Les éléments solides du repas arrivèrent peu après et, bientôt, nous nous trouvâmes à table, Holmes affamé, moi curieux et Phelps maussade et déprimé.

– Mme Hudson s’est montrée à la hauteur des circonstances, déclara Holmes, soulevant le couvercle d’un plat qui contenait un poulet au curry. Sa cuisine est un peu limitée, mais, pour une Écossaise, elle a une assez heureuse conception du petit déjeuner. Qu’est-ce que vous avez là-bas, Watson ?

– Des œufs au jambon.

– Bravo ! Que préférez-vous, Monsieur Phelps ? Oeufs ou poulet ?

– Je vous remercie. Je n’ai pas faim.

– Voyons ! voyons ! Servez-vous ! Le plat est devant vous.

– Non, vraiment, j’aimerais mieux ne rien prendre.

Holmes eut un sourire malicieux.

– Alors, voudriez-vous avoir la bonté de me servir ?

Phelps souleva le couvercle du plat qui était devant lui et, au même moment, poussa une exclamation de stupeur. Son visage était devenu aussi blanc que son assiette et ses yeux semblaient ne pouvoir se détacher d’un rouleau de papier bleuté qui se trouvait dans le plat qu’il venait de découvrir. Il se décida enfin à le prendre. Il le déroula rapidement, jeta dessus un coup d’œil, puis nous le vîmes se lever d’un bond et se mettre à danser comme un fou autour de la pièce, en poussant des cris de joie et en pressant sur son cœur le précieux document. Il se laissa ensuite tomber dans un fauteuil. Il était épuisé et nous dûmes lui faire avaler une gorgée de cognac pour l’empêcher de s’évanouir.

Holmes lui administra de petites tapes amicales sur l’épaule et s’excusa.

– Je suis le premier à reconnaître, Monsieur Phelps, que j’aurais dû vous épargner cette émotion violente. Mais Watson, ici présent, vous expliquera que je n’ai jamais pu résister à ma passion de la mise en scène !

Phelps s’était emparé de sa main, qu’il embrassait.

– Dieu vous bénisse, Monsieur Holmes ! Vous m’avez rendu mon honneur !

– Le mien était en jeu également, répliqua Holmes. Je puis vous certifier qu’il m’est aussi odieux d’enregistrer un échec qu’à vous de ne pas vous acquitter d’une mission qui vous a été confiée.

Phelps enfouit le traité dans la poche intérieure de son veston.

– Je me reprocherais de retarder encore votre petit déjeuner, mais je meurs d’envie de savoir comment vous avez récupéré le document… et où il était.

Sherlock Holmes but une tasse de café, consacra pendant un instant toute son attention à ses œufs au jambon, puis, allumant une cigarette, alla s’asseoir dans son fauteuil.

– Je vous expliquerai d’abord, dit-il, ce que j’ai fait et, ensuite, pourquoi je l’ai fait. Votre train parti, j’ai fait une ravissante promenade dans cette campagne du Surrey, qui est bien la plus jolie que je connaisse, et je suis allé prendre le thé au charmant petit village de Ripley, dans une auberge, où j’ai pris la précaution de remplir ma petite gourde de poche et de me faire préparer quelques sandwiches, que j’ai emportés. Je suis resté là jusqu’à la fin de l’après-midi et la nuit était déjà tombée quand je me retrouvai sur la grand-route, à proximité de Briarbræ. À cette heure-là, il n’y passe pas beaucoup de monde et j’ai pu, sans être aperçu de quiconque, escalader la barrière pour pénétrer sur vos terres.

– Mais, fit remarquer Phelps, la grille devait être ouverte ?

– Sans doute. Seulement, j’ai mes petites manies. J’avais soigneusement choisi mon endroit et, caché par un rideau de sapins, je me suis introduit dans la propriété avec la certitude que, de la maison, personne n’avait pu me voir. Progressant d’arbre en arbre, et souvent sur les genoux – regardez l’état dans lequel j’ai mis mon pantalon –, je vins me tapir tout près de la fenêtre de votre chambre à coucher, dans un bouquet de rhododendrons. Là, je m’allongeai sur le sol et j’attendis les événements. Le store n’était pas baissé et j’avais aperçu Miss Harrison, qui lisait, près de la table. De temps en temps, je jetais un coup d’œil. À dix heures un quart, elle abandonna son livre, mit les volets et se retira. La porte se ferma derrière elle et j’entendis nettement qu’elle donnait un tour de clé.

– Un tour de clé ? répéta Phelps, surpris.

– Oui. Je l’avais priée de fermer la porte à clé de l’extérieur et de garder la clé avec elle quand elle irait se coucher. Elle a suivi mes instructions scrupuleusement… et le traité ne serait pas dans votre poche, Monsieur Phelps, s’il en était allé autrement. Les lumières de la maison s’éteignirent. Je continuai à attendre, sans sortir de ma cachette. La nuit était belle, mais la surveillance n’en était pas moins pénible. Sans doute, j’étais soutenu par des sentiments analogues à ceux du chasseur à l’affût quand il sait que le gros gibier ne va pas tarder à déboucher, mais l’attente me paraissait longue. Presque aussi longue, Watson, qu’elle le fut, lorsque, dans cette chambre tragique que vous savez, nous veillions de compagnie dans cette petite affaire que vous avez appelée La Bande mouchetée. J’entendais l’horloge du clocher de Woking sonner les quarts et les demies et, plus d’une fois, je crus qu’elle s’était arrêtée. Enfin, vers deux heures du matin, je distinguai, à peine perceptible, le bruit d’une clé qui tournait dans une serrure et celui d’un verrou qu’on poussait. Presque aussitôt, la porte de service s’ouvrait et, à la lumière de la lune, je reconnaissais, sortant de la maison, M. Joseph Harrison.

– Joseph ! s’écria Phelps.

– Il était tête nue, mais il avait sur les épaules une sorte de fichu noir, qui devait, j’imagine, lui permettre de se cacher le visage à la moindre alerte. Marchant sur la pointe des pieds et se tenant dans l’ombre du mur, il s’approcha de la fenêtre et, introduisant dans le châssis la longue lame acérée d’un couteau, poussa doucement le loquet. La fenêtre ouverte, il glissa la lame de son couteau entre les volets, sou leva la barre et les écarta.

« D’où j’étais, je voyais parfaitement l’intérieur de la pièce et ne perdais rien des mouvements de Harrison. Il alluma deux bougies qui se trouvaient sur le manteau de la cheminée et, après avoir levé le coin du tapis, tout près de la porte, s’agenouilla. Je le vis retirer une lame de parquet, celle-là même qu’on laisse mobile pour que les plombiers puissent avoir facilement accès aux raccords des conduites de gaz. Il y avait là une manière de cachette, dont il tira un rouleau de papier qu’il fourra dans sa poche. Il remit tout en ordre, éteignit les bougies et sortit par la fenêtre… pour tomber juste dans mes bras. Car il va de soi que je l’attendais !

« M. Joseph, je dois en convenir, était plus crapule encore que je ne le supposais. Il essaya de jouer du couteau et je dus par deux fois l’envoyer rouler sur le gazon avant d’avoir la situation en main. Je récoltai dans la bagarre une égratignure. Peu de chose, si l’on considère que l’ardent désir de tuer se lisait dans le seul œil qu’il eût encore ouvert à la fin de notre “explication”. Je lui fis entendre raison et récupérai le document que j’étais venu chercher. Cela fait, je le laissai aller, mais, aux premières heures du jour, j’envoyai par télégramme tous les renseignements utiles à notre ami Forbes. À lui de ne pas perdre de temps et de cueillir l’oiseau au nid ! S’il tergiverse si peu que ce soit, comme il est probable, tant pis pour lui… et tant mieux pour le gouvernement ! J’imagine que lord Holdhurst, en premier lieu, et aussi M. Percy Phelps, préféreraient de beaucoup que cette affaire ne vînt jamais devant un tribunal. »

– Certes ! s’exclama Phelps.

Après un silence, il ajouta :

– Mais alors, si j’ai bien compris, pendant ces dix semaines épouvantables, le document volé a été dans la pièce même où je me trouvais ?

– Exactement.

– Et c’est Joseph qui l’aurait volé, Joseph qui serait mon voleur ?

– Je crois, dit Holmes d’un ton calme, que Joseph est infiniment plus dangereux que son apparence ne le laisse rait croire. D’après ce qu’il m’a avoué ce matin, il a fait en Bourse de très lourdes pertes et il était prêt à tenter n’importe quoi pour se remettre à flot. Terriblement égoïste, ne songeant qu’à lui, quand une occasion lui a paru se présenter, il l’a saisie, sans vouloir considérer qu’il allait du même coup compromettre le bonheur de sa sœur et risquer dans l’aventure sa réputation d’honnête homme.

Percy Phelps appuyait sa nuque sur le dossier de son fauteuil.

– J’ai la tête qui tourne ! Tout ce que vous me dites me laisse abasourdi !

Holmes poursuivit, impassible comme un professeur à son cours :

– Dans votre affaire, la principale difficulté consistait en ceci que les preuves étaient trop nombreuses. Elles attiraient l’attention sur l’accessoire et masquaient l’essentiel. Il nous fallait, entre tous les faits qui nous étaient proposés, choisir ceux qui présentaient quelque intérêt, les assembler pour leur donner un sens et reconstruire ainsi les événements dans l’ordre où ils s’étaient succédé. Mes soupçons se portèrent sur Joseph à partir de l’instant où je sus que vous aviez l’intention de rentrer avec lui à Woking, ce soir-là, ce qui me donnait à penser qu’il était fort possible qu’il fût venu vous chercher au Foreign Office, dont les accès lui étaient familiers. Quand j’appris qu’on avait essayé d’entrer dans votre chambre à coucher, dans laquelle Joseph seul avait pu cacher quelque chose – vous m’aviez dit qu’il en avait été, en quelque sorte, expulsé pour vous céder la place –, mes soupçons se transformèrent en certitude, d’autant plus qu’on avait choisi, pour essayer de pénétrer chez vous, la première nuit où votre infirmière ne demeurait pas à votre chevet, un détail qui prouvait que nous avions affaire à quelqu’un qui était très au courant de ce qui se passait dans la maison.

– Ai-je pu être aveugle ! murmura Phelps.

– Autant que j’aie pu les établir, les choses se sont passées de la façon suivante. Joseph Harrison est entré au Foreign Office par la porte de Charles Street. Connaissant les lieux, il est allé directement à votre bureau, où il est arrivé quelques secondes après le moment où vous en sortiez vous-même. Ne voyant personne, il a donné un coup de sonnette et, dans le même instant, son regard est tombé sur les papiers qui se trouvaient sur votre table. Il a tout de suite compris qu’il s’agissait de documents qui avaient une valeur considérable et, sans hésiter, il les a mis dans sa poche et il est parti. Le garçon de bureau n’ayant pas immédiatement attiré votre attention sur le coup de sonnette, Harrison a eu tout le temps de s’en aller avant votre retour.

« Il est rentré à Woking par le premier train et, convaincu qu’il pourrait tirer de son butin un excellent parti, il l’a dis simulé dans ce qui lui parut être la meilleure des cachettes, se proposant de l’y reprendre vingt-quatre ou quarante-huit heures plus tard, afin d’aller l’offrir à l’ambassade de France ou à qui serait susceptible de le lui payer un bon prix. Sur quoi, vous êtes revenu. D’une minute à l’autre, il s’est trouvé mis à la porte de sa chambre, qu’il était obligé de vous céder et dans laquelle, à partir de ce moment, il y a toujours eu deux personnes au moins qui l’empêchaient de récupérer son trésor. La situation a dû lui paraître affolante. Le soir où l’infirmière s’est retirée, il a cru sa chance venue. Vous vous êtes réveillé et il a essuyé un échec. Sans doute vous rappellerez-vous que, cette nuit-là, vous aviez négligé de prendre votre potion pour dormir ? »

– C’est exact.

– J’ai idée qu’il avait pris des dispositions pour que cette potion fût particulièrement « corsée » et qu’il était convaincu que vous seriez plongé dans un sommeil de plomb. Il était évident, je n’en doutai pas un instant, qu’il ne resterait pas sur cet insuccès et renouvellerait sa tentative dès qu’il aurait l’impression de pouvoir le faire sans danger. En vous priant de venir à Londres, je lui offris l’occasion qu’il attendait. Je m’arrangeai pour que Miss Harrison restât dans la pièce toute la journée, afin qu’il ne pût pas me devancer, puis, ayant tout fait pour lui imposer la conviction qu’il pouvait opérer en toute tranquillité, j’allai prendre ma faction, ainsi que je vous l’ai dit. Je n’étais pas sûr que les papiers étaient dans la chambre, mais je n’avais aucun désir de tout bouleverser afin de les trouver et je préférais de beaucoup, afin de m’épargner de la besogne, qu’il m’indiquât lui-même où il les avait cachés. Voyez-vous encore quelque autre point qui aurait besoin d’être éclairci ?

Je risquai une question.

– Pourquoi, la première fois, a-t-il cherché à entrer par la fenêtre, alors qu’il pouvait passer par la porte ?

– Par la porte, il lui fallait circuler dans des couloirs sur lesquels ouvrent sept chambres à coucher, alors que rien ne lui était plus facile que de sortir de la maison sans être vu. Rien d’autre ?

Phelps hésita.

– Vous ne croyez pas vraiment, demanda-t-il, qu’il avait l’intention de me tuer ? Ce couteau, pour lui, ce n’était pas une arme, mais un outil dont il avait besoin…

– Possible ! répondit Holmes avec un haussement d’épaules. Tout ce que je sais, c’est que M. Joseph Harrison est un gentleman à la générosité duquel je me refuserais obstinément à faire confiance !

LE PROBLÈME FINAL

LE PROBLÈME FINAL{13}

C’est le coeur serré que je prends la plume pour tracer ces lignes, les dernières où je parlerai jamais des dons singuliers qui faisaient de mon ami Sherlock Holmes un être d’exception. D’une façon assez décousue et, à mon sentiment, assez malhabile, je me suis efforcé d’écrire le récit des étranges aventures que j’ai vécues à ses côtés, depuis le jour où le hasard nous rapprocha, à l’époque d’Une étude en rouge, jusqu’à celui où Holmes intervint dans l’affaire que j’ai rapportée dans Le Traité naval. J’avais l’intention d’en rester là et de ne rien dire des événements qui créèrent dans mon existence un vide que deux années écoulées ont peu fait pour combler. Mais je me trouve avoir en quelque sorte la main forcée par la récente publication des lettres dans lesquelles le colonel James Moriarty défend la mémoire de son frère et je n’ai plus le choix : il est de mon devoir de placer les faits sous les yeux du public, tels qu’ils se sont déroulés. Je suis le seul à savoir toute la vérité sur l’affaire et j’ai la conviction que l’heure est venue où rien ne justifierait plus mon silence. Autant que je sache, l’histoire n’a été contée dans la presse que trois fois : le 6 mai 1891, dans un article du Journal de Genève ; le 7, dans une dépêche Reuter, reproduite par tous les journaux anglais ; et, tout dernièrement, dans les lettres auxquelles je viens de faire allusion. L’article et la dépêche étaient extrêmement brefs et les lettres, comme je le montrerai, dénaturent complètement les faits. Il m’appartient donc de dire, et pour la première fois, ce qui s’est réellement passé entre le Pr Moriarty et M. Sherlock Holmes.

Je dois tout d’abord rappeler qu’après mon mariage, comme je m’étais décidé à me consacrer sérieusement à mes malades, mes relations avec Sherlock Holmes, jusqu’alors très intimes, se trouvèrent sensiblement modifiées. Il faisait encore appel à moi de temps en temps, lorsqu’il désirait que quelqu’un l’assistât dans ses enquêtes, mais la chose devenait de plus en plus rare et je constate qu’en 1890 je n’ai pris de notes que sur trois affaires seulement. Durant l’hiver de cette même année et dans les premiers jours du printemps de 1891, je vis dans les journaux français que le gouvernement français avait confié à mon ami une mission de toute première importance et je reçus de Holmes deux courts billets, datés l’un de Narbonne et l’autre de Nîmes, qui me donnaient à entendre que son séjour en France risquait de se prolonger longtemps. C’est donc avec quelque surprise que, le 24 avril au soir, je le vis entrer dans mon cabinet. J’eus l’impression qu’il était plus pâle et plus maigre que jamais.

– Oui, me dit-il, répondant à ma question muette, je me suis un peu surmené ces temps-ci. J’ai eu passablement à faire. Vous ne voyez pas d’objection à ce que je ferme vos volets ?

Il n’y avait dans la pièce d’autre lumière que celle de la lampe posée sur ma table. Holmes, longeant les murs, gagna la fenêtre, ferma les volets et les fixa solidement.

– Vous avez peur de quelque chose ? demandai-je.

– Exactement.

– Et de quoi en particulier ?

– Des carabines à air comprimé.

– Qu’est-ce que vous me racontez là ?

– Je crois, mon cher Watson, que vous me connaissez assez pour savoir que je ne suis pas accessible à la nervosité. Cependant, je considère qu’il y a plus de sottise que de courage à se refuser à voir le danger lorsqu’il est sur vous. Puis-je vous demander une allumette ?

Il tira quelques bouffées de sa cigarette, puis reprit :

– Je m’excuse de vous rendre visite à une heure si tardive et aussi d’être obligé de vous présenter une requête insolite : j’aimerais tout à l’heure m’en aller, non par la porte, mais par-dessus le mur de votre jardin.

– Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?

Il me montra sa main : deux de ses phalanges étaient ensanglantées. Souriant, il répondit :

– Il ne s’agit pas d’un pur esprit, comme vous pouvez le constater, mais d’un être assez solide pour qu’on puisse se briser les os sur lui. Mme Watson est à la maison ?

– Elle est à la campagne, chez une amie.

– Alors, vous êtes seul ?

– Rigoureusement.

– Tant mieux ! Dans ces conditions, j’ai moins de scrupules à vous proposer de venir passer une semaine avec moi sur le continent.

– Où, exactement ?

– N’importe où ! Ça m’est égal.

Il y avait dans tout cela quelque chose d’étrange. Il n’était pas dans le tempérament de Holmes de partir en vacances sans savoir où il se rendait et son visage fatigué me révélait qu’il avait les nerfs extraordinairement tendus. Mes yeux l’interrogeaient. Il s’en aperçut, s’assit dans un fauteuil et, les doigts entrecroisés et les coudes sur les genoux, entreprit de m’exposer la situation.

– Vous n’avez probablement jamais entendu parler du Pr Moriarty ?

– Jamais ! dis-je.

– C’est bien là ce qu’il y a de merveilleux et de génial chez cet homme ! s’écria-t-il. Il règne sur Londres et personne n’a entendu parler de lui. C’est ce qui fait de lui le criminel des criminels. Je n’hésite pas à vous déclarer, Watson, en toute sincérité, que, si je pouvais réduire ce Moriarty à l’impuissance et délivrer de lui la société, je considérerais que ma carrière a atteint son apogée et que je serais tout prêt à adopter un genre de vie plus calme. Soit dit entre nous, les affaires dont je me suis occupé ces temps derniers, pour le compte de la famille royale de Suède d’abord, puis pour celui du gouvernement français, me laissent dans une situation de fortune suffisante pour que je puisse mener désormais l’existence paisible qui est celle que je préfère. Je pourrais me consacrer entièrement à mes travaux de chimie. Seulement, mon cher Watson, mon esprit ne connaîtrait pas le repos ! Il me serait impossible de rester tranquillement assis dans mon fauteuil et de me dire qu’un Moriarty circule impunément dans les rues de Londres et que personne ne s’intéresse à lui !

– Mais qu’a-t-il donc fait ?

– Il a eu une vie extraordinaire. Il est de bonne famille et il a reçu une excellente éducation. Prodigieusement doué pour les mathématiques, à vingt et un ans il publiait une étude sur le binôme de Newton, qui fit sensation dans toute l’Europe et lui valut de devenir titulaire de la chaire de mathématiques dans une de nos petites universités. Tout donnait à penser qu’il allait faire une carrière extrêmement brillante. Mais l’homme avait une hérédité chargée, qui faisait de lui une sorte de monstre, avec des instincts criminels d’autant plus redoutables qu’ils étaient servis par une intelligence exceptionnelle. Des bruits fâcheux coururent bientôt sur lui dans l’Université, qui l’obligèrent à se démettre. Il vint à Londres où il se mit à donner des cours destinés aux officiers de l’armée. Cela, c’est ce que tout le monde sait. Ce que je vais vous dire maintenant, c’est ce que j’ai découvert, moi.

« Comme vous ne l’ignorez pas, Watson, personne ne connaît mieux que moi la pègre criminelle de Londres. Depuis plusieurs années, j’ai la conviction absolue qu’il existe une puissance cachée derrière les crapules que la police a à combattre, une force bien organisée qui s’oppose à l’action des représentants de la loi et protège efficacement les malfaiteurs. Cette force, j’ai souvent senti sa présence à l’occasion des affaires les plus diverses – faux en écritures, vols, meurtres, etc. – et j’ai eu le sentiment que c’était elle qui avait tout machiné dans bien des crimes impunis, au sujet desquels on ne m’a pas consulté. Pendant des années, j’ai essayé d’écarter les voiles derrière lesquels elle se cache. J’ai fini par trouver une piste qui, après mille détours imprévus, m’a conduit à ce mathématicien célèbre qu’est l’ex-professeur Moriarty.

« Cet homme, Watson, c’est le Napoléon du crime. Je le tiens pour responsable de la moitié des méfaits, connus ou inconnus, qui se commettent à Londres. Il a du génie. C’est un philosophe et un penseur. Un cerveau. Il ne bouge pas. Il est comme l’araignée au milieu de sa toile, une toile immense, qui a des milliers de ramifications, dont le moindre frémissement lui est sensible. Personnellement, il agit peu : il se contente de dresser des plans de campagne. Mais ses agents sont innombrables et merveilleusement organisés. Y a-t-il un crime à commettre, un document à voler, une maison à cambrioler, un homme à faire disparaître ? On alerte le professeur, il prépare le coup et on travaille sur ses données. L’agent d’exécution peut être pris. Dans ce cas, on trouve de l’argent pour le faire mettre en liberté provisoire et lui assurer un bon défenseur. Quant à la force occulte qui l’a mis en mouvement, elle n’est ni inquiétée ni même soupçonnée. Cette organisation, le raisonnement, Watson, me permettait d’affirmer qu’elle existait : j’entrepris de la combattre de toute mon énergie, résolu à la démasquer et à la détruire.

« Je m’aperçus bientôt que les précautions de Moriarty étaient si savamment prises que, quoi que je pusse tenter, il me serait impossible de réunir les preuves indispensables pour obtenir contre lui une condamnation. Vous savez, Watson, ce dont je suis capable. Au bout de trois mois, j’étais pourtant obligé de convenir que, cette fois, je me heurtais à un adversaire qui, sur le plan intellectuel, était mon égal. L’horreur que m’inspiraient ses crimes se confondait avec l’admiration que j’éprouvais pour sa diabolique habileté. Il finit, cependant, par commettre une erreur, une toute petite erreur sans doute, mais qui était plus qu’il ne pouvait se permettre alors que j’étais sur sa trace. J’ai saisi l’occasion et, partant de là, j’ai tendu mes filets autour de lui : il ne me reste plus qu’à les fermer. Dans trois jours, c’est-à-dire lundi prochain, ce sera fait : le professeur et les principaux membres de sa bande tomberont aux mains de la police. Nous aurons ensuite le plus grand procès criminel du siècle, qui nous apportera la solution de plus d’une quarantaine d’affaires demeurées mystérieuses et se terminera par la corde pour tous les accusés. Cela dit, Watson, il faut bien comprendre que, si nous agissons trop vite, notre homme et ses complices peuvent nous échapper à la dernière minute.

« Si j’avais pu prendre toutes mes dispositions sans que Moriarty se doutât de quelque chose, tout aurait été parfait. Mais il est trop fin pour que ce fût possible et aucun de mes mouvements ne lui a échappé. À plusieurs reprises, il a rompu pour retrouver sa liberté d’action. J’ai modifié mes plans et, souvent, repris l’avantage. Si le récit de cette lutte silencieuse pouvait être écrit, mon cher ami, il aurait sa place dans l’histoire de la police. Jamais on ne fit plus belle escrime, jamais je ne suis monté aussi haut, jamais adversaire ne m’a donné autant de mal. Quoi qu’il en soit, ce matin, tout était prêt et il ne me fallait plus que trois jours pour en terminer. Assis dans mon bureau, je réfléchissais, quand soudain la porte s’ouvrit. Je levai la tête : le Pr Moriarty était devant moi.

« J’ai les nerfs solides, Watson, mais je dois avouer que j’ai reçu un choc quand j’ai aperçu, debout sur mon seuil, cet homme qui si souvent a occupé ma pensée. Son apparence m’était déjà familière. Il est très grand, mince, avec un vaste front bombé et des yeux profondément enfoncés dans les orbites. Rasé, pâle, il a une figure d’ascète et ses traits ont gardé quelque chose du professeur qu’il a été. Il se tient légèrement voûté et ne cesse de se balancer doucement de droite à gauche et de gauche à droite, un peu – cette curieuse comparaison m’est venue à l’esprit – à la manière des lézards. Les paupières plissées, il me dévisagea longuement, avec une attention soutenue.

« – Vous avez le front moins développé que je ne supposais, me dit-il enfin. C’est une habitude dangereuse que de manipuler des armes à feu dans la poche de sa robe de chambre.

« En le voyant entrer, j’avais immédiatement compris que la situation présentait pour moi de graves dangers et, d’un geste rapide, j’avais pris une arme dans mon tiroir, pour la glisser dans ma poche, le canon pressé contre le drap et tourné vers mon visiteur. Sa remarque me décida à poser mon revolver, tout armé, sur la table. Il sourit. D’un air si inquiétant que je me félicitai d’avoir une arme à portée de la main.

« – Évidemment, dit-il, vous ne me connaissez pas ?

« – Au contraire, répliquai-je. Mon attitude démontre que je vous connais fort bien. Asseyez-vous, je vous en prie ! J’ai cinq minutes à vous accorder si vous avez quelque chose à me dire.

« – Tout ce que j’ai à vous dire vous est déjà passé par l’esprit !

« – Et vous connaissez probablement mes conclusions ?

« – Votre ligne de conduite reste la même ?

« – Absolument.

« Il plongea la main dans sa poche. Immédiatement, je saisis mon revolver. Mais Moriarty se proposait seulement de s’aider de quelques notes jetées sur un agenda.

« – Le 4 janvier, reprit-il, vous vous êtes mis en travers de ma route. Le 23 du même mois, vous m’avez donné quelques petits tracas et vous m’avez sérieusement ennuyé vers le milieu de février. À la fin de mars, mes plans étaient à revoir en entier et, aujourd’hui, par suite de votre acharnement contre moi, je me trouve placé dans une situation telle que ma liberté même est menacée. Ma position devient impossible.

« – Avez-vous une suggestion à faire ? demandai-je.

« – Oui, monsieur Holmes ! Il faut que vous passiez la main. Vous comprenez ? Il le faut.

« – C’est ce que je ferai lundi prochain, répondis-je.

« – Un homme de votre intelligence, monsieur Holmes, ne peut pas ne pas se rendre compte qu’il n’y a, à cette aventure, qu’une solution possible : vous devez vous retirer, c’est indispensable. Vous avez manoeuvré de telle sorte qu’il ne nous reste plus, à nous, qu’une ressource. La façon dont vous êtes intervenu dans cette affaire a été pour moi un véritable régal intellectuel et, je le dis en toute sincérité, il me serait pénible d’être contraint d’en venir aux mesures extrêmes. Vous souriez, mais je vous assure que c’est la vérité.

« Je lui fis observer que le danger faisait partie de mon métier.

« – Il ne s’agit pas de danger, répliqua-t-il, il s’agit d’une destruction inévitable. Vous barrez le chemin, non pas seulement à un individu, mais à une puissante organisation dont, si habile que vous soyez, vous ne soupçonnez pas les possibilités. Ou vous vous tiendrez tranquille, monsieur Holmes, ou vous serez piétiné !

« – Je crains, dis-je, me levant, que le plaisir de cette conversation ne soit en train de me faire négliger une affaire d’importance qui m’appelle ailleurs.

« Il se mit debout, lui aussi, et, hochant la tête, me regarda longuement sans rien dire.

« – Très bien ! déclara-t-il enfin. C’est dommage, mais j’aurai fait tout ce que je pouvais ! Je sais comment vous jouez votre partie, monsieur Holmes. Vous ne pouvez rien faire avant lundi. C’est un duel entre vous et moi et vous vous figurez que vous réussirez à m’amener dans le box des accusés. Permettez-moi de vous dire que vous ne m’y verrez jamais ! Vous espérez me battre, mais il n’en sera rien. Et, si vous êtes assez fort pour provoquer ma ruine, tenez pour certain que je serai assez fort, moi, pour vous écraser dans ma chute !

« – Monsieur Moriarty, répondis-je, vous m’avez dit des choses extrêmement flatteuses. Je pense vous faire un compliment, à mon tour, en vous disant que, si j’étais sûr de vous détruire, j’accepterais volontiers, me sacrifiant pour la communauté, d’être détruit, moi aussi !

« – Je puis vous promettre que vous le serez, mais non que je le serai, moi !

« Ayant dit, Moriarty ricana, tourna les talons et sortit, mettant fin à ce singulier entretien, qui me laissait, je l’avoue, sur une très désagréable impression. Il avait parlé sans élever la voix, avec la sobre précision d’un homme qui pense ce qu’il dit. Il ne bluffait pas, c’était incontestable. Naturellement, vous me direz : “Mais pourquoi ne le signalez-vous pas à la police ?” Réponse : parce que j’ai la conviction que ce n’est pas lui qui frappera, mais un de ses agents. J’ai les meilleures raisons du monde d’en être sûr.

– Vous avez déjà été attaqué ?

– Mon cher Watson, le Pr Moriarty n’est pas homme à laisser l’herbe pousser sous ses pas. Je suis sorti vers midi, mes affaires m’appelant dans Oxford Street. Venant de Bentinck Street, je traversais le carrefour pour gagner Welbeck Street quand une voiture de livraison, attelée de deux chevaux, m’est arrivée dessus à une allure folle. Je n’ai eu que le temps de faire un bond de côté, échappant à la mort par une fraction de seconde. La voiture, cependant, avait déjà disparu dans Marylebone Lane. Je me tins désormais sur le trottoir. Dans Vere Street, une tuile tombée d’un toit vint s’écraser à mes pieds. J’appelai un agent et fis examiner la maison. Le toit était effectivement en réparation, des tuiles attendaient d’être employées et on voulut me persuader que c’était le vent qui avait fait voler celle qui avait failli me fracasser le crâne. Je savais à quoi m’en tenir là-dessus, mais je n’avais pas de preuve. Je m’en allai, prenant un cab, qui me conduisit chez mon frère, dans Pall Mall, où je passai la journée. En venant chez vous, j’ai été attaqué par un voyou qui maniait la matraque avec virtuosité. Je l’ai mis knock-out et des agents l’ont pris en charge, mais je suis absolument convaincu qu’il sera impossible de démontrer qu’il existe une relation quelconque entre le gentleman sur la mâchoire duquel je me suis abîmé la main et le professeur de mathématiques qui se trouvait, j’en suis sûr, à dix milles du lieu de l’agression, étudiant au tableau noir quelque problème compliqué. Vous ne vous étonnerez donc pas, mon cher Watson, si la première chose que j’aie faite en arrivant chez vous a été de fermer les volets et si je me vois dans l’obligation de vous demander la permission de me retirer par une sortie plus discrète que la grande porte.

J’avais souvent admiré le courage de mon ami, mais jamais plus qu’en cet instant où, calmement assis dans son fauteuil, il récapitulait cette série d’incidents qui avaient fait de sa journée quelque chose de terrible.

– Pourquoi ne passeriez-vous pas la nuit ici ? demandai-je.

– Parce que vous découvririez peut-être, mon cher ami, que je suis un hôte par trop dangereux. Mes plans sont dressés et tout ira bien. Au point où en sont les choses, les événements doivent se développer sans que j’intervienne, au moins jusqu’à l’arrestation, ma présence ne devenant indispensable que pour faire condamner le personnage. Par conséquent, je ne puis mieux faire que de m’éloigner durant les quelques jours qui restent à courir avant que la police ne puisse entrer en action. C’est pourquoi il me serait très agréable que vous acceptiez de venir sur le continent avec moi.

– J’ai peu de malades en ce moment, dis-je, et j’ai un confrère avec qui je m’entends parfaitement. Je serai ravi de vous accompagner.

– Et de partir demain matin ?

– Si c’est nécessaire.

– N’en doutez pas ! Voici donc vos instructions et je vous prie, mon cher Watson, de les suivre à la lettre, car, à partir de cet instant, nous avons, vous et moi, partie liée contre le bandit le plus intelligent qui soit en Europe et contre la plus puissante organisation criminelle du monde entier. Écoutez-moi bien ! Ce soir, vous ferez porter vos bagages par un homme sûr à la gare de Victoria. Aucune adresse sur votre malle, bien entendu. Demain matin, vous enverrez votre valet vous chercher un cab. Recommandez-lui de ne pas prendre le premier qui se présentera, non plus que le second. Vous sauterez dans la voiture et vous vous ferez conduire au bout du Strand, juste devant la Lowther Arcade. Cette adresse, vous la ferez connaître au cocher sur un morceau de papier, que vous aurez soin de récupérer. Vous tiendrez tout prêt le prix de la course et, dès que votre cab se sera arrêté, vous vous engouffrerez sous l’Arcade, vous arrangeant pour arriver de l’autre côté à 8 h 45 précises. Là, vous trouverez, vous attendant au bord du trottoir, un petit coupé, conduit par un homme qui portera un manteau noir à collet rouge. Vous grimperez dedans et vous arriverez à Victoria à temps pour vous installer dans le Continental Express.

– Où vous retrouverai-je ?

– À la gare. Le deuxième compartiment dans la première voiture de première classe nous est réservé.

– Donc, rendez-vous au wagon ?

– Vous l’avez dit !

Ce fut en vain que je priai Holmes de passer la soirée avec moi. De toute évidence, il estimait que sa présence risquait d’avoir des conséquences fâcheuses pour son hôte et qu’il n’avait pas le droit de l’imposer à personne. Il me fit encore quelques rapides recommandations pour le lendemain, puis s’en alla par le jardin. Je le vis escalader le mur et sauter dans Mortimer Street. Peu après, je l’entendis siffler un cab, dans lequel il s’éloigna.

J’observai strictement ses instructions. Le lendemain matin, mon valet alla me chercher un cab et prit toutes les précautions nécessaires pour être sûr que celui qu’il choisissait n’avait pas été placé là spécialement à mon intention. Mon petit déjeuner pris, je me fis conduire à la Lowther Arcade, que je traversai en trombe. Le coupé était là, avec un cocher massif, enveloppé dans un lourd manteau noir à parements rouges. L’homme fouetta son cheval avant même que je ne fusse assis, me déposa à la gare de Victoria et disparut avec sa voiture sans même m’accorder un regard.

Jusque-là, tout avait bien marché. Mes bagages m’attendaient et je trouvai sans difficulté le compartiment que Holmes m’avait indiqué et qui était d’ailleurs, dans tout le train, le seul sur les vitres duquel on eut apposé une affichette portant le mot « Réservé ». Mon seul souci était de ne point voir Holmes apparaître. Sept minutes seulement nous séparaient de l’heure fixée pour le départ et c’était vainement que je scrutais les groupes, dans l’espoir de découvrir, parmi les voyageurs et ceux qui étaient venus leur dire adieu, la mince silhouette de mon ami. Je passai quelques instants à venir au secours d’un vénérable prêtre italien qui, en très mauvais anglais, s’efforçait de faire comprendre à un porteur que ses malles devaient être enregistrées pour Paris. Après quoi, ayant encore une fois inspecté le quai d’un coup d’oeil, je regagnai mon compartiment pour m’apercevoir que le porteur, malgré l’affichette, nous avait donné pour compagnon de voyage le vieil ecclésiastique transalpin. Mon italien étant encore plus pauvre que son anglais, il était inutile d’essayer de lui expliquer qu’il occupait une place réservée. Je me résignai et m’approchai de la fenêtre, cherchant des yeux mon ami. Je commençais à me sentir inquiet : son absence ne signifiait-elle pas que quelque chose lui était arrivé durant la nuit ? On fermait les portières et la locomotive sifflait.

– Mon cher Watson, dit une voix derrière moi, vous n’avez même pas daigné me dire bonjour !

Je me retournai, stupéfait. Le vieux prêtre italien me regardait. L’espace d’un instant, ses rides s’effacèrent, la lippe de la lèvre inférieure disparut, la bouche cessa de trembler, les yeux retrouvèrent leur éclat. Puis, subitement, tout rentra « dans l’ordre » : Holmes était parti aussi vite qu’il était venu.

– Dieu de Dieu ! m’écriai-je. J’en suis encore abasourdi !

– Je ne puis négliger aucune précaution, me répondit-il dans un murmure. J’ai de bonnes raisons de penser qu’on est sur notre piste. Tenez ! voici Moriarty en personne !

Le train s’était mis en marche. Je regardai sur le quai et j’aperçus un homme de haute taille qui se frayait brutalement un chemin dans la foule, tout en faisant de grands signes, comme s’il avait eu l’espoir de faire arrêter la machine. Mais il était trop tard : nous prenions déjà de la vitesse et, peu après, nous avions quitté la gare.

– Vous voyez, me dit Holmes en riant, que, malgré tout, nous l’avons échappé belle !

Il se leva, retira son chapeau et se dépouilla de sa soutane. Les accessoires de son déguisement rangés dans une mallette, il se tourna vers moi.

– Vous avez lu les journaux du matin ?

– Pas encore.

– Alors, vous ne savez pas ce qui s’est passé à Baker Street ?

– À Baker Street ?

– On a mis le feu chez moi. Il y a peu de dégâts.

– Le feu ! Mais c’est insensé !

– J’imagine qu’ils ont complètement perdu ma trace, hier soir, après l’arrestation de l’homme à la matraque. Sinon, ils n’auraient pas supposé que j’étais rentré chez moi. Évidemment, ils vous surveillaient et c’est ce qui a amené Moriarty à la gare. Vous n’avez pas fait de fausse manoeuvre en venant ?

– Je m’en suis tenu rigoureusement à vos instructions.

– Vous avez trouvé le coupé ?

– Il m’attendait.

– Vous avez reconnu le cocher ?

– Non.

– C’était mon frère Mycroft. C’est un sérieux avantage, dans des circonstances comme celles-là, que de pouvoir ne pas mettre un domestique dans la confidence. Il faudrait voir, maintenant, ce que nous allons faire au sujet de Moriarty.

– Étant donné que nous sommes dans un express et que le bateau assure la correspondance, j’ai l’impression que nous l’avons semé pour de bon.

– Mon cher Watson, je commence à croire que vous ne m’avez pas très bien compris quand je vous ai dit que, sur le plan intellectuel, cet homme était mon égal. Vous ne vous figurez tout de même pas que, si c’était moi qui lui donnais la chasse, je me laisserais arrêter par un obstacle si dérisoire ? Alors, pourquoi ne lui accordez-vous pas un peu plus de crédit ?

– Que va-t-il faire ?

– Ce que je ferais.

– Alors, que feriez-vous ?

– Je chaufferais un train spécial.

– Il arrivera trop tard.

– Jamais de la vie ! Notre train arrête à Canterbury et, au bateau, il faut compter au moins un quart d’heure avant le départ. Il nous rejoindra là-bas.

– À vous entendre, on pourrait penser que c’est nous qui sommes les criminels. Faisons-le arrêter à l’arrivée !

– Ce serait détruire le travail de trois mois. Nous tiendrions la grosse pièce, mais les petits poissons se glisseraient à travers les mailles du filet et nous échapperaient. Or, lundi, nous devrions les coffrer tous. Non, l’arrestation est impossible.

– Alors ?

– Nous quitterons le train à Canterbury.

– Et après ?

– Eh bien, de là nous rallierons Newhaven, et Dieppe ensuite. Moriarty, une fois encore, fera ce que j’aurais fait. Il se rendra à Paris, repérera nos bagages et les surveillera, à la gare même, pendant quarante-huit heures. Pendant ce temps-là, nous nous offrirons chacun une mallette, encourageant par là l’industrie du pays que nous traversons, et, sans nous presser, nous gagnerons la Suisse, via Luxembourg-Bâle.

Il y a trop longtemps que je voyage pour être ennuyé par la perte de mes bagages, mais je dois avouer que j’étais passablement vexé d’être obligé de modifier mon itinéraire et de me cacher, par la faute d’un homme dont les crimes ne se comptaient plus. Cependant, il était bien évident que Holmes était mieux placé que moi pour juger de ce que nous devions faire. Nous descendîmes donc du train à Canterbury. Il nous fallait attendre une heure celui qui nous emmènerait à Newhaven.

Je regardais mélancoliquement s’éloigner le fourgon qui emportait mes vêtements de rechange quand Holmes me tira par la manche et me dit, l’index pointé vers la voie, en direction de Londres :

– Il n’a pas traîné !

On apercevait au loin un filet de fumée, qui semblait s’élever des bois déjà verdoyants du Kent. Une minute plus tard, une locomotive attelée d’un unique wagon abordait à toute vitesse la large courbe qui précède la gare. Nous eûmes tout juste le temps de nous dissimuler derrière une pile de bagages quand elle passa devant nous, dans un vacarme assourdissant. Holmes, souriant, regardait le wagon tressauter sur tes aiguillages.

– Voilà notre homme lancé ! dit-il. Il y a, vous le voyez, des limites à son intelligence. Il aurait véritablement réussi un coup de maître s’il avait reconstitué les déductions que je devais faire, moi, et agi en conséquence.

– Que pensez-vous qu’il aurait fait s’il nous avait rejoints ?

– Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Il aurait certainement essayé de m’assassiner. Seulement, c’est un jeu qui se joue à deux. Pour le moment, la question est de savoir si nous déjeunons ici, encore qu’il soit un peu tôt, ou si nous risquons de mourir de faim avant d’atteindre le buffet de Newhaven.

Le même soir, nous arrivions à Bruxelles. Nous y passâmes deux jours, quittant ensuite la capitale belge pour gagner Strasbourg. Le lundi, Holmes, qui avait télégraphié à la police londonienne dans la matinée, reçut dans la soirée la réponse qu’il attendait. Il ouvrit la dépêche et, avec un juron, la jeta dans le feu.

– J’aurais dû m’en douter, grogna-t-il. Il leur a échappé !

– Moriarty ?

– Ils ont bouclé toute la bande, lui excepté. Il s’est joué d’eux comme il a voulu. Évidemment, moi parti, il ne restait personne en Angleterre pour lutter contre lui avec des chances de succès. Seulement, je me figurais leur avoir mâché la besogne. Je crois, Watson, que vous feriez bien de rentrer à Londres.

– Mais pourquoi ?

– Parce qu’à partir de maintenant, Watson, je deviens pour vous un dangereux compagnon. L’organisation de cet homme vient de s’écrouler. Il est perdu s’il rentre à Londres. Si je ne me trompe sur son compte, il va désormais consacrer toute son énergie à se venger. En fait, il ne me l’a pas caché au cours de notre entretien et j’ai idée qu’il parlait sérieusement. Je vous recommanderais vivement de retourner à votre clientèle.

Venant d’un vieil ami dont j’avais été souvent le compagnon de lutte, un tel appel avait peu de chances d’être entendu. Nous discutâmes la question pendant une demi-heure, dans la salle à manger de l’hôtel, et, le soir même, poursuivant ensemble notre voyage, nous partions pour Genève.

Pendant huit jours délicieux, nous remontâmes la vallée du Rhône, franchissant ensuite le col du Gemmi, encore enfoui sous la neige, pour gagner Interlaken, d’où nous nous mîmes en route pour Meiringen. Le paysage était adorable. Nous avions à nos pieds tout le vert du printemps et, au-dessus de nous, l’éclatante blancheur des neiges éternelles. Holmes, pourtant, n’oubliait pas l’ombre qui planait sur lui. Aussi bien dans les aimables petits villages des Alpes que dans les passes solitaires de la montagne, je me rendais compte, aux regards furtifs qu’il jetait de droite et de gauche, à la façon dont il scrutait les visages, qu’il restait convaincu que, si loin que nous portassent nos pas, ils ne pouvaient nous emmener assez loin pour qu’il nous fût possible de nous dire hors de danger.

Une fois, je m’en souviens, sur le Gemmi, comme nous suivions l’étroit sentier qui domine le mélancolique Daubensee, un énorme morceau de roc se détacha de la muraille, sur notre droite, passa derrière nous en grondant et alla se perdre dans les eaux du lac. Holmes, tout aussitôt, escalada la paroi et, d’une plate-forme élevée, inspecta l’horizon du regard dans toutes les directions. Notre guide nous assura qu’au printemps les chutes de pierres n’étaient pas rares en cet endroit. Il perdait son temps. Holmes, sans répondre, souriait, de l’air de quelqu’un qui voit ses prévisions confirmées.

Il se tenait sur ses gardes, mais n’était nullement déprimé. Au contraire, je ne me rappelle pas l’avoir jamais vu plus enjoué. Il se plaisait à me répéter que, s’il avait la certitude que la société n’aurait plus rien à craindre du Pr Moriarty, ce serait d’un coeur léger qu’il mettrait fin à sa propre carrière.

– Et je crois pouvoir dire, mon cher Watson, me déclara-t-il un jour, que ma vie n’aura pas été complètement perdue. Si elle devait prendre fin ce soir, je pourrais encore considérer mon passé d’une âme égale. C’est un peu à cause de moi que, maintenant, l’air de Londres est plus pur. Dans plus de mille affaires, je suis certain d’avoir mis mes facultés au service des honnêtes gens, encore qu’en ces derniers temps j’aie été plus attiré par les problèmes posés par la nature elle-même que par ceux, bien moins passionnants, qu’engendre la structure artificielle de la société. Vos intéressants Mémoires, Watson, prendront fin le jour où j’apporterai un couronnement à ma carrière en arrêtant, ou peut-être en supprimant, le plus dangereux et le plus intelligent criminel de l’Europe entière.

Il ne me reste que peu de choses à ajouter. Je serai bref et précis. Le sujet n’est pas de ceux que je pourrais avoir plaisir à développer, mais il est cependant de mon devoir de ne pas omettre un détail.

Le 3 mai, nous atteignîmes le petit village de Meiringen, où nous prîmes pension à l’Hôtel des Anglais, alors tenu par Peter Steiler l’aîné. L’homme était intelligent et parlait un anglais excellent, car il avait pendant trois ans servi en qualité de garçon à Londres, au Grosvenor Hotel. Sur son conseil, nous nous mîmes en route, dans l’après-midi du 4, pour traverser la montagne et aller passer la nuit au hameau de Rosenlaui. Il nous avait bien recommandé de ne point passer à proximité des chutes de Reichenbach, qui sont à mi-chemin du sommet, sans faire un petit détour pour les voir.

Le site, il faut en convenir, est effrayant. Le torrent, gonflé par la fonte des neiges, se précipite au fond d’une gorge, d’où l’écume s’élève en tourbillons comme de la fumée au-dessus d’une maison en feu. Le défilé dans lequel la rivière se rue est une sorte de ravin, aux parois d’un noir brillant de houille. Elle va se rétrécissant, dans un bouillonnement blanc, sous lequel se devinent d’insondables profondeurs. L’eau verte coule en mugissant sous un rideau d’écume et de l’abîme monte un grondement sourd et continu.

Nous contemplâmes longuement ce paysage dantesque. Accroché au flanc de la montagne, le sentier sur lequel nous nous tenions avance jusqu’au-dessus de la chute, pour qu’on puisse mieux l’admirer, mais prend fin brusquement et le touriste ne peut se retirer qu’en revenant sur ses pas. C’était ce que nous allions faire quand nous vîmes accourir dans notre direction un jeune garçon du pays qui brandissait une lettre. L’enveloppe portait l’en-tête de l’hôtel et le pli m’était destiné. Il m’informait que, quelques minutes à peine après notre départ, une Anglaise était arrivée à l’hôtel. Tuberculeuse au dernier degré, elle avait passé l’hiver à Davos et elle se rendait à Lucerne, où elle devait retrouver des amis. Une hémorragie soudaine l’avait obligée à s’arrêter en route. Il était probable qu’elle n’avait plus que quelques heures à vivre, mais ce serait pour elle un grand réconfort que de voir un médecin anglais à son chevet. Steiler terminait en me priant de bien vouloir redescendre à l’hôtel, et, dans un post-scriptum, ajoutait qu’il me serait personnellement très reconnaissant de lui accorder cette faveur : la dame refusant obstinément de recevoir un médecin suisse, le brave homme se sentait écrasé par le sentiment de ses responsabilités.

Il est des cris de détresse qu’on ne peut ignorer. Il était impossible de ne pas me rendre auprès d’une de mes compatriotes agonisant en pays étranger. Pourtant, j’avais scrupule à abandonner Holmes. Nous décidâmes finalement que le jeune messager suisse resterait avec lui, pour lui tenir compagnie et lui servir de guide, tandis que je regagnerais Meiringen. Holmes me dit qu’il s’attarderait un instant encore auprès des chutes et s’en irait ensuite tout doucement vers Rosenlaui, où je le rejoindrais dans la soirée. Je m’éloignai. Me retournant, j’aperçus Holmes, adossé, les bras croisés, à la paroi rocheuse et regardant en bas, vers le gouffre. Je ne devais plus le revoir en ce monde.

Arrivé presque au pied de la descente, je me retournai de nouveau. D’où j’étais, les chutes étaient invisibles, mais j’apercevais distinctement le sentier qui y conduisait. Un homme le suivait, qui marchait d’un pas rapide. Je voyais sa silhouette noire qui se découpait sur un fond de verdure. Je remarquai mentalement qu’il était bien pressé, puis, songeant à la malade qui m’attendait, pensai à autre chose.

Je dus mettre un peu plus d’une heure pour arriver à Meiringen. Le vieux Steiler prenait le frais sous le porche de l’hôtel.

– Alors ? lui dis-je, un peu haletant encore. J’espère qu’elle ne va pas plus mal ?

Il posa sur moi un regard étonné et, au froncement de ses sourcils, je sentis le coeur me manquer. Je tirai la lettre de ma poche.

– Ce n’est pas vous qui avez écrit ça ? Il n’y a pas ici une Anglaise qui est malade ?

– Certainement pas ! me répondit-il.

Il regardait mon enveloppe.

– Pourtant, reprit-il, cette lettre porte l’en-tête de l’hôtel. Je suppose qu’elle aura été écrite par cet Anglais qui est arrivé immédiatement après votre départ. Il a dit…

Je n’attendis pas ses explications. Redoutant le pire, je descendais déjà en courant la grande rue du village pour rejoindre le sentier par lequel j’étais venu. Je me hâtai autant qu’il me fut possible, mais il ne m’en fallut pas moins de deux heures pour me retrouver au point d’où j’étais parti. L’alpenstock de Holmes était toujours là, posé contre le roc, à l’endroit même où je l’avais vu à mon départ, mais mon ami avait disparu. Je l’appelai longuement. Aucune réponse, sinon l’écho de ma propre voix, renvoyée par les rochers d’alentour.

Ce qui me glaçait de terreur, c’était cet alpenstock, qui me prouvait que mon ami n’était pas allé à Rosenlaui. Holmes avait dû rester là, sur cet étroit sentier, bordé d’un côté par une paroi abrupte et de l’autre par un précipice, et c’était là que son ennemi l’avait surpris. Aucune trace du jeune Suisse, bien entendu, Moriarty l’avait payé, le gamin était parti, laissant les deux hommes face à face. Que s’était-il passé ensuite ? Qui pourrait jamais nous le dire ?

Je demeurai là, une minute ou deux, cloué sur place, essayant de me ressaisir et de secouer l’horreur qui m’accablait. Puis, je pensai aux méthodes de Holmes et m’efforçai de les utiliser pour reconstituer le drame. Ce n’était, hélas, que trop facile ! Durant notre conversation, nous n’étions pas allés jusqu’à l’extrême bout du sentier et l’alpenstock marquait l’endroit exact où nous nous étions arrêtés. Le sol était entretenu dans un état d’humidité constante par l’écume pulvérisée qui jaillissait du ravin et un moineau, en trottinant, y eût laissé des empreintes. On voy2it nettement des traces de pas, formant une double piste qui s’éloignait vers l’extrémité du sentier. Mais rien n’indiquait qu’un des deux promeneurs fût revenu. À proximité du gouffre, la terre boueuse avait été piétinée et, le long du rocher, ronces et fougères avaient été foulées et écrasées. Je m’allongeai sur le sol et j’avançai la tête au-dessus de l’abîme. Le soir commençait à tomber et je ne distinguai rien, hormis le miroitement des noires parois rocheuses et, tout au fond, l’eau qui bouillonnait au pied des chutes. J’appelai de toute la force de mes poumons. Aucune réponse ne parvint à mes oreilles.

Il était écrit, pourtant, que mon vieil ami m’adresserait un dernier adieu. Revenant près de son alpenstock, je remarquai, posé sur une saillie du roc, un objet qui brillait. J’avançai la main : c’était l’étui à cigarettes en argent que Holmes avait l’habitude de porter sur lui. Comme je le prenais, un petit papier carré tomba par terre. Je le ramassai et, le dépliant, je constatai qu’il s’agissait de trois pages arrachées à un carnet et à moi destinées. Remarque caractéristique et qui peint l’homme, le texte était aussi clair et l’écriture aussi nette que si, ce message, Holmes l’avait rédigé dans le calme de son cabinet de travail. Ce billet, le voici :

 

Mon cher Watson,

Si je puis vous écrire ces quelques lignes, je le dois à la courtoisie de M. Moriarty, qui veut bien attendre un instant avant de commencer avec moi la discussion qui mettra un point final à notre différend. Il m’a exposé de façon sommaire les procédés qu’il a mis en oeuvre pour échapper à la police britannique et être, d’autre part, informé de nos mouvements. Ce qu’il m’a dit m’a confirmé dans la très haute opinion que j’avais de ses dons et de ses possibilités. Je suis heureux de penser que je suis désormais en mesure de débarrasser la société de sa néfaste présence, malheureusement, je le crains, à un prix qui chagrinera mes amis, et vous tout spécialement, mon cher Watson. Cependant, je vous ai déjà fait remarquer que, de toute façon, ma carrière a atteint son apogée et que je ne pouvais mieux la terminer que je ne vais le faire. Je vous avouerai, et ma confession sera complète, que je n’ai pas douté un instant que la lettre qui vous a été apportée de Meiringen était une mystification et que je vous ai laissé partir très sûr de ce qui allait se produire. Dites à l’inspecteur Patterson que les papiers dont il a besoin pour faire condamner la bande se trouvent dans le casier « M », enfermés dans une enveloppe bleue, marquée « Moriarty ». J’ai pris, avant de quitter Londres, toutes mes dispositions quant à ce que doivent devenir mes biens, que je laisse à mon frère Mycroft. Présentez, je vous prie, mes respectueux hommages à Mme Watson et croyez-moi, mon cher vieux,

Très sincèrement vôtre

Sherlock HOLMES.

 

Quelques mots me suffiront pour terminer. Il n’est pour ainsi dire pas douteux, d’après les conclusions des enquêteurs qualifiés, que les deux hommes se battirent et que la lutte prit fin comme il était fatal dans les conditions où elle était engagée, les deux adversaires roulant dans l’abîme, accrochés l’un à l’autre. Les recherches entreprises pour retrouver les corps étaient sans espoir. Au fond du terrifiant chaudron de Reichenbach demeurent engloutis pour l’éternité le pire criminel des temps modernes et le plus remarquable détective de sa génération. Le jeune Suisse qui avait porté la lettre ne fut jamais identifié et il est certain qu’il était l’un des nombreux agents à la solde de Moriarty. Quant à la bande, on n’a vraisemblablement pas oublié que les preuves accumulées par Holmes firent toute la lumière sur ses méfaits et que la main du mort s’appesantit lourdement sur les complices de Moriarty. Du chef lui-même, il fut peu parlé au cours des débats et, si je me suis trouvé dans l’obligation d’écrire une relation exacte de ce que fut sa carrière, c’est uniquement parce que des champions fâcheusement inspirés se sont trouvés pour essayer de réhabiliter sa mémoire en attaquant un homme que je regarderai toujours comme le meilleur et le plus sage que j’aie connu.

À propos de cette édition électronique

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http : //fr. groups. yahoo. com/group/ebooksgratuits
 

Adresse du site web du groupe :
http : //www. ebooksgratuits. com/

Mars 2004

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.