Arthur Conan Doyle

LES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES

Juillet 1891 – Juin 1892

UN SCANDALE EN BOHÊME

UN SCANDALE EN BOHÊME{1}

I

Pour Sherlock Holmes, elle est toujours la femme. Il la juge tellement supérieure à tout son sexe, qu’il ne l’appelle presque jamais par son nom ; elle est et elle restera la femme.

Aurait-il donc éprouvé à l’égard d’Irène Adler un sentiment voisin de l’amour ? Absolument pas ! Son esprit lucide, froid, admirablement équilibré répugnait à toute émotion en général et à celle de l’amour en particulier. Je tiens Sherlock Holmes pour la machine à observer et à raisonner la plus parfaite qui ait existé sur la planète ; amoureux, il n’aurait plus été le même. Lorsqu’il parlait des choses du cœur, c’était toujours pour les assaisonner d’une pointe de raillerie ou d’un petit rire ironique. Certes, en tant qu’observateur, il les appréciait : n’est-ce pas par le cœur que s’éclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? Mais en tant que logicien professionnel, il les répudiait : dans un tempérament aussi délicat, aussi subtil que le sien, l’irruption d’une passion aurait introduit un élément de désordre dont aurait pu pâtir la rectitude de ses déductions. Il s’épargnait donc les émotions fortes, et il mettait autant de soin à s’en tenir à l’écart qu’à éviter, par exemple de fêler l’une de ses loupes ou de semer des grains de poussière dans un instrument de précision. Telle était sa nature. Et pourtant une femme l’impressionna : la femme, Irène Adler, qui laissa néanmoins un souvenir douteux et discuté.

Ces derniers temps, je n’avais pas beaucoup vu Holmes. Mon mariage avait séparé le cours de nos vies. Toute mon attention se trouvait absorbée par mon bonheur personnel, si complet, ainsi que par les mille petits soucis qui fondent sur l’homme qui se crée un vrai foyer. De son côté, Holmes s’était isolé dans notre meublé de Baker Street ; son goût pour la bohème s’accommodait mal de toute forme de société ; enseveli sous de vieux livres, il alternait la cocaïne et l’ambition : il ne sortait de la torpeur de la drogue que pour se livrer à la fougueuse énergie de son tempérament. Il était toujours très attiré par la criminologie, aussi occupait-il ses dons exceptionnels à dépister quelque malfaiteur et à élucider des énigmes que la police officielle désespérait de débrouiller. Divers échos de son activité m’étaient parvenus par intervalles : notamment son voyage à Odessa où il avait été appelé pour le meurtre des Trepoff, la solution qu’il apporta au drame ténébreux qui se déroula entre les frères Atkinson de Trincomalee, enfin la mission qu’il réussit fort discrètement pour la famille royale de Hollande. En dehors de ces manifestations de vitalité, dont j’avais simplement connaissance par la presse quotidienne, j’ignorais presque tout de mon ancien camarade et ami.

Un soir – c’était le 20 mars 1888 – j’avais visité un malade et je rentrais chez moi (car je m’étais remis à la médecine civile) lorsque mon chemin me fit passer par Baker Street. Devant cette porte dont je n’avais pas perdu le souvenir et qui sera toujours associée dans mon esprit au prélude de mon mariage comme aux sombres circonstances de l’Étude en Rouge, je fus empoigné par le désir de revoir Holmes et de savoir à quoi il employait ses facultés extraordinaires. Ses fenêtres étaient éclairées ; levant les yeux, je distingue même sa haute silhouette mince qui par deux fois se profila derrière le rideau. Il arpentait la pièce d’un pas rapide, impatient ; sa tête était inclinée sur sa poitrine, ses mains croisées derrière son dos. Je connaissais suffisamment son humeur et ses habitudes pour deviner qu’il avait repris son travail. Délivré des rêves de la drogue, il avait dû se lancer avec ardeur sur une nouvelle affaire. Je sonnai, et je fus conduit à l’appartement que j’avais jadis partagé avec lui. Il ne me prodigua pas d’effusions. Les effusions n’étaient pas son fort. Mais il fut content, je crois, de me voir. À peine me dit-il un mot. Toutefois son regard bienveillant m’indiqua un fauteuil ; il me tendit un étui à cigares ; son doigt me désigna une cave à liqueurs et une bouteille d’eau gazeuse dans un coin. Puis il se tint debout devant le feu et me contempla de haut en bas, de cette manière pénétrante qui n’appartenait qu’à lui.

« Le mariage vous réussit ! observa-t-il. Ma parole, Watson, vous avez pris sept livres et demie depuis que je vous ai vu.

– Sept, répondis-je.

– Vraiment ? J’aurais cru un peu plus. Juste un tout petit peu plus, j’imagine, Watson. Et vous avez recommencé à faire de la clientèle, à ce que je vois. Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez l’intention de reprendre le collier !

– Alors, comment le savez-vous ?

– Je le vois ; je le déduis. Comment sais-je que récemment vous vous êtes fait tremper, et que vous êtes nanti d’une bonne maladroite et peu soigneuse ?

– Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort ! Si vous aviez vécu quelques siècles plus tôt, vous auriez certainement été brûlé vif. Hé bien ! oui, il est exact que jeudi j’ai marché dans la campagne et que je suis rentré chez moi en piteux état ; mais comme j’ai changé de vêtement, je me demande comment vous avez pu le voir, et le déduire. Quant à Mary-Jane, elle est incorrigible ! ma femme lui a donné ses huit jours ; mais là encore, je ne conçois pas comment vous l’avez deviné. »

Il rit sous cape et frotta l’une contre l’autre ses longues mains nerveuses.

« C’est d’une simplicité enfantine, dit-il. Mes yeux me disent que sur le côté intérieur de votre soulier gauche, juste à l’endroit qu’éclaire la lumière du feu, le cuir est marque de six égratignures presque parallèles ; de toute évidence, celles-ci ont été faites par quelqu’un qui a sans précaution gratté autour des bords de la semelle pour en détacher une croûte de boue. D’où, voyez-vous, ma double déduction que vous êtes sorti par mauvais temps et que, pour nettoyer vos chaussures, vous ne disposez que d’un spécimen très médiocre de la domesticité londonienne. En ce qui concerne la reprise de votre activité professionnelle, si un gentleman qui entre ici, introduit avec lui des relents d’iodoforme, arbore sur son index droit la trace noire du nitrate d’argent, et porte un chapeau haut de forme pourvu d’une bosse indiquant l’endroit où il dissimule son stéthoscope, je serais en vérité bien stupide pour ne pas l’identifier comme un membre actif du corps médical. »

Je ne pus m’empêcher de rire devant l’aisance avec laquelle il m’expliquait la marche de ses déductions.

« Quand je vous entends me donner vos raisons, lui dis-je, les choses m’apparaissent toujours si ridiculement simples qu’il me semble que je pourrais en faire autant ; et cependant chaque fois que vous me fournissez un nouvel exemple de votre manière de raisonner, je reste pantois jusqu’à ce que vous m’exposiez votre méthode. Mes yeux ne sont-ils pas aussi bons que les vôtres ?

– Mais si ! répondit-il en allumant une cigarette et en se jetant dans un fauteuil. Seulement vous voyez, et vous n’observez pas. La distinction est claire. Tenez, vous avez fréquemment vu les marches qui conduisent à cet appartement, n’est-ce pas ?

– Fréquemment.

– Combien de fois ?

– Je ne sais pas : des centaines de fois.

– Bon. Combien y en a-t-il ?

– Combien de marches ? Je ne sais pas.

– Exactement ! Vous n’avez pas observé. Et cependant vous avez vu. Toute la question est là. Moi, je sais qu’il y a dix-sept marches, parce que, à la fois, j’ai vu et observé. À propos, puisque vous vous intéressez à ces petits problèmes et que vous avez été assez bon pour relater l’une ou l’autre de mes modestes expériences, peut-être vous intéresserez-vous à ceci… – Il me tendit une feuille de papier à lettres, épaisse et rose, qui se trouvait ouverte sur la table. – Je l’ai reçue au dernier courrier, reprit-il. Lisez à haute voix. » La lettre n’était pas datée, et elle ne portait ni signature ni adresse de l’expéditeur :

« On vous rendra visite ce soir à huit heures moins le quart. Il s’agit d’un gentleman qui désire vous consulter sur une affaire de la plus haute importance. Les récents services que vous avez rendus à l’une des cours d’Europe ont témoigné que vous êtes un homme à qui on peut se fier en sécurité pour des choses capitales. Les renseignements sur vous, nous sont, de différentes sources, venus. Soyez chez vous à cette heure-là, et ne vous formalisez pas si votre visiteur est masqué. »

« Voilà qui est mystérieux au possible ! dis-je. À votre avis, qu’est-ce que ça signifie ?

– Je n’ai encore aucune donnée. Et bâtir une théorie avant d’avoir des données est une erreur monumentale : insensiblement on se met à torturer les faits pour qu’ils collent avec la théorie, alors que ce sont les théories qui doivent coller avec les faits. Mais de la lettre elle-même, que déduisez-vous ? J’examine attentivement l’écriture, et le papier.

– Son auteur est sans doute assez fortuné, remarquai-je en m’efforçant d’imiter la méthode de mon camarade. Un tel papier coûte au moins une demi-couronne le paquet : il est particulièrement solide, fort.

– Particulièrement : vous avez dit le mot. Ce n’est pas un papier fabriqué en Angleterre. Regardez-le en transparence. »

J’obéis, et je vis un grand E avec un petit g, un P, et un grand G avec un petit t, en filigrane dans le papier.

« Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Holmes.

– Le nom du fabricant, probablement ; ou plutôt son monogramme.

– Pas du tout. Le G avec le petit t signifie Gesellschaft, qui est la traduction allemande de « Compagnie ». C’est l’abréviation courante, qui correspond à notre « Cie ». P, bien sûr, veut dire « Papier ». Maintenant voici Eg. Ouvrons notre Informateur continental… »

Il s’empara d’un lourd volume marron.

« Eglow, Eglonitz… Nous y sommes : Egria, située dans une région de langue allemande, en Bohême, pas loin de Carlsbad. “Célèbre parce que Wallensten y trouva la mort, et pour ses nombreuses verreries et papeteries.” Ah, ah ! mon cher, qu’en dites vous ? Ses yeux étincelaient ; il souffla un gros nuage de fumée bleue et triomphale.

– Le papier a donc été fabriqué en Bohême, dis-je.

– En effet. Et l’auteur de la lettre est un Allemand. Avez-vous remarqué la construction particulière de la phrase : “Les renseignements sur vous nous sont de différentes sources venus.” ? Ni un Français, ni un Russe ne l’aurait écrite ainsi. Il n’y a qu’un Allemand pour être aussi discourtois avec ses verbes. Il reste toutefois à découvrir ce que me veut cet Allemand qui m’écrit sur papier de Bohême et préfère porter un masque plutôt que me laisser voir son visage. D’ailleurs le voici qui arrive, sauf erreur, pour lever tous nos doutes. »

Tandis qu’il parlait, j’entendis des sabots de chevaux, puis un grincement de roues contre la bordure du trottoir, enfin un vif coup de sonnette. Holmes sifflota.

« D’après le bruit, deux chevaux !… Oui, confirma-t-il après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre un joli petit landau, conduit par une paire de merveilles qui valent cent cinquante guinées la pièce. Dans cette affaire, Watson, il y a de l’argent à gagner, à défaut d’autre chose !

– Je crois que je ferais mieux de m’en aller, Holmes.

– Pas le moins du monde, docteur. Restez à votre place. Sans mon historiographe, je suis un homme perdu. Et puis, l’affaire promet ! Ce serait dommage de la manquer.

– Mais votre client…

– Ne vous tracassez pas. Je puis avoir besoin de vous, et lui aussi. Le voici. Asseyez-vous dans ce fauteuil, docteur, et soyez attentif. » Un homme entra. Il ne devait pas mesurer moins de deux mètres, et il était pourvu d’un torse et de membres herculéens. Il était richement vêtu : d’une opulence qui, en Angleterre, passait presque pour du mauvais goût. De lourdes bandes d’astrakan barraient les manches et les revers de son veston croisé ; le manteau bleu foncé qu’il avait jeté sur ses épaules était doublé d’une soie couleur de feu et retenu au cou par une aigue-marine flamboyante. Des demi-bottes qui montaient jusqu’au mollet et dont le haut était garni d’une épaisse fourrure brune complétaient l’impression d’un faste barbare. Il tenait un chapeau à larges bords, et la partie supérieure de son visage était recouverte d’un masque noir qui descendait jusqu’aux pommettes ; il avait dû l’ajuster devant la porte, car sa main était encore levée lorsqu’il entra. Le bas du visage révélait un homme énergique, volontaire : la lèvre épaisse et tombante ainsi qu’un long menton droit suggéraient un caractère résolu pouvant aller à l’extrême de l’obstination.

« Vous avez lu ma lettre ? demanda-t-il d’une voix dure, profonde, fortement timbrée d’un accent allemand. Je vous disais que je viendrais… »

Il nous regardait l’un après l’autre ; évidemment il ne savait pas auquel s’adresser.

« Asseyez-vous, je vous prie, dit Holmes. Voici mon ami et confrère, le docteur Watson, qui est parfois assez complaisant pour m’aider. À qui ai-je l’honneur de parler ?

– Considérez que vous parlez au comte von Kramm, gentilhomme de Bohême. Dois-je comprendre que ce gentleman qui est votre ami est homme d’honneur et de discrétion, et que je puis lui confier des choses de la plus haute importance ? Sinon, je préférerais m’entretenir avec vous seul. »

Je me levai pour partir, mais Holmes me saisit par le poignet et me repoussa dans le fauteuil.

« Ce sera tous les deux, ou personne ! déclara-t-il. Devant ce gentleman, vous pouvez dire tout ce que vous me diriez à moi seul. »

Le comte haussa ses larges épaules.

« Alors je commence, dit-il, par vous demander le secret le plus absolu pendant deux années ; passé ce délai, l’affaire n’aura plus d’importance. Pour l’instant, je n’exagère pas en affirmant qu’elle risque d’influer sur le cours de l’histoire européenne.

– Vous avez ma parole, dit Holmes.

– Et la mienne.

– Pardonnez-moi ce masque, poursuivit notre étrange visiteur. L’auguste personne qui m’emploie désire que son collaborateur vous demeure inconnu, et je vous avouerai tout de suite que le titre sous lequel je me suis présenté n’est pas exactement le mien.

– Je m’en doutais ! fit sèchement Holmes.

– Les circonstances sont extrêmement délicates. Il ne faut reculer devant aucune précaution pour étouffer tout germe de ce qui pourrait devenir un immense scandale et compromettre gravement l’une des familles régnantes de l’Europe. Pour parler clair, l’affaire concerne la grande maison d’Ormstein, d’où sont issus les rois héréditaires de Bohême.

– Je le savais aussi, murmura Holmes en s’installant dans un fauteuil et en fermant les yeux. »

Notre visiteur contempla avec un visible étonnement la silhouette dégingandée, nonchalante de l’homme qui lui avait été sans nul doute dépeint comme le logicien le plus incisif et le policier le plus dynamique de l’Europe. Holmes rouvrit les yeux avec lenteur pour dévisager non sans impatience son client :

« Si Votre Majesté daignait condescendre à exposer le cas où elle se trouve, observa-t-il, je serais plus à même de la conseiller. »

L’homme bondit hors de son fauteuil pour marcher de long en large, sous l’effet d’une agitation qu’il était incapable de contrôler. Puis, avec un geste désespéré, il arracha le masque qu’il portait et le jeta à terre.

« Vous avez raison, s’écria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi m’efforcerais-je de vous le cacher ?

– Pourquoi, en effet ? dit Holmes presque à voix basse. Votre Majesté n’avait pas encore prononcé une parole que je savais que j’avais en face de moi Wilhelm Gottsreich Sigismond von Ormstein, grand-duc de Cassel-Falstein, et roi héréditaire de Bohême.

– Mais vous pouvez comprendre, reprit notre visiteur étranger qui s’était rassis tout en passant sa main sur son front haut et blanc, vous pouvez comprendre que je ne suis pas habitué à régler ce genre d’affaires par moi-même. Et pourtant il s’agit d’une chose si délicate que je ne pouvais la confier à un collaborateur quelconque sans tomber sous sa coupe. Je suis venu incognito de Prague dans le but de vous consulter.

– Alors, je vous en prie, consultez ! dit Holmes en refermant les yeux.

– En bref, voici les faits : il y a environ cinq années, au cours d’une longue visite à Varsovie, j’ai fait la connaissance d’une aventurière célèbre, Irène Adler. Son nom vous dit sûrement quelque chose.

– S’il vous plaît, docteur, voudriez-vous regarder sa fiche ? murmura Holmes sans ouvrir les yeux. »

Depuis plusieurs années, il avait adopté une méthode de classement pour collationner toutes les informations concernant les gens et les choses, si bien qu’il était difficile de parler devant lui d’une personne ou d’un fait sans qu’il ne pût fournir aussitôt un renseignement. Dans ce cas précis, je trouvai la biographie d’Irène Adler intercalée entre celle d’un rabbin juif et celle d’un chef d’état-major qui avait écrit une monographie sur les poissons des grandes profondeurs sous-marines.

« Voyons, dit Holmes. Hum ! Née dans le New Jersey en 1858. Contralto… Hum ! La Scala… Hum ! Prima donna à l’Opéra impérial de Varsovie… Oui ! Abandonne la scène… Ah ! Habite à Londres… Tout à fait cela. À ce que je vois, Votre Majesté s’est laissé prendre aux filets de cette jeune personne, lui a écrit quelques lettres compromettantes, et serait aujourd’hui désireuse qu’elles lui fussent restituées.

– Exactement. Mais comment…

– Y a-t-il eu un mariage secret ?

– Non.

– Pas de papiers, ni de certificats légaux ?

– Aucun.

– Dans ce cas je ne comprends plus votre Majesté. Si cette jeune personne essayait de se servir de vos lettres pour vous faire chanter ou pour tout autre but, comment pourrait-elle prouver qu’elles sont authentiques ?

– Mon écriture…

– Peuh, peuh ! Des faux !

– Mon papier à lettres personnel…

– Un vol !

– Mon propre sceau…

– Elle l’aura imité !

– Ma photographie…

– Elle l’a achetée !

– Mais nous avons été photographiés ensemble !

– Oh ! la la ! Voilà qui est très mauvais. Votre Majesté a manqué de distinction.

– Elle m’avait rendu fou : j’avais perdu la tête !

– Vous vous êtes sérieusement compromis.

– À l’évoque, je n’étais que prince héritier. J’étais jeune. Aujourd’hui je n’ai que trente ans.

– Il faut récupérer la photographie.

– Nous avons essayé, nous n’avons pas réussi.

– Votre Majesté paiera. Il faut racheter.

– Elle ne la vendra pas.

– La dérober, alors.

– Cinq tentatives ont été effectuées. Deux fois des cambrioleurs à ma solde ont fouillé sa maison de fond en comble. Une fois nous avons tendu une véritable embuscade. Aucun résultat.

– Pas de trace de la photographie ?

– Pas la moindre. »

Holmes éclata de rire :

« Voilà un très joli petit problème ! dit-il.

– Mais qui est très grave pour moi, répliqua le roi sur un ton de reproche.

– Très grave, c’est vrai. Et que se propose-t-elle de faire avec cette photographie ?

– Ruiner ma vie.

– Mais comment ?

– Je suis sur le point de me marier.

– Je l’ai entendu dire.

– Avec Clotilde Lothman de Saxe-Meningen, la seconde fille du roi de Scandinavie. Vous connaissez peut-être la rigidité des principes de cette famille : la princesse elle-même est la délicatesse personnifiée. Si l’ombre d’un doute plane sur ma conduite, tout sera rompu.

– Et Irène Adler ?

–… Menace de leur faire parvenir la photographie. Et elle le fera. Je suis sûr qu’elle le fera ! Vous ne la connaissez pas : elle a une âme d’acier. Elle combine le visage de la plus ravissante des femmes avec le caractère du plus déterminé des hommes. Plutôt que de me voir marié avec une autre, elle irait aux pires extrémités : aux pires !

– Êtes-vous certain qu’elle ne l’a pas encore envoyée ?

– Certain.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle a déclaré qu’elle l’enverrait le jour où les fiançailles seraient publiées. Or elles seront rendues publiques lundi prochain.

– Oh ! mais nous avons encore trois jours devant nous ! laissa tomber Holmes en étouffant un bâillement. Heureusement, car j’ai pour l’heure une ou deux affaires importantes à régler. Votre Majesté ne quitte pas Londres ?

– Non. Vous me trouverez au Langham, sous le nom de comte von Kramm.

– Alors je vous enverrai un mot pour vous tenir au courant de la marche de l’affaire.

– Je vous en prie. Je suis terriblement inquiet.

– Et, quant à l’argent ?

– Je vous laisse carte blanche.

– Absolument ?

– Je donnerais l’une des provinces de mon royaume en échange de cette photographie.

– Et pour les frais immédiats ? »

Le roi chercha sous son manteau une lourde bourse en peau de chamois et la déposa sur la table.

« Elle contient trois cents livres sterling en or, et sept cents en billets, dit-il. »

Holmes rédigea un reçu sur une feuille de son carnet, et le lui tendit.

« Et l’adresse de la demoiselle ? demanda-t-il.

– Briony Lodge, Serpentine Avenue, Saint John’s Wood. Holmes la nota, avant d’interroger :

– Une autre question : la photographie est format album ?

– Oui.

– Bien. Bonne nuit, Majesté. J’ai confiance. Nous aurons bientôt d’excellentes nouvelles à vous communiquer… Et à vous aussi, bonne nuit, Watson ! ajouta-t-il, lorsque les roues du landau royal s’ébranlèrent pour descendre la rue. Si vous avez la gentillesse de passer ici demain après-midi à trois heures, je serai heureux de bavarder un peu avec vous. »

II

À trois heures précises j’étais à Baker Street, mais Holmes n’était pas encore de retour. La logeuse m’indiqua qu’il était sorti un peu après huit heures du matin. Je m’assis au coin du feu, avec l’intention de l’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Déjà cette histoire me passionnait : elle ne se présentait pas sous l’aspect lugubre des deux crimes que j’ai déjà relatés : toutefois sa nature même ainsi que la situation élevée de son héros lui conféraient un intérêt spécial. Par ailleurs, la manière qu’avait mon ami de maîtriser une situation et le spectacle de sa logique incisive, aiguë, me procuraient un vif plaisir : j’aimais étudier son système de travail et suivre de près les méthodes (subtiles autant que hardies) grâce aux quelles il désembrouillait les écheveaux les plus inextricables. J’étais si accoutumé à ses succès que l’hypothèse d’un échec ne m’effleurait même pas.

Il était près de quatre heures quand la porte s’ouvrit pour laisser pénétrer une sorte de valet d’écurie qui semblait pris de boisson : rougeaud, hirsute, il étalait de gros favoris, et ses vêtements étaient minables. L’étonnant talent de mon ami pour se déguiser m’était connu, mais je dus le regarder à trois reprises avant d’être sûr que c’était bien lui. Il m’adressa un signe de tête et disparut dans sa chambre, d’où il ressortit cinq minutes plus tard, habillé comme à son ordinaire d’un respectable costume de tweed. Il plongea les mains dans ses poches, allongea les jambes devant le feu, et partit d’un joyeux rire qui dura plusieurs minutes.

« Hé bien ! ça alors ! s’écria-t-il. »

Il suffoquait ; il se reprit à rire, et il rit de si bon cœur qu’il dut s’étendre, à court de souffle, sur son canapé.

« Que se passe-t-il ?

– C’est trop drôle ! Je parie que vous ne devinerez jamais comment j’ai employé ma matinée ni ce que j’ai fini par faire.

– Je ne sais pas… Je suppose que vous avez surveillé les habitudes et peut-être la maison de Mlle Irène Adler.

– C’est vrai ! Mais la suite n’a pas été banale. Je vais tout vous raconter. Ce matin, j’ai quitté la maison un peu après huit heures, déguisé en valet d’écurie cherchant de l’embauche. Car entre les hommes de chevaux il existe une merveilleuse sympathie, presque une franc-maçonnerie : si vous êtes l’un des leurs, vous saurez en un tournemain tout ce que vous désirez savoir. J’ai trouvé de bonne heure Briony Lodge. Cette villa est un bijou : situé juste sur la route avec un jardin derrière ; deux étages ; une énorme serrure à la porte ; un grand salon à droite, bien meublé, avec de longues fenêtres descendant presque jusqu’au plancher et pourvues de ces absurdes fermetures anglaises qu’un enfant pourrait ouvrir. Derrière, rien de remarquable, sinon une fenêtre du couloir qui peut être atteinte du toit de la remise. J’ai fait le tour de la maison, je l’ai examinée sous tous les angles, sans pouvoir noter autre chose d’intéressant. J’ai ensuite descendu la rue en flânant et j’ai découvert, comme je m’y attendais, une écurie dans un chemin qui longe l’un des murs du jardin. J’ai donné un coup de main aux valets qui bouchonnaient les chevaux : en échange, j’ai reçu une pièce de monnaie, un verre de whisky, un peu de gros tabac pour bourrer deux pipes, et tous les renseignements dont j’avais besoin sur Mlle Adler, sans compter ceux que j’ai obtenus sur une demi-douzaine de gens du voisinage et dont je me moque éperdument mais il fallait bien que j’écoute aussi leurs biographies, n’est-ce pas ?

– Quoi, au sujet d’Irène Adler ? demandai-je

– Oh ! elle a fait tourner toutes les têtes des hommes de là-bas ! C’est la plus exquise des créatures de cette terre : elle vit paisiblement, chante à des concerts, sort en voiture chaque jour à cinq heures, pour rentrer dîner à sept heures précises, rarement à d’autres heures, sauf lorsqu’elle chante. Ne reçoit qu’un visiteur masculin, mais le reçoit souvent. Un beau brun, bien fait, élégant ; il ne vient jamais moins d’une fois par jour, et plutôt deux. C’est un M. Godfrey Norton, membre du barreau. Voyez l’avantage qu’il y a d’avoir des cochers dans sa confidence ! Tous ceux-là le connaissaient pour l’avoir ramené chacun une douzaine de fois de Serpentine Avenue. Quand ils eurent vidé leur sac, je fis les cent pas du côté de la villa tout en élaborant mon plan de campagne.

« Ce Godfrey Norton était assurément un personnage d’importance dans notre affaire : un homme de loi ! Cela s’annonçait mal. Quelle était la nature de ses relations avec Irène Adler, et pourquoi la visitait-il si souvent ? Était-elle sa cliente, son amie, ou sa maîtresse ? En tant que cliente, elle lui avait sans doute confié la photographie pour qu’il la garde. En tant que maîtresse, c’était moins vraisemblable. De la réponse à cette question dépendait mon plan : continuerais-je à travailler à Briony Lodge ? Ou m’occuperais-je plutôt de l’appartement que ce monsieur possédait dans le quartier des avocats ?… Je crains de vous ennuyer avec ces détails, mais il faut bien que je vous expose toutes mes petites difficultés si vous voulez vous faire une idée exacte de la situation.

– Je vous écoute attentivement.

– J’étais en train de peser le pour et le contre dans ma tête quand un fiacre s’arrêta devant Briony Lodge ; un gentleman en sortit-c’était un très bel homme, brun, avec un nez droit, des moustaches… De toute évidence, l’homme dont on m’avait parlé. Il semblait très pressé, cria au cocher de l’attendre, et s’engouffra a l’intérieur dès que la bonne lui eut ouvert la porte : visiblement il agissait comme chez lui…

« Il y avait une demi-heure qu’il était arrivé ; j’avais pu l’apercevoir, par les fenêtres du salon, marchant dans la pièce à grandes enjambées ; il parlait avec animation et il agitait ses bras. Elle, je ne l’avais pas vue. Soudain il ressortit ; il paraissait encore plus nerveux qu’à son arrivée. En montant dans son fiacre, il tira une montre en or de son gousset :

« – Filez comme le vent ! cria-t-il. D’abord chez Gross et Hankey à Regent Street, puis à l’église Sainte-Monique dans Edgware Road. Une demi-guinée pour boire si vous faites la course en vingt minutes !

« Les voilà partis. Je me demande ce que je dois faire, si je ne ferais pas mieux de les suivre, quand débouche du chemin un coquet petit landau ; le cocher a son vêtement à demi boutonné, sa cravate sous l’oreille ; les attaches du harnais sortent des boucles ; le landau n’est même pas arrêté qu’elle jaillit du vestibule pour sauter dedans. Je ne l’ai vue que le temps d’un éclair, mais je peux vous affirmer que c’est une fort jolie femme, et qu’un homme serait capable de se faire tuer pour ce visage-là

« – À l’église Sainte-Monique, John ! crie-t-elle. Et un demi souverain si vous y arrivez en vingt minutes !

« C’est trop beau pour que je rate l’occasion. J’hésite : vais je courir pour rattraper le landau et monter dedans, ou me cacher derrière. Au même moment, voici un fiacre. Le cocher regarde à deux fois le client déguenillé qui lui fait signe, mais je ne lui laisse pas le temps de réfléchir, je saute :

« – À l’église Sainte-Monique ! lui dis je. Et un demi-souverain pour vous si vous y êtes en moins de vingt minutes !

« Il était midi moins vingt-cinq ; naturellement, ce qui se manigançait était clair comme le jour.

« Mon cocher fonça. Je ne crois pas que j’aie jamais été conduit aussi vite, mais les autres avaient pris de l’avance. Quand j’arrive, le fiacre et le landau sont arrêtés devant la porte, leurs chevaux fument. Moi, je paie mon homme et me précipite dans l’église. Pas une âme à l’intérieur, sauf mes deux poursuivis et un prêtre en surplis qui semblent discuter ferme. Tous trois se tiennent debout devant l’autel. Je prends par un bas-côté, et je flâne comme un oisif qui visite une église. Tout à coup, à ma grande surprise, mes trois personnages se tournent vers moi, et Godfrey Norton court à ma rencontre.

« – Dieu merci ! s’écrie-t-il. Vous ferez l’affaire. Venez ! Venez ! »

« – Pour quoi faire ?

« – Venez, mon vieux ! Il ne nous reste plus que trois minutes pour que ce soit légal.

« Me voilà à moitié entraîné vers l’autel et, avant que je sache où j’en suis, je m’entends bredouiller des réponses qui me sont chuchotées à l’oreille ; en fait, j’apporte ma garantie au sujet de choses dont je suis très ignorant et je sers de témoin pour un mariage entre Irène Adler, demoiselle, et Godfrey Norton, célibataire. La cérémonie se déroule en quelques instants ; après quoi je me fais congratuler d’un côté par le conjoint, de l’autre par la conjointe tandis que le prêtre, en face, rayonne en me regardant. Je crois que c’est la situation la plus absurde dans laquelle je me sois jamais trouvé ; lorsque je me la suis rappelée tout à l’heure, je n’ai pu m’empêcher de rire à gorge déployée. Sans doute y avait-il un quelconque vice de forme dans la licence de mariage, le prêtre devait absolument refuser de consacrer l’union sans un témoin, et mon apparition a probablement épargné au fiancé de courir les rues en quête d’un homme valable. La fiancée m’a fait cadeau d’un souverain, que j’entends porter à ma chaîne de montre en souvenir de cet heureux événement.

– L’affaire a pris une tournure tout à fait imprévue, dis je. Mais ensuite ?

– Hé bien ! J’ai trouvé mes plans plutôt compromis. Tout donnait l’impression que le couple allait s’envoler immédiatement ; des mesures aussi énergiques que promptes s’imposaient donc. Cependant, à la porte de l’église, ils partirent chacun de leur côté : lui vers son quartier, elle pour sa villa.

« – Je sortirai à cinq heures comme d’habitude pour aller dans le parc, lui dit-elle en le quittant.

« Je n’entendis rien de plus. Ils se séparèrent, et moi, je m’en vais prendre des dispositions personnelles.

– Lesquelles ?

– D’abord quelques tranches de bœuf froid et un verre de bière répondit-il en sonnant. J’étais trop occupé pour songer à me nourrir, et ce soir, je serai encore plus occupé, selon toute vraisemblance. À propos, docteur, j’aurais besoin de vos services.

– Vous m’en voyez réjoui.

– Cela ne vous gênerait pas de violer la loi ?

– Pas le moins du monde.

– Ni de risquer d’être arrêté ?

– Non, si la cause est bonne.

– Oh ! la cause est excellente !

– Alors je suis votre homme.

– J’étais sûr que je pourrais compter sur vous.

– Mais qu’est-ce que vous voulez au juste ?

– Quand Mme Turner aura apporté le plateau, je vous expliquerai. Maintenant, ajouta-t-il en se jetant sur la simple collation que sa propriétaire lui avait fait monter, je vais être obligé de parler la bouche pleine car je ne dispose pas de beaucoup de temps. Il est près de cinq heures. Dans deux heures nous devons nous trouver sur les lieux de l’action. Mlle Irène, ou plutôt Madame, revient de sa promenade à sept heures. Il faut que nous soyons à Briony Lodge pour la rencontrer.

– Et après, quoi ?

– Laissez le reste à mon initiative. J’ai déjà préparé ce qui doit arriver. Le seul point sur lequel je dois insister, c’est que vous n’interviendrez à aucun moment, quoi qu’il se passe.

– Je resterai neutre ?

– Vous ne ferez rien, absolument rien. Il y aura probablement pour moi quelques désagréments légers à encourir. Ne vous en mêlez point. Tout se terminera par mon transport dans la villa. Quatre ou cinq minutes plus tard, la fenêtre du salon sera ouverte. Vous devrez vous tenir tout près de cette fenêtre ouverte.

– Oui.

– Vous devrez me surveiller, car je serai visible.

– Oui.

– Et quand je lèverai ma main… comme ceci… vous lancerez dans la pièce, ce que je vous remettrai pour le lancer et, en même temps, vous crierez au feu. Vous suivez bien ?

– Très bien.

– Il n’y a rien là de formidable, dit-il en prenant dans sa poche un long rouleau en forme de cigare. C’est une banale fusée fumigène ; à chaque extrémité elle est garnie d’une capsule automatiquement inflammable. Votre mission se réduit à ce que je vous ai dit. Quand vous crierez au feu, des tas de gens crieront à leur tour au feu. Vous pourrez alors vous promener jusqu’au bout de la rue où je vous rejoindrai dix minutes plus tard. J’espère que je me suis fait comprendre ?

– J’ai à ne pas intervenir, à m’approcher de la fenêtre, à guetter votre signal, à lancer à l’intérieur cet objet, puis à crier au feu, et à vous attendre au coin de la rue.

– Exactement.

– Vous pouvez donc vous reposer sur moi.

– Parfait ! Il est presque temps que je me prépare pour le nouveau rôle que je vais jouer. »

Il disparut dans sa chambre, et réapparut au bout de quelques minutes sous l’aspect d’un clergyman non conformiste, aussi aimable que simplet. Son grand chapeau noir, son ample pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son air de curiosité bienveillante étaient dignes d’un plus grand comédien. Holmes avait pas seulement changé de costume : son expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à chaque nouveau le. Le théâtre a perdu un merveilleux acteur, de même que la science a perdu un logicien de premier ordre, quand il s’est spécialisé dans les affaires criminelles.

Nous quittâmes Baker Street à six heures et quart pour nous trouver à sept heures moins dix dans Serpentine Avenue. La nuit tombait déjà. Les lampes venaient d’être allumées quand nous passâmes devant Briony Lodge. La maison ressemblait tout à fait à celle que m’avait décrite Holmes, mais les alentours n’étaient pas aussi déserts que je me l’étais imaginé : ils étaient pleins au contraire d’une animation qu’on n’aurait pas espérée dans la petite rue d’un quartier tranquille. À un angle, il y avait un groupe de pauvres hères qui fumaient et riaient ; non loin, un rémouleur avec sa roue, puis deux gardes en flirt avec une nourrice ; enfin, plusieurs jeunes gens bien vêtus, cigare aux lèvres, flânaient sur la route.

« Voyez ! observa Holmes tandis que nous faisions les cent pas le long de la façade de la villa. Ce mariage simplifie plutôt les choses : la photographie devient maintenant une arme à double tranchant. Il y a de fortes chances pour qu’elle ne tienne pas plus à ce que M. Godfrey Norton la voie, que notre client ne tient à ce qu’elle tombe sous les yeux de sa princesse. Mais où la découvrirons-nous ?

– Oui. Où ?

– Il est probable qu’elle ne la transporte pas avec elle, puisqu’il s’agit d’une photographie format album, trop grande par conséquent pour qu’une dame la dissimule aisément dans ses vêtements. Elle sait que le roi est capable de lui tendre une embuscade et de la faire fouiller, puisqu’il l’a déjà osé. Nous pouvons donc tenir pour certain qu’elle ne la porte pas sur elle.

– Où, alors ?

– Elle a pu la mettre en sécurité chez son banquier ou chez son homme de loi. Cette double possibilité existe, mais je ne crois ni à l’une ni à l’autre. Les femmes sont naturellement cachottières, et elles aiment pratiquer elles-mêmes leur manie. Pourquoi l’aurait-elle remise à quelqu’un ? Autant elle peut se fier à bon droit à sa propre vigilance, autant elle a de motifs de se méfier des influences, politiques ou autres, qui risqueraient de s’exercer sur un homme d’affaires. Par ailleurs, rappelez-vous qu’elle a décidé de s’en servir sous peu : la photographie doit donc se trouver à portée de sa main, chez elle.

– Mais elle a été cambriolée deux fois !

– Bah ! Les cambrioleurs sont passés à côté…

– Mais comment chercherez-vous ?

– Je ne chercherai pas.

– Alors ?…

– Je me débrouillerai pour qu’elle me la montre.

– Elle refusera !

– Elle ne pourra pas faire autrement… Mais j’entends le roulement de la voiture ; c’est son landau. À présent, suivez mes instructions à la lettre. »

Tandis qu’il parlait, les lanternes latérales de la voiture amorcèrent le virage dans l’avenue ; c’était un très joli petit landau ! Il roula jusqu’à la porte de Briony Lodge ; au moment où il s’arrêtait, l’un des flâneurs du coin se précipita pour ouvrir la portière dans l’espoir de recevoir une pièce de monnaie ; mais il fut écarté d’un coup de coude par un autre qui avait couru dans la même intention Une violente dispute s’engagea alors ; les deux gardes prirent parti pour l’un des vagabonds, et le rémouleur soutint l’autre de la voix et du geste. Des coups furent échangés, et en un instant la dame qui avait sauté à bas de la voiture se trouva au centre d’une mêlée confuse d’hommes qui se battaient à grands coups de poing et de gourdin. Holmes, pour protéger la dame, se jeta parmi les combattants ; mais juste comme il parvenait à sa hauteur, il poussa un cri et s’écroula sur le sol, le visage en sang. Lorsqu’il tomba, les gardes s’enfuirent dans une direction, et les vagabonds dans la direction opposée ; les gens mieux vêtus, qui avaient assisté à la bagarre sans s’y mêler, se décidèrent alors à porter secours à la dame ainsi qu’au blessé. Irène Adler, comme je l’appelle encore, avait bondi sur les marches ; mais elle demeura sur le perron pour regarder ; son merveilleux visage profilait beaucoup de douceurs sous l’éclairage de l’entrée.

« Est-ce que ce pauvre homme est gravement blessé ? s’enquit-elle.

– Il est mort ! crièrent plusieurs voix.

– Non, non, il vit encore ! hurla quelqu’un. Mais il mourra sûrement avant d’arriver à l’hôpital.

– Voilà un type courageux ! dit une femme. Ils auraient pris à la dame sa bourse et sa montre s’il n’était pas intervenu. C’était une bande, oui ! et une rude bande ! Ah ! il se ranime maintenant…

– On ne peut pas le laisser dans la rue. Peut-on le transporter chez vous, madame ?

– Naturellement ! Portez-le dans le salon ; il y a un lit de repos confortable. Par ici, s’il vous plaît ! »

Lentement, avec une grande solennité, il fut transporté à l’intérieur de Briony Lodge et déposé dans la pièce principale : de mon poste près de la fenêtre, j’observai les allées et venues. Les lampes avaient été allumées, mais les stores n’avaient pas été tirés, si bien que Je pouvais apercevoir Holmes étendu sur le lit. J’ignore s’il était à cet instant, lui, bourrelé de remords, mais je sais bien que moi, pour ma part, je ne m’étais jamais senti aussi honteux que quand je vis quelle splendide créature était la femme contre laquelle nous conspirions, et quand j’assistai aux soins pleins de grâce et de bonté qu’elle prodiguait au blessé. Pourtant ç’aurait été une trahison (et la plus noire) à l’égard de Holmes si je m’étais départi du rôle qu’il m’avait assigné. J’endurcis donc mon cœur et empoignai ma fusée fumigène. « Après tout, me dis-je, nous ne lui faisons aucun mal, et nous sommes en train de l’empêcher de nuire à autrui. »

Holmes s’était mis sur son séant, et je le vis s’agiter comme un homme qui manque d’air. Une bonne courut ouvrir la fenêtre. Au même moment il leva la main : c’était le signal. Je jetai ma fusée dans la pièce et criai :

« Au feu ! »

Le mot avait à peine jailli de ma gorge que toute la foule des badauds qui stationnaient devant la maison, reprit mon cri en chœur :

« Au feu ! »

Des nuages d’une fumée épaisse moutonnaient dans le salon avant de s’échapper par la fenêtre ouverte. J’aperçus des silhouettes qui couraient dans tous les sens ; puis j’entendis la voix de Holmes affirmer que c’était une fausse alerte. Alors je me glissai parmi la foule et je marchai jusqu’au coin de la rue. Au bout d’une dizaine de minutes, j’eus la joie de sentir le bras de mon ami sous le mien et de quitter ce mauvais théâtre. Il marchait rapidement et en silence ; ce fut seulement lorsque nous empruntâmes l’une des paisibles petites rues qui descendent vers Edgware Road qu’il se décida à parler.

« Vous avez très bien travaillé, docteur ! me dit-il. Rien n’aurait mieux marché.

– Vous avez la photographie ?

– Je sais où elle est.

– Et comment l’avez-vous appris ?

– Elle me l’a montrée, comme je vous l’avais annoncé.

– Je n’y comprends goutte, Holmes.

– Je n’ai pas l’intention de jouer avec vous au mystérieux, répondit-il en riant. L’affaire fut tout à fait simple. Vous, bien sûr, vous avez deviné que tous les gens de la rue étaient mes complices : je les avais loués pour la soirée.

– Je l’avais deviné… à peu près.

– Quand se déclencha la bagarre, j’avais de la peinture rouge humide dans la paume de ma main. Je me suis précipité, je suis tombé, j’ai appliqué ma main contre mon visage, et je suis devenu le piteux spectacle que vous avez eu sous les yeux. C’est une vieille farce.

– Ça aussi, je l’avais soupçonné !

– Ils m’ont donc transporté chez elle ; comment aurait-elle pu refuser de me laisser entrer ? Que pouvait-elle objecter ? J’ai été conduit dans son salon, qui était la pièce, selon moi, suspecte. C’était ou le salon ou sa chambre, et j’étais résolu à m’en assurer Alors j’ai été couché sur un lit, j’ai réclamé un peu d’air, on a dû ouvrir la fenêtre, et vous avez eu votre chance.

– Comment cela vous a-t-il aidé ?

– C’était très important ! Quand une femme croit que le feu est à sa maison, son instinct lui commande de courir vers l’objet auquel elle attache la plus grande valeur pour le sauver des flammes. Il s’agit là d’une impulsion tout à fait incontrôlable, et je m’en suis servi plus d’une fois : tenez, dans l’affaire du Château d Arnsworth, et aussi dans le scandale de la substitution de Darlington. Une mère se précipite vers son enfant ; une demoiselle vers son coffret à bijoux. Quant à notre dame d’aujourd’hui, j’étais bien certain qu’elle ne possédait chez elle rien de plus précieux que ce dont nous étions en quête. L’alerte fut admirablement donnée. La fumée et les cris auraient brisé des nerfs d’acier ! Elle a magnifiquement réagi. La photographie se trouve dans un renfoncement du mur derrière un panneau à glissières juste au-dessus de la sonnette. Elle y fut en un instant et je pus apercevoir l’objet au moment où elle l’avait à demi sorti. Quand je criai que c’était une fausse alerte, elle le replaça, ses yeux tombèrent sur la fusée, elle courut au dehors, et je ne la revis plus. Je me mis debout, et après force excuses, sortis de la maison. J’ai bien songé à m’emparer tout de suite de la photographie, mais le cocher est entré ; il me surveillait de près : je crus plus sage de ne pas me risquer : un peu trop de précipitation aurait tout compromis !

– Et maintenant ? demandai-je.

– Pratiquement notre enquête est terminée. J’irai demain lui rendre visite avec le roi et vous-même, si vous daignez nous accompagner. On nous conduira dans le salon pour attendre la maîtresse de maison ; mais il est probable que quand elle viendra elle ne trouvera plus ni nous ni la photographie. Sa Majesté sera sans doute satisfaite de la récupérer de ses propres mains.

– Et quand lui rendrons-nous visite ?

– À huit heures du matin. Elle ne sera pas encore levée, ni apprêtée, si bien que nous aurons le champ libre. Par ailleurs il nous faut être rapides, car ce mariage peut modifier radicalement ses habitudes et son genre de vie. Je vais télégraphier au roi. »

Nous étions dans Baker Street, arrêtés devant la porte. Holmes cherchait sa clé dans ses poches lorsqu’un passant lui lança :

« Bonne nuit, monsieur Sherlock Holmes ! »

Il y avait plusieurs personnes sur le trottoir ; ce salut semble venir néanmoins d’un jeune homme svelte qui avait passé très vite.

« Je connais cette voix, dit Holmes en regardant la rue faiblement éclairée. Mais je me demande à qui diable elle appartient ! »

III

Je dormis à Baker Street cette nuit-là ; nous étions en train de prendre notre café et nos toasts quand le roi de Bohême pénétra dans le bureau.

« C’est vrai ? Vous l’avez eue ? cria-t-il en empoignant Holmes par les deux épaules et en le dévisageant intensément.

– Pas encore.

– Mais vous avez bon espoir ?

– J’ai espoir.

– Alors, allons-y. Je ne tiens plus en place.

– Il nous faut un fiacre.

– Non ; mon landau attend en bas.

– Cela simplifie les choses. »

Nous descendîmes et, une fois de plus, nous reprîmes la route de Briony Lodge.

« Irène Adler est mariée, annonça Holmes.

– Mariée ? Depuis quand ?

– Depuis hier.

– Mais à qui ?

– À un homme de loi qui s’appelle Norton.

– Elle ne l’aime pas. J’en suis sûr !

– J’espère qu’elle l’aime.

– Pourquoi l’espérez-vous ?

– Parce que cela éviterait à Votre Majesté de redouter tout ennui pour l’avenir. Si cette dame aime son mari, c’est qu’elle n’aime pas Votre Majesté. Si elle n’aime pas Votre Majesté, il n’y a aucune raison pour qu’elle se mette en travers des plans de Votre Majesté.

– Vous avez raison. Et cependant… Ah ! je regrette qu’elle n’ait pas été de mon rang ! Quelle reine elle aurait fait ! »

Il tomba dans une rêverie maussade qui dura jusqu’à Serpentine Avenue.

La porte de Briony Lodge était ouverte, et une femme âgée se tenait sur les marches. Elle nous regarda descendre du landau avec un œil sardonique.

« Monsieur Sherlock Holmes, je pense ? interrogea-t-elle.

– Je suis effectivement M. Holmes, répondit mon camarade en la considérant avec un étonnement qui n’était pas joué.

– Ma maîtresse m’a dit que vous viendriez probablement ce matin. Elle est partie, avec son mari, au train de cinq heures quinze à Charing Cross, pour le continent.

– Quoi ! s’écria Sherlock Holmes en reculant. Voulez-vous dire qu’elle a quitté l’Angleterre ? »

Son visage était décomposé, blanc de déception et de surprise. Elle ne reviendra jamais !

« Et les papiers ? gronda le roi. Tout est perdu !

– Nous allons voir… »

Il bouscula la servante et se rua dans le salon ; le roi et moi nous nous précipitâmes à sa suite. Les meubles étaient dispersés à droite et à gauche, les étagères vides, les tiroirs ouverts : il était visible que la dame avait fait ses malles en toute hâte avant de s’enfuir. Holmes courut vers la sonnette, fit glisser un petit panneau, plongea sa main dans le creux mis à découvert, retira une photographie et une lettre. La photographie était celle d’Irène Adler elle-même en robe du soir. La lettre portait la suscription suivante : « À Sherlock Holmes, qui passera prendre. » Mon ami déchira l’enveloppe ; tous les trois nous nous penchâmes sur la lettre ; elle était datée de la veille à minuit, et elle était rédigée en ces termes :

Mon cher Monsieur Sherlock Holmes

Vous avez réellement bien joué ! Vous m’avez complètement surprise. Je n’avais rien soupçonné, même après l’alerte au feu. Ce n’est qu’ensuite, lorsque j’ai réfléchi que je m’étais trahie moi-même, que j’ai commencé à m’inquiéter. J’étais prévenue contre lui depuis plusieurs mois. On m’avait informée que si le roi utilisait un policier, ce serait certainement à vous qu’il ferait appel. Et on m’avait donné votre adresse. Pourtant, avec votre astuce, vous m’avez amenée à vous révéler ce que vous désiriez savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, j’ai été prise de remords : penser du mal d’un clergyman aussi âgé, aussi respectable, aussi galant !

Mais, vous le savez, j’ai été entraînée, moi aussi, à jouer la comédie ; et le costume masculin m’est familier : j’ai même souvent profité de la liberté d’allure qu’il autorise. Aussi ai-je demandé à John, le cocher, de vous surveiller ; et moi, je suis montée dans ma garde-robe, j’ai enfilé mon vêtement de sortie, comme je l’appelle, et je suis descendue au moment précis où vous vous glissiez dehors. Hé bien ! je vous ai suivi jusqu’à votre porte, et j’ai ainsi acquis la certitude que ma personne intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et j’ai couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés d’accord sur ceci : la fuite était notre seule ressource pour nous défaire d’un adversaire aussi formidable. C’est pourquoi vous trouverez le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la photographie, que votre client cesse de s’en inquiéter ! J’aime et je suis aimée. J’ai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter d’une femme qu’il a cruellement offensée. Je ne la garde par-devers moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver une arme qui me protégera toujours contre les ennuis qu’il pourrait chercher à me causer dans l’avenir. Je laisse ici une photographie qu’il lui plaira peut-être d’emporter. Et je demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement vôtre !

Irène Norton, née Adler.

« Quelle femme ! Oh ! quelle femme ! s’écria le roi de Bohême quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous avais-je pas dit qu’elle était aussi prompte que résolue ? N’aurait-elle pas été une reine admirable ? Quel malheur qu’elle ne soit pas de mon rang !

– D’après ce que j’ai vu de la dame, elle ne semble pas en vérité du même niveau que Votre Majesté ! répondit froidement Holmes. Je regrette de n’avoir pas été capable de mener cette affaire à une meilleure conclusion.

– Au contraire, cher monsieur ! cria le roi. Ce dénouement m’enchante : je sais qu’elle tient toujours ses promesses ! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu.

– Je suis heureux d’entendre Votre Majesté parler ainsi.

– J’ai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague… »

Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main.

« Votre Majesté possède quelque chose que j’évalue à plus cher, dit Holmes.

– Dites-moi quoi : c’est à vous.

– Cette photographie ! »

Le roi le contempla avec ahurissement.

« La photographie d’Irène ? Bien sûr, si vous y tenez !

– Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l’affaire est terminée J’ai l’honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée. »

Il s’inclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street.

Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait l’habitude d’ironiser sur la rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle d’Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, c’est toujours sous le titre très honorable de la femme.

LA LIGUE DES ROUQUINS

LA LIGUE DES ROUQUINS{2}

Un jour de l’automne dernier, je m’étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes. Je l’avais trouvé en conversation sérieuse avec un gentleman d’un certain âge, de forte corpulence, rubicond, et pourvu d’une chevelure d’un rouge flamboyant. Je m’excusai de mon intrusion et j’allais me retirer, lorsque Holmes me tira avec vivacité dans la pièce et referma la porte derrière moi.

« Vous ne pouviez pas choisir un moment plus propice pour venir me voir, mon cher Watson ! dit-il avec une grande cordialité.

– Je craignais de vous déranger en affaires.

– Je suis en affaires. Très en affaires.

– Alors je vous attendrai à côté…

– Pas du tout… Ce gentleman, monsieur Wilson, a été mon associé et il m’a aidé à résoudre beaucoup de problèmes. Sans aucun doute il me sera d’une incontestable utilité pour celui que vous me soumettez. »

Le gentleman corpulent se souleva de son fauteuil et me gratifia d’un bref salut ; une interrogation rapide brilla dans ses petits yeux cernés de graisse.

« Essayez mon canapé, fit Holmes en se laissant retomber dans son fauteuil. (Il rassembla les extrémités de ses dix doigts comme il le faisait fréquemment lorsqu’il avait l’humeur enquêteuse.) Je sais, mon cher Watson, que vous partagez la passion que je porte à ce qui est bizarre et nous entraîne au-delà des conventions ou de la routine quotidienne. Je n’en veux pour preuve que votre enthousiasme à tenir la chronique de mes petites aventures… en les embellissant parfois, ne vous en déplaise !

– Les affaires où vous avez été mêlé m’ont beaucoup intéressé, c’est vrai !

– Vous rappelez-vous ce que je remarquais l’autre jour ? C’était juste avant de nous plonger dans le très simple problème de Mlle Mary Sutherland… Je disais que la vie elle-même, bien plus audacieuse que n’importe quelle imagination, nous pourvoit de combinaisons extraordinaires et de faits très étranges. Il faut toujours revenir à la vie !

– Proposition, que je me suis permis de contester…

– Vous l’avez discutée, docteur ; mais vous devrez néanmoins vous ranger à mon point de vue ! Sinon j’entasserai les preuves sous votre nez jusqu’à ce que votre raison vacille et que vous vous rendiez à mes arguments… Cela dit, M. Jabez Wilson ici présent a été assez bon pour passer chez moi : il a commencé un récit qui promet d’être l’un des plus sensationnels que j’aie entendus ces derniers temps. Ne m’avez-vous pas entendu dire que les choses les plus étranges et pour ainsi dire uniques étaient très souvent mêlées non à de grands crimes, mais à de petits crimes ? Et, quelquefois, là où le doute était possible si aucun crime n’avait été positivement commis ? Jusqu’ici je suis incapable de préciser si l’affaire en question annonce, ou non, un crime ; pourtant les circonstances sont certainement exceptionnelles. Peut-être M. Wilson aura-t-il la grande obligeance de recommencer son récit ?… Je ne vous le demande pas uniquement parce que mon ami le docteur Watson n’a pas entendu le début : mais la nature particulière de cette histoire me fait désirer avoir de votre bouche un maximum de détails. En règle générale, lorsque m’est donnée une légère indication sur le cours des événements, je puis me guider ensuite par moi-même : des milliers de cas semblables me reviennent en mémoire. Mais je suis forcé de convenir en toute franchise qu’aujourd’hui je me trouve devant un cas très à part. »

Le client corpulent bomba le torse avec une fierté visible, avant de tirer de la poche intérieure de son pardessus un journal sale et chiffonné. Tandis qu’il cherchait au bas de la colonne des petites annonces, sa tête s’était inclinée en avant, et je pus le regarder attentivement : tentant d’opérer selon la manière de mon compagnon, je m’efforçai de réunir quelques remarques sur le personnage d’après sa mise et son allure.

Mon inspection ne me procura pas beaucoup de renseignements. Notre visiteur présentait tous les signes extérieurs d’un commerçant britannique moyen : il était obèse, il pontifiait, il avait l’esprit lent. Il portait un pantalon à carreaux qui aurait fait les délices d’un berger (gris et terriblement ample), une redingote noire pas trop propre et déboutonnée sur le devant, un gilet d’un brun douteux traversé d’une lourde chaîne cuivrée, et un carré de métal troué qui trimballait comme un pendentif. De plus, un haut-de-forme effiloché et un manteau jadis marron présentement pourvu d’un col de velours gisaient sur une chaise. En résumé, à le regarder comme je le fis, cet homme n’avait rien de remarquable, si ce n’étaient sa chevelure extra rouge et l’expression de chagrin et de mécontentement qui se lisait sur ses traits.

L’œil vif de Sherlock Holmes me surprit dans mon inspection, et il secoua la tête en souriant lorsqu’il remarqua mon regard chargé de questions.

« En dehors des faits évidents que M. Wilson a quelque temps pratiqué le travail manuel, qu’il prise, qu’il est franc-maçon, qu’il est allé en Chine, et qu’il a beaucoup écrit ces derniers temps, je ne puis déduire rien d’autre ! dit Holmes. »

M. Jabez Wilson sursauta dans son fauteuil ; il garda le doigt sur son journal, mais il dévisagea mon camarade avec ahurissement.

« Comment diable savez-vous tout cela, monsieur Holmes ?

– Comment savez-vous, par exemple, que j’ai pratiqué le travail manuel ? C’est vrai comme l’Évangile ! J’ai débuté dans la vie comme charpentier à bord d’un bateau.

– Vos mains me l’ont dit, cher monsieur. Votre main droite est presque deux fois plus large que la gauche. Vous avez travaillé avec elle, et ses muscles ont pris de l’extension.

– Bon. Mais que je prise ? Et que je suis franc-maçon ?

– Je ne ferai pas injure à votre intelligence en vous disant comment je l’ai vu ; d’autant plus que, en contradiction avec le règlement de votre ordre, vous portez en guise d’épingle de cravate un arc et un compas.

– Ah ! bien sûr ! Je l’avais oublié. Mais pour ce qui est d’écrire ?

– Que peut indiquer d’autre cette manchette droite si lustrée ? Et cette tache claire près du coude gauche, à l’endroit où vous posez votre bras sur votre bureau ?

– Soit. Mais la Chine ?

– Légèrement au-dessus de votre poignet droit, il y a un tatouage : le tatouage d’un poisson, qui n’a pu être fait qu’en Chine. J’ai un peu étudié les tatouages, et j’ai même apporté ma contribution à la littérature qui s’est occupée d’eux. Cette façon de teindre en rose délicat les écailles d’un poisson ne se retrouve qu’en Chine. Quand, de surcroît, je remarque une pièce de monnaie chinoise pendue à votre chaîne de montre, le doute ne m’est plus permis. »

M. Jabez Wilson eut un rire gras :

« Hé bien ! c’est formidable ! Au début, j’ai cru que vous étiez un as, mais je m’aperçois que ça n’était pas si malin, au fond !

– Je commence à me demander, Watson, dit Holmes, si je n’ai pas commis une grave erreur en m’expliquant. Omne ignotum pro magnifico, vous savez ? et ma petite réputation sombrera si je me laisse aller à ma candeur naturelle… Vous ne pouvez pas trouver l’annonce, monsieur Wilson ?

– Si, je l’ai à présent, répondit-il, avec son gros doigt rougeaud posé au milieu de la colonne. La voici. C’est l’origine de tout. Lisez-la vous-même, monsieur. »

Je pris le journal et je lus :

« À la Ligue des Rouquins. En considération du legs de feu Ezechiah Hopkins, de Lebanon, Penn., USA, une nouvelle vacance est ouverte qui permettrait à un membre de la Ligue de gagner un salaire de quatre livres par semaine pour un emploi purement nominal. Tous les rouquins sains de corps et d’esprit, âgés de plus de vingt et un ans, peuvent faire acte de candidature. Se présenter personnellement lundi, à onze heures, à M. Duncan Ross, aux bureaux de la Ligue, 7, Pope’s Court, Fleet Street. »

« Qu’est-ce que ceci peut bien signifier ? » articulai je après avoir relu cette annonce extraordinaire.

Holmes gloussa, et il se tortilla dans son fauteuil : c’était chez lui un signe d’enjouement.

« Nous voici hors des sentiers battus, n’est-ce pas ? Maintenant monsieur Wilson, venons-en aux faits. Racontez-nous tout : sur vous-même, sur votre famille et sur les conséquences qu’entraîna cette annonce sur votre existence. Docteur, notez d’abord le nom du journal et la date.

– Morning Chronicle du 11 août 1890. Il y a donc deux mois de cela.

– Parfait ! À vous, monsieur Wilson.

– Hé bien ! les choses sont exactement celles que je viens de vous dire, monsieur Holmes ! dit Jabez Wilson en s’épongeant le front. Je possède une petite affaire de prêts sur gages à Coburg Square, près de la City. Ce n’est pas une grosse affaire : ces dernières années, elle m’a tout juste rapporté de quoi vivre. J’avais pris avec moi deux commis ; mais à présent un seul me suffit. Et je voudrais avoir une affaire qui marche pour le payer convenablement, car il travaille à mi-traitement comme débutant.

– Comment s’appelle cet obligeant jeune homme ? s’enquit Holmes.

– Vincent Spaulding, et il n’est plus tellement jeune. Difficile de préciser son âge !… Je ne pourrais pas souhaiter un meilleur collaborateur, monsieur Holmes. Et je sais très bien qu’il est capable de faire mieux, et de gagner le double de ce que je lui donne. Mais après tout, s’il s’en contente, pourquoi lui mettrais-je d’autres idées dans la tête ?

– C’est vrai : pourquoi ? Vous avez la chance d’avoir un employé qui accepte d’être payé au-dessous du tarif ; à notre époque il n’y a pas beaucoup d’employeurs qui pourraient en dire autant. Mais est-ce que votre commis est tout aussi remarquable dans son genre, que l’annonce de tout à l’heure ?

– Oh ! il a ses défauts, bien sûr ! dit M. Wilson. Par exemple, je n’ai jamais vu un pareil fanatique de la photographie. Il disparaît soudain avec un appareil, alors qu’il devrait plutôt chercher à enrichir son esprit, puis il revient, et c’est pour foncer dans la cave, tel un lièvre dans son terrier, où il développe ses photos. Voilà son principal défaut ; mais dans l’ensemble il travaille bien. Je ne lui connais aucun vice.

– Il est encore avec vous, je présume ?

– Oui, monsieur. Lui, plus une gamine de quatorze ans qui nettoie et fait un peu de cuisine. C’est tout ce qu’il y a chez moi, car je suis veuf et je n’ai jamais eu d’enfants. Nous vivons tous trois monsieur, très paisiblement ; et au moins, à défaut d’autre richesse, nous avons un toit et payons comptant.

« Nos ennuis ont commencé avec cette annonce. Spaulding est arrivé au bureau, il y a juste huit semaines aujourd’hui, avec le journal, et il m’a dit :

“Je voudrais bien être un rouquin, monsieur Wilson !

– Un rouquin ? et pourquoi ? lui ai je demandé.

– Parce qu’il y a un poste vacant à la Ligue des rouquins et que le type qui sera désigné gagnera une petite fortune. J’ai l’impression qu’il y a plus de postes vacants que de candidats, et que les administrateurs ne savent pas quoi faire de l’argent du legs. Si seulement mes cheveux consentaient à changer de couleur, ça serait une belle planque pour moi !

– Quoi ? quoi ? qu’est-ce que tu veux dire ?… demandai je. Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi ; et comme les affaires viennent à mon bureau sans que j’aie besoin d’aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant que j’aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas très au courant de ce qui se passe à l’extérieur, mais je suis toujours content d’avoir des nouvelles.

– Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins ? interroge Spaulding en écarquillant les yeux.

– Jamais !

– Eh bien ! ça m’épate ! En tout cas, vous pourriez obtenir l’un des postes vacants.

– Et qu’est-ce que ça me rapporterait ?

– Oh ! pas loin de deux cents livres par an ! Et le travail est facile : il n’empêche personne de s’occuper en même temps d’autre chose.”

« Bon. Vous devinez que je dresse l’oreille ; d’autant plus que depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents livres de plus ? cela m’arrangerait bien !

“Vide ton sac ! dis je à mon commis.

– Voilà… (il me montre le journal et l’annonce). Vous voyez bien qu’à la Ligue, il y a un poste vacant ; ils donnent même l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies : il avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins ; quand il mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu dire, on gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.

– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se présenter ?

– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a raconté qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux d’un roux trop clair ou trop foncé ; il faut avoir des cheveux vraiment rouges : rouges flamboyants, ardents, brûlants ! Après tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous présenter ? Vous n’avez qu’à y aller : toute la question est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le dérangement d’une promenade.”

« C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre compte : j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il m’a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding paraissait si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile : alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un commis : nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un spectacle pareil, monsieur Holmes ! Venus du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite annonce déplacerait tant de gens ! Toutes les nuances étaient représentées : jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison : il n’y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais volontiers renoncé ; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au bureau, je ne saurais le dire ! Dans l’escalier, le flot des gens qui montaient pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient blackboulés ; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau.

– C’est une aventure passionnante ! déclara Holmes tandis que son client s’interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l’aide d’une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit. Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’intéressez !

– Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se composait de deux chaises de bois et d’une table en sapin ; derrière cette table était assis un petit homme ; il était encore plus rouquin que moi. À chaque candidat qui défilait devant lui, il adressait quelques paroles, mais il s’arrangeait toujours pour trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait pas du tout à la portée de n’importe qui, à cette ligue ! Pourtant, quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil plus chaleureux qu’aux autres. Il referma la porte derrière nous ; nous eûmes ainsi la possibilité de discuter en privé.

« “M. Jabez Wilson ambitionne, déclara mon commis, d’obtenir le poste vacant à la Ligue.

– Ambition qui me semble très légitime ! répondit l’autre. Il possède à première vue les qualités requises, et même je ne me rappelle pas avoir vu quelque chose d’aussi beau !”

« Il recula d’un pas, pencha la tête de côté, et contempla mes cheveux avec une sorte de tendresse. Je commençai à ne plus savoir où me mettre. Tout à coup il plongea littéralement en avant, me secoua la main et, avec une chaleur extraordinaire, me félicita de mon succès.

« “La moindre hésitation serait une injustice, dit-il. Vous voudrez bien m’excuser, cependant, si je prends cette précaution…”

« Il s’était emparé de ma tignasse, et il la tirait si vigoureusement à deux mains que je ne pus réprimer un hurlement de douleur.

« “Il y a de l’eau dans vos yeux, dit-il en me relâchant. Tout est donc comme il faut que cela soit. Que voulez-vous ! la prudence est nécessaire : deux fois nous avons été abusés par des perruques, et une fois par une teinture… Je pourrais vous raconter des histoires sur la poix de cordonnier qui vous dégoûteraient de la nature humaine !”

« Il se pencha par la fenêtre pour annoncer, du plus haut de savoir, que la place était prise. Un sourd murmure de désappointement parcourut la foule qui s’égailla dans toutes les directions. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus, dans Pope’s Court, en fait de rouquins, que moi-même et mon directeur.

« “Je m’appelle Duncan Ross. Je suis moi-même l’un des bénéficiaires du fonds qu’a laissé notre noble bienfaiteur. Êtes-vous marié, monsieur Wilson ? Avez-vous des enfants ?”

« Je répondis que je n’avais ni femme, ni enfant. La satisfaction disparut de son visage.

« “Mon Dieu ! soupira-t-il. Voilà qui est très grave ! Je suis désolé d’apprendre que vous n’avez ni femme ni enfants. Le fonds est destiné, bien entendu, non seulement à maintenir la race des rouquins, mais aussi à aider à sa propagation et à son extension. C’est un grand malheur que vous soyez célibataire !”

« Ma figure s’allongea, monsieur Holmes ; je crus que j’allais perdre cette place. Après avoir médité quelques instants, il me dit que néanmoins je demeurais agréé.

« “S’il s’agissait d’un autre, déclara-t-il, je serais inflexible. Mais nous devons nous montrer indulgents à l’égard d’un homme qui a de tels cheveux. Quand serez-vous à même de prendre votre poste ?

– Hé bien ! c’est un petit peu délicat, car j’ai déjà une occupation.

– Oh ! ne vous tracassez pas à ce sujet, monsieur Wilson ! dit Vincent Spaulding. Je veillerai sur votre affaire à votre place.

– Quelles seraient mes heures de travail ? demandai-je.

– De dix heures à deux heures.”

« Vous savez, monsieur Holmes : les affaires d’un prêteur sur gages se traitent surtout le soir, spécialement le jeudi et le vendredi, qui précèdent le jour de la paie. C’est pourquoi cela me convenait tout à fait de gagner un peu d’argent le matin ! De plus, mon commis était un brave garçon, sur qui je pouvais compter.

« “D’accord pour les heures, dis je. Et pour l’argent ?

– Vous toucherez quatre livres par semaine.

– Pour quel travail ?

– Le travail est purement nominal.

– Qu’est-ce que vous entendez par purement nominal ?

– Hé bien ! vous devrez être présent au bureau pendant vos heures. Si vous sortez, le contrat sera automatiquement rompu sans recours. Le testament est formel là-dessus. Pour peu que vous bougiez du bureau entre dix heures et deux heures, vous ne vous conformeriez pas à cette condition.

– Il ne s’agit que de quatre heures par jour. Je ne devrais donc même pas songer à sortir.

– Aucune excuse ne sera acceptée, précisa M. Duncan Ross : ni une maladie, ni votre affaire personnelle, ni rien ! Vous devrez rester ici, faute de quoi vous perdrez votre emploi.

– Et le travail ?

– Il consiste à recopier l’Encyclopédie britannique. Le premier volume est là. À vous de vous procurer votre encre, votre plume et votre papier. Nous vous fournissons cette table et une chaise. Serez-vous prêt demain ?

– Certainement.

– Alors, au revoir, monsieur Jabez Wilson ; et encore une fois acceptez tous mes compliments pour la situation importante que vous avez conquise !”

« Il s’inclina en me congédiant. Me voilà rentrant chez moi, accompagné de mon commis : je ne savais plus très bien ce que je faisais ou disais, tant j’étais heureux !

« Toute la journée, j’ai tourné et retourné l’affaire dans ma tête. Le soir, le cafard m’a pris. À force de réfléchir, je m’étais en effet persuadé que cette combinaison ne pouvait être qu’une mystification ou une supercherie d’envergure, mais je ne distinguais pas dans quel but. Il me semblait incroyable que quelqu’un pût laisser de semblables dispositions testamentaires, et impensable que des gens paient si cher un travail aussi simple que de recopier l’Encyclopédie britannique. Vincent Spaulding fit l’impossible pour me réconforter ; mais dans mon lit, je pris la décision de renoncer. Le lendemain matin, toutefois, je me dis que ce serait trop bête de ne pas voir d’un peu plus près de quoi il retournait. J’achetai donc une petite bouteille d’encre, une plume d’oie, quelques feuilles de papier écolier, puis, je partis pour Pope’s Court.

« Hé bien ! je dois dire qu’à mon grand étonnement tout se passa le plus correctement du monde. La table était dressée pour me recevoir ; M. Duncan Ross se trouvait là pour contrôler que je me mettais au travail. Il me fit commencer par la lettre A, et me laissa à ma besogne. Pourtant il revint me voir plusieurs fois pour le cas où j’aurais eu besoin de lui. À deux heures, il me souhaita une bonne journée, me félicita pour le travail que j’avais abattu, et quand je sortis, il referma à clé la porte du bureau.

« Ce manège se répéta tous les jours, monsieur Holmes. Chaque samedi, mon directeur m’apportait quatre souverains d’or pour mon travail de la semaine. Le matin, j’étais là à dix heures et je partais l’après-midi à deux heures. M. Duncan Ross espaça peu à peu ses visites : d’abord il ne vint plus qu’une fois le matin ; au bout d’un certain temps il n’apparut plus du tout. Naturellement je n’osais pas quitter la pièce un seul instant : je ne savais jamais à quel moment il arriverait ; l’emploi n’était pas compliqué, il me convenait à merveille : je ne voulais pas risquer de le perdre.

« Huit semaines s’écoulèrent ainsi. J’avais écrit des tas de choses sur Abbé, Archer, Armure, Architecture, Attique, et je comptais être mis bientôt sur la lettre B. Je dépensai pas mal d’argent pour mon papier écolier, et j’avais presque bourré une étagère de mes grimoires, lorsque soudain tout cassa.

– Cassa ?

– Oui, monsieur ! Et pas plus tard que ce matin. Je suis allé à mon travail comme d’habitude à dix heures, mais la porte était fermée, cadenassée : sur le panneau était fiché un petit carré de carton. Le voici : lisez vous-même ! »

Il nous tendit un morceau de carton blanc, de la taille d’une feuille de bloc-notes. Je lus :

« La Ligue des Rouquins est dissoute.

9 octobre 1890. »

Sherlock Holmes et moi considérâmes successivement ce bref faire-part et le visage lugubre de Jabez Wilson, jusqu’à ce que l’aspect comique de l’affaire vînt supplanter tous les autres : alors nous éclatâmes d’un rire qui n’en finissait plus.

« Je regrette : je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle ! s’écria notre client, que notre hilarité fit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux flamboyants. Si vous ne pouvez rien d’autre pour moi que rire, j’irai m’adresser ailleurs.

– Non, non ! cria Holmes en le repoussant dans le fauteuil d’où il avait commencé à s’extraire. Pour rien au monde je ne voudrais manquer cette affaire : elle est… rafraîchissante ! Mais elle comporte, pardonnez-moi de m’exprimer ainsi, des éléments plutôt amusants. Veuillez nous dire maintenant ce que vous avez fait lors que vous avez trouvé ce carton sur la porte.

– J’avais reçu un coup de massue, monsieur. Je ne savais pas à quel saint me vouer. Je fis le tour des bureaux voisins, mais tout le monde ignorait la nouvelle. En fin de compte, je me rendis chez le propriétaire : c’est un comptable qui habite au rez-de-chaussée ; je lui ai demandé s’il pouvait me dire ce qui était arrivé à la Ligue des rouquins. Il me répondit qu’il n’avait jamais entendu parler d’une semblable association. Alors je lui demandai qui était M. Duncan Ross. Il m’affirma que c’était la première fois que ce nom était prononcé devant lui.

« “Voyons, lui dis je : le gentleman du N° 14 !

– Ah ! le rouquin ?

– Oui.

– Oh ! fit-il, il s’appelle William Morris. C’est un conseiller juridique : il se servait de cette pièce pour un usage provisoire ; Je la lui avais louée jusqu’à ce que ses nouveaux locaux fussent prêts. Il a déménagé hier.

– Où pourrais je le trouver ?

– Oh ! à son nouveau bureau. J’ai son adresse quelque part… Oui, 17, King Edward Street, près de Saint-Paul.

– Je courus, monsieur Holmes ! Mais quand j’arrivai à cette adresse, je découvris une fabrique de rotules artificielles, et personne ne connaissait ni M. William Morris, ni M. Duncan Ross.”

– Et ensuite, qu’avez-vous fait ? demanda Holmes.

– Je suis rentré chez moi à Saxe-Coburg Square pour prendre l’avis de mon commis. Mais il se contenta de me répéter que, si j’attendais, j’aurais des nouvelles par la poste. Alors ça ne m’a pas plu, monsieur Holmes ! Je ne tiens pas à perdre un emploi pareil sans me défendre… Comme j’avais entendu dire que vous étiez assez bon pour conseiller des pauvres gens qui avaient besoin d’un avis, je me suis rendu droit chez vous.

– Vous avez bien fait ! dit Holmes. Votre affaire est exceptionnelle, et je serai heureux de m’en occuper. D’après votre récit, je crois possible que les suites soient plus graves qu’on ne le croirait à première vue.

– Plus graves ! s’exclama M. Jabez Wilson. Quoi ! j’ai perdu cette semaine quatre livres sterling…

– En ce qui vous concerne personnellement, observa Holmes, je ne vois pas quel grief vous pourriez formuler contre cette ligue extraordinaire. Bien au contraire ! Ne vous êtes-vous pas enrichi de quelque trente livres ? Et je ne parle pas des connaissances que vous avez acquises gratuitement sur tous les sujets dont l’initiale était un A. Ces gens de la Ligue ne vous ont lésé en rien.

– Non, monsieur. Mais je tiens à apprendre la vérité sur leur compte, qui ils sont, et pourquoi il m’ont joué cette farce, car c’en est une ! Ils se sont bien amusés pour trente-deux livres !

– Nous nous efforcerons donc d’éclaircir à votre intention ces problèmes, monsieur Wilson. D’abord, une ou deux questions, s’il vous plaît. Ce commis, qui vous a soumis le texte de l’annonce depuis combien de temps l’employiez-vous ?

– Un mois, à peu près, à l’époque.

– Comment l’avez-vous embauché ?

– À la suite d’une petite annonce.

– Fut-il le seul à se présenter ?

– Non, il y avait une douzaine de candidats.

– Pourquoi l’avez-vous choisi ?

– Parce qu’il avait l’air débrouillard, et qu’il consentait à entrer comme débutant.

– En fait, à demi-salaire ?

– Oui.

– Comment est-il fait, ce Vincent Spaulding ?

– Il est petit, fortement charpenté, très vif, chauve, bien qu’il n’ait pas trente ans. Sur le front il a une tache blanche : une brûlure d’acide. »

Holmes se souleva de son fauteuil ; une excitation considérable s’était emparée de lui.

« Je n’en pensais pas moins ! dit-il. N’avez-vous pas observé que ses lobes sont percés comme par des boucles d’oreilles ?

– Si, monsieur. Il m’a dit qu’une sorcière les lui avait trouées quand il était petit.

– Hum ! fit Holmes en retombant dans ses pensées. Et il est encore à votre service ?

– Oh ! oui, monsieur ! Je viens de le quitter.

– Et pendant votre absence, il a bien géré votre affaire ?

– Rien à dire là-dessus, monsieur. D’ailleurs il n’y a jamais grand-chose à faire le matin.

– Cela suffit, monsieur Wilson. Je serai heureux de vous faire connaître mon opinion d’ici un jour ou deux. Nous sommes aujourd’hui samedi. J’espère que la conclusion interviendra lundi. »

Quand notre visiteur eut prit congé, Holmes m’interrogea :

« Hé bien ! Watson, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

– Je n’en pense rien, répondis je franchement. C’est une affaire fort mystérieuse.

– En règle générale, dit Holmes, plus une chose est bizarre, moins elle comporte finalement de mystères. Ce sont les crimes banals, sans traits originaux, qui sont vraiment embarrassants : de même qu’un visage banal est difficile à identifier. Mais il faut que je règle rapidement cela.

– Qu’allez-vous faire ?

– Fumer, répondit-il. C’est le problème idéal pour trois pipes, et je vous demande de ne pas me distraire pendant cinquante minutes. »

Il se roula en boule sur son fauteuil, avec ses genoux minces ramenés sous son nez aquilin puis il demeura assis ainsi, les yeux fermés ; sa pipe en terre noire proéminait comme le bec d’un oiseau étrange. Je finis par conclure qu’il s’était endormi, et j’allais moi aussi faire un petit somme quand il bondit hors de son siège : à en juger par sa mine, il avait pris une décision. Il posa sa pipe sur la cheminée.

« Il y a un beau concert cet après-midi à Saint-James’s Hall, dit-il. Qu’en pensez-vous, Watson ? Vos malades pourront-ils se passer de vos services quelques heures ?

– Je suis libre aujourd’hui. Ma clientèle n’est jamais très absorbante.

– Dans ce cas, prenez votre chapeau et partons. D’abord pour un petit tour dans la City ; nous mangerons quelque chose en route. Il y a beaucoup de musique allemande au programme, et elle est davantage à mon goût que la musique française ou italienne : elle est introspective, et j’ai grand besoin de m’introspecter. Venez ! »

Nous prîmes le métro jusqu’à Aldergate. Une courte marche nous mena à Saxe-Coburg Square, l’une des scènes où s’était déroulée l’histoire peu banale que nous avions entendue. C’était une petite place de rien du tout, suant la misère sans l’avouer tout à fait ; quatre rangées crasseuses de maisons de briques à deux étages contemplaient une pelouse minuscule entourée d’une grille : un sentier herbeux et quelques massifs de lauriers fanés y défendaient leur existence contre une atmosphère enfumée et ingrate. Trois boules dorées et un écriteau marron avec Jabez Wilson écrit en lettres blanches, à l’angle d’une maison, révélèrent le lieu où notre client rouquin tenait boutique. Sherlock Holmes s’arrêta devant la façade. Il pencha la tête de côté et la contempla ; entre ses paupières plissées, ses yeux brillaient. Lentement, il remonta la rue puis la redescendit sans cesser de regarder les maisons, comme s’il voulait en percer les murs. Finalement, il retourna vers la boutique du prêteur sur gages ; il cogna vigoureusement deux ou trois fois le trottoir avec sa canne, avant d’aller à la porte et d’y frapper. Presque instantanément, on ouvrit : un jeune garçon imberbe, à l’aspect fort éveillé, le pria d’entrer.

« Merci, dit Holmes. Je voudrais seulement que vous m’indiquiez, s’il vous plaît, le chemin pour regagner le Strand d’ici.

– La troisième à droite, et la quatrième à gauche, répondit aussitôt le commis en refermant la porte. »

« Il a l’esprit vif, ce type ! observa Holmes quand nous nous fûmes éloignés. Selon moi, il est, au royaume de l’habileté, le quatrième homme dans Londres ; quant à l’audace, il pourrait même prétendre à la troisième place. J’ai déjà eu affaire à lui autrefois.

– De toute évidence, dis je, le commis de M. Wilson tient un rôle important dans cette mystérieuse affaire de la Ligue des rouquins. Je parierais que vous n’avez demandé votre chemin que pour le voir.

– Pas lui

– Qui alors ?

– Les genoux de son pantalon.

– Ah !… Et qu’y avez-vous vu ?

– Ce que je m’attendais à voir.

– Pourquoi avez-vous cogné le trottoir avec votre canne ?

– Mon cher docteur, c’est l’heure d’observer, non de parler. Nous sommes des espions en pays ennemi. Nous avons appris quelque chose sur Saxe-Coburg Square. Explorons maintenant les ruelles qui se trouvent derrière. »

La rue où nous nous retrouvâmes lorsque nous eûmes contourné l’angle de ce Saxe-Coburg Square contrastait autant avec lui que les deux faces d’un tableau. C’était l’une des artères principales où se déversait le trafic de la City vers le nord et l’ouest. La chaussée était obstruée par l’énorme flot commercial qui s’écoulait en un double courant : l’un allant vers la City, l’autre venant de la City. Nous avions du mal à réaliser que d’aussi beaux magasins et d’aussi imposants bureaux s’adossaient à ce square minable et crasseux que nous venions de quitter.

« Laissez-moi bien regarder, dit Holmes qui s’était arrêté au coin pour observer. Je voudrais tout simplement me rappeler l’ordre des maisons ici. Il y a Mortimer’s, le bureau de tabac, la boutique du marchand de journaux, la succursale Coburg de la Banque de la City et de la Banlieue, le restaurant végétarien, et le dépôt de voitures McFarlane. Ceci nous mène droit vers l’autre bloc. Voilà, docteur : le travail est fini, c’est l’heure de nous distraire ! Un sandwich et une tasse de café, puis en route vers le pays du violon où tout est douceur, délicatesse, harmonie : là, il n’y aura pas de rouquins pour nous assommer de devinettes. »

Mon ami était un mélomane enthousiaste ; il exécutait passablement, et il composait des œuvres qui n’étaient pas dépourvues de mérite. Tout l’après-midi, il resta assis sur son fauteuil d’orchestre ; visiblement, il jouissait du bonheur le plus parfait ; ses longs doigts minces battaient de temps en temps la mesure ; un sourire s’étalait sur son visage ; ses yeux exprimaient de la langueur et toute la poésie du rêve… Qu’ils étaient donc différents des yeux de Holmes le limier, de Holmes l’implacable, l’astucieux, de Holmes le champion des policiers ! Son singulier caractère lui permettait cette dualité. J’ai souvent pensé que sa minutie et sa pénétration représentaient une sorte de réaction de défense contre l’humeur qui le portait vers la poésie et la contemplation. L’équilibre de sa nature le faisait passer d’une langueur extrême à l’énergie la plus dévorante. Je savais bien qu’il n’était jamais si réellement formidable que certains soirs où il venait de passer des heures dans son fauteuil parmi les improvisations ou ses éditions en gothique. Alors l’appétit de la chasse s’emparait de lui, et sa logique se haussait au niveau de l’intuition : si bien que les gens qui n’étaient pas familiarisés avec ses méthodes le regardaient de travers, avec méfiance, comme un homme différent du commun des mortels.

Quand je le vis ce soir-là s’envelopper de musique à Saint-James’s Hall, je sentis que de multiples désagréments se préparaient pour ceux qu’il s’était donné pour mission de pourchasser.

« Vous désirez sans doute rentrer chez vous, docteur ? me demanda-t-il après le concert.

– Oui, ce serait aussi bien.

– De mon côté, j’ai devant moi plusieurs heures de travail. L’affaire de Coburg Square est grave.

– Grave ?

– Un crime considérable se mijote. J’ai toutes raisons de croire que nous pourrons le prévenir. Mais c’est aujourd’hui samedi, et cela complique les choses. J’aurais besoin de votre concours ce soir

– À quelle heure ?

– Dix heures ; ce sera assez tôt.

– Je serai à Baker Street à dix heures.

– Très bien… Ah ! dites-moi, docteur : il se peut qu’un petit danger nous menace ; alors, s’il vous plaît, mettez donc votre revolver d’officier dans votre poche. »

Il me fit signe de la main, vira sur ses talons, et disparut dans la foule. Je ne crois pas avoir un esprit plus obtus que la moyenne, mais j’ai toujours été oppressé par le sentiment de ma propre stupidité au cours de mon commerce avec Sherlock Holmes. Dans ce cas-ci j’avais entendu ce qu’il avait entendu, j’avais vu ce qu’il avait vu ; et cependant !… Il ressortait de ses propos qu’il discernait non seulement ce qui s’était passé, mais encore ce qui pouvait survenir, alors que, de mon point de vue, l’affaire se présentait sous un aspect confus et grotesque. Tandis que je roulais vers ma maison de Kensington, je me remémorai le tout, depuis l’extraordinaire récit du copieur roux de l’Encyclopédie britannique jusqu’à notre visite à Saxe-Coburg Square, sans oublier la petite phrase de mauvais augure qu’il m’avait lancée en partant. Qu’est-ce que c’était que cette expédition nocturne ? Pourquoi devrais je y participer armé ? Où irions-nous ? Et que ferions-nous ? Holmes m’avait indiqué que le commis du prêteur sur gages était un as : un homme capable de jouer un jeu subtil et dur. J’essayai de démêler cet écheveau mais j’y renonçai bientôt : après tout, la nuit m’apporterait l’explication que je cherchais !

À neuf heures et quart, je sortis de chez moi et, par le parc et Oxford Street, je me dirigeai vers Baker Street. Devant la porte, deux fiacres étaient rangés. Passant dans le couloir, j’entendis au dessus un bruit de voix : de fait, quand j’entrai dans la pièce qui servait de bureau à Holmes, celui-ci était en conversation animée avec deux hommes. J’en reconnus un aussitôt : c’était Peter Jones, officier de police criminelle. L’autre était long et mince ; il avait le visage triste, un chapeau neuf et une redingote terriblement respectable.

« Ah ! nous sommes au complet ! s’exclama Holmes en prenant son lourd stick de chasse, Watson, je crois que vous connaissez M. Jones, de Scotland Yard ? Permettez-moi de vous présenter M. Merryweather, qui va nous accompagner dans nos aventures nocturnes.

– Vous voyez, docteur, dit Jones avec l’air important qui ne le quittait jamais, encore une fois nous voici partant pour une chasse à deux. Notre ami est merveilleux pour donner le départ. Il n’a besoin que d’un vieux chien pour l’aider à dépister le gibier.

– J’espère, murmura lugubrement M. Merryweather, que nous trouverons en fin de compte autre chose qu’un canard sauvage.

– Vous pouvez avoir pleine et entière confiance en M. Holmes ! dit fièrement l’officier de police. Il a ses petites méthodes qui sont, s’il me permet de l’avouer, un tout petit peu trop théoriques et bizarres. mais c’est un détective-né. Il n’est pas exagéré de dire qu’une fois ou deux, notamment dans cette affaire de meurtre à Brixton Road ou dans le trésor d’Agra, il a vu plus clair que la police officielle.

– Oh ! si vous êtes de cet avis, monsieur Jones, tout est parfait ! s’écria l’étranger avec déférence. Pourtant, je vous confesse que mon bridge me manque. C’est depuis vingt-sept ans la première fois que je ne joue pas ma partie le samedi soir.

– Je crois que vous ne tarderez pas à vous apercevoir, dit Holmes, que vous n’avez jamais joué aussi gros jeu ; la partie de ce soir sera donc passionnante ! Pour vous, monsieur Merryweather, il s’agit de quelque trente mille livres. Pour vous Jones, il s’agit de l’homme que vous voulez tant prendre sur le fait.

– John Clay, assassin, voleur, faussaire, faux-monnayeur. C’est un homme jeune, monsieur Merryweather, et cependant il est à la tête de sa profession. Il n’y a pas un criminel dans Londres à qui je passerais les menottes avec plus de plaisir. Un type remarquable, ce John Clay ! Son grand-père était un duc royal ; lui-même a fait ses études à Eton et à Oxford. Il a le cerveau aussi agile que ses doigts ; à chaque instant, nous repérons sa trace, mais quant à trouver l’homme ! Un jour, il fracturera un coffre en Écosse, et le lendemain il quêtera dans les Cornouailles pour la construction d’un orphelinat. Il y a des années que je le piste, et je ne suis jamais parvenu à l’apercevoir !

– J’espère que j’aurai la joie de vous le présenter cette nuit. J’ai eu moi aussi affaire une ou deux fois à M. John Clay, et je vous concède que c’est un as. Mais il est plus de dix heures : il faut partir. Prenez tous deux le premier fiacre ; Watson et moi suivrons dans le second. »

Tout au long de notre route, Sherlock Holmes ne se montra guère enclin à la conversation : du fond du fiacre, il fredonnait les airs qu’il avait entendus l’après-midi. Nous nous engageâmes dans un interminable labyrinthe de ruelles éclairées au gaz, jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans Farrington Street.

« Nous approchons ! constata mon ami. Ce Merryweather est un directeur de banque et cette affaire l’intéresse personnellement. J’ai pensé qu’il ne serait pas mauvais d’avoir Jones avec nous aussi. Ce n’est pas un mauvais bougre, quoique professionnellement je le considère comme un imbécile. Mais il a une qualité positive : il est aussi courageux qu’un bouledogue, et aussi tenace qu’un homard s’il pose ses pinces sur quelqu’un. Nous voici arrivés : ils nous attendent. »

Nous avions atteint la même grande artère populeuse où nous avions déambulé le matin. Nous quittâmes nos fiacres et, guidés par M. Merryweather, nous nous engouffrâmes dans un passage étroit. Il nous ouvrit une porte latérale. Au bout d’un couloir, il y avait une porte en fer massif. Celle-ci aussi fut ouverte ; elle débouchait sur un escalier de pierre en colimaçon qui se terminait sur une nouvelle porte formidable. M. Merryweather s’arrêta pour allumer une lanterne, et il nous mena vers un passage sombre, qui puait la terre mouillée. Encore une porte, la troisième, et nous aboutîmes à une grande cave voûtée où étaient empilées tout autour des caisses et des boîtes de grande taille.

« Par le haut, vous n’êtes pas trop vulnérable ! remarqua Holmes en levant la lanterne et en regardant autour de lui.

– Ni par le bas ! dit M. Merryweather en frappant de son stick les dalles du sol… Mon Dieu ! s’écria-t-il, elles sonnent creux…

– Je dois réellement vous prier de vous tenir un peu plus tranquille, dit Holmes avec sévérité. Vous venez de compromettre le succès de notre expédition. Pourrais-je vous demander d’être assez bon pour vous asseoir sur l’une de ces caisses et de ne vous mêler de rien ? » Le solennel M. Merryweather se percha sur une caisse, avec un air de dignité offensée. Holmes s’agenouilla sur le sol : à l’aide de la lanterne et d’une loupe, il examina les interstices entre les dalles. Quelques secondes lui suffirent ; il se remit debout et rangea la loupe dans sa poche.

« Nous avons une bonne heure devant nous, déclara-t-il. En effet, ils ne prendront aucun risque avant que le prêteur sur gages soit couché. Seulement, ils ne perdront plus une minute, car plus tôt ils auront fini leur travail, plus ils auront de temps pour se mettre à l’abri. Nous nous trouvons actuellement, docteur, et vous l’avez certainement deviné, dans la cave d’une succursale, pour la City, de l’une des principales banques de Londres. M. Merryweather est le président du conseil d’administration, et il vous expliquera les raisons pour lesquelles les criminels les plus audacieux de la capitale n’auraient pas tort de s’intéresser à présent à cette cave.

– C’est notre or français, chuchota le président. Et nous avons été avertis à plusieurs reprises qu’un coup était en préparation.

– Votre or français ?

– Oui. Il y a quelques mois, nous avons eu occasion de consolider nos ressources ; à cet effet, nous avons emprunté trente mille napoléons à la Banque de France. Mais, dans la City, on a appris que nous n’avons jamais eu besoin de cet argent frais, et qu’il était dans notre cave. La caisse sur laquelle je suis assis contient deux mille napoléons enveloppés de papier de plomb. Notre réserve métallique est beaucoup plus forte en ce moment que celle qui est généralement affectée à une simple succursale, et la direction redoute quelque chose…

– Craintes tout à fait justifiées ! ponctua Holmes. Maintenant, il serait temps d’arranger nos petits plans. Je m’attends à ce que l’affaire soit mûre dans une heure. D’ici là, monsieur Merryweather, faites tomber le volet de votre lanterne.

– Alors nous resterons… dans le noir ?

– J’en ai peur ! J’avais emporté un jeu de cartes, monsieur Merryweather, et je pensais que, puisque nous serions quatre, vous auriez pu faire quand même votre partie de bridge. Mais l’ennemi a poussé si loin ses préparatifs que toute lumière nous est interdite. Première chose à faire : choisir nos places. Nos adversaires sont gens audacieux ; nous aurons l’avantage de la surprise, c’est entendu ; mais si nous ne prenons pas le maximum de précautions, gare à nous ! Je me tiendrai derrière cette caisse. Vous autres, dissimulez-vous derrière celles-là. Quand je projetterai de la lumière sur eux, cernez-les en vitesse. Et s’ils tirent, Watson, n’ayez aucun scrupule, abattez-les comme des chiens ! »

Je posai mon revolver, armé, sur la caisse en bois derrière laquelle je m’accroupis. Holmes abaissa le volet de la lanterne. Nous fûmes plongés dans l’obscurité ; et cette obscurité me parut effroyablement opaque. L’odeur du métal chauffé demeurait pour nous convaincre que la lumière n’était pas éteinte et qu’elle jaillirait au moment propice. Mes nerfs, exaspérés par cet affût particulier, me rendaient plus sensible à l’atmosphère glacée et humide de la cave.

« Ils n’ont qu’une retraite possible, chuchota Holmes. La maison de Saxe-Coburg Square. Je pense que vous avez fait ce que je vous avais demandé, Jones ?

– Un inspecteur et deux agents font le guet devant la porte.

– Par conséquent, tous les trous sont bouchés. Il ne nous reste plus qu’à nous taire et à attendre. » Comme le temps nous sembla long ! En confrontant nos souvenirs, ensuite, nous découvrîmes qu’il ne s’était écoulé qu’une heure et quart avant l’action ; nous aurions juré que la nuit entière avait passé et que l’aube blanchissait déjà le ciel au-dessus de nos têtes. J’avais les membres raides et endoloris, car j’avais peur de faire du bruit en changeant de position. Quant à mes nerfs, ils étaient tellement tendus que je percevais la respiration de mes trois compagnons : je distinguais même celle de Jones, plus lourde, de celle du président du conseil d’administration de la banque, qui ressemblait à une poussée régulière de soupirs. De ma place, je pouvais observer les dalles par-dessus la caisse. Soudain, mes yeux aperçurent le trait d’une lumière.

D’abord ce ne fut qu’une étincelle rougeâtre sur le sol dallé. Puis elle s’allongea jusqu’à devenir une ligne jaune. Et alors, sans le moindre bruit, une fente se produisit et une main apparut : blanche, presque féminine, cette main se posa au centre de la petite surface éclairée ; elle tâtonna à l’entoure. Pendant une minute ou deux, la main, avec ses doigts crispés, émergea du sol. Puis elle se retira aussi subitement qu’elle était apparue. Tout redevint noir, à l’exception de cette unique lueur rougeâtre qui marquait une fente entre deux dalles.

La disparition de la main, cependant, ne fut que momentanée. Dans un bruit de déchirement, d’arrachement, l’une des grosses dalles blanches se souleva sur un côté : un trou carré, béant, se creusa et une lanterne l’éclaira. Par-dessus le rebord, un visage enfantin, imberbe, surgit. Il inspecta les caisses du regard. De chaque côté de l’ouverture ainsi pratiquée dans le sol, une main s’agrippa. Les épaules émergèrent, puis la taille. Un genou prit appui sur le rebord. L’homme se mit debout à côté du trou. Presque au même instant se dressa derrière lui un complice : aussi agile et petit que lui, avec un visage blême et une tignasse d’un rouge flamboyant.

« Tout va bien, murmura-t-il. Tu as les ciseaux, les sacs ?… Oh ! bon Dieu ! Saute, Archie, saute ! Je m’en débrouillerai tout seul. »

Sherlock Holmes avait bondi et empoigné l’homme. L’autre plongea par le trou et je perçus le bruit d’une étoffe qui se déchirait car Jones l’avait happé par son vêtement. La lumière fit luire le canon d’un revolver, mais Holmes frappa le poignet d’un coup de stick, et l’arme tomba sur le sol.

« Inutile, John Clay ! articula Holmes avec calme. Vous n’avez plus aucune chance.

– J’ai compris, répondit le bandit avec le plus grand sang-froid. J’espère que mon copain s’en est tiré, bien que vous ayez eu les pans de sa veste…

– Il y a trois hommes qui l’attendent à la porte, dit Holmes.

– Oh ! vraiment ? Vous me paraissez n’avoir rien oublié. Puis-je vous féliciter ?

– Moi aussi, je vous félicite ! dit Holmes. Votre idée des rouquins était très originale… et efficace !

– Vous retrouverez bientôt votre copain, dit Jones. Il descend dans les trous plus vite que moi. Tendez-moi les poignets, afin que j’attache les menottes.

– Je vous prie de ne pas me toucher avec vos mains crasseuses ! observa notre prisonnier tandis que les cercles d’acier se refermaient autour de ses poignets. Vous ignorez peut-être que j’ai du sang royal dans les veines ? Ayez la bonté, quand vous vous adresserez à moi, de m’appeler “Monsieur” et de me dire “s’il vous plaît”.

– D’accord ! répondit Jones, ahuri mais ricanant. Hé bien ! voulez-vous, s’il vous plaît, Monsieur, monter par l’escalier ? Nous trouverons en haut un carrosse qui transportera Votre Altesse au poste de police.

– Voilà qui est mieux, dit John Clay avec sérénité. »

Il s’inclina devant nous trois et sortit paisiblement sous la garde du policier.

« Réellement, monsieur Holmes, dit M. Merryweather pendant que nous remontions de la cave, je ne sais comment la banque pourra vous remercier et s’acquitter envers vous. Sans aucun doute, vous avez découvert et déjoué une tentative de cambriolage comme je n’en avais encore jamais vu dans une banque !

– J’avais un petit compte à régler avec M. John Clay, sourit Holmes. Dans cette affaire, mes frais ont été minimes : j’espère néanmoins que la banque me les remboursera. En dehors de cela, je suis largement récompensé parce que j’ai vécu une expérience pour ainsi dire unique, et que la Ligue des rouquins m’a été révélée ! Elle était très remarquable !

– Voyez-vous, Watson, m’expliqua-t-il dans les premières heures de la matinée, alors que nous étions assis à Baker Street devant un bon verre de whisky, une chose me sauta aux yeux tout d’abord : cette histoire assez incroyable d’une annonce publiée par la soi-disant Ligue des rouquins, et de la copie de l’encyclopédie britannique, ne pouvait avoir d’autre but que de retenir chaque jour hors de chez lui notre prêteur sur gages. Le moyen utilisé n’était pas banal ; en fait, il était difficile d’en trouver de meilleur ! C’est indubitablement la couleur des cheveux de son complice qui inspira l’esprit subtil de Clay. Quatre livres par semaine constituaient un appât sérieux ; mais qu’était-ce, pour eux, que quatre livres puisqu’ils en espéraient des milliers ? Ils insérèrent l’annonce : l’un des coquins loua provisoirement le bureau, l’autre poussa le prêteur sur gages à se présenter, et tous deux profitaient chaque matin de son absence. À partir du moment où j’ai su que le commis avait accepté de travailler à mi-salaire, j’ai compris qu’il avait un sérieux motif pour accepter l’emploi.

– Mais comment avez-vous découvert de quel motif il s’agissait ?

– S’il y avait eu des femmes dans la maison, j’aurais songé à une machination plus vulgaire. Mais il ne pouvait en être question. D’autre part, le bureau de notre prêteur sur gages rendait peu. Enfin, rien chez lui ne justifiait une préparation aussi minutieuse longue et coûteuse. Il fallait donc chercher dehors. Mais chercher quoi ? Je réfléchis à la passion du commis pour la photographie, et à son truc de disparaître dans la cave. La cave ! C’était là qu’aboutissaient les fils de l’énigme que m’avait apportée M. Jabez Wilson. Je posai alors quelques questions sur ce commis mystérieux, et je me rendis compte que j’avais affaire à l’un des criminels de Londres les plus audacieux et les plus astucieux. Il était en train de manigancer quelque chose dans la cave : quelque chose qui lui prenait plusieurs heures par jour depuis des mois. Encore une fois, quoi ? Je ne pouvais qu’envisager un tunnel, destiné à le conduire vers un autre immeuble.

« J’en étais arrivé là quand nous nous rendîmes sur les lieux. Je vous ai étonné quand j’ai cogné le sol avec mon stick ; mais je me demandais si la cave était située sur le devant ou sur l’arrière de la maison. Au son, je sus qu’elle n’était pas sur le devant. Ce fut alors que je sonnai ; j’espérais bien que le commis se dérangerait pour ouvrir. Nous avions eu quelques escarmouches, mais nous ne nous étions jamais vus. Je regardai à peine son visage : c’était ses genoux qui m’intéressaient. Vous avez pu remarquer vous-même combien à cet endroit le pantalon était usé, chiffonné, et taché : de tels genoux étaient révélateurs du genre de travail auquel il se livrait pendant des heures. Le seul point mystérieux qui restait à élucider était le pourquoi de ce tunnel. En me promenant dans le coin, je constatai que la Banque de la City et de la Banlieue attenait à la maison de Jabez Wilson. Quand vous rentrâtes chez vous après le concert, j’alertai Scotland Yard et le président du conseil d’administration de la banque ; et la conclusion fut ce que vous avez vu.

– Et comment avez-vous pu prévoir qu’ils feraient dès le soir leur tentative ?

– À partir du moment où le bureau de la Ligue était fermé, il était certain qu’ils ne se souciaient plus que Jabez Wilson fût absent de chez lui. Par ailleurs, il était capital de leur point de vue qu’ils se dépêchassent, car le tunnel pouvait être découvert, ou l’or changé de place. Le samedi leur convenait bien, car ils avaient deux jours pour disparaître. C’est pour toutes ces raisons que je les attendais pour hier soir.

– Votre logique est merveilleuse ! m’écriai je avec une admiration non feinte. La chaîne est longue, et cependant chaque anneau se tient.

– La logique me sauve de l’ennui, répondit-il en bâillant. Hélas ! je le sens qui me cerne encore !… Ma vie est un long effort pour m’évader des banalités de l’existence. Ces petits problèmes m’y aident.

– Et de plus, vous êtes un bienfaiteur de la société, ajoutai je.

Il haussa les épaules : « Peut-être, après tout, cela sert-il à quelque chose ! “L’homme n’est rien ; c’est l’œuvre qui est tout”, comme Flaubert l’écrivait à George Sand. »

UNE AFFAIRE D’IDENTITÉ

UNE AFFAIRE D’IDENTITÉ{3}

Nous étions assis au coin du feu dans son logement de Baker Street, et Sherlock Holmes me dit :

« La vie, mon cher, est infiniment plus étrange que tout ce que l’esprit humain pourrait inventer ! Il y a certaines choses que nous n’oserions pas concevoir, et qui sont pourtant de simples banalités de l’existence. Je suppose que nous soyons capables de nous envoler tous les deux par cette fenêtre : nous planerions au-dessus de Londres et nous soulèverions doucement les toits, nous risquerions un œil sur les choses bizarres qui se passent, sur les coïncidences invraisemblables, les projets, les malentendus, sur les merveilleux enchaînements des événements qui se sont succédé à travers les générations pour aboutir à des résultats imprévus à l’origine ; n’importe quel roman, avec ses développements conventionnels et son dénouement normal, nous paraîtrait par comparaison étriqué et intéressant.

– Je n’en suis pas encore tout à fait convaincu, répondis-je. Les intrigues et toutes les affaires que nous lisons sur du papier imprimé sont généralement assez plates. Prenez les rapports de police : le réalisme y est poussé jusqu’à l’extrême ; ils n’en sont pour cela ni passionnants ni riches en effets d’art…

– Pour produire un effet artistique, remarqua Holmes, la sélection et la discrétion sont indispensables. C’est ce qui manque dans un rapport de police, où la platitude du style de l’auteur ressort davantage que les détails, lesquels constituent cependant le fond de toute l’affaire. Je crois que la banalité est très anormale. »

Je secouai la tête en souriant :

« Je comprends très bien pourquoi vous professez cette opinion. Vous occupez la situation d’un conseiller officieux, vous aidez tous ceux qui, à travers trois continents, se débattent au sein d’énigmes indéchiffrables. Vous vous trouvez donc en contact avec l’étrange, le bizarre… Mais prenons le journal de ce matin : livrons-nous à une expérience pratique. Voyez ce titre : “La cruauté d’un mari envers sa femme”. Il y a une demi-colonne de texte ; mais je n’ai pas besoin de la lire pour savoir que le sujet traité m’est parfaitement familier : je devine déjà la maîtresse, l’alcool, les disputes, les coups, le bruit, une logeuse au bon cœur et la sœur de charité… Les écrivains les plus réalistes ne pourraient rien imaginer de plus réel.

– Vous avez choisi malheureusement un mauvais argument pour étayer votre thèse ! dit Holmes en prenant le journal pour y jeter un coup d’œil. Il s’agit de l’affaire du divorce des Dundas : or, par hasard, on m’a demandé d’éclaircir quelques points en connexion avec ce petit drame. Hé bien ! le mari militait dans la Ligue antialcoolique ; il n’avait pas de maîtresse ; le seul côté blâmable de sa conduite était la détestable habitude qu’il avait prise de lancer, à la fin de chaque repas, son dentier à la tête de sa femme. Quel romancier moyen aurait imaginé cela ?… Un peu de tabac, docteur, pour vous aider à reconnaître que je viens de marquer un point contre vous ! »

Il me tendit une tabatière de vieil or ; au centre du couvercle s’étalait une grosse améthyste. Cette splendeur contrastait tellement avec la simplicité de ses goûts que je ne pus m’empêcher de m’en étonner.

« Ah ! me dit-il. J’oubliais que je ne vous avais pas vu depuis plusieurs semaines : c’est un petit souvenir que m’a envoyé le roi de Bohème pour me remercier des services que je lui ai rendus à propos d’Irène Adler.

– Et cette bague ? demandai-je en désignant un brillant magnifique qui scintillait à son doigt.

– Elle m’a été donnée par la famille régnante de Hollande ; mais l’affaire qui m’a valu cette récompense était délicate, très délicate… Je ne pourrais la raconter, même à vous qui avez eu la gentillesse de relater pour la chronique quelques-uns de mes petits problèmes.

– En avez-vous un sur le chantier, en ce moment ? demandai-je avec curiosité.

– Une douzaine, mais sans intérêt. Ils sont importants, vous comprenez ? mais nullement intéressants. Savez-vous ce que j’ai découvert ? Hé bien ! que c’est généralement dans les affaires peu importantes que l’observation peut le mieux se déployer, ainsi que cette vivacité dans l’analyse des causes et des effets qui donne à une enquête tout son piment. Les plus grands crimes sont les plus simples, car plus grand est le crime et mieux le mobile apparaît : c’est la règle. Parmi ces dix ou douze affaires sur le chantier, comme vous dites, en dehors d’une, assez embrouillée, qui m’a été soumise de Marseille, je ne vois rien qui présente de l’intérêt. Cependant il est possible que d’ici quelques minutes j’aie mieux à vous offrir, car, ou je me trompe fort, ou voici une cliente. »

Il s’était levé de son fauteuil et était allé se poster derrière le store pour plonger son regard dans la rue morne et incolore. Penché par dessus son épaule, j’aperçus sur le trottoir d’en face une forte femme qui s’était arrêtée. Un lourd boa pendait à son cou. Elle était coiffée d’un chapeau à larges bords, piqué d’une grande plume rouge, qu’elle portait sur l’oreille, selon la mode qu’avait coquettement lancée la duchesse de Devonshire. À l’abri de ce dais imposant, elle risquait des coups d’œil hésitants, énervés, vers nos fenêtres. Son corps oscillait d’avant en arrière et d’arrière en avant. Ses doigts tripotaient les boutons de ses gants. Tout à coup, comme si elle se jetait à l’eau, elle traversa la rue en courant, et un coup de sonnette retentit.

« J’ai déjà vu ce genre de symptômes, dit Holmes en lançant sa cigarette dans la cheminée. Oscillations sur le trottoir, cela signifie toujours affaire du cœur. Elle aimerait être conseillée, mais elle se demande si cette affaire n’est pas trop délicate pour être communiquée à quelqu’un. Et même à ce point, nous pouvons opérer encore une discrimination : quand une femme a été gravement bafouée par un homme, elle n’oscille plus, le symptôme habituel est un cordon de sonnette cassé. Pour ce cas-ci, nous pouvons supposer qu’il s’agit d’une affaire d’amour, mais que la dame est moins en colère qu’embarrassée ou affligée.

On frappa à la porte, et le groom annonça Mlle Mary Sutherland. La visiteuse surgit derrière la petite silhouette noire, comme un navire marchand aux voiles gonflées derrière un minuscule bateau pilote. Sherlock Holmes l’accueillit avec l’aisance et la courtoisie qu’il savait pousser jusqu’au raffinement. Il referma la porte sur elle, lui indiqua un fauteuil, et la regarda de cette façon minutieuse et pourtant abstraite qui n’appartenait qu’à lui.

« Ne trouvez-vous pas, dit-il, qu’avec votre myopie, c’est un petit peu pénible de taper tellement à la machine ?

– Oui, au début ; mais maintenant je tape sans regarder les touches. »

Elle avait répondu sans réaliser la portée exacte des paroles de Sherlock Holmes. Mais à peine avait-elle fermé la bouche qu’elle sursauta : ses yeux se posèrent avec effroi et ahurissement sur mon ami.

« On vous a parlé de moi, monsieur Holmes ! Autrement comment auriez-vous su cela ?

– Aucune importance ! dit Holmes en riant. C’est mon métier de connaître des tas de choses. Peut-être me suis-je entraîné à voir ce que d’autres ne voient pas… Sinon, d’ailleurs, pourquoi seriez vous venue me consulter ?

– Je suis venue vous voir, monsieur, parce que Mme Etherge m’a parlé de vous. Vous vous rappelez ? Vous avez si facilement retrouvé son mari alors que tout le monde, police comprise, le donnait pour mort !… Oh ! monsieur Holmes, je voudrais que vous fassiez autant pour moi ! Je ne suis pas riche, mais je jouis en propre de cent livres par an, et je gagne un supplément en tapant à la machine. Je donnerais tout pour savoir ce qu’est devenu M. Hosmer Angel.

– Pourquoi êtes-vous partie avec une pareille précipitation ? » demanda Sherlock Holmes.

Il avait rassemblé les extrémités de ses dix doigts, et il contemplait le plafond. L’étonnement bouleversa encore une fois les traits quelconques de Mlle Mary Sutherland.

« Oui, dit-elle. Effectivement, je me suis précipitée hors de chez moi parce que j’étais furieuse de voir M. Windibank, mon père, prendre la chose aussi facilement. Il ne voulait pas avertir la police, il ne voulait pas aller vous voir ! Alors moi, finalement, comme il ne faisait rien, et qu’il se bornait à m’affirmer qu’il n’y avait pas de mal, je me suis mise en colère, j’ai filé droit chez vous.

– Votre père ? observa Holmes. Votre beau-père, sans doute, puisque vous ne portez pas le même nom.

– Oui, mon beau-père. Je l’appelle père, bien que cela sonne bizarrement ; il n’a que cinq ans et deux mois de plus que moi.

– Et votre mère vit toujours ?

– Oh ! oui. Maman vit toujours, et elle se porte bien. Ça ne m’a pas fait plaisir, monsieur Holmes, quand elle s’est remariée si tôt après la mort de papa : surtout qu’il s’agissait d’un homme qui avait quinze ans de moins qu’elle. Papa était plombier à Tottenham Court Road ; il a laissé derrière lui une affaire en ordre. Maman l’a continuée avec son contremaître, M. Hardy. Mais il a suffi que M. Windibank survienne pour qu’elle vende son affaire ; il lui était très supérieur : c’est un courtier en vins ! Ils en ont tiré quatre mille sept cents livres pour la clientèle et pour le fonds : si papa avait vécu, il en aurait tiré bien davantage, lui ! »

Je m’attendais à ce que Sherlock Holmes témoignât de l’impatience devant un récit aussi décousu, mais je le vis au contraire qui concentrait son attention au maximum.

« Votre petit revenu, demanda-t-il, vient-il de l’affaire ?

– Oh ! non, monsieur. Il n’a rien à voir avec elle. C’est un héritage de mon oncle Ned, d’Auckland. Des valeurs de Nouvelle Zélande, qui me rapportent 4,5 %. Le total faisait deux mille cinq cents livres, mais je touche juste l’intérêt.

– Cette histoire me passionne, dit Holmes. Voyons ! Cent livres, bon an mal an, vous parviennent ; de plus vous gagnez un peu d’argent, il vous arrive donc de faire des petits voyages et de vous offrir quelques fantaisies. Il me semble qu’une jeune fille seule peut très bien s’en tirer avec un revenu voisinant soixante livres.

– Je pourrais me débrouiller encore avec beaucoup moins, monsieur Holmes ! Mais aussi longtemps que je vivrai à la maison, je ne veux pas être à charge : aussi c’est eux qui encaissent. Bien sûr, cette convention n’est valable que tant que je resterai à la maison. Tous les trimestres, M. Windibank touche mes intérêts, les rapporte à maman. Moi, je me suffis avec ce que je gagne en tapant à la machine à écrire : à deux pence la page. Et je tape souvent de quinze à vingt pages par jour.

– Vous m’avez très bien décrit votre situation, dit Holmes. Mais vous pouvez parler devant le docteur Watson, qui est mon ami, aussi librement qu’à moi-même. S’il vous plaît, abordons, à présent, le chapitre de vos relations avec M. Hosmer Angel. »

Mlle Mary Sutherland rosit légèrement ; ses doigts s’agitèrent sur le bord de son chemisier ; tout de même elle commença :

« Je l’ai rencontré la première fois au bal des employés du gaz. Ils avaient l’habitude d’envoyer des places à papa de son vivant ; ils se souvinrent de nous après sa mort, et ils les adressèrent à maman. M. Windibank ne tenait pas à ce que nous y allions. D’ailleurs il ne tenait pas à ce que nous allions nulle part. Si j’avais voulu, par exemple, sortir avec mes camarades de l’école du dimanche, il serait devenu fou ! Mais cette fois j’étais décidée à aller au bal, et j’irais ! De quel droit m’en empêcherait-il ? Il prétendait que ce bal n’était pas fréquenté par des gens pour nous ; or, tous les amis de papa y étaient. Il me dit aussi que je n’avais rien à me mettre, alors que j’avais ma robe de panne rouge que je n’avais pas encore étrennée. À la fin, comme je ne voulais pas changer d’avis, il partit pour la France en voyage d’affaires pour sa firme ; mais maman et moi, nous nous fîmes accompagner de M. Hardy, l’ancien contremaître de papa, et nous allâmes au bal : ce fut là que je rencontrai M. Hosmer Angel.

– Je pense, dit Holmes, que lorsque M. Windibank rentra de France, il fut très fâché d’apprendre que vous étiez allée au bal.

– Oh ! il se montra très gentil ! Il rit, je m’en souviens, et il haussa les épaules. Il dit même que c’était bien inutile d’empêcher une femme de faire ce qui lui plaisait, car elle se débrouillait toujours.

– Bon. Donc, à ce bal des employés du gaz, vous avez rencontré un gentleman du nom de Hosmer Angel ?

– Oui, monsieur. Je l’ai rencontré ce soir-là ; le lendemain il vint nous rendre visite pour savoir si nous étions bien rentrées ; après quoi nous l’avons revu… C’est-à-dire, monsieur Holmes, je l’ai revu deux fois et nous nous sommes promenés ensemble. Mais ensuite mon père est rentré, et M. Hosmer Angel ne pouvait plus revenir à la maison.

– Non ?

– Parce que, vous comprenez, mon père n’aimait pas beaucoup ces choses-là. S’il avait pu, il n’aurait jamais reçu de visiteurs. Il disait qu’une femme devait se contenter du cercle de famille. Mais, comme je l’ai dit souvent à maman, une femme voudrait bien commencer à le créer, son propre cercle ! Et moi, je n’avais pas encore commencé le mien.

– Et ce M. Hosmer Angel n’a-t-il pas cherché à vous revoir ?

– Voilà : mon père devait repartir pour la France pendant une semaine. Hosmer m’écrivit qu’il serait plus raisonnable de ne pas nous voir avant son départ. Mais nous correspondions ; il m’écrivait chaque jour. C’était moi qui prenais les lettres le matin dans la boîte ; aussi, mon père n’en savait rien.

– À cette époque, étiez-vous fiancée à ce gentleman ?

– Oh ! oui, monsieur Holmes ! Nous nous étions fiancés dès notre première promenade. Hosmer… M. Angel… était caissier dans un bureau de Leadenhall Street… et…

– Quel bureau ?

– Voilà le pire, monsieur Holmes : je ne le sais pas.

– Où habitait-il alors ?

– Il dormait là où il travaillait.

– Et vous ne savez pas son adresse ?

– Non. Sauf que c’était Leadenhall Street.

– Où adressiez-vous vos lettres ?

– Au bureau de poste de Leadenhall Street, poste restante, il disait que si je lui écrivais au bureau, tous les autres employés se moqueraient de lui, Alors je lui ai proposé de les taper à la machine, comme il faisait pour les siennes. Mais il n’a pas voulu : il disait que quand je les écrivais moi-même, elles semblaient bien venir de moi, mais que si je les tapais à la machine, il aurait l’impression que la machine à écrire se serait interposée entre nous deux. Ceci pour vous montrer, monsieur Holmes, combien il m’aimait, et à quelles petites choses il songeait.

– Très suggestif ! opina Sherlock Holmes. J’ai toujours pris pour un axiome que les petites choses avaient une importance capitale. Vous ne pourriez pas vous rappeler encore d’autres petites choses sur M. Hosmer Angel ?

– C’était un garçon très timide, monsieur Holmes. Ainsi, il préférait sortir avec moi le soir plutôt qu’en plein jour : il disait qu’il détestait faire des envieux. Il avait du tact, et des bonnes manières. Jusqu’à sa voix qui était douce. Il avait eu des angines et les glandes engorgées dans son enfance, paraît-il, et ça lui avait laissé une gorge affaiblie : il parlait un peu en chuchotant, en hésitant… Et toujours bien mis, très propre, et simplement… Il n’avait pas une bonne vue, lui non plus ; il portait des lunettes teintées pour se protéger les yeux.

– Bien. Et qu’arriva-t-il lorsque votre beau-père, M. Windibank, rentra de France ?

– M. Hosmer Angel était revenu à la maison, et il m’avait proposé de nous marier avant le retour de mon père. Il était terriblement pressé, et il me fit promettre, les mains posées sur la Bible, que quoi qu’il arrive, je lui serais toujours fidèle. Maman déclara qu’il avait raison de me faire promettre, et que c’était une belle marque d’amour. Maman était pour lui depuis le début ; elle en était même plus amoureuse que moi. Puis, quand ils envisagèrent notre mariage dans la semaine, je demandai comment mon père prendrait la chose. Ils me répondirent tous deux que je n’avais pas à m’inquiéter du père, que je lui annoncerais mon mariage ensuite, et maman me dit qu’elle s’en arrangerait avec lui. Cela, monsieur Holmes, ne me plaisait pas beaucoup. Il semblait bizarre que j’eusse à lui demander l’autorisation puisqu’il était à peine plus âgé que moi. Mais je voulais agir au grand jour. Alors je lui écrivis à Bordeaux, où la société avait ses bureaux français ; mais la lettre me fut retournée le matin même de mon mariage.

– Il ne la reçut donc pas ?

– Non, monsieur. Il était reparti pour l’Angleterre juste avant l’arrivée de ma lettre à Bordeaux.

– Ah ! voilà qui n’est pas de chance ! Votre mariage était donc prévu pour le vendredi. À l’église ?

– Oui, monsieur, mais sans cérémonie. Il devait avoir lieu à Saint-Sauveur, près de King’s Cross, et nous aurions eu ensuite un lunch à l’Hôtel Saint-Pancrace. Hosmer vint nous chercher en cab ; mais comme j’étais avec maman, il nous fit monter et sauta lui-même dans un fiacre à quatre roues qui semblait être le seul fiacre de la rue. Nous arrivâmes à l’église les premières ; quand le fiacre à quatre roues apparut, nous nous attendions à le voir descendre, mais personne ne bougeait, le cocher regarda à l’intérieur de la voiture : Hosmer n’y était plus ! Le cocher dit qu’il n’y comprenait rien, qu’il l’avait pourtant vu monter de ses propres yeux… Ceci se passait vendredi dernier, monsieur Holmes, et je n’ai eu depuis aucune nouvelle ; le mystère de sa disparition reste entier !

– Il me semble que vous avez été bien honteusement traitée ! dit Holmes.

– Oh ! non, monsieur ! Il était trop bon et trop honnête pour me laisser ainsi. Comment ! Toute la matinée il n’avait pas cessé de me répéter que, quoi qu’il puisse arriver, je devais lui rester fidèle ; que même si un événement imprévu nous séparait, je devais me souvenir toujours que nous étions engagés l’un à l’autre et que tôt ou tard il réclamerait ce gage… C’est peut-être une curieuse conversation pour un matin de noces ; mais les circonstances lui ont donné tout son sens !

– En effet, tout son sens ! Votre opinion est donc qu’il a été victime d’une catastrophe imprévue ?

– Oui, monsieur. Je crois qu’il prévoyait un danger ; sinon il ne m’aurait pas tenu ces propos. Et je pense que ce qu’il prévoyait s’est produit.

– Mais vous n’avez aucune idée de ce qu’il prévoyait ?

– Aucune.

– Encore une question. Comment votre mère prit-elle la chose ?

– Elle était furieuse. Elle me dit qu’il ne fallait plus que je m’avise de lui reparler de Hosmer.

– Et votre père ? L’avez-vous mis au courant ?

– Oui. Il pensa, comme moi, que quelque chose s’était produit et il m’affirma que j’aurais sous peu des nouvelles de Hosmer. Ainsi qu’il me l’a dit : « Quel intérêt aurait un homme à te mener à la porte de l’église, puis à t’abandonner ? » D’autre part, s’il m’avait emprunté de l’argent, ou si nous nous étions mariés et si j’avais mis mon argent sur son compte, c’aurait pu être une raison. Mais Hosmer et moi n’avons jamais parlé d’argent… Pourtant, monsieur, qu’est-ce qui a pu se passer ? Pourquoi ne m’a-t-il pas écrit ? Je deviens folle quand j’y pense ! Et je ne peux plus fermer l’œil.

– Je vais prendre cette affaire en main, dit Holmes en se mettant debout. Et je ne doute pas que nous n’obtenions un résultat décisif. Ne faites plus travailler votre cerveau : je me charge de tout. Mais d’abord, tâchez d’effacer M. Hosmer Angel de votre mémoire, aussi complètement qu’il s’est effacé de votre vie.

– Alors… Vous croyez que je ne le reverrai plus ?

– Je crains que non.

– Mais qu’est-ce qui a pu lui arriver ?

– Je répondrai à cette question. J’aimerais avoir une description exacte de lui, et une des lettres qu’il vous a adressées.

– J’ai fait insérer une annonce sur lui dans le Chronicle de samedi dernier, dit-elle. Voici la coupure, et quatre lettres de lui.

– Merci. Votre adresse ?

– 31, Lyon Place, Camberwell.

– Vous n’avez jamais eu l’adresse de M. Angel, m’avez-vous dit. Où travaille votre père ?

– Il voyage pour Westhouse & Marbank, les grands importateurs de vins de Fenchurch Street.

– Merci. Votre déclaration a été très claire. Laissez vos lettres et la coupure ici, et rappelez-vous le conseil que je vous ai donné. Tout ceci doit être comme un livre scellé que vous n’ouvrirez plus jamais : il ne faut pas que votre vie en soit affectée.

– Je vous remercie, monsieur Holmes. Mais c’est impossible : je dois avoir confiance en Hosmer. Quand il reviendra, il me trouvera prête pour lui. »

En dépit du chapeau absurde et du visage un peu niais, il y avait quelque chose de noble, dans cette fidélité de notre visiteuse, qui forçait le respect. Elle posa sur la table son petit tas de papiers et s’en alla, après nous avoir promis qu’elle reviendrait à la première convocation.

Sherlock Holmes resta assis quelques instants silencieux ; il avait de nouveau rassemblé les extrémités de ses dix doigts ; ses longues jambes s’étiraient devant lui, il regardait fixement le plafond. Puis il retira de son râtelier la bonne vieille pipe qui était un peu sa conseillère. Il l’alluma, s’enfonça dans son fauteuil, envoya en l’air de larges ronds de fumée bleue… Son visage s’assombrit sous une sorte de langueur.

« Très intéressante à étudier, cette jeune fille ! dit-il. Je l’ai trouvée plus intéressante que son petit problème qui est, soit dit en passant, assez banal. Vous trouverez un cas analogue si vous consultez mon répertoire à Andover en 1877, et un autre, presque le même, à La Hague l’an dernier. Pour aussi usée que soit l’idée, toutefois il y a eu aujourd’hui un ou deux détails assez nouveaux pour moi. Mais la jeune fille elle-même m’a appris bien davantage.

– On dirait que vous avez lu sur elle des tas de choses qui sont demeurées pour moi tout à fait invisibles, hasardai-je.

– Pas invisibles : mais vous ne les avez pas remarquées, Watson. Vous ne savez pas regarder, c’est ce qui vous fait manquer l’essentiel. Je désespère de vous faire comprendre un jour l’importance des manches, ou ce que peut suggérer un ongle de pouce, voire un lacet de soulier. Qu’avez-vous déduit de l’allure de cette femme ? Décrivez-la moi, d’abord.

– Voyons : elle avait un chapeau à larges bords, couleur gris ardoise, avec une plume rouge brique. Sa jaquette était noire, avec des perles noires, cousues dessus, et bordée d’une parure noire comme du jais. Elle avait une robe brune, plus foncée que couleur café, avec une petite peluche pourpre au cou et aux manches. Ses gants étaient gris, usés à l’index droit. Je n’ai pas observé ses souliers. Elle porte des petites boucles d’oreilles en or. Elle est d’apparence aisée, quoique vulgaire, confortable. »

Sherlock Holmes battit des mains, et gloussa ironiquement.

« Ma parole, Watson, vous êtes en gros progrès ! En vérité vous n’avez pas oublié grand-chose : sauf un détail d’importance, mais je vous félicite pour votre méthode, et vous avez l’œil juste pour la couleur. Ne vous fiez jamais à une impression générale, cher ami, mais concentrez-vous sur les détails. Mon premier regard, s’il s’agit d’une femme, est pour ses manches. S’il s’agit d’un homme, pour les genoux du pantalon. Vous l’avez remarqué, cette femme avait de la peluche sur ses manches, et la peluche est un élément très utile, car elle conserve des traces. Ainsi la double ligne, un peu au-dessus du poignet, à l’endroit où la dactylo appuie contre la table. La machine à coudre, à la main, laisse une marque semblable, mais seulement sur le bras gauche et du côté le plus éloigné du pouce. Ensuite j’ai examiné son visage et j’ai constaté la trace d’un pince-nez ; j’ai aventuré une remarque sur sa myopie et sur la machine à écrire ; elle en a été fort étonnée.

– Moi aussi.

– Pourtant cette remarque allait de soi. J’ai ensuite été surpris, et intéressé, en faisant descendre mon regard vers les souliers : c’étaient d’étranges souliers ! Je ne dis pas qu’ils appartenaient à deux paires différentes ; mais l’un avait un bout rapporté à peine nettoyé, et l’autre propre. De ces souliers, qui étaient d’ailleurs des bottines, l’un était boutonné seulement par les deux boutons inférieurs, et l’autre aux premier, troisième et cinquième boutons. Hé bien ! Watson, quand on voit une jeune dame, par ailleurs vêtue avec soin, sortir de chez elle dans un pareil désordre de chaussures, il n’est pas malin de penser qu’elle est partie en grande hâte.

– Et quoi encore ? demandai-je, vivement intéressé une fois de plus par la logique incisive de mon camarade.

– J’ai remarqué, en passant, qu’elle avait écrit une lettre ou une note avant de sortir, mais alors qu’elle était habillée. Vous avez observé que son gant droit était usé à l’index, mais vous n’avez pas vu qu’à la fois le gant et le doigt étaient légèrement tachés d’encre violette. Elle était pressée, et elle a enfoncé trop loin sa plume dans l’encrier. Cela ne doit pas remonter à plus tard que ce matin ; autrement la trace n’aurait pas été si nette. Tout ceci est bien amusant ! Un peu élémentaire, sans doute… Mais il faut que je me mette au travail, Watson. Auriez-vous l’obligeance de me lire le texte de l’annonce qui donne la description de M. Hosmer Angel ? »

J’approchai la petite coupure de la lampe, et je lus :

« Titre “On recherche…” Voici le texte : “Un gentleman, nommé Hosmer Angel a disparu depuis le 14 au matin. Taille à peu près 1,70 m : bien bâti, teint jaune, cheveux noirs, début de calvitie au sommet, favoris noirs et moustache. Lunettes teintées. Léger défaut de prononciation. La dernière fois qu’il fut aperçu, portait une redingote noire, bordée de soie, un gilet noir, une chaîne de montre en or, des pantalons gris de tweed écossais, des guêtres brunes sur des souliers à côtés élastiques. A été employé dans un bureau de Leadenhall Street. Toute personne qui pourra contribuer, etc.”

– Cela suffit, dit Holmes. Passons aux lettres… Elles sont d’une banalité ennuyeuse, et ne nous apprennent rien sur M. Angel, sauf qu’en une occasion il cite Balzac. Cependant, voici un détail important qui vous frappera sans doute.

– Elles sont tapées à la machine à écrire…

– Certes ; mais la signature également est tapée à la machine à écrire. Voyez ce net petit “Hosmer Angel”, au bas. Il y a bien la date, mais pas l’adresse, sauf Leadenhall Street, ce qui est assez vague. Ce détail de la signature est très suggestif ; je devrais dire : concluant !

– En quoi ?

– Mon cher ami, est-il possible que vous ne discerniez point son importance ?

– Je ne saurais vous dire que je discerne quelque chose, sauf, peut-être, que ce monsieur voulait se réserver la possibilité de renier sa signature pour le cas où serait engagée une action judiciaire pour rupture de contrat.

– Non, ce n’est pas cela. Tout de même, je vais écrire deux lettres qui devraient résoudre le problème. L’une à une firme de la City, l’autre au beau-père de la jeune demoiselle, pour lui demander de nous rencontrer demain soir à six heures. C’est beaucoup mieux d’avoir affaire à des hommes ! Et maintenant, docteur, nous ne pouvons rien faire avant d’avoir reçu réponse à ces deux lettres ; d’ici là, rangeons ce petit problème dans un tiroir que nous fermerons à clé. »

J’avais eu tellement de bonnes raisons de me fier à la subtilité du raisonnement de mon ami ainsi qu’à l’énergie de son activité que je sentis qu’il ne devait pas manquer de bases solides pour traiter avec cette sorte de désinvolture le singulier mystère qui lui avait été soumis. Je ne l’avais vu se tromper qu’une fois, dans l’affaire du roi de Bohème et de la photographie d’Irène Adler. Et si je me reportais aux péripéties du Signe des Quatre, ou de l’Etude en Rouge, je me disais qu’il n’existait pas au monde une énigme qu’il ne fut capable de déchiffrer.

Je le laissai donc en tête à tête avec sa pipe noire. J’avais la conviction que, lorsque je reviendrais le lendemain soir, je le trouverais tenant dans sa main les divers fils qui lui permettraient de découvrir le fiancé de Mlle Mary Sutherland.

Toute mon attention fut d’ailleurs requise par un cas médical d’une extrême gravité, et je passai presque toute la journée au chevet du malade. Je ne pus me libérer que quelques minutes avant six heures, mais je sautai dans un fiacre et me fis conduire à Baker Street. Je ne voulais pas manquer d’assister au dénouement de l’affaire. Sherlock Holmes était seul ; il dormait à moitié, pelotonné au fond de son fauteuil. Une formidable armée de bouteilles et d’éprouvettes, parmi des relents d’acide chlorhydrique, m’apprit qu’il avait consacré sa journée à ses chères expériences chimiques.

« Hé bien ! vous avez trouvé ? demandai-je en entrant.

– Oui. C’était le bisulfate de baryte.

– Non, non : la clé de l’énigme ?

– Ah ! l’énigme ? Je pensais au sel sur lequel j’ai travaillé. Mais il n’y a jamais eu d’énigme, mon cher ! Bien que quelques détails m’aient intéressé, comme je vous le disais hier. Ce qui m’ennuie, c’est qu’aucune loi, je le crains, ne doit s’appliquer au coquin.

– Qui est-ce donc ? Et pourquoi a-t-il abandonné Mlle Sutherland ? Ma phrase n’était pas terminée, et Holmes ouvrait déjà la bouche pour me répondre, que nous entendîmes un bruit de pas dans le couloir ; quelqu’un frappa à la porte.

– Voilà le beau-père de la demoiselle, M. James Windibank, annonça Holmes. Il m’avait répondu qu’il serait là à six heures. Entrez ! »

Le visiteur était un homme robuste, de taille moyenne. Il paraissait trente ans. Sur son visage jaunâtre, ni moustache, ni barbe, ni favoris. Il avait l’allure doucereuse, insinuante. Ses yeux gris étaient magnifiques de vivacité et de pénétration. Il nous décocha à chacun un regard interrogateur, posa son chapeau sur le buffet, s’inclina légèrement et se laissa glisser sur la chaise la plus proche.

« Bonsoir, monsieur James Windibank, dit Holmes. Je suppose que cette lettre tapée à la machine, qui confirme notre rendez-vous pour six heures, est bien de vous ?

– Oui, monsieur. Je suis un peu en retard, mais je ne suis pas mon maître, n’est-ce pas ? Vous me voyez désolé que Mlle Sutherland vous ait ennuyé avec cette petite affaire ; il me semble en effet préférable de ne pas étaler son linge sale en public. C’est tout à fait contre ma volonté qu’elle est venue ; mais elle a un naturel impulsif, émotif, comme vous avez pu le remarquer, et il est difficile de la raisonner quand elle a pris une décision. Bien sûr, je suis moins gêné que ce soit à vous qu’elle se soit adressée, puisque vous n’avez rien à voir avec la police officielle, mais je ne trouve pas agréable que l’on fasse tant de bruit autour d’un malheur de famille. Enfin, il s’agit là de frais inutiles : car comment pourriez-vous retrouver cet Hosmer Angel ?

– Au contraire, dit paisiblement Holmes. J’ai toute raison de croire que je réussirai à découvrir M. Hosmer Angel. »

M. Windibank sursauta et laissa tomber ses gants.

« Je suis ravi de cette nouvelle ! dit-il.

– C’est étonnant, fit Holmes, comme les machines à écrire possèdent leur individualité propre ! presque autant que l’écriture humaine. À moins qu’elles ne soient tout à fait neuves, elles n’écrivent jamais de la même façon. Certaines lettres sont plus usées que d’autres, il y en a qui ne s’usent que d’un côté… Tenez, dans votre lettre, monsieur Windibank, sur tous les e on relève une petite tache ; de même les t ont un léger défaut à leur barre. J’ai compté quatorze autres caractéristiques ; ces deux-là sautent aux yeux.

– C’est sur cette machine qu’au bureau nous faisons toute notre correspondance ; indubitablement elle n’est plus en très bon état. »

Tout en répondant, notre visiteur pesa sur Holmes de toute l’acuité de son regard.

« Et maintenant je vais vous montrer, monsieur Windibank, une étude réellement très intéressante, poursuivit Holmes. Je compte écrire bientôt une brève monographie sur la machine à écrire et son utilisation par les criminels. C’est un sujet auquel j’ai accordé quelques méditations. J’ai ici quatre lettres qui m’ont été présentées comme émanant du disparu. Elles sont toutes tapées à la machine. Chacune présente les petites taches sur les e et des barres en mauvais état sur les t. Si vous consentez à prendre ma loupe, je vous montrerai les quatorze autres caractéristiques aux quelles je faisais allusion tout à l’heure. »

M. Windibank sauta de sa chaise et empoigna son couvre-chef.

« Je n’ai pas de temps à perdre pour une conversation aussi fantaisiste, monsieur Holmes ! dit-il. S’il est en votre pouvoir de rattraper l’homme, rattrapez-le : quand ce sera fait, vous me préviendrez.

– Certainement ! fit Holmes en se levant et en fermant la porte à double tour. Apprenez donc que je l’ai rattrapé…

– Comment ! Où ? cria M. Windibank tout pâle et regardant autour de lui comme un rat pris au piège.

– Oh ! cela ne fait rien… Rien du tout ! dit Holmes non sans suavité. Il n’y a plus moyen de vous en tirer, monsieur Windibank. Tout était trop transparent, et vous m’avez fait un mauvais compliment quand vous avez avancé qu’il me serait impossible de résoudre un problème aussi simple. Allons ! Asseyez-vous, et parlons ! »

Notre visiteur s’effondra dans un fauteuil. Il était blême et de la sueur perlait sur son front.

« La… La justice ne peut rien contre moi ! bégaya-t-il.

– J’en ai peur. Mais entre nous, Windibank, le tour que vous avez joué est abominablement mesquin, cruel, et égoïste… Je vais retracer le cours des événements, et vous me corrigerez, si je me trompe. L’homme était blotti dans son fauteuil, avec la tête rentrée dans la poitrine. Littéralement aplati ! Holmes cala ses pieds contre le coin de la cheminée et, s’appuyant en arrière avec les deux mains dans les poches, commença à parler. J’avais l’impression qu’il se parlait à lui-même, plutôt qu’à nous.

– L’homme a épousé pour de l’argent une femme beaucoup plus âgée que lui, dit-il. Et il a joui de l’argent de la fille qui vivait avec eux. Cela faisait une somme considérable pour des gens dans leur situation ; s’ils la perdaient, la différence serait d’importance ; un effort méritait donc d’être tenté. La fille possédait un tempérament naturellement bon et aimable ; mais elle était sensible et elle avait, à sa manière, le cœur chaud. De toute évidence, en tenant compte de son attrait personnel et de sa petite fortune, il fallait s’attendre à ce qu’elle ne demeurât point longtemps célibataire. Or son mariage représentait, aux yeux de son beau-père, la perte de cent livres par an. Que fit ledit beau-père pour l’empêcher de se marier ? Il commença, c’est la règle, par lui interdire de sortir et d’aller avec des garçons de son âge. Il ne tarda pas à découvrir que cette interdiction ne serait pas éternellement valable : elle se rebella, fit valoir ses droits, et finalement annonça son intention de se rendre à un certain bal. Quelle idée germa alors dans l’esprit fertile du beau-père ? Oh ! il est plus logique de la porter au crédit de sa tête que de son cœur ! Avec la complicité et l’aide de sa femme, il se déguisa : il masqua ses yeux vifs derrière des lunettes teintées, il se para de favoris postiches ; il mua cette voix claire en un chuchotement doucereux, et, profitant de la myopie de sa belle-fille, il apparut sous les traits de M. Hosmer Angel : ainsi éloignait-il les amoureux en jouant lui-même l’amoureux passionné.

– Au début, il ne s’agissait que d’une farce ! gémit notre visiteur. Nous n’avions jamais pensé qu’elle s’enflammerait aussi facilement.

– Peut-être. Quoi qu’il en soit, la jeune fille s’est enflammée comme elle croyait son beau-père en France, l’idée d’une supercherie n’effleura jamais son esprit. Elle était flattée par les attentions du gentleman, et cette sorte de vanité qu’elle en tirait était encore renforcée par l’admiration hautement laudative de la mère.

« M. Hosmer Angel dut alors se déclarer : l’affaire pouvait aller aussi loin qu’il le souhaitait. Il y eut des rencontres, des fiançailles : si bien que toute la capacité affective et amoureuse de la jeune fille se trouvait concentrée sur ce faux objet de tendresse. La tromperie ne pouvait cependant pas se prolonger indéfiniment. Que restait-il à faire ? Rien d’autre que de brusquer la conclusion de l’affaire d’une manière si dramatique que la jeune fille en demeurerait profondément impressionnée : assez du moins pour écarter à l’avenir tous les soupirants possibles. D’où ce serment de fidélité sur la Bible ; d’où, également, ces allusions à une éventualité quelconque le matin même des noces. James Windibank tenait à ce que Mlle Mary Sutherland fût si amoureuse de Hosmer Angel, et si incertaine quant à son sort, que pendant les dix prochaines années elle n’écoutât point d’autre homme. Il la mena jusqu’à la porte de l’église ; là, comme il ne pouvait aller plus loin, il s’évanouit… C’est un vieux truc de se glisser hors d’un fiacre par la porte opposée à celle par laquelle on est entré ! Me suis-je trompé sur le cours de l’enchaînement des circonstances, monsieur Windibank ? »

Notre visiteur avait repris un peu d’assurance pendant le monologue de Holmes. Il se leva : son pâle visage ricanait.

« Vous ne vous êtes peut-être pas trompé, monsieur Holmes, dit-il. Mais puisque vous êtes si malin, vous devriez savoir que si quelqu’un est en contravention avec la loi à présent, c’est vous, et non moi. Depuis le début, je n’ai rien commis qui intéresse la justice. Mais vous, aussi longtemps que vous tiendrez cette porte fermée à clé, vous tombez sous le coup d’une plainte pour violence et séquestration arbitraires.

– Comme vous dites, vous n’êtes pas en contravention avec la loi, dit Holmes en ouvrant la porte toute grande. Et cependant vous méritez la punition la plus cruelle : si la jeune fille avait un frère ou un ami, vous seriez châtié à coups de fouet !… »

Comme le ricanement de l’homme s’accentuait, Sherlock Holmes rougit de colère.

« Cela ne fait pas partie des services que je rends à mes clients, mais voici un joli stick de chasse, et vous allez en goûter… »

Il saisit son stick, mais avant qu’il eût eu le temps de l’empoigner, il entendit une dégringolade dans l’escalier : la lourde porte de l’entrée claqua ; de la fenêtre, nous aperçûmes M. James Windibank qui dévalait la rue à toutes jambes.

« C’est un coquin à sang-froid ! » proclama Holmes.

Il éclata de rire et se jeta dans son fauteuil.

« Ce type, déclara-t-il, ira loin : de crime en crime, jusqu’à ce qu’il finisse à la potence ! C’est pourquoi cette affaire n’était pas tout à fait dénuée d’intérêt.

– Tout de même, dis-je, je n’ai pas suivi parfaitement la marche de vos déductions.

– Allons ! Depuis le début il était clair que ce M. Hosmer Angel avait une bonne raison pour se comporter aussi bizarrement. Clair également que le seul qui eût profité des événements était le beau-père. Or jamais les deux hommes ne se sont trouvés ensemble. Il y en avait un qui apparaissait quand l’autre disparaissait : c’était déjà une indication ! Et puis les lunettes teintées, la voix particulière : deux maquillages, comme les favoris… Mes soupçons furent confirmés par la signature tapée à la machine ; il s’agissait de cacher une écriture, trop familière pour que la jeune fille ne la reconnût point à quelque signe. Tous ces détails isolés, rassemblés et combinés à d’autres moins évidents, me conduisaient dans une seule et même direction.

– Et comment les avez-vous vérifiés ?

– Ayant détecté mon homme, rien n’était plus facile que de réunir des preuves. Je connaissais la société pour qui il travaillait. Je possédais son portrait, paru dans un journal. Je commençai par éliminer tout ce qui pouvait être le produit d’un déguisement : les favoris, les lunettes, la voix. Je l’envoyai à la société, en demandant qu’elle ait l’obligeance de m’avertir si ce signalement correspondait à l’un de ses représentants. Déjà j’avais relevé les particularités de la machine à écrire, et j’écrivis à mon bonhomme une lettre, adressée à sa société, le priant de passer me voir. Comme je m’y attendais, il me répondit par une lettre tapée à la machine à écrire, et cette lettre présentait les défauts caractéristiques que j’avais relevés sur les autres. Le même courrier m’apporta une lettre de Westhouse & Marbank, de Fenchurch Street, qui me confirmait que la description que j’avais faite répondait trait pour trait à celle de leur représentant, M. James Windibank. Voilà tout !

– Et Mlle Sutherland ?

– Si je lui dis la vérité, elle ne me croira pas. Vous rappelez-vous le vieux proverbe persan ? “Il risque gros, celui qui arrache à une tigresse son petit ! Mais celui qui ôte à une femme ses illusions risque davantage.” Dans Hâfiz, il y a autant de sagesse que dans Horace, et une connaissance des humains aussi profonde ! »

LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE DE BOSCOMBE

LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE DE BOSCOMBE{4}

Nous étions en train de déjeuner un matin, ma femme et moi, quand la bonne apporta une dépêche. Émanant de Sherlock, elle était ainsi libellée :

« Avez-vous des jours disponibles ? On vient de me télégraphier de l’ouest de l’Angleterre au sujet de la tragédie de la vallée de Boscombe. Serais content si pouviez venir avec moi. Climat et site parfaits. Pars de Paddington par train 11 h 15. »

– Qu’en dites-vous, chéri ? dit ma femme en me regardant. Irez-vous ?

– Je ne sais pas trop. J’ai une liste de visites assez longue à présent.

– Oh ! Amstruther ferait votre travail. Vous avez l’air un peu pâle depuis quelque temps. Je pense que le changement vous sera bénéfique ; et puis, vous portez toujours tellement d’intérêt aux enquêtes de M. Holmes !

– Quand on songe à ce que j’ai gagné dans l’une de ces enquêtes, je serais un ingrat s’il en était autrement ; mais si je dois y aller, il faut que je fasse ma valise tout de suite car je n’ai qu’une demi-heure.

Mon expérience de la vie des camps en Afghanistan avait tout au moins eu pour résultat de faire de moi un voyageur prompt à se préparer. Je n’avais besoin que de quelques objets très simples, de sorte qu’avant l’heure fixée je roulais en fiacre avec ma valise vers la gare de Paddington. Sherlock Holmes faisait les cent pas sur le quai. Sa grande et maigre silhouette semblait encore plus grande et plus maigre en raison du long manteau de voyage, et de la casquette en drap qui lui serrait la tête.

– C’est vraiment très aimable de votre part de venir Watson, dit-il. Cela me fait une telle différence d’avoir avec moi quelqu’un sur qui je puis compter absolument. L’aide qu’on trouve sur place est toujours ou insignifiante, ou réticente. Si vous voulez bien garder les deux places de coin, je vais prendre les billets.

Mis à part l’immense brassée de journaux qu’Holmes emporta avec lui, nous eûmes tout le compartiment pour nous seuls. Jusqu’à ce que nous ayons dépassé Reading, il tourna, retourna et lut les quotidiens, ne s’interrompant que pour prendre des notes et pour réfléchir. Puis, d’un geste soudain, il fit du tout un énorme ballot qu’il jeta dans le filet.

– Avez-vous entendu parler de cette affaire ? demanda-t-il.

– Pas un seul mot, je n’ai pas vu les journaux ces jours-ci.

– La presse londonienne n’en a pas eu des comptes rendus bien complets. Je viens de parcourir toutes les dernières éditions afin d’en bien posséder tous les détails. Il semble, à ce que je vois, que ce soit une de ces affaires toutes simples, qui sont si difficiles.

– Ce que vous dites paraît un peu paradoxal.

– Mais c’est profondément vrai. La singularité constitue presque invariablement une piste. Plus un crime est dénué de caractère distinctif, plus il est ordinaire, et plus il est difficile d’en trouver les auteurs. Dans le cas présent, cependant, on a très sérieusement mis en cause le fils de la victime.

– Il s’agit donc d’un assassinat ?

– Eh bien ! on le suppose. Je ne considérerai aucun point comme acquis, tant que je n’aurai pas eu l’occasion de l’étudier moi-même. Je vais vous expliquer succinctement où en sont les choses, autant que j’aie pu le comprendre.

« La vallée de Boscombe est un coin provincial qui se trouve non loin de Ross, dans le comté du Herefordshire. Le plus grand propriétaire terrien de cette région est un certain M. John Turner, qui a gagné son argent en Australie et qui est revenu au pays, il y a quelques années. Une des fermes qu’il possédait, celle d’Hatherley, était louée à M. Charles Mac Carthy, lui aussi un ancien d’Australie. Les deux hommes s’étaient connus aux colonies, rien d’extraordinaire à ce fait sinon qu’en revenant se fixer en Angleterre ils avaient cherché à demeurer aussi près que possible l’un de l’autre. Selon toute apparence, Turner était le plus riche des deux ; Mac Carthy devint donc son locataire, mais pourtant, ils vivaient, semble-t-il, sur un pied de parfaite égalité, car ils étaient souvent ensemble. Mac Carthy avait un fils, un gars de dix-huit ans, et Turner une fille unique du même âge ; tous deux étaient veufs. Ils paraissent avoir évité la société des familles anglaises du voisinage et avoir mené une existence très retirée, bien que les deux Mac Carthy, amateurs de sport, fréquentassent souvent les hippodromes de la région. Les Mac Carthy avaient deux domestiques, un homme et une servante. Les Turner avaient une domesticité plus importante, une demi-douzaine de visiteurs au moins. C’est là tout ce que j’ai pu recueillir concernant les familles. Voyons maintenant les faits.

« Le 3 juin – c’est-à-dire lundi dernier – Mac Carthy quitta sa maison d’Hatherley vers trois heures de l’après-midi et s’en alla, à pied, vers l’étang de Boscombe qui est un petit lac formé par le débordement du fleuve qui coule dans la vallée de Boscombe. Le matin, il était allé à Ross avec son domestique et il avait dit à celui-ci qu’il était obligé de se presser, car il avait à trois heures un rendez-vous important. De ce rendez-vous il n’est point revenu vivant.

« De la ferme d’Hatherley à l’étang de Boscombe, il y a un quart de mile et deux personnes l’ont vu lorsqu’il traversait la propriété. L’une était une vieille femme dont on ne dit pas le nom, l’autre était William Cronder, garde-chasse au service de M. Turner. Ces deux témoins déclarent que Mac Carthy était seul. Le garde-chasse ajoute que quelques minutes après avoir vu passer M. Mac Carthy, il a vu son fils, M. James Mac Carthy, qui, un fusil sous le bras, suivait la même direction. À ce qu’il croit, le père était encore bel et bien en vue à ce moment-là et le fils le suivait. Il n’y pensa plus avant qu’il n’apprît, le soir, la tragédie qui s’était déroulée.

« Les deux Mac Carthy ont encore été aperçus après le moment où William Cronder, le garde-chasse, les a perdus de vue. L’étang de Boscombe est entouré de bois épais, avec tout juste une bordure d’herbe et de roseaux sur sa rive. Une fille de quatorze ans, Patience Moran, la fille du gardien du domaine de la vallée de Boscombe, se trouvait en train de cueillir des fleurs dans un de ces bois. Elle déclare que, pendant qu’elle était là, elle a vu, à l’orée du bois et tout près du lac, M. Mac Carthy et son fils qui semblaient se quereller violemment. Elle a entendu le vieux Mac Carthy employer un langage très vif en s’adressant à son fils et elle a vu celui-ci lever la main comme pour frapper son père. Leur violence lui fit tellement peur qu’elle prit la fuite et, quand elle est arrivée chez elle, elle a dit à sa mère qu’elle avait laissé les deux Mac Carthy en train de se disputer près de l’étang de Boscombe et qu’elle craignait fort qu’ils ne fussent sur le point d’en venir aux mains. À peine avait-elle prononcé ces mots que le jeune Mac Carthy arrivait en courant au pavillon et annonçait qu’il avait trouvé son père mort dans le bois. Il venait demander de l’aide au gardien. Il était bien surexcité, il n’avait ni son fusil, ni son chapeau et on remarqua que sa main droite et sa manche étaient tachées de sang. En le suivant, on trouva le cadavre de son père étendu sur le gazon, près de l’étang. Les blessures étaient telles qu’elles pouvaient très bien avoir été faites par la crosse du fusil du fils, que l’on trouva dans l’herbe à quelques pas du corps. Étant donné ces circonstances, le jeune homme fut immédiatement arrêté et, l’enquête de mardi ayant abouti à un verdict de meurtre, on l’a en conséquence conduit à Ross, devant les magistrats, qui vont envoyer l’affaire aux prochaines assises. Voilà les faits essentiels, tels qu’ils ressortent de l’enquête du coroner et de l’exposé fait au tribunal.

– On pourrait difficilement imaginer un crime plus abominable, remarquai-je, et si jamais les preuves indirectes fournies par les circonstances ont désigné un coupable, c’est bien en ce cas.

– Les preuves indirectes tirées des circonstances sont très sujettes à caution, répondit Holmes, pensif. Elles peuvent avoir l’air d’indiquer nettement une chose, et puis, si l’on change un peu de point de vue, il arrive qu’on constate qu’elles indiquent, de façon non moins nette, quelque chose de tout à fait différent. Il faut avouer pourtant, que le cas du jeune homme semble excessivement grave et qu’il est certes bien possible qu’il soit coupable. Il y a pourtant plusieurs personnes dans le voisinage, et parmi elles Mlle Turner, la fille du propriétaire voisin, qui croient à son innocence et qui ont engagé Lestrade – vous vous le rappelez, il fut mêlé à L’Étude en rouge – pour mener une enquête qui lui soit favorable. Lestrade, assez embarrassé, s’en est remis à moi et voilà pourquoi deux messieurs entre deux âges volent dans la direction de l’ouest à cinquante milles à l’heure, au lieu de digérer tranquillement leur déjeuner chez eux.

– J’ai bien peur, dis-je, qu’avec des faits si évidents vous ne récoltiez guère de gloire dans cette affaire.

– Il n’y a rien de plus trompeur qu’un fait évident, répondit-il en riant. En outre, il se peut que nous découvrions par hasard d’autres faits qui, peut-être, n’ont nullement été évidents pour M. Lestrade. Vous me connaissez trop bien pour aller croire que je me vante lorsque je dis que je confirmerai sa théorie, ou la détruirai par des moyens qu’il est, pour sa part, absolument incapable d’employer, voire de comprendre. Pour prendre à portée de ma main le premier exemple venu, il m’apparaît clairement que, dans votre chambre à coucher, la fenêtre est du côté droit ; pourtant je me demande si M. Lestrade aurait remarqué une chose aussi évidente que celle-là.

– Comment diable ?…

– Mon cher ami, je vous connais bien. Je sais l’élégance militaire qui vous caractérise. Vous vous rasez tous les matins et, en cette saison, vous vous rasez à la lumière du jour mais, puisque votre barbe est de moins en moins parfaitement rasée à mesure que l’on examine le côté gauche – tant et si bien qu’elle est positivement négligée quand on tourne l’angle de la mâchoire – il est de toute évidence que ce côté est, chez vous, moins bien éclairé que l’autre ! Je ne saurais en effet supposer qu’un homme doué de vos habitudes, lorsqu’il se contemple sous un éclairage uniforme, se contente d’un résultat pareil. Je ne vous cite cela que comme un exemple banal d’observation et de déduction, mais c’est ce en quoi consiste mon métier et il est très possible qu’il me soit utile au cours de l’enquête qui nous attend. Il reste encore un ou deux points de moindre importance qui ressortent des recherches antérieures et qui méritent quelque attention.

– Quels sont-ils ?

– Il paraît que l’arrestation n’a pas eu lieu tout de suite, mais après le retour à la ferme d’Hatherley. Lorsque l’inspecteur de police informa le jeune homme qu’il était prisonnier, il remarqua qu’il n’était pas surpris de l’apprendre, et qu’il n’avait que ce qu’il méritait. Cette observation eut naturellement pour effet de chasser toute espèce de doute de l’esprit des jurés.

– C’était un aveu ! m’écriai-je.

– Non, car tout de suite après, il a protesté de son innocence.

– En conclusion de tant d’infamies, cette remarque devenait tout au moins très suspecte.

– Au contraire, c’est la plus brillante éclaircie que je voie jusqu’à présent dans les nuages. Si innocent qu’il soit, il ne peut pas être sot au point de ne pas voir que les circonstances l’accablent lourdement. S’il avait eu l’air surpris de son arrestation, ou s’il avait feint de s’en indigner, j’aurais regardé le fait comme grandement suspect, parce qu’une surprise ou une colère de ce genre, étant donné les circonstances, ne serait pas naturelle et pourrait apparaître comme la meilleure politique, adoptée après réflexion. Sa franche acceptation de la situation révèle, ou qu’il est innocent, ou qu’il possède une grande maîtrise de lui-même et une grande fermeté. Quant à sa remarque qu’il n’avait que ce qu’il méritait, elle n’était pas non plus extraordinaire, si vous considérez qu’il venait de se trouver auprès du cadavre de son père alors qu’il est hors de doute que, ce même jour, il avait oublié son devoir filial jusqu’à échanger des paroles violentes et même, suivant la fille dont le témoignage a une si grande importance, jusqu’à sembler sur le point de le frapper. Le reproche qu’il s’en faisait et le repentir dont témoigne sa remarque me paraissent dénoter un esprit sain plutôt qu’un individu coupable.

Je hochai la tête et je remarquai :

– On a pendu bien des hommes sur des témoignages beaucoup moins catégoriques.

– C’est bien vrai. Et bien des hommes ont été pendus à tort.

– Quel est le récit que le jeune homme fait des événements ?

– Il n’est pas, je le crains, fort encourageant pour ses parti sans, bien qu’il y ait un ou deux points intéressants. Vous les trouverez ici, où vous pouvez les lire vous-même.

Il tira du ballot un numéro du journal local et, après en avoir tourné une page, me montra du doigt le paragraphe dans lequel le malheureux jeune homme donnait sa propre version des événements. Je m’installai dans le coin du compartiment et le lus très soigneusement. En voici le texte :

« M. James Mac Carthy, fils unique du défunt, fut alors appelé et témoigna de façon suivante :

J’avais quitté la maison depuis trois jours et j’étais à Bristol. Je venais de rentrer dans la matinée de lundi dernier, le 3. Mon père était absent de la maison au moment de mon arrivée et la bonne m’informa qu’il était allé en voiture à Ross, avec John Cobb, le groom. Peu après mon retour, j’entendis les roues de la carriole dans la cour et, en regardant par la fenêtre, je le vis descendre et sortir rapidement de la cour, mais je ne vis point dans quelle direction il s’en allait. J’ai alors pris mon fusil et je suis parti faire un tour dans la direction de l’étang de Boscombe, avec l’intention de visiter la garenne qui est de l’autre côté. En chemin, j’ai vu William Cronder, le garde-chasse, ainsi qu’il l’a déclaré dans sa déposition, mais il s’est trompé en pensant que je suivais mon père. J’ignorais complètement que mon père était devant moi. Quand je me suis trouvé à une centaine de mètres environ de l’étang, j’ai entendu le cri “Hé ! Ho !”. C’était un signal dont nous nous servions ordinairement, mon père et moi. Je me suis donc pressé et je l’ai rejoint près de l’étang. Il a paru fort surpris de me voir et, assez rudement, il m’a demandé ce que je faisais là. Une conversation s’ensuivit, qui nous amena à un échange de mots très vifs et presque aux coups, car mon père était d’un caractère violent. Voyant que, dans sa colère, il ne se maîtrisait plus, je l’ai quitté et j’ai repris le chemin de la ferme d’Hatherley. Je n’avais toutefois pas fait plus de cent cinquante mètres quand j’entendis derrière moi un cri affreux qui me fit revenir sur mes pas en courant. J’ai trouvé mon père expirant sur le sol, la tête terriblement meurtrie. J’ai laissé tomber mon fusil et j’ai pris mon père dans mes bras, mais il est mort presque immédiatement. Je me suis agenouillé auprès de lui quelques minutes et je me suis rendu au pavillon de M. Turner, la maison la plus proche, pour y demander du secours. Je n’ai vu personne près de mon père quand je suis revenu et je n’ai aucune idée de la façon dont il a pu être blessé. Les gens ne l’aimaient pas beaucoup, parce qu’il était froid et cassant, mais, autant que je sache, il n’avait pas d’ennemis actifs. Je ne sais rien d’autre de l’affaire.

Le Coroner. – Votre père ne vous a rien dit avant de mourir ?

Le Témoin. – Il a marmonné quelques mots, mais je n’ai pu saisir qu’une allusion à un rat.

Le Coroner. – Qu’avez-vous compris par là ?

Le Témoin. – Ça n’avait pour moi aucun sens. J’ai cru qu’il délirait.

Le Coroner. – Quel était le motif de cette dernière querelle entre votre père et vous ?

Le Témoin. – Je préférerais ne pas répondre.

Le Coroner. – C’est malheureusement mon devoir que de vous presser de répondre.

Le Témoin. – Il m’est absolument impossible de vous le dire. Je peux vous affirmer que cela n’avait rien à voir avec la tragédie qui a suivi.

Le Coroner. – La Cour en décidera. Je n’ai pas à vous faire observer que votre refus de répondre nuira considérablement à votre cause dans les poursuites qui pourront avoir lieu.

Le Témoin. – Je dois pourtant refuser.

Le Coroner. – Je comprends que le cri de “Hé ! Ho !” était un signal ordinaire entre vous et votre père ?

Le Témoin. – En effet.

Le Coroner. – Comment se fait-il alors qu’il ait proféré ce cri avant de vous voir et avant même de savoir que vous étiez revenu de Bristol ?

Le Témoin, fortement démonté. – Je ne sais pas.

Un Juré. – Vous n’avez rien vu qui ait éveillé vos soupçons quand vous êtes revenu sur vos pas, lorsque vous avez entendu le cri et que vous avez trouvé votre père mortellement blessé ?

Le Témoin. – Rien de précis.

Le Coroner. – Que voulez-vous dire par là ?

Le Témoin. – J’étais si troublé et surexcité quand je me suis précipité dans la clairière que je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à mon père. Pourtant, j’ai eu la vague impression que, tandis que je courais droit devant moi, il y avait quelque chose qui gisait sur le sol, à ma gauche. Ça m’a paru être quelque chose de gris, un vêtement quelconque ou un plaid, peut-être. Quand je me suis relevé d’auprès de mon père, je me suis retourné et je l’ai cherché. Il n’y était plus.

Le Coroner. – Voulez-vous dire que cela avait disparu avant que vous n’alliez chercher du secours ?

Le Témoin. – Oui, cela avait disparu.

Le Coroner. – Vous ne sauriez dire ce que c’était ?

Le Témoin. – Non, mais j’avais bien l’impression qu’il y avait quelque chose là.

Le Coroner. – À quelle distance du corps ?

Le Témoin. – À une douzaine de mètres, à peu près.

Le Coroner. – Et à quelle distance de l’orée du bois ?

Le Témoin. – À peu près autant.

Le Coroner. – Alors, si on l’a enlevé, ce fut pendant que vous étiez à une douzaine de mètres ?

Le Témoin. – Oui, mais le dos tourné à l’objet.

Ainsi se termina l’interrogatoire du témoin. »

– Je vois, dis-je en jetant un rapide coup d’œil au reste de la colonne du journal, que le coroner a plutôt été dur pour le jeune Mac Carthy. Il insiste, et non sans raison, sur la contradiction impliquée par le fait que son père lui a signalé sa présence avant qu’il ne l’ait vu, puis sur son refus de donner des détails sur sa conversation avec son père, et enfin sur la singularité des paroles du mourant. Tout cela, comme le remarque le coroner, constitue de lourdes charges contre le fils.

Holmes rit doucement et s’étendit sur le siège garni de coussins.

– Vous et le coroner, vous vous donnez bien du mal pour mettre en évidence les points mêmes qui militent le plus fortement en faveur du jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous lui faites tour à tour l’honneur d’avoir trop d’imagination ou trop peu ? Trop peu, s’il n’a pas été capable d’inventer un motif de querelle qui lui aurait gagné la sympathie du jury ; trop, s’il a tiré de son propre fonds quelque chose d’aussi outré que l’allusion d’un mourant à un rat et l’incident de cette étoffe qui a disparu. Non, j’aborderai cette affaire en considérant que ce que dit ce jeune homme est vrai et nous verrons bien où nous conduira cette hypothèse. Mais j’ai là mon Pétrarque de poche, je ne dirai plus un mot à propos de cette enquête tant que nous ne serons pas sur les lieux. Nous déjeunons à Swindon, et je vois que nous y serons dans vingt minutes.

Il était environ quatre heures quand, enfin, après avoir traversé la splendide vallée de la Stroude et passé au-dessus de la Severn étincelante et large, nous avons atteint la jolie petite ville de Ross. Un homme maigre, avec une figure de furet et l’air chafouin, nous attendait sur le quai. Malgré son long cache-poussière clair et les guêtres de cuir qu’il portait en hommage au milieu rustique, je n’eus aucune peine à reconnaître Lestrade de Scotland Yard. Il nous mena en voiture aux Armes d’Hereford, où il avait déjà retenu une chambre pour nous.

– J’ai commandé une voiture, dit-il pendant que nous dégustions une tasse de thé. Connaissant votre tempérament actif, je sais que vous ne serez heureux qu’une fois sur les lieux du crime.

– C’est très gentil et très flatteur de votre part, répondit Holmes, mais nous n’irons pas et c’est uniquement une question de pression atmosphérique.

Lestrade eut l’air fort étonné.

– Je ne vous suis pas tout à fait, dit-il.

– Que dit le thermomètre ? Trois degrés au-dessous de zéro, à ce que je vois. Pas de vent, pas un nuage au ciel. J’ai un plein étui de cigarettes qui ne demandent qu’à être fumées et ce canapé est bien supérieur aux horreurs qu’on trouve d’ordinaire dans les auberges de campagne. Je ne pense pas que je me serve de la voiture ce soir.

Lestrade sourit, indulgent.

– Vous avez sans doute déjà tiré vos conclusions d’après les journaux, dit-il. La chose crève les yeux, et plus on l’approfondit, plus ça devient clair. Cependant, vous ne sauriez opposer un refus à une dame, surtout à une dame aussi décidée. Elle a entendu parler de vous et veut à toute force votre opinion, bien que je lui aie dit et redit qu’il n’y avait rien que vous puissiez faire que je n’eusse déjà fait. Mais… ma parole, voici sa voiture à la porte !

À peine avait-il achevé que se précipitait dans la pièce l’une des plus charmantes jeunes femmes que j’eusse jamais vue de ma vie. Ses yeux violets étincelaient et, en voyant ses lèvres entrouvertes et la teinte rose de ses joues, on devinait que sa réserve naturelle s’évanouissait devant le souci qui l’accaparait.

– Oh ! monsieur Holmes ! s’écria-t-elle, très agitée, nous regardant l’un après l’autre, puis avec la promptitude de l’intuition féminine, arrêtant définitivement ses yeux sur mon compagnon. Je suis si contente que vous soyez venu ! Je suis descendue jusqu’ici pour vous le dire. Je sais que James n’est pas coupable. Je le sais et je veux que vous commenciez votre travail en le sachant, vous aussi. Ne vous laissez jamais aller à en douter. Nous nous connaissons depuis que nous sommes enfants, je connais ses défauts comme personne au monde ne les connaît, mais il a trop bon cœur pour faire du mal à une mouche. Une telle accusation est absurde quand on le connaît réellement.

– J’espère que nous pourrons prouver son innocence, mademoiselle, dit Sherlock. Vous pouvez être sûre que je ferai tout mon possible.

– Vous avez lu les dépositions. Vous êtes arrivé à une conclusion ? Vous n’y voyez pas une lacune, une fissure quelconque ? Ne pensez-vous pas, vous-même, qu’il est innocent ?

– Je crois que c’est très probable.

– Ah ! Vous l’entendez ? s’écria-t-elle en rejetant vivement la tête en arrière et en regardant Lestrade d’un air de défi. Vous entendez ? Lui me donne de l’espoir.

Lestrade haussa les épaules.

– J’ai peur, dit-il, que mon collègue n’ait été un peu prompt à former ses conclusions.

– Mais il a raison. Oh ! je sais qu’il a raison. James n’est pas coupable. Et quant à sa dispute avec son père, je suis sûre que s’il n’a pas voulu en parler au coroner c’est qu’elle me concernait.

– De quelle façon ? demanda Holmes.

– Ce n’est pas le moment de cacher quoi que ce soit. James et son père ont souvent été en désaccord à mon sujet. M. Mac Carthy désirait fort que nous nous mariions. James et moi, nous nous sommes toujours aimés comme frère et sœur, mais, naturellement, il est jeune et connaît encore peu la vie…, et… et… eh bien !… il ne voulait pas encore en entendre parler. Alors il y avait des disputes et celle-ci, j’en suis sûre, était du nombre.

– Et votre père ? demanda Holmes. Était-il favorable à cette union ?

– Non, lui aussi y était opposé. À part M. Mac Carthy, personne n’en était partisan.

Comme Holmes dirigeait sur elle un de ses regards perçants et perspicaces, une vive rougeur passa sur le visage jeune et frais de Mlle Turner.

– Merci pour vos renseignements, dit Holmes. Pourrais-je voir votre père, demain ?

– J’ai peur que le docteur ne le permette pas.

– Le docteur ?

– Oui, vous ne saviez pas ? Mon pauvre père n’a jamais été bien valide ces dernières années, mais cette affaire l’a complètement abattu. Il s’est alité et le Dr Willowe dit que ce n’est plus qu’une épave, que son système nerveux est ébranlé. De ceux qui ont connu mon père autrefois à Victoria, M. Mac Carthy était le seul survivant.

– Ah ! À Victoria ! C’est important, ça.

– Oui, aux mines.

– Précisément, aux mines d’or où, si j’ai bien compris, M. Turner a fait sa fortune.

– Oui, exactement.

– Je vous remercie, mademoiselle Turner. Vous m’avez apporté une aide très sérieuse.

– Vous me direz si vous avez des nouvelles demain ? Sans doute irez-vous à la prison voir James. Oh ! Si vous y allez, monsieur Holmes, dites-lui que je sais qu’il est innocent.

– Je le lui dirai certainement, mademoiselle.

– Il faut que je m’en aille maintenant, car papa est très malade et je lui manque beaucoup, quand je le quitte. Au revoir, et Dieu vous aide dans votre tâche !

Elle sortit de la pièce aussi vivement qu’elle y était entrée et nous entendîmes dans la rue le fracas des roues de sa voiture.

– J’ai honte de vous, Holmes, dit Lestrade avec dignité après quelques minutes de silence. Pourquoi faire naître des espérances que vous serez obligé de décevoir ? Je ne pèche pas par excès de tendresse, mais j’appelle cela de la cruauté.

– Je pense voir un moyen d’innocenter James Mac Carthy, répondit Holmes. Avez-vous un permis pour le voir en prison ?

– Oui, mais seulement pour vous et moi.

– Alors, je reviens sur ma résolution de ne pas sortir. Nous avons encore le temps de prendre un train pour Hereford et de le voir ce soir ?

– Largement.

– Allons-y donc. J’ai peur, Watson, que vous ne trouviez le temps long, mais je ne serai absent qu’une ou deux heures.

Je descendis jusqu’à la gare avec eux et errai dans les rues de la petite ville pour revenir enfin à l’hôtel où, allongé sur un canapé, je tentai de m’intéresser à un roman. La mesquine intrigue était bien mince, toutefois, comparée au profond mystère dans lequel nous avancions à tâtons ; je constatai bientôt que mon attention quittait si constamment la fiction pour revenir à la réalité, qu’au bout du compte je lançai le roman à travers la pièce et m’absorbai tout entier dans la considération des événements du jour… À supposer que le récit de ce malheureux jeune homme fût absolument vrai, quel événement infernal, quelle calamité absolument imprévue et extraordinaire, avait donc pu survenir entre le moment où il avait quitté son père et l’instant où, ramené sur ses pas par les cris, il était revenu dans la clairière en courant ? Quelque chose de terrible avait eu lieu. Mais quoi ? La nature des blessures n’était-elle pas susceptible de révéler un détail quelconque à un médecin comme moi ? Sonnant un domestique, je lui demandai les hebdomadaires locaux qui donnaient le compte rendu in extenso de l’enquête. Dans son rapport, le chirurgien précisait que le tiers postérieur de l’os pariétal gauche et la moitié de l’os occipital avaient été brisés par un coup très lourd assené avec une arme contondante. Je marquai l’endroit sur ma propre tête. Évidemment, un coup de ce genre ne pouvait être porté que par-derrière. Jusqu’à un certain point, cette observation était favorable à l’accusé, puisque, au moment de leur querelle, ils étaient face à face. Toutefois, cela ne prouvait pas grand-chose, car le père avait pu se retourner avant que le coup ne tombât. Cela valait pourtant la peine d’y attirer l’attention d’Holmes. Il y avait aussi cette allusion singulière du mourant à un rat. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ce ne pouvait être du délire. Une personne qui meurt d’un coup soudain ne délire généralement pas. Non, vraisemblablement, le vieillard tentait d’expliquer comment on l’avait tué. Mais qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Je me torturai l’esprit en quête d’une explication possible. Et encore cet incident de l’étoffe grise qu’avait vue le jeune Mac Carthy. Si la chose était vraie, l’assassin avait dû laisser tomber un vêtement quelconque, son pardessus sans doute, dans sa fuite, et il avait eu la témérité de revenir sur ses pas et de le reprendre pendant que le fils était agenouillé, le dos tourné, à une douzaine de pas de là. Quel enchevêtrement de mystères et d’improbabilités que tout cela ! L’opinion de Lestrade ne me surprenait pas, et pourtant j’avais tellement foi dans l’intuition de Holmes que je me refusais à abandonner tout espoir, et ce d’autant moins que chaque élément nouveau semblait renforcer mon ami dans sa conviction que le jeune Mac Carthy était innocent.

Il était tard quand Sherlock Holmes revint, seul, car Lestrade avait pris ses quartiers en ville.

– Le thermomètre n’a guère varié, remarqua-t-il en prenant un siège. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne pleuve pas avant que nous allions sur le terrain. D’autre part comme il convient d’être très frais et très en forme pour une besogne aussi délicate que celle-là, je ne tenais pas à l’entreprendre alors que j’étais fatigué par un long voyage. J’ai vu le jeune Mac Carthy.

– Et qu’en avez-vous appris ?

– Rien.

– Il n’a pu vous donner aucun éclaircissement ?

– Absolument aucun. J’étais porté à croire tout d’abord qu’il savait qui avait fait le coup et qu’il couvrait l’assassin, homme ou femme, mais je suis maintenant convaincu qu’il est plus perplexe que n’importe qui. Le gaillard n’a pas l’esprit très prompt, bien qu’il soit beau garçon et, je crois, parfaitement droit.

– Je ne saurais en tout cas admirer son goût, observai-je, si c’est vraiment un fait qu’il ne veut pas d’un mariage avec une jeune personne aussi charmante que Mlle Turner.

– Ah ! Il y a là une histoire bien pénible. Le pauvre diable, il l’aime à la folie, il en perd la tête ; mais il y a à peu près deux ans, quand il n’était encore qu’un gamin, et avant qu’il ne connût bien Mlle Turner jeune fille, car elle a passé cinq ans en pension je ne sais où, est-ce que cet idiot n’est pas allé tomber entre les griffes de la serveuse d’un bar de Bristol qu’il a épousée clandestinement ! Personne n’en sait rien ; mais vous pouvez imaginer à quel point ce devait être affolant pour lui d’être tancé parce qu’il ne faisait point ce pour quoi il eût volontiers donné sa vie, tout en sachant que c’était absolument impossible. C’est bel et bien l’affolement en question qui lui faisait jeter les bras en l’air quand son père, lors de leur dernière rencontre, cherchait à le persuader de demander la main de Mlle Turner. D’un autre côté, il ne possédait aucun moyen de subvenir à ses propres besoins et son père qui, de l’avis unanime, était très dur, l’aurait jeté complètement par-dessus bord, s’il avait su la vérité… C’était avec la serveuse de bar, sa femme, qu’il venait de passer les trois jours précédant le crime et son père ignorait où il était. Notez bien ce point. Il a une grande importance. À quelque chose malheur est bon ! La serveuse, ayant appris par les journaux qu’il a des ennuis sérieux et qu’il risque d’être sans doute pendu, a pour sa part complètement renoncé à lui. Elle lui a écrit pour l’informer qu’elle a déjà un mari aux chantiers des Bermudes et qu’il n’existe, en réalité, aucun lien légal entre eux. Je crois que cette nouvelle a consolé le jeune Mac Carthy de tout ce qu’il a souffert.

– Mais s’il est innocent, qui a commis le crime ?

– Ah ! Qui ? Je voudrais attirer votre attention tout particulièrement sur deux points. Le premier, c’est que la victime avait un rendez-vous avec quelqu’un à l’étang et que ce quelqu’un ne pouvait être son fils, puisque le fils était absent et que le père ne savait pas quand il reviendrait. Le second point, c’est qu’on a entendu le défunt crier « Hé ! Ho ! » avant qu’il sût que son fils était revenu. Ça, ce sont les points cruciaux dont dépend toute l’enquête. Et maintenant, si vous le voulez bien, parlons littérature et laissons de côté pour demain les points sans importance.

La pluie, comme Holmes l’avait prévu, ne tomba pas, et le matin éclatant brilla dans un ciel sans nuages. À neuf heures, Lestrade vint nous chercher avec la voiture et nous nous mîmes en route pour la ferme d’Hatherley et l’étang de Boscombe.

– Il y a de graves nouvelles ce matin, dit Lestrade. On dit que M. Turner est si malade qu’on désespère.

– Un homme d’âge mûr, sans doute ? dit Holmes.

– Dans les soixante, mais sa constitution a été ébranlée par sa vie à l’étranger et depuis quelque temps sa santé décline. Cette affaire a eu sur lui un très mauvais effet. C’était un vieil ami de Mac Carthy et, il faut l’ajouter, son grand bienfaiteur, car j’ai appris qu’il lui abandonnait la ferme d’Hatherley sans réclamer aucune redevance.

– Vraiment ! Voilà qui est intéressant, dit Holmes.

– Oui. Il l’a aidé de cent autres façons. Tout le monde par ici parle de sa bonté pour lui.

– Réellement ! Et cela ne vous paraît pas un peu singulier que ce Mac Carthy, qui semble avoir eu si peu de biens personnels et tellement d’obligations envers Turner, songeât encore, malgré cela, à marier son fils à la fille de Turner ? Le fait qu’elle est vraisemblablement l’héritière du domaine ne l’empêchait pas d’en parler avec une certitude écrasante, comme s’il n’y avait qu’à faire la proposition et que tout le reste eût suivi ! C’est d’autant plus étrange que nous savons que Turner lui-même ne voulait pas de ce mariage. La fille nous l’a dit. Vous n’en déduisez rien ?

– Nous voici arrivés aux déductions et aux inductions, dit Lestrade en clignant de l’œil de mon côté. Je trouve, Holmes, qu’on a assez de mal à se débrouiller avec les faits, sans prendre notre vol avec les théories et l’imagination.

– Vous avez raison, approuva Holmes posément, vous trouvez qu’on a de la peine à débrouiller les faits ?

– En tout cas, j’en ai saisi un que vous paraissez trouver difficile à retenir, répliqua Lestrade en s’échauffant un peu.

– Et lequel ?

– Que Mac Carthy père est mort de la main de Mac Carthy fils, et que toutes les théories qui vont à l’encontre de ce fait sont de pures lubies, des rêvasseries au clair de lune.

– Le clair de lune est une chose plus brillante que le brouillard, dit Holmes en riant. Mais, si je ne me trompe, voici à gauche la ferme d’Hatherley ?

– Oui, c’est cela.

C’était un vaste bâtiment d’aspect cossu, avec ses deux étages, son toit d’ardoises et ses murs gris semés de grandes taches de mousse. Les stores baissés et les cheminées qui ne fumaient pas lui donnaient toutefois un air de tristesse, comme si le poids de cette tragédie pesait encore sur lui. Nous nous présentâmes à la porte. Puis, à la requête de Holmes, la servante nous montra les chaussures que portait son maître au moment de sa mort, et aussi une paire de souliers qui appartenait au fils, bien que ce ne fût pas celle qu’il portait alors. Après les avoir mesurés très soigneusement en sept ou huit points différents, Holmes se fit conduire dans la cour, et de là nous suivîmes tous le sentier sinueux qui menait à l’étang de Boscombe.

Quand il était lancé sur une piste comme celle-ci, Sherlock Holmes était transformé. Ceux qui n’ont connu que le raisonneur, le logicien tranquille de Baker Street, n’auraient jamais pu le reconnaître. Son visage tantôt s’enflammait, tantôt s’assombrissait. Son front se plissait de deux rides dures et profondes au-dessous desquelles ses yeux brillaient avec l’éclat de l’acier. Il penchait la tête, ses épaules se courbaient, ses lèvres se pinçaient et les muscles de son cou puissant saillaient comme des cordes. Ses narines semblaient dilatées par cette passion purement animale qu’est la chasse, et son esprit se concentrait si intégralement sur le but poursuivi que toute question ou remarque qu’on pouvait lui adresser frappait son oreille sans qu’il y prêtât attention, ou sans provoquer autre chose qu’un grognement d’impatience. Rapide et silencieux, il suivit le chemin qui traverse les prairies puis, par les bois, va jusqu’à l’étang de Boscombe. Le sol était humide et marécageux, comme l’est toute cette région, et il y avait de nombreuses traces de pas, tant sur le sentier que dans l’herbe courte qui le bordait de chaque côté. Tantôt Holmes se portait vivement en avant, tantôt il s’arrêtait net ; et une fois, il fit tout un petit détour et entra dans la prairie. Lestrade et moi marchions derrière lui, le détective avec un air d’indifférence et de mépris, alors que, moi, je ne quittais pas des yeux mon ami, car j’avais la conviction que chacun de ses gestes avait un but bien défini.

L’étang de Boscombe est une petite nappe d’eau entourée de roseaux de quelque cinquante mètres de large, qui se trouve au point où les terres de la ferme de Hatherley bordent le parc particulier du riche M. Turner. Au-dessus des bois qui le longaient sur l’autre rive, nous pouvions voir les tourelles élancées qui indiquaient l’emplacement de la demeure de l’opulent propriétaire. Le long de l’étang, vers Hatherley, les bois étaient très épais, mais une étroite bande de terre détrempée, large de cinq ou six mètres, courait entre la rangée d’arbres et les roseaux du bord. Lestrade nous montra l’endroit précis où l’on avait trouvé le corps et, en fait, la terre était si humide que je pouvais voir nettement les traces qu’avait laissées le corps de l’homme abattu. Holmes, ainsi qu’en témoignaient l’ardeur de son visage et l’intensité de son regard, lisait encore bien d’autres choses dans cette herbe foulée. Il courait et virait comme un chien qui flaire une piste. Soudain, il s’en prit à mon compagnon :

– Pourquoi êtes-vous allé dans l’étang ?

– Je l’ai fouillé avec un râteau, pensant qu’il pourrait s’y trouver une arme ou un indice quelconque. Mais comment diable ?…

– Assez, assez ! je n’ai pas le temps ! On le trouve partout, votre pied gauche légèrement tourné en dedans ! Une taupe même le verrait, et il se perd parmi les roseaux. Oh ! que la chose eût été simple, si je m’étais trouvé ici avant qu’ils ne viennent, comme un troupeau de buffles, patauger de tous côtés ! C’est ici que le gardien est venu avec les siens, près du corps : ils ont recouvert toutes les empreintes de pas à trois mètres à la ronde. Mais voici trois parcours distincts des mêmes empreintes.

Il tira une loupe de sa poche, et s’allongea sur son imperméable pour mieux voir, sans cesser de parler, pour lui-même plutôt que pour nous.

– Voici les pas du jeune Mac Carthy. En deux occasions il marchait et une fois il courait, car les semelles sont profondément imprimées et les talons à peine visibles. Cela confirme son récit. Il a couru quand il a vu son père à terre. Et voici les pieds de son père alors qu’il allait et venait de-ci, de-là. Mais qu’est-ce que ceci ? C’est la crosse du fusil, alors que le fils restait là, à écouter. Et ça ? Ah ! ah ! Qu’avons-nous là ? Des bouts de souliers ! Des bouts de souliers ! Et carrés encore ! Des souliers tout à fait extraordinaires ! Ils vont, ils viennent, ils reviennent. Oui, bien sûr, pour le manteau. Et maintenant, d’où venaient-ils ?

Il se mit à courir à droite et à gauche, tantôt perdant, tantôt retrouvant la piste, jusqu’au moment où nous fûmes à quelque distance de l’orée du bois et au pied d’un grand hêtre, le plus gros des arbres du voisinage. Holmes se dirigea vers l’autre côté du tronc et, une fois encore, s’aplatit avec un petit cri de satisfaction. Longtemps il resta là à retourner les feuilles et les brindilles sèches, à ramasser, pour le glisser dans une enveloppe, ce qui me parut être de la poussière. Il examina à la loupe non seulement le sol, mais même l’écorce de l’arbre, aussi haut qu’il pouvait atteindre. Une pierre rugueuse gisait dans la mousse ; il l’examina aussi soigneusement et la garda. Après quoi, en suivant un petit sentier à travers bois, il aboutit à la grand-route, où toutes les traces se perdaient.

– Ç’a été une visite du plus vif intérêt, remarqua-t-il en revenant à son état normal. Je suppose que cette maison grise, à gauche, est celle du gardien. Je crois que je vais y aller dire deux mots à Moran et peut-être écrire un petit billet. Cela fait, nous pourrons repartir déjeuner. Vous pouvez regagner la voiture, je vous rejoins tout de suite.

Il s’écoula à peu près dix minutes avant que nous ne remontions en voiture et que nous ne retournions à Ross ; Holmes tenait toujours la pierre qu’il avait ramassée dans le bois.

– Ceci peut vous intéresser, Lestrade, dit-il, en la lui tendant. C’est avec cela que le crime a été commis.

– Je n’y vois aucune trace.

– Il n’y en a pas.

– Alors, comment le savez-vous ?

– L’herbe poussait sous cette pierre. Elle n’était là que depuis quelques jours. Il n’y avait aucune trace indiquant qu’on l’eût enlevée d’un endroit quelconque. Elle correspond bien aux blessures. Il n’y a pas trace d’une autre arme.

– Et le meurtrier ?

– C’est un homme grand, un gaucher, qui boite du pied droit ; il porte des souliers de chasse à semelles épaisses et un manteau gris ; il fume des cigares indiens et il a en poche un fume-cigare et un canif émoussé. Il y a encore quelques autres indices, mais ceux-là peuvent suffire à orienter nos recherches.

Lestrade se mit à rire :

– Je demeure sceptique, hélas ! Les théories, c’est très joli, mais nous avons affaire à un jury d’Anglais qui ont la tête dure.

– Nous verrons, répondit Holmes avec calme. Travaillez selon votre méthode à vous, je travaillerai selon la mienne. Je serai très occupé cet après-midi et sans doute retournerai-je à Londres par le train du soir.

– Et vous laisserez votre enquête inachevée ?

– Non, achevée.

– Mais le mystère ?

– Éclairci.

– Qui donc est le criminel ?

– Le monsieur que j’ai décrit.

– Mais qui est-ce ?

– Ce ne sera sûrement pas difficile de le trouver. La région n’est pas tellement peuplée.

Lestrade haussa les épaules :

– Je suis un homme pratique, et je ne puis vraiment pas courir le pays à la recherche d’un gaucher qui boite. Je serais la risée de Scotland Yard.

– Fort bien, dit Holmes tranquillement. Je vous aurai donné votre chance. Vous voici chez vous. Au revoir. Je vous laisserai un mot avant de m’en aller.

Après avoir abandonné Lestrade à son domicile, nous nous rendîmes à l’hôtel, où le déjeuner était prêt. Holmes restait silencieux. Il semblait perdu dans ses pensées et son visage était empreint d’une expression pénible, celle de quelqu’un qui se trouve dans une situation angoissante.

– Watson, dit-il, quand la table fut débarrassée, asseyez-vous là, sur cette chaise, et laissez-moi un instant vous prêcher un sermon. Je ne sais pas trop quoi faire et je voudrais votre avis. Allumez un cigare et laissez-moi développer ma pensée.

– Je vous en prie, faites…

– Eh bien ! Donc, en considérant cette affaire, il y a deux points dans le récit du jeune Mac Carthy qui nous ont tous les deux frappés sur-le-champ, bien qu’ils nous aient impressionnés, moi en sa faveur, et vous contre lui. L’un, c’était le fait que son père, suivant ce qu’il a dit, avait crié « Hé ! Ho ! » avant de le voir. L’autre, c’était cette singulière allusion du mourant à un rat. Il a marmonné plusieurs mots, vous le savez, mais ce fut là tout ce que l’oreille du fils put saisir. Or c’est de ce double point que nos recherches doivent partir et nous commencerons en supposant que ce que dit le jeune homme est absolument vrai.

– Qu’est-ce que ce « Hé ! Ho ! » alors ?

– De toute évidence il ne pouvait être à l’intention du fils. Le fils, pour ce que l’autre en savait, était à Bristol. Ce fut tout à fait par hasard qu’il se trouva à portée pour l’entendre. Le « Hé ! Ho ! » devait attirer l’attention de quelqu’un, n’importe qui, avec qui il avait rendez-vous. Mais « Hé ! Ho ! » est distinctement un cri australien et un cri qui est employé entre Australiens. Il a donc une forte présomption pour que la personne que Mac Carthy s’attendait à rencontrer à l’étang de Boscombe fût quelqu’un qui avait été en Australie.

– Et le rat ?

Sherlock Holmes tira de sa poche un papier plié et l’aplatit sur la table.

– Ceci, dit-il, est une carte de la colonie de Victoria. Je l’ai demandée hier soir à Bristol par dépêche.

Il posa la main sur une partie de la carte et demanda :

– Que lisez-vous ici ?

Je lus : Rat.

– Et maintenant ?

Il leva sa main.

– Ballarat.

– Exactement. C’est là le mot que l’homme a prononcé et dont le fils n’a saisi que la dernière syllabe. Il essayait de prononcer le nom de son assassin, un tel, de Ballarat.

– C’est merveilleux ! m’écriai-je.

– C’est évident. Et maintenant, vous le voyez, j’ai rétréci considérablement mon champ d’investigations. La possession d’un vêtement gris constitue, si l’on suppose exact le récit du fils, une troisième certitude. Nous sommes donc à présent sortis du vague absolu pour arriver à l’idée bien définie d’un Australien venu de Ballarat et qui porte un manteau gris.

– Certainement.

– Et d’un Australien qui était chez lui dans ce coin, car on ne peut s’approcher de l’étang que par la ferme ou par la grande propriété où ne pouvaient guère errer des étrangers.

– Exactement.

– Là-dessus se place notre expédition d’aujourd’hui. Par l’examen du terrain, j’ai obtenu sur la personne de l’assassin les détails insignifiants que j’ai donnés à cet imbécile de Lestrade.

– Mais comment les avez-vous obtenus ?

– Vous connaissez ma méthode. Elle est fondée sur l’observation des détails sans grande importance.

– Sa taille, je sais que vous pouvez en juger approximativement d’après la longueur de ses enjambées. Ses chaussures aussi, vous pouvez les connaître par leurs empreintes.

– Oui, c’étaient des chaussures particulières.

– Mais sa claudication ?

– L’empreinte de son pied droit était toujours moins marquée que la gauche. Il pesait moins dessus. Pourquoi ? Parce qu’il boitait.

– Mais comment savez-vous qu’il était gaucher ?

– Vous avez été vous-même frappé de la nature de la blessure, telle que le chirurgien l’a décrite lors de l’enquête. Le coup a été porté par-derrière et a pourtant atteint le côté gauche. Or, comment cela se pourrait-il s’il n’avait pas été donné par un gaucher ? Le meurtrier est resté derrière le hêtre pendant l’entrevue du père et du fils. Il y a même fumé. J’ai trouvé la cendre d’un cigare et mes connaissances spéciales en fait de cendres de tabac m’ont permis de dire que c’était un cigare indien. Je me suis, comme vous le savez, quelque peu intéressé à ces choses-là et j’ai écrit une petite monographie sur les cendres de cent quarante variétés de tabac pour la pipe, le cigare et les cigarettes. Après avoir trouvé la cendre, j’ai cherché aux alentours et découvert le mégot, dans la mousse où il l’avait jeté. C’était un cigare indien d’une variété qu’on roule à Rotterdam.

– Et le fume-cigare ?

– J’ai pu voir que le bout du cigare n’avait pas été dans la bouche. L’assassin se servait donc d’un fume-cigare. Le bout en avait été coupé, et non mordu, mais la coupure n’était pas nette, d’où j’ai déduit un canif émoussé.

– Holmes, vous avez tissé autour de cet homme un filet d’où il ne saurait s’échapper et vous avez sauvé la vie d’un innocent aussi sûrement que si vous aviez tranché la corde qui le pendait. Je vois où convergent tous ces points. Le coupable, c’est…

– M. John Turner ! annonça le garçon d’hôtel en ouvrant la porte de notre studio et en introduisant un visiteur.

L’homme qui entrait avait une allure étrange, dont on était frappé dès l’abord. Sa démarche lente et claudicante, ses épaules voûtées lui donnaient un air de décrépitude, et pourtant ses traits profondément accentués et rugueux, autant que sa formidable stature, montraient qu’il était doué d’une force physique et morale extraordinaire. Sa barbe touffue, ses cheveux grisonnants, ses sourcils saillants et drus lui conféraient un air de dignité et de puissance, mais son visage était d’une blancheur de cendre, et ses lèvres et les coins de sa bouche se nuançaient d’une légère teinte bleue. Au premier coup d’œil, il m’apparut clairement que cet homme était la proie d’une maladie mortelle.

– Je vous en prie, dit Holmes doucement, asseyez-vous sur le canapé. Vous avez reçu mon billet ?

– Oui, le gardien me l’a apporté. Vous disiez que vous vouliez me voir ici afin d’éviter tout scandale.

– J’ai pensé qu’on jaserait si j’allais au manoir.

– Et pourquoi désiriez-vous me voir ?

Il regardait mon compagnon avec du désespoir dans ses yeux fatigués, comme si déjà la réponse lui était connue.

– Oui, dit Holmes, répondant au regard plutôt qu’aux paroles. C’est ainsi. Je n’ignore rien de ce qui concerne Mac Carthy.

Le vieillard laissa tomber son visage dans ses mains.

– Que le ciel me vienne en aide ! s’écria-t-il. Mais je n’aurais pas permis que le jeune homme en souffrît. Je vous donne ma parole que j’aurais parlé si, aux assises, le procès avait tourné contre lui.

– Je suis content de vous l’entendre dire, fit Holmes avec gravité.

– J’aurais parlé dès à présent, n’eût été ma fille. Cela lui briserait le cœur – cela lui brisera le cœur d’apprendre que je suis arrêté.

– Il se peut qu’on n’en vienne pas là, dit Holmes.

– Quoi !

– Je ne suis pas un agent officiel. Je sais que c’est votre fille qui a demandé que je vienne ici et j’agis dans son intérêt. Toutefois, il nous faut tirer de là le jeune Mac Carthy.

– Je suis mourant, dit le vieux Turner. Depuis des années je souffre de diabète. Mon médecin dit qu’on peut se demander si je vivrai encore un mois. Pourtant, j’aimerais mieux mourir sous mon propre toit qu’en prison…

Holmes se leva et alla s’asseoir à la table, la plume en main et du papier devant lui.

– Dites-moi simplement la vérité, dit-il. Je noterai les faits. Vous signerez et Watson, que voici, en sera témoin. Alors je pourrai, à la toute dernière extrémité, produire votre confession pour sauver le jeune Mac Carthy. Je vous promets de ne m’en servir que si cela devient absolument nécessaire.

– C’est bien, dit le vieillard. On ne sait pas si je vivrai jusqu’aux assises, cela a donc peu d’importance. Mais je voudrais épargner un pareil choc à Alice. Maintenant, je vais tout vous exposer clairement. Ça a été long à se produire, mais ça ne me prendra guère de temps pour vous le dire.

« Vous ne le connaissiez pas, le mort, Mac Carthy. C’était le diable incarné. Je vous l’affirme. Dieu vous garde de tomber jamais dans les griffes d’un pareil individu. Pendant vingt ans j’ai été sa proie et il a ruiné ma vie. Je vous dirai tout d’abord comment il se trouva que je fus à sa merci.

« C’était entre 1860 et 1864. J’étais alors jeune, aventureux et plein d’ardeur prêt à me mettre à n’importe quoi. Je me suis trouvé parmi de mauvais compagnons et je me suis mis à boire. Comme je n’avais pas de chance, aux mines, avec ma concession, j’ai pris le maquis et je suis devenu ce que, par ici, on appellerait un voleur de grands chemins. Nous étions six et nous menions une vie libre et sauvage ; de temps en temps nous attaquions un établissement, ou nous arrêtions les chariots sur la route des placers. Jack le Noir, de Ballarat, tel était le nom sous lequel on me connaissait, et dans la colonie on se souvient encore de notre groupe, qu’on appelle la bande de Ballarat.

« Un jour, un convoi d’or descendait de Ballarat à Melbourne. Nous avons dressé une embuscade et nous l’avons attaqué. Il y avait six soldats et nous étions six ; ce fut donc une lutte serrée, mais à la première décharge nous en avions désarçonné quatre. Trois de nos gars, cependant, furent tués avant que nous ne nous emparions du butin. Je posai mon pistolet sur la tempe du conducteur du chariot ; c’était cet homme, ce Mac Carthy. Que je regrette, grand Dieu, de ne pas l’avoir tué alors ! mais je l’ai épargné ; pourtant, je voyais bien que ses petits yeux méchants se fixaient sur mon visage, comme pour s’en rappeler tous les traits. Nous sommes partis avec l’or, nous sommes devenus riches et nous sommes revenus plus tard en Angleterre, sans qu’on nous ait jamais soupçonnés. Je me suis donc séparé de mes anciens camarades, résolu à me fixer et à mener une vie tranquille. J’ai acheté cette propriété, qui se trouvait en vente, et je me suis efforcé de faire un peu de bien avec mon argent, pour réparer la façon dont je l’avais gagné. Je me suis marié et, bien que ma femme soit morte jeune, elle m’a laissé ma chère petite Alice. Même alors qu’elle n’était qu’un bébé, sa toute petite main semblait me conduire sur la voie du bien, comme rien jusqu’alors ne l’avait jamais fait. En un mot, j’avais changé de vie et je faisais de mon mieux pour racheter le passé. Tout allait bien, quand un jour Mac Carthy me prit dans ses filets.

« J’étais allé à Londres pour placer des fonds et je le rencontrai dans Regent Street ; c’est à peine s’il avait un veston sur le dos et des souliers aux pieds.

« – Nous voici, Jack ! dit-il en me touchant le bras. Nous serons pour toi comme une famille. Nous sommes deux, moi et mon fils, et tu as les moyens de nous entretenir. Si tu ne veux pas… l’Angleterre est un beau pays où l’on respecte la loi et où il y a toujours un agent de police à portée de voix.

« Ils sont donc venus dans l’Ouest ; il n’y avait pas moyen de m’en débarrasser et, depuis ce temps-là, ils ont vécu, sans rien payer, sur la meilleure de mes terres. Pour moi, il n’y avait plus de paix, plus d’oubli. Partout où j’allais, sa face rusée et grimaçante était là, à côté de moi. À mesure qu’Alice grandissait, cela empirait, car il s’aperçut bientôt que je craignais moins la police que de voir ma fille connaître mon passé. Quoi qu’il me demandât, il fallait le lui donner, et quoi que ce fût, je le lui abandonnais sans aucune question : terre, argent, maison, jusqu’au jour où il me demanda quelque chose que je ne pouvais pas donner.

« Il me demanda Alice.

« Son fils, voyez-vous, avait grandi, et ma fille aussi, et comme on savait ma santé fragile, il lui semblait assez indiqué que son rejeton entrât en possession de mes biens. Mais, cette fois, j’ai tenu bon. Je ne voulais pas que sa maudite engeance fût mêlée à la mienne, non que le garçon me déplût, mais le sang du père était en lui, et c’était assez. Je suis resté ferme. Mac Carthy a proféré des menaces. Je l’ai mis au défi. Nous devions nous rencontrer à l’étang, à mi-chemin de nos deux maisons, pour en discuter.

« Quand j’y suis allé, je l’ai trouvé qui parlait à son fils ; j’ai donc fumé un cigare derrière un arbre en attendant qu’il fût seul. Mais pendant que j’écoutais ce qu’il disait, tout ce qu’il y avait de noir et d’amer en moi semblait revenir à la surface. Il pressait son fils d’épouser ma fille avec aussi peu d’égards pour ses sentiments que si ç’eût été une garce des rues. Cela m’exaspéra de penser que moi-même et ce que j’avais de plus cher, nous étions à la merci d’un tel être. Ne pouvais-je donc briser ce lien ? J’étais déjà désespéré, mourant. J’avais encore l’esprit assez clair, les membres assez forts, et mon sort, je le savais, était réglé. Mais ma mémoire, mais ma fille ! L’une et l’autre seraient sauves, si seulement je parvenais à réduire au silence cette langue infâme. Je l’ai fait, monsieur Holmes. Je le ferais encore. Si fortement que j’aie péché, j’ai mené une vie de martyr pour racheter mes fautes. Mais que ma fille dût se trouver prise dans ces mêmes filets qui m’emprisonnaient, c’était plus que je n’en pouvais endurer. Je l’ai abattu sans plus de scrupules que s’il avait été une bête immonde et venimeuse. Son cri a fait revenir son fils, mais j’avais rejoint le couvert du bois ; je fus pourtant obligé de retourner chercher le manteau que j’avais laissé tomber dans ma fuite. Tel est, messieurs, le récit véridique de tout ce qui s’est passé.

– C’est bien, dit Holmes, pendant que le vieillard signait la déclaration que mon ami avait écrite. Ce n’est pas à moi de vous juger, je souhaite seulement que nous ne soyons jamais placés dans une pareille position.

– Je le souhaite aussi, monsieur. Qu’avez-vous l’intention de faire ?

– En raison de votre santé, rien. Vous savez que vous aurez bientôt à répondre de vos actes devant un tribunal plus haut que les assises. Je garderai votre confession et, si le jeune Mac Carthy est condamné, je serai forcé de m’en servir. Sinon, nul œil humain ne la verra jamais et votre secret, que vous soyez vivant ou mort, ne risquera rien entre nos mains.

– Adieu donc, dit le vieillard d’un ton solennel. Quand viendra pour vous l’heure de la mort, les moments en seront moins pénibles si vous pensez à la paix que vous aurez procurée à la mienne.

Et d’un pas incertain et chancelant, tout son corps de géant frémissant, il sortit de la pièce.

– Dieu nous vienne en aide ! dit Holmes après un long silence. Pourquoi le Destin joue-t-il de tels tours à de pauvres êtres impuissants ? Je n’entends jamais parler d’une affaire comme celle-ci sans penser aux mots de Baxter, et sans dire : « Ce coupable-là, sans la grâce de Dieu, ce pourrait être moi. »

James Mac Carthy fut acquitté aux assises, grâce aux nombreuses et puissantes objections que Sherlock Holmes avait rédigées et soumises à son défenseur. Le vieux Turner vécut encore sept mois, après notre entrevue, mais il est mort maintenant, et tout laisse à prévoir que le fils et la fille pourront vivre heureux ensemble, dans l’ignorance du sombre nuage qui pèse sur leur passé.

LES CINQ PÉPINS D’ORANGE

LES CINQ PÉPINS D’ORANGE{5}

Quand je jette un coup d’œil sur les notes et les résumés qui ont trait aux enquêtes menées par Sherlock Holmes entre les années 82 et 90, j’en retrouve tellement dont les caractéristiques sont à la fois étranges et intéressantes qu’il n’est pas facile de savoir lesquelles choisir et lesquelles omettre. Quelques-unes, pourtant, ont déjà bénéficié d’une certaine publicité grâce aux journaux et d’autres n’ont pas fourni à mon ami l’occasion de déployer ces dons exceptionnels qu’il possédait à un si haut degré et que les présents écrits visent à mettre en lumière. Quelques-unes, aussi, ont mis en défaut l’habileté de son analyse et seraient, en tant que récit, des exposés sans conclusion. D’autres, enfin, n’ayant été élucidées qu’en partie, leur explication se trouve établie par conjecture et hypothèses plutôt qu’au moyen de cette preuve logique absolue à quoi Holmes attachait tant de prix. Parmi ces dernières, il en est une pourtant qui fut si remarquable en ses détails, si étonnante en ses résultats, que je cède à la tentation de la relater, bien que certaines des énigmes qu’elle pose n’aient jamais été résolues et, selon toute probabilité, ne le seront jamais entièrement.

L’année 87 nous a procuré une longue série d’enquêtes d’intérêt variable dont je conserve les résumés. Dans la nomenclature de cette année-là, je trouve une relation de l’entreprise de la Chambre Paradol, un exposé concernant la Société des Mendiants amateurs, un cercle dont les locaux somptueux se trouvaient dans le sous-sol voûté d’un grand magasin d’ameublement, des précisions sur la perte de la barque anglaise Sophie Anderson, sur les singulières aventures de Grace Patersons aux îles d’Uffa et enfin sur l’affaire des poisons de Camberwell. Au cours de cette enquête, Sherlock Holmes, on ne l’a pas oublié, parvint, en remontant la montre du défunt, à prouver qu’elle avait été remontée deux heures auparavant, et que, par conséquent, la victime s’était couchée à un moment quelconque de ces deux heures-là – déduction qui fut de la plus grande importance dans la solution de l’affaire. Il se peut qu’un jour je retrace toutes ces enquêtes, mais aucune ne présente des traits aussi singuliers que l’étrange suite d’incidents que j’ai l’intention de narrer.

C’était dans les derniers jours de septembre et les vents d’équinoxe avaient commencé de souffler avec une rare violence. Toute la journée la bourrasque avait sifflé et la pluie avait battu les vitres, de telle sorte que, même en plein cœur de cet immense Londres, œuvre des hommes, nous étions temporairement contraints de détourner nos esprits de la routine de la vie, pour les hausser jusqu’à admettre l’existence de ces grandes forces élémentaires qui, tels des fauves indomptés dans une cage, rugissent contre l’humanité à travers les barreaux de sa civilisation. À mesure que la soirée s’avançait, la tempête se déchaînait de plus en plus, le vent pleurait en sanglotant dans la cheminée comme un enfant. Sherlock Holmes, pas très en train, était assis d’un côté de l’âtre, à feuilleter son répertoire criminel, tandis que, de l’autre côté, j’étais plongé dans un des beaux récits maritimes de Clark Russel, de telle sorte que les hurlements de la tempête au-dehors semblaient faire corps avec mon texte, et que la pluie cinglante paraissait se prolonger et se fondre dans le glapissement des vagues de la mer. Ma femme était en visite chez sa tante et, pour quelques jours, j’étais revenu habiter à Baker Street.

– Eh mais ! dis-je en regardant mon compagnon, il n’y a pas de doute, c’est la sonnette ! Qui donc pourrait venir ce soir ? Un de vos amis, peut-être ?

– En dehors de vous, je n’en ai point, répondit-il, je n’encourage pas les visiteurs.

– Un client, alors ?

– Si c’est un client, l’affaire est sérieuse. Sans cela, on ne sortirait pas par un tel temps et à une telle heure. Mais c’est vraisemblablement une des commères de notre logeuse, j’imagine.

Sherlock Holmes se trompait cependant, car nous entendîmes des pas dans le corridor et on frappa à notre porte. Sherlock étendit son long bras pour détourner de lui-même le faisceau lumineux de la lampe et le diriger sur la chaise libre où le nouveau venu s’assiérait.

– Entrez ! dit-il.

L’homme qui entra était jeune, vingt-deux ans peut-être ; très soigné et mis avec élégance, ses manières dénotaient une certaine recherche et une certaine délicatesse. Tout comme le parapluie ruisselant qu’il tenait à la main, son imperméable luisant disait le temps abominable par lequel il était venu. Dans la lumière éblouissante de la lampe, il regardait anxieusement autour de lui, et je pus voir que son visage était pâle et ses yeux lourds, comme ceux d’un homme qu’étreint une immense anxiété.

– Je vous dois des excuses, dit-il, tout en levant son lorgnon d’or vers ses yeux. J’espère que ça ne vous dérange pas, mais j’ai bien peur d’avoir apporté dans cette pièce confortable quelques traces de la tempête et de la pluie.

– Donnez-moi votre manteau et votre parapluie, dit Holmes. Ils seront fort bien là sur le crochet et vous les retrouverez secs tout à l’heure. Vous venez du sud-ouest de Londres à ce que je vois.

– Oui, de Horsham.

– Ce mélange d’argile et de chaux que j’aperçois sur le bout de vos chaussures est tout à fait caractéristique.

– Je suis venu chercher un conseil.

– C’est chose facile à obtenir.

– Et de l’aide.

– Ce n’est pas toujours aussi facile.

– J’ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. J’en ai entendu parler par le commandant Prendergast que vous avez sauvé dans le scandale du Tankerville Club.

– Ah ! c’est vrai. On l’avait à tort accusé de tricher aux cartes.

– Il dit que vous êtes capable de résoudre n’importe quel problème.

– C’est trop dire.

– Que vous n’êtes jamais battu.

– J’ai été battu quatre fois – trois fois par des hommes et une fois par une femme.

– Mais qu’est-ce que cela, comparé au nombre de vos succès…

– C’est vrai que d’une façon générale, j’ai réussi.

– Vous pouvez donc réussir pour moi.

– Je vous en prie, approchez votre chaise du feu et veuillez me donner quelques détails au sujet de votre affaire.

– Ce n’est pas une affaire ordinaire.

– Aucune de celles qu’on m’amène ne l’est. Je suis la suprême cour d’appel.

– Et pourtant je me demande, monsieur, si dans toute votre carrière, vous avez jamais eu l’occasion d’entendre le récit d’une suite d’événements aussi mystérieux et inexplicables que ceux qui se sont produits dans ma famille.

– Vous me passionnez, dit Holmes. Je vous en prie, donnez-moi depuis le début les faits essentiels et pour les détails je pourrai ensuite vous questionner sur les points qui me sembleront les plus importants.

Le jeune homme approcha sa chaise du feu et allongea vers la flamme ses semelles détrempées.

– Je m’appelle, dit-il, John Openshaw, mais ma personne n’a, si tant est que j’y comprenne quoi que ce soit, rien à voir avec cette terrible affaire. Il s’agit d’une chose héréditaire ; aussi, afin de vous donner une idée des faits, faut-il que je remonte tout au début.

« Il faut que vous sachiez que mon grand-père avait deux fils – mon oncle, Elias, et mon père, Joseph. Mon père avait à Coventry une petite usine qu’il agrandit à l’époque de l’invention de la bicyclette. Il détenait le brevet du pneu increvable Openshaw, et son affaire prospéra si bien qu’il put la vendre et se retirer avec une belle aisance.

« Mon oncle Élias émigra en Amérique dans sa jeunesse et devint planteur en Floride où, à ce qu’on apprit, il avait très bien réussi. Au moment de la guerre de Sécession, il combattit dans l’armée de Jackson, puis plus tard sous les ordres de Hood et conquit ses galons de colonel. Quand Lee eut déposé les armes, mon oncle retourna à sa plantation où il resta trois ou quatre ans encore. Vers 1869 ou 1870, il revint en Europe et prit un petit domaine dans le Sussex, près de Horsham. Il avait fait fortune aux États-Unis, mais il quitta ce pays en raison de son aversion pour les nègres et par dégoût de la politique républicaine qui leur accordait la liberté. C’était un homme singulier et farouche qui s’emportait facilement. Quand il était en colère, il avait l’injure facile et devenait grossier. Avec cela, il aimait la solitude. Pendant toutes les années qu’il a vécues à Horsham je ne crois pas qu’il ait jamais mis le pied en ville. Il avait un jardin, deux ou trois champs autour de sa maison, et c’est là qu’il prenait de l’exercice. Très souvent pourtant, et pendant des semaines de suite, il ne sortait pas de sa chambre. Il buvait pas mal d’eau-de-vie, il fumait énormément et, n’ayant pas besoin d’amis et pas même de son frère, il ne voulait voir personne.

« Il faisait une exception pour moi ; en fait, il me prit en affection, car lorsqu’il me vit pour la première fois, j’étais un gamin d’une douzaine d’années. Cela devait se passer en 1878, alors qu’il était en Angleterre depuis huit ou neuf ans. Il demanda à mon père de me laisser venir habiter chez lui et, à sa manière, il fut très bon avec moi. Quand il n’avait pas bu, il aimait jouer avec moi au trictrac et aux dames, et il me confiait le soin de le représenter auprès des domestiques et des commerçants, de telle sorte qu’aux environs de ma seizième année, j’étais tout à fait le maître de la maison. J’avais toutes les clés et je pouvais aller où je voulais et faire ce qu’il me plaisait, à condition de ne pas le déranger dans sa retraite. Il y avait, pourtant, une singulière exception, qui portait sur une seule chambre, une chambre de débarras, en haut, dans les mansardes, qu’il gardait constamment fermée à clé, où il ne tolérait pas qu’on entrât, ni moi ni personne. Curieux, comme tout enfant, j’ai un jour regardé par le trou de la serrure, mais je n’ai rien pu voir d’autre que le ramassis de vieilles malles et de ballots qu’on peut s’attendre à trouver dans une pièce de ce genre.

« Un matin, au petit déjeuner – c’était en mars 1883 – une lettre affranchie d’un timbre étranger se trouva devant l’assiette du colonel. Avec lui ce n’était pas chose courante que de recevoir des lettres, car il payait comptant toutes ses factures et n’avait aucun ami.

« – Des Indes ! dit-il en la prenant. Le cachet de Pondichéry ! Qu’est-ce que ça peut bien être ?

« Il l’ouvrit aussitôt et il en tomba cinq petits pépins d’orange desséchés qui sonnèrent sur son assiette. J’allais en rire, mais le rire se figea sur mes lèvres en voyant son visage. Sa lèvre pendait, ses yeux s’exorbitaient, sa peau avait la pâleur du mastic et il regardait fixement l’enveloppe qu’il tenait toujours dans sa main tremblante.

« – K. K. K., s’écria-t-il, puis : Seigneur ! mes péchés sont retombés sur moi !

« – Qu’est-ce donc, mon oncle ? m’écriai-je.

« – La mort, dit-il, et, se levant de table, il se retira dans sa chambre.

« Je restai seul tout frémissant d’horreur.

« Je ramassai l’enveloppe et je vis, griffonnée à l’encre rouge sur le dedans du rabat, juste au-dessus de la gomme, la lettre K trois fois répétée. À part les cinq pépins desséchés, il n’y avait rien d’autre à l’intérieur. Quel motif pouvait avoir la terreur qui s’était emparée de mon oncle ?… Je quittai la table et, en montant l’escalier, je le rencontrai qui redescendait. Il tenait d’une main une vieille clé rouillée, qui devait être celle de la mansarde, et, de l’autre une petite boîte en cuivre qui ressemblait à un petit coffret à argent.

« – Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, je les tiendrai bien encore en échec ! dit-il avec un juron. Dis à Marie qu’aujourd’hui je veux du feu dans ma chambre et envoie chercher Fordham, le notaire de Horsham.

« Je fis ce qu’il me commandait et quand le notaire fut arrivé, on me fit dire de monter dans la chambre de mon oncle. Un feu ardent brûlait et la grille était pleine d’une masse de cendres noires et duveteuses, comme si l’on avait brûlé du papier. La boîte en cuivre était à côté, ouverte et vide. En y jetant un coup d’œil, j’eus un haut-le-corps, car j’aperçus, inscrit en caractères d’imprimerie sur le couvercle, le triple K que j’avais vu, le matin, sur l’enveloppe.

« Je veux, John, dit mon oncle, que tu sois témoin de mon testament. Je laisse ma propriété, avec tous ses avantages et ses désavantages, à mon frère, ton père, après qui, sans doute, elle te reviendra. Si tu peux en jouir en paix, tant mieux ! Si tu trouves que c’est impossible, suis mon conseil, mon garçon, et abandonne-la à ton plus terrible ennemi. Je suis désolé de te léguer ainsi une arme à deux tranchants, mais je ne saurais dire quelle tournure les choses vont prendre. Aie la bonté de signer ce papier-là à l’endroit où M. Fordham te l’indique.

« Je signai le papier comme on m’y invitait et le notaire l’emporta. Ce singulier incident fit sur moi, comme vous pouvez l’imaginer, l’impression la plus profonde et j’y songeai longuement, je le tournai et retournai dans mon esprit, sans pouvoir rien y comprendre. Pourtant, je n’arrivais pas à me débarrasser du vague sentiment de terreur qu’il me laissait ; mais l’impression devenait moins vive à mesure que les semaines passaient et que rien ne venait troubler le train-train ordinaire de notre existence. Toutefois, mon oncle changeait à vue d’œil. Il buvait plus que jamais et il était encore moins enclin à voir qui que ce fût. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa chambre, la porte fermée à clé de l’intérieur, mais parfois il en sortait et, en proie à une sorte de furieuse ivresse, il s’élançait hors de la maison et, courant par tout le jardin, un revolver à la main, criait que nul ne lui faisait peur et que personne, homme ou diable, ne le tiendrait enfermé comme un mouton dans un parc. Quand pourtant ces accès étaient passés, il rentrait avec fracas et fermait la porte à clé, la barricadait derrière lui en homme qui n’ose regarder en face la terreur qui bouleverse le tréfonds de son âme. Dans ces moments-là, j’ai vu son visage, même par temps froid, luisant et moite comme s’il sortait d’une cuvette d’eau chaude.

« Eh bien ! pour en arriver à la fin, monsieur Holmes, et pour ne pas abuser de votre patience, une nuit arriva où il fit une de ces folles sorties et n’en revint point. Nous l’avons trouvé, quand nous nous sommes mis à sa recherche, tombé, la face en avant, dans une petite mare couverte d’écume verte qui se trouvait au bout du jardin. Il n’y avait aucune trace de violence et l’eau n’avait que deux pieds de profondeur, de sorte que le jury tenant compte de son excentricité bien connue, rendit un verdict de suicide. Mais moi, qui savais comment il se cabrait à la pensée même de la mort, j’ai eu beaucoup de mal à me persuader qu’il s’était dérangé pour aller au-devant d’elle. L’affaire passa, toutefois, et mon père entra en possession du domaine et de quelque quatorze mille livres qui se trouvaient en banque au compte de mon oncle.

– Un instant, intervint Holmes. Votre récit est, je le vois déjà, l’un des plus intéressants que j’aie jamais écoutés. Donnez-moi la date à laquelle votre oncle a reçu la lettre et celle de son suicide supposé.

– La lettre est arrivée le 10 mars 1883. Sa mort survint sept semaines plus tard, dans la nuit du 2 mai.

– Merci ! Je vous en prie, continuez.

– Quand mon père prit la propriété de Horsham, il fit, à ma demande, un examen minutieux de la mansarde qui avait toujours été fermée à clé. Nous y avons trouvé la boîte en cuivre, bien que son contenu eût été détruit. À l’intérieur du couvercle se trouvait une étiquette en papier qui portait les trois initiales répétées K. K. K. et au-dessous « Lettres, mémorandums, reçus et un registre ». Ces mots, nous le supposions, indiquaient la nature des papiers que le colonel Openshaw avait détruits. Quant au reste, il n’y avait rien de bien important dans la pièce, sauf, éparpillés çà et là, de nombreux journaux et des carnets qui se rapportaient à la vie de mon oncle en Amérique. Quelques-uns dataient de la guerre de Sécession et montraient qu’il avait bien fait son devoir et s’était acquis la renommée d’un brave soldat. D’autres dataient de la refonte des États du Sud et concernaient, pour la plupart, la politique, car il avait évidemment pris nettement position contre les politiciens d’antichambre que l’on avait envoyés du Nord.

« Ce fut donc au commencement de 1884 que mon père vint demeurer à Horsham et tout alla aussi bien que possible jusqu’à janvier 1885. Quatre jours après le Nouvel An, comme nous étions à table pour le petit déjeuner, j’entendis mon père pousser un vif cri de surprise. Il était là, avec dans une main une enveloppe qu’il venait d’ouvrir et dans la paume ouverte de l’autre cinq pépins d’orange desséchés. Il s’était toujours moqué de ce qu’il appelait mon histoire sans queue ni tête à propos du colonel, mais il paraissait très perplexe et très effrayé maintenant que la même chose lui arrivait.

« – Eh ! quoi ! Diable ! Qu’est-ce que cela veut dire, John ? balbutia-t-il.

« Mon cœur soudain devint lourd comme du plomb.

« – C’est K. K. K., dis-je.

« Il regarda l’intérieur de l’enveloppe.

« – C’est bien cela ! s’écria-t-il. Voilà les lettres ! Mais qu’y a-t-il d’écrit au-dessus ?

« Je lus en regardant par-dessus son épaule. Il y avait : « Mettez les papiers sur le cadran solaire ».

« – Quels papiers ? Quel cadran solaire ? demanda-t-il.

« – Le cadran solaire du jardin. Il n’y en a pas d’autre, dis-je. Mais les papiers doivent être ceux qui ont été détruits.

« – Bah ! dit-il, faisant un effort pour retrouver du courage, nous sommes dans un pays civilisé, ici, et des niaiseries de ce genre ne sont pas de mise. D’où cela vient-il ?

« – De Dundee, répondis-je en regardant le cachet de la poste.

« – C’est une farce absurde, dit-il. En quoi les cadrans solaires et les papiers me concernent-ils ? Je ne veux tenir aucun compte de pareilles sottises.

« – J’en parlerais à la police, à ta place, dis-je.

« Il se moqua de moi pour ma peine. Pas de ça !

« – Alors, permets-moi de le faire.

« – Non, je te le défends. Je ne veux pas qu’on fasse des histoires pour une pareille baliverne.

« Il était inutile de discuter, car il était très entêté. Je m’en allai, le cœur lourd de pressentiments.

Le troisième jour après l’arrivée de cette lettre, mon père quitta la maison pour aller rendre visite à un de ses vieux amis, le commandant Forebody qui commandait un des forts de Portsdown Hill. J’étais content de le voir s’en aller, car il me semblait qu’il s’écartait du danger en s’éloignant de notre maison. Je me trompais. Le second jour de son absence, je reçus un télégramme du commandant qui me suppliait de venir sur-le-champ : mon père était tombé dans une des profondes carrières de craie, qui sont si nombreuses dans le voisinage, et il gisait sans connaissance, le crâne fracassé. Je me hâtai de courir à son chevet, mais il mourut sans avoir repris connaissance. Il revenait, paraît-il, de Farham, au crépuscule, et comme le pays lui était inconnu et que la carrière n’était pas clôturée, le jury n’hésita pas à rapporter un verdict de « mort accidentelle ». Bien que j’aie soigneusement examiné les circonstances dans lesquelles il mourut, je n’ai rien pu trouver qui suggérât l’idée d’un assassinat. Il n’y avait aucune trace de violence, aucune trace de pas, rien n’avait été volé, et on n’avait signalé la présence d’aucun inconnu sur les routes. Et pourtant, je n’ai pas besoin de vous dire que j’étais loin d’avoir l’esprit tranquille et que j’étais à peu près certain qu’il avait été victime d’une infâme machination.

« Ce fut en janvier 1885 que mon pauvre père mourut ; deux ans et huit mois se sont écoulés depuis. Pendant tout ce temps, j’ai coulé à Horsham des jours heureux et j’avais commencé à espérer que cette malédiction s’était éloignée de la famille et qu’elle avait pris fin avec la précédente génération. Je m’étais trop pressé, toutefois, à éprouver ce soulagement : hier matin, le coup s’est abattu sur moi sous la même forme qu’il s’est abattu sur mon père.

Le jeune homme tira de son gilet une enveloppe chiffonnée et la renversant au-dessus de la table, il la secoua et en fit tomber cinq pépins d’orange desséchés.

– Voici l’enveloppe, reprit-il. Le cachet de la poste est de Londres – secteur Est. À l’intérieur on retrouve les mêmes mots que sur le dernier message reçu par mon père : « K. K. K. », puis : « Mettez les papiers sur le cadran solaire. »

– Qu’avez-vous fait ? demanda Holmes.

– Rien.

– Rien !

– À vrai dire, expliqua-t-il, en enfonçant son visage dans ses mains blanches, je me suis senti impuissant. J’ai ressenti l’impression que doivent éprouver les malheureux lapins quand le serpent s’avance vers eux en zigzaguant. Il me semble que je suis la proie d’un fléau inexorable et irrésistible, dont nulle prévoyance, nulle précaution ne saurait me protéger.

– Ta-ra-ta-ta ! s’écria Sherlock Holmes. Il faut agir, mon brave, ou vous êtes perdu. Du cran ! Rien d’autre ne peut vous sauver. Ce n’est pas le moment de désespérer.

– J’ai vu la police.

– Ah !

– Mais ils ont écouté mon histoire en souriant. Je suis convaincu que l’inspecteur est d’avis que les lettres sont de bonnes farces et que la mort des miens fut réellement accidentelle, ainsi que l’ont déclaré les jurys, et qu’elle n’avait rien à voir avec les avertissements.

Holmes agita ses poings en l’air.

– Incroyable imbécillité ! s’écria-t-il.

– Ils m’ont cependant donné un agent pour habiter si je veux la maison avec moi.

– Est-il venu avec vous ce soir ?

– Non, il a ordre de rester dans la maison.

De nouveau, Holmes, furieux, éleva les poings.

– Pourquoi êtes-vous venu à moi ? dit-il. Et surtout pourquoi n’êtes-vous pas venu tout de suite ?

– Je ne savais pas. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai parlé à Prendergast de mes ennuis et qu’il m’a conseillé de m’adresser à vous.

– Il y a deux jours pleins que vous avez reçu la lettre. Nous aurions déjà agi. Vous n’avez pas d’autres renseignements que ceux que vous nous avez fournis, je suppose, aucun détail qui pourrait nous aider ?

– Il y a une chose, dit John Openshaw, une seule chose.

Il fouilla dans la poche de son habit et en tira un morceau de papier bleuâtre et décoloré qu’il étala sur la table.

– Je me souviens, dit-il, que le jour où mon oncle a brûlé ses papiers, j’ai remarqué que les petits bouts de marges non brûlés qui se trouvaient dans les cendres avaient tous cette couleur particulière. J’ai trouvé cette unique feuille sur le plancher de sa chambre et tout me porte à croire que c’est peut-être un des papiers qui, ayant volé loin des autres, avait, de la sorte, échappé à la destruction. Sauf qu’il y est question de « pépins », je ne pense pas qu’il puisse nous être d’une grande utilité. Je crois, pour ma part, que c’est une page d’un journal intime. Incontestablement, l’écriture est celle de mon oncle.

Holmes approcha la lampe et tous les deux nous nous penchâmes sur la feuille de papier dont le bord déchiré prouvait qu’on l’avait, en effet, arrachée à un carnet. Cette feuille portait en tête : « Mars 1869 », et en dessous se trouvaient les indications suivantes :

4. Hudson est venu. Même vieille discussion.

7. Envoyé les pépins à Mac Cauley, Taramore et Swain, de St Augustin.

9. Mac Cauley disparu.

10. John Swain disparu.

12. Visité Taramore. Tout bien.

– Merci, dit Holmes en pliant le papier et en le rendant à notre visiteur. Et maintenant il ne faut plus, sous aucun pré texte, perdre un seul instant. Nous ne pouvons même pas prendre le temps de discuter ce que vous m’avez dit. Il faut rentrer chez vous tout de suite et agir.

– Mais que dois-je faire ?

– Il n’y a qu’une seule chose à faire, et à faire tout de suite. Il faut mettre ce papier que vous venez de nous montrer dans la boîte en cuivre que vous nous avez décrite. Il faudra aussi y joindre un mot disant que tous les autres papiers ont été brûlés par votre oncle et que c’est là le seul qui reste. Il faudra l’affirmer en des termes tels qu’ils soient convaincants. Cela fait, il faudra, sans délai, mettre la boîte sur le cadran solaire, comme on vous le demande. Est-ce compris ?

– Parfaitement.

– Ne pensez pas à la vengeance, ou à quoi que ce soit de ce genre, pour l’instant. La vengeance, nous l’obtiendrons, je crois, par la loi, mais il faut que nous tissions notre toile, tandis que la leur est déjà tissée. Le premier point, c’est d’écarter le danger pressant qui vous menace. Après on verra à élucider le mystère et à punir les coupables.

– Je vous remercie, dit le jeune homme, en se levant et en remettant son pardessus. Vous m’avez rendu la vie en même temps que l’espoir. Je ne manquerai pas d’agir comme vous me le conseillez.

– Ne perdez pas un moment, et, surtout, prenez garde à vous, en attendant, car je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute que vous ne soyez sous la menace d’un danger réel imminent. Comment rentrez-vous ?

– Par le train de Waterloo.

– Il n’est pas encore neuf heures. Il y aura encore foule dans les rues. J’espère donc que vous serez en sûreté, et pourtant vous ne sauriez être trop sur vos gardes.

– Je suis armé.

– C’est bien. Demain je me mettrai au travail sur votre affaire.

– Je vous verrai donc à Horsham ?

– Non, votre secret se cache à Londres. C’est là que je le chercherai.

– Alors, je reviendrai vous voir dans un jour ou deux, pour vous donner des nouvelles de la boîte et des papiers. Je ne ferai rien sans vous demander conseil.

Nous échangeâmes une poignée de main, et il s’en fut. Au-dehors, le vent hurlait toujours et la pluie battait les fenêtres. On eût dit que cette étrange et sauvage histoire nous avait été amenée par les éléments déchaînés, que la tempête l’avait charriée vers nous comme un paquet d’algues qu’elle venait maintenant de remporter.

Sherlock Holmes demeura quelque temps assis sans mot dire, la tête penchée en avant, les yeux fixant le feu qui flamboyait, rutilant. Ensuite, il alluma sa pipe et, se renversant dans son fauteuil, considéra les cercles de fumée bleue qui, en se pourchassant, montaient vers le plafond.

– Je crois, Watson, remarqua-t-il enfin, que de toutes les affaires que nous avons eues, aucune n’a jamais été plus fantastique que celle-ci.

– Sauf, peut-être, le Signe des Quatre.

– Oui, sauf peut-être celle-là. Et pourtant ce John Openshaw me semble environné de dangers plus grands encore que ceux que couraient les Sholto.

– Mais êtes-vous arrivé à une idée définie de la nature de ces dangers ?

– Il ne saurait y avoir de doute à cet égard.

– Et quels sont-ils ? Qui est ce K. K. K. et pourquoi poursuit-il cette malheureuse famille ?

Sherlock Holmes ferma les yeux et plaça ses coudes sur le bras de son fauteuil, tout en réunissant les extrémités de ses doigts.

– Le logicien idéal, remarqua-t-il, quand une fois on lui a exposé un fait sous toutes ses faces, en déduirait non seulement toute la chaîne des événements qui ont abouti à ce fait, mais aussi tous les résultats qui s’ensuivraient. De même que Cuvier pouvait décrire exactement un animal tout entier en en examinant un seul os, de même l’observateur qui a parfaitement saisi un seul maillon dans une série d’incidents devrait pouvoir exposer avec précision tous les autres incidents, tant antérieurs que postérieurs. Nous n’avons pas encore bien saisi les résultats auxquels la raison seule est capable d’atteindre. On peut résoudre dans le cabinet des problèmes qui ont mis en défaut tous ceux qui en ont cherché la solution à l’aide de leurs sens. Pourtant, pour porter l’art à son summum, il est nécessaire que le logicien soit capable d’utiliser tous les faits qui sont venus à sa connaissance, et cela implique en soi, comme vous le verrez aisément, une complète maîtrise de toutes les sciences, ce qui, même en ces jours de liberté de l’enseignement et d’encyclopédie, est un avantage assez rare. Il n’est toutefois pas impossible qu’un homme possède la totalité des connaissances qui peuvent lui être utiles dans ses travaux et c’est, quant à moi, ce à quoi je me suis efforcé d’atteindre. Si je me souviens bien, dans une certaine circonstance, aux premiers temps de notre amitié, vous aviez défini mes limites de façon assez précise.

– Oui, répondis-je en riant. C’était un singulier document. La philosophie, l’astronomie et la politique étaient notées d’un zéro, je me le rappelle. La botanique, médiocre ; la géologie, très sérieuse en ce qui concerne les taches de boue de n’importe quelle région située dans un périmètre de cinquante miles autour de Londres ; la chimie, excentrique ; l’anatomie, sans méthode ; la littérature passionnelle et les annales du crime, uniques. Je vous appréciais encore comme violoniste, boxeur, épéiste, homme de loi, et aussi pour votre auto-intoxication par la cocaïne et le tabac. C’étaient là, je crois, les principaux points de mon analyse.

La dernière remarque fit rire mon ami.

– Eh bien ! dit-il, je répète aujourd’hui, comme je le disais alors, qu’on doit garder sa petite mansarde intellectuelle garnie de tout ce qui doit vraisemblablement servir et que le reste peut être relégué dans les débarras de la bibliothèque, où on peut les trouver quand on en a besoin. Or, dans un cas comme celui que l’on nous a soumis ce soir, nous avons certainement besoin de toutes nos ressources ! Ayez donc la bonté de me passer la lettre K de l’Encyclopédie américaine, qui se trouve sur le rayon à côté de vous. Merci. Maintenant, considérons la situation et voyons ce qu’on en peut déduire. Tout d’abord, nous pouvons, comme point de départ, présumer non sans de bonnes raisons, que le colonel Openshaw avait des motifs très sérieux de quitter l’Amérique. À son âge, les hommes ne changent pas toutes leurs habitudes et n’échangent point volontiers le charmant climat de la Floride pour la vie solitaire d’une cité provinciale d’Angleterre. Son grand amour de la solitude dans notre pays fait naître l’idée qu’il avait peur de quelqu’un ou de quelque chose ; nous pouvons donc supposer, et ce sera l’hypothèse d’où nous partirons, que ce fut la peur de quelqu’un ou de quelque chose qui le chassa d’Amérique. Quant à la nature de ce qu’il craignait, nous ne pouvons la déduire qu’en considérant les lettres terribles que lui-même et ses successeurs ont reçues. Avez-vous remarqué les cachets postaux de ces lettres ?

– La première venait de Pondichéry la seconde de Dundee, et la troisième de Londres.

– De Londres, secteur Est. Qu’en déduisez-vous ?

– Ce sont tous les trois des ports. J’en déduis que celui qui les a écrites était à bord d’un vaisseau.

– Excellent, Watson. Nous avons déjà un indice. On ne saurait mettre en doute qu’il y a des chances – de très fortes chances – que l’expéditeur fût à bord d’un vaisseau. Et maintenant, considérons un autre point. Dans le cas de Pondichéry sept semaines se sont écoulées entre la menace et son accomplissement ; dans le cas de Dundee, il n’y a eu que trois ou quatre jours. Cela ne vous suggère-t-il rien ?

– La distance est plus grande pour le voyageur.

– Mais la lettre aussi a un plus grand parcours pour arriver.

– Alors, je ne vois pas.

– Il y a au moins une présomption que le vaisseau dans lequel se trouve l’homme – ou les hommes – est un voilier. Il semble qu’ils aient toujours envoyé leur singulier avertissement ou avis avant de se mettre eux-mêmes en route pour leur mis sion. Vous voyez avec quelle rapidité l’action a suivi l’avis quand celui-ci est venu de Dundee. S’ils étaient venus de Pondichéry dans un steamer, ils seraient arrivés presque aussi vite que leur lettre. Mais, en fait, sept semaines se sont écoulées, ce qui représentait la différence entre le courrier postal qui a apporté la lettre et le vaisseau à voiles qui en a amené l’expéditeur.

– C’est possible.

– Mieux que cela. C’est probable. Et maintenant, vous voyez l’urgence fatale de ce nouveau cas, et pourquoi j’ai insisté auprès du jeune Openshaw pour qu’il prenne garde. Le coup a toujours été frappé à l’expiration du temps qu’il faut aux expéditeurs pour parcourir la distance. Mais, cette fois-ci, la lettre vient de Londres et par conséquent nous ne pouvons compter sur un délai.

– Grand Dieu ! m’écriai-je, que peut signifier cette persécution impitoyable ?

– Les papiers qu’Openshaw a emportés sont évidemment d’une importance capitale pour la personne ou les personnes qui sont à bord du voilier. Il apparaît très clairement, je crois, qu’il doit y avoir plus d’un individu. Un homme seul n’aurait pu perpétrer ces deux crimes de façon à tromper le jury d’un coroner Il faut pour cela qu’ils soient plusieurs et que ce soient des hommes résolus et qui ne manquent pas d’initiative. Leurs papiers, il les leur faut, quel qu’en soit le détenteur. Et cela vous montre que K. K. K. cesse d’être les initiales d’un individu et devient le sigle d’une société.

– Mais de quelle société ?

– Vous n’avez jamais entendu parler du Ku Klux Klan ?

Et Sherlock, se penchant en avant, baissait la voix.

– Jamais.

Holmes tourna les pages du livre sur ses genoux.

– Voici ! dit-il bientôt. « Ku Klux Klan. Nom dérivé d’une ressemblance imaginaire avec le bruit produit par un fusil qu’on arme. Cette terrible société secrète fut formée par quelques anciens soldats confédérés dans les États du Sud après la guerre civile et elle forma bien vite des branches locales dans différentes parties du pays, particulièrement dans le Tennessee, la Louisiane, les Carolines, la Géorgie et la Floride. Elle employait sa puissance à des fins politiques, principalement à terroriser les électeurs nègres et à assassiner ou à chasser du pays ceux qui étaient opposés à ses desseins. Ses attentats étaient d’ordinaire précédés d’un avertissement à l’homme désigné, avertissement donné d’une façon fantasque mais généralement aisée à reconnaître, quelques feuilles de chêne dans certains endroits, dans d’autres des semences de melon ou des pépins d’orange. Quand elle recevait ces avertissements, la victime pouvait ou bien renoncer ouvertement à ses opinions ou à sa façon de vivre, ou bien s’enfuir du pays.

« Si, par bravade, elle s’entêtait, la mort la surprenait infailliblement, en général d’une façon étrange et imprévue. L’organisation de la société était si parfaite, ses méthodes si efficaces, qu’on ne cite guère de personnes qui aient réussi à la braver impunément ou de circonstances qui aient permis de déterminer avec certitude les auteurs d’un attentat.

Pendant quelques années, cette organisation prospéra, en dépit des efforts du gouvernement des États-Unis et des milieux les mieux intentionnés dans la communauté du Sud. Cependant, en l’année 1869, le mouvement s’éteignit assez brusquement, bien que, depuis lors, il y ait eu encore des sursauts spasmodiques. »

« Vous remarquerez, dit Holmes en posant le volume, que cette soudaine éclipse de la société coïncide avec le moment où Openshaw est parti d’Amérique avec leurs papiers. Il se peut fort bien qu’il y ait là un rapport de cause à effet. Rien d’étonnant donc, que lui et les siens aient eu à leurs trousses quelques-uns de ces implacables caractères. Vous pouvez comprendre que ce registre et ce journal aient pu mettre en cause quelques personnalités de tout premier plan des États du Sud et qu’il puisse y en avoir pas mal qui ne dormiront pas tranquilles tant qu’on n’aura pas recouvré ces papiers.

– Alors, la page que nous avons vue…

– Est telle qu’on pouvait l’attendre. Si je me souviens bien, elle portait : « Envoyé les pépins à A. B. et C. » C’est-à-dire l’avertissement de la société leur a été adressé. Puis viennent les notes, indiquant que A. et B. ont ou disparu, ou quitté le pays, et enfin que C. a reçu une visite dont, j’en ai bien peur, le résultat a dû lui être funeste. Vous voyez, je pense, docteur, que nous pourrons projeter quelque lumière dans cet antre obscur et je crois que la seule chance qu’ait le jeune Openshaw, en attendant, c’est de faire ce que je lui ai dit. Il n’y a pas autre chose à dire, pas autre chose à faire ce soir. Donnez-moi donc mon violon et pendant une demi-heure, tâchons d’oublier cette misérable époque et les agissements plus misérables encore des hommes, nos frères.

Le temps s’était éclairci le matin et le soleil brillait d’un éclat adouci à travers le voile imprécis qui restait tendu au-dessus de la grande ville. Sherlock Holmes était déjà en train de déjeuner quand je suis descendu.

– Vous m’excuserez, dit-il, de ne pas vous avoir attendu. J’ai devant moi, je le prévois, une journée copieusement occupée à étudier le cas du jeune Openshaw.

– Quelle marche allez-vous suivre ?

– Cela dépendra beaucoup des résultats de mes premières recherches. Il se peut qu’en fin de compte je sois obligé d’aller à Horsham.

– Vous n’irez pas en premier lieu ?

– Non, je commencerai par la Cité. Sonnez, la servante vous apportera votre café.

En attendant, je pris sur la table le journal non déplié encore et j’y jetai un coup d’œil. Mon regard s’arrêta sur un titre qui me fit passer un frisson dans le cœur.

– Holmes, m’écriai-je, vous arrivez trop tard !

– Ah ! dit-il, en posant sa tasse. J’en avais peur. Comment ça s’est-il passé ?

Sa voix était calme, mais je n’en voyais pas moins qu’il était profondément ému.

– Mes yeux sont tombés sur le nom d’Openshaw et sur le titre : « Une tragédie près du pont de Waterloo. » En voici le récit : « Entre neuf et dix heures du soir, l’agent de police Cook, de la Division H, de service près du pont de Waterloo, entendit crier “Au secours”, puis le bruit d’un corps qui tombait à l’eau. La nuit, extrêmement noire, et le temps orageux rendaient tout sauvetage impossible, malgré la bonne volonté de plusieurs passants. L’alarme, toutefois, fut donnée et avec la coopération de la police fluviale, le corps fut trouvé un peu plus tard. C’était celui d’un jeune homme dont le nom, si l’on en croit une enveloppe qu’on trouva dans sa poche, serait John Openshaw, et qui habiterait près de Horsham. On suppose qu’il se hâtait afin d’attraper le dernier train qui part de la gare de Waterloo et que dans sa précipitation et dans l’obscurité il s’est trompé de chemin et s’est engagé sur l’un des petits débarcadères fluviaux, d’où il est tombé. Le corps ne portait aucune trace de violence et il ne fait pas de doute que le défunt a été la victime d’un malencontreux accident qui, espérons-le, attirera l’attention des autorités sur l’état fâcheux des débarcadères tout au long de la Tamise. »

Nous restâmes assis pendant quelques minutes sans proférer une parole. Holmes était plus abattu et plus ému que je ne l’avais jamais vu.

– C’est un rude coup pour mon orgueil, Watson, dit-il enfin. C’est là un sentiment bien mesquin, sans doute, mais c’est un rude coup pour mon orgueil ! J’en fais désormais une affaire personnelle et si Dieu me garde la santé, je mettrai la main sur cette bande. Penser qu’il est venu vers moi pour que je l’aide et que je l’ai envoyé à la mort !

Il bondit de sa chaise et, incapable de dominer son agitation, il se mit à parcourir la pièce à grands pas. Ses joues ternes s’empourpraient, en même temps que ses longues mains maigres se serraient et se desserraient nerveusement.

– Ces démons doivent être terriblement retors, s’écria-t-il enfin. Comment ont-ils pu l’attirer là-bas. Le quai n’est pas sur le chemin qui mène directement à la gare. Le pont, sans doute, était encore trop fréquenté, même par le temps qu’il faisait, pour leur projet. Eh bien ! Watson, nous verrons qui gagnera la partie en fin de compte. Je sors.

– Vous allez à la police ?

– Non. Je serai ma propre police. Quand j’aurai tissé la toile, je leur laisserai peut-être capturer les mouches, mais pas avant…

Toute la journée je fus occupé par ma profession et ce ne fut que tard dans la soirée que je revins à Baker Street. Sherlock Holmes n’était pas encore rentré. Il était presque dix heures, quand il revint, l’air pâle et épuisé. Il se dirigea vers le buffet et, arrachant un morceau de pain à la miche, il le dévora, puis le fit suivre d’une grande gorgée d’eau.

– Vous avez faim, constatai-je.

– Je meurs de faim. Je n’y pensais plus. Je n’ai rien pris depuis le petit déjeuner.

– Rien ?

– Pas une bouchée. Je n’ai pas eu le temps d’y penser.

– Et avez-vous réussi ?

– Fort bien.

– Vous avez une piste ?

– Je les tiens dans le creux de ma main. Le jeune Openshaw ne restera pas longtemps sans être vengé ! Watson, nous allons poser sur eux-mêmes leur diabolique marque de fabrique. C’est une bonne idée !

Il prit une orange dans le buffet, l’ouvrit et en fit jaillir les pépins sur la table. Il en prit cinq qu’il jeta dans une enveloppe. À l’intérieur du rabat il écrivit : « S. H. pour J. C. » Il la cacheta et l’adressa au « Capitaine James Calhoun. Trois-mâts Lone Star. Savannah. Georgie. »

– Cette lettre l’attendra à son arrivée au port, dit-il en riant doucement. Elle lui vaudra sans doute une nuit blanche. Il constatera que ce message lui annonce son destin avec autant de certitude que ce fut avant lui le cas pour Openshaw.

– Et qui est ce capitaine Calhoun ?

– Le chef de la bande. J’aurai les autres, mais lui d’abord.

– Comment l’avez-vous donc découvert ?

Il prit dans sa poche une grande feuille de papier couverte de dates et de notes.

– J’ai passé toute la journée, dit-il, à suivre sur les registres de Lloyd et sur des collections de journaux tous les voyages postérieurs des navires qui ont fait escale à Pondichéry en janvier et en février 83. On en donnait, comme y ayant stationné au cours de ces deux mois, trente-six d’un bon tonnage. De ces trente-six, le Lone Star attira tout de suite mon attention, parce que, bien qu’on l’annonçât comme venant de Londres, son nom est celui que l’on donne à une province des États-Unis.

– Le Texas, je crois.

– Je ne sais plus au juste, laquelle, mais je savais que le vaisseau devait être d’origine américaine.

– Et alors ?

– J’ai examiné le mouvement du port de Dundee et quand j’ai trouvé que le trois-mâts Lone Star était là en janvier 83, mes soupçons se sont changés en certitude. Je me suis alors informé des vaisseaux qui étaient à présent à l’ancre dans le port de Londres

– Et alors ?

– Le Lone Star est arrivé ici la semaine dernière. Je suis allé au Dock Albert et j’ai appris que ce trois-mâts avait descendu la rivière, de bonne heure ce matin, avec la marée. J’ai télégraphié à Gravesend d’où l’on m’a répondu qu’il venait de passer et, comme le vent souffle d’est, je ne doute pas qu’il ne soit maintenant au-delà des Goodwins et non loin de l’île de Wight.

– Qu’allez-vous faire, alors ?

– Oh ! je les tiens. Lui et les deux seconds sont, d’après ce que je sais, les seuls Américains à bord. Les autres sont des Finlandais et des Allemands. Je sais aussi que tous trois se sont absentés du navire hier soir. Je le tiens de l’arrimeur qui a embarqué leur cargaison. Au moment où leur bateau touchera Savannah, le courrier aura porté cette lettre et mon câblogramme aura informé la police de Savannah qu’on a grand besoin de ces messieurs ici pour y répondre d’une inculpation d’assassinat.

Mais les plans les mieux dressés des hommes comportent toujours une part d’incertitude. Les assassins de John Openshaw ne devaient jamais recevoir les pépins d’orange qui leur auraient montré que quelqu’un d’aussi retors et résolu qu’eux-mêmes, était sur leur piste. Les vents de l’équinoxe soufflèrent très longuement et très violemment, cette année-là. Longtemps, nous attendîmes des nouvelles du Lone Star ; elles ne nous parvinrent jamais. À la fin, pourtant, nous avons appris que quelque part, bien loin dans l’Atlantique, on avait aperçu, ballotté au creux d’une grande vague, l’étambot fracassé d’un bateau ; les lettres « L. S. » y étaient sculptées, et c’est là tout ce que nous saurons jamais du sort du Lone Star.

L’HOMME À LA LÈVRE TORDUE

L’HOMME À LA LÈVRE TORDUE{6}

Isa Whitney, frère de feu Elias Whitney, docteur en théologie, principal du collège de théologie Saint-Georges, s’adonnait fort à l’opium. Cette habitude prit possession de lui, à ce que l’on m’a dit, à la suite d’une sotte fantaisie, alors qu’il était au collège. Il avait lu la description que fait De Quincey de ses sensations et de ses rêves de fumeur d’opium et il avait imprégné son tabac de laudanum pour essayer d’obtenir les mêmes effets. Il trouva, comme tant d’autres, qu’il est plus facile de contracter cette habitude que de s’en défaire, et pendant de longues années il continua d’être esclave de la drogue, en même temps qu’il était, pour ses amis et pour les siens, l’objet d’un mélange de pitié et d’horreur. Même à présent, il me semble le voir encore, épave et ruine d’un noble caractère, tout recroquevillé dans son fauteuil, avec sa face jaune et pâteuse, ses paupières tombantes et ses pupilles réduites comme des pointes d’épingle.

Un soir, c’était en juin 1889, quelqu’un sonna à ma porte, à cette heure où l’on commence à bâiller et à regarder l’horloge. Je me redressai sur ma chaise et ma femme posa sur ses genoux son travail à l’aiguille, avec une grimace de déception.

– Un malade ! dit-elle. Tu vas être obligé de sortir !

Je ronchonnai, car je venais de rentrer après une dure journée.

Nous entendîmes la porte s’ouvrir, puis quelques mots précipités et enfin des pas rapides sur le linoléum. Notre porte s’ouvrit brusquement et une dame, vêtue de sombre et avec un voile noir, entra dans la pièce.

– Vous m’excuserez de venir si tard, commença-t-elle.

Et soudain, perdant toute maîtrise d’elle-même, elle courut vers ma femme, lui jeta les bras autour du cou et se mît à sangloter sur son épaule :

– Oh ! j’ai tant de peine ! s’écria-t-elle. J’ai tant besoin qu’on m’aide un peu !

– En quoi ? dit ma femme et, relevant le voile : C’est Kate Whitney. Comme vous m’avez fait peur ! Je n’avais, à votre entrée, pas idée de qui vous étiez.

– Je ne savais que faire ; et alors, je suis venue tout droit vers vous. C’était toujours comme cela. Les gens en peine venaient vers ma femme comme les oiseaux vers un phare.

– C’est très gentil d’être venue. Maintenant vous allez prendre un peu de vin et d’eau, vous asseoir confortablement et nous raconter tout ça, à moins que vous n’aimiez mieux que j’envoie James se coucher.

– Oh ! non, non ! J’ai aussi besoin de l’avis et de l’aide du docteur. C’est à propos d’Isa. Il n’est pas rentré depuis deux jours et j’ai si peur pour lui !

Ce n’était pas la première fois qu’elle nous avait parlé des ennuis que lui causait son mari, à moi comme médecin, à ma femme comme à une vieille amie et camarade de classe. Nous la calmâmes et la réconfortâmes avec les meilleures paroles que nous pûmes trouver. Savait-elle où était son mari ? Nous était-il possible de le lui ramener ?

Cela semblait possible. Elle avait des renseignements très affirmatifs. Depuis quelque temps, quand la crise le prenait, son mari se rendait dans un bouge, une fumerie d’opium, tout à fait à l’est de la Cité. Jusqu’ici, ses débauches s’étaient bornées à une seule journée et il était toujours rentré le soir, chancelant et épuisé. Mais cette fois la crise avait duré quarante-huit heures et, sans doute, il était là-bas, prostré parmi la lie des docks, en train d’aspirer le poison ou de dormir pour en dissiper les effets. C’était là qu’on le trouverait, elle en était sûre, à La Barre d’or, dans Upper Swandam Lane. Mais que faire ? Comment une femme jeune et timide comme elle pouvait-elle s’introduire dans un tel endroit pour arracher son mari à ce monde de gens sans aveu ?

Telle était la situation et, naturellement, il n’y avait qu’une issue : ne pourrais-je pas l’accompagner là-bas ? Puis, en y réfléchissant, pourquoi même viendrait-elle ? J’étais le médecin consultant d’Isa Whitney et, en cette qualité, j’avais sur lui quelque influence. Je pourrais m’en tirer, moi, si j’étais seul. Je fis la promesse formelle que je le renverrais chez lui en fiacre d’ici deux heures au plus, s’il était bien à l’adresse qu’elle m’avait donnée. Dix minutes plus tard, ayant quitté mon fauteuil et mon confortable studio, je roulais à toute vitesse en fiacre vers l’est de la ville, chargé, à ce qu’il me semble, d’une étrange mission, encore que l’avenir seul pût me montrer à quel point elle allait être étrange.

Mais il ne se présenta guère de difficultés dans la première étape de mon aventure. Upper Swandam Lane est une ignoble ruelle tapie derrière les quais élevés qui longent le côté nord de la rivière, à l’est du pont de Londres. Entre un magasin de confection et un assommoir dont on approche par un perron qui conduit à un passage noir comme la bouche d’un four, j’ai trouvé le bouge que je cherchais. Donnant à mon cocher l’ordre de m’attendre, j’ai descendu les marches creusées au centre par le piétinement incessant des ivrognes et, à la lumière vacillante d’une lampe à huile placée au-dessus de la porte, j’ai trouvé le loquet et je me suis avancé dans une longue pièce basse, toute remplie de la fumée brune, épaisse et lourde de l’opium, avec de chaque côté des cabines en bois formant terrasse, comme le poste d’équipage sur un vaisseau d’émigrants.

À travers l’obscurité, on distinguait vaguement des corps gisant dans des poses étranges et fantastiques, des épaules voûtées, des genoux repliés, des têtes rejetées en arrière, des mentons qui se dressaient vers le plafond et çà et là un œil sombre, vitreux qui se retournait vers le nouveau venu. De ces ombres noires scintillaient de petits cercles de lumière rouge, tantôt brillants, tantôt pâlissants, suivant que le poison brûlait avec plus ou moins de force dans les fourneaux des pipes métalliques. La plupart de ces têtes restaient sans rien dire ; quelques-uns marmottaient pour eux-mêmes et d’autres s’entretenaient d’une voix basse, étrange et monocorde, émettant par saccades des propos qui soudain se perdaient dans le silence ; chacun, en fait, mâchonnait ses propres pensées et ne faisait guère attention aux paroles de son voisin. Tout au bout se trouvait un petit brasier de charbon de bois, à côté duquel était assis, sur un trépied de bois, un vieillard grand et mince, dont la mâchoire reposait sur ses poings et les coudes sur ses genoux. Fixement, il regardait le feu.

À mon entrée, un domestique malais au teint jaunâtre s’était précipité vers moi, avec une pipe et la drogue nécessaire, tout en me désignant d’un geste une cabine vide.

– Merci ! dis-je, je ne viens pas pour rester. Il y a ici un de mes amis, M. Isa Whitney, et je désire lui parler.

Je perçus un mouvement, j’entendis une exclamation à ma droite et, en tendant les yeux dans l’obscurité, je vis Whitney pâle, hagard, échevelé, qui me regardait fixement.

– Mon Dieu ! c’est Watson, dit-il.

Il était dans un lamentable état de réaction ; tous ses nerfs tremblaient.

– Dites, Watson, quelle heure est-il ?

– Bientôt onze heures.

– De quel jour ?

– Vendredi 10 juin.

– Dieu du ciel ! Je croyais que nous étions mercredi. Mais nous sommes mercredi. Pourquoi voulez-vous me faire peur comme ça ?

Il laissa tomber son visage sur ses bras et se mit à sangloter d’une façon aiguë.

– Je vous dis que c’est aujourd’hui vendredi. Votre femme vous attend depuis deux jours. Vous devriez avoir honte.

– J’en ai honte aussi. Mais vous vous trompez, Watson, car il n’y a que quelques heures que je suis ici ; trois pipes, quatre pipes… Je ne sais plus combien. Mais je rentrerai avec vous, Watson. Je ne voudrais pas faire peur à Kate – pauvre petite Kate. Donnez-moi la main ! Avez-vous un fiacre ?

– Oui, j’en ai un qui attend.

– Alors je le prendrai, mais je dois sans doute quelque chose. Demandez ce que je dois, Watson. Je ne suis pas en train du tout. Je ne peux rien faire.

Je m’avançai dans l’étroit passage qui courait entre les deux rangées de dormeurs, et, tout en retenant mon souffle pour me préserver des ignobles vapeurs de la drogue, je cherchai de ci, de là, le tenancier. Comme je passais près de l’homme grand et mince qui était assis près du brasier, je me sentis soudain tiré par le pan de mon habit et une voix murmura tout bas :

– Passez votre chemin, puis retournez-vous et regardez-moi.

Les mots frappèrent tout à fait distinctement mon oreille. Je baissai les yeux. Ces paroles ne pouvaient venir que de l’individu qui était à côté de moi, et pourtant il était toujours assis, aussi absorbé que jamais, très mince, très ridé, courbé par la vieillesse, et une pipe à opium se balançait entre ses genoux, comme tombée de ses doigts par pure lassitude. J’avançai de deux pas et me retournai. Il me fallut toute ma maîtrise de moi-même pour ne pas pousser un cri d’étonnement. L’homme avait pivoté de telle sorte que personne d’autre que moi ne pouvait le voir. Ses vêtements s’étaient remplis, ses rides avaient disparu, les yeux ternes avaient retrouvé leur éclat et c’était Sherlock Holmes qui, assis là, près du feu, riait doucement de ma surprise. Il me fit signe de m’approcher de lui et, en même temps, tandis qu’il tournait à demi son visage vers les autres, il redevenait l’être sénile et décrépit de tout à l’heure.

– Holmes ! murmurai-je, que diable faites-vous dans ce bouge ?

– Aussi bas que possible, répondit-il, j’ai d’excellentes oreilles. Si vous aviez la bonté de vous débarrasser de votre imbécile d’ami, je serais enchanté de causer un peu avec vous.

– J’ai un fiacre à la porte.

– Alors, je vous en prie, renvoyez-le avec ce fiacre. Vous pouvez l’y mettre en toute sécurité, car il me semble trop flasque pour faire des bêtises. Je vous recommande aussi d’envoyer un mot par le cocher à votre femme pour lui dire que vous avez lié votre sort au mien. Si vous voulez bien m’attendre dehors, je vous rejoindrai dans cinq minutes.

Il était difficile de répondre par un refus à n’importe quelle demande de Holmes, car elles étaient toujours très expressément formulées avec un air de profonde autorité. Je sentais d’ailleurs qu’une fois Whitney enfermé dans le fiacre, ma mission était pratiquement remplie ; et quant au reste, je ne pouvais rien souhaiter de mieux que de me trouver associé avec mon ami pour une de ces singulières aventures qui étaient la condition normale de son existence. En quelques minutes, j’avais écrit mon billet, payé les dépenses de Whitney, j’avais conduit celui-ci au fiacre et je l’avais vu emmener dans l’obscurité. Quelques instants après, un être décrépît sortait de la fumerie d’opium et je m’en allais dans la rue avec Sherlock Holmes. Dans les deux premières rues, il marcha le dos voûté en traînant la jambe d’un pas incertain. Puis, après un rapide regard aux alentours, il se redressa et partit soudain d’un cordial éclat de rire.

– Je suppose, Watson, que vous vous imaginez qu’outre mes injections de cocaïne, je me suis mis à fumer l’opium et que cela s’ajoute à toutes ces autres petites faiblesses à propos desquelles vous m’avez favorisé de vos vues professionnelles.

– J’ai certes été surpris de vous trouver là.

– Pas plus que moi de vous y trouver.

– Je venais chercher un ami.

– Et moi chercher un ennemi.

– Un ennemi ?

– Oui, un de mes ennemis naturels, ou, dirais-je mieux, de mes proies naturelles. En bref, Watson, je suis au beau milieu d’une enquête très remarquable et j’ai espéré trouver une piste dans les divagations incohérentes de ces abrutis, comme je l’ai fait auparavant. Si l’on m’avait reconnu dans ce bouge, ma vie n’aurait pas valu qu’on l’achetât pour une heure, car je me suis servi de ce bouge dans le passé pour mes propres fins et cette canaille de Lascar, qui en est le tenancier, a juré de se venger de moi. Il existe, sur le derrière du bâtiment, près du coin du quai de Saint-Paul, une trappe qui pourrait raconter d’étranges histoires sur tout ce à quoi elle a livré passage par des nuits sans lune.

– Quoi ! vous ne parlez pas de cadavres ?

– Si donc, des corps, Watson. Nous serions riches, Watson, Si nous avions autant de milliers de livres qu’on a mis à mort de pauvres diables dans ce bouge. C’est le plus abject piège à assassinats sur tout le cours de la rivière et je crains fort que Neville Saint-Clair n’y soit entré pour n’en jamais sortir. Mais notre voiture doit être ici…

Il mit ses deux index entre ses dents et siffla d’une façon aiguë, signal auquel, dans le lointain, on répondit par un sifflement pareil et qui fut bientôt suivi d’un bruit de roues et du trot des sabots d’un cheval.

– Et maintenant, Watson, dit Holmes, tandis qu’une charrette s’avançait rapidement dans l’obscurité en projetant, par ses lanternes latérales, deux tunnels de lumière jaune, vous venez avec moi, hein ?

– Si je peux vous être utile.

– Un ami loyal est toujours utile. Et un chroniqueur plus encore. Ma chambre aux Cèdres a deux lits.

– Les Cèdres ?

– Oui, c’est la maison de M. Saint-Clair. J’y demeure pendant que je mène mon enquête.

– Où est-ce donc ?

– Près de Lee, dans le Kent. Nous avons une course de sept milles devant nous.

– Mais je suis toujours dans l’obscurité.

– Exact, mais vous allez tout savoir. Sautez là. Ça va, Jean, nous n’aurons pas besoin de vous. Prenez cette demi-couronne. Venez me chercher demain vers onze heures. Laissez aller ; au revoir.

Il toucha le cheval avec son fouet et nous partîmes au grand galop, à travers une interminable succession de rues sombres et désertes qui s’élargirent graduellement. Nous nous trouvâmes bientôt emmenés comme le vent sur un large pont garni de parapets ; la rivière boueuse coulait paresseusement au-dessous. Plus loin s’étendait un autre désert de briques et de mortier ; le silence n’en était rompu que par le pas lourd et régulier de l’agent de police ou par les chants et les cris de fêtards attardés. Un nuage déchiqueté flottait lentement dans le ciel et une étoile ou deux scintillaient çà et là, entre les déchirures des nuages. Holmes conduisait en silence, la tête inclinée sur la poitrine, de l’air d’un homme perdu dans ses pensées ; cependant, assis auprès de lui, j’étais curieux de savoir ce que pouvait bien être cette nouvelle enquête qui semblait si fort lui occuper l’esprit.

Nous avions couvert plusieurs milles et nous allions parvenir aux abords de la ceinture de villas de la banlieue quand il se secoua, haussa les épaules et alluma sa pipe avec toute l’apparence d’un homme qui s’est rendu compte qu’il a agi pour le mieux.

– Vous avez une grande faculté de silence, Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon inappréciable ; ma parole, c’est une grande chose d’avoir quelqu’un à qui ne pas parler, car mes pensées ne sont pas toujours des plus plaisantes. J’étais en train de me demander ce que je dirais à cette chère petite femme, tout à l’heure, quand elle viendrait à notre rencontre à la porte.

– Vous oubliez que je ne suis au courant de rien.

– J’aurai juste le temps de vous donner les faits de l’affaire avant d’arriver à Lee. Tout semble absurdement simple et pourtant, malgré tout, je ne peux rien trouver qui me permette le moindre progrès. Il y a une quantité de fils, sans doute, mais je suis incapable d’en saisir le bout. Maintenant je vais vous exposer le cas avec netteté et concision, Watson, et peut-être percevrez-vous une étincelle là où tout est obscur pour moi.

– Allez-y donc.

– Il y a quelques années – pour être précis, en mai 1884 – vint à Lee un monsieur du nom de Neville Saint-Clair qui paraissait avoir beaucoup d’argent. Il prit une grande villa, en fit très joliment arranger les jardins et, d’une façon générale, y vécut sur un grand pied. Peu à peu, il se fit des amis dans le voisinage et, en 1887, il épousa la fille d’un brasseur de la ville ; il a eu d’elle, à ce jour, deux enfants. Il n’avait pas d’occupation permanente, mais, détenant des intérêts dans plusieurs sociétés, il allait à Londres, en général le matin, pour rentrer chaque soir par le train qui part de la gare de Cannon Street à cinq heures quatorze. M. Saint-Clair a maintenant trente-sept ans, c’est un homme aux habitudes sobres, bon mari, père très affectueux, et très estimé de tous ceux qui le connaissent. Je peux ajouter que ses dettes, à l’heure présente, s’élèvent, autant que nous avons pu nous en rendre compte, à quatre-vingt-huit livres et dix shillings, alors qu’il a à son compte deux cent vingt livres, à la Banque de la Ville et des Comtés. Il n’y a donc aucune raison de penser que ce sont des ennuis d’argent qui l’ont tracassé.

« Lundi dernier M. Neville Saint-Clair est parti pour Londres un peu plus tôt que d’ordinaire et, avant de partir, il avait fait la remarque qu’il avait à faire deux commissions importantes et qu’il rapporterait à son petit garçon, en rentrant, une boîte de cubes. Or, par le plus grand des hasards, sa femme, ce même lundi, très peu de temps après son départ, reçut un télégramme l’informant qu’un petit paquet, d’une très grande valeur, qu’elle avait attendu, était à sa disposition dans les bureaux de la Compagnie de Navigation d’Aberdeen. Or, Si vous connaissez bien votre Londres, vous savez que le siège de cette Compagnie se trouve dans Fresne Street, une rue qui bifurque d’Upper Swandam Lane où vous m’avez trouvé ce soir. Mme Saint-Clair déjeuna, partit pour la Cité, fit quelques achats et se dirigea vers le siège de la Compagnie ; elle retira son paquet et à quatre heures trente-cinq exactement elle se trouvait en train de remonter Swandam Lane pour retourner à la gare. M’avez-vous bien suivi jusqu’ici ?

– C’est très clair.

– Si vous vous rappelez, il faisait très chaud lundi dernier. Mme Saint-Clair marchait lentement, regardait à droite et à gauche dans l’espoir de voir un fiacre, car elle n aimait guère le voisinage où elle se trouvait. Tandis qu’elle allait ainsi dans Swandam Lane, elle entendit tout à coup une exclamation ou un cri perçant et son sang se glaça à la vue de son mari qui la regardait et, à ce qu’il lui sembla, lui faisait des signes d’une fenêtre du second étage. La fenêtre était ouverte et elle vit distinctement son visage, qu’elle décrit comme terriblement bouleversé. Il agitait ses mains frénétiquement dans sa direction à elle, puis il disparut de la fenêtre, Si rapidement qu’il semblait avoir été attiré à l’intérieur par une force irrésistible. Une chose singulière qui tira l’œil de cette femme observatrice, ce fut que, bien que son mari fût vêtu de sombre, comme le matin en partant, il n’avait ni col, ni cravate.

« Convaincue qu’il lui était arrivé quelque chose, elle dégringola les marches – car la maison n’était autre que cette fumerie d’opium où vous m’avez trouvé. Elle traversa en courant la pièce du devant, et tenta de grimper l’escalier qui menait au premier étage. Au pied de l’escalier, toutefois, elle rencontra cette canaille de Lascar dont je vous ai parlé. Il l’écarta et, aidé d’un Danois qui lui sert d’employé, la rejeta dans la rue. En proie aux craintes et aux doutes les plus affolants, elle courut en toute hâte dans la ruelle et, par un heureux hasard, elle rencontra dans Fresne Street quelques agents de police qui, avec un brigadier, partaient faire leur ronde. Le brigadier et deux hommes revinrent avec elle et, malgré la résistance obstinée du propriétaire, ils se dirigèrent vers la pièce où M. Saint-Clair avait été aperçu en dernier lieu. Là, aucune trace de lui. En fait, dans tout l’étage on ne put trouver personne, à part un misérable estropié, hideux d’aspect, qui, paraît-il, logeait là. Et celui-ci et Lascar jurèrent avec force que, de toute l’après-midi, il n’y avait eu personne d’autre dans la pièce du devant. Leurs dénégations étaient si fermes que le brigadier en fut ahuri et en était presque arrivé à croire que Mme Saint-Clair s’était trompée quand, en poussant un cri, elle s’élança vers une petite boîte en bois blanc posée sur la table et en souleva brusquement le couvercle. Il en tomba une cascade de cubes d’enfant. C’était le jouet qu’il avait promis de ramener à la maison.

« Cette découverte et la confusion de l’estropié firent que le brigadier se rendit compte que l’affaire était sérieuse. On examina soigneusement les pièces et tous les résultats concluaient à un crime abominable. La première pièce, simplement meublée, communiquait avec une petite chambre à coucher qui donnait sur le derrière d’un des quais. Entre le quai et la fenêtre de la chambre à coucher, se trouve une bande de terrain étroite qui, séchée à marée basse, est recouverte à marée haute de plus d’un mètre trente d’eau. La fenêtre de la chambre à coucher, assez large, s’ouvrait du bas. En l’examinant, on découvrît des traces de sang sur le seuil de la fenêtre et on voyait des gouttes de sang çà et là sur le plancher de la chambre à coucher. Jetés derrière un rideau de la première pièce, on trouva tous les vêtements de M. Neville Saint-Clair, exception faite de son costume. Ses chaussures, ses chaussettes, son chapeau, sa montre – tout était là. D’ailleurs, aucune trace de violence sur tous ces vêtements et nulle autre trace de M. Neville Saint-Clair. Selon toute apparence, il a dû sortir par la fenêtre, car on n’a pu découvrir d’autre sortie, et les taches de sang sur le seuil font mal augurer d’une éventuelle fuite à la nage, car la marée était à son plus haut au moment de la tragédie.

« Et maintenant, que je vous parle des canailles qui semblaient directement impliquées dans l’affaire. On connaissait Lascar par ses antécédents lamentables, mais comme on savait par le récit de Mme Saint-Clair qu’il se trouvait au pied de l’escalier quelques secondes après l’apparition de son mari à la fenêtre, il était difficile de le considérer comme autre chose que complice du crime. Sa défense fut qu’il ignorait absolument tout et il déclara énergiquement tout ignorer des faits et gestes de Hugh Boone, son locataire, et ne pouvoir en aucune façon expliquer la présence des vêtements du disparu.

« Suffit pour Lascar, le tenancier. Parlons maintenant du sinistre estropié qui occupe le second étage de la fumerie et qui fut certainement le dernier à voir Neville Saint-Clair. Son nom est Hugh Boone et sa face hideuse est familière à tous ceux qui fréquentent la Cité. C’est un mendiant professionnel, bien que, pour éluder les ordonnances de la police, il prétende exercer un petit commerce d’allumettes-bougies. À quelque distance, en descendant Threadneedle Street, du côté gauche, le mur fait un petit angle, comme vous avez pu le remarquer. C’est là que cet individu vient s’asseoir tous les jours, les jambes croisées, sa toute petite provision d’allumettes sur ses genoux. Comme c’est un spectacle pitoyable, une petite pluie d’aumônes tombe dans la casquette de cuir graisseuse qu’il pose sur le trottoir à côté de lui. J’ai plus d’une fois observé le bonhomme – sans penser jamais que j’aurais à faire sa connaissance par nécessité professionnelle – et j’ai toujours été surpris de la moisson qu’il récoltait en peu de temps. Son aspect, voyez-vous, est si remarquable, que personne ne peut passer près de lui sans y prêter attention. Une touffe de cheveux jaunes, un visage pâle défiguré par une horrible cicatrice qui, en se contractant, a retourné le bord externe de sa lèvre supérieure, un menton de bouledogue, une paire d’yeux très perçants et noirs qui offrent un contraste singulier avec la couleur de ses cheveux, tout cela le distingue de la foule ordinaire des mendiants ; comme on distingue aussi son esprit, car il a toujours une réplique toute prête à n’importe quelle plaisanterie que les passants peuvent lui lancer. Tel est l’homme qui, nous venons de l’apprendre, est le locataire de la fumerie et qui a été le dernier à voir le père de famille honorable que nous cherchons.

– Mais un estropié ! dis-je. Qu’aurait-il pu faire tout seul contre un homme dans la force de l’âge ?

– C’est un estropié en ce sens qu’il boite, mais sous tous les autres rapports, il semble très fort et en bonne forme. Sûrement, Watson, votre expérience médicale vous dirait que la faiblesse d’un membre est souvent compensée par une force exceptionnelle des autres.

– Je vous en prie, continuez votre récit.

– Mme Neville Saint-Clair s’était évanouie à la vue des taches de sang sur la fenêtre et la police l’accompagna jusque chez elle en fiacre, puisque sa présence ne pouvait en aucune façon être utile à l’enquête. Le brigadier Barton, chargé de l’affaire, a examiné très soigneusement les lieux, mais sans rien trouver qui jetât quelque lumière sur l’affaire. On avait pourtant commis une faute en n’arrêtant pas Boone sur-le-champ, car cela lui laissa quelques minutes pendant lesquelles il put communiquer avec son ami Lascar ; toutefois cette faute fut vite réparée, et il fut appréhendé et fouillé sans qu’on trouvât rien qui permît de l’incriminer. Il y avait, c’est vrai, quelques traces de sang sur la manche droite de sa chemise, mais il fit voir que son annulaire avait une coupure près de l’ongle, et il expliqua que le sang venait de là et ajouta qu’il s’était approché de la fenêtre peu auparavant et que, sans doute, les taches de sang que l’on avait relevées provenaient de la même source. Il proclama avec force qu’il n’avait jamais vu M. Neville Saint-Clair et jura que la présence des vêtements de celui-ci dans sa chambre était un mystère pour lui, tout autant que pour la police. Quant à l’affirmation de Mme Saint-Clair qu’elle avait bel et bien vu son mari à la fenêtre, il prétendit qu’elle devait ou bien être folle ou bien avoir rêvé. On l’emmena au poste de police en dépit de ses bruyantes protestations, pendant que le brigadier demeurait sur les lieux dans l’espoir que la marée descendante fournirait peut-être quelque nouvel indice.

« Ce fut ce qui se produisit, mais on ne trouva guère sur la rive boueuse ce qu’on avait craint d’y trouver. Ce fut le vêtement de Neville Saint-Clair et non Neville Saint-Clair lui-même qu’on trouva là, gisant à découvert, quand la marée se fut retirée. Et qu’imaginez-vous qu’il y avait dans les poches ?

– Je ne saurais le dire.

– Non, je ne crois pas que vous le devinerez. Toutes les poches étaient bourrées de gros et de petits sous – quatre cent vingt et un gros sous et deux cent soixante-dix petits sous. Rien d’étonnant que l’habit n’eût pas été emporté par la marée. Mais un corps humain, c’est une autre affaire. Il existe, entre le quai et la maison, un remous impétueux. Il parut assez vraisemblable que l’habit ainsi lesté fût resté là, alors que le corps dépouillé avait été aspiré par le remous et entraîné dans le fleuve.

– Mais vous me dites que l’on avait trouvé tous les autres vêtements dans la chambre. Le corps aurait-il été vêtu de son seul costume ?

– Non, Monsieur ; mais on pourrait expliquer les faits de manière assez spécieuse. Supposez que le dénommé Boone ait jeté Neville Saint-Clair par la fenêtre et qu’il n’y ait pas eu un seul témoin pour le voir. Que fera-t-il, alors ? Naturellement l’idée lui vient tout de suite qu’il faut se débarrasser des vêtements dénonciateurs. Alors il saisit le costume et, au moment de le jeter, il s’avise qu’il va flotter et ne coulera pas au fond. Il n’a que peu de temps devant lui, car il a entendu la bagarre en bas quand la femme a tenté de monter de force ; peut-être aussi a-t-il su par son complice Lascar que la police accourt dans la rue. Il n’y a pas un moment à perdre. Il se précipite vers un magot caché où se trouve accumulé le produit de sa mendicité et il fourre toutes les pièces sur lesquelles il peut mettre les mains dans les poches du costume, pour être sûr qu’il coulera. Il le lance au-dehors et il en aurait fait autant des autres vêtements s’il n’avait entendu en bas des pas précipités, mais il n’a eu que le temps de fermer la fenêtre quand la police a fait son apparition.

– Tout cela semble plausible.

– Eh bien ! faute de mieux, ce sera l’hypothèse sur laquelle nous travaillerons. Boone, je vous l’ai dit, a été arrêté et emmené au poste, mais on n’a pas pu prouver qu’on ait jamais eu auparavant quoi que ce soit à lui reprocher. Depuis des années on le connaissait comme un mendiant de profession, mais sa vie semblait avoir toujours été tranquille et inoffensive. Voilà où en sont les choses à l’heure présente et toutes les questions qu’il s’agit de résoudre ; ce que Saint-Clair faisait dans le bouge, ce qui lui est arrivé quand il était là, et quel rôle a joué Boone dans sa disparition, toutes ces questions sont aussi loin que jamais d’être résolues. J’avoue que je ne peux, dans ma carrière, me rappeler aucun cas qui, au premier abord, semblât si simple et qui cependant présentât tant de difficultés !

Pendant que Sherlock Holmes avait relaté cette singulière suite d’événements, nous avions traversé à toute vitesse la banlieue de la grande ville ; nous avions laissé derrière nous les dernières maisons disséminées çà et là et nous roulions bruyamment le long d’une route campagnarde bordée d’une haie de chaque côté. Sur la fin du récit, cependant, nous traversions deux villages aux maisons éparses et dont quelques lumières éclairaient encore les fenêtres. « Nous sommes maintenant à la lisière de Lee, dit mon compagnon, et dans notre brève course nous avons touché trois comtés anglais partant du Middlesex nous avons traversé un coin du Surrey et nous finissons dans le Kent. Voyez-vous cette lumière parmi les arbres ? C’est la villa Les Cèdres, et auprès de cette lumière est assise une femme dont les oreilles anxieuses ont déjà, je n’en doute point, perçu le bruit des sabots de notre cheval.

– Mais pourquoi ne menez-vous pas l’affaire de Baker Street ?

– Parce qu’il y a de nombreuses recherches qu’il faut faire ici. Mme Saint-Clair a eu l’amabilité de mettre deux pièces à ma disposition, et vous pouvez être assuré qu’elle ne saurait faire qu’un accueil cordial à mon ami et collègue. Cela me coûte fort de la rencontrer, Watson, alors que je n’apporte encore aucune nouvelle de son mari. Nous y voici. Holà ! là ! Holà ! Nous nous étions arrêtés en face d’une grande villa, située au centre de la propriété. Un petit valet d’écurie accourut à la tête du cheval, et, ayant sauté de la voiture, je remontai, derrière Holmes, la petite allée de gravier qui serpentait jusqu’à la maison. Comme nous en approchions, la porte s’ouvrit brusquement et une petite femme blonde parut dans l’entrée. Elle était vêtue d’une sorte de mousseline de soie légère, avec un soupçon de peluche rose au cou et aux poignets. Sa silhouette se détachait contre le flot de la lumière une main sur la porte, l’autre à moitié levée dans son empressement, le buste légèrement incliné, la tête et le visage tendus vers nous, les yeux anxieux, les lèvres entrouvertes, tout son être semblait nous interroger.

– Eh bien ? s’écria-t-elle. Eh bien ?

Puis, en voyant que nous étions deux, elle poussa un cri d’espérance, mais celui-ci se changea en un gémissement quand elle vit mon compagnon hocher la tête et hausser les épaules

– Pas de bonnes nouvelles ?

– Aucune.

– Pas de mauvaises non plus ?

– Non.

– Dieu merci pour cela. Mais entrez, vous devez être fatigué, car la journée a été longue, pour vous.

– Monsieur est mon ami, le Dr Watson. Il m’a été d’une aide vitale dans plusieurs affaires et un heureux hasard m’a permis de l’amener avec moi et de l’associer â cette enquête.

– Je suis enchantée de vous voir, dît-elle en me serrant chaleureusement la main. Vous pardonnerez, j’en suis sûre, tout ce qui peut être défectueux dans notre organisation, quand vous réfléchirez au coup qui nous a frappés si brusquement.

– Chère Madame, dis-je, je suis un vieux soldat et même s’il n’en était pas ainsi, je peux très bien voir que vous n’avez pas besoin de vous excuser. Si je puis vous être utile soit à vous, soit à mon ami, j’en serai, en vérité très heureux.

– Maintenant, Monsieur Sherlock Holmes, dit la dame pendant que nous entrions dans une salle à manger bien éclairée, sur la table de laquelle on avait préparé un souper froid, j’aimerais beaucoup vous poser une ou deux questions très précises auxquelles je vous prierai de faire une réponse également très précise.

– Certainement, Madame.

– Ne vous occupez pas de ce que je ressens. Je ne suis pas hystérique et je ne m’évanouis point. Je désire simplement vous entendre exprimer votre opinion, mais votre opinion sincère.

– Sur quoi, Madame ?

– Tout au fond de votre cœur, croyez-vous que Neville soit vivant ?

La question parut embarrasser Sherlock Holmes.

– Franchement donc !

Debout sur le tapis du foyer, elle répéta les deux mots, en regardant fixement Sherlock, renversée en arrière dans une bergère.

– Franchement donc, Madame, je ne le crois pas.

– Vous pensez qu’il est mort ?

– Je le pense.

– Assassiné ?

– Je ne dis pas cela. Peut-être.

– Et quel jour est-il mort ?

– Lundi.

– Alors peut-être, Monsieur Holmes, aurez-vous la bonté de m’expliquer comment il se fait que j’aie, aujourd’hui, reçu cette lettre de lui ?

Sherlock Holmes bondit de son fauteuil comme s’il avait été galvanisé.

– Quoi ? rugit-il.

– Oui, aujourd’hui.

Elle était debout et, souriante, tenait en l’air un petit carré de papier.

– Puis-je la voir ?

– Certainement.

Il lui prit le message avec fébrilité et, l’aplatissant sur la table, il en approcha la lampe et l’examina très attentivement. J’avais quitté ma chaise et je regardais par-dessus son épaule. L’enveloppe était très grossière, elle portait le cachet de la poste de Gravesend, avec la date même du jour ou plutôt de la veille, car il était déjà bien plus de minuit.

– Écriture bien lourde ! murmura Holmes. Sûrement ce n’est pas là l’écriture de votre mari, Madame.

– Non, mais le contenu est de son écriture.

– Je vois aussi que celui, quel qu’il soit, qui a écrit l’enveloppe a dû aller s’informer de l’adresse.

– Comment pouvez-vous dire cela ?

– Le nom, vous le voyez, est écrit d’une encre parfaitement noire qui a séché toute seule. Le reste est d’une couleur grisâtre qui indique que l’on a employé un papier buvard. Si l’enveloppe avait été écrite tout d’un coup, puis passée au buvard, il n’y aurait point des mots d’un ton plus foncé. Cet homme a écrit le nom et puis il y a eu un arrêt, une pause avant d’écrire l’adresse, ce qui peut seulement signifier que l’adresse ne lui était pas familière. C’est une chose insignifiante, bien sûr, mais rien n’est plus important que les choses insignifiantes. Voyons la lettre, maintenant. Ah ! On a joint quelque chose à la lettre.

– Oui, il y avait un anneau : son cachet.

– Et vous êtes sûre que c’est l’écriture de votre mari ?

– Oui une de ses écritures.

– Une ?

– Son écriture quand il est pressé. Elle diffère beaucoup de son écriture ordinaire pourtant je la reconnais bien.

Holmes lut :

« Chérie n’aie pas peur. Tout ira bien. Il y a une grosse erreur, il faudra peut-être un certain temps pour la rectifier. Attends avec patience. NEVILLE. »

– Écrite au crayon sur la feuille de garde d’un livre in-octavo, sans filigrane ; a été mise à la poste aujourd’hui à Gravesend par quelqu’un qui avait le pouce sale. Ah ! et la gomme de la fermeture a été léchée (ou je me trompe beaucoup) par une personne qui avait chiqué. Et vous n’avez, Madame, aucun doute que ce soit bien l’écriture de votre mari ?

S

– Pas le moindre doute. C’est Neville qui a écrit ces mots-là.

– Et ils ont été mis à la poste de Gravesend aujourd’hui. Eh bien, Madame Saint-Clair, les nuages s’éclaircissent, bien que je ne me risquerais pas à dire que le danger soit passé !

– Mais il doit être vivant, Monsieur Holmes.

– À moins que ce ne soit là un faux très habile pour nous lancer sur une fausse piste. La bague, après tout, ne prouve rien. On peut la lui avoir prise.

– Non, non ! c’est bien, absolument bien, son écriture.

– D’accord ! Pourtant ce billet a pu être écrit lundi et mis à la poste aujourd’hui seulement.

– C’est possible.

– S’il en est ainsi, bien des choses ont pu survenir depuis.

– Oh ! il ne faut pas me décourager, Monsieur Holmes. Je sais qu’il ne court aucun danger. Il y a entre nous tant d’affinités que s’il lui arrivait malheur je le saurais, je le sentirais. Le jour même où je l’ai vu pour la dernière fois, il s’est coupé. Il était dans la chambre à coucher et moi, de la salle à manger où j’étais, je me suis sur-le-champ précipitée au premier, car j’étais certaine que quelque chose venait de lui arriver. Croyez-vous que j’aurais été sensible à une telle bagatelle et que, malgré cela, j’ignorerais sa mort ?

– J’ai vu trop de choses pour ne pas savoir que les impressions d’une femme peuvent être de plus de poids que les conclusions analytiques d’un logicien. Et vous avez certainement, en cette lettre, une preuve importante pour corroborer votre façon de voir. Mais Si votre mari est vivant et s’il peut écrire, pourquoi resterait-il loin de vous ?

– Je ne saurais l’imaginer. C’est inconcevable.

– Et lundi, avant de vous quitter, il n’a fait aucune remarque ?

– Non.

– Et vous avez été surprise de le voir dans Swandam Lane ?

– Très surprise.

– La fenêtre était-elle ouverte ?

– Oui.

– Alors il aurait pu vous appeler ?

– C’est vrai.

– Et, d’après ce que je sais, il a seulement poussé un cri inarticulé ?

– Oui.

– C’était, pensiez-vous, un appel au secours.

– Oui, il a agité les mains.

– Mais ce pouvait être un cri de surprise. L’étonnement en vous voyant de façon inattendue a pu lui faire jeter les bras en l’air.

– C’est possible.

– Et vous avez pensé qu’on le tirait en arrière.

– Il a disparu si brusquement.

– Il a pu faire un bond en arrière. Vous n’avez vu personne d’autre dans la pièce ?

– Non, mais cet homme horrible a avoué qu’il y était, et Lascar était au pied de l’escalier.

– Exactement. Votre mari, autant que vous avez pu voir, portait ses vêtements ordinaires ?

– À l’exception de son col ou de sa cravate. J’ai vu nettement sa gorge nue.

– Avait-il jamais parlé de Swandam Lane ?

– Jamais.

– Vous avait-il jamais laissé percevoir à certains signes, qu’il avait fumé de l’opium ?

– Jamais.

– Merci, Madame Saint-Clair ; ce sont là les points principaux sur lesquels je désirais être absolument renseigné. Nous allons maintenant souper légèrement et nous nous retirerons, car nous aurons peut-être demain une journée très occupée.

On avait mis à notre disposition une grande et confortable chambre à deux lits et je fus rapidement entre mes draps, car je me sentais fatigué après cette nuit d’aventures. Sherlock Holmes, cependant, était un homme qui, quand il avait en tête un problème à résoudre, passait des jours et même une semaine sans repos, à tourner et retourner son problème, à réarranger les faits, à les considérer sous tous les points de vue, jusqu’à ce qu’il en eût complètement pris la mesure ou qu’il se fût convaincu que ses données étaient insuffisantes. Pour moi, il fut bientôt évident qu’il se préparait en vue d’une veillée qui durerait toute la nuit. Il enleva son habit et son gilet, endossa une ample robe de chambre bleue, puis erra dans la pièce pour rassembler les oreillers du lit, et les coussins du canapé et ceux des fauteuils. Il en construisît une sorte de divan oriental sur lequel il se percha, les jambes croisées, avec, devant lui, un paquet de tabac ordinaire et une boîte d’allumettes. Dans la vague lumière de la lampe, je le voyais là, assis, une vieille pipe de bruyère entre les dents, les yeux perdus attachés à un coin du plafond, la fumée bleue montant au-dessus de lui et la lumière mettant en relief ses traits aquilins. Tel il était, silencieux et immobile, quand je m’endormis, tel je le retrouvai quand un cri subit m’éveilla. Le soleil d’été brillait dans notre chambre. Sherlock Holmes avait toujours sa pipe entre les dents, la fumée montait toujours en volutes et la chambre était pleine d’un intense brouillard de tabac ; il ne restait d’ailleurs plus rien du paquet de tabac que j’avais vu la veille.

– Réveillé, Watson ? demanda-t-il.

– Oui.

– Dispos pour une course matinale ?

– Certainement.

– Alors, habillez-vous.

– Personne ne bouge encore, mais je sais où couche le garçon d’écurie et nous aurons bientôt la voiture.

Ce disant, il riait sous cape, ses yeux pétillaient et il avait l’air d’un homme totalement différent du sombre penseur de la veille.

Tout en m’habillant, j’ai regardé ma montre. Il n’y avait rien de surprenant que personne ne bougeât. Il était quatre heures vingt-cinq. J’avais à peine fini que Holmes revenait et m’annonçait que le garçon était en train d’atteler.

– Je vais mettre à l’épreuve une de mes théories, dit-il en enfilant ses chaussures. Je crois, Watson, que vous êtes en ce moment en présence d’un des plus parfaits imbéciles de l’Europe. Je mérite un coup de pied qui m’enverrait à tous les diables ; mais je crois que je tiens maintenant la clé de l’affaire.

– Et où est-elle ? demandai-je en souriant.

– Dans la salle de bains. Vraiment, je ne plaisante pas, continua-t-il devant mon air d’incrédulité. J’en viens et je l’ai prise, et je l’ai là, dans mon sac de voyage. Venez, mon cher, et nous verrons si elle va dans la serrure.

Nous sommes descendus aussi doucement que possible et nous sommes sortis dans l’éclatant soleil du matin. Le cheval et la carriole étaient sur la route, avec, à la tête de la bête, le garçon d’écurie à moitié habillé. Nous avons sauté en voiture et à toute vitesse nous avons pris le chemin de Londres. Quelques charrettes seulement, chargées de légumes pour la capitale, s’avançaient sur la route, mais les villas qui la bordent de chaque côté étaient silencieuses et mortes comme celles d’une ville de rêve.

– Sous certains rapports, dit Holmes, en touchant du fouet le cheval pour lui faire prendre le galop, j’avoue que j’ai été aussi aveugle qu’une taupe, mais quand il s’agit d’apprendre la sagesse, mieux vaut tard que jamais.

En ville les tout premiers levés, encore à demi endormis, commençaient tout juste à mettre le nez à la fenêtre, que nous roulions déjà le long des rues du côté du Surrey. Suivant la route du pont de Waterloo, nous avons traversé la rivière et, tournant brusquement à droite par Wellington Street, nous nous sommes trouvés dans Bow Street. Sherlock Holmes était bien connu au commissariat central et les deux agents à la porte le saluèrent. L’un d’eux tint la bride du cheval pendant que l’autre nous faisait entrer.

– Qui est de service ? demanda Holmes.

– L’inspecteur Bradstreet, Monsieur.

– Ah ! Bradstreet, comment allez-vous ?

– Un fonctionnaire grand et corpulent s’était avancé dans le couloir dallé. Il avait sur la tête un calot pointu et était vêtu d’un habit à brandebourgs.

– Je voudrais vous dire deux mots, Bradstreet.

– Certainement, Monsieur Holmes. Entrez dans ma pièce, ici.

C’était une petite pièce qui avait des airs de bureau avec un énorme registre sur la table et un téléphone à demi encastré dans le mur. L’inspecteur s’assît à son pupitre.

– Et que puis-je pour vous, Monsieur Holmes ?

– C’est à propos de ce mendiant Boone, celui qui est impliqué dans la disparition de M. Neville Saint-Clair, de Lee.

– Oui, on l’a amené ici hier et on le garde à notre disposition pour plus ample informé.

– C’est ce qu’on m’a dit. Vous l’avez ici ?

– En cellule.

– Est-il calme ?

– Oh ! il ne donne aucun embarras. Il est seulement d’une saleté !

– Sale ?

– Oui, c’est tout ce que nous pouvons faire que de le faire se laver les mains, et son visage est aussi noir que celui d’un ramoneur. Ah ! une fois son affaire réglée, on lui fera prendre quelque chose comme bain, je vous le promets et je crois que si vous le voyiez, vous seriez d’accord avec moi pour dire qu’il en a besoin.

– Je voudrais bien le voir.

– Vraiment ? C’est facile. Venez par ici. Vous pouvez laisser votre sac.

– Non, je crois que je vais le prendre.

– Très bien. Venez par ici, s’il vous plaît.

Il nous guida le long d’un couloir, ouvrît une porte barricadée, descendit un escalier tournant et nous amena dans un corridor blanchi à la chaux avec une rangée de portes de chaque côté.

– La troisième à droite, c’est la sienne ! dit l’inspecteur. C’est ici !

Il fit sans bruit glisser un panneau dans la partie supérieure de la porte et regarda à l’intérieur.

– Il dort, dit-il. Vous pouvez très bien le voir.

Nous regardâmes tous les deux par le grillage. Le prisonnier était couché, le visage tourné vers nous, il dormait d’un sommeil très profond ; il respirait lentement, et avec bruit. C’était un homme de taille moyenne. Pauvrement habillé comme il convenait à sa profession, il portait une chemise de couleur qui sortait par une déchirure de son vêtement en guenilles. Il était, comme le policier nous l’avait dit, extrêmement sale ; toutefois la saleté qui couvrait son visage ne pouvait cacher sa laideur repoussante. Une large couture, résultant d’une vieille cicatrice, courait de l’œil au menton et, par sa contraction, avait retourné une partie de la lèvre supérieure de telle sorte que trois dents qui restaient perpétuellement visibles lui donnaient un air hargneux. Une tignasse de cheveux d’un rouge vif descendait sur ses yeux et sur son front.

– C’est une beauté, hein ? dit l’inspecteur.

– Il a certainement besoin qu’on le lave, observa Holmes. Je m’en doutais et j’ai pris la liberté d’en apporter avec moi les moyens.

Tout en parlant, il ouvrit son sac de voyage et en sortit, à mon grand étonnement, une très grosse éponge de bain.

– Hi ! Hi ! vous êtes un rigolo ! dit l’inspecteur en riant à demi.

– Maintenant, Si vous voulez bien avoir la grande amabilité d’ouvrir cette porte tout doucement, nous lui ferons bientôt prendre une figure beaucoup plus respectable.

– Pourquoi pas, je n’y vois pas d’objection. Il ne fait pas honneur aux cellules de Bow Street, hein ?

Il glissa sa clé dans la serrure et, sans bruit, nous pénétrâmes dans la cellule. Le dormeur se retourna à demi et tout de suite se remit à dormir profondément. Holmes se pencha sur la cruche à eau, y mouilla son éponge, puis, à deux reprises, en frotta avec vigueur le visage du prisonnier de haut en bas et de droite à gauche.

– Permettez-moi de vous présenter, cria-t-il, M. Neville Saint-Clair, de Lee, dans le comté de Kent !

Jamais de ma vie je n’ai vu pareil spectacle. Le visage de l’homme pela sous l’éponge comme l’écorce d’un arbre. Disparurent également l’horrible cicatrice qui couturait ce visage et la lèvre retournée qui lui donnait son hideux ricanement. Une légère secousse détacha les cheveux roux emmêlés et, assis devant nous, dans son lit, il ne resta plus qu’un homme pâle, au visage morose et à l’air distingué, qui se frottait les yeux et regardait autour de lui, abasourdi et encore endormi. Puis, se rendant tout à coup compte qu’il était démasqué, il poussa un cri perçant et se rejeta sur le lit, le visage contre l’oreiller.

– Bon Dieu s’écria l’inspecteur, en effet, c’est bien le disparu. Je le reconnais par sa photo.

Le prisonnier se retourna, avec l’air insouciant d’un homme qui s’abandonne à son destin.

– D’accord, dit-il, mais, je vous en prie, de quoi m’accuse-t-on ?

– D’avoir fait disparaître M. Neville Saint… Oh ! au fait, on ne peut pas vous accuser de ça, à moins qu’on ne vous poursuive pour tentative de suicide, dit l’inspecteur avec une grimace. Eh bien, il y a vingt-sept ans que je suis dans la police, mais ça, en vérité, ça décroche la timbale !

– Si je suis M. Neville Saint-Clair, il est évident alors qu’il n’y a pas eu de crime et que, par conséquent, on me détient illégalement.

– Il n’y a pas eu de crime, dit Holmes, mais une grosse erreur a été commise. Vous auriez mieux fait d’avoir confiance en votre femme.

– Ce n’était pas pour ma femme, c’était à cause des enfants… grommela le prisonnier. Seigneur ! Je ne voulais pas qu’ils eussent honte de leur père. Mon Dieu ! être ainsi démasqué ! Que faire ?

Sherlock Holmes s’assit à côté de lui sur la couchette et avec bonté lui tapa sur l’épaule.

– Si vous laissez un tribunal débrouiller la chose, dit-il, vous ne pourrez, bien entendu, éviter la publicité. D’autre part, si vous persuadez la police qu’il n’y a pas lieu d’intenter une action contre vous, il n’y a pas, que je sache, la moindre raison pour que les détails soient communiqués aux journaux. L’inspecteur Bradstreet, j’en suis sûr, prendrait note de tout ce que vous pourriez nous dire et le soumettrait aux autorités compétentes. En ce cas, votre affaire n’irait jamais devant un tribunal.

– Dieu vous bénisse ! s’écria le prisonnier avec véhémence. J’aurais enduré la prison, et davantage, la pendaison même, plutôt que de laisser mon misérable secret devenir une tare familiale aux yeux de mes enfants.

« Vous serez les premiers à connaître mon histoire. Mon père était maître d’école à Chesterfield où j’ai reçu une excellente éducation. J’ai voyagé dans ma jeunesse, j’ai fait du théâtre et finalement je suis devenu reporter dans un journal du soir de Londres. Un jour, mon rédacteur en chef désira avoir une série d’articles sur la mendicité dans la capitale, et je m’offris pour les faire. Ce fut le point de départ de toutes mes aventures. Ce n’était qu’en essayant de mendier en amateur que je pouvais entrer en possession des faits sur lesquels je bâtissais mes articles. Au temps que j’étais acteur, j’avais naturellement appris tous les secrets de l’art de se grimer, et mon habileté m’avait rendu célèbre dans la profession. Je me peignis donc le visage et pour me rendre aussi pitoyable que possible, je me fis une belle cicatrice tout en immobilisant un des côtés de ma lèvre, retroussée au moyen d’une petite bande de taffetas couleur de chair. Et puis, avec une perruque rousse et des vêtements de circonstance, je me suis installé dans le coin le plus fréquenté de la Cité, avec l’air de vendre des allumettes, mais en fait, en demandant la charité. Pendant sept heures j’exerçai mon métier et quand je rentrai le soir chez moi, je découvris, à ma grande surprise, que je n’avais pas reçu moins de vingt-six shillings et quatre pence.

« J’écrivis mes articles et je ne pensais plus guère à cette aventure quand, un peu plus tard, après avoir endossé une traite pour un ami, je reçus une assignation d’avoir à payer trente-cinq livres. Je ne savais que faire ni où me procurer l’argent, quand une idée me vint. J’ai demandé un délai de quinze jours à mon créancier et un congé à mon journal et j’ai passé ce temps à mendier dans la Cité, déguisé comme vous savez. En dix jours j’avais l’argent et la dette était payée.

« Vous pouvez imaginer qu’il était dur de se remettre à un travail fatigant pour deux livres par semaine quand je savais que je pouvais gagner autant en une seule journée rien qu’en me barbouillant la face avec un peu de couleur, et en demeurant tranquillement assis à côté de ma casquette posée par terre. Il y eut un long débat entre mon orgueil et l’argent, mais les livres l’emportèrent en fin de compte. Je renonçai au reportage et, jour après jour, dans le coin que j’avais choisi d’emblée, je m’assis, inspirant la pitié par mon lugubre visage et remplissant mes poches de sous. Un seul homme connaissait mon secret. C’était le tenancier du bouge où je logeais dans Swandam Lane. Je pouvais chaque matin en sortir sous l’aspect d’un mendiant crasseux et, le soir, m’y transformer en un monsieur bien habillé. Cet individu – un certain Lascar – je le payais si largement pour sa chambre, que je savais que mon secret ne risquait rien en sa possession.

« J’ai bientôt constaté que je mettais de côté des sommes considérables. Je ne prétends pas que n’importe quel mendiant des rues de Londres peut gagner sept cents livres par an – et c’est là moins que je ne me faisais en moyenne – mais j’avais des avantages exceptionnels, grâce à ma science du maquillage et aussi grâce à une facilité de repartie qui devint plus grande par l’habitude et qui fit de moi un type bien connu de la Cité. Toute la journée une pluie de sous, agrémentée de piécettes d’argent, tombait sur moi et c était une bien mauvaise journée que celle où je ne recueillais pas mes deux livres.

« À mesure que je devenais plus riche, je devenais plus ambitieux ; je pris une maison à la campagne et un beau jour je me suis marié sans que personne soupçonnât mon véritable métier. Ma chère femme savait que j’étais occupé dans la Cité ; elle ne savait guère à quoi.

« Lundi dernier, j’avais fini ma journée et je m’habillais dans ma chambre au-dessus de la fumerie d’opium quand je regardai par la fenêtre et je vis, avec horreur et surprise, que ma femme était là, dans la rue, les yeux en plein fixés sur moi. J’ai poussé un cri de surprise, j’ai levé les bras pour cacher mon visage et, me précipitant vers mon confident, vers Lascar, je l’ai supplié d’empêcher qui que ce fût de monter dans ma chambre. J’ai entendu en bas la voix de ma femme, mais je savais qu’elle ne pourrait pas monter. Rapidement j’ai enlevé mes vêtements, j’ai endossé ceux du mendiant, j’ai mis mes fards et ma perruque. Même les yeux d’une épouse ne pouvaient pas percer un déguisement aussi complet. Mais il me vint alors à la pensée qu’on pourrait fouiller la pièce et que mes vêtements risquaient de me trahir. J’ai vivement ouvert la fenêtre – mouvement violent qui fît se rouvrir une petite coupure que je m’étais faite dans notre chambre à coucher ce matin-là. Là-dessus, j’ai saisi mon habit qui était alourdi par les sous que je venais d’y mettre, en les déversant du sac de cuir dans lequel je fourrais mes gains. Je l’ai lancé par la fenêtre et il a disparu dans la Tamise. Les autres vêtements auraient suivi, mais à ce moment-là les agents grimpaient l’escalier quatre à quatre et, quelques minutes plus tard, je constatai – ce qui me fit plutôt plaisir, je l’avoue – qu’au lieu d’identifier en moi M. Neville Saint-Clair, on m’arrêtait comme son assassin.

« Je ne crois pas qu’il y ait autre chose à vous expliquer. J’étais bien résolu à garder mon déguisement aussi longtemps que possible, ce qui explique ma répugnance à me laver. Sachant que ma femme serait en proie à une terrible anxiété, j’ai enlevé ma bague et je l’ai confiée à Lascar à un moment où aucun agent ne me surveillait. J’ai griffonné en même temps quelques mots pour lui dire qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur.

– Ce billet ne lui est parvenu qu’hier, dit Holmes.

– Grand Dieu ! Quelle semaine elle a dû passer !

– La police surveillait Lascar, dit l’inspecteur Bradstreet, et je comprends sans peine qu’il ait trouvé quelque difficulté à expédier cette lettre sans qu’on le voie. Peut-être l’a-t-il passée à un de ses clients, à un marin qui l’aura complètement oubliée pendant quelques jours.

– C’est bien cela, dît Holmes, approuvant d’un signe de tête. Je n’en doute point. Mais vous n’avez donc jamais été poursuivi pour mendicité ?

– Que si ! maintes fois ; mais qu’était-ce qu’une amende pour moi ?

– Il va pourtant falloir que ça cesse, dit Bradstreet. Pour que la police consente à faire le silence sur cette affaire, il faudra qu’il n’y ait plus de Hugh Boone.

– Je l’ai juré par le serment le plus solennel que puisse faire un homme.

– En ce cas, je crois que ça n’ira probablement pas plus loin. Mais Si on vous y reprend, alors tout se saura. Pour sûr, Monsieur Holmes, que nous vous sommes fort obligés d’avoir éclairci cette affaire. Je voudrais bien savoir comment vous obtenez ces résultats-là !

– J’ai obtenu celui-ci, dit mon ami, en restant assis sur cinq coussins et en brûlant un paquet de tabac. Je crois, Watson, que si nous rentrons à Baker Street en voiture, nous y serons juste à temps pour le déjeuner.

L’ESCARBOUCLE BLEUE

L’ESCARBOUCLE BLEUE{7}

C’était le surlendemain de Noël. Je m’étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes, afin de lui présenter les vœux d’usage en cette période de l’année. Je le trouvai en robe de chambre pourpre, allongé sur son divan, son râtelier à pipes à portée de la main. Sur le parquet, un tas de journaux, dépliés et froissés, indiquait qu’il avait dépouillé avec soin la presse du matin. On avait approché du divan une chaise, au dossier de laquelle était accroché un chapeau melon, graisseux et minable, bosselé par endroits et qui n’était plus neuf depuis bien longtemps. Une loupe et une pince, posées sur le siège, donnaient à penser que le triste objet n’avait été placé là qu’aux fins d’examen.

– Vous êtes occupé, dis-je. Je vous dérange ?

– Nullement, Watson ! Je suis au contraire ravi d’avoir un ami avec qui discuter mes conclusions. L’affaire n’a pas la moindre importance, mais ce vieux couvre-chef soulève quelques menus problèmes qui ne sont point dépourvus d’intérêt et qui pourraient être assez instructifs.

Je m’assis dans le fauteuil de Holmes et me réchauffai les mains devant le feu qui pétillait dans la cheminée. Il gelait sévèrement et les vitres étaient couvertes d’épaisses fleurs de givre.

– J’imagine, déclarai-je, que, malgré son innocente apparence, ce chapeau joue un rôle dans quelque tragique histoire, qu’il est l’indice qui vous permettra d’élucider quelque mystérieuse affaire et de provoquer le châtiment d’un odieux criminel.

– Il n’est nullement question de ça ! répondit Holmes en riant. Il ne s’agit pas d’un crime, mais d’un de ces petits incidents amusants qui arrivent nécessairement quand quatre mil lions d’individus se coudoient dans un espace de quelques miles carrés. Étant donné la multiplicité et la diversité des activités d’une telle foule, on peut s’attendre à rencontrer toutes les combinaisons d’événements possibles et bien des petits problèmes, intéressants parce que bizarres, mais qui ne relèvent pas pour autant de la criminologie. Nous en avons déjà fait l’expérience.

– C’est si vrai, fis-je observer, que, des six affaires qui font l’objet de mes dernières notes, trois au moins ne comportaient aucun crime, au sens légal du mot.

– Très juste Vous faites allusion à la récupération des papiers d’Irène Adler, à la curieuse affaire de Miss Mary Sutherland et à l’aventure de l’homme à la lèvre tordue. Je suis convaincu que la petite énigme qui m’intéresse en ce moment ressortit à la même catégorie. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ?

– Oui.

– C’est à lui qu’appartient ce trophée.

– C’est son chapeau ?

– Non, non ! Il l’a trouvé. Son propriétaire est inconnu. Je vous demanderai d’examiner ce chapeau, en le considérant, non pas comme un galurin qui n’en peut plus, mais comme un problème intellectuel. Auparavant, toutefois, je veux vous dire comment il est venu ici. Il est arrivé chez moi le matin de Noël, en compagnie d’une belle oie bien grasse, qui, je n’en doute pas, est à l’heure qu’il est en train de rôtir sur le feu de Peterson. Les faits, les voici. Le matin de Noël, vers quatre heures, Peterson – qui, comme vous le savez, est un garçon parfaitement honnête – rentrait chez lui après une petite bombe quand, dans Tottenham Court Road, à la lumière des réverbères, il aperçut, marchant devant lui et zigzaguant un peu, un homme assez grand qui portait une oie sur l’épaule. Au coin de Goodge Street, une querelle éclata entre cet inconnu et une poignée de voyous, dont l’un lui fit sauter son chapeau. L’homme leva sa canne pour se défendre et, lui faisant décrire un moulinet au-dessus de sa tête, fracassa la glace du magasin qui se trouvait derrière lui. Peterson se mit à courir pour porter secours au bonhomme, mais celui-ci, stupéfait d’avoir fait voler une vitrine en éclats et peut-être inquiet de voir arriver sur lui un type en uniforme, laissait tomber son oie, tournait les talons et s’évanouissait dans le labyrinthe des petites rues voisines. Les voyous ayant, eux aussi, pris la fuite à son apparition, Peterson restait maître du champ de bataille. Il ramassa le butin, lequel se composait de ce chapeau qui défie les qualificatifs et d’une oie à qui il n’y avait absolument rien à reprocher.

– Naturellement, il les a restitués, l’un et l’autre, à leur légitime propriétaire ?

– C’est là, mon cher ami, que gît le problème ! Il y avait bien, attachée à la patte gauche de l’oie, une étiquette en carton portant l’inscription : « Pour Mme Henry Baker », on trouve aussi sur la coiffe du chapeau les initiales « H. B. », mais, comme il y a dans notre bonne ville quelques milliers de Baker et quelques centaines de Henry Baker, il est difficile de trouver le bon pour lui rendre son bien.

– Finalement, quel parti Peterson a-t-il pris ?

– Sachant que la moindre petite énigme m’intéresse, il m’a, le jour de Noël, apporté ses trouvailles. Nous avons gardé l’oie jusqu’à ce matin. Aujourd’hui, malgré le gel, certains signes indiquaient qu’elle « demandait » à être mangée sans délai. Peterson l’a donc emportée vers ce qui est l’inéluctable destin des oies de Noël. Quant au chapeau, je l’ai gardé.

– Son propriétaire n’a pas mis deux lignes dans le journal pour le réclamer ?

– Non.

– De sorte que vous n’avez rien qui puisse vous renseigner sur son identité ?

– Rien. Mais nous avons le droit de faire quelques petites déductions…

– En partant de quoi ? Du chapeau ?

– Exactement.

– Vous plaisantez ! Qu’est-ce que ce vieux melon pourrait vous apprendre ?

– Voici ma loupe, Watson ! Vous connaissez ma méthode. Regardez et dites-moi ce que ce chapeau vous révèle sur la personnalité de son propriétaire.

Je pris l’objet sans enthousiasme et l’examinai longuement. C’était un melon noir très ordinaire, qui avait été porté – et pendant très longtemps – par un homme dont la tête ronde n’offrait aucune particularité de conformation. La garniture intérieure, en soie, rouge à l’origine, avait à peu près perdu toute couleur. On ne relevait sur la coiffe aucun nom de fabricant. Il n’y avait que ces initiales « H. B. » dont Holmes m’avait parlé. Le cordonnet manquait, qui aurait dû être fixé à un petit œillet percé dans le feutre du bord. Pour le reste, c’était un chapeau fatigué, tout bosselé, effroyablement poussiéreux, avec çà et là des taches et des parties décolorées qu’on paraissait avoir essayé de dissimuler en les barbouillant d’encre.

– Je ne vois rien, dis-je, restituant l’objet à mon ami.

– Permettez, Watson ! Vous voyez tout ! Seulement, vous n’osez pas raisonner sur ce que vous voyez. Vous demeurez d’une timidité excessive dans vos conclusions.

– Alors, puis-je vous demander ce que sont vos propres déductions ?

Holmes prit le chapeau en main et le considéra de ce regard perçant qui était chez lui très caractéristique.

– Il est peut-être, dit-il, moins riche en enseignements qu’il aurait pu l’être, mais on peut cependant de son examen tirer certaines conclusions qui sont incontestables et d’autres qui représentent à tout le moins de fortes probabilités. Que le propriétaire de ce chapeau soit un intellectuel, c’est évident, bien entendu, comme aussi qu’il ait été, il y a trois ans, dans une assez belle situation de fortune, encore qu’il ait depuis connu des jours difficiles. Il était prévoyant, mais il l’est aujourd’hui bien moins qu’autrefois, ce qui semble indiquer un affaissement de sa moralité, observation, qui, rapprochée de celle que nous avons faite sur le déclin de sa fortune, nous donne à penser qu’il subit quelque influence pernicieuse, celle de la boisson vraisemblablement. Ce vice expliquerait également le fait, patent celui-là, que sa femme a cessé de l’aimer.

– Mon cher Holmes !

Ignorant ma protestation, Holmes poursuivait :

– Il a pourtant conservé un certain respect de soi-même. C’est un homme qui mène une vie sédentaire, sort peu et se trouve en assez mauvaise condition physique. J’ajoute qu’il est entre deux âges, que ses cheveux grisonnent, qu’il est allé chez le coiffeur ces jours-ci et qu’il se sert d’une brillantine au citron. Tels sont les faits les plus incontestables que ce chapeau nous révèle. J’oubliais ! Il est peu probable que notre homme ait le gaz chez lui.

– J’imagine, Holmes, que vous plaisantez !

– Pas le moins du monde ! Vous n’allez pas me dire que, connaissant maintenant mes conclusions, vous ne voyez pas comment je les ai obtenues ?

– Je suis idiot, je n’en doute pas, mais je dois vous avouer, Holmes, que je suis incapable de vous suivre ! Par exemple, de quoi déduisez-vous que cet homme est un intellectuel ?

Pour toute réponse, Holmes mit le chapeau sur sa tête : la coiffure lui couvrit le front tout entier et vint s’arrêter sur l’arête de son nez.

– Simple question de volume, dit-il. Un homme qui a un crâne de cette dimension doit avoir quelque chose à l’intérieur.

– Et le déclin de sa fortune ?

– Ce chapeau est vieux de trois ans. C’est à ce moment-là qu’on a fait ces bords plats, relevés à l’extérieur. Il est de toute première qualité. Regardez le ruban et la garniture intérieure. Si le personnage pouvait se payer un chapeau de prix il y a trois ans, et s’il n’en a pas acheté un autre depuis, c’est évidemment que ses affaires n’ont pas été brillantes !

– Je vous accorde que c’est, en effet, très probable. Mais la prévoyance et l’affaissement de moralité ?

Sherlock Holmes se mit à rire.

– La prévoyance, tenez, elle est là !

Il posait le doigt sur le petit œillet métallique fixé dans le bord du chapeau.

– Cet œillet, expliqua-t-il, le chapelier ne le pose que sur la demande du client. Si notre homme en a voulu un, c’est qu’il est dans une certaine mesure prévoyant, puisqu’il a songé aux jours de grand vent et pris ses précautions en conséquence. Mais nous constatons qu’il a cassé le cordonnet et ne s’est pas donné la peine de le faire remplacer. D’où nous concluons qu’il est maintenant moins prévoyant qu’autrefois, signe certain d’un caractère plus faible aujourd’hui qu’hier. Par contre, il a essayé de dissimuler des taches en les recouvrant d’encre, ce qui nous prouve qu’il a conservé un certain amour-propre.

– Votre raisonnement est certes plausible.

– Quant au reste, l’âge, les cheveux grisonnants, récemment coupés, l’emploi de la brillantine au citron, tout cela ressort d’un examen attentif de l’intérieur du chapeau, dans sa partie inférieure. La loupe révèle une quantité de bouts de cheveux minuscules, manifestement coupés par les ciseaux du coiffeur. Ils sont gras et l’odeur de la brillantine au citron est très perceptible. Cette poussière, vous le remarquerez, n’est pas la poussière grise et dure qu’on ramasse dans la rue, mais la poussière brune et floconneuse qui flotte dans les appartements. D’où nous pouvons conclure que ce chapeau restait la plupart du temps accroché à une patère. Les marques d’humidité qu’on distingue sur la coiffe prouvent que celui qui le portait transpirait abondamment, ce qui donne à croire qu’il n’était pas en excellente condition physique.

– Mais vous avez aussi parlé de sa femme, allant jusqu’à dire qu’elle ne l’aimait plus !

– Ce chapeau n’a pas été brossé depuis des semaines. Quand votre femme, mon cher Watson, vous laissera sortir avec une coiffure sur laquelle je verrai s’accumuler la poussière de huit jours, je craindrai fort que vous n’ayez, vous aussi, perdu l’affection de votre épouse.

– Mais cet homme était peut-être célibataire ?

– Vous oubliez, Watson, qu’il rapportait une oie à la maison pour l’offrir à sa femme ! Rappelez-vous l’étiquette accrochée à la patte du volatile !

– Vous avez réponse à tout. Pourtant, comment diable pouvez-vous avancer que le gaz n’est pas installé chez lui ?

– Une tache de bougie peut être accidentelle. Deux, passe encore ! Mais, quand je n’en compte pas moins de cinq, je pense qu’il y a de fortes chances pour que le propriétaire du chapeau sur lequel je les relève se serve fréquemment d’une bougie… et je l’imagine, montant l’escalier, son bougeoir d’une main et son chapeau de l’autre. Autant que je sache, le gaz ne fait pas de taches de bougie ! Vous êtes content, maintenant ?

– Mon Dieu, répondis-je en riant, tout cela est fort ingénieux, mais, étant donné qu’il n’y a pas eu crime, ainsi que vous le faisiez vous-même remarquer tout à l’heure, et qu’il ne s’agit, en somme, que d’une oie perdue, j’ai bien peur que vous ne vous soyez donné beaucoup de peine pour rien !

Sherlock Holmes ouvrait la bouche pour répondre quand la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à Peterson, qui se rua dans la pièce, les joues écarlates et l’air complètement ahuri.

– L’oie, monsieur Holmes ! L’oie !

– Eh bien, quoi, l’oie ? Elle est revenue à la vie et s’est envolée par la fenêtre de la cuisine ?

Holmes avait tourné la tête à demi pour mieux voir le visage congestionné du commissionnaire.

– Regardez, monsieur, ce que ma femme lui a trouvé dans le ventre !

La main ouverte, il nous montrait une pierre bleue, guère plus grosse qu’une fève, mais d’un éclat si pur et si intense qu’on la voyait scintiller au creux sombre de sa paume. Sherlock Holmes émit un petit sifflement.

– Fichtre, Peterson ! C’est ce qui s’appelle découvrir un trésor ! Je suppose que vous savez ce que vous avez là ?

– Un diamant, dame ! Une pierre précieuse ! Ça vous coupe le verre comme si c’était du mastic !

– C’est plus qu’une pierre précieuse, Peterson ! C’est la pierre précieuse !

– Tout de même pas l’escarboucle bleue de la comtesse de Morcar ? demandai-je.

– Précisément, si ! Je finis par savoir à quoi elle ressemble, ayant lu chaque jour, ces temps derniers, la description qu’en donne l’avis publié dans le Times. C’est une pierre unique, d’une valeur difficile à estimer, mais vingt fois supérieure, très certainement, aux mille livres de récompense promises.

– Mille livres ! Grands dieux !

Peterson se laissa tomber sur une chaise. Il nous dévisageait avec des yeux écarquillés.

– C’est effectivement le montant de la récompense, reprit Holmes. J’ai tout lieu de croire, d’ailleurs, que, pour des raisons de sentiment, la comtesse abandonnerait volontiers la moitié de sa fortune pour retrouver sa pierre.

– Si je me souviens bien, dis-je, c’est au Cosmopolitan Hotel qu’elle l’a perdue ?

– C’est exact. Précisons : le 22 décembre. Il y a donc cinq jours. John Horner, un plombier, a été accusé de l’avoir volée dans la boîte à bijoux de la comtesse. Les présomptions contre lui ont paru si fortes que l’affaire a été renvoyée devant la cour d’assises. II me semble bien que j’ai ça là-dedans…

Holmes, fourrageant dans ses journaux, jetait un coup d’œil sur la date de ceux qui lui tombaient sous la main. Il finit par en retenir un, qu’il déplia, cherchant un article, dont il nous donna lecture à haute voix :

Le Vol du Cosmopolitan Hotel

« John Horner ; 26 ans, plombier ; a comparu aujourd’hui. Il était accusé d’avoir ; le 22 décembre dernier, volé, dans le coffret à bijoux de la comtesse de Morcar ; la pierre célèbre connue sous le nom d’Escarboucle bleue ». Dans sa déposition, James Ryder, chef du personnel de l’hôtel, déclara qu’il avait lui-même, le jour du vol, conduit Horner à l’appartement de la comtesse, où il devait exécuter une petite réparation à la grille de la cheminée. Ryder demeura un certain temps avec Horner ; mais fut par la suite obligé de s’éloigner, du fait de ses occupations professionnelles. À son retour ; il constata que Horner avait disparu, qu’un secrétaire avait été forcé et qu’un petit coffret – dans lequel, on devait l’apprendre ultérieurement, la comtesse rangeait ses bijoux – avait été vidé de son contenu. Ryder donna l’alarme immédiatement et Horner fut arrêté dans la soirée. La pierre n’était pas en sa possession et une perquisition prouva qu’elle ne se trouvait pas non plus à son domicile.

« Catherine Cusack, femme de chambre de la comtesse, fut entendue ensuite. Elle déclara être accourue à l’appel de Ryder et avoir trouvé les choses telles que les avait décrites le précédent témoin. L’inspecteur Bradstreet, de la Division B, déposa le dernier ; disant que Horner avait essayé de s’opposer par la violence à son arrestation et protesté de son innocence avec énergie.

« Le prisonnier ayant déjà subi une condamnation pourvoi, le juge a estimé que l’affaire ne pouvait être jugée sommairement et ordonné son renvoi devant la cour d’assises. Horner, qui avait manifesté une vive agitation durant les débats, s’est évanoui lors de la lecture du verdict et a dû être emporté, encore inanimé, hors de la salle d’audience. »

– Parfait, dit Holmes, posant le journal. Pour le juge de première instance, l’affaire est terminée. Pour nous, le problème consiste à établir quels sont les événements qui se placent entre l’instant où la pierre est sortie du coffret et celui où elle est entrée à l’intérieur de l’oie. Vous voyez, mon cher Watson, que nos petites déductions prennent brusquement une certaine importance. Voici l’escarboucle bleue. Elle provient du ventre d’une oie, laquelle appartenait à un certain M. Henry Baker, le propriétaire de ce vieux chapeau avec lequel je vous ai importuné. Il faut que nous nous mettions sérieusement à chercher ce monsieur, afin de découvrir le rôle exact qu’il a joué dans toute cette histoire. Nous aurons recours, pour commencer, au procédé le plus simple, qui est de publier un avis de quelques lignes dans les journaux du soir. Si nous ne réussissons pas comme ça, nous aviserons.

– Cet avis, comment allez-vous le rédiger ?

– Donnez-moi un crayon et un morceau de papier ! Merci… Voyons un peu ! « Trouvés, au coin de Goodge Street, une oie et un chapeau melon noir. M. Henry Baker les récupérera en se présentant ce soir, à six heures et demie, au 221 B, Baker Street. » C’est simple et c’est clair.

– Très clair. Mais, ces lignes, les verra-t-il ?

– Aucun doute là-dessus. Il doit surveiller les journaux, étant donné qu’il est pauvre et que cette perte doit l’ennuyer. Après avoir eu la malchance de casser la glace d’une devanture, il a pris peur quand il a vu arriver Peterson et n’a songé qu’à fuir. Mais, depuis, il a dû regretter amèrement d’avoir suivi son premier mouvement, qui lui coûte son oie. C’est à dessein que je mets son nom dans l’avis : s’il ne le voyait pas, les gens qui le connaissent le lui signaleront. Tenez, Peterson, portez ça à une agence de publicité et faites-le publier dans les feuilles du soir.

– Lesquelles, monsieur ?

– Eh bien toutes ! Le Globe, le Star, le Pall Mall, le Saint James’Gazette, l’Evening News, l’Evening Standard, l’Echo, et les autres, toutes celles auxquelles vous penserez.

– Bien, monsieur. Pour la pierre ?

– La pierre ? Je vais la garder. Merci… À propos, Peterson, en revenant, achetez-moi donc une oie ! Il faut que nous en ayons une à remettre à ce monsieur pour remplacer celle que votre famille se prépare à dévorer…

Le commissionnaire parti, Holmes prit la pierre entre deux doigts et l’examina à la lumière.

– Joli caillou, dit-il. Regardez-moi ces feux ! On comprend qu’il ait provoqué des crimes. Il en va de même de toutes les belles pierres : elles sont l’appât favori du diable. On peut dire que toutes les facettes d’un diamant ancien, pourvu qu’il soit de grande valeur, correspondent à quelque drame. Cette pierre n’a pas vingt ans. Elle a été trouvée sur les rives de l’Amoy, un fleuve du sud de la Chine, et ce qui la rend remarquable, c’est qu’elle a toutes les caractéristiques de l’escarboucle, à ceci près que sa teinte est bleue, au lieu d’être d’un rouge de rubis. Malgré sa jeunesse, elle a une histoire sinistre : deux assassinats, un suicide, un attentat au vitriol et plusieurs vols, voilà ce que représentent déjà ces quarante grains de charbon cristallisé. À voir un objet si éblouissant, croirait-on qu’il n’a jamais été créé que pour expédier les gens en prison ou à l’échafaud ? Je vais toujours le mettre dans mon coffre et envoyer un mot à la comtesse pour lui dire qu’il est en ma possession.

– Croyez-vous à l’innocence de Horner ?

– Pas la moindre idée !

– Et pensez-vous que l’autre, ce Baker, soit pour quelque chose dans le vol ?

– Il est infiniment probable, je pense, que cet Henry Baker ne sait rien et qu’il ne se doutait guère que l’oie qu’il avait sous le bras valait beaucoup plus que si elle avait été en or massif. Nous serons fixés là-dessus, par une petite épreuve très simple, si notre annonce donne un résultat.

– Jusque-là vous ne pouvez rien faire ?

– Rien.

– Dans ces conditions, je vais reprendre ma tournée et rendre visite à mes malades. Je m’arrangerai pour être ici à six heures et demie, car je suis curieux de connaître la solution de ce problème, qui me semble terriblement embrouillé.

– Je serais ravi de vous voir. Le dîner est à sept heures et Mme Hudson cuisine, je crois, un coq de bruyère. Compte tenu des récents événements, je ferais peut-être bien de la prier de s’assurer de ce qu’il a dans le ventre !

Une de mes visites s’étant prolongée plus que je ne pensais, il était un peu plus de six heures et demie quand je me retrouvai dans Baker Street. Comme j’approchais de la maison, je vis, éclairé par la lumière qui tombait de la fenêtre en éventail placée au-dessus de la porte, un homme de haute taille, qui portait une toque écossaise et qui attendait, son pardessus boutonné jusqu’au menton. La porte s’ouvrit comme j’arrivais et nous entrâmes ensemble dans le bureau de mon ami.

– Monsieur Henry Baker, je présume ? dit Sherlock Holmes, quittant son fauteuil et saluant son visiteur avec cet air aimable qu’il lui était si facile de prendre. Asseyez-vous près du feu, monsieur Baker, je vous en prie ! La soirée est froide et je remarque que votre circulation sanguine s’accommode mieux de l’été que de l’hiver. Bonsoir, Watson ! Vous arrivez juste. Ce chapeau vous appartient, monsieur Baker ?

– Sans aucun doute, monsieur !

L’homme était solidement bâti, avec des épaules rondes et un cou puissant. Il avait le visage large et intelligent. Sa barbe, taillée en pointe, grisonnait. Une touche de rouge sur le nez et les pommettes ainsi qu’un léger tremblement des mains semblaient justifier les hypothèses de Holmes quant à ses habitudes. Il avait gardé relevé le col de son pardessus élimé et ses maigres poignets sortaient des manches. Il ne portait pas de manchettes et rien ne prouvait qu’il eût une chemise. II parlait d’une voix basse et saccadée, choisissait ses mots avec soin et donnait l’impression d’un homme instruit, et même cultivé, que le sort avait passablement maltraité.

– Ce chapeau et cette oie, dit Holmes, nous les avons conservés pendant quelques jours, parce que nous pensions qu’une petite annonce finirait par nous donner votre adresse. Je me demande pourquoi vous n’avez pas fait paraître quelques lignes dans les journaux.

Le visiteur rit d’un air embarrassé.

– Je vois maintenant bien moins de shillings que je n’en ai vu autrefois, expliqua-t-il. Comme j’étais convaincu que les voyous qui m’avaient attaqué avaient emporté et le chapeau et l’oie, je me suis dit qu’il était inutile de gâcher de l’argent dans l’espoir de les récupérer.

– C’est bien naturel ! À propos de l’oie, je dois vous dire que nous nous sommes vus dans l’obligation de la manger.

– De la manger !

L’homme avait sursauté, presque à quitter son fauteuil.

– Oui, reprit Holmes. Si nous ne l’avions fait, elle n’aurait été d’aucune utilité à personne. Mais je veux croire que l’oie que vous voyez sur cette table remplacera la vôtre avantageusement : elle est à peu près du même poids… et elle est fraîche !

Baker poussa un soupir de satisfaction.

– Évidemment !

– Bien entendu, poursuivit Holmes, nous avons toujours les plumes, les pattes et le gésier, et si vous les voulez…

L’homme éclata d’un rire sincère.

– Je pourrais les conserver en souvenir de cette aventure, s’écria-t-il, mais, pour le surplus, ces disjecta membra ne me serviraient de rien. Avec votre permission, je préfère m’en tenir au substitut que vous voulez bien me proposer, lequel me semble fort sympathique.

Sherlock Holmes me jeta un regard lourd de sens et eut un imperceptible haussement des épaules.

– Dans ce cas, monsieur, dit-il, voici votre chapeau et voici votre oie ! À propos de l’autre, celle que nous avons mangée, serait-il indiscret de vous demander où vous vous l’étiez procurée ? Je suis assez amateur de volaille et j’avoue avoir rarement rencontré une oie aussi grassement à point.

– Il n’y a aucune indiscrétion, répondit Baker, qui s’était levé et qui, son oie sous le bras, s’apprêtait à se retirer. Nous sommes quelques camarades qui fréquentons l’Alpha Inn, un petit café qui est tout près du British Museum, où nous travaillons. Cette année, le patron, un certain Windigate, un brave homme, avait créé ce qu’il appelait un « club de Noël » : chacun de nous payait quelques pence par semaine, et à Noël, se voyait offrir une oie par Windigate. J’ai versé ma cotisation avec régularité, le cafetier a tenu parole… et vous connaissez la suite. Je vous suis, monsieur, très reconnaissant de ce que vous avez fait, d’autant plus qu’une toque écossaise ne convient ni à mon âge, ni à mon allure.

Ayant dit, notre visiteur s’inclina cérémonieusement devant nous et se retira avec une dignité fort comique.

– Terminé, en ce qui concerne M. Henry Baker ! dit Holmes, une fois la porte refermée. Il est incontestable que le bonhomme n’est au courant de rien. Vous avez faim, Watson ?

– Pas tellement !

– Alors, nous transformerons notre dîner en souper et nous suivrons la piste tandis qu’elle est chaude.

– Tout à fait d’accord !

Nous passâmes nos pardessus et, la gorge protégée par des foulards, nous nous mîmes en route. La nuit était froide. Les étoiles brillaient dans un ciel sans nuages et une buée sortait de la bouche des passants. Nos pas sonnant haut sur le trottoir, nous traversâmes le quartier des médecins, suivant Wimpole Street, Harley Street, puis Wigmore Street, pour gagner Oxford Street. Un quart d’heure plus tard, nous étions dans Bloomsbury et pénétrions dans l’Alpha Inn, un petit café faisant le coin d’une des rues qui descendent vers Holborn. Holmes s’approcha du bar et, avisant un homme à figure rougeaude et à tablier blanc, qui ne pouvait être que le patron, lui commanda deux verres de bière.

– Votre bière doit être excellente, ajouta-t-il, si elle est aussi bonne que vos oies !

– Mes oies ?

Le cafetier paraissait fort surpris.

– Oui. Nous parlions d’elles, il n’y a pas une demi-heure, avec M. Henry Baker, qui était membre de votre « club de Noël ».

– Ah ! je comprends. Seulement, voilà, monsieur, ce ne sont pas du tout mes oies !

– Vraiment ? Alors, d’où viennent-elles ?

– J’en avais acheté deux douzaines à un marchand de Covent Garden.

– Ah, oui ! J’en connais quelques-uns. Qui était-ce ?

– Un certain Breckinridge.

– Je ne le connais pas. À votre santé, patron, et à la prospérité de la maison !

Peu après, nous nous retrouvions dans la rue.

– Et maintenant, reprit Holmes, boutonnant son pardessus, allons voir M. Breckinridge ! N’oubliez pas, Watson, que si, à l’une des extrémités de la chaîne, nous avons cette oie qui n’évoque que des festins familiaux, à l’autre bout nous avons un homme qui récoltera certainement sept ans de travaux forcés, si nous ne démontrons pas qu’il est innocent. Il se peut que notre enquête confirme sa culpabilité, mais, dans un cas comme dans l’autre, nous tenons, par l’effet du hasard, une piste qui a échappé à la police. Il faut la suivre. Donc, direction plein sud !

Nous traversâmes Holborn pour nous engager, après avoir descendu Endell Street, dans le dédale des allées du marché de Covent Garden. Nous découvrîmes le nom de Breckinridge au fronton d’une vaste boutique. Le patron, un homme au profil chevalin, avec des favoris fort coquettement troussés, aidait un de ses commis à mettre les volets. Holmes s’approcha.

– Bonsoir ! dit-il. Il ne fait pas chaud.

Le commerçant répondit d’un signe de tête et posa sur mon ami un regard interrogateur. Holmes montra de la main les tables de marbre vides de marchandises.

– Vous n’avez plus d’oies, à ce que je vois !

– Il y en aura cinq cents demain matin.

– Ça ne m’arrange pas !

– Il m’en reste une, là-bas. Vous ne la voyez pas ?

– J’oubliais de vous dire que je viens vers vous avec une recommandation.

– Ah ! De qui ?

– Du patron de l’Alpha.

– Ah, oui ?… Je lui en ai vendu deux douzaines.

– Et des belles ! D’où venaient-elles ?

À ma grande surprise, la question provoqua chez le marchand une véritable explosion de colère. Il se campa devant Holmes, les poings sur les hanches et la tête levée dans une attitude de défi.

– Ah ! ça, dit-il, où voulez-vous en venir ? Dites-le franchement et tout de suite !

– C’est tout simple ! répondit Holmes. J’aimerais savoir qui vous a vendu les oies que vous avez procurées au patron de l’Alpha.

– Eh bien, je ne vous le dirai pas. Ça vous gêne ?

– Pas le moins du monde, car la chose n’a pas grande importance. Ce qui m’étonne, c’est que vous montiez sur vos grands chevaux pour si peu !

– Que je monte sur mes grands chevaux ! Je voudrais bien voir ce que vous feriez, si on vous embêtait comme on m’embête avec cette histoire-là ! Lorsque j’achète de la belle marchandise et que je la paie avec mon bel argent, je pourrais croire que c’est terminé ! Eh bien, pas du tout ! C’est des questions à n’en plus finir ! « Ces oies, qu’est-ce qu’elles sont devenues ? » – « À qui les avez-vous vendues ? » – « Combien en demanderiez-vous ? » – etc. ! Parole ! Quand on voit le potin fait autour de ces bestioles, on croirait qu’il n’y a pas d’autres oies au monde !

– Je n’ai rien à voir avec les gens qui ont pu vous poser ces questions, répondit Holmes sur un ton de parfaite insouciance. Puisque vous ne voulez pas nous renseigner, nous annulerons le pari et on n’en parlera plus ! Malgré ça, je sais ce que je dis et je suis toujours prêt à parier ce qu’on voudra que l’oie que j’ai mangée ne peut pas avoir été engraissée ailleurs qu’à la campagne !

– Dans ce cas-là, répliqua le marchand, vous avez perdu ! Elle était de Londres.

– Impossible !

– Je vous dis que si.

– Je ne vous crois pas.

– Est-ce que vous vous figurez, par hasard, que vous connaissez la volaille mieux que moi, qui la manipule depuis le temps où je portais des culottes courtes ? Je vous répète que toutes les oies que j’ai livrées à l’Alpha avaient été engraissées à Londres.

– Vous ne me ferez jamais croire ça !

– Voulez-vous parier ?

– C’est comme si je vous prenais de l’argent dans la poche, étant donné que je suis sûr d’avoir raison, mais je veux bien vous parier un souverain, histoire de vous apprendre à être moins têtu !

Le marchand ricana et interpella son commis :

– Bill, apporte-moi mes livres !

Une demi-minute plus tard, M. Breckinridge allait se placer dans la lumière de la lampe pendue au plafond de la boutique. Il tenait ses livres à la main : un petit carnet, mince et graisseux, et un grand registre au dos fatigué.

– Et maintenant, dit-il, à nous deux, Monsieur la Certitude ! Je crois bien qu’il me reste encore une oie de plus que je ne pensais. Vous voyez ce carnet ?

– Oui.

– C’est là-dessus que je note le nom de mes fournisseurs. Sur cette page, vous avez les noms de tous ceux qui habitent hors de Londres, avec, à la suite de chacun, un chiffre qui renvoie à la page du registre où se trouve leur compte. Sur cette autre page, voici, à l’encre rouge, la liste complète de mes fournisseurs de Londres. Voulez-vous lire vous-même le nom porté sur la troisième ligne ?

Holmes obéit.

– Mme Oakshott, 117 Brixton Road, 249.

– Bon ! Voulez-vous prendre le registre et l’ouvrir à la page 249 ?… Voulez-vous lire ?

– Mme Oakshott, volailles, 117 Brixton Road.

– Donnez-moi l’avant-dernière ligne du compte !

– 22 décembre. Vingt-quatre oies à sept shillings six pence.

– Parfait ! La suivante ?

– Vendues à M. Windigate, de l’Alpha, à douze shillings pièce.

– Et alors ? Qu’est-ce que vous dites de ça ?

Sherlock Holmes avait l’air consterné, il tira un souverain de son gousset, le jeta sur une table, avec la mine de quelqu’un qui est trop écœuré pour ajouter quoi que ce soit, et se retira sans un mot. Nous fîmes quelques pas, puis, sous un réverbère, il s’arrêta, riant de ce rire silencieux que je n’ai jamais connu qu’à lui.

– Quand vous rencontrez un type qui porte de tels favoris et qui a un journal de courses dans la poche, me dit-il, il y a toujours moyen de faire un pari avec lui ! J’aurais offert cent livres à ce bonhomme, il ne m’aurait pas donné des renseignements aussi complets que ceux qu’il m’a fournis spontanément, uniquement parce qu’il croyait me prendre de l’argent à la faveur d’un pari. J’ai l’impression, Watson, que notre enquête touche à sa fin. Toute la question est de savoir si nous rendons visite à Mme Oakshott ce soir ou si nous attendons demain matin. D’après ce que nous a dit ce bourru personnage, il est évident que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à cette affaire et je devrais…

Il s’interrompit, des éclats de voix frappant nos oreilles qui paraissaient provenir de la boutique même que nous venions de quitter. Nous nous retournâmes. Un petit homme, dont le visage faisait songer à un rat, affrontait Breckinridge qui, debout dans l’encadrement de sa porte, secouait son poing sous le nez de son visiteur, tout en l’envoyant au diable.

– J’en ai assez de vous et de vos oies ! hurlait-il. Si vous continuez à m’embêter avec vos boniments, je lâcherai mon chien à vos trousses ! Amenez-moi Mme Oakshott et je lui répondrai ! Mais, vous, en quoi tout cela vous regarde-t-il ? Est-ce que je vous ai acheté des oies ?

– Non ! Seulement, il y en avait tout de même une qui était à moi !

– Réclamez-la à Mme Oakshott !

– C’est elle qui m’a dit de venir vous trouver !

– Allez trouver le roi de Prusse, si ça vous amuse, mais, ici, vous vous trompez de porte ! J’en ai par-dessus la tête, de cette histoire-là ! Fichez-moi le camp !

Il avança d’un pas, menaçant. Le petit homme disparut dans l’obscurité.

– Voilà qui nous épargne sans doute une visite à Brixton Road ! dit Holmes, revenant sur ses pas. Il y a peut-être quelque chose à tirer de ce petit bonhomme !

Nous le rattrapâmes sans trop de difficulté. Il fit un véritable bond quand Holmes lui frappa sur l’épaule. Tournant vers mon ami un visage d’où toute couleur avait brusquement disparu, il demanda, d’une voix blanche, qui il était et ce qu’il voulait. Holmes s’expliqua avec douceur.

– Je m’en excuse, dit-il, mais je n’ai pu faire autrement que d’entendre, sans le vouloir, la petite discussion que vous venez d’avoir avec le marchand d’oies et je crois que je pourrais vous être utile.

– Vous ? Mais qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous savez de cette histoire-là ?

– Je m’appelle Sherlock Holmes et c’est mon métier de savoir ce que les autres ne savent pas.

– Mais, cette affaire-là, vous en ignorez tout !

– Permettez ! Je la connais à fond, au contraire. Vous essayez de savoir ce que sont devenues des oies qui furent vendues par Mme Oakshott, de Brixton Road, à un commerçant du nom de Breckinridge, lequel les a revendues à M. Windigate, de l’Alpha Inn, qui les a lui-même réparties entre ses clients, parmi lesquels se trouve un certain M. Henry Baker.

– Monsieur, s’écria le petit homme, vous êtes évidemment la personne que je souhaitais le plus rencontrer !

Il tremblait. Il ajouta :

– Il m’est impossible de vous dire quelle importance cette affaire représente pour moi !

Sherlock Holmes héla un fiacre qui passait.

– Dans ce cas, dit-il, nous poursuivrons mieux cet entretien dans une pièce bien close que dans les courants d’air de ce marché. Cependant, avant d’aller plus loin, puis-je vous demander à qui j’ai le plaisir d’être agréable ?

L’homme hésita un instant. Guettant Holmes, du coin de l’œil, il répondit :

– Je m’appelle John Robinson.

– Non, dit Holmes de son ton le plus aimable. C’est votre nom véritable que je vous demande. Il est toujours gênant de traiter avec quelqu’un qui se présente à vous sous un pseudonyme.

L’autre rougit.

– Alors, je m’appelle James Ryder.

– C’est ce que je pensais. Vous êtes le chef du personnel au Cosmopolitan Hotel. C’est bien ça ? Montez en voiture, je vous prie ! Je serai bientôt en mesure de vous dire tout ce que vous désirez savoir.

Le petit homme nous regardait, hésitant, visiblement partagé entre la crainte et l’espérance, comme quelqu’un qui ne sait pas très bien s’il est près du triomphe ou au bord de la catastrophe. Il se décida enfin à monter dans le fiacre. Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvions à Baker Street, dans le bureau de Sherlock Holmes. Pas un mot n’avait été prononcé durant le trajet. Mais la respiration pénible de notre compagnon et l’agitation de ses mains, dont les doigts étaient en perpétuel mouvement, trahissaient sa nervosité.

– Nous voici chez nous ! dit Holmes avec bonne humeur en pénétrant dans la pièce. On a plaisir à voir du feu par un temps pareil ! Vous avez l’air gelé, monsieur Ryder ? Prenez ce fauteuil, voulez-vous ? Je vais enfiler mes pantoufles et nous nous occuperons de cette affaire qui vous intéresse. Voilà ! Maintenant, je suis à vous. Vous voulez savoir ce que sont devenues ces oies ?

– Oui, monsieur.

– Ou plutôt, j’imagine, cette oie ! Je ne crois pas me tromper si je dis que l’oie en question était toute blanche, avec une barre transversale noire à la queue. C’est bien ça ?

– Oui, monsieur. Vous savez où elle est ?

Ryder était si ému que sa voix s’étranglait.

– Je l’ai eue ici.

– Ici ?

– Oui. C’était une oie remarquable… et je ne m’étonne pas de l’intérêt que vous lui portez. Après sa mort, elle a pondu un œuf… le plus beau petit œuf bleu qu’on ait jamais vu. Il est ici, dans mon musée…

Notre visiteur s’était levé en chancelant. Accroché d’une main au manteau de la cheminée, il regardait Holmes qui ouvrait son coffre-fort pour en extraire l’escarboucle bleue. Mon ami, la tenant entre le pouce et l’index, la fit voir à Ryder. La pierre étincelait. Ryder, le visage contracté, n’osait ni réclamer l’objet ni dire qu’il ne l’avait jamais vu.

– La partie est jouée, Ryder ! dit Holmes d’un ton calme. Cramponnez-vous, mon garçon, sinon vous allez tomber dans le foyer ! Watson, aidez-le donc à se rasseoir ! Il n’a pas assez de cran pour commettre des crapuleries et s’en tirer sans dommage. Donnez-lui une gorgée de cognac… Il reprend figure humaine, mais c’est une chiffe tout de même !

Ryder, qui avait failli s’écrouler sur le plancher, s’était un peu ressaisi. L’alcool lui avait mis un peu de couleur aux joues. Il levait vers son accusateur un regard craintif.

– J’ai en main à peu près tous les maillons de la chaîne, reprit Holmes, et toutes les preuves dont je pourrais avoir besoin. Vous n’avez donc pas grand-chose à me raconter. Cependant, pour qu’il n’y ait pas de « trous » dans mon histoire, ce peu que vous pourriez me dire, j’aimerais l’entendre. Naturellement, cette escarboucle bleue, on vous avait parlé d’elle ?

Ryder balbutia une réponse.

– Oui… Catherine Cusack…

– Compris ! La femme de chambre de la comtesse. L’idée qu’il vous était possible d’acquérir d’un seul coup une véritable fortune a été pour vous une tentation trop forte, comme elle l’a déjà été pour bien d’autres. Seulement, vous n’avez pas été très scrupuleux sur le choix des moyens et j’ai l’impression, Ryder, qu’il y a en vous l’étoffe d’une jolie crapule ! Vous saviez que ce Horner, le plombier, avait été impliqué autrefois dans une vilaine affaire et que les soupçons s’arrêteraient volontiers sur lui. Vous n’avez pas hésité. Avec Catherine Cusack, votre complice, vous vous êtes arrangé pour qu’il y eût une petite réparation à faire dans l’appartement de la comtesse et vous avez veillé personnellement à ce qu’elle fût confiée à Horner, et non à un autre. Après son départ, vous avez forcé le coffret à bijoux, donné l’alarme et fait arrêter le pauvre type qui ne se doutait de rien. Après quoi…

Ryder, brusquement, se jeta à genoux. Les mains jointes, geignant et pleurnichant, il suppliait mon ami de l’épargner.

– Pour l’amour de Dieu, ayez pitié de moi ! J’ai un vieux père et une vieille maman ! Ils ne survivront pas à ça ! C’est la première fois que je suis malhonnête et je ne recommencerai jamais ! Je vous le jure sur la Bible ! Ne me traînez pas devant les tribunaux, je vous en conjure !

Holmes restait très calme.

– Regagnez votre fauteuil ! ordonna-t-il d’un ton sec. C’est très joli de demander aux gens d’avoir pitié, mais il semble qu’il vous a été assez égal d’envoyer ce pauvre Horner devant les juges pour un méfait dont il ignorait tout !

– Je m’en irai, monsieur Holmes, je quitterai le pays ! À ce moment-là, ce n’est plus lui qu’on accusera !

– Hum ! Nous verrons ça. En attendant, parlez-nous un peu du second acte ! Cette pierre, comment est-elle entrée dans l’oie ? Et, cette oie, comment est-elle arrivée sur le marché ? Dites-nous la vérité, c’est la seule chance de vous en sortir !

Ryder passa sa langue sur ses lèvres sèches.

– Monsieur Holmes, dit-il enfin, je vais vous raconter les choses exactement comme elles se sont passées. Quand Horner a été arrêté, je me suis dit que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me débarrasser de la pierre sans plus attendre, étant donné qu’il n’était pas prouvé du tout que la police n’aurait pas l’idée de me fouiller et de perquisitionner dans ma chambre. II n’y avait pas de cachette sûre dans l’hôtel. Je suis donc sorti, comme si j’avais à faire dehors, et je me suis rendu chez ma sœur. Elle est mariée à un certain Oakshott, avec qui elle exploite, dans Brixton Road, un commerce de volaille. Durant tout le trajet, j’ai eu l’impression que chaque passant que je rencontrais était un agent de police ou un détective et, bien qu’il fît très froid, j’étais en nage quand j’arrivai chez ma sœur. Elle me trouva si pâle qu’elle me demanda si je n’étais pas souffrant. Je lui répondis que j’étais seulement bouleversé par un vol de bijoux qui avait été commis à l’hôtel et je passai dans la cour de derrière pour y fumer une pipe et réfléchir à la situation.

« Je me souvins d’un de mes vieux amis, qui s’appelait Maudsley et qui avait mal tourné. Il venait de sortir de Pentonville, après un long séjour en prison. Un jour, nous avions eu ensemble une longue conversation sur les procédés utilisés par les voleurs pour se débarrasser de leur butin. J’en savais assez long sur son compte pour être sûr qu’il ne me trahirait pas. Je venais de décider d’aller le voir à Kilburn, où il habite, et de me confier à lui, certain qu’il m’indiquerait le meilleur moyen de tirer de l’argent de la pierre que j’avais dans la poche, quand je songeai à cette peur qui me tenaillait depuis que j’étais sorti de l’hôtel. Le premier flic venu pouvait m’interpeller, me fouiller… et trouver l’escarboucle dans mon gousset ! Je pensais à tout ça, adossé au mur, tout en regardant les oies qui se dandinaient dans la cour. Et, soudain, une idée me traversa l’esprit, une idée dont j’étais sûr qu’elle me permettrait de tenir en échec tous les détectives du monde, et le plus fort d’entre eux !

« Ma sœur m’avait dit, quelques semaines plus tôt, que je pourrais choisir dans ses oies celle dont j’aimerais qu’elle me fît cadeau à Noël. Elle a toujours été de parole et il me suffisait donc de choisir mon oie tout de suite et de lui faire avaler ma pierre. Après ça, je pourrais m’en aller tranquillement à Kilburn, ma bête sous le bras. Il y avait dans la cour une petite remise, derrière laquelle je fis passer une des oies, une volaille bien grasse, toute blanche, avec la queue barrée de noir. Je l’attrapai et, l’obligeant à ouvrir le bec, je lui fis entrer la pierre dans le gésier. L’opération ne fut pas facile et cette maudite oie se débattit tellement qu’elle finit par m’échapper, s’envolant avec de grands cris, qui attirèrent ma sœur, laquelle me demanda ce qui se passait.

« – Tu m’as dit, lui répondis-je, que tu me donnerais une oie pour Noël. J’étais en train de chercher la plus grasse !

« Elle haussa les épaules.

« – Ton oie est choisie depuis longtemps ! C’est la grosse, toute blanche, que tu vois là-bas. Il y en a vingt-six en tout. Une pour toi, une pour nous, et vingt-quatre pour la vente !

« – Tu es très gentille, Maggie, répliquai-je, mais, si ça ne te fait rien, j’aimerais mieux avoir celle que je tenais il y a un instant.

« Elle protesta.

« – L’autre pèse au moins trois livres de plus et nous l’avons engraissée spécialement pour toi !

« Naturellement, je m’entêtai.

« – Ça ne fait rien ! Je préfère l’autre et, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais l’emporter tout de suite.

« Ma sœur ne savait plus que répliquer.

« – Très bien ! dit-elle. Laquelle est-ce ?

« Je la lui montrai.

« – La blanche, avec un trait noir sur la queue !

« – Parfait ! Tu n’as qu’à la tuer et à l’emporter !

« C’est ce que je fis, monsieur Holmes. Mon oie sous le bras, je m’en allai à Kilburn. Je racontai mon histoire au copain en question, qui était de ceux qu’elle ne pouvait indigner, et elle le fit bien rire. Après quoi, nous prîmes un couteau et nous ouvrîmes la bestiole. La pierre n’était pas à l’intérieur ! Je crus que j’allais m’évanouir. Il était évident que je m’étais trompé… et l’erreur avait quelque chose de tragique. Je retournai chez ma sœur en courant : il n’y avait plus une oie chez elle !

« – Où sont-elles ? m’écriai-je.

« – Vendues ! me répondit-elle.

« – À qui ?

« – À Breckinridge, de Covent Garden.

« – Mais il y en avait donc deux qui avaient une barre noire sur la queue ? demandai-je.

« – Oui. Nous n’avons jamais pu les distinguer l’une de l’autre.

« À ce moment-là, je compris tout ! Mais il était trop tard. Je courus chez ce Breckinridge. Toutes ses oies étaient déjà vendues et impossible de savoir à qui ! Vous avez pu voir vous-même comment il répond aux questions qu’on lui pose ! J’ai insisté, je n’ai rien pu obtenir de lui. Ma sœur, elle, a cru que je devenais fou… et je me demande parfois si elle n’avait pas raison. Je suis un voleur et je me suis déshonoré pour rien ! Mon Dieu ! mon Dieu ! »

La tête dans ses mains, l’homme pleurait.

Il y eut un long silence, troublé seulement par ses sanglots et par le martèlement rythmé des doigts de Holmes, pianotant sur le bord de la table. Au bout d’un instant, mon ami se leva et alla ouvrir la porte.

– Allez-vous-en ! dit-il.

Ryder sursauta.

– Oh ! Monsieur, merci ! Dieu vous bénisse !

– On ne vous demande rien. Filez !

Ryder ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita vers la sortie, dégringola l’escalier quatre à quatre et j’entendis la porte de la rue claquer derrière lui. Holmes se rassit dans son fauteuil et, tout en bourrant une pipe en terre, tira en quelques mots la conclusion de l’aventure.

– Après tout, Watson, me dit-il, je ne suis pas chargé par la police de suppléer à ses déficiences. Si Horner risquait quelque chose, le problème se présenterait différemment, mais, étant donné que Ryder n’osera jamais se présenter à la barre, l’affaire tournera court, c’est évident. Sans doute, on peut estimer que je ne fais pas mon devoir. Seulement, j’ai peut-être sauvé une âme. Ce type ne se risquera plus à être malhonnête, alors que, si nous l’envoyons en prison, il deviendra un gibier de potence. Enfin, nous sommes en cette époque de l’année où il convient de pardonner. Le hasard nous a saisis d’un petit problème à la fois curieux et amusant, nous l’avons résolu et la solution suffit à nous payer de nos peines. Si vous voulez bien, docteur, appuyer sur la sonnette, nous commencerons avant qu’il ne soit longtemps une autre enquête, où un coq de bruyère jouera cette fois un rôle de première importance…

LA BANDE MOUCHETÉE

LA BANDE MOUCHETÉE{8}

En jetant un regard sur mes notes des soixante-dix et quelques affaires dans lesquelles j’ai, pendant les huit dernières années, étudié les méthodes de mon ami Sherlock Holmes, j’en trouve beaucoup qui sont tragiques, quelques-unes comiques et un grand nombre tout simplement étranges, mais il n’y en a aucune qui soit banale ; car travaillant, comme il le faisait, plutôt par amour de son art, que par esprit de lucre, il refusait de s’associer à toute recherche qui ne présentait pas une certaine tendance l’extraordinaire et même au fantastique. Parmi toutes ces affaires si diverses, toutefois, je ne me souviens pas qu’aucune ait présenté des traits plus singuliers que celle à laquelle on a associé la famille bien connue des Roylott de Stoke Moran, dans le Sussex. Les événements dont il s’agit se sont déroulés dans les premiers temps de mon association avec Holmes lorsque, célibataires, nous occupions ensemble notre appartement de Baker Street. J’aurais pu, sans doute, en faire déjà le récit, mais je m’étais alors engagé au secret, et je n’ai été délié de ma promesse que le mois dernier par la mort prématurée de la dame à qui je l’avais faite. Peut-être même vaut-il mieux que ces faits soient révélés maintenant ; j’ai en effet quelques raisons de croire que toutes sortes de bruit ont couru un peu partout concernant la mort du docteur Grimesby Roylott, tendant à rendre cette affaire encore plus terrible que la vérité.

Ce fut au début d’avril 1883 que je m’éveillai un matin pour trouver Sherlock Holmes, déjà tout habillé, debout près de mon lit. D’ordinaire il se levait tard et, comme la pendule sur ma cheminée me montrait qu’il n’était que sept heures et quart, je posai sur lui un regard incertain, un peu surpris et peut-être un peu fâché, car j’étais moi-même très régulier dans mes habitudes.

– Tout à fait désolé de vous réveiller, Watson, dit-il, mais c’est le lot de tous, ce matin. Mme Hudson a été réveillée, j’en ai subi le contrecoup, elle m’a réveillé et maintenant à votre tour.

– Qu’est-ce que c’est donc ? Un incendie ?

– Non. Une cliente. Il paraît qu’une jeune dame vient d’arriver dans un état de grande agitation et elle insiste pour me voir. Elle attend en ce moment dans le studio. Or quand de jeunes dames errent par la capitale à cette heure matinale et font sortir de leur lit les gens endormis, je présume qu’elles ont quelque chose de très pressant à leur communiquer. Si cela se trouvait être une affaire intéressante, vous aimeriez, j’en suis sûr, la prendre à son début. Que ce soit ou non le cas, j’ai pensé vous appeler et vous en fournir la possibilité.

– Mon cher ami, pour rien au monde je ne voudrais rater cela.

Je n’avais pas de plaisir plus vif que de suivre Holmes dans ses recherches professionnelles et d’admirer ces déductions rapides, promptes comme des intuitions et pourtant toujours fondées sur la logique, grâce auxquelles il débrouillait les problèmes qu’on lui soumettait. J’endossai rapidement mes vêtements et, quelques minutes après, j’étais prêt à l’accompagner dans le studio. Une dame vêtue de noir, portant une épaisse voilette, était assise près de la fenêtre. Elle se leva à notre entrée.

– Bonjour, madame, dit Holmes d’un ton allègre. Mon nom est Sherlock Holmes. Monsieur est mon ami intime et mon associé, le docteur Watson ; devant lui, vous pouvez parler aussi librement que devant moi-même. Ah ! je suis content de voir que Mme Hudson a eu le bon sens d’allumer le feu. Je vous en prie, approchez-vous-en ; je vais demander pour vous une tasse de café bien chaud car je remarque que vous grelottez.

– Ce n’est pas le froid qui me fait grelotter, monsieur Holmes, c’est la terreur.

Ce disant, elle leva sa voilette et nous pûmes voir qu’elle était, en effet, dans un pitoyable état d’agitation ; son visage était tiré et gris, avec des yeux effrayés, toujours en mouvement, comme ceux d’un animal traqué. Ses traits et sa figure étaient ceux d’une femme de trente ans, mais ses cheveux étaient prématurément striés de gris et son expression était lasse et hagarde. Sherlock Holmes la dévisagea d’un de ses regards rapides auxquels rien n’échappait.

– Il ne faut pas avoir peur, dit-il d’une voix douce, en se penchant en avant et en lui tapotant l’avant-bras… Nous arrangerons bientôt tout cela, je n’en doute pas ; vous êtes venue par le train, ce matin, à ce que je vois.

– Vous me connaissez donc ?

– Non, mais je remarque qu’il vous reste la moitié d’un billet d’aller-retour dans la paume de votre gant gauche. Vous avez dû partir de bonne heure et avant d’arriver à la gare, il vous a fallu faire une assez longue course en charrette anglaise.

La dame tressaillit vivement et ouvrit de grands yeux en regardant mon compagnon.

– Il n’y a là aucun mystère, madame, dit celui-ci avec un sourire. Le bras gauche de votre jaquette est éclaboussé de taches de boue en sept endroits au moins. Les marques en sont toutes fraîches. Il n’y a pas d’autre véhicule, pour lancer ainsi de la boue, et cela uniquement à la personne qui est assise à la gauche du conducteur.

– Quelles que soient vos raisons, c’est tout à fait exact. Je suis partie de chez moi avant six heures, je suis arrivée à Leatherhead à six heures vingt, et je suis venue à la gare de Waterloo par le premier train… Monsieur je ne peux pas endurer cette tension d’esprit plus longtemps, je deviendrai folle si ça continue. Je n’ai personne vers qui me tourner – personne, sauf un ami, qui m’aime, et lui, le pauvre, ne peut guère me venir en aide. J’ai entendu parler de vous, monsieur Holmes, par Mme Farmtoch, que vous avez secourue au temps où elle en avait tant besoin. C’est d’elle que je tiens votre adresse. Oh ! monsieur, ne croyez-vous pas que vous pourriez m’aider aussi, ou, du moins, jeter un rayon de lumière dans les ténèbres épaisses qui m’entourent ? Je ne saurais, à présent, vous récompenser de vos services, mais dans un mois ou deux je serai mariée avec la libre disposition de mes propres revenus et alors, du moins, vous ne me trouverez pas ingrate.

Holmes se dirigea vers son bureau et, l’ayant ouvert, en tira un petit répertoire de ses enquêtes qu’il consulta.

– Farmtoch, dit-il. Ah ! oui, je me rappelle le cas. Il s’agissait d’un diadème en opale. Je crois que c’était avant que vous ne fussiez là, Watson. Je ne puis que vous dire, madame, que je serai heureux de consacrer à votre cas les mêmes soins qu’à celui de votre amie. Pour ce qui est de la rétribution, ma profession est sa propre récompense, mais vous aurez tout loisir de payer les dépenses que je pourrais engager, quand cela vous conviendra le mieux. Et maintenant je vous prierai de vouloir bien nous exposer tout ce qui pourra nous aider à nous former une opinion sur votre affaire.

– Hélas ! reprit-elle, l’horreur de ma situation vient précisément de ce que mes craintes sont si vagues et de ce que mes soupçons se fondent sur des petits faits qui pourraient sembler si insignifiants que la seule personne au monde à qui j’ai le droit de demander aide et assistance, considère tout ce que je lui en dis comme des idées de femme nerveuse. Je le vois bien, tant à ses paroles, qui voudraient être consolantes, qu’à ses regards, qu’il détourne. Mais j’ai entendu dire, monsieur Holmes, que vous pouvez sonder au plus profond des multiples méchancetés du cœur humain. Vous pourrez par vos conseils guider ma marche parmi les dangers qui m’environnent.

– Je suis tout attention, Madame.

– Mon nom est Hélène Stoner, et je demeure avec mon beau-père qui est le dernier survivant d’une des plus vieilles familles saxonnes de l’Angleterre, les Roylott de Stoke Moran, dans la marche occidentale du Surrey.

Holmes fit un signe de la tête.

– Le nom m’est familier, dit-il.

– La famille fut en un certain temps parmi les plus riches de l’Angleterre ; et le domaine s’étendait jusque de l’autre côté des marches du Berkshire, au nord, et du Hampshire, à l’ouest. Au siècle dernier, pourtant, quatre héritiers se montrèrent, l’un après l’autre, débauchés et prodigues, puis la ruine de la famille fut consommée par un joueur, au temps de la Régence. Il ne reste plus rien, que quelques arpents de terre et la maison qui, vieille de deux cents ans, est elle-même grevée de lourdes hypothèques. Le dernier propriétaire y traîna toute son existence la vie horrible d’un aristocrate pauvre ; mais son fils unique, mon beau-père, voyant qu’il fallait s’adapter aux conditions nouvelles, obtint d’un ami une avance de fonds qui lui permit de prendre un diplôme de médecin, Il s’en alla à Calcutta où, grâce à son habileté professionnelle et à sa force de caractère, il se fit une grosse clientèle. Dans un accès de colère, toutefois, provoquée par quelques vols dans la maison, il rossa si bien son sommelier indigène que le domestique en mourut et que le maître n’échappa que tout juste à la peine de mort. Même ainsi, il demeura longtemps en prison et revint ensuite en Angleterre fort chagrin et déçu.

« Pendant qu’il était aux Indes, le docteur Roylott épousa ma mère, Mme Stoner, la jeune veuve du major général Stoner, de l’artillerie du Bengale. Ma sœur Julia et moi, nous étions jumelles et n’avions que deux ans quand ma mère se remaria. Elle possédait une assez belle fortune, au moins mille livres de revenus, et elle fit un testament par lequel elle la léguait tout entière au docteur Roylott pour aussi longtemps que nous résiderions avec lui, en spécifiant pourtant qu’une certaine somme serait allouée chaque année à l’une et à l’autre de nous au cas où elle se marierait. Peu de temps après notre retour en Angleterre, notre mère mourut – elle fut tuée, il y a huit ans, dans un accident de chemin de fer, près de Crewe. Le docteur Roylott renonça alors à ses efforts pour se créer une clientèle à Londres et il nous emmena vivre avec lui dans la demeure de ses ancêtres à Stoke Moran. L’argent que notre mère avait laissé suffisait à nos besoins et il ne semblait y avoir aucun obstacle à notre bonheur.

« Mais un changement terrible se produisit alors chez notre beau-père. Au lieu de se faire des amis parmi les voisins et de rendre visite à ces gens qui s’étaient tout d’abord réjouis de voir un Roylott de Stoke Moran revenir occuper la vieille demeure familiale, il s’enferma dans cette maison et n’en sortit que rarement pour se laisser aller à de féroces querelles avec ceux qu’il rencontrait. Une violence de caractère, voisine de la folie, a toujours été héréditaire dans la famille et, dans le cas de mon beau-père, je crois qu’elle a été accrue encore par son long séjour sous les tropiques. Une suite de honteuses bagarres survint, dont deux se terminèrent devant les tribunaux, tant et si bien qu’à la fin il devint la terreur du village et que les gens s’enfuyaient à son approche, car notre beau-père est à la fois d’une force considérable et totalement incapable de se maîtriser quand il est en colère.

« La semaine dernière il a jeté dans un cours d’eau, par-dessus le parapet, le forgeron du village et ce n’est qu’en donnant tout l’argent que j’ai pu ramasser qu’il m’a été possible d’éviter un nouveau scandale. Il n’avait absolument pas d’amis, à part les bohémiens, et il permettait à ces vagabonds de camper sur les quelques arpents de terrain couvert de genêts qui constituent le domaine familial ; en retour, il acceptait l’hospitalité de leurs tentes et, parfois, il s’en allait à l’aventure avec eux pendant des semaines d’affilée. Il a une passion pour les animaux que lui envoie des Indes un correspondant et il a, en ce moment, un guépard et un babouin qui errent en liberté sur ses terres et que les villageois redoutent autant que leur maître.

« Vous pouvez imaginer par ce que je vous dis que ma pauvre sœur et moi n’avions pas grand plaisir dans l’existence. Aucune servante ne voulait rester chez nous et pendant longtemps c’est nous qui avons fait tout le travail de la maison. Elle n’avait que trente ans quand elle est morte, mais déjà ses cheveux avaient commencé à blanchir, comme font les miens.

– Votre sœur est morte, donc ?

– Elle est morte, il y a deux ans, et c’est de sa mort que je désire vous parler. Vous pouvez comprendre que, menant la vie que j’ai décrite, il était peu vraisemblable que nous voyions quelqu’un de notre âge et de notre position. Nous avions, cependant, une tante, une sœur non mariée de notre mère, Mlle Honoria Westphail, et on nous permettait de temps en temps de lui rendre de courtes visites à sa maison, près de Harrow. Julia y est allée pour Noël, il y a deux ans, et elle y rencontra un commandant de l’infanterie de marine en demi-solde, à qui elle se fiança. Mon beau-père fut informé de ces fiançailles quand elle revint et ne fit aucune objection au mariage ; mais, moins d’une quinzaine avant le jour fixé pour la noce, survint le terrible événement qui m’a privée de ma seule compagne.

Sherlock Holmes était resté renversé dans son fauteuil, les veux clos et la tête enfoncée dans un coussin, mais il entrouvrit alors les paupières et regarda sa visiteuse.

– Veuillez me préciser les dates, dit-il.

– C’est chose facile, car tous les événements de cette terrible époque sont gravés dans ma mémoire en lettres de feu. Le manoir est, comme je l’ai déjà dit, très vieux et une seule aile en est habitée à présent. Les chambres à coucher, dans cette aile, sont au rez-de-chaussée : le studio se trouve dans la partie centrale du bâtiment. De ces chambres, la première est celle du docteur Roylott, la seconde celle de ma sœur et la troisième la mienne. Il n’y a pas de communication entre elles, mais elles ouvrent toutes sur le même corridor. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

– Très bien.

– Les fenêtres de ces chambres donnent sur la pelouse. Cette fatale nuit-là, le docteur Roylott était rentré dans sa chambre de bonne heure, mais nous savions qu’il ne s’était pas couché, car ma sœur était incommodée par l’odeur forte du tabac indien qu’il fume d’ordinaire. Quittant sa chambre, elle vint dans la mienne où elle demeura quelque temps à bavarder de son prochain mariage. À onze heures, elle se leva de sa chaise pour me quitter, mais elle s’arrêta à la porte et, se retournant, elle me dit :

« – À propos, Hélène, as-tu entendu quelqu’un siffler au milieu de la nuit ?

« – Jamais, dis-je.

« – Je suppose que tu ne saurais, quant à toi, siffler en dormant ?

« – Assurément non. Mais pourquoi ?

« – Parce que, toutes ces dernières nuits, vers trois heures du matin, j’ai entendu siffler, doucement mais nettement. J’ai le sommeil léger et ça m’a réveillée. Je ne peux dire d’où cela venait – peut-être de la chambre voisine, peut-être de la pelouse. Je me suis simplement dit que je te demanderais si tu l’avais entendu.

« – Non, je n’ai rien entendu. Ça doit être ces maudits bohémiens qui sont dans la plantation.

« – Probablement. Et pourtant, si c’était sur la pelouse, je m’étonne que tu ne l’aies pas entendu aussi.

« – Ah ! c’est que j’ai le sommeil plus lourd que toi.

« – Bon ! ça n’a pas grande importance, en tout cas.

« Elle m’a souri, elle a fermé ma porte et quelques instants après j’ai entendu sa clé tourner dans la serrure.

– Vraiment ! dit Holmes. Était-ce votre habitude de vous enfermer à clé la nuit ?

– Toujours.

– Et pourquoi ?

– Je crois avoir mentionné que le docteur gardait un guépard et un babouin. Nous ne nous sentions en sûreté qu’avec nos portes fermées à clé.

– Très juste. Je vous en prie, continuez votre exposé des faits.

– Cette nuit-là, je n’arrivais pas à dormir. Le vague sentiment d’un malheur imminent pesait sur moi. Ma sœur et moi, vous vous le rappelez, nous étions jumelles, et vous savez quels liens subtils unissent deux âmes qui ont été si étroitement associées. C’était une nuit sauvage. Le vent hurlait au-dehors, la pluie battait et claquait contre les fenêtres. Soudain, dans le vacarme de la tempête éclata le cri perçant et sauvage d’une femme terrifiée. Je sus que c’était la voix de ma sœur ; je sautai de mon lit, m’enveloppai d’un châle et me précipitai dans le corridor. Comme j’ouvrais ma porte, il me sembla entendre un sifflement bas, analogue à celui que ma sœur m’avait décrit, puis, quelques minutes plus tard, un bruit tel qu’on eût dit qu’une masse de métal venait de tomber. Pendant que je courais dans le corridor, la porte de ma sœur s’ouvrit et tourna lentement sur ses gonds. Je la regardais fixement, frappée d’horreur, ne sachant ce qui allait en sortir. À la lumière de la lampe du couloir, je vis ma sœur paraître dans l’ouverture, le visage blanc de terreur, les mains à tâtons cherchant du secours, tout son corps vacillant à droite, à gauche, comme celui d’un ivrogne. Je courus à elle, je la serrai dans mes bras, mais, à ce moment, ses genoux parurent céder et elle tomba sur le sol. Elle se tordait comme quelqu’un qui souffre terriblement et ses membres étaient affreusement convulsés. Je pensai tout d’abord qu’elle ne m’avait pas reconnue, mais, comme je me penchais au-dessus d’elle, elle cria soudain d’une voix que je n’oublierai jamais :

« Ô mon Dieu ! Hélène ! C’était la bande ! La bande mouchetée ! » Il y avait autre chose qu’elle aurait voulu dire et de son doigt elle battait l’air dans la direction de la chambre du docteur, mais une nouvelle convulsion la saisit, étouffant ses paroles. Je me précipitai, appelant bien haut mon beau-père et il vint à ma rencontre, sortant en toute hâte de sa chambre. Il était en pyjama. Quand il arriva auprès de ma sœur, elle avait perdu conscience et, bien qu’il lui versât de l’eau-de-vie dans la gorge et qu’il envoyât tout de suite chercher le médecin du village, tous ses efforts demeurèrent inutiles, car elle s’affaiblit lentement et mourut sans avoir repris connaissance. Telle fut la terrible fin de ma sœur bien-aimée.

– Un instant, dit Holmes. Êtes-vous certaine d’avoir entendu ce sifflement et ce bruit métallique ? Pourriez-vous le jurer ?

– C’est ce que m’a demandé le coroner à l’enquête. J’ai la vive impression que je l’ai entendu et, cependant, dans le tumulte de la tempête et les craquements d’une vieille maison, il se pourrait que je me fusse trompée.

– Votre sœur était-elle habillée ?

– Non, elle était en toilette de nuit. Elle avait dans la main droite un bout d’allumette carbonisé et dans la gauche une boîte d’allumettes.

– Ce qui prouve qu’elle a frotté une allumette pour regarder autour d’elle quand l’alarme s’est produite. C’est important. Et à quelles conclusions le coroner est-il arrivé ?

– Il a mené l’enquête avec grand soin, car la conduite du docteur Roylott était depuis longtemps bien connue dans le comté ; toutefois il n’a pas réussi à trouver au décès une cause satisfaisante. Mon témoignage démontrait que la porte avait été fermée de l’intérieur et les fenêtres étaient bloquées par des volets anciens munis de grosses barres de fer dont on vérifiait la fermeture chaque soir. On sonda soigneusement les murs, on les trouva partout très solides, le plancher fut examiné avec le même résultat. La cheminée est large, mais elle est barrée par quatre gros crampons. Il est donc certain que ma sœur était toute seule quand elle mourut. En outre, elle ne portait sur elle aucune marque de violence.

– A-t-on parlé de poison ?

– Les docteurs l’ont examinée à cet effet, mais sans succès.

– De quoi, alors, pensez-vous que cette malheureuse est morte ?

– Ma conviction, c’est qu’elle est purement morte d’une frayeur et d’un choc nerveux, dont je ne parviens pas à imaginer l’origine.

– Y avait-il des bohémiens à ce moment-là sur le domaine ?

– Ah ! il y en a presque toujours.

– Et qu’avez-vous conclu de cette allusion à une bande – une bande mouchetée ?

– J’ai quelquefois pensé que ce n’étaient là que des propos sans suite dus au délire ; quelquefois aussi que cela pouvait se rapporter à une bande de gens, peut-être même à ces bohémiens qui se trouvaient sur les terres du manoir. Je me demande si les mouchoirs à pois que tant d’entre eux portent sur la tête n’ont pas pu suggérer l’étrange adjectif que ma sœur employa.

Holmes hocha la tête comme un homme qui est loin d’être satisfait :

– Ce sont là des choses bien ténébreuses, dit-il, mais, je vous en prie, continuez votre récit.

– Deux années ont passé depuis lors et ma vie, jusque tout récemment, a été plus solitaire que jamais. Il y a un mois, cependant, un ami cher que je connais depuis de longues années, m’a fait l’honneur de me demander ma main. Son nom est Armitage – Percy Armitage – le fils cadet de M. Armitage, de Crane Water, près de Reading. Mon beau-père n’a fait aucune opposition au mariage et nous devons nous marier dans le courant du printemps. Il y a deux jours, on a commencé des réparations dans l’aile ouest du bâtiment ; on a percé le mur de ma chambre à coucher, de sorte que j’ai dû déménager et occuper la chambre où ma sœur est morte, et coucher dans le lit même où elle a couché. Imaginez donc quel frisson d’horreur j’ai éprouvé quand, la nuit dernière, alors que j’étais éveillée et en train de penser à son terrible sort, j’ai tout à coup entendu, dans le silence de la nuit, ce sifflement bas qui avait été l’annonciateur de sa mort à elle. J’ai sauté de mon lit, j’ai allumé la lampe, mais il n’y avait dans la pièce rien d’anormal qu’on pût voir. J’étais néanmoins trop bouleversée pour me recoucher. Je me suis donc habillée et, dès qu’il a fait jour, j’ai quitté la maison sans bruit, j’ai loué, en face, une charrette à l’auberge de la Couronne, je me suis fait conduire à Leatherhead d’où je suis venue ce matin dans l’unique but de vous voir et de solliciter vos conseils.

– Vous avez agi avec sagesse, mais m’avez-vous bien tout

– Oui, tout.

– Non, mademoiselle Stoner, non : vous couvrez votre beau-père.

– Comment ? Que voulez-vous dire ?

En guise de réponse, Holmes repoussa la frange de dentelle noire qui entourait la main posée sur le genou de notre visiteuse. Cinq petites taches livides, les marques de quatre doigts et d’un pouce, étaient imprimées sur le poignet blanc.

– Vous avez été traitée avec cruauté, dit Holmes.

La dame rougit profondément et recouvrit son poignet meurtri.

– C’est un homme très dur, dit-elle, et qui peut-être ne connaît guère sa force.

Il y eut un silence pendant lequel Holmes, appuyant son menton sur sa main, regarda fixement le feu pétillant. Enfin il dit :

– C’est là une affaire très sérieuse, il y a mille détails que je voudrais connaître avant de décider de quelle façon nous devons agir. Pourtant, nous n’avons pas une minute à perdre. Si nous allions à Stoke Moran aujourd’hui, nous serait-il possible de voir ces chambres à l’insu de votre beau-père ?

– Il se trouve qu’il a parlé de venir en ville aujourd’hui pour une affaire très importante. Il est donc probable qu’il sera absent toute la journée et que rien ne vous dérangera. Nous avons une femme de charge à présent, mais comme elle est vieille et bébête, je pourrai aisément l’écarter.

– Excellent. Vous voulez bien être de l’excursion, Watson ?

– À tout prix.

– Nous viendrons donc tous les deux. Qu’allez-vous faire vous-même ?

– J’ai une ou deux petites courses que je voudrais faire, à présent que je suis en ville. Mais je rentrerai par le train de midi, de façon à être là quand vous viendrez.

– Et vous pouvez compter sur nous au début de l’après-midi. J’ai moi-même quelques petites choses dont je dois m’occuper. Vous ne voulez pas rester pour le petit déjeuner ?

– Non, il faut que je m’en aille. Mon cœur est allégé déjà, maintenant que je vous ai confié mes ennuis. J’attends avec impatience de vous revoir cet après-midi.

Elle tira sur son visage sa lourde voilette et doucement sortit de la pièce.

– Watson, que pensez-vous de tout cela ? demanda Holmes en se renversant dans son fauteuil.

– Ce me semble être une affaire bien obscure et bien sinistre.

– Oui, assez obscure et assez sinistre.

– Cependant, si cette dame a raison quand elle dit que le plancher et les murs sont intacts et qu’on ne peut passer par la porte, la fenêtre ou la cheminée, sa sœur devait donc, à n’en pas douter, être seule quand elle est morte de si mystérieuse façon.

– Que faites-vous alors de ces sifflements nocturnes et des paroles si étranges de la mourante ?

– Je n’y comprends rien.

– Quand vous rapprochez de ces sifflements nocturnes la présence d’une bande de bohémiens qui vivent sur un pied d’intimité avec ce vieux docteur, le fait que nous avons toutes les raisons de croire que ledit docteur a intérêt à empêcher le mariage de sa belle-fille, l’allusion de la mourante à une bande et, enfin, le fait que Mlle Hélène Stoner a entendu un bruit de métal, qui peut avoir été causé en retombant en place par une des barres de fer barricadant les volets, j’ai tout lieu de penser que le mystère peut être éclairci en partant de ces données.

– Mais qu’est-ce que les bohémiens faisaient là ?

– Je ne peux rien imaginer.

– Je vois de nombreuses objections à une telle théorie…

– Et moi aussi. C’est précisément pour cette raison que nous allons à Stoke Moran aujourd’hui. Je veux voir si les objections sont insurmontables ou si on peut en triompher. Mais que diable se passe-t-il ?

Cette exclamation de mon compagnon avait été provoquée par le fait que l’on avait tout à coup ouvert bruyamment notre porte et qu’un homme énorme s’encadrait dans l’ouverture. Son costume était un mélange singulier qui l’apparentait à la fois au médecin et au fermier. Il avait un chapeau haut de forme noir, une longue redingote, une paire de hautes guêtres et un stick de chasse qu’il balançait. Il était si grand que son chapeau effleura bel et bien le haut du chambranle et que sa carrure semblait en toucher les deux montants. Sa large figure, marquée de mille rides, que le soleil avait brûlée et jaunie, et où se lisaient tous les mauvais penchants, se tourna d’abord vers l’un, puis vers l’autre de nous ; avec ses yeux profondément enfoncés dans l’orbite et tout injectés de bile, avec son nez busqué, mince et décharné, l’homme ressemblait assez à un vieil oiseau de proie plein de férocité.

– Lequel de vous est Holmes ? demanda cette apparition.

– C’est mon nom, monsieur, mais cette connaissance vous confère sur moi un avantage, monsieur, dit Holmes, tranquillement.

– Je suis le docteur Grimesby, de Stoke Moran.

– Vraiment, docteur, dit Holmes d’un ton débonnaire. Je vous en prie, prenez un siège.

– Je n’en ferai rien. Ma belle-fille est venue ici. Je l’ai suivie. Que vous a-t-elle raconté ?

– Il fait un peu froid pour la saison, dit Holmes.

– Que vous a-t-elle raconté ? s’écria le vieux, furieux.

– Toutefois, j’ai entendu dire que les crocus promettent, continua mon compagnon, imperturbable.

– Ah ! vous éludez la question, s’écria notre visiteur, qui fit un pas en avant, en agitant son bâton. Je vous connais, canaille, j’ai déjà entendu parler de vous ; vous êtes Holmes, le touche-à-tout.

Mon ami sourit.

– Holmes l’officieux !

Le sourire d’Holmes s’accentua.

– Holmes ! l’homme à tout faire de Scotland Yard.

Holmes, cette fois, riait de bon cœur, bien qu’avec retenue.

– Votre conversation est tout à fait intéressante, dit-il. Quand vous sortirez, fermez la porte, car il y a, décidément, un courant d’air.

– Je ne sortirai que quand j’aurai dit ce que j’ai à dire. Ne vous mêlez pas de mes affaires. Je sais que Mlle Stoner est venue ici, je l’ai suivie. Je suis un homme qu’il est dangereux de rencontrer ! Voyez plutôt !

Il avança d’un pas, saisit le tisonnier et il le courba de ses énormes mains brunes.

– Tâchez de ne pas tomber entre mes griffes, grogna-t-il, et, lançant le tisonnier dans l’âtre, il sortit de la pièce à grandes enjambées.

– Voilà qui m’a tout l’air d’un très aimable personnage, dit Holmes en riant. Je ne suis pas tout à fait aussi massif que lui, mais s’il était resté, je lui aurais montré que mes griffes ne sont guère plus faibles que les siennes.

Tout en parlant, il ramassa le tisonnier d’acier et, d’un effort brusque, le redressa.

– Dire qu’il a eu l’insolence de me confondre avec la police officielle ! Cet incident, toutefois, confère une certaine saveur à notre investigation. J’espère seulement que notre petite amie n’aura pas à souffrir de l’imprudence qu’elle a commise en permettant à cette brute de la suivre. Maintenant, Watson, nous allons commander notre petit déjeuner ; après quoi je me rendrai dans les bureaux compétents, en quête de quelques données susceptibles de nous aider dans cette affaire.

Il était presque une heure quand Sherlock Holmes revint de son excursion. Il avait en main une feuille de papier bleu, toute griffonnée de notes et de chiffres.

– J’ai vu, dit-il, le testament de la défunte épouse de notre homme. Pour en déterminer l’exacte portée, j’ai dû calculer la valeur actuelle des placements dont il s’agit. Le revenu total, qui, au moment de la mort de sa femme, n’était guère inférieur à mille cent livres, ne se monte plus guère au-dessus de sept cent cinquante livres, par suite de la baisse des valeurs agricoles. En cas de mariage, chacune des filles peut réclamer deux cent cinquante livres. Il est donc évident que si les deux filles s’étaient mariées, ce joli monsieur n’aurait plus conservé que sa pitance ; et que, déjà, même le mariage d’une seule rognerait sérieusement ses ressources. Le travail de cette matinée n’a pas été perdu, puisqu’il m’a prouvé que le docteur a de très solides raisons de faire obstacle à tout arrangement de ce genre. Et maintenant, Watson, la chose est trop sérieuse pour que nous flânions, surtout depuis que le vieux sait que nous nous intéressons à ses affaires ; si donc vous êtes prêt, nous hélerons un fiacre et nous nous ferons conduire à la gare de Waterloo. Je vous serais fort obligé de glisser un revolver dans votre poche. Un Eley N° 2 est un excellent argument avec les gentlemen qui sont de force à faire des nœuds avec des tisonniers d’acier. Ça et une brosse à dents, voilà, je crois, tout ce dont nous avons besoin.

À la gare, nous fûmes assez heureux pour attraper un train pour Leatherhead ; là nous louâmes une carriole à l’auberge de la gare et, pendant quatre ou cinq miles, nous roulâmes le long des jolis chemins du Surrey. C’était un jour idéal, avec un ciel éclatant parsemé de quelques nuages floconneux. Les arbres et les haies en bordure de la route montraient tout juste leurs premières pousses vertes et l’air était saturé de l’agréable odeur de la terre humide. Il y avait, pour moi du moins, un étrange contraste entre la douce promesse du printemps et la sinistre entreprise dans laquelle nous étions engagés. Perdu dans les plus profondes pensées, mon compagnon était assis sur le devant de la carriole, les bras croisés, son chapeau tiré sur les yeux et le menton enfoncé sur sa poitrine. Tout à coup, pourtant, il tressaillit, me frappa sur l’épaule et du doigt, dirigeant mon attention au-delà des prairies :

– Regardez là-bas ! dit-il.

Un parc abondamment boisé s’étendait sur une pente douce que couronnait au sommet un bosquet épais. D’entre les branches s’élançaient les pignons gris et la haute toiture d’un très vieux manoir.

– Stoke Moran ? questionna-t-il.

– Oui, monsieur ; c’est la maison du docteur Grimesby Roylott, fit observer le cocher.

– On est en train d’y bâtir quelque chose ; c’est là que nous allons.

– Le village est là, dit le cocher, indiquant un groupe de toits à quelque distance sur la gauche, mais si c’est à cette maison-là que vous allez, ça sera plus court pour vous de franchir cette barrière et puis de prendre le sentier à travers champs. C’est là-bas où la dame se promène.

– Et la dame, je suppose que c’est Mlle Stoner, remarqua Holmes en s’abritant les yeux. Oui, je crois que ce que vous suggérez vaut mieux.

Nous descendîmes, réglâmes notre course et la carriole reprit bruyamment le chemin de Leatherhead.

– J’ai pensé, me dit Holmes, pendant que nous passions la barrière, que ce serait tout aussi bien que ce bonhomme croie que nous sommes des architectes venus ici pour une affaire bien définie. Ça peut l’empêcher de bavarder. Bonjour, mademoiselle Stoner Vous le voyez : nous vous avons tenu parole.

Notre cliente de la matinée s’était précipitée à notre rencontre et tout son visage exprimait la joie.

– Je vous ai attendus avec anxiété, s’écria-t-elle, en échangeant une cordiale poignée de main. Tout a marché de façon splendide ; le docteur Roylott est allé en ville et il n’est pas probable qu’il revienne avant ce soir.

– Nous avons eu le plaisir de faire la connaissance du docteur, dit Holmes, et, en quelques mots, il décrivit ce qui s’était passé.

Mlle Stoner devint pâle jusqu’aux lèvres en l’écoutant.

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, il m’a donc suivie.

– C’est ce qu’il semble.

– Il est si rusé qu’avec lui je ne sais jamais quand je suis vraiment hors d’atteinte. Que va-t-il dire quand il reviendra ?

– Il lui faudra se garder lui-même, car il se peut qu’il comprenne qu’il y a sur sa piste quelqu’un de plus rusé que lui. Il faudra, cette nuit, vous enfermer à clé pour vous protéger contre lui. S’il se montre violent, nous vous emmènerons chez votre tante, à Harrow. Maintenant il faut employer notre temps le mieux possible. Veuillez donc nous mener sur-le-champ aux chambres qu’il s’agit d’examiner.

Le bâtiment, en pierre grise tachetée de mousse, avait un corps central plus élevé que les deux ailes circulaires projetées de chaque côté comme les pinces d’un crabe. L’une de ces ailes, avec ses fenêtres brisées, bouchées au moyen de panneaux de bois, et son toit à demi défoncé, était l’image même de la ruine. La partie centrale n’était guère en meilleur état, mais le corps de droite était comparativement moderne ; les stores aux fenêtres, les panaches de fumée bleue qui s’échappaient des cheminées révélaient que c’était là que résidait la famille. On avait dressé des échafaudages à l’extrémité du mur, dont la maçonnerie avait été défoncée, mais rien n’indiquait qu’il y eût des ouvriers au travail au moment de notre visite. Holmes fit lentement les cent pas, marchant de long en large sur la pelouse mal entretenue, puis il examina avec une profonde attention l’extérieur des fenêtres.

– Cette fenêtre-ci, si je saisis bien, est celle de la chambre où vous couchiez et la suivante, celle du milieu, est celle de la chambre de votre sœur et la suivante, proche du bâtiment central, est celle du docteur Roylott ?

– C’est bien cela, mais je couche maintenant dans celle du milieu.

– Pendant les réparations, d’après ce que j’ai compris. À propos, il ne semble guère qu’il y ait eu nécessité urgente de réparer l’extrémité du mur.

– Il n’y en avait point. Je crois que c’était seulement un prétexte pour me faire quitter ma chambre.

– Ah ! voilà qui donne à réfléchir. Maintenant, de l’autre côté de cette aile étroite court le corridor sur lequel ouvrent ces trois chambres. Il y a des fenêtres dans ce corridor, naturellement ?

– Oui, mais elles sont très petites et trop étroites pour qu’on puisse s’introduire par-là.

– Comme vous vous enfermiez toutes deux, la nuit, on ne pouvait, par ce côté-là, s’approcher de vos chambres. Auriez-vous l’obligeance, à présent, d’aller dans votre chambre barricader les volets ?

Mlle Stoner obéit et Holmes, après avoir avec soin examiné le dedans par la fenêtre ouverte, tenta du dehors et de toutes les façons d’ouvrir le volet de force, mais sans succès. Il n’y avait pas une fente à travers laquelle on pût passer une lame de couteau pour soulever la barre. Alors, à la loupe il examina les gonds, mais ils étaient de fer solide et fermement encastrés dans la maçonnerie massive.

– Hum ! dit-il en se grattant le menton, quelque peu perplexe, ma théorie présente assurément quelques difficultés. Nul ne saurait passer par ces volets ainsi fermés. Eh bien ! nous verrons si l’intérieur jette quelque lumière sur cette affaire.

Une petite porte latérale nous mena dans le corridor blanchi à la chaux sur lequel ouvraient les trois chambres. Holmes refusant d’examiner la troisième chambre, nous allâmes tout de suite vers la seconde, celle dans laquelle Mlle Stoner couchait maintenant et où sa sœur était morte. C’était une petite chambre très simple, au plafond bas, avec une grande cheminée béante comme il y en a dans les vieilles maisons campagnardes. Il y avait dans un coin une commode brune, dans un autre un lit étroit à courtepointe blanche, et une table de toilette à droite de la fenêtre. Ces objets constituaient, avec deux petites chaises en osier, tout le mobilier de la pièce, si l’on en excepte un petit carré de tapis au milieu. Bruns et vermoulus, les panneaux et les boiseries de chêne autour de la chambre étaient si vieux, si décolorés, qu’ils pouvaient bien dater de la construction primitive du bâtiment. Holmes poussa une des chaises dans un coin et s’assit en silence, cependant que ses yeux faisaient tout le tour de la pièce et, courant du haut en bas, enregistraient tous les détails.

– Où cette sonnette sonne-t-elle ? demanda-t-il enfin, en montrant un gros cordon qui pendait à côté du lit et dont le gland reposait exactement sur l’oreiller.

– Elle aboutit à la chambre de la femme de charge.

– Elle a l’air plus neuve que le reste.

– Oui, elle a été posée il n’y a que quelques années.

– C’est votre sœur qui l’avait demandée, je suppose ?

– Non, je n’ai jamais entendu dire qu’elle s’en était servie. Nous avons toujours eu l’habitude d’aller chercher nous-mêmes tout ce qu’il nous fallait.

– Vraiment ! Il ne semblait pas nécessaire de placer là un si beau cordon de sonnette. Vous voudrez bien m’excuser quelques minutes, pendant lesquelles ma curiosité va se porter sur le plancher.

Il se jeta alors à plat ventre, sa loupe à la main, et rapidement se traîna, rampant tantôt en avant, tantôt en arrière, pour inspecter minutieusement les fentes entre les lames du parquet. Il en fit autant ensuite pour les boiseries qui couvraient les murs. Finalement il se dirigea vers le lit et passa quelque temps à le regarder fixement ; son œil courut ensuite du haut en bas du mur. Puis il prit en main le cordon de sonnette et le tira brusquement.

– Eh ! dit-il, c’est une fausse sonnette !

– Elle ne sonne pas ?

– Non, le cordon n’est même pas relié à un fil de fer. Voilà qui est très intéressant : vous pouvez voir à présent qu’elle est fixée à un crochet juste au-dessus de l’endroit où se trouve l’ouverture de la prise d’air

– Que c’est absurde ! Je ne l’ai jamais remarqué auparavant.

– Très étrange ! observa Holmes en tirant sur le cordon. Il y a dans cette chambre un ou deux points très singuliers. Par exemple, il faut que l’architecte soit un imbécile pour ouvrir une prise d’air qui donne dans une autre pièce, alors que, sans plus de peine, il aurait pu la faire communiquer avec l’air du dehors !

– Cela aussi est tout à fait moderne, dit la jeune femme.

– Cela date de la même époque que le cordon de sonnette, remarqua Holmes.

– Oui, on a fait plusieurs petits changements à ce moment-là.

– Il semble que ce furent des changements d’un caractère très intéressant – des cordons de sonnette qui ne sonnent pas et des prises d’air qui n’aèrent point. Avec votre permission, mademoiselle Stoner, nous porterons maintenant nos recherches dans l’autre chambre.

La chambre du docteur Roylott, bien que plus spacieuse que celle de sa belle-fille, était aussi simplement meublée. Un lit de camp, un petit rayon en bois garni de livres, la plupart d’un caractère technique, un fauteuil à côté du lit, une chaise ordinaire en bois contre le mur, une table ronde et un grand coffre en fer étaient les principaux objets qui s’offraient à nos yeux. Holmes, lentement, fit le tour de la pièce et examina chaque chose avec le plus vif intérêt.

– Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-il en frappant sur le coffre.

– Les papiers d’affaires de mon beau-père.

– Oh ! vous en avez donc vu l’intérieur ?

– Une fois seulement, il y a quelques années. Je me souviens qu’il était plein de papiers.

– Il n’y a pas un chat dedans, par exemple ?

– Non. Quelle étrange idée !

– Eh bien, regardez ceci !

Il prit une petite soucoupe de lait qui se trouvait sur le haut du coffre.

– Non, nous n’avons pas de chance. Mais il y a un guépard et un babouin.

– Ah ! oui, naturellement. Eh bien, un guépard, c’est ni plus ni moins qu’un gros chat, or une soucoupe de lait comme celle-ci ne suffirait guère, je pense, à contenter un chat. Il y a encore un point que je désirerais tirer au clair.

Il s’accroupit devant la chaise en bois et en examina le siège avec la plus grande attention.

– Merci. Voilà qui est bien réglé, dit-il en se levant et en remettant sa loupe dans sa poche. Holà ! voici quelque chose d’intéressant !

L’objet qui avait attiré son attention était un petit fouet à chien pendu à un des coins du lit ; il était, toutefois, roulé et noué de façon à former une boucle.

– Que dites-vous de cela, Watson ?

– C’est un fouet assez ordinaire, mais je ne vois pas pourquoi on y a fait ce nœud.

– Le fait est que c’est moins ordinaire, cela, hein ? Ah ! le monde est bien méchant et quand un homme intelligent tourne son esprit vers le crime, c’est la pire chose qui soit. Je crois, mademoiselle Stoner, que j’en ai assez vu maintenant et, avec votre permission, nous irons nous promener sur la pelouse.

Je n’avais jamais vu le visage de mon ami aussi farouche ni son front aussi sombre qu’au moment où nous nous sommes éloignés du lieu de nos recherches. Nous avions à plusieurs reprises remonté et redescendu la pelouse et ni Mlle Stoner ni moi-même n’osions ni ne voulions interrompre le cours de ses pensées, quand il s’éveilla de sa rêverie.

– Il est tout à fait essentiel, mademoiselle Stoner, dit-il, que vous suiviez absolument mes conseils en tout point.

– Je les suivrai, très certainement.

– La chose est trop sérieuse pour hésiter en quoi que ce soit. Votre vie peut dépendre de votre obéissance.

– Je vous assure que je suis toute entre vos mains.

– Et d’abord il faut que mon ami et moi, nous passions la nuit dans votre chambre.

Mlle Stoner et moi nous le regardâmes, étonnés…

– Oui, c’est nécessaire. Laissez-moi m’expliquer. Je crois que c’est l’auberge du village, de l’autre côté, là-bas ?

– Oui, c’est la Couronne.

– Très bien ! Vos fenêtres doivent être visibles de là-bas ?

– Certainement.

– Il faudra vous enfermer dans votre chambre en prétextant un mal de tête quand votre beau-père reviendra. Puis, quand vous l’entendrez entrer dans sa chambre pour la nuit, vous ouvrirez les volets de votre fenêtre, vous soulèverez la barre et vous mettrez votre lampe là ; ce sera un signal pour nous ; et alors, avec les objets dont vous pouvez avoir besoin, vous vous retirerez dans la chambre que vous occupiez avant. Je ne doute pas qu’en dépit des réparations, vous ne puissiez vous y installer pour une nuit.

– Oh ! certes, bien facilement.

– Pour le reste, vous n’avez qu’à nous laisser faire…

– Mais que ferez-vous ?

– Nous passerons la nuit dans votre chambre et nous chercherons la cause de ce bruit qui vous a dérangée.

– Je crois, monsieur Holmes, que vous avez déjà votre idée bien arrêtée, dit Mlle Stoner en posant sa main sur le bras de mon camarade.

– Peut-être bien.

– Mais, par pitié, dites-moi ce qui causa la mort de ma sœur.

– Avant de parier, je voudrais avoir des preuves plus évidentes.

– Vous pouvez, du moins, me dire si je ne me trompe pas et si elle est effectivement morte d’une frayeur subite.

– Non, je ne le crois pas. Je crois qu’il doit y avoir eu une cause plus tangible. Et maintenant, mademoiselle Stoner, il faut que nous vous quittions, car si le docteur Roylott, en rentrant, nous voyait, notre voyage serait inutile. Au revoir et soyez courageuse, car si vous faites ce que je vous ai dit, vous pouvez être sûre que nous écarterons les dangers qui vous menacent.

Sherlock Holmes et moi, nous n’eûmes aucune difficulté à louer deux chambres à l’auberge de la Couronne. Ces pièces se trouvaient à l’étage supérieur et, de notre fenêtre, nous découvrions nettement la grande porte de l’avenue et l’aile habitée du manoir de Stoke Moran.

À la tombée de la nuit, nous vîmes le docteur Grimesby Roylott passer en voiture ; son énorme carrure se détachait nettement à côté de la mince silhouette du garçon d’écurie qui conduisait. Celui-ci éprouva quelque difficulté à ouvrir les lourdes portes et nous entendîmes le rugissement enroué de la voix du docteur, en même temps que nous le voyions agiter un poing menaçant. La voiture entra et, quelques minutes après, nous vîmes, provenant d’une des pièces où l’on avait allumé une lampe, une lumière soudaine jaillir parmi les arbres.

– Savez-vous bien, Watson, dit Holmes, tandis que nous étions assis tous deux dans l’obscurité qui commençait, que j’éprouve quelques scrupules à vous emmener ce soir. Il y a nettement un élément de danger.

– Puis-je vous être utile ?

– Votre présence peut être inappréciable.

– Alors, c’est réglé, je viendrai…

– C’est très gentil de votre part.

– Vous parlez de danger. Vous avez, évidemment, vu dans ces chambres plus de choses que je n’en ai aperçu.

– Non, mais j’imagine que j’en ai tiré plus de déductions que vous. Vous avez, je pense, vu tout ce que j’ai vu.

– Je n’ai rien vu de remarquable, sauf ce cordon de sonnette et j’avoue que trouver sa raison d’être passe mon imagination.

– Vous avez aussi vu la prise d’air ?

– Oui, mais je ne pense pas que ce soit une chose extraordinaire que d’avoir une petite ouverture entre deux chambres. Celle-ci est si minuscule qu’un rat y pourrait à peine passer.

– Je savais avant de venir à Stoke Moran que nous trouverions une prise d’air.

– Mon cher Holmes !

– Oui, je le savais. Vous vous rappelez que, dans son récit, elle nous a dit que sa sœur pouvait sentir le cigare de Roylott. Or cela, tout naturellement, suggère tout de suite qu’il doit exister une communication entre les deux pièces. Ce ne pouvait être qu’une petite ouverture, autrement on en aurait tenu compte lors de l’enquête du coroner. J’ai donc diagnostiqué une prise d’air.

– Mais quel mal peut-il y avoir à cela ?

– Eh bien, il y a, au moins, une curieuse coïncidence de dates. On établit une prise d’air, on installe un cordon et une dame qui couche dans le lit, meurt. Cela ne vous frappe pas ?

– Jusqu’ici, je ne peux encore voir aucun rapport.

– N’avez-vous rien observé de très particulier à propos de ce

– Non.

– Il a été fixé au plancher par des fiches de fer. Avez-vous jamais vu un lit assujetti comme cela ?

– Je ne saurais prétendre que j’en ai vu.

– La dame ne pouvait bouger son lit. Il fallait qu’il demeure toujours dans la même position par rapport à la prise d’air et à la’corde – car nous pouvons l’appeler ainsi, puisqu’il est clair qu’il n’a jamais été question d’un cordon de sonnette.

– Holmes, m’écriai-je, il me semble voir vaguement à quoi vous faites allusion. Nous arrivons juste à temps pour prévenir un crime horrible et raffiné.

– Assez raffiné et assez horrible, oui. Quand un médecin fait le mal, il est le premier des criminels. Il a le nerf et il a la science. Cela s’est déjà vu. Mais les coups que frappe cet homme sont plus subtils et profonds que tous ceux de ses confrères devenus criminels avant lui. Toutefois, Watson, je crois que nous pourrons frapper plus profondément encore. Mais nous aurons bien assez d’horreurs d’ici que la nuit ne soit terminée. De grâce, fumons une pipe tranquillement et, pendant quelques heures, tournons nos pensées vers des choses plus réjouissantes.

Vers neuf heures, la lumière parmi les arbres s’éteignit et tout devint noir dans la direction du manoir. Deux heures s’écoulèrent encore, lentement, puis tout à coup, exactement au premier coup de onze heures, une lumière brillante s’alluma juste en face de nous.

– Cette fois, c’est notre signal, dit Holmes en se levant vivement, il vient de la fenêtre du milieu.

Il échangea, en passant, quelques paroles avec l’aubergiste, pour lui expliquer que nous allions rendre une visite tardive à quelqu’un que nous connaissions et que nous y passerions peut-être la nuit. Un instant après nous étions sur la route obscure ; un vent froid nous soufflait au visage et une lumière, scintillant en face de nous dans les ténèbres, nous guidait vers notre sombre mission.

Nous n’eûmes guère de difficulté pour entrer dans le domaine, car des brèches que personne n’avait songé à réparer s’ouvraient dans le vieux mur du parc. En nous avançant parmi les arbres, nous avions atteint et traversé la pelouse et nous allions passer par la fenêtre quand, d’un bosquet de laurier, surgit quelque chose qui ressemblait à un enfant hideux et difforme ; l’étrange créature se jeta sur l’herbe en se tordant les membres, puis soudain, traversant la pelouse en courant, se perdit dans l’obscurité.

– Grand Dieu ! murmurai-je, vous avez vu ?

Holmes fut sur le moment aussi étonné que moi. Dans sa surprise, sa main se referma sur mon poignet, comme un étau, puis il se mit à rire en sourdine et approcha ses lèvres de mon oreille.

– Charmant séjour ! murmura-t-il, c’est le babouin.

J’avais oublié les étranges animaux favoris du docteur. Il y avait aussi un guépard. Du coup, j’avoue que je me suis senti l’esprit plus à l’aise quand, après avoir suivi l’exemple de Holmes en ôtant mes souliers, je me trouvai dans la chambre à coucher. Sans aucun bruit, mon compagnon ferma les volets, replaça la lampe sur la table et jeta un regard autour de la pièce. Tout était tel que nous l’avions vu dans la journée. Alors, s’étant glissé jusqu’à moi, la main en cornet, il me murmura de nouveau à l’oreille, si bas que je pouvais tout juste distinguer les mots :

– Le moindre bruit serait fatal à nos projets.

De la tête je fis signe que j’avais entendu.

– Il faut que nous restions assis sans lumière. Il la verrait par le trou d’aération.

J’acquiesçai de nouveau.

– Ne vous endormez pas. Votre vie même en dépend. Gardez votre revolver tout prêt, pour le cas où nous en aurions besoin. Je demeurerai assis à côté du lit et vous sur cette chaise-là.

Je pris mon revolver et le plaçai sur le coin de la table.

Holmes avait apporté une canne longue et mince qu’il plaça sur le lit à côté de lui. Près de la canne, il posa une boîte d’allumettes et un bout de bougie, puis il tourna la mèche de la lampe et nous fûmes dans l’obscurité.

Comment oublierai-je jamais cette veillée terrible ? Je ne pouvais entendre aucun bruit, pas même le souffle d’une respiration et pourtant je savais que mon compagnon était assis, les yeux grands ouverts, à quelques pieds de moi, dans un état de tension nerveuse identique au mien. Les volets ne laissaient pas percer le moindre rayon de lumière et nous attendions dans une obscurité absolue. Du dehors venait parfois le cri d’un oiseau nocturne et, une fois, sous notre fenêtre même, un gémissement prolongé comme celui d’un chat vint nous dire que le guépard était bien en liberté. Très loin, nous pouvions entendre les coups graves de l’horloge de la paroisse qui retentissaient tous les quarts d’heure. Comme ils semblaient longs ces quarts d’heure ! Minuit sonna, puis une heure, puis deux, puis trois, et nous étions toujours assis, là, à attendre en silence ce qui pourrait arriver.

Soudain une lueur momentanée apparut dans la direction de la bouche d’air ; elle s’évanouit tout de suite, mais une forte odeur d’huile qui brûlait et de métal chauffé lui succéda. On venait d’allumer une lanterne sourde dans la chambre voisine. Je perçus le bruit d’un mouvement très doux, puis tout fut de nouveau silencieux, bien que l’odeur se fît plus forte. Pendant une demi-heure je restai assis, l’oreille tendue. Alors, tout à coup, un autre bruit se fit entendre – un bruit calme, très doux, comme celui d’un jet de vapeur s’échappant sans discontinuer d’une bouilloire. Au moment où nous l’entendions, Holmes sauta du lit, frotta une allumette et, de sa canne, cingla avec fureur le cordon de sonnette.

– Vous le voyez, Watson ? hurla-t-il. Vous le voyez ?

Mais je ne voyais rien. Au moment où Holmes gratta son allumette, j’entendis un sifflement bas et clair, toutefois la lumière éclatant soudain devant mes yeux fatigués fit qu’il me demeurait impossible de dire sur quoi mon ami frappait aussi sauvagement. Je pus voir pourtant que son visage, rempli d’horreur et de dégoût, était d’une pâleur de mort.

Il avait cessé de frapper et il regardait fixement la bouche d’air quand, soudain, éclata dans le silence de la nuit le cri le plus horrible que j’aie jamais entendu. Il s’enfla, toujours de plus en plus fort, en un rauque rugissement où la douleur, la peur et la colère s’unissaient pour en faire un cri perçant et terrible. Il paraît que jusque là-bas, dans le village, et même jusqu’au lointain presbytère, ce cri réveilla les dormeurs dans leur lit. Il nous glaça le cœur et je demeurai là, à regarder Holmes du même regard exorbité dont lui-même me regarda, jusqu’à ce que mourussent enfin dans le silence les échos de ce cri qui l’avait troublé.

– Qu’est-ce que cela signifie ? haletai-je.

– Cela signifie que tout est fini, répondit Holmes, et peut-être, après tout, en est-il mieux ainsi. Prenez votre revolver et nous entrerons dans la chambre du docteur Roylott.

Le visage grave, il alluma la lampe et sortit dans le corridor. Deux fois il frappa à la porte du docteur Roylott sans obtenir de réponse. Alors il tourna la poignée et entra. Je le suivais, sur ses talons, mon revolver armé à la main.

Ce fut un singulier spectacle qui s’offrit à nos yeux. Sur la table se trouvait une lanterne sourde dont le volet était à moitié levé ; elle jetait un vif rayon de lumière sur le coffre en fer dont la porte était entrouverte. À côté de cette table, sur la chaise en bois était assis le docteur Grimesby Roylott, vêtu d’une robe de chambre grise qui laissait voir ses chevilles nues et ses pieds glissés dans des babouches rouges. Sur ses genoux reposait le petit fouet à la longue lanière que nous avions remarqué dans la journée. Son menton était levé et ses yeux rigides considéraient le coin du plafond avec un regard d’une fixité terrible. Autour du front, on lui voyait une étrange bande jaune aux taches brunâtres, et qui semblait lui enserrer étroitement la tête. À notre entrée, il ne dit pas un mot et ne fit pas un geste.

– La bande ! La bande mouchetée ! murmura Holmes.

Je fis un pas en avant. Un instant après, l’étrange coiffure se mit à remuer et des cheveux de l’homme surgit la tête plate en forme de losange, puis le cou gonflé d’un odieux serpent.

– C’est un serpent des marais ! s’écria Holmes, le plus terrible des serpents de l’Inde. Il est mort moins de dix secondes après avoir été mordu. La violence, en vérité, retombe bien sur ceux qui la provoquent et celui qui complote tombe dans la fosse qu’il creuse pour autrui. Rejetons cette bête dans son antre ; après quoi nous pourrons alors conduire Mlle Stoner en lieu sûr, puis informer la police de ce qui s’est passé.

Tout en parlant, il prit vivement le fouet sur les genoux du mort et, jetant le nœud coulant autour du cou du reptile, il l’arracha de son horrible perchoir et, en le portant à bout de bras, le lança dans le coffre qu’il referma sur lui.

Tels sont les faits qui amenèrent la mort du docteur Grimesby Roylott, de Stoke Moran. Il n’est pas nécessaire d’allonger un récit qui n’est déjà que trop long, pour dire comment nous avons annoncé la triste nouvelle à la jeune fille terrifiée ; comment, par le train du matin, nous sommes allés la confier aux soins de sa bonne tante à Harrow et comment enfin la lente procédure de l’enquête officielle aboutit à la conclusion que le docteur était mort, victime de son imprudence, en jouant avec un de ses dangereux animaux favoris. Le peu qu’il me reste à rapporter me fut dit par Sherlock Holmes le lendemain, pendant notre voyage de retour.

– J’étais d’abord arrivé, dit-il, à une conclusion tout à fait erronée ; cela montre, mon cher Watson, comment il est dangereux de raisonner sur des données insuffisantes. La présence des bohémiens et l’emploi du mot « bande » dont la jeune fille s’était servie sans doute pour expliquer l’horrible apparition qu’elle n’avait fait qu’entrevoir à la lueur de son allumette m’avaient mis sur une piste entièrement fausse. Je ne peux que revendiquer le mérite d’avoir immédiatement reconsidéré ma position quand il me parut évident que, quelque soit le danger qui menaçât un occupant de la chambre, ce danger ne pouvait venir ni par la porte ni par la fenêtre. Mon attention fut attirée tout de suite, comme je vous l’ai dit déjà, sur la bouche d’air et le cordon de sonnette qui descendait sur le lit. La découverte que ce n’était qu’un trompe-l’œil et que le lit était assujetti au plancher me fit sur-le-champ soupçonner que cette corde était là pour servir de pont à quelque chose qui passait par le trou et descendait vers le lit. L’idée d’un serpent se présenta tout de suite et quand j’associai cette idée au fait – connu de nous – que le docteur faisait venir de nombreux animaux des Indes, j’ai senti que j’étais probablement sur la bonne voie. L’idée de se servir d’une sorte de poison que ne pourrait déceler aucune analyse clinique était bien celle qui viendrait à un homme intelligent et cruel, accoutumé aux choses de l’Orient. La rapidité avec laquelle ce poison agirait serait aussi, à son point de vue, un avantage. Il faudrait un coroner aux yeux bien perspicaces pour aller découvrir les deux petites piqûres sombres qui révéleraient l’endroit où les crochets empoisonnés auraient accompli leur œuvre. C’est alors que j’ai pensé au sifflet. Naturellement il lui fallait rappeler le serpent avant que la lumière du jour ne le révélât à la victime. Il l’avait accoutumé, probablement en se servant du lait que nous avons vu, à revenir vers lui quand il l’appelait. Quand il le passait par la bouche d’air à l’heure qu’il jugeait la plus favorable, il avait la certitude que l’animal ramperait le long de la corde et descendrait sur le lit. Il pouvait mordre ou ne pas mordre la jeune fille, peut-être pourrait-elle y échapper toutes les nuits pendant toute une semaine, mais tôt ou tard elle serait fatalement la victime du serpent.

« J’en étais arrivé à ces conclusions avant même d’être entré dans la chambre du docteur. Une inspection de sa chaise me montra qu’il avait l’habitude de monter dessus, ce qui, naturellement, était nécessaire pour atteindre la bouche d’air. La vue du coffre, la soucoupe de lait et la boucle du fouet à chien suffirent pour chasser enfin toute espèce de doute que je pouvais encore avoir. Le bruit métallique entendu par Mlle Stoner était, manifestement, dû au fait que le beau-père fermait en toute hâte la porte du coffre sur son dangereux locataire. Ayant ainsi bien arrêté mes idées, vous savez les mesures que j’ai prises pour les vérifier. J’ai entendu siffler le serpent, tout comme, je n’en doute pas, vous l’avez vous-même entendu ; j’ai tout de suite allumé et je l’ai attaqué.

– Avec ce résultat, que vous l’avez refoulé par la bouche d’air.

– Et ce résultat aussi qu’il s’est, de l’autre côté, retourné contre son maître. Quelques-uns de mes coups de canne ont porté et ils ont réveillé si bien sa nature de serpent qu’il s’est jeté sur la première personne qu’il a rencontrée. Il n’y a pas de doute que je ne sois ainsi indirectement responsable de la mort du docteur Grimesby Roylott ; mais je crois pouvoir affirmer, selon toute vraisemblance, qu’elle ne pèsera pas bien lourd sur ma conscience.

LE POUCE DE L’INGÉNIEUR

LE POUCE DE L’INGÉNIEUR{9}

Parmi tous les problèmes dont mon ami M. Sherlock Holmes entreprit de découvrir la solution au cours des années où nous vécûmes côte à côte, il n’en est que deux seulement sur lesquels je fus le premier à attirer son attention : celui du pouce de M. Hatherley et celui de la folie du colonel Warbuton. Le second de ces deux cas était sans doute mieux fait pour donner libre carrière à ses étonnantes facultés d’observation, mais le premier avait un caractère si étrange et si dramatique qu’il mérite peut-être plus que l’autre d’être rapporté, même s’il ne doit pas mettre aussi ostensiblement en valeur les méthodes de déduction qui permettaient à Holmes d’arriver à d’aussi remarquables résultats.

L’histoire a, je crois, été contée à plusieurs reprises dans les journaux ; mais, comme toujours, elle est beaucoup moins saisissante à lire dans un résumé succinct de reporter que lorsque l’on voit se dérouler lentement sous ses yeux les faits et se dissiper peu à peu le mystère au fur et à mesure que l’on avance vers la découverte de la vérité. Pour ma part, elle me causa sur le moment une impression très vive, et les deux années qui se sont écoulées depuis, en ont à peine diminué l’effet.

C’est au cours de l’été 1889, peu de temps après mon mariage, que se produisirent les événements dont je me propose de faire le récit. J’avais repris une clientèle civile et laissé Holmes tout seul dans notre logement de Baker Street, mais j’allais fréquemment le voir et je réussissais même parfois à lui faire abandonner ses habitudes de bohème au point de le décider à nous rendre visite. Ma clientèle se développait maintenant d’une façon régulière et, comme j’habitais dans les parages presque immédiats de la gare de Paddington, je comptais quelques clients parmi les employés de Great Western. L’un d’entre eux, rétabli grâce à mes soins après une longue et douloureuse maladie, m’avait gardé une si profonde reconnaissance qu’il chantait mes louanges à qui voulait l’entendre et m’envoyait tous les malades qu’il pouvait décider à venir me voir.

Un matin, un peu avant sept heures, je fus réveillé par la servante, qui frappa à ma porte pour m’annoncer que deux hommes de la gare de Paddington m’attendaient dans mon cabinet de consultation. Sachant par expérience qu’il s’agissait souvent, en pareil cas, de blessures graves, je m’habillai à la hâte et descendis sans perdre un instant. Mais j’étais à peine parvenu au bas de l’escalier que je vis mon vieil ami le chef de train sortir du cabinet en refermant avec soin la porte derrière lui.

– Je l’ai mis là-dedans, m’expliqua-t-il à mi-voix en pointant derrière lui avec son pouce par-dessus son épaule ; il n’y a rien à craindre.

– De quoi s’agit-il donc ? lui demandai-je un peu étonné, car, à ses allures, on aurait été tenté de croire qu’il venait d’enfermer dans le cabinet je ne sais quel animal étrange.

– C’est un nouveau client, me confia-t-il toujours à voix basse. J’ai mieux aimé vous l’amener moi-même. Comme ça, il n’y a pas de danger qu’il vous échappe, et je suis plus tranquille. Mais maintenant, docteur, il faut que je me sauve ; je suis comme vous, j’ai mon travail qui m’attend.

Et, sur ces mots, mon fidèle racoleur s’éclipsa sans même me laisser le temps de le remercier.

En pénétrant dans mon cabinet, j’y trouvai un homme assis auprès de ma table. Il était modestement vêtu d’un complet de tweed couleur bruyère et avait posé sur mes livres sa casquette en drap. L’une de ses mains était entortillée d’un mouchoir taché de sang. Il était jeune – pas plus de vingt-cinq ans, je crois – et avait une physionomie très énergique ; mais je remarquai qu’il était excessivement pâle, et il me fit l’effet d’être en proie à une agitation qu’il avait toutes les peines du monde à surmonter.

– Je m’excuse, docteur, de vous déranger à une heure aussi matinale, me dit-il, mais j’ai été victime, cette nuit, d’un très grave accident, et à mon arrivée à Paddington, ce matin, j’ai fait la rencontre d’un très brave homme qui, en apprenant que j’étais à la recherche d’un médecin, a eu la complaisance de me conduire chez vous. J’avais remis ma carte à votre domestique, mais je m’aperçois qu’elle l’a laissée sur ce guéridon.

Je pris la carte et y jetai un coup d’œil : « M. Victor Hatherley, ingénieur en hydraulique, 16 bis, Victoria Street (3e étage). » Tels étaient le nom, la profession et l’adresse de mon matinal visiteur.

– Je regrette de vous avoir fait attendre, lui dis-je en m’asseyant dans mon fauteuil. Vous venez, d’après ce que je vois, de voyager toute la nuit, ce qui n’a rien de bien divertissant, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! je vous réponds que je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer, s’écria-t-il en partant subitement d’un éclat de rire nerveux qui le secoua tout entier et qui, en ma qualité de médecin, m’inspira aussitôt d’assez vives inquiétudes.

– Hé là ! hé là ! calmez-vous, mon ami, calmez-vous ! lui dis-je en versant de l’eau dans un verre et en le faisant boire.

Mais ce fut peine perdue. Il était en proie à une crise insurmontable comme en ont même les hommes les mieux trempés lorsque survient la détente qui succède à une vive émotion.

Au bout d’un certain temps pourtant, il se calma de lui-même.

– Je viens de me rendre ridicule, balbutia-t-il, tout pantelant et cramoisi de honte.

– Mais non, mais non. Tenez, buvez ceci, lui dis-je en versant un peu de cognac dans son verre et en le lui tendant de nouveau.

– Ça va mieux ! déclara-t-il enfin. Et maintenant, docteur, voulez-vous, s’il vous plaît, me soigner mon pouce, ou plutôt la place où était mon pouce ?

Et, déroulant le mouchoir qui lui enveloppait la main, il la tendit vers moi. Malgré l’endurcissement que m’avait fait acquérir l’habitude de voir des blessures, je ne pus réprimer un tressaillement. À côté des quatre doigts allongés, là où aurait dû être le pouce, il n’y avait plus qu’une surface rouge et spongieuse d’un horrible aspect. Le pouce avait été totalement arraché ou écrasé.

– Grand Dieu ! m’écriai-je. Mais vous devez atrocement souffrir ! Vous avez perdu beaucoup de sang ?

– Oui, beaucoup. Sur le moment, j’ai tourné de l’œil, et je crois même que j’ai dû rester longtemps sans connaissance. Quand je suis enfin revenu à moi, je me suis aperçu que je saignais encore ; alors je me suis enveloppé la main dans mon mouchoir, je l’ai noué autour de mon poignet et j’ai serré en faisant un tourniquet avec un bout de bois.

– Bravo ! Vous feriez un excellent chirurgien.

– Dame, vous comprenez, ça se rattache un peu à l’hydraulique, et c’est de ma compétence.

– Cette blessure – dis-je après avoir examiné la plaie – a sans doute été produite par un instrument très lourd et très tranchant.

– Oui, quelque chose qui ressemblait à un tranchet.

– Un accident, probablement ?

– Pas du tout.

– Comment ? Vous avez été attaqué ?

– Oui, sauvagement !

– Quelle horreur !

Je lavai la plaie, la nettoyai, la pansai, puis procédai à un enveloppement complet avec des bandes antiseptiques. Il avait tout enduré sans sourciller, mais je l’avais vu se mordre plusieurs fois les lèvres pour ne pas crier.

– Comment vous sentez-vous ? lui demandai-je quand ce fut fini.

– Très bien ! Grâce à votre cognac et à vos bons soins, je suis déjà tout à fait retapé. Auparavant, je me sentais très faible, mais aussi j’étais passé par une épreuve pas ordinaire.

– Vous feriez mieux de laisser de côté toute cette histoire ; cela vous impressionne inutilement.

– Oh, non ! plus à présent. D’ailleurs, il va bien falloir que je mette la police au courant de la chose. Mais, entre nous, s’il n’y avait pas ma blessure pour montrer que je ne suis pas un menteur, je suis sûr que personne ne voudrait me croire. L’aventure qui m’est arrivée est si extraordinaire et j’ai si peu de preuves à fournir…, et puis, même si l’on consent à me croire, les indications que je suis à même de fournir sont tellement vagues que l’on aura sans doute bien du mal à découvrir le coupable.

– Oh ! s’il s’agit d’une énigme à déchiffrer, m’écriai-je, je vous conseille vivement, au lieu de vous adresser à la police, d’aller plutôt trouver mon ami, M. Sherlock Holmes. Il s’en tire beaucoup mieux, soyez-en persuadé.

– Oui, j’ai déjà entendu parler de lui, me répondit mon interlocuteur, et, s’il accepte de s’occuper de l’affaire, j’en serai enchanté, mais il faudra quand même que j’aille faire une déposition à la police. Vous pourriez me donner un mot d’introduction pour lui ?

– Je ferai mieux. Je vous conduirai moi-même le voir.

– Je ne sais comment vous remercier.

– Prenons un cab et allons-y tout de suite. Nous arriverons juste à temps pour déjeuner avec lui. Vous sentez-vous la force de faire cela ?

– Oh, oui ! Du reste, je ne serai pas tranquille tant que je n’aurai pas raconté tout ce qui m’est arrivé.

– Alors, j’envoie ma domestique chercher la voiture, et je suis à vous dans un instant.

Je remontai vivement au premier afin d’expliquer en quelques mots à ma femme de quoi il s’agissait, et, cinq minutes après, je partais, en compagnie de mon blessé, dans la direction de Baker Street.

Ainsi que je l’avais prévu, nous trouvâmes Sherlock Holmes, en robe de chambre, qui flânait dans la salle à manger tout en lisant les annonces du Times et en fumant sa première pipe du matin, bourrée selon la coutume avec tous les résidus et déchets de tabac de la veille qu’il avait soin de recueillir et de mettre à sécher à cette intention sur le coin de sa cheminée. Il nous reçut avec la flegmatique amabilité qui le caractérisait, commanda des grillades et des œufs en supplément et mangea de bon appétit avec nous.

Le repas terminé, il installa mon jeune compagnon sur le canapé, lui glissa un oreiller sous la tête et mit un verre d’eau mélangée de cognac à portée de sa main.

– Il est facile de se rendre compte que l’aventure qui vous est arrivée n’est pas banale, monsieur Hatherley, dit-il. Allongez-vous commodément et faites comme chez vous. Vous allez nous raconter ce que vous pourrez, mais il faudra vous arrêter de temps en temps et boire un peu de grog afin de vous soutenir.

– Je vous remercie, monsieur, dit le blessé, mais je me sens déjà beaucoup mieux depuis que le docteur m’a fait ce pansement, et je crois que le bon déjeuner que vous venez de nous offrir a achevé de me remettre d’aplomb. Aussi vais-je commencer tout de suite, si vous le voulez bien, afin d’abuser le moins possible de votre temps.

Holmes s’assit dans son grand fauteuil en fermant les yeux avec cette expression pleine de lassitude qui dissimulait si bien sa nature vive et ardente ; je pris place en face de lui et nous écoutâmes en silence l’étrange récit du jeune blessé.

– Sachez d’abord, commença-t-il, que je suis orphelin et célibataire, et que j’habite seul à Londres dans un logement meublé. La profession que j’exerce est celle d’hydraulicien, et j’ai acquis une expérience considérable au cours des sept années d’apprentissage que j’ai passées chez Venner et Matheson, la maison bien connue de Greenwich. Il y a deux ans, ayant terminé cet apprentissage et me trouvant d’autre part à la tête d’une petite fortune que mon pauvre père m’avait laissée en mourant, je décidai de m’installer à mon compte et louai, à cette intention, un bureau dans Victoria Street.

« Je crois que les débuts en affaires sont pénibles pour tout le monde quand on est seul et sans appui ; mais les miens le furent encore plus qu’ils ne le sont couramment. En deux ans, je récoltai en tout et pour tout trois consultations et une petite commande, et, au bout de ce temps, mes bénéfices nets étaient de vingt-sept livres dix shillings. Chaque jour, depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi, j’attendais vainement dans mon petit bureau, et, à force de ne voir venir personne, j’en arrivai à me décourager complètement et à me dire que jamais je ne trouverais de clients.

« Hier pourtant, alors que, de guerre lasse, j’allais me décider à m’en aller, mon employé vint m’annoncer que quelqu’un demandait à me voir et me remit une carte portant le nom du “colonel Lysander Stark”. Un instant après, le colonel entrait sur ses talons. C’était un homme d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais excessivement maigre. Je ne crois pas avoir jamais vu de ma vie maigreur pareille : une figure en lame de couteau où tout faisait saillie à la fois, le nez, le menton et les pommettes, sur lesquelles la peau était si tendue qu’on eût dit qu’elle allait éclater. Cette maigreur anormale semblait néanmoins être due à son tempérament et non à une cause maladive quelconque, car il avait l’œil vif, le pas alerte et l’allure dégagée. Il était mis simplement, mais avec beaucoup de correction et semblait approcher de la quarantaine.

« – C’est bien à monsieur Hatherley que j’ai l’honneur de parler ? me dit-il avec un accent un peu germanique. Vous m’avez été recommandé, monsieur Hatherley, non seulement comme un homme doué de grandes qualités professionnelles, mais encore comme quelqu’un de discret et en qui l’on pouvait avoir toute confiance.

« Je m’inclinai, flatté comme tout débutant l’eût été à ma place.

« – Peut-on savoir qui vous a fait un si bel éloge de moi ? lui demandai-je.

« – Il est peut-être préférable que je ne vous le dise pas tout de suite. J’ai appris également, par la même source, que vous étiez à la fois orphelin et célibataire et que vous viviez seul à Londres.

« – C’est parfaitement exact, répondis-je, mais je ne vois vraiment pas quel rapport cela peut avoir avec mes capacités professionnelles. N’est-ce donc point pour affaires que vous venez me voir ?

« – Si fait, si fait, mais vous allez voir que tout cela a son importance malgré tout. Je désire traiter une affaire avec vous, oui, mais une affaire pour laquelle le secret le plus absolu, vous m’entendez bien ? le plus absolu, est indispensable. Or, il est tout naturel, n’est-ce pas, de compter sur plus de discrétion de la part d’un homme qui vit seul que de la part d’un homme qui vit au sein de sa famille.

« – Du moment que je vous aurai promis de ne rien dire, répliquai-je, vous pouvez être certain à l’avance que je ne dirai rien.

« Il n’avait pas cessé un seul instant de m’observer pendant que je parlais, et je ne me souviens pas d’avoir jamais été dévisagé avec autant de méfiance.

« – Alors, vous me le promettez ? questionna-t-il enfin.

« – Je vous le promets.

« – Silence absolu et complet, avant, pendant et après ? Aucune allusion verbale ni écrite à cette affaire ?

« – Ne vous en ai-je pas déjà donné ma parole ?

« – Très bien.

« Il bondit soudain sur pied, traversa mon bureau comme un éclair et ouvrit brusquement la porte. Il n’y avait personne dans le couloir.

– C’est parfait, déclara-t-il en reprenant sa place. Je sais que les employés sont parfois curieux de connaître les affaires de leur patron. Nous allons maintenant pouvoir causer en toute tranquillité.

Il approcha sa chaise tout contre la mienne et se remit à me dévisager d’un œil inquisiteur et pensif.

Les allures bizarres de cet homme étique commençaient à m’inspirer un sentiment de répulsion voisin de la peur, et même la crainte de perdre un client ne put m’empêcher de manifester mon impatience.

« – Monsieur, lui dis-je, je n’ai pas de temps à perdre ; veuillez m’expliquer de quoi il s’agit.

« – Si l’on vous offrait cinquante livres pour une nuit de travail, reprit-il, accepteriez-vous ?

« – Volontiers.

« – J’ai dit une nuit de travail, mais il serait plus exact de dire une heure. J’ai simplement besoin de votre avis sur une presse hydraulique dont le fonctionnement est défectueux. Si vous voulez bien nous faire voir ce qui est dérangé dans le mécanisme, nous nous chargerons nous-mêmes ensuite de la remettre en ordre de marche. Que pensez-vous de ma proposition ?

« – Je pense qu’elle est fort généreuse en comparaison du travail que vous me demandez.

« – C’est aussi mon avis. Mais il faudra que vous veniez ce soir même par le dernier train.

« – Où cela ?

« – À Eyford, dans le Berkshire. C’est un petit pays, sur la limite de l’Oxfordshire, à moins de sept milles de Reading. Il y a un train partant de la gare de Paddington qui vous y mettra vers onze heures quinze.

« – Entendu.

« – Je viendrai vous chercher à la gare en voiture.

« – C’est loin du pays, alors ?

« – Oui, notre petite propriété est assez retirée. Il y a sept bons milles de la gare d’Eyford.

« – En ce cas, nous n’y serons guère avant minuit, et il faudra que je passe la nuit chez vous, car je n’aurai plus de train pour me ramener.

« – Qu’à cela ne tienne, on trouvera toujours bien moyen de vous loger.

« – C’est très ennuyeux. Ne pourrais-je pas venir à une heure plus commode ?

« – Non, nous avons jugé préférable que vous veniez ainsi, et c’est justement pour vous dédommager de ce dérangement que nous vous offrons, à vous qui débutez et qui n’êtes pas connu, une rétribution aussi élevée que celle que pourrait exiger un expert accompli. Néanmoins, si vous préférez renoncer à l’affaire, vous n’avez qu’à le dire : il est encore temps.

« La pensée des cinquante guinées, qui pourraient m’être si utiles, me décida.

« – Nullement, répondis-je, je suis tout disposé à faire ce que vous me demandez. Toutefois, je vous serai reconnaissant de m’expliquer un peu plus clairement en quoi consistera ma tâche.

« – Il est très naturel que l’appel que nous avons fait à votre discrétion vous ait intrigué ; mais soyez tranquille, mon intention n’est pas de rien exiger de vous sans vous avoir exposé au préalable ce qui vous sera demandé. Vous êtes bien certain que nul ne peut nous entendre ?

« – Très certain.

« – Alors, voici : vous n’ignorez sans doute pas que la terre à foulon est un produit de valeur, et que l’on n’en peut trouver qu’à un ou deux endroits en Angleterre ?

« – Je l’ai entendu dire.

« – Eh bien ! dernièrement, j’ai acheté une terre… une toute petite terre, à une dizaine de milles de Reading, et j’ai eu le bonheur de découvrir qu’il existait, dans un de mes champs, un gisement de terre à foulon. Mais, après examen, je me suis aperçu que ce gisement était, somme toute, assez restreint et ne constituait en réalité qu’une veine reliant deux autres gisements beaucoup plus considérables situés l’un à droite et l’autre à gauche, mais, hélas ! sur les terres de mes voisins. Ces braves gens n’avaient aucune idée que leur terrain renfermait quelque chose de tout aussi précieux qu’une mine d’or, et j’avais naturellement intérêt à le leur acheter avant qu’ils s’en fussent aperçus. Malheureusement, je ne disposais pas de capitaux suffisants pour enlever l’affaire. Alors je confiai la chose à des amis qui me proposèrent de s’associer avec moi afin d’exploiter en secret mon petit gisement, ce qui nous permettrait de gagner assez d’argent pour acheter les champs voisins. Ce projet fut mis à exécution, et, pour faciliter notre travail, nous avons installé une presse hydraulique. Or, comme je vous l’expliquais tout à l’heure, le mécanisme de cette presse s’est dérangé, et nous voudrions avoir votre avis à ce sujet. Mais vous comprenez qu’il est indispensable que l’on ignore ce que nous faisons, car la présence d’un ingénieur, si elle était connue dans le pays, ne manquerait pas d’éveiller l’attention et, par la suite, de compromettre la réalisation de nos projets. Voilà pourquoi je vous ai fait promettre de ne rien dire à personne que vous iriez à Eyford cette nuit. J’espère que, cette fois, vous avez bien compris ?

« – Parfaitement, répondis-je. La seule chose que je ne m’explique pas très bien, c’est à quoi peut vous servir une presse hydraulique pour extraire de la terre à foulon qui, d’après ce que j’ai entendu dire, s’extrait de la même façon que du gravier d’une carrière.

« – Ah ! me répondit-il d’un ton détaché, c’est que nous avons notre procédé à nous. Nous comprimons la terre en briquettes de façon à pouvoir la transporter sans que l’on se rende compte de ce que c’est. Mais ce n’est là qu’un simple détail. Maintenant, monsieur Hatherley, ajouta-t-il en se levant, je crois avoir été assez loyal envers vous pour que vous me témoigniez autant de confiance que je vous en accorde moi-même. Donc, je compte sur vous. Vous serez à Eyford à onze heures quinze.

« – J’y serai.

« – Et pas un mot à personne, n’est-ce pas ?

« Il me scruta du regard une dernière fois et, après m’avoir donné une poignée de main froide et moite, sortit de mon bureau d’un pas pressé.

« Vous imaginerez sans peine à quel étonnement je fus en proie lorsque, de nouveau seul et en mesure de raisonner plus posément, je me pris à réfléchir à la proposition qui venait de m’être faite avec tant de brusquerie et tant d’imprévu. D’un sens, j’étais évidemment très content, car les honoraires que l’on m’offrait étaient dix fois plus élevés que ceux que j’aurais moi-même demandés si l’on m’avait invité à fixer mon prix ; en outre, cette première expertise pourrait m’en valoir d’autres. Mais, d’un autre côté, la physionomie et les allures de mon client m’avaient laissé une désagréable impression, et son histoire de terre à foulon ne me paraissait pas suffisante pour justifier la nécessité d’un voyage en pleine nuit et d’une discrétion absolue. Néanmoins, repoussant toutes les inquiétudes qui m’étaient venues à l’esprit, je dînai de bon appétit, me fis conduire à Paddington et me mis en route en me conformant scrupuleusement à la recommandation qui m’avait été adressée de ne souffler mot à personne de mon voyage.

« À Reading, il me fallut changer non seulement de train, mais aussi de réseau. Je réussis toutefois à prendre le dernier train pour Eyford et débarquai dans la petite gare mal éclairée un peu après onze heures. J’étais le seul voyageur à descendre à cette station et ne trouvai, sur le quai désert, qu’un homme d’équipe somnolent et nanti d’une lanterne. Mais, à la sortie, j’aperçus mon client du matin qui m’attendait dans l’ombre sur l’autre côté de la route. Sans mot dire, il me prit par le bras et me poussa vers une voiture dont la portière était ouverte. Dès que nous fûmes montés tous les deux, il releva les glaces de chaque côté et frappa contre la paroi. Notre cheval partit à fond de train…

– Il n’y avait qu’un seul cheval ? interrompit Holmes.

– Oui, un seul.

– Avez-vous remarqué de quelle couleur il était ?

– Oui, je l’avais vu à la lueur des lanternes pendant que nous, montions. C’était un alezan.

– Était-il frais ou semblait-il fatigué ?

– Oh ! très frais, et il avait le poil fort brillant.

– Je vous remercie. Excusez-moi de vous avoir interrompu et veuillez continuer votre si captivant récit.

– Nous partîmes donc, ainsi que je vous le disais, et roulâmes pendant au moins une heure. Le colonel Lysander Stark m’avait dit qu’il n’y avait que sept milles ; mais, à en juger par la vitesse où nous allions et par le temps que dura le trajet, je croirais plutôt qu’il y en avait pas loin de douze. Il continuait toujours à ne pas dire un mot, et chaque fois que mes yeux se portaient sur lui, je remarquais qu’il m’épiait avec la plus vive attention. Sans doute les chemins ne sont-ils pas fameux dans cette région, car nous étions sans cesse cahotés et souvent même projetés de droite ou de gauche. J’essayai de regarder par les portières afin de voir par où nous passions, mais les glaces étaient en verre dépoli, et c’est tout juste si l’on pouvait distinguer quelque vague clarté lorsque nous passions devant une lumière. De temps à autre, je tentais d’amorcer la conversation afin de rompre la monotonie du voyage, mais le colonel ne me répondait que par monosyllabes, et nous ne tardâmes pas à retomber dans le même silence qu’auparavant. Enfin les cahots de la route firent place à un roulement plus moelleux sur une allée de gravier et, un moment après, la voiture s’arrêta. Le colonel Lysander sauta à terre et, aussitôt que je fus descendu à mon tour, m’entraîna vivement sous un porche béant en face de nous. Nous venions à peine de quitter la voiture que nous étions déjà dans le vestibule, et il me fut absolument impossible d’entrevoir, ne fût-ce qu’un instant, la façade de la maison. Dès que j’en eus franchi le seuil, la porte se referma lourdement derrière nous, et j’entendis confusément le crissement des roues de la voiture qui s’éloignait.

« Il faisait noir comme dans un four à l’intérieur de la maison, et le colonel se mit à chercher à tâtons des allumettes en bougonnant entre ses dents. Soudain, une porte s’ouvrit au fond du vestibule, et un long rayon de lumière jaunâtre se trouva projeté dans notre direction. Puis le vestibule s’éclaira davantage, et nous vîmes apparaître une femme qui tenait une lampe à bout de bras au-dessus de sa tête et se penchait en avant pour nous regarder. Je me rendis compte qu’elle était jolie, et les reflets soyeux que prenait sa robe sous la lumière me laissèrent supposer qu’elle portait une toilette de prix. Elle prononça quelques mots en langue étrangère sur un ton interrogatif, et la réponse monosyllabique que lui adressa d’un air bourru le colonel parut lui causer un tel saisissement qu’elle faillit en lâcher sa lampe. Alors le colonel s’approcha d’elle, lui chuchota quelque chose à l’oreille, puis, la repoussant dans la pièce d’où elle venait de sortir, revint vers moi en tenant lui-même la lampe dans sa main.

« – Voulez-vous avoir l’obligeance de m’attendre ici quelques minutes ? dit-il, ouvrant une autre porte et me faisant entrer dans une pièce modestement meublée, au centre de laquelle il y avait une table ronde jonchée de livres allemands. Je reviens dans un instant, ajouta-t-il en posant la lampe sur un harmonium placé auprès de la porte et en s’éloignant dans l’ombre.

« Je jetai un coup d’œil sur les livres éparpillés sur la table, et, bien que ne sachant pas l’allemand, je vis que deux d’entre eux étaient des traités scientifiques et les autres des volumes de poésie. Ensuite, j’allai jusqu’à la fenêtre, espérant avoir ainsi un aperçu du paysage, mais je m’aperçus qu’elle était masquée par d’épais volets de chêne assujettis à l’aide d’une solide barre de fer. Il régnait à l’intérieur de cette habitation un silence extraordinaire que troublait seul le tic-tac d’une vieille horloge quelque part dans le vestibule. Une vague sensation de malaise commençait à s’emparer de moi. Qui étaient ces Allemands et que faisaient-ils donc pour habiter ainsi dans cette étrange demeure écartée ? Et, en fin de compte, où étais-je ? Je savais bien que je devais me trouver à une dizaine de milles d’Eyford, mais c’est tout. Était-ce au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest ? Je n’en avais pas la moindre idée. Au reste, Reading et d’autres grandes villes se trouvaient dans le même rayon ; donc, l’endroit où j’étais ne devait pas être, somme toute, si écarté ; et cependant, à en juger par le calme absolu qui nous environnait, nous devions être incontestablement en pleine campagne. Je me mis à marcher de long en large à travers la pièce en fredonnant un air pour me donner du courage. Décidément, je commençais à estimer que mes cinquante guinées seraient de l’argent bien gagné.

« Tout à coup, au milieu du silence absolu, et sans qu’aucun bruit de pas à l’extérieur l’eût laissé présager, la porte de la pièce dans laquelle j’attendais s’ouvrit lentement. La femme apparut sur le seuil, se détachant sur le fond sombre du vestibule qui était derrière elle et fortement éclairée par-devant par la lumière jaune de la lampe posée sur l’harmonium. Son beau visage était bouleversé par une telle expression de frayeur que j’en fus moi-même tout saisi. Elle leva un doigt tremblant pour me faire signe de me taire, et, tout en se retournant pour jeter des coups d’œil apeurés derrière elle, me jeta quelques mots en mauvais anglais.

« – À votre place, je partirais, me dit-elle en faisant, me sembla-t-il, de grands efforts pour rester calme. À votre place, je partirais. Je ne resterais pas ici. Il n’est pas bon pour vous de rester ici.

« – Mais, madame, objectai-je, je n’ai pas encore fait ce que je suis chargé de faire. Je n’ai pas encore examiné la machine.

« – Il est inutile que vous attendiez, reprit-elle. Vous pouvez franchir la porte ; personne ne vous en empêchera.

« Puis, voyant que je secouais la tête en souriant, elle abandonna subitement toute contrainte et fit un pas vers moi en se tordant les mains.

« – Pour l’amour du ciel ! murmura-t-elle, allez-vous-en, allez-vous-en d’ici avant qu’il ne soit trop tard !

« Mais je dois vous dire que je suis têtu de mon caractère et me désiste d’autant moins volontiers quand je vois se dresser un obstacle devant moi. Je pensai à mes cinquante guinées perdues, au fastidieux voyage que j’aurais fait pour rien, à la désagréable nuit qui me serait réservée sans doute. Ne serais-je donc venu là que pour m’entendre dire cela ? Allais-je donc me sauver comme un voleur avant d’avoir exécuté le travail qui m’était confié et sans empocher l’argent qui m’était dû ? Et qui me prouvait que je n’avais pas tout bonnement affaire à une malheureuse atteinte de la folie de la persécution ?

« Bien que plus sérieusement ébranlé par son attitude que je ne voulais me l’avouer à moi-même, je lui opposai donc un refus énergique en lui exprimant ma ferme volonté de rester.

« Elle allait déjà se remettre à me supplier de partir quand on entendit une porte claquer à l’étage au-dessus et des pas descendre l’escalier. Elle prêta l’oreille un moment, leva les bras d’un geste désespéré et disparut aussi brusquement et aussi silencieusement qu’elle était venue.

« Un instant après, je vis entrer le colonel Lysander Stark, accompagné d’un homme gros, à barbe frisée et à double menton, qu’il me présenta sous le nom de M. Ferguson.

« – C’est mon secrétaire et gérant, ajouta le colonel. Dites-moi, j’avais l’impression d’avoir fermé cette porte tout à l’heure en sortant. Je crains que vous n’ayez été incommodé par le courant d’air.

« – Au contraire, répliquai-je, c’est moi qui l’ai ouverte parce que je trouvais qu’on manquait d’air.

« Il me décocha un nouveau coup d’œil soupçonneux.

« – Eh bien ! si nous nous occupions un peu de cette affaire ? insinua-t-il. Venez avec nous. M. Ferguson et moi, nous allons vous montrer la machine.

« – Il vaut sans doute mieux que je prenne mon chapeau, n’est-ce pas ?

« – Oh ! ce n’est pas la peine ; elle est dans la maison.

« – Comment ? C’est dans la maison que vous extrayez cette terre à foulon ?

« – Non, non, mais c’est là que nous la compressons. Du reste, ne vous inquiétez pas de cela. Tout ce que l’on vous demande, c’est d’examiner la machine afin de nous dire ce qu’il faut faire pour la remettre en état.

« Nous montâmes l’escalier tous les trois ensemble, le colonel en tête avec la lampe, et le gros géant et moi derrière. C’était un véritable labyrinthe que cette vieille maison avec tous ses corridors, ses couloirs, ses escaliers étroits et tournants, et ses petites portes basses, aux seuils creusés par plusieurs générations. Sorti du rez-de-chaussée, on ne voyait plus ni tapis, ni meubles d’aucune sorte, et partout le plâtre se détachait des murs, laissant apparaître des plaques d’humidité verdâtres et malsaines. J’essayais de prendre un air aussi dégagé que possible ; mais, tout en n’ayant pas voulu tenir compte des avertissements qui m’avaient été donnés, je les gardais toujours présents à la mémoire et tenais constamment à l’œil mes deux compagnons. Ferguson me faisait l’effet d’un homme taciturne et morose, mais les quelques mots que je lui entendis prononcer me montrèrent que c’était en tout cas un compatriote.

« Le colonel Lysander Stark s’arrêta enfin devant une porte basse, qu’il ouvrit à l’aide d’une clé. Cette porte donnait accès à une petite pièce carrée tellement exiguë qu’il semblait impossible qu’elle pût nous contenir tous les trois. Ferguson resta dehors, et le colonel m’y fit entrer avec lui.

« – Nous sommes à présent, m’expliqua-t-il, à l’intérieur même de la presse hydraulique, et ce ne serait vraiment pas drôle pour nous si quelqu’un s’avisait de la faire fonctionner. Le plafond de cette petite casemate est en réalité le dessous du piston qui est refoulé jusqu’à ce plancher métallique avec une force de plusieurs tonnes. Il y a extérieurement de petites colonnes latérales renfermant de l’eau, qui reçoivent la force et la transmettent en la multipliant selon un principe que je n’ai pas besoin de vous expliquer, puisque c’est votre partie. À vrai dire, la machine fonctionne encore assez bien, seulement son mouvement s’est ralenti, et elle a perdu de sa force. Voulez-vous avoir l’obligeance de l’examiner et de nous dire ce qu’il faudrait faire ?

« Je lui pris la lampe des mains et vérifiai soigneusement toutes les parties du mécanisme. C’était en vérité une machine très puissante et capable d’exercer une pression énorme. Mais, quand je ressortis et que j’appuyai sur les leviers de commande, je me rendis compte, au bruit anormal qui se produisait, qu’une légère fuite laissait refluer l’eau dans un des cylindres latéraux. En y regardant mieux, je m’aperçus alors que le caoutchouc qui garnissait la tête de l’une des tiges s’était raplati et n’appliquait plus le long du cylindre dans lequel elle fonctionnait. C’était là, à n’en point douter, la cause de la déperdition de force, ainsi que je le fis constater à mes deux compagnons. Ils m’écoutèrent avec une vive attention et me demandèrent quel serait le moyen le plus pratique de remédier à cet état de choses. Après leur avoir fourni les indications qu’ils réclamaient, je retournai dans la petite casemate constituant l’intérieur de la machine et l’observai minutieusement afin de satisfaire ma curiosité d’homme de métier. Il était facile de se rendre compte, du premier coup d’œil, que cette histoire de terre à foulon ne tenait pas debout, car il était absolument inadmissible que l’on employât une aussi puissante machine pour exécuter un travail aussi simple. Les parois de la casemate étaient en bois, mais ce qui lui tenait lieu de plancher ressemblait à un vaste creuset de fer, et, en me baissant pour le voir de plus près, je m’aperçus qu’il était entièrement revêtu d’une espèce de croûte métallique. Intrigué, je m’étais déjà mis à gratter avec mon ongle pour voir ce que c’était, lorsque j’entendis proférer une exclamation en allemand derrière moi, et, m’étant retourné, m’aperçus que le squelettique colonel avait les yeux fixés sur moi.

« – Que faites-vous là ? me demanda-t-il.

« J’étais furieux de voir qu’il m’avait berné en me racontant cette fable invraisemblable.

« – J’admire votre terre à foulon, lui répondis-je, mais, si vous voulez savoir le fond de ma pensée, je crois que je pourrais vous donner de plus utiles conseils au sujet de votre machine si vous me disiez à quoi elle sert réellement.

« Je n’avais pas achevé ma phrase que je compris avoir commis une stupide imprudence. La figure du colonel s’était brusquement durcie et des éclairs menaçants flambèrent dans ses yeux gris.

« – Très bien, me dit-il, vous allez apprendre tout ce que vous désirez savoir.

« Et, se rejetant brusquement en arrière, il claqua sur moi la petite porte et donna un tour de clé. Je me relevai d’un bond et cherchai à tourner le bouton, mais il n’y avait rien à faire, et j’eus beau frapper sur la porte à coups de poing et à coups de pied, rien n’y fit, elle était inébranlable.

« – Holà ! hurlai-je. Holà ! colonel ! Ouvrez-moi !

« Tout à coup, dans le profond silence qui m’environnait, j’entendis deux bruits qui me glacèrent d’horreur : celui du levier de commande que l’on repoussait et celui de l’eau filtrant par la fuite du cylindre. Le misérable venait de mettre la machine en marche.

« La lampe se trouvait encore par terre à côté de moi, où je l’avais posée pour examiner le creuset. À la lueur qu’elle projetait, je vis le noir plafond descendre lentement sur moi, d’un mouvement lent et saccadé, mais avec une force qui, je ne le savais que trop bien, allait, dans quelques instants, me broyer et me réduire à l’état de bouillie informe. Je me ruai comme un fou contre la porte en hurlant, je me déchirai les ongles contre la serrure, je suppliai désespérément le colonel de me délivrer, mais l’impitoyable grondement du mécanisme étouffait mes appels. Déjà, le plafond n’était plus qu’à un ou deux pieds au-dessus de ma tête, et, en levant la main, je pouvais en sentir la surface dure et rugueuse…

« Alors tout à coup une pensée me vint comme un éclair : la mort qui allait me frapper serait plus ou moins atroce selon la position dans laquelle je serais placé à l’instant fatal. Si je me couchais à plat ventre, le poids se porterait d’abord sur ma colonne vertébrale, et je frémis à l’idée de l’effroyable rupture qui s’ensuivrait ! Peut-être, dans la position inverse, la mort serait-elle moins épouvantable après tout, mais aurais-je le courage de rester étendu sur le dos et de regarder descendre sur moi cette masse inexorable et noire ? Déjà il ne m’était plus possible de me tenir debout… quand soudain mes yeux se portèrent sur quelque chose qui me rendit une lueur d’espoir.

« J’ai dit que, si le plafond et le plancher étaient de fer, les parois, par contre, étaient de bois. En jetant rapidement un dernier regard autour de moi, j’aperçus, dans l’interstice qui séparait deux planches, un mince filet de lumière jaune qui allait en s’élargissant de plus en plus au fur et à mesure qu’un petit panneau s’ouvrait. Sur le premier moment, je crus rêver : serait-il donc possible qu’il y eût là une porte par laquelle je pourrais échapper à la mort ? Mais, l’instant d’après, je m’étais élancé à travers l’ouverture, et je tombais à demi évanoui de l’autre côté.

« Le panneau s’était immédiatement refermé derrière moi ; quelques moments plus tard, le bruit de la lampe qui s’écrasait, puis celui des deux plaques de métal qui entraient en contact, m’avertissaient que, si le salut ne m’avait été miraculeusement apporté à la dernière minute, j’aurais déjà cessé de vivre.

« Je fus rappelé à moi par une vive étreinte autour de mon poignet, et je m’aperçus que j’étais allongé sur le dallage d’un étroit corridor, dans lequel une femme, penchée sur moi, cherchait à m’attirer de la main gauche en s’éclairant à l’aide d’une bougie qu’elle tenait de la main droite. C’était celle qui avait déjà si généreusement tenté de me sauver une première fois, et dont j’avais eu la stupidité de ne pas écouter les conseils.

« – Venez ! venez ! me criait-elle d’une voix haletante. Ils vont venir d’un instant à l’autre, et ils s’apercevront que vous leur avez échappé. Oh ! ne perdez pas un temps si précieux, venez, je vous en supplie, venez !

« Cette fois, je vous prie de croire que je me rendis sans difficulté à ses instances, et, m’étant remis tant bien que mal sur pied, je la suivis en courant le long du corridor, puis dans l’escalier tournant auquel il aboutissait. Cet escalier nous amena dans un large couloir et, à la minute même où nous y parvenions, nous entendîmes un bruit de pas précipités accompagnés de cris poussés par deux voix qui se répondaient réciproquement, l’une partant de l’étage où nous étions et l’autre de l’étage au-dessous. La femme s’arrêta, regarda d’un air égaré autour d’elle comme si elle ne savait quel parti prendre, puis finit par ouvrir une porte, qui était celle d’une chambre à coucher à travers la fenêtre de laquelle filtraient de brillants rayons de lune.

« – Voici l’unique chance de salut qui vous reste, me dit ma bienfaitrice. C’est haut, mais vous pourrez peut-être quand même sauter.

« Au même instant, une lumière apparut brusquement à l’autre extrémité du couloir, et je vis accourir vers moi la haute et maigre silhouette du colonel Lysander Stark tenant d’une main une lanterne et de l’autre une arme qui ressemblait à un couperet de boucher. Je traversai la chambre d’un bond, ouvris la fenêtre et me penchai au-dehors. Quel calme et quelle paix sur ce jardin baigné de lune ! Et la distance qui m’en séparait ne devait guère dépasser trente pieds. Je montai sur le rebord de la fenêtre, mais j’hésitais à sauter avant de savoir ce qui allait se passer entre ma bienfaitrice et le scélérat qui me poursuivait. S’il devait la brutaliser, ma foi tant pis ! J’étais prêt à tout risquer pour la protéger à mon tour. Cette pensée avait à peine eu le temps de me traverser l’esprit que le colonel était arrivé à la porte et cherchait à repousser la femme pour s’élancer dans la chambre ; mais elle lui noua aussitôt ses deux bras autour du corps en essayant de le retenir.

« – Fritz ! Fritz ! s’écria-t-elle en anglais, rappelez-vous ce que vous m’avez promis la dernière fois ! Vous m’avez juré de ne jamais plus recommencer. Il ne dira rien ! Oh ! non, il ne dira rien !

« – Vous êtes folle, Élise ! vociféra-t-il en se débattant pour lui faire lâcher prise. Vous voulez nous perdre. Il en a trop vu. Laissez-moi passer, vous dis-je !

« Il la rejeta de côté et, courant à la fenêtre, chercha à me frapper sauvagement avec son couperet. Je m’étais laissé glisser le long de la muraille et n’étais plus suspendu que par les mains au rebord de la croisée lorsqu’il me porta ce coup terrible. Je ressentis une douleur sourde, mes doigts s’ouvrirent et je tombai en bas dans le jardin.

« La chute avait été brutale, mais, par bonheur, je ne m’étais brisé aucun membre. Aussi m’empressai-je de me relever et me mis-je à courir à toutes jambes à travers les massifs, car je me rendais nettement compte que je n’étais pas encore, à beaucoup près, hors de danger. Mais, tandis que je courais ainsi, un violent étourdissement s’empara de moi et je me sentis défaillir. Mes yeux se portèrent vers ma main, dans laquelle je ressentais de douloureux élancements, et c’est alors que, pour la première fois, je m’aperçus que j’avais le pouce tranché et que je perdais le sang en abondance. J’essayai de l’étancher en nouant mon mouchoir sur la blessure, mais tout à coup mes oreilles se mirent à bourdonner, et je tombai sans connaissance au milieu des rosiers.

« Combien de temps restai-je évanoui de la sorte, je ne saurais vous le dire. Fort longtemps, sans doute, car lorsque je rouvris enfin les yeux, je m’aperçus que la lune était couchée et que le jour commençait à poindre. Mes vêtements étaient tout humides de rosée et ma manche trempée de sang. La douleur cuisante que me causait ma blessure me remémora, en l’espace d’une seconde, dans tous ses détails, mon aventure de la nuit, et je me remis vivement sur pied en songeant que je n’étais peut-être pas encore à l’abri des poursuites de mes ennemis.

« Mais, en regardant autour de moi, je fus profondément étonné de constater qu’il n’y avait plus là ni maison, ni jardin. J’étais au coin d’une haie, sur le bord de la grand-route, et je vis un peu plus loin un long bâtiment qui n’était autre, ainsi que je pus m’en rendre compte quand je m’en fus approché, que la station d’Eyford où j’étais descendu du train la veille au soir. Sans mon affreuse blessure à la main, j’aurais pu croire que tous les horribles souvenirs qui hantaient mon esprit ne provenaient que d’un mauvais rêve.

« Encore tout étourdi, j’entrai dans la gare et m’informai de l’heure des trains. On me répondit qu’il y en avait un pour Reading dans moins d’une heure. Je retrouvai là le même homme d’équipe que j’y avais vu la veille et lui demandai s’il avait entendu parler du colonel Lysander Stark. Il me répondit que ce nom lui était inconnu. Je lui demandai ensuite s’il avait remarqué la voiture qui était venue me chercher la veille. Il me certifia que non. Alors je m’informai d’un poste de police. Il m’expliqua que le plus proche était à trois milles.

« C’était trop loin. Malade et affaibli comme je l’étais, je me sentais incapable d’entreprendre une pareille marche. Je me résignai donc à attendre d’être revenu à Londres pour porter plainte. Il était un peu plus de six heures lorsque j’arrivai à Paddington. Mon premier soin fut naturellement d’aller me faire panser, et c’est alors que le docteur me proposa aimablement de me conduire ici. Main tenant que je vous ai conté toute mon aventure, dites-moi ce que je dois faire : je m’en rapporterai entièrement à vous.

Nous restâmes tous deux un long moment silencieux après avoir écouté cet extraordinaire récit. Puis Sherlock Holmes prit sur un rayon l’un de ces gros recueils dans lesquels il cataloguait ses coupures de journaux.

– Voici, dit-il, une annonce qui ne manquera pas de vous intéresser. Elle a paru dans tous les journaux il y a environ un an. Ecoutez bien : « Disparu, le 9 courant, M. Jeremiah Hayling, ingénieur en hydraulique. Était sorti de chez lui à dix heures du soir et n’a pas reparu depuis. Il était vêtu, etc. » Hein ? Ce devait être en cette dernière occasion que le colonel avait eu besoin de faire vérifier sa machine.

– Grand Dieu ! s’exclama mon client. Mais alors cela expliquerait ce que cette femme m’a dit.

– Sans aucun doute. Il est bien évident que ce colonel est un individu flegmatique et résolu qui ne reculerait devant aucun crime pour empêcher qu’on ne découvre ses machinations. Il est un peu comme ces pirates d’autrefois qui, lorsqu’ils capturaient un navire, en faisaient égorger tout l’équipage depuis le premier homme jusqu’au dernier. Eh bien ! j’estime que, si nous voulons tenter quelque chose, il n’y a pas de temps à perdre. Si donc vous vous sentez en état de le faire, je crois que le mieux que nous ayons à faire sera d’aller tout de suite à Scotland Yard. Ensuite nous nous dirigerons vers Eyford.

Trois heures plus tard, nous étions tous dans le train qui, de Reading, devait nous conduire dans ce petit village du Berkshire. Il y avait là Sherlock Holmes, l’ingénieur en hydraulique, l’inspecteur Bradstreet, un agent en bourgeois et moi. Bradstreet avait étalé à côté de lui sur la banquette une carte d’état-major de la région et, à l’aide d’un compas, y avait tracé un cercle ayant Eyford pour centre.

– Voilà, dit-il. Ce cercle représente un rayon de dix milles. Par conséquent, l’endroit que nous cherchons devrait se trouver quelque part sur cette ligne. C’est bien dix milles que vous avez dit, monsieur, n’est-ce pas ?

– Approximativement, puisque le trajet en voiture a demandé une bonne heure.

– Et vous supposez qu’on vous a fait refaire tout ce trajet en sens inverse pendant que vous étiez évanoui ?

– C’est plus que probable. J’ai du reste vaguement souvenir d’avoir été enlevé à bras et transporté quelque part.

– Ce que je ne peux pas comprendre, dis-je, c’est qu’ils vous aient épargné lorsqu’ils vous ont trouvé sans connaissance dans le jardin. Il faudrait donc admettre que le misérable s’est laissé attendrir par les supplications de cette femme.

– J’en doute très fort, car jamais je n’ai vu à personne figure aussi dure qu’à lui.

– Bah ! nous aurons tôt fait d’éclaircir tout cela, répliqua Bradstreet. Pour l’instant, ce que je voudrais bien savoir, c’est sur quel point de mon cercle se trouvent les individus que nous cherchons.

– Je crois, dit Holmes imperturbable, que je pourrais facilement mettre le doigt dessus.

– Pas possible ? s’écria l’inspecteur. Mais alors, votre opinion est déjà faite ? Eh bien ! nous allons voir un peu qui tombera d’accord avec vous. Moi, j’opine pour le sud, parce que la population m’y paraît plus clairsemée.

– Moi, pour l’est, déclara mon client.

– Moi, pour l’ouest, rétorqua l’agent en bourgeois. Il y a de ce côté-là pas mal de hameaux perdus.

– Et moi, pour le nord, affirmai-je, car c’est une région peu accidentée, et notre ami nous a dit que la voiture n’avait pas monté de côtes.

– Eh bien ! s’écria en riant l’inspecteur, voilà ce qui s’appelle une diversité d’opinions. Nous nous sommes partagé les quatre points cardinaux. Alors à qui accordez-vous votre voix, monsieur Holmes ?

– Vous avez tous tort.

– Tous ? Mais comment ? Ce n’est pas possible !

– Si, c’est possible. Voici l’endroit que je désigne, moi, dit mon ami en posant son doigt au centre du cercle. C’est là que nous les trouverons.

– Mais le trajet de douze milles que j’ai effectué, dit Hatherley interloqué.

– Rien de plus simple. Six à l’aller et six au retour. Vous avez déclaré vous-même que, lorsque vous étiez monté, le cheval était frais et avait le poil luisant. Comment aurait-il pu être en si parfait état s’il venait de parcourir douze milles sur de mauvaises routes ?

– Après tout, c’est peut-être bien le truc qu’ils ont employé en effet, repartit pensivement Bradstreet. On voit bien à quel genre d’individus nous avons affaire.

– Assurément, opina Holmes. Ce sont de faux monnayeurs qui travaillent en grand, et leur machine leur sert à former l’alliage qu’ils substituent à l’argent.

– Il y a un certain temps déjà que nous connaissions l’existence de cette bande, poursuivit l’inspecteur. Elle a mis en circulation des milliers de pièces d’une demi-couronne. Nous avons même relevé ses traces jusqu’à Reading, mais il nous a été impossible de pousser plus loin, car, à partir de là, toutes les pistes étaient brouillées et si adroitement que ce ne pouvait être que par des gens de métier. Cette fois, grâce à cet heureux hasard, je crois que nous les tenons.

Mais en cela l’inspecteur se trompait, car les criminels en question n’étaient pas destinés à tomber entre les mains de la justice. Au moment où notre train atteignait la station d’Eyford, nous vîmes, non loin de là, une gigantesque colonne de fumée qui s’élevait au-dessus d’un bouquet d’arbres et s’étalait ensuite en un immense panache sur toute la campagne environnante.

– Il y a un incendie dans le pays ? s’informa Bradstreet tandis que notre train repartait.

– Oui, monsieur, lui répondit le chef de gare.

– Quand s’est-il déclaré ?

– Il paraît que ça brûlait déjà cette nuit, monsieur, mais le feu s’est propagé depuis, et on dit qu’il gagne maintenant toute la maison.

– À qui appartient-elle, cette maison ?

– Au Dr Becher, monsieur.

– Dites-moi, intervint l’ingénieur, le Dr Becher n’est-il pas un Allemand, très maigre, avec une figure en lame de couteau ?

Le chef de gare eut un gros rire.

– Oh ! non, monsieur, le Dr Becher est anglais, et il n’existe personne de plus ventru que lui dans le pays. Mais il a chez lui quelqu’un (un malade en traitement, d’après ce que j’ai compris) qui est étranger et à qui quelques bons biftecks ne feraient sûrement pas de tort !

Nous laissâmes là le chef de gare et partîmes incontinent dans la direction de l’incendie. Après avoir gravi une légère côte, nous aperçûmes en face de nous une importante construction aux murs blanchis à la chaux, d’où s’échappaient des flammes par toutes les fenêtres et dans le jardin de laquelle trois pompes en pleine action s’efforçaient vainement de combattre le sinistre.

– C’est là ! s’écria tout à coup Hatherley en proie à la plus vive surexcitation. Voici l’allée de gravier et voilà les rosiers au milieu desquels je suis tombé. Tenez, c’est par cette fenêtre du second que j’ai sauté.

– Eh bien ! en tout cas, répliqua Holmes, vous pouvez dire que vous êtes bien vengé. Je comprends maintenant ce qui s’est passé : votre lampe, en s’écrasant dans la presse, a mis le feu aux parois en bois de la casemate, et ils étaient sans doute si occupés à vous chercher qu’ils ne s’en seront pas aperçus à temps. Maintenant, ouvrez l’œil, et tâchez de voir si vous ne remarquez pas, parmi la foule des curieux, vos chers amis d’hier soir ; mais j’en doute, car je crois plutôt qu’ils sont déjà loin.

Et, de fait, les craintes de Holmes se réalisèrent, car jamais plus depuis l’on n’entendit parler de la jolie femme, ni du sinistre Allemand, ni du taciturne Anglais. De bon matin, ce jour-là, un paysan avait rencontré une voiture, dans laquelle étaient entassées plusieurs personnes et plusieurs caisses volumineuses, qui s’éloignait rapidement dans la direction de Reading. Mais que devinrent-ils ensuite ? Personne ne le sut jamais, et Sherlock Holmes lui-même, en dépit de son ingéniosité, fut contraint de s’avouer battu.

Les pompiers avaient été fort surpris par l’étrangeté de l’aménagement intérieur de la maison, mais ils le furent encore bien davantage en découvrant, sur le rebord d’une des fenêtres du deuxième étage, un pouce humain récemment tranché. Vers le soir, pourtant, ils furent récompensés de leurs efforts et parvinrent à se rendre maîtres du feu ; mais, sur ces entrefaites, le toit s’était effondré et les dégâts étaient si considérables qu’il ne restait plus que d’informes vestiges de la machine qui avait si bien failli coûter la vie à notre ami l’ingénieur, c’est-à-dire quelques cylindres crevés et quelques tuyaux tordus. On retrouva de grandes quantités de nickel et d’étain emmagasinées dans une dépendance de la maison, mais il n’y avait aucune pièce de monnaie nulle part, ce qui tendrait à expliquer à quoi avaient servi les volumineuses caisses auxquelles il a été fait allusion.

Jamais nous n’aurions connu le mot de l’énigme en ce qui concerne la façon dont l’ingénieur avait été transporté du jardin jusqu’à l’endroit où il avait repris ses sens si l’humidité du terrain ne nous l’avait révélé. Les empreintes que nous y relevâmes prouvaient clairement en effet que deux personnes avaient coopéré à son enlèvement : l’une aux pieds singulièrement menus, l’autre aux pieds excessivement grands. Sans doute le taciturne Anglais, plus pusillanime ou moins criminel que son compagnon, avait-il aidé à mettre hors de danger le blessé évanoui.

– Eh bien ! conclut d’un air sombre l’ingénieur tandis que nous nous installions dans le train qui allait nous ramener à Londres, voilà une aventure qui ne m’aura pas été précisément profitable ! J’y ai laissé mon pouce, j’y ai abandonné l’espoir de gagner cinquante guinées qui m’auraient rendu un précieux service, et, en somme, j’aurais mieux fait de me tenir tranquille, car j’avais plus à y perdre qu’à y gagner.

– Pardon, protesta Holmes en cherchant à le faire rire, vous y avez, du moins, acquis quelque expérience, et, en somme, ce n’est pas à dédaigner, car, dorénavant, il vous suffira de relater votre aventure pour passer immédiatement pour un conteur émérite.

LE GENTILHOMME CÉLIBATAIRE

LE GENTILHOMME CÉLIBATAIRE{10}

Le mariage de lord Saint-Simon et son curieux dénouement ont depuis longtemps cessé d’intéresser les cercles aristocratiques au milieu desquels évolue celui qui fut le héros de cette malheureuse aventure. De récents scandales agrémentés de plus piquants détails en ont fait oublier le souvenir, et nul ne s’intéresse plus aujourd’hui à ce drame vieux de quatre ans. Néanmoins, comme j’ai tout lieu de croire que le gros public n’en a jamais eu qu’un aperçu très sommaire et comme, d’autre part, mon ami Sherlock Holmes contribua largement, en l’occurrence, à trouver le mot de l’énigme, j’estime que ces mémoires seraient incomplets si je n’y faisais point figurer le récit de ce singulier épisode.

Un après-midi, au retour d’une promenade – cela se passait quelques semaines avant mon propre mariage et à l’époque où je partageais encore le logement de Holmes dans Baker Street –, mon ami trouva sur la table une lettre qui l’attendait. J’étais moi-même resté enfermé toute la journée ce jour-là, car le temps s’était mis subitement à la pluie, et la balle de Jezail que la campagne d’Afghanistan m’avait laissée en souvenir me faisait beaucoup souffrir. Assis dans un fauteuil et les jambes allongées sur un autre, je m’étais entouré d’une montagne de journaux, puis, lors que j’avais été bien repu de nouvelles et de faits divers, j’avais rejeté toutes ces feuilles de côté et m’étais pris à contempler distraitement cette lettre à cachet armorié en me demandant de quel illustre correspondant, elle pouvait provenir.

– Vous avez là une épître qui semble fort aristocratique, mon cher, dis-je à Holmes quand il rentra. C’est beaucoup plus flatteur que votre courrier de ce matin, qui, si j’ai bonne mémoire, émanait d’un marchand de poisson et d’un officier de douane.

– Oui, il est de fait que ma correspondance a le charme de la variété, me répondit-il en souriant ; mais les plus humbles missives sont généralement les plus intéressantes, tandis que celle-ci me fait plutôt l’effet d’une de ces détestables invitations mondaines qui ne vous laissent le choix qu’entre l’ennui et le mensonge.

Il décacheta l’enveloppe et parcourut la lettre.

– Tiens, mais cela pourrait devenir intéressant quand même.

– Rien de mondain, alors ?

– Non, c’est une communication essentiellement professionnelle.

– Et d’un client qui appartient à la noblesse.

– Oui, à la plus haute noblesse d’Angleterre.

– Toutes mes félicitations, mon cher.

– Je vous assure sans fausse modestie aucune, Watson, que la situation de mon client m’intéresse beaucoup moins que l’affaire qu’il me soumet. Mais il est fort possible que, dans le cas actuel, l’affaire et le client sortent autant de l’ordinaire l’un que l’autre. Vous avez lu beaucoup de journaux ces temps derniers, n’est-ce pas ?

– Vous pouvez en juger par vous-même, répondis-je d’un air attristé en lui désignant tous ceux qui étaient empilés dans un coin. Je n’avais pas autre chose à faire.

– Tant mieux, vous allez peut-être pouvoir me documenter. Moi, je ne lis jamais que les comptes rendus judiciaires et les petites annonces. Très instructives, en général, les petites annonces, vous savez. Mais, puisque vous êtes si bien au courant de ce qui se passe actuellement, vous devez certainement avoir lu l’histoire de lord Saint-Simon et de son mariage ?

– Oh, oui ! avec le plus vif intérêt.

– À la bonne heure. Eh bien ! la lettre que voici est justement de lord Saint-Simon. Je vais vous la lire, et je vous demanderai, en échange, de tâcher de retrouver, parmi ces journaux, tout ce qui a trait à cette question. Voici ce qu’il me dit :

“CHER MONSIEUR SHERLOCK HOLMES,

« Lord Backwater m’assure que je puis avoir une égale confiance en votre jugement et en votre discrétion. J’ai donc pris la décision de vous rendre visite afin de vous demander votre avis touchant le très pénible événement qui s’est produit lors de la célébration de mon mariage. L’affaire est déjà entre les mains de M. Lestrade, de Scotland Yard, mais il m’a certifié que votre collaboration n’entraverait en rien ses recherches et ne pourrait même que les faciliter. Je serai chez vous à quatre heures de l’après-midi, et j’ose espérer qu’au cas où vous auriez pris un autre engagement vous voudrez bien vous rendre libre, l’affaire dont il s’agit étant de la plus haute importance.

« Agréez, etc.

« ROBERT SAINT-SIMON »

– La lettre porte l’adresse de Grosvenor Mansions ; elle a été écrite avec une plume d’oie, et le noble lord a eu la malchance de se mettre de l’encre sur la partie extérieure du petit doigt de la main droite, ajouta Holmes en repliant son épître.

– Il dit quatre heures. Il en est trois maintenant. Il sera donc ici dans une heure.

– Alors, faisons vite. Vous allez avoir tout juste le temps de me fournir un aperçu de la situation. Passez en revue les journaux que vous avez là et classez dans l’ordre tous les articles que vous retrouverez. Moi, pendant ce temps-là, je vais voir un peu qui est notre client.

Il s’empara d’un volume rouge, rangé avec d’autres annuaires à côté de la cheminée.

– Nous y sommes ! s’écria-t-il en s’asseyant et en étalant le livre sur ses genoux. « Robert Walshingham de Vere Saint-Simon, second fils du duc de Balmoral… » Hum !… « Armoiries : d’azur aux trois en chef et à la face de sable. Né en 1846. » Il a donc quarante et un ans, ce qui est un âge mûr pour se marier. « A été sous-secrétaire aux colonies dans l’un des derniers ministères. Le duc, son père, avait été lui-même secrétaire aux Affaires étrangères. La famille descend en ligne directe des Plantagenêts et des Tudors par les femmes. » Bah ! Tout cela ne nous apprend pas grand-chose d’utile. Je crois que je ferai mieux d’avoir recours à vous, Watson, pour m’enseigner ce que j’ai surtout besoin de savoir.

– J’ai d’autant moins de mal à retrouver ce que je cherche, répondis-je, que cette histoire est toute récente et m’a beaucoup frappé. Si je ne vous en ai pas parlé, c’est uniquement parce que je vous savais occupé d’une autre affaire : et, comme vous n’aimez pas qu’on vous dérange à ce moment-là…

– Oh ! vous voulez parler du petit problème de la voiture de déménagement de Grosvenor Square ? Mais il est complètement éclairci maintenant… Du reste, il était facile de tout deviner dès le début. Voyons, passez-moi ces journaux.

– Voici le premier entrefilet que j’ai retrouvé à ce sujet. Il a paru, comme vous le voyez, dans la colonne des mondanités du Morning Post et remonte à plusieurs semaines : « On annonce les fiançailles et le très prochain mariage de lord Robert Saint-Simon, second fils du duc de Balmoral, avec Mlle Hatty Doran, fille unique de M. Aloysius Doran, de San Francisco, Californie, États-Unis. » C’est tout.

– C’est bref et précis, fit remarquer Holmes en allongeant ses longues jambes maigres devant le feu.

– Il a paru ensuite, dans un journal mondain de la même semaine, un article donnant plus de détails. Ah ! tenez, le voici : « Il deviendra bientôt nécessaire d’appliquer le protectionnisme au marché matrimonial, car les principes de libre-échange actuellement en vigueur semblent devenir très préjudiciables à nos produits nationaux. De plus en plus, les futures maîtresses de maison de nos grandes familles anglaises se recrutent parmi nos belles cousines d’outre-Atlantique. Une importante victoire vient encore de s’ajouter, la semaine passée, à la liste déjà longue de celles qu’avaient précédemment remportées ces charmantes envahisseuses. Lord Saint-Simon lui-même, qui avait réussi pendant vingt ans à échapper aux embûches du mariage, annonce officiellement aujourd’hui ses fiançailles avec Mlle Hatty Doran, la séduisante fille d’un millionnaire californien. Mlle Doran, dont la gracieuse silhouette et la remarquable beauté avaient été très remarquées aux réceptions de Westbury House, est fille unique, et chacun répète à l’envi que sa dot dépassera cent mille livres, sans parler de magnifiques espérances. Comme il est de notoriété publique que le duc de Balmoral a été contraint, au cours de ces dernières années, de vendre sa galerie de tableaux et comme lord Saint-Simon ne possède aucun domaine en propre que celui, d’ailleurs très insignifiant, de Birchwood, il est bien évident que l’héritière californienne ne sera pas la seule à se réjouir de cette union qui lui permettra, comme à beaucoup d’autres, de troquer son nom républicain contre un titre envié de noblesse anglaise. »

– C’est tout ? questionna Holmes en bâillant.

– Oh ! mais non, loin de là. Il y a ensuite, dans le Morning Post également, un autre article annonçant que le mariage aura lieu dans la plus stricte intimité, qu’il sera célébré à l’église Saint-George, dans Hanover Square, que, seuls, une douzaine d’amis seront invités et qu’à l’issue de la cérémonie, le cortège se rendra dans la maison qu’a louée, toute meublée, à Lancaster Gate, M. Aloysius Doran. Deux jours plus tard, c’est-à-dire mercredi dernier, on annonçait en quelques lignes que le mariage avait eu lieu et que les nouveaux époux passeraient leur lune de miel chez lord Backwater, auprès de Petersfield. Voilà, en résumé, toutes les informations qui furent publiées avant la disparition de la mariée.

– Avant quoi ? demanda Holmes en sursautant.

– Avant la disparition de la mariée.

– Quand a-t-elle donc disparu ?

– Pendant le lunch.

– Pas possible ? Mais alors c’est plus intéressant que je ne croyais. C’est tout à fait dramatique, en somme ?

– Oui, moi aussi, j’ai trouvé que ce n’était pas banal.

– On voit souvent des mariées qui disparaissent avant la cérémonie, et quelquefois pendant leur voyage de noces ; mais brusquement, comme cela, en sortant de l’église, je ne crois pas en avoir jamais vu d’exemple. Donnez-moi de plus amples détails, je vous prie.

– Je vous avertis qu’ils sont très incomplets.

– Nous pourrons peut-être suppléer plus tard à ceux qui manquent.

– Le peu qu’il y en a actuellement se trouve exposé dans un article publié par un journal du matin d’hier que je vais vous lire. Il est intitulé : Un mariage mondain troublé par un singulier incident.

« “La famille de lord Robert Saint-Simon vient d’être plongée dans la consternation par les étranges et pénibles incidents qui se sont produits au retour de l’église. La cérémonie, ainsi que l’avaient brièvement rapporté les journaux hier, avait eu lieu la veille ; mais il nous a fallu attendre aujourd’hui pour obtenir confirmation des bruits que l’on faisait courir avec tant d’insistance. Malgré les efforts tentés par les amis de la famille pour étouffer l’affaire, le public s’en est si vite emparé qu’il n’y aurait plus désormais intérêt pour personne à vouloir dissimuler ce qui défraie actuellement toutes les conversations.

« “La cérémonie, célébrée à l’église Saint-George, dans Hanover Square, avait été extrêmement discrète. Seuls y assistaient le père de la mariée, M. Aloysius Doran, la duchesse de Balmoral, lord Backwater, lord Eustace et lady Clara Saint-Simon, frère et sœur cadets du marié, et lady Alicia Whittington. Tout le monde se rendit ensuite chez M. Aloysius Doran, où un lunch avait été préparé. À ce moment, un premier incident fâcheux fut provoqué par l’arrivée d’une femme qui essaya de s’introduire de force dans la maison à la suite des invités en prétendant qu’elle avait des droits sur lord Saint-Simon. Une scène fort pénible s’ensuivit, et ce n’est qu’après bien des efforts que les domestiques parvinrent à la mettre à la porte. Peu après, la mariée, qui, pendant ce temps, s’était mise à table avec tout le monde, fut prise tout à coup d’un violent malaise et se retira dans sa chambre. Comme son absence se prolongeait et donnait lieu à certains commentaires assez désobligeants, son père monta voir ce qui se passait, mais une femme de chambre lui apprit que sa fille n’avait fait qu’entrer et sortir, juste le temps de prendre un chapeau et un manteau, et qu’elle était immédiatement redescendue. Un valet de pied déclara, en outre, qu’il avait vu une dame ainsi vêtue sortir de la maison, mais n’avait pas supposé un seul instant que ce fût lady Saint-Simon, puisqu’il la croyait, à ce moment, dans la salle à manger avec les autres convives. Dès qu’il eut appris la disparition de sa fille, M. Aloysius Doran, accompagné de son gendre, se mit en rapport avec la police, et tout permet de supposer que, grâce aux diligentes recherches actuellement entreprises, cette singulière affaire sera bientôt éclaircie ; mais, à l’heure où nous mettons sous presse, aucune trace de la disparue n’a encore pu être retrouvée. On commence à se demander si l’infortunée jeune femme n’aurait pas été attirée dans quelque guet-apens, et le bruit court que l’on aurait procédé à l’arrestation de la femme qui avait cherché à s’introduire dans la maison et que l’on soupçonne d’avoir voulu assouvir une vengeance, par jalousie ou pour tout autre motif.”

– Et c’est tout ?

– Il y a encore un petit entrefilet dans un journal de ce matin, assez suggestif, celui-là.

– Que dit-il ?

– Il confirme l’arrestation de la personne en question, laquelle serait une ancienne danseuse de l’Allegro, nom de Flora Miller, et aurait entretenu des relations avec lord Saint-Simon pendant quelques années. À part cela, pas d’autres détails. Vous êtes désormais en possession de tous les éléments de l’affaire… tels qu’ils ont, du moins, été jusqu’à présent exposés par la presse.

– Et d’une affaire qui promet d’être extrêmement intéressante, mon cher. J’aurais été navré de la manquer. Mais on sonne, Watson, et comme il est un peu plus de quatre heures, il y a tout lieu de croire que c’est notre illustre client. Ne cherchez pas à vous esquiver, Watson, je préfère de beaucoup avoir un témoin auprès de moi, ne serait-ce que pour contrôler mes propres souvenirs.

– Lord Robert Saint-Simon, annonça notre groom en ouvrant la porte.

Notre visiteur avait un air sympathique et raffiné, le teint pâle, le nez fortement accusé, la bouche un peu moqueuse, peut-être, et le regard ferme et calme de ces favorisés du sort auxquels il a toujours suffi de commander pour être obéis sur l’heure. Quoique très vif d’allure, son dos un peu voûté et sa façon de plier les genoux en marchant le faisaient paraître plus âgé qu’il ne l’était en réalité. Lorsqu’il retira son chapeau au bord recourbé, nous nous aperçûmes en outre qu’il grisonnait sur les tempes et qu’il était atteint d’un commencement de calvitie. Quant à sa tenue, on pouvait dire qu’elle était d’un soigné qui frisait l’exagération : faux col exagérément haut, redingote noire, gilet blanc, gants jaunes, bottines vernies et guêtres claires. Il s’avança lentement vers nous, en tournant la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et en jouant de la main droite avec le cordon de son pince-nez à monture d’or.

– Bonjour, lord Saint-Simon, dit Holmes en se levant pour le saluer. Asseyez-vous donc, je vous prie, et permettez-moi de vous présenter mon collègue et ami, le Dr Watson. Approchez-vous du feu, et causons un peu de l’affaire qui vous amène.

– Une affaire extrêmement pénible pour moi, vous le concevez sans peine, monsieur Holmes. Je suis littéralement outré. Vous avez sans nul doute eu l’occasion de vous occuper déjà de questions aussi délicates que celle dont je veux vous entretenir, mais les personnes en cause n’appartenaient probablement pas à une classe aussi élevée que la mienne.

– Pardon, milord, plus élevée, au contraire.

– Plaît-il ?

– Je dis plus élevée, car mon dernier client, dans cette catégorie d’affaires, était un souverain.

– Pas possible ? Vraiment, je n’aurais jamais cru… Et de quel souverain s’agissait-il ?

– Du roi de Scandinavie.

– Comment ? Sa femme, à lui aussi, avait disparu ?

– Excusez-moi de ne pas répondre à votre question, milord, répondit Holmes en s’inclinant avec déférence, mais je me dois, vous devez le comprendre, d’être aussi discret envers mes autres clients que j’ai promis de l’être pour vous.

– Évidemment, évidemment, vous avez pleinement raison, et je vous fais mes excuses. En ce qui me concerne, je suis prêt à vous fournir toutes les indications que vous jugerez nécessaires pour établir votre hypothèse.

– Je vous remercie, milord. Je suis déjà au courant des informations parues dans la presse, mais, en dehors de cela, je ne sais rien. Tout ce qui a été publié est bien exact, n’est-ce pas, à commencer par la disparition de la mariée, telle qu’elle est relatée dans cet article ?

Lord Saint-Simon prit le journal et parcourut l’article.

– Oui, c’est, en somme, assez exact.

– Malgré tout, je dois vous prévenir que j’aurai besoin de quelques indications complémentaires pour me former une opinion, et, si vous le permettez, je vais d’abord vous poser quelques questions.

– Je vous en prie.

– À quelle époque avez-vous fait la connaissance de Mlle Hatty Doran ?

– Il y a un an, à San Francisco.

– Vous voyagiez aux États-Unis ?

– Oui.

– Vous êtes-vous fiancé avec elle ?

– Non.

– Néanmoins, vous aviez avec elle des relations assez étroites ?

– Je prenais plaisir en sa compagnie, et elle n’était pas sans s’en rendre compte.

– Son père est riche ?

– On dit que c’est l’homme le plus riche de la côte du Pacifique.

– Où donc a-t-il fait fortune ?

– Dans les mines. Il y a quelques années encore, il n’avait pas le sou. Mais, après cela, il a découvert un filon aurifère qu’il a exploité et s’est enrichi en un rien de temps.

– Maintenant, quelle impression avez-vous personnellement sur le caractère de la jeune femme… de votre femme ?

Le gentilhomme joua un peu plus fébrilement avec son pince-nez et regarda fixement le feu.

– Voyez-vous, monsieur Holmes, dit-il, ma femme avait plus de vingt ans lorsque son père a fait fortune, et, pendant tout le temps qu’il exploitait cette mine, elle avait toujours été habituée à aller et venir librement dans le camp et à courir à sa guise à travers les montagnes et les bois, de sorte qu’elle n’a jamais eu de professeur pour la diriger et a poussé plutôt comme une fleur sauvage. C’est, en somme, ce que l’on est convenu d’appeler « un garçon manqué », une jeune fille très libre d’allure, qui n’a aucun souci des convenances et qui n’en fait jamais qu’à sa tête. Elle est excessivement impulsive et impétueuse et, quand elle a décidé quelque chose, poursuit son but jusqu’au bout sans se préoccuper de ce qui en résultera. Par contre, je ne lui aurais certes pas donné le nom que j’ai l’honneur de porter – il toussota en se rengorgeant – si je n’avais pas jugé qu’elle était, au fond, animée de très nobles sentiments. Je la crois même capable des plus héroïques sacrifices, et je suis persuadé que jamais elle n’accomplirait aucune action capable d’entacher son honneur.

– Vous avez une photographie d’elle ?

– Je vous ai apporté ceci.

Il ouvrit un médaillon et nous montra le portrait d’une femme ravissante. Ce n’était pas une photographie, mais une miniature sur ivoire, et l’artiste qui l’avait exécutée avait su rendre d’une façon merveilleuse les cheveux noirs et soyeux, les grands yeux sombres et la bouche exquise du modèle. Holmes l’examina longuement et avec la plus vive attention, puis referma le médaillon et le rendit à lord Saint-Simon.

– Donc, la jeune fille est venue à Londres et vous avez renoué connaissance ?

– Oui, son père l’avait amenée ici pour la dernière saison londonienne. Je la rencontrai plusieurs fois, nous nous fiançâmes, et je viens, comme vous le savez, de l’épouser.

– Elle vous apportait, si je ne me trompe, une dot considérable.

– Une belle dot, mais pas plus considérable que celle qu’on apporte habituellement dans ma famille.

– Et cette dot vous reste, bien entendu, puisque le mariage est maintenant un fait accompli ?

– Je vous l’avoue franchement, je n’ai encore tenté aucune démarche pour m’en informer.

– Évidemment non. Aviez-vous eu l’occasion de voir Mlle Doran la veille du mariage ?

– Oui.

– Était-elle gaie ?

– Jamais elle ne l’avait paru autant. Elle ne parlait que de ses projets d’avenir.

– Vraiment ? Voilà qui est fort intéressant. Et le matin du mariage ?

– Elle était aussi pleine d’entrain que possible… du moins jusqu’à l’issue de la cérémonie.

– Et vous avez observé qu’un changement s’opérait chez elle à ce moment-là ?

– Eh bien ! pour dire toute la vérité, c’est à ce moment-là seulement que je me suis avisé pour la première fois qu’elle devait avoir le caractère un peu vif. Mais l’incident est trop insignifiant pour mériter d’être rapporté et ne peut avoir aucun rapport avec ce qui se passa ensuite.

– Contez-nous le quand même, je vous prie.

– Oh ! c’est enfantin. Tandis que nous nous dirigions vers la sacristie, son bouquet lui échappa des mains. Nous passions, à ce moment, devant le premier banc de la nef, et le bouquet tomba à l’intérieur de ce banc. Le cortège s’arrêta un instant, mais le monsieur qui occupait le banc s’était tout de suite précipité pour ramasser le bouquet et le rendre à ma femme, et les fleurs ne paraissaient pas le moins du monde endommagées. Malgré cela, lorsque je fis allusion à la chose, elle me répondit fort brusquement, et dans la voiture, pendant le trajet de l’église à la maison, elle manifesta une agitation ridicule à propos de ce banal accident.

– Vraiment ?… Mais vous parliez tout à l’heure de quelqu’un qui se trouvait dans le banc. Il n’y avait donc pas que les invités qui assistaient à la cérémonie ?

– Non. Que voulez-vous ? Quand les portes de l’église sont ouvertes, on ne peut pas empêcher le public d’entrer.

– Le monsieur en question n’était pas un ami de votre femme ?

– Non, non. J’ai employé le mot monsieur par politesse, mais c’était en réalité un individu fort quelconque. J’ai, du reste, à peine fait attention à lui. Mais ne croyez-vous pas que nous sommes en train de nous écarter beaucoup du sujet ?

– Lady Saint-Simon était donc de bien moins bonne humeur en revenant qu’en partant. Que fit-elle en rentrant chez son père ?

– Je l’ai vue causer avec sa femme de chambre.

– Et comment est-elle, sa femme de chambre ?

– Elle s’appelle Alice. C’est une Américaine que ma femme a ramenée de Californie.

– Votre femme en faisait sa confidente ?

– Un peu trop. Je trouvais même que ma femme lui laissait prendre trop de libertés. Il est vrai qu’en Amérique on n’envisage pas les choses de la même façon que chez nous.

– Pendant combien de temps votre femme s’est-elle entretenue avec cette servante ?

– Oh ! pendant quelques minutes peut-être, je ne sais pas au juste, car j’avais bien autre chose en tête à ce moment.

– Vous n’avez rien entendu de ce qu’elles disaient ?

– Lady Saint-Simon a parlé de « rafler un claim », car je dois vous dire qu’elle employait souvent l’argot des mineurs. Mais j’ignore à quoi elle faisait allusion.

– L’argot américain est parfois très expressif. Et que fit votre femme quand elle eut fini de causer avec sa femme de chambre ?

– Elle entra dans la salle à manger.

– À votre bras ?

– Non, seule. Je vous l’ai dit : elle est très indépendante et ne se conforme aux usages que quand cela lui plaît. Puis, au bout de dix minutes à peu près que nous étions assis, elle se leva brusquement, murmura quelques mots d’excuse et sortit. Elle ne devait plus revenir.

– Pardon, mais, d’après la déposition de la femme de chambre, elle serait montée dans sa chambre, aurait mis un chapeau et passé un long manteau pour dissimuler sa toilette de mariée et aurait immédiatement quitté la maison.

– C’est exact. On la vit ensuite se promener dans Hyde Park, en compagnie de Flora Miller, une femme qui est actuellement en prison et qui avait provoqué une scène le matin même chez M. Doran.

– Ah ! oui, à propos, je voudrais bien avoir quelques renseignements en ce qui concerne cette personne et les relations que vous avez eues avec elle.

Lord Saint-Simon haussa les épaules et parut un peu surpris.

– Nous avons eu pendant des années des relations intimes ensemble… Je dirai même très intimes. Elle dansait à l’Allegro. Je crois pouvoir affirmer que je me suis montré assez généreux avec elle pour qu’elle n’ait pas à se plaindre de moi. Seulement, vous savez comment sont les femmes, monsieur Holmes. Flora était délicieuse, mais elle avait le tort d’être très coléreuse et de ne pas vouloir me lâcher. Quand elle sut que j’allais me marier, elle m’écrivit des lettres de menace terribles, et pour vous dire la vérité, si j’insistai pour que le mariage fût célébré de façon discrète, c’est parce que je redoutais un scandale à l’église. Elle arriva chez M. Doran à l’instant précis où nous venions de rentrer et voulut pénétrer de force dans la maison, en proférant des injures et même des menaces contre ma femme ; mais, ayant prévu ce qui pourrait se produire, j’avais donné l’ordre aux domestiques de la mettre dehors si elle se présentait. Elle ne se calma que lorsqu’elle se rendit compte que tout ce tapage ne servirait à rien.

– Votre femme a-t-elle assisté à la scène ?

– Dieu merci, non.

– Et vous dites qu’on l’a vue, plus tard, se promener en compagnie de cette femme ?

– Oui. Et c’est là ce que M. Lestrade, de Scotland Yard, considère comme le plus grave. Il suppose que Flora se sera arrangée pour attirer ma femme au moyen d’un subterfuge quelconque et qu’elle l’aura fait tomber ensuite dans quelque infâme guet-apens.

– Mon Dieu, la chose n’est pas impossible.

– Alors, c’est votre avis également ?

– Je n’ai pas dit pour cela qu’elle était probable. Mais, vous-même, vous n’estimez pas que c’est ce qui a pu arriver ?

– Je crois Flora incapable de faire du mal à une mouche.

– Malgré tout, la jalousie transforme singulièrement les caractères. Enfin, selon vous, que s’est-il passé ?

– Mon Dieu, monsieur Holmes, ce serait plutôt à vous de me l’apprendre, maintenant que vous êtes au courant de toute l’affaire ; je suis venu ici non pour répondre à cette question, mais pour vous la poser. Néanmoins, puisque vous désirez connaître mon opinion, je vais vous la dire : à mon sens, l’émotion provoquée par ce mariage et l’exaltation de se voir subitement transportée au sommet de l’échelle sociale ont dû provoquer chez ma femme une réaction nerveuse qui lui aurait complètement tourné la tête.

– En somme, vous estimez que lady Saint-Simon ne serait plus en possession de ses facultés ?

– Que voulez-vous ? Quand je constate que non seulement elle me repousse, mais qu’elle repousse une situation à laquelle tant d’autres ont aspiré en vain… je ne vois pas comment expliquer cela autrement.

– Oui, il est de fait que c’est encore une hypothèse qui peut s’admettre, répondit Holmes en souriant. Voyons, je crois être maintenant en possession de tous les éléments dont j’ai besoin. Ah ! dites-moi, lord Saint-Simon, pendant le lunch, étiez-vous assis face aux fenêtres donnant sur la rue ?

– Oui, nous pouvions même voir l’autre côté de la chaussée, et le parc qui s’étend au-delà.

– Très bien, je vous remercie. Alors je crois inutile de vous retenir plus longtemps. Je vous écrirai d’ici peu.

– Si vous êtes assez heureux pour résoudre le problème, dit notre client en se levant.

– C’est déjà fait.

– Hein ? Que dites-vous ?

– Je dis qu’il est déjà résolu.

– Mais alors, où est ma femme ?

– Quant à cela, c’est un détail secondaire, que je serai bientôt en mesure de vous fournir.

Lord Saint-Simon secoua la tête.

– J’ai grand-peur que ce ne soit en dehors de votre compétence et de la mienne ! déclara-t-il.

Et il nous quitta sur ces mots après nous avoir salués d’une pompeuse révérence à l’ancienne mode.

– Je suis très flatté de me voir mis par lord Saint-Simon au même niveau que lui, me dit Sherlock Holmes en riant. Allons, je crois que j’ai bien mérité un whisky-soda et un cigare après tout cet interrogatoire… parfaitement accessoire d’ailleurs, puisque je savais déjà à quoi m’en tenir quand notre client est entré ici.

– Vous plaisantez, mon cher Holmes !

– J’ai vu plusieurs cas similaires, mais jamais, comme je vous l’expliquais encore tout à l’heure, je n’en ai rencontré un seul qui se soit produit aussi promptement que celui-ci. Tout son interrogatoire n’avait d’autre but que de changer mes conjectures en certitudes. Les petits détails en apparence insignifiants sont parfois ceux qui vous apportent les preuves les plus convaincantes. Rappelez-vous l’exemple de Thoreau : la truite découverte dans le lait.

– Cependant, j’ai tout entendu comme vous.

– Oui, mais vous ne pouvez pas vous baser comme moi sur les cas antérieurs, qui me sont d’un secours si précieux. Ainsi, cette affaire a eu son pendant à Aberdeen, il y a quelques années, et, l’année qui a suivi la guerre franco-allemande, il s’est passé à Munich quelque chose de très analogue. C’est précisément l’un de ces cas… Ah ! tiens, voici Lestrade ! Bonjour, Lestrade ! Comment allez-vous ? Tenez, prenez donc un verre sur le buffet, et ici, dans cette boîte, vous allez trouver les cigares.

Le détective officiel était vêtu d’une vareuse et d’une cravate de marin qui lui donnaient tout à fait l’aspect d’un vieux loup de mer, et tenait à la main un sac en toile noire :

Après nous avoir sèchement salués, il s’assit et alluma le cigare qu’on venait de lui offrir.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? lui demanda Holmes en le regardant d’un air malicieux. Vous n’avez pas l’air content.

– Et je ne le suis pas non plus. Le diable soit de cette histoire du mariage de lord Saint-Simon ! C’est à n’y rien comprendre.

– Vraiment ! Vous me surprenez.

– A-t-on jamais vu affaire aussi embrouillée ? Chaque fois que je crois tenir une piste, crac ! elle me file entre les doigts. Et pourtant j’y suis attelé depuis ce matin.

– Et vous êtes tout trempé ! s’écria Holmes en posant la main sur la manche de sa vareuse.

– Oui, je viens de draguer la Serpentine.

– Et pour quoi faire, grand Dieu ?

– Pour chercher le corps de lady Saint-Simon.

Sherlock Holmes se renversa en arrière et partit d’un grand éclat de rire.

– Pendant que vous y étiez, vous auriez dû draguer aussi le bassin de Trafalgar Square.

– Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

– Parce que vous aviez autant de chance de retrouver le corps de lady Saint-Simon dans l’un que dans l’autre.

Lestrade lança un regard courroucé à mon compagnon.

– Vous savez donc la vérité, vous ? grommela-t-il.

– Mon Dieu, je viens seulement d’entendre raconter cette aventure, mais mon opinion est déjà faite.

– Ah ! Alors, vous pensez vraiment que la Serpentine n’y a joué aucun rôle ?

– À mon avis, c’est fort peu probable.

– En ce cas, voudriez-vous avoir l’obligeance de m’expliquer comment il se fait que nous ayons découvert ceci ?

Ce disant, il ouvrit son sac noir et en fit tomber sur le parquet une robe de mariée en soie, une paire de souliers de satin blanc, une couronne de fleurs d’oranger et un voile, le tout encore ruisselant d’eau.

– Là ! conclut-il en déposant sur tous ces objets empilés une alliance toute neuve. Maintenant, débrouillez-vous comme vous pourrez, monsieur Holmes.

– Ah ? fit mon ami occupé à chasser en l’air des anneaux de fumée bleue. Ainsi vous avez repêché cela au fond de la Serpentine ?

– Non, c’est un des gardiens du parc qui a découvert tous ces objets flottant sur le bord ; mais, comme il a été établi, depuis, qu’ils appartenaient effectivement à lady Saint-Simon, j’en ai tout naturellement conclu que son corps devait se trouver quelque part par là aussi.

– D’après ce merveilleux raisonnement, on devrait également retrouver le corps de tous les gens qu’on rencontre dans leur armoire à glace. Et dites-moi à quelle conclusion pensez-vous aboutir en définitive ?

– Je comptais établir la preuve que Flora Miller devait être impliquée dans la disparition de lady Saint-Simon.

– J’ai peur que vous n’ayez bien du mal à y parvenir, mon ami.

– Ah ! vraiment ? s’exclama Lestrade avec amertume. Eh bien ! je commence à croire que vos belles déductions et vos beaux raisonnements ne servent pas à grand-chose, mon cher Holmes, car vous venez de commettre deux superbes gaffes coup sur coup. Cette robe, ne vous en déplaise, indique parfaitement Flora Miller.

– Comment cela ?

– Dans la robe il y a une poche ; dans la poche, il y a un porte-cartes, et dans le porte-cartes, il y a un billet. Et ce billet, le voici. (Il l’étala sur la table devant lui.) Écoutez-moi cela. « Quand vous me verrez tout sera prêt. F. H. M. » Or, dès le premier moment, j’ai eu l’idée que Flora Miller avait attiré lady Saint-Simon hors de chez elle et que, secondée sans doute par des complices, elle l’avait fait tomber ensuite dans quelque guet-apens. Ce billet, signé de ses initiales, n’est autre que celui qu’elle lui aura glissé dans la main lorsqu’elle est venue à la porte afin de la décider à venir la rejoindre.

– Bravo, Lestrade ! s’écria Holmes en riant. Vous êtes positivement admirable. Montrez-moi cela.

Il prit le papier d’un geste indifférent ; mais, à peine y eut-il porté les yeux qu’il sursauta et, après l’avoir attentivement examiné, laissa échapper un cri de satisfaction.

– Mais oui, dit-il, mais oui, c’est important.

– Ah ! Ah ! vous en convenez, cette fois ?

– C’est très important. Je vous félicite chaudement.

Lestrade se leva d’un air triomphant et se pencha par-dessus l’épaule de son ami.

– Mais… mais vous ne le regardez pas du côté qu’il faut ! s’exclama-t-il.

– Au contraire, c’est de ce côté-ci qu’il faut le regarder.

– De ce côté-ci ? Vous êtes fou ! Tenez, retournez-le ; vous voyez bien que c’est par là que sont tracés ces mots au crayon.

– Mais, par ici, je vois quelque chose qui me fait l’effet d’un fragment de note d’hôtel et qui m’intéresse diantrement.

– Qu’est-ce que cela dit ? Je l’ai déjà vu, protesta Lestrade. « 4 octobre : chambre, 8 shillings ; petit déjeuner, 2 shillings six pence ; cocktail, 1 shilling ; déjeuner, 2 shillings six pence ; verre de sherry, 8 pence. » Et après ? Vous voyez quelque chose là-dedans, vous ?

– Évidemment non ; mais cela n’empêche pas que ce soit très important. Quant à ces lignes écrites au crayon, elles ont leur importance aussi… du moins en ce qui concerne les initiales. Aussi, je vous réitère mes félicitations, mon cher Lestrade.

– J’ai perdu assez de temps déjà, dit Lestrade en se levant. Pour ma part, j’estime que, si l’on veut aboutir à quelque chose, il faut se donner du mal ; ce n’est pas en échafaudant des hypothèses au coin de son feu qu’on y parvient. Au revoir, monsieur Holmes, nous verrons qui de nous deux réussira le premier à découvrir la clé de l’énigme.

Et, rassemblant tous les objets mouillés qu’il nous avait montrés, il les remit dans son sac et se dirigea vers la porte

– Écoutez, Lestrade, je vais vous donner un tuyau, dit nonchalamment Holmes avant que son rival eût disparu. Si vous voulez la clé de l’énigme, la voici : lady Saint-Simon n’est qu’un mythe. Il n’y a pas de lady Saint-Simon, et il n’y en a jamais eu.

Lestrade jeta un regard de pitié à mon compagnon. Puis, se retournant vers moi, il se frappa le front trois fois, hocha gravement la tête et sortit d’un air affairé.

À peine la porte s’était-elle refermée sur lui que Holmes se leva et enfila son pardessus.

– Ce brave Lestrade n’a pas tout à fait tort en disant qu’il ne faut pas rester toujours au coin de son feu, déclara-t-il. Aussi, Watson, je crois que je vais vous laisser pendant quelque temps à vos journaux.

Il était cinq heures passées quand Sherlock Holmes me quitta, mais je n’eus pas le temps de m’ennuyer, car, moins d’une heure après, je reçus la visite d’un garçon pâtissier portant une grande caisse plate qu’il se mit aussitôt à déballer en se faisant aider par un jeune mitron qu’il avait amené avec lui, et, en l’espace de quelques instants, je vis se dresser sur notre humble table d’acajou un petit souper froid digne du plus fin gourmet. Il y avait là deux couples de coqs de bruyère, un faisan, un pâté de foie gras et plusieurs vénérables et poudreuses bouteilles. Les apprêts du savoureux festin terminés, mes deux visiteurs s’éclipsèrent mystérieusement comme des djinns des Mille et Une Nuits sans me fournir d’explications, sauf pour me dire que la note était réglée d’avance et qu’on leur avait simplement donné l’ordre de livrer la commande à cette adresse.

Juste avant neuf heures, Sherlock Holmes rentra précipitamment. Il avait l’air très grave, mais ses yeux brillaient d’un éclat qui me laissa présumer qu’il avait vérifié l’exactitude de ses conclusions.

– Ah ! alors, on a préparé le souper, me dit-il en se frottant les mains.

– Oui, mais vous attendez des invités sans doute. On a mis cinq couverts.

– Oui, je crois qu’il va nous arriver d’autres convives, reprit-il. Je m’étonne même que lord Saint-Simon ne soit pas déjà là. Ah ! Il me semble que j’entends justement son pas dans l’escalier.

C’était en effet notre client de la matinée. Il entra d’un air très agité en jouant plus nerveusement que jamais avec son pince-nez, et ses traits aristocratiques me parurent profondément altérés.

– Alors, vous avez reçu mon message ? lui demanda Holmes.

– Oui, et j’avoue qu’il m’a jeté dans la plus vive stupéfaction. Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

– Tout ce qu’il y a de plus certain.

Lord Saint-Simon se laissa tomber dans un fauteuil et se passa la main sur le front.

– Que dira le duc, murmura-t-il, quand il apprendra qu’un membre de la famille a subi une telle humiliation ?

– C’est un simple accident. Je n’y vois pas la moindre humiliation.

– Ah ! c’est que vous envisagez les choses d’un tout autre point de vue.

– Il ne m’apparaît pas que l’on puisse blâmer personne. Je n’ai pas l’impression que cette dame aurait pu agir différemment. Il est seulement regrettable qu’elle ait agi avec une telle brusquerie ; mais, n’ayant pas de mère, elle n’avait personne pour la conseiller dans ce moment critique.

– Mais c’est un affront, monsieur, un affront public ! protesta lord Saint-Simon en frappant nerveusement avec ses doigts sur la table.

– Il faut être indulgent pour cette pauvre fille. Songez dans quelle situation invraisemblable elle se trouvait.

– Non, ce qu’elle a fait là est positivement impardonnable. Je suis outré qu’on ait pu abuser de moi de la sorte.

– Je crois que j’entends sonner, dit Holmes.

– Oui, il y a quelqu’un sur le palier. Puisque vous refusez de vous laisser fléchir par moi, lord Saint-Simon, voici quelqu’un qui saura peut-être mieux plaider pour elle.

Il ouvrit la porte et fit entrer un homme et une femme.

– Lord Saint-Simon, reprit-il, permettez-moi de vous présenter M. et Mme Francis Hay Moulton. Vous avez déjà eu, je crois, l’occasion de vous rencontrer avec madame.

En voyant entrer les deux nouveaux venus, notre client s’était dressé d’un bond, et, très droit, les yeux baissés et la main enfoncée dans son gilet, avait pris une attitude à la fois digne et outragée. La femme s’était rapidement avancée vers lui, la main tendue, mais il s’entêtait à ne pas vouloir relever les yeux. C’était d’ailleurs la meilleure méthode qu’il pouvait adopter pour ne pas se laisser émouvoir, car elle avait une physionomie si implorante qu’il eût été vraiment difficile de lui résister.

– Vous êtes fâché, Robert ? lui dit-elle. Au fait, vous avez parfaitement lieu de l’être.

– Pas d’excuses, je vous en prie, dit lord Saint-Simon avec amertume.

– Oh ! je sais que j’ai très mal agi envers vous, et que j’aurais dû vous fournir une explication avant de m’en aller. Mais que voulez-vous, j’étais toute sens dessus dessous, et, depuis que j’avais revu Frank ici, je ne savais plus ce que je faisais, ni ce que je disais. La seule chose qui me surprend, c’est de ne pas m’être évanouie sur le coup devant l’autel.

– Madame Moulton, désirez-vous que nous nous retirions, mon ami et moi ? Cela vous permettra de parler plus librement.

– Si vous voulez mon avis, intervint l’inconnu, je trouve que l’on a déjà fait que trop de mystère autour de tout cela. Pour ma part, je ne désire qu’une chose, c’est que la vérité soit proclamée en Europe et en Amérique.

Celui qui venait de parler était un petit homme sec et hâlé, à la figure éveillée et aux manières pleines de vivacité.

– Eh bien ! alors, je vais vous raconter tout ce qu’il en est, dit la jeune femme. Frank et moi, on s’était rencontrés en 81, dans les montagnes Rocheuses, au camp de McGuire, où p’pa exploitait un claim, et Frank et moi, on s’étaient fiancés. Mais voilà qu’un jour p’pa tombe sur un riche filon et ramasse le gros sac ; tandis que ce pauvre Frank, lui, avait un claim qui ne valait pas un clou et dont il ne pouvait tirer rien de rien. Bref, tant plus que p’pa devenait riche, tant plus que Frank, lui, devenait pauvre, si bien qu’à la fin p’pa ne voulut plus entendre parler de notre mariage et m’emmena à San Francisco. Seulement, Frank, qui ne voulait pas me lâcher, n’a rien trouvé de mieux que de nous suivre, ce qui fait qu’on a continué à se voir sans que p’pa en sache rien. Vous comprenez : il en serait devenu fou, p’pa, s’il avait su ça, alors valait mieux rien lui dire. Frank me disait comme ça qu’il allait retourner travailler afin de se faire un gros sac lui aussi et qu’il reviendrait me chercher que le jour où il aurait amassé autant que p’pa. Alors, moi, je lui ai promis de l’attendre aussi longtemps qu’il faudrait et de ne pas me marier avec un autre tant qu’il serait vivant. “Alors, dans ce cas-là, me dit Frank, pourquoi pas se marier tout de suite ? Je n’exigerai rien de toi jusqu’au jour où je reviendrai pour de bon, mais au moins, comme ça, je me sentirai plus tranquille.” On a discuté de ça pendant longtemps tous les deux, et puis il a fini par s’arranger avec un pasteur qui nous a mariés en cachette, et Frank est parti pour tâcher de faire fortune pendant que, moi, je restais auprès de p’pa.

« La première fois que Frank me donna de ses nouvelles, il était dans le Montana ; après, il est allé prospecter dans l’Arizona, puis il m’a écrit de New Mexico. À la suite de ça, j’ai vu un jour, dans le journal, un long article où il était question d’un camp de mineurs attaqué par les Indiens Apaches, et où l’on citait le nom de mon Frank parmi les tués. J’en perdis connaissance sur le coup, et j’en fus malade pendant des mois. P’pa crut que j’étais poitrinaire et me fit voir à plus de la moitié des médecins de San Francisco. Un an s’écoula, et même davantage, sans que je reçoive aucune nouvelle : il n’y avait donc plus de doutes à avoir : Frank était bel et bien mort. Là-dessus, lord Saint-Simon vint à San Francisco, puis on partit pour Londres, et le mariage fut décidé. P’pa, lui, était bien content, mais, moi, j’sentais bien que jamais aucun homme n’occuperait dans mon cœur la place que j’avais réservée à mon pauvre Frank.

« Malgré ça, si j’étais devenue la femme de lord Saint-Simon, je me serais bien conduite vis-à-vis de lui. On ne commande pas à son cœur, mais on commande à sa manière d’agir, et, quand il me conduisit à l’autel, j’étais bien décidée à être pour lui une compagne aussi parfaite que possible. Mais je vous laisse à penser ce qui se passa en moi lorsqu’en avançant vers les grilles de l’autel j’aperçus, en me retournant, Frank, debout, au premier banc, qui me regardait. Sur le premier moment, j’ai cru que c’était son fantôme ; mais, en regardant une deuxième fois, je m’aperçus qu’il était toujours là et que ses yeux me fixaient comme s’il avait cherché à lire sur mon visage si j’étais contente ou contrariée de le revoir. Je ne sais pas comment je ne suis pas tombée raide sur le coup. Je me rappelle seulement que tout s’est mis à tourner autour de moi et que je n’entendais plus les paroles du pasteur que comme si ç’avait été une abeille qui me bourdonnait aux oreilles. Que faire ? Arrêter le service et provoquer une scène dans l’église ? Je me retournai encore une fois vers Frank, et il faut croire qu’il comprit quelle était ma pensée, car il se mit aussitôt un doigt sur les lèvres pour me faire signe de me tenir tranquille. Puis je le vis qui griffonnait quelque chose sur un bout de papier, et je me doutais qu’il m’écrivait un mot. Lorsqu’on passa devant lui pour se diriger vers la sacristie, je laissai tomber mon bouquet dans son banc, et il me glissa le billet dans la main en me rendant les fleurs. Il n’y avait qu’une ligne pour me demander de le rejoindre quand il me ferait signe. Naturellement je n’avais aucun doute que, maintenant, mon premier devoir était d’aller chez lui, et je décidai de faire point pour point ce qu’il me dirait.

« En rentrant à la maison, je racontai ce qui s’était passé à ma femme de chambre, qui l’avait connu en Californie et qui avait toujours été en bons termes avec lui. Je lui donnai ordre de ne rien dire, mais de faire un paquet de certaines choses que je voulais emporter et de me préparer un manteau. Je sais bien que j’aurais dû donner une explication à lord Saint-Simon, mais ça m’impressionnait d’être obligée de lui dire ça en présence de sa mère et devant tous ces gens huppés. Alors, je pris le parti de filer sans rien dire, quitte à lui expliquer tout plus tard. Il n’y avait pas dix minutes qu’on était à table quand j’aperçus Frank par la fenêtre sur le trottoir en face. Il me fit signe de venir, puis s’avança dans le parc. Alors, sans perdre un instant, je m’échappai de la salle à manger, j’allai mettre mes affaires et je courus le rejoindre. En sortant, je fus abordée par une femme qui se mit à me raconter je ne sais trop quelle histoire sur lord Saint-Simon, et le peu que j’en entendis me fit comprendre que, lui aussi, avait dû avoir, avant notre mariage, une petite aventure dont il ne m’avait rien dit. Mais je saisis le premier prétexte venu pour me débarrasser de cette femme, et, quelques instants après, je réussis à rattraper Frank. Nous prîmes un cab tous les deux, et nous nous fîmes conduire à l’appartement qu’il avait loué dans Gordon Square, et ce fut mon vrai mariage après tant d’années d’attente ! Frank avait été fait prisonnier par les Indiens, puis il s’était évadé et avait gagné San Francisco, et là, ayant appris que je le tenais pour mort et que j’étais partie pour l’Angleterre, il s’était immédiatement embarqué à son tour, mais n’était parvenu à me retrouver que le jour même de mon second mariage.

– Je l’ai vu annoncé dans un journal, expliqua l’Américain. Le nom et l’église étaient bien indiqués, mais on ne donnait pas l’adresse de la mariée.

– Ensuite, on discuta tous les deux de ce qu’il vaudrait mieux faire. Frank trouvait qu’il était préférable de s’expliquer franchement, mais, moi, toute cette histoire me faisait tellement honte que j’aurais voulu disparaître une fois pour toutes sans revoir personne et en me contentant, tout au plus, de passer un mot à p’pa, juste pour lui faire savoir que j’étais toujours de ce monde. Ça me donnait le frisson de penser à tous ces lords et à toutes ces ladies assis autour de cette table et attendant mon retour. Alors, pour qu’on ne retrouve pas de traces de moi, Frank prit ma toilette et mes affaires de mariée et en fit un paquet qu’il s’en alla jeter à un endroit où personne ne pourrait les retrouver. Il est plus que probable que nous serions partis demain pour Paris ; seulement ce bon M. Holmes, qui avait réussi à nous dénicher je ne sais vraiment pas comment, nous a rendu visite et m’a démontré très nettement et très gentiment que j’avais tort et que Frank avait raison, et que nous compliquerions inutilement les choses en continuant à nous cacher. Il nous proposa également de nous fournir l’occasion de parler à lord Saint-Simon tout seul, et il fit si bien que nous nous mîmes séance tenante en route pour aller chez lui. Maintenant, Robert, vous savez toute la vérité ; je vous demande encore une fois pardon si je vous ai causé de la peine, et j’espère que vous ne garderez pas trop mauvaise opinion de moi.

Lord Saint-Simon, sans atténuer en rien la raideur de son attitude, avait écouté ce long récit en fronçant le sourcil et en pinçant les lèvres.

– Excusez-moi, répliqua-t-il, mais je n’ai pas pour habitude de discuter ainsi publiquement mes affaires intimes.

– Alors, vous ne voulez pas me pardonner ? Vous ne voulez pas me serrer la main avant que je m’en aille ?

– Oh ! volontiers, si cela peut vous faire plaisir.

Il avança la main et serra froidement celle qu’elle lui tendait.

– J’avais espéré, insinua Holmes, que vous nous feriez l’amitié de souper avec nous.

– Cette fois, c’est un peu trop demander, répliqua lord Saint-Simon. Je me résigne à accepter l’inévitable, mais on ne peut tout de même pas exiger que je m’en réjouisse. Donc, si vous le permettez, je vais maintenant me retirer en vous souhaitant à tous une bonne soirée.

Il nous adressa collectivement une large révérence et se retira avec beaucoup de dignité.

– J’espère que vous deux, au moins, me ferez l’honneur d’être des nôtres, reprit Sherlock Holmes. C’est toujours un vif plaisir pour moi de rencontrer un Américain, monsieur Moulton, car je suis de ceux qui ne peuvent se résoudre à croire que la folie d’un monarque et la sottise d’un ministre de jadis pourront jamais empêcher nos enfants d’être citoyens du même vaste monde avec un seul drapeau assemblant, à la fois, l’Union Jack et la bannière étoilée.

– Voilà un cas que je considère comme très intéressant, me dit Sherlock Holmes après que nos invités eurent pris congé de nous, car il sert à démontrer clairement combien simple est parfois l’explication d’une affaire qui, à première vue, paraissait inexplicable. Quoi de plus naturel et de plus vraisemblable, en effet, que l’exposé des faits que nous a fourni cette jeune femme ? Et quoi de plus compliqué et de plus inadmissible, par contre, que la théorie que s’était formée Lestrade ?

– Mais la vôtre était bonne, alors ?

– Dès le début, deux faits m’avaient paru très évidents, à savoir : d’une part, que Mlle Hatty Doran avait consenti, de plein gré, à épouser lord Saint-Simon et, d’autre part, qu’elle en avait eu regret aussitôt la cérémonie terminée. Or, un tel revirement n’avait pu s’opérer chez elle que si quelque chose d’imprévu était survenu dans le courant de la matinée. De quoi s’agissait-il ? Elle n’avait pu parler à personne pendant le temps qu’elle s’était absentée de chez elle, puisqu’elle était restée constamment aux côtés de celui qui allait être son mari. Alors avait-elle simplement vu quelqu’un ? Si oui, ce ne pouvait être que quelqu’un venant d’Amérique, car elle était depuis trop peu de temps en Angleterre pour qu’un homme y eût déjà exercé tant d’influence sur elle qu’elle eût été si profondément impressionnée rien qu’en le voyant. Vous voyez donc que, grâce à ce procédé d’élimination, nous avons déjà abouti à cette supposition qu’elle avait vu un Américain. Restait maintenant à découvrir qui était cet Américain, et pourquoi il avait tant d’ascendant sur elle. Ce pouvait être ou quelqu’un qui la courtisait, ou quelqu’un qu’elle avait déjà épousé. Je savais que toute sa jeunesse s’était écoulée dans un milieu sauvage et assez anormal. Voilà où j’en étais parvenu lorsque lord Saint-Simon nous conta ce qui venait de lui arriver. Quand il nous parla de l’homme qu’il avait vu dans le premier banc de l’église, du changement d’attitude de sa femme, du bouquet tombé (subterfuge si souvent employé par les femmes pour s’emparer secrètement d’un billet), de la conversation qu’elle avait eue avec la femme de chambre dont elle faisait sa confidente, et enfin de ce terme très significatif dont elle s’était servi : « rafler un claim », ce qui, en jargon de mineurs, signifie s’emparer d’une concession primitivement accordée à un tiers, le mystère commença à s’éclaircir sensiblement pour moi. Désormais, plus de doute possible : elle était partie avec un homme, et cet homme était soit un amant, soit quelqu’un qu’elle avait épousé antérieurement, ce qui me sembla plus probable.

– Mais comment diable vous y êtes-vous pris pour les retrouver ?

– J’aurais peut-être eu assez de difficulté à y parvenir si je ne m’étais aperçu que notre ami Lestrade avait entre les mains des indications dont lui-même ne soupçonnait pas la valeur. Naturellement, les initiales étaient de la plus haute importance, mais il y avait en outre un détail très intéressant à relever, c’est que, moins d’une semaine auparavant, l’homme en question avait réglé sa note dans l’un des plus grands hôtels de Londres.

– Et qui vous a dit qu’il s’agissait d’un grand hôtel ?

– Je l’ai vu tout de suite aux prix énumérés sur la note. Quand on voit compter une chambre huit shillings et un verre de sherry huit pence, il est bien évident qu’il s’agit d’un établissement de premier ordre. Il n’y en a pas beaucoup à Londres où les tarifs soient aussi élevés. J’entrepris donc de les visiter l’un après l’autre. Dans le second, qui se trouvait dans Northumberland Avenue, je constatai, en consultant les registres, qu’un certain Francis H. Moulton, citoyen américain, l’avait quitté la veille même et, en vérifiant son compte, que ce compte concordait exactement avec les chiffres portés sur la note. Comme j’appris, en outre, qu’il avait donné ordre de faire suivre sa correspondance 226, Gordon Square, je me rendis aussitôt à cette adresse, où j’eus la chance de rencontrer les amoureux chez eux. J’entrepris aussitôt de leur donner quelques sages conseils et réussis à leur démontrer qu’ils auraient plus d’intérêt, sous tous les rapports, à faire connaître, à tout le monde en général et à lord Saint-Simon en particulier, la véritable situation dans laquelle ils se trouvaient. Ensuite, je les invitai à me rejoindre ici, et, comme vous avez pu le voir, j’ai décidé également lord Saint-Simon à venir au rendez-vous.

– Mais le résultat n’a guère été brillant, lui fis-je remarquer. Son attitude n’a certes pas été des plus aimables.

– Ah ! Watson, me répondit Holmes en souriant, peut-être ne seriez-vous pas très aimable non plus si, après avoir réussi, avec bien du mal, à conquérir une femme et à l’épouser, vous voyiez subitement s’envoler cette femme et la fortune qu’elle devait vous apporter. Je crois que nous devons témoigner beaucoup d’indulgence à lord Saint-Simon et remercier le ciel de n’avoir pas à supporter nous-mêmes une pareille épreuve. Approchez votre fauteuil et passez-moi mon violon, car, pour l’instant, le seul problème qu’il nous reste à résoudre consiste à décider comment nous nous y prendrons pour tromper l’ennui de ces mornes soirées d’automne.

LE DIADÈME DE BÉRYLS

LE DIADÈME DE BÉRYLS{11}

– Holmes, dis-je un matin que, debout dans notre bow-window, je regardais en bas dans la rue. Voici un fou qui passe. C’est pitoyable, quand on y songe, que sa famille le laisse déambuler seul ainsi.

Mon ami quitta nonchalamment son fauteuil et, les mains enfoncées dans les poches de sa robe de chambre, s’approcha pour regarder par-dessus mon épaule.

On était au mois de février, il faisait un temps clair et froid, et la neige, tombée en abondance la veille, recouvrait encore le sol d’une couche ouatée qui scintillait sous le soleil d’hiver. Au milieu de la chaussée, elle avait été réduite à l’état de boue brunâtre par le passage des voitures, mais, sur les côtés et sur les tas où on l’avait rejetée au bord des trottoirs, elle était demeurée aussi blanche que si elle était toute récente. Le bitume avait été nettoyé et gratté, mais la surface n’en demeurait pas moins glissante, de sorte que les passants étaient plus rares que de coutume, à tel point même qu’il ne venait absolument personne du côté de la station du chemin de fer métropolitain, à part cet homme dont les manières excentriques avaient attiré mon attention.

Il pouvait avoir une cinquantaine d’années. Il était grand, fort et d’aspect imposant avec une grosse figure aux traits accusés et à l’expression autoritaire. Vêtu avec une sévérité qui n’excluait pas l’élégance, il portait une redingote noire, un chapeau de soie aux reflets étincelants, des guêtres brunes impeccables et un pantalon gris perle d’une coupe parfaite. Cependant son allure contrastait singulièrement avec la dignité de sa physionomie et de sa mise, car il courait très vite, en faisant par moments de petits bonds, comme quelqu’un qui n’est pas habitué à un pareil effort. Et, tout en courant, il levait et abaissait les mains avec des gestes saccadés, secouait sa tête en tous sens et se contorsionnait le visage d’une façon extraordinaire.

– Que diable peut-il bien avoir ? murmurai-je. Il a l’air de regarder les numéros des maisons.

– Je crois que c’est ici qu’il vient, dit Holmes en se frottant les mains.

– Ici ?

– Oui, j’ai idée qu’il vient me consulter. Il y a des symptômes sur lesquels on ne se trompe pas. Tenez ! Que vous disais-je ?

De fait, l’homme, tout en soufflant comme un phoque, se précipita au même moment vers notre porte et se mit à carillonner de telle façon que tous les échos de la maison furent réveillés.

Quelques instants après, il faisait irruption dans la pièce où nous étions, toujours soufflant, toujours gesticulant, mais avec une telle expression de souffrance et de désespoir que nos sourires firent aussitôt place à la stupéfaction et à la pitié. Pendant un bon moment, il demeura incapable d’articuler un seul mot, se balançant de droite et de gauche et s’arrachant les cheveux comme un homme qui a complètement perdu la tête. Puis, se remettant d’un bond sur pied, il se cogna le front contre le mur avec une telle force que nous nous élançâmes vers lui pour le retenir et le ramener vers le centre de la pièce.

Sherlock Holmes le poussa dans un fauteuil et, s’asseyant à côté de lui, se mit à lui tapoter les mains et à lui parler de ce ton affable et apaisant dont il savait si bien se servir.

– Vous êtes venu me trouver pour me conter votre histoire, n’est-ce pas ? lui dit-il. Mais, en ce moment, vous êtes fatigué d’avoir trop couru. Alors, prenez votre temps, reposez-vous un peu ; vous m’expliquerez ensuite de quoi il s’agit et, si je puis vous sortir d’embarras, comptez sur moi.

L’homme continua de haleter pendant une ou deux minutes encore, cherchant visiblement à maîtriser la violente émotion à laquelle il était en proie. Puis il s’essuya le front avec son mouchoir, serra les lèvres et se tourna vers nous.

– Vous me prenez sans doute pour un fou, n’est-ce pas ? dit-il.

– Je pense plutôt qu’il a dû vous arriver un grand malheur, répliqua Holmes.

– Ah ! vous pouvez le dire !… Un malheur si soudain et si terrible qu’il y a de quoi en perdre la raison. Le déshonneur, je l’aurais subi s’il l’avait fallu, bien que j’aie toujours marché jusqu’ici la tête haute. Un chagrin intime, je m’y serais également résigné ; n’en avons-nous pas tous notre part ici-bas ? Mais les deux réunis et sous une forme aussi effroyable, c’est trop ! Le courage me manque. Et puis, il n’y a pas que moi en cause. Si l’on ne trouve pas moyen de remédier à cette horrible affaire, les plus hauts personnages d’Angleterre eux-mêmes auront à en pâtir.

– Je vous en prie, monsieur, remettez-vous, reprit Holmes, et expliquez-moi clairement qui vous êtes et ce qui vous est arrivé.

– Mon nom ne vous est probablement pas inconnu, reprit notre visiteur. Je suis Alexander Holder, de la Banque Holder et Stevenson, dans Threadneedle Street.

Ce nom nous était, en effet, très familier, puisque c’était celui du principal associé de l’une des plus importantes banques privées de la Cité de Londres. Que s’était-il donc passé pour que l’un des premiers citoyens de Londres se trouvât en aussi mauvaise passe ? Nous attendions, tout palpitants de curiosité. Enfin, faisant un nouvel effort, notre visiteur parvint à se reprendre suffisamment pour être en état de commencer son récit.

– Je me rends compte qu’il n’y a pas de temps à perdre, nous dit-il, et je suis tout de suite parti à votre recherche lorsque l’inspecteur de police m’a conseillé de solliciter votre concours. Je suis venu à Baker Street par le chemin de fer souterrain, et j’ai fait le reste du chemin au pas de course, car les cabs ne vont pas vite par ce temps de neige. Voilà pourquoi vous m’avez vu arriver si essoufflé, car je n’ai pas l’habitude de prendre beaucoup d’exercice. Mais je commence à me sentir mieux à présent, et je vais m’efforcer de vous exposer les faits aussi brièvement et en même temps aussi clairement que possible.

« Vous n’ignorez certainement pas que l’une des premières conditions de réussite pour un établissement de crédit est de trouver des placements rémunérateurs pour les fonds dont il dispose et de chercher à augmenter le plus possible ses relations et le nombre de ses déposants. L’un des placements les plus lucratifs réside dans les prêts d’argent contre garanties absolument sûres. Nous avons effectué beaucoup d’opérations de cet ordre au cours de ces dernières années, et nombreuses sont les familles appartenant à l’aristocratie auxquelles nous avons avancé de grosses sommes contre les garanties offertes par leurs galeries de tableaux, leurs bibliothèques ou leur orfèvrerie.

« Hier matin, alors que j’étais dans mon bureau à la banque, un de nos employés me remit une carte de visite. Je bondis en lisant le nom, car c’était celui… Mais peut-être vaut-il mieux que je ne vous le répète pas, même à vous, et je me contenterai de vous dire que c’était un nom universellement connu, un des noms les plus illustres d’Angleterre. J’en fus tellement interloqué que, lorsque mon visiteur se présenta, je trouvai à peine les mots qu’il fallait pour lui exprimer à quel point j’étais flatté d’un tel honneur ; mais il m’interrompit tout de suite pour m’exposer immédiatement le but de sa démarche avec l’empressement que l’on met à se débarrasser d’une tâche désagréable.

« – Monsieur Holder, commença-t-il, j’ai entendu dire que vous consentiez des avances d’argent.

« – Notre maison les consent lorsque les garanties sont bonnes, répondis-je.

– J’ai besoin de cinquante mille livres, reprit-il, et il me les faut séance tenante. Naturellement je pourrais m’adresser à n’importe lequel de mes amis, qui me prêterait cette somme dix fois pour une, mais je préfère m’adresser à une banque et traiter l’affaire moi-même. Quand on occupe une situation comme la mienne, il va de soi que l’on ne tient pas à avoir d’obligations envers personne.

« – Et pour combien de temps désireriez-vous faire cet emprunt ? m’informai-je.

– J’ai une très forte somme à toucher lundi prochain, et, à ce moment, je serai très certainement en mesure de vous rembourser ce que vous jugerez bon de me demander. Mais ce qui est absolument indispensable, c’est que je dispose tout de suite de la somme que je vous ai indiquée.

« – Je me ferais un plaisir de la prélever immédiatement sur mes fonds personnels pour ne pas vous faire attendre, répondis-je, mais cette somme dépasse de beaucoup mes disponibilités. D’autre part, si je vous consens cette avance au nom de notre établissement, je me verrai dans l’obligation, par égard pour mon associé, de prendre, même vis-à-vis de vous, toutes les garanties d’usage.

« – Je préfère de beaucoup qu’il en soit ainsi, dit-il en mettant sur ses genoux un grand écrin carré en maroquin noir qu’il avait déposé à côté de sa chaise en entrant. Vous avez sans nul doute entendu parler du diadème de béryls ?

« – L’un des plus précieux joyaux de la Couronne ? hasardai-je.

« – Précisément.

« Il ouvrit l’écrin, et je vis apparaître, étalé sur un fond de velours fin couleur chair, l’incomparable joyau dont il venait de me parler.

« – Il y a trente-neuf énormes béryls, poursuivit-il, et le prix de la monture en or est incalculable. En l’estimant au plus juste, ce diadème représente le double de la somme que je vous demande, et je suis prêt à vous le laisser entre les mains à titre de garantie.

« Je restai un moment hésitant, regardant alternativement mon illustre visiteur et le précieux écrin qu’il m’avait mis entre les mains.

« – Vous doutez de sa valeur ? questionna-t-il.

« – Pas le moins du monde. Je me demandais seulement…

« – Si j’avais le droit d’en disposer ainsi ? Rassurez-vous, jamais je n’aurais songé un seul instant à le faire si je n’avais eu la certitude absolue de pouvoir vous le reprendre dans quatre jours. Si je vous le laisse momentanément ainsi, c’est uniquement pour la forme. Trouvez-vous que ce soit un gage suffisant ?

« – Amplement suffisant.

« – Rappelez-vous, monsieur Holder, que je vous donne là une très grande preuve de confiance, basée exclusivement sur l’éloge que l’on m’a fait de vous. Je vous recommande non seulement d’être discret afin que cette histoire ne parvienne aux oreilles de personne, mais encore et surtout de veiller avec le plus grand soin sur ce diadème, car il va sans dire que cela provoquerait un gros scandale s’il était endommagé d’une façon quelconque. Le plus léger accident serait presque aussi grave que sa perte totale, car, comme il n’existe pas au monde de béryls comparables à ceux-ci, il serait impossible de les remplacer. Mais j’ai entière confiance en vous, et je viendrai vous le réclamer moi-même lundi matin.

« Voyant que mon client avait hâte de s’en aller, je ne lui demandai pas d’autres explications, et, appelant mon caissier, je lui donnai ordre de verser cinquante mille livres. Mais, une fois seul, avec le précieux écrin sur la table devant moi, je ne pus me défendre d’une certaine angoisse en réfléchissant à l’énorme responsabilité que je venais d’assumer. Il était bien évident que, ce joyau faisant partie des biens nationaux, un épouvantable scandale se produirait s’il lui arrivait malheur. Je regrettais déjà sincèrement d’avoir consenti à m’en charger. Mais, comme il était désormais trop tard pour me raviser, je me contentai de l’enfermer dans mon coffre-fort particulier et me remis au travail.

« Quand vint le soir, je me dis qu’il serait imprudent de laisser derrière moi dans mon bureau un objet aussi précieux. Nombre de banquiers ont été cambriolés déjà, et ce qui était arrivé à d’autres pouvait tout aussi bien m’arriver à moi. Dans quelle situation terrible ne me trouverais-je pas en pareil cas ? Je décidai donc que, pendant ces quelques jours, j’emporterais toujours l’écrin à l’aller et au retour afin de ne pas le perdre de vue un instant, et, dès ce soir-là, je pris un cab afin de le ramener chez moi, à Streatham. Ce n’est qu’après avoir enfermé l’écrin à clé, au premier étage, dans le bureau de mon cabinet de toilette, que je commençai à respirer plus librement.

« Et maintenant, un mot sur ma maison, monsieur Holmes, car je tiens à ce que vous vous fassiez une idée très nette de la situation. Mon garçon d’écurie et mon groom couchent au-dehors et sont, par conséquent, hors de cause. J’ai trois servantes qui sont chez moi depuis des années et dont l’honnêteté est au-dessus de tout soupçon. Une autre, Lucy Parr, la seconde femme de chambre, n’est à mon service que depuis quelques mois. Mais elle s’est présentée avec des certificats excellents et m’a donné jusqu’ici entière satisfaction. C’est une fort jolie fille, qui a beaucoup d’admirateurs, et l’on en voit assez souvent, aux alentours, qui la guettent sur son passage. C’est la seule chose qu’on puisse lui reprocher, mais nous n’en sommes pas moins convaincus qu’elle est très sérieuse.

« Voilà pour les domestiques. Quant à ma famille, elle est si peu nombreuse qu’il ne me faudra pas longtemps pour vous la décrire. Je suis veuf et n’ai qu’un seul fils, Arthur, qui ne m’a apporté que des désillusions, monsieur Holmes, les plus pénibles désillusions. Mais c’est peut-être un peu ma faute. On m’a toujours dit que je le gâtais trop, et c’est fort possible. Quand j’ai eu le malheur de perdre ma femme, qui m’était si chère, j’ai naturellement reporté sur lui toute mon affection. Je ne pouvais supporter de le voir soucieux un seul instant, et je ne lui ai jamais rien refusé. Peut-être aurait-il mieux valu, pour lui comme pour moi, que je fusse plus sévère, mais je croyais bien faire en agissant ainsi.

« Comme tous les pères, je n’avais qu’un désir : celui de lui voir prendre la suite de mes affaires ; malheureusement, il n’avait aucun goût pour cela. Il était trop capricieux, trop fantasque, et, pour dire la vérité, je n’aurais pas osé lui confier les sommes importantes journellement déposées à la banque. Tout jeune encore, il était devenu membre d’un cercle aristocratique où, grâce à ses charmantes manières, il ne tarda pas à devenir l’ami intime de beaucoup de gens très riches et habitués à jeter l’argent par les fenêtres. Entraîné par leur mauvais exemple, il essuya de si lourdes pertes au jeu et aux courses qu’il en fut maintes fois réduit à venir me supplier de lui faire des avances sur l’argent de poche que je lui accordais, afin d’acquitter ses dettes d’honneur. Il essaya bien, à plusieurs reprises, il est vrai, de fuir la pernicieuse compagnie dans laquelle il s’était fourvoyé, mais son ami, sir George Burnwell, avait un tel ascendant sur lui qu’il y revenait toujours.

« Et vraiment, je ne suis pas surpris qu’un homme tel que sir George Burnwell ait exercé une si profonde influence sur lui, car il l’a fréquemment amené chez moi, et j’avoue que je le trouvais moi-même excessivement sympathique. Il est plus âgé qu’Arthur et possède infiniment d’expérience ; c’est un homme qui a été partout, qui a tout vu et qui possède en outre les avantages d’être un brillant causeur et un très beau garçon. Malgré cela, quand je pense à lui de sang-froid, quand je ne subis plus le charme captivant de sa présence, j’ai la conviction que ses propos cyniques et l’expression que j’ai parfois surprise dans ses yeux le désignent comme un homme dont il faut beaucoup se méfier. C’est mon opinion, et celle également de ma petite Mary, qui possède une clairvoyance féminine très développée.

« Il ne me reste plus désormais que son portrait à elle à vous faire. Ce n’est que ma nièce, mais il y a cinq ans, lorsque, par suite de la mort de mon frère, elle se trouva subitement seule et sans appui, je l’adoptai et j’ai toujours veillé sur elle depuis comme si elle était ma fille. C’est mon rayon de soleil ; elle est aussi douce et aussi affectueuse que jolie ; c’est une excellente ménagère, une maîtresse de maison incomparable, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi charmante, aussi tranquille et aussi charitable qu’une femme peut l’être. Elle est devenue mon bras droit, et je ne pourrais plus me passer d’elle. Il n’y a qu’une seule chose pour laquelle elle m’a résisté. À deux reprises, mon fils, qui est très épris d’elle, lui a demandé sa main, et, les deux fois, elle la lui a refusée. Je crois que, si quelqu’un avait dû le ramener dans le droit chemin, c’est bien elle, et ce mariage aurait pu faire de lui un autre homme ; mais désormais, hélas ! il est trop tard… il n’y faut plus songer !

« Maintenant que vous connaissez tous ceux qui habitent sous mon toit, monsieur Holmes, je vais reprendre la suite de ma lamentable histoire.

« Ce soir-là, pendant que nous prenions le café au salon, après le dîner, je contai à Arthur et à Mary ce qui m’était arrivé et leur décrivis le précieux trésor que j’avais rapporté en m’abstenant seulement de leur dire le nom de mon client. Je suis certain que Lucy Parr, qui nous avait servi le café, s’était retirée à ce moment-là, mais je ne pourrais jurer qu’elle avait refermé la porte en s’en allant. Mary et Arthur, qui m’avaient écouté avec beaucoup d’intérêt, demandèrent à voir le fameux diadème, mais je jugeai préférable de n’y point toucher.

« – Où l’avez-vous mis ? me demanda Arthur.

« – Dans mon bureau.

« – Eh bien ! espérons que la maison ne sera pas cambriolée cette nuit, répliqua-t-il.

« – Mon bureau est fermé à clé, repris-je.

« – Bah ! n’importe quelle vieille clé suffirait à l’ouvrir. Je me rappelle fort bien, étant gamin, l’avoir ouvert avec celle de l’armoire du cabinet de débarras.

« Comme il avait l’habitude de dire toutes les bêtises qui lui passaient par la tête, je n’attachai aucune importance à cette réflexion. Pourtant, il me rejoignit, ce soir-là, dans ma chambre avec une mine très grave.

« – Écoutez, père, me dit-il en baissant les yeux, pourriez-vous me donner deux cents livres ?

« – Non, ripostai-je d’un ton sec. Je n’ai été que trop généreux avec vous jusqu’ici.

« – Vous avez été très bon, je le reconnais, me dit-il ; mais il me faut absolument cet argent, sinon je ne pourrai jamais plus me montrer au cercle.

« – Eh bien ! j’en serai fort aise ! m’écriai-je.

« – Peut-être, mais vous ne voudriez tout de même pas me le voir quitter déshonoré. Pour moi, je ne pourrais supporter une telle honte. Il me faut cet argent coûte que coûte, et, si vous me le refusez, je m’y prendrai d’une autre façon.

« J’étais furieux, car c’était la troisième fois dans le mois qu’il me réclamait ainsi de l’argent.

« – Vous n’aurez pas un sou de moi, m’écriai-je, exaspéré.

« Alors il s’inclina et sortit sans un mot.

« Lorsqu’il fut parti, j’ouvris mon bureau et, m’étant assuré que mon trésor était en sûreté, le remis soigneusement sous clé ; puis, je me mis à faire le tour de la maison afin de m’assurer si tout était bien fermé, tâche que je confiais habituellement à Mary, mais que je crus bon d’accomplir moi-même ce jour-là. Lorsque je redescendis l’escalier, Mary elle-même était à l’une des fenêtres du vestibule et, en me voyant approcher, la ferma et en assujettit le loquet.

« – Dites-moi, papa, me demanda-t-elle d’un air un peu troublé, me sembla-t-il, avez-vous donné à Lucy la permission de sortir ce soir ?

« – Certainement non.

« – Eh bien ! je viens de la voir rentrer par la porte de derrière. Elle n’était sans doute allée que jusqu’à la petite grille pour voir quelqu’un, mais je n’approuve quand même pas cela, et il faudra y mettre bon ordre.

« – Faites-lui-en l’observation demain matin, à moins que vous ne préfériez que je m’en charge. Vous êtes certaine que c’est bien fermé partout ?

« – Absolument certaine, papa.

« Je l’embrassai, regagnai ma chambre et m’endormis peu après.

« Je m’efforce, monsieur Holmes, de vous rapporter tout ce qui peut avoir quelque rapport avec l’affaire dont je vous parle. Néanmoins, s’il y a quelque chose qui ne vous semble pas clair, vous n’avez qu’à me poser des questions.

– Au contraire, je trouve que vous êtes parfaitement explicite.

– Je suis maintenant arrivé à un point de mon récit où je désirerais l’être davantage. Même en temps ordinaire, j’ai toujours le sommeil peu profond, mais cette nuit-là, en raison sans doute des inquiétudes auxquelles j’étais en proie, je dormais encore plus légèrement que jamais. Vers deux heures du matin, je fus réveillé par un bruit provenant de l’intérieur de la maison. Ce bruit avait cessé avant que je fusse complètement réveillé, mais j’avais gardé l’impression que c’était une fenêtre qui venait de se refermer doucement. J’écoutai de toutes mes oreilles. Tout à coup, à ma profonde horreur, j’entendis très distinctement des pas étouffés dans la pièce à côté. Tout palpitant d’angoisse, je me glissai hors de mon lit et guettai par la porte entrouverte ce qui se passait dans mon cabinet de toilette.

« – Arthur ! criai-je. Misérable ! Voleur ! Comment osez-vous toucher à ce diadème ?

« Le gaz était à demi baissé, tel que je l’avais laissé en me couchant, et mon malheureux fils, simplement vêtu de sa chemise et de son pantalon, était debout près de la lumière, tenant le diadème entre ses mains. Il semblait employer toutes ses forces à le tordre ou à le briser. Au cri que je poussai, il lâcha le joyau et devint pâle comme un mort. Je saisis le diadème et l’examinai. Il manquait une des extrémités ainsi que trois des béryls.

« – Misérable ! répétai-je, fou de rage. Vous l’avez brisé ! Vous m’avez déshonoré pour toujours ! Où sont les pierres que vous avez volées ?

« – Volées ! se récria-t-il.

« – Oui, volées ! hurlai-je en le secouant par l’épaule.

« – Il n’en manque aucune. Il ne peut en manquer aucune, me répondit-il.

« – Il en manque trois. Et vous savez où elles sont. Seriez-vous donc aussi menteur que voleur, par hasard ? Je vous ai vu, de mes yeux vu, essayer d’en arracher encore une autre.

« – Assez d’insultes, protesta-t-il, je n’en supporterai pas davantage. Puisque c’est ainsi que vous me traitez, n’attendez pas un mot de plus de moi. Je m’en irai de chez vous aujourd’hui même, et, à l’avenir, je me débrouillerai seul.

« – Si vous vous en allez de chez moi, ce sera aux mains de la police ! m’exclamai-je au comble de la fureur. J’entends que cette affaire soit éclaircie complètement.

« – Ne comptez pas sur moi pour vous fournir aucune explication, me riposta-t-il avec un emportement dont je ne l’aurais pas cru capable. Si vous appelez la police, vous pourrez vous adresser à elle pour découvrir ce que vous voulez savoir.

« Le bruit de notre discussion avait réveillé tout le monde. Mary fut la première à faire irruption dans ma chambre et, en voyant le diadème et l’attitude d’Arthur, elle devina aussitôt ce qui s’était passé. Un cri s’échappa de sa gorge, et elle tomba inanimée sur le parquet. J’envoyai la femme de chambre chercher la police et demandai qu’on procédât à une enquête. Lorsque l’inspecteur, accompagné d’un constable, pénétra dans la maison, Arthur, qui, l’air sombre et les bras croisés, était demeuré immobile à la même place, me demanda si j’avais l’intention de déposer une plainte contre lui. Je lui répondis qu’il ne pouvait plus être question de liquider cette affaire entre nous et que, comme le diadème brisé faisait parti des biens nationaux, j’étais fermement décidé à laisser en tout et pour tout la justice suivre son cours.

« – Vous n’allez du moins pas, dit-il, me faire arrêter tout de suite. Il y aurait tout intérêt, et pour vous, et pour moi, à ce que l’on m’autorisât à sortir cinq minutes.

« – Afin de vous donner le temps de fuir ou de cacher ce que vous avez volé, m’écriai-je.

« Puis, envisageant dans toute son horreur la situation dans laquelle j’allais me trouver placé, je le suppliai de se souvenir que mon honneur personnel n’était pas seul en cause, mais encore celui de quelqu’un bien plus haut placé que moi, et qu’enfin cette histoire risquait de faire éclater un scandale qui révolutionnerait tout le pays. En m’avouant ce qu’il avait fait des trois pierres manquantes, il pourrait, au contraire, éviter tout cela.

« – Pourquoi ne pas dire franchement la vérité ? insistai-je. Vous avez été pris sur le fait, et que vous avouiez ou non, vous n’en serez pas moins coupable. Efforcez-vous plutôt de réparer votre faute dans la mesure du possible en m’expliquant où se trouvent les béryls, et je vous promets de tout pardonner.

« – Gardez votre pardon pour ceux qui l’implorent, me répliqua-t-il en se détournant avec un rire sarcastique.

« Je compris qu’il était trop buté pour se laisser ébranler par quoi que ce soit de ce que je pourrais lui dire. Dans ces conditions, il ne me restait plus qu’un seul parti à prendre. J’appelai l’inspecteur et déposai une plainte contre mon fils. On l’arrêta immédiatement, on le fouilla, on perquisitionna dans sa chambre et dans toute la maison ; mais il fut impossible de retrouver les pierres nulle part, et ni prières, ni menaces ne purent décider mon misérable fils à parler. On l’a incarcéré ce matin, et, après avoir rempli toutes les formalités exigées par la police, je suis immédiatement accouru vous voir, comptant sur votre habileté si vantée pour débrouiller cette énigme. La police déclare n’y rien comprendre. Si vous voulez bien entreprendre une enquête à votre tour, je vous donne carte blanche pour les frais qui en pourront résulter. J’ai déjà d’ailleurs offert une récompense de mille livres afin d’encourager les recherches. Mon Dieu, que vais-je devenir ! En une seule nuit, j’ai perdu mon honneur, mon fils et le trésor que l’on m’avait confié. Je vais sûrement en tomber tout à fait fou !

Il se prit la tête à deux mains et se mit à se balancer de droite et de gauche, en geignant doucement comme un enfant accablé de chagrin.

Sherlock Holmes, les sourcils froncés, les yeux fixés sur le feu, resta un long moment silencieux.

– Recevez-vous beaucoup ? demanda-t-il enfin.

– Personne, sauf mon associé et sa famille, et parfois un ami d’Arthur. Sir George Burnwell est venu plusieurs fois ces temps derniers. C’est tout, je crois.

– Allez-vous beaucoup dans le monde ?

– Arthur, oui. Mais Mary et moi restons toujours à la maison, car nous n’aimons guère à sortir, ni l’un, ni l’autre.

– C’est rare chez une jeune fille.

– Elle est d’un naturel plutôt calme. Et puis, elle est moins jeune que vous ne semblez le croire. Elle a vingt-quatre ans.

– D’après ce que vous me dites, cette affaire l’a fort bouleversée aussi.

– Terriblement ! Elle en paraît même encore plus affectée que moi.

– Vous êtes aussi convaincus l’un que l’autre de la culpabilité de votre fils ?

– Comment ne le serions-nous pas, alors que je l’ai vu, de mes yeux vu, avec le diadème dans les mains ?

– Je n’estime pas que ce soit là une preuve absolument irréfutable. Le reste du diadème était-il endommagé ?

– Oui, il était tordu.

– Ne pensez-vous pas, en ce cas, qu’il ait plutôt été en train de chercher à le redresser ?

– Je vous remercie d’essayer d’atténuer ainsi sa part de responsabilité et la mienne. Mais vous n’y parviendrez pas. D’abord, quelle raison avait-il d’être là ? Et, s’il était animé de si bonnes intentions, pourquoi ne l’a-t-il pas dit tout de suite ?

– En effet, mais, par contre, s’il était coupable, pourquoi n’a-t-il pas tenté de se disculper par un mensonge ? À mon avis, son silence peut être interprété aussi bien dans un sens que dans l’autre. Il y a plusieurs particularités singulières dans cette affaire. Que pense la police du bruit qui vous a réveillé ?

– Elle présume que ce devrait être celui que fit Arthur en refermant la porte.

– Allons donc ! Est-ce qu’un homme qui vient pour voler fait claquer les portes au risque de réveiller toute la maison ? Et la disparition des pierres, comment l’explique-t-on ?

– On continue à sonder les parquets et à tout mettre sens dessus dessous dans l’espoir de les retrouver.

– A-t-on pensé à regarder en dehors de la maison ?

– Oh, oui ! Et avec quel zèle ! On a déjà retourné tout le jardin.

– Voyons, cher monsieur, reprit Holmes, ne comprenez-vous donc pas que cette affaire est beaucoup plus abstruse que la police et vous n’étiez, à première vue, tentés de le croire ? Le cas vous a paru, à vous, fort simple ; à moi, il me semble fort complexe. Réfléchissez un peu à ce qu’implique votre hypothèse. D’après vous, votre fils se relève la nuit, s’en va, non sans courir les plus grands risques, jusqu’à votre cabinet de toilette, ouvre votre bureau, en retire le diadème, en brise un morceau rien qu’avec ses mains, s’en va cacher trois des trente-neuf pierres avec tant d’habileté que personne ne pourra ensuite les retrouver, puis rapporte les trente-six autres dans ce même cabinet de toilette où il est si fortement exposé à être découvert. Alors, franchement, cela vous paraît vraisemblable ?

– Mais quelle autre hypothèse voulez-vous envisager ! s’écria le banquier avec un geste désespéré. Si ses intentions n’avaient pas été malhonnêtes, est-ce qu’il ne s’expliquerait pas ?

– C’est à nous de le découvrir, répondit Holmes. Aussi, monsieur Holder, si vous le voulez bien, nous allons maintenant nous rendre ensemble à Streham, où nous nous emploierons pendant une heure à vérifier minutieusement certains détails.

Mon compagnon mit beaucoup d’insistance à m’entraîner avec eux dans l’expédition qu’ils allaient entreprendre, ce que j’acceptai d’ailleurs avec empressement, car j’avais été à la fois très ému et très intrigué par le récit que nous venions d’entendre. J’avoue qu’en ce qui me concerne la culpabilité du fils du banquier me paraissait aussi évidente qu’elle l’était pour son malheureux père ; néanmoins j’avais une telle foi dans les jugements de Sherlock Holmes qu’il me semblait que l’on pouvait conserver encore quelque espoir tant qu’il se refuserait à accepter la théorie jusqu’à présent admise.

Il n’ouvrit pour ainsi dire pas la bouche durant tout le trajet qu’il nous fallut parcourir pour gagner la banlieue sud et resta continuellement absorbé dans ses méditations, le menton incliné sur la poitrine et le chapeau rabattu sur les yeux. Notre client semblait avoir repris un peu de couleur en écoutant raisonner mon ami, et il alla même jusqu’à engager avec moi une conversation à bâtons rompus au sujet de ses affaires.

Un court voyage en chemin de fer et une marche plus courte encore nous amenèrent à Fairbank, la modeste résidence du grand financier.

Fairbank était une maison quadrangulaire d’assez vastes dimensions construite en pierre blanche et un peu en retrait de la route. Une allée carrossable à double évolution encerclant une pelouse couverte de neige la reliait aux deux grandes grilles donnant accès à la propriété. Sur le côté droit, une petite barrière en bois, qui servait d’entrée de service, permettait, en suivant un étroit sentier bordé de haies soigneusement taillées, de gagner la porte de la cuisine. Sur le côté gauche, courait un petit chemin conduisant aux écuries, qui, lui, n’était pas englobé dans la propriété, car, bien que rarement utilisé, il était ouvert à tout le monde.

Holmes nous quitta devant la porte d’entrée et fit lentement le tour de la maison en commençant par la façade pour continuer ensuite par le sentier réservé aux fournisseurs et par le jardin de derrière et revenir enfin par le chemin des écuries. Son absence se prolongea même si longtemps que M. Holder et moi finîmes par entrer dans la salle à manger afin d’attendre son retour au coin du feu.

Alors que nous étions silencieusement assis de la sorte en face l’un de l’autre, la porte s’ouvrit, et une jeune fille entra. Elle était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mince et élancée, et avait des cheveux et des yeux de couleur sombre, qui, en raison de son extrême pâleur, paraissaient encore plus sombres qu’ils ne l’étaient en réalité. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu chez aucune femme pâleur aussi accusée que la sienne. Ses lèvres aussi étaient complètement exsangues, mais elle avait en revanche les yeux tout rougis à force d’avoir pleuré. En la voyant pénétrer silencieusement ainsi dans la pièce, j’eus l’impression que son chagrin était encore plus profond que celui du banquier, et c’était d’autant plus frappant qu’on la devinait très énergique et capable, par conséquent, de se dominer mieux qu’un autre.

Sans se préoccuper de ma présence, elle alla droit à son oncle et, d’un geste très féminin, lui caressa légèrement les cheveux.

– Vous avez demandé que l’on remette Arthur en liberté, dites, mon oncle ? demanda-t-elle.

– Non, non, mon enfant, il faut que cette affaire soit complètement éclaircie.

– Mais je suis tellement sûre qu’il est innocent. Vous savez combien nous sommes intuitives, nous autres femmes. Je suis convaincue qu’il n’a pas fait de mal, et que vous regretterez un jour d’avoir été si dur envers lui.

– Pourquoi refuse-t-il de parler, alors, s’il est innocent ?

– Qui sait ? Peut-être parce qu’il est exaspéré de voir que vous le soupçonnez ainsi.

– Comment ne le soupçonnerais-je pas dès lors que je l’ai surpris moi-même le diadème entre les mains ?

– Oh ! il ne l’avait pris que pour le regarder. Je vous en prie, rapportez-vous-en à moi : je vous donne ma parole qu’il est innocent. Laissez tomber l’affaire et qu’il n’en soit plus question. C’est si épouvantable de penser que notre cher Arthur est en prison !

– Non, jamais je ne laisserai tomber l’affaire tant que les pierres n’auront pas été retrouvées…, jamais, Mary ! Votre affection pour Arthur vous empêche de penser aux horribles conséquences qui en résulteront pour moi. Aussi, loin d’étouffer l’affaire, j’ai amené de Londres quelqu’un qui m’aidera à pousser les recherches encore plus loin.

– C’est monsieur ? questionna-t-elle en se retournant pour me regarder.

– Non, son ami. Il nous a priés de le laisser seul. Il est en ce moment du côté du chemin des écuries.

– Le chemin des écuries ? répéta-t-elle en levant ses noirs sourcils. Qu’espère-t-il donc découvrir par là ?… Ah ! le voici sans doute ?… J’espère, monsieur, que vous réussirez à prouver, comme j’en ai pour ma part l’intime conviction, que mon cousin Arthur est innocent du crime dont on l’accuse.

– Je partage entièrement votre avis, mademoiselle, et je compte bien arriver à rétablir la vérité, répondit Holmes en revenant sur ses pas pour essuyer sur le paillasson ses chaussures pleines de neige. C’est, je présume, à mademoiselle Mary Holder que j’ai l’honneur de parler ?… Vous permettez, mademoiselle, que je vous pose une ou deux questions ?

– Mais bien volontiers, monsieur, si cela peut vous aider dans vos recherches.

– Vous n’avez rien entendu cette nuit, pour votre part ?

– Rien, jusqu’au moment où mon oncle a commencé d’élever la voix. Dès que je l’entendis, je m’empressai de descendre.

– C’est vous qui aviez fermé la maison hier soir. Etes-vous bien sûre d’avoir rabattu le loquet de toutes les fenêtres ?

– Oui, monsieur.

– Et étaient-elles toutes, ce matin, telles que vous les aviez laissées hier soir ?

– Oui, monsieur.

– L’une de vos femmes de chambre a un amoureux, n’est-ce pas ? et si je ne me trompe, vous avez averti votre oncle qu’elle était allée le voir ?

– Oui, c’est elle qui a servi le café dans le salon, et il est possible qu’elle ait entendu ce que disait mon oncle au sujet du diadème.

– Ah, bon ! Et cela vous amène à supposer qu’elle aurait été en aviser son amoureux et que tous deux auraient combiné le vol ensemble ?

– À quoi bon se perdre ainsi en vagues conjectures ? s’écria le banquier avec impatience. Puisque je vous répète que j’ai surpris Arthur avec le diadème dans ses mains.

– Attendez un peu, monsieur Holder. Nous reparlerons de cela plus tard. Revenons à cette fille, mademoiselle. Vous l’avez vue rentrer par la porte de la cuisine, probablement ?

– Oui, en allant m’assurer que les verrous étaient bien poussés, je l’ai vue qui rentrait furtivement. J’ai même aperçu l’homme dans l’ombre.

– Vous le connaissez de vue ?

– Oh ! oui, c’est le fruitier qui nous livre nos légumes. Il s’appelle Francis Prosper.

– Il se tenait, poursuivit Holmes, à gauche de la porte… c’est-à-dire à quelques pas plus haut sur le sentier ?

– C’est cela.

– Et il a une jambe de bois ?

Une lueur d’inquiétude passa dans les yeux expressifs de la jeune fille.

– Ma parole, vous êtes un véritable sorcier ! s’écria-t-elle. Comment pouvez-vous savoir cela ?

Elle avait posé cette question en souriant, mais le masque grave et maigre de Sherlock Holmes était demeuré immuable.

– Je désirerais maintenant monter au premier, dit-il. Mais, auparavant, il faut que je retourne donner un coup d’œil à l’extérieur de la maison. J’ai besoin d’inspecter les fenêtres du rez-de-chaussée.

Il se mit aussitôt à les passer rapidement en revue l’une après l’autre, mais ne s’arrêta à proprement parler que devant celle du vestibule, qui était assez grande et devant laquelle passait le chemin des écuries. En dernier lieu, il l’ouvrit et en examina attentivement le rebord à l’aide de sa loupe.

– Maintenant, nous allons pouvoir monter, annonça-t-il finalement.

Le cabinet de toilette du banquier était une petite pièce, fort simplement meublée et recouverte d’un tapis gris, dans laquelle on remarquait un bureau et un grand miroir.

Holmes alla d’abord au bureau et en étudia avec soin la serrure.

– De quelle clé s’est-on servi pour l’ouvrir ? s’informa t-il.

– De celle dont mon fils lui-même a parlé…, la clé de l’armoire du cabinet de débarras.

– Vous l’avez là ?

– C’est celle qui est ici sur la toilette.

Sherlock Holmes s’en saisit et ouvrit le bureau.

– Une serrure silencieuse, constata-t-il. Je ne m’étonne pas qu’on ne vous ait pas réveillé en la faisant fonctionner. C’est sans doute cet écrin qui renferme le diadème ? Regardons-le.

Il ouvrit l’écrin, en sortit le joyau et le posa sur la table. C’était une pièce magnifique, et les trente-six pierres étaient absolument incomparables. À l’une des extrémités, la monture était brisée net : c’est de là qu’avait été arrachée la partie supportant les trois pierres disparues.

– Tenez, monsieur Holder, dit Holmes, voici le coin qui faisait pendant à celui que l’on a soustrait. Puis-je vous demander de le casser ?

Le banquier recula d’horreur.

– Jamais je n’oserais faire cela, se récria-t-il.

– Alors, c’est moi qui le ferai, dit Holmes en tirant brusquement de toutes ses forces sur le diadème, sans toutefois réussir à le rompre.

« Je sens qu’il cède un peu, ajouta-t-il ; mais, bien que je possède une force exceptionnelle dans les doigts, je crois qu’il me faudrait un certain temps pour en venir à bout. Un homme ordinaire n’y parviendrait certainement pas. Enfin, en admettant que j’y réussisse, qu’arriverait-il, selon vous, monsieur Holder ? Cela ferait un bruit sec, comme un coup de revolver, soyez-en certain. Et vous prétendez dire que tout cela s’est passé à quelques pas de votre lit sans que vous ayez rien entendu ?

– Je ne sais que penser. C’est à n’y rien comprendre.

– Peut-être cela deviendra-t-il plus compréhensible avant peu. Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?

– J’avoue que je suis toujours aussi embarrassée que mon oncle.

– Votre fils, monsieur Holder, ne portait ni chaussures, ni pantoufles lorsque vous l’avez vu ?

– Non, rien que son pantalon et sa chemise.

– Je vous remercie. Nous pouvons nous vanter d’avoir eu une chance extraordinaire au cours de cette enquête, et ce sera bien notre faute si nous ne découvrons pas le mot de l’énigme. Avec votre permission, monsieur Holder, je vais à présent poursuivre mes recherches à l’extérieur.

Il sortit seul, conformément au désir qu’il avait exprimé, car, ainsi qu’il nous l’expliqua, de nouvelles empreintes de pas ne feraient que compliquer sa tâche. Au bout d’une longue heure de travail, il rentra enfin, les pieds pleins de neige et la physionomie aussi impénétrable que jamais.

– Je crois que, cette fois, j’ai vu tout ce qu’il y avait à voir, monsieur Holder, déclara-t-il. Il ne me reste plus qu’à rentrer chez moi.

– Mais les pierres, monsieur Holmes, où sont-elles ?

– Je ne puis vous le dire.

Le banquier se tordit les mains.

– Jamais je ne les reverrai maintenant ! gémit-il. Et mon fils ? Vous avez de l’espoir ?

– Mon opinion ne s’est aucunement modifiée.

– Alors, pour l’amour du ciel, que s’est-il tramé chez moi cette nuit ?

– Si vous voulez bien me rendre visite demain matin entre neuf et dix, je ferai mon possible pour vous fournir les éclaircissements que vous désirez. Mais il est bien entendu, n’est-ce pas ? que vous me donnez carte blanche du moment que je rentre en possession des pierres et que vous vous engagez à me défrayer de tous les frais que cela aura pu entraîner ?

– Je donnerais ma fortune entière pour les retrouver.

– Très bien. J’étudierai la question d’ici là. Au revoir. Il se peut que je sois obligé de revenir ici avant ce soir.

Je me rendais très bien compte que mon compagnon avait d’ores et déjà son opinion, mais je n’avais toujours pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait être. En regagnant Londres avec lui, j’essayai plusieurs fois de le sonder sur la question, mais il faisait toujours dévier la conversation aussitôt, de sorte qu’à la fin je dus y renoncer. Il n’était pas encore trois heures quand nous rentrâmes. Holmes passa aussitôt dans sa chambre et en ressortit peu après sous les apparences d’un vulgaire vagabond. Avec son col relevé, son paletot crasseux et râpé, sa cravate rouge et ses chaussures éculées, il en avait le type accompli.

– Je crois que cela pourra aller, dit-il après s’être regardé dans la glace qui surmontait la cheminée. J’aurais bien voulu vous emmener avec moi, Watson, mais je crois qu’il est préférable que j’y aille seul. Peut-être suis-je sur la bonne piste, peut-être vais-je faire un fiasco complet ; en tout cas, je ne tarderai pas à le savoir. J’espère être de retour dans quelques heures.

Il alla au buffet, se coupa une tranche de bœuf qu’il glissa entre deux morceaux de pain et, muni de ce frugal repas, partit immédiatement en expédition.

J’achevais tout juste de prendre mon thé lorsqu’il rentra, de fort bonne humeur, cela se voyait, en balançant au bout de ses doigts une vieille bottine à élastiques qu’il jeta dans un coin.

– Je suis seulement venu vous dire un petit bonjour en passant, me dit-il en se versant une tasse de thé ; je repars tout de suite.

– Où cela ?

– Oh ! à l’autre bout du West End. Je ne rentrerai peut-être pas de bonne heure. Si je tardais trop, ne m’attendez pas.

– Ça marche ?

– Comme ci, comme ça. Je n’ai pas à me plaindre. Depuis que je vous ai quitté, je suis retourné à Streatham, mais je ne suis pas entré dans la maison. C’est un charmant petit problème, et j’aurais été navré de ne pas l’avoir étudié. Mais assez babillé comme cela ; il est temps que j’aille me dépouiller de cette innommable défroque pour reprendre ma tenue correcte habituelle.

Je voyais très bien, rien qu’à sa façon d’être, qu’il était beaucoup plus satisfait qu’il ne voulait le laisser paraître. Ses yeux pétillaient, et ses joues ordinairement blêmes s’étaient même un peu colorées. Il passa rapidement dans sa chambre et, quelques minutes après, la porte du vestibule, claquée bruyamment, m’annonça qu’il s’était à nouveau mis en route pour une de ces parties de chasse qui lui procuraient tant de plaisir.

Je l’attendis jusqu’à minuit, mais, voyant qu’il ne revenait pas, je me décidai à aller me coucher. Son retard n’était pas pour me surprendre d’ailleurs, car, lorsqu’il se lançait sur la piste d’un criminel, il n’était pas rare qu’il s’absentât pendant plusieurs jours et plusieurs nuits de suite. À quelle heure rentra-t-il ? Je l’ignore ; toujours est-il que, le lendemain matin, quand je descendis prendre mon petit déjeuner, je le trouvai déjà à table, une tasse de café d’une main et son journal de l’autre, avec un air aussi frais et dispos que s’il avait passé toute la nuit dans son lit.

– Vous m’excuserez d’avoir commencé sans vous, Watson, me dit-il ; mais vous vous rappelez que notre client doit venir d’assez bonne heure ce matin.

– C’est vrai, il est déjà neuf heures passées, répondis-je. Tenez, c’est peut-être bien lui. Il m’a semblé entendre sonner.

De fait, c’était notre ami le financier. Je fus stupéfait de voir le changement qui s’était opéré en lui, car sa figure, hier encore si large et si pleine, était maintenant toute défaite et toute creuse, et l’on eût dit que ses cheveux avaient encore blanchi. Il fit son entrée d’un air las et abattu, encore plus pénible à voir que son exaltation de la veille, et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que j’avais poussé vers lui.

– Je ne sais pas ce que j’ai pu faire pour être si cruellement éprouvé, soupira-t-il. Il y a deux jours encore, j’étais en plein bonheur et en pleine prospérité, sans aucun souci au monde. À présent, me voici, à mon âge, condamné au déshonneur et à la solitude. Tous les malheurs s’abattent sur moi en même temps. Ma nièce Mary m’a abandonné.

– Elle vous a abandonné ?

– Oui. On a trouvé ce matin son lit intact, sa chambre vide et ce billet à mon nom sur la table du vestibule. Je lui avais dit hier soir, avec chagrin mais sans colère, que, si elle avait épousé mon fils, tout cela ne serait pas arrivé. J’ai peut-être eu tort de lui faire cette réflexion, car c’est à cela qu’elle fait allusion dans le billet qu’elle m’a laissé en partant :

« MON ONCLE CHÉRI,

Je me rends compte que j’ai été la cause du malheur qui vous accable et que, si j’avais agi différemment, ce malheur ne vous aurait peut-être pas été infligé. Sans cesse obsédée par cette pensée, je sens que je ne pourrai plus vivre heureuse sous votre toit, et mieux vaut que je vous quitte pour toujours. Ne vous tourmentez pas au sujet de mon avenir, il est assuré, et surtout ne me cherchez pas, car ce serait vous donner un mal inutile et ne m’aiderait en rien, au contraire. Vivante ou morte, je continuerai toujours à vous aimer tendrement.

Mary »

« Qu’a-t-elle voulu dire en m’écrivant cela, monsieur Holmes ? Faut-il en conclure qu’elle songerait à se suicider ?

– Non, non, pas le moins du monde. Tout compte fait, c’est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux. J’espère, monsieur Holder, que vous serez bientôt au bout de vos peines.

– Le ciel vous entende, monsieur Holmes ! Mais, pour me dire cela, il faut que vous ayez appris quelque chose. Oui, vous avez sûrement découvert du nouveau. Où sont les pierres ?

– Trouveriez-vous excessif de les payer mille livres pièce ?

– J’en donnerais dix de bon cœur.

– Ce serait inutile. Trois mille livres pour les trois suffiront amplement. Mais il y a aussi une petite récompense, n’est-ce pas ? Vous avez votre carnet de chèques sur vous ?… Bon, voici une plume. Inscrivez quatre mille livres en bloc.

Tout ahuri, le banquier signa le chèque demandé. Holmes alla à son bureau, y prit dans un tiroir un petit morceau d’or triangulaire sur lequel étaient enchâssés trois béryls et le jeta sur la table.

Avec un cri de joie, notre client s’en saisit.

– Vous les avez ! balbutia-t-il. Je suis sauvé !… Sauvé !

Il manifestait sa joie avec autant d’expansion qu’il avait manifesté auparavant sa douleur et pressait frénétiquement contre sa poitrine les pierres retrouvées.

– Mais vous avez une autre dette à acquitter, monsieur Holder, reprit d’une voix plus dure Sherlock Holmes.

– Une autre dette ? répéta le banquier. Fixez votre prix ; je vais vous régler cela tout de suite.

– Non, il ne s’agit pas de moi. Ce que vous devez, ce sont de très humbles excuses à votre fils, ce noble garçon, qui s’est conduit en cette pénible circonstance comme je serais fier de voir mon fils le faire si j’avais le bonheur d’en avoir un.

– Ce n’est donc pas Arthur qui avait pris les pierres ?

– Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète aujourd’hui : non, ce n’est pas lui.

– Vous en êtes sûr ? Alors, courons vite le retrouver pour lui annoncer tout de suite que nous avons découvert la vérité.

– Il le sait déjà. Après avoir tout tiré au clair, j’ai eu un entretien avec lui, et, comme il me refusait de me rien dire, c’est moi qui ai parlé pour lui montrer que je savais tout. Alors il a bien été forcé de m’avouer que j’avais raison et m’a mis au courant de quelques détails qui m’échappaient encore. Mais, quand il saura que vous connaissez la vérité, peut-être se décidera-t-il à sortir de sa réserve.

– Alors, pour l’amour du ciel, donnez-moi la clé de cette extraordinaire énigme !

– Très volontiers, et je vous montrerai en même temps comment je m’y suis pris pour la découvrir. Mais laissez-moi d’abord vous expliquer ce qui sera pour moi le plus pénible à dire et pour vous le plus pénible à entendre. Une intrigue s’est nouée entre sir George Burnwell et votre nièce Mary, et ils viennent de s’enfuir ensemble.

– Ma Mary ? Impossible !

– C’est malheureusement plus que possible, c’est certain. Ni vous ni votre fils ne connaissiez la véritable personnalité de cet homme lorsque vous l’avez admis dans votre intimité. C’est l’un des plus dangereux individus d’Angleterre, un joueur ruiné, un coquin capable des pires canailleries, un homme sans cœur et sans conscience. Votre nièce n’avait jamais eu affaire à des gens de cette espèce. Lorsqu’il lui a juré qu’il l’aimait, comme il l’avait fait à cent autres avant elle, elle se figurait être la seule à lui avoir jamais inspiré un tel sentiment. Le diable seul pourrait dire de quels mots il s’est servi pour la subjuguer, mais toujours est-il qu’elle finit par n’être plus qu’un jouet entre ses mains et qu’elle avait, presque chaque soir, des rendez-vous avec lui.

– Je ne peux pas, je ne veux pas croire une chose semblable ! s’écria le banquier, dont la figure était devenue livide.

– Eh bien ! je vais vous raconter ce qui s’est passé dans votre maison l’autre nuit. Votre nièce, lorsqu’elle crut que vous étiez retiré dans votre chambre, descendit furtivement au rez-de-chaussée et parla à son amoureux à la fenêtre qui donne sur le chemin des écuries. Il demeura auprès d’elle fort longtemps, comme le prouvaient les empreintes de ses pas qui avaient complètement traversé la neige. Elle lui parla du diadème, ce qui excita sa cupidité de gredin, et il la plia à sa volonté. Je suis persuadé qu’elle vous aimait de tout son cœur, mais il est des femmes chez qui l’amour l’emporte sur toutes les autres affections, et j’ai idée qu’elle doit être de celles-là. À peine avait-elle eu le temps d’écouter les indications qu’il lui donnait qu’elle vous vit descendre l’escalier. Alors elle s’empressa de refermer la fenêtre et vous parla de l’escapade de la femme de chambre avec son amoureux à jambe de bois, ce qui d’ailleurs était parfaitement réel.

« Votre fils Arthur monta se coucher peu après la conversation qu’il avait eue avec vous, mais il dormit mal en raison de l’inquiétude que lui donnaient ses dettes de jeu. Vers le milieu de la nuit, ayant entendu un pas léger passer devant la porte de sa chambre, il se leva, regarda dans le couloir et eut la surprise de voir sa cousine le traverser sur la pointe des pieds et disparaître ensuite dans votre cabinet de toilette. Pétrifié de stupéfaction, il enfila à la hâte son pantalon et attendit dans l’obscurité, curieux de savoir ce qui allait se passer. Au bout de quelques instants, votre nièce ressortit, et, à la lueur de la lampe qui éclairait le couloir, votre fils s’aperçut qu’elle tenait le précieux diadème entre ses mains. Il la laissa descendre l’escalier et, tout frémissant d’horreur, courut sans bruit se cacher derrière la tenture qui est près de votre porte, à une place d’où il pouvait observer ce qui se passait dans le vestibule en bas. Il vit alors sa cousine ouvrir silencieusement la fenêtre, tendre le diadème au-dehors à quelqu’un que l’obscurité rendait invisible, puis refermer la fenêtre et regagner rapidement sa chambre en passant tout près de l’endroit où il se tenait caché derrière la tenture.

« Tant qu’elle était là, il ne pouvait intervenir sans compromettre irrémédiablement cette jeune fille qu’il aimait. Mais, dès qu’elle fut disparue, il comprit quel désastre ce serait pour vous et l’importance qu’il y avait à le réparer. Alors, pieds nus, tel qu’il était, il se précipita en bas de l’escalier, sauta dans la neige et partit en courant à travers le chemin des écuries, où il entrevoyait une silhouette sombre devant lui sous le clair de lune. Sir George Burnwell essaya de l’esquiver, mais Arthur le rattrapa, et une lutte s’engagea entre eux, votre fils tirant le diadème d’un côté pendant que son adversaire tirait de l’autre. Au cours de la bagarre, votre fils frappa sir George d’un coup de poing qui lui fit une blessure au-dessus de l’œil. Puis quelque chose se rompit net, et votre fils, emportant le diadème, rentra en courant, referma la fenêtre et remonta dans votre cabinet de toilette. C’est au moment où il venait de constater que le diadème avait été tordu dans la lutte et où il s’efforçait de le redresser que vous l’avez surpris.

– Est-ce possible ? balbutia le banquier.

– Et vous l’avez exaspéré en l’outrageant odieusement à l’instant même où vous auriez dû, au contraire, le remercier chaleureusement. Du reste, il n’aurait pu vous expliquer la vérité qu’en dénonçant cette jeune fille qui, pourtant, ne méritait pas d’égards, et chevaleresque jusqu’au bout, il préféra se taire plutôt que de la trahir.

– Voilà donc pourquoi elle a poussé ce cri et a perdu connaissance, s’écria M. Holder. O mon Dieu, faut-il que j’aie été assez aveugle et stupide ! Et Arthur qui m’avait demandé de lui permettre de sortir cinq minutes ! Le brave garçon voulait retourner voir si le morceau qui manquait n’était pas resté à l’endroit où il s’était battu.

« Comme je l’ai mal jugé !

– À mon arrivée à la maison, poursuivit Holmes, mon premier soin fut d’en faire soigneusement le tour afin de m’assurer s’il n’y avait pas sur la neige des empreintes susceptibles de me mettre sur la voie. Je savais qu’il n’avait pas neigé à nouveau depuis la veille au soir et que, comme il avait gelé très fort pendant la nuit, les empreintes, s’il en existait, seraient demeurées intactes. Je commençai par longer le sentier des fournisseurs, mais je m’aperçus que tout y avait été piétiné et qu’il serait impossible de rien reconnaître. Un peu plus loin, par contre, au-delà de la porte de la cuisine, je constatai qu’une femme était restée debout à la même place, en conversation avec un homme dont l’une des empreintes, petite et ronde, montrait qu’il avait une jambe de bois. Je pus même me rendre compte qu’ils avaient été dérangés, attendu que la femme était revenue en courant vers la porte, ainsi que le prouvaient ses traces, profondes à la pointe et légères au talon, tandis que l’homme à la jambe de bois, après avoir attendu encore un peu, avait fini par s’en aller. Je pensai tout de suite qu’il s’agissait peut-être de la servante et de son amoureux, dont vous m’aviez parlé, et, renseignements pris, je vis que je ne m’étais pas trompé. En faisant le tour du jardin, je ne relevai pas autre chose que des empreintes sans but déterminé que je présumai avoir été produites par les policiers ; mais, une fois dans le chemin des écuries, j’y découvris, écrite devant moi sur la neige, une histoire très longue et très complexe.

« Il y avait là deux doubles lignes d’empreintes : les premières produites par un homme chaussé ; les secondes, je le constatai avec joie, appartenant à un homme ayant marché nu-pieds. D’après le récit que vous m’aviez fait, j’acquis immédiatement la conviction que ce dernier était votre fils. Le premier avait marché en venant et en repartant, mais l’autre avait couru rapidement et, comme l’empreinte de son pied nu recouvrait par endroits celui de l’homme chaussé, il était évident qu’il avait dû passer après lui. Je les suivis, et je vis qu’elles aboutissaient à la fenêtre du vestibule, où l’homme chaussé avait foulé toute la neige à force d’attendre. Ensuite, je repris cette piste en sens inverse jusqu’à l’emplacement où elle se terminait, à une centaine de mètres de là, dans le chemin des écuries. Je vis le demi-tour décrit par l’homme chaussé lorsqu’il était revenu sur ses pas, l’emplacement où la neige était toute piétinée comme si une lutte y avait eu lieu, et finalement quelques gouttes de sang qui me confirmèrent dans cette supposition. L’homme chaussé avait ensuite couru le long du chemin, et je retrouvai plus loin quelques nouvelles traces de sang qui me prouvèrent que c’était lui qui avait été blessé ; mais, quand j’arrivai à la grand-route, je vis qu’on l’avait déblayée et qu’il ne subsistait par conséquent plus aucune trace de ce côté.

« En revanche, lorsque, en pénétrant dans la maison, j’examinai, comme il vous en souvient, à la loupe, le rebord de la boiserie de la fenêtre du vestibule, je pus tout de suite me rendre compte que quelqu’un l’avait franchie, car on distinguait nettement les contours d’un pied humide qui s’y était posé en rentrant.

« Je commençai alors à pouvoir me former une opinion sur ce qui avait dû se passer. Un homme avait attendu devant la fenêtre et quelqu’un lui avait apporté les pierres ; votre fils avait été témoin de la scène, s’était élancé à la poursuite du voleur, avait lutté avec lui, chacun tirant de son côté sur le diadème et provoquant ainsi une rupture que ni l’un ni l’autre n’aurait pu effectuer à lui tout seul. Finalement, il était revenu à la maison, en possession du joyau reconquis dont il avait cependant laissé une portion aux mains de son adversaire. Jusque-là, tout était parfaitement clair. Ce qu’il s’agissait maintenant de découvrir, c’est qui était le voleur et qui lui avait livré le diadème.

« En vertu d’une maxime dont j’ai depuis longtemps vérifié la justesse, lorsque l’on a écarté d’un problème tous les éléments impossibles, ce qui reste, si invraisemblable que cela puisse paraître, est forcément la vérité. Étant donné que ce n’était pas vous qui aviez livré le diadème, ce ne pouvait être que votre nièce ou l’une des servantes. Mais, si c’était une servante, quelle raison aurait eu votre fils de se laisser accuser à sa place ? Aucune, n’est-ce pas ? Tandis que, du fait qu’il aimait sa cousine, il était tout naturel qu’il n’eût pas voulu la trahir, surtout puisqu’il s’agissait d’un secret dont la révélation l’aurait déshonorée. Me rappelant que vous l’aviez vue à la fenêtre et qu’elle s’était plus tard évanouie lorsqu’elle avait aperçu le diadème, je passai immédiatement du domaine de la simple conjecture à celui de la certitude absolue.

« Ceci posé, quel pouvait être son complice ? Quelqu’un qu’elle aimait, incontestablement, car quel autre aurait pu lui faire oublier l’affection et la reconnaissance qu’elle devait avoir pour vous ? Je savais que vous sortiez peu, et que votre cercle d’amis était fort restreint. Mais, parmi ces derniers, figurait sir George Burnwell, et j’avais déjà entendu parler de lui comme d’un vil suborneur. Il y avait donc tout lieu de penser que l’homme chaussé n’était autre que lui et que, par conséquent, c’était lui qui avait en sa possession les trois pierres disparues. Même se sachant découvert par Arthur, il pouvait se considérer à l’abri des poursuites, car votre fils, en le dénonçant, aurait voué au déshonneur sa propre famille.

« Votre seul bon sens suffira à vous faire deviner quelles mesures je pris ensuite. Sous les apparences d’un vagabond, je me rendis à la maison de sir George, m’arrangeai pour lier connaissance avec son valet de chambre, appris de cette façon que son maître avait été blessé la nuit précédente, et finalement, moyennant six shillings, acquis la preuve dont j’avais besoin en achetant une de ses vieilles paires de chaussures que je rapportai à Streatham et qui, ainsi que je l’avais prévu, s’adaptaient exactement aux empreintes.

– J’ai vu en effet un vagabond mal vêtu hier dans le chemin, dit M. Holder.

– Précisément. C’était moi. Alors, sûr désormais de mon fait, je rentrai chez moi me changer. Mais le rôle qu’il allait me falloir jouer ensuite était d’une délicatesse extrême, car, pour éviter tout scandale, il était nécessaire d’éviter l’intervention de la police, et je savais qu’un gredin aussi avisé que celui auquel nous avions affaire nous tiendrait par-là complètement paralysés. J’allai donc le voir moi-même. Bien entendu, il commença par tout nier, puis, quand il s’aperçut que j’étais capable de lui raconter en détail tout ce qui s’était passé, il essaya de faire le bravache et s’arma d’un casse-tête qu’il avait décroché au mur. Mais je connaissais mon homme, et je lui braquai mon revolver à la tête sans lui laisser le temps de frapper. Alors, il commença à se montrer un peu plus raisonnable. Je lui expliquai que nous étions prêts à lui verser une indemnité en échange des pierres qu’il détenait : un millier de livres pour chaque. Cela lui arracha pour la première fois des paroles de regret.

« – Le diable m’emporte ! s’écria-t-il. Je les ai lâchées toutes les trois pour six cents livres.

« J’eus tôt fait de lui faire dire l’adresse du receleur auquel il les avait cédées, en lui promettant qu’aucune plainte ne serait déposée contre lui. Je m’y rendis aussitôt et, après bien des marchandages, je parvins à me faire rendre les pierres à raison de mille livres pièce. Ce résultat obtenu, je passai prévenir votre fils que tout était arrangé et, de là, rentrai me coucher vers deux heures du matin, après ce qui peut s’appeler une bonne journée de travail.

– Une journée qui a épargné à l’Angleterre un gros scandale politique, ajouta le banquier en se levant. Monsieur Holmes, je ne sais vraiment pas comment vous exprimer ma reconnaissance, mais vous verrez cependant que vous n’avez pas eu affaire à un ingrat. Votre habileté surpasse véritablement tout ce que l’on m’en avait dit. Et maintenant, il faut que je coure retrouver mon cher fils, afin de lui demander pardon de tout le mal que je lui ai fait. Quant à ce que vous me dites de ma Mary, j’en ai le cœur littéralement brisé. Sans doute ne pourrez-vous pas, en dépit de toute votre habileté, me dire où elle est maintenant ?

– Je crois pouvoir vous affirmer, sans crainte de me tromper, répliqua Holmes, qu’elle est là où se trouve sir George Burnwell. Et il est non moins certain que, si grande qu’ait pu être sa faute, le châtiment qui l’attend sera bien plus grand encore.

LES HÊTRES D’OR

LES HÊTRES D’OR{12}

– Quand on aime l’art pour l’art, dit Sherlock Holmes en rejetant le numéro du Daily Telegraph dont il venait de parcourir les annonces, c’est souvent dans ses plus modestes et ses plus humbles manifestations qu’il vous procure les joies les plus vives. Je suis heureux de constater, Watson, que vous avez admirablement compris cette vérité jusqu’à présent, car, depuis que vous avez si aimablement entrepris de relater nos aventures (en les embellissant parfois, je suis forcé de le reconnaître), vous avez toujours choisi, de préférence, non pas les nombreuses causes célèbres et procès retentissants auxquels j’avais été mêlé, mais plutôt des épisodes qui, tout en étant moins saisissants peut-être, avaient donné plus libre carrière aux facultés de déduction et de synthèse logique qui me sont propres.

– Et pourtant, répondis-je, Dieu sait si l’on m’a reproché d’avoir visé au sensationnel !

– Peut-être, reprit-il en saisissant avec les pincettes un morceau de charbon ardent pour allumer la longue pipe en merisier qu’il substituait ordinairement à sa pipe en terre quand il était plus porté à discuter qu’à réfléchir, peut-être avez-vous eu tort de chercher à mettre de la couleur et de la vie dans vos récits au lieu de vous borner à consigner ces minutieux raisonnements de cause à effet qui, seuls, méritent de retenir l’attention.

– Je crois cependant vous avoir amplement rendu justice sous ce rapport, rétorquai-je avec une certaine froideur, vexé par cette présomption un peu outrecuidante qui, j’avais pu le constater maintes fois, constituait l’un des traits les plus saillants du caractère de mon ami.

– Non, ce n’est ni de la morgue, ni de l’orgueil, répliqua-t-il, répondant selon son habitude à ma pensée plutôt qu’à mes paroles, si je demande qu’il soit rendu entière justice à mon art, c’est parce que je considère que mon art est une chose absolument impersonnelle… une chose qui me dépasse. Les crimes sont fréquents, la logique est rare. Donc, c’est sur la logique qu’il faut insister, et non sur les crimes. Vous n’avez fait qu’une série de contes avec ce qui aurait dû être une suite de conférences.

C’était par une froide matinée, au début du printemps, et notre petit déjeuner terminé, nous nous étions assis, l’un en face de l’autre, devant un bon feu dans notre logement de Baker Street. Un brouillard épais flottait entre les rangées de maisons aux façades sombres, et les fenêtres d’en face avaient l’air, au milieu de ces lourdes vapeurs jaunâtres, de halos confus et informes. Notre gaz était allumé et, comme la table n’avait pas été desservie, répandait sur la nappe blanche une clarté qui faisait miroiter l’argenterie et la porcelaine. Sherlock Holmes, silencieux jusque-là, n’avait fait que parcourir les colonnes d’annonces de tous les journaux et, finalement, n’y ayant sans doute pas trouvé ce qu’il y cherchait, avait entrepris, pour soulager sa mauvaise humeur, de me sermonner sur mes erreurs littéraires.

– Malgré cela, reprit-il après une pause durant laquelle il avait tiré de grosses bouffées de sa pipe en contemplant le feu, on n’est guère en droit de vous accuser d’avoir visé au sensationnel, car, parmi les affaires auxquelles vous avez bien voulu vous intéresser, il y en a bon nombre qui n’offrent aucun rapport avec le crime au sens légal du mot. Le petit service que je me suis efforcé de rendre au roi de Bohême, la singulière aventure de Mlle Mary Sutherland, le problème relatif à l’homme à la lèvre tordue, le cas du gentilhomme célibataire, rien de tout cela ne tombe sous le coup de la loi. Mais, à force de vouloir éviter le sensationnel, je crains que vous ne soyez au contraire tombé presque dans la banalité.

– Sous le rapport de la conclusion peut-être, répondis-je, mais l’exposé de votre méthode avait du moins le mérite d’être intéressant et nouveau.

– Bah ! mon cher ami, en quoi voulez-vous que le public, le gros public qui n’observe rien et ne pourrait même pas reconnaître un tisserand à ses dents ou un typographe à son pouce gauche, s’intéresse aux subtilités de l’analyse et de la déduction ? Mais, franchement, si vous tombez dans le banal, je ne puis vous en blâmer, car le temps des grandes affaires est passé. L’homme, ou tout au moins l’homme criminel, n’a plus aucune initiative ni aucune originalité. Quant à mon métier, il semble maintenant rabaissé au niveau d’une agence pour retrouver les crayons perdus et donner des conseils aux demoiselles qui sortent de pension. Mais voici qui bat tous les records. Avec la lettre que j’ai reçue ce matin, je me fais l’effet de tomber dans le trente-sixième dessous. Lisez plutôt !

Il me jeta une lettre froissée. Elle venait de Montague Place, portait la date de la veille au soir et était ainsi conçue :

« CHER MONSIEUR HOLMES,

Je désirerais vivement vous consulter pour savoir si je dois ou non accepter la situation de gouvernante qui vient de m’être offerte. J’irai vous voir demain à dix heures et demie si cela ne vous dérange pas.

Agréez, etc.

VIOLET HUNTER »

– Vous connaissez cette personne ? demandai-je.

– Pas le moins du monde.

– Il est dix heures et demie en ce moment.

– Oui, et je parie que c’est elle qui vient de sonner.

– Ce sera peut-être plus intéressant que vous ne le pensez. Vous vous souvenez de l’histoire de l’escarboucle bleue ? Au début, cela n’avait l’air de rien, et, pour finir, cela vous a conduit à une très captivante enquête. Qui sait s’il n’en sera pas de même aujourd’hui ?

– Espérons-le ! Mais nos doutes seront bientôt dissipés, car, si je ne me trompe, voici la personne en question.

Au même instant, la porte s’ouvrit, livrant passage à une jeune fille. Elle portait une toilette très simple, mais très correcte ; son visage éveillé et souriant était couvert de taches de son qui le faisaient ressembler à un œuf de pluvier, et elle avait les allures décidées d’une femme habituée à se débrouiller toute seule.

– Vous m’excuserez de venir vous importuner ainsi, dit-elle à mon ami qui s’était levé pour la recevoir ; mais il m’arrive une étrange aventure, et, comme je suis orpheline et ne possède aucun parent à qui demander conseil, j’ai pensé que vous seriez peut-être assez bon pour me guider et me dire ce que je dois faire.

– Asseyez-vous, je vous en prie, mademoiselle. Si je puis vous rendre service, ce sera avec plaisir, croyez-le.

Je vis tout de suite que Holmes était favorablement impressionné par la façon de se présenter de sa nouvelle cliente. Il fixa un moment sur elle son regard scrutateur, puis, fermant à demi ses paupières et appliquant les unes contre les autres les extrémités de ses doigts, il se disposa à écouter le récit qu’elle allait lui faire.

– J’occupe depuis cinq ans, commença-t-elle, la place de gouvernante dans la famille du colonel Spence Munro, mais, il y a deux mois, il fut envoyé à Halifax, dans la Nouvelle-Écosse, et, lorsqu’il partit en Amérique, il emmena ses enfants avec lui, de sorte que je me trouvai du jour au lendemain sans situation. Je fis paraître des annonces dans les journaux et répondis à toutes celles qui me tombèrent sous les yeux, mais sans aucun succès, hélas ! Si bien que les quelques économies que je possédais finirent par se trouver presque complètement épuisées et que je commençai à me demander avec angoisse ce que j’allais devenir.

« Il y a dans le West End une agence du nom de Westaway, qui s’occupe de placer les gouvernantes, et je m’y présentais régulièrement, au moins une fois par semaine, afin de savoir s’il y avait une place disponible. Westaway est le nom du fondateur de l’agence, mais c’est une certaine Mlle Stoper qui la gère actuellement. Les dames en quête d’un emploi attendent dans une antichambre et sont ensuite introduites, l’une après l’autre, dans le petit bureau où se tient Mlle Stoper, laquelle consulte ses registres et leur dit s’il y a ou non quelque chose qui peut leur convenir.

« La semaine dernière, lorsque je passai à l’agence, on me fit entrer dans le petit bureau comme d’habitude, mais je m’aperçus avec surprise que Mlle Stoper n’était pas seule. À côté d’elle était assis un homme d’une corpulence prodigieuse, dont le visage épanoui s’agrémentait d’un triple menton et qui regardait d’un œil insistant, à travers ses lunettes, toutes les dames qui entraient. Dès qu’il me vit, il fit un bond sur sa chaise et se retournant brusquement vers Mlle Stoper :

« – Voici mon affaire ! Je ne pourrais demander mieux. Admirable ! Admirable !

« Il paraissait enthousiasmé et se frottait les mains avec joie.

« Il respirait tellement le bien-être que l’on avait véritablement plaisir à le voir.

« – Vous cherchez une situation, mademoiselle ? me demanda-t-il.

« – Oui, monsieur.

« – Comme gouvernante ?

« – Oui, monsieur.

« – Et quels appointements demandez-vous ?

« – J’avais quatre livres par mois dans ma dernière place, chez le colonel Spence Munro.

« – Allons donc ! C’est de l’exploitation, cela ! de l’exploitation pure ! s’exclama-t-il en levant ses mains grasses d’un geste indigné. Comment a-t-on osé offrir cette somme dérisoire à une personne aussi charmante et aussi accomplie ?

« – Mes compétences, monsieur, sont peut-être très inférieures à ce que vous supposez, répondis-je. Un peu de français, un peu d’allemand, la musique, le dessin…

« – Bah ! interrompit-il. Tout cela n’a rien à voir avec la question. Ce qu’il importe avant tout de savoir, c’est si vous possédez ou non les allures et le maintien d’une femme du monde. Voilà la seule chose qui compte à mes yeux. Si vous ne possédez pas cela, vous êtes inapte à faire l’éducation d’un enfant appelé peut-être à jouer plus tard un rôle considérable dans l’histoire de son pays. Mais si, au contraire, vous possédez cela, comment un homme qui se respecte a-t-il pu vous donner moins de cent livres. Pour ma part, mademoiselle, c’est ce que je vous propose par an, pour débuter.

« Je vous laisse à penser, monsieur Holmes, si, dans la situation embarrassée où je me trouvais, cette offre me parut invraisemblable. Mais, ayant sans doute remarqué avec quel air d’incrédulité je le regardais, le gros monsieur tira son portefeuille de sa poche et me tendit un billet de banque.

« – C’est également mon habitude, ajouta-t-il en m’adressant un sourire si affable que ses yeux devinrent pareils à deux minces traits lumineux perdus au milieu des bourrelets de graisse de sa figure, c’est également mon habitude de verser d’avance la moitié de leurs appointements aux gouvernantes afin qu’elles aient sous la main l’argent nécessaire pour renouveler leur garde-robe et pour effectuer le voyage.

« Jamais je n’avais rencontré de ma vie un homme aussi plein d’amabilité et de prévenances. Comme j’avais déjà contracté certaines petites dettes, cette avance arrivait juste à point pour me tirer d’affaire ; néanmoins, il y avait dans tout cela quelque chose de si extraordinaire que je n’osais m’engager ainsi à la légère sans savoir où j’allais.

« – Serait-il indiscret de vous demander où vous habitez, monsieur ? questionnai-je.

« – Dans le Hampshire, mademoiselle, une charmante propriété qui s’appelle Les Hêtres d’Or et qui est située à cinq milles au-delà de Winchester. Le pays est ravissant, et cette vieille demeure, vous le verrez, est littéralement délicieuse.

« – Et mes fonctions, monsieur ? Voudriez-vous avoir la bonté de m’expliquer en quoi elles consisteraient ?

« – Vous n’aurez à vous occuper que d’un seul enfant… un cher petit diablotin de six ans. Oh ! si vous pouviez le voir tuer les cancrelats avec son chausson ! Paf ! Paf ! Paf ! Il vous en tue trois avant que vous ayez seulement eu le temps de vous en apercevoir.

« Il s’était renversé en arrière sur sa chaise et riait si fort que, de nouveau, on ne lui voyait plus les yeux.

« Je fus un peu étonnée d’apprendre à quels jeux singuliers s’amusait cet enfant ; mais, en voyant le père rire de si bon cœur, je pensais que ce ne devait être qu’une plaisanterie.

« – De sorte que mes seules fonctions, repris-je, se borneront à m’occuper de ce petit enfant.

« – Ah ! non ! pas vos seules fonctions, pas vos seules fonctions, ma chère demoiselle ! s’écria-t-il. Il faudra aussi, et je suis sûr que vous avez assez de bon sens pour le comprendre, que vous accomplissiez les quelques petites choses que vous demandera ma femme, mais, rassurez-vous, on n’exigera jamais de vous aucune tâche servile. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pense ?

« – Je suis toute disposée à me rendre utile.

« – À la bonne heure. Ainsi, tenez, un exemple. Nous sommes un peu maniaques, voyez-vous, un peu maniaques, oui… mais nous avons bon cœur tout de même. Eh bien ! si l’on vous demandait de porter une robe à notre convenance et qui vous serait fournie par nous, vous n’auriez pas d’objection à satisfaire notre petite fantaisie, hein ?

« – Non, répondis-je, profondément surprise malgré tout.

« – Et si l’on vous demandait de vous asseoir ici, ou là, vous n’en seriez pas contrariée, non plus, n’est-ce pas ?

« – Oh ! non !

« – Ou encore de vous faire couper les cheveux avant de venir chez nous ?

« Je pouvais à peine en croire mes oreilles. Comme il vous est facile de vous en rendre compte, monsieur Holmes, je possède des cheveux assez abondants et d’une nuance châtain peu commune, devant laquelle on s’est toujours extasié. Je ne pouvais me faire à la pensée de les sacrifier ainsi.

« – Quant à cela, je crains que ce ne soit impossible, répliquai-je.

« Il m’épiait attentivement avec ses petits yeux, et, lorsqu’il vit que je refusais, sa physionomie s’assombrit d’un seul coup.

« – C’est que, voyez-vous, c’est tout à fait indispensable, insista-t-il. Il s’agit là d’un caprice de ma femme, et les caprices d’une femme, mademoiselle, doivent être satisfaits. Alors, vous ne voulez absolument pas vous faire couper les cheveux ?

« – Non, monsieur, réellement, je ne peux pas, répliquai-je avec fermeté.

« – Ah ! très bien ; alors il n’y a plus rien de fait. C’est dommage, car, sous les autres rapports, vous me plaisiez beaucoup. Mais, puisqu’il en est ainsi, mademoiselle Stoper, veuillez, je vous prie, me présenter les autres personnes qui pourraient convenir pour cette place.

« Pendant tout le temps qu’avait duré cet entretien, la directrice était restée plongée dans ses papiers sans nous adresser une seule fois la parole ; mais, au coup d’œil qu’elle me lança lorsqu’elle releva la tête, je compris que je venais de lui faire perdre une forte commission en n’acceptant pas.

« – Désirez-vous que votre nom soit maintenu sur les livres ? me demanda-t-elle.

« – S’il vous plaît, mademoiselle Stoper.

« – Ma foi, cela me paraît bien inutile, puisque vous repoussez de cette façon les propositions les plus avantageuses, me dit-elle d’une voix rêche. Vous n’imaginez pas, je pense, qu’après cela nous continuerons à nous démener pour vous procurer une situation. Vous pouvez vous retirer, mademoiselle Hunter.

« Alors, monsieur Holmes, lorsque, rentrée chez moi, je me retrouvai en face de mon buffet vide et des deux ou trois factures qu’on avait apportées durant mon absence, je fus subitement amenée à me demander si, je ne venais pas de commettre une bien grosse sottise. Évidemment, ces gens-là étaient on ne peut plus fantasques, et il fallait en passer par toutes les excentricités qu’il leur plaisait de vous imposer ; mais, en revanche, ils se montraient prêts à vous dédommager royalement, car bien peu de gouvernantes anglaises peuvent se vanter de gagner cent livres par an. Et puis, en somme, à quoi me serviraient-ils, mes cheveux ? Nombre de femmes sont avantagées lorsqu’elles les portent courts, et qui sait si je ne serais pas comme elles ? Dès le lendemain, je commençai à me dire que j’avais eu tort d’agir comme je l’avais fait, et, le surlendemain, j’en étais définitivement convaincue. Surmontant mon orgueil, j’avais presque fini par me décider à retourner à l’agence pour demander si la place était toujours vacante, lorsque je reçus, du monsieur lui-même, cette lettre que je vous ai apportée et que je vais vous lire :

Les Hêtres d’Or

près Winchester.

“MADEMOISELLE,

“Mademoiselle Stoper a eu l’amabilité de me communiquer votre adresse, et je vous écris d’ici afin de vous demander si vous n’êtes pas revenue sur votre décision. Ma femme souhaiterait vivement vous voir entrer chez nous, car le portrait que je lui ai tracé de vous lui a causé une très favorable impression. Nous sommes disposés à vous accorder trente livres par trimestre, soit cent vingt livres par an pour vous dédommager des désagréments que pourraient vous occasionner nos fantaisies, qui, après tout, ne sont pas si terribles. Ma femme a une prédilection pour le bleu électrique, et il lui serait agréable de vous voir porter une robe de cette nuance le matin dans la maison. Il est inutile, toutefois, que vous dépensiez votre argent pour l’acheter, car nous en possédons une (celle de ma fille Alice, actuellement à Philadelphie), qui, je crois, vous irait très bien. Maintenant, quant à la question de vous asseoir ici ou là et de vous distraire de la façon qui vous serait indiquée, cela ne pourrait vous déranger en aucune façon. En ce qui concerne vos cheveux, c’est évidemment très regrettable, d’autant plus que je n’ai pas été sans en remarquer la beauté au cours de notre bref entretien, mais je me vois malheureusement contraint de maintenir ce que je vous ai dit à ce sujet. Il ne me reste donc plus qu’à espérer que vous vous trouverez suffisamment dédommagée de ce sacrifice par les appointements plus élevés que je vous offre. La tâche que vous aurez à remplir vis-à-vis de l’enfant est très légère. Allons, tâchez de vous décider, et j’irai au-devant de vous avec le dog-cart à Winchester, pourvu que vous me fassiez savoir par quel train vous arriverez.

“Agréez, etc.

“JEPHRO RUCASTLE”

« Voilà la lettre que je viens de recevoir, monsieur Holmes, et, cette fois, je suis bien décidée à accepter ; mais, avant de prendre un engagement définitif, j’ai pensé qu’il serait quand même préférable de vous demander votre appréciation.

– Que voulez-vous que je vous dise, mademoiselle ? répondit Holmes en souriant, puisque votre résolution est prise, il me semble qu’il n’y a plus lieu désormais de discuter la question.

– Mais enfin, vous n’estimez pas que je devrais refuser ?

– Mon Dieu, mademoiselle, je vous avoue franchement que ce n’est pas la situation que je choisirais pour ma sœur, si j’en avais une.

– Alors, selon vous, qu’est-ce que tout cela signifie, monsieur Holmes ?

– Ah ! je serais fort en peine de vous le dire. Je ne sais rien. Quelle est votre idée à vous ?

– Eh bien ! je ne vois qu’une seule hypothèse possible. M. Rucastle m’a donné l’impression d’être un très brave homme et d’avoir très bon cœur. Mais peut-être sa femme a-t-elle perdu la raison et peut-être, d’une part, ne veut-il en rien dire de peur qu’on ne la fasse interner, et d’autre part, se soumet-il à tous ses caprices pour éviter les crises qui pourraient se produire si on lui résistait.

– C’est, en effet, une explication plausible… étant donné les faits ; c’est même, je crois, la plus probable. Mais, de toute façon, il ne me semble pas que ce soit un milieu très recommandé pour une jeune fille.

– Je ne dis pas, monsieur Holmes, seulement dans la situation où je me trouve…

– Oui, évidemment, les appointements qu’on vous offre sont beaux… trop beaux même. C’est justement ce qui m’inquiète. Pourquoi ces gens-là vous proposeraient-ils cent vingt livres par an, alors que, pour le tiers du prix, ils pourraient avoir une gouvernante de tout premier ordre ? Il y a certainement quelque chose de pas clair là-dessous.

– J’ai pensé que, du moment que vous seriez au courant, il vous serait plus facile, par la suite, de me venir en aide, le cas échéant. Je me sentirais tellement plus forte si je savais pouvoir compter sur vous.

– Oh ! soyez tranquille, vous pourrez compter sur moi. Voici des mois que je n’avais pas rencontré de problème aussi intéressant que celui que vous venez de m’exposer. Il y a, dans cette histoire, quelque chose qui sort tout à fait de l’ordinaire. Si jamais vous vous trouviez embarrassée ou menacée d’un danger quelconque…

– Un danger ? Quel danger prévoyez-vous donc ?

Holmes hocha gravement la tête.

– Ce ne serait plus un danger si nous étions à même de le préciser, répliqua-t-il. Mais, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, passez-moi une dépêche, et j’accours aussitôt.

– C’est tout ce qu’il me faut.

Elle se leva vivement, tout à fait rassurée à présent.

– Je vais pouvoir m’embarquer sans crainte pour le Hampshire désormais. J’écris à M. Rucastle en sortant de chez vous, je fais ce soir même le sacrifice de mes cheveux, et demain je pars pour Winchester.

Et, après avoir adressé quelques mots de remerciement à Sherlock Holmes, elle nous souhaita le bonsoir à tous deux et sortit d’un air affairé.

– En tout cas, conclus-je en l’écoutant redescendre l’escalier d’un pas ferme et rapide, elle donne l’impression de fort bien savoir se tirer d’affaire toute seule.

– Tant mieux, me répondit Holmes gravement, car je serais bien surpris si nous n’entendions pas reparler d’elle avant peu.

La prédiction de mon ami ne tarda guère à se réaliser.

Une quinzaine passa, durant laquelle je me surpris fréquemment à repenser à cette jeune fille en me demandant vers quelle étrange aventure elle avait bien pu s’élancer. Les appointements exagérés qu’on lui offrait, les conditions étranges qu’on lui imposait, la tâche quasi insignifiante qu’on lui promettait, tout laissait à prévoir qu’elle aurait à faire face à une situation anormale. Mais s’agissait-il d’une simple fantaisie ou d’un guet-apens ? Cet homme était-il un philanthrope ou un criminel ? J’aurais été totalement incapable de le dire. Quant à Holmes, je le voyais pendant des demi-heures entières le sourcil froncé et la mine préoccupée ; mais, quand je tentais une allusion à cette histoire, il avait un geste évasif de la main et me répondait d’un ton impatienté :

– Des faits ! Il me faut des faits à l’appui ! On ne peut fabriquer de briques quand on n’a pas de terre à sa disposition.

Mais il en venait toujours à répéter ce qu’il avait dit en premier lieu : que, s’il avait eu une sœur, il ne lui aurait jamais permis d’accepter une situation comme celle-là.

Un soir, assez tard, alors que je me disposais à aller me coucher et que Holmes, comme cela lui arrivait fréquemment, venait de m’annoncer qu’il passerait la nuit entière en recherches au milieu de ses cornues et de ses éprouvettes, on lui remit un télégramme. Il décacheta l’enveloppe orangée, jeta un coup d’œil sur le texte de la dépêche, puis me la jeta.

– Cherchez les heures des trains dans l’indicateur, me dit-il en reprenant son expérience chimique interrompue.

C’était un appel laconique et pressant.

« Venez demain midi hôtel Cygne-Noir, à Winchester. Venez sans faute ! Ne sais plus que faire.

HUNTER »

– Voulez-vous venir avec moi ? me demanda Holmes en relevant la tête.

– Très volontiers.

– Alors, regardez l’horaire.

– Il y a un train à neuf heures et demie, répondis-je après avoir feuilleté l’indicateur. Il arrive à Winchester à onze heures trente.

– C’est parfait. Allons, il vaut peut-être mieux que je remette à un autre jour mon analyse des acétones, car nous aurons sans doute besoin d’être frais et dispos demain matin.

Le lendemain à onze heures, nous avions déjà parcouru une bonne partie de la distance qui nous séparait de l’ancienne capitale de l’Angleterre. Depuis notre départ de Londres, Holmes était constamment resté plongé dans la lecture des journaux du matin, mais, après que nous eûmes franchi la limite du Hampshire, il les rejeta sur la banquette et se mit à contempler le paysage. Il faisait une idéale journée de printemps, et le ciel, d’un bleu très pâle, était moucheté de petits nuages blancs floconneux que le vent chassait de l’ouest à l’est. Le soleil était radieux et, malgré cela, l’air était empreint d’une fraîcheur qui vous fouettait le sang. Partout à travers la campagne, jusqu’aux collines basses entourant Aldershot, des toitures de ferme, tantôt rouges, tantôt grises, émergeaient du vert tendre des feuillages naissants.

– Est-ce assez frais et délicieux ! m’écriai-je avec tout l’enthousiasme d’un homme échappé aux brouillards de Baker Street.

Mais Holmes secoua gravement la tête.

– Savez-vous bien, Watson, me dit-il, que c’est un des travers des esprits comme le mien de ne jamais envisager les choses que du point de vue qui me préoccupe ? Quand vous regardez ces habitations éparpillées, vous êtes frappé par leur côté pittoresque. Quand je les regarde, moi, la seule chose que j’éprouve est le sentiment de leur isolement et de la facilité avec laquelle les crimes peuvent s’y commettre en toute impunité.

– Grand Dieu ! m’exclamai-je. En quoi ces vieilles demeures peuvent-elles vous faire penser à des crimes ?

– Elles m’inspirent toujours une sorte d’horreur indéfinissable. Voyez-vous, Watson, j’ai la conviction (conviction basée sur mon expérience personnelle) que les plus sinistres et les plus abjectes ruelles de Londres ne possèdent pas à leur actif une aussi effroyable collection de crimes que toutes ces belles et riantes campagnes.

– Mais c’est abominable ce que vous me dites là !

– Et la raison est bien évidente. La pression qu’exerce l’opinion publique réalise ce que les lois ne peuvent accomplir. Il n’est pas de cul-de-sac si infâme et si reculé où les cris d’un enfant martyr ou les coups frappés par un ivrogne n’éveillent la pitié et l’indignation des voisins, et là toutes les ressources dont dispose la justice sont tellement à portée de la main qu’il suffit d’une seule plainte pour provoquer son intervention et amener immédiatement le coupable sur le banc des accusés. Mais considérez au contraire ces maisons isolées au milieu de leurs champs et habitées en majeure partie par de pauvres gens qui n’ont autant dire jamais entendu parler du code, et songez un peu aux cruautés infernales, aux atrocités cachées qui peuvent s’y donner libre cours, d’un bout de l’année à l’autre, à l’insu de tout le monde. Si la jeune fille qui nous appelle à son secours était allée habiter Winchester, je n’aurais jamais eu aucune crainte à son égard. C’est parce qu’elle se trouve à cinq milles dans la campagne que je ne me sens pas tranquille. Et cependant, il est évident qu’elle n’est pas personnellement menacée.

– Non. Du moment qu’elle peut venir à Winchester au-devant de nous, c’est qu’elle sort comme elle veut.

– Justement. Cela prouve qu’elle est libre.

– Alors, que se passe-t-il ? Vous en faites-vous une idée ?

– J’ai imaginé sept explications distinctes qui, toutes, justifient les faits que nous connaissons jusqu’à présent. Mais, pour savoir laquelle est la bonne, il est nécessaire que nous soyons en. possession des renseignements que nous allons sans doute recueillir à notre arrivée, et cela ne saurait tarder maintenant, car j’aperçois déjà les tours de la cathédrale.

Le Cygne-Noir est un hôtel réputé situé dans la Grande Rue, à proximité de la gare ; nous y trouvâmes Mlle Hunter qui nous attendait. Elle avait retenu une salle particulière et commandé un déjeuner à notre intention.

– Comme je suis heureuse que vous soyez venus ! nous dit-elle avec joie. C’est si aimable de votre part à tous les deux ! J’étais absolument désemparée, et j’ai grand besoin de vos conseils.

– Que vous est-il arrivé, mademoiselle ?

– Je vais vous raconter cela, et aussi brièvement que possible, car j’ai promis à M. Rucastle d’être rentrée avant trois heures. Il m’a donné la permission d’aller en ville ce matin, mais il était bien loin de se douter de ce qui m’y amenait.

– Commençons par le commencement, je vous prie !

Holmes allongea ses longues jambes maigres devant le feu et se recueillit pour écouter.

– Avant tout, je dois vous dire que je n’ai été maltraitée en aucune façon par M. et Mme Rucastle. C’est une justice à leur rendre. Seulement, je n’arrive pas à les comprendre, et ils m’inquiètent.

– Qu’est-ce que vous n’arrivez pas à comprendre ?

– Les motifs qui les poussent à agir comme ils font. Mais procédons par ordre. À mon arrivée, M. Rucastle est venu au-devant de moi, ici, à Winchester, et m’a conduite avec son dog-cart aux Hêtres d’Or. Ainsi qu’il me l’avait dit, la propriété se trouve dans un site admirable, mais l’habitation n’a rien d’esthétique : c’est une grande maison carrée, jadis blanchie à la chaux, mais que les intempéries et l’humidité ont beaucoup dégradée. Elle est entourée sur trois côtés par des bois, et sur le quatrième il y a un grand champ en pente qui s’étend jusqu’à la grande route de Southampton, à cent mètres en contrebas. Ce champ fait partie de la propriété, mais les bois, eux, sont rattachés au domaine de lord Southerton. Enfin, il y a, juste en face de l’entrée, un bouquet de hêtres dorés : c’est lui qui a donné son nom à la maison.

« M. Rucastle, toujours aussi aimable que la première fois, me ramena donc chez lui et me présenta le soir même à sa femme et à son enfant. L’hypothèse qui nous avait paru si vraisemblable, lorsque j’étais allée vous voir, monsieur Holmes, était complètement erronée. Mme Rucastle n’est pas folle du tout. C’est une femme taciturne et pâle, qui est beaucoup plus jeune que son mari ; je ne pense pas qu’elle ait encore atteint la trentaine, tandis que lui doit avoir quarante-cinq ans bien sonnés. D’après leur conversation, j’ai cru comprendre qu’ils étaient mariés depuis sept ans environ, que M. Rucastle était veuf lorsqu’il l’avait épousée et que le seul enfant qu’il avait eu de sa première femme était cette fille dont il m’avait parlé pour me dire qu’elle était maintenant à Philadelphie. Il m’a confié en particulier qu’elle s’était exilée par aversion pour sa belle-mère, car, comme elle avait elle-même une vingtaine d’années au moins, sa situation aurait été par trop gênante pour elle s’il lui avait fallu vivre aux côtés de la très jeune femme de M. Rucastle.

« Mme Rucastle me fit l’effet d’être aussi incolore au moral qu’au physique, et l’impression qu’elle me produisit ne fut ni bonne ni mauvaise. C’est une femme sans personnalité aucune. Il est facile de se rendre compte qu’elle aime tendrement son mari et son petit garçon. Ses yeux gris clair vont sans cesse de l’un à l’autre pour découvrir, et même prévenir quand elle le peut, leurs moindres désirs. Lui aussi, malgré ses allures brusques et tapageuses, semble lui être très dévoué ; en somme, cela semble faire un très heureux ménage. Et cependant l’on sent que cette femme a un chagrin secret. On la voit fréquemment absorbée, avec un visage plein de tristesse, et je l’ai plusieurs fois surprise en train de pleurer. Je me suis demandé, par moments, si ce ne serait pas le caractère de son fils qui la tourmenterait ainsi, car je n’ai jamais rencontré enfant plus gâté, ni doué de plus mauvais instincts. Il est petit pour son âge, mais possède une tête énorme et disproportionnée. Sa vie se passe en alternatives de colères et de bouderies ; son plus grand plaisir est de torturer les êtres plus faibles que lui, et il faut voir quelle habileté il déploie pour s’emparer des souris, des petits oiseaux et des insectes. Mais je préfère m’abstenir de vous parler de lui, monsieur Holmes ; il n’a d’ailleurs que peu de rapport avec ce que j’ai à vous dire.

– Tous les détails m’intéressent, répondit mon ami, si minime que soit l’importance que vous y attachiez.

– J’essaierai de n’en omettre aucun. Le seul désagrément que j’ai éprouvé d’abord, dans cette maison, fut la mauvaise tenue des domestiques. Il n’y en a que deux : le mari et la femme. Toller (c’est le nom de l’homme) est une sorte de rustre aux allures bizarres, aux favoris et aux cheveux grisonnants, qui empeste la boisson. Je l’ai déjà vu à deux reprises complètement ivre depuis que je suis ici, et pourtant M. Rucastle n’a pas l’air de s’en apercevoir. Sa femme est grande et forte gaillarde aussi taciturne que Mme Rucastle, mais beaucoup moins aimable. Bref, cela forme un couple on ne peut plus déplaisant. Heureusement pour moi, je passe la plus grande partie de mon temps dans la nursery ou dans ma chambre, et ces deux pièces contiguës se trouvent dans une partie reculée de la maison.

« Les deux journées qui succédèrent à mon arrivée aux Hêtres d’Or furent très calmes ; le troisième jour, Mme Rucastle, qui était descendue juste après le petit déjeuner, s’approcha de son mari et lui murmura quelques mots à l’oreille.

« – Ah ! oui, fit-il en se retournant vers moi ; nous vous sommes très reconnaissants, mademoiselle Hunter, d’avoir satisfait notre caprice en vous faisant couper les cheveux. Je vous assure que cela ne dépare pas le moins du monde votre physionomie. Nous allons voir, à présent, comment vous sied le bleu électrique. Vous trouverez la robe dont je vous ai parlé sur le pied de votre lit, et vous nous feriez grand plaisir, à ma femme et à moi, en la passant tout de suite.

« La toilette en question était d’une nuance tout à fait spéciale. Elle avait été taillée dans un fort beau tissu (une sorte de lainage), mais était quelque peu usagée. À voir la façon dont elle m’allait, on aurait pu croire qu’elle avait été coupée exprès pour moi. M. et Mme Rucastle, en me voyant apparaître ainsi vêtue, manifestèrent leur joie avec des transports qui me parurent tout à fait exagérés. Ils m’attendaient au salon, une vaste pièce, éclairée de trois hautes portes-fenêtres, qui occupent toute la largeur de la façade. On avait eu soin de placer un fauteuil devant la fenêtre du milieu, le dos tourné à la lumière et, après que l’on m’eut invitée à m’y asseoir, M. Rucastle, se promenant de long en large à travers le salon, se mit à me raconter, l’une après l’autre, les histoires les plus drôles que j’aie jamais entendues. Vous ne sauriez imaginer à quel point il était comique, et je riais à en être malade. Mme Rucastle, par contre, qui ne possède évidemment pas le sens de la plaisanterie, ne souriait même pas et restait immobile, les mains sur les genoux, avec un visage triste et inquiet. Au bout d’une heure environ, M. Rucastle fit brusquement remarquer qu’il était temps de se mettre au travail et me dit que je pouvais changer de robe et aller rejoindre le petit Edward dans la nursery.

« Deux jours après, la même scène se répéta, dans un ordre absolument identique. Comme la première fois, on m’envoya endosser la toilette bleue ; comme la première fois, on me fit asseoir devant la fenêtre, et, comme la première fois, je m’amusai follement en écoutant les bouffonnes anecdotes dont M. Rucastle possédait un répertoire inépuisable et qu’il racontait avec un art consommé. Ensuite, il me mit entre les mains un roman à couverture jaune, et, après avoir tourné mon fauteuil un peu de côté afin que mon ombre ne tombât point sur les pages, il me pria de lui faire la lecture à haute voix. Je lus ainsi pendant une dizaine de minutes en commençant au cœur d’un chapitre, puis, tout à coup, au beau milieu d’une phrase, il m’interrompit et me commanda d’aller passer une autre robe.

« Vous devez facilement imaginer, monsieur Holmes, à quel point cette bizarre cérémonie m’intriguait. J’avais remarqué que l’on faisait toujours très attention à ce que j’eusse le dos tourné à la fenêtre, de sorte que je fus dévorée du désir de savoir ce qui se passait derrière moi. Au premier abord, cela me parut impossible, mais j’eus tôt fait de trouver un subterfuge. Mon miroir à main s’étant cassé, j’eus l’ingénieuse inspiration d’en dissimuler un morceau dans les plis de mon mouchoir. La fois suivante, tandis que je riais à gorge déployée, je portai mon mouchoir à mes yeux comme pour essuyer mes larmes et réussis ainsi, sans trop de peine, à apercevoir tout ce qui se trouvait derrière moi. J’avoue que je fus déçue. Il n’y avait absolument rien.

« Du moins, ce fut ma première impression. Mais, en y regardant mieux, je m’aperçus qu’il y avait, sur la route de Southampton, un homme, un petit homme barbu, vêtu d’un costume gris, qui avait les yeux tournés vers moi. Cette route est un chemin de grande communication, et l’on y voit fréquemment passer du monde. Mais l’homme en question ne se contentait pas de passer, il s’était arrêté, était venu s’accouder à la clôture et regardait fixement dans la direction de la maison. En abaissant mon mouchoir, je m’aperçus que Mme Rucastle m’observait attentivement. Elle ne formula aucune réflexion, mais je compris très nettement qu’elle avait deviné mon manège et vu ce qu’il y avait derrière moi.

« – Jephro, dit-elle en se levant aussitôt, il y a là sur la route un impertinent qui ne cesse de regarder Mlle Hunter.

« – Ce n’est pas un de vos amis, mademoiselle Hunter ? me demanda M. Rucastle.

« – Non ; je ne connais personne dans le pays.

« – En vérité, c’est trop d’audace ! Retournez-vous et faites-lui signe de s’éloigner.

« – Il vaudrait peut-être mieux feindre de n’avoir pas remarqué sa présence.

« – Non, non, sans quoi il reviendrait toujours rôder par ici. Retournez-vous, je vous prie, et faites-lui signe comme cela.

« Je fis ce que l’on me demanda, et Mme Rucastle se dépêcha de baisser le store. Cela s’est passé la semaine dernière, et depuis l’on ne m’a plus fait rasseoir dans la fenêtre, ni mettre la robe bleue, et je n’ai pas revu une seule fois l’homme sur la route.

Continuez, dit Holmes, votre récit promet d’être fort intéressant.

– Il vous paraîtra bien décousu, j’en ai peur, et peut-être estimez-vous qu’il y a très peu de rapport entre les divers incidents dont j’ai à vous entretenir. Le jour même de mon arrivée aux Hêtres d’Or M. Rucastle me conduisit à une petite dépendance qui se trouve auprès de la cuisine. Comme nous en approchions, j’entendis des tintements de chaîne et des frôlements qui me donnèrent à penser qu’un gros animal y était enfermé.

« – Regardez là-dedans, me dit M. Rucastle en me montrant un interstice entre les planches. N’est-ce pas qu’il est beau ?

« Je regardai, et j’aperçus deux yeux luisants comme des braises, et une forme ramassée dans l’ombre.

« – N’ayez pas peur, murmura mon hôte en riant du bond que j’avais fait en arrière. C’est seulement Carlo, mon mâtin. Je dis “mon”, mais en réalité le vieux Toller est le seul qui puisse s’en faire obéir. On ne lui donne à manger qu’une fois par jour, et encore assez parcimonieusement ; aussi il est toujours prêt à dévorer tout le monde. Toller le lâche tous les soirs, et malheur à l’intrus qui ferait connaissance avec ses crocs. Pour l’amour du ciel, ne vous risquez jamais à sortir de la maison la nuit, car il en irait de votre vie.

« La recommandation n’était pas superflue, comme je pus en juger par moi-même deux jours après. En regardant à ma fenêtre vers deux heures du matin, je vis qu’il faisait un clair de lune si magnifique que la pelouse était tout argentée et que l’on y voyait presque comme en plein jour. Or, tandis que je m’attardais ainsi dans la contemplation de cette scène si poétique et si calme, je m’avisai soudain que quelque chose remuait parmi l’ombre des hêtres d’or. Un instant après, je me rendis compte, en le voyant sortir de l’ombre, que c’était un énorme molosse aussi gros qu’un jeune veau, un molosse à la gueule béante, fauve de poil et noir de museau, et tellement efflanqué que toutes ses côtes se découpaient en relief sous sa peau. Il traversa lentement la pelouse et disparut à nouveau dans l’ombre à l’autre bout. La vue de ce gardien terrible et muet me fit plus frissonner que n’aurait pu le faire, je crois, aucun cambrioleur.

« Il faut maintenant que je vous compte la très singulière aventure qui m’est arrivée. Comme vous le savez, je m’étais fait couper les cheveux avant mon départ de Londres, et j’en avais fait une grande tresse que j’avais mise dans le fond de ma malle. Un soir, après avoir couché l’enfant, je m’étais amusée à passer en revue l’ameublement de ma chambre et à remettre toutes mes affaires en ordre. Il y avait dans un coin une vieille commode dont les deux tiroirs du haut étaient entrouverts et vides, et celui du bas fermé à clé. Je rangeai d’abord mon linge dans les deux premiers, mais, comme il me restait encore beaucoup d’autres choses à mettre en place, je fus très contrariée de voir que je ne pouvais disposer du troisième tiroir. Pensant qu’on l’avait peut-être fermé simplement par mégarde, je pris mon trousseau de clés pour essayer de l’ouvrir et y réussis fort heureusement du premier coup. Il ne contenait qu’un seul objet, mais jamais vous ne devineriez lequel. C’était ma tresse de cheveux.

« Je la pris entre mes mains et l’examinai. C’était bien la mienne, effectivement : même épaisseur aussi. Et pourtant non ; en y réfléchissant, c’était impossible. Comment mes propres cheveux auraient-ils pu être enfermés ainsi dans ce tiroir ? Toute tremblante d’émotion, je me mis à défaire ma malle, et, quand je l’eus vidée entièrement et arrivai au fond, j’y retrouvai ma tresse telle que je l’y avais déposée. Je les plaçai alors l’une à côté de l’autre ; eh bien ! vous me croirez si vous voulez, elles étaient absolument identiques. Vous ne trouvez pas cela extraordinaire ? Pour ma part, j’eus beau me creuser la cervelle, il me fut impossible d’y comprendre goutte. Finalement, je remis les cheveux inconnus où je les avais pris, et, comprenant que je m’étais mise dans un mauvais cas en ouvrant ce tiroir que les Rucastle avaient jugé bon de fermer, je décidai de ne souffler mot à personne de ma découverte.

« Ainsi que vous avez pu le constater déjà, monsieur Holmes, je suis d’une nature à beaucoup observer, de sorte qu’il ne s’écoula pas beaucoup de temps avant que j’eusse établi dans ma tête un plan assez exact de la maison. Mais il y avait une partie que je ne connaissais pas et qui, sans doute, n’était pas habitée. C’est la porte placée juste en face de celle du ménage Toller qui devait y donner accès, mais elle était invariablement fermée à clé. Un jour, toutefois, en montant l’escalier, je rencontrai M. Rucastle qui en sortait, son trousseau de clés à la main, et avec, sur sa figure, une expression très différente de celle que j’avais l’habitude de voir à cet homme si jovial. Il avait les joues en feu, le front tout plissé et les veines gonflées sur les tempes comme s’il venait de se mettre dans une colère rouge. Il referma la porte et passa rapidement près de moi sans m’adresser un seul mot et sans me regarder.

« Ma curiosité en fut piquée au vif, et, lorsque je sortis pour promener l’enfant, je me dirigeai vers le côté d’où l’on pouvait voir les fenêtres de cette partie de la maison. Il y en avait quatre sur la même rangée : trois qui étaient simplement sales et la quatrième dont les volets étaient fermés. Évidemment, personne n’habitait là. Tandis que j’allais et venais en relevant de temps en temps la tête pour les regarder, M. Rucastle, la mine aussi aimable et aussi réjouie que de coutume, sortit de la maison et s’avança vers moi.

« – Ah ! me dit-il, ne croyez pas à une impolitesse de ma part si je suis passé tout à l’heure près de vous sans seulement vous dire un mot, chère mademoiselle Hunter, mais j’avais de si graves préoccupations en tête.

« Je lui donnai l’assurance que je n’étais nullement formalisée.

« – À propos, ajoutai-je, il me semble que vous avez là plusieurs pièces inoccupées ; il y en a une dont les volets sont fermés.

« Cette réflexion parut le surprendre et même lui causer une certaine émotion.

« – J’adore la photographie, me confia-t-il, et c’est là que j’ai installé ma chambre noire. Mais, mon Dieu ! que vous êtes donc observatrice ! Qui se serait jamais figuré cela ?

« Il parlait sur le ton de la plaisanterie, mais, à sa façon de me regarder, je voyais bien qu’il ne plaisantait pas. L’expression de son regard était méfiante, contrariée, mais elle n’était à coup sûr pas rieuse.

« Vous pensez bien, monsieur Holmes, qu’aussitôt que j’eus compris que l’on cherchait à me cacher la véritable destination de ces pièces fermées, je n’eus plus de cesse que je ne les eusse explorées moi-même, non par simple curiosité, bien que j’en aie ma bonne part comme toutes les femmes, mais plutôt parce que j’avais le sentiment que c’était mon devoir… parce que j’avais l’impression que, si je les explorais, il en résulterait quelque chose de bon. On parle toujours de l’intuition féminine, peut-être bien était-ce cette intuition qui me poussait à cela. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’étais tourmentée par l’irrésistible envie de franchir cette porte défendue et me promettais bien de le faire dès que l’occasion s’en présenterait.

« Elle ne se présenta qu’hier seulement. Je savais déjà qu’indépendamment de M. Rucastle, Toller et sa femme pénétraient l’un et l’autre dans ces pièces inoccupées, et, une fois, j’avais même vu l’homme entrer par là avec un sac noir sur son épaule. Ces temps derniers, il a bu terriblement, et hier il était complètement ivre, si bien qu’en montant je trouvai la clé sur la porte ; c’était évidemment lui qui avait oublié de la retirer. D’autre part, comme M. et Mme Rucastle étaient à ce moment en bas, ainsi que l’enfant, l’occasion qui s’offrait pour moi, était on ne peut mieux choisie. Je fis tourner sans bruit la clé dans la serrure, je poussai la porte et j’entrai.

« Je me trouvai dans un petit couloir au plancher nu et aux murs non tapissés, qui, à son extrémité, tournait à angle droit. Après avoir contourné ce coin, je vis trois portes sur le même plan, dont la première et la dernière étaient ouvertes. Toutes deux donnaient accès à une chambre vide, poussiéreuse et triste, l’une ayant deux fenêtres et l’autre une seulement, aux carreaux tellement sales que c’est à peine si la lumière du soir y pouvait pénétrer. La porte du milieu était fermée, et l’on y avait placé en travers une barre de lit de fer fixée à un bout par un cadenas à un gros anneau scellé dans le mur et attachée à l’autre par une grosse corde. La porte elle-même était par surcroît fermée à clé, et cette clé n’était pas sur la serrure. Cette porte si bien barricadée était évidemment celle de la chambre aux volets, mais la lumière qui filtrait en dessous me fit cependant voir qu’elle n’était pas plongée dans l’obscurité. Sans doute était-elle éclairée par quelque vitrage dans le plafond, invisible de l’extérieur. Tandis que j’étais là, dans le couloir, à regarder cette porte inquiétante en me demandant quel secret elle pouvait bien cacher, j’entendis soudain dans la chambre un bruit de pas et vis une ombre aller et venir, obscurcissant par instants le filet de lumière sous la porte. À cette vue, monsieur Holmes, une terreur folle s’empara de moi, et, sous le coup de l’émotion, je m’enfuis en courant éperdument comme si j’étais poursuivie par une main effrayante qui cherchait à me saisir par ma jupe. J’enfilai le couloir, je franchis la porte et je tombai dans les bras de M. Rucastle, qui attendait là.

« – Ah ! ah ! fit-il en souriant, c’était donc vous ? Je m’en étais douté quand j’ai vu la porte ouverte.

« – Oh ! quelle peur j’ai eue ! balbutiai-je toute haletante.

– Ma chère demoiselle !… ma chère demoiselle ! – et vous ne sauriez imaginer combien sa voix était douce et rassurante –, qu’est-ce donc qui vous a fait si peur, ma chère demoiselle ?

« Mais il montrait vraiment par trop de sollicitude. Je compris qu’il avait dépassé la note, et cela me mit aussitôt en défiance vis-à-vis de lui.

– J’ai eu la sottise de vouloir jeter un coup d’œil sur ces pièces inoccupées, répondis-je. Mais on y éprouve une si étrange sensation d’isolement que j’ai été prise de panique et me suis sauvée. C’est effarant, le silence qui règne là-dedans !

« – Et c’est pour tout cela que vous vous êtes épouvantée à ce point ? dit-il en me regardant jusqu’au fond des yeux.

« – Pourquoi croyez-vous donc que c’était ? lui demandai-je.

« – À votre idée, pour quelle raison cette porte est-elle fermée ?

« – Comment voulez-vous que je sache ?

« – Eh bien ! c’est pour empêcher ceux qui n’ont rien à y faire d’entrer là-dedans. Vous avez compris ?

« Il continuait à sourire avec son amabilité habituelle.

« – Je vous assure bien que, si j’avais su…

« – Eh bien ! maintenant, vous savez, n’est-ce pas ? Et si jamais vous remettez les pieds ici – instantanément son sourire se mua en un ricanement de colère qui donna à sa physionomie un aspect diabolique –, je vous ferai dévorer par le mâtin.

« J’étais tellement terrorisée que je ne me rappelle même plus ce que je fis. Je pense que je courus me réfugier dans ma chambre. La seule chose dont je garde le souvenir, c’est de m’être retrouvée plus tard allongée sur mon lit tremblant de tous mes membres. Alors je repensai à vous, monsieur Holmes. Je ne pouvais plus continuer à vivre dans de telles conditions sans vous demander conseil. Tout me faisait peur : la maison, l’homme, la femme, les domestiques et jusqu’à l’enfant lui-même. Tout était devenu pour moi un sujet d’horreur. Mais je sentais par contre que, si vous veniez, je serais aussitôt rassurée. Évidemment, j’aurais pu m’échapper, mais la curiosité qui me possédait était devenue aussi puissante que ma frayeur. Ma résolution fut vite prise. Je vous passerais une dépêche. Je mis mon chapeau et mon manteau et m’en fus au bureau de poste, qui n’est qu’à cinq cents mètres à peine de la maison et d’où je ressortis déjà beaucoup moins inquiète. Mais une crainte horrible s’empara de moi en revenant : n’aurait-on pas lâché le chien durant mon absence ? Heureusement, je repensai que Toller était ivre mort ce soir-là et que, comme personne en dehors de lui n’aurait osé le déchaîner, il n’y avait pas de danger à redouter de ce côté ! Effectivement, je pus entrer sans encombre ; mais j’étais tellement transportée de joie à l’idée que j’allais vous revoir qu’il me fut impossible de dormir de la nuit. On ne fit aucune difficulté pour me donner la permission d’aller à Winchester ce matin ; seulement je devrai être de retour avant trois heures, car M. et Mme Rucastle s’en vont chez des amis et, comme ils seront absents toute la soirée, il faut que je m’occupe de l’enfant. Cette fois, je vous ai tout raconté, monsieur Holmes, et je serais bien heureuse si vous pouviez me dire ce que tout cela signifie et surtout ce que je dois faire. »

Nous avions, Holmes et moi, écouté cette extraordinaire histoire avec la plus profonde stupeur. Quand la jeune fille se tut, mon ami se leva et, les mains enfoncées dans ses poches, la figure soucieuse et grave, se mit à marcher de long en large à travers la salle.

– Toller est-il toujours en état d’ivresse ? demanda-t-il enfin.

– Oui. J’ai entendu sa femme déclarer à Mme Rucastle qu’elle ne pouvait rien tirer de lui.

– C’est bien. Et vous dites que les Rucastle sortent ce soir ?

– Oui.

– Y a-t-il une cave qui se ferme avec un cadenas solide ?

– Oui, il y a le cellier.

– J’ai l’impression que vous avez agi en tout cela avec beaucoup de courage et de bon sens, mademoiselle Hunter. Vous sentez-vous capable de tenter encore un dernier effort ? Je ne vous le demanderais pas si je ne vous tenais pour une femme tout à fait exceptionnelle.

– J’essaierai. Que faut-il faire ?

– Nous serons, mon ami et moi, aux Hêtres d’Or à sept heures. À ce moment-là, les Rucastle seront partis, et Toller, espérons-le, hors de combat. La seule personne, dès lors, qui pourrait donner l’alarme serait la femme Toller. Si vous pouviez l’expédier au cellier sous un prétexte quelconque et l’y enfermer sous clé, cela nous faciliterait énormément la tâche.

– Je m’en charge.

– Bravo ! Comme cela, nous pourrons approfondir complètement la question. Il n’y a, cela va de soi, qu’une seule hypothèse possible. On vous a amenée ici pour personnifier quelqu’un, et ce quelqu’un est séquestré dans cette chambre. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Maintenant, si vous voulez savoir qui est la prisonnière, je vous dirai que c’est très vraisemblablement la fille de M. Rucastle (Mlle Alice, si j’ai bonne mémoire), que l’on disait partie en Amérique. On vous a choisie très certainement parce que vous lui ressembliez comme taille, comme tournure et comme couleur de cheveux. Il est probable que l’on avait dû lui couper les siens au cours d’une maladie (vous les avez d’ailleurs découverts par un hasard assez curieux) et, naturellement, il fallait sacrifier les vôtres aussi. L’homme aux aguets sur la route était indubitablement un ami à elle (peut-être son fiancé) et, comme vous portiez la robe de la jeune fille et que vous lui ressembliez, il fut forcément amené à croire, en vous voyant rire à chaque fois que vous apparaissiez et aussi à la façon dont vous lui faisiez signe de s’éloigner, que Mlle Rucastle était parfaitement heureuse et ne voulait plus se laisser courtiser par lui. La nuit, on lâcha le chien afin d’empêcher toute tentative de ce jeune homme pour communiquer avec elle. Jusque-là, tout est assez clair. La seule chose, en somme, qui reste à approfondir, c’est le caractère de l’enfant.

– Allons donc ! Quel rapport cela pourrait-il avoir avec tout cela ? m’exclamai-je.

– Mon cher Watson, en tant que médecin, vous savez comme moi que, lorsque l’on veut être renseigné sur les dispositions des enfants, le moyen le plus sûr est d’étudier les parents. Eh bien ! ne comprenez-vous pas que la méthode inverse peut donner les mêmes résultats ? Pour ma part, il m’est maintes fois arrivé de pénétrer d’abord le caractère des parents en étudiant les enfants. Or, cet enfant a des instincts anormalement cruels, il fait souffrir pour la satisfaction de faire souffrir, et que ces instincts lui viennent, comme je pencherais à le croire, du jovial auteur de ses jours, ou bien de sa mère, cela ne laisse présager rien de bon pour la malheureuse jeune fille qui est en leur pouvoir.

– Je suis sûre que vous avez raison, monsieur Holmes ! s’écria notre cliente. Il me revient une foule de détails qui me prouvent que vous avez deviné juste. Oh ! je vous en prie, ne perdons pas de temps pour venir en aide à cette pauvre créature !

– Il va falloir de la circonspection, car nous avons affaire à un homme très retors. Jusqu’à sept heures, rien à tenter ; mais, à partir de ce moment-là, nous serons auprès de vous, et vous verrez que le mystère sera vite éclairci.

Fidèles à notre promesse, nous arrivâmes aux Hêtres d’Or à sept heures tapantes, après avoir laissé dans une auberge du voisinage la carriole qui nous avait amenés. Le bouquet d’arbres dont le feuillage sombre miroitait comme du cuivre poli sous les reflets du couchant aurait suffi à nous désigner la maison, même si Mlle Hunter, toute souriante, ne nous avait attendus sur le seuil de la porte.

– Avez-vous réussi ? lui demanda Holmes.

Il n’avait pas achevé sa question que des coups sourds retentirent du côté du sous-sol.

– C’est Mme Toller, qui est dans le cellier, expliqua Mlle Hunter. Son mari dort à poings fermés sur le paillasson de la cuisine. Voici ses clés ; ce sont les mêmes que celles de M. Rucastle.

– Tous mes compliments, mademoiselle ! s’écria Holmes avec enthousiasme. Maintenant, montrez-nous le chemin ; nous en aurons bientôt fini avec cette sombre histoire.

Après avoir monté l’escalier, ouvert la porte et suivi un étroit couloir, nous nous trouvâmes devant la barricade dont nous avait parlé la jeune gouvernante. Holmes trancha la corde, déplaça la barre transversale, puis essaya, mais sans succès, plusieurs clés dans la serrure. Aucun bruit ne provenait de l’intérieur, et ce silence fit s’assombrir la figure de mon ami.

– J’espère que nous n’arrivons pas trop tard, dit-il. Voyez-vous, mademoiselle, je crois qu’il sera préférable que nous entrions là-dedans sans vous. Allons, Watson, un bon coup d’épaule : c’est bien le diable si nous n’avons pas raison de cette porte.

Elle était branlante et vermoulue et céda en effet tout de suite à nos efforts réunis. Nous nous élançâmes simultanément dans la chambre. Elle était vide, et nous ne vîmes qu’un grabat, une petite table et un panier de linge. Le vitrage supérieur était ouvert, la prisonnière avait disparu.

– C’est encore un tour de sa façon, dit Holmes ; le misérable a deviné les intentions de Mlle Hunter et transporté sa victime autre part.

– Mais comment ?

– En passant par le vitrage. Nous allons savoir dans un instant comment il s’y est pris.

Il se hissa à la force des poignets sur le toit.

– Ah ! je l’avais bien dit ! s’écria-t-il. J’aperçois l’extrémité d’une longue échelle appuyée contre la gouttière. C’est ce chemin-là qu’il a pris.

– Mais c’est impossible, protesta Mlle Hunter ; l’échelle n’était pas là quand les Rucastle sont partis.

– Eh bien ! c’est qu’il est revenu plus tard. Je vous répète que c’est un homme aussi habile que dangereux. Mais j’entends un pas dans l’escalier : ce doit être encore lui. Je crois, Watson, que vous feriez bien de sortir votre revolver.

Il avait à peine prononcé ces mots que je vis apparaître dans l’encadrement de la porte de la chambre un homme très grand et très fort qui avait un solide gourdin à la main.

Mlle Hunter, dès qu’elle le vit, se rejeta en arrière en poussant un cri d’effroi ; mais Sherlock Holmes, qui s’était immédiatement laissé retomber dans la chambre, avait déjà fait face à l’individu.

– Misérable ! lui cria-t-il, où est votre fille ?

Le gros homme jeta un regard autour de lui, puis leva les yeux vers le vitrage.

– C’est plutôt à moi de vous le demander, hurla-t-il, voleurs ! Espions et voleurs que vous êtes ! Mais, pour le coup, je vous tiens ! Vous êtes à ma merci ! Vous allez voir ce qui va vous tomber !

Et, faisant volte-face, il redégringola l’escalier quatre à quatre.

– Il est parti chercher le chien ! balbutia Mlle Hunter.

– Ne vous inquiétez pas, répondis-je, j’ai mon revolver.

– Mieux vaut fermer la porte d’entrée, s’écria Holmes.

Nous redescendîmes tous précipitamment au rez-de-chaussée, mais nous étions à peine dans le vestibule que de furieux abois se firent entendre, suivis d’un cri d’angoisse, puis de grognements horribles à entendre. Un homme âgé, à la figure cramoisie et aux jambes flageolantes, sortit en titubant d’une porte latérale.

– Ciel ! bredouilla-t-il. On a déchaîné le chien, et il n’a pas mangé depuis deux jours. Vite ! Vite ! Sans quoi il sera trop tard !

En un clin d’œil, Holmes et moi fûmes dehors et nous élançâmes au pas de course, suivis tant bien que mal par Toller. À peine eûmes-nous contourné l’angle de la maison que nous vîmes devant nous l’énorme bête dressée au-dessus de Rucastle, dont elle labourait la gorge à pleins crocs et qui se débattait vainement en hurlant de douleur. Je m’élançai en avant et, d’un coup de revolver, fit sauter la cervelle du molosse, qui s’abattit en serrant encore, dans sa mâchoire crispée, les replis épais du cou de son maître. Nous eûmes bien du mal à dégager Rucastle, qui respirait encore, mais dont les plaies étaient effroyables. Quand nous l’eûmes transporté à l’intérieur de la maison et déposé sur le canapé du salon, Holmes envoya le vieux serviteur dégrisé avertir sa femme, et je m’employai de mon mieux à panser le blessé.

Quelques instants après, et tandis que nous étions encore tous ainsi penchés sur lui, une femme très grande et très maigre entra dans la pièce.

– Mme Toller ! s’écria la jeune gouvernante.

– Oui, mademoiselle. M. Rucastle m’a délivrée quand il est revenu avant de monter vous trouver. Ah ! mademoiselle, c’est bien dommage que vous ne m’ayez rien dit de ce que vous aviez l’intention de faire : je vous aurais prévenue tout de suite que ce n’était pas la peine de vous donner tant de mal.

– Ah ! ah ! fit Holmes en la dévisageant. Mme Toller en sait plus long que nous tous, d’après ce que je vois.

– Oui, monsieur, c’est vrai, et je suis toute prête à vous dire ce que je sais.

– Alors, je vous en prie, asseyez-vous là, et expliquez-nous cela, car il y a plusieurs points que j’avoue n’avoir pas saisis encore.

– Vous allez tout savoir dans une minute, répondit la femme, et vous le sauriez déjà si j’avais pu sortir du cellier plus tôt. Si on fait une enquête par la suite, vous voudrez bien vous souvenir que je me suis tout de suite rangée avec vous et que j’étais l’amie de Mlle Alice également.

« Elle n’a jamais eu la vie bien heureuse, Mlle Alice, à dater du jour où son père s’est remarié. On la laissait toujours de côté, et elle n’avait jamais le droit de dire un mot : mais on ne lui a vraiment fait de méchancetés qu’à partir du moment où elle a fait, chez une amie, la connaissance de M. Fowler. Autant que j’ai pu comprendre, Mlle Alice avait droit à une part de l’héritage de sa mère, mais elle était si douce et si patiente qu’elle n’avait jamais réclamé son dû et avait laissé M. Rucastle disposer de tout comme il l’entendait. Et il savait bien, lui, qu’elle ne lui demanderait jamais un sou, mais, quand il a vu qu’elle songeait à se marier, il s’est dit que, naturellement, son mari la protégerait et ferait valoir ses droits, et qu’il était temps de prendre ses précautions pour que pareille chose n’arrive pas. Alors il a voulu faire signer à Mlle Alice un papier d’après lequel, aussi bien si elle se mariait que si elle ne se mariait pas, elle lui abandonnait toute sa part. Et, comme elle refusait, il s’est mis à la tourmenter de telle façon qu’elle en a attrapé une fièvre cérébrale et qu’elle est restée pendant six semaines entre la vie et la mort. Finalement, elle a repris le dessus, mais ce n’était plus que l’ombre d’elle-même, et il a fallu lui couper tous ses beaux cheveux. Pourtant, tout ça n’avait rien changé aux sentiments de M. Fowler ; il n’y avait pas de danger qu’il l’abandonne, il était bien trop loyal pour ça.

– Ah ! cette fois, dit Holmes, je commence à voir exactement ce qu’il en est, et je crois même pouvoir à présent deviner ce que vous ne nous avez pas révélé encore. À la suite de cela, M. Rucastle, n’est-ce pas, eut recours à la séquestration ?

– Oui, monsieur.

–… Et il fit venir de Londres Mlle Hunter dans le but de vaincre les insistances trop gênantes de M. Fowler ?

– C’est cela même, monsieur.

– Néanmoins, M. Fowler étant doué, comme tout bon marin, d’une ténacité inlassable, il entreprit le siège de la maison et, vous ayant rencontrée, réussit, grâce à certains arguments pécuniaires ou autres, à vous convaincre que vous aviez tout intérêt à devenir son alliée.

– M. Fowler est très bon et très généreux, répondit Mme Toller sans s’émouvoir.

– Et il s’arrangea ainsi pour que votre cher époux eût à boire autant qu’il voudrait et pour qu’une échelle fût toute prête au moment où sortirait votre maître.

– Vous avez expliqué tout ça, monsieur, juste comme ça s’est passé.

– Je vous dois assurément des excuses, madame Toller, reprit Holmes, car il est indéniable que vous avez éclairci tout ce qui était resté pour nous obscur. Mais voici le médecin du pays accompagné de Mme Rucastle ; aussi, j’estime que le mieux que nous ayons à faire, Watson, sera de reconduire Mlle Hunter à Winchester, car je crois que notre locus standi est désormais assez discutable.

Ainsi fut dissipé le mystère qui planait sur la sinistre maison des Hêtres d’Or. M. Rucastle survécut, mais resta toujours d’une débilité extrême et ne parvint à se maintenir tant bien que mal que grâce aux soins dévoués que lui prodigua sa femme. Ils ont conservé à leur service leurs deux vieux domestiques, qui, probablement, en savent trop long sur les antécédents de Rucastle pour qu’il se risque à les congédier. Mlle Alice, grâce à une dispense spéciale, fut unie à Southampton, dès le lendemain de sa fuite, à M. Fowler, qui fut peu après nommé fonctionnaire du gouvernement dans une administration de l’île Maurice. Quant à Mlle Violet Hunter, mon ami Sherlock Holmes, contrairement à ce que j’avais prévu, se désintéressa d’elle complètement dès que l’énigme dans laquelle elle avait joué un rôle si prééminent fut solutionnée. Mais cela ne l’empêche pas d’être maintenant à la tête d’une institution particulière de Walsail, dont l’organisation est, paraît-il, fort appréciée.

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Décembre 2003

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