Arthur Conan Doyle

LES ARCHIVES DE SHERLOCK HOLMES

Octobre 1921 – Mars 1927

LA PIERRE DE MAZARIN

LA PIERRE DE MAZARIN{1}

Le docteur Watson fut ravi de se retrouver une fois de plus dans l’appartement mal tenu du premier étage de Baker Street, point de départ de tant d’aventures extraordinaires. Il regarda autour de lui : les graphiques savants sur les murs, la table rongée par les acides où s’alignaient les produits chimiques destinés à diverses expériences, l’étui à violon debout dans un angle, le seau à charbon qui contenait comme autrefois des pipes et du tabac. Finalement ses yeux s’arrêtèrent sur le jeune visage souriant de Billy ; ce petit groom aussi perspicace que plein de tact avait un peu aidé à combler l’abîme de solitude et d’isolement où vivait le grand détective.

– Pas de changement apparent, Billy. Vous non plus vous n’avez pas changé. J’espère que l’on peut dire la même chose de lui ?

Billy jeta un coup d’œil non dépourvu de sollicitude dans la direction de la porte de la chambre à coucher ; elle était fermée.

– Je crois qu’il est au lit et qu’il dort, dit-il.

Il était sept heures du soir, et ce jour d’été avait été magnifique ; mais le docteur Watson était suffisamment familiarisé avec les heures irrégulières de son vieil ami pour ne pas éprouver la moindre surprise.

– Autrement dit, il a une affaire en train ?

– Oui, monsieur. Une affaire sur laquelle il vient de travailler dur. Je suis inquiet pour sa santé. Il pâlit, il maigrit, il ne mange pas… « Quand vous plaira-t-il de dîner, monsieur Holmes ? » a demandé Mme Hudson. « A sept heures trente après-demain », a-t-il répondu. Vous savez comment il est quand une affaire le préoccupe !

– Oui, Billy, je sais.

– Il file quelqu’un. Hier il est sorti ; on aurait dit un ouvrier à la recherche d’un emploi. Aujourd’hui il s’est déguisé en vieille femme. Je me suis presque laissé attraper. Pourtant, je devrais le connaître maintenant !…

Billy désigna en souriant une immense ombrelle appuyée contre le canapé.

–… Elle faisait partie de l’ensemble de la vieille dame, ajouta-t-il.

– Mais de quel genre d’affaire s’agit-il ?

Billy baissa la voix, comme s’il allait confier un grand secret d’État.

– Ça ne me gêne pas de vous le dire, monsieur, mais que ceci reste entre nous ! C’est l’affaire du diamant de la Couronne.

– Quoi ! Le vol du joyau qui vaut dans les cent mille livres sterling ?

– Oui, monsieur. Il faut le récupérer, monsieur. Comprenez : nous avons eu ici le premier ministre et le ministre de l’Intérieur, assis sur ce même canapé. M. Holmes les a reçus très gentiment. Il les a tout de suite mis à l’aise, et il a promis de faire tout son possible. Puis il y a eu lord Cantlemere…

– Ah !

– Oui, monsieur. Vous savez ce que ça veut dire. Un type plutôt rigide, si j’ose m’exprimer ainsi. Je m’entends bien avec le premier ministre, je n’ai rien contre le ministre de l’Intérieur qui me fait l’impression d’un homme obligeant, courtois ; mais ce lord, je ne peux pas le supporter ! Et M. Holmes est comme moi, monsieur. Vous voyez, il ne croit pas en M. Holmes, et il était opposé à ce qu’on l’emploie. Il serait bien content qu’il échoue !

– Et M. Holmes le sait ?

– M. Holmes sait toujours tout ce qu’il y a à savoir.

– Hé bien ! nous espérons qu’il n’échouera pas et que lord Cantlemere sera confondu. Mais dites-moi ; Billy, à quoi sert ce rideau tendu devant la fenêtre ?

– M. Holmes l’a installé il y a trois jours. Nous avons mis quelque chose d’amusant derrière.

Billy avança et tira la draperie qui masquait l’alcôve de la fenêtre en saillie.

Le docteur Watson ne put réprimer un cri de stupéfaction. Était apparue une reproduction grandeur nature de son vieil ami en robe de chambre, la figure tournée de trois quarts vers la fenêtre et regardant en bas, comme s’il lisait un livre invisible, tandis que le corps était enfoncé dans un fauteuil. Billy détacha la tête et la tint en l’air à bout de bras.

– Nous la disposons selon des angles différents, afin qu’elle soit plus vivante. Je n’oserais pas la toucher si le store n’était pas baissé. Mais quand il est levé, vous pouvez voir le faux M. Holmes de l’autre côté de la rue.

– Une fois déjà nous nous sommes servis de ce truc-là.

– Pas de mon temps, dit Billy.

Il releva le store pour regarder dans la rue.

– Il y a des gens qui nous épient de là-bas. Je distingue un type qui est à la fenêtre. Regardez vous-même.

Watson avait avancé d’un pas quand la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer la longue silhouette mince de Holmes ; il avait le visage pâle et tiré, mais le pas aussi alerte que d’habitude. D’un bond il fut à la fenêtre et baissa le store.

– Ça suffit, Billy ! dit-il. Vous étiez en danger de mort, mon garçon, et je ne peux pas encore me passer de vous. Alors, Watson ? C’est bon de vous revoir dans ce vieil appartement ! Vous arrivez à un moment critique.

– C’est ce qu’il me semblait.

– Vous pouvez disposer, Billy… Ce garçon me pose un problème, Watson. Jusqu’à quel point ai-je raison de l’exposer au danger ?

– Danger de quoi, Holmes ?

– De mort subite. Je m’attends à quelque chose pour ce soir.

– A quoi vous attendez-vous ?

– A être assassiné, Watson.

– Allons, vous plaisantez !

– Le sens limité de l’humour qui m’est imparti pourrait, je vous assure, engendrer de meilleures plaisanteries que celle-là. Mais en attendant ma mort, un peu de confort n’est pas interdit, n’est-ce pas ? L’alcool est-il prohibé ? Le gazogène et les cigares sont à leur vieille place. Ah ! laissez-moi vous regarder assis une fois de plus dans votre fauteuil préféré ! Vous n’avez pas appris, j’espère, à mépriser ma pipe et mon lamentable tabac ? C’était pour remplacer mes repas, ces jours-ci.

– Mais pourquoi n’avez-vous pas mangé ?

– Parce que les facultés s’aiguisent quand vous les faites jeûner. Voyons, mon cher Watson, en tant que médecin, vous admettez bien que ce que votre digestion fait gagner à votre sang est autant de perdu pour votre cerveau ? Je suis un cerveau, Watson. Le reste de mon individu n’est que l’appendice de mon cerveau. Donc, c’est le cerveau que je dois servir, d’abord !

– Mais ce danger, Holmes ?

– Ah ! oui. Pour le cas où la menace se réaliserait, il vaudrait peut-être mieux que vous encombriez votre mémoire du nom et de l’adresse de l’assassin. Vous pourrez les communiquer à Scotland Yard, avec mes affections et ma bénédiction. Il s’appelle Sylvius, comte Negretto Sylvius. Écrivez le nom, mon vieux, écrivez-le ! 136, Moorside Gardens, N. W. Ça y est ?

L’honnête visage de Watson était tourmenté par l’angoisse. Il ne connaissait que trop bien les risques immenses que prenait Holmes, et il se doutait que cette confidence était plutôt au-dessous qu’au-delà de la vérité. Watson était toujours porté à l’action ; il saisit l’occasion qui se présentait.

– Comptez-moi dans le jeu, Holmes. Je n’ai rien à faire pendant quarante-huit heures.

– Votre moralité ne progresse pas, Watson. A tous vos autres vices, voilà que vous avez ajouté le mensonge ? Vous avez manifestement l’air d’un médecin très pris, appelé à toute heure du jour et de la nuit par des malades.

– Pas à ce point. Mais ne pouvez-vous pas faire arrêter cet individu ?

– Si, Watson. Je pourrais le faire arrêter. Voilà ce qui lui déplaît tellement.

– Mais pourquoi ne le faites-vous pas arrêter, alors ?

– Parce que j’ignore où est le diamant.

– Ah ! Billy m’en a parlé : le joyau manquant de la Couronne ?

– Oui, la grosse pierre jaune de Mazarin. J’ai lancé mon filet et j’ai mes poissons. Mais je n’ai pas la pierre. Alors à quoi bon les prendre ? Certes, le monde serait meilleur si nous les mettons hors d’état de nuire. Mais ils ne m’intéressent pas. C’est le diamant que je veux.

– Et ce comte Sylvius est l’un de vos poissons ?

– Oui. Un requin. Il mord. L’autre est Sam Merton, le boxeur. Pas un mauvais type, ce Sam ; mais le comte s’en est servi. Sam n’est pas un requin. C’est un gros goujon stupide à tête ronde. Mais il fait quand même de gros sauts dans mon filet.

– Où est ce comte Sylvius ?

– Je me suis trouvé tout ce matin au coude-à-coude avec lui. Vous m’avez déjà vu en vieille dame, Watson ? Jamais je n’ai été plus séduisant que ce matin. Il m’a même tenu un moment mon ombrelle. « Avec votre permission, madame », m’a-t-il dit : à moitié Italien, vous savez, et il a toute la grâce méridionale dans les manières quand il est de bonne humeur, mais dans l’humeur opposée, il est le diable incarné. La vie est pleine de fantaisie, Watson.

– Ç’aurait pu être une tragédie !

– Ma foi, peut-être ! Je l’ai suivi jusqu’à la boutique du vieux Straubenzee. Straubenzee a fabriqué un fusil à vent, un très joli joujou je crois, et j’ai tout lieu de penser que ledit fusil est placé dans la fenêtre d’en face à l’heure actuelle. Avez-vous vu le mannequin ? Bien sûr, Billy vous l’a montré ! Hé bien ! il peut recevoir à tout moment une balle dans sa magnifique tête. Ah ! Billy, qu’y a-t-il ?

Le groom était entré en portant une carte de visite sur un plateau. Holmes la regarda en haussant le sourcil et sourit d’un air amusé.

– Sylvius en personne ! Je ne m’y attendais guère. Il prend le tison par où il brûle, Watson ! Il ne manque pas d’aplomb. Vous le connaissez peut-être de réputation, comme chasseur de gros gibier. En vérité, ce serait une conclusion triomphale à son tableau de chasse s’il m’ajoutait à sa liste. Voilà la preuve qu’il sent mon orteil sur ses talons.

– Faites venir la police !

– Oh ! je la ferai venir sans doute ! Mais pas encore. Voudriez-vous regarder précautionneusement par la fenêtre, Watson ? Ne voyez-vous personne qui flâne par là ?

Watson souleva hardiment le bord du rideau.

– Si, il y a un costaud près de la porte.

– Sam Merton : le fidèle mais stupide Sam. Où est ce gentleman, Billy ?

– Dans le salon d’attente, monsieur.

– Quand je sonnerai, faites-le monter.

– Oui, monsieur.

– Si je ne suis pas dans cette pièce, introduisez-le quand même.

– Oui, monsieur.

Watson attendit que la porte fût close pour se tourner vers son compagnon.

– Attention, Holmes ! Voici qui est tout bonnement impossible ! Il s’agit d’un homme prêt à tout, qui ne reculerait devant rien. Il vient peut-être vous tuer.

– Cela ne m’étonnerait pas.

– J’insiste pour demeurer près de vous.

– Vous gêneriez terriblement.

– Je le gênerais ?

– Non, mon cher ami : vous me gêneriez.

– Voyons, je ne peux pas vous quitter, Holmes !

– Si, Watson, vous pouvez. Et vous me laisserez, car vous avez toujours joué le jeu, et je suis sûr que vous le jouerez jusqu’au bout. Cet homme est venu pour un motif bien à lui, mais il se peut qu’il y reste pour un motif à moi…

Holmes prit son calepin et griffonna quelques lignes.

–… Prenez un fiacre et allez à Scotland Yard. Vous remettrez ceci à Doughal, du département des recherches criminelles. Revenez avec la police. L’arrestation du comte suivra.

– Avec joie, Holmes !

– Avant votre retour, j’aurai peut-être juste le temps de découvrir où est la pierre…

Il sonna.

–… je crois que nous passerons dans la chambre. La deuxième issue est très utile dans certains cas. Et puis, j’aime voir mon requin sans qu’il me voie ; vous savez que j’y réussis assez bien quand je le veux.

Ce fut donc dans une pièce vide que Billy, quelques instants plus tard, introduisit le comte Sylvius. Le célèbre chasseur, sportsman et homme du monde, était gros, basané, pourvu d’une formidable moustache noire qui protégeait une bouche cruelle aux lèvres minces et que surplombait un long nez recourbé en bec d’aigle. Il était bien habillé mais sa cravate brillante, son épingle étincelante, ses bagues flamboyantes produisaient trop d’effet. Quand la porte se referma derrière lui, il inspecta les lieux d’un regard farouche, perçant, comme s’il soupçonnait un piège dans chaque meuble. Il sursauta violemment quand il vit la tête impassible et le buste de la robe de chambre qui émergeaient du fauteuil devant la fenêtre. D’abord sa figure n’exprima que de la stupéfaction. Puis la lueur d’un espoir horrible éclaira ses yeux sombres, meurtriers. Il jeta un regard rapide autour de lui pour être sûr qu’il n’y avait pas de témoin ; et puis, sur la pointe des pieds, sa lourde canne à demi levée, il s’approcha de la silhouette immobile. Il était en train de se ramasser pour prendre son élan et frapper quand une voix froide, sardonique, l’interpella par la porte ouverte de la chambre à coucher.

– Ne le cassez pas, comte ! Épargnez-le !

L’assassin recula, surpris. Il releva sa canne comme pour tourner sa violence de la copie vers l’original ; mais dans le regard gris acier et dans le sourire moqueur il lut quelque chose qui l’obligea à baisser la main.

– C’est une jolie petite œuvre d’art, fit Holmes, en avançant vers le mannequin de cire. Tavernier, le modéliste français, en est l’auteur. Il est aussi adroit pour travailler la cire que votre ami Straubenzee pour fabriquer des fusils à vent.

– Des fusils à vent, monsieur ? Que voulez-vous dire ?

– Posez votre chapeau et votre canne sur ce guéridon. Merci ! Asseyez-vous, je vous prie. Cela vous gênerait de vous débarrasser de votre revolver ? Oh ! qu’à cela ne tienne ! Si vous préférez vous asseoir dessus !… Votre visite tombe à pic, car j’avais diablement envie d’avoir cinq minutes de tranquillité avec vous.

Le comte grogna. Ses sourcils retombèrent, menaçants.

– Moi aussi je désirais vous parler, Holmes. Voilà pourquoi je suis venu ici. Je ne nierai pas que j’avais l’intention de vous descendre.

Holmes balança ses longues jambes pour poser ses talons sur le bord de la table.

– J’avais vaguement dans l’idée que votre tête mijotait un projet de ce genre, dit-il. Mais pourquoi me combler de vos attentions particulières ?

– Parce que vous êtes parti en guerre contre moi. Parce que vous avez attaché vos gens à ma personne.

– Mes gens ! Je vous jure que non !

– Mensonge ! J’ai été suivi ! Et je les ai fait suivre ! C’est un jeu qui peut se jouer à deux, Holmes !

– Petit détail, comte Sylvius ! Mais peut-être pourriez-vous vous adresser correctement à moi ? Certes, avec mon travail routinier, je me trouve soumis à une certaine familiarité avec la moitié des bandits de ce monde ; vous conviendrez que, venant de vous, elle est désobligeante.

– Très bien, donc, monsieur Holmes.

– Bravo ! Mais je vous affirme que vous vous êtes trompé avec mes soi-disant agents.

Le comte Sylvius eut un rire méprisant.

– D’autres hommes possèdent un don d’observation égal au vôtre. Hier c’était un vieux chômeur. Aujourd’hui une vieille femme. De la journée ils ne m’ont pas quitté d’une semelle.

– Vraiment, monsieur, vous me flattez ! Le vieux baron Dowson a dit à mon sujet, la veille du jour où il fut pendu, que ce que la loi avait gagné, la scène l’avait perdu. Et à votre tour voici que vous donnez à mes petits déguisements une louange si… agréable !

– C’était vous ? Vous-même ?

Holmes haussa les épaules.

– Vous pouvez voir dans ce coin l’ombrelle que vous m’avez si galamment tenue avant que vous ayez soupçonné quoi que ce soit.

– Si j’avais su, jamais…

– Jamais je ne serais rentré chez moi, n’est-ce pas ? Oh ! je le savais bien ! Nous laissons tous échapper des occasions, et nous les regrettons ensuite… Mais le fait est que vous ne m’avez pas reconnu, et nous voici face à face.

Les sourcils du comte s’avancèrent plus pesamment au-dessus de ses yeux menaçants.

– Ce que vous dites ne fait qu’envenimer les choses : il ne s’agissait pas d’agents à vous, mais de vous ! Vous convenez que vous m’avez suivi. Pourquoi ?

– Du calme, comte ! Vous avez pris l’habitude de tuer des lions en Afrique.

– Hé bien ?

– Mais pourquoi ?

– Pourquoi ? Le sport, le plaisir, le danger…

– Et aussi, sans doute, pour libérer le pays d’un fléau ?

– Exactement !

– Voilà un excellent résumé de mes motifs.

Le comte sauta en l’air ; sa main se dirigea involontairement vers sa poche revolver.

– Asseyez-vous, monsieur ! J’avais une autre raison, une raison plus pratique : il me faut ce diamant jaune !

Le comte Sylvius s’adossa avec un mauvais sourire.

– Je vous donne ma parole… fit-il.

– Vous saviez que c’était la raison pour laquelle je vous filais. Le véritable motif de votre venue ici ce soir est de savoir ce que je sais sur l’affaire et si ma suppression est absolument nécessaire. Hé bien ! je reconnais volontiers que, de votre point de vue, ma suppression est absolument indispensable. Car je sais tout, sauf une petite chose que vous allez me dire.

– Tiens, tiens ! Et qu’est donc, je vous prie, cette petite chose ?

– Où se trouve actuellement le diamant de la Couronne ?

Le comte lança un regard âpre vers son interlocuteur.

– Oh ! vous voulez le savoir, hé ? Comment diable voulez-vous que je vous renseigne ?

– Vous le pouvez, et vous le ferez.

– Vraiment ?

– Vous ne pouvez pas me bluffer, comte Sylvius !…

Les yeux de Holmes, qui le fixaient, se contractèrent et se rétrécirent : on aurait dit deux pointes d’acier.

–… Vous êtes absolument une glace sans tain. Je lis en vous jusqu’au fond de votre âme.

–. Alors, vous savez où est le diamant.

Holmes battit des mains et leva un doigt ironique.

– Donc vous le savez. Vous venez de l’admettre !

– Je n’ai rien admis.

– Allons, comte, si vous êtes raisonnable, nous pouvons faire affaire. Sinon, il vous arrivera malheur.

Le comte Sylvius leva les yeux vers le plafond.

– Et c’est vous qui parlez de bluff ! soupira-t-il.

Holmes le regarda pensivement, comme un champion d’échecs qui médite son échec et mat. Puis il ouvrit le tiroir de la table et sortit un gros carnet.

– Savez-vous qui je tiens dans ce livre ?

– Non, monsieur, pas du tout !

– Vous

– Moi ?

– Oui, monsieur, vous ! Vous êtes tout entier ici, par chaque vilenie de votre vie !

– Dieu me pardonne, Holmes ! s’écria le comte. Ma patience a des limites.

– Tout y est, comte. Les faits réels concernant la mort de la vieille Mme Harold qui vous avait légué le domaine de Blymer. Domaine que vous avez dilapidé au jeu…

– Vous rêvez !

– Et toute l’histoire de la vie de Mlle Minnie Warrender.

– Tut ! Vous ne pouvez rien en faire…

– Ici, je trouve beaucoup mieux, comte. Par exemple le vol commis dans le train de luxe de la Riviera le 13 février 1892. Voici le faux chèque tiré la même année sur le Crédit Lyonnais.

– Non. Là vous êtes dans l’erreur.

– Je suis donc dans le vrai pour le reste. Allons, comte ! Vous êtes un joueur de cartes. Quand votre adversaire possède tous les atouts, vous n’avez plus qu’à jeter vos cartes.

– Quel est le rapport entre tout ce bavardage et le joyau dont vous m’avez parlé ?

– Doucement, comte ! Modérez votre impatience ! Laissez-moi marquer les points à ma manière. Je possède déjà tout cela contre vous. Mais, surtout, j’ai un dossier parfait contre vous et votre garde du corps dans l’affaire du diamant de la Couronne.

– Vraiment !

– J’ai le cocher qui vous a conduit à Whitehall et le cocher qui vous a ramené. J’ai le commissionnaire qui vous a vu près de la vitrine. J’ai Ikey Sanders, qui a refusé de le débiter pour vous. Ikey a mouchardé : la partie est terminée.

Les veines se gonflèrent sur le front du comte. Ses mains brunes, poilues, se crispèrent sous l’effet d’une violente émotion contenue. Il essaya de parler, mais les mots ne se façonnèrent pas dans sa bouche.

– Voilà la main avec laquelle je joue, dit Holmes. J’ai abattu mes cartes sur la table. Il me manque une carte : le roi de carreau. Je ne sais pas où est le diamant.

– Vous ne le saurez jamais.

– Non ? Allons, comte, soyez raisonnable ! Considérez la situation. Vous allez être sous clé pendant vingt ans. Sam Merton également. Que tirerez-vous de votre diamant pendant ce temps-là ? Rien du tout. Mais si vous le rendez… hé bien ! je pactiserai avec le crime ! Nous ne vous voulons pas, vous, ni Sam. Nous voulons la pierre. Rendez-la-nous, et tout au moins en ce qui me concerne vous partirez libre et vous le resterez tant que vous vous comporterez honorablement dans l’avenir. Si vous commettez une nouvelle faute… Tant pis, elle sera la dernière ! Mais cette fois, j’ai mandat de récupérer la pierre, pas de vous mettre sous les verrous.

– Et si je refuse ?

– Hé bien ! malheureusement, si je n’ai pas la pierre, vous paierez.

Billy avait paru en réponse à un coup de sonnette.

– Je pense, comte, qu’il ne serait pas mauvais que votre ami Sam assiste à cet entretien. Après tout, ses intérêts sont en jeu. Billy, vous verrez devant la porte un gentleman gros et laid. Priez-le de monter.

– Et s’il ne veut pas, monsieur ?

– Pas de violences, Billy ! Ne le brutalisez pas ! Si vous lui déclarez que le comte Sylvius le réclame, il montera tout de suite.

– Qu’allez-vous faire maintenant ? interrogea le comte quand Billy eut disparu.

– Mon ami Watson vient de me quitter. Je lui ai dit que dans mon filet j’avais un requin et un goujon. Maintenant je lève mon filet, et hop ! je les remonte tous les deux.

Le comte s’était dressé et il avait porté la main à son dos. Holmes fit pointer dans sa direction un objet qui faisait une bosse dans la poche de sa robe de chambre.

– Vous ne mourrez pas dans votre lit, Holmes !

– J’ai eu souvent la même idée. Est-ce si important de mourir dans son lit ? Après tout, comte, votre propre sortie de ce monde sera plus vraisemblablement verticale qu’horizontale. Mais finissons-en avec ces anticipations morbides. Pourquoi ne pas nous abandonner sans remords aux joies du présent ?

Un éclair comme on en voit s’allumer dans les yeux des fauves passa dans le regard du criminel. Plus Holmes se tendait et se préparait à tout, plus il semblait grandir aux yeux de son adversaire.

– Il ne sert de rien de chatouiller votre revolver, mon ami ! dit-il d’une voix calme. Vous savez pertinemment que n’oserez pas l’utiliser, même si je vous laissais le temps de tirer. Ce sont des instruments malpropres et bruyants, comte, les revolvers ! Tenez-vous-en plutôt aux fusils à vent. Ah ! je crois que j’entends le pas de fée de votre estimable partenaire.

– Bonjour, monsieur Merton. Vous deviez vous ennuyer dans la rue, n’est-ce pas ?

Le boxeur était un jeune homme à lourde charpente qui avait l’air aussi stupide qu’obstiné. Il demeura gauchement à la porte et regarda autour de lui avec étonnement. Cette attitude débonnaire de Holmes le surprenait ; il se rendait compte confusément qu’elle était hostile, mais il ne savait pas comment la contrer. Il se tourna vers son camarade.

– Qu’est-ce que ça veut dire, comte ? Que nous veut ce type ? Que se passe-t-il ?

Il avait la voix grave et rauque.

Le comte haussa les épaules ; Holmes répondit à sa place.

– Pour vous résumer la situation, monsieur Merton, je dirai que tout est terminé.

Le boxeur continua à s’adresser à son associé.

– Est-ce que ce pigeon essaie d’être drôle, ou quoi ? Moi je n’ai pas envie de rire !

– Je m’en doute, fit Holmes. Je peux même vous assurer que plus la soirée avancera, moins vous vous sentirez d’humeur riante. Maintenant, écoutez-moi, comte Sylvius ! Je suis un homme fort occupé et je ne peux pas perdre de temps. Je vais dans ma chambre. Je vous prie de vous considérer ici comme chez vous en mon absence. Vous pourrez expliquer la situation à votre ami sans être gêné par ma présence. Je vais attaquer la barcarolle d’Hoffmann sur mon violon. Dans cinq minutes, je reviendrai pour entendre votre réponse définitive. Vous avez bien saisi l’alternative, n’est-ce pas ? Ou vous, ou la pierre.

Holmes se retira en emmenant son violon. Quelques instants plus tard, les premières notes plaintives du plus obsédant de tous les airs jaillirent de l’autre côté de la porte fermée.

– Que se passe-t-il donc ? interrogea Merton avec anxiété. Il est au courant pour la pierre ?

– Il est au courant de beaucoup trop de choses à propos de la pierre. Je me demande s’il ne sait pas tout.

– Seigneur !

La figure maussade du boxeur blêmit.

– Ikey Sanders nous a mouchardés.

– Ah ! il nous a mouchardés ? Je jure que je l’étendrai pour le compte, s’il nous a trahis !

– Ce qui ne nous aiderait pas beaucoup. Il faut que nous décidions ce que nous allons faire.

– Un petit moment ! dit le boxeur en regardant d’un air soupçonneux du côté de la porte de la chambre. C’est un pigeon isolé qui demande qu’on s’occupe de lui. Je suppose qu’il ne nous écoute pas ?

– Comment pourrait-il écouter en jouant du violon ?

– C’est vrai. Il y a peut-être quelqu’un derrière un rideau. Je trouve qu’il y a beaucoup de rideaux dans cette pièce.

Regardant à droite et à gauche, il aperçut pour la première fois le mannequin à la fenêtre ; il s’arrêta net, trop ahuri pour dire un mot.

– Tut ! C’est une reproduction, lui expliqua le comte.

– Un faux, quoi ? Hé bien ! Mme Tussaud n’en a pas autant ! Formidable ! C’est craché ! Mais ces rideaux, Comte !…

– Oh ! laissez tomber les rideaux ! Nous perdons notre temps, et nous n’en avons pas de trop ! Il peut nous envoyer au bagne, Sam, avec cette pierre.

– Pour sûr qu’il le peut, si Ikey nous a mouchardés !

– Mais il nous laisse filer si nous lui disons où elle est.

– Quoi ! Renoncer à la pierre ? Renoncer à cent mille livres ?

– C’est l’un ou l’autre.

Merton se gratta la tête.

– Il est seul ici. Il n’y a qu’à entrer. Une fois débarrassés de lui, nous n’aurons plus rien à craindre.

Le comte fit signe que non.

– Il est armé. Il est prêt. Si nous le tuons, comment sortir d’un endroit pareil ? Par ailleurs il est probable que la police est au courant des preuves qu’il a réunies. Tiens ! Qu’est-ce que cela ?

Un bruit vague sembla venir de la fenêtre. Les deux hommes écoutèrent, mais tout était calme. En dehors du mannequin assis sur son fauteuil, personne sûrement ne se trouvait dans la pièce.

– Quelque chose dans la rue, dit Merton. Maintenant, à vous, patron ! C’est vous qui avez de la tête. Certainement vous allez trouver un truc pour nous en sortir. Si la pierre ne sert à rien, c’est à vous de le dire.

– J’ai possédé des types plus forts que lui ! dit le comte. La pierre est dans ma poche. Je n’ai pas voulu courir le risque de m’en séparer. Elle peut être sortie ce soir d’Angleterre et coupée en quatre morceaux à Amsterdam avant dimanche. Il n’est pas au courant pour Van Seddar.

– Je croyais que Van Seddar partait la semaine prochaine ?

– Il devait partir seulement la semaine prochaine. Mais maintenant il faut qu’il parte par le prochain bateau. L’un ou l’autre de nous doit courir avec la pierre à Lime Street et le voir.

– Mais le fond truqué n’est pas prêt !

– Qu’il prenne la pierre comme elle est et qu’il coure sa chance. Nous n’avons plus un instant à perdre…

A nouveau, avec le sens du danger qui devient chez le chasseur un véritable instinct, il s’arrêta et regarda en direction de la fenêtre. Oui, c’était sûrement de la rue qu’était venu le bruit de tout à l’heure.

–… Quant à Holmes, poursuivit-il, nous pouvons le mystifier assez facilement. Cet imbécile ne nous fera pas arrêter s’il peut récupérer la pierre. Hé bien ! nous lui promettrons qu’il aura la pierre. Nous le mettrons sur une fausse piste, et avant qu’il s’aperçoive que la piste est fausse, la pierre sera en Hollande et nous au diable !

– Pas mal ! s’écria Sam Merton.

– Vous allez partir et dire au Hollandais qu’il se dépêche. Moi, je vais voir cette sangsue, et je l’occuperai avec une fausse confession. Je lui dirai que la pierre est à Liverpool. Oh ! au diable cette musique ! Elle me porte sur les nerfs. Pendant qu’il constatera qu’elle n’est pas à Liverpool, elle sera à Amsterdam et nous sur l’eau bleue. Revenez ici ensuite. Voici la pierre.

– Je me demande comment vous osez la porter sur vous !

– Où serait-elle mieux en sécurité ? Puisque nous avons pu la voler à Whitehall, quelqu’un d’autre pourrait aussi bien la voler chez moi.

– Laissez-moi la regarder un peu…

Le comte Sylvius couvrit son complice d’un regard peu flatteur et dédaigna la main malpropre qui se tendait vers lui.

– Hé bien ? Vous croyez que je vais la garder pour moi ? Dites donc, Mister, je commence à être un peu fatigué de vos manières !

– Allons, Sam, je ne voulais pas vous froisser ! Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une querelle en ce moment. Mettez-vous près de la fenêtre si vous voulez voir convenablement le joyau. Levez-le à la lumière ! Là !

– Merci !

D’un bond, Holmes avait sauté du fauteuil du mannequin et s’était emparé du précieux joyau. Il le tenait dans une main et de l’autre il pointait un revolver vers la tête du comte. Les deux bandits reculèrent, stupéfaits. Avant qu’ils se fussent repris, Holmes avait sonné.

– Pas de violences, messieurs ! Aucune violence, s’il vous plaît ! Respectez mes meubles ! Votre situation est sans issue. La Police attend en bas.

La stupéfaction du comte l’emporta sur la peur et la colère.

– Mais comment diable ?… balbutia-t-il.

– Votre surprise est tout à fait normale. Vous ne saviez pas qu’une deuxième porte de ma chambre ouvrait derrière ce rideau. J’ai eu peur que vous m’ayez entendu quand j’ai déplacé le mannequin, mais la chance était avec moi. Ce qui m’a donné l’occasion d’écouter votre conversation distinguée, laquelle aurait été contrariée si vous vous étiez doutés de ma présence.

Le comte fit un geste de résignation.

– Nous vous donnons gagnant, Holmes. Je crois que vous êtes le diable en personne.

– Sinon lui, du moins un de ses proches parents ! répondit Holmes avec un sourire poli.

L’esprit lent de Sam Merton commençait à réaliser la situation. Comme des pas pesants se faisaient entendre dans l’escalier, il rompit enfin le silence.

– Un drôle de flic ! fit-il. Mais je ne comprends pas : cette rengaine ? Je l’entends encore.

– Vous avez parfaitement raison, répondit Holmes. Le violon continue à jouer. Ces gramophones modernes sont une invention remarquable !

La police fit irruption, les menottes se refermèrent sur les poignets des criminels, ceux-ci furent emmenés vers le fiacre qui attendait en bas. Watson demeura avec Holmes et le complimenta sur le nouveau laurier qu’il venait d’ajouter à sa couronne. Mais leur conversation fut interrompue par l’imperturbable Billy, qui entra avec une carte de visite sur un plateau.

– Lord Cantlemere, monsieur.

– Faites-le monter, Billy. Voici le pair éminent qui représente de très hauts intérêts, dit Holmes. C’est un excellent personnage très loyal, mais qui date légèrement. L’assouplirons-nous un peu ? Oserons-nous prendre avec lui certaines libertés ? Il ne sait certainement pas ce qui vient de se passer.

La porte s’ouvrit sur un homme maigre au visage austère, taillé à coups de hache, paré d’énormes favoris noirs mi-victoriens qui s’harmonisaient assez mal avec les épaules voûtées et la taille mince. Holmes s’avança avec affabilité et serra une main molle.

– Comment allez-vous, lord Cantlemere ? Il fait frais pour cette époque de l’année, mais dans un appartement la température est assez douce. Voulez-vous retirer votre manteau ?

– Non, merci. Je le garde sur moi.

Holmes posa une main insistante sur la manche.

– Je vous en prie, permettez-moi ! Mon ami le docteur Watson vous dirait que ces changements de température sont traîtres.

Sa Seigneurie se libéra avec quelque impatience.

– Je suis très bien, monsieur. D’ailleurs je ne reste pas. Je suis simplement entré pour savoir si votre enquête progressait.

– Elle est difficile, monsieur. Très difficile.

– Je pensais bien que vous la trouveriez difficile…

Le ricanement perçait sous les paroles et l’attitude du vieux courtisan.

–… Chacun d’entre nous découvre ses limites, monsieur Holmes. Mais au moins cette découverte guérit-elle d’une faiblesse humaine : la satisfaction de soi-même.

– Oui, monsieur, je suis très embarrassé.

– Je n’en doute point.

– Spécialement sur un point. Peut-être consentiriez-vous à m’aider ?

– Vous me demandez conseil un peu tard aujourd’hui. Je croyais que vos méthodes suffisaient à tout. Toutefois je suis disposé à vous aider.

– Voyez-vous, lord Cantlemere, nous pourrons sans aucun doute constituer un dossier contre les voleurs.

– Quand vous les aurez pris.

– En effet. Mais la question qui se pose est… Comment opérerons-nous contre le receleur ?

– N’est-ce pas un peu prématuré ?

– Il vaut mieux que nos plans soient tout prêts. A votre avis, quelle preuve pourrait être considérée comme formelle contre le receleur ?

– Quelle preuve ? Hé bien ! qu’il ait réellement la pierre en sa possession !

– Cela vous paraît suffisant pour le faire arrêter ?

– Naturellement !

Holmes riait rarement, mais cette fois il approcha vraiment du gros rire.

– En ce cas, mon cher monsieur, je vais être sous la pénible nécessité de vous faire arrêter.

Lord Cantlemere se mit très en colère. Ses joues creuses se colorèrent de vieilles flammes qu’on aurait pu croire irrévocablement éteintes.

– Vous prenez de grandes libertés, monsieur Holmes ! En cinquante années de vie officielle, je ne me souviens pas d’une audace analogue. Je suis fort occupé, monsieur, engagé dans des affaires importantes, et je n’ai ni le goût, ni le temps de plaisanter stupidement. Je tiens à vous dire, monsieur, que je n’ai jamais cru en vos facultés, et que j’ai toujours considéré que l’affaire aurait été bien mieux menée par la police régulière. Votre comportement confirme toutes mes conclusions. J’ai l’honneur, monsieur, de vous souhaiter le bonsoir.

Avec vivacité, Holmes s’était déplacé, et il s’était interposé entre le pair et la porte.

– Un moment, monsieur ! lui dit-il. Partir pour de bon avec la pierre de Mazarin serait un crime beaucoup plus grave que d’être trouvé en sa possession provisoire.

– Monsieur, voici qui est intolérable ! Laissez-moi passer !

– Plongez la main dans la poche droite de votre manteau.

– Que voulez-vous insinuer, monsieur ?

– Allons, allons ! Faites ce que je vous dis.

Dans la minute qui suivit, le pair demeura pétrifié, clignant des yeux et bégayant, avec la grosse pierre jaune dans la paume de sa main tremblante.

– Comment ! Quoi ! Monsieur Holmes !

– C’est trop fort, lord Cantlemere, trop violent, n’est-ce pas ? s’écria Holmes. Mon vieil ami Watson vous dira que les farces sont chez moi une habitude impie. Et aussi que je ne résiste jamais au plaisir de créer une situation dramatique. J’ai pris la liberté (une très grande liberté, j’en conviens !) de mettre la pierre dans votre poche tout au début de notre entretien.

Le vieux lord regarda le visage souriant de Holmes.

– Monsieur, je suis émerveillé. Mais… Oui, c’est bien la pierre de Mazarin ! Nous sommes grandement vos débiteurs, monsieur Holmes. Votre sens de l’humour peut, comme vous en avez convenu, être un tant soit peu déplacé et ses manifestations remarquablement hors de propos ; du moins je retire tout ce que j’ai pu dire sur vos stupéfiantes qualités professionnelles. Mais comment ?…

Les détails attendront. Je ne doute pas, lord Cantlemere, que le plaisir que vous prendrez à raconter l’heureuse issue de cet incident dans les milieux supérieurs que vous allez retrouver rachètera quelque chose de ma mauvaise plaisanterie. Billy, voulez-vous reconduire Sa Seigneurie, et avertir Mme Hudson que je serais heureux si elle nous montait le plus tôt possible un dîner pour deux.

LE PROBLÈME DU PONT DE THOR

LE PROBLÈME DU PONT DE THOR{2}

Quelque part sous les voûtes de la Banque Cox & Co, à Charing Cross, il y a une malle en fer-blanc cabossée qui a beaucoup voyagé et qui porte sur le couvercle mon nom : « John H. Watson, docteur en médecine, démobilisé de l’armée des Indes. » Elle est bourrée de papiers, de notes, de dossiers concernant les divers problèmes qu’eut à résoudre M. Sherlock Holmes. Certains, et pas les moindres, se sont soldés par des échecs et ne méritent donc pas d’être contés puisqu’ils demeurent inexpliqués. Un problème sans solution peut intéresser un amateur, mais il ennuierait le lecteur occasionnel. Au nombre de ces histoires sans conclusion figure celle de M. James Philimore qui, rentrant chez lui pour prendre son parapluie, ne reparut plus jamais. Non moins remarquable, celle du cutter Alicia qui, par une matinée de printemps, s’enfonça dans un petit banc de brume d’où il ne ressortit point. Une troisième histoire digne d’être citée est celle d’Isadora Persano, le journaliste et duelliste bien connu, qui un matin fut trouvé fou devant une boîte d’allumettes contenant un ver mystérieux que la science ignorait. En dehors de ces énigmes impénétrables, quelques problèmes relatifs à des secrets de famille sèmeraient, s’ils étaient révélés, l’effroi et la consternation dans de hautes sphères de la société ; je n’ai nul besoin de préciser qu’une semblable indiscrétion est impensable, et que ces archives seront mises à part et détruites, puisque mon ami a maintenant le temps de consacrer son énergie au classement de ses dossiers. Il reste une quantité considérable d’affaires d’un intérêt variable que j’aurais publiées déjà si je n’avais pas craint de saturer le public et d’affecter ainsi la réputation d’un homme que je révère par-dessus tous. J’ai été mêlé à certaines et je puis en parler en qualité de témoin oculaire ; pour d’autres au contraire, ou bien j’étais absent ou bien j’ai joué un rôle si modeste qu’elles ne pourraient être contées que par une troisième personne. L’histoire que voici est tirée de mon expérience personnelle.

Par un triste matin d’octobre, j’observai tout en m’habillant l’envol des dernières feuilles que le vent arrachait au platane solitaire qui égayait la cour derrière la maison. Puis je quittai ma chambre pour prendre mon petit déjeuner et je m’apprêtai à affronter la morosité de mon compagnon car, semblable en cela à tous les grands artistes, il était fréquemment impressionné par l’ambiance extérieure. Erreur : il me témoigna une humeur joyeuse, avec cette porte de gaieté sinistre qui caractérisait ses meilleurs moments.

– Vous avez en vue une affaire intéressante, Holmes ?

– La faculté de déduction est certainement contagieuse, Watson ! Elle vous a permis de percer mon secret. Oui, j’ai une affaire intéressante en vue. Après un mois de banalités et de stagnation, la roue recommence à tourner.

– Pourrai-je prendre ma part dans cette affaire ?

– Il y a peu à partager. Mais nous en discuterons quand vous aurez dégusté les deux œufs à la coque que nous a préparés notre nouvelle cuisinière. Ils sont plus durs que mollets. Leur médiocrité n’est peut-être pas sans rapport avec l’exemplaire du Family Herald que j’ai remarqué hier sur la table de l’entrée. Un problème aussi vulgaire que la cuisson d’un œuf requiert une attention concentrée sur la marche du temps, incompatible donc avec le roman d’amour de cet excellent hebdomadaire.

Un quart d’heure plus tard, la table étant desservie, nous nous installâmes face à face. Il tira une lettre de sa poche.

– Vous connaissez de nom Neil Gibson, le roi de l’or ? me demanda-t-il.

– Le sénateur américain ?

– C’est-à-dire qu’il a été autrefois sénateur de je ne sais plus quel Etat de l’Ouest, mais il est aujourd’hui célèbre en tant que propriétaire des plus importantes mines d’or du monde.

– Oui, je le connais. Il a dû vivre quelque temps en Angleterre. Son nom m’est très familier.

– Exact. Il a acheté il y a cinq ans un domaine immense dans le Hampshire. Vous avez entendu parler de la fin tragique de sa femme ?

– Bien sûr ! Je me la rappelle maintenant. Voilà pourquoi son nom me disait quelque chose. Mais je ne sais rien des détails.

Holmes balança sa main vers quelques journaux sur une chaise.

– Je ne me doutais nullement que j’aurais à m’occuper de cette affaire ; autrement j’aurais découpé tous les extraits de presse pour m’aider. De fait, le problème, bien que très sensationnel, ne semblait pas présenter de difficultés majeures. La personnalité intéressante de l’accusée ne diminue pas l’évidence des preuves. Ce point de vue fut soutenu par le coroner et aussi dans les délibérations du tribunal. L’affaire est à présent inscrite au rôle des assises de Winchester. Je crains que ce ne soit une affaire ingrate. Je peux découvrir des faits, Watson ; mais je ne peux pas les modifier. S’il n’en surgit pas de tout à fait neufs et imprévus, je ne vois pas ce que mon client a le droit d’espérer.

– Votre client ?

– Ah ! j’oubliais que je ne vous avais pas informé ! Vous voyez, Watson, je prends vos mauvaises habitudes : je raconte les histoires en commençant par la fin ! Lisez ceci.

La lettre qu’il me tendit et dont voici le texte était d’une écriture ferme, imposante :

« Claridge’s Hotel, 3 octobre

Cher Monsieur Sherlock Holmes,

Il m’est impossible d’assister à la condamnation à mort de la meilleure femme que Dieu ait créée sans tenter le maximum pour la sauver. Je ne puis expliquer les choses. Je ne puis même pas essayer de les expliquer. Mais je sais, au-delà de tout doute, que Mlle Dunbar est innocente. Vous connaissez les faits. Qui les ignore ? Tout le pays en a parlé. Et jamais une voix ne s’est élevée en sa faveur ! C’est une pareille injustice qui me rend fou. Cette femme a un cœur tel qu’elle ne ferait pas de mal à une mouche. Je me rendrai donc chez vous demain à onze heures pour voir si vous ne pouvez pas apporter un rayon de lumière dans ces ténèbres. Peut-être ai-je un indice sans le savoir. N’importe comment, je mets à votre disposition si vous pouvez la sauver tout ce que je sais, tout ce que je possède et tout ce que je suis. Si jamais au cours de votre vie vous avez montré votre pouvoir, jetez-le tout entier dans cette affaire.

Votre dévoué

J. Neil Gibson. »

– Voilà ! fit Sherlock Holmes en secouant les cendres de sa première pipe de la journée et en la remplissant à nouveau. Voilà le gentleman que j’attends. Pour ce qui est de l’histoire, vous manquez de temps pour assimiler tous les journaux ; aussi, je vais vous la résumer en quelques phrases afin que vous vous intéressiez intelligemment à ce cas. Gibson est la plus grande puissance financière du monde ; il a un caractère, je crois, aussi violent que formidable. Il a épousé une femme, la victime de cette tragédie, dont je ne sais rien sinon qu’elle n’était plus de la première jeunesse, ce qui me paraît d’autant plus regrettable qu’une gouvernante pleine d’attraits dirigeait l’éducation de deux jeunes enfants. Voilà les trois personnes en cause ; pour théâtre, un grand vieux manoir au centre d’un domaine anglais historique. Venons-en à la tragédie. On a trouvé l’épouse dans le parc, à près de huit cents mètres de la maison, tard dans la nuit, vêtue d’une robe de dîner et d’un châle sur les épaules, avec une balle de revolver dans la tête. Pas d’arme auprès d’elle. Aucun indice sur les lieux quant au meurtrier. Pas d’arme auprès d’elle, Watson ! Attention à ce point-là ! Le crime semble avoir été commis tard dans la soirée ; le corps a été découvert par un garde-chasse vers onze heures ; il a été examiné par la police et par le médecin avant d’avoir été ramené à la maison. Est-ce trop condensé, ou suivez-vous bien ?

– Tout est très clair. Mais pourquoi suspecter la gouvernante ?

– Hé bien ! parce que d’abord il y a eu une sorte de preuve très directe. Un revolver, avec une balle en moins et d’un calibre correspondant, a été trouvé sur le plancher de son armoire…

Ses yeux s’immobilisèrent et il répéta :

–… Sur… le… plancher… de… son… armoire.

Puis il sombra dans un silence qui m’indiqua qu’il avait mis en route un raisonnement. Je n’étais pas assez stupide pour l’interrompre. Soudain il tressaillit et retomba dans la vie.

–… Oui, Watson, ce revolver a été trouvé. Sale coup, n’est-ce pas ? La justice a pensé que c’était plutôt condamnable. Par ailleurs, la victime avait sur elle un billet lui donnant rendez-vous à cet endroit et signé de la gouvernante. Qu’en pensez-vous, hé ? Enfin, voici le mobile du crime : le sénateur Gibson ne manque pas de charme ; si sa femme meurt, qui peut la remplacer mieux que cette jeune demoiselle déjà comblée, selon tous les témoignages, d’attentions pressantes de la part de son employeur ? L’amour, la fortune, la puissance : tout cela dépendant d’une seule existence parvenue à mi-course… C’est laid, Watson ! Très laid !

– Oui, bien sûr, Holmes !

– Et elle n’a pas pu non plus se prévaloir d’un alibi. Au contraire, elle a dû admettre qu’elle était descendue près du pont de Thor (la scène du drame) vers la même heure. Elle n’a pas pu le nier, car un villageois qui passait par là l’avait vue.

– Décisif, non ?

– Et pourtant, Watson ! Et pourtant !… Ce pont (une seule arche de pierre avec parapets) passe au-dessus de la partie la plus étroite d’une longue nappe d’eau profonde et bordée de roseaux. On l’appelle l’étang de Thor. A l’entrée du pont gisait le cadavre de la femme de notre client. Tels sont les faits essentiels. Mais voici, si je ne me trompe, M. Gibson : il est bien en avance !

Billy avait ouvert la porte, mais le nom qu’il annonça n’était pas celui que nous escomptions. M. Marlow Bates nous était inconnu à tous deux. C’était un tout petit bout d’homme maigre et nerveux ; il avait des yeux pleins d’effroi et des manières hésitantes. Un seul regard professionnel m’avertit qu’il était au bord de la dépression nerveuse.

– Vous semblez agité, monsieur Bates ! dit Holmes. Asseyez-vous, je vous prie. Je crains de ne pouvoir vous accorder beaucoup de temps, car j’ai un rendez-vous à onze heures.

– Je le sais, balbutia notre visiteur qui expulsait ses phrases comme quelqu’un qui aurait perdu haleine. M. Gibson va venir. M. Gibson est mon patron. Je suis le régisseur de son domaine. Monsieur Holmes, c’est un scélérat… Un infernal scélérat !

– Vous parlez raide, monsieur Bates !

– Je mets de l’emphase, monsieur Holmes, parce que mon temps est limité. Je ne voudrais pour rien au monde qu’il me trouve ici. Il ne va pas tarder maintenant. Mais je n’ai pas pu venir plus tôt. Son secrétaire, M. Ferguson, ne m’a informé que ce matin de son rendez-vous avec vous.

– Et vous êtes son régisseur ?

– Je lui ai remis ma démission. Dans quinze jours, j’en aurai terminé avec un maudit esclavage. C’est un homme dur, monsieur Holmes, dur pour tous ceux qui l’entourent. Ses charités publiques lui servent d’écran pour masquer ses iniquités privées. Mais sa femme a été sa principale victime. Il était brutal envers elle… Oui, monsieur, brutal ! Comment elle est morte, je n’en sais rien, mais je suis sûr qu’il l’avait rendue très malheureuse. Elle était originaire des tropiques, Brésilienne de naissance ; vous le savez sans doute ?

– Non ; cela m’avait échappé.

– Tropicale de naissance ; tropicale de tempérament. Fille du soleil et de la passion. Elle l’avait aimé comme peuvent aimer ce genre de femmes ; seulement quand ses charmes physiques ont perdu de leur éclat (il paraît qu’ils avaient été extraordinaires), plus rien ne l’a retenu. Tous nous aimions cette femme, nous compatissions, et nous le détestions pour la manière dont il la traitait. Mais il est enjôleur et rusé. Voilà ce que je voulais vous dire. Ne le jugez pas sur son extérieur. Il dissimule tant de choses derrière ! Maintenant je m’en vais. Non, ne me retenez pas ! Il va arriver !

Sur un ultime regard à notre horloge, notre étrange visiteur courut littéralement vers la porte et disparut.

– Hé bien ! fit Holmes au bout d’un bref silence. M. Gibson semble avoir des employés d’une loyauté peu banale ! Mais cet avertissement n’est pas inutile ; nous n’avons plus qu’à attendre l’homme lui-même.

À l’heure convenue, un pas lourd retentit dans l’escalier, et le célèbre millionnaire fut introduit. A le voir, je compris non seulement les frayeurs et la haine du régisseur, mais aussi les exécrations que tant de ses rivaux en affaires avaient entassées sur sa tête. Si j’étais sculpteur et si je désirais symboliser l’homme d’affaires qui réussit, ses nerfs d’acier et sa conscience en cuir, je choisirais M. Neil Gibson comme modèle. Sa grande silhouette maigre et osseuse suggérait la faim et la rapacité. Un Abraham Lincoln voué à des sentiments bas et non aux idéaux élevés donnerait une idée de l’homme. On aurait pu croire sa figure ciselée dans le granit, tant elle était dure, marquée, impitoyable. Des rides profondes évoquaient toutes sortes de crises. Ses yeux gris, glacés, pleins de finesse, nous dévisagèrent successivement. Il s’inclina courtoisement quand Holmes me présenta, puis, avec un air incomparable de propriétaire, tira une chaise vers mon compagnon et s’assit à côté de lui presque genoux contre genoux.

– Permettez-moi de vous dire dès l’abord, monsieur Holmes, commença-t-il, que dans cette affaire l’argent ne compte pas. Vous pouvez le brûler si c’est nécessaire pour que la vérité éclate. Cette femme est innocente ; elle doit être lavée de ce dont elle est accusée ; à vous de le prouver. Fixez-moi votre chiffre !

– Mes frais professionnels sont établis d’après un barème fixe, répondit froidement Holmes. Je ne les modifie pas, sauf quand j’en tiens quittes certains clients.

– Hé bien ! puisque les dollars vous importent peu, songez à votre réputation. Si vous tirez cette jeune femme d’affaire, tous les journaux d’Amérique et d’Angleterre chanteront vos louanges. Vous serez la coqueluche des deux continents.

– Merci, monsieur Gibson. Je ne crois pas que j’aie besoin que l’on chante mes louanges. Vous serez sans doute surpris d’apprendre que je préfère travailler anonymement, et que seul le problème m’intéresse… Mais nous perdons du temps. Venons-en aux faits.

– Je crois que vous trouverez les principaux dans les comptes rendus de la presse. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. Mais s’il y a un détail sur lequel vous souhaiteriez être éclairé, je suis ici pour vous aider.

– Un point seulement.

– Lequel ?

– Quelle était exactement la nature de vos relations avec Mlle Dunbar ?

Le roi de l’or sursauta et se souleva de son siège. Puis il reprit possession de son calme massif.

– Je suppose que vous êtes dans votre droit, et même dans l’exercice de votre devoir, pour me poser une telle question, monsieur Holmes.

– Nous sommes deux à le supposer, répondit Holmes.

– Alors je puis vous assurer que nos relations ont toujours été celles d’un employeur à l’égard d’une jeune demoiselle avec laquelle il ne s’est jamais entretenu et qu’il n’a jamais vue que lorsqu’elle était en compagnie des enfants.

Holmes se leva.

– Je suis un homme occupé, monsieur Gibson ! dit-il. Je n’ai ni le loisir ni le goût des conversations inutiles. Je vous souhaite le bonjour.

Notre visiteur s’était également levé, et il dominait Holmes de toute sa masse. Un éclair de fureur jaillit sous ses sourcils hérissés ; ses joues se colorèrent.

– Que diable entendez-vous par cela, monsieur Holmes ? Vous récusez mon offre ?

– Hé bien ! monsieur Gibson, vous du moins, je vous récuse. J’aurais cru que mes mots étaient clairs.

– Tout à fait clairs, mais qu’y a-t-il derrière eux ? Une majoration de votre prix, ou la peur de vous mêler de l’affaire, ou quoi ? J’ai droit à une réponse claire.

– En effet, dit Holmes. Et je vais vous la donner. Cette affaire est suffisamment compliquée au départ pour qu’il n’y soit pas ajouté la difficulté supplémentaire d’un faux renseignement.

– Ce qui veut dire que je mens ?

– Ma foi, j’essayais de l’exprimer avec toute la délicatesse possible, mais si vous insistez sur le terme, je ne vous contredirai point.

Je me levai précipitamment, car le millionnaire était devenu apoplectique, et il avait levé son gros poing noueux. Holmes lui répliqua par un sourire nonchalant et il allongea le bras pour prendre sa pipe.

– Ne soyez pas bruyant, monsieur Gibson ! Je considère qu’après le petit déjeuner la moindre discussion peut provoquer des troubles physiologiques. Je pense qu’une marche à pied au grand air du matin et un peu de repos vous feraient beaucoup plus de bien.

Avec effort, le roi de l’or maîtrisa sa fureur. Je ne pus que l’admirer, car au prix d’un suprême domptage de ses nerfs la flamme de sa colère s’éteignit pour faire place à une indifférence glacée et méprisante.

– Bien. Vous avez choisi. Je suppose que vous savez comment mener vos affaires. Je ne peux pas vous obliger contre votre volonté à vous occuper de ce cas. Vous vous êtes fait du tort ce matin, monsieur Holmes, car j’ai brisé plus forts que vous. Personne ne s’est mis en travers de ma route, jamais !

– J’ai souvent entendu des menaces, dit Holmes en souriant. Et pourtant je vis encore. Au revoir, monsieur Gibson. Vous avez encore beaucoup à apprendre.

Notre visiteur fit une sortie bruyante, mais Holmes se mit à tirer sur sa pipe dans un silence imperturbable en fixant le plafond d’un regard rêveur.

– Rien à me dire, Watson ? me demanda-t-il enfin.

– Hé bien ! Holmes, je dois vous avouer que lorsque je considère qu’il s’agit d’un homme qui a l’habitude d’écarter de son chemin tout obstacle, et quand je me rappelle que sa femme a pu devenir un obstacle et un objet de répulsion, comme nous l’a expliqué ce Bates, il me semble…

– Exactement. A moi aussi, il semble.

– Mais quelles étaient ses relations avec la gouvernante et comment les avez-vous découvertes ?

– J’ai bluffé, Watson ! Quand j’ai comparé le ton passionné, tout à fait hors des conventions et pas du tout commercial, de sa lettre avec son apparente maîtrise de soi et son attitude ici, il m’a paru évident que sa profonde émotion était plus axée sur l’accusée que sur la victime. Pour atteindre la vérité, il est indispensable que nous sachions l’exacte nature des relations entre les acteurs. Vous avez vu l’attaque frontale que j’ai déclenchée, et comme il l’a accueillie imperturbablement. Alors je l’ai bluffé en lui donnant l’impression que j’étais absolument sûr de la chose, tandis que je n’avais que de forts soupçons.

– Peut-être reviendra-t-il ?

– Il reviendra certainement ! Il est obligé de revenir, il ne peut pas en rester là. Ah ! N’a-t-on pas sonné ? Si, et je reconnais son pas. Monsieur Gibson, je venais justement de dire au docteur Watson que vous étiez légèrement en retard.

Le roi de l’or fit dans notre pièce une entrée beaucoup moins bruyante que sa précédente sortie. La blessure infligée à son orgueil avait laissé une trace dans son regard, mais son bon sens lui avait montré que s’il voulait obtenir gain de cause il lui fallait céder.

– J’ai réfléchi, monsieur Holmes, et je crois que j’ai été un peu trop vif en prenant mal vos observations. Vous avez raison de vouloir connaître tous les faits, quels qu’ils soient, et je vous en estime davantage. Je puis vous assurer néanmoins que les relations existant entre Mlle Dunbar et moi n’affectent en rien l’affaire.

– C’est à moi d’en décider, n’est-ce pas ?

– Oui, sans doute. Vous êtes comme le médecin qui veut connaître tous les symptômes avant d’établir son diagnostic.

– En effet. La comparaison est juste. Et le malade qui voudrait taire quelques-uns de ses symptômes ne cherche qu’à tromper son médecin dans un but précis.

– Peut-être. Mais vous conviendrez, monsieur Holmes, que la plupart des hommes s’échaufferaient quelque peu quand on leur demande de but en blanc d’indiquer la nature de leurs relations avec une femme… surtout si un sentiment sérieux y est mêlé. Je crois que la plupart des hommes possèdent un petit domaine privé dans un recoin de leur âme, où ils n’acceptent pas volontiers les intrus. Et vous l’avez forcé avec une certaine brusquerie… Mais votre but vous excuse, puisque vous avez agi pour essayer de la sauver. Bref, les jeux sont faits, le domaine vous est ouvert, vous pouvez l’explorer comme vous l’entendez. Que voulez-vous savoir ?

– La vérité.

Le roi de l’or demeura un instant silencieux, comme quelqu’un qui met de l’ordre dans ses pensées. Son visage s’assombrit et devint encore plus grave.

– Je vous la dirai en quelques mots, monsieur Holmes. Certaines choses sont assez difficiles à exprimer, aussi n’irai-je pas plus profond qu’il n’est indispensable. J’ai fait la connaissance de ma femme pendant que j’étais chercheur d’or au Brésil. Maria Pinto était la fille d’un fonctionnaire du gouvernement à Manaos ; elle était très belle. A cette époque j’étais jeune et ardent ; mais aujourd’hui encore, quand je me reporte en arrière avec un esprit plus rassis et plus critique, je reconnais que sa beauté était extraordinairement rayonnante. Elle avait une nature riche, profonde, passionnée, entière, tropicale, mal équilibrée, très différente de celle des Américaines que j’avais connues. En résumé, je l’ai aimée et épousée. Ce n’est que lorsque le romanesque s’est épuisé (et il s’est maintenu pendant plusieurs années) que j’ai compris que nous n’avions rien, rien du tout de commun. Mon amour s’est affaibli. Si le sien avait suivi un cours parallèle, les choses Se seraient simplifiées. Mais vous connaissez les femmes ! J’aurais pu faire n’importe quoi, elle ne se serait pas détournée de moi. Lorsque j’ai été dur envers elle, brutal même comme on a pu le dire, c’était parce que je savais que si je pouvais tuer son amour, ou s’il se transformait en haine, tout deviendrait plus facile pour l’un comme pour l’autre. Mais rien n’a pu la faire changer. Elle m’a adoré dans ces bois d’Angleterre comme elle m’avait adoré vingt ans plus tôt sur les rives de l’Amazone. Quoi que je fisse, elle m’était aussi attachée qu’au premier jour.

» Alors est apparue Mlle Grace Dunbar. Nous avions fait insérer une annonce pour trouver une gouvernante : elle est venue et a été engagée. Vous avez peut-être vu son portrait dans les journaux. Le monde entier a proclamé qu’elle aussi était une très jolie femme. Je ne me prétendrai pas plus moral que mon prochain, et je vous avouerai que je n’ai pas pu vivre sous le même toit avec une femme pareille et en contact quotidien avec elle sans éprouver pour elle un sentiment passionné. M’en blâmez-vous, monsieur Holmes ?

– Je ne vous blâme pas d’avoir éprouvé ce sentiment. Je vous blâmerais si vous l’aviez exprimé, car cette jeune demoiselle se trouvait en un sens sous votre protection.

– Peut-être ! fit le millionnaire, qui frémit sous le reproche. Je ne me fais pas meilleur que je suis. Je crois que toute ma vie je n’ai eu qu’à allonger le bras pour obtenir ce que je convoitais, et je n’ai jamais rien convoité davantage ni plus ardemment que l’amour et la possession de cette femme. Je le lui ai dit.

– Oh ! vous le lui avez dit ?

Holmes, quand il était ému, pouvait paraître formidable !

– Je lui ai dit que si je pouvais l’épouser, je l’épouserais, mais que c’était au-delà de mon pouvoir. Je lui ai dit que l’argent ne comptait pas et que je ferais tout mon possible pour son bonheur et son confort.

– C’était très généreux, bien entendu ! fit Holmes en ricanant.

– Écoutez, monsieur Holmes ! Je suis venu vous voir pour que vous démontriez son innocence, pas pour que vous me fassiez un cours de morale. Je ne sollicite pas vos critiques.

– C’est uniquement à cause de la jeune fille que je m’intéresse à l’affaire, répondit Holmes. Je ne sais pas si ce dont on l’accuse est réellement pire que ce que vous venez d’admettre, à savoir que vous avez essayé de séduire une jeune fille sans défense qui était sous votre toit. Quelques hommes riches dans votre genre doivent apprendre que vous n’achèterez pas tout le monde pour racheter vos fautes.

À mon étonnement, le roi de l’or accueillit le reproche sans protester.

– C’est ainsi qu’aujourd’hui je vois les choses, dit-il. Je remercie Dieu que mes projets n’aient pas abouti comme je l’espérais. Elle n’a rien voulu entendre ; elle voulait quitter immédiatement la maison.

– Pourquoi n’est-elle pas effectivement partie ?

– D’abord parce que son salaire aidait à vivre d’autres personnes, et que la perte de sa situation aurait été catastrophique pour ses proches. Quand je lui ai promis, et je le lui ai promis avec toute la sincérité de mon cœur, que plus jamais je ne lui causerais de motifs d’inquiétude, elle a consenti à rester. Mais il y avait une autre raison. Elle connaissait l’influence qu’elle exerçait sur moi : influence plus puissante que n’importe laquelle au monde. Elle voulait l’utiliser pour le bien.

– Comment cela ?

– Elle était un peu au courant de mes affaires. Elles sont immenses, monsieur Holmes : plus importantes qu’on ne le croit généralement. Je peux faire et défaire ; et le plus souvent je défais, c’est-à-dire je brise. Pas seulement les individus : les collectivités, les villes, même les nations. Les affaires, c’est un jeu dur ; le faible succombe. J’ai joué le jeu à fond. Je n’ai jamais gémi, et jamais je ne me suis soucié des gémissements des autres. Mais elle voyait les choses sous un angle différent, et je crois qu’elle avait raison. Elle pensait et elle disait que toute fortune qui était plus importante que les besoins d’un homme ne devait pas être édifiée sur la ruine de dix mille hommes privés de leurs moyens d’existence. Voilà comment elle jugeait : elle regardait au-delà des dollars, vers quelque chose de plus durable. Elle s’est aperçue que je l’écoutais, et elle a cru faire le bien en influençant mes actions. Aussi est-elle restée… Et puis le drame est arrivé.

– Pouvez-vous me donner là-dessus quelques lueurs ?

Le roi de l’or s’interrompit encore une fois ; il avait plongé sa tête entre ses mains pour réfléchir.

– Tout est très noir contre elle. Je ne peux pas le nier. Et les femmes mènent une vie intérieure, peuvent accomplir des choses qui dépassent le jugement de l’homme. Au début j’ai été si bouleversé, si abattu que j’ai été enclin à croire qu’elle avait été entraînée d’une manière extraordinaire, tout à fait contraire à sa nature habituelle. Puis une explication m’est venue en tête. Je vous la donne, monsieur Holmes, pour ce qu’elle vaut. Il n’y a aucun doute que ma femme était terriblement jalouse. La jalousie de l’âme peut être aussi fanatique que n’importe quelle jalousie charnelle. Bien que ma femme n’eût eu aucun motif pour être charnellement jalouse (et je crois qu’elle l’avait compris), elle se rendait compte que cette jeune Anglaise exerçait sur mon esprit et mes actes une influence qu’elle n’avait jamais acquise. C’était une bonne influence, mais qu’elle fût bonne n’arrangeait rien. Ma femme était folle de haine, et son sang brûlait de toute la chaleur de l’Amazone. Elle a pu projeter de tuer Mlle Dunbar… ou, dirons-nous, de la menacer d’un revolver et de lui faire peur pour l’obliger à partir. Une sorte de bagarre aurait peut-être éclaté entre elles, le revolver serait parti tout seul et aurait tué celle qui le tenait.

– J’avais déjà envisagé cette possibilité, dit Holmes. C’est vraiment la seule hypothèse, en dehors du meurtre délibéré.

– Mais elle le nie absolument.

– Certes, mais ce n’est pas décisif, n’est-ce pas ?… On peut comprendre qu’une femme placée devant une situation aussi épouvantable ait pu rentrer en courant à la maison après avoir pris le revolver dans son affolement, qu’elle l’ait jeté parmi ses robes sans trop savoir ce qu’elle faisait, et que, lorsque le revolver a été découvert, elle ait essayé de s’en tirer par une dénégation totale puisque toute explication était impossible. Qu’y a-t-il contre une telle hypothèse ?

– Mlle Dunbar elle-même.

– Hé bien ! peut-être…

Holmes regarda sa montre.

–… Je suis sûr que nous pourrons obtenir ce matin les permis nécessaires et arriver à Winchester par le train du soir. Quand j’aurai vu Mlle Dunbar, il est possible que je vous sois utile. Je ne peux pourtant pas vous promettre que mes conclusions seront conformes à vos désirs.

L’obtention des permis s’avéra moins rapide que Holmes l’avait cru. Au lieu d’arriver à Winchester ce jour-là, nous descendîmes à Thor, dans la propriété du Hampshire de M. Neil Gibson. Il ne nous accompagna pas personnellement, mais nous avions l’adresse de l’adjudant Coventry, de la police locale, qui avait instruit l’affaire le premier. C’était un homme long et maigre au visage cadavérique ; il avait des manières bizarrement mystérieuses qui donnaient l’impression qu’il en savait ou en soupçonnait beaucoup plus qu’il ne voulait dire. Il avait aussi la manie de baisser subitement la voix pour chuchoter comme s’il en était arrivé à un point d’une importance capitale, alors qu’il ne s’agissait que d’un détail assez banal. Mais derrière cette attitude, il se révéla bientôt un policier convenable, honnête, pas très fier d’avouer qu’il avait perdu pied et qu’il souhaitait de l’aide.

– En tout état de cause, nous dit-il, j’aime mieux vous avoir ici que Scotland Yard ! Quand le Yard est appelé pour une affaire, alors la police locale perd tout crédit en cas de succès et elle se fait accabler en cas d’échec. Vous, vous jouez le jeu loyalement, à ce que l’on m’a dit.

– Je ne tiens pas du tout à paraître dans l’affaire, répondit Holmes au soulagement visible de notre mélancolique interlocuteur. Si je peux l’éclaircir, je ne veux pas que mon nom soit mentionné.

– Hé bien ! c’est très chic de votre part ! Et je peux aussi faire confiance à votre ami le docteur Watson, n’est-ce pas ? Maintenant, monsieur Holmes, avant que nous nous rendions sur les lieux, je vais vous poser une question. Je me garderais bien de la poser à quelqu’un d’autre…

Il regarda autour de lui comme s’il craignait même de prononcer ces mots :

–… Ne pensez-vous pas qu’un dossier pourrait être constitué contre M. Neil Gibson en personne ?

– J’y ai pensé.

– Vous n’avez pas vu Mlle Dunbar. C’est sur tous les plans une femme merveilleuse. Peut-être a-t-il voulu se débarrasser de sa femme. Et ces Américains sont plus prompts que nous au revolver. C’était son revolver à lui, vous savez !

– Ce fait a-t-il été prouvé ?

– Oui, monsieur. Il possédait deux revolvers. C’était l’un des deux.

– Deux revolvers ? Où est l’autre ?

– Ma foi, ce gentleman possède tout un lot d’armes à feu de marques et de calibres différents. Nous n’avons jamais identifié l’autre en particulier. Mais l’étui était indubitablement fait pour deux revolvers.

– Si le revolver que vous avez trouvé faisait partie d’une paire, vous auriez dû identifier l’autre.

– Oh ! nous les avons tous mis de côté dans la maison ! Si cela vous intéresse d’y jeter un coup d’œil…

– Plus tard, oui. Pour l’instant, allons sur les lieux du drame.

Cette conversation avait eu lieu dans la petite pièce principale de l’humble villa de l’adjudant Coventry, laquelle servait de commissariat de police local. Une marche de huit cents mètres à travers la lande balayée par le vent et toute dorée par les fougères qui se fanaient nous mena devant une petite porte secondaire de la propriété de Thor. Une allée traversait la réserve de faisans ; d’une clairière nous aperçûmes la grande maison, mi-Tudor, mi-George, sur la crête de la colline. A côté de nous était situé l’étang, resserré en son milieu, là où l’enjambait, sur un pont, l’avenue qu’empruntaient les voitures ; de chaque côté, il se divisait en petits lacs. Notre guide s’arrêta à l’entrée du pont et il désigna un endroit sur le sol.

– Voilà où était étendu le corps de Mme Gibson. J’ai placé une pierre à l’endroit exact.

– Je crois que vous êtes arrivé avant que le corps ait été ramené au manoir ?

– Oui. On m’a tout de suite convoqué.

– Qui ?

– M. Gibson. Dès que l’alarme a été donnée, il a accouru avec les autres, et il a insisté pour qu’il ne soit touché à tien avant l’arrivée de la police.

– Bonne idée ! J’ai lu dans la presse que le coup de feu avait été tiré de très près ?

– Oui, monsieur, de très près.

– Près de la tempe droite ?

– Juste derrière la tempe droite, monsieur.

– Comment le corps était-il placé ?

– Sur le dos, monsieur. Aucune trace de lutte. Pas d’empreintes. Pas d’arme. Le petit billet de Mlle Dunbar était coincé dans sa main gauche.

– Coincé ?

– Oui, monsieur. Nous avons eu du mal à desserrer les doigts.

– Ce fait est d’une grande importance ! Il exclut l’idée que quelqu’un aurait pu placer le billet dans la main de Mme Gibson après sa mort afin de lancer les enquêteurs sur une fausse piste. Mon Dieu ! Le billet, si je me rappelle bien, était fort bref : « Je serai au pont de Thor à neuf heures. G. Dunbar. » Est-ce bien cela ?

– Oui, monsieur.

– Mlle Dunbar a-t-elle reconnu l’avoir écrit ?

– Oui, monsieur.

– Quelle explication en a-t-elle donné ?

– Aucune. Elle réserve sa défense pour les assises.

– Le problème est vraiment très intéressant ! Cette histoire de billet est bien obscure, n’est-ce pas ?

– Ma foi, monsieur, le billet m’a paru à moi, si je suis assez hardi pour le dire, le seul point tout à fait clair dans l’affaire.

Holmes secoua la tête.

– En admettant que le billet soit authentique et ait été bel et bien écrit par l’accusée, il a certainement été reçu quelque temps auparavant : disons une heure ou deux. Alors pourquoi cette dame le tenait-elle encore serré dans sa main gauche ? Pourquoi l’avait-elle si soigneusement emporté ? Au cours de l’entretien projeté avec la gouvernante, elle n’avait nul besoin de s’y référer. Cela ne vous semble-t-il pas bizarre ?

– De la façon dont vous exposez les choses, oui, en effet, monsieur !

– Je crois que j’aimerais bien m’asseoir tranquillement par ici et réfléchir quelques minutes, dit Holmes.

Il s’assit sur le rebord de pierre du pont ; je vis ses yeux gris et vifs interroger chaque direction. Soudain il sauta sur ses pieds, courut vers le parapet opposé, essuya la loupe qu’il avait tirée de sa poche, et inspecta la maçonnerie.

– Voici qui est curieux ! dit-il.

– Oui, monsieur. Nous avons vu l’éraflure sur le rebord. Je pense qu’elle a été faite par un passant.

La maçonnerie était grise, mais à ce seul endroit elle était blanche sur une surface grande comme une petite pièce de monnaie. En l’examinant de près, on pouvait observer que la pierre avait été écornée par un coup sec.

– Il a fallu de la force, et même de la violence, pour abîmer cette pierre ! murmura pensivement Holmes.

Avec sa canne, il cogna à plusieurs reprises sur le parapet sans laisser de traces.

– Un coup très violent ! reprit-il. Et à un endroit étrange, également. Un coup qui n a pas été assené de dessus, mais de dessous, car la trace se trouve sur le bord inférieur du parapet.

– Mais au moins à cinq mètres du corps.

– Oui, à cinq mètres du corps. Peut-être cela n’a-t-il rien à voir avec l’affaire, mais le détail est à noter. Je ne crois pas que nous ayons à apprendre ici quelque chose de plus. Pas d’empreintes de pas, m’avez-vous dit ?

– Le sol était dur comme du fer, monsieur. Il n’y avait aucune empreinte.

– Alors nous pouvons partir. Nous monterons d’abord à la maison pour jeter un coup d’œil sur les armes dont vous m’avez parlé. Puis nous nous rendrons à Winchester ; je voudrais en effet voir Mlle Dunbar avant de poursuivre mon enquête.

M. Gibson n’était pas encore rentré, mais nous trouvâmes au manoir le neurasthénique M. Bates qui était venu nous voir le matin. Avec un soupir sinistre, il nous montra le formidable assortiment d’armes à feu de tous modèles et de toutes tailles qu’avait accumulées son patron tout au long de sa vie aventureuse.

– M. Gibson a ses ennemis, ce qui n’étonnera pas ceux qui connaissent sa personne et ses méthodes, dit-il. Il dort avec un revolver chargé dans un tiroir à la tête de son lit. C’est un violent, monsieur, et en certaines occasions il nous a fait peur. Je suis sûr que la pauvre dame a été souvent terrorisée par lui.

– Avez-vous été une fois le témoin oculaire de ses violences à l’égard de sa femme ?

– Non, cela je ne peux pas le dire ! Mais j’ai entendu des mots qui valaient des actes : des mots de mépris glacial, coupant, même devant les domestiques.

– Notre millionnaire ne paraît pas brillant dans sa vie privée, observa Holmes quand nous nous dirigeâmes vers la gare. Hé bien ! Watson, nous avons réuni quantité de faits, dont certains tout à fait nouveaux, et pourtant je me trouve encore assez loin de ma conclusion ! En dépit des sentiments que voue M. Bates à son maître, j’ai obtenu de lui l’assurance que lorsque l’alarme a été donnée, Gibson était incontestablement dans sa bibliothèque. Le dîner avait été servi à huit heures et demie et tout jusqu’alors avait été normal. Il est exact que l’alarme a été donnée assez tard dans la soirée, mais la tragédie s’est certainement déroulée à l’heure mentionnée dans le billet. Il n’y a aucune preuve que M. Gibson soit sorti après être rentré de Londres à cinq heures. Par ailleurs, Mlle Dunbar reconnaît qu’elle avait fixé un rendez-vous à Mme Gibson devant le pont. Cela mis à part, elle ne veut rien expliquer, comme le lui a conseillé son avocat, et elle se réserve pour les assises. Nous avons plusieurs questions capitales à poser à cette jeune fille, et je n’aurai pas l’esprit en repos avant de l’avoir vue. Je confesse que l’affaire se présente très défavorablement pour elle, sauf un point.

– Lequel, Holmes ?

– La découverte du revolver dans son armoire.

– Voyons, Holmes ! m’exclamai-je. A mon avis, c’est la preuve la plus concluante !

– Non, Watson. Ce point m’avait frappé tout de suite. Maintenant que j’examine l’affaire de plus près, je le considère comme l’unique base solide pour espérer. Nous avons le devoir de trouver du consistant. Quand il en manque, nous avons le devoir d’envisager une tromperie.

– Je vous suis mal.

– Voyons, Watson ! Supposez un instant que vous soyez cette femme qui, froidement, avec préméditation, entreprend de se débarrasser de sa rivale. Vous avez mûri votre plan. Vous avez écrit le billet. La victime est venue. Vous avez votre arme. Le crime est accompli. Me direz-vous qu’après avoir combiné et agi avec autant d’astuce et de précision, vous allez compromettre votre réputation de criminel en oubliant de jeter votre revolver dans l’un de ces petits lacs pleins de roseaux qui l’auraient englouti à jamais, et qu’au contraire vous auriez éprouvé le besoin de le rapporter chez vous, de le placer dans votre armoire qui est bien le premier endroit à fouiller ? Vos meilleurs amis, Watson, auraient du mal à vous prendre pour un homme capable de projets délibérés ; et pourtant je me refuse à croire que vous auriez fait quelque chose d’aussi stupide !

– Dans l’énervement du moment !…

– Non, Watson ! Ce n’est pas possible, croyez-moi ! Lorsqu’un crime a été froidement prémédité, les camouflages ne sont pas prémédités moins froidement. J’espère donc que nous nous trouvons en présence d’une grave erreur de conception.

– Mais il y a tellement de choses à expliquer !

– Hé bien ! nous allons essayer ! A partir du moment où vous changez de point de vue, tout ce qui était une lourde présomption devient un indice de vérité. Par exemple, le revolver. Selon notre nouvelle théorie, elle dit la vérité. Donc il a été placé dans son armoire. Qui l’y a placé ? Quelqu’un qui voulait lui faire endosser la responsabilité du crime. Ce quelqu’un n’est-il pas le vrai criminel ? Vous voyez comme ce raisonnement nous ouvre de nouveaux horizons !

Nous fûmes contraints de passer la nuit à Winchester, car toutes les formalités n’avaient pas été remplies. Mais le lendemain matin, en compagnie de M. Joyce Cummings, avocat dont la réputation montait en flèche et qui devait assurer sa défense, nous fûmes autorisés à voir la jeune fille dans sa cellule. Je m’étais attendu, d’après tout ce qui m’avait été dit, à une fort jolie femme ; mais jamais je n’oublierai l’effet que Mlle Dunbar produisit sur moi. Il n’était pas étonnant que le millionnaire lui-même eût trouvé là un pouvoir supérieur au sien : pouvoir capable de le contrôler, de le guider. On avait aussi l’impression, en regardant ce visage ferme, net et pourtant sensible, que même si elle pouvait accomplir un acte impétueux, une noblesse innée de caractère la dirigeait constamment vers le bien. Elle était brune, grande, élancée. Elle nous en imposa. Mais dans ses yeux noirs luisait quelque chose qui ressemblait à l’expression de l’animal désespéré qui voit les filets se refermer sur lui et qui ne discerne pas le moyen de passer à travers. Quand elle comprit ce que signifiait pour elle la présence et l’assistance de mon illustre ami, alors ses joues reprirent un peu de couleur et l’espoir se ralluma dans son regard.

– M. Gibson vous a peut-être dit ce qui s’était passé entre nous ? demanda-t-elle d’une voix sourde, frémissante.

– Oui, répondit Holmes. Vous pouvez vous éviter un surcroît de chagrin avec ce chapitre de votre histoire. Après vous avoir vue, je suis disposé à tenir pour exactes les déclarations de M. Gibson, en ce qui concerne à la fois l’influence que vous aviez sur lui et l’innocence de vos relations communes. Mais pourquoi toute cette situation n’a-t-elle pas été révélée à l’instruction ?

– Il me semblait incroyable qu’une accusation pareille pût être retenue. Je croyais que si nous attendions, toute l’affaire s’éclaircirait sans que nous fussions obligés d’entrer dans les détails pénibles de la vie privée de la famille. Mais je comprends à présent qu’au lieu de s’éclaircir, elle s’est au contraire aggravée.

– Ma chère demoiselle, s’écria Holmes, je vous supplie de ne vous faire aucune illusion sur ce point ! M. Cummings qui est ici vous dira que toutes les cartes sont à présent contre nous, et que nous devons tenter l’impossible pour gagner. Prétendre que vous ne courez pas un grand danger serait vous tromper cruellement. Donnez-moi toute l’assistance en votre pouvoir pour que nous fassions éclater la vérité !

– Je ne vous cacherai rien !

– Alors parlez-nous de vos véritables relations avec la femme de M. Gibson.

– Elle me détestait, monsieur Holmes ! Elle me détestait avec toute la violence de son tempérament tropical. C’était une femme qui ne faisait rien à demi ; elle aimait son mari autant qu’elle me détestait. Il est probable qu’elle s’est trompée sur la nature de nos relations. Je n’ai pas voulu lui nuire, mais elle aimait avec une telle intensité physique qu’elle ne pouvait guère comprendre le lien intellectuel, et même spirituel, qui attachait son mari à moi, ni imaginer que je ne désirais qu’exercer sur lui une bonne influence, et que c’était pour cela que je restais sous son toit. Je m’aperçois maintenant que j’ai eu tort de ne pas partir. Rien ne pouvait justifier ma présence là où j’étais une cause de malheur ; et cependant le malheur aurait certainement subsisté même si j’avais quitté la maison.

– Mademoiselle Dunbar, dit Holmes, je vous prierai maintenant de nous confier exactement ce qui s’est passé ce soir-là.

– Je puis vous dire la vérité pour autant qu’elle me soit connue, monsieur Holmes. Mais je suis dans l’impossibilité de prouver quoi que ce soit. Or il y a des faits, des faits essentiels, que je ne peux pas expliquer et à propos desquels je ne peux imaginer aucune explication.

– Si vous nous communiquez les faits, peut-être d’autres que vous en trouveront l’explication.

– En ce qui concerne, donc, ma présence au pont de Thor cette nuit-là, j’ai reçu le matin un billet de Mme Gibson. Je l’ai trouvé sur la table de la salle d’étude, et c’est peut-être elle qui l’a déposé. Ce billet me suppliait de la voir après le dîner, m’informait qu’elle avait quelque chose d’important à me dire, et me priait de lui laisser ma réponse sur le cadran solaire du jardin, car elle désirait que notre entretien fût secret. Je ne voyais pas pourquoi elle désirait le secret, mais j’ai accepté le rendez-vous. Elle me demandait aussi de détruire sa lettre ; je l’ai brûlée dans la cheminée de la salle d’étude. Elle avait très peur de son mari, qui la traitait avec une rudesse que je lui ai souvent reprochée. J’ai donc pensé qu’elle agissait ainsi parce qu’elle ne souhaitait pas qu’il fût au courant de notre entretien.

– Et pourtant elle avait conservé soigneusement votre réponse ?

– Oui. J’ai été surprise d’apprendre qu’elle la tenait dans sa main quand elle mourut.

– Que se passa-t-il ?

– Je suis descendue comme je l’avais promis. Quand je suis arrivée au pont, elle m’attendait. Jamais je n’avais mesuré jusque-là le degré de haine que me vouait cette pauvre femme. Elle était comme folle… En vérité, je crois qu’elle était folle, folle avec cette puissance d’hypocrisie que peuvent avoir les déséquilibrés. Autrement, comment aurait-elle pu me rencontrer chaque jour avec une indifférence apparente tout en nourrissant contre moi une pareille haine dans son cœur ? Je ne répéterai pas ce qu’elle m’a dit. Elle a déversé toute sa fureur dans un torrent de mots horribles. Je n’ai même pas répliqué. Je ne l’aurais pas pu ! C’était terrible. Je me suis bouché les oreilles et je me suis enfuie. Quand je l’ai quittée, elle se tenait debout à l’entrée du pont et m’accablait encore de malédictions.

– Là où elle a été découverte ensuite ?

– À quelques mètres.

– Et cependant, en supposant qu’elle ait été tuée très peu de temps après votre départ, vous n’avez rien entendu ?

– Non. Mais vraiment, monsieur Holmes, j’étais si bouleversée et horrifiée par cette explosion que je n’ai eu qu’une idée : retrouver la paix de ma chambre. J’ai été incapable de remarquer quoi que ce soit.

– Vous dites que vous êtes retournée dans votre chambre. L’avez-vous quittée avant le lendemain matin ?

– Oui. Quand l’alarme a été donnée, quand le bruit c’est répandu que cette pauvre femme avait été tuée, alors j’ai couru avec les autres.

– Avez-vous vu M. Gibson ?

– Oui. Il revenait du pont. Il avait envoyé des gens pour quérir le médecin et la police.

– Vous a-t-il semblé très troublé ?

– M. Gibson est un homme fort, très maître de lui. Je ne crois pas qu’il soit capable de trahir grand-chose de ses émotions. Mais moi qui le connaissais bien, j’ai pu constater qu’il était profondément touché.

– Nous en venons maintenant au point le plus important. Ce revolver a été trouvé dans votre chambre. L’aviez-vous déjà vu ?

– Jamais, je le jure !

– Quand a-t-il été découvert ?

– Le lendemain matin, quand la police a commencé son enquête.

– Parmi vos affaires ?

– Oui. Sur le plancher de mon armoire, sous mes robes.

– Vous ne savez pas depuis combien de temps il avait été placé là ?

– Il n’y était pas la veille au matin.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que j’avais nettoyé mon armoire.

– Cela ne souffre pas de discussion. Donc quelqu’un est entré dans votre chambre et a placé ce revolver afin de vous faire inculper.

– Sans doute.

– Et quand ?

– Il n’a pu le faire qu’à l’heure du repas, ou pendant les heures où je me trouvais dans la salle d’étude avec les enfants.

– Là où vous étiez quand vous avez reçu le billet ?

– Oui. J’y suis restée pendant toute la matinée.

– Merci, mademoiselle Dunbar. Voyez-vous autre chose qui pourrait m’aider dans mes recherches ?

– Non. Je ne vois rien.

– J’ai relevé la marque d’un coup violent sur la maçonnerie du pont. Une trace toute fraîche. Une éraflure juste en face du corps. Vous ne voyez aucune explication possible là-dessus ?

– Ce doit être une coïncidence.

– Elle est étrange, mademoiselle Dunbar, très étrange ! Pourquoi cette trace au moment de la tragédie, et pourquoi précisément à cet endroit ?

– Mais comment a-t-elle pu être faite ? Il aurait fallu un choc d’une extrême violence !

Holmes ne répondit pas. Son visage aigu et pâle avait brusquement revêtu cette expression lointaine, tendue que je connaissais bien pour l’avoir toujours vue dans ses moments d’inspiration géniale. Sa transformation indiquait un tel travail dans son esprit que personne n’osa l’interrompre et que tous, avocat, prisonnière et moi-même, nous demeurâmes assis à le regarder. Tout à coup il bondit de sa chaise, frémissant d’une énergie passionnée et dévoré du besoin d’agir.

– Venez, Watson, venez ! s’écria-t-il.

– Qu’y a-t-il, monsieur Holmes ?

– Ne vous inquiétez pas, chère mademoiselle ! Vous aurez de mes nouvelles, monsieur Cummings. Avec l’aide du Dieu de justice, je vous remettrai un dossier qui fera du bruit en Angleterre ! Vous aurez demain de mes nouvelles, mademoiselle Dunbar, et jusque-là, croyez-en ma parole : les nuages se dissipent ; j’ai tout lieu d’espérer que la lumière de la vérité va les transpercer !

Le voyage n’était pas long de Winchester à Thor, mais il parut interminable à mon impatience, comme à celle de Holmes. Dans son agitation, il était incapable de rester calme ; il arpentait le compartiment, où il tambourinait des doigts contre les coussins. Toutefois, alors que nous approchions du lieu de notre destination, il s’assit en face de moi (notre compartiment de première classe ne contenait pas d’autres voyageurs) et, posant une main sur chacun de mes genoux, il plongea dans mes yeux un regard spécialement malicieux qui était l’une des caractéristiques de son humeur espiègle.

– Watson, me dit-il, il me semble me rappeler que vous êtes toujours armé quand nous partons en promenade ?

Il était bien heureux qu’il en fût ainsi ! Car il se souciait si peu de sa propre sécurité quand son esprit l’absorbait dans un problème que plus d’une fois mon revolver s’était avéré un ami sûr. Je ne me gênai nullement pour le lui rappeler.

– Oui, oui ! Je suis légèrement distrait pour ces sortes d’affaires. Mais vous avez bien un revolver sur vous ?

Je le tirai de ma poche : c’était une arme courte, maniable, petite, mais très utile. Il mit le cran de sûreté, fit tomber les cartouches et l’examina avec soin.

– Il est lourd ! Bien lourd ! fit-il.

– Oui, mais c’est un joli joujou !

Il rêvassa quelques instants.

– Savez-vous, Watson ? Je crois que votre revolver va avoir un rapport très étroit avec le mystère que nous nous efforçons d’élucider.

– Holmes ! Vous plaisantez !

– Non, Watson, je suis très sérieux. Un test s’offre à nous. Si le test se vérifie, tout s’éclaircira. Or le test dépend du comportement de cette petite arme. Mettons de côté une cartouche. Replaçons les cinq autres et n’oublions pas le cran de sûreté. Voilà !

Je n’avais aucune idée de ce qu’il avait en tête, et il se garda bien de me renseigner. Il se plongea dans ses réflexions jusqu’à notre arrivée à la petite gare du Hampshire. Nous louâmes une vieille guimbarde. Un quart d’heure plus tard, nous étions rendus chez notre ami discret, l’adjudant.

– Un nouvel indice, monsieur Holmes ?

– Tout dépend du comportement du revolver du docteur Watson, répondit mon ami. Le voici. Maintenant, pouvez-vous me donner dix mètres de ficelle ?

Le bazar du village nous vendit la quantité souhaitée.

– Je crois que nous avons ce qu’il nous faut, dit Holmes. Si vous le voulez bien, en route pour ce qui sera, je l’espère, la dernière étape de notre voyage.

Le soleil déclinait et transformait la lande ondulée du Hampshire en un magnifique paysage d’automne. L’adjudant, dont les regards critiques et incrédules en disaient long sur ses doutes quant à l’équilibre mental de mon ami, marchait à côté de nous. Quand nous nous approchâmes de la scène du crime, je constatai que, sous son habituelle froideur, mon ami était réellement nerveux.

– Oui, me dit-il en réponse à la remarque que je lui en fis, vous m’avez déjà vu manquer le but, Watson. J’ai un instinct pour ce genre de choses ; et cependant il m’a parfois joué des tours. J’ai eu dans la cellule de Winchester la révélation d’une certitude ; mais l’esprit agile a un inconvénient : c’est qu’il peut toujours concevoir des explications diverses qui rendraient cette certitude tout à fait illusoire. Et pourtant… Pourtant !… Ma foi, Watson, nous ne pouvons qu’essayer.

Tout en marchant, il avait solidement attaché une extrémité de la ficelle à la crosse du revolver. Nous arrivions à présent devant le pont. Avec de grandes précautions, il marqua sur le sol, sous les directives du policier, l’endroit exact où avait été étendu le cadavre. Puis il fouilla la bruyère et les fougères jusqu’à ce qu’il eût trouvé une grosse pierre. Il attacha cette pierre à l’autre extrémité de la ficelle, et il la suspendit par-dessus le parapet du pont de façon qu’elle se balançât librement au-dessus de l’eau. Il se tint alors à la place du corps de Mme Gibson, à quelque distance du bout du pont, mon revolver à la main, la ficelle étant tendue entre l’arme et la lourde pierre.

– Allons-y ! cria-t-il.

À ces mots il leva son revolver à hauteur de sa tête, puis le lâcha. En une seconde, le revolver avait été entraîné par le poids de la pierre, avait heurté le parapet avec un bruit sec et avait été projeté par-dessus pour tomber dans l’eau. A peine avait-il quitté la main de Holmes que celui-ci courait s’agenouiller à côté de la maçonnerie du pont : un cri de joie nous avertit qu’il avait découvert ce qu’il cherchait.

– Y a-t-il jamais eu démonstration plus parfaite ? s’exclama-t-il. Vous voyez, Watson, votre revolver a résolu le problème !

Tout en parlant, il me désigna une deuxième éraflure exactement de la même taille et de la même forme que la première.

– Nous coucherons à l’auberge cette nuit ! reprit-il en regardant l’adjudant ahuri. Vous avez bien une épuisette avec laquelle vous récupérerez le revolver de mon ami ? Vous trouverez également à côté le revolver, la ficelle et le poids avec lesquels cette femme vindicative a tenté de déguiser son suicide et d’accabler une innocente d’une inculpation de meurtre. Vous ferez savoir à M. Gibson que je le verrai dans la matinée, quand le nécessaire aura été fait pour la défense de Mlle Dunbar.

Tard dans la soirée, tandis que nous fumions paisiblement nos pipes à l’auberge du village, Holmes me donna un bref résumé de ce qui s’était passé.

– Je crains, Watson, que vous n’ajoutiez rien à la réputation que j’ai pu acquérir en ajoutant l’affaire de Thor à vos archives. J’ai eu l’esprit paresseux et j’ai manqué de ce mélange d’imagination et de réalisme qui est la base de mon art. J’avoue que l’éraflure sur la maçonnerie du pont était un indice suffisant pour me suggérer la vraie solution, et je me reproche de ne pas l’avoir entrevue plus tôt.

» Je conviens que le travail mental de cette malheureuse femme a été subtil et profond ; il était donc assez difficile de le deviner. Je ne crois pas que dans nos aventures nous ayons jamais rencontré un exemple plus étrange de ce que peut produire l’amour déçu. Que Mlle Dunbar fût sa rivale sur le plan physique ou sur le plan purement intellectuel, ces deux rivalités lui semblaient également impardonnables. Sans aucun doute rendait-elle cette innocente jeune fille responsable de tous les gestes discourtois et des grossièretés par lesquels son mari essayait de rebuter son amour. Elle résolut donc : 1°de mettre un terme à sa propre vie ; 2°de le faire d’une manière qui pût enchaîner sa victime à un destin bien pire qu’une mort brutale.

» Nous pouvons suivre les étapes avec netteté, et elles montrent un étonnant esprit de finesse. Très habilement, la rédaction d’un billet fut imposée à Mlle Dunbar ; ce billet faisait apparaître clairement que c’était la gouvernante qui avait choisi la scène du drame. Tenant absolument à ce que ce billet fût découvert, elle exagéra en le gardant dans sa main jusqu’à la fin. Cela seul aurait dû éveiller plus tôt mes soupçons.

» Puis elle s’empara de l’un des revolvers de son mari. Vous savez que la maison était un véritable arsenal. Elle le prit pour se tuer. Elle en dissimula un autre, exactement le même, pendant la matinée dans l’armoire de Mlle Dunbar après avoir brûlé une cartouche, ce qu’elle pouvait faire dans les bois sans attirer l’attention. Puis elle se rendit au pont où elle inventa cette méthode très ingénieuse pour se débarrasser de son arme. Quand Mlle Dunbar apparut, elle utilisa ses derniers souffles à expulser toute sa haine et puis, lorsque la gouvernante ne put plus l’entendre, elle exécuta son horrible dessein. Chaque maillon est à présent en place et la chaîne est complète. Les journaux pourront déplorer que l’étang n’ait pas été immédiatement dragué, mais il est toujours facile d’être malin après coup, et d’ailleurs un étang aussi étendu et aussi encombré de roseaux n’est pas d’un curage facile tant que l’on ne sait pas ce que l’on recherche exactement et où les rechercher… Hé bien ! Watson, nous avons assisté une femme remarquable, ainsi qu’un homme formidable ! Si dans l’avenir ils unissent leurs forces, comme c’est probable, le monde de la finance s’apercevra peut-être que M. Neil Gibson a appris quelque chose dans cette école du chagrin où nous sont enseignées nos leçons d’ici-bas.

L’HOMME QUI GRIMPAIT

L’HOMME QUI GRIMPAIT{3}

Sherlock Holmes m’avait toujours encouragé à publier le récit de l’aventure du professeur Presbury, ne fût-ce, me disait-il, que pour répondre une fois pour toutes aux bruits désobligeants qui circulèrent dans l’Université il y a vingt ans et furent colportés dans les milieux scientifiques de Londres. Mais certains obstacles imprévus ayant surgi, mes notes sont restées enfermées dans la malle en fer-blanc qui contient beaucoup d’archives sur les aventures de mon ami. Nous venons d’obtenir enfin l’autorisation d’ouvrir ce dossier, l’un des derniers dont s’occupa Holmes avant de se retirer. Maintenant encore je suis tenu à observer une certaine discrétion : le lecteur voudra bien m’en excuser.

Un dimanche soir du début de septembre 1903, je reçus de Holmes ce message laconique :

Venez immédiatement si possible. Si impossible venez quand même.

Les rapports qui existaient entre nous à cette époque n’étaient pas ordinaires. Holmes avait ses habitudes : des habitudes strictes et rigoureuses. J’étais devenu l’une de ses habitudes, au même titre que le violon, le tabac fort, la vieille pipe noire, les livres de référence, et d’autres manies peut-être moins avouables. Quand il travaillait sur un cas qui réclamait un travail actif ainsi qu’un camarade en les nerfs duquel il pouvait se fier, j’étais irremplaçable. Mais en dehors de cela, je lui rendais service. J’étais la pierre à aiguiser de son esprit. Je le stimulais. Il pensait à haute voix en ma présence. Non que ses remarques s’adressassent spécialement à moi (la plupart auraient pu aussi bien s’adresser à son matelas), mais néanmoins il avait pris l’habitude de notre duo, et mon silence enregistreur ou mes interruptions étaient autant d’excitants intellectuels. Si je l’irritais par une certaine paresse d’esprit méthodique, cette irritation ne servait qu’à accélérer ses intuitions et à approfondir ses impressions. Je me contentais de ce rôle modeste dans notre association.

Quand j’arrivai à Baker Street, je le trouvai ramassé en boule dans son fauteuil : genoux remontés, pipe aux lèvres, front sillonné de rides. Il se débattait à coup sûr avec un problème contrariant. D’un geste de la main, il me désigna mon vieux fauteuil ; après quoi, pendant une demi-heure, il m’oublia. Un sursaut le tira enfin de sa rêverie et, avec son habituel sourire ironique, il me souhaita la bienvenue dans ce qui avait été jadis mon appartement.

– Vous me pardonnerez si je suis un peu préoccupé, mon cher Watson ! me dit-il. Des faits curieux ont été soumis à mon examen dans les dernières vingt-quatre heures, et ils ont engendré quelques spéculations d’un caractère plus général. Je pense sérieusement à écrire une petite monographie sur l’utilité des chiens pour le travail des détectives.

– Mais voyons, Holmes, le sujet a été exploré ! Les molosses, les chiens policiers, les limiers…

– Non, non, Watson ! Cet aspect du sujet, bien entendu, n’échappe à personne. Mais il y en a un autre qui est beaucoup plus subtil. Vous vous rappelez peut-être une affaire que, pour faire du sensationnel, vous avez baptisée Les Hêtres-Rouges ; j’ai pu, rien qu’en surveillant le caractère d’un enfant, déduire les habitudes criminelles d’un père aussi respectable que suffisant.

– Oui, je m’en souviens très bien.

– Mon raisonnement sur les chiens est analogue. Un chien est le reflet d’une vie familiale. Qui a jamais vu un chien folâtre dans une famille lugubre, ou un chien triste dans une famille heureuse ? Les grognons ont des chiens grognons ; les gens dangereux ont des chiens dangereux. Et les chiens fantaisistes peuvent être le reflet d’individus fantaisistes.

– Je crois, Holmes, que c’est un peu tiré par les cheveux ! murmurai-je en hochant la tête.

Il avait bourré une nouvelle pipe sans avoir prêté la moindre attention à mon commentaire.

– L’application pratique de ce que je viens de dire touche de très près le problème sur lequel j’enquête. J’ai affaire avec un écheveau emmêlé, et je cherche un bout du fil. Et ce bout du fil, je le trouverai peut-être en répondant à cette question que voici : pourquoi Roy, le fidèle chien-loup du professeur Presbury, essaie-t-il de le mordre ? Je retombai sur ma chaise. J’étais déçu. Était-ce pour répondre à une question aussi vulgaire que j’avais été arraché à ma clientèle ? Holmes me lança un regard de biais.

– Ce vieux Watson est toujours le même ! s’écria-t-il. Vous ne comprendrez donc jamais que les conséquences les plus graves peuvent dépendre de petites choses ? Mais n’est-il pas étrange à première vue qu’un philosophe âgé, bien établi – vous avez naturellement entendu parler de Presbury, le célèbre physiologue de Camford ? – qu’un homme de cette qualité, qui a un chien-loup pour meilleur ami, ait été attaqué deux fois par cette bête ? Allons, Watson, qu’en pensez-vous ?

– Le chien est malade.

– Soit ! C’est à considérer. Mais il n’attaque personne d’autre, et il ne s’en prend à son maître qu’en des occasions très spéciales. Curieux, Watson, très curieux ! Mais le jeune Bennett arrive en avance, si c’est son coup de sonnette. J’avais compté bavarder plus longtemps avec vous avant sa visite.

Nous entendîmes un pas vif dans l’escalier, un coup sec à la porte ; un instant plus tard, le nouveau client fit son entrée. C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, bien fait de sa personne, élégant, mais un je ne sais quoi dans son allure générale attestait davantage la timidité de l’étudiant que la maîtrise de l’homme du monde. Il serra la main à Holmes et me regarda avec étonnement.

– Cette affaire est très délicate, Monsieur Holmes. Étant donné les rapports privés et publics que j’entretiens avec le professeur Presbury, j’hésite à parler devant une troisième personne.

– Soyez sans inquiétude, Monsieur Bennett. Le docteur Watson est la discrétion personnifiée, et je vous assure que dans cette affaire j’ai réellement besoin d’un assistant.

– Comme il vous plaira, Monsieur Holmes. Vous comprenez, je pense, les motifs qui m’imposent le plus grand secret.

– Il faut que je vous dise, Watson, que ce gentleman, M. Trevor Bennett, est le collaborateur technique du grand savant, vit sous son toit, et est fiancé à sa fille unique. Nous comprenons donc que le professeur soit en droit de se fier à sa loyauté et à son dévouement. Mais la meilleure preuve de cette loyauté et de ce dévouement consiste assurément à faire le nécessaire pour élucider une troublante énigme.

– Je le crois aussi, Monsieur Holmes. Je ne vise pas d’autre but. Le docteur Watson connaît-il la situation ?

– Je n’ai pas eu le temps de la lui expliquer.

– Dans ce cas, je ferais bien de revenir sur les faits connus avant d’expliquer les nouveaux.

– Je vais m’en charger, intervint Holmes, afin de vérifier si je possède tous les éléments du problème. Le professeur, Watson, jouit d’une réputation européenne. Il a mené une existence tout académique. Jamais le moindre souffle de scandale. Il est veuf et père d’une fille prénommée Édith. Il possède un caractère positif, viril, on pourrait presque dire combatif. Voilà où en étaient les choses il y a quelques mois.

» Puis le cours de sa vie se désunit. À soixante et un ans, il se fiança à la fille du professeur Morphy, son collègue à la chaire d’anatomie comparée. Il ne s’agissait pas, d’après ce que j’ai compris, des assiduités raisonnables d’un vieillard, mais bien plutôt d’une frénésie passionnée de jeune homme : personne n’aurait pu se montrer amoureux plus fervent. La jeune fille, Alice Morphy, pouvait s’enorgueillir d’une double perfection : physique et intellectuelle. Le professeur avait donc beaucoup d’excuses pour s’être ainsi enflammé ; néanmoins, il ne reçut pas que des approbations dans sa propre famille.

– Nous trouvions cette passion plutôt exagérée, précisa notre client.

– Exactement. Exagérée, et un tant soit peu violente sinon anormale. Le professeur Presbury était riche, cependant, et le père de la jeune fille ne souleva aucune objection. La jeune fille, quant à elle, ne manquait pas de projets : plusieurs candidats briguaient déjà sa main ; moins flatteurs sur le plan mondain, mais favorisés au bénéfice de l’âge. Elle sembla apprécier le professeur en dépit de ses excentricités ; l’âge était toutefois un obstacle sérieux.

» Vers cette époque, un petit mystère bouscula soudain la routine normale du professeur. Il fit ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il partit de chez lui sans dire où il allait. Il demeura absent une quinzaine de jours et il rentra fatigué. Il ne révéla pas l’endroit où il s’était rendu, bien qu’il fût habituellement le plus franc des hommes. Le hasard voulut néanmoins que notre client, M. Bennett, reçût une lettre d’un camarade étudiant à Prague qui l’informa qu’il avait été heureux d’apercevoir là-bas le professeur Presbury, mais qu’il n’avait pas pu lui parler. C’est par ce biais que sa famille apprit qu’il était allé à Prague.

» Venons-en à présent au point délicat. Après son voyage, le professeur changea. Il devint sournois, réticent. Son entourage avait constamment l’impression qu’il n’était plus le même homme, mais qu’il vivait sous une ombre qui obscurcissait ses plus hautes qualités. Son intelligence n’en fut pas affectée, et ses cours demeurèrent toujours aussi brillants. Mais il y avait toujours ce quelque chose de nouveau, d’attristant et d’imprévu. Sa fille, qui lui était très attachée, essaya à maintes reprises de rétablir leur ancienne intimité et de percer le masque dont son père semblait à présent se couvrir. Vous aussi, monsieur, vous avez essayé, je crois, mais en vain. Et maintenant, monsieur Bennett, contez-nous vous-même l’incident des lettres.

– Il faut que vous compreniez, docteur Watson, que le professeur n’avait pas de secrets pour moi. S’il avait eu un fils ou un frère cadet, il ne leur aurait pas manifesté plus de confiance. En ma qualité de secrétaire, je manipulais tous ses papiers ; j’ouvrais et je classais son courrier. Peu après son retour, tout fut changé. Il me dit que certaines lettres lui parviendraient sans doute de Londres, marquées d’une croix sous le timbre, et qu’elles devaient être mises de côté pour lui. De fait, plusieurs lettres arrivèrent marquées d’une croix ; l’écriture était celle d’un illettré. Je ne sais s’il répondit : jamais en tout cas ces réponses ne passèrent par mes mains ou furent placées dans la corbeille où toute notre correspondance était rassemblée.

– Et la boîte ? dit Holmes.

– Ah ! oui, la boîte ! Le professeur ramena de voyage une petite boîte en bois. Ce fut le seul objet qui nous fit penser à un voyage sur le continent, car elle était baroquement sculptée à la mode allemande. Il la plaça dans son armoire à instruments. Un jour, cherchant une canule, je soulevai la boîte. À ma grande surprise, il se mit en colère et me reprocha ma curiosité en termes presque grossiers. C’était la première fois que pareille chose m’arrivait, et j’en éprouvai un vif chagrin. Je m’efforçai d’expliquer que je n’avais touché la boîte que tout à fait par hasard, mais pendant le reste de la soirée il m’adressa des regards peu amènes, et je me rendis parfaitement compte qu’il me gardait rancune…

M. Bennett tira de sa poche un petit agenda et ajouta :

–… Cela se passait le 2 juillet.

– Vous êtes vraiment un excellent témoin ! s’écria Holmes. Il se pourrait que j’eusse besoin de ces dates que vous avez notées.

– Entre autres choses, j’ai appris la méthode de mon grand et vénéré maître… À partir du moment où je remarquai des anomalies dans son comportement, je me dis que mon devoir me commandait d’étudier son cas. Voilà pourquoi je puis affirmer que c’est ce même jour, le 2 juillet, que Roy attaqua le professeur quand celui-ci sortit de son bureau pour passer dans le vestibule. À nouveau le 11 juillet la scène se produisit, et j’ai noté un incident analogue le 20 juillet. À la suite de ces attaques, nous fûmes obligés d’enfermer Roy à l’écurie. C’était un animal que nous aimions et qui était affectueux… Mais je crains d’abuser de votre patience.

M. Bennett avait prononcé ces derniers mots sur un ton de reproche, car visiblement Holmes n’écoutait plus. Il avait le visage fermé, le regard perdu vers le plafond. Il se ressaisit avec effort.

– Singulier ! Très singulier ! murmura-t-il. Ces détails ne m’étaient pas connus, Monsieur Bennett. Je crois que nous en venons maintenant aux nouveaux développements de l’affaire ?

L’agréable visage ouvert de notre visiteur s’assombrit.

– Ce que je vais vous raconter à présent date de l’avant-dernière nuit, nous dit-il. Il était deux heures du matin. J’étais couché, mais je ne dormais pas. J’ai entendu un bruit sourd amorti qui venait du couloir. J’ai ouvert ma porte et j’ai jeté un coup d’œil au-dehors. J’aurais dû vous expliquer que le professeur couche au bout du couloir…

– C’était le ?… s’enquit Holmes.

Notre visiteur fut manifestement contrarié par une interruption aussi peu pertinente.

– J’ai dit, Monsieur, que cela se passait l’avant-dernière nuit. C’était donc le 4 septembre.

Holmes s’inclina en souriant.

– Continuez, je vous en prie.

– Il couche au bout du couloir, et s’il veut descendre l’escalier il lui faut passer devant ma porte. Ce que j’ai vu a été vraiment épouvantable, Monsieur Holmes ! Je crois que j’ai les nerfs aussi solides que n’importe qui, mais j’ai été bouleversé. Le couloir est obscur ; il y a juste en son milieu une fenêtre qui filtre un peu de lumière. J’ai donc vu quelque chose qui s’avançait dans le couloir, quelque chose de sombre et d’aplati. Puis soudain ce quelque chose est passé dans la tache de lumière : c’était lui ! Il rampait, monsieur Holmes, il rampait ! Il n’était pas tout à fait sur les mains et les genoux. Je dirais plutôt qu’il marchait sur les mains et les pieds, la tête pendant entre les mains. Pourtant, il semblait se mouvoir sans difficulté. J’étais si paralysé par ce spectacle que je n’ai pas bougé avant qu’il soit arrivé à la hauteur de ma porte. Alors seulement je me suis avancé et je lui ai demandé si je pouvais l’aider. Sa réponse a été extraordinaire. Il s’est mis debout d’un bond, m’a craché au visage un mot ordurier et s’est précipité dans l’escalier. J’ai guetté plus d’une heure, mais il n’est pas remonté avant qu’il fasse jour. Alors, il a réintégré sa chambre.

– Hé bien ! Watson, que pensez-vous de cela ? demanda Holmes avec l’air d’un pathologiste qui présente un spécimen rare.

– Un lumbago, peut-être ? Je sais par expérience qu’une crise sévère de lumbago peut obliger un homme à marcher presque à quatre pattes, et qu’il n’y a rien de plus irritant pour le caractère du malade.

– Bien, Watson ! Vous nous ramenez toujours sur la terre. Mais nous pouvons difficilement admettre le lumbago, puisque le professeur a pu se mettre droit à l’instant même.

– Il ne s’est jamais mieux porté ! dit Bennett. Il est plus fort en ce moment qu’il ne l’a jamais été ces dernières années. Mais les faits sont là, Monsieur Holmes. Il ne s’agit pas d’un cas pour lequel nous aurions intérêt à consulter la police, et cependant nous ne savons absolument pas quoi faire ; nous avons l’impression que nous nous acheminons tout droit vers une catastrophe. Édith… Mlle Presbury partage mon opinion que nous ne pouvons plus attendre passivement.

– C’est certainement un cas très bizarre et qui n’est pas ordinaire. À quoi pensez-vous, Watson ?

– Du point de vue médical, dis-je, il semble bien que ce soit un cas pour un aliéniste. Le fonctionnement du cerveau du vieux gentleman a été perturbé par cette histoire d’amour. Il a fait un voyage à l’étranger dans l’espoir de se guérir de sa passion. Ses lettres et la boîte peuvent se rapporter à une transaction privée : un emprunt, par exemple, ou des actions qu’il aurait enfermées dans la boîte.

– Et le chien-loup n’était, sans doute, pas d’accord sur la transaction en question ? Non, Watson ! Il y a autre chose. Pour l’instant, je puis seulement suggérer que…

Personne ne saura jamais ce que Sherlock Holmes allait suggérer, car la porte s’ouvrit et une jeune femme fut introduite. Quand elle apparut, M. Bennett bondit en poussant un cri et se précipita, mains tendues, vers des mains qui déjà se tendaient vers lui.

 

– Édith, ma chérie ! Rien d’important, j’espère ?

– J’ai senti que je devais vous retrouver. Oh ! Jack, j’ai eu si peur ! C’est affreux d’être seule là-bas !

– Monsieur Holmes, voici la jeune fille dont je vous parlais : ma fiancée.

– Nous arrivions progressivement à cette conclusion, n’est-ce pas, Watson ? répondit Holmes en souriant. Je suppose, Mademoiselle Presbury, que l’affaire vient de prendre un nouveau tournant, et que vous désiriez nous mettre au courant ?

Notre visiteuse, jolie blonde du type anglais conventionnel, sourit à son tour à Holmes en s’asseyant à côté de M. Bennett.

– Quand j’ai appris que M. Bennett était parti, j’ai pensé que je le trouverais probablement ici. Bien sûr, il m’avait prévenue qu’il vous consulterait ! Mais dites, Monsieur Holmes, pouvez-vous faire quelque chose pour mon pauvre père ?

– J’espère, Mademoiselle Presbury ! Mais je suis encore dans les ténèbres. Peut-être pourrez-vous m’apporter un peu de lumière ?

– C’était la nuit dernière, Monsieur Holmes. Toute la journée, je l’avais trouvé très bizarre. Je suis sûr qu’il y a des moments où il ne se souvient absolument pas de ce qu’il fait. Il vit dans un rêve étrange. Et hier, c’était justement l’un de ces moments-là. Ce n’était pas mon père qui se trouvait près de moi. Son écorce était là, mais elle était vide.

– Dites-moi ce qui s’est passé.

– J’ai été réveillée pendant la nuit par le chien ; il aboyait furieusement. Pauvre Roy, il est maintenant enchaîné près de l’écurie ! Je précise que je dors toujours avec ma porte fermée à clé ; car comme Jack… comme M. Bennett vous le dira, nous vivons tous sous l’impression qu’un danger nous menace. Ma chambre est située au deuxième étage. Le store était levé devant ma fenêtre. La lune brillait au-dehors. Tandis que j’étais couchée et que je regardais le carré de lumière tout en écoutant les aboiements du chien, je vis avec stupéfaction le visage de mon père qui m’observait. Monsieur Holmes, j’ai failli mourir de surprise et d’horreur. Il avait collé sa figure contre la vitre et il avait levé une main comme pour faire remonter le carreau. Si cette fenêtre s’était ouverte, je crois que je serais devenue folle. Ce n’était pas une hallucination, Monsieur Holmes ! Ne vous y trompez pas ! Je vous affirme que je suis bien demeurée une vingtaine de secondes pétrifiée en surveillant cette tête. Puis elle a disparu. Mais je n’ai pas pu… je n’ai pas pu sauter à bas de mon lit et courir à la fenêtre pour voir ce qu’elle était devenue. Je suis restée glacée et grelottante toute la nuit. Au petit déjeuner, je l’ai retrouvé sec, farouche, et il ne m’a fait aucune allusion à l’aventure de la nuit. Moi non plus, mais j’ai fourni une excuse pour me rendre à Londres, et j’ai accouru ici.

Holmes parut profondément étonné.

– Mais ma chère demoiselle, vous nous avez dit que votre chambre était située au deuxième étage. Y a-t-il dans le jardin une longue échelle ?

– Non, monsieur Holmes ; et c’est bien le côté stupéfiant de l’affaire. Il n’y a pas de moyen praticable pour atteindre la fenêtre… Et pourtant, il était là !

– Cela se passait le 5 septembre, dit Holmes. Voilà qui complique les choses.

Ce fut au tour de la jeune fille de paraître étonnée.

– Monsieur Holmes, intervint Bennett, je vous ai entendu deux fois insister sur la date des faits. Croyez-vous qu’elle puisse avoir de l’importance.

– Peut-être. C’est très possible. Mais je manque encore d’éléments.

– Songeriez-vous au rapport existant entre la folie et les phases de la lune ?

– Non, je vous assure. Je pensais tout à fait à autre chose. Voudriez-vous me laisser votre agenda, afin que je contrôle les dates ? Je pense, Watson, que notre plan d’action est parfaitement clair. Cette jeune demoiselle nous a informés (et j’ai grande confiance en son intuition) que son père se rappelle peu ou pas du tout ce qui se produit à certaines dates. Nous irons donc le voir comme s’il nous avait fixé rendez-vous l’un des jours notés par M. Bennett. Il accusera son manque de mémoire. Nous pourrons donc nous mettre en campagne après l’avoir vu de près.

– Excellent ! s’exclama M. Bennett. Je vous préviens toutefois que le professeur est irascible, et même violent à ses heures.

Holmes sourit.

– Il y a de bonnes raisons pour que nous ne tardions pas : des raisons irrésistibles si ma théorie est fondée. Demain, Monsieur Bennett, vous nous verrez certainement à Camford. Si je me souviens bien, il existe une auberge qui s’appelle Chequers, où le porto est au-dessus de la médiocrité et le linge au-dessus des reproches. Je crois, Watson, que nous pourrions passer les jours qui viennent dans des endroits moins agréables.

Le lundi matin, nous étions sur la route de la célèbre ville universitaire ; de la part de Holmes, l’effort était facile : il n’avait pas à se déraciner ; mais moi, j’avais dû mettre sur pied tout un dispositif hâtif, car ma clientèle à cette époque n’était pas à dédaigner. Holmes ne me parla de l’affaire qu’une fois nos valises déposées à l’hôtel dont il avait parlé.

– Je crois, Watson, que nous pouvons coincer le professeur juste avant déjeuner. Il a un cours à onze heures, et ensuite il se repose chez lui avant le repas.

– Sous quel prétexte nous présenterons-nous à lui ?

Holmes jeta un coup d’œil sur son carnet.

– Il a eu une période d’énervement autour du 26 août. Tenons pour admis qu’il est un petit peu dans le brouillard ces jours-là. Si nous lui certifions que nous venons sur rendez-vous, je crois qu’il ne se hasardera pas à nous contredire. Disposez-vous de l’effronterie nécessaire pour l’affirmer ?

– Nous allons essayer en tout cas.

– Bravo, Watson ! Voilà la devise de notre firme : nous allons essayer en tout cas. Un indigène nous guidera sûrement jusqu’à sa maison.

Nous trouvâmes « l’indigène » en la personne d’un cocher qui nous fit longer d’abord les collèges vénérables, puis qui tourna dans une grande avenue pour nous déposer devant la porte d’une demeure charmante entourée de pelouses et couverte de glycine rouge. Le professeur Presbury était sans nul doute habitué non seulement au confort, mais au luxe. Quand notre fiacre s’arrêta, une tête grisonnante apparut à la fenêtre de la façade ; deux yeux perçants sous des sourcils touffus nous dévisagèrent à travers de grosses lunettes d’écaille. Nous fûmes introduits dans le sanctuaire du savant : l’homme mystérieux dont le déséquilibre nous avait arrachés à Londres se tenait devant nous. À première vue, rien dans son attitude ni dans ses manières ne trahissait la moindre excentricité. Il était grand, majestueux, sérieux, et il portait la redingote avec toute la dignité d’un conférencier célèbre. Ses yeux étaient sans doute ce qu’il avait de plus remarquable : leur regard m’apparut aigu, observateur, et d’une intelligence qui frôlait l’astuce.

Il lut nos cartes de visite.

– Veuillez vous asseoir, Messieurs. Que puis-je faire pour vous ?

Holmes lui adressa son sourire le plus engageant.

– C’était justement la question que j’allais vous poser, Monsieur.

– A moi, monsieur ?

– Il s’agit peut-être d’une erreur. J’ai appris par l’intermédiaire d’un tiers que le professeur Presbury, de Camford, avait besoin de mes services.

– Non, vraiment ?…

J’eus l’impression qu’une étincelle de méchanceté s’alluma dans les grands yeux gris.

–… Vous avez appris, dites-vous ? Puis-je vous demander le nom de votre informateur ?

– Je regrette, professeur, mais l’affaire présentait un caractère confidentiel. Si une erreur a été commise, c’est sans importance. Je ne peux que vous exprimer mes excuses pour vous avoir dérangé.

– Pas du tout ! J’aimerais beaucoup approfondir cette question. Elle m’intéresse. N’avez-vous pas un papier écrit, lettre ou télégramme, qui corrobore vos dires ?

– Non, monsieur.

– Je suppose que vous n’irez pas jusqu’à prétendre que je vous ai convoqués ?

– Je préférerais ne pas avoir à répondre, dit Holmes.

– Ce détail mérite pourtant une réponse, déclara le professeur d’un ton âpre. Mais je l’aurai sans votre aide.

Il traversa le bureau et sonna. Notre ami de Londres, M. Bennett, se présenta aussitôt.

– Entrez, Monsieur Bennett. Ces deux gentlemen sont venus de Londres avec l’impression qu’ils avaient été convoqués. Toute ma correspondance passe entre vos mains. Avez-vous vu une lettre adressée à une personne nommée Holmes ?

– Non, monsieur, répondit Bennett en rougissant.

– Voilà qui est concluant ! dit le professeur en lançant un mauvais regard à mon compagnon. Maintenant, monsieur…

Il avança le buste et posa à plat ses mains sur la table.

–… Il me semble à moi que vous êtes dans une situation qui mérite quelques explications.

Holmes haussa les épaules.

– Je ne puis que vous répéter que je regrette de vous avoir dérangé inutilement.

– Insuffisant, monsieur Holmes ! s’écria le vieil homme.

Une méchanceté extraordinaire prit possession de sa physionomie. Sa voix était devenue tonnante. Il s’interposa entre la porte et nous. Il brandit ses poings avec fureur.

– Vous ne sortirez pas d’ici aussi facilement ! nous dit-il.

La rage déformait ses traits. Il avait perdu tout bon sens. Je suis persuadé que nous aurions dû en venir aux mains pour sortir de son bureau si M. Bennett n’était intervenu.

– Mon cher professeur ! s’exclama-t-il. Réfléchissez à votre situation ! Songez au scandale dans l’Université ! Monsieur Holmes est une personnalité connue. Vous ne pouvez pas le traiter avec un pareil manque d’égards !

De mauvaise grâce, notre hôte (si je puis l’appeler ainsi) nous laissa le champ libre. Nous ne fûmes pas mécontents de nous retrouver dans la rue paisible. Holmes semblait très amusé par cet épisode.

– Les nerfs de notre savant ami me paraissent quelque peu déréglés, me dit-il. Notre intrusion était peut-être hardie, mais elle nous a apporté ce contact personnel que je désirais. Attention, Watson ! Je l’entends sur nos talons. Sûrement il nous pourchasse…

Effectivement, quelqu’un courait derrière nous, mais ce n’était pas, je le constatai avec soulagement, le redoutable professeur : c’était son collaborateur, qui nous rejoignit tout essoufflé.

– Je suis si désolé, Monsieur Holmes ! Je voulais vous présenter mes excuses.

– Elles sont bien inutiles, mon cher monsieur ! Ces légers incidents font partie de ma vie professionnelle.

– Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil. Il devient dangereux, terrible. Comprenez-vous à présent pourquoi sa fille et moi nous sommes effrayés ? Et pourtant, il a conservé l’esprit clair !

– Trop clair ! fit Holmes. J’avais commis une erreur de calcul. Il est évident que sa mémoire est beaucoup plus sûre que je ne l’avais supposé. À propos, pouvons-nous, avant que nous nous éloignions, apercevoir la fenêtre de Mlle Presbury ?

M. Bennett se fraya un chemin parmi des buissons, et nous aperçûmes un côté de la maison.

– La voilà : la deuxième sur la gauche.

– Mais elle me paraît tout à fait inaccessible ! Pourtant, il y a du lierre au-dessous et une conduite d’eau au-dessus qui fournissent un appui ou une prise.

– Moi-même j’aurais bien du mal à grimper jusque-là, dit M. Bennett.

– Certes ! Pour tout homme normal, ce serait un exploit dangereux.

– Il y avait une autre chose que je désirais vous dire, Monsieur Holmes. J’ai le nom de l’homme de Londres qui est en correspondance avec le professeur. Le professeur lui a sans doute écrit ce matin, et j’ai relevé l’adresse sur le buvard. C’est de l’espionnage ignoble de la part d’un secrétaire de confiance, mais que puis-je faire d’autre ?

Holmes lut le papier que lui tendait Bennett, et le mit dans sa poche.

– Dorak ? Un nom curieux ! D’origine slave, je présume. Hé bien ! voilà un gros maillon pour ma chaîne ! Nous rentrerons à Londres demain après-midi, Monsieur Bennett. Je ne vois pas à quoi servirait que nous restions. Nous ne pouvons pas arrêter le professeur puisqu’il n’a commis aucun crime, et nous ne pouvons pas le faire enfermer puisque sa folie n’est pas prouvée. Jusqu’ici, il n’est pas possible d’envisager une action quelconque.

– Mais alors, que faire ?

– Un peu de patience, monsieur Bennett ! Les choses ne vont pas tarder à prendre tournure. Sauf erreur de ma part, il aura probablement une crise mardi prochain. Ce jour-là nous serons à Camford. En attendant, cette situation est incontestablement déplaisante, et si Mlle Presbury pouvait prolonger son séjour à Londres…

– Rien de plus facile !

– Alors qu’elle reste à Londres jusqu’à ce que nous puissions l’assurer que tout danger est conjuré. D’ici mardi, ne le contrariez pas. Tant qu’il sera de bonne humeur, tout ira bien.

– Le voilà ! chuchota Bennett.

À travers les branchages, nous distinguâmes la grande silhouette droite qui était apparue devant la porte d’entrée et qui regardait les alentours. Il se tint légèrement penché en avant, les bras ballants, la tête tournant à droite et à gauche. Le secrétaire s’éclipsa, traversa les fourrés pour rejoindre le professeur, et tous deux rentrèrent ensemble dans la maison non sans avoir entamé une conversation apparemment animée, et même passionnée.

– Je crois que le vieux gentleman est en train d’additionner deux et deux, me dit Holmes quand nous eûmes pris le chemin des Chequers. Il m’a donné l’impression de posséder un cerveau particulièrement logique, d’après le peu que je connais de lui. II est violent, sans doute, mais reconnaissons que de son point de vue il ne manquait pas de motifs pour exploser : il voit des détectives attachés à ses pas et il soupçonne certainement son entourage de les avoir alertés. Notre ami Bennett pourrait bien traverser des heures difficiles !

Holmes s’était arrêté en route au bureau de poste, et il avait expédié un télégramme. Nous reçûmes la réponse le soir même. Il me la montra :

Me suis rendu Commercial Road et ai vu Dorak. Personnage affable. Bohémien d’origine. Âgé. Tient un grand magasin. Mercer.

– Vous ne connaissez pas Mercer, m’expliqua Holmes. Je l’ai engagé récemment. Il s’occupe du travail de routine. Il était important de savoir quelque chose sur l’homme avec lequel notre professeur correspond si secrètement. Sa nationalité se relie dans mon esprit à ce séjour à Prague.

– Dieu merci, dis-je, voilà enfin quelque chose qui se relie à quelque chose ! Pour l’instant, nous nous trouvons en face d’une série d’incidents inexplicables qui n’ont entre eux aucun rapport. Par exemple, quel rapport peut-il bien exister entre un chien-loup furieux et un séjour en Bohême, ou entre l’un et l’autre de ces faits avec un homme qui la nuit marche à quatre pattes dans un couloir ? Quant à vos dates, c’est la plus grande mystification du siècle !

Holmes se frotta les mains en souriant. Nous étions assis dans le petit salon du vieil hôtel, devant une bouteille de porto

– Bon ! Hé bien ! voyons un peu les dates pour commencer, fit-il en réunissant les extrémités de ses doigts et en prenant l’attitude d’un maître d’école qui s’adresse à sa classe. L’agenda de cet excellent jeune homme nous démontre que les troubles se sont manifestés le 2 juillet d’abord, puis tous les neuf jours, avec, je crois, une seule exception. La dernière crise remonte au vendredi 3 septembre, exactement neuf jours après la crise précédente datant du 26 août. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence.

 

J’acquiesçai.

– Formulons donc la théorie provisoire suivante : tous les neuf jours, le professeur prend une certaine drogue puissante qui provoque un effet passager, mais hautement toxique. Son tempérament naturellement violent en subit l’effet. Il a appris à prendre cette drogue pendant qu’il se trouvait à Prague, et c’est maintenant un intermédiaire de Londres qui la lui fournit. Tout cela est cohérent, Watson !

– Mais le chien, mais la tête à la fenêtre, mais la marche à quatre pattes dans le couloir ?

– Écoutez, nous avons démarré. Nous avons un début. Je ne m’attends à rien de neuf avant mardi prochain. En attendant, nous ne pouvons que demeurer en contact avec l’ami Bennett et profiter des agréments de cette charmante ville.

Le lendemain matin, M. Bennett s’échappa pour nous porter les dernières informations. Comme Holmes l’avait prévu, il avait vécu des heures difficiles. Sans l’avoir accusé directement d’être le responsable de notre intrusion, le professeur lui avait parlé un langage très rude et lui avait tenu rigueur de l’incident. Ce matin pourtant il était redevenu normal et il avait fait comme d’habitude son cours, très brillant, devant une foule d’étudiants.

– En dehors de ses accès bizarres, nous dit-il, je lui trouve une vitalité et une énergie plus grandes que jamais, et son cerveau fonctionne admirablement. Mais il n’est plus lui-même : plus du tout l’homme que nous avons connu.

– Je ne crois pas que vous ayez quelque chose à craindre pendant une semaine, répondit Holmes. Or je suis un homme occupé, et le docteur Watson a des malades qui l’attendent. Convenons que nous nous retrouverons dans cet endroit mardi prochain. Je serais bien surpris si, avant que nous nous séparions, nous n’étions pas capables d’expliquer sinon de supprimer les soucis qui vous assaillent. Jusque-là, tenez-nous au courant par lettre.

Je ne revis pas mon ami les jours suivants ; mais lundi soir je reçus un bref message m’invitant à le rejoindre au train du lendemain. Pendant que nous roulions vers Camford, il m’annonça que de nouveaux incidents ne s’étaient pas produits, que la paix avait régné dans la maison du professeur, dont le comportement avait été tout à fait normal. M. Bennett nous le confirma de vive voix quand il nous retrouva le soir même aux Chequers.

– Il a reçu aujourd’hui de son correspondant de Londres une lettre et un petit paquet avec une croix sous le timbre. Je n’y ai donc pas touché. Rien d’autre à signaler.

– Cela pourrait être suffisant, murmura Holmes avec un sourire de mauvais augure. Je crois, Monsieur Bennett, que nous arriverons cette nuit à une conclusion. Si mes déductions sont correctes, l’affaire est mûre. Mais pour cela, il est indispensable de surveiller le professeur. Je vous serais reconnaissant, par conséquent, de demeurer éveillé et d’être sur le qui-vive. Si vous l’entendez passer devant votre porte, n’intervenez pas, mais suivez-le aussi discrètement que possible. Le docteur Watson et moi, nous ne serons pas loin. À propos, où est la clé de cette petite boîte dont vous nous avez parlé ?

– Il la porte à sa chaîne de montre.

– Je suppose que nos recherches devront s’orienter par là. Au pis, la serrure ne doit pas être bien formidable ! Y a-t-il sur les lieux un autre homme valide ?

– Le cocher, Macphail.

– Où dort-il ?

– Dans l’écurie.

– Nous aurons peut-être besoin de lui. Hé bien ! nous ne pouvons rien faire de plus avant d’assister au développement des événements !… Bonsoir. Mais je pressens que nous vous reverrons avant demain matin.

Il était près de minuit quand nous prîmes notre faction parmi les buissons qui faisaient face à la porte de la maison du professeur. La nuit était belle, mais froide, et nous n’eûmes pas à regretter d’avoir pris des manteaux chauds. Le vent soufflait. Des nuages filaient dans le ciel et masquaient par moments la demi-lune. Notre faction aurait été lugubre si nous n’avions pas été bardés contre l’ennui par la curiosité et l’impatience, et si mon camarade ne m’avait pas assuré que nous étions arrivés au terme de cette étrange succession d’événements.

– Pour peu que le cycle des neuf jours se vérifie ce soir, me dit Holmes, nous devrions voir le professeur en pleine crise. Ses symptômes se sont déclarés après son voyage à Prague ; il entretient une correspondance secrète avec un commerçant de Bohême établi à Londres et qui représente sans doute quelqu’un de Prague ; il a reçu de lui un paquet aujourd’hui même. Tout cela est cohérent. Nous ne savons pas ce qu’il prend, ni pourquoi il le prend, mais le produit vient de Prague, très vraisemblablement. Il le prend d’après des directives précises qui règlent ce cycle des neuf jours, premier point qui a attiré mon attention. Ses symptômes sont tout à fait remarquables. Avez-vous observé les jointures de ses doigts ?

– Je dus avouer que non.

– Épaisses et cornées comme je n’en ai jamais vu. Il faut toujours commencer par regarder les mains, Watson. Ensuite les poignets de la chemise, les genoux du pantalon et les souliers. Ces jointures très bizarres ne peuvent s’expliquer que par le processus observé…

Holmes s’interrompit et se frappa le front.

–… Oh ! Watson, Watson, que j’ai été stupide ! Mon idée paraît incroyable, et pourtant elle doit être exacte. Tout pointe dans cette direction. Comment n’ai-je pas vu le lien qui relie tout ! Ces jointures… comment ai-je pu laisser passer ces jointures ? Et le chien ! Et le lierre ! Oh ! il est grand temps que je disparaisse dans la petite ferme de mes rêves ! Attention, Watson ! Le voici ! Nous avons la chance d’être aux premières loges.

La porte d’entrée s’était lentement ouverte ; contre le vestibule éclairé, la haute silhouette du professeur se détacha. Il était en robe de chambre. Tandis qu’il se profilait sur le seuil, il se tenait droit, mais il se penchait légèrement en avant, bras ballants, comme nous l’avions déjà vu.

Il s’engagea dans l’avenue. Alors, un changement extraordinaire s’opéra en lui. Il se laissa tomber en avant, s’accroupit et se mit à marcher sur les mains et les pieds, sautillant par moments comme s’il débordait de vitalité et de force. Il longea à quatre pattes la façade de la maison et contourna l’angle. Quand il eut disparu, Bennett se glissa hors de la maison et le suivit doucement.

– Venez, Watson, venez ! s’écria Holmes.

Nous nous hâtâmes le plus possible parmi les fourrés et nous arrivâmes à un endroit d’où nous pûmes observer l’autre côté de la maison qu’éclairait la lumière de la demi-lune. Distinctement visible, le professeur était ramassé sur lui-même au pied du mur couvert de lierre. Puis avec une agilité surprenante, il se mit à grimper. De branche en branche, il se hissait, le pied sûr et la poigne robuste, apparemment pour le plaisir d’exercer son talent de grimpeur et sans but précis. Sa robe de chambre flottait de chaque côté : on aurait dit une gigantesque chauve-souris accrochée au flanc de la maison ; il dessinait une tache noire carrée sur le mur. Bientôt il se lassa de cette distraction et, se laissant tomber de branche en branche, il s’accroupit à nouveau et se dirigea vers l’écurie en marchant à quatre pattes. Le chien-loup était sorti de sa niche ; il commença à aboyer furieusement ; quand il aperçut son maître, ses aboiements redoublèrent de violence. Il tirait sur sa chaîne, tremblait de rage et d’impatience. Le professeur s’accroupit juste à côté du chien, mais hors de son atteinte, et il entreprit alors de le provoquer et de l’exciter de toutes les manières imaginables. Il ramassa des poignées de sable et de gravier dans l’avenue et les jeta dans les yeux du chien, il le houspilla avec un bâton qu’il avait trouvé, il agita ses mains sous la gueule béante et frémissante, bref il s’efforça de pousser au paroxysme la fureur de l’animal, déjà presque fou de rage. Dans toutes nos aventures, je ne crois pas que j’aie assisté à un spectacle plus étrange que cette silhouette imposante et digne accroupie à quatre pattes sur le sol comme une grenouille et aiguillonnant par toutes sortes de cruautés ingénieuses et calculées un chien en colère qui rampait et sautait en face de lui.

Et soudain, le drame éclata ! Ce ne fut pas la chaîne qui cassa : mais le collier qui glissa, car il avait été fabriqué pour un gros terre-neuve. Nous entendîmes le cliquetis du métal tombant à terre. L’instant d’après, l’homme et le chien roulaient ensemble sur le sol : l’un rugissant de rage, l’autre hurlant de terreur. Il s’en fallut de peu que le professeur y laissât la vie. La bête l’avait saisi à la gorge, ses crocs s’étaient déjà enfoncés profondément, le professeur s’était évanoui avant que nous eussions pu nous interposer et séparer les combattants. Nous aurions sans doute été exposés nous-mêmes à un grand péril si l’arrivée et la voix de Bennett n’avaient instantanément ramené le chien à la raison. Le vacarme avait tiré de la chambre où il couchait au-dessus de l’écurie le cocher mal réveillé et ahuri.

– Ça ne m’étonne pas ! fit-il en hochant la tête. Je l’avais déjà observé. Je savais bien que le chien finirait tôt ou tard par lui sauter dessus.

Le chien fut enchaîné à nouveau, et nous ramenâmes le professeur dans sa chambre, où Bennett, qui avait fait des études de médecine, m’aida à panser la gorge blessée. Les dents acérées s’étaient plantées non loin de l’artère carotide et l’hémorragie était sérieuse. Au bout d’une demi-heure, tout danger se trouva écarté ; j’injectai au malade de la morphine et il sombra dans un sommeil profond. Ce fut alors que nous pûmes discuter de la situation.

– Je pense qu’un grand médecin devrait le prendre en main ! déclarai-je.

– Non, au nom du Ciel ! s’écria Bennett. A présent le scandale est confiné dans cette maison. Il ne sortira pas de nos murs. Mais si quelqu’un d’autre est appelé, le professeur deviendra la fable du monde entier. Réfléchissez à son rang dans l’Université, à sa réputation européenne, aux sentiments de sa fille !

– Très juste ! dit Holmes. Je pense que nous pouvons tenir l’affaire secrète, et que nous empêcherons toute nouvelle récidive puisque nous avons les mains libres. Donnez-moi la clé de la chaîne de montre, Monsieur Bennett. Macphail va rester auprès du malade et nous préviendra si un changement se produit. Allons voir ce que contient la boîte mystérieuse du professeur.

Elle ne contenait pas grand-chose, mais c’était assez : une fiole vide, une autre presque pleine, une seringue hypodermique, plusieurs lettres écrites en pattes de mouche par un étranger. Les croix sur les enveloppes attestaient qu’il s’agissait bien de celles qui avaient modifié les habitudes du secrétariat ; chacune était originaire de Commercial Road et signée « A. Dorak ». Elles n’étaient en fait que des factures annonçant qu’une nouvelle fiole était envoyée au professeur, ou des reçus. Toutefois, il y avait une autre enveloppe écrite par quelqu’un de plus instruit et qui portait le cachet de la poste de Prague sur un timbre autrichien.

– Voici la solution du mystère ! s’écria Holmes.

Et il lut :

« Cher et estimé confrère,

« Depuis votre visite qui nous a honorés, j’ai beaucoup réfléchi à votre cas. Étant donné vos préoccupations, le traitement se justifie, mais néanmoins je ne saurais trop vous recommander la prudence, car les résultats que j’ai obtenus montrent qu’il n’est pas totalement exempt de dangers.

« Il est possible que le sérum de l’anthropoïde soit plus indiqué. J’ai utilisé, comme je vous l’ai expliqué, le langur à tête noire parce que je pouvais me procurer un échantillon. Le langur est, naturellement, un rampeur et un grimpeur, tandis que l’anthropoïde marche droit et dans l’ensemble est plus proche de l’homme.

« Je vous demande de prendre toutes les précautions possibles pour que le procédé ne soit pas prématurément révélé. J’ai en Angleterre un autre client. Dorak sera mon représentant pour vous deux.

« Un rapport hebdomadaire m’obligerait.

« Bien à vous, avec ma très haute considération.

« H. Lowenstein. »

Lowenstein ! Ce nom me rappela un article de journal qui contait l’histoire d’un savant obscur qui avait trouvé un Moyen inconnu pour parvenir au secret de la régénérescence et de l’élixir de vie. Lowenstein de Prague ! Lowenstein avec son étonnant sérum revigorant, proscrit par la Faculté parce qu’il refusait de révéler son origine… En quelques mots, je mis mes compagnons au courant. Bennett s’empara d’un manuel de zoologie.

– « Langur, lut-il, grand singe à tête noire des pentes de l’Himalaya, le plus gros et le plus proche de l’homme, des singes grimpeurs. » Suivent des détails. Hé bien ! grâce à vous, monsieur Holmes, nous avons remonté jusqu’à la source du mal !

– La vraie source, répondit Holmes, réside certainement dans cette histoire d’amour inopportune. Notre impétueux professeur s’est mis dans la tête qu’il ne parviendrait à ses fins qu’en se muant en homme plus jeune. Quand on essaie de se hisser au-dessus de la nature, on court le risque de tomber plus bas. Le type humain supérieur peut retourner à l’animal s’il s’écarte de la route droite de sa destinée…

Il considéra la fiole qu’il avait gardée dans sa main et examina le liquide clair qui était à l’intérieur.

–… Quand j’aurai écrit à cet homme pour lui dire que je le tiens pour criminellement responsable des poisons qu’il met en circulation, nous n’aurons plus d’ennuis. Mais le danger subsiste. Il peut se représenter d’une manière plus anodine. C’est un grand danger : un très grand danger pour l’humanité. Supposez, Watson, que le matérialiste, le sensuel, le mondain prolongent leurs existences inutiles. Que deviendrait le spirituel ? Nous aboutirions à la survivance du moins capable. Dans quel abîme d’iniquité plongerait notre pauvre humanité !…

Mais l’homme d’action chassa brusquement le rêveur.

–… Je crois qu’il n’y a plus rien à ajouter, Monsieur Bennett. Les divers épisodes trouvent aisément leur place dans le cadre général. Le chien, bien sûr, a perçu le changement beaucoup plus vite que vous. Son odorat le lui permettait. C’était le singe, et non le professeur, que Roy attaquait ; de même que c’était le singe qui aiguillonnait Roy. Le singe adore grimper. C’est tout à fait par hasard, je pense, que l’escalade a amené le professeur en face de la fenêtre de sa fille… Il y a un train pour Londres bientôt, Watson, mais que penseriez-vous d’une tasse de thé aux Chequers avant que nous sautions dedans ?

LE VAMPIRE DU SUSSEX

LE VAMPIRE DU SUSSEX{4}

Holmes avait attentivement lu une lettre que lui avait apportée le dernier courrier. Puis, avec le petit rire sec qui chez lui pouvait passer pour un véritable éclat de rire, il me la tendit.

– En fait de mélange de moderne et de médiéval, de pratique et de sauvagement fantaisiste, je crois que ceci est un comble ! me dit-il. Qu’en pensez-vous, Watson ?

Je lus ce qui suit :

« 46, Old Jewry, 19 novembre.

« Affaire Vampire.

« Monsieur,

« Notre client M. Robert Ferguson, de Ferguson & Muirhead, courtiers en thé de Mincing Lane, nous a posé quelques questions par lettre à propos des vampires. Comme notre société est spécialisée exclusivement dans l’expertise des thés, l’affaire semble échapper à notre compétence ; aussi avons-nous recommandé à M. Ferguson, par ce même courrier, d’entrer en rapport avec vous et de vous soumettre son dossier. Nous n’avons pas oublié votre réussite dans l’affaire de Matilda-Briggs.

« Nous sommes, Monsieur, fidèlement vôtres,

« Morrison, Morrison & Dodd. »

– Matilda-Briggs n’est pas le nom d’une jolie femme, Watson. C’était un navire qui fut mêlé à l’affaire du rat géant de Sumatra (histoire à laquelle le monde n’est pas encore préparé). Mais que savons-nous des vampires ? Les vampires sont-ils aussi de notre compétence ? Tout vaut mieux que l’inaction, mais en vérité je crois qu’on nous a branchés sur un conte de Grimm. Allongez le bras, Watson, et voyons un peu ce que nous indiquera la lettre V.

Je me penchai en arrière pour m’emparer du gros volume de références auquel il avait fait allusion. Holmes le posa en équilibre sur ses genoux, et ses yeux parcoururent lentement, et avec amour, la liste de vieilles affaires mélangées avec des renseignements accumulés depuis plusieurs lustres.

– Voyage du Gloria-Scott, lut-il tout haut. Vilaine affaire ! J’ai vaguement le souvenir que vous avez raconté l’histoire, Watson, et que je me suis trouvé dans l’incapacité de vous féliciter de votre version des faits. Victor Lynch, le faussaire. Venimeux lézards : le gila, un cas sortant tout à fait de l’ordinaire, celui-là ! Vittoria, la belle du cirque. Vanderbilt et le Yeggman. Vipères. Vigor, la merveille de Hammersmith. Brave vieil index ! Imbattable ! Écoutez bien, Watson ! Vampirisme en Hongrie. Et vampires en Transylvanie…

Il tourna rapidement les pages, se pencha avec avidité sur sa découverte, mais il rejeta bientôt le gros livre en poussant une exclamation de déception.

–… Ça ne vaut rien, Watson ! Rien du tout. Qu’avons-nous à voir dans des histoires de cadavres qui se promènent s’ils ne sont pas cloués dans leurs tombeaux par des pieux fichés en plein cœur ? Nous sommes en pleine folie !

– Mais le vampire, objectai-je, n’est pas forcément un mort ! Un être vivant pourrait être un vampire. J’ai lu, par exemple, quelque chose sur des monstres qui suçaient le sang des enfants pour conserver leur jeunesse.

– Vous avez raison, Watson. Cette légende est mentionnée dans mon index. Mais prendrons-nous au sérieux de telles fariboles ? Notre agence a les pieds sur la terre, et j’entends qu’elle les y maintienne. Le monde est assez vaste pour notre activité : nous n’avons pas besoin de fantômes. Je crains que nous ne puissions nous occuper de ce M. Ferguson. Après tout, cette autre lettre émane peut-être de lui, et contient-elle des renseignements plus précis sur ce qui le tracasse.

Il prit une deuxième lettre que je n’avais pas remarquée sur la table, tant il avait été absorbé par la première. Il commença à la lire avec un sourire amusé qui progressivement disparut pour faire place à une expression d’intérêt et de concentration mentale intense. Quand il eut fini, il demeura quelques instants silencieux. La lettre dansait entre ses doigts. Finalement, d’un mouvement brusque, il émergea de sa rêverie.

– Cheeseman’s, Lamberley. Où se trouve Lamberley, Watson ?

– Dans le Sussex, au sud de Horsham.

– Pas très loin, hé ? Et Cheeseman’s ?

– Je connais cette région, Holmes. Elle est pleine de vieilles maisons qui ont été baptisées du nom des hommes qui les ont construites il y a plusieurs siècles. Par exemple Odley’s, ou Harvey’s, ou Carriton’s. Les gens ont sombré dans l’oubli, mais leurs noms vivent encore dans leurs maisons.

– En effet, dit Holmes non sans froideur.

L’une des caractéristiques de sa nature fière et indépendante était que, tout en enregistrant dans sa cervelle très rapidement et avec précision une information nouvelle, il témoignait rarement de la gratitude à celui qui la lui communiquait. Il reprit un peu plus tard :

– J’ai l’impression que nous allons mieux connaître Cheeseman’s, Lamberley, dans les heures qui viennent. Comme je l’avais espéré, cette lettre est de Robert Ferguson. D’ailleurs il vous connaît.

– Il me connaît ?

– Lisez plutôt.

Il me fit passer la lettre. Elle portait en en-tête l’adresse mentionnée plus haut.

« Cher Monsieur Holmes,

« Mes hommes de loi m’ont conseillé de m’adresser à vous, mais il s’agit d’une affaire si extraordinairement délicate qu’elle est très difficile à exposer. Elle concerne l’un de mes amis au nom duquel j’agis. Ce gentleman, il y a cinq ans, a épousé une Péruvienne, fille d’un négociant péruvien dont il avait fait la connaissance au cours d’un voyage d’importation de nitrates. La jeune fille était d’une grande beauté, mais sa qualité d’étrangère et sa religion éloignée de la nôtre entraînèrent bientôt des divergences sentimentales entre le mari et la femme : l’amour du mari s’attiédit, et il ne tarda pas à se demander si leur union n’avait pas été une erreur. Il sentait qu’il ne pourrait jamais explorer et comprendre certains aspects de son caractère. Le plus pénible était qu’elle l’adorait, et que selon toutes apparences elle lui était très attachée.

« Venons-en maintenant au sujet sur lequel je m’expliquerai mieux quand nous nous rencontrerons. Cette lettre n’a pour but que de vous fournir une idée générale de la situation et de vous demander si vous consentiriez à vous y intéresser. La femme de mon ami commença à manifester quelques traits curieux, très éloignés de sa douceur extraordinaire et de sa gentillesse naturelle. Son mari avait eu, d’une première femme, un fils. Cet enfant, qui a aujourd’hui quinze ans, est charmant, affectueux, bien que malheureusement il ait été victime d’un accident dans sa jeunesse. A deux reprises la femme de mon ami fut surprise en train de battre ce pauvre garçon, qui ne l’avait nullement provoquée. Une fois, elle le frappa à coups de canne, avec une telle violence qu’il en garda une faiblesse au bras.

« C’était peu, néanmoins, à côté de son comportement envers son propre fils, qui n’a pas encore un an. Il y a un mois, la nurse avait laissé l’enfant seul pendant quelques minutes. Un cri du bébé, un vrai cri de douleur, fit accourir la nurse. Quand elle entra dans la chambre, elle vit sa maîtresse, la mère du bébé, penchée au-dessus de l’enfant à qui elle mordait le cou. Une petite blessure était visible sur le cou, et le sang s’en échappait. Horrifiée, la nurse voulut prévenir le père, mais la mère la supplia de n’en rien faire et lui fit cadeau de cinq livres pour qu’elle se tût. Elle ne fournit de son acte aucune explication, et l’affaire fut passée sous silence.

« Elle n’en laissa pas moins une terrible impression sur l’esprit de la nurse. Depuis, elle se mit à surveiller de près sa maîtresse et à monter la garde auprès du bébé qu’elle aimait tendrement. Il lui semblait que, tandis qu’elle surveillait la mère, celle-ci la surveillait également, et que, chaque fois qu’elle devait quitter l’enfant, la mère n’attendait que ce prétexte pour s’en approcher. Jour et nuit la nurse veillait sur le bébé ; jour et nuit la mère paraissait aux aguets comme le loup guette l’agneau. Cela doit vous sembler incroyable ; pourtant je vous demande de prendre ce récit au sérieux, car la vie d’un enfant et l’équilibre d’un homme sont en cause.

« Enfin le jour terrible arriva où les faits ne purent plus être dissimulés. Les nerfs de la nurse cédèrent ; incapable de supporter cette tension, elle libéra sa conscience devant le père. Réagissant comme vous peut-être aujourd’hui, il écouta la nurse comme il aurait écouté une histoire de sauvages. Il savait que sa femme l’aimait et qu’elle était, exception faite des mauvais traitements qu’elle avait infligés à son beau-fils, une mère tendre. Pourquoi, dès lors, aurait-elle blessé leur cher petit bébé ? Il répondit à la nurse qu’elle rêvait, que ses soupçons étaient dignes d’une hystérique, et qu’il ne tolérerait plus de tels racontars sur sa maîtresse. Pendant qu’ils discutaient, ils entendirent un cri de souffrance. La nurse et son maître se précipitèrent dans la nursery. Imaginez les sentiments de mon ami, Monsieur Holmes, quand il vit sa femme se redresser (elle était agenouillée à côté du berceau) et le sang couler sur le cou découvert de l’enfant et sur le drap. Il poussa une exclamation d’horreur, attira le visage de sa femme à la lumière : elle avait du sang autour des lèvres. C’était elle, elle sans le moindre doute, qui avait bu le sang du pauvre petit.

« L’affaire en est là. La mère est maintenant recluse dans sa chambre. Il n’y a eu aucune explication. Mon ami est à moitié fou. Il ne connaît, et moi non plus, pas grand-chose sur le vampirisme en dehors du nom. Nous avions cru que c’étaient des histoires de sauvages dans des pays lointains. Et cependant ici, au cœur du Sussex anglais, il existe… Nous pourrons en discuter ensemble demain matin. Me recevrez-vous ? Emploierez-vous vos grandes facultés pour secourir un homme aux abois ? Si vous acceptez, ayez l’obligeance de télégraphier à Ferguson, Cheeseman’s, Lamberley, et je serai chez vous demain à dix heures.

« Votre dévoué

« Robert Fergusson

« P. S. – Je crois que votre ami Watson a joué au rugby dans l’équipe de Blackheath, pendant que j’étais trois-quarts dans l’équipe de Richmond. C’est la seule introduction personnelle dont je puisse faire état. »

– Bien sûr, je me souviens de lui ! dis-je en reposant la lettre. Big Bob Ferguson, le meilleur trois-quarts qu’ait jamais possédé Richmond ! Il était enjoué, toujours de bonne humeur. Je le vois tout à fait se penchant avec sollicitude sur le cas d’un ami.

Holmes me regarda du coin de l’œil et hocha la tête.

– Je ne connaîtrai jamais vos limites, Watson ! fit-il. Vous êtes plein de possibilités inexplorées. Tenez, faites porter cette dépêche, comme le brave type que vous êtes : « Examinerons votre cas avec plaisir. »

– Votre cas ?

– Nous n’allons pas le laisser sur l’impression que cette agence est dirigée par des faibles d’esprit. Voyons, c’est son propre cas, à lui ! Envoyez-lui ce télégramme et laissons l’affaire en repos jusqu’à demain matin.

Ferguson se fit annoncer à dix heures précises. J’avais gardé de lui le souvenir d’un athlète long et mince à muscles souples, doué d’une jolie pointe de vitesse qui lui permettait de crocheter facilement l’arrière d’en face. Hélas ! rien dans la vie n’est plus pénible que de revoir l’épave d’un grand sportif qu’on a connu au summum de sa condition ! Sa haute charpente s’était voûtée, ses cheveux blonds avaient presque totalement disparu, ses épaules étaient arrondies. Je crains d’avoir suscité chez lui une émotion correspondante.

– Hello ! Watson ! me dit-il d’une voix encore profonde et chaleureuse. Vous ne ressemblez plus tout à fait à l’homme que vous étiez quand je vous ai balancé par-dessus les cordes dans la foule à Old Deer Park. J’ai dû changer un peu moi aussi. Mais ce sont ces derniers jours qui m’ont fait vieillir. Votre télégramme, monsieur Holmes, m’a appris qu’il serait inutile que je me fasse passer pour le représentant de quelqu’un.

– Il est plus simple d’être direct, répondit Holmes.

– Certes ! Mais vous pouvez imaginer comme il est malaisé de s’exprimer à l’égard de la femme à qui l’on doit aide et assistance. Que puis-je faire ? Comment me rendre à la police avec une telle histoire ? Et pourtant mes gosses ont le droit d’être protégés ! Est-ce de la folie, monsieur Holmes ? Est-ce un vice dans le sang ? Avez-vous déjà rencontré un cas analogue ? Pour l’amour de Dieu, conseillez-moi, car je suis au bout de mon rouleau !

– C’est bien naturel, monsieur Ferguson ! Maintenant asseyez-vous et reprenez votre sang-froid, car j’ai besoin de réponses précises et nettes. Je vous assure que moi, je ne suis pas du tout au bout de mon rouleau et que je crois fermement que nous trouverons une solution. D’abord, dites-moi quelles sont les décisions que vous avez prises. Votre femme se trouve-t-elle encore auprès des enfants ?

– Nous avons eu une scène terrible. C’est une femme très amoureuse, monsieur Holmes. Si jamais une femme a aimé avec tout son cœur et toute son âme, c’est elle. Elle m’aime passionnément. Elle a été déchirée parce que j’avais découvert son secret horrible, incroyable. Elle ne voulait même pas parler. Elle n’a pas répondu à mes reproches ; elle s’est contentée de me regarder avec dans les yeux une sorte de regard sauvage, désespéré. Puis elle s’est précipitée dans sa chambre, où elle s’est enfermée. Depuis elle a refusé de me voir. Elle a une femme de chambre qui la servait déjà avant notre mariage et qui s’appelle Dolores : une amie plutôt qu’une domestique. C’est elle qui lui apporte ses aliments.

– L’enfant n’est donc pas en danger immédiat ?

– La nurse, Mme Mason, m’a juré qu’elle ne le quitterait ni le jour ni la nuit. Je peux lui faire absolument confiance. Je suis moins tranquille pour le pauvre jack qui, comme je vous l’ai dit dans ma lettre, a été maltraité deux fois par ma femme.

– Mais elle ne l’a jamais mordu ?

– Non, elle l’a frappé brutalement. C’est d’autant plus terrible qu’il s’agit d’un infirme inoffensif…

La physionomie farouche de Ferguson s’adoucit.

–… On croirait pourtant que la triste condition de mon cher enfant devrait attendrir n’importe quel cœur : une chute, et la colonne vertébrale déviée, monsieur Holmes ! Mais il possède le cœur le plus affectueux, le meilleur qui soit.

Holmes avait repris la lettre de la veille et la relisait.

– Qui habite votre maison, monsieur Ferguson ?

– Deux domestiques qui ne sont pas chez nous depuis longtemps. Un garçon d’écurie, Michael, qui couche dans la maison. Ma femme, moi-même, mon fils Jack, le bébé, Dolores et Mme Mason. C’est tout.

– Je suppose qu’à l’époque de votre mariage vous ne connaissiez pas très bien votre femme ?

– Je ne la connaissais que depuis quelques semaines.

– Depuis combien de temps cette Dolores est-elle à son service ?

– Quelques années.

– Dolores connaît donc mieux que vous le caractère de votre femme ?

– Oui, vous avez raison.

Holmes écrivit quelques mots.

– Je pense, dit-il, que je serai plus utile à Lamberley qu’ici. C’est par excellence un cas pour investigations personnelles. Si votre femme demeure dans sa chambre, notre présence ne peut ni l’ennuyer ni la gêner. Bien entendu, nous descendrions à l’auberge.

Ferguson parut soulagé.

– C’est tout ce que j’espérais, monsieur Holmes. Il y a à deux heures un excellent train à Victoria, si vous pouviez le prendre.

– Nous le prendrons ! Le calme règne à Londres ; je peux donc vous consacrer toute mon énergie. Watson, naturellement, m’accompagnera. Mais avant de partir, je voudrais obtenir quelques petites précisions de détail. Cette malheureuse femme, si j’ai bien compris, a été prise en flagrant délit contre les deux enfants, son bébé et votre propre fils ?

– Oui.

– Mais ces mauvais traitements n’ont pas été les mêmes, n’est-ce pas ? Elle a battu votre fils.

– Une fois avec une canne, et une autre fois très brutalement avec ses mains.

– A-t-elle expliqué pourquoi elle le frappait ?

– Elle a simplement dit qu’elle le détestait. Elle l’a répété à plusieurs reprises.

– Cela n’est pas nouveau chez les belles-mères. Nous dirons : une jalousie posthume. Votre femme est-elle d’un tempérament jaloux ?

– Oui. Elle est très jalouse. Jalouse avec toute la violence d’un amour tropical fanatique.

– Mais ce garçon… Il a quinze ans, et il a sans doute l’esprit très développé puisque son corps a des capacités limitées. Ne vous a-t-il pas donné une explication de ces attaques ?

– Non. Il m’a déclaré qu’il n’avait rien fait pour les mériter.

– En d’autres circonstances, étaient-ils bons amis ?

– Non. Jamais il n’y a eu de tendresse entre eux.

– Pourtant vous m’avez dit qu’il était affectueux ?

– Sur cette terre, je ne connais pas de fils plus attaché. Ma vie est toute sa vie. Il s’absorbe dans ce que je dis ou fais.

A nouveau Holmes écrivit quelques mots. Pendant un moment il réfléchit.

– Vous et votre fils étiez sans doute de bons camarades avant votre deuxième mariage. Le deuil vous avait rapprochés, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Et l’enfant, de par sa nature très affectueuse, était fidèle, probablement, au souvenir de sa mère ?

– Très fidèle.

– C’est certainement un garçon fort intéressant. Un autre détail au sujet de ces attaques, de ces agressions… Se sont-elles produites sur votre fils et sur le bébé à la même époque ?

– La première fois, oui. Ç’a été comme si une sorte de frénésie s’était emparée d’elle, et qu’elle assouvissait sa fureur sur les deux. La deuxième fois, c’est Jack seul qui en a pâti. Mme Mason n’a rien remarqué sur le bébé.

– Voilà qui complique les choses, évidemment !

– Je ne vous suis pas très bien, monsieur Holmes.

Peut-être. On élabore des théories provisoires et on attend que le temps ou des éléments nouveaux en démontrent la fausseté. Mauvaise habitude, monsieur Ferguson ! Mais la nature humaine est faible. Je crains que votre ami Watson n’ait vanté à l’excès mes méthodes scientifiques. Tout ce que je peux vous dire actuellement est que votre problème ne m’apparaît pas insoluble et que vous pouvez compter sur nous pour le train de deux heures à Victoria.

C’est au soir d’une maussade journée brumeuse de novembre que, après avoir laissé nos bagages aux « Chequers » de Lamberley, nous nous fîmes voiturer à travers l’argile du Sussex, le long d’un interminable chemin en zigzag, pour atteindre finalement l’ancienne ferme isolée où habitait Ferguson. C’était un grand bâtiment, très ancien au centre, très neuf aux ailes, avec des cheminées Tudor et un toit moussu à forte inclinaison. Les marches du perron étaient usées ; sur les vieilles pierres qui s’alignaient au-dessus du porche était gravé le rébus d’un fromage et d’un homme, d’après le nom du premier bâtisseur. A l’intérieur, les plafonds étaient chevronnés de lourdes poutres de chêne, et les planchers inégaux fléchissaient pour dessiner des courbures accentuées. Partout on respirait une odeur de vieux et de délabrement.

Ferguson nous conduisit dans une très grande pièce centrale où, dans une immense cheminée à l’ancienne mode pourvue d’une plaque en fer datée de 1670, brûlait allégrement un magnifique feu de bûches.

Je regardai la pièce, singulier mélange disparate d’époques et de continents. Les murs à demi recouverts de boiseries devaient dater du petit propriétaire du XVIIe siècle. Ils étaient cependant ornés dans la moitié inférieure d’une rangée de peintures à l’eau modernes et de bon goût. Au-dessus, là où le plâtre jaune succédait au chêne, était accrochée toute une belle collection d’instruments et d’armes de l’Amérique du Sud, qu’avait apportée sans doute la Péruvienne d’en haut. Holmes se leva, avec cette curiosité alerte qui lui était particulière, et l’examina attentivement. Il se retourna. Ses yeux étaient pensifs.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il. Oh !

Un épagneul était sorti d’un panier dans l’angle. Il avançait lentement vers son maître ; il marchait avec difficulté. Ses pattes de derrière fonctionnaient irrégulièrement, et sa queue traînait par terre. Il alla lécher la main de Ferguson.

– Qu’y a-t-il, monsieur Holmes ?

– Le chien. Qu’a le chien ?

– Le vétérinaire est bien intrigué ! Une sorte de paralysie. Une myéloméningite, m’a-t-il dit. Mais elle est en voie de disparition. Il sera bientôt rétabli, n’est-ce pas, Carlo ?

Un frémissement approbatif courut le long de la queue pendante. Les yeux tristes du chien nous interrogèrent. Il savait que nous discutions de son cas.

– Cela lui est-il arrivé tout à coup ?

– En une seule nuit.

– Il y a longtemps ?

– Quatre mois environ.

– Très intéressant. Très instructif.

– Qu’y voyez-vous, monsieur Holmes ?

– Une confirmation de mon pronostic.

– Au nom du Ciel, quel est votre pronostic, monsieur Holmes ? Il s’agit peut-être pour vous d’un simple puzzle intellectuel ; mais pour moi c’est la vie et la mort ! Ma femme une soi-disant meurtrière, mon enfant constamment en danger ! Ne jouez pas avec moi, monsieur Holmes ! C’est trop terriblement grave !

Le gros trois-quarts de rugby tremblait de tous ses membres. Holmes posa doucement une main sur son bras.

– Je redoute que vous n’ayez à souffrir, monsieur Ferguson, quelle que soit la solution ! dit-il. Je vous épargnerai au maximum. Pour le moment, je ne veux pas en dire davantage, mais avant d’avoir quitté cette maison j’espère pouvoir être plus précis.

– Que Dieu vous entende ! Si vous voulez bien m’excuser, messieurs, je vais monter dans la chambre de ma femme et voir s’il n’y a rien de nouveau.

Il s’absenta quelques minutes, que Holmes occupa à examiner à nouveau les curiosités suspendues au mur. Quand notre hôte revint, son visage défait nous apprit qu’il n’avait accompli aucun progrès. Il ramenait avec lui une grande fille mince au visage basané.

– Le thé est prêt, Dolores ! dit Ferguson. Veillez à ce que votre maîtresse ait tout ce qu’elle désire.

– Elle est très malade ! cria la fille en regardant son maître avec indignation. Elle ne veut pas manger. Elle est très malade ! Elle a besoin d’un médecin. J’ai peur de rester seule avec elle sans médecin.

Ferguson me regarda. Dans ses yeux, je lus une question.

– Je serais très heureux de pouvoir être utile.

– Votre maîtresse voudra-t-elle voir le docteur Watson ?

– Je le fais monter. Pas besoin de sa permission. Il faut un médecin.

– Je vous accompagne tout de suite.

Dolores tremblait d’une forte émotion ; je la suivis dans l’escalier et le long d’un vieux couloir qui aboutissait à une porte massive cloutée de fer, et je me dis que si Ferguson voulait parvenir de force jusqu’à sa femme, il aurait du mal. La femme de chambre tira une clé de sa poche, et les vieux ais de chêne craquèrent sur leurs gonds antiques. J’entrai ; elle colla à mes talons ; elle referma la porte derrière nous.

Sur le lit était étendue une femme qui visiblement avait une forte fièvre. Elle n’était qu’à demi consciente ; quand j’entrai, je vis toutefois une paire d’yeux magnifiques mais épouvantés qui me regardèrent avec terreur. Voyant s’approcher un inconnu, elle sembla rassurée et retomba en soupirant sur les oreillers. Je prononçai quelques paroles destinées à la mettre en confiance, et elle ne bougea pas pendant que je prenais son pouls et sa température. L’un et l’autre étaient nettement supérieurs à la normale ; toutefois j’eus l’impression que son état était plutôt la conséquence d’une excitation mentale et nerveuse que d’une véritable maladie.

– Elle est comme ça depuis deux jours. J’ai peur qu’elle ne meure, dit Dolores.

Mme Ferguson tourna vers moi son visage enfiévré.

– Où est mon mari ?

– En bas. Il désirerait vous voir.

– Je ne veux pas le voir. Je ne le verrai pas !…

Puis elle me parut livrée au délire.

–… Un démon ! Un démon ! Oh ! que ferai-je avec ce diable ?

– Puis-je vous aider d’une façon ou d’une autre ?

– Non. Personne ne peut m’aider. C’est fini. Tout est détruit. Quoi que je fasse, tout est anéanti.

Elle semblait se faire étrangement illusion. Je ne pouvais pas me représenter l’honnête Ferguson sous la forme d’un diable ni d’un démon.

– Madame, lui dis-je, votre mari vous aime tendrement. Il souffre beaucoup de ce qui est arrivé.

A nouveau elle tourna vers moi ses yeux merveilleux.

– Il m’aime. Oui. Mais moi, est-ce que je ne l’aime pas ? Est-ce que je ne l’aime pas assez même pour me sacrifier plutôt que de briser son cher cœur ? Voilà comment je l’aime. Et pourtant il a pu penser de moi… Il a pu me parler ainsi !

– Il est plein de chagrin, et il ne peut pas comprendre.

– Non, il ne peut pas comprendre. Mais il devrait me faire confiance.

– Ne voulez-vous pas le voir ? suggérai-je.

– Non. -Je ne puis oublier ces mots terribles ni ce regard sur son visage. Je ne veux pas le voir. Partez maintenant. Vous ne pouvez rien pour moi. Dites-lui seulement ceci : je veux mon enfant. J’ai des droits sur mon enfant. Tel est le seul message que je peux lui adresser.

Je revins en bas. Ferguson et Holmes étaient assis près du feu. Ferguson écouta avec tristesse le récit de mon entretien.

– Comment puis-je lui envoyer l’enfant ? dit-il. Comment saurai-je à quelle impulsion elle obéira ? Comment oublierais-je que je l’ai vue se lever à côté du berceau avec du sang autour de ses lèvres ?…

Ce souvenir le fit frissonner.

–… L’enfant est en sécurité avec Mme Mason, reprit-il. Il restera là.

Une servante accorte avait apporté le thé. Pendant qu’elle emplissait les tasses, la porte s’ouvrit et un jeune garçon pénétra dans la pièce. C’était un enfant peu banal : pâle de visage, blond, avec des yeux bleu clair qui s’allumèrent d’une flamme d’émotion et de joie quand ils se posèrent sur son père. Il courut et passa ses bras autour de son cou avec l’abandon d’une amoureuse.

– Oh ! papa ! s’écria-t-il. Je ne savais pas que vous étiez déjà rentré. Autrement je serais venu à votre rencontre. Oh ! je suis si content de vous revoir !

Ferguson se dégagea doucement de cette étreinte, non sans embarras.

– Mon cher petit garçon ! dit-il en lui caressant la tête avec tendresse. Je suis revenu de bonne heure parce que mes amis, M. Holmes et le docteur Watson, ont accepté de descendre jusqu’ici et de passer une soirée avec nous.

– C’est M. Holmes, le détective ?

– Oui.

Le jeune garçon nous dévisagea d’un regard très pénétrant et aussi, me sembla-t-il, peu amical.

– Et votre autre enfant, monsieur Ferguson ? s’enquit Holmes. Pourrions-nous faire la connaissance du bébé ?

– Demandez à Mme Mason de nous descendre le bébé, dit Ferguson.

Le jeune garçon sortit. Sa démarche bizarre, traînante, m’informa qu’il souffrait d’une faiblesse de la colonne vertébrale. Il revint bientôt ; derrière lui apparut une grande femme maigre qui portait dans ses bras un très beau bébé aux yeux noirs, aux cheveux d’or. Ferguson lui était évidemment très attaché ; il le prit dans ses bras et le cajola avec une tendresse touchante.

– Je m’étonne bien que quelqu’un ait eu le courage de lui faire du mal ! murmura-t-il en regardant la petite cicatrice rouge sur la gorge du chérubin.

A ce moment, par hasard, je regardai Holmes, et je vis sa physionomie se durcir. Son visage était aussi rigide que s’il avait été sculpté dans du vieil ivoire, et ses yeux, qui s’étaient portés sur le père et le bébé, fixaient à présent avec une curiosité passionnée un point situé de l’autre côté de la pièce. Suivant son regard, je compris qu’il observait à travers la fenêtre le jardin détrempé et mélancolique. Il est vrai qu’un volet était à demi clos derrière les vitres et obstruait la vue, mais néanmoins c’était certainement sur la fenêtre que Holmes concentrait toute son attention. Puis il sourit, et ses yeux se reportèrent sur le bébé. Sur son cou bien rose, il y avait cette petite marque rouge. Sans dire un mot, Holmes l’examina avec soin. Finalement il secoua l’un des poings à fossettes qui se tendaient vers lui.

– Bonsoir, petit homme. Vous avez fait un curieux départ dans la vie. Nurse, je souhaiterais vous dire un mot en particulier.

Il la prit à part et lui parla sérieusement pendant quelques minutes. Je n’entendis que la dernière phrase :

– Vos angoisses, je l’espère, touchent à leur terme.

La nurse, qui semblait être une sorte de personne revêche et taciturne, se retira avec le bébé.

– A quoi ressemble Mme Mason ? demanda Holmes.

– Elle n’est peut-être pas d’un physique très avenant, comme vous avez vu, mais elle a un cœur d’or et elle aime beaucoup l’enfant.

– Et vous, Jack, aimez-vous Mme Mason ?

Brusquement Holmes s’était tourné vers le jeune garçon, dont le visage mobile, expressif, s’assombrit. Jack secoua négativement la tête.

– Jacky est un passionné, capable de détester autant que d’aimer, commenta Ferguson en passant un bras autour de son fils. Par chance, je suis de ceux qu’il aime.

Le garçon se mit à roucouler et blottit sa tête contre l’épaule de son père. Celui-ci se dégagea.

– Allez-vous-en, petit Jacky ! commanda-t-il avec gentillesse.

D’un regard aimant il suivit son fils pendant qu’il sortait de la pièce. Puis il se retourna vers Holmes.

– Je crois, monsieur Holmes, que je vous ai entraîné dans une affaire stupide, car que pouvez-vous d’autre que me témoigner votre sympathie ? De votre point de vue, vous devez la trouver singulièrement délicate et complexe !

– Elle est sûrement délicate, répondit mon ami en souriant. Mais je ne la crois pas trop complexe. Elle a été à l’origine une affaire de déduction intellectuelle ; mais quand cette déduction intellectuelle originelle se trouve confirmée point par point par un certain nombre d’incidents fortuits, alors le subjectif devient l’objectif, et nous pouvons déclarer en confiance que le but est atteint. En fait, j’avais formé mes conclusions avant mon départ de Baker Street, et le reste n’a été qu’observations et confirmations.

Ferguson posa sa grosse main sur son front plissé.

– Au nom du Ciel, monsieur Holmes ! s’écria-t-il. Si vous connaissez la vérité, ne me tenez pas en suspens ! Que dois-je faire ? Peu m’importe la manière dont vous avez découvert les faits, du moment que vous les avez bel et bien découverts.

– Je vous dois une explication, et vous l’aurez. Mais me permettez-vous de régler l’affaire à ma façon ? Mme Ferguson est-elle capable de nous recevoir, Watson ?

– Elle est malade, mais elle est très raisonnable.

– Bien. C’est seulement en sa présence que nous pouvons tout éclaircir. Montons chez elle.

– Elle ne veut pas me voir ! cria Ferguson.

– Oh ! si, elle le voudra bien ! fit Holmes, qui écrivit quelques lignes sur une feuille de papier. Vous, Watson, vous avez vos entrées. Aurez-vous la bonté de remettre ce billet à Mme Ferguson ?

Je remontai l’escalier et tendis le billet à Dolores, qui avait entrouvert précautionneusement la porte. Une minute plus tard, j’entendis un cri à l’intérieur de la chambre : cri où la joie et la surprise me parurent mêlées. Dolores sortit.

– Elle veut bien les voir, dit-elle. Elle écoutera.

J’appelai Ferguson et Holmes. Quand nous entrâmes, Ferguson avança vers sa femme qui s’était redressée dans le lit mais qui le repoussa d’un geste de la main. Il s’effondra dans un fauteuil, tandis que Holmes, après s’être incliné devant Mme Ferguson, qui le contemplait avec une stupéfaction visible, prit place sur une chaise à côté de lui.

– Je pense que nous pouvons nous passer de Dolores, dit Holmes. Oh ! très bien, madame ! Si vous préférez qu’elle reste, je n’y vois aucune objection. Monsieur Ferguson, je suis un homme très occupé, très demandé : j’userai donc d’une méthode simple et directe. La chirurgie la plus rapide est la moins douloureuse. Je vous dirai d’abord ce qui vous apaisera : Mme Ferguson est une femme très bonne, très aimante, à l’égard de qui vous avez commis une grande injustice.

Ferguson sursauta en poussant une exclamation de joie.

– Prouvez-moi cela, monsieur Holmes, et je serai votre débiteur pour toujours !

– Je vais vous le prouver ; mais je vous préviens que cette démonstration vous fera cruellement souffrir par ailleurs.

– Je ne m’en soucie pas, du moment que vous lavez ma femme de tout soupçon. Rien sur la terre ne saurait se comparer à cela.

– Alors je vais vous dire le raisonnement qui s’est enchaîné dans ma tête à Baker Street. L’idée d’un vampire m’a tout de suite semblé absurde. En Angleterre, il ne se commet pas de tels crimes. Et cependant vous aviez fait une observation précise : vous aviez vu votre femme se relever du berceau de votre bébé avec du sang sur les lèvres.

– Oui.

– N’avez-vous jamais pensé qu’une blessure pouvait être sucée dans un autre but que pour en aspirer le sang ? Dans l’histoire de l’Angleterre, une reine n’a-t-elle pas sucé une blessure de ce genre pour en retirer le poison ?

– Du poison !

– Vous avez ici des souvenirs de l’Amérique du Sud. J’avais par instinct détecté la présence de ces armes sur le mur avant que mes yeux les eussent aperçues. Le poison aurait pu avoir une autre origine, mais j’avais pensé à ces armes. Quand j’ai vu le petit carquois vide à côté de l’arc pour oiseaux, c’était exactement ce que j’avais pressenti. Si le bébé était piqué par l’une de ces flèches trempée dans du curare ou une autre drogue diabolique, la mort serait survenue si le poison n’avait pas été immédiatement aspiré.

« Et le chien ! Si quelqu’un avait eu l’intention d’utiliser ce poison, ne l’aurait-il pas essayé d’abord pour être sûr qu’il n’avait rien perdu de sa force ? Je n’avais pas prévu le chien, mais quand je l’ai vu à moitié paralysé, j’ai compris aussitôt ; cette expérience cadrait tout à fait avec ma construction intellectuelle.

« Comprenez-vous à présent ? Votre femme redoutait ce genre d’attaques. Elle en a vu une et elle a sauvé la vie du bébé ; mais elle n’a pas voulu vous dire toute la vérité, car elle savait que vous aimiez votre fils, et elle craignait de briser votre cœur.

– Jacky !

– Je l’ai surveillé tandis que vous berciez le bébé il n’y a qu’un instant. Son visage était parfaitement réfléchi sur la vitre de la fenêtre, derrière laquelle le volet formait un fond noir. J’ai vu une jalousie, et une haine cruelle… Je ne me rappelle pas en avoir jamais vu autant sur une figure d’homme.

– Mon Jacky !

– Vous devez faire front, monsieur Ferguson. Cela vous sera d’autant plus pénible que c’est un amour déformé, une tendresse excessive à votre endroit et aussi sans doute à l’égard de sa mère défunte, qui ont inspiré ses actes. Son âme se consume dans la haine qu’il a vouée à ce bébé splendide, dont la beauté et la santé contrastent avec sa propre infirmité.

– Mon Dieu ! C’est incroyable !

– Ai-je dit la vérité, madame ?

Mme Ferguson sanglotait, le visage enfoui dans les oreillers. Elle se tourna vers son mari.

– Comment pouvais-je vous le dire, Bob ? Je me doutais de la gravité du coup qui vous accablerait. Il valait mieux que j’attende et que la vérité vous soit connue par d’autres lèvres que par les miennes. Quand ce gentleman, qui a un pouvoir magique, m’a écrit qu’il savait tout, j’ai été si heureuse !…

– Ma prescription pour maître Jacky serait une année en mer ! dit Holmes en se levant. Une seule chose n’est pas encore éclaircie, madame. Nous pouvons parfaitement comprendre que vous ayez battu Jacky : la patience d’une mère a ses limites. Mais comment avez-vous osé laisser l’enfant depuis deux jours ?

– J’avais mis Mme Mason au courant.

– Parfait. C’est bien ce que j’avais supposé.

Ferguson, bouleversé, se tenait à côté du lit ; il tendit à sa femme ses grosses mains tremblantes.

– C’est l’heure, Watson, où je suppose que nous devons nous esquiver, me chuchota Holmes. Si vous prenez un coude de la trop fidèle Dolores, je prendrai l’autre…

Quand il eut refermé la porte derrière lui, il ajouta :

– Je pense que nous pouvons les laisser conclure l’affaire entre eux.

Sur cette aventure, je n’ai retrouvé qu’une note postérieure. C’est la lettre qu’écrivit Holmes pour répondre à celle par laquelle le récit débuta. La voici :

« Baker Street, 21 novembre.

« Affaire Vampire

« Monsieur,

« En réponse à votre lettre du 19, je vous prie de noter que je me suis livré à l’enquête demandée par votre client, Monsieur Ferguson, de Ferguson & Muirhead, courtiers en thé, et qu’une conclusion satisfaisante a été donnée à l’affaire. Avec mes remerciements pour votre recommandation,

« Je suis, Monsieur, votre dévoué

« Sherlock Holmes »

LES TROIS GARRIDEB

LES TROIS GARRIDEB{5}

Est-ce une comédie ou une tragédie ? Un homme a perdu la raison, j’ai subi une saignée, et un autre homme a encouru les foudres de la loi. Cependant le comique n’a pas manqué. Vous jugerez par vous-mêmes.

Je me rappelle fort bien la date, car Holmes venait de refuser le titre de chevalier pour des services rendus que je serai peut-être amené à raconter un jour. Je n’y fais qu’une brève allusion, car ma situation d’associé et de confident m’oblige à une discrétion exemplaire. Je répète toutefois que je suis en mesure de préciser la date : fin juin 1902, peu après la fin de la guerre en Afrique du Sud. Holmes avait passé plusieurs jours au lit, ce qui lui arrivait de temps en temps ; mais ce matin-là, il apparut tenant dans une main un long document sur papier ministre ; une lueur de malice brillait dans ses yeux.

– Voici une occasion pour vous de gagner un peu d’argent, ami Watson ! me dit-il. Avez-vous déjà entendu le nom de Garrideb ?

Je fus contraint d’admettre que non.

– Hé bien ! si vous pouvez mettre la main sur un Garrideb, il y a de l’argent à gagner.

– Pourquoi ?

– Ah ! c’est une longue histoire ! Et une histoire assez baroque… Je ne crois pas que, au cours de toutes nos explorations des complexités humaines, nous ayons jamais rencontré quelque chose d’aussi bizarre. Le bonhomme va bientôt se présenter ici. Je n’ouvre pas le dossier avant qu’il soit arrivé. Mais en attendant, nous avons besoin d’un Garrideb.

L’annuaire du téléphone se trouvait près de moi ; je tournai les pages à tout hasard. Or ce nom étrange figurait dans la liste des abonnés. Je poussai un cri de triomphe.

– Le voici, Holmes !

Holmes me prit l’annuaire des mains.

– Garrideb N., lut-il. 136, Little Ryder Street, W. Désolé de vous décevoir, mon cher Watson, mais ce Garrideb est l’homme que j’attends. L’adresse est écrite sur sa lettre. Nous avons besoin d’un autre Garrideb.

Mme Hudson entra avec une carte de visite sur un plateau. Je la pris et y jetai un coup d’œil.

– Hé bien ! le voici ! m’exclamai-je. L’initiale n’est pas la même. John Garrideb, conseiller juridique, Moorville, Kansas, USA.

Holmes sourit en regardant la carte de visite.

– Je crains que vous ne deviez faire un nouvel effort, Watson. Ce gentleman est déjà lui aussi dans la combinaison ; je ne m’attendais pourtant pas à le voir ce matin. Après tout, il peut nous donner quelques renseignements utiles.

M. John Garrideb, conseiller juridique, était un homme râblé, musclé, et il avait le visage frais, rond et rasé de beaucoup d’hommes d’affaires américains. Il paraissait joufflu et naïf ; on avait l’impression d’un tout jeune homme qui souriait perpétuellement. Ses yeux par contre retenaient l’attention. J’ai rarement vu sur un visage humain deux yeux aussi expressifs : ils brillaient, ils étaient vifs, ils s’harmonisaient avec tout ce qui se passait dans la tête de leur propriétaire, lequel avait l’accent américain, mais se gardait de toute excentricité de langage.

– Monsieur Holmes ? interrogea-t-il en nous dévisageant successivement. Ah ! oui. Vos photographies sont assez ressemblantes, monsieur, si je puis me permettre cette remarque. Je crois que vous avez reçu une lettre de mon homonyme, M. Nathan Garrideb, n’est-ce pas ?

– Asseyez-vous, je vous en prie, dit Sherlock Holmes. Nous avons, je pense, un assez long entretien devant nous…

Il s’empara des feuilles de papier ministre.

–… Vous êtes, bien sûr, le M. John Garrideb cité dans ce document. Mais vous avez passé quelque temps en Angleterre ?

– Pourquoi me dites-vous cela, monsieur Holmes ?

Dans ses yeux, je lus une sorte de soupçon soudain.

– Tout votre trousseau est anglais.

M. Garrideb émit un rire contraint.

– J’ai lu certaines de vos histoires, monsieur Holmes ; mais je n’aurais jamais cru que vos astuces me prendraient pour cible. A quoi avez-vous vu cela ?

– A la coupe de votre veston à l’épaule, au bout relevé de vos chaussures… Qui pourrait ne pas le voir ?

– Ma foi, je ne me doutais nullement que j’étais si évidemment Anglais. Mes affaires m’ont obligé à venir ici il y a quelque temps, et en effet presque tout mon trousseau, comme vous dites, provient de Londres. Cependant, je suppose que votre temps est mesuré et que nous ne nous sommes pas rencontrés pour parler de la coupe de mon costume. Si nous en venions à ce papier que vous avez en main ?

Holmes avait dû froisser notre visiteur, dont le visage tout rond affichait une expression beaucoup moins aimable.

– Patience, monsieur Garrideb, patience ! susurra mon ami. Le docteur Watson vous dirait que les petites digressions auxquelles je me livre parfois se révèlent en fin de compte fort utiles. Mais pourquoi M. Nathan ne vous a-t-il pas accompagné ?

– Mais pourquoi vous a-t-il mêlé à tout ? demanda notre visiteur au bord de la colère. En quoi cette affaire vous regarde-t-elle ? Une conversation toute professionnelle s’était engagée entre deux gentlemen, et l’un d’eux éprouve le besoin d’appeler un détective à la rescousse ! Je l’ai vu ce matin, il m’a avoué l’idiotie qu’il avait commise : voilà pourquoi je suis venu ici. Mais je la trouve mauvaise, tout de même !

– Son initiative n’est pas dirigée contre vous, monsieur Garrideb. De sa part, il ne s’est agi que d’un effort pour toucher plus vite au but : but qui est, si j’ai bien compris, d’une importance capitale pour vous deux. Il savait que je dispose de certains moyens pour obtenir des renseignements ; il était donc tout naturel qu’il s’adressât à moi.

Le visage de notre visiteur s’éclaira graduellement.

– Bon. Voilà qui place les choses sous un angle différent, dit-il. Quand je suis allé le voir ce matin et qu’il m’a dit qu’il s’était adressé à un détective, tout de suite j’ai demandé votre adresse et j’ai foncé chez vous. Je ne veux pas que la police intervienne dans une affaire privée. Mais si vous vous contentez de nous aider à trouver l’homme, il n’y a aucun mal à cela.

– C’est exactement ainsi que se présente l’affaire, répliqua Holmes. Et maintenant, monsieur, puisque vous êtes ici, nous aimerions bien avoir de votre bouche un récit bien clair. Mon ami Watson ne connaît pas les détails.

M. Garrideb m’accorda un regard qui n’avait rien d’amical.

– Est-il indispensable qu’il soit au courant ? demanda-t-il.

– Nous avons l’habitude de travailler ensemble.

– Après tout, il n’y a pas de raison pour garder le secret. Je vous résumerai les faits le plus brièvement possible. Si vous arriviez du Kansas, je n’aurais pas besoin de vous expliquer qui était Alexander Hamilton Garrideb. Il fit fortune dans les transactions immobilières, puis à la bourse du blé à Chicago, mais il dépensa beaucoup d’argent en achetant quantité de terrains, certains aussi étendus que n’importe lequel de vos comtés, le long de la rivière Arkansas, à l’ouest de Fort Dodge. Ce sont des terres à pâturages, des bois, des terres arables, des terres avec un sous-sol riche en minerais, des terres enfin bonnes à rapporter gros à leur propriétaire.

« Il n’avait ni ascendants ni descendants en vie. J’en aurais entendu parler. Mais il était fier de son nom peu banal. Voilà ce qui nous mit en contact. J’étais à Topeka, où je m’occupais de problèmes juridiques. Un jour je reçus la visite du vieux bonhomme. Il était stupéfait que quelqu’un portât son propre nom. Il se mit aussitôt à l’œuvre pour savoir s’il existait au monde d’autres Garrideb.

– Trouvez-m’en un autre ! me dit-il.

« Je lui dis que j’étais un homme occupé et que je ne pouvais pas consacrer ma vie à faire le tour du monde en quête de quelques Garrideb.

« – Néanmoins, me répondit-il, c’est exactement ce que vous ferez si les choses se passent comme prévu.

« Je crus qu’il plaisantait, mais il y avait une extraordinaire signification cachée dans ses paroles, comme je m’en aperçus bientôt.

« Il mourut en effet dans l’année. Il laissa un testament. Testament qui s’avéra le plus étrange qui ait jamais été enregistré dans l’État du Kansas. Il avait divisé ses biens en trois parties, et je devais recevoir la jouissance de l’une à la condition que je trouve deux autres Garrideb qui se partageraient le reste. C’est une affaire de cinq millions de dollars pour chacun, mais nous n’avons pas le droit d’y toucher tant que nous ne sommes pas trois à nous présenter devant le notaire.

« Cette chance était si extraordinaire que je quittai mon cabinet juridique pour partir à la recherche de deux Garrideb. Aux États-Unis, pas un. Je traversai l’Atlantique muni d’un peigne à dents serrées pour ratisser le pays. D’abord je trouvai un Garrideb dans l’annuaire du téléphone de Londres. J’allai le voir avant-hier et le mis au courant. Malheureusement il ne connaît aucun autre Garrideb mâle. Car le testament précise : trois adultes mâles. Il nous manque donc encore un Garrideb ; et si vous pouvez nous aider à remplir la place vacante, nous vous dédommagerons largement de vos frais.

– Hé bien ! Watson ? me demanda Holmes en souriant. Je vous avais prévenu : ce n’est pas une affaire banale, n’est-ce pas ? J’aurais cru, monsieur, que votre moyen le plus sûr de dénicher un Garrideb aurait été d’insérer une annonce personnelle dans les journaux.

– J’y ai songé, monsieur Holmes. Pas de réponse.

– Ah ! ah ! Il s’agit certainement d’un curieux petit problème. Je m’en occuperai à mes heures de loisir. En passant, cela m’amuse que vous veniez de Topeka. J’y avais un correspondant (il est mort aujourd’hui), le vieux docteur Lysander Starr, qui fut maire en 1890.

– Brave vieux docteur Starr ! s’exclama notre visiteur. Son souvenir est encore honoré là-bas. Hé bien ! monsieur Holmes, je suppose que nous ne pouvons rien faire de mieux que de vous tenir au courant de nos démarches. Je compte que nous nous reverrons sous peu.

Sur cette promesse, notre Américain salua et sortit.

Holmes avait allumé sa pipe ; il demeura quelque temps assis avec un curieux sourire sur les lèvres.

– Alors ? interrogeai-je enfin.

– Je me demande, Watson, je me demande…

– Quoi ?

Holmes retira sa pipe de sa bouche.

– Je me demande, Watson, quel peut bien être le mobile qui pousse cet homme à nous débiter une telle quantité de mensonges. J’ai failli le lui demander à lui, car en certaines occasions une attaque frontale constitue la meilleure des politiques, mais j’ai estimé qu’il valait mieux le laisser croire qu’il nous avait roulés. Voici un individu qui porte un veston anglais effiloché au coude et un pantalon qui fait sac aux genoux parce qu’ils sont portés depuis un an, et cependant, d’après ce document et son propre récit, il est un Américain de province qui vient d’arriver à Londres. Aucune annonce personnelle n’a paru dans la presse. Vous savez que je les suis de près. J’ai utilisé mon truc classique pour lever un oiseau, et j’ai vu apparaître mon faisan : je n’ai jamais connu de docteur Lysander Starr à Topeka. Où que vous le sondiez, vous tombez sur du faux. Je crois qu’il est effectivement Américain, mais il a adouci son accent parce qu’il habite Londres depuis quelques années. Quel jeu joue-t-il ? Quel mobile se dissimule derrière cette absurde recherche des Garrideb ? Il mérite toute notre attention, car c’est certainement un grand coquin. Il faut que nous sachions si notre autre correspondant est lui aussi un imposteur. Appelez-le donc au téléphone, Watson.

Au bout du fil, j’entendis une voix fluette, chevrotante.

– Oui, ici M. Nathan Garrideb. M. Holmes est-il là ? J’aimerais beaucoup dire un mot à M. Holmes.

Mon ami prit l’appareil et j’entendis l’habituel dialogue syncopé.

– Oui, il est venu ici. Je crois que vous ne le connaissez pas… Depuis combien de temps ?… Deux jours seulement !… Oui, bien sûr, les perspectives sont captivantes. Serez-vous ce soir à votre domicile ? Je suppose que votre homonyme n’y sera pas… Très bien, nous viendrons donc car je voudrais avoir un petit entretien avec vous… Le docteur Watson m’accompagnera… Votre lettre m’a averti que vous ne sortiez pas souvent… Hé bien ! nous serons chez vous vers six heures. N’en dites rien au conseiller juridique américain… Très bien ! Bonsoir !

Une belle journée d’été touchait au crépuscule quand nous arrivâmes dans Little Ryder Street ; cette petite voie qui partait d’Edgware Road et qui se trouvait à un jet de pierre de Tyburn de sinistre mémoire paraissait toute dorée et féerique sous les rayons obliques du soleil couchant. La maison vers laquelle nous nous dirigeâmes était une vaste construction à l’ancienne mode dont la plate façade de briques était coupée seulement par deux grandes baies au rez-de-chaussée. Notre client habitait ce rez-de-chaussée ; les deux fenêtres à larges baies étaient situées, comme nous nous en aperçûmes, dans la grande pièce où il passait ses heures de veille. Holmes me montra la petite plaque de cuivre qui portait ce nom curieux.

– Elle remonte à plusieurs années, Watson, me dit-il en indiquant la surface décolorée. C’est bien son nom.

La maison avait un escalier commun pour tous les locataires ; dans l’entrée, diverses plaques indiquaient des bureaux ou des appartements privés. Elle n’avait rien d’un immeuble résidentiel ; elle abritait plutôt des célibataires voués à la bohème. Notre client nous ouvrit lui-même la porte et s’excusa en nous disant que la femme de charge s’en allait à quatre heures. M. Nathan Garrideb pouvait avoir une soixantaine d’années ; il était très grand, dégingandé, voûté, maigre et chauve. Il avait un visage cadavérique, et la peau grise de quelqu’un qui ne prend jamais d’exercice. De grandes lunettes rondes et un bouc en pointe se combinaient avec son attitude voûtée pour lui donner une expression de curiosité insinuante. En résumé, il me parut aimable, mais excentrique.

La pièce était aussi peu banale que son occupant. Elle ressemblait à un petit musée. A la fois large et profonde, elle était bourrée d’armoires et de meubles à tiroirs débordant de spécimens géologiques et anatomiques. De chaque côté de l’entrée, il y avait des vitrines contenant des papillons et des insectes. Au centre, une grande table était jonchée de toutes sortes de débris, que couronnait le grand tube cuivré d’un puissant microscope. Je fus fort étonné, en regardant autour de moi, du nombre de choses auxquelles s’intéressait M. Nathan Garrideb. Ici, une vitrine protégeant des vieilles monnaies. Là, un tiroir plein d’instruments en silex. Derrière la table du milieu, une grande armoire remplie d’os fossilisés. Au-dessus, des crânes en plâtre qui portaient les noms de « Neanderthal », « Heidelberg ». « Cro-Magnon »… C’était assurément un étudiant ès divers. Pendant qu’il se tenait devant nous, il avait à la main une peau de chamois, avec laquelle il faisait briller une pièce de monnaie.

– Syracuse, et de la meilleure époque ! nous expliqua t-il en la levant à la lumière. Elles ont perdu beaucoup de leur valeur vers la fin. Celles de la meilleure époque dépassent tout, à mon avis ; certains préfèrent les monnaies d’Alexandrie, mais… Vous trouverez un siège ici, monsieur Holmes. Permettez-moi de vous débarrasser de ces os… Et vous, monsieur… Ah ! oui, docteur Watson !… si vous vouliez avoir l’obligeance de pousser légèrement ce vase japonais… Vous voyez réunis les petits sujets qui m’intéressent. Mon médecin me gronde parce que je ne sors jamais, mais pourquoi sortirais-je quand tant de choses me retiennent ici ? Je puis vous affirmer que s’il me fallait inventorier l’un de ces meubles, j’en aurais largement pour trois mois.

Holmes inspecta les lieux d’un regard amusé.

– Mais vraiment ne sortez-vous jamais ? demanda-t-il à M. Nathan Garrideb.

– De temps à autre je me fais conduire en fiacre chez Sotheby ou chez Christie, qui sont mes antiquaires préférés. Autrement je quitte rarement cette pièce. Je ne suis pas un colosse et mes recherches sont très absorbantes. Mais vous pouvez vous douter, monsieur Holmes, du choc terrible (agréable mais terrible) que j’éprouvai en apprenant cette bonne fortune sans précédent. Il ne manque plus qu’un Garrideb pour que l’affaire soit réglée ; sûrement nous en trouverons un ! J’avais un frère, mais il est mort, et les parentes du sexe féminin, paraît-il, ne comptent pas. Mais il y a certainement d’autres Garrideb de par le monde. On m’avait dit que vous vous occupiez d’affaires sortant de l’ordinaire ; voilà pourquoi j’ai fait appel à vous. Certes, ce gentleman américain n’a pas tort quand il me reproche de ne pas avoir pris son avis, mais j’ai agi pour le mieux.

– Je pense que vous avez eu tout à fait raison d’agir ainsi. Mais désirez-vous vraiment acquérir un domaine en Amérique ?

– Absolument pas, monsieur ! Rien ne pourrait me décider à abandonner mes collections. Mais ce gentleman m’a donné l’assurance qu’il me rachèterait ma part aussitôt que nos droits seraient reconnus. Il m’a parlé de cinq millions de dollars. Il existe une douzaine de spécimens actuellement sur le marché et qui combleraient certaines lacunes de mes collections ; or faute d’argent, je suis incapable de les acheter quelques centaines de livres. Pensez à ce que je pourrais faire, avec cinq millions de dollars ! J’ai l’embryon d’une collection nationale. Je serai le Hans Sloane de mon époque.

Derrière ses lunettes, ses yeux brillaient. Visiblement, M, Nathan Garrideb ne s’épargnerait aucune peine pour découvrir un homonyme.

– Je suis simplement venu pour faire votre connaissance, dit Holmes, et je ne vois pas pourquoi j’interromprais vos travaux. Je préfère toujours établir un contact personnel avec mes clients. Je désire vous poser très peu de questions, car j’ai en poche votre lettre, qui est très claire, et j’ai complété ses indications par celles que m’a fournies ce gentleman américain. Je crois que jusqu’à cette semaine vous ignoriez son existence ?

– En effet. Il est venu me voir mardi dernier.

– Vous a-t-il mis au courant de notre entretien d’aujourd’hui ?

– Oui, il est venu tout droit chez moi. Il avait été très en colère.

– Pourquoi ?

– Il semblait croire qu’il s’agissait d’une quelconque atteinte à son honneur. Mais quand il est revenu, il paraissait rasséréné.

– Vous a-t-il suggéré un mode d’action ?

– Non, monsieur, il ne m’a rien suggéré du tout.

– Vous a-t-il demandé, ou a-t-il déjà reçu, de l’argent ?

– Non, monsieur.

– Vous ne voyez pas quel peut être son objectif ?

– Non, en dehors de celui dont il fait état.

– Lui avez-vous parlé de notre rendez-vous par téléphone ?

– Oui, monsieur. Je l’ai mis au courant.

Holmes réfléchit. Je m’aperçus qu’il était intrigué.

– Possédez-vous dans vos collections des échantillons de grande valeur ?

– Non, monsieur. Je ne suis pas riche. C’est une bonne collection, mais elle n’a pas une très grande valeur.

– Vous n’avez pas peur des cambrioleurs ?

– Aucunement.

– Depuis combien de temps habitez-vous ici ?

– Près de cinq ans.

L’interrogatoire de Holmes fut interrompu par un coup de poing impératif à la porte. A peine notre client l’eut-il ouverte que le conseiller juridique d’Amérique fit irruption dans la pièce. Il semblait très énervé.

– Ah ! vous êtes ici ! s’écria-t-il en brandissant un journal. J’espérais arriver à temps. Monsieur Nathan Garrideb, mes félicitations ! Vous êtes un homme riche, monsieur. Notre affaire se termine, et tout va bien. Quant à vous, monsieur Holmes, nous ne pouvons vous dire qu’une chose : c’est que nous regrettons de vous avoir dérangé inutilement.

Il tendit le journal à notre client, qui tomba en arrêt sur une annonce marquée d’une croix. Holmes et moi nous la lûmes par-dessus son épaule. Elle était rédigée ainsi :

HOWARD GARRIDEB

Constructeur de machines agricoles. Lieuses, moissonneuses, charrues à main et à vapeur, perforatrices, herses, véhicules de ferme, etc.

Estimations pour puits artésiens

S’adresser à Grosvenor Building, Aston

– Bravo ! cria notre hôte. Nous avons notre troisième homme.

– J’avais entrepris des démarches à Birmingham, dit l’Américain, et mon agent m’a envoyé cette annonce parue dans un journal local. Nous devons nous hâter et régler l’affaire. J’ai écrit à notre homonyme, et je lui ai dit que vous le verriez à son bureau demain après-midi à quatre heures.

– Vous voulez que ce soit moi qui le voie ?

– Qu’en dites-vous, monsieur Holmes ? Ne pensez-vous pas que cela vaudrait mieux ? Me voici, moi, un Américain, qui débarque avec un conte de fées. Pourquoi me croirait-il sur parole ? Mais vous, vous êtes un Anglais avec de sérieuses références, et il vous croira. Je vous aurais volontiers accompagné, mais demain j’ai une journée très chargée ; d’ailleurs je pourrais aller vous retrouver si quelque chose n’allait pas.

– Je n’ai pas fait un voyage pareil depuis des années !

– Ça ne fait rien, monsieur Garrideb. J’ai préparé votre trajet. Vous partez à midi et vous devriez arriver peu après deux heures. Vous pouvez revenir le soir même. Tout ce que vous avez à faire est de voir cet homme, lui expliquer de quoi il retourne, et obtenir de lui un certificat de vie. Par le Seigneur ! ajouta-t-il avec force, quand je pense que je suis venu du centre de l’Amérique, un voyage de cent cinquante kilomètres ne représente pas grand-chose pour mettre un point final à une telle affaire !

– Certainement ! intervint Holmes. Je crois que ce que dit ce gentleman est très juste.

M. Nathan Garrideb haussa les épaules d’un air maussade.

– Puisque vous insistez, j’irai, dit-il. Il serait ingrat de ma part de vous refuser quelque chose, puisque vous avez apporté tant d’espoirs à mes vieux jours.

– C’est donc arrangé, dit Holmes. Je compte sur vous pour me tenir au courant dès que possible.

– J’y veillerai ! assura l’Américain, qui regarda sa montre. Il faut que je m’en aille. Je viendrai vous voir demain, monsieur Nathan, et je vous mettrai dans le train de Birmingham. Puis-je vous déposer, monsieur Holmes ? Hé bien ! alors, au revoir ! Nous aurons de bonnes nouvelles pour vous demain soir.

Je notai que le visage de mon ami s’éclaira quand l’Américain sortit : toute perplexité l’avait quitté.

– J’aimerais bien regarder votre collection, monsieur Garrideb ! déclara Holmes. Dans ma profession, il n’y a pas de connaissances inutiles, et votre chambre est un véritable musée.

Notre client rougit de plaisir ; ses yeux étincelèrent derrière les lunettes.

– J’ai toujours entendu dire, monsieur, que vous étiez un homme remarquablement intelligent. Si vous avez le temps, je peux vous en faire faire le tour maintenant.

– Malheureusement, mon temps est pris ce soir, répondit Holmes. Mais tous vos échantillons sont si bien classés et étiquetés que je pourrais me passer, je crois, de vos explications personnelles. Si vous m’autorisiez à venir ici demain, je serais heureux d’y jeter un coup d’œil.

– Bien volontiers. Vous êtes le très bienvenu chez moi. L’appartement sera fermé à clé, mais vous trouverez Mme Saunders au sous-sol jusqu’à quatre heures et elle vous remettra la clé pour que vous entriez.

– Il se trouve justement que demain après-midi je suis libre. Si vous aviez l’obligeance de dire un mot à Mme Saunders, ce serait parfait. A propos, qui est votre agent de location ?

Notre client parut surpris par cette question.

– Holloway & Steele, dans Edgware Road. Mais pourquoi ?

– Je suis vaguement archéologue quand il s’agit de maisons, dit Holmes en riant. Je me demandais si celle-ci était de l’époque Queen Ann ou des George.

– Des George, sans aucun doute.

– Tiens ! Je l’aurais crue un peu plus ancienne. Toutefois la vérification est facile. Au revoir, monsieur Garrideb, et puissiez-vous mener à bien votre voyage de Birmingham !

L’agent de location habitait tout près ; mais son bureau était fermé pour la journée ; nous rentrâmes donc à Baker Street. Après dîner, Holmes revint sur le sujet.

– Notre petit problème touche à sa conclusion, me dit-il. Sans doute voyez-vous déjà la solution ?

– Je m’y perds, Holmes. Il me paraît n’avoir ni queue ni tête.

– La tête est assez nette ; quant à la queue, nous la verrons demain. N’avez-vous rien remarqué dans cette annonce ?

– Les puits artésiens…

– Oh ! vous aviez remarqué les puits artésiens, hé ? Ma foi, Watson, vous progressez tous les jours. On ne trouve guère de puits artésiens en Angleterre, alors qu’on s’en occupe beaucoup en Amérique. L’annonce était typiquement américaine. Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que cet Américain l’a fait insérer lui-même dans ce journal. Mais dans quel but, voilà ce que je ne comprends pas.

– Plusieurs hypothèses sont possibles. Ce qui est certain, c’est qu’il voulait expédier à Birmingham ce bon vieux fossile. Voilà qui est clair. J’aurais pu l’avertir qu’il partait pour une chasse à l’oie sauvage, mais à la réflexion il m’a paru préférable qu’il débarrasse la scène. Demain, Watson… Hé bien ! demain vous apprendra la vérité !

Holmes se leva et sortit tôt. Quand il revint à l’heure du déjeuner, il avait le visage grave.

– L’affaire est beaucoup plus sérieuse que je le croyais, Watson ! me dit-il. Il n’est que juste que je vous prévienne, bien que je sache parfaitement que ce sera une raison supplémentaire pour que vous fonciez. Je connais mon Watson ! Mais un danger existe réellement, et vous devez être au courant.

– Bah ! ce n’est pas le premier que nous avons partagé, Holmes ! J’espère qu’il ne sera pas le dernier. Qu’a-t-il de spécial cette fois ?

– Nous nous heurtons à une entreprise très dure. J’ai identifié M. John Garrideb, conseiller juridique. Il n’est rien de moins que « Killer » Evans, tueur de sinistre réputation.

– Je ne suis pas plus avancé…

– Ah ! cela ne fait pas partie de votre métier de porter dans votre tête un répertoire du crime. Je suis descendu voir notre ami Lestrade à Scotland Yard. Certes, il peut y avoir là parfois un manque d’intuition imaginative, mais pour ce qui est de la méthode et du travail approfondi, Scotland Yard mène le monde ! J’ai eu l’idée que nous pourrions trouver trace de notre Américain dans leurs archives. Et, bien sûr, j’ai découvert son visage poupin qui me souriait dans la galerie des portraits des bandits. Au-dessous, cette légende : « James Winter, alias Morecroft, alias Killer Evans »…

Holmes tira de sa poche une enveloppe.

–… J’ai gribouillé quelques détails de son dossier. Age : quarante quatre ans. Né à Chicago. Auteur d’un triple meurtre aux États-Unis. Échappé du bagne grâce à des influences politiques. Arrive à Londres en 1893. Abat un homme sur une table de jeu dans un night-club de Waterloo Road en 1895. L’homme meurt, mais les témoignages concordent pour affirmer qu’il a été l’agresseur. La victime est identifiée comme étant Rodger Prescott, célèbre comme faussaire et faux-monnayeur à Chicago. Libéré en 1901. Surveillé par la police. Mène une existence honnête. Individu très dangereux ; toujours armé et prêt à tirer… Tel est notre oiseau, Watson. Un beau gibier, comme vous en conviendrez.

– Mais que cherche-t-il ?

– Hé bien ! son jeu commence à se préciser. Je suis allé chez l’agent de location. Notre client, comme il nous l’a dit, loge là depuis cinq ans. Avant qu’il prenne possession des lieux, ceux-ci étaient inoccupés. Le locataire précédent était un gentleman qui s’appelait Waldron. Il a brusquement disparu, et personne n’a plus entendu parler de lui. C’était un homme grand, portant la barbe, très brun. Or Prescott, l’individu qu’a abattu Killer Evans, était, selon Scotland Yard, un homme brun, grand et barbu. En tant qu’hypothèse de départ, je pense que nous pouvons admettre que Prescott, bandit américain, vivait dans cet appartement, que notre innocent ami a transformé en musée. Voilà enfin un maillon de la chaîne, comprenez-vous ?

– Et le maillon suivant ?

– Hé bien ! nous allons de ce pas nous en occuper…

Il saisit un revolver dans un tiroir et me le remit.

–… J’ai sur moi mon préféré. Si notre ami du Far West essaie de nuire à son homonyme, il faut que nous soyons prêts. Je vous donne une heure pour votre sieste, Watson. Après quoi il sera temps de nous mettre en route pour notre aventure de Ryder Street.

Quatre heures sonnaient quand nous arrivâmes dans la maison de Nathan Garrideb. Mme Saunders, femme de charge, allait sortir ; mais elle ne fit aucune difficulté pour nous laisser entrer, car la porte était munie d’une serrure à ressort, et Holmes promit de veiller à ce que tout fût en ordre avant de partir. La porte se referma sur nous ; son bonnet passa devant la baie vitrée ; nous restions seuls au rez-de-chaussée. Holmes examina rapidement les lieux. Dans un coin sombre, il y avait une armoire qui n’était pas tout à fait collée contre le mur. Ce fut derrière elle que nous nous dissimulâmes pour parer à toute éventualité. Holmes, dans un chuchotement, me confia les grandes lignes de son plan.

– Il voulait que notre ami quitte cette pièce. Cela est absolument sûr. Comme le collectionneur ne sortait jamais, il a fallu le décider moyennant les préparatifs que vous connaissez. Toute l’histoire des Garrideb n’a pas d’autre but. Je dois dire, Watson, qu’il y a dans ce projet une certaine invention diabolique, même si le nom bizarre du locataire lui a fourni un prétexte qu’il n’avait peut-être pas prévu. Il a tissé sa trame avec une astuce remarquable.

– Mais pourquoi ?

– Ah ! voilà ce que nous allons découvrir ! Son projet à première vue n’a rien à voir avec notre client ; il se rapporte à l’individu qu’il a abattu : un homme qui a pu être son complice dans le crime. Dans cette pièce il y a un secret coupable. Voilà comment je lis la situation. D’abord j’ai cru que notre ami pouvait avoir dans ses collections quelque chose d’une valeur qu’il ignorait lui-même, quelque chose qui aurait mérité l’attention d’un grand criminel. Mais le fait que Rodger Prescott, de mauvaise mémoire, ait habité cette pièce m’incline à envisager un motif plus grave. Nous n’avons qu’une chose à faire, Watson : nous armer de patience et attendre ce que l’avenir nous apportera.

Ce fut un proche avenir. Nous entendîmes bientôt la porte s’ouvrir et se refermer et nous nous accroupîmes dans l’ombre. Puis ce fut le bruit sec, métallique d’une clé ; l’Américain entra dans la pièce ; il ferma doucement la porte derrière lui, inspecta les lieux d’un regard vif, retira son manteau, et avança vers la table du milieu du pas décidé de quelqu’un qui sait exactement ce qu’il doit faire et comment le faire. Il repoussa la table sur le côté, releva le carré de tapis sur lequel elle était posée, le roula, puis, tirant une pince-monseigneur de sa poche intérieure, s’agenouilla et se mit vigoureusement à l’ouvrage sur le plancher. Bientôt nous entendîmes un bruit de planches qui glissaient ; l’instant d’après, un trou carré apparut. Killer Evans frotta une allumette, alluma un bout de bougie, et disparut.

Notre heure était arrivée. Holmes me toucha légèrement le poignet ; ensemble, sur la pointe des pieds, nous arrivâmes au bord de la trappe. Nous avions eu beau marcher doucement, le vieux plancher avait gémi sous nos pieds, et la tête de l’Américain émergea du trou. Il tourna vers nous une tête où se lisait une rage furieuse, qui s’apaisa progressivement quand il vit deux revolvers braqués sur lui.

– Bon, bon ! fit-il froidement tout en remontant sur le plancher. Je crois que vous avez été de trop pour moi, monsieur Holmes. Vous avez percé mon jeu, je pense, depuis le début. Bien. Je vous l’accorde. Vous m’avez battu, et…

En un dixième de seconde, il avait tiré un revolver d’une poche intérieure et fait feu, deux fois. Je sentis comme une cautérisation au fer rouge à la cuisse. Puis le revolver de Holmes s’abattit sur la tête de l’homme. J’eus la vision de Killer Evans s’étalant sur le plancher, de son sang qui s’écoulait de sa figure, et de Holmes le fouillant pour le désarmer. Enfin les bras de mon ami m’entourèrent et me conduisirent sur une chaise.

– Vous n’êtes pas blessé, Watson ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi que vous n’êtes pas touché !

Cela valait bien une blessure, beaucoup de blessures, de mesurer enfin la profondeur de la loyauté et de l’affection qui se cachaient derrière ce masque impassible ! Pendant un moment je vis s’embuer les yeux durs, et frémir les lèvres fermes. Pour la première fois de ma vie, je sentis battre le grand cœur digne du grand cerveau. Cette révélation me paya de toutes mes années de service humble et désintéressé.

– Ce n’est rien, Holmes. Une simple égratignure.

Il avait déchiré mon pantalon avec son canif.

– Vous avez raison ! s’écria-t-il en poussant un immense soupir de soulagement. La blessure est très superficielle…

Son visage prit la dureté du silex quand il se tourna vers notre prisonnier, qui se dressait sur son séant avec une figure ahurie.

–… Cela vaut mieux pour vous. Si vous aviez tué Watson, vous ne seriez pas sorti vivant de cette pièce. A présent, monsieur, qu’avez-vous à nous dire pour votre défense ?

Il n’avait pas grand-chose à dire pour sa défense ! Il se bornait à nous regarder de travers. Je m’appuyai sur le bras de Holmes, et ensemble nous regardâmes la petite cave où il était entré par la trappe secrète. Elle était encore éclairée par la bougie qu’Evans avait descendue avec lui. Nos yeux s’arrêtèrent sur une grosse machine rouillée, de grands rouleaux de papier, des bouteilles et, soigneusement alignés sur une table, de nombreux petits paquets bien enveloppés.

– Une presse à imprimer… Tout l’attirail du faux-monnayeur, dit Holmes.

– Oui, monsieur ! reconnut notre prisonnier, qui essaya de se remettre debout et qui retomba sur sa chaise. Le faux-monnayeur le plus formidable qui ait jamais vécu à Londres. C’est la machine de Prescott, et ces paquets sur la table renferment deux mille billets de cent livres qu’il a fabriqués et qui auraient pu passer partout. Servez-vous, messieurs ! Appelez ça une affaire, et laissez-moi décamper.

Holmes se mit à rire.

– Nous ne faisons pas de choses pareilles, monsieur Evans. Vous avez abattu ce Prescott, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, et j’ai tiré cinq ans pour ça, bien que ce soit lui qui m’ait attaqué. Cinq ans ! Alors que j’aurais dû recevoir une médaille large comme une assiette à soupe. Personne n’est capable de faire la différence entre Prescott et la Banque d’Angleterre. Si je ne l’avais pas mis hors jeu, il aurait inondé Londres de ses billets. J’étais le seul homme au monde à savoir où il les fabriquait. Vous étonnez-vous aussi que j’aie fait de mon mieux pour obliger ce vieux chasseur de papillons, qui ne sortait jamais, à vider les lieux pour quelques heures ? J’aurais peut-être été plus avisé si je l’avais descendu. Ça n’aurait pas été difficile. Mais que voulez-vous, j’ai le cœur doux, et je ne peux pas commencer à tirer si le copain d’en face n’a pas de revolver. Mais dites donc, monsieur Holmes, qu’ai-je fait de mal après tout ? Je ne me suis pas servi de la came. Je n’ai pas brutalisé le vieux machin. Qu’avez-vous contre moi ?

– Rien qu’une tentative de meurtre, jusqu’ici, fit Holmes. Mais ce n’est pas notre affaire. Vous verrez bien ce qui se passera à la prochaine étape. Ce que nous voulions pour l’instant était votre précieuse personne. Voudriez-vous donner un coup de téléphone au Yard, Watson ? Je présume qu’il ne sera pas tout à fait une surprise pour nos amis.

Tels sont les faits relatifs à Killer Evans et à sa remarquable invention des trois Garrideb. Nous apprîmes ultérieurement que notre pauvre ami ne se remit jamais du choc qui détruisit ses beaux rêves. Quand son château en Espagne s’effondra, il s’effondra lui aussi. Aux dernières nouvelles, il était dans une maison de santé à Brixton. Ce fut un beau jour pour le Yard quand l’attirail de Prescott fut découvert, car la police officielle connaissait son existence mais n’avait jamais pu, après la mort du faux-monnayeur, mettre la main dessus. Evans avait en réalité rendu un grand service, et il avait permis à plusieurs hauts fonctionnaires de dormir sur leurs deux oreilles, tant le faux-monnayeur était un danger public. Ces hauts fonctionnaires auraient volontiers souscrit pour l’achat d’une médaille large comme une assiette à soupe, mais un tribunal en apprécia différemment et Killer Evans fut replongé dans l’ombre d’où il venait de sortir.

L’ILLUSTRE CLIENT

L’ILLUSTRE CLIENT{6}

– Maintenant, elle ne peut nuire à personne.

Tel fut le commentaire de M. Sherlock Holmes quand, pour la dixième fois au moins, je lui demandai l’autorisation de publier l’histoire qui va suivre.

Et voilà comment j’obtins enfin la permission de perpétuer pour le public un moment, par certains côtés un sommet, de la carrière de mon ami.

Holmes comme moi avait une faiblesse pour le bain turc. C’était dans la vapeur d’une chambre chaude que je le trouvais le moins réticent et le plus humain. A l’étage supérieur de l’établissement de Northumberland Avenue, il y a un coin isolé avec deux canapés jumeaux ; nous les occupions le 3 septembre 1902, jour où commence mon récit.

Je lui avais demandé si quelque chose de passionnant était en train ; pour toute réponse, il avait sorti des draps qui l’enveloppaient son long bras mince et nerveux, et il avait extrait du manteau suspendu à côté de lui une certaine enveloppe.

– Voilà qui émane peut-être d’un faiseur d’embarras, me dit-il en me tendant le billet qui y était inclus. Mais il peut aussi bien s’agir d’une question de vie ou de mort. Je ne sais rien de plus que ce que contient ce message.

L’en-tête était celle du Carlton Club, la date celle de la veille au soir. Le texte était le suivant :

« Sir James Damery présente ses compliments à M. Sherlock Holmes, et se rendra chez lui demain à quatre heures et demie. Sir James se permet de préciser que l’affaire à propos de laquelle il désire consulter M. Holmes est très délicate, et aussi très importante. Il espère donc que M. Holmes s’efforcera de se rendre libre, et qu’il lui confirmera son accord par téléphone au Carlton Club. »

– Bien entendu j’ai confirmé, me dit Holmes quand je lui rendis le message. Connaissez-vous quelque chose sur ce Damery ?

– Simplement que son nom est un passe-partout dans la haute société.

– Moi, je peux vous en dire un peu plus. Il a vaguement la réputation d’arranger des affaires délicates dont les journaux ne parlent pas. Vous vous rappelez sans doute ses négociations avec sir George Lewis pour l’affaire du testament Hammerford. C’est un homme du monde naturellement enclin à la diplomatie. Je suis donc obligé de croire que la piste n’est pas mauvaise et qu’il a réellement besoin de notre assistance.

– Vous avez dit : « notre » ?

– Mais oui, si vous y consentez, Watson.

– J’en serai très honoré.

– Vous connaissez l’heure : quatre heures et demie. D’ici là, n’en parlons plus.

A cette époque j’habitais un appartement dans Queen Anne Street, mais j’arrivai à Baker Street légèrement avant l’heure convenue. Sir James Damery se fit annoncer avec exactitude. Faut-il décrire le personnage ? Tout le monde se souvient de ce gros homme honnête, un peu snob, de son large visage rasé et, surtout, de sa voix moelleuse, agréable. Ses yeux gris brillaient de franchise, et la bonne humeur se lisait autour de ses lèvres souriantes, mobiles. Son chapeau clair, sa redingote noire, tous les détails de son costume, depuis la perle qui était posée sur sa cravate de satin sombre jusqu’aux guêtres couleur de lavande sur les souliers vernis, illustraient le soin méticuleux qu’il consacrait à s’habiller et qui l’avait rendu célèbre. Notre petite pièce semblait écrasée par la présence de ce grand aristocrate dominateur.

– Naturellement, je m’attendais à rencontrer le docteur Watson ! fit-il avec une courtoise inclination de tête. Sa collaboration peut s’avérer très utile, car nous avons affaire en cette occasion, monsieur Holmes, avec un homme qui ne recule littéralement devant rien, et en particulier la violence. Je crois que dans toute l’Europe il n’existe pas d’individu plus dangereux.

– J’ai eu plusieurs adversaires auxquels s’appliquait ce terne flatteur, répondit Holmes en souriant. Fumez-vous ? Alors vous voudrez bien m’excuser car j’allume ma pipe. Si votre homme est plus dangereux que feu le professeur Moriarty ou que le colonel Sebastian Moran (toujours en vie celui-là), il vaut la peine que vous me le présentiez. Puis-je vous demander comment il s’appelle ?

– Avez-vous jamais entendu parler du baron Gruner ?

– De cet assassin autrichien ?

Sir James Damery retira ses gants glacés et se mit à rire.

– Il n’y a pas moyen de vous battre, monsieur Holmes ! Merveilleux ! Ainsi vous savez déjà que c’est un assassin ?

– C’est mon métier de suivre dans les détails les affaires criminelles du continent. Qui aurait pu lire ce qui s’est passé à Prague et conserver des doutes sur la culpabilité de l’homme en question ? Il a fallu pour le sauver un point de droit et la mort suspecte d’un témoin ! Je suis aussi persuadé qu’il a tué sa femme dans ce prétendu « accident » au col du Splügen que si je l’avais vu l’assassiner. Je savais également qu’il était arrivé en Angleterre et que tôt ou tard il me donnerait du travail. Hé bien ! de quoi s’est rendu coupable le baron Gruner ? Je présume que ce n’est pas cette vieille tragédie qui ressort ?

– Non, il s’agit de quelque chose de plus grave. Venger un crime est important, mais en prévenir un est encore plus important. C’est terrible, monsieur Holmes, d’assister à la préparation d’un événement affreux, d’une situation atroce, d’entrevoir clairement à quoi elle aboutira, et d’être cependant impuissant. Un être humain peut-il se trouver placé dans une position plus pénible ?

– Difficilement.

– Alors vous sympathiserez avec le client dont je représente les intérêts ?

– Je n’avais pas compris que vous n’étiez qu’un intermédiaire. Qui est le principal intéressé ?

– Monsieur Holmes, je dois vous prier de ne pas insister là-dessus. Il est important que je puisse l’assurer que son nom respecté et estimé n’a été mêlé en rien à l’affaire. Ses motifs sont suprêmement honorables et chevaleresques, mais il préfère garder l’incognito. Inutile de vous préciser, n’est-ce pas, que vous recevrez des honoraires et que de ce côté vous avez les mains parfaitement libres. Je suis sûr que le nom réel de votre client ne vous intéresse guère ?

– Je regrette, dit Holmes. J’ai l’habitude de me heurter au mystère à un bout de mes affaires ; mais un mystère à chaque bout est trop compliqué. Je crains, Sir James, d’avoir à décliner votre proposition.

Notre visiteur était grandement troublé. Sa grosse figure sensible s’assombrit de déception.

– Vous mesurez mal l’effet de vos paroles, monsieur Holmes ! Vous me placez devant un dilemme fort grave, car je ne doute pas que vous seriez fier de prendre l’affaire en main si je vous en fournissais tous les éléments, et cependant une promesse m’empêche de vous en révéler un. Puis-je, du moins, vous exposer tout ce qu’il m’est permis de vous dire ?

– Si vous voulez, étant bien entendu que je ne m’engage en rien.

– Soit. Premier point : vous avez dû entendre parler du général de Merville ?

– De Merville, le célèbre chef militaire ? Oui.

– Il a une fille, Violet de Merville, jeune, riche, belle, accomplie : merveilleuse sous tous les rapports. C’est cette demoiselle, cette jeune fille adorable et naïve, que nous essayons de tirer des griffes d’un démon.

– Le baron Gruner exerce donc une emprise sur elle ?

– L’emprise la plus puissante, quand il s’agit d’une femme : il la tient par l’amour. Il est, comme vous le savez peut-être, extraordinairement bel homme ; il a des manières fascinantes, une voix douce, et cet air romanesque et mystérieux qui plaît tant aux demoiselles. On dit de lui qu’il tient tout le beau sexe à sa merci, et qu’il a maintes fois vérifié cette assertion.

– Mais comment un tel coquin a-t-il pu faire la connaissance d’une jeune fille comme Mlle Violet de Merville ?

– Ils se sont rencontrés au cours d’une croisière en Méditerranée. Bien que dûment sélectionnés, les passagers avaient payé leurs billets. Sans doute les organisateurs ignoraient-ils le véritable tempérament du baron Gruner. Le scélérat s’est attaché à la demoiselle avec un tel succès qu’il a gagné complètement, absolument, son cœur. Ce serait peu de dire qu’elle l’aime. Elle éprouve à son sujet une indulgence ridicule, elle en est obsédée. Hors lui, rien ne compte sur la terre. Elle ne supporte pas le moindre mot dirigé contre lui. Tout a été tenté pour la guérir de son mal : en vain. Bref, elle se propose de l’épouser le mois prochain. Comme elle est majeure et comme elle possède une volonté de fer, comment l’empêcher de faire cette sottise ?

– Connaît-elle l’épisode autrichien ?

– Le rusé démon lui a conté tous les scandales déplaisants de son passé, mais toujours de façon à se faire passer pour un martyr innocent. Elle n’écoute que sa version ; elle ne veut rien entendre des autres.

– Mon Dieu ! Mais vous avez sûrement par inadvertance laissé échapper le nom de votre client ? Il s’agit du général de Merville ?

Notre visiteur s’agita sur sa chaise.

– Je pourrais vous répondre par l’affirmative, monsieur Holmes, mais je vous mentirais. De Merville est anéanti. Cette histoire l’a complètement démoralisé. Les nerfs qu’il avait toujours conservés sur le champ de bataille se sont effondrés, et il est devenu un faible vieillard, à peu près gâteux, tout à fait incapable de lutter contre un coquin plein de vigueur et d’astuce comme cet Autrichien. Mon client est un vieil ami, qui connaît intimement le général depuis de longues années, et qui a voué à la jeune fille une sollicitude paternelle depuis le temps où elle portait des jupes courtes. Je ne vois rien qui puisse motiver une action de Scotland Yard. C’est à sa suggestion que je suis venu vous trouver, mais à la condition expresse qu’il n’apparaisse jamais dans l’affaire. Je ne mets pas en doute, monsieur Holmes, qu’avec vos grandes qualités vous puissiez identifier mon client en me pressant de questions, mais je dois vous demander votre parole de n’en rien faire et de préserver son incognito.

Le visage de Holmes s’éclaira d’un sourire malicieux.

– Je crois que je peux vous le promettre, dit-il. Et j’ajoute que votre problème m’intéresse, que je suis disposé à m’en occuper. Comment puis-je vous toucher le cas échéant ?

– On me trouvera toujours par l’intermédiaire du Carlton Club. Mais en cas d’urgence, voici mon numéro personnel : XX-31.

Holmes le nota et demeura assis, le même sourire aux lèvres, avec son carnet encore ouvert sur les genoux.

– L’adresse actuelle du baron, s’il vous plaît ?

– Vernon Lodge, près de Kingston. C’est une grande maison. Il a eu de la chance dans de récentes spéculations financières, plutôt douteuses d’ailleurs, et il est riche, ce qui le rend encore plus dangereux.

– Est-il à Londres à présent ?

– Oui.

– En dehors de ce que vous m’avez dit, ne pouvez-vous pas me donner de plus amples renseignements sur cet individu ?

– Il a des goûts dépensiers. C’est un fanatique des chevaux. Pendant quelque temps il a joué au polo à Hurlingham, mais cette affaire de Prague a été divulguée et il a dû démissionner. Il collectionne livres et tableaux. Il a un sens artistique indéniable. Je crois qu’il est une autorité reconnue en porcelaines chinoises et qu’il a écrit un livre sur ce sujet.

– Un esprit complexe ! fit Holmes. Tous les grands criminels sont des esprits complexes. Mon vieil ami Charlie Peace était un virtuose du violon. Mainwright était aussi un artiste. Je pourrais vous en citer bien d’autres. Hé bien ! Sir James, vous informerez votre client que je vais prendre en main le baron Gruner. Je ne peux pas en dire davantage. De mon côté, j’ai diverses sources de renseignements, et j’ose prétendre que nous découvrirons un moyen de régler cette affaire décemment.

Une fois notre visiteur sorti, Holmes demeura plongé dans une méditation silencieuse qui me fit croire qu’il avait oublié ma présence. Finalement il revint sur terre.

– Alors, Watson, quoi de neuf ?

– J’aurais cru que vous seriez allé voir tout de suite la jeune fille en question.

– Mon cher Watson, si son vieux père brisé de chagrin ne parvient pas à l’émouvoir, comment moi, un inconnu, y réussirais-je ? Et pourtant, si tout le reste échoue, il faudra bien que je m’y décide. Mais je pense que nous devons commencer en partant d’un angle différent. M’est avis que Shinwell Johnson pourrait m’aider.

Je n’ai pas eu jusqu’ici l’occasion, de citer le nom de Shinwell Johnson, parce que j’ai peu parlé des affaires se rattachant à la dernière phase de la carrière de mon ami. Au cours des premières années de ce siècle il était devenu un adjoint capable. Johnson, je suis désolé d’avoir à le dire, se fit d’abord remarquer sous les traits d’un dangereux coquin, et il purgea deux condamnations à Parkhurst. Après quoi il se repentit et s’associa avec Holmes. Il fut son agent au sein de la formidable pègre londonienne, et il lui fournit des renseignements qui se révélèrent souvent d’une importance décisive. Si Johnson avait été un indicateur de la police, il aurait été rapidement démasqué ; mais comme il travaillait sur des affaires qui n’aboutissaient jamais directement devant les tribunaux, ses anciens compagnons ignoraient tout de ses nouvelles activités. Auréolé de ses deux condamnations au bagne, il pénétrait dans tous les night-clubs, tous les asiles de nuit, tous les cercles de jeux de la capitale, et son cerveau fécond ainsi que ses dons d’observation avaient fait de lui un agent de renseignements idéal. C’était donc à cet informateur qu’avait pensé Holmes.

Il me fut impossible de suivre toutes les démarches qu’entreprit immédiatement mon ami, car j’avais de mon côté différentes tâches professionnelles à accomplir, mais il me fixa rendez-vous le soir chez Simpson où, assis devant une petite table près de la fenêtre, il me donna quelques nouvelles, tout en observant le flux des passants dans le Strand.

– Johnson est parti en chasse, me dit-il. Il me ramènera peut-être quelques ordures tirées des recoins les plus sombres du monde souterrain de la pègre, mais c’est là-dedans, parmi les racines du crime, que nous devons fouiller pour percer les secrets de cet homme.

– Mais puisque la demoiselle ne veut pas admettre ce qui est déjà connu, pourquoi une nouvelle découverte faite par vous la détournerait-elle de son dessein ?

– Qui sait, Watson ? Le cœur et l’esprit d’une femme sont des énigmes insolubles pour un mâle. Un meurtre peut être pardonné, une offense bien moindre peut ulcérer.

– Le baron Gruner m’a dit…

– Il vous a dit !

– Oh ! c’est vrai, je ne vous avais pas communiqué mes projets ! Hé bien ! Watson, j’aime le combat de près. J’aime affronter un adversaire face à face et voir de mes propres yeux la substance dont il est fait. Après avoir remis mes instructions à Johnson, j’ai pris un fiacre, je suis allé à Kingston, et j’ai trouvé mon baron d’une humeur très aimable.

– Vous a-t-il reconnu ?

– Il n’a pas eu de difficulté pour me reconnaître, puisque je m’étais fait précéder de ma carte. C’est un excellent antagoniste, froid comme du marbre, qui a la voix suave et douce de certains de vos malades à la mode, mais qui est aussi venimeux qu’un cobra. Il a de la branche ; je le considère comme un véritable aristocrate du crime qui vous invite à prendre une tasse de thé mais qui a la cruauté d’un tombeau. Oui, je suis ravi de m’être intéressé au baron Adelbert Gruner !

– Vous dites qu’il a été aimable ?

– Le chat qui ronronne quand il voit une souris approcher. L’amabilité de certaines personnes est plus mortelle que la violence d’individus plus grossiers. Sa manière de m’accueillir le dépeint assez bien.

« – Je me disais aussi que je finirais par vous rencontrer quelque jour, monsieur Holmes ! m’a-t-il dit. Vous avez été sans doute engagé par le général de Merville afin d’empêcher mon mariage avec sa fille Violet, n’est-ce pas ?

« J’ai répondu que oui.

« – Mon cher monsieur, m’a-t-il déclaré, vous ne ferez que compromettre une réputation pourtant bien méritée : la vôtre. Vous ne pouvez pas réussir dans cette affaire. Vous vous attelleriez à une tâche ingrate, qui ne serait pas sans danger. Permettez-moi de vous conseiller vivement de vous retirer, et tout de suite !

« – Voilà qui est curieux ! ai-je répliqué. C’était exactement l’avis que j’avais l’intention de vous donner. J’ai du respect pour votre cervelle, baron, et le peu que j’ai vu de votre personnalité ne l’a pas diminué. Parlons d’homme à homme. Personne ne veut revenir sur votre passé et vous causer des ennuis. Le passé est le passé, et vous nagez maintenant dans des eaux claires. Mais si vous persistez dans l’idée de ce mariage, vous soulèverez contre vous une foule d’ennemis puissants qui ne vous lâcheront que lorsqu’ils vous auront rendu l’Angleterre intenable. Le sujet en vaut-il la peine ? Vous seriez plus avisé de laisser tranquille la jeune fille. Il ne vous serait pas agréable que certains épisodes de votre passé lui fussent connus.

« Le baron possède quelques poils cosmétiqués sous son nez, qui ressemblent aux antennes d’un insecte. Ils se sont mis à s’agiter de plaisir pendant qu’il m’écoutait et il m’a répondu d’abord par un petit rire.

« – Pardonnez mon hilarité, monsieur Holmes, m’a-t-il dit ensuite. Mais c’est vraiment drôle de vous voir essayer de jouer une partie sans avoir la moindre carte dans votre jeu. Je ne crois pas qu’on pourrait mieux faire, mais c’est tout de même amusant. Pas la moindre carte, monsieur Holmes ! Pas le plus petit des atouts mineurs !

« – A ce que vous croyez !

« – A ce que je sais. Permettez-moi de vous éclairer complètement, car mes cartes sont si fortes que je peux les jouer sur table. J’ai eu la chance de conquérir l’entière affection de cette jeune fille. Elle me l’a donnée en dépit du fait que je l’avais mise au courant de tous les malheureux épisodes de mon passé. Je lui ai dit également que certains intrigants, certains individus dangereux (je suppose que vous vous reconnaissez ?) iraient la trouver et lui raconteraient ces histoires, et je l’ai mise en garde tout en lui indiquant comment les recevoir. Avez-vous entendu parler de la suggestion posthypnotique, monsieur Holmes ? Hé bien ! vous la verrez à l’œuvre, car un homme qui possède une personnalité peut hypnotiser quelqu’un sans aucune passe de charlatan. Elle est prête à vous accueillir ; je suis certain qu’elle ne vous refusera pas un rendez-vous : elle est très docile aux volontés de son père… sauf sur un petit détail.

« Hé bien ! Watson, j’avais l’impression qu’il n’y avait plus grand-chose à dire ; aussi ai-je pris congé avec toute la froideur et la dignité possibles ; mais au moment où j’avais la main sur la poignée de la porte, il m’a arrêté.

« – A propos, monsieur Holmes ! Vous avez connu Le Brun, le détective français ?

« – Oui.

« – Savez-vous ce qui lui est arrivé ?

« – Je crois qu’il a été rossé par quelques apaches de Montmartre et qu’il est infirme pour la vie.

« – Très juste, monsieur Holmes. Par une curieuse coïncidence, il s’était mêlé de mes affaires une semaine plus tôt. Ne vous mêlez pas de mes affaires, monsieur Holmes. Cela vous porterait malheur. Plusieurs l’ont expérimenté à leurs dépens. Mon dernier mot : allez de votre côté et moi du mien. Bonsoir !

« Voilà où j’en suis, Watson. Vous êtes au fait des dernières nouvelles.

– Ce baron me paraît dangereux.

Puissamment dangereux ! Je dédaigne les rodomonts, mais celui-ci est du type d’hommes qui en disent plutôt moins que plus.

– Êtes-vous obligé de vous occuper de lui ? S’il épouse la jeune fille, quelle importance ?

– Étant donné qu’il a indiscutablement assassiné sa dernière femme, je dirais qu’il est très important qu’il n’épouse pas cette jeune fille. Par ailleurs, il y a le client ! Allons, ne discutons pas de cela. Quand vous aurez terminé votre café, vous feriez aussi bien de m’accompagner, car le joyeux Shinwell va venir me faire son rapport.

Il était déjà à Baker Street quand nous arrivâmes. C’était un colosse au visage rougeaud et vulgaire : deux yeux d’une extrême vivacité étaient le seul signe extérieur de l’esprit rusé qui se dissimulait dans sa tête de brute. Il avait dû plonger dans les bas-fonds de son royaume : en effet, à côté de lui sur le canapé était assise une mince jeune femme rousse dont la figure jeune, pâle, pathétique était si ravagée par le péché et le chagrin qu’on devinait quelles années terribles elle avait vécues.

– Je vous présente Mlle Kitty Winter, annonça Shinwell Johnson en agitant sa main grasse. Ce qu’elle sait… Bah ! elle parlera toute seule ! J’ai mis la main dessus, monsieur Holmes, moins d’une heure après avoir reçu votre message.

– Je ne suis pas difficile à trouver, dit la jeune femme. N’importe qui peut me trouver : l’enfer, Londres… Même adresse pour Porky Shinwell. Nous sommes de vieux copains, Porky et moi. Mais, sapristi, il en existe un autre qui devrait être dans un enfer plus bas que nous s’il y avait une justice au monde ! C’est l’homme dont vous vous occupez, monsieur Holmes.

Holmes sourit.

– Je m’associe à vos bons vœux, mademoiselle Winter !

– Si je peux vous aider à l’envoyer là où de droit il a sa place, à votre disposition ! fit notre visiteuse avec une énergie farouche.

Une intensité de haine passa sur ses traits tirés et dans ses yeux brillants, comme on n’en voit jamais chez un homme et rarement chez une femme.

– Vous n’avez pas besoin de vous occuper de mon passé, monsieur Holmes. Il n’a aucun intérêt. Je suis simplement ce qu’a fait de moi Adelbert Gruner. Si je pouvais l’entraîner !…

Elle brandit frénétiquement ses mains.

–… Oh ! si seulement je pouvais l’entraîner dans la fosse où il en a poussé tant !

– Vous savez de quoi il s’agit ?

– Porky Shinwell me l’a dit. Il court après une autre pauvre idiote, et cette fois il veut l’épouser. Vous, vous voulez l’en empêcher. Hé bien ! vous en savez sûrement assez sur ce démon pour empêcher n’importe quelle jeune fille convenable et sensée de vouloir vivre dans la même paroisse que lui.

– Elle a perdu la raison. Elle est follement amoureuse. Elle a été mise au courant. Elle ne tient compte de rien.

– Au courant de l’assassinat ?

– Oui.

– Seigneur ! Elle doit avoir de ces nerfs !

– Elle croit que ce sont des calomnies.

– Ne pouvez-vous pas lui fourrer des preuves sous ses yeux d’idiote ?

– Vous, nous aideriez-vous à l’éclairer ?

– Quoi ! Ne suis-je pas une preuve en chair et en os ? Si je me trouvais devant elle et si je lui disais comment il m’a traitée…

– Vous le feriez ?

– Si je le ferais ? Ah ! oui.

– Hé bien ! cela vaudrait la peine d’essayer. Mais il lui a confessé la plupart de ses péchés et elle l’a absous. Je ne crois pas qu’elle accepte de rouvrir le débat.

– Je lui prouverai qu’il ne lui a pas tout dit, déclara Mlle Winter. J’ai été plus ou moins au courant de deux ou trois meurtres qui n’ont pas fait autant de bruit. Il parlait de quelqu’un de sa voix de velours, puis me regardait avec un œil tranquille et disait : « Il est mort, il y a un mois. » Il ne parlait pas pour ne rien dire ! Mais j’y faisais peu attention. Comprenez que je l’aimais. Tout ce qu’il faisait me plaisait : exactement comme à cette pauvre folle. Une seule chose me bouleversa. Oui, par le diable ! Sans sa langue menteuse, empoisonnée, qui explique et aplanit tout, je l’aurais quitté cette nuit-là ! Il a un livre. Un livre relié en cuir brun avec une serrure, et ses armes sur la couverture. Je pense qu’il avait bu cette nuit-là ; sinon, il ne me l’aurait pas montré.

– Ce livre ?…

– Je vous dis, monsieur Holmes, que cet homme collectionne les femmes, et qu’il éprouve autant d’orgueil à sa collection de femmes que d’autres à leurs collections de mouches ou de papillons. Il a tout mis dans ce livre. Des instantanés, des noms, des détails, tout enfin ! C’est un livre obscène : un livre qu’aucun homme, même élevé dans le ruisseau, n’aurait pu écrire. Mais c’est quand même le livre d’Adelbert Gruner. « Les Âmes que j’ai ruinées. » Il aurait pu inscrire ce titre-là s’il y avait pensé. Néanmoins, ça ne sert à rien d’en parler, car le livre ne pourrait pas vous être utile, et, s’il l’était, vous ne pourriez pas l’avoir.

– Où est-il ?

– Comment vous dire où il se trouve maintenant ? Il y a plus d’un an que j’ai quitté Adelbert. Quand j’étais avec lui, je savais où il le gardait. Par beaucoup de côtés, il ressemble à un chat : il en a la propreté et la précision. Le livre est peut-être dans le vieux meuble de son bureau privé. Vous connaissez sa maison ?

– Je suis allé dans son bureau, répondit Holmes.

– Tiens, déjà ? Vous n’êtes pas fainéant, si vous n’êtes parti en guerre que ce matin. Peut-être que le cher Adelbert a trouvé pour une fois un rival à sa taille ! Le bureau où vous l’avez vu est celui qui contient les porcelaines chinoises, dans un gros buffet entre les fenêtres. Derrière sa table se trouve la porte qui ouvre sur le bureau privé : une petite pièce où il conserve des papiers et toutes sortes de choses.

– N’a-t-il pas peur des cambrioleurs ?

– Adelbert n’est pas un poltron. Personne, même pas son pire ennemi, n’oserait le dire. Il est capable de veiller sur vie. La nuit, une sonnerie d’alarme fonctionne. Et puis, qu’y a-t-il chez lui qui puisse intéresser un cambrioleur ? A moins qu’il ne lui dérobe ses porcelaines chinoises !

– Pas intéressant ! trancha Shinwell Johnson avec l’autorité d’un expert. Aucun receleur ne voudrait d’un truc, qu’on ne peut ni fondre ni vendre.

– D’accord ! fit Holmes. Hé bien ! mademoiselle Winter, si vous vouliez revenir ici demain après-midi à cinq heures, j’aurai entre-temps réfléchi à votre proposition de voir la jeune fille, et j’aurai examiné si un rendez-vous peut être aménagé. Je vous suis extrêmement obligé de votre collaboration. Je n’ai pas besoin de vous dire que mon client sera d’une libéralité…

– Rien à faire ! s’écria la jeune femme. Je ne suis pas ici pour de l’argent. Que je voie cet homme dans la boue, et j’aurai ma récompense. Dans la boue et mon pied dessus pour écraser sa figure maudite ! Je ne veux pas autre chose. Je vous verrai demain, et n’importe quand, aussi longtemps que vous vous occuperez de lui. Porky vous dira où l’on peut me trouver.

Je ne revis pas Holmes avant le lendemain soir, où nous dînâmes ensemble à notre restaurant du Strand. Il haussa les épaules quand je lui demandai si son entretien avait bien tourné. Puis il me raconta l’histoire que je répète sous une forme adoucie.

– Mon rendez-vous me fut accordé sans aucune difficulté, car la jeune fille fait exprès de témoigner une abjecte obéissance filiale pour toutes les choses secondaires, afin de racheter sa désobéissance pour ses fiançailles. Le général me téléphona que tout était prêt, et la féroce Mlle Winter, exacte au rendez-vous, monta avec moi dans un fiacre qui nous déposa à cinq heures et demie devant le 104 de Berkeley Square, où habite le vieux soldat : l’un de ces affreux castels gris de Londres auprès desquels une église paraît frivole. Un chasseur nous introduisit dans le grand salon tendu de jaune : là se trouvait la jeune fille qui nous attendait ; elle était pâle, grave, distante, aussi inflexible et froide qu’un névé sur une montagne.

« Je ne vois pas très bien comment vous la dépeindre, Watson. Peut-être la rencontrerez-vous avant la fin de l’histoire, et vous pourrez utiliser vos dons d’écrivain. Elle est belle, mais de cette beauté éthérée d’un autre monde qu’on trouve parfois sur des fanatiques dont la pensée ne quitte jamais les cimes. Chez les vieux maîtres du Moyen Age, j’ai vu des visages qui ressemblaient au sien. Comment un fauve a-t-il pu poser ses vilaines griffes sur un être pareil ? Voilà qui me dépasse. Vous savez que les extrêmes s’attirent : le spirituel est attiré par l’animal, l’homme des cavernes par l’ange. Ce cas est le pire de tous ceux que vous pourriez imaginer.

« Elle connaissait évidemment le motif de notre visite ; le bandit n’avait pas tardé à la prévenir contre nous. L’arrivée de Mlle Winter la surprit un peu, je pense, mais elle nous désigna deux fauteuils avec la mine de la révérende mère d’une abbaye recevant deux mendiants lépreux. Si vous avez envie un jour de vous gonfler d’importance, mon cher Watson, prenez donc des leçons chez Mlle Violet de Merville.

« – Monsieur, me dit-elle d’une voix qui évoquait irrésistiblement le vent qui descend d’un iceberg, votre nom ne m’est pas inconnu. Vous êtes venu ici, si j’ai bien compris, pour calomnier mon fiancé, le baron Gruner. Ce n’est que sur les instances de mon père que je vous reçois, et d’avance je vous avertis que rien de ce que vous me direz n’affectera mes dispositions.

« Elle me fit de la peine, Watson. Sur le moment, je la regardai comme j’aurais regardé ma propre fille. Je ne suis pas souvent éloquent. Je me sers de ma tête, non de mon cœur. Mais vraiment je plaidai devant elle avec toute la chaleur des mots que je puisais dans mon tempérament.

Je lui décrivis l’épouvantable situation de la femme qui a la révélation du caractère d’un homme seulement après qu’elle l’a épousé : une femme qui doit subir les caresses de mains sanglantes et de lèvres impures. Je ne lui épargnai rien : la honte, la peur, l’angoisse, le désespoir qu’elle se promettait en l’épousant. Toutes mes phrases furent impuissantes à amener un peu de couleur sur ces joues ivoirines, ou une lueur d’émotion dans son regard perdu au loin. Je pensai à ce que le coquin m’avait dit à propos de l’influence posthypnotique. De fait, on pouvait croire qu’elle vivait au-dessus de la terre dans une sorte de rêve extatique. Et pourtant elle me répondit avec une précision toute matérielle.

« – Je vous ai écouté patiemment, monsieur Holmes. L’effet de vos propos sur mon esprit est exactement celui que je vous avais prédit. Je sais qu’Adelbert, que mon fiancé a traversé de nombreux orages au cours desquels il s’est attiré des haines féroces et des aversions parfaitement injustes. Vous êtes le dernier venu de toute une série de calomniateurs. Il est possible que vous me vouliez du bien, quoique j’aie appris que vous étiez un agent payé, et que vous auriez aussi bien défendu les intérêts du baron que ceux de ses ennemis. Mais n’importe. Je veux que vous compreniez une fois pour toutes que je l’aime, qu’il m’aime, et que l’opinion du monde ne m’impressionne pas davantage que les piaillements des oiseaux de l’autre côté de la fenêtre. Si sa noble nature a jamais eu des défaillances, peut-être lui suis-je précisément destinée afin de la relever au niveau supérieur dont elle est digne. Mais je n’ai pas bien saisi, ajouta-t-elle en tournant son regard vers Mlle Winter, qui peut être cette jeune dame.

« J’allais lui répondre quand la fille intervint à la manière d’un tourbillon. Imaginez le feu et la glace face à face.

« – Je vais vous dire qui je suis ! s’écria-t-elle en bondissant de son siège et la bouche tordue de passion. Je suis sa dernière maîtresse. Je suis l’une des cent femmes qu’il a tentées, séduites, ruinées, et jetées au rebut, comme il le fera avec vous. Ce rebut, pour vous, sera vraisemblablement le tombeau ; peut-être cela vaudra-t-il mieux. Je vous le dis, pauvre folle : si vous épousez cet homme, il sera votre mort ! Ou bien il brisera votre cœur ou bien il vous tordra le cou ; mais vous n’échapperez pas à la mort. Ce n’est pas par amour pour vous que je parle. Je me soucie comme d’une guigne que vous viviez ou que vous mouriez. C’est par haine contre lui, par rancune, pour lui rendre ce qu’il m’a fait. Ce n’est pas la peine de me regarder comme vous le faites, ma belle mademoiselle, car vous pourriez vous trouver plus bas que moi avant peu !

« – Je préférerais ne pas avoir à discuter de pareilles choses, dit froidement Mlle de Merville. Je vous répète une dernière fois que je connais trois épisodes de la vie de mon fiancé, au cours desquels il a eu affaire avec des intrigantes, et je suis assurée de son sincère repentir pour tout le mal qu’il a pu commettre.

« – Trois épisodes ! hurla ma compagne. Idiote ! Pauvre idiote ineffable !

« – Monsieur Holmes, je vous serais reconnaissante de mettre un terme à cet entretien, dit la voix de glace. J’ai obéi à mon père en vous recevant, mais je ne suis nullement forcée d’écouter les délires de cette personne.

« Le juron aux lèvres, Mlle Winter se rua en avant : si je ne lui avais pas saisi le poignet, elle aurait attrapé aux cheveux la fille du général. Je la tirai vers la porte, et j’eus la chance de la flanquer dans un fiacre sans soulever de scandale public : elle ne se possédait plus. Quant à moi, Watson, quoique plus froid, j’étais furieux : c’est très déprimant de se heurter à une attitude hautaine, distante, et au suprême contentement de soi de la femme qu’on essaie de sauver… Vous voilà au fait de la situation. Il est évident que je dois manigancer autre chose, une nouvelle ouverture, car cette petite confrontation n’aura aucun effet. Je garderai le contact avec vous, Watson : il est plus que probable que je vous réserverai un rôle à jouer dans ma prochaine pièce ; mais après tout l’acte suivant pourrait bien être signé d’eux.

Il avait deviné juste. Leur coup s’abattit. Ou plutôt son coup à lui, car jamais je ne pourrai croire qu’elle s’y associa. Je crois que je pourrais sans me tromper vous montrer les pavés où je me tenais quand mes yeux tombèrent sur l’affichette d’un journal : l’horreur transperça mon âme. Cela se passait entre le Grand-Hôtel et la gare de Charing Cross. Un unijambiste étala les journaux du soir et leurs panneaux-réclame. Ma dernière conversation avec Holmes avait eu lieu deux jours plus tôt. Là, en lettres noires sur fond jaune, se détachait la manchette suivante :

Attentat criminel

contre

Sherlock Holmes

Je crois que je demeurai cloué sur place quelques instants. Il me semble qu’ensuite j’arrachai un journal des mains du marchand, que je me fis invectiver parce que je ne l’avais pas payé, et que j’allai me réfugier devant la porte d’une pharmacie pour lire l’entrefilet fatal. En tout cas voici son texte :

« Nous apprenons avec regret que M. Sherlock Holmes, célèbre détective privé, a été ce matin victime d’une agression criminelle qui l’a laissé dans un état sur lequel il est trop tôt pour se prononcer. Les détails manquent encore, mais l’événement a dû se produire vers midi dans Regent Street, près du Café Royal. Deux individus armés cannes ont attaqué M. Holmes, qui a reçu de multiples coups sur le corps et sur la tête ; les médecins considèrent son cas comme grave. Il a été transporté au Charing Cross Hospital, mais il a insisté pour être ramené chez lui à Baker Street. Ses agresseurs étaient correctement vêtus ; ils ont échappé à leurs poursuivants en traversant le Café Royal et en sortant par-derrière dans Glasshouse Street. Ils appartiennent sans aucun doute à cette société du crime qui a eu tant d’occasions de se plaindre de l’activité et de l’habileté du blessé. »

Faut-il que j’ajoute qu’aussitôt je me jetai dans un fiacre et que je me fis conduire à Baker Street ? A la porte attendait le landau de sir Leslie Oakshott ; je me heurtai dans le vestibule au célèbre chirurgien.

– Aucun danger immédiat ! me dit-il. Deux déchirures au cuir chevelu et de nombreuses meurtrissures. Plusieurs points de suture ont été indispensables. Je lui ai injecté de la morphine et il lui faut du repos. Mais je vous autorise à le voir quelques minutes.

Cette permission obtenue, je me précipitai dans la chambre où il faisait presque noir. Le malade était parfaitement éveillé ; dans un murmure rauque, il m’appela. Le store était aux trois quarts baissé, mais un rayon de soleil tapait dedans et j’aperçus la tête bandée du blessé. Une traînée rouge avait traversé les compresses blanches. Je m’assis à côté de lui et je hochai la tête.

– Tout va bien, Watson. Ne faites pas cette figure-là ! me chuchota-t-il d’une voix très affaiblie. Le mal n’est pas si grand qu’il paraît.

– Dieu merci !

– Je ne suis pas mauvais à la canne, vous savez. J’ai détourné la plupart des coups. Mais ils étaient deux : le deuxième était de trop.

– Que puis-je faire, Holmes ? Naturellement, c’est ce maudit baron qui est à l’origine de l’agression. Si vous m’y autorisez, je m’en vais de ce pas l’écorcher vif !

– Brave vieux Watson ! Non, nous ne pouvons rien faire avant que la police ait mis le grappin sur ses acolytes. Mais ils avaient bien préparé leur fuite. Attendez un peu. J’ai mes plans. La première chose à faire est d’exagérer la gravité de mes blessures. On viendra vous demander de mes nouvelles, Watson. Forcez la dose. Dites que j’aurai bien de la chance si je passe la semaine. Parlez de délire, de folie, de ce que vous voudrez. Vous n’en direz jamais trop !

– Mais sir Leslie Oakshott ?

– Oh ! pour lui, aucune inquiétude ! Il annoncera le pire. J’y veillerai.

– Rien d’autre ?

– Si. Prévenez Shinwell Johnson et dites-lui qu’il mette la fille à l’abri. Ces champions vont maintenant s’attaquer à elle. Ils savent qu’elle est dans la course. Puisqu’ils ont osé s’en prendre à moi, il est probable qu’ils ne l’oublieront pas, elle. C’est urgent. Faites-le dès ce soir.

– J’y vais. Rien de plus ?

– Mettez ma pipe sur la table, ainsi que la pantoufle à tabac. Parfait ! Venez me voir chaque matin et nous établirons notre plan de campagne.

Je m’arrangeai avec Johnson le soir même pour qu’il expédie Mlle Winter dans une banlieue paisible et qu’il l’y maintienne jusqu’à ce que tout danger ait disparu.

Pendant six jours, le public demeura sous l’impression que Holmes était à la mort. Les bulletins de santé étaient très alarmants et les journaux publièrent des nouvelles sinistres. Mes visites régulières au malade me permirent de constater qu’il était loin d’être aussi gravement atteint. Sa robuste constitution et sa volonté de fer faisaient merveille. Il se rétablissait vite, et je me demandais parfois s’il ne se sentait pas mieux qu’il ne l’avouait, même à moi. En cet homme, il y avait une curieuse manie du secret qui permettait des effets dramatiques, mais qui ne permettait même pas à son plus fidèle ami de deviner ses projets. Il poussait à l’extrême l’axiome selon lequel le conspirateur le plus assuré de réussir est celui qui conspire tout seul. J’étais plus proche de lui que n’importe qui au monde, et cependant je savais qu’un abîme nous séparait.

Le septième jour, on lui retira les agrafes. Les journaux du soir annoncèrent qu’il était atteint d’érysipèle. Ce même soir, ils annoncèrent aussi une nouvelle que j’étais tenu à communiquer à mon ami, qu’il fût malade ou bien portant. Parmi les passagers du bateau Ruritania de la Compagnie Cunard en partance vendredi de Liverpool figurait le baron Adelbert Gruner, qui avait à régler d’importantes affaires financières aux États-Unis avant son mariage imminent avec Mlle Violet de Merville, fille unique de… etc. Holmes écouta cette nouvelle avec une froideur concentrée. Sa pâleur me révéla à quel point elle le frappait.

– Vendredi ! s’exclama-t-il enfin. Plus que trois jours ! Je crois que le coquin veut se mettre hors de danger. Mais il n’y parviendra pas, Watson ! Par le Seigneur, il n’y parviendra pas ! Dites, Watson, je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi.

– Je suis ici pour vous être utile, Holmes.

– Hé bien ! consacrez les prochaines vingt-quatre heures à étudier de près les porcelaines chinoises.

Il ne me donna pas d’autres explications, et je ne lui en demandai aucune. Une longue expérience m’avait enseigné à obéir sans discuter. Mais quand j’eus quitté sa chambre, je descendis Baker Street tout en cherchant comment je pourrais accomplir sa volonté. Finalement, je me fis conduire à la London Library de Saint-James Square, exposai mon projet à mon ami Lomax, le sous-bibliothécaire, et regagnai mon appartement avec un gros volume sous le bras.

On dit de l’avocat qui a étudié un dossier avec beaucoup de soin qu’il est capable de « coller » un expert le lundi, mais que le samedi il a totalement oublié toutes ses connaissances fraîchement acquises. Certainement, je ne voudrais pas poser maintenant à l’expert en matière de céramique ! Et cependant, tout le soir et toute la nuit (avec juste un bref intervalle pour me reposer) et tout le lendemain matin j’appris des tas de choses et je me bourrai la tête de noms. J’appris les poinçons des grands artistes décorateurs, le mystère des dates cycliques, les marques du Hung-wu et les beautés du Yung-lo, les écritures de Tang-ying et les gloires de la période primitive du Sung et du Yuan. Ployant sous le faix de tous ces renseignements, je me rendis le lendemain soir chez Holmes. Il s’était levé (ce que vous n’auriez pas pu deviner d’après les communiqués destinés au public) et il était assis dans son fauteuil préféré ; sa tête entourée de bandages reposait sur sa main.

– Ma foi, Holmes, lui dis-je, à en croire les journaux, vous êtes agonisant !

–. C’est exactement l’impression que je veux répandre. Et vous, Watson, avez-vous bien appris votre leçon ?

– Du moins j’ai essayé.

– Bravo ! Vous sentez-vous capable de soutenir une conversation intelligente sur ce sujet ?

– Je crois que oui.

– Alors passez-moi cette boîte sur la cheminée.

Il ouvrit le couvercle et exhiba un petit objet soigneusement enveloppé dans une fine soie d’Orient. Il la déplia et découvrit une soucoupe délicate d’un bleu profond extraordinaire.

– Il faut la manipuler avec précaution, Watson. C’est de la vraie porcelaine coquille d’œuf de la dynastie Ming. On n’a jamais rien fait de mieux depuis. Un service complet vaudrait un prix royal. En fait, je ne crois pas qu’il en existe un en dehors de celui qui se trouve au palais impérial de Pékin. La vue de cet objet rendrait fou un vrai connaisseur.

– Et que dois-je en faire ?

Holmes me tendit une carte sur laquelle était gravé : « Dr. Hill Barton, 369, Half Moon Street. »

– Voilà comment vous vous appellerez ce soir, Watson.

Vous allez vous rendre auprès du baron Gruner. Je connais quelques-unes de ses habitudes. A huit heures et demie, il sera probablement libre. Un billet l’avertira à temps que vous passerez chez lui ; vous lui direz que vous lui apportez un échantillon d’un service parfaitement unique de porcelaine Ming. Vous pouvez bien être médecin, puisque c’est un rôle que vous jouez sans duplicité. Mais vous êtes surtout collectionneur, ce service vous a échu par hasard, vous aviez entendu parler de l’intérêt que porte le baron aux porcelaines, et vous êtes disposé à le lui vendre un bon prix.

– Quel prix ?

– Bonne question, Watson ! Vous seriez vite démasqué si vous ne connaissiez pas la valeur de cette marchandise. Cette soucoupe m’a été apportée par Sir James ; elle vient, d’après ce que j’ai compris, de la collection de son client. Vous n’exagérerez point en affirmant qu’elle n’a pour ainsi dire pas sa pareille au monde.

– Peut-être pourrais-je proposer que le service soit soumis à l’estimation d’un expert ?

– De mieux en mieux, Watson ! Vous êtes éblouissant aujourd’hui. Proposez Christie ou Sotheby. Votre délicatesse vous empêche de fixer vous-même un prix.

– Mais s’il ne me reçoit pas ?

– Oh ! si, il vous recevra. Il est atteint de collectionnite aiguë, et il a la manie des porcelaines chinoises : c’est une autorité reconnue, ne l’oubliez pas ! Asseyez-vous, Watson, et je vais vous dicter la lettre. Pas la peine de solliciter une réponse. Vous annoncerez tout bonnement votre visite, et le motif de cette visite.

Ce fut un document admirable : bref, courtois, de nature à stimuler la curiosité du connaisseur. Un commissionnaire du quartier fut prié d’aller le porter à l’adresse indiquée. Le soir même, avec la précieuse soucoupe à la main et la carte du docteur Barton dans ma poche, je partis pour l’aventure : pour mon aventure.

La maison et tout le domaine indiquaient que le baron Gruner était, comme Sir James l’avait dit, fort riche. La longue avenue qui serpentait était bordée de massifs rares et débouchait sur un grand carré de gravier orné de statues. L’endroit avait été aménagé par un roi de l’or de Amérique du Sud au temps du grand boom. La longue maison basse avec ses tourelles aux angles (véritable cauchemar pour un architecte !) en imposait par ses dimensions et par son assise. Un maître d’hôtel, qui n’aurait pas déparé un banc d’archevêque, m’ouvrit la porte et me confia aux bons soins d’un chasseur vêtu de peluche. Enfin le baron me reçut.

Il se tenait debout auprès d’un grand meuble placé entre les deux fenêtres et qui renfermait une partie de sa collection de Chine. Quand j’entrai, il se tourna vers moi ; il tenait à la main un petit vase brun.

– Je vous en prie, docteur, asseyez-vous ! me dit-il. J’étais en train de contempler mes trésors et je me demandais si je pouvais réellement leur en ajouter un. Ce petit échantillon de Tang, qui date du VIIe siècle, vous intéresserait sans doute. Je suis sûr que vous n’avez jamais vu un travail plus délicat ni un coloris plus riche. Avez-vous la soucoupe Ming dont vous m’avez parlé ?

Je défis précautionneusement mon paquet et je la lui tendis. Il s’assit devant son bureau, approcha la lampe car il faisait sombre, et entreprit de l’examiner. Pendant qu’il la considérait sous tous ses angles, la lumière jaune éclairant sa physionomie me permit de l’étudier à mon aise.

Il était réellement très bel homme. La réputation que sa beauté avait acquise en Europe était méritée. Il était d’une taille moyenne, mais d’une charpente gracieuse et souple. Il avait le visage bronzé, presque oriental, avec de grands yeux noirs langoureux qui devaient exercer sur les femmes un facile pouvoir de fascination. Cheveux et moustache étaient noir corbeau. La moustache était courte, effilée, cosmétiquée. Mais si je n’avais jamais vu de bouche d’assassin, j’en avais une devant moi : on aurait dit une entaille sur la figure, mince, impitoyable, terrible. Il avait tort d’en écarter la moustache, car cette bouche était le signal d’alarme de la nature, un avertissement pour ses victimes éventuelles. Il avait la voix engageante, des manières parfaites. Je lui aurais donné un peu plus de trente ans ; en réalité, comme je l’appris plus tard, il en avait quarante-deux.

– Très jolie ! En vérité très jolie ! fit-il enfin. Et vous dites que vous en avez un service de six ? Ce qui me confond, c’est que je n’avais pas entendu parler de ces magnifiques spécimens ! Je ne connais qu’un service en Angleterre capable de rivaliser avec eux ; encore n’est-il certainement pas sur le marché. Serais-je indiscret si je vous demandais, docteur Barton, comment vous l’avez entre les mains ?

– Est-ce que cela vous intéresse vraiment ? répliquai-je avec autant d’insouciance que j’en fus capable. Vous pouvez voir que cette pièce est authentique ; quant à sa valeur, je me fierai tout simplement à l’estimation d’un expert.

– C’est très mystérieux ! murmura-t-il tandis que dans ses yeux noirs s’allumait une rapide flamme de soupçon. Quand on traite sur des objets d’une telle valeur, il est normal qu’on désire tout connaître sur la transaction. L’authenticité de cette pièce est incontestable. Je ne la mets nullement en doute. Mais supposez (je suis bien obligé de faire entrer en ligne de compte toutes les hypothèses) qu’il s’avère ultérieurement que vous n’aviez pas le droit de vendre ?

– Je vous garantirais contre une pareille objection.

– Ce qui pose le problème de savoir quel crédit je pourrais accorder à votre garantie.

– Mes banquiers vous répondraient.

– Bien. Mais il n’empêche que toute transaction me paraît hors des normes.

Vous pouvez faire affaire ou non, dis-je avec un air suprêmement détaché. Je me suis adressé à vous d’abord parce que j’avais appris que vous étiez un connaisseur. Mais ailleurs je n’aurai pas de difficultés.

– Qui vous a dit que j’étais un connaisseur ?

– J’ai su que vous aviez écrit un livre sur le sujet.

– L’avez-vous lu ?

– Non.

– Mon Dieu, je comprends de moins en moins ! Vous êtes un connaisseur et un collectionneur ; vous possédez une pièce de grande valeur dans votre collection ; et cependant vous n’avez même pas pris la peine de consulter le seul livre qui vous aurait renseigné sur le sens et la valeur de ce que vous détenez. Comment me l’expliquez-vous ?

– Je suis très occupé. Je suis médecin. J’ai une clientèle.

– Ce n’est pas une réponse. Si un homme a une manie, il s’y consacre, quelles que soient ses autres occupations. Vous disiez dans votre lettre que vous étiez un connaisseur.

– C’est vrai.

– Puis-je vous poser quelques questions pour le vérifier ? Je suis obligé de vous dire, docteur (en admettant que vous soyez docteur), que ce marché me paraît de plus en plus suspect. Je voudrais vous demander ce que vous savez de l’empereur Shomu et comment vous l’associez avec le Shoso-in près de Nara ? Cela vous embarrasse ? Hé bien ! parlez-moi donc de la dynastie des Wei du Nord et de sa place dans l’histoire de la céramique !

Je bondis de mon fauteuil en feignant la colère.

– Voilà qui est intolérable, monsieur ! m’écriai-je. Je suis venu ici pour vous accorder une préférence, non pour être interrogé comme un écolier. Ma science sur ces sujets peut être inférieure à la vôtre, mais je ne répondrai certainement pas à des questions posées d’une manière aussi injurieuse.

Il me regarda fixement. Toute langueur avait disparu de ses yeux. Puis soudain ceux-ci étincelèrent. J’entrevis l’éclat des dents blanches entre les lèvres cruelles.

– Quel jeu jouez-vous ? Vous êtes venu ici pour m’espionner. Vous êtes un émissaire de Holmes. Vous essayez de me duper. Il paraît que Holmes est mourant ; alors il m’adresse ses valets pour me surveiller. Vous êtes entré ici sans ma permission, mais, pardieu ! vous trouverez plus difficile de sortir que d’entrer.

Il s’était levé d’un bond, et je reculai, me préparant à son attaque, car l’homme était hors de lui. Peut-être m’avait-il soupçonné dès l’abord ; en tout cas, cet interrogatoire lui avait révélé la vérité ; il était clair que je ne pouvais plus espérer lui faire illusion. Il plongea ses mains dans un tiroir et le fouilla fébrilement. Mais il dut surprendre un bruit, car il s’arrêta pour écouter.

– Ah ! cria-t-il.

Et il se rua dans la pièce qui se trouvait derrière lui.

En deux pas, j’arrivai à la porte. Toujours je me rappellerai la scène qui suivit. La fenêtre de cette deuxième pièce donnait sur le jardin, elle était grande ouverte. A côté de la fenêtre, semblable à un fantôme terrible, le visage tiré et livide, se tenait Sherlock Holmes. L’instant d’après il avait foncé de l’autre côté ; je l’entendis écraser les lauriers du jardin. Avec un hurlement de rage, le maître de la maison se précipita à sa poursuite par la fenêtre ouverte.

Et alors… Oh ! ce fut fait en une seconde ! Je vis tout clairement, pourtant ! Un bras, le bras d’une femme, surgit d’entre les branches de laurier. Au même moment le baron poussa un cri horrible. Je l’entendrai toujours. Il plaqua ses deux mains sur son visage et revint dans la pièce en courant ; dans sa course, il se cognait la tête contre les murs. Puis il tomba sur le tapis, boula et se tordit par terre, pendant que ses cris résonnaient dans toute la maison.

– De l’eau ! Pour l’amour de Dieu, de l’eau ! hurlait-il sans discontinuer.

Je m’emparai d’une carafe sur une table et me hâtai de lui porter secours. Au même moment, le maître d’hôtel et plusieurs valets de chambre accoururent. Je me rappelle que l’un d’eux s’évanouit pendant que j’étais agenouillé auprès du blessé et que j’avais exposé son visage atrocement défiguré à la lumière de la lampe. Le vitriol était en train de le ronger et s’égouttait des oreilles et du menton. Un œil était déjà blanc, vitreux. L’autre était rouge et enflammé. La physionomie que j’avais admirée un peu plus tôt ressemblait à une belle toile sur laquelle l’artiste aurait passé une éponge humide et méphitique. Elle était devenue brouillée, décolorée, inhumaine, terrifiante.

En quelques mots, j’expliquai exactement ce qui était arrivé, du moins en ce qui concernait l’agression au vitriol. Quelques valets avaient sauté par la fenêtre, d’autres fouillaient le jardin, mais il faisait nuit et la pluie commençait à tomber. La victime ne s’arrêtait de hurler que pour pousser des cris de rage contre celle qui s’était vengée.

– C’est ce chat de l’enfer ! C’est Kitty Winter ! Oh ! la diablesse ! Elle paiera ! Oui, elle paiera ! Oh ! Dieu du ciel, cette douleur est plus que je ne peux supporter !

Je baignai son visage dans l’huile, je mis de l’ouate sur sa peau à vif, je lui administrai une piqûre de morphine. Il oubliait de me soupçonner, tant le choc l’avait bouleversé. Il se cramponnait à mes mains comme si j’avais le pouvoir de redonner vie à ces yeux de poisson mort qui me regardaient. J’aurais pleuré sur ce désastre physique si je ne m’étais souvenu de la vilenie de son existence ; c’était elle la responsable de cette ruine. Je répugnai à sentir l’étreinte de ses mains brûlantes. L’arrivée du médecin de famille me soulagea ; un spécialiste suivit. Un inspecteur de police ne tarda point ; je lui tendis ma vraie carte de visite. Il aurait été puéril et inutile d’agir autrement, car à Scotland Yard tout le monde me connaissait presque autant que Sherlock Holmes. Puis je quittai cette maison sinistre. Moins d’une heure plus tard j’étais à Baker Street.

Holmes était assis dans son fauteuil habituel ; il semblait très pâle, épuisé. Outre ses blessures, les événements de la soirée avaient ébranlé ses nerfs d’acier, et il écouta avec horreur ma description de la transformation du baron.

– Le salaire du péché, Watson ! Le salaire du péché ! me dit-il. Tôt ou tard, on le reçoit toujours. Dieu le sait, il avait suffisamment péché ! ajouta-t-il en prenant sur la table un livre brun. Voici le livre dont la fille nous avait parlé. S’il ne rompt pas les fiançailles, rien n’y fera ! Mais il les rompra, Watson. Il le faut ! Aucune femme ayant le respect de soi-même n’y résisterait.

– C’est son carnet d’amour ?

– Ou plutôt de luxure. Appelez-le comme vous voudrez. Dès que la fille Winter nous en avait appris l’existence, j’avais compris qu’il serait une arme formidable si nous pouvions nous en emparer. Je n’en avais rien dit sur le moment, car la fille aurait pu bavarder. Mais j’ai ruminé l’histoire. Et puis il y a eu l’agression : elle m’a fourni la chance de faire croire au baron qu’il n’avait plus besoin de se méfier de moi. Tout s’est passé au mieux. J’aurais bien attendu un peu plus longtemps, mais son projet de voyage en Amérique m’a forcé la main. Il ne serait jamais parti en abandonnant derrière lui un document aussi compromettant. J’étais donc obligé d’agir sans délai. Un cambriolage nocturne était impossible, puisqu’il avait combiné un dispositif d’alarme. Mais le soir, il y avait un risque à prendre, à condition que je fusse assuré que son attention était retenue ailleurs. Voilà pourquoi, vous et votre soucoupe, vous êtes entrés en scène. Seulement, il me fallait savoir avec précision où était le livre, car je me doutais bien que je ne disposerais que de quelques minutes pour travailler ; mon temps était limité par vos connaissances sur la porcelaine chinoise. Je convoquai donc la fille au dernier moment. Comment aurais-je pu deviner ce que contenait le petit paquet qu’elle portait avec tant de précautions sous son manteau ? J’avais cru qu’elle était venue uniquement pour mon affaire, mais il semble qu’elle s’est occupée aussi de la sienne.

– Il avait deviné que c’était vous qui m’aviez envoyé.

– Je craignais cela. Mais vous l’avez tenu en haleine assez longtemps pour que j’aie pu m’emparer du livre, pas assez toutefois pour que j’aie pu m’enfuir sans avoir été vu.

« Ah ! Sir James, je suis très content que vous soyez venu !

Notre ami mondain répondait à une convocation qui lui -avait été adressée tout à l’heure. Il écouta avec le plus vif intérêt le récit de tous les événements.

– Vous avez fait merveille ! Merveille ! s’exclama-t-il. Mais si ces blessures sont aussi terribles que les décrit le docteur Watson, alors notre projet de contrecarrer le mariage réussira sans qu’il soit nécessaire d’utiliser ce livre infâme.

Holmes hocha la tête.

– Des femmes comme Mlle de Merville ne se conduisent pas ainsi. Elle l’aimerait encore davantage sous les traits d’un martyr défiguré. Non, c’est son aspect moral, pas son aspect physique, que nous devons détruire. Ce livre la ramènera sur terre… Et je ne vois rien d’autre qui y parviendrait. Il est de sa propre écriture. Elle ne peut pas le récuser.

Sir James emporta le livre et la soucoupe précieuse. Comme j’étais moi-même en retard, je descendis en sa compagnie. Une charrette anglaise l’attendait. Il sauta dedans, donna un ordre bref au cocher, qui portait une cocarde, et la voiture s’éloigna rapidement. Il eut beau faire retomber la moitié de son manteau pour recouvrir les armoiries de la portière, j’eus quand même le temps de les reconnaître. J’en demeurai bouche bée. Puis je fis demi-tour et je regagnai la chambre de Holmes.

– J’ai découvert qui est notre client, m’écriai-je tout fier de ma nouvelle. Hé bien ! Holmes, c’est.,.

– C’est un ami loyal et un gentilhomme chevaleresque, interrompit Holmes en levant une main pour m’arrêter dans mon élan. Que ceci nous suffise maintenant et pour toujours.

J’ignore comment le livre infâme a été utilisé. Peut-être Sir James s’en est-il chargé. Mais il est plus probable qu’une mission aussi délicate a été confiée au père de la jeune fille. En tout cas, l’effet a été décisif et conforme à nos espoirs. Trois jours plus tard, le Morning Post publiait un entrefilet annonçant que le mariage du baron Adelbert Gruner avec Mlle Violet de Merville n’aurait pas lieu. Le même journal contenait le compte rendu de la comparution de Mlle Kitty Winter devant le tribunal sous la grave inculpation d’avoir lancé du vitriol. Le procès a fait ressortir de telles circonstances atténuantes que le verdict, on s’en souvient, a été le plus indulgent possible. Sherlock Holmes s’est trouvé menacé de poursuites pour cambriolage, mais quand un objectif est bon et un client suffisamment célèbre, la loi anglaise elle-même devient humaine et élastique. Mon ami ne s’est pas encore assis sur le banc des inculpés.

LES TROIS - PIGNONS

LES TROIS – PIGNONS{7}

Je crois qu’aucune de mes aventures avec M. Sherlock Holmes n’a débuté d’une manière aussi brusque ou aussi dramatique que celle des Trois-Pignons. Je n’avais pas vu Holmes depuis plusieurs jours, et je n’avais aucune idée de la direction où se déployaient ses activités. Mais ce matin-là, il était d’humeur bavarde ; il venait de m’installer sur le fauteuil bas dans un angle de la cheminée et, pipe au bec, il s’était recroquevillé sur le siège en vis-à-vis, quand notre visiteur survint. Si j’avais dit : « un taureau enragé survint », j’aurais traduit plus exactement l’impression provoquée par son entrée.

La porte s’ouvrit tout à coup et un nègre colossal fit irruption dans le salon. Cette apparition aurait peut-être été comique, si elle n’avait été terrifiante. Le nègre était en effet habillé d’un costume voyant gris à carreaux ; une cravate couleur saumon flottait autour de son cou. Il projeta en avant sa grosse figure et son nez aplati ; ses yeux sombres dans lesquels couvait une méchanceté certaine se posèrent alternativement sur Holmes et sur moi.

– Lequel, messieurs, est M. Holmes ?

Holmes leva sa pipe avec un sourire languissant.

– Oh ! C’est vous ?…

Notre visiteur avança d’un pas furtif pour faire le tour de la table.

–… Dites, monsieur Holmes, mettez vos pieds ailleurs que dans les affaires des autres. Laissez les gens régler leurs petits problèmes comme ça leur plaît. Compris, monsieur Holmes ?

– Continuez, répondit Holmes. J’ai plaisir à vous entendre.

– Oh ! du plaisir, hé ? grommela le sauvage. Ça ne vous ferait peut-être pas autant de plaisir si je vous dressais le poil. J’en ai maté quelques-uns de votre espèce avant vous, et ça n’avait pas l’air de leur faire plaisir quand je m’occupais d’eux. Regardez cela, monsieur Holmes !

Il balança un poing énorme sous le nez de mon ami. Holmes l’examina de près avec une physionomie très intéressée.

– Êtes-vous né avec ça ? lui demanda-t-il. Ou bien l’avez-vous fait pousser progressivement ?

Peut-être fut-ce la froideur glacée de mon ami ou le léger bruit que je fis en m’emparant du tisonnier. En tout cas notre visiteur baissa le ton.

– Voilà ! Je vous ai averti loyalement, dit-il. J’ai un ami qui est intéressé du côté de Harrow… Vous voyez ce que je veux dire ?… Et il ne veut pas que vous vous mettiez en travers de son chemin. Compris ? Vous n’êtes pas la loi. Je ne suis pas la loi non plus. Si vous vous en mêlez, je m’en mêlerai aussi. Ne l’oubliez pas !

– Je désirais justement vous rencontrer depuis quelque temps, fit Holmes. Je ne vous invite pas à vous asseoir, car je n’aime pas votre odeur ; mais vous êtes bien Steve Dixie le cogneur ?

– C’est mon nom, monsieur Holmes. Et je vous l’enfoncerai dans la gorge si vous me cassez les pieds !

– Il serait dommage que vous perdiez l’un de vos attraits les plus considérables ! répondit Holmes en regardant les énormes extrémités inférieures de notre visiteur. Mais je pensais au meurtre du jeune Perkins devant la porte du Holborn Bar… Comment ! Vous partez ?

Le nègre avait bondi et reculé ; son visage était devenu gris.

– Je n’ai pas à écouter vos boniments ! dit-il. Qu’ai-je à voir avec ce Perkins, monsieur Holmes ? J’étais à l’entraînement au Bull Ring à Birmingham quand ce gosse a eu des ennuis.

– Vous raconterez cela au juge, Steve ! dit Holmes. Moi, je vous ai surveillé, vous et Barney Stockdale…

– Oh ! monsieur Holmes !…

– Ça suffit ! Filez d’ici. Quand j’aurai besoin de vous, je vous ferai signe.

– Au revoir, monsieur Holmes. J’espère que vous ne m’en voulez pas trop de ma visite ?

– Ça dépend. Dites-moi qui vous a envoyé.

– Oh ! ça n’est pas un secret, monsieur Holmes : le même gentleman dont vous venez de citer le nom.

– Et qui lui a commandé de vous envoyer à moi ?

– Je vous le jure, monsieur Holmes, je n’en sais rien ! Il m’a juste dit : « Steve, va voir M. Holmes, et dis-lui que sa vie sera en danger s’il se promène du côté de Harrow. » C’est la vérité vraie !

Sans attendre d’autres questions, notre visiteur se précipita hors de la pièce aussi brusquement qu’il était entré. Holmes, riant sous cape, secoua les cendres de sa pipe.

– Je suis heureux que vous n’ayez pas été obligé de fendre cette tête cotonneuse, Watson. J’avais suivi vos manœuvres avec le tisonnier. Mais c’est réellement un type inoffensif, un grand bébé musclé, idiot, balbutiant, et facilement maîtrisable comme vous vous en êtes aperçu. Il fait partie du gang de Spencer John et il a joué son rôle dans quelques sales affaires dont je m’occuperai quand j’aurai le temps ; son chef immédiat, Barney, est plus malin. C’est une bande spécialisée dans des agressions, des coups d’intimidation, et le reste. Ce que je voudrais savoir, c’est qui tire les ficelles en cette occasion précise.

– Mais pourquoi chercher à vous intimider ?

– Pour l’affaire de Harrow Weald. Du coup, je vais m’en occuper ; puisque quelqu’un s’y intéresse tellement, elle ne doit pas être banale.

– Je ne connais rien de cette affaire, Holmes.

– J’allais justement vous en parler quand nous avons eu cet intermède comique. Voici la lettre de Mme Maberley. Si vous aviez envie de m’accompagner, nous lui télégraphierions et partirions tout de suite.

Je lus la lettre suivante :

Cher Monsieur Holmes,

J’ai eu toute une série d’incidents bizarres à propos de cette maison, et j’aimerais beaucoup avoir votre avis. Vous me trouverez chez moi demain à n’importe quelle heure. La maison est à une courte marche de la gare de Weald. Je crois que mon regretté mari, Mortimer Maberley, a été l’un de vos premiers clients.

Votre dévouée, Mary Maberley.

L’adresse était : « Les Trois-Pignons, Harrow Weald. »

– C’est tout ! dit Holmes. Et maintenant, si vous avez un peu de temps, Watson, nous irons faire un tour par là.

Un court voyage en chemin de fer, une plus courte promenade en voiture, et nous arrivâmes devant la maison. C’était une villa construite en bois et en brique, bâtie sur son propre terrain qui était une prairie encore jeune. Trois maigres saillies au-dessus des fenêtres du haut s’efforçaient de justifier le nom des Trois-Pignons. Derrière, un petit bois de pins mélancolique rassemblait quelques troncs rabougris. Le lieu respirait la pauvreté et la tristesse. Néanmoins la maison était bien meublée, et la dame qui nous reçut me parut une personne sympathique, d’un certain âge, visiblement cultivée et même raffinée.

– Je me rappelle fort bien votre mari, madame ! lui dit Holmes. Et pourtant voilà des années qu’il a requis mes services pour je ne sais plus quelle bagatelle.

– Peut-être le nom de mon fils Douglas vous sera-t-il plus familier ?

Holmes la considéra avec un vif intérêt.

– Mon Dieu ! Seriez-vous la mère de Douglas Maberley ? Je ne l’ai guère approché. Mais, bien entendu, tout Londres le connaissait. Quel être magnifique ! Où est-il maintenant ?

– Il est mort, monsieur Holmes. Mort ! Il avait été nommé attaché à Rome, et il est mort là-bas d’une pneumonie le mois dernier.

– Je suis désolé. Il m’était impossible d’associer la mort avec un homme pareil. Jamais je n’ai connu quelqu’un de plus amoureux de la vie. Il vivait intensément… par toutes ses fibres.

– Trop intensément, monsieur Holmes. Voilà ce qui l’a miné ; vous vous rappelez comme il était : généreux, splendide ! Vous n’avez pas vu l’être morose, maussade, cafardeux qu’il était devenu. Il eut le cœur brisé. En l’espace d’un seul mois, il s’était transformé en cynique.

– Une affaire d’amour ? Une femme ?

– Ou un démon ! Enfin, ce n’est pas pour vous parler de mon pauvre fils que je vous ai demandé de venir, monsieur Holmes.

– Le docteur Watson et moi-même, nous sommes à votre disposition.

– Divers incidents très étranges se sont produits. Voici plus d’un an que j’habite cette maison ; comme je désirais mener une existence retirée, je connais peu mes voisins. Il y a trois jours, j’ai reçu la visite d’un agent immobilier. Il m’a dit que cette demeure conviendrait parfaitement à l’un de ses clients et que si je voulais m’entendre avec lui, les questions d’argent seraient vite résolues. J’ai trouvé bizarre cette démarche, étant donné qu’il existe dans la région bon nombre de maisons vides à vendre ou à louer, mais tout de même sa proposition m’a intéressée. J’ai donc indiqué un prix, supérieur de cinq cents livres à la somme que j’avais déboursée. Il n’a pas discuté le chiffre, mais il a ajouté que son client désirait acheter aussi l’ameublement, et il m’a priée de fixer mon prix. Une partie de mon mobilier provient de ma famille ; comme vous pouvez le voir, il est en bon état ; aussi ai-je arrondi mon chiffre. Il a acquiescé aussitôt. J’ai toujours eu la passion des voyages : j’avais fait une si bonne affaire qu’il me semblait que j’aurais de quoi vivre confortablement jusqu’à la fin de mes jours.

» Hier, l’agent s’est présenté avec l’acte tout prêt. Je l’ai montré à mon avocat, M. Sutro, qui dit :

» – C’est un papier très bizarre. Avez-vous compris que si vous le signez, vous ne pourrez légalement rien retirer de la maison, même pas vos objets personnels ?

» Quand l’agent est revenu le soir, je le lui ai fait remarquer, et je lui ai précisé que je n’entendais vendre que le mobilier.

» – Non, pas du tout ! m’a-t-il répondu. Le prix d’achat englobe tout.

» – Mais mes vêtements ? mes bijoux ?

» – Nous pourrons vous consentir une dérogation pour vos objets personnels. Mais rien ne devra être retiré de la maison sans avoir été préalablement vérifié. Mon client est très généreux, mais il a ses marottes et ses façons d’agir. Avec lui, c’est tout ou rien.

» – Alors, rien ! ai-je déclaré.

» Et l’affaire en est restée là ; toutefois elle m’a paru si extraordinaire que j’ai pensé…

Mais une interruption peu banale se produisit.

Holmes leva sa main pour obtenir le silence. Puis il traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte et tira à l’intérieur une grande femme décharnée qu’il avait saisie par l’épaule. Elle entra en se débattant comme un grand poulet maladroit qu’on aurait arraché de sa cage.

– Laissez-moi ! Que faites-vous donc ? gémit-elle.

– Hé bien ! Susan, que veut dire cela ?

– Mais, madame, je venais demander si les visiteurs restaient ici pour le déjeuner, quand cet homme m’a sauté dessus.

– II y a plus de cinq minutes que je l’entends, mais je ne voulais pas interrompre un si intéressant récit. Un tout petit peu asthmatique, Susan, n’est-ce pas ? Vous avez la respiration trop forte pour ce genre de travail.

Susan tourna vers Holmes une tête maussade mais étonnée.

– Qui êtes-vous ? Et de quel droit me tourmentez-vous ainsi ?

– Uniquement parce que je désirais poser une question en votre présence. Avez-vous confié à quelqu’un, madame Maberley, votre intention de m’écrire et de me consulter ?

– Non, monsieur Holmes, à personne.

– Qui a posté votre lettre ?

– Susan.

– Bien sûr ! Maintenant, Susan, à qui avez-vous écrit ou qui avez-vous fait prévenir que votre maîtresse allait me demander conseil ?

– C’est un mensonge ! Je n’ai prévenu personne.

– Écoutez, Susan ! Les asthmatiques parfois ne vivent pas longtemps. C’est un gros péché de raconter des histoires. A qui avez-vous écrit ?

– Susan ! s’écria sa maîtresse. Vous êtes une mauvaise femme, vous m’avez trahie. Je me rappelle maintenant que vous avez parlé à quelqu’un par-dessus la haie.

– C’est mon affaire, répondit Susan.

– Et si je vous disais que c’était à Barney Stockdale que vous parliez ? demanda Holmes.

– Hé bien ! puisque vous le savez, pourquoi m’interrogez-vous ?

– Je n’en étais pas sûr ; mais à présent je sais. Écoutez-moi bien, Susan : cela vous rapportera dix livres si vous me dites qui se tient derrière Barney.

– Quelqu’un qui pourrait m’offrir mille livres chaque fois que vous m’en proposeriez dix.

– Un homme si riche ? Non ! Vous avez souri. Une femme riche, alors ? Maintenant que nous en sommes arrivés là, vous pouvez bien me donner son nom et gagner vos dix livres ?

– Je vous verrai en enfer d’abord !

– Oh ! Susan ! Quel langage !

– Je m’en vais. J’en ai assez de vous tous ! Je ferai prendre ma valise demain.

Elle se dirigea vers la porte.

– Bonsoir, Susan. L’élixir parégorique est un bon remède… Attention ! reprit-il en quittant son air enjoué dès que la femme furieuse eut refermé la porte, ce gang travaille vite. Voyez comme ils serrent le jeu : votre lettre porte le cachet de la poste de dix heures du soir. Susan passe le mot à Barney. Barney a le temps d’aller trouver son chef et de prendre ses instructions ; lui ou elle (je pense qu’il s’agit d’une femme quand je revois le petit sourire de Susan s’imaginant que je me trompais) dresse son plan. Black Steve est convoqué, et le lendemain matin à onze heures je reçois l’avertissement. C’est de l’ouvrage vite fait, vous savez !

– Mais ouvrage qui rime à quoi ?

– Oui, voilà la question ! Qui était le propriétaire précédent ?

– Un officier de marine à la retraite, qui s’appelait Ferguson.

– Vous ne savez rien de spécial sur lui ?

– Je n’ai rien entendu dire.

– Je me demandais s’il n’avait pas enterré quelque chose ici. De nos jours certes, quand les gens enterrent un trésor, c’est dans un coffre en banque. Mais il y a toujours des fantaisistes de par le vaste monde. Sans eux nous nous ennuierions fort. D’abord j’ai pensé à un trésor enfoui quelque part. Mais pourquoi, dans ce cas, vouloir votre ameublement ? Vous ne possédez pas par hasard un Raphaël ou une édition originale de Shakespeare sans le savoir ?

– Non, je crois que je ne possède rien de plus précieux qu’un service à thé du derby de la couronne.

– Ce qui justifierait difficilement tout ce mystère. D’autre part, pourquoi ne précise-t-on pas ce qu’on veut ? Si l’on convoite votre service à thé, on n’a qu’à vous en offrir un prix sans vous empêcher de sortir autre chose. Non, plus j’y pense, et plus je suis sûr que vous possédez sans le savoir un objet que vous ne vendriez pas si l’on vous proposait de l’acheter.

– C’est aussi mon avis, dis-je.

– Voyez : le docteur Watson est de mon avis, ce qui règle tout.

– Mais, monsieur Holmes, quel peut être cet objet ?

– Voyons si, simplement par analyse mentale, nous ne pouvons pas aller plus loin. Il y a une année que vous habitez ici ?

– Presque deux ans.

– Tant mieux ! Pendant cette longue période, personne ne vous a rien demandé. Maintenant tout à coup, en trois ou quatre jours, on vous soumet des propositions pressantes. Qu’en pensez-vous ?

– Cela signifie seulement, répondis-je, que l’objet qui intéresse l’acquéreur vient d’arriver dans la maison.

– Voilà encore une fois qui règle tout ! fit Holmes. Madame Maberley, un nouvel objet vient-il d’arriver ici ?

– Non. Je n’ai rien acheté de neuf cette année.

– Vraiment ? Extraordinaire ! Hé bien ! je crois que nous ferions mieux de laisser les choses se développer un peu pour avoir une vue plus claire de l’affaire. Cet avocat que vous avez consulté est-il capable ?

– M. Sutro est très capable !

– Avez-vous une autre domestique ? Ou cette charmante Susan qui vient de claquer votre porte était-elle seule employée à votre service ?

– J’ai une jeune bonne.

– Essayez d’obtenir de Sutro qu’il passe une nuit ou deux dans votre maison. Vous aurez peut-être besoin d’être protégée.

– Contre qui ?

– Qui sait ? L’affaire est obscure ! Si je ne peux pas découvrir ce qu’on recherche, je devrai la prendre par l’autre bout, et m’efforcer d’aboutir à la principale personne en cause. Cet agent immobilier vous a-t-il laissé son adresse ?

– Simplement son nom et sa profession : Haines-Johnson, agent immobilier et expert.

– Je ne pense pas que nous le trouvions dans le répertoire. Les hommes d’affaires honnêtes indiquent sur leurs cartes l’endroit où ils travaillent. Hé bien ! faites-moi connaître chaque développement ultérieur de l’affaire. Je m’occupe de vous ; jusqu’à ce que l’énigme soit éclaircie, fiez-vous à moi.

Quand nous passâmes dans l’entrée, les yeux de Holmes, qui ne laissaient rien échapper, se posèrent sur plusieurs malles et valises entassées dans un angle. Des étiquettes étaient encore accrochées.

– Milan, Lucerne. Ces bagages viennent d’Italie.

– Ce sont les affaires de mon pauvre Douglas.

– Vous ne les avez pas encore déballées ? Depuis combien de temps les avez-vous reçues ?

– Elles sont arrivées la semaine dernière.

– Mais vous m’avez dit… Hé bien ! voilà certainement le maillon qui nous manquait ! Comment savons-nous si elles ne contiennent pas un objet de valeur ?

– C’est bien peu probable, monsieur Holmes. Mon pauvre Douglas n’avait que son traitement et une petite rente. Quel trésor aurait-il pu acheter ?

Holmes réfléchissait.

– Ne tardez pas, madame Maberley ! lui dit-il enfin. Faites monter ces bagages dans votre chambre. Examinez-les le plus tôt possible et dressez-en l’inventaire. Je viendrai demain pour que vous me mettiez au courant.

Il était évident que les Trois-Pignons étaient sous surveillance quand nous eûmes contourné la haute haie au bout du sentier, le boxeur nègre se tenait dans l’ombre. Nous tombâmes sur lui tout à fait soudainement : dans cet endroit isolé, il paraissait sinistre, menaçant. Holmes mit une main à sa poche.

– Cherchez votre revolver, monsieur Holmes ?

– Non, Steve. Mon flacon de sels.

– Vous êtes un rigolo, monsieur Holmes, hein ?

– Je vous jure que vous ne rigolerez pas, Steve, si je m’intéresse à vous. Ce matin, je vous ai loyalement averti.

– Hé bien ! monsieur Holmes, je n’ai pas cessé de penser à ce que vous m’avez dit, et je ne voudrais plus parler de cette affaire de M. Perkins. Si je peux vous aider, monsieur Holmes, je vous aiderai.

– Alors dites-moi qui est derrière toute cette affaire.

– Je le jure devant Dieu, monsieur Holmes ! Je vous ai dit la vérité tout à l’heure. Je ne sais pas. Mon patron Barney me donne des ordres, et c’est tout.

– Alors rappelez-vous bien, Steve, que la dame dans cette maison, et tout ce qui est sous ce toit, est placé sous ma protection. Ne l’oubliez pas !

– Très bien, monsieur Holmes. Je m’en souviendrai.

– Je crois que je lui ai fait peur pour sa peau, observa Holmes quand nous reprîmes notre marche. Je crois qu’il moucharderait son patron s’il savait qui il est. J’ai eu de la chance de connaître les agissements de la bande de Spencer John, et de savoir que Steve en faisait partie ! Au fond, Watson, c’est une affaire pour Langdale Pike, et je vais aller le voir tout de suite. Quand je reviendrai, mon dossier aura peut-être pris tournure.

Je ne revis pas Holmes de la journée, mais je me doutais bien de la manière dont il l’avait employée, car Langdale Pike était son livre humain de références sur toutes les affaires scandaleuses de la société. Cet étrange personnage languissant passait ses heures dans un bow-window d’un club de Saint James Street, et il était la station réceptrice et émettrice de tous les cancans. Il se faisait, paraît-il, un revenu de quatre mille livres par les entrefilets qu’il remettait chaque semaine aux journaux d’échos. Si un remous bizarre se produisait au plus profond des bas-fonds de la capitale, il était automatiquement enregistré à la surface par cette machine impitoyable. Holmes renseignait parfois Langdale, et celui-ci lui rendait occasionnellement des services.

Quand j’aperçus mon ami le lendemain matin de bonne heure, je devinai qu’il était satisfait, mais une surprise désagréable ne tarda pas : elle prit l’aspect du télégramme suivant :

Vous prie de venir d’urgence. La maison de la cliente a été cambriolée cette nuit. La police est sur les lieux. Sutro.

Holmes émit un sifflement.

– La crise est survenue plus vite que je ne le pensais. Derrière l’affaire se tient une personne de grande envergure, Watson. La crise ne me surprend pas après ce que j’ai appris. Ce Sutro, bien sûr, n’est qu’un avocat. Je crains d’avoir commis une faute en ne vous demandant pas de passer la nuit sur place à monter la garde. Ce type s’est révélé un vrai roseau ! Hé bien ! nous n’avons qu’à nous rendre à Harrow Weald.

Les Trois-Pignons ne ressemblaient guère à la maison bourgeoise de la veille. Un petit groupe de badauds s’était rassemblé près de la grille du jardin, tandis que deux agents examinaient les fenêtres et les parterres de géraniums. A. l’intérieur, nous fûmes accueillis par un vieux gentleman à cheveux gris, qui se présenta comme l’avocat de Mme Maberley, ainsi que par un inspecteur affairé et rubicond qui salua Holmes comme un vieil ami.

– Ma foi, monsieur Holmes, j’ai peur qu’il n’y ait rien pour vous dans cette affaire. Uniquement un cambriolage banal, ordinaire, tout à fait dans la limite des capacités de cette pauvre vieille police. Les experts sont bien inutiles.

– Je suis sûr que l’affaire est en de très bonnes mains, répondit Holmes. Uniquement un cambriolage, dites-vous ?

– Mais oui ! Nous connaissons assez bien les hommes qui l’ont effectué et nous savons à peu près où les retrouver : C’est ce gang de Barney Stockdale, avec le gros nègre… On les a vus dans les environs.

– Bravo ! Qu’ont-ils emporté ?

– Hé bien ! ils ne semblent pas avoir emporté grand-chose. Mme Maberley a été chloroformée, et la maison… Mais voici la dame elle-même.

Notre amie de la veille, paraissant très pâle et malade, était entrée dans la pièce en s’appuyant sur une petite bonne.

– Vous m’aviez donné un bon conseil, monsieur Holmes ! dit-elle en souriant tristement. Hélas, je ne l’ai pas suivi ! Je ne voulais pas gêner M. Sutro, et je suis demeurée sans protection.

– J’entends parler de cela ce matin pour la première fois ! s’écria l’avocat.

– M. Holmes m’avait conseillé d’avoir un ami chez moi. J’ai négligé de l’écouter. J’ai payé cette négligence.

– Vous paraissez très fatiguée, dit Holmes. Pourrez-vous me dire néanmoins ce qui est arrivé ?

– Tout est consigné ici ! fit l’inspecteur en tapant sur un énorme carnet.

– Si toutefois Mme Maberley n’était pas trop fatiguée…

– Il y a en vérité si peu de choses à raconter ! Je suis sûre que cette Susan avait préparé un plan pour qu’ils pussent pénétrer. Ils connaissaient la maison par cœur. J’ai été un moment consciente de l’éponge de chloroforme qu’on m’a appliquée sur la bouche, mais je n’ai aucune idée du temps pendant lequel je suis restée sans connaissance. Quand je me suis réveillée, un homme se trouvait à côté de mon lit, et un autre se relevait avec un paquet qu’il avait pris dans les bagages de mon fils : ceux-ci étaient partiellement défaits et épars sur le plancher. Avant qu’il ait pu s’enfuir, j’ai bondi et l’ai empoigné.

– Vous avez couru là un gros risque ! murmura l’inspecteur.

– Je me suis cramponnée à lui, mais il s’est libéré et l’autre a dû me frapper car je ne me rappelle plus rien. Mary, ma petite bonne, a entendu le bruit et s’est mise à crier par la fenêtre. La police est arrivée, mais les voleurs étaient déjà partis.

– Qu’ont-ils emporté ?

– Je ne crois pas qu’il manque des objets de valeur. Je suis sûre qu’il n’y en avait pas dans les malles de mon fils.

– Les voleurs ont-ils laissé des indices ?

– Il y avait une feuille de papier que j’ai sans doute arrachée à l’homme que j’ai empoigné. Elle était toute froissée sur le plancher. Le texte est de l’écriture de mon fils.

– Autrement dit, ce papier ne nous sera pas très utile, commenta l’inspecteur. Toutefois, s’il a été entre les mains du cambrioleur…

– Exactement ! dit Holmes. Quel bon sens ! Je serais curieux de le voir.

L’inspecteur tira de son calepin une feuille de papier pliée.

– Je ne laisse jamais passer un détail, dit-il pompeusement. En vingt-cinq ans de service, j’ai appris ma leçon. On peut toujours trouver une trace de doigt ou n’importe quoi.

Holmes examina la feuille de papier.

– Qu’en pensez-vous, inspecteur ?

– On dirait la fin d’un roman, pour autant que j’en puisse juger.

– Il s’agit certainement de la fin d’un conte bizarre, observa Holmes. Vous avez remarqué les chiffres au haut la page : 245. Où sont les autres deux cent quarante quatre pages ?

– Hé bien ! je suppose que les cambrioleurs les ont emportées. Grand bien leur fasse !

– Il est tout de même étrange qu’on cambriole une maison pour voler des papiers pareils. Cela ne vous intrigue pas, inspecteur ?

– Si, monsieur. Mais je pense que dans leur hâte les coquins ont agrippé ce qui leur est tombé sous la main. Je leur souhaite beaucoup de joie avec leur butin !

– Pourquoi se sont-ils intéressés aux affaires de mon fils ? interrogea Mme Maberley.

– Parce qu’ils n’ont pas trouvé en bas d’objets de valeur, et qu’ils ont tenté leur chance au premier étage. Voilà comment je comprends les choses. Quel est votre avis, monsieur Holmes ?

– Il faut que je réfléchisse encore, inspecteur. Venez à la fenêtre, Watson.

Côte à côte, nous lûmes ce morceau de papier. Le texte commençait au milieu d’une phrase ; le voici :

« … figure saignait considérablement par suite des coupures et des coups, mais ce n’était rien à côté de ce que saigna son cœur quand il vit ce merveilleux visage, le visage pour lequel il aurait volontiers sacrifié sa vie, assister à son angoisse et à son humiliation. Elle souriait. Oui, par le Ciel, elle souriait, comme le démon qu’elle était, alors qu’il la regardait ! Ce fut alors que l’amour mourut et que naquit la haine. L’homme doit vivre pour quelque chose. Si ce n’est pas pour vos baisers, milady, ce sera sûrement pour votre perte et ma revanche totale. »

– Étrange syntaxe ! dit Holmes en souriant et en rendant le papier à l’inspecteur. Avez-vous remarqué comme le « il » s’est subitement changé en « ma » ? L’auteur a été tellement captivé par son propre récit qu’il s’est imaginé en être le héros au moment suprême.

– Bien pauvre texte ! murmura l’inspecteur, qui replaça le manuscrit dans son carnet. Comment ! Vous nous quittez, monsieur Holmes ?

– L’affaire me semble en si bonnes mains que je ne vois pas pourquoi je resterais plus longtemps. Dites-moi, madame Maberley, ne m’aviez-vous pas dit que vous aimeriez voyager ?

– Ç’a été mon rêve depuis toujours, monsieur Holmes.

– Où auriez-vous envie d’aller ? Au Caire, à Madère, sur la Riviera ?

– Oh ! si j’avais assez d’argent, je voudrais faire le tour du monde !

– Bonne idée. Le tour du monde. Hé bien ! au revoir ! Je vous enverrai peut-être un mot dans la soirée.

Quand nous passâmes devant la fenêtre, j’aperçus l’inspecteur qui souriait et secouait la tête. « Ces types intelligents ont toujours quelque chose de dérangé ! » Voilà ce que je lus sur les lèvres de l’inspecteur.

– Maintenant, Watson, en route pour la dernière étape de notre petit voyage ! me dit Holmes quand nous nous retrouvâmes dans le centre de Londres. Je pense que l’affaire peut être liquidée tout de suite, et je préfère que vous m’accompagniez, car il vaut mieux avoir un témoin quand on traite avec une femme comme Isadora Klein.

Nous avions pris un cab et nous trottions vers Grosvenor Square. Holmes, plongé dans ses réflexions, s’agita soudain.

– A propos, Watson, je suppose que tout est lumineux maintenant dans votre esprit ?

– Non, je ne saurais l’affirmer. Je pense que nous nous rendons maintenant chez la dame qui se tient derrière cela ?

– En effet ! Mais le nom d’Isadora Klein ne vous dit-il rien du tout ? Bien sûr, elle a été la beauté célèbre : jamais une femme n’a pu rivaliser avec elle. C’est une pure Espagnole, elle a du sang des conquistadores dans les veines, et sa famille a gouverné Pernambuco pendant des générations. Elle a épousé Klein, le vieux roi allemand du sucre, et bientôt elle est devenue la plus adorable et la plus riche de toutes les veuves de la terre. Un intervalle d’aventures a suivi, au cours desquelles elle s’est livrée à ses fantaisies. Elle a eu plusieurs amants, et Douglas Maberley, l’un des hommes les plus remarquables de Londres, a compté au nombre des élus. D’après ce que l’on a raconté, elle eut avec lui beaucoup plus qu’une simple aventure. Il n’avait rien d’un papillon mondain ; c’était un homme fort et fier qui donnait tout et réclamait tout en échange. Mais elle est la « belle dame sans merci » des romans. Une fois son caprice assouvi, elle rompt. Et si le partenaire a du mal à comprendre, elle sait comment lui ouvrir les yeux.

– Il s’agissait donc de la propre histoire de Douglas Maberley ?

– Tiens, vous vous décidez à faire la synthèse ! J’ai appris qu’elle allait épouser le jeune duc de Lomond qui pourrait être son fils. La mère de Sa Grâce peut négliger la différence d’âge, mais pas un gros scandale en perspective ; aussi il était impératif… Ah ! nous voici arrivés !

C’était l’une des plus belles maisons de West End. Un valet prit nos cartes comme un automate, puis revint nous dire que la dame était sortie.

– Bien, fit Holmes. Dans ce cas nous attendrons son retour.

L’automate se détraqua.

– Sortie, cela signifie sortie pour vous ! dit-il.

– Bien, répéta Holmes. Cela signifie que nous n’aurons pas longtemps à attendre. Voulez-vous avoir l’obligeance de porter ce billet à votre maîtresse ?

Il griffonna trois ou quatre mots sur une feuille de son carnet, la plia et la remit au valet.

– Qu’avez-vous écrit, Holmes ?

– Tout simplement ceci : « Alors, ce sera la police ? » Je crois qu’elle nous recevra.

Et elle nous reçut. Une minute plus tard, avec une célérité surprenante, nous fûmes introduits dans un salon pour conte des Mille et Une Nuits, vaste et merveilleux, plongé dans une demi-obscurité que coupaient par places des lumières tamisées. La dame était parvenue, je pense, à cet âge de la vie où la beauté la plus orgueilleuse se complaît dans les éclairages doux. Quand nous entrâmes, elle se leva d’un canapé. Elle était grande, elle avait un maintien royal, son visage était adorablement artificiel : deux yeux noirs espagnols nous assassinèrent.

– Quelle est cette intrusion ? Et que veut dire ce message insultant ? interrogea-t-elle en brandissant le papier.

– Je n’ai pas besoin, madame, de vous donner des explications. J’ai trop de respect pour votre intelligence… Quoique j’avoue que cette intelligence s’est étrangement trouvée en défaut ces derniers temps !

– Comment cela, monsieur ?

– En supposant que les bravaches que vous avez loués pourraient m’empêcher par la peur d’accomplir mon travail. Jamais un homme n’embrasserait ma profession si à ses yeux le danger n’était pas un attrait. C’est donc vous qui m’avez obligé à me pencher sur l’affaire du jeune Maberley.

– Je n’ai nulle idée de ce dont vous me parlez. Qu’ai-je à voir avec des bravaches que j’aurais loués ?

Holmes se détourna d’un air las.

– Décidément, j’avais surestimé votre intelligence ! Tant pis, bonsoir !

– Arrêtez ! Où allez-vous ?

– A Scotland Yard.

Nous n’étions encore qu’à mi-chemin de la porte qu’elle nous avait rattrapés et avait pris Holmes par le bras. De l’acier elle avait viré au velours.

– Allons, messieurs, asseyez-vous ! Parlons encore un peu. Je sens que je puis être franche avec vous, monsieur Holmes. Vous avez les sentiments d’un gentleman. Comme l’instinct féminin est prompt à le découvrir ! Je veux vous traiter en ami.

– Je ne puis vous assurer de la réciprocité, madame. Je ne suis pas la loi, mais je représente la justice dans la limite de mes modestes facultés. Je suis prêt à vous écouter ; je vous dirai ensuite comment j’agirai.

– Sans doute était-ce puéril de ma part de menacer un homme aussi brave que vous !

– Ce qui surtout a été puéril, madame, c’est que vous vous êtes placée entre les mains d’une bande de coquins qui peuvent vous faire chanter ou vous dénoncer.

– Non, je ne suis pas si naïve ! Puisque j’ai promis d’être sincère, je vous dirai que personne, sauf Barney Stockdale et Susan sa femme, ne se doute de l’identité de l’employeur. Quant à ces deux-là, hé bien ! ce n’est pas la première…

Elle sourit et fit un signe de tête empreint d’une charmante coquetterie.

– Je vois. Vous les avez déjà mis à l’épreuve ?

– Ce sont de bons chiens qui courent en silence.

– De tels chiens, tôt ou tard, mordent la main qui les nourrit. Ils seront arrêtés pour ce cambriolage. La police est à leurs trousses.

– Ils accepteront les conséquences. C’est pour cela qu’ils sont payés. Je ne paraîtrai pas dans l’affaire.

– A moins que je ne vous y fasse paraître.

– Non, vous ne me ferez pas paraître. Vous êtes un gentleman. Il s’agit d’un secret de femme.

– Premièrement, vous devez rendre ce manuscrit.

Elle éclata de rire, et se dirigea vers la cheminée. Il y avait une masse calcinée qu’elle dispersa avec le tisonnier.

– Le rendrai-je ? dit-elle.

Pendant qu’elle se tenait devant nous avec un sourire de défi, elle semblait si mutine et si exquise que je devinai que de tous les criminels auxquels Holmes avait eu affaire, c’était elle qui allait lui donner le plus de mal. Cependant je le savais immunisé contre le sentiment.

– Voilà qui scelle votre destin, déclara-t-il froidement. Vous êtes très prompte à l’action, madame, mais cette fois vous vivez allée trop loin.

Elle jeta le tisonnier.

– Comme vous êtes dur ! s’écria-t-elle. Puis-je vous raconter toute l’histoire ?

– Je crois que je pourrais vous la raconter.

– Mais vous devez la lire avec mes yeux, monsieur Holmes ! Vous devez la comprendre, du point de vue d’une femme qui voit toute l’ambition de sa vie risquant d’être anéantie au dernier moment. Une telle femme est-elle à blâmer si elle se protège ?

– Le péché originel a été commis par vous !

– Oui ! J’en conviens. Douglas était un charmant garçon, mais il ne convenait malheureusement pas à mes desseins. Il voulait m’épouser. M’épouser, monsieur Holmes, lui un bourgeois sans le sou ! Il ne voulait rien de moins. Il s’entêta. Parce que je m’étais donnée, il paraissait penser que je devais me donner toujours, et à lui seul. C’était intolérable. Enfin j’ai dû le lui faire comprendre.

– En louant des brutes qui l’ont rossé sous votre fenêtre.

– Vous avez l’air de tout savoir ! Oui, c’est exact. Barney et ces hommes l’ont chassé et ont été, je l’admets, un peu rudes. Mais alors que fit-il ? Aurais-je jamais cru qu’un gentleman pouvait envisager une chose pareille ? Il écrivit un livre dans lequel il raconta sa propre histoire. Moi, bien sûr, j’étais le loup ; lui, l’agneau. Tout y était, sous des noms supposés bien sûr ! Mais qui à Londres ne nous aurait pas reconnus ? Allons que dites-vous de cela, monsieur Holmes ?

– Après tout, il était dans son droit !

– C’était comme si l’air de l’Italie était entré dans son sang en lui insufflant la vieille cruauté italienne. Il m’a écrit, il m’a envoyé un exemplaire de son livre pour que j’aie la torture de l’anticipation. Il m’a dit qu’il y en avait deux exemplaires : un pour moi, l’autre pour son éditeur.

– Comment saviez-vous que l’éditeur ne l’avait pas reçu ?

– Parce que je savais qui était l’éditeur. Ce n’est pas le premier roman de Douglas, vous savez. J’appris donc que l’éditeur ne l’avait pas reçu. Puis presque aussitôt j’appris la mort subite de Douglas. Aussi longtemps que cet autre manuscrit risquait d’être mis en circulation, je ne pouvais pas me sentir en sécurité. Il était sûrement dans ses affaires, qui allaient être restituées à sa mère. J’ai mis le gang à l’œuvre. Susan est entrée comme domestique chez Mme Maberley. Je voulais agir honnêtement. Réellement, vraiment oui, je le voulais ! J’étais disposée à acheter la maison et tout ce qu’elle contenait. J’ai accepté le prix qu’elle m’a demandé. Je n’ai tâté de l’autre moyen que lorsque le premier a échoué. Maintenant, monsieur Holmes, en admettant que j’aie été trop dure pour Douglas – et Dieu sait si je m’en repens ! – que pouvais-je faire d’autre avec tout mon avenir en jeu ?

Sherlock Holmes haussa les épaules.

– Bien ! fit-il. Je suppose que je vais devoir pactiser avec le crime, comme d’habitude. Combien coûte un voyage autour du monde en première classe ?

La jeune femme le regarda avec ahurissement.

– Pas plus de cinq mille livres, je suppose ?

– Non, je ne crois pas.

– Parfait. Vous voudrez bien me signer un chèque de ce chiffre, et je veillerai à ce qu’il parvienne à Mme Maberley. Vous lui devez un petit changement d’air. En attendant, madame…

Il leva un doigt avertisseur.

–… Faites attention ! Attention ! Vous ne jouerez pas éternellement avec des objets tranchants sans abîmer ces mains délicates !

LE SOLDAT BLANCHI

LE SOLDAT BLANCHI{8}

Mon ami Watson n’a pas beaucoup d’idées ; mais il s’entête sur celles qui lui viennent à l’esprit. Depuis longtemps il me supplie de raconter l’une de nos aventures. Peut-être suis-je un peu le responsable de cette persécution, car j’ai eu maintes fois l’occasion de lui signaler combien ses propres récits étaient superficiels et de l’accuser de sacrifier au goût du public plutôt que de se confiner dans les faits et les chiffres.

– Essayez donc vous-même, Holmes ! m’a-t-il répliqué.

Je suis obligé de convenir que, plume en main, je commence à comprendre que l’affaire doit être présentée de manière qu’elle suscite l’intérêt du lecteur. Le cas auquel je pense y parviendra sans doute : il compte en effet parmi les plus étranges de ma collection, quoique Watson ne l’ait pas dans la sienne. Puisque je parle de mon vieil ami et biographe, je saisis l’occasion de faire remarquer que si je m’alourdis d’un compagnon dans mes diverses petites enquêtes ce n’est ni par sentiment ni par caprice : c’est parce que Watson possède en propre quelques qualités remarquables, auxquelles dans sa modestie il accorde peu d’attention, accaparé qu’il est par celle qu’il voue (exagérément) à mes exploits. Un associé qui prévoit vos conclusions et le cours des événements est toujours dangereux ; Mais le collaborateur pour qui chaque événement survient comme une surprise perpétuelle, et pour qui l’avenir demeure constamment un livre fermé, est vraiment un compagnon idéal.

Mon carnet de notes me rappelle que c’est en janvier 1903, juste après la fin de la guerre des Boers, que je reçus la visite de M. James M. Dodd, gros Anglais assez jeune, bien campé, au visage hâlé. Le brave Watson m’avait à l’époque abandonné pour se marier : c’est l’unique action égoïste que j’aie à lui reprocher tout au long de notre association. J’étais seul.

J’ai pour habitude de m’asseoir le dos à la fenêtre et de placer mes visiteurs sur le siège d’en face, afin qu’ils soient bien éclairés par la lumière du jour. M. James M. Dodd paraissait se demander comment entamer cet entretien. Je me refusai à l’aider, car son silence me donnait plus de temps pour l’observer. Ayant découvert qu’il n’était pas mauvais d’impressionner mes clients par l’étalage de mes facultés, je voulus lui communiquer certaines de mes conclusions.

– Vous venez d’Afrique du Sud, monsieur, je vois…

– Oui, monsieur ! me répondit-il surpris.

– Volontaire dans la cavalerie impériale, je suppose.

– C’est exact.

– Corps du Middlesex, sans doute ?

– En effet. Monsieur Holmes, vous êtes un sorcier !

Sa stupéfaction me fit sourire.

– Quand un gentleman d’un aspect viril entre dans mon salon avec un visage trop bronzé pour le soleil d’Angleterre, et quand il met son mouchoir dans la manche et non dans la poche, il n’est pas difficile de le situer. Vous portez une barbe courte, ce qui révèle que vous n’êtes pas un soldat d’active. Vous avez un costume de cavalier. Pour ce qui est du Middlesex, votre carte m’a déjà informé que vous êtes agent de change dans Throgmorton Street : quel autre régiment auriez-vous rejoint ?

– Rien ne vous échappe !

– Je ne vois pas plus de choses que vous, mais je me suis entraîné à remarquer ce que je vois. Toutefois, monsieur Dodd, ce n’est pas pour discuter sur la science de l’observation que vous êtes venu chez moi ce matin. Que s’est-il passé à Tuxbury Old Park ?

– Monsieur Holmes !…

– Mon cher monsieur, il n’y a aucun mystère. Votre lettre m’est parvenue avec cet en-tête, et vous avez sollicité ce rendez-vous en termes si pressants que je suis sûr que quelque chose de soudain et d’important s’est produit.

– C’est la vérité. Mais j’ai écrit la lettre dans l’après-midi, et depuis divers événements ont eu lieu. Si le colonel Emsworth ne m’avait pas flanqué à la porte…

– Flanqué à la porte !…

– Oui, cela revient au même. C’est un dur, le colonel Emsworth ! Le plus à cheval sur la discipline de toute l’armée en son temps, et un gaillard au langage rude, aussi ! Je n’aurais pas pu supporter le colonel s’il n’y avait pas eu Godfrey.

J’allumai ma pipe et m’adossai confortablement.

– Peut-être m’expliquerez-vous de quoi vous parlez ?

Mon client sourit malicieusement.

– Je commençais à croire que vous saviez tout avant qu’on vous le dise. Je vais vous livrer les faits, et j’espère que vous pourrez m’expliquer ce qu’ils signifient. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit parce que je faisais fonctionner ma cervelle ; mais plus je réfléchis, plus l’histoire devient incroyable.

« Quand je me suis engagé en janvier 1901 (il y a juste deux ans), le jeune Godfrey Emsworth avait rejoint le même escadron que moi. C’était le fils unique du colonel Emsworth (Emsworth, avec la Victoria Cross pour la guerre de Crimée), et comme il avait la bagarre dans le sang, il n’est pas étonnant qu’il se soit porté volontaire. Dans le régiment, il n’y avait pas plus chic type. Nous devînmes amis, de cette amitié qui ne se noue que lorsqu’on vit la même existence et qu’on partage les mêmes joies et les mêmes peines. Il était mon copain, et dans l’armée un copain, ça compte ! Pendant une année de durs combats, nous avons connu ensemble le meilleur et le pire. Puis, au cours d’une action près de Diamond Hill, aux portes de Pretoria, il a reçu une balle d’un fusil pour éléphants. J’ai eu deux lettres de lui : la première émanait de l’hôpital du Cap, la seconde de Southampton. Depuis, pas un mot : pas un seul mot, monsieur Holmes, depuis six mois et plus, et il était mon meilleur copain.

« Quand la guerre a pris fin, nous sommes tous rentrés ; j’ai écrit à son père et je lui ai demandé où se trouvait Godfrey. Pas de réponse. J’ai attendu, puis j’ai récrit. Cette fois j’ai reçu une réponse : brève, bourrue. Godfrey était parti pour faire le tour du monde et il ne rentrerait vraisemblablement pas avant un an. C’était tout.

« Je ne me suis pas contenté de si peu, monsieur Holmes. Tout cela me semblait suprêmement anormal. Godfrey était un bon garçon, incapable de laisser tomber un copain comme ça. Puis j’ai appris qu’il était l’héritier d’une grosse fortune, et aussi que son père et lui ne s’étaient pas toujours bien entendus. Le vieil homme avait quelque chose d’une brute, et le jeune Godfrey avait trop de caractère pour le supporter. Non, je ne pouvais pas me contenter de si peu, et j’ai décidé de creuser jusqu’à la racine de l’affaire. Toutefois j’ai eu diablement besoin de remettre mes propres affaires en ordre, après deux ans d’absence, et ce n’est que cette semaine que j’ai eu le temps de reprendre le dossier Godfrey. Mais depuis que je l’ai rouvert, j’ai résolu de tout laisser tomber pour voir clair.

M. James M. Dodd semblait appartenir à cette catégorie d’hommes qu’il vaut mieux avoir pour amis que pour ennemis. Ses yeux bleus étaient sévères, et quand il parlait ses mâchoires se crispaient.

– Bien. Qu’avez-vous fait ? lui ai-je demandé.

– Mon premier mouvement a été d’aller chez lui, à Tuxbury Old Park, près de Bedford, et de tâter le terrain. J’ai donc écrit à sa mère (j’en avais assez de son scrongneugneu de père) et je me suis lancé dans une attaque frontale. Godfrey était mon copain, je n’avais pas oublié nos aventures communes (que je pourrais d’ailleurs lui raconter), je serais dans les environs, voyait-elle un inconvénient à ce que je lui rende visite, etc. ? En réponse j’ai reçu une lettre fort aimable qui m’invitait à passer vingt-quatre heures chez elle. Je m’y suis rendu lundi.

« Tuxbury Old Hall est inaccessible : à huit kilomètres de tout. Il n’y avait pas de voiture à la gare, et j’ai dû marcher en portant ma valise ; il faisait presque nuit quand je suis arrivé. C’est une grande maison perdue à l’intérieur d’un parc immense. Je crois que toutes les époques sont représentées dans l’architecture, depuis les fondations élisabéthaines à moitié en bois jusqu’à un porche victorien. A l’intérieur, tout est en chêne, avec des tapisseries et des vieux tableaux à demi effacés : une véritable maison pour revenants, pleine de mystères. Il y avait un maître d’hôtel, le vieux Ralph, qui paraissait aussi âgé que la maison ; sa femme aurait pu être son aînée ; elle avait été la nourrice de Godfrey, qui m’avait parlé d’elle, la plaçant immédiatement derrière sa mère dans la hiérarchie de ses affections ; j’étais donc attiré par elle en dépit de son étrange physique. La mère, gentille petite souris de femme, me plut aussi. Il n’y avait que le colonel que je ne pouvais pas supporter.

« Nous nous sommes tout de suite chamaillés, et je serais retourné à pied à la gare si je ne m’étais pas dit qu’il fallait que je lise dans son jeu. J’ai été introduit dans son bureau ; il était assis derrière sa table : un colosse un peu voûté, avec une peau noircie et une barbe grise en désordre. Un nez à veines roses faisait saillie comme le bec d’un vautour ; deux yeux féroces et gris m’ont dévisagé sous des sourcils broussailleux. J’ai compris pourquoi Godfrey parlait rarement de son père.

« – Alors, monsieur ? m’a-t-il demandé d’une voix de crécelle. Je voudrais bien connaître les véritables motifs de votre visite.

« Je lui ai répondu que je les avais indiqués dans une lettre à sa femme.

« – Oui. Vous lui avez dit que vous aviez connu Godfrey en Afrique. Nous sommes bien obligés de vous croire sur parole.

« – J’ai ses lettres dans ma poche.

« – Voudriez-vous me les montrer ?

« Il a jeté un coup d’œil sur les deux lettres que je lui tendais, puis il me les a rendues.

« – Alors, de quoi s’agit-il ? a-t-il repris.

« – J’aimais beaucoup votre fils Godfrey, monsieur. De nombreux liens et quantité de souvenirs nous unissaient. N’est-il pas normal que je m’étonne de son silence soudain et que je cherche à savoir ce qu’il est devenu ?

« – J’ai, monsieur, le vague souvenir que j’ai déjà correspondu avec vous et que je vous ai dit ce qu’il était devenu. Il est parti pour accomplir un voyage autour du monde. Après ses aventures en Afrique, il était en piteuse santé ; sa mère et moi, nous sommes tombés d’accord pour reconnaître qu’un repos complet et un changement radical lui étaient nécessaires. Je vous serais reconnaissant de transmettre cette explication à tous ses autres amis.

« – C’est entendu, ai-je répondu. Mais peut-être aurez-vous la bonté de me communiquer le nom du paquebot et de la compagnie de navigation. Je pourrai sûrement lui faire parvenir une lettre.

« Ma requête a paru à la fois embarrasser et irriter mon hôte. Il a froncé ses gros sourcils et il a tapoté des doigts sur la table. Il ressemblait tout à fait au joueur d’échecs qui voit son adversaire préparer un dangereux déplacement de pièces et qui a décidé de s’y opposer.

« – Beaucoup de personnes, monsieur Dodd, m’a-t-il dit enfin, prendraient très mal votre opiniâtreté infernale et penseraient que cette insistance a atteint la limite de l’impertinence.

« – Portez-la, monsieur, au crédit de ma sincère affection pour votre fils.

« – Soit. J’ai déjà inscrit beaucoup de choses sur ce compte. Je dois néanmoins vous demander de mettre un terme à vos questions. Toutes les familles ont leur intimité propre et leurs motifs privés. Les étrangers ne peuvent pas toujours les comprendre. Ma femme souhaite vivement entendre parler de l’existence militaire de Godfrey dont vous êtes si bien au courant, mais je tiens beaucoup à ce que vous laissiez de côté le présent et l’avenir. De telles questions seraient inutiles, monsieur, et elles nous placeraient dans une situation délicate, voire difficile.

« J’étais donc dans une impasse, monsieur Holmes. Il n’y avait pas moyen d’en sortir. Je ne pouvais qu’accepter la situation et faire en mon âme et conscience le serment que je n’aurais pas un moment de repos avant que ne soit éclairci le mystère relatif au destin de mon ami. La soirée a été terne. Nous avons dîné tous les trois tranquillement dans une vieille pièce lugubre, mal éclairée. La dame m’a avidement questionné au sujet de son fils, mais le colonel semblait morose, triste. Cette discussion m’avait tellement contrarié que je me suis excusé dès que la décence me l’a permis, et je me suis retiré dans ma chambre. C’était une grande chambre nue au rez-de-chaussée, aussi sinistre que le reste de la maison ; mais quand on a dormi une année sur le veldt, monsieur Holmes, on n’est pas trop chatouilleux pour son billet de logement. J’ai ouvert les rideaux et j’ai contemplé le jardin : la nuit était magnifique avec une demi-lune bien nette. Puis, je me suis assis auprès du feu, la lampe à côté de moi, et je me suis efforcé de me distraire avec un roman. Ma lecture a été toutefois interrompue par le vieux Ralph qui venait me porter une provision de charbon.

« – J’avais peur que vous ne fussiez à court de charbon pendant la nuit, monsieur. Le vent est aigre, et les chambres fraîches…

« Il a hésité avant de sortir de la pièce ; j’ai levé les yeux : il se tenait devant moi avec un air pensif.

« –… Je vous demande pardon, monsieur, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter ce que vous avez dit à dîner sur le jeune M. Godfrey. Vous savez, monsieur, c’est ma femme qui a été sa nourrice, et moi j’ai été un peu son père nourricier. C’est normal que nous nous intéressions à lui. Alors vous dites qu’il s’est bien conduit, monsieur ?

« – Il n’y avait pas plus brave dans tout le régiment ! Il m’a tiré une fois des fusils des Boers ; sans lui, je ne serais pas ici.

« Le vieux maître d’hôtel se frotta les mains osseuses.

« – Oui, monsieur, c’est tout M. Godfrey cela ! Il a toujours été courageux. Il n’y a pas un arbre du parc, monsieur, au haut duquel il n’ait grimpé. Rien ne l’arrêtait. C’était un brave enfant… et, oh ! monsieur, c’était un homme brave !

« J’ai bondi.

« – Attention ! ai-je crié. Vous avez dit : « c’était… » Vous parlez de lui comme s’il était mort. Qu’est-ce que tout ce mystère ? Qu’est devenu Godfrey Emsworth ?

« J’ai empoigné le vieillard par l’épaule, mais il s’est esquivé.

« – Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Demandez au maître. Lui sait. Ce n’est pas à moi de me mettre entre vous deux.

« Il allait quitter la pièce, mais je l’ai retenu par le bras.

« – Écoutez ! lui ai-je dit. Vous allez répondre à une seule question avant que vous partiez, même si je dois vous garder ici toute la nuit. Godfrey est-il mort ?

« Il n’a pas pu soutenir mon regard. Il était comme un lapin hypnotisé. La réponse s’est échappée de ses lèvres. Elle était aussi terrible qu’imprévue.

« – Je préférerais qu’il fût mort !

« Il a crié cela, s’est libéré et s’est précipité hors de la chambre.

« Vous devinez, monsieur Holmes, dans quel état d’esprit je suis retourné à mon fauteuil. La phrase du vieillard ne me semblait pas offrir beaucoup d’explications. D’évidence, mon pauvre ami avait été impliqué dans une affaire criminelle, ou du moins infamante, qui mettait en cause l’honneur de la famille. Le colonel avait fait partir son fils pour le cacher au reste du monde de peur qu’un scandale n’éclatât. Godfrey était assez aventureux. Il se laissait facilement influencer par son entourage. Sans doute était-il tombé entre de mauvaises mains qui l’avaient entraîné. Sale affaire dans ce cas ! Néanmoins, mon devoir me commandait de le retrouver, de l’aider. J’étais en train de réfléchir quand j’ai tourné la tête : Godfrey Emsworth est apparu devant moi…

Mon client s’interrompit, en proie à une émotion profonde.

– Poursuivez, je vous en prie ! lui dis-je. Votre problème présente quelques données tout à fait particulières.

– Il était de l’autre côté de la fenêtre, monsieur Holmes : dehors. Et il collait la tête contre le carreau. Je vous ai dit que j’avais contemplé la nuit. Ensuite j’avais laissé les rideaux partiellement ouverts. Sa silhouette s’est encadrée dans leur entrebâillement. La fenêtre était une porte-fenêtre : je pouvais donc le voir en entier ; mais c’est sa figure qui m’a frappé. Il était mortellement pâle : jamais je n’ai vu d’homme aussi blanc ; je suppose que les fantômes doivent avoir cette blancheur. Mais ses yeux me regardaient, et c’étaient des yeux d’homme vivant. Quand il a vu que je le regardais à mon tour, il a fait un bond en arrière et il a disparu dans la nuit.

« En lui, monsieur Holmes, il y avait quelque chose de troublant. Je ne parle pas de ce visage spectral qui luisait tout blanc comme du fromage dans l’obscurité. Je pense à une impression plus subtile, à quelque chose de furtif, de sournois, de coupable. Quelque chose qui n’avait rien à voir avec le garçon franc et viril que j’avais connu. Je suis demeuré là, stupide, horrifié.

« Mais quand on a joué au soldat pendant deux ans avec le frère Boer comme partenaire, on ne perd pas longtemps la tête et on réagit promptement. A peine Godfrey avait-il disparu que j’étais devant la fenêtre. La croisée fonctionnait mal et j’ai eu du mal à l’ouvrir. Finalement j’ai pu passer dans le jardin, et j’ai couru dans l’allée en suivant la direction que je l’avais vu prendre.

« L’allée était longue et la lumière pas trop bonne, mais il m’a semblé apercevoir quelque chose qui se déplaçait devant moi. J’ai continué à courir, je l’ai appelé par son nom, mais sans succès. Quand je suis arrivé au bout de l’allée, je me suis trouvé à un croisement : plusieurs sentiers conduisaient dans diverses directions à des dépendances. Je suis resté hésitant ; c’est alors que j’ai entendu distinctement le bruit d’une porte qui se fermait. Pas derrière moi dans la maison, mais devant moi, quelque part dans l’obscurité. Assez distinctement en tout cas pour que je sois sûr, monsieur Holmes, que je n’avais pas été le jouet d’une hallucination. Godfrey s’était enfui, m’avait fui, et il avait refermé une porte derrière lui. Je l’aurais juré.

« Quoi faire ? J’ai passé une nuit agitée ; j’ai tourné et retourné l’affaire dans ma tête tout en essayant de découvrir une théorie qui rendrait compte de tous les faits. Le lendemain, j’ai trouvé le colonel plus conciliant, et comme sa femme observait que dans le voisinage certains endroits ne manquaient pas d’intérêt, j’ai saisi cette occasion pour demander si je ne pourrais pas, sans les déranger, passer chez eux une autre nuit. Un acquiescement bourru du vieil homme m’a donné tout un grand jour pour me livrer à mon inspection. Déjà j’étais persuadé que Godfrey se cachait non loin, mais il me restait à savoir où et pourquoi.

« La maison était si vaste, si pleine de coins et de recoins qu’un régiment aurait pu se dissimuler à l’intérieur sans que personne n’en eût rien su. Si elle abritait le secret, il serait bien difficile à découvrir. Mais la porte que j’avais entendue se fermer n’était certainement pas une porte de la maison. Je devais donc explorer le jardin. Exploration qui s’annonçait aisée, car mes hôtes avaient leurs occupations et me laissaient libre de me promener à mon gré.

« Il y avait plusieurs petites dépendances ; mais au bout du jardin se dressait un bâtiment isolé assez important, assez grand pour servir de résidence à un jardinier ou à un garde-chasse. Ne serait-ce pas sa porte que j’avais entendue ? Je me suis approché d’un air désinvolte comme si je faisais le tour du domaine. Sur ces entrefaites, un petit homme barbu et alerte en habit noir et chapeau melon (pas du tout le type jardinier) est apparu sur la porte. A mon étonnement, il l’a refermée derrière lui, à clé, et il a mis la clé dans sa poche. Puis il m’a dévisagé non sans surprise.

« – Vous faites un séjour ici ? m’a-t-il demandé.

« J’ai expliqué qui j’étais et j’ai dit que j’étais un ami de Godfrey.

« – C’est bien dommage, ai-je lancé négligemment, qu’il soit parti en voyage : il aurait été heureux de me voir.

« – Sûrement ! C’est bien vrai ! m’a-t-il répondu d’une manière un peu hypocrite. Mais sans doute reviendrez-vous à une époque plus propice.

« Là-dessus il s’est éloigné ; quand je me suis retourné, j’ai remarqué qu’il était resté à me surveiller, à demi caché par les lauriers qui formaient un massif au bout du jardin.

« J’ai bien regardé la petite maison quand je suis passé devant, mais les fenêtres étaient protégées par de lourds rideaux ; à ce qu’il m’a semblé, elle était vide. Je risquais de gâcher mes chances et même d’être obligé de vider les lieux si j’étais trop audacieux, car je sentais que je continuais d’être surveillé. Je suis donc rentré en flânant à la maison, et j’ai attendu la nuit avant de reprendre mon enquête. Quand il a fait noir et que tout est devenu paisible, je me suis glissé dehors par la fenêtre, et je me suis dirigé aussi silencieusement que possible vers le pavillon mystérieux.

« Je vous ai dit qu’il y avait aux fenêtres de lourds rideaux, mais en plus les volets avaient été fermés. A travers l’un d’eux cependant brillait une lueur qui a retenu mon attention. J’étais en veine : le rideau n’avait pas été tout à fait tiré, et dans le volet une fente me permettait de voir l’intérieur de la pièce. C’était une pièce assez gaie, avec une grosse lampe et un bon feu. En face de moi était assis le petit bonhomme que j’avais vu le matin. Il fumait la pipe et lisait un journal.

– Quel journal ? demandai-je.

Mon client parut ennuyé par cette interruption.

– Quelle importance ?

– Une importance extrême.

– Réellement je n’y ai pas fait attention.

– Peut-être avez-vous remarqué s’il avait le format d’un quotidien ou d’un hebdomadaire ?

– Maintenant que vous m’y faites penser, il n’était pas d’un grand format. C’était peut-être le Spectator. Mais j’ai eu peu de temps à perdre pour de tels détails, car un deuxième homme était assis le dos à la fenêtre, et j’aurais juré que ce deuxième homme était Godfrey. Je ne distinguais pas son visage, mais je connaissais suffisamment la courbure de ses épaules. Il s’appuyait sur son coude dans une attitude de grande mélancolie, le corps tourné vers le feu. J’étais en train de me demander ce que je devais faire quand on m’a tapé brusquement sur l’épaule : le colonel Emsworth était à côté de moi.

« – Par ici, monsieur, a-t-il commandé à voix basse.

« Il a marché sans ajouter un mot jusqu’à la maison et je l’ai suivi dans ma chambre. En passant dans le vestibule, il avait pris un réveil.

« – Il y a un train pour Londres à huit heures et demie, le cabriolet sera devant la porte à huit heures.

« Il était blanc de rage. En vérité, je me sentais moi-même dans une situation si fausse que je n’ai pu que balbutier quelques excuses incohérentes en arguant de mes inquiétudes pour mon ami.

« L’affaire ne souffre pas de discussion, m’a-t-il répondu d’un ton sec. Vous avez commis une intrusion indigne dans notre vie privée. Vous avez été accueilli comme un invité et vous vous êtes conduit comme un espion. Je n’ai rien à ajouter, monsieur, sinon que je désire ne jamais vous revoir !

« Alors j’ai perdu patience, monsieur Holmes, et j’ai parlé avec quelque chaleur.

« – J’ai vu votre fils, et je suis convaincu que pour une raison qui vous est personnelle vous le dissimulez au monde. Je n’ai aucune idée des motifs qui vous poussent à le retrancher de la circulation, mais je suis sûr qu’il n’est plus un être libre. Je vous avertis, colonel Emsworth, que tant que je ne serai pas rassuré sur la sécurité et le bien-être de mon ami, je n’épargnerai aucun effort pour élucider le mystère, et je ne me laisserai intimider ni par une parole, ni par un acte.

« Le vieux bonhomme m’a lancé un regard diabolique, et j’ai cru qu’il allait me sauter dessus. Je vous l’ai dépeint comme un vieux géant tout en os ; bien que je ne sois pas une mauviette, j’aurais eu du mal à lui tenir tête. Après un dernier regard furieux, il a pivoté sur ses talons et il a quitté ma chambre. Pour ma part, j’ai pris le train de huit heures et demie, avec l’intention d’aller tout droit chez vous et de solliciter conseils et assistance.

Tel fut le problème que m’exposa mon visiteur. Il présentait, comme l’a déjà compris le lecteur attentif, de sérieuses difficultés, car le choix des moyens était limité pour trouver la solution. Élémentaire, il l’était, certes ! Il comportait pourtant quelques détails neufs et intéressants en l’honneur desquels il me sera pardonné de l’avoir exhumé de mes archives. Fidèle à ma méthode d’analyse logique, j’entrepris de serrer les éléments de plus près.

– Les domestiques ? demandai-je. Combien y en avait-il dans la maison ?

– A mon avis, il n’y a que le vieux maître d’hôtel et sa femme. La vie là-bas m’a paru des plus simples.

– Dans le pavillon, pas de domestique ?

– Aucun, à moins que le petit barbu n’en soit un. Il m’a semblé cependant être d’une classe supérieure.

– Très intéressant. Vous êtes-vous rendu compte si les repas étaient portés d’un bâtiment dans l’autre ?

– A présent que vous y faites allusion, j’ai vu le vieux Ralph qui portait un panier dans le jardin en se dirigeant vers le pavillon. Sur le moment je n’ai pas pensé que le panier pouvait contenir des provisions.

– Avez-vous fait une enquête locale ?

– Oui. J’ai bavardé avec le chef de gare et avec l’aubergiste du village. J’ai simplement demandé s’ils savaient quelque chose sur mon vieux camarade Godfrey Emsworth. Ils m’ont affirmé tous les deux qu’il faisait un voyage autour du monde. Après la guerre, il serait rentré à la maison, puis serait reparti presque tout de suite. L’histoire est évidemment acceptée par les gens des environs.

– Vous n’avez pas manifesté de doutes ?

– Non.

– Très bien ! L’affaire mérite certainement une enquête. Je vous accompagnerai à Tuxbury Old Park.

– Aujourd’hui ?

Il se trouvait qu’à l’époque j’étais en train d’éclaircir le mystère qui, une fois élucidé, compromit si gravement le duc de Greyminster ; j’avais aussi reçu mandat du sultan de Turquie de me livrer à une opération que je ne pouvais négliger sans de sérieuses complications politiques. Ce ne fut donc pas avant le début de la semaine suivante, comme me le confirme mon agenda, que je pus partir en mission dans le Bedfordshire en compagnie de M. James M. Dodd. Sur notre route vers Euston, nous prîmes en charge un gentleman grave et taciturne à cheveux gris acier, avec lequel j’avais procédé à divers arrangements préalables.

– Je vous présente un vieil ami, dis-je à Dodd. Il est possible que sa présence s’avère tout à fait superflue, à moins qu’elle ne soit au contraire capitale. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus long dans l’état actuel des choses.

Les récits de Watson ont sans doute accoutumé le lecteur au fait que je ne gaspille pas mes mots et que je ne dévoile pas mes plans tant qu’une affaire n’est pas réglée. Dodd parut surpris, mais ne dit rien, et tous trois nous poursuivîmes ensemble notre voyage. Dans le train, je posai à Dodd une question dont je désirais qu’elle fût entendue par notre compagnon.

– Vous m’avez dit que vous aviez vu le visage de votre ami à la fenêtre, avec une netteté suffisante pour que vous ne puissiez douter de son identité ?

– Je n’ai aucun doute. Il avait le nez collé contre le carreau. La lumière de la lampe l’éclairait à plein.

– Ce ne pouvait pas être quelqu’un lui ressemblant ?

– Pas du tout. C’était lui.

– Mais vous m’avez dit qu’il avait changé ?

– Seulement son teint. Il avait le visage… comment le dépeindre ?… le visage blanc comme un ventre de poisson. Il était complètement décoloré.

– Était-il également blanc partout ?

– Non, je ne pense pas. Mais je n’ai vu que son front quand il a collé la tête contre la fenêtre.

– L’avez-vous appelé ?

– J’étais trop stupéfait, trop horrifié aussi. Puis, je l’ai poursuivi, comme je vous l’ai raconté, mais sans résultat.

Mon dossier était pratiquement complet ; il ne lui manquait plus qu’un petit élément. Quand, après une interminable randonnée en voiture, nous arrivâmes à l’étrange vieille maison de campagne qu’avait décrite mon client, ce fut Ralph, le maître d’hôtel âgé, qui nous ouvrit. J’avais loué la voiture pour la journée et j’avais prié mon ami de ne pas en bouger avant que je lui fisse signe. Ralph, ridé comme une pomme, portait le costume conventionnel (veste noire et pantalon poivre et sel) avec une seule variante curieuse : des gants de cuir brun qu’il se hâta de retirer dès qu’il nous vit et qu’il posa sur la table de l’entrée quand il nous introduisit. Je suis doté, comme mon ami Watson l’a parfois observé, de sens anormalement développés ; or une odeur, faible mais insistante, me chatouilla les narines ; elle semblait émaner de la table de l’entrée. Je me retournai, posai mon chapeau dessus, le fis tomber, me baissai pour le ramasser et amenai mon nez à moins de vingt-cinq centimètres des gants. Indiscutablement c’était des gants que provenait cette bizarre odeur de goudron. Mon dossier, cette fois, était complet. Hélas ! Quand je raconte moi-même les histoires, j’étale mes astuces, tandis que Watson, lui, cache soigneusement ce genre de maillons dans la chaîne, ce qui lui permet de produire des effets finals sensationnels.

Le colonel Emsworth n’était pas dans sa chambre, mais au reçu du message de Ralph il ne tarda pas à arriver. Nous entendîmes son pas vif et pesant dans le couloir. Il ouvrit la porte brusquement et il se rua dans son bureau avec la barbe en bataille et le visage tordu de passion : jamais je n’avais vu de vieillard si terrible ! Il tenait à la main nos cartes de visite ; il les déchira en mille morceaux.

– Ne vous ai-je pas déclaré, infernal touche-à-tout, que je vous chassais d’ici ? Que jamais je ne revoie votre maudite tête ! Si vous entrez ici à nouveau sans ma permission, je serai dans mon droit si j’use de violence. Je vous abattrai ! Par Dieu, oui, je vous abattrai, monsieur ! Quant à vous, monsieur…

Il se tourna vers moi.

–… Cet avertissement vaut également pour vous. Je connais. votre ignoble profession, mais allez exploiter ailleurs vos talents ; ici ils n’ont pas à s’exercer.

– Je ne partirai pas d’ici, articula fermement mon client, avant d’avoir entendu de la bouche même de Godfrey qu’il ne subit aucune contrainte !

Notre hôte, malgré lui, sonna.

– Ralph, dit-il, téléphonez à la police du comté et priez l’inspecteur d’envoyer deux agents. Dites-lui qu’il y a des cambrioleurs ici.

– Un moment ! intervins-je. Vous devez savoir, monsieur Dodd, que le colonel Emsworth est dans son droit et que nous n’avons aucun statut légal chez lui. D’autre part il devrait reconnaître que votre action est uniquement dictée par votre sollicitude envers son fils. J’ose espérer que, si nous pouvons avoir cinq minutes de conversation avec le colonel Emsworth, je modifierai son point de vue sur l’affaire.

– Je ne me laisse pas si aisément influencer, répondit le vieux soldat. Ralph, faites ce que je vous ai dit. Que diable attendez-vous ? Appelez la police !

– Vous ne ferez rien de tel ! dis-je en m’adossant à la porte. Une intervention de la police provoquerait la catastrophe que vous redoutez…

Je sortis mon carnet et écrivis un mot (un seul mot) sur une feuille que je tendis au colonel.

–… Voilà ce qui nous a conduits ici, ajoutai-je.

Il considéra la feuille de papier et de sa tête disparut toute autre expression que l’étonnement.

Comment savez-vous ?… bégaya-t-il en se laissant tomber lourdement sur une chaise.

– C’est mon affaire de savoir. C’est mon métier.

Il demeura assis à méditer ; sa main osseuse tiraillait les poils de sa barbe. Puis il fit un geste de résignation.

– Hé bien ! puisque vous voulez voir Godfrey, vous le verrez. Je n’y consens pas de mon plein gré, vous m’avez forcé la main. Ralph, prévenez M. Godfrey et M. Kent que dans cinq minutes nous les aurons rejoints.

Quand ces cinq minutes furent écoulées, nous traversâmes le jardin et nous arrivâmes devant le pavillon du mystère. Un petit homme barbu se tenait devant la porte ; il avait l’air considérablement surpris.

– Voilà qui est bien impromptu, colonel Emsworth ! fit-il. Tous nos plans se trouvent compromis.

– Je n’y peux rien, monsieur Kent. Nous avons la main forcée. M. Godfrey peut-il nous recevoir ?

– Oui. Il attend à l’intérieur.

Il fit demi-tour et nous conduisit dans une grande pièce bien meublée. Un homme se tenait debout, le dos au feu ; quand il l’aperçut, mon client s’élança la main tendue.

– Oh ! Godfrey, mon vieux, comme c’est chic de…

Mais l’autre l’écarta d’un geste de la main.

– Ne me touche pas, Jimmie. Garde tes distances ! Oui, tu peux me regarder de tous tes yeux. Je ne ressemble plus guère au brillant soldat de première classe Emsworth, de l’escadron B, n’est-ce pas ?

Certes son aspect était extraordinaire. On pouvait voir qu’il avait été bel homme, avec une figure bronzée par le soleil d’Afrique ; mais sur la surface brunie du visage, des taches blanchâtres avaient par plaques décoloré sa peau.

– Voilà pourquoi je ne vais pas au-devant des visiteurs, reprit-il. Je ne t’en veux pas, Jimmie, mais j’aurais préféré te voir sans ton ami. Je suppose que tu avais une bonne raison ; seulement tu me prends au dépourvu.

– Je voulais être sûr que tout se passait bien pour toi, Godfrey. Je t’ai reconnu, la nuit où tu es venu regarder par la fenêtre, et je ne pouvais pas rester en paix avant d’avoir éclairci le mystère.

– Le vieux Ralph m’avait dit que tu étais là, et je n’ai pas pu m’empêcher d’aller jeter un coup d’œil. J’espérais que tu ne me verrais pas ; j’ai couru jusqu’à mon terrier quand j’ai entendu la fenêtre s’ouvrir.

– Mais au nom du Ciel, qu’y a-t-il ?

– Oh ! l’histoire sera brève ! fit-il en allumant une cigarette. Tu te rappelles ce combat un matin à Buffelsspruit, à l’extérieur de Pretoria, sur la voie de chemin de fer de l’Est ? Tu as su que j’avais été touché ?

– Oui, je l’ai appris ; mais je n’ai pas eu de détails.

– Trois d’entre nous s’étaient séparés des autres. Le pays était accidenté, si tu t’en souviens. Il y avait Anderson, Simpson (le type que nous appelions Simpson le chauve) et moi. Nous étions partis en reconnaissance pour repérer nos frères Bœrs, mais ils s’étaient couchés et ils nous prirent pour cibles. Les deux autres furent tués. Je reçus dans l’épaule une balle pour éléphant. Néanmoins je me cramponnai à mon cheval ; il galopa pendant une dizaine de kilomètres avant que je m’évanouisse et roule à bas de ma selle.

« Quand je revins à moi, la nuit était tombée ; je me relevai, mais je me sentais très mal en point et affaibli. A ma vive surprise, je vis une maison tout près de l’endroit où je me trouvais : une assez grande maison avec une véranda et de nombreuses fenêtres. Il faisait mortellement froid. Tu te rappelles l’espèce de froid engourdissant qui s’abattait le soir ? Un froid terrible à vous rendre malade, très différent du froid sec et sain d’ici. Ma foi, j’étais glacé jusqu’aux os ; mon seul espoir consistait à atteindre cette maison. Je titubai, vacillai, me tirai, à demi conscient de ce que je faisais. J’ai un vague souvenir d’avoir monté les marches d’un perron, d’avoir poussé une porte, d’être entré dans une grande chambre qui contenait plusieurs lits, et de m’être jeté sur l’un d’eux en poussant un petit cri de satisfaction. Le lit était défait, mais je ne m’en souciai guère. Je ramenai les draps sur mon corps secoué de frissons, et la minute d’après je dormais comme du plomb.

« Quand je m’éveillai, c’était le matin. Il me sembla qu’au lieu d’être tombé sur un havre de santé, j’étais en plein cauchemar. Le soleil d’Afrique se déversait à flots à travers les grandes fenêtres sans rideaux ; chaque détail de ce vaste dortoir blanchi à la chaux, nu, ressortait avec une netteté absolue. En face de moi se tenait un homme tout petit, presque un nain, avec une tête énorme, qui très excité baragouinait du hollandais tout en agitant deux mains horribles qui me firent l’effet d’éponges brunes. Derrière lui se pressaient plusieurs personnes qui paraissaient très amusées par la situation ; mais j’eus froid dans le dos quand je les regardai. Aucun d’eux n’était un être humain normal. Tous étaient tordus, gonflés, défigurés d’une façon bizarre. Le rire de ces monstres était terrible à entendre.

« Personne ne parlait anglais ; mais la situation avait grand besoin d’une mise au point, car le nain à grosse tête se mettait furieusement en colère ; poussant des hurlements de bête sauvage, il m’attrapa avec ses mains déformées et voulut me jeter à bas du lit, sans se soucier du sang qui coulait de ma blessure. Ce petit monstre était fort comme un taureau. J’ignore ce qu’il serait advenu de moi si un homme d’un certain âge, qui détenait visiblement une grande autorité, n’avait été attiré par le vacarme. Il prononça quelques mots fermes en hollandais, et mon persécuteur s’éclipsa. Alors il se tourna vers moi et me considéra avec stupéfaction.

« – Comment diable êtes-vous arrivé ici ? me demanda-t-il. Attendez ! Je vois que vous êtes épuisé et que cette épaule blessée réclame des soins. Je suis médecin, et je vais vous la bander. Mais vous courez ici un bien plus grand danger que sur n’importe quel champ de bataille ! Vous êtes à l’hôpital des lépreux, et vous avez dormi dans un lit de lépreux.

« As-tu besoin que je t’en dise davantage, Jimmie ? Je crois qu’en prévision de la bataille, tous ces pauvres diables avaient été évacués la veille. Puis, comme les Anglais avançaient, ils avaient été emmenés encore plus loin par leur médecin-chef. Celui-ci m’assura que, bien qu’il se crût immunisé contre la lèpre, il n’aurait jamais osé faire ce que j’avais fait. Il m’installa dans une chambre particulière, me traita avec bonté ; huit jours après j’étais évacué sur l’hôpital général de Pretoria.

« Voilà mon drame. J’ai espéré contre toute espérance ; mais à peine étais-je rentré à la maison que les terribles symptômes apparurent : ceux que tu vois sur mon visage m’apprirent que j’avais été contaminé. Que devais-je faire ? J’habitais cette propriété isolée. Nous avions deux domestiques à qui nous pouvions nous fier totalement. Il y avait un pavillon où je pouvais vivre. Sous le sceau du secret, un médecin, M. Kent, accepta de demeurer avec moi. Selon ces données, les choses semblaient assez simples. L’autre branche de l’alternative était terrible : la ségrégation pour la vie parmi des étrangers sans le moindre espoir de jamais retrouver ma liberté ! Mais le secret absolu était nécessaire ; au moindre bavardage, dans cette campagne paisible, ç’aurait été une révolution, et j’aurais été abandonné à l’autre horrible destin. Même toi, Jimmie… Même toi tu ne devais pas savoir ! Pourquoi mon père a-t-il cédé, voilà ce que je n’arrive pas à comprendre.

Le colonel Emsworth me désigna.

– Voici le gentleman qui m’a forcé la main…

Il déplia la feuille de papier sur laquelle j’avais écrit le mot « Lèpre ».

–… Il m’a paru que puisqu’il en savait tant, mieux valait qu’il sût tout.

– Et maintenant je sais tout, dis-je. Mais du bien en sortira peut-être. Je crois que M. Kent seul a vu le malade. Puis-je vous demander, monsieur, si vous faites autorité sur ce genre de maladies qui sont, je crois, d’origine tropicale ou semi-tropicale ?

– Je possède uniquement les connaissances ordinaires d’un médecin ! me répondit-il avec une certaine raideur.

– Je ne doute pas, monsieur, que vous soyez très compétent, mais je suis sûr que vous admettrez que pour un tel cas un deuxième avis serait souhaitable. Vous y avez renoncé, sans doute, parce que vous redoutiez qu’une pression pût être exercée sur vous pour que le malade fût relégué ?

– C’est exact, répondit le colonel.

– J’avais prévu cette situation, expliquai-je. J’ai amené avec moi un ami à la discrétion duquel vous pouvez vous fier absolument. J’ai pu jadis lui rendre un service professionnel ; il est disposé à vous donner un avis d’ami en même temps que de spécialiste. Il s’appelle sir James Saunders.

La perspective d’un entretien avec lord Roberts n’aurait pas suscité plus d’émerveillement chez un soldat de deuxième classe que je n’en vis sur le visage de M. Kent.

– Je serai très honoré ! murmura-t-il.

– Alors je vais demander à Sir James de venir jusqu’ici. Il se trouve actuellement dans la voiture devant la maison. En attendant, colonel Emsworth, nous pourrions peut-être nous réunir dans votre bureau, où je vous fournirai les explications indispensables.

Et voilà où me manque mon Watson ! Par des questions sournoises ou des exclamations de surprise, il aurait élevé la simplicité de mon art, qui n’est au fond que du bon sens systématisé, au niveau d’un prodige. Quand je raconte moi-même, je ne bénéficie pas de cet adjuvant. Tant pis ! Je vais livrer le processus de mes pensées exactement comme je l’ai livré à mes quelques auditeurs auxquels s’était jointe la mère du Godfrey, dans le bureau du colonel Emsworth.

– Ce processus, dis-je, est basé sur l’hypothèse que lorsque vous avez éliminé tout ce qui est impossible, il ne reste plus que la vérité, quelque improbable qu’elle paraisse. Il arrive que plusieurs explications s’offrent encore à l’esprit ; dans ce cas on les met successivement à l’épreuve jusqu’à ce que l’une ou l’autre s’impose irrésistiblement. Appliquons ce principe à l’affaire en cours. Dès le départ, je distinguai trois explications possibles de la réclusion ou de la ségrégation de ce gentleman dans un pavillon du domaine paternel. Il y avait l’explication qu’il se cachait en raison d’un crime commis, il y avait aussi l’explication qu’il était devenu fou et que l’on cherchait à lui épargner l’asile ; il y avait enfin l’explication qu’il était atteint d’une certaine maladie qui l’obligeait à vivre à part. Je ne pouvais pas envisager d’autres solutions possibles. J’avais donc à les examiner de près et à les peser l’une après l’autre.

« L’explication criminelle ne résistait pas à l’examen. Aucun crime mystérieux n’avait été commis dans cette région. J’en étais sûr. S’il s’agissait d’un crime qui n’avait pas encore été découvert, l’intérêt de la famille consistait à se débarrasser du délinquant et à l’expédier au plus tôt à l’étranger : non à le cacher à la maison.

« La folie me paraissait beaucoup plus plausible. La présence d’une deuxième personne dans le pavillon pouvait s’expliquer par la nécessité d’un gardien. Le fait qu’elle fermait la porte à clé quand elle sortait donnait du poids à cette hypothèse et laissait supposer qu’une contrainte était exercée. D’autre part, cette contrainte n’était pas trop sévère, puisque le jeune homme avait pu sortir et se rendre jusqu’à la maison pour apercevoir son ami. Vous vous rappellerez, monsieur Dodd, que j’ai cherché à vous arracher des précisions de détail : je vous ai demandé, par exemple, quel était le journal que lisait M. Kent. Si vous m’aviez dit The Lancet ou The British Medical journal, cela m’aurait rendu service. Toutefois la loi n’interdit pas de garder un fou en un lieu privé du moment qu’il est soigné par une personne qualifiée et que les autorités ont été régulièrement prévenues. Pourquoi, dans ces conditions, ce désir forcené de secret ? Une fois encore la théorie ne cadrait pas avec les faits.

« Restait la troisième éventualité. Là, tous les faits inexpliqués semblaient recevoir leur justification. La lèpre n’est pas rare en Afrique du Sud. Par hasard ce jeune homme avait pu être contaminé. Et sa famille devait se trouver dans une situation terrible si elle voulait lui éviter la ségrégation. Le secret le plus absolu était indispensable : il fallait empêcher les langues de marcher et les autorités d’intervenir. Un médecin dévoué, et suffisamment payé, accepterait sans doute de prendre soin du malade. Il n’y avait aucune raison pour que celui-ci ne fût pas autorisé à se promener une fois la nuit tombée. Une peau blanchie est un effet normal du mal. L’affaire était d’importance. Si importante que je résolus d’agir comme si mon hypothèse était par avance confirmée et prouvée. Quand en arrivant ici je remarquai que le vieux Ralph, qui porte les repas, avait des gants imprégnés de désinfectant, mes derniers doutes furent levés. Un seul mot, monsieur, vous montra que votre secret avait été percé : si je l’ai écrit au lieu de le prononcer, c’était pour vous assurer que vous pouviez vous fier à ma discrétion.

« J’étais en train d’achever cette petite analyse, quand la porte s’ouvrit ; le visage austère du grand dermatologue apparut. Pour une fois il s’était départi de son air de sphinx, et son regard brillait de chaleur humaine. Il se dirigea vers le colonel Emsworth et lui serra la main.

– Mon rôle consiste généralement à annoncer de mauvaises nouvelles, dit-il. Cette fois, c’est le contraire : votre fils n’a pas la lèpre.

– Comment !

– Il s’agit d’un cas classique de pseudo-lèpre ou ichthyosis, d’une maladie de peau ; la peau devient squameuse, peu agréable à la vue ; le mal est tenace, mais probablement curable, et certainement pas contagieux. Oui, monsieur Holmes, c’est une coïncidence remarquable ! Mais est-ce une coïncidence ? Certaines forces subtiles, dont nous ne savons rien, ne sont-elles pas entrées en action ? Est-il certain que la frayeur, qui a constamment habité le jeune homme depuis son exposition à. la contagion, n’ait pas produit un effet physique simulant ce qu’il redoutait ? A aucun prix je n’engagerais ma réputation professionnelle… Mais cette dame s’est trouvée mal ! Je crois que M. Kent ferait mieux de s’occuper d’elle afin qu’elle se remette au plus tôt de ce choc joyeux.

LA CRINIÈRE DU LION

LA CRINIÈRE DU LION{9}

Il est vraiment étonnant qu’un problème complexe et extraordinaire comme j’en ai rarement vu au cours de ma longue carrière active se soit présenté à moi après ma retraite, et presque à ma porte. Je venais de me retirer dans le Sussex et je m’étais entièrement adonné à cette vie apaisante de la nature à laquelle j’avais si fréquemment aspiré pendant les nombreuses années que j’avais passées dans les ténèbres londoniennes. À cette époque, le bon Watson avait quasiment disparu de mon existence. De temps à autre, il faisait un court séjour pour le week-end, dans ma petite maison, et c’était tout. Voilà pourquoi je tiens moi-même ma chronique. Ah ! s’il s’était trouvé avec moi, que n’aurait-il pas fait d’un événement aussi peu banal et de mon triomphe final ! Hélas, il faut que je raconte mon histoire à mon humble manière ; mes phrases malhabiles correspondent à mes étapes sur la route difficile qui s’allongea devant moi quand j’entrepris d’élucider le mystère de la crinière du lion.

Ma villa est située sur le versant méridional des Downs et j’ai un joli point de vue sur la Manche. À cet endroit, la côte est constituée uniquement par des falaises crayeuses que l’on ne peut descendre que par un seul sentier long et tortueux, escarpé, glissant. Au bas de ce sentier s’étend une bande de galets et de cailloux large de cent mètres, même quand la marée est haute. Ici ou là se dessinent des courbes et des creux qui constituent de magnifiques piscines naturelles dont l’eau se renouvelle régulièrement à chaque flux. Cette plage admirable se prolonge sur plusieurs kilomètres aussi bien à droite qu’à gauche, sauf sur un point où la petite anse et le village de Fulworth en interrompent la monotonie.

Ma maison est isolée. Moi, ma vieille femme de charge et mes abeilles, nous sommes seuls à vivre dans mon domaine. À huit cents mètres, toutefois, se dresse le collège bien connu de Harold Stackhurst, Les Pignons ; c’est une grande propriété où sont réunis une vingtaine de jeunes garçons qui se préparent à diverses professions sous le chaperonnage de plusieurs maîtres. Stackhurst lui-même était en son temps un rameur réputé de Cambridge, et il avait une culture universelle. Nous nous liâmes d’amitié depuis le jour où je m’établis sur la côte ; il était le seul homme du pays qui venait passer la soirée chez moi, ou chez qui je me rendais, sans invitation formelle.

Vers la fin de juillet 1907, il y eut une grosse tempête ; le vent balaya la Manche ; la mer vint fouetter la base des falaises et des lagunes subsistèrent après le reflux. Le matin auquel je pense, le vent était tombé ; toute la nature était lavée de neuf et toute fraîche. Il était impossible de travailler tant la journée s’annonçait délicieuse ; je sortis avant le petit déjeuner pour faire un tour et respirer le bon air. Je pris le sentier qui conduisait à la descente vers la plage. Tout en marchant, j’entendis un cri derrière moi : c’était Harold Stackhurst qui agitait ses bras comme un sémaphore pour me souhaiter joyeusement bonjour.

– Quelle matinée, monsieur Holmes ! Je pensais bien que je vous rencontrerais dehors.

– Vous allez nager, je vois ?…

– Ah ! vous n’avez pas perdu vos bonnes habitudes ! me dit-il en palpant sa poche gonflée. Oui. McPherson est sorti de bonne heure ; je pense que je le retrouverai par ici.

Fitzroy McPherson était le professeur de sciences : un beau gaillard bien campé, mais dont le cœur était affaibli par un rhumatisme articulaire aigu. Athlète naturel malgré tout, il excellait dans tous les sports qui ne l’obligeaient pas à des efforts excessifs. Hiver comme été, il allait nager et, nageur moi-même, je l’avais souvent rejoint dans l’eau.

À cet instant, nous vîmes McPherson en personne. Sa tête apparut au-dessus de la crête de la falaise où aboutissait le sentier. Il se dressa de toute sa hauteur, mais en vacillant comme un homme ivre. Presque aussitôt il leva les mains et, poussant un cri terrible, il tomba la face contre terre. Stackhurst et moi, qui étions à cinquante mètres de là, nous nous précipitâmes ; nous le retournâmes et le mîmes sur le dos. Visiblement il agonisait. Ces yeux qui sombraient, ces joues livides n’annonçaient que la mort. Une lueur de vie éclaira néanmoins son visage, et il prononça deux ou trois phrases sur un ton de recommandation. Il voulait nous avertir, nous mettre en garde… Mais il avait parlé d’une voix indistincte et brouillée déjà par la mort. Les derniers mots que j’entendis et que je compris jaillirent de ses lèvres comme un cri :

– La crinière du lion.

La crinière du lion ? Rien de plus hors de propos, d’inintelligible. Et pourtant, j’étais sûr de ce que j’avais entendu. Il se souleva à demi, battit l’air de ses bras, retomba sur le flanc. Il était mort.

Mon compagnon était paralysé par l’horreur. Mais moi, comme le lecteur peut s’en douter, j’avais tous les sens alertés. Et j’en eus besoin, car il s’avéra bientôt que nous nous trouvions en face d’un cas extraordinaire. McPherson n’était vêtu que de son burberry, de son pantalon et d’une paire d’espadrilles non lacées. Quand il s’écroula, le burberry qu’il avait simplement jeté en travers de ses épaules glissa et découvrit son buste. Nous demeurâmes pétrifiés. Il avait le dos couvert de lignes rouge foncé, comme s’il avait été flagellé à coups redoublés par un fouet de fil de cuivre fin. L’instrument qui lui avait infligé cette punition était certainement flexible, car les longues cicatrices dessinaient des lignes courbes autour de ses épaules et de ses côtes. Du sang s’égouttait de son menton : il s’était mordu la lèvre inférieure dans un spasme de souffrance. Ce qu’avait été cette souffrance, ses traits déformés le révélaient.

Je me trouvais à genoux auprès du corps tandis que Stackhurst était demeuré debout, quand une ombre se projeta sur le sol : Ian Murdoch était arrivé à côté de nous. Murdoch était le professeur de mathématiques ; grand, brun, maigre, il était si taciturne et distant qu’il n’avait pas d’amis. Il semblait vivre dans un royaume élevé, abstrait, de racines irrationnelles et de sections coniques qui le rattachait peu à la vie ordinaire. Les étudiants le considéraient comme un original et l’auraient sans doute chahuté s’ils n’avaient pas flairé un peu de sang barbare dans les veines de leur professeur : héritage qui se devinait non seulement à ses yeux noirs comme du charbon et à son visage basané, mais aussi à des explosions intermittentes de mauvaise humeur qu’ils étaient unanimes à dépeindre comme féroces. Une fois, harcelé par un petit chien qui appartenait à McPherson, il s’était emparé de l’animal et l’avait fait passer par la fenêtre. Stackhurst l’aurait renvoyé pour cet exploit s’il n’avait pas été un excellent professeur. Tel était le personnage étrange, complexe, qui survint. Il parut sincèrement bouleversé par le spectacle qu’il découvrit, bien que l’histoire du chien eût prouvé qu’il n’existait guère d’affinités entre lui et l’homme qui venait de mourir.

– Pauvre diable ! Pauvre diable ! Que puis-je faire ? Comment puis-je vous aider ?

– Étiez-vous avec lui ? Pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé ?

– Non, j’étais en retard ce matin. Je ne suis pas allé me baigner. J’arrive tout droit des Pignons. Que puis-je faire ?

– Courez au commissariat de police de Fulworth. Expliquez le cas.

Sans un mot, il s’éloigna au pas de course. Je pris naturellement l’affaire en main, tandis que Stackhurst, assommé par cette tragédie, demeurait à côté du corps. Mon premier devoir consistait à rechercher qui se trouvait sur la plage. Je me postai en haut du sentier ; de là, je la dominais tout entière ; elle était déserte ; seules deux ou trois silhouettes sombres s’agitaient au loin dans la direction du village de Fulworth. Ayant précisé ce point, je descendis lentement le sentier. Il était fait d’argile ou de marne lisse mélangée à la craie : je vis par endroits la même empreinte de pieds qui descendaient et remontaient. Personne d’autre n’était allé à la plage par ce sentier. À un endroit, j’observai la marque d’une main ouverte avec les doigts tendus dans le sens de la montée : ce qui signifiait seulement que le pauvre McPherson était tombé en remontant. Je vis aussi des creux arrondis : plus d’une fois, il avait dû s’effondrer sur les genoux. Au bas du sentier s’étendait une grande lagune abandonnée par le reflux de la mer. McPherson s’était dévêtu à côté, car une serviette était encore posée sur un rocher. Elle était pliée et sèche, ce qui semblait indiquer qu’il n’était même pas entré dans l’eau. En marchant sur les galets, j’aperçus quelques petites plaques de sable où je reconnus l’empreinte de ses espadrilles et aussi de son pied nu. Ce dernier fait prouvait qu’il s’était disposé à se baigner ; mais la serviette sèche indiquait qu’il ne l’avait pas fait.

Ainsi se posait le problème : un problème aussi étrange que les plus étranges que j’avais eu autrefois à résoudre. McPherson n’était pas demeuré plus d’un quart d’heure sur la plage. Stackhurst l’avait suivi de près après sa sortie des Pignons : donc il ne pouvait y avoir de doutes là-dessus. Il allait se baigner et il s’était mis en tenue, comme ses pieds nus le confirmaient. Puis il avait brusquement remis ses vêtements, sans même les boutonner. Et il était reparti sans se baigner ou du moins sans se sécher. La cause de ce revirement ? Il avait été fustigé d’inhumaine façon, torturé à s’en mordre la lèvre jusqu’au sang pendant son agonie, et abandonné avec juste assez de force pour remonter le sentier et mourir. Qui avait commis une agression aussi barbare ? Il y avait bien des petites grottes et des cavernes à la base des falaises, mais le soleil bas les éclairait directement, et elles ne pouvaient servir de cachettes. D’autre part, j’avais distingué des silhouettes lointaines sur la plage, mais si lointaines qu’elles ne pouvaient être associées crime. Et puis cette large lagune où McPherson avait l’intention de se baigner s’étendait entre elles et lui au ras des rochers. Sur la mer, quelques barques de pêche étaient assez proches : leurs occupants pourraient être interrogés plus tard. Plusieurs voies s’offraient donc à l’enquête ; aucune ne menait vers un objectif bien évident.

Quand je retournai enfin auprès du corps, un petit groupe était rassemblé autour de lui. Il y avait bien entendu Stackhurst, et Ian Murdoch qui venait d’arriver avec Anderson, le policier du village (un gros gaillard à la moustache couleur de gingembre, digne fils de la race lente et solide du Sussex qui dissimule beaucoup de bon sens sous un extérieur pesant et silencieux). Il nous écouta, prit note de tout ce que nous lui racontâmes, et finalement me tira à part.

– Je serais heureux de connaître votre avis, Monsieur Holmes. C’est pour moi une grosse affaire, et si je me trompe ça fera du vilain !

– Je lui donnai le conseil d’envoyer chercher son supérieur hiérarchique immédiat, ainsi qu’un médecin. Et aussi de ne pas autoriser qu’il soit touché à quoi que ce soit. Et encore de réduire au minimum les nouvelles empreintes de pas. Après quoi je me mis en demeure de fouiller les poches du mort. Je trouvai un mouchoir, un grand couteau et un petit portefeuille. De celui-ci dépassait un bout de papier que je dépliai et tendis au policier. Une main féminine avait griffonné :

« J’y serai, vous pouvez en être sûr ! Maudie. »

Cela ressemblait à une affaire d’amour, à un rendez-vous ; mais où et quand ? Le policier le replaça dans le portefeuille qui retourna dans les poches du burberry. Puis, comme rien de plus ne semblait s’imposer, je rentrai chez moi pour le petit déjeuner après avoir fait prendre toutes dispositions utiles pour que le bas des falaises soit soigneusement fouillé.

Stackhurst vint me voir un peu plus tard pour m’informer que le corps avait été transporté aux Pignons, où se déroulait l’enquête. Il m’apporta quelques nouvelles précises et sérieuses. Comme je m’y attendais, on n’avait rien trouvé dans les petites grottes et cavernes au bas de la falaise ; mais il avait examiné les papiers qui se trouvaient dans le bureau de McPherson ; or certains lui avaient révélé qu’une correspondance intime existait entre le jeune professeur de sciences et une certaine Mlle Maud Bellamy de Fulworth. Ainsi se trouvait établie l’identité de l’auteur du billet.

– La police a pris les lettres, me dit-il. Je n’ai pas pu vous les amener. Mais il est hors de doute qu’il s’agissait d’une sérieuse affaire d’amour. Je ne vois néanmoins aucune raison de la relier à cet horrible événement, à moins que la demoiselle lui ait effectivement fixé rendez-vous.

– Difficilement à une piscine que vous aviez tous l’habitude d’utiliser ! objectai-je.

– C’est un pur hasard, dit-il, que plusieurs étudiants ne se soient pas trouvés avec McPherson.

– Est-ce bien pur hasard ?

Stackhurst fronça les sourcils en réfléchissant.

– Ian Murdoch les a retenus, m’expliqua-t-il. Il voulait procéder à je ne sais plus quelle démonstration géométrique avant le petit déjeuner. Pauvre type ! Il est terriblement affligé.

– Et pourtant, je crois qu’ils n’étaient pas bons amis ?

– À une certaine époque, non. Mais depuis un an au moins Murdoch s’était retrouvé avec McPherson sur plan aussi proche qu’il pouvait l’être avec un autre être humain, étant donné son caractère. Il n’est pas porté naturellement à se lier.

– Je comprends. Il me semble que vous m’aviez parlé il y a quelque temps d’une dispute entre eux à propos d’un chien maltraité.

– Elle s’était fort bien réglée.

– Non sans laisser peut-être certaines velléités de vengeance ?

– Non, je vous assure ! Ils étaient redevenus bons amis.

– Alors, il nous faut nous tourner du côté de la jeune fille. La connaissez-vous ?

– Tout le monde la connaît ! C’est la reine de beauté du pays. Une vraie beauté, Holmes, qui ne passerait inaperçue nulle part ! Je savais que McPherson était attiré vers elle, mais j’ignorais que les choses avaient été poussées au point que ces lettres semblent indiquer.

– Mais qui est-elle ?

– La fille de Tom Bellamy, le propriétaire de tous les bateaux et cabines de bain de Fulworth. Il a commencé comme simple pêcheur, mais maintenant il a du bien au soleil. Lui et son fils William dirigent l’affaire.

– Si nous allions faire un tour à Fulworth pour les voir ?

– Sous quel prétexte ?

– Oh ! nous en trouverons un aisément ! Après tout, ce pauvre McPherson ne s’est pas maltraité tout seul aussi cruellement. Il y avait une main d’homme au bout de ce fouet, en admettant que ce soit un fouet qui l’ait blessé à mort. Dans cet endroit isolé, il ne devait pas avoir beaucoup de relations. En en faisant le tour, nous finirons bien par découvrir le mobile, qui à son tour nous mènera au criminel.

Si nous n’avions pas eu l’esprit tourmenté par la tragédie du matin, notre promenade à travers les Downs parfumées de thym aurait été fort agréable ! Le village de Fulworth est situé dans le creux d’un demi-cercle qui forme baie. Derrière le vieux hameau, plusieurs maisons modernes avaient été construites sur le terrain en pente. Stackhurst me conduisit vers l’une d’elles.

– Voilà Le Havre, comme Bellamy l’a baptisé. Celle qui a une tourelle sur l’angle et un toit d’ardoises. Elle n’est pas mal pour un homme parti de rien… Oh ! oh ! Regardez, Holmes !

La porte du jardin venait de s’ouvrir ; quelqu’un la franchissait pour sortir. Impossible de se tromper sur la silhouette haute, anguleuse, dégingandée. C’était Ian Murdoch le mathématicien. Il nous croisa sur la route.

– Ohé ! fit Stackhurst.

Murdoch répondit par un signe de tête, un curieux regard de biais, et il nous aurait dépassés si son directeur ne l’avait arrêté.

– Que faisiez-vous là ? lui demanda-t-il.

Le visage de Murdoch s’enflamma de colère.

– Je suis votre subordonné, monsieur, mais uniquement sous votre toit. Je ne crois pas que j’aie à vous rendre compte de ma vie privée.

Après tout ce qu’il avait enduré, Stackhurst avait les nerfs à fleur de peau. À un autre moment, peut-être, il aurait mieux réagi. Mais il perdit complètement son sang-froid.

– En de telles circonstances, votre réponse est impertinente, monsieur Murdoch !

– Votre propre question relève du même terme.

– Ce n’est pas la première fois que je me heurte à votre insubordination. Ce sera la dernière. Vous voudrez bien prendre vos dispositions, aussi rapidement que possible, pour enseigner les mathématiques ailleurs que chez moi.

– J’en avais l’intention. J’ai perdu aujourd’hui le seul être qui rendait Les Pignons vivables.

Il s’éloigna. Stackhurst, furieux, demeura à le regarder.

– Il est décidément impossible, insupportable ! cria-t-il.

La seule chose qui me vint naturellement à l’esprit fut que Ian Murdoch venait de sauter sur la première chance de prendre le large. Un soupçon vague, nébuleux, commença à prendre forme dans ma tête. Peut-être notre visite aux Bellamy projetterait-elle une lueur nouvelle sur l’affaire ? Stackhurst se ressaisit et nous nous dirigeâmes vers la maison.

M. Bellamy était dans la force de l’âge. Il avait une magnifique barbe rousse. Mais son humeur ne parut pas excellente, et son visage devint bientôt aussi rouge que son poil.

– Non, Monsieur, je ne désire pas de détails. Mon fils…

Il nous désigna un jeune homme robuste qui était assis, maussade et renfrogné, dans un coin du petit salon.

–… Mon fils pense comme moi : les intentions de ce M. McPherson envers Maud étaient inconvenantes. Oui, Monsieur, le mot « mariage » n’a jamais été prononcé. Et cependant, il y a eu des lettres, des rencontres, et beaucoup d’autres choses que ni mon fils ni moi n’approuvions. Elle n’a plus sa mère. Nous sommes ses seuls gardiens. Nous sommes résolus…

Mais la parole lui fut coupée par l’apparition de la jeune fille en personne. Je n’exagère rien en affirmant qu’elle eut ravi n’importe quel jury. Qui aurait pu supposer qu’une fleur pareille avait poussé à partir d’une telle souche et dans une atmosphère aussi lourde ? J’ai rarement éprouvé de l’attrait pour des femmes, car mon cerveau a toujours gouverné mon cœur, mais il m’a suffi de regarder ce visage parfaitement dessiné, cette fraîcheur douce dans la coloration du teint, pour comprendre qu’elle devait émouvoir tout homme qui la rencontrerait. Elle poussa donc la porte et se tint devant Harold Stackhurst, tendue, les yeux grands ouverts.

– Je sais déjà que Fitzroy est mort, dit-elle. Ne craignez pas de me dire les détails.

– Il y a un autre gentleman de chez vous qui nous a appris la nouvelle, expliqua le père.

– Je ne vois pas en quoi ça concerne ma sœur, grommela le fils.

Maud lui décocha un regard vif, féroce.

– C’est mon affaire, William ! Je te prie de me laisser la régler comme je l’entends. D’après ce que je sais, il a été assassiné. Si je puis aider à désigner le criminel, c’est la moindre des choses que je puisse faire pour celui qui n’est plus.

Elle écouta le bref récit de mon compagnon avec une concentration calme qui me montra qu’elle possédait autant de caractère que de charmes. Maud Bellamy demeurera toujours dans ma mémoire comme l’image d’une jeune fille accomplie et remarquable. Sans doute me connaissait-elle déjà de vue, car elle se tourna ensuite vers moi.

– Aidez à leur châtiment, Monsieur Holmes ! Je vous assure de toute ma sympathie et de tout mon concours, quels que soient les criminels !

J’eus l’impression que tout en parlant elle défiait du regard son père et son frère.

– Merci ! lui répondis-je. J’apprécie beaucoup l’instinct féminin dans de telles affaires. Vous avez dit : « les ». Vous croyez donc qu’il y avait plus d’un criminel ?

– Je connaissais assez M. McPherson pour savoir qu’il était brave et fort. Un homme seul n’aurait pas pu lui infliger de pareilles blessures.

– Pourrais-je vous dire un mot en particulier ?

– Je te le répète, Maud : ne te mêle pas de cette affaire ! cria le père.

Elle me lança un regard désespéré :

– Que puis-je faire ?

– Tout le monde connaîtra bientôt les faits, répondis-je. Aussi, le mal ne sera pas grand si je les expose ici. J’aurais préféré un entretien privé, mais puisque votre père ne le permet pas, il participera à notre conversation !…

Je parlai alors du billet qui avait été trouvé dans la poche de McPherson.

–… Il en sera certainement fait état à l’enquête. Puis-je vous demander de me donner quelques explications ?

– je ne vois aucune raison d’en faire mystère, répondit-elle. Nous étions fiancés, nous devions nous marier ; nous gardions secret notre projet parce que l’oncle de Fitzroy, qui est très âgé et à l’article de la mort paraît-il, aurait pu le déshériter s’il s’était marié contre son gré. Il n’y avait pas d’autre raison.

– Tu aurais pu nous le dire ! grogna M. Bellamy.

– Je vous l’aurais dit, père, si vous lui aviez témoigné la moindre sympathie.

– Je ne veux pas que ma fille sorte avec des garçons hors de son village.

– Votre préjugé contre lui nous a empêchés de vous avertir. Quant à ce rendez-vous…

Elle fouilla dans sa robe et en retira un papier chiffonné.

–… C’était une réponse à ceci…

Elle le lut :

« Chérie, comme d’habitude au même endroit sur la plage, mardi, après le coucher du soleil. C’est la seule heure où je pourrai m’échapper. F. M. »

Elle ajouta :

–… Mardi, c’était aujourd’hui. J’avais l’intention de le rencontrer ce soir.

Je retournai le billet.

– Ce petit mot n’est pas arrivé par la poste. Comment l’avez-vous reçu ?

– Je préférerais ne pas répondre à cette question. Elle est réellement sans le moindre rapport avec l’affaire sur laquelle vous enquêtez. Mais sur tout ce qui se rapporte à elle, je vous répondrai très librement.

Elle tint parole ; mais son interrogatoire ne nous apprit rien de nouveau. Elle n’avait aucune raison de croire que son fiancé avait un ennemi caché, mais elle convint qu’elle avait eu plusieurs admirateurs très ardents.

– Puis-je vous demander si M. Ian Murdoch figurait dans le nombre ?

Elle rougit et parut embarrassée.

– À une certaine époque, je crois qu’il l’a été. Mais tout a changé quand il a compris quelles relations nous unissaient, Fitzroy et moi.

À nouveau l’ombre de cet homme étrange sembla poindre avec une précision accrue. Il faudrait fouiller son passé. Sa chambre devrait être soigneusement inventoriée. Stackhurst m’aiderait de toute sa bonne volonté, car ses soupçons s’étaient éveillés. Nous revînmes du Havre avec l’espoir que nous avions saisi un bout de l’écheveau.

Une semaine s’écoula. L’enquête n’avait rien éclairci et elle se poursuivait. Stackhurst s’était discrètement renseigné sur son subordonné, et une fouille superficielle de sa chambre n’avait donné aucun résultat. Personnellement, j’avais tout repris à zéro et j’avais travaillé autant avec mes jambes qu’avec ma tête : en vain. Jamais le lecteur ne trouvera dans toutes mes chroniques un cas où je me sois trouvé absurdement à la limite de mon pouvoir. Le mystère dépassait même mes facultés imaginatives. Et puis survint un incident : l’incident du chien.

Ma vieille femme de charge en entendit parler la première, grâce à ce mystérieux sans-fil qui permet aux gens de la campagne d’avoir des nouvelles des uns et des autres.

– Une bien triste histoire, monsieur, l’histoire du chien de M. McPherson ! me dit-elle un soir.

Je n’encourage jamais sa conversation, mais pour une fois j’insistai pour avoir la suite.

– Qu’y a-t-il à propos du chien de M. McPherson ?

– Il est mort, Monsieur. Mort de chagrin pour son maître.

– Qui vous a raconté cela ?

– Mais, Monsieur, tout le monde en parle. Il se désolait que ça en devenait terrible. Il ne voulait plus rien manger depuis une semaine. Et puis aujourd’hui, deux jeunes messieurs des Pignons l’ont trouvé mort. Mort sur la plage, monsieur : exactement à l’endroit où son maître a été tué.

« Exactement à l’endroit… » Ces quatre mots retentirent dans ma tête comme un son neuf. Brusquement, j’eus l’impression confuse que ce détail était capital. Que le chien mourût, voilà qui était bien dans la nature magnifiquement fidèle des chiens. Mais « exactement à l’endroit !… » Pourquoi cette plage isolée lui avait-elle été fatale ? Était-il possible que lui aussi ait été sacrifié à une inimitié vindicative ? Était-il possible ?… Je n’avais qu’une impression confuse, mais déjà mon cerveau commençait à édifier une construction. Quelques minutes plus tard, j’arrivai aux Pignons, où je trouvai Stackhurst dans son bureau. À ma requête, il convoqua Sudbury et Blount, les deux étudiants qui avaient découvert le chien.

– Oui, il était couché juste au bord de la lagune, me confirma l’un d’eux. Il a dû suivre la piste de son défunt maître.

Je vis le cadavre du petit animal fidèle, un terrier airedale, étendu sur le paillasson dans l’entrée. Le corps avait la rigidité de la mort ; les yeux saillaient ; les membres étaient tordus ; la souffrance se lisait sur cette pauvre bête comme si elle avait hurlé.

Des Pignons, je me dirigeai ensuite vers la piscine. Le soleil était couché ; l’ombre de la grande falaise s’allongeait toute noire sur l’eau qui scintillait sans plus d’éclat qu’une feuille de plomb. L’endroit était désert ; en dehors de deux oiseaux de mer qui dessinaient des cercles en poussant leurs cris, il n’y avait aucun signe de vie. Dans la lumière qui s’affaiblissait, je pus à peine distinguer les petites foulées du chien sur le sable autour du rocher où son maître avait posé sa serviette. Pendant un long moment, je demeurai plongé dans une profonde méditation. Autour de moi, les ombres s’appesantissaient. J’avais la tête pleine de pensées qui se chevauchaient à folle allure. Vous savez ce que c’est que de vivre un cauchemar dans lequel vous sentez qu’il y a une certaine chose capitale que vous recherchez et dont vous savez qu’elle est là tout en se maintenant hors de votre portée. Voilà ce que j’éprouvai ce soir-là à cet endroit marqué par la mort. Finalement, je fis demi-tour et repris lentement le chemin de ma maison.

Je venais d’arriver au faîte du sentier quand, dans un éclair, je me rappelai cette chose capitale que j’avais tant cherchée. Vous savez certainement (ou alors, Watson a perdu son temps) que je possède une ample réserve de connaissances hors du commun, sans système scientifique, mais très utiles pour les nécessités de mon travail. Mon esprit ressemble à une chambre de débarras bourrée de paquets de toutes sortes et bien rangés ; il y en a tellement que je peux très bien ne pas toujours me rappeler leur détail. Or je venais d’acquérir la certitude que quelque chose dans ma tête pouvait se rapporter à l’affaire. C’était encore vague, mais du moins j’allais être capable de préciser. Et aussi c’était monstrueux, incroyable ; pourtant, j’entrevoyais une hypothèse ; je la vérifierais jusqu’au bout !

Dans ma maison, une petite mansarde est pleine de livres. J’y grimpai et fourrageai pendant une heure. Mais j’en sortis avec un petit volume à couverture chocolat et argent. Avidement, je relus le chapitre dont j’avais gardé le souvenir confus. Certes, l’hypothèse était bien osée, invraisemblable ; toutefois, je n’aurais point de repos avant de m’être assuré de sa fausseté. Il était tard quand je me mis au lit. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à la tâche qui m’attendait le lendemain.

Mais cette tâche se heurta à un obstacle ennuyeux. Je venais d’avaler ma première tasse de thé et j’allais partir pour la plage quand je reçus la visite de l’inspecteur Bardle, de la police du Sussex. C’était un homme calme, massif, bovin, avec des yeux pensifs ; il me regarda d’un air très perplexe.

– Je connais, Monsieur, votre immense expérience, me dit-il en préambule. Cette visite ne présente bien entendu aucun caractère officiel et personne n’a besoin de la connaître. Mais je n’ai pas de chance avec cette affaire McPherson ! La question est de savoir si je procède à l’arrestation, ou non.

– L’arrestation de M. Ian Murdoch ?

– Oui, monsieur. Il n’y a vraiment personne d’autre, tout bien réfléchi. Voilà l’avantage d’un endroit isolé. Nous resserrons, resserrons, jusqu’à ce que l’angle soit très petit. S’il ne l’a pas fait, alors qui ?

– Qu’avez-vous contre lui ?

Il avait glané dans les mêmes sillons que moi. Il avait été frappé par le caractère de Murdoch et le mystère qui semblait planer autour de cet homme. Par ses violents accès de colère, comme en avait témoigné l’épisode du chien. Par le fait qu’il s’était disputé avec McPherson dans le passé, et que tout semblait indiquer qu’il avait eu des raisons de lui en vouloir à propos de Mlle Bellamy. Il possédait tous ces détails, comme moi, mais rien de plus, sinon que Murdoch paraissait se préparer à partir.

– Quelle serait ma position si je le laissais filer avec un pareil dossier contre lui ? me demanda fort ému le policier.

– Vous avez des trous considérables dans votre dossier contre Murdoch, lui dis-je. Le matin du crime, il peut se prévaloir d’un alibi irréfutable : il était avec les étudiants jusqu’à la dernière minute, et c’est peu après l’apparition de McPherson qu’il est arrivé derrière nous. D’autre part, réfléchissez à l’impossibilité absolue où il se serait trouvé de blesser tout seul et mortellement un homme au moins aussi fort que lui. Enfin, il y a cette question de l’instrument qui a provoqué ces blessures.

– Un fouet flexible ou quelque chose comme ça ?

– Avez-vous examiné les marques ?

– Je les ai vues. Le médecin aussi.

– Mais moi je les ai examinées soigneusement avec une loupe. Elles présentaient des particularités.

– Lesquelles, monsieur Holmes ?

Je le fis entrer dans mon bureau et je lui montrai une photographie agrandie.

– Dans des cas pareils, voilà comment je travaille ! dis-je.

– À coup sûr, vous travaillez sérieusement, Monsieur Holmes !

– Si je ne travaillais pas ainsi, je ne serais pas tout à fait ce que je suis. Maintenant, considérons cette vergeture qui s’étend autour de l’épaule droite. N’observez-vous rien de spécial ?

– Je ne saurais dire que je vois quelque chose.

– Voyons, il est évident qu’elle est d’une intensité inégale. Il y a ici un point de sang qui s’est épanché, et un autre là. Sur une deuxième trace, celle-là, nous pouvons relever des indications similaires. Que signifient-elles ?

– Je n’en ai aucune idée. Et vous ?

– Peut-être que oui, peut-être que non. Je pourrai sans doute vous en dire davantage bientôt. Tout ce qui pourra révéler l’objet qui a fait cette marque nous mènera tout droit au criminel.

– J’ai une idée, absurde bien sûr ! murmura le policier. Mais si un réseau de barbelés rougis avait été posé sur son dos, alors ces points mieux marqués pourraient représenter les endroits où les fils s’entrecroisent.

– Votre comparaison est très ingénieuse. Ou encore pourrait-on penser à un chat à neuf queues très raides et munies de petits nœuds ?

– Ma foi, Monsieur Holmes, je crois que vous avez mis le doigt dessus !

– À moins qu’il ne s’agisse d’une tout autre cause, Bardle. Mais votre dossier n’est pas encore assez pour que vous procédiez à une arrestation. En outre, nous avons les derniers mots de la victime : « La crinière du lion. »

– Je me suis demandé si Ian…

– Oui. J’y ai aussi réfléchi. Mais ce n’est pas Ian que j’ai entendu : c’est lion ; j’en suis sûr ; il l’a crié !

– Vous n’avez pas d’autre hypothèse, Monsieur Holmes ?

– Peut-être. Mais je ne voudrais pas en discuter avant de disposer d’une base plus solide.

– Et quand l’aurez-vous ?

– D’ici une heure. Peut-être avant.

L’inspecteur se gratta le menton et me regarda avec scepticisme.

– Je voudrais bien lire ce que vous avez dans la tête, Monsieur Holmes ! Peut-être ces barques de pêche ?

– Non, elles étaient trop loin.

– Alors, ce serait ce Bellamy et son gros garçon ? Ils n’étaient pas au mieux avec M. McPherson. Ne lui auraient-ils pas joué un méchant tour ?

– Non. Vous ne tirerez rien de moi avant que je sois prêt, dis-je en souriant. Maintenant, inspecteur, nous avons l’un et l’autre notre travail à faire. Si vous voulez, nous pourrions nous revoir ici à midi ?

Nous allions nous séparer quand se produisit la formidable interruption qui marqua le commencement de la fin.

La porte de ma maison s’ouvrit toute grande ; des pas maladroits résonnèrent dans le couloir, et Ian Murdoch entra en titubant dans mon bureau, livide, échevelé, ses vêtements en désordre, agrippant les meubles au passage pour ne pas tomber.

– Du cognac ! gémit-il avant de s’effondrer sur le canapé.

Il n’arrivait pas seul. Derrière lui, j’aperçus Stackhurst haletant, nu-tête, presque aussi hagard que son subordonné donné.

– Oui, du cognac ! s’écria-t-il. Cet homme en est à son dernier souffle. L’amener ici est tout ce que j’ai pu faire Deux fois en chemin il s’est évanoui.

La moitié d’un gobelet d’alcool opéra une étonnante transformation. Murdoch se redressa sur un bras et rejeta sa veste.

– Pour l’amour de Dieu ! cria-t-il. De l’huile, de l’opium, de la morphine ! N’importe quoi pour calmer cette douleur infernale !

L’inspecteur et moi poussâmes le même cri. Là, entre-croisé sur l’épaule nue de l’homme, se dessinait le même réseau de lignes rouges enflammées qui avait scellé le destin de Fitzroy McPherson.

La douleur était évidemment terrible, et elle débordait des plaies, car la respiration du blessé s’arrêtait par moments, son visage devenait noir, et il portait la main à son cœur tandis que son front ruisselait de sueur. À tout instant il pouvait mourir. Nous lui redonnâmes du cognac ; chaque nouvelle dose le ramenait à la vie. Des tampons d’ouate imbibés d’huile à salade semblèrent chasser la douleur de ces mystérieuses blessures. Enfin, sa tête retomba lourdement sur les coussins. Épuisée, sa nature avait cherché refuge dans la suprême réserve de vitalité. C’était un demi-sommeil et un demi-évanouissement, mais au moins il était soulagé de ses souffrances.

L’interroger aurait été impossible ; dès que nous fûmes rassurés sur son état, Stackhurst se tourna vers moi.

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Que veut dire cela, Holmes ?

– Où l’avez-vous trouvé ?

– En bas sur la plage. Exactement à l’endroit où le pauvre McPherson a trouvé la mort. Si le cœur de Murdoch avait été aussi affaibli que celui de McPherson, il ne serait pas ici à présent. Plus d’une fois, pendant que je le transportais, j’ai cru qu’il était mort. Les Pignons étaient trop loin. J’ai pensé à votre maison.

– L’avez-vous vu sur la plage ?

– Je me promenais le long de la falaise quand je l’ai entendu crier. Il était au bord de l’eau, il chancelait comme un homme ivre. J’ai couru en bas, jeté quelques vêtements sur lui et je vous l’ai conduit ici. Pour l’amour du Ciel, Holmes, utilisez tous vos talents, n’épargnez aucune peine pour que cette malédiction s’éloigne, car on ne peut plus vivre ! Ne pouvez-vous, avec toute votre réputation mondiale, rien faire pour nous ?

– Je crois que je le peux, Stackhurst. Venez avec moi ! Et vous, inspecteur, accompagnez-nous ! Nous allons voir si nous ne pouvons pas vous livrer ce criminel.

Laissant Murdoch inconscient aux bons soins de ma femme de charge, nous descendîmes tous les trois vers la lagune de mort. Sur les galets s’élevait encore le petit tas de vêtements et de serviettes qui appartenaient à la deuxième victime. Lentement, je fis le tour du bord de l’eau ; mes compagnons me suivaient en file indienne. L’eau était en général peu profonde, mais sous la falaise où la baie formait un creux, elle avait néanmoins entre un mètre vingt et un mètre cinquante de profondeur. C’était de ce côté que se dirigeaient naturellement les amateurs de natation, car l’eau y était verte et transparente comme du cristal. Une ligne de rochers la surplombait le long de la base de la falaise ; je la suivis en scrutant les profondeurs. J’avais atteint l’endroit le plus profond quand mes yeux aperçurent ce que je cherchais, et je poussai un cri de triomphe.

– Une cyanée ! m’écriai-je. Une cyanée ! Regardez la crinière du lion !

L’objet étrange que je désignais ressemblait en effet à une boule de poils emmêlés qui auraient été arrachés à la crinière d’un lion. Il reposait sur un fond rocheux à mètre sous l’eau. C’était une méduse qui oscillait, qui respirait ; une créature chevelue avec des fils d’argent parmi ses tresses jaunes. Elle vibrait d’une dilatation lente lourde, suivie d’une contraction analogue.

– Elle a fait assez de mal ! Ses minutes sont comptées ! criai-je. Aidez-moi, Stackhurst ! Mettons pour toujours le criminel hors d’état de nuire !

Juste au-dessus du bord de l’eau, il y avait un gros rocher ; nous le basculâmes dans la lagune. Quand les rides eurent disparu, nous constatâmes qu’il reposait sur le fond rocheux où j’avais vu la cyanée. Un bout de membrane jaune qui dépassait attestait que notre criminel se trouvait dessous. Une écume épaisse, huileuse, suinta de dessous le rocher et souilla l’eau en remontant lentement à la surface.

– Ça alors, ça me dépasse ! s’exclama l’inspecteur. Qu’était-ce, Monsieur Holmes ? Je suis né et j’ai toujours vécu par ici, mais je n’ai jamais rien vu de tel. Ce n’est pas un produit du Sussex !

– Tant mieux pour le Sussex ! répondis-je. C’est probablement la tempête du sud-ouest qui l’a apportée. Rentrons chez moi, et je vous ferai connaître la terrible expérience d’un homme qui a une bonne raison de se rappeler sa première rencontre avec ce même fléau des mers.

Quand nous arrivâmes dans mon bureau, nous découvrîmes que Murdoch allait mieux : il s’était redressé sur son séant ; mais il était complètement étourdi, et de temps à autre secoué par une souffrance violente. En quelques mots, il nous dit qu’il n’avait aucune idée de ce qui lui était advenu ; il avait simplement ressenti le contact de ces terribles crocs qui l’avaient transpercé, et il lui avait fallu toute son énergie pour remonter sur la plage.

– Voici un livre, intervins-je en prenant le petit volume que j’avais déniché la veille au soir, qui m’a apporté les premières lueurs sur ce qui aurait pu demeurer à jamais ténèbres. Out of Doors a été écrit par le célèbre observateur J. G Wood. Wood lui-même a failli périr au cours d’une rencontre avec cette abominable créature ; aussi en parle-t-il en connaissance de cause. Cyanea capillata est le vrai nom du criminel, qui peut s’avérer aussi dangereux pour la vie, et beaucoup plus douloureux, qu’un cobra. Je vais vous en lire rapidement un extrait : « Si le baigneur aperçoit une masse ronde et lâche de membranes tirant sur le roux, quelque chose qui ressemblerait à de grosses boules de poils arrachés à la crinière d’un lion et à du papier d’argent, qu’il prenne garde ! Car elle est dotée d’une terrible puissance de cinglement… »

» Wood raconte alors sa propre rencontre avec la Cyanea capillata alors qu’il nageait au large de la côte du Kent. Il s’aperçut que cette méduse développait des filaments presque invisibles jusqu’à une distance de dix-huit mètres, et que toute personne se trouvant à l’intérieur de cette circonférence se trouvait en danger de mort. Même à cette distance l’effet produit sur Wood manqua de peu de lui être fatal : « Les innombrables fils provoquèrent sur ma peau des lignes roses qui, au cours d’un examen sérieux, se révélèrent comme de minuscules pustules, chaque point semblant être affecté d’une aiguille qui aurait cheminé à travers les nerfs… »

» Wood explique que la douleur locale est la moins pénible de cette torture extraordinaire : « Les douleurs me traversaient la poitrine ; je tombai comme si j’avais eu le corps transpercé par des balles. Le pouls s’arrêtait, puis le cœur redonnait six ou sept battements, sautait comme s’il voulait s’expulser de ma poitrine. »

» Cette méduse faillit tuer Wood, alors qu’il avait été attaqué dans un océan agité et non dans les eaux calmes et resserrées d’une piscine. Il ajoute qu’il eut du mal à se reconnaître ensuite, tant son visage était devenu blanc, ridé, ratatiné. Il avala une bouteille entière de cognac, qui semble lui avoir sauvé la vie. Je vous confie ce livre, inspecteur. Vous ne pourrez pas douter qu’il contienne une explication satisfaisante de la mort du pauvre McPherson

– Et qu’il m’innocente ! ajouta Murdoch avec un pauvre sourire. Je ne vous blâme pas, inspecteur. Et je ne vous blâme pas non plus, Monsieur Holmes, car vos soupçons étaient parfaitement normaux. Je sens qu’à la veille d’être arrêté, je ne me suis innocenté que parce que j’ai partagé le destin de mon pauvre ami.

– Non, monsieur Murdoch. J’étais déjà sur la piste, et si je m’étais trouvé sur la plage aussitôt que j’en avais eu l’intention, j’aurais pu vous épargner cette terrible aventure.

– Mais comment saviez-vous, Monsieur Holmes ?

– Je suis, sur le plan lectures, un omnivore qui retient d’étranges détails avec une mémoire tenace. Ces mots de McPherson, « une crinière de lion », m’obsédèrent. Je savais que je les avais lus quelque part dans un contexte peu banal. Vous avez vu que c’est la véritable description de cette méduse. Sans aucun doute, elle flottait sur l’eau quand McPherson la vit, et ses dernières paroles constituèrent un suprême avertissement contre ce qui avait causé sa mort.

– Du moins me voilà réhabilité ! déclara Murdoch en se remettant lentement debout. Je voudrais néanmoins vous dire deux mots d’explication. Il est vrai que j’ai aimé cette jeune fille, mais du jour où elle a choisi mon ami McPherson, je n’ai eu qu’un désir : aider à son bonheur. Je me suis contenté de vivre auprès d’eux et de leur servir de confident. J’ai souvent été le facteur de leurs messages. Je l’ai fait parce que je connaissais leur secret et qu’elle m’était si chère que je me suis hâté de lui apprendre la mort de son fiancé, de peur que quelqu’un ne me devance et ne la lui apprenne brusquement et brutalement. Elle n’a pas voulu vous parler de notre amitié, Monsieur, car elle craignait que vous ne doutiez de ma sincérité et que j’en pusse souffrir… Avec votre autorisation, je vais regagner Les Pignons : mon lit sera le bienvenu.

Stackhurst leva la main.

– Nos nerfs ont été soumis à un concert d’exaspération, lui dit-il. Pardonnez-moi le passé, Murdoch. Nous nous comprendrons mieux dans l’avenir.

Ils sortirent bras dessus bras dessous, amis pour toujours. Je restai seul avec l’inspecteur, qui me contemplait en silence avec ses yeux bovins.

– Hé bien ! vous l’avez eu ! s’exclama-t-il enfin. J’avais lu beaucoup de choses sur vous. Mais je ne les avais jamais crues. C’est merveilleux !

Je fus contraint de hocher la tête. Accepter sans sourciller un pareil compliment aurait été s’abaisser.

– J’ai été lent au début. Je me le reproche grandement. Si le corps avait été découvert dans l’eau, j’y aurais songé probablement tout de suite. C’est la serviette qui m’a trompé. Le pauvre diable n’avait évidemment aucune envie de se sécher. Mais moi, en retour, j’ai été amené à croire qu’il n’avait jamais plongé dans l’eau. Alors, dans ces conditions, pourquoi l’idée d’une attaque délibérée par un monstre marin me serait-elle venue à l’esprit ? Si bien que j’ai progressé de travers. Hé bien ! inspecteur, il m’est souvent arrivé de vous blaguer, vous seigneurs de la police ! Mais la Cyanea capillata a presque vengé Scotland Yard.

LE MARCHAND DE COULEURS RETIRÉ DES AFFAIRES

LE MARCHAND DE COULEURS RETIRÉ DES AFFAIRES{10}

Sherlock Holmes, tout pratique et actif qu’il fût, était ce matin-là d’humeur mélancolique et philosophante.

– L’avez-vous vu ? me demanda-t-il.

– Le vieux bonhomme qui vient de sortir ?

– Oui.

– Je l’ai rencontré à la porte.

– Quelle impression vous a-t-il faite ?

– Un être pathétique, futile, brisé.

– Exactement, Watson. Pathétique et futile. Mais toute la vie n’est-elle pas pathétique et futile ? Son histoire n’est-elle pas un microcosme de l’ensemble ? Nous atteignons. Nous saisissons. Nous serrons les doigts. Et que reste-t-il finalement dans nos mains ? Une ombre. Ou pis qu’une ombre : la souffrance.

– Est-il l’un de vos clients ?

– Hé bien ! je suppose que je peux l’appeler un client. Il m’a été adressé par le Yard. Tout à fait comme un médecin adresse parfois un incurable à un charlatan. La police officielle estime qu’elle ne peut rien faire de plus, et que quoi qu’il advienne le malade ne s’en portera pas plus mal qu’aujourd’hui.

– Quelle est son affaire ?

Holmes prit sur la table une carte de visite plutôt sale.

– Josiah Amberley. Il dit qu’il était l’associé en second de Brickfall & Amberley, fabricants de produits artistiques. On voit leurs noms sur des pots de peinture. Il a fait sa petite pelote, s’est retiré des affaires à soixante et un ans, a acheté une maison à Lewisham, et s’est installé pour se reposer après une existence de travail ininterrompu. Son avenir paraissait convenablement assuré.

– Ma foi oui !

Holmes regarda quelques notes qu’il avait griffonnées au dos d’une enveloppe.

– Il s’est retiré en 1896, Watson. Au début de 1897, il a épousé une femme qui avait vingt ans de moins que lui : une assez jolie femme, si la photographie ne la flatte pas. Il avait donc de quoi vivre, plus une femme, plus des loisirs : une route droite s’allongeait devant lui. Et cependant il n’a pas fallu plus de deux ans pour qu’il devienne, comme vous avez pu vous en rendre compte, le plus misérable et le plus anéanti des êtres qui rampent sous le soleil.

– Que s’est-il passé ?

– La vieille histoire, Watson. Un mauvais ami et une épouse inconstante. Amberley avait une marotte dans la vie : les échecs. Non loin de chez lui, à Lewisham, habitait un jeune médecin qui était aussi un passionné des échecs. J’ai noté son nom : le docteur Ray Ernest. Ernest venait souvent à la maison ; une certaine intimité naturelle entre lui et Mme Amberley est née de ces visites ; vous avez pu constater en effet que notre infortuné client n’est guère favorisé en charmes extérieurs, quelles que puissent être ses qualités intérieures. Le couple est parti la semaine dernière : destination inconnue. Plus, et pis si l’on veut, l’épouse infidèle a emporté la cassette du vieillard dans ses bagages, et elle n’a pas oublié de prendre la plus grosse partie des économies qui s’y trouvaient. Pourrons-nous retrouver la dame ? Pourrons-nous sauver l’argent ? Le problème jusqu’à présent est d’une banalité extrême, mais vital pour Josiah Amberley.

– Qu’allez-vous faire ?

– Mon cher Watson, la question immédiate qui se pose est : « Qu’allez-vous faire, vous ? » Si vous avez la bonté de bien vouloir me doubler ! Vous savez que je suis préoccupé par l’affaire des deux patriarches coptes, qui devrait aboutir aujourd’hui. Je n’ai réellement pas le temps de me rendre à Lewisham ; et pourtant une enquête locale est indispensable. Le vieux bonhomme a beaucoup insisté pour que j’y aille, mais je lui ai expliqué mes difficultés. Il est disposé à accueillir mon représentant.

– Je ne crois pas, répondis-je, que je pourrai vous rendre beaucoup de services, mais je ferai de mon mieux.

C’est ainsi que, par un après-midi d’été, je partis pour Lewisham. Je me doutais peu qu’avant une semaine l’affaire où je me trouvais engagé soulèverait dans toute l’Angleterre une émotion passionnée.

La soirée était fort avancée quand je rentrai à Baker Street pour faire mon rapport. Holmes s’assit sur son fauteuil après avoir allumé sa pipe. De lentes volutes d’une fumée âcre montaient vers le plafond. Il avait laissé ses paupières retomber paresseusement sur ses yeux. J’aurais pu croire qu’il dormait si, lorsque je m’arrêtais pour reprendre haleine ou lorsque mon récit lui semblait mériter une précision supplémentaire, ses yeux gris n’apparaissaient brusquement, clairs et aigus comme des rapières, pour me transpercer d’un regard inquisiteur.

– M. Josiah Amberley a baptisé sa maison Le Havre, expliquai-je. Je crois qu’elle vous intéresserait, Holmes. On dirait un patricien ruiné qui aurait sombré dans la société de ses inférieurs. Vous connaissez ce quartier spécial, ses rues monotones avec leurs maisons en brique, les mornes artères de cette banlieue. En plein milieu se dresse une oasis d’ancienne culture et de confort : c’est cette vieille maison, qu’entoure un haut mur baigné de soleil, marbré de lichens, tapissé de mousse ; le genre de mur qui…

– Retranchez la poésie, Watson ! coupa Holmes avec sévérité. Je note simplement : un mur en brique, et haut.

– Bien ! Je n’aurais pas su que c’était Le Havre si je ne m’étais renseigné auprès d’un badaud qui fumait dans la rue. J’ai mes raisons pour mentionner cet homme : il était grand, brun, il avait de fortes moustaches et une allure assez militaire. Il a répondu à ma question par un signe de tête et m’a lancé un coup d’œil curieusement interrogateur dont par la suite j’ai eu à me souvenir.

» J’avais à peine franchi la grille que j’ai vu M. Amberley descendre l’allée. Je ne l’avais qu’aperçu ce matin, et il m’avait déjà donné l’impression d’un être bizarre ; mais quand je l’ai ren       contré en pleine lumière, son aspect extérieur m’a paru encore plus anormal.

– Je l’ai étudié, naturellement, me dit Holmes. Mais votre impression personnelle m’intéresse.

– Il m’a semblé littéralement écrasé sous les soucis. Il avait le dos voûté comme s’il portait un fardeau pesant. Cependant il n’est pas aussi débile que je me l’étais imaginé : ses épaules et son thorax pourraient être ceux d’un géant, bien que sa silhouette aille en s’effilant par le bas pour se terminer sur deux jambes en fuseaux.

– Le soulier gauche plissé, le soulier droit lisse.

– Tiens, je ne l’ai pas remarqué !

– Non, vous ne l’auriez pas remarqué. J’ai repéré sa jambe artificielle. Mais poursuivez, Watson.

– J’ai été frappé par les mèches sales de ses cheveux grisonnants qui bouclaient sous son vieux chapeau de paille, ainsi que par sa physionomie : des traits creusés, et une expression farouche, avide…

– Très bien, Watson. Que vous a-t-il dit ?

– Il a commencé par me faire le récit de ses chagrins. Nous avons marché ensemble dans le jardin, ce qui m’a permis d’inspecter les lieux. Je n’ai jamais vu un endroit plus mal entretenu. Le jardin est abandonné aux mauvaises herbes ; tout respire une négligence sauvage au sein de laquelle les plantes suivent les caprices de la nature plus que les règles de l’art. Je me demande comment une femme convenable a pu supporter un pareil décor. La maison en est au dernier degré du délabrement. Le pauvre homme semble s’en rendre compte et vouloir y remédier car un grand pot de peinture se trouvait dans l’entrée, et il tenait un gros pinceau dans la main gauche. Il était en train de repeindre les boiseries.

» Il m’a introduit dans son sanctuaire défraîchi et nous avons longuement bavardé. Bien sûr, il était déçu que vous ne fussiez pas venu vous-même.

» – Je n’escomptais guère, m’a-t-il dit, qu’un homme dans ma condition, surtout après mes gros déboires financiers, pût retenir l’attention d’une célébrité comme M. Sherlock Holmes.

» Je lui ai certifié que la question d’argent n’était pas entrée en ligne de compte.

» – Non, bien sûr ! m’a-t-il répondu. Il travaille pour l’amour de l’art. Mais même sur le plan artistique du crime, il aurait pu trouver ici quelque chose à étudier. Et la nature humaine, docteur Watson ! La noire ingratitude de tout cela ! Lui ai-je jamais refusé quelque chose ? Y a-t-il jamais eu femme plus choyée ? Et ce jeune médecin ! Il aurait pu être mon propre fils. Il avait libre accès chez moi. Il pouvait venir à n’importe quelle heure. Et pourtant, voyez comme ils m’ont traité ! Oh ! docteur Watson, ce monde est méchant, terrible !

» Voilà quel a été le thème de ses refrains pendant une bonne heure. Il n’avait pas soupçonné, je crois, leur intrigue amoureuse. Ils habitaient seuls ; une femme de charge venait dans la journée et partait à six heures du soir. Ce jour-là, le vieil Amberley, voulant faire plaisir à sa femme, avait pris deux places de balcon au Haymarket Théâtre. Au dernier moment, elle s’est plainte d’une migraine et a refusé de sortir. Il y est allé seul. Il me semble qu’il ne peut y avoir de doute là-dessus, car il m’a montré le billet inutilisé qu’il avait pris pour sa femme.

– Très intéressant ! fit Holmes, dont l’attention paraissait s’éveiller. Continuez, Watson. Je trouve votre récit captivant. Avez-vous personnellement examiné le billet ? Vous n’auriez pas par hasard relevé le numéro ?

– Justement si ! répondis-je avec une certaine vanité. Il s’est trouvé que c’était mon ancien numéro de collège, le 31 ; je l’ai donc facilement enregistré.

– Bravo, Watson ! Son fauteuil était donc le 30 ou le 32.

– Très juste ! répondis-je ironiquement. Et au rang B.

– Je suis enchanté de vous, Watson. Que vous a-t-il dit encore ?

– Il m’a montré ce qu’il appelle sa chambre forte. En réalité c’est bien une chambre forte, comme dans une banque, avec une porte en fer et des volets à toute épreuve, m’a-t-il proclamé. Cependant sa femme semble avoir eu le double des clés. Ils ont emporté à peu près sept mille livres en espèces et en titres.

– Des titres ! Comment pourront-ils s’en défaire ?

– Il m’a dit qu’il avait remis à la police une liste des valeurs, et qu’il espérait qu’elles seraient inutilisables. Il était rentré du théâtre vers minuit ; il avait trouvé les lieux pillés, la porte et la fenêtre ouvertes, et les fugitifs envolés sans le moindre message. Depuis, il n’a reçu aucune nouvelle. Il a aussitôt averti la police.

Holmes médita quelques minutes.

– Vous m’avez dit qu’il était en train de peindre. Que peignait-il ?

– Il repeignait le couloir. Mais il avait déjà repeint la porte et les boiseries de cette chambre dont je vous ai parlé.

– Cette occupation ne vous a-t-elle pas semblé bizarre étant donné les circonstances ?

– Il m’a dit : « II faut bien que je fasse quelque chose pour me distraire. » Voilà son explication. Certes, c’est un peu bizarre, mais l’excentricité ne doit pas lui déplaire. Il a déchiré une photographie de sa femme devant moi, en montrant une fureur effroyable. « Je ne veux plus jamais revoir son visage maudit ! » criait-il.

– Rien de plus, Watson ?

– Si. Une chose qui m’a frappé plus que tout le reste. Je m’étais rendu à la gare de Blackheath et j’étais déjà dans le train quand j’ai vu un homme se précipiter dans le compartiment voisin du mien. Vous savez que j’ai l’œil vif pour reconnaître les visages, Holmes ? Hé bien ! c’était incontestablement l’homme grand et brun à qui je m’étais adressé dans la rue ! Je l’ai revu à London Bridge, puis je l’ai perdu dans la foule. Mais je suis persuadé qu’il me suivait.

– Sans doute, dit Holmes. Un homme grand, brun, à lourdes moustaches, m’avez-vous dit, avec des lunettes de soleil ?

– Holmes, vous êtes un sorcier. Je ne vous avais pas parlé de lunettes teintées, mais il avait des lunettes teintées.

– Et une épingle de cravate maçonnique ?

– Holmes !

– Enfantin, mon cher Watson ! Mais redescendons au niveau du pratique. Je dois vous confesser que l’affaire, qui me semblait absurdement simple, si simple qu’elle ne méritait guère mes attentions, se présente maintenant sous un jour très différent. Bien que vous soyez passé dans votre mission à côté de tout ce qui était important, les choses qui se sont imposées d’elles-mêmes à votre observation me donnent beaucoup à penser.

– À côté de quoi suis-je passé ?

– Ne vous vexez pas, mon cher ami ! Vous savez que je suis tout à fait objectif. Personne d’autre n’aurait fait mieux. Certains moins bien, peut-être. Mais vous êtes visiblement passé à côté de points essentiels. Que pensent les voisins de cet Amberley et de sa femme ? Voilà ce qu’il aurait été important de savoir. Et que pensent-ils du docteur Ernest ? Était-il le gai Lothario que l’on peut supposer ? Avec vos avantages naturels, Watson, n’importe quelle femme vous aide et devient votre complice. Avez-vous interrogé la postière ou la femme de l’épicier ? Je vous vois très bien chuchotant de petits riens à l’oreille de la jeune bonne de l’Ancre-Bleue et recevant en échange des tas de renseignements. Tout cela, vous l’avez négligé.

– Je peux encore le faire.

– C’est déjà fait. Grâce au téléphone et au concours du yard, je peux généralement obtenir l’essentiel sans quitter ma chambre. En fait, mes informations confirment l’histoire du bonhomme. Il a la réputation dans le pays d’être un avare en même temps qu’un mari rude et exigeant. Il est certain qu’il avait une grosse somme d’argent dans sa chambre forte. Il est également vrai que le jeune docteur Ernest, célibataire, jouait aux échecs avec Amberley et sans doute à d’autres jeux avec sa femme. Tout cela semble ne pas faire un pli ; on pourrait croire qu’il n’y a rien d’autre à dire ; et pourtant, pourtant !…

– Qu’entrevoyez-vous ?

– Mon imagination, sans doute, travaille… Bien. Restons-en là, Watson. Terminons une journée de labeur par un peu de musique. Carina chante ce soir à l’Albert Hall, et nous avons le temps de nous habiller, de dîner et de l’entendre.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure ; mais des miettes de toasts et des coquilles vides m’apprirent que mon compagnon avait été encore plus matinal que moi. Sur la table je trouvai un billet écrit à la diable.

« Cher Watson,

« II y a un ou deux points que je souhaiterais établir avec M. Josiah Amberley. Quand ce sera fait, nous pourrons laisser tomber l’affaire… ou la reprendre. Je voudrais vous prier d’être disponible vers trois heures, car il serait possible que j’aie besoin de vous. S. H. »

Je ne revis pas Holmes avant l’heure dite. Il rentra l’air grave, préoccupé, distant. Dans de tels moments, il était plus sage de le laisser seul.

– Amberley est-il venu ?

– Non.

– Ah ! je l’attendais !

Il ne fut pas déçu, car bientôt le vieux bonhomme arriva avec une expression de lassitude et d’embarras sur son visage austère.

– J’ai reçu un télégramme, monsieur Holmes. Je n’y comprends rien.

Il le tendit à Holmes qui le lut à haute voix.

« Venez tout de suite sans faute. Puis vous donner des renseignements sur votre récente perte. Elman, au presbytère. »

– Expédié de Little Purlington à deux heures dix, dit Holmes. Little Purlington se trouve dans l’Essex, il me semble, non loin de Frinton. Hé bien ! naturellement, vous allez partir tout de suite ! Ce télégramme émane d’une personne responsable, le curé de l’endroit. Où est mon répertoire ? Voilà, nous l’avons. J. C. Elman, maître ès arts, habitant à Mossmoor, Little Purlington… L’indicateur, Watson, je vous prie !

– Il y a un train qui part à cinq heures vingt de Liverpool Street.

– Parfait. Vous feriez mieux de l’accompagner, Watson. Il peut avoir besoin d’aide ou de conseils. Nous sommes parvenus à un tournant dans cette affaire.

Mais notre client ne semblait pas du tout disposé à partir.

– C’est complètement absurde, monsieur Holmes ! dit-il. Que peut savoir cet homme de ce qui m’est arrivé ? C’est du temps et de l’argent dépensés en pure perte !

– Il ne vous aurait pas télégraphié s’il n’avait du neuf à vous communiquer. Télégraphiez immédiatement que vous partez pour Little Purlington.

– Je ne crois pas que je vais y aller.

Holmes prit son air le plus sévère.

– Vous produiriez sur la police et sur moi-même la pire impression, monsieur Amberley, si, lorsqu’une piste aussi évidente se révèle, vous refusiez de la suivre. Nous devrions alors penser que vous ne tenez pas beaucoup à approfondir cette enquête.

Notre client parut horrifié.

– Oh ! j’irai évidemment si vous le prenez ainsi ! dit-il. À première vue, il semble absurde que cet ecclésiastique sache quoi que ce soit, mais si vous croyez…

– Oui, je le crois ! interrompit Holmes avec emphase.

Il me prit à part avant que nous partions et me donna un conseil qui montrait l’importance qu’il attachait à cette démarche.

– Ce qui compte, c’est qu’il parte ! me chuchota-t-il. S’il s’échappe, ou s’il rentre, filez à la poste la plus proche, et envoyez-moi un simple mot : « Décampé. » Je m’arrangerai pour qu’il m’atteigne où je serai.

Little Purlington n’est pas d’un accès facile, car il est situé sur une voie secondaire. Le souvenir que j’ai gardé de mon voyage n’est pas désagréable : il faisait beau et chaud, le train roulait avec lenteur, mon compagnon de route ne soufflait mot, sauf pour lancer par intermittence une remarque sardonique sur la stupidité de ce voyage. Devant la gare, nous louâmes une voiture qui nous emmena jusqu’au presbytère, à plus de trois kilomètres. Nous fûmes reçus par un ecclésiastique solennel, imposant, presque majestueux. Notre télégramme était posé sur son bureau.

– Hé bien ! messieurs, nous dit-il, que puis-je faire pour votre service ?

– Nous sommes venus, expliquai-je, à la suite de votre télégramme.

– Mon télégramme ? Je ne vous ai pas télégraphié !

– Je veux parler du télégramme que vous avez expédié à M. Josiah Amberley au sujet de sa femme et de son argent.

– Si c’est une plaisanterie, monsieur, elle me paraît d’un goût douteux ! répondit l’ecclésiastique d’un ton sec. Je n’ai jamais entendu prononcer le nom de ce gentleman, et je n’ai télégraphié à personne.

Notre client et moi, nous nous regardâmes avec stupéfaction.

– Peut-être y a-t-il erreur ? dis-je. N’y aurait-il pas ici deux presbytères ? Voici le télégramme que nous avons reçu : il est signé Elman et daté du presbytère.

– Il n’y a qu’un presbytère, monsieur, et un seul curé. Ce télégramme est un faux abominable, dont la police aura à connaître. En attendant, je ne vois pas pourquoi nous prolongerions cet entretien.

M. Amberley et moi, nous nous retrouvâmes sur la route qui traversait le village probablement le plus primitif de l’Angleterre. Nous nous rendîmes au bureau de poste, mais il était déjà fermé. Cependant il y avait le téléphone à la petite auberge en face de la gare ; j’obtins Holmes au bout du fil ; mon ami partagea notre étonnement.

– Très bizarre ! fit la voix lointaine. Très intéressant ! Je crains, mon cher Watson, qu’il n’y ait pas de train ce soir pour rentrer. Je vous ai bien involontairement condamné aux horreurs d’une auberge de campagne. Toutefois vous avez la nature, Watson, la nature et Josiah Amberley. Vous pourrez être en pleine communion avec les deux.

J’entendis son petit rire quand il raccrocha.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que la réputation d’avarice de mon compagnon n’était pas usurpée. Il avait grommelé sur la dépense occasionnée par le voyage, il avait voulu voyager en troisième classe, le lendemain matin il contesta le détail de la note d’hôtel. Quand nous arrivâmes enfin à Londres, il était difficile de dire lequel de nous deux était de plus mauvaise humeur.

– Vous feriez mieux de passer par Baker Street, lui dis-je. M. Holmes peut avoir de nouvelles instructions à vous donner.

– Si elles valent les dernières, je ne vois pas à quoi elles pourraient me servir ! répondit Amberley en ricanant.

Néanmoins il m’accompagna. J’avais déjà averti Holmes par télégramme de l’heure de notre arrivée, mais nous trouvâmes un message nous informant qu’il nous attendait à Lewisham. À cette surprise en succéda une autre. Nous découvrîmes qu’il n’était pas seul dans le petit salon de notre client. Un homme au visage grave, impassible, était assis à côté de lui ; il avait des lunettes teintées et une épingle de cravate maçonnique.

– Je vous présente mon ami, M. Barker ! annonça Holmes. Il s’est intéressé également à votre affaire, monsieur Amberley, bien que nous ayons travaillé séparément. Mais nous avons tous deux la même question à vous poser !

M. Amberley s’assit pesamment. Il sentait l’imminence d’un danger. Je le devinai à ses yeux tirés et à sa physionomie agitée.

– Quelle est cette question, monsieur Holmes ?

– Simplement celle-ci : qu’avez-vous fait des cadavres ?

L’homme bondit en poussant un cri. Ses mains osseuses battirent l’air. Il avait la bouche ouverte. Pendant un moment il ressembla à un très vilain rapace. En un éclair, nous eûmes la vision du véritable Josiah Amberley, démon dont l’âme était aussi tordue que le corps. Quand il retomba sur son siège, il porta une main à sa bouche comme pour étouffer un accès de toux. Holmes bondit comme un tigre, l’empoigna par la gorge et lui courba le cou jusqu’à ce que son visage touchât presque le plancher. Une pilule blanche s’échappa des lèvres du monstre.

– Pas de raccourcis, Josiah Amberley ! Les choses doivent suivre leur cours normal et régulier. Alors, Barker ?

– Un fiacre attend à la porte, répondit notre compagnon.

– Nous ne sommes qu’à quelques centaines de mètres du commissariat. Je vais vous accompagner. Vous pouvez rester ici, Watson. Je serai de retour avant une demi-heure.

Le vieux marchand de couleurs avait la force d’un lion dans la moitié supérieure de son corps ; mais entre les mains de deux sportifs expérimentés, il était réduit à l’impuissance. Il eut beau se débattre, il fut traîné jusqu’au fiacre et je pris ma faction solitaire dans cette maison sinistre. Holmes revint peu après en compagnie d’un jeune et élégant inspecteur de police.

– J’ai laissé Barker veiller aux formalités, me dit Holmes. Vous ne connaissiez pas encore Barker, Watson ? C’est mon grand concurrent sur la côte du Surrey. Quand vous m’avez parlé d’un homme brun et de haute taille, je n’ai pas eu de mal à compléter le portrait. Il a plusieurs bonnes affaires à son actif, n’est-ce pas, inspecteur ?

– Il est en effet intervenu à plusieurs reprises, répondit l’inspecteur avec quelque réserve.

– Oui, ses méthodes ne sont pas toujours régulières. Les miennes non plus. Mais les irréguliers sont parfois utiles, vous savez ! Vous, par exemple, avec votre avertissement réglementaire que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé contre lui, vous n’auriez jamais arraché à ce bandit le début d’une confession.

– Peut-être que non. Mais nous y serions arrivés tout de même, monsieur Holmes. Ne croyez pas que nous n’avions pas notre opinion sur l’affaire et que nous n’aurions pas arrêté ce bonhomme ! Vous nous excuserez si nous ne sommes guère contents lorsque vous intervenez avec des méthodes que nous ne pouvons pas employer, et que vous nous privez du crédit que nous aurions tiré d’un succès plus tardif.

– Je ne vous retirerai aucun crédit, MacKennon ! Je vous affirme qu’à partir de maintenant je m’efface. Quant à Barker, il n’a fait que ce que je lui ai dit de faire.

L’inspecteur sembla considérablement soulagé.

– C’est très chic de votre part, monsieur Holmes. La louange ou le blâme vous importent peu sans doute, mais pour nous c’est très différent, quand la presse commence à poser des questions.

– D’accord ! Mais comme de toute manière la presse pose des questions, il vaut mieux avoir les réponses toutes prêtes. Que direz-vous, par exemple, si un reporter intelligent vous demande les points précis qui ont éveillé vos soupçons et qui vous ont finalement convaincu de la réalité des faits ?

L’inspecteur fut embarrassé.

– Nous ne semblons pas tenir encore la réalité des faits, monsieur Holmes. Vous dites que le prisonnier, en présence de trois témoins, a pratiquement avoué, en essayant de se suicider, qu’il avait assassiné sa femme et l’amant de celle-ci. Quels autres faits possédez-vous ?

– Avez-vous prévu une perquisition ?

– Trois agents sont en route.

– Alors vous aurez bientôt le fait le plus évident de tous. Les cadavres ne peuvent pas être bien loin. Fouillez les caves et le jardin. Ce ne devrait pas être trop long de remuer les endroits les plus vraisemblables. Cette maison est plus ancienne que les canalisations d’eau. Il doit donc y avoir quelque part un puits hors d’usage. Essayez votre chance de ce côté.

– Mais comment l’avez-vous deviné, et comment le crime a-t-il été commis ?

– Je vous montrerai d’abord comment il a été commis. Ensuite je vous fournirai les explications qui vous sont dues, à vous et à mon très patient ami dont l’assistance m’a été constamment inestimable. Mais en premier lieu, je voudrais vous éclairer sur la mentalité de cet individu. Elle est assez particulière, au point que je crois qu’il atterrira plus vraisemblablement à Broadmoor que sur l’échafaud. Il possède à un degré élevé cette sorte d’esprit qui caractérise plutôt le tempérament d’un Italien du Moyen Âge que celui d’un Anglais d’aujourd’hui. C’était un avare redoutable ; il s’est rendu tellement odieux par ses mesquineries qu’il a fait de sa femme une proie toute prête pour le premier aventurier venu. Ce personnage s’est présenté sous la personne du médecin joueur d’échecs. Amberley excellait aux échecs : ce qui dénotait, Watson, une intelligence capable de concevoir des plans. Comme tous les avares, il était jaloux ; sa jalousie est devenue une obsession poussée à la frénésie. À tort ou à raison, il a soupçonné une intrigue amoureuse. Il a décidé de se venger, et il a manigancé son projet avec une habileté diabolique. Venez !

Holmes nous mena dans le couloir d’un pas aussi assuré que s’il avait vécu dans la maison, et il s’arrêta devant la porte ouverte de la chambre forte.

– Pouah ! Quelle affreuse odeur de peinture ! s’écria l’inspecteur.

– Vous venez de tomber sur notre premier indice, dit Holmes. Vous pouvez remercier le docteur Watson qui avait remarqué l’odeur sans toutefois en déduire la raison. Voilà ce qui m’a mis le pied sur la piste. Pourquoi cet homme, à un pareil moment, remplissait-il sa maison d’odeurs fortes ? Évidemment afin de masquer une autre odeur qu’il voulait dissimuler : une odeur coupable, qui aurait éveillé des soupçons. Puis je pensai à cette chambre que vous voyez, avec sa porte en fer et ses volets à toute épreuve : une chambre hermétiquement close. Reliez ces deux faits ! où mènent-ils ? Je ne pouvais en décider qu’en examinant moi-même la maison. J’étais déjà certain que l’affaire était grave ; car j’avais pris mes renseignements au Haymarket Théâtre (autre information donnée par le docteur Watson, à qui rien n’échappe) et j’avais reçu l’assurance que ni le 30 ni le 32 du rang B du balcon n’avaient été occupés ce soir-là. Amberley n’était donc pas allé au théâtre ; son alibi tombait à l’eau. Il a commis une grosse erreur en permettant à mon astucieux ami de relever le numéro du fauteuil qu’il avait loué pour sa femme. La question qui se posait maintenant était de savoir comment je pourrais examiner les lieux. J’ai envoyé un agent dans un village impossible, et j’ai fait convoquer mon bonhomme à une heure telle qu’il ne pouvait pas rentrer le jour même. Pour prévenir tout accident, le docteur Watson l’a accompagné. J’avais pris le nom du curé, bien sûr, dans le répertoire des ecclésiastiques. Est-ce clair ?

– C’est formidable ! répondit l’inspecteur.

– Ne redoutant aucune interruption, je me suis mis en demeure de cambrioler la maison. Le cambriolage m’a toujours tenté, mais je ne m’y suis livré qu’en de rares occasions… Dommage ! J’aurais pu me faire un nom chez les gangsters… Observez bien ce que j’ai découvert. Voyez-vous le tuyau du gaz qui court le long de la bordure ? Très bien. Il grimpe dans l’angle du mur, et il y a un robinet ici dans le coin. Le tuyau se prolonge dans la chambre forte, comme vous pouvez le constater, et aboutit à cette rose de plâtre au centre du plafond, où il est dissimulé par l’ornementation. Cette extrémité du tuyau n’est pas bouchée. A n’importe quel moment, en tournant le robinet de l’extérieur, la chambre pouvait être inondée de gaz. Avec la porte et les volets clos, avec le robinet ouvert, je ne donnerais pas deux minutes de vie à quiconque se trouvant enfermé à l’intérieur. Par quelle ruse infernale les a-t-il attirés là-dedans ? Cela je l’ignore. Mais une fois pris au piège, ils ont été à sa merci.

L’inspecteur examina le tuyau avec intérêt.

– L’un de nos agents a noté une odeur de gaz, dit-il. Mais bien entendu la porte et la fenêtre étaient ouvertes, et la peinture déjà commencée. Il s’était mis juste la veille à repeindre, nous a-t-il dit. Et quoi encore, monsieur Holmes ?

– Hé bien ! il s’est produit un incident imprévu. À l’aube, je m’éloignais par la fenêtre de la cuisine quand j’ai senti une main me prendre à la gorge, et une voix une m’a dit :

» – Alors, mon gaillard, que faites-vous ici ?

» Quand j’ai pu tourner la tête, j’ai reconnu les lunettes teintées de mon ami et concurrent M. Barker. C’était une curieuse rencontre ; nous en avons bien ri, je crois… Je pense qu’il avait été prié par la famille du docteur Ernest de procéder à quelques vérifications, et il en était venu à la même conclusion que moi. Depuis quelques jours il surveillait la maison, et il avait repéré le docteur Watson au nombre des visiteurs suspects. Il lui était difficile d’arrêter Watson, mais, quand il a vu un homme s’échapper par la fenêtre de la cuisine, il n’a pas pu se retenir. Je lui ai donc fait part de mes découvertes, et nous avons poursuivi l’affaire ensemble.

– Pourquoi lui ? Pourquoi pas nous ?

– Parce que j’avais l’intention de procéder à la petite expérience qui s’est révélée si concluante. J’avais peur que vous ne m’eussiez refusé d’aller aussi loin.

L’inspecteur sourit.

– Hé bien ! nous ne vous l’aurions peut-être pas refusé ! Je crois que j’ai votre parole, monsieur Holmes, que vous vous dégagez personnellement de l’affaire à présent, et que vous nous communiquerez tous vos résultats ?

– Certainement. C’est mon habitude.

– Hé bien ! au nom de la police officielle, je vous remercie ! Telle que vous nous avez présenté l’affaire, elle semble claire ; mais il y a encore les cadavres à trouver.

– Je vais vous montrer un petit lambeau de preuve, dit Holmes. Je suis sûr qu’Amberley lui-même ne l’a pas vu. Vous n’obtiendrez de résultats, inspecteur, que si vous vous mettez toujours à la place de l’autre et si vous réfléchissez à ce que vous auriez fait dans son cas. Cette méthode requiert de l’imagination, mais elle est payante. Voyons, supposez que vous soyez enfermé dans cette petite pièce, que vous n’ayez que deux minutes à vivre, mais que vous teniez à faire match nul avec le démon en train de se moquer de vous de l’autre côté de la porte. Que feriez-vous ?

– J’écrirais un message.

– Voilà ! Vous auriez aimé que le public sût comment vous étiez mort. Mais vous n’auriez pas écrit sur du papier. Un papier se voit trop. Par contre, un œil exercé pourrait apercevoir ce que vous écririez sur le mur. Or, regardez ! Juste au-dessus du rebord est écrit au crayon rouge : « Nous av… » Voilà tout.

– Que pensez-vous de cette inscription ?

– Elle n’est qu’à trente centimètres au-dessus du plancher. Le pauvre diable était déjà étendu et agonisant quand il l’a écrite. Il a perdu connaissance avant d’avoir achevé sa phrase.

– Il voulait écrire : « Nous avons été assassinés » !

– Je la traduis aussi de cette façon. Si vous trouvez sur le cadavre un crayon rouge…

– Oh ! nous le chercherons ! Mais ces titres, ces valeurs ? Il n’y a pas eu le moindre cambriolage ! Et pourtant il les possédait ! Nous l’avons vérifié.

– Vous pouvez être certain qu’il les a cachés en lieu sûr. Quand toute l’affaire aurait sombré dans l’oubli, il les aurait subitement retrouvés, il aurait annoncé que le couple coupable s’était repenti et lui avait renvoyé le butin…

– Vous avez réponse à tout ! fit l’inspecteur. Bien entendu, il était obligé de nous alerter ; mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il se soit adressé à vous.

– Simple gloriole ! dit Holmes. Il se sentait si malin, si sûr de lui, qu’il se croyait invulnérable. Il pouvait dire aux voisins : « Voyez ! J’ai consulté non seulement la police, mais même Sherlock Holmes ! »

L’inspecteur se mit à rire.

– Nous vous pardonnerons ce « même », monsieur Holmes ! Car vous avez réussi là un chef-d’œuvre !

Deux jours plus tard, mon ami me tendit un exemplaire du bihebdomadaire North Surrey Observer. Sous une série de manchettes flamboyantes qui commençaient par « L’horreur du Havre » et se terminaient par « Un brillant succès de la police », s’allongeait une colonne serrée qui donnait le compte rendu chronologique de l’affaire. Le dernier paragraphe était typique. Je lus :

« La perspicacité remarquable avec laquelle l’inspecteur MacKennon déduisit de l’odeur de peinture qu’une autre odeur, celle du gaz par exemple, avait pu passer inaperçue ; la déduction hardie que la chambre forte pouvait être aussi la chambre de la mort ; l’enquête subséquente qui aboutit à la découverte des cadavres dans un puits hors d’usage habilement dissimulé sous une niche à chien, voilà bien l’exemple digne d’illustrer dans l’histoire du crime l’intelligence de nos détectives professionnels. »

– Bah ! MacKennon est un brave type, commenta Holmes avec un sourire indulgent. Vous pourrez néanmoins classer cette affaire dans nos archives, Watson. Un jour ou l’autre vous raconterez sa véritable histoire.

LA PENSIONNAIRE VOILÉE

LA PENSIONNAIRE VOILÉE{11}

Si l’on veut bien songer que M. Sherlock Holmes a exercé son activité pendant vingt-trois ans et que pendant dix-sept de ces vingt-trois ans j’ai pu collaborer avec lui et prendre des notes sur ses exploits, on conviendra que je dispose d’une masse considérable de documents. Le problème n’est donc pas de trouver, mais de choisir. Voici par exemple la longue rangée des agendas qui remplit toute une étagère. Et voici des malles et des valises bourrées de papiers : de quoi ravir non seulement l’étudiant en criminologie, mais aussi tous les amateurs de scandales sociaux et officiels de la fin de l’ère victorienne. Mais que se rassurent les auteurs de lettres angoissées qui nous supplient de ne pas compromettre l’honneur de leurs familles ni la réputation d’un aïeul célèbre : ils n’ont rien à craindre ! La discrétion et le sentiment élevé de ses devoirs professionnels qui ont toujours animé mon ami président à notre choix : aucun abus de confiance ne sera commis. Toutefois je désapprouve formellement de récentes tentatives en vue de s’emparer et de détruire ces papiers. Je connais leur origine. Je suis autorisé par M. Holmes à déclarer que si elles se renouvellent, toute l’histoire du politicien, du phare et du cormoran sera livrée à la curiosité du public. A bon entendeur, salut !

Il serait déraisonnable de supposer que chacune des affaires que traita Holmes lui fournît l’occasion de déployer les dons exceptionnels d’intuition et d’observation que je me suis efforcé de mettre en lumière. Tantôt il devait se donner beaucoup de mal pour cueillir le fruit, tantôt il n’avait qu’à se baisser pour le ramasser. Mais c’est souvent dans les affaires qui le mirent le moins en évidence que nous entrevîmes des tragédies humaines particulièrement terribles ; je vais en analyser une ; j’ai légèrement modifié les noms et les lieux, mais je rapporterai les faits sans en rien changer.

Un matin de la fin de l’année 1896, je reçus un billet pressant de Holmes réclamant ma présence à Baker Street. Quand j’arrivai, je le trouvai assis dans une atmosphère lourde de fumée de tabac en face d’une femme assez mûre qui avait le type conventionnel de la logeuse londonienne.

– Voici Mme Merrilow, de South Brixton, m’annonça mon ami. La fumée ne gêne pas Mme Merrilow ; aussi, Watson, si vous voulez vous livrer à votre vice abominable… Mme Merrilow a une histoire intéressante à nous conter, et cette histoire peut fort bien avoir des développements à propos desquels votre présence serait utile.

– À votre disposition.

– Vous comprenez, madame Merrilow, que si je vais voir Mme Ronder, je préfère avoir un témoin. Vous aurez à l’en persuader avant notre visite.

– Que Dieu vous bénisse, monsieur Holmes ! s’écria la logeuse. Elle désire tant vous voir que vous pourriez vous faire accompagner de tout le quartier.

– Nous irons donc au début de l’après-midi. Voyons si nous possédons tous les éléments du problème. En repassant notre leçon, nous aiderions le docteur Watson à réaliser la situation. Vous dites que Mme Ronder est votre pensionnaire depuis sept ans, et que vous n’avez vu qu’une fois sa figure ?

– Et c’a été une fois de trop, monsieur Holmes !

– Elle était, je crois, horriblement abîmée ?

– Mon Dieu, monsieur Holmes, on pourrait à peine dire que c’était une figure ! Notre laitier l’a aperçue une fois qui regardait par la fenêtre : il en a laissé tomber son seau, et tout le lait s’est répandu dans le jardin. Voilà le genre de figure qu’elle a. Quand je l’ai vue (elle ne s’était pas doutée que j’entrais chez elle), elle s’est rapidement couvert le visage et elle m’a dit :

» – Maintenant, madame Merrilow, vous comprenez enfin pourquoi je ne lève jamais mon voile.

– Connaissez-vous quelque chose sur son passé ?

– Rien du tout !

– Quand elle est arrivée, vous a-t-elle fourni des références ?

– Non, monsieur. Mais elle m’a réglé comptant, et une bonne partie d’avance, sans discuter les conditions. Par les temps que nous vivons, une pauvre femme comme moi ne peut pas s’offrir le luxe de tourner le dos à une chance pareille.

– Vous a-t-elle dit pourquoi elle avait choisi votre maison ?

– Ma maison est située assez loin de la route, et elle est plus isolée que beaucoup. Et puis je n’ai qu’une pensionnaire, et je suis sans famille. Je crois qu’elle en avait essayé d’autres et que la mienne lui a convenu davantage. C’est une sorte de retraite qu’elle cherche ; elle est disposée à payer pour l’avoir.

– Vous dites qu’elle n’a jamais montré son visage sauf en une seule occasion fortuite. Hé bien ! c’est assez extraordinaire ! Je ne m’étonne pas que vous vouliez savoir de quoi il s’agit.

– Oh ! cela m’est égal, monsieur Holmes ! Moi, du moment que je perçois mon loyer… Impossible de trouver un locataire plus tranquille et qui vous donne moins d’embarras !

– Alors qu’est-ce qui vous a décidée ?

– Sa santé, monsieur Holmes. Elle dépérit. Et elle garde quelque chose de terrible dans la tête. « C’est un meurtre ! Un assassinat ! » crie-t-elle. Et je l’ai entendue une fois : « Bête féroce ! Monstre ! » qu’elle criait. C’était la nuit ; sa voix se répercutait dans toute la maison ; j’en avais des frissons ! Alors je suis allée la voir le lendemain et je lui ai dit :

» – Madame Ronder, si vous avez quelque chose qui vous trouble l’âme, il y a le curé et il y a la police. De l’un des deux vous devriez tirer assistance !

» Elle m’a répondu :

» – Pour l’amour de Dieu, pas la police ! Et le curé ne pourrait rien changer au passé…

» Et puis elle a ajouté :

» – Tout de même, je serais soulagée si quelqu’un connaissait la vérité avant que je meure.

» Alors j’ai dit :

» – Si vous ne voulez pas de la police officielle, il y a ce monsieur détective dont tout le monde parle…

» Je vous demande pardon, monsieur Holmes ! Et elle, elle a sauté sur l’idée :

» – C’est l’homme qu’il me faut ! Comment n’ai-je pas pensé à lui plus tôt ? Faites-le venir, madame Merrilow ! Et s’il ne veut pas se déranger, dites-lui que je suis la femme de Ronder le dompteur. Dites-le-lui, et communiquez-lui le nom d’Abbas Parva.

» Elle m’a écrit le nom et elle a conclu :

» – Cela le fera venir, s’il est bien tel que je me le représente.

– Et j’irai ! fit Holmes. Très bien, madame Merrilow. J’aimerais avoir une petite conversation avec le docteur Watson : elle nous mènera jusqu’à l’heure du déjeuner. Vers trois heures nous serons chez vous à Brixton.

À peine notre visiteuse avait-elle quitté la pièce que Sherlock Holmes bondit avec une énergie farouche sur la pile des recueils de faits notables qu’il entassait par terre dans un coin. Pendant quelques minutes, le bruit des pages qu’il feuilletait emplit le salon ; un grognement de satisfaction m’apprit qu’il avait mis la main sur ce qu’il cherchait. Il était si énervé qu’il ne prit pas la peine de se relever : il s’assit sur le plancher comme un étrange bouddha : jambes croisées, et entouré de gros livres dont l’un était ouvert sur ses genoux.

– L’affaire à l’époque me tourmenta, Watson. Voici mes notes marginales qui sont là pour en témoigner. J’avoue que je n’ai rien pu en tirer. Et pourtant j’étais convaincu que le coroner se trompait. Avez-vous gardé le souvenir de la tragédie d’Abbas Parva ?

– Pas le moindre, Holmes.

– Et cependant, en ce temps-là, vous viviez avec moi ! Mais mon impression personnelle a dû être très superficielle, puisqu’on n’a rien pu établir et que d’ailleurs aucune des parties n’avait loué mes services. Peut-être voudriez-vous lire ces journaux ?

– Si plutôt vous faisiez le point ?

– Ce sera facile. Les faits vont vous revenir. Ronder était un personnage connu : rival de Wombwell et de Sanger, l’un des plus grands directeurs de ménagerie de son temps. Mais il se mit à boire ; son cirque et lui étaient sur le déclin quand survint la grande tragédie. La troupe s’était arrêtée pour un soir à Abbas Parva, petit village du Berkshire ; elle se dirigeait vers Wimbledon, voyageait par la route, et elle avait campé simplement, sans monter un spectacle, car il y avait si peu d’habitants à Abbas Parva qu’elle n’aurait pas couvert les frais d’une représentation.

» Parmi les bêtes, il y avait un très beau lion d’Afrique du Nord, Sahara King. Ronder et sa femme avaient l’habitude de s’exhiber dans sa cage. Voici une photographie prise au cours d’une représentation. Vous observerez que Ronder était un colosse très porcin, tandis que sa femme était remarquablement belle. L’enquête établit que Sahara King avait manifesté certaines velléités inquiétantes ; mais, selon la coutume, la familiarité avec les fauves entraîna une confiance excessive, et ils ne tinrent pas compte de ces symptômes.

» Chaque nuit, Ronder ou sa femme allait nourrir le lion. Parfois l’un des deux y allait seul ; parfois ils se dérangeaient tous les deux ; mais jamais ils ne permirent à quelqu’un de les remplacer ; ils croyaient en effet que tant qu’ils seraient ses nourriciers, le lion les considérerait comme des bienfaiteurs et ne les molesterait jamais. Ce soir-là, il y a sept ans, ils se rendirent tous deux dans la cage ; un accident épouvantable se produisit ; ses détails n’ont jamais été tout à fait éclaircis.

» Il semble que toute la caravane ait été réveillée vers minuit par les rugissements du fauve et les hurlements de la dompteuse. Les divers valets et employés se précipitèrent hors de leurs tentes avec des lanternes ; un spectacle affreux les attendait. Ronder gisait, le crâne fracassé avec de profondes traces de griffes en travers de son cuir chevelu, à quelque dix mètres de la cage, qui était ouverte. Près de la porte, Mme Ronder était allongée sur le dos : le fauve était accroupi et grondait au-dessus d’elle. Il lui avait déchiré le visage avec une telle cruauté qu’il paraissait impossible qu’elle pût survivre à ses blessures. Plusieurs artistes du cirque, conduits par Leonardo l’hercule et Griggs le clown, écartèrent le lion avec des bâtons, le repoussèrent dans sa cage et l’y renfermèrent. On supposa que les Ronder avaient voulu pénétrer dans la cage, mais que lorsque la porte avait été ouverte le fauve avait bondi sur eux. L’enquête ne révéla rien d’autre, sinon que la dompteuse ne cessait de hurler dans son délire : « Lâche ! Le lâche ! » tandis qu’on la transportait à sa roulotte. Six mois s’écoulèrent avant qu’elle fût en état de témoigner, mais l’enquête avait déjà été close sur un verdict de mort par accident.

– Quelle autre hypothèse pouvait être retenue ? m’exclamai-je.

– Certes ! Et pourtant quelques petits détails troublèrent le jeune Edmunds, de la police du Berkshire. Un garçon bien, celui-là ! Depuis il a été envoyé à Allahabad. Voilà comment je m’intéressai à l’affaire : il passa par ici et nous fumâmes quelques pipes au-dessus du dossier.

– Un maigre avec des cheveux jaunes ?

– Oui. J’étais sûr que vous vous remettriez sur la piste.

– Mais par quoi était-il troublé ?

– Hé bien ! tous les deux nous avons été troublés. C’était diablement difficile de reconstituer l’affaire. Placez-vous au point de vue du lion. Il est libéré. Que fait-il ? Il s’élance ; une demi-douzaine de bonds en avant l’amènent sur Ronder. Ronder fait demi-tour pour s’enfuir (les traces des griffes sont situées sur le derrière de la tête), mais le lion le fait rouler sur le sol. Et voilà qu’au lieu de continuer à foncer et à s’évader, il revient sur la dompteuse qui était restée près de la cage, il la renverse et la défigure… puis encore, il y a les hurlements de Mme Ronder, qui semblent reprocher à son mari une certaine défaillance. Mais qu’aurait pu tenter le pauvre diable pour la secourir ? Vous voyez la difficulté ?

– Très bien.

– Il y a aussi un autre détail qui me revient à l’esprit pendant que je revis toute cette histoire. On a plus ou moins la preuve qu’au moment où le lion rugissait et la femme hurlait, un homme a poussé des cris de terreur.

– Ronder, sans doute ?

– Ma foi, avec le crâne fracassé, il y avait peu de chances pour qu’on entendît sa voix ! Deux témoins au moins ont certifié que des cris d’homme se mêlaient aux cris de la dompteuse.

– Je suppose que tout le camp devait crier et hurler… Quant au reste, j’ai peut-être une explication à vous offrir.

– Je serais ravi de l’entendre.

– Les deux dompteurs étaient ensemble, à dix mètres de la cage, quand le lion est sorti. L’homme a voulu s’enfuir et a été abattu. La femme a conçu l’idée qu’elle pourrait rentrer dans la cage et s’y enfermer : c’était son unique refuge. Elle a essayé ; au moment où elle arrivait à la porte, le fauve a bondi sur elle et l’a jetée par terre. Elle en voulait à son mari parce qu’il avait encouragé la fureur du fauve en tentant de fuir. S’ils lui avaient fait face, peut-être l’auraient-ils impressionné. D’où ces cris de « Lâche ! »

– Très brillant, Watson ! Une seule paille dans votre cristal

– Laquelle ?

– S’ils se trouvaient tous deux à dix mètres de la cage, comment le lion serait-il sorti ?

– Ils avaient peut-être un ennemi qui aurait entrouvert la Porte.

– Et pourquoi le fauve les aurait-il attaqués sauvagement alors qu’il les connaissait bien, qu’il jouait avec eux dans sa cage ?

– Le même ennemi l’avait peut-être rendu préalablement furieux ? Holmes demeura pensif pendant quelques instants.

– Ma foi, Watson, votre thèse peut s’étayer sur certains faits. Ronder avait beaucoup d’ennemis. Edmunds m’a dit que, lorsqu’il avait bu, il était terrible. Ce colosse chassait à coups de fouet tous ceux qui osaient lui résister. Je suppose que les cris que nous a rapportés Mme Merrilow, ces cris de « Monstre ! » étaient des réminiscences nocturnes concernant son cher défunt. Toutefois sont futiles, puisque nous ne connaissons pas les faits. Sur le buffet, Watson, il y a une perdrix en gelée et une bouteille de Montrachet. Restaurons nos énergies avant de faire appel à elles !

Quand notre fiacre nous déposa devant la maison de Mme Merrilow, la logeuse vint bloquer de sa silhouette majestueuse la porte de sa modeste demeure. Il était évident qu’elle craignait beaucoup de perdre une pensionnaire intéressante ; aussi nous supplia-t-elle, avant de nous laisser monter, de ne rien dire ni faire qui put aboutir à un résultat aussi affligeant. L’ayant rassurée, nous la suivîmes dans l’escalier recouvert d’un méchant tapis, et elle nous introduisit chez sa locataire mystérieuse.

La pièce sentait le moisi et le renfermé ; elle était mal aérée. Après avoir gardé des fauves en cage, la pensionnaire semblait, par l’effet d’une quelconque revanche du destin, être devenue à son tour une bête en cage. Elle s’assit sur un fauteuil branlant dans le coin le plus sombre. De longues années d’inaction avaient engraissé sa silhouette mais elle avait dû être fort belle car son corps était encore plein et voluptueux. Un voile noir très épais recouvrait son visage ; fendu à la hauteur de la lèvre supérieure, il nous permit néanmoins de voir une bouche parfaite et un menton à l’ovale délicat. Certainement elle avait été une femme remarquable. Sa voix bien modulée ne manquait pas d’agrément.

– Mon nom ne vous est pas inconnu, monsieur Holmes ! dit-elle. Je pensais que vous viendriez.

– C’est exact, madame, mais je ne sais pas comment vous pouvez vous douter que je me suis intéressé à votre affaire.

– Je l’ai appris quand j’ai été rétablie et quand j’ai été interrogée par M. Edmunds, le policier du comté. Je crains de lui avoir menti. Peut-être aurais-je mieux fait de lui dire la vérité.

– Il vaut toujours mieux dire la vérité. Mais pourquoi lui avez-vous menti ?

– Parce que le destin de quelqu’un dépendait de ma déposition. Certes ce quelqu’un est un être indigne, mais je ne voulais pas avoir son anéantissement sur la conscience. Nous avions été si proches… si proches !

– Mais ce scrupule est levé à présent ?

– Oui, monsieur. L’être auquel j’ai fait allusion est mort.

– Alors pourquoi ne pas aller dire maintenant à la police tout ce que vous savez ?

– Parce qu’il y a une autre personne en cause. Cette autre personne est moi-même. Je ne pourrais pas supporter le scandale et la publicité consécutive à une enquête de police. Je n’ai plus longtemps à vivre, mais je veux mourir tranquille. Et pourtant je voulais trouver un homme de bon jugement à qui conter ma terrible histoire, afin que lorsque je partirai tout soit su, et compris.

– Vous me complimentez, madame. Mais je suis une personne responsable. Il se peut que, après vous avoir entendue, je juge de mon devoir d’aller en référer à la police.

– Je ne pense pas, monsieur Holmes. Je connais très bien votre caractère et vos méthodes car je suis votre travail depuis quelques années. Lire est le seul plaisir qui me soit laissé ; je suis donc au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Quoiqu’il advienne, je cours le risque. Après vous avoir parlé, j’aurai l’esprit en repos.

– Mon ami et moi serons heureux de vous entendre.

Elle se leva et prit dans un tiroir la photographie d’un homme. C’était un acrobate, un athlète magnifique. La photographie le représentait les bras croisés sur un torse vigoureux ; un sourire se dessinait sous une lourde moustache : le sourire satisfait de don Juan.

– C’est Leonardo, dit-elle.

– Leonardo l’Hercule, qui témoigna ?

– Oui. Et celui-ci, c’est mon mari.

Le visage était abominable : un porc humain, ou plutôt un ours sauvage fait homme, car il était formidable dans sa bestialité. On imaginait aisément la bouche vile mâchonnante et écumante de rage. Quant aux petits yeux vicieux, ils ne pouvaient que projeter de la méchanceté sur le monde. Une brute, un bravache, une bête : voilà l’impression que faisait cette tête aux lourdes bajoues.

– Ces deux photographies vous aideront à comprendre, messieurs, mon histoire. J’étais une pauvre écuyère de cirque élevée sur la piste ; je sautais dans des cerceaux quand je n’avais pas encore dix ans. Lorsque je devins femme, cet homme m’aima, en admettant que je puisse baptiser d’amour son désir. Un jour de malheur, je l’épousai. À dater de ce jour, j’eus une vie d’enfer ; il était le diable qui me torturait. Tout le monde au cirque était au courant. Il me délaissait pour d’autres femmes. Lorsque je me plaignis, il me ligota et me battit à coups de cravache Tous avaient pitié de moi et le maudissaient, mais que pouvaient-ils faire ? Ils le redoutaient, ils avaient peur de lui. Car de tout temps il s’était montré terrible, et quand il avait bu il aurait tué. Plusieurs fois il eut des ennuis avec la justice, parce qu’il attaquait des hommes, ou parce qu’il maltraitait des animaux. Mais il gagnait beaucoup d’argent, et il se moquait des amendes. Ses meilleurs collaborateurs le quittèrent ; le cirque commença à décliner. Il n’y avait plus que Leonardo et moi pour le maintenir, ainsi que le petit Griggs le clown. Pauvre diable ! Il n’avait pas beaucoup de raisons d’être drôle, mais il faisait l’impossible pour tenir son rôle.

» Leonardo entra de plus en plus dans ma vie. Vous voyez comme il était bel homme. Je sais maintenant quelle âme habitait ce corps ! Comparé à mon mari, il ressemblait à l’ange Gabriel. Il me prit en pitié, il m’aida. Finalement notre intimité se transforma en amour : un amour profond, profond ! Passionné. L’amour auquel j’avais toujours rêvé mais que je n’avais jamais espéré ressentir. Mon mari le soupçonna, mais il était aussi lâche que brutal, et Leonardo était le seul homme qu’il redoutait. Il se vengea à sa manière en me torturant plus que jamais. Un soir, mes cris attirèrent Leonardo à la porte de notre roulotte. Nous frôlâmes la tragédie cette nuit-là, et bientôt mon amant et moi nous comprîmes que nous ne pourrions l’éviter. Mon mari n’étant pas digne de vivre, nous décidâmes qu’il devait mourir.

» Leonardo était intelligent, il avait un esprit organisateur. C’est lui qui conçut notre plan. Je ne le dis pas pour lui en faire grief, car j’étais résolue à tout pour faire ma vie avec lui. Mais je n’aurais jamais eu son idée. Nous fabriquâmes une massue (Leonardo la fabriqua) et dans l’extrémité plombée il ficha cinq longs clous en fer, pointes dehors, exactement comme une patte de lion. Cela afin d’assener à mon mari un coup mortel tout en laissant supposer que ce serait le lion (préalablement détaché par nous) qui l’aurait tué.

» II faisait nuit noire quand mon mari et moi nous sortîmes, comme d’habitude, pour donner à manger au fauve. Nous avions emporté la viande crue dans un seau en zinc Leonardo s’était embusqué au coin de la roulotte devant laquelle nous devions passer avant d’arriver à la cage. Il fut trop lent. Nous arrivâmes avant qu’il fût en mesure de frapper, mais il nous suivit sur la pointe des pieds, et j’entendis le bruit mat du gourdin qui fracassa le crâne de mon mari. Mon cœur bondit de joie. Je partis en courant et je défis le cadenas qui fermait la porte de la cage.

» Alors survint l’atroce. Vous savez peut-être que les fauves sont prompts à sentir le sang humain et que cette odeur les excite. Un instinct avait immédiatement averti cette bête qu’un être humain avait été blessé. Au moment où je retirai les barres, le lion s’élança et me sauta dessus. Leonardo aurait pu me sauver. S’il avait foncé et frappé le fauve avec le gourdin, il l’aurait repoussé. Mais il perdit la tête. Je l’entendis crier. Puis je le vis faire demi-tour et fuir… Juste à l’instant où les crocs du lion s’enfonçaient dans ma figure ! Le souffle chaud et nauséabond du fauve m’avait déjà à demi asphyxiée et je ne ressentis qu’une faible douleur. Avec les paumes de ma main, j’essayai de repousser ses grandes mâchoires fumantes, tachées de sang, et je hurlai au secours. J’eus conscience que la caravane s’agitait, et puis je me souviens d’un groupe d’hommes, Leonardo, Griggs et d’autres, qui me tiraient des griffes du fauve. Ce fut mon dernier souvenir, monsieur Holmes, pendant des mois abominables. Quand je fus rétablie, je me regardai dans une glace, et alors je maudis ce lion… Oh ! comme je le maudis !… Non pas parce qu’il avait détruit ma beauté, mais parce qu’il ne m’avait pas détruite, moi ! Je n’eus plus qu’un désir, monsieur Holmes, et j’avais assez d’argent pour le satisfaire : couvrir ce pauvre visage afin qu’il ne fût vu de personne, et habiter en un lieu où aucun de ceux que j’avais connus ne me découvrirait. Il ne me restait plus autre chose à faire. Je l’ai fait. Une misérable bête blessée qui a rampé jusqu’à son trou pour mourir : voilà la fin d’Eugenia Ronder.

Nous demeurâmes quelque temps silencieux. Puis Holmes allongea son grand bras et lui caressa la main avec une force de sympathie qui me surprit.

– Pauvre femme ! dit-il. Les voies du destin sont vraiment impénétrables ! S’il n’existe pas de compensation dans l’au-delà, alors le monde n’est qu’un jeu cruel. Mais qu’est devenu ce Leonardo ?

– Jamais plus je ne l’ai vu. Jamais plus je n’en ai entendu parler. Peut-être ai-je eu tort d’éprouver une telle rancœur contre lui. Mais l’amour d’une femme ne se brise pas facilement. Il m’avait abandonnée sous les griffes du lion ; il avait fui alors que je criais au secours… Pourtant je n’ai pas été capable de l’envoyer à l’échafaud. Pour moi, je ne me souciais pas de ce qui pouvait m’arriver. Quoi de plus terrible que ma vie actuelle ? Je me suis quand même interposée entre Leonardo et son destin.

– Et il est mort ?

– Il s’est noyé le mois dernier en se baignant près de Margate. Je l’ai appris par le journal.

– Et que fit-il de son gourdin à cinq clous, qui est bien le détail le plus bizarre de tout votre récit ?

– Je n’en sais rien, monsieur Holmes. Il y avait une carrière de craie à côté du campement, avec une grande mare en bas. Peut-être au plus profond de cette eau…

– Oh ! c’est sans importance maintenant ! L’affaire est close.

– Oui, répéta la femme, l’affaire est close.

Nous nous étions levés pour partir, mais il y avait eu dans la voix de l’ex-dompteuse un accent qui retint l’attention de Holmes. Il se tourna vers elle.

– Votre vie ne vous appartient pas, lui dit-il. N’y attentez pas.

– À qui peut-elle être utile ?

– Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? L’exemple du malade qui souffre est la plus précieuse de toutes les leçons qui puisse être donnée à un monde impatient.

La réponse de Mme Ronder fut terrible. Elle leva son voile et s’avança vers la lumière du jour.

– Je me demande si vous le supporteriez ! dit-elle.

C’était horrible ! Il n’y a pas de mots pour dépeindre le cadre d’un visage quand le visage n’est plus. Deux très beaux yeux noirs vivants émergeaient tristement d’une ruine effroyable et ajoutaient à l’horreur de cette vision. Holmes leva les mains dans un geste de pitié et de protestation. Ensemble nous quittâmes la pièce.

Deux jours plus tard, quand je me rendis chez mon ami, il me désigna avec une certaine fierté une petite fiole bleue sur sa cheminée. Je la pris et l’examinai. Elle portait une étiquette « Poison ». Une agréable odeur d’amandes me flatta les narines quand je la débouchai.

– Acide prussique ?

– Exactement, me répondit Holmes. Elle m’est arrivée par la poste. « Je vous envoie ma tentation. Je suivrai votre conseil. » Voilà quel message l’accompagnait. Je crois, Watson, que nous pouvons deviner le nom de la femme courageuse qui a fait le paquet.

L’AVENTURE DE SHOSCOMBE OLD PLACE

L’AVENTURE DE SHOSCOMBE OLD PLACE{12}

Pendant un long moment, Sherlock Holmes demeura penché au-dessus d’un microscope à faible grossissement. Puis il se redressa et me décocha un regard de triomphe.

– C’est de la colle, Watson ! Incontestablement de la colle. Jetez un coup d’œil sur ces objets éparpillés dans le champ !

J’approchai mon visage de l’oculaire et le réglai sur ma vue.

– Ces poils sont des fils d’un veston de tweed. Les masses grises irrégulières sont de la poussière. Il y a des écailles épithéliales sur la gauche. Ces taches brunes au centre sont indubitablement de la colle.

– Je veux bien, dis-je en riant. Je suis disposé à vous croire sur parole. Quelque chose en dépend-il ?

– C’est une très belle démonstration ! me répondit-il. Dans l’affaire de Saint Pancras, vous vous rappelez sans doute qu’une casquette a été trouvée à côté du cadavre du policeman. L’accusé a nié qu’elle lui appartenait. Or il est encadreur et il manipule régulièrement de la colle.

– C’est l’une de vos affaires ?

– Non. Mon ami Merivale, de Scotland Yard, m’avait demandé conseil. Depuis que j’ai coincé mon faux-monnayeur par la limaille de zinc et de cuivre qui se trouvait dans la couture de sa manchette, on commence à mesurer l’importance du microscope…

Il regarda sa montre avec impatience.

–… Un nouveau client devait venir, mais il est en retard. À propos, Watson, êtes-vous compétent en courses de chevaux ?

– Je devrais l’être. La moitié de ma pension d’invalidité y est passée.

– Alors vous serez mon « guide pratique du turf ». Qui est sir Robert Norberton ? Le nom vous dit-il quelque chose ?

– Oui. Il habite à Shoscombe Old Place, que je connais bien car j’y ai pris mes quartiers d’été. Une fois, Norberton a failli mériter votre attention.

– Comment cela ?

– Le jour où il a infligé une terrible correction à coups de cravache à Sam Brewer, le fameux usurier de Curzon Street. Il l’a presque tué.

– Tiens, il paraît intéressant ! Se laisse-t-il aller souvent à la violence ?

– Il a en tout cas la réputation d’un homme dangereux. C’est le cavalier le plus casse-cou de toute l’Angleterre : deuxième au Grand-National il y a quelques années. Il a raté son époque : il aurait fait un parfait dandy au temps de la Régence ! C’est un boxeur, un athlète, un joueur effréné, un don Juan ; d’après les on-dit, il se trouverait dans une situation financière si embarrassée qu’il pourrait ne jamais remonter la pente.

– Excellent, Watson ! Un croquis parfait ! Il me semble que je le connais déjà. Maintenant pouvez-vous me donner une idée de Shoscombe Old Place ?

– Uniquement ceci : Shoscombe Old Place est situé au centre de Shoscombe Park ; et la célèbre écurie et le centre d’entraînement de Shoscombe se trouvent dans la propriété.

– Et le chef entraîneur, ajouta Holmes, s’appelle John Mason. Ne soyez pas surpris de ma science, Watson : c’est une lettre de lui que je manie en ce moment. Mais donnez-moi davantage de détails sur Shoscombe. J’ai l’impression que j’ai mis au jour un filon.

– Il y a les épagneuls de Shoscombe, dis-je. Vous en entendez parler à chaque exposition canine. La race la plus pure d’Angleterre. Ils sont l’orgueil de la châtelaine de Shoscombe Old Place.

– La femme de sir Robert Norberton, je suppose ?

– Sir Robert ne s’est jamais marié. C’est aussi bien, si je songe aux perspectives. Il vit chez sa sœur, une veuve lady Béatrice Falder.

– Vous voulez dire que c’est elle qui vit chez lui ?

– Non. Le propriétaire était son défunt mari, Sir James Norberton n’a aucun titre à faire valoir sur le domaine. C’est seulement un usufruit, et le domaine fera retour au frère de Sir James. En attendant, elle collecte les fermages chaque année.

– Et son frère Robert, sans doute, dilapide l’argent desdits fermages ?

– À peu près. C’est un diable d’homme qui ne doit pas procurer à sa sœur une existence paisible. Je crois pourtant qu’elle lui est attachée. Mais qu’est-ce qui ne va pas à Shoscombe ?

– Ah ! voilà justement ce que j’ai besoin de savoir ! Mais j’entends le pas, j’espère, de celui qui nous le dira.

La porte s’ouvrit et le groom introduisit un homme de grande taille, rasé, qui affichait sur sa physionomie cette expression de fermeté et d’austérité que l’on ne trouve que chez les éducateurs d’enfants ou de chevaux. M. John Mason gouvernait un bon nombre d’enfants et de chevaux et il me parut égal à sa tâche. Il s’inclina avec une froide dignité avant de s’asseoir sur la chaise que Holmes lui avait avancée.

– Vous avez reçu mon mot, monsieur Holmes ?

– Oui, mais il ne m’a rien expliqué.

– Il s’agissait d’une chose trop délicate pour être confiée à du papier. Trop compliquée aussi. Je ne pouvais vous l’exposer que face à face.

– Hé bien ! nous sommes à votre disposition.

– Premièrement, monsieur Holmes, je crois que mon maître, Sir Robert, est devenu fou.

Holmes haussa le sourcil.

– Nous sommes à Baker Street et non dans Harley Street, fit-il. Mais pourquoi croyez-vous qu’il est devenu fou ?

– Ma foi, monsieur, quand quelqu’un fait quelque chose de bizarre une fois, deux fois, cela peut s’expliquer ; mais quand il ne fait que des choses bizarres, alors vous commencez à vous étonner. Je crois que Shoscombe Prince et le Derby lui ont fait perdre la tête.

– Il s’agit d’un poulain que vous entraînez ?

– Le meilleur espoir anglais, monsieur Holmes ! Et je prétends m’y connaître. Je serai franc avec vous, messieurs, car je sais que vous êtes deux hommes d’honneur et que mes propos ne sortiront point de cette pièce. Sir Robert veut absolument gagner le Derby. Il est pris à la gorge : c’est sa dernière chance. Tout l’argent qu’il peut se procurer ou emprunter, il le met sur le cheval, et à une belle cote ! Aujourd’hui vous pouvez l’avoir encore dans les quarante contre un, mais quand il a commencé à parier, c’était du cent contre un.

– Comment cela, puisque le cheval est si bon ?

– Le public ne sait pas que le cheval est bon. Sir Robert a été plus malin que les espions. Il promène le demi-frère de Prince ; c’est celui-là qu’il montre. Vous ne pourriez pas les distinguer l’un de l’autre. Mais entre eux il y a une différence de deux longueurs par deux cents mètres de galop. Il ne pense plus à rien qu’au cheval et à la course. Il joue toute sa vie dessus. Jusqu’ici il a maintenu les juifs à distance. Mais si Prince est battu, il est fini.

– C’est un jeu désespéré ; pourtant où intervient la folie ?

– Ah ! d’abord, il faudrait que vous le voyiez ! Je crois qu’il ne dort pas de la nuit. Il descend à toute heure aux écuries. Il a des yeux de sauvage. Ses nerfs ne tiennent pas le coup. Et puis il y a sa conduite à l’égard de lady Béatrice.

– Ah ? Quelle sorte de conduite ?

– Ils ont toujours été les meilleurs amis du monde. Ils avaient les mêmes goûts, et elle aimait les chevaux autant que lui. Tous les jours à la même heure elle descendait en calèche pour les voir ; elle avait surtout un faible pour Prince. Le poulain dressait l’oreille quand il entendait les roues sur le gravier, et chaque matin il trottait jusqu’à la voiture pour avoir son morceau de sucre. Mais tout cela est terminé, maintenant.

– Pourquoi ?

– Hé bien ! elle semble avoir perdu tout intérêt pour les chevaux. Voilà bien une semaine qu’elle passe près des écuries sans jamais plus qu’un bonjour.

– Ils se seraient disputés ?

– Si oui, une dispute terrible, féroce, avec beaucoup de rancœur à la clé. Autrement pourquoi se serait-il débarrassé de l’épagneul qu’elle aimait comme s’il avait été son enfant ? Il y a quelques jours, il l’a donné au vieux Barnes, qui tient l’Auberge du Dragon-Vert, à cinq kilomètres de Shoscombe, à Crendall !

– Voilà qui semble bizarre, assurément !

– Étant donné qu’elle a le cœur malade et qu’elle est hydropique, il était bien normal qu’elle ne se promenât point avec lui, mais chaque soir il passait deux heures dans sa chambre. Il pouvait être gentil, car elle a été pour lui un véritable chic copain ! Fini, tout cela. Il ne va plus jamais la voir. Et elle en a gros sur le cœur. Elle est maussade, elle boude, et elle boit. Elle boit, monsieur Holmes… comme un poisson !

– Buvait-elle avant cette brouille ?

– Oh ! elle prenait volontiers un verre ! Mais à présent c’est une bouteille par soirée qu’il lui faut. C’est ce que Stephens, le maître d’hôtel, m’a affirmé. Tout est changé, monsieur Holmes, et il y a quelque chose de sacrement pourri à la base de ce changement. Et puis, tenez, voulez-vous me dire pourquoi le maître descend chaque soir dans la vieille crypte de l’église ? Et quel est l’homme qu’il y rencontre ?

Holmes se frotta les mains.

– Poursuivez, monsieur Mason. Vous me passionnez de plus en plus.

– C’est le maître d’hôtel qui l’a vu s’y rendre. À minuit et sous une pluie battante. Le lendemain, je ne me suis pas couché : bien sûr, le maître est reparti là-bas. Stephens et moi, nous l’avons suivi, mais c’était risqué car, s’il nous avait vus, ça aurait bardé ! Il a des poings terribles quand il s’emballe, et il n’épargne personne. Alors nous avions peur de le serrer de trop près, mais nous l’avons quand même pisté. C’était à la crypte hantée qu’il se rendait ; et un homme l’attendait là.

– Une crypte hantée ?

– Oui, monsieur. Une vieille chapelle désaffectée dans le parc. Si ancienne que personne ne peut en dire la date. Dessous, il y a une crypte qui a mauvaise réputation dans le pays. De jour, l’endroit est obscur, humide, isolé ; mais on trouverait peu de volontaires pour y aller la nuit ! Oh ! le maître ne craint rien, lui ! Il n’a jamais eu peur, de toute sa vie. Mais qu’y fait-il à cette heure de la nuit ?

– Attention ! fit Holmes. Vous dites qu’il y avait un autre homme. Certainement l’un de vos valets d’écurie ou quelqu’un de la maison ! Vous n’avez qu’à l’identifier et l’interroger.

– Je ne le connais pas.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que je l’ai vu, monsieur Holmes. C’était la deuxième nuit. Sir Robert a fait demi-tour et a passé près du buisson où Stephens et moi nous frissonnions comme deux Jeannot-lapins car il y avait un peu de lune. Nous avons entendu l’autre qui marchait derrière. Quand Sir Robert a pris du champ, nous sommes sortis de notre buisson comme si nous avions eu envie de faire un tour au clair de lune, et nous sommes tombés droit sur lui, fortuitement, vous comprenez ? Je l’ai interpellé :

» – Hé là ! Qui êtes-vous donc ? lui ai-je demandé.

» Je crois qu’il ne nous avait pas entendus ; il nous regardait par-dessus son épaule avec une figure comme s’il avait vu le diable sortant de l’enfer. Il a poussé un petit cri, et il a détalé aussi vite qu’il le pouvait dans l’obscurité. À la course il est imbattable ! Ça, je le lui accorde. Une minute plus tard il avait disparu. Qui il était, ce qu’il voulait, nous n’en savons rien.

– Mais vous l’avez bien vu au clair de lune ?

– Oui. Je pourrais jurer qu’il est jaune comme un coing avec une tête de chien maigre si j’ose dire. Que peut-il avoir de commun avec Sir Robert ?

Holmes demeura méditatif.

– Qui tient compagnie à lady Béatrice ? demanda-t-il enfin.

– Sa femme de chambre, Carrie Evans. Elle est depuis cinq ans à son service.

– Et elle lui est dévouée ?

M. Mason parut embarrassé et mal à l’aise.

– Elle est assez dévouée, fit-il. Mais je ne préciserai pas à qui.

– Ah !

– Je ne veux pas raconter les cancans du pays.

– Je comprends tout à fait, monsieur Mason. La situation est claire. D’après le portrait que le docteur Watson m’avait brossé de Sir Robert, j’avais déduit qu’aucune femme n’était en sécurité auprès de lui. Ne pensez-vous pas que la brouille entre le frère et la sœur trouverait là son explication ?

– Il y a longtemps que le scandale est public !

– Peut-être l’ignorait-elle. Supposons qu’elle l’ait subitement découvert. Elle cherche à se débarrasser de la fille. Son frère ne le lui permet pas. Infirme, elle ne dispose d’aucun moyen pour exiger l’exécution de sa volonté. La femme de chambre détestée demeure à son service. Lady Beatrice refuse de parler, boude, boit. Dans sa mauvaise humeur, Sir Robert lui retire son épagneul favori. Est-ce que tout cela n’est pas cohérent ?

– Oui, sans doute… Jusque-là.

– Voilà ! Jusque-là. Mais comment expliquer alors les visites nocturnes à la crypte ? Nous ne pouvons pas les faire cadrer dans ce schéma.

– Non, monsieur. Et il y a encore autre chose qui ne cadre pas. Pourquoi Sir Robert veut-il déterrer un cadavre ?

Holmes se dressa comme mû par un ressort.

– Nous ne nous en sommes aperçus qu’hier, après que je vous ai écrit. Hier, Sir Robert devait se rendre à Londres ; aussi Stephens et moi sommes-nous allés à la crypte. Nous y sommes descendus. Tout était normal, monsieur, sauf que dans un coin il y avait un débris de corps humain.

– Vous avez alerté la police, je suppose ?

Notre visiteur sourit.

– Ma foi, monsieur, je pense que notre découverte n’aurait guère intéressé les policiers. Il s’agissait de la tête et de quelques ossements d’une momie qui pouvait être vieille de mille ans.. Mais ces débris n’étaient pas là auparavant. Cela je le jure, et Stephens aussi ! Ils étaient rangés dans un angle et recouverts d’une planche ; auparavant cet angle avait toujours été dégarni.

– Qu’en avez-vous fait ?

– Nous les avons laissés là.

– Vous avez bien fait. Vous m’avez dit que Sir Robert était absent hier. Est-il rentré ?

– Nous attendons son retour pour aujourd’hui.

– Quand Sir Robert s’est-il dessaisi du chien de sa sœur ?

– Cela fait juste une semaine aujourd’hui. L’épagneul aboyait, hurlait même près du vieux kiosque. Sir Robert était ce matin-là dans l’une de ses crises de mauvaise humeur. Il l’attrapa et je crus qu’il allait le tuer. Mais il le donna à Sandy Bain le jockey, en lui disant d’aller le porter au vieux Barnes du Dragon-Vert parce qu’il ne voulait plus jamais le revoir.

Holmes alluma la plus vieille et la plus culottée de ses pipes.

– Je ne me rends pas très bien compte de ce que vous désirez que je fasse dans cette affaire, monsieur Mason. Ne pouvez-vous pas me le préciser un tant soit peu ?

– Voici qui vous le précisera peut-être, répondit le visiteur.

Il tira de sa poche un journal qu’il déplia soigneusement et il tendit à Holmes un fragment d’os carbonisé. Mon ami l’examina avec intérêt.

– Où l’avez-vous trouvé ?

– Dans la cave, sous la chambre de lady Beatrice, il y a la chaudière du chauffage central. Depuis quelque temps on l’avait éteinte, mais Sir Robert s’est plaint du froid et on l’a rallumée. C’est Harvey, l’un de mes garçons, qui s’en occupe. Ce matin il est venu m’apporter cet os : il l’avait trouvé en ratissant les cendres. Ça ne lui avait pas plu.

– À moi non plus, dit Holmes. Qu’en pensez-vous, Watson ?

Il était calciné, réduit à une forme de cendre noire ; mais sa signification anatomique était hors de doute.

– C’est le condyle supérieur d’un fémur humain, affirmai-je.

– Exactement !

Holmes était devenu très grave.

– Quand ce garçon s’occupe-t-il de la chaudière ?

– Il la remplit chaque soir ; c’est tout.

– Par conséquent n’importe qui peut s’y rendre pendant la nuit ?

– Oui, monsieur.

– Peut-on y entrer par l’extérieur ?

– Il y a une porte à l’extérieur. Une autre porte ouvre sur un escalier qui aboutit au couloir où se trouve la chambre de lady Beatrice.

– Nous sommes dans des eaux profondes, monsieur Mason. Profondes et sales. Vous dites que Sir Robert n’était pas chez lui la nuit dernière ?

– II n’y était pas, monsieur.

– Donc ce n’est sûrement pas lui qui a brûlé des os !

– C’est vrai, monsieur.

– Comment s’appelle l’auberge dont vous nous avez parlé ?

– Le Dragon-Vert.

– Est-ce que la pêche est fructueuse dans cette région du Berkshire ?

Le brave entraîneur nous fit comprendre par le jeu de sa physionomie qu’il était convaincu qu’un nouveau maboul venait d’entrer dans son existence pénible.

– Ma foi, monsieur, j’ai entendu dire qu’il y a de la truite dans la rivière du moulin et du brochet dans le lac du château.

– Cela nous suffira. Watson et moi, nous sommes de fameux pêcheurs… N’est-ce pas, Watson ? Vous pourrez nous joindre au Dragon-Vert. Nous y arriverons ce soir. Inutile de vous préciser, monsieur Mason, que nous ne voulons pas vous voir, mais vous pourrez toujours nous faire porter un mot, et si j’ai besoin de vous je saurai bien vous trouver. Quand nous aurons un peu approfondi l’affaire, je vous ferai part d’une opinion motivée.

Voilà pourquoi, par un soir lumineux de mai, Holmes et moi nous nous trouvâmes installés dans un compartiment de première classe et munis d’un billet pour l’arrêt facultatif de Shoscombe. Le filet à bagages au-dessus de nos têtes était rempli d’un formidable assortiment de cannes, de moulinets et de paniers. Parvenus à destination, nous louâmes une voiture qui nous déposa rapidement devant une auberge à l’ancien style dont le sportif propriétaire Josiah Barnes entra avidement dans nos vues pour la mise à mort de tous les poissons des environs.

– Que pensez-vous du lac du château et des brochets qui sont dedans ? interrogea Holmes.

Le visage de l’aubergiste s’assombrit.

– N’y comptez pas, monsieur. Vous pourriez vous retrouver dans le lac avant d’en avoir attrapé un.

– Et pourquoi ?

– À cause de Sir Robert, monsieur. Il a la haine des espions. Si vous, deux étrangers au pays, vous approchiez des écuries, il s’occuperait de vous : aussi sûr que le destin ! Il n’aime pas courir de risques inutiles, Sir Robert ! Oh ! non !

– On m’a dit qu’il avait un cheval engagé dans le Derby.

– Oui, et aussi un bon poulain. Nous avons misé sur lui tout notre argent, comme Sir Robert. À propos…

Il nous dévisagea en réfléchissant.

–… Je suppose que vous n’êtes pas vous-mêmes des gens du turf ?

– Non, vraiment ! Nous ne sommes que deux Londoniens fatigués qui avons terriblement besoin d’un peu d’air pur du Berkshire.

– Alors vous avez trouvé le bon endroit. Mais attention à ce que je vous ai dit sur Sir Robert ! Il est de ce genre d’hommes qui cognent d’abord et qui s’expliquent après. Ne vous approchez pas du parc.

– Bien sûr, monsieur Barnes ! Dites, à qui était ce bien bel épagneul qui geignait dans l’entrée tout à l’heure ?

– Vous pouvez le dire, qu’il est beau, mon chien ! De la pure race de Shoscombe. Il n’y en a pas un de plus beau en Angleterre.

– Je suis comme vous : j’aime beaucoup les chiens, dit Holmes. Si je ne suis pas indiscret, combien peut valoir une bête pareille ?

– Plus que je ne pourrais la payer, monsieur. C’est Sir Robert en personne qui m’en a fait cadeau. Voilà pourquoi je le tiens en laisse. Si je ne l’attachais pas, il serait de retour au Hall en cinq sec !

Quand l’aubergiste nous eut quittés, Holmes me dit :

– Nous avons quelques cartes dans notre main, Watson. Le coup n’est pas facile à jouer, mais dans un ou deux jours nous aurons peut-être découvert l’astuce idoine. Je crois que Sir Robert est encore à Londres ? Nous pourrions peut-être pénétrer ce soir dans ce domaine sacré sans risquer la bagarre. Il y a quelques détails dont j’aimerais avoir personnellement confirmation.

– Vous avez une théorie, Holmes ?

– Celle-ci seulement, Watson : quelque chose s’est produit il y a huit jours environ, qui a transformé la vie de Shoscombe Old Place. Qu’est ce quelque chose ? Nous ne pouvons l’imaginer que par ses conséquences, qui me semblent bizarrement mêlées. Mais ce mélange même devrait nous aider : c’est uniquement le dossier terne, incolore, vide qui est désespérant… Reconsidérons nos éléments. Le frère ne rend plus visite à sa bien-aimée sœur infirme. Il se débarrasse de son chien favori. Le chien de sa sœur, Watson ! Ce détail ne vous suggère rien ?

– Rien d’autre que la rancune du frère.

– Peut-être. Ou bien… Oui, je vois une autre hypothèse. Reprenons notre examen de la situation depuis le moment où a commencé cette dispute, si dispute il y a. Lady Beatrice garde la chambre, modifie ses habitudes, est invisible sauf lorsqu’elle sort en voiture avec sa femme de chambre, refuse de s’arrêter aux écuries pour caresser son cheval préféré et apparemment se met à boire. Le dossier est complet, je crois ?

– Il manque l’affaire de la crypte.

– Là, c’est un autre raisonnement. Il y a deux raisonnements, et je vous serais reconnaissant de ne pas les confondre. Le raisonnement A, celui qui concerne lady Beatrice, fleure plutôt sinistrement, vous ne trouvez pas ?

– Je ne sais quoi penser.

– Alors, prenons maintenant le raisonnement B, celui qui concerne Sir Robert. Il est enragé pour gagner le Derby. Il est aux mains des juifs ; à tout moment le domaine peut être vendu, et ses écuries saisies par ses créanciers. C’est un audacieux, prêt à tout. Il tire ses revenus de sa sœur. La femme de chambre de cette sœur est son instrument docile. Jusqu’ici nous sommes sur un terrain solide, non ?

– Mais la crypte ?

– Ah ! oui, la crypte ! Supposons, Watson… C’est une supposition scandaleuse, une hypothèse que j’avance pour le plaisir d’argumenter… Supposons que Sir Robert ait fait disparaître sa sœur…

– Mon cher Holmes, c’est hors de question !

– Vraisemblablement, Watson. Sir Robert appartient à une famille honorable. Mais chez les aigles vous trouvez parfois un charognard. Admettons un moment que cette hypothèse soit exacte. Il ne peut pas quitter le pays avant d’avoir refait fortune, et il ne peut refaire cette fortune qu’en gagnant le Derby avec Prince. Donc il lui faut encore tenir bon sans bouger. Pour cela, il doit se défaire du corps de sa victime et lui trouver une remplaçante qui se fasse passer pour elle. Avec la femme de chambre dans le secret, ce n’est pas impossible. Le corps de lady Béatrice peut être porté dans la crypte, endroit peu fréquenté, et clandestinement brûlé la nuit dans la chaudière en laissant des vestiges dans le genre de celui que nous avons vu. Que dites-vous de cela, Watson ?

– À partir du moment où vous prenez au sérieux une hypothèse aussi monstrueuse, tout est possible !

– Je pense à une petite expérience que nous pourrions tenter demain, Watson. En attendant, nous avons à nous conformer à nos personnages ; je vous propose donc d’offrir à notre hôte un verre de son vin, et de lui tenir des propos élevés sur les anguilles et les vandoises, conversation qui lui ira droit au cœur. On ne sait jamais : en bavardant, nous apprendrons peut-être quelque chose d’utile.

Le matin, Holmes s’aperçut que nous étions partis sans nos hameçons spéciaux pour brochetons, ce qui nous dispensa de pêcher pour la journée. Vers onze heures, nous sortîmes pour faire un tour, et il obtint l’autorisation d’emmener l’épagneul noir.

– Voici l’endroit, me dit-il quand nous arrivâmes devant une double grille surmontée de griffons héraldiques. Vers midi, m’a dit M. Barnes, la vieille dame se promène en voiture, laquelle ralentit pour l’ouverture de la grille. Quand elle arrivera, et avant qu’elle reprenne de la vitesse, je vous demande, Watson, d’arrêter le cocher en lui posant la première question venue. Ne vous occupez pas de moi. Je me posterai derrière ce buisson de houx, et je verrai ce que je pourrai voir.

Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Un quart d’heure plus tard, nous aperçûmes la grosse calèche jaune décapotée qui descendait l’avenue, attelée de deux magnifiques chevaux gris. Holmes s’accroupit derrière son houx avec le chien. Je demeurai négligemment sur la route. Un concierge sortit en courant pour ouvrir la porte.

La voiture avait ralenti, les chevaux marchaient au pas, j’eus donc le temps de bien regarder les occupantes. Une jeune femme plantureuse, qui avait des cheveux filasse et des yeux impudents, était assise sur la gauche. A sa droite se tenait une vieille personne voûtée et emmitouflée de châles qui lui couvraient le visage et les épaules ; c’était certainement l’infirme. Quand les chevaux atteignirent la grand-route, je levai un bras avec autorité ; le cocher s’arrêta ; je lui demandai si Sir Robert était à Shoscombe Old Place.

Au même instant, Holmes sortit de sa cachette et lâcha l’épagneul, qui, avec un jappement joyeux, s’élança vers la voiture et grimpa sur le marchepied. En moins d’une seconde, sa joyeuse frénésie se transforma en une colère furieuse et il chercha à mordre la robe noire.

– En route ! En route ! ordonna une voix dure.

Le cocher fouetta ses chevaux ; nous demeurâmes seuls sur la route.

– Hé bien ! Watson, ça a marché ! s’écria Holmes en rattachant le chien. Il a cru que c’était sa maîtresse ; il a découvert que c’était quelqu’un d’autre. Les chiens ne se trompent pas.

– Mais c’était la voix d’un homme ! m’exclamai-je.

– En effet ! Nous avons un atout de plus dans notre main, Watson, mais il nous faut jouer serré malgré tout.

Mon compagnon ne sembla pas avoir d’autres plans pour la journée ; aussi emportâmes-nous notre attirail de pêche près de la rivière du moulin ; et le soir nous eûmes un plat de truites pour le dîner. Ce n’est qu’après le repas que Holmes manifesta l’intention de prendre un peu d’exercice. Nous partîmes sur la route que nous avions suivie le matin, et nous arrivâmes à la grille du parc. Une haute silhouette sombre nous attendait : je reconnus notre nouveau client, M. John Mason, l’entraîneur.

– Bonsoir, messieurs ! nous dit-il. J’ai reçu votre billet, monsieur Holmes. Sir Robert n’est pas encore rentré, mais nous l’attendons pour ce soir.

– A quelle distance du château se trouve la crypte ? demanda Holmes.

– Quatre cents mètres au moins.

– Alors je pense que nous n’avons pas à nous préoccuper de lui ? Allons-y ensemble.

– Je ne peux pas me permettre d’y rester avec vous, monsieur Holmes. Dès qu’il arrivera, il voudra me voir pour avoir des nouvelles de Prince.

– Je comprends ! Dans ce cas nous opérerons sans vous, monsieur Mason. Montrez-nous la crypte, et laissez-nous ensuite.

Il faisait noir comme de l’encre. Pas de lune. Mason nous conduisit à travers les prairies jusqu’à ce qu’apparût en face de nous une masse confuse : c’était l’ancienne chapelle. Nous pénétrâmes par un trou béant qui avait été autrefois le porche, et notre guide, trébuchant sur des pierres, nous précéda jusqu’à un angle de l’édifice : là, un escalier raide descendait dans la crypte. Il frotta une allumette, et l’endroit s’éclaira de mélancolie : les murs croulants étaient faits de pierres grossièrement équarries ; des cercueils en plomb et en pierre étaient rangés sur un côté, empilés jusqu’à la voûte à arêtes du toit qui se perdait dans l’ombre au-dessus de nos têtes. Holmes avait allumé sa lanterne ; elle projeta un rayon jaune sur ce spectacle de désolation. Le rayon se réfléchissait sur les plaques des cercueils, la plupart d’entre elles ornées du griffon et de la couronne de cette vieille famille qui arborait ses titres jusqu’aux portes de la mort.

– Vous nous avez parlé d’ossements, monsieur Mason. Pourriez-vous me les montrer avant que vous partiez ?

– Ils sont ici dans ce coin…

L’entraîneur avança, puis demeura pétrifié quand notre lanterne éclaira l’endroit indiqué.

–… Ils n’y sont plus ! fit-il.

– Je m’y attendais, dit Holmes dans un petit rire. J’imagine qu’on pourrait retrouver leurs cendres dans la chaudière qui en a déjà consumé une partie.

– Mais pourquoi diable quelqu’un s’amuse-t-il à brûler les os d’un cadavre de mille ans ? demanda John Mason.

– Voilà pourquoi nous sommes ici, répondit Holmes. Pour répondre à cette question. Comme nos recherches peuvent être longues, nous ne vous retiendrons pas. Je crois néanmoins que nous aurons trouvé la solution avant le matin.

Une fois John Mason parti, Holmes se mit au travail.

D’abord il examina très attentivement les tombeaux les uns après les autres, en commençant par un très ancien cercueil, saxon sans doute, et en remontant par une longue lignée normande de Hugo et d’Odo, jusqu’à ce que nous arrivions à ceux, très XVIIIe siècle, de Sir William et de sir Denis Falder. Au bout d’une heure, Holmes parvint à un cercueil en plomb qui se trouvait devant l’entrée de la voûte. J’entendis son petit cri de satisfaction et je vis à ses gestes hâtifs mais précis qu’il était arrivé au but. Avec sa loupe, il examina soigneusement les bords du lourd couvercle. Puis il tira de sa poche une sorte de petite pince-monseigneur qu’il glissa dans un interstice, et il entreprit de soulever tout le devant, qui semblait n’être attaché que par deux crampons. Le couvercle céda dans un bruit d’arrachement, de déchirure ; mais à peine s’était-il relevé en révélant une partie de l’intérieur du cercueil qu’une interruption imprévue se produisit.

Quelqu’un marchait dans la chapelle au-dessus. Le pas était rapide, ferme : le pas de quelqu’un qui venait dans un but déterminé et qui connaissait bien les aîtres. Un filet de lumière descendit l’escalier, précéda la forte stature d’un homme qui se tint debout dans l’arcade d’entrée. Il était imposant par la taille, farouche dans son attitude. La grosse lanterne d’écurie qu’il tenait devant lui éclaira un visage dur, moustachu, des yeux méchants qui inspectèrent tous les recoins de la crypte avant de se poser sur nous avec stupéfaction.

– Qui diable êtes-vous ? tonna-t-il. Et que faites-vous chez moi ?…

Comme Holmes gardait le silence, il avança de deux marches et brandit la lourde canne qu’il portait.

–… M’entendez-vous ? cria-t-il. Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

Son gourdin dessina des moulinets.

Mais au lieu de reculer, Holmes se porta au-devant de lui.

– j’ai aussi une question à vous poser, Sir Robert ! dit-il sa voix la plus assurée. Qui est-ce ? Et que fait-elle ici ?

Il se retourna et leva complètement le couvercle du cercueil qui était derrière lui. À la lueur de la lanterne, j’aperçus un cadavre enveloppé dans un drap de la tête aux pieds. Un affreux visage de sorcière, tout en nez et en menton, apparut à une extrémité avec des yeux ternis et vitreux.

Le baronet avait reculé en titubant ; il poussa un cri et s’appuya contre un sarcophage de pierre.

_-Comment avez-vous pu être au courant ?… cria-t-il.

Et puis, sa truculence reprit le dessus.

–… Est-ce votre affaire ?

– Je m’appelle Sherlock Holmes, déclara mon compagnon. C’est un nom que vous connaissez peut-être. En tout cas mon affaire, comme celle de tout bon citoyen, est de faire observer la loi. Il me semble que vous avez grandement à répondre devant elle.

Sir Robert lança un regard furieux à Holmes, mais celui-ci avait parlé d’une voix calme, et son assurance fit son effet.

– Devant Dieu, monsieur Holmes, je n’ai rien fait ! dit-il. Les apparences sont contre moi, je l’admets, mais je ne pouvais pas agir autrement.

– Je serais heureux de partager votre opinion, mais je crains que vos explications ne puissent s’adresser qu’à la police.

Sir Robert haussa ses larges épaules.

– Hé bien ! s’il le faut, ce sera à la police ! Venez néanmoins chez moi : vous jugerez de l’affaire par vous-même.

Un quart d’heure plus tard, nous nous trouvâmes réunis dans la salle d’armes du vieux château. Elle était confortablement meublée ; Sir Robert nous y laissa quelques instants. Quand il revint, il était accompagné de deux personnes : l’une était la florissante jeune femme que nous avions vue dans la calèche ; l’autre, un petit homme à face de rat qui avait des manières désagréablement furtives Tous deux avaient l’air très étonnés : visiblement, le baronet n’avait pas eu le temps de leur expliquer la nouvelle tournure des événements.

– Voici, nous désigna Sir Robert, M. et Mme Norlett. Mme Norlett, sous son nom de jeune fille Evans, a été pendant quelques années la femme de chambre de confiance de ma sœur. Je les ai fait venir ici parce que je comprends que ma seule chance est de vous expliquer la vérité, et parce que ce sont les deux seules personnes au monde qui peuvent confirmer ce que je vais vous dire.

– Est-ce nécessaire, Sir Robert ? Avez-vous pensé à ce que vous faisiez ? s’écria la femme.

– Quant à moi, je dénie toute responsabilité ! fit son mari.

Sir Robert lui lança un regard de mépris.

– Je revendique toute la responsabilité ! dit-il. Maintenant, monsieur Holmes, écoutez ma déclaration ; elle sera d’une franchise totale.

» Vous êtes déjà assez bien au courant de mes affaires ; sinon je ne vous aurais pas trouvé là où je vous ai rencontré. Vous savez donc déjà, selon toute vraisemblance, que j’ai engagé dans le Derby un cheval que personne ne connaît, et que je mise sur son succès. Si je gagne, tout va bien. Si je perds… Hé bien ! je n’ose pas y penser !

– Je comprends votre situation, dit Holmes.

– Je dépends complètement de ma sœur Beatrice. Mais elle n’a l’usufruit du domaine que pendant sa vie. En ce qui me concerne, je suis aux mains des juifs. J’ai déjà appris que le jour où ma sœur mourrait, mes créanciers se jetteraient sur mes biens comme une bande de vautours. Tout serait saisi ; mes écuries, mes chevaux, tout ! Hé bien ! monsieur Holmes, ma sœur est morte il y a juste huit jours.

– Et vous ne l’avez dit à personne !

– Que pouvais-je faire ? Ç’aurait été la ruine absolue. Par contre, si je celais ce décès pendant trois semaines, j’avais encore une chance de m’en tirer. Le mari de sa femme de chambre, cet homme, est acteur. Il nous vint à l’idée… Il me vint à l’idée qu’il pourrait se faire passer pour ma sœur pendant ce bref laps de temps. En somme, il ne s’agissait que de la montrer chaque jour dans sa voiture puisque personne n’avait besoin d’entrer dans sa chambre sauf sa femme de confiance. Ce n’était pas difficile à arranger. Ma sœur était morte de l’hydropisie qui la faisait souffrir depuis si longtemps.

– Ce sera au coroner de l’établir.

– Son médecin certifiera volontiers que depuis des mois ses symptômes annonçaient une fin imminente.

– Soit ! Qu’avez-vous fait ?

– Le corps ne pouvait pas rester là. La première nuit, Norlett et moi la transportâmes dans un vieux kiosque toujours fermé et où personne ne va. Mais nous fûmes suivis par son épagneul favori qui resta à japper devant la porte. Il fallait trouver un endroit plus sûr. Je me débarrassai du chien et nous portâmes le corps dans la crypte de la chapelle. Il ne se passa rien d’indigne ni d’irrespectueux, monsieur Holmes. Je n’ai pas le sentiment que j’ai fait injure à la morte.

– Votre conduite me semble inexcusable, Sir Robert.

Le baronet secoua la tête avec impatience.

– Il est facile de prêcher ! dit-il. Si vous vous étiez trouvé dans ma situation, vous jugeriez peut-être différemment. On ne peut pas voir tous ses espoirs et tous ses projets balayés au dernier moment sans essayer de se sauver quand même. Il m’a semblé à moi que ce ne serait pas un indigne lieu de repos si nous la déposions dans l’un des tombeaux des ancêtres de son mari, sur un sol encore consacré. Nous avons ouvert l’un de ces cercueils, retiré les ossements qu’il contenait, et nous y avons placé ma sœur, comme vous l’avez vu. Quant aux ossements que nous avions retirés, nous ne pouvions pas les laisser par terre dans la crypte. Norlett et moi, nous les avons ramenés au château, et la nuit il descendait les brûler dans la chaudière. Voilà mon histoire, monsieur Holmes, bien que je ne sache pas encore comment vous m’avez forcé la main pour vous la dire.

Holmes demeura quelque temps à méditer en silence.

– Dans votre récit, Sir Robert, il y a un point faible. Vos paris sur la course, et par conséquent vos espoirs pour l’avenir auraient été encore valables, même si vos créanciers avaient saisi vos biens ?

– Le cheval aurait été saisi lui aussi. Et que leur importaient mes paris ? Très vraisemblablement ils n’auraient pas fait courir Prince. Mon principal créancier est malheureusement mon pire ennemi, un bandit sans scrupule, Sam Brewer, que j’ai dû cravacher une fois à Newmarket Heath. Imaginez-vous qu’il m’aurait épargné ?

– Hé bien ! Sir Robert, dit Holmes en se levant, cette affaire doit être portée bien entendu à la connaissance de la police. Il était de mon devoir de l’éclaircir ; voilà qui est fait ; je ne vais pas au-delà. Pour ce qui est de la moralité ou de la décence de votre conduite personnelle, ce n’est pas à moi de porter un jugement. Il est près de minuit, Watson. Je crois que nous pouvons réintégrer notre modeste logis.

Tout le monde sait que ce singulier épisode se conclut sur une note plus heureuse que ne le méritaient les actes de Sir Robert. Prince remporta le Derby ; son propriétaire gagna net quatre-vingt mille livres avec ses paris ; les créanciers avaient attendu que la course fût courue ; ils furent alors désintéressés et il resta assez d’argent pour rétablir Sir Robert sur un pied digne de sa famille. La police et le tribunal considérèrent avec indulgence les faits incriminés. Après avoir reçu un blâme pour avoir tardé à déclarer le décès de sa sœur, l’heureux propriétaire sortit indemne de l’aventure, et tout donne à penser à présent qu’ayant survécu à de telles ombres, il terminera honorablement son existence.

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Mars 2004

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