Adolphe D'Ennery, les deux orphelines Cinquième Partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

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I Les premières étapes furent parcourues sans que Picard osât interrompre les méditations de son maître. Tout à coup, le chevalier entama la conversation : – Voyons, mon ami, commença Roger : nous devons, je crois, avant tout, prendre nos dispositions pour nous épargner une méchante histoire en arrivant à Paris. – C’est juste ! – Oui, mais comment t’y prendrais-tu ? – Monsieur le chevalier ne croit-il pas qu’une extrême prudence doit servir de guide à nos moindres actions ? Par conséquent, il est, à mon avis, indispensable que nous entrions dans la capitale chacun par une porte différente. Après quoi, nous manœuvrerons de façon à nous cacher le plus possible, d’abord des exempts, ensuite des gens que nous connaissons, car notre équipée doit être connue depuis longtemps. – Soit, fit le chevalier... Mais il faut, si l’un de nous deux était arrêté, que l’autre puisse agir et retrouver Henriette. – Vous la retrouverez, mon cher maître, chez l’excellent docteur Hébert. Et, si vous ne me renvoyez pas, c’est que je gémirai sous les verrous. – Enfin, conclut Roger, convenons, à tout hasard, d’un endroit où nous pourrons nous rencontrer sans être exposés à être reconnus. – Dans une église quelconque : on est bien sûr que M. le lieutenant de police n’enverra pas là ses agents, où ils n’auraient que faire. – Soit ! à Saint-Nicolas-des-Champs. – Bien trouvé, mon bon maître. – À six heures ! continua le chevalier... Pour le soir même de notre arrivée à Paris. – Entendu !... ........................................................... Le crépuscule commençait comme Roger arrivait à la hauteur du faubourg Saint-Honoré. Qu’allait-il faire ? Se rendre immédiatement chez le docteur Hébert fut sa première idée. Il ne doutait pas que le médecin de la comtesse de Linières ne le reçut admirablement, en dépit de son aventure et de son évasion de la Bastille. ........................................................... Depuis le jour où les deux orphelines étaient venues, elles aussi, frapper à la porte du docteur Hébert, le célèbre praticien n’avait cessé d’avoir pour elles toute la sollicitude du meilleur des pères. Pour Louise, c’était une vie nouvelle qui commençait après l’effroyable existence à laquelle l’avait condamnée la Frochard. La pauvre créature avait vite oublié les malheurs qui s’étaient abattus sur elle, depuis qu’elle avait retrouvé sa sœur. Tout d’abord, dans la joie de se retrouver dans les bras de son amie, Louise ne l’avait pas interrogée, comme l’idée eût dû lui en venir. Quant à Henriette, l’immense bonheur d’avoir réussi enfin, après tant d’efforts infructueux, l’avait tenue, pendant quelques jours, sous l’excitation d’une joie dégagée de toute préoccupation. Aussi n’avait-elle songé, dans ce premier moment, qu’à s’occuper des mille petits soins que réclamait l’état lamentable de Louise. Un matin, le docteur Hébert appela dans son cabinet Mlle Gérard, qui, tout étonnée et croyant qu’il allait être question de la santé de l’aveugle, dit au médecin : – Est-ce que ma pauvre sœur serait dans un état inquiétant ? – Il ne s’agit pas de votre sœur, mon enfant, dit le docteur avec intérêt... Ce n’est pas sa santé qui m’inquiète en ce moment, mais bien l’état de votre esprit... – Comment, c’est de moi ?... Henriette regarda son interlocuteur avec inquiétude. – Mon enfant, reprit M. Hébert, vous éprouvez une souffrance morale qu’il est urgent de combattre. Henriette poussa un soupir. Ses joues s’empourprèrent sous le regard du médecin. – Si je vous parle ainsi, poursuivit M. Hébert avec bonté, c’est que je lis dans votre cœur et dans votre esprit aussi clairement que dans un livre. Vous avez des appréhensions, parce que vous redoutez un danger. – C’est vrai, balbutia la jeune fille. – Et ce danger, je le devine ; c’est la découverte du stratagème que nous avons employé pour vous arracher au châtiment que l’on vous avait infligé. – Et que je n’avais pas mérité, interrompit Henriette en relevant la tête. – Aussi, répliqua le médecin, n’est-ce pas, en réalité, contre vous qu’a éclaté d’abord la colère de M. de Linières, mais bien contre... – Contre le chevalier de Vaudrey, dit Henriette, devenue plus tremblante encore. – Et vous, pauvre enfant, vous avez subi le contrecoup de cette colère. On a voulu punir le chevalier en vous frappant ! Et l’on vous a sacrifiée sans pitié ! Henriette tremblait sous le coup d’une émotion violente. Elle se souvenait, Picard le lui avait dit à la Salpêtrière, que Roger était enfermé dans un cachot de la Bastille. Or, elle n’avait plus revu Picard et elle ignorait ce qui, depuis lors, était advenu du chevalier. Elle était d’autant plus anxieuse que le neveu du lieutenant de police devait tenter l’impossible pour la délivrer. Ce n’était pas par son intervention qu’elle avait pu franchir, libre, les grilles de la Salpêtrière. Que lui était-il arrivé ? En cet instant où le docteur ravivait en elle des souvenirs que la vue de Louise avait momentanément endormis, Henriette brûlait d’interroger son protecteur au sujet de Roger. Et, d’un ton ému, elle dit : – Celui qui a encouru les rigueurs de son parent a, sans doute, aujourd’hui, à se repentir de n’avoir pas obéi à la volonté du comte de Linières !... Le docteur ne jugea pas à propos de la renseigner immédiatement sur le sort du chevalier. Prenant un détour pour en arriver à la question qu’il désirait adresser à Henriette, il reprit : – Je sais que, si vous avez tant souffert, c’est que vous aviez été l’objet d’un amour... – Que je n’avais pas provoqué, monsieur ! s’écria Henriette tremblante. – Je le sais. – Oh ! vous ignorez, s’exclama la jeune fille en s’animant, combien j’ai lutté contre la résolution qu’avait prise M. le chevalier de me donner son nom malgré la volonté de sa famille. Ah ! s’il ne s’était pas montré sourd à mes paroles, que d’infortunes nous eussent été épargnées à tous les deux... Le docteur avait écouté sans interrompre, il se félicitait, maintenant, d’avoir aidé cette malheureuse jeune fille à se dérober à la vengeance du lieutenant de police. Mais il ne pensait pas que son œuvre de bienfaisance dût demeurer incomplète. Henriette, libre, restait encore sous le coup d’une nouvelle arrestation. Ce qu’il lui fallait obtenir pour elle, ce n’était plus seulement une grâce, mais une réhabilitation. Mais il voulut, en attendant, apporter un soulagement à la douleur de sa protégée. Et, d’un ton paternel, il reprit : – Ne vous lamentez pas ainsi, mon enfant : vous êtes arrivée, je l’espère, au terme de vos cruelles épreuves. Tant que vous habiterez chez moi, vous serez à l’abri des recherches. Soyez donc rassurée de ce côté. Quant à M. le chevalier de Vaudrey, j’ignore ce qu’il est devenu : mais je puis vous certifier qu’il n’est plus à la Bastille. – Il est libre ! s’exclama la jeune fille. – Oui !... fit le docteur : il est parvenu à s’évader de la Bastille et doit être, à cette heure, en sûreté dans quelque coin de la France, qui sait ? Peut-être à Paris, où, en dépit de la police du comte de Linières, on peut souvent rester introuvable... Henriette avait, en apprenant cette nouvelle, manifesté une joie très vive. Mais son front se rembrunit presque aussitôt. Elle se disait qu’il était bien singulier que ni le chevalier, ni Picard n’eussent essayé de la revoir !... Son cœur se serra... Mais elle se tut, pour cacher à l’homme de bien qui lui donnait asile ce mouvement de douleur. M. Hébert ne se trompa pas à ce silence. – Pourquoi tremblez-vous ainsi, mon enfant, lui dit le docteur, lorsque je vous parle du chevalier de Vaudrey ?... Il n’est pas difficile de le deviner... Vous l’aimez ! Henriette rougit, mais elle ne protesta pas. Elle répondit avec un accent de sincère émotion : – Si c’est une question que vous me posez là, pour obtenir un aveu, je vous parlerai en toute franchise, monsieur le docteur. Je ne le nie pas, j’ai éprouvé pour celui qui, au péril de sa vie, m’avait sauvée d’une odieuse machination ourdie contre mon honneur, un sentiment de profonde reconnaissance... Plus tard, quand ce protecteur que la Providence m’avait envoyé me parla de sa sympathie pour moi, j’ai senti que la mienne lui était acquise... Et, depuis, j’ai vainement essayé de maîtriser cette affection chaque jour plus tendre pour mon protecteur. » Vous savez le reste, monsieur. Le malheur est venu nous frapper tous deux au moment où chacun de nous avait épuisé tous les raisonnements, moi pour le convaincre de la nécessité de m’oublier, de ne pas persévérer dans un projet d’union irréalisable, lui pour me persuader qu’il surmonterait tous les obstacles. » Il y eut un moment de silence. Après quoi, le docteur reprit : – Et, après ces vains efforts, vous en êtes arrivés à un résultat diamétralement opposé à celui que vous espériez atteindre : vous l’aimez toujours et il lui a fallu se séparer de vous, le cœur plein de votre pensée. Si je vous parle ainsi ajouta le docteur, ce n’est pas pour vous faire un reproche d’aimer le chevalier, mon enfant, mais bien pour m’occuper de vous, de vos intérêts en connaissance de cause. Je voudrais réparer, autant que possible, une criante injustice : je veux que vous sortiez réhabilitée, comme vous méritez de l’être, de cette situation douloureuse. Il y a, pour atteindre ce but, bien des difficultés à aplanir, bien des colères à affronter !... J’ai voulu vous en prévenir et m’assurer que vous serez docile à mes conseils ; qu’enfin vous m’obéirez en tout point, lorsque sera venu le moment d’agir. Maintenant, fit-il, en terminant, allez, mon enfant, rejoindre votre chère aveugle... Un jour, je m’occuperai d’elle à son tour. Les choses en étaient là, lorsque Roger, de retour à Paris, avait résolu de se rendre chez le docteur Hébert, dans l’espoir d’obtenir de lui des nouvelles de l’orpheline. Le chevalier était arrivé tout bouillant d’impatience devant l’hôtel. – M. le docteur Hébert ? s’informa-t-il auprès du suisse qui se présentait. – Qui dois-je annoncer ? dit le domestique. – Annoncez une visite de la part du comte de Linières. Roger n’attendit que quelques secondes le retour du valet, qui venait lui annoncer que le docteur Hébert l’attendait dans son cabinet. Le docteur le regarda et, le reconnaissant aussitôt : – Vous ici ? dit-il. Le chevalier avait retrouvé toute sa présence d’esprit. – Excusez-moi de ne pas m’être fait annoncer, comme il eût été correct de le faire. – Peut-être avez-vous craint, monsieur le chevalier, que je ne voulusse pas recevoir un évadé de la Bastille ? – Je sais tout ce que je puis espérer de la bienveillance du vieil ami de ma famille... Si je suis venu à vous, c’est que je n’ignore pas que vous avez été plein de bonté et de pitié pour une infortunée, et que vous ne refuserez pas d’accueillir favorablement la prière que je vais vous adresser. – Si je me suis intéressé, si je m’intéresse encore au sort de cette pauvre jeune fille ce n’est pas une raison, dit le docteur, pour que je veuille braver les convenances que je dois observer à l’égard d’une personne digne du respect de tous, de M. le comte de Linières. Dans son espoir de retrouver Henriette, Roger n’avait pas réfléchi à l’embarras dans lequel il mettrait le docteur. Mais, son exaltation aidant, il passa outre aux ménagements que comportait sa démarche. – Cependant, fit-il, je ne dois pas ignorer le sort de la malheureuse enfant qu’on a frappée en voulant m’atteindre, et ce n’est pas vous, dont la bonté, la charité sont inépuisables, qui consentirez à ce que je sorte d’ici la mort dans l’âme, à ce que j’en sois réduit à fouiller les rues de Paris à la recherche de celle dont je veux implorer le pardon, à qui je veux consacrer ma vie. Puis, sans transition : – Vous avez, je le sais, arraché à M. le comte de Linières sa victime ; vous avez aidé l’innocente jeune fille à sortir de cette prison de la Salpêtrière ; vous savez donc où elle se trouve en ce moment ; vous le savez, car votre sollicitude pour le malheur n’a pu s’arrêter à la porte de la prison si généreusement ouverte par vous à la pauvre Henriette. Puisqu’il en est ainsi, je vous en conjure, ne me laissez pas plus longtemps sous le coup de l’angoisse qui me torture ! Le médecin se détourna à demi pour cacher son visage où il lisait l’émotion qu’il éprouvait, puis il répondit à Roger : – Tout ce qu’il m’est permis de vous dire, mon ami, c’est que celle à laquelle nous nous intéressons tous deux est aujourd’hui sous le coup du désespoir qui l’a envahie, lorsqu’elle s’est vue traînée en prison. – Cette incarcération est un crime ! – Dites une fatalité, répondit le docteur : oui, une déplorable fatalité qui a mis cette jeune fille aux prises avec les douloureux événements qui vous ont fait la rencontrer ; c’est par une fatalité qu’elle a laissé son cœur s’ouvrir à l’amour que vous avez su lui inspirer !... C’est la fatalité qui vous a fait oublier combien sont insurmontables les obstacles qui se dressent entre la jeune ouvrière et le gentilhomme. – Eh bien ! je lui ai juré, je jure encore que je renverserai ces obstacles auxquels vous faites allusion. Vivre avec elle et pour elle et lui donner mon nom, telle est ma volonté, qu’aucune puissance au monde ne saurait changer : vivre avec elle... ou mourir. – Vous parlez de mourir ! dit froidement le docteur, et vous oubliez la comtesse de Linières, qui vous a servi de mère ; vous oubliez qu’en vous perdant elle ne survivrait pas à sa douleur. – Oh ! mon Dieu !... s’exclama Roger ; pourquoi évoquer le souvenir de cet ange en ce moment ? Pourquoi opposez-vous sa maternelle affection pour moi au désespoir qui me brise l’âme ? – Parce que c’est mon devoir, Roger, de vous ouvrir les yeux sur l’état de la comtesse ; parce que je ne dois pas vous laisser ignorer la gravité du mal qui la consume. Le chevalier de Vaudrey, en entendant ces terribles paroles, était demeuré muet, interdit. Une pâleur livide envahit son visage, et ses traits se contractèrent sous l’influence de l’anxiété qui lui étreignait le cœur. – Quoi ! fit-il, parvenant enfin à retrouver la voix, ma tante bien-aimée serait en danger de mort ? – La vie de Mme de Linières ne résisterait pas à une émotion violente. Je me serais fait un cas de conscience de vous le laisser ignorer, comme je me fais un devoir de vous dire que sa préoccupation constante est, vous sachant en désaccord avec le comte, de se demander quel en sera le dénouement ; et aujourd’hui qu’elle a appris la punition que vous avait attirée votre résistance aux volontés de votre oncle et votre désobéissance aux désirs du roi, la pauvre dame est dans un état fort grave, infiniment plus grave qu’il y a quelques jours. Et c’est pour cela que je m’adresse à votre cœur, à votre affection pour la comtesse ; il faut que vous m’aidiez à battre en brèche l’épuisement qui gagne chaque jour du terrain, alimenté par le chagrin !... – Moi !... Moi !... Oh ! parlez, que faut-il faire ? – Il fait retourner auprès de celle qui souffre tant de votre absence !... Roger étouffa une exclamation de surprise. – Retourner à l’hôtel de Linières ?... Mais c’est me retrouver en présence du comte ; c’est aller braver sa colère jusque chez lui. M. Hébert marchait à grands pas. S’arrêtant subitement devant le chevalier de Vaudrey, il lui dit avec une énergie qui contrastait avec sa douceur habituelle : – Quoi qu’il doive en coûter autant à votre amour-propre qu’à votre amour, je vous dis, moi, qu’il faut que vous retourniez auprès de la comtesse ! Et, pour cela, vous devrez faire votre paix avec M. de Linières. – C’est une soumission que vous m’imposez là ! – Soit !... admettez cela !... Il le faut ! – Oh ! docteur !... docteur... Ce que vous exigez, c’est le sacrifice de mon amour et aussi de mon honneur !... J’ai juré à Henriette de vaincre toutes les résistances qui s’opposeraient à notre union !... Et vous me proposez de manquer à mon serment ! – Je vous adjure de vous rappeler que la comtesse se meurt !... Une hésitation de votre part serait... – Un crime... Oui, s’il en est ainsi, je serais criminel en refusant de me rendre aux raisons que vous me faites valoir ! Le malheureux jeune homme était dans un état d’agitation indescriptible. Le docteur le suivait du regard, épiant ses gestes désespérés. Enfin, saisissant le bras du chevalier, il obligea celui-ci à s’arrêter devant lui. Et, calme comme un juge qui prononcerait une sentence : – Vous connaissez votre devoir, Roger ! Vous allez l’accomplir ! Je ne veux pas vous faire l’injure d’en douter ! Et comme le jeune homme, succombant à l’émotion, s’affaissait dans un fauteuil, M. Hébert ajouta : – Demain, vous retournerez à l’hôtel de Linières ; d’ici là, j’aurai préparé la comtesse à cet événement... Puis, serrant la main du chevalier, atterré et vaincu : – En outre, Roger, continua-t-il, je ne saurais me faire fort d’obtenir du comte qu’il vous épargne des reproches violents... Mais comptez sur moi pour tout tenter dans ce sens. M. de Vaudrey se leva d’un bond. Fixant son regard sur le docteur, il s’écria d’une voix déchirante : – Et elle ?... l’autre victime ?... Celle qui aura le droit de me trouver lâche ?... – Elle vous estimera comme on estime l’homme qui remplit religieusement son devoir. Et qui sait, continua le médecin, si vous n’aurez pas un jour à vous féliciter d’avoir suivi mon conseil ! – Que voulez-vous dire par là ? fit le chevalier en dardant des regards anxieux sur son interlocuteur. – Espérez !... répondit M. Hébert en lui serrant affectueusement les mains ; c’est la seule consolation que je puisse vous accorder... pour l’instant ; mais elle a sa valeur, mon ami, et il ne dépendra pas de moi, je vous le promets, que votre rêve le plus cher ne se réalise. Dans l’état d’esprit où se trouvait le chevalier, les dernières paroles du docteur eurent pour effet de réveiller le souvenir d’Henriette, au moment où le sacrifice que commandait la situation de la comtesse avait complètement envahi sa pensée. Le jeune homme crut l’instant favorable pour obtenir du docteur qu’il se départît un peu de la discrétion dans laquelle il s’était enfermé en ce qui concernait l’endroit où se cachait Mlle Gérard. Il s’adressa à M. Hébert en des termes si émus qu’il finit par obtenir cette réponse : – Vous m’avez donné la preuve tout à l’heure que votre cœur était haut placé ; je vais, à mon tour, vous donner une preuve de la confiance que j’ai en vous. En quittant la Salpêtrière, il était indispensable que celle qui venait de bénéficier d’une liberté inespérée ne pût être rencontrée ou découverte ; il lui fallait trouver un asile sûr où l’on ne songeât pas à venir la chercher... Or, j’ai trouvé cet asile. – Henriette est ici !... ici même ! s’écria le chevalier de Vaudrey dans un mouvement de joie immense. Et, se précipitant sur les mains du docteur, il les retint, emprisonnées dans les siennes, en murmurant d’une voix assourdie par une émotion insurmontable : – Oh ! merci !... merci !... Voilà bien cette bonté d’âme qui a fait de vous le bienfaiteur des pauvres, la providence de ceux qui souffrent ! Roger avait conçu instantanément l’espoir que, grâce à la présence de la jeune fille chez le docteur, il allait la voir. – Combien ne vous dois-je pas de reconnaissance, fit-il, d’avoir permis que je revisse celle dont l’absence avait brisé mon âme ! Mais M. Hébert l’interrompit aussitôt par ces mots, prononcés d’une voix grave : – Vous n’avez pas espéré, je suppose, chevalier, que je tolérerais ici une entrevue entre vous et celle à qui j’ai offert l’hospitalité ? M. de Vaudrey perdit subitement toute la joie qui avait, un instant, éclairé son visage. L’attitude du médecin avait promptement calmé son esprit, le gentilhomme comprenait bien qu’il n’y avait pas à insister. Au surplus, M. Hébert avait repris avec bonté : – Le jour où vous reverrez Mlle Gérard n’est peut-être pas très éloigné, et, ce jour-là, vous aurez le droit de proclamer bien haut votre amour. – Que dites-vous là, docteur ? – Je prétends qu’à moins de devenir correctement l’époux de celle que vous aimez, il ne doit plus y avoir entre elle et vous de relations à un titre quelconque. Je dis que ce serait faire injure à la vertu de Mlle Gérard que de supposer qu’elle consente jamais à vous revoir sans y être autorisée. – Par qui !... par qui donc ? – Par celui qui est devenu le chef de votre famille. – Le comte de Linières ? Mais c’est impossible ! – Dans ce cas, vous devez perdre l’espoir de... revoir Henriette. – Mais, docteur, ce serait me condamner au plus épouvantable supplice ? – Je sais que c’est le devoir de tout homme honnête d’éviter de compromettre celle qu’il aime ! Le chevalier de Vaudrey courba la tête et, commandant à la souffrance morale qu’il éprouvait, répondit avec dignité : – Je vous remercie, docteur, d’avoir de Mlle Henriette Gérard la bonne opinion que vous venez d’émettre. Et, puisque je dois viser à la plus absolue correction dans cette affaire de cœur, je ne faillirai pas à cette obligation. Je me rends à votre désir. M. Hébert lui tendit la main. – Vous n’oublierez pas, Roger, lui dit-il du ton le plus affectueux, que vous avez consenti à retourner chez le comte de Linières. – C’est vrai ! murmura le chevalier. – De mon côté, je vous ai donné l’assurance que je préparerais la voie à une entrevue. Donc, avant de vous présenter à l’hôtel de Linières, nous devons indispensablement nous revoir. – Reviendrai-je ici ? Après quelques secondes d’hésitation, le médecin répondit : – Non !... Ce serait renouveler, aussi inutilement que cruellement, une épreuve dont, j’en conviens avec satisfaction, vous sortez à votre honneur, mais non sans une violente secousse pour votre âme !... Nous nous reverrons à l’hôpital Saint-Louis... demain, à dix heures, avant que je ne commence mes visites aux malades. – J’y serai. – Au fait ! je ne pensais plus à vous demander où vous habitez pour le moment... Il pourrait se faire que j’eusse absolument besoin soit de vous voir sur l’heure, soit de correspondre avec vous. Sans répondre, le chevalier de Vaudrey s’approcha du secrétaire et inscrivit, sur un feuillet de papier, l’adresse de l’hôtellerie où il était descendu – tout au bout du faubourg Saint-Honoré. Il salua le docteur et sortit avec précipitation du cabinet. Lorsque le chevalier de Vaudrey se trouva dans la rue, il voulut jeter un dernier regard sur cet hôtel où sa bien-aimée avait reçu l’hospitalité ; il aperçut un visage de femme derrière la vitre d’une croisée. Roger étouffa un cri. Il venait de reconnaître Henriette. Au même instant, la vision disparut, tandis que le chevalier de Vaudrey demeurait à la même place. Quel vague espoir le retenait là, les yeux fixés sur cette croisée ? Le pressentiment qui vient aux amoureux, peut-être ? En effet, une minute ne s’était pas écoulée que la croisée s’ouvrait. Mais, cette fois, deux têtes de jeunes filles s’y encadraient. Henriette désirait faire savoir à son protecteur qu’elle avait enfin retrouvé sa chère aveugle, qu’ils avaient si longtemps vainement cherchée ensemble. Le chevalier de Vaudrey s’inclina pour indiquer qu’il comprenait et la double vision disparut. Alors Roger, fou d’émotion, s’enfuit sans retourner la tête.

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II Partagé entre l’affection sincère qu’il portait à Diane et les soupçons qui le tenaillaient, le comte de Linières se montrait vivement affecté de l’aggravation de la maladie que le docteur avait, en vain, essayé de combattre. L’événement qui avait motivé cette aggravation était présent à l’esprit du lieutenant de police. Il évoquait le souvenir de cette journée fatale où il avait acquis la conviction que la comtesse était, sinon complice, du moins confidente des amours de Roger. Il se rappelait le visage troublé de Mme de Linières, lorsque celle-ci l’avait vu pénétrer à l’improviste dans la chambre de l’ouvrière. Et ces mots, prononcés par la comtesse lui revenaient à l’esprit : « Laissez-moi sortir ! Laissez-moi arriver jusqu’à elle. » Depuis, le comte, assis au chevet de la malade, avait attendu qu’une amélioration survenant dans l’état de la comtesse lui permît de l’interroger. N’espérait-il pas, dans son insurmontable besoin de découvrir la vérité, que le délire aidant, la malade parlerait et que, dans cette divagation de l’esprit, il entendrait des lambeaux de phrases qui le mettraient sur la voie de ce secret qu’il ne pouvait parvenir à connaître. Une nuit, il s’était cru sur le point d’atteindre son but. La fièvre faisait rage dans le cerveau de la malade. À plusieurs reprises, la comtesse avait eu des soubresauts dans son lit. Puis elle tendait les bras dans le vide, comme si elle eût voulu atteindre quelqu’un. Et ses lèvres entrouvertes remuaient... Elle allait parler, sans doute... Debout, M. de Linières approchait son oreille du visage de la malade... Il attendait ! Mais les lèvres convulsées de la comtesse demeuraient muettes. – Qui sait si elle ne répondrait pas à mes questions ? se dit-il alors. Il fut rappelé à lui-même par la présence de la femme de chambre qui se tenait au pied du lit. – Envoyez tout de suite chercher le docteur Hébert ! commanda le comte. La servante sortit en essuyant ses larmes. Demeuré seul, le comte se tordait les bras de désespoir. – Diane !... murmurait-il en assourdissant sa voix, parle... parle-moi... La malade fit un effort pour répondre. Ses lèvres s’agitèrent pour murmurer un mot, un nom : – Roger !... Roger !... La comtesse voulait sans doute revoir ce neveu, cet enfant qu’elle considérait comme le sien. Elle l’appelait dans son délire, comme si, avant de mourir, elle eût voulu l’embrasser, le bénir. M. de Linières écoutait, le front profondément ridé sous l’influence des pensées qui s’agitaient en son esprit. La malade répétait toujours ce même nom : – Roger !... Roger !... Il semblait qu’avec cette lucidité des moribonds elle eût deviné qu’on lui avait enlevé son entant d’adoption pour l’enfermer dans un cabanon de forteresse. M. de Linières s’accusait d’avoir séparé le neveu de sa tante. Et il se disait que, peut-être, au réveil, lorsque la fièvre aurait achevé sa période de violence, la vue du chevalier de Vaudrey serait pour la malade un soulagement, peut-être même une amélioration inespérée ! M. de Linières était sous le coup de l’émotion violente qu’il venait d’éprouver, lorsque le médecin fut introduit dans la chambre. – Excusez-moi de vous avoir dérangé à une pareille heure, mon cher ami, dit-il, mais... j’ai cru que j’allais la voir exhalant son dernier soupir... Le médecin s’approcha du lit. M. de Linières observait, anxieux, la physionomie du praticien. En voyant M. Hébert hocher la tête, il lança au médecin un regard empreint d’angoisse. – Eh bien, oui ! fit le docteur, je sais ce qui a dû se passer : de l’agitation, une forte fièvre avec délire... – Oui !... répondit le comte, le délire !... Et toujours ce nom... ce nom !... M. Hébert arrêta son regard sur le visage de son interlocuteur. – Elle a parlé ? demanda-t-il. – Oui !... C’est-à-dire qu’elle a prononcé à plusieurs reprises le nom de son neveu !... – Roger ! Eh bien ! c’est qu’elle désire le voir. Il faut qu’il soit ici, au plus tôt ! M. de Linières était devenu d’une pâleur livide. – C’est impossible ! dit-il. Le docteur, qui, à ce moment-là, ignorait l’évasion de Roger, fit observer que M. le lieutenant de police avait assez d’autorité pour ouvrir à un prisonnier – peu dangereux du reste ! – les portes de la Bastille. – Mais je ne peux pas !... Je ne peux pas !... répéta le comte avec une rage contenue, le chevalier de Vaudrey s’est évadé de la forteresse... Le médecin sursauta. – Évadé ?... lui ?... – Oui, docteur... Et, qui plus est, jusqu’à hier soir pas un de mes agents n’avait pu retrouver sa trace... M. Hébert s’était assis, vivement impressionné. Pendant quelques instants, les deux hommes gardèrent le silence. Le docteur Hébert connaissait trop l’attachement que ressentaient l’un pour l’autre la comtesse de Linières et son neveu pour ne pas espérer que la vue du jeune homme à son chevet provoquerait une réaction salutaire. Aussi bien, pensait-il, ce serait également l’occasion d’un rapprochement entre l’oncle et le parent si peu enclin à l’obéissance. Donc en venant ce jour-là chez sa sympathique cliente, le médecin avait-il déjà ruminé la proposition qu’il comptait faire. Quelle ne fut pas sa stupéfaction à la nouvelle que le chevalier de Vaudrey avait réussi à s’évader. Cette circonstance détruisait toute sa combinaison. – Dans ce cas, dit-il, je dois abandonner l’idée que j’avais eue et l’espérance que je caressais de la voir aboutir à un bon résultat !... C’est fâcheux... très fâcheux !... Il s’était approché du lit et observait le sommeil de la malade. L’agitation avait presque complètement disparu et le sommeil devenait de plus en plus normal. Le comte hasarda, à mi-voix : – Elle dort paisiblement... – Hélas ! répliqua M. Hébert, je la crains plutôt évanouie !... – Quoi !... encore une syncope !... Mon Dieu !... que faut-il faire ? En parlant ainsi, le docteur Hébert semblait ne pas douter que, le cas échéant, l’oncle s’empresserait d’accueillir son neveu. La situation ne pouvait être plus favorable au chevalier, et c’était peut-être manquer l’unique moment de voir s’accomplir pour lui des choses inespérées. Lorsque le docteur Hébert allait prendre congé du comte, en promettant de revenir dans la journée, la malade fit un léger mouvement, et un long soupir s’exhala de ses lèvres. Aussitôt attentif, le praticien saisit le bras de la comtesse et consulta le pouls. – Diable !... diable !... insinua-t-il en regardant M. de Linières accouru au chevet, voici des indications absolument précises sur l’affection cardiaque que je redoutais comme complication... La malade ne tarda pas à ouvrir les yeux. Son regard, après s’être posé quelques instants sur le visage du comte et du docteur, embrassa successivement toute l’étendue de la chambre. Le docteur observait. – Qui cherchez-vous, comtesse ? demanda-t-il en tendant la main à la malade. Et, avec un sourire forcé : – Vous ne m’attendiez pas si tôt, n’est-ce pas ? C’est votre faute si je suis ici à cette heure ! Vous vous refuserez donc toujours à suivre mes prescriptions ? M. Hébert avait retrouvé son air bonhomme pour ajouter : – Voyons, que vous avais-je recommandé ? Deux choses : d’abord, de ne pas vous lever. Ensuite, de laisser votre imagination au repos !... Et si vous avez obéi pour la première de ces deux recommandations, je suis convaincu que vous avez négligé l’autre. M. de Linières s’était retiré un peu à l’écart, attendant la réponse ; mais, au moment où, peut-être elle allait se décider à parler, la comtesse aperçut son mari dissimulé dans la pénombre. Elle se tut, tandis qu’une légère rougeur sur sa joue disait au docteur qu’il avait deviné et qu’il savait bien ce qui se passait en elle. – Allons ! fit M. Hébert, c’est un nouveau combat que je dois livrer contre cette fièvre provoquée par votre infatigable imagination qui veut toujours galoper ! Le docteur s’était levé, afin de formuler une ordonnance, la comtesse profita de ce moment pour faire signe à son mari d’approcher : – Je vous remercie, monsieur le comte, lui dit-elle, de la sollicitude que vous me témoignez ; je sais que vous avez passé bien des heures auprès de moi ; aussi dois-je vous prier de prendre, maintenant, un peu de repos... Du reste, je vais mieux, et, si je ne craignais de désobéir au bon docteur qui me garde déjà rancune de mes désobéissances si fréquentes, j’aurais grand désir de me lever pour aller m’asseoir dans le boudoir, près d’une fenêtre d’où je verrais passer du monde... et peut-être... quelque personne qu’il me serait agréable... d’apercevoir ! – Qu’entends-je ? fit M. Hébert en s’approchant, on parle de se lever, mais sachez bien que je suis tout à fait opposé à cette idée, que je prescris même le repos absolu, dans cette chambre. Voyons, madame la comtesse, laissez-vous soigner laissez-vous... guérir ; car nous ne saurions y parvenir sans votre consentement. – J’obéirai ! dit-elle en levant les yeux sur les deux personnes qui se trouvaient auprès d’elle. Dans ce regard, il y avait une expression d’ineffable bonté et de douce résignation. Sur cette réponse, M. de Linières et le docteur Hébert quittèrent la chambre. En accompagnant le savant médecin, le comte lui dit d’un ton ferme, qui contrastait avec l’émotion violente qu’il devait éprouver : – La comtesse désire ardemment voir son neveu : je l’ai compris aux sous-entendus des quelques paroles qu’elle vient de m’adresser... – Je vous l’avais bien dit ! – Aussi vais-je immédiatement mettre en campagne nos meilleurs employés, exempts et agents de service. Je ferai fouiller Paris : j’enverrai du monde un peu partout, sur les grandes routes qui convergent vers la capitale, Et, à moins que le chevalier de Vaudrey ne soit mort... il faudra bien qu’on le retrouve. – À moins qu’il ne soit mort ! avez-vous dit. Et le regard scrutateur du médecin se riva sur les traits bouleversés du comte. M. de Linières était, en effet, singulièrement troublé. L’idée que Roger avait pu s’abandonner au désespoir lui était venue à l’improviste. Au bout de quelques instants, M. Hébert reprit : – Qu’est-ce qui peut vous donner à supposer que le chevalier de Vaudrey ait pu attenter à ses jours ?... – La folie qui envahit son esprit au point de lui faire oublier toutes les convenances. – Ah ! En ce cas, monsieur le comte, ce serait un très grand malheur, et je ne vous dissimulerai pas que, pour moi, ce malheur serait suivi d’un autre. – Quoi ?... la comtesse... – Ne survivrait pas à la nouvelle que... tôt ou tard... il faudrait bien lui communiquer. Après avoir prononcé ces mots, le médecin s’inclina pour prendre congé. Cette fois, M. de Linières ne le retint pas. Et, dès que M. Hébert se fut retiré, il se dirigea avec une précipitation fiévreuse vers son cabinet de travail. Il sonna. L’huissier parut. – Faites entrer M. Marest, commanda le lieutenant de police. Moins d’une minute plus tard, l’employé parut. – Votre police est mal faite, s’écria le comte. Je chasserai des employés maladroits, des agents sans initiative qui n’apportent ni intelligence ni zèle dans leur métier. M. Marest était pâle et un tremblement agitait tous ses membres. Le comte s’arrêta devant lui, les bras croisés. – Qu’avez-vous fait ? Avez-vous seulement donné l’ordre de fouiller les hôtelleries et les auberges ?... – Quelques-unes, monseigneur, ont déjà été visitées. – Quelques-unes ?... Vous osez avouer que toutes, toutes, n’ont pas été inspectées du bas en haut ! Il faut donc que ce soit moi qui vous enseigne votre métier ?... C’est inconcevable... inouï. Écoutez bien ce que je vais vous dire, monsieur ! Je vous donne quarante-huit heures pour avoir repris le fugitif... Vous avez entendu !... Passé ce délai, je vous chasse, monsieur Marest, comme incapable... L’employé, immobile, les yeux baissés, le front inondé d’une sueur froide, écoutait. Il se sentait perdu. « Quarante-huit heures ! », répétait-il mentalement !... – Monseigneur, fit-il d’une voix tremblante, on obéira aux ordres de votre Excellence ! – Je vous ai fixé le temps que je vous accorde pour le succès de vos recherches. Cette fois, Marest hasarda une observation. – Monseigneur, dit-il, daignera-t-il mettre à ma disposition une compagnie de soldats de guet ? – Pourquoi cela ? N’avez-vous pas suffisamment d’agents à qui donner des ordres ? – Oui, en temps ordinaire ! Mais, pour faire ce que commande monseigneur, il me faut le double, le triple de monde... car j’ai mon idée... – Vous prétendez donc ? – Faire visiter par mes hommes toutes les hôtelleries et auberges, simultanément. – Pourquoi cela ? – Pour éviter que la personne recherchée n’échappe. En effet, lorsqu’on aura vu dans un quartier que les agents opèrent des visites, il est certain qu’il se trouvera des gens pour aller donner l’éveil aux autres. – Soit, lui dit le comte, je vais donner des ordres en conséquences. Vous n’aurez plus d’excuses, si vous ne réussissez pas, monsieur !... – À moins, monseigneur, que le fugitif ne soit plus dans la ville. Sans répondre, M. de Linières libella plusieurs dépêches avec une fiévreuse rapidité. L’observation faite par l’agent avait porté juste. Lorsque toutes les missives eurent été scellées, il sonna et remit à l’huissier les plis pour être immédiatement portés à leurs adresses. Marest était demeuré à la même place. – Vous pouvez vous retirer, dit le comte, et souvenez-vous des ordres que je vous ai donnés. L’employé s’inclina très bas et sortit.

3

III M. Hébert arriva à l’auberge où l’attendait le chevalier juste au moment où Marest et ses agents venaient d’arrêter M. de Vaudrey et Picard. En se rendant à l’hôtellerie, le docteur Hébert avait jugé la présence de Roger indispensable au chevet de sa cliente. Grâce à son intervention, l’employé de police s’était rendu aux raisons formulées par le docteur, qu’il savait fort avant dans l’intimité du comte de Linières. Au surplus, M. Hébert lui avait déclaré qu’il quittait à l’instant même le lieutenant et que le magistrat l’avait chargé de ramener son neveu. Devant le ton affirmatif du médecin, M. Marest avait, bien qu’à regret, battu en retraite. Lorsque l’auberge eut été évacuée par les agents de police, M. Hébert se hâta de dire au chevalier : – J’ai votre parole ; nous allons tout de suite auprès de la comtesse !... C’est urgent ! – Mon Dieu ! que me dites-vous là ? fit Roger, sur le visage duquel se peignit l’inquiétude... Quelle complication s’est-elle produite dans l’état de la chère malade ? – Chevalier, il n’y a plus d’hésitation possible ; quelque répugnance que vous éprouviez, vous devez retourner immédiatement à l’hôtel de Linières. Roger avait suivi le docteur en silence et l’esprit profondément troublé. Une fois la voiture en route, M. Hébert jugea utile de faire la leçon au chevalier, sur la conduite à tenir, si le lieutenant de police se laissait aller à de violentes remontrances. – Vous devez tout accepter, dit-il au jeune homme, et vous taire... Et, comme Roger se laissait aller à un mouvement de colère : – Au surplus, continua le docteur, n’ai-je pas votre promesse formelle ? – Je vous ai promis de suivre vos conseils, répondit Roger ; en vous accompagnant, je vous donne la mesure de mon affection à la chère malade qui souffre pour moi et par moi. Tout ce que je vous demande, docteur, c’est de me permettre de passer chez moi afin de pouvoir me présenter dans une tenue convenable. – Soit ! fit le médecin. Grâce à ce retard, M. Marest put arriver à l’hôtel de Linières avant le prisonnier et rendre compte au lieutenant de police de ce qui s’était passé dans l’auberge du faubourg Saint-Honoré. En apprenant que le chevalier était retrouvé et qu’il allait bientôt comparaître devant lui, M. de Linières ne fut pas maître d’une émotion violente, où la colère entrait pour une large part. En vain se rappelait-il qu’il avait promis au docteur de ne pas faire d’éclat. Il ne se sentait pas la force de refouler le ressentiment qui débordait en lui. Si, en ce moment, le chevalier de Vaudrey se fût présenté à l’improviste, aucune considération n’aurait pu empêcher l’oncle de redevenir intraitable sur la question du mariage souhaité par le roi, et le magistrat de se montrer impitoyable envers le prisonnier évadé de la Bastille. Mais, fort heureusement, Roger avait voulu faire un assez long détour avant d’arriver à l’hôtel de Linières. Cette circonstance donna au lieutenant de police le temps de se souvenir qu’avant d’être magistrat, il était homme, et homme de cœur en dépit des instants d’aveuglante colère provoquée par son insurmontable jalousie d’un passé qui demeurait mystérieux pour lui. M. de Linières se rappela qu’il y avait dans ce même hôtel où il attendait Roger une infortunée qui s’éteignait, épuisée par un mal dont Dieu seul connaissait la cause, en dehors de la patiente et peut-être aussi du neveu que celle-ci avait élevé. Cette dernière supposition avait traversé l’esprit du magistrat comme un éclair. À partir de ce moment, chez lui, la colère et l’angoisse cédèrent le pas à l’anxiété. Un domestique entra, annonçant : – M. le chevalier de Vaudrey. Contrairement à ce qu’avait espéré M. de Linières, qui attendait son neveu dans son cabinet officiel, Roger s’était présenté dans l’antichambre des appartements de son oncle. Après avoir hésité une seconde, le comte dit au domestique : – Priez le chevalier de vouloir bien m’attendre au salon... Faites demander à Mme la comtesse si elle veut bien recevoir son neveu. Le domestique sortit. Alors, M. de Linières poussa un soupir de soulagement. Aussi prit-il le temps de se composer un visage froid, impassible. Ce ne fut donc qu’au bout de plusieurs minutes qu’il se dirigea, lentement, vers le salon où l’attendait Roger. Il demeura encore quelques instants avant de se décider. Puis, ouvrant brusquement la porte, il se trouva en présence de son neveu. ..................................................... Comment le chevalier de Vaudrey, que le médecin de la comtesse avait pris soin d’aller lui-même chercher à l’auberge du faubourg Saint-Honoré, se présentait-il tout seul à l’hôtel de Linières ? Voilà ce qui s’était passé. M. Hébert ne se dissimulait pas qu’il allait jouer une bien grosse partie contre un adversaire terriblement violent. Aussi jugea-t-il indispensable de renouveler les recommandations qu’il avait déjà faites au chevalier. – Tout dépend, fit-il, de la soumission... Le mot fit dresser la tête à Roger. – Voudriez-vous, mon cher Roger, compromettre, dès le début, le succès de la démarche que je vais faire, et à laquelle je désire associer une autre personne ? Le chevalier eut un tressaillement. – Je compte absolument sur vous, sur votre prudence, ajouta M. Hébert. Et pour décider tout à fait le jeune homme : – Pendant ce temps j’irai, de mon côté, préparer nos deux jeunes amies à une démarche bien délicate aussi. – Une démarche auprès de M. de Linières ? – Précisément ! Le chevalier eût bien voulu interroger encore, mais M. Hébert l’arrêta. – Je pars, dit-il, avec la confiance absolue que vous saurez vous présenter comme il convient devant le comte de Linières. Pendant tout le trajet, le chevalier demeura absorbé dans une série de réflexions dans lesquelles la comtesse et Henriette se représentaient à son esprit ainsi qu’il les avait vues dans la chambre de l’ouvrière. Lorsque la voiture s’arrêta enfin à la porte de l’hôtel de la lieutenance de police, Roger sursauta comme s’il se fût éveillé d’un profond sommeil. – Annoncez-moi à mon oncle, dit-il au domestique. ..................................................... Le docteur Hébert avait décidé que la journée serait complète. Il voulait frapper un grand coup, profitant de ce que le lieutenant de police aurait, au préalable, obtenu une quasi-satisfaction de la part du chevalier. Arriver au moment propice, tout était là, ne devait-il pas, auparavant, préparer les acteurs de la scène qu’il avait imaginée et leur inculquer mot à mot les paroles qu’il leur faudrait prononcer. Or, jusqu’à ce moment, ni l’une ni l’autre des deux orphelines ne se doutait du rôle qu’on leur avait réservé. M. Hébert avait laissé s’apaiser chez les deux jeunes filles, qui s’étaient retrouvées, les premières émotions. Quant à leur soumission à ses désirs, il n’en avait pas douté un seul instant. D’une part, Henriette, qui lui devait, en grande partie, sa liberté, ne pouvait manquer de vouloir témoigner de sa reconnaissance. En outre, il possédait le secret de son cœur ! il agirait en conséquence, faisant intervenir la pensée de Roger, si la jeune fille paraissait hésiter à tenter la démarche qu’il lui indiquerait. Quant à Louise, c’était tout autre chose. L’aveugle, qui ignorait l’amour partagé du chevalier de Vaudrey pour sa sœur Henriette, ne pouvait être mise au courant des motifs qui avaient fait emprisonner une innocente. La pauvre enfant, déjà tant éprouvée. avait besoin des plus grands ménagements. L’instruire des infortunes de sa compagne, c’eût été risquer de porter une terrible atteinte à son esprit déjà si troublé. Pour arriver à lui faire remplir le rôle qu’il lui avait attribué, le docteur devait s’y prendre habilement. Mais, quelque clairvoyant qu’il fût, le docteur, ignorant les liens sacrés qui unissaient Louise à la comtesse de Linières, n’avait pu soupçonner la profonde influence que devait exercer la vue de la jeune aveugle sur la malade. Le jour où le docteur devait entreprendre la réhabilitation d’Henriette, il ne se doutait pas qu’il soulèverait un coin du voile qui cachait la vérité sur la naissance de la pauvre Louise. Aussi, dans son ignorance du mystère qui enveloppait la naissance de Louise, le docteur Hébert se rendit-il auprès des deux orphelines sans la moindre hésitation pour leur indiquer ce qu’il attendait d’elles. M. Hébert, ce jour-là, fit appeler Henriette dans son cabinet et lui dit : – Ce que j’ai à vous communiquer, mon enfant, ne doit être entendu par personne... Je suppose que vous n’avez pas fait à votre compagne de confidences... – Oh ! non !... non !... s’écria Henriette. – C’est bien, et je ne m’étais pas trompé. En ce cas, vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai fait venir ici... J’ai à vous parler du chevalier de Vaudrey et de son oncle, M. le comte de Linières. En entendant prononcer ce dernier nom, la jeune fille avait tressailli et ses joues étaient envahies par une subite pâleur. M. Hébert ne lui donna pas le temps de s’abandonner à son émotion. – Vous avez dû comprendre, mon enfant, fit-il d’un ton paternel, qu’en vous accordant, chez moi, l’hospitalité, j’avais une intention autre que celle de mettre à l’abri des poursuites d’agents de police celle qui était, par miracle, sortie de la Salpêtrière. Prêtez-moi donc toute votre attention, afin de bien comprendre ce que j’attends de vous. Henriette, les yeux baissés, attendit que le docteur s’expliquât. – Mon enfant, commença-t-il avec un peu d’hésitation dans la voix, votre situation deviendrait intolérable si nous ne trouvions le moyen de vous faire obtenir régulièrement la grâce dont vous avez bénéficié un peu... par surprise. À ce mot « grâce », Henriette avait relevé la tête : – Mais, qu’ai-je donc fait, mon Dieu, pour implorer une grâce ? Suis-je une criminelle, moi ? Le docteur hocha tristement la tête. – Mon enfant, fit-il avec bonté, ce que nous allons tenter, ce n’est pas d’obtenir votre grâce en vous obligeant à vous humilier devant un magistrat tout-puissant... » Je ne prétends pas que vous fassiez amende honorable pour une faute que vous n’avez pas commise. Ce que j’attends de vous, c’est que vous ne soyez plus, pour un oncle irrité, la femme qui a voulu mettre à profit, dans le but de se faire épouser, l’amour irrésistible qu’elle avait inspiré. » – Dieu m’est témoin, monsieur, que j’avais repoussé cet amour, que j’ai essayé de me faire oublier par celui qui me pressait de l’accepter pour époux. – Je le sais !... interrompit M. Hébert en dissimulant mal sa pitié. – Ah ! cette parole me console, monsieur, et me rassure !... J’en augure que vous ne voudriez pas m’obliger à une démarche dont je pourrais revenir humiliée. – Bien certainement non, mon enfant. Ce qui est urgent, c’est que M. le comte de Linières n’ait plus le moindre doute sur ce que vous avez fait pour éloigner son neveu de vous. Et le seul moyen, c’est d’aller trouver l’oncle du chevalier et de lui expliquer... – Moi ? – Vous-même ; lui expliquer tout ce qui s’est passé entre vous et Roger, tout ; les promesses du gentilhomme comme les résistances de l’ouvrière. Henriette eut un geste de désespoir. – Il ne me croira pas, monsieur, s’écria-t-elle, il ne voudra pas me croire. – Vous trouverez des expressions pour le convaincre. Et, tenez, ces larmes qui perlent à vos paupières, cette émotion qui vous agite et fait trembler votre voix, tout cela n’atteste-t-il pas que vous ne pouvez être qu’une innocente et honnête fille digne de l’estime des honnêtes gens ! Et je vous le dis, mon enfant, le comte est un parfait juge de ces choses-là... Lorsque vous lui aurez parlé, il vous croira. Henriette tressaillit sous une impression nerveuse qu’elle ne parvenait plus à surmonter. Elle ne se sentait pas capable de refuser à l’homme qui, après l’avoir sauvée de la honte, l’avait recueillie, l’obéissance qu’on doit à un père. – Eh bien ! fit-elle avec un soupir, je vais vous suivre, monsieur, puisque vous jugez qu’il faut que je tente cette démarche. Le docteur prit la main de la jeune fille dans les siennes pour l’encourager. Cependant, il y avait un autre danger à conjurer, et tellement réel, celui-là, que ce fut la jeune fille elle-même qui en eut le sentiment et s’écria : – Ah ! monsieur, vous n’avez pas réfléchi qu’en me présentant devant monseigneur le lieutenant de police, celui-ci me reconnaîtrait aussitôt, et il voudra savoir comment j’ai pu me soustraire à la peine qu’il avait voulu m’infliger... – Oui, mon enfant, j’ai réfléchi à tout cela. Aussi, je suis d’avis que, avant tout il faudra mettre M. de Linières dans l’impossibilité de châtier celle qui, une première fois, a pu échapper à sa colère. – Mais par quel moyen, mon Dieu ? – En mettant le magistrat dans l’impossibilité de revenir sur une promesse qu’il aura faite. Je veux d’abord obtenir la grâce de la prétendue coupable que vous êtes encore en ce moment. J’aurais recours, dans ce but, à une personne qui plaidera votre cause avant que vous ne paraissiez devant le lieutenant de police. Cette personne implorera le pardon... d’une détenue de la Salpêtrière... Elle saura, je n’en doute pas, obtenir cette grâce. M. le lieutenant de police engagera sa parole, et alors... Henriette ne put s’empêcher de frissonner. – Alors, poursuivit le docteur, je crois pouvoir affirmer que, lorsqu’il saura que c’est de vous qu’il s’agit, le magistrat ne reviendra pas sur cette parole... Puis, persuadé que la partie était gagnée, il ajouta : – Laissez-moi faire : j’ai bien réfléchi, tout calculé ; ayez confiance, ayez confiance, mon enfant !... Il s’agissait maintenant de partir au plus tôt ; M. Hébert dit à sa protégée de se préparer à l’accompagner. Mais au moment de sortir pour aller embrasser Louise, la jeune fille se tourna vers le médecin, en disant : – Mais cette personne qui doit se joindre à nous pour implorer... mon pardon ? – C’est à vous de la prévenir du rôle qu’on lui destine, de la renseigner sur le sujet, afin qu’elle puisse être éloquente dans sa prière... – Comment, c’est à moi ? – Oui, mon enfant, car celle que j’ai choisie, c’est votre sœur bien-aimée... – Louise ? – Oui, c’est Louise, qui devra obtenir la grâce d’Henriette Gérard !... – Elle !... murmura Henriette. Elle ignore tout ! – C’est maintenant votre tâche de la mettre au courant... – Louise !... Louise !... s’écria Henriette, c’est donc par toi que je serai secourue !... C’est de toi que je dois attendre, que je vais obtenir peut-être le secours inespéré que la Providence envoie aux affligés !... Le docteur avait fait un rapide mouvement de retraite vers la portière qui dissimulait l’entrée de la bibliothèque placée tout au fond du cabinet. Il écarta la tenture en s’exclamant avec force : – Et ce secours, Louise ne vous le refusera pas, mon enfant, car elle sait maintenant toute la vérité, que vous ne vouliez pas, que vous n’osiez pas lui révéler... Elle sait tout, tout, et la voici ! À ce moment, l’aveugle, les deux bras en avant, sortait de la cachette où l’avait placée le docteur, avant de faire venir Henriette auprès de lui. Un double cri se fit entendre, poussé à la fois par les deux orphelines. Mais déjà Henriette serrait l’aveugle contre sa poitrine, inondant de larmes ses beaux cheveux blonds et son front si pur. Quant à Louise, tremblante d’émotion, elle tâtait de ses mains d’aveugle la tête, le visage, les bras de sa compagne. Et, de cette voix que le bonheur saccade, elle lui dit, en cherchant à l’entraîner : – Viens !... ma sœur !... Allons chez celui que je dois implorer : allons vite !... Je t’en supplie !... Car j’ai hâte de lui dire tout ce que Dieu m’inspirera, pour obtenir ta grâce !... Je suis courageuse, moi, je n’ai pas de larmes !... Et, se tournant instinctivement vers M. Hébert : – Oh ! monsieur, puisque vous avez si bien deviné que j’allais accepter avec joie le rôle que vous me réserviez, ne perdons plus une minute !... ..................................................... Lorsque M. de Linières, en ouvrant la porte du salon, se trouva en présence du chevalier de Vaudrey, il y eut un moment de terrible lutte chez l’homme en qui le parent et le magistrat avaient été également mis en échec. Pendant une minute, Roger put croire qu’en dépit des efforts qu’il faisait pour la retenir la colère du comte allait éclater, furieuse, déchaînée, terrible. Au bout de cette mortelle minute, le lieutenant de police s’était vaincu lui-même, au point de pouvoir dire, avec une expression de calme et de hauteur : – J’ai fait demander à la comtesse si elle voulait bien recevoir son neveu ! – Je vous remercie, monsieur, d’avoir deviné ma pensée !... En rentrant dans cet hôtel, je n’avais qu’un désir : revoir une personne que j’aime comme j’aimerais ma mère, l’embrasser et partir. M. de Linières était, désormais, assez armé contre lui-même pour ne rien relever dans les répliques de Roger. Il eut seulement un regard froidement sévère. – Ce n’est pas ma volonté seule qui vous appelle ici, dit-il. Et, désignant la porte ouvrant sur la chambre à coucher : – Là est une infortunée qui vous attend depuis plusieurs jours et des nuits passées dans de cruelles souffrances. – Vous m’effrayez, monsieur ! fit Roger en s’approchant de son interlocuteur... Eh ! quoi ! la comtesse ? M. de Linières s’était vivement tourné vers la porte de la chambre de Diane. D’un geste énergique, il imposa silence au chevalier. Un domestique tenait la portière soulevée pour donner passage à la comtesse. Le chevalier avait eu un mouvement irrésistible pour aller se jeter aux genoux de cette tante affectionnée. Mais Diane lui ouvrit ses bras, et, lui prenant la tête, elle y appuya ses lèvres agitées par la fièvre. M. de Linières était demeuré à la place qu’il occupait lorsque la comtesse avait paru dans le salon. Il détourna les yeux en voyant Roger courir se précipiter dans les bras de sa tante. Au surplus, le chevalier ne faisait plus attention à lui. Tout à Diane qui, brisée par l’émotion, chancelait dans ses bras, Roger soutint la malade pour l’aider à gagner un fauteuil. Et, après l’y avoir fait asseoir, il fléchit le genou, plaçant son visage illuminé de bonheur sous les yeux attendris de Diane. Puis, en caressant les deux mains pâles et amaigries qu’on lui abandonnait naturellement, il prononça ces mots, dans un murmure : – Vous avez donc beaucoup souffert ? – Beaucoup, répondit la comtesse avec un soupir... Et toi aussi... tu as dû souffrir ? – Ne parlons que de vous... fit Roger. Alors, il fit un imperceptible signe, dont la comtesse comprit le sens, car elle n’hésita pas à dire assez haut, faisant allusion à sa présence dans la chambre d’Henriette : – Je ne veux pas, Roger, que tu puisses croire que je t’ai oublié, ou que je n’ai pas tenu ma promesse... Le chevalier n’avait pu se défendre d’un mouvement. Mais la comtesse le rassura aussitôt par ces mots : – Oh ! je puis parler devant monsieur le comte... Il m’a trouvée chez elle ! Alors Roger, se tournant vers le comte avec une intention d’énergique reproche : – Et sa douleur ne vous a pas attendri, monsieur ? – C’est qu’une autre douleur a plus vivement ému mon âme, bouleversé mon esprit, confondu ma raison... – Oui, vous étiez là, Diane, près de cette jeune fille, quand j’ai ordonné qu’on l’arrêtât... Je vous ai vue tremblante, presque folle, inconsciente de vos paroles, de vos actions, et voulant vous précipiter dehors... Il y avait des larmes dans vos yeux, des sanglots dans votre voix, et ce n’était pas pour celle qu’on arrêtait que vous m’imploriez !... Est-ce vrai ? dites ?... Roger lançait alternativement des regards anxieux sur la comtesse et le comte. C’est vrai, répondit Diane sans ajouter d’explication. – Mais sur qui pleuriez-vous donc ? s’écria le comte, qui, les yeux rivés sur le visage de sa femme, paraissait vouloir fasciner la malade. – Sur qui ?... sur qui ?... Ah ! mon pauvre Roger !... que je voudrais être morte ! M. de Linières avait entendu les mots échappés aux lèvres de la malade. – Diane !... pardonnez-moi !... dit-il, j’ai eu tort de vous interroger !... Est-ce que vous n’êtes pas au-dessus de tous les soupçons ? Alors sa poitrine haleta comme s’il se fût accusé devant sa propre conscience. Son visage devint soucieux et ses regards, chargés cette fois de bonté, semblèrent s’attacher sur la pauvre malade avec une expression d’indicible tendresse. Le domestique vint annoncer que le docteur Hébert se présentait à l’hôtel. – Ah ! qu’il vienne !... qu’il vienne vite ! s’écria M. de Linières en se portant au-devant du médecin, dont l’arrivée était pour lui le secours providentiel.

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IV Le docteur Hébert s’était attendu à ce que la scène qui allait suivre n’aurait pas la malade pour témoin. Toutefois, il ne laissa rien percer de son impression. Et, s’avançant vers la comtesse qui lui tendait la main : – Eh bien, comment ! lui dit-il avec douceur, levée sans ma permission ? – Qu’importe, docteur ? soupira Diane. – Il m’importe à moi qui l’avais défendu tant que la fièvre n’aurait pas cédé. Il avait pris la main de la malade et secoua tristement la tête en regardant le comte. Puis tout bas, et se parlant à soi-même : – Toujours cette fièvre... et plus violente encore ! Mme de Linières baissait les yeux. – Docteur, dit-elle, il me semble que le grand air... me ferait du bien. – Le grand air ! s’exclama le médecin étonné. – Oui, docteur, je voudrais sortir... M. Hébert regarda longuement la malade pour voir si celle-ci parlait sérieusement. Mais Diane poursuivit avec plus de volubilité, songeant à sa fille, à la misérable petite aveugle qu’elle avait vue, mendiant dans la rue : – Je voudrais reprendre mes courses d’autrefois ; monter dans les mansardes, revoir mes pauvres et... d’autres encore ! Ceux que la misère et la faim forcent à mendier... Je voudrais les voir tous, tous... Cette animation troublait le médecin. – Vous êtes hors d’état de sortir, disait-il avec un imperceptible mouvement d’humeur... Ne pouvez-vous pas envoyer des secours à ces malheureux ? – Non, ce n’est pas cela... insistait Mme de Linières, je veux les voir... Tout à coup, elle prononça ces mots avec plus de force et en appuyant ses deux mains sur son cœur : – Vous me dites toujours qu’il y a là un poids qui m’étouffe. Ce sont des larmes qui ne peuvent couler !... Je crois que la vue de ces infortunés me ferait pleurer. – Qu’à cela ne tienne, interrompit M. Hébert. J’ai de touchantes infortunes que je puis vous montrer... Tenez, il y a quelques jours, par exemple, dans la cour de la Salpêtrière... – De la Salpêtrière ? fit la comtesse qui, des yeux, indiqua Roger au médecin, comme pour l’inviter à parler plus bas. M. Hébert avait-il voulu, en élevant la voix, que les deux hommes l’entendissent. Toujours est-il que le chevalier de Vaudrey se rapprocha aussitôt, tandis que, de son côté, M. de Linières se disposait à ne plus perdre un mot de ce qui allait dire. Le docteur n’eut pas l’air de remarquer ce changement dans l’attitude des deux personnages. Il continua, en affectant de ne s’adresser qu’à la comtesse : – Une douzaine de femmes ramassées dans Paris allaient être expédiées à la Louisiane. Parmi ces pauvres exilées, il y en avait une, seule, abandonnée dans Paris. Sa sœur, presque une enfant, dont elle était autrefois l’unique appui, se trouvait n’avoir d’autres ressources que... de mendier en chantant dans les rues... – Oh ! mon Dieu ! s’exclama la comtesse toute tremblante. Roger était devenu subitement inquiet. M. Hébert ne sourcilla pas. – Et ce qui rend cette misère, continua-t-il, plus douloureuse encore... la pauvre enfant est aveugle... Diane s’était levée dans un mouvement fiévreux – Aveugle !... aveugle !... fit-elle en joignant les mains. – Oui, madame, poursuivit le médecin, et des misérables n’avaient pas craint de spéculer sur son infortune ! Elle s’est échappée, elle s’est réfugiée... auprès de moi ! Rien ne saurait dépeindre le ton, l’expression avec lesquels Mme de Linières lança l’exclamation suivante : – Ah ! vous ne l’avez pas repoussée ? Le comte attendait avec anxiété la réponse que formulerait M. Hébert. – Non !... assurément ! répondit le docteur. Et c’est pour cela que je suis ici... M. Hébert s’était tourné vers le lieutenant de police : – Monsieur le comte, vous avez, sans le vouloir, contribué à ce malheur... Et vous consentirez à l’adoucir. – Moi !... – Vous le ferez, j’en suis certain ; et Mme la comtesse vous y aidera, j’en suis également assuré, car la voilà qui s’émeut. En effet, Diane avait porté vivement la main à ses yeux humides de larmes contenues à grand-peine. – Que sera-ce donc, reprit le médecin, quand elle verra ma protégée tomber suppliante à ses pieds ? Allons !... Vous permettez, n’est-ce pas ? Le comte ne fit pas attendre sa réponse. – Soit, dit-il. Amenez-la. M. Hébert s’inclina devant le magistrat, en disant : – Je puis vous présenter tout de suite ma protégée, monsieur le comte ; je l’avais à tout hasard conduite ici... La phrase était à peine prononcée que la comtesse se levait, hors d’elle-même. Et, à bout d’émotion, en dépit de la présence du comte, elle disait à son neveu stupéfait : – Elle est ici... dans la maison de mon mari... Quant au docteur, il pensait : « La petite d’abord !... » Et, se dirigeant à la hâte vers la porte, il l’ouvrit et disparaissait en disant : – Venez, mon enfant, venez !... Le chevalier de Vaudrey avait pu apercevoir la personne que le médecin appelait. – Oh ! madame, dit-il bas à la comtesse, c’est la sœur d’Henriette !... Alors cette mère exhala pour la première fois le mot qui l’étouffait et dont son cœur était plein : – C’est ma fille... Roger, murmura-t-elle d’une voix mourante, c’est ma fille ! – Votre fille ? Et le chevalier adressa à sa seconde mère un regard où il y avait la tendresse et tout le respect d’un fils. Instinctivement, M. de Linières s’était effacé, reculant, lorsque l’aveugle parut. Le médecin la conduisait par la main, lui disant à voix intentionnellement haute : – C’est à vous maintenant d’obtenir de M. le comte la grâce de votre sœur... Il avait poussé doucement l’aveugle vers le fauteuil occupé par la malade, en disant à celle-ci : – Allons, madame la comtesse, dites à cette pauvre petite quelques paroles d’encouragement. Mme de Linières voulut lui répondre, mais la voix lui fit subitement défaut. En présence de cette hésitation, le médecin revint avec douceur à la charge : – Est-ce que son infortune ne vous touchera pas autant que le malheur de vos autres pauvres ? – Oh ! oui ! murmura la comtesse, mon cœur est profondément ému ! – Parlez-lui, alors ! s’exclama le docteur en amenant Louise si près de la comtesse que Mme de Linières put tendre la main de la jeune fille. Au contact de cette main, il lui sembla éprouver un rassérénement de son âme. Pendant une seconde, elle savoura cette joie inattendue qui lui arrivait dans son long désespoir. Puis, comprenant qu’il fallait mettre un terme à cette situation dangereuse en présence du comte, elle s’efforça de maîtriser son émotion à Louise, dont la main tremblait dans la sienne : – Il faut... il faut vous assurer, mon enfant ! Mais à peine l’aveugle entendit-elle ces mots, qu’elle laissa échapper une exclamation de surprise. – Je reconnais cette voix ! dit-elle, Madame !... Je vous ai déjà rencontrée. Diane se sentait défaillir. Et, se tournant vers Roger, dans un mouvement d’indicible amour maternel, elle laissa s’exhaler de ses lèvres : – Ah !... Elle me reconnaît !... Elle me reconnaît !... – Oui ! fit Louise en joignant les mains, oui... un jour, à la sortie de l’église, vous m’avez donné une pièce d’or en me disant : « Priez pour moi... » Madame, et c’est ici que je vous retrouve. Mais vous êtes donc ?... – Je suis la comtesse de Linières ! répondit Diane. – Alors, reprit l’aveugle avec émotion, une fois encore, tendez-moi votre main secourable. Conduisez-moi auprès de monsieur le comte, afin qu’il m’accorde la grâce de mon Henriette. Le médecin triomphait : l’aveugle s’était bien rappelé la leçon qu’il lui avait faite. M. de Linières s’était tenu à l’écart comme s’il eût été intérieurement aux prises avec des idées qui se combattaient violemment. Faisant appel à tout ce qu’elle pouvait avoir de volonté, Diane conduisit Louise devant le comte. Louise, les mains tendues, implora : – Ayez pitié, monsieur le comte. Mais alors, éperdue, oubliant toute prudence, agitée par la pensée d’implorer aussi, Diane s’écria à son tour : – Pitié ! ayez pitié ! M. de Linières demeura comme interdit devant cette manifestation d’une compassion si vivement ressentie par une inconnue. Louise rompit le silence. Et s’adressant au lieutenant de police : – Ma sœur est innocente, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, accordez-moi sa grâce et nous vous bénirons comme notre sauveur. M. de Linières voulut mettre un terme à cette situation qu’il sentait si pénible pour la comtesse. D’un geste fiévreux, il prit sur son bureau un des blancs-seings qu’il avait l’habitude d’avoir toujours sous la main pour les cas urgents. Vivement, il s’approcha de l’aveugle et lui dit d’un ton agité : – Vous me demandez la grâce de votre sœur, tenez... tenez, la voilà ! Et se tournant vers le médecin : – Docteur, ajouta-t-il, vous mettrez vous-même le nom de votre protégée. – C’est convenu ! s’écria M. Hébert, transporté de bonheur d’avoir si bien réussi. Guidée par le médecin, Louise marcha vers le comte : – Ah ! monsieur, murmura-t-elle brisée par l’émotion, laissez-moi baiser vos mains. Et ses lèvres tremblantes effleurèrent la main du lieutenant de police. Mais celui-ci ne pouvait se défendre d’une émotion qu’il dissimula aussitôt en disant d’un ton bref, en s’adressant au docteur... – Je ferai expédier cet ordre : il partira ce soir. – Pour votre antichambre ! répliqua M. Hébert en riant. – Je ne comprends pas ! articula le comte, dont les traits prirent aussitôt une expression de sévérité. C’était le moment le plus dangereux de cette situation déjà si risquée. Roger sentit son cœur se serrer et son regard alla chercher celui de la comtesse. Diane semblait près de défaillir. M. Hébert ne parvenait à contenir que difficilement son trouble. Aussi risqua-t-il le ton bon enfant qui lui avait déjà réussi. – Ma foi, monsieur le comte, j’ai pris la liberté d’amener aussi celle-là. Puis, sans attendre la réplique, il ouvrit la porte et fit signe à Henriette d’entrer. Henriette entra, les yeux baissés, les mains tremblantes tendues vers le docteur, à qui elle voulait adresser ses premiers remerciements. – Si je vous fais appelez, m’avez-vous dit, c’est que vous aurez votre grâce... Mais déjà Mlle Gérard avait aperçu le chevalier demeuré auprès de la comtesse et étouffait une exclamation de surprise. M. de Linières, lui aussi, avait levé les yeux sur celle à qui il venait d’accorder sa grâce. Et, reconnaissant la jeune fille qu’il avait fait arracher de sa chambre du faubourg Saint-Honoré pour la faire traîner à la Salpêtrière, il laissa éclater sa colère. – Qu’ai-je vu ? s’écria-t-il hors de lui et les poings serrés : c’était cette femme... Le chevalier de Vaudrey s’était avancé résolument à côté d’Henriette. Et, oubliant tout prudence, il interrompit le comte par ces mots prononcés d’une voix ferme : – C’est celle que j’aime !... Celle que j’aimerai toujours, monsieur ! M. de Linières allait riposter par une de ces menaces qui, chez lui, ne demeuraient jamais vaines. Les yeux pleins d’éclairs, il fit un pas vers le chevalier. Mais aussitôt, Henriette se trouva devant lui, haletante d’émotion. – Attendez, monseigneur, supplia-t-elle, attendez et daignez m’écoutez. » Monsieur le chevalier, dit-elle, oubliez-moi !... Car mon devoir maintenant est de vivre pour ma chère aveugle... » La voix de la malheureuse tremblait. Cependant, Henriette fit un effort pour reprendre avec calme, s’adressant, cette fois, à M. de Linières : – Je vous remercie, monseigneur, de m’avoir rendu cette moitié de vie... Pour ce bienfait, je vous sacrifie l’autre ; vos ordres seront respectés, monseigneur, Louise et moi allons partir !... Une exclamation déchirante de la comtesse ponctua la fin de cette déclaration. – Partir ! s’écria Diane, en serrant le bras du docteur. – Oui, monseigneur, poursuivait Henriette, nous disparaîtrons pour toujours... Le comte parut s’adoucir. – Soit, dit-il, au prix de ce départ qui devra s’effectuer immédiatement, je ne révoquerai pas la grâce que j’ai accordée... Partez donc, mademoiselle ! Henriette avait pris la main de sa sœur et s’éloignait en criant : – Adieu ! Adieu !... Mme de Linières était demeurée comme foudroyée. Puis écartant d’un geste le docteur, qui lui commandait, du regard, de ne pas s’exposer, et Roger, qui s’avançait pour la soutenir, Diane, éperdue, marchait vers les deux jeunes filles, en s’écriant : – Non ! Arrêtez ! Je ne veux pas !... C’était le cri de la mère qui ne voit plus qu’une seule chose : c’est que sa fille, son enfant, dont elle a été séparée, va lui échapper de nouveau. Mais l’effort avait brisé la malheureuse femme. Elle eut la sensation d’un déchirement qui se produisait en elle et lui faisait affluer le sang au cœur et au cerveau, elle s’écria : – Ah ! j’étouffe !... je meurs !... je meurs !... Avant que les trois hommes qui assistaient à cette scène eussent pu se porter au secours de la comtesse, celle-ci s’affaissait, évanouie, dans le fauteuil. M. de Linières s’était élancé le premier vers sa femme et donnait les signes de la plus violente douleur. – Eh bien ! docteur ? murmura-t-il. – C’est comme un coup de foudre qui l’a frappée, répondit tout bas M. Hébert. – Qu’avons-nous à redouter ? reprit le comte effrayé. Le chevalier de Vaudrey était devenu livide. – Tout ! répondit le médecin d’un ton bref. Si cet évanouissement se prolonge, si cette douleur secrète qui brise la malade ne disparaît pas enfin... Le comte saisit vigoureusement le bras de son neveu, disant d’une voix sourde : – C’est vous, monsieur, qui aurez hâté sa mort !... – Moi ?... – Vous qui m’avez dérobé le secret qui la tue... Roger avait fait un mouvement pour repousser celui qui se posait ainsi, devant lui, en ennemi acharné. Mais son regard rencontra celui du comte, et il vit sur ce visage bouleversé la marque d’un si poignant désespoir ravivé par la jalousie qu’il prit, instantanément et comme par inspiration, une détermination énergique. – Ce n’est pas ici, dit-il, que je dois... que je puis me défendre comme il convient... Venez, monsieur, je répondrai à votre accusation !... Le comte de Linières, devinant que la conversation entre lui et son neveu allait prendre une forme et une allure plus vives encore se dirigea vers la porte. Le chevalier de Vaudrey le suivit dans son cabinet. Pendant tout ce temps, Henriette et Louise étaient demeurées immobiles, silencieuses, derrière le médecin, sans oser l’interroger. – Ah ! mes pauvres enfants, fit M. Hébert, je ne m’attendais pas à ce que vous subissiez une si rude épreuve !... Henriette eut un mouvement de désespoir : – C’est nous... c’est nous... prononçait-elle, tout près d’éclater en sanglots. – Non !... c’est la fatalité qui s’acharne contre la plus noble, la plus digne créature que Dieu ait mise en ce monde. Bientôt, une légère teinte rosée apparaissait sur le visage de Diane, dissipant la pâleur cadavérique qui avait envahi ses traits. ..................................................... M. de Linières précédant le chevalier de Vaudrey était entré dans son cabinet de travail sans avoir, pendant le trajet, prononcé une seule parole. Mais, lorsque la porte se fut refermée sur eux, le comte se tourna vers Roger : – Vous avez désiré, lui dit-il, que la révélation que vous avez à me faire eût lieu ici. Parlez, monsieur, vous n’avez plus le droit de me cacher la vérité que je réclame. Roger tira son portefeuille et y prit une feuille de papier, laquelle, malgré le soin qu’on avait pris de la plier, n’en portait pas moins la trace de froissements antérieurs. Et, présentant cette feuille tout ouverte sous les yeux du comte : – Eh bien ! cette page arrachée par moi... lisez-la donc, monsieur le comte. M. de Linières avait saisi le papier avec vivacité. Il la tenait enfin, cette preuve d’un secret dont la pensée avait, depuis tant d’années, fait le tourment de sa vie. Il poussa une exclamation de triomphe qui retentit jusqu’au plus profond du cœur de Roger. Celui-ci voulut que celle qu’il considérait comme une sainte bénéficiât des résistances qu’elle avait opposées aux volontés paternelles. Et il reprit avec véhémence : – Lisez, mais souvenez-vous du passé ; souvenez-vous des prières de Diane et de ses larmes au jour de ses fiançailles... Mais le comte de Linières n’écoutait plus. Il dévorait fiévreusement des yeux les lignes tracées sur la feuille de papier qui tremblait dans sa main. Pris de vertige, M. de Linières eut un cri de rage. – Déshonoré !... Trahi !... Trompé par elle ! – Non pas par elle, riposta Roger, ardent à la défense de celle qu’il adorait comme une mère, mais par ceux qui avaient fait de son silence une question de vie ou de mort pour son enfant ! – Son enfant ? Le comte demeura un instant comme frappé d’insensibilité. Et les yeux hagards, le front ruisselant des sueurs de l’angoisse, il répétait : – Son enfant !... son enfant !... Le chevalier de Vaudrey se sentit remué jusqu’au fond de l’âme en présence de cette effondrement si rapide de tout bonheur, chez cet époux à jamais désabusé. Son ressentiment tomba aussitôt, et c’est d’un ton rempli de respect qu’il reprit : – Oui, son enfant, dont elle a été séparée pendant seize années et que Dieu vient de ramener auprès d’elle. – Que voulez-vous dire ? demanda le comte que ces mots avaient subitement ramené de son égarement. Le chevalier de Vaudrey laissa éclater la réponse qui devait compléter la révélation qui venait d’avoir lieu entre la comtesse et la pauvre aveugle. – Quoi ? s’écria M. de Linières, cette fille !... cette mendiante ! Ah !... Le comte alla s’affaisser dans un fauteuil. Il se prit la tête à deux mains, donnant à Roger le spectacle d’une douleur arrivée à son paroxysme. Roger considérait à présent avec un respect ému cet homme pour lequel le soupçon douloureux était devenu subitement une épouvantable réalité. M. de Linières, d’un mouvement impérieux, froissait dans sa main le feuillet du livre que Roger lui avait remis. Puis il déchira lentement ce papier. Après cela, le comte releva la tête et fixa son regard clair sur le chevalier. – Monsieur le chevalier, dit-il d’un ton qui ne laissait rien deviner de ses intentions, nous n’avons plus rien à nous dire... ici... Et, saisissant le bras de son neveu, il entraîna celui-ci vers la porte. Roger de Vaudrey le suivit, silencieusement, n’osant l’interroger. Les deux hommes arrivèrent ainsi jusqu’au seuil du salon où ils avaient laissé la comtesse évanouie, le docteur et les deux orphelines. C’était à la minute même où Diane devait revenir à la sensibilité. Le docteur Hébert était radieux. Ce résultat, qu’il n’avait pas osé espérer, lui donnait confiance pour l’avenir. Mais sa satisfaction s’assombrit tout à coup d’un nuage. En entendant ouvrir la porte, il s’était retourné avec vivacité et avait, le premier, aperçu le comte. Mais déjà la comtesse avait vu ce qui se passait. Et, désignant les deux jeunes filles, elle dit à M. de Linières d’une voix tremblante : – Ah ! monsieur le comte, vous avez donc permis qu’elles ne partent pas tout de suite ? M. de Linières eut un geste pour protester. Au son de cette voix, à l’accent maternel qu’avait trouvé Diane, il sentait son courroux gronder en lui, réveillé à l’improviste, malgré tous ses efforts pour le contenir et le dissimuler. Alors le chevalier de Vaudrey intervint : – C’est son arrêt que vous allez prononcer ! dit-il. M. de Linières s’inclina. Et répondant à la question que lui adressait Diane : – Oui, dit-il, je l’ai permis, madame. La malade, éperdue, porta vivement la main à son cœur. Mais, avant qu’elle eût pu formuler l’expression de sa reconnaissance, le comte reprit : – J’ai compris qu’une éternelle séparation amènerait ici... une éternelle douleur. Je sais, Diane, votre tendresse pour ce fils de votre sœur... Et, vous voyant si désespérée de son malheur, j’ai imposé au juste orgueil de ma maison... un bien grand sacrifice. Ces jeunes filles ne partiront pas ! Aucune description ne saurait donner une idée de la stupéfaction qui accueillit les dernières paroles qu’avait prononcées le comte. Diane s’était avancée, chancelante, vers son mari et s’écriait avec joie : – Elles ne partiront pas ! De son côté, Henriette murmurait : – Ah ! monseigneur ! que ne vous dois-je pas ?... Puis, fléchissant les genoux, elle tomba aux pieds de M. de Linières, saisit les mains qu’il lui tendait et y posa respectueusement ses lèvres. Le comte la releva. Et toujours sur ce ton paternel qu’il semblait maintenant avoir adopté, il lui dit : – Je consens, mademoiselle, à ce que vous demeuriez à Paris... Vous avez reçu l’hospitalité d’un protecteur, d’un homme de bien auquel j’ai, depuis longtemps, donné mon amitié et qui veut bien m’honorer de la sienne... Oui, docteur, poursuivit le comte, c’est à vous que je confie la garde de l’orpheline, en attendant... Puis, s’adressant à son neveu : – Roger, fit-il, je vous reverrai tout à l’heure chez moi, afin de vous faire part de la décision que j’ai prise de réaliser vos vœux les plus chers... et aussi la condition que je mets à votre union... Roger, incliné vers Diane, murmura quelques mots d’espérance. M. Hébert, voulant éviter une nouvelle émotion à sa malade, lui dit tout bas : – Partez, mon ami, maintenant que nous avons réussi en grande partie dans nos projets. Lorsque la porte se fut refermée, le docteur éprouva une sensation de soulagement. – Mon cher docteur, dit le comte, vous êtes décidément à la fois le médecin du corps et de l’âme. Grâce à vos doubles soins, la comtesse de Linières éprouve une amélioration incontestable. Diane avait levé les yeux sur son mari, et ses joues, naguère encore d’une pâleur livide, se coloraient maintenant d’une légère nuance rosée. – Il ne tient qu’à vous, interrompit le docteur, que cette amélioration ne devienne rapidement une belle et bonne convalescence. – Je sais quel moyen il convient d’employer pour obtenir ce résultat, répliqua le comte. Et, conduisant par la main l’aveugle auprès de Diane stupéfaite : – Comtesse, fit-il avec douceur, voici de nouveau cette pauvre créature sans appui !... Lorsque mademoiselle (et il indiquait Henriette) devra se consacrer tout entière à une autre affection, l’orpheline sera bien délaissée et bien triste. Si vous le voulez, madame, eh... bien ! nous l’adopterons ! Un cri de joie s’échappa des lèvres de la comtesse. Diane s’était levée et regardait fixement son mari, redoutant que celui-ci n’eût voulu la mettre à une épreuve nouvelle. Mais, sur le visage du comte, elle ne lut qu’une expression de douceur et de compassion sincère. Solennellement, le comte ajouta en baissant la voix : – Elle sera notre fille ! La comtesse était tombée aux genoux de M. de Linières. et baisait avec transport les mains de celui qui venait de s’élever à ses yeux au plus haut degré de grandeur d’âme et de générosité qui se pût imaginer. Et, tandis que ses lèvres frémissaient sur ses mains agitées par l’émotion, Diane murmurait : – Ah !... monsieur !... vous savez tout !... – Et je veux tout oublier ! répondit le comte. Puis, montrant l’aveugle qui, elle aussi, s’était agenouillée : – Embrassez-la donc, madame ! ajouta-t-il. Cette fois, la mère ne put contenir l’élan de son cœur. Elle saisit à deux mains la tête chérie et l’embrassa avec effusion, tandis que, remué jusqu’au fond de l’âme, M. de Linières balbutiait : – Appelez-la... votre fille !... C’en était trop pour la nature si impressionnable de la comtesse. Et c’est au milieu des sanglots, alternant avec ses baisers maternels, qu’elle s’écria : – Ah !... ma fille !... ma fille !... Ce fut alors le tour du docteur d’intervenir. S’avançant avec émotion vers la comtesse : – Ah ! les voilà enfin, ces bonnes larmes tant désirées !... Maintenant, je puis répondre de la guérison rapide et complète. Puis, se tournant vers M. de Linières : – Monsieur le comte, ajouta-t-il, vous étiez le seul médecin consultant que je voulusse appeler auprès de notre chère malade. Et vous voyez qu’à nous deux nous avons eu raison de cette mystérieuse affection si longtemps rebelle à ma science. Puis il ajouta, montrant Henriette : – Je vais emmener avec moi celle que vous voulez bien laisser sous la garde de mon affection paternelle... C’est chez moi que vous pourrez la retrouver, le jour où vous aurez une bonne nouvelle à lui apprendre... Louise avait entendu. Et s’adressant au docteur : – Vous voulez donc me séparer d’Henriette ? demanda-t-elle avec inquiétude. – Vous la verrez ! s’écria le docteur, j’en fais mon affaire... Après cette déclaration si formelle et si émue à la fois, Henriette s’était levée et, courant prendre Louise dans ses bras, elle la tint serrée sur son cœur. Diane prit alors la parole : – Vous ne serez plus séparées, chères créatures, comme vous l’avez été pendant ces longs mois qui viennent de s’écouler. Celui qui a voulu que vos tourments prennent fin en ce jour béni que je n’oublierai de ma vie, celui-là permettra que vous vous revoyiez... Oui, lorsque notre bon docteur viendra rendre visite à la chère enfant, qu’avec l’aide de Dieu il va guérir de sa cécité, vous l’accompagnerez. M. de Linières se dirigea vers la porte. Puis, au moment de sortir : – Docteur, prononça-t-il, je vous laisse prendre avec la comtesse les arrangements qui conviendront le mieux pour que ces deux jeunes filles puissent se rencontrer souvent, soit ici, soit ailleurs !... Et, succombant à l’émotion qui l’étouffait, le comte de Linières ouvrit vivement la porte et disparut.

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V Le chevalier de Vaudrey avait précédé le lieutenant de police dans le cabinet où le magistrat lui avait dit de se rendre. – Chevalier, dit le comte en entrant, si j’ai tenu à avoir avec vous cet entretien, c’est pour vous dire nettement ce que j’ai décidé. Vous devez trouver surprenant qu’après la volonté expresse que je vous avais signifiée, j’en sois arrivé aujourd’hui à consentir à une union qui me fait votre complice, lorsque vous résistez aux désirs de Sa Majesté. Roger courba le front. – Soit, continua le comte, je fais passer avant tout, avant même mon obéissance au roi, le repos de l’esprit, le calme de l’âme de celle qui est devenue ma compagne, et que j’aime, entendez-vous, Roger, de l’affection la plus pure et la plus sainte ! En entendant ces paroles empreintes d’une si grande sincérité, le chevalier de Vaudrey s’écria : – Oui !... vous avez fait taire vos justes ressentiments, vous avez atteint à une hauteur d’abnégation qui commande le respect, parce que, dans votre conscience, vous avez reconnu que la malheureuse était une victime !... Le comte attira Roger sur son cœur. Et, pendant quelques secondes, ces deux hommes, naguère encore irrités l’un contre l’autre, se tinrent embrassés, silencieusement, en proie à une de ces émotions où la joie et la douleur se confondent. Puis, M. de Linières s’arracha à cette étreinte. – Allons, mon ami, dit-il ; j’ai désormais la certitude que vous ne ferez pas d’objection à ce que je vais réclamer de vous... Le chevalier de Vaudrey, les yeux humides, fit un signe d’assentiment. – Bien, Roger, prononça le comte d’un ton paternel ; qu’il ne soit plus question, entre nous, de conditions ; ce mot sonne mal à nos oreilles. C’est comme un père que je m’adresse à vous et que je vous prie de me répondre. – Vous me voyez à vos ordres, monsieur. – Chevalier, lorsqu’un gentilhomme rompt brusquement avec toutes les traditions de sa race, il doit pouvoir braver l’opinion publique, commander le respect par lui-même et faire respecter celle qu’il a jugée digne de porter son nom... Je consens, je l’ai dit, à ce que vous soyez uni à celle que vous avez choisie pour fiancée, je veux bien en cela faire taire toutes les objections qui m’assaillent l’esprit et faire plier mon juste orgueil devant votre bonheur... Mais j’exige, pour tant de sacrifices, que vous puissiez passer la tête haute devant tous ; que vous ayez ajouté à votre nom une réputation telle de vaillance et fait briller votre épée d’un si grand éclat que vous ayez acquis par là le droit de passer outre à toutes les convenances sociales... Lorsque vous aurez atteint ce but, mais seulement alors, je trouverai que vous avez acquis le droit de vous unir au gré de votre cœur, sans vous soucier de l’opinion. Le chevalier avait écouté cette sortie sans interrompre. Lorsque M. de Linières se fut arrêté de parler : – Que prétendez-vous que je fasse ? demanda-t-il. – Vous savez que le général marquis de La Fayette est sur le point de quitter la France pour aller aider les Américains à conquérir leur indépendance... » Je vous ferai obtenir un grade dans la petite armée que La Fayette emmène au-delà de l’Atlantique. J’ose espérer que vous n’hésiterez pas, Roger, à vous conformer au conseil que je vous donne !... » – Vous avez raison, monsieur le comte, de ne pas douter de moi en cette circonstance. Et je partirai à la conquête de cette réputation que vous jugez indispensable... Mais, du moins, permettez-moi, avant de me séparer d’elle pour longtemps, peut-être pour toujours, d’aller faire mes adieux à celle que j’aime et lui dire que cette séparation est la preuve la plus éclatante de mon amour... – Vous reverrez votre fiancée, chevalier, et je vous promets que, pendant votre absence, elle sera l’objet de toute la sollicitude dont vous l’avez jugée digne... – Que de remerciements ne vous devra-t-elle pas ? murmura Roger au comble de l’émotion. Je me souviendrai toute ma vie, monsieur le comte, que vous me rendez à moi-même, et qu’en même temps vous me permettez de me livrer à un bonheur qui ne sera plus troublé par des remords ! ..................................................... Lorsque M. de Linières retourna auprès de la comtesse, il trouva Diane assise et ayant à ses pieds l’aveugle, qui s’était agenouillée sur un tabouret. En apercevant son mari, la comtesse avait fait un mouvement pour se lever et se porter au-devant du comte. – Diane, prononça-t-il, demeurez ainsi ; c’est un charmant tableau. – Et où il manquait un personnage, monsieur le comte. Il manquait à ce tableau du bonheur retrouvé celui à qui Dieu a envoyé cette sublime inspiration de charité !... Il y manquait l’époux que je respecte autant... autant que... je l’aime ! Et, tendant la main à son mari : – Venez, monsieur le comte, et daignez occuper la place qui vous est réservée dans ce tableau composé par vous-même, et que Dieu vous a inspiré !... Alors, le comte, unissant sa main à celle que la comtesse avait placée sur le front de l’aveugle, comme pour y appeler la bénédiction divine, sembla vouloir consacrer par là une nouvelle union doublement sacrée celle-là, puisqu’elle s’accomplissait en présence de cette enfant qui aurait pu devenir la cause d’une rupture éternelle. ..................................................... Le chevalier de Vaudrey n’avait pas perdu un instant pour profiter de l’autorisation que lui avait accordée le comte de se rendre auprès d’Henriette. En route, il réfléchissait à l’obligation qu’il venait de contracter de quitter la France pour aller guerroyer dans le Nouveau-Monde. C’est sous cette impression pénible que Roger se présenta chez le docteur. M. Hébert l’attendait. – Mon ami, dit-il, je sais le motif qui vous amène chez moi... Aussi ne vous ferais-je pas attendre plus longtemps la présence de celle que vous désirez voir. M. Hébert ouvrit la porte du petit salon où se tenait Henriette. – Venez, mon enfant, dit-il simplement. La jeune fille obéit. Mais, à la vue de Roger, elle s’arrêta sur le seuil, rougissante. – Nous vous attendions, mon ami, commença M. Hébert dont le regard eut une intention de malice à l’adresse de la jeune fille. La visite que vous espériez devait être la conséquence de tous les succès que nous avons obtenus en ce jour, qui devra marquer dans votre existence à tous deux, mes chers enfants. – Que ne vous dois-je pas de remerciements ? fit le chevalier. Sans vous, Henriette et moi, nous serions à jamais séparés, car je vous en fais le serment, je n’aurais pu survivre à la perte de mes espérances. – Et moi, s’exclama la jeune fille, j’aurais succombé à la douleur et à la honte ! – Dieu ne l’a pas voulu, mes enfants ! Et il vous a envoyés vers moi... – Aussi vous dois-je le récit de ce qui s’est passé entre le comte et moi. Et, sans autre préambule, Roger mit le docteur et Henriette au courant des conditions imposées par M. de Linières. Lorsque le chevalier eut achevé de parler, M. Hébert lui tendit la main en disant : – Je n’en attendais pas moins de vous, mon ami ; je savais que votre affection n’était pas de celles qui subissent des défaillances... Et, se tournant vers la jeune fille : – Je suis également certain, mon enfant, que vous accepterez cette nouvelle séparation avec le courage et la résignation qui conviennent... Henriette se leva et, s’adressant au chevalier, elle eut un regard de tendresse infinie pour lui et, luttant contre l’émotion qui l’envahissait : – Partez, Roger, dit-elle en s’efforçant d’assurer sa voix. Partez, sans regrets comme sans crainte. Celle qui attendra votre retour n’oubliera pas que c’est pour elle que vous vous imposez le sacrifice de votre liberté. Je n’oublierai jamais qu’après tant d’épreuves subies vous aurez encore bravé, pour assurer notre union, les dangers, la mort même !... Le docteur Hébert intervint : – Je ne doute pas que, si je ne les interrompais, vous prolongeriez longtemps encore des adieux qui doivent prendre fin. M. de Vaudrey a sans doute bien des dispositions à prendre avant son départ : au surplus, le comte de Linières doit attendre son retour pour le mettre au courant des démarches qu’il n’a pas, bien certainement, négligé de faire auprès du marquis de La Fayette. – Je sais, en effet, que mon oncle espère obtenir pour moi un commandement. – Il l’obtiendra. – Oh ! oui, qu’il l’obtiendra, fit une voix arrivant de la porte, qui s’était entrebâillée sans bruit. Et Picard s’avança vers les deux jeunes gens en s’écriant : – Nous avons obtenu un régiment : on l’a promis à mon maître... Nous l’avons, ce beau régiment. Et ce ne sera pas un spectacle ordinaire de voir des gentilshommes de vieille souche tirer l’épée pour l’indépendance et la liberté d’un peuple !... Et nous partirons dès demain, M. le marquis de La Fayette est prêt. – Demain, murmura Henriette en levant les yeux au ciel. Son regard disait le courage qu’elle mettait à dissimuler sa tristesse. – Vous partirez demain, Roger ? demanda-t-elle. – Oui, mon enfant ! interrompit le docteur ; mais c’est aujourd’hui que le chevalier doit prendre congé de vous. Et, lorsqu’il aura franchi cette porte, il ne se représentera plus ici que pour devenir votre époux. L’excellent homme voulait donner à comprendre aux jeunes gens que le moment de la séparation était arrivé. Henriette s’inclina devant ce désir. Mais elle avait trop compté sur son courage. Au moment de se retirer, elle se sentit saisie au cœur par une impression douloureuse. Et, comme elle s’éloignait en chancelant, le docteur la retint par ces mots qui témoignaient d’une sollicitude paternelle : – Du courage, mon enfant... Vous savez que nous avons tous deux, nous aussi, une mission à remplir. – Chère Louise ! murmura la jeune fille, rappelée à la triste réalité, après tant de rêves de bonheur. – Oui, reprit M. Hébert, chère Louise, chère aveugle, à qui j’espère pouvoir rendre la lumière !... Ce sera pour nous, mon enfant, une campagne semée de difficultés que celle que nous allons entreprendre. – Que pourrais-je, moi ? soupira Henriette. – Vous êtes l’auxiliaire sur qui je compte pour soigner notre pauvre aveugle ; pour lui rendre les bons soins, les consolations qu’elle trouvait, autrefois, auprès de la compagne de son enfance. Puis, se tournant vers Roger : – Vous pouvez donc partir, mon ami, avec l’âme moins troublée, sachant que les deux orphelines auront ici un protecteur en votre absence. Et unissant les mains des deux jeunes gens : – J’aime à vous reconnaître tous les bons sentiments qui vous animent. Je suis fier d’être intervenu dans une affaire où je rencontre chez vous deux, d’une part, l’affection et le respect, de l’autre, la sympathie et la pudeur. Vous vous aimez, mes chers enfants. Eh bien ! cette faveur qu’un père autoriserait, je vous permets de la lui accorder, Henriette... Monsieur le chevalier de Vaudrey, ajouta-t-il, je vous donne la permission d’embrasser votre fiancée. Roger saisit alors la main que lui tendait la jeune fille, et, s’inclinant, il effleura de ses lèvres frémissantes le front d’Henriette. Le docteur ouvrit la porte pour livrer passage au chevalier, qui adressa un dernier regard à Henriette. Picard fermait la marche.

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VI Le docteur Hébert avait laissé sa protégée donner un libre cours à la douleur qu’elle avait eu tant de peine à dissimuler en présence du chevalier. Quand il reparut devant Henriette, celle-ci ne chercha pas à cacher ses larmes. Elle leva ses yeux humides avec un regard de remerciement pour son bienfaiteur. – Que ne vous dois-je pas, monsieur ? fit-elle en joignant les mains. Je bénirai la Providence tant que je vivrai d’avoir permis que vous ayez eu pitié de moi... de nous. – Priez, mon enfant, pour qu’elle permette aussi que je réussisse. – À guérir Louise, n’est-ce pas ? Oh !... vous la guérirez... Ne l’avez-vous pas promis ? – Oui, mon enfant, j’ai promis, en effet, parce qu’il s’agissait de rassurer Mme la comtesse de Linières qui s’intéresse à notre chère aveugle, comme si... c’était sa propre fille. Henriette gardait le silence. M. Hébert continua : – Elle a bien souffert, la pauvre créature, et ce n’est pas seulement sa cécité qui me préoccupe aujourd’hui, c’est autre chose que j’ai observé en elle. » Voyons, depuis qu’elle nous a été rendue, Louise ne vous a-t-elle plus parlé de son séjour chez les Frochard ?... » – Ah ! monsieur, répondit Henriette avec un redoublement d’émotion, quand nous nous sommes retrouvées toutes les deux, lorsque, ensuite, grâce à votre généreuse bonté, nous nous sommes senties à l’abri de dangers nouveaux, que pouvions-nous nous raconter ? M. Hébert reprit, toujours d’une voix paternelle : – Ne croyez-vous pas comme moi que, tout en éloignant ces épouvantables souvenirs, Louise ait cependant conservé une vive impression du secours qu’elle avait trouvé chez une infortunée victime comme elle-même ? – Pierre ! – Elle vous a parlé de lui ! Je savais bien qu’elle ne l’avait pas oublié. – Elle m’en a parlé souvent avec une profonde reconnaissance pour ce malheureux qui subissait pour elle des injures et des sévices. – Ne supposez-vous pas que Louise aurait voulu donner à cet infortuné Pierre une preuve de sa reconnaissance ? – Oh ! bien certainement !... Mais comment ?... Que pouvait-elle, la pauvre enfant ?... L’unique espérance qu’elle aurait pu concevoir, monsieur, eût été de vous intéresser à ce malheureux garçon. Le docteur dissimula sous un sourire l’impression qu’il éprouvait. – Oui, fit-il, avec une insistance dont l’intention échappa à sa jeune interlocutrice, oui, je crois que, si notre chère petite aveugle recouvre la vue et qu’elle pût se guider elle-même, un de ses premiers soins serait de retourner dans ce quartier perdu de la Bièvre, afin de s’informer du pauvre rémouleur... et se rencontrer, ne fût-ce que pendant quelques instants, avec son ancien compagnon de misère... J’en suis intimement convaincu, parce que notre amie se sentirait entraînée par une irrésistible impulsion... – Que supposez-vous donc, monsieur le docteur ? – Louise ne tardera pas à vous donner l’explication de ma pensée... – Elle m’a tout raconté, monsieur : ses conversations avec ce pauvre garçon, quand par hasard celui-ci, profitant de l’absence de la mégère, pouvait revenir dans le taudis où l’on enfermait ma bien-aimée Louise. Pierre lui parlait avec une nette compassion, et elle s’apercevait bien qu’en parlant ainsi il retenait ses larmes : tout en souhaitant qu’elle pût être attachée par moi aux brutalités de la Frochard, ce brave cœur lui avouait que leur séparation serait une grande douleur pour lui, et qu’il deviendrait bien malheureux quand il cesserait de la voir. – Elle vous a raconté tout cela ? Le docteur Hébert garda le silence, puis il reprit : – Eh bien ! mon enfant, si, comme je l’espère, je puis rendre la vue à votre sœur, c’est moi qui la conduirai chez la Frochard. En attendant, mon enfant, que tous mes projets puissent se réaliser, priez Dieu que je réussisse dans l’opération délicate que vais tenter sur votre sœur...

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VII Après le départ de Roger, le comte avait voulu qu’Henriette fût amenée, chaque jour, à l’hôtel de Linières. L’aveugle avait retrouvé, en compagnie de son amie d’enfance, toute la santé que le séjour chez la Frochard avait gravement compromise. Elle se sentait heureuse autant que pouvait l’être une pauvre jeune fille aveugle. Et, cependant, elle se laissait aller à une mélancolie qui, chaque jour, s’accusait davantage. Après avoir observé la jeune fille pendant quelques jours, la comtesse acquit la conviction qu’il se passait en elle une chose étrange. Elle se décida, après bien des hésitations, à l’interroger : – Tu n’es donc pas heureuse ici, Louise ? demanda-t-elle. – Comment ne serais-je pas heureuse auprès de vous, si bonne, si charitable, si... aimante ? – Alors, mon enfant, pourquoi te vois-je si triste ? L’aveugle garda le silence. Diane n’insista pas. Attirant sa fille dans ses bras, elle se contenta de lui murmurer à l’oreille : – Je ne veux pas que tu pleures, ma Louise bien-aimée !... La jeune fille prit soin, à partir de cette conversation, de cacher le trouble de son âme. Ce trouble, un souvenir le faisait naître. Le souvenir de l’être infortuné qui avait compati à ses souffrances et risqué sa vie pour la défendre. M. Hébert avait demandé qu’on lui amenât l’aveugle. Et c’est à Henriette qu’échut le soin d’accompagner sa sœur à l’hôtel du docteur. Picard était chargé de suivre les deux jeunes filles et de les attendre pour le retour. Pendant le trajet, Louise interrogeait continuellement sa compagne sur les rues qu’elles parcouraient. – Pourquoi me demandes-tu cela ? disait Henriette. Comme tu es devenue curieuse, ma chérie... Bientôt, grâce aux bons soins du docteur Hébert, tu pourras voir par toi-même par quelles rues nous repasserons. – Et... quelles personnes nous rencontrerons sur notre route... Ainsi qu’on l’a bien compris, c’est au rémouleur que Louise songeait. Elle se disait que Pierre ne manquerait pas de venir rôder dans les environs de l’hôtel, et qu’elle l’entendrait pousser son cri : « À r’passer les couteaux, ciseaux !... » Jusque-là, elle avait été trompée dans son espoir. Et cependant Pierre s’était, un jour, trouvé sur son chemin. Son cœur avait battu bien fort à la vue de l’aveugle revenue à la santé, elle autrefois si pâle, si souffrante. Il s’était dissimulé à l’angle d’une rue pour ne pas être aperçu par Henriette. Et, lorsque les deux jeunes filles eurent disparu, il attendit encore longtemps avant de se remettre en marche.

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VIII Maintenant, le rémouleur ne manquait pas de se rendre chaque jour aux environs de l’hôtel du docteur Hébert. Ce ne fut que trois jours plus tard qu’il aperçut les deux jeunes filles sortant de la maison du médecin. Le rémouleur les suivit à distance. jusqu’à ce qu’il les eût vues entrer à l’hôtel de Linières. Sa stupéfaction fut grande, et il se demanda comment ces deux pauvres orphelines avaient pu trouver asile dans la demeure du lieutenant général de police. Ah ! s’il eut osé lever la tête pour regarder aux croisées du premier étage, combien son cœur eût éprouvé de joie ! Louise était là, à côté d’Henriette, qui lui racontait tout ce qui se passait au-dehors. Mais, timidement, le pauvre diable avançait sans lever les yeux. Toutefois, quand il eut parcouru la moitié de la rue, il s’enhardit au point de pousser son cri habituel : « À r’passer les couteaux, ciseaux !... à r’passer !... » Cette fois, en passant devant l’hôtel, il osa lever les yeux vers les fenêtres. Un cri de surprise et de joie s’étrangla dans sa gorge. Il venait d’apercevoir sa chère aveugle. Un nom faillit s’échapper de ses lèvres : Louise !... Mais l’aveugle avait entendu les cris du rémouleur : elle avait reconnu la voix du jeune homme. Elle avait supposé que le hasard, qui avait, une première fois, conduit les pas de Pierre dans ce quartier, devant l’hôtel de Linières, se renouvellerait. Elle ne fut pas trompée dans son attente. Le lendemain, et pendant plusieurs jours, Pierre ne manqua pas de passer. La jeune fille en vint à se persuader que son ancien compagnon d’infortune, après avoir découvert la maison où elle avait reçu l’hospitalité, avait choisi l’occasion de lui faire savoir qu’il n’avait pas oublié l’aveugle dont il s’était constitué le protecteur. Chaque jour, Louise venait se placer, un peu plus tôt, à la croisée, de peur de ne pas s’y trouver au moment où passerait le rémouleur. Ce petit manège continua, à l’insu d’Henriette. Pour la première fois de sa vie, l’aveugle cachait quelque chose de ses pensées à son amie d’enfance. Mais, un jour, son air contristé et son attitude abattue dénotèrent l’inquiétude éprouvée par elle : Pierre n’était pas venu, comme d’habitude, sous la croisée. Louise attendit avec impatience. Puis elle raconta tout à son amie, sans se douter qu’elle ouvrait tout grand son cœur et qu’on allait pouvoir y lire, couramment, le sentiment réel qu’elle éprouvait pour l’être qu’elle idéalisait dans sa pensée. À cette révélation, Henriette demeura interdite. Elle jugea que son devoir était, tout d’abord, de consoler son amie : – Je m’informerai, lui dit-elle, de celui qui t’intéresse à si juste titre, puisque c’est le seul, dans cette famille Frochard, qui t’ait témoigné quelque sympathie. Mais Louise, malgré cette promesse, ne vit pas s’évanouir la tristesse qui l’avait envahie. Elle avait comme un pressentiment qu’il était arrivé malheur à son ami.

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IX Depuis la mort du « chérubin » la Frochard ne vivait plus que du produit du travail du rémouleur. Elle ne quittait plus le taudis pour aller mendier, abîmée dans son désespoir, qui ne lui laissait de répit que quand l’ivresse s’emparait d’elle. Or, il y avait plusieurs jours que le rémouleur accomplissait devant l’hôtel de Linières ce qu’il considérait comme un pèlerinage en l’honneur de la jeune aveugle devenue son idole, quand, en rentrant, un soir, le malheureux garçon reconnut, dès le seuil, que la mégère subissait une crise de delirium tremens, la plus violente assurément dont elle eût encore donné à son fils l’effrayant spectacle. Tout à coup, comme Pierre apparaissait devant elle, dans l’entrebâillement de la porte, la misérable voulut s’élancer contre lui. Mais elle chancela, pirouettant sur elle-même, à la façon des convulsionnaires. La Frochard, lancée comme une toupie, allait se heurter à tous les angles du taudis, sans discontinuer de pousser des hurlements arrachés par la colère et la douleur. Terrifié par ce spectacle, Pierre avait essayé de se porter au secours de la misérable. Il eût voulu pouvoir apporter un soulagement à ces souffrances innommées. Mais que faire ? Il s’élança pour saisir la mégère. Mais elle, se cramponnant au passage, à ce bras qui se tendait vers elle, entraîna le rémouleur, avec cette force surhumaine que donne, momentanément, le feu de l’alcool. Pierre essayait en vain de se retenir, il tournoyait irrésistiblement. Enfin le malheureux parvint à se dégager. Et, n’écoutant que l’inspiration qui arrivait à l’improviste, il sortit de la masure, courant implorer le secours du docteur Hébert. À qui pouvait-il mieux s’adresser ? Le charitable savant l’avait d’ailleurs autorisé à recourir à lui, si l’occasion s’en présentait. C’est l’âme bouleversée que le rémouleur vint frapper à la porte de l’hôtel du médecin. Il insista pour qu’on allât prévenir le docteur que c’était lui, Pierre, le rémouleur de la rue de Lourcine, qui demandait à lui parler, pour quelqu’un qui allait mourir. M. Hébert donna l’ordre de l’introduire. En quelques mots prononcés d’une voix saccadée et haletante, le rémouleur le mit au courant. Le docteur fit avancer un carrosse de louage. Il y prit place, obligeant Pierre à s’asseoir à côté de lui. Et le véhicule partit dans la direction de la rue de Lourcine. Quand Pierre eut refermé la porte du taudis, pour courir, affolé, chez le docteur Hébert, la Frochard était tombée, la tête portant sur l’escabeau ; un cri de douleur s’était échappé de sa gorge. Puis elle essaya de se lever. L’effort fut vain et la patiente retomba lourdement sur le carreau. Bientôt, la violence de l’effort inutile provoqua un nouvel anéantissement. La misérable demeura inerte, les bras étendus. On eût pu la croire morte. C’était la période d’anéantissement après laquelle devait se produire un réveil accompagné de nouvelles agitations furieuses et d’horribles violences. La veuve du supplicié n’attendit pas longtemps ce réveil. Revenue de cette sorte de syncope, elle trouva tout à coup la force de se relever. Et l’hallucination s’empara une fois encore de son cerveau. Elle se disait que son Jacques allait revenir et qu’il fallait préparer le souper. Alors, en titubant, elle s’approcha de la table où se trouvait ce qu’autrefois elle appelait « son lustre » – un bout de chandelle puante, fiché dans le goulot d’une bouteille. Sa main, agitée d’un tremblement, fit le simulacre de dresser un couvert sur cette table où gisait, renversée, la bouteille qui avait contenu l’eau-de-vie. Elle chancelait. L’ivresse revenait plus violente que jamais. La mégère trébuchait, se heurtait. Soudain, elle poussa un cri et lâcha les objets qu’elle tenait. La chandelle glissa au bas de ses jupes effilochées. Une langue de feu lécha l’étoffe humide qui grésilla lentement, dégageant une fumée puante. Puis le feu gagna le haut des jupes, communiquant l’incendie aux hardes. La Frochard se trouva bientôt entourée de flammes. Elle poussait des cris et se démenait comme une possédée, appelant au secours. Ses mains cherchaient à arracher les hardes en feu et rencontraient la flamme qui les dévorait. Les cheveux, s’enflammant, entourèrent cette hideuse tête d’un bandeau lumineux. La Frochard s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit. La voici dans la rue. Elle pousse des cris terribles et court, spectre enflammé, appelant au secours... Dans les masures, on a entendu. Quelques portes se sont ouvertes. Mais, en voyant l’horrible tableau de cette femme tout en feu, personne ne veut s’approcher. On la fuit comme un danger... La Frochard retourne sur ses pas. La voici de nouveau dans son taudis. La douleur l’a terrassée. Elle roule sur le sol, en proie à d’épouvantables convulsions. Et les flammes, qui n’ont plus de haillons à dévorer, s’attaquent maintenant aux chairs. Ce n’est plus, bientôt, qu’une masse informe, hideuse, qui se roule avec d’effroyables contorsions... Ce corps en feu est arrivé à proximité du grabat, auquel il communique l’incendie. Par la porte demeurée ouverte, le vent s’engouffre, attisant le foyer incandescent. Les flammes montent. Au bout de quelques minutes, toute la masure est en feu. Le corps de la Frochard achève de brûler au milieu de l’immense fournaise... Et, dans cette rue de Lourcine, les habitants demeurent indifférents à cet incendie qui fait rage sur une masure isolée. Il semble qu’on soit satisfait, dans ce quartier, d’être, du même coup, débarrassé de l’antre et des fauves, car on ne doute pas que la Frochard et Pierre aient trouvé la mort dans l’incendie qui a détruit leur masure. Quand les agents et les soldats du guet arrivèrent sur le lieu des décombres fumants, le foyer de l’incendie était absolument circonscrit. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à laisser le feu s’éteindre faute d’aliment. Après cette alerte, les habitants du quartier refermèrent leurs portes, sans accorder un regret à la Frochard. Quant au pauvre Pierre, à peine eût-on pour lui un mouvement de pitié. Pour tous, comme on le voit, il n’était pas douteux que la mère et le fils eussent péri dans l’incendie. Le docteur et Pierre arrivèrent quand, déjà, le quartier était retombé dans un morne silence. La rue de Lourcine était déserte. Le carrosse s’étant arrêté à l’entrée de la rue, le médecin et son compagnon s’engagèrent à pied dans cette sombre voie. Les deux hommes arrivèrent ainsi à quelques pas de l’endroit où devait se trouver la masure. Mais là, ils s’arrêtèrent. Les émanations provenant des décombres brûlés les saisirent à la gorge. – Il y a eu un incendie près d’ici ! dit M. Hébert. Mais déjà, Pierre avait tout compris. Et, étendant le bras dans la direction où s’élevait la demeure de la Frochard : – Mon Dieu !... s’écria-t-il, c’est chez nous !... Regardez, monsieur, la fumée sort de la maison... Ce qu’il appelait la maison n’était plus représenté que par un pan de mur aux trois quarts écroulé et que couronnait une épaisse fumée noire et nauséabonde. – C’est fini !... c’est fini !... Elle a mis le feu !... et elle est morte là... Ah ! mon Dieu !... pourquoi suis-je parti ?... Il n’osait plus avancer, de peur de découvrir le cadavre de sa mère. – Restez là ! commanda le docteur. Et Pierre, obéissant, s’affaissa sur le sol, le visage dans ses mains. M. Hébert regarda ce fils qui pleurait une mère infâme. – Attendez-moi là, dit-il d’une voix émue, je vais m’informer. Le docteur ne s’arrêta pas devant les décombres ; à cinquante pas de là, il vit une bicoque dont les fenêtres laissaient filtrer de la lumière. Il alla frapper à la porte. – Qui va là ? grommela une voix. – Ouvrez ! répondit M. Hébert. J’ai un renseignement à vous demander. La porte s’entrebâilla. Une tête d’homme apparut. Le docteur s’informa aussitôt : – Il y a eu un incendie, ici près ? – Oui, peu de chose !... un chenil qui a flambé. – Et les personnes qui habitaient là ? – Grillées comme le reste ! – Vous dites ? – Que la Frochard ne doit plus être, pour le quart d’heure, qu’un monceau de charbon... Et son fils aussi ! car nous ne l’avons pas vu sortir de la bicoque. – Quoi !... On n’a pas porté secours à ces malheureux ? – Lui, je ne dis pas, c’était le meilleur de cette famille... mais elle !... une guenille de moins sur la terre !... Le médecin se retira, vivement préoccupé. De tout ce qu’il venait d’entendre, il n’avait retenu qu’une chose : c’est que, dans le quartier, on était persuadé que le rémouleur avait péri, en même temps que sa mère, dans l’incendie de la masure. – C’est la destinée qui le veut ! murmura-t-il, comme répondant à sa pensée. Et, tout en s’en retournant pour retrouver Pierre, l’excellent homme ruminait toujours l’idée qu’il venait de concevoir et qui, maintenant, lui paraissait de plus en plus réalisable. Quand il retrouva Pierre, celui-ci était plongé dans le plus profond désespoir. – Mon ami, dit le docteur, partons. Nous n’avons plus rien à faire ici ! Et comme le jeune homme s’était levé, tout tremblant et bouleversé, M. Hébert ajouta, en baissant les yeux : – Il ne reste plus rien !... Tout est brûlé ! – Tout ? balbutia le rémouleur... Et... et ma mère !... Sans répondre, le docteur Hébert entraîna son interlocuteur vers la voiture. – Non, répondit Pierre ; je veux savoir au moins ce qu’elle est devenue... Le docteur le poussa sur la banquette et donna au cocher l’ordre de partir. Et quand le carrosse eut roulé quelque temps, il dit au rémouleur : – Pierre, vous ne retournerez jamais rue de Lourcine... Tout est fini !... Je vous trouverai une autre demeure où, pendant quelque temps, vous pourrez vous remettre des émotions douloureuses que vous avez subies... mais j’exige que vous reconnaissiez, par une obéissance absolue, ce que je vais faire pour vous !... Pierre joignit les mains : – Monsieur, dit-il, je serais bien misérable si je ne me montrais pas reconnaissant de votre bonté !... Dites ce que vous ordonnez, je suis prêt à vous obéir... – C’est bien, dit M. Hébert. Et, d’un ton grave, il ajouta : – Désormais, il n’existe plus aucun Frochard !... Le rémouleur avait levé les yeux et regardait son interlocuteur avec étonnement. – Et moi ?... moi ?... balbutia le pauvre garçon, ne suis-je pas le fils du supplicié ? – Il faut que vous cessiez de l’être, ou du moins, d’être connu comme tel. – Hélas ! monsieur !... qui pourrait l’empêcher ? J’ai longtemps essayé de me faire pardonner de n’être qu’un malheureux dont le père avait péri sur l’échafaud ; j’ai travaillé tout enfant, dans l’espoir de faire oublier de qui j’étais né !... Efforts inutiles... j’étais méprisé !... comme si j’eusse été le coupable !... – Vous vous trompez, dit le docteur, tout le monde ne vous méprisait pas ; je connais une personne qui vous tenait pour un bon et brave cœur, et qui n’a cessé de se rappeler que vous l’avez prise en pitié, quand elle souffrait. Pour celle dont je vous parle, mon ami, vous étiez autre chose que le fils du supplicié Frochard !... – Oh ! c’est qu’elle ne savait pas ! interrompit le jeune homme. – Eh bien ! il faut qu’elle ignore toujours l’affreuse vérité !... Et je m’en charge !... – Vous, monsieur ?... Mais... – Une vie nouvelle va commencer pour vous !... Si j’ai voulu vous venir en aide aujourd’hui, c’est que... j’étais décidé à m’occuper sérieusement de votre avenir. Pierre ne savait plus que penser de cette sollicitude pour sa misérable personne. « Ah ! si tout était bien réel ! S’il était vrai que le docteur eût formé le projet de se charger de son avenir ! » Tout à coup, le rémouleur fut tiré de ses réflexions. Le docteur avait ouvert la portière pour parler au cocher. Puis, revenant à côté de Pierre, il dit : – Après mûre réflexion, mon ami, j’ai décidé que ce ne sera pas dans mon hôtel que je vous donnerai l’hospitalité. Il est inutile, dans l’intérêt de votre avenir, que mes gens soient initiés à votre passé. J’ai donné l’ordre au cocher de nous conduire à l’hôpital Saint-Louis. Vous passerez quelques jours là, en attendant que j’aie pris une décision. Lorsque le véhicule s’arrêta devant la porte, le docteur descendit en disant : – Attendez-moi. Il y avait à peine dix minutes que Pierre attendait quand le portier de l’hôpital se présenta à lui : – Veuillez me suivre, mon garçon, dit-il. Et il conduisit Pierre devant le cabinet de consultation où se trouvait M. Hébert. En voyant arriver son protégé, que l’émotion faisait boiter encore plus que d’habitude, le docteur lui dit avec un bon sourire : – Cette jambe-là te gêne terriblement, mon ami. Nous tâcherons de la redresser. – La... redresser ! dit Pierre au comble de l’étonnement. – Oui, oui, et j’ai, à ton sujet, de bien autres projets : mais, pour l’instant, il faut te contenter, mon ami, de souper un peu, de dormir beaucoup et d’espérer des jours meilleurs. Puis, s’adressant au portier : – Vous garderez votre pensionnaire pendant quelque temps. Je le reverrai bientôt. Je désire que vous lui donniez une chambre dans votre logement même, que vous le nourrissiez convenablement et que vous lui procuriez quelques vêtements. – Vous serez obéi, monsieur le docteur, répondit le concierge. – À bientôt... Louis Raymond, dit alors le docteur en frappant familièrement sur l’épaule de Pierre. – Louis... Louis Raymond... balbutia celui-ci au comble de l’étonnement. – Eh ! oui, dit le docteur, n’est-ce pas ton nom ?... Et, tout bas, il ajouta : – C’est celui qui remplacera, désormais, le nom du fils du supplicié. Et Pierre, de plus en plus stupéfait, regardait le docteur et demeurait muet. Sur un signe de M. Hébert, le concierge l’emmena chez lui. Le docteur sortit à son tour et remonta dans le carrosse. C’est à partir de ce jour que Louise n’avait plus entendu sous ses fenêtres la voix du rémouleur. À partir de ce jour aussi, la pauvre enfant devint rêveuse plus qu’il ne convenait à celle qui, après avoir retrouvé son amie, devait n’avoir plus rien à désirer. La comtesse de Linières ne tarda pas à s’émouvoir de la tristesse qui, chaque jour, se manifestait plus sombre chez sa fille bien-aimée. Elle se promit d’attirer l’attention du docteur Hébert sur ce cas particulier. – Cher docteur, fit-elle un jour après avoir mis celui-ci au courant de la tristesse de Louise, je vais vous laisser seul avec elle : interrogez-la, peut-être vous dira-t-elle ce qu’elle éprouve !... Diane avait appelé Louise. – Viens, mon enfant, dit-elle en prenant la main de la jeune fille, le docteur Hébert veut regarder attentivement tes yeux, avant de commencer le traitement. – Voyons ces grands yeux-là ! fit le docteur en conduisant Louise à un fauteuil. Laissez-moi bien regarder. Oh ! oh ! fit-il tout à coup, d’un ton grondeur. – Qu’y a-t-il ? s’informa Diane avec anxiété. – Il y a, madame la comtesse, il y a que ces deux grands yeux-là ont pleuré ! – Pleuré ! s’exclama Mme de Linières. L’aveugle eut un léger frisson. Mais elle réprima aussitôt son émotion. – Ces larmes-là, dit le docteur, ne se renouvelleront plus, je l’espère... Quel sujet de tristesse aurait cette chère enfant ? La jeune fille avait pâli. Elle voulut prononcer quelques mots, mais elle ne parvint qu’à balbutier. Et, comme Diane l’accompagnait jusqu’au seuil, le docteur lui dit tout bas : – J’ai lu dans les yeux de cette enfant, je lirai bientôt dans son cœur.

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X Dès le lendemain, le docteur Hébert était allé rendre visite à son nouveau protégé. Pierre avait passé une nuit d’insomnie et de larmes. En apercevant le médecin, le pauvre garçon courut au-devant de lui, agité par la plus vive émotion. Il ne trouvait pas de paroles pour exprimer la reconnaissance qui débordait de son cœur. – Bon !... bon !... dit M. Hébert. Nous avons autre chose à faire, mon ami. Il emmena le rémouleur dans son cabinet. – Si je suis venu, commença-t-il, avant l’heure ordinaire de mes consultations, c’est que j’ai besoin de causer avec vous. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, et répondez franchement à toutes mes questions. Le rémouleur obéit, et pour cela il dut tendre sa jambe cassée, qu’il ne pouvait que très imparfaitement plier. – Ah ! ah ! mon ami, fit le docteur, nous avons la jambe raide. Cependant, vous marchez beaucoup, malgré votre infirmité ? Et vous souffrez alors ? – Quelquefois !... Mais je n’y fais pas attention ; il y a si longtemps que je suis habitué à souffrir !... – Voyons, comment êtes-vous devenu boiteux ? – J’étais tout petit quand... l’accident m’est arrivé !... Pierre était devenu tout rouge. M. Hébert l’observait. Au bout d’une minute, il reprit : – Est-ce que vous ne vous souviendriez plus de la façon dont vous êtes devenu boiteux ?... Le rémouleur gardait le silence. Il répugnait à ce cœur généreux d’accuser son frère mort, et, comme il avait l’air embarrassé. M. Hébert continua : – Êtes-vous tombé accidentellement ? – Non, monsieur le médecin ! – Alors, vous avez commis quelque imprudence ? Pierre hésita pendant quelques secondes. Puis, d’une voix tremblante : – J’aime mieux vous avouer la vérité tout de suite, monsieur le médecin !... J’aurais honte de vous mentir, à vous qui avez eu tant de bontés pour moi ! Et, en quelques mots, le pauvre garçon raconta au docteur dans quelles circonstances son frère, Jacques Frochard, lui avait cassé la jambe, parce qu’il refusait de voler un manteau à l’étalage d’un fripier. M. Hébert écouta le récit. Et, quand Pierre eut cessé de parler : – Et personne ne vous a soigné ? s’informa-t-il. – Si fait, monsieur ; ma mère m’a serré la jambe, et elle a fait venir un rebouteur qu’elle connaissait. – Il faut me montrer ta jambe, mon ami ! Monte là-dessus ! ajouta-t-il en indiquant la table longue, en chêne, sur laquelle il faisait placer les blessés pour procéder à l’examen des parties atteintes. Puis il procéda à un examen consciencieux, tâtant les muscles, s’assurant de la façon dont la réduction avait été pratiquée. Quand M. Hébert eut achevé de palper les os et la peau, il dit à Pierre : – Je suis fixé sur ce qu’il y aurait à faire pour que ta jambe pût être ramenée à la longueur de l’autre... En entendant ces paroles, Pierre s’écria : – Comment !... Je pourrais donc marcher comme tout le monde ? – Absolument... Comme moi, comme... la petite aveugle, par exemple, ajouta-t-il en le regardant en face. – Mam’zelle Louise ?... Le nom s’était à peine échappé des lèvres du rémouleur qu’il devenait rouge jusqu’aux oreilles et baissait les yeux, comme s’il eût dit une énormité. M. Hébert eut un regard plein de malice à l’adresse de ce pauvre diable, qui laissait ainsi deviner le secret qu’il croyait pouvoir cacher à tous. – Oh ! oh ! dit-il, je vois avec plaisir, mon ami, que tu n’a pas oublié la pauvre jeune fille que tu avais prise en amitié... – Elle était si malheureuse ! monsieur le médecin ! – Et puis, malgré sa cécité, elle était si jolie, n’est-ce pas ? » Oui, continua M. Hébert, qui semblait prendre plaisir à observer son protégé, afin de reconnaître s’il y avait en cet être assez d’étoffe pour qu’il pût donner suite aux projets qu’il méditait. Oui, mon ami, je suis assez bon chirurgien, je crois, pour que tu puisses avoir confiance en moi... » – J’ai toute confiance en vous, monsieur le docteur ! déclara Pierre. – Dans ces conditions, nous pourrons reprendre, un jour, cette conversation. – Oh ! monsieur le docteur, que vous êtes bon de vous occuper de moi ! – Maintenant, reprit le docteur, écoute-moi bien, mon ami, et réponds-moi franchement. Tu consens à subir une douloureuse opération ? Pierre ayant fait une réponse affirmative, le docteur reprit aussitôt : – C’est bien, et puisque ta résolution est prise, après-demain nous pratiquerons cette terrible opération. Mieux vaut tout de suite que plus tard. Je te préviens qu’il te faudra, pendant six semaines, rester étendu sans bouger, pour ne pas déranger l’appareil que je t’appliquerai à la jambe. Pierre ouvrait de grands yeux où se lisait l’angoisse qui commençait à l’envahir. Le docteur lui prit la main, qu’il garda dans la sienne. – Est-ce que, par hasard, dit-il, tu hésiterais à subir l’opération ?... Me serais-je trompé, et... manquerais-tu de courage ?... – Non !... non !... s’empressa de répondre Pierre, commandant à l’émotion qui l’étreignait à la gorge : non, monsieur le médecin, je ne manquerai pas de courage... Vous ne m’entendrez ni crier, ni me plaindre !... Ce jour-là, le docteur Hébert put acquérir la certitude qu’il avait deviné juste, en supposant que Pierre le boiteux et Louise l’aveugle nourrissaient l’un pour l’autre une vive affection dont ils ne comprenaient probablement pas eux-mêmes toute l’étendue. Le docteur avait compris que la cause de la mélancolie observée chez l’aveugle ne dépendait nullement du chagrin que lui inspirait sa cécité. Chaque fois que M. Hébert retournait à l’hôtel de Linières, il ne manquait jamais de dire à Louise : – Pour que je me décide à vous opérer, mon enfant, il faut que je trouve votre état général tout à fait satisfaisant. Or, la première condition pour cela, c’est que le moral, chez vous, ne soit pas affecté. Tenez, par exemple, je suis persuadé que votre cœur bat avec plus de précipitation qu’il ne conviendrait... Et puis, j’ai la conviction que votre esprit est inquiet ! La pauvre aveugle, toute rougissante qu’on ait pu lire aussi profondément en elle, baissait la tête comme une écolière surprise en faute. M. Hébert reprenait alors de sa voix la plus paternelle : – Vous ne tenez donc pas à recouvrer la vue ?... – Oh ! si fait, monsieur le docteur, s’exclamait Louise. – Il faut alors faire tout ce qui est nécessaire pour cela... Me le promettez-vous ? La pauvre enfant promettait, et, le lendemain, M. Hébert était obligé de renouveler sa paternelle semonce. De son côté, Henriette l’observait aussi ; mais la fiancée du chevalier de Vaudrey avait des préoccupations personnelles qui absorbaient son esprit. Il y avait déjà bientôt deux mois que Roger était parti pour se rendre en Amérique. Et Mlle Gérard comptait les jours, sachant bien qu’on serait encore longtemps sans nouvelles des troupes que commandait le marquis de La Fayette. Elle avait accepté cette séparation avec résignation. Mais, après la joie qui avait envahi son âme, à l’idée qu’elle serait unie à l’homme pour l’amour duquel elle avait tant souffert, elle éprouvait maintenant des inquiétudes nouvelles qu’elle dissimulait de son mieux en présence de la comtesse et de Louise. Seul, Picard était au courant des inquiétudes de la fiancée de son maître.

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XI Dès le matin et bien avant l’heure de ses visites à sa riche et aristocratique clientèle, le docteur Hébert se rendit à l’hôpital Saint-Louis et, s’informant du nouveau pensionnaire, il demanda : – Alors, notre gaillard a passé une bonne nuit ? – Excellente, monsieur le docteur. À mon avis, il a dû dormir à poings fermés au moins dix bonnes heures, et cela comme un gaillard qui ne redoute rien ! Sans en entendre davantage, le docteur se dirigea vers son cabinet. Deux infirmiers se présentèrent alors pour recevoir ses ordres. – Allez chercher le jeune homme et conduisez-le ici ! L’aide de service obéit. Au bout de quelques instants, il revenait, précédant Pierre, qui, aussitôt qu’il eut aperçu le docteur, comprit ce qu’on lui voulait. Il réprima un tressaillement d’effroi. M. Hébert s’approcha de Pierre en disant : – Mon ami, je t’ai fait appeler parce que le moment est venu de pratiquer l’opération dont nous avons causé. Je suis content de ce que je vois ; tu as suivi mes conseils ; tu as surmonté les impressions fâcheuses et te voilà calme et résolu. – Oui, monsieur le médecin, je suis prêt ! répondit Pierre d’une voix ferme. – Alors, mon ami, suis-moi dans la salle d’opération. Sur un signe du docteur, deux infirmiers vinrent se placer de chaque côté de la table et saisirent chacun un des bras du patient, tandis qu’un troisième se chargeait de maintenir le haut du corps et que l’aide empoignait la jambe saine pour maîtriser les efforts que pourrait faire le patient au moment où commencerait l’opération. Pierre se laissa maintenir ainsi, non sans dire cependant au docteur : – Il n’était pas besoin de tout ce monde, monsieur le médecin, puisque je vous avais promis que je ne bougerais pas ! ..................................................... Pendant quelques instants, Pierre venait de subir un véritable supplice ; ses traits étaient convulsés et son visage d’une pâleur extrême. – Tout va bien, s’écria M. Hébert en souriant à Pierre, qui le regardait avec anxiété. Il ne vous reste plus, maintenant, mon ami, qu’à observer strictement mes recommandations. Pour cela, je vous confie à la surveillance de nos infirmiers. Sur un signe, l’aide et les infirmiers sortirent pour reparaître quelques instants plus tard, portant un brancard, sur lequel Pierre fut placé doucement. M. Hébert accompagna son « sujet » et veilla à ce que la mise au lit fût exécutée comme il convenait. – Vous voilà cloué là, mon ami, pour pas mal de temps, dit-il à Pierre ; mais j’ai trouvé le moyen de vous procurer une distraction, laquelle, j’en suis convaincu d’avance, sera tout à fait de votre goût. Pour l’instant, je désire que vous preniez du repos. ..................................................... L’état de Pierre, dès les premiers jours qui suivirent l’opération, fut reconnu excellent. Rien ne laissait prévoir d’accident : le docteur Hébert estima qu’il pouvait procéder à l’exécution de la seconde partie du programme qu’il avait arrêté. L’excellent homme avait décidé de faire de son protégé un sujet digne de tenir une place convenable dans la société. Pour cela, une chose s’imposait tout d’abord : faire donner de l’instruction à celui qui, la veille, n’était qu’un pauvre rémouleur. Un matin, donc, le docteur Hébert prit Pierre à partie et lui dit sur le ton bourru qu’il affectait quand il était de bonne humeur : – Ah ! ça ! nous voici maintenant tout gaillard : nous mangeons, buvons et dormons comme un millionnaire ; à ce jeu-là, on engraisse et l’on prend des forces... Cela serait suffisant si, en quittant ce lit, nous devions reprendre la boutique et recommencer notre métier de rémouleur. Mais ce n’est plus à ce rude métier que nous allons désormais consacrer notre temps. Il s’agit, mon garçon, de t’enseigner ce que tu ignores, c’est-à-dire tout ! D’abord, sais-tu lire ? – Personne ne m’a jamais appris ça, mais moi-même... dans un livre de messe que l’on avait trouvé, un matin, à la porte de l’église, je m’suis fait apprendre les lettres par un autre qui savait lire... Et, chaque fois que j’rentrais chez nous, avant le retour de l’autre, j’prenais l’livre et j’tâchais de m’rappeler les lettres. J’commençais à savoir lire... un peu.... bien peu, quand j’ai tout planté là... – Pourquoi ? – Ah ! m’sieur le médecin, c’était un soir !... fit Pierre d’un air triste et baissant la voix, un soir que l’on était revenu... pas seuls... C’est-à-dire qu’on ramenait une... jeune fille... que nous avions rencontrée. – Louise ?... l’aveugle ?... Pierre baissa les yeux et ses joues s’animèrent d’un vive rougeur. – Alors, reprit le docteur, c’est à partir de ce moment que tu as cessé d’apprendre à lire ?... Pourquoi ? – C’est que.... balbutia le jeune homme, tout était changé, bouleversé, dans ma vie !... J’avais d’autres occupations !... Y fallait... travailler plus fort qu’je me disais, puisque... y avait quelqu’un d’plus à nourrir... Et puis... je... je profitais du temps que j’avais d’reste... quand on nous laissait seuls... pour causer avec mad’moiselle... – Oui !... oui !... je sais ce que tu veux dire ! interrompit M. Hébert, dont la voix devint plus grave. Oui, il te restait peu de temps à donner à la lecture !... » C’est à partir de ce moment que tu as compris qu’il existe des sentiments ignorés jusqu’alors, qui agitent violemment notre âme et nous font battre le cœur ! » Pierre était devenu rouge comme une pivoine. Évidemment, les paroles prononcées par le docteur déterminaient en lui une violente émotion. Il garda le silence, et le docteur comprit qu’il avait deviné juste. – Oui, fit-il, la présence de cette infortunée dans votre taudis a éveillé des idées de... générosité, des pensées... de tendresse qui sommeillaient en toi. » C’est bien ce que j’avais pressenti, mon ami, et les dispositions que j’ai reconnues en toi m’ont engagé à te donner un maître, un professeur qui te dégrossira d’abord en quelques leçons, puisque tu es intelligent. Plus tard, on développera tes facultés morales. Il suffira, pour que nous réussissions, que tu aies la ferme volonté de t’instruire. » – Oh ! pour cela, vous pouvez y compter, m’sieur l’médecin... – C’est tout ce que je voulais savoir. Le reste sera l’affaire du professeur... qui va venir. – Ici ?... Et quand ? – Mais ce matin même ! J’étais tellement certain que tu accepterais ma proposition que j’ai convoqué, sans t’avoir consulté, le maître que je te destine. Une lueur de joie éclaira le visage du pauvre garçon. Il entrevoyait la transformation qu’on se chargeait d’opérer en lui... Il se voyait devenu un homme intelligent... instruit. Eh quoi !... ce miracle pourrait s’accomplir ! Lui, le fils méprisé de la Frochard, il deviendrait... quelqu’un !... Après avoir redressé sa jambe infirme, le digne médecin se chargerait de continuer son œuvre miraculeuse en le faisant initier aux précieuses connaissances que peuvent seuls acquérir les favorisés de la fortune ! Et, transfiguré par cette espérance, Pierre joignit les mains en s’écriant : – Ah ! m’sieur le médecin, qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour qu’il m’ait envoyé un bienfaiteur, un protecteur comme vous ? – Assez d’émotion, commanda M. Hébert ; du calme, mon ami, du calme !... Nous avons tout le temps de parler de reconnaissance ! Le gardien annonça l’arrivée du professeur. M. Hébert le fit introduire aussitôt. Et, l’amenant devant le rémouleur : – Voici le sujet ! dit-il avec un sourire, un excellent sujet. Vous pourrez le pousser à votre guise. Souvenez-vous, monsieur, que je tiens à ce que vous en fassiez un homme le plus tôt possible. Et le médecin se retira après avoir échangé un sourire avec son protégé. Les leçons se succédèrent, chaque jour amenant son progrès. Pierre n’avait plus le temps de s’ennuyer, et les heures de loisirs que lui laissaient son professeur et son médecin étaient employées par lui à penser à cette chère aveugle qui avait fait battre son cœur et qu’il aimait de toutes les forces de son âme. Et, maintenant que son esprit s’ouvrait chaque jour un peu plus, il pouvait se rendre compte de ses impressions et comprendre le genre de sentiment que lui inspirait Louise. M. Hébert ne s’était pas trompé en disant que l’intelligence de son protégé n’avait besoin que de culture pour se développer largement. Pierre ne tarda pas à lui en donner d’incontestables preuves. Jusque-là, Pierre n’avait pu trouver le moyen d’obtenir des nouvelles de Louise. Il semblait que le docteur, devinant ce qui se passait dans l’esprit de son protégé, voulût le voir venir. « Il faudra bien qu’il se décide à m’interroger !... » Le docteur ne se trompait pas. Un matin, Pierre, enchanté, ravi de l’heureux résultat de l’opération qu’avait subie sa jambe, témoignait de son admiration pour la science du docteur ; puis, adroitement, il ajoutait : – Et ce n’est pas, sans doute, le plus beau miracle que vous ayez accompli, monsieur le docteur ? – J’ai, en effet, rencontré des cas bien autrement graves, répondit celui-ci, et il se présente souvent des opérations plus difficiles à pratiquer. – Oui, dit Pierre avec hésitation... sur les organes délicats... sur... sur les yeux. – Précisément ; c’est avec la plus grande prudence qu’il importe de procéder... pour la cataracte, par exemple. – La... cataracte !... Serait-ce le cas de Mlle Louise ? La phrase lui avait échappé... Pierre avait enfin prononcé le nom qu’il répétait chaque jour tout bas. M. Hébert le regarda. Puis il répondit : – Oui, mon ami, Mlle Louise est atteinte de cataracte... mais il y a autre chose encore, et son cas est un des plus graves qu’il m’ait été donné d’observer. – Oh ! mon Dieu ! s’écria Pierre, dont les yeux prirent une expression d’effarement. Cette pauvre demoiselle serait-elle incurable ? – Pas précisément !... Mais je ne suis pas, je l’avoue, sans inquiétude. Je ferai le possible pour réussir l’opération de la cataracte... Mais je serais désarmé en face de la paralysie. – La paralysie ! s’écria Pierre, incapable de dissimuler son émotion. Son cœur battait avec force. Un frissonnement agitait ses membres d’une façon si apparente que le docteur le remarqua. – Je comprends, mon ami, que vous éprouviez des appréhensions au sujet de la chère enfant que vous avez connue... Il ne quittait pas des yeux son interlocuteur. Et c’est avec la certitude qu’il allait provoquer de sa part une confidence qu’il poursuivit en ces termes : – Je regretterais de vous avoir si vivement ému en vous faisant connaître mes appréhensions s’il devait en résulter quelque aggravation dans votre propre situation... – Ah ! ne regrettez rien, monsieur le docteur ; tout ce que vous venez de me dire, j’en avais le pressentiment, hélas ! Et je vous supplie de me tenir au courant de ce qui pourra survenir dans l’état de celle à qui nous nous intéressons tous deux. – Pas au même titre, toutefois... Les regards de Pierre s’arrêtèrent sur le visage du docteur, ébauchant un geste pour protester doucement. Le docteur l’interrompit. – Ne cherchez pas, mon ami, à me donner le change sur les sentiments qu’avait fait naître en vous la présence de l’aveugle dans le taudis de la rue de Lourcine. Je les ai devinés depuis longtemps, avant même que vous vous fussiez rendu compte de ce que vous éprouviez réellement. Aujourd’hui, vous savez à quoi vous en tenir sans doute sur l’état de votre cœur, et je vous dis ceci : ne désespérez pas et attendez. ..................................................... Le docteur Hébert ne négligeait pas Louise. Celle-ci espérait toujours que la voix de son ancien compagnon d’infortune se ferait entendre d’un moment à l’autre. Elle s’était forgé, pour se rassurer, mille suppositions admissibles, dont la plus persistante était que le rémouleur, indisposé, malade peut-être, s’était trouvé tout à coup dans l’impossibilité de continuer ses courses à travers les rues de Paris. Mais elle se disait aussi que, dans ce cas, le pauvre garçon avait dû être transporté dans un hôpital, et qu’aussitôt guéri il ne manquerait pas de venir devant l’hôtel de Linières. S’arrêtant à cette supposition qu’elle ne tarderait pas à avoir des nouvelles du rémouleur, Louise avait de nouveau chassé la tristesse qui l’avait envahie. Elle n’éprouvait plus qu’une vive impatience, quand soudain la sinistre nouvelle de l’incendie de la rue de Lourcine lui était arrivée, apportée par Picard. La malheureuse enfant en ressentit tout d’abord une commotion d’autant plus violente qu’elle était surprise en plein espoir de retrouver un jour le rémouleur. Mais elle s’efforça de dissimuler la douleur qu’elle éprouvait et dont elle ne voulait pas avouer la cause. Elle se contraignait pendant le jour, en présence de ceux qui l’entouraient ; mais le soir, lorsqu’elle se trouvait seule dans sa chambre, elle s’abandonnait à sa douleur. Elle passait de longues heures de la nuit à pleurer. Après la période violente du chagrin, était arrivé le recueillement ému. Louise se renfermait chaque jour un peu plus dans sa douleur. Le docteur Hébert avait deviné l’état d’esprit de l’aveugle. Il continua d’observer Louise, jusqu’au moment où il jugea prudent, nécessaire même, d’intervenir. Il profita d’un matin où la consultation devait avoir lieu chez lui, ainsi que cela se produisait au moins une fois par semaine. Il fit en sorte qu’Henriette demeurât dans sa chambre pendant la consultation. Et, une fois seul avec Louise, il lui dit : – Je ne suis pas content de vous, mon enfant, vous ne suivez pas mes conseils. Louise ne put réprimer un léger tressaillement. – Je vous ai déjà déclaré, mon enfant, que je n’entreprendrai l’opération que lorsque je me verrai assuré de toutes les conditions de succès. La première de ces conditions est de vous voir progressivement amenée à un état de calme absolu ; y suis-je parvenu ?... Non !... assurément non !... Un instant, j’ai cru que la joie d’avoir retrouvé votre amie Henriette, jointe à l’affectueuse hospitalité que vous receviez à l’hôtel de Linières, avait réalisé pour vous un bonheur complet. Il n’en est rien !... Vous n’avez tenu aucun compte de mes conseils ! Vous avez pleuré la nuit passée encore ; c’est en vain que vous essayeriez de nier ; je le vois clairement. – Eh bien ! oui, monsieur le docteur, je souffre, je me désespère depuis le jour... – Où vous avez appris l’incendie de la rue de Lourcine ? – Et la mort de cette femme... – De la Frochard, qui vous avait martyrisée ? – Ce n’est pas seulement sur son sort que je m’apitoyais... je pensais aussi à... à lui... à ce pauvre être que l’on faisait souffrir autant que moi-même, parce qu’il me témoignait de la sympathie, de la pitié... Il est mort... hélas ! et de quelle mort horrible !... – Et... si Pierre n’avait pas cessé de vivre ?... – Que dites-vous ?... grand Dieu !... – Je dis que ce brave et digne garçon est vivant, bien vivant, et, si votre douleur n’a pas d’autre cause, séchez vos larmes, chère enfant, car celui que vous pleurez est plein de vie, de santé. – Vous me l’affirmez, monsieur le docteur ? – Sur mon honneur. Et j’affirme aussi que vous le reverrez... ou, pour mieux dire, vous le verrez !... – Est-ce possible ? Mais où... comment ?... – Laissez-moi le soin de décider cela... Puis, après un court silence : – Mais, pour que vous puissiez le voir, dit en souriant le docteur, il faut d’abord que je puisse, moi, vous rendre la vue et... il est indispensable... – Oui, oui, je sais, je vous comprends, monsieur le docteur, il est indispensable que je n’aie plus ni tristesse, ni angoisses, ni larmes. Soyez sans crainte, je me sens, à présent, pleine de force, de courage. – À merveille, dit le docteur, c’est une bonne journée que celle-ci, et qui nous fera rattraper bien du temps perdu !... Le docteur Hébert put constater, en effet, au bout de quelques jours, une amélioration très sensible dans l’état général de Louise. Il lui annonça donc, ainsi qu’à la comtesse, qu’il ne tarderait plus à pratiquer l’opération. – Je suis prête, monsieur le docteur, dit Louise : vous pouvez choisir le jour qui vous conviendra, vous me trouverez forte et calme. » Et quand comptez-vous entreprendre cette opération ? demanda-t-elle en s’efforçant d’affermir sa voix. » – Bientôt !... Demain !... – Demain !... s’exclama Diane. Le docteur Hébert fit un signe affirmatif, tandis que, de son côté, Louise répondait à l’exclamation de la comtesse par ces mots : – À demain donc, puisque vous l’avez décidé, docteur... Tout était donc convenu pour le lendemain. Il ne restait plus qu’à prévenir M. de Linières de l’événement qui se préparait. Le docteur se chargea de ce soin. La soirée qui suivit fut une soirée d’anxiété générale. Henriette avait été, en raison de cette grave circonstance, invitée à rester, cette nuit-là, à l’hôtel de Linières. Pour la première fois, depuis qu’elles avaient été brusquement séparées sur le Pont-Neuf, à leur arrivée à Paris, les deux orphelines allaient coucher, comme autrefois chez Mme Gérard, dans le même lit. Elles se trouvaient heureuses de cette circonstance qui leur permettrait de causer longuement avant de s’endormir, ainsi qu’elles avaient l’habitude de faire quand elles étaient petites filles. Quand les deux orphelines se trouvèrent dans leur chambre, Henriette attira son amie dans ses bras, en s’écriant : – Oh ! ma Louise bien-aimée, nous voilà réunies comme nous l’étions jadis dans notre petite chambre d’Évreux... – Je suis heureuse, Henriette, bien heureuse, je t’assure !... Il me semble que nous n’avons jamais été séparées. Quand je te sens près de moi, je me figure encore être au temps où nous étions deux pauvres orphelines, dit Louise. – Orphelines ! répondit Henriette. Est-ce que nous avons cessé de l’être ? – Je ne le sais plus, dit Louise, depuis le jour où s’est tendue vers moi la main secourable de Mme de Linières, depuis que je me sens entourée de cette tendre affection à laquelle je serais bien ingrate de ne pas répondre par une tendresse filiale. – C’est vrai, tu as réellement une mère ! – Et toi-même, ma sœur, ne sais-tu pas que la comtesse considère le chevalier comme son véritable fils et, lorsque vous serez unis l’un à l’autre, n’auras-tu pas, ainsi que moi, une mère bien-aimée ? – Oh ! oui, dit Henriette attendrie... Et les deux jeunes filles, doucement bercées par des rêves de bonheur, gardèrent le silence. Elles ne dormaient pas cependant ; chacune d’elles murmurait tout bas un nom : le nom de Pierre et celui de Roger. Lorsque le docteur Hébert se présenta, tout le monde était déjà depuis longtemps sur pied à l’hôtel de Linières. – Venez, mon enfant, dit le docteur. Vous m’avez promis d’être calme et forte. – Je suis prête, dit l’aveugle d’une voix assurée. L’opération dura quelques secondes. Puis le docteur saisit une bande de fine toile. Avec dextérité, il recouvrit les yeux de Louise d’un bandeau épais qui devait intercepter complètement la lumière. Tout joyeux alors, il se retourna vers Diane et Henriette, en s’écriant : c’est fini. La comtesse eut un long tressaillement, et, regardant le médecin avec des yeux pleins d’anxiété, elle lui demanda à voix basse : – Y verra-t-elle, docteur ? – Ah ! comtesse ; c’est Dieu qui vous répondra dans quelques jours. ..................................................... À l’hôpital Saint-Louis, Pierre attendait avec impatience la visite du docteur Hébert. Aussi, lorsque le médecin parut, le jeune homme l’interrogea du regard. – Eh bien ! c’est fait, mon ami, dit-il avec un sourire ; et, si mes prévisions se réalisent, Mlle Louise y verra des deux yeux, en même temps que tu pourras hardiment marcher droit sur tes jambes. Pierre voulut parler, mais l’émotion lui ôtait la voix. Son visage prit alors une grande expression de joie, et ses joues s’enluminèrent d’un vif incarnat. On aurait eu peine à reconnaître en ce beau garçon, au garçon au visage si doux, aux traits si réguliers, le pauvre rémouleur au teint hâlé d’autrefois, aux regards éteints et dont la physionomie reflétait la souffrance. En quelques mois, la transformation s’était opérée complète, non seulement dans la physionomie, mais aussi dans son intelligence. Pierre désormais en état de faire très bonne figure partout où il se présenterait. Il put enfin balbutier quelques phrases de remerciement : puis, s’animant, il témoigna avec une réelle éloquence du cœur toute la reconnaissance qu’il ressentait pour le docteur qui venait de rendre la vue à sa chère aveugle. Il en parlait avec tant de chaleur que M. Hébert lui fit observer avec une nuance de malice que c’était presque une révélation d’amour qu’il faisait là. Il baissa la tête comme un écolier en faute. – Causons d’abord de vous, mon ami, continua le docteur... Ce doit être, je le reconnais, une grande joie pour vous de savoir votre ancienne petite protégée sur le point de recouvrer la vue... Mais cela ne suffirait pas, je suppose, à votre bonheur. – Si fait ! s’exclama Pierre. Est-ce que, pour la sauver, je n’étais pas résolu à faire le sacrifice de ma vie ?... Et, d’une voix grave, il ajouta : – Est-ce que je n’ai pas sacrifié sa vie... à lui... mon fr... À ce souvenir donné à la mort de Jacques, le jeune homme devint d’une pâleur livide, et ses traits se contractèrent disant le remords qui lui troublait la conscience. M. Hébert l’interrompit par ces mots, prononcés d’une voix grave : – Ce n’est pas vous, mon ami, qui l’avez frappé. J’ai examiné très attentivement la blessure de ce malheureux, et j’affirme que, dans sa fureur aveugle, il s’est jeté lui-même sur le couteau dont vous étiez armé. J’affirme que vous pouvez vivre en paix avec votre conscience. Oubliez donc ce douloureux passé, relevez la tête, mon ami, et souvenez-vous que vous avez l’estime d’un homme qui n’a jamais transigé avec l’honneur. – Ah ! s’écria le jeune homme, ému jusqu’aux larmes, c’est le baptême pour une existence nouvelle que vous me donnez en ce jour ; et cette existence sera, je vous en fais le serment, consacrée au souvenir de vos inépuisables bontés. – Bon !... bon !... mais je vous permettrai, interrompit le docteur en souriant, d’en consacrer une... notable partie... à une autre personne...

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XII Les nouvelles arrivées d’Amérique avaient produit une impression profonde en France. Les succès remportés par le général La Fayette étaient un aliment nouveau pour l’orgueil national. En outre, l’annonce de l’envoi par Washington des étendards pris aux Anglais était accueillie à la cour avec joie. Sa Majesté ayant décidé qu’on donnerait un certain éclat à la cérémonie de réception de l’envoyé de Washington, pendant plusieurs jours on ne s’occupa à Versailles que de la fête qui devait avoir lieu à Trianon. Quant à Louis XVI, il avait apprécié l’idée heureuse qu’avait eue Washington de choisir un Français pour la mission qu’il eût pu confier à un des officiers de son état-major. Et quand le lieutenant de police, appelé, se présenta à Versailles : – Monsieur le comte, lui dit le roi, je tenais à être le premier à vous annoncer une heureuse nouvelle. Apprenez donc, fit Louis XVI en élevant la voix, que votre neveu s’est, paraît-il, couvert de gloire... M. de Linières, très ému, fléchissait le genou. Le roi le releva d’un geste amical. Et, reprenant la parole : – M. le chevalier de Vaudrey vous racontera du reste, bientôt, lui-même, ses exploits, car je suis avisé de son prochain retour. Je ne vous cacherai pas, monsieur, que je verrai arriver le chevalier avec plaisir et que j’ai donné des ordres pour que l’envoyé du général Washington soit reçu avec les mêmes honneurs que les ambassadeurs des grandes puissances amies de la France. Le chevalier de Vaudrey a mérité cet honneur ; vous pouvez en juger vous-même en lisant cette lettre que m’adresse le général Washington. M. de Linières prit, d’une main tremblante, le pli que lui tendait Louis XVI. À peine avait-il parcouru les premières lignes que son visage s’anima. Une vive rougeur envahit ses joues quand Louis XVI, reprenant la parole, dit : – Vous voyez, monsieur, que le chevalier de Vaudrey pourrait selon une expression demeurée célèbre, se passer d’aïeux. – Votre Majesté me comble... balbutia le comte. – Aux actions d’éclat, il faut une récompense éclatante et digne de nous ! – Le chevalier, hasarda M. de Linières, ne saurait obtenir une plus belle récompense que d’avoir l’honneur d’être admis en présence de Votre Majesté et de lui présenter les étendards enlevés à l’ennemi. – J’ai décidé que la réception officielle aurait lieu dans huit jours. Et, quand le lieutenant général de police aura pris toutes les dispositions qui dépendent de son ministère, le comte de Linières viendra occuper, dans les rangs des personnages attachés à notre personne, la place que notre faveur lui accorde. La jeune fille que M. de Vaudrey a choisie pour fiancée me sera amenée par vous... – Votre Majesté sait... – Je sais que vous accompagnerez cette jeune personne à Versailles. Je veux la voir à Trianon, le jour même où je recevrai le chevalier de Vaudrey, et j’espère leur faire entendre raison à l’un et à l’autre. Et, d’un geste, Louis XVI fit comprendre au lieutenant de police que l’entretien avait pris fin. Pendant que le comte de Linières reprenait, tout troublé, le chemin de Paris, il y avait grande agitation à l’hôtel du lieutenant de police. Picard s’était, en effet, rendu au Ministère de la marine, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire plusieurs fois par semaine, son excellent ami l’huissier lui avait appris le retour prochain du chevalier de Vaudrey. Et, comme ledit huissier était très renseigné sur la correspondance du ministre, il avait pu mettre son bon ami Picard au courant de toutes les aventures par lesquelles le chevalier avait passé depuis son départ. Alors, le vieux serviteur se fit conduire à l’hôtel de Linières. Et, après avoir discrètement frappé à la porte du boudoir, il entra, et se précipitant à deux genoux aux pieds de la comtesse de Linières : – Nous revenons, Madame la Comtesse, prononça-t-il d’une voix saccadée ; nous avons remporté des victoires éclatantes. Pressé de questions, il cherchait à rappeler ses esprits quand le comte de Linières parut sur le seuil. Le visage sérieux et presque sombre du lieutenant de police contrastait si fort avec la figure rayonnante du vieux serviteur que Diane comprit tout de suite que le comte rapportait des nouvelles graves de Versailles. Ce fut le docteur Hébert qui prit la parole. – Vous m’interrogez, lui répondit M. de Linières ; je n’ai qu’une réponse à faire : Sa Majesté attend l’arrivée du chevalier de Vaudrey, chargé de présenter au roi de France les drapeaux pris aux troupes du roi Georges d’Angleterre ! – Quel bonheur ! s’écrièrent en même temps la comtesse et Henriette. – Seulement, reprit M. de Linières, dont le front se plissa, le roi veut (il souligna le mot) voir Mlle Gérard, et il m’a ordonné de la lui amener à Versailles... Le docteur et Diane comprirent à la façon dont la phrase avait été prononcée, quel sens il fallait lui donner. – Ah ! si Sa Majesté veut que tu ailles à Versailles, ce ne peut être, ma sœur bien-aimée, que pour te donner la récompense, la seule que désire ton cœur... et que tu as si bien méritée par tes vertus ! Les huit jours qui suivirent furent pour tous les hôtes de l’hôtel de Linières huit jours d’anxiété, avec des alternatives d’espérance et de découragement. À Versailles, la cérémonie de la réception de l’envoyé de Washington s’annonçait comme devant avoir un caractère grandiose. Marie-Antoinette avait suggéré au roi la pensée de faire arriver M. de Vaudrey directement à Versailles dans le costume qu’il portait sur le champ de bataille. Donc, le courrier envoyé au-devant du chevalier était chargé de lui communiquer les ordres formels de Sa Majesté. La seule permission qu’il obtint fut d’annoncer par un express son arrivée au comte et à la comtesse de Linières. Au surplus, le lieutenant de police s’était tenu au courant de tout ce qui se passait à Versailles et, au jour dit, il quitta son hôtel en compagnie d’Henriette. Quand le comte de Linières se présenta, le roi se trouvait seul, arpentant le délicieux jardin où il aimait, d’habitude, à aller s’isoler pendant quelques heures. Au nom de M. de Linières que prononçait le chambellan de service, Louis XVI s’arrêta dans sa promenade. – Je vous attendais, monsieur, dit-il au comte. Henriette, toute tremblante, demeurait inclinée. – Voici Mlle Henriette Gérard ! prononça le lieutenant de police d’une voix émue. Le roi posa les yeux sur la jeune fille. Et, faisant aux deux personnes présentes signe de le suivre, il les précéda dans un des boudoirs où, au Petit-Trianon, la reine recevait familièrement ses invités. – Veuillez tenir compagnie à mademoiselle, dit-il à la dame d’honneur qui attendait dans le boudoir. Puis le roi, toujours aussi mystérieux, emmena le lieutenant de police au Grand-Trianon. Par les ordres du roi, une escorte d’honneur était allée attendre M. de Vaudrey à la porte de Versailles. La population s’était portée en grande foule au-devant de l’officier arrivant du Nouveau-Monde. Roger mit pied à terre et se dirigea, en compagnie de l’introducteur des ambassadeurs, vers le Grand-Trianon. Aussitôt la porte du vestibule s’ouvrit et le chevalier de Vaudrey, portant les étendards anglais, traversa une double haie d’officiers et de gentilshommes pour arriver à l’entrée de la salle d’honneur. Sur le seuil, il s’arrêta, tandis que l’introducteur des ambassadeurs, allant s’incliner devant le roi, prononçait, au milieu d’un silence solennel, ces mots : – J’ai l’honneur de présenter à Leurs Majestés M. le chevalier de Vaudrey, envoyé du général Washington. Roger, s’avançant alors sur un signe du roi, vint à son tour jusqu’au pied de l’estrade. Et, fléchissant le genou, il attendit que le souverain l’engageât à parler. – Je reçois avec plaisir l’envoyé du général Washington, fit Louis XVI avec un sourire. – Sire, répondit le chevalier d’une voix que l’émotion assourdissait légèrement, le général Washington m’a fait l’insigne honneur de me choisir pour venir présenter de sa part, à Votre Majesté, ces étendards pris par le corps auxiliaire français. En offrant à Votre Majesté ces trophées d’une éclatante victoire, le général Washington a désiré témoigner de sa reconnaissance pour la généreuse intervention de Votre Majesté dans la cause de l’indépendance américaine. Après avoir prononcé ces mots, le chevalier de Vaudrey inclina par trois fois les étendards anglais jusqu’aux pieds du roi de France. Louis XVI, se levant alors, reçut de la main du chevalier de Vaudrey les trois étendards, qu’il passa à son premier chambellan et s’adressa à Roger en ces termes : – Je remercie le général Washington du présent qu’il me fait ; je l’accepte au nom de ceux de mes sujets qui ont combattu vaillamment à côté des troupes américaines. Je suis heureux, monsieur, ajouta le roi, que le général ait choisi pour son envoyé extraordinaire un gentilhomme que j’ai remarqué et que je veux attacher désormais à ma personne. Et, s’adressant aux personnages groupés autour de l’estrade, le souverain prononça : – Ce que le chevalier de Vaudrey ne peut dire, messieurs, c’est la part éclatante qu’il a prise aux grandes actions militaires qui viennent de s’accomplir au-delà de l’Atlantique. J’adresse ici, en votre présence, messieurs, mes félicitations au chevalier de Vaudrey. Roger demeurait incliné. – Relevez-vous, monsieur, lui dit le roi en descendant de l’estrade. Et, appuyant sa main sur l’épaule du chevalier, il ajouta d’un ton bienveillant : – Je vous dois une récompense, monsieur, pour le lustre nouveau que vous ajoutez à notre gloire militaire. Je sais que vous avez résisté à notre désir de vous voir devenir époux d’une personne de très haute naissance, que nous avions choisie. J’espère, monsieur, que cette fois je ne vous trouverai plus aussi révolté contre mes désirs !... Je vais donc vous présenter à celle qui doit porter votre nom. Témoin de cette scène, le comte de Linières avait passé par de violentes angoisses. Mais quand il vit le chevalier suivre le souverain et disparaître avec lui pour passer dans une pièce contiguë, M. de Linières eut un moment de vertige. Il vit sa fortune politique s’effondrant tout à coup par le fait de la désobéissance du chevalier aux désirs du roi. Mais le roi, allant lui-même soulever la portière dissimulant la porte d’un boudoir, fit un signe. Aussitôt Henriette Gérard s’avança, le front incliné et en proie à une émotion violente. Alors le roi, s’adressant à Roger : – Voici l’épouse que je vous destine, monsieur ! prononça-t-il d’un ton qu’il voulait rendre sévère. J’espère que vous ne vous opposerez pas, cette fois, à l’accomplissement de mes désirs. Roger se précipita aux genoux de Louis XVI, et, saisissant la main que le roi tendait pour le relever, il la porta vivement à ses lèvres. Pendant ce temps, Henriette, revenue à elle-même, était allée s’agenouiller à côté de son fiancé ; si bien que le souverain semblait donner lui-même la bénédiction nuptiale aux deux êtres qu’il unissait pour toute une existence de bonheur et d’amour. Entrebâillant la porte qui ouvrait sur la salle d’honneur, il se trouva tout à coup en présence du comte de Linières. – Venez donc, monsieur, assister à un scène de famille. Et Sa Majesté poussa doucement M. de Linières devant les deux jeunes gens qui étaient demeurés à genoux côte à côte, la main dans la main et le front incliné. Le roi autorisa le chevalier à accompagner son oncle, qui allait ramener Henriette Gérard à Paris. Tout le monde était sur pied à l’hôtel de Linières. Picard était, depuis des heures, occupé à faire les cent pas devant l’hôtel. Aussi fut-il le premier à se précipiter pour ouvrir la portière du carrosse. Et, lisant le bonheur dans les yeux des deux jeunes gens, il faillit s’évanouir. Le comte eut pitié de lui. – Oui, Picard, dit-il. Le roi consent. Alors Picard, sans perdre une seconde, s’élança dans le vestibule, en criant aux serviteurs accourus pour voir Roger : – Nous avons l’agrément de Sa Majesté !... Le roi nous comble de ses faveurs ! Et nous nous marions ! La comtesse de Linières et Louise attendaient, anxieuses. Quand Roger parut sur le seuil, donnant le bras à Henriette, Diane voulut se précipiter au-devant d’eux : mais elle chancela et, s’appuyant sur le bras de Louise : – Ah ! mes chers enfants, s’écria-t-elle, je vois... je comprends... je devine... – Oui, Diane, fit le comte en courant prendre la comtesse dans ses bras, vos vœux sont accomplis !... Déjà Roger et Henriette étaient aux genoux de Diane.

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XIII On ne s’occupait plus, à l’hôtel de Linières, que du mariage du chevalier de Vaudrey, dont la nouvelle, répandue dès le lendemain de la réception de Trianon, avait fait grand bruit à la Cour. On n’avait pas tardé à apprendre, en effet, que l’épouse du chevalier de Vaudrey, aussitôt le mariage célébré, serait présentée, et que la reine l’attacherait à sa personne en qualité de dame d’honneur. Henriette acceptait avec modestie cette perspective d’une vie si nouvelle. Elle eût préféré continuer à vivre dans la simplicité, entre le mari aimé et cette bonne et douce Louise. Du reste, il y avait, il faut le dire, un nuage à son bonheur. Depuis que Louise avait recouvré la vue, l’orpheline paraissait subir une affection de langueur. Elle s’efforçait de se montrer heureuse et presque gaie lorsqu’elle était en présence de la comtesse. Mais, dès qu’elle parvenait à s’isoler, elle ne tardait pas à s’abandonner à une profonde mélancolie. Henriette n’avait pas été longtemps à s’en apercevoir, et elle résolut de saisir la première occasion qui se présentait d’amener sa sœur à une confession complète. Un jour qu’elle se trouvait seule avec Louise, Henriette entama la conversation. – Louise, commença-t-elle, n’es-tu pas, ainsi que moi, heureuse d’avoir vu se réaliser mes vœux les plus chers ?... Alors, dis-moi pourquoi je te surprends parfois devenant subitement triste. – Mais je t’assure... essaya Louise. Puis, rougissant à l’idée de faire un mensonge, elle baissa les yeux. – Tu vois bien, méchante, que tu me caches quelque chose, fit Henriette. Eh bien ! si j’avais deviné, moi, le secret que tu refuses de me faire partager ? Si je te disais pourquoi, maintenant que tu vois, tu plonges tes regards dans la rue, comme si tu attendais quelqu’un !... – Henriette !... Que me dis-tu là ?... – Je te dis, Louise, que tu attends quelqu’un qui tarde à venir... Ne te semble-t-il pas, Louise, qu’il y a bien longtemps qu’il n’est passé de rémouleur devant l’hôtel ?... Au commencement de ton séjour ici, tous les soirs la même voix criait, sous les fenêtres : « À r’passer les couteaux, les ciseaux ! » – Tu te souviens de cela, Henriette ? – Et toi, ma sœur ? Mais, sans répondre directement à la question, Louise prononça dans un murmure : – C’est vrai, il ne vient plus ! – C’est de Pierre que tu veux parler, n’est-ce pas ? Pourquoi me le cacherais-tu ?... Crois-tu que je n’ai pas deviné, depuis bien longtemps, l’amitié... la sympathie, que tu as conservée au pauvre garçon !... C’est donc parce que tu n’entends plus le rémouleur que tu... t’abandonnes à la mélancolie ? – J’ai peur, balbutia Louise, qu’il ne lui soit arrivé quelque malheur ! Henriette en savait assez. Elle évita, à partir de ce jour, de parler de nouveau du rémouleur. Si Louise se préoccupait du sort de Pierre, celui-ci n’avait pas oublié sa compagne de misère. Après les premiers aveux que lui avait arrachés M. Hébert, le jeune homme ne cessait de parler à son protecteur de celle qui occupait toute sa pensée. Pierre avait largement profité de l’instruction que lui faisait donner le docteur. C’était maintenant un jeune homme de fort bonnes manières, et dans lequel il eût été impossible de retrouver l’ancien rémouleur boiteux et ignorant. Pierre était lui-même tellement étonné de sa métamorphose qu’il dit un jour à son protecteur : – Vous m’aviez promis que je marcherais comme tout le monde, monsieur le docteur ; mais vous ne m’aviez pas dit de quels biens mille fois plus précieux me doterait l’instruction que vous m’avez fait donner. Puis, avec un soupir mélancolique, il ajouta : – À présent que vous m’avez ainsi transformé, ne craignez-vous pas que je me trouve malheureux de... tant de bonheur !... – Oh ! oh ! répondit M. Hébert, voilà que nous nous préoccupons de notre avenir, ce me semble. Eh bien ! soit, je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous sachiez le sort qui vous est réservé !... Après un court moment de silence, le docteur reprit : – Depuis que je vous ai fait entrer à l’hôpital pour pratiquer l’opération... vous avez consenti à vous laisser appeler d’un autre nom que le vôtre... Le front de Pierre s’étant tout à coup rembruni, M. Hébert ajouta : – Mais je comprends que vous ne puissiez être présenté dans le monde sous un pseudonyme. Vous pensez bien, mon ami, que le nom de Louis Raymond, que je vous ai trouvé, ne pouvait vous convenir qu’autant que vous seriez resté le rémouleur sans éducation, que voulait protéger le docteur Hébert. Mais, du moment que vous êtes devenu un jeune homme instruit, élégant, il vous faut un nom qui puisse donner à celui qui le porte l’accès des salons les plus aristocratiques. Pierre écoutait avec un profond étonnement. – Vous vous rappelez, mon ami, lui dit le docteur, que je vous parlais, un jour, du pouvoir qu’avait le roi de vous autoriser à changer de nom ? Je dois donc, avant de faire une démarche en ce sens auprès de Sa Majesté, m’assurer de votre consentement à cette substitution de nom. L’ancien rémouleur baissa les yeux. Ces paroles lui remettaient en mémoire toute son existence d’autrefois. Et c’est en balbutiant qu’il répondit : – Je ne puis que m’incliner humblement, acceptant d’avance tout ce qu’il vous plaira de faire et vous bénissant pour toutes vos bontés. – Alors, mon ami, tout s’arrangera à merveille, et je puis, dès à présent, vous dire qu’il existe un homme qui sera heureux de vous adopter... – M’adopter ?... moi ?... Et cette... personne... quelle est-elle ? – Une sorte d’original, mon ami, qui a négligé de se marier, quand il en était temps encore, et qui... maintenant qu’il a passé l’âge où l’on se conjoint, se sent tout à coup envahi... par un impérieux besoin d’amour paternel !... Et, si vous voulez que je précise, eh bien ! cet original, c’est... le docteur Hébert ! – Vous ? s’exclama Pierre en sursautant... Vous ?... Je porterais votre nom ?... – Pourquoi pas ?... Voyons, vous étiez quelque peu... détérioré et je vous ai raccommodé !... Voilà pour la partie matérielle de votre individu !... Quant au moral... Votre intelligence sommeillait, je l’ai brusquement éveillée. N’ai-je pas acquis quelque droit à cette paternité de convention qui se nomme l’adoption ? M. Hébert avait à peine achevé que Pierre se jetait à ses pieds, en s’écriant : – Oh ! mon bienfaiteur !... Oh ! mon... mon père ! – Allons, allons, prononça le docteur, en relevant le jeune homme, auquel il serra les mains avec force. Voilà qui est convenu, vous acceptez !... Je cours tout de suite à Versailles... C’est pressé, très pressé. Il se pourrait que vous soyez bientôt obligé de faire usage du nom que vous allez recevoir de moi ! Pierre avait sans doute compris à quoi le docteur voulait faire allusion, car ses yeux exprimèrent la joie qui, subitement, illuminait son âme. M. Hébert avait tenu son protégé au courant de tout ce qui concernait Louise. Pierre avait attendu, avec anxiété, que s’écoulât la période aiguë qui devait suivre l’opération de la cataracte. Enfin, le jour arriva où le docteur, entrant joyeux, s’écria : – Elle voit !... Décidément, j’ai joué deux fois de bonheur ! Puis, regardant Pierre, il ajouta avec un sourire : – C’est beaucoup, mais ce ne serait pas assez si je ne réussissais pas... une troisième opération très délicate... Figurez-vous, mon ami, qu’il s’agit pour moi d’obtenir un succès sur trois personnes à la fois. Pierre était trop habitué à la façon de parler et d’agir de son protecteur pour ne pas saisir cette nouvelle allusion. Et il s’attendait presque à la surprise que lui ménageait le docteur, lorsqu’un jour celui-ci lui dit : – Il y a réception, ce soir, à l’hôtel de Linières : on y célèbre à la fois et le retour du chevalier de Vaudrey et la complète guérison de Mlle Louise, et aussi les fiançailles du chevalier avec Mlle Henriette Gérard !... Le roi a lui-même présenté les deux fiancés l’un à l’autre. Aussi la joie est-elle grande à l’hôtel de Linières, comme vous pourrez en juger par vous-même, monsieur Pierre Hébert. C’était la première fois que le docteur appelait de ce nom son protégé. – À moins, toutefois, mon ami, que vous n’acceptiez pas que je vous présente à M. le comte de Linières et à la comtesse. Pour annoncer ainsi à son protégé la bonne nouvelle qui devait combler celui-ci de joie, M. Hébert s’était auparavant assuré de l’accueil qui serait fait au jeune homme. Il avait poursuivi son but avec une habileté remarquable. – Voyons, comtesse, avait-il dit à Mme de Linières, ne vous êtes-vous pas aperçue que notre chère « aveugle » est encore dans un état alarmant ? – Louise ?... – Mais oui : seulement, aujourd’hui, il faut aller chercher plus profondément la cause de la langueur. – Vous supposez, docteur... – Qu’il faudrait deux mariages le même jour à l’hôtel de Linières... – Quoi ?... Marier cette chère enfant ?... – Parbleu, répliqua finement M. Hébert, je sais bien d’avance ce que vous allez me dire : « Pour marier Louise, il faut avoir pour elle un fiancé tout prêt... et qui soit du goût de la jeune personne !... » À cela, je répondrai, comtesse, que Mlle Louise, ayant subi une longue cécité, n’a pu, comme tant d’autres jeunes filles, se créer un idéal. Par conséquent, elle sera plus facilement accessible à une sympathie qui, peu à peu, deviendrait de l’amour. Au surplus, voulez-vous tenter l’expérience ? J’ai tout prêt le « charmant jeune homme » qui sera « trop heureux » d’obtenir la main de Mlle Louise. – Mais, docteur, je verrai, je consulterai... – Qui ?... Louise ?... C’est inutile !... Il vaut mieux que l’entrevue ait lieu, sans que ma chère petite aveugle se doute qu’on songe à la marier. Nous serons là pour observer et juger de l’impression produite. Il savait bien qu’il arriverait bientôt au couronnement de son œuvre. La présentation eut lieu, et Pierre obtint un véritable succès auprès du comte de Linières, auquel le docteur raconta une histoire de son invention, laquelle représentait le jeune homme comme un orphelin qu’il avait fait élever et qu’il avait adopté afin de lui léguer un jour toute sa fortune. – Comme vous voyez, monsieur le comte, fit plaisamment le docteur, mon fils d’adoption ne sera pas un parti à dédaigner, quand il voudra se créer une famille. M. de Linières regarda fixement son interlocuteur ; puis serrant la main de M. Hébert : – Causez de cela avec la comtesse, cher docteur ! Pierre fut reçu avec l’affabilité qu’on devait au protégé du médecin qui avait acquis des droits à la reconnaissance et à l’amitié de toute la famille. La comtesse accepta ses salutations avec un bienveillant sourire, qui disait tout bas qu’elle était dans la confidence des projets de M. Hébert. Quand Pierre dut enfin s’incliner devant Louise, il fut contraint de faire appel à toute sa force de volonté pour maîtriser l’émotion qui s’était emparée de lui. De son côté, la jeune fille éprouva une surprise, dont elle ne pouvait s’expliquer la cause. Le trouble, l’agitation du jeune homme, le bonheur qu’il ressentait en la revoyant, la troublaient elle-même, et certaines intonations, qui lui rappelaient la voix si connue de Pierre, résonnaient comme un écho lointain jusqu’au fond du cœur de Louise. Pendant toute la soirée, le hasard sembla avoir pris à tâche de favoriser entre eux l’échange de paroles qu’ils s’efforçaient, vainement, l’un et l’autre, de rendre banales. Et quand, après le départ du docteur et de Pierre, la comtesse eut autorisé les jeunes filles à se retirer dans leur chambre, Louise s’empressa de prendre la parole. Elle s’étonna que cette présentation eût été ménagée à son insu et comme si on eût voulu lui faire une surprise et se rendre compte de l’impression qu’elle en ressentirait. Henriette eut un sourire pour répondre : – Il paraît, ma chère Louise, que c’est ainsi que cela se passe dans le grand monde quand on veut arranger... un mariage ! – Que dis-tu là, Henriette ?... On songerait à... – Te marier ?... Mais pourquoi pas ?... Si la comtesse a voulu s’occuper de ton avenir, est-ce que tu te refuserais de te rendre à ses désirs ?... Louise ne répondit pas, mais des larmes brillèrent au bout de ses longs cils. – Comment ! tu pleures ? fit Henriette, en attirant son amie dans ses bras. – Ma sœur, dit-elle, lorsque la perspective d’un mariage provoque d’autres larmes que des larmes de joie, c’est qu’on a disposé soi-même de... de son cœur ! Et je ne suppose pas, ma Louise... – Oh ! non... s’empressa de répondre la jeune fille. – Alors, ne trouves-tu pas, comme moi, que le protégé de M. Hébert est tout à fait charmant ? – Il m’a paru... fort bien ! – Pourquoi ta voix a-t-elle tremblé en prononçant ces mots ? – Pourquoi me questionnes-tu ainsi, Henriette ? – Pour m’assurer que je ne m’étais pas trompée en croyant m’apercevoir que la présence du protégé de M. Hébert ne t’avait pas été... – Désagréable ?... Mais non !... – Pas indifférente... ce qui est mieux ! Cette nuit-là, on ne dormit pas beaucoup dans la petite chambre des jeunes filles. Henriette confessa habilement son amie, et elle put, dès le lendemain, donner à Roger l’assurance que Louise avait, au fond du cœur, un chagrin qu’entretenait un souvenir. Et la fiancée du chevalier en concluait que, trop docile et trop reconnaissante pour refuser un mariage approuvé par la comtesse, la jeune fille aurait à combattre un souvenir profondément gravé dans son cœur. Le docteur menait rondement son projet, et il ne restait qu’à consulter Louise. Ce fut Henriette qui fut chargée de lui faire part de la recherche dont elle était l’objet. – Je m’attendais à cette proposition, interrompit la jeune fille, dès les premiers mots prononcés par son amie. Et je suis prête à répondre. Certes, celui que l’on me destine pour mari doit réunir toutes les qualités désirables, puisque Mme la comtesse l’a agréé. Je devrais donc m’estimer heureuse et accepter avec joie de devenir l’épouse du fils de M. Hébert. Je ne cacherai même pas la sympathie qui s’est manifestée en moi dès ma première entrevue avec celui qui aspire à ma main... Je ne saurais même faire aucune objection sérieuse à ce que le mariage se réalisât... – Eh bien ! qu’est-ce qui empêcherait qu’il se célébrât en même temps que celui du chevalier et de Mlle Henriette ? interrompit le docteur Hébert, en ouvrant la porte de la chambre. Louise demeura interdite pendant quelques secondes. Mais, devant le bon sourire paternel qu’on lui adressait, elle reprit contenance. Et c’est avec une émotion qu’elle ne cherchait plus à dissimuler qu’elle répliqua : – Pourquoi cacherais-je plus longtemps ce que j’éprouve ? Et, puisque vous voici réunies ici, les deux seules personnes qui puissent comprendre ce qui se passe en moi, je vais vous ouvrir mon cœur, comme ce serait mon devoir de le faire à une sœur bien-aimée, à un père affectionné... Alors, avec simplicité, la jeune fille ajouta, s’adressant d’abord à Henriette : – Quand le malheur s’abattit sur nous, le jour où nous fûmes séparées et que la malheureuse aveugle se trouva seule au milieu de cette ville immense, un pauvre être me prit en pitié, et c’est grâce à lui, à ses consolations, à ses soins, à ses prévenances, que je dois de n’avoir pas succombé au désespoir. J’ai voué à cet ami, qui se sacrifiait pour moi, une reconnaissance éternelle ! – C’est de Pierre Frochard que tu parles ? interrompit Henriette. – C’est de lui, en effet, qu’il s’agit. Après avoir attendu vainement l’occasion de le revoir, je dois vous révéler le secret que je gardais enfermé dans mon cœur, comme il le gardait lui-même au fond du sien. Pierre m’aimait ! – Que dis-tu ? – Il m’aimait de l’amour le plus pur, le plus dévoué, le plus saint. Et il s’était dit, l’infortuné : « Une aveugle ! Je ne serai pas pour elle, moi, pauvre déshérité, pauvre infirme, je ne serai point un objet de répulsion, de dégoût. Elle ne connaîtra de moi que mon dévouement sans bornes, ma tendresse sans limite. » Et il se prenait à espérer ! Il m’aimait enfin, il m’aimait !... Et moi, pour qui il a tant souffert, moi pour qui il donnait sa vie dans cette lutte mortelle contre son misérable frère, je ne veux pas engager mon avenir sans l’avoir revu, sans lui dire : « C’est à vous, Pierre, que je dois d’exister encore, c’est à vous que je dois d’avoir revu la lumière du ciel et retrouvé une famille bien-aimée, et je ne me reconnais pas le droit de disposer de moi-même sans que vous m’ayez dit : « Allez où vous appelle votre cœur, Louise, soyez heureuse ! » Vous m’avez promis, monsieur le docteur, de nous mettre, Pierre et moi, en présence l’un de l’autre, et je fais appel à cette bonne promesse. – Soyez satisfaite, dit le docteur, je remplirai l’engagement que j’ai pris ; vous reverrez bientôt cet ami ; et, puisqu’il faut son assentiment au mariage que j’ai rêvé pour vous, je crois, ajouta-t-il en souriant, qu’il vous le donnera... sans hésiter. – Et quand le reverrai-je ? Quand le verrai-je, veux-je dire, car, hélas ! mes yeux n’ont jamais contemplé son visage, et je ne connais de lui que son dévouement. – Eh bien ! dit M. Hébert, demain, si vous le voulez. Il suffira, pour cela, que vous veniez chez moi. Et, comme Henriette et Louise étonnées regardaient le docteur, celui-ci reprit : – Rien de plus facile que d’obtenir de la comtesse qu’elle vous accorde la permission de venir me rendre visite. Picard vous accompagnera, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire quand vous veniez en consultation. Le docteur Hébert avait bien combiné son plan en ce qui concernait le mariage de Louise. Mais c’est aussi à la fiancée de Roger que l’excellent homme ménageait une surprise, de concert, il est vrai, pour cela, avec le chevalier de Vaudrey. Roger avait fait le voyage d’Amérique en France sur le navire qui ramenait le lieutenant d’Ouvelles et Marianne. Celle qui s’était dévouée pour sauver Henriette Gérard avait racheté tout son passé depuis longtemps. Déjà, à bord du Glorieux, le navire qui la conduisait en Louisiane, elle avait eu l’occasion de donner la preuve de son énergie et d’un rare dévouement. Plus tard, Marianne avait su s’attirer la bienveillance de la femme du gouverneur de la Louisiane, en même temps qu’elle était, de la part du lieutenant d’Ouvelles, l’objet d’un irrésistible amour : il arriva même que Marianne put, au péril de ses jours, sauver la vie à l’ancien commandant du Glorieux. Régénérée et réhabilitée par l’amour si pur qu’elle avait au cœur, Marianne avait fait la confidence de sa vie et de ses malheurs au lieutenant. D’Ouvelles voulut, par un mariage, consacrer sa vie à celle qui s’était dévouée pour sauver la sienne. Ce fut après ce mariage, qui mettait le comble au bonheur de Marianne, que le lieutenant d’Ouvelles avait rejoint en Virginie les troupes françaises commandées par La Fayette. Il y avait rencontré le chevalier, dont il partagea les dangers et les exploits. Et, lorsque la victoire décisive eut donné aux généraux la certitude que les armées américaines auraient à jouir d’un assez long repos, plusieurs volontaires se décidèrent à retourner en France. De ce nombre était le lieutenant d’Ouvelles. Le mari de Marianne, poursuivant un but de réparation, voulait retrouver l’enfant de Madeleine Bachelin. Aussi, en arrivant à Paris, la première visite des époux d’Ouvelles fut-elle pour la couturière chez laquelle Marianne avait fait son apprentissage. Ce ne fut pas sans la plus violente émotion que l’ancienne ouvrière se retrouva devant cette maison qu’elle avait quittée comme une voleuse. Le lieutenant dut comprendre ce qu’il y avait d’angoisse dans l’âme de la repentie, car il pria Marianne de l’attendre, pendant qu’il monterait chez la couturière. Mme Poidevin le reçut avec politesse. Mais, aux premiers mots échangés, elle passa par toutes les phases de la surprise en apprenant l’histoire de Marianne : Elle s’empressa d’aller prévenir toutes les ouvrières de ce qui arrivait. En entendant dire qu’on allait leur enlever l’enfant de l’atelier, toutes les anciennes camarades de Marianne manifestèrent le chagrin qu’elles en éprouvaient. Mais elles durent se rendre aux observations de Mme Poidevin. – Il va retrouver un père d’abord, puis une famille, dit l’excellente femme. Et, profitant de l’émotion qui s’était emparée de ses ouvrières, Mme Poidevin leur raconta, en quelques mots, ce qu’était devenue leur ancienne camarade d’atelier, et comment elle avait, par une vie toute de dévouement, de sacrifice et de courage, racheté ses fautes passées. Puis, entrebâillant la porte derrière laquelle attendait le lieutenant. – Je vous serais obligée, monsieur, dit-elle, de nous présenter Mme d’Ouvelles. En se trouvant en face de Mme Poidevin entourée des ouvrières, Marianne faillit s’évanouir. Elle courba le front et, se précipitant sur la main que lui tendait Mme Poidevin, elle la porta à ses lèvres, en murmurant : – Oh !... merci !... merci, madame !... Quant Marianne eut embrassé chacune de ses anciennes camarades, on causa de l’enfant de Madeleine Bachelin. Le petit garçon avait été placé chez une brave femme des environs de Paris, devenue récemment veuve. – Vous allez la rendre bien malheureuse en lui reprenant cet enfant, qui, maintenant, est sa seule compagnie, insinua Mme Poidevin. Marianne échangea un regard avec son mari. – Nous le lui laisserons, dit Marianne : car, si elle y consent, nous la prierons de venir vivre avec nous. – Dieu fait bien ce qu’il fait, s’exclama-t-elle avec joie... Vous en avez une preuve aujourd’hui, mesdemoiselles. Lorsque Marianne se fut arrêtée à la décision de recueillir celle qui avait pris soin de l’enfant de l’atelier, elle ne voulut pas quitter Paris avant d’avoir tenu deux promesses formelles qu’elle s’était faites à elle-même. En premier lieu, elle voulait aller se jeter aux genoux de sœur Geneviève et solliciter sa bénédiction. Mais, à la Salpêtrière, elle apprit que la supérieure était morte, il y avait quelques semaines à peine. Marianne avait quitté la Salpêtrière le cœur douloureusement impressionné. – Celle que j’allais voir n’est plus ! dit-elle à son mari, qui l’avait attendue à la grille. Pourvu que je retrouve le docteur ! C’était, en effet, la seconde personne que Marianne désirait voir avant de quitter Paris, peut-être pour toujours. Et ce n’est pas sans anxiété qu’elle se dirigea vers l’hôtel du médecin. M. Hébert savait par Roger l’histoire de la prisonnière déportée en Louisiane. Il reçut les époux d’Ouvelles avec les plus grands égards. Le médecin raconta à la jeune femme les derniers moments de sœur Geneviève. Marianne pleura au récit de cette agonie d’une sainte. – Mais je ne vous tiens pas quitte avec cette première visite, fit M. Hébert, après avoir réfléchi pendant quelques instants. Revenez me voir... Je compte sur vous après-demain, à trois heures. Cette première visite précédait d’un jour la conversation que le docteur avait eue avec Louise et Henriette, à l’hôtel de Linières, et à la suite de laquelle M. Hébert avait donné, on s’en souvient, rendez-vous aux deux jeunes filles chez lui pour le lendemain.

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XIV À partir du moment, où le docteur eut promis à Louise qu’il la mettrait en présence de son ami le rémouleur, la jeune fille attendit avec impatience l’heure de se rendre à l’hôtel du médecin. Elle se demandait, en effet, si ce pauvre diable ne se trouverait pas mal à l’aise devant elle ; s’il ne rougirait pas d’être vu, lui que sa difformité et sa mine chétive avaient fait surnommer « l’avorton ». Certes, elle se promettait bien de ne pas paraître s’apercevoir de sa difformité. Elle lui témoignerait la même sympathie qu’autrefois et lui ferait comprendre par de douces paroles, combien elle avait pensé à lui, combien elle se trouvait heureuse de le revoir ! C’est dans ces dispositions d’esprit qu’elle arriva chez le docteur. – Mon enfant, dit M. Hébert, je suis heureux de l’empressement que vous témoignez !... Je vous ai tenu parole. Vous pourrez bientôt vous entretenir avec celui que vous désirez voir. Puis, se tournant vers Henriette : – Et vous aussi, mon enfant, dit-il, vous allez revoir une personne qui attend impatiemment l’instant où elle pourra se rencontrer avec vous. – Marianne ! s’écria Henriette, voyant entrer la jeune femme. – Marianne ! dit Louise. Et Henriette, ouvrant les bras, attira la jeune femme sur son cœur. Pendant quelques instants, toutes deux se tinrent embrassées, muettes de saisissement et de joie, tandis que des larmes, de douces larmes, inondaient leur visage. Après ce premier moment de surprise et de joie, les amies se racontèrent leur histoire depuis le jour où elles s’étaient quittées à la Salpêtrière. Ce fut M. Hébert qui dut interrompre cet entretien qui menaçait de durer encore longtemps. – Dites-vous adieu, mes enfants, dit-il, car nous attendons une autre visite, et celle-là ne sera pas non plus exempte de surprise... et d’émotion. À peine M. Hébert venait-il de prononcer ces dernières paroles qu’un cri lointain se fit entendre. Le cri du rémouleur : « À repasser les couteaux, ciseaux, canifs !... À repasser les couteaux !... » C’était bien la voix d’autrefois, cette voix éraillée, plaintive, lamentable, que Louise avait si souvent entendue. Elle écoutait, anxieuse et agitée d’un tremblement nerveux. Et la voix, qui se rapprochait, devenait peu à peu moins douloureuse et moins triste. Et lorsque la voix se fit entendre, se rapprochant de nouveau, elle éclata comme un chant de bonheur et de joie triomphante ! Louise écoutait avec ravissement ; elle s’élança vers la fenêtre ; puis, se ravisant tout à coup, elle prit Henriette et Madeleine par la main : – Vous le connaissez toutes les deux, dit-elle ; toi, Henriette, tu l’as vu, mon pauvre Pierre, le jour où tu es venue m’arracher des mains de la Frochard ; et vous, Marianne... – Oui, oui, dit celle-ci, rougissant au souvenir de Jacques ; je le connais aussi, ce pauvre Pierre !... Et, toutes les trois, elles s’approchèrent de la fenêtre. De l’autre côté de la rue se trouvait le rémouleur, portant sur son dos courbé sa meule et tous les accessoires de son métier. Il marchait en boitant et portait les misérables vêtements d’autrefois : son visage était caché sous les larges bords de son chapeau. – Oui, oui, je le reconnais, c’est lui, dit Henriette. – C’est bien lui, ajouta Marianne. Sans tourner les yeux de leur côté, le rémouleur se débarrassait de sa boutique et la déposait à terre. – Pierre ! Pierre ! s’écria Louise d’une voix tremblante. À ce cri, le rémouleur se retourna vivement, fit quelques pas, la jambe bien tendue, enleva son chapeau et releva vers la jeune fille son visage rayonnant. – Vous !... vous ! s’écria Louise. Elle avait reconnu le fils d’adoption du docteur et comprenait que Pierre et son fiancé ne formaient qu’un seul et même personnage. – C’est lui, docteur, disait-elle, ivre de joie... lui que vous avez ainsi métamorphosé ! – Je l’ai, en effet, quelque peu redressé physiquement, dit joyeusement M. Hébert : je savais que je vous rendrais la vue, il fallait bien rendre présentable ce brave garçon qui vous adorait. Pierre, pendant ce temps, avait franchi les marches de l’escalier. Il était venu se jeter aux genoux de Louise. ....................................................... Quinze jours plus tard, l’église Saint-Sulpice regorgeait de monde. Toute l’aristocratie avait voulu répondre aux invitations du lieutenant-général de police. On célébrait le mariage du chevalier de Vaudrey avec Henriette Gérard. À la même heure, dans une chapelle latérale, le prêtre donnait également la bénédiction nuptiale à Louise et à Pierre. Le comte de Linières avait tout combiné pour que les invités assistassent aux deux mariages à la fois. Picard, pendant tout le temps qu’avait duré la double cérémonie, se tenait sur le parvis. Et du haut des marches, gesticulant comme un fou, il criait aux serviteurs du comte, réunis devant l’église : – Mariés, mes amis, nous sommes mariés !... Nous sommes heureux, bien heureux tous les quatre ! Tous les cinq, je veux dire... car je suis un peu de la famille, moi. Et le brave homme riait et pleurait à la fois. Fin