Adolphe D'Ennery, les deux orphelines Quatrième Partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

1

I La Salpêtrière, édifiée sous le règne de Louis XIII, avait été destinée, en principe, à ne recevoir que les femmes atteintes de maladies incurables. Plus tard, sous Louis XV, on avait affecté une partie de l’édifice à l’internement des infortunées atteintes d’aliénation mentale... Enfin, dès la fin du règne du Bien-Aimé, le nombre des filles de débauche augmentant sans cesse et la répression des mauvaises mœurs devenant de plus en plus difficile, la police était littéralement sur les dents. On purgeait les mauvais lieux et des arrestations en masse s’opéraient chaque nuit. Au moment où nous sommes de ce récit, la Salpêtrière regorgeait de pensionnaires des trois catégories spécifiées plus haut. Le retentissement qu’avait eu la fameuse saturnale du pavillon du Bel-Air devait obliger la police à augmenter encore le nombre des prisonnières de la Salpêtrière. De quelque protection que pussent se recommander les courtisanes en renom et les filles d’Opéra qui avaient assisté à cette orgie destinée à demeurer célèbre, la plupart d’entre elles avaient dû subir le sort des prostituées vulgaires. Parmi les détenues récemment entrées à la Salpêtrière, nous retrouverons, en effet, les principales invitées de feu le marquis de Presles : Florette, Cora, Julie, ces beautés, la veille encore habillées de soie et couvertes de bijoux, aujourd’hui vêtues de l’uniforme de la prison. L’hospice, ainsi que nous l’avons dit, avait dû être divisé en trois corps de logis. Une cour spéciale était réservée aux filles de débauche et aux voleuses. Tout au fond, une grille séparait de cet emplacement la cour principale, par laquelle on pénétrait dans la section des folles. De chaque côté, deux vastes bâtiments encadraient l’emplacement dallé réservé aux promenades des prisonnières. D’un côté se trouvait l’infirmerie, et, du côté opposé, les dortoirs. C’est, on s’en souvient, à la Salpêtrière que Marianne, la victime de Jacques Frochard, avait été conduite, lorsque, décidée à rompre avec la vie qu’elle menait et repentante du vol qu’elle avait commis, la malheureuse était allée supplier qu’on l’arrêtât. Elle pleurait comme pleurent les repenties sincères. Les surveillantes, témoins de cette attitude désespérée qu’elles voyaient rarement chez les misérables créatures qu’on leur envoyait, croyaient à une comédie de la douleur. L’une d’elles, plus endurcie que les autres, secoua la détenue en grommelant : – Quand on dérange le monde si tard, il ne faut pas ouvrir les écluses, ma fille. Marianne n’entendit même pas, abîmée qu’elle était dans son chagrin immense. La vieille surveillante commanda alors qu’on lui mît le costume de la prison. Cette fois, en se sentant appréhendée, la malheureuse se souleva et, adressant des regards éplorés aux femmes qui l’entouraient : – Ah ! laissez-moi ainsi ! supplia-t-elle. Laissez-moi mourir ici !... Les surveillantes s’approchèrent alors de la prisonnière et l’exhortèrent à se soumettre docilement aux règlements de la prison. Elles étaient d’une douceur et d’une complaisance extrêmes, ces femmes qui se vouaient ainsi au métier de surveillantes par dévotion. – Ne vous lamentez pas ainsi, fit la première : nous aurons pour vous tous les ménagements possibles... – Mais, continua la seconde, il faut que nous remplissions notre devoir... Marianne regardait ces deux femmes, dont la parole bienveillante lui rappelait les paroles que d’autres voix, des voix d’ange, avaient murmurées à son oreille. Les autres voix lui avaient dit : « Vous redoutez qu’on vous découvre... qu’on vous arrête... Mieux ne vaut-il pas subir une peine de quelques mois que de mériter un châtiment éternel ?... » Elle entendait encore, comme dans un écho venu du ciel, ces paroles consolantes : « Quand vous sortirez de prison, vous serez quitte envers les hommes... Et, quand vous vous serez repentie... vous serez quitte envers Dieu !... » Ces paroles avaient été pour elle comme une révélation. Elle avait courageusement franchi une première étape dans la voie du repentir, en allant s’accuser, en suppliant qu’on la retint prisonnière... Et, maintenant, elle était dans cette maison où l’on s’acquitte envers les hommes, en subissant la peine que l’on a méritée... Où l’on s’acquitte envers Dieu, lorsqu’on a élevé son âme vers lui, dans un repentir sincère ! Il se fit alors un revirement en son esprit... Elle sécha ses larmes et, s’adressant d’une voix calme aux deux surveillantes : – Je suis prête à obéir !... prononça-t-elle. Et Marianne se laissa vêtir. Tout à coup, les cloches de l’église sonnèrent l’Angélus. Toutes les prisonnières, sur un signe de la vieille surveillante, se mirent à genoux. Et un long murmure de voix arriva jusqu’à Marianne. Lentement, elle fléchit les genoux à son tour. C’était la première fois que, depuis son enfance, elle priait !... Le son de ces cloches plongeait son âme dans une extase inconnue... Cette nuit-là, Marianne ne dormit pas. La fièvre l’avait tenue haletante, sous le coup de violentes hallucinations. Et, dans les scènes qui se déroulaient ainsi devant elle, apparaissaient, comme personnages principaux, les deux jeunes filles rencontrées sur le Pont-Neuf ! Des sons inarticulés s’échappaient de sa gorge : elle s’agitait violemment, si violemment qu’elle tomba de son lit, roulant sur la dalle du dortoir. La surveillante de service était accourue aussitôt. Aidée par deux détenues, elle avait réussi à remettre Marianne sur sa couche. – Pauvre fille ! fit-elle... Elle bat la campagne... – Il faudrait peut-être prévenir la supérieure ! hasarda une des prisonnières. – Bah ! ricana l’autre, c’est de la frime pour se faire bien voir... Et, comme pour donner raison à cette sceptique endurcie, Marianne demeura immobile... Sa respiration se fit moins saccadée... La formalité du lever des détenues s’était accomplie, comme d’habitude, avec la plus grande célérité. Après l’office, pendant que les prisonnières déjeunaient d’un morceau de pain, disséminées dans la cour, sœur Geneviève fit mander la nouvelle détenue. – Marianne, dit-elle à la malheureuse qui faisait de visibles efforts pour se soutenir, le docteur ne va pas tarder à arriver. C’est lui qui décidera si votre état exige que vous entriez à l’infirmerie. Mais, moi, j’ai le pouvoir de vous accorder quelques... adoucissements aux rigueurs du règlement. C’est de cette façon que je récompense les détenues qui ont témoigné d’un bon repentir. J’espère, mon enfant, que Dieu vous enverra de saines pensées et que vous saurez racheter la faute... – Oh ! dites le... crime, madame ! s’exclama Marianne en joignant les mains... Oui, j’ai commis un crime, le crime le plus odieux !... Je ne crains pas de le crier bien haut, assez haut pour que tout le monde l’entende. N’est-ce pas en m’humiliant que je parviendrai à racheter cette coupable action... Elle s’animait, comme si elle eût éprouvé le besoin de cette confession. Sœur Geneviève voulut, par un sentiment de pitié, l’empêcher de continuer : – C’est à Dieu d’abord, mon enfant, dit-elle, que vous devez vous confesser ; ensuite, vous ferez des aveux sincères aux juges appelés à apprécier votre degré de culpabilité... Quant à moi, je ne puis que prier pour que le châtiment soit moins cruel et, surtout, pour que le pardon vous vienne de là-haut, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel. Marianne ne pouvait contenir son émotion. Les paroles bienveillantes qu’on lui adressait à elle, la fille perdue, la voleuse, lui allaient à l’âme. Elle se disait que toute cette bienveillance s’évanouirait lorsqu’on connaîtrait tout l’odieux de son crime... Et, cependant, elle ne recula pas devant la confession entamée... – Oh ! madame, s’écria-t-elle, ne refusez pas de m’entendre... Ne me refusez pas de vous dire tout ce que j’ai souffert depuis le jour où les deux jeunes filles, deux anges, m’ont ouvert les yeux. Si, dans mon enfance, j’avais eu une mère pour m’enseigner la morale et me faire prier... je ne serais pas aujourd’hui la coupable que je suis... Sœur Geneviève avait écouté sans interrompre. Son émotion perçait dans ses regards. Se souvenant d’une phrase qu’avait prononcée la détenue, elle voulut en avoir l’explication... – Quels sont ces deux jeunes anges qui ont su émouvoir votre âme et y faire naître le repentir. – Deux jeunes filles... que je voyais pour la première fois... Deux sœurs, je suppose... – Comment ! vous ignorez... – Je ne les ai pas revues... – Et cela se passait... – Hier !... hier soir, madame, prononça la malheureuse d’une voix tremblante... Et, pressée de questions, Marianne raconta à la supérieure dans quelles circonstances elle avait fait la rencontre des deux jeunes orphelines. À partir du jour de son incarcération, la jeune femme qui avait su, dès le premier moment, s’attirer la bienveillance de la religieuse fut, de la part de sœur Geneviève, l’objet d’une sollicitude presque maternelle. En outre, la sainte femme avait recommandé sa protégée à celui qu’elle appelait son excellent docteur et qu’elle avait depuis longtemps associé à ses bonnes œuvres, à son inépuisable charité. Dans la vie toute de dévouement et d’abnégation qu’elle s’était faite, la religieuse avait considéré comme un bienfait de la Providence d’avoir rencontré ce digne savant qui consacrait de préférence sa science aux malades pauvres, et qui faisait de sa fortune une large part aux infortunes à soulager. C’est lui que nous avons vu s’intéressant si vivement à cette malheureuse petite aveugle que la Frochard traînait à sa suite. M. de Linières l’avait appelé auprès de la comtesse pour essayer d’avoir raison de sa persistance mélancolie. La supérieure, bien qu’elle ne supposât pas que le docteur pût améliorer l’état de Marianne, l’attendait néanmoins pour lui parler de sa protégée... Aussi, lorsqu’elle le vit paraître à la grille de la cour principale, alla-t-elle au-devant de lui, avec plus d’empressement encore que d’habitude.

2

II Du jour où Marianne avait été conduite à la Salpêtrière, la supérieure avait reconnu en elle une de ces natures égarées qui peuvent être ramenées dans la bonne voie. Et sœur Geneviève avait conçu l’espoir de faire une repentie de plus. Chaque jour aussi voyait Marianne plus empressée à bien faire, pour ne pas démériter aux yeux de sa protectrice. Il s’établit ainsi une sorte de lien entre la servante de Dieu et la pécheresse. L’une prêchant la morale, l’autre attentive aux exhortations et docile aux sages conseils. Sœur Geneviève avait conçu le projet d’intéresser de hauts personnages à la malheureuse dont le repentir l’avait profondément touchée. Elle voulut, dans ce but, employer l’intermédiaire du docteur. Le docteur avait promis de faire agir certaines influences : mais il n’avait pas caché à la supérieure combien c’était chose difficile d’obtenir une commutation de peine, depuis que les délits et les crimes demandaient, plus que jamais, une répression sévère. Le médecin de la Salpêtrière n’avait rien négligé cependant pour complaire à sœur Geneviève, dont il était l’un des plus sincères admirateurs. C’est sur ces entrefaites, et pendant que la détenue que protégeait sœur Geneviève attendait sa grâce, que les courtisanes qui avaient assisté à l’orgie du pavillon du Bel-Air avaient été amenées à la Salpêtrière... Ces malheureuses, tombées des hauteurs du luxe et de la grande coquetterie dans l’atelier d’une maison de détention, se lamentaient, maudissant leurs protecteurs oublieux, auxquels elles s’étaient vainement adressées. – Que je suis malheureuse ! s’écriait un jour Florette, assise sur un banc de la grande cour et pleurant à chaudes larmes. Marianne s’était dirigée vers elle, lui avait pris la main en murmurant à l’oreille de l’éplorée : – Ne vous désespérez pas ainsi, mademoiselle ! Mais l’ancienne courtisane avait répliqué, au milieu des sanglots qui l’étouffaient : – Je ne pourrai jamais me consoler. – Essayer de travailler ! avait repris doucement Marianne. Le travail distrait et console. Florette montrait alors ses mains à l’épiderme maintenu si tendre par l’emploi des cosmétiques, ses doigts si effilés et délicats. Elle disait : – Travailler !... Cette grosse toile et ce gros fil me déchireraient les doigts. – C’est vrai, vos petites mains ne sont pas habituées aux rudes travaux du pauvre... – Oh ! non, je n’étais pas habituée au travail, la vie était pour moi si douce. Marianne murmura : – Nous suivions des routes bien différentes. Les amies de Florette s’étaient rapprochées en voyant leur ancienne compagne de plaisir causant avec une détenue : Julie et Cora évoquèrent à leur tour tout le souvenir de leur passé de plaisir et de luxe. – Nous avions des robes de soie et de velours ! – Moi, fit Marianne, j’avais une robe d’indienne que je portais en toute saison... – Je sortais toujours en équipage, soupirait Florette. – J’avais des laquais toujours à mes ordres... – Moi, disait Julie, je possédais la plus jolie chaise de tout Paris, avec des miniatures et des glaces. Marianne regarda tristement ses interlocutrices. – Moi, fit-elle, j’allais à pied gagner ma journée... Et, comme les courtisanes s’étonnaient qu’une existence toute de travail eût abouti à une condamnation infamante, Marianne donna l’explication suivante : – Je me tuais à travailler pour un homme qui m’a forcée de devenir coupable ! Et de toute cette misère, comme de tout votre luxe, que reste-t-il aujourd’hui ?... – Pour moi, le désespoir ! affirma Florette. – Pour nous, la honte ! dirent en même temps Julie et Cora. – Moi, j’ai le repentir ! murmura Marianne. Florette continuait à se montrer la plus exaltée parmi ses compagnes de détention. Elle savait que les filles qu’on enfermait à la Salpêtrière ne faisaient qu’y passer en attendant qu’on les envoyât peupler la Louisiane. Cette perspective l’épouvantait. – Et dire, s’écria-t-elle, qu’au premier jour on va peut-être nous jeter dans une affreuse voiture, comme celle qui est déjà partie hier, escortée et poursuivie par les cris, les injures de la foule !... Marianne avait tressailli malgré elle. Elle se souvenait, elle aussi, d’avoir entendu les hurlements du peuple qui escortait la voiture des déportées... – L’exil vous effraie ? dit-elle d’une voix tremblante à la courtisane... – Je le crois bien ! répondit Florette : d’abord le voyage... deux mois en mer... – Et dans quelle société ! ajouta Julie. Puis Cora : – Ensuite un désert au bout du monde, parmi les serpents et les fauves !... – Moi qu’une souris ferait évanouir ! conclut Florette. Marianne avait regardé alternativement chacune de ces malheureuses qui manifestaient ainsi leur douleur. – Ah ! oui, soupira-t-elle, cela doit vous épouvanter ! – Eh bien ! et vous ? – Moi ? J’y serai loin des tentations qui m’ont perdue ! Il y a là-bas, des ateliers, des fermes, je travaillerai ! Oui, avec le travail, je me ferai une vie nouvelle, une vie à l’abri de tout reproche. Florette l’avait écoutée avec surprise. – Mais c’est odieux, une existence pareille ! s’exclama-t-elle : c’est épouvantable ! Puis changeant de ton : – On assure, il est vrai, ajouta-t-elle, qu’on trouve à se marier là-bas... Julie avait avancé la tête. – Oui !... oui !... on me l’a dit ! fit-elle. – Tant mieux !... déclara Florette avec sentiment, ça sera du moins quelqu’un sur qui l’on pourra se venger. Marianne eut pitié de ces misérables créatures qui ne songeaient, en ce moment, qu’à l’existence matérielle... – Peut-être, dit-elle, ne partirez-vous pas... – Oh ! si cela pouvait être ! soupira Florette. – Que faut-il pour cela ? s’informa Julie. – Montrez-vous soumises, fit Marianne : prouvez que vous êtes repentantes, et je crois qu’alors la supérieure s’intéressera à vous, car j’ai pu juger, par tout ce qu’elle a fait pour moi, que son âme compatit à toutes les douleurs sincères... – Elle vous a protégée déjà ?... Marianne leva la tête et ses yeux s’attachèrent sur une religieuse qui arrivait, en ce moment, dans la cour... – La supérieure ! prononça Florette. – Oui, c’est elle, mesdemoiselles, c’est sœur Geneviève. Elle vient de soigner les malades, et maintenant elle va consoler les affligées... Ah ! que ne lui dois-je pas ?... – Vous ? – Oui, mesdemoiselles !... Quand on m’a amenée ici, sœur Geneviève a eu pitié de ma souffrance, de mes erreurs. Elle m’a conseillée, encouragée, et sa parole était si douce que, peu à peu, en l’écoutant, j’ai senti se réveiller en mon âme des sentiments que je croyais éteints : l’espérance et la foi !... La détenue était émue en parlant ainsi, et son émotion se communiquait à présent à toutes ces créatures perverties. Elles regardaient la supérieure avec respect. Marianne était heureuse de l’effet que ses paroles produisaient. – Tenez, ajouta-t-elle en montrant les sœurs de charité, qui, en ce moment, se promenaient ou se dirigeaient vers l’infirmerie : tenez, quand je voyais ces femmes si pures, si dévouées et si humbles, s’agenouiller, le soir, comme de pauvres pécheresses, elles qui n’ont que des vertus... Quelle miséricorde puis-je attendre ?... m’écriai-je, moi qui suis si coupable !... – Eh bien ! et moi donc, interrompit Florette. Marianne ne la laissa pas achever : – Mais je sais, continua-t-elle, grâce à tout ce que l’on m’a dit ici, grâce aux conseils de ces anges, je sais à présent qu’on peut effacer le passé. Je sais que chaque bonne action peut racheter une faute. Les courtisanes faisaient des signes de doute. Et Florette, dans un élan de franchise, soupira : – C’est qu’il m’en faudrait tant à moi, de bonnes actions, pour racheter toutes mes fautes. En ce moment, la conversation des détenues fut interrompue par un grand mouvement qui s’opérait dans la cour. C’était le médecin qui entrait. Aussitôt qu’elle l’eut aperçu, sœur Geneviève était allée au-devant de lui. – Ah ! docteur, lui dit-elle, avec quelle impatience je vous attendais !... – Je ne suis pourtant pas en retard ! répliqua le médecin. Ses yeux souriaient presque. Mais la supérieure était sous le coup d’une si grande anxiété qu’elle ne s’aperçut pas de ce jeu de physionomie qui l’eut rassurée. Elle tendit la main à son vieil ami, en lui disant d’une voix tremblante : – Vous m’avez fait espérer qu’en venant ce matin... vous m’apporteriez une bonne nouvelle ! fit sœur Geneviève en levant ses yeux anxieux sur son interlocuteur. Le médecin la regarda avec une sincère admiration. – J’ai fait toutes les démarches nécessaires. J’ai dit l’intérêt que vous inspire cette malheureuse. J’ai parlé de son repentir : je l’ai montrée soumise et résignée. – Vous avez réussi ? demanda vivement sœur Geneviève, en joignant les mains. – Complètement !... – Ah ! Dieu soit loué ! L’émotion coupait la parole à sœur Geneviève. Elle tourna les yeux vers Marianne, qui, comme les autres, s’était peu à peu rapprochée des deux personnages, attendant le moment de saluer, au passage, le médecin, lorsque celui-ci quitterait la supérieure pour se rendre à l’infirmerie. Marianne se doutait qu’il s’agissait d’elle, car, tout en parlant, sœur Geneviève avait dirigé, à plusieurs reprises, des regards de son côté. Ce ne fut pas sans une vive émotion qu’elle s’entendit appeler : – Venez, venez, mon enfant. Voici notre cher docteur. Apprenez de lui-même ce qu’il vient de faire pour vous... – Pour moi... monsieur ? balbutia Marianne. – Oui... mais c’est sœur Geneviève, qu’il faudra remercier... C’est elle qui, touchée de votre repentir, a eu l’idée de solliciter votre grâce... Et je vous l’apporte ! En prononçant ces mots, le docteur avait pris dans sa poche un pli cacheté. Il le remit très ostensiblement à la supérieure, de façon à ce que toute l’assistance pût le voir. Aussitôt les détenues accoururent, formant le cercle autour des personnages qui parlaient à Marianne. Chacune d’elle regardait la supérieure, dont le visage rayonnait de bonheur. Elles demeurèrent stupéfaites et profondément remuées, lorsqu’elles virent Marianne se jeter aux genoux de sœur Geneviève, en s’écriant : – Ma bienfaitrice, ma mère !... Très émue, sœur Geneviève se défendait d’avoir mérité les remerciements. Elle désignait le docteur à la reconnaissance de Marianne. Mais le docteur avait à cœur de préparer la petite apothéose qu’il voulait improviser à sa sœur Geneviève. Il se tourna vers Marianne, toujours prosternée, la releva et, la conduisant en face de la supérieure : – Oui, dit-il, j’ai fait des démarches... Et c’est à elle qu’on a tout accordé ! À sœur Geneviève, à la noble et digne femme qui a fait de cette prison sa patrie, de toutes les affligées, sa famille... Puis, s’adressant directement à la religieuse : – À vous, la consolatrice des réprouvées, des coupables repenties. À vous que tout le monde ici respecte, vénère et chérit !... Les détenues rompirent alors le cercle dans lequel elles avaient peu à peu enserré la supérieure. Elles se précipitèrent comme des enfants sur la religieuse. Les unes lui baisaient les mains ; les autres prenaient le bas de sa jupe de bure, ou les manches de sa robe pour les porter à leurs lèvres. Toutes se disputaient doucement à qui arriverait le plus près de cette sainte femme pour lui manifester son respect, son admiration. – Voici l’heure de rentrer, dit sœur Geneviève à Marianne, qui demeurait les yeux rivés sur sa bienfaitrice. Allez, chère enfant, ce soir, vous serez libre ! N’oubliez pas alors que j’ai répondu de vous... Tout à coup, comme les détenues se mettaient en marche, se dirigeant vers les ateliers, un grand bruit se fit entendre, venant de l’infirmerie. Des cris de femme éclataient, violents, et se succédaient sans interruption. Sœur Geneviève avait précipitamment fait quelques pas vers l’infirmerie, en disant : – Que se passe-t-il donc ? – Quelque malade insoumise... Je vais y mettre ordre ! fit le docteur. Mais la supérieure avait jeté un regard vers le groupe qui se présentait, en ce moment, à l’entrée du couloir conduisant à l’infirmerie. – Attendez, fit-elle en retenant le docteur, c’est la jeune fille que l’on a amenée ici, il y a deux jours ! – Et qui a été prise d’un accès de délire ?... – Oui... docteur !... C’est cette malheureuse au chevet de laquelle vous avez passé plus d’une heure. À ce moment, celle dont il était question s’élançait dans la cour, malgré les infirmières, qui faisaient de vains efforts pour la retenir. Henriette criait : – Ne me retenez pas !... Je veux sortir !... Je veux m’en aller, vous dis-je ?... Marianne avait lancé un regard sur la jeune fille qui manifestait cette violente douleur... Et, la reconnaissant, elle s’exclama : – Ah ! mon Dieu !... Mais c’est... c’est elle !... Henriette avait réussi à se débarrasser des infirmières. Elle courait vers sœur Geneviève...

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III Marianne ne s’était pas trompée, C’était, en effet, Henriette, qui, en arrivant à la Salpêtrière, avait dû, étant donné son état de prostration, être conduite à l’infirmerie. Le docteur avait prescrit quelques calmants. – Surtout, avait-il recommandé en se retirant, qu’on ne laisse pas la malade seule un instant, car il n’est pas rare que, dans ces accès de fièvre, les malades soient prises de la folie du suicide. La vérité est qu’Henriette s’était écriée : – Laissez-moi ! je veux mourir ! Dès le lendemain matin, sœur Geneviève était montée à l’infirmerie, pour savoir ce qu’il s’y était passé depuis qu’elle avait, fort avant dans la soirée, quitté le chevet de la nouvelle détenue. On lui apprit, à sa grande satisfaction, que la malade s’était calmée peu à peu et qu’en ce moment elle paraissait dormir profondément. Après la grande crise qu’elle avait subie, Henriette semblait vaincue par les efforts nerveux qu’elle avait fait sous l’influence de la fièvre. La pauvre enfant roulait des yeux affolés, suppliant qu’on l’habillât pour qu’elle pût partir... L’infirmière en chef s’était installée auprès du lit et avait essayé de faire entendre raison à la malade. Henriette avait paru se calmer. – Je désirerais me reposer, murmura-t-elle. Alors, on l’avait laissée seule. Henriette en avait profité pour reprendre ses vêtements qu’on avait placés sur une chaise, au chevet du lit. Puis, une fois habillée, elle avait mis à exécution son projet de fuite. En voyant venir à elle la détenue, dans un semblable était d’exaltation, sœur Geneviève avait essayé de la calmer. Le médecin intervint et, parlant avec une brusquerie feinte : – Pourquoi avez-vous quitté votre lit sans ma permission ? Henriette leva sur lui ses yeux rougis par les larmes : – Ah ! je vous reconnais, monsieur, dit-elle : c’est vous qui m’avez soignée... Le docteur avait bientôt repris son ton paternel. – Oui, pauvre enfant, et je ne puis autoriser... Mais la jeune fille joignit les mains. – Ah ! je suis guérie, monsieur... j’ai toute ma raison, et, puisque cela dépend de vous, dites, je vous en conjure, dites qu’on me laisse sortir... – Ce que vous me demandez est impossible, mon enfant ! dit le docteur ; il faut, pour donner cet ordre... une volonté plus puissante que la mienne... – Je ne suis donc pas ici dans un hôpital ? – Cet hôpital est aussi... une prison ! dit le docteur. Henriette exhala un cri étouffé. – Une prison ! s’exclama-t-elle !... Ah !... je me rappelle ! Ces soldats qui m’ont traînée. Cet homme qui leur donnait des ordres : « À la Salpêtrière », disait-il. La Salpêtrière... je sais... l’hôpital des mendiantes et des folles ! La prison des filles perdues !... Henriette se tordait les bras de désespoir. Devant cette douleur si vraie, sœur Geneviève courba le front. Trop émue pour trouver des paroles de consolation, la digne femme avait gardé le silence... Très ému aussi était le docteur. – Ma sœur, dit-il, voilà une guérison que seule vous pourrez entreprendre. Puis il disparut, se rendant à l’infirmerie. – J’ai vu bien des coupables, dit alors la supérieure, en s’approchant, mais celle-ci... Marianne se redressa subitement au mot « coupable ». – Elle ne l’est pas, ma sœur ! s’écria-t-elle avec énergie... je l’affirme !... Sœur Geneviève parut étonnée. – Vous la connaissez donc ? demanda-t-elle. Mais déjà, sans attendre qu’on l’interrogeât, Marianne racontait ce qu’elle savait de la jeune détenue. – Je vous ai avoué, dit-elle à la supérieure, que, dans un jour de désespoir, j’avais voulu me tuer... – Je m’en souviens. – Je vous ai dit qu’alors deux jeunes filles... deux anges de vertu, de sagesse et de charité, m’avaient empêchée d’ajouter ce crime à toutes mes fautes... – Oui, répondit sœur Geneviève ; je me rappelle le récit que vous m’avez fait... – Voici l’une de celles qui m’ont sauvée du suicide !... dit Marianne. Voici l’un des anges que la Providence avait envoyés sur mon chemin !... Sœur Geneviève joignit les mains. – Et c’est ici que vous la retrouvez ! – Elle est, sans aucun doute, victime d’une erreur, et je jurerais que pas une faute n’a pu souiller son âme. Puis, s’adressant à Henriette : – Regardez-moi, mademoiselle, et reconnaissez-moi !... fit-elle. Et comme celle-ci regardait à travers ses larmes, Marianne ajouta : – Un soir... sur le quai... cette femme qui voulait mourir... – Vous !... s’écria Henriette. Oui, oui... je me souviens !... Je vous reconnais... Nous étions deux alors !... Vous l’avez vue, ma pauvre petite sœur !... – Je le disais à madame, ajouta-t-elle : votre sœur est un ange pur, comme vous l’êtes vous-même, car, j’en suis sûre, vous n’avez aucune faute à vous reprocher. – Oui, je suis innocente, madame ! s’exclama Henriette. Je jure... Mais la supérieure interrompit aussitôt : – Ne jurez pas, ma fille !... Je vous crois ! Mais alors, pour quel motif et par quel ordre vous a-t-on conduite ici ?... – Par ordre de M. le comte de Linières, madame ! répondit une voix. Et, se démasquant, un homme qu’on n’avait pas vu arriver se présenta tout à coup. La supérieure, étonnée qu’un étranger eût osé pénétrer dans la cour sans y avoir été autorisé, prit un air sévère pour demander : – Qui êtes-vous, monsieur, et comment êtes-vous entré dans cette maison ? Alors l’individu, qui venait de parler, prit un air important et répondit : – Premier valet de chambre de Son Excellence le lieutenant de police. C’était effectivement Picard. Depuis que le chevalier avait été conduit à la Bastille, le vieux serviteur avait combiné tout un plan de conduite qui devait lui permettre de se vouer, sans éveiller les soupçons, aux intérêts de son maître. Il s’était fait une figure de circonstance pour se présenter devant le comte de Linières, et la conversation suivante s’était engagée : – Tu vois, Picard, à quelle extrémité j’ai dû me porter pour avoir raison de l’entêtement du chevalier... – Monsieur le comte a été sévère... – Sévère !... Je me suis montré juste, voilà tout. Et je suis trop irrité contre M. de Vaudrey pour éprouver même l’ombre d’un regret de ce que j’ai fait... – Alors, le chevalier ?... hasarda Picard. – Restera à la Bastille jusqu’à ce que j’aie obtenu raison de son entêtement... Il n’en sortira que lorsqu’il se déclarera prêt à obéir aux ordres du roi... – Et Sa Majesté a ordonné ?... – Que le chevalier de Vaudrey, qui doit occuper à la cour un rang digne de lui, digne de ses ancêtres... – Épouserait la personne que le roi a choisie... – Ne devrait-il pas être flatté de cette faveur insigne ? Loin de là, il se permet, lui, un Vaudrey, d’avoir des amours de courtaud de boutique !... Aussi, j’y ai mis bon ordre... Cette fille, une intrigante sans doute... – Oh ! non !... – Tu oserais la défendre, toi ? Picard n’avait pu retenir l’exclamation. Il chercha à l’expliquer... – Lorsque j’ai dit « Oh ! non », monsieur le comte, je voulais dire que le chevalier n’aurait pas dû méconnaître les bontés de monsieur le comte... Et, appuyant jésuitiquement sur les mots : – Oh ! non, il n’aurait pas dû les méconnaître !... – Maintenant, continua le magistrat, que j’ai pris mes mesures, aucune considération ne m’empêcherait de faire disparaître cette dangereuse créature. J’ai décidé que la maîtresse éhontée du chevalier de Vaudrey partirait pour la Louisiane : elle ira grossir le nombre des filles perdues dont nous voulons purger Paris. – Elle partira pour la Louisiane !... Quand cela ? demanda avec anxiété le vieux domestique. Pour la seconde fois, Picard manquait de prudence dans le rôle qu’il s’était décidé à jouer. Mais le comte était trop irrité en ce moment pour s’en apercevoir. Et il répondit : – Le prochain convoi quittera Paris dans quelques jours, et cette fille fera partie de ce convoi. Le valet, involontairement, se prenait à tressaillir à l’idée du désespoir qu’allait éprouver le chevalier lorsqu’il apprendrait la terrible nouvelle. Comment pourrait-il le prévenir ? M. de Linières, très agité, s’était mis à arpenter son cabinet de long en large. Picard le suivait pas à pas, approuvant du regard, de la voix et du geste tout ce que disait son maître. Au surplus, la conversation l’intéressait singulièrement, car il était exclusivement question du chevalier de Vaudrey. Le lieutenant de police se promettait d’être inflexible dans la punition qu’il infligeait à son neveu. – Il restera en prison aussi longtemps qu’il n’aura pas fait capituler son orgueil devant le désir du roi... – Mais... balbutiait Picard... il y a des prisonniers qui sont restés des années à la Bastille... Monsieur le comte ne le laissera pas mourir sur la paille d’un cachot... Le domestique faisait, en ce moment, si comique figure que le comte sentit sa colère s’évanouir... Il s’arrêta devant le valet qui, de cramoisi qu’il était l’instant d’auparavant, était devenu pâle comme un mort. – Rassure-toi ! Quel que soit mon courroux, je sais tout l’attachement que tu as pour lui. Aussi, ne dois-je pas te laisser supposer que le coupable finira ses jours dans une des oubliettes du donjon !... Non ! je l’ai recommandé d’une façon tout spéciale au gouverneur... – Ah ! c’est bien, c’est généreux !... ne put s’empêcher de s’exclamer Picard. – Il dort dans une cellule qui est presque une chambre à coucher ; par les soins du gouverneur, le geôlier vient souvent s’assurer qu’il n’a besoin de rien... Au surplus, ce guichetier feint d’enfreindre ses devoirs en se proposant au chevalier pour lui acheter, au-dehors, tout ce qu’il peut désirer... Tu vois, mon bon Picard, que, de là à la paille des cachots, il y a loin... Le valet avait écouté tout ce que lui débitait sur le ton familier le comte de Linières. Et, peu à peu, son visage, naguère encore si bouleversé, prenait une expression plus calme, presque de satisfaction même... Le comte de Linières avait alors congédié le domestique, en lui recommandant de se préparer à rentrer au service du chevalier dès que celui-ci se serait amendé. Picard ne se fit donc pas répéter deux fois de se retirer. Aussitôt rendu à lui-même, le brave homme était monté dans sa chambre pour y ruminer tout un plan d’évasion qui permettrait au chevalier de recouvrer sa liberté assez à temps pour pouvoir, à son tour, délivrer Henriette. Pendant plus d’une heure, Picard avait amoncelé dans son cerveau cent idées extravagantes, avant de s’arrêter à l’une d’elle pour commencer. À la fin, il avait décidé qu’il se rendrait, dès le lendemain, à la Salpêtrière : qu’il s’y présenterait bravement, comme s’il était envoyé par le lieutenant de police lui-même, qu’il verrait Henriette coûte que coûte. Ce serait bien le diable, pensait-il, s’il ne parvenait pas à relever le courage de la chère demoiselle. Donc, il n’avait rien changé à ce programme lorsqu’il se présenta en qualité de premier valet de chambre du comte de Linières. .................................................. – Comment ! s’était exclamée sœur Geneviève en toisant le valet, c’est par ordre de votre maître, M. le lieutenant de police, que cette jeune fille... – Hélas ! ma sœur, fit Picard en prenant un air apitoyé, les hautes positions imposent quelquefois de cruelles nécessités !... – Que voulez-vous dire ? – Qu’un jeune homme, continua imperturbablement Picard, s’éprenne d’une folle passion pour une jeune fille certainement fort jolie... honnête même, je consens à le croire. Que voulez-vous, ma sœur, il faut sauvegarder l’honneur d’une illustre maison, et... l’on fait disparaître l’objet de... ce coupable amour. Sœur Geneviève avait baissé les yeux : elle comprenait maintenant pourquoi l’on avait emprisonné la jeune fille... Et déjà elle en voulait doucement à Marianne de lui avoir avec tant d’assurance parlé de la vertu de l’inconnue. Mais Henriette ne lui donna pas le temps de demeurer sous cette impression pénible. La rougeur lui était montée au visage et elle avait répliqué avec vivacité, en s’adressant au valet de Roger : – Mais n’avais-je pas – et devant vous-même – refusé la main du chevalier de Vaudrey ? La supérieure avait écouté, espérant qu’Henriette allait, sinon se justifier complètement, du moins atténuer l’importance de la faute. En entendant la réponse de la jeune fille, son émotion s’était manifestée. – Elle a fait cela ? demanda-t-elle avec empressement à Picard... Est-il vrai, monsieur ? – C’est vrai... Je suis forcé d’en convenir ! Ces mots étaient la réhabilitation d’Henriette. Sœur Geneviève avait ouvert les bras. – Oh ! pauvre enfant... et on la jette ici !... comme une coupable ! Picard ramena la conversation sur le sujet qui l’intéressait particulièrement. Il s’agissait, en effet, d’obtenir de la supérieure l’autorisation de causer, seul à seul, avec la fiancée de Roger. – Vous avez refusé la main du chevalier de Vaudrey, c’est la vérité exacte, dit-il à la jeune fille... Mais ce... beau sacrifice ne suffit pas... et vous le comprenez vous-même, mademoiselle. Et si madame la supérieure veut bien m’autoriser à vous transmettre la volonté de M. le lieutenant de police... – Faites, monsieur, dit sœur Geneviève... je vous laisse. Et, s’adressant à Henriette : – Du courage !... mon enfant ! dit-elle.

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IV Picard avait tout d’abord gardé le silence, un peu embarrassé pour entamer la conversation, car il allait être obligé d’annoncer à la pauvre fille que Roger, lui aussi, était sous les verrous. – Nous voilà seuls ! dit-elle d’une voix haletante... Quel nouveau malheur venez-vous m’annoncer, vous que je croyais dévoué à votre maître et qui ne venez sans doute ici que... pour le trahir ? Le vieux serviteur feignit de courber l’échine comme un coupable. Et, faisant le jeu de son interlocuteur : – Oh ! oui !... je suis au service d’un honnête gentilhomme qui me paie grassement, qui met en moi sa confiance et... j’ai l’infamie d’en abuser !... Tout cela n’est que trop vrai, mademoiselle !... Seulement, la personne que je trompe, c’est... c’est M. le lieutenant de police ! acheva-t-il en élevant la voix. – Se peut-il ? Henriette regardait maintenant Picard, comme pour lire au fond de sa pensée. – Celui que j’aime et que je sers, continua-t-il en s’animant, c’est M. le chevalier... Ou plutôt non, ce n’est pas lui ; celle que je respecte... que j’admire et que je voudrais sauver, oui, sauver... eh bien ! c’est vous, mademoiselle ! – Moi ! fit Henriette. – Oui ! vous. Henriette était à présent rassurée : ce qu’il lui fallait, c’est qu’on lui donnât au plus tôt des nouvelles du chevalier. Il lui tardait de savoir si Roger avait eu connaissance de son arrestation. Aussi ne se fit-elle pas faute d’interrompre Picard pour s’écrier : – Et lui, Roger ? Picard comprit cette anxiété qui étranglait la jeune fille. Il répondit : – Il refuse toujours d’obéir à son oncle... et il... » Tenez, mademoiselle, je ne veux pas vous cacher la vérité, quelque triste qu’elle soit. Mais il faut que vous me promettiez d’avoir du courage, de l’énergie. M. le chevalier... est à la Bastille !. .. » Henriette ne jeta pas un cri. Un sentiment plus noble la maintint dans les limites d’une douleur moins expansive, moins exubérante. « C’est pour moi, pensait-elle, que ce généreux Roger subit, en ce moment, un châtiment qu’il n’avait pas mérité... » Ah ! pourquoi l’avait-il aimée ?... Pourquoi, lorsqu’il lui avait parlé de cette union impossible, avait-elle faibli à son tour et s’était-elle abandonnée à cette folle espérance de devenir la femme d’un gentilhomme ? Elle avait résisté, elle avait refusé la main du chevalier... Mais ce n’était pas assez de ce refus, faiblement prononcé... Il fallait rompre brusquement le lien qui les unissait. Cette pensée troublait la pauvre enfant, au point de paralyser en elle les éclats de désespoir que Picard avait redoutés. À la nouvelle de l’emprisonnement de Roger, elle ne prononça que ces mots, avec une expression de tristesse et d’abattement : – Prisonnier, lui... lui aussi !... – Oui, mademoiselle : mais ne vous épouvantez pas trop... Au moment de son arrestation, j’ai pu recevoir les instructions de mon jeune maître... – Que vous a-t-il dit ? s’informa Henriette avec anxiété. – Il m’a d’abord fait jurer d’arriver jusqu’à vous et de vous dire qu’il subirait toutes les persécutions plutôt que de renoncer à son amour... Et, s’il arrivait que l’on décidât votre départ pour la Louisiane... Henriette avait étouffé un cri... La Louisiane !... Et, en partant, elle laisserait sa chère Louise, sans savoir à quel triste sort était réduite l’infortunée créature ! Et, dans son affolement, elle s’écria : – La Louisiane !... Mais ce serait un éternel exil !... ce serait ma mort !... Le brave Picard s’empressa de répondre : – Attendez !... attendez donc !... Nous serions informés à l’avance de cette décision... Mon faux maître, celui qui me paie et que je trahis, me le confierait !... J’en aviserais aussitôt mon vrai maître ! Le chevalier feindra de céder aux volontés de son oncle, et, une fois sorti de la Bastille, fouette cocher ! – Que voulez-vous dire ? interrompit la jeune fille. – Je veux dire, chère demoiselle, que mon jeune maître partira, suivi de votre serviteur... Nous rattraperons le convoi... Avec l’or qu’il aura soin d’emporter mon vrai maître achètera les hommes de mon faux maître !... S’ils sont incorruptibles... c’est-à-dire si nous n’avons pas assez d’argent pour les acheter, eh bien ! nous nous embarquerons avec vous. Nous partagerons votre exil, car voilà comme nous sommes, nous autres gentilshommes ! – Mais !... s’écria Henriette frémissante... elle ?... ma Louise ?... Qui la rechercherait s’il me fallait quitter Paris et la France ?... Qui lui viendrait en aide ? Picard eut une inspiration : – Et moi ! fit-il avec assurance, je ne suis donc rien ? Je vais donc me croiser les bras ?... Je ne suis donc pas de la police ? Voyons, fit-il avec douceur, ne vous faites pas de chagrin... Avant qu’il soit même question de ce départ, j’aurai tout arrangé !... À ce moment, le regard d’Henriette fut tout à coup attiré par le mouvement qui se faisait à la grille... Elle avait saisi le bras de Picard, en disant avec effroi : – Ciel !... regardez !... – Ah ! bigre ! dit le vieux serviteur. Il avait reconnu Marest, son ami Marest, le principal agent de confiance du lieutenant de police. En apprenant que les exempts se présentaient, sœur Geneviève avait donné l’ordre d’ouvrir immédiatement les portes. Un instant après, elle avait paru à l’entrée de l’infirmerie. Le docteur et Marianne la suivaient, précédant quelques religieuses, attirée par le bruit. Sœur Geneviève était toute tremblante. – Ah ! docteur, soupira-t-elle... encore quelques malheureuses que l’on va m’enlever !... Le médecin eut un geste de pitié : – Oui, ma chère sœur, de pauvres créatures qu’on va envoyer à la Louisiane... Pendant ce temps, Marest avait fait placer ses hommes en rang tout contre la grille. Il s’avança vers sœur Geneviève, et, s’inclinant avec respect : – Ma sœur, dit-il, voici l’ordre qui m’amène, et la liste des prisonnières destinées à partir. Je vais, si vous le permettez, donner acte de la sortie de ces prisonnières, et nous confronterons ensemble ces listes avec vos registres... Sœur Geneviève était d’une pâleur extrême. Chaque fois qu’il lui fallait assister à l’une de ces formalités, la pauvre femme éprouvait un violent chagrin. Aussi fût-ce d’une voix tremblante qu’elle répondit à l’agent : – Allez, monsieur... Je vous suis. Marest, avant de sortir, lança un regard, où se lisait la surprise, au premier valet de chambre du comte de Linières... Picard était, en ce moment, tout occupé d’Henriette, que Marianne avait rejointe sur le banc où elle était assise, brisée par l’émotion. Les religieuses s’approchèrent, très impressionnées, de leur supérieure. Sœur Geneviève fit un effort sur elle-même et jeta les yeux sur la liste. Puis, au premier coup d’œil, un cri s’était échappé de ses lèvres... Tout le monde s’était aussitôt empressé auprès d’elle. Et Henriette, accourant, avait demandé avec effroi : – Madame... pourquoi me regardez-vous ainsi ? répondez-moi, de grâce !... Mais Sœur Geneviève n’avait plus maintenant la force de prononcer une parole... Ses regards allaient du visage inquiet du docteur au visage bouleversé d’Henriette. – Ah ! pauvre fille ! murmura-t-elle enfin en joignant ses mains tremblantes, pauvre, pauvre enfant !... La lumière se fit, éclatante, terrible, dans l’esprit de l’orpheline. Elle comprit, hélas ! Et, folle de douleur : – Ah !... mais je suis donc condamnée ?... je suis donc perdue ?... fit-elle d’une voix mourante... Elle eut un moment de vertige. On la transporta, à moitié évanouie, sur un banc. Sœur Geneviève se retenait pour ne pas pleurer. Tout à coup, Picard qui, jusque-là, avait paru atterré, se redressa. Et, pris d’une belle fureur contre le lieutenant de police, il arpentait la cour en gesticulant, sacrant, tempêtant... – Ah ! mon scélérat de maître s’est caché de moi ! cria-t-il. Ah ! il me le paiera !... Et, furieux, il s’élança vers la grille en toisant d’un air courroucé les exempts qui le regardaient sortir.

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V Où allait Picard en quittant, si fort en colère, la Salpêtrière ? Depuis que M. de Linières avait été nommé aux fonctions élevées qu’il occupait, deux fois déjà Picard l’avait accompagné à la Bastille. Et, pendant que son maître causait avec le gouverneur, il s’était promené dans l’intérieur de la prison. Les guichetiers l’avaient piloté avec toute la déférence que l’on témoigne généralement aux domestiques des grands personnages... Picard ne se doutait pas alors qu’un jour il aurait peut-être besoin de se rappeler par quels chemins on l’avait fait passer. Il ne rêvait rien moins que faire imiter Latude par le chevalier. Mais il dut en rabattre en se rappelant qu’il n’avait que cinq jours devant lui. – Cinq jours ! répétait-il en se promenant de long en large dans le bout extrême de la rue Saint-Antoine. Cinq jours !... Après quoi si nous n’avons pas réussi, Dieu sait ce qu’il en sera de nous !... Le hasard vint au secours de Picard au moment où il s’y attendait le moins. Tout à coup, sa figure s’éclaira comme par enchantement. La vue d’un geôlier, Rumignac, avait opéré cette métamorphose. Et c’est la bouche en cœur qu’il dit à celui-ci : – Hé quoi !... Vous vous évadez comme ça par la poterne. Corne de biche, mon gaillard, vous avez de la chance, vous, de pouvoir venir prendre le grand air au-dehors, et j’en connais certains qui ne seraient pas fâchés d’en faire autant... – Pardié, fit avec un gros rire Rumignac, quand ce ne serait que le numéro 215. – Le numéro 215 !... Qu’est-ce que c’est que ça ?... – C’est le seul nom de M. le chevalier de Vaudrey à cette heure ! répondit le geôlier ironiquement. Picard parvint à rire. Puis, devenant familier : – Ce pauvre chevalier, fit-il en haussant les épaules, il doit joliment se faire de la bile, là-dedans. Après tout... il n’a que ce qu’il mérite... Croyez-vous que son oncle, ce bon M. de Linières, n’a pas eu raison de le faire enfermer ? – Il a donc commis quelque faute bien grave ? demanda le geôlier. – Une faute horrible, épouvantable, mon cher monsieur Rumignac... il s’est permis de tomber amoureux fou... – Et c’est pour cela qu’on l’a enfermé à la Bastille ? ne put s’empêcher de s’écrier le geôlier... – Il a oublié que nous étions de haute noblesse, il s’est avisé d’aimer une fille du peuple, et il veut à toute force l’épouser... Et, saisissant le bras de son interlocuteur, il l’agita comme s’il n’eût pas été maître d’une sainte colère : – Épouser une donzelle sans nom, sans sou ni maille qui a su faire la sainte-Nitouche, sans doute, et qui a réussi à rendre ce pauvre chevalier fou, fou à lier. Il s’animait à dessein, continuant avec un emportement habilement joué : – Aujourd’hui, il est coffré à la Bastille. Eh bien ! qu’il y reste, qu’il y vieillisse comme Latude, qu’il y élève des araignées savantes comme Pélisson. Car son oncle est bien décidé à le laisser moisir dans sa cellule... et ce n’est pas moi qui demanderai sa grâce à son maître... – Calmez-vous, mon brave, fit Rumignac ; c’est pas la peine de s’emporter comme ça contre un pauvre prisonnier qui est bien triste, bien affligé... au point que, si ça continue... il n’ira pas longtemps.. Picard se sentit devenir livide. – Pas longtemps ? fit-il en s’efforçant de ne pas balbutier... – Pardié, puisqu’il ne mange pas... – Il... il ne... – Non !... Depuis qu’il est ici, je remporte chaque jour sa pitance, sans qu’il y ait touché... et, cependant, je lui ai servi un menu de choix, car on l’a spécialement recommandé au gouverneur... Picard avait dressé l’oreille. Ce qu’il apprenait de l’exception qu’on faisait en faveur du prisonnier, en ce qui concernait le menu, le rassurait, d’une part, sur les intentions de l’oncle, et, de l’autre, faisait entrevoir la possibilité de tenter la délivrance du neveu. Ce n’était pas, pensait-il, le moment de laisser tomber la conversation, puisqu’il trouvait le geôlier disposé à bavarder. Aussi, revenant à une de ses précédentes répliques, il dit à brûle-pourpoint à Rumignac : – Avec quelle adresse, avec quelle habileté, il a su s’évader, ce Latude... et quelle persévérance ! – Bah ! dit Rumignac, je connais un particulier qui a su se procurer la clef des champs sans y mettre autant d’années qu’il en a fallu à ce fameux Latude... – Vraiment ! Et quel est cet homme habile ? – Moi, monsieur Picard, dit avec fierté Rumignac. – Vous !... Contez-moi donc ça !... – J’y consens : mais pas ici. Il avait tendu la main au valet. – Moi, fit-il, je rentre chez moi : je vais voir la ménagère et embrasser les enfants, car je ne reprends mon service qu’à la nuit... – Tiens, j’allais vous proposer de trinquer ensemble... – À la santé du roi ? tout de même... Mais pas au cabaret, c’est compromettant... Aussi, monsieur Picard, je vous prierai d’accepter l’hospitalité d’un pauvre, mais brave homme. – De grand cœur, monsieur Rumignac. Les deux hommes traversèrent le chemin de ronde qui entourait la Bastille et arrivèrent à l’entrée de la rue Saint-Antoine devant une petite maison dont le geôlier ouvrit la porte basse. Et, faisant passer son invité devant lui : – C’est au rez-de-chaussée, tenez, à droite. La femme Rumignac se présenta en ce moment sur le seuil et introduisit Picard dans la pièce enfumée qui servait de nid à la couvée d’enfants et de salle à manger. Le repas du père – qu’on attendait – était déjà prêt sur la table, flanqué d’une bouteille à grosse panse. – Asseyez-vous là, en face de moi, fit gaiement le geôlier, après avoir renvoyé la marmaille, et toi, femme, apporte un gobelet pour cet excellent M. Picard, le factotum de monseigneur le lieutenant de police. Mme Rumignac salua très bas. – Puis, continua le geôlier, tu pourras nous laisser, car j’ai besoin de causer avec mon ami Picard. Les gobelets emplis, les deux hommes les vidèrent d’un trait. Rumignac commença, en reposant bruyamment le sien sur la table : – Vous me demandiez donc, mon cher monsieur, de vous raconter comment j’ai fait... – Pour vous évader de prison, enfin, comment vous vous y prendriez pour sortir de la Bastille si vous étiez enfermé. – Moi ?... Mais comme je m’y suis pris autrefois pour m’évader de la forteresse dans laquelle ces diables d’Anglais m’avaient incarcéré. J’en suis sorti au grand jour et par la grande porte !... – Vraiment ? Cette fois, Picard ne dissimula pas sa surprise. – Et l’on ne... vous a pas repris ? Vous êtes un homme admirable, monsieur Rumignac : ce que vous venez de me dire m’intrigue au plus haut point. Le geôlier se rengorgea comme un paon. Picard, qui l’observait, jugea qu’il allait enfin se déboutonner. – Eh bien ! voici la chose, dit Rumignac. Vous savez déjà que, fait prisonnier sur le champ de bataille où je venais de m’illustrer, je fus enfermé ?... – Oui, dans une forteresse... comme la Bastille ? – Encore plus imprenable !... – Diable !... diable !... – On faisait bonne garde à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur... Donc, me voilà coffré !... Dès le lendemain, quelque chose fermentait là-dedans. Il se frappa le front. – C’était le génie, monsieur Rumignac ! – Oui, continua-t-il, je ruminais... J’avais remarqué que, le dimanche, le geôlier était pressé de s’en aller dès qu’il m’avait apporté ma soupe du soir... – Ah !... – Oui ! Là-bas ça se passait – j’ai su cela depuis – absolument comme à la Bastille... Les officiers jouaient aux dés... Et les soldats les imitaient. – Les geôliers aussi, apparemment ?... – Ça va sans dire... Pour lors, j’avais décidé de déguerpir un dimanche. – Et vous vous y êtes pris ?... – Primo, d’abord, fit le geôlier, figurez-vous que c’est vous qui êtes le prisonnier. – Brr !... Brr !... tremblota le valet : ça m’en donne la chair de poule... – Donc, vous êtes en prison, et vous possédez une grande tabatière, bourrée jusqu’au couvercle... Depuis longtemps, vous ruminez de vous évader... Vous n’attendez que le moment propice... – Voilà ce qui est le plus difficile... savoir quel est le moment le plus propice... – Puisque je vous ai dit que c’était le dimanche... – Ah ! fit Picard, dont les yeux pétillèrent. – Oui, le dimanche, chez nous, c’est le repos et le congé pour les officiers : il n’en reste qu’un pour toute la compagnie. » Le gouverneur avait tous les officiers à dîner, et ils ne se seraient pas dérangés pour un empire... » C’est comme ici, il vaudrait mieux choisir l’heure du dîner du gouverneur, parce que c’est aussi le moment où le guichetier apporte la nourriture aux prisonniers... » – Parfait ! – J’avais donc décidé que, ce dimanche-là, je risquerais le coup. Depuis longtemps, j’écoutais pour voir si le geôlier n’arrivait pas... Alors, au bout d’un moment, j’ai entendu mon homme... Il s’arrête à la cellule qui précède la mienne... – Bon ! le cœur vous battait bien fort, n’est-ce pas ? – Je le laissais battre, mordieu !... J’avais bien autre chose à faire dans ce moment-là. Je me préparais... – Comment ?... – Figurez-vous, j’avais pris la précaution de vider le contenu de ma tabatière à même ma poche... Le geôlier arrivant, je pris à poignée le tabac... Le geôlier paraît... Il entre, et, comme il a les deux mains occupées, car dans l’une il tient l’écuelle à soupe et le pain, dans l’autre le gobelet et la cuiller, je profite de cela... Je lui lance une poignée de tabac dans les yeux !... – Allez toujours, fit Picard. – Il lâche tout et se roule par terre dans d’atroces douleurs... Je me jette sur lui... ensuite, comme il me fallait paralyser les mouvements du geôlier et surtout l’empêcher de crier... – C’est ça qui devait être le plus difficile ? – Allons donc ! pour un novice, peut-être, mais comme j’étais un malin, j’avais à l’avance fabriqué un bâillon et j’avais un mouchoir tout prêt... – Comment !... Vous avez fait tout cela ? – Parbleu ! et bien plus fort que ça... En effet, comme le geôlier ouvrait la bouche pour crier, je lui fourre le bâillon, le mouchoir par-dessus, un bon nœud par-derrière, et le voilà muet... – Mais le geôlier avait les mains libres, dit Picard... – Eh bien ! naïf que vous êtes, est-ce qu’on ne s’en servait pas pour se frotter les yeux qui cuisaient sous le feu du tabac... – Admirable !... admirable !... – Comme j’avais fait des bouts de corde avec mes draps, ma chemise, tout ce que j’avais pu trouver, je me mis à attacher les poignets du geôlier solidement !... – Puis les jambes... – Tout juste !... Et, lorsque je l’eus ficelé comme un saucisson, j’eus tout le temps de... – Prendre le trousseau ! – Mais ce n’était pas tout d’avoir les clefs, mon bonhomme : pour sortir, il fallait autre chose... – Quoi donc ? demanda le valet anxieux. – Un déguisement, parbleu ! Sans cela, j’aurais été arrêté dès les premiers pas... – Mais le déguisement, ça ne se fabrique pas comme cela. – Ne l’avais-je pas sous la main ? Picard s’était redressé et interrogeait du regard... – La défroque du geôlier, pardié ! s’exclama Rumignac d’un ton triomphant. J’enfilai les habits de l’Anglais, qui étouffait de rage et un peu aussi par le bâillon, je mis son bonnet et ses ripatons à gros clous. – Et vous avez filé !... – Oui !... en homme prudent, par exemple, sans me presser. Pour plus de précautions, j’avais refermé la porte... – Continuez, monsieur Rumignac, continuez, mon ami : jamais rien ne m’a autant intéressé. » Donc, vous voici déguisé, costumé en geôlier... vous parcourez le couloir, vous arrivez à la porte... » – Là se trouvaient les soldats. – Bigre !... – C’était le dimanche : ils se tenaient dans la pièce qui leur sert de corps de garde : ils jouaient aux dés !... – Mais la sentinelle qui devait être à la porte... – Les regardait jouer !... Oh ! c’est la même chose partout ! aussi bien à la Bastille qu’ailleurs... – Alors, le soldat n’a pas fait attention à vous ? – Puisque j’étais travesti en geôlier... – Très juste : vous avez passé devant lui, fier comme Artaban. Enfin, je vous vois dans le corridor qui conduit à la cour... C’est le moment de l’émotion. – Nom d’une pipe ! il ne fallait pas en avoir... car il y avait là les sentinelles de la cour qui se promenaient le fusil toujours chargé.. – Brr ! ne parlez pas de ça, monsieur Rumignac ! – Je marche droit à la poterne... je l’ouvre. – Avec quelle clé ? demanda vivement Picard. – Avec celle-ci... Et le geôlier, choisissant une clef dans le trousseau, la présenta à Picard... – Bon, suis-je assez bête, voilà que je vous indique celle de notre poterne, comme s’il s’agissait... – De la Bastille !... Picard regardait la clef avec la plus grande attention. – Et maintenant, cher ami, vous voici aussi savant que moi !... – C’est merveilleux... – Mais tout ce bavardage m’a donné soif : nous allons en vider une... – De derrière les fagots ?... – Il n’y a pas de fagots dans ma cave, soupira le geôlier !... C’est toujours le même vin, de la piquette d’Auxerre, à ce que dit ce voleur de cabaretier... – Et vous ne détestez pas une fine bouteille ? insinua le rusé valet... – Oh ! que nenni ! – Eh bien ! mon camarade, je vous en apporterai une de chez... Il approcha ses lèvres de l’oreille de son interlocuteur. – De chez monseigneur ?... – Oui, Rumignac : j’ai la confiance absolue du maître... – Et la clef de sa cave ? – Toutes les clefs, monsieur Rumignac... – Heureux mortel ! – M. de Linières ? oui !... car jamais maître n’a été plus fidèlement servi que lui... Picard avait retrouvé tout son calme. Il continua, toujours sur le même ton hypocrite : – Oui, Rumignac, mon ami, M. de Linières peut compter sur moi, sur mon dévouement et mon zèle, en toute circonstance... – C’est bien, cela ! – C’est simplement juste, car, depuis trente ans que je suis à son service, il m’a traité comme un membre de sa noble famille. – C’est extraordinaire !... – Vous avez dit le mot... En outre, mon maître me demande quelquefois conseil, souvent même... Rumignac ouvrit de grands yeux ébahis. – Tenez, continua Picard, lorsqu’il s’est agi de faire enfermer le chevalier, M. de Linières répugnait à cette idée... C’est moi qui l’ai décidé à agir avec rigueur. – Comment ! c’est vous ? hasarda le geôlier. – J’ai été forcé, pour le décider, de faire pincer M. le chevalier en flagrant délit de tête-à-tête avec la coquette impudente. – Pauvre jeune homme ! – Je vous conseille de le plaindre !... Quant à moi, je le laisserais... – Mourir de faim ? – Oh ! non ! pas tout à fait... Il faut même que nous trouvions moyen de le faire renoncer au jeûne qu’il s’impose... Il est le seul héritier de notre nom après tout... un grand nom, qu’il ne faut pas laisser éteindre... Puis, changeant de ton : – Vous dites donc qu’il refuse de goûter à l’ordinaire de la Bastille ? – Et même à la cuisine de M. le gouverneur lui-même, qui a reçu l’ordre de le traiter avec douceur. – Eh bien !... il me vient une idée... Je vous apporterai, pour ce maudit prisonnier, quelques bouteilles d’excellent vin de la cave de M. le lieutenant de police... – Oh ! impossible... Je ne pourrais les lui donner... – C’est juste... le devoir avant tout... j’apporterai les bouteilles et vous les garderez pour vous. – Pour moi... mais je ne dois pas... – Non, je veux dire : vous les garderez... chez vous... en dépôt ; ce vin sera ma propriété, puis, chaque fois que je viendrai voir mon ami Rumignac, nous boirons ensemble une bouteille de mon excellent vin... – Ah ! comme cela, je ne dis pas non... – Quant au prisonnier, l’important c’est de le décider à manger. Il demandera ensuite à boire, sans qu’on le lui offre. – Mais le moyen !... – M’y voici... Je suis, comme vous le pensez, bien initié aux goûts du prisonnier. Je connais certain pâté de cailles et d’alouettes dont il raffole ; j’en apporterai un et, avec l’autorisation de M. le lieutenant de police, bien entendu, vous donnerez ce pâté au prisonnier... – C’est convenu... – Il le refusera, naturellement, comme il refuse chaque jour ce que vous lui apportez... Alors, vous lui direz que cela vient de la part de... Laissez-moi le temps de réfléchir... Lorsque je vous apporterai notre vin... non, je veux dire mon... mon vin et le pâté du prisonnier, j’aurai trouvé le moyen de le lui faire accepter, et à nous deux nous aurons l’honneur de conserver à une illustre famille son dernier rejeton. – Et vous êtes bien sûr qu’en agissant ainsi... – Je suis sûr que vous vous attirerez les bonnes grâces de M. le lieutenant de police. Monseigneur ne veut pas avoir l’air de faiblir... C’est pour cela qu’il me charge d’agir. Il veut que le chevalier se soumette et non pas qu’il se laisse mourir de faim, et, comme vous aurez aidé à l’accomplissement des désirs de M. de comte, je puis vous assurer d’avance de sa haute protection... En s’interrompant, persuadé que le dernier coup était porté, Picard se leva : – Corne de bœuf, dit-il, déjà si tard ! J’oubliais que mon maître m’attend pour que je lui rende compte de l’état de son neveu et du résultat de ma démarche... Au revoir donc, monsieur Rumignac... à ce soir... – Ce soir ?... – Si j’ai le temps je passerai par ici... J’apporterai les bouteilles... et... le pâté ! – Mais avant huit heures alors... Parce qu’à huit heures et demie je reprends mon service. – Donc, à huit heures ! Les deux hommes se serrèrent la main avec toute la cordialité que provoquent de nombreuses libations. Et Picard se retira, en sautillant comme un homme enchanté de lui-même.

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VI Lorsque Picard eut tourné le coin de la rue Saint-Antoine, il ralentit le pas. Le pauvre Picard était pris par cette alternative pressante : ne sachant s’il retournerait à la Salpêtrière, pour s’enquérir du sort de la jeune détenue, ou s’il se rendait immédiatement à l’hôtel de Linières, pour s’occuper de la délivrance de Roger. C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta, lorsque, ayant consulté sa montre, il s’aperçut qu’il n’avait devant lui que deux heures pour faire le nécessaire avant de retourner auprès de Rumignac. Il prit donc le chemin le plus court. Arrivé à l’hôtel du lieutenant de police, Picard se rendit directement dans les combles où se trouvait sa chambre. Tout haletant, il se laissa aller sur un fauteuil. Et là, l’esprit en ébullition, il se mit à examiner avec soin le plan d’évasion qu’il avait conçu. – Allons ! fit-il tout à coup, je n’ai pas de temps à perdre si je veux revoir aujourd’hui ce bon M. Rumignac, qui raffole des bouteilles de derrière les fagots. Et l’œil du domestique alla fouiller dans le coin formé par un vieux bahut de chêne vermoulu. – Nous allons descendre à la cave, continua-t-il. Ce que Picard appelait sa cave était précisément ce coin, derrière le bahut, où il laissait vieillir quelques bouteilles empruntées au cellier de son maître. Il y avait là une douzaine de fioles caparaçonnées de toiles d’araignées. Picard alla prendre six de ces bouteilles, qu’il plaça devant lui, sur la petite table. – Les voici, dit-il en rangeant avec précaution les bouteilles, les voici ces demoiselles qui vont réjouir le cœur de M. Rumignac, m’aider à éteindre ses scrupules et à endormir sa vigilance. Maintenant, il faut décider M. le chevalier à se nourrir et à prendre des forces afin qu’il soit en état d’accomplir notre projet d’évasion. Pour cela, écrivons-lui la lettre que mon ami Rumignac lui remettra sans s’en douter. Et il se mit aussitôt à tracer les lignes suivantes : « Monsieur le chevalier, ne vous abandonnez pas au désespoir. L’heure de la délivrance est prochaine. Dimanche, vers la fin de la journée, j’accompagnerai dans votre prison le geôlier qui vous garde. C’est lui qui doit rester enfermé à votre place ; mais, je vous en supplie, mon cher maître, ne refusez plus la nourriture qui vous est offerte, car, pour le succès de mon plan, il vous faudra dépenser plus de force et d’énergie que n’en pourrait déployer à lui seul votre vieux serviteur. » Et, lorsque vous serez enfin rendu à la liberté, nous trouverons bien le moyen de délivrer, à son tour, Mlle Henriette. » Picard ferma cette missive, la glissa dans sa poche et se rendit chez le pâtissier. C’était un brave et digne homme que ce pâtissier-rôtisseur. Il avait nom : Cyrille Balandier. Picard, qui se souciait peu de la société des autres serviteurs de l’hôtel, prenait souvent ses repas chez Cyrille Balandier, dont il était devenu l’un des meilleurs clients. Aussi, dès qu’il parut, maître Balandier courut-il à sa rencontre. – Que faut-il servir à M. Picard ? demanda-t-il. – Rien pour le moment. Je désire causer un instant avec vous, Balandier. – Je suis aux ordres de M. Picard. – Vous savez que ma nièce Eulalie Vernouillet se marie prochainement. Or, les accordailles auront lieu ce soir même et, à cette occasion, tous les membres de la famille et tous les amis se réunissent dans un banquet. Ce banquet se composera d’une espèce de pique-nique, où chacun des convives fournira son plat. – Et monsieur Picard me fait l’honneur de me commander le sien. – Vous avez deviné juste. – Je gage que vous vous êtes souvenu de mon pâté de cailles et d’alouettes. – Vous y êtes tout à fait. Seulement, notez bien ceci : j’ai fait une gageure : j’ai parié... une forte somme que mon plat sera, de tous ceux qu’on apportera, celui qui plaira le plus aux jeunes fiancés... » Votre pâté a certainement de grandes chances : mais... ce ne sont que des chances et je veux une certitude. Écoutez bien ceci : Je suis très attaché à ma jeune parente et j’ai en Beauce une jolie petite ferme. » Si, dans votre excellent pâté, nous introduisions adroitement la jolie ferme en question. » – Une ferme dans un pâté !... s’écria Cyrille ahuri... – Si, en un mot, dit Picard, le plat apporté par moi se composait, à la fois, du pâté et de la ferme, croyez-vous que les deux fiancés ne le préféreraient pas mille fois à tous les autres : croyez-vous enfin que je ne gagnerais pas mon pari ? – Vous gagneriez certainement, monsieur Picard... – Eh bien ! mon ami, voilà. Et, présentant à Cyrille la lettre destinée au chevalier, Picard ajouta d’un air triomphant : – La ferme, la voici... C’est une donation que je fais à ma nièce. – J’y suis... Vous voulez cacher le papier... C’est-à-dire votre donation, dans le... Je devine à merveille... Oui, monsieur Picard, oui, votre plat vaudra deux cent fois tous les autres à lui seul et le pari est gagné... – Sans aucun doute ; mais je voudrais... je voudrais que la surprise fût complète... que ma donation n’apparût pas tout de suite, dès que l’on décoiffera le pâté... – Rien de plus facile, monsieur Picard : nous envelopperons ce papier dans un morceau de parchemin imperméable et je me charge de l’insérer à la base... Et il fut fait ainsi que venait de l’imaginer le bon Cyrille Balandier. L’heure était venue. Picard prit un carrosse de place et, muni de six bouteilles de vin et du fameux pâté, il se rendit chez son ami Rumignac. Celui-ci l’attendait. Ils firent des libations réitérées, prélevées sur le précieux liquide que Rumignac devait garder... en dépôt. Et, voyant le geôlier suffisamment égayé : – Maintenant, dit Picard, il s’agit de faire accepter notre pâté par M. le chevalier. – Et vous ne voulez pas que je lui dise que c’est de votre part... – Je me considère comme son ennemi, vous dis-je : j’ai parmi les membres de ma famille une jeune fille... Cette jeune personne, qui est... ma nièce, est aussi la sœur de lait du chevalier et, en sa qualité de frère de lait, M. le chevalier de Vaudrey est fort attaché à ma nièce : et, si vous lui persuadez que c’est elle qui le prie d’accepter et de consommer ce comestible, j’ai lieu de penser que nous réussirons... – Je lui dirai alors... – Vous lui direz que cet envoi lui est fait de la part de sa sœur de lait, Mlle Henriette Gérard... ma nièce. – C’est entendu, monsieur Picard, je me rends à l’instant même auprès du prisonnier. Nous nous reverrons prochainement, je l’espère. – Ma foi, dit Picard, avec une feinte indifférence, je ne sais trop... À moins que M. le lieutenant de police ne me charge de quelque missive à remettre personnellement à mon neveu... – Personnellement, dit Rumignac, ce n’est guère l’habitude... D’ordinaire, les lettres sont envoyées à M. le gouverneur de la Bastille, qui les remet ou les fait remettre, s’il y a lieu, aux prisonniers. – D’ordinaire, c’est possible : mais d’ordinaire ce ne sont pas des lieutenants généraux de police qui écrivent aux détenus. – C’est vrai... – Et si M. le comte entendait correspondre directement avec son neveu... – Il le pourrait sans aucun doute, il suffirait pour cela que la lettre portât le cachet de M. le lieutenant général de police... « Ah !... il suffirait... du... du cachet... c’est bon à savoir », se dit Picard, qui entendait pénétrer dans la prison de son jeune maître. Et, tout haut, il ajouta : – Eh bien ! mon cher Rumignac, je ferai part de votre observation à Monseigneur, et... si la fantaisie lui vient d’écrire au chevalier... nous nous conformerons à votre désir. Picard s’éloignait le cœur rempli de joie, car il ne doutait plus, maintenant, que Roger dût prendre connaissance du billet placé dans le pâté. Une fois dans la rue, le grand air le frappant au visage vint à propos mettre un peu de calme dans son sang et un peu d’ordre dans ses idées. – À la grâce de Dieu ! murmura-t-il... de ce Dieu qui ne doit pas condamner les amours honnêtes parce que les couples n’appartiennent pas à la même catégorie sociale !... C’est en monologuant de la sorte que le serviteur en partie double se dirigea vers l’intérieur de Paris.

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VII Rumignac se félicitait d’avoir rencontré ce valet qui était si bien dans les papiers de son maître. – Sarpejeu ! s’exclama-t-il en contant la chose à sa femme, voilà une bonne connaissance à cultiver, et sans qu’il m’en coûte grand-chose. J’en serai quitte pour passer, de temps en temps, quelque victuaille de luxe à mon prisonnier. Dans une heure, j’irai lui faire tenir cet excellent pâté. Et notre homme se faisait à cette idée qu’il pourrait, plus tard, avoir recours à la protection de son prisonnier. Une heure plus tard, Rumignac ouvrait discrètement le guichet de la cellule occupée par le chevalier de Vaudrey. Il plongea son regard dans l’intérieur. Roger, en ce moment, était assis, la tête penchée sur la poitrine, et tellement absorbé dans ses réflexions que le guichet s’était ouvert sans qu’il eût perçu le moindre bruit. Et le geôlier se dit à part soi : – C’est-y Dieu possible d’être amoureux au point de s’en rendre malheureux à en mourir. Je vais tout de même essayer de lui faire entendre raison ; ça me remue de voir ce jeune et beau garçon s’abandonner, comme il le fait, au désespoir... C’est pour répondre à ce mouvement généreux qu’il interrompit la douloureuse rêverie du prisonnier, par ces mots, prononcés à vois basse : – J’ai l’honneur de saluer humblement monsieur le chevalier. Monsieur le chevalier veut-il me faire l’honneur de me recevoir ? Le prisonnier regarda, étonné, l’homme qui lui parlait avec tant de respect. Rumignac, du reste, n’attendit pas la réponse. La porte s’ouvrit et il se présenta, s’inclinant respectueusement. Le geôlier portait à la fois une écuelle d’étain remplie de soupe et le fameux pâté. Mais, sans l’offrir au chevalier, il la posa sur la table, en disant : – Je sais que monsieur le chevalier n’aime pas beaucoup l’ordinaire de la forteresse... Mais j’avais... j’ai... promis... de lui donner... en cachette... Roger n’en croyait pas ses oreilles. Il n’en fallait pas moins pour exciter sa curiosité. Il supposa que le valet sur le dévouement duquel il savait pouvoir compter avait trouvé le moyen de gagner le geôlier... – Vous avez quelque chose à me remettre, dites-vous : dépêchez-vous, je suis impatient d’apprendre si quelqu’un s’intéresse à moi... Il avait fait un pas au-devant du geôlier. Rumignac, satisfait de ce changement, s’empressa de répondre : – Oh ! oui, on s’intéresse à vous... Le geôlier tira du panier la bouteille et le pâté. Le chevalier, lui tournant brusquement le dos, était allé s’asseoir sur le lit. – Pardon, monsieur le chevalier, dit Rumignac, se ravisant tout à coup... J’avais oublié de vous dire... – Laissez-moi, je veux être seul, dit le chevalier. Et emportez votre pâté... Tout l’édifice de fortune et d’avenir que s’était bâti le geôlier s’écroulait en même temps que disparaissait à ses yeux l’espoir d’obtenir les bonnes grâces du lieutenant de police : le pauvre homme prit piteusement le pâté et se dirigea vers la porte, en disant : – Que dira la pauvre jeune fille ? – La... jeune fille ?... De quelle jeune fille parlez-vous ?... – De Mlle Henriette, dit Rumignac, en ouvrant la porte pour sortir. – Henriette ! s’écria le chevalier... vous avez dit Henriette ? – Henriette Gérard, oui, monsieur le chevalier, cette demoiselle, qui est la nièce de M. Picard... votre sœur de lait ? – Certainement ! s’écria le jeune homme, qui commençait à comprendre la ruse employée par son fidèle domestique et pressentait que le pâte renfermait quelque mystère... Ah ! c’est ma sœur de lait qui m’envoie cela... – Et qui vous supplie de le manger pour l’amour d’elle... Est-ce que monsieur le chevalier ne se laissera pas attendrir ? – Si fait, mon bon monsieur... Votre éloquence m’a vaincu : j’accepte le pâté et je promets d’y goûter. – À merveille, s’écria Rumignac. Et, tout bas, il se dit : « Décidément, M. Picard ne m’a pas trompé et je crois qu’il sera content de moi. » À peine le geôlier s’était-il éloigné que le chevalier saisit le pâté. En un instant, il enleva la croûte supérieure et, n’ayant rien trouvé là, il fouilla plus avant. Il aperçut enfin le billet et le lut avidement. – Il s’agit de ma liberté et du salut d’Henriette, s’écria-t-il. Sois tranquille, mon brave Picard, l’énergie et le courage ne me feront pas défaut. Il lut et relut le billet. Ivre de joie, il répéta vingt fois : – Nous te sauverons, ma bien-aimée... Il se représenta la jeune fille, rassurée par la visite que Picard lui avait faite. Et, pendant que le chevalier de Vaudrey rêvait ainsi d’avenir et de bonheur, Henriette subissait, à la Salpêtrière, la plus terrible épreuve qui pût lui être imposée.

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VIII Dès que l’agent de police Marest eut obtenu de sœur Geneviève l’autorisation d’aller donner acte de la sortie des prisonnières désignées pour la déportation, toutes les personnes présentes, religieuses, surveillantes, détenues, avaient entouré la pauvre Henriette, qu’on avait fait asseoir sur un banc. L’infortunée avait perdu connaissance : mais, grâce aux soins qu’on lui prodiguait, elle ouvrit bientôt les yeux et jeta un regard effaré sur les personnages qui s’empressaient auprès d’elle. Au premier rang se trouvaient le docteur et Marianne. Le docteur tenait une des mains d’Henriette, consultant le pouls. – Ah ! s’écria-t-elle, je comprends, maintenant, que l’on veuille mourir ! dit-elle. – Ne parlez pas ainsi !... fit Marianne. Souvenez-vous des paroles que vous m’adressiez à moi-même... À son tour, le docteur intervint. Il dit à l’éprouvée : – Si vous avez une famille, pensez à elle ! Henriette avait peu à peu retrouvé assez de force pour se redresser. – Oh ! ce n’est pas pour moi que l’exil m’effraie, dit-elle... Marianne crut devoir expliquer au docteur : – Elle a une sœur dont elle était le seul appui !... une sœur aveugle ! Henriette tressaillit. Et, se levant, elle s’écria, en s’adressant au médecin : – Je l’avais retrouvée, monsieur ! J’avais retrouvé cette sœur bien-aimée, lorsqu’ils m’ont arrêtée ! Elle mendiait en chantant... couverte de haillons ! Elle marchait, brisée par la fatigue et traînée par une horrible femme qui la martyrise, sans doute, qui la torture. Et ils m’ont empêchée de courir vers elle. Et je ne sais plus où elle est ! Je l’ai perdue de nouveau !... Et pour toujours, cette fois !... pour toujours !... Les sanglots qui l’étouffaient éclatèrent, noyant les derniers mots qu’elle avait prononcés. Marianne s’était éloignée, appelée par une religieuse. Ce fut le docteur qui essaya de consoler la jeune fille. – Attendez donc, mon enfant... fit-il. Celle que vous pleurez... je crois l’avoir rencontrée. De beaux cheveux blonds et de grands yeux bleus, n’est-ce pas ? – Oui ! c’est cela... fit Henriette, en relevant la tête. – Et cette vieille femme qui l’accompagnait l’appelait... Je me souviens !... Elle l’appelait Louise !... – Ah ! c’est elle !... c’est elle ! s’écria Henriette. – Je connais même cette femme qui la conduisait, ajouta le médecin... – Vous connaissez... cette femme ? – Elle est venue vingt fois à mon hôpital... C’est la Frochard ! dit-il. Marianne revenait en ce moment. Le nom de la Frochard frappa son oreille. Elle leva vivement la tête, comme si elle avait éprouvé un choc violent. – Vous parlez de la Frochard... dit-elle : je la connais aussi, moi ! Mais ce nom de la Frochard me rappelle une chose horrible. – Quoi donc ! firent en même temps Henriette et le docteur. Marianne allait probablement raconter la scène qui s’était passée entre elle et les soldats qui l’emmenaient en prison, lorsqu’elle avait, de loin, reconnu Louise au bras de la Frochard, mais elle craignait de faire éprouver à Henriette une nouvelle émotion. Elle se contenta de répondre : – Eh bien ! nous savons où elle est, votre sœur... – Chez la Frochard, parbleu ! affirma le médecin. – Au nom du ciel ! supplia Henriette, dites-moi où demeure cette femme. – Elle habite une masure dans la rue de Lourcine ! dit Marianne. – Alors, je vais retrouver ma Louise !... Je pourrai bientôt... Elle s’interrompit en jetant un cri de désespoir. – Ah !... je vais partir !... s’écria-t-elle en se tordant les bras. Je vais partir ! Marianne, d’une voix ferme, s’écria alors : – Eh bien ! non, il ne faut pas que vous partiez ! Le docteur la regardait, étonné. Quant à Henriette, vaincue par la douleur, elle avait baissé les yeux, en murmurant avec désespoir : – Il ne faut pas que je parte !... Hélas ! n’y suis-je pas condamnée ? La parole expira sur ses lèvres. Un véhicule venait de s’arrêter à la grille. C’était la massive charrette attelée de vigoureux percherons. Henriette avait tout vu. – Regardez cette voiture, dit-elle tremblante... C’est elle qui va m’emmener ! Les sanglots lui coupaient la voix. – Oh ! ma pauvre Louise !... ma pauvre Louise ! – Vous parliez de l’empêcher de partir ! dit tout bas le docteur à Marianne... Mais c’est impossible ! Marianne s’était rapprochée de lui et elle lui souffla ces mots : – Docteur, ayez pitié d’elle... – Parbleu !... j’ai le cœur bourrelé ! Mais que puis-je faire ? – Consentez à m’aider. – Mais par quel moyen ?... ........................................................ Pendant que ce court dialogue s’échangeait à quelques pas d’Henriette, qui, vaincue par la douleur, s’était affaissée sur le banc, une scène des plus douloureuses avait lieu dans l’intérieur de la prison. Marest, on s’en souvient, était allé opérer la levée d’écrou des détenues qu’il devait emmener avec lui dans une autre prison, où les condamnées à l’exil attendraient le jour de leur départ pour le port d’embarquement. Lorsque l’agent de police parut à l’entrée des ateliers, il y eut, parmi toutes les prisonnières, un moment de silence lugubre. Chacune d’elles éprouva une émotion violente en voyant Marest consulter la liste. Qui sait si leur nom n’allait pas être prononcé ? Marest, cependant, garda le silence, se contentant de consulter le livre d’écrou et d’apposer sa signature, en marge, en regard du nom porté sur la liste. C’est pendant que cette formalité s’accomplissait que sœur Geneviève, ne pouvant supporter le spectacle de la douleur d’Henriette, était venue rejoindre l’agent. Allant successivement vers chacune de celles dont le nom figurait, elle le savait, sur la liste d’exil, sœur Geneviève imposait ses mains sur le front de la condamnée et la bénissait. La détenue savait ce que cela signifiait et se préparait à suivre l’agent. Sœur Geneviève avait achevé cette tournée de charité et s’en revint, l’âme torturée, auprès de l’employé, qui achevait d’apposer les signatures sur le registre. Marest s’inclina devant la supérieure. Le moment approchait cependant où il devait faire partir le troupeau, malgré les lamentations et les cris. – Madame la supérieure voudrait-elle m’autoriser, demanda-t-il, à faire mettre en rang toutes les détenues qui doivent me suivre. La religieuse inclina la tête en signe d’assentiment. Lorsque la bande fut en rang, Marest se plaça à leur tête et les conduisit ainsi dans la cour, les dirigeant vers la porte de sortie. À quelque distance de la grille, il commanda la halte. Alors, les détenues se placèrent sur une seule ligne. Il s’agissait de faire reconnaître chacune d’elles par la supérieure et de s’assurer que c’était bien la détenue désignée sur la liste qu’il emmenait. Sœur Geneviève, très troublée et le visage portant la trace des souffrances de l’âme, priait tout bas. Que se passe-t-il, en ce moment, dans le cœur de Marianne ? Cette malheureuse, qui venait d’obtenir sa grâce, s’apitoyait-elle simplement sur le sort de la détenue pour laquelle il n’y avait rien à espérer ? Non ! Une pensée sublime était venue à cette voleuse repentie. Elle avait à peine une minute pour se décider et mettre à exécution son projet. Une minute pendant laquelle son regard alla chercher sur le visage désespéré d’Henriette le courage d’accomplir ce que lui dictait son cœur. L’agent Marest s’était approché des détenues et avait prononcé ces mots, au milieu d’un profond silence : – Il reste encore une prisonnière à emmener : Henriette Gérard ! Marianne s’avança. – C’est moi, dit-elle. Henriette avait entendu. Le docteur la retint par le bras, en lui murmurant à l’oreille : – Taisez-vous !... Ne vous perdez pas. Au surplus, Marianne, qui avait aperçu le mouvement fait par Henriette pour intervenir, demandait à Marest de l’autoriser à faire ses adieux aux détenues et aux surveillantes groupées au fond de la cour. – Permettez-moi, monsieur, supplia-t-elle en indiquant Henriette, de dire un dernier adieu... Elle fut interrompue par la jeune fille. – Non ! dit-elle tout bas, ce que vous voulez faire est impossible. Je ne veux pas... je ne veux pas consentir ! Mais Marianne lui répondit d’une voix calme : – Ce n’est pas vous que je sauve. C’est moi-même. – Vous ? – Si je reste en France, à ma sortie de cette maison... je reverrai Jacques et... cette fois, je serai perdue sans retour. Vous, au contraire, ajouta-t-elle, vous reverrez Louise, et vous serez sauvées toutes les deux ! – Louise ? Le nom de l’aveugle, prononcé en ce moment, produisit l’effet qu’avait espéré Marianne. Celle-ci profita de l’émotion de la jeune fille pour lui glisser dans la main la lettre de grâce que le docteur lui avait remise. – Prenez ceci, fit-elle. C’est le salut de Louise... de Louise qui vous attend ! Il se fit aussitôt un certain mouvement dans l’assistance. C’était la sœur Geneviève qui se dirigeait vers les détenues qui allaient partir. Le docteur comprit qu’elle allait à Henriette. – Sœur Geneviève ! fit-il en regardant Marianne, comme pour lui dire que le sacrifice qu’elle avait voulu s’imposer ne s’accomplirait pas. Marest était allé à la supérieure pour lui dire : – Madame, veuillez vérifier cette liste avec moi, afin de déclarer et de signer ensuite que ce sont bien là toutes les détenues désignées pour l’exil. – Tout est perdu ! dit le docteur à Marianne, qui serrait convulsivement la main d’Henriette. L’appel commença : – Françoise Morand !... Sœur Geneviève, regardant la détenue qu’on nommait : – Oui !... c’est elle ! – Jeanne Raymond ! – Oui ! Marest appela successivement les noms des autres détenues. Puis se tournant vers Marianne : – Henriette Gérard ! Sans hésitation, Marianne s’avança. Et, levant des yeux suppliants sur la supérieure : – Me voici, ma mère ! dit-elle d’une voix tremblante. – Vous ? Sœur Geneviève allait protester. Le docteur s’élance et, lui montrant Henriette, implore du regard. La religieuse troublée, émue, dirige, alternativement, ses yeux effarés sur Marianne, qui, les mains jointes, attend le verdict qui sera prononcé, et sur Henriette, demeurée immobile et comme pétrifiée. Alors, Marianne tente un dernier effort : – Ma mère, ma mère, ayez pitié ! s’écria-t-elle en se prosternant devant la supérieure. Bénissez-moi, ma mère, car ce départ purifie une coupable... Et plus bas : – Et il sauve une innocente !... L’agent intervint : – Eh bien ! ma sœur ?... La sainte femme, qui n’avait jamais forfait à la vérité, qui considérait le mensonge comme un crime, sœur Geneviève étendit ses mains sur le front de Marianne. Et d’une voix ferme, elle répondit à l’agent : – Oui !... c’est bien... Henriette Gérard !... Un double cri s’échappa de la poitrine des deux détenues, dont l’une prenait la place de l’autre. Mais déjà sœur Geneviève avait relevé Marianne et lui ouvrait ses bras. Elle pleurait, et son âme s’élevait vers Dieu pour lui demander pardon du pieux mensonge qu’elle venait de faire. Marianne dut s’arracher à son étreinte, pour suivre l’agent. La malheureuse alla prendre sa place dans le rang des déportées. La grille s’ouvrit et toutes ces exilées disparurent deux à deux. Alors, sœur Geneviève regarda le médecin qui soutenait Henriette. Et, les yeux pleins de larmes : – Ah ! docteur ! dit-elle, mon premier mensonge !... – Il vous sera compté là-haut, ma sœur, comme une œuvre de charité. Lorsque Marianne eut disparu, il se fit un mouvement parmi les gens qui avaient assisté à cette lamentable scène. Alors le docteur prit Henriette par la main et, la présentant à sœur Geneviève : – Vous avez sauvé une innocente, dit-il ; à mon tour de sauver une pauvre victime !... Henriette s’était agenouillée. – Ma mère ! fit-elle, je prierai !... je prierai toute ma vie pour vous qui avez voulu que ma sœur me fût rendue, pour vous qui avez eu pitié des deux orphelines !... ...................................................... En sortant du cabinet de travail du lieutenant de police, où il venait de rendre compte à M. de Linières de la façon dont ses ordres avaient été exécutés, Marest se trouva nez à nez avec Picard ! À sa vue, le vieux domestique se composa un visage à l’expression indifférente et lui demanda : – Quelle bonne nouvelle m’annoncez-vous, monsieur Marest ? Mon maître est-il un peu moins irrité ? – Il a tout lieu d’être satisfait, je suppose... car le voilà débarrassé de quelqu’un qui le gênait, puisque... Et, s’interrompant : – Au fait, vous ne savez rien ! vous n’y étiez pas... – Où ça ? – À l’affaire du faubourg Saint-Honoré... – Je sais, je sais, ricana Picard en haussant les épaules, on a arrêté... une fille... – Fille tant que vous voudrez, mais, de ma vie, je n’avais assisté à pareille scène. – Des pleurs... des cris... parbleu !... On connaît ça !... – Pas du tout, vieux sceptique que vous êtes... C’étaient de vraies larmes et des cris de véritable désespoir. Je vous avouerai que moi et mes hommes nous étions remués : mais il fallait obéir... et, ma foi... Ce n’est pas moi qui l’ai conduite à la Salpêtrière : une fois l’arrestation opérée, l’officier et les exempts s’en sont chargés. Par exemple ! c’est votre serviteur qui vient de la parquer dans la charrette des femmes qu’on expédie à la Louisiane. Eh bien ! sachez que la demoiselle Henriette Gérard est recommandée d’une façon toute spéciale à la bienveillance du gouverneur... » Elle sera, c’est le désir de monseigneur le lieutenant de police, traitée tout autrement que le commun des exilées. Qui sait même si elle ne s’y mariera pas ?... » Picard perdait patience et, un peu plus, allait dire son fait à l’agent. Il quitta Marest avec l’intention de se rendre auprès du comte de Linières. Mais quel prétexte prendrait-il pour pénétrer dans le cabinet sans y être appelé ? Picard s’était planté contre la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit pour livrer passage au lieutenant de police. – Toi, ici ? fit le magistrat. – Oui, monseigneur... J’attendais en prévision du cas où monseigneur aurait besoin de mes services. M. de Linières était soucieux. – Viens, dit-il après réflexion, en ouvrant au valet la porte du cabinet de travail. J’ai reçu de fâcheux rapports à propos du chevalier, commença-t-il. M. de Vaudrey, paraît-il, s’abandonne au désespoir, au point de refuser toute nourriture. – Bah ! c’est qu’il n’a pas faim, dit Picard avec un cynisme affecté. – Je ne voudrais pas que le chevalier... que mon neveu poussât les choses à l’extrême... d’ailleurs, le séjour de la Bastille doit lui paraître moins dur qu’il aurait pu l’être si je n’avais recommandé au gouverneur de traiter son prisonnier avec égards. – Ah ! monseigneur a fait cela ? – Oui !... répondit sèchement M. de Linières : j’espérais que, touché de ma générosité, Roger reviendrait à de meilleurs sentiments... – Il y reviendra, monsieur le comte. – J’ai chargé le gentilhomme qui commande la forteresse de conseiller à Roger de faire amende honorable... Le gouverneur l’a mandé auprès de lui... Le chevalier a décliné l’invitation... – C’est extraordinaire... – C’est surtout dangereux pour lui !... Aussi vais-je essayer une dernière fois... Le vieux serviteur prit un air embarrassé... Il ouvrit la bouche, comme s’il eût voulu donner un avis, puis il se retint au moment de parler. Le comte s’en aperçut. – Qu’en penses-tu, fit-il, que tu n’oses te risquer à dire ? – Oh ! je ne me permettrai pas... – Je t’y autorise... Parle !... – Si monseigneur voulait écrire... – Écrire au chevalier, moi ? – D’un oncle à un neveu, ça se peut... insinua le rusé domestique. – Oui, lorsque le neveu ne s’est pas mis en révolte contre le chef de sa famille. – C’est juste !... – Et je ne voudrais pas... avoir l’air de... Se reprenant, avec un emportement comique : – Non !... monsieur le comte, non, vous ne pouvez pas donner cette dernière preuve de votre grandeur d’âme : vous devriez laisser le coupable ronger son frein au fond de sa prison... à moins que vous ne preniez en considération le profond chagrin qu’en éprouve Mme la comtesse... car elle est sérieusement malade... M. de Linières avait eu une crispation des lèvres, dont Picard ne voulut pas s’apercevoir. Il continua : – Et, dans ce cas, monsieur le comte, il est certain qu’une lettre de vous aurait sur ce malheureux jeune homme une influence mille fois plus salutaire que... – Soit, dit M. de Linières, j’écrirai une lettre. – Et, si monseigneur le permet, je me chargerai de la porter moi-même. Je pourrai peut-être ajouter certaines choses que ne contiendra pas le billet de monsieur le comte et qui, j’ose le croire, décideront le chevalier à tout faire pour sortir de prison. – C’est bien, dit le comte, j’accepte ta proposition. Picard eut un tressaillement de joie. – Je serai aux ordres de monsieur le comte quand il jugera convenable de m’envoyer à la Bastille... comme négociateur... Lorsque Picard eut refermé la porte, le comte de Linières laissa éclater sa colère. – Oui, la comtesse de Linières est souffrante, se dit-il ; mais pourquoi sa faiblesse pour Roger l’a-t-elle entraînée loin de ses devoirs ; à quel sentiment a-t-elle obéi en se rendant auprès de cette fille que j’ai envoyée rejoindre ses pareilles à la Salpêtrière. Depuis, elle s’est renfermée dans le silence, un silence qui m’exaspère, qui fait naître en moi mille poignants soupçons. Et je n’ai pu lui arracher son secret !... M. de Linières était arrivé progressivement au comble de l’exaspération. Debout, les lèvres frémissantes, il regardait la porte qui donnait sur le couloir conduisant à la chambre à coucher de la comtesse. À ce moment, on frappa discrètement à cette porte. C’était la camériste de la comtesse qui venait annoncer que le docteur était auprès de la malade.

9

IX Depuis qu’il avait appris de l’agent Marest le départ d’Henriette, Picard avait jugé inutile de retourner à la Salpêtrière. Le délai qu’il s’était fixé allait expirer bientôt : on était déjà samedi matin. « Que faire ? » pensa Picard. Le comte aurait-il changé d’idée après mûre réflexion ? M. de Linières n’avait pas abandonné l’idée que lui avait suggérée son fidèle valet. La lettre était écrite : mais une aggravation survenue, depuis vingt-quatre heures, dans l’état de la comtesse, avait absorbé tous ces moments et lui faisait négliger toute autre occupation. En effet, le docteur, à la suite de la dernière consultation, n’avait pas dissimulé ses inquiétudes. – Il faut, avait-il dit au comte, pour que l’état maladif de la comtesse ait pris tout à coup de si grandes proportions, que la chère dame ait subi une émotion violente. M. de Linières avait gardé le silence. Puis, le docteur avait prescrit qu’on ne tolérât auprès d’elle que les personnes qui lui étaient sympathiques, et qu’en aucun cas on ne lui permît de quitter le lit, avant qu’il l’ait autorisé. Toutes ces recommandations trouvèrent M. de Linières plus exaspéré contre le chevalier, qu’il accusait d’avoir provoqué cette grave maladie. Aussi eut-il grand-peine à ne pas laisser éclater son ressentiment contre Roger, lorsqu’au moment de se retirer le docteur revint sur ses pas pour lui dire : – Eh mais ! je n’ai pas aperçu ici, une seule fois, M. le chevalier de Vaudrey... Je sais cependant combien est grande l’affection filiale qu’il porte à la comtesse. Je regrette même cette abstention, car j’ai la conviction que notre malade le verrait avec plaisir... M. de Linières avait alors songé à la lettre écrite depuis la veille et qui était restée dans un tiroir de son bureau. Il entra dans son cabinet et fit appeler Picard. – Picard, dit M. de Linières, voici la lettre qu’il s’agit de faire tenir à mon neveu. – Je la remettrai moi-même à M. le chevalier. Faut-il partir tout de suite ? – Il est trop tard aujourd’hui... – Alors, demain ?... – C’est cela même !... Picard était sorti radieux du cabinet du lieutenant de police. Et, maintenant qu’il était décidé à risquer ce coup décisif, l’impatience le gagnait. Et il récapitula mentalement : Une tabatière !... Il en avait une magnifique et pleine d’excellent tabac qu’il conservait précieusement. Il la sacrifierait volontiers, dût-il se passer de priser pendant le restant de ses jours. Deux bouts de corde ! Pour cela, il n’avait que l’embarras du choix. Néanmoins, comme il fallait quelque chose de résistant sans être par trop volumineux, Picard s’arrêta à l’idée de foulards de soie joints bout à bout, comme réunissant les conditions voulues. Un bâillon ! C’était l’accessoire indispensable, et celui-là ne se trouverait pas tout fait. Comment le confectionner ? Certes, M. Picard, en temps ordinaire, n’avait jamais touché à une aiguille. La plus élémentaire prudence l’obligerait à y passer la nuit au besoin, mais à fabriquer lui-même le bâillon nécessaire. Il s’y mit, et le petit jour filtrant à travers les rideaux le surprit toujours assis et rêvassant. Ce fut pour cet excellent Picard comme une veillée des armes. Il s’étira comme un homme qui aurait fourni tout une nuit de sommeil non troublé, et se mit à la fenêtre. C’était dimanche, ce dimanche tant attendu. Enfin il était prêt. La lettre du comte à la main, il quitta sa chambre. Moins d’une heure plus tard, il se trouvait, après maints tours et détours, posté à l’entrée de la rue Saint-Antoine, les regards inquiets, fixés sur la forteresse. Tout à coup, une idée traversa son esprit et vint jeter le trouble. Le premier gardien venu reconnaîtrait le prisonnier au passage et tout l’échafaudage si laborieusement élevé s’écroulait comme un château de cartes. Après avoir longuement réfléchi, il s’arrêta à cette conviction que le chevalier de Vaudrey ne pourrait s’enfuir de la Bastille qu’au moyen d’un déguisement. Et, pour rendre son maître tout à fait méconnaissable, voici la singulière combinaison qu’il imagina : il avisa une boutique d’apothicaire. – Vite, monsieur l’apothicaire, dit-il en simulant une violente douleur ; appliquez-moi, je vous prie, sur la joue, une bonne ouate et une bande de toile de coton, car je crains beaucoup les fluxions. L’apothicaire ne se fit pas prier. Picard paya sans marchander et sortit de la boutique. Il était absolument méconnaissable, ayant pris la précaution de se mettre, au moyen de son foulard, une mentonnière, qui lui couvrait le visage jusqu’au nez. Maintenant, comme rien ne l’empêchait de tenter l’aventure, il se dirigea résolument vers la forteresse. Arrivé devant la sentinelle, il montra la lettre du lieutenant de police. Aussitôt, on lui livra passage. Une fois dans la cour principale, il marcha vers le corps de garde en homme qui connaît les êtres, et, s’adressant à l’officier de service : – Je suis Picard, lui dit-il, le premier valet de chambre de monseigneur le lieutenant de police, qui m’a fait l’honneur de me charger de cette missive pour son neveu, M. le chevalier de Vaudrey. Du corps de garde, il passa dans le couloir principal où se tenaient les guichetiers de service. Rumignac l’aperçut. Il le reconnut à son allure et à son costume noir, plutôt qu’à son visage... Et, s’approchant avec familiarité : – Comme vous voilà empaqueté, monsieur Picard ! Vous avez une fluxion, à ce que je vois. – Une maîtresse fluxion, monsieur Rumignac... – Vous auriez mieux fait de garder la chambre. – Impossible, monsieur Rumignac... le devoir avant tout. Mon maître, monseigneur le lieutenant de police, n’a confiance qu’en moi pour certaines missions... – Ah ! vous venez en mission. – Je suis chargé de remettre cette lettre à votre prisonnier, M. le chevalier de Vaudrey ! – Alors, je vais m’en charger, si vous le voulez bien... – Non pas ! Monseigneur m’a bien recommandé de la remettre en main propre à son gredin de neveu... – En ce cas, monsieur Picard, je vais faire prévenir son Excellence le gouverneur. Et le geôlier se dirigea vers la pièce où se tenait l’officier de service. Picard ne put se défendre d’un léger tressaillement. Heureusement que la ouate, le bandeau et le foulard lui permettait de dissimuler son visage tout bouleversé. Rumignac, au bout d’un instant, revenait dire à Picard : – Voilà qui va bien, vous pouvez me suivre... Je vais vous ouvrir la cellule de votre prisonnier... Voulez-vous voir ce que fait le chevalier en ce moment ? – Oui ! répondit picard. – Je vais tout doucement ouvrir le guichet ; et, quand je vous tirerai par le bras, vous regarderez. Picard retenait son haleine. Le guichet s’ouvrit sans bruit. Rumignac tira son compagnon par le bras. Picard étouffa un soupir. Il voyait Roger, assis, tournant presque le dos à la porte. Les coudes appuyés sur la table et la tête dans les mains, il paraissait plongé dans de tristes réflexions. « Il m’attend ! » pensa Picard. Et, comme pour donner raison à la perspicacité du valet, le chevalier leva la tête comme s’il eût écouté... À ce moment, son regard se dirigea vers le guichet... Il vit les yeux de Picard briller au travers du grillage. Son premier mouvement fut de s’élancer. Puis, après réflexion, il reprit sa place sur l’escabeau. Mais sa physionomie s’éclaira subitement et prit une expression de virilité qui ranima la confiance de Picard. Celui-ci s’éloigna du guichet en disant au geôlier : – Nous pouvons entrer. Rumignac tenait la clef toute prête... Il l’introduisit dans la serrure dont le pêne cria deux fois... La lourde porte roula sur ses gonds. Au bruit, comme s’il eût été surpris, le chevalier s’était retourné. En apercevant Picard, il se leva. Mais un signe imperceptible du valet le retint à sa place. Il attendit que le geôlier eût refermé la porte. Puis, d’un ton hautain, qui contrastait avec le regard affectueux qu’il adressa au valet. – Que me veut-on ? demanda-t-il. Rumignac riait sous cape de l’air embarrassé de son ami Picard. Il répondit : – Son Excellence le gouverneur a bien voulu autoriser le valet de monseigneur le lieutenant de police à vous remettre en mains propres une lettre... Seulement, je crois que M. Picard est un peu malade, aujourd’hui, d’une rage de dents, ce qui paralyse sans doute ses facultés... Et, si monsieur le chevalier le permet, c’est moi qui vais avoir l’honneur de lui remettre la missive. Il avançait déjà la main pour saisir le pli... Mais, au moment où il allait l’atteindre, prompt comme l’éclair, Picard s’éloigna d’un pas, plongea sa main dans son gousset et envoya une poignée de tabac en plein dans les yeux du geôlier... Rumignac tomba à la renverse dans les bras du chevalier, accouru pour aider Picard, tandis que celui-ci envoyait dans la figure du geôlier une seconde poignée de la poudre. Rumignac n’avait pu pousser un cri. Les mains portées aux yeux, il étouffait de souffrance et de colère. Picard saisit le moment où sa victime ouvrait la bouche pour lui enfoncer le bâillon entre les dents. Et, tandis que le chevalier lui attachait le mouchoir, le valet, surexcité par ce premier succès, s’écriait : – Ah ! ton procédé est bon, excellent, merveilleux, mon cher Rumignac, et tu vois que j’ai bien retenu tout ce que tu m’as dit. Le geôlier se tordait dans un accès de rage furieuse, et la douleur qu’il éprouvait aux yeux devait le mettre au supplice. Il luttait comme un diable contre ses deux agresseurs. Ce que voyant, Picard dit à son maître : – Fouillez dans les poches de mon habit ; monsieur le chevalier y trouvera des foulards. Roger avait fait ce qu’on lui disait. – Nous allons le ficeler comme il faut, mon maître, fit Picard. Il avait fait signe au chevalier de retirer la veste du geôlier, pendant qu’il maintenait celui-ci. Roger, enthousiasmé de la façon dont son valet avait combiné et exécuté l’opération, saisit les deux mains de Picard, et, les étreignant dans les siennes : – Viens, mon ami, s’écria-t-il, viens, et, une fois libre, je te témoignerai toute ma reconnaissance !... Mais Picard l’interrompit, en lui disant à voix basse : – Oh ! monsieur le chevalier, pas si vite ! Tant que je ne serai pas au fin fond de la rue Saint-Antoine, je ne me trouverai pas en sûreté. Roger était devenu pâle. – Au fait, demanda-t-il, comment allons-nous sortir de la Bastille ? – Vous allez le voir, mon excellent maître... Et, tout d’abord, ajouta-t-il en enlevant le bandeau et la ouate qui lui couvraient le visage, je n’ai plus mal aux dents... Monsieur le chevalier, il faut se dépêcher... – À quoi faire ? – À déshabiller cet homme ! Déjà, Roger s’était baissé vers Rumignac et se mettait bravement en devoir de le dévêtir. – Voyons, Picard, dépêchons-nous ! – Je comprends toute l’impatience qui vous agite, monsieur le chevalier, mais nous ne sommes pas au bout de nos peines, et mon maître voudra bien, maintenant, se déshabiller à son tour. – Pour changer de costume... Il indiquait du doigt la défroque du geôlier. – Non pas ! fit Picard, je me suis réservé tout cela... Monsieur le chevalier voudra bien endosser mon habit. Tout en parlant, Picard avait remplacé l’habit de Roger par le sien. – Et la culotte aussi, monsieur le chevalier : il faut accepter la livrée tout entière, afin de n’être pas reconnu. De son côté, le valet avait endossé le costume du geôlier. Certes, il eût fallu le regarder de bien près pour découvrir la supercherie. Il n’en était pas de même du chevalier, dont le visage était entièrement découvert, Mais Picard avait tout prévu. – Monsieur le chevalier, c’est vous qui, maintenant, allez avoir mal aux dents à votre tour, ce qui obligera votre fidèle serviteur de vous empaqueter la figure avec cette ouate et ce foulard... Lorsque cette mascarade fut achevée : – Il ne nous reste plus, déclara le vieux domestique, qu’à nous précautionner contre une surprise. Un gardien peut, en passant devant cette porte, avoir la fantaisie de jeter un coup d’œil sur ce guichet, et alors... – C’est juste, il faudrait faire disparaître cet homme. – Rien de plus facile, monsieur le chevalier. Et, saisissant le geôlier par les pieds : – Prenez la tête, dit-il à Roger. Soulevé de la sorte, Rumignac fut transporté sur le lit du prisonnier, enfoui sous les couvertures, qu’on lui releva jusqu’au milieu du visage. Rien n’avait été négligé, et tout ce travail n’avait pas exigé une vingtaine de minutes. Picard monta sur la table qu’il avait rapprochée de la lucarne et plongea ses regards le plus loin qu’il put. La cour était déserte. Cherchant dans le trousseau de clefs celle que l’infortuné Rumignac lui avait indiquée, on s’en souvient, il la tint prête dans sa main. En ce moment, un bruit de pas se fit entendre distinctement sur les dalles du corridor. Quelqu’un approchait. Tout à coup, le sang se glaça dans les veines de Picard. L’homme qui marchait dans le corridor venait de s’arrêter devant la cellule.

10

X Le chevalier de Vaudrey avait éprouvé une sensation de vertige. Il avait espéré une évasion qui lui permettrait de voler au secours de son Henriette bien-aimée. Il avait vu luire un rayon d’espérance. Mais cette lueur s’évanouissait subitement. Encore une seconde, et cette porte allait s’ouvrir ; la tentative serait découverte. Et les rigueurs recommenceraient pour lui, avec cette aggravation qu’on le surveillerait jour et nuit. Cette idée provoqua chez Roger cet affolement qui, s’emparant des prisonniers, les pousse à ne pas reculer même devant un crime, s’il doit aider à leur évasion. Si, en ce moment, un guichetier se fût présenté, le chevalier de Vaudrey n’eût probablement pas hésité à lui sauter à la gorge. Par bonheur, après avoir frôlé la porte, l’homme passa. Il avait semblé au valet que l’individu avait monté les escaliers conduisant à l’étage supérieur, au lieu de descendre. C’était un bon indice. Le danger eût été de se trouver nez à nez avec lui, à l’étage inférieur. Sans hésiter, il fit jouer le pêne. La porte massive s’ouvrit sans bruit. Personne nulle part. Picard, d’une main tremblante, toucha le bras du chevalier. Ce fut le signal. Les deux fugitifs se risquèrent dans le corridor. On atteignit l’étage inférieur, sans avoir rencontré personne. Mais, là, des bruits de voix se firent entendre, provenant du corps de garde. Le chevalier s’était arrêté, hésitant. Picard s’en aperçut. – Allons, du courage, mon ami, dit-il assez haut en contrefaisant l’organe de Rumignac et en imitant le mieux possible son accent gascon ; ça ne sera rien, avec un peu de sommeil là-dessus, vous serez guéri. Il fallait maintenant passer devant la sentinelle qui se trouvait à l’entrée du corps de garde. C’était le plus grand danger qu’ils eussent encore couru. Mais il n’y avait pas à hésiter. Le faux geôlier entraîna son compagnon. Fort heureusement, la sentinelle avait le dos tourné. Ce pauvre diable, ne pouvant participer à la partie, prenait plaisir à voir jouer ses camarades. Les voix entendues étaient celles des soldats qui profitaient de l’absence des officiers pour jouer aux dés. Il n’y avait plus qu’à traverser la cour d’honneur et à s’orienter rapidement pour gagner la poterne. Les deux fugitifs aspirèrent à longs traits l’air qui s’engouffrait par la porte ouvrant sur la cour. Une sentinelle faisait faction devant cette porte. C’est avec assurance que Picard prit un pas d’avance sur son compagnon, afin d’indiquer au chevalier par où il fallait passer. D’un coup d’œil, Picard avait aperçu la poterne. Il bifurqua donc légèrement à gauche, disant à Roger : – Il n’y a pas un chat dans la cour !... Picard, ainsi que nous l’avons dit, connaissait la clef de la poterne, grâce au bavardage du geôlier. Il n’eut pas de peine à la retrouver dans le trousseau. Cela fait, il prit hardiment les devants. À ce moment, il se fit un certain mouvement dans la cour. Un des gardiens prit la direction de la poterne. Picard et son maître tressaillirent. Le gardien venait incontestablement sur eux... C’en était fait. – Ouvre ! commanda le chevalier d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. – Perdus !... murmura le valet. – Qu’importe ce qui arrivera !... Ouvre, te dis-je ! Picard obéit. La poterne allait livrer passage au fugitif. Mais, à ce moment, la voix du gardien cria : – Rumignac !... Hé ! Rumignac ! Que faire ? Ne pas répondre, c’était se perdre. Répondre, c’était risquer d’être découvert. Et déjà le chevalier avait dépassé la poterne. – Fuyez ! lui dit le vieux serviteur... Fuyez ! au nom de Mlle Henriette. Laissez-moi me sortir d’ici comme je pourrai... Et il se tourna pour répondre au gardien. Mais, à sa grande surprise, celui-ci s’était arrêté à moitié de la cour et lui criait : – Ne te dérange pas, Rumignac !... Je te conterai ça tout à l’heure !... D’un bond, le faux geôlier était sorti de la cour. Et rejoignant le chevalier qui était déjà à quelques pas : – Libres ! lui dit-il, nous voici libres !... – Ne perdons pas une minute ! fit le chevalier en doublant le pas. – Non, s’écria Picard ; rien n’est plus imprudent, dans notre situation, que de courir... Évitons d’éveiller l’attention des passants. Picard, en parlant ainsi, était en proie à une violente agitation. Son inquiétude était d’autant plus grande que Roger ne parlait de rien moins que de courir tout de suite à la Salpêtrière. – Y pensez-vous, dit-il, dans ce costume de domestique !... Et moi, puis-je vous accompagner dans cette tenue de geôlier ? Croyez-moi, monsieur le chevalier, rentrons d’abord chez vous, pour changer de vêtements. Roger se rendit. – Prenons par le quai de la Tournelle, fit-il, nous aurons la chance de trouver une voiture à la station. Le chevalier habitait un petit hôtel dans l’île Saint-Louis. À peine la voiture fut-elle en route que Roger, impatient d’apprendre ce que Picard savait d’Henriette, pressa le valet de questions. En quelques mots, Picard raconta ce qui s’était passé dans la prison. Le chevalier, fou de douleur, avait saisi la main de son compagnon et l’étreignait avec véhémence. – Et tu es parti en la laissant aux mains de ces misérables... Tu l’as laissée se désespérer... – Oh ! non, non, mon maître ; je lui avais dit que vous ne songiez qu’à sa délivrance. Et, en partant, je lui ai dit que j’allais faire le nécessaire pour... – Eh ! que pouvons-nous, maintenant ?... gronda le chevalier d’une voix terrible. – Tout, monsieur le chevalier, tout... L’escorte, en pareil cas, est, d’ordinaire, peu nombreuse. Il nous sera facile de la mettre en fuite et plus facile encore de l’acheter ; nous pourrions courir à la poursuite des agents, si déjà ils sont en route... Vous vous taisez, monsieur le chevalier, et tout ce que je vous dis là... – Me semble de la folie, dit tristement Roger. Ces mots firent tomber l’enthousiasme du valet. – Nous avons accompli des choses plus difficiles que ça, puisque nous sommes parvenus à sortir de la Bastille, riposta Picard avec orgueil. – Et puis, mon brave Picard, lorsque nous aurons rejoint la pauvre chère créature, ne faudra-t-il pas quitter la France avec elle ? Le seul avenir qui s’ouvre devant nous est celui des proscrits... – Eh bien ! Nous l’accepterons tous les deux, cet avenir ! Nous partirons avec notre fiancée tous les deux, et, une fois, là-bas... nous l’épouserons tous les... Non, je veux dire... vous serez heureux... tous les deux. – Tu comptes donc partir aussi, toi, Picard ! s’informa le chevalier. Tu te condamnerais à nous suivre ? – Pour deux motifs : le premier, c’est que je ne veux plus vous quitter ; j’en ai assez d’être serviteur à double face !... Mon vœu le plus cher est de vous servir ouvertement. Le second motif, c’est que monseigneur le lieutenant de police ne me pardonnera pas votre évasion. Je suis certain que, malgré les quarante ans de bons et loyaux services que j’ai à mon actif, mon maître – celui que je trompe indignement – me donnera pour asile, pour le reste de mes jours, un cachot à la Bastille. Vous voyez bien, monsieur le chevalier, qu’il faut que je vous suive. Le chevalier espérait qu’Henriette ne serait pas encore partie pour Le Havre. Il se demandait comment il parviendrait à faire mettre la détenue en liberté. – Laissez-moi agir, lui dit Picard, enchanté d’éviter à son maître une émotion qu’il redoutait ; je vais d’abord m’enquérir de ce qui est arrivé après mon départ ; nous aviserons ensuite sur ce qu’il conviendra de faire pour délivrer Mlle Henriette. – Soit, dit le chevalier ; hâte-toi, je vais t’attendre ici. Et le valet parti, il alla se placer à l’entrée de la rue, d’où il put voir Picard pénétrer dans la prison. Roger n’eut pas à attendre longtemps le retour de son compagnon. – Il ne nous reste plus, monsieur le chevalier, dit Picard, qu’à poursuivre ceux qui emmènent la pauvre demoiselle ! – Quoi, Henriette ? – Est partie ?... Le chevalier de Vaudrey demeura un instant frappé de stupeur, puis, redevenant lui-même : – Partons, dit-il ; tu vas d’abord t’occuper des chevaux... Tu t’informeras des meilleurs relais. Fais en sorte que nous puissions être en selle le plus tôt possible. – Dans une heure, je le promets, nous courrons au grand galop sur la route de Normandie... ......................................................... Ils chevauchaient mélancoliquement. Les étapes se succédaient, et toujours aucune nouvelle du convoi, rien ni à Rouen, ni à Motteville... C’était à se désespérer. Et Picard ne s’en fit pas faute. Enfin, on arriva dans les environs du Havre ! Le chevalier alla immédiatement aux informations auprès de l’officier du port. Il apprit qu’il y avait effectivement un navire en partance pour le golfe du Mexique, pour la Louisiane. – Et quand doit lever l’ancre ce navire ? demanda Picard, intervenant dans la conversation. – Le capitaine n’attend, pour appareiller, que l’arrivée d’un convoi de détenues, lui fut-il répondu.

11

XI Nous avons laissé Henriette Gérard au moment où sœur Geneviève collaborait, par un pieux mensonge, à l’acte de dévouement de Marianne. – Vous êtes libre, mon enfant, lui dit la supérieure : vous pouvez, à l’instant même, quitter cette prison où l’on ne garde que des coupables ! – Ah ! madame, murmura la jeune fille tout en larmes, cette liberté que vous me rendez, je vais l’employer à retrouver ma pauvre sœur aveugle... Pendant que ces paroles s’échangeaient, le docteur s’était tenu à l’écart pour écrire quelques mots sur une de ses cartes. – Tenez, mon enfant, fit-il en tendant cette carte à Henriette, voici quelques indications qui vous aideront à trouver le logement de la Frochard : mais je vous préviens que votre amie a reçu l’hospitalité d’une horrible créature, dans une masure d’un quartier de mendiants et de malfaiteurs. N’hésitez donc pas à vous faire accompagner par un agent de ville chez cette mendiante. Voici, de l’autre côté de cette carte, mon adresse : vous lisez bien, n’est-ce pas : le docteur Hébert... – Le nom d’un savant et d’un homme de bien, mon enfant, interrompit sœur Geneviève : ne l’oubliez jamais ce nom : car c’est auprès de celui qui a fait obtenir la grâce qui vous sert aujourd’hui à recouvrer la liberté que vous trouverez aide et assistance au besoin. – Mais je l’entends bien ainsi, insista le savant. Ce que je désire que vous recommandiez à Mlle Henriette Gérard, c’est qu’elle ne néglige pas de conduire son amie aveugle chez moi, le plus tôt possible... Je connais le sujet... J’avais dit à la Frochard, qui se prétendait sa mère, de me l’amener à Saint-Louis. Henriette était devenue d’une pâleur extrême. – Vous rendrez la vue à ma sœur ?... demanda-t-elle avec anxiété. Le docteur Hébert hésita. Puis, avec un sourire paternel : – Venez me voir, je vous le recommande de nouveau, et nous ferons tout ce qui se pourra faire... Et, saluant sœur Geneviève, le docteur Hébert se retira, laissant la jeune fille le cœur plein d’espoir. Il ne restait plus à la Supérieure qu’à s’occuper de la levée d’écrou. Quand elle se trouva dehors, Henriette fit précipitamment quelques pas au hasard. Elle avait, avant tout, hâte de fuir cette prison. Puis elle pensa aux deux êtres qui lui étaient les plus chers au monde : Louise et le chevalier de Vaudrey. La carte du docteur en main, elle s’adressa à un marchand des quatre-saisons et s’informa de la direction qu’il fallait suivre pour arriver rue de Lourcine. Plus elle avançait dans le dédale des petites rues sombres et boueuses, plus son cœur se serrait à l’idée que la pauvre Louise avait été, chaque jour. traînée à travers les rues. Tout ce que le docteur Hébert lui avait dit de la Frochard lui revenait à la mémoire : Elle ne pouvait douter que cette mendiante eût donné à l’aveugle une hospitalité intéressée. Alors. elle se prit à réfléchir qu’elle n’avait pas d’argent. et que, si la mendiante exigeait qu’on lui payât la pension de Louise, elle se trouverait embarrassée pour acquitter la dette contractée par l’aveugle. En arrivant à l’entrée de la rue Mouffetard, Henriette choisit, pour s’informer, une fillette aux cheveux filasse, de douze à treize ans, qui gardait tout un troupeau de bambins aux trois quarts nus sous des haillons. La grande s’était levée, et, la main tendue, l’air piteux étudié de longue date, elle demanda la charité. Henriette fouilla dans sa poche et y prit les quelques sous qu’elle avait sur elle au moment de son arrestation, et les déposa dans la main de la mendiante. Aussitôt, celle-ci fit mine de s’échapper. Henriette la retint par le bras : – Indiquez-moi, je vous prie, où habite une vieille femme : Mme Frochard. – Si c’est la veuve du supplicié que vous voulez voir, je puis vous indiquer sa porte... C’est à deux pas d’ici... Tenez, là... Vous voyez cette porte peinte en rouge... qu’on dirait du sang !... C’est la baraque à la Frochard. Puis. regardant Henriette avec surprise : – Vous la connaissez donc, la veuve du supplicié ?... C’est-y une aumône que vous voulez lui apporter ? Elle n’en a pas tant besoin que nous qui sommes sans famille et sans pain !... Tenez, madame, regardez mes frères et sœurs qui n’ont pas mangé depuis hier matin... Toute la bande s’était approchée, escortant Henriette, en recommençant son concert de lamentations. C’est ainsi qu’Henriette Gérard, obsédée par cette famille de jeunes mendiants, arriva devant la masure à porte rouge. Rien n’était changé dans le taudis de la Frochard depuis le jour où nous avons vu la mendiante y donner asile à l’aveugle. Depuis longtemps Louise ne se plaignait plus. Elle se voyait condamnée à être, pendant toute sa vie, la victime de la Frochard. De là, cette résignation que Pierre avait constatée chez sa chère protégée. Mais ce qui n’avait pas échappé à l’œil vigilant du rémouleur, c’est que la pauvre aveugle dépérissait de jour en jour davantage. La fraîcheur de son teint s’était évanouie, pour faire place à cette pâleur maladive qui annonce que la consomption accomplit lentement, mais sûrement, son œuvre. Et le brave garçon se désolait à ce spectacle de la jeunesse aux prises avec le désespoir et la misère, sans qu’on pût y remédier. C’est à l’heure même où Henriette recouvrait miraculeusement sa liberté et se mettait à la recherche de sa sœur que Louise se trouvait plus en danger que jamais... enserrée qu’elle était entre les griffes de la mégère et convoitée par cet odieux personnage, par ce souteneur éhonté devant lequel Marianne avait succombé. Après la dernière sortie, pendant laquelle la voix de l’aveugle avait été reconnue par Henriette, Louise, ayant définitivement perdu l’espoir de retrouver sa sœur, avait refusé formellement de mendier plus longtemps. Et la Frochard, exaspérée, menaçait sa victime de recourir au moyen qui lui avait réussi la première fois. Sa fureur se déchaînait chaque fois qu’elle voyait Pierre près de la jeune fille. Toutes les colères, toutes les injures et les menaces de sa mère n’empêchaient pas Pierre de profiter des rares occasions où il pouvait se trouver seul avec sa chère aveugle. L’état de faiblesse dans lequel se trouvait Louise tenait souvent la pauvre fille sur son misérable grabat. Pierre profitait de ce moment pour s’asseoir auprès de l’aveugle et la regardait dormir. – Si jeune, si faible, si jolie... et voilà ce qu’ils ont fait d’elle ! murmurait-il. Et je vois tout ça !... Et je ne peux rien... rien pour l’empêcher !... Il se leva doucement et se rapprocha de la dormeuse, la regarda attentivement. – On dirait qu’elle frissonne, se dit-il, comme elle respire vite !... Louise avait poussé un soupir. Elle se souleva à demi, en demandant : « Qui donc est là ? » – C’est moi, mam’zelle... moi... Pierre... répondit-il. Louise lui tendit la main. – Alors... je puis dormir encore un instant... fit-elle. Je suis si fatiguée !... Puis, confiante en son ami, elle se recoucha. Pierre la regarda en silence, jusqu’à ce qu’elle se fût endormit. Et il se dit : – Le sommeil, c’est si bon quand on est malheureux !... Le rémouleur s’absorba peu à peu dans une pensée qui sembla le troubler profondément. Tout à coup, il se leva en s’écriant : – Si je pouvais la décider à se sauver d’ici, la pauvre petite ! J’y avais bien déjà pensé, reprit-il, au bout d’un instant... J’avais déjà travaillé pour l’aider à partir. Effectivement, il avait dévissé la serrure de ce grenier. Il s’en souvenait en ce moment ; mais il lui revenait aussi à l’esprit que, partagé entre la générosité qui lui commandait de délivrer une malheureuse vouée aux plus cruels sévices et son amour qui lui criait de ne pas se séparer de celle qu’il adorait, l’égoïsme de son cœur l’avait emporté, et qu’il s’était écrié : – L’idée que je ne la verrais plus... me ferait autant de mal que la vue de ses souffrances ! J’aime encore mieux qu’elle pleure... mais qu’elle reste ! Cet infortuné, si faible devant son frère, l’était également devant son amour. Revenant auprès de Louise, il avait repris sa place sur le tabouret et contemplait la jeune fille endormie, lorsque la porte d’entrée s’ouvrit brusquement, livrant passage à la Frochard. – Te voilà arrivé, toi ! s’écria la mégère. Qu’est-ce que tu viens faire ici, si tôt ? T’avais donc pas d’ouvrage ? – Si fait... J’avais de l’ouvrage, mais je l’ai apporté ici... pour être à l’abri du froid ! – Et plus près de cette demoiselle, grogna la mendiante. Mais j’y ai l’œil... – Vous n’en dites pas autant à Jacques ! riposta le rémouleur d’un ton soucieux. Mais l’idée n’était pas heureuse, car la Frochard glapit tout aussitôt : – Jacques est l’aîné ; il fait ce qu’il veut : il est le maître, entends-tu bien, l’avorton, le seul maître ici !... La phrase était à peine prononcée que Jacques faisait irruption dans le taudis. Jacques, apercevant son frère : – Ah ! te voilà, monsieur Cupidon !... Puis, se ravisant, il se dirigea vers l’endroit où l’aveugle dormait toujours, et, parlant à la Frochard : – Ah ! ça ! et les chansons ; ça ne va donc pas aujourd’hui, la mère ?... – Dame ! répondit la mégère, quand la chanteuse passe son temps à dormir... adieu la recette !... Jacques s’était penché vers l’aveugle. – Tiens ! fit-il en se relevant, étonné, on dirait qu’elle pleure en dormant. Pierre s’était élancé : – Elle pleure ! s’exclama-t-il. Mais Jacques lui saisit le bras au passage. – Eh bien !... de quoi ? dit-il d’un ton bref. La Frochard s’approcha. – C’est une feignante !... une ostinée ! Ce matin, il fallait la pousser pour qu’elle marche... Et quant à donner de la voix... bernique ! Jacques avait lâché le bras de son frère et était allé s’asseoir sur le tabouret, en disant : – Je la ferai chanter, moi, si je m’en mêle. – Tu la feras mourir !... Elle est malade ! Tout à l’heure, elle grelottait de fièvre... dit Pierre. – Allons donc ! ricana la mégère, c’est des manières qu’elle fait... Jacques, se levant : – Qu’est-ce qu’elle a, au fait : qu’est-ce qui lui prend ? – Des idées... Est-ce qu’on sait ? Pendant ce temps, la mégère s’était élancée vers l’aveugle, et, la saisissant avec violence : – Allons, debout, mam’zelle la mijaurée... Faut s’apprêter à partir... – Je ne veux plus sortir, madame ! – Eh bien ! tu l’entends, Jacques... – C’est bon, nous allons voir. Déjà, le « chérubin » saisissait la main de Louise. L’aveugle, à ce contact, s’était reculée. – Je vous défends de me toucher ! fit-elle. Mais le bellâtre, avec ironie : – Nous ne sommes donc plus des amis ? – Des amis !... vous !... s’écria Louise avec révolte, des bourreaux !... » ... Et maintenant, continua-t-elle avec une animation croissante, si accablée, si affaiblie que je sois... ma volonté sera plus forte que vos violences... » Et, se redressant, les bras croisés, elle s’écria : – Je vous dis que je ne mendierai plus !... Pierre avait écouté en faisant des gestes de terreur, prévoyant que la colère de Jacques et de la Frochard allait éclater, terrible. – Louise, murmura-t-il, en courant à la jeune fille. Mais le rémouleur s’était trompé sur l’impression que les paroles de la jeune fille avaient produites sur Jacques. Celui-ci, loin de manifester de la colère, s’était placé devant l’aveugle, qu’il contemplait avec admiration. – Elle est superbe comme ça ! prononça-t-il avec une flamme de lubricité dans le regard. La Frochard avait-elle entendu ? Quoi qu’il en soit, elle répondit avec aigreur : – Eh ben... et manger, ma petite ? – Puisque je vous ai dit que j’étais prête à mourir, madame ! Le rémouleur parla bas à sa mère : – Vous entendez ! murmura-t-il. Elle se laissera, pour sûr, mourir de faim. L’ignoble créature eut un ricanement. – Des bêtises !... Elle finira par demander grâce, comme l’autre fois. – Jamais ! prononça Louise avec énergie. – En attendant, tu vas monter là-haut. Mais, loin de montrer de la défaillance, elle répondit avec force : – Soit !... Et je n’en sortirai que libre... ou morte ! – Morte ! répéta Pierre avec douleur. Quant à Jacques, il ne contenait plus son admiration : – Mille tonnerres !... s’écria-t-il, c’est une vraie femme ! Tiens, tu me remues le cœur, toi !... tu me vas... Il s’était élancé comme un fauve sur la jeune fille : et, la saisissant, il l’embrassa. Louise jeta un cri d’horreur. Et, repoussant le bellâtre affolé de luxure, elle s’échappa de ses bras. Déjà, Pierre s’avançait avec colère et toisait Jacques. – Qu’est-ce qui te prend ? fit celui-ci en le menaçant. Si ça te déplaît, défends-la ! Le rémouleur avait de la haine dans le regard. – Moi... que je... commença-t-il, comme s’il eût accepté le défi. Mais presque aussitôt, il pâlit : et, se prenant la tête à deux mains il murmura avec désespoir : – Ah ! misérable !... Misérable que je suis ! Et il s’en retourna à sa meule, en sanglotant, tandis que la Frochard empoignait Louise, en commandant : – Allons, en route !... Montons là-haut ! Jacques avait réfléchi pendant quelques secondes. Prenant une décision rapide : – Oui... allez, la mère, emmenez-la, fit-il. Et il y eut un échange de regards significatifs entre la mégère et le « chérubin ». Pierre n’avait rien perdu de ce jeu de physionomie, dont il comprit le sens odieux. – Allons, se dit-il, j’aime mieux la perdre tout à fait ! Au moment où la Frochard et l’aveugle allaient s’engager sur l’escalier, Jacques appela sa mère pour lui parler en secret. Le rémouleur ne perdit pas une seconde. Il gravit quelques marches pour rejoindre Louise, et, dans un souffle, il lui glissa ces quelques mots à l’oreille : – Vous pouvez fuir, j’ai dévissé la serrure du grenier... et il y a une clef d’en bas sous votre paillasse. De son côté, Jacques disait tout bas à sa mère : – Enfermez-la bien !... – Bon !... Bon !... c’est convenu, ricana la Frochard. Et, faisant monter Louise devant elle : – Allons, marche ! Elle poussa sa victime et la porte du grenier se referma sur la prisonnière. Après avoir donné un tour de clef à la serrure, la Frochard envoya cette dernière menace à celle qu’elle voulait punir : – Tu ne mangeras pas de sitôt !... La diète, il n’y a rien de tel pour guérir l’ostination. Jacques s’était assis, s’accoudant à la table. En entendant la menace de diète que formulait la Frochard à l’adresse de l’aveugle, il s’exclama : – J’ai un meilleur moyen. – Toi ? demanda Pierre en s’avançant. – Et lequel donc, mon « chérubin » ? interrogea à son tour la mégère. Jacques avait pris son temps pour produire l’effet qu’il s’était ménagé. – Quand je serai son homme, dit-il, elle m’obéira. – Son homme ? – Tu songerais... voulut commencer le rémouleur. Mais Jacques lui coupa la parole : – J’ai mis dans ma tête, cria-t-il, qu’elle ne serait jamais à un autre, et ce que je veux... je le veux ! Il avait regardé Pierre dans le blanc des yeux. Le pauvre garçon courba le front sous ce regard impérieux. Il réfléchissait, lui aussi, et, plus que jamais, il se félicitait intérieurement d’avoir su dominer son égoïsme, refouler au fond de son cœur l’amour insensé que lui avait inspiré sa chère aveugle. Grâce à cette victoire sur lui-même, il sauvait Louise du plus grand danger qu’elle eût encore couru. La Frochard s’était approchée de son fils préféré et, câlinement, elle lui dit : – Au fait !... si elle chantait tous les jours, la petite serait d’un bon rapport... Et, une fois qu’elle sera m’ame Jacques, on n’aurait plus à craindre qu’elle jacasse sur notre compte. Pierre avait voulu se mêler à la conversation. – Mais pour devenir ta femme, hasarda-t-il en tremblant, faudrait qu’elle dise : oui. Si elle refuse ? – Elle ne pourra pas refuser. – Comment t’y prendras-tu pour l’y contraindre ? – Comment ?... s’exclama ironiquement le bellâtre. Et, se retournant vers sa mère : – Trop bête, monsieur Cupidon ! Puis, poussant le rémouleur vers la porte : – Allons, allons, suis-moi, naïf rémouleur. – Mais c’est que... j’ai de la besogne ici... – Possible ! mais j’ai mes raisons pour t’emmener !... allons, haut le pied ! Pierre obéit. Et il pensait, en incrustant ses ongles dans les paumes de ses mains : « Ah ! j’ai donc rien dans les veines ! » Demeurée seule, la Frochard alla prendre une bouteille d’eau-de-vie, cachée sous son matelas ; elle en avala une lampée en disant : – C’est bon l’eau-de-vie, mais... c’est un peu fadasse. Au moment où elle achevait ces mots, de petits coups furent frappés à la porte de la rue. La Frochard glissa la bouteille sous son matelas, en pensant : – C’est drôle !... ça me fait toujours peur ! Puis, surmontant le malaise qui l’envahissait : – Là !... Là !... on y va ! cria-t-elle. À pas lourds, elle se dirigea vers la porte, dont elle souleva le loquet. Une exclamation de surprise s’échappa de ses lèvres. Elle se trouvait en présence d’une jeune fille.

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XII – Qui demandez-vous ? lui cria la mégère. – Madame Frochard ! – Qu’est-ce que vous lui voulez ? – Il faut absolument que je lui parle. Rapidement, la mendiante avait jeté un coup d’œil dans la rue, à droite et à gauche. – Ah ! vous êtes seule ? fit-elle. Pour lors ; entrez ! Henriette pénétra avec hésitation dans ce bouge. – Voyons, parlez, commença la mendiante... Qu’est-ce que vous avez à lui dire à m’ame Frochard ? Le cœur battait bien fort à la jeune fille, paralysant chez elle l’usage de la parole. – Vous étiez si pressée ! reprit la mégère. Vous regardez partout, comme si vous cherchiez quelqu’un. – En effet, balbutia-t-elle, je cherche quelqu’un. Une jeune fille ! La veuve de supplicié ébaucha un geste de stupéfaction, aussitôt réprimé. « Est-ce que ce serait la sœur ? » pensa-t-elle. – Une jeune fille, que vous dites ?... Connais pas. – Comment ! s’écria Henriette étonnée, vous ne la connaissez pas ? Pourtant, on m’a bien désigné cette maison isolée... au bout d’un champ... près de la rivière. Je me serais donc trompée ? Cependant, Henriette insista : – Vous vous appelez bien madame Frochard ? – Uphémie Frochard... Après ? – Vous demandez l’aumône en compagnie d’une jeune fille qui chante ? La mégère était prise. Elle eut un mauvais regard à l’adresse de celle qui lui faisait subir un interrogatoire aussi serré. – Comprends pas ! dit-elle d’un ton sec. Pourquoi que je demanderais l’aumône ?... J’ai deux fils qui travaillent ?... Un qui est rémouleur. Tenez, ajouta-t-elle d’une voix triomphante, v’là sa manivelle dans c’coin ! Mon autre fils... qu’est là... tout près, en face. Et, intérieurement, elle pensait : – Si l’« chérubin » pouvait revenir. Au moment où Henriette était plus embarrassée que jamais, elle se rappela la carte que le médecin de la Salpêtrière lui avait remise. Et, revenant à la charge : – Pourtant, je me souviens que le docteur... La phrase commencée s’acheva dans un cri. La jeune fille venait de jeter un coup d’œil sur l’accoutrement de la mendiante. Elle s’écriait : – Ce châle... je le reconnais !... C’est le sien !... En même temps, elle enlevait l’objet désigné de dessus les épaules de la vieille, qui, tout ahurie de ce qui arrivait, bégayait avec colère : – Du tout... du tout... C’est à moi !... c’est... – Et ce fichu, interrompit Henriette, ce fichu... à votre cou, brodé par moi... pour elle... Ah ! malheureuse ! cria la jeune fille en s’emparant du fichu de mousseline... Vous mentiez ! vous mentiez ! « Pincée ! » pensa la Frochard. Mais elle n’était pas femme à perdre aussi facilement la tête. – Eh ben !... Eh ben ! oui ! là, c’est moi !... déclara-t-elle. Je vous voyais si tremblante que je n’osais pas vous conter la vérité. Mais Henriette voulait tout savoir, elle répondit donc avec vivacité : – Parlez, alors parlez ! La Frochard improvisa un mensonge : – C’te petite que vous cherchez, dit-elle, en s’efforçant d’adoucir sa voix, je l’avais rencontrée, je l’avais ramassée, un soir qu’elle était perdue dans les rues de Paris. Vu que je ne pouvais pas la nourrir, elle chantait comme une petite fauvette pour gagner son pain ! – Après !... après !... insista Henriette haletante. La Frochard se composa une physionomie attendrie : – Après ?... reprit-elle. Ah ! dame, la pauvre enfant !... elle n’était guère faite à la vie qu’elle menait, mais le chagrin l’épuisait encore plus que la fatigue, en sorte qu’après trois mois de désespoir et de larmes... « J’ai fini de chanter ! » qu’elle a dit. Et ce n’était que trop vrai ; depuis deux jours, la fauvette ne chante plus. – Morte ! s’exclama Henriette, en poussant un cri. – Ce n’est pas moi qui l’ai dit ! prononça sournoisement la mendiante à part. Henriette chancelait. – Morte !... morte !... répétait-elle en se tordant les mains. Ma Louise... ma sœur !... Elle est... Ah !... Et, jetant un cri déchirant, la malheureuse tomba affaissée sur le sol. Elle était évanouie. – De quoi ? évanouite ! glapit la mégère ! Je n’y ai dit que la vérité ! C’est elle qui s’est figuré le reste... Évanouite ! répéta-t-elle, fort embarrassée. Qu’est-ce que je vais en faire ? Si elle parle, si elle nous dénonce et qu’on emmène la petite ! Elle était visiblement inquiète et regardait sans cesse la porte, espérant, à chaque instant, que Jacques allait apparaître ! Elle eut même l’idée d’aller l’appeler ; mais, après réflexion, elle se dit : – Mais si, pendant ce temps, elle revient à elle !... Bah ! elle ne verra pas l’autre ! Puis, pour plus de sûreté, elle gravit rapidement les marches, arriva devant le grenier et donna un tour de clef à la serrure. Et, retirant la clef : – Une enfermée là-haut !... Et je vais enfermer l’autre, en bas : comme ça, rien à craindre. Redescendant alors, elle se précipita vers la porte, qu’elle ferma à double tour derrière elle, en se disant : – Je vais ramener Jacques avec moi !... Mais à peine était-elle sortie que la porte du grenier était vivement agitée. L’aveugle s’était décidée à profiter de l’occasion qui s’offrait à elle de s’évader. Tout à coup, la serrure sauta, tombant avec bruit en dehors et la porte s’ouvrit... L’aveugle, effrayée de son succès, demeura, pendant quelques instants, au haut de l’escalier, tâtonnant pour trouver sous sa main la corde qui servait de rampe. Il lui fallait, à tout prix, tenter de recouvrer la liberté. Elle reprit courage. Lorsqu’elle eut touché le sol humide du taudis, elle chercha, les mains en avant, à se diriger. Et elle reprenait peu à peu courage, se disant en elle-même : « Je demanderai au premier passant qui aura pitié de moi de me conduire à l’hôpital Saint-Louis, chez le brave médecin. » Puis, toujours tâtonnant, elle cherchait la porte : dans le mouvement qu’elle fit pour se diriger, elle passa tout près du corps d’Henriette évanouie. Henriette ne bougea pas. Et Louise arriva, par miracle, à la porte. – Ah ! la voilà ! fit-elle avec une expression de joie. Hélas ! son exclamation se perdit aussitôt dans un soupir de découragement. La porte était fermée... Mais elle savait que la clef était dans le grabat. Alors, la pauvre aveugle entreprit de parcourir cette pièce. Enfin, après cent difficultés vaincues, elle arriva au grabat. La clef s’y trouvait en effet. – Ah ! partons !... partons !... murmura-t-elle en se mettant en marche. Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle s’arrêta, effrayée, interdite... Son pied venait de heurter quelque chose sur le sol. Et, tâtonnant, sa main à rencontré celle d’Henriette... Cette main est froide ! La première pensée qui lui vient, c’est qu’un crime a été commis dans cette chambre ! Elle cherche la place du cœur, en se demandant : – Elle est morte, mon Dieu ?... Dans son émotion, elle prononça ces mots : – Madame, madame, parlez-moi ! Et, désespérée, elle s’écrie : – Elle ne m’entend pas !... Que faire ? La porte de la rue s’est ouverte avec un grincement. Elle entend des voix qu’elle reconnaît ! Elle ne peut plus en douter, c’est la Frochard qui entre en compagnie de Jacques ! La mégère a poussé un cri de rage. Et Jacques s’est écrié à son tour : – Il faut les séparer... et vite... La misérable est dans un tel état de fureur qu’il se manifeste par des grognements. – Qu’est-ce que tu fais là ? crie-t-elle à l’aveugle. Comment es-tu sortie de ton grenier ? Louise, tremblante, ne peut que balbutier : – Moi, madame, je... Mais Jacques ne veut pas perdre de temps. – Dépêchons !... dit-il, v’la l’autre qui se ranime. – Remontons là-haut, commande la Frochard à Louise. – Mais cette femme... murmure-t-elle d’une voix suppliante... cette femme qui est là... malade ? C’est la voix du rémouleur qui lui répond. – Une femme ! s’est écrié Pierre en entrant. La Frochard a hâte de se débarrasser de Louise. Elle la pousse vers l’escalier, en grommelant : – C’est pas ton affaire !... C’est la nôtre !... Allons, marche ! Mais marche donc ! reprend-elle en brutalisant l’aveugle pour la faire monter au grenier. À ce moment, Henriette ouvre les yeux ; elle aperçoit Louise et pousse un cri déchirant, auquel a répondu une exclamation partie du haut de l’escalier. Henriette, se débattant contre Jacques qui lui appuie la main sur la bouche, pour étouffer ses cris, est parvenue à se dégager des bras du misérable... Affolée, elle s’élance au-devant de son amie, en s’écriant : – Louise !... Louise !... L’aveugle a réuni toutes ses forces pour repousser la Frochard. – Henriette !... appela-t-elle... Ah !... mon Henriette ! mon Henriette ! c’est toi !... Pierre a entendu ces mots et il ne peut dissimuler sa joie. – Sa sœur ! répète-t-il tout bas. Mais Henriette a retrouvé sa présence d’esprit. Elle regarde la Frochard et Jacques avec des yeux qui expriment tout son dégoût. Et, courageusement, elle leur crie : – Ah ! vous êtes des misérables !... Ma pauvre Louise, dans quel état je la retrouve !... Puis entraînant l’aveugle : – Partons ! lui dit-elle. Après un dernier moment d’hésitation, provoqué par l’attitude énergique de la jeune fille, Jacques n’a pas tardé à retrouver son cynisme. – Vous ne passerez pas ! hurle-t-il en se plaçant devant les jeunes filles. – Vous prétendez nous retenir ! dit Henriette... Mais je crierai... j’appellerai !... Hors de lui, Jacques s’est dressé, et, les bras croisés, il riposte : – Essayez !... Nous sommes d’une famille qui tue... je vous en avertis !... Et, montrant Louise, il ajoute en élevant la voix : – Personne ne me la prendra vivante. Elle est à moi !... et je la garde !... Le rémouleur avait assisté à cette scène le cœur bourrelé d’émotion. Il savait maintenant qu’il allait perdre à jamais sa chère aveugle : mais il savait aussi qu’elle ne serait plus au pouvoir de la Frochard, qu’on ne la brutaliserait plus, qu’elle ne tomberait pas souillée dans les bras du « chérubin ». Mais, en voyant Jacques s’opposer au départ de Louise, Pierre n’avait pu se contenir plus longtemps, et, sans réfléchir aux conséquences de son intervention, furieux, il s’élança entre Jacques et Louise, et, saisissant celle-ci, il trouva une force qu’il ne se soupçonnait par pour l’arracher des bras du misérable... – Ah ! c’est trop d’infamie ! cria-t-il. Louise, débarrassée de l’étreinte de Jacques, les deux sœurs se tenaient maintenant embrassées, tremblantes, redoutant les plus effroyables choses. Jacques, étonné, après une seconde de stupéfaction, vint se placer en face de son frère et lui dit : – Tu oses élever la voix contre moi ? Le rémouleur était transfiguré. Il se trouvait maintenant du sang dans les veines, du feu dans le cerveau. – Oui, s’écria-t-il, contre toi, devant qui j’ai tremblé trop longtemps. Tu ne me fais plus peur ! Ah ! c’est que te voyant grand et fort, je te croyais courageux et je tremblais devant toi ; mais tu as la bassesse de menacer les femmes !... Allons donc ! tu es lâche et mon courage vaut à présent plus que ta force. Jacques marchait sur lui en hurlant : – Eh bien ! soit ; à nous deux, l’avorton... Pierre le regarda froidement bien en face : – Je veux que tu les laisses partir ! dit-il. Cette fois, la Frochard tenta de s’interposer. Mais Jacques l’écarta, et, s’adressant à son frère, toujours impassible devant lui, il lui dit : – Et si je refuse, qu’est-ce que tu feras ? – Ce que je ferai... Nous sommes d’une famille qui tue... tu viens de le dire. Si tu portes la main sur l’une d’elles... je te plongerai ce couteau dans le cœur. Et Pierre avait brandi l’arme. Malgré lui, Jacques eut comme un mouvement pour s’éloigner. Mais, se remettant : – Toi, toi, tu oserais ? – Si j’oserais !... s’écria le rémouleur dont les yeux étincelèrent... Il connaît le secret de mon âme et il demande si j’oserais !... – Pour la dernière fois, songe qu’il y va de ta vie. – Ou de la tienne. – Eh bien ! nous allons voir, s’écria Jacques. – Prends garde ! dit Pierre. – C’est bien, rugit Jacques furieux. Et ce duel entre frères commença, acharné, terrible. Jacques, certain, pensait-il de la victoire, leva son coutelas et le laissa retomber sur l’épaule de son adversaire, qui, pour parer le coup, avait instinctivement étendu le bras. Un cri d’horreur s’échappa des lèvres d’Henriette. Elle avait été la première à voir le sang qui rougissait la chemise de son défenseur. – Il est blessé !... dit-elle à Louise. – Tu as ton compte, l’avorton, dit Jacques. – Misérable ! dit Pierre. Le bellâtre s’était, de nouveau, précipité sur Pierre ; le combat recommençait plus furieux que jamais. Au coup terrible que lui porta Jacques, le rémouleur riposta par un coup de pointe lancé au hasard. La lame pénétra dans la poitrine de Jacques, qui tomba comme une masse. La Frochard, affolée, avait couru se jeter sur le corps du vaincu, en criant : – Jacques !... Jacques !... Le rémouleur profita de ce moment pour s’avancer, tout sanglant, vers les deux filles. Et c’est d’une voix tremblante qu’il dit à Louise : – Partez, maintenant, partez !... – Mais vous, Pierre ? demanda l’aveugle. – Qu’allez-vous devenir ?... ajouta Henriette en dirigeant vers la porte Louise, qui, maintenant, ne se laissait entraîner qu’avec peine. Le rémouleur baissa la tête. Puis, regardant d’un air égaré le couteau sanglant qu’il tenait à la main : – Moi, dit-il, j’attends la justice !

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XIII Après la scène d’horreur dont elle avait été témoin, Henriette demeura comme frappée de torpeur... Louise, qui, grâce à sa cécité, ignorait tous les détails de ce lugubre drame, interrogeait. – Viens !... Fuyons cette maison. Pourquoi trembles-tu ainsi, ma sœur ?... Est-ce que nous ne sommes pas libres maintenant ? Viens te dis-je ! – La mort est dans cette maison ! – Quoi ?... Cet homme est donc ?... – Mort !... Il est mort ! – Et c’est Pierre qui l’a frappée ! Et c’est moi qui suis cause que... le frère a tué son frère. – C’est un brave cœur, dit Henriette, il nous a sauvées. – Oh ! Pierre ! Pierre !... disait Louise en pleurant. – Nous devons le remercier et le bénir, Louise ; il a frappé au hasard, et c’est le hasard qui a voulu que la blessure soit mortelle. Ne pleure plus, ne te lamente plus... Et, s’il fallait prêter serment devant un tribunal appelé à le juger... je lèverais la main devant le Christ, et je jurerais, sur mon âme et sur ma conscience, que celui qui a frappé est innocent, qu’il n’a fait que défendre sa vie d’autant plus menacée qu’il était blessé et qu’il a tué sans le vouloir !... Ce jugement porté sur Pierre amena un peu de calme dans le cœur de Louise. Elles étaient arrivées au bout de la rue de Lourcine. Il fallait s’informer de la direction à prendre. Et comme Henriette s’arrêtait dans l’intention de se renseigner : – Où allons-nous ?... lui demanda l’aveugle. Est-ce que tu as retrouvé ce M. Martin qui devait nous attendre le jour de notre arrivée à Paris ?... – Non, Louise ; nous n’allons pas chez ce M. Martin. Plus tard, je t’expliquerai pourquoi je n’ai pu découvrir sa demeure. Je te dirai tout ce que j’ai souffert, moi aussi. Tu sauras tout ce que j’ai fait pour te retrouver, tout ce que d’autres ont tenté dans le même but... Pour le moment, laisse-moi seulement te dire que nous allons trouver l’hospitalité chez un homme de bien qui s’est intéressé à nous... – À nous ? dit Louise étonnée. – Oui, ma Louise, car il te connaît, il t’a parlé... – Hélas !... je ne me souviens pas. – C’est un médecin... – Ah ! oui... je me souviens... lorsqu’il eut appris que j’étais aveugle, il s’est approché de moi, il m’a questionnée. Puis il a parlé bas à la mendiante. – C’est chez lui que nous allons nous rendre tout de suite... – Quel est son nom et où demeure-t-il ? – Il m’a donné sa carte : il se nomme le docteur Hébert, et demeure rue Saint-Louis-du-Temple... – Alors, marchons bien vite... – Il faut que je demande quel chemin il faut suivre. En voyant ces deux jeunes filles qui paraissaient indécises sur la direction à prendre, quelques passants s’étaient arrêtés. Henriette s’adressa à l’un deux qui la renseigna. Les deux orphelines reprirent leur marche, pressant le pas, car Louise avait hâte, disait-elle, d’arriver chez le docteur, tourmentée à l’idée de raconter à celui qui s’annonçait comme un protecteur les terribles scènes qui s’étaient déroulées chez la Frochard. Elle espérait intéresser le médecin au sort du pauvre rémouleur dont la pensée venait sans cesse hanter son esprit. Le médecin les reçut aussitôt dans son cabinet de consultations, et Henriette raconta l’horrible drame auquel elles venaient d’assister. Lorsqu’elle eut achevé son récit, ce fut le tour de Louise de plaider la cause de Pierre. Elle le fit avec tout ce qu’elle avait de reconnaissance dans le cœur pour ce brave garçon ; elle parla avec une émotion qui attendrit le docteur. – Je tenterai de le sauver ! dit celui-ci. Je ne veux pas perdre un instant. Il avait commandé son carrosse. – Je vous garde, mes enfants, dit-il aux deux orphelines ; vous demeurerez ici jusqu’à ce que je vous aie procuré un asile à toutes les deux ; mais le plus pressé, pour moi, est de me rendre rue de Lourcine. – Et vous le sauverez, n’est-ce pas ? implora l’aveugle. Le docteur promit et se retira précipitamment. La nouvelle du meurtre commençait à transpirer au-dehors. La Frochard, agenouillée, penchée sur le corps de son fils, cherchait à le ranimer, lui parlait, le suppliait d’ouvrir les yeux et de lui répondre... Le cadavre commençait à prendre de la rigidité, entouré d’une large flaque de sang. Pierre n’avait pas bougé. Le guet, prévenu, arrivait juste comme le carrosse du docteur Hébert s’arrêtait devant la masure. Deux exempts se présentaient en même temps. On allait procéder aux constatations judiciaires. Le docteur entra le premier et courut, tout d’abord, au corps étendu. Écartant brusquement la mendiante, qui commençait à vociférer des accusations, il lui imposa silence du regard. Au bout d’un court espace de temps, il déclara que le malheureux avait dû se suicider, alors qu’il était en état d’ivresse et dans une surexcitation cérébrale extrême. La Frochard avait écouté, roulant des regards furibonds sur Pierre. Le médecin saisit l’expression de ces regards de chouette et, s’adressant à la mendiante, il la regardait bien en face, et les yeux dans les yeux, il lui dit d’une voix pleine d’autorité : – Écoutez-moi et comprenez-moi bien... Femme Frochard, de vos deux fils, il ne vous en reste plus qu’un seul... l’autre s’est tué... entendez-vous, il s’est tué. – Il... il s’est tué ! répéta la Frochard d’un air égaré. Oui !... oui !... il s’est tué... Mon Jacques s’est tué !... Sur ordre des exempts, les soldats avaient soulevé le corps et le portèrent sur le grabat. Pendant ce temps, la Frochard demeurait immobile, regardant Pierre, qui parlait tout bas avec le docteur. Celui-ci faisait plus qu’il n’avait promis à Louise ; car, non content d’avoir sauvé le meurtrier, il voulait revoir Pierre chez lui. – Je vous attendrai, lui dit-il, dès que vous en aurez fini avec les obsèques de votre frère. Le rémouleur avait remercié, sans comprendre pourquoi le docteur, qu’il avait vu cent fois, s’intéressait maintenant à lui. M. Hébert voulut lui laisser un secours d’argent, mais Pierre refusa, disant : – Je n’ai besoin de rien, monsieur !... Dès demain, je reprendrai mon travail... La Frochard avait vu cet argent que le médecin venait de tirer de sa poche : elle allait s’élancer, la main tendue, mais ses yeux rencontrèrent le cadavre de son fils bien-aimé et elle retomba agenouillée auprès de lui, en pleurant et en hurlant. Le médecin lui jeta la poignée d’argent comme on jette un os à un chien. Et il sortit en faisant un signe d’intelligence à Pierre. Demeurée seule en face du corps inanimé de celui qui avait été son chérubin, la Frochard pleura longtemps... Puis, du revers de sa main, cette mère désespérée sécha ses larmes et se mit à ramasser l’argent que le docteur lui avait jeté avec un geste de dégoût. Elle sortit ensuite, se dirigeant vers le bouge enfumé qui servait de cabaret à la population bizarre du quartier. Elle fit ample provision d’eau-de-vie et rentra au taudis avec deux bouteilles pleines. Et, débouchant une des bouteilles, elle la porta vivement à ses lèvres, cherchant dans l’ivresse la consolation au désespoir qu’elle ressentait. Les libations se poursuivaient, entrecoupées de monologues tous remplis de violences, de larmes, d’imprécations et de rauques gémissements : puis arriva la torpeur. Tout à coup, la voix lui manqua... La bouche demeura ouverte... Et elle tomba tout d’une pièce sur le cadavre... C’est là que Pierre la trouva en rentrant au taudis, le soir, après les formalités accomplies. Alors ce malheureux prit sa mère dans ses bras ; il la souleva et la tint embrassée contre sa poitrine. Mais un mot sortit de sa bouche : – Ivre !... s’écria-t-il. La mégère tenait encore la bouteille d’eau-de-vie dans sa main crispée. Pierre voulut s’en emparer. Mais sa mère arrêta son regard fixe et vitreux sur lui : – Quéque tu veux, toi, l’avorton ? dit-elle en bredouillant. Tu veux donc t’ivrogner, monsieur Cupidon ? Ce fut son dernier effort... Elle roula au pied du grabat en poussant des hurlements d’hyène en fureur... Puis elle se tut, vaincue par l’ivresse et comme paralysée. Lorsqu’il n’eut plus devant lui que ces deux corps inertes, Pierre s’imposa le devoir de rester là, comme à un poste que sa piété lui commmandait de ne pas abandonner. La nuit arrivait. Il alluma le bout de chandelle fiché dans le goulot de la bouteille et vint le placer, en guise de cierge, au chevet du mort. Puis il alla s’asseoir sur l’escabeau, les coudes aux genoux et le front dans les mains. Louise n’était plus là-haut dans ce grenier. Il ne la reverrait plus. C’était fini ! Désormais, il serait seul dans le monde, comme autrefois, avant qu’il n’eût rencontré l’ange qui avait éclairé sa vie d’une lueur ignorée. Le jour naissant le trouva accroupi, brisé, le regard brûlé par la fièvre et les larmes. Les premières clartés du matin filtrant par la fenêtre se projetaient sur le visage livide de Jacques et lui donnaient des tons blafards. Il s’avança tout près du grabat mortuaire et s’agenouilla devant le corps. Pierre pleurait et priait encore lorsque les hommes vinrent pour l’ensevelissement. En ce moment, même, la Frochard se réveillait de son sommeil d’ivrogne. Elle jeta un regard vague autour d’elle. Puis, machinalement, tout à fait inconsciente, elle alla s’agenouiller à côté de Pierre, pendant que les ensevelisseurs procédaient à leur funèbre besogne. Lorsque fut arrivée l’heure de se mettre en marche pour accompagner le cercueil, la vieille mendiante se plaça à côté du rémouleur et suivit le corps, machinalement. ....................................................... Revenons au chevalier de Vaudrey et à Picard, qui sont arrivées au Havre. Pendant que son maître se reposait, le fidèle serviteur s’était porté au-devant de la charrette de déportées. – Avez-vous Mlle Henriette Gérard ? demanda-t-il au chef du convoi. – Oui, nous avons ça. C’est le numéro 12 !... Par exemple, l’ami, fit-il en riant, si vous voulez la voir, il faudra accepter la paire. – Quelle paire ? – La paire de demoiselles, parbleu : car elles sont enchaînées deux à deux. La conversation fut interrompue par l’arrivée du soldat accompagnant les deux prisonnières. Mais, tout aussitôt, Picard se leva d’un bond en s’écriant : – Vous vous êtes trompé, aucune des deux n’est Henriette Gérard ! – Vous croyez ? fit le sergent. Vous allez voir. Il s’était tourné vers les deux femmes. Il appela : – Henriette Gérard, avancez ! Marianne s’approcha aussitôt, entraînant avec elle sa compagne de chaîne. – Eh bien ! l’ami, ricana le militaire en s’adressant à Picard, vous voyez que je connais tout mon monde... Voilà bien la demoiselle que vous cherchez... Mais le vieux domestique n’écoutait plus. Sur son visage se lisait la stupéfaction. Le pauvre diable regardait Marianne, dont les traits ne lui étaient pas inconnus. Il fut quelques instants avant de pouvoir interroger. Puis, s’approchant de la jeune femme : – Que signifie cela ? demanda-t-il. Et comme la prisonnière s’obstinait à déclarer qu’elle était bien Henriette Gérard : – Ah ça ! lui dit Picard, vous voulez donc me faire croire que j’ai complètement perdu l’esprit. Mais je connais Henriette... Je l’ai vue de mes yeux ; je lui ai parlé... Et je vous dis que ce n’est pas vous !... – Et je vous dis, moi, que je me nomme bien Henriette Gérard, répondit avec fermeté Marianne. Marianne se souvenait d’avoir vu Picard à la Salpêtrière. Elle l’avait entendu se donnant, auprès de sœur Geneviève, comme valet de confiance du lieutenant de police. Or, il fallait, jusqu’à l’embarquement que son identité ne fut pas reconnue. Il le fallait dans l’intérêt d’Henriette, qui serait certainement recherchée, découverte et déportée, si la substitution était prouvée. C’est donc avec la plus grande énergie qu’elle continua de jouer son personnage. Picard était abasourdi. Il se demandait s’il était le jouet d’un rêve, ou si sa raison l’abandonnait. Le sergent vint au secours de Marianne pour mettre un terme à cette situation. – Eh bien ! s’écria-t-il, vous avez dit à votre amie ce que vous aviez à lui dire... Laissez-nous maintenant continuer notre besogne. Et s’adressant aux deux prisonnières : – En route, vous autres ! Nous renonçons à décrire l’état d’esprit du pauvre Picard, quand il se retrouva en présence de son maître. – Si tu viens à pareille heure, c’est que tu as quelque chose d’important à m’apprendre... prononça Roger. La voiture des exilées est arrivée ? – Oui, mon maître ! – Henriette ?... Tu l’as vue ?... Tu lui as parlé ?... Tu lui as dit que je la délivrerai. – Non, mon maître ! non... Cette réponse fit bondir Roger. – Tu es donc devenu fou, Picard ?... – Je le crains, monsieur le chevalier, car je ne comprends rien à ce qui se passe... – Voyons, ne tremble pas ainsi, et dis-moi ce que tu venais m’annoncer. – Eh bien ! voilà : j’ai attendu l’arrivée des charrettes... Il y en avait deux, remplies de femmes, Mais je suis resté confondu en voyant que votre chère adorée ne se trouvait dans aucune des deux voitures... Roger avait écouté jusque-là en faisant des efforts pour contenir son anxiété. Cette fois, il éclata avec fureur. – Je ne peux pas croire que tu aies raison... Ne savons-nous pas qu’Henriette a été condamnée à être transportée à la Louisiane ? – Oui, mon maître ! – Comment se fait-il alors que tu viennes m’annoncer qu’elle ne fait pas partie du convoi des déportées ? – C’est précisément ce que je n’ai pu expliquer. Elle ne s’y trouvait pas ; mais une femme affirmait être Mlle Henriette... – Une femme ?... Une autre, dis-tu ? – Oui, monsieur le chevalier. – Oh ! j’approfondirai ce mystère ! Si elle n’a pas quitté Paris, ainsi que tu me l’annonces, nous ne devons pas rester une heure de plus au Havre et, dès que je me serai assuré du fait, nous nous remettrons en route. Le lendemain matin, Roger se rendit chez le capitaine du port, qui lui confirma l’arrivée du convoi et lui apprit que le départ des exilées aurait lieu à l’heure de la marée. Roger demanda s’il ne lui serait pas permis de voir les condamnées au moment de leur embarquement. Le capitaine, ayant accédé à ce désir, le chevalier de Vaudrey et Picard se rendirent sur le quai. Les prisonnières arrivèrent bientôt. Celles-ci s’arrêtèrent devant le capitaine du port. L’appel nominal devait avoir lieu avant l’embarquement. D’un coup d’œil, Roger, qui avait parcouru le rang tout entier, avait pu se convaincre qu’Henriette ne s’y trouvait pas. Le sergent fit l’appel. Lorsqu’il arriva au nom d’Henriette, le chevalier tressaillit. Ses regards se portèrent sur la femme qui répondait : « C’est moi ! » Et il se tourna vers Picard, qui roulait des yeux effarés. – Tu as entendu ? demanda-t-il à voix basse. – Hélas ! oui, mon maître ! oui... c’est là le mystère que j’étais venu vous annoncer cette nuit !... – Et que je vais pénétrer dans un instant. – Oui, nous le découvrirons, dit Picard. Nous monterons à bord, et là... – Je vais d’abord obtenir l’agrément du capitaine. Le capitaine déféra au désir du gentilhomme qui se présentait comme étant le neveu du lieutenant de police ; et le chevalier, accompagné de Picard, put se rendre à bord du navire. Peu de temps après qu’il fut sur le pont du bâtiment, il vit venir, à force de rames, les deux embarcations où les déportées avaient pris place. Lorsque ce fut le tour de Marianne de se présenter sur le pont, le chevalier de Vaudrey demanda au capitaine l’autorisation de causer, pendant quelques instants, avec cette prisonnière, à laquelle, disait-il, il portait intérêt. – Vous n’êtes pas, dit le capitaine à Roger, la seule personne qui vous intéressez à cette malheureuse fille, voici, en effet, une lettre qui m’a été remise de la part de monseigneur le lieutenant de police... M. le comte de Linières me recommande particulièrement la déportée, qui se nomme Henriette Gérard. Au surplus, voici une lettre du lieutenant général de police pour le gouverneur de la Louisiane, et je ne me trompe certainement pas en vous assurant que la nommée Henriette Gérard, à son arrivée à la Louisiane, obtiendra des adoucissements à sa situation de détenue. Plus que jamais, le chevalier de Vaudrey avait hâte d’entrer en conversation avec la prisonnière. Il aborda Marianne en lui disant qu’il avait l’autorisation de demeurer avec elle, sur la dunette, jusqu’au moment où l’on s’apprêterait à lever l’ancre. La jeune femme s’inclina, marchant à côté de Roger. Picard suivait. Marianne, à sa vue, avait éprouvé un saisissement. Elle se doutait que le gentilhomme qu’il accompagnait devait être celui qui avait été le protecteur d’Henriette, celui dont l’amour était la cause de tous les malheurs qui s’appesantissaient sur la jeune fille. Elle devina quel genre de conversation allait s’échanger entre elle et lui, elle s’y prépara, commandant à son émotion. Marianne raconta la scène qui s’était passée entre elle et les deux jeunes filles, sur le Pont-Neuf, le soir, au moment de l’arrivée du coche de Normandie. Elle fit le récit rapide de tout ce qu’elle avait été avant la rencontre des deux orphelines. Et, revenant à la scène de la Salpêtrière, elle la raconta tout entière. Mais Roger avait compris dès les premiers mots, et il s’écria, en saisissant les mains de la prisonnière : – Ce que vous avez fait là est généreux et grand. Marianne l’interrompit : – J’ai fait, dit-elle, ce que me commandait de faire ma conscience, éclairée par Henriette Gérard. L’heure était venue... Sur le pont, les matelots exécutaient les ordres donnés pour l’appareillage. En voyant le capitaine s’approcher, probablement pour le prévenir que l’entretien avec la prisonnière devait prendre fin, Roger dit vivement à Marianne : – Comment avez-vous pu prendre la place de celle que vous sauvez aujourd’hui ? – Grâce à la complicité de deux personnes qui n’ont pas voulu laisser s’accomplir une injustice criante, un crime odieux. D’abord la supérieure, sœur Geneviève. – Et l’autre ? – Un bienfaiteur de l’humanité, le docteur qui soigne les malades à la Salpêtrière. – Mais c’est le docteur Hébert ! celui qui donne ses soins à Mme la comtesse. – J’ignore son nom, fit Marianne ; mais je sais qu’il a bien voulu, à la sollicitation de sœur Geneviève, s’occuper de moi... Je sais qu’il a dû intéresser à mon sort des personnages très haut placés, et que c’est à force de démarches qu’il est parvenu à obtenir ma grâce. Et elle ajouta, en regardant Roger : – C’est lui qui pourra vous aider à retrouver Mlle Henriette, qui doit, à l’heure présente, avoir quitté la Salpêtrière... – Je ne dois pas vous laisser partir, objecta Roger : je ne dois pas permettre que vous subissiez la peine qui vous a été remise... – Vous ne pouvez rien pour moi, monsieur le chevalier, dit Marianne. Tout ce que je vous supplie de faire, c’est de dire à Mlle Gérard qu’au moment de quitter la France pour toujours, ma pensée est tout entière pour elle, pour cette aveugle infortunée dont la voix si douce m’a ramenée sur le chemin du devoir... La voix du capitaine se fit entendre : – Nous allons lever l’ancre, monsieur le chevalier, dit-il, et j’aurai l’honneur de vous accompagner jusqu’à terre, si vous le permettez. – Ne vous dérangez pas, monsieur, répondit Roger, troublé, et les regards fixés sur Marianne. Et, montrant la prisonnière, il dit au capitaine : – Permettez-moi, monsieur le capitaine, de recommander cette jeune fille à votre bienveillance. – Cette bienveillance lui est acquise, monsieur le chevalier. Marianne remercia du regard, et le chevalier s’éloigna après avoir énergiquement pressé la main de l’exilée. Lorsque le navire eut disparu, le chevalier dit à Picard, en s’éloignant du quai : – Maintenant, il faut retrouver Henriette !...