Adolphe D'Ennery, les deux orphelines Troisième Partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

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I Trois mois environ s’étaient écoulés depuis que M. de Linières avait été nommé lieutenant général de la police, et les choses ne marchaient pas beaucoup mieux qu’autrefois dans Paris. L’affaire du pavillon du Bel-Air et le dénouement tragique qu’elle avait eu avaient fait grand bruit. La cour s’en était émue pendant quelques jours. Puis on s’était occupé d’autre chose. Le beau monde n’avait pas le temps d’accorder de trop longs regrets au petit marquis de Presles. Chez M. de Linières, les préoccupations du fonctionnaire cédaient souvent le pas aux tourments qui agitaient le cœur du mari. Seize ans d’une existence conjugale absolument correcte, de part et d’autre, n’avaient pu éteindre le doute qui, chaque jour, avait plus profondément pénétré dans l’esprit du comte sur le véritable motif de la grande tristesse que Mme de Linières cherchait en vain à dissimuler. Et ce doute s’aggravait de la tendresse de plus en plus profonde que la comtesse inspirait à son mari. Et si nous retrouvons le lieutenant de police assis à sa table de travail, le front appuyé dans ses mains, comme un homme dont l’esprit s’abîme dans une profonde méditation, c’est que le comte avait eu la preuve que Mme de Linières avait passé la nuit à pleurer et à prier. Tout à coup, un pli annoté attira son attention. Affaire du pavillon du Bel-Air. – Ah ! ce rapport ! murmura-t-il avec un froncement de sourcils qui témoignait d’une vive préoccupation. Et, ouvrant le pli, il y jeta les yeux. Puis il laissa tomber le papier sur la table, avec un geste de mécontentement et agita violemment la sonnette. Un huissier parut. – Les employés sont-ils arrivés ? demanda-t-il d’une voix brève. – Ils attendent les ordres de monseigneur. – Qu’ils entrent. L’huissier ouvrit la porte et s’effaça. – Messieurs, commença le lieutenant de police, je vous ai fait venir de meilleure heure que d’habitude. Il en sera ainsi chaque matin, jusqu’à ce que j’aie liquidé toutes les affaires que m’a léguées mon prédécesseur. – Nous sommes aux ordres de monseigneur, répondit un petit homme à la figure de fouine. – Je vous fournirai l’occasion de me le prouver, monsieur Marest, dit le comte en prenant une liasse de papiers. Puis, en se levant : – J’ai signé les ordonnances les plus urgentes, les voici. Je ne saurais trop vous recommander de surveiller activement les tripots, les cabarets, tous les bouges. Donnez impitoyablement la chasse aux mendiants, traquez les voleurs. Il faut mettre un terme aux attaques nocturnes... à ces enlèvements criminels qui portent la honte et le désespoir dans les familles... Vous m’avez remis, à ce sujet, un rapport sur lequel j’ai des explications à vous demander... C’est une affaire fort grave ; restez ! Quant à vous, messieurs, ajouta le lieutenant de police, vous pouvez vous retirer. Une fois seul en face du petit homme aux yeux pétillants, M. de Linières prit un air sévère : – Comment peut-il se faire, monsieur Marest, dit-il, qu’une jeune fille soit enlevée, en plein Paris, à huit heures du soir, sans que personne s’y oppose ? – Il y a des coquins si habiles, monseigneur ! – Alors nos agents ne le sont guère ! s’écria le comte en fronçant les sourcils. – Je ferai observer à monseigneur que ce sont les agents de M. le lieutenant général de police qui ont découvert les complices de ce rapt. – Et, depuis trois mois que ce rapt a eu lieu, les coupables n’ont pas été poursuivis ? Pourquoi ? Marest jugea à propos de prendre une attitude des plus humbles : – Monseigneur, cela tient à certaines circonstances. – À quelles circonstances faites-vous allusion, monsieur Marest ?... Parlez, je le veux. Et, sans attendre la réponse qu’il ne devinait que trop : – Le pavillon du Bel-Air était la propriété du marquis de Presles. Je sais que ce gentilhomme s’est fait donner un coup d’épée en disputant une fille perdue à... – Oui, monseigneur, à... – C’est bien, interrompit le comte de Linières... Ce que je veux savoir, c’est ce qu’est devenue cette jeune fille... après le duel ? Le savez-vous seulement ? – Oui, monseigneur ! M. de Linières se maîtrisa pour ne pas sursauter. Marest l’observait du coin de l’œil. Et, à part soi, le rusé gaillard se disait : « Nous y voici, mon bonhomme, il va falloir se décider à en entendre de dures à présent. » De la main, M. de Linières lui fit signe d’approcher. – Parlez, dit-il, mais parlez donc... L’employé s’inclinant : – La jeune fille a été emmenée... par l’adversaire du marquis de Presles... – Par mon... Il n’acheva pas. Ce fut Marest qui continua imperturbablement : – Par le neveu de monseigneur ! Le lieutenant de police s’était levé et marchait à grands pas. Le petit homme cligna de l’œil, ébaucha un sourire niais, simulant un certain embarras et dit en hésitant avant chaque mot : – Monseigneur ne... veut pas, sans doute, que cette affaire soit, comme les autres, consignée... Le comte se radoucit aussitôt. – Elles existent donc réellement ces archives ? interrogea-t-il. – Au grand complet, monseigneur, et tenues dans un ordre parfait... Il n’y a pas une famille de France qui n’ait dans ces archives toute son histoire... M. de Linières fit un geste d’impatience : – C’est bien ! dit-il, et, puisque la maison de Linières a, comme toutes les autres, son dossier, je veux que vous y inscriviez tout ce qui la concerne. Je l’ordonne !... – Quoi ? balbutia Marest, monseigneur exige ?... – J’ai promis au roi de réprimer sévèrement, monsieur, et le magistrat, sévère pour tous, doit être implacable envers les siens. Allez, monsieur, allez ! Marest ne s’était pas attendu à cette conclusion qu’il trouvait stupéfiante. S’inclinant, sans affectation, cette fois : – J’obéirai, monseigneur ! dit-il humblement.

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II Le singulier domestique que nous avons présenté à nos lecteurs sous le nom de Picard avait pris, en venant chez le comte de Linières, une résolution inébranlable. Cet original s’était décidé à quitter le service du chevalier de Vaudrey, d’un maître qui, selon lui, rompait d’une façon véritablement par trop scandaleuse avec les grandes traditions. Il mettait son point d’honneur à servir un écervelé, un duelliste, un garnement piétinant sans scrupule sur les cœurs trop confiants, en ayant soin de mettre le sien à l’abri des amours honnêtes. Et l’attitude plus qu’incorrecte (toujours d’après lui) du neveu de M. de Linières ne pouvait plus lui convenir. C’est donc pour faire part au comte de Linières de sa résolution de ne plus rester au service du chevalier que ce digne Picard s’était rendu chez le lieutenant de police. En l’apercevant par l’entrebâillement de la porte, M. de Linières eut un geste de satisfaction. – Ah ! c’est toi, Picard, dit-il ; tu viens à propos. J’ai à te parler de ton maître. Ces mots firent dresser l’oreille à Picard. – Mon maître ! Il se conduit bien, monsieur Roger !... Se trompant sur le sens que M. de Linières avait voulu donner à sa phrase, Picard surenchérit. – Il se conduit d’une façon scandaleuse, Monseigneur. Ce fut le tour du lieutenant de police de se faire illusion sur la pensée réelle de son interlocuteur. – Oui, scandaleuse ! reprit-il. Le domestique, enchanté qu’on vint ainsi au-devant de la déclaration qu’il avait à faire, continua : – Et, comme c’est monseigneur qui m’a placé près de son neveu... Je viens demander à Monseigneur la permission de... quitter le service de M. le chevalier. – Quoi, tu veux ?... – Oui, monseigneur. M. le chevalier a des principes que je ne puis accepter... – C’est bien, Picard ; je te reprends à mon service. – Au service de monsieur le comte ! s’exclama le valet tout joyeux... Ah ! je respire !... Ah ! je renais !... Je rentre enfin dans ma dignité ! M. de Linières ne put s’empêcher de sourire à cette exubérante manifestation. – Seulement, fit-il en redevenant grave, je ne te délivre pas tout de suite... – Ah ! – Non... Je désire avoir auprès du chevalier... pendant quelque temps encore, une personne de confiance qui le surveille, qui me rende compte de ses démarches... Et c’est par toi, mon fidèle Picard, que je veux découvrir... le reste ! – Le reste !... monseigneur pense donc ? – Ah ! mon pauvre Picard, tu ignores les choses les plus graves. Ce n’était pas assez des nuits passées au jeu, des petits soupers... de ces orgies qui te révoltaient... – Qui me... moi ? fit-il... permettez, monseigneur... – Apprends qu’à la suite d’un duel... Picard faillit tomber à la renverse. – Un duel ?... Il a eu un duel ?... – Oui, un duel, pour je ne sais quelle femme... – Pour une femme ! s’exclama Picard en éclatant de joie... Il s’est battu pour une... Ah ! le gaillard ! – Il s’est battu avec M. de Presles, qu’il a tué... Picard n’avait pas entendu sans doute le dernier mot, car il se mit à battre des mains, en criant : – Bravo !... Bravo !... bravo !... Le comte interrompit cette surprenante satisfaction. – Et ce n’est pas tout ! reprit-il. – Ah ! bah ! fit le domestique. – Cette femme qu’il enlevait, l’épée à la main, au marquis de Presles, il en a fait... sa maîtresse ! – Sa maîtresse !... Puis, s’oubliant : – Nous avons une... Il s’arrêta à temps ; M. de Linières le regardait avec une expression de surprise. – Il a une maîtresse ! reprit-il... Ah ! mais, voyons donc. Un duel, une maîtresse, une petite maison sans doute. Et moi qui voulais le quitter ! Le comte comprit probablement que, furieux de ce qu’il venait d’apprendre, Picard se refusait, maintenant, à rester au service d’un maître qui compromettait de la sorte le nom de ses aïeux. Il appuya familièrement la main sur l’épaule du vieux serviteur : – Non... non, pas encore... insinua-t-il, j’ai besoin, comme je te l’ai dit, que tu restes auprès de lui. – Et j’y resterai, ventre-saint-gris, répondit vivement le valet, qui ne pouvait plus contenir sa gaieté, et j’y resterai, corne de veau !... Persuadé qu’il venait de remporter une victoire difficile sur les intentions du domestique, M. de Linières se montra rassuré au point d’ajouter en souriant : – Tu sauras où il cache... sa maîtresse, mon bon Picard !... Je m’en rapporte à toi de ce soin. – Nous le saurons, monseigneur, s’écria-t-il, nous le saurons. Il me semble que je la vois d’ici... jeune et belle... l’air insolent... j’aime assez cela, moi ! Au moment où maître Picard se livrait à des démonstrations qui pouvaient bien, en se prolongeant, donner à réfléchir à M. de Linières, la porte ouvrant sur le couloir s’était entrebâillée sans bruit. – La comtesse ! dit le lieutenant de police en passant près du domestique, pour aller au-devant de sa femme. Va et n’oublie pas mes recommandations. – Je suis aux ordres de monsieur le comte, répondit Picard en s’inclinant très bas. Puis, après avoir également salué la comtesse, il se disposait à sortir, lorsque Mme de Linières ébaucha un geste pour le retenir. Mais le comte lui prit aussitôt la main, qu’il porta à ses lèvres. Et, imperceptiblement, il fit signe au domestique de se retirer. Mme de Linières vit-elle le mouvement de son mari ? Toujours est-il qu’elle se laissa conduire à un fauteuil, où elle prit place, tandis que le comte demeurait, un peu embarrassé, devant elle. Après une seconde d’hésitation, M. de Linières commença : – Je suis heureux que vous m’ayez fait le plaisir, dit-il, de venir ici me surprendre. J’allais précisément me présenter chez vous, comtesse. Je désirais avoir avec vous une conversation concernant... – Roger ? interrompit avec un soupir Mme de Linières. – Oui, comtesse ; je voulais vous demander de le préparer avec moi à cette union que le roi... – Veut lui imposer ! murmura tristement la comtesse. – Lui imposer... dites-vous ?... un mariage superbe !... – Vous savez bien que Roger a éloigné de plus en plus ses visites... – Aussi lui ai-je écrit... – Il va venir ici ! s’exclama la comtesse dont les joues, naguère encore si pâles, s’animèrent légèrement. – Oui, comtesse, vous allez bientôt recevoir votre neveu... Il n’eut pas le temps d’achever la phrase. Un domestique avait ouvert la porte et annonçait : – Monsieur le chevalier ! La comtesse adressa un regard chargé de tendres reproches au nouveau venu. Roger s’avança pour poser ses lèvres sur la main de la comtesse. Puis, s’inclinant vers M. de Linières, il sembla attendre que celui-ci lui adressât le premier la parole. Le comte, au surplus, manifesta sa satisfaction : – Je suis enchanté de vous voir, chevalier, dit-il. – Je me suis empressé, mon oncle, de vous obéir, au reçu de la lettre que vous avez bien voulu m’adresser... – Nous avons, reprit le lieutenant de police, la comtesse et moi, une importante communication à vous faire. – Je ne pouvais alors arriver plus à propos, fit-il avec un léger effort dans la voix. – Mon cher Roger, je suis allé hier à Versailles présenter à Sa Majesté l’expression de notre dévouement... à tous deux. Le roi a daigné me parler de vous. – De moi ? demanda vivement le chevalier. – Il vous porte... malgré tout... le plus grand intérêt. – J’en suis reconnaissant à... – C’est confondu que vous devriez dire, chevalier. Sa majesté veut vous nommer à un poste important et vous marier. – Me marier ! Mme de Linières s’était levée et, passant son bras sous celui du chevalier : – Je conçois, mon ami, dit-elle, que cette nouvelle vous surprenne, qu’elle vous effraie même un peu ! Car trop souvent, hélas ! le cœur n’est pas consulté dans ces sortes d’unions. Mais, le vôtre, Dieu merci, n’aura pas à se faire violence... Jeunesse, beauté, fortune, rien ne manque à la femme que le roi vous a choisie. M. de Linières remercia la comtesse par un sourire. Puis, à son tour, s’adressant à Roger : – Et, pour vous en donner la preuve, je n’ai plus qu’à vous nommer Mlle de... – Ne prononcez pas ce nom, mon oncle, dit le chevalier avec vivacité... je désire ne pas le connaître. – Pourquoi vous tairais-je ce nom ?... C’est celui d’une personne... – Qui me ferait, je n’en doute pas, beaucoup d’honneur en m’accordant sa main, déclara Roger. Aussi n’est-ce pas cette personne, c’est le mariage que je refuse. – Vous refusez ! fit M. de Linières dont les lèvres pâlirent. – Absolument, monsieur le comte ! – Avant de vous prononcer avec cette énergie, riposta-t-il, croyez-moi, chevalier, réfléchissez... Ce mariage est un honneur que Sa Majesté veut bien vous faire, ainsi qu’à nous, et quand le roi a parlé... Le chevalier de Vaudrey se redressa : – J’irai, répondit-il avec fermeté, j’irai remercier Sa Majesté de ses bontés... j’irai mettre à son service ma personne, mon dévouement et ma vie ; mais, je vous le répète, monsieur le comte, je veux rester libre... M. de Linières ne se contint plus. Les yeux pleins de flamme, il se croisa les bras en s’écriant : – Libre !... libre de mener une vie de désordre... qu’il ne vous sera pas toujours possible de tenir secrète. – Il n’y a rien dans ma vie que je veuille cacher. – En êtes-vous bien sûr, chevalier ? Le chevalier bondit sous le coup qui le cinglait. – Monsieur ! s’écria-t-il en faisant un pas vers M. de Linières. Mais la comtesse s’était levée avec précipitation. – Roger ! dit-elle, en se plaçant résolument devant son neveu, vers lequel se tendait sa main tremblante. Puis, se tournant vers M. de Linières : – Monsieur le comte... je vous en conjure... M. de Linières eut compassion de la souffrance qu’il lisait sur les traits de celle chez qui il suivait, depuis si longtemps, la marche d’une maladie mystérieuse. – Soit ! fit-il, nous reprendrons plus tard cet entretien... Puis, regardant Roger moins sévèrement cette fois : – Je ne veux pas encore désespérer de votre raison, chevalier, de votre obéissance. Mais, continua-t-il avec hauteur, rappelez-vous que je suis le chef de la famille, que son honneur est sous ma garde, et que je ne souffrirai pas qu’on lui porte atteinte ! Je vous laisse avec votre tante ; peut-être ses conseils auront-ils sur votre obstination plus de poids que les miens. Et, pour affirmer la confiance qu’il emportait d’une solution satisfaisante : – À bientôt ! dit-il, chevalier, à bientôt !

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III À peine la porte s’était-elle refermée sur le lieutenant de police que Mme de Linières saisissait vivement les mains de son neveu. Et d’une voix maternelle, émue et caressante à la fois, elle interrogea sans hésitation : – Roger, quelle est la femme que tu aimes ? Elle avait lu, dans les yeux du jeune chevalier, ce que celui-ci cachait au plus profond de son cœur. Pour elle, qui se mourait de souvenirs ineffaçables, Roger avait au front l’auréole des martyrs du cœur. Et, avec un tendre empressement, elle lui dit : – Quel obstacle te sépare d’elle et t’a empêché de demander sa main, avant que le roi n’ait eu la pensée de te marier ? S’il ne s’agissait que de fortune, murmura-t-elle... j’ai la mienne, je l’aurais donnée. – Oh ! quel cœur est comparable au vôtre ! s’exclama-t-il dans un élan d’indicible tendresse. Oui, j’aime une jeune fille, la plus charmante, la plus pure, la plus honnête... Je l’aime et... jamais je n’ai osé le lui dire ! – A-t-elle un nom, une famille ? demanda-t-elle. – Elle est née dans le peuple, répondit le chevalier sans hésitation. Elle est orpheline et vit de son travail. La comtesse eut un soubresaut. – Et c’est d’elle que tu veux faire ta femme ? – Oh ! ne la jugez pas sans la connaître ! dit-il. Il s’enhardit à prononcer ces mots d’un ton ému : – Si vous consentiez à la voir... je suis certain que vous me diriez alors... – Je te dirais, interrompit la comtesse avec véhémence, qu’un pareil amour ne peut être, pour elle et pour toi, qu’une source de chagrins et de larmes, et qu’il faut y renoncer. Je te dirais : Roger, tu dois obéissance au roi et à ta famille. – Vous me diriez cela !... s’exclama Roger. Vous ?... vous qui avez tant souffert ?... Vous, la victime de cette obéissance dont vous me faites un devoir ?... La comtesse de Linières jeta un cri. Et, debout, les yeux effarés, le sein haletant, elle s’écria : – Qui te l’a dit ?... – Il n’y avait qu’une âme au monde qui fût assez tendre, assez noble, pour apprécier et soutenir la vôtre... l’âme de votre sœur bien-aimée... – Ta mère ! fit Mme de Linières dans un sanglot. – Au moment de se séparer de nous pour toujours, ma bien-aimée mère exigea de moi le serment de me dévouer à vous tout entier, de vous protéger si le malheur venait à s’appesantir sur vous... Je l’ai juré ! La comtesse avait ouvert les bras, et, attirant Roger sur son cœur, elle prit la tête du jeune homme et la couvrit de baisers mêlés de larmes. Et, tout bas, elle murmura à l’oreille de Roger : – Et elle t’a tout confié : mes souffrances et mon désespoir. Tu disais vrai tout à l’heure, Roger ; c’est le devoir, c’est l’obéissance qui m’ont brisée... Ce que ta mère t’a peut-être caché dans ses confidences, je vais te le dire, moi. Écoute ! Dans l’entraînement de l’amour et de la jeunesse, j’avais commis une faute. Celui que j’aimais était mort loin de moi !... Et il fallait que mon enfant disparût, l’honneur de la famille l’exigeait !... Car ma main avait été promise au comte de Linières ! Il fallait tromper un honnête homme, c’est-à-dire condamner ma vie à un éternel remords, ou sacrifier la vie de ma fille... Et j’ai courbé la tête sous l’inflexible volonté de mon père !... J’espérais que le Ciel aurait pitié de la pauvre petite créature que j’ai à peine embrassée en lui disant adieu ! Marion ayant glissé dans son berceau le peu d’or que je possédais et quelques lignes adressées à ceux qui prendraient soin d’elle, je me disais : « Peut-être la reverrai-je un jour ! » Hélas ! les années se sont écoulées... et toutes mes prières ont été vaines... toutes mes recherches ont été inutiles !... Le chevalier avait écouté silencieusement. – Oh ! oui !... dit-il avec amertume, ils ont été bien cruels envers vous ! – Si cruels, s’exclama la comtesse, que je me demande parfois si je n’aurais pas mieux fait de leur crier : « Eh bien ! tuez-la !... » Je ne me serais pas demandé pendant seize ans : « Que fait-elle ?... Au fond de quel abîme ce criminel abandon l’aura-t-il plongée ?... » Et ce supplice, non moins horrible, de penser qu’elle m’accuse de sa misère, de sa honte peut-être, et qu’elle s’écrie dans son désespoir : « Soyez maudite, mère sans entrailles ! » Vaincue par la violence de son émotion, la comtesse alla s’affaisser sur un fauteuil... Le visage appuyé sur les deux mains, elle pleura longtemps !... Le chevalier éprouvait maintenant comme un remords d’avoir évoqué ses souffrances qu’il pouvait croire sinon apaisées, du moins supportées avec résignation. Après quelques instants, il vint s’agenouiller devant cette mère éplorée. Et il lui dit : – Eh bien ! vous qui avez tant souffert, vous qui avez tant pleuré, me diriez-vous encore d’obéir ?... – Non !... non !... s’écria-t-elle. À ce moment, la porte s’ouvrit et le lieutenant de police apparaissait dans l’entrebâillement. En toute autre circonstance, la comtesse n’eût pas manqué d’éprouver l’impression pénible que provoquait chez elle l’arrivée, à l’improviste, du comte de Linières. Mais, cette fois, en voyant entrer son mari, elle marcha résolument au-devant de lui. Et, montrant le chevalier de Vaudrey, demeuré à l’écart et le front incliné, elle s’écria d’une voix saccadée et fiévreuse : – Il faut avoir pitié de lui, monsieur le comte, ne l’enchaînez pas malgré la révolte de son cœur !... Ne les imitez pas !... ces pères dont l’inflexible orgueil condamne leurs enfants au mensonge ou au désespoir !... En même temps que M. de Linières demeurait frappé de stupéfaction par ce langage véhément auquel ne l’avait pas habitué la comtesse, Roger s’était vivement approché de sa tante et lui avait dit à voix basse : – Prenez garde ! Ces mots rappelèrent Mme de Linières au sentiment de prudence. Le comte s’avança vers elle. – De quel orgueil, de quel mensonge, de quel désespoir parlez-vous donc ? dit-il. – Moi... je disais... Le comte, témoin de ce trouble, fronçait les sourcils. Le chevalier de Vaudrey n’avait plus, pour porter secours à sa tante, que la ressource de tenter une diversion. Ce fut donc lui qui répondit au comte exaspéré : – Madame la comtesse vous répétait, monsieur, tout ce qu’elle vient d’entendre de ma bouche... Elle vous disait la révolte de mon âme contre le mariage qu’on veut m’obliger à contracter. M. de Linières ne sourcilla pas à cette déclaration. – C’est bien là, madame, ce que signifiaient vos paroles ? Mme de Linières fit un effort pour répondre : – Oui, mais je suis si émue... si troublée... vous le voyez, monsieur, je me soutiens à peine. – En effet, dit le comte. Chevalier, conduisez madame la comtesse jusqu’à son appartement. Lorsque Roger eut offert sa main à sa tante, M. de Linières ajouta : – Vous reviendrez ensuite, Roger... j’ai besoin de vous parler.

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IV À force de volonté, la comtesse avait pu se contenir, tant qu’elle s’était trouvée sous le regard de M. de Linières. Mais, une fois hors de sa présence, elle se sentit défaillir de nouveau. – Hélas ! dit la pauvre femme, je ne croyais pas qu’on pût souffrir autant sans mourir. – Chère tante ! fit le jeune homme en la soutenant, il faut avoir du courage, il faut vivre pour cette enfant que vous pleurez, que vous n’avez pas le droit de faire orpheline. Chère tante bien-aimée, ajouta-t-il l’air suppliant et la voix tremblante, il y a, non loin de cette demeure, une jeune fille qui souffre et qui pleure, comme vous souffrez et pleurez vous-même, une jeune fille qui a mis sa vertu sous la sauvegarde de mon bonheur, de mon amour... Ne consentez-vous pas à la voir !... Diane de Linières ne répondit pas. Mais, attirant à elle son neveu, elle approcha ses lèvres du front de Roger. Puis, après quelques secondes de cette effusion : – Je la verrai, dit la comtesse. Va, maintenant, M. de Linières doit attendre. ........................................................ Le lieutenant de police avait suivi des yeux la comtesse et son neveu lorsqu’ils se retiraient. En vain, M. de Linières avait-il mis, pendant tant d’années, un frein aux vagues soupçons qui lui traversaient l’esprit. Aujourd’hui, la chaîne se brisait qui avait retenu ses soupçons. Ils se pressaient, impétueux, entraînant à leur suite les violences contenues jusque-là. Tout à coup, le lieutenant de police s’assit devant sa table de travail et prit un feuillet sur lequel il écrivit quelques mots à la hâte. Puis il agita la sonnette. Un huissier parut. M. de Linières lui tendit le feuillet. – Tenez, dit-il d’un ton bref, ceci... à l’employé des archives. Vous m’apporterez ce qu’il vous remettra. Au même moment, la porte opposée s’ouvrit, livrant passage au chevalier de Vaudrey. – Vous avez désiré que je revienne, monsieur le comte, me voici ! Je suis à vos ordres ! – Vous avez bien compris, chevalier, quels sentiments de convenance, d’affection et... de dignité m’ont fait accepter, tout à l’heure, l’explication de la comtesse ! Vous avez bien compris que cette explication... ne pouvait me convaincre ? – Quoi ! vous pensez... balbutia le chevalier. – Je pense, fit M. de Linières en s’animant, que ce n’est pas sur vous, mais sur elle-même que la comtesse... pleurait, il n’y a qu’un instant. Non !... ce n’est ni de vous, ni... de vos secrets qu’il était question dans votre entretien. Mais de ses secrets à elle et sa vie passée !... Roger allait se récrier. M. de Linières ne lui en laissa pas le temps. – Parlez donc, chevalier... Quel secret vous confiait la comtesse ? M. de Vaudrey releva fièrement la tête. – Je ne sais rien, monsieur, je n’ai rien à vous dire. – Soit ; oubliez, monsieur, le souvenir de mon affection, de mes soins, de mes bienfaits. Deux fois, en un jour, vous avez résisté à mes ordres... à mes prières... Mais la confidence que vous ne voulez pas me faire... je l’obtiendrai quand même... – J’ignore, monsieur, de quel secret vous voulez parler. – Eh bien !... vous allez le connaître avec moi... À ce moment, en effet, l’huissier revenait, apportant un volume relié que le lieutenant de police lui fit signe de déposer sur la table. Le comte, alors, posant la main sur le volume, dit : – Il y a là, dans ces archives de la police... les secrets des familles les plus humbles et les plus nobles... Il y a le secret de Diane de Vaudrey, comtesse de Linières. Roger eut un geste d’épouvante. M. de Linières avait pris le livre et se mettait en devoir de l’ouvrir. Le chevalier jeta un cri de révolte. – Oh ! ce serait horrible !... Ce serait odieux ! Sans l’écouter, M. de Linières se mit à feuilleter le volume. Roger suivait, d’un œil anxieux, chacun de ses mouvements. Tout à coup, le lieutenant de police s’arrêta et corna une des pages, en disant : – Oui, oui !... c’est bien cela. Maison de Vaudrey !... Puis, après avoir suivi du doigt quelques lignes : – Ah !... Diane-Éléonore... fille du comte François de Vaudrey... À ces mots, prompt à s’élancer, le chevalier avait placé sa main sur le passage de ces archives qui concernait la famille de Vaudrey, et pâle, la voix sourde, il dit au magistrat stupéfait : – Monsieur, vous ne lirez pas cela ! Surpris à l’improviste, M. de Linières n’avait pu s’opposer à ce mouvement. Mais, se remettant aussitôt : – Qu’est-ce à dire ? prononça-t-il sévèrement. Roger répondit d’une voix forte : – Ce que vous alliez faire là est indigne de vous... indigne d’un gentilhomme. Et vous ne le ferez pas ! – Qui m’en empêchera ? riposta M. de Linières. – L’honneur ! s’exclama Roger en relevant la tête. Et si l’honneur n’est pas assez fort pour vous arrêter, ce sera moi. – Vous ! fit M. de Linières, en affectant de rire. Mais le rire forcé s’arrêta dans sa gorge. Roger avait, d’un mouvement rapide, arraché la page des archives, que le comte avait commencé à lire. – Malheureux ! s’écria le magistrat en marchant les poings fermés sur celui qui se déclarait ainsi son adversaire. Mais Roger ne broncha pas. Croisant ses bras sur sa poitrine où il avait mis en sûreté le secret de Diane de Vaudrey, il dit résolument : – Je vous avertis, monsieur le comte que, pour m’arracher ce papier, il faudra qu’on me tue ! Souvenez-vous que ce n’est pas seulement son secret à elle, c’est aussi votre dignité que je défends contre vous. – C’est bien, dit froidement M. de Linières... Vous m’avez rappelé à mon devoir et je vous remercie. Je ne serai ni oublieux ni ingrat. Et, à mon tour, je vous forcerai bientôt de remplir le vôtre. Et, d’un geste impérieux, il lui montrait la porte. Roger s’inclina et sortit.

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V Où allait-il ? Roger, chassé par son oncle, se rendait auprès d’Henriette Gérard, dont il était devenu l’ami fidèle, le protecteur respectueux, depuis cette nuit à jamais néfaste, où elle avait été brusquement séparée de Louise, pour être jetée dans les bras du marquis de Presles. Après lui avoir rendu la liberté, en lui ouvrant, l’épée à la main, les portes du pavillon du Bel-Air, Roger avait eu l’intention de mettre son carrosse à la disposition de l’inconnue. Henriette, troublée, la tête perdue, s’était laissée accompagner jusqu’à la portière de la voiture. Mais, là, le sentiment de la réalité lui était revenu. – Monsieur, murmura-t-elle, en tremblant, où cette voiture va-t-elle donc me conduire ? – J’attends vos ordres, répondit Roger, pour donner à mes gens l’adresse que vous voudrez bien indiquer. Et, respectueusement, la tête découverte comme s’il eût parlé à quelque grande dame : – Après cela, mademoiselle, ajouta-t-il, il ne me restera de cette aventure que le souvenir d’avoir eu la bonne fortune de pouvoir répondre à votre appel désespéré... – Vous m’avez sauvée ! monsieur, dit Henriette. Et, s’accrochant des deux mains aux bras de Roger : – Je ne trouve pas d’expressions pour vous remercier comme je devrais le faire. Mais, pardonnez-moi, monsieur, de m’attacher à vous comme à un sauveur dont la tâche n’est pas entièrement accomplie. Le chevalier n’avait pas été maître d’un mouvement de surprise. En voyant cette jeune fille éplorée se pendre à son bras, désespérément, il demeura interdit. La voix suppliante d’Henriette le tira de cet étonnement. La pauvre enfant entamait le récit, entrecoupé de sanglots, de tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle était descendue avec Louise du coche d’Évreux. Elle dit son désespoir de n’avoir pu s’arracher aux mains de ceux qui avaient comploté son enlèvement ; sa terreur de savoir sa compagne, sa chère aveugle, seule dans cette ville, se désolant, mourante sans doute de chagrin et de peur... Elle implora enfin le secours de ce défenseur que la Providence lui avait envoyé. – Ne m’abandonnez pas ! s’écria-t-elle en levant ses beaux yeux noyés de larmes sur Roger... Aidez-moi à rejoindre ma sœur bien-aimée, ma pauvre Louise !... Et, dans sa douleur, Henriette fléchissait les genoux. Le chevalier de Vaudrey la retint dans ses bras. Puis, la soulevant jusqu’à la voiture : – Venez ! dit-il, maîtrisant avec peine son émotion. Lorsqu’il eut pris place dans le carrosse, à côté de la jeune fille, il dit au valet qui attendait ses ordres : – À l’entrée du Pont-Neuf, au bureau des messageries. La première idée qui pouvait lui venir, en effet, n’était-ce pas de se rendre à l’endroit où Henriette avait été séparée de sa compagne ? Et, pendant que l’équipage roulait vers la place Dauphine, Roger cherchait à rassurer la jeune fille. Autant pour satisfaire une curiosité bien naturelle en pareil cas que pour détourner l’esprit de l’affligée des sombres pensées qui l’assaillaient, le chevalier se fit raconter l’histoire de ces deux jeunes filles arrivant ainsi seules à Paris. Henriette le mit au courant de tout. Et Roger s’était laissé aller, peu à peu, à une sympathique émotion. Ce récit si simple, prononcé au milieu des larmes, l’avait très vivement touché. Sa nature généreuse lui dictait déjà la conduite à suivre. Il dirait le secret de cette nuit d’émotions à celle en qui il avait toute confiance, à cette comtesse de Linières si affectueuse, et qui le regardait comme un fils. Il savait qu’il lui suffirait de faire appel à la généreuse sensibilité de son âme pour la trouver disposée à venir en aide à l’orpheline. Et, réconforté par cette assurance, il s’habitua à l’idée qu’il pourrait continuer auprès de la jeune fille son rôle de protecteur. Lorsque le carrosse s’arrêta à l’entrée du Pont-Neuf, Roger sauta à bas de la voiture, et, tendant la main à la jeune fille : – Nous sommes tout près de l’endroit où vous avez été séparée de mademoiselle votre sœur, dit-il. Mais déjà Henriette avait, de son regard anxieux, parcouru la place, et elle s’écriait : – Mon Dieu !... Elle n’est plus là !... Puis, s’accrochant à un espoir subit : – Monsieur, supplia-t-elle, voudriez-vous m’accompagner là... c’est le bureau où s’est arrêté le coche ; peut-être pourra-t-on me renseigner !... Lorsque Henriette, arrivée au seuil, vit la porte close, un cri s’échappa de sa gorge : – Hélas ! mademoiselle, dit doucement le chevalier, il n’y a plus personne, à cette heure, dans ce bureau... Du reste, je vais appeler, éveiller, s’il le faut, les personnes qui ont leur logement au-dessus ; quelqu’un pourra sans doute nous dire ce qu’est devenue mademoiselle votre sœur. Puis, frappant du pommeau de son épée contre la croisée de l’entresol : – Holà ! cria-t-il... quelqu’un !... Ouvrez !... À cet appel, une tête ornée d’un bonnet de coton parut dans l’entrebâillement de la croisée. – Qui êtes-vous ? demanda une voix rauque. – Excusez-moi, brave homme, répondit le chevalier, mais je désirerais obtenir un renseignement... – Et c’est pour ça que vous me réveillez ? grommela la voix d’un ton bourru. L’inconnu allait refermer la croisée. Roger tira sa bourse. Et, la montrant au bonhomme : – J’entends payer largement, fit-il. – En ce cas, monseigneur, je descends à la minute... Au bout de quelques instants, en effet, l’homme arrivait. C’était le préposé aux bagages. Interrogé avec vivacité par Henriette, dévorée d’impatience, il fut tout ahuri par les questions qu’on lui décochait sans interruption. – Hein ?... qu’est-ce ? fit-il en clignant de l’œil aux louis d’or que le chevalier lui présentait. Et, cherchant à se souvenir : – Une aveugle, s’écria-t-il. Ah ! oui, je m’en souviens !... Elle était là, près du banc. – Eh bien ?... demanda Henriette, les yeux braqués sur les lèvres de l’employé. – Eh bien ! mam’zelle... Elle n’y est plus ! – Et voilà tout ce que tu peux nous apprendre, maraud ? s’exclama Roger, furieux de cette réponse. Et l’inutile expérience se poursuivit ainsi jusqu’à ce qu’ayant parcouru les rues, visité les carrefours, pénétré jusque dans les plus sombres ruelles, les deux jeunes gens eussent épuisé leurs forces. Alors commença la phase la plus délicate de cette épreuve. Il s’agissait, pour le chevalier de Vaudrey, de faire accepter à la jeune fille un asile pour la nuit. – Vous avez eu confiance en moi jusqu’ici, mademoiselle, et cette confiance dont je m’honore m’enhardit à vous offrir l’hospitalité... – Je vous ai promis de vous obéir, répondit Henriette avec simplicité, je ne puis repousser l’offre que vous me faites... Je l’accepte donc, monsieur, et... je vous en remercie ! Désormais, Roger pouvait agir ainsi qu’il l’avait combiné. Il connaissait de braves gens, travailleurs, peu à l’aise, qui avaient besoin de sous-louer une partie du logement qu’ils occupaient. Dès le lendemain, il se proposait d’y installer la jeune fille. Mais, pour cette nuit déjà avancée, il n’y avait que la ressource de l’hôtellerie. Le chevalier dut donc se décider à se faire ouvrir un de ces établissements. Il y installa Henriette, et, s’inclinant devant elle, il dit, comme s’il se fût adressé à quelque fille de grande maison : – Me permettez-vous, mademoiselle, de venir, demain, mettre tout mon dévouement à votre service ? Henriette ne put contenir son émotion. Et, dans un élan de reconnaissance, elle tendit la main vers Roger... Mais au lieu d’y appuyer ses lèvres, comme il l’eût fait sur les doigts d’une dame de son monde, il y appuya légèrement son front, comme il eût fait sur la main d’une sainte vénérée...

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VI Comment raconter la nuit qui s’écoula pour Henriette dans la solitude de cette chambre d’hôtel ? L’aube trouva la malheureuse agenouillée, les yeux brûlants de fièvre, les lèvres tremblantes, balbutiant pour la millième fois la même prière. Henriette attendit Roger comme si, avec son retour, devait renaître l’espérance. Roger frappa timidement à la porte. La jeune fille lui apparut, transfigurée par cette nuit de larmes et de prières. Elle lui tendit la main. – Je suis prête, dit-elle. Ils partirent aussitôt, et alors commença une nouvelle course à travers les quartiers de Paris. Course stérile qui devait laisser la jeune fille découragée et anéantie et devait exciter plus énergiquement encore le chevalier à se consacrer à son service. – Mademoiselle, dit-il, je bénis la Providence qui vous donne une foi si absolue en mon dévouement. Il faut que vous acceptiez de moi le conseil de mettre un terme à une vie errante qui torture votre âme et épuise vos forces. Il faut que vous me laissiez libre de continuer seul mes recherches et de les mener à bonne fin. Jusqu’à ce que j’aie été assez heureux pour retrouver votre sœur, vous habiterez la maison d’une femme honorable que je connais et dont vous payerez l’hospitalité par votre travail. – Le travail !... Oh ! oui ! répondit vivement Henriette !... C’est à lui que je puis demander le courage d’attendre de revoir ma pauvre Louise. Le chevalier voulut profiter de ces bonnes dispositions d’esprit, et, quelques instants après, ils montaient tous deux dans un carrosse de place. Une fois dans le véhicule et l’adresse donnée au cocher, Roger entama la conversation devenue indispensable. Il s’agissait pour lui de présenter Henriette comme locataire à une dame très recommandable, que la mort de son mari avait obligée à chercher dans un commerce de lingerie les ressources qui lui faisaient défaut. Mme Dervigny – c’était le nom de cette dame – n’acceptait que des ouvrières dont la moralité lui était connue ou garantie. Elle s’apitoya sur le sort de cette pauvre enfant aveugle, perdue dans Paris. Finalement, elle promit à Henriette non seulement de lui louer une petite chambre qui était disponible, mais encore de ne jamais la laisser manquer d’ouvrage. – Allons, mon enfant, conclut la lingère en ouvrant la porte, je vais vous conduire dans votre logement. Et, précédant Henriette, elle se mit à gravir les marches qui conduisaient jusqu’au troisième étage. Le chevalier de Vaudrey les suivait. Au bout du couloir se trouvait la chambre qui allait être celle d’Henriette. – Ce n’est pas luxueux, fit en souriant Mme Dervigny, mais vous ne serez par incommodée par des voisins. Vous êtes seule ici. Elle avait ouvert la porte. – Il y a bien longtemps que j’attendais pour louer cette petite chambrette. Il me déplaisait d’y mettre un homme qui eût enfumé les rideaux. Aussi je suis enchantée de vous avoir pour locataire, mon enfant. Et, saluant le chevalier, elle se retira. Roger alla aussitôt fermer la porte, et, s’avançant devant la jeune fille : – Vous voudrez bien, mademoiselle, lui dit-il timidement, me permettre de vous faire les avances indispensables ; en acceptant mon offre, vous me prouverez que vous me jugez digne du rôle que je vais remplir désormais. Car, je ferai, pour retrouver votre pauvre sœur, tout ce qu’il sera humainement possible de faire... – Et moi, dit Henriette avec un geste de désespoir, je serai condamnée... – À attendre que le succès ait couronné mes efforts. Chaque jour, je viendrai vous mettre au courant de ce que j’aurai fait. Et, voulant éviter le remerciement qu’il sentait suspendu aux lèvres de la jeune fille, le chevalier de Vaudrey s’éloigna précipitamment. Un mois s’était écoulé sans apporter de changement à la situation, sans provoquer de découragement chez le chevalier de Vaudrey. Les commérages allaient déjà leur train dans le quartier. Des propos mal sonnants étaient même arrivés jusqu’aux oreilles de Mme Dervigny. La médisance s’accentuant davantage, la couturière finit par s’en émouvoir. Néanmoins, elle ne dit rien à Henriette ; elle se fût trouvée en contradiction trop flagrante avec elle-même, qui avait si hautement vanté le chevalier, incapable, disait-elle, non seulement d’une méchante action, mais même d’une pensée mauvaise. Elle se renferma dans une prudente réserve ; mais elle interrompit les fréquentes visites qu’elle faisait à sa locataire. Bientôt, elle affecta de ne plus se trouver sur le passage du chevalier, lorsque celui-ci montait pour aller frapper à la porte de l’ouvrière... Roger était sous le coup de préoccupations trop vives pour s’apercevoir de ce qui se passait. Pouvait-il écouter les conseils de son oncle, se rendre aux désirs du roi ? Tous ses sentiments se révoltaient à l’idée d’un abandon dont serait victime cette Henriette vers laquelle une irrésistible sympathie l’entraînait. Il avait suffi qu’on lui parlât de mariage, pour qu’aussitôt son amour se révélât en lui. Et, à partir de ce moment, il s’était décidé à faire part, à celle qui en était l’objet, de cet amour qu’il avait voulu taire jusque-là. Son projet bien arrêté était de s’ouvrir franchement de ses intentions à celle qui, hélas ! n’avait plus personne à consulter pour accorder son cœur et sa main. Aussi, en se rendant auprès de la jeune fille, Roger marchait-il avec une agitation fiévreuse. Or, ce jour-là, dans sa précipitation à se rendre dans la maison de Mme Dervigny, le chevalier avait, sans y penser, rudoyé une vieille mendiante qui lui demandait la charité, d’un ton larmoyant : – Ayez pitié d’une malheureuse !... Il avait tourné brusquement le coin de la rue, et la fin de la phrase, le mot « aveugle », n’était pas parvenu jusqu’à lui. Il avait, en passant, et sans lui accorder un regard, frôlé la robe en haillons de la pauvre Louise !

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VII Il avait neigé toute la nuit. La place Saint-Sulpice présentait l’aspect d’une plaine blanche dont l’éclat donnait, par opposition, des tons bruns aux maisons qui l’encadraient. Au moment où l’horloge de l’église sonnait midi, un individu s’arrêta devant le portique et jeta un coup d’œil sur tous les mendiants qui se trouvaient là. – Midi ! fit-il en se parlant à lui-même, elles ne tarderont pas à venir. Mais, au même instant, voyant déboucher du coin de la rue un homme qui s’avançait vers lui : – Ah ! voilà Jacques ! fit-il. Il ne pouvait pas manquer d’arriver, lui ! C’était effectivement, le préféré de la Frochard qui, comme d’habitude, se trouvait au rendez-vous convenu avec sa mère. En abordant son frère, Jacques demanda : – Elles ne sont pas encore arrivées, les femmes ? Ces mots « les femmes » résonnèrent mal aux oreilles du rémouleur. Il répondit sèchement. – Non, pas encore. Pierre n’avait pu contenir un mouvement de mauvaise humeur. Mais, le réprimant aussitôt, il s’approcha timidement de son frère. Et, d’une voix suppliante : – Jacques... j’ai quelque chose à te demander... – Si c’est de l’argent, ricana le garnement, je n’en tiens pas !... – Non, dit Pierre, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Jacques n’était pas patient. Aussi laissa-t-il vite de côté le ton goguenard pour dire avec colère à Pierre : – Eh ben !... voyons... finissons-en ! – Quand Louise est là et que tu te mets en colère... brutalise-moi... Bats-moi si tu le veux... mais... ne m’appelle pas l’avorton ! Jacques, en toute autre disposition d’esprit, fût parti d’un vigoureux éclat de rire. Mais il n’était pas dans ses bons jours, le « chérubin ». Aussi fût-ce en fronçant le sourcil qu’il répliqua : – De quoi !... de quoi !... Faut parler à monsieur avec respect, à c’t’heure !... Ça te blesse qu’on t’appelle l’avorton !... Mais jette donc l’œil sur ton architecture ! Pierre voulu essayer de l’apitoyer, une fois par hasard. – Tu sais bien que, si je suis estropié, c’est que... tout petit j’ai eu c’te jambe-là cassée... par toi, Jacques. – C’est pas vrai, tu mens ! Pierre voulut profiter de cette nuance de faiblesse. – Oui, reprit-il avec une véhémence dont il dut être bien étonné lui-même, oui, cassée par toi, pour qui je ne voulais pas voler un habit... à la porte d’un fripier. L’œil du pauvre boiteux lança un éclair. Pierre se rappelait avec fierté que, tout petit et faible qu’il était, il avait préféré se laisser rouer de coups, au point d’avoir la jambe brisée, plutôt que de commettre une action coupable... Il osait presque soutenir, maintenant, le regard de Jacques. Mais celui-ci le toisa avec colère. – Tu mens, que je te dis !... C’était pas un habit... C’était un manteau ! Le rémouleur était décidément bien monté. – Enfin, t’as toujours eu l’idée de faire voler par les autres... Après moi, ç’a été le tour de c’te pauvre Marianne ! Jacques avait bondi sur son frère : – Marianne !... Je te défends de me parler de celle-là ! C’est une ingrate qui a mieux aimé se faire mettre en cage que de vivre avec moi ! Le rémouleur ne put retenir cette exclamation : – Elle voulait redevenir honnête !... – En v’là assez ! interrompit Jacques... Je ne veux plus y penser ! J’en trouverai une autre, une plus belle et qui sera plus adroite... et plus productive. Puis, revenant de lui-même au sujet que Pierre avait primitivement attaqué : – Quant à toi, fit-il, puisque l’avorton ne te va plus, je vais chercher autre chose. Et, faisant pirouetter le pauvre boiteux : – Je t’appelerai Cupidon !... À moins que tu ne préfères le P’tit-Vénus ! Pierre avait vainement essayé de faire jaillir une lueur de compassion dans le cœur de son frère. – Fais ce que tu voudras ! dit-il. Le malheureux, trompé dans son espérance, avait tourné le dos à Jacques. Mais Jacques devait le reprendre, maintenant, pour lui faire payer son audacieuse intervention dans ses affaires avec Marianne. Il saisit le rémouleur par le bras et, lui faisant demi-tour, il le tint en face de lui. Puis, avec une intention méchante : – Mais, j’y pense, dit-il, c’est devant la petite Louise que t’aimes pas qu’on t’appelle l’avorton !... Pierre n’avait pas bronché. Les yeux fixés sur le sol, il avait peur de ce qu’allait dire son frère... Mais, tout à coup, son sang se figea dans ses veines. Jacques éclatait de rire, en s’écriant : – Ah ! ah ! ah ! mais ce serait trop drôle ! Pierre dut renforcer dans son cœur la vérité que trahissait déjà son visage troublé. Il affecta de bien prendre la plaisanterie. À tout prix, il lui fallait donner le change au « chérubin », qui, une fois sur la piste de ce secret, ne se lasserait pas de torturer son frère. Du reste, Pierre n’avait plus de temps à perdre s’il ne voulait pas laisser s’incruster cette idée dans l’esprit de Jacques. En effet, celui-ci avait ajouté : – Et ce n’est pas trop bête de ta part, mon gaillard... Une aveugle ! Il n’y a pour elle ni beau ni vilain homme. Puis, comme si la lumière s’était faite, pour lui, tout à coup éclatante : – Ah ! t’es amoureux de notre aveugle ! s’écria-t-il. Pierre eut un mouvement de vertige. Mais, jouant la comédie de la surprise : – Moi ?... dit-il en cachant son trouble autant que possible, moi ?... En v’là une idée ! Malgré le froid qui le pénétrait jusqu’aux os, sous le vêtement qu’il portait, la sueur perlait à son front. Jacques ne lui laissa pas le temps de renouveler sa protestation contre le soupçon dont il était l’objet. – Alors, dit-il, pourquoi que tu me demandes de te débaptiser, si tu n’as pas d’intention amoureuse. Le rémouleur ne pouvait rien contre cette logique, dont Jacques tirait si méchamment profit. Et, avec un geste de dénégation et s’exaltant : – Moi, amoureux !... d’elle qui est si jolie, si adorablement belle, qu’on la prendrait pour un ange !... Jacques avait eu un soubresaut. Le ton presque éloquent dont Pierre avait prononcé cette phrase le surprenait. Ce qu’il avait dit en plaisantant lui apparaissait maintenant comme une vérité bien réelle. Pierre était amoureux !... Après avoir enveloppé le boiteux d’un regard narquois, il dit lentement : – Si jolie, si adorablement belle ! Où diable que t’as découvert ça, toi ? C’est vrai que je ne l’ai pas beaucoup regardée. Je ne sais qu’une chose, c’est que ses deux quinquets sont éteints, ce qui fait que les passants en ont pitié et lui donnent pas mal d’argent. Cette façon d’apprécier les charmes de la pauvre enfant fut une souffrance nouvelle pour le malheureux Pierre. – Oui, elle est aveugle, s’écria-t-il, mais elle a une voix qui vous va à l’âme... Une figure si douce... Et des yeux si grands et si beaux qu’on dirait qu’ils vous regardent ! Et je me mets à trembler à la pensée qu’elle me voit ! Jacques éclata de rire. – Eh ben !... Qu’est-ce que ça te fait, si tu n’es pas amoureux ? – Amoureux !... Encore !... Un misérable comme moi !... Allons donc !... Faudrait que je sois fou ! – Alors, c’est convenu, ricana le « chérubin », je ne veux pas te perdre dans l’estime de ton aveugle. Voilà ce que je décide : je ne t’appelerai plus l’avorton !... Le pauvre boiteux exhala un soupir de soulagement... Mais l’impitoyable gredin ajoutait d’un air ironique : – C’est dit : à l’avenir, tu te nommeras le P’tit-Vénus ! – Mais non !... Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écriait Pierre avec force. Jacques le toisa avec dédain. Et sans rire, cette fois : – Assez de volonté comme ça !... Tu veux ce qui me plaît, ou gare les taloches ! Le rémouleur courba l’échine. Et, tristement, sans oser regarder son implacable bourreau, il dit : – Tu es l’aîné, Jacques. Tu es grand et fort... ce qui fait que je suis contraint de me courber devant toi... Mais quand je vois l’usage que tu fais de ta force, je crois que j’aime encore mieux ma misérable faiblesse. Le bellâtre se contenta de hausser les épaules. Au surplus, en ce moment, l’attention des deux frères était sollicitée par la présence de la Frochard et de l’aveugle à l’entrée de la place. Jacques s’écria : – Ah ! ah ! les voilà toutes deux... Pierre n’avait pas bougé de place, tandis que son frère allait en se dandinant, les mains dans les poches, au-devant des deux femmes. Certes, il n’eût pas été facile à Henriette de reconnaître sa chère aveugle. Le visage de la malheureuse était maintenant pâle et amaigri. Sous son costume fait de sordides haillons, sa démarche était devenue chancelante. En la voyant paraître sur la place, les laquais et quelques autres gens qui attendaient la sortie de la messe vinrent faire le cercle autour d’elle. Ce que voyant, la Frochard lui pinça le bras en lui disant tout bas : – Allez-y de votre romance ; y a du public. Louise avait alors commencé, d’une voix brisée par la douleur et toute pleine de larmes. Le « chérubin », certain désormais d’une bonne récolte, daigna regarder attentivement la chanteuse. – C’est vrai qu’elle est jolie, se dit-il. C’est vrai aussi qu’elle a une voix qui vous remue l’âme ! La Frochard s’était rapprochée de l’aveugle pour lui glisser : – Allons, le second couplet et de la voix ! Et Louise, maîtrisant les soubresauts de sa poitrine qui haletait sous les sanglots, avait entamé le second couplet. À peine la dernière note se fut-elle noyée dans les larmes qui suffoquaient la pauvre fille que la Frochard commençait la quête. Aussitôt, tous ceux qui avaient fait le cercle pour écouter se dispersèrent. Revenant auprès de Louise, l’horrible créature la poussa violemment du coude, en grommelant : – Y a pas gras !... Chiens de bourgeois ! C’est toujours la même chose... ils sont vingt pour entendre chanter et y n’en reste pas quatre quand on fait la quête. Jacques s’était rapproché et se consolait de la pauvreté de la recette, en disant à sa mère : – Ça vaudra mieux à la sortie de l’église... – T’as raison, mon chéri ; nous reviendrons tout à l’heure. Elle avait saisi la main de Louise et passait de force sous son bras celui de l’aveugle, afin de l’entraîner. Timidement, l’aveugle avait répondu : – Je suis bien fatiguée, madame ! Pour toute réponse, la Frochard ne trouva, dans sa cruauté, que ces mots : – On se reposera ce soir. Mais Louise était bien réellement à bout de forces. Malgré le ton brutal de son bourreau, elle voulut insister pour qu’il lui fût permis de se reposer, ne fût-ce que pendant quelques minutes. – Croyez-moi, madame, fit-elle, mes jambes me soutiennent à peine. Nous avons tant marché aujourd’hui. À sa grande surprise, la Frochard ne s’emporta pas comme elle le redoutait. Elle se mit à ricaner : – Eh ben !... C’est que vous me demandez de marcher... pour tâcher de rencontrer vot’ sœur. Lorsque la mendiante voulait obtenir quelque chose de sa victime, elle avait soin de faire vibrer cette corde-là. – Y n’faut qu’un moment pour que vous tombiez nez à nez avec vot’ sœur. Et c’est encore moi qui y perdrai, car je vous aurai hébergée gratis. – Je le sais, madame ! répondit Louise... Et vous m’aviez promis en me recueillant... – Quoi ? s’écria la mégère avec aigreur... Je vous ai promis de vous aider dans vos recherches... C’est la vérité... Mais je n’avais ni rentes ni ferme en Beauce, moi... c’est pour ça qu’en cherchant je veux que vous chantiez. Faut gagner le pain que vous mangez. Les larmes jaillirent des yeux de Louise. Elle murmura : – Eh bien !... Je chante... madame... La Frochard eut une exclamation féroce : – Oui ! s’écria-t-elle, vous chantez !... Vous chantez comme un De profundis ! Traitée avec cette brutalité révoltante, Louise, abîmée sous l’immensité de sa douleur, murmurait : – Quand je pense à ce que je suis... à ce que je fais... Elle trouva un accent déchirant pour s’écrier : – Oh ! je suis malheureuse !... si malheureuse !... Pierre, arrivé au comble de l’angoisse, voulut s’élancer au secours de sa chère protégée. Mais il trouva devant lui Jacques, les bras en avant pour le repousser... Jacques, qui lui dit de ce ton des faubouriens avinés : – Eh bien ! de quoi ? Puis, le « chérubin » plongeant son regard impur et vicieux sur ce visage éploré d’une sainte, ricana à mi-voix : – Tiens !... Elle est gentille quand elle pleure ! Mais la Frochard était bien décidément exaspérée par la mince recette, car elle ne fit pas attention à ce que venait de dire son fils préféré. Elle avait accroché le bras de l’aveugle et, l’entraînant, elle lui envoyait ces mots, qui devaient clore sèchement la conversation : – Assez de raisonnemment... En route ! Cyniquement, elle grommela : – N’essuyez donc pas vos yeux !... C’est très bon... de vraies larmes ; ça attendrit le cœur des passants. À peine avait-elle prononcé sa phrase qu’en effet un passant s’approcha de l’aveugle et lui glissa une pièce de monnaie dans la main. La Frochard eut une exclamation de triomphe : – Qu’est-ce que je disais ? Alléchée par cette aubaine, la mendiante entraîna Louise tout autour de la place, en marmottant : – Pour une pauvre aveugle, s’il vous plaît ! Les cloches carillonnaient. Un grand nombre de fidèles, débouchant de la rue Saint-Sulpice, pénétraient dans l’église, passant au milieu d’une double haie de mendiants agenouillés et grelottants. C’est le moment qu’attendait Jacques lorsqu’il prédisait à sa mère que la grand-messe serait plus avantageuse...

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VIII Tandis que Pierre et Jacques, quittaient, momentanément, les abords de l’église, et que la mendiante emmenait Louise chanter, une chaise à porteurs arrivait sur la place, pendant que, du côté opposé, apparaissait un homme d’un certain âge, enveloppé dans une douillette à col de fourrure. Le personnage en question, après avoir approché de ses yeux un face-à-main en or, dit, en manière d’aparté : – Eh ! je connais cette livrée !... C’est la livrée de la comtesse de Linières. S’inclinant, le monsieur à la douillette s’avança, et, comme un des laquais avait ouvert la portière, il offrit la main à la dame, pour l’aider à sortir de la chaise. En reconnaissant le galant personnage, la dame s’exclama : – Ah ! docteur, que je suis aise de vous rencontrer ! C’était, effectivement, la comtesse de Linières qui se rendait à l’église. – Je suis toujours enchantée de vous voir... comme ami, ajouta la comtesse. – Mais vous ne vous souciez pas du médecin, dit en souriant le docteur. Puis, redevenant sérieux : – Et, cependant, vous êtes malade, madame la comtesse. Troublée, Mme de Linières s’empressa de répondre : – Vous vous trompez, docteur, je vous assure que... – Soit, vous vous portez à merveille, madame la comtesse... et c’est la santé qui donne à vos regards cet état fébrile ! Faut-il que je vous parle sérieusement ? ajouta-t-il. – Sans doute ! répondit la comtesse avec un léger tremblement dans la voix. – Eh bien ! continua le docteur, c’est votre âme qu’il importe de soigner... Mme de Linières eut une exclamation qui échappa, émue, de ses lèvres : – Mon âme ! Le médecin, montrant l’église, prononça ces mots : – Adressez-vous au grand médecin... qui donne là ses consultations. Il en sait, sur le mal dont vous souffrez, plus long que moi... et que tous mes confrères. Mme de Linières, suffoquée par l’émotion, serra avec affection la main de cet excellent homme. De l’intérieur, des chants sacrés arrivaient jusqu’à elle. Après avoir reporté, pendant une seconde, ses yeux sur le docteur, à demi incliné comme pour prendre congé d’elle, Diane de Linières se dirigea lentement vers le portail de Saint-Sulpice... Le savant n’avait pas l’intention d’assister à la messe. Il était appelé ailleurs par les devoirs de sa profession, il se disposa à continuer son chemin. La Frochard venait avec Louise, reprendre sa place parmi les mendiants qui assiégeaient les abords de l’église. En apercevant le docteur qui s’éloignait, la mendiante, entraînant l’aveugle, accourut au-devant de lui, en commençant son éternelle litanie : – Mon bon monsieur... Elle fut interrompue par un « Allez au diable ! » bien sec et qui semblait ne devoir pas souffrir d’insistance. Néanmoins, elle revint à la charge. Elle se mit à suivre le docteur, en marmottant de sa voix éraillée : – Pour une pauvre aveugle, s’il vous plaît ! – Une aveugle ?... Qui ?... cette jeune fille ?... – Hélas ! oui, mon bon monsieur du bon Dieu ! – À cet âge ? murmura le docteur... malheureuse enfant ! La Frochard était littéralement aux anges. Pour mieux assurer le succès, elle donna l’essor à son plus apitoyant boniment : – Ah ! oui, que c’est malheureux pour sa pauvre famille, mon doux monsieur !... Mais le monsieur ne semblait pas l’écouter. Son attention était absorbée tout entière par la jeune fille. Tout à coup, il repoussa la vieille femme et, s’avançant vers l’aveugle, il la prit par les épaules, pour la placer bien en face de lui, en disant : – Laissez-moi regarder ses yeux. La Frochard ne put contenir un mouvement de colère. – Vous voulez voir ses yeux ?... Pourquoi faire ? Mais elle avait beau répéter : « Pourquoi faire ?... Pourquoi faire ? » le docteur n’en continuait pas moins à agir comme s’il eût été dans son cabinet. La veuve du supplicié redoutait les rassemblements, qui amènent toujours quelques agents de la prévôté, des curieux qui veulent tout savoir. Elle s’escrima si bien qu’elle parvint à faire glisser sa face d’oiseau de proie entre l’aveugle et le docteur, et elle dit à celui-ci : – Y n’y a rien à faire, allez ! – Qui vous a dit cela ? La mégère était prise au dépourvu. Ah ! si Louise avait pu savoir à quel personnage elle avait affaire... Certes, elle n’eut pas hésité à la supplier de la prendre en pitié, de la sauver de la Frochard... Mais la voix de son bourreau résonna à son oreille pour la faire persévérer dans son silence : – Vous m’demandez qui... qui m’a dit qu’il n’y avait pas de ressources. Bé dame, c’est tout le monde ! Le médecin haussa les épaules. Et pour provoquer la confiance de la malheureuse aveugle, il lui dit tout bas : – Je suis médecin, mon enfant ! – Médecin ! s’écria Louise en joignant les mains. Le savant docteur entrevoyait la possibilité de la guérison. Tout à son « sujet », il ne vit pas le regard haineux que lui décochait celle qu’il croyait être la mère de cette infortunée. Il s’était décidé à interroger la jeune fille. En dépit des allées et venues de la mendiante, qui se démenait comme un fauve en cage, il procéda comme il eût fait avec une de ses malades, afin de se former une opinion sur la gravité du cas. Il parlait avec une si grande douceur que Louise eût voulu tout raconter à cet inconnu : sa vie, ses malheurs, ses souffrances. Mais elle devinait le regard de la mendiante, attaché sur elle comme une menace... – Vous n’êtes point aveugle de naissance ? lui demanda doucement le docteur. – Non, monsieur... C’est à quatorze ans que ce malheur m’a frappée... – À quatorze ans !... et depuis on ne vous a soumise à aucun traitement ? La Frochard fit un véritable bond de hyène et vint se placer entre l’aveugle et le docteur. Elle paya d’audace : – Nous sommes si pauvres, monsieur le médecin, qu’il n’y a pas eu moyen... Rien ne saurait dépeindre l’expression d’angoisse qui se peignit sur le visage de Louise. Oubliant à quelle vengeance elle s’exposait, elle s’écria : – Ah ! monsieur, par pitié !... Dites, est-ce que vous croyez qu’il me serait permis d’espérer ? Si vous saviez à quel épouvantable malheur vous m’arracheriez !... – Ah ! dame, se hâta d’ajouter la Frochard, pour donner le change sur les paroles de sa victime... Ah ! dame ! aveugle !... y a pas plus malheureux que ça... Puis, comme si elle eût ressenti une émotion réelle : – Et si elle voyait, elle pourrait travailler, au lieu de tendre la main... sa pauvre main qu’était pas faite pour ça, bien sûr... Alors, se tournant vers Louise, de façon que son coude osseux pût heurter l’aveugle et lui imposer la réponse qu’elle devait faire, elle prononça ces mots : – C’est-y pas vrai, ma chérie ? Ces mots, qui affectaient la tendresse maternelle, vinrent glacer la jeune fille. Elle eut peur !... Et elle retomba, sans résistance, dans les mains de la mégère... – Oui... oui balbutia-t-elle d’une voix mourante... Le docteur eut pitié de cette émotion. Il prit familièrement la main de la jeune aveugle en lui disant : – Calmez-vous... calmez-vous, mon enfant... En parlant à Louise, il avait, de l’œil, fait signe à la Frochard de le suivre à quelques pas. Instinctivement, la Frochard accourut, la main tendue. Elle attendit en vain la pièce de monnaie qu’elle convoitait. – Écoutez, lui dit tout bas le docteur, il faut la préparer avec ménagement. Il ne faut pas lui dire tout de suite... – Quoi ?... ne pas lui dire... quoi ? demandait avec anxiété la misérable, qui comprenait peut-être que le médecin allait lui enlever son « gagne-pain »... – Ce que j’espère ! prononça le docteur à voix basse... La physionomie de la mendiante changea d’expression. Elle avait craint un danger, et elle reconnaissait maintenant qu’elle en était pour ses frais d’émotion... Elle feignit de porter la plus grande attention à ce que lui disait le docteur. Celui-ci continuait : – Sa tête s’exalterait trop vivement... Le sang affluerait au cerveau et aux yeux... – Bon, bon, interrompit la Frochard, on aura l’œil dessus... on l’empêchera d’y fluer. L’excellent homme tenait néanmoins à donner plus qu’une vague espérance à celle qu’il supposait être une vraie mère... – Mais à vous, continua-t-il, je l’affirme, l’opération peut parfaitement réussir. La Frochard eut une exclamation que rien ne saurait rendre. Dans ces simples mots : Ah ! bah ! Il y avait de la stupéfaction, de la rage, de la menace. Louise avait écouté, anxieuse : mais les mots prononcés tout bas par le docteur n’étaient pas parvenus jusqu’à elle... Seule, l’exclamation poussée par la mendiante l’avait fait sursauter. Et elle avait pensé : – Que lui dit-il ? Elle écoutait toujours : mais c’est encore la voix de la mendiante qui lui envoya un lambeau de phrase dont elle ne pouvait compléter le sens. La Frochard disait : – Ah !... elle peut... – Chut ! commanda le docteur. Amenez-la-moi à l’hôpital Saint-Louis. – Oui, oui, à l’hôpital, ricana la vieille femme, connu : j’y ai été bien assez souvent... Cette fois, le docteur gratifia la mégère d’un regard, en même temps qu’il interrogeait sa mémoire. – En effet, fit-il au bout d’un instant... je crois me rappeler vous avoir donné des soins... Vous êtes donc... oui, c’est bien ça... la veuve du... – La veuve du supplicié... dites le mot, allez ! – La veuve Frochard ! s’exclama le médecin. Puis, se ravisant tout à coup : – Mais, fit-il avec une nuance de doute, je ne vous connaissais pas cette enfant... La mendiante n’était pas femme à se démonter pour si peu... Elle eut bientôt trouvé une solution plausible. – Ça m’est venu de la province où ça souffrait la misère. Je l’ai recueillie par bon cœur. Pour y faire un sort ! Le docteur répéta en haussant les épaules : – Un sort ! Et il s’empressa d’ajouter tout bas à la mendiante : – Tout à l’heure, quand elle sera un peu plus calme, dites-lui, bien doucement... – J’comprends, grimaça la Frochard, faut pas l’émotionner, ça s’rait dangereux. Fiez-vous à moi !... Toute à la satisfaction qu’il éprouvait, l’excellent homme ne s’occupa plus de la mendiante. Il se disait, dans sa crédulité, que cette vieille femme ne manquerait pas, certainement, de se présenter à l’hôpital avec Louise. Il se contenta de prendre doucement la main de Louise et d’y glisser une pièce d’argent. Et, avant de s’éloigner, il prononça tout bas : – Tenez, pauvre enfant, prenez ceci et... du courage... je vous reverrai... La Frochard avait suivi de l’œil cet aparté. Elle avait saisi le moment précis où l’argent passait de la main du docteur dans celle de l’aveugle, et, ayant reconnu que c’était une pièce blanche : – Et l’on voudrait guérir une maladie qui rapporte de si bonnes aubaines ! Faudrait avoir perdu la tête !... Il fallait, naturellement, encaisser. Aussi, saisit-elle vivement la main de Louise, sans s’apercevoir du trouble de la pauvre créature. L’aveugle, au contact de cette main, réprima un léger tressaillement. Elle avait hâte d’apprendre ce qu’elle n’avait pu entendre... – Madame, demanda-t-elle, que vous disait le médecin quand il vous a parlé tout bas ? L’odieuse mégère n’hésita pas : – Y me disait que... c’était pas la peine d’aller le trouver... Y a pas d’espoir !... Louise chancela sur le coup. – Plus d’espoir !... plus d’espoir !... Ce dernier cri de douleur ne produisit, chez la mendiante, qu’une recrudescence de mauvaises pensées. – Plus souvent que je te la conduirai ! grommela-t-elle... Faut même plus qu’il la rencontre ! À partir de ce moment, elle avait arrêté, dans sa tête, la combinaison qui devait lui assurer son « gagne-pain » à perpétuité. – Tenez, dit-elle à Louise, je suis une bonne femme. Vous dites que nous restons toujours dans les mêmes rues... Eh bien ! à partir d’aujourd’hui, nous changerons de quartier. L’aveugle se trompa au ton de sincérité dont la mendiante avait prononcé cette phrase. Et, tout heureuse, la pauvre martyre soupira avec effusion : – Ah ! je vous remercie de tout cœur, madame ! Et elle s’était dit intérieurement : – Il me reste du moins l’espoir de retrouver Henriette !... Tout à coup, au moment où elle s’abandonnait ainsi à des idées plus consolantes, l’aveugle fut tirée de cette courte méditation par un éclat de voix qui la fit tressaillir... C’était la voix de Jacques. L’aîné des Frochard s’était tenu, pendant tout le temps qu’avait duré la consultation improvisée, dans une des rues adjacentes. Il arrivait donc, aussitôt qu’il avait vu partir le docteur. S’adressant à la mendiante, le « chérubin » s’était écrié : – Eh bien ! la mère ! ça marche la recette ? La Frochard fut, par ces mots, subitement tirée des réflexions qui l’avait assaillie au moment du départ du malencontreux médecin. Elle se rappela alors qu’il avait glissé une pièce dans la main de Louise. – Tiens !... au fait ! dit-elle vivement, quoi qu’il a donné, le médecin ?... Montre-nous ça, la p’tite. L’aveugle avait alors tendu la pièce. – Un écu de six livres ! s’écria la mégère. – Hein, la mère ! dit le « chérubin », faut-il qu’ils écorchent les malades, ces gueux de médecins, pour pouvoir donner tant que ça... à la fois !... – C’est bien vrai ! les canailles ! surenchérit la mendiante. Elle avait le désir d’avoir sa part à cette aumône inespérée... Et elle s’écria, d’un air sérieux, en voyant que Jacques se disposait à empocher l’écu : – Ah ! çà ! et moi ?... – Vous la mère, répondit-il, je vous paie une chopine d’eau-de-vie. – Viens, mon amour ! fit-elle en passant son bras sous celui de Jacques. Puis, revenant à Louise, après réflexion : – Vous, la p’tite, quand on sortira de la messe, chantez ferme... De la voix, et pas de paresse. Je suis là, en face, et... je guette ! Louise se contenta de répondre doucement : – Oui, madame. Et, comme Jacques, pressé d’aller, comme il disait « casser l’écu du croque-mort » (c’est ainsi qu’il appelait les médecins), entraînait la mendiante, celle-ci se retourna de nouveau. – Hé ! Pierre ! cria la Frochard en indiquant l’aveugle : fais-la asseoir sur les marches de l’église. Le boiteux allait s’approcher de Louise, lorsque Jacques bondit et, le repoussant, lui dit en ricanant : – Tiens-toi tranquille, P’tit-Vénus, je m’en charge. Tout en aidant la jeune fille à s’asseoir sur les marches, le « chérubin » ne la quittait pas des yeux... Et, soit que l’odieuse fantaisie que nous avons déjà signalée eut fait du chemin dans sa cervelle, soit qu’il eut simplement l’intention de faire enrager le pauvre Pierre, il dit à voix basse, en manière de réflexion : – C’est vrai tout de même que... pour une aveugle... Il avait gardé la main de Louise dans la sienne, et c’est avec toutes sortes de précautions qu’il l’aidait à s’arranger le plus commodément possible. La Frochard dut venir l’arracher à cette contemplation. – Viens donc, Jacques ! lui dit-elle, tout étonnée de ce que le « chérubin » s’attardait ainsi, alors qu’il paraissait, l’instant d’avant, si pressé d’aller au cabaret. – Voilà ! la mère, voilà ! répondit le garnement, sans détourner les yeux de l’endroit où se trouvait Louise. Il fit ainsi quelques pas à reculons. Tout à coup la neige se mit à tomber à gros flocons, et, au bout de quelques secondes, le fils du supplicié n’aperçut plus Louise que vaguement, à travers le rideau blanc qui tombait du ciel. On eût dit que, par cette neige épaisse, la Providence eût voulu empêcher que les regards luxurieux de ce misérable vinssent souiller la chaste créature sanctifiée par le malheur...

9

IX Après avoir vu la Frochard et Jacques disparaître dans l’intérieur du cabaret, Pierre s’était peu à peu approché de l’aveugle. Mais, déjà Louise avait deviné la présence de son ami. Louise grelottait, et elle murmura : – J’ai froid !... J’ai bien froid ! Pierre ne put retenir un geste de douloureuse compassion, et, comme la jeune fille répétait pour la troisième fois : « J’ai bien froid ! » il se dépouilla de son habit, recevant sur sa poitrine, à peine couverte d’une chemise en lambeaux, d’épais flocons de neige. Puis il laissa tomber son habit sur les épaules de Louise. Celle-ci eut un tressaillement... – Ah !... c’est vous, Pierre ? dit-elle. Le rémouleur se mit à trembler, mais ce n’était pas de froid. Il frissonnait au son de la voix si douce de celle qu’il aimait. Elle l’appelait Pierre tout court, comme elle eût appelé un ami, un frère. – Oui, mademoiselle, je suis là ! dit-il. – Dès que j’ai senti qu’on avait pitié de moi, votre nom est venu sur mes lèvres, prononça-t-elle. Elle passait la main sur l’objet qui avait apporté un peu de soulagement au froid qui l’avait saisie, lorsque, tout à coup elle s’écria : – Mais c’est votre habit, cela... Eh bien ! et vous ? – Moi !... j’ai... j’ai ma limousine... mon habit de dessous, ma veste en futaine, et puis encore... Transi, grelottant, les lèvres ne pouvant presque plus s’arrêter de trembler, il s’exclama : – J’en ai trop de... vêtements... J’étouffe ! Ces mots avaient rassuré Louise... – Sans vous, Pierre, soupira-t-elle, je serais peut-être déjà morte... Je n’aurais pas eu la force de supporter la vie que je mène... Cette phrase, qui était un cinglant reproche adressé à la famille Frochard, à sa famille à lui, agita douloureusement le cœur du pauvre garçon. – Oui, fit-il en baissant la voix, on vous rend bien malheureuse... chez nous !... Puis, comme s’il eût été entraîné à se faire pardonner d’appartenir à cette famille, il ajouta : – Mais qu’est-ce que je fais, moi, pour adoucir votre sort ?... Je ne puis rien, hélas ! – Rien ! répondit Louise, et ces bonnes paroles que vous m’adressez... Et ces soins de chaque jour !... Et tout à l’heure encore ! Mais c’est votre pitié qui soutient mon courage !... Et je vous remercie, mon ami... L’aveugle avait tendu à Pierre une de ses mains, que le brave garçon saisit avec empressement. Mais, pendant qu’il tient cette main glacée dans les siennes, Louise a, de son autre main, tâté le bras de son ami. Et, s’apercevant que Pierre n’a conservé sur son corps transi qu’une misérable chemise, elle s’est écriée : – Ah ! égoïste que je suis ! Puis, retirant vivement l’habit de dessus ses épaules, elle le tend au jeune homme... – Non !... non ! dit Pierre. – Je le veux, mon ami, dit-elle, avec une affectueuse autorité ! Je n’ai plus froid d’ailleurs ! Et puis, qu’est-ce que cela auprès de tout ce que j’ai souffert ?... Et, la poitrine haletante, elle s’écriait : – Nous la chercherons ensemble, m’avait dit votre mère !... Et j’ai compris, plus tard, ce que l’on exigeait de moi ! J’ai compris qu’on ne m’avait recueillie que pour me couvrir de haillons !... Pour me dire : « Maintenant, il faut tendre la main et demander l’aumône !... » Ah !... j’ai cru mourir de désespoir et de honte !... – Dites-moi, pauvre enfant, fit Pierre en baissant la voix, n’avez-vous jamais eu la pensée de vous enfuir ? – Si fait... j’y ai songé... Mais à qui m’adresserais-je ?... Et si quelqu’un, pris de compassion pour une malheureuse, s’intéressait, par hasard, à moi... qu’arriverait-il ? Ne sais-je pas, hélas ! que, pour ceux qui sont, comme moi, privés de la vue, la pitié consiste à les faire admettre dans un asile. Est-ce du fond de cet établissement que je pourrais appeler ma sœur ?... – C’est vrai, répondit Pierre atterré et baissant la tête. Louise se souvint alors de la consultation du docteur. Elle se rappelait que la Frochard lui avait déclaré qu’il n’y avait plus pour elle d’espoir de guérison. Son cœur se brisait, Et elle murmura : – L’asile serait, pour la pauvre incurable, le tombeau d’où elle ne sortirait plus... Oh ! c’est affreux !... Les cloches se mirent en branle lentement... – Écoutez ! dit Louise... la messe est finie... on va sortir de l’église... – La mère va revenir ! dit Pierre. L’aveugle s’agenouilla au bas des marches et, après avoir levé les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de l’humiliation qu’elle subissait, elle chanta : Ô passants charitables, Venez à mon secours ; Mes jours sont lamentables. Pour moi, la nuit toujours !... Soulagez ma misère : Chacun vous le dira : À qui donne sur terre, Au ciel Dieu le rendra ! En ce moment, le flot des fervents sortait de l’église... Au-dehors, la neige avait redoublé... La sortie de la messe était toujours la meilleure affaire d’une journée, affirmait Jacques. Aussi, en entendant les cloches sonner la fin de l’office, le « chérubin » avait-il pressé sa mère de vider son gobelet d’eau-de-vie. Mais la veuve tenait à déguster... – Attends un peu, fit-elle en se levant de son tabouret pour aller donner un coup d’œil du côté de l’église ; je vais voir si le chardonneret s’égosille comme y faut. Et la mégère était revenue en disant : – Pas besoin de nous presser, mon amour, elle te récolte une bonne petite somme... Jacques l’interrompit : – Pierre surveille-t-il la recette ? demanda-t-il... – Pour sûr, mon amour. On peut s’fier à lui pour ça. – Pour cela, soit ! Mais faut pas qu’il veuille jouer pour tout de bon au P’tit-Vénus. Qu’il y prenne garde... le chardonneret n’est pas pour lui, la mère ! – Et pour qui donc, mon amour ? Jacques avala le contenu de son gobelet sans répondre... En ce moment, trois hommes venaient de s’attabler à une des tables placées plus loin... La Frochard, en les voyant, avait fait la grimace... – C’en est !... dit-elle tout bas à Jacques. Mais celui-ci, sans lever la tête : – J’en connais bien deux sur les trois... La Frochard et son fils ne tardèrent pas à apprendre que le troisième buveur était un nommé Picard. On se rappelle comment, après avoir donné sa démission parce que Roger se rangeait d’une façon indécente, ce domestique, comme on en voit rarement, avait consenti à rentrer au service du chevalier dès qu’il avait appris que le jeune gentilhomme avait une maîtresse. Or, on le sait, M. de Linières avait chargé Picard de découvrir où Roger de Vaudrey cachait sa nouvelle maîtresse, cette demoiselle pour laquelle il refusait une femme choisie par le roi lui-même. – Nous le saurons, monseigneur, s’était écrié Picard... Vous pouvez vous fier à moi ! Mais la vérité était que la valet, si certain de son fait, avait aujourd’hui recours à la police de M. de Linières pour découvrir où se trouvait le nid d’amoureux. Aussi, sachant que, tous les jours à midi, Marest avait l’habitude de donner rendez-vous à ses hommes dans ce cabaret de la place Saint-Sulpice, Picard était venu l’y retrouver et lui exposait son affaire. Marest le laissait aller, le tenant en arrêt sous ses yeux étincelants de policier. Quand il eut fini, Picard demanda : – Alors, que faut-il faire, monsieur Marest ? – Il faut, parbleu ! il faut que je vous aide, monsieur Picard... Le vieux domestique faillit tomber à la renverse dans le mouvement qu’il fit pour témoigner de sa joie. – Mon Dieu ! je pourrais bien vous faire languir un peu : mais, comme je vous vois dans l’huile bouillante, je vais vous dire la chose... Cela concerne encore votre maître... Il s’agit de savoir quel intérêt peut avoir M. le chevalier Roger de Vaudrey à courir Paris, jour et nuit... pour retrouver une demoiselle... aveugle. La Frochard reposa vivement sur la table le gobelet qu’elle allait porter à sa bouche. Jacques lui appuya la main sur la bras. – On cherche le chardonneret, dit-il. – Pour lors, faudra le changer de cage. – Patience, on ne le tient pas encore, fit Jacques. La mégère avait fait signe de continuer à écouter. Mais ils ne devaient pas en apprendre plus long. En effet, l’agent Marest avait dit à Picard : – Si vous voulez être renseigné sur ce qui vous intéresse, il faut nous suivre. Picard ne s’étant pas fait prier, les trois hommes avaient immédiatement quitté le cabaret. Lorsqu’ils furent sur le pas de la porte, la Frochard se leva comme pour s’élancer sur la place. Jacques la retint. – Pas d’imprudence, la mère ! dit-il : il faut laisser filer ces gaillards-là... Après, l’on fera le nécessaire... À peine les agents avaient-ils disparu à l’entrée de la rue de Condé, que la comtesse de Linières paraissait à son tour, sortant de l’église. L’ayant aperçue, le valet de pied avait fait approcher la chaise et en tenait la porte ouverte. Mais Diane s’était arrêtée sur les marches et regardait avec compassion la jeune aveugle. – J’ai bien demandé à Dieu de me faire retrouver ma fille ! dit-elle en levant les yeux au ciel... En même temps, elle glissait une aumône dans la main que Louise tendait aux passants. – Dieu m’aura-t-il entendue ! se demandait cette mère au moment où, de sa main tremblante, elle laissait tomber une aumône dans la main de sa fille !... Elle se disposait à rejoindre sa chaise, lorsque, tout à coup, Diane étouffa une exclamation : – Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle... Ce regard fixe ! Et doucement, d’un ton maternel : – Mon enfant, demanda-t-elle, est-ce que vous ne voyez pas ?... Au son de cette voix, Louise avait tourné vivement la tête du côté où se trouvait Mme de Linières... Il lui vint une légère rougeur au front. – Non, madame, je n’y vois pas... – Ah ! quel malheur ! Cette exclamation de pitié, qui s’échappait des lèvres de la comtesse, pénétra au fond du cœur de Louise. La pauvre fille se rapprochait, instinctivement, de cette dame qui s’était intéressée à elle. La confidence s’arrêtait sur ses lèvres... – Qu’éprouvez-vous donc, mon enfant ? dit la comtesse à mi-voix : vous souffrez... Cette fois, Louise n’y tint plus... – Vous me plaignez parce que je suis aveugle !... dit-elle. Eh bien ! ce n’est pas le plus grand des malheurs qui m’ont frappée ! Ah ! si en ce moment la fatalité n’avait pas fait que du seuil du cabaret la Frochard eût vu ce qui se passait sur les marches de l’église... C’en était fait !... La pauvre aveugle eût, dès ce même soir, trouvé un asile autre que le sordide grenier de la Frochard... Il s’en fallut de quelques secondes. La Frochard avait, avec rapidité, traversé la place. Elle arriva au bas des marches au moment où la comtesse répondait à la phrase de Louise. Elle entendit ces mots : – Que dites-vous ?... Parlez, pauvre petite, parlez !... Je suis riche, et je pourrais peut-être... Louise était transfigurée. Un reflet de joie intérieure illuminait ses traits... Son sein, oppressé par le froid, se soulevait d’émotion. – Ah ! si j’osais !... murmura-t-elle. – Hein ? fit la Frochard, en se rapprochant pour écouter ce qu’allait dire l’aveugle. La comtesse, n’ayant pas fait attention à cette vieille mendiante, continua sur le même ton rempli d’intérêt : – Vous avez une famille ?... une mère ? Louise sentit tout son sang bouillonner en elle... Une inexprimable sensation l’étreignit au cœur à ces mots qu’on faisait résonner à son oreille... – Une famille !... une mère ! s’écria-t-elle. Mais aussitôt la voix s’éteignit sur ses lèvres. Ses traits se contractèrent subitement. Elle avait senti et reconnu la main osseuse de son bourreau... Elle entendait la Frochard, qui s’empressait de répondre : – Oui, ma belle dame, oui, elle a une famille... une mère, une bonne mère, j’ose le dire... Et, tandis que l’aveugle, glacée d’effroi, gardait le silence, Mme de Linières, se tournant vers la vieille, lui disait avec compassion : – Ah ! c’est votre fille ?... L’horrible femme n’en était pas à son coup d’essai en fait d’hypocrisie et de mensonge. – Oui, madame, c’est ma fille, la plus jeune de mes sept, que j’ai eu bien du mal à élever... Et, tenaillant sans qu’on s’en aperçût le bras de la pauvre victime, muette de terreur, elle ajouta : – Pas vrai, mon enfant !... que je suis bien méritante ?... Comment la Providence n’envoya-t-elle pas à Louise, pour confondre cette infâme créature, la force de crier : – Vous mentez !... La tête perdue, la poitrine oppressée par les sanglots, Louise défaillait... Et c’est en chancelant au bras de la mendiante qu’elle entendit la dame inconnue dire : – Elle est bien pâle et semble toute malade... La Frochard s’était empressée de répondre : – Les bonnes âmes charitables en ont compassion, ma bonne dame charitable... On lui donne un peu d’argent et avec ça, une fois rentrée, elle est bien soignée, bien dorlotée... Pas vrai, ma chérie !... Et tout bas, elle lui dit en grinçant des dents : – Eh ! parle donc !... – Oui !... oui !... répondit la malheureuse avec effort... – Tenez, mon enfant. Lorsque, au silence qui suivit, Louise eut reconnu que la dame qui s’était intéressée à elle n’était plus là, il lui sembla qu’un nouveau malheur venait de la frapper. La comtesse de Linières avait descendu les marches, lentement. Elle était montée dans la chaise, et le valet attendait les ordres. – Où va madame la comtesse ? demanda-t-il après quelques secondes. Seulement alors, Diane sembla sortir de la profonde rêverie dans laquelle elle s’était absorbée. Elle venait de se souvenir qu’elle avait promis au chevalier de voir la jeune ouvrière qui avait si profondément troublé le cœur de Roger. Et elle dit au valet : – Faites-moi conduire à l’adresse que je vous ai donnée. Il s’agissait, maintenant, d’arriver à l’entrée du faubourg Saint-Honoré. Nous laisserons la femme du lieutenant de police, en route pour le quartier où se trouvait la chambre d’Henriette, et nous reviendrons sur cette place Saint-Sulpice, où nous avons laissé Louise. La place commençait à se faire déserte. Les flocons mêlés de grêle fine cinglaient le visage des passants. – Faut déguerpir, avait dit la Frochard, n’y a plus rien à récolter par ici... Saisissant alors la main de l’aveugle : – Quoi qu’elle t’a donné ? demanda-t-elle... Et, avant que Louise eût pu lui remettre l’argent, la mendiante lui avait broyé les doigts en s’écriant : – Un louis d’or, mazette ! En voyant venir à elle ses deux fils, la mendiante avait rapidement fait disparaître la pièce dans l’immense poche qui pendait à sa ceinture. C’était, pensait-elle, une réserve qu’elle allait mettre de côté pour le « chérubin »... Son œil de vautour avait lancé un regard à Jacques pour désigner à celui-ci la direction qu’elle allait prendre, et entraînant Louise : – En route, p’tiote ! commanda-t-elle. On s’reposera cette nuit... Mais à c’te heure, faut roucouler encore. Louise fit un signe qui dénotait qu’elle n’en pouvait plus. Mais le bourreau sans entrailles n’entendait pas qu’on lui gâtât sa recette... – Entonnez-moi ça bien vite, et de la voix ! dit-elle. Louise poussa un soupir. Et, faisant gémir sa pauvre poitrine sans souffle, elle essaya d’obéir. Peu à peu, la voix de la malheureuse se perdit dans le lointain... Pierre, de l’endroit où il était, avait assisté, sans y rien comprendre, à la scène qui avait eu lieu, sur les marches de l’église, entre l’aveugle et cette grande dame dont le valet attendait les ordres. Il avait vu sa mère se faufiler entre la dame et Louise. Alors, il avait songé à rejoindre l’aveugle, lorsqu’une main, se posant sur son épaule, l’obligea à s’arrêter tout court... Il se trouva face à face avec Jacques. – Reste là, toi ! dit celui-ci, il faut que je te parle ! Le « chérubin » ne riait plus. Lui non plus n’avait rien perdu de la pantomime qui avait eu pour théâtre le portique de l’église Saint-Sulpice. Lui non plus ne pouvait, maintenant, se défendre d’une douce sensation lorsqu’il voyait Louise. Malheur à qui chercherait à lui disputer le « chardonneret ». Il était là, vigilant. La Frochard pouvait bien compter maintenant que son gagne-pain ne lui échapperait pas. La colère éclatait dans ses yeux. De ses deux mains accrochées aux épaules du rémouleur, il secouait le pauvre garçon avec une violence extrême. Pierre, tremblant, marmottait : – Qu’est-ce que tu as ?... Pourquoi me secoues-tu ainsi, Jacques ?... Pourquoi ?... Que t’ai-je fait ? – Ce que tu m’as fait ?... Ah ! tu veux le savoir ?... Eh bien ! je vais te l’apprendre. D’abord, je ne veux pas que tu suives Louise... Pierre releva la tête. Effaré, il regarda son frère avec une poignante expression de souffrance. Et il balbutia : – Comment ?... tu... Jacques lui mit le poing sous le nez, en s’écriant : – Je te défends de penser à elle !... Pierre, s’avançant sans trembler vers son frère, lui dit : – Moi ! ne plus penser à Louise !... pourquoi ?... – Pour que je ne te casse pas les reins, l’avorton ! Ne se contenant plus de fureur, l’ignoble gredin s’était élancé. Il obligea Pierre à tomber sur les genoux. Aveuglé par la colère, il s’acharna à peser de tout son poids sur l’infortuné rémouleur. Et, d’une voix menaçante, il lui dit : – Je te défends de l’aimer. Pierre ne poussa pas un cri. Comme grandi par la lâcheté du misérable qui abusait de sa force, il prononça ces mots, d’une voix qui ne tremblait plus : – Tue-moi, si tu veux, Jacques !... Puis, levant les yeux au ciel, il ajouta tout bas : – Mais tu ne m’empêcheras pas de l’aimer. Jacques avait alors abandonné le malheureux, certain que la leçon lui profiterait. Il se mit à la recherche de sa mère, qui avait pris par la rue Saint-Sulpice. On entendait encore, au loin, la voix de Louise, qui s’époumonnait à chanter... La scène de violence n’avait pas eu de témoins... Le rémouleur se releva péniblement. Alors il chercha des yeux celle à qui on lui avait défendu de penser... Les flocons tombant serrés lui dérobaient sa vue. Il poussa un soupir et alla reprendre sa manivelle et ses outils, qu’il avait placés contre une des grilles latérales de l’église. Et cet infortuné poussa son cri de travailleur : – À repasser les couteaux, les ciseaux... à repasser !

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XI Revenons à Henriette, que nous avons laissée au moment où, voulant répondre à la tendresse dont elle était l’objet de la part de Roger, elle avait fait un effort pour sourire à celui qui réclamait d’elle un mot d’espoir. Elle avait compris, cette créature si chaste et si pure, que son devoir devait passer avant son amour et qu’elle ne pouvait accepter le bonheur au prix des sacrifices que Roger s’imposerait pour elle. Et, calme, étouffant les protestations de son cœur, elle murmura : – Je ne le verrai plus !... Dans ces conditions, il ne restait plus à Henriette d’autre ressource que de changer de quartier, à la fois pour se soustraire à la médisance, à la calomnie, et pour que le chevalier ne pût la retrouver. Désormais, elle se consacrerait tout entière à la recherche de Louise. Elle ne devait plus tarder à quitter cette maison. Dans sa précipitation, elle fouillait fiévreusement dans le placard qui lui servait d’armoire. C’est là qu’elle serrait les quelques bijoux qui n’avaient de valeur que parce que c’étaient de pieux souvenirs de sa mère... Et, parmi ces chers objets, elle avait toujours conservé deux lettres de Louise, que l’amie lui avait adressées à l’occasion d’un de ces légers nuages entre sœurs qui appellent de tendres raccommodements. La vue de ces plis lui suggéra l’idée de prévenir Roger de sa résolution en lui demandant pardon de méconnaître ainsi les bontés qu’il avait eues pour elle. Et elle se mit à écrire au chevalier quelques lignes émues qu’elle mouillait de ses larmes. Lorsqu’elle eut, au bas de cette lettre d’adieu, apposé sa signature, elle voulut la relire, Mais à peine avait-elle commencé cette lecture que deux petits coups frappés à la porte la firent tressaillir. Henriette s’était retournée, surprise. En voyant paraître une dame habillée avec la plus grande élégance, la jeune fille était demeurée troublée. L’inconnue s’aperçut de son étonnement. – Mademoiselle Henriette ? je vous prie, s’informa-t-elle avec douceur en regardant l’ouvrière. – C’est moi, madame, répondit la jeune fille... Mme de Linières – car c’était elle – s’était assise, et, faisant signe à Henriette de prendre place auprès d’elle : – Mademoiselle, lui dit-elle, voulez-vous me permettre de causer un instant avec vous ? – Oui, madame ! répondit Henriette. Elle avait rapproché vivement sa chaise de celle de la comtesse. Le son de cette voix lui avait été au cœur. Il lui avait semblé entendre la voix de Louise ! La comtesse reprit, après une courte hésitation, comme pour préparer le petit mensonge qu’elle allait faire : – Vous m’avez été recommandée, mademoiselle. Oui ! c’était bien la voix si douce de Louise qui avait charmé l’oreille d’Henriette... – Recommandée ? dit-elle en rougissant... – Oui, mon enfant. Je fais partie... d’une société de dames charitables et, si le bien qu’on m’a dit de vous est justifié, je pourrai vous venir en aide... Henriette avait compris qu’on lui apportait une aumône. Elle se sentit froissée et répondit avec une certaine vivacité : – Je ne suis pas pauvre, madame... je travaille ! La comtesse fit un signe de tête comme pour féliciter l’ouvrière. Puis elle ajouta d’une voix émue : – Je ne pourrai donc rien pour vous, mon enfant ? Henriette répondit vivement : – Rien !... Puis, une inspiration lui vint. La sympathie qui l’entraînait vers cette inconnue lui suggéra la pensée de lui confier le tourment de sa vie. Alors, elle se reprit : – Je me suis trop hâtée de refuser ! Oui, madame, j’accepte votre secours ! Je l’implore même ! Mais ce n’est pas votre argent que je vous demande, madame. C’est un asile où je puisse vivre, obscure, ignorée... loin du mensonge, de la calomnie... loin de... lui surtout ! La comtesse ne put qu’à grand-peine se contenir pour ne pas s’écrier : « Ah ! ne craignez pas de parler, je connais le secret de votre cœur ! » Elle se fit de nouveau violence. Et ce fut en s’efforçant de simuler la surprise qu’elle reprit : – Lui ! C’est un jeune homme qui vous aime et... que vous aimez, n’est-ce pas ? La jeune fille baissa les yeux. – Oui !... oui !... murmura-t-elle. La comtesse la regarda avec compassion : – Et vous songez à le fuir, pour n’être pas sa maîtr... Le mot resta inachevé. Henriette avait relevé la tête et regardait l’inconnue avec une expression de dignité froissée. Mais son regard rencontra le regard maternel de la comtesse et, aussitôt, le mouvement de révolte qu’elle avait ressenti s’évanouit. Un sentiment de fierté se manifesta en elle pour lui dicter cette réponse, prononcée d’une voix calme : – Je veux le fuir, madame, pour garder mon courage et n’être pas sa femme... – Sa femme ! s’écria la comtesse. Henriette se sentait maintenant satisfaite d’elle-même. Elle avait donné, d’un seul mot, la preuve des sentiments élevés qu’elle avait dans le cœur. – Oui, sa femme, reprit-elle : c’est le titre qu’il m’offrait il n’y a qu’un instant. – Et vous l’avez refusé ? demanda la comtesse. – Je l’ai refusé, madame ! Mme de Linières eut un geste d’admiration. – Pauvre enfant ! murmura-t-elle... Et, elle ajouta, en se levant : – Mademoiselle Henriette, je suis la parente du chevalier de Vaudrey... je suis presque sa mère... Et, comme Henriette, intimidée, se tenait sur une respectueuse réserve, ce fut Mme de Linières qui reprit : – Oui, je suis presque la mère du chevalier de Vaudrey... L’amour qui vous unit, je le connaissais ! Et je vous le dis, mon enfant, fit-elle avec douceur, le parti que vous songez à prendre est le seul que je puisse vous conseiller, car ce n’est pas uniquement notre famille, c’est la volonté du roi qui s’opposerait à ce mariage. Henriette chancela. – Je m’étais tracé ma route, madame, dit-elle, avant de vous avoir vue : la route du sacrifice ! – Je le sais ! Diane de Linières attira la jeune fille à elle, dans un mouvement tout maternel. – Je sais aussi, ajouta-t-elle, que nous sommes riches et puissants... Henriette releva la tête... – Puissants ! fit-elle. – Et si, quelque jour, nous pouvons reconnaître votre désintéressement, votre... courage, mon enfant !... Subitement, il se fit un changement dans l’attitude de la jeune fille. – Reconnaître le courage que je m’impose pour accomplir un bien douloureux sacrifice : vous le pouvez, madame, vous le pouvez bientôt... aujourd’hui même !... – Aujourd’hui même, mon enfant ? Comment ? – Écoutez-moi, madame. De mon cœur, j’avais fait deux parts. L’une qui lui appartenait... à lui ! L’autre... Ah ! l’autre, je l’avais donnée à une pauvre et chère enfant... qu’on a cruellement séparée de moi... – Séparée ? s’exclama Mme de Linières... – Oui, madame ! Et la voilà, errante dans Paris. Henriette avait levé ses regards au ciel et ses yeux s’étaient remplis de larmes. Et c’est au milieu de sanglots qu’elle poursuivit le récit de l’aventure à la suite de laquelle elle avait rencontré le chevalier de Vaudrey. – Votre famille est toute-puissante, dit-elle. Eh bien !... qu’on cherche l’amie qui m’a été enlevée, qu’on la retrouve, qu’on me la rende, madame ! Et j’imposerai silence à mon cœur ! J’en arracherai mon amour ! Elle s’était redressée, en s’écriant avec véhémence : – Oui !... je disparaîtrai, j’en fais le serment. Voyons, madame, est-ce que c’est trop demander ? – Non, mon enfant. non ! s’empressa de répondre la comtesse : je vous promets mon aide, mon appui... Et cela, sans retard. Parlez, donnez-moi le signalement de... – Son signalement !... Hélas ! il n’est que trop facile à donner. L’infortunée a seize ans... et elle est aveugle ! – Aveugle !... aveugle !... répéta la comtesse. – Elle se nomme Louise, madame ! Diane tressaillit : ce nom, prononcé à l’improviste, lui avait porté un coup qui rouvrait dans son âme toutes les blessures que le temps n’avait pu réussir à cicatriser. – Louise, c’est un nom qui m’est cher, dit la comtesse. Des larmes mouillaient ses yeux. – Soyez tranquille, reprit-elle, mon enfant, on la retrouvera bien votre sœur... – Louise n’est pas ma sœur, madame ! Diane répéta avec étonnement : – Elle... n’est pas... – Non, madame, interrompit Henriette : mais je lui dois, à moi seule, la tendresse de toute une famille... puisque mon père, ma mère et... moi, elle nous a sauvés de la misère. – Sauvés ! s’exclama Mme de Linières... qu’a-t-elle donc pu faire pour cela ? – Mon père avait trouvé Louise sur les marches d’une église... – Trouvée ! s’écria la comtesse. Et la voix expira sur ses lèvres. Une émotion violente s’emparait d’elle. Après quelques instants de silence, elle dit à Henriette : – Contez-moi donc l’histoire de cette pauvre enfant trouvée... Vous disiez... ajouta-t-elle en balbutiant... qu’elle vous a tous préservés de la misère ?... – Une misère si terrible, dit Henriette, que mon père n’avait plus un morceau de pain à donner à sa femme... Et que ma mère, épuisée par la souffrance, n’avait plus une goutte de lait à donner à son enfant ! – Oh ! pauvre femme ! murmura Mme de Linières. – Pour sauver au moins sa fille, mon père prit le douloureux parti de la confier à la charité publique. Profitant du sommeil de ma mère, il m’avait enlevée de mon berceau et, d’un pas chancelant, m’emporta vers le parvis de Notre-Dame. Diane était maintenant suspendue aux lèvres de la jeune fille. Celle-ci continua : – C’était un rude hiver. La neige couvrait les marches de l’église, et mon malheureux père s’arrêta en pleurant ! « Est-ce que j’aurai la force de l’abandonner là ? » s’écria-t-il. Il n’avait pas achevé ces mots qu’il entend tout à coup des cris plaintifs à quelques pas de lui. Il s’approche et voit... une pauvre petite créature dont le berceau est à moitié enseveli sous la neige... À ces mots, Diane se leva d’un bond en s’écriant : – Il y avait une autre enfant sur ces marches glacées... une enfant, dans un berceau... enseveli dans la neige ?... – Oui, madame ! répondit la jeune fille. Et le visage et les mains de la pauvre abandonnée étaient déjà bleuis par le froid... – Oh ! c’est horrible ! s’exclama la comtesse, pendant qu’Henriette poursuivait : – « Elle va mourir ! » se dit mon père. Il avait tiré l’enfant du berceau... Il essayait de la réchauffer dans ses bras... Puis, une pensée lui traversa l’esprit. « Hélas ! se dit-il, de même que celui-ci se mourait lorsque je suis arrivé, de même mon enfant aura cessé de vivre avant qu’une âme charitable ait pu s’occuper d’elle ! Non, je ne l’abandonnerai pas ! Je ne les abandonnerai ni l’une ni l’autre ! » Et lui, qui était venu en chancelant, portant comme un lourd fardeau l’enfant qu’il allait exposer, il s’en revenait d’un pas ferme, avec deux enfants dans les bras !... La comtesse de Linières ne put retenir la manifestation ardente de l’enthousiasme qu’avait excité en elle la conduite si noble, si généreuse, de ce malheureux. – Bien ! bien ! s’exclama-t-elle, en serrant les mains d’Henriette comme si elle eut serré, avec effusion, celles de Michel Gérard lui-même. Oh ! oui ! C’est bien cela ! Puis elle demanda avec vivacité : – Mais ce secours inespéré... ce salut que vous apportait l’enfant ?... – Quelques instants après, mon père avait regagné sa demeure. « Femme ! dit-il à ma mère en entrant, nous n’avions qu’un enfant, et ce n’était pas assez pour que le ciel eût pitié de nous ! Mais nous voici bien plus dignes de sa compassion : nous avons deux petites filles ! » » Ma mère, continua la jeune fille, avait poussé un cri de joie et s’était précipitée pour prendre à la fois les deux enfants. Mais mon père l’en empêcha et alla lui-même nous placer côte à côte dans le berceau. » Henriette était si émue qu’elle dut s’interrompre. Mme de Linières paraissait être sous le coup d’une irrésistible agitation. – Mon père avait placé l’enfant dans mon berceau, répéta Henriette, et, quand pour essayer de réchauffer cette pauvre petite créature, on eut ouvert ses langes... – Eh bien ? fit la comtesse, arrivée au dernier degré de l’anxiété. – Il s’en échappa deux rouleaux d’or... Mme de Linières chancela. Les yeux démesurément ouverts, elle avait tendu les mains vers Henriette. La voix s’arrêtait dans sa gorge... – Oui, madame, continua la jeune fille... deux rouleaux d’or... avec ces mots tracés sur un papier : « Je m’appelle Louise ! Aimez-moi ! » Diane poussa un cri étouffé et s’appuya au dossier de la chaise, pour ne pas défaillir... Henriette la regardait inquiète... – Qu’avez-vous donc, madame ? s’informa-t-elle. Mais, déjà, Mme de Linières avait compris qu’il lui fallait retrouver son calme devant cette jeune fille. Elle fit un violent effort de volonté. Et elle dit, le plus naturellement qu’elle put : – Moi ?... Rien... Je n’ai rien... C’est une touchante histoire et qui m’a vivement émue. Mais continuez donc, mon enfant !... continuez !... Cette fois, ce fut le tour d’Henriette de témoigner de l’émotion qu’elle éprouvait au souvenir des premières années qu’elle avait passées avec Louise... – Ah ! comme nous la chérissions, madame ! s’écria-t-elle en joignant les mains. La récompense de cette exclamation ne se fit pas attendre. Mme de Linières ouvrit les bras à la jeune fille, la saisit, l’étreignit sur son cœur. Puis elle lui dit, en l’embrassant : – Oh ! oui, vous avez un bon cœur ! Et je comprends que Roger vous aime ! Je vous aime bien aussi, moi ! – Alors, s’exclama la jeune fille avec élan... alors, madame, vous m’aiderez à la retrouver ? – Si je vous y aiderai !... Mais Diane n’était pas au bout de cette douloureuse épreuve. L’image de cette jeune fille aveugle lui revint, à la mémoire. – Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, aveugle !... Vous avez dit qu’elle était... – Oui, madame. – Et comment s’est abattu sur elle cet horrible malheur ? s’empressa de demander la comtesse. – Oh ! bien horrible, en effet ! répondit en soupirant la jeune fille. Mais elle s’arrêta tout à coup et, portant la main à son cœur, elle écouta... On chantait dans le lointain... Mme de Linières, doucement, pressait Henriette de continuer. Mais la jeune fille s’était rapprochée de la croisée. Le cou tendu, elle prêtait l’oreille. Il lui semblait saisir l’air qu’on chantait à une grande distance. Elle crut reconnaître cette voix : c’était comme un écho de la voix de Louise. Mais bientôt, le chant cessa. Et, tout en continuant d’écouter, Henriette reprit : – C’était un jour... Il y a deux ans... – Achevez donc, implora la comtesse, en marchant vers Henriette. De grâce, achevez, mon enfant... Mais la jeune fille, maintenant, semblait en proie à une fièvre violente. Et c’est en élevant la voix, peu à peu, qu’elle dit : – Louise en avait alors... quatorze... La voix entendue se rapprochant, Henriette s’était élancée, folle d’espérance, à la croisée. Elle balbutiait : – Nous jouions !... nous jouions ensemble... Tout à coup la voix du dehors se fait entendre distinctement : Ô passants charitables, Venez à mon secours ; Mes jours sont lamentables, Pour moi, la nuit toujours !... Soulagez ma misère ; Chacun vous le dira : À qui donne sur terre, Au ciel Dieu le rendra ! Henriette a reconnu la voix de Louise. Elle pousse un grand cri et va vers la porte, en s’écriant avec force : – C’est elle ! C’est elle !... Ah ! courons, madame !... Mais, tout à coup, au moment où la jeune fille, entraînant Diane de Linières, allait prendre son élan, les deux femmes restèrent interdites... La porte de la chambre s’était brusquement ouverte...

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XII Pour que le lecteur puisse bien comprendre ce qui va suivre et comment la situation en était arrivée à ce dénouement imprévu, il nous faut retourner auprès du comte de Linières, au moment où il avait laissé Roger de Vaudrey sous le coup d’une menace. Le lieutenant de police voulait tirer une terrible vengeance de l’obstination que le chevalier mettait à désobéir aux désirs du roi. Le comte de Linières sonna : – Faites venir M. Marest ! commanda-t-il à l’huissier. Et, quand l’huissier eut paru : – Monsieur Marest, dit-il brusquement, je viens de parcourir le rapport que vous m’avez fait remettre... Vous avez la certitude que le chevalier de Vaudrey est en ce moment auprès de la personne sur le compte de laquelle vous avez établi ce rapport ? – Oui, monseigneur ! À moins d’un hasard, c’est l’heure à laquelle M. le chevalier rend sa visite... – Il ne faut pas que le chevalier m’échappe, entendez-vous, monsieur Marest ? – Monseigneur me donne-t-il l’ordre d’aller m’enquérir si... – Non, c’est inutile, un autre s’assurera que Roger de Vaudrey est ou n’est pas dans la maison du faubourg Saint-Honoré. Ce que j’attends de vous, monsieur Marest, c’est que vous ne quittiez pas cet hôtel... Vous demeurerez en permanence dans la salle des employés. Et l’on viendra vous y prévenir lorsque le chevalier de Vaudrey arrivera. Alors, vous vous présenterez au chevalier et vous le prierez de vouloir bien attendre mon retour. – Et, hasarda l’agent, si M. le chevalier refusait ? En homme avisé qu’il était, le comte répondit : – Il... ne... faut pas que le chevalier refuse de m’attendre, monsieur Marest. M. de Linières avait dit tout ce qu’il voulait dire. Il congédia Marest d’un geste. Le comte de Linières était demeuré seul dans son cabinet. Il s’agissait, désormais, pour lui, de mener rapidement cette affaire. « Vous m’avez rappelé à mon devoir, chevalier, murmura-t-il, en se rappelant de quelle façon lui et son neveu s’étaient séparés : je vous obligerai à remplir le vôtre ! » Il voulait, avant de commencer son expédition, rendre visite à la comtesse. Et, s’étant informé, il apprit qu’elle était sortie pour se rendre à Saint-Sulpice. – Comment... par ce temps épouvantable ? ne put s’empêcher de dire M. de Linières. Et il pensait : « La prière !... toujours la prière !... C’est là qu’elle va chercher la consolation au mystérieux chagrin qui la consume ou, peut-être, le pardon d’une faute qu’il faudra bien que je découvre un jour. » C’est sous cette impression que le comte de Linières entra dans son cabinet. Il sonna l’huissier. – Vous allez, dit-il, porter ce pli à l’officier de service. Quelques instants après, l’huissier annonçait ce dernier. Le lieutenant de police fit signe à celui-ci d’avancer. – J’ai besoin de vous, dit-il à l’officier. Vous allez prendre deux exempts et vous m’accompagnerez. Vous commanderez un carrosse dans lequel vous prendrez place, vous et vos hommes. Puis il donna l’ordre de faire atteler sa voiture. C’est ainsi qu’on se mit en route pour le faubourg Saint-Honoré. Le cocher alla se placer à l’encoignure de la rue qu’on lui avait désignée. L’officier et les deux exempts étaient descendus du carrosse quelques pas plus loin. Au coin de la rue, à quelques pas de la maison qu’allaient envahir les hommes de police, la Frochard, donnant le bras à Louise, demandait la charité. Et l’aveugle chantait de sa voix mouillée de larmes. Tout à coup, la mégère, ayant entendu prononcer, à côté d’elle, le nom de M. le lieutenant de police, tressaillit. Instinctivement, elle entraîna Louise du côté opposé, en marmottant : – Qu’est-ce qu’y vient faire ici, c’lui-là ? ... La veuve du supplicié avait retrouvé des jambes pour s’enfuir. Bientôt, la voix de Louise se perdit dans le lointain... Le lieutenant de police, suivi de l’officier et des deux exempts, pénétra dans la maison. Et, sans s’informer, ils se mirent à gravir les quatre étages. – C’est ici ! fit M. de Linières. Et, brusquement, il avait soulevé le loquet et poussé la porte de la chambre d’Henriette. À la vue du comte, Diane s’était écriée, pleine de terreur : – Mon mari !... Mais Henriette n’avait pas conscience du danger qu’elle courait. Tout entière à l’idée de s’élancer sur les traces de Louise, dont elle entendait que la voix s’éloignait, elle s’était précipitée vers la porte. Le comte lui barra le passage. Et, calme, terrible, toisant d’un regard aigu Diane, qui avait baissé la tête, il se croisa les bras devant l’ouvrière... La malheureuse enfant ne comprenait pas ce que signifiait la présence de ces hommes chez elle. Et elle s’écria : – Messieurs, laissez-moi passer !... Je vous en supplie !... La voix de Louise s’affaiblissait de plus en plus... Henriette se sentait devenir folle... Dans son effarement, elle tendit ses mains suppliantes vers la comtesse. – Oh ! de grâce, madame, priez aussi qu’on nous laisse partir !... Le temps fuit, madame... De grâce, venez à mon secours !... Et comme Diane, les yeux toujours baissés, demeurait silencieuse et frappée d’épouvante, la malheureuse fille eut un mouvement de désespoir immense : s’adressant au comte, elle fléchit les genoux en implorant : – Au nom du ciel, monsieur, ordonnez qu’on me livre passage... Si vous saviez... si vous saviez, monsieur... Je vais la perdre encore ! la perdre pour toujours !... L’infortunée haletait... Sa voix s’étouffait dans sa gorge en feu. M. de Linières jeta sur elle un regard chargé de froide colère. À la vue de Diane enfermée avec celle qu’il croyait être la maîtresse de Roger, tous ses souvenirs apaisés s’étaient réveillés en lui pour le rendre impitoyable... Son orgueil se révoltait, en même temps que la jalousie entrait dans son cœur pour lui dicter les plus terribles résolutions. Et, pâle, inexorable, il se tourna vers l’officier en prononçant ces mots : – Cette fille à la Salpêtrière !... Henriette chancela. – À la Salpêtrière !... moi... Mais... qu’ai-je fait ? Mais le souvenir de Louise qui lui échappait de nouveau détourna subitement sa pensée du danger qui la menaçait elle-même. – Oh ! n’importe ! monsieur... on m’arrêtera... on me tuera si l’on veut, mais... après... quand je l’aurai revue !... quand je l’aurai sauvée, monsieur... L’officier et les exempts se regardèrent, émus par le spectacle de cette douleur si vraie, si poignante... M. de Linières s’aperçut-il de ce mouvement de pitié chez ses subordonnés ? Froidement, il leur dit : – Obéissez !... Les exempts firent un pas vers Henriette. La jeune fille recula. Elle alla se réfugier, éperdue, auprès de la comtesse. Diane n’y tint plus. L’émotion la suffoquait. Oubliant qu’elle avait, elle aussi, subi le regard irrité du comte, elle voulut s’élancer sur la trace de sa fille. Mais M. de Linières l’arrêta d’un geste impérieux. – Restez, madame ! prononça-t-il d’une voix vibrante. Et dites-moi ce qui vous amenait ici. Diane, pâle, se soutenait à peine... De nouveau, elle se dirigea vers la porte en balbutiant : – Monsieur, plus tard... je vous expliquerai... je vous expliquerai !... Mais maintenant, laissez-moi sortir... Laissez-moi arriver jusqu’à elle... La parole expira sur ses lèvres... M. de Linières l’avait enveloppée d’un regard foudroyant. Et, d’un ton rempli de jalousie et de colère, il répliquait : – De qui me parlez-vous donc, madame ? Diane, à bout de force, la tête perdue, balbutia : – De qui ?... Eh bien ! de... de... Le nom de Louise allait s’échapper de ses lèvres. Une seconde de plus et elle révélait toute la vérité... Le comte, haletant, attendait... – Achevez ! s’écria-t-il, en plongeant des regards ardents sur Diane... Mais celle-ci le vit menaçant... Elle comprit ce qui se passait dans le cœur de cet homme que la jalousie du passé dévorait... Elle eut peur... Et, poussant un cri, elle alla, en chancelant, s’affaisser sur un siège. – Obéissez, messieurs !... fit le comte, en s’adressant aux hommes de police... Ceux-ci se jetèrent sur Henriette. Ils l’entraînèrent malgré ses prières, malgré ses cris... Alors, M. de Linières s’élança vers la comtesse toujours immobile et privée de sentiment. – Malheureuse !... murmura-t-il, l’œil en feu... Le sang lui affluait au cerveau... Une idée terrible lui était venue. – Coupable ! Elle était coupable, s’écria-t-il, et lui, le chevalier, son confident. C’est la preuve de cette faute qu’il a arrachée de ses mains. Eh bien ! malheur à lui ! Il savait désormais sur qui faire tomber sa colère... Il s’était élancé dans l’escalier, qu’il descendit avec précipitation. À la porte, il reconnut la chaise de la comtesse. Il donna l’ordre au laquais de ramener la comtesse à l’hôtel. Et, montant vivement dans sa voiture. – À l’hôtel ! commanda-t-il. Le véhicule partit à fond de train. Lorsque Diane eut repris ses sens et qu’elle se vit seule dans cette chambre, la scène qui s’était déroulée lui revint à la mémoire. Qu’était devenue Henriette ? Le premier mouvement de la comtesse fut de s’élancer vers la croisée. De la rue, un bruit de voix monta jusqu’à elle. C’était le bourdonnement de la foule qui commente un événement dont elle a eu le spectacle... Diane se pencha au-dehors. Elle n’entendait plus le chant mélancolique de Louise... Combien de temps était-elle demeurée évanouie ? Puis, brusquement, elle se demanda pourquoi M. de Linières l’avait abandonnée, seule, sans secours ! Alors, une pensée subite lui envahit l’esprit. N’avait-elle pas, au moment de s’évanouir, laissé échapper le nom de Louise ? Une sueur froide inondait son visage. Si elle avait parlé, dans l’égarement de sa raison, elle était perdue !... Elle fit un effort énergique pour surmonter la défaillance physique qui l’avait tenue immobile. Elle se dirigea vers la porte. Enfin, quand elle fut en bas de l’escalier, elle put entendre distinctement les propos qui s’échangeaient. Il était question d’Henriette. – C’était une fille de débauche, affirmait un bourgeois du quartier... c’est bien fait, qu’on purge nos rues de toute cette vermine-là !... D’autres faisaient remarquer que la malheureuse pleurait, suppliait, appelait sa sœur, et que ce n’était généralement pas là l’attitude des filles de mauvaise vie. Diane entendait tout cela. Et son cœur se brisait. Sa fille vivait du moins, elle le savait, et rien ne lui coûterait désormais pour retrouver sa trace. Ses domestiques, en la voyant, approchèrent la chaise. Mme de Linières, plus morte que vive, attendait avec anxiété le moment d’arriver à l’hôtel... Le sang lui brûlait les veines... Et son esprit s’égarait. La chaise s’arrêta enfin ! On était devant l’hôtel de Linières.