Adolphe D'Ennery, les deux orphelines Deuxième Partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

1

I Le taudis de la Frochard se trouvait dans une des plus vieilles masures de la rue de Lourcine. Si toutefois l’on peut appeler rue une réunion, sans alignement, de quelques misérables bicoques, sur les bords de la petite Bièvre. La Frochard avait choisi un logement où elle pût être à l’abri des curiosités de la police. La mégère ne tenait nullement à ce qu’on se mêlât de ses affaires de famille, après que le chef de la tribu des Frochard eut payé sa dette à la justice, en place de Grève. La masure habitée par les Frochard menaçait ruine depuis longtemps. La porte s’ouvrait dans la boue, et l’on ne pénétrait dans le taudis qu’à la condition de se maintenir en équilibre sur deux marches usées et glissantes. Le rez-de-chaussée se composait d’une pièce unique de la plus misérable apparence. Le mobilier n’était guère de nature à rehausser l’aspect de la chambre. Au fond, se trouvait un grabat composé d’un matelas éventré dont la laine s’échappait, poussiéreuse et maculée. L’unique tenture consistait en un vieux châle jadis à carreaux, qui, jeté sur une corde, masquait en partie le grabat de la mendiante. Un buffet tout vermoulu occupait le coin gauche de la pièce. Ce buffet avait deux destinations. La Frochard y enfermait quelques assiettes ébréchées, des gobelets d’étain et des couverts de plomb, et Pierre le rémouleur, la nuit venue, trouvait le moyen de tasser, contre l’un des côtés du vieux meuble, une moitié de botte de paille qui lui servait de couche, de façon à se confectionner un semblant d’oreiller. Le pauvre garçon n’avait, pour se reposer des fatigues de ses longues journées de travail, que ce misérable lit et une mauvaise couverture. Par contre, lorsqu’il plaisait au « Chérubin » de réintégrer le domicile maternel pour une nuit, Pierre était tenu de céder sa botte de paille au beau Jacques et de s’étendre sur le carreau. Et cela, bien qu’il y eût dans la chambre un vieux fauteuil amputé d’un pied, poussé contre le mur. Ce siège était considéré par la Frochard comme une relique. C’était le fauteuil du supplicié, et la mendiante ne permettait qu’à Jacques de s’y asseoir. Au milieu de la pièce, une table boiteuse ne tenait en équilibre qu’au moyen de ronds de liège que le rémouleur avait façonnés pour cet usage. Ce qui faisait dire à la mégère, par allusion à l’infirmité de son fils : – Y a deux boiteux dans la maison ! À côté de la table, un fourneau en terre. Enfin, parmi tous ces meubles disloqués et disparates, la meule de Pierre avait trouvé sa place dans un coin. Voilà pour le rez-de-chaussée. À droite, à côté d’une fenêtre, un petit escalier vermoulu conduisait à un grenier, dans lequel s’accumulaient des tas de chiffons que la mendiante récoltait pour les revendre, et dont le produit servait aux plaisirs du « chérubin ». C’est dans ce taudis que la pauvre Louise allait recevoir l’hospitalité de la Frochard. Lorsque l’aveugle, traînée au bras de la mendiante eut parcouru la distance qui séparait le Pont-Neuf des bords de la Bièvre, la malheureuse enfant succombait à la fatigue. Aussi Pierre s’empressa-t-il d’offrir la main à la jeune fille pour l’aider à pénétrer dans la maison, pendant que la mendiante criait : – Faut faire attention, la p’tite, y a deux marches à descendre. Chaque fois que le pas d’un passant avait résonné sur le pavé, Louise avait conçu un nouvel espoir, bientôt suivi, hélas ! d’une nouvelle déception. Mais, maintenant qu’elle était dans cette maison où l’on avait bien voulu la recevoir, elle était retombée dans la plus profonde douleur. C’en était donc fait ! Elle ne se retrouverait plus, ce jour-là, auprès de son Henriette. C’était la première fois, depuis qu’elle avait été recueillie par Mme Gérard, qu’elle s’endormirait sans avoir embrassé sa sœur bien-aimée. Une douloureuse émotion s’empara de cette infortunée, lorsqu’elle entendit la porte se refermer derrière elle, et que l’humidité de la pièce où elle se trouvait glaça subitement tout son corps. Elle était restée immobile à la place où l’avait laissée la Frochard. Elle n’osait plus ni bouger, ni parler. Si la malheureuse aveugle avait pu voir le visage bouleversé de Pierre, quelle n’eût pas été sa douleur. Le rémouleur, en ce moment, observait d’un œil inquiet la physionomie de la Frochard. Il redoutait, lui qui connaissait sa mère, d’avoir deviné ce que ruminait silencieusement la mendiante. Il se disait que la mégère avait happé une proie et qu’elle savourait la joie qu’elle éprouvait de cette aubaine. La Frochard, certaine désormais que sa capture ne pouvait plus lui échapper, s’apprêtait à se montrer telle qu’elle était réellement. L’ignoble créature allait jeter bas le masque d’hypocrisie dont elle s’était servie pour s’attirer la confiance de la jeune fille. Et c’est de sa voix éraillée qu’elle dit tout à coup à Louise : – Faut voir à se reposer à présent, la p’tite. Nous allons vous fabriquer une couchette. L’aveugle formula timidement une phrase de remerciement ; mais, soudain, elle se rejeta en arrière. La Frochard essayait de dégrafer le corsage de sa robe. – C’est juste, ricana la mendiante, vous n’avez pas besoin de femme de chambre... Alors, ma p’tite, déshabillez-vous pendant que je vais faire la couverture. Et, s’adressant au rémouleur : – Allons, Pierre, aide-nous à retourner le matelas pour que ça soit bien douillet. Elle avait, tout en parlant, pris à brassée la botte de paille et l’emportait dans le grenier. Arrivée au bout du petit escalier, s’apercevant que le rémouleur n’avait pas bougé de place, elle lui cria d’un ton menaçant : – Dis donc, eh ! feignant, faut-il que j’aille t’aider ? Louise, stupéfaite et tremblante, se hasarda à dire : – Madame, je ne suis plus fatiguée... je ne dormirai pas... Permettez-moi de passer la nuit sur une chaise... – Sur une chaise ! s’exclama la Frochard en riant, pour que demain vous ayez les « ossements » brisés et que vous ne pouviez plus mettre un pied devant l’autre... Après avoir lancé la botte de paille dans le grenier, la mendiante, descendant précipitamment les marches, saisit par le bras Louise, qui s’était mise à pleurer. – Allons, dit-elle, s’agit pas de pleurnicher à cette heure pour vous rendre malade. Louise ressentit un douloureux tressaillement. Une pâleur extrême envahit son visage. Et, comme la mendiante essayait encore de l’entraîner, elle se raidit énergiquement. Puis, joignant les mains : – Madame, supplia-t-elle, laissez-moi ici, près de vous... par terre... au pied de votre lit... car vous comprenez bien que je ne saurais dormir, lorsque j’ignore si je retrouverai jamais celle dont je pleure l’absence... La Frochard fit un geste de colère. Mais, se ravisant : – Bien sûr qu’on la retrouvera, vot’ sœur... Et avec un ricanement aigu : – Mais, pour la retrouver, faudra marcher longtemps. Fouiller tout Paris... – Je vous suivrai partout, madame. – Pardienne ! j’y compte bien !... Mais c’est pas en passant la nuit en « jérémiades » que vous aurez la force de « trotter »... Pierre avait écouté ce dialogue sans lever les yeux sur Louise. Le brave garçon avait vu le visage de sa mère se contracter à plusieurs reprises, et il aurait voulu mettre un terme à cette scène, dont il redoutait l’issue. Il savait la mégère capable de terribles emportements. Il s’approcha doucement de l’aveugle et lui murmura : – Mam’zelle, la mère a raison, faut vous reposer. – Vous voyez bien, la p’tite, interrompit la Frochard, que j’ai raison. Pierre lui-même vous le dit. Louise crut devoir céder à l’intervention de celui qui avait droit à sa reconnaissance. – Puisque vous insistez, madame, fit-elle avec un soupir, je ne veux pas vous désobéir... Conduisez-moi ! Mais, au moment d’emmener la jeune fille, la Frochard s’arrêta, les yeux braqués sur sa victime. Elle était tombée en arrêt devant un ruban de velours noir qui entourait le cou de Louise. – Qu’est-ce que vous avez donc là, demanda-t-elle à la jeune fille, là au bout de ce velours ? L’aveugle porta vivement la main à son cou et fit sortir du corsage l’objet désigné. – C’est un petit médaillon en or que m’a donné ma bienfaitrice, Mme Gérard, répondit-elle. – Une parente, sans doute, fit la mendiante. – Celle qui m’a servi de mère ! – Alors, ma p’tite, je comprends que vous teniez à ce bijou ; aussi... retirez-moi bien vite ça, je vais le mettre dans mon « ormoire », pour qu’il ne se perde pas. – C’est que... balbutia Louise, je ne me suis jamais séparée de ce souvenir. – Eh ben ! faudra commencer aujourd’hui ! s’écria la vieille femme. Et elle dénoua le ruban et s’empara du médaillon. Pierre, honteux comme si Louise eut pu le voir, détourna les yeux, pendant que sa mère, poursuivant l’inspection de la toilette de l’aveugle, venait d’apercevoir une paire de boucles d’oreilles que portait la jeune fille. La Frochard avait naturellement jeté son dévolu sur ces objets. Ce que voyant, Pierre voulut essayer de s’opposer à ce qu’il considérait comme un vol. Mais un regard de sa mère le cloua sur place. Le pauvre garçon baissa les yeux et détourna la tête pour ne pas être témoin de l’acte infâme qui se commettait en sa présence. Pendant ce temps, les boucles d’oreilles de Louise disparaissaient dans la poche de la voleuse. Après quoi, la Frochard jugea qu’elle pouvait emmener sa victime dans le grenier. Elle l’aida à gravir les marches... Resté seul, Pierre eut un mouvement de révolte contre lui-même. Il s’accusait de lâcheté, sa conscience lui criait qu’il était le complice du vol, puisqu’il n’avait rien fait pour s’opposer à son accomplissement. Et, pendant quelques secondes, le sang bouillonna dans ses veines. Mais un tel effort ne pouvait durer dans cette nature affaiblie, qui s’était, de longue date, assouplie aux brutalités des siens. Il alla s’affaisser sur un escabeau, et, la tête plongée dans les mains, il se mit à pleurer comme un enfant. Tout à coup, Pierre passa rapidement la manche de sa veste sur ses yeux pour essuyer ses larmes. La porte du grenier avait craqué en s’ouvrant. La Frochard était en haut du petit escalier. Elle tenait dans ses bras toutes les hardes de l’aveugle. Le rémouleur fit quelques pas au-devant de sa mère, les yeux fixés sur la robe qu’avait portée Louise, le fichu, les souliers si petits qu’un enfant eût pu les chausser. La mégère l’interpella : – Eh ben ! qu’est-ce que t’as donc à me regarder comme ça, l’avorton ? Pierre eut une sensation de vertige. – Qu’est-ce que vous comptez donc faire de ça, la mère ? demanda-t-il en essayant de paraître calme. – Ah ! ça, monsieur l’honnête homme, te figures-tu que je vais nourrir c’te petite à rien faire ? Le rémouleur était devenu affreusement pâle. – Eh ben ! quoi ! glapit la mégère, te v’là en pâmoison. T’es donc trop bête pour comprendre ? – Je comprends, ma mère, dit Pierre avec tristesse, que vous avez promis à cette jeune demoiselle de l’aider à retrouver... La Frochard l’interrompit par un éclat de rire. – J’te croyais pas encore si « bouché », l’avorton ! – Ma mère, ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de... – Ah ! ça ! est-ce que tu voudrais m’« interrogatorier » ? Puis, toisant son interlocuteur médusé : – Tu voudrais peut-être ben que je me prive du gagne-pain que le bon Dieu ou le diable m’a envoyé pour me soulager dans mon « travail » ! Tu voudrais peut-être que ta pauvre mère continue à s’échiner, quand elle a dans les pattes une débutante à mettre dans les bons endroits ! Parce que t’as pas voulu faire le métier de ta mère, tu crois que tu vas empêcher la p’tite de nous gagner de bonnes recettes ? – Vous voulez la forcer à mendier !... de mendier pour Jacques, n’est-il pas vrai ? – Oui, s’exclama la mendiante, c’est pour lui que nous travaillons tous ! Et elle ajouta : – Puisque ces brigands de riches ne donnent plus aux vieilles... Eh ben ! c’est une jeunesse qu’on leur servira... Elle a aussi une bonne infirmité... encore meilleure que la tienne, l’avorton... une aveugle !... C’est une bénédiction du ciel qui nous tombe de là-haut. Pierre était indigné ; mais que pouvait-il objecter lorsque la mendiante avait parlé ? La Frochard poursuivit : – J’ai l’instrument, mais faut le mettre d’accord pour qu’il joue comme il faut... Ça, c’est mon affaire ! Le rémouleur hocha tristement la tête. Il se rappelait, lui, le pauvre souffre-douleur, les terribles épreuves par lesquelles il avait dû passer, lorsque sa mère s’était mis en tête de l’obliger à mendier sur la voie publique. Aussi ne pouvait-il s’empêcher de trembler en entendant sa mère parler de ses intentions à l’égard de la jeune fille. Et le supplice de la pauvre enfant allait sans doute commencer dès le lendemain, à en juger par l’occupation à laquelle se livrait la mendiante. La Frochard, en effet, avait étalé, sur son grabat, les vêtements enlevés à Louise et regardait chaque pièce, l’une après l’autre, disant à Pierre : – C’est-y pas une vraie chance d’avoir trouvé toute cette belle défroque, juste au moment où mes frusques s’en allaient en charpie ? En entendant sa mère parler de s’approprier les hardes de l’aveugle, Pierre ouvrait de grands yeux étonnés. La Frochard avait mis le châle sur ses épaules, se mirait dans un fragment de glace plaqué contre le mur, et cela avec des gestes ignobles et un vieux regain d’impudique coquetterie à la fois grotesque et hideuse. – Passe-moi le fichu ! dit-elle à son fils. Pierre obéit machinalement. Il prit l’objet demandé et le présenta à la mendiante qui grommelait : – Peste ! On se mettait bien dans c’te famille, à ce qu’y paraît... C’est brodé tout autour. Ça sera pour les dimanches, lorsque je conduirai mon gagne-pain à la messe... devant le portique. Le plaisir que prenait sa mère à se parer ainsi d’objets volés à Louise écœurait le brave garçon, obligé de subir ce pénible spectacle et d’écouter les paroles de la cynique créature. Pour se dispenser d’y répondre, Pierre avait rapproché son escabeau de la table et, les coudes appuyés, feignait de succomber au sommeil. – Paresseux ! lui cria la mégère. T’as bien le temps de dormir. D’ailleurs, faut que tu m’aides. – Que dois-je faire ? demanda Pierre en levant la tête. – Préparer le souper. – J’ai pas faim ! – J’ai soif moi ! Pierre ouvrit le buffet, y prit une bouteille d’eau-de-vie et un gobelet qu’il plaça sur la table. La Frochard le regardait faire. – Tu peux bien me servir, dit-elle. Le rémouleur emplit au quart le gobelet d’étain. – Ah ! ça ! s’exclama-t-elle, est-ce que tu vas me mettre à la ration ?... Et, arrachant la bouteille des mains de son fils, elle emplit le gobelet. Elle était véritablement hideuse à voir, la Frochard. Le visage enluminé, avec des teintes bleues aux pommettes sillonnées de rides et marbrées de couperoses. Les yeux, petits d’ordinaires, mais encore plus enfoncés sous l’arcade sourcilière, après les libations auxquelles on s’était livré au cabaret. Sa bouche rentrée, et presque sans lèvres, laissait voir des gencives édentées. L’horrible femme eut un geste d’ivrogne pour porter à sa bouche le gobelet qu’elle vida à moitié d’un seul trait. Puis elle grommela entre ses dents : – C’est de la tisane !... Ces voleurs de marchands vous baptisent l’eau-de-vie, que c’en est dégoûtant. Et, du revers de sa main calleuse, elle s’essuya les lèvres. Pierre n’écoutait plus. Il avait aperçu les souliers de l’aveugle, restés par terre au milieu de la chambre. Il pensait que la Frochard les avait oubliés, et il espérait pouvoir s’en emparer pour les cacher afin de les rendre à Louise. Mais, déjà, la mendiante s’était souvenue de ces jolis souliers. Elle se précipita dessus, en s’écriant : – On t’en fich’ra, ma p’tite, des chaussures de Cendrillon avec des boucles d’argent ! C’est ça qui ferait fuir la pratique ! Puis, elle les plaça à côté de ses pieds, comme pour les comparer. Et, avec un geste de regret : – C’est dommage, dit-elle, que j’aie le pied un tant soit peu déformé par la marche ; sans cela, ça m’irait comme un gant... Ça sera pour la belle à Jacques. Ce nom fit sursauter le rémouleur. N’avait-il pas tout lieu de redouter pour l’aveugle le retour du chérubin ? – Comment, ma mère, hasarda-t-il, vous allez dépouiller cette pauvre fille ? – Pardié ! riposta la mégère... faudrait-y pas que je la nourrisse à ne rien faire ? – Mais... c’est voler ! s’exclama Pierre. – Tiens, t’es trop bête, l’avorton. Est-ce que tu crois que je vais en faire une duchesse, de c’te p’tite ! Elle prit un temps comme si elle eût voulu préparer un effet. Puis, froidement, les yeux fixés sur le visage bouleversé du rémouleur, elle ajouta : – Faut qu’elle « travaille » dès demain ! Pierre demeura silencieux sous ce regard qui, pour lui, indiquait une résolution inébranlable, pendant que la Frochard continuait : – Je vas lui préparer tout de suite son trousseau, car il faudra déguerpir au petit jour. Va me chercher le paquet de chiffes qu’est là-haut, dans le grenier. Pierre ne bougeait pas de place. La Frochard, les poings sur les hanches, fit un pas vers lui, en s’écriant : – Faut-y que tu sois feignant pour ne pas éviter une fatigue à ta pauvre mère qu’a les jambes qui lui rentrent dans l’estomac à force de marcher toute la sainte journée. C’est bien, mauvais cœur, j’y vas moi-même ! Elle se dirigea, en jurant, vers l’escalier. Pierre s’élança pour la retenir par la jupe. Il venait de réfléchir que la vieille femme ne s’inquiéterait guère de réveiller Louise en sursaut, si toutefois la pauvre fille, succombant à la fatigue, avait pu s’endormir. Il se résignait à obéir. Il était bien certain qu’il saurait marcher doucement pour ne pas interrompre le sommeil de sa protégée. Aussi eut-il, malgré son infirmité, des précautions de chat pour gravir les marches sans faire crier le bois. Et, lentement, il s’introduisit dans le grenier. Il y faisait presque clair. Un faible rayon de lune, filtrant entre les essentes disjointes de la toiture, venait se jouer sur la botte de paille et la misérable couverture qui composaient le grabat de Louise. Pierre passa comme un fantôme devant ce grabat sans oser tourner les regards vers la dormeuse. Le cœur du brave garçon battait bien fort, et sa main tremblait lorsqu’il saisit le paquet de haillons. Chargé de son fardeau, il voulut regagner la porte au plus tôt. Mais il lui sembla que, maintenant, ses jambes allaient se dérober sous lui. Il s’arrêta une seconde, pour se remettre. Involontairement, ses regards se portèrent sur la jeune fille. Le visage de la dormeuse saillait sur le brun sale de la couverture qui recouvrait tout le reste du corps. Pierre contempla ces traits qui, pendant le sommeil, avaient conservé l’expression d’une profonde tristesse... « Pauvre fille ! » pensa le rémouleur. Une larme s’échappa de ses yeux, et il s’éloigna en soupirant. Il descendit l’escalier, toujours en ayant soin d’assourdir le bruit de ses gros souliers ferrés. La mégère lui arracha le paquet des mains et se mit à étaler devant elle les haillons qui s’y trouvaient. Elle prenait une à une les loques, en marmottant : – Qu’elle se plaigne donc, après ça, de manquer de toilette !... Je vas lui donner tout ce qu’il y a de mieux dans ma « garde-robe » ! Elle tournait et retournait dans ses mains une vieille robe de toile qui avait été, jadis, semée de bouquets maintenant effacés sous des taches sans nombre. – Une vraie belle robe que j’ai portée dans le temps, du vivant de mon homme, dit-elle. Un vieux mouchoir à carreaux bleus tout effiloché remplacerait le fichu brodé sur la poitrine de Louise. Pour fanchon, une bande de toile qui avait dû faire un long usage sur les cheveux poisseux de la mendiante. Du bout des doigts, la Frochard souleva une paire de bas que les rats du grenier avaient attaqués au talon. – Des bas à jours ! s’écria-t-elle... Elle eut bientôt découvert une paire de savates dont l’étoffe, devenue noire et dure au contact de la boue desséchée, jouait presque le cuir. Et, comparant les savates aux petits souliers à boucles qui étaient restés sur la table : – Tu seras bien plus à l’aise que là-dedans, ma p’tite, dit-elle. Jusqu’à ce moment, Pierre était demeuré comme étranger à tout ce qui se faisait sous ses yeux. La Frochard l’arracha brusquement à ses pensées. – Pierre, cria-t-elle, passe-moi ton couteau que je fasse des soupapes à ces savates... N’y a rien comme ça pour faire naître la charité dans le cœur des bourgeois. Machinalement, le rémouleur tendit le couteau qu’on lui demandait. Et la Frochard se mit à entailler l’étoffe, qui, cette opération pratiquée, devait forcément laisser passer une partie des pieds de l’aveugle. – V’là le trousseau prêt, glapit la mendiante en éclatant de rire ; si ça ne crève pas le cœur à tous ces bêtes de riches, ça sera à désespérer du métier... Mais elle s’interrompit brusquement. De son côté, Pierre avait eu un soubresaut. – Un grand tumulte venait de se faire entendre dans la rue. Au milieu des clameurs, on pouvait percevoir le bruit des sabots des chevaux et le cliquetis des armes. – C’est le guet à cheval ! fit le rémouleur en se levant pour aller à la fenêtre. Mais la Frochard l’arrêta par le bras. – Tu ne vas peut-être pas nous donner en spectacle à tous ces gueux qui poursuivent le pauvre peuple ? – Dites plutôt des voleurs, ma mère, des misérables qu’on fait bien de traquer... – T’as pas honte, malheureux, d’oublier que ces coquins d’hommes de police ont assassiné ton père !... S’interrompant, et avec un geste terrible : – Ah ! si j’en tenais un ! La mégère brandissait le couteau qu’elle tenait encore à la main. Elle s’élança, l’œil en feu, vers la fenêtre pour écouter. Le tapage augmentait dans la rue. C’était bien, ainsi que l’avait dit Pierre, le guet à cheval qui chargeait. La mégère ne pouvait se défendre d’une certaine terreur en constatant que le bruit se rapprochait. Mais le rémouleur, qui vivait honnêtement de sa meule à repasser, était calme. Il se demandait, en ce moment, si ce ne serait pas un bonheur inespéré pour l’aveugle que le guet vint à pénétrer dans la masure. – Les v’là qui vont passer devant la maison, murmura la Frochard ; si ces canailles-là voyaient de la lumière ici, ils pourraient bien vouloir entrer... Et la p’tite qu’est là-haut ! Éteins le lustre, l’avorton ! Le rémouleur souffla le bout de chandelle fiché dans le goulot d’une bouteille. Et la misérable chambre fut ainsi plongée dans l’obscurité. Voilà dans quel taudis la malheureuse aveugle avait reçu l’hospitalité.

2

II Après une nuit d’insomnie, le rémouleur s’était levé dès l’aube. Il voulait parler à la jeune fille et la préparer aux cruelles déceptions et au dur traitement dont elle ne devait pas tarder à être victime. Profitant de ce que la Frochard paraissait dormir profondément, il avait gravi déjà les marches du petit escalier. Mais, tout à coup, la mégère lui avait crié : – Veux-tu bien dégringoler de là, feignant ? C’est l’heure d’aller gagner ta journée ! Et Pierre était redescendu piteusement, accueilli par cette phrase qui ne souffrait pas de réplique : – Tu vas déguerpir plus vite que ça ! ou bien c’est Jacques qui se chargera de te donner du courage aux jambes, paresseux ! Y va pas tarder à venir, le « chérubin », et, s’il te trouve encore ici, gare les calottes, ça te donnera des couleurs, pâlot ! Ce n’est pas la peur de recevoir des coups qui a fait tressaillir Pierre. C’est la pensée que Jacques va venir, qu’il verra Louise. Il connaît tous les mauvais instincts de son frère ; il sait que, pour les assouvir, il ne reculerait pas devant le plus odieux attentat. À peine a-t-il entrevu la possibilité d’un pareil crime que Pierre a senti tout son sang se figer dans ses veines, et, timidement, il a balbutié : – Mère, il ne faut pas oublier que cette jeune fille est honnête !... – Honnête !... Eh ben ! tant pis pour elle !... Je les hais, moi, les honnêtes gens !... J’vas la faire travailler, l’honnête fille !... Ça nous donnera de la gaieté à moi et « au chérubin » ! Cette fois, Pierre, en entendant parler de Jacques, sentit un bouillonnement dans ses artères. Mais ce mouvement passager de colère s’évanouit aussitôt. – Allons, feignant, dit la Frochard, prends ta boutique et... détale... J’ai besoin d’être seule ! Le rémouleur courba la tête et obéit docilement comme il avait coutume de le faire. Et, en s’éloignant, il murmurait : – Je suis lâche !... lâche !... Et puis, qu’est-ce que je pourrais faire ? Nous serons maintenant deux à souffrir ! Au moment où Pierre, la mort dans l’âme, se disposait à sortir, Jacques poussait d’un violent coup de poing la porte du taudis, en s’écriant : – Eh bien ! la mère, me voilà veuf !... J’ai « égaré » la Marianne !... – Qu’est-ce qu’elle est devenue ? – Elle a voulu s’échapper de mes griffes ! qu’elle a dit. Et puis des bêtises... redevenir honnête fille, enfin quoi, elle s’est fait coffrer... par vertu !... l’imbécile !... – J’ai toujours pensé qu’elle finirait mal, répondit la Frochard. Vois-tu, Jacques, quand on a la bosse de l’honnêteté, n’y a pas de remède, c’est un vice dans le sang ! – Enfin, la v’là retranchée, faut plus qu’on m’en parle !... – Pardienne, mon chérubin, puisqu’elle est en cage... faut t’remettre en chasse pour en trouver une autre !... – J’te crois ; mais la première qui me tombera sous la main... je la dresserai solidement ! J’avais des faiblesses pour cette ingrate de Marianne ; elle en a abusé ; c’est bien fait pour moi ; mais si je la tenais !... Et, d’un coup de poing, Jacques faillit démolir la table. – Bon ! ricana la Frochard, v’là que tu vas réveiller ma pensionnaire. – Qui que t’as encore ramassé dans la rue ? Un caniche perdu ? – La peau de mon caniche est blanche et rose, mon gars, et fine comme du satin... Et, indiquant le grenier : – Ma pensionnaire est là !... Jacques s’était levé et allait se diriger vers l’escalier. La Frochard le retint par le bras : – Fais doucement en cas qu’elle dorme encore... Mais tu peux risquer un œil, ça ne l’effarouchera pas. Elle ne te regardera pas pour sûr. – Pourquoi ça, la mère ? J’suis bon à contempler. – Elle est aveugle, mon chérubin ! – Pour lors, j’ai le temps de la voir... Une aveugle, c’est pas mon affaire. Avec l’bancroche et l’aveugle, n’y a plus que des infirmes dans la maison, ricana Jacques en allant se jeter dans le fauteuil du supplicié. – Eh ! prends donc garde, chérubin, tu vas chiffonner ma toilette des dimanches. Et, prenant le paquet qu’elle avait fait des hardes de Louise, elle le présenta à son fils en disant : – Ça sera le trousseau de celle qui remplacera la Marianne. Mais une idée venait de surgir dans l’esprit du « chérubin ». – Si t’as une pensionnaire, dit-il, qu’est-ce que ça va nous rapporter ?... – De quoi donner de jolies pièces blanches à mon Jacques... Mais, d’abord, faut que je t’explique... Et la Frochard fit à son fils le récit de tout ce qui s’était passé depuis qu’elle l’avait quitté la veille au soir, au cabaret. – Mais c’est une vraie fortune, ça, la mère !... Seulement, si la donzelle retrouvait l’autre, sa sœur ?... – Faut pas qu’elle la retrouve !... – Alors, tu te charges de la faire piailler ?... – Comme un vrai rossignol. – Au fait, ça doit roucouler, une aveugle... Puisqu’on crève les yeux aux chardonnerets pour leur donner le goût de la musique !... Mais je suis éreinté, la mère, bonsoir, je vais dormir sur mes deux oreilles. Au bout de quelques minutes, Jacques dormait. La Frochard gravit le petit escalier et, poussant brusquement la porte, elle pénétra dans le grenier. Louise, agenouillée sur son grabat, priait en pleurant. – Qu’est-ce que vous faites donc là, ma p’tite ?... demanda la mégère de sa voix aigre... Si c’est comme ça que vous dormez, vous aurez les jambes de coton lorsqu’il faudra que vous marchiez... – Je prie Dieu, madame, pour qu’il me donne la force de marcher autant qu’il le faudra, afin de retrouver celle dont le souvenir me fait verser ces larmes... – Pour lors, ma petite, je me retire dans mes appartements ; je reviendrai quand vous aurez arrêté les robinets ; moi, j’peux pas voir pleurer les gens... depuis la mort de mon cher défunt mari... – Ah ! vous êtes veuve, madame ? soupira Louise... Alors, vous avez souffert aussi, et... vous compatissez à ma douleur !... C’est pour cela que vous avez eu pitié de moi et que vous m’avez recueillie... – Parbleu !... j’me suis dit : « V’là une pauvre jeunesse qui a besoin qu’une brave mère de famille lui vienne en aide... et... » – Oh ! je vous remercie, madame, et Dieu vous bénira... – Quand on est mère de famille, voyez-vous, ma p’tite, on sait compatir aux chagrins des autres... Mais j’ai assez compati comme ça ; faut sécher vos pleurs qui m’agacent les nerfes. – Oui, madame, oui, je veux vous épargner le spectacle de ma douleur... J’aurai du courage, maintenant, et de la force pour marcher. Allons-nous bientôt partir ? Et s’animant : – Nous marcherons du matin au soir ; je vous suivrai dans tous les quartiers ! Et chaque fois que nous changerons de rue, j’appellerai ma sœur !... Vous voulez bien, n’est-ce pas, que je l’appelle, et elle m’entendra. – Vous appellerez tant que vous voudrez !... grommela la Frochard, je ne vois pas de mal à ça !... Puis, d’un ton cafard : – Eh bien ! maintenant que vous v’là disposée à sortir, faut vous habiller ! J’vas vous servir de femme de chambre... – J’ai l’habitude de m’habiller toute seule, madame, et, depuis que je suis... aveugle, je reconnais très bien les objets au toucher... « Hein ? pensa la Frochard, j’avais pas songé à ça ! » Et, sans répondre, elle alla prendre dans la pièce du rez-de-chaussée les hardes qu’elle avait préparées. – Voyons, ma p’tite, dit-elle, je vais vous aider tout de même, pour que nous n’perdions pas de temps... Mais, au moment où elle allait passer la jupe, Louise tâta l’étoffe et, avec surprise : – Vous vous trompez, madame, fit-elle, ce n’est pas là... ma robe !... – C’en est une que je vous prête, riposta la Frochard sans hésitation. C’est qu’en vous trémoussant hier soir, dans votre chagrin, vous avez accroché vot’ jupe à un banc de la place et elle s’est déchirée... D’un rapide mouvement, la Frochard avait passé la jupe. Et, sans permettre à Louise de s’agrafer, elle l’attifa le plus promptement possible... Puis, lui mettant aux pieds les bas rapiécés et les savates qu’elle avait, on se le rappelle fendillées, elle dit, d’un ton décidé cette fois : – Pour ce qu’est de vot’ chaussure, faut pas y penser ; les semelles seraient usées en un rien de temps... vous ne pourriez plus me suivre C’est pourquoi j’veux bien vous prêter des chaussures... C’est doux au pied comme des mules de duchesse... Maintenant, faut descendre, donnez-moi la main, je vais vous guider. Louise prit la main qu’on lui tendait et suivit la Frochard. Au moment où la jeune fille arrivait au bas de l’escalier, un ronflement sonore la fit sursauter. – Faites pas attention, dit tout bas la Frochard, c’est mon « chérubin » qui sommeille... – C’est votre fils, madame !... Celui qui m’a sauvée ? – Non, pas celui-là, l’autre... le bel homme, un fier gars, allez... et, si vous pouviez le voir... Pauvre chérubin, vous aurez le temps de faire connaissance avec lui... il est gai comme un Poinçon. – Le temps ?... murmura Louise... Mais vous n’espérez donc pas, madame... – Quoi ?... Que nous allons tomber tout de suite nez à nez avec vot’ sœur ? Ça peut se faire, mais Paris est grand... Enfin, faudra de la patience, ma p’tite... Attendez, ajouta-t-elle en plantant la jeune fille au milieu de la chambre. Avant de partir, faut déjeuner... légèrement... Elle avait pris dans le buffet un morceau de pain, qu’elle partagea en deux, donnant une croûte à Louise. – Je n’ai pas faim, madame ! dit l’aveugle. – Prenez toujours, le grand air vous ouvrira l’appétit. Et, sans laisser à la jeune fille le temps de se reconnaître, elle l’entraîna dans la rue. Après un instant de silence, celle-ci se hasarda à demander où l’on allait. – Pour ça, grommela la Frochard sèchement, je ferai comme je voudrai... Louise baissa la tête, croyant à un reproche... Mais elle était bien trop anxieuse pour pouvoir se contenir longtemps. Après avoir marché quelques minutes : – Madame, fit-elle, il me semble que le plus pressé serait de retourner à l’endroit où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer hier. Il est probable que, si ma sœur me cherche, elle sera revenue à la station du coche... Et, dans son impatience, voulant activer la marche : – Je vous en prie, madame, allons vite... au bureau du coche de Normandie... – Eh ben ! eh ben ! est-ce que nous n’y allons pas ? Mais c’est inutile de galoper comme des biches... Nous arriverons que le bureau ne sera pas encore ouvert. Force fut à la jeune fille de dévorer son impatience. Elle régla son pas sur celui de la Frochard, qui, mentalement, ruminait : « Plus souvent, ma p’tite, que j’aurais l’innocence de retourner au Pont-Neuf... Pardié oui !... ce serait bien la peine d’avoir trouvé son gagne-pain pour qu’on vous l’enlève tout de suite... » Et elle avait fait prendre à l’aveugle une direction opposée à celle qui conduisait à la station du coche d’Évreux. Elle l’emmenait dans les quartiers du Marais. Malgré le froid, Louise était tellement dévorée d’impatience qu’elle offrait bravement son visage au vent qui sifflait à ses oreilles. Il lui semblait qu’elle marchait plus longtemps que la veille pour parcourir la même distance. Elle se hasarda à demander doucement à la Frochard : – Est-ce que nous serons bientôt arrivées, madame ? – Dans un petit bout de temps !... Faut pas être si pressée... je n’suis plus jeune et j’ai des rhumatices... – Excusez-moi, madame, j’abuse certainement de votre bonté, mais... c’est qu’il me semble... que nous avons traversé deux ponts... – Hein ?... Comment savez-vous ça, puisque vous n’y voyez goutte... à c’que vous dites ?... – Par deux fois, j’ai entendu le clapotage de l’eau contre les piles des arches... – Eh ben ! c’est vrai, tout de même. Qu’est-ce que ça prouve ? Que je vous ai fait prendre par un autre chemin, pour raccourcir la distance ! marmotta la mendiante en serrant sous son bras celui de Louise, comme si elle eut craint qu’il prît fantaisie à l’aveugle de ne pas allez plus loin et d’appeler à son secours. Mais l’infortunée ne songeait guère, en ce moment, à opposer aucune résistance aux volontés de la mendiante. – J’ai tellement hâte d’arriver, murmura-t-elle, que je croyais que nous avions mis plus de temps qu’hier... Il ne faut pas m’en vouloir de cette impatience, madame. Si vous saviez ce que je souffre depuis hier !... – On dirait vraiment que vous êtes mal soignée chez moi !... Y me semble pourtant... – Je n’ai qu’à me louer de vos bontés... madame !... – C’est bon ! c’est bon !... grommela la mégère. Le principal est que vous preniez du courage et que vous obéissiez, puisque vous ne pouvez pas faire différemment. Louise était maintenant plus que jamais tenaillée au cœur par l’anxiété. Parfois, un passant la frôlait et la Frochard s’arrêtait. Louise n’avait pas, tout d’abord, fait attention à ce détail. Elle croyait à quelque encombrement de la voie publique, et, instinctivement, elle se serrait contre sa compagne... Mais on s’arrêtait beaucoup plus souvent et même assez longtemps en certains endroits... Louise avait cru entendre que la Frochard murmurait quelques mots, prononcés avec tant de volubilité qu’elle n’avait pu en saisir le sens... Et, maintenant, le même fait se reproduisait à chaque pas... Enfin, elle hasarda timidement cette question : – Est-ce que vous me parlez, madame ? – Moi ?... Allons donc, ma p’tite ; quand je parle aux gens, je sais me faire entendre, allez !... Vous verrez ça ! – C’est que... il m’avait semblé... – Oui ! oui ! je grognais, pas vrai ? C’est ça que vous voulez dire. C’était contre ce tas de feignants qui écraseraient le pauvre monde si on les laissait faire. Tout à coup, la mendiante s’arrêta. On se trouvait sur la place Royale, et Louise sentit un obstacle qui se dressait devant elle. – Un banc ! dit-elle, ah ! nous sommes arrivées ?... Ce banc, c’est sans doute celui sur lequel ma sœur et moi nous nous sommes assises lorsque nous attendions l’arrivée de M. Martin ? – Juste, ma p’tite, vous avez deviné ça comme si vous y voyiez !... Pour lors, vous allez vous reposer... Et elle obligea la jeune fille à s’asseoir sur le banc. Mais Louise, se levant, se mit à crier : – Henriette !... me voilà !... Moi ta sœur !... – Qu’est-ce que vous faites ? s’écria la Frochard, saisissant l’aveugle par le bras et le serrant avec force. Taisez-vous, vous allez rassembler un tas de monde, et on nous prendra pour des folles. D’ailleurs, c’est défendu de crier dans les rues. Et, obligeant de nouveau l’aveugle à s’asseoir : – Vous allez rester sur ce banc, fit-elle sèchement, et c’est moi qui irai au bureau... – Laissez-moi vous accompagner, madame. – Non. Je veux que vous restiez là !... Et, sans plus attendre, la Frochard se retira, laissant l’aveugle en proie au désespoir. Louise l’entendit s’éloigner et elle dut se résigner à attendre son retour. La Frochard remettait à plus tard le début de l’infortunée dans le misérable rôle qu’elle lui destinait. Elle alla donc mendier seule, sans toutefois perdre de vue sa victime. Et elle marmottait en tendant la main : – Ayez pitié d’une pauvre mère de famille qu’à « une fille aveugle ». Puis elle ajoutait, en désignant Louise : – Tenez, vous la voyez là-bas, elle s’repose sur ce banc parce que nous avons marché d’puis ce matin, sans manger... Elle rejoignit Louise : – C’est vous, madame, fit l’aveugle d’une voix tremblante... J’avais hâte de vous demander... d’apprendre... – Quoi ?... que j’avais pas de bonnes nouvelles ?... C’était pas la peine d’être si pressée... Cette réponse, prononcée d’une voix dure, fit tressaillir la jeune fille. Elle balbutia : – Henriette !... ma sœur... n’est donc pas retournée au bureau des messageries ?... – Elle n’y a pas seulement paru, articula sèchement la mendiante. Si cett’ jeunesse était si pressé de... – De me retrouver ?... interrompit vivement Louise... En doutez-vous, madame ?... – Alors, pourquoi qu’elle n’est pas venue aux renseignements ?... Puis, après un silence : – À moins qu’elle ne soit pas libre... – Que supposez-vous donc, madame ? – Eh ben ! quoi ?... Si vot’ sœur était prisonnière ? prononça la mendiante. – Prisonnière ?... Pourquoi ?... – Vous m’avez dit vous-même, quand nous vous avons rencontrée, qu’on avait enlevé vot’ sœur. – Enlevée ! s’exclama Louise, c’est vrai, il m’avait semblé... Mais je me suis souvenue, depuis, que nous ne connaissons personne à Paris et il m’a paru impossible... La Frochard poussa un ricanement. – Impossible ! Pourquoi donc ? Ça peut arriver à toutes les jeunesses qui ont de beaux yeux et un joli minois !... Elle est enlevée, que je vous dis, et nous aurons du mal à la retrouver. Louise éclata en sanglots. À la vue des larmes, la Frochard avait fait quelques pas pour courir après les passants, et, la main tendue vers eux, elle se disait en elle-même : « Faut profiter de ce chagrin-là !... » Mais, en dépit de tout le mal que se donnait la mégère, les aumônes étaient rares. – Ça ne pleut pas comme grêle ! ronchonnait-elle... C’est-y pas malheureux que je puisse pas la traîner avec moi et y faire tendre la main !... Ça ne pourra pas durer comme ça, la belle !... Je vas casser les vitres en rentrant, et je te jure que tu travailleras comme y faut, l’aveugle ! Tout en maugréant, la mendiante était revenue s’asseoir pour compter la recette. – Douze sous, trois deniers ! C’est pas payé pour des larmes d’cette qualité-là ! marmottait-elle. Louise s’était arrêtée de pleurer. – Vous me parlez, madame ? interrogea-t-elle, supposant que la phrase prononcée lui avait été adressée. – Je dis... que voilà l’heure de manger... et que je n’ai pas mon compte d’argent ! – Ne vous inquiétez pas de moi, madame, dit la jeune fille, je n’ai pas faim. – Tant mieux pour vous, riposta la mégère ; mais moi, j’ai l’estomac dans les talons !... Sans compter que nous n’avons pas fini de circuler... Louise avait craint le contraire. Elle poussa un soupir de soulagement en entendant qu’on allait poursuivre les recherches. – Où irons-nous, madame ? demanda-t-elle avec anxiété... Si Henriette n’est pas encore venue au bureau du coche, elle pourra peut-être faire cette démarche dans la journée. Ne pensez-vous pas qu’il serait prudent de ne pas nous éloigner de cette place ? – Oui-da ! s’exclama la Frochard... Faut pas compter là-dessus... Moi, faut que je grouille ! Elle avait obligé l’aveugle à se lever, et, la prenant par le bras, elle l’emmena tout en continuant à marmotter : – Rester là ?... comme si les alouettes étaient en train de rôtir pour venir ensuite nous inviter à souper ! Louise continuait à pleurer silencieusement, traînée au bras de la Frochard, par les rues, les avenues, les places, les carrefours. Le jour commençait à baisser. Un brouillard humide, pénétrant, faisait frissonner la jeune fille. Tout à coup, la Frochard lâcha le bras de Louise, en disant d’un ton sec : – Faut m’attendre ici... sans bouger ! Et l’aveugle l’entendit prononcer en s’éloignant : – Me voici, mon chérubin... Le colloque suivant s’était engagé entre la mère et son fils préféré : – Eh bien ! la mère, la recette a-t-elle été bonne ? – Pas grasse, mon chérubin ; ça n’a pas donné fort !... – Alors, à quoi est-elle bonne cette petite ?... Louise n’entendit pas la fin de la phrase. Au bout d’un instant, elle se sentit de nouveau saisir par le bras. Cette fois, on l’entraînait dans une autre direction. Et la Frochard lui parut sous l’influence d’une grande agitation, car elle grommelait de nouveau : – Nous allons changer de système !... – Si vous croyez que cela vaudra mieux que de continuer... – Continuer ? glapit la mégère... Alors, je n’aurais plus qu’à entrer au dépôt de mendicité !... Louise, à ces mots, ne put retenir un mouvement de surprise et d’effroi. – Soyez persuadée, madame, reprit-elle après un instant de silence, que ma sœur vous prouvera sa reconnaissance et qu’elle saura reconnaître... – Et moi, je veux autre chose que des promesses !... Et la Frochard continua à marcher plus vivement encore. Louise haletait à la suivre. Les rues qu’on traversait devenaient de plus en plus boueuses. L’aveugle reconnut l’air nauséabond qu’elle avait respiré le matin... Et la pensée lui vint qu’on la ramenait au logis où elle avait reçu, la veille, une si triste hospitalité. Il lui faudrait donc renoncer à l’espoir de retrouver Henriette ce jour-là. Cette idée la torturait, et de sa voix tremblante : – Où allons-nous ? demanda-t-elle. Dans quel quartier espérez-vous que nous pourrons retrouver... – Retrouver quoi ? riposta la mendiante avec emportement... Vous ne supposez pas que j’vas trotter comme une gazelle pour vous faire plaisir ?... Nous retournons dans mes appartements. Louise tressaillit douloureusement. Et, comme si la mégère eut voulu donner raison aux alarmes de la malheureuse créature, elle proféra ces mots pleins de menace : – Nous aurons à causer tout à l’heure, mam’zelle !... Elle s’interrompit pour crier au rémouleur, qui arrivait en même temps qu’elle à la porte du taudis : – Y a-t-il gras dans ta poche, l’honnête homme ?... Silencieusement, Pierre avait tendu une poignée de monnaie à sa mère, et Louise entendit que celle-ci comptait les pièces, tout en pénétrant dans la masure... Le rémouleur avait profité de ce moment pour s’approcher de l’aveugle, dont il avait remarqué le trouble. Et, timidement, il allait adresser quelques mots à sa « protégée », lorsque, du seuil du taudis, la Frochard s’écria : – Hé ! l’avorton... offre ton aile à la colombe pour l’aider à monter au perchoir !... Moi, j’vas acheter du sirop, je sais me faire donner une bonne mesure !

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III Sur l’ordre de sa mère, le rémouleur avait pris en tremblant la main de l’aveugle et disait doucement : – Vous êtes bien fatiguée, mam’zelle... Il faut vous reposer un peu avant de souper !... – Oh ! je n’ai pas faim ! dit Louise en suivant son guide qui lui fit monter les deux marches usées qui séparaient le seuil de la masure du pavé de la rue. L’arrivée de Pierre fut un soulagement pour le cœur de la jeune fille. Une fois la porte fermée : – Nous sommes seuls... dit-elle. Eh bien ! monsieur Pierre, dites-moi vite, avant qu’on ne revienne, dites-moi pourquoi l’on m’a vêtue ainsi ?... Ces hardes, je le sais, sont des haillons !... Pourquoi me les a-t-on données à la place des habits que je portais hier ? Pierre, dans son émotion, détournait les yeux, comme s’il eut craint que l’aveugle pût deviner sa honte qui lui faisait monter la rougeur au front. Et, pendant qu’il gardait le silence, Louise suppliait d’un ton déchirant : – Répondez-moi, je vous en conjure, vous qui m’avez sauvée !... Pierre fut sur le point de s’écrier : – Vous invoquez ma sympathie : eh bien ! je ne vous laisserai pas vous abuser plus longtemps... Ce n’est pas par pitié que l’on vous a recueillie !... Il voulut cependant mettre sa protégée à l’abri de l’orage qu’il prévoyait. Il s’attendait, en effet, à voir sa mère revenir plus excitée que jamais et, plus que jamais, décidée à en finir avec les atermoiements et les demi-mesures. – Mam’zelle, dit-il, vous devez avoir besoin de repos. Il ne faut pas, pour rentrer dans... votre chambre, attendre le retour de ma mère ! Et, si vous vouliez, je vous conduirais... là-haut ! Et, l’attirant doucement par la main, il la conduisit vers le petit escalier. – Je vous obéis, monsieur Pierre, murmura l’aveugle... et j’espère que... là-haut... vous me permettrez de causer avec vous ? Et, tournant son visage vers son guide, elle ajouta : – J’ai confiance !... je sais que vous êtes bon et que... vous aurez pitié de la pauvre abandonnée ! Le brave garçon était vivement ému par ces paroles si nouvelles pour lui. Il subissait une impression étrange au son de cette voix si douce. Il poussa la porte du grenier et conduisit l’aveugle jusqu’à la botte de paille qui formait son grabat. – Attendez, fit le rémouleur, je vais arranger un peu la couverture. – C’est inutile, soupira Louise... je ne dormirai pas !... Je vous supplie de rester auprès de moi, de me dire... La voix de la Frochard interrompit la phrase commencée... Pierre avait sursauté. – Courage, mademoiselle ! dit-il tout bas à l’aveugle, et il s’éloigna. En arrivant à la porte du grenier, il se trouva face à face avec la mégère. Elle avait le visage marbré de plaques rouges, la bouche crispée, les yeux allumés. D’un bond, la mendiante s’était élancée et, secouant le pauvre boiteux pris dans ses griffes : – Ousqu’elle est, cette duchesse ? cria-t-elle. – Elle est allée se mettre au lit, répondit Pierre. Elle est fatiguée après toute une journée de marche. – Fatiguée !... s’exclama la Frochard en dardant des regards irrités sur son fils... Nous allons voir ça !... Et, au moment d’entrer dans le grenier, elle se retourna vers Pierre : – Galope, toi, l’avorton ! lui commanda-t-elle avec un geste impérieux... J’ai pas besoin de toi ici !... Le rémouleur obéit, le cœur tout gonflé de soupirs. La Frochard avait repoussé, d’un coup de poing, la porte du grenier, en criant à Louise : – On se couche donc les uns avant les autres, à c’t’heure ? Si c’est la politesse qu’on vous a enseignée au couvent, j’en fais mes compliments à la mère béguine... Louise essaya de balbutier une excuse : – Madame, dit-elle, c’est... votre fils qui, me voyant brisée de fatigue, m’a conseillé... – Ah ! c’est l’avorton, dit la Frochard. Apprenez, la belle, qu’il n’y a qu’un seul homme qui ait le droit de commander ici... et c’t’homme-là, c’est mon Jacques. Interdite, la pauvre aveugle répondit : – Ne vous mettez pas en colère, madame, il est vrai que je ne puis encore reconnaître, comme je le désirerais, le service que vous m’avez rendu ; mais lorsque j’aurai le bonheur de retrouver ma sœur... – Bon ! si vous n’attendez que ça pour reconnaître... mes services... Le visage de Louise exprima sa profonde détresse. Et c’est d’une voix tremblante qu’elle hasarda : – Comment ! madame, vous n’espérez pas ?... – J’espère que vous allez me laisser vous guider comme je l’entends, articula la mégère. Aujourd’hui, nous avons fait rien que des misères ; et des journées comme ça, n’en faut plus !... – Je ne... comprends pas !... dit Louise avec surprise. – Puisqu’y faut vous mettre les points sur les i, d’abord, vous saurez que nous ne pouvons pas nourrir une étrangère à ne rien faire !... La jeune fille eut un long tressaillement. Que signifiaient ces paroles, ce ton dur ? Timidement, elle dit : – Vous savez bien, madame, que je n’ai pas d’argent, c’est Henriette qui tenait la bourse commune... – Pas d’argent, soit ! Mais vous pouvez en gagner. – Le seul moyen de me libérer envers vous, madame, c’est de retrouver ma sœur ; et, pour y parvenir, ajouta Louise en s’animant, aucun effort ne me coûtera. Que ne ferais-je, hélas ! pour retrouver Henriette ? Quelque chose me dit là que nous la retrouverons, madame. La misérable créature paraissait attendre le moment opportun de porter le dernier coup à sa victime... Louise devait bientôt en fournir elle-même l’occasion. Tout entière à l’espérance qu’elle avait conçue, elle s’enhardit à dire : – J’ai une prière à vous adresser, madame... – J’suis pas le bon Dieu ! interrompit la mégère. De quoi qu’il s’agit enfin ? – Je vous supplie, madame, de me permettre de reprendre, dès demain, le costume que je portais. – Et pourquoi c’te fantaisie ? demanda la Frochard. – C’est que je crains que, de loin, Henriette ne puisse me reconnaître sous ces hardes. – Assez de prières comme ça. Je vous répète qu’il nous faut de l’argent, et c’est vous qui nous en procurerez. – Moi ? – Eh ben ! c’est-y pas votre devoir, puisque je vous héberge, puisque je vous loge et que je vous nourris ? Et, sans attendre que la jeune fille, stupéfaite, eût pu se retrouver dans le chaos de son esprit, la Frochard s’était écriée de nouveau : – Je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans la feignantise, entendez-vous ? Dès demain, vous laisserez de côté vos airs de demoiselle et vos manières de fille de famille... Faut pas qu’on croie que je vous ai volée !... – Que voulez-vous dire, madame ? balbutia Louise. – Je veux dire qu’il faut qu’on croie... que vous êtes ma fille, pardié ! – Votre fille ? – Eh ben ! où qu’est le déshonneur ?... Je ne voudrais pas être la mère de tout le monde ! s’exclama la mendiante en se redressant. – Cependant, madame, hasarda l’aveugle en tremblant, est-ce bien nécessaire pour chercher ma sœur ? – Je vous dis, moi, insista la Frochard d’une voix aigre, qu’y faut que ça soit !... et ça sera. – Mais c’est horrible ! c’est odieux ! s’écria Louise. – Odieux ! glapit la mendiante, c’est donc comme ça que vous comprenez la reconnaissance ? Vous méprisez ma famille ! à moi qui vous a ramassée dans la rue ! – Mais madame !... dit en suppliant la jeune fille. – Plus un mot !... Vous ferez ce que j’ordonne et, pour ce qu’est du moyen de ramasser des sous, je vas vous le faire comprendre tout de suite. Elle avait, en parlant ainsi, saisi le bras de Louise, dont elle meurtrissait les chairs entre ses doigts de fer. – Vous me tendrez ces deux mains-là de c’te façon ! s’écria-t-elle en faisant répéter à Louise, interdite, la pantomime des mendiants. Vous ferez trembler vos mains comme si vous étiez malade, comme si vous grelottiez de froid et que vous aviez faim. – Mais... mais vous voulez donc que je mendie ? s’écria Louise épouvantée. – Voilà. Vous avez compris, dit froidement la Frochard. Impuissante à contenir plus longtemps le désespoir qui la suffoquait, Louise éclata en sanglots. – Trop tôt, l’déluge, glapit la Frochard. Faut économer ces bonnes larmes-là pour plus tard. Puis avec un cynisme révoltant : – Des larmes pareilles, ça vaut de l’or, à la porte des églises ! Faut pas les épuiser d’avance. Et, comme si l’odieuse créature eut gardé pour la fin le coup le plus cruel, elle approcha sa face enluminée près de l’oreille de l’aveugle et y glissa ces mots : – Sans compter que les larmes, ça coupe la voix agréablement, ça donne un air malheureux qui remue le cœur des imbéciles... Les sous vont pleuvoir que ça sera une bénédiction quand vous chanterez. Louise eut un soubresaut. – Moi ?... chanter !... chanter dans... les rues !... Et l’infortunée s’étant, dans un accès de surexcitation nerveuse, précipitamment levée, comme pour s’enfuir, la mégère la repoussa brutalement sur le grabat, en lui criant dans un effroyable débordement de colère : – Vous chanterez ! C’est moi qui vous le dis ! Vous chanterez ! mille sacrements du diable ! Plus la chanson vous raclera le gosier, plus ça émouvera les bourgeois : une voix bien pleureuse, ça pousse à la charité. – La charité ! dit Louise. est-ce donc ainsi que vous la compreniez lorsque vous m’offriez, hier, de me tendre une main secourable ? – Hier, j’avais mon idée, la v’là : je vous aiderai à retrouver vot’ sœur, c’est convenu ; mais vot’ devoir, c’est de m’aider à gagner votre pain et le nôtre. Demain, nous commencerons nos recherches. Je vous servirai de guide. Et vous mendierez. – Mendier ! moi, moi !... vous voulez me forcer à demander l’aumône !... Non, non, vous ne m’infligerez pas une pareille infamie, madame ! Je suis à vos genoux, je vous supplie, je vous implore ; dites que vous ne me condamnerez pas à cette honteuse dégradation. – N’allez-vous pas, à c’t’heure, mépriser mon métier ?... On ne me fait plus l’aumône parce que je suis vieille, on vous la fera à vous qui êtes jeune et jolie. – Jamais !... jamais ! s’écria Louise. La Frochard eut un ricanement de furie : – C’est ce que nous verrons, dit-elle... Et, d’une voix hurlante : – Je te briserai !... Je te briserai !... Et Jacques te fera voir comment on opère dans notre famille avec les canailles qui veulent nous résister !... Puis, saisissant Louise par le bras, elle repoussa la malheureuse, qui alla rouler de nouveau sur le grabat. Alors, ce bourreau, ivre de fureur, cria à sa victime cette dernière menace : – Tu ne mangeras plus, maintenant, que le pain que tu auras gagné ! Puis elle ferma à double tour la porte du grenier. Et Louise entendit qu’elle prononçait d’épouvantables jurons en descendant le petit escalier d’un pas que faisaient chanceler la fureur et l’ivresse.

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IV Or, pendant toute cette soirée, le rémouleur avait stationné dans le voisinage de la rue de Lourcine. Assis sur les bords de la Bièvre, il se livrait aux plus sombres réflexions. Puis, le moment venu de réintégrer le taudis, il s’était décidé à se mettre en route ; il avait ouvert la porte sans bruit et s’était glissé en tapinois dans un coin de l’infect rez-de-chaussée. Il avait attendu, afin de n’arriver que lorsqu’il supposait que sa mère serait endormie. Mais la Frochard était trop surexcitée pour songer à prendre du repos. Lorsque Pierre eut pénétré dans le taudis, la mégère le reçut avec une fureur concentrée. Pierre, sans répondre, était allé s’asseoir dans le coin où il remisait sa boutique et s’y était tenu coi. La Frochard ne s’était arrêtée que lorsque, épuisée, vaincue par la fermentation de l’alcool, elle était allée rouler sur le lit, en proférant les plus épouvantables menaces à l’adresse de la prisonnière. Lorsque sa mère eut cédé à l’ivresse qui l’avait abattue, Pierre éprouva un remords cuisant de demeurer ainsi spectateur d’ignominies sans nom. Sa tête se mit à travailler, ressassant les mêmes idées, sans pouvoir arriver à prendre une décision énergique. À défaut de courage pour la lutte ouverte contre sa coupable mère, à défaut de l’audace qui eût pu lui faire tenir tête à Jacques, le rémouleur songeait à user de ruse pour arriver au but qu’il se proposait. Aussi, lorsque après une longue hésitation, il se fut arrêté à un projet, éprouva-t-il un peu de soulagement à la bonne pensée qui lui était venue. Tout à coup, au moment où il s’abandonnait ainsi à un des rares moments de satisfaction qu’il éprouvait, Pierre tressaillit. La Frochard venait de se réveiller en sursaut, et, debout, dans l’attitude d’une furie, l’ignoble créature montrait son poing fermé à son fils. Puis ses regards, rendus vitreux par l’ivresse, se dirigeaient vers la porte du grenier. La mendiante s’était éveillée au milieu d’un cauchemar qui lui avait montré son fils cherchant à lui enlever sa victime et Louise venant de lui échapper. Alors, dans cet état qui tenait à la fois de la colère et de l’hallucination, la misérable avait fait mine de vouloir s’élancer sur le rémouleur. Mais instantanément, comme mue par une idée subite, elle se mit à grimper, en se tenant à la corde, le petit escalier... Pierre la suivait de l’œil. Inquiet, il voulut se risquer à empêcher que la mendiante se livrât sur la jeune fille à quelque acte violent... Et, s’avançant pour retenir la Frochard : – La mère, fit-il doucement, elle dort, bien sûr... faut la laisser se reposer... – Se reposer ?... Qué que tu dis là, feignant ? J’veux pas qu’elle s’repose, puisqu’elle ne veut plus travailler... Lançant un revers de bras à Pierre, elle l’écarta. Et, titubant, elle vint se dresser contre la porte du grenier. En tâtonnant, elle trouva la clé. La porte s’ouvrit. – Ah ! tu dors, s’écria la Frochard... J’vas te secouer l’édredon pour que t’aies plus chaud, la belle dorlotée ! Et, allant à la petite lucarne que recouvrait une croûte de neige gelée, elle la souleva. Une bise glacée siffla aussitôt dans le grenier. Dans le taudis, la flamme fumeuse de la chandelle vacilla. La Frochard eut un ricanement féroce. Elle avait maintenu, au moyen d’un morceau de bois, la lucarne entrouverte. Et, revenant vers Louise. – Si t’as trop chaud tout à l’heure, l’ostinée, t’appelleras, et alors nous verrons si t’es raisonnable... Mais, en présence de l’immobilité que conservait ce corps que le vent glacial eût dû faire trembler, la mendiante eut un mouvement de stupeur... – Est-ce qu’elle serait morte ! fit-elle en s’approchant de la jeune fille. Elle écouta le bruit faible de la respiration. – Elle vit !... s’exclama-t-elle... Alors elle la secoua violemment. Le corps de Louise demeura inerte... – Faut croire, grommela la mégère, qu’elle est évanouite. Appelant le rémouleur : – Avance ici, feignant, s’écria-t-elle... Pierre arriva, ému, haletant, la lumière à la main... Du seuil, il vit le visage pâle et les yeux cerclés de bistre de la jeune fille. Il comprit que la malheureuse avait perdu le sentiment, et son cœur se serra. Et il s’élança pour refermer la lucarne. La Frochard l’arrêta au passage. – Ousque tu vas ? lui cria-t-elle. J’veux que le zéphir la chatouille, c’tte dormeuse. – Mais, hasarda Pierre, vous allez la faire mourir de froid. – C’est-y ton affaire, l’honnête homme ? Je veux qu’elle se réveille, moi ? Alors, pour éviter que sa mère portât de nouveau ses mains sur la pauvre fille, le rémouleur posa la lumière à terre et, s’agenouillant devant l’aveugle, il essaya, à son tour, de la faire revenir à elle... La syncope continuait, à la grange rage de la Frochard... – Attends !... Attends ! s’écria-t-elle, ça n’suffit pas d’lui bassiner les draps, alors j’vas lui trouver qué que chose de plus fort. Et, s’adressant à Pierre : – L’avorton ! va m’chercher la bouteille d’eau-de-vie. C’est du vulnéraire, ça va lui ranimer le cœur... Le pauvre garçon aurait bien voulu refuser d’obéir à cet ordre... Mais la mendiante le saisit par le collet et le poussa sur l’escalier. Pierre rapporta la bouteille. La Frochard avait, d’une main, soulevé la tête de l’aveugle et, profitant de ce que la patiente avait les lèvres entrouvertes, elle y plaça le goulot de la bouteille et laissa couler l’alcool dans la bouche de Louise... Le liquide corrosif ranima violemment la sensibilité. L’aveugle poussa un cri déchirant. Elle voulut se lever ; mais les mains d’acier de la mendiante la maintinrent couchée sur le grabat. – Mon Dieu !... mon Dieu !... s’exclama la pauvre Louise, venez à mon secours !... Et, d’une voix désespérée, elle se mit à crier : – Henriette ! Viens !... Je ne veux pas mourir ici ! Un ricanement cynique l’interrompit : – Plus souvent qu’elle va vous entendre, vot’ sœur !... Pour cela, faudrait pas faire la feignante et pas refuser d’aller... – Mendier ? fit Louise avec exaltation, jamais !... Non, quoi que vous fassiez, à quelque supplice que vous me condamniez, jamais, madame, vous n’obtiendrez de moi que je m’avilisse à ce point... – Avilisse, qu’est-ce que c’est que ce mot-là ? J’suis donc avilite, mi ?... Elle secouait la pauvre aveugle, tout en continuant de l’invectiver. Alors l’ignoble femme eut une inspiration féroce... Comme Louise grelottait, la Frochard dit en la narguant : – Ah ! vous avez trop chaud, la belle, à ce qu’y paraît ; fallait donc l’dire que vos fourrures vous étouffaient. J’vas vous mettre à vot’ aise... Le rémouleur, arrêté au seuil du galetas, regardait toute cette scène d’un air plein de stupeur. La Frochard s’était approchée de sa victime et, de ses doigts crochus, elle la déshabillait. Voyant l’attitude du rémouleur, l’odieuse créature lui cria : – Qué qu’tu fais, l’avorton !... C’est-y de la décence d’assister au déshabiller d’une jeunesse ?... Et elle ajouta méchamment : – C’est pas une raison parce qu’elle ne peut pas te voir que tu la reluques, comme tu fais, des pieds à la tête... Allons, fiche-nous le camp d’ici, bancroche. Louise avait entendu ; mais ses idées s’égaraient... Lorsque la Frochard lui eut arraché un à un tous ses vêtements, pour ne lui laisser que sa chemise et un court jupon qui ne lui garantissait que la moitié des jambes, tout son corps, pris d’un insurmontable tremblement, se tordit sous les atteintes violentes du froid. – Là, vous v’là plus à vot’ aise à cett’ heure, n’est-ce pas, la belle ? S’il vous prenait fantaisie de vous décider à chanter, faudrait m’en prévenir. En attendant, j’vas dans ma chambre bien chaude... Au revoir, j’attendrai que vous ayez fait de bonnes réflexions... Et comme, saisie par le froid, elle avait à son tour ressenti un frisson, la mendiante prit la bouteille d’alcool, dont elle porta vivement le goulot à ses lèvres. Puis elle quitta le grenier. Pour la seconde fois, Louise entendit la clef grincer dans la serrure... Pendant que Louise se recommandait, dans une suprême prière, à la Providence, en bas, la Frochard achevait de vider la bouteille d’alcool, donnant à Pierre le spectacle d’une écœurante ébriété. Cette fois, le rémouleur souhaitait cette ivresse qui l’avait tant de fois révolté, parce que ce n’était qu’à cette condition d’être absolument abrutie et intoxiquée que la mendiante laisserait, pensait-il, un peu de repos à sa victime. Il se glissa comme un félin tout le long du mur, et allait s’engager sur l’escalier lorsqu’un ronflement de la Frochard le cloua sur place. Alors, il s’assit sur la première marche et, la tête appuyée sur les mains, il se lamenta. Mais ni lui, ni l’infortunée à laquelle il songeait en ce moment ne pouvaient se douter des nouvelles cruautés que la Frochard avait ruminées. ........................................................ Dès l’aube, la voix de la mendiante s’était fait entendre, comme la veille, avec de violentes intonations. Elle s’élança vers le grenier dans l’intention de réveiller brusquement l’aveugle. Mais, depuis longtemps, Louise avait cessé de dormir. Pendant toute cette nuit de torture, la fièvre l’avait tenue agitée, grelottante. La Frochard avait cogné à coups de poing à la porte et elle avait crié : – Eh bien, mam’zelle la duchesse, maintenant que vous avez passé bien douillettement la nuit, faudrait peut-être déjeuner un brin... Qu’est-ce que votre estomac vous conseille ?... Avez-vous réfléchi qu’il vaut mieux roucouler du matin au soir, plutôt que de rester à jeun ?... Au son de cette voix exécrée, l’aveugle n’eut pas une hésitation. Sa conscience lui disait qu’il fallait résister encore, résister toujours aux volontés de la mégère... Louise garda le silence. De l’autre côté de la porte, la Frochard ricanait : – Rien ? Eh ben ! c’est dit. Voilà votre déjeuner réglé, mam’zelle l’ostinée ; ça ne sera pas long à digérer. Puis, après un court moment de silence : – Je m’en vais, je reviendrai tantôt, ma petite, pour savoir si vous voulez changer le menu de vot’ dîner... Et Louise l’entendit qui s’éloignait, en faisant craquer sous ces pas les vieilles marches de l’escalier. Un instant après, la Frochard criait au rémouleur : – En route, l’avorton ! Faudra travailler double, feignant, puisque le rossignol ne veut pas débuter. La porte du taudis s’était refermée. Tout à coup, au moment où elle allait s’abandonner complètement à son désespoir, Louise entendit un cri qui lui arrivait de la rue. Pierre s’égosillait à pousser sa phrase habituelle : – À repasser les couteaux, ciseaux, à repasser ! Et elle se disait : « Voilà mon unique protecteur qui s’éloigne. » La première journée de séquestration commençait pour elle. Tandis que Louise passait ainsi par toutes les phases de la douleur, la mendiante s’était mise en route de fort mauvaise humeur. Elle maudissait l’entêtement de sa victime, prévoyant que la recette serait plus faible qu’elle ne l’avait été la veille. Arrivée au bout de la rue de Lourcine, elle avait quitté Pierre. – Tu nous rejoindras ce soir seulement au carrefour du quai Conti, lorsque ta journée sera finie, dit-elle, parce qu’il faudra que tu rendes tes comptes au « chérubin »... Et sans doute, grommelait-elle, qu’y ne sera pas content, lui qui se fiait à cette maudite ostinée pour régaler son troupeau de camarades !... ........................................................ Midi sonnait, lorsque la Frochard, débouchant du Pont-Neuf, vit son « chérubin » planté devant la porte du cabaret où il avait l’habitude de prendre ses repas. – Eh bien ! la mère, s’informa-t-il, en abordant la mendiante, qu’as-tu fait de ta pensionnaire ? – Elle boude !... – En v’là une feignante. Tu aurais dû la traîner de force avec toi, la mère ! – Oui-da, mon bien-aimé, pour qu’elle se mette à crier comme une pie borgne... et qu’elle m’attire des désagréments. Moi, vois-tu, j’suis pas pour les moyens de rigueur ! Elle voulait pas sortir, j’l’ai laissée ! Seulement, j’n’lui ai rien donné à s’mettre sous la dent de toute la journée !... Puis fouillant dans la poche de sa robe effilochée : – Je l’ai enfermée au grenier... Et v’là la clef !... Nous verrons si son estomac ne parlera pas assez haut pour vaincre son entêtement. – J’irai, en passant, m’informer de ça, dit Jacques en prenant la clef du grenier. Sur ce propos, les deux misérables s’étaient séparés. Jacques enfila la rue Dauphine en sifflant un refrain populaire. La Frochard se remit à mendier, suivant chaque passant, en marmottant son boniment, toujours le même. De son côté, le rémouleur n’avait pas perdu son temps. Il s’était hâté de courir la pratique. Par bonheur, ce matin-là, la besogne avait donné ferme, et le brave garçon avait, en les encaissant sou par sou, mis de côté quelques pièces d’argent qu’il destinait à l’achat de quelques vivres qu’il se proposait d’apporter à Louise. Lorsqu’il arriva au taudis, il se sentit profondément ému. Il s’arrêta devant la porte du grenier. Un bruit de sanglots parvint jusqu’à lui. – Ne pleurez pas, mam’zelle ! s’écria-t-il, me voilà. J’accours afin d’essayer de vous venir en aide ; s’il m’est impossible de vous rendre la liberté, je veux, du moins, vous épargner le supplice de la faim. J’apporte tout ce qu’il faut pour cela. – Vous pouvez donc ouvrir la porte de ma prison ? – Non ; mais, en grimpant sur le toit, j’arriverai à la lucarne du grenier et, par là, je vous ferai passer les provisions que je me suis procurées. Attendez-moi, je cours grimper sur le toit et, dans un instant... Sa voix s’éteignit tout à coup, glacée par l’épouvante. En tournant sur lui-même, au moment où il se disposait à descendre l’escalier du grenier, Pierre se trouvait en face de son terrible frère. Celui-ci, les bras croisés, le visage contracté par la colère, laissait comprendre qu’il avait tout entendu. Sans proférer une parole, il gravit lentement l’escalier et, lorsqu’il fut arrivé à portée du malheureux infirme, il le saisit à bras-le-corps, l’enleva au-dessus de la rampe et le laissa retomber lourdement à terre. Pierre jeta un cri de souffrance et de désespoir. Un sourd gémissement, parti de l’intérieur du grenier, répondit à ce cri. Louise avait compris qu’un malheur venait de frapper son unique protecteur et que, sans doute, de nouvelles souffrances allaient fondre sur elle. Jacques Frochard gravit alors les quelques degrés qui le séparaient de la porte. Il l’ouvrit à l’aide de la clef que lui avait remise sa mère et, s’adressant à la malheureuse aveugle : – Il faut obéir à ce qu’on exige de vous, lui dit-il. – Jamais, monsieur. Jamais. – Eh bien ! nous reviendrons dans deux jours. – Deux jours ! s’écria Louise avec épouvante. – Pas avant, et vous nous ferez connaître alors votre réponse définitive, ajouta-t-il, s’adressant cette fois à son frère qui gisait meurtri sur le sol. Quelques instants après, il s’éloigna, forçant Pierre à se relever et à le suivre. Louise entendit que de nouveau la clef grinçait dans la serrure. L’aveugle écouta encore pendant quelques instants, haletante, succombant à l’angoisse. – Dans deux jours, répétait-elle, dans deux jours !... Eh bien quand ils reviendront je serai morte. Ah ! la Frochard s’y connaissait en matière de supplices à infliger pour vaincre la résistance d’une victime. Elle savait que la faim, qui annihile les forces physiques, laisse le patient désarmé contre la colère du bourreau. Mais elle avait, dans son infernal calcul, compté sans l’énergie, sans la force morale d’une enfant. Elle ne pouvait se douter, cette femme sans entrailles, qu’il existât des âmes créées pour le martyre, qui résistent à toutes les souffrances et s’envolent, radieuses, sans avoir faibli. Mais le hasard, ou peut-être la Providence qui ne voulait pas que la douce jeune fille se laissât mourir, sembla seconder les projets de l’odieuse furie. Tout un jour venait de s’écouler pour la pauvre résignée au milieu de tortures sans nom. La faim déchirait ses entrailles, la soif brûlait sa gorge desséchée et le délire allait envahir son cerveau, lorsque l’ange des désespérés vint frôler de son aile le grabat de cette martyre résignée. Un calme soudain se fit en elle, ses yeux se fermèrent doucement et l’enfant s’endormit. Elle se vit parcourant les rues de Paris au bras de la Frochard. L’idée lui était venue, puisqu’on lui ordonnait de chanter, de choisir une chanson bien connue de leur enfance, à elle et à sa sœur. Cette chanson qu’elle avait redite tant de fois en travaillant : Oh ! ma tendre musette, Musette mes amours, Etc., etc. Chaque jour, dans son rêve, elle parcourait quelque nouveau quartier, répétant toujours sa chanson et criant, après chaque couplet : « Henriette, m’entends-tu ? C’est moi, Louise, ta sœur ! » Et voilà qu’un matin une croisée s’ouvrait... un cri répondait à son appel ! « Louise ! ma bien-aimée ! me voilà ! me voilà !... » Et cette voix, c’était celle d’Henriette. Alors elle s’arrachait des mains de la mendiante et, le cœur bondissant, les mains tendues vers sa sœur, elle s’écriait à son tour : – Henriette !... sauve-toi !... Sauve-toi ! Lorsqu’elle se réveilla : « C’est peut-être un avertissement du ciel », pensa-t-elle. Elle se dit qu’elle n’avait plus le droit de fermer l’oreille aux appels de son corps aux prises avec les spasmes de la faim, car la souffrance se déclarait plus forte que sa résolution. L’espérance lui avait suggéré la pensée de vivre, et la vie, en elle, criait maintenant contre les tortures volontairement acceptées. Pendant l’heure qui suivit, Louise n’eut pas conscience de ce qui avait pu se passer dans la masure. Elle n’avait pas entendu la Frochard qui lui avait crié : – Eh ben ! la duchesse, a-t-on suffisamment digéré l’déjeuner, et veut-on souper un brin ? Elle n’eut pas de conscience de ce que la hideuse créature lui crachait d’horribles imprécations. Elle ne sut pas que Pierre avait tenté l’impossible en essayant d’attendrir la vieille hyène en fureur, et que, pour toute réponse, le malheureux garçon avait été odieusement menacé de la colère du « chérubin ». Vaincue par l’épuisement, elle était demeurée anéantie, sur le grabat, dans les ténèbres de la syncope. Et la nuit avait continué lentement, cruellement, l’œuvre de la journée sur cette nature frêle et délicate. Et, le jour venu, le martyre continue pour l’infortunée que son bourreau n’a plus interrogée comme la veille, estimant que le désespoir et la souffrance physique n’avaient pas encore suffisamment broyé la victime... La Frochard était partie, dès l’aube, chassant du taudis le rémouleur pour l’envoyer au travail. Et Louise attendait, à genoux, écoutant si l’implacable geôlière ne venait pas... Elle était là, vaincue, et n’attendant plus que le retour de l’ennemie acharnée, pour lui crier dans un dernier accès de désespoir : – Pitié !... Pitié !... Je vous obéirai !... Emmenez-moi. L’horrible supplice avait ainsi achevé son œuvre sur la volonté de Louise, lorsque la porte du taudis grinça tout à coup sur ses gonds.

5

V C’était la Frochard qui rentrait. La journée avait été mauvaise. Elle accablait de menaces le rémouleur, qui, comme d’habitude, l’avait accompagnée au retour. Pierre ne répondant mot, la mégère continuait, sur le ton irrité qu’elle ne quittait plus depuis l’obstination de l’aveugle : – T’as donc un fameux poil dans la main, l’avorton, qui t’empêche de repasser les couteaux ! Sans compter que tu nous as volé de l’argent, l’honnête homme, pour acheter des douceurs à c’tte princesse qu’est là-haut !... Pierre eut un tressaillement ! Il voulait éviter que Louise entendit. Et, comme l’énergumène continuait à élever de plus en plus la voix, le pauvre garçon joignit les mains avec un regard suppliant : – Oh ! pas si haut, la mère ! – Ah ! graine de cafard ! hurla la mendiante, tu voudrais que je cache ma façon de penser ?... Si tu t’es fourré dans ta vilaine tête d’avorton que tu me ferais donner mon pain à cett’ ostinée, faudra te défaire de c’tte idée-là... – Mais insista le rémouleur, il y a deux jours qu’elle... – Et ben quoi ! intervint la veuve du supplicié... demain ça fera trois !... qu’elle cède ou qu’elle crève. S’élançant alors sur l’escalier, elle arriva, hideuse de colère, les yeux injectés, à la porte du grenier... Pierre l’avait suivie en tremblant. D’un coup de coude dans l’estomac, la mégère le fit rétrograder. Le malheureux rémouleur se cramponnait à la rampe pour ne pas culbuter. Il entendit un gémissement qui partait de la soupente. Mais déjà la Frochard cognait à grands coups de poings contre la porte en criant : – Est-ce qu’on dort, la duchesse ? Si la digestion vous fatigue, faudra le dire... A-t-on réfléchi, l’obstinée ? et c’est-y pour aujourd’hui ou pour demain ? Pierre attendait avec anxiété la réponse. Soudain, la voix de Louise se fit entendre. – Pitié !... pitié !... murmurait-elle. Un cri sauvage s’échappa de la gorge de la Frochard, cri de triomphe, et qui alla glacer d’effroi l’infortunée qui, affaissée sur les genoux et les mains tendues, suppliantes, répétait : – Pitié !... Pitié, madame ! Pierre était revenu à côté de sa mère. – Mais ouvrez donc, ma mère, lui dit-il, puisque... Il n’avait pas osé achever sa pensée... La Frochard l’enveloppait d’un regard haineux. – J’ouvrirai quand ça m’dira, l’avorton ! fit-elle sèchement... Et, répondant à l’exclamation de Louise : – Si c’est de la pitié contre rien du tout que vous réclamez, la petite, nous n’tenons pas c’tte marchandise-là dans la famille des Frochard... – Je meurs !... je meurs !... sanglotait la patiente... je suis prête à accomplir le sacrifice... Mon Dieu !... soutenez-moi dans cette cruelle épreuve... – Ça, c’est pas mon affaire de vous soutenir, glapit la mendiante. Alors, vous acceptez ? – Je vous obéirai !... dit Louise. – Pour obéir comme je l’entends, reprit la Frochard en élevant la voix au diapason de la menace, faudra que vous vous décidiez à tendre la main sans barguigner ! Faudra prendre l’air souffrant, malheureux, et pleurer !... pleurer ferme... Alors, c’est bien convenu, nous allons mendier ensemble. Louise exhala un gémissement. Et, d’une voix éteinte : – Je... vous obéirai, balbutia-t-elle. La Frochard ouvrit la porte. Elle saisit le bras de l’aveugle, et, entraînant Louise par le petit escalier, elle l’amena au rez-de-chaussée. Elle la fit asseoir sur un escabeau. Louise, accablée, demeurait silencieuse. Pierre ne se contint plus : – Mère, dit-il en montrant la patiente, regardez-la donc... elle souffre !... elle a faim !... et puisque... elle consent à tout... même à... Et le brave rémouleur formulait sa pensée par le geste d’une personne qui tend la main. La Frochard eut un regard louche. Cette odieuse créature se prenait à avoir des soupçons... – Oui elle consent, dit-elle, mais si elle allait me jouer un tour. Si, une fois sortie avec moi, elle allait nous échapper... – Puisqu’elle est aveugle, répondit Pierre. – C’est-y une raison pour qu’elle s’mette pas à piailler tout le long des rues, afin d’nous faire remarquer par les agents de la prévôté ?... Ce bout de dialogue s’était échangé entre le fils et la mère, dans un coin du taudis et à voix basse, afin que l’aveugle n’en pût rien entendre. – C’est bien arrêté, dit la Frochard, je veux des garanties... Je n’entends pas donner la pâtée à une piailleuse qui s’en irait raconter son histoire en public. La Frochard avait élevé le ton, et cette dernière phrase attira l’attention de l’aveugle. Elle comprenait qu’il s’agissait pour elle de dissiper les soupçons de la mendiante. Malgré la répugnance qu’elle éprouvait à l’idée qu’il lui faudrait accepter le bras de l’ignoble créature, Louise eut le courage de dire à son bourreau d’une voix suppliante : – Ne doutez pas de moi, madame !... Je n’ai jamais menti ! et je vous le répète, j’ai promis... de vous obéir... je tiendrai ma promesse... – Une promesse ?... Ce n’est pas assez. L’aveugle eut un mouvement d’étonnement et d’effroi. Ce que voulait maintenant la Frochard était aussi étrange qu’inattendu. La veuve du supplicié qui avait, devant l’échafaud où râlait son mari, vomi d’ignobles imprécations contre les hommes et contre Dieu, voulait que Louise, cet ange d’innocence et de vertu, s’agenouillât devant elle, l’immonde, et prît à témoin de sa sincérité ce Dieu auquel elle ne croyait pas !... Alors cette femme qui ne croyait à rien, ni à Dieu ni au diable, crut à ce serment de l’aveugle. – À présent, dit-elle en regardant le rémouleur, on peut se risquer à lui donner à dîner... Une tranche de lard et un morceau de pain bis, ça fera l’affaire. Sans attendre qu’on lui en eût accordé la permission, Pierre avait ouvert les deux battants du buffet et prenait dans le vieux meuble une assiette et un gobelet... Mais, avec une intonation de désappointement : – Il n’y a plus rien, la mère ! dit-il. – Pour lors, faudra donc dépenser de l’argent !... Ah ! qué misère !... Et, regardant Louise : – Heureusement que tu m’rapporteras ça au centuple, ma p’tite, et dès demain, se dit-elle. Au moment d’envoyer le rémouleur se procurer quelques aliments la Frochard se ravisa. – J’y vas moi-même ! fit-elle. Et, glissant, comme chaque soir, sa bouteille à eau-de-vie sous son tablier en loques, elle sortit, en prenant la précaution de fermer à double tour la porte de la rue.

6

VI Louise avait entendu la mendiante s’éloigner. Elle exhala un soupir de soulagement. Puis, tournant la tête du côté où, instinctivement, elle avait deviné que se trouvait le rémouleur : – Monsieur Pierre, prononça-t-elle faiblement, puisque nous sommes seuls, pourquoi ne me parlez-vous pas ? Est-ce que vous ne voulez plus me protéger ? Pierre s’était rapproché de l’aveugle. Il avait peine à contenir son émotion, son cœur se dilatait... Il n’était pas confondu dans le mépris qu’inspiraient sa mère et son frère !... De sa voix qui tremblait un peu, il dit : – Vous souffrez, mademoiselle, il ne faut pas continuer de parler avant... d’avoir pris quelque chose... Puis, n’y tenant plus : – Voyons, mam’zelle, avec la faiblesse d’estomac que vous avez, ça serait pas prudent de manger... n’importe quoi que la mère va rapporter... J’ai songé à cela et... La main plongée dans la poche intérieure de sa veste, il tenait un objet qu’il n’osait présenter à Louise... – Tenez, mam’zelle, fit-il timidement. Prenez et buvez : c’est du lait. Buvez vite... avant qu’on ne revienne !... Le pauvre rémouleur approcha le flacon, Louise le prit. Et son visage, tourné vers le brave garçon, exprimait une reconnaissance qu’aucune parole n’aurait pu rendre. – Vous avez bien fait, mam’zelle, dit Pierre, de consentir à... ce qu’on exigeait de vous. – Mendier ? s’exclama Louise, dont le visage pâlit subitement. Oui ! j’ai consenti ! Je mendierai... Mais ce n’est pas la souffrance qui m’a vaincue. J’ai accepté ce honteux compromis parce que le ciel a fait luire dans mon esprit un rayon d’espérance. Je me suis dit que, parcourant la ville en redisant une chanson que ma sœur m’a entendue répéter cent fois, elle la reconnaîtrait peut-être, en même temps qu’elle reconnaîtrait aussi ma voix. Et voilà pourquoi, monsieur Pierre, j’irai partout où l’on voudra me conduire. Le rémouleur était remué jusqu’aux entrailles. Et pour donner à la malheureuse un espoir qu’il ne partageait pas lui-même : – Ayez courage, dit-il, vous r’trouverez votre sœur.. Nous la r’trouverons, mam’zelle. La Frochard ouvrait, en ce moment, la porte de la masure. – V’là le souper, cria-t-elle. Et, s’adressant à son fils : – Qué que t’as donc fait, l’avorton ? dit-elle d’un air goguenard. Comment, paresseux, t’as pas encore mis la nappe et placé la vaisselle avec nos argenteries sur la table ? Et, toi la duchesse, vous n’êtes donc plus pressée de vous mettre quelque chose sous la dent ? – Je n’ai plus faim ! murmura l’aveugle dans un soupir. – Plus faim ? En s’exclamant ainsi, la Frochard roulait des yeux furibonds, et ses regards irrités se portaient sur le rémouleur, comme si elle l’eût soupçonné d’avoir donné à l’aveugle de la nourriture en cachette. La féroce créature avait saisi le bras de Louise et entraînait celle-ci vers la table où Pierre venait de placer une tranche de lard, du pain bis et du vin. – J’aime pas les économies, s’écria-t-elle, quand il s’agit de donner des jambes à celle qui en aura besoin demain... Elle avait cassé un morceau de pain qu’elle plaça brutalement dans la main de l’aveugle en glapissant : – C’est-y qu’on voudrait avoir encore de la feignantise ? N’en faut pas !... Car en ce cas... Elle n’acheva pas. Louise, faisant un effort pour surmonter sa répugnance, avait porté le morceau de pain à sa bouche. La pauvre enfant avait peine à faire passer cette bouchée trempée de larmes et qui ne pouvait descendre au milieu des sanglots. – Bon ! s’écria la Frochard, v’là un déluge qui se prépare... Eh bien ! si tu bois tes larmes, la p’tite, ajouta-t-elle en riant, ça sera autant de bon vin que t’emmagasineras de moins ! Pour moi, y m’faut autre chose... Elle avait empoigné par le goulot la bouteille d’eau-de-vie et empli d’alcool les deux tiers de son gobelet. Enfin, le lugubre repas s’acheva. Ayant « laissé glisser » la dernière gorgée, la Frochard commanda : – Allons, la duchesse, faudra regagner, là-haut, vos appartements. Puis se levant : – En route pour le boudoir ! Pierre aussi s’était levé. Accoudé à la rampe d’escalier, il suivit d’un œil triste Louise, sa pauvre aveugle, que la Frochard conduisait dans le grenier. Et, tandis que l’infortunée allait attendre avec impatience le lendemain, ce lendemain qui lui rendrait peut-être son Henriette bien-aimée, le pauvre rémouleur murmurait, à part lui : – Hélas !... pauvre fille, demain viendra trop tôt pour vous !