Adolphe d'Ennery, les deux orphelines

Cet ouvrage est le 267ème publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis. Les deux orphelines Adolphe D'Ennery Première Partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

1

I Vers la fin du règne de Louis XV, à l’époque où le successeur de Louis le Grand en était à se défendre, et à se mal défendre, d’autoriser le pacte de famine en se faisant lui-même accapareur de grains, une grande misère désolait la France. L’hiver vint l’augmenter encore, un hiver d’une violence rare dans nos climats, mais qui, malheureusement, devait se reproduire quelques années plus tard et amener les plus terribles désastres. L’inquiétude, disons mieux, une sorte de terreur régnait partout. Paris lui-même, ce Paris d’ordinaire si animé, si vivant, ce centre de l’activité, du travail et des plaisirs sous toutes les formes les plus brillantes, Paris avait pris un aspect lamentable. La nuit venue, toutes les lumières s’éteignaient, il se faisait un silence lugubre. Paris semblait une ville morte. Dans une vieille maison de la rue de la Mortellerie, qui était alors une des plus sombres et des plus anciennes rues du vieux Paris, au sixième étage, sous les toits, vivait un ménage d’ouvrier, bien heureux d’avoir trouvé à se loger pour trente écus par an ; les loyers étaient déjà si chers ! Certes, l’installation n’était pas somptueuse ; une toute petite mansarde, des murs blanchis à la chaux, un plafond que l’on touchait facilement de la main, pas de cheminée et, comme fenêtre, une espèce de lucarne si étroite que, pour respirer un peu d’air frais, ou profiter d’un rayon de soleil, il fallait, si l’on était deux, se prendre par la taille et se serrer l’un contre l’autre. Les deux jeunes époux qui habitaient cette mansarde ne voyaient aucun inconvénient à cela, pas plus qu’ils ne se plaignaient, en quittant la rue pour rentrer chez eux, d’avoir à parcourir, bras dessus, bras dessous, une allée basse, humide, et de grimper un sombre escalier tournant, à peine éclairé à chaque étage par un œil-de-bœuf qui donnait sur la cour, si l’on peut appeler ainsi une espèce de puits empoisonné par les eaux ménagères que l’on jetait du matin au soir. Le mobilier était, en tous points, digne du logement. Un lit en bois blanc, pas trop large, avec une paillasse et un matelas, sur lesquels on devait se trouver à l’aise en se serrant un peu ; deux chaises, une table, une sorte d’armoire basse qui servait de buffet, de lingerie, et sur laquelle on avait placé une grande cuvette avec son pot de faïence, une carafe, deux verres, deux chandeliers et une paire de mouchettes. Sur les murs, quatre ou cinq patères où l’on accrochait les vêtements, et enfin, près de la fenêtre, un fourneau avec une grande marmite pour faire la soupe. Voilà tout ce que nos jeunes époux, en réunissant leurs économies, avaient pu se donner pour entrer en ménage. Il ne leur en fallait pas davantage pour se trouver heureux. Ils avaient la jeunesse, l’amour du travail, et ils s’adoraient ! Le mari, Michel Gérard, était né à Évreux, et ses parents avaient fait de lui un bon et honnête ouvrier. Malheureusement, il comptait à peine vingt ans lorsqu’une épidémie violente, qui avait fait beaucoup de victimes dans le pays, lui enleva son père et sa mère. Il ne pouvait donc plus compter que sur lui-même et sur son travail. Le pauvre garçon passa deux ou trois années dans une tristesse profonde, économisant le plus possible, afin de se faire un petit magot qui lui permît de réaliser le rêve qu’il caressait depuis longtemps : voir Paris. Ses amis faisaient tout leur possible pour l’en dissuader. On lui représentait Paris comme un gouffre où la vie était hors de prix, où il y avait des milliers de malheureux condamnés à la misère, faute d’ouvrage. Mais Michel ne se laissait pas convaincre et, un matin, après avoir fait un paquet de ses hardes et de ses outils, il sauta gaiement sur l’impériale de la diligence, en disant adieu à ses camarades, qui l’avaient accompagné et qui lui criaient : « Bonne chance et au revoir ! » Deux jours après – car il fallait deux jours, dans ce temps-là pour faire trente lieues – Michel Gérard voyait enfin Paris. C’était la seule joie qu’il eût ressentie depuis longtemps. Dès le lendemain, il se présenta chez un maître ébéniste pour lequel son patron d’Évreux lui avait donné une lettre de recommandation, et qui l’admit aussitôt dans son atelier. Deux ans plus tard, Michel devint amoureux d’une charmante et honnête fille qui, comme lui, était sans parents et vivait de son travail. Le patron de la fabrique où il était employé eut beau lui représenter que c’était folie de se marier si jeune et qu’il ferait bien mieux d’attendre de s’être fait une position, Michel, cette fois encore, n’en fit qu’à sa tête. Il épousa Thérèse. Et ils s’aimaient si bien qu’avant la fin de la première année, en regardant la taille très arrondie de sa femme, Michel lui fit observer qu’un meuble nouveau et de haute nécessité allait bientôt devenir indispensable. – Ah ! tu t’en aperçois, répondit-elle, tu y as mis le temps ; moi, j’y avais pensé dès le premier jour à ton meuble et, je t’en avertis, je veux tout ce qu’il y a de mieux, un superbe berceau-lit, pour les deux premiers âges, en beau bois de fantaisie, monté sur des pieds en acajou ; tu connais ça, toi, monsieur l’ébéniste. – Pardine, j’en ai assez fait de ces beaux lits de petites duchesses ! Sois tranquille, notre enfant dormira dans un lit de prince. Et tous les dimanches, nos deux époux restaient bravement à la besogne. Michel travaillait au berceau, un véritable objet d’art, tandis que, de son côté, Thérèse achevait de préparer les rideaux de cotonnade, ourlait des langes, des brassières, confectionnait de petits bonnets, des petits bas de laine, enfin tout ce dont pourrait avoir besoin le grand personnage dont la prochaine arrivée les comblait de joie. – Pourvu que ce soit une fille ! disaient-ils tous deux en se regardant, le sourire aux lèvres. Les pressentiments de Michel et de Thérèse ne les avaient pas trompés : c’était bien une fille que le Ciel devait leur donner. Une fille blanche et rose qui fut baptisée sous le nom d’Henriette. Et, lorsque sa journée était achevée, Michel faisait, chaque soir, deux ou trois heures de travail en plus, sans se soucier de la fatigue. C’était pour sa fille qu’il travaillait. Tout marchait donc pour le mieux dans le jeune ménage. Mais, hélas, ce bonheur devait être de courte durée. Les grondements sourds et persistants d’une crise sociale à la veille d’éclater avaient eu pour première conséquence de jeter un trouble considérable dans les affaires financières et industrielles. La gêne augmentant de jour en jour, les patrons, après avoir diminué les salaires, se virent bientôt dans la nécessité de suspendre les travaux et de congédier leurs ouvriers. Puis l’hiver arrivait, les farines devenaient de plus en plus rares et, pour les familles nombreuses qui n’avaient pour moyen d’existence que le rude labeur de la semaine, c’était la misère et la faim. Notre jeune ménage en était là. Les faibles économies du mari s’en étaient allées peu à peu, en attendant que l’ouvrage revînt ; mais l’ouvrage ne revenait pas et l’on s’était vu forcé de diminuer de moitié les repas de chaque jour, si insuffisants déjà. – Tu ne peux cependant pas t’imposer de trop grandes privations, disait Michel à sa femme ; souviens-toi que tu es à la fois mère et nourrice... Songe à ce que deviendrait notre enfant si ton lait venait à lui manquer ! Ces mots furent pour Thérèse comme un coup de poignard. – Tais-toi ! s’écria-t-elle en portant la main à son cœur, tais-toi, au nom du ciel ; c’est bien assez de souffrir ce que je souffre depuis six semaines, sans que tu viennes raviver mes terreurs au sujet de ma fille. – Pardonne-moi, femme, pardonne-moi, dit Michel ; je ne sais plus ce que je dis !... Je suis à moitié fou, oui, fou de douleur et de colère, quand je pense qu’un homme jeune et fort comme je le suis se trouve condamné à rester les bras croisés comme un fainéant. – Oh ! ce n’est pas toi que l’on peut accuser de cela, Michel. Depuis que ton patron a été forcé de remercier tous ses ouvriers, tu t’es donné assez de mal pour trouver de l’ouvrage. Tout travail te paraissait bon : du bois à scier, des commissions à faire, de lourds fardeaux à porter... Et tu étais heureux quand tu rentrais à la maison avec quelques sous qui devaient rendre plus douce la vie de notre chère petite, qui dort là d’un sommeil paisible... Mais regarde-la donc. Thérèse, à ces mots, s’appuyait souriante sur l’épaule de son mari. En contemplant ce petit visage si calme et si rose, ils oubliaient tout : le froid, les privations, et de douces larmes coulaient de leurs yeux, des larmes de tendresse et presque de bonheur. À ce moment, des pas se firent entendre sur le palier et l’on frappa à la porte. Michel et sa femme n’étaient pas de bons bourgeois habitués à recevoir des visites. Ce fut donc avec une sorte d’inquiétude que Michel entendit les trois ou quatre coups secs qui venaient d’être frappés à la porte. Thérèse ne semblait pas non plus être très rassurée. – Qui diable peut venir nous relancer jusqu’ici ? lui dit Michel à voix basse. – Ça me fait peur ! répondit-elle... Va donc voir. Michel se dirigeait vers la porte ; tout à coup, on frappa de nouveau et, cette fois, plus violemment. Michel ouvrit et recula, effrayé, en voyant dans l’ombre du carré deux individus vêtus de noir : l’un grand, maigre et marchant le premier, l’autre, petit, gros, tenant un tas de paperasses à la main. – M. Michel Gérard, demanda le grand maigre d’un ton peu aimable et en pénétrant dans la chambre sans ôter son chapeau. – C’est moi, répondit Michel d’une voix tremblante ; et qui êtes-vous, messieurs ? – Maître Vermillon, notaire ! – Maître Lombard, huissier, ajouta le gros homme en s’avançant. À ce mot d’huissier, Michel et Thérèse se regardèrent avec épouvante, pendant que les deux hommes inspectaient la mansarde d’un air méprisant. – Tout ça ne vaut pas grand-chose, murmura l’huissier à l’oreille du notaire. – La femme est ce qu’il y a de mieux, répondit celui-ci en regardant Thérèse du coin de l’œil... Dites au mari ce qui nous amène. L’huissier prit dans sa serviette un papier qu’il déplia ; puis, se tournant vers Michel, il lui dit avec gravité : – Monsieur, vous devez deux termes au sieur Madelineau, votre propriétaire... – Deux termes, c’est vrai ! répondit Michel en baissant la tête. – Plus deux sommations et un jugement qui vous condamne à payer dans les vingt-quatre heures... – C’est vrai, mes bons messieurs ! Mais vu la rigueur de la saison et le manque d’ouvrage, notre propriétaire, qui est un bien brave homme, nous a promis de patienter. – C’est possible, continua l’huissier ; mais il y a de cela cinq semaines. Votre propriétaire, qui a la goutte, est parti à la recherche d’un climat plus doux, en chargeant Me Vermillon de toucher ses revenus. Vos voisins, à qui nous venons de rendre visite, se sont exécutés, faites comme eux, voici la quittance. Michel était foudroyé. Thérèse, tremblante, s’appuyait sur le dossier d’une chaise. – Dépêchons ! s’écria Me Vermillon. J’ai un rendez-vous. Payez-vous ?... oui ou non ?... – Non !... balbutia Michel en essuyant son front baigné de sueur. – À votre aise, sieur Michel ! Et vous, maître Lombard, remettez la quittance dans votre poche. Ces gens-là sont tous les mêmes ; ils ne cèdent jamais qu’à la violence. Le commissaire-priseur est-il en bas ? – Oui, monsieur le notaire, par précaution, je lui ai recommandé de nous attendre avec ses commis. – Faites-les monter ; qu’ils enlèvent toutes ces défroques et qu’elles soient immédiatement vendues à la porte. Lombard alla sur le carré donner un coup de sifflet. – Ah ! monsieur, qu’est-ce que vous venez de dire ? vendre nos meubles ? – À la criée, oui, mon brave ! Espérons pour vous qu’on en trouvera plus que vous ne devez. Thérèse intervint en s’adressant au notaire : – Mais, monsieur, et nous ? qu’est-ce que nous allons devenir ? où coucherons-nous ce soir ? – Ça ne me regarde pas. – Et l’enfant, monsieur, l’enfant que vous voyez là... Henriette, que le bruit venait de réveiller, se mit à crier, et Thérèse ne fit qu’un bond vers le berceau... Elle prit sa fille dans ses bras et, la présentant au notaire : – Quand vous nous aurez tous chassés de cette pauvre chambre, dit-elle, le froid et la faim la tueront. – Voici nos gens, dit l’huissier en montrant le commissaire-priseur et ses hommes qui venaient de paraître. – Eh bien ! ne perdons pas de temps, on gèle dans cette mansarde. Enlevez ! dit le notaire. – Enlevez, répéta l’huissier de sa voix la plus sonore. Un accès de rage furieuse s’empara de Michel en voyant les commis qui entraient dans la chambre. – Arrêtez !... cria-t-il en leur montrant le poing ; le premier qui me tombe sous la main... je l’étrangle ! – Tais-toi !... lui dit Thérèse, effrayée, en courant se placer devant lui avec sa petite dans ses bras. Tais-toi, dit-elle, et paie ! – Que je paie ! dit Michel abasourdi, que je paie ! et avec quoi ? – Ouvre ce bahut, dit Thérèse et prends l’argent qui s’y trouve. – L’argent ? quel argent ? répondit Michel. – Celui que j’ai économisé sou à sou depuis notre mariage sur la dépense de chaque jour. Il y a vingt écus. – Vingt écus !... – Ils sont là, sous les langes de notre Henriette... Hélas ! je les gardais précieusement en prévision du malheur dont tu me parlais tout à l’heure : « Si ton lait venait à manquer à notre enfant », disais-tu !... Allons, paie, le ciel décidera du reste ! – Combien vous dois-je, monsieur ? dit brusquement Michel. – Quatorze écus, quatre sous, six deniers, répondit Lombard sur le même ton. – Voilà votre affaire. Et les hommes de loi s’éloignèrent. Quelques jours après la scène que nous venons de raconter, il y avait près de vingt-quatre heures que Thérèse et Michel s’étaient partagé leur dernière croûte de pain. Un homme vigoureux pouvait encore attendre ; mais pour une femme, pour une mère nourrice, déjà si éprouvée par le chagrin et les privations, c’était impossible ! Et le froid sévissait plus âpre, plus violent que jamais. Et les ateliers ne devaient pas rouvrir de sitôt leurs portes aux ouvriers qui n’avaient que leur travail pour vivre. Les deux époux en étaient venus à regretter de s’être dépouillés du peu qu’ils possédaient. Il est vrai que, si leurs meubles avaient été saisis et vendus, ils auraient été, le soir même, jetés tous les trois dans la rue. « Peut-être hélas ! serons-nous prochainement réduits à cette extrémité ; mais tâchons, du moins, de l’éloigner le plus possible », se disait Michel en lui-même. « Quand on n’a plus rien à se mettre sur la table, ce n’est pas la peine d’en avoir une. » Là-dessus, il boutonna sa veste jusqu’au menton, et, tandis que sa femme était occupée à arranger la couverture d’Henriette, il sortit sur la pointe des pieds en emportant la table et sans dire un mot de l’idée qui lui était venue. Mais Thérèse avait tout vu, tout compris, et, dès que Michel eut disparu, elle s’agenouilla devant une petite croix en ébène, accrochée au-dessus du berceau, et fit sa prière habituelle. Arrivée à ces paroles : « Donnez-nous notre pain de chaque jour », sa voix devint tremblante, et ce fut en pleurant qu’elle acheva son oraison. Le faible soulagement que devait procurer la vente de la table ne fut pas de longue durée. Il fallut se résigner à recourir à de nombreux expédients. En sorte que bientôt il ne resta plus dans la mansarde que le berceau d’Henriette et la paillasse sur laquelle le père et la mère avaient déjà passé plusieurs nuits. Thérèse, épuisée par tant de douleurs physiques et morales, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle se sentait minée par une fièvre lente et surtout par l’affreux pressentiment du malheur prochain, inévitable, dont elle était menacée, et qui pouvait être en peu d’heures la perte et la mort de son enfant. Michel devinait tout ce qu’il y avait d’angoisse et de torture dans l’âme de sa femme ; mais, ainsi qu’elle, il n’osait pas en parler. Leurs cœurs se comprenaient, leurs lèvres demeuraient muettes ! Ce fut Thérèse qui, la première, se décida à rompre ce pénible silence. – Vois-tu, dit-elle en montrant Henriette à son père, vois-tu comme elle change ! – Oh ! oui, je le vois, hélas, soupira Michel. – Elle n’a plus ses couleurs roses, ses belles joues fraîches !... Elle maigrit à vue d’œil ! – Depuis deux jours surtout, c’est effrayant ! – Elle souffre ! Elle a faim... comme nous. – Je vois bien que mon lait n’est plus ce qu’il était. Et puis, je n’en ai plus autant qu’autrefois ! Si ça continue, notre chère enfant finira par nous être enlevée. Comprends-tu ça, toi ? – Je ne le comprends que trop... hélas ! soupira-t-il. – Alors, répliqua Thérèse, se laissant aller à un accès de colère dont elle ne se rendait pas compte, trouve donc quelque chose à faire, au lieu de rester là à pleurer toute la journée ! Cherche, invente n’importe quoi pour nous tirer de cette affreuse misère, pour que ton enfant vive ! C’est ton affaire à toi, le mari, le père ! – Tu as raison, femme ; seulement, ce n’est pas ma faute, si nous avons tant à souffrir. Moi, je donnerais ma vie pour vous deux, tu le sais bien, Thérèse ! – C’est vrai, dit-elle en lui prenant la main, j’ai eu tort de parler comme je viens de le faire ; oublie ce que je t’ai dit dans... mon emportement... J’ai la fièvre... vois-tu, Michel, et je me sens si faible ! Gérard la prit dans ses bras. – Laisse-moi, dit-elle en se dégageant, la voilà qui s’éveille ; il ne faut pas attendre qu’elle pleure ! Elle se pencha sur le berceau pour prendre l’enfant et lui donner le sein ; mais, au bout de quelques secondes, la pauvre petite fille renversa la tête en criant. Thérèse porta la main à sa gorge, qu’elle pressa rudement, sans se soucier du mal qu’elle pouvait se faire. Michel la regardait, anxieux, sans oser l’interroger. – Rien ! plus rien ! dit-elle d’une voix sourde. Plus de lait, pas une goutte ! Prends ta fille, je n’ai plus la force de la tenir... Mais prends-la donc, te dis-je... Et que Dieu me fasse au moins la grâce de mourir avant elle ! La malheureuse se laissa tomber sur la paillasse. Elle avait perdu connaissance. Et Michel restait immobile, les yeux hagards, avec son enfant sur les bras, tandis que sa femme évanouie gisait devant lui sur le grabat. Mais le sentiment du devoir tira bien vite Michel de la stupeur dans laquelle il était plongé. – Non ! je ne te laisserai pas mourir ! s’écria-t-il en replaçant sa fille sur son lit. Mais songeons à la mère d’abord. Si j’avais seulement un peu de vinaigre. Ah ! je me souviens... la petite bouteille !... la voilà. Il se hâta de verser quelques gouttes sur son mouchoir ; puis, se jetant à genoux à côté de Thérèse, il se mit à lui frotter le front, les joues et les lèvres. Thérèse fit un mouvement. – Thérèse, ma chérie, reviens à toi ! murmurait-il. – La petite, où est la petite ?... dit la mère en rouvrant les yeux. – Dans son lit, ne t’inquiète pas, elle dort. – Je voudrais bien dormir aussi !... Je tombe de sommeil... Ça me ferait peut-être du bien... – Dors, ma Thérèse, dors, je suis là... je veillerai sur vous deux !... Dès qu’il fut certain qu’elle sommeillait, il se releva brusquement. La douleur qu’il s’était efforcé de refouler pour ne pas en donner le spectacle à sa malheureuse femme, éclata avec violence. À la vue du petit être qui souffrait, et que la faim faisait crier lamentablement, il lui vint une de ces idées que seul le désespoir peut faire naître dans les cerveaux affolés. – Non, murmura-t-il au milieu de ses sanglots, non, tu ne mourras pas !... Ses regards voilés de larmes allaient alternativement du visage pâli de Thérèse à celui de l’enfant qui s’agitait fiévreusement dans son berceau... Il y avait, chez cet homme troublé, un combat terrible où son amour paternel était mis à une douloureuse épreuve. Que fallait-il faire ? Où était son devoir ? Tout à coup, il s’élança vers le berceau, comme s’il était poussé par une force irrésistible. Et là, penché sur l’enfant qui vagissait, il essaya de la calmer, en lui prodiguant des caresses, en la couvrant de baisers... Et le malheureux sentait bien que l’attendrissement le gagnait, que, s’il hésitait encore, il ne pourrait plus accomplir le sacrifice qu’il imposait à son cœur. Chaque seconde qui s’écoulait le laissait plus irrésolu. – Mon Dieu ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel, si cette idée m’est venue, n’est-ce pas vous qui me l’avez inspirée ! Puis, s’animant à la pensée que l’enfant ne souffrirait plus, que Thérèse serait sauvée, Michel se leva pour aller vers le fourneau, qui, maintenant qu’on n’y faisait plus de feu, servait de table et sur lequel traînaient quelques chiffons. Au moment de quitter cette mansarde, où la malheureuse mère devait, à son réveil, éprouver la plus horrible douleur, Gérard voulut du moins laisser à Thérèse quelques lignes qui lui expliquaient par quel acte désespéré il allait tenter de sauver leur enfant de la faim et de la mort ! Agenouillé devant le fourneau, et ses larmes tombant sur le feuillet de papier qu’il avait trouvé parmi les chiffons, il écrivit rapidement... Puis, le dernier mot tracé, Michel se leva et, saisissant sa fille dans ses bras : – Viens, pauvre enfant, dit-il, puisqu’il n’y a plus ici un morceau de pain pour ta mère épuisée par la souffrance et la faim, plus une goutte de lait pour toi, cher ange... il ne sera pas dit que je n’aurai pas tout essayé... tout !... pour t’arracher à la mort !... Et, si Dieu permet qu’il en soit ainsi... lorsque tu auras l’âge où l’on comprend, tu ne maudiras pas le pauvre père qui t’aura abandonnée à la charité publique !... Lorsqu’il parlait de cette sorte, les sanglots étouffaient sa voix. Il déposa un dernier baiser sur le visage glacé d’Henriette et, fou de douleur, il sortit, détournant les regards pour ne pas voir cette mère qu’il allait séparer à tout jamais de son enfant... Une fois dans la rue, il s’arrêta, effrayé par la neige et le verglas qui couvraient le pavé. S’il allait glisser, faire une chute avec le cher fardeau sur les bras. Bravement, il ôta ses souliers et se mit à marcher à pieds nus. Il avançait à grands pas, car la nuit n’allait pas tarder à venir et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour l’office du soir. Après avoir traversé le pont qui conduit à la Cité, il s’engagea dans une ruelle sombre qui abrégeait le chemin et dans laquelle il était à peu près sûr de ne rencontrer personne. Il lui semblait qu’il allait commettre un crime et il avait peur d’être vu. Au tournant de la ruelle, Michel arriva devant l’église dont les marches étaient envahies par la neige, qu’une bise glaciale poussait jusque sous le porche. Et c’était là qu’il allait déposer sa fille ! Le courage commençait à lui manquer et ses yeux s’emplissaient de larmes au moment d’accomplir ce cruel sacrifice. Enfin, il fit un effort sur lui-même et se dirigea en chancelant vers l’une des portes basses. Comme il se baissait pour déposer sa pauvre petite Henriette, un cri plaintif se fit entendre à quelques pas de lui. ........................................................ Le sommeil des malheureux est rarement de longue durée ; mais il a cela de bon qu’en leur rendant un peu de calme il leur rend aussi un peu de force. C’est ce qui était arrivé pour Thérèse. En rouvrant les yeux, elle se sentit un peu moins faible ; la nuit était si noire qu’elle ne distinguait rien autour d’elle et, loin de s’en effrayer, l’obscurité, le silence qui régnaient dans la chambre lui semblaient de bon augure. Les êtres qu’elle adorait reposaient là, et puis, le rêve qu’elle avait fait pourrait bien se réaliser. Elle avait entendu dire que, souvent, un peu de repos suffisait pour rendre à une mère le lait dont elle s’était vue privée par une émotion trop vive. Et elle avait rêvé que le sien lui était revenu. Quel bonheur, si cela était vrai ! Il lui était bien facile de s’en assurer, et pourtant elle hésitait : une déception serait si cruelle ! Mais cet état d’incertitude lui devenait insupportable, elle porta la main à sa poitrine et la retira presque aussitôt en poussant une exclamation de joie. – Michel, éveille-toi !... Apporte notre fille... Notre Henriette est sauvée ! sauvée !... Elle s’était levée et elle fit un pas dans la direction du berceau en disant : – Mais réponds-moi donc, Michel... Es-tu si profondément endormi ?... Rien !... Pas un mot, pas un souffle ! Thérèse sentit un frisson lui glisser jusqu’au cœur. Pendant une seconde, elle crut à une véritable catastrophe. Ce silence n’était-il pas la preuve qu’Henriette était morte et que, devant le cadavre de l’enfant, l’infortuné père s’était livré à quelque acte de désespoir ! Mais cette idée s’évanouit aussitôt. – Il est sorti, murmura Thérèse. Il aura voulu, le pauvre cher homme, tenter un dernier effort pour nous sauver ! Mais, alors, pourquoi l’enfant ne bouge-t-il pas ?... Les enfants ne dorment pas lorsqu’ils ont faim ! Tourmentée par cette idée, Thérèse, marchant dans l’obscurité, arriva tout près du berceau, qu’elle tâta avec précaution pour ne pas réveiller le petit être qu’elle croyait endormi. Mais soudain elle poussa un cri terrible. Le berceau était vide ! – Non, je me serai trompée, dit-elle ; et, surmontant son trouble, Thérèse s’est dirigée vers le fourneau. En tâtonnant, elle a fini par trouver le briquet, et ce ne fut pas sans peine qu’elle parvint à allumer un bout de chandelle planté dans le goulot d’une bouteille fêlée. Elle retourna au berceau. Cette fois, il n’y avait plus à en douter : le berceau était réellement vide ! Michel avait emporté sa fille ! Alors Thérèse éprouva une réaction réconfortante. – Pauvre ami, fit-elle, il aura abjuré tout sentiment d’amour-propre ; il sera allé supplier, implorer les passants ! En voyant la petite, peut-être auront-ils eu pitié d’elle ! Tendre la main ! lui si fier... Pauvre Michel ! Puis, l’impatience s’emparant d’elle, la malheureuse femme entrouvrit sa porte et, s’avançant jusqu’à l’escalier, elle écouta longuement... Rien !... Aucun bruit de pas qui fit craquer le bois vermoulu des marches. Michel ne revenait pas ! Chaque minute qui s’écoule augmente son impatience, qui fait bientôt place à l’angoisse... Elle s’agite et marche fiévreusement d’un bout à l’autre de la chambre. Tout à coup, la malheureuse aperçoit, à la lueur de la chandelle fumeuse, le bout de papier que Michel a placé sur le fourneau. Ce papier fixe son attention. Elle le saisit. C’est l’écriture de Michel... En parcourant les premières lignes, Thérèse a poussé un cri sourd et son cœur s’est serré comme si elle allait mourir. Dans cette lettre, le père désespéré lui annonce en ces termes la foudroyante nouvelle : « Pauvre amie !... Lorsqu’en te réveillant tu trouveras le berceau vide, je t’en supplie, Thérèse, pardonne-moi de t’avoir séparée de ta fille bien-aimée. » Je ne veux pas voir mourir, à la fois, ma femme et mon enfant. Je vais confier la pauvre petite créature à la charité publique. Je la déposerai à la porte de l’église et, lorsque je l’aurai vu recueillir par quelque âme charitable, je reviendrai auprès de toi, ma Thérèse, et, si Dieu reste toujours sans pitié pour notre souffrance, nous mourrons ensemble, en pensant que, du moins, notre fille est sauvée. » C’était comme un coup de foudre qui venait de frapper Thérèse. Folle de douleur et de désespoir, elle poussait des cris sourds, appelant : – Henriette !... Henriette !... ma fille !... Et comme si Michel eût pu l’entendre : – Rends-moi ma fille, malheureux ! s’écria-t-elle. Elle se cramponnait au mur pour ne pas tomber !... Ses jambes refusaient de la soutenir. Puis la colère survint violente, terrible !... Sans se rendre compte du désespoir qui avait poussé l’infortuné Michel à abandonner l’enfant qu’il chérissait, elle ne voyait qu’une chose, c’est qu’on lui avait enlevé sa fille et qu’elle ne la reverrait plus... plus jamais... Et, dans sa rage impuissante, elle murmurait, entre ses dents, serrées par la colère : – Michel ! C’est lâche !... Malheureux ! Malheureux ! Les yeux hagards, elle s’élança vers la porte en criant : – Michel !... Rends-moi mon Henriette !... Rends-moi mon enfant !... Elle se tordait les bras et, chancelante, elle s’affaissait contre le mur, en répétant, au milieu des sanglots : – Henriette !... Henriette !... Soudain, la voix expira sur ses lèvres... Michel venait d’apparaître au bout de l’escalier... Oui, c’est lui, bien lui. Il était là, devant elle, tenant deux enfants dans ses bras ! ! !...

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II – Femme ! s’écria Gérard, nous n’avions qu’une fille, et il faut croire que ce n’était pas assez pour que le Ciel eût pitié de nous !... Mais nous voilà, maintenant, bien plus dignes de sa compassion : nous avons... deux enfants au lieu d’un !... – Que dis-tu ? Michel, s’exclama Thérèse, folle de joie d’avoir retrouvé sa fille. La pauvre femme avait enlevé Henriette des mains de son père. Et, se souvenant qu’elle avait eu l’espoir, après un sommeil réparateur, de voir revenir son lait, elle présenta le sein à la petite affamée... – Te voilà deux fois mère, répondit Michel, car nous ne pouvons pas abandonner cette petite inconnue que Dieu a placée sur mon chemin, au moment même où... – Tu allais abandonner ta propre fille ! interrompit Thérèse. – Et sans doute pour m’empêcher d’accomplir... – Un crime, Michel ! – Oh ! ne me condamne pas, femme ; ne m’accable pas !... J’étais fou !... J’avais perdu tout espoir... Et je m’étais dit que, s’il n’y avait qu’une chance entre mille de sauver notre enfant, je ne devais pas hésiter... Et s’animant : – Oui !... Je voulais abandonner notre cher ange sur le parvis de Notre-Dame... Mais comme je me baissais cherchant la place sous la neige où je déposerais mon enfant, j’entendis des vagissements qui semblaient venir d’un point noir que je voyais à deux pas de moi... Je m’approchai. Une petite créature était là, depuis quelque temps sans doute, car je vis son petit visage bleui par le froid... – Un enfant ! m’écriai-je, un enfant abandonné comme va l’être le mien ! Il est déjà tout glacé. Il va mourir ici, et le même sort serait réservé à ma pauvre fille ! » En ce moment, continua Gérard, un bruit frappa mon oreille. J’écoutai. On fermait la porte de l’église. Je m’étais donc trompé ! Le bruit des cloches que j’avais entendu, c’était la fin de l’office et non le commencement ! Et pas une figure humaine sur la place ! Tous ceux qui avaient prié dans la maison du Seigneur étaient partis ! Je sentis alors que ma tête se perdait ! J’implorai Dieu ! Je le suppliai d’envoyer quelqu’un qui pût recueillir ces deux petits êtres unis dans le même sort ; car je savais, hélas ! que s’ils passaient la nuit sur ces marches, dans cette neige, c’était la mort pour tous deux ! » Thérèse poussa un gémissement et serra sa fille contre sa poitrine. Michel, ému au souvenir de son désespoir, poursuivit : – Non !... pensai-je, je n’abandonnerai pas là mon enfant ; je ne les abandonnerai ni l’un ni l’autre. – Ah ! c’est bien, mon homme, ce que tu as fait là ! s’écria Thérèse. – Je repris le chemin de notre mansarde... Et moi, qui étais venu là, en portant ma petite Henriette comme un fardeau trop lourd... je m’en revins d’un pas ferme avec ces deux enfants dans les bras !... Thérèse avait écouté, les larmes aux yeux. Se levant dans un élan, elle alla présenter son front aux baisers de son mari. – C’est Dieu qui t’a inspiré cette bonne action, mon ami, dit-elle d’une voix calme et forte... Et c’est lui qui, déjà, t’en récompense... Regarde ! Elle lui montrait Henriette qui venait de prendre avidement le sein que sa mère lui donnait. – Mais c’est un miracle ! disait Michel. – L’autre en aura sa part, répondit la mère. – La pauvre petite n’a fait qu’un cri tout le long du chemin. – Mets-la sur mes genoux et, vite, enlève les épingles. Michel se hâta d’obéir, et, dès qu’il eut détaché les langes, il s’en échappa quelque chose qui roula sur le carreau de la chambre. – Qu’est-ce donc qui tombe là ? demanda Thérèse. – C’est un rouleau... deux rouleaux, s’écria Michel qui s’était penché pour regarder, des rouleaux d’or. – De l’or ! dans les langes d’un enfant qu’on abandonne ! Ce n’est pas possible, tu te trompes. – Regarde toi-même, répondit Michel, qui avait ramassé les rouleaux et qui était en train de les ouvrir. Des louis, des vrais louis d’or ! – Et ce papier, qu’est-ce que c’est que ce papier que tu tiens à la main ? – C’était par terre avec les rouleaux. – Il y a écrit dessus : « À la personne charitable qui m’aura recueillie. » – Eh bien !... c’est toi la personne charitable. – Il n’y a pas autre chose ? – Si fait... seulement on dirait qu’on a pleuré dessus... il y a : « Je m’appelle Louise, aimez-moi. » – Si nous l’aimerons, Michel, le cher petit ange qui nous apporte la fin de nos souffrances ! Car nous voilà riches... Il y a là au moins... – Il y a cent louis !... s’écria Michel, qui venait d’en faire le compte, deux mille quatre cents livres que nous apporte ce cher petit ange ! – Elle sera notre seconde fille, la sœur d’Henriette. – Maintenant, femme, je vais courir aux provisions. – Oui, va, répondit Thérèse, en souriant. Cours et fais bien les choses. – Fie-toi à moi... Et demain... Thérèse l’interrompit : – Demain, mon bon Michel, nous quitterons Paris, où règnent la misère, la désolation. – Oui, nous irons dans ma ville natale, nous partirons pour Évreux... tous les quatre ! Tandis que Michel Gérard descendait, tout joyeux, l’escalier, pour aller acheter de quoi restaurer sa femme et les deux enfants, Thérèse avait mis côte à côte les petites filles dans le berceau. – Il y a place pour deux, mes mignonnes, murmura-t-elle en souriant... Et vous aurez ainsi bien plus chaud. Puis, contemplant leur petit visage d’un même regard maternel : – Je serai votre mère à toutes les deux, dit-elle. Et la pauvre femme se pencha sur le berceau, pour embrasser, chacune son tour, les deux enfants. Mais aussitôt ses yeux se remplirent de larmes. Elle se disait, en regardant Louise, que, sans doute, ce petit être avait été enlevé à sa mère... qu’en ce moment, peut-être, la malheureuse, affolée, courait les rues à la recherche de l’abandonnée... comme elle eût fait elle-même si Michel ne lui eût pas ramené son Henriette ! En rentrant, Gérard la trouva ainsi penchée sur le berceau. Il revenait, joyeux, Michel Gérard, et il étalait déjà les provisions achetées. Mais il s’arrêta bientôt devant le regard attristé de Thérèse. – Qu’as-tu donc ? femme, demanda-t-il avec anxiété. Est-ce que nos cruelles épreuves ne sont pas finies ? – Hélas, soupira Thérèse, je pensais à la mère de cette petite... Je me disais qu’il y a sans doute, dans l’abandon de cette mignonne, quelque drame terrible !... C’est que, vois-tu, Michel, on n’abandonne d’ordinaire son enfant que lorsque la misère vous y a poussé, et... – Et quand c’est pour la sauver de la mort, d’une mort certaine ! ajouta Gérard en baissant la voix. – Mais, reprit Thérèse, lorsque l’on met des rouleaux d’or dans les langes de l’abandonné, c’est que l’on est riche. Aussi, je te le répète, il y a là quelque terrible mystère. – Nous chercherons à le découvrir... plus tard, conclut Gérard. Mais, pour le moment, contentons-nous de remercier le ciel qui nous a sauvés !...

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III Le jour même où les habitants de la rue de la Mortellerie avaient à subir dans leur mansarde de si douloureuses épreuves, une fête allait être donnée dans un hôtel du quartier le plus aristocratique de Paris. Le marquis de Vaudrey était le type exagéré de ces anciens grands seigneurs dont la race a presque entièrement disparu. Pour lui, il n’y avait au monde qu’une seule chose réelle, enviable et respectable : la noblesse du nom. Le nom des de Vaudrey !... C’était un diamant de la plus belle eau, et malheur à quiconque en altérait la pureté ! Le marquis approchait de la cinquantaine lorsqu’il perdit sa femme et, avec elle, l’espoir encore caressé d’avoir un fils qui hériterait en ligne directe de tous ses biens et domaines. Il se consolait en pensant que son neveu portait le même nom et qu’en le mariant à l’aînée de ses deux filles, la maison de Vaudrey ne s’éteindrait pas. Le cousin était riche, il possédait, dans la vallée de Chevreuse, un vieux castel entouré de chasses magnifiques, et il semblait fort épris de Mlle Mathilde, qui, de son côté, le regardait d’un assez bon œil, mais ceci importait peu ; chez les de Vaudrey, de temps immémorial, quand une fille avait atteint l’âge d’être mariée, c’était le père seul qui devait s’occuper de lui choisir un mari, et sa fille n’avait plus qu’à l’accepter. Ce fut dans ces conditions que Mlle Mathilde épousa son cousin ; sitôt le mariage conclu, elle suivit son mari à Chevreuse, où il passait la plus grande partie de l’année, et le marquis resta seul à Paris avec sa seconde fille, Diane de Vaudrey, qui n’avait encore que quatorze ans et qui était déjà une adorable personne. Encore deux ou trois années et le marquis n’aurait pas grand-peine à lui trouver un mari. Diane devenait, de jour en jour, plus jolie, plus séduisante ; elle était très bonne musicienne, elle dansait à ravir et montait à cheval comme une amazone. Aussi, que de succès ! que d’adorateurs ! Elle avait à peine dix-sept ans et, déjà, l’heureux père était accablé des plus flatteuses demandes. Il n’en repoussait aucune ; mais, sans en rien laisser voir, même à sa fille, il avait fait son choix. Le comte de Linières était un fort bel homme, d’une trentaine d’années, très distingué, très bien en cour, et Diane, sans lui avoir fait la moindre avance, sans même qu’elle s’en doutât, lui avait inspiré une véritable passion. Le marquis n’avait pas tardé à s’en apercevoir, et cette découverte le mettait au comble de la joie. M. de Linières avait devant lui le plus bel avenir ; au premier jour, il serait nommé ambassadeur, et, plus tard, qui sait s’il n’arriverait pas à être ministre ? L’hiver, qui touchait à sa fin, avait été des plus brillants ; les bals s’étaient succédés presque sans interruption, et Diane, qui était d’une nature délicate, avait peut-être abusé de ses forces. Enfin, pour cette raison ou pour une autre, elle perdait peu à peu ses jolies couleurs et ne se plaisait que dans la solitude. Elle passait des journées entières étendue sur sa causeuse et plongée dans une rêverie que l’on ne s’expliquait pas. Elle, qui s’était toujours montrée si vivante et si bonne, rien ne l’intéressait plus ; un vieux recueil de prières faisait maintenant sa seule lecture et aussi une petite gazette que son père laissait souvent traîner sur les meubles ; mais, avant de la prendre, elle avait bien soin de s’assurer que personne ne pouvait la voir. Un jour, quelques amis étaient venus prendre des nouvelles de sa santé, elle s’était décidée à passer au salon et on se mit à parler de toutes sortes de choses, de toilette, de musique et, enfin, d’un combat très sérieux que nos troupes avaient livré aux environs de Verdun ; la victoire nous était restée, mais elle avait coûté cher. Diane n’avait pas ouvert la bouche ; mais, dès que les visiteurs eurent pris congé et qu’elle se vit seule, elle se jeta sur la gazette qu’elle avait aperçue dans un coin et se mit à la parcourir anxieusement. Arrivée à ces mots : Liste des blessés et des morts, elle s’arrêta un instant, porta la main à son cœur, puis, faisant un effort sur elle-même, reporta les yeux sur la liste fatale ; tout à coup, elle poussa un cri et tomba à terre, sans connaissance. Quelques minutes après, le marquis entra ; c’était l’heure du dîner et il venait chercher sa fille. – Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il en la voyant à terre, évanouie. Diane !... mon enfant !... à moi !... du secours ! Il courait à la fenêtre, au timbre d’acier qui était sur la cheminée, puis il revenait vers sa fille et, pendant qu’on l’aidait à la secourir, il se demandait ce qui avait pu provoquer cet évanouissement. Heureusement, la pauvre Diane avait repris connaissance ; mais il fallut la transporter dans sa chambre et la mettre au lit ; elle était en proie aux agitations d’une fièvre brûlante. Le marquis se hâta de faire appeler le médecin et d’expédier un coursier à Chevreuse, avec un billet qu’il venait d’écrire à sa fille aînée. Ce fut un coup terrible pour cette bonne dame, déjà si éprouvée. Après un an de mariage, elle venait de donner naissance à un garçon lorsque son mari lui fut enlevé en quelques jours par une maladie aiguë. Le marquis lui offrit alors de revenir à Paris ; rien ne put l’y décider, même les supplications de sa sœur, qu’elle adorait. Mais, au reçu de la lettre de M. de Vaudrey, elle envoya immédiatement quérir des chevaux de poste et, malgré la distance et le mauvais temps, elle se mit en route, impatiente de revoir sa chère Diane et persuadée que personne ne pourrait la soigner mieux qu’elle. En effet, au bout de quelques jours et autant de nuits passées au chevet de la malade, elle eut la joie de constater que la fièvre avait presque entièrement disparu. Mais un terrible mystère lui fut alors révélé secrètement par le médecin : dans quelques mois, « mademoiselle » Diane de Vaudrey allait devenir mère !... Alors, et par suite d’une entente secrète, le docteur déclara qu’il fallait conduire la malade loin de Paris ; un changement d’air et un repos prolongé étaient nécessaires si l’on voulait obtenir une guérison complète. Mathilde, de son côté, proposa d’emmener sa sœur à Chevreuse, dans son vieux castel. Dès que Diane aurait retrouvé la santé, on la ramènerait à son père. – Partez donc, s’écria-t-il en embrassant ses deux filles. Et, le soir même, Mathilde, enchantée d’avoir enlevé sa sœur, s’empressait de l’installer dans une chambre du château à laquelle attenait un grand cabinet où l’on mettrait un lit, afin que la malade eût toujours auprès d’elle Marion, une grosse Bretonne qui l’avait vue naître, ne l’avait jamais quittée et qui éprouvait pour sa jeune maîtresse une profonde adoration. Une heure après, Diane, silencieuse et pâle, en proie aux plus douloureuses pensées, était étendue sur le lit qu’on avait préparé pour elle. Brisée de fatigue, elle balbutia quelques paroles de remerciement, tendit son front à ses deux gardes-malades et s’assoupit en pleurant. Alors, sans proférer une parole, la dame du château et l’humble servante se prirent la main ; elles regardaient leur chère Diane et, à leur tour, elles pleurèrent silencieusement... Près de quatre mois s’étaient écoulés depuis cette scène. Le départ de Diane avait très vivement impressionné le comte de Linières ; mais, bien qu’il se renfermât toujours dans un silence absolu, ses sentiments ne changeaient pas. Cependant, un matin, honteux de ses hésitations, il sonna son valet de chambre et donna l’ordre d’atteler. – À l’hôtel de Vaudrey, cria-t-il au cocher, en sautant dans sa voiture. Un quart d’heure après, il entrait, plein de courage, dans le vestibule. Ce fut dans cette première entrevue que le comte s’ouvrit de ses intentions. Le marquis était radieux.

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IV La réunion du soir fut des plus animées. La grande nouvelle s’était répandue dans toute la maison avec la rapidité d’un éclair, et Marion était accourue bien à temps, car, sans elle, Diane, à bout de force, n’aurait pu regagner sa chambre ; en y entrant, elle tomba anéantie sur un fauteuil. Marion, aussi tremblante qu’elle et aussi pâle, alla fermer la porte et pousser le verrou ; Diane, alors, se leva brusquement et vint s’asseoir devant un petit bureau placé près de la cheminée. – Donne-moi de la lumière, Marion, il faut que j’écrive. – À pareille heure !... et fatiguée comme vous l’êtes !... C’est-y à vot’ sœur que vous écrivez ? – Non, c’est à mon père. – À vot’ père !... et c’est pour y dire que nous n’voulons point de son épouseu ?... – C’est pour lui dire la vérité, Marion. – Oh ! misère !... Non... non... C’est pas Dieu possible... Tu n’feras point ça, ma chère Diane ! – Je le veux ! Et Diane se mit à écrire. Marion était hors d’elle. – La vérité !... qu’est-ce qu’il en adviendra avec un homme de fer comme le marquis !... Mais j’y sommes ben aussi pour quéque chose dans c’te vérité-là !... Et j’ons ben l’droit d’parler... Et j’disons, mé... qu’ça serait une folie... – Tais-toi, prends ton chapelet, prie Dieu pour qu’il m’inspire, et plus un mot ! Et la Marion, baissant la tête, s’était assise, avait pris à sa ceinture le chapelet dont elle faisait passer machinalement tous les grains dans ses doigts et, au mouvement de ses lèvres, on aurait pu croire qu’elle récitait une prière ; mais sa pensée et ses regards étaient ailleurs, elle suivait la plume qu’une main fiévreuse faisait courir sur le papier. Quand Diane eut achevé sa lettre, avant de la plier, elle la tendit à Marion en lui disant : – Tiens, lis. Marion lut à voix basse ce qui suit : « Mon père, il y a deux mois, une brave femme parcourait d’un pas rapide la route qui conduit de Chevreuse à Meudon, à travers les bois. La distance est grande et la nuit était venue, une nuit noire et orageuse. Après avoir quitté la route pour prendre un sentier qui gagnait la plaine, Marion, car c’était elle, s’arrêta devant une chaumière isolée. C’était là qu’habitait un de ses parents, un brave homme qui n’avait pour vivre, lui, sa femme et l’enfant qu’elle venait de lui donner, d’autres ressources que le terrain qu’il cultivait et dont il allait, chaque semaine, vendre les produits à Paris. Marion, épuisée de fatigue, frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt ; on était prévenu de son arrivée, on l’attendait et elle n’était pas seule ; elle portait dans ses bras un pauvre petit être qu’elle venait confier à des mains étrangères, car cet enfant, né de la veille, n’avait déjà plus de famille ; son père était mort l’épée à la main, au service du roi, et sa mère, dont il devait ignorer l’existence et le nom, et qui venait, en le quittant, de lui donner le seul baiser qu’il dut recevoir d’elle, sa mère s’appelait Diane de Vaudrey ! » Pardonnez-moi, mon père, l’affreuse douleur que vous allez ressentir et dont je suis la cause. Mais, rassurez-vous, l’honneur de votre nom restera sans tache. J’ai pu, dans l’égarement de la passion, commettre une grande faute ; mais puisque, hélas ! elle est maintenant irréparable, du moins personne au monde n’en apprendra le secret. Vous-même, vous n’auriez jamais rien connu de mes souffrances, ni de ma honte, sans la nouvelle et rude épreuve qu’à votre insu vous venez de m’imposer. Elle me fait un devoir de ne vous rien cacher. Répondez, maintenant, ô mon père ! Puis-je donner ma main à l’homme d’honneur qui m’offre la sienne ?... » – Ah ! s’écria Marion, que l’émotion et les larmes étouffaient, je savions ben que t’étais une honnête fille. Et elle prenait dans ses deux mains la tête de Diane, qu’elle couvrait de baisers. – Écoute, il me semble avoir entendu marcher. Qui donc peut venir ainsi au milieu de la nuit ? On frappe... – Ouvrez, dit le marquis d’une voix rude. – Mon père ! s’écria Diane toute tremblante. Le marquis, en rentrant chez lui, avait renvoyé son valet de chambre. Il voulait être seul ; il se sentait agité, nerveux, cherchant à expliquer la douloureuse expression du visage de sa fille à l’annonce de son prochain mariage avec le comte. Tout en se parlant à lui-même, il s’était approché de la fenêtre pour fermer les rideaux, et il fut très surpris en voyant qu’une lumière brillait encore dans la chambre de Diane. De la lumière... à deux heures du matin !... Et Diane n’était pas seule... on voyait l’ombre d’une autre femme. Une minute après, il se présentait chez sa fille. – D’où vient, dit-il en entrant, que vous ne soyez pas couchée à deux heures du matin ? Diane, qui avait eu le courage de lui écrire, n’avait pas la force de lui répondre... Une terreur profonde cadenassait ses lèvres ; elle demeurait interdite. – Voyons, lui dit le marquis, en cherchant à adoucir sa voix, dites-moi ce que vous éprouvez, ma chère enfant ? Dites-moi d’où vient que vous avez accueilli d’une si étrange façon la surprise que je vous avais ménagée ? Au moment où il achevait de prononcer ces paroles, les yeux du marquis s’étaient portés sur le petit bureau sur lequel se trouvaient encore le papier et les plumes. – Ah ! dit-il en les montrant du doigt, vous écriviez... Et à qui donc, je vous prie ? – À vous, mon père ! – À moi ?... Et qu’aviez-vous à me dire... par correspondance ? – Cette lettre vous l’apprendra. – Ah ! bon Dieu !... elle la lui donne !... murmura tout bas Marion épouvantée, en se signant. Le marquis, étonné, regardait la lettre sans la déplier. – Ah ! je commence à comprendre, fit-il. Et sa voix redevenait dure, son regard menaçant. – Oui, reprit-il, cette lettre doit renfermer quelque confidence que vous n’osiez pas me faire de vive voix. Le secret de votre conduite est là, sans doute ? Il avait ouvert la lettre... – Oh ! pas devant moi, s’écria Diane suppliante et les mains jointes, pas devant moi... Souffrez que je me retire... je reviendrai dès que vous m’appellerez. – C’est inutile... restez... Je ne lirai pas cette lettre. Je la déchire et je la brûle ! Je ne veux rien savoir de ce que vous aviez à me dire, vous l’entendez, rien !... Mais, retenez bien mes paroles, votre mariage aura lieu, parce que telle est ma volonté... Et, s’il y a de votre part le moindre obstacle, quel qu’il soit, je le briserai ! Après avoir prononcé ces paroles d’une voix irritée, le marquis sortit de la chambre. Diane, consternée, s’était affaissée sur une chaise : – C’est tout de même heureux qu’il ait brûlé c’te lettre sans la lire !... dit Marion. – Ma pauvre petite fille ! murmurait Diane, pauvre cher ange ! quel sort nous est réservé à toutes deux ! – Si vot’ père savait seulement qu’elle existe... il s’rait capable de la tuer. À ces mots, Diane se releva, fière et forte. – Eh bien !... il ne le saura jamais ! dit-elle... ni lui ni personne ! Puisque mon père l’ordonne, je serai comtesse de Linières, et ma fille vivra loin de tout danger... Il le faut !... Et tu m’y aideras, Marion ! – À la bonne heure ! répondit la Bretonne, v’là qui s’appelle bien parler ! – Et si, plus tard, continua Diane, Dieu permet qu’une fois encore je puisse la revoir et l’embrasser, je n’aurai plus rien à désirer sur la terre ! Je mourrai heureuse et la conscience tranquille !

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V M. de Linières avait retardé son départ, heureux de penser que son voyage politique allait être transformé en un délicieux voyage de noces. Le marquis avait hâté les préparatifs, et multiplié les invitations. Enfin, au bout de huit jours, tout était prêt ; le contrat avait été signé la veille et le mariage religieux allait être célébré à trois heures, dans la chapelle. Pendant la semaine qui venait de s’écouler, Diane avait montré à son père la soumission la plus complète. Elle courbait la tête devant une volonté inflexible, elle se sacrifiait complètement ; mais elle sauvait sa fille de tous les dangers dont elle la sentait menacée, et cela seul suffisait pour lui donner du calme et de la force. On aurait pu la croire heureuse. Hélas ! la pauvre enfant !... À toutes les douleurs secrètes dont son cœur était déchiré, une souffrance nouvelle devait s’ajouter encore : elle allait tromper un honnête homme. La pendule venait de sonner deux heures. Marion et les filles de service achevaient de préparer la toilette de la mariée et d’activer le feu, car la journée était sombre et la neige couvrait les arbres du jardin. Diane avait abandonné sa tête à la coiffeuse, une autre servante lui mettait des souliers de satin blanc, elle se demandait si vraiment c’était pour elle que l’on faisait tous ces riches apprêts. Julie, sa femme de chambre, vint lui en donner la preuve. – Mademoiselle, voilà le bouquet de la mariée. On vient de l’apporter de la part de M. le comte de Linières. Diane, rendue à la réalité, prit le bouquet et le posa à côté d’elle, sans même le regarder. – Quand Mademoiselle voudra passer sa robe, nous attendons ses ordres. – C’est bien, fit Diane, dans un instant. Allez, mesdemoiselles, je vous sonnerai. Les servantes s’éloignèrent, assez surprises du peu d’empressement de leur maîtresse. Marion seule était restée ; elle comprenait qu’on avait quelque chose à lui dire en particulier. Diane, en effet, s’empressa d’ouvrir un des tiroirs du petit bureau ; elle y prit deux rouleaux d’or et, revenant vers Marion : – Tiens, lui dit-elle, voilà toutes mes économies. – Mais... j’en ons pas besoin d’vos économies, répondit la Bretonne, un peu froissée. – Ce n’est pas pour toi... c’est... pour elle ! Ce soir, j’aurai quitté cette maison, je ne m’appartiendrai plus. S’il arrivait que la pauvre abandonnée eût besoin de quelque chose, au moins tu serais là pour le lui donner. Prends, et je partirai moins malheureuse. – Donnez donc ! fit Marion en acceptant les rouleaux d’or, qu’elle fit aussitôt disparaître dans une des poches de son tablier. Quelques instants après, la toilette de la mariée était achevée. Le marquis ouvrit brusquement la porte. – Êtes-vous prête ? dit-il. – Je suis à vos ordres, mon père. – Prenez mon bras, on vous attend. Sans rien ajouter, Mlle de Vaudrey sortit avec le marquis, et Marion vint s’appuyer contre la porte, envoyant un dernier adieu à sa Diane bien-aimée. La Marion comprenait combien était grand le sacrifice que s’imposait sa maîtresse. N’avait-elle pas été, avec la sœur de Diane, la confidente de la naissance de la petite Louise ? Ne s’était-elle pas, ainsi que Mlle de Vaudrey l’écrivait à son père, chargée d’emmener l’enfant chez son cousin à elle, le jardinier de Meudon ? Cet honnête homme était lui-même père d’une petite fille ; sa brave femme, la cousine Jeanne, avait promis à Marion de prendre bien soin de l’enfant. La petite somme qu’on donnerait pour la pension de Louise serait certainement bienvenue dans le pauvre ménage du jardinier. Aussi, depuis le jour où elle avait accepté de soigner l’enfant qu’on lui confiait, la cousine Jeanne n’avait jamais failli à sa promesse. Une fois par mois, le jardinier faisait le voyage de Paris, pour apporter à Marion des nouvelles de la petite, et cela à jour fixe. Il était convenu avec Marion d’un signal : un coup de sifflet modulé d’une façon spéciale. Ce signal, la Bretonne le connaissait bien, et elle aussi attendait avec impatience le jour fixé. N’avait-elle pas, en effet, reporté sur l’enfant une partie de l’affection qu’elle avait pour la mère ? Aussi, lorsque Diane lui eut confié les rouleaux d’or, après la première hésitation, les avait-elle acceptés. « Ce sera pour aider la cousine Jeanne, s’était-elle dit, car la pauvre femme s’épuise, chaque jour, un peu plus à la besogne. » Peu à peu, la Bretonne s’était plongée dans ses réflexions, évoquant le souvenir des tristesses qu’elle avait éprouvées lors de la douloureuse aventure de Mlle de Vaudrey. Que de transes pendant les premiers mois ! Que de précautions à prendre pour cacher la vérité ! Tout à coup, Marion tressaillit. Il lui avait semblé entendre un bruit bien connu... – Le signal ! s’écria-t-elle. Puis, tout émue, elle prêta l’oreille. Un second coup de sifflet retentit dans la rue. – Ah ! c’te fois, je me trompons point, fit Marion, Ce sifflet... c’est le sien, et pourtant c’est pas son jour. Qu’est-ce qui peut l’amener ? Courons vite... en passant par la terrasse et par la serre je n’risquons pas d’être vue. En effet, tout le monde était occupé au service et personne ne se serait risqué dans le jardin par ce temps de neige. Marion arriva donc bientôt à la petite porte. À peine l’eut-elle ouverte qu’un homme se précipita dans le jardin ; il était affreusement pâle et tenait dans ses bras la petite Louise. – Marion, dit-il, voilà l’enfant que je vous rapporte. – Seigneur !... Qu’est-ce que j’entends ? Y a donc un malheur d’arrivé ?... – Ma femme est morte ! – Morte !... Ah ! c’est affreux... c’est horrible ! répétait Marion pendant que son malheureux cousin lui mettait Louise dans les bras. Et cette pauvre enfant !... Qu’est-ce que je vais en faire ? – Et la mienne donc !... Qu’est-ce qu’elle va devenir ?... Elle qui est seule à c’t’heure... et qui se lamente, pauvrette, qui prie seule à côté du cadavre de sa mère ! J’ai fait trois lieues pour ramener cet enfant... j’en ai autant à faire encore pour revoir l’autre... et j’y cours... Adieu, Marion. Adieu ! Sans trop savoir ce qu’elle faisait, Marion entra dans la chambre et se laissa tomber sur une chaise, en pressant l’enfant dans ses bras. Elle resta ainsi pendant quelques minutes, immobile et comme paralysée. En ce moment, l’orgue de la chapelle se fit entendre. – C’est la messe qui finit, s’écria Marion toute frémissante. C’est le mariage de ta mère, pauvre petite !... Et te v’là sans asile, sans nourrice !... Que faire ? Dans un instant, tout le monde sera de retour. Et si M. le marquis te trouve ici, qu’est-ce que je vais lui dire ?... C’est le déshonneur d’ta mère et ta perte, pauvre enfant ! Non, non, je n’le veux pas... je n’le veux pas ! Et, dans son trouble, elle froissait dans sa poche les rouleaux d’or que Diane lui avait remis... Les cloches de la chapelle se mirent à sonner. Et Marion pensa qu’on allait venir. Elle se leva, marchant fiévreusement dans cette chambre, comme si elle y eût cherché un endroit où cacher la petite Louise. En ce moment où son esprit s’égarait, elle se représentait le marquis, entrant à l’improviste et la surprenant ainsi. Cette pensée l’affola. Elle courut à la croisée. Au-dehors, la nuit était venue. Si elle sortait !... À tout prix, elle devait emporter l’enfant, n’importe où, pourvu qu’on ne puisse la voir dans l’hôtel de Varennes. Marion en était arrivée à ce degré où l’affolement peut dicter les plus violentes résolutions. Elle tenait toujours les rouleaux d’or dans sa main crispée. « Avec cette somme, pensa-t-elle, je trouverai bien... quelqu’un... » Puis, subitement, il lui vint une pensée terrible, qu’elle accepta sans frémir. – Oui, reprit-elle, quelqu’un la trouvera, la recueillera... Il le faut ! La Bretonne venait de disposer du sort de l’enfant de Diane. Une fois décidée à agir, elle oublia et Diane, à qui elle devait compte du sort de son enfant, et la pauvre créature qu’elle allait abandonner impitoyablement. C’est avec une précipitation fiévreuse qu’elle glissa les rouleaux d’or dans les langes de l’enfant. Puis, au moment de sortir, elle s’arrêta devant le secrétaire en bois de rose. Ne devait-elle pas recommander l’enfant de Diane à la personne charitable qui voudrait bien la recueillir ? Et, de sa grosse écriture, la Bretonne traça ces mots sur un bout de papier : « Je m’appelle Louise. Aimez-moi ! » Le petit feuillet plié, elle le glissa également dans les langes. C’en était fait. Elle prit l’enfant dans ses bras, et, la tête perdue, elle s’enfuit de la chambre. Une fois dehors, Marion prit rapidement la direction du parvis de Notre-Dame... Or, pendant que la Bretonne disparaissait ainsi, perdue dans le brouillard, la noce de Diane sortait processionnellement de la chapelle de l’hôtel de Varennes. Le marquis triomphait. Toutes ses espérances venaient de se réaliser. Mlle de Vaudrey était comtesse de Linières... Et, à l’heure même où de joyeux vivats accueillaient le retour des nouveaux époux dans le salon d’honneur de l’hôtel, Marion déposait, sur les marches du parvis de Notre-Dame, l’enfant de la jeune mariée. C’est ainsi qu’au moment d’abandonner son propre enfant, Michel Gérard avait recueilli et emporté, avec sa propre fille, la fille de la jeune comtesse de Linières... Après avoir abandonné Louise, Marion s’était embusquée à l’entrée d’une ruelle, pour s’assurer que quelqu’un se chargeait de la petite... Elle vit Michel Gérard soulever l’enfant et l’emporter. Alors le cœur de la Bretonne se serra, comme si Dieu eût envoyé un remords. Mais elle ne fit point un pas, elle ne poussa pas un cri !... Seulement, lorsque l’homme qui emmenait Louise eut traversé la place, Marion le suivit de loin. Elle put ainsi le voir disparaître rue de la Mortellerie, dans une maison dont elle grava le numéro dans sa mémoire.

6

VI C’était la Fête-Dieu. Au premier coup de midi, toutes les cloches de la ville d’Évreux se mirent en branle. On se pressait devant les reposoirs. L’un d’eux était particulièrement remarqué : celui de la Sainte-Enfance. Deux jeunes filles en blanc attiraient l’attention. – Je n’ai jamais rien entendu de plus charmant, disait une vieille dame à son voisin ; est-ce que vous connaissez cette jeune fille ? – Oh ! oui. C’est une des demoiselles Gérard. – Ah ! elle a une sœur ? – La grande qui porte la bannière. Deux enfants qui sont adorées de tout le quartier. – Leur famille doit en être bien fière. – Leur famille ! Tenez, regardez cette brave femme là-bas, appuyée contre un arbre, qui semble les dévorer des yeux, c’est leur mère, c’est toute leur famille. Michel avait longtemps souhaité que ses filles fussent élevées chez les sœurs de la Sainte-Enfance. – Ah ! disait-il souvent à Thérèse, quand je verrai autour de leur taille la belle ceinture blanche que portent les jeunes élèves des bonnes sœurs, je serai bien heureux. Et, lorsque le pauvre homme disait cela, il ne se doutait pas que, le jour où cette blanche ceinture serait enfin donnée à son Henriette et à sa Louise, leur mère porterait sur sa tête le voile de crêpe noir des veuves ! Thérèse n’aurait pas survécu à l’être chéri qui venait de lui être enlevé si l’instinct de la maternité n’avait éveillé en elle le besoin, la volonté de vivre. Pendant les années qui suivirent la mort de son mari, elle n’eut pas une minute de défaillance et jamais une plainte ne s’échappa de ses lèvres. Pour cela, nul travail n’était trop rude, nulle privation trop grande, pourvu que ses enfants ne manquassent de rien. Elle s’appliquait à leur donner le goût du travail et à leur apprendre un métier qui pût les faire vivre honnêtement. Elle n’eut pas, pour cela, grand-peine à se donner ; les jeunes filles avaient compris de bonne heure qu’elles devaient aider leur mère et lui épargner, autant que possible, ces longues journées passées devant son métier à dentelle, car il était facile de s’apercevoir que les forces commençaient à lui faire défaut. En dix ans, elle avait vieilli de vingt années, ses belles couleurs d’autrefois étaient passées et, le dimanche, quand Louise ou Henriette, pour la faire belle, passaient le peigne dans ses longs cheveux, elles se regardaient en soupirant, et la mère, qui devinait jusqu’à leur moindre pensée, ne manquait pas de dire : – Je me fais vieille, mes enfants. – Non, mère, tu es toujours aussi belle. – Ah ! il fut un temps où j’aimais me l’entendre dire ; mais, maintenant, je ne tiens plus à plaire. C’est à vous, mes chéries, d’être belles, et, pourvu que votre tendresse me reste, que m’importe un cheveu blanc ? Et il pleuvait des baisers ! Henriette et Louise éprouvaient pour leur mère une tendresse profonde ; elles se ressemblaient en cela d’une façon parfaite. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Il était aisé de comprendre qu’elles n’étaient sœurs que de nom. À quatorze ans, Henriette avait déjà la taille élevée de sa mère, ses yeux et ses cheveux noirs. Ses traits, comme ceux de Thérèse, avaient cela de remarquable, qu’ils exprimaient à la fois une nature douce, pensive, mais résolue et forte. Louise, plus jeune que sa sœur de trois ou quatre mois, ne différait pas moins d’Henriette par les traits et l’expression de la physionomie que par ses goûts et par son caractère. Ses cheveux d’une teinte dorée, ses yeux, sa bouche, la ravissante symétrie des jolies dents, la fraîcheur de son teint, sa taille souple, ses petits pieds, ses mains mignonnes, tout, enfin, semblait révéler la noblesse de son origine. Elle était d’une nature expansive, dont l’enjouement se mêlait aux occupations de chaque jour, qu’elle égayait en chantant de sa voix claire et douce des chansons du pays, une, entre autres : Ô ma tendre musette, Console ma douleur ! Parle-moi de Lisette, Ce nom fait mon bonheur. Je la revois plus belle, Plus belle tous les jours... Je me plains toujours d’elle Et je l’aime toujours ! Enfin, tout allait pour le mieux dans la famille Gérard, et nos deux sœurs étaient maintenant de grandes et charmantes jeunes filles. Mais le beau temps, hélas ! n’est pas de longue durée ! Vers la fin de l’automne, Thérèse, par un soleil superbe, emmena ses enfants faire une promenade. Henriette avait cueilli un gros bouquet de marguerites, dont elle offrit la moitié à sa sœur. – Tiens, prends, lui disait-elle. – Où sont-elles, tes marguerites ? Je ne les vois pas. – Là, devant toi... répondit Henriette étonnée... Louise, debout, regardait autour d’elle et ne bougeait pas. Thérèse s’était approchée. – Eh bien ! qu’attends-tu ? disait-elle. Louise semblait chercher avec les mains ; elle était pâle et tremblante. – Qu’est-ce que tu as ? lui dit sa mère. – Rien, se hâta-t-elle de répondre, ce n’est rien... un éblouissement... le grand air... le soleil peut-être. – C’est bien possible, reprit Thérèse, il est si chaud, ce bon soleil ! Tiens, mets cela sur ta tête. Elle lui donna une voilette qu’elle portait sur son bras. Louise avait mis la voilette et marchait à côté de sa mère. Elle était silencieuse. On avait quitté la grande route pour prendre un chemin bordé de pommiers chargés de fruits. Soudain, Louise poussa un grand cri. – Qu’est-ce qu’il y a encore ? dit Thérèse. – Oh ! peu de chose... Je me suis cognée à une branche que je n’avais pas vue. – Où donc avais-tu les yeux, étourdie ? – Je... je ne sais pas... c’était... comme tout à l’heure... un vertige qui m’a prise... Henriette était accourue et, jetant ses fleurs à terre : – Voyez... elle a le front en sang, disait-elle. – Elle aurait pu se tuer ! ajoutait Thérèse, qui était toute tremblante. Rentrons, assez de promenade pour aujourd’hui. Le coup que Louise s’était donné, bien qu’il n’eût rien de grave, avait dû lui causer une douleur assez vive ; mais cette douleur n’était pas la seule cause du cri jeté par la pauvre fille, comme on le verra plus tard. Depuis ce jour, elle n’eut plus qu’une idée, rassurer sa mère et sa sœur en s’efforçant de se calmer elle-même et de reprendre sa gaieté habituelle... Assise devant son métier de dentelle, la courageuse enfant recommença le jeu de ses petites mains et des aiguilles comme si rien n’était arrivé. Mais la gaieté fiévreuse qu’elle affectait disparut bientôt tout à fait. Le sourire avait abandonné ses lèvres ; ses yeux si vifs et si doux, si pleins de vie et de santé, étaient devenus sombres et tristes. Quand sa mère ou sa sœur, toutes deux inquiètes d’un changement si subit, lui adressaient la parole, un frisson lui passait dans le cœur et semblait la rappeler à la réalité. Elle faisait alors tout son possible pour redevenir la Louise d’autrefois, mais elle n’y réussissait guère. Un soir, la mère et les deux sœurs travaillaient à la lueur d’une lampe. Après un long silence, Thérèse se leva et, prenant un bougeoir sur la cheminée : – Mes enfants, dit-elle, assez de travail pour aujourd’hui, il est temps de remonter dans votre chambre. Entends-tu ce que je dis, Louise ? – Oui, mère, je n’en ai plus que pour un quart d’heure. – Oh ! je les connais tes quarts d’heure, ils durent jusqu’à minuit. Allons, en voilà assez. Et en disant ces mots, Thérèse avait éteint la lampe. – Oh ! mère, qu’est-ce que tu fais ? – Je te force à obéir, vilaine enfant. – Eh bien ! je finirai sans ma lampe ; à présent, je travaille très bien les yeux fermés. – Les yeux fermés ? – Oui, oui ; je m’y suis faite depuis quelque temps : on dit que ça ménage la vue. Voyez, vous avez éteint la lampe, mes doigts n’arrêtent pas de marcher. – C’est pourtant vrai, dit Thérèse en se penchant vers le métier. – C’est une affaire d’habitude, voilà tout ; c’est convenu, mère, tu me donnes mon quart d’heure, et nous irons t’embrasser en montant. Dès que Thérèse fut partie, Louise laissa tomber ses bras ; elle paraissait anéantie. Henriette, qui ne l’avait pas quittée du regard, s’approcha rapidement et, lui prenant la main : – Louise, dit-elle, tu souffres ? – Non, non, ce n’est rien. – Ah ! voilà trois semaines que tu me fais la même réponse, quand je te demande la cause du changement qui s’est opéré en toi, depuis le coup que tu t’es donné à cette maudite branche... – Oh ! ne parle pas de ça, je t’en supplie, je n’y pense que trop souvent !... ne m’en parle jamais !... Elle avait jeté son bras au cou d’Henriette et elle pleurait sur son épaule. – Et quand je te dis que tu souffres, tu me réponds : « Ce n’est rien !... » Eh bien ! moi, je te dis que tu nous caches quelque chose, une souffrance, un chagrin que je veux connaître. Je comprends que tu t’efforces de n’en rien laisser voir à notre mère, qui a besoin de si grands ménagements, mais que tu hésites à m’ouvrir ton cœur, voilà ce que je ne puis admettre, ou bien c’est que je n’ai plus ta confiance, c’est que tu ne m’aimes plus. – Oh ! mon Henriette... je t’aime... comme j’aime notre mère, plus que tout au monde, plus que la vie. – Alors, qu’attends-tu, méchante sœur ?... Parle, dis-moi ce qui te fait souffrir, dis-le-moi, je le veux ! – Eh bien, apprends-le donc ce secret qui remplit mon âme de désespoir et de terreur... Henriette !... je sens que je deviens aveugle ! – Aveugle ! s’écria Henriette d’une voix déchirante. – Aveugle ! répéta d’une voix brisée la malheureuse Thérèse, qui venait de pousser la porte et qui restait sur le seuil, pâle et défaillante. – Elle nous écoutait ! dit Henriette. – Elle m’a entendue ! s’écria Louise, retombant sur sa chaise en cachant sa tête dans ses mains. – Aveugle !... répétait Thérèse, qui s’avançait soutenue par Henriette. Oh ! non... non... ce n’est pas possible !... Louise !... mon enfant... dis-moi que je rêve, que j’ai mal entendu !... aveugle !... aveugle !... Louise s’était jetée à ses genoux et lui baisait les mains. – Mère... pardonne-moi le mal que je t’ai fait ! – Te pardonner ! mais, s’il y a une coupable ici, c’est moi... moi seule... Est-ce qu’une mère ne devrait pas tout prévoir... tout deviner... Est-ce que je n’aurais pas dû t’empêcher de travailler comme tu l’as fait ?... C’est ça qui t’a perdu la vue, ma pauvre chère Louise !... Et tu me demandes pardon !... – Calme-toi, mère, je t’en conjure ! Le mal n’est peut-être pas aussi grand que tu le crois et que je l’ai cru moi-même. Je te vois encore, mère, je vous vois toutes les deux ! Et, si j’étais aveugle, mes yeux ne verraient pas dans les vôtres ces larmes dont je suis la cause. – Louise a raison, mère ; ce qu’elle éprouve, ce qui l’a si fort inquiétée n’est sans doute qu’un mal passager, dont elle guérira avec du repos et des soins qui ne lui manqueront pas... Embrasse-nous et calme-toi. – Mais comment cela est-il arrivé, qu’est-ce que tu ressens ?... et quand cet affreux mal a-t-il commencé ? – Je ne saurais dire au juste. Depuis longtemps, au moment où je m’y attendais le moins, ma vue se troublait comme si un nuage m’eût passé devant les yeux ; mais cela durait peu, quelques minutes à peine, et puis ma vue redevenait ce qu’elle était auparavant. Un jour pourtant, il faisait un soleil magnifique, nous étions dans les champs, en train de cueillir des marguerites ; tout à coup, je m’arrêtai... il me semblait que la nuit était venue. – Oui... oui... je me souviens... ce vertige. – Il avait peu duré, mais il m’avait fait peur et devait bientôt revenir, car, un instant après, en marchant derrière vous, je ne voyais plus que des ombres, si bien qu’en passant près d’un arbre... – Ah ! je comprends ce cri que tu as jeté... – Je m’étais fait bien mal au front... mais je souffrais plus encore du coup que j’avais reçu dans le cœur : aveugle, me disais-je, je deviens aveugle ! – Et tu ne nous disais rien ! – Je n’osais pas vous en parler ; je craignais de vous causer trop de chagrin ! Et puis j’espérais, chère mère, n’être pas condamnée à ne plus voir. – Et nous aussi, nous l’espérions, ma fille bien-aimée ! Mais il doit y avoir quelque chose à faire, un traitement à suivre... et, dès demain, à la première heure, je te conduirai chez le médecin. Le lendemain, Mme Gérard conduisit Louise chez un praticien renommé. Après avoir regardé attentivement les yeux de la jeune fille, le docteur hocha tristement la tête. Mme Gérard surprit le mouvement et en éprouva une douloureuse émotion. – Eh bien ! monsieur ? dit-elle à voix basse. – Eh bien, madame, cette jeune personne n’est pas complètement (il appuya sur le mot) aveugle !... Mais il n’y a pas de temps à perdre pour le traitement... Thérèse, toute tremblante, ne put que balbutier : – Lui rendrez-vous la vue, monsieur ? – Peut-être !... soupira le médecin. Et, s’apercevant de la tristesse qui se peignait sur le visage de son interlocutrice, il ajouta, en manière de correctif : – Probablement !... La consultation terminée, Thérèse se retira le cœur plus satisfait. Elle avait maintenant l’espoir que sa chère enfant d’adoption recouvrerait la vue un jour. Malheureusement, les soins du médecin spécialiste demeurèrent inefficaces. Au bout de quelques semaines, il fallut bien, hélas, se rendre à l’évidence. Louise était complètement aveugle. – Je ne suis pas malheureuse, disait-elle, rien n’est changé ; je suis avec ma mère, ma sœur... Et si je ne les vois plus avec mes yeux, je les vois avec mon cœur, où leur image est gravée et ne s’effacera jamais ! Henriette était profondément affligée du malheur de sa Louise ; elle comprenait qu’il était de son devoir de le lui adoucir à force de soins et d’affection ; mais, hélas ! elle avait aussi une autre tâche à remplir et plus pénible encore : elle devait soigner leur mère. Les secousses réitérées qu’elle venait de subir avaient ébranlé l’équilibre de son âme et de son corps ; les crises du cœur, dont elle avait toujours souffert, étaient maintenant d’une fréquence et d’une force qui effrayaient le docteur lui-même ; il prévoyait une issue fatale et prochaine. Devait-il prévenir les enfants ? Ne sachant trop à quel parti s’arrêter, le docteur se décida à en causer avec la mère Martin, la vieille amie de la famille. Un matin, donc, il entra chez elle et il lui avait à peine exposé le motif de sa visite, lorsque tout à coup on entendit frapper à la porte et, une minute après, Louise effarée pénétrait dans la maison en appelant de toutes ses forces : – Madame Martin ! madame Martin ! – Me voilà, ma petite Louise ; qu’y a-t-il donc ?... – Ah ! venez vite !... venez vite, maman est au plus mal ! Une crise affreuse, elle est tombée sans connaissance ; hâtez-vous ; moi, je cours chez le docteur. – Inutile, mon enfant, je suis là, répondit celui-ci ; ne perdons pas de temps, prenez ma main et venez. – Ah ! vous la sauverez, n’est-ce pas, monsieur ? Dites-moi que vous la sauverez ! En entrant dans la chambre, le docteur comprit, tout de suite, que ses prévisions allaient être réalisées. Thérèse était mourante. La supérieure de la Sainte-Enfance lui tenait une main ; Henriette, agenouillée, couvrait l’autre de baisers et de larmes. En voyant Louise entrer et accourir auprès d’elle, la pauvre femme eut comme un éclair de joie et, faisant un effort suprême : – Henriette, dit-elle, je te la confie ! Puis elle étendit ses deux mains sur la tête de ses enfants, leva les yeux au ciel et un nom s’échappa de ses lèvres dans un sourire : « Michel ! Michel ! » Ce furent ses dernières paroles et son dernier sourire. Henriette et Louise venaient de perdre ce qu’elles avaient de plus précieux et de plus cher, ce trésor inépuisable de tendresse, d’abnégation et de dévouement qu’on appelle une mère ! Les deux sœurs étaient maintenant deux orphelines.

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VII Pendant que le malheur s’abattait sur la famille Gérard et que les deux enfants que Thérèse laissait orphelines se trouvaient abandonnées à tous les hasards de la vie, une autre personne subissait, et depuis de longues années, un profond désespoir. Et cependant, à la voir choyée, fêtée, enviée même, on eût été loin de soupçonner ce qui se passait dans son cœur. Dans un boudoir meublé avec le luxe raffiné de l’époque, une dame, très légèrement vêtue, venait d’entrer, suivie par une jeune fille qui l’aidait à se débarrasser de sa mantille et de son chapeau, dont le voile cachait une figure fort belle encore, mais qui portait l’empreinte de souffrances morales que le temps n’avait pu effacer. – Madame paraît fatiguée. Elle sera restée trop longtemps à l’église. – C’est possible, répondit la comtesse de Linières. Ouvrez la fenêtre, on étouffe ici... C’est bien ! allez maintenant ; s’il vient quelque visite, vous direz que je ne puis recevoir. Monsieur le comte est-il chez lui ? – Madame venait de sortir quand M. le comte a reçu une dépêche : il a fait atteler et il est parti. M. le comte a laissé une lettre qu’il m’avait recommandé de mettre sur le guéridon de Madame. La voilà. La comtesse prit la lettre. – Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous. – Madame n’est pas dans ses bons jours, disait la camériste en sortant. Après avoir jeté un coup d’œil distrait à la lettre, la comtesse se décida à l’ouvrir ; elle ne contenait que ces quelques mots, écrits à la hâte : « Le roi me fait demander. Je rentrerai fort tard sans doute ; ne vous inquiétez pas. » Elle laissa retomber la lettre sur le guéridon, puis elle se dirigea lentement vers la fenêtre qui donnait sur des jardins et laissait le soleil pénétrer dans la chambre. Elle demeura longtemps immobile, absorbée dans une contemplation muette. Tout à coup, l’horloge de Saint-Sulpice se mit à sonner. – Deux heures ! s’écria la comtesse en portant la main à son cœur pour en comprimer les battements. Deux heures !... et il y a dix-sept ans, à pareille heure, à pareil jour, le ciel était pur et bleu comme en ce moment, et j’étais mère !... Sur ce dernier mot, elle repoussa la fenêtre et, haletante, brisée, elle se jeta sur un fauteuil, couvrant de ses mains glacées son beau visage inondé de larmes. Elle resta ainsi de longues heures, sans prononcer une parole, plongée dans les souvenirs, qui, depuis tant d’années, avaient torturé son âme. ..................................................... Au sortir de la chapelle, les nouveaux mariés étaient partis en chaise de poste, et leur voyage de noces devait durer une huitaine de jours. D’ici là, Marion aurait le temps d’aller aux informations, de voir les braves gens qui avaient recueilli l’enfant et, sans nommer personne, de leur faire bien comprendre que les soins donnés à la fillette seraient largement récompensés. Marion retourna donc à la maison de Michel Gérard. Elle frappa une seconde fois, puis une troisième. Même silence. – Ils sont peut-être sortis ! Mais, en disant cela, elle s’aperçut que la clé était dans la serrure, et, cédant à un mouvement subit d’inquiétude, elle ouvrit la porte et entra dans la chambre. Personne et rien que les quatre murs ! Elle eut beau interroger les voisins et les petits marchands du quartier, partout on lui fit la même réponse : « Les Gérard ?... Ils ont disparu depuis trois jours et l’on n’en a plus entendu parler. » – Que faire ? murmura-t-elle. Quand elle saura la vérité ! Ça sera le coup de la mort ! La douleur ne tue pas toujours. Et pour survivre à la sienne, Diane sentit s’éveiller dans son cœur cet instinct merveilleux que les mères seules peuvent comprendre et qui se résume en un seul mot : l’enfant ! Diane ne pouvait pas croire que le sien lui fût enlevé pour jamais, ni qu’elle fût condamnée, elle, à se voir entourée de luxe, pendant que sa fille serait peut-être plongée dans une affreuse misère. – Non !... non ! disait-elle, cela ne peut pas être !... Nous la chercherons. Et nous la trouverons ! Et pendant des semaines, des mois, des années, dès que la comtesse pouvait s’échapper de son riche hôtel c’était pour aller explorer les quartiers les plus pauvres de Paris, attendre à la porte des fabriques la sortie des ouvriers, arrêter à leur passage les mères qui portaient des enfants sur les bras. Elle partait le cœur plein d’espoir !... Elle revenait les yeux mouillés de larmes !... Un jour vint, hélas ! où la pauvre femme comprit que ses recherches étaient inutiles, ses espérances anéanties. Alors, elle se réfugia dans la prière. Elle y puisait la force dont elle avait si grand besoin pour que personne autour d’elle ne souffrît de la faute qu’elle avait commise. Telles étaient les tristes pensées dans lesquelles Diane de Linières était plongée lorsque le bruit d’une voiture entrant dans la cour la rendit brusquement à la réalité. – C’est lui ! s’écria-t-elle, c’est le comte ! Qu’il ne me voie pas ainsi ! Et, soulevant une draperie, elle disparut dans un petit cabinet de toilette attenant à son boudoir. Au même instant le comte frappait à la porte. – C’est moi, comtesse, puis-je vous voir ? – Oui, sans doute, répondit-elle, je suis à vous dans une minute. En entrant, le comte avait un air radieux, et, voyant sa lettre qui était restée sur le guéridon : – Ma chère Diane, dit-il, vous avez dû être bien surprise d’apprendre que le roi me faisait appeler ?... – Le roi... Le roi vous fait appeler ?... – Vous n’avez donc pas lu ma lettre ? – Je l’ai lue ; seulement, j’étais rentrée très souffrante... la migraine. Mais, maintenant, c’est fini... tout à fait fini... Le comte, qui jetait autour de lui un regard inquiet, aperçut le mouchoir de la comtesse qu’elle avait laissé tomber. Il se hâta de le ramasser et le remit sur le fauteuil, se disant à lui-même d’une voix émue : « Elle a encore pleuré ! » La draperie brusquement relevée, Diane reparaissait le sourire aux lèvres. – Eh bien ! monsieur le comte, dites-moi bien vite le mot de cette énigme : le roi m’a fait appeler. – Madame la comtesse, vous voyez devant vous le lieutenant général de la police. – Est-ce possible ! – C’est plus que possible, c’est un fait accompli. Le roi, qui était venu passer quelques heures à son château de la Muette, a voulu m’annoncer lui-même cette nomination, qui met le comble à la haute faveur dont Sa Majesté nous honore. – Oui, une très haute faveur, en effet. Vous voilà lieutenant de police, bientôt sans doute ambassadeur, ministre. – Le roi me l’a fait espérer. – Et vous en êtes heureux ? – On ne peut plus heureux, comtesse. – Ainsi, vous, qui depuis dix années aviez renoncé à la diplomatie pour vous retirer dans votre château du Dauphiné ; vous, dont la vie s’écoulait paisible et douce, loin des intrigues de la cour, vous avez été repris, tout à coup, du besoin de rentrer dans la sphère dévorante des grandeurs ; vous voilà devenu ambitieux ! – Très ambitieux, je l’avoue. – Non, monsieur le comte, non, je ne vous crois pas. – Comment ! que voulez-vous dire ? – Je dis que c’est pour moi que vous avez accepté ces fonctions élevées. Et elle ajouta, en fixant sur le comte un regard plein d’émotion et de reconnaissance : – C’est pour moi seule, avouez-le. – Allons, répondit-il, vous avez, une fois encore, lu dans mon cœur. Puis, la faisant asseoir sur une causeuse, il prit place à côté d’elle ; ils demeurèrent ainsi quelques instants. Diane, les yeux baissés, le comte pressant sa main dans les siennes. Ce fut la comtesse qui, la première, rompit le silence en répétant d’une voix tremblante : – Pour moi !... C’était pour moi !... – Et je ne fais en cela que mon devoir, répondit vivement le comte. N’êtes-vous pas ce que j’ai de plus cher au monde ? Souvenez-vous de la terrible maladie qui mit si longtemps vos jours en danger. Fallait-il, pour continuer ma carrière de diplomate, qui m’appelait sans cesse à l’étranger, fallait-il me séparer de vous ? Et quand les princes de la science déclarèrent qu’un changement de climat et d’existence, qu’un air vif et pur pourraient seuls rétablir une santé si précieuse, devais-je hésiter à quitter Paris pour la montagne, pour ce vieux castel où vous attendait ma famille, heureuse de vous ouvrir ses bras et son cœur ? – Oh ! je le sais !... Je n’ai rien oublié... – Mais comme il n’y a pas de si bon remède qui, à la longue, ne devienne insupportable à ceux mêmes qu’il a sauvés, j’ai fini par comprendre que la vue perpétuelle de nos vallées silencieuses commençait à vous fatiguer et qu’il était temps de vous rendre à vos habitudes, à votre monde d’amis et de parents, à votre neveu, ce jeune et beau chevalier que vous aviez comblé de soins, de gâteries, alors qu’il n’était qu’un enfant, et qui vous adore aujourd’hui comme il adorait sa mère. – Ah ! chère sœur, s’écria la comtesse en levant les yeux au ciel, je te devais bien de reporter sur ton enfant toute la tendresse que j’avais pour toi ! Et, prenant la main de son époux : – Merci, monsieur le comte, lui dit-elle ; merci de cette affection si dévouée, si délicate qui, depuis tant d’années, ne s’est jamais démentie et dont vous venez encore de me donner une preuve. – Eh bien ! ma chère Diane, puisque vous avez deviné ma pensée, il faut que vous la connaissiez tout entière. Oui, lorsque je vous ai ramenée à Paris, il y aura bientôt deux ans, j’espérais que la vie active, dans laquelle je comptais rentrer, serait pour vous une source d’heureuses distractions ; que les soirées officielles, les fêtes, les bals triompheraient enfin de cette sombre tristesse qui m’afflige, me désespère, que j’ai si longtemps combattue et que rien n’avait pu vaincre... C’est une passion grande et noble que l’ambition ! Et c’est vous qui me l’aurez inspirée. C’est un précieux privilège que la puissance, quand on sait la bien employer. Consoler ceux qui pleurent, relever ceux qui souffrent, secourir la misère. Diane, est-ce que cela ne dit rien à votre âme ? – C’est vrai, je n’avais pas songé à cela, répondit la comtesse d’une voix tremblante d’émotion. Oui ! oui... c’est un pouvoir devant lequel s’ouvriraient toutes les demeures, qui pourrait chercher et fouiller partout, jusque dans les bas-fonds où se cachent la misère et le crime... un pouvoir qui accomplirait peut-être ce qui serait impossible à tout autre et qui saurait trouver enfin... – Trouver ? répéta le comte, achevez, madame, trouver... qui donc ? – Mais vous l’avez dit, monsieur, ceux qui souffrent et qui pleurent. Entraînée par l’émotion, par les pensées qui venaient de surgir dans son âme et de réveiller tout à coup des espérances qu’elle croyait à jamais perdues, la comtesse avait été bien près de se trahir. Heureusement, les dernières paroles du comte lui rendirent tout son sang-froid. Elle restait maîtresse du secret qu’elle avait juré de garder jusqu’à sa mort. Mais, de son côté, lui aussi avait juré qu’il arriverait à le connaître, ce secret qui avait pesé sur toute sa vie, et il espérait que, grâce à sa nouvelle position, il ne tarderait pas à s’en rendre maître. La porte du boudoir venait de s’ouvrir et un laquais en grande livrée annonçait : – M. le chevalier de Vaudrey. Un éclair de joie passa dans les yeux de la comtesse en voyant entrer son neveu Roger. C’était un grand et beau garçon qui paraissait avoir vingt-cinq ans au plus. Le front découvert, l’œil ardent, l’air franc et décidé, l’attitude fière, tout révélait en lui une nature noble, un cœur excellent et ferme. – Cher enfant, sois le bienvenu ! dit la comtesse en lui tendant ses deux mains. – Vous ne pouviez arriver plus à propos, ajouta le comte, car nous avons une surprise à vous faire. – Je la connais, monsieur le comte, et j’avais hâte d’apporter mes compliments à M. le lieutenant général. – Et comment avez-vous pu savoir ? – J’étais au café Procope, en train de faire une partie d’échecs, quand un officier des gardes, qui arrivait de la Muette, est venu nous apprendre la nouvelle. – Oui, chevalier, me voilà parmi les hauts fonctionnaires de l’État et la tâche qui m’incombe ne sera pas, je le crains, des plus faciles à remplir. Le roi m’a donné, à ce sujet, les ordres les plus sévères. Il ne veut pas que les scandales du règne précédent se renouvellent, et, si je dois surveiller les tripots, les cabarets du peuple, je dois aussi avoir l’œil sur vos cafés et vos petites maisons, messieurs de la jeunesse dorée. Ce n’est pas pour vous que je dis cela, chevalier. – Oh ! la vérité n’offense que les sots. – Je sais, ajouta le comte, qu’il faut faire la part de l’âge, de l’entraînement et qu’il est bon de fermer les yeux sur certains petits écarts ; mais, enfin, puisque nous sommes sur ce chapitre, je suis d’avis, mon cher Roger, que, parmi vos nombreux compagnons de plaisir, il en est quelques-uns avec lesquels vous devriez rompre, le marquis de Presles, par exemple. – Un si charmant garçon, il est jeune, il s’amuse... – Il compromet un des plus beaux noms de France, il se ruine. – Il est en train de s’enrichir. – Et comment, je vous prie ? – Il est confiné, depuis un mois, au fond de la Beauce, chez une vieille parente archimillionnaire, qui lui a légué toute sa fortune. – Alors, qu’il tranche dans le vif et, pour mettre fin à cette vie de désordre, qu’il se marie ! Ne riez pas, car c’est aussi ce que je rêve pour vous. – Pour moi ?... – Et je vous le dis devant votre tante, parce que je suis certain que c’est aussi sa pensée et parce qu’elle vous aime comme elle aurait aimé notre enfant, si le ciel nous eût donné cette joie. N’est-il pas vrai, comtesse ? – Oh ! oui !... oui !... répondit-elle les yeux fixés sur Roger, qui se tordait de rire. – Me marier !... moi !... et avec qui, bon Dieu ! – Je n’en sais rien encore, mais certainement avec quelque noble et riche héritière que nous nous chargerons de découvrir. – Et dont je ferai la connaissance et la conquête en signant notre acte de mariage. – Cela se voit tous les jours, mon cher. – C’est possible, mais, à ce compte-là, mon cher oncle, votre neveu finira vieux garçon. – Nous en reparlerons en temps et lieu. Le laquais venait d’entrer, tenant un plateau d’argent qu’il présentait au comte. – Eh quoi ! déjà des cartes ! – Le salon d’attente est rempli de messieurs et de dames qui demandent si M. le lieutenant général veut bien les recevoir. – Eh bien ! comtesse, vous le voyez, voilà les visites et les réceptions officielles qui commencent. Allez, Germain, faites monter dans le salon d’honneur. Vous, chevalier, qui êtes de la famille, offrez votre bras à la comtesse et hâtons-nous. Roger s’était empressé d’obéir et, tout en suivant le comte, il disait à sa tante, mais à voix basse : – Vous êtes bien pâle aujourd’hui, chère tante. – Qu’importe ? Dis-moi la vérité, Roger : tu es amoureux, n’est-ce pas ? – Amoureux ?... pas le moins du monde. – Alors, c’est le mariage qui te fait peur ? – Encore moins, chère tante ; seulement, je vous le jure, je n’épouserai jamais ni un nom ni une dot. J’épouserai, qu’elle soit riche ou pauvre, la femme que j’aimerai, et dont je serai sûr d’être aimé. – Ah ! je le savais bien, répondit la comtesse, Roger, tu es un noble cœur. Et ils entrèrent dans le grand salon, où la comtesse de Linières prit place à côté de M. le lieutenant général de police.

8

VIII Le même jour, presque à la même heure, une berline attelée de deux superbes chevaux de poste sortait de Rambouillet, se dirigeant au grand trot du côté de Paris. Derrière la voiture, un domestique, assis sur les bagages, fumait sa pipe tranquillement, bien entendu avec la permission de son maître, le marquis de Presles, qui, mollement étendu sur des coussins, paraissait s’ennuyer beaucoup. Il avait pourtant de quoi se distraire ; un temps magnifique ; la route, ombragée par de grands arbres, traversait une riche vallée, dont les coteaux boisés répandaient une fraîcheur délicieuse. Mais le monsieur était si indifférent, il regardait sans voir, il bâillait sans pouvoir s’endormir. « Quel voyage insipide ! se disait-il. Et quel métier que celui de légataire universel. Ah ! mon cher Paris ! mon beau pavillon du Bel-Air, quand j’aurai revu tes bosquets embaumés et les nymphes qui m’y attendent, le diable m’emporte si je te quitte encore ! » Puis, cédant à un mouvement d’impatience : – Holà ! postillon ! Est-ce que vos chevaux s’endorment ? – Oh ! monsieur veut rire ; nous marchons un train d’enfer. C’est pas comme le coche qui est là-bas, devant nous. – Quoi, quel coche ? – Celui qui vient d’Évreux. Le marquis s’était penché pour regarder. – Ah ! quelle affreuse voiture ! Est-il possible que l’on voyage dans des guimbardes pareilles ! En ce moment, une voyageuse avait mis la tête à la portière du coupé, sans doute pour regarder l’équipage dont les grelots et les claquements de fouet faisaient si grand bruit sur la route. – Eh ! mais, dit le marquis, dont la berline n’était plus qu’à quelques pas, quelle est cette apparition ? Une tête de femme ! Les voitures allaient se croiser. – Et de très jolie femme, sur ma foi ! Une figure charmante, des cheveux superbes et des yeux... La berline avait pris le devant, et notre beau voyageur s’était bien vite penché en arrière pour continuer son examen, mais la tête avait disparu. – Vive Dieu ! ma belle, si vous avez un compagnon de route, le gaillard n’est pas à plaindre. En disant cela, le marquis se renversait sur les coussins de soie et il se disait, en bâillant à outrance : « Est-ce bête de voyager seul ; au moins, si je pouvais m’endormir... Essayons ! » Quelques minutes après, un mouvement de la voiture lui fit rouvrir les yeux. – Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous arrêtez-vous, postillon ? – Dame, nous v’là au bas d’une côte fièrement rude, avec ça que la route est à moitié défoncée... faut ménager nos bêtes ; elles n’en iront que plus vite après. – Soit ! mais laissez-moi descendre. J’ai envie de marcher un peu pour me défatiguer. Et, passant derrière, il appela de nouveau : – Lafleur ! Lafleur !... Eh ! faquin !... Passe-moi ma canne à ombrelle. – La voici. Monsieur n’a pas besoin d’autre chose ? – Non. Et, se retournant, le marquis s’aperçut que le coche venait aussi de s’arrêter. Le conducteur, selon l’usage, ouvrit les portières en invitant les voyageurs à descendre. – Quelle chance ! s’écria le marquis, je vais la revoir. En effet, la jeune femme reparut et, s’appuyant sur la portière, elle s’apprêtait à sortir du coupé. Une petite voix de notre connaissance lui disait : – Ne reste pas trop longtemps, sœur. – Rien qu’une promenade, ma Louise. Et comme elle baissait la jambe pour atteindre la première marche, le marquis se précipita pour lui offrir la main. – Appuyez-vous sur moi, Mademoiselle. Henriette, qui croyait avoir affaire à l’un des voyageurs qu’elle avait eu l’occasion de voir déjà aux relais ou dans les auberges, accepta volontiers l’aide qu’on lui offrait si à propos ; mais quelle fut sa surprise de se trouver en présence d’un jeune et beau monsieur, le même qu’elle avait aperçu tout à l’heure dans sa riche berline. – Pardon, dit-elle, un peu confuse, pardon, monsieur, et merci de la peine que vous avez prise. – C’est à moi de vous remercier, mademoiselle, car je suis trop heureux d’avoir pu garder un instant dans la mienne une main si charmante. Henriette fit un salut poli et s’éloigna, laissant derrière elle le coche, qui s’était remis en marche cahin-caha. « Eh bien ! voilà tout ? se disait le marquis, désappointé. Comment ? Je n’aurais retrouvé cette jeune fille que pour échanger quatre paroles et en rester là ! C’est qu’elle est jolie à croquer... Un bas de jambe d’une finesse... Et des yeux... Allons, allons, l’occasion est trop belle. Je trouverai bien un prétexte. Eh ! voilà justement mon affaire. » Il avait, en effet, aperçu un mouchoir accroché au marchepied de la diligence. Il se hâta de le prendre et de rejoindre Henriette. – Mademoiselle ! vous avez laissé tomber votre mouchoir. – Mon mouchoir ? dit-elle en fouillant dans sa poche. – Et je m’empresse de vous le rapporter. – Encore une fois, merci, monsieur. – Ces vieilles voitures sont si peu commodes, continua-t-il, c’est toute une affaire pour en sortir, et, quand on est dedans, on doit s’y trouver bien mal à l’aise. – Mais non, je vous assure, nous y sommes très bien, ma sœur et moi. – Ah ! à la rigueur, quand on n’est que deux dans un coupé... mais un troisième serait bien gênant. – Nous n’en avons pas heureusement. « Bravo ! » se dit le marquis. Et, reprenant l’entretien : – C’est égal, le voyage doit paraître long de Dreux à Paris. Je dis Paris... vous n’y allez peut-être pas ? – Si, monsieur, c’est à Paris que nous allons. – Vous y avez, sans doute, des parents, des amis. – Des amis de notre famille, une vieille dame et son mari, chez qui nous allons habiter. – À la bonne heure, car deux jeunes personnes seules, dans cette ville immense... Mais je m’aperçois que nous marchons en plein soleil... Voulez-vous me permettre de vous offrir mon ombrelle ? – Oh ! je ne crains pas le soleil, monsieur ! – Vous devriez au moins profiter de l’ombre de ces vieux arbres. – C’est vrai, répondit-elle, je n’y songeais pas. Et elle gagna le bord de la route, espérant mettre fin à cette causerie qui l’embarrassait beaucoup. Mais notre voyageur n’entendait pas s’en tenir là. – Convenez, mademoiselle, dit-il en se rapprochant, que nous traversons un pays magnifique. Ces coteaux verdoyants, ces bouquets de bois et ces prairies émaillées de fleurs... aimez-vous les fleurs ? – Beaucoup. – Ici, on n’aurait qu’à choisir ; mais ce n’est pas toujours dans les champs que l’on rencontre les plus jolies, les plus séduisantes, et j’en connais une... Henriette ne lui laissa pas le temps d’achever son madrigal. Toute simple et naïve qu’elle fût encore, elle avait compris, mais elle ne voulait pas en avoir l’air et, sans rien répondre, elle se baissa pour cueillir des primevères et des marguerites. Immobile, l’œil en feu, le marquis la regardait faire sa cueillette. « Elle est adorable, se disait-il, et je crois, parole d’honneur, que j’en suis amoureux ! Avec ça, rusée comme une vraie Normande ! Car j’ai bien vu, à la rougeur de ses joues, qu’elle devinait où je voulais en arriver. Eh bien ! morbleu ! J’y arriverai !... Mais comment ? Une fois à Paris, elle va m’échapper !... Oh ! une inspiration !... » Henriette venait de se redresser et de se remettre en marche, tenant à la main un grosse botte de fleurs, dont elle faisait un bouquet, sans paraître s’apercevoir que le marquis marchait à côté d’elle. – Mademoiselle, s’écria-t-il tout à coup, il me vient une idée ! On ne rencontre pas des personnes aussi distinguées que vous et mademoiselle votre sœur, sans s’y intéresser un peu... Je pensais donc à votre arrivée à Paris et je me demandais si vous n’alliez pas vous trouver fort embarrassées au milieu de tout ce bruit, de toute cette foule, n’ayant personne pour vous venir en aide. Henriette, silencieuse, avançait toujours, les yeux fixés sur ses fleurs ; mais le marquis, sans se décourager : – C’est alors, dit-il, que l’idée m’est venue de vous offrir... non mes propres services... je n’oserais pas, mais de vous envoyer une personne de confiance, mon valet de chambre, par exemple, qui vous épargnerait les ennuis des bagages, d’une voiture à trouver et qui pourrait vous accompagner jusque chez vos amis. Henriette comprenait qu’il était impossible de ne pas répondre ; et puis c’était un moyen d’en finir. – Je suis très reconnaissante, monsieur, de vos bonnes intentions, mais nous n’aurons pas, ma sœur et moi, aucun des ennuis que vous redoutez... Le mari de la dame qui nous donne l’hospitalité a offert lui-même de se trouver à l’arrivée de la diligence pour nous recevoir. – Fort bien, mademoiselle, du moment que vous serez attendue par une personne respectable... par ce... vieil ami, me voilà rassuré. Je n’ai donc plus qu’à vous souhaiter un heureux séjour dans notre belle capitale. On était arrivé au sommet de la côte et le conducteur criait de toutes ses forces : – En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture ! – Vous m’avez donné la main pour descendre, dit aussitôt le marquis, et j’espère, mademoiselle, que vous ne me la refuserez pas pour remonter. Mais Henriette retira brusquement la main qu’il avait prise et qu’il allait porter à ses lèvres ; puis, sans ajouter une parole, elle s’élança dans le coupé, dont elle se hâta de fermer la portière et de tirer le rideau. « Très bien, se disait le marquis, dérobez-vous à mes regards, belle sauvage ! Je connais maintenant le moyen de vous apprivoiser ! » Sur ce, il regagna lentement sa voiture, en ordonnant à Lafleur d’y monter avec lui. – J’ai à te parler, lui dit-il. Et vous, postillon, ne flânez pas, je vous paierai bien. Cinq minutes après, le coche d’Évreux trottinait paisiblement, selon son habitude. Et la berline, brûlant le pavé, disparaissait bientôt dans un nuage de poussière. Lorsque Lafleur avait entendu son maître lui dire de monter dans la berline et de prendre place à côté de lui, le valet avait eu une seconde d’hésitation. Mais, sur un regard du marquis, il s’était enfoncé dans un coin de la voiture. M. de Presles ne perdit pas de temps à jouir de la singulière mine que faisait son domestique. – Lafleur, commença-t-il, si je t’ai appelé auprès de moi... c’est que, pour dix minutes, je t’élève au rôle de confident. Lafleur s’inclina. – Tu m’as vu... tout à l’heure ?... continua M. de Presles. – J’ai eu cet honneur, monsieur le marquis. – Tu as également aperçu la personne avec laquelle je m’entretenais ?... – J’ai eu cette indiscrétion, monsieur le marquis. – Alors, au besoin, tu te rappellerais ses traits ? – Oh ! parfaitement, monsieur le marquis. – Tu l’as donc bien regardée, drôle ? – Par dévouement pour monsieur le marquis... Lafleur ébaucha sournoisement un fin sourire. – Alors, tu me retrouverais cette jeune beauté ? – Entre dix mille, si monsieur le marquis l’ordonnait. – Eh bien ! Lafleur, je te l’ordonne. Le valet fit un bond, aussitôt réprimé. – Eh bien ! maraud, ricana M. de Presles, te voilà pris... Tu vois que tu te vantais... Lafleur réédita son sourire sournois. – Du moment que mon maître l’ordonne, dit-il, j’obéirai !... Seulement, monsieur le marquis me permettra de lui demander au moins le nom de... – Mais je l’ignore. – Pas de nom ! soupira le domestique... Mais alors, monsieur le marquis sait au moins où va cette jeune personne ?... – À Paris !... voilà tous les renseignements que je puis te donner... Mais, ce qu’il faut que tu saches, Lafleur, c’est que j’aime à la folie cette jeune provinciale, c’est que je veux qu’elle soit... – À monsieur le marquis ? – D’abord, et tant qu’elle saura me plaire. Après quoi, mes amis se la disputeront s’ils le veulent ! Au fait, fit M. de Presles en s’interrompant, as-tu pensé à faire parvenir mon invitation au chevalier de Vaudrey ? – Oui, monsieur le marquis ; je l’ai remise moi-même à Picard, le valet de chambre de M. le chevalier. – Alors, tout est pour le mieux, car je tiens essentiellement à stupéfier ce cher ami par mon aventure originale, et dont on parlera dans les gazettes... Donc, faquin, tu te charges du gibier... Je t’ai mis sur la piste, à toi d’avoir du nez... « Maintenant, tu peux aller reprendre ta place de laquais, ton rôle de confident est terminé. » Lafleur ne bougea pas. – Ah ça ! maraud, s’exclama le marquis, refuserais-tu par hasard d’obéir ? – Je suis tout dévoué à monsieur le marquis... seulement... – Ah oui ! la récompense, n’est-ce pas ?... Eh bien ! si tu réussis, cette bourse ira dans ta poche... Et, si tu échoues, je te casserai les reins avec mon jonc de Chine à pomme émaillée... Tu vois que je ferai bien de l’honneur à ton échine. – J’en suis d’avance très reconnaissant à monsieur le marquis. Puis, changeant de conversation : – Monsieur le marquis a causé longtemps avec son idole nouvelle. Monsieur le marquis a peut-être interrogé cette adorable déesse de province ? – Non, j’ai seulement quelque peu marivaudé avec la belle ; elle s’est montrée cruelle et je suis piqué au jeu ! D’ailleurs, peu m’importe qui elle est, je la veux parce qu’elle est jeune et belle ! Tu désires des renseignements, en voilà !... Ah ! au fait, reprit le marquis, je puis te dire qu’elle sera attendue à la descente du coche par un ami de sa famille, quelque vieil imbécile... – Ça me suffit ! dit le valet... au moins comme renseignements ! – Ah !... Et qu’est-ce qui te manque donc, Lafleur ? – Ce qu’il faut pour prendre les oiseaux... la glu ! Le marquis de Presles sourit. Et, jetant sa bourse à Lafleur : – En voici, dit-il. – Merci, monsieur le marquis... Avec cette glu-ci, j’apporterai sûrement le joli chardonneret dans la cage où monsieur le marquis apprivoise si bien les demoiselles de l’Opéra. – À mon pavillon du Bel-Air !... fit joyeusement M. de Presles ; ce soir-là, je veux que Maillé, d’Estrées et les autres en meurent de jalousie. – Monsieur le marquis, dit Lafleur, veut-il me permettre de donner, de sa part, l’ordre au postillon de pousser les bêtes ?... C’est urgent. – Qu’il les crève, alors ! Le valet se pencha à la portière, et, aussitôt, la berline roula avec une rapidité vertigineuse. – Pourquoi ce train d’enfer ? demanda M. de Presles. – Parce que le coche de Normandie que nous avons laissé loin derrière nous s’arrête, à Paris, sur le quai des Augustins, presque à la descente du Pont-Neuf. Et monsieur le marquis voudra bien me permettre d’arriver le plus tôt possible au Pont-Neuf, afin que je puisse prendre toutes mes dispositions. – Soit !... – Maintenant, monsieur le marquis peut compter sur moi. Il faut plus de deux heures pour que le coche d’Évreux arrive à sa destination. Donc, dans trois heures, j’aurai l’honneur de rapporter à mon maître le gibier que j’aurai pris. Lafleur ouvrit la portière et alla reprendre sa place derrière la voiture... Une fois seul, le valet si bien stylé se prit à monologuer mentalement. « Assurément, pensait Lafleur, c’est une infamie que de chercher à introduire cette jolie petite demoiselle, qui revient si naïvement de sa province, dans ce pavillon du Bel-Air, où l’on marche littéralement sur des filles d’Opéra. Mais, comme domestique gagé et payé régulièrement, je fais consciencieusement tout ce que m’ordonne ma canaille de maître... » En se faisant ces réflexions bizarres, Lafleur était absolument sincère. C’était une de ces natures qui manquent tout à fait de sens moral : mélange de sensibilité native et de perversité inconsciente, le tout additionné d’une forte dose de cupidité. Donc, tout en accablant – mentalement – son maître d’injures, Lafleur récapitulait : « La demoiselle sera attendue par un monsieur, « bon ami » (il souligna le mot) de sa famille ; c’est parfait. Il s’agit d’abord de reconnaître cet homme que je n’ai jamais vu ; c’est parfait. Puis je dois faire en sorte que le « bon ami » de la famille ne se trouve pas à l’arrivée du coche ; c’est parfait ! Après m’être habilement débarrassé de mon homme, je dois en son lieu et place me présenter à la demoiselle ; c’est parfait ! Enfin, si la toute belle du marquis résiste et évente mon procédé, je dois faire taire mon bon cœur et, au besoin, employer les moyens spéciaux ; c’est parfait !... » En pensant à ce qu’il appelait les « moyens spéciaux », Lafleur retirait d’une de ses poches de sa livrée un petit flacon de cristal et, regardant au travers : – Peste, murmura-t-il, c’est à peine s’il y en a pour trois caprices de cet inassouvissable marquis. Il faudra que je renouvelle ma provision ! En ce moment, le postillon commença à faire claquer son fouet. La berline allait traverser la porte de Paris. Vingt-cinq minutes plus tard, le jeune marquis de Presles faisait déposer son valet de chambre au coin de la rue Dauphine, et la berline filait à fond de train vers le pavillon du Bel-Air.

9

IX Quand il se retrouva seul à l’endroit où il allait livrer sa bataille, Lafleur commença par retirer de sa poche la bourse que lui avait donnée le marquis en matière de glu. Il l’ouvrit délicatement et y prit trois pièces d’or. – Ça, c’est pour mes chenapans, dit-il, en introduisant les pièces dans le gousset de son gilet. Il ne faut pas en laisser voir davantage, je les connais, mes gaillards, ils se montreraient difficiles ! Maintenant, il s’agit de les trouver... Pourvu qu’ils n’aient pas déjà été roués vifs depuis notre dernière « affaire ». Tout en se dirigeant vers le cabaret qui faisait l’encoignure du quai Conti, Lafleur pensait : « Si mes gaillards sont vivants, ils sont ou en prison ou dans ce cabaret. » L’établissement dont il s’agit était une de ces maisons borgnes où les jeunes débauchés ne dédaignaient pas de venir manger des huîtres, en les arrosant de bon petit vin blanc d’Auxerre. Pour les besoins de cette clientèle de luxe, le cabaretier avait fait placer des tables sous les arbres séculaires épargnés lors des démolitions nécessitées par la construction du quai Conti. Par exemple, dans le cabaret proprement dit, la clientèle se contentait d’une pièce enfumée, de tables massives et de tabourets enchaînés auxdites tables, par mesure de précaution, parce qu’après boire on s’y lançait tout ce qui tombait sous la main. Lafleur s’arrêta sur le seuil, parcourut l’intérieur de la salle d’un regard circulaire, et, ayant reconnu ceux qu’il cherchait, il alla s’attabler avec eux dans un coin. La conversation fut courte, du reste. On s’entendait toujours vite, avec des particuliers de cette espèce. Moins de dix minutes plus tard, Lafleur quittait ses « aides », comme il les appelait, et cela, après leur avoir donné toutes les indications nécessaires. « Voilà qui marche comme sur des roulettes, se dit-il, en se frottant les mains, ces deux gibiers de potence m’attendront auprès du carrosse... Ah ! mais... et le carrosse, il faut m’assurer qu’il n’est pas en « travail ». Ce diable de Lafleur avait des expressions à lui. Le loueur habitait à quelque cent mètres, aux environs des Halles. Lafleur consulta le coucou du cabaret. – J’ai encore une bonne heure, dit-il, c’est plus qu’il n’en faut. Et, allongeant le pas, il s’élança sur le Pont-Neuf. En quelques minutes, il arrivait chez le loueur. – Ah ! ah ! lui dit l’homme, nous avons un petit voyage d’agrément à faire ?... C’est à merveille. Je ne sais plus ce que pensent ces messieurs de la noblesse ; voilà déjà près de trois jours que mes chevaux n’ont pas travaillé... – Patience !... patience ! répondit Lafleur en glissant deux pièces d’or dans la main du loueur... Voilà déjà un petit commencement... – Pour quelle heure, l’affaire ? – Dans une demi-heure !... – Et où ? – Presque en face du « Cœur-Volant ». – Entendu ! Et Lafleur se retira en disant : – Maintenant, il faut changer de costume. Il était juste devant la boutique d’un fripier qui avait pris pour enseigne : « À la pelisse polonaise ». Lafleur était si avantageusement connu du marchand que celui-ci l’accueillit avec force salutations. – Nous allons dans le monde, ce soir ? demanda-t-il, la bouche en cœur. – Non !... Il me faut une défroque de bourgeois aisé. Le fripier fit asseoir son client et lui présenta différents costumes. Lafleur était passé dans l’arrière-boutique. Il en ressortit complètement déguisé et, se plaçant devant une glace, il fit, en pantomime, la répétition de la scène qu’il se proposait de jouer. Certes, si Henriette l’avait remarqué, par hasard, il lui serait, pensait-il, bien difficile de le reconnaître. Satisfait de sa transformation, Lafleur quitta la boutique. Mais il n’avait pas fait cent pas qu’il accourut tout haletant chez le fripier. – Vous avez donc oublié quelque chose ? lui demanda le marchand. – Oui... la glu, répondit le domestique. En effet, Lafleur venait de s’apercevoir qu’il avait oublié, dans la poche de son gilet, le petit flacon de cristal et la bourse du marquis. Cette fois, il se dirigea rapidement vers le Pont-Neuf. C’était un samedi et, ce jour-là, on attendait généralement un grand nombre de provinciaux. Aussi les cochers de fiacre se hâtaient-ils de prendre place sur le quai ; les commissionnaires et les décrotteurs s’installaient le plus près possible de la porte du bureau. Quant aux mendiants... et Dieu sait quel en était le nombre ! les uns, assis sur les bornes ou couchés par terre, faisaient un somme en attendant la pratique ; les autres continuaient à poursuivre leur monde et, parmi ceux-là, se trouvait une vieille femme qui n’arrêtait pas de tendre la main. – En v’là une chançarde ! disait un vieux bossu à une autre mendiante assise à côté de lui ; si elle met de côté tout ce qui tombe dans ses vieilles pattes, elle doit avoir un fier bas dans sa paillasse. – Elle ! plus souvent !... Et le cabaret ?... Et son grand bandit de fils ?... Un noceur de la pire espèce. – Elle s’entend joliment au commerce. Et qu’elle est bien nommée, la sorcière ! Le fait est qu’elle en avait toutes les allures. Une face maigre et ridée, un front plat et bas, à moitié couvert par une épaisse chevelure grise que le peigne n’avait jamais démêlée, des yeux petits et méchants, un nez pointu aux narines noircies par le tabac et des lèvres repoussées en avant par cinq ou six dents déracinées, voilà pour la tête. Un dos voûté, des bras décharnés, des mains longues, osseuses, des pieds larges qui traînaient dans d’affreuses chaussures éculées, et, pour recouvrir cet ensemble misérable, des hardes aussi sales que déguenillées, voilà le portrait de la mendiante qui, depuis des années, exploitait le quartier du Pont-Neuf. Quand les autres mendiants lui reprochaient sa chance, elle leur riait au nez et se disait à elle-même : « Y en a pas comme toi, ma vieille Frochard, pour attendrir ces brigands de bourgeois. » Un vieux monsieur venait justement de sortir du bureau, elle s’empressa de lui tendre la main et, prenant sa voix pleurarde : – Mon bon monsieur, lui dit-elle, n’oubliez pas une malheureuse infirme, une pauvre veuve, qu’a sept jeunes enfants à nourrir. – Allez au diable ! – Que le bon Dieu vous le rende, mon doux seigneur ! Et elle s’éloigna en faisant la grimace et en montrant le poing au « doux seigneur » qui regardait à droite, à gauche, comme quelqu’un à qui l’on a donné rendez-vous. Enfin, il fit un geste et poussa un ah !... qui voulait dire évidemment : « Voilà mon homme ! ». Et, d’un pas précipité, il s’avança vers un jeune élégant qui descendait du Pont-Neuf. – Tout va bien ! lui dit-il en l’abordant. – Lafleur ! s’écria le marquis de Presles. Du diable si je t’aurais reconnu ! Où as-tu pêché cet accoutrement de patriarche ? – Je l’ai loué chez un fripier des halles. Ai-je assez l’air d’un parfait honnête homme ? – Déguisement complet ! Eh bien ! où en es-tu ? – Ah ! je ne me suis pas amusé en chemin. J’ai loué une voiture qui va venir attendre mes ordres à quatre pas d’ici, deux bons chevaux et un cocher rompu à ces sortes d’aventures. Il a déjà travaillé pour monsieur le marquis. – Très bien, Lafleur. Et si, par malheur, nos voyageuses refusaient de te suivre ? – Eh bien ! j’ai là, sur le quai, deux ou trois de mes amis, d’excellents garçons, qui se mettraient au feu pour moi, et je n’aurais qu’un signe à faire. – À merveille !... Seulement, je me demande ce que nous allons faire du monsieur qui doit se trouver là, à l’arrivée du coche. Tu n’as encore vu personne qui lui ressemble ? – Non, mais il ne tardera pas, sans doute, et je me charge de lui boucher les yeux. Encore une fois, toutes mes précautions sont prises. Et maintenant que monsieur le marquis s’en est assuré par lui-même, si j’osais me permettre de lui donner un conseil... je lui dirais de rentrer chez lui et de me laisser faire. – À quelle heure le coche doit-il arriver ? – Vers huit heures. La nuit sera proche, ce qui nous aidera beaucoup. Mais, plus un mot... Et il montrait au marquis un vieux monsieur d’une mine tout à fait bourgeoise et qui, depuis un instant, se promenait, son parapluie sous le bras, à l’entrée de la cour où la diligence devait s’arrêter. – Crois-tu que ce soit lui ? dit le marquis. – Il en a bien la tournure. Voyez, il consulte sa montre... C’est lui, monsieur, c’est lui ! De grâce, partez vite et fiez-vous à moi !... En restant ici, vous pourriez peut-être compromettre le succès de notre affaire. La belle vous reconnaîtrait assurément. – Allons, soit... je pars... je renonce à la voir et je vais t’attendre au pavillon du Bel-Air. Mais, si tu ne reviens pas avec elle... je te chasse ! – Et si je vous la ramène ? – Tout ce que tu voudras, je te l’accorde. Et, sur cette promesse qui fit sourire Lafleur, notre marquis s’éloigna, le cœur rempli de douces espérances. Lafleur ne s’était pas trompé, le nouveau venu était bien l’homme qu’il avait intérêt à découvrir. C’était à lui que la dame Martin, d’Évreux, avait adressé nos orphelines, et il venait les attendre pour les conduire chez lui. Elles y seraient d’autant mieux accueillies que leur présence allait être, pour les époux Martin, une source charmante de distractions quotidiennes. Elle mettrait fin à ce tête-à-tête conjugal dans lequel ils s’endormaient l’un et l’autre depuis si longtemps. Ah ! s’ils avaient eu des enfants ! Une fille, rien qu’une fille ! Elle eût été la joie de la maison ! Et voilà qu’il leur en arrivait deux ! C’est donc dans cette disposition d’esprit que M. Martin était venu au-devant du coche et, comme il se trouvait de beaucoup en avance, il se promenait de long en large devant la porte pour passer le temps. Lafleur, qui ne le perdait pas de vue, se mit à faire de même et, après qu’ils se furent croisés deux ou trois fois, il se décida à entamer la conversation. – Monsieur attend sans doute, comme moi, l’arrivée du coche d’Évreux. – Oui, monsieur. – Eh bien ! je pense que nous avons une bonne faction à faire, car il n’arrivera pas avant neuf heures. – Vous croyez ? – Je viens de m’en assurer au bureau, à l’instant même. Un gentilhomme qui est arrivé en poste a bien voulu prévenir qu’un essieu de la voiture s’est brisé aux environs de Rambouillet et qu’un retard de deux heures au moins sera la conséquence de cet accident. – Un essieu cassé !... Ah ! mes pauvres petites Normandes ! Quelle frayeur elles ont dû avoir ! – Ah ! ce sont des jeunes filles que vous attendez ? – Oui, monsieur, deux orphelines qui doivent avoir dans les dix-sept ans et que l’on dit fort jolies. – Vous ne les connaissez donc pas ? – Nous ne nous sommes jamais vus. Mais elles nous ont été recommandées par une cousine et c’est chez nous qu’elles vont habiter. – Ce sera une grande sécurité pour elles. – Et une grande distraction pour nous. Quand on vit de ses petites rentes dans un troisième de la rue Guénégaud... seul, toujours seul, vis-à-vis de sa femme... – C’est triste ! – Satané coche ! reprenait le vieux Martin, en frappant du pied. Deux heures de retard ! Qu’est-ce que je vais faire pendant ce temps-là ? – C’est ce que je me demande aussi, disait Lafleur. – Je vais tout bonnement flâner sur le quai... Je me paierai une tasse de moka... ou un petit madère. – Tiens, c’est une idée ! s’écria Lafleur. Et ça m’en fait pousser une autre, monsieur : aimez-vous le piquet ? – Je l’idolâtre, monsieur, mais ma femme ne peut pas le souffrir. – Eh bien ! monsieur, si nous entrions dans le café en face ! Il y a un jardin avec de jolis bosquets. – Je les connais. – Nous en prendrions un, bien abrité... Et nous ferions un cent ou deux, pour jouer notre madère. – Mon Dieu, monsieur, j’accepterais avec le plus grand plaisir, mais je craindrais, en m’éloignant... – Soyez donc tranquille. Une piécette au garçon, et il nous préviendra de l’arrivée de la voiture. – Oh ! oui, car, pour rien au monde, je ne voudrais... – Fiez-vous à moi. Je n’ai pas envie non plus de manquer le coche. Cette aimable plaisanterie avait fait éclater de rire le bon M. Martin et triomphait de ses hésitations. M. Martin, était, comme on le voit, un de ces types de bourgeois naïfs, confiants à l’excès et qui ne manquent jamais l’occasion de bavarder. Du premier coup d’œil, Lafleur avait jugé son homme. Il l’avait entraîné jusque devant la porte du cabaret. Mais, au moment où ils allaient y pénétrer, la Frochard s’était avancée en murmurant de cette voix traînante et pleurarde qu’elle savait prendre pour toucher le cœur des passants : – Mes bons messieurs, n’oubliez pas... Le valet fit un geste pour repousser la mendiante. Et, brutalement, il lui dit : – Ah ! ça... C’est encore vous ? – Mais vous ne m’avez encore rien donné, mon bon monsieur. – Je ne donne jamais rien aux vieilles. Cette épithète de vieille, qu’on venait de lui lancer, avait médusé la mendiante. Elle adressa sournoisement un regard haineux à l’homme qui l’avait repoussée. Mais, reprenant tout aussitôt son air patelin, elle tourna les yeux vers M. Martin, avec cette expression cafarde et ce sourire faux qui réussissent si bien auprès de gens à apitoyer. M. Martin tira sa bourse pour y prendre un sou, qu’il tendit à la vieille femme. Lafleur haussa imperceptiblement les épaules. – Voyons, dit-il, en reprenant le bras du gros homme. Si vous désirez faire quelques cents de piquet, il n’y a plus beaucoup de temps à perdre... Entrons ! – Entrons ! répéta M. Martin. Pour plus de sûreté, Lafleur fit passer son compagnon le premier, et, s’adressant à la Frochard : – Allons !... au large, la vieille, lui dit-il de nouveau. – La vieille ! grommela celle-ci... Quand on prend de l’âge, adieu l’commerce !... Puis, réfléchissant : – C’est tout de même vrai que, si j’avais une petite jeunesse à produire, ça me ferait de fameuses recettes par ici... Mais, soupira la mégère, j’ai pas d’fille !... Ah ! il aurait mieux valu, pour moi, d’en avoir une à la place de cet imbécile de Pierre... Ne v’là-t-il pas que ça se mêle d’être honnête... Voyez-vous ce mossieu ! Et, tout en haussant les épaules, la Frochard, après avoir jeté un coup d’œil sur la place, s’en alla en disant : – N’y a plus un chat !... Je reviendrai pour le coche de Normandie. En ce moment, en effet, les passants devinrent rares. Seule, une femme vêtue comme le sont les ouvrières se montrait dans les environs. Mais la Frochard n’avait pas jugé qu’il y eût une aumône à récolter de ce côté. La personne dont il s’agit semblait en proie à quelque violente émotion. Elle s’avançait sur le Pont-Neuf, d’un air inquiet, comme si elle eût craint d’être suivie. Elle s’était approchée du parapet et se mit à contempler l’eau qui s’engouffrait avec un bruit sinistre, entre les arches du pont. Puis, au bout de quelques secondes, elle se rejeta vivement en arrière. L’inconnue se remit en marche, mais en rebroussant chemin vers le quai. C’était une grande et belle fille, un de ces types de Parisienne des faubourgs, dont la stature vigoureuse n’exclut pas la grâce. On sentait, en la voyant, qu’une profonde douleur avait envahi son âme. Il faut savoir que cette malheureuse, résolue à en finir avec son existence de honte et de remords, n’est venue là que pour se précipiter dans le fleuve. Et que, si elle a retardé l’exécution de son sinistre projet, c’est qu’il fait jour, et que, la voyant se jeter à l’eau, quelque passant pouvait voler à son secours. Or, elle ne veut pas qu’on la sauve. Et la pauvre désespérée se laisse tomber sur un banc, pour y attendre la venue complète de la nuit. Cette malheureuse jeune femme se nommait Marianne Vauthier. Élevée par une tante, elle avait été placée par celle-ci, dès l’âge de douze ans, en apprentissage chez une couturière. Elle y était devenue une bonne ouvrière, connaissant parfaitement son métier. Tout le monde l’estimait, parce qu’on la savait très honnête, très obligeante et de bon conseil. Marianne avait, comme on dit vulgairement, le cœur sur la main. Elle en donna la preuve lorsqu’une des ouvrières de l’atelier, Madeleine Bachelin, mourut subitement, laissant un petit enfant sans soutien. Marianne Vauthier se joignit à celles qui proposèrent de venir au secours de l’orpheline. Ces demoiselles accueillirent favorablement la pensée de se charger du pauvre petit être et de l’élever comme l’enfant de l’atelier. Et, lorsque tout fut convenu, arrêté, on alla en masse faire part de cette grande détermination à la patronne de l’atelier, Mme Poidevin. Celle-ci voulut, elle aussi, apporter son obole à cette bonne œuvre. Puis elle se chargea de réglementer, comme elle devait l’être, cette charitable combinaison. Il fut décidé que les ouvrières prélèveraient une petite part de leur paye de chaque semaine, et que cet argent serait placé dans une tirelire. La plus ancienne parmi les ouvrières fut désignée comme « trésorière ». On ne prélèverait sur la masse que la somme nécessaire à l’entretien de l’enfant. Le reste devait former un petit capital destiné à subvenir aux frais de son éducation. Marianne ne manqua jamais, chaque semaine, d’aller verser son offrande dans la tirelire. Voilà pour ce qui concernait le cœur de l’ouvrière. Quant à sa sagesse, c’était bien autre chose encore. 1Marianne, à vingt ans, avait eu déjà à repousser bien des soupirants. Rieuse avec ses camarades d’atelier, elle prenait un air sérieux lorsqu’un galant se présentait. Et si quelque audacieux s’enhardissait trop, Marianne avait la main leste et assez forte pour enlever à l’audacieux l’envie de recommencer. Un jour qu’elle avait évincé assez brusquement un amoureux, celui-ci lui adressa cette prédiction : « Patience, la belle !... vous trouverez un jour votre maître ! » Cette prédiction ne devait malheureusement pas tarder à se réaliser. Marianne était, depuis quelque temps, en butte aux persécutions de galants qu’elle avait assez lestement éconduits. Ces garnements s’entendirent pour lui faire payer cher ses dédains. Un soir, elle se trouva prise au milieu d’une bande de vauriens. Elle poussa des cris de détresse. Ces cris furent entendus par un jeune homme qui venait, paraît-il, au même moment rejoindre les vauriens qui entouraient la jeune fille, car il s’écria en voyant Marianne : – Mais j’la connais, cette demoiselle... C’est la belle Marianne !... En entendant prononcer son nom par un inconnu, la jeune fille sentit naître en elle – après une terreur folle – l’espérance qu’elle allait être sauvée. Et son cœur éprouva pour cet inconnu qui venait à son secours un sentiment de gratitude, lorsqu’elle l’entendit ajouter : – À bas les pattes !... Et le premier qui touche à un cheveu de mademoiselle, je lui fais son affaire ! À cette déclaration, il y eut une sourde révolte parmi les vauriens. – Ah ça ! s’exclama l’un d’eux, est-ce qu’elle n’est pas à nous comme à toi ? – C’est ce que nous allons voir ! cria l’inconnu, en levant le bâton qu’il tenait à la main. Et, sans ajouter une menace, il se mit à faire manœuvrer sa canne, frappant autour de lui, si bien qu’il mit bientôt toute la bande, en déroute. Alors, se tournant vers Marianne, l’inconnu lui dit : – Vous êtes libre, mademoiselle ! Et comme il s’essuyait le front, elle vit que la main du courageux jeune homme était couverte de sang. – Vous êtes blessé ! fit-elle. – Oh ! ce n’est rien qu’une égratignure... on en a vu d’autres, dans ma famille. Et il ajouta, en saluant de la tête : – Maintenant, filez vite chez vous... et soyez tranquille, je marche derrière. Arrivée à la porte de la maison qu’elle habitait, elle se tourna vers le jeune homme et lui dit : – Vous m’avez rendu un bien grand service, monsieur, et je ne sais comment reconnaître... Il ne répondit pas, mais son regard avait cherché celui de la jeune fille, et celle-ci sentit quelque chose d’étrange se passer en elle. Une rougeur subite envahit les joues de Marianne. Elle demeurait là, muette, devant son sauveur, sans penser qu’il était tard et qu’il serait convenable de remercier tout de suite et de se retirer. Involontairement, elle restait en présence du jeune homme. Et, pour avoir un prétexte d’agir ainsi, elle dit avec vivacité : – Je vois bien que vous êtes blessé plus gravement que vous ne le disiez. – Eh bien ! mademoiselle, ça me rappellera plus longtemps que j’ai eu le bonheur de venir à votre secours. Cette fois, Marianne était interdite. Les paroles de l’inconnu avaient eu un écho dans son cœur. La jeune fille demeura les yeux attachés sur son sauveur, jusqu’à ce qu’il eût disparu au détour de la rue. Lorsqu’elle ne put plus l’apercevoir, elle resta là encore, comme absorbée dans une profonde méditation... Pourquoi vint-il à Marianne l’idée que l’inconnu s’était caché dans l’encoignure de la rue et qu’il allait revenir sur ses pas ? Pourquoi éprouva-t-elle comme un désappointement de s’être trompée ? Et le lendemain, au sortir de l’atelier, en se sentant suivie, pourquoi eut-elle le pressentiment que c’était lui ? Pourquoi fut-elle heureuse de penser qu’elle allait le revoir, qu’il allait lui parler ? Hélas, il y a là tout le secret des amours naissantes. Marianne Vauthier se laissa aller à accepter les hommages de l’inconnu ; peu à peu, elle consentit à y répondre. Elle se laissa prendre aux promesses d’« amour éternel »... Elle fut la plus heureuse des femmes, dans le commencement de sa liaison avec Jacques Frochard. Puis arriva le désenchantement. Marianne s’était trompée sur le compte de son amant. Elle l’avait aimé dès la première heure de leur rencontre. Elle s’était donnée à lui sans penser à prendre des garanties pour l’avenir. Elle ne voyait que Jacques, elle ne vivait que pour Jacques. Elle excusait ses emportements, et, lorsqu’elle aurait pu lui faire honte de sa paresse et de ses exigences toujours injustes et de plus en plus grandes, elle se disait qu’à force de patience elle arriverait à le corriger. Pauvre Marianne ! elle supposait que Jacques le débauché, le querelleur, le paresseux, s’amenderait et ne vivrait plus que pour elle. Hélas ! ces illusions, la plus sombre réalité devait bientôt les dissiper. Après avoir laissé supposer qu’il se corrigerait, Jacques retomba de plus belle dans la vie de paresse et de débauche. Marianne en éprouva un chagrin violent. Mais elle ne fit rien pour rompre avec celui qui avait si mal répondu à ses espérances. Elle était bien, décidément, sous le joug. Et le pouvoir qu’exerçait sur elle celui qui avait su devenir son maître était si grand, si absolu, que la malheureuse perdit peu à peu toute énergie, toute volonté. Marianne ne se sentait plus le courage d’essayer même une révolte contre son cœur si faible et si lâche. Elle obéissait aveuglément, apportant, chaque semaine, sa paye à l’homme dégradé qui vivait de son travail à elle, comme il vivait du travail de sa mère, la mendiante, et de son frère, le rémouleur. C’est en vain que l’ouvrière acquit la conviction que tout son argent passait en débauches avec les camarades de cabaret, il suffisait à Jacques de lui dire brutalement : « Je te donne la préférence sur vingt autres qui sont bien aussi belles que toi », pour que la pauvre fille se démunît de ses petites économies et, ensuite, de quelques bijoux, fruits de ses longues soirées de travail. Et le cynique gredin acceptait le tout avec un calme superbe, comme s’il se fût agi d’une redevance légitimement perçue. Il n’y a pas de si bon métier qui n’ait ses temps de chômage ; Marianne avait passé par là plus d’une fois sans en avoir trop souffert ; mais, à présent que toutes ses économies, toutes ses ressources avaient été dissipées, elle se demandait comment elle ferait pour vivre quand les mauvais jours reviendraient. La situation tant redoutée ne tarda pas à se produire. La morte-saison arriva fatalement, comme tous les ans. Jusque-là, elle n’avait jamais manqué de déposer fidèlement sa petite offrande dans la tirelire de l’enfant de l’atelier. Elle s’était plusieurs fois privée de déjeuner pour mettre de côté, sou à sou, la modeste somme. Un matin, au moment où Marianne le quittait pour aller à son ouvrage, le fils de la Frochard la retint. – Marianne, lui dit-il, j’ai besoin d’argent pour demain samedi. – De l’argent ? Tu sais bien, Jacques, que je n’en ai pas ! Attends au moins la paye de la semaine prochaine. – Attendre ! tu plaisantes !... Il m’en faut, te dis-je... J’en veux !... Et si tu reviens les mains vides... tant pis pour toi ! Je connais plus d’une belle fille qui sera trop heureuse de m’ouvrir sa bourse. Plongée dans une douloureuse rêverie, elle avait repris le chemin de l’atelier. Une fois assise à la grande table avec les autres ouvrières, elle se mit à l’ouvrage sans proférer une parole. Le jour était à la gaieté, aux éclats de rire. Marianne n’entendait et ne voyait rien. Sa pensée était ailleurs. De l’argent !... où en trouverait-elle ? Hélas ! elle n’avait plus le moindre petit bijou à vendre ou à mettre en gage... elle ne possédait plus qu’une seule robe... celle de tous les jours. Et l’odieuse menace de son amant la poursuivait sans cesse. Trahie !... abandonnée par lui !... Elle en mourrait. La journée lui sembla terriblement longue, et, pourtant, c’était avec effroi qu’elle voyait s’approcher l’instant de se retrouver, les mains vides, en face de Jacques. Quand elle vit ses camarades plier leurs tabliers, il lui sembla que l’heure du supplice allait sonner pour elle. Que faire ? Emprunter ? À qui ? À quelqu’une de ses camarades ? Ne savait-on pas qu’elle vivait avec la plus grande économie ? Sa tête se troublait. Tout à coup, dans son affolement, elle eut un moment de vertige. Elle entendait Jacques – son Jacques à elle – prodiguant à une autre ses douces paroles d’amour. Ses oreilles bourdonnaient, le sang lui affluait au cœur. Il lui fallait trouver un moyen à tout prix. Marianne poussa une exclamation. Elle avait trouvé. Elle irait raconter à Mme Poidevin qu’elle voulait envoyer un peu d’argent à la vieille tante qui l’avait élevée, laquelle était infirme et s’adressait à elle. Marianne s’arrêta à cette idée et courut frapper à la porte de l’appartement de sa patronne. – Madame est sortie, lui dit la domestique. – Sortie ? Ce mot s’échappa presque dans un cri des lèvres de l’ouvrière. Mais alors, à la grande surprise de la bonne, Marianne murmura, comme se parlant à elle-même : – C’est égal, je l’attendrai ! Et tout haut : – Je vais rester dans l’atelier pour attendre le retour de Madame... Et, laissant la domestique, l’ouvrière se dirigea vers l’atelier. Puis, la porte refermée derrière elle, Marianne se mit à réfléchir. Certes, dans le premier moment, elle eût tout osé. Mais, maintenant, elle se prenait à avoir de nouvelles hésitations. Elle s’était levée et marchait à grands pas. Parfois, elle s’arrêtait pour écouter. Il lui avait semblé entendre monter. Ah ! si ce pouvait être Mme Poidevin ! Elle obtiendrait d’elle l’argent dont elle avait besoin, ou bien elle saurait se le procurer à quelque prix que ce fût, même au prix d’une faute, même au prix... Sous le coup de son amour maudit, elle descendait un à un tous les échelons de l’honnêteté. Et, à force de capitulations successives, elle en était arrivée à admettre comme possibles les choses les plus monstrueuses. Elle avait bien encore quelques rares lueurs de bons sens, pendant lesquelles tout son sang se révoltait en elle. Ces retours à la raison étaient, hélas ! éphémères. Elle se remit à marcher avec hésitation. Dans sa préoccupation, elle ouvrait les tiroirs de la grande table de travail. Et ses mains y plongeaient, comme si elle eût pensé y trouver de l’argent. Elle s’en serait emparée peut-être. Jacques ne lui avait-il pas dit : – Il me faut de l’argent, à tout prix. À tout prix ! Ces paroles maudites qu’elle ressassait mentalement s’acharnaient à troubler son esprit. Et l’heure marchait toujours... Et Mme Poidevin ne revenait pas ! Si elle tardait trop longtemps, Jacques mettrait ses menaces à exécution !... Marianne étouffa, à cette idée, un cri de rage. Inconsciemment, elle courut à la porte qui faisait communiquer l’atelier avec le petit salon de Mme Poidevin... Sous sa main fiévreuse, le loquet se souleva... Elle pénétra dans le salon à pas de loup, comme une voleuse de profession. Elle avait peur !... Son sang se figeait dans ses veines... Elle s’arrêta, écoutant ! Si quelqu’un survenait pour la surprendre !... Elle voulait s’enfuir ; mais quelque chose de plus fort que sa volonté la retenait dans ce petit salon... Pourquoi ?... Elle ne s’en rendait pas compte. Et cependant elle se glissait tout le long des meubles. Soudain, la pendule sonna... À ce bruit, Marianne sursauta. Elle avait de ces frayeurs subtiles qui font tressaillir les voleurs au moindre bruit. Elle était donc une voleuse aussi, elle ? Mais cette pensée, qui eût soulevé, il y a quelques instants à peine, son cœur de dégoût, cette pensée s’acclimatait insensiblement dans sa tête... Les yeux fixés sur la pendule, elle éprouva une commotion terrible en pensant que, depuis près d’une heure, Jacques l’attendait !... Cette fois, elle le sentait bien, elle eût volé, si elle en eût trouvé l’occasion. Elle descendait avec une rapidité vertigineuse dans l’abîme qui devait, fatalement, engloutir tout ce qu’il y avait encore d’honnête en elle... Tout à coup, elle bondit vers un petit chiffonnier en bois de rose... Il pouvait y avoir là de l’argent ou des bijoux... Elle n’hésita pas... Elle voulut ouvrir le tiroir... Mais elle s’arrêta... Sur ce meuble se trouvait la tirelire où l’on mettait l’argent destiné à l’enfant de Madeleine... Elle s’arrêta, la malheureuse, le corps saisi d’un tremblement. Elle s’arrêta, car il lui semblait entendre la voix de Madeleine lui murmurer aux oreilles : – Voleuse !... Voleuse !... Voleuse !... Que se passa-t-il en elle en ce moment de terrible émotion ? D’où vint que cette femme perdit, en quelques secondes, tous les sentiments généreux, au point d’en arriver au dernier degré de l’abjection ? Une voix venait de se faire entendre, une voix partie de la rue... La voix de Jacques, enfin, qui disait : – Je m’en vais, Marianne, et pour toujours ! C’en était fait. Rien ne pouvait plus retenir la malheureuse sur la pente fatale. D’un brusque mouvement, elle saisit la tirelire. Et, comme elle était trop grande pour qu’il fût possible de la cacher, elle la brisa. Tout le contenu de cette tirelire se répandit sur le parquet. Il y avait quelques pièces blanches et des sous... Marianne s’arrêta, le cœur bourrelé de remords, devant cet argent qui appartenait à l’enfant de la morte... Mais, en ce moment, la voix de Jacques retentit de nouveau. Il chantait cette fois en s’éloignant : Lise a quitté son amoureux, On en perd une, on en r’prend deux. Marianne eut un tressaillement. Sa tête s’égara tout à fait. Elle prit l’argent à pleines mains... Et s’enfuit. À la porte, elle rencontra la servante... Interdite, elle voulut poursuivre son chemin... Mais, cette fille, en voyant son trouble, essaya de l’arrêter par le bras... D’un geste violent, Marianne la repoussa... Dans l’escalier, elle se rencontra face à face avec Mme Poidevin. Marianne ne s’arrêta pas. Elle avait hâte de rejoindre Jacques. Il avait fait d’elle une voleuse ! Il n’était plus son amant, il était son maître. Elle était, non sa maîtresse, mais son esclave. Elle venait de franchir la porte cochère et d’arriver dans la rue... À ce moment, elle s’arrêta tout à coup et demeura comme pétrifiée, les pieds rivés au sol. La croisée s’était ouverte au-dessus de sa tête. Et la bonne de Mme Poidevin criait : – Arrêtez la voleuse !... Arrêtez la voleuse ! Marianne fit un effort désespéré et réussit à courir... Il était temps. Les soldats du guet s’étaient mis à sa poursuite... Arrivée au détour de la rue, elle se glissa, sans être vue, dans une allée. Et là, blottie dans un coin, elle entendit les pas des soldats qui couraient. Ils dépassèrent l’allée... Elle se crut sauvée ! Ils avaient perdu sa trace ! Alors, le cœur battant avec violence, la tête en feu, Marianne reprit sa course folle. Elle arriva haletante et remit l’argent à Jacques. Il la reçut avec un ricanement moqueur. – Tu as bien fait de venir, dit-il, j’allais m’en aller. Puis, sans s’informer du moyen qu’elle avait employé pour se procurer cet argent, il ajouta : – Je t’attends à souper avec les amis !... À souper !... c’était, non pour payer quelque pressante dette, mais bien pour souper avec des amis que Jacques avait fait d’elle une voleuse !... À cette pensée, un remords étreignit Marianne au cœur ; la colère lui monta au cerveau. Et, retrouvant un courage qui depuis longtemps l’avait abandonnée, elle répondit : – Je n’irai pas !... Jacques Frochard eut alors un de ces regards qui enlevaient à la jeune femme toute volonté de résistance. Il lui saisit le bras en disant : – Tu viendras !... Je le veux ! Puis, tournant les talons, il la laissa sans force, brisée par le souvenir et l’émotion. Les sanglots l’étouffaient. La raison lui revint, escortée des plus cuisants remords. Elle eut honte d’elle-même. Et la pensée lui vint, pour échapper au misérable qui l’avait perdue, de se réfugier dans la mort.

10

X Le cabaret dans lequel Lafleur avait entraîné M. Martin regorgeait de monde lorsque nos deux personnages y pénétrèrent. – Voici notre affaire ! s’écria Lafleur en s’installant sur un des tabourets. Et, indiquant la place en face de lui : – Asseyez-vous là, mon cher monsieur Martin, vous aurez le jour sur vous, et ça vous sera plus commode pour voir vos cartes... M. Martin s’assit et frappa de sa tabatière sur la table. Le garçon parut et Lafleur commanda : – Un jeu de piquet... bien vite ! – Avec une bouteille de vouvray... du vieux ! s’empressa d’ajouter M. Martin. En attendant qu’on les servît, Lafleur jetait un coup d’œil autour de lui. Il avait eu la précaution, ainsi que nous l’avons dit, de placer son compagnon en pleine lumière, tandis qu’il se mettait lui-même dans l’ombre. Cette tactique allait lui permettre, pensa-t-il, de se rendre bien compte de l’état exact où M. Martin se trouverait après avoir copieusement attaqué le vouvray. On avait apporté le jeu de cartes, les verres et une bouteille suffisamment maquillée de poussière. Et comme le garçon se disposait à servir deux simples verres : – Laissez-nous la bouteille entière, dit Lafleur : si ce vin est bon, comme je le suppose, on ne se contentera certainement pas de ne lui dire que... deux mots ! M. Martin prit délicatement son verre et le choqua contre celui de son adversaire. Puis, en fin gourmet, il aspira quelques gouttes du liquide, qu’il dégusta le plus consciencieusement du monde. – Donc, dit Lafleur, c’est convenu, nous gardons la bouteille, et... nous la jouons ? – En cent cinquante sec !... Aussi sec que cet excellent petit vin. Et, charmé d’avoir placé cette fine plaisanterie, M. Martin vida d’un trait tout ce qui restait de vin dans son verre. Le valet eut un imperceptible sourire. Lafleur présenta le jeu de cartes qu’il venait de couper. M. Martin mouilla son pouce à ses lèvres et servit. Il releva son jeu, carte par carte, les classant par couleurs et en éventail dans sa main. Quant à Lafleur, comme un joueur de profession, il avait en rien de temps étalé son jeu, ce qui lui permettait d’emplir pour la seconde fois le verre de son adversaire. – À vous à écarter ! dit M. Martin. Lafleur, sans répondre, jeta vivement cinq cartes de côté et releva son écart. Mais, tout aussitôt, M. Martin exhala une exclamation de plaisir. – Bon ! c’est vraiment extraordinaire ! Je prends trois as à l’écart... Allons, comptez, ajouta-t-il d’un petit air narquois... Je vous attends ! Puis en manière de satisfaction, il prit machinalement le verre de vin. Mis en bonne humeur, le gros bourgeois tapa sur la table, en criant : – Garçon ! une seconde bouteille du même !... « J’en serai quitte pour deux bouteilles, se dit le domestique, et, vraiment, ce n’est pas trop cher... » M. Martin avait rempli les deux verres de vin frais que le garçon venait d’apporter. Lafleur se mit à compter son jeu. – Trente-sept au point ? – Pas bon ! ricana M. Martin. – Tierce au roi ? – Encore moins bon ! – Alors, grommela Lafleur, je compte « un »... – Et moi, je dis : cinquante au point, quinte majeure et quatorze d’as, fit le bourgeois en étalant son jeu sur la table... Et tenez-vous bien, ajouta-t-il, je vous mène à une carte... Gardez la bonne. Lafleur, ayant fourni dix fois à l’attaque, et n’ayant plus que deux cartes en main ; s’arrêta un instant, comme s’il eût été très sérieusement occupé de son jeu. M. Martin était radieux. Cette fois, il n’hésita plus à arroser sa joie, et le petit vin « glouglouta » dans son gosier. Puis, reposant le verre, car son adversaire avait joué pendant ce temps : – Capot ! s’exclama-t-il joyeusement... C’est un coup royal... C’est magnifique, merveilleux ! – À moi à faire ! dit simplement Lafleur. Ce qu’observait, en ce moment, le maître drôle, tout en paraissant très contrarié de l’échec qu’il venait de subir, c’est que le visage de son adversaire s’enluminait. Aussi voulut-il porter le dernier coup. – Voyons, dit-il, je considère cette partie comme perdue... – À moins d’un miracle ! insinua M. Martin... Si nous avions le temps, je vous donnerais bien votre revanche. – Soyez tranquille, dit en ricanant Lafleur. Puis, tirant sa montre : – Vous voyez, nous avons mis pas mal de temps à attendre. – Soit ! dit le bourgeois, j’accepte... Lafleur avait empli les verres. Ce que voyant, M. Martin cria : – Garçon ! encore une bouteille... Et toujours du même ! Le valet du marquis faillit laisser échapper son jeu. Il écarquilla les yeux, au comble de la surprise. Quant au gros bonhomme, il ne remarquait rien. Tout à la partie, il gagna, comme on le pense, haut la main. Et, faisant sauter le bouchon de la troisième bouteille : – Allons, à vous à battre les cartes, dit-il ; pendant ce temps, je vais verser le vin. M. Martin était un tantinet plus gai, mais c’était tout... Il ne perdait pas un atome de mémoire, car, avant d’entamer la seconde partie, il dit à son compagnon : – Vous savez, il ne faut pas manquer l’arrivée du coche d’Évreux... Ah ! c’est que c’est sérieux, ça ! Lafleur voulut éloigner tout soupçon chez sa victime. Il détourna la conversation. – C’est égal, fit-il, vous m’avez brossé là d’une singulière façon, et je n’y suis pas habitué. Lafleur avait saisi son verre et demandait à trinquer. – Va pour celle-ci encore, dit M. Martin, une de plus, une de moins... La fin de la phrase se noya dans le verre, que le bourgeois vida d’un trait. Lafleur était tellement stupéfait qu’il laissa son verre plein sur la table : – Quoi ! dit son adversaire, vous ne me faites pas raison ?... C’est donc que vous me gardez rancune ? C’était au tour du valet de M. de Presles de donner les cartes. Il le fit machinalement sans quitter des yeux le visage de M. Martin. Celui-ci regardait amoureusement la bouteille. – Ah ! soupira-t-il, il n’en reste plus que pour un tout petit verre. Puis, changeant de ton : – Du reste, nous aurons probablement la belle à faire. – Alors ? Sans répondre, le bourgeois hélait le garçon : – Une autre fiole ! glapit-il. Et encore du même ! Lafleur avait fait un bond comme s’il allait tomber à la renverse. – Comment ? s’exclama-t-il au comble de l’ahurissement, ça fait quatre bouteilles ! – Eh bien ! ricana M. Martin, sachez donc que quatre bouteilles, à moi tout seul, ne me feraient pas peur. Je bois ça comme du petit-lait... C’est bien naturel, j’ai fait ma fortune dans le commerce des liquides et, parmi nos confrères, il n’y en avait pas un capable de me tenir tête ! Lafleur eut un haut-le-corps. C’était à recommencer !... Il résolut de changer de tactique. Il pensa au narcotique dont il s’était muni, et qui devait servir pour vaincre la résistance de la jeune fille qu’il allait enlever. Et il glissa sa main dans la poche de son gilet. Mais encore fallait-il trouver l’occasion de s’en servir utilement et prudemment. Pour cela, le valet voulut occuper l’attention de son adversaire. – Faisons la belle, dit-il. Mais, à ce moment, il se fit un remue-ménage dans le cabaret. Plusieurs consommateurs se levèrent en même temps, comme s’ils eussent répondu à un même signal. M. Martin, intrigué, s’était retourné et cherchait à en deviner le motif. – Je parie que c’est le coche de Normandie qui arrive, dit-il tout à coup en se levant. Mais Lafleur le retint par le bras. – Allons donc, mon cher, fit-il, vous en avez encore pour plus de trois bons quarts d’heure ! Du reste, je vais aller dire au patron de nous faire prévenir. Il avait alors rapidement parcouru la distance qui le séparait du comptoir, et il put, en jetant un regard sur la place, s’assurer que c’était bien la voiture tant attendue de M. Martin qui apparaissait au loin. – Corne du diable ! murmura le valet, il n’y a plus à hésiter... En avant les grands moyens ! Il s’en revint donc auprès de M. Martin qui, pour ne pas perdre de temps, avait rempli deux verres. – Bravo, mon cher monsieur, fit le domestique en s’asseyant. Ce sera le coup de l’étrier !... Lafleur saisit le paquet de cartes afin de le passer à son adversaire ; mais il s’y prit d’une façon si maladroite, en apparence, qu’il envoya une bonne moitié du jeu s’étaler par terre. – Maladroit que je suis ! s’écria-t-il. Mais il ne bougea pas. Et déjà M. Martin s’était baissé et s’empressait, non sans difficulté, de saisir les cartes. Prestement, Lafleur retira de son gousset le petit flacon de cristal et versa une partie du contenu dans le verre de M. Martin. En ce moment, la face rougeaude du brave bourgeois émergeait de dessous la table. – Sapristi, s’écria-t-il, en soufflant comme un phoque, ce n’est pas commode de se baisser ainsi. – Buvez, cela vous remettra, dit Lafleur ; et, élevant son verre, il en absorba le contenu. M. Martin aspira bruyamment le contenu du sien ; mais en replaçant son verre sur la table : – Pouah ! dit-il, quel singulier goût a ce vin ! – Le mien aussi, affirma le domestique. – Parbleu, fit-il ; tous ces vieux vins déposent d’ordinaire, et j’ai eu la maladresse de vous verser le fond. Il ne s’agissait plus, maintenant, que de laisser au narcotique le temps de produire son effet. Pour cela, il n’y avait qu’à prolonger un peu la partie. Lafleur se mit à battre lentement les cartes. Après deux minutes, M. Martin put enfin arriver à couper. Mais alors, ce fut avec une lenteur plus grande encore que Lafleur lui servit les cartes, sous prétexte que celles-ci étaient poisseuses et collées les unes aux autres. Et ce fut bien pis lorsqu’il arriva à séparer le talon. – Il y a maldonne ! s’exclama-t-il en brouillant le jeu. M. Martin en fut réduit à passer par là. – Tiens... On dirait que vous avez sommeil ? fit le valet. – Oh ! simplement la tête un peu lourde ! C’est qu’il y a déjà longtemps que nous sommes enfermés. Et la fin de phrase s’acheva dans un bâillement. M. Martin manipulait maintenant les cartes comme un homme qui lutterait contre un sommeil irrésistible. À deux reprises, il s’était même assoupi pendant quelques secondes. Puis, vivement, il se remettait à arranger son jeu dans sa main. Lafleur eut un mauvais sourire qui signifiait : « Maintenant, mon bonhomme, tu n’es plus à craindre, et le diable en personne ne m’empêcherait plus d’emmener la jolie brunette, ce soir, au pavillon du Bel-Air. » Pour la forme, il annonça néanmoins son jeu. Mais bien inutilement. Cette fois, en effet, M. Martin avait laissé tomber son front sur ses mains, et il avait poussé un ronflement sonore. – Ça y est ! murmura Lafleur en se levant. Du reste, il n’était que temps... En effet, on entendait distinctement les claquements soutenus du fouet. Au surplus, le garçon criait tout haut : – Le coche de Normandie !... Lafleur lui fit signe d’approcher. Et, lui désignant M. Martin, il lui dit : – Ne le réveillez pas jusqu’à mon retour... Il a l’habitude de dormir ainsi tous les jours à la même heure ! – Bien, bourgeois, répondit le garçon en recevant le prix des bouteilles de vin, augmenté d’un bon pourboire, on le laissera dormir tant qu’il voudra !... Et Lafleur s’élança hors du cabaret.

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XI Le valet était arrivé à l’entrée du pont. « Allons, se dit-il, tout marche à souhait ! Avant que l’on ait descendu les bagages et qu’ils aient été reconnus par les voyageurs, j’ai le temps d’aller m’assurer que le carrosse est bien à l’endroit convenu. » Il reprit donc sa course tout en réfléchissant : « Le gros homme en a pour au moins deux bonnes heures à dormir à poings fermés. Donc, M. le marquis, nous aurons notre jolie provinciale dans notre pavillon du Bel-Air, et à l’heure convenue. » Pendant que Lafleur s’occupait ainsi de la réussite de son plan, il y avait beaucoup de monde sur la place et devant le bureau des Messageries. Au premier rang se trouvait la Frochard. Elle courait au-devant d’un rémouleur qui descendait la rue en criant : – À repasser les couteaux, ciseaux, à repasser... – Le v’là enfin, se dit-elle, c’est bien heureux pour lui qu’il soit arrivé avant son frère... mon Jacques... mon chérubin ! Car il n’entend pas raison, lui, et il aurait flanqué une ribambelle de taloches à ce lambin-là, pour lui apprendre à aiguiser aussi ses jambes. Cette vieille mendiante avait deux fils : l’aîné était un grand gaillard solide, et bâti en Hercule ; le portrait vivant de son père, le mari dont la Frochard avait été folle, comme elle l’était aujourd’hui de son Jacques. Le fils cadet ne ressemblait en rien à l’aîné. Il avait la nature petite et grêle de sa mère ; un visage pâle, des yeux cernés. On devinait en lui une âme tendre et honnête, un cœur aimant. Le pauvre garçon était boiteux. Nous saurons plus tard d’où lui venait cette infirmité. Et pourtant, sous cette apparence frêle et délicate, Pierre avait un grand fonds d’énergie et de courage. Une fois parti, dès le matin, avec sa boutique sur le dos, il ne reculait devant aucune fatigue, trop heureux, le soir, de donner à sa mère le produit de sa journée. Qu’avait-elle donc à lui reprocher ? De n’être pas un bellâtre, un faiseur de passions, comme son Jacques ! Non ! Il travaillait, au lieu de mendier, ce qui eût été d’un meilleur rapport. « Rémouleur !... c’est-y ça un métier ! se disait-elle en le voyant marcher cahin-caha, c’est pâlot, chétif, le bon Dieu y a donné une bonne infirmité !... y boite !... Et, au lieu de se servir de tous ces biens-là pour se faire une jolie industrie, ça travaille ! quand ça n’aurait qu’à tendre la main pour gagner trois fois plus !... Feignant, va ! » – Feignant !... répéta Pierre, qui s’était approché tout doucement et qui avait entendu. Oui, toujours votre même refrain. C’est mon métier qui vous déplaît. Mère, je vous en conjure, épargnez-moi ces éternels reproches qui me déchirent le cœur. Quand j’étais tout enfant et que vous m’emmeniez courir les rues, je redisais sans les comprendre les paroles de mendicité que vous m’aviez apprises, et c’était vous qui receviez les aumônes. Plus tard, vous m’avez dit : « Te v’là assez grand, va mendier de ton côté, j’irai du mien et ça fera double profit. » Mais quand il s’est agi de tendre la main comme je vous avais vue faire, j’ai senti en moi-même un mouvement de souffrance et de colère. – C’mossieu ! dit la Frochard avec un geste méprisant. T’en rapportais pas moins tes petits sous à la maman. – J’avais si peur d’être battu ! Pierre se redressa autant que le lui permettait sa petite taille. Et, s’animant : – Mais aujourd’hui je suis un homme et, je vous le répète une fois pour toutes, j’aimerais mieux mourir que de mendier pour vivre. – Sans cœur ! T’aimes mieux ta mère dans la misère, n’est-ce pas ? – La misère ! mais puisque ça rapporte tant, la mendicité, et que le courage ne vous manque pas à vous... – Je n’ai pas que moi à faire vivre !... – Oui ! Il y a Jacques !... qui n’est ni faible ni infirme, lui, et que vous nourrissez à rien faire. – C’est son affaire ! Mêle-toi de ce qui te regarde ! répliquait la mère d’un ton menaçant. – Ça me regarde bien aussi, riposta le rémouleur, et vous comme moi, puisque tous les samedis faut que nous lui apportions notre recette pour qu’il boive avec ses camarades, des vrais feignants ceux-là ! La Frochard ne se contenait plus. Mettant ses deux poings sous le nez de Pierre : – Tiens, veux-tu que je te dise, tu n’étais bon qu’à faire un honnête homme... Et moi, je les z’haïs, ces canailles d’honnêtes gens !... Un groupe de bourgeois passait au même moment. La mendiante planta là son fils. Et, prenant son air patelin, elle se mit à répéter son éternel boniment : – Mes bonnes âmes charitables, prenez pitié d’une malheureuse vieille femme qui a deux pauvres petits enfants à sa charge ! Le rémouleur étouffa un soupir qui témoignait de son découragement. Triste, fatigué, il se débarrassa de son fardeau, puis il alla s’asseoir sur un banc, les bras ballants et les yeux fixés sur sa mère. En la voyant poursuivre les passants, il sentit la rougeur lui monter au front. Il ne voulut pas assister plus longtemps à ce spectacle navrant. Et, se remettant péniblement sur ses jambes fatiguées, il allait replacer sa boutique sur son épaule et se retirer, lorsque, de sa voix aigre, la Frochard lui cria : – Ah ! ça ! tu vas rester là, feignant ? Et indiquant de l’index un groupe d’individus : – Le v’là, mon Jacques ! Ce chérubin d’mon cœur ; avec une douzaine de ses camarades. Tiens, les entends-tu ? En effet, des voix fortes et avinées se rapprochaient peu à peu, chantant ou plutôt braillant une chanson de barrière dite « la chanson des drilles » : Ennery,Adolphed’(1811-1899) Au cabaret. le samedi. Allons attendre le dimanche. Nous y reviendrons le lundi. Peut-être mardi, Mercredi, jeudi. Pour mettre du pain sur la planche C’est bien assez qu’on se démanche À travailler le vendredi. Le cœur de Pierre se souleva de dégoût et d’indignation. Il détourna la tête pour ne pas voir son frère parmi tous ces braillards, qui faisaient scandale au milieu du public paisible. Mais la Frochard, elle, ne pensait qu’à son Jacques. Tout pour lui !... tout pour son plaisir ! Et elle comptait dans le creux de sa main l’argent qu’elle allait donner à ce chérubin. – Toi, le rémouleur, ajoutait-elle, vide ton gousset, et vivement !... Sinon... gare les calottes ! La chanson venait de finir en chœur. La bande n’était plus qu’à quelques pas et la Frochard regardait venir tous ces vauriens avec un sourire d’admiration. Une fois devant la porte du cabaret, Jacques cria aux amis : – Halte ! front ! soldats du 1er noceur, v’là la cantine. C’est mon tour de payer la régalade, et, quand je m’y mets, j’y vas pas de main morte ! Ces derniers mots avaient jeté un froid sur le visage de la Frochard. Elle paraissait inquiète et, tirant son fils par le bras : – C’est toi qui payes à tout de monde ?... T’as donc trouvé un magot ? – Non, pas moi.. c’est la Marianne, pardi ! – Marianne ! qué qu’c’est que ça, la Marianne ? – Une belle fille à qui je veux du bien. – Ah ! serpent !... enjôleur !... – Vous la verrez tantôt... au dessert... – Tu l’as invitée ? – Elle faisait des manières pour accepter à cause de la société. Mais j’y ai dit : « Je le veux ! » Et elle viendra ! La vieille mendiante lança un regard plein de fierté sur son fils : – Juste comme son père ! s’écria-t-elle. Quand il vous disait : « Je le veux ! » il vous aurait fait prendre la lune avec les dents. Jacques se mit à rire, en disant avec orgueil : – Tel père, tel fils, maman. Et voilà ! Mais assez causé pour le quart d’heure. C’est samedi, réglons nos comptes. Eh ! l’avorton... avance à l’ordre ! cria-t-il en se tournant vers le rémouleur. La nouvelle orgie qui se préparait avait mis le comble à l’indignation de Pierre. Et quand il entendit Jacques parler de rendre à la mère les comptes de la semaine, il ne put s’empêcher de lui dire : – C’est ça, nous rendrons nos comptes, et c’est toi qui empoches le tout ! – Eh bien !... après ? répliqua Jacques. – Eh bien... c’est injuste ! c’est... Le pauvre Pierre n’osait pas achever. C’est qu’en effet Jacques, les poings fermés, s’avançait vers le boiteux en criant : – Dis donc, le marchand de morale, quand on me force à en acheter, c’est avec ces bras-là que je paie. – Oh ! oui ! je le sais bien ! Comment as-tu le cœur de me battre, puisque tu es le plus fort ? – Est-il bête, l’avorton ! Si j’étais le plus faible, c’est toi qui me battrais. – Non ! je trouverais ça lâche. – Allons, assez ! Et comptons ! La Frochard intervint : – Fais donc ce qu’il te dit, imbécile, grommela-t-elle. Tu n’as pas été créé et mis au monde pour donner des ordres, mais pour en recevoir. – C’est vrai ! Tenez, ma mère, voilà le produit de ma semaine. Et Pierre tendit à sa mère une poignée de monnaie, que la Frochard se mit à compter : – Y a pas lourd, fit-elle... Deux livres, sept sous. – Rien que ça pour tout potage ? s’écria Jacques. Qu’as-tu donc fait de tes membres depuis huit jours ? – J’ai fait plus que je ne pouvais faire... je suis brisé de fatigue. – Décidément, c’est un mauvais métier que le tien ! Faudra que je t’en apprenne un autre, ricana Jacques. La Frochard, au contraire, prenant son préféré sous le bras, lui dit d’une voix câline : – Moi, mon Jacques, je t’ai économisé trois livres dix-huit sous : les v’là, mon amour. Et, avec l’argent du petit, t’auras fait une bonne recette. – Oh ! répondait Jacques d’un air triomphant, l’argent ne me manque pas aujourd’hui. Mais je prends tout de même pour le principe, et je vous emmène tous les deux au cabaret. Pierre ne trouvait aucun plaisir dans ces réunions de paresseux et d’ivrognes. Il refusa, donnant pour prétexte qu’il avait de l’ouvrage à rendre. – Et puis, ajouta-t-il, ça me fait mal à la tête de boire. – Oui, c’est vrai ! répondit le colosse en regardant avec compassion son gringalet de frère. Tiens... tu me fais quelquefois pitié, l’avorton. Allons, qui m’aime me suive ! J’ai besoin de me refaire l’estomac. Venez, la mère. Il avait pris la Frochard par la taille et l’entraînait au cabaret en chantant. Le rémouleur les regarda tristement partir. Et, replaçant avec effort sa boutique sur son dos, il allongea le pas dans la direction d’une maison voisine en criant, d’une voix lamentable : « À repasser les couteaux, ciseaux, à repasser... les couteaux !... »

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XII Tandis que la scène entre la famille Frochard se déroulait sur la place publique, les grelots du coche de Normandie faisaient entendre leur carillon. Enfin, la lourde voiture vint s’arrêter devant la porte du bureau. Les employés se précipitèrent pour aider les voyageurs à descendre... Au moment où Henriette et Louise débarquaient à Paris, où devait les attendre M. Martin, il n’est pas sans intérêt de savoir ce qui était arrivé à cet excellent homme, depuis que Lafleur était parvenu à s’en débarrasser au moyen d’une forte dose de narcotique. Aussitôt après le départ du valet du marquis de Presles, le cabaret s’était vidé peu à peu. Mais le garçon auquel Lafleur avait donné un bon pourboire n’avait eu garde de troubler le sommeil du gros homme. Le coche d’Évreux était arrivé depuis quelque temps déjà. Tous les voyageurs étaient descendus de la voiture. Au bout de dix minutes, il ne restait plus devant le bureau que deux jeunes filles, dont personne ne s’était occupé jusqu’à ce moment, et qui paraissaient attendre avec anxiété l’arrivée de quelqu’un. Cependant, le temps s’écoulait. – Tu n’aperçois donc pas ce M. Martin ? demanda tout à coup une des voyageuses. Dis-moi, Henriette, ne trouves-tu pas qu’il tarde bien à venir ? – C’est vrai, ma Louise... Mais ne t’impatiente pas. – Que veux-tu, je n’ai rien pour me distraire, moi... Et je t’avoue que tout ce bruit qui me bourdonne dans les oreilles me met le cœur en émoi... Et, malgré moi, j’éprouve une impression... – De peur ? Que peux-tu craindre ? Ne suis-je pas auprès de toi ? Instinctivement, Louise s’était rapprochée de sa compagne et lui serrait le bras. – C’est égal, Henriette, reprit-elle au bout d’un instant, je ne comprends pas que ce M. Martin nous fasse ainsi attendre... D’ordinaire, en pareil cas, on doit plutôt être un peu en avance. – C’est vrai, ma chérie ; seulement, je crois que, depuis Versailles, les chevaux ont marché très vite, pour rattraper le temps perdu... Louise sembla s’être contentée de cette explication, car elle garda le silence. Seulement, ses mains, appuyées sur le bras d’Henriette, s’agitaient fiévreusement. Henriette comprit-elle ce qui se passait dans l’esprit de l’aveugle ? Eut-elle un pressentiment de l’inquiétude qui dévorait sa compagne ? Toujours est-il qu’elle voulut, par un moyen quelconque, distraire Louise, ne fût-ce que pour lui faire prendre patience. – Tiens, dit-elle, faisons quelques pas : il y a tout près d’ici un banc sur lequel nous pourrons nous reposer en attendant M. Martin qui ne peut plus tarder. – Je le veux bien, dit Louise simplement, en se laissant guider vers le banc. Assieds-toi près de moi, Henriette, bien près, bien près. – Voyons, tu n’as pas peur, je suppose ! – Non... pas pour le moment... mais... – Mais quoi, ma chérie ? – Si M. Martin ne... venait pas, par exemple. – Voyons, Louise, c’est une plaisanterie ; quelle drôle d’idée t’arrive là ?... En tout cas, n’es-tu pas sous ma protection ? Or, je ne suis pas embarrassée, tu le sais, et... – Malheureusement, soupira Louise, nous ne connaissons pas l’adresse de M. Martin. – On a cru inutile de nous la donner, puisque ce monsieur doit venir nous attendre, dit Henriette. Et, cherchant à tromper l’inquiétude de sa sœur en occupant son esprit : – Oh ! que c’est beau, Paris ! s’écria-t-elle en serrant la main que Louise lui avait abandonnée... – Dis-moi ce que tu vois, petite sœur... Où sommes-nous, d’abord ? Elle avait rapproché sa tête, et ses boucles blondes frôlaient presque la joue d’Henriette. – Tout près d’un beau pont avec des petites maisons de chaque côté, et... une statue au milieu... – Ah ! je sais, s’exclama l’aveugle avec un mouvement de satisfaction, c’est le Pont-Neuf, et la statue est celle d’Henri IV. Papa nous en parlait souvent... Il disait que, de là, on apercevait deux tours noires. – Oui !... en effet... les voilà, les tours de Notre-Dame. Oh ! comme elles sont grandes et belles ! – Notre-Dame !... Tiens, sens mon cœur, sens comme il bat, c’est là qu’avait été déposé mon berceau, chère Henriette, c’est là que j’ai été recueillie par ton père !... Puis, comme si une idée nouvelle lui eût subitement traversé l’esprit, pour y réveiller l’inquiétude : – Tu vois bien, petite sœur, que ce M. Martin n’arrive pas. Henriette ne pouvait se défendre elle-même d’un commencement d’anxiété. – Si j’allais m’informer au bureau pour savoir si quelqu’un n’est pas déjà venu nous demander ? Et déjà Henriette s’était levée, lorsque l’aveugle, s’accrochant à son bras, lui dit : – Ne me laisse pas seule sur ce banc !... – Eh bien ! viens, peureuse. Les deux jeunes filles entrèrent dans le bureau. Au même moment, Lafleur, qui depuis quelque temps se tenait aux environs, passa rapidement devant la porte du bureau et se dirigea vers un point du quai où l’attendait un individu qui, lui aussi, avait dissimulé sa présence aux deux voyageuses. – Eh bien ! Lafleur, tu vois ; je suis, malgré tes recommandations, venu donner un coup d’œil. – C’est peut-être une imprudence, monsieur le marquis... Pensez donc, si cette jeune personne allait vous reconnaître ! – Que veux-tu, Lafleur, je ne tiens plus en place, je grille d’impatience... – Pour Dieu, monsieur le marquis, retirez-vous... Voici ces demoiselles qui sortent du bureau... – Soit. Je me retire... Sois habile, pense que c’est mon bonheur que tu tiens entre tes mains, ajouta M. de Presles en s’esquivant. – Je connais ça, gredin de marquis, je connais ça, un bonheur de huit jours au plus, après quoi tu trouveras qu’il faut donner un aliment nouveau à ton cœur volage !... Mais enfin, tu me payes, et je te sers... Tout en monologuant de la sorte, Lafleur s’était avancé, à pas de loup, près du banc sur lequel Henriette et Louise étaient venues reprendre leur place. Mais, au moment où il allait se présenter devant les jeunes filles, il s’arrêta tout court. Une femme courait sur le pont, se dirigeant vers les deux voyageuses. « Bigre ! pensa le valet, voilà un contretemps qui va m’obliger de retarder ma présentation. » Et, se glissant le long du quai, il alla se mettre à l’affût à l’entrée d’une petite ruelle, l’œil fixé sur les deux jeunes filles, qui étaient toujours assises sur le banc.

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XIII La personne qui avait mis obstacle à la réalisation du projet de Lafleur était cette jeune femme que nous avons vue sur le point de se précipiter dans le fleuve. C’était Marianne Vauthier qui voulait, pour donner suite à sa résolution d’en finir avec la vie, attendre qu’il n’y eût plus sur la place personne qui pût essayer de se porter à son secours. À voir ses allures indécises, il y avait lieu de supposer qu’elle était revenue brusquement sur sa détermination. En effet, elle marchait d’un pas hâtif et saccadé, se dirigeant vers le cabaret où venaient d’entrer Jacques Frochard et la mendiante... Mais, au moment de franchir la porte, elle s’arrêta brusquement, et c’est avec un geste d’horreur et de dégoût qu’elle s’écria : – Non, je n’entrerai pas là. C’est trop d’être venue jusqu’à cette porte. Je ne veux plus le revoir !... Et elle gagna rapidement le milieu de la rue : mais, hélas ! pour s’arrêter encore. Deux sentiments contraires luttaient dans son cœur : la raison lui disait : « Sauve-toi, malheureuse ! » Et l’amour qui lui criait : « Reste ! » Mais la lutte ne fut pas longue. Les chants redoublant de violence lui rendirent la force et l’énergie qui avaient été si près de l’abandonner. – Chante, misérable, dit-elle en se tournant vers ce repaire d’ivrognes, enivre-toi, oublie celle dont tu as empoisonné la vie, et qui, pour t’échapper, n’a plus qu’une ressource : mourir ! Les deux orphelines étaient trop préoccupées pour qu’Henriette fit grande attention à cette malheureuse qui, se dirigeant vers le cabaret, était passée à quelques pas d’elle. Louise, au surplus, n’avait cessé d’interroger sa compagne. – Je n’aperçois pas M. Martin, dit Henriette, mais il y a là, tout près de nous, une jeune femme dont les allures me paraissent étranges, qui fait peine à voir tant elle a l’air malheureux. Henriette désignait Marianne, qui, épuisée, à bout de forces, venait de tomber sur une borne à quelques pas du banc où Louise avait repris sa place. – Il faudrait la secourir... Parle-lui, Henriette, va. Henriette se rapprocha de Marianne, mais elle hésitait. Elle se décida pourtant. – Madame, vous paraissez bien fatiguée. Peut-être auriez-vous besoin d’être aidée, secourue. – Je n’ai besoin de rien ! répondit Marianne d’une façon si brève et si rude que Louise, qui l’avait entendue, se leva vivement pour se rapprocher d’Henriette. – Il y a dans cette voix quelque chose de sinistre et de fatal ! dit-elle à sa sœur. – La misère a aussi sa fierté, répondit Henriette. – Va, sœur, essaye encore de savoir... – Madame, dit Henriette se rapprochant avec Louise, madame, nous ne sommes pas riches... mais si nous pouvions vous venir en aide... – Je vous l’ai déjà dit, répondit Marianne sans les regarder, je n’ai besoin de rien, parce qu’il y a des douleurs dont rien ne console, des tortures que rien ne soulage, parce que... enfin... Elle s’était arrêtée ; ce fut Louise qui acheva sa pensée : – Parce que vous voulez mourir ! – Qui vous a dit cela ? demanda Marianne en relevant la tête. – Je l’ai compris, je l’ai senti en vous écoutant. Nous autres, aveugles, qu’aucun objet extérieur ne distrait, nous écoutons avec notre âme, avec notre cœur, et le mien entendait les douloureux battements du vôtre. – Dites-nous vos chagrins, madame, ajouta Henriette ; peut-être parviendrons-nous à les adoucir. Marianne regardait les deux sœurs avec une surprise facile à comprendre ; il est si rare de rencontrer des âmes qui devinent nos souffrances et qui cherchent à les soulager avant même qu’on le leur demande. – Ah ! vous êtes bonnes !... leur dit-elle, vous ne m’avez jamais vue et vous avez pitié de moi ! Puis elle ajouta, en baissant la tête : – Hélas ! mieux vaudrait que vous ne m’eussiez jamais rencontrée !... Elle fit un mouvement pour s’éloigner précipitamment. Henriette la retint. – Ah ! laissez-moi partir. Ne cherchez pas à me détourner de la pensée fatale qui m’entraîne là... et elle montrait la rivière. Henriette l’avait saisie par le bras. – Non !... Restez ! lui dit-elle, restez, au nom du ciel ! Marianne eut un geste de désespoir. – Vous ne savez pas, s’écria-t-elle, que je suis une misérable indigne de pitié. Vous ne savez pas que les soldats du guet me poursuivent, qu’ils peuvent retrouver ma trace, qu’ils m’arrêteront !... – Vous arrêter ? – Oui ; car je n’aurais plus la force, ni la volonté de leur échapper, comme je l’ai fait une première fois... – Mais pourquoi vous poursuit-on ? demanda Henriette avec anxiété. – Ah ! je n’oserais jamais vous le dire... Puis, baissant la tête, Marianne murmura : – J’ai volé ! Henriette et Louise jetèrent un cri d’effroi. – Oui, continua la jeune femme en s’animant. Oui ! j’ai volé !... J’ai dépouillé un pauvre petit être sans père ni mère, un pauvre petit enfant dont j’aurais dû être le soutien !... J’ai commis ce crime odieux pour un misérable que je méprise... et que j’aime !... » Tenez, poursuivit-elle, étendant le bras pour indiquer la fenêtre du cabaret, il est là avec ses compagnons de débauche ! Il est là, cet homme qui m’a poussé au vol. Il lui fallait de l’argent pour cette fête, et cet argent, c’est moi qui l’ai... volé ! Comprenez-vous, maintenant, combien j’avais raison de vouloir mourir ? » Henriette et Louise écoutaient, silencieuses, le cœur serré. Marianne continua avec amertume : – Lorsque je suis loin de lui, la raison me revient !... Mon cœur se révolte et mon amour se change en haine ! Mais, hélas ! dès qu’il se montre à moi, la haine disparaît ! Il me regarde et je redeviens son esclave ! Tenez, ce que je vais vous dire est horrible. Eh bien ! je crois que je tuerais, s’il me disait : « Je le veux ! » Instinctivement, les deux jeunes filles s’étaient éloignées de cette créature qui avouait qu’elle assassinerait si l’homme qui s’était emparé d’elle le lui ordonnait. Elles n’osaient plus, maintenant, retenir cette malheureuse, qui leur criait d’une voix déchirante : – Vous voyez bien qu’il vaut mieux que je meure ! Et, prise de honte, elle cachait son visage dans ses mains. Louise et Henriette étaient consternées. Marianne étouffait ses sanglots. Elle se leva. L’aveugle avait fait un pas vers la jeune femme. – Madame, lui dit-elle d’un ton calme, on ne rachète pas une faute en commettant un crime ! – Mieux vaut subir une peine de quelques mois, fit à son tour Henriette, qu’un châtiment éternel. – Quand vous sortirez de prison, ajouta Louise, vous serez quitte envers les hommes, et, quand vous vous serez repentie, vous serez quitte envers Dieu. Marianne avait de nouveau baissé la tête. – Il faut nous croire, reprit Louise, et vous rachèterez votre passé. – Oui, ajouta Henriette, l’avenir s’ouvrira devant vous plus calme et plus heureux... – L’avenir !... Que puis-je en attendre ?... Où trouverai-je de l’ouvrage ? Et comment vivrai-je jusque-là ? Louise parla tout bas à sa sœur, elles s’étaient comprises. Henriette prit dans sa bourse quelques pièces d’argent et les glissa dans la main de Marianne qui se mit à trembler. – L’aumône, dit-elle d’une voix défaillante, oh ! non !... non !... gardez... gardez votre argent !... Henriette insista pour le lui faire accepter. Il l’aiderait, assurait-elle, à attendre des jours plus heureux. – Ne nous refusez pas, fit Louise, ce serait nous faire un grand chagrin. – Ah ! s’écria la jeune femme, il faut bien qu’il y ait un Dieu, puisque voilà deux de ses anges ! Et la pauvre Marianne couvrait de baisers et de larmes les mains des deux sœurs, aussi émues qu’elle. Maintenant, elle se sentait forte et courageuse ; elle quitterait Paris ; elle irait se cacher au fond de quelque ville de province, où elle gagnerait honnêtement sa vie. Marianne paraissait bien décidée à ne plus retomber dans les mêmes faiblesses. Henriette put en juger en la voyant se lever et se tenir la face tournée vers la croisée du cabaret, comme pour lancer un défi à l’homme qui l’avait précipitée aussi bas. Et l’orpheline eut un mot d’encouragement dont le sens n’échappa pas à la jeune femme, car celle-ci s’écria, avec un geste menaçant : – Quant à lui, jamais je ne le reverrai ; jamais, je vous le jure ! Puis, saisissant les mains de ses deux bienfaitrices : – Soyez bénies, ajouta-t-elle, vous dont les paroles ont été pour moi si douces, vous qui m’avez sauvée !... Elle fit quelques pas en s’éloignant ; puis, tournant une dernière fois, elle envoya, de la main, des baisers à Henriette et à Louise. Lorsqu’elle fut arrivée à la porte du cabaret, où l’orgie continuait, elle eut un geste de mépris pour le misérable qui l’avait perdue. Puis, elle se mit à courir. Mais elle s’arrêta brusquement. Une voix bien connue lui criait : – Marianne ! Eh ! Marianne ! Cette voix, c’était celle de Jacques Frochard. – Ah ! mon Dieu ! dit Louise se serrant contre Henriette, c’est lui qui l’appelle. – Et elle s’arrête, hélas ! ajouta Henriette. Il y eut un instant de silence qui dut être pour Marianne un véritable supplice. Étonné de ne pas la voir répondre plus vite à son appel, Jacques s’était rapproché de quelques pas. – Eh ! Marianne ! Est-ce que t’es devenue sourde ? Où courais-tu donc comme ça ? Marianne avait regardé son interlocuteur bien en face. Elle voulait ainsi se donner le courage de répliquer avec énergie. Aussi répondit-elle d’une voix ferme : – Je me sauvais de toi ! – Allons donc !... Te sauver de moi... de ton Jacques !... Et il essaya cette fascination qui lui réussissait toujours si bien. – Oui, de toi... que je ne veux plus voir, reprit la jeune femme en soutenant ce regard. – Ah ! ah ! ah !... Elle est bonne, fit Jacques éclatant de rire. Tu ne veux plus !... Alors, pourquoi que tu t’es arrêtée quand je t’appelais ? Pourquoi que tu te rapproches maintenant que je te fais signe ?... – Eh bien ! non !... répondit Marianne, je résisterai !... je ne t’obéirai plus !... Jamais plus !... Et, s’enhardissant, elle ajouta : – Tu n’es qu’un lâche !... – Remets tout ça dans ton sac, ma fille, et suis-moi ! s’exclama Frochard en saisissant le bras de Marianne. Il voulut l’entraîner, mais elle se recula brusquement. – Non, te dis-je, je ne te suivrai pas ! Jacques était littéralement stupéfait. – Tu vas me suivre ! reprit-il avec une colère croissante. Je le veux !... entends-tu ? Il lui serrait le bras avec force. Mais Marianne ne poussa pas un cri. Henriette avait remarqué que Marianne Vauthier tournait, en parlant, ses regards vers elle et vers Louise, comme pour leur demander la force de sortir victorieuse de la redoutable épreuve qu’elle subissait. Cette force, la jeune femme dut la sentir renaître, car elle répondit avec énergie : – Tu le veux, Jacques, et moi... je ne le veux pas !... C’est fini, t’ai-je dit... Je ne t’obéirai plus !... – Et comment que tu t’y prendras ? – Attends, tu vas le savoir ! Des soldats du guet venaient d’entrer dans la rue. Marianne courut vers eux et, s’adressant à leur chef : – Monsieur, lui dit-elle, arrêtez-moi... je suis une voleuse. C’est moi que vos soldats cherchaient il y a une heure dans la cité, j’ai pu leur échapper ; mais, maintenant, je me repens et je me livre. – Est-ce qu’elle devient folle ? se demandait Jacques en se mettant prudemment à l’écart. – Votre nom ?... dit l’officier en regardant sa feuille. – Marianne Vauthier. – Eh bien ! puisque vous avouez, suivez-nous ! Marianne avait pu s’approcher rapidement des deux sœurs. Elle leur glissa ces mots à voix basse : – L’expiation commence ; demandez au ciel de me donner le courage de l’achever ! Puis, se tournant vers Jacques, elle s’écria : – Je te le disais bien que je t’échapperais ! Et elle vint se placer entre les soldats. Jacques avait fait quelques pas de retraite. Lorsqu’il vit qu’on emmenait décidément Marianne : – En prison !... Est-elle bête !... murmura-t-il à mi-voix en rentrant au cabaret. Mais il n’avait pas l’habitude d’être longtemps rêveur. Après un moment de surprise, il haussa les épaules comme un homme qui en prend son parti. Ce fut là toute la somme des regrets qu’il accorda à la pauvre femme qui avait eu le malheur de le rencontrer sur sa route. Des cris de joie accueillirent le retour de Jacques dans le cabaret. La Frochard, en ébriété, était hideuse à voir. Elle avait, pendant toute l’orgie, tenu tête aux compagnons de débauche de son fils.

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XIV Brisées d’émotion, Henriette et Louise se soutenaient à peine. La nuit était venue... Les réverbères étendaient leur lueur fumeuse tout le long des quais, à l’entrée de la rue Dauphine et sur le Pont-Neuf. Henriette avait regardé de tous les côtés pour voir si, enfin, ce M. Martin allait paraître. Quant à Louise, maintenant qu’elle n’avait plus Marianne pour distraire son esprit, elle se reprit à être inquiète. Pendant ce temps, Lafleur était sorti, comme un fantôme de la ruelle où il s’était prudemment réfugié, lorsque les soldats du guet avaient paru sur le quai. Il alla chercher ses deux acolytes dans l’endroit où il s’étaient tenus. – Fais avancer la voiture ! dit-il à l’un d’eux. – Elle nous suit à quelques pas ! répondit l’autre. – Enfin, les voilà seules, fit Lafleur en se frottant les mains. Et il ajouta en manière de recommandation : – Vous m’avez bien compris ?... C’est la grande qu’il me faut. Je me charge de la conduire à la voiture, et, en cas de résistance... Un des hommes lui montra un mouchoir arrangé en forme de bâillon. – Très bien !... ricana Lafleur. Il n’y a plus un chat dans la rue... En avant ! Et soyons malin, Lafleur ! Henriette Gérard, à force de se raisonner, s’était un peu remise de l’émotion qu’elle avait ressentie en voyant que la nuit avançait et que les rues devenaient de plus en plus désertes. Elle dit tout bas à sa compagne : – Tu as eu bien peur, ma Louise, et moi aussi. – Le fait est que c’est une bien triste histoire ! – Attends ! interrompit vivement Henriette en serrant le bras de sa sœur, attends, ma Louise, voici quelqu’un !... – Est-ce lui ? demanda l’aveugle. – Tu sais bien que je ne le connais pas !... – C’est vrai ! – Mais, reprit Henriette, la personne que je vois est un monsieur d’un certain âge. Il me semble venir par ici... – Nous regarde-t-il ? s’informa l’aveugle. – Oui ! – Alors, Dieu soit loué, c’est lui !... s’exclama Louise. – Je crois, en effet, dit Henriette, que ce doit être lui. Alors, les deux voyageuses, confiantes et pleines d’espoir, reprirent leurs places sur le banc. Avant de se présenter, maître Lafleur repassa rapidement dans sa mémoire les quelques paroles qu’il avait jugées être nécessaires pour entrer en matière. Et, s’adressant aux jeunes filles : – Pardon, mesdemoiselles, dit-il du ton le plus respectueux qu’il put trouver, je crois que c’est vous que je cherche !... Vous arrivez d’Évreux, n’est-il pas vrai ? – Oui, monsieur, et nous attendons... – Un sieur Martin, auquel vous avez été recommandées... C’est moi, mesdemoiselles ! Et j’ai bien des excuses à vous faire, car je suis fort en retard. – Nous commencions à être très inquiètes... – Je suis désolé ; mais il n’y a pas tout à fait de ma faute, quand on demeure à l’autre bout de Paris... – Comment !... si loin !... dit Henriette très étonnée. – Vous disiez dans vos lettres, ajouta Louise, que vous habitiez à côté du Pont-Neuf. – Peste ! se dit Lafleur, voici que je fais des écoles, maintenant, comme si j’étais novice dans le métier ! Aussi s’empressa-t-il de réparer l’effet de la parole imprudente qui venait de lui échapper. – C’est juste, fit-il, en se frottant les mains pour reprendre contenance, je demeurais tout près d’ici... autrefois... Seulement, j’ai déménagé... depuis hier !... – Depuis hier ! murmura Louise, dont la main serra celle de sa compagne. Henriette, elle, regardait son interlocuteur avec un commencement de méfiance. Le valet du marquis de Presles avait hâte d’en finir. Aussi, avisant un petit colis qui se trouvait sur le banc, il s’en empara sans plus de façons, en disant : – Ce sac est à vous, sans doute ? je vais m’en charger. Puis, arrondissant le bras ; – Si vous voulez, maintenant, accepter mon bras, mademoiselle, je vais vous conduire à la voiture que j’ai retenue, et... qui nous attend, là... à deux pas... Henriette, au lieu d’accepter le bras qu’on lui présentait, avait instinctivement fait un pas de retraite. Louise s’accrocha des deux mains à elle. – Pardon, fit Henriette, d’un ton mal assuré ; avant de vous suivre, monsieur... nous voudrions être sûres... – Oui, bien sûres... ajouta vivement Louise. – Sûres de quoi, mesdemoiselles ? riposta Lafleur. Est-ce que, par hasard, vous me feriez l’injure de douter ?... Puis, prenant un air de bonhomie admirablement jouée : – Ah ! mademoiselle Henriette, ajouta-t-il en souriant, vous avez le caractère un tant soit peu méfiant, à ce que je vois !... Heureusement que vous rachetez cela par de précieuses qualités... Louise écoutait. Lafleur s’en aperçut : – N’est-ce pas, mam’zelle Louise, continua-t-il en s’adressant cette fois à l’aveugle, que votre amie a pour vous de l’affection et des soins... absolument comme si elle était votre véritable sœur !... Ces mots produisirent l’effet qu’en attendait le valet du marquis. Henriette regrettait presque d’avoir laissé voir à M. Martin le soupçon qu’elle avait conçu. Louise s’était penchée à son oreille pour lui dire : – Tu vois bien que c’est lui, puisqu’il nous connaît !... Pour augmenter la confiance des jeunes filles, Lafleur s’empressa de continuer : – Ah ! je vois que ma belle-sœur n’avait rien exagéré, vous êtes bien telles qu’elle nous l’avait écrit, en nous annonçant votre arrivée à Paris. Aussi, mon épouse va-t-elle être enchantée. Puis, s’interrompant pour consulter sa montre : – Peste ! voilà qu’il se fait tard !... Mme Martin doit nous attendre avec la plus grande impatience... Le valet n’était pas sans inquiétude, à en juger par les regards qu’il lançait dans toutes les directions pour s’assurer que personne ne viendrait le déranger. Mais le plus sûr était, pensait-il, de brusquer le départ. – Venez, mademoiselle, dit-il en s’adressant à Henriette, et, cette fois, en laissant percer une si vive impatience qu’elle le regarda avec un profond étonnement. Mais, sans hésiter davantage, il lui saisit le bras. En ce moment, les deux aides de Lafleur, qui s’étaient approchés, vinrent se placer à ses côtés. Ce mouvement fut aperçu par Henriette, qui allait interroger de nouveau le prétendu M. Martin, lorsque Lafleur lui coupa la parole, en s’écriant ; – Voyons, mademoiselle, après tout ce que je vous ai dit, est-ce que vous douteriez encore... de moi ? Faut-il que je fasse établir devant vous mon identité ?... Rien de plus facile ; voici précisément deux amis, deux voisins. Ces messieurs ne demanderont certainement pas mieux que de me servir de répondants. – Vous servir de répondants ! répétait Henriette, tout étonnée de voir surgir ces deux hommes. Mais elle s’interrompit brusquement. Sur un geste de Lafleur, les deux hommes s’étaient placés entre elle et Louise, de façon à séparer les deux jeunes filles. Le moment était venu pour Lafleur de se démasquer. Et c’est en abandonnant le ton mielleux et paternel qu’il avait pris jusqu’alors qu’il dit impérieusement : – Assez de temps perdu !... Prenez mon bras, mademoiselle, et en route !... – C’est vous qui me parlez ainsi, monsieur Martin ? fit Henriette en refusant le bras de son interlocuteur. Mais le valet répliqua en ricanant : – Oui, mademoiselle, oui, il faut le suivre tout de suite... ce bon M. Martin ! Il s’efforçait de la saisir par la taille. Henriette s’était débattue silencieusement, pour ne pas effrayer Louise. Deux fois, elle était parvenue à se dégager. Mais elle avait été ressaisie par Lafleur et comme malgré ses efforts, elle ne pouvait plus se débarrasser de l’étreinte du misérable, elle s’écria : – Louise !... viens !... viens à moi !... Pendant que Lafleur la tenait, la tête renversée, un des hommes lui mit un bâillon. Les deux coquins l’emportèrent dans la direction du carrosse. Déjà, Lafleur, sans s’inquiéter le moins du monde de ce qu’allait devenir l’aveugle, avait pris les devants. Il tenait la portière ouverte. Henriette fut déposée dans la voiture, malgré sa résistance désespérée... En un clin d’œil, Lafleur avait pris place à côté d’elle, tandis que ses deux aides occupaient la banquette de devant. Le carrosse partit au galop... Cependant, Lafleur n’était pas au bout des incidents imprévus. La jeune fille se démenait sur la banquette, et un râle s’échappa de sa gorge. « Elle étouffe ! » pensa le valet... Lafleur dut se décider à débarrasser la victime du dangereux bâillon. Mais, comme il était homme de précaution, il tira de son gousset le flacon de cristal qui contenait encore une dose suffisante de narcotique. Il n’eut pas besoin d’employer la force pour obtenir le résultat qu’il espérait. À peine Henriette fut-elle débarrassée du bâillon qu’elle poussa un long soupir. Puis elle se laissa glisser le long de la voiture. La pauvre enfant avait perdu connaissance. Lafleur eut un tressaillement de joie. Désormais, il était certain du silence de sa victime. Mais il se prit à songer qu’il suffisait que la jeune fille, sortant à l’improviste de son évanouissement, se mît à crier, à se débattre, pour qu’aussitôt la foule entourât la voiture. En ce moment, Henriette se mit à exhaler, à de cours intervalles, deux de ces soupirs qui indiquent la fin d’une syncope. Attentif, les yeux fixés sur le visage de sa victime, le valet attendait... Soudain, les paupières d’Henriette s’agitèrent, et, une seconde plus tard, ses yeux s’ouvrirent. La jeune fille eut un moment d’hésitation. Puis, retrouvant le souvenir, elle ouvrit les lèvres pour pousser un cri... Lafleur saisit habilement le moment propice. Renversant la tête de la jeune fille, il introduisit entre ses lèvres le goulot du flacon... Le liquide coula dans la bouche et fut absorbé jusqu’à la dernière goutte... Henriette, suffoquant, fit un effort pour se relever ; mais Lafleur, aidé par ses deux complices, la maintint renversée. La pauvre enfant tourna vers ses bourreaux des yeux effarés, suppliants. La voix expira sur ses lèvres. En vain, elle essaya de repousser les misérables qui paralysaient ses mouvements. Elle était aux prises avec un irrésistible sommeil... Bientôt, ses paupières alourdies se fermèrent. Cette fois, elle était bien au pouvoir de Lafleur. Alors le valet du marquis poussa un long soupir de soulagement. Il était maintenant au bout de la coupable besogne dont il s’était chargé. Et, tout à la satisfaction d’avoir mené à bien son entreprise, Lafleur regardait cette malheureuse jeune fille, qu’il allait livrer au débauché qui l’attendait. Henriette dormait profondément. Elle dormait, la pauvre enfant !... Et son sommeil paraissait troublé par des cauchemars, car, par moments, son visage se convulsait et ses lèvres étaient agitées. Peut-être voyait-elle, en rêve, la scène qui se passait à l’entrée du Pont-Neuf, à l’endroit où, bâillonnée et enlevée, elle avait laissé Louise toute seule, Louise aveugle, abandonnée la nuit dans cette immense ville !

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XV Lorsqu’elle avait entendu l’appel désespéré que lui adressait sa sœur, Louise avait poussé un cri terrible. Et la malheureuse aveugle, avait, hélas ! essayé de se diriger, les mains tendues en avant ! Elle s’était ensuite arrêtée pour appeler : – Henriette !... Henriette !... Réponds-moi ! Et, ne s’expliquant pas, tout d’abord, ce silence qui s’était fait si vite autour d’elle, elle écouta. Rien !... Elle était donc seule au milieu de la rue. Seule !... Seule !... et aveugle ! Alors l’affolement arriva, désespéré, terrible... Elle voulut marcher ; mais, dans sa précipitation, elle trébucha contre le banc... Elle était prosternée, maintenant. La prière lui vint subitement aux lèvres, et, en une seconde, elle éleva sa pensée vers Dieu !... Courte et fervente prière, après laquelle elle espéra !... Plus calme, le cœur réconforté par l’espérance, elle appela de nouveau : – Henriette !... Henriette !... Où es-tu ?... Il lui sembla qu’une voix étouffée avait répondu à cet appel par un cri... Mais ce cri ne s’était pas renouvelé... Ce cri étouffé, c’est Henriette qui l’a poussé ! Henriette qu’on entraîne loin d’elle et qui ne peut s’arracher des mains de ses ravisseurs. Louise, pour mieux entendre, fait taire les battements de son cœur. Elle écoute, retenant sa respiration, afin de percevoir même le bruit le plus léger. Elle écoute... Plus rien ! Le silence absolu !... Une pensée lui vient, pensée affreuse ! L’homme qui s’était présenté à elle et à sa sœur n’était pas M. Martin... La lumière jaillit dans son esprit. Sans se demander par quelle série de circonstances elles avaient été, elle et Henriette, les dupes et les victimes de quelque mystérieuse combinaison, la malheureuse ne s’arrête qu’à cette pensée affolante : « On enlève Henriette !... On enlève sa sœur !... » Alors plus d’espoir, plus de résignation, plus de courage ! Louise pousse des cris lamentables... Puis, épuisée, écrasée sous le poids de sa douleur, elle tombe à genoux sur le sol... Tout à coup, un roulement de voiture se fit entendre. Et, avant que Louise ait pu se rendre compte de la direction que suivait le véhicule, la voix du cocher lui cria : – Gare !... Eh ! gare donc !... Elle poussa une exclamation d’effroi, et, pour échapper au danger qui la menaçait, la pauvre aveugle allait tantôt à droite, tantôt à gauche. – Mais gare donc !... Mille tonnerres ! criait le cocher en s’efforçant de retenir ses bêtes... Louise, affolée, suppliait qu’on lui indiquât ce qu’il fallait faire. Et, dans son trouble, elle criait : – Arrêtez, monsieur ! Au nom du ciel ! – Rangez-vous de côté ! hurla l’automédon ; je ne suis plus maître de mes chevaux... – De quel côté ? demanda Louise enjoignant les mains... Je ne sais pas !... Je suis aveugle ! Un cri terrible avait seul répondu !... Et Louise, enlevée par des bras vigoureux, se sentit attirée violemment. En même temps, la voiture, lancée à fond de train, passait si près que les roues frôlèrent l’épaule de l’aveugle. La jeune fille, morte de peur, n’avait pas trouvé un mot pour remercier la personne qui était accourue si à propos pour l’empêcher d’être écrasée. Celui qui l’avait secourue restait là, devant la jeune fille, comme stupéfait d’avoir eu la présence d’esprit et la force d’arracher cette enfant à la mort. Il était singulièrement ému, cet homme. Presque autant que celle qui lui devait la vie, car, lui non plus, ne trouvait pas une question à adresser à cette jeune inconnue. Aussi allait-il se retirer, lorsque Louise, revenant à elle-même, murmura : – Qui dois-je remercier de m’avoir secourue ? Et comme, tout surpris et, disons-le, intimidé, l’homme ne répondait pas, la jeune fille ajouta : – Serait-il parti... déjà ?... Il y avait un accent si douloureux dans cette voix que l’homme prononça : – Non, mademoiselle... je suis là... mais je n’ai pas mérité ces remerciements. Puis, s’apercevant que la jeune personne tremblait de tous ses membres, il ajouta : – N’ayez pas peur, mam’zelle ; y n’y a plus rien à craindre !... Alors Louise, rassurée, se rappela dans quelle triste situation elle se trouvait. Elle porta vivement les mains à ses yeux, pour essuyer les grosses larmes qui glissaient le long de ses joues. – Mon Dieu ! dit-elle, que vais-je devenir ?... – Pourquoi vous lamenter comme ça ? demanda aussitôt le rémouleur... Car le sauveur de l’aveugle n’était autre que le second fils de la Frochard, Pierre. Il s’en revenait de reporter de l’ouvrage dans le quartier, et sachant que sa mère et son frère étaient encore au cabaret, le pauvre garçon n’avait pu rentrer tout seul. Il lui avait fallu revenir sur cette place, pour attendre que sa digne mère eût achevé de faire la fête avec son chérubin, comme elle appelait Jacques. Le rémouleur, en voyant pleurer la jeune fille, eut un mouvement de compassion. – Pourquoi ne vous retirez-vous pas, mam’zelle ? lui dit-il.. Est-ce que ce n’est pas bientôt l’heure de rentrer chez vous ?... – Quelle heure est-il donc ? demanda Louise. – Il est tard, mam’zelle... Je n’ai pas de montre ; mais j’crois bien qu’il est près de neuf heures. – Neuf heures ! s’exclama Louise. – Et puis, reprit le rémouleur, j’ignore ce que vous faites ici, mais... si vous attendiez... – Quoi ? interrompit vivement la jeune fille. Pierre craignit d’avoir, sans le vouloir, offensé son interlocutrice. Aussi n’osa-t-il répondre. Ce fut Louise qui reprit : – Je n’ai pas besoin de vous demander si c’est vous... Je vous reconnais bien à la voix... Oui, c’est vous qui m’avez sauvée quand j’allais être écrasée. – Vous m’avez reconnu... à la voix ? fit Pierre étonné. – Hélas ! monsieur, je ne pourrais vous reconnaître autrement !... Je suis aveugle. – J’vous demande excuse, mam’zelle, répondit doucement Pierre, je n’ai pas voulu vous offenser... Bien au contraire, je m’intéresse à vous... Et, si vous avez besoin de quelqu’un pour vous accompagner, je suis là, mam’zelle, et vous pourrez compter sur moi... Il avait parlé d’une voix si émue que Louise eut confiance en cet étranger que le hasard avait envoyé à son secours. – J’ai confiance en vous, monsieur, quelque chose me dit que vous êtes honnête et bon !... C’était la première fois qu’on lui parlait avec tant de douceur. Il en était heureux et embarrassé en même temps. Comment allait-il répondre à la confiance qu’on lui témoignait ? Ah ! s’il eût été son propre maître !... Mais le pauvre Pierre était loin de pouvoir disposer de lui-même. Et, en réfléchissant que la Frochard n’allait pas tarder, sans doute, à arriver, Pierre se sentit tout troublé. Disons-le, le rémouleur avait honte de sa mère ; il lui paraissait douloureux qu’on sût qu’il était, lui, le travailleur assidu et honnête, le fils de la mendiante. Un pressentiment secret lui conseillait, d’ailleurs, d’éviter à la jeune fille le contact de la Frochard. Il allait, pour cela, emmener la malheureuse enfant qui s’était placée sous sa protection dans une auberge du voisinage. Pour commencer, il lui avait pris doucement la main, qu’il fit mine de vouloir passer sous son bras. Louise n’opposa aucune résistance. N’avait-elle pas confiance en lui, ainsi qu’elle le lui avait dit ? – Où allons-nous ? demanda-t-elle simplement. Pierre était sur le point de répondre. Mais, au moment où il se disposait à parler, il éprouva une commotion violente, la parole lui expira sur ses lèvres. Et il fit un brusque mouvement pour dégager, de dessous son bras, la main que la jeune fille lui avait abandonnée. Et, vivement, il s’éloigna d’elle. Étonnée de ce changement auquel elle s’était si peu attendue, l’aveugle s’écria toute tremblante : – Qu’y a-t-il donc, monsieur ?... Pourquoi vous éloignez-vous de moi ? Mais ce ne fut pas Pierre qui répondit. Ce fut une voix qu’elle entendait pour la première fois, une voix éraillée, avinée, qui criait : – Hé l’avorton ! qué qu’tu fais donc là ? Hé l’honnête homme, y aura là-haut des couteaux à r’passer demain. Nous les avons joliment ébréchés, va, l’avorton !

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XVI La Frochard sortait du cabaret. Et ce n’était pas sans peine qu’elle était parvenue à brûler la politesse – comme elle disait – à l’« aimable société ». Lorsqu’elle avait parlé de se retirer, tous les amis de Jacques avaient, d’un commun accord, fait le cercle autour d’elle, en chantant : S’en ira. N’s’en ira pas ! Mais la vieille femme, en mendiante pratique qu’elle était, se disait qu’il faudrait, dès le lendemain matin, se remettre à la besogne. S’adressant alors à son fils : – Mon chérubin ! fit-elle, il ne faut pas que j’passe la nuit ici !... C’est pas qu’ça serait déplaisant, mais les affaires avant tout !... Il sera plus sage de rentrer... Jacques comprit l’importance de l’argument, car il fit signe à ses amis de rompre le cercle formé autour de sa mère. La Frochard sortit triomphalement du cabaret. Et, en passant près de son fils, elle lui dit : – Si tu veux rester encore, ne t’prive pas, mon chérubin... L’avorton a l’habitude de m’attendre... il doit être encore par là... Tout d’abord, la Frochard n’avait pu se rendre compte de ce que faisait le rémouleur, au moment où elle l’avait aperçu. Dans l’obscurité, elle n’avait vu qu’un groupe. – C’est-y bête d’être timide et renfermé comme tu l’es, l’avorton ! dit-elle à Pierre... T’aurais mangé, bu, chanté et crié autant que tous les autres !... Tandis que t’es resté là, comme Nicodème, à m’attendre !... Et, tout en parlant, elle s’était approchée. En apercevant Louise, elle faillit pousser un cri de surprise. Mais le rémouleur avait un air si suppliant que la vieille femme comprit aussitôt qu’elle devait changer de langage. C’est ce qu’elle fit, en prenant sur un ton doucereux : – Qu’est-ce que vous avez donc, mam’zelle, à trembler comme ça ? On dirait une pauvre petite tourterelle. Pierre voulut intervenir. – Cette demoiselle a manqué d’être écrasée. – Et, s’empressa d’ajouter Louise, si monsieur ne s’était pas trouvé là pour me porter secours... – Qui ça ?... l’avorton ? s’exclama la vieille femme. Puis, sur un signe de son fils, elle baissa la voix. – Comment, mon fils, c’est toi qui as eu le bonheur de sauver mademoiselle ? La Frochard entrevoyait déjà la possibilité d’une récompense. Aussi, se rapprochant de Louise : – Faut pas trembler comme ça, mam’zelle, fit-elle, y a plus de danger !... Pierre ne quittait plus la jeune fille des yeux. Mais la Frochard était trop occupée maintenant pour s’apercevoir de l’air satisfait du rémouleur. Toute tremblante, Louise se cramponnait à la personne qui lui parlait de ce ton apitoyé... – Ah ! madame, murmura-t-elle d’une voix qui témoignait de l’émotion la plus vive, madame, ne me quittez pas !... Je vous en supplie !... La Frochard était tout à fait dégrisée et son regard semblait dire à Pierre : « Pour une fois, l’avorton, tu auras eu la main heureuse. » Pour s’en assurer, la mégère hasarda : – C’est égal, ma petite, y n’y a pas de prudence à rester tard comme ça dans les rues. C’est dangereux à Paris... surtout si on a de l’argent sur soi... Elle attendit la réponse avec quelque anxiété. – Ah ! madame, répondit Louise, je n’étais pas seule dans cette rue, ma sœur était là... près de moi !... – Vot’ sœur ! dirent en même temps Pierre et la Frochard. Eh bien ! où est-elle, à c’te heure ? – On l’a enlevée !... – Enlevée ! s’écria le rémouleur. – Enlevée ? répéta la mendiante. Louise pleurait à chaudes larmes. – Voyons, ma petite, reprit la Frochard, faut pas vous faire du chagrin comme ça, ça s’retrouve une sœur, que diable ! surtout qu’elle est grande, sans doute ? – Elle a dix-huit ans comme moi ! – En tout cas, dit Pierre, y faut tout de suite aller prévenir vos parents. Louise étouffa un soupir. – Hélas ! dit-elle, nous n’avons pas de parents... – Vous dites ? – Ils sont morts ! prononça Louise d’un ton attristé. Et, saisissant les mains de la mendiante, elle ajouta en sanglotant : – Nous sommes orphelines !... Pierre était profondément ému. Quant à la mégère, elle éprouvait un secret contentement de ce qu’elle apprenait. Elle poursuivit, en essayant d’adoucir sa voix : – Si vous n’avez pas de parents... vous avez du moins des connaissances dans la ville ! – Nous sommes arrivées à Paris, il n’y a que peu de temps, déclara Louise, et nous n’y connaissons personne. Pour le coup, la Frochard ne put dissimuler sa vive satisfaction. Elle répéta : – Personne ! Mais Pierre était on ne peut plus ému, lui. Et s’adressant à Louise : – Mam’zelle, lui dit-il, qu’est-ce que c’étaient donc que les gens qui ont emmené votre sœur ?... – Eh ! comment le saurais-je ? soupira Louise. – Ça se voit bien aux habits ? fit la Frochard. – Mais... je suis aveugle, madame !... balbutia la pauvre fille... – Aveugle ! fit la mendiante. La mégère regardait avec la plus vive attention le visage de la jeune fille, comme si la hideuse créature eût caressé déjà quelque odieux projet. – Sans parents... sans connaissances à Paris ! fit-elle à voix basse, c’est une chance c’qui m’arrive là !... Sans compter que c’est jeune !... c’est gentil... et aveugle ! Le rémouleur avait entendu ces derniers mots, car il s’approcha de sa mère pour lui dire à l’oreille : – N’est-ce pas mère, qu’elle est bien jolie ?... La Frochard eut un mouvement de mauvaise humeur à l’adresse de son fils, qui se permettait d’avoir un avis sur la jeunesse et la beauté de l’inconnue. – Jolie !... Eh bien ! qu’est-ce que ça te fait à toi, l’avorton ! Va reprendre ta boutique, c’est assez de moi ici pour m’occuper de mademoiselle... Mais Pierre ne se sentit plus offensé des rudesses de sa mère... À l’idée qu’il allait pouvoir, de nouveau, causer avec son inconnue, tout à son aise, le pauvre diable se sentait presque heureux. Et c’est même avec un sourire qu’il dit à sa mère : – J’m’en vas reprendre ma boutique, et, en route ! Mais, ajouta-t-il, faudra l’aider à retrouver sa sœur. – C’est bon !... c’est bon ! interrompit la Frochard ; ça me regarde, et j’sais ce que j’ai à faire... Louise avait entendu cette phrase, mais elle ne se doutait pas de la pantomime qui l’avait accompagnée... Si elle eût pu voir le geste de la Frochard et le sourire étrange qui éclairait, en ce moment, le visage de l’horrible créature, certes, elle eût éprouvé une terreur profonde. La malheureuse craignit, au contraire, qu’on eût l’idée de l’abandonner. Elle hasarda même la question, bien timidement : – Vous n’allez pas me laisser ici... n’est-ce pas, madame ? – Plus souvent, dit la mendiante, que je vous abandonnerais, ma pauvre petite ; n’ayez pas peur ! Et, comme Louise cherchait en tâtonnant dans le vide : – Venez, ajouta-t-elle, je suis là, près de vous !... Pierre avait fait quelques pas ; puis il s’était arrêté, se retournant pour jeter un coup d’œil sur Louise. Il éprouvait quelque chose qu’il n’avait encore jamais ressenti, ce disgracié de la nature. Un triste sourire se dessina sur ses lèvres... Il regarda encore une fois la jeune fille. Et s’arrachant alors à la contemplation, Pierre se mit à boiter plus vite pour aller reprendre sa boutique. Or, pendant que le rémouleur s’empressait ainsi de regagner le parapet du Pont-Neuf, la Frochard, restée seule auprès de l’aveugle, se laissait aller aux réflexions suivantes : « Ah !... j’suis trop vieille, dit-on, pour qu’on me donne des sous... C’est bon !... C’est bon !... C’est qu’on ne dirait jamais, à voir ses yeux, qu’elle est aveugle !... C’est joli, joli tout plein... On veut de jeunes mendiantes !... Eh bien !... vous en aurez, mes beaux messieurs !... Si mon chérubin d’Jacques la voyait. » Elle s’interrompit en s’apercevant que Pierre revenait. Saisissant la main de Louise, elle la passa rapidement sous son bras, comme si elle eût eu peur que la jeune fille lui échappât : – Voyons, dit-elle, faut plus vous désoler comme ça, ma petite... Y s’trouvera peut-être de bonnes âmes du bon Dieu qui vous aideront à chercher vot’ sœur... – Mais je vous ai dit, madame, que je ne connais personne à Paris, et que je ne sais, hélas ! à qui m’adresser... – Eh bien ! à moi donc ! – À vous, madame ? Oh ! merci, murmura l’aveugle ! Dieu vous récompensera. Cette perspective d’une récompense aussi problématique fit sourire la mégère. Néanmoins, elle reprit : – Oui, ma petite, vous avez affaire à une brave femme qui sera heureuse de vous donner un asile, en attendant que vous ayez retrouvé votre pauvre sœur. Louise pressa affectueusement le bras de sa protectrice improvisée. – Ah ! madame, que vous êtes bonne d’avoir pitié de moi ! Nous retrouverons ma sœur, n’est-ce pas ? – Mais oui, mais oui ! affirma la Frochard... nous la retrouverons, bien sûr... en mettant le temps. Et, faisant une grimace, elle ajouta à part : – Beaucoup, beaucoup de temps ! Puis, reprenant la main de la jeune fille : – Vous v’là rassurée !... Eh bien ! allons, venez !... – Je me confie à vous, madame ! Comme en ce moment le rémouleur était revenu auprès de la jolie aveugle, la Frochard lui dit : – Allons, Pierre, suis-nous. Au nom de Pierre, prononcé sans qu’elle s’y fût attendue, la jeune fille fit un léger mouvement de surprise. La Frochard crut qu’elle voulait être renseignée au sujet de la personne qui se trouvait là... – C’est à mon fils que je parle... fit-elle. – Votre fils ? – Oui !... un bon travailleur qui, du matin au soir, court la pratique pour gagner sa vie et... aider sa pauvre mère !... C’est lui qui... – M’a arrachée... interrompit Louise en faisant un pas dans la direction où se trouvait Pierre. – Oui, ma petite, continua la mendiante, qui vous a arrachée de dessous les chevaux. Alors, sans hésiter, l’aveugle tendit sa main restée libre comme pour appeler celle de son sauveur. – Combien je vous remercie... de ce que vous avez fait pour moi, monsieur ! Pierre était sous un charme auquel il ne pouvait s’arracher... Il restait là, absorbé dans cette pensée qui lui revenait sans cesse : « Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, qu’elle soit jolie ?... » Cependant, la Frochard, repoussant le rémouleur pour qu’il lui fit place, emmenait Louise. Pierre avait exhalé un long soupir. Il marchait derrière la jolie aveugle. De son côté, la Frochard se disait : « Je crois que je tiens un fameux gagne-pain ! » Depuis que Pierre suivait la jeune inconnue, il se sentait tout autre. Le rémouleur, si triste, avait maintenant un vague sourire sur les lèvres... Il marchait presque fièrement et comme s’il eût voulu redresser sa taille un peu voûtée. Et, dans ce moment, où s’accomplissait en lui un si notable changement, le pauvre ouvrier se disait en lui-même : « C’est drôle !... je ne sais pas ce que j’éprouve !... Il me semble que je suis moins seul sur la terre ! » Les passants devenaient de plus en plus rares. La Frochard pressait le pas, entraînant l’aveugle, qui la suivait silencieusement. Le petit groupe composé de Louise, de la Frochard et du rémouleur allait s’engager dans la rue Dauphine, lorsque, tout à coup, la mendiante s’arrêta court.. – Qu’est-ce qu’y a donc mère ? demanda Pierre. Mais la Frochard, sans répondre, lui montra de la main des ombres qui arrivaient par le fond de la rue. – Des soldats du guet ! murmura le rémouleur à l’oreille de sa mère... – Juste !... dit la Frochard... – Tiens ! reprit Pierre, on dirait qu’ils emmènent un prisonnier... Ah ! c’est une femme ! – Une pauvre malheureuse, sans doute ! dit Louise. – Ou quelque voleuse qui a eu la bêtise de se laisser pincer, ricana la mendiante. Puis, changeant de ton : – C’est égal, Pierre, dit-elle avec une tristesse feinte, allons-nous-en, ça me fait trop de peine ! La vérité était que la Frochard ne se souciait nullement que l’aveugle, ayant été aperçue par les soldats, fût interrogée par ceux-ci. Mais à peine le groupe des trois personnes avait-il fait quelques pas qu’un cri retentissait. Ce cri, c’était la prisonnière qui l’avait poussé. En se retournant, Pierre vit la femme que les soldats emmenaient gesticulant avec violence, essayant de se débattre comme si elle eût voulu prendre la fuite. – Tiens, mère, dit-il, v’là qu’elle nous montre du doigt, cette femme... Qu’est-ce que cela veut dire !... – Cela veut dire que ces affaires-là ne nous regardent pas et que nous allons filer plus vite que ça... En même temps, la Frochard allongeait le pas dans la direction opposée à celle que semblaient prendre les soldats du guet. La pauvre Louise tremblait de tous ses membres. Elle se laissa conduire sans protester... Or, Pierre ne s’était pas trompé en disant que la prisonnière les avait désignés. Celle qu’emmenaient les soldats du guet n’était autre que Marianne, la voleuse. Après qu’on eut constaté son identité et procédé à son interrogatoire dans le bureau de police, on la conduisait en prison, pour qu’elle attendît le jour de son jugement. La malheureuse subissait avec résignation son sort. Pendant tout le commencement du trajet, elle se tint la tête baissée et comme en proie à une profonde rêverie. À mesure qu’elle approchait dans la direction du fleuve, où, sans la charitable intervention des deux sœurs, son cadavre aurait été emporté par le courant, elle éprouvait un irrésistible serrement de cœur... Elle évoquait le souvenir de celles qui avaient été ses bons anges gardiens. Lorsqu’en arrivant à l’extrémité de la rue elle aperçut trois personnes qui semblaient fuir avec une certaine précipitation, elle jeta machinalement un regard de ce côté. Et, soudain, elle poussa un cri. Elle avait de loin reconnu l’aveugle, dont les bonnes paroles résonnaient encore dans son cœur. Oui, oui, c’était bien elle !... Mais alors pourquoi sa sœur n’était-elle plus là ? Tout à coup, les regards de Marianne s’étaient arrêtés sur l’homme qui suivait les deux femmes... Elle connaissait bien le rémouleur boiteux... C’était le frère de Jacques, le frère de son misérable amant ! Et cette femme qui tenait la jeune fille si étroitement par le bras, cette femme, c’était la Frochard !... Louise en compagnie de la Frochard ! Marianne, à cette vue, se sentit frappée d’épouvante. Et, sans prendre le temps de réfléchir, elle avait poussé un cri de stupeur et d’effroi. Par cette exclamation, elle tentait d’attirer l’attention de l’aveugle... Mais, en voyant que le groupe fuyait devant elle, Marianne, oubliant qu’elle était prisonnière, prit son élan pour courir vers ceux qui emmenaient l’aveugle. À ce mouvement, qu’il prit pour une tentative d’évasion, le sergent du guet fit un bond et empoigna la fugitive. Il appela ses hommes. – Faites bonne garde ! commanda-t-il. Mais Marianne se débattait maintenant et tentait de s’arracher des mains des soldats, ne fût-ce que pendant quelques secondes... Juste le temps de courir vers l’aveugle et de lui dire : « Fuyez ces gens-là !... » À bout de forces, Marianne s’adressa au sergent : – De grâce, supplia-t-elle, laissez-moi aller parler à ces gens que vous voyez là-bas... Un éclat de rire accueillit cette demande. Marianne ne se tint pas pour battue : – Je vous en prie, monsieur, ne m’empêchez pas. Je reviendrai !... – Assez causé, ma belle, prononça le sergent en prenant le ton sévère. Et, s’adressant à l’escouade : – Allons, vous autres, en route !... Et, ajouta-t-il durement, si elle refuse de marcher, portez-la. Marianne eut un cri de rage impuissante et se mit à appeler de toutes ses forces : – Mademoiselle !... Mademoiselle !... Méfiez-vous de ces gens-là !... Méfiez-vous de la... Mais sa voix ne parvenait plus aux oreilles de Louise. La Frochard avait, comme on le sait, jugé prudent de faire activer le pas à l’aveugle. La pauvre Marianne avait été enlevée à bout de bras, malgré sa résistance. Elle n’espéra plus pouvoir s’échapper des mains de ceux qui la retenaient, car elle se mit à pleurer en s’écriant : « Seigneur, ayez pitié d’elle comme elle a eu pitié de moi !... » Et l’escouade se remit en marche. Lorsque se retournant la Frochard vit qu’il n’y avait plus pour elle de danger, elle fit brusquement volte-face. Surprise de ce changement de direction, l’aveugle hasarda cette question : – Pourquoi retournons-nous sur nos pas, madame ? – C’est que nous allons prendre par le plus court, ma petite ! Louise ne répondit plus et suivit la mendiante. Celle-ci retournée à l’entrée de la rue Dauphine, elle s’y engagea, non sans avoir donné un dernier coup d’œil au cabaret dont la croisée s’était refermée. Elle pensait à son chérubin, son Jacques, son fils bien-aimé. Pierre, tout absorbé, ne songeait guère à la préoccupation de sa mère. Que lui importait désormais que la Frochard eût une préférence pour son fils aîné ? N’aurait-il pas, à l’avenir, une compensation dans le souvenir de cette aveugle, qui s’était emparée de sa pensée tout entière ? Mais ce n’est pas sans mélancolie que le pauvre rémouleur songeait qu’il faudrait se séparer de « son » aveugle, lorsque celle-ci aurait retrouvé sa sœur ! Il se promettait de savoir où elle habiterait. Et, chaque jour, il ferait en sorte de passer devant sa maison... Et l’aveugle saurait qu’il est là, car il crierait à tue-tête : « À repasser, les couteaux, ciseaux... À repasser !... » Le pauvre boiteux oubliait, en ce moment, sa difformité. Il se disait que la petite aveugle ne le verrait pas, et cette pensée le consolait doucement. Pourvu qu’il la vît, lui, il serait heureux !... Avant de se hasarder dans la rue qui conduisait à sa masure, la Frochard jeta un regard méfiant autour d’elle. C’est qu’elle ne tenait pas à ce qu’on l’interrogeât sur cette jolie aveugle, avant qu’elle n’eût forgé quelque histoire pour expliquer sa présence. Certaine de ne pas être vue, elle prit Louise par la main, avec une rudesse qui ne fut pas sans surprendre la jeune fille... Et elle s’engagea dans la rue. Au moment où l’aveugle venait ainsi de tomber dans les griffes de la Frochard, le carrosse dans lequel se trouvait Henriette endormie s’arrêtait à la grille du pavillon du Bel-Air.

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XVII Le pavillon du Bel-Air était une de ces habitations mystérieuses situées ordinairement dans les quartiers les plus retirés, et que messieurs les roués appelaient leurs petites maisons. Ainsi qu’il l’avait annoncé à ses amis, le marquis de Presles voulait qu’on parlât de sa fête comme d’une merveille en ce genre. Aussi jamais le pavillon du Bel-Air n’avait eu un aspect aussi féerique. Dans le jardin tous les kiosques étaient brillamment illuminés. Les bosquets, le bassin et les fontaines entourés de naïades et d’amours, nageaient littéralement dans un bain de lumière... C’était éblouissant. Le marquis de Presles avait deux buts, en annonçant que cette fête dépasserait tout ce qu’on avait vu en ce genre. D’abord, il s’était mis en tête d’étonner, ainsi que nous l’avons dit, ses compagnons de plaisir. En outre, le jeune marquis voulait aussi lancer un défi au nouveau lieutenant de police, M. de Linières, auquel on prêtait l’intention d’enrayer les plaisirs scandaleux des gentilshommes de la cour. Aussi, le marquis de Presles avait-il tenu à avoir, au premier rang de ses invités, le propre neveu du farouche lieutenant de police – le chevalier de Vaudrey. Donc, le marquis de Presles avait tout préparé... et bien préparé. Les invités ne se firent pas attendre. Le jeune de Mailly, déjà surexcité, apostrophait son ami d’Estrées, à la grande joie d’une assistance de jeunes viveurs. – Eh bien ! d’Estrées, qu’en penses-tu ?... Ce n’est pas toi qui aurais ordonné une fête aussi magnifiquement ?... – C’est féerique !... Il me semble que ces dames sont des houris et qu’elles n’ont toutes que dix-huit ans ! – C’est l’effet du vouvray mousseux, d’Estrées. – Insolent ! s’écria une jeune personne en s’avançant vers l’impertinent marquis. – Bravo, Julie ! applaudit le groupe des jeunes gens. Celle à qui l’on faisait cette ovation se tourna vers la « claque » improvisée. Et, comme si elle se fût trouvée devant une rampe de scène, elle salua à la façon des artistes de la danse. C’était, effectivement, une des plus jolies coryphées de l’Opéra. Pour la circonstance présente, la jolie fille avait choisi un costume de bergère qui lui allait à ravir. – Bravo ! répéta-t-on encore lorsque Julie eut salué. Et quelques enthousiastes se précipitaient déjà vers elle pour lui faire cortège, lorsque, d’une voix de stentor, le marquis de Mailly s’écria : – Place à la rosière ! Aussitôt la haie se fit pour laisser passer une jeune femme qui tenait les yeux baissés et qui marchait timidement, jouant fort bien son personnage. Mais bientôt des exclamations de surprise et des éclats de rire rompirent le silence qui s’était fait sur le passage de la rosière. Et des applaudissements éclatèrent, tandis que de toutes parts on s’écriait : – C’est Florette !... – Bravo, Florette !... Vive la rosière !... On se sépara par groupes sur la pelouse. Mais le groupe le plus animé était, sans contredit, celui qui entourait Florette et Julie, que l’on avait entraînées au fond du jardin, pour les placer sur les deux balançoires qui se trouvaient là, à côté l’une de l’autre. C’était le divertissement des dames qui avaient la jambe bien faite et le pied mignon. Julie et Florette pouvaient en cela défier toute concurrence. Tout à coup, le roulement d’un carrosse à l’entrée de la grille mit fin à la partie de balançoire. Les invités se portèrent en masse au-devant du nouveau venu en s’exclamant : – C’est lui !... c’est lui !... c’est notre amphitryon... C’était, en effet, de Presles qui revenait du Pont-Neuf, où, impatient, il était allé se rendre compte de ce que faisait Lafleur. Enchanté de ce qu’il venait d’apprendre et assuré du succès de son aventure, le marquis répondait aux compliments qui pleuvaient de toutes parts : – Ah ! mes amis, que je suis heureux de vous revoir ! – Et nous donc ! fit d’Estrées, nous allions mourir d’ennui à Paris sans toi. De Presles, radieux, s’écria d’un air suffisant : – Eh bien ! messieurs, le pavillon du Bel-Air vous semble-t-il au niveau de sa réputation ? – Mon cher, s’exclama d’Estrées, je demeure ébahi de tout ce que je vois !... C’est le paradis de Mahomet... – Les merveilleuses charmilles ! les mystérieux berceaux ! ajouta de Mailly avec un soupir à l’adresse des deux danseuses. Florette et Julie étaient venues se joindre aux invités qui entouraient le marquis de Presles. En les voyant, le jeune vicomte soupira en s’inclinant : – Des nymphes ! des bergères !... – Nous jouerons des pastorales, dit sournoisement une dame... – Pour commencer, dit le marquis avec un sourire. – Et pour finir ? demanda d’Estrées. – Oh ! pour finir, mes chers, vous connaissez bien le programme. À minuit, les lampes s’éteignent, et, ma foi, sauve qui peut, mesdames !... Allons ! du champagne, des flots de champagne, pour réveiller la gaieté de ces demoiselles... – Oui !... du champagne ! cria-t-on en chœur. Les valets démasquèrent une des tables, et, tandis que les bouchons partaient avec des détonations, chacun choisit une place, le plus près possible du marquis. Lorsque d’Estrées vit tout le monde en place, il leva son verre en s’écriant : – À la santé de notre aimable amphitryon ! Et tous de répéter : – Oui !... Oui !... Vive de Presles ! À ce moment éclatèrent les accords d’un orchestre dissimulé dans un des grands kiosques, qui se trouvèrent, soudain, brillamment éclairés. – Allons, messieurs, commanda de Presles, choisissez vos dames, formez les quadrilles, car je suppose que l’on veut danser un peu !... – Oui, fit Julie, la danse, c’est notre affaire... Et s’adressant à sa camarade du corps de ballet : – Florette ! viens faire vis-à-vis au vicomte... – Ma foi non, il est trop laid... – Ah ! riposta Julie, tu n’en dirais pas autant au chevalier de Vaudrey ! – Tiens, où est-il donc, mon petit chevalier ?... Je ne l’ai pas encore aperçu... Et, s’adressant à de Presles : – Est-ce que vous ne l’auriez pas invité, marquis ? – Moi, oublier ce cher ami ! Vous ne le croyez pas, Florette... Je l’attends, et soyez persuadée qu’il viendra... lui et une autre personne. À ces mots, que le marquis prononça tout haut, les invités vinrent faire cercle autour de Presles. Au premier rang, Florette paraissait très intriguée : – Est-ce une personne... que nous connaissons ? demanda-t-elle. – Non pas ! ricana le marquis. – Alors c’est une histoire ?... Racontez-nous ça, mon cher petit marquis. – Soit ! fit de Presles en s’approchant d’une des tables chargées de rafraîchissements, mais à la condition que nous allions sabler le champagne, déguster le tokai et le chypre, à la santé... de mon inconnue !... Sur un signe du marquis, de jeunes servantes en costumes mauresques accoururent pour remplir les verres. Puis, lorsqu’elles se furent retirées au fond : – Je commence ! dit de Presles. Ah ! mes amis, je m’ennuyais à périr dans le château de mes ancêtres. Une véritable prison au milieu des bois, où j’avais, pour toute société, le curé, le bailli, le médecin et sa femme. – Eh bien ! si elle était jeune et jolie ? – Cinquante ans et bossue !... – Horrible !... infortuné de Presles ! – N’importe, je me résignais ! J’attendais... patiemment, la fin de cette cruelle maladie. Bref, elle est arrivée, la fin !... et ma tante... eh bien ! ma tante, elle est guérie, mes amis, elle est tout à fait guérie ! – Ah !... firent tous les assistants désappointés. – Ayez donc des parents à héritage, pour les voir se conduire de la sorte ! disait Florette. – C’est une indignité ! ajoutait Julie. – Oh ! je ne lui en veux pas !... – Alors, une fois la tante rétablie ?... – Je vous ai écrit à tous pour vous donner rendez-vous au pavillon du Bel-Air. Dès le lendemain, je repartais en poste, un peu morose, je l’avoue. Ah !... voici où commence mon aventure... – Écoutons ! cria Julie. – C’était aux environs de Rambouillet. J’avais jeté quelques écus au postillon pour qu’il franchît au galop une montée assez rude quand il fut contraint de ralentir le pas de ses chevaux... parce qu’une lourde voiture refusait de dégager la route. C’était le coche de Normandie. Furieux, je descends et je m’apprêtais à cravacher le conducteur, lorsque j’aperçus, à la portière du coche, une petite tête charmante, avec des yeux... des yeux, et une fraîcheur... et un sourire... – Tu ne songeais plus à passer outre, mon gaillard ! interrompit d’Estrées. – Au contraire, j’ordonnai de suivre et, comme le coche montait la côte au petit pas, et que les voyageurs avaient mis pied à terre, j’aperçus ma jolie inconnue qui s’apprêtait à descendre. Je me précipite et... – Eh bien ! articula Florette d’un air pincé. – Un trésor de grâce, ma chère, et de beauté. – Oui, ricana Julie, une étoile, mesdames, une étoile découverte par le marquis... – En pleine Normandie ! ajouta Florette. – Riez tant que vous voudrez, mes chères. Il n’en est pas moins vrai que je l’ai vue pendant quelques secondes à peine dans son petit costume de provinciale, et que j’en suis amoureux fou ! – Après ? – C’est tout pour le moment. – Allons donc !... Ce n’est pas possible ! – La fin... on demande la fin du roman. – Eh bien ! mesdemoiselles, vous la connaîtrez ce soir, ici même, après souper. – Après souper ? Elle va donc venir, votre étoile ? – Oui, ma petite Florette, je l’attends, et j’aurai bientôt l’honneur de vous la présenter. – Ah ! ah ! ah !... ça sera drôle !... Une Normande !... Aura-t-elle le bonnet ? – Le bonnet et les sabots, méchante, répondit le marquis en lui tapant sur la joue. Le récit fut brusquement interrompu par un bruit de voix qui arrivait du fond, à l’endroit où valets et servantes s’étaient retirés. Ceux-ci barraient le passage à un laquais en grande livrée, lequel se démenait comme un beau diable, en disant qu’il avait absolument besoin de parler à M. le marquis. Ce qu’entendant de Presles remonta vers le fond : – Qu’est-ce ?... Qui donc se permet ? Le laquais, s’échappant des mains de ceux qui le retenaient, s’avança en disant d’une voix onctueuse : – C’est moi, monsieur le marquis, Picard, le valet de chambre du chevalier de Vaudrey. Ce Picard était le type des laquais de cette époque. Les relations de confiance et d’intimité qui existaient alors entre le maître et son valet permettaient à celui-ci de se donner une importance qui avait parfois son côté comique. Picard était spécialement attaché à M. le chevalier pour l’aider à faire sa toilette, pour écouter ses confidences, au besoin pour lui donner des conseils et veiller à ce qu’il ne s’écartât jamais des bonnes traditions : le jeu, les chasses, les petits soupers et les belles filles. Malheureusement, ce brave garçon voyait avec désespoir que son maître se laissait envahir, peu à peu, par les idées nouvelles. Et la commission dont il était chargé ne contribuait pas à le mettre en belle humeur. Le marquis fronça le sourcil en voyant Picard : – Eh bien ! lui dit-il ; qu’est-ce que tu viens faire ici, drôle ? Est-ce que ton maître n’a pas reçu mon invitation ? – Il l’a reçue, répondit Picard avec gravité. – Alors, pourquoi se faire attendre ? Est-il malade ? – M. le chevalier se porte à merveille, et il m’a chargé de venir présenter ses excuses. – Ses excuses !... Comment !... Il ne viendra pas ? – C’est impossible ! déclara Florette ; hier, à l’opéra, il m’a dit : « À demain, cher ange ! chez l’ami de Presles... » – Ah ! vous ne le connaissez pas, mon maître ! C’est le gentilhomme le plus étrange, le plus capricieux... – Hein !... Qu’est-ce ?... faquin... C’est ainsi que tu parles de ton maître !... – Dieu me garde, répondit Picard, de dire le moindre mal de M. le chevalier !... Il passe, comme un bon gentilhomme doit le faire, ses nuits en joyeuses orgies. Mais ses journées, depuis quelque temps !... Non, je n’oserai jamais... – Parle donc, animal. – Eh bien ! ses journées entières sont consacrées... au travail ! Fier de voir qu’on le regardait d’un air étonné, Picard continua avec une indignation croissante. – Et quelles façons d’agir envers tous ceux qui l’approchent !... Envers ses créanciers, par exemple ! – Quoi !... ses créanciers, il les rosse, parbleu ! – Ah ! bien, oui !... Autrefois, je ne dis pas, maintenant... il les paie !... Oui, monsieur, il les paie ! On éclatait de rire. – Et tu le disais en parfaite santé ! Mais il devient fou, ton maître. – Et s’il n’y avait que cela !... reprenait le Picard. – Comment ! ce n’est pas tout ? Qu’est-ce qu’il peut bien faire encore ? – Il néglige les sociétés les plus distinguées, les plus charmantes, et il fraie avec des philosophes, des Diderot, des d’Alembert, des Beaumarchais !... – Ah ! notre pauvre chevalier ! – Grâce à ces déplorables fréquentations, il a perdu, hélas ! le sentiment de sa dignité au point que, pas plus tard qu’hier, parce que je m’étais maladroitement heurté la tête, il m’a pris la main... oui, monsieur, ma main de domestique dans sa main de gentilhomme, et il me l’a pressée... comme celle d’un ami ! J’en étais honteux, ma parole d’honneur, j’en étais honteux pour lui... – C’est très bien ce que tu dis là, Picard ; car, il faut l’avouer, messieurs, notre ami Roger est dans une déplorable voie. Ce soir, lui qui ne manquait pas un seul de nos soupers, à quelle fête a-t-il bien pu sacrifier la nôtre ? – Je vais vous le dire, messieurs ! cria une voix du fond du jardin.

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XVIII Tout le monde s’était retourné en même temps pour voir qui était l’audacieux qui se permettait de parler si haut chez le marquis de Presles. Mais en reconnaissant le chevalier de Vaudrey, il y eut une véritable explosion de vivats et d’applaudissements, dont l’amphitryon avait lui-même donné le signal. – Arrivez donc bien vite, mon cher, fit de Presles en tendant la main à son ami Roger, nous commencions à dire du mal de vous. – Eh bien ! fit en souriant le chevalier, allez toujours... ne vous arrêtez pas en si bon chemin... – Aussi, répondit le marquis de Presles, c’est la faute de votre Picard... Que diable nous disait-il que vous ne viendriez pas ! – C’est qu’en effet je croyais ne pas venir... Florette s’était rapprochée du chevalier et lui lançait un regard qui voulait dire : « Et moi, Roger, je savais bien que vous viendriez. » Et, tout en couvrant son « petit chevalier » des yeux, Florette dit tout haut : – Mais tout cela ne nous apprend pas d’où vous sortez, coureur ! – D’où je viens ! répondit-il. De la salle des Menus-Plaisirs. Vous n’ignorez pas, messieurs, que depuis quelque temps il n’était question, dans tout Paris, que d’une nouvelle comédie de Beaumarchais. – Ah ! oui, La folle Journée, je crois, une méchante pièce, une espèce de pamphlet... – Que le roi s’était fait lire à Trianon. – Et que, par son ordre, la police avait défendue. – Eh bien ! messieurs, la masse du public ayant pris fait et cause pour l’auteur, il a fallu céder. La grande bataille a été livrée ce soir, et, pamphlet ou non, la pièce a été portée aux nues... Un enthousiasme, un triomphe !... – C’est abominable !... s’écria le marquis. Le chevalier de Vaudrey avait pris une attitude sérieuse qui contrastait avec son air enjoué du commencement. – Oui, mon cher, dit-il en s’adressant au marquis, Sa Majesté a cédé... – Eh bien ! s’il en est ainsi, s’écria de Presles, c’est que la royauté baisse... – C’est que la nation monte ! riposta Roger. La phrase avait été prononcée d’un ton si calme, mais si énergique, que tous les regards se dirigèrent vers ce jeune homme qui parlait avec une si grande autorité. Le marquis de Presles répondit : – S’il en est ainsi, mon cher chevalier, il ne restera plus, dans peu, qu’à supprimer nos titres et nos privilèges... – Soyez certain, marquis, qu’on les supprimera ! Ces mots du chevalier amenèrent un sourire sur les lèvres de Picard. Roger toisa son valet du regard. – Ça fait rire monsieur Picard ? dit-il sévèrement. Le laquais baissa la tête, en bredouillant : – Excusez-moi, monsieur le chevalier, mais, si j’ai souri... si j’ai commis cette... imprudence... c’est que cela m’avait paru aussi... drôle que si l’on disait qu’un jour... ces bons Parisiens... démoliront la Bastille. – Qui sait ! s’exclama Roger... Pour le coup, Picard ne se contint plus. – Eh bien ! qu’ils s’y frottent ?... Ce jour-là, je descendrai !... Et nous verrons !... – Tu descendras dans la rue... toi ? ricana le chevalier. Picard eut un sourire de physionomie des plus comiques... – Plus bas que ça, balbutia-t-il. Dans la cave ! L’incident provoqué par Picard avait pris fin. Sur un signe de son maître, le laquais s’était retiré. Lorsqu’il fut parti, Roger s’avança vers la table et, prenant un verre : – Ayez pitié de moi, mes charmantes, je meurs de soif, fit-il en s’adressant à un groupe de dames qui ne le quittaient plus des yeux. Mais Florette n’aurait pas laissé à d’autres le soin de lui verser à boire. Julie s’empressa de lui donner un fauteuil. Et, bientôt, il se vit entouré par toutes ces jeunes beautés, enchantées de le revoir, et qui faisaient assaut de gentillesses et d’agaceries. – Il nous les prendra toutes ! disait de Mailly. – En vérité, mon cher, fit le marquis en se rapprochant de Roger, vous êtes pour nous une énigme vivante. Tantôt vous agissez en parfait gentilhomme, et tantôt... – Je tourne au plébéien. C’est vrai... – Que diantre ! on ne peut pas servir deux maîtres à la fois. Il faut choisir. – C’est ce que je me dis tous les jours, mon cher de Presles ; mais une foule d’idées contraires se croisent dans ma tête, et je leur donne raison à toutes les unes après les autres. – Enfin, avec ce système-là, où allez-vous ?... que voulez-vous ?... – Ce que je veux ? Profiter du bon temps qui nous reste et me préparer à l’avenir qui nous menace. Écoutez ces rumeurs sourdes... regardez ce peuple qui s’éveille... Eh bien ! s’il doit emporter nos terres, nos châteaux et le reste, je tâche d’en manger d’avance le plus possible et d’être en état, plus tard, de m’en passer pour vivre ! Florette s’était pendue au bras de Roger. – Tu as peut-être raison, mon petit chevalier ! Il vaut mieux manger d’avance... tout ce que nous pourrons. Roger se mit à rire. Et, tendant son verre à Florette : – Croyez-moi, mes chers amis, continua-t-il, buvons, chantons... Ce sera toujours autant de pris. Ce fut comme un mot d’ordre. Roger s’était levé. Et, le verre en main, il fit signe qu’il allait donner l’exemple. Aussitôt toutes les dames l’entourèrent pour répéter en chœur le refrain. Seul, le marquis de Presles ne se mêla pas aux enthousiastes qui continuaient à faire une ovation au chevalier. Il paraissait inquiet, le marquis. Et déjà, à plusieurs reprises, il avait, sans qu’on s’en aperçut, consulté sa montre. Puis, sous le coup de l’impatience qui l’agitait, il s’était dirigé précipitamment du côté de l’entrée. Le chevalier, le verre en main, entonna une chanson à la mode dans les petits soupers : Tant que je verrai couler dans nos verres Ce nectar si doux, Je dirai : faisons comme ont fait nos pères, Amis, grisons-nous ! Et, comme le sage, Rions de l’orage, Tant qu’il n’est pas là ! Qui vivra Verra ! Un tonnerre d’applaudissements éclata à la fin du couplet. Et, pendant que les assistants reprenaient le refrain en chœur, les servantes mauresques circulaient, offrant des vins exotiques et du champagne frappé. Les verres s’entrechoquaient ; les têtes échauffées se rapprochaient. Florette et Julie s’étaient placées de chaque côté du chanteur en criant : – Le second couplet !... – Eh bien ! à toi de le chanter, Florette ! s’écria Roger en prenant la jeune femme par la taille... – Oui... Oui... à Florette ! – Soit, mes amis, fit la jolie danseuse, tant pis pour vous si j’ai la langue un peu lourde et la voix un peu criarde, c’est le tokai qui sera coupable... Florette, enlevée à bout de bras par de Mailly et d’Estrées, apparut comme si elle eût été sur un piédestal... Alors elle commença : Tant que vos écus paieront nos dentelles Et nos diamants, Pourquoi serions-nous prudes et rebelles Dans notre printemps ? Aimons, c’est plus sage, Et rions de l’âge, Tant qu’il n’est pas là ! Qui vivra [ Verra !] Rien ne saurait dépeindre l’enthousiasme délirant de toute cette assistance en ébriété. On se passait Florette de main en main, tandis que de Mailly criait : – Ne touchez pas à la rosière... Ce n’est pas encore l’heure !... L’orchestre avait de nouveau attaqué un quadrille. Mais on ne dansait plus, on se poussait, on se bousculait, on sautait au hasard. D’instant en instant, un danseur allait tomber, épuisé, sur un fauteuil. Quelques dames à bout de respiration se laissaient aller dans les bras de leur cavalier. Folles, mais plus résistantes que les autres, Florette et Julie étaient retournées aux balançoires, pour recommencer la lutte interrompue par l’arrivée de l’amphitryon, au commencement de la fête... Roger de Vaudrey, resté seul, s’était assis un peu à l’écart. Un sourire sarcastique plissait sa lèvre, au spectacle de tous ces écervelés qu’il avait lancés ainsi dans les folies sans noms en leur faisant entrevoir la fin des orgies et les revendications populaires. Quant à de Presles, c’est en vain qu’il avait voulu se mêler aux amusements effrénés auxquels se livraient ses invités. Il commençait à trouver que Lafleur tardait à venir et qu’il se pourrait bien faire que la combinaison de l’habile drôle eût raté par un hasard quelconque. Il se prenait à penser que ses invités allaient l’accuser de fanfaronnade et que ces dames, pour se venger de la rivalité qu’on avait eu l’intention de leur opposer, ne manqueraient pas de l’accabler d’épigrammes. Aussi se démenait-il comme un fauve, allant d’un bout du jardin à l’autre. Une sourde colère grondait dans sa tête alourdie par les fumées du champagne. Et il ruminait, contre le valet qui l’avait trompé, de terribles menaces. Tout à coup, au moment où, pour la vingtième fois, il se dirigeait vers le fond du jardin, Lafleur parut subitement devant lui, sortant d’un des bosquets, en s’écriant : – Monsieur le marquis, la victoire est à nous !